Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2014, license cc.
Source : Henri Bergson. Durée et simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein. (1922)
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2012 – encodage TEI) et Vincent Jolivet (2012 – encodage TEI).

Préface de l’auteur §

Quelques mots sur l’origine de ce travail en feront comprendre l’intention. Nous l’avions entrepris exclusivement pour nous. Nous voulions savoir dans quelle mesure notre conception de la durée était compatible avec les vues d’Einstein sur le temps. Notre admiration pour ce physicien, la conviction qu’il ne nous apportait pas seulement une nouvelle physique mais aussi certaines manières nouvelles de penser, l’idée que science et philosophie sont des disciplines différentes mais faites pour se compléter, tout cela nous inspirait le désir et nous imposait même le devoir de procéder à une confrontation. Mais notre recherche nous parut bientôt offrir un intérêt plus général. Notre conception de la durée traduisait en effet une expérience directe et immédiate. Sans entraîner comme conséquence nécessaire l’hypothèse d’un Temps univer­sel, elle s’harmonisait avec cette croyance très naturellement. C’étaient donc un peu les idées de tout le monde que nous allions confronter avec la théorie d’Einstein. Et le côté par où cette théorie semble froisser l’opinion commune passait alors au premier plan : nous aurions à nous appesantir sur les « para­doxes » de la théorie de la Relativité, sur les Temps multiples qui coulent plus ou moins vite, sur les simultanéités qui deviennent des successions et les successions des simultanéités quand on change de point de vue. Ces thèses ont un sens physique bien défini : elles disent ce qu’Einstein a lu, par une intuition géniale, dans les équations de Lorentz. Mais quelle en est la signification philosophique ? Pour le savoir, nous prîmes les formules de Lorentz terme par terme, et nous cherchâmes à quelle réalité concrète, à quelle chose perçue ou perceptible, chaque terme correspondait. Cet examen nous donna un résultat assez inattendu. Non seulement les thèses d’Einstein ne paraissaient plus contredire, mais encore elles confirmaient, elles accompagnaient d’un com­mencement de preuve la croyance naturelle des hommes à un Temps unique et universel. Elles devaient simplement à un malentendu leur aspect paradoxal. Une confusion semblait s’être produite, non pas certes chez Einstein lui-même, non pas chez les physiciens qui usaient physiquement de sa méthode, mais chez certains qui érigeaient cette physique, telle quelle, en philosophie. Deux conceptions différentes de la relativité, l’une abstraite et l’autre imagée, l’une incomplète et l’autre achevée, coexistaient dans leur esprit et interféraient ensemble. En dissipant la confusion, on faisait tomber le paradoxe. Il nous parut utile de le dire. Nous contribuerions ainsi à éclaircir, aux yeux du philo­sophe, la théorie de la Relativité.

Mais surtout, l’analyse à laquelle nous avions dû procéder faisait ressortir plus nettement les caractères du temps et le rôle qu’il joue dans les calculs du physicien. Elle se trouvait ainsi compléter, et non pas seulement confirmer, ce que nous avions pu dire autrefois de la durée. Aucune question n’a été plus négligée par les philosophes que celle du temps ; et pourtant tous s’accordent à la déclarer capitale. C’est qu’ils commencent par mettre espace et temps sur la même ligne : alors, ayant approfondi l’un (et c’est généralement l’espace), ils s’en remettent à nous du soin de traiter semblablement l’autre. Mais nous n’aboutirons ainsi à rien. L’analogie entre le temps et l’espace est en effet tout extérieure et superficielle. Elle tient à ce que nous nous servons de l’espace pour mesurer et symboliser le temps. Si donc nous nous guidons sur elle, si nous allons chercher au temps des caractères comme ceux de l’espace, c’est à l’espace que nous nous arrêterons, à l’espace qui recouvre le temps et qui le représente à nos yeux commodément : nous n’aurons pas poussé jusqu’au temps lui-même. Que ne gagnerions-nous pas, cependant, à le ressaisir ! La clef des plus gros problèmes philosophiques est là. Nous avons tenté jadis un effort dans cette direction. La théorie de la Relativité nous a fourni l’occasion de le reprendre et de le conduire un peu plus loin.

Telles sont les deux raisons qui nous déterminent à publier la présente étude. Elle porte, comme on le voit, sur un objet nettement délimité. Nous avons découpé dans la théorie de la Relativité ce qui concernait le temps ; nous avons laissé de côté les autres problèmes. Nous restons ainsi dans le cadre de la Relativité restreinte. La théorie de la Relativité généralisée vient d’ailleurs s’y placer elle-même, quand elle veut qu’une des coordonnées repré­sente effectivement le temps.

H. B.

 

Chapitre I.
La demi-relativité §

L’expérience Michelson-Morley. – La demi-relativité ou relativité « unilatérale ». – Signification concrète des termes qui entrent dans les formules de Lorentz. – Dilatation du Temps. – Dislocation de la simultanéité. – Contraction longitudinale.

La théorie de la Relativité, même « restreinte », n’est pas précisément fondée sur l’expérience Michelson-Morley, puisqu’elle exprime d’une manière générale la nécessité de conserver aux lois de l’électro-magnétisme une forme invariable quand on passe d’un système de référence à un autre. Mais l’expé­rience Michelson-Morley a le grand avantage de poser en termes concrets le problème à résoudre, et de mettre aussi sous nos yeux les éléments de la solution. Elle matérialise, pour ainsi dire, la difficulté. C’est d’elle que le philosophe doit partir, c’est à elle qu’il devra constamment se reporter, s’il veut saisir le sens véritable des considérations de temps dans la théorie de la Relativité. Combien de fois ne l’a-t-on pas décrite et commentée ! Pourtant il faut que nous la commentions, que nous la décrivions même encore, parce que nous n’allons pas adopter d’emblée, comme on le fait d’ordinaire, l’interpré­tation qu’en donne aujourd’hui la théorie de la Relativité. Nous voulons ménager toutes les transitions entre le point de vue psychologique et le point de vue physique, entre le Temps du sens commun et celui d’Einstein. Pour cela nous devons nous replacer dans l’état d’âme où l’on pouvait se trouver à l’origine, alors qu’on croyait à l’éther immobile, au repos absolu, et qu’il fallait pourtant rendre compte de l’expérience Michelson-Morley. Nous obtiendrons ainsi une certaine conception du Temps qui est relativiste à moitié, par un côté seulement, qui n’est pas encore celle d’Einstein, mais que nous jugeons essen­tiel de connaître. La théorie de la Relativité a beau n’en tenir aucun compte dans ses déductions proprement scientifiques : elle en subit pourtant l’influen­ce, croyons-nous, dès qu’elle cesse d’être une physique pour devenir une philosophie. Les paradoxes qui ont tant effrayé les uns, tant séduit les autres, nous paraissent venir de là. Ils tiennent à une équivoque. Ils naissent de ce que deux représentations de la Relativité, l’une radicale et conceptuelle, l’autre atténuée et imagée, s’accompagnent à notre insu dans notre esprit, et de ce que le concept subit la contamination de l’image.

Décrivons donc schématiquement l’expérience instituée dès 1881 par le physicien américain Michelson, répétée par lui et Morley en 1887, recom­mencée avec plus de soin encore par Morley et Miller en 1905. Un rayon de lumière SO (fig. 1) parti de la source S est divisé, au point 0, par une lame de verre inclinée à 450 sur sa direction, en deux rayons dont l’un est réfléchi perpendiculairement à SO dans la direction OB tandis que l’autre continue sa route dans le prolongement OA de SO. Aux points A et B, que nous suppose­rons équidistants de O, se trouvent deux miroirs plans perpendiculaires à OA et à OB. Les deux rayons, réfléchis par les miroirs B et A respectivement, reviennent en O : le premier, traversant la lame de verre, suit la ligne OM, prolongement de BO ; le second est réfléchi par la lame selon la même ligne OM. Ils se superposent ainsi l’un à l’autre et produisent un système de franges d’interférence qu’on peut observer, du point M, dans une lunette dirigée selon MO.

Supposons un instant que l’appareil ne soit pas en translation dans l’éther. Il est évident d’abord que, si les distances OA et OB sont égales, le temps mis par le premier rayon à aller de O en A et à revenir est égal au temps que met, pour aller de O en B et revenir, le second rayon, puisque l’appareil est immo­bile dans un milieu où la lumière se propage avec la même vitesse dans tous les sens.L’aspect des franges d’interférence restera donc le même pour une rotation quelconque du dispositif. Il sera le même, en particulier, pour une rotation de 90 degrés qui fera permuter les bras OA et OB l’un avec l’autre.

Mais, en réalité, l’appareil est entraîné dans le mouvement de la Terre sur son orbite 1. Il est aisé de voir que, dans ces conditions, le double voyage du premier rayon ne devrait pas avoir la même durée que le double voyage du second 2.

Calculons en effet, d’après la cinématique habituelle, la durée de chacun des doubles trajets. En vue de simplifier l’exposition, nous admettrons que la direction SA du rayon lumineux a été choisie de manière à être celle même du mouvement de la Terre à travers l’éther. Nous appellerons v la vitesse de la Terre, c la vitesse de la lumière, l la longueur commune des deux lignes OA et OB. La vitesse de la lumière relativement à l’appareil, dans le trajet de O en A, sera de c - v. Elle sera de c + v au retour. Le temps mis par la lumière à aller de O en A et à en revenir sera donc égal à

équation
, c’est-à-dire à
équation
, et le chemin parcouru par ce rayon dans l’éther à
équation
ou
équation
. Considérons maintenant le trajet du rayon qui va de la plaque de verre O au miroir B et qui en revient. La lumière se mouvant de O vers B avec la vitesse c, mais d’autre part l’appareil se déplaçant avec la vitesse v dans la direction OA perpendi­culaire à OB, la vitesse relative de la lumière est ici
équation
, et par conséquent, la durée du parcours total est
équation
. C’est ce qu’on verrait encore, sans considérer directement la composition des vitesses, de la manière suivante. Quand le rayon revient à la plaque de verre, celle-ci est en O’, (fig. 2), et il a touché le miroir au moment où celui-ci était en B’, le triangle OB’O’ étant d’ailleurs évidemment isocèle. Abaissons alors du point B’, sur la ligne OO’, la perpendiculaire B’P. Comme le parcours du trajet OB’O’ a pris le même temps que le parcours OO, on a
équation
, c’est-à-dire
équation
. Comme on a aussi
équation
, on obtient, en transportant dans cette dernière égalité la valeur de OP tirée de la première :
équation
. Le temps de parcours de la ligne OB’O’ est donc bien
équation
, et la distance effectivement parcourue dans l’éther
équation
, ou
équation
. Cela revient à dire que le mouvement de la Terre dans l’éther affecte différemment les deux trajets et que, si une rotation imprimée au dispositif amène les bras OA et OB de l’appareil à permuter entre eux, on devra observer un déplacement des franges d’interférence. Or, rien de tel ne se produit. L’expérience, répétée à des époques différentes de l’année, pour des vitesses différentes de la Terre par rapport à l’éther,

a toujours donné le même résultat 3. Les choses se passent comme si les deux doubles trajets étaient égaux, comme si la vitesse de la lumière par rapport à la Terre était constante, enfin comme si la Terre était immobile dans l’éther.

Voici alors l’explication proposée par Lorentz, explication dont un autre physicien, Fitzgerald, avait également eu l’idée. La ligne OA se contracterait par l’effet de son mouvement, de manière à rétablir l’égalité entre les deux doubles trajets. Si la longueur de OA, qui était l au repos, devient l

équation
quand cette ligne se meut avec la vitesse v, le chemin parcouru par le rayon dans l’éther ne sera plus mesuré par
équation
, mais par
équation
, et les deux trajets se trouveront effectivement égaux. Il faudra donc admettre qu’un corps quelconque se mouvant avec une vitesse quelconque v subit, dans le sens de son mouvement, une contraction telle que sa nouvelle dimension soit à l’ancienne dans le rapport de
équation
à l’unité. Cette contraction, naturelle­ment, atteint aussi bien la règle avec laquelle on mesure l’objet que l’objet lui-même. Elle échappe ainsi à l’observateur terrestre. Mais on s’en apercevrait si l’on adoptait un observatoire immobile, l’éther 4.

Plus généralement, appelons S un système immobile dans l’éther, et S’ un autre exemplaire de ce système, un double, qui ne faisait d’abord qu’un avec lui et qui s’en détache ensuite en ligne droite avec la vitesse v. Aussitôt parti, S’ se contracte dans le sens de son mouvement. Tout ce qui n’est pas perpen­diculaire à la direction du mouvement participe à la contraction. Si S était une sphère, S’ sera un ellipsoïde. Par cette contraction s’explique que l’expérience Michelson-Morley donne les mêmes résultats que si la lumière avait une vitesse constante et égale à c dans toutes les directions.

Mais il faudrait savoir aussi pourquoi nous-mêmes, à notre tour, mesurant la vitesse de la lumière par des expériences terrestres telles que celles de Fizeau ou de Foucault, nous trouvons toujours le même nombre c, quelle que soit la vitesse de la Terre par rapport à l’éther 5. L’observateur immobile dans l’éther va l’expliquer ainsi. Dans les expériences de ce genre, le rayon de lumière fait toujours le double trajet d’aller et de retour entre le point O et un autre point, A ou B, de la Terre, comme dans l’expérience Michelson-Morley. Aux yeux de l’observateur qui participe au mouvement de la Terre, la lon­gueur de ce double trajet est donc 2l. Or, nous disons qu’il trouve invariablement à la lumière la même vitesse c. C’est donc qu’invariablement l’horloge consultée par l’expérimentateur au point O indique qu’un même intervalle t, égal à

équation
, s’est écoulé entre le départ et le retour du rayon. Mais le spectateur stationné dans l’éther, qui suit des yeux le trajet effectué dans ce milieu par le rayon, sait bien que la distance parcourue est en réalité
équation
. Il voit que l’horloge mobile, si elle mesurait le temps comme l’horloge immobile qu’il garde à côté de lui, marquerait un intervalle
équation
. Puisqu’elle ne mar­que néanmoins que
équation
. C’est donc que son Temps coule plus lentement. Si, dans un même intervalle entre deux événements une horloge compte un moins grand nombre de secondes, chacune d’elles dure davantage. La seconde de l’horloge attachée à la Terre en mouvement est donc plus longue que celle de l’horloge stationnaire dans l’éther immobile. Sa durée est de
équation
. Mais l’habitant de la Terre n’en sait rien.

Plus généralement, appelons encore S un système immobile dans l’éther, et S’ un double de ce système, qui d’abord coïncidait avec lui et ensuite se détache en ligne droite avec la vitesse v. Tandis que S’ se contracte dans le sens de son mouvement, son Temps se dilate. Un personnage attaché au système S, apercevant S’ et fixant son attention sur une seconde d’horloge de S’ au moment précis du dédoublement, verrait la seconde de S s’allonger sur S’ comme un fil élastique qu’on tire, comme un trait qu’on regarde à la loupe. Entendons-nous : aucun changement ne s’est produit dans le mécanisme de l’horloge, ni dans son fonctionnement. Le phénomène n’a rien de comparable à l’allongement d’un balancier. Ce n’est pas parce que des horloges vont plus lentement que le Temps s’est allongé ; c’est parce que le Temps s’est allongé que les horloges, restant telles quelles, se trouvent marcher plus lentement. Par l’effet du mouvement, un temps plus long, étiré, dilaté, vient remplir l’inter­valle entre deux positions de l’aiguille. Même ralentissement, d’ailleurs, pour tous les mouvements et tous les changements du système, puisque chacun d’eux pourrait aussi bien devenir représentatif du Temps et s’ériger en horloge.

Nous venons de supposer, il est vrai, que l’observateur terrestre suivait l’aller et le retour du rayon lumineux de O en A et de A en O, et mesurait la vitesse de la lumière sans avoir à consulter d’autre horloge que celle du point O. Qu’arriverait-il si l’on mesurait cette vitesse à l’aller seulement, en consul­tant alors deux horloges 6 placées respectivement aux points O et A ? À vrai dire, dans toutes les mensurations terrestres de la vitesse de la lumière, c’est le double trajet du rayon que l’on mesure. L’expérience dont nous parlons n’a donc jamais été réalisée. Mais rien ne prouve qu’elle soit irréalisable. Nous allons montrer qu’elle donnerait encore pour la vitesse de la lumière le même nombre. Mais rappelons, pour cela, en quoi consiste la concordance de nos horloges.

Comment règle-t-on l’une sur l’autre deux horloges situées en des lieux différents ? Par une communication établie entre les deux personnes chargées du réglage. Or, il n’y a pas de communication instantanée ; et, du moment que toute transmission prend du temps, on a dû choisir celle qui s’effectue dans des conditions invariables. Seuls, des signaux lancés à travers l’éther répon­dent à cette exigence : toute transmission par la matière pondérable dépend de l’état de cette matière et des mille circonstances qui le modifient à chaque instant. C’est donc par des signaux optiques, ou plus généralement électroma­gnétiques, que les deux opérateurs ont dû communiquer entre eux. Le personnage en O a envoyé au personnage en A un rayon de lumière destiné à lui revenir aussitôt. Et les choses se sont passées comme dans l’expérience Michelson-Morley, avec cette différence toutefois que les miroirs ont été remplacés par des personnes. Il avait été entendu entre les deux opérateurs en O et en A que le second marquerait zéro au point où se trouverait l’aiguille de son horloge à l’instant précis où le rayon lui arriverait. Dès lors, le premier n’a eu qu’à noter sur son horloge le commencement et la fin de l’intervalle occupé par le double voyage du rayon : c’est au milieu de l’intervalle qu’il a situé le zéro de son horloge, du moment qu’il voulait que les deux zéros marquassent des instants « simultanés » et que les deux horloges fussent désormais d’accord.

Ce serait d’ailleurs parfait, si le trajet du signal était le même à l’aller et au retour, ou, en d’autres termes, si le système auquel les horloges O et A sont attachées était immobile dans l’éther. Même dans le système en mouvement, ce serait encore parfait pour le réglage de deux horloges O et B situées sur une ligne perpendiculaire à la direction du trajet : nous savons en effet que, si le mouvement du système amène O en O, le rayon de lumière fait le même chemin de O en B que de B en O’, le triangle OB O étant isocèle. Mais il en est autrement pour la transmission du signal de O en A et vice versa. L’observateur qui est au repos absolu dans l’éther voit bien que les trajets sont inégaux, puisque, dans le premier voyage, le rayon lancé du point O doit courir après le point A qui fuit, tandis que dans le voyage de retour le rayon renvoyé du point A trouve le point O qui vient à sa rencontre. Ou, si vous le préférez, il se rend compte de ce que la distance OA, supposée identique dans les deux cas, est franchie par la lumière avec une vitesse relative c – v dans le premier, c + v dans le second, de sorte que les temps de parcours sont entre eux dans le rapport de c + v à c – v. En marquant le zéro au milieu de l’intervalle que l’aiguille de l’horloge a parcouru entre le départ et le retour du rayon, on le place, aux yeux de notre observateur immobile, trop près du point de départ. Calculons le montant de l’erreur. Nous disions tout à l’heure que l’intervalle parcouru par l’aiguille sur le cadran pendant le double trajet d’aller et de retour du signal est

équation
. Si donc, au moment de l’émission du signal, on a marqué un zéro provisoire au point où était l’aiguille, c’est au point
équation
du cadran qu’on aura placé le zéro définitif M qui correspond, se dit-on, au zéro définitif de l’horloge en A. Mais l’observateur immobile sait que le zéro définitif de l’horloge en O, pour correspondre réellement au zéro de l’horloge en A, pour lui être simultané, aurait dû être placé en un point qui divisât l’intervalle
équation
non pas en parties égale, mais en parties proportionnelles à c + v et cv. Appelons x la première de ces deux parties. Nous aurons

équation

et par conséquent

équation
.

Ce qui revient à dire que, pour l’observateur immobile, le point M où l’on a marqué le zéro définitif est de

équation
trop près du zéro provisoire, et que, si l’on veut le laisser où il est, on devrait, pour avoir une simultanéité réelle entre les zéros définitifs des deux horloges, reculer de
équation
le zéro définitif de l’horloge en A. Bref, l’horloge en A est toujours en retard d’un intervalle de cadran
équation
à sur l’heure qu’elle devrait marquer. Quand l’aiguille est au point que nous conviendrons d’appeler t’ (nous réservons la désignation t pour le temps des horloges immobiles dans l’éther), l’observateur immobile se dit que, si elle concordait réellement avec l’horloge en O, elle marquerait t’ +
équation
.

Alors, que se passera-t-il quand des opérateurs respectivement placés en O et en A voudront mesurer la vitesse de la lumière en notant, sur les horloges accordées ensemble qui sont en ces deux points, le moment du départ, le moment de l’arrivée, le temps par conséquent que met la lumière à franchir l’intervalle ?

Nous venons de voir que les zéros des deux horloges ont été placés de telle manière qu’un rayon de lumière parût toujours, à qui tiendra les horloges pour concordantes, mettre le même temps à aller de O en A et à en revenir. Nos deux physiciens trouveront donc naturellement que le temps du trajet de O en A, compté au moyen des deux horloges placées respectivement en O et en A, est égal à la moitié du temps total, compté sur la seule horloge en O, du trajet complet d’aller et de retour. Or, nous savons que la durée de ce double voyage, comptée sur l’horloge en O, est toujours la même, quelle que soit la vitesse du système. Il en sera donc encore ainsi pour la durée du voyage unique, comptée par ce nouveau procédé sur deux horloges : on constatera par conséquent encore la constance de la vitesse de la lumière. L’observateur immobile dans l’éther suivra d’ailleurs de point en point ce qui s’est passé. Il s’apercevra que la distance parcourue par la lumière de O en A est à la distance parcourue de A en O dans le rapport de c + v à cv, au lieu de lui être égale. Il constatera que, le zéro de la seconde horloge ne concordant pas avec celui de la première, les temps d’aller et de retour, qui paraissent égaux quand on compare les indications des deux horloges, sont en réalité dans le rapport de c + v à cv. Il y a donc eu, se dira-t-il, erreur sur la longueur du parcours et erreur sur la durée du trajet, mais les deux erreurs se compensent, parce que c’est la même double erreur qui a présidé jadis au réglage des deux horloges l’une sur l’autre.

Ainsi, soit que l’on compte le temps sur une horloge unique, en un lieu déterminé, soit qu’on utilise deux horloges distantes l’une de l’autre, dans les deux cas on obtiendra, à l’intérieur du système mobile S’, le même nombre pour la vitesse de la lumière. Les observateurs attachés au système mobile jugeront que la seconde expérience confirme la première. Mais le spectateur immobile, assis dans l’éther, en conclura simplement qu’il a deux corrections à faire, au lieu d’une, pour tout ce qui touche au temps indiqué par les horloges du système S. Il avait déjà constaté que ces horloges marchaient trop lentement. Il se dira maintenant que les horloges échelonnées le long de la direction du mouvement retardent en outre les unes sur les autres. Supposons encore une fois que le système mobile S se soit détaché, comme un double, du système immobile S, et que la dissociation ait eu lieu au moment où une horloge Hₒ’ du système mobile S’, coïncidant avec l’horloge Hₒ. du système S, marquait zéro comme elle. Considérons alors dans le système S une horloge H₁, placée de telle manière que la droite

équation
indique la direction du mou­vement du système, et appelons l la longueur de cette droite. Quand l’horloge H₁ marque l’heure t’, l’observateur immobile se dit maintenant avec raison que, l’horloge H₁, retardant d’un intervalle de cadran
équation
. sur l’horloge Hₒ de ce système, il s’est écoulé en réalité un nombre t +
équation
de secondes du système S. Mais il savait déjà que, vu le ralentissement du temps par l’effet du mouvement, chacune de ces secondes apparentes vaut, en secondes réelles,
équation
. Il calculera donc que si l’horloge H₁’ donne l’indication t’, le temps réellement écoulé est
équation
. Consultant d’ailleurs à ce moment une des horloges de son système immobile, il trouvera que le temps t marqué par elle est bien ce nombre.

Mais, avant même de s’être rendu compte de la correction à faire pour passer du temps t’ au temps t, il eût aperçu l’erreur que l’on commet, à l’inté­rieur du système mobile, dans l’appréciation de la simultanéité. Il l’eût prise sur le vif en assistant au réglage des horloges. Considérons en effet, sur la ligne Hₒ H₁ indéfiniment prolongée de ce système, un grand nombre d’horloges Hₒ, H₁, H₂... etc., séparées les unes des autres par des intervalles égaux l. Quand S coïncidait avec S et se trouvait par conséquent immobile dans l’éther, les signaux optiques qui allaient et venaient entre deux horloges consécutives faisaient des trajets égaux dans les deux sens. Si toutes les horloges ainsi accordées entre elles marquaient la même heure, c’était bien au même instant. Maintenant que S’ s’est détaché de S par l’effet du dédouble­ment, le personnage intérieur à S’, qui ne se sait pas en mouvement, laisse ses horloges Hₒ, H₁, H₂’..., etc., comme elles étaient ; il croit à des simultanéités réelles quand les aiguilles indiquent le même chiffre du cadran. D’ailleurs, s’il a un doute, il procède de nouveau au réglage : il trouve simplement la confirmation de ce qu’il avait observé dans l’immobilité. Mais le spectateur immobile, qui voit comment le signal optique fait maintenant plus de chemin pour aller de Hₒ’ à H₁’, de H₁’ à H₂, etc., que pour revenir de H₁ à Hₒ de H₂ à H₁ etc., s’aperçoit que, pour qu’il y eût simultanéité réelle quand les horloges marquent la même heure, il faudrait que le zéro de l’horloge H₁ fût reculé de

équation
que le zéro de l’horloge H₂ fût reculé de
équation
, etc. De réelle, la simulta­néité est devenue nominale. Elle s’est incurvée en succession.

En résumé, nous venons de chercher comment la lumière pouvait avoir la même vitesse pour l’observateur fixe et pour l’observateur en mouvement : l’approfondissement de ce point nous a révélé qu’un système S’, issu du dédou­blement d’un système S et se mouvant en ligne droite avec une vitesse v, subissait des modifications singulières. On les formulerait ainsi :

1° Toutes les longueurs de S’ se sont contractées dans le sens de son mou­vement. La nouvelle longueur est à l’ancienne dans le rapport de

équation
à l’unité.

2° Le Temps du système s’est dilaté. La nouvelle seconde est à l’ancienne dans le rapport de l’unité à

équation
.

3° Ce qui était simultanéité dans le système S est généralement devenu succession dans le système S’. Seuls restent contemporains en S les événe­ments, contemporains en S, qui sont situés dans un même plan perpendiculaire à la direction du mouvement. Deux autres événements quelconques, contem­porains en S, sont séparés en S par

équation
secondes du système S, si l’on désigne par l leur distance comptée sur la direction du mouvement de leur système, c’est-à-dire la distance entre les deux plans, perpendiculaires à cette direction, qui passent respectivement par chacun d’eux.

Bref, le système S, envisagé dans l’Espace et le Temps, est un double du système S qui s’est contracté, quant à l’espace, dans le sens de son mouve­ment ; qui a dilaté, quant au temps, chacune de ses secondes ; et qui enfin, dans le temps, a disloqué en succession toute simultanéité entre deux événe­ments dont la distance s’est rétrécie dans l’espace. Mais ces changements échappent à l’observateur qui fait partie du système mobile. Seul, l’observateur fixe s’en aperçoit.

Je suppose alors que ces deux observateurs, Pierre et Paul, puissent communiquer ensemble. Pierre, qui sait à quoi s’en tenir, dirait à Paul : « Au moment où tu t’es détaché de moi, ton système s’est aplati, ton Temps s’est enflé, tes horloges se sont désaccordées. Voici les formules de correction qui te permettront de rentrer dans la vérité. À toi de voir ce que tu dois en faire. » Il est évident que Paul répondrait : « Je ne ferai rien, parce que, pratiquement et scientifiquement, tout deviendrait incohérent à l’intérieur de mon système. Des longueurs se sont rétrécies, dis-tu ? Mais il en est de même alors du mètre que je porte sur elles ; et comme la mesure de ces longueurs, à l’intérieur de mon système, est leur rapport au mètre ainsi déplacé, cette mesure doit rester ce qu’elle était. Le Temps, dis-tu encore, s’est dilaté, et tu comptes plus d’une seconde là où mes horloges en marquent tout juste une ? Mais si nous supposons que S et S soient deux exemplaires de la planète Terre, la seconde de S’, comme celle de S, est par définition une certaine fraction déterminée du temps de rotation de la planète ; et elles ont beau ne pas avoir la même durée, elles ne font qu’une seconde l’une et l’autre. Des simultanéités sont devenues successions ? des horloges situées aux points H₁, H₂, H₃ indiquent toutes trois la même heure alors qu’il y a trois moments différents ? Mais, aux moments différents où elles marquent dans mon système la même heure, il se passe aux points , H₁, H₂, H₃ de mon système des événements qui, dans le système S, étaient marqués légitimement comme contemporains : je convien­drai alors de les appeler contemporains encore, pour ne pas avoir à envisager d’une manière nouvelle les rapports de ces événements entre eux d’abord, et ensuite avec tous les autres. Par là je conserverai toutes tes consécutions, toutes tes relations, toutes tes explications. En dénommant succession ce que j’appelais simultanéité, j’aurais un monde incohérent, ou construit sur un plan absolument différent du tien. Ainsi toutes choses et tous rapports entre choses conserveront leur grandeur, resteront dans les mêmes cadres, rentreront dans les mêmes lois. Je puis donc faire comme si aucune de mes longueurs ne s’était rétrécie, comme si mon Temps ne s’était pas dilaté, comme si mes horloges étaient d’accord. Voilà du moins pour ce qui concerne la matière pondérable, celle que j’entraîne avec moi dans le mouvement de mon systè­me : des changements profonds se sont accomplis dans les relations temporelles et spatiales que ses parties entretiennent entre elles, mais je ne m’en aperçois pas et je n’ai pas à m’en apercevoir.

Maintenant, je dois ajouter que je tiens ces changements pour bienfaisants. Quittons en effet la matière pondérable. Quelle ne serait pas ma situation vis-à-vis de la lumière, et plus généralement des faits électro-magnétiques, si mes dimensions d’espace et de temps étaient restées ce qu’elles étaient ! Ces événements ne sont pas entraînés, eux, dans le mouvement de mon système. Des ondes lumineuses, des perturbations électro-magnétiques ont beau prendre naissance dans un système mobile : l’expérience prouve qu’elles n’en adoptent pas le mouvement. Mon système mobile les dépose en passant, pour ainsi dire, dans l’éther immobile, qui dès lors se charge d’elles. Même, si l’éther n’existait pas, on l’inventerait pour symboliser ce fait expérimentale­ment constaté, l’indépendance de la vitesse de la lumière par rapport au mouvement de la source qui l’a émise. Or, dans cet éther, devant ces faits optiques, au milieu de ces événements électro-magnétiques, tu sièges, toi, immobile. Mais je les traverse, et ce que tu aperçois de ton observatoire fixe dans l’éther risquait de m’apparaître, à moi, tout différemment. La science de l’électro-magnétisme, que tu as si laborieusement construite, aurait été pour moi à refaire ; j’aurais eu à modifier mes équations, une fois établies, pour chaque nouvelle vitesse de mon système. Qu’eussé-je fait dans un univers ainsi construit ? Au prix de quelle liquéfaction de toute science eût été achetée la solidité des relations temporelles et spatiales ! Mais grâce à la contraction de mes longueurs, à la dilatation de mon Temps, à la dislocation de mes simultanéités, mon système devient, vis-à-vis des phénomènes électro-magné­tiques, l’exacte contrefaçon d’un système fixe. Il aura beau courir aussi vite qu’il lui plaira à côté d’une onde lumineuse : celle-ci conservera toujours pour lui la même vitesse, il sera comme immobile vis-à-vis d’elle. Tout est donc pour le mieux, et c’est un bon génie qui a disposé ainsi les choses.

Il y a pourtant un cas où je devrai tenir compte de tes indications et modifier mes mesures. C’est lorsqu’il s’agira de construire une représentation mathématique intégrale de l’univers, je veux dire de tout ce qui se passe dans tous les mondes qui se meuvent par rapport à toi avec toutes les vitesses. Pour établir cette représentation qui nous donnerait, une fois complète et parfaite, la relation de tout à tout, il faudra définir chaque point de l’univers par ses distances x, y, z à trois plans rectangulaires déterminés, qu’on déclarera immobiles, et qui se couperont selon des axes OX, OY, OZ. D’autre part, les axes OX, OY, OZ qu’on choisira de préférence à tous les autres, les seuls axes réellement et non pas conventionnellement immobiles, sont ceux qu’on se donnera dans ton système fixe. Or, dans le système en mouvement où je me trouve, je rapporte mes observations à des axes O X, O Y, O Z que ce système entraîne avec lui, et c’est par ses distances x’, y’, z’ aux trois plans se coupant selon ces lignes qu’est défini à mes yeux tout point de mon système. Puisque c’est de ton point de vue, immobile, que doit se construire la représentation globale du Tout, il faut que je trouve moyen de rapporter mes observations à tes axes OX, OY, OZ, ou, en d’autres termes, que j’établisse une fois pour toutes des formules au moyen desquelles je pourrai, connaissant x’, y’ et z’, calculer x, y et z. Mais ce me sera facile, grâce aux indications que tu viens de me fournir. D’abord, pour simplifier les choses, je supposerai que mes axes O X, O Y’, O Z coïncidaient avec les tiens avant la dissociation des deux mondes S et S’ (qu’il vaudra mieux, pour la clarté de la présente démonstration, faire cette fois tout différents l’un de l’autre), et je supposerai aussi que OX, et par conséquent O X, marquent la direction même du mouvement de S. Dans ces conditions, il est clair que les plans Z O X, X O Y, ne font que glisser respectivement sur les plans ZOX, XOY, qu’ils coïncident sans cesse avec eux, et que par conséquent y et y’ sont égaux, z et z’ aussi. Reste alors à calculer x. Si, depuis le moment où O a quitté O, j’ai compté sur l’horloge qui est au point x’, y’, z’ un temps t’, je me représente naturellement la distance du point x’, y’, z’ au plan ZOY comme égale à x’ + vt’. Mais, vu la contraction que tu me signales, cette longueur x’ + vt’ ne coïnciderait pas avec ton x ; elle coïnciderait avec x

équation
. Et par conséquent ce que tu appelles x est
équation
(x’+vt’). Voilà le problème résolu. Je n’oublierai pas d’ailleurs que le temps t’, qui s’est écoulé pour moi et que m’indique mon horloge placée au point x’, y’, z’, est différent du tien. Quand cette horloge m’a donné l’indication t’, le temps t compté par les tiennes est, ainsi que tu le disais,
équation
Tel est le temps t que je te marquerai. Pour le temps comme pour l’espace, j’aurai passé de mon point de vue au tien. »

Ainsi parlerait Paul. Et du même coup il aurait établi les fameuses « équa­tions de transformation » de Lorentz, équations qui d’ailleurs, si l’on se place au point de vue plus général d’Einstein, n’impliquent pas que le système S soit définitivement fixe. Nous montrerons en effet tout à l’heure comment, d’après Einstein, on peut faire de S un système quelconque, provisoirement immobi­lisé par la pensée, et comment il faudra alors attribuer à S, considéré du point de vue de S, les mêmes déformations temporelles et spatiales que Pierre attribuait au système de Paul. Dans l’hypothèse, toujours admise jusqu’à présent, d’un Temps unique et d’un Espace indépendant du Temps, il est évident que si S se meut par rapport à S avec la vitesse constante v, si x’, y’, z’ sont les distances d’un point M du système S aux trois plans déterminés par les trois axes rectangulaires, pris deux à deux, O X, O Y, O Z, et si enfin x, y, z sont les distances de ce même point aux trois plans rectangulaires fixes avec lesquels les trois plans mobiles se confondaient d’abord, on a :

x = x’+vt’
y = y’
z = z’.

Comme d’ailleurs le même temps se déroule invariablement pour tous les systèmes, on a :

t = t’.

Mais si le mouvement détermine des contractions de longueur, un ralentis­sement du temps, et fait que, dans le système à temps dilaté, les horloges ne marquent plus qu’une heure locale, il résulte des explications échangées entre Pierre et Paul qu’on aura :

x =

équation
(x’+vt’)
[1]    y = y’
z = z’
t =
équation

De là une nouvelle formule pour la composition des vitesses. Supposons en effet que le point M’ se meuve d’un mouvement uniforme, à l’intérieur de S’, parallèlement à O’X’, avec une vitesse v’, mesurée naturellement par

équation
. Quelle sera sa vitesse pour le spectateur assis en S et qui rapporte les positions successives du mobile à ses axes OX, OY, OZ ? Pour obtenir cette vitesse v", mesurée par
équation
, nous devons diviser membre à membre la première et la quatrième des équations ci-dessus, et nous aurons :

v" =

équation

alors que jusqu’ici la mécanique posait :

 

v" = v + v’.

Donc, si S est la rive d’un fleuve et S’ un bateau qui marche avec la vitesse v par rapport à la rive, un voyageur qui se déplace sur le pont du bateau dans la direction du mouvement avec la vitesse v’ n’a pas, aux yeux du spectateur immobile sur la rive, la vitesse v + v’, ainsi qu’on le disait jusqu’à présent, mais une vitesse inférieure à la somme des deux vitesses composantes. Du moins est-ce ainsi que les choses apparaissent d’abord. En réalité, la vitesse résultante est bien la somme des deux vitesses composantes, si la vitesse du voyageur sur le bateau est mesurée de la rive, comme la vitesse du bateau lui-même. Mesurée du bateau, la vitesse v’ du voyageur est

équation
, si l’on appelle par exemple x’ la longueur que le voyageur trouve au bateau (longueur pour lui invariable, puisque le bateau est toujours pour lui au repos) et t’ le temps qu’il met à la parcourir, c’est-à-dire la différence entre les heures que marquent à son départ et à son arrivée deux horloges placées respectivement à la poupe et à la proue (nous supposons un bateau immensément long dont les horloges n’auraient pu être accordées entre elles que par des signaux transmis à distance). Mais, pour le spectateur immobile sur la rive, le bateau s’est contracté quand il a passé du repos au mouvement, le Temps s’y est dilaté, les horloges n’y sont plus d’accord. L’espace parcouru à ses yeux par le voyageur sur le bateau n’est donc plus x’ (si x’ était la longueur de quai avec laquelle coïncidait le bateau immobile), mais x’
équation
et le temps mis à parcourir cet espace n’est pas t’, mais
équation
. Il en conclura que la vitesse à ajouter à v pour obtenir v" n’est pas v’, mais

équation

 

c’est-à-dire

équation

équation

Il aura alors :

v" = v +

équation

Par où l’on voit qu’aucune vitesse ne saurait dépasser celle de la lumière, toute composition d’une vitesse quelconque v’ avec une vitesse v supposée égale à c donnant toujours pour résultante cette même vitesse c.

Telles sont donc, pour revenir à notre première hypothèse, les formules que Paul aura présentes à l’esprit s’il veut passer de son point de vue à celui de Pierre et obtenir ainsi, – tous les observateurs attachés à tous les systèmes mobiles S", S"’, etc., en ayant fait autant, – une représentation mathématique intégrale de l’univers. S’il avait pu établir ses équations directement, sans intervention de Pierre, il les aurait aussi bien fournies à Pierre pour lui permettre, connaissant x, y, z, t, v", de calculer x’, y’, z’, t’, v’. Résolvons en effet les équations [1] par rapport à x’, y’, z’, t’, v’ ; nous en tirons tout de suite :

x’ =

équation
(x - vt)
[2]    y = y’
z = z’
t’ =
équation

v’ =
équation

équations qu’on donne plus habituellement pour la transformation de Lorentz 7. Mais peu importe pour le moment. Nous voulions seulement, en retrouvant ces formules terme par terme, en définissant les perceptions d’ob­servateurs placés dans l’un ou l’autre système, préparer l’analyse et la démonstration qui font l’objet du présent travail.

 

Chapitre II.
La relativité complète §

De la réciprocité du mouvement. – Relativité « bilatérale » et non plus « unilatérale ». – Interférence de cette seconde hypothèse avec la première : malentendus qui en résulteront. – Mouvement relatif et mouvement absolu. – Propagation et transport. – Systèmes de référence. – De Descartes à Einstein.

 

Nous avons glissé pour un instant du point de vue que nous appellerons celui de la « relativité unilatérale » à celui de la réciprocité, qui est propre à Einstein. Hâtons-nous de reprendre notre position. Mais disons dès à présent que la contraction des corps en mouvement, la dilatation de leur Temps, la dislocation de la simultanéité en succession, seront conservées telles quelles dans la théorie d’Einstein : il n’y aura rien à changer aux équations que nous venons d’établir, ni plus généralement à ce que nous avons dit du système S dans ses relations temporelles et spatiales au système S. Seulement ces contractions d’étendue, ces dilatations de Temps, ces ruptures de simultanéité deviendront explicitement réciproques (elles le sont déjà implicitement, d’après la forme même des équations), et l’observateur en S répétera de S tout ce que l’observateur en S avait affirmé de S. Par là s’évanouira, comme nous le montrerons aussi, ce qu’il y avait d’abord de paradoxal dans la théorie de la Relativité : nous prétendons que le Temps unique et l’Étendue indépendante de la durée subsistent dans l’hypothèse d’Einstein prise à l’état pur : ils restent ce qu’ils ont toujours été pour le sens commun. Mais il est à peu près impossible d’arriver à l’hypothèse d’une relativité double sans passer par celle d’une relativité simple, où l’on pose encore un point de repère absolu, un éther immobile. Même quand on conçoit la relativité dans le second sens, on la voit encore un peu dans le premier ; car on a beau dire que seul existe le mouve­ment réciproque de S et S par rapport l’un à l’autre, on n’étudie pas cette réciprocité sans adopter l’un des deux termes, S ou S, comme « système de référence » : or, dès qu’un système a été ainsi immobilisé, il devient provisoi­rement un point de repère absolu, un succédané de l’éther. Bref, le repos absolu, chassé par l’entendement, est rétabli par l’imagination. Du point de vue mathématique, cela n’a aucun inconvénient. Que le système S, adopté comme système de référence, soit au repos absolu dans l’éther, ou qu’il soit en repos seulement par rapport à tous les systèmes auxquels on le comparera, dans les deux cas l’observateur placé en S traitera de la même manière les mesures du temps qui lui seront transmises de tous les systèmes tels que S ; dans les deux cas il leur appliquera les formules de transformation de Lorentz. Les deux hypothèses s’équivalent pour le mathématicien. Mais il n’en est pas de même pour le philosophe. Car si S est en repos absolu, et tous autres systèmes en mouvement absolu, la théorie de la Relativité impliquera effectivement l’exis­tence de Temps multiples, tous sur le même plan et tous réels. Que si, au contraire, on se place dans l’hypothèse d’Einstein, les Temps multiples subsisteront, mais il n’y en aura jamais qu’un seul de réel, comme nous nous proposons de le démontrer : les autres seront des fictions mathématiques. C’est pourquoi, à notre sens, toutes les difficultés philosophiques relatives au temps s’évanouissent si l’on s’en tient strictement à l’hypothèse d’Einstein, mais toutes les étrangetés aussi qui ont dérouté un si grand nombre d’esprits. Nous n’avons donc pas besoin de nous appesantir sur le sens qu’il faut donner à la « déformation des corps », au « ralentissement du temps » et à la « rupture de la simultanéité » quand on croit à l’éther immobile et au système privilégié. Il nous suffira de chercher comment on doit les comprendre dans l’hypothèse d’Einstein. Jetant alors un coup d’œil rétrospectif sur le premier point de vue, on reconnaîtra qu’il fallait s’y placer d’abord, on jugera naturelle la tentation d’y revenir lors même qu’on a adopté le second ; mais on verra aussi comment les faux problèmes surgissent du seul fait que des images sont empruntées à l’un pour soutenir les abstractions correspondant à l’autre.

