Cicéron (0106-0043 av. J.-C.)

Des devoirs

Cicéron, Des devoirs, traduction nouvelle avec notices et notes par Charles Appuhn, Paris, Garnier frères, 1933. HTML : Itinera Electronica.

Livre premier §

[1,1] §

I. — (1) Bien qu’après avoir, pendant un an, suivi l’enseignement donné par Cratippe, tu doives, mon cher fils Marcus, sous un maître d’une si grande autorité et dans une ville très riche en exemples, t’être abondamment pourvu de préceptes et de doctrine, je juge, moi qui, non seulement en philosophie mais aussi dans l’apprentissage de l’art oratoire, me suis très bien trouvé de m’exercer en latin comme en grec, qu’il te faut, toi aussi, faire en sorte d’avoir une égale maîtrise des deux langages. Pour ce qui est du latin, je pense avoir rendu un service très réel et à ceux de nos compatriotes qui sont ignorants des lettres grecques et même à ceux qui, ayant de la culture, se considèrent comme possédant l’art de dire et un bon jugement.

(2) Tu continueras donc à étudier sous un philosophe, qui est le premier de notre siècle, aussi longtemps que tu le voudras, et tu dois le vouloir tant que tu auras la satisfaction de voir que sa direction t’est profitable, mais en même temps, par la lecture de mes écrits, qui s’écartent peu quant à la doctrine de ceux des Péripatéticiens, puisque nous voulons, eux et moi, nous inspirer de Socrate et de Platon, jugeant aussi par toi-même, je suis loin de vouloir t’en empêcher, tu acquerras en latin une facilité plus grande à t’exprimer. Je ne voudrais pas, en disant cela, avoir l’air de me vanter. S’agit-il de savante philosophie, je reconnais que beaucoup me sont supérieurs, mais, pour ce qui est de la composition d’un discours, de la propriété du langage, du talent de faire valoir les idées par la façon dont on les exprime, ayant employé ma vie à l’acquisition de ces mérites, je crois avoir le droit d’y prétendre.

(3) Je t’engage donc, mon cher Cicéron, à lire assidûment non seulement mes discours, mais aussi mes ouvrages de philosophie, déjà presque aussi nombreux. Il y a dans les premiers plus de passion, mais on doit aussi cultiver une manière de dire égale et tempérée. J’ajoute qu’aucun Grec à ma connaissance n’a jusqu’ici réussi à posséder à la fois ces deux aptitudes : l’éloquence du forum et l’art de disserter paisiblement, si ce n’est peut-être à la rigueur Démétrius de Phalère, argumentateur subtil et orateur sans beaucoup de flamme mais agréable, digne disciple de Théophraste. Quant à moi, je laisse à d’autres le soin de dire dans quelle mesure j’y ai réussi, mais il est certain que j’ai nourri cette double ambition.

(4) Au reste, je crois que Platon, s’il avait voulu aborder la tribune aux harangues, eût parlé avec force et abondance et que Démosthène, s’il avait retenu les enseignements reçus par lui de Platon et s’il lui avait plu de les reproduire, l’eût fait avec talent et clarté. Je porte un jugement semblable sur Aristote.et Isocrate : l’un et l’autre, satisfaits du choix qu’ils avaient fait, dédaignèrent un genre qui n’était pas le leur.

[1,2] §

II. — Ayant donc résolu d’écrire à ton intention sur de nombreux sujets, j’ai voulu commencer par en traiter un qui fût le mieux approprié à ton âge et convînt le mieux à ma qualité de père. S’il est vrai, en effet, qu’il y a dans la philosophie un grand nombre de questions importantes et difficiles que les philosophes ont traitées abondamment et avec soin, les théories qui paraissent avoir le plus d’application sont celles qu’ils nous ont transmises et enseignées sur la façon dont il faut conduire sa vie. À aucun moment, en effet, dans la vie publique et aussi dans la vie privée, qu’il s’agisse des affaires de la nation ou d’affaires domestiques, de nos rapports avec d’autres hommes ou de choses purement personnelles, il ne peut manquer d’y avoir un office à remplir, et c’est à s’en bien acquitter que consiste la beauté de la vie, à le négliger la laideur.

(5) Et j’ajoute que la recherche de ce qui convient le mieux est commune à tous les philosophes : qui donc oserait se dire philosophe sans donner de préceptes relatifs à la façon dont il faut agir ? Il y a toutefois des doctrines qui, par leur définition du souverain bien et de son contraire, le mal, renversent la notion même de la moralité. Si tu poses en effet que le souverain bien n’est en rien lié à la vertu, qu’il se mesure à l’agrément de la vie, non à sa beauté, tu ne peux, si tu veux être conséquent et si ton bon naturel ne triomphe pas des principes que tu professes, ni cultiver l’amitié, ni pratiquer la justice et la libéralité. Il est impossible qu’un homme ait du courage s’il considère la douleur comme le plus grand des maux, impossible qu’il soit tempérant s’il fait du plaisir le souverain bien.

(6) Ce sont là des points sur lesquels il est vrai qu’on peut longuement discuter, mais je l’ai fait ailleurs. Reconnaissons donc que ces doctrines, si elles veulent rester d’accord avec leur principe, ne peuvent rien dire de ce qui convient à l’homme soucieux de vivre droitement et que seuls peuvent donner à cet égard des enseignements fermes, invariables, conformes à la nature, ceux qui disent que la beauté de la vie est la seule chose qu’il faille chercher ou du moins qu’elle est ce qui importe le plus. C’est ce qu’ont bien compris les Stoïciens, les Académiciens, les Péripatéticiens, car, pour ce qui est d’Ariston, de Pyrrhon, d’Erillus, leur doctrine s’est effondrée et cependant ils eussent eu le droit de traiter de la vie droite s’ils avaient laissé subsister la possibilité d’un choix parmi les objets, de façon qu’on pût donner un contenu à l’idée du bien. C’est mon but en ce moment et, dans cette recherche, je suivrai de préférence les Stoïciens, non que je veuille me faire leur interprète mais pour puiser chez eux, selon ma coutume, tout autant que je le croirai bon et user d’eux judicieusement.

(7) Il convient, puisque tout notre discours doit avoir trait à l’action moralement bonne, de la définir au préalable, ce que Panétius a négligé de faire. Toutes les fois en effet qu’on entreprend de traiter un sujet méthodiquement, on doit prendre comme point de départ une définition, afin d’avoir une idée claire de ce sujet.

[1,3] §

III. — Toute recherche relative au bien moral comprend deux parties : il y a, d’une part, celle qui se rapporte au souverain bien, d’autre part, celle qui énonce les règles auxquelles on doit à chaque instant se conformer. Rentrent dans la première partie des questions telles que celles-ci : ce qui donne à l’action morale son prix est-il toujours contenu dans l’acte lui-même ? ; y a-t-il parmi les prescriptions de la morale un ordre d’importance tel que l’une doive être tenue comme primant l’autre, et quelles sont celles qu’on doit considérer comme égales entre elles ? Les préceptes relatifs à la conduite ont, eux aussi, rapport au souverain bien, mais cela est moins apparent, parce qu’ils semblent avoir trait davantage au règlement de la vie ordinaire. Ce sont ces préceptes que je veux exposer dans le présent ouvrage.

(8) Il y a encore une autre division. On distingue en effet l’acte moral moyen de celui qui est parfait. Appelons parfaite l’action droite, tel est mon avis, puisque les Grecs la nomment κατόρθωμα, tandis qu’à l’action morale ordinaire, que nous considérons ici, ils réservent le nom de καθῆκον. Voici comment ils les définissent : où il y a rectitude absolue on peut parler d’acte moralement parfait ; l’action morale moyenne est celle qu’on peut justifier par une raison méritant l’approbation.

(9) Il y a donc, selon Panétius, trois questions à se poser dans la délibération qui précède la détermination. On doute si l’acte auquel on pense est moral ou non et souvent, dans cet examen, il y a partage de l’âme entre avis opposés. On cherche ensuite, on se demande, s’il ajoutera quelque chose à l’agrément, à la douceur de la vie, s’il augmentera les ressources, les biens matériels dont on dispose, si notre pouvoir, notre influence en seront accrus de façon que nous soyons mieux en mesure de nous protéger nous-mêmes et de protéger les nôtres ou s’il aura un effet tout contraire ; toute cette partie de la délibération est dominée par la préoccupation de l’utile. Viennent ensuite de nouvelles raisons d’hésiter : ce qui paraît utile semble s’opposer à ce qu’on reconnaît qui est moral. D’un côté nous nous sentons entraînés vers l’utile, mais de l’autre il y a l’appel du beau. Ainsi arrive-t-il que l’âme soit divisée dans la délibération, notre pensée soucieuse et pleine d’incertitude.

(10) Cette division présente le plus grave défaut qui se puisse elle est incomplète ; elle omet deux termes. La délibération, en effet, ne porte pas seulement sur le point de savoir si un acte est moral ou non, nous nous demandons encore lequel de deux partis possibles est le plus moral et aussi lequel est le plus utile. Au lieu d’une division tripartite il en faut donc une en cinq parties. Tout d’abord c’est bien une question de moralité qui se pose, mais elle est double et de même quand il s’agit de l’utilité, après quoi il faut mettre en balance la moralité de l’acte et son utilité.

[1,4] §

IV. — (11) Pour commencer, il faut savoir qu’à tout genre d’êtres vivants la nature a donné un instinct qui le porte à veiller sur sa vie et sur son propre corps, à écarter ce qui paraît devoir nuire, à rechercher et à se procurer tous les objets nécessaires à l’entretien de la vie, nourriture, logement et autres semblables. C’est aussi un trait commun à tous les animaux que le désir de se conjoindre pour procréer et de prendre soin ensuite des petits qu’on a engendrés. Mais entre l’homme et la bête il y a cette différence capitale que la bête, capable seulement de sentir, ne règle ses mouvements que sur les objets actuellement donnés et présents, n’a qu’à un très faible degré le sentiment du passé et celui du futur. L’homme en revanche, ayant part à la raison, peut prévoir les suites des événements, il en voit les causes et n’ignore pas comment elles se déterminent et s’enchaînent ; il établit des rapports de ressemblance et au présent joint, rattache le futur, il voit sans peine tout le cours de la vie et se préoccupe d’avoir tout ce qui est nécessaire pour la conduire à son terme.

(12) La nature par le moyen de la raison attache l’homme à l’homme, à une communauté de vie et de langage, elle lui inspire avant tout de l’amour pour ceux qui sont nés de lui, le pousse à vouloir qu’il y ait des réunions, des assemblées d’hommes et à les fréquenter, à s’efforcer en conséquence de réunir tout ce qui est propre à l’alimentation et à l’entretien, non seulement pour lui-même mais pour sa compagne, ses enfants et les autres êtres qu’il aime et sur lesquels il veille. Un tel souci est pour l’âme un stimulant, son activité s’en trouve agrandie.

(13) C’est aussi un des traits essentiels de l’homme que la recherche, la poursuite du vrai. Quand donc nous sommes de loisir, nous avons le désir de voir, d’entendre quelque chose, nous pensons que la connaissance des choses cachées ou dignes d’admiration est indispensable à la vie bienheureuse. Par où l’on connaît que la vérité, la simplicité, la sincérité conviennent à la nature humaine. À ce désir de voir le vrai se joint une appétition du premier rang : un cœur naturellement bien situé ne consentira jamais à obéir à qui que ce soit, si ce n’est à celui dont il reçoit l’enseignement ou à celui qui, dans l’intérêt commun, exerce un commandement juste et légitime ; de là proviennent la grandeur d’âme et le dédain des biens extérieurs.

(14) Ce n’est pas là un médiocre privilège de sa nature raisonnable que l’homme soit le seul être ayant le sentiment de l’ordre, de la mesure de la convenance dans les actes et les paroles. C’est ainsi que nul autre animal n’est sensible à la beauté des choses visibles, à leur grâce, à la justesse de leurs proportions et, transportant des yeux dans l’âme ce besoin d’harmonie, une nature raisonnable pense qu’il faut s’attacher bien plus encore à maintenir la beauté, la constance, l’ordre dans les desseins et les actes. Ce souci de préserver l’homme de tout manquement aux convenances morales et de toute défaillance exige que, ni dans sa conduite, ni dans ses opinions, il ne s’abandonne même en pensée à l’appétit sensuel. C’est de ces éléments que se compose et résulte cette beauté morale que nous avons ici en vue ; qu’elle ait ou non l’approbation de la multitude, elle n’en est pas moins belle et le vrai bien, ne fût-il loué par personne, n’en est pas moins par nature digne d’éloge.

[1,5] §

V. — (15) Tu vois ainsi, mon fils, la forme extérieure et en quelque sorte la surface de la moralité, qui, « si elle était sensible aux yeux, exciterait, comme le dit Platon, un amour incomparable. Sache que la moralité ne comprend pas moins de quatre domaines ». Elle consiste ou bien dans l’habile perception du vrai ou dans le maintien du lien social, le respect du droit de chacun et des engagements pris, soit encore dans la grandeur et la force d’une âme haute et indomptée, soit enfin dans l’ordre et la mesure qu’on observe dans ses actes et ses paroles : c’est à cette dernière vertu qu’on donne le nom de tempérance. Toutes les parties de la vie morale sont bien liées les unes aux autres et inséparables, toutefois chacune d’elles donne naissance à des fonctions particulières dont on doit s’acquitter, et c’est ainsi que cette première forme de la moralité, dont il a été question ci-dessus et qui est la sagesse et la science de la conduite, comprend la recherche et la découverte de la vérité, objet propre de cette vertu.

(16) Qui en effet, en tout problème, perçoit le mieux la solution la meilleure, qui du coup d’œil le plus pénétrant et le plus prompt en voit la raison d’être et la justesse, on a coutume de le tenir pour l’homme le plus sage et sachant le mieux se conduire. C’est donc à la vérité qu’il s’applique, elle est pour lui une matière sur laquelle il s’exerce.

(17) Pour les trois autres vertus, leur tâche est la recherche et le maintien des conditions nécessaires à la vie active : telles la préservation du lien social et de l’union avec les autres hommes, la grandeur d’âme qui fait que, montrant sa maîtrise par l’acquisition pour soi-même et pour les siens de tous les biens matériels indispensables, on la fait briller d’un éclat encore bien plus vif par le mépris dans lequel on les tient. Quant à l’ordre et à tout ce qui semblablement concerne la régularité de la vie, ces qualités sont de celles qui impliquent, non un effort de l’esprit seulement, mais une mise effective en pratique : c’est ainsi qu’observant une juste mesure et une règle dans les affaires de la vie, nous resterons dans la limite des convenances morales et sociales.

[1,6] §

VI. — (18) Des quatre parties que nous avons distinguées dans la vie morale considérée en sa forme propre et son essence, la première, celle qui a trait à la connaissance du vrai, est celle qui est la plus proprement humaine. Pour nous tous le savoir et la connaissance sont l’objet d’un désir et ont un attrait invincible ; nous pensons que c’est une belle chose de les posséder, tandis que les défaillances, les erreurs, l’ignorance, l’illusion sont un mal et une laideur. Il y a, dans cette partie de la tâche à laquelle nous invite la nature, deux défauts à éviter ; en premier lieu il faut se garder de croire qu’on sait quand on ne sait pas et de juger avec précipitation. Qui veut ne pas tomber dans ce défaut, et tous nous devons le vouloir, s’appliquera à l’examen des objets avec une attention sérieuse et soutenue.

(19) L’autre défaut consiste à s’adonner avec un très grand zèle, avec une ardeur excessive, à des recherches difficiles et qui n’ont rien de nécessaire, sur des points obscurs. Ces deux travers mis à part, on ne peut que louer le mal que se donnent volontairement certains hommes pour acquérir des connaissances capables d’embellir l’esprit : l’astronomie, ainsi que nous avons entendu dire que l’a fait C. Sulpicius, la géométrie qu’a, nous le savons directement, cultivée Sextus Pompée, la dialectique chère à beaucoup, le droit civil qui a encore plus d’adeptes. Dans toutes ces sciences on s’applique à la recherche de la vérité, mais il ne faut pas que cette poursuite nous détourne de notre besogne, cela serait contraire aux exigences de la morale. Tout le prix de la vertu en effet est dans l’action. Toutefois souvent nos affaires nous laissent du répit et il y a des occasions nombreuses de revenir aux études ; alors l’inquiétude de l’esprit, qui ne connaît pas de repos, peut, même sans application de notre part, faire que nous continuions à être travaillés par le besoin de connaître. Or tout mouvement de l’esprit, toute pensée active se rapporte soit à quelque problème de conduite dont la solution importe à la rectitude et au bonheur de la vie, soit à une question scientifique et à la connaissance du vrai. Voilà ce que nous avions à dire sur cette première source de la vie morale.

[1,7] §

VII. — (20) Des trois autres formes qu’elle revêt, celle qui a le domaine le plus étendu a pour objet le maintien du lien social et d’une vie commune en quelque sorte entre les hommes. Elle comprend deux parties : la justice, la vertu claire entre toutes qui vaut à ceux qui la pratiquent le nom de gens honnêtes, et la bienfaisance qui ne s’en sépare pas ; on peut l’appeler ou bien bonté ou bien libéralité. Le premier office de la justice consiste à ne faire de tort à personne, sauf quand on y est contraint par l’injustice, et ensuite à user des biens communs en leur conservant le caractère de biens communs et de son bien propre comme d’une chose dont on peut disposer pour soi-même.

(21) Il n’y a d’ailleurs point de biens propres par nature, il y en a dont on devient propriétaire par une occupation ancienne, par la victoire, quand une guerre nous en rend maîtres, ou en vertu d’une loi, d’un contrat, d’une stipulation, d’une désignation par le sort. C’est ainsi que le territoire d’Arpinum est la chose des Arpinates, celui de Tusculum celle des Tusculans, et de même les particuliers donnent leur nom à ce qui est leur propriété. De là cette conséquence que, lorsque des richesses naturellement communes quelqu’une est l’objet d’une appropriation, c’est à son propriétaire qu’elle doit continuer d’appartenir : si quelque autre veut s’en emparer, c’est en violation du droit social.

(22) Mais, comme l’a très bien dit Platon, nous n’existons pas seulement pour nous-mêmes, notre patrie réclame sa part de notre être, nos amis ont droit à la leur et, les Stoïciens l’ont compris, si tous les produits de la terre existent en vue de l’homme, c’est pour les hommes que naissent les hommes, de sorte que nous devons, nous conformant à la nature, servir l’intérêt commun, nous rendre les uns aux autres des services mutuels, donner et recevoir, employer nos talents, nos facultés, toutes nos ressources, à resserrer le lien social.

(23) Mais, qu’on l’observe, le principe fondamental de la justice est la loyauté, c’est-à-dire la sincérité du langage et le maintien des engagements pris. Cela nous porte, imitant les Stoïciens qui remontent avec soin à l’origine du mot, à oser croire, en dépit des critiques possibles, que fides — loyauté — vient de fiat — que soit fait ce qui a été dit. Il y a deux sortes d’injustice, celle qui consiste à commettre soi-même une action injuste, et celle qui consiste à ne pas s’opposer, quand on le peut, à l’injustice commise par d’autres. Qui, mû par la colère ou quelque autre passion, s’attaque à autrui, c’est comme s’il portait la main sur la société humaine ; qui reste passif en présence de l’injustice et n’y fait pas obstacle, le pouvant, se rend coupable de la même faute que s’il abandonnait ses parents, ses amis ou sa patrie.

(24) Les injustices commises avec préméditation dans l’intention expresse de nuire à autrui ont souvent pour origine la crainte de subir soi-même un dommage si l’on ne prend pas les devants. Mais, la plupart du temps, on recourt à l’injustice pour s’emparer d’un objet convoité ; c’est la passion du lucre qui est la cause la plus ordinaire de ce genre de manquement.

[1,8] §

VIII. — (25) On veut être riche pour se procurer les nécessités de la vie et pour en goûter les plaisirs. Parmi ceux qui ont cet amour de l’argent, il en est qui, ayant aussi quelque grandeur d’âme, veulent être riches pour pouvoir se montrer larges : il n’y a pas encore si longtemps M. Crassus ne déclarait-il pas que l’on ne pouvait attribuer une grande fortune à un homme désireux d’occuper le premier rang dans l’État, s’il n’avait de quoi nourrir une armée de ses seules récoltes. On se plaît à mener un train magnifique, à vivre dans l’abondance et le luxe : tout cela fait que le désir d’être riche ne connaît pas de limites. Il n’y a pas à blâmer les gens qui, sans nuire à personne, augmentent leur avoir, mais il faut toujours fuir l’injustice.

(26) Or, la plupart des hommes sont conduits à méconnaître ce principe par la soif qu’ils ont du commandement, des honneurs, de la gloire. Ce mot d’Ennius : « nulle société n’est sacrée, nulle bonne foi ne se trouve où il y a ambition de régner », a une grande portée. Toute situation élevée qui de sa nature est telle qu’elle ne peut être occupée par plusieurs est généralement l’objet d’une compétition si ardente que le maintien d’un lien sacré en devient difficile. César l’a récemment bien fait voir par son audace coupable : il a violé tous les droits divins et humains pour parvenir à ce qu’il croyait faussement être le principat. Ce qu’il y a de plus grave, c’est que, dans les plus grandes âmes et les plus clairs génies, existe trop souvent l’appétit des honneurs, du commandement, de la puissance, de la gloire. D’autant plus faut-il se garder de tomber dans cet excès.

(27) En toute injustice, il y a grand intérêt à savoir si elle est l’effet de quelque trouble de l’âme, parce qu’alors elle est généralement de courte durée, occasionnelle, ou si elle est commise après réflexion et de propos délibéré. Les violations accidentelles du droit, dont on se rend coupable dans un mouvement de passion, ont moins de gravité que celles qui sont méditées et calculées. Mais voilà qui suffit pour l’injustice par commission.

[1,9] §

IX. — (28) Les raisons pour lesquelles, manquant à une règle morale, on néglige de s’opposer à l’injustice sont diverses. On ne veut pas se faire des ennemis, on craint la peine ou la dépense, ou encore c’est la négligence, la paresse, l’apathie, la préoccupation exclusive qu’on a de ses études ou de ses affaires, qui empêchent qu’on ne défende ceux qu’on devrait défendre et qui font qu’on les laisse dans l’abandon. Il faut donc craindre de mériter le reproche adressé par Platon aux philosophes : ils s’appliquent à la recherche de la vérité et, parce qu’ils méprisent et tiennent pour un pur néant les avantages que la plupart des hommes poursuivent avec ardeur et se disputent âprement, ils croient être justes. Ils le sont en ce sens qu’ils s’abstiennent de cette sorte d’injustice qui consiste à nuire aux autres, mais ils tombent dans l’autre sorte puisque, dans leur ardeur d’étudier, ils abandonnent ceux qu’ils devraient protéger. C’est pourquoi Platon pense qu’ils ne consentiront pas à s’occuper de la chose publique s’ils n’y sont pas obligés. Il serait plus conforme à la justice qu’ils le fissent volontairement : la bonne action elle-même, pour mériter le nom de juste, doit être accomplie volontairement.

(29) Il y a des gens qui, soit par souci de leur propre avoir, soit par malveillance pour les hommes, déclarent qu’ils s’occupent de leurs affaires et semblent ne faire de tort à personne ; ils sont exempts de l’une des deux sortes d’injustice mais non de l’autre. Ils se retranchent en effet de la vie sociale, n’y collaborent pas, ne mettent à son service ni leur activité, ni aucune de leurs facultés.

(30) Après avoir ainsi montré par quelles causes s’expliquent les deux formes de l’injustice par nous distinguées, nous pourrons aisément, ayant au préalable défini la justice, discerner dans chaque cas particulier en quoi la moralité consiste, pourvu que l’égoïsme ne nous aveugle pas. C’est lui en effet qui fait que nous prenons difficilement souci de l’intérêt d’autrui, même quand nous croyons comme le Chrémès de Térence que « rien d’humain ne nous est étranger ». Nous percevons et ressentons ce qui peut nous arriver à nous-mêmes d’heureux ou de malheureux plus fortement que ce qui arrive aux autres : cela, nous le voyons comme un événement lointain et nous ne jugeons pas de même quand c’est nous qui sommes en cause et quand ce sont nos semblables. On a donc raison de prescrire l’abstention toutes les fois qu’on peut se demander si l’acte dont on a l’idée est juste ou injuste : quand il est juste, cela se voit du premier coup d’œil, s’il y a doute, c’est qu’on se proposait un acte injuste.

[1,10] §

X. — (31) Il y a toutefois des cas où les façons d’agir les plus dignes d’un homme juste, de celui que nous disons être un honnête homme, changent de caractère et en prennent un contraire, par exemple la remise d’un dépôt, l’exécution d’une promesse : les circonstances peuvent être telles que la justice consiste à ne pas tenir sa parole et à ne pas se croire engagé. Il faut en effet se reporter au principe fondamental que nous avons posé : la justice consiste à ne nuire à personne et à servir l’intérêt commun. Quand les conditions viennent à se modifier, la conduite, pour rester morale, doit elle aussi se modifier et non demeurer la même.

(32) Il peut y avoir des promesses, des contrats, dont la mise à exécution soit nuisible à celui qui a reçu la promesse et à celui qui l’a faite. Si, par exemple, Neptune, dans la tragédie, n’avait pas tenu la promesse faite à Thésée, Thésée n’aurait pas perdu son fils Hippolyte. Des trois souhaits qu’il pouvait faire, le troisième, effet de la colère, était qu’Hippolyte pérît. Quand il eut satisfaction, ce fut pour lui très grand deuil. Il ne faut donc pas tenir les promesses dont l’exécution peut nuire à celui envers qui l’on s’est engagé. De même si, en tenant sa promesse, on devait se faire à soi-même un tort dépassant en grandeur le service rendu, il serait contraire à la morale de donner la préférence au moins sur le plus : si, par exemple, alors que tu as accepté d’être l’avocat d’un plaideur, au moment d’engager le débat, ton fils vient à tomber malade gravement, il n’y a pas injustice à ne pas faire ce que tu as dit que tu ferais, et c’est plutôt le client qui est dans son tort s’il se plaint d’avoir été abandonné. Et qui ne voit qu’il ne faut pas tenir une promesse arrachée par la crainte ou par des manœuvres dolosives ? L’édit du préteur souvent, la loi parfois, te libèrent de cette obligation.

(33) Il y a fréquemment des injustices consistant à chercher chicane aux gens et à interpréter subtilement le droit. De là, cette maxime devenue proverbe : summum ius, summa injuria. Beaucoup d’actes immoraux de cette sorte se commettent au nom de l’intérêt public : on cite un chef d’armée qui, après être convenu avec l’ennemi d’une trêve de trente jours, ravageait de nuit son territoire parce que, disait-il, le pacte conclu s’appliquait aux jours, non aux nuits. On ne peut pas approuver non plus notre Quintus Fabius Labéon, si c’est bien lui (c’est une histoire que je ne connais que pour l’avoir entendu raconter) qui, désigné par le sénat comme arbitre entre les habitants de Noles et les Napolitains en conflit au sujet d’un territoire, les prit d’abord à part et leur remontra qu’il ne fallait pas se montrer cupides, qu’il ne fallait pas être de ceux qui réclament toujours et qu’il valait mieux rabattre un peu de leurs prétentions. On le fit de part et d’autre et il y eut ainsi un territoire non réclamé. Labéon attribua aux deux parties les limites qu’elles demandaient et donna le reste au peuple romain. C’est là une tromperie, non un jugement. Pareille habileté est à éviter en toute matière.

[1,11] §

XI. — (34) Il y a certaines règles morales à observer même envers ceux qui nous ont fait du tort : il y a une mesure à garder dans la vengeance et le châtiment et je ne sais s’il ne suffit pas d’amener le coupable à regretter l’injustice qu’il a commise de telle façon qu’il n’y retombe pas et que les autres y soient moins enclins. Quand il s’agit des affaires de l’État, il faut observer très rigoureusement les lois de la guerre. Il y a en effet deux façons de lutter : on défend sa cause par la parole ou l’on use de la force ; l’un de ces moyens est propre à l’homme, l’autre aux bêtes et l’on y a recours quand on ne peut employer le premier.

(35) C’est donc pour vivre en paix sans injustice qu’il faut entreprendre une guerre et, la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n’ont pas montré de cruauté, pas offensé l’humanité. C’est ainsi qu’en ont usé nos ancêtres : ils ont même admis dans la cité les Tusculans, les Èques, les Volsques, les Sabins, les Herniques, mais ont entièrement rasé Carthage et Numance. Je voudrais qu’ils n’en eussent pas fait autant à Corinthe, mais ils ont eu, je crois, quelque motif particulier de détruire cette ville : ils craignaient que sa situation naturellement trop forte n’incitât quelque jour les habitants à recommencer la guerre. Mon sentiment est qu’on doit toujours avoir en vue une paix qui n’expose aucun des adversaires à tomber dans un piège. Si l’on m’avait écouté, nous aurions présentement sinon la meilleure des républiques, au moins une république et nous n’avons rien de pareil. Il faut penser aussi au salut de ceux qu’on a vaincus, recevoir en grâce tous ceux qui s’en remettent à la loyauté du général victorieux, même si le bélier a battu les murs de leur cité. Cette forme de la justice a été en si grand honneur parmi nos ancêtres que des cités, des nations vaincues sont devenues les clientes de leurs propres vainqueurs.

(36) Et les lois de la guerre ont trouvé dans le code fécial une consécration religieuse. Tout cela doit nous faire connaître qu’une guerre ne peut être juste si elle n’a pas été précédée d’une réclamation en forme ou d’une dénonciation et d’une déclaration. (Popilius commandait en chef dans une province et le fils de Caton était parmi les combattants. Ayant congédié la légion où servait ce jeune homme, Popilius le renvoya aussi, mais il avait le désir de se battre et était demeuré à l’armée. Caton, considérant que son fils était relevé de son serment et n’avait plus le droit de combattre, écrivit à Popilius de lui faire prêter un nouveau serment s’il l’autorisait à rester.

(37) Voilà jusqu’où allait la rigueur dans l’observation des règles du droit en temps de guerre.) Il y a une lettre de Marcus Caton devenu vieux à son fils Marcus : ayant appris que ce fils, qui servait en Macédoine dans la guerre contre Persée, avait été congédié, il lui recommanda de se garder de prendre part au combat parce que, n’étant plus soldat, il n’en avait plus le droit.

[1,12] §

XII. — J’observe encore qu’on a donné le nom de hostis à celui qui précédemment s’appelait perduellis, comme pour atténuer par une désignation plus humaine ce que la condition d’ennemi a d’affreux. Ce mot de hostis en effet s’appliquait au temps de nos ancêtres à ceux que nous appelons « étrangers ». Les douze Tables disent : Aut status dies cum hoste (quand on a pris jour avec un étranger) et aussi : adversus hostem aeterna auctoritas (à l’égard de l’étranger on ne peut jamais être déchu de son droit). Quel adoucissement ajouter à celui dont témoigne le fait de donner pareille appellation à ceux qui sont nos adversaires dans une guerre ? Il est vrai que par l’usage ce mot a acquis un sens plus fort : il a cessé de s’appliquer à l’étranger et s’emploie pour désigner celui qui porte les armes contre la cité.

(38) Quand on fait la guerre pour l’empire et pour la gloire, il faut en règle générale avoir les justes motifs que j’ai indiqués ci-dessus. Mais les guerres où il s’agit d’assurer son prestige doivent être conduites avec moins de rudesse que les autres. Tout de même que, dans une lutte soutenue contre un concitoyen, nous n’usons pas des mêmes procédés envers un ennemi et envers un compétiteur (dans le premier cas c’est notre vie, c’est notre bon renom qui est en jeu, dans le second c’est une charge honorifique, une dignité), de même, dans la guerre avec les Celtibères et les Cimbres, il s’agissait de savoir, non qui commanderait, mais qui d’eux ou de nous continuerait d’exister, tandis que dans la guerre avec les Latins, les Sabins, les Samnites, les Carthaginois, avec Pyrrhus, l’enjeu était l’empire. Les Carthaginois déloyaux avaient violé les traités. Hannibal était cruel, les autres adversaires valaient mieux moralement. On connaît les belles paroles de Pyrrhus rendant les prisonniers : « Ce n’est pas de l’or que je réclame et vous n’aurez pas à me payer rançon ! Nous ne sommes pas, vous et moi, des trafiqueurs de la guerre, mais des guerriers ; dans la lutte vitale que nous soutenons, c’est le fer et non l’or qui doit décider. À qui le destin, notre maître, donnera-t-il de régner ? Que le meilleur emporte le prix de cette épreuve. Et toi, Fabricius, écoute ce que je vais te dire : que ceux de vos valeureux guerriers qu’aura épargnés la fortune des combats en soient certains : je ne leur ravirai pas la liberté. Bien plutôt, les dieux le voulant, la recevront-ils en présent de moi. »

(39) Langage royal certes et digne d’un Éacide.

[1,13] §

XIII. — Si, en raison de circonstances particulières, quelqu’un a fait à l’ennemi une promesse, il doit la tenir loyalement : c’est ainsi que, dans la première guerre punique, Régulus, prisonnier des Carthaginois, envoyé à Rome pour traiter de l’échange des captifs, émit d’abord au sénat l’avis qu’il ne fallait pas consentir à l’échange, puis, malgré ses proches et ses amis qui voulaient le retenir, aima mieux retourner à Carthage pour y subir un supplice que manquer à la foi jurée à l’ennemi.

(40) {Dans la deuxième guerre punique, après la bataille de Cannes, Hannibal envoya à Rome pour traiter du rachat des captifs dix prisonniers qui avaient prêté serment de revenir s’ils échouaient et les censeurs les retinrent tous en prison leur vie entière, sans excepter celui d’entre eux qui avait usé d’un moyen malhonnête pour se délier de son serment : sorti du camp avec la permission d’Hannibal, il y était rentré un instant après, disant qu’il avait oublié quelque chose. En étant ressorti ensuite il pensait n’être plus tenu par son serment ; au sens littéral il ne l’était plus, en réalité il l’était encore, car c’est la signification, non les mots d’une formule qu’il faut toujours avoir dans l’esprit. Nos ancêtres ont donné un très bel exemple de justice envers l’ennemi quand un transfuge de l’armée de Pyrrhus promit au sénat qu’il donnerait du poison au roi et le ferait périr. Le sénat et C. Fabricius envoyèrent le transfuge à Pyrrhus : ils se refusaient à sanctionner un attentat criminel contre la vie d’un roi puissant qui leur faisait la guerre.}

(41) Mais en voilà assez sur la morale de la guerre. Nous rappellerons maintenant qu’il faut être juste même envers les plus petits. La condition et le destin des esclaves sont ce qu’il y a de plus bas et l’on prescrit avec raison au maître d’en user avec eux comme avec des artisans qu’il aurait à ses gages : c’est-à-dire exiger du travail, le rétribuer justement. Puisque d’ailleurs il y a deux façons de commettre une action injuste, la force et la ruse, et qu’on peut être lion ou renard, ajoutons que ces deux façons sont l’une et l’autre très contraires à la nature humaine mais que l’action frauduleuse est la plus haïssable. De toutes les formes de l’injustice il n’en est pas de plus grave que celle qui permet à certains hommes d’avoir l’air d’agir honnêtement au moment même où ils sont le plus trompeurs. Voilà pour la justice.

[1,14] §

XIV. — (42) Parlons maintenant de la bienfaisance et de la libéralité : rien ne s’accorde mieux avec la nature humaine, mais il y faut des précautions. Il faut veiller d’abord à ce que notre bienfaisance ne nuise pas à ceux même qui en sont l’objet, non plus qu’aux tiers et, en second lieu, il ne faut pas, par bonté, aller au-delà de ses ressources, enfin il faut donner à chacun selon ce qu’il mérite ; car c’est là le principe de justice auquel il faut toujours revenir. Ceux qui font des largesses nuisibles à la personne qu’ils semblent vouloir servir ne sont ni bienfaisants ni libéraux, on doit les tenir pour des complaisants dangereux. Ceux qui font tort aux uns pour se montrer généreux envers les autres sont aussi coupables d’injustice que s’ils s’appropriaient le bien d’autrui.

(43) Il y a en effet beaucoup de gens qui, avides d’éclat et de gloriole, prennent aux uns pour faire largesse aux autres ; ils se figurent qu’ils feront du bien à leurs amis en les enrichissant par n’importe quelle méthode. Mais cela est tellement contraire à la saine morale que rien ne peut lui être plus opposé. Nous devons donc veiller à ce que notre libéralité, utile à nos amis, ne nuise à personne. Nous n’appellerons pas libérales les mesures par lesquelles Sylla et César ont dépouillé de leurs biens ceux qui en étaient légitimes propriétaires pour les transférer à d’autres. Il n’y a pas de libéralité où il n’y a pas de justice.

(44) Une autre précaution est de ne pas vouloir être bon au-delà des moyens dont on dispose ; ceux qui dépassent les limites que leur impose leur fortune sont, en premier lieu, coupables envers leurs proches, car ils font passer dans des mains étrangères des richesses dont il serait plus juste de réserver la jouissance à leurs héritiers. Une libéralité de cette sorte s’allie au désir de s’emparer de beaucoup de richesses, de les ravir pour avoir en abondance de quoi pourvoir à ses largesses, et l’on peut voir aussi bien des gens qui ne sont pas tant libéraux qu’épris de gloriole et qui, pour paraître généreux, font bien des choses par ostentation plutôt que par obligeance véritable. C’est là une simulation, une façon de tromper le monde, non une marque de libéralité ou de haute moralité.

(45) La troisième condition est que, dans la libéralité, on sache discerner le mérite de chacun. Il faut tenir compte du caractère de la personne à qui l’on veut faire du bien, de ses dispositions à notre égard, des services qu’elle a pu nous rendre précédemment, des liens qu’a pu créer la vie entre nous. On doit souhaiter que toutes ces conditions soient réunies, mais si tel n’est pas le cas, les plus nombreuses et les plus importantes sont celles qui auront le plus de poids.

[1,15] §

XV. — (46) Nous ne vivons pas avec des hommes d’une sagesse parfaite ; si ceux qui nous entourent possèdent une ombre de vertu, c’est déjà beau. C’est pourquoi il faut, je crois, comprendre que l’on ne doit négliger aucune personne que signale un mérite et qu’il faut cultiver surtout ceux qui possèdent des qualités propres à rendre la vie douce : la mesure, la tempérance, cette justice dont nous venons de parler assez longuement. Le courage, la grandeur d’âme dans un homme imparfait, manquant de sagesse, s’emportent souvent à des excès, les vertus que je viens d’indiquer semblent appartenir par définition à l’homme de bien.

