Benjamin Constant

Mémoires sur les cents jours, en forme de lettres

Première partie. §

Lettre première. Objet de ces Lettres. §

Parmi les époques de notre révolution, l’une des plus remarquables est certainement celle qu’on a désignée sous le nom des Cent Jours, et qui commence au débarquement de Bonaparte, pour finir à sa seconde et dernière abdication. Il y a près d’un an que, fatigué de voir cette époque présentée sans cesse au public sous le point de vue le moins propre à en donner une idée exacte, je formai le dessein d’en écrire l’histoire, ou pour mieux dire de faire imprimer des mémoires que j’avais rédigés en 1815, lorsque j’étais chaque jour témoin des excès d’une faction triomphante. Des occupations nombreuses, des devoirs nouveaux, m’ont empêché d’exécuter ce projet jusqu’à présent. Cependant, l’utilité d’une publication de ce genre ne me paraît pas avoir diminué.

Sans doute, l’esprit de la Nation a fait des progrès. La liberté de la presse qui, malgré les efforts de quelques magistrats subalternes, a existé de fait avant d’être consacrée de droit ; l’élection de plusieurs mandataires intrépides et fidèles ; les discussions courageuses soutenues à la tribune, et les vérités importantes proclamées dans ces discussions ont rendu à la France constitutionnelle le sentiment de sa force, et calmé ainsi cette irritation qui naît de la crainte ou de la faiblesse. Mais les ennemis de nos institutions sont toujours les mêmes. La faction qui a été si funeste en 1814 et 1815, voudrait continuer à l’être en 1819 ; elle n’a abjuré ni ses fureurs ni ses espérances. Comme autrefois, elle calomnie ; comme autrefois, elle brigue des alliances antinationales ; comme autrefois, elle remplit l’Europe de ses dénonciations et de ses clameurs. Les Cent Jours et leurs tristes conséquences sont le texte favori qu’elle commente ; et les calamités qui furent son ouvrage, lui serviraient à nous préparer, si elle le pouvait, de nouvelles calamités.

D’un autre côté, il y aurait peut-être à la publication complète de ce qui s’est passé, soit durant ces trois mois, soit durant la terrible année qui les a suivis, quelques inconvénients assez graves.

Premièrement, parmi les hommes qui se sont signalés dans les quinze mois d’arbitraire et de désordre, dont les Cent Jours ont été le prétexte, il en est quelques-uns dont la conduite annonce le repentir. Il serait déplacé de mettre obstacle, par des reproches intempestifs, à des conversions toujours désirables. Ces hommes, il est vrai, ne se sont pas ralliés encore à la cause de la liberté. Ils se sont rangés seulement sous les bannières ministérielles, mais comme ils ont abandonné l’exagération, parce que la force s’en est séparée, ils abandonneront le ministère, quand ils verront que la force n’est plus là. La liberté les aura dans ses rangs dès qu’il leur sera démontré qu’elle est victorieuse. Ce sont des recrues qui prennent service chez le vainqueur, après la bataille ; mais il est toujours bon de grossir l’armée, et il ne faut pas les décourager.

En second lieu, l’historien fidèle d’évènements si contemporains se trouverait contraint, malgré lui, d’entrer dans une foule de détails tellement individuels, que ce qu’ il ferait par dévouement pour la vérité et le bien publie serait infailliblement attribué au ressentiment ou à la malveillance.

Mon aversion pour les attaques personnelles est presque invincible. Si quelquefois je l’ai surmontée, c’est qu’il le fallait dans l’intérêt de la liberté ou de l’innocence.

Ainsi, quand j’ai vu des écrivains victimes d’un système d’interprétation absurde, j’ai dû m’élever contre la logique étrange de deux ou trois procureurs du Roi, quand il s’est agi d’arracher à l’échafaud un homme injustement condamné, je n’ai pu éviter de dénoncer ses persécuteurs.

Mais du reste, attaqué sans cesse, je n’ai jamais voulu descendre dans l’arène ; et quand l’impatience m’a fait contracter, jusqu’à un certain point, l’engagement de me défendre, je m’en suis repenti presque aussitôt. Ce qui est individuel me pèse ; ce qui est hostile m’est indifférent.

Il y a cependant, relativement à l’époque des Cent Jours, d’utiles vérités à établir.

Il est bon que l’Europe et la France apprennent à qui doivent être attribués les malheurs qui se rattachent à cette époque. Il est bon de leur dire qui, dans des temps désastreux, mérita des éloges, à qui l’on doit de la pitié, sur qui l’on peut justement verser du blâme ; et s’il advient qu’il soit démontré que ceux qui sont venus demander vengeance étaient les vrais coupables, et que c’est après avoir commis les fautes qu’ils ont prétendu infliger les châtiments, cette démonstration, je le pense, ne sera perdue ni pour la Nation, ni pour l’Histoire.