Nous avons imaginé un système S en repos dans l’éther immobile, et un système S en mouvement par rapport à S. Or, l’éther n’a jamais été perçu ; il a été introduit en physique pour servir de support à des calculs. Au contraire, le mouvement d’un système S par rapport à un système S est pour nous un fait d’observation. On doit considérer aussi comme un fait, jusqu’à nouvel ordre, la constance de la vitesse de la lumière pour un système qui change de vitesse comme on voudra, et dont la vitesse peut descendre par conséquent jusqu’à zéro. Reprenons alors les trois affirmations d’où nous sommes partis : 1° S se déplace par rapport à S ; 2° la lumière a la même vitesse pour l’un et pour l’autre ; 3° S stationne dans un éther immobile. Il est clair que deux d’entre elles énoncent des faits, et la troisième une hypothèse. Rejetons l’hypothèse : nous n’avons plus que les deux faits. Mais alors le premier ne se formulera plus de la même manière. Nous annoncions que S se déplace par rapport à S : pourquoi ne disions-nous pas aussi bien que c’était S qui se déplaçait par rapport à S ? Simplement parce que S était censé participer à l’immobilité absolue de l’éther. Mais il n’y a plus d’éther 8, plus de fixité absolue nulle part. Nous pourrons donc dire, à volonté, que S se meut par rapport à S, ou que S se meut par rapport à S, ou mieux que S et S se meuvent par rapport l’un à l’autre. Bref, ce qui est réellement donné est une réciprocité de déplacement. Comment en serait-il autrement, puisque le mouvement aperçu dans l’espace n’est qu’une variation continue de distance ? Si l’on considère deux points A et B et le déplacement de « l’un d’eux », tout ce que l’œil observe, tout ce que la science peut noter, est le changement de longueur de l’intervalle 9. Le langage exprimera le fait en disant que A se meut, ou que c’est B. Il a le choix ; mais il serait plus près encore de l’expérience en disant que A et B se meuvent par rapport l’un à l’autre, ou plus simplement que l’écart entre A et B diminue ou grandit. La « réciprocité » du mouvement est donc un fait d’observation. On pourrait l’énoncer a priori comme une condition de la science, car la science n’opère que sur des mesures, la mesure porte en général sur des longueurs, et, quand une longueur croît ou décroît, il n’y a aucune raison de privilégier l’une des extrémités : tout ce qu’on peut affirmer est que l’écart grandit ou diminue entre les deux 10.

Certes, il s’en faut que tout mouvement se réduise à ce qui en est aperçu dans l’espace. À côté des mouvements que nous observons seulement du dehors, il y a ceux que nous nous sentons aussi produire. Quand Descartes parlait de la réciprocité du mouvement 11, ce n’est pas sans raison que Morus lui répondait : « Si je suis assis tranquille, et qu’un autre, s’éloignant de mille pas, soit rouge de fatigue, c’est bien lui qui se meut et c’est moi qui me repose » 12. Tout ce que la science pourra nous dire de la relativité du mouve­ment perçu par nos yeux, mesuré par nos règles et nos horloges, laissera intact le sentiment profond que nous avons d’accomplir des mouvements et de fournir des efforts dont nous sommes les dispensateurs. Que le personnage de Morus, « assis bien tranquille », prenne la résolution de courir à son tour, qu’il se lève et qu’il coure : on aura beau soutenir que sa course est un déplacement réciproque de son corps et du sol, qu’il se meut si notre pensée immobilise la Terre, mais que c’est la Terre qui se meut si nous décrétons immobile le coureur, jamais il n’acceptera le décret, toujours il déclarera qu’il perçoit immédiatement son acte, que cet acte est un fait, et que le fait est unilatéral. Cette conscience qu’il a de mouvements décidés et exécutés, tous les autres hommes et la plupart sans doute des animaux la possèdent également. Et, du moment que les êtres vivants accomplissent ainsi des mouvements qui sont bien d’eux, qui se rattachent uniquement à eux, qui sont perçus du dedans, mais qui, considérés du dehors, n’apparaissent plus à l’œil que comme une réciprocité de déplacement, on peut conjecturer qu’il en est ainsi des mouve­ments relatifs en général, et qu’une réciprocité de déplacement est la manifes­tation à nos yeux d’un changement interne, absolu, se produisant quelque part dans l’espace. Nous avons insisté sur ce point dans un travail que nous intitu­lions Introduction à la métaphysique. Telle nous paraissait en effet être la fonction du métaphysicien : il doit pénétrer à l’intérieur des choses ; et l’essence vraie, la réalité profonde d’un mouvement, ne peut jamais lui être mieux révélée que lorsqu’il accomplit le mouvement lui-même, lorsqu’il le perçoit sans doute encore du dehors comme tous les autres mouvements, mais le saisit en outre du dedans comme un effort, dont la trace seule était visible. Seulement, le métaphysicien n’obtient cette perception directe, intérieure et sûre, que pour les mouvements qu’il accomplit lui-même. De ceux-là seule­ment il peut garantir que ce sont des actes réels, des mouvements absolus. Déjà pour les mouvements accomplis par les autres êtres vivants, ce n’est pas en vertu d’une perception directe, c’est par sympathie, c’est pour des raisons d’analogie qu’il les érigera en réalités indépendantes. Et des mouvements de la matière en général il ne pourra rien dire, sinon qu’il y a vraisemblablement des changements internes, analogues ou non à des efforts, qui s’accomplissent on ne sait où et qui se traduisent à nos yeux, comme nos propres actes, par des déplacements réciproques de corps dans l’espace. Nous n’avons donc pas à tenir compte du mouvement absolu dans la construction de la science : nous ne savons qu’exceptionnellement où il se produit, et, même alors, la science n’en aurait que faire, car il n’est pas mesurable et la science a pour fonction de mesurer. La science ne peut et ne doit retenir de la réalité que ce qui est étalé dans l’espace, homogène, mesurable, visuel. Le mouvement qu’elle étudie est donc toujours relatif et ne peut consister que dans une réciprocité de déplace­ment. Tandis que Morus parlait en métaphysicien, Descartes marquait avec une précision définitive le point de vue de la science. Il allait même bien au-delà de la science de son temps, au-delà de la mécanique newtonienne, au-delà de la nôtre, formulant un principe dont il était réservé à Einstein de donner la démonstration.

Car c’est un fait remarquable que la relativité radicale du mouvement, postulée par Descartes, n’ait pu être affirmée catégoriquement par la science moderne. La science, telle qu’on l’entend depuis Galilée, souhaitait sans doute que le mouvement fût relatif. Volontiers elle le déclarait tel. Mais c’était mollement et incomplètement qu’elle le traitait en conséquence. Il y avait à cela deux raisons. D’abord, la science ne heurte le sens commun que dans la mesure du strict nécessaire. Or, si tout mouvement rectiligne et non accéléré est évidemment relatif, si donc, aux yeux de la science, la voie est aussi bien en mouvement par rapport au train que le train par rapport à la voie, le savant n’en dira pas moins que la voie est immobile ; il parlera comme tout le monde quand il n’aura pas intérêt à s’exprimer autrement. Mais là n’est pas l’essentiel. La raison pour laquelle la science n’a jamais insisté sur la relativité radicale du mouvement uniforme est qu’elle se sentait incapable d’étendre cette relativité au mouvement accéléré : du moins devait-elle y renoncer provisoirement. Plus d’une fois, au cours de son histoire, elle a subi une nécessité de ce genre. D’un principe immanent à sa méthode elle sacrifie quelque chose à une hypothèse immédiatement vérifiable et qui donne tout de suite des résultats utiles : si l’avantage se maintient, ce sera que l’hypothèse était vraie par un côté, et dès lors cette hypothèse se trouvera peut-être un jour avoir contribué définitive­ment à établir le principe qu’elle avait provisoirement fait écarter. C’est ainsi que le dynamisme newtonien parut couper court au développement du mécanisme cartésien. Descartes posait que tout ce qui relève de la physique est étalé en mouvement dans l’espace : par là il donnait la formule idéale du mécanisme universel. Mais s’en tenir à cette formule eût été considérer globalement le rapport de tout à tout ; on ne pouvait obtenir une solution, fût-elle provisoire, des problèmes particuliers qu’en découpant et en isolant plus ou moins artificiellement des parties dans l’ensemble : or, dès qu’on néglige de la relation, on introduit de la force. Cette introduction n’était que cette élimi­nation même ; elle exprimait la nécessité où se trouve l’intelligence humaine d’étudier la réalité partie par partie, impuissante qu’elle est à former tout d’un coup une conception à la fois synthétique et analytique de l’ensemble. Le dynamisme de Newton pouvait donc être – et s’est trouvé être en fait – un acheminement à la démonstration complète du mécanisme cartésien, qu’aura peut-être réalisée Einstein. Or, ce dynamisme impliquait l’existence d’un mouvement absolu. On pouvait encore admettre la relativité du mouvement dans le cas de la translation rectiligne non accélérée ; mais l’apparition de forces centrifuges dans le mouvement de rotation semblait attester qu’on avait affaire ici à un absolu véritable ; et il fallait aussi bien tenir pour absolu tout autre mouvement accéléré. Telle est la théorie qui resta classique jusqu’à Einstein. Il ne pouvait cependant y avoir là qu’une conception provisoire. Un historien de la mécanique, Mach, en avait signalé l’insuffisance 13, et sa critique a certainement contribué à susciter les idées nouvelles. Aucun philosophe ne pouvait se contenter tout à fait d’une théorie qui tenait la mobilité pour une simple relation de réciprocité dans le cas du mouvement uniforme, et pour une réalité immanente à un mobile dans le cas du mouvement accéléré. Si nous jugions nécessaire, quant à nous, d’admettre un changement absolu partout où un mouvement spatial s’observe, si nous estimions que la conscience de l’effort révèle le caractère absolu du mouvement concomitant, nous ajoutions que la considération de ce mouvement absolu intéresse uniquement notre connaissance de l’intérieur des choses, c’est-à-dire une psychologie qui se prolonge en métaphysique 14. Nous ajoutions que pour la physique, dont le rôle est d’étudier les relations entre données visuelles dans l’espace homogène, tout mouvement devait être relatif. Et néanmoins certains mouvements ne pou­vaient pas l’être. Ils le peuvent maintenant. Ne fût-ce que pour cette raison, la théorie de la Relativité généralisée marque une date importante dans l’histoire des idées. Nous ne savons quel sort définitif la physique lui réserve. Mais, quoi qu’il arrive, la conception du mouvement spatial que nous trouvons chez Descartes, et qui s’harmonise si bien avec l’esprit de la science moderne, aura été rendue par Einstein scientifiquement acceptable dans le cas du mouvement accéléré comme dans celui du mouvement uniforme.

Il est vrai que cette partie de l’œuvre d’Einstein est la dernière. C’est la théorie de la Relativité « généralisée ». Les considérations sur le temps et la simultanéité appartenaient à la théorie de la Relativité « restreinte », et celle-ci ne concernait que le mouvement uniforme. Mais dans la théorie restreinte il y avait comme une exigence de la théorie généralisée. Car elle avait beau être restreinte, c’est-à-dire limitée au mouvement uniforme, elle n’en était pas moins radicale, en ce qu’elle faisait de la mobilité une réciprocité. Or, pour­quoi n’était-on pas encore allé explicitement jusque-là ? Pourquoi, même au mouvement uniforme, qu’on déclarait relatif, n’appliquait-on que mollement l’idée de relativité ? Parce qu’on savait que l’idée ne conviendrait plus au mouvement accéléré. Mais, du moment qu’un physicien tenait pour radicale la relativité du mouvement uniforme, il devait chercher à envisager comme relatif le mouvement accéléré. Ne fût-ce que pour cette raison encore, la théorie de la Relativité restreinte appelait à sa suite celle de la Relativité généralisée, et ne pouvait même être convaincante aux yeux du philosophe que si elle se prêtait à cette généralisation.

Or, si tout mouvement est relatif et s’il n’y a pas de point de repère absolu, pas de système privilégié, l’observateur intérieur à un système n’aura évidemment aucun moyen de savoir si son système est en mouvement ou en repos. Disons mieux : il aurait tort de se le demander, car la question n’a plus de sens ; elle ne se pose pas en ces termes. Il est libre de décréter ce qui lui plaît : son système sera immobile, par définition même, s’il en fait son « système de référence » et s’il y installe son observatoire. Il n’en pouvait être ainsi, même dans le cas du mouvement uniforme, quand on croyait à un éther immobile. Il n’en pouvait être ainsi, de toute manière, quand on croyait au caractère absolu du mouvement accéléré. Mais du moment qu’on écarte les deux hypothèses, un système quelconque est en repos ou en mouvement, à volonté. Il faudra naturellement s’en tenir au choix une fois fait du système immobile, et traiter les autres en conséquence.

Nous ne voudrions pas allonger outre mesure cette introduction. Nous devons cependant rappeler ce que nous disions jadis de l’idée de corps, et aussi du mouvement absolu : cette double série de considérations permettait de conclure à la relativité radicale du mouvement en tant que déplacement dans l’espace. Ce qui est immédiatement donné à notre perception, expliquions-nous, c’est une continuité étendue sur laquelle sont déployées des qualités : c’est plus spécialement une continuité d’étendue visuelle, et par conséquent de couleur. Ici rien d’artificiel, de conventionnel, de simplement humain. Les couleurs nous apparaîtraient sans doute différemment si notre œil et notre conscience étaient autrement conformés – il n’y en aurait pas moins, toujours, quelque chose d’inébranlablement réel que la physique continuerait à résoudre en vibrations élémentaires. Bref, tant que nous ne parlons que d’une continuité qualifiée et qualitativement modifiée, telle que l’étendue colorée et changeant de couleur, nous exprimons immédiatement, sans convention humaine interposée, ce que nous apercevons : nous n’avons aucune raison de supposer que nous ne soyons pas ici en présence de la réalité même. Toute apparence doit être réputée réalité tant qu’elle n’a pas été démontrée illusoire, et cette démonstration n’a jamais été faite pour le cas actuel : on a cru la faire, mais c’était une illusion ; nous pensons l’avoir prouvé 15. La matière nous est donc présentée immédiatement comme une réalité. Mais en est-il ainsi de tel ou tel corps, érigé en entité plus ou moins indépendante ? La perception visuelle d’un corps résulte d’un morcelage que nous faisons de l’étendue colorée ; elle a été découpée par nous dans la continuité de l’étendue. Il est très vraisemblable que cette fragmentation est effectuée diversement par les diverses espèces animales. Beaucoup sont incapables d’y procéder ; et celles qui en sont capables se règlent, dans cette opération, sur la forme de leur activité et sur la nature de leurs besoins. « Les corps, écrivions-nous, sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent le pointillé des lignes sur lesquelles l’action passerait 16 ». Voilà ce que dit l’analyse psychologique. Et la physique le confirme. Elle résout le corps en un nombre quasi indéfini de corpuscules élémentaires ; et en même temps elle nous montre ce corps lié aux autres corps par mille actions et réactions réciproques. Elle introduit ainsi en lui tant de discontinuité, et d’autre part elle établit entre lui et le reste des choses tant de continuité, qu’on devine ce qu’il doit y avoir d’artificiel et de conventionnel dans notre répartition de la matière en corps. Mais si chaque corps, pris isolément et arrêté là où nos habitudes de perception le terminent, est en grande partie un être de convention, comment n’en serait-il pas de même du mouvement considéré comme affectant ce corps isolément ? Il n’y a qu’un mouvement, disions-nous, qui soit perçu du dedans, et dont nous sachions qu’il constitue par lui-même un événement : c’est le mouvement qui traduit à nos yeux notre effort. Ailleurs, quand nous voyons un mouvement se produire, tout ce dont nous sommes sûrs est qu’il s’accom­plit quelque modification dans l’univers. La nature et même le lieu précis de cette modification nous échappent ; nous ne pouvons que noter certains changements de position qui en sont l’aspect visuel et superficiel, et ces changements sont nécessairement réciproques. Tout mouvement – même le nôtre en tant que perçu du dehors et visualisé – est donc relatif. Il va de soi, d’ailleurs, qu’il s’agit uniquement du mouvement de la matière pondérable. L’analyse que nous venons de faire le montre suffisamment. Si la couleur est une réalité, il doit en être de même des oscillations qui s’accomplissent en quelque sorte à l’intérieur d’elle : devrions-nous, puisqu’elles ont un caractère absolu, les appeler encore des mouvements ? D’autre part, comment mettre sur le même rang l’acte par lequel ces oscillations réelles, éléments d’une qualité et participant à ce qu’il y a d’absolu dans la qualité, se propagent à travers l’espace, et le déplacement tout relatif, nécessairement réciproque, de deux systèmes S et S découpés plus ou moins artificiellement dans la matière ? On parle, ici et là, de mouvement; mais le mot a-t-il le même sens dans les deux cas ? Disons plutôt propagation dans le premier, et transport dans le second : il résultera de nos anciennes analyses que la propagation doit se distinguer profondément du transport. Mais alors, la théorie de l’émission étant rejetée, la propagation de la lumière n’étant pas une translation de particules, on ne s’attendra pas à ce que la vitesse de la lumière par rapport à un système varie selon que celui-ci est « en repos » ou « en mouvement ». Pourquoi tiendrait-elle compte d’une certaine manière tout humaine de percevoir et de concevoir les choses ?

Plaçons-nous alors franchement dans l’hypothèse de la réciprocité. Nous devrons maintenant définir d’une manière générale certains termes dont le sens nous avait paru suffisamment indiqué jusqu’ici, dans chaque cas particulier, par l’usage même que nous en faisions. Nous appellerons donc « système de référence » le trièdre trirectangle par rapport auquel on conviendra de situer, en indiquant leurs distances respectives aux trois faces, tous les points de l’univers. Le physicien qui construit la Science sera attaché à ce trièdre. Le sommet du trièdre lui servira généralement d’observatoire. Nécessairement les points du système de référence seront en repos les uns par rapport aux autres. Mais il faut ajouter que, dans l’hypothèse de la Relativité, le système de référence sera lui-même immobile pendant tout le temps qu’on l’emploiera à référer. Que peut être en effet la fixité d’un trièdre dans l’espace sinon la propriété qu’on lui octroie, la situation momentanément privilégiée qu’on lui assure, en l’adoptant comme système de référence ? Tant que l’on conserve un éther stationnaire et des positions absolues, l’immobilité appartient pour tout de bon à des choses ; elle ne dépend pas de notre décret. Une fois évanoui l’éther avec le système privilégié et les points fixes, il n’y a plus que des mouvements relatifs d’objets les uns par rapport aux autres ; mais comme on ne peut pas se mouvoir par rapport à soi-même, l’immobilité sera, par défini­tion, l’état de l’observatoire où l’on se placera par la pensée : là est précisément le trièdre de référence. Certes, rien n’empêchera de supposer, à un moment donné, que le système de référence est lui-même en mouvement. La physique a souvent intérêt à le faire, et la théorie de la Relativité se place volontiers dans cette hypothèse. Mais quand le physicien met en mouvement son systè­me de référence, c’est qu’il en choisit provisoirement un autre, lequel devient alors immobile. Il est vrai que ce second système peut être mis en mouvement par la pensée à son tour, sans que la pensée élise nécessairement domicile dans un troisième. Mais alors elle oscille entre les deux, les immobilisant tour à tour par des allées et venues si rapides qu’elle peut se donner l’illusion de les laisser en mouvement l’un et l’autre. C’est dans ce sens précis que nous parlerons d’un « système de référence ».

D’autre part, nous appellerons « système invariable », ou simplement « système », tout ensemble de points qui conservent les mêmes positions relatives et qui sont par conséquent immobiles les uns par rapport aux autres. La Terre est un système. Sans doute une multitude de déplacements et de changements se montrent à sa surface et se cachent à l’intérieur d’elle ; mais ces mouvements tiennent dans un cadre fixe : je veux dire qu’on peut trouver sur la Terre autant de points fixes qu’on voudra les uns par rapport aux autres et ne s’attacher qu’à eux, les événements qui se déroulent dans les intervalles passant alors à l’état de simples représentations : ce ne seraient plus que des images se peignant successivement dans la conscience d’observateurs immo­biles en ces points fixes.

Maintenant, un « système » pourra généralement être érigé en « système de référence ». Il faudra entendre par là que l’on convient de localiser dans ce système le système de référence qu’on aura choisi. Parfois il faudra indiquer le point particulier du système où l’on place le sommet du trièdre. Le plus souvent ce sera inutile. Ainsi le système Terre, quand nous ne tiendrons comp­te que de son état de repos ou de mouvement par rapport à un autre système, pourra être envisagé par nous comme un simple point matériel : ce point deviendra alors le sommet de notre trièdre. Ou bien encore, laissant à la Terre sa dimension, nous sous-entendrons que le trièdre est placé n’importe où sur elle.

Du « système » au « système de référence » la transition est d’ailleurs continue si l’on se place dans la théorie de la Relativité. Il est essentiel en effet à cette théorie d’éparpiller sur son « système de référence » un nombre indé­fini d’horloges réglées les unes sur les autres, et par conséquent d’observateurs. Le système de référence ne peut donc plus être un simple trièdre muni d’un observateur unique. Je veux bien qu’« horloges » et « observateurs » n’aient rien de matériel : par « horloge » on entend simplement ici un enregistrement idéal de l’heure selon des lois ou règles déterminées, et par « observateur » un lecteur idéal de l’heure idéalement enregistrée. Il n’en est pas moins vrai qu’on se représente maintenant la possibilité d’horloges matérielles et d’observateurs vivants en tous les points du système. La tendance à parler indifféremment du « système » ou du « système de référence » fut d’ailleurs immanente à la théorie de la Relativité dès l’origine, puisque c’est en immobilisant la Terre, en prenant ce système global pour système de référence, qu’on expliqua l’invaria­bilité du résultat de l’expérience Michelson-Morley. Dans la plupart des cas, l’assimilation du système de référence à un système global de ce genre ne pré­sente aucun inconvénient. Et elle peut avoir de grands avantages pour le philo­sophe, qui cherchera par exemple dans quelle mesure les Temps d’Einstein sont des Temps réels, et qui sera obligé pour cela de poster des observateurs en chair et en os, des êtres conscients, en tous les points du système de référence où il y a des « horloges ».

Telles sont les considérations préliminaires que nous voulions présenter. Nous leur avons fait beaucoup de place. Mais c’est pour n’avoir pas défini avec rigueur les termes employés, c’est pour ne s’être pas suffisamment habi­tué à voir dans la relativité une réciprocité, c’est pour n’avoir pas eu constam­ment présent à l’esprit le rapport de la relativité radicale à la relativité atténuée et pour ne pas s’être prémuni contre une confusion entre elles, enfin c’est pour n’avoir pas serré de près le passage du physique au mathématique qu’on s’est trompé si gravement sur le sens philosophique des considérations de temps dans la théorie de la Relativité. Ajoutons qu’on ne s’est guère davantage préoccupé de la nature du temps lui-même. C’est par là cependant qu’il eût fallu commencer. Arrêtons-nous sur ce point. Avec les analyses et distinctions que nous venons de faire, avec les considérations que nous allons présenter sur le temps et sa mesure, il deviendra facile d’aborder l’interprétation de la théorie d’Einstein.

 

Chapitre III.
De la nature du temps §

Succession et conscience. – Origine de l’idée d’un Temps universel. – La Durée réelle et le temps mesurable. – De la simultanéité immédiatement perçue : simultanéité de flux et simultanéité dans l’instant. – De la simultanéité indiquée par les horloges. – Le temps qui se déroule. – Le temps déroulé et la quatrième dimension. – À quel signe on reconnaîtra qu’un Temps est réel.

Il n’est pas douteux que le temps ne se confonde d’abord pour nous avec la continuité de notre vie intérieure. Qu’est-ce que cette continuité ? Celle d’un écoulement ou d’un passage, mais d’un écoulement et d’un passage qui se suffisent à eux-mêmes, l’écoulement n’impliquant pas une chose qui coule et le passage ne présupposant pas des états par lesquels on passe : la chose et l’état ne sont que des instantanés artificiellement pris sur la transition ; et cette transition, seule naturellement expérimentée, est la durée même. Elle est mémoire, mais non pas mémoire personnelle, extérieure à ce qu’elle retient, distincte d’un passé dont elle assurerait la conservation ; c’est une mémoire intérieure au changement lui-même, mémoire qui prolonge l’avant dans l’après et les empêche d’être de purs instantanés apparaissant et disparaissant dans un présent qui renaîtrait sans cesse. Une mélodie que nous écoutons les yeux fermés, en ne pensant qu’à elle, est tout près de coïncider avec ce temps qui est la fluidité même de notre vie intérieure ; mais elle a encore trop de qualités, trop de détermination, et il faudrait effacer d’abord la différence entre les sons, puis abolir les caractères distinctifs du son lui-même, n’en retenir que la continuation de ce qui précède dans ce qui suit et la transition ininterrompue, multiplicité sans divisibilité et succession sans séparation, pour retrouver enfin le temps fondamental. Telle est la durée immédiatement perçue, sans laquelle nous n’aurions aucune idée du temps.

Comment passons-nous de ce temps intérieur au temps des choses ? Nous percevons le monde matériel, et cette perception nous paraît, à tort ou à raison, être à la fois en nous et hors de nous : par un côté, c’est un état de conscience ; par un autre, c’est une pellicule superficielle de matière où coïncideraient le sentant et le senti. À chaque moment de notre vie intérieure correspond ainsi un moment de notre corps, et de toute la matière environnante, qui lui serait « simultané » : cette matière semble alors participer de notre durée consciente 17. Graduellement nous étendons cette durée à l’ensemble du monde matériel, parce que nous n’apercevons aucune raison de la limiter au voisinage immédiat de notre corps : l’univers nous paraît former un seul tout ; et si la partie qui est autour de nous dure à notre manière, il doit en être de même, pensons-nous, de celle qui l’entoure elle-même, et ainsi encore indéfiniment. Ainsi naît l’idée d’une Durée de l’univers, c’est-à-dire d’une conscience imper­sonnelle qui serait le trait d’union entre toutes les consciences individuelles, comme entre ces consciences et le reste de la nature 18. Une telle conscience saisirait dans une seule perception, instantanée, des événements multiples situés en des points divers de l’espace ; la simultanéité serait précisément la possibilité pour deux ou plusieurs événements d’entrer dans une perception unique et instantanée. Qu’y a-t-il de vrai, qu’y a-t-il d’illusoire dans cette manière de se représenter les choses ? Ce qui importe pour le moment, ce n’est pas d’y faire la part de la vérité ou de l’erreur, c’est d’apercevoir nettement où finit l’expérience, où commence l’hypothèse. Il n’est pas douteux que notre conscience se sente durer, ni que notre perception fasse partie de notre con­science, ni qu’il entre quelque chose de notre corps, et de la matière qui nous environne, dans notre perception 19 : ainsi, notre durée et une certaine partici­pation sentie, vécue, de notre entourage matériel à cette durée intérieure sont des faits d’expérience. Mais d’abord, comme nous le montrions jadis, la nature de cette participation est inconnue : elle pourrait tenir à une propriété qu’au­raient les choses extérieures, sans durer elles-mêmes, de se manifester dans notre durée en tant qu’elles agissent sur nous et de scander ou de jalonner ainsi le cours de notre vie consciente 20. Puis, à supposer que cet entourage « dure », rien ne prouve rigoureusement que nous retrouvions la même durée quand nous changeons d’entourage : des durées différentes, je veux dire diversement rythmées, pourraient coexister. Nous avons fait jadis une hypothèse de ce genre en ce qui concerne les espèces vivantes. Nous distinguions des durées à tension plus ou moins haute, caractéristiques des divers degrés de conscience, qui s’échelonneraient le long du règne animal. Toutefois nous n’apercevions alors, nous ne voyons, encore aujourd’hui, aucune raison d’étendre à l’univers matériel cette hypothèse d’une multiplicité de durées. Nous avions laissé ouverte la question de savoir si l’univers était divisible ou non en mondes indépendants les uns des autres ; notre monde à nous, avec l’élan particulier qu’y manifeste la vie, nous suffisait. Mais s’il fallait trancher la question, nous opterions, dans l’état actuel de nos connaissances, pour l’hypothèse d’un Temps matériel un et universel. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle est fondée sur un raisonnement par analogie que nous devons tenir pour concluant tant qu’on ne nous aura rien offert de plus satisfaisant. Ce raisonnement à peine conscient se formulerait, croyons-nous, de la manière suivante. Toutes les consciences humaines sont de même nature, perçoivent de la même manière, marchent en quelque sorte du même pas et vivent la même durée. Or, rien ne nous empêche d’imaginer autant de consciences humaines qu’on voudra, disséminées de loin en loin à travers la totalité de l’univers, mais juste assez rapprochées les unes des autres pour que deux d’entre elles consécutives, prises au hasard, aient en commun la portion extrême du champ de leur expérience extérieure. Chacune de ces deux expériences extérieures participe à la durée de chacune des deux consciences. Et puisque les deux consciences ont le même rythme de durée, il doit en être ainsi des deux expériences. Mais les deux expériences ont une partie commune. Par ce trait d’union, alors, elles se rejoignent en une expérience unique, se déroulant dans une durée unique qui sera, à volonté, celle de l’une ou de l’autre des deux consciences. Le même raisonnement pouvant se répéter de proche en proche, une même durée va ramasser le long de sa route les événements de la totalité du monde matériel ; et nous pourrons alors éliminer les consciences humaines que nous avions d’abord disposées de loin en loin comme autant de relais pour le mouvement de notre pensée : il n’y aura plus que le temps impersonnel où s’écouleront toutes choses. En formulant ainsi la croyance de l’humanité, nous y mettons peut-être plus de précision qu’il ne convient. Chacun de nous se contente en général d’élargir indéfiniment, par un vague effort d’imagination, son entou­rage matériel immédiat, lequel, étant perçu par lui, participe à la durée de sa conscience. Mais dès que cet effort se précise, dès que nous cherchons à le légitimer, nous nous surprenons dédoublant et multipliant notre conscience, la transportant aux confins extrêmes de notre expérience extérieure, puis au bout du champ d’expérience nouveau qu’elle s’est ainsi offert, et ainsi de suite indéfiniment : ce sont bien des consciences multiples issues de la nôtre, sem­blables à la nôtre, que nous chargeons de faire la chaîne à travers l’immensité de l’univers et d’attester, par l’identité de leurs durées internes et la contiguïté de leurs expériences extérieures, l’unité d’un Temps impersonnel. Telle est l’hypothèse du sens commun. Nous prétendons que ce pourrait aussi bien être celle d’Einstein, et que la théorie de la Relativité est plutôt faite pour confirmer l’idée d’un Temps commun à toutes choses. Cette idée, hypothétique dans tous les cas, nous paraît même prendre une rigueur et une consistance particulières dans la théorie de la Relativité, entendue comme il faut l’enten­dre. Telle est la conclusion qui se dégagera de notre travail d’analyse. Mais là n’est pas le point important pour le moment. Laissons de côté la question du Temps unique. Ce que nous voulons établir, c’est qu’on ne peut pas parler d’une réalité qui dure sans y introduire de la conscience. Le métaphysicien fera intervenir directement une conscience universelle. Le sens commun y pensera vaguement. Le mathématicien, il est vrai, n’aura pas à s’occuper d’elle, puisqu’il s’intéresse à la mesure des choses et non pas à leur nature. Mais s’il se demandait ce qu’il mesure, s’il fixait son attention sur le temps lui-même, nécessairement il se représenterait de la succession, et par conséquent de l’avant et de l’après, et par conséquent un pont entre les deux (sinon, il n’y aurait que l’un des deux, pur instantané) : or, encore une fois, impossible d’imaginer ou de concevoir un trait d’union entre l’avant et l’après sans un élément de mémoire, et par conséquent de conscience.

On répugnera peut-être à l’emploi du mot si l’on y attache un sens anthro­pomorphique. Mais point n’est besoin, pour se représenter une chose qui dure, de prendre sa mémoire à soi et de la transporter, même atténuée, à l’intérieur de la chose. Si fort qu’on en diminue l’intensité, on risquera d’y laisser à quelque degré la variété et la richesse de la vie intérieure ; on lui conservera donc son caractère personnel, en tout cas humain. C’est la marche inverse qu’il faut suivre. On devra considérer un moment du déroulement de l’univers, c’est-à-dire un instantané qui existerait indépendamment de toute conscience, puis on tâchera d’évoquer conjointement un autre moment aussi rapproché que possible de celui-là, et de faire entrer ainsi dans le monde un minimum de temps sans laisser passer avec lui la plus faible lueur de mémoire. On verra que c’est impossible. Sans une mémoire élémentaire qui relie les deux instants l’un à l’autre, il n’y aura que l’un ou l’autre des deux, un instant unique par conséquent, pas d’avant et d’après, pas de succession, pas de temps. On pourra n’accorder à cette mémoire que juste ce qu’il faut pour faire la liaison ; elle sera, si l’on veut, cette liaison même, simple prolongement de l’avant dans l’après immédiat avec un oubli perpétuellement renouvelé de ce qui n’est pas le moment immédiatement antérieur. On n’en aura pas moins introduit de la mémoire. À vrai dire, il est impossible de distinguer entre la durée, si courte soit-elle, qui sépare deux instants et une mémoire qui les relierait l’un à l’autre, car la durée est essentiellement une continuation de ce qui n’est plus dans ce qui est. Voilà le temps réel, je veux dire perçu et vécu. Voilà aussi n’importe quel temps conçu, car on ne peut concevoir un temps sans se le représenter perçu et vécu. Durée implique donc conscience ; et nous mettons de la con­science au fond des choses par cela même que nous leur attribuons un temps qui dure.

Que d’ailleurs nous le laissions en nous ou que nous le mettions hors de nous, le temps qui dure n’est pas mesurable. La mesure qui n’est pas purement conventionnelle implique en effet division et superposition. Or on ne saurait superposer des durées successives pour vérifier si elles sont égales ou inégales ; par hypothèse, l’une n’est plus quand l’autre paraît; l’idée d’égalité constatable perd ici toute signification. D’autre part, si la durée réelle devient divisible, comme nous allons voir, par la solidarité qui s’établit entre elle et la ligne qui la symbolise, elle consiste elle-même en un progrès indivisible et global. Écoutez la mélodie en fermant les yeux, en ne pensant qu’à elle, en ne juxtaposant plus sur un papier ou sur un clavier imaginaires les notes que vous conserviez ainsi l’une pour l’autre, qui acceptaient alors de devenir simultanées et renonçaient à leur continuité de fluidité dans le temps pour se congeler dans l’espace : vous retrouverez indivisée, indivisible, la mélodie ou la portion de mélodie que vous aurez replacée dans la durée pure. Or notre durée intérieure, envisagée du premier au dernier moment de notre vie consciente, est quelque chose comme cette mélodie. Notre attention peut se détourner d’elle et par conséquent de son indivisibilité ; mais, quand nous essayons de la couper, c’est comme si nous passions brusquement une lame à travers une flamme : nous ne divisons que l’espace occupé par elle. Quand nous assistons à un mouvement très rapide, comme celui d’une étoile filante, nous distinguons très nettement la ligne de feu, divisible à volonté, de l’indivisible mobilité qu’elle sous-tend : c’est cette mobilité qui est pure durée. Le Temps impersonnel et universel, s’il existe, a beau se prolonger sans fin du passé à l’avenir : il est tout d’une pièce ; les parties que nous y distinguons sont simplement celles d’un espace qui en dessine la trace et qui en devient à nos yeux l’équivalent ; nous divisons le déroulé, mais non pas le déroulement. Comment passons-nous d’abord du déroulement au déroulé, de la durée pure au temps mesura­ble ? Il est aisé de reconstituer le mécanisme de cette opération.

Si je promène mon doigt sur une feuille de papier sans la regarder, le mouvement que j’accomplis, perçu du dedans, est une continuité de con­science, quelque chose de mon propre flux, enfin de la durée. Si maintenant j’ouvre les yeux, je vois que mon doigt trace sur la feuille de papier une ligne qui se conserve, où tout est juxtaposition et non plus succession ; j’ai là du déroulé, qui est l’enregistrement de l’effet du mouvement, et qui en sera aussi bien le symbole. Or cette ligne est divisible, elle est mesurable. En la divisant et en la mesurant, je pourrai donc dire, si cela m’est commode, que je divise et mesure la durée du mouvement qui la trace.

Il est donc bien vrai que le temps se mesure par l’intermédiaire du mouve­ment. Mais il faut ajouter que, si cette mesure du temps par le mouvement est possible, c’est surtout parce que nous sommes capables d’accomplir des mouvements nous-mêmes et que ces mouvements ont alors un double aspect : comme sensation musculaire, ils font partie du courant de notre vie con­sciente, ils durent ; comme perception visuelle, ils décrivent une trajectoire, ils se donnent un espace. Je dis « surtout », car on pourrait à la rigueur concevoir un être conscient réduit à la perception visuelle et qui arriverait néanmoins à construire l’idée de temps mesurable. Il faudrait alors que sa vie se passât à la contemplation d’un mouvement extérieur se prolongeant sans fin. Il faudrait aussi qu’il pût extraire du mouvement perçu dans l’espace, et qui participe de la divisibilité de sa trajectoire, la pure mobilité, je veux dire la solidarité ininterrompue de l’avant et de l’après qui est donnée à la conscience comme un fait indivisible : nous faisions tout à l’heure cette distinction quand nous parlions de la ligne de feu tracée par l’étoile filante. Une telle conscience aurait une continuité de vie constituée par le sentiment ininterrompu d’une mobilité extérieure qui se déroulerait indéfiniment. Et l’ininterruption de déroulement resterait encore distincte de la trace divisible laissée dans l’espa­ce, laquelle est encore du déroulé. Celle-ci se divise et se mesure parce qu’elle est espace. L’autre est durée. Sans le déroulement continu, il n’y aurait plus que l’espace, et un espace qui, ne sous-tendant plus une durée, ne représen­terait plus du temps.

Maintenant, rien n’empêche de supposer que chacun de nous trace dans l’espace un mouvement ininterrompu du commencement à la fin de sa vie consciente. Il pourrait marcher nuit et jour. Il accomplirait ainsi un voyage coextensif à sa vie consciente. Toute son histoire se déroulerait alors dans un Temps mesurable.

Est-ce à un tel voyage que nous pensons quand nous parlons du Temps impersonnel ? Pas tout à fait, parce que nous vivons une vie sociale et même cosmique, autant et plus qu’une vie individuelle. Nous substituons tout natu­rellement au voyage que nous ferions le voyage de toute autre personne, puis un mouvement ininterrompu quelconque qui en serait contemporain. J’appelle « contemporains » deux flux qui sont pour ma conscience un ou deux indifféremment, ma conscience les percevant ensemble comme un écoulement unique s’il lui plaît de donner un acte indivisé d’attention, les distinguant au contraire tout du long si elle préfère partager son attention entre eux, faisant même l’un et l’autre à la fois si elle décide de partager son attention et pourtant de ne pas la couper en deux. J’appelle « simultanées » deux perceptions instantanées qui sont saisies dans un seul et même acte de l’esprit, l’attention pouvant ici encore en faire une ou deux, à volonté. Ceci posé, il est aisé de voir que nous avons tout intérêt à prendre pour « déroulement du temps » un mouvement indépendant de celui de notre propre corps. À vrai dire, nous le trouvons déjà pris. La société l’a adopté pour nous. C’est le mouvement de rotation de la Terre. Mais si nous l’acceptons, si nous comprenons que ce soit du temps et non pas seulement de l’espace, c’est parce qu’un voyage de notre propre corps est toujours là, virtuel, et qu’il aurait pu être pour nous le déroulement du temps.

Peu importe d’ailleurs que ce soit un mobile ou un autre que nous adop­tions comme compteur du temps. Dès que nous avons extériorisé notre propre durée en mouvement dans l’espace, le reste s’ensuit. Désormais le temps nous apparaîtra comme le déroulement d’un fil, c’est-à-dire comme le trajet du mobile chargé de le compter. Nous aurons mesuré, dirons-nous, le temps de ce déroulement et par conséquent aussi celui du déroulement universel.

Mais toutes choses ne nous sembleraient pas se dérouler avec le fil, chaque moment actuel de l’univers ne serait pas pour nous le bout du fil, si nous n’avions pas à notre disposition le concept de simultanéité. On verra tout à l’heure le rôle de ce concept dans la théorie d’Einstein. Pour le moment, nous voudrions en bien marquer l’origine psychologique, dont nous avons déjà dit un mot. Les théoriciens de la Relativité ne parlent jamais que de la simul­tanéité de deux instants. Avant celle-là, il en est pourtant une autre, dont l’idée est plus naturelle : la simultanéité de deux flux. Nous disions qu’il est de l’essence même de notre attention de pouvoir se partager sans se diviser. Quand nous sommes assis au bord d’une rivière, l’écoulement de l’eau, le glis­sement d’un bateau ou le vol d’un oiseau, le murmure ininterrompu de notre vie profonde sont pour nous trois choses différentes ou une seule, à volonté. Nous pouvons intérioriser le tout, avoir affaire à une perception unique qui entraîne, confondus, les trois flux dans son cours ; ou nous pouvons laisser extérieurs les deux premiers et partager alors notre attention entre le dedans et le dehors ; ou, mieux encore, nous pouvons faire l’un et l’autre à la fois, notre attention reliant et pourtant séparant les trois écoulements, grâce au singulier privilège qu’elle possède d’être une et plusieurs. Telle est notre première idée de la simultanéité. Nous appelons alors simultanés deux flux extérieurs qui occupent la même durée parce qu’ils tiennent l’un et l’autre dans la durée d’un même troisième, le nôtre : cette durée n’est que la nôtre quand notre con­science ne regarde que nous, mais elle devient également la leur quand notre attention embrasse les trois flux dans un seul acte indivisible.

Maintenant, de la simultanéité de deux flux nous ne passerions jamais à celle de deux instants si nous restions dans la durée pure, car toute durée est épaisse : le temps réel n’a pas d’instants. Mais nous formons naturellement l’idée d’instant, et aussi celle d’instants simultanés, dès que nous avons pris l’habitude de convertir le temps en espace. Car si une durée n’a pas d’instants, une ligne se termine par des points 21. Et, du moment qu’à une durée nous faisons correspondre une ligne, à des portions de la ligne devront correspondre des « portions de durée », et à une extrémité de la ligne une « extrémité de durée » : tel sera l’instant, – quelque chose qui n’existe pas actuellement, mais virtuellement. L’instant est ce qui terminerait une durée si elle s’arrêtait. Mais elle ne s’arrête pas. Le temps réel ne saurait donc fournir l’instant ; celui-ci est issu du point mathématique, c’est-à-dire de l’espace. Et pourtant, sans le temps réel, le point ne serait que point, il n’y aurait pas d’instant. Instantanéité impli­que ainsi deux choses : une continuité de temps réel, je veux dire de durée, et un temps spatialisé, je veux dire une ligne qui, décrite par un mouvement, est devenue par là symbolique du temps : ce temps spatialisé, qui comporte des points, ricoche sur le temps réel et y fait surgir l’instant. Ce ne serait pas possible, sans la tendance – fertile en illusions – qui nous porte à appliquer le mouvement contre l’espace parcouru, à faire coïncider la trajectoire avec le trajet, et à décomposer alors le mouvement parcourant la ligne comme nous décomposons la ligne elle-même : s’il nous a plu de distinguer sur la ligne des points, ces points deviendront alors des « positions » du mobile (comme si celui-ci, mouvant, pouvait jamais coïncider avec quelque chose qui est du repos ! comme s’il ne renoncerait pas ainsi tout de suite à se mouvoir !). Alors, ayant pointé sur le trajet du mouvement des positions, c’est-à-dire des extré­mités de subdivisions de ligne, nous les faisons correspondre à des « instants » de la continuité du mouvement : simples arrêts virtuels, pures vues de l’esprit. Nous avons décrit jadis le mécanisme de cette opération ; nous avons montré aussi comment les difficultés soulevées par les philosophes autour de la question du mouvement s’évanouissent dès qu’on aperçoit le rapport de l’ins­tant au temps spatialisé, celui du temps spatialisé à la durée pure. Bornons-nous ici à faire remarquer que l’opération a beau paraître savante, elle est naturelle à l’esprit humain ; nous la pratiquons instinctivement. La recette en est déposée dans le langage.