(47) Je passe à la bienveillance qu’on nous témoigne : nous devons en premier lieu faire le plus pour ceux qui nous marquent le plus d’affection, mais il ne faut pas mesurer la bienveillance, comme le font les très jeunes gens, à l’ardeur du sentiment, c’est plutôt à sa solidité, à sa constance, qu’il convient d’avoir égard. Si l’on nous a rendu service et qu’il s’agisse de faire preuve, non de générosité gratuite, mais de reconnaissance, encore plus de soin est nécessaire, car la morale ne prescrit rien plus impérieusement que la reconnaissance.

(48) Si, comme le dit Hésiode, nous devons, sitôt que cela nous est possible, rendre au-delà de ce qui nous a été prêté, que ne devons-nous pas faire si c’est un bienfait que nous avons reçu ? Ne faut-il pas imiter les terres fertiles qui produisent beaucoup plus de grain qu’on ne leur en a confié ? Et certes, si nous n’hésitons pas à nous employer pour ceux que nous espérons qui nous seront utiles, quels ne devrons-nous pas être pour ceux dont nous avons déjà eu à nous louer ? Il y a, peut-on dire en effet, deux genres de libéralité : l’un consiste à faire du bien à quelqu’un à qui l’on ne doit rien, l’autre à rendre le bien qu’on nous a fait, mais entre ces deux genres il y a cette différence que, dans le premier, on est libre de donner ou de ne pas donner, tandis qu’il n’est pas permis à un honnête homme de ne pas rendre quand il le peut sans injustice.

(49) Il y a, d’autre part, des distinctions à faire entre les bienfaits qu’on a reçus et il n’est pas douteux que ce ne soient les plus grands qui obligent le plus, mais il faut examiner avant tout de quel cœur ont agi nos bienfaiteurs, de quel zèle, de quel bon vouloir ils ont donné la preuve. Bien des gens multiplient leurs libéralités à l’aveuglette, sans discernement : tantôt c’est chez eux une maladie qui les pousse à vouloir donner à tous, tantôt c’est un brusque élan vers quelqu’un, une inspiration soudaine. De tels bienfaits n’ont pas la même valeur que ceux qui attestent du jugement, de la réflexion, de la continuité. Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’obliger quelqu’un ou de reconnaître un service rendu, il importe fort, toutes choses égales, de venir en aide à celui qui a le plus grand besoin de secours. La plupart des hommes font le contraire : ils se montrent serviables envers celui dont ils attendent le plus, même s’il n’a aucun besoin d’eux.

[1,16] §

XVI. — (50) Dans l’intérêt du lien social et de l’union entre les hommes, il faut marquer le plus de bonté à ceux qui sont le plus près de nous. Mais, pour savoir quels sont les principes naturels de la communauté et de la société humaine, il semble qu’on doive remonter un peu haut : il en est un qui s’observe dans l’espèce de société que forme le genre humain entier. Le lien en est la parole et la raison : par l’étude et l’enseignement, parce qu’elles permettent de communiquer et de motiver son jugement, elles rapprochent les hommes les uns des autres ; une alliance naturelle s’établit entre eux. Il n’est rien par quoi nous nous distinguions davantage des bêtes : nous disons souvent qu’un cheval, qu’un lion a du courage, jamais nous ne disons que ces animaux sont justes, nous ne parlons jamais de leur équité ni de leur bonté : la parole et la raison leur font défaut.

(51) La société la plus étendue, celle qui peut rattacher tous les hommes entre eux, est celle où l’on observe cette règle : les biens créés par la nature pour l’usage commun restent dans le domaine commun, à l’égard de ceux dont les lois et le droit civil règlent la répartition, la loi est respectée et l’on use des premiers conformément au proverbe grec : entre amis tout est commun. Or ces biens communs sont du genre qu’a indiqué Ennius par un exemple dont on peut multiplier les applications : « Qui montre gracieusement son chemin à un voyageur errant, c’est comme s’il allumait pour un autre un flambeau à son propre flambeau, qui n’en donne pas moins de lumière. » Par ce seul précepte on voit qu’il faut faire pour un inconnu tout ce qui se peut sans dommage.

(52) De là ces formules souvent répétées : ne pas interdire de puiser à l’eau courante, laisser prendre du feu à son feu, conseiller de bonne foi celui qui délibère, toutes manières de rendre service sans frais. Il faut donc mettre ces maximes en pratique et toujours apporter son tribut au bien commun. Mais, comme les ressources de chacun sont petites, tandis que le nombre des indigents est infini, la libéralité qui s’adresse à tous doit s’inspirer de la règle d’Ennius : « que ton flambeau n’en reste pas moins allumé ». De la sorte nous aurons de quoi nous montrer généreux envers nos proches.

[1,17] §

XVII. — (53) Il y a plusieurs degrés parmi les sociétés humaines. Partant de celle qui s’étend sans limites, nous en trouvons une dont les membres sont plus proches les uns des autres parce qu’ils sont de même race, de même nationalité, parlent, ce qui est un lien très puissant, le même langage. Le fait d’appartenir à la même cité augmente encore leur intimité. Il y a beaucoup de choses qui sont communes entre les hommes d’une même cité : la place où se traitent les affaires publiques, les temples, les portiques, les rues, les lois, les règles du droit, les tribunaux, les élections et, outre les coutumes, les amitiés particulières et les nombreuses relations d’affaires. Plus étroite encore est la société familiale : le petit cercle qu’elle forme est juste à l’opposé de la société sans bornes que forme le genre humain.

(54) Le désir de procréer en effet, qui est un trait commun à tous les vivants, fait du ménage de l’homme et de la femme la première société ; nos enfants sont ensuite pour nous les êtres les plus proches, nous avons même demeure, eux et nous, et tout nous est commun avec eux. C’est là le commencement de la cité, le lieu de naissance de la république. Viennent ensuite les frères, leurs enfants, les enfants de leurs enfants ; une demeure unique ne peut plus contenir tout ce monde, ils essaiment vers d’autres maisons qui sont à la première comme des colonies à la mère-patrie. De là des mariages, des parentés, un élargissement de la famille. Cette multiplication, cette prolifération sont l’origine des États. Les liens du sang unissent les hommes par le bien qu’ils se veulent et l’affection qu’ils ont les uns pour les autres.

(55) Car c’est un grand point de posséder des monuments rappelant les noms des ancêtres, d’offrir les mêmes sacrifices aux dieux, d’avoir des sépultures communes. Mais, de toutes les sociétés, nulle ne l’emporte en solidité, en excellence sur celle des hommes de bien se ressemblant moralement et liés d’amitié. C’est vraiment, il nous arrive souvent de le dire, une chose belle à voir même en un étranger, qu’une âme capable d’amitié ; un tel spectacle nous émeut et nous incline à devenir les amis de ceux qui donnent cet exemple.

(56) Et s’il est vrai que toute vertu a de l’attrait, nous porte à aimer ceux en qui elle paraît exister, encore la justice et la libéralité ont-elles ce pouvoir au plus haut degré. Or rien n’est plus aimable et n’attache plus étroitement des êtres distincts que la ressemblance morale. Ils ont mêmes soucis, même volonté, chacun d’eux aime son ami plus que soi-même et ainsi arrive-t-il que, selon le vœu de Pythagore, il y ait fusion de plusieurs en un seul. C’est une grande chose que cette étroite communion faite d’un échange de bons offices : aussi longtemps qu’ils sont à la fois mutuels et agréables, ils créent des liens étroits entre ceux qui en sont les auteurs et les bénéficiaires.

(57) Si toutefois l’on passe méthodiquement en revue toutes les sortes de lien social, celui qui attache à la république chacun de nous, paraîtra le plus fort et aussi le plus aimé. Nos parents, nos enfants, nos proches, nos amis nous sont chers, mais notre patrie embrasse dans son unité toutes nos affections à tous. Quel homme de bien hésiterait à chercher la mort, si cela devait être utile à la patrie ? Il n’en faut que plus détester la perversité monstrueuse de ces hommes qui l’ont criminellement déchirée, n’ont eu, n’ont encore d’autre souci que de la détruire de fond en comble.

(58) Si cependant l’on veut dresser une échelle des obligations sociales, on devra mettre au premier rang celles que nous avons envers notre patrie et ceux de qui nous sommes nés : c’est à eux que nous devons le plus ; ensuite viendront nos enfants et toute notre maisonnée qui n’attend que de nous aide et protection, puis ceux de nos parents plus éloignés avec lesquels nous nous entendons bien : souvent nous partageons le même destin. Donc et avant tout, ceux que je viens de nommer doivent pouvoir compter sur nous pour les aider à vivre, mais nous partagerons la vie de nos amis, c’est avec eux principalement que nous échangerons, outre le pain et le sel, des conseils, des propos, des exhortations, des consolations, parfois aussi des reproches. Il n’est rien de plus doux qu’une amitié qui se fonde sur des ressemblances morales.

[1,18] §

XVIII. — (59) Quand il s’agit de rendre service, il faut toujours avoir égard en premier lieu au besoin qu’on a de nous et voir ce que pourrait faire, même sans nous, la personne à qui nous voulons du bien, de quoi, au contraire, elle serait incapable. L’ordre dans lequel se rangent les besoins est d’ailleurs troublé par les circonstances extérieures et il y a en conséquence des services qu’on doit rendre aux uns plus qu’aux autres par exemple, on aidera un voisin plus même qu’un frère ou un ami à faire sa récolte, en revanche on assistera dans un procès un proche parent ou un intime plutôt qu’un voisin. Il faut considérer tout cela dans la pratique et tenir un compte exact des services rendus ou demandés, ajouter les uns, retrancher les autres et voir enfin quel solde laisse le bilan ; c’est ainsi que l’on reconnaîtra ce que l’on doit à chacun.

(60) Mais de même que ni les médecins, ni les chefs d’armée, ni les orateurs, malgré leur connaissance des règles, ne peuvent briller d’un grand éclat dans leur art sans la pratique et l’exercice, on peut bien donner, comme je le fais ici, des préceptes sur la façon dont il convient de se comporter, mais une affaire de cette importance exige, elle aussi, de la pratique et de l’exercice. Nous avons maintenant assez montré, en prenant comme point de départ les sociétés humaines et les relations de droit qu’elles impliquent, quelles sont les exigences auxquelles doit se plier notre conduite si nous voulons qu’elle soit morale.

(61) Il faut savoir toutefois que des quatre sources de la moralité précédemment indiquées et d’où découle tout ce qui fait la valeur de la conduite, la plus claire est la grandeur d’âme qui regarde de haut les choses humaines. C’est pourquoi parmi les accusations injurieuses il n’en est pas dont on use plus volontiers que de celle qu’exprime ce vers : « vous, jeunes hommes, avez un cœur de femme, cette vierge en a un tout viril », ou encore cet autre : « va, être efféminé, remporte des dépouilles sans verser ta sueur ni ton sang ». Au contraire, pour célébrer les exploits brillants d’un héros au grand cœur, notre voix, je ne sais comment, s’enfle naturellement. C’est ainsi que, pour l’éloquence, Marathon et Salamine, Platée, les Thermopyles, Leuctres, sont des thèmes tout indiqués ; c’est ainsi que chez nous, un Coclès, des Decius, un Cneius et un Publius Scipion, un Marcellus, d’autres guerriers sans nombre, et par-dessus tout le peuple même de Rome, sont célébrés pour leur grandeur d’âme incomparable. L’attrait qu’exerce la gloire des armes se marque au costume presque toujours militaire dont nous revêtons nos statues.

[1,19] §

XIX. — (62) Mais cette fierté d’âme qui éclate dans les périls et les fatigues, si elle ne s’allie pas à la justice, si ce n’est pas pour le salut commun mais pour la défense d’intérêts particuliers qu’elle se dépense en combats, devient condamnable. Il ne s’agit plus alors d’actes de courage, mais d’attentats monstrueux à l’humanité. Les Stoïciens ont donc raison de définir le courage comme la force d’âme au service de l’équité. C’est pourquoi nul n’a mérité d’éloges qui, dans son avidité de gloire, a eu recours à des moyens déloyaux et nuisibles à autrui.

(63) Platon l’a très bien dit : « Non seulement la science, quand elle se sépare de la justice, doit être appelée adresse et non sagesse, mais un cœur toujours prêt à affronter le danger, s’il agit sous la poussée du désir égoïste et non pour le salut commun, sera dit audacieux plutôt que brave. » Nous voulons donc que les hommes courageux et d’âme grande soient aussi de bons citoyens, des êtres de probité candide, aimant la vérité, incapables de tromperie toutes ces qualités sont au cœur même de la justice.

(64) Pour notre malheur une ambition excessive du premier rang se développe aisément dans les âmes fières et hautes. Tout ainsi que, d’après Platon, le génie national des Lacédémoniens était enflammé du désir de vaincre, les créatures les plus superbes veulent dominer ou plutôt occuper une position unique. Cette ambition de l’emporter sur tous se concilie mal avec l’esprit d’équité qui est essentiel à la justice. De là vient que ces êtres n’acceptent jamais d’être vaincus dans une discussion, ne s’arrêtent devant aucun droit, aucun statut ; leur rôle dans la république est d’ordinaire celui de factieux se répandant en largesses pour augmenter toujours leur pouvoir : ils veulent être les plus forts et ne souffrent point d’égaux. Mais plus il est difficile de rester dans les limites de la justice, plus cela est méritoire, et il n’y a point de circonstances qui permettent de les outrepasser.

(65) Le courage donc, la magnanimité, consistent à combattre, non à commettre, l’injustice. La vraie grandeur d’âme, inséparable de la sagesse, juge donc que la beauté de la vie, objet propre de la nature humaine, loin de se confondre avec le renom bruyant, dépend de la façon dont on agit et qu’il vaut mieux être le premier d’entre les citoyens, que de le paraître. Qui s’attache à l’opinion flottante de la multitude mal éclairée ne peut être mis au nombre des grands hommes. Très facilement le désir de la gloire, propre aux âmes les plus hautes, porte à commettre des injustices ; c’est là, il est vrai, un point très délicat car on trouvera malaisément un homme qui, après des travaux pénibles et des périls affrontés, ne désire pas que la gloire récompense en quelque manière ses actes méritoires.

[1,20] §

XX. — (66) Un grand et vaillant cœur se connaît surtout à deux caractères : l’un est le mépris des choses extérieures, la persuasion qu’à part une vie droite et belle, rien n’est pour l’homme digne d’être admiré ou souhaité, que rien ne mérite son effort, et aussi qu’il ne doit se laisser dominer ni par un autre homme, ni par un trouble quelconque de l’âme, et rester toujours supérieur à la fortune. L’autre caractère est de s’attacher, comme je l’ai indiqué plus haut, à des entreprises grandes et utiles autant que possible et aussi très rudes, pleines de fatigues, où l’on risque sa vie et tous les biens nécessaires à la vie.

(67) De ces deux caractères le second a l’éclat, la grandeur visible et je dirai aussi l’utilité pour autrui, mais la cause de cette grandeur, sa raison déterminante est le premier : c’est lui qui donne aux âmes leur excellence et fait qu’elles s’élèvent au-dessus de l’humanité. Ce caractère lui-même a deux traits : ne juger bon que le beau et s’affranchir de toute passion. Faire peu de cas des avantages que la plupart mettent au-dessus de tout et croient très précieux, avoir pour eux un solide et constant mépris, c’est là, il faut le croire, le propre d’un grand et vaillant cœur. Supporter les nombreuses amertumes de la vie, les vicissitudes du sort, sans que la santé morale en souffre, sans se départir de la dignité qui convient au sage, c’est le fait d’une âme vigoureuse toujours égale à elle-même.

(68) Être dominé par l’appétit, quand on ne l’est point par la crainte, se laisser vaincre par le plaisir quand on résiste victorieusement à la peine, c’est se démentir soi-même. Donc sachons nous refuser au plaisir et préservons-nous de la cupidité. Nulle marque plus certaine d’un cœur étroit que l’amour des richesses, nulle petitesse comparable à celle d’une âme où il règne, rien de plus beau, de plus magnifique en revanche que le mépris de l’argent quand on est dépourvu, l’emploi libéral, généreux, qu’on peut en faire quand on en a. Contre le désir même de la gloire il faut se tenir en garde, comme je l’ai dit, car il nous ravit la liberté, objet de tout l’effort d’un homme à l’âme haute. Il ne faut pas non plus rechercher le pouvoir, mieux vaut parfois ne pas l’accepter et parfois s’en démettre.

(69) Mais il faut s’affranchir de tout mouvement passionné, de l’appétit et de la crainte, de la tristesse aussi, du plaisir et de la colère, afin de posséder la paix sûre d’elle-même et de vivre dignement sans défaillance. Il y a eu, et il y a encore beaucoup d’hommes qui, cherchant cette paix dont je viens de parler, se sont éloignés des affaires publiques et ont voulu vivre dans une tranquille retraite ; parmi eux les plus considérables de beaucoup sont des philosophes très connus et aussi quelques hommes d’esprit sérieux et austère ; certains, ne pouvant supporter les façons d’être du peuple et des princes, ont vécu dans leurs terres et se sont plu à gérer leurs biens.

(70) Ils ont eu le même programme que les rois : ne manquer de rien, n’obéir à personne, jouir de la liberté ; au total vivre à sa guise.

[1,21] §

XXI. — Ceux qui cherchent le repos, ressemblent à cet égard à ceux qui sont avides de pouvoir, mais les uns croient trouver l’indépendance dans une situation qui leur procure d’amples ressources, tandis que les autres se contentent d’une petite fortune qui soit bien à eux. Ni l’une ni l’autre méthode n’est du tout méprisable, mais la vie tranquille et à l’écart est plus facile, plus sûre, elle pèse d’un poids moindre sur les autres et ne les menace pas des mêmes dangers.

(71) En revanche celle des hommes qui se dévouent à la chose publique et aux grandes affaires a pour le genre humain plus de fruit, elle est plus large et permet même de s’illustrer. C’est pourquoi, aux hommes d’un génie supérieur, qui se sont adonnés à l’étude, et à ceux aussi que retient leur faible santé ou quelque cause plus grave, on pardonnera peut-être de ne s’occuper point des affaires de l’État, tout comme ils abandonnent eux-mêmes à d’autres le souci et l’honneur de les diriger. Mais à défaut de telles raisons, quand on prétend mépriser les magistratures et les postes de commandement qui, d’ordinaire, excitent l’admiration, non seulement il n’y a rien là qui mérite louange, mais je pense qu’il faut blâmer cette attitude. Il est difficile à la vérité de désapprouver des hommes qui déclarent qu’ils méprisent la gloire et n’en font aucun cas, mais ils paraissent redouter des fatigues accablantes, plus encore les insultes, les attaques ignominieuses comme si elles devaient les flétrir. Il y a des gens en effet qui devant toute adversité tombent au-dessous d’eux-mêmes ; ils ont pour le plaisir des paroles de dédain sévère, mais ne résistent guère à la souffrance, ils n’ont cure de la gloire, mais le mal qu’on dit d’eux les abat et en cela ils se montrent peu conséquents.

(72) Quand on en a les moyens, on doit s’occuper des affaires publiques et ne pas hésiter à se donner le mal nécessaire pour parvenir à quelque magistrature, sans quoi ni la cité ne peut être bien gouvernée, ni la grandeur d’âme manifestée. Et aux hommes qui s’appliquent aux affaires publiques tout autant qu’aux philosophes, je suis même tenté de dire davantage, la noblesse morale est nécessaire, de même que ce mépris des choses humaines dont j’ai parlé, et aussi l’assurance tranquille, si, comme il convient, ils doivent ne pas se soucier de l’avenir qui les attend et vivre en plein accord avec eux-mêmes.

(73) Cela est plus facile aux philosophes : ils offrent moins de prise aux coups du sort et sont moins dépendants des circonstances et, si quelque malheur leur arrive, ils ne tombent pas d’une chute aussi lourde. Ce n’est donc pas sans raison que les hommes qui administrent la chose publique éprouvent des émotions plus fortes que ceux qui vivent dans une retraite paisible et que le succès de leurs efforts leur donne plus de souci ; par cela même la grandeur d’âme leur est plus nécessaire et aussi la force de ne pas s’abandonner au chagrin. Mais on ne doit entreprendre aucune affaire à la légère, il faut avoir grand soin de s’assurer non seulement qu’elle est moralement louable mais qu’on est capable de la mener à bien et, dans cet examen même, il faut se garder et de se décourager trop vite par crainte de l’effort et d’avoir en soi-même, par ambition, une confiance excessive. Quoi qu’on veuille faire il faut au préalable s’y préparer avec soin.

[1,22] §

XXII. — (74) On croit généralement que les actions de guerre l’emportent en grandeur sur celles qui s’accomplissent à l’intérieur de la cité. Cette opinion est discutable. Beaucoup de gens ont cherché et fréquemment causé la guerre par amour de la gloire ; c’est le fait des âmes hautes et des natures les plus richement douées, surtout si elles ont des capacités militaires et l’humeur belliqueuse. Mais, si nous voulons nous en tenir à la vérité, dans bien des cas la politique intérieure dépasse en importance et en éclat les faits de guerre.

(75) Thémistocle est certes justement honoré et son nom est plus célèbre que celui de Solon, la victoire de Salamine a eu plus de retentissement que la décision due à Solon de constituer l’Aréopage ; cependant, cette fondation ne doit pas être jugée moins belle que cette victoire. Salamine a été le salut d’Athènes à un certain moment, l’Aréopage a assuré la durée des lois et des institutions anciennes. Thémistocle n’a jamais pu se flatter d’avoir apporté le moindre secours à l’Aréopage, mais l’Aréopage a pu dire justement que Thémistocle lui devait quelque chose. Dans la conduite de la guerre ce sénat institué par Solon eut son rôle.

(76) On peut dire aussi de Pausanias et de Lysandre que leurs guerres ont étendu à la vérité l’empire de Lacédémone, mais leurs services ne peuvent en aucune façon être mis en balance avec la législation et la discipline de Lycurgue, et c’est au contraire à ces institutions qu’ils durent d’avoir des armées obéissantes et courageuses. À mes yeux, quand j’étais encore enfant, M. Scaurus ne paraissait en rien inférieur à C. Marius et, plus tard, quand je me suis occupé de politique, Catulus à Cn. Pompée. Les armes comptent peu au dehors quand il n’y a pas à l’intérieur une direction sage. L’Africain, grand homme et chef d’armée d’un si rare mérite, n’a pas rendu à l’État plus de services en détruisant Numance, que ne le faisait à la même époque P. Nasica en mettant Tib. Gracchus à mort. Cet acte à la vérité n’eut pas uniquement le caractère d’un fait politique intérieur puisqu’il exigea l’emploi de la force pour son accomplissement, du moins la décision en fut-elle prise dans la cité en l’absence de toute armée.

(77) Il n’est rien de plus beau que l’idée exprimée dans ce vers qui a donné prise à tant d’attaques des mauvais citoyens et des envieux : « que les armes le cèdent à la toge, les lauriers du soldat vainqueur à la louange du courage civique ». Pour ne pas citer d’autres exemples, n’est-il pas vrai qu’au temps où je gouvernais la république les armes l’ont cédé à la toge ? Jamais la république ne courut plus grand danger et jamais la paix ne fut plus profonde : par ma décision, par mon activité, les armes sont d’elles-mêmes tombées des mains des citoyens les plus audacieux. Quel fait de guerre eut jamais tant de grandeur, quel triomphe est comparable ?

(78) Il m’est permis, mon cher Marcus, d’évoquer ce souvenir glorieux quand je m’adresse à toi qui en hériteras et suivras l’exemple qu’il donne. Un homme qui s’illustra, certes, en bien des guerres, Cn. Pompée, reconnut devant un grand nombre d’assistants qu’il lui aurait fallu sans moi renoncer à son troisième triomphe, parce qu’il n’y aurait plus eu de ville où triompher si je n’avais sauvé l’État. Les actes de courage civique ne sont donc pas inférieurs aux militaires et ils requièrent encore plus de zèle et d’activité.

[1,23] §

XXIII. — (79) Toutes les belles actions, dont nous avons parlé plus haut et qui ont leur origine dans l’élévation et la noblesse du cœur, exigent des forces morales et non corporelles. Il faut cependant exercer le corps de telle sorte qu’il puisse obéir aux décisions raisonnées, être un agent d’exécution et soit capable d’endurance. Les belles actions dont il s’agit maintenant sont entièrement l’œuvre de l’attention et de la réflexion et, à cet égard, les magistrats qui, revêtus de la toge, président aux affaires de l’État ne sont pas moins utiles que les chefs d’armée qui conduisent les opérations de guerre. C’est ainsi que, sur leur avis, on a renoncé à entreprendre certaines guerres, qu’on en a poussé d’autres jusqu’au bout et même qu’on en a déclaré : par exemple, dans la troisième guerre punique,. c’est le conseil de Caton qui, même après sa mort, prévalut.

(80) En pareille affaire, la raison qui dicte l’avis a plus de prix que le courage qui dresse le combattant. Il ne faut pas toutefois qu’au lieu de chercher le parti le plus utile, nous nous laissions déterminer par le désir d’échapper à la bataille. Pour en revenir à la guerre, elle doit être entreprise dans des conditions telles qu’on voie que c’est la paix et la paix seulement qui en est le but. Un homme dont le courage est sans défaillance ne se trouble pas dans une situation difficile, il ne perd pas la tête, comme on dit, il garde sa présence d’esprit, sa faculté de raisonner et de décider.

(81) Et si c’est là le fait d’une âme forte, c’est une marque de supériorité intellectuelle de prévoir l’avenir, d’arrêter par avance ce que l’on fera suivant que les choses prendront telle tournure ou telle autre, et de ne jamais se trouver dans le cas de s’excuser en disant : je n’avais pas pensé que cela pût arriver. C’est ainsi qu’agit un homme au cœur ferme, conscient de sa dignité, confiant en lui-même, en sa raison avisée. Aller de l’avant à la légère, se jeter sur l’ennemi en aveugle, c’est se comporter non en homme mais en bête sauvage. En revanche, quand les circonstances l’exigent, il faut savoir combattre et préférer la mort à la servitude.

[1,24] §

XXIV. — (82) Dans la prise et la destruction d’une ville, on doit se garder de rien faire avec précipitation et de commettre aucun acte de cruauté. Un grand homme, après le tumulte, punit les coupables, épargne la foule et, quoi qu’il arrive, sa conduite reste droite et noble. Tout de même, en effet, qu’il y en a, nous l’avons vu plus haut, qui mettent les actions de guerre au-dessus de celles qui ont la ville pour théâtre, on trouve bien des gens pour juger que des emportements périlleux ont sur des décisions calmement réfléchies l’avantage de la grandeur et de l’éclat.

(83) Certes, il ne faut jamais en fuyant le danger agir de façon à passer pour des poltrons ou des lâches, mais il convient aussi de ne pas nous exposer au danger sans raison, rien n’est plus insensé. Dans une situation qui présente du risque, imitons donc les médecins : quand la maladie est légère, ils la traitent avec douceur, dans les cas graves ils sont obligés d’avoir recours à des remèdes périlleux et d’un succès incertain. Souhaiter l’orage quand le temps est beau est d’un dément, user de tout moyen pour faire face à la tempête d’un sage, surtout si le bien que promet la victoire l’emporte sur le mal lié à l’hésitation. Ajoutons que les actions entreprises sont dangereuses tantôt pour nous-mêmes, tantôt pour la chose publique.

(84) C’est donc ou bien notre vie ou bien notre honneur et notre civisme qui sont enjeu. Soyons prêts à risquer plutôt ce qui est proprement nôtre que le bien commun et combattons plus volontiers pour l’honneur et la gloire que pour d’autres intérêts. Il s’est trouvé bien des hommes prêts à prodiguer non seulement leur argent mais leur vie pour la patrie et ne consentant pas au moindre sacrifice d’amour-propre même pour le salut public, tel Callicratidas, chef des Lacédémoniens pendant la guerre du Péloponnèse, après s’être distingué en mainte rencontre, il compromit tout en refusant de suivre l’avis de ceux qui voulaient éloigner la flotte des îles Arginuses pour ne pas livrer bataille aux Athéniens : « Si cette flotte est perdue, répondit-il, Sparte peut en équiper une autre », mais il ne pouvait, lui, fuir sans honte. Le coup, il est vrai, ne fut pas très dur pour les Lacédémoniens ; en revanche, ils en reçurent un mortel quand Cléombrote, craignant les détracteurs, engagea témérairement le combat avec Épaminondas : ce fut l’effondrement de Sparte. Quelle autre conduite fut celle de F. Maximus dont Ennius a pu dire : « Un seul homme sachant temporiser rétablit nos affaires ; son renom lui importait moins que le salut commun et c’est pourquoi maintenant sa gloire brille d’un si vif éclat. » La même faute doit être évitée aussi dans les affaires intérieures de la cité. Il y a des gens qui, bien qu’ayant des idées très justes, n’osent point parler, par crainte d’exciter la haine.

[1,25] §

XXV. — (85) D’une manière générale, que ceux qui dirigent les affaires de l’État aient présents à l’esprit deux préceptes de Platon : l’un leur prescrit de veiller au bien des citoyens et, en toute affaire, de n’avoir, oublieux de leur intérêt propre, que lui en vue, l’autre de chercher à maintenir en bonne santé le corps social tout entier et, quelque soin qu’ils aient à prendre d’une de ses parties, de ne pas négliger les autres. De la chose publique on doit dire comme d’une tutelle : il faut avoir souci, quand on la gère, de ceux dont on a la charge, non de l’intérêt du gérant. Défendre la cause d’une classe de la population sans se préoccuper des autres classes, c’est introduire dans la cité le pire des maux : la discorde, la sédition. C’est ainsi que les uns font paraître un grand zèle pour le populaire, d’autres pour l’élite, bien peu pour l’État entier.

(86) De là, dans Athènes, de grands conflits, dans notre république non seulement des séditions mais des guerres civiles mortelles. Un citoyen courageux et voulant exercer une action profonde, digne en un mot du principat, aura des pratiques de cette sorte en horreur, il se donnera tout entier à la chose publique sans poursuivre la richesse ni la puissance, il veillera sur tout l’État, travaillera au bien de tous. Loin de chercher à faire de qui que ce soit un objet de haine ou de jalousie, il s’attachera en tout à la justice et à la droiture, il observera constamment les règles de conduite que j’ai posées, si choquant que cela puisse paraître, et aimera mieux mourir que s’en départir.

(87) C’est une chose très misérable que l’ambition des honneurs qui dresse les compétiteurs les uns contre les autres et Platon a eu raison de le dire : « Des rivaux qui luttent à qui gouvernera l’État sont comme des matelots qui se disputeraient la conduite du bateau. » Le même Platon veut que nous considérions comme des adversaires ceux qui portent les armes contre la cité, non ceux qui ont leur opinion à eux sur la meilleure façon de la servir. Scipion et Metellus pensaient différemment sur ce point, mais leur désaccord était sans amertume.

(88) N’écoutons pas qui croit que la colère est de droit contre des adversaires et prétend que cet emportement atteste de la grandeur d’âme et du courage. Rien au contraire ne mérite plus l’éloge et n’est plus digne d’un homme supérieur qu’une humeur accommodante et clémente. Chez les peuples libres et où règne l’égalité il faut savoir être conciliant et maître de soi, de façon que, si certains événements, certaines impudences nous irritent, nous ne nous abandonnions pas du moins à une amertume inutile, propre à nous rendre odieux. La mansuétude et la clémence méritent toutefois qu’on les approuve à condition qu’on sache se montrer sévère quand l’intérêt public l’exige, car cela est nécessaire au gouvernement de la cité. Le blâme, le châtiment ne doivent jamais prendre un caractère outrageant ; une peine infligée, un reproche formulé, doivent servir uniquement l’intérêt public, non celui du justicier.

(89) Il faut prendre garde aussi que la peine ne dépasse la faute en grandeur et que d’autres que le coupable n’aient à en souffrir ou ne soient mis en cause. Par-dessus tout qu’on s’interdise la colère quand on punit. Jamais un homme en colère n’observe dans l’application de la peine cette juste mesure entre le trop et le trop peu que goûtent les Péripatéticiens, encore qu’ils aient fait l’éloge de la colère et l’aient considérée comme un don utile de la nature. En toute affaire il faut s’en garder ; ceux qui sont à la tête de l’État devraient être semblables aux lois qu’inspire l’équité, non la colère, quand elles châtient.

(90) Dans la prospérité, quand tout va selon notre désir, évitons avec soin l’orgueil, le faste, l’insolence. Qui manque de mesure quand il est heureux fait preuve de faiblesse, tout comme celui qui se laisse accabler par le malheur ; ce qui est beau, c’est une âme qui reste égale à elle-même dans tous les accidents de la vie, qui leur oppose un visage, un front toujours pareil : tel fut Socrate, tel aussi C. Laelius. Le roi Philippe de Macédoine fut surpassé par son fils en exploits et en gloire, mais il l’emporte, à ce que je vois, par son humeur accommodante et en savoir-vivre, c’est pourquoi il ne s’est jamais diminué, tandis que son fils s’est souvent conduit indignement et, on a eu raison de le dire, plus nous nous élevons au-dessus des autres hommes, plus nous devons leur marquer de la déférence. Panétius rapporte que Scipion l’Africain, son disciple et ami, avait accoutumé de dire : « De même que l’on confie à des dresseurs, pour les rendre plus maniables, les chevaux qu’on n’arrive pas à tenir parce que de nombreux combats les ont rendus farouches, de même il faut plier en quelque sorte sous le joug de la raison et de la philosophie les hommes enivrés de leurs succès et trop confiants en eux-mêmes, afin qu’ils comprennent la fragilité des choses humaines et l’inconstance de la fortune. »

[1,26] §

XXVI. — (91) Et c’est dans les moments de plus grande prospérité qu’il est le plus nécessaire de prendre conseil de ses amis et de tenir compte de leurs avis. C’est dans ces moments-là que nous devons redouter de prêter l’oreille aux flatteurs et ne pas leur permettre de nous encenser ; règle dont l’observation est difficile, car nous croyons aisément mériter les louanges qu’on nous adresse et c’est là l’origine de bien des fautes. Les hommes pleins d’illusions sur eux-mêmes se rendent ridicules et tombent dans les pires erreurs.

(92) Mais en voilà assez sur ce point. Il reste à marquer cependant que, si les magistrats exerçant des fonctions publiques ont à remplir, avec des qualités éminentes de cœur et d’esprit, les plus lourdes charges, à cause tant de l’ampleur des affaires qu’ils gèrent que du grand nombre des intéressés, il y a eu et il y a encore, menant une vie éloignée des affaires de l’État, beaucoup d’hommes ayant, eux aussi, des qualités éminentes qui se sont appliqués à des recherches importantes ou l’ont tenté ; sans franchir le cercle des intérêts privés, ils occupent une situation intermédiaire entre les philosophes et les hommes publics : ils jouissent de leur fortune propre, ne cherchent pas à l’augmenter par tous les moyens, en font bénéficier leurs proches et savent en réserver une part à leurs amis et à l’État quand il est utile. Que dans l’acquisition de cette fortune ils n’aient eu à se reprocher aucune vilenie, aucun procédé odieux, qu’ils l’accroissent par leur économie et leur activité intelligente, qu’ils la mettent au service d’un grand nombre de personnes pourvu qu’elles le méritent, qu’au lieu de l’employer à la satisfaction de leurs appétits ou en dépenses inutilement fastueuses ils en fassent un usage libéral et bienfaisant, il leur est permis de mener une vie large, ardente et magnifique en même temps que droite, loyale et vraiment utile aux hommes.

[1,27] §

XXVII. — (93) Il nous faut parler maintenant d’une dernière forme de la moralité qui comprend le respect des convenances, la tempérance et la pondération, parure de la vie, l’apaisement de tous les troubles moraux et la mesure en toutes choses. Ce sont ces qualités que résume en latin le mot de decorum, l’harmonie dans la conduite ; les Grecs disent πρέπον.

(94) Tel est le caractère de cette vertu qu’on ne peut la séparer de la moralité : toute façon d’agir harmonieuse est morale, toute vie morale a son harmonie. Quant à la différence qui existe entre ces deux notions, on la conçoit plus aisément qu’on ne l’explique. L’harmonie apparaît à la suite de la moralité qui en est la condition ; c’est pourquoi elle n’est pas l’apanage exclusif de cette forme de la moralité dont nous avons à parler ici : user sagement du raisonnement et du discours, agir avec réflexion en toute affaire, voir où est la vérité et y demeurer attaché, c’est là se montrer soucieux de l’harmonie et, au contraire, se laisser abuser ou s’égarer, faillir ou suivre un conseil pernicieux, c’est chose aussi contraire à l’harmonie que le délire ou la perte de la raison. Et de même que la justice est une sorte d’harmonie, l’injustice a la laideur d’une dissonance. La même observation s’applique au courage : une action virile et où se marque de la force d’âme est digne d’un homme et contribue à la belle ordonnance de la vie, une lâcheté la dépare et la détruit.

(95) Je le répète donc, l’harmonie est liée à toutes les formes de la moralité et il ne faut aucun effort d’abstraction pour le comprendre, cela se voit d’abord. Il y a en effet, en toute vertu, on le conçoit, une certaine harmonie bien déterminée ; on peut isoler cet élément par la pensée, en fait il est inséparable de la vertu elle-même. De même que la grâce et la beauté du corps ne sauraient exister sans la santé, toute cette harmonie dont nous parlons ici se confond dans la réalité avec la vertu, bien que l’on puisse, en théorie, les distinguer.

(96) On peut, il faut l’observer, la concevoir de deux façons : d’une part il y a une certaine sorte d’harmonie contenue dans toutes les formes de la moralité, de l’autre il y a cette harmonie particulière qui se rapporte aux qualités comprises dans la quatrième forme. La première sorte se définit par la conformité de la conduite à la dignité suprême de l’homme, au rang qu’il occupe au-dessus des autres vivants. Quant à l’autre sorte, qui est une espèce de la première, on la définit en disant : est harmonieuse une conformité à la nature qui se traduit par une pondération et une tempérance non exemptes de bonne grâce.

[1,28] §

XXVIII. — (97) Nous pouvons comprendre tout cela en partant de cette sorte d’harmonie que cherchent les poètes et dont parlent longuement d’autres ouvrages. Nous disons qu’un poète observe l’harmonie quand il fait parler et agir ses personnages comme il convient. Si, par exemple, Éaque ou Minos disaient : « Qu’importe leur haine pourvu qu’ils me redoutent » ou encore : « Celui qui les a engendrés est le tombeau de ces enfants », il y aurait désaccord, car il est admis que ces personnages furent justes. Mais, quand c’est Atrée qui parle ainsi, les applaudissements éclatent, car ce langage est conforme à son rôle. Il faut observer toutefois que les poètes jugent de ce qui convient à chacun d’après le rôle qu’il doit jouer, tandis qu’à nous la nature elle-même, en nous conférant une dignité qui nous place au-dessus des autres êtres vivants, nous a imposé le personnage que nous devons être.