Je me propose donc de publier, en forme de lettres, des Mémoires sur les Cent Jours. Je choisirai, pour sujet de chaque lettre, certaines questions que j’examinerai séparément.

Quelles furent les véritables causes du triomphe de Bonaparte au 20 mars ? Quel genre de popularité assura ce triomphe ? Quels moyens pouvait-on lui opposer ? Quel fut le parti qui mit d’insurmontables obstacles à ce qu’on recourut à ces moyens ? Ce parti, dans son système de découragement et d’apathie, n’aurait-il pas eu l’arrière pensée de laisser le champ libre à Bonaparte pour revenir accabler la France de tout le poids de l’étranger ?

Ces questions et plusieurs autres relatives au gouvernement qui eut lieu dans les Cent Jours ; aux efforts des amis de la liberté pour faire triompher sa cause ; aux chances offertes à la royauté constitutionnelle, après la seconde restauration ; à la faction qui remit en péril toutes ces chances, seront successivement traitées dans ces lettres.

Il résultera peut-être de l’exposé des faits, et ce ne sera pas un résultat stérile, que les hommes qui, par leur arrogance en 1814, par leur système d’inertie en mars i8i5, par leur violence après le 8 juillet, ont mis la France sur le bord d’un abyme, sont les mêmes qui, aujourd’hui, voudraient ressaisir la puissance, probablement pour achever ce qu’ils avaient si bien commencé, et la France pourra de la sorte juger si elle doit écouter ces hommes et les fortifier de son assentiment ou de ses suffrages.

Indépendamment de l’utilité immédiate de cette démonstration, qui est décisive, à ce qu’il me semble, dans notre situation actuelle, ces lettres ne seront peut-être pas dénuées d’un autre genre d’intérêt historique. J’ai vu Napoléon souvent et longtemps, libre et seul, durant la circonstance la plus importante de sa vie ; je l’ai vu rassemblant et ranimant d’incertaines espérances, que son esprit pénétrant ne grossissait point à ses propres yeux ; je l’ai vu quand il essayait, avec peu d’habitude et quelque impatience, de se plier aux formes que la liberté impose au pouvoir ; je l’ai vu, après sa défaite, quand il hésitait entre la résignation de la fatigue et les ressources du désespoir ; je l’ai vu enfin, après son abdication, lorsqu’il plaçait son dernier refuge dans la magnanimité qu’il attribuait à la seule nation qui eût persévéré à lui résister. En le peignant tel qu’il m’a paru être dans ces circonstances diverses, je cours risque, je le sais, de déplaire à tous les partis. Je ne satisferai point ceux que de nombreux bienfaits, les illusions de la gloire, et une reconnaissance dont il est loin de ma pensée d’atténuer le mérite, attachent à un homme que j’ai vu revenir avec douleur, et auquel je ne me suis rallié qu’avec défiance ; car je ne déguiserai point ma répugnance avant cette réunion, ni le but de cette réunion même, qui était de limiter une autorité jadis terrible, et de concourir à mettre obstacle au rétablissement de son ancien despotisme. Je ne satisferai pas non plus ceux qui exigent qu’on peigne cet homme comme ne pouvant être qu’un tyran, et tous les membres de son gouvernement comme ses complices. Mais l’impartialité doit se résigner à déplaire, et se consoler en opposant un extrême à l’autre. Il doit m’être permis de parler avec justice de celui que je n’ai jamais flatté ; et, sur ce point, je me sentirai moins gêné que ceux qui ont à se venger sur lui de leur propre bassesse, et qui croient se laver, par des invectives sans discernement, d’un avilissement sans bornes. Je travaillerai donc à faire connaître, mieux peut-être qu’on ne le connaît jusqu’ici, le caractère de cet homme, doué par la nature de facultés immenses et de qualités contradictoires ; objet d’une haine méritée et d’un enthousiasme non moins, naturel favorisé par la destinée ; égaré par ses alentours bien au-dessous des grands citoyens qu’il n’a pas voulu prendre pour modèles ; bien au-dessus de ses esclaves qui l’ont enivré de leurs adulations dépositaire du bonheur du monde et de son propre bonheur, et funeste au monde autant qu’à lui-même. Les espérances des amis de la liberté cruellement déçues ; une lutte opiniâtre contre les besoins et la raison de son siècle ; la gloire de Washington dédaignée ; la France livrée aux, périls d’une contre-révolution et aux ressentiments de l’Europe, pourront me rendre quelquefois sévère. Mais je n’oublierai jamais, cependant, que la France et l’Europe lui ont rendu hommage, et qu’il est relégué sur une roche aride et prisonnier de l’étranger.