Simultanéité dans l’instant et simultanéité de flux sont donc choses distinctes, mais qui se complètent réciproquement. Sans la simultanéité de flux, nous ne tiendrions pas pour substituables l’un à l’autre ces trois termes, continuité de notre vie intérieure, continuité d’un mouvement volontaire que notre pensée prolonge indéfiniment, continuité d’un mouvement quelconque à travers l’espace. Durée réelle et temps spatialisé ne seraient donc pas équi­valents, et par conséquent il n’y aurait pas pour nous de temps en général ; il n’y aurait que la durée de chacun de nous. Mais, d’autre part, ce temps ne peut être compté que grâce à la simultanéité dans l’instant. Il faut cette simultanéité dans l’instant pour 1° noter la simultanéité d’un phénomène et d’un moment d’horloge, 2° pointer, tout le long de notre propre durée, les simultanéités de ces moments avec des moments de notre durée qui sont créés par l’acte de pointage lui-même. De ces deux actes, le premier est l’essentiel pour la mesure du temps. Mais, sans le second, il y aurait là une mesure quelconque, nous aboutirions à un nombre t représentant n’importe quoi, nous ne penserions pas à du temps. C’est donc la simultanéité entre deux instants de deux mouve­ments extérieurs à nous qui fait que nous pouvons mesurer du temps ; mais c’est la simultanéité de ces moments avec des moments piqués par eux le long de notre durée interne qui fait que cette mesure est une mesure de temps.

Nous devrons nous appesantir sur ces deux points. Mais ouvrons d’abord une parenthèse. Nous venons de distinguer deux « simultanéités dans l’ins­tant » : aucune des deux n’est la simultanéité dont il est le plus question dans la théorie de la Relativité, je veux dire la simultanéité entre des indications données par deux horloges éloignées l’une de l’autre. De celle-là nous avons parlé dans la première partie de notre travail ; nous nous occuperons spéciale­ment d’elle tout à l’heure. Mais il est clair que la théorie de la Relativité elle-même ne pourra s’empêcher d’admettre les deux simultanéités que nous venons de décrire : elle se bornera à en ajouter une troisième, celle qui dépend d’un réglage d’horloges. Or, nous montrerons sans doute que les indications de deux horloges H et H éloignées l’une de l’autre, réglées l’une sur l’autre et marquant la même heure, sont ou ne sont pas simultanées selon le point de vue. La théorie de la Relativité est en droit de le dire, – nous verrons à quelle condition. Mais par là elle reconnaît qu’un événement E, s’accomplissant à côté de l’horloge H, est donné en simultanéité avec une indication de l’horloge H dans un sens tout autre que celui-là, – dans le sens que le psychologue attribue au mot simultanéité. Et de même pour la simultanéité de l’événement E avec l’indication de l’horloge « voisine » H. Car si l’on ne commençait pas par admettre une simultanéité de ce genre, absolue, et qui n’a rien à voir avec des réglages d’horloges, les horloges ne serviraient à rien. Ce seraient des mécaniques qu’on s’amuserait à comparer les unes aux autres ; elles ne seraient pas employées à classer des événements ; bref, elles existeraient pour elles et non pas pour nous rendre service. Elles perdraient leur raison d’être pour le théoricien de la Relativité comme pour tout le monde, car il ne les fait intervenir, lui aussi, que pour marquer le temps d’un événement. Maintenant, il est très vrai que la simultanéité ainsi entendue n’est constatable entre mo­ments de deux flux que si les flux passent « au même endroit ». Il est très vrai aussi que le sens commun, la science elle-même jusqu’à présent, ont étendu a priori cette conception de la simultanéité à des événements que séparerait n’importe quelle distance. Ils se figuraient sans doute, comme nous le disions plus haut, une conscience coextensive à l’univers, capable d’embrasser les deux événements dans une perception unique et instantanée.

Mais ils faisaient surtout application d’un principe inhérent à toute représentation mathématique des choses, et qui s’impose aussi bien à la théorie de la Relativité. On y trouverait l’idée que la distinction du « petit » et du « grand », du « peu éloigné » et du « très éloigné », n’a pas de valeur scienti­fique, et que si l’on peut parler de simultanéité en dehors de tout réglage d’horloges, indépendamment de tout point de vue, quand il s’agit d’un événe­ment et d’une horloge peu distants l’un de l’autre, on en a aussi bien le droit quand la distance est grande entre l’horloge et l’événement, ou entre les deux horloges. Il n’y a pas de physique, pas d’astronomie, pas de science possible, si l’on refuse au savant le droit de figurer schématiquement sur une feuille de papier la totalité de l’univers. On admet donc implicitement la possibilité de réduire sans déformer. On estime que la dimension n’est pas un absolu, qu’il y a seulement des rapports entre dimensions, et que tout se passerait de même dans un univers rapetissé à volonté si les relations entre parties étaient conservées. Mais comment alors empêcher que notre imagination, et même notre entendement, traitent la simultanéité des indications de deux horloges très éloignées l’une de l’autre comme la simultanéité de deux horloges peu éloignées, c’est-à-dire situées « au même endroit » ? Un microbe intelligent trouverait entre deux horloges « voisines » un intervalle énorme ; et il n’accor­derait pas l’existence d’une simultanéité absolue, intuitivement aperçue, entre leurs indications. Plus einsteinien qu’Einstein, il ne parlerait ici de simulta­néité que s’il avait pu noter des indications identiques sur deux horlo­ges microbiennes, réglées l’une sur l’autre par signaux optiques, qu’il eût substi­tuées à nos deux horloges « voisines ». La simultanéité qui est absolue à nos yeux serait relative aux siens, car il reporterait la simultanéité absolue aux indications de deux horloges microbiennes qu’il apercevrait à son tour (qu’il aurait d’ailleurs également tort d’apercevoir) « au même endroit ». Mais peu importe pour le moment : nous ne critiquons pas la conception d’Einstein ; nous voulons simplement montrer à quoi tient l’extension naturelle qu’on a toujours pratiquée de l’idée de simultanéité, après l’avoir puisée en effet dans la constatation de deux événements « voisins ». Cette analyse, qui n’a guère été tentée jusqu’à présent, nous révèle un fait dont pourrait d’ailleurs tirer parti la théorie de la Relativité. Nous voyons que, si notre esprit passe ici avec tant de facilité d’une petite distance à une grande, de la simultanéité entre événe­ments voisins à la simultanéité entre événements lointains, s’il étend au second cas le caractère absolu du premier, c’est parce qu’il est habitué à croire qu’on peut modifier arbitrairement les dimensions de toutes choses, à condition d’en conserver les rapports. Mais il est temps de fermer la parenthèse. Revenons à la simultanéité intuitivement aperçue dont nous parlions d’abord et aux deux propositions que nous avions énoncées : 1° c’est la simultanéité entre deux instants de deux mouvements extérieurs à nous qui nous permet de mesurer un intervalle de temps ; 2° c’est la simultanéité de ces moments avec des mo­ments pointés par eux le long de notre durée intérieure qui fait que cette mesure est une mesure de temps.

Le premier point est évident. On a vu plus haut comment la durée intérieure s’extériorise en temps spatialisé et comment celui-ci, espace plutôt que temps, est mesurable. C’est désormais par son intermédiaire que nous mesurerons tout intervalle de temps. Comme nous l’aurons divisé en parties correspondant à des espaces égaux et qui sont égales par définition, nous aurons en chaque point de division une extrémité d’intervalle, un instant, et nous prendrons pour unité de temps l’intervalle lui-même. Nous pourrons considérer alors n’importe quel mouvement s’accomplissant à côté de ce mouvement modèle, n’importe quel changement : tout le long de ce déroule­ment nous pointerons des « simultanéités dans l’instant ». Autant nous aurons constaté de ces simultanéités, autant nous compterons d’unités de temps à la durée du phénomène. Mesurer du temps consiste donc à nombrer des simultanéités. Toute autre mesure implique la possibilité de superposer direc­tement ou indirectement l’unité de mesure à l’objet mesuré. Toute autre mesure porte donc sur les intervalles entre les extrémités, lors même qu’on se borne, en fait, à compter ces extrémités. Mais, quand il s’agit du temps, on ne peut que compter des extrémités : on conviendra simplement de dire qu’on a par là mesuré l’intervalle. Si maintenant on remarque que la science opère exclusivement sur des mesures, on s’apercevra qu’en ce qui concerne le temps la science compte des instants, note des simultanéités, mais reste sans prise sur ce qui se passe dans les intervalles. Elle peut accroître indéfiniment le nombre des extrémités, rétrécir indéfiniment les intervalles ; mais toujours l’intervalle lui échappe, ne lui montre que ses extrémités. Si tous les mouvements de l’univers s’accéléraient tout à coup dans la même proportion, y compris celui qui sert de mesure au temps, il y aurait quelque chose de changé pour une conscience qui ne serait pas solidaire des mouvements moléculaires intra-cérébraux ; entre le lever et le coucher du soleil elle ne recevrait pas le même enrichissement ; elle constaterait donc un changement ; même, l’hypothèse d’une accélération simultanée de tous les mouvements de l’univers n’a de sens que si l’on se figure une conscience spectatrice dont la durée toute qualitative comporte le plus ou le moins sans être pour cela accessible à la mesure 22. Mais le changement n’existerait que pour cette conscience capable de comparer l’écoulement des choses à celui de la vie intérieure. Au regard de la science il n’y aurait rien de changé. Allons plus loin. La rapidité de déroulement de ce Temps extérieur et mathématique pourrait devenir infinie, tous les états passés, présents et à venir de l’univers pourraient se trouver donnés d’un seul coup, à la place du déroulement il pourrait n’y avoir que du déroulé : le mouvement représentatif du Temps serait devenu une ligne ; à chacune des divisions de cette ligne correspondrait la même partie de l’univers déroulé qui y correspondait tout à l’heure dans l’univers se déroulant ; rien ne serait changé aux yeux de la science. Ses formules et ses calculs resteraient ce qu’ils sont.

Il est vrai qu’au moment précis où l’on aurait passé du déroulement au déroulé, il aurait fallu doter l’espace d’une dimension supplémentaire. Nous faisions remarquer, il y a plus de trente ans 23, que le temps spatialisé est en réalité une quatrième dimension de l’espace. Seule, cette quatrième dimension nous permettra de juxtaposer ce qui est donné en succession : sans elle, nous n’aurions pas la place. Qu’un univers ait trois dimensions, ou deux, ou une seule, qu’il n’en ait même pas du tout et se réduise à un point, toujours on pourra convertir la succession indéfinie de tous ses événements en juxtapo­sition instantanée ou éternelle par le seul fait de lui concéder une dimension additionnelle. S’il n’en a aucune, se réduisant à un point qui change indéfini­ment de qualité, on peut supposer que la rapidité de succession des qualités devienne infinie et que ces points de qualité soient donnés tout d’un coup, pourvu qu’à ce monde sans dimension on apporte une ligne où les points se juxtaposent. S’il avait une dimension déjà, s’il était linéaire, ce sont deux dimensions qu’il lui faudrait pour juxtaposer les lignes de qualité – chacune indéfinie – qui étaient les moments successifs de son histoire. Même observation encore s’il en avait deux, si c’était un univers superficiel, toile indéfinie sur laquelle se dessineraient indéfiniment des images plates l’occu­pant chacune tout entière : la rapidité de succession de ces images pourra encore devenir infinie, et d’un univers qui se déroule nous passerons encore à un univers déroulé, pourvu que nous soit accordée une dimension supplé­mentaire. Nous aurons alors, empilées les unes sur les autres, toutes les toiles sans fin nous donnant toutes les images successives qui composent l’histoire entière de l’univers ; nous les posséderons ensemble ; mais d’un univers plat nous aurons dû passer à un univers volumineux. On comprend donc facile­ment comment le seul fait d’attribuer au temps une rapidité infinie, de substituer le déroulé au déroulement, nous contraindrait à doter notre univers solide d’une quatrième dimension. Or, par cela seul que la science ne peut pas spécifier la « rapidité de déroulement » du temps, qu’elle compte des simul­tanéités mais laisse nécessairement de côté les intervalles, elle porte sur un temps dont nous pouvons aussi bien supposer la rapidité de déroulement infinie, et par là elle confère virtuellement à l’espace une dimension addition­nelle.

Immanente à notre mesure du temps est donc la tendance à en vider le contenu dans un espace à quatre dimensions où passé, présent et avenir seraient juxtaposés ou superposés de toute éternité. Cette tendance exprime simplement notre impuissance à traduire mathématiquement le temps lui-même, la nécessité où nous sommes de lui substituer, pour le mesurer, des simultanéités que nous comptons : ces simultanéités sont des instantanéités ; elles ne participent pas à la nature du temps réel ; elles ne durent pas. Ce sont de simples vues de l’esprit, qui jalonnent d’arrêts virtuels la durée consciente et le mouvement réel, utilisant à cet effet le point mathématique qui a été transporté de l’espace au temps.

Mais si notre science n’atteint ainsi que de l’espace, il est aisé de voir pourquoi la dimension d’espace qui est venue remplacer le temps s’appelle encore du temps. C’est que notre conscience est là. Elle réinsuffle de la durée vivante au temps desséché en espace. Notre pensée, interprétant le temps mathématique, refait en sens inverse le chemin qu’elle a parcouru pour l’obtenir. De la durée intérieure elle avait passé à un certain mouvement indivisé qui y était encore étroitement lié et qui était devenu le mouvement modèle, générateur ou compteur du Temps ; de ce qu’il y a de mobilité pure dans ce mouvement, et qui est le trait d’union du mouvement avec la durée, elle a passé à la trajectoire du mouvement, qui est pur espace ; divisant la trajectoire en parties égales, elle a passé des points de division de cette trajectoire aux points de division correspondants ou « simultanés » de la trajectoire de tout autre mouvement : la durée de ce dernier mouvement se trouve ainsi mesurée ; on a un nombre déterminé de simultanéités ; ce sera la mesure du temps ; ce sera désormais le temps lui-même. Mais ce n’est là du temps que parce qu’on peut se reporter à ce qu’on a fait. Des simultanéités qui jalonnent la continuité des mouvements on est toujours prêt à remonter aux mouvements eux-mêmes, et par eux à la durée intérieure qui en est contem­poraine, substituant ainsi à une série de simultanéités dans l’instant, que l’on compte mais qui ne sont plus du temps, la simultanéité de flux qui nous ramène à la durée interne, à la durée réelle.

Certains se demanderont s’il est utile d’y revenir, et si la science n’a pas précisément corrigé une imperfection de notre esprit, écarté une limitation de notre nature, en étalant la « pure durée » dans l’espace. Ils diront : « Le temps qui est pure durée est toujours en voie d’écoulement ; nous ne saisissons de lui que le passé et le présent, lequel est déjà du passé ; l’avenir paraît fermé à notre connaissance, justement parce que nous le croyons ouvert à notre action, – promesse ou attente de nouveauté imprévisible. Mais l’opération par laquelle nous convertissons le temps en espace pour le mesurer nous renseigne implici­tement sur son contenu. La mesure d’une chose est parfois révélatrice de sa nature, et l’expression mathématique se trouve justement ici avoir une vertu magique : créée par nous ou surgie à notre appel, elle fait plus que nous ne lui demandions ; car nous ne pouvons convertir en espace le temps déjà écoulé sans traiter de même le Temps tout entier : l’acte par lequel nous introduisons le passé et le présent dans l’espace y étale, sans nous consulter, l’avenir. Cet avenir nous reste sans doute masqué par un écran ; mais nous l’avons mainte­nant là, tout fait, donné avec le reste. Même, ce que nous appelions l’écoule­ment du temps n’était que le glissement continu de l’écran et la vision graduel­lement obtenue de ce qui attendait, globalement, dans l’éternité. Prenons donc cette durée pour ce qu’elle est, pour une négation, pour un empêchement sans cesse reculé de tout voir : nos actes eux-mêmes ne nous apparaîtront plus comme un apport de nouveauté imprévisible. Ils font partie de la trame universelle des choses, donnée d’un seul coup. Nous ne les introduisons pas dans le monde ; c’est le monde qui les introduit tout faits en nous, dans notre conscience, au fur et à mesure que nous les atteignons. Oui, c’est nous qui passons quand nous disons que le temps passe ; c’est le mouvement en avant de notre vision qui actualise, moment par moment, une histoire virtuellement donnée tout entière. » – Telle est la métaphysique immanente à la représenta­tion spatiale du temps. Elle est inévitable. Distincte ou confuse, elle fut toujours la métaphysique naturelle de l’esprit spéculant sur le devenir. Nous n’avons pas ici à la discuter, encore moins à en mettre une autre à la place. Nous avons dit ailleurs pourquoi nous voyons dans la durée l’étoffe même de notre être et de toutes choses, et comment l’univers est à nos yeux une continuité de création. Nous restions ainsi le plus près possible de l’immédiat ; nous n’affirmions rien que la science ne pût accepter et utiliser ; récemment encore, dans un livre admirable, un mathématicien philosophe affirmait la nécessité d’admettre une advance of Nature et rattachait cette conception à la nôtre 24. Pour le moment, nous nous bornons à tracer une ligne de démarcation entre ce qui est hypothèse, construction métaphysique, et ce qui est donnée pure et simple de l’expérience, car nous voulons nous en tenir à l’expérience. La durée réelle est éprouvée ; nous constatons que le temps se déroule, et d’autre part nous ne pouvons pas le mesurer sans le convertir en espace et supposer déroulé tout ce que nous en connaissons. Or, impossible d’en spatia­liser par la pensée une partie seulement : l’acte, une fois commencé, par lequel nous déroulons le passé et abolissons ainsi la succession réelle nous entraîne à un déroulement total du temps ; fatalement alors nous sommes amenés à mettre sur le compte de l’imperfection humaine notre ignorance d’un avenir qui serait présent et à tenir la durée pour une pure négation, une « privation d’éternité ». Fatalement nous revenons à la théorie platonicienne. Mais puis­que cette conception doit surgir de ce que nous n’avons aucun moyen de limiter au passé notre représentation spatiale du temps écoulé, il est possible que la conception soit erronée, et il est en tout cas certain que c’est une pure construction de l’esprit. Tenons-nous-en alors à l’expérience.

Si le temps a une réalité positive, si le retard de la durée sur l’instantanéité représente une certaine hésitation ou indétermination inhérente à une certaine partie des choses qui tient suspendue à elle tout le reste, enfin s’il y a évolution créatrice, je comprends très bien que la partie déjà déroulée du temps apparaisse comme juxtaposition dans l’espace et non plus comme succession pure ; je conçois aussi que toute la partie de l’univers qui est mathématique­ment liée au présent et au passé – c’est-à-dire le déroulement futur du monde inorganique – soit représentable par le même schéma (nous avons montré jadis qu’en matière astronomique et physique la prévision est en réalité une vision). On pressent qu’une philosophie où la durée est tenue pour réelle et même pour agissante pourra fort bien admettre l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein (où d’ailleurs la quatrième dimension dénommée temps n’est plus, comme dans nos exemples de tout à l’heure, une dimension entièrement assimilable aux autres). Au contraire, jamais vous ne tirerez du schéma de Minkowski l’idée d’un flux temporel. Ne vaut-il pas mieux alors s’en tenir jusqu’à nouvel ordre à celui des deux points de vue qui ne sacrifie rien de l’expérience, et par conséquent – pour ne pas préjuger la question – rien des apparences ? Comment d’ailleurs rejeter totalement l’expérience interne si l’on est physicien, si l’on opère sur des perceptions et par là même sur des données de la conscience ? Il est vrai qu’une certaine doctrine accepte le témoignage des sens, c’est-à-dire de la conscience, pour obtenir des termes entre lesquels établir des rapports, puis ne conserve que les rapports et tient les termes pour inexistants. Mais c’est là une métaphysique greffée sur la science, ce n’est pas de la science. Et, à vrai dire, c’est par abstraction que nous distinguons des termes, par abstraction aussi des rapports : un continu fluent d’où nous tirons à la fois termes et rapports et qui est, en plus de tout cela, fluidité, voilà la seule donnée immédiate de l’expérience.

Mais nous devons fermer cette trop longue parenthèse. Nous croyons avoir atteint notre objet, qui était de déterminer les caractères d’un temps où il y a réellement succession. Abolissez ces caractères ; il n’y a plus succession, mais juxtaposition. Vous pouvez dire que vous avez encore affaire à du temps, – on est libre de donner aux mots le sens qu’on veut, pourvu qu’on commence par le définir, – mais nous saurons qu’il ne s’agit plus du temps expérimenté ; nous serons devant un temps symbolique et conventionnel, grandeur auxiliaire introduite en vue du calcul des grandeurs réelles. C’est peut-être pour n’avoir pas analysé d’abord notre représentation du temps qui coule, notre sentiment de la durée réelle, qu’on a eu tant de peine à déterminer la signification philo­sophique des théories d’Einstein, je veux dire leur rapport à la réalité. Ceux que gênait l’apparence paradoxale de la théorie ont dit que les Temps multiples d’Einstein étaient de pures entités mathématiques. Mais ceux qui voudraient dissoudre les choses en rapports, qui considèrent toute réalité, même la nôtre, comme du mathématique confusément aperçu, diraient volon­tiers que l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein est la réalité même, que tous les Temps d’Einstein sont également réels, autant et peut-être plus que le temps qui coule avec nous. De part et d’autre, on va trop vite en besogne. Nous venons de dire, et nous montrerons tout à l’heure avec plus de détail, pourquoi la théorie de la Relativité ne peut pas exprimer toute la réalité. Mais il est impossible qu’elle n’exprime pas quelque réalité. Car le temps qui intervient dans l’expérience Michelson-Morley est un temps réel ; – réel encore le temps où nous revenons avec l’application des formules de Lorentz. Si l’on part du temps réel pour aboutir au temps réel, on a peut-être usé d’artifices mathématiques dans l’intervalle, mais ces artifices doivent avoir quelque connexion avec les choses. C’est donc la part du réel, la part du conventionnel, qu’il s’agit de faire. Nos analyses étaient simplement destinées à préparer ce travail.

 

Mais nous venons de prononcer le mot « réalité » ; et constamment, dans ce qui va suivre, nous parlerons de ce qui est réel, de ce qui ne l’est pas. Qu’entendrons-nous par là ? S’il fallait définir la réalité en général, dire à quelle marque on la reconnaît, nous ne pourrions le faire sans nous classer dans une école : les philosophes ne sont pas d’accord, et le problème a reçu autant de solutions que le réalisme et l’idéalisme comportent de nuances. Nous devrions, en outre, distinguer entre le point de vue de la philosophie et celui de la science : celle-là considère plutôt comme réel le concret, tout chargé de qualité ; celle-ci extrait ou abstrait un certain aspect des choses, et ne retient que ce qui est grandeur ou relation entre des grandeurs. Fort heureusement nous n’avons à nous occuper, dans tout ce qui va suivre, que d’une seule réalité, le temps. Dans ces conditions, il nous sera facile de suivre la règle que nous nous sommes imposée dans le présent essai : celle de ne rien avancer qui ne puisse être accepté par n’importe quel philosophe, n’importe quel savant, – rien même qui ne soit impliqué dans toute philosophie et dans toute science.

Tout le monde nous accordera en effet qu’on ne conçoit pas de temps sans un avant et un après : le temps est succession. Or nous venons de montrer que là où il n’y a pas quelque mémoire, quelque conscience, réelle ou virtuelle, constatée ou imaginée, effectivement présente ou idéalement introduite, il ne peut pas y avoir un avant et un après : il y a l’un ou l’autre, il n’y a pas les deux ; et il faut les deux pour faire du temps. Donc, dans ce qui va suivre, quand nous voudrons savoir si nous avons affaire à un temps réel ou à un temps fictif, nous aurons simplement à nous demander si l’objet qu’on nous présente pourrait ou ne pourrait pas être perçu, devenir conscient. Le cas est privilégié ; il est même unique. S’il s’agit de couleur, par exemple, la con­science intervient sans doute au début de l’étude pour donner au physicien la perception de la chose ; mais le physicien a le droit et le devoir de substituer à la donnée de la conscience quelque chose de mesurable et de nombrable sur quoi il opérera désormais, en lui laissant simplement pour plus de commodité le nom de la perception originelle. Il peut le faire, parce que, cette perception originelle étant éliminée, quelque chose demeure ou tout au moins est censé demeurer. Mais que restera-t-il du temps si vous en éliminez la succession ? et que reste-t-il de la succession si vous écartez jusqu’à la possibilité de perce­voir un avant et un après ? Je vous concède le droit de substituer au temps une ligne, par exemple, puisqu’il faut bien le mesurer. Mais une ligne ne devra s’appeler du temps que là où la juxtaposition qu’elle nous offre sera converti­ble en succession ; ou bien alors ce sera arbitrairement, conventionnellement, que vous laisserez à cette ligne le nom de temps : il faudra nous en avertir, pour ne pas nous exposer à une confusion grave. Que sera-ce, si vous introduisez dans vos raisonnements et vos calculs l’hypothèse que la chose dénommée par vous « temps » ne peut pas, sous peine de contradiction, être perçue par une conscience, réelle ou imaginaire ? Ne sera-ce pas alors, par définition, sur un temps fictif, irréel, que vous opérerez ? Or tel est le cas des temps auxquels nous aurons souvent affaire dans la théorie de la Relativité. Nous en rencontrerons de perçus ou de perceptibles ; ceux-là pourront être tenus pour réels. Mais il en est d’autres auxquels la théorie défend, en quelque sorte, d’être perçus ou de devenir perceptibles : s’ils le devenaient, ils changeraient de grandeur, – de telle sorte que la mesure, exacte si elle porte sur ce qu’on n’aperçoit pas, serait fausse aussitôt qu’on apercevrait. Ceux-ci, comment ne pas les déclarer irréels, au moins en tant que « temporels » ? J’admets que le physicien trouve commode de les appeler encore du temps ; – on en verra tout à l’heure la raison. Mais si l’on assimile ces Temps à l’autre, on tombe dans des paradoxes qui ont certainement nui à la théorie de la Relativité, encore qu’ils aient contribué à la rendre populaire. On ne s’étonnera donc pas si la propriété d’être perçu ou perceptible est exigée par nous, dans la présente recherche, pour tout ce qu’on nous offrira comme du réel. Nous ne trancherons pas la question de savoir si toute réalité possède ce caractère. Il ne s’agira ici que de la réalité du temps.

 

Chapitre IV.
De la pluralité des temps §

Les Temps multiples et ralentis de la théorie de la Relativité : comment ils sont compatibles avec un Temps unique et universel. – La simultanéité « savante », dislocable en succession : comment elle est compatible avec la simultanéité « intuitive » et naturelle. – Examen des paradoxes relatifs au temps. L’hypothèse du voyageur enfermé dans un boulet. Le schéma de Minkowski. – Confusion qui est à l’origine de tous les paradoxes.

 

Arrivons donc enfin au Temps d’Einstein, et reprenons tout ce que nous avions dit en supposant d’abord un éther immobile. Voici la Terre en mouve­ment sur son orbite. Le dispositif Michelson-Morley est là. On fait l’expé­rience ; on la recommence à diverses époques de l’année et par conséquent pour des vitesses variables de notre planète. Toujours le rayon de lumière se comporte comme si la Terre était immobile. Tel est le fait. Où est l’explication ?

Mais d’abord, que parle-t-on des vitesses de notre planète ? La Terre serait-elle donc, absolument parlant, en mouvement à travers l’espace ? Évidemment non ; nous sommes dans l’hypothèse de la Relativité et il n’y a plus de mouvement absolu. Quand vous parlez de l’orbite décrite par la Terre, vous vous placez à un point de vue arbitrairement choisi, celui des habitants du Soleil (d’un Soleil devenu habitable) Il vous plaît d’adopter ce système de référence. Mais pourquoi le rayon de lumière lancé contre les miroirs de l’appareil Michelson-Morley tiendrait-il compte de votre fantaisie ? Si tout ce qui se produit effectivement est le déplacement réciproque de la Terre et du Soleil, nous pouvons prendre pour système de référence le Soleil ou la Terre ou n’importe quel autre observatoire. Choisissons la Terre. Le problème s’évanouit pour elle. Il n’y a plus à se demander pourquoi les franges d’inter­férence conservent le même aspect, pourquoi le même résultat s’observe à n’importe quel moment de l’année. C’est tout bonnement que la Terre est immobile.

Il est vrai que le problème reparaît alors à nos yeux pour les habitants du Soleil, par exemple. Je dis « à nos yeux », car pour un physicien solaire la question ne concernera plus le Soleil : c’est maintenant la Terre qui se meut. Bref, chacun des deux physiciens posera encore le problème pour le système qui n’est pas le sien.

Chacun d’eux va donc se trouver par rapport à l’autre dans la situation où Pierre était tout à l’heure vis-à-vis de Paul. Pierre stationnait dans l’éther immobile ; il habitait un système privilégié S. Il voyait Paul, entraîné dans le mouvement du système mobile S, faire la même expérience que lui et trouver la même vitesse que lui à la lumière, alors que cette vitesse eût dû être diminuée de celle du système mobile. Le fait s’expliquait par le ralentissement du temps, les contractions de longueur et les ruptures de simultanéité que le mouvement provoquait dans S. Maintenant, plus de mouvement absolu, et par conséquent plus de repos absolu : des deux systèmes, qui sont en état de déplacement réciproque, chacun sera immobilisé tour à tour par le décret qui l’érigera en système de référence. Mais, pendant tout le temps qu’on main­tiendra cette convention, on pourra répéter du système immobilisé ce qu’on disait tout à l’heure du système réellement stationnaire, et du système mobilisé ce qui s’appliquait au système mobile traversant réellement l’éther. Pour fixer les idées, appelons encore S et S les deux systèmes qui se déplacent l’un par rapport à l’autre. Et, pour simplifier les choses, supposons l’univers entier réduit à ces deux systèmes. Si S est le système de référence, le physicien placé en S, considérant que son confrère en S trouve la même vitesse que lui à la lumière, interprétera le résultat comme nous le faisions plus haut. Il dira : « Le système se déplace avec une vitesse v par rapport à moi, immobile. Or, l’expé­rience Michelson-Morley donne là-bas le même résultat qu’ici. C’est donc que, par suite du mouvement, une contraction se produit dans le sens du déplace­ment du système ; une longueur l devient

équation
. À cette contraction des longueurs, est d’ailleurs liée une dilatation du temps : là où une horloge de S compte un nombre de secondes t, il s’en est réellement écoulé
équation
Enfin, lorsque les horloges de S, échelonnées le long de la direction de son mouve­ment et séparées les unes des autres par des distances l, indiquent la même heure, je vois que les signaux allant et venant entre deux horloges consécu­tives ne font pas le même trajet à l’aller et au retour, comme le croirait un physicien intérieur au système S et ignorant de son mouvement : là où ces horloges marquent pour lui une simultanéité, elles indiquent en réalité des moments successifs séparés par
équation
secondes de ses horloges, et par conséquent par
équation
secondes des miennes. » Tel serait le raisonnement du physicien en S. Et, construisant une représentation mathématique intégrale de l’univers, il n’utiliserait les mesures d’espace et de temps prises par son confrère du système S qu’après leur avoir fait subir la transformation de Lorentz.

Mais le physicien du système S procéderait exactement de même. Se décrétant immobile, il répéterait de S tout ce que son confrère placé en S aurait dit de S. Dans la représentation mathématique qu’il construirait de l’univers, il tiendrait pour exactes et définitives les mesures qu’il aurait prises lui-même à l’intérieur de son système, mais il corrigerait selon les formules de Lorentz toutes celles qui auraient été prises par le physicien attaché au système S.

Ainsi seraient obtenues deux – représentations mathématiques de l’univers, totalement différentes l’une de l’autre si l’on considère les nombres qui y figurent, identiques si l’on tient compte des relations qu’elles indiquent par eux entre les phénomènes, – relations que nous appelons les lois de la nature. Cette différence est d’ailleurs la condition même de cette identité. Quand on prend diverses photographies d’un objet en tournant autour de lui, la variabilité des détails ne fait que traduire l’invariabilité des relations que les détails ont entre eux, c’est-à-dire la permanence de l’objet.

Nous voici alors ramenés à des Temps multiples, à des simultanéités qui seraient des successions et à des successions qui seraient des simultanéités, à des longueurs qu’il faudrait compter différemment selon qu’elles sont censées en repos ou en mouvement. Mais cette fois nous sommes devant la forme définitive de la théorie de la Relativité. Nous devons nous demander dans quel sens les mots sont pris.

Considérons d’abord la pluralité des Temps, et reprenons nos deux systèmes S et S. Le physicien placé en S adopte son système comme système de référence. Voilà donc S en repos et S en mouvement. À l’intérieur de son système, censé immobile, notre physicien institue l’expérience Michelson-Morley. Pour l’objet restreint que nous poursuivons en ce moment, il sera utile de couper l’expérience en deux et de n’en retenir, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’une moitié. Nous supposerons donc que le physicien s’occupe uniquement du trajet de la lumière dans la direction OB perpendiculaire à celle du mouvement réciproque des deux systèmes. Sur une horloge placée au point O, il lit le temps t qu’a mis le rayon à aller de O en B et à revenir de B en O. De quel temps s’agit-il ?

Évidemment d’un temps réel, au sens que nous donnions plus haut à cette expression. Entre le départ et le retour du rayon la conscience du physicien a vécu une certaine durée : le mouvement des aiguilles de l’horloge est un flux contemporain de ce flux intérieur et qui sert à le mesurer. Aucun doute, aucune difficulté. Un temps vécu et compté par une conscience est réel par définition.

Regardons alors un second physicien placé en S. Il se juge immobile, ayant coutume de prendre son propre système pour système de référence. Le voici qui fait l’expérience Michelson-Morley ou plutôt, lui aussi, la moitié de l’expérience. Sur une horloge placée en O il note le temps que met le rayon de lumière à aller de O à B et à en revenir. Quel est donc ce temps qu’il compte ? Évidemment le temps qu’il vit. Le mouvement de son horloge est contemporain du flux de sa conscience. C’est encore un temps réel par définition.

Ainsi, le temps vécu et compté par le premier physicien dans son système, et le temps vécu et compté par le second dans le sien, sont l’un et l’autre des temps réels.

Sont-ils, l’un et l’autre, un seul et même Temps ? Sont-ce des Temps diffé­rents ? Nous allons démontrer qu’il s’agit du même Temps dans les deux cas.

En effet, dans quelque sens qu’on entende les ralentissements ou accéléra­tions de temps et par conséquent les Temps multiples dont il est question dans la théorie de la Relativité, un point est certain : ces ralentissements et ces accélérations tiennent uniquement aux mouvements des systèmes que l’on considère et ne dépendent que de la vitesse dont on suppose chaque système animé. Nous ne changerons donc rien à n’importe quel Temps, réel ou fictif, du système S si nous supposons que ce système est un duplicata du système S, car le contenu du système, la nature des événements qui s’y déroulent, n’entrent pas en ligne de compte : seule importe la vitesse de translation du système. Mais si S est un double de S, il est évident que le Temps vécu et noté par le second physicien pendant son expérience dans le système S, jugé par lui immobile, est identique au Temps vécu et noté par le premier dans le système S également censé immobile, puisque S et S, une fois immobilisés, sont interchangeables. Donc, le Temps vécu et compté dans le système, le Temps intérieur et immanent au système, le Temps réel enfin, est le même pour S et pour S.

Mais alors, que sont les Temps multiples, à vitesses d’écoulement inégales, que la théorie de la Relativité trouve aux divers systèmes selon la vitesse dont ces systèmes sont animés ?

Revenons à nos deux systèmes S et S. Si nous considérons le Temps que le physicien Pierre, situé en S, attribue au système S, nous voyons que ce Temps est en effet plus lent que le Temps compté par Pierre dans son propre système. Ce temps-là n’est donc pas vécu par Pierre. Mais nous savons qu’il ne l’est pas non plus par Paul. Il ne l’est donc ni par Pierre ni par Paul. À plus forte raison ne l’est-il pas par d’autres. Mais ce n’est pas assez dire. Si le Temps attribué par Pierre au système de Paul n’est vécu ni par Pierre ni par Paul ni par qui que ce soit, est-il du moins conçu par Pierre comme vécu ou pouvant être vécu par Paul, ou plus généralement par quelqu’un, ou plus généralement encore par quelque chose ? À y regarder de près, on verra qu’il n’en est rien. Sans doute Pierre colle sur ce Temps une étiquette au nom de Paul ; mais s’il se représentait Paul conscient, vivant sa propre durée et la mesurant, par là même il verrait Paul prendre son propre système pour système de référence, et se placer alors dans ce Temps unique, intérieur à chaque système, dont nous venons de parler : par là même aussi, d’ailleurs, Pierre ferait provisoirement abandon de son système de référence, et par conséquent de son existence comme physicien, et par conséquent aussi de sa conscience ; Pierre ne se verrait plus lui-même que comme une vision de Paul. Mais quand Pierre attribue au système de Paul un Temps ralenti, il n’envisage plus dans Paul un physicien, ni même un être conscient, ni même un être : il vide de son intérieur conscient et vivant l’image visuelle de Paul, ne retenant du personnage que son enveloppe extérieure (elle seule en effet intéresse la physique) : alors, les nombres par lesquels Paul eût noté les intervalles de temps de son système s’il eût été conscient, Pierre les multiplie par

équation
pour les faire entrer dans une représentation mathématique de l’univers prise de son point de vue à lui, et non plus de celui de Paul. Ainsi, en résumé, tandis que le temps attribué par Pierre à son propre système est le temps par lui vécu, le temps que Pierre attribue au système de Paul n’est ni le temps vécu par Pierre, ni le temps vécu par Paul, ni un temps que Pierre conçoive comme vécu ou pouvant être vécu par Paul vivant et conscient. Qu’est-il donc, sinon une simple expression mathématique destinée à marquer que c’est le système de Pierre, et non pas le système de Paul, qui est pris pour système de référence ?

Je suis peintre, et j’ai à représenter deux personnages, Jean et Jacques, dont l’un est à mes côtés, tandis que l’autre est à deux ou trois cents mètres de moi. Je dessinerai le premier en grandeur naturelle, et je réduirai l’autre à la dimension d’un nain. Tel de mes confrères, qui sera près de Jacques et qui voudra également peindre les deux, fera l’inverse de ce que je fais ; il montrera Jean très petit et Jacques en grandeur naturelle. Nous aurons d’ailleurs raison l’un et l’autre. Mais, de ce que nous avons tous deux raison, a-t-on le droit de conclure que Jean et Jacques n’ont ni la taille normale ni celle d’un nain, ou qu’ils ont l’une et l’autre à la fois, ou que c’est comme on voudra ? Évidem­ment non. Taille et dimension sont des termes qui ont un sens précis quand il s’agit d’un modèle qui pose : c’est ce que nous percevons de la hauteur et de la largeur d’un personnage quand nous sommes à côté de lui, quand nous pouvons le toucher et porter le long de son corps une règle destinée à la mesure. Étant près de Jean, le mesurant si je veux et me proposant de le peindre en grandeur naturelle, je lui donne sa dimension réelle ; et, en représentant Jacques comme un nain, j’exprime simplement l’impossibilité où je suis de le toucher, – même, s’il est permis de parler ainsi, le degré de cette impossibilité : le degré d’impossibilité est justement ce qu’on appelle distance, et c’est de la distance que tient compte la perspective. De même, à l’intérieur du système où je suis, et que j’immobilise par la pensée en le prenant pour système de référence, je mesure directement un temps qui est le mien et celui de mon système ; c’est cette mesure que j’inscris dans ma représentation de l’univers pour tout ce qui concerne mon système. Mais, en immobilisant mon système, j’ai mobilisé les autres, et je les ai mobilisés diversement. Ils ont acquis des vitesses différentes. Plus leur vitesse est grande, plus elle est éloignée de mon immobilité. C’est cette plus ou moins grande distance de leur vitesse à ma vitesse nulle que j’exprime dans ma représentation mathématique des autres systèmes quand je leur compte des Temps plus ou moins lents, d’ailleurs tous plus lents que le mien, de même que c’est la plus ou moins grande distance entre Jacques et moi que j’exprime en réduisant plus ou moins sa taille. La multiplicité des Temps que j’obtiens ainsi n’empêche pas l’unité du temps réel ; elle la présupposerait plutôt, de même que la diminution de la taille avec la distance, sur une série de toiles où je représenterais Jacques plus ou moins éloigné, indiquerait que Jacques conserve la même grandeur.

Ainsi s’efface la forme paradoxale qui a été donnée à la théorie de la pluralité des Temps. « Supposez, a-t-on dit, un voyageur enfermé dans un projectile qui serait lancé de Terre avec une vitesse inférieure d’un vingt millième environ à celle de la lumière, qui rencontrerait une étoile et qui serait renvoyé à la Terre avec la même vitesse. Ayant vieilli de deux ans par exemple quand il sortira de son projectile, il trouvera que c’est de deux cents ans qu’a vieilli notre globe. » – En est-on bien sûr ? Regardons de plus près. Nous allons voir s’évanouir l’effet de mirage, car ce n’est pas autre chose.

Le boulet est parti d’un canon attaché à la Terre immobile. Appelons Pierre le personnage qui reste près du canon, la Terre étant alors notre système S. Le voyageur enfermé dans le boulet S devient ainsi notre personnage Paul. On s’est placé, disions-nous, dans l’hypothèse où Paul reviendrait après deux cents ans vécus par Pierre. On a donc considéré Pierre vivant et conscient : ce sont bien deux cents ans de son flux intérieur qui se sont écoulés pour Pierre entre le départ et le retour de Paul.

Passons alors à Paul. Nous voulons savoir combien de temps il a vécu. C’est donc à Paul vivant et conscient que nous devons nous adresser, et non pas à l’image de Paul représentée dans la conscience de Pierre. Mais Paul vivant et conscient prend évidemment pour système de référence son boulet : par là même il l’immobilise. Du moment que nous nous adressons à Paul, nous sommes avec lui, nous adoptons son point de vue. Mais alors, voilà le boulet arrêté : c’est le canon, avec la Terre y attachée, qui fuit à travers l’espace. Tout ce que nous disions de Pierre, il faut maintenant que nous le répétions de Paul : le mouvement étant réciproque, les deux personnages sont interchan­geables. Si, tout à l’heure, regardant à l’intérieur de la conscience de Pierre, nous assistions à un certain flux, c’est exactement le même flux que nous allons constater dans la conscience de Paul. Si nous disions que le premier flux était de deux cents ans, c’est de deux cents ans que sera l’autre flux. Pierre et Paul, la Terre et le boulet, auront vécu la même durée et vieilli pareillement.

Où sont donc les deux années de temps ralenti qui devaient paresser mollement pour le boulet tandis que deux cents ans auraient à courir sur la Terre ? Notre analyse les aurait-elle volatilisées ? Que non pas ! nous allons les retrouver. Mais nous n’y pourrons plus rien loger, ni des êtres ni des choses ; et il faudra chercher un autre moyen de ne pas vieillir.

Nos deux personnages sont nous apparus en effet comme vivant un seul et même temps, deux cents ans, parce que nous nous placions et au point de vue de l’un et au point de vue de l’autre. Il le fallait, pour interpréter philosophi­quement la thèse d’Einstein, qui est celle de la relativité radicale et par consé­quent de la réciprocité parfaite du mouvement rectiligne et uniforme 25. Mais cette manière de procéder est propre au philosophe qui prend la thèse d’Einstein dans son intégralité et qui s’attache à la réalité – je veux dire à la chose perçue ou perceptible – que cette thèse évidemment exprime. Elle implique qu’à aucun moment on ne perdra de vue l’idée de réciprocité et que par conséquent on ira sans cesse de Pierre à Paul et de Paul à Pierre, les tenant pour interchangeables, les immobilisant tour à tour, ne les immobilisant d’ailleurs que pour un instant, grâce à une oscillation rapide de l’attention qui ne veut rien sacrifier de la thèse de la Relativité. Mais le physicien est bien obligé de procéder autrement, même s’il adhère sans réserve à la théorie d’Einstein. Il commencera, sans doute, par se mettre en règle avec elle. Il affirmera la réciprocité. Il posera qu’on a le choix entre le point de vue de Pierre et celui de Paul. Mais, cela dit, il choisira l’un des deux, car il ne peut pas rapporter les événements de l’univers, en même temps, à deux systèmes d’axes différents. S’il se met par la pensée à la place de Pierre, il comptera à Pierre le temps que Pierre se compte à lui-même, c’est-à-dire le temps réellement vécu par Pierre, et à Paul le temps que Pierre lui prête. S’il est avec Paul, il comptera à Paul le temps que Paul se compte, c’est-à-dire le temps que Paul vit effectivement, et à Pierre le temps que Paul lui attribue. Mais, encore une fois, il optera nécessairement pour Pierre ou pour Paul. Supposons qu’il choisisse Pierre. C’est bien alors deux ans, et deux ans seulement, qu’il devra compter à Paul.