(98) Les poètes, en conséquence, qui mettent en scène les personnages les plus divers, auront aussi à voir ce qui sied et convient à des êtres pervers, tandis que notre rôle naturel à nous comprend, comme caractères, la fermeté dans la conduite, la pondération, la tempérance, le respect des convenances et la nature nous prescrit aussi de ne pas manquer à nos obligations envers les autres hommes ; il s’ensuit que l’harmonie s’étend très loin, aussi bien celle qui est liée à toutes les formes de la moralité que celle qui appartient en propre à une vertu particulière. De même, en effet, que la beauté du corps, effet d’une exacte proportion, attire les regards et charme par l’heureux concours que se prêtent toutes les parties, de même l’harmonie, qui répand sa douceur sur la vie, gagne l’assentiment des gens qui nous entourent et apprécient l’ordre, la régularité, la mesure dans les actes et les paroles.

(99) Il faut donc avoir des égards pour les hommes, pour les meilleurs d’abord et aussi pour les autres : ne tenir aucun compte de l’opinion qu’on a de nous, ce n’est pas seulement de l’arrogance, c’est une menace contre le lien social. Il y a, en ce qui concerne nos rapports avec les autres hommes, cette différence entre la justice et le respect des convenances, que la justice consiste à ne pas les léser, le respect des convenances, à ne les point choquer, et c’est précisément en cela que triomphe l’harmonie. Après ces considérations, je pense avoir fait comprendre ce que c’est que le décorum.

(100) Quant aux conséquences qui se déduisent de là en morale, la première tend à nous maintenir dans une exacte conformité à la nature. En la prenant comme guide, nous ne nous égarerons jamais : intelligence pénétrante, qualités nécessaires à la vie sociale, force d’âme, courage, toutes ces vertus seront l’objet de notre effort. Mais le domaine par excellence de l’harmonie, c’est cette partie de la morale que nous exposons en ce moment, car ce ne sont pas seulement les mouvements du corps qui charment quand ils sont ordonnés selon la nature, ce sont aussi, et encore bien davantage, les mouvements de l’âme.

(101) Il faut considérer que la nature et l’essence de l’âme sont doubles ; elles comprennent l’appétit, ὁρμή en grec, qui entraîne l’homme tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et la raison qui enseigne et explique ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter de faire ; à la raison donc de commander, à l’appétit d’obéir.

[1,29] §

XXIX. — Il ne faut jamais agir à la légère, s’abandonner à une impulsion irraisonnée, ne jamais rien faire que l’on ne puisse justifier par une raison acceptable. Tel est à peu près le principe sur lequel on devrait régler sa conduite.

(102) L’appétit doit donc être soumis à la raison, il ne faut pas lui permettre d’aller précipitamment de l’avant, ni, par paresse ou lâcheté, le laisser s’écarter, il faut le maintenir tranquille, exempt de trouble ; c’est ainsi que la fermeté, la pondération paraîtront dans la conduite. Quand les appétits s’émancipent, que le désir et l’aversion ne sont plus tenus en bride par la raison, ils passent inévitablement toute borne, toute mesure, c’en est fait de la soumission, de l’obéissance prescrite par la nature, ils ne troublent pas seulement l’âme, mais l’organisme. Que l’on regarde le visage d’un homme en colère, de quelqu’un que tourmente une passion sensuelle, qu’ébranle la crainte ou qui pantelle de plaisir, son visage, sa voix, ses mouvements, son attitude, tout est changé.

(103) On connaît par là, pour en revenir à la notion de moralité, que tous les appétits doivent être refoulés, maintenus, qu’il faut exercer une surveillance active pour ne pas agir à la légère, au hasard, sans modération ni contrôle. La nature, en effet, ne nous a pas créés pour le jeu et l’amusement ; elle veut plutôt de nous un certain sérieux, de la gravité, des ambitions plus hautes. Il est certes permis de prendre du bon temps, mais il en est de cette récréation comme du sommeil et du repos en général, il faut d’abord avoir suffisamment donné de soi au travail sérieux. Les amusements mêmes ne devront rien avoir de trop relâché, d’immodeste, ils devront conserver un caractère aimable et une certaine retenue. Nous ne laissons pas à nos enfants pleine licence dans leurs jeux, nous leur laissons une liberté qui n’exclut pas l’observation des règles morales, de même il convient que nos récréations même s’éclairent d’un peu de lumière honnête.

(104) Il y a, en effet, deux façons de se divertir, l’une grossière, effrontée, obscène, visant au scandale, l’autre élégante, courtoise, fine et spirituelle. Plaute chez nous et la comédie ancienne des Athéniens, et aussi les écrits des philosophes socratiques, sont remplis d’exemples de cette façon de plaisanter, et il y a quantité de gens, quantité de mots spirituels dont Caton, dans sa vieillesse, a fait un recueil, les Apophthegmata. Il est donc facile de distinguer la plaisanterie fine de la grossière. L’une, quand elle vient au moment où l’esprit peut se détendre, est digne d’un homme bien élevé, l’autre ne l’est même pas d’un homme libre, quand à la laideur du sujet s’ajoute l’obscénité du langage. Dans le jeu même il y a une mesure à garder : il y a des choses que nous ne devons pas exposer au ridicule et il ne faut pas qu’enivrés de plaisir, nous nous laissions glisser à quelque acte contraire à notre dignité. Notre champ de Mars et la chasse nous fournissent bien des possibilités de nous divertir honnêtement.

[1,30] §

XXX. — (105) Dans toute recherche relative à la morale, il importe d’avoir présente à l’esprit la différence si profonde qui existe entre la nature humaine et celle des animaux domestiques et autres. Les bêtes ne connaissent par la conscience que le plaisir, et tous leurs instincts les y portent, tandis que l’étude et la méditation nourrissent l’âme humaine, qu’elle ne cesse de s’enquérir et d’agir, goûte et recherche les perceptions de la vue et de l’ouïe. Bien mieux, s’il arrive qu’on soit trop adonné aux plaisirs des sens, pour peu qu’on ne soit pas une brute — il y a des gens qui ne sont hommes que de nom —, pour peu qu’on ait quelques aspirations plus nobles, tout prisonnier qu’on est du plaisir, on dissimule par pudeur cet appétit de volupté.

(106) Par là se connaît que le plaisir physique n’est pas digne du niveau supérieur auquel se place l’homme, qu’il faut le mépriser et s’en détourner. Si l’on veut lui faire sa part, qu’on la mesure avec soin. L’alimentation, le soin qu’on prend du corps importent au maintien des forces et de la santé, le plaisir n’en est pas le but.

Et si nous voulons considérer le rang qu’occupe l’homme dans la nature et sa dignité, nous comprendrons combien peu il convient de se laisser corrompre par un luxe raffiné et de vivre dans la mollesse, combien au contraire sont conformes à la saine morale la simplicité, la continence, l’austérité des mœurs, la sobriété.

(107) Il faut savoir qu’il y a en nous naturellement deux caractères en quelque sorte, l’un commun à toute l’humanité : il tire son origine de la raison à laquelle tous nous avons part et qui fait notre supériorité sur les bêtes ; c’est de là que se déduit tout ce qui a trait à la moralité, à la belle ordonnance de la vie ; nous partons de ce principe dans la recherche des règles de conduite. L’autre est notre caractère propre et individuel. Tout de même qu’entre les corps il y a de grandes dissemblances, puisque les uns semblent faits pour la course, les autres pour la lutte où triomphe la vigueur, qu’il y a, dans le port, tantôt plus de majesté, tantôt plus de grâce, de même il y a entre les âmes des différences et il y a même une variété plus grande.

(108) L. Crassus et L. Philippus avaient un esprit charmant ; Jules César Strabon, en s’exerçant, avait réussi à les dépasser en cela. À la même époque, M. Scaurus et Drusus, un tout jeune homme, se faisaient remarquer par leur sévérité. C. Laelius était très gai, son ami Scipion, plus ménager de l’opinion, avait plus de sérieux. Pour ce qui est des Grecs, nous savons que Socrate répandait dans ses causeries de l’agrément, de fines plaisanteries, qu’il avait constamment recours à cette façon de faire semblant que les Grecs appellent ironie. Au contraire, Pythagore et Périclès avaient conquis la plus grande autorité sans jamais se dérider. Hannibal parmi les chefs carthaginois, Q. Maximus parmi les nôtres, étaient, d’après ce que nous savons, pleins de ruse : ils s’entendaient à cacher, à taire leurs desseins, à dissimuler, à tendre des pièges, à surprendre l’ennemi. Ce même génie distinguait, selon les Grecs, Thémistocle et Jason de Phères. Que d’habileté, que de ruse déploya Solon quand, pour sa sécurité propre et plus encore dans l’intérêt de l’État, il simula la folie.

(109) Bien différents de ces hommes sont ceux qui, francs et ouverts, pensent qu’il ne faut rien faire en cachette, ne jamais tendre un piège : ils ont le culte de la vérité, sont ennemis de la fraude. D’autres encore se prêtent à tout ce qu’on veut, sont les serviteurs de n’importe qui, pour arriver à leurs fins ; tels furent Sylla et M. Crassus. Le même caractère se retrouvait, nous dit-on, dans le très astucieux et très patient Lysandre ; Callicratidas, qui commanda la flotte après lui, était tout le contraire. De même, dans la conversation, il y en a qui, bien que très puissants, semblent vouloir se mettre tout à fait au même niveau que les autres. C’était le cas pour les deux Catulus, le père et le fils, et il en est de même, nous le voyons, pour A. Mucius et Marcio. J’ai entendu dire par mes aînés que tel était Publius Scipion Nasica et qu’en revanche son père, celui qui réprima les tentatives ruineuses de Tib. Gracchus, n’avait aucune affabilité et dut à ce manque de bonne grâce dans les entretiens sa grandeur et son éclat. Il y a entre les caractères et les natures d’innombrables autres différences qui ne doivent nullement être blâmées.

[1,31] §

XXXI. — (110) Chacun doit conserver diligemment non sans doute ses inclinations vicieuses, mais les traits de nature qui lui sont propres, afin de maintenir plus aisément cette harmonie que nous réclamons. Il faudra donc, tout en ne nous efforçant à rien qui soit contraire au caractère universel de l’homme, faire en sorte de garder notre individualité ; alors même que des manières d’être différentes vaudraient mieux en soi et nous conféreraient plus d’importance, c’est sur elle que nous devons régler nos ambitions. Il ne convient pas, en effet, de répudier sa propre nature et de vouloir être ce que nous ne pouvons pas être. On voit mieux par là en quoi consiste cette ordonnance harmonieuse dont il s’agit : rien ne peut s’y conformer de ce qu’on voudrait faire inuita Minerua, comme on dit, c’est-à-dire contrairement à nos dispositions naturelles et en dépit d’elles.

(111) D’une manière générale, si l’harmonie existe en quelque endroit, elle ne peut être nulle part plus complète qu’en une vie qui, dans son ensemble et dans le détail des actes, reste égale à elle-même, et cela n’est pas possible si l’on veut substituer à sa nature propre celle d’autres personnes que l’on imite. Usons en conversant de notre langue maternelle, que d’autres se rendent ridicules en farcissant leurs discours de mots grecs et, de même, arrangeons-nous pour que, dans nos actes et dans toute notre vie, il n’y ait pas de disparate.

(112) Tel est le poids de ces diversités d’homme à homme qu’il peut se faire que, dans des conditions identiques, l’un doive se donner la mort et l’autre non. Les conditions extérieures étaient-elles différentes pour M. Caton et pour les autres qui ont fait leur soumission à César ? Et cependant le suicide eût peut-être été de leur part tenu pour une faute, parce que leur mode de vie avait plus de douceur et que leur caractère était plus accommodant ; tandis que la nature avait doté Caton d’une inflexibilité inimaginable et qu’il s’était encore raidi par une constante application, que jamais il ne renonçait à un dessein qu’il avait conçu ; il lui fallait donc mourir plutôt que de se trouver en face du tyran.

(113) À combien de situations différentes Ulysse n’a-t-il pas dû se prêter pendant les années qu’il a passées à errer sur la mer ; et quand il lui fallait se plier à des volontés féminines, si l’on peut donner le nom de femmes à des créatures telles que Calypso et Circé, et faire l’aimable pour leur plaire ! Chez lui il endura même les outrages des esclaves et des servantes pour en venir à ses fins. Ajax au contraire, avec le cœur que lui prête la tradition, eût souffert mille morts plutôt que de subir pareil traitement. Il convient d’avoir égard à tout cela, d’examiner de quoi l’on est capable et de discipliner ses inclinations, non de tenter de faire ce qui n’appartient qu’à d’autres : la manière qui convient le mieux à chacun, c’est celle qui est proprement la sienne.

(114) Que chacun donc connaisse ses aptitudes naturelles, qu’il juge sans complaisance ce qu’il peut avoir de bon et ce qu’il a de mauvais ; ne nous laissons pas dépasser en clairvoyance par les acteurs. Ils ne choisissent pas les pièces les meilleures, mais celles qui sont le plus dans leurs moyens : ont-ils une voix très forte, ils joueront les Épigones et Médus, s’ils triomphent par le geste, Mélanippe, Clytemnestre ; Rupilius, il m’en souvient, jouait toujours Antiope, Æsopus joue souvent Ajax. Mais quoi ? ce qu’un acteur comprend sur la scène, un homme sage ne le comprendrait pas dans la vie ? Appliquons-nous donc de tout notre pouvoir au travail pour lequel nous avons le plus d’aptitudes. S’il arrive que la nécessité nous oblige à faire des besognes auxquelles nous sommes naturellement peu propres, nous devons mettre tous nos soins, tous nos efforts, toute notre industrie, à les faire, sinon harmonieusement, du moins de façon aussi peu discordante que possible. Le point où nous devons tendre n’est pas d’acquérir des mérites pour lesquels la nature ne nous a pas doués, mais d’éviter les fautes.

[1,32] §

XXXII. — (115) Aux deux caractères que nous avons distingués précédemment s’en joint un troisième, que le hasard ou les circonstances nous imposent, et même un quatrième qui dépend de notre choix. La royauté, le pouvoir, la haute condition sociale, les honneurs, la richesse, l’influence et leurs contraires, tout cela nous échoit par chance et varie d’un moment à l’autre ; c’est par une décision volontaire que nous adoptons le rôle que nous prétendons jouer. L’un s’adonne à la philosophie, l’autre au droit civil ou à l’éloquence et, parmi les vertus elles-mêmes, il y a des gens qui en préfèrent une aux autres.

(116) C’est ainsi que ceux dont les pères ou les ancêtres se sont illustrés par un certain genre de mérite, chercheront souvent à se distinguer à leur tour par un mérite du même genre : tel Mucius Scévola dans le droit civil, Scipion l’Africain, fils de Paul Émile, dans la conduite des armées. Parfois, ils ajoutent à l’héritage glorieux qui leur vient de leurs pères une nouvelle sorte de gloire : par exemple, ce même Scipion joignit l’éloquence à l’éclat guerrier de son nom. Timothée, fils de Conon, qui ne resta pas au-dessous de son père en renom militaire, eut en outre le mérite d’être bien doué pour les travaux de l’esprit. Il arrive parfois aussi qu’on se décide à suivre une carrière sans se préoccuper de l’exemple donné par les ancêtres : ainsi font ceux qui, nés, dans une famille obscure, nourrissent une haute ambition et ont à fournir en conséquence une somme considérable de travail. Quand nous nous demandons quelle voie nous convient le mieux, il faut considérer tout cela et y réfléchir.

(117) En premier lieu il s’agit de déterminer ce que nous voulons être, quel office et quel genre de vie sera le nôtre. Il n’est pas de délibération plus difficile. Au moment où l’on sort de l’enfance et où l’on est le moins capable d’un choix judicieux, c’est alors que chacun, suivant son goût, décide quel emploi il fera de sa vie. Il se trouve donc engagé dans une carrière avant de pouvoir juger quelle sera pour lui la meilleure.

(118) Pour ce que Prodicus raconte d’Hercule dans Xénophon, que, au moment de la puberté, c’est-à-dire à l’heure où la nature invite chacun de nous à choisir sa voie, sorti de chez lui il demeura longtemps solitaire à se demander quelle route il suivrait, celle du plaisir ou celle de la vertu, les voyant toutes deux s’ouvrir devant lui, il se peut que pareille faveur soit échue au rejeton de Jupiter ; mais il n’en est pas ainsi de nous qui nous réglons sur les exemples que nous avons sous les yeux et sommes naturellement poussés à partager les goûts et à trouver bonnes les décisions de ceux qui nous entourent. Le plus souvent, imbus que nous sommes des préceptes donnés par nos parents, nous faisons un choix conforme à leurs habitudes et à leur manière de vivre ; d’autres se laissent guider par l’opinion régnante et le métier qui paraît le plus beau à la majorité des gens est pour eux le plus souhaitable. Quelques-uns cependant, par quelque heureuse fortune ou par un don de nature où l’éducation reçue n’est pour rien, suivent la bonne voie.

[1,33] §

XXXIII. — (119) Extrêmement rare est l’espèce de ceux qui, grâce à une grande supériorité naturelle ou parce qu’ils ont beaucoup de savoir et une forte culture ou pour les deux raisons à la fois, ont pris le temps de s’interroger sérieusement sur la carrière qu’ils voulaient suivre de préférence. Quand on délibère sur un pareil sujet, tout l’effort de la réflexion doit tendre à bien accorder sa vie avec ses dispositions naturelles. Si, en effet, en toute action nous devons chercher ce qui convient le mieux en ayant égard aux particularités de notre nature, quand il s’agit de la vie entière, une bien plus grande attention est nécessaire pour nous permettre de marcher d’un pas égal et de ne boiter en aucune des fonctions que nous remplirons.

(120) À cet égard et parce que cela dépend du caractère avant tout, et en second lieu de la fortune, il faudra tenir compte de l’un et de l’autre dans le choix d’une profession, mais principalement du caractère, car c’est un fondement ferme et invariable en comparaison de la fortune mouvante et leurs rapports font penser aux combats que se livrent notre nature mortelle et l’immortelle. Qui aura donc ajusté sa vie à celles de ses inclinations naturelles qui ne sont pas vicieuses devra s’en tenir à la décision prise — rien ne vaut mieux que cet accord avec soi-même — à moins qu’il ne reconnaisse qu’il s’est trompé dans son choix. Si pareil accident vient à se produire — et la chose est possible — il faudra changer sa vie et prendre une décision nouvelle.

(121) Ce changement sera plus aisé si les circonstances s’y prêtent. Dans le cas contraire, il faudra procéder avec mesure, aller doucement, comme on doit faire quand une amitié devient moins précieuse et paraît moins digne d’être recherchée : les sages pensent qu’un relâchement graduel vaut mieux qu’une rupture brusque. Une fois notre genre de vie modifié, nous devons tout faire pour que le nouveau choix paraisse mûrement réfléchi. Nous avons dit un peu plus haut qu’il convient de marcher sur les traces de nos parents, il faut bien entendu excepter leurs mauvais côtés. De plus, il se peut que notre nature ne nous permette pas de nous régler sur eux ; tel fut le cas pour le fils du premier Africain, celui qui adopta le fils de Paul Émile : la faiblesse de sa santé lui interdisait de ressembler à son père comme ce père lui-même ressemblait à son propre père. Si donc on n’est apte ni à défendre un client devant les tribunaux ni à haranguer le peuple dans les assemblées, ni à faire la guerre, du moins devra-t-on montrer qu’on possède des qualités morales : justice, loyauté, libéralité, modestie, tempérance ; cela on le peut et cela fera quelque peu oublier ce qui manque. Le plus bel héritage qu’un père transmet à son fils, et qui vaut mieux qu’un patrimoine quel qu’il soit, c’est le souvenir glorieux de sa vertu et de ses belles actions, une mémoire dont il y aurait crime et impiété à se montrer indigne.

[1,34] §

XXXIV. — (122) Comme à des âges différents correspondent des fonctions différentes, que le jeune homme a d’autres tâches que le vieillard, il convient de parler ici des distinctions à établir. Il appartient à un jeune homme de respecter ses aînés, de choisir les meilleurs parmi eux, les plus dignes d’éloge, de suivre leurs avis et de les prendre pour guides ; la génération montante, encore sans expérience, a besoin pour s’affermir et se gouverner du savoir acquis par les gens d’âge. Mais surtout, il faut la détourner des passions sensuelles, l’astreindre au travail, lui donner de l’endurance physique et morale, pour qu’elle soit capable de bien servir à la guerre et dans la vie civile. Même quand ils veulent se récréer et se donner de l’agrément, que les jeunes gens se gardent de l’intempérance, qu’ils aient le respect des convenances ; c’est à quoi ils parviendront mieux si, même dans ces amusements, ils admettent la présence de leurs aînés. Quant aux vieillards, ils fatigueront moins leurs corps mais feront davantage travailler leur esprit ; tout leur soin devra tendre à rendre service à leurs amis, à la jeunesse et surtout à l’État, par leur clairvoyance et leur expérience pratique.

(123) Rien n’est plus à éviter pour un vieillard qu’une languissante oisiveté à laquelle il se laisserait aller. Pour ce qui est d’une vie luxueuse, messéante à tout âge, elle est avilissante quand c’est un vieillard qui s’y complaît. S’il s’y ajoute un goût immodéré des plaisirs des sens, le mal est double ; le vieillard y perd sa dignité, le dérèglement du jeune homme en devient plus audacieux.

(124) Il n’est pas étranger non plus à mon sujet de dire un mot des règles morales applicables aux magistrats, aux simples citoyens et aux étrangers. Le premier point pour un magistrat est de savoir qu’il représente la cité, qu’il doit veiller à ce qu’elle ne subisse aucune atteinte à sa dignité, qu’il est le gardien de la constitution, qu’on attend de lui le triomphe du droit ; c’est à lui, à sa loyauté que ces soins. sont confiés, qu’il s’en souvienne. Le particulier doit vivre avec ses concitoyens sur un pied d’égalité, respecter le droit et l’équité, sans excès d’humilité ni bassesse, sans prétention insolente, et ne souhaiter rien dans l’État que le maintien du calme et de l’ordre public ; c’est ainsi qu’il répondra vraiment à l’idée que nous nous faisons du bon citoyen et méritera de porter ce nom.

(125) Les étrangers de passage ou établis à demeure doivent s’imposer pour règle de s’en tenir strictement au souci de leurs affaires, de ne pas se mêler de celles des autres et d’observer une discrétion parfaite à l’égard de celles de l’État. Telles sont à peu près les conclusions auxquelles on parvient quand on cherche à quelles convenances morales particulières le caractère, les circonstances, l’âge nous prescrivent d’avoir égard. Il n’est rien d’ailleurs en toute affaire et en toute décision à prendre qui convienne mieux que la fermeté de la conduite.

[1,35] §

XXXV. — (126) Puisque l’harmonie apparaît dans les actes, les paroles, les mouvements du corps et son attitude et qu’elle implique trois conditions : la beauté en général, l’accord des parties entre elles, une parure en rapport avec l’action qu’on a en vue, toutes choses difficiles à définir mais qu’il suffit qui soient comprises, puisque, d’autre part, nous devons mettre tous nos soins à réunir ces trois conditions afin de mériter l’approbation des personnes avec qui nous avons commerce et de la population qui nous entoure, il y a lieu d’en parler aussi. Pour commencer, la nature elle-même paraît avoir attaché une grande importance au corps puisqu’elle a mis en évidence notre physionomie, notre structure, ce qui en nous est d’un bel aspect, alors qu’au contraire elle a recouvert, caché, les parties de notre corps qui, bien qu’indispensables à la vie, sont laides et repoussantes.

(127) La pudeur humaine s’est laissé diriger par les dispositions qu’a prises la nature. Quiconque a l’esprit sain dissimule tout ce que la nature a voulu qui fût caché et n’obéit à certaines nécessités que loin de tout regard. Les parties du corps qui sont chargées des fonctions utiles mais basses, ces fonctions elles-mêmes, on ne les désigne pas par leurs noms. Il n’y a rien de contraire à la décence à s’en acquitter, pourvu que ce soit à l’écart, il y a grossièreté à en parler. Certains actes donc deviennent impudents quand ils sont publics et la grossièreté du langage est également choquante.

(128) N’écoutons pas les Cyniques et pas davantage les Stoïciens qui se rapprochent des Cyniques : ils blâment et tournent en ridicule la condamnation prononcée contre des mots alors que les choses ainsi désignées n’ont rien de contraire à la morale, tandis qu’on appelle par leurs noms des actes immoraux. Le vol, la fraude, l’adultère, sont moralement très dignes de réprobation et il n’y a aucune grossièreté à en parler. L’acte nécessaire à la procréation des enfants n’a rien d’immoral en soi, mais il y a indécence à le désigner par son nom ; dans bien d’autres cas le respect des convenances, suivant les Cyniques, prête aux mêmes objections. Pour nous, nous suivrons la nature et nous éviterons tout ce qui blesse les yeux et les oreilles. Dans notre façon de nous tenir, dans notre démarche, assis ou couchés, nous viserons toujours à l’harmonie et l’étendrons aux traits du visage, aux regards, aux mouvements des mains.

(129) Il y a en cette matière deux défauts dont il faut se garder avec le plus grand soin : la mollesse et une apparence efféminée ou, au contraire, la roideur et la lourdeur. Ne laissons pas aux acteurs et aux orateurs le mérite d’une tenue correcte contraire à notre propre laisser-aller. Suivant une coutume traditionnelle, la décence interdit aux acteurs de se produire sur la scène sans un vêtement spécial couvrant le bas du corps ; à défaut de cette précaution un accident pourrait faire que le public vît ce qu’il est inconvenant de montrer. L’usage est chez nous que les garçons sortis de l’enfance ne se baignent pas avec leurs pères, ni les gendres avec leurs beaux-pères.

[1,36] §

XXXVI. — (130) Il y a deux genres de beauté : l’une est surtout gracieuse, l’autre plus majestueuse ; nous devons considérer la première comme convenant aux femmes, la seconde aux hommes. Donc bannissons de notre tenue tout apprêt peu viril et gardons-nous du même défaut dans l’attitude et le geste. Les mouvements appris ont souvent quelque chose de trop appliqué et il y a de la sottise dans certains gestes des acteurs ; la simplicité, la rectitude sont au théâtre et dans la vie ce qui vaut le mieux. Pour conserver au corps un aspect viril, il faut que le teint ait la coloration qui convient et cette coloration est elle-même un effet de l’exercice.

(131) Quant aux soins de propreté, sans aller jusqu’à un excès ridicule de raffinement, il faut se garder d’une négligence qui ferait douter de notre éducation. La même règle s’applique à l’habillement : comme en bien d’autres cas la vérité est dans la mesure. Gardons-nous dans notre démarche d’affecter une lenteur paresseuse qui nous ferait ressembler à des porteurs d’objets sacrés dans les cortèges, et évitons aussi dans notre hâte une excessive célérité qui rend haletant, change le visage, décompose les traits ; l’importance de ces règles vient de ce que pareilles allures dénotent l’inconstance du caractère. Mais il faut encore bien plus veiller à ce que les mouvements de l’âme ne s’écartent pas de l’ordre voulu par la nature ; nous y arriverons si nous savons nous préserver de l’agitation et du découragement, si nous nous appliquons à maintenir l’harmonie de notre vie morale.

(132) L’âme, observons-le, a deux sortes d’activité, l’une est la pensée, l’autre le désir. La pensée a pour fonction essentielle la recherche de la vérité, le désir porte à l’action extérieure. Il faut donc orienter la pensée vers les objets les meilleurs et dresser le désir à obéir à la raison.

[1,37] §

XXXVII — La parole, dont l’importance est capitale, a deux emplois : elle sert aux luttes oratoires et aux entretiens : il y a lutte oratoire quand on défend une cause devant les tribunaux, dans les assemblées populaires, au sénat ; on use de la parole pour s’entretenir dans les réunions, les discussions, les rencontres et aussi pendant les repas. Les règles de l’art oratoire s’appliquent au premier usage de la parole, il n’y en a point pour la conversation familière et cependant je ne sais s’il ne pourrait y en avoir. On trouve toujours des maîtres quand il y a des élèves à instruire, mais on ne trouve personne qui veuille apprendre à causer, tandis qu’il y a foule chez les professeurs d’éloquence. Au reste, ceux de leurs préceptes qui concernent les idées et les mots trouvent leur application dans la conversation.

(133) Si maintenant nous considérons l’organe même du discours, qui est la voix, nous voyons qu’il y a deux qualités souhaitables : la netteté de l’élocution et son agrément. L’une et l’autre viennent de la nature, mais l’exercice développe l’une et l’autre se fortifie par l’imitation des gens qui parlent distinctement et ont un débit plaisant. Rien ne marquait dans les deux Catulus qu’ils eussent un goût particulièrement délicat en matière littéraire ; ils étaient lettrés, c’est vrai, mais d’autres qu’eux l’étaient aussi et on leur attribuait à eux une connaissance du latin passant la mesure commune. Ils avaient un timbre de voix agréable, leur articulation n’était ni trop marquée ni confuse, également exempte d’obscurité et d’affectation, leur débit n’avait rien de forcé, rien non plus de traînant ni de trop savamment modulé. L. Crassus était un orateur plus abondant et avait tout autant d’esprit, mais cela ne diminuait pas l’idée qu’on se faisait des Catulus. Pour ce qui est du sel et des bonnes plaisanteries, César, le frère de Catulus le père, l’emportait sur tous et, devant les tribunaux même, sans quitter le ton de la conversation, il éclipsait des orateurs plus tendus. En toute occasion, il faut s’appliquer à trouver le ton qui convient.

(134) Dans les entretiens, que notre manière soit celle dont les Socratiques ont donné de si beaux exemples : de la douceur, rien de tranchant, une humeur aimable. Qu’on n’ait pas l’air de vouloir seul tenir le dé, les autres ne comptant pas, qu’on sache que, dans les entretiens comme en toutes choses, il est juste que chacun ait son tour. Avant tout que l’on sache de quoi il s’agit : si l’objet de l’entretien est sérieux, on le traitera sérieusement, si c’est un badinage, gaiement. Et aussi qu’on se garde de laisser paraître par son langage un mauvais caractère, comme il arrive quand on fait ce qu’on peut pour déprécier les absents, qu’on les tourne en ridicule, qu’on les juge sévèrement, qu’on parle d’eux d’une façon malveillante et injurieuse.

(135) Le sujet des entretiens peut être une affaire privée ou la chose publique, ce peut être aussi un sujet littéraire ou scientifique. On fera en sorte, si les interlocuteurs s’en éloignent, de les y rappeler, mais avec les ménagements dus à chacun. Ce ne sont pas les mêmes thèmes qui plaisent à tout le monde, en tout temps et semblablement. Il faut savoir aussi juger jusqu’à quel moment l’entretien est agréable et, comme il y a eu quelque motif de l’engager, il y a une mesure à garder dans sa durée.

[1,38] §

XXXVIII. — (136) Tout comme dans la vie on prescrit avec grande raison d’éviter l’agitation, c’est-à-dire les mouvements de l’âme non soumis à la raison, il faut que les entretiens restent exempts de passions troublantes, qu’il n’y paraisse ni colère, ni violent désir, ni paresse, ni lâcheté ni rien de tel et nous devons faire en sorte que les interlocuteurs puissent croire à notre respect et à notre affection. Il est quelquefois nécessaire de leur faire des remontrances et alors peut-être le ton se haussera, on usera d’un langage plus fort et plus vif, il pourra même arriver qu’on joue la colère. C’est une leçon qu’on inflige mais on ne le fera que rarement, seulement en cas de nécessité et à regret, de même qu’on n’use du fer et du feu dans les maladies que lorsque aucun autre traitement n’est applicable. Quand on fera semblant de se fâcher, on se gardera de la colère véritable : il est impossible de rien faire droitement et judicieusement quand on est en colère.

(137) Dans la plupart des cas il est permis de donner aux gens des leçons, encore faut-il y mettre le sérieux convenable et se garder de rien dire d’offensant. La vivacité même du reproche. il faut faire comprendre qu’elle a pour raison d’être l’intérêt qu’on porte à l’interlocuteur. Il est bon que, même dans les luttes soutenues contre nos plus grands adversaires, même quand nous entendons des paroles indignes, nous restions calmes et ne nous irritions pas, car, si l’on se laisse troubler, on perd tout contrôle sur soi-même et l’on ne peut-plus obtenir l’approbation des personnes présentes. Il est, ajouterons-nous, tout à fait choquant de parler de soi, surtout de s’attribuer des mérites qu’on n’a pas et de prêter à rire comme le bravache du théâtre comique.

[1,39] §

XXXIX. — (138) Puisque nous passons toute la vie en revue, que telle est du moins mon intention, il nous faut dire aussi qu’elle demeure convient à un homme considéré et d’un rang élevé : le plan doit en être tracé en vue de l’usage et il faut veiller à ce qu’elle soit commode et en rapport avec l’importance de celui qui l’habitera. Il nous est revenu que Cn. Octavius, le premier de sa famille qui fut consul, accrut son prestige quand il fit construire sur le mont Palatin une belle maison d’apparence majestueuse ; pour le vulgaire qui venait la voir, cette demeure votait en quelque sorte en faveur de son propriétaire, homme nouveau et candidat au consulat. Scaurus la démolit pour la reconstruire plus vaste. Or, tandis qu’Octavius fut le premier de sa race à introduire dans sa maison la dignité consulaire, avec Scaurus, fils d’un père illustre et d’un rang très élevé, ce ne fut pas seulement l’humiliation d’un échec, mais la honte et le malheur qui entrèrent dans cette maison agrandie.

(139) La maison ajoute quelque chose à la considération dont jouit son propriétaire, mais il ne faut pas qu’il tire d’elle toute son importance, ce n’est pas à la demeure à honorer le propriétaire, c’est au propriétaire à honorer la demeure. De même que, dans tous nos calculs, nous ne devons pas penser à nous seulement mais aussi aux autres, de même, dans la maison d’un homme d’un certain rang, il y aura des hôtes nombreux à recevoir, on y laissera pénétrer une foule de gens de toute sorte et il faudra veiller en conséquence à ce que la place ne manque pas. Si la maison reste vide, ses grandes dimensions feront plutôt du tort à son propriétaire, surtout si, alors qu’elle appartenait à un autre, on y recevait beaucoup de monde. Il est très fâcheux que les passants puissent dire : Ô demeure antique, quelle inégalité entre ton ancien maître et le présent ! Il n’arrive que trop souvent aujourd’hui qu’on ait le droit de le dire.

(140) Il faut se garder, surtout quand on bâtit soi-même, de dépasser la mesure en dépense et en magnificence. Les exemples de ce genre de faute sont nombreux. Tout particulièrement quand il s’agit de construction, on veut imiter le faste des plus grands personnages ; de Lucullus, par exemple, qui fut un très grand homme, qui donc imite les vertus ? mais beaucoup ont imité la somptuosité de ses maisons de campagne, alors qu’il y a une mesure à garder et qu’on devrait s’y tenir. Il en est d’ailleurs de même en toutes choses et dans tout notre train de vie. Mais en voilà assez sur ce point.

(141) En toute entreprise il y a trois règles à observer d’abord que le désir soit soumis à la raison, nulle condition n’importe davantage à la moralité de l’action. En second lieu il faut considérer l’importance de l’affaire, de façon à n’y mettre ni plus ni moins de soin qu’elle n’en exige. Troisièmement enfin il faut avoir la précaution, quand l’entreprise tend à nous faire paraître larges et à augmenter notre prestige, de rester dans une juste mesure. La mesure d’ailleurs consiste à maintenir cette harmonie dont nous avons parlé et à ne s’en point écarter.

[1,40] §

XL. — (142) Il y a quelque chose à dire maintenant de l’ordre dans lequel nos actes doivent se succéder et des conditions d’opportunité qu’ils doivent remplir. C’est l’objet de la science appelée εὐταξία par les Grecs, non celle qu’on nomme en latin modestia, mesure gardée comme l’indique le mot de modus d’où vient modestia, mais cette autre εὐταξία par où l’on entend le maintien de l’ordre. Si nous l’appelons également modestia, nous dirons, reproduisant la définition des Stoïciens, que cette vertu consiste dans la connaissance grâce à laquelle les choses que l’on fait et dit viennent toujours au moment le plus convenable. On voit par là que la science de l’opportunité et la recherche de l’ordre juste tendent au même but : on dit en effet qu’on établit l’ordre juste quand on assigne aux choses la place la plus convenable et la mieux appropriée. Or c’est précisément ce qui, pour les actes, constitue l’opportunité. Les Grecs donnaient à cette opportunité le nom de εὐκαιρία ; en latin nous disons occasio, le bon moment. Donc la modestia ainsi entendue va, comme je l’ai dit, devenir la science qui adapte les actions aux circonstances.

(143) Mais ce peut être aussi la définition de la science de la conduite dont nous parlions au commencement, dans ce passage où il s’agissait de la pondération, de la tempérance et des autres vertus. Ce que nous avions à établir concernant proprement cette science de la conduite, nous l’avons dit en cet endroit ; quant aux rapports de ces vertus, dont nous parlons depuis longtemps, avec le respect des convenances et l’opinion de notre entourage, nous allons nous en occuper.

(144) Il faut mettre, disons-nous, dans nos actes un ordre tel que, tout comme dans un discours bien composé, toutes les parties de notre vie se tiennent et s’accordent entre elles. Il y a par exemple inconvenance et offense au bon goût à dire dans une occasion sérieuse des plaisanteries comme on en fait à table ou à engager une conversation légère. Un jour que Périclès et Sophocle, désignés comme stratèges, étaient réunis pour affaires de service, un jeune garçon d’une grande beauté vint à passer et Sophocle s’écria : « Oh ! le bel enfant, Périclès. » — « Dans l’exercice des fonctions de stratège il ne suffit pas que les mains restent chastes, il faut que les regards le soient aussi. » Telle fut la réponse de Périclès et il avait raison. Si Sophocle avait tenu le même propos dans une revue d’athlètes, cette juste réprimande n’eût plus eu de raison d’être. Voilà qui montre l’importance du moment et des circonstances. De même il n’y a rien à redire à ce qu’ayant à plaider une cause on réfléchisse en marchant ou en se promenant ou, plus généralement, à ce que l’on médite profondément, mais si, dans un festin, on s’absorbe ainsi, il y a manque de savoir-vivre parce qu’on méconnaît les exigences du moment.