Ces lettres traiteront aussi de ce qui s’est passé depuis l’abdication de Napoléon, et de la conduite des défenseurs de la patrie, avant le rétablissement du Roi sur le trône. Je réfuterai beaucoup de rumeurs mal fondées et plusieurs imputations calomnieuses. Je montrerai la France plus admirable dans ses revers que dans ses succès ’ nos armées proscrites et déposant les armes pour se résigner à la proscription ; nos généraux quittant leurs légions pour errer sans asile, et préférant l’exil ou même l’échafaud à la guerre civile. Ce spectacle, j’ose le dire, frappera d’émotion les âmes généreuses, comme les traits les plus sublimes des annales de l’antiquité.

Une ou deux lettres seront consacrées à expliquer cette mission dont j’ai fait partie, mission dans laquelle, encore aujourd’hui, ceux qui appellent l’étranger de tous leurs voeux et de toute la puissance qu’ils ont conservée, cherchent un prétexte pour persuader à la France que ses derniers soutiens demandaient pour elle un prince étranger ; assertion mensongère, dont ceux qui l’accréditent connaissent eux - mêmes toute la fausseté, mais qu’ils répètent chaque fois qu’il leur importe de donner le change sur leurs propres négociations et leurs propres manœuvres.

Je suis animé, dans cette publication, du désir qui a été la pensée dominante, le mobile unique de toute ma vie, je veux dire celui de voir la liberté constitutionnelle s’établir paisiblement parmi nous : car ces lettres offriront, je le crois, la démonstration que la même sagesse qui, au 5 septembre 1816, a préservé la France d’une dissolution imminente, était disposée, le 5 mars 1815, à prendre toutes les mesures susceptibles de réparer les fautes nombreuses d’un ministère inhabile, et d’écarter de nous les malheurs qui nous ont accablés durant trois années. Sans doute je mériterai d’autant plus la haine de ceux qui s’intitulent exclusivement les royalistes, que je séparerai mieux leurs intentions de celles du Roi. Tout ce qui tend à unir plus intimement le monarque au peuple, excite la fureur des hommes qui voudraient que son règne ne fut que pour eux. Mais lorsqu’on n’a d’autre but que de dire ce qui est vrai, et de concourir à ce qui est utile, on peut supporter bien des inimitiés et rester indifférent à bien des menaces.

Lettre II. De l’état de la France au moment du débarquement de Bonaparte en 1815. §

Pour nous faire une juste idée des causes du retour et du triomphe de Bonaparte au 20 mars, il faut commencer, ce me semble, par rechercher dans quel état se trouvait la France au moment où l’homme qui, durant quatorze années, l’avait gouvernée despotiquement, reparut sur ses côtes suivi d’un petit nombre de compagnons d’armes. Mais comme l’état de la France, à cette époque, tenait essentiellement au système adopté par les Ministres du Roi depuis 1814, quelques observations sur ce système sont indispensables.

Je crois ne rien dire d’inconvenant ou de téméraire, en affirmant que, lorsque par suite des défaites de nos armées, la chance du rétablissement des Bourbons sur un trône qu’ils avaient cessé d’occuper depuis vingt ans, s’offrit pour la première fois à la pensée des Français, le sentiment de la grande majorité de la Nation fut de l’étonnement et de l’inquiétude.

Cette assertion, je le sais, pourra exciter beaucoup de clameurs. Il y a plusieurs manières de flatter les rois. L’une de ces manières, sans doute, c’est de prétendre qu’ils ont toujours été regrettés, que le peuple dont ils étaient éloignés a gémi sans interruption de leur absence, et qu’au milieu de luttes terribles, de révolutions épouvantables, de guerres sanglantes, ils étaient encore présents à son souvenir. Mais on leur offre, j’ose le penser un hommage non moins digne d’eux et aussi flatteur, quand on leur dit qu’ils ont regagné, par une conduite prudente et par des mesures nationales ? des esprits qu’une longue séparation avait dû leur rendre étrangers. La stabilité d’un gouvernement dépend bien moins de la manière dont il s’établit que de celle dont il gouverne. Si, après avoir inspiré beaucoup de défiances et alarmé beaucoup d’intérêts, il parvient à se rattacher ces intérêts et à dissiper ces défiances, les obstacles qu’il a eu à surmonter se tournent en éloges ; et je ne concevrais pas qu’en démontrant que Louis XVIII est plus populaire aujourd’hui, grâce au 5 septembre et à la loi des élections, qu’il ne l’était lors de son arrivée d’Angleterre, on pût être considéré comme un écrivain séditieux ou un citoyen mal intentionné.