En effet, Pierre et Paul ont affaire à la même physique. Ils observent les mêmes relations entre phénomènes, ils trouvent à la nature les mêmes lois. Mais le système de Pierre est immobile et celui de Paul en mouvement. Tant qu’il s’agit de phénomènes attachés en quelque sorte au système, c’est-à-dire définis par la physique de telle manière que le système soit censé les entraîner quand il est censé se mouvoir, les lois de ces phénomènes doivent évidem­ment être les mêmes pour Pierre et pour Paul : les phénomènes en mouve­ment, étant perçus par Paul qui est animé du même mouvement qu’eux, sont immobiles à ses yeux et lui apparaissent exactement comme apparaissent à Pierre les phénomènes analogues de son propre système. Mais les phéno­mènes électro-magnétiques se présentent de telle manière qu’on ne peut plus, quand le système où ils se produisent est censé se mouvoir, les considérer comme participant au mouvement du système. Et cependant les relations de ces phénomènes entre eux, leurs relations avec les phénomènes entraînés dans le mouvement du système, sont encore pour Paul ce qu’elles sont pour Pierre. Si la vitesse du boulet est bien celle que nous avons supposée, Pierre ne peut exprimer cette persistance des relations qu’en attribuant à Paul un Temps cent fois plus lent que le sien, comme on le voit d’après les équations de Lorentz. S’il comptait autrement, il n’inscrirait pas dans sa représentation mathématique du monde que Paul en mouvement trouve entre tous les phénomènes, – y compris les phénomènes électro-magnétiques, – les mêmes relations que Pierre en repos. Il pose bien ainsi, implicitement, que Paul référé pourrait devenir Paul référant, car pourquoi les relations se conservent-elles pour Paul, pourquoi doivent-elles être marquées par Pierre à Paul telles qu’elles apparaissent à Pierre, sinon parce que Paul se décréterait immobile du même droit que Pierre ? Mais c’est une simple conséquence de cette réciprocité qu’il note ainsi, et non pas la réciprocité même. Encore une fois, il s’est fait lui-même référant, et Paul n’est que référé. Dans ces conditions, le Temps de Paul est cent fois plus lent que celui de Pierre. Mais c’est du temps attribué, ce n’est pas du temps vécu. Le temps vécu par Paul serait le temps de Paul référant et non plus référé : ce serait exactement le temps que vient de se trouver Pierre.

Nous revenons donc toujours au même point : il y a un seul Temps réel, et les autres sont fictifs. Qu’est-ce en effet qu’un Temps réel, sinon un Temps vécu ou qui pourrait l’être ? Qu’est-ce qu’un Temps irréel, auxiliaire, fictif, sinon celui qui ne saurait être vécu effectivement par rien ni par personne ?

Mais on voit l’origine de la confusion. Nous la formulerions ainsi : l’hypothèse de la réciprocité ne peut se traduire mathématiquement que dans celle de la non-réciprocité, car traduire mathématiquement la liberté de choisir entre deux systèmes d’axes consiste à choisir effectivement l’un d’eux 26. La faculté qu’on avait de choisir ne peut pas se lire dans le choix qu’on a fait en vertu d’elle. Un système d’axes, par cela seul qu’il est adopté, devient un système privilégié. Dans l’usage mathématique qu’on en fait, il est indiscer­nable d’un système absolument immobile. Voilà pourquoi relativité unilatérale et relativité bilatérale s’équivalent mathématiquement, au moins dans le cas qui nous occupe. La différence n’existe ici que pour le philosophe ; elle ne se révèle que si l’on se demande quelle réalité, c’est-à-dire quelle chose perçue ou perceptible, les deux hypothèses impliquent. La plus ancienne, celle du système privilégié en état de repos absolu, aboutirait bien à poser des Temps multiples et réels. Pierre, réellement immobile, vivrait une certaine durée ; Paul, réellement en mouvement, vivrait une durée plus lente. Mais l’autre, celle de la réciprocité, implique que la durée plus lente doit être attribuée par Pierre à Paul ou par Paul à Pierre, selon que Pierre ou Paul est référant, selon que Paul ou Pierre est référé. Leurs situations sont identiques ; ils vivent un seul et même Temps, mais ils s’attribuent réciproquement un Temps différent de celui-là et ils expriment ainsi, selon les règles de la perspective, que la physique d’un observateur imaginaire en mouvement doit être la même que celle d’un observateur réel en repos. Donc, dans l’hypothèse de la réciprocité, on a au moins autant de raison que le sens commun de croire à un Temps unique : l’idée paradoxale de Temps multiples ne s’impose que dans l’hypo­thèse du système privilégié. Mais, encore une fois, on ne peut s’exprimer mathématiquement que dans l’hypothèse d’un système privilégié, même quand on a commencé par poser la réciprocité ; et le physicien, se sentant quitte envers l’hypothèse de la réciprocité une fois qu’il lui a rendu hommage en choisissant comme il le voulait son système de référence, l’abandonne au philosophe et s’exprimera désormais dans la langue du système privilégié. Sur la foi de cette physique, Paul entrera dans le boulet. Il s’apercevra en route que la philosophie avait raison 27.

Ce qui a contribué à entretenir l’illusion, c’est que la théorie de la Relativité restreinte déclare précisément chercher pour les choses une repré­sentation indépendante du système de référence 28. Elle semble donc interdire au physicien de se placer à un point de vue déterminé. Mais il y a ici une importante distinction à faire. Sans doute le théoricien de la Relativité entend donner aux lois de la nature une expression qui conserve sa forme, à quelque système de référence qu’on rapporte les événements. Mais cela veut simple­ment dire que, se plaçant à un point de vue déterminé comme tout physicien, adoptant nécessairement un système de référence déterminé et notant ainsi des grandeurs déterminées, il établira entre ces grandeurs des relations qui devront se conserver, invariantes, entre les grandeurs nouvelles qu’on trouvera si l’on adopte un nouveau système de référence. C’est justement parce que sa méthode de recherche et ses procédés de notation l’assurent d’une équivalence entre toutes les représentations de l’univers prises de tous les points de vue qu’il a le droit absolu (mal assuré à l’ancienne physique) de s’en tenir à son point de vue personnel et de tout rapporter à son unique système de référence. Mais à ce système de référence il est bien obligé de s’attacher généralement 29. À ce système devra donc s’attacher aussi le philosophe quand il voudra distinguer le réel du fictif. Est réel ce qui est mesuré par le physicien réel, fictif ce qui est représenté dans la pensée du physicien réel comme mesuré par des physiciens fictifs. Mais nous reviendrons sur ce point dans le courant de notre travail. Pour le moment, indiquons une autre source d’illusion, moins apparente encore que la première.

Le physicien Pierre admet naturellement (ce n’est qu’une croyance, car on ne saurait le prouver) qu’il y a d’autres consciences que la sienne, répandues sur la surface de la Terre, concevables même en n’importe quel point de l’univers. Paul, Jean et Jacques auront donc beau être en mouvement par rapport à lui : il verra en eux des esprits qui pensent et sentent à sa manière. C’est qu’il est homme avant d’être physicien. Mais quand il tient Paul, Jean et Jacques pour des êtres semblables à lui, pourvus d’une conscience comme la sienne, il oublie réellement sa physique ou profite de l’autorisation qu’elle lui laisse de parler dans la vie courante comme le commun des mortels. En tant que physicien, il est intérieur au système où il prend ses mesures et auquel il rapporte toutes choses. Physiciens encore comme lui, et par conséquent conscients comme lui, seront à la rigueur des hommes attachés au même système : ils construisent en effet, avec les mêmes nombres, la même repré­sentation du monde prise du même point de vue ; ils sont, eux aussi, référants. Mais les autres hommes ne seront plus que référés ; ils ne pourront maintenant être, pour le physicien, que des marionnettes vides. Que si Pierre leur concé­dait une âme, il perdrait aussitôt la sienne ; de référés ils seraient devenus référants ; ils seraient physiciens, et Pierre aurait à se faire marionnette à son tour. Ce va-et-vient de conscience ne commence d’ailleurs évidemment que lorsqu’on s’occupe de physique, car il faut bien alors choisir un système de référence. Hors de là, les hommes restent ce qu’ils sont, conscients les uns comme les autres. Il n’y a aucune raison pour qu’ils ne vivent plus alors la même durée et n’évoluent pas dans le même Temps. La pluralité des Temps se dessine au moment précis où il n’y a plus qu’un seul homme ou un seul groupe à vivre du temps. Ce Temps-là devient alors seul réel : c’est le Temps réel de tout à l’heure, mais accaparé par l’homme ou le groupe qui s’est érigé en physicien. Tous les autres hommes, devenus fantoches à partir de ce moment, évoluent désormais dans des Temps que le physicien se représente et qui ne sauraient plus être du Temps réel, n’étant pas vécus et ne pouvant pas l’être. Imaginaires, on en imaginera naturellement autant qu’on voudra.

Ce que nous allons ajouter maintenant semblera paradoxal, et pourtant c’est la simple vérité. L’idée d’un Temps réel commun aux deux systèmes, identique pour S et pour S, s’impose dans l’hypothèse de la pluralité des Temps mathématiques avec plus de force que dans l’hypothèse communément admise d’un Temps mathématique un et universel. Car, dans toute hypothèse autre que celle de la Relativité, S et S ne sont pas strictement interchangea­bles : ils occupent des situations différentes par rapport à quelque système privilégié ; et, même si l’on a commencé par faire de l’un le duplicata de l’autre, on les voit aussitôt se différencier l’un de l’autre par le seul fait de ne pas entretenir la même relation avec le système central. On a beau alors leur attribuer le même Temps mathématique, comme on l’avait toujours fait jusqu’à Lorentz et Einstein, il est impossible de démontrer strictement que les observateurs placés respectivement dans ces deux systèmes vivent la même durée intérieure et que par conséquent les deux systèmes aient le même Temps réel ; il est même très difficile alors de définir avec précision cette identité de durée ; tout ce qu’on peut dire est qu’on ne voit aucune raison pour qu’un observateur se transportant de l’un à l’autre système ne réagisse pas psycho­logiquement de la même manière, ne vive pas la même durée intérieure, pour des portions supposées égales d’un même Temps mathématique universel. Argumentation sensée, à laquelle on n’a rien opposé de décisif, mais qui manque de rigueur et de précision. Au contraire, l’hypothèse de la Relativité consiste essentiellement à rejeter le système privilégié : S et S doivent donc être tenus, pendant qu’on les considère, pour strictement interchangeables si l’on a commencé par faire de l’un le duplicata de l’autre. Mais alors les deux personnages en S et S peuvent être amenés par notre pensée à coïncider ensemble, comme deux figures égales qu’on superposerait : ils devront coïncider, non seulement quant aux divers modes de la quantité, mais encore, si je puis m’exprimer ainsi, quant à la qualité, car leurs vies intérieures sont devenues indiscernables, tout comme ce qui se prête en eux à la mesure : les deux systèmes demeurent constamment ce qu’ils étaient au moment où on les a posés, des duplicata l’un de l’autre, alors qu’en dehors de l’hypothèse de la Relativité ils ne l’étaient plus tout à fait le moment d’après, quand on les abandonnait à leur sort. Mais nous n’insisterons pas sur ce point. Disons sim­plement que les deux observateurs en S et en S vivent exactement la même durée, et que les deux systèmes ont ainsi le même Temps réel.

En est-il ainsi encore de tous les systèmes de l’univers ? Nous avons attribué à S une vitesse quelconque : de tout système S" nous pourrons donc répéter ce que nous avons dit de S ; l’observateur qu’on y attachera y vivra la même durée qu’en S. Tout au plus nous objectera-t-on que le déplacement réciproque de S" et de S n’est pas le même que celui de S et de S, et que par conséquent, lorsque nous immobilisons S en système de référence dans le premier cas, nous ne faisons pas absolument la même chose que dans le second. La durée de l’observateur en S immobile, quand S est le système qu’on réfère à S, ne serait donc pas nécessairement la même que celle de ce même observateur, quand le système référé à S est S" ; il y aurait, en quelque sorte, des intensités d’immobilité différentes, selon qu’aurait été plus ou moins grande la vitesse de déplacement réciproque des deux systèmes avant que l’un d’eux, érigé tout à coup en système de référence, fût immobilisé par l’esprit. Nous ne pensons pas que personne veuille aller aussi loin. Mais, même alors, on se placerait tout bonnement dans l’hypothèse qu’on fait d’ordinaire lorsqu’on promène un observateur imaginaire à travers le monde et qu’on se juge en droit de lui attribuer partout la même durée. On entend par là qu’on n’aperçoit aucune raison de croire le contraire : quand les apparences sont d’un certain côté, c’est à celui qui les déclare illusoires de prouver son dire. Or l’idée de poser une pluralité de Temps mathématiques n’était jamais venue à l’esprit avant la théorie de la Relativité ; c’est donc uniquement à celle-ci qu’on se référerait pour mettre en doute l’unité du Temps. Et nous venons de voir que dans le cas, seul tout à fait précis et clair, de deux systèmes S et S se déplaçant par rapport l’un à l’autre, la théorie de la Relativité aboutirait à affirmer plus rigoureusement qu’on ne le fait d’ordinaire l’unité du Temps réel. Elle permet de définir et presque de démontrer l’identité, au lieu de s’en tenir à l’assertion vague et simplement plausible dont on se contente généralement. Concluons de toute manière, en ce qui concerne l’universalité du Temps réel, que la théorie de la Relativité n’ébranle pas l’idée admise et tendrait plutôt à la consolider.

Passons alors au second point, la dislocation des simultanéités. Mais rappelons d’abord en deux mots ce que nous disions de la simultanéité intuitive, celle qu’on pourrait appeler réelle et vécue. Einstein l’admet néces­sairement, puisque c’est par elle qu’il note l’heure d’un événement. On peut donner de la simultanéité les définitions les plus savantes, dire que c’est une identité entre les indications d’horloges réglées les unes sur les autres par un échange de signaux optiques, conclure de là que la simultanéité est relative au procédé de réglage. Il n’en est pas moins vrai que, si l’on compare des horloges, c’est pour déterminer l’heure des événements : or, la simultanéité d’un événement avec l’indication de l’horloge qui en donne l’heure ne dépend d’aucun réglage des événements sur les horloges ; elle est absolue 30. Si elle n’existait pas, si la simultanéité n’était que correspondance entre indications d’horloges, si elle n’était pas aussi, et avant tout, correspondance entre une indication d’horloge et un événement, on ne construirait pas d’horloges, ou personne n’en achèterait. Car on n’en achète que pour savoir l’heure qu’il est. Mais « savoir l’heure qu’il est », c’est noter la simultanéité d’un événement, d’un moment de notre vie ou du monde extérieur, avec une indication d’horlo­ge ; ce n’est pas, en général, constater une simultanéité entre des indications d’horloges. Donc, impossible au théoricien de la Relativité de ne pas admettre la simultanéité intuitive 31. Dans le réglage même de deux horloges l’une sur l’autre par signaux optiques il use de cette simultanéité, et il en use trois fois, car il doit noter 1° le moment du départ du signal optique, 2° le moment de l’arrivée, 3° celui du retour. Maintenant, il est aisé de voir que l’autre simul­tanéité, celle qui dépend d’un réglage d’horloges effectué par un échange de signaux, ne s’appelle encore simultanéité que parce qu’on se croit capable de la convertir en simultanéité intuitive 32. Le personnage qui règle des horloges les unes sur les autres les prend nécessairement à l’intérieur de son système : ce système étant son système de référence, il le juge immobile. Pour lui, donc, les signaux échangés entre deux horloges éloignées l’une de l’autre font le même trajet à l’aller et au retour. S’il se plaçait en n’importe quel point équi­distant des deux horloges, et s’il avait d’assez bons yeux, il saisirait dans une intuition instantanée les indications données par les deux horloges optique­ment réglées l’une sur l’autre, et il les verrait marquer à ce moment la même heure. La simultanéité savante lui paraît donc toujours pouvoir se convertir pour lui en simultanéité intuitive, et c’est la raison pour laquelle il l’appelle simultanéité.

Ceci posé, considérons deux systèmes S et S en mouvement par rapport l’un à l’autre. Prenons d’abord S comme système de référence. Par là même nous l’immobilisons. Les horloges y ont été réglées, comme dans tout systè­me, par un échange de signaux optiques. Comme pour tout réglage d’horloges, on a supposé alors que les signaux échangés faisaient le même trajet à l’aller et au retour. Mais ils le font effectivement, du moment que le système est immobile. Si l’on appelle Hm et Hn les points où sont les deux horloges, un observateur intérieur au système, choisissant n’importe quel point équidistant de Hm et de Hn, pourra, s’il a d’assez bons yeux, embrasser de là dans un acte unique de vision instantanée deux événements quelconques qui se passent respectivement aux points Hm et Hn quand ces deux horloges marquent la même heure. En particulier, il embrassera dans cette perception instantanée les deux indications concordantes des deux horloges, – indications qui sont, elles aussi, des événements. Toute simultanéité indiquée par des horloges pourra donc être convertie à l’intérieur du système en simultanéité intuitive.

Considérons alors le système S. Pour un observateur intérieur au système, il est clair que la même chose va se passer. Cet observateur prend S pour système de référence. Il le rend donc immobile. Les signaux optiques au moyen desquels il règle ses horloges les unes sur les autres font alors le même trajet à l’aller et au retour. Donc, quand deux de ses horloges indiquent la même heure, la simultanéité qu’elles marquent pourrait être vécue et devenir intuitive.

Ainsi, rien d’artificiel ni de conventionnel dans la simultanéité, qu’on la prenne dans l’un ou dans l’autre des deux systèmes.

Mais voyons maintenant comment l’un des deux observateurs, celui qui est en S, juge ce qui se passe en S. Pour lui, S se meut et par conséquent les signaux optiques échangés entre deux horloges de ce système ne font pas, comme le croirait un observateur attaché au système, le même trajet à l’aller et au retour (sauf naturellement dans le cas particulier où les deux horloges occupent un même plan perpendiculaire à la direction du mouvement). Donc, à ses yeux, le réglage des deux horloges s’est opéré de telle manière qu’elles donnent la même indication là où il n’y a pas simultanéité, mais succession. Seulement, remarquons qu’il adopte ainsi une définition toute conventionnelle de la succession, et par conséquent aussi de la simultanéité. Il convient d’appeler successives les indications concordantes d’horloges qui auront été réglées l’une sur l’autre dans les conditions où il aperçoit le système S – je veux dire réglées de telle manière qu’un observateur extérieur au système n’attribue pas le même trajet au signal optique pour l’aller et pour le retour. Pourquoi ne définit-il pas la simultanéité par la concordance d’indication entre des horloges réglées de telle sorte que le trajet d’aller et de retour soit le même pour des observateurs intérieurs au système ? On répond que chacune des deux définitions est valable pour chacun des deux observateurs, et que c’est justement la raison pour laquelle les mêmes événements du système S peuvent être dits simultanés ou successifs, selon qu’on les envisage du point de vue de S ou du point de vue de S. Mais il est aisé de voir que l’une des deux définitions est purement conventionnelle, tandis que l’autre ne l’est pas.

Pour nous en rendre compte, nous allons revenir à une hypothèse que nous avons déjà faite. Nous supposerons que S est un duplicata du système S, que les deux systèmes sont identiques, qu’ils déroulent au-dedans d’eux la même histoire. Ils sont en état de déplacement réciproque, parfaitement interchan­geables ; mais l’un d’eux est adopté comme système de référence et, à partir de ce moment, censé immobile : ce sera S. L’hypothèse que S est un duplicata de S ne porte aucune atteinte à la généralité de notre démonstration, puisque la dislocation alléguée de la simultanéité en succession, et en succession plus ou moins lente selon que le déplacement du système est plus ou moins rapide, ne dépend que de la vitesse du système, nullement de son contenu. Ceci posé, il est clair que si des événements A, B, C, D du système S sont simultanés pour l’observateur en S, les événements identiques A, B, C, D du système S seront simultanés aussi pour l’observateur en S. Maintenant, les deux groupes A, B, C, D et A, B, C, D, dont chacun se compose d’événements simultanés les uns aux autres pour un observateur intérieur au système, seront-ils en outre simultanés entre eux, je veux dire perçus comme simultanés par une con­science suprême capable de sympathiser instantanément ou de communiquer télépathiquement avec les deux consciences en S et en S ? Il est évident que rien ne s’y oppose. Nous pouvons imaginer en effet, comme tout à l’heure, que le duplicata S se soit détaché à un certain moment de S et doive ensuite venir le retrouver. Nous avons démontré que les observateurs intérieurs aux deux systèmes auront vécu la même durée totale. Nous pouvons donc, dans l’un et l’autre système, diviser cette durée en un même nombre de tranches tel que chacune d’elles soit égale à la tranche correspondante de l’autre système. Si le moment M où se produisent les événements simultanés A, B, C, D se trouve être l’extrémité d’une des tranches (et l’on peut toujours s’arranger pour qu’il en soit ainsi), le moment M où les événements simultanés A, B, C, D se produisent dans le système S sera l’extrémité de la tranche correspondante. Situé de la même manière que M à l’intérieur d’un intervalle de durée dont les extrémités coïncident avec celles de l’intervalle où se trouve M, il sera nécessairement simultané à M. Et dès lors les deux groupes d’événements simultanés A, B, C, D et A, B, C, D seront bien simultanés entre eux. On peut donc continuer à imaginer, comme par le passé, des coupes instantanées d’un Temps unique et des simultanéités absolues d’événements.

Seulement, du point de vue de la physique, le raisonnement que nous venons de faire ne comptera pas. Le problème physique se pose en effet ainsi : S étant en repos et S en mouvement, comment des expériences sur la vitesse de la lumière, faites en S, donneront-elles le même résultat en S ? Et l’on sous-entend que le physicien du système S existe seul en tant que physicien : celui du système S est simplement imaginé. Imaginé par qui ? Nécessaire­ment par le physicien du système S. Du moment qu’on a pris S pour système de référence, c’est de là, et de là seulement, qu’est désormais possible une vue scientifique du monde. Maintenir des observateurs conscients en S et en S tout à la fois serait autoriser les deux systèmes à s’ériger l’un et l’autre en système de référence, à se décréter ensemble immobiles : or ils ont été suppo­sés en état de déplacement réciproque ; il faut donc que l’un des deux au moins se meuve. En celui qui se meut on laissera sans doute des hommes ; mais ils auront abdiqué momentanément leur conscience ou du moins leurs facultés d’observation ; ils ne conserveront, aux yeux de l’unique physicien, que l’aspect matériel de leur personne pendant tout le temps qu’il sera question de physique. Dès lors notre raisonnement s’écroule, car il impliquait l’exis­tence d’hommes également réels, semblablement conscients, jouissant des mêmes droits dans le système S et dans le système S. Il ne peut plus être question que d’un seul homme ou d’un seul groupe d’hommes réels, con­scients, physiciens : ceux du système de référence. Les autres seraient aussi bien des marionnettes vides ; ou bien alors ce ne seront que des physiciens virtuels, simplement représentés dans l’esprit du physicien en S. Comment celui-ci se les représentera-t-il ? Il les imaginera, comme tout à l’heure, expérimentant sur la vitesse de la lumière, mais non plus avec une horloge unique, non plus avec un miroir qui réfléchit le rayon lumineux sur lui-même et double le trajet : il y a maintenant un trajet simple, et deux horloges placées respectivement au point de départ et au point d’arrivée. Il devra alors expliquer comment ces physiciens imaginés trouveraient à la lumière la même vitesse que lui, physicien réel, si cette expérience toute théorique devenait pratique­ment réalisable. Or, à ses yeux, la lumière se meut avec une vitesse moindre pour le système S (les conditions de l’expérience étant celles que nous avons indiquées plus haut) ; mais aussi, les horloges en S ayant été réglées de manière à marquer des simultanéités là où il aperçoit des successions, les choses vont s’arranger de telle sorte que l’expérience réelle en S et l’expérience simplement imaginée en S donneront le même nombre pour la vitesse de la lumière. C’est pourquoi notre observateur en S s’en tient à la définition de la simultanéité qui la fait dépendre du réglage des horloges. Cela n’empêche pas les deux systèmes, S aussi bien que S, d’avoir des simultanéités vécues, réelles, et qui ne se règlent pas sur des réglages d’horloges.

Il faut donc distinguer deux espèces de simultanéité, deux espèces de succession. La première est intérieure aux événements, elle fait partie de leur matérialité, elle vient d’eux. L’autre est simplement plaquée sur eux par un observateur extérieur au système. La première exprime quelque chose du système lui-même ; elle est absolue. La seconde est changeante, relative, fictive ; elle tient à la distance, variable dans l’échelle des vitesses, entre l’im­mobilité que ce système a pour lui-même et la mobilité qu’il présente par rapport à un autre : il y a incurvation apparente de la simultanéité en succes­sion. La première simultanéité, la première succession, appartient à un ensem­ble de choses, la seconde à une image que s’en donne l’observateur dans des miroirs d’autant plus déformants que la vitesse attribuée au système est plus grande. L’incurvation de la simultanéité en succession est d’ailleurs juste ce qu’il faut pour que les lois physiques, en particulier celles de l’électroma­gnétisme, soient les mêmes pour l’observateur intérieur au système, situé en quelque sorte dans l’absolu, et pour l’observateur du dehors, dont la relation au système peut varier indéfiniment.

Je suis dans le système S supposé immobile. J’y note intuitivement des simultanéités entre deux événements O et A éloignés l’un de l’autre dans l’espace, m’étant placé à égale distance des deux. Maintenant, puisque le système est immobile, un rayon lumineux qui va et vient entre les points O et A fait le même trajet à l’aller et au retour : si donc j’opère le réglage de deux horloges placées respectivement en O et A dans l’hypothèse que les deux trajets d’aller et de retour P et Q sont égaux, je suis dans le vrai. J’ai ainsi deux moyens de reconnaître ici la simultanéité : l’un intuitif, en embrassant dans un acte de vision instantanée ce qui se passe en O et en A, l’autre dérivé, en consultant les horloges ; et les deux résultats sont concordants. Je suppose maintenant que, rien n’étant changé à ce qui se passe dans le système, P n’apparaisse plus comme égal à Q. C’est ce qui arrive quand un observateur extérieur à S aperçoit ce système en mouvement. Toutes les anciennes simultanéités 33 vont-elles devenir des successions pour cet observateur ? Oui, par convention, si l’on convient de traduire toutes les relations temporelles entre tous les événements du système dans un langage tel qu’il faille en changer l’expression selon que P apparaîtra comme égal ou comme inégal à Q. C’est ce qu’on fait dans la théorie de la Relativité. Moi, physicien relativiste, après avoir été intérieur au système et avoir perçu P comme égal à Q, j’en sors : me plaçant dans une multitude indéfinie de systèmes supposés tour à tour immobiles et par rapport auxquels S se trouverait alors animé de vitesses croissantes, je vois croître l’inégalité entre P et Q. Je dis alors que les événements qui étaient tout à l’heure simultanés deviennent successifs, et que leur intervalle dans le temps est de plus en plus considérable. Mais il n’y a là qu’une convention, convention d’ailleurs nécessaire si je veux préserver l’intégrité des lois de la physique. Car il se trouve précisément que ces lois, si l’on y comprend celles de l’électro-magnétisme, ont été formulées dans l’hypothèse où l’on définirait simultanéité et succession physiques par l’égalité ou l’inégalité apparentes des trajets P et Q. En disant que succession et simultanéité dépendent du point de vue, on traduit cette hypothèse, on rappelle cette définition, on ne fait rien de plus. S’agit-il de succession et de simul­tanéité réelles ? C’est de la réalité, si l’on convient d’appeler représentative du réel toute convention une fois adoptée pour l’expression mathématique des faits physiques. Soit ; mais alors ne parlons plus de temps ; disons qu’il s’agit d’une succession et d’une simultanéité qui n’ont rien à voir avec la durée ; car, en vertu d’une convention antérieure et universellement acceptée, il n’y a pas de temps sans un avant et un après constatés ou constatables par une conscience qui compare l’un à l’autre, cette conscience ne fût-elle qu’une con­science infinitésimale coextensive à l’intervalle entre deux instants infiniment voisins. Si vous définissez la réalité par la convention mathématique, vous avez une réalité conventionnelle. Mais réalité réelle est celle qui est perçue ou qui pourrait l’être. Or, encore une fois, en dehors de ce double trajet PQ qui change d’aspect selon que l’observateur est en dedans ou en dehors du système, tout le perçu et tout le perceptible de S reste ce qu’il est. C’est dire que S peut être censé en repos ou en mouvement, peu importe : la simul­tanéité réelle y restera simultanéité ; et la succession, succession.

Quand vous laissiez S immobile et que vous vous placiez par conséquent à l’intérieur du système, la simultanéité savante, celle qu’on induit de la concordance entre horloges réglées optiquement l’une sur l’autre, coïncidait avec la simultanéité intuitive ou naturelle ; et c’est uniquement parce qu’elle vous servait à reconnaître cette simultanéité naturelle, parce qu’elle en était le signe, parce qu’elle était convertible en simultanéité intuitive, que vous l’appeliez simultanéité. Maintenant, S étant censé en mouvement, les deux genres de simultanéité ne coïncident plus ; tout ce qui était simultanéité natu­relle demeure simultanéité naturelle ; mais, plus augmente la vitesse du système, plus croît l’inégalité entre les trajets P et Q, alors que c’était par leur égalité que se définissait la simultanéité savante. Que devriez-vous faire si vous aviez pitié du pauvre philosophe, condamné au tête-à-tête avec la réalité et ne connaissant qu’elle ? Vous donneriez à la simultanéité savante un autre nom, au moins quand vous parlez philosophie. Vous créeriez pour elle un mot, n’importe lequel, mais vous ne l’appelleriez pas simultanéité, car elle devait ce nom uniquement au fait que, dans S supposé immobile, elle se trouvait signaler la présence d’une simultanéité naturelle, intuitive, réelle, et l’on pourrait croire maintenant qu’elle désigne cette présence encore. Vous-même, d’ailleurs, vous continuez à admettre la légitimité de ce sens originel du mot, en même temps que sa primauté, car lorsque S vous paraît en mouvement, lorsque, parlant de la concordance entre horloges du système, vous semblez ne plus penser qu’à la simultanéité savante, vous faites continuellement intervenir l’autre, la vraie, par la seule constatation d’une « simultanéité » entre une indi­cation d’horloge et un événement « voisin d’elle » (voisin pour vous, voisin pour un homme comme vous, mais immensément éloigné pour un microbe percevant et savant). Pourtant vous conservez le mot. Même, le long de ce mot commun aux deux cas et qui opère magiquement (la science n’agit-elle pas sur nous comme l’ancienne magie ?), vous pratiquez d’une simultanéité à l’autre, de la simultanéité naturelle à la simultanéité savante, une transfusion de réalité. Le passage de la fixité à la mobilité ayant dédoublé le sens du mot, vous glissez à l’intérieur de la seconde signification tout ce qu’il y avait de matérialité et de solidité dans la première. Je dirais qu’au lieu de prémunir le philosophe contre l’erreur vous voulez l’y attirer, si je ne savais l’avantage que vous avez, physicien, à employer le mot simultanéité dans les deux sens : vous rappelez ainsi que la simultanéité savante a commencé par être simultanéité naturelle, et peut toujours le redevenir si la pensée immobilise de nouveau le système.

Du point de vue que nous appelions celui de la relativité unilatérale, il y a un Temps absolu et une heure absolue, le Temps et l’heure de l’observateur situé dans le système privilégié S. Supposons encore une fois que S, ayant d’abord coïncidé avec S, s’en soit ensuite détaché par voie de dédoublement. On peut dire que les horloges de S, qui continuent à être accordées entre elles selon les mêmes procédés, par signaux optiques, marquent la même heure quand elles devraient marquer des heures différentes ; elles notent de la simultanéité dans des cas où il y a effectivement succession. Si donc nous nous plaçons dans l’hypothèse d’une relativité unilatérale, nous devrons admettre que les simultanéités de S se disloquent dans son duplicata S par le seul effet du mouvement qui fait sortir Sde S. À l’observateur en S elles paraissent se conserver, mais elles sont devenues des successions. Au con­traire, dans la théorie d’Einstein, il n’y a pas de système privilégié ; la relativité est bilatérale ; tout est réciproque ; l’observateur en S est aussi bien dans le vrai quand il voit en S une succession que l’observateur en S quand il y voit une simultanéité. Mais aussi, il s’agit de successions et de simultanéités uniquement définies par l’aspect que prennent les deux trajets P et Q : l’observateur en S ne se trompe pas, puisque P est pour lui égal à Q ; l’observateur en S ne se trompe pas davantage, puisque le P et le Q du système S sont pour lui inégaux. Or, inconsciemment, après avoir accepté l’hypothèse de la relativité double, on revient à celle de la relativité simple, d’abord parce qu’elles s’équivalent mathématiquement, ensuite parce qu’il est très difficile de ne pas imaginer selon la seconde quand on pense selon la première. Alors on fera comme si, les deux trajets P et Q apparaissant inégaux quand l’observa­teur est extérieur à S, l’observateur en S se trompait en qualifiant ces lignes d’égales, comme si les événements du système matériel S s’étaient disloqués réellement dans la dissociation des deux systèmes, alors que c’est simplement l’observateur extérieur à S qui les décrète disloqués en se réglant sur la définition posée par lui de la simultanéité. On oubliera que simultanéité et succession sont devenues alors conventionnelles, qu’elles retiennent unique­ment de la simultanéité et de la succession primitives la propriété de corres­pondre à l’égalité ou à l’inégalité des deux trajets P et Q. Encore s’agissait-il alors d’égalité et d’inégalité constatées par un observateur intérieur au système, et par conséquent définitives, invariables.

Que la confusion entre les deux points de vue soit naturelle et même inévitable, on s’en convaincra sans peine en lisant certaines pages d’Einstein lui-même. Non pas qu’Einstein ait dû la commettre ; mais la distinction que vous venons de faire est de telle nature que le langage du physicien est à peine capable de l’exprimer. Elle n’a d’ailleurs pas d’importance pour le physicien, puisque les deux conceptions se traduisent de la même manière en termes mathématiques. Mais elle est capitale pour le philosophe, qui se représentera tout différemment le temps selon qu’il se placera dans une hypothèse ou dans l’autre. Les pages qu’Einstein a consacrées à la relativité de la simultanéité dans son livre sur La Théorie de la Relativité restreinte et généralisée sont instructives à cet égard. Citons l’essentiel de sa démonstration :

« Supposez qu’un train extrêmement long se déplace le long de la voie avec une vitesse v indiquée sur la figure 3. Les voyageurs de ce train préfé­reront considérer ce train comme système de référence ; ils rapportent tous les événements au train. Tout événement qui a lieu en un point de la voie a lieu aussi en un point déterminé du train. La définition de la simultanéité est la même par rapport au train que par rapport à la voie. Mais il se pose alors la question suivante : deux événements (par exemple deux éclairs A et B) simultanés par rapport à la voie sont-ils aussi simultanés par rapport au train ? Nous allons montrer tout de suite que la réponse est négative. En disant que les deux éclairs A et B sont simultanés par rapport à la voie, nous voulons dire ceci : les rayons lumineux issus des points A et B se rencontrent au milieu M de la distance AB comptée le long de la voie. Mais aux événements À et B correspondent aussi des points A et B sur le train. Supposons que M soit le milieu du vecteur AB sur le train en marche. Ce point M coïncide bien avec le point M à l’instant où se produisent les éclairs (instant compté par rapport à la voie), mais il se déplace ensuite vers la droite sur le dessin avec la vitesse v du train. Si un observateur placé dans le train en M n’était pas entraîné avec cette vitesse, il resterait constamment en M, et les rayons lumineux issus des points A et B l’atteindraient simultanément, c’est-à-dire que ces rayons se croiseraient juste sur lui. Mais en réalité il se déplace (par rapport à la voie) et va à la rencontre de la lumière qui lui vient de B, tandis qu’il fuit la lumière lui venant de A. L’observateur verra donc la première plus tôt que la seconde. Les obser­vateurs qui prennent le chemin de fer comme système de référence arrivent à cette conclusion que l’éclair B a été antérieur à l’éclair A. Nous arrivons donc au fait capital suivant. Des événements simultanés par rapport à la voie ne le sont plus par rapport au train, et inversement (relativité de la simultanéité). Chaque système de référence a son temps propre ; une indication de temps n’a de sens que si l’on indique le système de comparaison utilisé pour la mesure du temps » 34.

Ce passage nous fait prendre sur le vif une équivoque qui a été cause de bien des malentendus. Si nous voulons la dissiper, nous commencerons par tracer une figure plus complète. (fig. 4). On remarquera qu’Einstein a indiqué par des flèches la direction du train. Nous indiquerons par d’autres flèches la direction – inverse – de la voie. Car nous ne devons pas oublier que le train et la voie sont en état de déplacement réciproque. Certes, Einstein ne l’oublie pas non plus quand il s’abstient de dessiner des flèches le long de la voie ; il indique par là qu’il choisit la voie comme système de référence. Mais le philosophe, qui veut savoir à quoi s’en tenir sur la nature du temps, qui se demande si la voie et le train ont ou n’ont pas le même Temps réel – c’est-à-dire le même temps vécu ou pouvant l’être – le philosophe devra constamment se rappeler qu’il n’a pas à choisir entre les deux systèmes : il mettra un observateur conscient dans l’un et dans l’autre et cherchera ce qu’est pour chacun d’eux le temps vécu. Dessinons donc des flèches additionnelles. Maintenant ajoutons deux lettres, A et B, pour marquer les extrémités du train : en ne leur donnant pas des noms qui leur soient propres, en leur laissant les appellations A et B des points de la Terre avec lesquels elles coïncident, nous risquerions encore une fois d’oublier que la voie et le train bénéficient d’un régime de parfaite réciprocité et jouissent d’une égale indépendance. Enfin nous appellerons plus généralement M tout point de la ligne A B qui sera situé par rapport à B et à A comme M l’est par rapport à A et à B. Voilà pour la figure.

Lançons maintenant nos deux éclairs. Les points d’où ils partent n’appar­tiennent pas plus au sol qu’au train ; les ondes cheminent indépendamment du mouvement de la source.

Tout de suite apparaît alors que les deux systèmes sont interchangeables, et qu’il se passera en M exactement la même chose qu’au point correspondant M. Si M est le milieu de AB, et que ce soit en M qu’on perçoive une simul­tanéité sur la voie, c’est en M, milieu de B A, qu’on percevra cette même simultanéité dans le train.

Donc, si l’on s’attache réellement au perçu, au vécu, si l’on interroge un observateur réel dans le train et un observateur réel sur la voie, on trouvera qu’on a affaire à un seul et même Temps : ce qui est simultanéité par rapport à la voie est simultanéité par rapport au train.

Mais, en marquant le double groupe de flèches, nous avons renoncé à adopter un système de référence ; nous nous sommes placé par la pensée, à la fois, sur la voie et dans le train ; nous avons refusé de devenir physicien. Nous ne cherchions pas, en effet, une représentation mathématique de l’univers : celle-ci doit naturellement être prise d’un point de vue et se conformer à des lois de perspective mathématique. Nous nous demandions ce qui est réel, c’est-à-dire observé et constaté effectivement.

Au contraire, pour le physicien, il y a ce qu’il constate lui-même, – ceci, il le note tel quel, – et il y a ensuite ce qu’il constate de la constatation éventuelle d’autrui : cela, il le transposera, il le ramènera à son point de vue, toute représentation physique de l’univers devant être rapportée à un système de référence. Mais la notation qu’il en fera alors ne correspondra plus à rien de perçu ou de perceptible ; ce ne sera donc plus du réel, ce sera du symbolique. Le physicien placé dans le train va donc se donner une vision mathématique de l’univers où tout sera converti de réalité perçue en représentation scientifi­quement utilisable, à l’exception de ce qui concerne le train et les objets liés au train. Le physicien placé sur la voie se donnera une vision mathématique de l’univers où tout sera transposé de même, à l’exception de ce qui intéresse la voie et les objets solidaires de la voie. Les grandeurs qui figureront dans ces deux visions seront généralement différentes, mais dans l’une et dans l’autre certaines relations entre grandeurs, que nous appelons les lois de la nature, seront les mêmes, et cette identité traduira précisément le fait que les deux représentations sont celles d’une seule et même chose, d’un univers indé­pendant de notre représentation.

Que verra alors le physicien placé en M sur la voie ? Il constatera la simultanéité des deux éclairs. Notre physicien se saurait être aussi au point M. Tout ce qu’il peut faire est de dire qu’il voit idéalement en M la constatation d’une non-simultanéité entre les deux éclairs. La représentation qu’il va construire du monde repose tout entière sur le fait que le système de référence adopté est lié à la Terre : donc le train se meut ; donc on ne peut mettre en M une constatation de la simultanéité des deux éclairs. À vrai dire, rien n’est constaté en M, puisqu’il faudrait pour cela en M un physicien, et que l’unique physicien du monde est par hypothèse en M. Il n’y a plus en M qu’une certaine notation effectuée par l’observateur en M, notation qui est en effet celle d’une non-simultanéité. Ou, si l’on aime mieux, il y a en M’ un physicien simplement imaginé, n’existant que dans la pensée du physicien en M. Celui-ci écrira alors comme Einstein : « Ce qui est simultanéité par rapport à la voie ne l’est pas par rapport au train. » Et il en aura le droit, s’il ajoute : « du moment que la physique se construit du point de vue de la voie ». Il faudrait d’ailleurs ajouter encore : « Ce qui est simultanéité par rapport au train ne l’est pas par rapport à la voie, du moment que la physique se construit du point de vue du train. » Et enfin il faudrait dire : « Une philosophie qui se place et au point de vue de la voie et au point de vue du train, qui note alors comme simultanéité dans le train ce qu’elle note comme simultanéité sur la voie, n’est plus mi-partie dans la réalité perçue et mi-partie dans une construction scientifique ; elle est tout entière dans le réel, et elle ne fait d’ailleurs que s’approprier complètement l’idée d’Einstein, qui est celle de la réciprocité du mouvement. Mais cette idée, en tant que complète, est philosophique et non plus physique. Pour la traduire en langage de physicien, il faut se placer dans ce que nous avons appelé l’hypothèse de la relativité unilatérale. Et comme ce langage s’impose, on ne s’aperçoit pas qu’on a adopté pour un moment cette hypothèse. On parlera alors d’une multiplicité de Temps qui seraient tous sur le même plan, tous réels par conséquent si l’un d’eux est réel. Mais la vérité est que celui-ci diffère radicalement des autres. Il est réel, parce qu’il est réellement vécu par le physicien. Les autres, simplement pensés, sont des temps auxiliaires, mathématiques, symboliques. »

Mais l’équivoque est si difficile à dissiper qu’on ne saurait l’attaquer sur un trop grand nombre de points. Considérons donc (fig. 5), dans le système S, sur une droite qui marque la direction de son mouvement, trois points M, N, P tels que N soit à une même distance l de M et de P. Supposons un personnage en N. En chacun des trois points M, N, P se déroule une série d’événements qui constitue l’histoire du lieu. À un moment déterminé le personnage perçoit en N un événement parfaitement déterminé. Mais les événements contemporains de celui-là, qui se passent en M et P, sont-ils déterminés aussi ? Non, d’après la théorie de la Relativité. Selon que le système S a une vitesse ou une autre, ce ne sera pas le même événement en M, ni le même événement en P, qui sera contemporain de l’événement en N. Si donc nous considérons le présent du personnage en N, à un moment donné, comme constitué par tous les événements simultanés qui se produisent à ce moment en tous les points de son système, un fragment seulement en sera déterminé : ce sera l’événement qui s’accomplit au point N’ où le personnage se trouve. Le reste sera indéterminé. Les événements en M et P, qui font aussi bien partie du présent de notre personnage, seront ceci ou cela selon qu’on attribuera au système S une vitesse ou une autre, selon qu’on le rapportera à tel ou tel système de référence. Appelons v sa vitesse. Nous savons que lorsque des horloges, réglées comme il le faut, marquent la même heure aux trois points, et par conséquent lorsqu’il y a simultanéité à l’intérieur du système S, l’observateur placé dans le système de référence S voit l’horloge en M avancer et l’horloge en P retarder sur celle de N, avance et retard étant de

équation
secondes du système S. Donc, pour l’observateur extérieur au système, c’est du passé en M, c’est de l’avenir en P, qui entrent dans la contexture du présent de l’observateur en N. Ce qui, en M et P, fait partie du présent de l’observateur en N, apparaît à cet observateur du dehors comme d’autant plus en arrière dans l’histoire passée du lieu M, d’autant plus en avant dans l’histoire à venir du lieu P, que la vitesse du système est plus considérable. Élevons alors sur la droite M P, dans les deux directions opposées, les perpendiculaires M H et P K, et supposons que tous les événements de l’histoire passée du lieu M soient échelonnés le long de M H, tous ceux de l’histoire à venir du lieu P le long de P K. Nous pourrons appeler ligne de simultanéité la droite, passant par le point N, qui joint l’un à l’autre les événements E et F situés, pour l’observateur extérieur au système, dans le passé du lieu M et dans l’avenir du lieu P à une distance
équation
dans le temps (le nombre
équation
désignant des secondes du système S ). Cette ligne, on le voit, s’écarte d’autant plus de M N P que la vitesse du système est plus considérable.