(145) Observons d’ailleurs que les fautes grossières contre les convenances, comme de chanter au prétoire ou telle autre grave incorrection, sautent aux yeux et ne donnent guère lieu à préceptes ni admonestation ; ce sont les infractions qui nous paraissent petites et que beaucoup n’aperçoivent même pas qu’il faut signaler diligemment. Quand un joueur de flûte ou d’instrument à cordes fait entendre une note légèrement fausse, les connaisseurs s’en aperçoivent et de même il faut veiller à ce que, dans la vie, il n’y ait aucune dissonance ; cela est même bien plus important, car la concordance des sons est bien peu de chose comparée à celle des actes.

[1,41] §

XLI. — (146) Donc tout comme les oreilles des musiciens sentent les moindres écarts du flûtiste, nous voudrons être des observateurs attentifs et impitoyables des fautes commises et souvent de légers indices nous en feront connaître de grandes. Des yeux qui cillent, un sourcil qui se fronce ou se relâche, un air de tristesse, un accès de gaieté, un rire, un mot que l’on dit ou que l’on tait, une voix dont le ton s’élève ou s’abaisse, toutes ces manifestations et d’autres semblables font bien voir si quelqu’un agit droitement ou s’écarte de la voie que tracent la morale et la nature. Dans cet ordre d’idées il est assez expédient d’examiner les autres et de les juger, afin de ne pas tomber soi-même dans les défauts qu’on remarque en eux. Je ne sais comment il se fait que nous apercevons ce qui cloche bien mieux en autrui qu’en nous-mêmes. C’est pourquoi, pour corriger certains défauts de leurs élèves, les maîtres les imitent.

(147) Il n’est pas déraisonnable, pour distinguer les cas sur lesquels il y a doute, de faire appel à des hommes instruits ou expérimentés et de leur demander leur avis sur chaque problème moral. La masse des hommes, en effet, se laisse porter sans réflexion où elle devrait aller par raison. En ce qui la concerne, il ne suffit pas d’écouter le langage que tient l’un ou l’autre, il faut aussi voir ce qu’il pense et pourquoi il le pense. Tout de même, en effet, que les peintres et les statuaires et aussi les poètes veulent soumettre leurs ouvrages à l’examen du vulgaire afin de corriger ce que la majorité juge défectueux, que, non contents de s’interroger eux-mêmes, ils s’enquièrent auprès d’autrui des fautes qu’ils ont pu commettre, de même, suivant les indications que nous recueillons, nous modifierons et rectifierons notre jugement sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire.

(148) Quand on agit selon la coutume ou conformément aux prescriptions des lois, il n’y a pas à se mettre en peine d’un précepte — la coutume et les lois ont force de précepte — et il ne faut pas tomber dans l’erreur consistant à croire que, si Socrate et Aristippe ont agi ou parlé contrairement à la coutume et aux usages de la cité, il soit permis au premier venu d’en faire autant ; ces hommes-là pouvaient prendre pareille liberté parce qu’ils avaient des mérites extraordinaires, tels des dieux. Quant à la doctrine des Cyniques, il faut la condamner entièrement, car elle s’oppose à la pudeur, sans laquelle il n’y a dans la conduite ni rectitude ni moralité.

(149) Pour les hommes dont la vie est belle et grande, qui sentent en bons citoyens, qui ont bien servi et si bien mérité qu’on les honore et leur confie un poste de commandement, nous devons les cultiver et nous régler sur eux, de même qu’il faut marquer beaucoup de déférence à la vieillesse, réserver aux citoyens un traitement différent de celui des étrangers et, parmi les étrangers même, distinguer ceux qui sont de simples particuliers de ceux qui sont revêtus d’un caractère public. En résumé, pour ne pas me perdre dans le détail, nous devons aimer, maintenir, fortifier les liens moraux et sociaux existant entre les hommes.

[1,42] §

XLII. — (150) Nous sommes assez renseignés sur les occupations et les façons de s’enrichir qu’on peut considérer comme libérales et celles qui sont avilissantes. On condamne en premier lieu celles qui exposent à se rendre odieux à ses semblables, comme c’est le cas pour les percepteurs d’impôts et les usuriers. Ne sont pas libéraux et ont quelque chose de dégradant les métiers dans lesquels on se fait payer, non son talent, mais sa peine, parce qu’alors le salaire est la consécration d’une servitude. Doivent être également réputés vils les trafics des détaillants qui achètent pour revendre aussitôt ; ils ne peuvent donner de profit sans beaucoup de tromperie, et rien n’est plus bas que la fausseté. Tous les artisans exercent aussi un métier sans dignité : il ne peut y avoir dans un atelier rien qui convienne à un homme né libre. Très peu estimables sont les professions servantes de nos plaisirs, comme celles « des engraisseurs de poissons, des bouchers, des cuisiniers, des charcutiers, des pêcheurs », ainsi qu’il est dit dans un vers de Térence. On peut leur adjoindre les parfumeurs, les danseurs, les baladins.

(151) Les arts dont l’exercice exige plus de savoir ou dont l’utilité est grande, tels que la médecine, l’architecture, l’enseignement, n’ont rien que d’honorable pour ceux dont le rang social s’en accommode. Quant au commerce, il faut distinguer : le petit commerce doit être réputé avilissant, le grand commerce, qui opère sur des masses de marchandises qu’il importe de tous les pays et distribue sans tromperie à un grand nombre de personnes, n’a rien de très blâmable ; si le négociant n’est pas insatiable ou plutôt sait se contenter du gain qu’il a réalisé, et si, comme il arrive souvent, après avoir navigué, il s’installe dans un port, puis acquiert une terre où il s’établit, il mérite même des éloges. De toutes les façons de s’enrichir nulle ne vaut mieux que l’agriculture, nulle ne l’égale en fécondité, en douceur, en dignité, ne convient mieux à un homme libre ; j’en ai parlé suffisamment dans le dialogue sur la vieillesse et je t’y renvoie.

[1,43] §

XLIII. — (152) Il me semble que j’en ai dit assez sur les applications qu’on doit faire des principes moraux. Entre deux façons d’agir qui se déduisent l’une et l’autre de ces principes, il peut arriver, dirai-je maintenant, qu’on ait à se demander laquelle doit être tenue la meilleure, c’est là une question qu’a négligée Panétius. Or, puisque le bien moral a quatre aspects, la connaissance, le maintien du lien social, la grandeur d’âme et la mesure dans la conduite, il est souvent nécessaire de les comparer entre eux quand on se demande ce qu’on doit faire.

(153) Il paraît juste de dire que les obligations sociales répondent mieux à une exigence de la nature que les démarches de l’esprit ayant pour objet la connaissance et l’on peut, pour le montrer, user de l’argument que voici : supposons qu’il soit donné à un sage, abondamment pourvu de tout ce qui est nécessaire à la vie, de pouvoir se livrer dans un complet loisir à la considération et à la contemplation de tous les objets qui méritent d’être connus ; si, en même temps, sa solitude est telle qu’il ne voie personne, il voudra renoncer à la vie. La plus haute des vertus, cette sagesse appelée σοφία par les Grecs (la science de la conduite, de ce qu’il faut faire ou ne pas faire, que les Grecs appellent φρόνησις, est quelque chose de différent), la plus haute des vertus, je le répète, est la science des choses divines et humaines, elle a pour objet les relations qui existent entre les dieux et les hommes et les liens qui s’établissent entre eux. Si donc cette vertu prime tout, ainsi qu’il appert, il est certainement nécessaire que l’obligation qui en découle soit la plus importante. La connaissance et la contemplation de la nature serait manchote en quelque sorte, non achevée, s’il n’en découlait quelque conséquence pratique. Et cette conséquence pratique, c’est dans le maintien de conditions favorables aux hommes qu’on l’aperçoit le mieux ; elle se rapporte donc aux liens sociaux qui unissent les hommes et doit être mise conséquemment au-dessus de la connaissance.

(154) Cela, les meilleurs le montrent par leur façon d’être et de juger. Si avide en effet qu’on puisse être de savoir, quelque curiosité qu’on ait de la nature, si, alors qu’on s’adonne tout entier aux spéculations les plus élevées, il arrive que la patrie traverse une crise et soit en péril et qu’on puisse la servir, lui être de quelque secours, qui donc ne laisserait pas tout pour elle, fût-il en droit de croire qu’il va dénombrer les étoiles et appliquer la mesure au monde ? Et l’on agirait de même si le danger menaçait un père ou un ami.

(155) Par où l’on connaît qu’une conduite conforme à la justice importe plus qu’un dévouement studieux à la science, parce que la justice est ce dont l’humanité a besoin et que rien ne doit passer avant elle aux yeux d’un homme.

[1,44] §

XLIV. — Ceux qui ont employé leur vie à des recherches scientifiques n’ont pas pour cela négligé l’intérêt commun et le bien de l’humanité : ils ont formé de nombreux disciples et ont fait d’eux de meilleurs citoyens, capables de rendre à la république plus de services ; ainsi le Pythagoricien Lysis a instruit le Thébain Épaminondas, Platon le Syracusain Dion, et bien d’autres ont fait de même. Moi-même, si j’ai pu me rendre utile à l’État, c’est parce qu’avant de m’occuper des affaires publiques j’avais reçu de mes maîtres, acquis par l’étude, la préparation nécessaire.

(156) Et il faut ajouter qu’après avoir exercé une action personnelle pendant leur vie, les philosophes forment et instruisent encore après leur mort des disciples désireux d’apprendre, par les monuments littéraires qu’ils laissent derrière eux. Il n’est question intéressant les lois, les coutumes, l’organisation de l’État, qu’ils aient négligée et ainsi notre activité laborieuse doit quelque chose à leurs loisirs. Ces hommes donc qui s’adonnent à l’étude et aux recherches philosophiques usent de leur savoir, de leur intelligence, de préférence pour le bien de l’humanité et, pour cette raison, une parole aisée, pourvu qu’elle soit sage, vaut mieux qu’une pensée très pénétrante sans la faculté de s’exprimer, parce que la pensée est enfermée en elle-même, tandis que l’éloquence se répand sur tous ceux avec qui nous sommes unis par une communauté d’intérêts.

(157) Tout de même que les abeilles ne se réunissent pas en essaims pour fabriquer des rayons de miel, mais en fabriquent parce qu’elles sont de nature sociable, les hommes font preuve d’habileté dans l’action et dans la pensée parce qu’ils sont par nature portés à se grouper, et cela est encore plus vrai des hommes que des abeilles. C’est pourquoi, à moins que la vertu consistant à veiller au bien des hommes, c’est-à-dire au maintien des liens sociaux, ne la pénètre, la connaissance réduite à elle-même ne peut remplir la vie ; de même, si elle ne s’allie pas aux vertus sociales, la hauteur d’âme devient quelque chose de farouche et de monstrueux. Donc la société et les liens qu’elle crée passent avant l’ardeur de connaître. Et il ne faut pas croire ceux qui disent que c’est en raison d’une nécessité matérielle et parce que, sans les autres, nous ne pouvons pas arriver à satisfaire nos besoins, que les hommes se sont réunis et ont formé des sociétés.

(158) À supposer que, pour pourvoir à notre alimentation et à tout notre entretien, nous eussions une baguette magique, pense-t-on que négligeant toute autre affaire, les mieux doués d’entre nous s’adonneraient sans réserve à la science et n’auraient d’autre souci que d’étendre leur connaissance ? Non certes. On voudrait échapper à la solitude, avoir un compagnon d’études, donner et recevoir des enseignements, tantôt écouter et tantôt parler soi-même. Concluons donc que l’acte moral tendant au rapprochement des hommes et au maintien du lien social vaut plus que le louable effort pour augmenter son savoir.

[1,45] §

XLV. — (159) Il y aurait peut-être ici à rechercher si la vertu sociale, la plus conforme à la nature, doit être toujours mise au-dessus de la mesure et du contrôle sur soi. Je ne le crois pas. Il y a des bassesses, des ignominies, auxquelles, même pour le salut de la patrie, le sage se refusera. Posidonius a réuni de nombreux exemples, et il en est d’une immoralité, d’une inconvenance telle, qu’il y aurait impudeur même à en parler. À de tels actes on ne se résoudra pas pour le bien de la république, qui, elle-même, ne voudra pas qu’on les accomplisse. Mais, par bonheur, il ne peut arriver que l’État ait intérêt à ce que le sage fasse rien de tel.

(160) Qu’il soit donc entendu que, dans le choix des actes moraux, il faut mettre au-dessus de tout ceux dont dépend l’existence de la société. Voilà qui suffit. Il ne sera pas difficile, ce point tenu pour acquis, de voir, quand on cherchera ce qu’on doit faire, ce qui pour chacun est le meilleur. Parmi les obligations sociales elles-mêmes il y a une hiérarchie et chacun comprendra qu’en premier lieu on doive servir les dieux immortels, puis la patrie, troisièmement ses parents et enfin descendre par degrés aux autres hommes.

(161) Cette courte discussion permet de comprendre non seulement qu’on ait à se prononcer sur le caractère moral ou immoral d’un acte, mais aussi, quand on se trouve en présence de deux façons d’agir moralement justifiables, sur la préférence à donner à l’une ou à l’autre. Comme je l’ai dit plus haut, Panétius a omis cette question. Mais il est temps de passer à d’autres considérations.

Livre deuxième §

[2,1] §

I. — (1) Je pense, mon fils, avoir suffisamment exposé dans le livre précédent comment les prescriptions relatives à la conduite découlent du principe par lequel se définit la moralité et tout genre de vertu. Il me faut poursuivre maintenant et traiter des moyens par lesquels on pourvoit à l’entretien de la vie, acquiert ou accroît les richesses de tout genre propres à satisfaire les besoins des hommes. Avant de commencer toutefois, je dirai quelques mots du dessein que j’ai formé et du point de vue auquel je me place.

(2) Bien que mes ouvrages aient excité en plus d’un le désir non seulement de lire mais d’écrire, je crains que le mot de philosophie n’indispose un certain nombre de braves gens et qu’ils s’étonnent de me voir donner tant de temps et de peine à une étude qu’ils désapprouvent. Pour moi, aussi longtemps que le gouvernement de la république est resté aux mains des hommes à qui elle l’avait commis, elle a été l’unique objet de mes soins et de mes pensées. Quand tous les pouvoirs se sont trouvés en la possession d’un dominateur unique, quand il n’a plus été possible ni de donner son avis — ni d’exercer une légitime influence, quand j’eus perdu les hommes éminents en compagnie desquels j’avais lutté pour la défense de la chose publique, je n’ai pas voulu m’abandonner aux tristesses qui m’eussent accablé si je n’avais réagi, ni à des plaisirs indignes d’un homme cultivé.

(3) Plût aux dieux que l’État fût demeuré tel qu’il avait naguère commencé d’être et ne fût pas tombé entre les mains de ceux qui veulent, non le réformer, mais le ruiner ! Alors, ainsi que j’avais accoutumé de faire au temps où il y avait encore une république, c’est à agir plutôt qu’à écrire que je m’appliquerais et j’ajoute qu’ensuite je ne mettrais point par écrit des dissertations philosophiques mais des discours publics ; cela m’est arrivé bien des fois. Mais cette république, mon unique souci, vers qui allaient toutes mes pensées et pour qui je dépensais toute mon activité, n’existe plus, le silence règne au prétoire et au sénat.

(4) Mon âme se refusant à l’inaction, j’ai cru, ayant commencé par m’adonner à ces études, que je pouvais très légitimement alléger mes peines en revenant à la philosophie. Je lui ai donné beaucoup de mon temps quand j’étais un tout jeune homme ; plus tard, quand j’ai commencé d’exercer des fonctions publiques et me suis dévoué au service de l’État, j’ai réservé à la philosophie tous les instants que me laissaient mes amis et la politique ; toutefois je me bornais à des lectures, je n’avais pas le loisir d’écrire.

[2,2] §

II. — (5) Dans la situation douloureuse présente, je trouve du moins cet avantage de pouvoir traiter par écrit des sujets que mes concitoyens connaissent imparfaitement et qui méritent fort d’être connus. Qu’y a-t-il en effet, par les dieux, de plus désirable que la sagesse, qu’y a-t-il qui vaille mieux qu’elle, qui soit meilleur pour l’homme et plus digne de lui ? On appelle philosophes ceux qui la recherchent et la philosophie n’est autre chose qu’un effort vers la sagesse. Telle qu’elle a été définie par les anciens philosophes, c’est la science des choses divines et humaines et des causes qui les déterminent et je ne vois pas ce qui peut paraître louable à qui en blâme l’étude.

(6) Est-ce un délassement agréable que l’on cherche pour l’âme en quête de repos ? Lequel est comparable à cet emploi de l’intelligence qui a pour but de rendre la vie droite et bonne. Veut-on connaître la méthode à suivre pour parvenir à l’accord avec soi-même et à la vertu, ou c’est la philosophie qui nous l’enseignera ou nulle étude ne le fera. Dire qu’il n’y a pas de science des objets les plus élevés, alors qu’il n’est pas d’objet si minime qui n’ait la sienne, c’est le fait d’hommes parlant sans réflexion et enfoncés dans l’erreur sur les points les plus importants. S’il existe une doctrine de la vertu, où la cherchera-t-on, alors qu’on aura délaissé la voie que nous proposons ici ? Mais pour exposer les arguments propres à encourager les hommes à philosopher, un ouvrage spécial, celui-là même que j’ai composé, n’est pas inutile. Pour le moment, je me proposais seulement d’expliquer pourquoi, privé de tout emploi public, j’ai choisi cette occupation.

(7) Il y a une objection que me font des hommes instruits et cultivés : ils se demandent s’il n’y a pas inconséquence de ma part, alors que je professe qu’on ne peut rien connaître avec certitude, à traiter toute sorte de sujets et présentement à donner des règles de conduite. Je voudrais qu’ils connussent mieux ma façon de penser. Je ne suis pas de ceux dont l’esprit flotte incertain et ne sait où se prendre. Quel serait notre état d’âme ou plutôt quelle serait notre vie en l’absence de tout principe rendant, je ne dis pas la discussion, mais l’existence possible ? Pour moi, à la différence de ceux qui disent qu’il y a des propositions certaines et d’autres incertaines, je dis qu’il y en a de probables et d’autres qui ne le sont pas.

(8) Qu’est-ce donc qui pourrait m’empêcher de me régler sur des probabilités, de rejeter ce qui me paraît ne pas mériter l’approbation, en évitant de rien affirmer avec une arrogance présomptueuse et en me gardant de toute audace inconsidérée, parce que c’est ce qui s’éloigne le plus de la sagesse ? Tout est objet de discussion pour l’école à laquelle j’appartiens, parce que l’on ne peut discerner le probable qu’après avoir opposé l’une à l’autre deux thèses contraires. Mais j’ai suffisamment expliqué cela dans mes Académiques. Quant à toi, mon cher Cicéron, qui t’es familiarisé avec la philosophie la plus ancienne et la plus illustre, sous la direction de Cratippe si pareil à ses fondateurs, je n’ai pas voulu te laisser dans l’ignorance des relations de voisinage qui existent entre la doctrine à laquelle j’adhère et celle de ton maître. Mais il est temps de reprendre notre exposition.

[2,3] §

III. — (9) Nous avons dit qu’il y avait, pour déterminer les règles de conduite à observer, cinq études à faire dont deux relatives à l’harmonie et à la moralité, deux aux moyens de pourvoir aux exigences de la vie, richesses, biens matériels, ressources de tout genre, la cinquième enfin relative au choix à faire quand il paraît y avoir conflit entre les prescriptions de la morale et l’intérêt personnel. La partie de notre travail qui traite du bien moral est achevée et c’est celle que je recommande le plus à ton attention. Nous allons nous occuper maintenant de ce qu’on appelle l’utile. Voilà un mot qui, par l’usage qu’on en a fait, a donné lieu à une erreur : on en est venu peu à peu à séparer ce qui est utile de ce qui est moralement bon ; bien agir, ainsi l’a-t-on décidé, n’est pas utile, l’utile n’est pas moral. Nulle croyance ne peut être plus dommageable à la vie humaine.

(10) Des philosophes jouissant d’une très haute autorité distinguent théoriquement trois notions inséparables en fait : celle du bien moral ayant en même temps un caractère d’utilité, celle du bien moral non utile, celle enfin de l’utile, et, il faut le dire, cette distinction est liée chez eux à un grand souci de rigueur morale. Mais ceux qui ne comprennent pas bien leurs raisons se laissent entraîner à admirer les esprits subtils et retors et prennent pour sagesse ce qui est une malfaisante habileté. Il faut détruire cette erreur et, à une illusion répandue, substituer l’espoir rationnel de parvenir à la possession des biens souhaités, non par la fraude et la malice mais par des pensées droites et des actes justes.

(11) Les objets qui sont à considérer pour la conservation de la vie sont les uns inanimés comme l’or, l’argent, les fruits de la terre et toutes choses du même genre, les autres animés, capables de mouvements spontanés qu’inspire le désir. Parmi ces derniers, il y a des êtres privés de raison, d’autres raisonnables ; sont privés de raison, les chevaux, les bœufs et les autres animaux tels que les abeilles dont le travail sert à l’entretien de la vie humaine. Quant aux êtres raisonnables, on admet qu’il en est de deux sortes : les dieux et les hommes. La piété, le respect des choses saintes nous valent la bienveillance des dieux : immédiatement après les dieux, ce sont les hommes qui peuvent être le plus utiles aux hommes.

(12) La même division s’applique aux objets nuisibles et dangereux. Toutefois, comme on ne croit pas que les dieux puissent nuire, ce sont les hommes qu’on juge menacer le plus les hommes. Les choses même que nous avons dites inanimées sont pour la plupart des produits du travail humain : travail manuel et travail de l’esprit ; sans lui nous ne les aurions pas et nous ne pourrions en user sans le secours des autres hommes : les soins à donner à la santé, la navigation, l’agriculture, la récolte et la conservation du grain nourricier et des autres fruits, rien de tout cela n’était possible sans une certaine quantité de labeur humain.

(13) De même, les pierres nécessaires à notre usage ne seraient pas extraites de la terre, ni le fer, ni le cuivre, ni l’argent, ni l’or qu’elle recèle ne seraient amenés au jour, sans la main active de l’homme.

[2,4] §

IV. — Quant aux abris qui nous protègent contre les froids rigoureux et les chaleurs accablantes, de qui le genre humain aurait-il pu, à l’origine, en recevoir le don, de qui pourrait-il, quand les intempéries, les tremblements de terre ou la vieillesse en ont causé la chute, en attendre la restauration, si, grâce à la vie en commun, les hommes n’avaient appris des hommes à se procurer ce secours ?

(14) Il faut en dire autant de la construction des aqueducs, de l’aménagement des rivières, de l’irrigation des champs, des digues où se brisent les lames, des ports creusés avec art ; que pourrions-nous avoir de tout cela sans le travail des hommes ? On voit clairement par ces exemples, et bien d’autres, de quelle utilité sont pour nous les choses inanimées, quel parti nous en tirons et en même temps que seules la main et la peine des hommes nous en permettent l’usage. De quel profit les bêtes seraient-elles pour nous, quels services nous rendraient-elles sans le secours des hommes ? Les premiers qui découvrirent à quel emploi étaient propres les diverses espèces animales étaient certes des hommes, et maintenant encore, qu’il s’agisse de pâture, de dressage, de l’entretien des troupeaux ou de leur exploitation opportune, de la mise à mort des animaux nuisibles ou de la capture de ceux qui peuvent être utiles, rien n’est possible que par l’intervention active de l’homme.

(15) Énumérerai-je quantité de connaissances techniques à défaut desquelles nulle vie ne serait possible ? Comment soulager les malades, quel délassement offrir aux gens en bonne santé, comment se nourrir, satisfaire ses goûts, si l’on n’avait à son service toutes ces connaissances ? Et c’est par leur usage que la vie humaine se différencie de celle dont les animaux se contentent. Si les hommes ne se rassemblaient pas, il n’y aurait point de villes bâties et peuplées, les lois et coutumes que nous observons n’auraient pu y prendre naissance, la vie sociale se régler suivant des normes bien définies ; or c’étaient là les conditions rendant possible l’adoucissement des coeurs et les convenances que nous respectons, et c’est à leur réunion que nous devons d’avoir une vie mieux assurée donnant et recevant, échangeant des services avec nos semblables, nous n’avons plus de besoin qui ne puisse être satisfait.

[2,5] §

V. — (16) Je m’étends sur ce sujet plus qu’il n’est nécessaire. Qui ne perçoit d’abord cette vérité sur laquelle Panétius insiste longuement : il n’est pas de chef dont l’autorité puisse s’exercer à la guerre ou à l’intérieur de la cité pour sa grandeur et son salut, sans le concours d’autres hommes. Il rappelle à ce propos Thémistocle, Périclès, Cyrus, Agésilas, Alexandre, et dit que, sans l’aide de leurs semblables, ils n’auraient jamais fait les grandes choses qui les ont illustrés. Point n’était nécessaire d’invoquer des témoins, nul doute n’étant possible. Mais si de leur accord et de leur volonté d’union les hommes peuvent recueillir de grands avantages, il n’est pas non plus de fléau pire que celui dont l’homme peut être l’origine pour l’homme. Il y a de Dicéarque, un grand Péripatéticien plein d’éloquence, un livre sur la destruction de l’espèce humaine ; après avoir passé en revue les différentes causes de mort, telles qu’inondations, épidémies, traversée de régions désertiques, attaques soudaines d’animaux nuisibles qui, d’après lui, font parfois périr des générations entières, il montre ensuite, par comparaison, que les violences humaines, guerres et révolutions, ont eu pour effet plus de pertes de vies humaines que toutes les autres calamités ensemble.

(17) Puis donc que nul doute n’est possible sur ce point et que c’est l’homme qui fait à l’homme le plus de bien et le plus de mal, je pose en principe que le propre de la vertu est de s’attacher les âmes et de s’assurer dans ses entreprises le concours des autres hommes. Les travaux qui s’exécutent sur les objets inanimés, le soin des bêtes, et leur affectation à notre usage rentrent à la vérité dans les métiers de tâcherons, mais, pour disposer favorablement les hommes et obtenir dans nos affaires leur collaboration, il faut des qualités supérieures de caractère et de la vertu.

(18) Toute vertu, en effet, implique à peu près trois conditions : en toute situation, voir les choses clairement, porter sur elles un jugement sain, saisir leurs rapports de consécution naturelle, remonter à leur origine, en reconnaître les causes ; en second lieu contenir les troubles de l’âme que les Grecs appellent πάθη, les désirs qu’ils nomment ὁρμαί, les soumettre à la raison ; troisièmement, dans notre commerce avec nos semblables, faire preuve d’une mesure, d’un tact, qui les inclinent à seconder nos efforts pour nous procurer en abondance toutes les satisfactions que réclame la nature, nous défendre si quelque mal nous menace, nous venger de ceux qui ont voulu nous nuire, et les punir dans la mesure où le permettent la justice et l’humanité.

[2,6] §

VI. — (19) Par quelle méthode cependant arriverons-nous à savoir conquérir les hommes et à nous les attacher durablement, c’est ce que nous verrons bientôt, mais quelques observations seront utiles auparavant. C’est de la fortune tantôt favorable, tantôt hostile que dépend très étroitement, qui pourrait le nier, notre prospérité ou notre malheur. Quand un bon vent nous porte, nous parvenons aux fins que nous nous proposions, un courant contraire nous fait échouer. Il y a donc, bien qu’assez rarement, des accidents imputables à la seule fortune, tels ceux d’abord qui ont leur origine dans les choses inanimées : les intempéries, les tempêtes, les naufrages, les éboulements, les incendies, puis les coups que peuvent porter les bêtes, leurs morsures, leurs attaques soudaines. Mais, je le répète, ce ne sont pas les cas les plus ordinaires.

(20) Pour ce qui est des désastres militaires, comme récemment trois de nos armées en ont subi, et comme l’histoire en compte beaucoup, des chefs tués, ainsi que le fut naguère un homme que sa grandeur mettait à part, des haines qui, se propageant dans la masse du peuple, ont pour effet la proscription, la condamnation, l’exil des citoyens les plus méritants, et, d’autre part, des heureux succès, des honneurs, des commandements, des victoires, bien que pareils événements soient des coups de fortune, ni les uns, ni les autres ne peuvent se produire sans l’intervention active de la volonté humaine. Cela entendu, je vais dire comment il est possible d’attirer à soi les autres hommes et d’exciter leur zèle en notre faveur. Si mon développement te paraît un peu long, tiens compte de l’importance du sujet, tu le trouveras court.

(21) Les mobiles qui poussent les humains à grandir l’un d’eux et à le porter aux honneurs sont, ou la bienveillance qu’il inspire, ayant su se faire aimer, ou le respect qu’on a pour son mérite jugé digne d’une haute fortune, ou encore la confiance qu’on met en lui parce qu’on le croit capable de bien servir les intérêts communs ; ce peut être aussi la crainte qu’on a de sa puissance ou, au contraire, l’attente de quelque largesse : tel est le cas quand des rois ou des hommes populaires font de grandes promesses. Enfin c’est parfois l’espoir d’une bonne récompense, d’un salaire ; ce dernier mobile est à la vérité malpropre et déshonore aussi bien ceux qui se font acheter que ceux qui tentent de recourir à ce moyen de tenir les gens.

(22) C’est un bien triste spectacle que donne l’argent qui veut se substituer au mérite. Comme cependant il est parfois nécessaire d’user de ce ressort, nous dirons comment on doit le faire, après avoir parlé des moyens dont l’emploi s’accorde mieux avec la vertu. De même les hommes se plient au commandement de l’un d’eux et reconnaissent son pouvoir pour plusieurs raisons : ils sont sensibles à la bienveillance, aux bons procédés, ils s’inclinent devant un mérite supérieur, ils espèrent recueillir quelque avantage ou craignent qu’on n’use de la force pour les contraindre à l’obéissance, ils se laissent gagner par les largesses promises, ou enfin, comme nous le voyons souvent à Rome, se font acheter.

[2,7] §

VII. — (23) Pour obtenir des concours durables dans la conduite de ses affaires, il n’est pas de moyen plus sûr que de se faire aimer, il n’en est pas qui le soit moins que d’inspirer de la crainte. Ennius l’a très bien dit : « La crainte engendre la haine, on veut la mort de celui qu’on hait. » Or il n’est puissance qui puisse résister à la haine générale, l’événement récent l’a fait connaître à supposer qu’on l’ignorât. Et ce n’est pas seulement la fin de ce tyran, à qui la force des armes soumit la cité, et, après qu’il fut mort, la contraignit plus que jamais à obéir, qui montre à quel point la haine des hommes est redoutable, c’est aussi le destin semblable auquel presque aucun des autres tyrans n’échappe.

(24) Que ceux qui doivent à la force le pouvoir qu’ils exercent sur une population opprimée usent, pour se maintenir, des moyens cruels qu’emploient les maîtres avec leurs esclaves, ils ne peuvent guère faire autrement ; mais fonder, dans une cité libre, sa grandeur sur la crainte qu’on inspire, rien n’est plus insensé. Quelque ombre que la domination d’un homme ait répandue sur les lois, si craintif que soit devenu le sentiment de la liberté, le silence à l’occasion, une désignation dans un scrutin secret en attesteront clairement la persistance. Réduisez à de rares manifestations une liberté autrefois entière, l’esprit de résistance en deviendra plus acerbe. Attachons-nous donc aux moyens dont l’action a le plus d’étendue et qui valent le mieux, non seulement pour assurer notre salut, mais pour accroître nos ressources et notre puissance : ce n’est pas de la crainte que nous chercherons à inspirer mais de l’amour. Si vous voulez être craint, nécessairement vous aussi redouterez ceux qui vous craignent.

(26) Que penser de Denys l’Ancien, torturé par la peur, qui, redoutant les ciseaux du barbier, se brûlait lui-même le poil avec un charbon ardent ? Imagine-t-on ce que pouvait être l’état d’âme d’un Alexandre de Phères ? Bien qu’aimant fort sa femme Thébé, racontent les historiens, quand, après le festin, il se rendait dans sa chambre à coucher, il faisait marcher devant lui, glaive nu, un soldat de race barbare, tatoué à la manière des Thraces, et explorer par quelques mercenaires les coffres et les vêtements de cette femme, de peur qu’une arme y fût cachée. L’infortuné se fiait plus à un barbare tatoué qu’à son épouse ! Il ne se trompait d’ailleurs pas, car elle le tua sur un soupçon d’infidélité. Il n’est pouvoir, si grand qu’on le suppose, qui puisse durer quand il repose sur la crainte et l’oppression.

(27) Témoin Phalaris dont la cruauté n’a pas de rivale : il n’a pas péri dans un guet-apens comme cet Alexandre dont je viens de parler, il n’a pas été la victime de quelques conspirateurs comme il est arrivé chez nous à qui tu sais, toute la population d’Agrigente s’est soulevée d’un même élan contre lui. Mais quoi ? Les Macédoniens n’ont-ils pas déserté en masse le camp de Démétrius pour passer dans celui de Pyrrhus ? Les Lacédémoniens, dont la domination était injuste, n’ont-ils pas été abandonnés par presque tous leurs alliés qui ont assisté, inactifs, à la bataille perdue de Leuctres ?

[2,8] §

VIII. — J’aime mieux en pareille matière emprunter des exemples à l’histoire des nations étrangères qu’à la nôtre. Observons-le cependant : aussi longtemps que le peuple romain a maintenu sa domination non par l’injustice, mais par une conduite généreuse, on faisait la guerre pour la protection des alliés ou pour reculer les limites de l’empire, les hostilités finies, on n’exerçait pas de rigueurs à moins de nécessité, le sénat de Rome était pour les rois, pour les peuples, pour les nations un refuge, un abri, le titre de gloire le plus estimé, celui que recherchaient nos magistrats était d’avoir usé de justice et de loyauté dans la défense des provinces et des alliés.

(27) Rome exerçait moins un empire qu’elle n’étendait sa protection sur le monde. Peu à peu cependant les habitudes changèrent, on se détachait insensiblement de cette politique, après la victoire de Sylla ce fut une rupture complète avec la tradition : quelle justice eût pu paraître due aux alliés alors que les citoyens étaient en butte à tant de cruauté ? Avec Sylla donc la victoire remportée par la bonne cause s’enlaidit. Alors qu’il faisait vendre à l’encan les biens appartenant à d’honnêtes gens, à des riches, à des hommes à qui l’on ne pouvait, dans tous les cas, contester la qualité de citoyens, il osa dire qu’il vendait son butin. Vint ensuite un autre homme qui soutenait la mauvaise cause et dont la victoire fut encore pire : qu’est-ce que la confiscation des biens appartenant aux particuliers, alors que des provinces, des régions entières subissent un même traitement calamiteux contraire au droit ?

(28) C’est ainsi qu’après la désolation et la ruine de nations étrangères, nous avons, pour bien montrer que le temps de la domination romaine pacifique était passé, vu figurer l’image de Marseille dans un triomphe, un triomphe célébré pour la prise d’une ville sans laquelle jamais nos généraux n’eussent pu mériter le triomphe pour avoir vaincu nos ennemis d’au-delà des Alpes. Je pourrais énumérer bien d’autres violations du droit envers des alliés, mais celle-là est la plus scandaleuse qu’ait éclairée la lumière du soleil. Nous souffrons justement. Si nous n’avions pas toléré que beaucoup de crimes restassent impunis, jamais pareils excès n’eussent été possibles à l’audace d’un personnage aux biens duquel peu d’héritiers ont eu part, mais dont l’ambition a suscité de nombreux imitateurs.

(29) Jamais ne manqueront les germes et les causes de guerres civiles aussi longtemps que des hommes sans scrupules conserveront le souvenir du sang qui, dans le forum, arrosa cette vente et garderont l’espoir de le voir couler à nouveau ; P. Sylla qui, sous la dictature de son parent, s’était repu de ce sang n’eut garde trente-six ans plus tard de ne pas profiter pour s’enrichir d’une vente plus criminelle encore. Un autre, simple greffier sous la première dictature, était questeur urbain sous la dernière. Tel étant l’appât offert, les guerres civiles, on doit le comprendre, ne manqueront jamais. Les murs de la ville sont encore debout, le crime suprême qui les abattra n’est encore qu’une menace, mais de la république rien ne subsiste. Voilà donc, pour revenir à notre propos, à quels désastres nous a conduits le désir d’être craints, plutôt qu’aimés et chéris. Si un exercice injuste du pouvoir a pu attirer sur Rome tant de maux, que faut-il que les particuliers en concluent ? Puisque, manifestement, c’est une grande force d’être l’objet du bon vouloir, une faiblesse d’être un objet de crainte, il nous faut traiter des moyens par lesquels on peut le plus aisément gagner, selon son vœu, l’amour d’autrui, un amour à base de respect et de confiance.

(30) Toutefois nous n’en avons pas tous un besoin égal ; suivant que l’on assignera tel ou tel but à sa vie, l’affection d’un petit nombre d’hommes ou celle d’un grand nombre sera plus utile. Posons donc en principe que ce qui est de toute première nécessité, c’est d’avoir auprès de nous des amis fidèles nous aimant et nous appréciant à notre valeur. C’est là le grand point : qu’on soit un homme éminent ou un homme ordinaire, il n’importe guère, il faut toujours l’avoir en vue.

(31) Peut-être les honneurs, le renom, l’affection de leurs concitoyens ne sont-ils pas également nécessaires à tous, mais, à ceux qui les possèdent, ces biens donnent plus de facilité pour gagner des amis comme pour obtenir d’autres satisfactions.

[2,9] §

IX. — Mais j’ai parlé de l’amitié dans un autre livre qui porte le nom de C. Laelius. Parlons maintenant du renom ; j’ai aussi composé deux livres sur ce sujet, mais il faut y revenir parce que la réputation est d’une aide puissante dans la conduite des affaires importantes. La réputation la plus haute, celle qu’on peut dire parfaite, repose sur trois conditions : être aimé de la multitude, lui inspirer confiance, être apprécié et jugé digne des honneurs. Ces conditions, comment arrive-t-on à les réunir ? On peut le dire brièvement en usant auprès de la multitude des moyens même qui réussissent auprès des individus. Il y a toutefois pour aller à la multitude une autre voie par laquelle on se glisse en quelque sorte dans son coeur.

(32) Mais voyons en premier lieu ce qui concerne les trois conditions indiquées ci-dessus et d’abord comment on se rend cher : c’est principalement par des bienfaits effectifs qu’on gagne les gens et secondement on les touche aussi par une intention bienfaisante, par le bon vouloir dont on fait preuve, même s’il n’est pas suivi d’effet ; pour inspirer à la foule un vif amour, il suffit que, suivant l’opinion commune, on passe pour posséder la libéralité, la bienfaisance, la justice, la loyauté, toutes les vertus qui contribuent à l’adoucissement du caractère et à l’agrément des relations. Cela même en effet que nous appelons moralité, harmonie, qui plaît par définition, qui semble fait pour attirer naturellement à soi tous les cœurs, apparaît avec un éclat particulier dans les vertus dont j’ai fait mention, de sorte que nous ne pouvons nous empêcher d’aimer ceux en qui nous croyons les apercevoir. Telles sont les raisons les plus fortes qu’il y ait d’être aimé ; il peut y en avoir en outre quelques-unes d’un poids moindre.

(33) Pour inspirer confiance deux qualités sont requises : il faut qu’on nous attribue l’habileté dans la conduite de la vie et la justice. Nous avons confiance en ceux que nous croyons plus avisés que nous, capables de prévoir l’avenir et, au moment de l’action, du danger, de se faire une idée nette de la situation et de prendre une décision improvisée ; telle est en effet la véritable habileté que le monde juge utile. D’autre part, on a confiance dans les hommes justes et loyaux, c’est-à-dire les braves gens que nul soupçon d’injustice ou de déloyauté ne peut atteindre. À de tels hommes, nous jugeons que nous faisons très bien de confier notre salut, notre fortune, nos enfants !

(34) Des deux qualités donc que requiert la confiance, c’est la justice qui tient le premier rang, car même sans l’habileté elle vaut de la considération, tandis que l’habileté sans la justice est incapable d’inspirer de la confiance. Plus un homme a d’adresse et d’astuce, plus il paraît suspect et excite de la jalousie, s’il n’a pas une réputation d’honnêteté. Ainsi l’union de la justice et de l’habileté fait qu’on a dans les forces d’un homme une confiance illimitée, la justice sans l’habileté a déjà un grand effet, l’habileté sans la justice ne vaut rien.

[2,10] §

X. — (35) Il peut paraître surprenant à plus d’un, alors que tous les philosophes sont d’accord pour dire qu’avoir une vertu, c’est les posséder toutes et que j’ai souvent moi-même soutenu la même thèse, que je les sépare maintenant et parle comme si, n’ayant pas la science de la conduite, on pouvait néanmoins être juste ; mais autre chose est une recherche subtile de la vérité philosophique, autre chose un discours qui doit s’adapter à l’opinion commune. Notre langage est ici celui du vulgaire et nous admettons que les uns puissent avoir du courage, d’autres être hommes de bien, d’autres encore posséder la science de la conduite. Il faut parler ainsi populairement quand nous traitons de l’opinion commune et c’est ainsi que fait Panétius. Mais revenons à notre propos.

(36) Des trois conditions qu’implique le bon renom, la troisième consiste à être apprécié et jugé digne des honneurs. Or les hommes sont tous d’accord pour admirer tout ce qu’ils voient qui est grand et dépasse leur attente ; pris séparément ils éprouvent le même sentiment quand ils aperçoivent en quelqu’un des qualités supérieures qui les surprennent : ils louent fort, ils exaltent ceux en qui apparaissent à leurs yeux de hauts et rares mérites, ils rabaissent, méprisent, ceux qu’ils croient dépourvus de capacité, d’esprit, d’énergie. Il ne faut pas croire en effet qu’ils méprisent toutes les personnes dont ils pensent du mal. Des gens malhonnêtes, injurieux, déloyaux et prêts à commettre des injustices on peut penser du mal, mais on ne les méprise pas : on méprise, je viens de l’indiquer, ceux qui ne sont, comme on dit, bons à rien, ni pour eux-mêmes ni pour les autres, n’ont ni ardeur au travail, ni activité, ni souci de rien.

(37) On admire les hommes que l’on croit dépasser les autres en mérite, être exempts de toute bassesse et aussi des défaillances dont les autres hommes ne réussissent guère à se préserver. Les plaisirs en effet, impérieuses délices, détournent la plupart des âmes de la vertu et, quand la douleur fait sentir sa brûlure, le plus souvent la frayeur dépasse la mesure : la vie, la mort, la richesse, la pauvreté, sont pour tous pleins d’alarmes vives. S’il se trouve des êtres de sentiments assez élevés et d’âme assez grande pour voir de haut, avec dédain, ce que généralement l’on redoute ou l’on désire et, quand s’offre une cause noble et belle, se donner à elle tout entiers, qui n’admirerait une vertu brillant d’un tel éclat ?

[2,11] §

XI. — (38) Cette hauteur d’âme donc excite notre admiration et surtout la justice, qui est la vertu essentielle à défaut de quoi il n’est pas d’homme de bien, paraît à bon droit à la multitude une chose admirable. Nul en effet ne peut être juste qui craint la mort, la douleur, l’exil, les privations ou préfère leurs contraires à l’équité. On a une estime toute particulière pour l’homme insensible à l’argent, on juge, quand on voit qu’il le méprise, qu’il a subi l’épreuve du feu. Ainsi ces trois conditions, que suppose réunies le bon renom, se ramènent en définitive à la justice : elle fait qu’on est aimé parce qu’étant juste on veut se rendre utile au plus grand nombre possible de personnes, elle inspire confiance et admiration parce qu’on méprise et tient pour négligeables les objets qui allument dans la plupart des hommes un désir avide.

(39) À mon sens, de quelque manière qu’on veuille régler sa vie et quel qu’en soit le programme, on a toujours besoin d’une aide et, avant tout, d’autres hommes avec qui l’on puisse entretenir un commerce amical : cela est difficile à qui ne fait pas figure d’homme de bien. Donc, même à l’homme qui vit solitaire et à la campagne une réputation de justice est nécessaire. Ceux qui auront une réputation contraire resteront eux-mêmes sans aucun appui contre de nombreuses injustices.

(40) Qu’il s’agisse d’une vente ou d’un achat, d’un loyer à payer ou à recevoir, qu’on ait à traiter une affaire quelconque avec autrui, la justice est nécessaire entre les parties et si grand est le besoin auquel elle répond que même les malfaiteurs et les criminels de profession ne peuvent s’en passer entièrement. Que l’un d’eux vole un de ses compagnons de brigandage ou lui dérobe quelque chose, les criminels eux-mêmes ne voudront plus de lui parmi eux ; un chef de pirates qui ne répartit pas équitablement le butin sera tué ou abandonné par ses associés. Il y a, nous dit-on, des lois chez les brigands, ils y obéissent et les respectent. C’est parce qu’il se montrait équitable dans la distribution du butin que ce brigand illyrien de Bardulis, dont parle Théopompe, acquit une si grande puissance ; cela est encore bien plus vrai du Lusitanien Viriathe devant qui nos armées, nos généraux reculèrent et dont C. Laelius, celui qui porte le nom de sage, diminua et brisa la force, découragea l’audace, si bien qu’il laissa une guerre facile à ses successeurs. Tel étant le pouvoir de la justice qu’elle consolide et grandisse la situation même des brigands, quel ne sera-t-il pas dans un État régulièrement constitué avec des lois et des tribunaux ?

[2,12] §

XII. — (41) Ce n’est pas seulement chez les Mèdes, comme le dit Hérodote, mais aussi, d’après moi, chez nos ancêtres que, pour jouir de la justice, on a fait rois des hommes d’un caractère jugé irréprochable. Quand la multitude indigente était opprimée par les détenteurs des biens, elle cherchait refuge auprès de quelque homme d’une vertu supérieure qui, préservant les faibles de l’injustice, rétablissait par des dispositions équitables l’égalité de droits entre les grands et les petits.

(42) On a toujours cherché à garantir par le droit l’égalité ; s’il n’avait pas cette raison d’être, il ne serait plus le droit. Aussi longtemps que, grâce à un homme juste et bon, le respect du droit fut assuré, on était satisfait ; quand il n’en a plus été ainsi, on a institué des lois tenant à tous un seul et même langage. Il est donc manifeste que, pour commander, sont choisis d’ordinaire les hommes auxquels la multitude a fait la réputation d’être très justes ; si à ce renom de justice s’ajoute celui d’habileté, il n’est espoir que les électeurs ne puissent fonder sur l’élu. Il faut donc, de toute façon, cultiver la justice et en assurer le maintien, pour elle-même d’abord — autrement ce ne serait plus la justice — et ensuite pour sa propre réputation et pour s’élever aux honneurs. Mais tout de même qu’il ne suffit pas de gagner de l’argent et qu’il faut en outre le placer de façon à couvrir ses dépenses courantes, celles qui répondent aux nécessités de la vie et celles qui ont un caractère plus libéral, de même une certaine méthode est à recommander et dans l’acquisition du renom et dans la façon de l’exploiter.

(43) Socrate dit bien à la vérité que la voie la plus proche pour arriver à la réputation, celle qu’on peut qualifier de directe, consiste à faire en sorte d’être tel qu’on veut le paraître. Belle parole : croire que par une simulation, un vain étalage, une feinte perpétuelle dans le langage et même l’expression du visage, on puisse acquérir une renommée solide, c’est se tromper lourdement. La gloire véritable pousse des racines et gagne du terrain, tout ce qui est feinte tombe vite comme tombent des fleurs sèches et il n’est pas de simulation qui se puisse longtemps prolonger. Je pourrais, pour montrer qu’il en est bien ainsi, invoquer quantité de témoins ; pour faire court je me contenterai de citer une famille unique : Tiberius Gracchus, fils de Publius, restera glorieux aussi longtemps que subsistera le souvenir de la grandeur romaine, ses fils en revanche n’ont pas eu vivants l’approbation des bons citoyens et morts ils sont de ceux qu’on dit justement frappés. Si donc vous voulez acquérir une réputation vraiment bonne, acquittez-vous des obligations que vous impose la justice ; nous avons vu, dans le livre précédent, quelles étaient ses exigences.

[2,13] §

XIII. — (44) Pour obtenir cependant que les autres nous voient tels que nous sommes, s’il est vrai que le principal est d’être tels que nous voulons paraître, encore y a-t-il lieu d’énoncer quelques préceptes. Soit en effet quelqu’un qui, au début de sa vie, se trouve jouir de quelque célébrité, avoir un nom connu, que cet éclat vienne de son père — c’est le cas pour toi, mon cher Cicéron, je crois pouvoir le dire — ou qu’il le doive à une cause quelconque, à une heureuse fortune, tous les yeux se tourneront vers lui, on s’enquerra de ses actes et de son mode de vie, il vivra en pleine lumière et rien de ce qu’il pourra dire ou faire ne restera ignoré.

(45) Ceux, au contraire, dont la jeunesse échappe à la connaissance des hommes à cause de leur condition humble et obscure, devront, sitôt qu’ils seront d’âge, avoir une haute ambition et en poursuivre l’objet d’un effort tenace. Ils le feront d’un cœur d’autant meilleur que la jeunesse non seulement n’inspire point de haine mais est vue avec faveur. Rien ne peut mieux servir la réputation d’un jeune homme que des exploits guerriers ; il en fut ainsi pour un grand nombre de personnages chez nous : autrefois les guerres étaient incessantes. Ta génération, elle, s’est trouvée contemporaine d’une guerre où il y avait d’un côté trop de crimes, de l’autre trop peu de bonheur. Cela n’a pas empêché que, mis par Pompée à la tête d’un escadron, tu ne te sois, au jugement de cet homme éminent et de l’armée, grandement distingué par ta façon de manier ton cheval, de lancer le javelot, de supporter les fatigues. Hélas ! la réputation que tu t’es acquise est tombée avec la république. Mais ce n’est pas sur toi que j’ai entrepris d’écrire, c’est sur un sujet d’ordre général. Poursuivons donc.

(46) Les travaux de l’esprit ont à tous égards une valeur plus haute que ceux du corps et ainsi les objets que l’on poursuit à l’aide de son intelligence naturelle et de sa raison ont un prix supérieur à ceux qui ne demandent que de la force. Le premier titre à l’estime est la modestie jointe à la piété filiale et au bon vouloir à l’égard de ses proches. D’autre part, le moyen le plus aisé pour les jeunes de se faire connaître, et de la façon la plus avantageuse, est de s’attacher à des hommes distingués et sages, zélés pour la chose publique : en fréquentant chez eux, on fait naître l’opinion qu’on ressemblera à ceux qu’on a choisis comme modèles.

(47) Publius Rutilius, dans sa prime jeunesse, dut à la maison de Mucius, qu’il visitait souvent, une réputation d’homme intègre et de juriste savant. Pour ce qui est de L. Crassus, encore tout jeune, il n’alla pas chercher ailleurs sa réputation, il en acquit, par lui-même, une très brillante grâce à cette accusation dont on connaît l’éclat et le retentissement. À l’âge où c’est encore un mérite de s’exercer, il fit preuve, tel autrefois Démosthène, en plein forum, d’un talent qu’il eût fallu admirer, même s’il l’avait déployé dans un travail de préparation exécuté chez lui.

[2,14] §

XIV. — (48) Il y a deux genres de discours, l’un plus familier, l’autre plus oratoire, et il n’est pas douteux que ce dernier genre ait plus de valeur pour fonder une réputation, car c’est à lui que s’applique le mot d’éloquence ; on a cependant peine à croire à quel point l’agrément et la douceur du langage agissent sur les cœurs. Il existe des lettres de Philippe à Alexandre, d’Antipater à Cassandre, d’Antigone à son fils Philippe, dans lesquelles ces trois personnages très avisés, d’après ce que nous savons d’eux, recommandent de gagner la bienveillance de la multitude par des discours affables et d’adresser aux soldats des paroles qui les caressent agréablement. En revanche, un discours véhément entraîne souvent toute une masse d’hommes. On admire grandement un orateur abondant et sage, que ses auditeurs jugent qui a plus de connaissance et de lumière que les autres. S’il y a dans le discours un mélange de force et de modestie, l’admiration est à son comble, surtout quand pareils mérites se rencontrent dans un homme tout jeune.

(49) Il y a toutefois, il faut l’observer, plusieurs emplois possibles de l’éloquence : beaucoup de jeunes se sont distingués dans notre république en parlant, soit devant un tribunal, soit au peuple assemblé, soit au sénat ; or l’éloquence judiciaire est celle qui se fait le plus remarquer et elle est de deux sortes : elle s’applique tantôt à l’accusation, tantôt à la défense et, bien que la défense attire plus d’éloges, l’accusation, elle aussi, mérite bien souvent l’approbation. J’ai parlé précédemment de Crassus ; M. Antoine dans sa jeunesse a fait comme lui. C’est aussi par un discours accusateur que P. Sulpicius a mis son éloquence en lumière il appela devant le tribunal C. Norbanus, un factieux, un mauvais citoyen.

(50) Toutefois, il ne faut pas prendre trop souvent ce rôle d’accusateur et ce doit être uniquement dans l’intérêt de la république — tel fut le cas pour ceux que je viens de nommer — ou en manière de représailles comme l’ont fait les deux fils de Lucullus, ou encore pour défendre des opprimés : c’est ainsi que j’ai défendu les Siciliens et que Jules César Strabon est intervenu contre Albucius en faveur des Sardes. On sait avec quel zèle L. Fufius aussi accusa M. Aquilius. Va donc pour une fois, mais qu’on se garde d’accuser trop souvent ; le seul à pouvoir le faire est celui qui agit pour le service de l’État, qu’on ne saurait trop défendre contre ses ennemis et, même dans ce cas, il y a une mesure à observer. Demander la tête de beaucoup de gens, c’est, semble-t-il, le fait d’un homme sans pitié ou plutôt d’un être qui n’a plus grand-chose d’humain. Outre qu’on court soi-même un danger, on s’abaisse en se faisant connaître comme accusateur de profession. C’est ce qui est arrivé à M. Brutus, issu d’une si haute race et fils d’un des premiers juristes.

(51) Précepte essentiel ne jamais intenter une accusation grave à un innocent : on ne peut le faire sans crime. Quoi de plus monstrueux, en effet, que d’employer à la perte et à la ruine de gens de bien un don d’éloquence dont la destination naturelle est de servir à la protection, au salut des hommes ! Si cela est à éviter par-dessus tout, il ne faut pas s’interdire, en revanche, de défendre parfois un coupable, pourvu qu’il ne soit pas un abominable criminel et un impie. La multitude veut qu’on le fasse, la coutume le permet, l’humanité même le souffre. Le juge doit, en toute affaire, n’avoir en vue que la vérité, l’avocat peut, à l’occasion, dans sa plaidoirie, s’en tenir au vraisemblable, même quand il diffère du vrai. Je n’oserais pas écrire cela, surtout dans un ouvrage philosophique, si tel n’était pas l’avis de Panétius, Stoïcien très rigide. Il est glorieux surtout — et la reconnaissance due au défenseur en est accrue — de venir au secours d’un accusé qui a contre lui, pour l’accabler, un homme puissant avec toutes les ressources dont il dispose ; c’est ce que j’ai fait en diverses rencontres et en particulier quand, tout jeune, j’ai défendu S. Roscius d’Amérie contre les moyens d’action dont disposait Sylla, maître de Rome. Mon discours, tu ne l’ignores pas, est conservé par écrit.

[2,15] §

XV. — (52) Après avoir exposé en quoi faisant, par quels services, les jeunes gens acquièrent de la réputation, il faut parler maintenant de la bienfaisance et de la libéralité. Il y a deux façons de l’exercer : ou bien en effet on donne sa peine généreusement à ceux qui ont besoin d’aide ou bien on donne de l’argent. Cette manière de faire est plus aisée, surtout quand on est riche, mais la première a un tout autre éclat et elle est plus digne d’un homme en vue, et qui a du courage. Il y a, il est vrai, dans les deux cas, bonne volonté d’obliger, mais dans l’un c’est le coffre-fort qui est mis à contribution, dans l’autre il y a déploiement de vertu, et des largesses faites aux dépens du patrimoine finissent par l’épuiser, de sorte que la bienfaisance se détruit elle-même et que, plus on s’est montré libéral, moins on peut l’être.

(53) Quand, au contraire, on a été généreux de sa peine, qu’on a mis sa force d’âme, son activité, au service de ceux qu’on obligeait, plus nombreuses seront en premier lieu les personnes à qui l’on a pu être utile, plus on aura d’auxiliaires pour rendre service à d’autres, et, en outre, l’habitude développera, en même temps qu’une disposition accrue à faire du bien tout autour de soi, une sorte d’habileté dans l’exercice de cette fonction. Philippe, dans une lettre à son fils Alexandre, lui reproche, avec raison, de vouloir gagner le cœur des Macédoniens par des largesses. « Par quel fâcheux calcul as-tu pu former l’espoir de t’assurer la fidélité de tes futurs sujets en les corrompant par des dons d’argent ? Veux-tu que les Macédoniens voient en toi, non leur roi, mais un serviteur, un fournisseur ? » J’approuve ces mots de serviteur et de fournisseur parce qu’un roi s’abaisse à user de tels moyens, j’approuve encore davantage que Philippe assimile les largesses à la corruption : qui reçoit de l’argent se dégrade, en effet, et prend de plus en plus le goût d’en recevoir.

(54) Ce précepte d’un père à son fils, je crois vraiment qu’il s’adresse à tous. Il n’est donc pas douteux que la bienfaisance qui consiste à payer de sa personne, à se donner du mal pour autrui, en même temps qu’une valeur morale supérieure, n’ait aussi une portée plus étendue et ne rende service à un plus grand nombre de personnes. Il faut cependant parfois donner de l’argent ; ce genre de bienfaisance ne doit pas être entièrement écarté et il peut y avoir lieu, dans plus d’un cas, de se dessaisir d’une partie de son bien au profit de personnes qui sont dans le besoin et qui méritent d’être secourues, mais il faut le faire avec mesure et ménagement. Beaucoup de gens ont dilapidé inconsidérément leur patrimoine en largesses. Quoi de plus insensé que de s’arranger de façon à ne pouvoir faire longtemps ce qu’on fait volontiers ? Après les largesses, en outre, viennent les déprédations. À force de donner on commence à être dans le besoin et alors on se trouve obligé de porter la main sur le bien d’autrui. Ainsi on a voulu répandre des bienfaits pour se rendre cher aux gens et l’on recueille moins de marques effectives d’amitié de ceux à qui l’on a donné qu’on ne s’attire de haine de ceux à qui l’on a pris.

(55) Il ne faut ni fermer sa bourse au point que la bienfaisance ne puisse y puiser, ni l’ouvrir toute grande à tous ; il y a une mesure à observer et l’on doit aussi tenir compte des ressources dont on dispose. D’une manière générale il convient de nous rappeler ce mot souvent répété et passé en proverbe : largesse ne connaît point de fond. Comment pourrait-il y avoir une mesure quand, à ceux qui ont déjà l’habitude de recevoir, se joignent constamment de nouveaux quémandeurs.

[2,16] §

XVI. — Il y a d’ailleurs deux genres de donateurs les uns sont des prodigues, les autres des généreux. Prodigues ceux qui dépensent une fortune en festins, en distributions gratuites, en spectacles de gladiateurs, offrent des jeux de cirque ou remplissent l’amphithéâtre de bêtes féroces, toutes choses dont le souvenir s’efface vite, si même on se les rappelle ; généreux ceux qui emploient leurs ressources à racheter des victimes de la piraterie, à payer les dettes de leurs amis, à les aider à doter leurs filles, à se créer une situation ou à améliorer celle qu’ils ont.

(56) C’est pourquoi je me demande quelle idée a eue Théophraste dans le livre qu’il a écrit sur la richesse : à côté de maintes choses excellentes, il dit une absurdité : il loue fort les fêtes fastueuses données au peuple et pense que l’avantage du riche est de pouvoir se permettre pareilles somptuosités. À mes yeux l’avantage de cette autre sorte de libéralité, dont j’ai donné quelques exemples, a une tout autre importance et il est beaucoup plus certain. Combien plus de force et de vérité il y a dans ce passage d’Aristote où il nous reproche d’admettre sans surprise les dépenses destinées à flatter le peuple : « Si dans une ville assiégée, dit-il, il arrivait que quelqu’un payât une mine pour un setier d’eau, tout le monde se récrierait, mais, à la réflexion, on trouverait une excuse dans la nécessité. Et ces prodigalités extravagantes, ces dépenses sans mesure ne nous surprennent pas, alors qu’elles ne répondent même pas à une nécessité, que l’autorité du donateur n’en est pas accrue, que le plaisir même de la multitude n’a qu’une durée limitée, que ce plaisir n’est goûté que par la partie de la population la moins digne d’estime et que même ces gens-là, quand ils sont rassasiés, en perdent le souvenir. »

(57) Aristote fait aussi observer avec raison que « des spectacles de ce genre sont agréables aux enfants, aux femmelettes, aux esclaves et aux hommes libres qui ont des goûts d’esclaves, mais ne peuvent en aucune façon être approuvés par un homme sérieux capable de porter sur les choses un jugement personnel ». Je sais cependant que dans notre cité, même en un temps meilleur, l’habitude s’était établie de demander, aux plus capables comme aux autres, de se montrer magnifiques dans l’exercice de leurs fonctions édilitaires. C’est ainsi que P. Crassus, surnommé le riche et à juste titre, offrit une grande fête pendant qu’il était édile et qu’un peu plus tard L. Crassus, qui avait pour collègue Q. Mucius, un homme des plus pondérés, s’acquitta des mêmes fonctions avec encore plus de magnificence. Puis ce fut le fils de C. Claudius Appius ; d’autres ensuite, les enfants de Lucullus, Hortensius, Silanus suivirent cet exemple. P. Lentulus, sous mon consulat, dépassa tous ses devanciers ; Scaurus voulut l’égaler. Mais le spectacle le plus fastueux est celui qu’offrit Pompée pendant son deuxième consulat. Ce que je pense de tout cela, tu peux en juger.

[2,17] §

XVII. — (58) Il faut toutefois ne pas s’exposer à un soupçon d’avarice. Pour avoir négligé l’édilité, Mamercus, qui avait de grandes richesses, échoua dans sa candidature au consulat. C’est pourquoi, puisque le peuple le demande et que les hommes qui comptent, sans y tenir pour eux-mêmes, l’approuvent, il convient de ne pas reculer devant la dépense, mais en ayant égard aux ressources dont on dispose ; moi-même c’est ainsi que j’ai agi et il faut faire de même quand, par des largesses au peuple, on peut obtenir un résultat de valeur et utile, comme ce fut le cas pour Orestes, qui tira naguère un très grand profit de repas offerts sous le nom de dîme. On ne reprochera pas non plus à Marcus Seius d’avoir par charité donné au peuple un boisseau pour un as : il triompha ainsi d’une haine ancienne et vigoureuse par une prodigalité qui n’avait rien de blâmable, puisqu’il était édile, et qui n’était pas excessive. Milon, mon ami, se fit le plus grand honneur en achetant, dans l’intérêt de la république dont le salut dépendait du mien, des gladiateurs qui lui permirent de réprimer les tentatives furieuses de Clodius.

(59) Il y a donc un juste motif à ces largesses et c’est leur nécessité ou leur utilité. Même dans ce cas la meilleure règle est d’observer une juste mesure. L. Philippus, fils de Quintus, un homme du plus grand esprit et distingué entre tous, était fier d’avoir pu arriver à tout, aux plus hautes situations, sans avoir déployé de magnificence. Cotta, Curion en disaient autant. Moi-même j’ai le droit de m’enorgueillir de la même façon : eu égard en effet à l’importance des charges qu’à l’unanimité des suffrages j’ai occupées, sitôt que j’eus atteint l’âge légal, bonheur qui n’est échu à aucun de ceux que j’ai nommés précédemment, les frais de mon édilité furent certes peu de chose.

(60) J’ajouterai que les dépenses les plus dignes d’approbation sont celles que l’on fait pour construire des murailles, des navires, des ports, des aqueducs et pour d’autres travaux d’utilité publique. Les dons faits de la main à la main en quelque sorte peuvent être plus agréables, mais plus tard c’est des autres qu’on sait le plus de gré. Pour ce qui est des théâtres, des portiques, des temples neufs, j’en parlerai avec ménagement, par déférence pour Pompée, mais les plus grands philosophes les désapprouvent, tel ce Panétius dont, sans le traduire, je m’inspire dans le présent écrit, et Démétrius de Phalère blâme Périclès, le premier homme de Grèce, d’avoir dépensé tant d’argent pour ces magnifiques Propylées. Mais j’ai traité ce sujet à fond dans mon ouvrage sur la république. En définitive les largesses sont, d’une manière générale, peu dignes d’approbation, elles peuvent être nécessaires dans certaines circonstances, mais, alors même, doivent être en rapport avec nos ressources et ne pas dépasser une juste mesure.

[2,18] §

XVIII. — (61) Quant à cette autre façon de donner qui est la marque même de la générosité, nous ne devons pas en la pratiquant nous comporter de même dans des cas différents. Autre est la situation d’un malheureux accablé par l’adversité, autre celle d’un homme qui, sans avoir à se plaindre de la fortune, cherche à s’enrichir.

(62) Il faut mettre plus d’empressement à soulager les victimes d’une calamité, à moins qu’elle ne soit méritée. À ceux qui veulent qu’on leur vienne en aide non pour les sauver de la ruine, mais pour gravir un nouvel échelon, on ne doit cependant pas refuser tout concours, mais il faut apprécier judicieusement leurs titres et procéder avec ménagement. Ennius l’a très bien dit : « Un bienfait mal placé est, ce crois-je, une mauvaise action. »

(63) Mais quand nous rendons service à un honnête homme capable de reconnaissance, le gré que lui-même et d’autres aussi nous en savent est une source de profit. Pourvu qu’elle ne soit pas inconsidérée, en effet, la générosité touche fort les cours et la plupart des hommes la louent avec d’autant plus de ferveur que la bonté des hommes éminents est pour tous une sorte de refuge. Il faut donc avoir soin de rendre au plus grand nombre de personnes qu’il se pourra des services dont le souvenir se transmette à leurs enfants et à leur postérité, afin qu’il ne leur soit pas possible d’être ingrats. Tout le monde en effet déteste un homme qui oublie le bienfait qu’il a reçu ; cette ingratitude, parce qu’elle décourage la générosité, paraît aux petits leur faire du tort à eux-mêmes et ils voient dans l’ingrat un ennemi. Cette bienfaisance qui consiste à racheter des captifs, à soulager les pauvres, est en outre utile à l’État ; l’ordre sénatorial a fréquemment rendu des services de cette sorte, ainsi que l’a montré abondamment Crassus dans un discours que nous pouvons lire. Je préfère de beaucoup pareil usage bienfaisant aux largesses fastueuses. D’une part, nous trouvons des hommes dont la grandeur impose l’estime, de l’autre, je dirai presque des flatteurs du peuple qui offrent à la multitude des plaisirs en rapport avec de bas instincts.

(64) De même qu’il faut donner généreusement, il convient de ne pas montrer de l’âpreté quand on réclame d’un autre quelque chose ou qu’on passe un contrat quelconque : qu’il s’agisse de vente ou d’achat, d’un loyer à payer ou à recevoir, de relations de voisinage ou de mitoyenneté, il faut être juste, accommodant, prêt à renoncer dans bien des cas à une grande partie de son droit, éviter les procès autant qu’il est possible sans se faire trop de tort, j’irai même jusqu’à dire un peu plus. Ce n’est pas seulement une marque de libéralité, d’abandonner parfois un peu de son droit, cela peut aussi se trouver avantageux. Sans doute on doit prendre soin de son patrimoine et on est coupable quand on souffre qu’il soit dilapidé, mais il faut se garder de paraître dépourvu de générosité ou de mériter le nom d’avare. Pouvoir se montrer libéral sans se dépouiller soi-même, c’est le plus grand avantage de la richesse. Théophraste a loué aussi avec juste raison l’hospitalité. Il est conforme, à ce qu’il me semble, aux plus hautes convenances que la demeure d’un homme en vue soit ouverte à des hôtes de qualité et, pour l’État même, il peut y avoir un réel intérêt à ce que les étrangers puissent compter dans notre ville sur cette forme de libéralité. Il est d’ailleurs extrêmement utile à ceux qui veulent parvenir à exercer un grand pouvoir, sans enfreindre les règles de la morale, d’acquérir au-dehors, grâce aux hôtes qu’ils ont reçus, influence et crédit. Théophraste dit que Cimon d’Athènes pratiquait aussi l’hospitalité envers ses compatriotes du dème de Lacia : il avait institué cette règle que tout dans sa maison de campagne serait à la disposition de toute personne appartenant au dème de Lacia qui s’y présenterait, et donné à ses intendants des instructions en conséquence.

[2,19] §

XIX. — (65) Quant aux bienfaits qui consistent non à se répandre en largesses mais à se donner du mal pour autrui, ce sont des services que l’on rend tant à l’État entier qu’aux particuliers pris isolément. Donner à qui en a besoin pour un procès une assistance juridique et être ainsi utile à beaucoup de gens par la connaissance qu’on a du droit, c’est une excellente façon d’acquérir de l’influence et du crédit. C’est pourquoi, entre beaucoup de très bons usages qu’ont eus nos ancêtres, l’un des meilleurs fut de tenir toujours en grand honneur la connaissance et l’interprétation du droit. Avant la confusion du temps présent les premiers de la cité en avaient le dépôt, maintenant, de même que les honneurs et les dignités à tous les degrés ont perdu leur éclat, cette science juridique, elle aussi, a vu son crédit disparaître, chose d’autant plus scandaleuse que cela est arrivé du vivant d’un homme qui, égal par le rang à ses prédécesseurs, l’emportait sur tous de beaucoup par le savoir. Voilà donc une façon de se dépenser pour autrui qui est appréciée par beaucoup de gens et très propre à se les attacher.

(66) Le talent oratoire est chose assez voisine de la science juridique, il est encore plus prisé et a plus d’éclat. Qu’y a-t-il en effet qui l’emporte sur l’éloquence, qui puisse inspirer plus d’admiration aux auditeurs, plus d’espoir à quiconque a besoin d’un défenseur, plus de reconnaissance à qui l’a trouvé ? À l’éloquence, nos ancêtres ont donné par suite le premier rang dans Rome. Un homme éloquent, qui se donne volontiers de la peine, qui, conformément aux mœurs antiques, défend la cause de nombreux clients, sans se faire prier ni payer, rend des services, exerce un patronage d’une haute portée.

(67) Ce serait ici le moment de déplorer l’éclipse de l’éloquence, pour ne pas dire sa mort, si je ne craignais de paraître m’attacher à un sujet de plainte trop personnel. Nous voyons, dirai-je cependant, quels orateurs ont disparu, combien peu nombreux sont ceux qui donnent quelques espérances, combien plus rares ceux qui ont du talent, combien fréquentes au contraire les prétentions effrontées à l’éloquence. Tous cependant ne peuvent posséder la science du droit ou être doués pour l’art oratoire, ceux qui le peuvent ne sont même pas nombreux, cela n’empêche pas qu’on ne puisse venir en aide à beaucoup de gens en sollicitant pour eux, en les appuyant auprès des juges et des magistrats, en prenant en main leurs intérêts, en allant trouver pour eux ceux que l’on consulte avec fruit ou qui savent parler. Agir ainsi, c’est acquérir de grands titres à la reconnaissance et déployer une activité très féconde.

(68) Il est à peine utile de faire observer, parce que cela se voit d’abord, qu’on doit se garder, quand on vient en aide aux autres, de léser qui que ce soit. Souvent, en effet, on blesse les personnes qu’on devait respecter ou qu’il convenait de ménager : quand on le fait par légèreté, on donne la mesure de sa négligence, si c’est exprès, de sa témérité. Il faut, quand on a involontairement offensé quelqu’un, lui faire toutes les excuses possibles, lui montrer qu’on a cédé à quelque nécessité, qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement et l’on devra en outre réparer par de bons offices le tort qu’il semble qu’on ait causé.

[2,20] §

XX. — (69) Qui vient en aide aux autres, a égard tantôt à leur caractère, tantôt à leur fortune. Or, on est enclin à dire et l’on dit communément que, dans les services que l’on rend, c’est le caractère, non la fortune des gens que l’on considère. Belle parole, en vérité ! Mais qui donc, travaillant pour autrui, ne fait passer la gratitude d’un homme riche et puissant avant l’intérêt que peut mériter un pauvre, fût-il le meilleur des hommes ? Quand on juge qu’on peut attendre de quelqu’un une ample et prompte récompense de la peine qu’on s’est donnée pour lui, c’est lui qu’on est le plus disposé à servir. Il faut toutefois examiner avec plus de soin comment la question se pose. Observons, en effet, que le pauvre, s’il est homme de bien, même en cas qu’il ne puisse témoigner sa reconnaissance, éprouvera ce sentiment. Il a parlé ingénieusement, quel qu’il soit, celui qui a dit : « L’argent qu’on garde, c’est celui qu’on n’a pas rendu, quand on l’a rendu, on ne l’a plus, mais, pour la gratitude, qui l’a témoignée l’a encore et qui l’a la témoigne déjà. » Ceux qui se jugent riches, honorés, heureux, ne veulent être les obligés de personne, bien mieux ils croient que c’est eux les bienfaiteurs quand ils ont reçu un présent, et ils soupçonnent qu’on va leur demander, qu’on attend d’eux quelque chose. Quant à accepter qu’on les protège, quant à devenir des clients, ce serait pour eux une sorte de mort.

(70) Au contraire, l’humble qui juge, lorsqu’on fait pour lui quoi que ce soit, que c’est bien lui personnellement, non sa fortune qu’on a en vue, s’efforce de paraître reconnaissant non seulement à qui lui a rendu service mais à tous ceux — et ils sont nombreux — dont il attend quelque chose et, s’il donne de sa reconnaissance quelque marque effective, il ne l’amplifie pas par la façon dont il en parle, il la rabaisse plutôt. Il faut considérer encore que, si vous avez pris la défense d’un homme ayant de la fortune et une grande situation, c’est lui seul qui pourra en garder de la gratitude, ou encore peut-être ses enfants. Si, au contraire, c’est d’un pauvre qui est en même temps honnête homme et a le sentiment des convenances, tous les humbles, tous ceux du moins qui ne sont pas de vilaines gens, verront en vous un protecteur possible.

(71) Je crois en conséquence qu’il vaut mieux obliger des gens de bien que des riches. D’une manière générale on doit tâcher de donner satisfaction à tous, quelle que soit leur situation, mais, s’il faut choisir, c’est l’avis de Thémistocle qui prévaudra : on lui demandait s’il donnerait plutôt sa fille en mariage à un honnête homme pauvre ou à un riche moins digne d’estime : « Pour moi, répondit-il, j’aime mieux un homme et pas d’argent, que de l’argent et pas d’homme. » Mais la corruption, la dépravation des mœurs sont liées à l’admiration de la richesse. Et cependant, qu’une fortune soit grande, qu’est-ce que cela peut nous faire à nous ? La richesse procure bien des avantages à celui qui la possède. Cela même n’est pas toujours vrai. Mais admettons qu’il en soit ainsi il aura donc une vie plus facile, en vaudra-t-il mieux moralement ? Si, en même temps que riche, il est homme de bien, il ne faut pas que sa richesse nous empêche de lui venir en aide quand elle ne lui est d’aucun secours, mais ce qui doit régler notre attitude à l’égard d’un individu, ce n’est pas le montant de sa fortune, c’est sa valeur propre. Le dernier précepte à observer dans les services rendus à autrui, c’est qu’il ne faut jamais rien faire qui soit contraire à l’équité, au bon droit. La justice, en effet, est le fondement même du crédit et de la réputation, sans elle il ne peut rien y avoir qui mérite approbation.

[2,21] §

XXI. — (72) Après avoir parlé de ce genre de bienfaits qui s’adresse aux particuliers, nous allons nous occuper de ceux qui se rapportent à l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire à la chose publique. Dans cette classe même, il en est qui se répandent seulement sur le corps des citoyens, d’autres qui ont aussi de bons effets pour les particuliers, et ce sont les plus appréciés. Tâchons, d’une manière générale, de nous rendre utiles et à l’État et aux particuliers, il ne faut pas négliger les intérêts de ces derniers, mais prenons soin que ce que nous ferons pour eux soit avantageux à l’État ou du moins ne puisse lui nuire. Caius Gracchus faisait de grandes distributions de blé et il épuisait ainsi le trésor public. M. Octavius, par des largesses plus mesurées, sut ménager l’État tout en donnant à la plèbe le nécessaire : il concilia donc l’intérêt public et celui des citoyens secourus.