Ici encore la théorie de la Relativité prend au premier abord un aspect paradoxal, qui frappe l’imagination. L’idée vient tout de suite à l’esprit que notre personnage en N, si son regard pouvait franchir instantanément l’espace qui le sépare de P, y apercevrait une partie de l’avenir de ce lieu, puisqu’elle est là, puisque c’est un moment de cet avenir qui est simultané au présent du personnage. Il prédirait ainsi à un habitant du lieu P les événements dont celui-ci sera témoin. Sans doute, se dit-on, cette vision instantanée à distance n’est pas possible en fait ; il n’y a pas de vitesse supérieure à celle de la lumière. Mais on peut se représenter par la pensée une instantanéité de vision, et cela suffit pour que l’intervalle

équation
de l’avenir du lieu P préexiste en droit au présent de ce lieu, y soit préformé et par conséquent prédéterminé. – Nous allons voir qu’il y a là un effet de mirage. Malheureusement, les théoriciens de la Relativité n’ont rien fait pour le dissiper. Ils se sont plu, au contraire, à le renforcer. Le moment n’est pas venu d’analyser la conception de l’Espace-Temps de Minkowski, adoptée par Einstein. Elle s’est traduite par un schéma fort ingénieux, où l’on risquerait, si l’on n’y prenait garde, de lire ce que nous venons d’indiquer, où d’ailleurs Minkowski lui-même et ses successeurs l’ont effectivement lu. Sans nous attacher encore à ce schéma (il appellerait tout un ensemble d’explications dont nous pouvons nous passer pour le moment), traduisons la pensée de Minkowski sur la figure plus simple que nous venons de tracer.

Si nous considérons notre ligne de simultanéité E N F, nous voyons que, confondue d’abord avec M N P, elle s’en écarte au fur et à mesure que la vitesse v du système S devient plus grande par rapport au système de référence S. Mais elle ne s’en écartera pas indéfiniment. Nous savons en effet qu’il n’y a pas de vitesse supérieure à celle de la lumière. Donc les longueurs M E et P F, égales à

équation
, ne sauraient dépasser
équation
. Supposons-leur cette longueur. Nous aurons, nous dit-on, au-delà de E dans la direction E H, une région de passé absolu, et au-delà de F dans la direction F K une région d’avenir absolu ; rien de ce passé ni de cet avenir ne peut faire partie du présent de l’observateur en N. Mais, en revanche, aucun des moments de l’intervalle M E ni de l’intervalle P F n’est absolument antérieur ni absolu­ment postérieur à ce qui se passe en N ; tous ces moments successifs du passé et de l’avenir seront contemporains de l’événement en N, si l’on veut ; il suffira d’attribuer au système S la vitesse appropriée, c’est-à-dire de choisir en conséquence le système de référence. Tout ce qui s’est passé en M dans un intervalle écoulé
équation
, tout ce qui aura lieu en P dans un intervalle à s’écouler
équation
, peut entrer dans le présent, partiellement indéterminé, de l’observateur en N : c’est la vitesse du système qui choisira.

Que d’ailleurs l’observateur en N, au cas où il aurait le don de vision instantanée à distance, apercevrait comme présent en P ce qui sera l’avenir de P pour l’observateur en P et pourrait, par télépathie également instantanée, faire savoir en P ce qui va y arriver, les théoriciens de la Relativité l’ont implicitement admis, puisqu’ils ont pris soin de nous rassurer sur les conséquences d’un tel état de choses 35. En fait, nous montrent-ils, jamais l’observateur en N n’utilisera cette immanence, à son présent, de ce qui est du passé en M pour l’observateur en M ou de ce qui est de l’avenir en P pour l’observateur en P ; jamais il n’en fera bénéficier ou pâtir les habitants de M et de P ; car aucun message ne peut se transmettre, aucune causalité s’exercer, avec une vitesse supérieure à celle de la lumière ; de sorte que le personnage situé en N ne saurait être averti d’un avenir de P qui fait pourtant partie de son présent, ni influer sur cet avenir en aucune manière : cet avenir a beau être là, inclus dans le présent du personnage en N ; il reste pour lui pratiquement inexistant.

Voyons s’il n’y aurait pas ici un effet de mirage. Nous allons revenir à une supposition que nous avons déjà faite. D’après la théorie de la Relativité, les relations temporelles entre événements qui se déroulent dans un système dépendent uniquement de la vitesse de ce système, et non pas de la nature de ces événements. Les relations resteront donc les mêmes si nous faisons de S un double de S, déroulant la même histoire que S et ayant commencé par coïncider avec lui. Cette hypothèse va faciliter beaucoup les choses, et elle ne nuira en rien à la généralité de la démonstration.

Donc, il y a dans le système S une ligne MNP dont la ligne M N P est sortie, par voie de dédoublement, au moment où S se détachait de S. Par hypothèse, un observateur placé en M et un observateur placé en M, étant en deux lieux correspondants de deux systèmes identiques, assistent chacun à la même histoire du lieu, au même défilé d’événements s’y accomplissant. De même pour les deux observateurs en N et N, et pour ceux en P et P, tant que chacun d’eux ne considère que le lieu où il est. Voilà sur quoi tout le monde est d’accord. Maintenant, nous allons nous occuper plus spécialement des deux observateurs en N et N, puisque c’est de la simultanéité avec ce qui s’accomplit en ces milieux de ligne qu’il s’agit 36.

 

Pour l’observateur en N, ce qui en M et en P est simultané à son présent est parfaitement déterminé, car le système est immobile par hypothèse.

Quant à l’observateur en N, ce qui en M et en P était simultané à son présent, quand son système S coïncidait avec S, était également déterminé : c’étaient les deux mêmes événements qui, en M et en P, étaient simultanés au présent de N.

Maintenant, S se déplace par rapport à S et prend par exemple des vitesses croissantes. Mais pour l’observateur en N, intérieur à S, ce système est immobile. Les deux systèmes S et S sont en état de réciprocité parfaite ; c’est pour la commodité de l’étude, c’est pour construire une physique, que nous avons immobilisé l’un ou l’autre en système de référence. Tout ce qu’un observateur réel, en chair et en os, observe en N, tout ce qu’il observerait instantanément, télépathiquement, en n’importe quel point éloigné de lui à l’intérieur de son système, un observateur réel, en chair et en os, placé en N, l’apercevrait identiquement à l’intérieur de S. Donc la partie de l’histoire des lieux M et P qui entre réellement dans le présent de l’observateur en N pour lui, celle qu’il apercevrait en M et P s’il avait le don de vision instantanée à distance, est déterminée et invariable, quelle que soit la vitesse de S aux yeux de l’observateur intérieur au système S. C’est la partie même que l’observateur en N apercevrait en M et en P.

Ajoutons que les horloges de S marchent absolument pour l’observateur en N comme celles de S pour l’observateur en N, puisque S et S sont en état de déplacement réciproque et par conséquent interchangeables. Lorsque les horloges situées en M, N, P, et réglées optiquement les unes sur les autres, marquent la même heure et qu’il y a alors par définition, selon le relativisme, simultanéité entre les événements s’accomplissant en ces points, il en est de même des horloges correspondantes de S et il y a alors, par définition encore, simultanéité entre les événements qui s’accomplissent en M, N, P, – événements qui sont respectivement identiques aux premiers.

Seulement, dès que j’ai immobilisé S en système de référence, voici ce qui se passe. Dans le système S devenu immobile, et dont on avait réglé les horloges optiquement, comme on le fait toujours, dans l’hypothèse de l’immo­bilité du système, la simultanéité est chose absolue ; je veux dire que, les horloges y ayant été réglées, par des observateurs nécessairement intérieurs au système, dans l’hypothèse que les signaux optiques entre deux points N et P faisaient le même trajet à l’aller et au retour, cette hypothèse devient défi­nitive, est consolidée par le fait que S est choisi comme système de référence et définitivement immobilisé.

Mais, par là même, S se meut ; et l’observateur en S s’aperçoit alors que les signaux optiques entre les deux horloges en N et P’ (que l’observateur en S a supposés et suppose encore faire le même chemin à l’aller et au retour) font maintenant des trajets inégaux, – l’inégalité étant d’autant plus grande que la vitesse de S devient plus considérable. En vertu de sa définition, alors, (car nous supposons que l’observateur en S est relativiste), les horloges qui marquent la même heure dans le système S ne soulignent pas, à ses yeux, des événements contemporains. Ce sont bien des événements qui sont contem­porains pour lui, dans son système à lui ; comme aussi ce sont bien des événements qui sont contemporains, pour l’observateur en N, dans son propre système. Mais, à l’observateur en N, ils apparaissent comme successifs dans le système S ; ou plutôt ils lui apparaissent comme devant être notés par lui successifs, en raison de la définition qu’il a donnée de la simultanéité.

Alors, à mesure que croît la vitesse de S, l’observateur en N rejette plus loin dans le passé du point M et projette plus loin dans l’avenir du point P – par les numéros qu’il leur marque – les événements, s’accomplissant en ces points, qui sont contemporains pour lui dans son propre système, et contem­porains aussi pour un observateur situé dans le système S. De ce dernier observateur, en chair et en os, il n’est d’ailleurs plus question ; il a été vidé subrepticement de son contenu, en tout cas de sa conscience ; d’observateur il est devenu simplement observé, puisque c’est l’observateur en N qui a été érigé en physicien constructeur de toute la science. Dès lors, je le répète, à mesure que v augmente, notre physicien note comme de plus en plus reculé dans le passé du lieu M, comme de plus en plus avancé dans l’avenir du lieu P, l’événement toujours le même qui, soit en M soit en P, ferait partie du présent réellement conscient d’un observateur en N et par conséquent fait partie du sien. Il n’y a donc pas des événements divers du lieu P, par exemple, qui entreraient tour à tour, pour des vitesses croissantes du système, dans le présent réel de l’observateur en N. Mais le même événement du lieu P, qui fait partie du présent de l’observateur en N dans l’hypothèse de l’immobilité du système, est noté par l’observateur en N comme appartenant à un avenir de plus en plus lointain de l’observateur en N, à mesure que croît la vitesse du système S mis en mouvement. Si l’observateur en N ne notait pas ainsi, d’ailleurs, sa conception physique de l’univers deviendrait incohérente, car les mesures inscrites par lui pour les phénomènes qui s’accomplissent dans un système traduiraient des lois qu’il faudrait faire varier selon la vitesse du système : ainsi un système identique au sien, dont chaque point aurait iden­tiquement la même histoire que le point correspondant du sien, ne serait pas régi par la même physique que la sienne (au moins en ce qui concerne l’élec­tromagnétisme). Mais alors, en notant de cette manière, il ne fait qu’exprimer la nécessité où il se trouve, quand il suppose en mouvement sous le nom de S son système S immobile, d’incurver la simultanéité entre événements. C’est toujours la même simultanéité ; elle apparaîtrait telle à un observateur intérieur à S. Mais, exprimée perspectivement du point N, elle doit être recourbée en forme de succession.

Il est donc bien inutile de nous rassurer, de nous dire que l’observateur en N peut sans doute tenir à l’intérieur de son présent une partie de l’avenir du lieu P, mais qu’il ne saurait en prendre ni en donner connaissance, et que par conséquent cet avenir est pour lui comme s’il n’était pas. Nous sommes bien tranquilles : nous ne pourrions étoffer et ranimer notre observateur en N vidé de son contenu, refaire de lui un être conscient et surtout un physicien, sans que l’événement du lieu P, que nous venons de classer dans le futur, redevînt le présent de ce lieu. Au fond, c’est lui-même que le physicien en N a besoin ici de rassurer, et c’est lui-même qu’il rassure. Il faut qu’il se démontre à lui-même qu’en numérotant comme il le fait l’événement du point P, en le localisant dans l’avenir de ce point et dans le présent de l’observateur en N, il ne satisfait pas seulement aux exigences de la science, il reste aussi bien d’accord avec l’expérience commune. Et il n’a pas de peine à se le démontrer, car du moment qu’il représente toutes choses selon les règles de perspective qu’il a adoptées, ce qui est cohérent dans la réalité continue à l’être dans la représentation. La même raison qui lui fait dire qu’il n’y a pas de vitesse supérieure à celle de la lumière, que la vitesse de la lumière est la même pour tous les observateurs, etc., l’oblige à classer dans l’avenir du lieu P un événement qui fait partie du présent de l’observateur en N, qui fait d’ailleurs partie de son présent à lui, observateur en N, et qui appartient au présent du lieu P. Strictement parlant, il devrait s’exprimer ainsi : « Je place l’événement dans l’avenir du lieu P, mais du moment que je le laisse à l’intérieur de l’intervalle de temps futur

équation
, que je ne le recule pas plus loin, je n’aurai jamais à me représenter le personnage en N comme capable d’apercevoir ce qui se passera en P et d’en instruire les habitants du lieu. » Mais sa manière de voir les choses lui fait dire : « L’observateur en N a beau posséder, dans son présent, quelque chose de l’avenir du lieu P, il ne peut pas en prendre connaissance, ni l’influencer ou l’utiliser en aucune manière. » Il ne résultera de là, certes, aucune erreur physique ou mathématique ; mais grande serait l’illusion du philosophe qui prendrait au mot le physicien.

Il n’y a donc pas, en M et en P, à côté d’événements que l’on consent à laisser dans le « passé absolu » ou dans l’« avenir absolu » pour l’observateur en N, tout un ensemble d’événements qui, passés et futurs en ces deux points, entreraient dans son présent quand on attribuerait au système S la vitesse appropriée. Il y a, en chacun de ces points, un seul événement faisant partie du présent réel de l’observateur en N, quelle que soit la vitesse du système : c’est celui même qui, en M et P, fait partie du présent de l’observateur en N. Mais cet événement sera noté par le physicien comme situé plus ou moins en arrière dans le passé de M, plus ou moins en avant dans l’avenir de P, selon la vitesse attribuée au système. C’est toujours, en M et en P, le même couple d’événements qui forme avec un certain événement en N le présent de Paul situé en ce dernier point. Mais cette simultanéité de trois événements paraît incurvée en passé-présent-avenir quand elle est regardée, par Pierre se repré­sentant Paul, dans le miroir du mouvement.

Toutefois l’illusion impliquée dans l’interprétation courante est si difficile à démasquer qu’il ne sera pas inutile de l’attaquer par un autre côté encore. Supposons de nouveau que le système S, identique au système S, vienne de s’en détacher et qu’il ait acquis instantanément sa vitesse. Pierre et Paul étaient confondus au point N : les voici, à l’instant même, distincts en N et N qui coïncident encore. Imaginons maintenant que Pierre, à l’intérieur de son système S, ait le don de vision instantanée à n’importe quelle distance. Si le mouvement imprimé au système S rendait réellement simultané à ce qui se passe en N (et par conséquent à ce qui se passe en N, puisque la dissociation des deux systèmes s’effectue à l’instant même) un événement situé dans l’avenir du lieu P, Pierre assisterait à un événement futur du lieu P, événement qui n’entrera dans le présent dudit Pierre que tout à l’heure : bref, par l’inter­médiaire du système S, il lirait dans l’avenir de son propre système S, non pas certes pour le point N où il se trouve, mais pour un point distant P. Et plus la vitesse brusquement acquise par le système S serait considérable, plus son regard plongerait loin dans l’avenir du point P. S’il avait des moyens de communication instantanée, il annoncerait à l’habitant du lieu P ce qui va se passer en ce point, l’ayant vu en P’. Mais pas du tout. Ce qu’il aperçoit en P’, dans l’avenir du lieu P’, c’est exactement ce qu’il aperçoit en P, dans le présent du lieu P. Plus grande est la vitesse du système S’, plus éloigné dans l’avenir du lieu P’ est ce qu’il aperçoit en P’, mais c’est encore et toujours le même présent du point P. La vision à distance, et dans l’avenir, ne lui apprend donc rien. Dans « l’intervalle de temps » entre le présent du lieu P et l’avenir, identique à ce présent, du lieu correspondant P’ il n’y a même de place pour quoi que ce soit : tout se passe comme si l’intervalle était nul. Et il est nul en effet : c’est du néant dilaté. Mais il prend l’aspect d’un intervalle par un phénomène d’optique mentale, analogue à celui qui écarte l’objet de lui-même, en quelque sorte, quand une pression sur le globe oculaire nous le fait voir double. Plus précisément, la vision que Pierre s’est donnée du système S’ n’est pas autre chose que celle du système S placé de travers dans le Temps. Cette « vision de travers » fait que la ligne de simultanéité qui passe par les points M, N, P du système S paraît de plus en plus oblique dans le système S’, duplicata de S, à mesure que la vitesse de S’ devient plus considérable : le duplicata de ce qui s’accomplit en M se trouve ainsi reculé dans le passé, le duplicata de ce qui s’accomplit en P se trouve ainsi avancé dans l’avenir ; mais il n’y a là, en somme, qu’un effet de torsion mentale. Maintenant, ce que nous disons du système S’, duplicata de S, serait vrai de n’importe quel autre système ayant même vitesse ; car, encore une fois, les relations temporelles des événements intérieurs à S’ sont affectées, d’après la théorie de la Relativité, par la plus ou moins grande vitesse du système, mais uniquement par sa vitesse. Supposons donc que S’ soit un système quelconque, et non plus le double de S. Si nous voulons trouver le sens exact de la théorie de la Relativité, nous devrons faire que S soit d’abord en repos avec S sans se con­fondre avec lui, puis se meuve. Nous trouverons que ce qui était simultanéité au repos reste simultanéité en mouvement, mais que cette simultanéité, aperçue du système S, est simplement placée de travers : la ligne de simul­tanéité entre les trois points M, N, P paraît avoir tourné d’un certain angle autour de N, de sorte qu’une de ses extrémités s’attarderait dans le passé tandis que l’autre anticiperait sur l’avenir.

 

Nous avons insisté sur le « ralentissement du temps » et la « dislocation de la simultanéité ». Reste la « contraction longitudinale ». Nous montrerons tout à l’heure comment elle n’est que la manifestation spatiale de ce double effet temporel. Mais dès maintenant nous pouvons en dire un mot. Soient en effet (fig. 6), dans le système mobile S, deux points A et B qui viennent, pendant le trajet du système se poser sur deux points A et B du système immobile S, dont S est le duplicata. Lorsque ces deux coïncidences ont lieu, les horloges placées en A et B, et réglées naturellement par des observateurs attachés à S, marquent la même heure. L’observateur attaché à S, qui se dit qu’en pareil cas l’horloge en B retarde sur l’horloge en A, en conclura que B n’est venu coïncider avec B qu’après le moment de la coïncidence de A avec A, et par conséquent que A B est plus court que AB. En réalité, il ne le « sait » que dans le sens que voici. Pour se conformer aux règles de perspective que nous énoncions tout à l’heure, il a dû attribuer à la coïncidence de B avec B un retard sur la coïncidence de A avec A, justement parce que les horloges en A et B marquaient la même heure pour les deux coïncidences. Dès lors, sous peine de contradiction, il faut qu’il marque à A B une longueur moindre que celle de AB. D’ailleurs l’observateur en S raisonnera symétriquement. Son système est pour lui immobile ; et par conséquent S se déplace pour lui dans la direction inverse de celle que S suivait tout à l’heure. L’horloge en A lui paraît donc retarder sur l’horloge en B. Et par suite la coïncidence de A avec A n’aura dû s’effectuer selon lui qu’après celle de B avec B si les horloges A et B marquaient la même heure lors des deux coïncidences. D’où résulte que AB doit être plus petit que A B. Maintenant, AB et A B ont-ils ou n’ont-ils pas, réellement, la même grandeur ? Répétons encore une fois que nous appelons ici réel ce qui est perçu ou perceptible. Nous devons donc considérer l’obser­vateur en S et l’observateur en S, Pierre et Paul, et comparer leurs visions respectives des deux grandeurs. Or chacun d’eux, quand il voit au lieu d’être simplement vu, quand il est référant et non pas référé, immobilise son système. Chacun d’eux prend à l’état de repos la longueur qu’il considère. Les deux systèmes, en état réel de déplacement réciproque, étant interchangeables puisque S est un duplicata de S, la vision que l’observateur en S a de AB se trouve donc être identique, par hypothèse, à la vision que l’observateur en S a de A B. Comment affirmer plus rigoureusement, plus absolument, l’égalité des deux longueurs AB et A B ? Égalité ne prend un sens absolu, supérieur à toute convention de mesure, que dans le cas où les deux termes comparés sont identiques ; et on les déclare identiques du moment qu’on les suppose inter­changeables. Donc, dans la thèse de la Relativité restreinte, l’étendue ne peut pas plus se contracter réellement que le Temps se ralentir ou la simultanéité se disloquer effectivement. Mais, quand un système de référence a été adopté et par là même immobilisé, tout ce qui se passe dans les autres systèmes doit être exprimé perspectivement, selon la distance plus ou moins considérable qui existe, dans l’échelle des grandeurs, entre la vitesse du système référé et la vitesse, nulle par hypothèse, du système référant. Ne perdons pas de vue cette distinction. Si nous faisons surgir Jean et Jacques, tout vivants, du tableau où l’un occupe le premier plan et l’autre le dernier, gardons-nous de laisser à Jacques la taille d’un nain. Donnons-lui, comme à Jean, la dimension normale.

Pour tout résumer, nous n’avons qu’à reprendre notre hypothèse initiale du physicien attaché à la Terre, faisant et refaisant l’expérience Michelson-Morley. Mais nous le supposerons maintenant préoccupé surtout de ce que nous appelons réel, c’est-à-dire de ce qu’il perçoit ou pourrait percevoir. Il reste physicien, il ne perd pas de vue la nécessité d’obtenir une représentation mathématique cohérente de l’ensemble des choses. Mais il veut aider le philo­sophe dans sa tâche ; et jamais son regard ne se détache de la ligne mouvante de démarcation qui sépare le symbolique du réel, le conçu du perçu. Il parlera donc de « réalité » et d’« apparence », de « mesures vraies » et de « mesures fausses ». Bref, il n’adoptera pas le langage de la Relativité. Mais il acceptera la théorie. La traduction qu’il va nous donner de l’idée nouvelle en langage ancien nous fera mieux comprendre en quoi nous pouvons conserver, en quoi nous devons modifier, ce que nous avions précédemment admis.

Donc, faisant tourner son appareil de 90 degrés, à aucune époque de l’année il n’observe aucun déplacement des franges d’interférence. La vitesse de la lumière est ainsi la même dans toutes les directions, la même pour toute vitesse la de Terre. Comment expliquer le fait ?

« Le fait est tout expliqué, dira notre physicien. Il n’y a de difficulté, il ne se pose de problème que parce qu’on parle d’une Terre en mouvement. Mais en mouvement relativement à quoi ? Où est le point fixe dont elle se rappro­che ou s’éloigne ? Ce point ne pourra avoir été qu’arbitrairement choisi. Je suis libre alors de décréter que la Terre sera ce point, et de la rapporter en quelque sorte à elle-même. La voilà immobile, et le problème s’évanouit.

« Pourtant j’ai un scrupule. Quelle ne serait pas ma confusion si le concept d’immobilité absolue prenait tout de même un sens, et s’il se révélait quelque part un point de repère définitivement fixe ? Sans même aller jusque-là, je n’ai qu’à regarder les astres ; je vois des corps en mouvement par rapport à la Terre. Le physicien attaché à quelqu’un de ces systèmes extra-terrestres, fai­sant le même raisonnement que moi, se considérera à son tour comme immobile et sera dans son droit : il aura donc vis-à-vis de moi les mêmes exigences que pourraient avoir les habitants d’un système absolument immo­bile. Et il me dira, comme ils auraient dit, que je me trompe, que je n’ai pas le droit d’expliquer par mon immobilité l’égale vitesse de propagation de la lumière dans toutes les directions, car je suis en mouvement.

« Mais voici alors de quoi me rassurer. Jamais un spectateur extra-terrestre ne me fera de reproche, jamais il ne me prendra en faute, parce que, considé­rant mes unités de mesure pour l’espace et le temps, observant le déplacement de mes instruments et la marche de mes horloges, il fera les constatations suivantes : 1° j’attribue sans doute la même vitesse que lui à la lumière, quoi­que je me meuve dans la direction du rayon lumineux et qu’il soit immobile ; mais c’est que mes unités de temps lui apparaissent alors comme plus longues que les siennes ; 2° je crois constater que la lumière se propage avec la même vitesse dans tous les sens, mais c’est que je mesure les distances avec une règle dont il voit la longueur varier avec l’orientation ; 3° je trouverais tou­jours la même vitesse à la lumière, même si j’arrivais à la mesurer entre deux points du trajet accompli sur la Terre en notant sur des horloges placées respectivement à ces deux endroits le temps mis à parcourir l’intervalle. Mais c’est que mes deux horloges ont été réglées par signaux optiques dans l’hypothèse que la Terre était immobile. Comme elle est en mouvement, l’une des deux horloges se trouve retarder d’autant plus sur l’autre que la vitesse de la Terre est plus considérable. Ce retard me fera toujours croire que le temps mis par la lumière à parcourir l’intervalle est celui qui correspond à une vitesse constamment la même. Donc, je suis à couvert. Mon critique trouvera mes conclusions justes, quoique, de son point de vue qui est maintenant seul légitime, mes prémisses soient devenues fausses. Tout au plus me reprochera-t-il de croire que j’ai constaté effectivement la constance de la vitesse de la lumière dans toutes les directions : selon lui, je n’affirme cette constance que parce que mes erreurs relatives à la mesure du temps et de l’espace se compensent de manière à donner un résultat semblable au sien. Naturellement, dans la représentation qu’il va construire de l’univers, il fera figurer mes longueurs de temps et d’espace telles qu’il vient de les compter, et non pas telles que je les avais comptées moi-même. Je serai censé avoir mal pris mes mesures, tout le long des opérations. Mais peu m’importe, puisque mon résu­tat est reconnu exact. D’ailleurs, si le spectateur simplement imaginé par moi devenait réel, il se trouverait devant la même difficulté, aurait le même scru­pule, et se rassurerait de la même manière. Il dirait que, mobile ou immobile, avec des mesures vraies ou fausses, il obtient la même physique que moi et aboutit à des lois universelles. »

En d’autres termes encore : étant donné une expérience telle que celle de Michelson et Morley, les choses se passent comme si le théoricien de la Relativité pressait sur l’un des deux globes oculaires de l’expérimentateur et provoquait ainsi une diplopie d’un genre particulier : l’image d’abord aperçue, l’expérience d’abord instituée, se double d’une image fantasmatique où la durée se ralentit, où la simultanéité s’incurve en succession, et où, par là même, les longueurs se modifient. Cette diplopie artificiellement induite chez l’expérimentateur est faite pour le rassurer ou plutôt pour l’assurer contre le risque qu’il croit courir (qu’il courrait effectivement dans certains cas), en se prenant arbitrairement pour centre du monde, en rapportant toutes choses à son système personnel de référence, et en construisant pourtant une physique qu’il voudrait universellement valable : désormais il peut dormir tranquille ; il sait que les lois qu’il formule se vérifieront, quel que soit l’observatoire d’où l’on regardera la nature. Car l’image fantasmatique de son expérience, image qui lui montre comment cette expérience apparaîtrait, si le dispositif expéri­mental était en mouvement, à un observateur immobile pourvu d’un nouveau système de référence, est sans doute une déformation temporelle et spatiale de l’image première, mais une déformation qui laisse intactes les relations entre les parties de l’ossature, conserve telles quelles les articulations et fait que l’expérience continue à vérifier la même loi, ces articulations et relations étant précisément ce que nous appelons les lois de la nature.

Mais notre observateur terrestre ne devra jamais perdre de vue que, dans toute cette affaire, lui seul est réel, et l’autre observateur fantasmatique. Il évoquera d’ailleurs autant de ces fantômes qu’il voudra, autant qu’il y a de vitesses, une infinité. Tous lui apparaîtront comme construisant leur représen­tation de l’univers, modifiant les mesures qu’il a prises sur la Terre, obtenant par là même une physique identique à la sienne. Dès lors, il travaillera à sa physique en restant purement et simplement à l’observatoire qu’il a choisi, la Terre, et ne se préoccupera plus d’eux.

Il n’en était pas moins nécessaire que ces physiciens fantasmatiques fussent évoqués ; et la théorie de la Relativité, en fournissant au physicien réel le moyen de se trouver d’accord avec eux, aura fait faire à la science un grand pas en avant.

Nous venons de nous placer sur la Terre. Mais nous aurions aussi bien pu jeter notre dévolu sur n’importe quel autre point de l’univers. En chacun d’eux il y a un physicien réel traînant à sa suite une nuée de physiciens fantas­matiques, autant qu’il imaginera de vitesses. Voulons-nous alors démêler ce qui est réel ? Voulons-nous savoir qu’il y a un Temps unique ou des Temps multiples ? Nous n’avons pas à nous occuper des physiciens fantasmatiques, nous ne devons tenir compte que des physiciens réels. Nous nous deman­derons s’ils perçoivent ou non le même Temps. Or, il est généralement difficile au philosophe d’affirmer avec certitude que deux personnes vivent le même rythme de durée. Il ne saurait même donner à cette affirmation un sens rigoureux et précis. Et pourtant il le peut dans l’hypothèse de la Relativité : l’affirmation prend ici un sens très net, et devient certaine, quand on compare entre eux deux systèmes en état de déplacement réciproque et uniforme ; les observateurs sont interchangeables. Cela n’est d’ailleurs tout à fait net et tout à fait certain que dans l’hypothèse de la Relativité. Partout ailleurs, deux systèmes, si ressemblants soient-ils, différeront d’ordinaire par quelque côté, puisqu’ils n’occuperont pas la même place vis-à-vis du système privilégié. Mais la suppression du système privilégié est l’essence même de la théorie de la Relativité. Donc cette théorie, bien loin d’exclure l’hypothèse d’un Temps unique, l’appelle et lui donne une intelligibilité supérieure.

 

Chapitre V.
Les figures de lumière §

« Lignes de lumière  » et lignes rigides. – La « figure de lumière  » et la figure d’espace : comment elles coïncident et comment elles se dissocient. – Triple effet de la dissociation. – Effet transversal ou « dilatation du Temps  ». – Effet longitudinal ou « dislocation de la simultanéité  ». – Effet transversal-longitudinal ou « contraction de Lorentz  ». – Vraie nature du temps d’Einstein. – Transition à la théorie de l’Espace-Temps.

Cette manière d’envisager les choses va nous permettre de pénétrer plus avant dans la théorie de la Relativité. Nous venons de montrer comment le théoricien de la Relativité évoque, à côté de la vision qu’il a de son propre système, toutes les représentations attribuables à tous les physiciens qui apercevraient ce système en mouvement avec toutes les vitesses possibles. Ces représentations sont différentes, mais les diverses parties de chacune d’elles sont articulées de manière à entretenir, à l’intérieur de celle-ci, les mêmes relations entre elles et à manifester ainsi les mêmes lois. Serrons maintenant de plus près ces diverses représentations. Montrons, de façon plus concrète, la déformation croissante de l’image superficielle et la conservation invariable des rapports internes à mesure que la vitesse est censée grandir. Nous prendrons ainsi sur le vif la genèse de la pluralité des Temps dans la théorie de la Relativité. Nous en verrons la signification se dessiner matériel­lement sous nos yeux. Et du même coup nous démêlerons certains postulats que cette théorie implique.

Voici donc, dans un système S immobile, l’expérience Michelson-Morley (fig. 7). Appelons « ligne rigide » ou « ligne » tout court une ligne géomé­trique telle que OA ou OB. Appelons « ligne de lumière » le rayon lumineux qui chemine le long d’elle. Pour l’observateur intérieur au système, les deux rayons lancés respectivement de O en B et de O en A, dans les deux directions rectangulaires, reviennent exactement sur eux-mêmes.

L’expérience lui offre donc l’image d’une double ligne de lumière tendue entre O et B, d’une double ligne de lumière tendue aussi entre O et A, ces deux doubles lignes de lumière étant perpendiculaires l’une sur l’autre et égales entre elles.

Regardant maintenant le système au repos, imaginons qu’il se meuve avec une vitesse v. Quelle en sera notre double représentation ?

Tant qu’il est au repos, nous pouvons le considérer, indifféremment, comme constitué par deux lignes simples rigides, rectangulaires, ou par deux lignes doubles de lumière, rectangulaires encore : la figure de lumière et la figure rigide coïncident. Dès que nous le supposons en mouvement, les deux figures se dissocient. La figure rigide reste composée de deux droites rectan­gulaires. Mais la figure de lumière se déforme. La double ligne de lumière tendue le long de la droite OB devient une ligne de lumière brisée O₁ B₁ O₁. La double ligne de lumière tendue le long de OA devient la ligne de lumière O₁A₁O₁ (la portion O₁A₁ de cette ligne s’applique en réalité sur O₁A₁, mais, pour plus de clarté, nous l’en détachons sur la figure). Voilà pour la forme. Considérons la grandeur.

Celui qui eût raisonné a priori, avant que l’expérience Michelson-Morley eût été effectivement réalisée, aurait dit : « Je dois supposer que la figure rigide reste ce qu’elle est, non seulement en ce que les deux lignes demeurent rectangulaires, mais encore en ce qu’elles sont toujours égales. Cela résulte du concept même de rigidité. Quant aux deux doubles lignes de lumière, primiti­vement égales, je les vois, en imagination, devenir inégales lorsqu’elles se dissocient par l’effet du mouvement que ma pensée imprime au système. Cela résulte de l’égalité même des deux lignes rigides. » Bref, dans ce raisonnement a priori selon les anciennes idées, on eût dit : « c’est la figure rigide d’espace qui impose ses conditions à la figure de lumière ».

La théorie de la Relativité, telle qu’elle est sortie de l’expérience Michelson-Morley effectivement réalisée, consiste à renverser cette propo­sition, et à dire : « c’est la figure de lumière qui impose ses conditions à la figure rigide ». En d’autres termes, la figure rigide n’est pas la réalité même : ce n’est qu’une construction de l’esprit ; et de cette construction c’est la figure de lumière, seule donnée, qui doit fournir les règles.

L’expérience Michelson-Morley nous apprend en effet que les deux lignes O₁B₁O₁, O₁A₁O₁, restent égales, quelle que soit la vitesse attribuée au système. C’est donc l’égalité des deux doubles lignes de lumière qui sera toujours censée se conserver, et non pas celle des deux lignes rigides : à celles-ci de s’arranger en conséquence. Voyous comment elles s’arrangeront. Pour cela, serrons de près la déformation de notre figure de lumière. Mais n’oublions pas que tout se passe dans notre imagination, ou mieux dans notre entendement. En fait, l’expérience Michelson-Morley est réalisée par un physicien intérieur à son système, et par conséquent dans un système immo­bile. Le système n’est en mouvement que si le physicien en sort par la pensée. Si sa pensée y demeure, son raisonnement ne s’appliquera pas à son système à lui, mais à l’expérience Michelson-Morley instituée dans un autre système, ou plutôt à l’image qu’il se fait, qu’il doit se faire de cette expérience instituée ailleurs : car, là où l’expérience est effectivement réalisée, elle l’est encore par un physicien intérieur au système, et par conséquent dans un système immobile encore. De sorte que dans tout ceci il ne s’agit que d’une certaine notation à adopter de l’expérience qu’on ne fait pas, pour la coor­donner à l’expérience qu’on fait. On exprime ainsi simplement qu’on ne la fait pas. Ne perdant jamais de vue ce point, suivons la variation de notre figure de lumière. Nous allons examiner séparément les trois effets de déformation produits par le mouvement : 1° l’effet transversal, qui correspond, comme nous allons voir, à ce que la théorie de la Relativité appelle un allongement du temps ; 2° l’effet longitudinal, qui est pour elle une dislocation de la simul­tanéité ; 3° le double effet transversal-longitudinal, qui serait « la contraction de Lorentz ».

1° Effet transversal ou « dilatation du temps » §

 

Donnons à la vitesse v des grandeurs croissantes à partir de zéro. Habi­tuons notre pensée à faire sortir, de la primitive figure de lumière OAB, une série de figures où s’accentue de plus en plus l’écart entre lignes de lumière qui d’abord coïncidaient. Exerçons-nous aussi à faire rentrer dans la figure originelle toutes celles qui en seront ainsi sorties. En d’autres termes, procé­dons comme avec une lunette d’approche dont on tire les tubes dehors pour les emboîter ensuite de nouveau les uns dans les autres. Ou mieux, pensons à ce jouet d’enfant formé de tiges articulées le long desquelles sont disposés des soldats de bois. Quand on les écarte en tirant sur les deux tiges extrêmes, elles s’entrecroisent comme des X et les soldats se dispersent ; quand on les repousse l’une contre l’autre, elles se juxtaposent et les soldats se retrouvent en rangs serrés. Répétons-nous bien que nos figures de lumière sont en nombre indéfini et qu’elles n’en font pourtant qu’une seule : leur multiplicité exprime simplement les visions éventuelles qu’en auraient des observateurs par rapport auxquelles elles seraient animées de vitesses différentes, – c’est-à-dire, au fond, les visions qu’en auraient des observateurs en mouvement par rapport à elles ; et toutes ces visions virtuelles se télescopent, pour ainsi dire, dans la vision réelle de la figure primitive AOB. Quelle est la conclusion qui s’impo­sera pour la ligne de lumière transversale O₁B₁O₁, elle qui est sortie de OB et qui pourrait y rentrer, qui y rentre même effectivement et ne fait plus qu’un avec OB à l’instant même où l’on se la représente ? Cette ligne est égale à

équation
, alors que la double ligne primitive de lumière était 2l. Son allon­gement représente donc exactement l’allongement du temps, tel que nous le donne la théorie de la Relativité. Nous voyons par là que cette théorie procède comme si nous prenions pour étalon du temps le double trajet d’aller et de retour d’un rayon de lumière entre deux points déterminés. Mais nous apercevons alors tout de suite, intuitivement, la relation des Temps multiples au Temps unique et réel. Non seulement les Temps multiples évoqués par la théorie de la Relativité ne rompent pas l’unité d’un Temps réel, mais encore ils l’impliquent et la maintiennent. L’observateur réel, intérieur au système, a conscience, en effet, et de la distinction et de l’identité de ces Temps divers. Il vit un temps psychologique, et avec ce Temps se confondent tous les Temps mathématiques plus ou moins dilatés ; car au fur et à mesure qu’il écarte les tiges articulées de son jouet – je veux dire à mesure qu’il accélère par la pensée le mouvement de son système – les lignes de lumière s’allongent, mais toutes remplissent la même durée vécue. Sans cette unique durée vécue, sans ce Temps réel commun à tous les Temps mathématiques, que signifierait de dire qu’ils sont contemporains, qu’ils tiennent dans le même intervalle ? quel sens pourrait-on bien trouver à une telle affirmation ?

Supposons (nous reviendrons bientôt sur ce point) que l’observateur en S ait coutume de mesurer son temps par une ligne de lumière, je veux dire de coller son temps psychologique contre sa ligne de lumière OB. Nécessaire­ment, temps psychologique et ligne de lumière (prise dans le système immo­bile) seront pour lui synonymes. Quand, se figurant son système en mouve­ment, il se représentera sa ligne de lumière plus longue, il dira que le temps s’est allongé ; mais il verra aussi que ce n’est plus du temps psychologique ; c’est un temps qui n’est plus, comme tout à l’heure, à la fois psychologique et mathématique ; il est devenu exclusivement mathématique, ne pouvant être le temps psychologique de personne : dès qu’une conscience voudrait vivre un de ces Temps allongés O₁B₁, O₂B₂, etc., immédiatement ceux-ci se rétracteraient en OB, puisque la ligne de lumière ne serait plus aperçue alors en imagination, mais en réalité, et que le système, jusque-là mis en mouvement par la seule pensée, revendiquerait son immobilité de fait.

Donc, en résumé, la thèse de la Relativité signifie ici qu’un observateur intérieur au système S, se représentant ce système en mouvement avec toutes les vitesses possibles, verrait le temps mathématique de son système s’allonger avec l’accroissement de vitesse si le temps de ce système était confondu avec les lignes de lumière OB, O₁B₁, O₂B2,... etc. Tous ces Temps mathématiques différents seraient contemporains, en ce que tous tiendraient dans la même durée psychologique, celle de l’observateur en S. Ce ne seraient d’ailleurs que des Temps fictifs, puisqu’ils ne pourraient être vécus comme différents du premier par qui que ce fût, ni par l’observateur en S qui les perçoit tous dans la même durée, ni par aucun autre observateur réel ou possible. Ils ne conserve­raient le nom de temps que parce que le premier de la série, à savoir OB, mesurait la durée psychologique de l’observateur en S. Alors, par extension, on appelle encore temps les lignes de lumière, cette fois allongées, du système supposé en mouvement, en se contraignant soi-même à oublier qu’ils tiennent tous dans la même durée. Conservez-leur le nom de temps, je le veux bien : ce seront, par définition, des Temps conventionnels, puisqu’ils ne mesurent aucune durée réelle ou possible.

Mais comment expliquer, d’une manière générale, ce rapprochement entre le temps et la ligne de lumière ? Pourquoi la première des lignes de lumière, OB, est-elle collée par l’observateur en S contre sa durée psychologique, com­muniquant alors aux lignes successives O₁B₁, O₂B₂ ..., etc., le nom et l’apparence du temps, par une espèce de contamination ? Nous avons déjà répondu à la question implicitement ; il ne sera pas inutile cependant de la soumettre à un nouvel examen. Mais voyons d’abord, – en continuant à faire du temps une ligne de lumière, – le second effet de la déformation de la figure.