(73) Dans l’administration de la chose publique, il faut veiller avant tout à ce que nul ne soit dépouillé de son bien et à ce que les particuliers n’aient pas à souffrir d’un empiétement de l’État. Philippus, dans son tribunat, prit donc une initiative néfaste quand il proposa une loi agraire ; il est vrai qu’il la laissa rejeter sans résistance et en cela fit preuve d’une très grande modération, mais il n’en tint pas moins un langage fort démagogique, en particulier quand il dit « qu’il n’y avait pas dans Rome deux mille hommes jouissant d’une fortune ». Propos criminel puisqu’il tend à l’égalité des biens, la pire des calamités. La raison principale pour laquelle des sociétés politiques se sont constituées est en effet la conservation par chacun de son avoir. Il est vrai que par nature les hommes sont portés à se grouper, mais c’est dans l’espoir que leurs richesses seront bien gardées qu’ils ont cherché l’abri des cités.

(74) Il faut avoir soin aussi de ne pas recourir à l’impôt, comme la pénurie du trésor public et la fréquence des guerres y ont souvent obligé nos ancêtres, et pour cela une longue prévoyance est nécessaire. Si cependant cette nécessité s’impose à un État (j’aime mieux, en cas qu’il y ait dans ces mots un présage, que d’autres que nous soient menacés et je fais observer, si peu utile que cela soit, que je traite ici un sujet politique tout à fait général), il faudra veiller à ce que tous comprennent que le salut commun a ses exigences et qu’on doit s’y plier. Tous ceux aussi qui gouverneront devront faire en sorte qu’il y ait abondance des denrées nécessaires à la vie. Par quels moyens y pourvoit-on d’habitude et doit-on y pourvoir ? Inutile d’en parler on le voit d’abord. Il fallait seulement toucher ce point.

(75) Il est tout à fait essentiel en tout service de ravitaillement, en toute fonction publique, d’échapper au moindre soupçon de cupidité. « Plût aux dieux, disait le Samnite Pontius, que le sort m’eût fait naître en un temps où les Romains auraient commencé à accepter des cadeaux ! Je n’aurais pas longtemps souffert qu’ils restassent les maîtres. » Il aurait dû laisser passer bien des générations, il n’y a pas si longtemps que ce mal a fait invasion dans la république. Je me félicite que Pontius ait vécu jadis, si vraiment il était capable d’agir comme il l’a dit. Il n’y a pas encore cent dix ans que L. Pison fit voter une loi contre les concussionnaires, antérieurement il n’y en avait pas. Depuis, tant de lois de cette sorte se sont succédé, chacune d’elles plus sévère que la précédente, il y a eu tant d’accusés, tant de condamnés, la crainte de la répression alluma une si grande guerre, les alliés ont été victimes de telles exactions, tellement pressurés au mépris des lois que, si nous sommes encore les maîtres, c’est l’effet non de notre vertu mais de la faiblesse des autres.

[2,22] §

XXII. — (76) Panétius loue le désintéressement de l’Africain. Comment ne pas souscrire à cet éloge ? Mais ce grand homme avait d’autres vertus plus hautes. Ce n’est pas seulement un homme, c’est tout son siècle dont il faut louer le désintéressement. Paul Émile, quand il eut mis la main sur toutes les richesses de la Macédoine, qui étaient immenses, versa au trésor public une telle quantité d’or et d’argent que le butin fait par ce seul chef d’armes permit de supprimer les impôts ; mais lui-même n’enrichit sa maison que d’un souvenir impérissable. L’Africain, à l’imitation de son père, ne tira aucun profit personnel de Carthage par lui renversée. Mais quoi ? Mummius, son collègue à la censure, a-t-il été plus opulent après qu’il eut complètement détruit une ville très opulente ? Il a mieux aimé enrichir l’Italie que sa propre demeure. Et sa demeure me semble à moi parée de toute la parure que lui dut l’Italie.

(77) Rien de plus hideux, dirai-je, pour revenir après cette digression à mon point de départ, que la cupidité, tout particulièrement chez les grands, chez ceux qui gouvernent. Considérer la chose publique comme une source de profit, ce n’est pas seulement laid, c’est criminel et impie. Quand Apollon Pythien a rendu cet oracle : « C’est la cupidité, la cupidité seule qui perdra Sparte », il a, ce me semble, proclamé une vérité qui ne s’applique pas seulement à Lacédémone mais à toutes les nations opulentes et rien tant que le désintéressement et la simplicité des mœurs ne peut gagner la faveur du peuple à ceux qui sont à la tête de l’État.

(78) Quant à ceux qui, pour se rendre populaires, proposent audacieusement des lois agraires, veulent exproprier les légitimes propriétaires, faire remise de leurs dettes aux débiteurs, ils sapent les fondements de l’État. Comment d’abord la concorde régnerait-elle, quand on prend aux uns leur avoir et le distribue à d’autres ? Que devient l’équité si le grand principe de la justice : « À chacun le sien » n’est plus toléré. C’est, comme je l’ai déjà dit, la fonction propre de la société politique, de la cité, d’assurer aux citoyens la possession franche d’inquiétude de tout ce qui leur appartient.

(79) Et j’ajoute que ces démagogues, en ruinant l’État, n’obtiennent même pas la faveur qu’ils recherchent : ceux qu’on a dépouillés deviennent des ennemis, ceux qu’on a enrichis ne veulent pas qu’on le sache et, surtout quand ils ont bénéficié d’une remise de leurs dettes, cachent leur joie pour qu’on ne croie pas qu’ils étaient insolvables. En revanche, les victimes de l’injustice en gardent vivant le souvenir, ils étalent leur blessure et il ne faut pas croire que, même si les bénéficiaires de l’iniquité sont les plus nombreux, ils soient par cela même les plus forts, car ce n’est pas le nombre qui est à considérer en pareil cas, c’est le volume social. Quelle justice y a-t-il, quand il s’agit de terres occupées depuis des années ou même des siècles, à ce que celui qui n’en avait pas en acquière une, tandis que celui qui en avait une la perd ?

[2,23] §

XXIII. — (80) C’est pour cette sorte de méconnaissance du droit que les Lacédémoniens ont banni Lysandre alors éphore et ont tué le roi Agis, chose sans précèdent, et, depuis ce temps-là, les dissensions se sont succédé de telle façon que des tyrans ont surgi, qu’il y a eu extermination de l’élite et qu’un État pourvu d’une constitution admirable s’est effondré. Et ce n’est pas seulement Sparte qui est tombée, toute la Grèce a succombé au mal contagieux qui, de Sparte, s’est répandu. Mais quoi ? Les luttes qu’ils engagèrent pour des lois agraires n’ont-elles point causé la perte de nos Gracques, fils d’un homme éminent, Tiberius Gracchus, petits-fils du premier Africain ?

(81) On loue en revanche à bon droit Aratus de Sicyone : alors que sa ville était depuis cinquante ans sous la domination des tyrans, parti d’Argos, il pénétra secrètement dans Sicyone, s’en rendit maître ; après avoir par surprise tué le tyran Nicoclès, il rappela six cents exilés, les plus riches précédemment parmi les citoyens, et, par son arrivée, rétablit la république. Mais il vit qu’au sujet des biens et de leur possession une grande difficulté allait surgir : d’une part, il jugeait tout à fait inique de ne pas restituer à ceux qu’il avait lui-même rappelés les biens passés en d’autres mains, de l’autre, il n’était pas très juste non plus de remettre en question une possession de cinquante années, alors qu’après un laps de temps aussi long l’occupant d’un bien pouvait, dans nombre de cas, l’ayant reçu en héritage ou en dot ou l’ayant acheté, en être possesseur de bonne foi. Aratus jugea donc qu’il ne fallait pas le lui enlever et qu’il était impossible en même temps de ne pas indemniser l’ancien propriétaire.

(82) Arrivé à cette conclusion qu’il fallait de l’argent pour régler cette affaire, il déclara qu’il voulait partir pour Alexandrie et ordonna que jusqu’à son retour on ne fît rien. Il alla d’urgence trouver Ptolémée qui était lié à lui par le lien de l’hospitalité et qui, depuis la fondation d’Alexandrie, était le second roi y régnant. Il lui exposa la situation et fit connaître son désir de libérer sa patrie ; grand homme, il obtint sans peine d’un roi très riche un secours important en argent. De retour à Sicyone il tint conseil avec quinze citoyens choisis parmi les plus importants ; il examina le cas et de ceux qui détenaient la propriété d’autrui et de ceux qu’on avait frustrés de la leur et il parvint par une juste estimation à leur persuader à tous d’accepter un arrangement : les uns préférèrent renoncer à leur possession et recevoir de l’argent, les autres jugèrent plus avantageux de se faire payer comptant le prix de leur propriété que de la recouvrer, si bien que la concorde fut rétablie et qu’il n’y eut plus de plaintes.

(83) Ô grand homme digne d’admiration, si tu avais pu naître dans notre république ! Voilà comme il faut agir avec des concitoyens et non, ainsi que nous l’avons vu deux fois, planter la pique au forum et faire vendre leurs biens à l’encan par un crieur public. Ce Grec, en homme d’une sagesse supérieure qu’il était, crut qu’il fallait montrer de la sollicitude pour tous et tel est en effet le principe qui dirige un bon citoyen : ne pas opposer les intérêts des uns à ceux des autres mais maintenir l’union entre eux par une justice égale. Vous ordonnez qu’on soit logé sans rien payer dans la maison d’autrui. Mais alors quoi ? Une demeure que j’ai achetée, construite, que j’entretiens à mes frais, c’est un étranger qui en jouira contre ma volonté ? C’est là prendre aux uns ce qui leur appartient, donner aux autres ce qui ne leur appartient pas.

(84) Quant aux remises de dettes, quel en est l’effet ? Quelqu’un achète un fonds de terre avec mon argent, il devient propriétaire et moi je suis volé.

[2,24] §

XXIV. — Il faut veiller en conséquence à ce qu’il n’y ait pas de gens endettés, parce que cela est nuisible à l’État, et on peut l’empêcher par plusieurs moyens, mais ce n’est pas une raison, quand il y en a, pour dépouiller les riches et enrichir les débiteurs. Il n’est pas en effet de meilleur soutien pour l’État que la confiance et elle ne peut régner si l’on dispense les gens de payer ce qu’ils doivent. Jamais on ne s’est tant agité que sous mon consulat pour obtenir cette suppression des paiements. On fit pour l’avoir des tentatives à main armée, des gens de toute sorte et de toute classe s’en mêlèrent : ma résistance sauva la république du mal qui la menaçait. Jamais il n’y avait eu tant de dettes et jamais aussi les paiements ne furent plus réguliers et plus aisés. Quand tout espoir de frustrer les créanciers de leur dû fut perdu, on comprit qu’il était nécessaire de s’acquitter. Mais le victorieux d’à présent, qui alors était un vaincu, et qui avait médité le même coup au moment où c’était son propre intérêt, l’a exécuté quand lui-même n’y avait plus intérêt. Tel fut pour lui l’attrait du mal qu’il eut plaisir à le faire sans raison.

(85) Ceux qui veilleront sur la chose publique s’abstiendront donc de ce genre de largesse qui consiste à donner aux uns ce qu’on ravit aux autres, et ils s’appliqueront avant tout à mettre la propriété de chacun sous la sauvegarde équitable du droit et des tribunaux, ils ne souffriront pas que les humbles tombent dans le piège tendu à leur faiblesse, ni que les riches soient par envie empêchés de conserver ou de recouvrer ce qui leur appartient ; autant qu’ils le pourront, en outre, soit en guerre soit en paix, ils reculeront les limites de l’empire, accroîtront le domaine public, enrichiront l’État par des tributs. Voilà ce que font les grands hommes, ce qu’ont fait nos ancêtres, et ceux qui s’acquittent de la sorte de leurs obligations, la faveur populaire et le renom glorieux ne peuvent manquer de récompenser les services éclatants rendus par eux à la république.

(86) Parmi les préceptes relatifs à l’utile, Antipater de Tyr, Stoïcien mort naguère à Athènes, juge que Panétius en a omis deux : le soin de la santé, et celui de la fortune, je crois que, si ce philosophe éminent les a passés sous silence, c’est parce que ce sont choses trop simples, d’une incontestable utilité d’ailleurs. La santé se conserve par la connaissance qu’on a de son corps, l’attention qu’on porte à ce qui peut être utile ou nuisible, la sobriété, les soins physiques, enfin par l’art des spécialistes que cela concerne.

(87) Quant au patrimoine, il faut le constituer par des moyens honorables, le conserver par une économie vigilante, l’augmenter par les mêmes moyens. Xénophon, disciple de Socrate, a fort bien traité ce sujet dans le livre intitulé Économique ; je l’ai, quand j’avais ton âge, traduit du grec en latin. Mais pour tout ce qui regarde l’art d’amasser, de placer l’argent, je voudrais pouvoir dire de le dépenser, on en sait plus long chez quelques honnêtes gens qui siègent au milieu du portique de Janus, que dans aucune école ou chez aucun philosophe. Il faut être renseigné sur tout cela, car cela rentre dans l’utile dont nous traitons dans ce livre.

[2,25] §

XXV. — (88) Reste la comparaison qu’il est souvent nécessaire de faire entre deux choses utiles ; c’est, tu te le rappelles, notre quatrième point, omis par Panétius. On compare les biens extérieurs au bien-être du corps, puis les formes qu’il peut prendre entre elles, enfin les biens extérieurs entre eux. On compare les biens extérieurs au bien-être du corps quand on préfère la santé à la richesse, on compare entre elles les différentes sortes de bien-être corporel quand on fait passer la santé avant le plaisir, la force avant la rapidité, on compare les biens extérieurs les uns aux autres quand on met la gloire au-dessus de la richesse, les revenus urbains au-dessus de ceux qui se tirent des champs.

(89) C’est à ce dernier genre de comparaison que se rapporte un mot de Caton l’Ancien. On lui demandait quelle source de richesse il appréciait le plus : « Un élevage prospère » répondit-il. Et quoi encore ? « Un élevage assez prospère. » Et en troisième lieu : « L’élevage encore, ne fût-il pas prospère. » — Et quatrièmement ? « Le labourage. » Celui qui posait ces questions ayant demandé : « Du prêt à intérêt, que penser ? » — « De l’assassinat que penser ? » dit Caton. Par cet exemple et beaucoup d’autres, on doit connaître que c’est la coutume de comparer entre elles les choses utiles et que nous avons eu raison de joindre ce chapitre à notre étude des bonnes règles de conduite.

(90) Nous allons poursuivre maintenant.

Livre troisième §

[3,1] §

I. — (1) Publius Scipion, mon fils, celui qu’on appela le premier Africain, avait accoutumé de dire, d’après Caton, qui fut presque son contemporain, que jamais il n’était moins oisif que lorsqu’il était de loisir, et moins seul que dans la solitude. Parole vraiment magnifique, digne d’un grand homme et d’un sage. Elle montre que, même dans ses heures de loisir, il réfléchissait sur les affaires et que, dans la solitude, il s’entretenait avec lui-même, de façon à n’être jamais inactif et à pouvoir se passer parfois de tout interlocuteur. Ainsi deux causes habituelles de langueur, le loisir et la solitude, aiguisaient son esprit. Je voudrais pouvoir en dire autant de moi-même sans enfreindre en rien la vérité ; si je ne puis atteindre à la supériorité d’un si grand génie, du moins mon désir est-il de me rapprocher de lui : arraché à la politique et aux luttes du barreau par la violence d’armes impies, je me résous à l’inaction et, pour cette raison, j’ai abandonné la ville, j’erre d’une campagne à l’autre, souvent je suis tout seul.

(2) Il ne faut cependant pas comparer mon loisir avec celui de l’Africain, ni ma solitude avec la sienne. Il se reposait, lui, par intervalles, des plus hautes fonctions publiques ; loin des assemblées et des foules, il se retirait, par moments, dans la solitude comme dans un refuge. Mon loisir à moi n’a point pour origine le désir du repos, mais l’impossibilité de toute action. Il n’y a plus de sénat, les tribunaux sont frappés à mort, que pourrais-je faire à la curie ou au forum qui fût digne de moi ?

(3) Ainsi, tandis que je vivais jadis dans le commerce le plus actif avec les hommes, que j’étais un personnage en vue, je fuis maintenant l’aspect des criminels dont Rome surabonde, je me cache autant que je puis, souvent je n’ai de compagnie que moi-même. Mais j’ai appris, d’hommes éclairés, qu’il ne suffit pas de choisir le moindre mal, qu’il faut encore du mal retirer tout le bien qu’il peut renfermer, et c’est pourquoi je veux bénéficier de mon loisir, qui n’est certes pas celui dont devrait jouir l’homme à qui ses concitoyens ont dû jadis la tranquille jouissance de la vie, je ne veux pas me laisser alanguir par la solitude que je n’ai pas choisie, mais qui m’est imposée.

(4) Je le reconnais, l’Africain eut un mérite supérieur : il n’a pas laissé de monuments écrits attestant son génie, son loisir fut sans œuvres visibles, rien de public n’est sorti de sa solitude, c’est-à-dire que l’activité de son intelligence, la recherche de la vérité dans l’ordre de choses auquel sa pensée s’appliquait suffirent pour qu’il ne fût jamais ni oisif ni seul.

Pour moi, qui n’ai pas assez de vigueur pour trouver dans la méditation silencieuse l’oubli de ma solitude, je m’applique à écrire, c’est à ce travail que je donne tous mes soins. C’est ainsi que, dans le peu de temps qui s’est écoulé depuis la chute de la république, j’ai plus écrit que pendant ses nombreuses années de vie.

[3,2] §

II. — (5) Si toute la philosophie, mon cher Cicéron, est féconde et riche en fruits, si aucune de ses parties n’est infertile et ingrate, il n’en est point de plus abondante en nourritures utiles que celle qui traite de la morale et d’où se déduisent les préceptes d’une conduite droite et belle. Certes je ne doute pas que notre ami Cratippe, le premier parmi les philosophes de ce temps, ne te les énonce et te les enseigne, je crois toutefois qu’il convient que pareilles leçons retentissent de toutes parts à tes oreilles, et je voudrais, s’il était possible, que tu n’en entendisses pas d’autres.

(6) Convenant à tous ceux qui se proposent d’avoir une belle vie, il me semble en effet qu’elles ont pour toi encore plus de valeur que pour les autres. On fonde sur toi, sur ton zèle à égaler mon activité, à parvenir aux mêmes honneurs, à la même réputation peut-être, de grandes espérances. Athènes et Cratippe t’ont, de plus, imposé une lourde tâche : tu as été, dans cette ville et auprès de ce maître, comme on va au marché, faire provision de connaissances utiles, pour eux et pour toi il serait tout à fait déshonorant que tu revinsses les mains vides. Rassemble donc tout ton courage, donne-toi toute la peine nécessaire (si le travail qu’on fait pour s’instruire n’est pas, plutôt qu’une peine, un plaisir), fais tout ce qu’il faudra pour qu’on ne puisse dire que tu t’abandonnes toi-même, alors que je ne te laisse, moi, manquer de rien. Mais voilà qui suffit ; souvent déjà, je t’ai adressé des exhortations de ce genre. Revenons à la partie de notre sujet qui reste à traiter.

(7) Panétius donc, l’auteur qui, sans contredit, a le mieux traité des obligations morales et que j’ai suivi, tout en le corrigeant parfois, distingue trois ordres de questions qu’on se pose et qu’on discute quand il s’agit de savoir ce qu’on doit faire : en premier lieu, l’acte envisagé est-il ou n’est-il pas conforme au principe dont l’observation donne de la beauté à la vie ; en second lieu, est-il utile ou inutile ; troisièmement s’il y a conflit entre ce qui paraît moralement bon et ce qui est utile, comment peut-on le discerner. Panétius a traité les deux premiers points dans ses trois premiers livres, quant au troisième il a écrit qu’il le traiterait plus tard, mais il n’a pas tenu sa promesse.

(8) J’en suis d’autant plus surpris que, suivant son disciple Posidonius, Panétius a encore vécu trente ans après la publication de ses trois premiers livres. Je suis surpris aussi que Posidonius se soit contenté d’effleurer ce sujet dans ses commentaires, alors surtout qu’il déclare qu’aucun n’est si nécessaire à considérer en philosophie.

(9) Je ne me range pas du tout à l’avis de ceux qui prétendent que, si Panétius n’en a rien dit, ce n’est pas par négligence mais bien à dessein, parce que, suivant lui, il ne peut jamais y avoir conflit entre l’utile et le moral et qu’il n’y a donc pas lieu d’en écrire. Ce peut être une question de savoir si ce point qui est le troisième dans la division admise par Panétius doit être traité, mais il est certain que Panétius avait résolu de le traiter et ne l’a pas fait. Si, en effet, des trois points d’une division, vous en traitez deux, il en reste nécessairement un troisième. Au reste, Panétius annonce, à la fin de son troisième livre, qu’il complétera plus tard son travail.

(10) À cette preuve vient s’ajouter un témoignage précieux, celui de Posidonius : dans une de ses lettres il a écrit que P. Rutilius Rufus, disciple lui aussi de Panétius, avait coutume de dire : De même qu’il ne s’est pas trouvé de peintre pour achever la Vénus de Cos laissée inachevée par Apelle (la beauté du visage enlevait tout espoir que le reste du corps pût l’égaler), de même nul n’osait, étant donné ce qu’était la partie composée par Panétius, entreprendre d’écrire la partie manquante.

[3,3] §

III. — (11) Il n’est pas possible donc de mettre en doute l’intention de Panétius, mais on peut examiner peut-être s’il a eu raison de vouloir adjoindre cette troisième partie à son étude sur la bonne conduite de la vie. Soit, en effet, que le beau soit le seul bien, comme le veulent les Stoïciens, soit que, suivant la doctrine de vos Péripatéticiens, on en fasse un souverain bien en comparaison duquel tout ce qui n’est pas lui est d’un poids négligeable, il n’est pas douteux qu’il ne peut y avoir conflit entre le beau ou le bien moral et l’utile. C’est pourquoi nous avons appris que Socrate maudissait les hommes qui commirent l’erreur de séparer ces deux notions naturellement inséparables. Les Stoïciens ont entendu ce principe comme signifiant que tout ce qui est moralement bon est utile, et que ce qui ne l’est pas, ne peut être utile.

(12) Si Panétius était de ceux qui disent qu’il faut honorer la vertu pour les avantages qu’elle procure, ou de ceux qui font du plaisir ou de l’absence de douleur, la mesure du désirable, il pourrait dire que parfois il y a conflit entre le bien moral et l’utile. Mais comme, selon lui, le seul bien est le beau, que ce qui lui est contraire ne peut avoir de l’utilité que l’apparence, que ni sa présence ne rend la vie meilleure, ni son absence pire, il semble qu’il n’aurait pas dû admettre une discussion où l’on oppose, comme choses comparables entre elles, le beau et l’utile.

(13) Dire en effet avec les Stoïciens que le souverain bien consiste à vivre conformément à la nature, cela signifie, je pense, qu’il faut toujours suivre la voie de la vertu et, quant au reste, rechercher les satisfactions que réclame la nature, pourvu qu’elles n’aient rien de contraire à la vertu. Cela étant, il y en a qui pensent que la comparaison ci-dessus visée est illégitime et qu’il n’y a pas de préceptes qui s’y rapportent. Et cette beauté morale, au plein sens du terme, ne se trouve que dans les sages et ne s’écarte jamais de la vertu. Chez ceux, en revanche, en qui la vertu n’est pas achevée, cette beauté parfaite ne peut exister en aucune façon, il y a seulement quelques semblants de beauté.

(14) Les règles de vie que nous exposons dans le présent ouvrage ont trait à cette moralité appelée moyenne par les Stoïciens : elles sont communes à tous et d’une application très étendue ; beaucoup d’hommes, grâce à d’heureuses dispositions naturelles, et par un progrès de la raison, s’élèvent à la moralité moyenne. Quant à cette action droite, comme ils disent, qui est parfaite, absolue, qui est la beauté dans sa plénitude, elle ne peut être en partage à personne, sinon au sage.

(15) Quand une action se conforme aux règles de la moralité moyenne, on la croit parfaite parce que le vulgaire généralement est incapable de voir la différence et, s’il la voit, la juge insignifiante. Ainsi en est-il à l’égard des poèmes, des tableaux et d’autres ouvrages : les non-connaisseurs y prennent plaisir et louent ce qui ne mérite pas d’éloge. Cela tient, je pense, à ce qu’il y a dans ces ouvrages un mérite d’une certaine sorte qui séduit les ignorants incapables de voir les défauts de chacun d’eux. Quand les connaisseurs les ont instruits, ils changent d’idée facilement.

[3,4] §

IV. — Cette moralité dont j’expose les règles dans le présent ouvrage, c’est encore une belle chose, mais de second ordre en quelque sorte suivant les Stoïciens et qui n’appartient pas en propre aux sages mais est commune à tout le genre humain.

(16) Tous ceux en qui existe quelque disposition à la vertu y trouvent des mobiles d’action. Quand on glorifie en effet le courage des deux Decius ou celui des deux Scipion ou encore qu’on donne à Fabricius le nom de juste, ce n’est pas à des sages qu’on demande un exemple de courage ou de justice. Aucun de ces hommes n’a été un sage au sens que nous voulons donner à ce mot, Marcus Caton et C. Laelius qui passèrent pour des sages et portèrent ce nom, n’ont pas non plus été des sages en ce sens, non plus d’ailleurs que les sept qu’on énumère en Grèce, mais, par la façon dont ils ont souvent conformé leurs actes aux règles de la moralité moyenne, ils ont acquis une certaine ressemblance avec les sages, ils ont fait figure de sages.

(17) Tel étant le cas il n’est permis de comparer ni la beauté parfaite avec l’utilité, ni même cette beauté commune, que cultivent ceux qui veulent avoir renom d’honnêteté, avec l’intérêt matériel, et il nous faut veiller sur cette beauté imparfaite à la mesure de notre compréhension tout autant que les sages sur la beauté absolue de leur vie. Impossible de l’entendre autrement si l’on veut qu’il y ait possibilité de progrès vers la vertu. Tout cela s’applique à ceux qu’on tient pour gens de bien parce qu’ils agissent comme il faut.

(18) Pour ceux qui font de l’intérêt et des avantages matériels la mesure du bien et ne veulent pas admettre que la beauté de la vie a un tout autre poids, ils ont accoutumé de mettre en balance la rectitude de la conduite avec ce qu’ils croient être l’utile, les gens de bien ne le font pas. Je pense donc que Panétius, quand il a dit que les hommes restent d’ordinaire hésitants au moment où il s’agit de savoir lequel l’emportera, n’a pas voulu dire autre chose que ce que signifie le mot employé : c’est une hésitation qui est ordinaire mais qui ne devrait pas être. Car en vérité, il est très laid, je ne dis pas seulement de préférer ce qui paraît utile à ce qui est beau, mais même de les mettre en balance et d’avoir le moindre doute sur le choix à faire. Comment se fait-il donc qu’il y ait doute parfois et qu’on doive examiner certains cas ? Je crois qu’il en est ainsi quand il faut déterminer le caractère de l’acte considéré.

(19) Souvent en effet les circonstances font qu’une action habituellement jugée immorale cesse de l’être à l’examen. Je veux donner un exemple qui traduise largement ma pensée. Quoi de plus criminel que de tuer, je ne dis pas un homme, mais un ami ? Est-ce donc se charger d’un crime ineffaçable que de tuer un tyran bien qu’il soit un ami ? Certes le peuple romain n’en juge pas ainsi, lui qui considère qu’entre toutes les belles actions, celle-là est la plus belle. Est-ce donc que l’utilité en pareil cas triomphe de la moralité ? Non, c’est l’utilité de l’acte qui fait sa moralité. Pour que nous puissions par suite juger sans erreur s’il y a conflit entre ce que nous connaissons qui est moral et ce que nous disons être utile, il faut formuler une règle dont l’observation nous garantisse contre tout manquement.

(20) Cette règle s’accordera surtout avec le principe et les enseignements des Stoïciens. Nous les suivons de préférence dans cet ouvrage parce que, s’il est vrai que les philosophes de l’ancienne Académie et les Péripatéticiens (ils ne se distinguaient pas les uns des autres à l’origine) ont attribué à la beauté morale une valeur supérieure à celle de l’utile apparent, le Portique a mis ce principe en une lumière plus claire en proclamant que tout ce qui est moralement beau semble utile et que nulle chose ne peut être utile qui n’est pas belle, tandis que les autres admettent que le beau peut n’être pas utile, l’utile ne pas être beau. Quant à moi, l’Académie à laquelle je me rattache me donne pleine liberté de défendre toute opinion qui se présente à moi comme hautement probable. Mais je reviens à la règle.

[3,5] §

V. — (21) Qu’un homme en dépouille un autre, qu’il tire avantage du préjudice causé à autrui, cela est plus contraire à la nature que la mort, que la pauvreté, que la douleur, que tous les malheurs pouvant arriver soit au corps, soit aux biens extérieurs. En premier lieu, en effet, pareille manière d’agir supprime la communauté humaine et brise le lien social. Si nous pouvions admettre que, pour son intérêt propre, chacun dépouille son semblable et lui fasse violence, la société humaine, qui est ce qu’il y a de plus conforme à la nature, se trouverait inévitablement dissoute.

(22) Si chaque membre était capable de penser qu’il acquerrait plus de vigueur en absorbant la vigueur du membre voisin, la conséquence nécessaire serait que tout le corps s’affaiblit et périt, et, de même, si chacun de nous s’empare du bien d’autrui et le détourne autant qu’il le peut à son profit, la société humaine et la communauté ne peuvent manquer d’être entièrement détruites. Que chacun aime mieux acquérir pour lui-même que pour autrui les choses nécessaires à la vie, on peut l’admettre sans faire violence à la nature, ce que la nature ne veut pas c’est que nous augmentions nos moyens d’existence, nos richesses, nos ressources de tout genre par la spoliation des autres hommes.

(23) Et ce n’est pas seulement la nature, c’est-à-dire le droit des gens, ce sont aussi les lois propres aux nations et qui assurent le maintien de l’État qui, d’un commun accord, posent ce principe : on n’a pas le droit dans son propre avantage de nuire à autrui. Le but, en effet, que visent les lois, ce qu’elles veulent qui soit, c’est que nulle atteinte ne soit portée au lien social et elles usent contre ceux qui le rompent de moyens de coercition tels que la mort, l’exil, la prison, l’amende. La raison immanente à la nature, qui est la loi divine et humaine, agit encore plus fortement dans le même sens : qui voudra lui obéir (tous ceux qui ont le désir de vivre selon la nature lui obéiront) ne se laissera jamais aller à convoiter le bien d’autrui ni à prendre pour lui-même ce qu’il aura ravi à un autre.

(24) L’élévation des sentiments, la grandeur d’âme et aussi la douceur des manières, la justice, la générosité sont choses bien plus conformes à la nature que le plaisir, que la vie, que les richesses ; mépriser ces biens prétendus, les tenir pour un pur néant au prix de l’intérêt commun, c’est le propre d’une âme grande et élevée.

(26) De même entreprendre de grands travaux, ne pas craindre la peine pour le bien et le salut de l’humanité, imiter cet Hercule qu’en mémoire de ses bienfaits les hommes ont voulu qu’il fût admis dans le conseil des dieux, cela aussi est bien plus conforme à la nature que de vivre retiré du commerce de ses semblables, je ne dis pas seulement affranchi de toute fatigue, mais alors même que, dans cette retraite, on goûterait tous les plaisirs, on serait gorgé de richesses, une éclatante beauté, une grande vigueur se joignissent-elles à ces avantages. Un homme qui a le cœur bien situé, l’esprit clair, préfère de beaucoup une vie d’utiles fatigues à une vie de mollesse. Il apparaît bien par là que l’homme obéissant à la nature ne peut faire de mal à un autre homme. Qui use de violence contre un autre pour obtenir lui-même quelque avantage, à moins qu’il ne croie ne rien faire qui soit contre la nature, juge donc que la mort, la pauvreté, la douleur, la perte même de ses enfants, celle de ses proches et de ses amis sont des maux qu’il faut détourner, fût-ce au prix d’une injustice quelconque. S’il croit n’avoir pas enfreint la loi de nature en violentant ses semblables, à quoi bon discuter avec lui : il supprime cela même qui fait qu’un homme est vraiment un homme. Si, au contraire, il pense qu’on doit éviter de commettre l’injustice, mais qu’il y a des maux bien pires à détourner de soi : la mort, la pauvreté, la douleur, il se trompe en ce qu’il croit que des malheurs ne frappant que le corps ou les biens de fortune sont plus graves que les maladies de l’âme.

[3,6] §

VI. — Le but qu’il faut donc se proposer avant tout, c’est d’identifier son intérêt particulier avec l’intérêt général : qui veut tout tirer à lui poursuit la dissolution de toute association humaine.

(27) Si la nature prescrit qu’un homme doit à un autre homme, quel qu’il soit, assistance pour cette seule raison qu’il est homme, il est nécessaire, selon le vœu de cette même nature, que l’intérêt commun soit l’intérêt de tous. S’il en est ainsi, la nature nous lie tous par une même loi et, cela étant, il est certain que la loi de nature interdit de faire violence à un autre homme. Le principe est vrai, la conséquence est donc vraie, elle aussi.

(28) Et c’est une thèse absurde que soutiennent ceux qui disent qu’il ne faut à la vérité rien prendre pour améliorer sa propre situation à son père ou à son frère, mais que la règle ne s’applique pas aux autres citoyens. Ils pensent donc qu’avec les autres citoyens ils n’ont aucun lien de droit, aucun lien social fondé sur un intérêt commun, c’est là une opinion qui détruit toute société politique. Pour ceux qui disent qu’il faut tenir compte des citoyens, mais non des étrangers, ils abolissent la société que forme le genre humain et causent ainsi la ruine complète de la bienfaisance, de la libéralité, de la bonté, de la justice. On doit les qualifier en conséquence d’impies envers les dieux immortels. Ils renversent en effet la société que les dieux ont établie entre les hommes et dont le lien le plus étroit est ce principe qu’il est plus contraire à la nature de dépouiller son semblable pour son propre avantage que d’affronter tous les coups de la fortune et tous les maux du corps, plus conforme à la nature en revanche de vouloir plutôt être utile aux autres que de jouir de tous les avantages de la fortune, de ceux du corps et des qualités de l’âme elle-même si la justice fait défaut. Car cette vertu est la maîtresse et la reine de toutes les vertus.

(29) Quelqu’un dira peut-être : « Un sage mourant de faim ne pourra-t-il enlever sa nourriture à un autre homme complètement inutile ? Un homme de bien, pour ne pas mourir de froid, ne prendra-t-il pas, s’il le peut, son vêtement à un Phalaris, tyran cruel et monstrueusement inhumain ? »

(30) Il est très facile de répondre. Si, pour ton propre avantage, tu dépouilles un homme qui n’est bon à rien, tu agis de façon inhumaine et contrairement à la loi de nature. Si cependant tu pouvais, en restant en vie, rendre de grands services à l’État et à la société humaine et si, pour cette raison, tu prenais quelque chose à un autre, il n’y aurait rien à redire. Ce cas mis à part, il faut que chacun supporte son mal plutôt que de prendre quelque chose du bien d’autrui. Ni la maladie donc, ni la pauvreté, ni quoi que ce soit de semblable n’est donc plus contraire à la nature que l’acte de s’emparer du bien d’autrui ou le sentiment de la convoitise, mais il est également contraire à la nature de déserter la cause commune, cela aussi est injuste.

(31) Ainsi la même loi de nature qui protège et concilie les intérêts des hommes, admet nettement qu’un sage, un bon citoyen courageux, dont la mort serait pour tous une grande perte, prenne pour sa subsistance l’avoir d’un être inactif et inutile, pourvu qu’agissant ainsi, il ne se laisse pas entraîner, par la trop haute opinion et l’amour excessif qu’il a de lui-même, à commettre l’injustice. Ainsi remplira-t-il sa fonction d’homme travaillant pour le bien commun et la société que je rappelle si souvent.

(32) Pour ce qui est de Phalaris, la solution est facile : entre nous et les tyrans, il n’existe pas de société, nous sommes d’un côté, ils sont de l’autre et il n’est pas contraire à la nature de dépouiller un homme qu’il serait beau de tuer si on le pouvait ; cette race impie, ce fléau doit être extirpé du genre humain. Tout comme en effet l’on coupe les membres dans lesquels le sang, la force vitale en quelque sorte commencent à manquer, parce qu’ils nuisent aux autres parties du corps, il faut retrancher du corps de l’humanité des êtres qui, sous une apparence humaine, ont la férocité, la cruauté d’une bête sauvage. C’est de cette nature que sont tous les problèmes moraux où il faut avoir égard aux circonstances.

[3,7] §

VII. — (33) C’est ainsi, je crois, que Panétius eût poursuivi l’exposition de son sujet, si quelque hasard ou d’autres occupations n’avaient pas contrarié son dessein. Il y a dans les livres précédents pour la solution de ces problèmes un nombre suffisant de préceptes permettant de voir quels actes il faut éviter à cause de leur immoralité, quels aussi ne sont pas interdits n’étant nullement immoraux. Mais, pour achever l’œuvre que j’ai commencée et qui touche à sa fin, pour couronner l’édifice, dirai-je, je vais faire comme les géomètres qui ne démontrent pas tous leurs principes mais postulent certaines propositions pour pouvoir établir leurs théorèmes ; je te demanderai, mon cher Cicéron, de m’accorder seulement, si tu le peux, que seul le beau doit être recherché pour lui-même. Si Cratippe ne le permet pas, tu admettras bien que le beau est ce qui doit le plus être recherché pour lui-même. L’un et l’autre principes, entre lesquels tu peux choisir, me suffisent, l’un et l’autre me semblent probables, et je ne puis en accepter aucun autre.

(34) Je dois tout d’abord laver Panétius du reproche d’avoir admis un conflit possible entre le moral et l’utile (cela il ne le pouvait pas), c’est entre le moral et ce qui a l’apparence de l’utile qu’il peut y avoir conflit selon lui. Rien n’est utile qui ne soit en même temps moral, rien n’est moral qui ne soit utile, lui-même l’atteste souvent et il soutient que le pire fléau pour la vie humaine a été l’opinion de ceux qui ont séparé l’une de l’autre ces deux notions. Il a donc compris dans sa recherche l’étude à laquelle se rapporte ce livre, non du tout pour que nous préférions jamais l’utile au moral, mais pour que nous portions sans hésiter un jugement sur les cas, s’il s’en rencontre, où il y a non pas conflit réel, mais apparence de conflit. C’est cette partie inachevée de son travail que j’entreprends de compléter sans aide, en volant, comme on dit, de mes propres ailes. De tous les écrits où est traité ce sujet depuis Panétius aucun, parmi ceux qui me sont tombés sous la main, ne m’a donné satisfaction.

[3,8] §

VIII. — (35) Quand un objet d’apparence utile se présente à nous, il fait sur nous impression. Mais si, avec quelque attention, l’on voit qu’à cette utilité apparente se joint de l’immoralité, il faut se persuader non qu’on doit renoncer à une chose utile mais qu’il ne peut y avoir d’utilité où il y a de l’immoralité. Si rien n’est si contraire à la nature que l’immoralité — la nature exige en effet de la rectitude, l’accord avec elle et avec soi-même — et si, d’autre part, rien plus que l’utile n’est conforme à la nature, il est bien certain qu’utilité et immoralité ne peuvent coexister dans le même objet. De même si nous sommes nés pour agir moralement, si la vie droite, comme le veut Zénon, est la seule chose que l’on doive rechercher ou du moins a un prix supérieur, comme l’entend Aristote, à tous les autres biens, nécessairement la rectitude ou la beauté de la vie est ou le seul ou au moins le souverain bien. Or ce qui est bon est certainement utile ; donc tout ce qui est moral est utile.

(36) L’erreur des hommes sans moralité consiste donc à se laisser entraîner par une apparence d’utilité et à croire qu’un acte immoral peut néanmoins être utile. De là, les armes homicides, les poisons, les faux testaments, le vol, le péculat, les exactions et le pillage dont sont victimes alliés et citoyens, de là encore cette ambition d’une richesse excessive, d’un pouvoir que son étendue rend insupportable, cette passion de régner dans une cité libre, la plus criminelle, la plus odieuse qui se puisse concevoir. Dans leur faux calcul, ils voient ce que rapporte matériellement le crime, ils ne voient pas le châtiment qu’il entraîne, je ne dis pas le châtiment légal auquel souvent ils se dérobent, mais l’immoralité elle-même, qui est la plus dure des peines.

(37) Laissons donc là cette mise en balance, criminelle et impie, où l’on se demande si l’on fera ce qu’on connaît qui est bien ou si l’on se souillera sciemment d’une mauvaise action. L’hésitation déjà est coupable, même si l’on ne va pas jusqu’au bout. Nulle délibération n’est admissible alors qu’il y a déjà laideur morale à délibérer.

(38) On doit écarter aussi de toute délibération la pensée, l’espoir que l’action coupable puisse rester secrète et cachée ; pour peu que nous ne soyons pas tout à fait ignares en philosophie, nous devons être persuadés que la cupidité, l’injustice, la lubricité, l’intempérance doivent être bannies radicalement, eussions-nous le pouvoir de nous dérober aux regards des hommes et des dieux.

[3,9] §

IX. — C’est à ce sujet que Platon a parlé de Gygès. De grandes pluies ayant entrouvert la terre il descendit dans un abîme et aperçut, d’après la légende, un cheval d’airain ayant des portes dans les flancs ; quand il les eut ouvertes il vit le cadavre d’un homme de taille plus qu’ordinaire qui avait au doigt un anneau d’or. Il l’enleva, le mit lui-même à son doigt puis, berger du roi, se rendit à l’assemblée des bergers. Là, quand il tournait vers la paume de la main le chaton de l’anneau, personne ne le voyait, tandis qu’il voyait tout ; il redevenait visible quand l’anneau avait repris sa juste place. Mettant à profit cette propriété de l’anneau, il eut avec la reine un commerce adultère, avec son aide tua le roi et supprima tous ceux qu’il pensait lui faire obstacle, sans que personne pût le voir tandis qu’il commettait ces crimes. Il devint ainsi brusquement roi de Lydie par la grâce de cet anneau. Que l’on suppose un sage en possession de ce même talisman, il ne croirait pas qu’il lui fût permis de faire le mal plus que s’il ne l’avait pas. Pour l’homme de bien, ce n’est pas le secret, c’est la moralité qui est à rechercher.

(39) Certains philosophes, sans malice mais trop peu pénétrants, disent que c’est là une fiction, un récit tout imaginaire qu’a reproduit Platon, comme s’il avait jamais affirmé la vérité ou la possibilité des faits rapportés. La signification de cet anneau et de cette histoire est la suivante : à supposer que personne ne dût jamais savoir, ni même soupçonner ce que j’aurai fait pour m’assurer la richesse, le pouvoir, pour parvenir à dominer ou satisfaire mon appétit sensuel, devrai-je le faire, si j’ai l’assurance que les hommes et les dieux l’ignoreront toujours ? Ils nient qu’on puisse avoir pareille assurance. Il est vrai qu’on ne peut l’avoir. Mais, je le demande, à supposer qu’on puisse avoir ce qu’ils nient qui soit possible, que fera-t-on ? Ils s’en tiennent obstinément à leur première réponse. Ils disent que le secret ne peut être garanti et n’en démordent pas, ils ne voient pas où tend la question. Quand nous leur demandons ce qu’ils feraient s’ils étaient assurés du secret, nous ne demandons pas si le secret est possible ; nous les pressons, les torturons en quelque sorte pour les obliger à reconnaître, s’ils répondent que, sûrs de l’impunité, ils feront tout ce qui leur rapportera quelque avantage, qu’ils sont des criminels et, s’ils font une réponse négative, à concéder que les actions moralement coupables doivent être fuies pour cette seule raison qu’elles le sont.

[3,10] §

X. — (40) Il se présente souvent des cas où l’âme peut être troublée par une apparence d’utilité ; il ne s’agit plus de se demander si l’on doit enfreindre la loi morale en raison du grand avantage qu’on pourra s’assurer de la sorte, cela serait déjà une faute grave, mais si l’acte qui paraît avantageux est de ceux que la morale ne condamne pas. Quand Brutus enleva ses pouvoirs à son collègue Collatin, il pouvait sembler qu’il y eût là une injustice ; car, au moment de l’expulsion de la famille royale, Collatin s’était associé au dessein de Brutus et l’avait aidé à l’exécuter. Toutefois les principaux citoyens avaient décidé qu’il fallait proscrire toute la parenté du Superbe, le nom de Tarquin et le souvenir de son règne ; cela était utile, c’était pour le bien de la patrie, si conforme à la droite morale, que Collatin lui-même devait en juger ainsi. Ainsi l’utile prévalut parce qu’il était moral, à défaut de quoi il n’aurait même pu être utile.

(41) Autre est le cas du roi qui fonda Rome. Une apparence d’utilité le détermina : régner seul lui parut plus avantageux que régner avec son frère et il tua son frère. Il faillit à la piété, à l’humanité, pour obtenir ce qu’il croyait être un avantage et qui n’en était pas un, il mit en avant la défense de la muraille pour donner à son acte un semblant de moralité et ce précepte n’était ni louable ni suffisant. Il a donc mal agi, dirai-je sans vouloir offenser Quirinus ou Romulus.

(42) Il ne faut pourtant pas abandonner notre propre intérêt et livrer aux autres ce dont nous-mêmes avons besoin ; à chacun de défendre le sien autant que cela est possible sans injustice. Chrysippe, en cette matière comme dans mainte autre, a dit le mot juste : « Le coureur qui s’élance dans le stade doit ne rien négliger, faire les plus grands efforts pour vaincre, mais il ne doit sous aucun prétexte mettre le pied sur son concurrent ou le repousser de la main ; de même, dans la vie, s’il n’y a pas d’injustice à chercher son profit, on n’a pas le droit d’enlever le sien à un autre. »

(43) C’est dans l’amitié surtout que la vérité morale est difficile à discerner, parce qu’il est également coupable de ne pas faire pour ses amis ce qu’on peut sans s’écarter de la voie droite et de commettre pour les servir une injustice. Il y a cependant à cet égard une règle courte et claire. Tout ce qui paraît utile, honneurs, richesses, plaisirs et autres choses du même genre, il ne faut jamais le faire passer avant l’amitié. Mais un homme de bien ne fera jamais pour un ami rien qui soit contraire à l’intérêt public, au serment, à la loyauté, même s’il se trouve avoir à juger son ami. Il dépouille en effet la qualité d’ami quand il revêt celle de juge. Tout ce qu’il pourra concéder à l’amitié, c’est de préférer que la cause de son ami soit bonne, et de lui accorder pour la plaider autant de temps que la loi le permet.

(44) Mais quand, lié par le serment, il devra prononcer la sentence, qu’il se rappelle qu’il a un témoin qui est Dieu, c’est-à-dire, comme je crois, sa conscience, le don le plus divin que Dieu lui-même ait fait à l’homme. Ce serait une très belle formule de demande à adresser au juge, si nous l’observions en vérité, que celle que nous ont transmise nos ancêtres « Qu’il fasse tout ce qu’il peut faire sans manquer à son serment. » Pareille formule vise précisément ce que je viens de dire qu’un juge peut justement accorder à un ami. S’il nous fallait faire tout ce que veulent nos amis, ce ne serait plus de l’amitié qu’il y aurait entre eux et nous, nous serions tels que des conjurés.

(45) Je parle ici des amitiés communes car, entre sages, entre hommes d’une vertu accomplie, il ne peut rien y avoir de tel. Entre Damon et Phintias, Pythagoriciens, il y avait à ce qu’on rapporte une affection telle que Denys le tyran, ayant fixé le jour où devait périr l’un d’eux et le condamné ayant demandé un délai pour recommander sa famille à ses amis, l’autre se porta caution pour lui, acceptant de mourir en cas que son ami ne revînt pas. Il revint au jour dit et le tyran, dans son admiration de leur fidélité, demanda qu’ils l’admissent en tiers dans leur amitié.

(46) Quand donc on compare ce qu’il y a dans l’amitié de moralement beau avec ce qu’il y a d’utilité apparente, il faut négliger l’utile et croire que le beau seul importe et quand, au nom de l’amitié, on nous demande une action dépourvue de toute beauté, il faut mettre au-dessus de l’amitié le respect de la morale et les engagements pris.

[3,11] §

XI. — C’est surtout dans les affaires de l’État qu’une apparence d’utilité fait commettre des actions mauvaises. Telle fut pour nous la ruine de Corinthe. Les Athéniens agirent plus cruellement encore quand ils décidèrent de couper le pouce aux habitants d’Égine trop bons marins. Cela parut utile : en raison de sa proximité, Égine était une menace pour le Pirée. Mais la cruauté jamais n’est utile, rien n’étant plus contraire à ce que la nature, que nous devons suivre, attend de l’homme.

(47) C’est encore très mal de chasser de la ville et de proscrire les étrangers, comme l’a fait Pennus au temps de nos pères et plus récemment Papius. Il est juste de ne pas souffrir qu’un non-citoyen s’arroge les droits d’un citoyen et c’est ce qu’ordonne la loi que firent voter deux très sages consuls, Crassus et Scévola, mais il est inhumain d’interdire aux étrangers le séjour d’une ville. Ce qui est beau, c’est de juger méprisable un prétendu intérêt public au prix d’une noble attitude. Notre république a souvent donné pareil exemple et plus que jamais dans la deuxième guerre punique, lorsque, après le désastre de Cannes, elle montra plus de fierté d’âme qu’à aucun moment dans les années heureuses : on ne donna nulle marque de crainte, on ne parla pas de faire la paix. Tel est le pouvoir de la noblesse vraie : elle rejette dans l’ombre l’intérêt illusoire.

(48) Les Athéniens, alors qu’il leur était impossible d’empêcher la submersion de leur pays par les Perses, décidèrent d’abandonner leur ville, de laisser à Trézène leurs femmes et leurs enfants, de monter ensuite sur leurs navires et de défendre avec leur flotte la liberté de la Grèce. Un certain Cyrsilos conseillait de rester dans Athènes et d’y accueillir Xerxès ; on le lapida. Le parti qu’il voulait qu’on prît pouvait paraître avantageux, mais il ne saurait y avoir avantage où il y a déshonneur.

(49) Thémistocle, après qu’on eut dans cette guerre acquis la victoire sur les Perses, déclara dans l’assemblée qu’il avait conçu un projet pouvant assurer la grandeur d’Athènes mais dont la divulgation présentait des dangers ; il demanda en conséquence que le peuple désignât un citoyen auquel il en donnerait communication. On désigna pour l’entendre Aristide, et Thémistocle lui dit qu’il était possible de mettre secrètement le feu à la flotte lacédémonienne rassemblée à Gythée, après quoi la puissance des Lacédémoniens se trouverait nécessairement anéantie. Quand il eut pris connaissance de ce projet, Aristide revint dans l’assemblée impatiente et dit que le dessein formé par Thémistocle était en effet très avantageux mais aussi très déloyal. Les Athéniens jugèrent qu’un acte déloyal ne pouvait même pas être utile et, s’en remettant au jugement d’Aristide, rejetèrent un projet qu’ils ne connaissaient même pas. Ils ont mieux agi que nous qui ne réprimons pas la piraterie et imposons des tributs à des alliés.

[3,12] §

XII. — Tenons donc pour établi que jamais n’est utile ce qui est contraire à la droiture, même quand nous croyons y trouver notre avantage. C’est déjà un malheur de croire à l’utilité d’une vilaine action.

(50) Il y a toutefois des cas fréquents où il semble qu’il y ait opposition entre la droiture et l’utilité et où il faut examiner en conséquence si cette opposition est réelle ou si la conciliation est possible. De cette nature sont des problèmes tels que celui-ci : supposons un honnête négociant venu d’Alexandrie à Rhodes avec une importante cargaison de blé dans un moment où, à Rhodes, on souffre d’un manque complet de vivres et d’une véritable famine ; il sait d’autre part que plusieurs négociants sont partis d’Alexandrie, il a vu dans sa traversée des navires chargés de blé à destination de Rhodes ; doit-il le dire aux Rhodiens ou garder le silence pour vendre sa cargaison plus cher ? Nous supposons qu’il est un sage, un homme de bien : s’il juge qu’il est malhonnête de cacher aux Rhodiens ce qu’il sait, il ne le leur cachera pas, mais il se demande si vraiment c’est malhonnête et nous nous demandons, nous, ce qu’il faut penser de cette consultation qu’il a avec lui-même.

(51) Dans des cas semblables, Diogène de Babylone, un grand Stoïcien et qui a une juste autorité, et son disciple Antipater, d’esprit très pénétrant, ne jugent pas de même. Antipater veut qu’on dise tout, que l’acheteur n’ignore rien de ce que sait le vendeur. Diogène soutient qu’il faut faire connaître les défauts de la marchandise, tout autant que l’ordonne le droit civil et, pour le reste, s’abstenir de tout artifice et qu’ensuite, puisque l’on vend, on veut vendre le mieux possible : « J’ai apporté ma marchandise, je l’ai offerte, je ne la vends pas plus cher que les autres, peut-être même moins cher quand la marchandise abonde. À qui fais-je tort ? »

(52) Antipater de son côté raisonne ainsi : « Que dis-tu ? toi qui dois travailler au bien des hommes, servir la société humaine, toi à qui la nature, en ce qu’elle a de plus essentiel, commande de tenir ton intérêt pour identique à l’intérêt commun et inversement l’intérêt commun pour identique au tien, tu cacherais aux hommes la venue prochaine en abondance des aliments nécessaires à leur vie ? » Diogène répondra peut-être : « Autre chose est de cacher, autre chose de taire ; je ne cache rien en ne te disant pas maintenant quelle est la nature des dieux, en quoi le souverain bien consiste, et pareille connaissance te serait plus utile que celle d’une chose misérable comme le prix du blé. Mais je ne suis pas tenu de te dire tout ce qu’il peut t’être utile de savoir. »

(53) — « Oui, tu le dois, dira Antipater, si tu te rappelles qu’il existe entre les hommes un lien de société voulu par la nature. » — « Je me le rappelle, répliquera Diogène, mais cette société est-elle donc telle qu’elle supprime toute propriété personnelle ? S’il en est ainsi, il n’y a plus à parler de vente, il faut donner. »

[3,13] §

XIII. — Comme tu le vois, dans toute cette discussion on ne dit pas : « Je ferai telle chose bien qu’elle soit malhonnête parce que j’y ai avantage » ; on dit l’affaire est avantageuse sans être malhonnête.

(54) Et l’adversaire répond : il ne faut pas la faire parce qu’elle est malhonnête. Soit maintenant un honnête homme qui veut vendre sa maison à cause de certains défauts qu’il sait qu’elle a et qu’ignorent les autres : elle est malsaine et on la croit salubre, on ignore que dans toutes les chambres apparaissent des serpents, que la charpente est mauvaise et menace ruine. Tout cela, nul ne le sait que le propriétaire. Je demande si le vendeur qui n’en dirait rien aux acheteurs et vendrait, en conséquence, sa maison à un prix beaucoup plus élevé qu’il ne pensait, agirait de façon malhonnête et injuste. « Certes, répond Antipater. Quelle différence y a-t-il entre le refus de montrer son chemin à un voyageur égaré, manque d’humanité voué par les Athéniens à l’exécration publique, et un silence ayant pour effet qu’un acheteur abusé se précipite tête baissée dans un piège ? C’est pis encore que de ne pas indiquer le bon chemin, puisqu’on induit à dessein un autre homme en erreur. »

(55) Diogène de répliquer : « On ne t’a pas obligé d’acheter, on ne t’y a même pas exhorté. Le vendeur a voulu se débarrasser d’une maison qui lui déplaisait, toi, tu as acheté une maison qui te plaisait. Si des gens qui affichent : maison de campagne agréable et bien construite, ne sont pas considérés comme des trompeurs, même si cette maison n’est ni agréable ni construite suivant les règles, a fortiori en sera-t-il de même pour qui n’a même pas vanté sa maison. Quand l’acheteur a pu juger par lui-même, comment peut-on parler de fraude ? Si le vendeur ne répond pas de toutes les qualités qu’il a déclaré qu’avait la chose vendue, pourquoi veux-tu qu’il réponde d’une qualité qu’il ne lui a pas attribuée ? Quoi de plus insensé, de la part d’un vendeur, que d’étaler les défauts de ce qu’il veut vendre ? Ne serait-il pas absurde qu’un crieur public annonçât par ordre du propriétaire maison insalubre à vendre ? »

(56) Il arrive donc dans certains cas douteux que, d’un côté, on défende la bonne foi, que, de l’autre, on plaide la cause de l’utile en soutenant que, non seulement le parti avantageux peut être suivi honorablement, mais qu’il y a même un sérieux inconvénient moral à ne pas le suivre. Telle est l’opposition qui paraît souvent exister entre une manière profitable d’agir et une manière loyale. Il faut porter un jugement sur ces différents cas : nous n’y avons pas fait allusion pour poser seulement la question, mais pour la résoudre.

(57) Il me semble donc que ni ce négociant en blé ne devait cacher quoi que ce fût aux Rhodiens, ni le propriétaire qui voulait vendre sa maison, aux acheteurs. Cacher quelque chose en pareil cas, ce n’est pas seulement ne pas dire, c’est vouloir, parce qu’on y a profit, que ceux qui ont intérêt à savoir, ignorent. Qui ne voit de quelle sorte est cette façon de dissimuler et de quelle nature d’homme elle est l’indice ? Certes, ce n’est pas d’un homme ouvert et franc, d’un cœur droit qui aime la justice et, pour tout dire, d’un homme de bien, c’est plutôt le fait d’un être ténébreux et rusé, d’un trompeur artificieux, d’un expert en malice, d’un vétéran de la fourberie. Peut-on considérer comme chose utile de se voir appliquer ces noms flétrissants ?

[3,14] §

XIV. — (58) S’il faut blâmer la réticence, que penser de ceux qui parlent pour tromper ? C. Canius, un chevalier romain, qui ne manquait ni d’esprit ni de culture, était venu à Syracuse non pour affaires mais pour y prendre du repos, ainsi qu’il le disait lui-même. Il disait à tout venant qu’il voulait acheter une maison de campagne où il pût recevoir ses amis et passer de bons moments sans craindre les fâcheux. Le bruit s’en répandit et un certain Pythius, un changeur syracusain, c’est tout dire, vint lui raconter qu’il avait une maison de campagne, qu’elle n’était pas à vendre mais qu’il la mettait à l’entière disposition de Canius ; en même temps, il l’invita à y venir dîner le jour suivant. Canius ayant accepté, Pythius à qui son métier de changeur donnait des moyens d’action sur des gens de toute classe, fit appeler les pêcheurs, leur demanda de venir pêcher le jour suivant devant sa maison de campagne et leur donna ses instructions. Canius arrive pour dîner à l’heure dite, Pythius avait préparé un repas somptueux, les barques se pressent devant les yeux des convives, chaque pêcheur apportant ce qu’il vient de prendre, les poissons tombent en masse aux pieds de Pythius.

(59) Alors Canius : « Qu’est-ce là, Pythius ? Tant de poissons et tant de barques ? » Pythius de répondre : « Quoi d’étonnant ? Tout le poisson de Syracuse est ici, c’est ici qu’on fait provision d’eau, ces pêcheurs ne sauraient se passer de ma maison. » Alors Canius s’enflamme, il presse Pythius de vendre, Pythius d’abord fait des difficultés. Inutile de dire que Canius finit par avoir gain de cause. Appâté comme il l’a été, cet homme riche paie le prix que veut Pythius et achète tout en bloc. On passe un contrat, l’affaire est faite. Le jour suivant, il invite ses amis, arrive lui-même de bonne heure ; il n’aperçoit pas le moindre aviron. Il s’enquiert auprès du voisin le plus proche : est-ce donc un jour de fête pour les pêcheurs qu’on n’en voit aucun. « Pas que je sache, lui répond le voisin, mais il ne vient jamais de pêcheurs par ici ; je m’étonnais fort de ce que je voyais hier. »

(60) Canius de s’indigner ; mais que pouvait-il faire ? Mon collègue et ami C. Aquilius n’avait pas encore formulé ses instructions sur le dol, au sujet desquelles, quand on lui demandait ce que c’est que le dol, il répondait que c’est feindre une chose et en faire une autre, définition très juste donnée par un expert en la matière. Pythius donc et tous ceux qui feignent comme lui sont des gens perfides, malhonnêtes et pleins de malice. Leurs actes ne sauraient être utiles puisque ce sont des vilenies.

[3,15] §

XV. — (61) Que si la définition d’Aquilius est juste, il faut bannir de la vie toute feinte, toute dissimulation. Un honnête homme, qu’il veuille vendre ou acheter, n’usera jamais de pareil moyen pour faire une meilleure affaire. Et le dol était réprimé même par la loi, les douze Tables punissaient le tuteur indélicat, la loi Plaetoria les pièges tendus aux mineurs, aucun texte législatif enfin n’est nécessaire aux tribunaux pour juger quand le plaignant fait appel à la bonne foi. Dans d’autres affaires judiciaires, certaines formules ont une haute signification : ainsi dans le cas d’une séparation de biens entre époux : autant qu’il est bon et juste, dans un contrat de nantissement : comme il est d’usage entre honnêtes gens. Mais quoi ? une formule comme autant qu’il est bon et juste laisse-t-elle place à une tromperie quelconque ? Et quand on dit comme il est d’usage entre honnêtes gens, est-il encore possible d’agir de façon dolosive ou malintentionnée ? Le dol, suivant Aquilius, consiste à feindre ce qui n’est pas. Il faut donc bannir tout mensonge des contrats. Le vendeur ne doit donc pas aposter un homme de paille qui pousse aux enchères, ni l’acheteur un faux compétiteur. L’un et l’autre, quand il s’agira de fixer le prix, ne doivent avoir qu’une parole.

(62) Quintus Scévola avait demandé qu’on lui fît connaître ferme le prix d’un fonds de terre qu’il voulait acheter et, quand le vendeur l’eut fait, il dit que son estimation à lui était plus élevée et ajouta cent mille sesterces. Personne ne contestera que cette façon d’agir est d’un honnête homme ; elle n’est pas, dira-t-on, d’un homme qui entend sagement son intérêt, c’est comme s’il avait vendu son bien à un prix inférieur à celui qu’il aurait pu en tirer. C’est précisément là qu’est le mal : on oppose la droiture à la sage entente de l’intérêt. Ennius dit à ce sujet : « N’est point sage qui est incapable de se bien servir lui-même. » J’approuverais si j’étais d’accord avec Ennius sur le sens de ce mot : se bien servir soi-même.

(63) Je vois qu’Hécaton, de Rhodes, un disciple de Panétius, dit, dans l’ouvrage qu’il a dédié à Q. Tubéron : « Il est d’un sage d’avoir souci de son propre avoir sans rien faire de contraire aux coutumes, aux lois et aux institutions en vigueur. Ce n’est pas seulement pour nous-mêmes que nous voulons être riches, c’est pour nos enfants, nos proches, nos amis et surtout dans l’intérêt de l’État. Les ressources, les fortunes des particuliers font la richesse de la cité. » Ce moraliste n’aurait certes pas goûté le désintéressement qu’a montré Scévola dans l’affaire dont je parlais ci-dessus. Il ne s’interdit en effet, pour grossir son avoir, que ce qu’interdisent les lois et coutumes.

(64) Il n’y a pas là de quoi se glorifier et on ne peut lui en savoir beaucoup de gré. Mais si le dol consiste dans la feinte et la dissimulation, il y a bien peu d’affaires qui en soient exemptes et si l’honnête homme est celui qui fait du bien, autant qu’il peut, autour de lui et ne fait de mal à personne, nous aurons quelque peine à trouver un honnête homme. Pour conclure donc, il n’est jamais utile de mal faire et, parce qu’il est toujours beau d’être un honnête homme, cela est toujours utile.

[3,16] §

XVI. — (65) Pour ce qui est des propriétés immobilières, la législation civile ordonne que le vendeur fasse connaître les défauts dont lui-même a connaissance. Suivant les douze Tables, seules engageaient sa responsabilité les déclarations faites par lui sur une demande expresse de l’acheteur et la peine encourue était d’avoir à payer le double du dommage causé, la jurisprudence punit aussi la réticence. Les jurisconsultes ont décidé en effet que le vendeur était responsable de tout défaut pouvant exister dans la propriété dont il avait connaissance, à moins qu’il ne l’eût expressément déclaré.

(66) C’est ainsi que les augures qui devaient exercer leur art au Capitole ayant ordonné la démolition de la partie trop élevée et gênante pour eux d’une maison que possédait Tib. Claudius Centumalus sur le mont Caelius, il fit annoncer la vente de tout un pâté de maisons qu’acheta P. Calpurnius Lanarius. Ce dernier reçut des augures la même invitation à démolir. Après qu’il eut obéi à cette injonction, comme il savait que la mise en vente était postérieure à l’ordre de démolition donné par les augures, il déféra Claudius au magistrat et, invoquant la bonne foi, demanda qu’une juste réparation lui fût accordée. C’est M. Caton, le père de notre ami, qui prononça la sentence (d’autres hommes héritent du nom de leurs pères, celui-là en porte un qu’a rendu éclatant le fils qu’il engendra). Ayant à juger ce cas donc, Caton prononça que Claudius, ayant eu connaissance de l’obligation imposée par les augures et l’ayant tué, devait indemniser l’acheteur.

(67) Il considérait donc qu’il y avait eu de la part du vendeur manque de bonne foi puisqu’il avait su quelle servitude grevait sa maison. Si Caton a bien jugé, le négociant en blé agit mal en gardant le silence et aussi le propriétaire de la maison malsaine. Toutes les réticences de cette sorte ne peuvent pas être prévues cependant par le droit civil, mais celles qui le sont, il faut les tenir pour punissables. Un de mes parents, M. Marius Gratidianus, avait vendu à C. Sergius Orata une maison qu’il lui avait achetée quelques années auparavant. Elle était astreinte à une servitude et, au moment de la vente, Marius ne l’avait pas déclaré. L’affaire fut portée devant le tribunal, Crassus plaidait pour Orata, Antoine pour Gratidianus. Crassus invoquait le droit strict : « Le vendeur est responsable d’un défaut qu’il n’a pas fait connaître », Antoine au droit strict opposait l’équité : « Sergius n’ignorait pas ce défaut puisqu’il avait lui-même vendu cette maison, il n’était donc pas nécessaire de lui en parler et on ne l’avait pas trompé, puisqu’il savait quelle était la condition juridique de la chose qu’il achetait. » Pourquoi tous ces exemples ? Pour te faire connaître que nos aînés n’aimaient pas la rouerie.

[3,17] §

XVII. — (68) Les lois d’une part, les philosophes de l’autre répriment la fraude, mais ce n’est pas de la même façon ; les lois, autant qu’elles le peuvent, usent d’un mode positif de répression, les philosophes lui opposent la raison, l’intelligence. La raison demande qu’on s’abstienne de tout piège, de toute feinte, de toute tromperie. Est-ce dresser des embûches que de tendre un filet si l’on n’y attire pas, si l’on n’y pousse pas ? Les animaux sauvages eux-mêmes tombent souvent dans un piège, sans qu’aucun chasseur les poursuive. Quand vous annoncez une maison à vendre, qu’est-ce que l’écriteau sinon une sorte de panneau dans lequel un imprudent viendra donner ?

(69) Je vois bien qu’en raison de la corruption des mœurs, cette façon d’agir n’est pas flétrie par l’opinion ; ni la loi, ni la jurisprudence ne la punissent, mais la loi de nature l’interdit. Car il y a un lien (je l’ai souvent dit mais on ne saurait trop le répéter) qui unit tous les hommes en une société, la plus étendue qui soit ; entre ceux qui sont de même race, il y a une union plus étroite, elle est plus intime encore entre les membres d’une même cité. C’est pourquoi nos pères ont distingué le droit des gens du droit qui régit les rapports des citoyens entre eux : les prescriptions du droit civil ne s’étendent pas toutes au droit des gens, mais ce qui est du droit des gens doit être du droit civil. Nous n’avons pas, il est vrai, du droit pur et de sa sœur la justice une image coulée en bronze dur mais une simple esquisse. Plût au ciel que du moins elle réglât notre conduite ! La nature et la vérité ont servi de modèle à ceux qui l’ont tracée.

(70) De quel prix ne sont pas des formules telles que celles-ci : « afin que par toi et ta garantie je sois sauf de dommage », ou cette autre qui vaut son pesant d’or : « comme il convient d’agir entre honnêtes gens et sans intention de frauder ». Mais quels sont ceux qu’on peut dire honnêtes gens, qu’est-ce qu’agir honnêtement ? Voilà la grande question. Le grand pontife, Quintus Scévola, disait que les jugements qui avaient le plus de poids étaient ceux où était invoquée la « bonne foi » et le mot de bonne foi était, selon lui, le terme ayant le plus d’applications, employé qu’il était dans les tutelles, les actes de société, les prêts sur nantissement, les mandats, les achats et les ventes, le louage de services, les locations, dans tous les actes de la vie civile. Pour régler les contestations s’élevant entre contractants et, dans tous ces cas, délimiter les responsabilités, il fallait un juge d’esprit particulièrement vigoureux, d’autant que le plus souvent il se trouvait en présence de demandes reconventionnelles.

(71) Il faut donc bannir la tromperie astucieuse et cette rouerie qui veut se faire passer pour connaissance de la vie, pour prudence, mais diffère d’elle du tout au tout. La vraie prudence en effet consiste dans le discernement du bien et du mal et la rouerie, si toute action vilaine est un mal, met le mal au-dessus du bien. Ce n’est pas seulement quand il s’agit d’un immeuble que le droit civil, issu du sentiment naturel de la justice, punit la fraude et l’abus de confiance, dans la vente des esclaves aussi toute tromperie est interdite au vendeur. Suivant une ordonnance des édiles, il est responsable de leur santé, de leur état d’insoumission, des réclamations pour vols présentées par des tiers, toutes choses qu’il doit savoir. Le cas est différent quand les esclaves proviennent d’un héritage.

(72) On connaît par là, puisque la nature est la source du droit, que la nature réprouve toute façon d’agir par laquelle on tire profit de l’ignorance d’autrui. Il n’est pas de pire fléau dans la vie que la rouerie prise pour une intelligence supérieure et c’est là l’origine de l’opposition qui paraît exister dans tant de cas entre l’utile et ce qu’exige la moralité.

[3,18] §

XVIII. — (73) Mettons, si tu le veux bien, à l’épreuve quelqu’une de ces actions où le vulgaire peut-être ne voit rien de coupable : il ne s’agit ni d’assassinat, ni d’empoisonnement, ni de testament falsifié, de vol ou de péculat, crimes auxquels il faut opposer non des discours ou des considérations philosophiques mais les fers et la prison, il s’agit de choses que font des gens passant pour honnêtes. Des faussaires apportent de Grèce un prétendu testament de L. Minucius Basilus, possesseur de grands biens. Pour obtenir plus facilement que ce testament soit reconnu valide, ils comprennent parmi les légataires M. Crassus et Q. Hortensius, qui sont parmi les citoyens les plus influents de leur temps ; ces derniers, bien que soupçonnant le faux, acceptent de tirer, d’un crime dont ils ne se considèrent pas comme complices, un certain profit. Que penser de leur conduite ? Peut-on les absoudre ? je ne le crois pas et cependant j’ai été l’ami de l’un d’eux pendant sa vie et, quant à l’autre, je n’ai pas de haine contre lui maintenant qu’il est mort.

(74) Basilus avait voulu adopter M. Satrius, le fils de sa sœur, et l’avait institué héritier (je veux parler de ce Satrius qui, triste signe des temps, est le patron du Picenum et du territoire Sabin), il n’était donc pas juste que des citoyens comptant parmi les premiers de la cité eussent la fortune et que lui n’eût que le nom. Et si, comme je l’ai montré dans le premier livre, c’est commettre une injustice que ne pas en empêcher une quand on le peut, comment qualifier celui qui non seulement ne la combat point mais s’y associe ? À mes yeux, même un héritage légalement acquis n’est pas une belle chose quand il est le prix de caresses menteuses et de bons offices prétendus et non véritables. En pareil cas, il semble que la morale soit d’un côté, l’intérêt de l’autre. Erreur : la règle est la même pour les deux.

(75) Qui ne l’a pas compris, il n’est fraude ou mauvaise action qu’il ne soit exposé à commettre. Quand on se dit : voilà ce qui est bien mais voici ce qui est avantageux, on sépare audacieusement deux notions que la nature a jointes et c’est là l’origine de la fraude, de la malhonnêteté, du crime.

[3,19] §

XIX. — N’eût-il qu’à lever le doigt pour faire subrepticement mettre son nom dans un testament, un véritable honnête homme n’usera pas de cette faculté, alors même qu’il serait assuré que nul ne le soupçonnera jamais. Mais tu aurais donné à M. Crassus le pouvoir d’hériter par un tour de main de gens dont il n’était pas le véritable héritier, il aurait, tu peux m’en croire, dansé de joie en plein forum. L’homme juste, celui que nous jugeons qui est honnête, n’enlève rien à qui que ce soit pour se l’attribuer. S’admirer soi-même pour cela, c’est avouer qu’on ne sait pas ce que c’est que l’honnêteté.

(76) Mais si l’on veut éclaircir la notion trop confuse qu’on en a dans l’esprit, on arrivera toujours à cette conclusion que l’homme de bien est celui qui rend service autant qu’il peut autour de lui et ne fait de mal à personne, si ce n’est pour se défendre contre l’injustice. Mais quoi ? N’est-ce pas nuire que d’user d’une sorte de philtre pour écarter les héritiers naturels et prendre leur place ? « On se refusera donc à faire, dira quelqu’un, ce qui serait utile, avantageux ? » Non : on connaîtra que ce qui est injuste ne peut être utile. On ne peut être homme de bien aussi longtemps qu’on ne l’a pas compris.

(77) Alors que j’étais encore enfant, j’ai entendu raconter par mon père que C. Fimbria eut à juger M. Lutatius Pinthia, chevalier romain honorablement connu, qui s’était engagé à payer une certaine somme en cas qu’on pût prouver qu’il n’était pas un honnête homme. Fimbria lui déclara qu’il ne rendrait pas de jugement dans pareille affaire, ne voulant ni perdre de réputation un homme estimé s’il jugeait contre lui, ni avoir l’air de décerner à qui que ce fût un brevet d’honnêteté, alors que, pour y avoir droit, tant de belles qualités morales devaient se trouver réunies. Pour l’honnête homme donc tel que, non plus Socrate, mais Fimbria le concevait, rien ne peut être utile qui n’est pas moral. C’est pourquoi un homme de cette qualité n’osera jamais, je ne dis pas seulement rien faire, mais rien penser qu’il ne puisse avouer. N’est-il pas honteux que des philosophes puissent mettre en doute une vérité que des gens grossiers ne discutent même pas ? C’est une façon de dire proverbiale parmi eux : pour louer la loyauté, la probité de quelqu’un, ils disent qu’on pourrait jouer avec lui à la mourre dans l’obscurité. Que signifie ce langage sinon qu’une manière d’agir indigne d’un honnête homme ne peut être avantageuse alors même que nul ne pourrait établir qu’il y a eu tricherie ?

(78) Vois-tu que, suivant ce proverbe, on ne peut absoudre ni Gygès ni un homme qui, ainsi que je le supposais tout à l’heure, pourrait attirer à lui tous les héritages par un certain tour de main ? De même, en effet, qu’une action malhonnête, si cachée qu’elle soit, ne peut devenir honorable, il n’est pas possible de faire que malgré l’opposition, la résistance de la nature, elle devienne utile.

[3,20] §

XX. — (79) Mais, dira-t-on, la grandeur de l’avantage espéré peut motiver l’acte que la morale condamne. Marius, sept ans après sa préture, semblait ne plus exister : nul espoir de franchir la distance qui le séparait du consulat, nulle possibilité de poser sa candidature. Envoyé à Rome par Metellus dont il était le lieutenant, il accusa cet homme éminent, ce grand citoyen, qui était son chef, de traîner la guerre en longueur : qu’on le nommât consul, lui Marius, et en peu de temps il ferait tomber Jugurtha mort ou vif au pouvoir de Rome. On le nomma consul, mais il avait forfait à l’honneur et à la justice en rendant odieux par une accusation calomnieuse un excellent citoyen dont il était le lieutenant et qui lui avait confié une mission.

(80) Notre parent Marius Gratidianus, lui aussi, n’agit pas en honnête homme quand, lui étant préteur, les tribuns de la plèbe se joignirent au collège des préteurs pour établir en commun un règlement monétaire : le cours des pièces de monnaie était si incertain à ce moment-là que personne ne savait à quoi s’en tenir sur la valeur de ce qu’il possédait. On rédigea donc un édit, on fixa la peine encourue, on désigna la juridiction compétente et tous devaient dans l’après-midi monter à la tribune au forum. Ils s’en allèrent ensuite, chacun de son côté, mais Gratidianus se rendit droit du lieu de la séance au forum et proclama seul l’édit rédigé en commun. Incontestablement, cela lui fit grand honneur. Dans toutes les rues on lui dressa des statues, on brûla devant elles de l’encens, de la cire. Bref, nul homme n’a jamais été si populaire.