Effet longitudinal ou « dislocation de la simultanéité  » §

À mesure qu’augmente l’écart entre les lignes de lumière qui coïncidaient dans la figure originelle, l’inégalité s’accentue entre deux lignes de lumière longitudinales telles que O₁A₁ et A₁O₁, primitivement confondues dans la ligne de lumière à double épaisseur OA. Puisque la ligne de lumière est toujours pour nous du temps, nous dirons que le moment A₁ n’est plus le milieu de l’intervalle de temps O₁A₁O₁, alors que le moment A était le milieu de l’intervalle OAO. Or, que l’observateur intérieur au système S suppose son système en repos ou en mouvement, sa supposition, simple acte de sa pensée, n’influe en rien sur les horloges du système. Mais elle influe, comme on voit, sur leur accord. Les horloges ne changent pas ; c’est le Temps qui change. Il se déforme et se disloque entre elles. C’étaient des temps égaux qui, pour ainsi dire, allaient de O en A et revenaient de A en O dans la figure primitive. Maintenant l’aller est plus long que le retour. On voit d’ailleurs aisément que le retard de la seconde horloge sur la première sera

équation
.
équation
ou de
équation
, selon qu’on le comptera en secondes du système immobile ou du système en mouvement. Comme les horloges restent ce qu’elles étaient, marchent comme elles marchaient, conservent par conséquent le même rapport entre elles et demeurent réglées les unes sur les autres ainsi qu’elles l’étaient primitivement, elles se trouvent, dans l’esprit de notre observateur, retarder de plus en plus les unes sur les autres à mesure que son imagination accélère le mouvement du système. Se perçoit-il immobile ? Il y a réellement simultanéité entre les deux instants quand les horloges en O et en A marquent la même heure. Se figure-t-il en mouvement ? Ces deux instants, soulignés par les deux horloges mar­quant la même heure, cessent par définition d’être simultanés, puisque les deux lignes de lumière sont rendues inégales, d’égales qu’elles étaient d’abord. Je veux dire que c’était d’abord de l’égalité, que c’est maintenant de l’inégalité, qui est venue se glisser entre les deux horloges, elles-mêmes n’ayant pas bougé. Mais cette égalité et cette inégalité ont-elles le même degré de réalité, si elles prétendent s’appliquer au temps ? La première était à la fois une égalité de lignes de lumière et une égalité de durées psychologiques, c’est-à-dire de temps au sens où tout le monde prend ce mot. La seconde n’est plus qu’une inégalité de lignes de lumière, c’est-à-dire de Temps conventionnels ; elle se produit d’ailleurs entre les mêmes durées psychologiques que la pre­mière. Et c’est justement parce que la durée psychologique subsiste, inchan­gée, au cours de toutes les imaginations successives de l’observateur, qu’il peut considérer comme équivalents tous les Temps conventionnels par lui imaginés. Il est devant la figure BOA : il perçoit une certaine durée psycholo­gique qu’il mesure par les doubles lignes de lumière OB et OA. Voici que, sans cesser de regarder, percevant donc toujours cette même durée, il voit, en imagination, les lignes doubles de lumière se dissocier en s’allongeant, la double ligne de lumière longitudinale se scinder en deux lignes de longueur inégale, l’inégalité croître avec la vitesse. Toutes ces inégalités sont sorties de l’égalité primitive comme les tubes d’une lunette ; toutes y rentrent instantané­ment, s’il le veut, par télescopage. Elles lui équivalent, justement parce que la réalité vraie est l’égalité primitive, c’est-à-dire la simultanéité des moments indiqués par les deux horloges, et non pas la succession, purement fictive et conventionnelle, qu’engendreraient le mouvement simplement pensé du système et la dislocation des lignes de lumière qui s’ensuivrait. Toutes ces dislocations, toutes ces successions sont donc virtuelles ; seule est réelle la simultanéité. Et c’est parce que toutes ces virtualités, toutes ces variétés de dislocation tiennent à l’intérieur de la simultanéité réellement aperçue qu’elles lui sont mathématiquement substituables. N’empêche que d’un côté il y a de l’imaginé, du pur possible, tandis que de l’autre côté c’est du perçu et du réel.

Mais le fait que, consciemment ou non, la théorie de la Relativité substitue au temps des lignes de lumière met en pleine évidence un des principes de la doctrine. Dans une série d’études sur la théorie de la Relativité 37, M. Ed. Guillaume a soutenu qu’elle consistait essentiellement à prendre pour horloge la propagation de la lumière, et non plus la rotation de la Terre. Nous croyons qu’il y a beaucoup plus que cela dans la théorie de la Relativité. Mais nous estimons qu’il y a au moins cela. Et nous ajouterons qu’en dégageant cet élément on ne fait que souligner l’importance de la théorie. On établit en effet ainsi que, sur ce point encore, elle est l’aboutissement naturel et peut-être nécessaire de toute une évolution. Rappelons en deux mots les réflexions pénétrantes et profondes que M. Edouard Le Roy présentait naguère sur le perfectionnement graduel de nos mesures, et en particulier sur la mesure du temps 38. Il montrait comment telle ou telle méthode de mensuration permet d’établir des lois, et comment ces lois, une fois posées, peuvent réagir sur la méthode de mensuration et la contraindre à se modifier. En ce qui concerne plus spécialement le temps, c’est de l’horloge sidérale qu’on a usé pour le développement de la physique et de l’astronomie : notamment, on a découvert la loi d’attraction newtonienne et le principe de la conservation de l’énergie. Mais ces résultats sont incompatibles avec la constance du jour sidéral, car d’après eux les marées doivent agir comme un frein sur la rotation de la Terre. De sorte que l’utilisation de l’horloge sidérale conduit à des conséquences qui imposent l’adoption d’une horloge nouvelle 39. Il n’est pas douteux que le progrès de la physique ne tende à nous présenter l’horloge optique – je veux dire la propagation de la lumière – comme l’horloge limite, celle qui est au terme de toutes ces approximations successives. La théorie de la Relativité enregistre ce résultat. Et comme il est de l’essence de la physique d’identifier la chose avec sa mesure, la « ligne de lumière » sera à la fois la mesure du temps et le temps lui-même. Mais alors, puisque la ligne de lumière s’allonge, tout en restant elle-même, quand on imagine en mouvement et qu’on laisse pourtant au repos le système où elle s’observe, nous aurons des Temps multi­ples, équivalents ; et l’hypothèse de la pluralité des Temps, caractéristique de la théorie de la Relativité, nous apparaîtra comme conditionnant aussi bien l’évolution de la physique en général. Les Temps ainsi définis seront bien des Temps physiques 40. Ce ne seront d’ailleurs que des Temps conçus, à l’excep­tion d’un seul, qui sera réellement perçu. Celui-ci, toujours le même, est le Temps du sens commun.

Résumons-nous en deux mots. Au Temps du sens commun, qui peut toujours être converti en durée psychologique et qui se trouve ainsi être réel par définition, la théorie de la Relativité substitue un Temps qui ne peut être converti en durée psychologique que dans le cas d’immobilité du système. Dans tous les autres cas, ce Temps, qui était à la fois ligne de lumière et durée, n’est plus que ligne de lumière, – ligne élastique qui s’étire à mesure que croît la vitesse attribuée au système. Il ne peut pas correspondre à une durée psychologique nouvelle, puisqu’il continue à occuper cette même durée. Mais peu importe : la théorie de la Relativité est une théorie physique ; elle prend le parti de négliger toute durée psychologique, aussi bien dans le premier cas que dans tous les autres, et de ne plus retenir du temps que la ligne de lumière. Comme celle-ci s’allonge ou se rétrécit selon la vitesse du système, on obtient ainsi, contemporains les uns des autres, des Temps multiples. Et cela nous semble paradoxal, parce que la durée réelle continue à nous hanter. Mais cela devient au contraire très simple et tout naturel, si l’on prend pour substitut du temps une ligne de lumière extensible, et si l’on appelle simultanéité et succes­sion des cas d’égalité et d’inégalité entre lignes de lumière dont la relation entre elles change évidemment selon l’état de repos ou de mouvement du système.

Mais ces considérations sur les lignes de lumière seraient incomplètes si nous nous bornions à étudier séparément les deux effets transversal et longitudinal. Nous devons maintenant assister à leur composition. Nous allons voir comment la relation qui doit toujours subsister entre les lignes de lumière longitudinales et transversales, quelle que soit la vitesse du système, entraîne certaines conséquences en ce qui concerne la rigidité, et par suite aussi l’étendue. Nous prendrons ainsi sur le vif l’entrelacement de l’Espace et du Temps dans la théorie de la Relativité. Cet entrelacement n’apparaît clairement que lorsqu’on a ramené le temps à une ligne de lumière. Avec la ligne de lumière, qui est du temps mais qui reste sous-tendue par de l’espace, qui s’allonge par suite du mouvement du système et qui ramasse ainsi en chemin de l’espace avec lequel elle fait du temps, nous allons saisir in concreto, dans le Temps et l’Espace de tout le monde, le fait initial très simple qui se traduit par la conception d’un Espace-Temps à quatre dimensions dans la théorie de la Relativité.

3° Effet transversal-longitudinal ou « contraction de Lorentz » §

La théorie de la Relativité restreinte, avons-nous dit, consiste essentielle­ment à se représenter la ligne double de lumière BOA d’abord, puis à la déformer en figures telles que O₁B₁A₁O₁ par le mouvement du système, enfin à faire rentrer, sortir, rentrer de nouveau toutes ces figures les unes dans les autres, en s’habituant à penser qu’elles sont à la fois la première figure et les figures sorties d’elle. Bref, on se donne, avec toutes les vitesses possibles imprimées successivement au système, toutes les visions possibles d’une seule et même chose, cette chose étant censée coïncider avec toutes ces visions à la fois. Mais la chose dont il s’agit ainsi est essentiellement ligne de lumière. Considérons les trois points 0, B, A de notre première figure. Ordinairement, quand nous les appelons des points fixes, nous les traitons comme s’ils étaient joints les uns aux autres par des tiges rigides. Dans la théorie de la Relativité, le lien devient un lacet de lumière qu’on lancerait de O en B de manière à le faire revenir sur lui-même et à le rattraper en O, un lacet de lumière encore entre O et A, ne faisant que toucher A pour revenir en O. C’est dire que le temps va maintenant s’amalgamer avec l’espace. Dans l’hypothèse de tiges rigides, les trois points étaient liés entre eux dans l’instantané ou, si l’on veut, dans l’éternel, enfin en dehors du temps : leur relation dans l’espace était invariable. Ici, avec des tiges élastiques et déformables de lumière qui sont représentatives du temps ou plutôt qui sont le temps lui-même, la relation des trois points dans l’espace va tomber sous la dépendance du temps.

Pour bien comprendre la « contraction » qui va s’ensuivre, nous n’avons qu’à examiner les figures de lumière successives, en tenant compte de ce que ce sont des figures, c’est-à-dire des tracés de lumière que l’on considère tout d’un coup, et de ce qu’il faudra cependant en traiter les lignes comme si elles étaient du temps. Ces lignes de lumière étant seules données, nous devrons reconstituer par la pensée les lignes d’espace, qui ne s’apercevront générale­ment plus dans la figure même. Elles ne pourront plus être qu’induites, je veux dire reconstruites par la pensée. Seule fait exception, naturellement, la figure de lumière du système supposé immobile : ainsi, dans notre première figure, OB et OA sont à la fois lignes souples de lumière et lignes rigides d’espace, l’appareil BOA étant censé au repos. Mais, dans notre seconde figure de lumière, comment nous représenter l’appareil, les deux lignes d’espace rigides supportant les deux miroirs ? Considérons la position de l’appareil qui corres­pond au moment où B est venu se placer en B₁. Si nous abaissons la perpendi­culaire B₁O₁" sur O₁Al, peut-on dire que la figure B₁O₁"A₁, soit celle de l’appareil ? Évidemment non, car si l’égalité des lignes de lumière O₁B₁, et O₁"B₁, nous avertit que les moments O"₁ et B₁ sont bien contemporains, si donc O₁"B₁, conserve bien le caractère d’une ligne d’espace rigide, si par conséquent O"₁B₁, représente bien l’un des bras de l’appareil, au contraire l’inégalité des lignes de lumière O₁A₁, et O₁A₁, nous montre que les deux moments O₁" et A₁, sont successifs. La longueur O"₁A₁, représente par consé­quent le second bras de l’appareil avec, en plus, l’espace franchi par l’appareil pendant l’intervalle de temps qui sépare le moment O₁" du moment A₁. Donc, pour avoir la longueur de ce second bras, nous devrons prendre la différence entre O"A₁ et l’espace parcouru. Il est aisé de la calculer. La longueur O"A₁ est la moyenne arithmétique entre O₁A₁ et O₁A₁, et comme la somme de ces deux dernières longueurs est égale à

équation
puisque la ligne totale O₁A₁O₁ représente le même temps que la ligne O₁B₁O₁, on voit que O₁"A1 a pour longueur
équation
. Quant à l’espace franchi par l’appareil dans l’intervalle de temps compris entre les moments O₁" et A₁, on l’évaluera tout de suite en remarquant que cet intervalle est mesuré par le retard de l’horloge située à l’extrémité d’un des bras de l’appareil sur l’horloge située à l’autre, c’est-à-dire par
équation
.
équation
. Le chemin parcouru est alors
équation
. Et par conséquent la longueur du bras, qui était l au repos, est devenue

équation

c’est-à-dire

équation
. Nous retrouvons bien ainsi la « contraction de Lorentz ».

On voit ce que signifie la contraction. L’identification du temps avec la ligne de lumière fait que le mouvement du système produit un double effet dans le temps : dilatation de la seconde, dislocation de la simultanéité. Dans la différence

équation

le premier terme correspond à l’effet de dilatation, le second à l’effet de dislocation. Dans un cas comme dans l’autre on pourrait dire que le temps seul (le temps fictif) est en cause. Mais la combinaison des effets dans le Temps donne ce qu’on appelle une contraction de longueur dans l’Espace.

On saisit alors dans son essence même la théorie de la Relativité restreinte. En termes familiers elle s’exprimerait ainsi : « Étant donné, au repos, une coïncidence de la figure rigide d’espace avec la figure souple de lumière, étant donné, d’autre part, une dissociation idéale de ces deux figures par l’effet d’un mouvement que la pensée attribue au système, les déformations successives de la figure souple de lumière par les diverses vitesses sont tout ce qui comp­te : la figure rigide d’espace s’arrangera comme elle le pourra. » Par le fait, nous voyons que, dans le mouvement du système, le zigzag longitudinal de la lumière doit conserver la même longueur que le zigzag transversal, puisque l’égalité de ces deux temps prime tout. Comme, dans ces conditions, les deux lignes rigides d’espace, la longitudinale et la transversale, ne peuvent pas elles-mêmes rester égales, c’est l’espace qui devra céder. Il cédera nécessaire­ment, le tracé rigide en lignes de pur espace étant censé n’être que l’enregis­trement de l’effet global produit par les diverses modifications de la figure souple, c’est-à-dire des lignes de lumière.

 

Chapitre VI.
L’espace-temps à quatre dimensions §

Comment s’introduit l’idée d’une quatrième dimension. – Comment l’immobilité s’exprime en termes de mouvement. – Comment le Temps s’amalgame avec l’Espace. – La conception générale d’un Espace-Temps à quatre dimensions. – Ce qu’elle ajoute et ce qu’elle enlève à la réalité. – Double illusion à laquelle elle nous expose. – Caractère tout particulier de cette conception dans la théorie de la Relativité. -Confusion spéciale où l’on risque ici de tomber. – Le réel et le virtuel. – Ce que représente effectivement l’amalgame Espace-Temps.

Laissons maintenant de côté notre figure de lumière avec ses déformations successives. Nous devions nous en servir pour donner un corps aux abstrac­tions de la théorie de la Relativité et aussi pour dégager les postulats qu’elle implique. La relation déjà établie par nous entre les Temps multiples et le temps psychologique en est peut-être devenue plus claire. Et peut-être a-t-on vu s’entrouvrir la porte par où s’introduira dans la théorie l’idée d’un Espace-Temps à quatre dimensions. C’est de l’Espace-Temps que nous allons nous occuper maintenant.

Déjà l’analyse que nous venons de faire a montré comment cette théorie traite le rapport de la chose à son expression. La chose est ce qui est perçu ; l’expression est ce que l’esprit met à la place de la chose pour la soumettre au calcul. La chose est donnée dans une vision réelle ; l’expression correspond tout au plus à ce que nous appelons une vision fantasmatique. D’ordinaire, nous nous représentons les visions fantasmatiques comme entourant, fugitives, le noyau stable et ferme de vision réelle. Mais l’essence de la théorie de la Relativité est de mettre toutes ces visions au même rang. La vision que nous appelons réelle ne serait que l’une des visions fantasmatiques. Je le veux bien, en ce sens qu’il n’y a aucun moyen de traduire mathématiquement la diffé­rence entre les deux. Mais il ne faudrait pas conclure de là à une similitude de nature. C’est pourtant ce qu’on fait quand on attribue un sens métaphysique au continu de Minkowski et d’Einstein, à leur Espace-Temps à quatre dimensions. Voyons, en effet, comment l’idée de cet Espace-Temps surgit.

Nous n’avons pour cela qu’à déterminer avec précision la nature des « visions fantasmatiques » dans le cas où un observateur intérieur à un système S, ayant eu la perception réelle d’une longueur invariable l, se repré­senterait l’invariabilité de cette longueur en se plaçant par la pensée hors du système et en supposant alors le système animé de toutes les vitesses possi­bles. Il se dirait : « Puisqu’une ligne A B du système mobile S, en passant devant moi dans le système immobile S où je m’installe, coïncide avec une longueur l de ce système, c’est que cette ligne, au repos, serait égale à

équation
.l. Considérons le carré L2 =
équation
de cette grandeur. De combien surpasse-t-il le carré de l ? De la quantité
équation
.
équation
, laquelle peut s’écrire
équation
.2Or
équation
mesure précisément l’intervalle de temps T qui s’écoule pour moi, transporté dans le système S, entre deux événements se passant respectivement en A et B qui m’apparaîtraient simultanés si j’étais dans le système S. Donc, à mesure que la vitesse de S croît à partir de zéro, l’intervalle de temps T grandit entre les deux événements qui se passent aux points A et B et qui sont donnés en S comme simultanés ; mais les choses se passent de telle manière que la différence L2c2 T2 reste constante. C’est cette différence que j’appelais autrefois l 2. » Ainsi, prenant c pour unité de temps, nous pouvons dire que ce qui est donné à un observateur réel en S comme la fixité d’une grandeur spatiale, comme l’invariabilité d’un carré l 2, apparaîtrait à un observateur fictif en S comme la constance de la différence entre le carré d’un espace et le carré d’un temps.

Mais nous venons de nous placer dans un cas particulier. Généralisons la question, et demandons-nous d’abord comment s’exprime, par rapport à des axes rectangulaires situés à l’intérieur d’un système matériel S, la distance entre deux points du système. Nous chercherons ensuite comment elle s’expri­mera par rapport à des axes situés dans un système S par rapport auquel S deviendrait mobile.

 

Si notre espace était à deux dimensions, réduit à la présente feuille de papier, si les deux points considérés étaient A et B, dont les distances respectives aux deux axes O Y et O X sont x₁, y₁ et x₂, y₂, il est clair que nous aurions

équation

I

Nous pourrions alors prendre tout autre système d’axes immobiles par rapport aux premiers et donner ainsi à x₁, x₂ y₁, y₂ des valeurs qui seraient généralement différentes des premières : la somme des deux carrés

équation
demeurerait la même, puisqu’elle serait toujours égale à
équation
. De même, dans un espace à trois dimensions, les points A et B n’étant plus supposés alors dans le plan XOY et étant cette fois définis par leurs distances x₁, y₁, z₁, x₂, y₂, z₂, aux trois faces d’un trièdre trirectangle dont le sommet est O, on constaterait l’invariance de la somme

équation

C’est par cette invariance même que s’exprimerait la fixité de la distance entre A et B pour un observateur situé en S.

Mais supposons que notre observateur se mette par la pensée dans le système S, par rapport auquel S est censé en mouvement. Supposons aussi qu’il rapporte les points A et B à des axes situés dans son nouveau système, se plaçant d’ailleurs dans les conditions simplifiées que nous avons décrites plus haut quand nous établissions les équations de Lorentz. Les distances respectives des points A et B aux trois plans rectangulaires se coupant en S seront maintenant x₁, y₁, z1 ; x₂, y₂, z2. Le carré de la distance A B de nos deux points va d’ailleurs encore nous être donné par une somme de trois carrés qui sera

 

équation

Mais, d’après les équations de Lorentz, si les deux derniers carrés de cette somme sont identiques aux deux derniers de la précédente, il n’en va pas de même pour le premier, car ces équations nous donnent pour x₁ et x₂ respectivement les valeurs

équation
et
équation
 ; de sorte que le premier carré sera
équation
. Nous nous trouvons naturellement devant le cas particulier que nous examinions tout à l’heure. Nous avions considéré en effet dans le système S une certaine longueur A B, c’est-à-dire la distance entre deux événements instantanés et simultanés se produisant respectivement en A et B. Mais nous voulons maintenant généraliser la question. Supposons donc que les deux événements soient successifs pour l’observateur en S. Si l’un se produit au moment t₁ et l’autre au moment t₂, les équations de Lorentz vous nous donner

équation

équation

de sorte que notre premier carré deviendra

équation

et que notre primitive somme de trois carrés sera remplacée par

équation

grandeur qui dépend de v et n’est plus invariante.

Mais si, dans cette expression, nous considérons le premier terme

équation
, qui nous donne la valeur de
équation
, nous voyons 41 qu’il surpasse
équation
de la quantité :

équation

Or les équations de Lorentz donnent :

équation

Nous avons donc

équation

ou

équation

ou enfin

équation

équation

 

Résultat qui pourrait s’énoncer de la manière suivante : Si l’observateur en S avait considéré, au lieu de la somme de trois carrés

équation

l’expression

équation

où entre un quatrième carré, il eût rétabli, par l’introduction du Temps, l’inva­riance qui avait cessé d’exister dans l’Espace.

Notre calcul aura paru un peu gauche. Il l’est effectivement. Rien n’eût été plus simple que de constater tout de suite que l’expression

équation

ne change pas quand on fait subir la transformation de Lorentz aux termes qui la composent. Mais c’eût été mettre sur le même rang tous les systèmes où sont censées avoir été prises toutes les mesures. Le mathématicien et le physicien doivent le faire, puisqu’ils ne cherchent pas à interpréter en termes de réalité l’Espace-Temps de la théorie de la Relativité, mais simplement à l’utiliser. Au contraire, notre objet à nous est cette interprétation même. Nous devions donc partir des mesures prises dans le système S par l’observateur en S, – seules mesures réelles attribuables à un observateur réel, – et considérer les mesures prises dans les autres systèmes comme des altérations ou déformations de celles-là, altérations ou déformations coordonnées entre elles de telle manière que certaines relations entre les mesures restent les mêmes. Pour conserver au point de vue de l’observateur en S sa place centrale et pour préparer ainsi l’analyse que nous donnerons tout à l’heure de l’Espace-Temps, le détour que nous venons de faire était donc nécessaire. Il fallait aussi, comme on le verra, établir une distinction entre le cas où l’observateur en S apercevait simultanés les événements A et B, et le cas où il les note successifs. Cette distinction se fût évanouie si nous n’avions fait de la simultanéité que le cas particulier où l’on a t₂ – t₁ = 0 ; nous l’aurions ainsi résorbée dans la succession ; toute différence de nature eût encore été abolie entre les mesures réellement prises par l’observateur en S et les mesures simplement pensées que prendraient des observateurs extérieurs au système. Mais peu importe pour le moment. Montrons simplement comment la théorie de la Relativité est bien conduite par les considérations qui précèdent à poser un Espace-Temps à quatre dimensions.

Nous disions que l’expression du carré de la distance entre deux points A et B, rapportés à deux axes rectangulaires dans un espace à deux dimensions, est

équation
si l’on appelle x₁, y₁, x₂, y₂, leurs distances respectives aux deux axes. Nous ajoutions que dans un espace à trois dimensions ce serait
équation
. Rien ne nous empêche d’imaginer des espaces à 4, 5, 6..., n dimensions. Le carré de la distance entre deux points y serait donné par une somme de 4, 5, 6.... n carrés, chacun de ces carrés étant celui de la différence entre les distances des points A et B à l’un des 4, 5, 6..., n plans. Considérons alors notre expression

équation

Si la somme des trois premiers termes était invariante, elle pourrait exprimer l’invariance de la distance, telle que nous la concevions dans notre Espace à trois dimensions avant la théorie de la Relativité. Mais celle-ci consiste essen­tiellement à dire qu’il faut introduire le quatrième terme pour obtenir l’inva­riance. Pourquoi ce quatrième terme ne correspondrait-il pas à une quatrième dimension ? Deux considérations semblent d’abord s’y opposer, si nous nous en tenons à notre expression de la distance : d’une part, le carré

équation
est précédé du signe moins au lieu du signe plus, et d’autre part il est affecté d’un coefficient c2 différent de l’unité. Mais comme, sur un quatrième axe qui serait représentatif du temps, les temps devraient nécessairement être portés comme des longueurs, nous pouvons décréter que la seconde y aura la longueur c : notre coefficient deviendra ainsi l’unité. D’autre part, si nous considérons un temps
équation
tel qu’on ait
équation
, et si, d’une manière générale, nous rempla­çons t par la quantité imaginaire
équation
, notre quatrième carré sera
équation
, et c’est bien alors à une somme de quatre carrés que nous aurons affaire. Convenons d’appeler
équation
les quatre différences
équation
,
équation
,
équation
,
équation
qui sont les accroissements respectifs de x, y, z,
équation
quand on passe de x₁ à x₂, de y₁, à y₂, de z₁ à z₂ de
équation
et appelons
équation
l’intervalle entre les deux points A et B. Nous aurons :

équation

Et dès lors rien ne nous empêchera de dire que s est une distance, ou mieux un intervalle, dans l’Espace et le Temps à la fois : le quatrième carré correspondrait à la quatrième dimension d’un continu Espace-Temps où le Temps et l’Espace seraient amalgamés ensemble.

Rien ne nous empêchera non plus de supposer les deux points A et B infiniment voisins, de telle manière que A B puisse aussi bien être un élément de courbe. Un accroissement fini tel que

équation
deviendra alors un accroissement infinitésimal dx, et nous aurons l’équation différentielle :

équation

d’où nous pourrons remonter par une sommation d’éléments infiniment petits, par « intégration », à l’intervalle s entre deux points d’une ligne cette fois quelconque, occupant à la fois de l’Espace et du Temps, que nous appellerons AB. Nous l’écrirons :

équation

 

expression qu’il faut connaître, mais sur laquelle nous ne reviendrons pas dans ce qui va suivre. Il vaudra mieux utiliser directement les considérations par lesquelles on y a été conduit 42.

On vient de voir comment la notation d’une quatrième dimension s’introduit pour ainsi dire automatiquement dans la théorie de la Relativité. De là, sans doute, l’opinion souvent exprimée que nous devons à cette théorie la première idée d’un milieu à quatre dimensions englobant le temps et l’espace. Ce qu’on n’a pas assez remarqué, c’est qu’une quatrième dimension d’espace est suggérée par toute spatialisation du temps : elle a donc toujours été impliquée par notre science et notre langage. Même, on la dégagerait sous une forme plus précise, en tout cas plus imagée, de la conception courante du temps que de la théorie de la Relativité. Seulement, dans la théorie courante, l’assimilation du temps à une quatrième dimension est sous-entendue, tandis que la physique de la Relativité est obligée de l’introduire dans ses calculs. Et cela tient au double effet d’endosmose et d’exosmose entre le temps et l’espace, à l’empiétement réciproque de l’un sur l’autre, que semblent traduire les équations de Lorentz : il devient ici nécessaire, pour situer un point, d’indiquer explicitement sa position dans le temps aussi bien que dans l’espace. Il n’en reste pas moins que l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein est une espèce dont la spatialisation commune du Temps dans un Espace à quatre dimensions est le genre. La marche que nous avons à suivre est alors toute tracée. Nous devons commencer par chercher ce que signifie, d’une manière générale, l’introduction d’un milieu à quatre dimensions qui réunirait temps et espace. Puis nous nous demanderons ce qu’on y ajoute, ou ce qu’on en retranche, quand on conçoit le rapport entre les dimensions spatiales et la dimension temporelle à la manière de Minkowski et d’Einstein. Dès maintenant on entrevoit que, si la conception courante d’un espace accompagné de temps spatialisé prend tout naturellement pour l’esprit la forme d’un milieu à quatre dimensions, et si ce milieu est fictif en ce qu’il symbolise simplement la convention de spatialiser le temps, il en sera ainsi des espèces dont ce milieu à quatre dimensions aura été le genre. En tout cas, espèce et genre auront sans doute le même degré de réalité, et l’Espace-Temps de la théorie de la Relativité ne sera probablement pas plus incompatible avec notre ancienne conception de la durée que ne l’était un Espace-et-Temps à quatre dimensions symbolisant à la fois l’espace usuel et le temps spatialisé. Néanmoins, nous ne pourrons nous dispenser de considérer plus spécialement l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein, quand une fois nous nous serons occupé d’un Espace-et-Temps général à quatre dimensions. Attachons-nous à celui-ci d’abord.

On a de la peine à imaginer une dimension nouvelle si l’on part d’un Espace à trois dimensions, puisque l’expérience ne nous en montre pas une quatrième. Mais rien n’est plus simple, si c’est un Espace à deux dimensions que nous dotons de cette dimension supplémentaire. Nous pouvons évoquer des êtres plats, vivant sur une surface, se confondant avec elle, ne connaissant que deux dimensions d’espace. L’un d’eux aura été conduit par ses calculs à postuler l’existence d’une troisième dimension. Superficiels au double sens du mot, ses congénères refuseront sans doute de le suivre ; lui-même ne réussira pas à imaginer ce que son entendement aura pu concevoir. Mais nous, qui vivons dans un Espace à trois dimensions, nous aurions la perception réelle de ce qu’il se serait simplement représenté comme possible : nous nous rendrions exactement compte de ce qu’il aurait ajouté en introduisant une dimension nouvelle. Et comme ce serait quelque chose du même genre que nous ferions nous-mêmes si nous supposions, réduits à trois dimensions comme nous le sommes, que nous sommes immergé dans un milieu à quatre dimensions, nous imaginerions presque ainsi cette quatrième dimension qui nous paraissait d’abord inimaginable. Ce ne serait pas tout à fait la même chose, il est vrai. Car un espace à plus de trois dimensions est une pure conception de l’esprit et peut ne correspondre à aucune réalité. Tandis que l’Espace à trois dimensions est celui de notre expérience. Lors donc que, dans ce qui va suivre, nous nous servirons de notre Espace à trois dimensions, réellement perçu, pour donner un corps aux représentations d’un mathématicien assujetti à un univers plat, – représentations pour lui concevables mais non pas imaginables, – cela ne voudra pas dire qu’il existe ou puisse exister un Espace à quatre dimensions capable à son tour de réaliser en forme concrète nos propres conceptions mathématiques quand elles transcendent notre monde à trois dimensions. Ce serait faire la part trop belle à ceux qui interprètent tout de suite métaphysi­quement la théorie de la Relativité. L’artifice dont nous allons user a pour unique objet de fournir un support imaginatif à la théorie, de la rendre ainsi plus claire, et par là de faire mieux apercevoir les erreurs où des conclusions hâtives nous feraient tomber.

Nous allons donc simplement revenir à l’hypothèse dont nous étions parti quand nous tracions deux axes rectangulaires et considérions une ligne A B dans le même plan qu’eux. Nous ne nous donnions que la surface de la feuille de papier. Ce monde à deux dimensions, la théorie de la Relativité le dote d’une dimension additionnelle qui serait le temps : l’invariant ne sera plus dx2 + dy2, mais dx2 + dy2c2 dt2. Certes, cette dimension additionnelle est de nature toute spéciale, puisque l’invariant serait dx2 + dy2 + dt2 sans qu’il fût besoin d’un artifice d’écriture pour l’amener à cette forme, si le temps était une dimension comme les autres. Nous devrons tenir compte de cette différence caractéristique, qui nous a préoccupé déjà et sur laquelle nous concentrerons notre attention tout à l’heure. Mais nous la laissons de côté pour le moment, puisque la théorie de la Relativité elle-même nous invite à le faire : si elle a eu recours ici à un artifice, et si elle a posé un temps imaginaire, c’était précisé­ment pour que son invariant conservât la forme d’une somme de quatre carrés ayant tous pour coefficient l’unité, et pour que la dimension nouvelle fût provisoirement assimilable aux autres. Demandons-nous donc, d’une manière générale, ce qu’on apporte, ce que peut-être aussi l’on enlève, à un univers à deux dimensions quand on fait de son temps une dimension supplémentaire. Nous tiendrons compte ensuite du rôle spécial que joue cette nouvelle dimension dans la théorie de la Relativité.

On ne saurait trop le répéter : le temps du mathématicien est nécessaire­ment un temps qui se mesure et par conséquent un temps spatialisé. Point n’est besoin de se placer dans l’hypothèse de la Relativité : de toute manière (nous le faisions remarquer, il y a plus de trente ans) le temps mathématique pourra être traité comme une dimension additionnelle de l’espace. Supposons un univers superficiel réduit au plan P, et considérons dans ce plan un mobile M qui décrit une ligne quelconque, par exemple une circonférence, à partir d’un certain point que nous prendrons pour origine. Nous qui habitons un monde à trois dimensions, nous pourrons nous représenter le mobile M entraînant avec lui une ligne MN perpendiculaire au plan et dont la longueur variable mesu­rerait à chaque instant le temps écoulé depuis l’origine. L’extrémité N de cette ligne décrira dans l’Espace à trois dimensions une courbe qui sera, dans le cas actuel, de forme hélicoïdale. Il est aisé de voir que cette courbe tracée dans l’Espace à trois dimensions nous livre toutes les particularités temporelles du changement survenu dans l’Espace à deux dimensions P. La distance d’un point quelconque de l’hélice au plan P nous indique en effet le moment du temps auquel nous avons affaire, et la tangente à la courbe de ce point nous donne, par son inclinaison sur le plan P, la vitesse du mobile à ce moment 43. Ainsi, dira-t-on, la « courbe à deux dimensions » 44 ne dessine qu’une partie de la réalité constatée sur le plan P, parce qu’elle n’est qu’espace, au sens que les habitants de P donnent à ce mot. Au contraire, la « courbe à trois dimensions » contient cette réalité tout entière : elle a trois dimensions d’espace pour nous ; elle serait de l’Espace-et-Temps à trois dimensions pour un mathématicien à deux dimensions qui habiterait le plan P et qui, incapable d’imaginer la troisième dimension, serait amené par la constatation du mouvement à la concevoir, et à l’exprimer analytiquement. Il pourrait ensuite apprendre de nous qu’une courbe à trois dimensions existe effectivement comme image.

Une fois posée d’ailleurs la courbe à trois dimensions, espace et temps tout à la fois, la courbe à deux dimensions apparaîtrait au mathématicien de l’univers plat comme une simple projection de celle-ci sur le plan qu’il habite. Elle ne serait que l’aspect superficiel et spatial d’une réalité solide qui devrait s’appeler temps et espace à la fois.

Bref, la forme d’une courbe à trois dimensions nous renseigne ici et sur la trajectoire plane et sur les particularités temporelles d’un mouvement s’effec­tuant dans un espace à deux dimensions. Plus généralement, ce qui est donné comme mouvement dans un espace d’un nombre quelconque de dimensions peut être représenté comme forme dans un espace ayant une dimension de plus.

Mais cette représentation est-elle réellement adéquate au représenté ? Contient-elle tout juste ce que celui-ci contient ? On le croirait au premier abord, comme nous venons de le dire. Mais la vérité est qu’elle renferme plus par un côté, moins par un autre, et que si les deux choses paraissent interchan­geables, c’est parce que notre esprit retranche subrepticement de la représen­tation ce qu’il y a en trop, introduit non moins subrepticement ce qui manque.

Pour commencer par le second point, il est évident que le devenir proprement dit a été éliminé. C’est que la science n’en a que faire dans le cas actuel. Quel est son objet ? Simplement de savoir où le mobile sera en un moment quelconque de son parcours. Elle se transporte donc invariablement à l’extrémité d’un intervalle déjà parcouru ; elle ne s’occupe que du résultat une fois obtenu : si elle peut se représenter d’un seul coup tous les résultats acquis à tous les moments, et de manière à savoir quel résultat correspond à tel moment, elle a remporté le même succès que l’enfant devenu capable de lire instantanément un mot au lieu de l’épeler lettre par lettre. C’est ce qui arrive dans le cas de notre cercle et de notre hélice qui se correspondent point à point. Mais cette correspondance n’a de signification que parce que notre esprit parcourt la courbe et en occupe successivement des points. Si nous avons pu remplacer la succession par une juxtaposition, le temps réel par un temps spatialisé, le devenant par le devenu, c’est parce que nous conservons en nous le devenir, la durée réelle : quand l’enfant lit actuellement le mot tout d’un coup, il l’épèle virtuellement lettre par lettre. Ne nous imaginons donc pas que notre courbe à trois dimensions nous livre, cristallisés pour ainsi dire ensemble, le mouvement par lequel se trace la courbe plane et cette courbe plane elle-même. Elle a simplement extrait du devenir ce qui intéresse la science, et la science ne pourra d’ailleurs utiliser cet extrait que parce que notre esprit rétablira le devenir éliminé ou se sentira capable de le faire. En ce sens, la courbe à n + 1 dimensions toute tracée, qui serait l’équivalent de la courbe à n dimensions se traçant, représente réellement moins que ce qu’elle prétend représenter.

Mais, en un autre sens, elle représente davantage. Retranchant par ici, ajoutant par là, elle est doublement inadéquate.

Nous l’avons obtenue, en effet, par un procédé bien défini, par le mouve­ment circulaire, dans le plan P, d’un point M qui entraînait avec lui la droite de longueur variable MN, proportionnelle au temps écoulé. Ce plan, ce cercle, cette droite, ce mouvement, voilà les éléments parfaitement déterminés de l’opération par laquelle la figure se traçait. Mais la figure toute tracée n’im­plique pas nécessairement ce mode de génération. Même si elle l’implique encore, elle aura pu être l’effet du mouvement d’une autre droite, perpendi­culaire à un autre plan, et dont l’extrémité M aura décrit dans ce plan, avec des vitesses toutes différentes, une courbe qui n’était pas une circonférence. Donnons-nous en effet un plan quelconque et projetons sur lui notre hélice : celle-ci sera aussi bien représentative de la nouvelle courbe plane, parcourue avec de nouvelles vitesses, amalgamée à de nouveaux temps. Si donc, au sens que nous définissions tout à l’heure, l’hélice contient moins que la circonfé­rence et le mouvement qu’on y prétend retrouver, en un autre sens elle contient davantage : une fois acceptée comme l’amalgame d’une certaine figure plane avec un certain mode de mouvement, on y découvrirait aussi bien une infinité d’autres figures planes complétées respectivement par une infinité d’autres mouvements. Bref, comme nous l’annoncions, la représentation est doublement inadéquate : elle reste en deçà, elle va au-delà. Et l’on en devine la raison. En ajoutant une dimension à l’espace où l’on se trouve, on peut sans doute figurer par une chose, dans ce nouvel Espace, un processus ou un devenir constaté dans l’ancien. Mais comme on a substitué du tout fait à ce qu’on aperçoit se faisant, on a d’une part éliminé le devenir inhérent au temps, et l’on a d’autre part introduit la possibilité d’une infinité d’autres processus par lesquels la chose eût été aussi bien construite. Le long du temps où l’on constatait la genèse progressive de cette chose, il y avait un mode de génération bien déterminé ; mais dans le nouvel espace, accru d’une dimen­sion, où la chose s’étale d’un seul coup par l’adjonction du temps à l’espace ancien, on est libre d’imaginer une infinité de modes de génération également possibles ; et celui qu’on a constaté effectivement, bien qu’il soit seul réel, n’apparaît plus comme privilégié : on le mettra – à tort – sur la même ligne que les autres.

Dès à présent l’on entrevoit le double danger auquel on s’expose quand on symbolise le temps par une quatrième dimension de l’espace. D’une part, on risque de prendre le déroulement de toute l’histoire passée, présente et future de l’univers pour une simple course de notre conscience le long de cette histoire donnée tout d’un coup dans l’éternité : les événements ne défileraient plus devant nous, c’est nous qui passerions devant leur alignement. Et d’autre part, dans l’Espace-et-Temps ou Espace-Temps qu’on aura ainsi constitué, on se croira libre de choisir entre une infinité de répartitions possibles de l’Espace et du Temps. C’était pourtant avec un Espace bien déterminé, un Temps bien déterminé, que cet Espace-Temps avait été construit : seule, une certaine distribution particulière en Espace et Temps était réelle. Mais on ne fait pas de distinction entre elle et toutes les autres distributions possibles : ou plutôt, on ne voit plus qu’une infinité de distributions possibles, la distribution réelle n’étant plus que l’une d’elles. Bref, on oublie que, le temps mesurable étant nécessairement symbolisé par de l’espace, il y a tout à la fois plus et moins dans la dimension d’espace prise pour symbole que dans le temps lui-même.

Mais on apercevra plus clairement ces deux points de la manière suivante. Nous avons supposé un univers à deux dimensions. Ce sera le plan P, prolongé indéfiniment. Chacun des états successifs de l’univers sera une image instantanée, occupant la totalité du plan et comprenant l’ensemble des objets, tous plats, dont l’univers est fait. Le plan sera donc comme un écran sur lequel se déroulerait la cinématographie de l’univers, avec cette différence toutefois qu’il n’y a pas ici de cinématographe extérieur à l’écran, pas de photographie projetée du dehors : l’image se dessine sur l’écran spontanément. Maintenant, les habitants du plan P pourront se représenter de deux manières différentes la succession des images cinématographiques dans leur espace. Ils se diviseront en deux camps, selon qu’ils tiendront davantage aux données de l’expérience ou au symbolisme de la science.

Les premiers estimeront qu’il y a bien des images successives, mais que nulle part ces images ne sont alignées ensemble le long d’un film ; et cela pour deux raisons : 1° Où le film trouverait-il à se loger ? Chacune des images, couvrant l’écran à elle seule, remplit par hypothèse la totalité d’un espace peut-être infini, la totalité de l’espace de l’univers. Force est donc bien à ces images de n’exister que successivement ; elles ne sauraient être données globalement. Le temps se présente d’ailleurs bien à notre conscience comme durée et succession, attributs irréductibles à tout autre et distincts de la juxtaposition. 2° Sur un film, tout serait prédéterminé ou, si vous aimez mieux, déterminé. Illusoire serait donc notre conscience de choisir, d’agir, de créer. S’il y a succession et durée, c’est justement parce que la réalité hésite, tâtonne, élabore graduellement de l’imprévisible nouveauté. Certes, la part de la détermination absolue est grande dans l’univers ; c’est justement pourquoi une physique mathématique est possible. Mais ce qui est prédéterminé est virtuellement du déjà fait et ne dure que par sa solidarité avec ce qui se fait, avec ce qui est durée réelle et succession : il faut tenir compte de cet entrelacement, et l’on voit alors que l’histoire passée, présente et future de l’univers ne saurait être donnée globalement le long d’un film 45.