(81) Voilà un élément assez fréquent de trouble dans la délibération : le manquement paraît peu grave, le bénéfice attendu très grand ; enlever à ses collègues et aux tribuns leur part de la faveur populaire, cela n’est pas si mal, pensait Marius, devenir consul par cette manœuvre comme il se le proposait, cela lui semblait très utile. Mais il y a pour tous les cas une règle que je désire qui te soit bien connue : il faut que ce qui paraît utile n’ait rien de malhonnête, ou, si c’est malhonnête, qu’on ne le croie pas utile. Cela étant, pouvons-nous regarder ce premier Marius dont nous avons parlé ou cet autre Marius, notre parent, comme des hommes vraiment honnêtes ? Mets tes idées à l’épreuve, examine-les bien à fond, afin de voir à plein quelle est la forme propre de l’homme de bien, la notion que tu dois avoir de l’honnêteté. Cette notion comprend-elle le mensonge profitable, la calomnie, le tort fait à autrui, la tromperie ? Non certes.

(82) Est-il un objet d’un prix tel, un avantage si grand que, pour l’obtenir, tu consentes à te salir, à perdre ton renom d’homme de bien ? Que peux-tu attendre de cette utilité prétendue qui vaille ce qu’elle te ravit, si elle te coûte ta réputation d’honnête homme, si tu faux pour elle à la bonne foi et à la justice. Cacher sous une figure humaine une âme toute bestiale, est-ce bien différent d’être changé en bête sauvage ?

[3,21] §

XXI. — Que dire de ceux qui s’écartent de la voie droite et belle pour s’élever au pouvoir ? Ne font-ils pas comme Pompée qui voulut avoir pour beau-père l’homme sur l’audace duquel il comptait pour être puissant lui-même ? Il lui semblait utile de grossir sa propre influence de la haine inspirée par cet autre. Il ne voyait pas ce que pareille politique avait d’injuste pour la patrie, de peu honorable pour lui-même. Quant au beau-père, il avait toujours à la bouche des vers grecs des Phéniciennes que je traduirai comme je pourrai, d’une façon peu élégante peut-être, mais qui en fasse au moins comprendre le sens : S’il faut violer le droit pour régner on le violera ; pour tout le reste, on aura le respect des lois saintes. Bien coupable, Étéocle ou plutôt Euripide, qui excepte ainsi ce seul crime, le plus abominable de tous !

(83) Que sont donc ces menus forfaits que nous avons énumérés : héritages captés, marchés déloyaux, ventes frauduleuses ? Voilà un homme qui a voulu être le roi du peuple romain, le maître du monde, et qui est arrivé à ses fins ! Déclarer qu’une telle ambition est belle, c’est le fait d’un insensé, c’est approuver que les lois et la liberté périssent, c’est juger glorieux les coups affreux, détestables, sous lesquels ces biens succombent. Dira-t-on qu’à la vérité, il n’est pas beau de régner dans une cité qui a été libre et qui devait le rester, mais que cela est utile à celui qui a pu s’emparer du pouvoir ? Par quels reproches, par quelles invectives, le mot convient mieux, ne devrais-je pas m’efforcer de détruire une telle erreur ? Un crime contre la patrie, le plus odieux, le plus affreux des parricides, se peut-il, dieux immortels ! qu’il soit utile à qui que ce soit, ses concitoyens asservis eussent-ils décerné à l’auteur et au prisonnier de ce crime le titre de Père de la patrie ? C’est la valeur morale de l’acte qui en fait l’utilité et ces deux notions, moralité, utilité, j’entends bien que les termes qui les désignent sont différents, mais mon esprit en perçoit l’identité.

(84) Je ne me range pas à l’opinion du vulgaire qui croit que rien n’est plus avantageux que de régner, je trouve, moi, au contraire, quand ma raison veut se ranger à la vérité, qu’une royauté injustement conquise est ce qu’il y a de pire pour celui même qui l’exerce. Des terreurs anxieuses, des craintes qui ne cessent ni jour ni nuit, une vie tout entourée de pièges et de périls, tout cela peut-il faire une condition favorable ? Autour du trône, il y a beaucoup d’inimitiés et de déloyauté, peu de bienveillance, dit Attius. Et de quel trône s’agit-il, dans ce vers ? De celui que l’héritier de Tantale et de Pélops occupait légitimement. Combien plus d’ennemis penses-tu qu’a dû avoir un roi qui s’était appuyé sur la propre armée du peuple romain pour asservir le peuple romain et avait contraint à l’obéissance une cité non seulement libre mais habituée à commander aux nations ?

(85) De quels effondrements intérieurs l’âme de cet homme n’a-t-elle pas été le théâtre, de quelles blessures n’a-t-elle pas dû souffrir ? De quelle utilité pouvait lui être une vie dont la prolongation était inséparable de l’idée que celui qui la lui ravirait mériterait par cet acte la reconnaissance du peuple et s’assurerait dans l’histoire une des places les plus glorieuses ? Si donc il est vrai que les choses qui paraissent le plus utiles cessent de l’être quand s’y mêle, pour les déparer, l’oubli de ce qui seul donne à la vie sa beauté, nous devons croire que rien ne peut être utile que ce qui est bon moralement.

[3,22] §

XXII. — (86) C’est là un point sur lequel il ne peut vraiment pas y avoir de discussion au jugement de Fabricius que j’ai déjà invoqué et à celui du sénat. Alors que Pyrrhus nous faisait la guerre sans motif et qu’avec ce roi puissant et plein d’une généreuse ardeur nous luttions pour l’empire, un transfuge vint au camp de Fabricius et offrit contre récompense de retourner secrètement comme il était venu auprès de Pyrrhus et de lui administrer un poison mortel. Fabricius prit soin de le renvoyer à Pyrrhus et cette réponse lui valut des éloges du sénat. À s’en tenir à l’apparence cependant et à l’opinion de la multitude, il y avait avantage à terminer grâce à un transfuge une grande guerre et à se débarrasser d’un adversaire dangereux, mais il y avait aussi crime et déshonneur à triompher non par le courage mais par une félonie, dans une lutte pour le prestige de nos armes.

(87) Lequel était le plus utile et pour Fabricius qui fut à Rome ce qu’Aristide fut dans Athènes et pour le sénat qui jamais ne sépara de l’intérêt la dignité de l’attitude, était-ce de combattre l’ennemi par des armes loyales ou par le poison ? Si c’est pour la gloire qu’on recherche l’empire, aucun moyen criminel n’est admissible : il ne peut y avoir de gloire à commettre un crime. Si l’on a l’ambition du pouvoir pour lui-même et qu’on le veuille à tout prix, ce pouvoir déshonoré ne peut être utile. Il n’y avait rien d’utile dans l’avis que soutint L. Philippus, fils de Quintus : il voulait que les villes que Sylla avait, à prix d’argent, affranchies par un sénatus-consulte, fussent de nouveau astreintes à payer un tribut, sans qu’on leur rendît l’argent donné pour leur affranchissement. Le sénat suivit cet avis. C’est une tache pour l’empire de Rome : les pirates tiennent leur parole mieux que le sénat. « Mais l’on perçut ainsi de plus grosses sommes, c’était donc utile. » Jusques à quand osera-t-on dire qu’un procédé malhonnête est utile ?

(88) Un empire qui doit être environné d’un éclat glorieux, entouré de l’affection de ses alliés, peut-il trouver quelque avantage à perdre son renom et à se rendre odieux ? Aussi ai-je souvent différé d’avis avec Caton que j’aimais cependant. Il me semblait défendre avec une rudesse excessive le trésor public et les tributs, ne rien accorder aux fermiers des impôts, refuser beaucoup aux alliés ; nous devrions, disais-je, nous montrer généreux envers eux et, quant aux fermiers publics, il faudrait en user avec eux comme avec nos fermiers à nous, d’autant qu’il importe au salut de l’État qu’il y ait entente entre leur ordre et celui des sénateurs. Curion aussi eut tort quand, déclarant juste la revendication de la Gaule transpadane, il ajoutait toujours : « Que l’utilité l’emporte ! » Il eût mieux fait de chercher à prouver que la mesure demandée, n’étant pas avantageuse à la république, n’était pas une mesure de justice ; il se plaçait ainsi sur un terrain plus solide qu’en la proclamant juste mais non utile.

[3,23] §

XXIII. — (89) Le sixième livre du traité des Offices d’Hécaton est rempli de questions telles que celle-ci : est-il d’un honnête homme, en temps de grande disette, de ne pas nourrir ses esclaves ? Il examine le pour et le contre et finalement décide qu’il faut prendre le parti que commande l’intérêt plutôt que l’humanité. Soit, demande-t-il encore, un navire dont la cargaison doive être en partie jetée à la mer, jettera-t-on un cheval précieux ou un esclave de peu de valeur ? L’intérêt matériel est d’un côté, l’humanité de l’autre. — « Si, dans un naufrage, un insensé a réussi à se saisir d’une planche, un sage la lui arrachera-t-il s’il le peut ? » — « Non, cela serait injuste. » — « Mais le maître du navire ? Pourra-t-il reprendre son bien ? » — « Nullement, pas plus qu’il ne peut, en pleine mer, jeter un passager parce que le navire est à lui. Jusqu’à ce qu’on soit arrivé à destination, le navire appartient non au maître mais aux passagers. »

(90) — « S’il n’y a qu’une seule planche et deux passagers sages l’un et l’autre, se l’arracheront-ils ou l’un des deux la cédera-t-il à l’autre ? » — « Il faut la céder à celui dont la vie importe le plus ou pour lui-même ou pour la république. » — « Mais s’il y a égalité entre eux ? » — « Alors il n’y aura point de querelle, le sort décidera ou ils joueront et le vaincu cédera la planche au vainqueur. » — « Un père pille les temples, il creuse un souterrain pour arriver au trésor public, son fils le dénoncera-t-il aux magistrats ? » — « Ce serait un crime, il doit même défendre son père, si son père est accusé. » — « La patrie ne l’emporte donc pas sur toute obligation ? » — « Certes, mais il est de l’intérêt de la patrie elle-même que les citoyens observent la piété filiale. » — « Mais quoi ? Si le père aspire à la tyrannie, s’il veut trahir la patrie, le fils gardera-t-il le silence ? » — « Non assurément, il suppliera son père de renoncer à son projet. Si rien n’y fait, il lui adressera des reproches, le menacera même et, en dernière analyse, s’il voit que la patrie est en danger, il mettra son salut au-dessus du salut de son père. »

(91) Le même philosophe demande si un sage, ayant reçu sans y prendre garde des pièces de monnaie fausses pour des bonnes, pourra, quand il s’en sera aperçu, les donner comme bonnes en paiement à un débiteur. Diogène dit oui, Antipater dit non et je me range à son avis. — « Un homme qui vend du vin qu’il sait qui fermente, est-il tenu de le dire ? » Cela n’est pas nécessaire, pense Diogène, Antipater juge qu’un honnête homme le fera. Tels sont les cas donnant matière à discussion entre Stoïciens. « Quand on vend un esclave, faut-il déclarer ses défauts ? Je ne dis pas ceux dont la non-déclaration serait, selon le droit civil, cause d’annulation de la vente, mais d’autres tels que ceux-ci : il est menteur, joueur, enclin à la maraude, à l’ébriété. » L’un croit qu’il faut le dire, l’autre non.

(92) « Quelqu’un vend de l’or croyant que c’est de l’orichalque ; l’acheteur, s’il est un honnête homme, doit-il l’avertir ou acquérir pour un denier ce qui en vaut mille ? » Tu dois voir déjà et quel est mon avis et de quelle sorte est la controverse entre les deux philosophes que j’ai nommés.

[3,24] §

XXIV. — Faut-il toujours observer les conventions et les promesses, lorsqu’il n’y a eu, comme disent les préteurs, ni dol ni violence exercée ? — Quelqu’un a donné un remède à un hydropique et lui a fait promettre que, s’il guérissait, il n’userait jamais plus de ce médicament ; le malade guérit, quelques années plus tard retombe dans la même maladie et n’obtient pas de celui qui a reçu sa parole qu’il l’en dégage et lui permette de suivre le traitement qui le sauverait. Que doit-il faire ? Comme ce refus est inhumain et qu’il peut passer outre sans aucun préjudice pour son auteur, c’est à sa vie, et à sa santé qu’il pourvoira.

(93) Autre question : un sage est institué héritier d’un million de sesterces, mais celui qui lui a légué cette somme lui a demandé qu’avant d’en prendre possession il allât de jour danser publiquement au forum et il a promis de le faire parce qu’autrement l’héritage lui échappait. Doit-il tenir sa promesse ? J’aimerais mieux qu’il ne l’eût pas faite, c’eût été plus digne. Puisqu’il a promis, s’il juge honteux de danser en plein forum, le manquement à sa promesse sera plus honorable s’il ne prend rien de l’héritage que s’il le prend, à moins peut-être que dans un moment de danger grave, il n’abandonne tout l’argent qui lui revient à l’État ; la danse même, quand il s’agit de venir en aide à la patrie, cesse d’être inconvenante.

[3,25] §

XXV. — (94) On ne doit pas tenir les promesses dont l’exécution serait dommageable pour ceux même envers qui l’on s’est engagé. Le soleil, pour en revenir à la fable, avait promis à son fils Phaéton de lui accorder tout ce qu’il demanderait. Il souhaita monter sur le char de son père et y monta, mais, avant d’être parvenu au terme, la foudre le consuma. Combien il eût mieux valu dans un cas pareil que le père ne tînt pas sa promesse ! Que dire de celle dont Thésée réclama l’accomplissement à Neptune ? Ce dieu lui avait donné trois souhaits à former, et il demanda la mort de son fils Hippolyte qu’il soupçonnait d’avoir des pensées coupables sur sa belle-mère. Thésée obtint ce qu’il avait souhaité et ce fut pour lui un sujet de chagrin profond.

(95) Et Agamemnon ? Il avait fait vœu d’immoler à Diane ce que l’année verrait naître de plus beau et il sacrifia Iphigénie qui se trouva précisément être ce que l’année avait produit de plus beau. Mieux eût valu manquer à sa promesse que de commettre un crime si noir. Il y a donc quelquefois des promesses qu’il ne faut pas tenir et il y a aussi des cas où il ne faut pas rendre un dépôt. Un homme d’esprit sain t’a confié une épée, devenu fou il te la redemande. Tu serais coupable en la lui rendant, tu es moralement tenu de refuser. Ou encore quelqu’un t’a remis en dépôt une somme d’argent et ensuite prend les armes contre la patrie. Rendras-tu ce dépôt ? Je ne crois pas que tu doives le faire : ce serait agir contre la république, contre ce qui doit t’être le plus cher. Il y a ainsi bien des cas où une action qui paraît être en elle-même conforme à la morale cesse de l’être en raison des circonstances. Tenir ses promesses, demeurer fidèle aux engagements pris, rendre un dépôt, ce n’est plus bien agir quand au lieu de servir on nuit en le faisant. Mais je pense en avoir dit assez long sur l’utilité prétendue, qu’on décore faussement du nom de prudence, de manières d’agir contraires à la justice.

(96) Nous avons dans le premier livre ramené à quatre principes les obligations morales, ce sera y revenir que de montrer combien les actes, qui n’ont de l’utilité que l’apparence, sont contraires à toute vertu. Je l’ai fait pour la science de la vie, que la ruse a la prétention d’imiter, et pour la justice, dont la véritable utilité est inséparable. Restent deux formes de la moralité dont l’une consiste dans la grandeur, l’élévation, la noblesse de l’âme, l’autre dans la discipline et la mesure qui lui imposent la continence et la tempérance.

[3,26] §

XXVI. — (97) Il paraissait utile à Ulysse (tel du moins que le représentent les tragiques, car, dans Homère, qui est la meilleure autorité, il n’est soupçonné de rien de tel) de se soustraire à l’obligation de faire la guerre en simulant la folie. Dessein fort peu glorieux, il est vrai, mais, dira-t-on peut-être, ayant l’avantage de lui assurer un règne et une vie paisibles à Ithaque, entouré de ses parents, de sa femme, de son fils. Peut-on comparer un éclat quelconque acheté par des fatigues et des dangers quotidiens avec cette tranquillité ? Pour moi je la déclare méprisable et la repousse parce que je crois que, n’étant pas honorable, elle ne peut même pas être utile.

(98) Quelles paroles penses-tu qu’Ulysse aurait entendues s’il avait persisté dans cette simulation, lui qui, après bien des hauts faits, s’entend dire par Ajax :

« Après avoir le premier conseillé le serment que tous vous savez, seul il a manqué à l’engagement et, pour ne pas se joindre aux autres, commencé de simuler la folie. Si Palamède, perspicace, avisé, n’avait pas déjoué sa ruse audacieuse, il se fût jusqu’au bout dérobé à l’obligation qu’imposait la foi jurée. »

(99) Mieux valait pour Ulysse combattre non seulement l’ennemi, mais, comme il le fit, les flots soulevés que de déserter la cause de la Grèce se dressant d’un seul cœur contre les Barbares. Mais laissons là les fables et les exemples d’origine étrangère ; venons à des faits véritables tirés de notre histoire. M. Atilius Régulus, consul pour la deuxième fois, tomba en Afrique dans une embuscade qu’avait dressée le Lacédémonien Xanthippe, officier dans l’armée commandée par Hamilcar, le père d’Hannibal, et fut fait prisonnier. On l’envoya au sénat après lui avoir fait prêter serment de revenir à Carthage si la liberté n’était pas rendue à quelques Carthaginois d’un haut rang captifs des Romains. Arrivé à Rome il voyait bien quel parti avait pour lui un avantage apparent mais que, l’histoire le montre, il jugea non véritable demeurer dans sa patrie, vivre chez lui avec sa femme et ses enfants, considérant le malheur de ses armes comme une infortune ordinaire à la guerre, tenir enfin le rang de personnage consulaire. Qui voudra nier que ce soient là de précieux avantages ? Qui, je le demande ? La grandeur d’âme, le courage.

[3,27] §

XXVII. — (100) Réclames-tu des autorités plus hautes ? Le propre de ces vertus est de libérer de la crainte : on regarde de haut les accidents de la vie humaine, on sait qu’il n’en est pas qu’un cœur vaillant n’affronte. Que fit-il donc ? Il vint au sénat, parla de la mission dont il était chargé, refusa de se prononcer sur la demande carthaginoise : lié par le serment fait à l’ennemi, il n’était plus sénateur. Bien mieux (oh ! l’insensé, dira quelqu’un, oh ! l’homme ennemi de lui-même) il nia qu’il fût utile de rendre les prisonniers : c’étaient de jeunes hommes, de bons officiers, lui n’était qu’un vieillard accablé. On le crut, on garda les prisonniers et il revint à Carthage : ni l’amour de sa patrie ni celui des siens ne le retinrent. Il n’ignorait pas cependant qu’un ennemi très cruel, que des supplices raffinés l’attendaient, mais il croyait devoir tenir son serment. Et tandis qu’on évitait avec soin en le tuant tout ce qui aurait pu assoupir sa souffrance, sa condition était meilleure que si, vieillard prisonnier, consulaire parjure, il fût resté dans sa demeure.

(101) « Quelle folie de n’avoir pas conseillé la libération des prisonniers, d’en avoir dissuadé le sénat ! » Folie ? Comment cela ? Il a pensé au bien de l’État. Ce qui est nuisible à l’État peut-il être utile au citoyen ?

[3,28] §

XXVIII. — On renverse les principes qui sont les fondements naturels de la vie quand on sépare l’utilité de la moralité. Tous nous cherchons l’utile, nous sommes irrésistiblement portés vers lui et il ne peut en être autrement. Conçoit-on un homme qui ait son propre intérêt en aversion, ou plutôt conçoit-on un homme qui ne le poursuive de toute son ardeur ? Mais comme nous ne pouvons trouver notre intérêt véritable que dans une vie sans reproche, harmonieuse et belle, c’est l’harmonie et la beauté qui sont pour nous les premiers des biens, les biens suprêmes, et le mot d’utile s’applique à des objets propres à satisfaire nos besoins, mais sans noblesse.

(102) « Que signifie, dira-t-on, un serment ? Craignons-nous d’irriter Jupiter ? » Mais l’opinion commune de tous les philosophes, aussi bien de ceux qui conçoivent un Dieu toujours actif et créateur, que de ceux qui font de lui un oisif déchargé de toute affaire et n’imposant d’obligation à personne, est qu’un dieu ignore la colère et ne peut faire de mal. Et même irrité, quel mal Jupiter eût-il pu faire à Régulus qui fût pire que celui que Régulus s’est fait à lui-même ? Il n’y avait donc pas dans la religion, alors qu’il s’agissait pour Régulus de tels intérêts, de force qui pût ruiner la notion de l’utile. Régulus ne voulait pas se déshonorer ? Mais d’abord de deux maux le moindre. Ce déshonneur était-il un mal pire que le supplice enduré ? Et ensuite, comme le dit Attius : « Eh quoi ? tu manques à ton serment ? — À qui manque au sien je n’ai jamais rien dû et je ne dois rien. » Bien que dite par un roi impie, la parole est forte.

(103) De même, ajoute-t-on, qu’il nous arrive d’appeler utiles des choses qui ne le sont pas, de même il peut se faire que nous croyions belles des manières d’agir qui ne méritent pas d’être ainsi qualifiées. C’est ainsi qu’il paraît beau ; pour tenir son serment, de retourner à Carthage et d’y être supplicié, mais si l’on considère qu’une convention avec l’ennemi, imposée par la force, n’aurait pas dû être ratifiée, cela cesse d’être beau. « En revanche, dit-on encore, ce qui est de la plus grande utilité, même quand cela ne paraît pas beau pour commencer, le devient. » Tels sont à peu près les arguments dont on use contre Régulus. Examinons-les un à un.

[3,29] §

XXIX. — (104) « Régulus n’avait rien à redouter du courroux de Jupiter qui ignore la colère et ne fait point de mal. » Pas plus contre le serment de Régulus que contre tout autre cette raison n’a de valeur. Ce qui fait la force d’un serment, ce n’est pas la crainte, c’est son caractère propre. Le serment est un acte religieux d’affirmation et ce qu’on a affirmé qu’on ferait en prenant en quelque sorte Dieu à témoin, on doit le faire. Il ne s’agit pas d’échapper à la colère des dieux, qui ne menace personne, c’est une question de justice et de loyauté, Ennius l’a très bien dit : « Ô Bonne Foi, ton aile est tutélaire, ô serment par Jupiter. » Qui viole un serment attente à la Bonne Foi que nos ancêtres ont voulu, comme il est dit dans un discours de Caton, qui fût voisine au Capitole de Jupiter très bon, très grand.

(105) — « Mais même Jupiter irrité n’aurait pas fait à Régulus plus de mal qu’il ne s’en est fait lui-même. » Oui s’il n’y avait d’autre mal que la douleur. Mais loin d’être le pire des maux, la douleur n’est même pas un mal, suivant ce qu’affirment les philosophes de la plus haute autorité. Et ils ont l’appui d’un témoignage qui n’a rien de banal et que je ne vous permettrai pas de récuser, je serais plutôt d’avis qu’il n’en est pas qui ait plus de poids : c’est celui de Régulus. Quel témoin plus imposant pourrions-nous trouver que cet homme, le premier citoyen de Rome, qui, pour ne pas manquer à une obligation morale, va s’offrir de lui-même au supplice ? Quand on dit : « De deux maux le moindre » on sous-entend plutôt le déshonneur qu’une fin atroce. Je réponds, moi : est-il un mal pire que le déshonneur ? Si la laideur d’un corps difforme a quelque chose de choquant, que faut-il penser d’une âme donnant le spectacle hideux d’une véritable gangrène morale ?

(106) C’est cette laideur-là que les moralistes les plus rigoureux disent être le seul mal ; ceux qui sont moins sévères le considèrent du moins comme le plus grand. Quant à ce vers : « À qui manque à son serment je n’ai jamais rien dû et je ne dois rien », un poète faisant parler Atrée a eu raison de l’écrire : il s’accorde avec le personnage. Mais si l’on veut le prendre comme signifiant qu’on peut manquer à la foi jurée, quand celui envers qui l’on s’est engagé est lui-même de mauvaise foi, il est à craindre que cette maxime ne serve d’abri au parjure.

(107) — Même à la guerre il y a des règles à observer et l’on doit souvent tenir un engagement pris envers l’ennemi sous la foi du serment. Quand on a juré avec le sentiment qu’il fallait faire ce à quoi l’on s’engageait, on doit tenir son serment ; quand manque cette adhésion, on n’est point parjure pour ne pas le tenir. Si, par exemple, on n’apporte pas à des pirates la rançon convenue, il n’y a point fraude, même si l’on a juré qu’on l’apporterait. Un pirate en effet n’est pas un adversaire auquel on fait la guerre, c’est l’ennemi commun du genre humain. Avec un être pareil il n’y a pas de foi qui tienne, il est hors la loi du serment.

(108) Faire un faux serment, ce n’est pas se parjurer ; c’est quand on a prêté un serment auquel l’âme a donné sa pleine adhésion pour user de la formule en usage chez nous, et qu’on ne fait pas ce qu’on a juré de faire, qu’il y a parjure. Euripide dit avec vérité : « mes lèvres ont juré, mon âme n’a fait aucun serment ». Régulus ne devait donc pas rompre en se parjurant un pacte conclu avec l’ennemi et changer des conditions de guerre qu’il avait acceptées. Il avait contracté avec un ennemi auquel s’appliquaient les règles observées entre belligérants et à l’égard duquel tout le droit fécial et beaucoup de lois sont d’usage commun. S’il n’en avait pas été ainsi, jamais le sénat n’eût remis enchaînés à l’ennemi des citoyens d’un rang élevé.

[3,30] §

XXX. — (109) T. Veturius et Sp. Postumius, consuls pour la deuxième fois, après qu’à la suite d’un combat malheureux, nos légions eurent passé sous les fourches Caudines, conclurent la paix avec les Samnites et leur furent livrés : ils avaient agi sans l’ordre du peuple et du sénat. Tib. Numicius et Q. Maelius, tribuns de la plèbe, à l’instigation desquels les consuls avaient conclu la paix, furent en même temps livrés aux Samnites quand Rome refusa de reconnaître cette paix. Et Postumius, lui-même, conseilla cette mesure et parla en sa faveur, alors qu’elle le livrait à l’ennemi. Bien des années après, C. Mancinus agit de même ; ayant conclu un traité avec les Numantins, sans l’aveu du sénat, il soutint la loi proposée par L. Furius et Sex. Atilius, en vertu d’un sénatus-consulte ; elle fut votée, et on le livra en conséquence à l’ennemi. Il eut une conduite plus belle que Q. Pompée qui, dans un cas pareil, avait, par ses prières, fait rejeter la loi. Cette fois-là, une utilité apparente prévalut sur ce qui eût été de la noblesse, tandis que pour les deux autres, que j’ai nommés, c’est la noblesse qui l’emporta sur l’utilité prétendue.

(110) « Une convention imposée par la force n’aurait pas dû être ratifiée. » Comme si la force brutale avait le pouvoir de contraindre un homme de cœur. « Pourquoi, s’il en est ainsi, Régulus a-t-il accepté une mission pour le sénat, alors surtout qu’il devait parler contre la remise des captifs ? » Vous blâmez ce qu’il y a de plus grand dans sa conduite : avoir son avis ne suffisait pas à le tranquilliser, il accepta la mission pour que cet avis devînt celui du sénat ; s’il n’avait pas été là pour l’influencer, le sénat aurait, sans doute, consenti à rendre les Carthaginois prisonniers. Ainsi, Régulus serait resté dans sa patrie et n’aurait souffert aucun dommage. Mais ce parti ne lui parut pas avantageux pour la patrie, c’est pourquoi il crut devoir opiner comme il l’a fait, et accepter, pour lui-même, le destin qu’il savait qui l’attendait. Quand on dit enfin que ce qui est de la plus grande utilité devient beau, on devrait dire non qu’il le devient, mais qu’il l’est, car rien n’est utile que ce qui est beau, et ce n’est pas parce qu’une chose est utile qu’elle est belle, c’est parce qu’elle est belle qu’elle est utile. Ainsi, parmi beaucoup d’exemples dignes d’admiration, on ne trouverait pas facilement un trait plus éclatant et plus digne d’éloge.

[3,31] §

XXXI. — (111) Dans toute cette glorieuse histoire ce qu’il faut le plus admirer, c’est l’avis que donne Régulus contre la remise des prisonniers. Pour ce qui est de son retour à Carthage, nous trouvons cela très beau, mais au temps où il a vécu il ne pouvait faire autrement. Le mérite appartient à son siècle plutôt qu’à sa personne : nos ancêtres voulaient qu’il n’y eût pas de lien obligeant plus strictement que le serment. C’est ce que montrent les lois contenues dans les douze Tables, les lois appelées sacratae, les traités par lesquels on s’engage même envers l’ennemi, les blâmes des censeurs et la flétrissure dont, particulièrement attentifs à veiller sur la sainteté du serment, ils châtient celui qui viole le sien.

(112) M. Pomponius, tribun de la plèbe, assigna L. Manlius parce qu’étant dictateur, il avait voulu prolonger de quelques jours la durée de son pouvoir. Il l’accusait aussi d’avoir éloigné du commerce des hommes et relégué à la campagne son propre fils Titus qui, plus tard, fut surnommé Torquatus. Ayant appris l’accusation portée contre son père, ce jeune homme accourut à Rome et, d’après ce qu’on dit, se rendit à la première heure à la demeure de Pomponius ; celui-là, quand on lui apprit cette nouvelle, crut que le fils de Manlius irrité allait lui fournir des arguments contre son père. Il se leva en conséquence et le reçut en l’absence de tout témoin. Mais l’adolescent, à peine entré, tira son épée et jura qu’il allait sur-le-champ tuer Pomponius, à moins qu’il ne s’engageât par serment à se désister de la plainte. Effrayé Pomponius jura, puis porta l’affaire devant le peuple, expliqua pourquoi il était obligé de se désister et dégagea Manlius de toute accusation. Telle était, dans ce temps-là, la force d’un serment. Ce Titus Manlius est le même qui, provoqué au combat sur le bord de l’Anio par un Gaulois, le tua et lui enleva son collier, d’où le surnom de Torquatus ; pendant son troisième consulat il battit et mit en fuite les Latins sur le Veseris ; il fut grand parmi les plus grands, sa déférence pour son père n’eut d’égale que sa sévérité impitoyable à l’égard de son fils.

[3,32] §

XXXII. — (113) S’il faut louer Régulus pour avoir tenu son serment, il faut blâmer en revanche les dix qui, envoyés au sénat par Hannibal, après la bataille de Cannes, avaient juré de revenir au camp dont s’était emparé le vainqueur, s’ils n’obtenaient pas le rachat des prisonniers, ce blâme est mérité, du moins s’il est vrai qu’ils ne revinrent pas. Tous, en effet, ne racontent pas l’histoire de la même façon ; Polybe, dont l’autorité est grande, dit que, sur ces dix Romains de la plus haute classe, envoyés par Hannibal, neuf revinrent n’ayant rien obtenu du sénat, mais que le dixième, revenu au camp un peu après en être sorti en prétextant qu’il avait oublié quelque chose, demeura dans Rome. Il prétendait s’être libéré de son serment par ce retour au camp. Il se trompait fort : loin de lui valoir l’absolution, cette ruse aggrave son parjure. C’était un artifice grossier, une tricherie malhonnête, se donnant pour de l’habileté. Le sénat décida en conséquence que ce fourbe plein d’astuce serait remis enchaîné aux mains d’Hannibal.

(114) Mais voici qui dépasse tout. Hannibal avait huit mille prisonniers : ils ne s’étaient pas laissé prendre à leur poste de combat, ils n’avaient pas fui devant le danger, les consuls Paul et Varron les avaient laissés dans le camp. Le sénat ne crut pas qu’il fallût les racheter bien qu’il pût le faire à bon marché, afin de bien ancrer dans l’esprit des soldats l’idée qu’ils devaient vaincre ou mourir. Le même Polybe écrit qu’apprenant cette décision, Hannibal fut découragé, voyant de quelle hauteur morale le sénat et le peuple de Rome donnaient la preuve après une défaite. C’est ainsi qu’une façon d’agir qui pouvait paraître utile se trouve valoir moins qu’un geste noble.

(115) C. Atilius, qui a écrit une histoire en grec, assure que plusieurs Romains prisonniers ont usé de la même ruse et sont rentrés dans le camp pour se libérer de leur serment, et qu’ils ont été notés d’infamie par les censeurs. Mais nous en resterons là sur ce chapitre. Il est assez manifeste qu’agir craintivement, lâchement, comme un homme qui, vaincu, a perdu toute fierté, et c’est ainsi qu’aurait agi Régulus si, à l’égard des captifs, il avait opiné suivant son intérêt propre et non suivant celui de l’État ou s’il avait voulu demeurer à Rome, cela n’est pas avantageux, parce que c’est se déshonorer, se couvrir de honte et d’ignominie.

[3,33] §

XXXIII. — (116) Reste un quatrième point où il s’agit du respect des convenances, de la pondération, de la mesure, de la continence, de la tempérance. Une façon d’agir allant à l’encontre de toutes ces vertus peut-elle être avantageuse ? Il faut observer que les philosophes appelés Cyrénaïques, à cause d’Aristippe, et les disciples d’Annicéris n’admettent d’autre bien que le plaisir et pensent que, si la vertu mérite d’être louée, c’est parce qu’elle est productrice de plaisir. Mais ces moralistes sont oubliés et c’est Épicure qui reste le principal défenseur d’une doctrine assez voisine de celle-là. C’est contre ces auteurs-là qu’il faut mobiliser toutes ses forces comme on dit, si l’on veut maintenir à son rang la beauté morale.

(117) Si, en effet, on soutient que non seulement la chose utile par excellence est un organisme en bon état, mais que tout le bonheur de la vie réside dans la santé du corps et la confiance qu’on peut avoir dans sa constitution, ainsi que l’a écrit Métrodore, certes cette façon de concevoir l’utile, l’utilité suprême — c’est eux qui le disent — se trouvera en conflit avec la moralité. Quelle place, demandé je en premier lieu, la science de la vie tiendra-t-elle dans une doctrine pareille ? Ne faudra-t-il pas qu’elle s’applique à la recherche des délices ? Triste condition pour une vertu que d’être la servante du plaisir ! Quelle sera, demanderai-je encore, la fonction à elle dévolue ! Le choix intelligent des plaisirs ? Admettons que rien ne soit plus agréable, peut-on imaginer une condition plus humiliante. Qui déclare que la douleur est le plus grand des maux, quelle place peut-il faire au courage qui est le mépris de la douleur et de la peine ? Épicure, il est vrai, parle en maint endroit de la douleur en homme courageux qui ne la craint pas, mais il faut considérer non ce qu’il dit, mais ce que logiquement il aurait dû dire après avoir défini le bien par le plaisir, le mal par la douleur. Et quand je l’écoute parler, j’entends bien qu’il parle abondamment en plus d’un passage de la continence et de la tempérance, mais ses propres principes le paralysent. Comment faire l’éloge de la tempérance quand on déclare que le souverain bien est le plaisir ? La tempérance lutte contre les appétits et ce sont les appétits qui font la chasse au plaisir.

(118) Encore est-il possible à l’égard de ces trois formes de la moralité de trouver de subtiles échappatoires. De la science de la vie on fait une science ayant pour objet de procurer le plaisir et d’écarter la souffrance. Pour le courage ils l’ajustent en quelque manière à leurs principes : ils enseignent les raisons pour lesquelles il faut ne pas craindre la mort et supporter patiemment la souffrance. La tempérance, ils arrivent, non sans peine, à lui faire une place en disant qu’une fois, la douleur supprimée on a atteint une limite que le plaisir ne peut dépasser. Quant à la justice elle est chancelante ou plus exactement elle est déjà par terre avec toutes les vertus qui se rapportent à la vie en commun et à la société humaine. Il n’y a plus, en effet, de bonté, de générosité, d’amabilité, il n’y a pas davantage d’amitié, si, au lieu d’être des fins, ces biens ne sont plus que des moyens dont on use pour se procurer du plaisir et dans son intérêt égoïste.

(119) Rassemblons donc nos idées en quelques mots. De même que, nous l’avons montré, rien ne peut être utile qui est contraire au bien moral, de même nous affirmons que toute volupté a quelque chose de contraire à la saine morale. D’autant plus faut-il blâmer Calliphon et Dinomachus qui ont cru mettre fin aux discussions en unissant la volupté à la moralité, ce qui est accoupler l’homme avec la brute. La moralité n’accepte point pareille union, elle la méprise et la rejette. Le souverain bien, qui doit être une chose simple et une, ne peut se composer d’éléments disparates. Mais sur ce point je me suis abondamment expliqué ailleurs, comme il convenait dans un grand sujet. Revenons à notre propos.

(120) J’ai suffisamment montré ci-dessus comment il fallait juger quand il arrive qu’une apparence d’utilité se trouve en conflit avec la moralité. Si maintenant on prétendait trouver dans la volupté un semblant d’utilité, certes il ne s’accorderait pas avec la moralité car si l’on veut accorder quelque chose au plaisir, on pourra en faire à la rigueur un assaisonnement, non jamais une chose utile.

(121) Voilà, mon cher fils Marcus, le présent que t’offre ton père. Je l’estime d’un grand prix, mais pour toi la valeur en dépendra de l’accueil que tu lui feras. Ces trois livres vont prendre place, il est vrai, à titre d’hôtes étrangers parmi les cahiers qui contiennent les enseignements de Cratippe. Mais observe que, si j’étais venu à Athènes — et je l’aurais fait si, au cours de mon voyage, ma patrie ne m’avait rappelé — il t’aurait fallu m’entendre quelquefois, et ainsi tu donneras à la lecture de cet ouvrage, où c’est ma voix qui se fait entendre, tout le temps que tu pourras et cela dépend de ta propre volonté. Si j’apprends que tu t’adonnes avec satisfaction à l’étude à laquelle je te convie, alors nous la reprendrons ensemble si, comme je l’espère, nous sommes bientôt réunis, et, si nous restons séparés, je te parlerai de loin. Porte-toi bien, mon cher Cicéron, et persuade-toi que tu m’es très cher, mais que tu le seras encore bien davantage si tu acceptes avec joie les leçons et les préceptes contenus dans ce traité.