Les autres répondraient : « D’abord, nous n’avons que faire de votre prétendue imprévisibilité. L’objet de la science est de calculer, et par consé­quent de prévoir : nous négligerons donc votre sentiment d’indétermination, qui n’est peut-être qu’une illusion. Maintenant, vous dites qu’il n’y a pas de place, dans l’univers, pour loger des images autres que l’image dénommée présente. Ce serait vrai, si l’univers était condamné à n’avoir que ses deux dimensions. Mais nous pouvons lui en supposer une troisième, que nos sens n’atteignent pas, et à travers laquelle voyagerait précisément notre conscience quand elle se déroule dans le « Temps ». Grâce à cette troisième dimension d’Espace, toutes les images constituant tous les moments passés et futurs de l’univers sont données d’un seul coup avec l’image présente, non pas disposées les unes par rapport aux autres comme les photographies le long d’un film (pour cela, en effet, il n’y aurait pas de place), mais arrangées dans un ordre différent, que nous n’arrivons pas à imaginer, que nous pouvons cependant concevoir. Vivre dans le Temps consiste à traverser cette troisième dimension, c’est-à-dire à la détailler, à apercevoir une à une les images qu’elle met à même de se juxtaposer. L’indétermination apparente de celle que nous allons percevoir consiste simplement dans le fait qu’elle n’est pas encore perçue : c’est une objectivation de notre ignorance 46. Nous croyons que les images se créent au fur et à mesure de leur apparition, justement parce qu’elles semblent nous apparaître, c’est-à-dire se produire devant nous et pour nous, venir à nous. Mais n’oublions pas que tout mouvement est réciproque ou relatif : si nous les percevons venant à nous, il est aussi vrai de dire que nous allons à elles. Elles sont en réalité là ; elles nous attendent, alignées ; nous passons le long du front. Ne disons donc pas que les événements ou accidents nous arrivent ; c’est nous qui leur arrivons. Et nous le constaterions immédiatement si nous connaissions la troisième dimension comme les autres. »

Maintenant, je suppose qu’on me prenne pour arbitre entre les deux camps. Je me tournerais vers ceux qui viennent de parler, et je leur dirais : « Laissez-moi d’abord vous féliciter de n’avoir que deux dimensions, car vous allez ainsi obtenir pour votre thèse une vérification que je chercherais vainement, moi, si je faisais un raisonnement analogue au vôtre dans l’espace où le sort m’a jeté. » Il se trouve, en effet, que j’habite un espace à trois dimensions ; et lorsque j’accorde à tels ou tels philosophes qu’il pourrait bien y en avoir une quatrième, je dis quelque chose qui est peut-être absurde en soi, encore que concevable mathématiquement. Un surhomme, que je prendrais à mon tour pour arbitre entre eux et moi, nous expliquerait peut-être que l’idée d’une quatrième dimension s’obtient par le prolongement de certaines habitudes mathématiques contractées dans notre Espace (absolument comme vous avez obtenu l’idée d’une troisième dimension), mais que l’idée ne correspond cette fois et ne peut correspondre à aucune réalité. Il y a néanmoins un espace à trois dimensions, où précisément je me trouve : c’est une bonne fortune pour vous, et je vais pouvoir vous renseigner. Oui, vous avez deviné juste en croyant possible la coexistence d’images comme les vôtres, s’étendant chacune sur une « surface » infinie, alors qu’elle est impossible dans l’Espace tronqué où la totalité de votre univers vous paraît tenir à chaque instant. Il suffit que ces images – dénommées par nous « plates » – s’empilent, comme nous disons, les unes sur les autres. Les voilà empilées. Je vois votre univers « solide », selon notre manière de parler ; il est fait de l’entassement de toutes vos images plates, passées, présentes et futures. Je vois aussi votre conscience voyageant perpendiculairement à ces « plans » superposés, ne prenant jamais connaissance que de celui qu’elle traverse, le percevant comme du présent, se souvenant alors de celui qu’elle laisse en arrière, mais ignorant ceux qui sont en avant et qui entrent tour à tour dans son présent pour venir aussitôt enrichir son passé.

Seulement, voici ce qui me frappe encore.

J’ai pris des images quelconques, ou mieux des pellicules sans images, pour figurer votre avenir, que je ne connais pas. J’ai ainsi empilé sur l’état présent de votre univers des états futurs qui restent pour moi en blanc : ils font pendant aux états passés qui sont de l’autre côté de l’état présent et que j’aperçois, eux, comme des images déterminées. Mais je ne suis nullement sûr que votre avenir coexiste ainsi avec votre présent. C’est vous qui me le dites. J’ai construit ma figure sur vos indications, mais votre hypothèse reste une hypothèse. N’oubliez pas que c’est une hypothèse, et qu’elle traduit simple­ment certaines propriétés de faits tout particuliers, découpés dans l’immensité du réel, dont s’occupe la science physique. Maintenant, je puis vous dire, en vous faisant bénéficier de mon expérience de la troisième dimension, que votre représentation du temps par de l’espace va vous donner à la fois plus et moins que ce que vous voulez représenter.

Elle vous donnera moins, car le tas d’images empilées qui constitue la totalité des états de l’univers n’a rien qui implique ou explique le mouvement par lequel votre Espace P les occupe tour à tour, ou par lequel (cela revient au même, selon vous) elles viennent tour à tour remplir l’Espace P où vous êtes. Je sais bien que ce mouvement ne compte pas, à vos yeux. Du moment que toutes les images sont virtuellement données, – et c’est votre conviction, – du moment qu’on devrait théoriquement être à même de prendre celle qu’on voudra dans la partie du tas qui est en avant (en cela consiste le calcul ou la prévision d’un événement), le mouvement qui vous obligerait à passer d’abord le long des images intermédiaires entre cette image-là et l’image présente, – mouvement qui serait précisément le temps, – vous apparaît comme un simple « retard » ou empêchement apporté en fait à une vision qui serait immédiate en droit ; il n’y aurait ici qu’un déficit de votre connaissance empirique, précisément comblé par votre science mathématique. Enfin ce serait du négatif ; et l’on ne se donnerait pas plus, on se donnerait moins qu’on n’avait, quand on pose une succession, c’est-à-dire une nécessité de feuilleter l’album, alors que tous les feuillets sont là. Mais moi qui fais l’expérience de cet univers à trois dimensions et qui puis y percevoir effectivement le mouvement par vous imaginé, je dois vous avertir que vous envisagez un aspect seulement de la mobilité et par conséquent de la durée : l’autre, essentiel, vous échappe. On peut sans doute considérer comme théoriquement entassées les unes sur les autres, données par avance en droit, toutes les parties de tous les états futurs de l’univers qui sont prédéterminées : on ne fait qu’exprimer ainsi leur prédétermination. Mais ces parties, constitutives de ce qu’on appelle le monde physique, sont encadrées dans d’autres, sur lesquelles votre calcul n’a pas eu de prise jusqu’à présent, et que vous déclarez calculables par suite d’une assi­milation entièrement hypothétique : il y a de l’organique, il y a du conscient. Moi qui suis inséré dans le monde organisé par mon corps, dans le monde conscient par l’esprit, je perçois la marche en avant comme un enrichissement graduel, comme une continuité d’invention et de création. Le temps est pour moi ce qu’il y a de plus réel et de plus nécessaire ; c’est la condition fonda­mentale de l’action ; – que dis-je ? c’est l’action même ; et l’obligation où je suis de le vivre, l’impossibilité de jamais enjamber l’intervalle de temps à venir, suffiraient à me démontrer – si je n’en avais pas le sentiment immédiat – que l’avenir est réellement ouvert, imprévisible, indéterminé. Ne me prenez pas pour un métaphysicien, si vous appelez ainsi l’homme des constructions dialectiques. Je n’ai rien construit, j’ai simplement constaté. Je vous livre ce qui s’offre à mes sens et à ma conscience : l’immédiatement donné doit être tenu pour réel tant qu’on ne l’a pas convaincu d’être une simple apparence ; à vous donc, si vous voyez là une illusion, d’apporter la preuve. Mais vous ne soupçonnez là une illusion que parce que vous faites, vous, une construction métaphysique. Ou plutôt la construction est déjà faite : elle date de Platon, qui tenait le temps pour une simple privation d’éternité ; et la plupart des méta­physiciens anciens et modernes l’ont adoptée telle quelle, parce qu’elle répond en effet à une exigence fondamentale de l’entendement humain. Fait pour établir des lois, c’est-à-dire pour extraire du flux changeant des choses certaines relations qui ne changent pas, notre entendement est naturellement porté à ne voir qu’elles ; elles seules existent pour lui ; il accomplit donc sa fonction, il répond à sa destination en se plaçant hors du temps qui coule et qui dure. Mais la pensée, qui déborde le pur entendement, sait bien que, si l’intelligence a pour essence de dégager des lois, c’est afin que notre action sache sur quoi compter, c’est afin que notre volonté ait plus de prise sur les choses : l’entendement traite la durée comme un déficit, comme une pure négation, afin que nous puissions travailler avec le plus d’efficacité possible dans cette durée qui est pourtant ce qu’il y a de plus positif au monde. La métaphysique de la plupart des métaphysiciens n’est donc que la loi même du fonctionnement de l’entendement, lequel est une des facultés de la pensée, mais non pas la pensée même. Celle-ci, dans son intégralité, tient compte de l’expérience intégrale, et l’intégralité de notre expérience est durée. Donc, quoi que vous fassiez, vous éliminez quelque chose, et même l’essentiel, en rempla­çant par un bloc une fois posés les états de l’univers qui passent tour à tour 47.

Vous vous donnez par là moins qu’il ne faut. Mais, en un autre sens, vous vous donnez plus qu’il ne faut.

Vous voulez en effet que votre plan P traverse toutes les images, postées là pour vous attendre, de tous les moments successifs de l’univers. Ou – ce qui revient au même – vous voulez que toutes ces images données dans l’instan­tané ou dans l’éternité soient condamnées, en raison d’une infirmité de votre perception, à vous apparaître comme passant tour à tour sur votre plan P. Peu importe d’ailleurs que vous vous exprimiez d’une manière ou de l’autre : dans les deux cas il y a un plan P – c’est l’Espace –, et un déplacement de ce plan parallèlement à lui-même – c’est le Temps – qui fait que le plan parcourt la totalité du bloc posé une fois pour toutes. Mais, si le bloc est réellement donné, vous pouvez aussi bien le couper par n’importe quel autre plan P se déplaçant encore parallèlement à lui-même et parcourant ainsi dans une autre direction la totalité du réel 48. Vous aurez fait une nouvelle répartition de l’espace et du temps, aussi légitime que la première, puisque le bloc solide a seul une réalité absolue. Telle est bien en effet votre hypothèse. Vous vous figurez avoir obtenu, par l’addition d’une dimension supplémentaire, un Espace-et-Temps à trois dimensions qui peut se diviser en espace et en temps d’une infinité de manières ; la vôtre, celle que vous expérimentez, ne serait que l’une d’elles ; elle serait au même rang que toutes les autres. Mais moi, qui vois ce que seraient toutes les expériences, par vous simplement conçues, d’observateurs attachés à vos plans P et se déplaçant avec eux, je puis vous dire qu’ayant à chaque instant la vision d’une image faite de points empruntés à tous les moments réels de l’univers, il vivrait dans l’incohérence et l’absurdité. L’ensemble de ces images incohérentes et absurdes reproduit en effet le bloc, mais c’est uniquement parce que le bloc a été constitué d’une tout autre manière – par un plan déterminé se mouvant dans une direction déterminée – qu’il existe un bloc, et qu’on peut se passer alors la fantaisie de le reconstituer par la pensée au moyen d’un plan quelconque se mouvant dans une autre direction. Mettre ces fantaisies sur la même ligne que la réalité, dire que le mouvement effectivement générateur du bloc n’est que l’un quelconque des mouvements possibles, est négliger le second point sur lequel je viens d’attirer votre attention : dans le bloc tout fait, et affranchi de la durée où il se faisait, le résultat une fois obtenu et détaché ne porte plus la marque expresse du travail par lequel on l’obtint. Mille opérations diverses, accomplies par la pensée, le recomposeraient aussi bien idéalement, quoiqu’il ait été composé effectivement d’une certaine et unique manière. Quand la maison sera bâtie, notre imagination la parcourra dans tous les sens et la reconstruira aussi bien en posant le toit d’abord, en y accrochant ensuite un à un les étages. Qui mettrait cette méthode au même rang que celle de l’architecte, et la tiendrait pour équivalente ? En y regardant de près, on verrait que la méthode de l’architecte est le seul moyen effectif de composer le tout, c’est-à-dire de le faire ; les autres, en dépit de l’apparence, ne sont que des moyens de le décomposer, c’est-à-dire, en somme, de le défaire ; il y en a donc autant qu’on voudra. Ce qui ne pouvait être construit que dans un certain ordre peut être détruit n’importe comment.

Tels sont les deux points qu’on ne devra jamais perdre de vue quand on joindra le temps à l’espace en dotant celui-ci d’une dimension additionnelle. Nous nous sommes placé dans le cas le plus général ; nous n’avons pas encore envisagé l’aspect tout spécial que cette nouvelle dimension présente dans la théorie de la Relativité. C’est que les théoriciens de la Relativité, toutes les fois qu’ils sont sortis de la science pure pour nous donner une idée de la réalité métaphysique que cette mathématique traduirait, ont commencé par admettre implicitement que la quatrième dimension avait au moins les attributs des trois autres, quitte à apporter quelque chose de plus. Ils ont parlé de leur Espace-Temps en prenant pour accordés les deux points suivants : 1° Toutes les répartitions qu’on y peut faire en espace et en temps doivent être mises au même rang (il est vrai que ces répartitions ne pourront être faites, dans l’hypo­thèse de la Relativité, que selon une loi spéciale, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure) ; 2° notre expérience d’événements successifs ne fait qu’illu­miner un à un les points d’une ligne donnée tout d’un coup. – Ils semblent n’avoir pas tenu compte de ce que l’expression mathématique du temps, lui communiquant nécessairement en effet les caractères de l’espace et exigeant que la quatrième dimension, quelles que soient ses qualités propres, ait d’abord celles des trois autres, péchera par défaut et par excès tout à la fois, comme nous venons de le montrer. Quiconque n’apportera pas ici un double correctif risquera de se tromper sur la signification philosophique de la théorie de la Relativité et d’ériger une représentation mathématique en réalité trans­cendante. On s’en convaincra en se transportant à certains passages du livre déjà classique de M. Eddington : « Les événements n’arrivent pas ; ils sont là, et nous les rencontrons sur notre passage. La « formalité d’avoir lieu » est simplement l’indication que l’observateur, dans son voyage d’exploration, a passé dans le futur absolu de l’événement en question, et elle est sans grande importance 49 ». On lisait déjà dans un des premiers ouvrages sur la théorie de la Relativité, celui de Silberstein, que M. Wells avait merveilleusement devan­cé cette théorie quand il faisait dire à son « voyageur dans le Temps » : Il n’y a aucune différence entre le Temps et l’Espace, sinon que le long du Temps notre conscience se meut  50.

Mais nous devons maintenant nous occuper de l’aspect spécial que prend la quatrième dimension dans l’EspaceTemps de Minkowski et d’Einstein. Ici l’invariant ds2 n’est plus une somme de quatre carrés ayant chacun pour coefficient l’unité, comme il le serait si le temps était une dimension sembla­ble aux autres : le quatrième carré, affecté du coefficient c2 doit être retranché de la somme des trois précédents, et se trouve ainsi avoir une situation à part. On peut, par un artifice approprié, effacer cette singularité de l’expression mathématique : elle n’en subsiste pas moins dans la chose exprimée, et le mathématicien nous en avertit en disant que les trois premières dimensions sont « réelles » et la quatrième « imaginaire ». Serrons donc d’aussi près que nous le pourrons cet Espace-Temps d’une forme particulière.

Mais annonçons tout de suite le résultat où nous nous acheminons. Il ressemblera nécessairement beaucoup à celui que nous a donné l’examen des Temps multiples ; il ne peut d’ailleurs qu’en être une expression nouvelle. Contre le sens commun et la tradition philosophique, qui se prononcent pour un Temps unique, la théorie de la Relativité avait d’abord paru affirmer la pluralité des Temps. En y regardant de plus près, nous n’avons jamais trouvé qu’un seul Temps réel, celui du physicien qui construit la science : les autres sont des Temps virtuels, je veux dire fictifs, attribués par lui à des observa­teurs virtuels, je veux dire fantasmatiques. Chacun de ces observateurs fantômes, s’animant tout à coup, s’installerait dans la durée réelle de l’ancien observateur réel, devenu fantôme à son tour. De sorte que la conception habi­tuelle du Temps réel subsiste tout simplement, avec, en plus, une construction de l’esprit destinée à figurer que, si l’on applique les formules de Lorentz, l’expression mathématique des faits électro-magnétiques reste la même pour l’observateur censé immobile et pour l’observateur qui s’attribue n’importe quel mouvement uniforme. Or, l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein ne représente pas autre chose. Si l’on entend par Espace-Temps à quatre dimen­sions un milieu réel où évoluent des êtres et des objets réels, l’Espace-Temps de la théorie de la Relativité est celui de tout le monde, car tous nous esquis­sons le geste de poser un Espace-Temps à quatre dimensions dès que nous spatialisons le temps, et nous ne pouvons mesurer le temps, nous ne pouvons même parler de lui sans le spatialiser 51. Mais, dans cet Espace-Temps, le Temps et l’Espace resteraient distincts : ni l’Espace ne pourrait dégorger du temps, ni le Temps rétrocéder de l’espace. S’ils mordent l’un sur l’autre, et dans des proportions variables selon la vitesse du système (c’est ce qu’ils font dans l’Espace-Temps d’Einstein), alors il ne s’agit plus que d’un Espace-Temps virtuel, celui d’un physicien imaginé comme expérimentant et non plus du physicien qui expérimente. Car ce dernier Espace-Temps est en repos, et dans un Espace-Temps qui est en repos le Temps et l’Espace restent distincts l’un de l’autre ; ils ne s’entremêlent, comme nous allons voir, que dans le brassage opéré par le mouvement du système ; mais le système n’est en mouvement que si le physicien qui s’y trouvait l’abandonne. Or, il ne saurait l’abandonner sans s’installer dans un autre système : celui-ci, qui est alors en repos, aura un Espace et un Temps nettement distincts comme les nôtres. De sorte qu’un Espace qui ingurgite du Temps, un Temps qui absorbe à son tour de l’Espace, sont un Temps ou un Espace toujours virtuels et simplement pensés, jamais actuels et réalisés. Il est vrai que la conception de cet Espace-Temps agira alors sur la perception de l’Espace et du Temps actuels. À travers le Temps et l’Espace que nous avons toujours connus distincts, et par là même amorphes, nous apercevrons, comme par transparence, un organisme d’Espace-Temps articulé. La notation mathématique de ces articulations, effectuée sur le virtuel et portée à son plus haut degré de généralité, nous donnera sur le réel une prise inattendue. Nous aurons entre les mains un moyen d’investigation puissant, un principe de recherche dont on peut prédire, dès aujourd’hui, que l’esprit humain n’y renoncera pas, lors même que l’expérience imposerait une nouvelle forme à la théorie de la Relativité.

Pour montrer comment Temps et Espace ne commencent à s’entrelacer qu’au moment où ils deviennent l’un et l’autre fictifs, revenons à notre système S et à notre observateur qui, placé effectivement en S, se transporte par la pensée dans un autre système S, l’immobilisé et suppose alors S animé de toutes les vitesses possibles. Nous voulons savoir ce que signifie plus spé­cialement, dans la théorie de la Relativité, l’entrelacement de l’Espace avec le Temps considéré comme une dimension additionnelle. Nous ne changerons rien au résultat, et nous simplifierons notre exposition, en supposant que l’espace des systèmes S et S est réduit à une dimension unique, à une ligne droite, et que l’observateur en S, ayant une forme vermiculaire, habite une portion de cette ligne. Au fond, nous ne faisons que nous replacer dans les conditions où nous nous mettions tout à l’heure (p. 141). Nous disions que notre observateur, tant qu’il maintient sa pensée en S où il est, constate purement et simplement la persistance de la longueur A B désignée par l. Mais, dès que sa pensée se transporte en S, il oublie l’invariabilité constatée et concrète de la longueur A B ou de son carré l2 ; il ne se la représente plus que sous une forme abstraite comme l’invariance d’une différence entre deux carrés L2 et c2T2, qui seraient seuls donnés (en appelant L l’espace allongé

équation
, et T l’intervalle de temps
équation
qui est venu s’intercaler entre les deux événements A et B perçus à l’intérieur du système S comme simul­tanés). Nous qui connaissons des Espaces à plus d’une dimension, nous n’avons pas de peine à traduire géométriquement la différence entre ces deux conceptions ; car dans l’Espace à deux dimensions qui entoure pour nous la ligne A B nous n’avons qu’à élever sur elle la perpendiculaire B C égale à cT, et nous remarquons tout de suite que l’observateur réel en S perçoit réellement comme invariable le côté A B du triangle rectangle, tandis que l’observateur fictif en S n’aperçoit (ou plutôt ne conçoit) directement que l’autre côté B C et l’hypoténuse A C de ce triangle : la ligne A B ne serait plus alors pour lui qu’un tracé mental par lequel il complète le triangle, une expression figurée de
équation
. Maintenant, supposons qu’un coup de baguette magique place notre observateur, réel en S et fictif en S, dans les conditions où nous sommes nous-mêmes, et lui fasse percevoir ou concevoir un Espace à plus d’une dimension. En tant qu’observateur réel en S, il apercevra la ligne droite A B : c’est du réel. En tant que physicien fictif en S, il apercevra on concevra la ligne brisée A C B : ce n’est que du virtuel ; c’est la ligne droite A B apparaissant, allongée et dédoublée, dans le miroir du mouvement. Or, la ligne droite A B est Espace. Mais la ligne brisée A C B est Espace et Temps ; et il en serait ainsi d’une infinité d’autres lignes brisées A D B, A E B,..., etc., correspondant à des vitesses différentes du système S, tandis que la droite A B reste Espace. Ces lignes brisées d’Espace-Temps, simplement virtuelles, sortent de la ligne droite d’Espace par le seul fait du mouvement que l’esprit imprime au système. Elles sont toutes soumises à cette loi que le carré de leur partie Espace, diminué du carré de leur partie Temps (on est convenu de prendre pour unité de temps la vitesse de la lumière) donne un reste égal au carré invariable de la ligne droite A B, celle-ci ligne de pur Espace, mais réelle. Ainsi, nous voyons exactement le rapport de l’amalgame Espace-Temps à l’Espace et au Temps distincts, qu’on avait toujours laissés ici côte à côte lors même qu’on faisait du Temps, en le spatialisant, une dimension additionnelle d’Espace. Ce rapport devient tout à fait frappant dans le cas particulier que nous avons choisi à dessein, celui où la ligne A B, perçue par un observateur placé en S, joint l’un à l’autre deux événements A et B donnés dans ce système comme simultanés. Ici, Temps et Espace sont si bien distincts que le Temps s’éclipse, ne laissant que de l’Espace : un espace A B, voilà tout ce qui est constaté, voilà le réel. Mais cette réalité peut être reconstituée virtuellement par un amalgame d’Espace virtuel et de Temps virtuel, cet Espace et ce Temps s’allongeant à mesure que croît la vitesse virtuelle imprimée au système par l’observateur qui s’en détache idéalement. Nous obtenons ainsi une infinité d’amalgames d’Espace et de Temps simple­ment pensés, tous équivalents à l’Espace pur et simple, perçu et réel.

Mais l’essence de la théorie de la Relativité est de mettre sur le même rang la vision réelle et les visions virtuelles. Le réel ne serait qu’un cas particulier du virtuel. Entre la perception de la ligne droite A B à l’intérieur du système S, et la conception de la ligne brisée A C B quand on se suppose à l’intérieur du système S, il n’y aurait pas une différence de nature. La ligne droite A B serait une ligne brisée comme A C B avec un segment comme C B nul, la valeur zéro affectée ici par c2T2 étant une valeur comme les autres. Mathé­maticien et physicien ont certes le droit de s’exprimer ainsi. Mais le philosophe, qui doit distinguer le réel du symbolique, parlera autrement. Il se contentera de décrire ce qui vient de se passer. Il y a une longueur perçue, réelle, A B. Et si l’on convient de ne se donner qu’elle, en prenant A et B comme instantanés et simultanés, il y a simplement, par hypothèse, cette longueur d’Espace plus un néant de Temps. Mais un mouvement imprimé par la pensée au système fait que l’Espace primitivement considéré paraîtra se gonfler de Temps :

équation
deviendra L2 c’est-à-dire
équation
+ c2T2. Il faudra alors que le nouvel espace dégorge du temps, que L2 soit diminué de c2T2 pour que l’on retrouve
équation
.

Nous sommes ainsi ramenés à nos conclusions antérieures. On nous montrait que deux événements, simultanés pour le personnage qui les observe à l’intérieur de son système, seraient successifs pour celui qui se représen­terait, du dehors, le système en mouvement. Nous l’accordions, mais nous faisions remarquer que l’intervalle entre les deux événements devenus succes­sifs aurait beau s’appeler du temps, il ne pourrait contenir aucun événement : c’est, disions-nous, du « néant dilaté ». Ici nous assistons à la dilatation. Pour l’observateur en S, la distance entre A et B était une longueur d’espace l accrue d’un zéro de temps. Quand la réalité

équation
devient la virtualité L2 le zéro de temps réel s’épanouit en un temps virtuel c2T2. Mais cet intervalle de temps virtuel n’est que le néant de temps primitif, produisant je ne sais quel effet d’optique dans le miroir du mouvement. La pensée ne saurait y loger un événement, si court fût-il, pas plus qu’on ne pousserait un meuble dans le salon aperçu au fond d’une glace.

Mais nous avons envisagé un cas particulier, celui où les événements en A et B sont aperçus, à l’intérieur du système S, comme simultanés. Il nous a paru que c’était le meilleur moyen d’analyser l’opération par laquelle l’Espace s’additionne au Temps et le Temps à l’Espace dans la théorie de la Relativité. Prenons maintenant le cas plus général où les événements A et B se passent à des moments différents pour l’observateur en S. Nous revenons à notre première notation : nous appellerons

équation
le temps de l’événement A et
équation
celui de l’événement B ; nous désignerons par
équation
la distance de A à B dans l’Espace,
équation
et
équation
étant les distances respectives de A et de B à un point origine O. Pour simplifier les choses, nous supposons encore l’Espace réduit à une seule dimension. Mais nous nous demanderons cette fois comment l’observateur intérieur à S’, constatant dans ce système et la constance de la longueur d’Espace
équation
et celle de la longueur de Temps
équation
pour toutes les vitesses dont on pourrait supposer le système animé, se représenterait cette constance en se plaçant par la pensée dans un système immobile S. Nous savons 52 que
équation
devrait pour cela s’être dilaté en

équation

quantité qui surpasse (x₂’ - x₁’)2 de

équation

Ici encore un temps, comme on voit, serait venu gonfler un espace.

 

Mais, à son tour, un espace s’est surajouté à un temps, car ce qui était pri­mitivement

équation
est devenu 53

équation

quantité qui surpasse

équation
de

équation

De sorte que le carré du temps s’est accru d’une quantité qui, multipliée par c2, donnerait l’accroissement du carré de l’espace. Nous voyons ainsi se constituer sous nos yeux, l’espace ramassant du temps et le temps ramassant de l’espace, l’invariance de la différence

équation
pour toutes les vitesses attribuées au système.

Mais cet amalgame d’Espace et de Temps ne commence à se produire, pour l’observateur en S’, qu’au moment précis où sa pensée met le système en mouvement. Et l’amalgame n’existe que dans sa pensée. Ce qui est réel, c’est-à-dire observé ou observable, c’est l’Espace et le Temps distincts auxquels il a affaire dans son système. Il peut les associer dans un continu à quatre dimensions : c’est ce que nous faisons tous, plus ou moins confusément, quand nous spatialisons le temps, et nous le spatialisons dès que nous le mesurons. Mais Espace et Temps restent alors séparément invariants. Ils ne s’amal­gameront ensemble ou, plus précisément, l’invariance ne sera transférée à la différence

équation
que pour nos observateurs fantasmatiques. L’observateur réel laissera faire, car il est bien tranquille : comme chacun de ses deux termes
équation
et
équation
longueur d’espace et intervalle de temps, est invariable, quel que soit le point d’où il les considère à l’intérieur de son système, il les abandonne à l’observateur fantasmatique pour que celui-ci les fasse entrer comme il voudra dans l’expression de son invariant ; par avance il adopte cette expression, par avance il sait qu’elle conviendra à son système tel qu’il l’envisage lui-même, car une relation entre termes constants est néces­sairement constante. Et il y aura beaucoup gagné, car l’expression qu’on lui apporte est celle d’une vérité physique nouvelle : elle indique comment la « transmission » de la lumière se comporte vis-à-vis de la « translation » des corps.

Mais elle le renseigne sur le rapport de cette transmission à cette trans­lation, elle ne lui dit rien de nouveau sur l’Espace et le Temps : ceux-ci restent ce qu’ils étaient, distincts l’un de l’autre, incapables de se mêler autrement que par l’effet d’une fiction mathématique destinée à symboliser une vérité physique. Car cet Espace et ce Temps qui s’entrepénètrent ne sont l’Espace et le Temps d’aucun physicien réel ou conçu comme tel. Le physicien réel prend ses mesures dans le système où il se trouve, et qu’il immobilise en l’adoptant comme système de référence : Temps et Espace y restent distincts, impé­nétrables l’un à l’autre. Espace et Temps ne se pénètrent que dans les systèmes en mouvement où le physicien réel n’est pas, où n’habitent que des physiciens par lui imaginés, – imaginés pour le plus grand bien de la science. Mais ces physiciens ne sont pas imaginés comme réels ou comme pouvant l’être : les supposer réels, leur attribuer une conscience, serait ériger leur système en système de référence, se transporter là-bas soi-même et se confondre avec eux, de toute manière déclarer que leur Temps et leur Espace ont cessé de se compénétrer.

Nous revenons ainsi par un long détour à notre point de départ. De l’Espace convertible en Temps et du Temps reconvertible en Espace nous répétons simplement ce que nous avions dit de la pluralité des Temps, de la succession et de la simultanéité tenues pour interchangeables. Et c’est tout naturel, puisqu’il s’agit de la même chose dans les deux cas. L’invariance de

équation
résulte immédiatement des équations de Lorentz. Et l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein ne fait que symboliser cette invariance, comme l’hypothèse de Temps multiples et de simultanéités con­vertibles en successions ne fait que traduire ces équations.

 

Remarque finale.
Le Temps de la Relativité restreinte et l’Espace de la Relativité généralisée §

Nous voici au terme de notre étude. Elle devait porter sur le Temps et sur les paradoxes, concernant le Temps, qu’on associe d’ordinaire à la théorie de la Relativité. Elle s’en tiendra donc à la Relativité restreinte. Restons-nous pour cela dans l’abstrait ? Non certes, et nous n’aurions rien d’essentiel à ajouter sur le Temps si nous introduisions dans la réalité simplifiée dont nous nous sommes occupé jusqu’ici un champ de gravitation. D’après la théorie de la Relativité généralisée, en effet, on ne peut plus, dans un champ de gravitation, définir la synchronisation des horloges ni affirmer que la vitesse de la lumière soit constante. Par suite, en toute rigueur, la définition optique du temps s’évanouit. Dès qu’on voudra alors donner un sens à la coordonnée « temps », on se placera nécessairement dans les conditions de la Relativité restreinte, en allant au besoin les chercher à l’infini.

À chaque instant, un univers de Relativité restreinte est tangent à l’Univers de la Relativité généralisée. D’autre part, on n’a jamais à considérer de vitesses comparables à celle de la lumière, ni de champs de gravitation qui soient intenses en proportion. On peut donc en général, avec une approximation suffisante, emprunter la notion du Temps à la Relativité restreinte et la con­server telle qu’elle est. En ce sens, le Temps relève de la Relativité restreinte, comme l’Espace de la Relativité généralisée.

Il s’en faut pourtant que le Temps de la Relativité restreinte et l’Espace de la Relativité généralisée aient le même degré de réalité. Une étude appro­fondie de ce point serait singulièrement instructive pour le philosophe. Elle confirmerait la distinction radicale de nature que nous établissions jadis entre le Temps réel et l’Espace pur, indûment considérés comme analogues par la philosophie traditionnelle. Et peut-être ne serait-elle pas sans intérêt pour le physicien. Elle révélerait que la théorie de la Relativité restreinte et celle de la Relativité généralisée ne sont pas animées exactement du même esprit et n’ont pas tout à fait la même signification. La première est d’ailleurs sortie d’un effort collectif, tandis que la seconde reflète le génie propre d’Einstein. Celle-là nous apporte surtout une formule nouvelle pour des résultats déjà acquis ; elle est bien, au sens propre du mot, une théorie, un mode de représentation. Celle-ci est essentiellement une méthode d’investigation, un instrument de découverte. Mais nous n’avons pas à instituer une comparaison entre elles. Disons seulement deux mots de la différence entre le Temps de l’une et l’Espace de l’autre. Ce sera revenir sur une idée maintes fois exprimée au cours du présent essai.

Quand le physicien de la Relativité généralisée détermine la structure de l’Espace, il parle d’un Espace où il est effectivement placé. Tout ce qu’il avance, il le vérifierait avec des instruments de mesure appropriés. La portion d’Espace dont il définit la courbure peut être aussi éloignée qu’on voudra : théoriquement il s’y transporterait, théoriquement il nous ferait assister à la vérification de sa formule. Bref, l’Espace de la Relativité généralisée présente des particularités qui ne sont pas simplement conçues, qui seraient aussi bien perçues. Elles concernent le système où habite le physicien.

Mais les particularités de temps et notamment la pluralité des Temps, dans la théorie de la Relativité restreinte, n’échappent pas seulement en fait à l’observation du physicien qui les pose : elles sont invérifiables en droit. Tandis que l’Espace de la Relativité généralisée est un Espace où l’on est, les Temps de la Relativité restreinte sont définis de manière à être tous, sauf un seul, des Temps où l’on n’est pas. On ne pourrait pas y être, car on apporte avec soi, partout où l’on va, un Temps qui chasse les autres, comme l’éclaircie attachée au promeneur fait reculer à chaque pas le brouillard. On ne se conçoit même pas comme y étant, car se transporter par la pensée dans un des Temps dilatés serait adopter le système auquel il appartient, en faire son système de référence : aussitôt ce Temps se contracterait, et redeviendrait le Temps qu’on vit à l’intérieur d’un système, le Temps que nous n’avons aucune raison de ne pas croire le même dans tous les systèmes.

Les Temps dilatés et disloqués sont donc des Temps auxiliaires, intercalés par la pensée du physicien entre le point de départ du calcul, qui est le Temps réel, et le point d’arrivée, qui est ce même Temps réel encore. Dans celui-ci l’on a pris les mesures sur lesquelles on opère ; à celui-ci s’appliquent les résultats de l’opération. Les autres sont des intermédiaires entre l’énoncé et la solution du problème.

Le physicien les met tous sur le même plan, les appelle du même nom, les traite de la même manière. Et il a raison. Tous sont en effet des mesures de Temps ; et comme la mesure d’une chose est, aux yeux de la physique, cette chose même, tous doivent être pour le physicien du Temps. Mais dans un seul d’entre eux – nous pensons l’avoir démontré – il y a succession. Un seul d’entre eux dure, par conséquent ; les autres ne durent pas. Tandis que celui-là est un temps adossé sans doute à la longueur qui le mesure, mais distinct d’elle, les autres ne sont que des longueurs. Plus précisément, celui-là est à la fois un Temps et une « ligne de lumière » ; les autres ne sont que des lignes de lumière. Mais comme ces dernières lignes naissent d’un allongement de la première, et comme la première était collée contre du Temps, on dira d’elles que ce sont des Temps allongés. De là tous les Temps, en nombre indéfini, de la Relativité restreinte. Leur pluralité, loin d’exclure l’unité du Temps réel, la présuppose.

Le paradoxe commence quand on affirme que tous ces Temps sont des réalités, c’est-à-dire des choses qu’on perçoit ou qu’on pourrait percevoir, qu’on vit on qu’on pourrait vivre. On avait implicitement admis le contraire pour tous – sauf un seul – quand on avait identifié le Temps avec la ligne de lumière. Telle est la contradiction que notre esprit devine, quand il ne l’aper­çoit pas clairement. Elle n’est d’ailleurs attribuable à aucun physicien en tant que physicien : elle ne surgira que dans une physique qui s’érigerait en méta­physique. À cette contradiction notre esprit ne peut pas se faire. On a eu tort d’attribuer sa résistance à un préjugé de sens commun. Les préjugés s’éva­nouissent ou tout au moins s’affaiblissent à la réflexion. Mais, dans le cas actuel, la réflexion affermit notre conviction et finit même par la rendre inébranlable, parce qu’elle nous révèle dans les Temps de la Relativité restreinte – un seul d’entre eux excepté – des Temps sans durée, où des événements ne sauraient se succéder, ni des choses subsister, ni des êtres vieillir.

Vieillissement et durée appartiennent à l’ordre de la qualité. Aucun effort d’analyse ne les résoudra en quantité pure. La chose reste ici distincte de sa mesure, laquelle porte d’ailleurs sur un Espace représentatif du Temps plutôt que sur le Temps lui-même. Mais il en est tout autrement de l’Espace. Sa mesure épuise son essence. Cette fois les particularités découvertes et définies par la physique appartiennent à la chose et non plus à une vue de l’esprit sur elle. Disons mieux : elles sont la réalité même ; la chose est cette fois relation. Descartes ramenait la matière – considérée dans l’instant – à l’étendue : la physique, à ses yeux, atteignait le réel dans la mesure où elle était géomé­trique. Une étude de la Relativité généralisée, parallèle à celle que nous avons faite de la Relativité restreinte, montrerait que la réduction de la gravitation à l’inertie a justement été une élimination des concepts tout faits qui, s’inter­posant entre le physicien et son objet, entre l’esprit et les relations consti­tutives de la chose, empêchaient ici la physique d’être géométrie. De ce côté, Einstein est le continuateur de Descartes.

 

Appendices de
la deuxième édition §

Appendice I.
Le voyage en boulet §

Nous l’avons dit, mais nous ne saurions trop le répéter : le ralentissement des horloges par leur déplacement, dans la théorie de la Relativité, est tout juste aussi réel que le rapetissement des objets par la distance. Le rapetis­sement des objets qui s’éloignent est un moyen, pour l’œil, de noter leur éloignement. Le ralentissement de l’horloge qui se déplace est un moyen, pour la théorie de la Relativité, de noter le déplacement : ce ralentissement mesure en quelque sorte la distance, dans l’échelle des vitesses, entre la vitesse du système mobile auquel l’horloge est attachée et la vitesse, supposée nulle, du système de référence qui est immobile par définition ; c’est un effet de pers­pective. De même qu’en nous transportant à l’objet éloigné nous l’apercevons en vraie grandeur et voyons alors rapetissé l’objet que nous venons de quitter, ainsi le physicien, passant de système en système, trouvera toujours le même Temps réel dans les systèmes où il se sera installé et qu’il aura par là même immobilisés, mais devra toujours, selon la perspective de la Relativité, attribuer des Temps plus ou moins ralentis aux systèmes qu’il aura quittés, et qu’il aura par là même mobilisés avec des vitesses plus ou moins considé­rables. Maintenant, si je raisonnais sur un personnage distant, réduit par la distance à l’état de nain, comme sur un nain véritable, c’est-à-dire comme sur un être qui serait nain et se comporterait en nain là où il est, j’aboutirais à des paradoxes ou à des contradictions : en tant que nain, il est «fantasmatique », la diminution de sa taille n’étant que la notation de sa distance. Non moins paradoxales seront les conséquences si j’érige en horloge réelle, marquant cette heure pour un observateur réel, l’horloge tout idéale, fantasmatique, qui donne en perspective de Relativité l’heure du système en mouvement. Mes personnages distants sont bien réels, mais, en tant que réels, ils conservent leur grandeur : c’est comme nains qu’ils sont fantasmatiques. Ainsi les horlo­ges qui se déplacent par rapport à moi, immobile, sont bien des horloges réelles ; mais, en tant que réelles, elles marchent comme les miennes et marquent la même heure que les miennes : c’est en tant que marchant plus lentement et marquant une heure différente qu’elles deviennent fantasmati­ques, comme les personnages dégénérés en nains.

Supposez que Pierre et Paul, l’un et l’autre de taille normale, causent ensemble. Pierre reste où il est, à côté de moi ; je le vois et il se voit lui-même en vraie grandeur. Mais Paul s’éloigne et prend, aux yeux de Pierre et aux miens, la dimension d’un nain. Si maintenant, allant me promener, je pense à Pierre comme à un homme de taille normale et à Paul comme à un nain, si je laisse Paul à l’état de nain quand je me le figure revenu auprès de Pierre et reprenant sa conversation avec Pierre, nécessairement j’aboutirai à des absurdités ou à des paradoxes : je n’ai pas le droit de mettre en rapport Pierre demeuré normal et Paul devenu nain, de supposer que celui-ci puisse causer avec celui-là, le voir, l’entendre, accomplir n’importe quel acte, car Paul, en tant que nain, n’est qu’une représentation, une image, un fantôme. Pourtant c’est exactement ce que faisaient et le partisan et l’adversaire de la théorie de la Relativité dans la discussion qui s’engagea au Collège de France, en avril 1922, sur les conséquences de la Relativité restreinte 54. Le premier s’attachait seulement à établir la parfaite cohérence mathématique de la théorie, mais il conservait alors le paradoxe de Temps multiples et réels, – comme si l’on eût dit que Paul, revenu auprès de Pierre, se trouvait transformé en nain. Le second ne voulait probablement pas du paradoxe, mais il n’aurait pu l’écarter qu’en montrant dans Pierre un être réel et dans Paul devenu nain un pur fantôme – c’est-à-dire en faisant une distinction qui ne relève plus de la physique mathématique, mais de la philosophie. Restant au contraire sur le terrain de ses contradicteurs, il ne pouvait que leur fournir une occasion de renforcer leur position et de confirmer le paradoxe. La vérité est que le paradoxe tombe, quand on fait la distinction qui s’impose. La théorie de la Relativité demeure intacte, avec une multiplicité indéfinie de Temps fictifs et un seul Temps réel.

Telle est justement notre argumentation. Qu’on ait eu quelque peine à la saisir, et qu’il ne soit pas toujours facile, même au physicien relativiste, de philosopher en termes de Relativité, c’est ce qui ressort d’une lettre, fort inté­ressante, qui nous fut adressée par un physicien des plus distingués. Comme d’autres lecteurs ont pu rencontrer la même difficulté, et que nul, assurément, ne l’aura formulée d’une manière plus claire, nous allons citer cette lettre dans ce qu’elle a d’essentiel. Nous reproduirons ensuite notre réponse.

Soit AB la trajectoire du boulet dessinée dans le système Terre. Parti d’un point de la Terre A, point en lequel va rester Pierre, le boulet qui emporte Paul se dirige vers B avec une vitesse v ; arrivé en B, ce boulet rebondit et revient, avec la vitesse – v, au point A. Pierre et Paul se retrouvent, comparent leurs mesures, et échangent leurs impressions. Je dis qu’ils ne sont pas d’accord sur la durée du voyage si Pierre affirme que Paul est resté absent un temps déterminé, qu’il a mesuré en A, Paul lui répondra qu’il est bien certain d’être resté moins longtemps en voyage, parce qu’il a lui-même mesuré la durée de son voyage avec une unité de temps définie de la même manière, et l’a trouvée plus courte. Ils auront raison tous deux.

Je suppose que la trajectoire AB soit jalonnée par des horloges identiques entre elles, entraînées avec la Terre, donc appartenant au système Terre, et synchronisées par signaux lumineux. Au cours de son voyage, Paul peut lire l’heure marquée par celle de ces horloges auprès de laquelle il passe, et comparer cette heure à l’heure marquée par une horloge, identique aux autres, qu’il a emportée dans son boulet.

Vous voyez dès à présent comment j’oriente la question : il s’agit de comparer directement des horloges voisines, de constater des événements voisins, d’observer une simultanéité d’indications d’horloges au même lieu. Nous ne nous égarons pas en dehors de la conception psychologique de la simultanéité, car, suivant votre propre expression, un événement E s’accom­plissant à côté de l’horloge H est donné en simultanéité avec une indication de l’horloge H dans le sens que le psychologue attribue au mot simultanéité. À l’événement « départ du boulet », l’horloge de Pierre marque 0 h, celle de Paul marque aussi 0 h. Je suppose, bien entendu, que le boulet atteint instantané­ment sa vitesse. Voilà donc le boulet qui constitue un système S en mouvement rectiligne et uniforme par rapport au système Terre, avec une vitesse v. Je prends, pour fixer les idées v = 259 807 km/sec, de sorte que le facteur

équation
est égal à
équation

Je suppose qu’au bout d’une heure, marquée par l’horloge du boulet, celui-ci passe au milieu M de la distance AB. Paul lit l’heure à la fois sur son horloge (1 h) et sur l’horloge du système Terre placée en M. Quelle heure lira-t-il sur cette dernière ? Une des formules de Lorentz donne la réponse.

Nous savons que les formules de Lorentz donnent les relations qui lient les coordonnées d’espace et de temps mesurées par Pierre aux coordonnées d’espace et de temps mesurées par Paul, pour un même événement. Ici l’événement est la rencontre du boulet et de l’horloge du système Terre placée en M ; ses coordonnées sont, dans le système S du boulet, x’ = 0, t’ = 1 h ; la formule

équation

équation
équation

L’horloge du point M marque donc 2 h.

Paul constate donc que l’horloge du système Terre devant laquelle il passe est en avance d’une heure sur la sienne ; bien entendu, il n’a pas à donner de coup de pouce à son horloge ; il enregistre le désaccord. Poursuivant son voyage, il constate que la différence des heures entre son horloge et les horloges qu’il rencontre successivement croît proportionnellement au temps marqué par son horloge, si bien qu’en arrivant en B son horloge marque 2 h ; mais l’horloge du système Terre placée en B marque 4 h.

Arrivé en B, le boulet est renvoyé suivant BA avec la vitesse – v. Ici, il y a changement de système de référence. Paul quitte brusquement le système animé de la vitesse + v par rapport à la Terre et passe dans le système de vitesse – v. Tout est à recommencer pour le voyage de retour. Imaginons qu’automatiquement l’horloge du boulet et celle de B soient remises au zéro, et que les autres horloges liées à la Terre se trouvent synchronisées avec celle de B. Nous pouvons recommencer le raisonnement précédent : au bout d’une heure de voyage, marquée par l’horloge de Paul, celui-ci constatera en repassant en M que son horloge marque 1 h, alors que l’horloge liée à la Terre marque 2 h.... etc.

Mais à quoi bon supposer que les horloges ont été remises au zéro ? Il était inutile d’y toucher. Nous savons qu’il y a un décalage initial dont il faut tenir compte ; ce décalage est de 2 h pour l’horloge du boulet et de 4 h pour les horloges du système Terre ; ce sont des constantes à ajouter aux heures qui seraient marquées si toutes les horloges avaient été ramenées au zéro. Ainsi, si l’on n’a pas touché aux horloges, lorsque le boulet repasse en M, l’horloge de Paul marque 1 + 2 = 3 h, celle du point M marque 2 + 4 = 6 h. Enfin, au retour en A, l’horloge de Paul a enregistré 2 + 2 = 4 h, celle de Pierre 4 + 4 = 8 h.

Voilà le résultat ! Pour Pierre, resté en A sur la Terre, ce sont bien 8 heures qui se sont écoulées entre le départ et le retour de Paul. Mais si l’on s’adresse à Paul « vivant et conscient », il dira que son horloge marquait 0 h au départ et marque 4 h au retour, qu’elle a enregistré une durée de 4 h, et qu’il est bien resté, non pas 3 h, mais 4 h en voyage.

Telle est l’objection. Il est impossible, comme nous le disions, de la présenter en termes plus nets. C’est pourquoi nous l’avons reproduite telle qu’elle nous était adressée, au lieu de la formuler à notre manière et de nous l’adresser à nous-même. – Voici alors notre réponse :

« Il y a d’abord deux remarques importantes à faire.

« 1° Si l’on se place en dehors de la théorie de la Relativité, on conçoit un mouvement absolu et, par là même, une immobilité absolue ; il y aura dans l’univers des systèmes réellement immobiles. Mais, si l’on pose que tout mouvement est relatif, que devient l’immobilité ? Ce sera l’état du système de référence, je veux dire du système où le physicien se suppose placé, à l’intérieur duquel il se voit prenant des mesures et auquel il rapporte tous les points de l’univers. On ne peut pas se déplacer par rapport à soi-même ; et par conséquent le physicien, constructeur de la Science, est immobile par défi­nition si l’on accepte la théorie de la Relativité. Sans doute il arrive au physicien relativiste, comme à tout autre physicien, de mettre en mouvement le système de référence où il s’était d’abord installé ; mais alors, bon gré mal gré, consciemment ou inconsciemment, il en adopte un autre, ne fût-ce que pour un instant ; il localise sa personnalité réelle dans ce nouveau système, qui devient ainsi immobile par définition ; et ce n’est plus alors qu’une image de lui-même qu’il aperçoit par la pensée dans ce qui était tout à l’heure, dans ce qui va redevenir à l’instant, son système de référence.

« 2° Si l’on se place en dehors de la théorie de la Relativité, on conçoit très bien un personnage Pierre absolument immobile au point A, à côté d’un canon absolument immobile ; on conçoit aussi un personnage Paul, intérieur à un boulet qui est lancé loin de Pierre, se mouvant en ligne droite d’un mouvement uniforme absolu vers le point B et revenant ensuite, en ligne droite et d’un mouvement uniforme absolu encore, au point A. Mais, du point de vue de la théorie de la Relativité, il n’y a plus de mouvement absolu, ni d’immobilité absolue. La première des deux phases que nous venons de décrire deviendra donc simplement un écart croissant entre Pierre et Paul, et la seconde un écart décroissant. Nous pourrons par conséquent dire, à volonté, que Paul s’éloigne et puis se rapproche de Pierre, ou que Pierre s’éloigne et puis se rapproche de Paul. Si je suis avec Pierre, lequel s’adopte lui-même comme système de référence, c’est Pierre qui est immobile et j’interprète l’élargissement graduel de l’écart en disant que le boulet quitte le canon, le rétrécissement graduel en disant que le boulet y revient. Si je suis avec Paul, s’adoptant lui-même alors comme système de référence, j’interprète élargissement et rétrécissement en disant que c’est Pierre, avec le canon et la Terre, qui quitte Paul et qui revient ensuite à Paul. La symétrie est parfaite 55 : nous avons affaire, en somme, à deux systèmes S et S que rien ne nous empêche de supposer identiques ; et l’on voit que la situation de Pierre et celle de Paul, se prenant respectivement chacun pour système de référence et par là même s’immobilisant, sont interchangeables.

« J’arrive alors au point essentiel.

« Si l’on se place en dehors de la théorie de la Relativité, il n’y a aucun inconvénient à s’exprimer comme tout le monde, à dire que Pierre et Paul existent en même temps comme êtres conscients, voire comme physiciens, l’un étant absolument immobile et l’autre absolument en mouvement. Mais, du point de vue de la théorie de la Relativité, l’immobilité dépend d’un libre décret : est immobile le système où l’on se place par la pensée. Là est donc, par hypothèse, un physicien « vivant et conscient ». Bref, Pierre est un physi­cien, un être vivant et conscient. Mais Paul ? Si je le laisse vivant et conscient, à plus forte raison si je fais de lui un physicien comme Pierre, par là même je suppose qu’il se prend lui-même comme système de référence, par là même je l’immobilise. Or, Pierre et Paul ne peuvent pas être l’un et l’autre immobiles à la fois, puisqu’il y a entre eux, par hypothèse, écart continuellement grandis­sant d’abord, et ensuite continuellement décroissant. Il faut donc que je choisisse ; et, par le fait, j’ai choisi, puisque j’ai dit que c’était Paul qui était lancé à travers l’espace et que, par là même, j’ai immobilisé le système de Pierre en système de référence 56. Mais alors, Paul est bien un être vivant et conscient à l’instant où il quitte Pierre ; il est bien encore un être vivant et conscient à l’instant où il revient à Pierre ; (il resterait même un être vivant et conscient dans l’intervalle si l’on convenait, pendant cet intervalle, de laisser de côté toute considération de mesure et plus spécialement toute physique relativiste) ; mais pour Pierre physicien, prenant des mesures et raisonnant sur des mesures, acceptant les lois de la perspective physico-mathématique, Paul une fois lancé dans l’espace n’est plus qu’une représentation de l’esprit, une image – ce que j’ai appelé un « fantôme » ou encore une « marionnette vide ». C’est ce Paul en route (ni conscient, ni vivant, réduit à l’état d’image) qui est dans un Temps plus lent que celui de Pierre. En vain donc Pierre, attaché au système immobile que nous appelons le système Terre, voudrait-il interroger ce Paul-là, au moment où il va rentrer dans le système, sur ses impressions de voyage : ce Paul-là n’a rien constaté et n’a pas eu d’impressions, n’étant qu’une représentation de Pierre. Il s’évanouit d’ailleurs au moment où il touche le système de Pierre. Le Paul qui a des impressions est un Paul qui a vécu dans l’intervalle, et le Paul qui a vécu dans l’intervalle est un Paul qui était à chaque instant interchangeable avec Pierre, qui occupait un temps identique à celui de Pierre et qui a vieilli juste autant que Pierre. Tout ce que la physique nous dira des constatations de Paul en voyage devra s’entendre des constatations que le physicien Pierre attribue à Paul lorsqu’il se fait lui-même référant et ne considère plus Paul que comme référé, – constatations que Pierre est obligé d’attribuer à Paul du moment qu’il cherche une représentation du monde qui soit indépendante de tout système de référence. Le Paul qui sort du boulet au retour du voyage, et qui fait de nouveau partie alors du système de Pierre, est quelque chose comme un personnage qui sortirait, en chair et en os, de la toile où il était représenté en peinture : c’était à la peinture et non pas au person­nage, c’était à Paul référé et non pas à Paul référant, que s’appliquaient les raisonnements et les calculs de Pierre pendant que Paul était en voyage. Le personnage succède à la peinture, Paul référé redevient Paul référant ou capable de référer, dès qu’il passe du mouvement à l’immobilité.

« Mais il faut que je précise davantage, comme vous l’avez fait vous-même. Vous supposez le boulet animé d’une vitesse v telle qu’on ait

équation
Soient alors AB la trajectoire du boulet dessinée dans le système Terre, et M le milieu de la droite AB. « Je suppose, dites-vous, qu’au bout d’une heure marquée par l’horloge du boulet, celui-ci passe par le milieu M de la distance AB. Paul lit l’heure à la fois sur son horloge (1 h) et sur l’horloge du système Terre placée en M. Quelle heure lira-t-il sur cette dernière, si les deux horloges marquaient 0 h au départ ? Une des formules de Lorentz donne la réponse : l’horloge du point M marque 2 h. »

« Je réponds : Paul est incapable de lire quoi que ce soit ; car, en tant que se mouvant, selon vous, par rapport à Pierre immobile, en tant que référé à Pierre que vous avez supposé référant, il n’est plus qu’une image vide, une représentation. Pierre seul devra être traité désormais en être réel et conscient (à moins que vous n’abandonniez le point de vue du physicien, qui est ici celui de la mesure, pour revenir au point de vue du sens commun ou de la simple perception). Il ne faut donc pas dire : « Paul lit l’heure... ». Il faut dire : « Pierre, c’est-à-dire le physicien, se représente Paul lisant l’heure... ». Et, naturellement, puisque Pierre applique et doit appliquer les formules de Lorentz, il se représentera Paul lisant 1 h sur son horloge mobile au moment où, dans la représentation de Pierre, cette horloge passe devant l’horloge du système immobile qui marque aux yeux de Pierre 2 h. – Mais, me direz-vous, il n’en existe pas moins dans le système mobile, une horloge mobile qui marque une certaine heure par elle-même, indépendamment de tout ce que Pierre s’en pourra représenter ? – Sans aucun doute. L’heure de cette horloge réelle est précisément celle qu’y lirait Paul s’il redevenait réel, je veux dire vivant et conscient. Mais, à ce moment précis, Paul serait le physicien ; il prendrait son système pour système de référence et l’immobiliserait. Son horloge marquerait donc 2 h, – exactement l’heure que marquait l’horloge de Pierre. Je dis « que marquait », car déjà l’horloge de Pierre ne marque plus 2 h ; elle marque 1 h, étant maintenant l’horloge de Pierre référé et non plus référant.

« Je n’ai pas besoin de poursuivre le raisonnement. Tout ce que vous dites des heures lues par Paul sur son horloge quand il arrive en B, puis quand il revient en M, et enfin quand il va, au retour, toucher A et rentrer à l’instant même dans le système Terre, tout cela s’applique non pas à Paul vivant et conscient, regardant effectivement son horloge mobile, mais à un Paul que Pierre physicien se représente regardant cette horloge (et que le physicien doit d’ailleurs se représenter ainsi, et que le physicien n’a pas à distinguer de Paul vivant et conscient : cette distinction concerne le philosophe). C’est pour ce Paul simplement représenté et référé qu’il se sera écoulé 4 heures (repré­sentées) pendant qu’il se sera écoulé 8 heures (vécues) pour Pierre. Mais Paul conscient, et par conséquent référant, aura vécu 8 heures, puisque c’est à lui qu’il faudra appliquer tout ce que nous venons de dire de Pierre. »

En somme, nous donnions dans cette réponse, une fois de plus, le sens des formules de Lorentz. Ce sens, nous l’avons déterminé de bien des manières; nous avons cherché, par bien des moyens, à en donner la vision concrète. On pourrait aussi bien l’établir in abstracto en prenant la déduction classique de ces formules 57 et en la suivant pas à pas. On reconnaîtrait que les formules de Lorentz expriment tout simplement ce que doivent être les mesures attribuées à S pour que le physicien en S voie le physicien imaginé par lui en S trouver la même vitesse que lui à la lumière.

Appendice II.
Réciprocité de l’accélération §

 

Dans l’appendice qui précède, comme dans notre quatrième chapitre, nous avons décomposé le voyage du boulet en deux trajets de sens opposés qui fussent, l’un et l’autre, des translations uniformes. Il était inutile de soulever les difficultés qui s’attachent, ou qui semblent s’attacher, à l’idée d’accélé­ration : nous n’avons jamais, au cours du livre, affirmé la réciprocité que là où elle est évidente, dans le cas du mouvement uniforme. Mais nous aurions aussi bien pu faire entrer en ligne de compte l’accélération qui détermine le change­ment de sens, et considérer alors le voyage du boulet, dans son ensemble, comme un mouvement varié. Notre raisonnement se fût conservé tel quel, car on va voir que l’accélération est elle-même réciproque et que, de toute manière, les deux systèmes S et S sont interchangeables.

On hésite parfois à admettre cette réciprocité de l’accélération, pour certai­nes raisons spéciales dont il sera question à l’appendice suivant, quand nous traiterons des « lignes d’Univers ». Mais on hésite aussi parce que, dit-on couramment, le mouvement accéléré se traduit, à l’intérieur du système mobi­le, par des phénomènes qui ne se produisent pas, symétriquement, dans le système censé immobile qu’on a pris pour système de référence. S’il s’agit d’un train qui se meut sur la voie, on consent à parler de réciprocité tant que le mouvement reste uniforme : la translation, dit-on, peut être attribuée indiffé­remment à la voie ou au train ; tout ce que le physicien immobile sur la voie affirme du train en mouvement serait aussi bien affirmé de la voie, devenue mobile, par le physicien devenu intérieur au train. Mais que la vitesse du train augmente ou diminue brusquement, que le train s’arrête : le physicien intérieur au train éprouve une secousse, et la secousse n’a pas son duplicata sur la voie. Plus de réciprocité, donc, pour l’accélération : elle se manifesterait par des phénomènes dont certains au moins ne concerneraient que l’un des deux systèmes.

Il y a ici une confusion grave, dont il serait intéressant d’approfondir les causes et les effets. Bornons-nous à en définir la nature. On continue à voir un système unique dans ce qui vient de se révéler assemblage de systèmes, multi­plicité de systèmes différents.

Pour s’en convaincre tout de suite, on n’a qu’à rendre effectivement indé­composables les deux systèmes considérés, à en faire par exemple deux points matériels. Il est clair que si le point S est en mouvement rectiligne varié par rapport à S censé immobile, S aura un mouvement rectiligne varié, de même vitesse au même moment, par rapport à S censé immobile à son tour 58. Mais nous pouvons aussi bien attribuer aux systèmes S et S les dimensions que nous voudrons, et un mouvement quelconque de translation : si nous maintenons notre hypothèse, à savoir que chacun des deux est et reste un système, c’est-à-dire un ensemble de points astreints à conserver invariable­ment les mêmes positions les uns par rapport aux autres, et si nous convenons de n’envisager que des translations 59, il est évident que nous pourrons les traiter comme s’ils étaient deux points matériels, et que l’accélération sera réciproque.

À ces systèmes S et S qui sont en état de translation réciproque quelconque s’appliquera d’ailleurs, en ce qui concerne le temps, tout ce que nous avons dit du déplacement réciproque quand il était uniforme. Soit S le système de référence : S aura des vitesses variables, dont chacune sera con­servée par lui pendant des périodes finies ou infiniment petites ; à chacun de ces mouvements uniformes s’appliqueront naturellement les formules de Lorentz ; et nous obtiendrons, soit par une addition de parties finies soit par une intégration d’éléments infiniment petits, le temps t’ qui est censé s’écouler en S pendant que le temps t s’écoule en S. Ici encore t’ sera plus petit que t ; ici encore il y aura eu dilatation de la seconde et ralentissement du Temps par l’effet du mouvement. Mais ici encore le temps plus court sera du temps simplement attribué, incapable d’être vécu, irréel : seul, le Temps de S sera un temps qui puisse être vécu, un temps qui l’est d’ailleurs effectivement, un temps réel. Maintenant, si nous prenons S comme système de référence, c’est en S que va s’écouler ce même temps réel t, en S que se sera transporté le temps fictif t’. En un mot, s’il y a réciprocité dans le cas du mouvement accé­léré comme dans le cas du mouvement uniforme, c’est de la même manière que se calculera dans les deux cas le ralentissement du Temps pour le système supposé mobile, ralentissement d’ailleurs uniquement représenté et qui n’atteint pas le Temps réel.

La symétrie est donc parfaite entre S et S, tant que S et S sont bien deux systèmes.

Mais, sans y prendre garde, on substitue parfois à celui des deux systèmes qui est censé mobile une multiplicité de systèmes distincts animés de mouvements divers, que l’on continue pourtant à traiter comme un système unique. C’est ce qu’on fait même souvent quand on parle des phénomènes « intérieurs au système » qui se produisent par l’effet du mouvement accéléré de ce système, et quand on nous montre, par exemple, le voyageur secoué sur sa banquette par l’arrêt brusque du train. Si le voyageur est secoué, c’est évidemment que les points matériels dont son corps est fait ne conservent pas des positions invariables par rapport au train ni, en général, par rapport les uns aux autres. Ils ne forment donc pas avec le train, ils ne constituent même pas entre eux, un système unique : ce sont autant de systèmes S", S"’, ... qui se révèlent, dans la « secousse », comme animés de mouvements propres. Dès lors, aux yeux du physicien en S, ils auront leurs Temps propres t", t"’, etc. La réciprocité sera d’ailleurs complète encore entre S et S", entre S et S"’, comme elle l’est entre S et S. Si nous installons le physicien réel, tour à tour, en S", S"’, etc. (il ne saurait être en plusieurs à la fois), en chacun d’eux il trouvera et vivra le même Temps réel t, attribuant alors successivement au système S les Temps simplement représentés t", t"’, etc. C’est dire que la secousse du voyageur n’introduit aucune dissymétrie 60. Du point de vue où nous devons nous placer, elle se résout en manifestations parfaitement réciproques intéres­sant les systèmes invariables, et même ponctuels, auxquels nous avons affaire. Le point de vue où nous devons nous placer est en effet celui de la mesure du temps dans la théorie de la Relativité, et les horloges dont parle cette théorie peuvent évidemment être assimilées à de simples points matériels, puisque leurs dimensions n’entrent jamais en ligne de compte : ce sont donc bien de simples points matériels qui se déplacent, dans le cas du mouvement accéléré comme dans celui du mouvement uniforme, quand ces horloges sont en mouvement les unes par rapport aux autres et que l’on compare entre eux des Temps dans la théorie de la Relativité. Bref, le mouvement peut être uniforme ou varié, peu importe : il y aura toujours réciprocité entre les deux systèmes que nous aurons à mettre en présence.

C’est d’ailleurs ce qu’on va voir avec plus de précision dans l’appendice suivant, où nous envisagerons dans toute sa généralité la réciprocité de l’accélération. Les points M₁ et M₂ auxquels nous aurons d’abord affaire pour­ront aussi bien être considérés comme des horloges.

Appendice III.
Le « temps propre  » et la « ligne d’Univers  » §

 

Nous venons de montrer, d’abord dans un cas particulier, puis d’une manière plus générale, la réciprocité de l’accélération. Il est naturel que cette réciprocité échappe à l’attention quand la théorie de la Relativité se présente sous sa forme mathématique. Nous en avons implicitement donné la raison dans notre sixième chapitre 61. Nous disions : 1° que la théorie de la Relativité est obligée de mettre sur le même plan la « vision réelle » et la « vision virtuelle », la mesure effectivement prise par un physicien existant et celle qui est censée avoir été prise par un physicien simplement imaginé ; 2° que la forme donnée à cette théorie depuis Minkowski a précisément pour effet de dissimuler la différence entre le réel et le virtuel, entre ce qui est perçu ou perceptible et ce qui ne l’est pas. La réciprocité de l’accélération n’apparaît que si l’on rétablit cette distinction, accessoire pour le physicien, capitale pour le philosophe. En même temps se comprend la signification du « retard » que l’accélération imprimerait à une horloge qui se déplace. Elle se comprend, sans qu’il y ait rien à ajouter à ce que nous avons dit en traitant du mouvement uniforme : l’accélération ne saurait créer ici des conditions nouvelles, puisque ce sont nécessairement les formules de Lorentz qu’on applique encore (en général à des éléments infinitésimaux) quand on parle de Temps multiples et ralentis. Mais, pour plus de précision, nous allons examiner en détail la forme spéciale que présente, dans ce cas, la théorie de la Relativité. Nous la pren­drons dans un livre récent qui fait déjà autorité, dans l’important ouvrage de M. Jean Becquerel (op. cit., p. 48-51).

Dans un système de référence lié à une portion de matière, c’est-à-dire dans un système dont tous les points sont dans le même état de mouvement, d’ailleurs quelconque, que cette portion de matière, la distance spatiale entre deux événements concernant la portion de matière est toujours nulle. On a donc, dans ce système où dx = dy = dz = 0,

ds = c d

équation
,

équation
est l’élément de temps propre de la portion de matière considérée et de tout le système qui lui est lié. Le temps propre
équation
d écoulé entre deux événe­ments A et B est le temps que mesurera un observateur, c’est le temps qu’enregistreront les horloges dans ce système.

 

Une horloge liée à un mobile (dont le mouvement n’a plus besoin ici d’être soumis à la restriction de la translation uniforme) mesure la longueur, divisée par c, de l’arc de ligne d’Univers de ce mobile.

Considérons maintenant un point matériel libre M₁. La loi d’inertie de Galilée nous enseigne que ce point est en mouvement rectiligne et uniforme : à cet état de mouvement correspond, dans l’Espace-Temps, une ligne d’Univers formée par l’ensemble des événements qui représentent les diverses positions successives de ce mobile dans son état de mouvement uniforme, positions qu’on peut repérer dans un système quelconque.

Sur la ligne d’Univers de M₁, choisissons deux événements déterminés A et B... Entre ces événements nous pouvons imaginer dans l’Espace-Temps une infinité de lignes d’Univers réelles... Prenons l’une quelconque de ces lignes d’Univers ; il suffit pour cela de considérer un second mobile M₂, parti de l’événement A, qui, après avoir parcouru, avec une vitesse plus ou moins grande, un trajet spatial plus ou moins long, trajet que nous allons repérer dans un système en translation uniforme lié à M₁ rejoint ce mobile M₁, à l’événe­ment B.

En résumé, nos données sont les suivantes : les deux mobiles M₁, et M₂, sont en coïncidence absolue aux événements A et B ; entre ces événements, leurs lignes d’Univers sont différentes ; M₁, est supposé en translation unifor­me. Enfin nous repérons les événements dans un système S lié à M₁.

Il importe de remarquer que M₂, ayant quitté en A le système uniforme S pour y revenir en B (ou seulement pour y passer en B), a nécessairement subi une accélération entre les événements A et B.

Prenons deux époques t et t + dt du temps du système S, comprises entre les époques tA, et tB auxquelles se produisent, toujours dans le système S lié à M₁, les événements A et B. Aux époques t et t + dt, le second mobile M₂ est repéré x, y, z, t ; x + dx, y + dy, z + dz, t + dt dans le système S ; ces coordonnées déterminent, sur la ligne d’Univers de M₂, deux événements C et D infiniment voisins, dont l’intervalle est ds ; on a  62

équation
,

mais on a aussi

équation
,

équation
étant l’élément de temps propre du mobile M2. On déduit de là  63

équation
,

v étant la vitesse du Mobile M₂ à l’époque t, vitesse et temps mesurés dans le système uniforme du mobile M1.

On a donc finalement

[1]    

équation
,

ce qui signifie : le temps propre d’un mobile M2 entre deux événements de sa ligne d’Univers est plus court que le temps mesuré entre les mêmes événe­ments dans un système en translation uniforme ; il est d’autant plus court que la vitesse du mobile par rapport au système uniforme est plus grande...

Nous n’avons pas encore tenu compte de la coïncidence absolue des mobiles M₁ (en translation uniforme) et M₂ (mouvement quelconque) aux événements A et B. Intégrons [1]

équation
,

plus le mouvement du mobile M₂, entre les événements A et B communs aux deux mobiles différera d’un mouvement rectiligne et uniforme, plus, par conséquent, les vitesses par rapport à M₁ seront grandes, puisque la durée totale t’, – t, est fixe, et plus le temps propre total sera court.

En d’autres termes : entre deux événements déterminés, la plus LONGUE ligne d’Univers est celle qui correspond au mouvement de translation uniforme.

[Il importe de remarquer que, dans la démonstration précédente, il n’y a pas réciprocité entre les systèmes de référence liés à M₁ et à M₂, parce que M₂ n’est pas en translation uniforme. C’est l’accélération de M₂ qui a créé la dissymétrie : on reconnaît ici le caractère absolu de l’accélération.]

D’étranges conséquences se déduisent des résultats qui viennent d’être établis.

Dans un système en translation uniforme – la Terre, par exemple, car son accélération est faible – deux horloges identiques et synchrones sont au même endroit. On déplace l’une très rapidement et on la ramène près de l’autre au bout du temps t (temps du système) ; elle se trouve en retard sur l’autre horloge, de

équation
 ; si l’accélération a été instantanée au départ comme à l’arrivée et si la vitesse est restée constante en grandeur, le retard est
équation
.

On ne saurait s’exprimer avec plus de précision. Du point de vue physico-mathématique, le raisonnement est d’ailleurs irréprochable : le physicien met sur la même ligne les mesures effectivement prises dans un système et celles qui, de ce système, apparaissent comme effectivement prises dans un autre. C’est avec ces deux espèces de mesure, confondues dans le même traitement, qu’il construira une représentation scientifique du monde ; et comme il doit les traiter de la même manière, il leur attribuera la même signification. Tout autre est le rôle du philosophe. D’une manière générale, il veut distinguer le réel du symbolique ; plus précisément et plus spécialement, il s’agit ici pour lui de déterminer ce qui est temps vécu ou capable d’être vécu, temps effectivement mesuré, et ce qui est temps simplement représenté à la pensée, temps qui s’évanouirait à l’instant même où un observateur en chair et en os se trans­porterait sur les lieux pour le mesurer effectivement. De ce point de vue nouveau, ne comparant plus que du réel à du réel, ou bien alors du représenté à du représenté, on verra reparaître, là où l’accélération semblait avoir apporté la dissymétrie, une parfaite réciprocité. Mais examinons de près le texte que nous venons de citer.

On remarquera que le système de référence y est défini « un système dont tous les points sont dans le même état de mouvement ». Par le fait, le « systè­me de référence lié à M₁ » est supposé en translation uniforme, tandis que le « système de référence lié à M₂ » est en état de mouvement varié. Soient S et S ces deux systèmes. Il est clair que le physicien réel se donne alors un troisième système S" où il se suppose lui-même installé et qui est, par là même, immobilisé : c’est seulement par rapport à ce système que S et S peuvent se mouvoir. S’il n’y avait que S et S, nécessairement c’est en S ou en S qu’il se placerait, et nécessairement l’un des deux systèmes se trouverait immobilisé. Mais alors, le physicien réel étant en S", le temps réel, je veux dire vécu et effectivement mesuré, est celui du système S". Le temps du système S, étant le temps d’un système en mouvement par rapport à S", est déjà un temps ralenti : ce n’est d’ailleurs qu’un temps représenté, je veux dire attribué par l’observateur en S" au système S. Dans ce système S on a supposé un observateur qui le prend pour système de référence. Mais, encore une fois, si le physicien prenait réellement ce système pour système de référence, il s’y placerait, il l’immobiliserait ; du moment qu’il reste en S" et qu’il laisse le système S en mouvement, il se borne à se représenter un observateur qui prendrait S pour système de référence. Bref, nous avons en S ce que nous appelions un observateur fantasmatique, censé prendre pour système de référence ce système S que le physicien réel en S" se représente en mouve­ment.

Entre l’observateur en S (s’il devenait réel) et l’observateur réel en S" la réciprocité est d’ailleurs parfaite. L’observateur fantasmatique en S, redevenu réel, retrouverait aussitôt le temps réel du système S", puisque son système se serait immobilisé, puisque le physicien réel s’y serait transporté, puisque les deux systèmes, en tant que référants, sont interchangeables. En S" aurait passé le temps fantasmatique.

Maintenant, tout ce que nous venons de dire de S par rapport à S", nous pourrons le répéter, par rapport à ce même système S", du système S. En S" immobile sera encore le Temps réel, vécu et effectivement mesuré par le physicien en S". Ce physicien, prenant son système pour système de réfé­rence, attribuera à S un Temps ralenti, à rythme cette fois variable, puisque la vitesse du système varie. À tout instant, d’ailleurs, il y aura encore réciprocité entre S" et S : si l’observateur en S" se transportait en S, aussitôt S s’immobiliserait et toutes les accélérations qui étaient en S passeraient en S" ; les Temps ralentis, simplement attribués, passeraient avec elles en S", et c’est en S que serait le Temps réel.

Nous venons de considérer le rapport de S" immobile à S en translation uniforme, puis le rapport de S" immobile à S en état de mouvement varié. Dans l’un et l’autre cas il y a réciprocité parfaite, – pourvu que l’on prenne comme tous deux référants, en s’y transportant tour à tour, les systèmes que l’on compare, ou qu’on les prenne tous deux comme référés en les abandon­nant tour à tour. Dans l’un et l’autre cas il y a un seul Temps réel, celui que le physicien réel constatait d’abord en S", et qu’il retrouve en S et en S quand il s’y transporte, puisque S et S" sont interchangeables en tant que référants, comme aussi S et S".

Reste alors à envisager directement le rapport de S en translation uniforme à S en état de mouvement varié. Mais nous savons que, si S est en mouve­ment, le physicien qui s’y trouve est un physicien simplement représenté : le physicien réel est en S". Le système de référence réellement adopté est S", et le système S est non pas un système de référence réel, mais le système de référence supposé qu’adopterait l’observateur simplement imaginé. Déjà fan­tasmatique est cet observateur. Doublement fantasmatique sera alors la nota­tion faite par lui de ce qui se passe en S ; ce sera une représentation attribuée à un observateur qui n’est lui-même qu’une représentation. Lors donc qu’on déclare, dans le texte ci-dessus, qu’il y a dissymétrie entre S et S, il est clair que cette dissymétrie ne concerne pas les mesures réellement prises en S ni les mesures réellement prises en S, mais celles qui, du point de vue de S", sont attribuées à l’observateur en S et celles qui, du point de vue de S" encore, sont censées être attribuées à l’observateur en S par l’observateur en S. Mais alors, entre S réel et S réel, quel est le véritable rapport ?

Pour le savoir, nous n’avons qu’à placer notre observateur réel, tour à tour, en S et S. Nos deux systèmes vont ainsi devenir successivement réels, mais aussi, successivement, immobiles. C’est d’ailleurs le parti que nous aurions pu prendre tout de suite, sans passer par un si long détour, en suivant à la lettre le texte cité et en considérant seulement le cas particulier où le système S, qu’on nous dit en translation uniforme, est animé d’une vitesse constante égale à zéro. Voilà donc notre observateur réel en S, cette fois immobile. Il est clair que cet observateur en S trouvera qu’il n’y a pas réciprocité entre son propre système, immobile, et le système S qui le quitte pour venir ensuite le rejoin­dre. Mais, si nous le plaçons maintenant en S, qui se trouvera ainsi immo­bilisé, il constatera que le rapport de S à S est identiquement ce qu’était tout à l’heure le rapport de S à S : c’est maintenant S qui quitte S et qui vient le rejoindre. Ainsi, encore une fois, il y a symétrie, réciprocité parfaite entre S et S référants, entre S et S référés. L’accélération ne change donc rien à la situation : dans le cas du mouvement varié comme dans celui du mouvement uniforme, le rythme du temps ne varie d’un système à l’autre que si l’un des deux systèmes est référant et l’autre référé, c’est-à-dire si l’un des deux temps est susceptible d’être vécu, effectivement mesuré, réel, tandis que l’autre est incapable d’être vécu, simplement conçu comme mesuré, irréel. Dans le cas du mouvement varié comme dans celui du mouvement uniforme, la dissymétrie existe non pas entre les deux systèmes, mais entre l’un des systèmes et une représentation de l’autre. Il est vrai que le texte cité nous montre précisément l’impossibilité où l’on se trouve, dans la théorie de la Relativité, d’exprimer mathématiquement cette distinction. La considération des « lignes d’Uni­vers », introduite par Minkowski, a même pour essence (le masquer, ou plutôt d’effacer, la différence entre le réel et le représenté. Une expression telle que

équation
semble nous placer hors de tout système de réfé­rence, dans l’Absolu, en face d’une entité comparable à l’Idée platonicienne. Alors, quand on en use pour des systèmes de référence déterminés, on croit particulariser et matérialiser une essence immatérielle et universelle, comme fait le platonicien quand il passe de l’Idée pure, contenant éminemment tous les individus d’un genre, à l’un quelconque d’entre eux. Tous les systèmes viennent alors se placer sur la même ligne ; tous prennent la même valeur ; celui où l’on a
équation
n’est plus qu’un système comme les autres. On oublie que ce système était celui du physicien réel, que les autres sont seulement ceux de physiciens imaginés, qu’on avait cherché un mode de représentation convenant en même temps à ceux-ci et à celui-là, et que l’expression
équation
avait précisément été le résultat de cette recherche : on commettrait donc une véritable pétition de principe en s’autorisant de cette expression commune pour mettre tous les systèmes au même rang et pour déclarer que tous leurs Temps se valent, puisqu’on n’avait obtenu cette communauté d’expression qu’en négligeant la différence entre le Temps de l’un d’eux – seul Temps constaté ou constatable, seul Temps réel – et les Temps de tous les autres, simplement imaginés et fictifs. Le physicien avait le droit d’effacer la différence. Mais le philosophe doit la rétablir. C’est ce que nous avons fait 64.

 

En somme, il n’y a rien à changer à l’expression mathématique de la théorie de la Relativité. Mais la physique rendrait service à la philosophie en abandonnant certaines manières de parler qui induisent le philosophe en erreur, et qui risquent de tromper le physicien lui-même sur la portée méta­physique de ses vues. On nous dit par exemple ci-dessus que, « si deux horloges identiques et synchrones sont au même endroit dans le système de référence, si l’on déplace l’une et si on la ramène près de l’autre au bout du temps t (temps du système), elle retardera de

équation
sur l’autre horloge ». Il faudrait en réalité dire que l’horloge mobile présente ce retard à l’instant précis où elle touche, mouvante encore, le système immobile et où elle va y rentrer. Mais, aussitôt rentrée, elle marque la même heure que l’autre (il va de soi que les deux instants sont pratiquement indiscernables). Car le Temps ralenti du système mouvant n’est que du Temps attribué ; ce temps simple­ment attribué est le temps marqué par l’aiguille de l’horloge mouvante aux yeux d’un physicien simplement représenté ; l’horloge devant laquelle ce physicien est placé n’est alors qu’une horloge fantasmatique, substituée pour toute la durée du voyage à l’horloge réelle : de fantasmatique elle redevient réelle à l’instant où elle est rendue au système immobile. Réelle elle fût d’ailleurs restée pendant le voyage pour un observateur réel. Elle n’eût pris alors aucun retard. Et c’est justement pourquoi elle ne présente aucun retard quand elle se retrouve horloge réelle, à l’arrivée.

Il va sans dire que nos remarques s’appliqueraient aussi bien à des horlo­ges placées et déplacées dans un champ de gravitation 65. D’après la théorie de la Relativité, ce qui est force de gravitation pour un observateur intérieur au système devient inertie, mouvement, accélération pour un observateur situé au-dehors. Alors, quand on nous parle des « modifications subies par une horloge dans un champ de gravitation », s’agit-il de l’horloge réelle perçue dans le champ de gravitation par un observateur réel ? Évidemment non : aux yeux de celui-ci, gravitation signifie force et non pas mouvement. Or c’est le mouvement, et le mouvement seul, qui ralentit le cours du Temps d’après la théorie de la Relativité, puisque ce ralentissement ne peut jamais être posé que comme une conséquence des formules de Lorentz 66. Donc, c’est pour l’obser­vateur extérieur au champ, reconstituant par la pensée la position de l’aiguille sur le cadran mais ne la voyant pas, que la marche de l’horloge est modifiée dans le champ de gravitation. Au contraire le Temps réel, marqué par l’horloge réelle, vécu ou capable de l’être, reste un Temps à rythme constant : seul est modifié dans son rythme un Temps fictif, qui ne pourrait être vécu par rien ni par personne.

Prenons un cas simple, choisi par Einstein lui-même 67, celui d’un champ de gravitation produit par la rotation d’un disque. Dans un plan S adopté comme système de référence, et par là même immobilisé, nous considérerons un point O immobile. Sur ce plan nous poserons un disque absolument plat dont nous ferons coïncider le centre avec le point O, et nous ferons tourner le disque autour d’un axe fixe perpendiculaire au plan en ce point. Nous aurons ainsi un véritable champ de gravitation, en ce sens qu’un observateur placé sur le disque constatera tous les effets d’une force le repoussant du centre ou, comme il dira peut-être, l’attirant vers la périphérie. Peu importe que ces effets ne suivent pas la même loi que ceux de la gravitation naturelle, qu’ils croissent proportionnellement à l’éloignement du centre, etc. : tout l’essentiel de la gravitation est là, puisque nous avons une action qui, émanant du centre, s’exerce sur les objets découpés dans le disque sans tenir compte de la matière interposée et produit sur tous, quelle que soit leur nature ou leur structure, un effet qui ne dépend que de leur masse et de leur distance. Maintenant, ce qui était gravitation pour l’observateur quand il habitait le disque, et quand il l’immobilisait ainsi en système de référence, deviendra effet de mouvement rotatoire, c’est-à-dire accéléré, quand il se transportera en ce point O du systè­me S avec lequel le centre du disque coïncide, et quand il érigera ce système, comme nous le faisons nous-mêmes, en système de référence. S’il se repré­sente, sur la surface du disque, des horloges situées à des distances différentes du centre, et s’il les considère pendant un temps assez court pour que leur mouvement circulaire soit assimilable à une translation uniforme, il se dira naturellement que, leurs vitesses respectives à ce moment étant proportion­nelles à la distance qui les sépare du centre, elles ne peuvent pas marcher synchroniquement : les formules de Lorentz indiquent en effet que le Temps se ralentit quand la vitesse augmente. Mais quel est ce Temps qui se ralentit ? Quelles sont ces horloges qui ne sont pas synchrones ? S’agit-il du Temps réel, des horloges réelles que percevait tout à l’heure l’observateur réel placé dans ce qui lui apparaissait comme un champ de gravitation ? Évidemment non. Il s’agit d’horloges qu’on se représente en mouvement, et elles ne peuvent être représentées en mouvement que dans l’esprit d’un observateur censé à son tour immobile, c’est-à-dire extérieur au système.

On voit à quel point le philosophe peut être induit en erreur par une manière de s’exprimer qui est devenue courante dans la théorie de la Rela­tivité. On nous dit qu’un physicien, parti du point O avec une horloge et la promenant sur le disque, s’apercevrait, une fois revenu au centre, qu’elle retarde maintenant sur l’horloge, auparavant synchrone, laissée au point O. Mais l’horloge qui, partant du point O, commence aussitôt à prendre du retard est une horloge devenue, dès ce moment, fantasmatique, n’étant plus l’horloge réelle du physicien réel : celui-ci est resté avec son horloge au point O, ne détachant sur le disque envisagé comme mobile qu’une ombre de lui-même et de son horloge (ou bien alors, chaque point du disque où il se placera effectivement devenant, par là même, immobile, son horloge restée réelle se trouvera partout immobile et fonctionnera partout de la même manière). Où que vous mettiez le physicien réel, il apportera avec lui l’immobilité ; et tout point du disque où siège le physicien réel est un point d’où l’effet observé ne devra plus s’interpréter en termes d’inertie, mais en termes de gravitation ; celle-ci, en tant que gravitation, ne change rien au rythme du Temps, rien à la marche des horloges ; elle ne le fait que lorsqu’elle se traduit en mouvement aux yeux d’un physicien pour lequel les horloges et le Temps du système, où il ne siège plus 68, sont devenus de simples représentations. Disons donc, si nous maintenons notre physicien réel en O, que son horloge, après avoir voyagé vers la périphérie du disque, rentrera en O telle quelle, marchant comme elle marchait, n’ayant pris aucun retard. La théorie de la Relativité exige simple­ment ici qu’il y ait eu un retard à l’instant précis où elle allait rentrer en O. Mais à cet instant précis elle était encore, comme elle l’était déjà à l’instant précis où elle quittait le système, fantasmatique.

On tombe d’ailleurs dans une confusion analogue, admissible chez le physicien, dangereuse pour le philosophe, quand on dit que, dans un système tel que le disque tournant, « il n’est pas possible de définir le temps au moyen d’horloges immobiles par rapport au système ». Est-il vrai que le disque constitue un système ? C’est un système, si nous le supposons immobile : mais alors, nous plaçons sur lui le physicien réel ; et en quelque point du disque que soit ce physicien réel avec son horloge réelle, il y a, comme on vient de le voir, le même Temps. Le Temps ne subit des ralentissements divers en divers points du disque, les horloges situées en ces points ne cessent d’être syn­chrones, que dans la représentation du physicien qui n’adopte plus le disque et pour qui le disque, se retrouvant ainsi en mouvement, relève des formules de Lorentz. Mais alors, le disque ne constitue plus un système unique ; il se dissocie en une infinité de systèmes distincts. Traçons en effet un de ses rayons, et considérons les points où ce rayon coupe les circonférences inté­rieures, en nombre infini, qui sont concentriques à celle du disque. Ces points sont animés au même instant de vitesses tangentielles différentes, d’autant plus grandes qu’ils sont plus éloignés du point O : pour l’observateur immobile en O, qui applique les formules de Lorentz, ils appartiennent donc à des systèmes différents ; pendant que s’écoule en O un temps dt, c’est un temps ralenti  dt que notre observateur devra attribuer à l’un quelconque de ces points mobiles, dépendant d’ailleurs de la vitesse du mobile et par conséquent de sa distance au centre. Donc, quoi qu’on dise, le champ « tournant » a un temps parfaite­ment définissable quand il constitue un système, puisque alors, portant le physicien, il ne « tourne » pas : ce temps est le temps réel que marquent effectivement toutes les horloges, réelles et par conséquent synchrones, du système. Il ne cesse d’avoir un temps définissable que lorsqu’il « tourne », le physicien s’étant transporté au point immobile O. Mais alors ce n’est plus un système, c’est une infinité de systèmes ; et l’on y trouvera naturellement une infinité de Temps, tous fictifs, en lesquels se sera pulvérisé ou plutôt évaporé le Temps réel.

En résumé, de deux choses l’une. Ou le disque est censé tourner et la gravitation s’y résout en inertie : alors on l’envisage du dehors ; le physicien vivant et conscient n’y habite pas ; les Temps qui s’y déroulent ne sont que des Temps représentés ; il y en aura évidemment une infinité ; le disque ne constituera d’ailleurs pas un système ou un objet, ce sera le nom que nous donnons à une collectivité ; nous aurons, pour l’application des formules de Lorentz, autant de systèmes distincts que de points matériels animés de vitesses différentes. Ou bien ce même disque tournant est censé immobile : l’inertie de tout à l’heure y devient alors gravitation ; le physicien réel y habite ; c’est bien un système unique ; le Temps qu’on y trouve est du Temps vécu et réel. Mais alors on y trouve partout le même Temps.