J’ajouterai que, si par hasard mon assertion scandalisait ceux qui s’intitulent les royalistes par excellence, je demanderais à tel d’entre eux si, quand il célébrait le nouveau Cyrus et le berceau dépositaire du destin du monde, il avait en vue le retour de la dynastie dépossédée ; à tel autre si, en correspondant avec Bonaparte, il songeait à rappeler cette dynastie ; à tel autre encore, si lorsqu’il conduisait contre les Vendéens des troupes républicaines, dont il n’amortissait pas le zèle et n’adoucissait pas les moeurs, l’intérêt des Bourbons présidait à ses proclamations patriotiques et lui suggérait les mesures rigoureuses dont la Vendée garde la mémoire.

Laissant donc de côté tout système de déception et d’emphase, je pose en fait, qu’au moment où le Sénat, en présence des alliés, et sur l’invitation d’un Ministre qui avait secondé jadis et le Directoire et Bonaparte, proclama la restauration de la dynastie, il y eut incertitude et même anxiété dans l’armée, dans les acquéreurs de biens nationaux, dans cette population nombreuse, en un mot, qui avait fondé ses calculs, ses transactions, sa vie publique ou privée sur les principes d’une révolution que cette dynastie avait plus d’une fois réprouvée et proscrite.

Cette disposition dura peu : toute la France avait besoin de repos. À peine la dynastie rappelée eut-elle prononcé quelques paroles de paix et contracté quelques engagements favorables à la liberté, dont treize années de despotisme n’avaient point dégoûté la Nation française, que tous ceux qui n’étaient pas aigris par des pertes récentes ou dominés par des affections particulières, se trouvèrent heureux de reprendre confiance et de rouvrir leur âme à la sécurité.

Mais bientôt des fautes furent commises de part et d’autre, qui semèrent d’écueils la route encore peu frayée où le pouvoir et le peuple auraient dû marcher de concert. La première de ces fautes peut être attribuée au parti qu’aujourd’hui l’on nommerait libéral, et que je désigne ainsi prématurément pour ne pas employer de circonlocutions fatigantes. Le Sénat crut pouvoir insérer dans la constitution qu’il rédigea, des clauses qui ne profitaient qu’à lui, et qui donnèrent à son ouvrage une fâcheuse apparence d’égoïsme. Ce fut un malheur. Le Sénat, malgré les torts qu’on pouvait justement lui reprocher durant douze années de servitude, était, à cette époque, l’unique autorité nationale. Le Corps législatif muet n’avait pu acquérir aucune influence. Un acte de courage qui avait signalé ses derniers moments avait entouré quelques-uns de ses membres de l’estime publique ; mais la popularité doit avoir du temps pour jeter des racines, et un acte isolé ne suffit pas.

Ce fut donc, je le répète, un malheur que la déconsidération dont une clause imprudente et déplacée environna le Sénat, qui était par le fait le seul corps dépositaire des intérêts de la révolution. Les ennemis de cette révolution en profitèrent. Ils exhumèrent tous les souvenirs qui pouvaient flétrir ou décréditer ces mêmes sénateurs qu’ils avaient flattés naguère pour obtenir leur protection, leurs suffrages, leurs recommandations auprès de celui qui dispensait du haut de son trône les faveurs, les richesses, et ce qu’alors on appelait les honneurs.

Mon plan n’exige point que je recherche à qui doit s’attribuer cette fausse démarche d’une assemblée dans laquelle siégeaient tant d’individus pleins de bonnes intentions et de lumières. On a voulu en rejeter la faute sur un Ministre célèbre qui la présidait, et qui, dit-on, lui tendit ce piège. Un fait est certain. Ce Ministre, entré dans la carrière de la liberté sous les plus brillants auspices, a toujours porté malheur à la liberté. Son nom se rattache à toutes les journées qui ont fait triompher le despotisme depuis 1797 jusqu’en 1815. Est-ce une perfidie de la fortune, qui sous d’autres rapports n’a pourtant pas été sévère envers lui ? Est-ce un effet de son caractère ? Est-ce une œuvre de ses calculs ? Je l’ignore ; et n’ayant point à porter de sentence, je n’ai nul désir de me livrer à un examen. Je dois seulement observer, parce que c’est une vérité historique qui sera nécessaire à rappeler plus tard, que dans le même temps où le Sénat, expiant sa faute, disparut comme une ombre et laissa la Nation sans corps constitué, le Ministre, son président, demeura à la tête des affaires et en possession de l’autorité.

Le Sénat n’existant plus, d’autres hommes, choisis parmi les moins alarmants de l’émigration et les plus modérés, je ne dirai pas du parti populaire, mais du parti qui semblait intéressé à ce que la contre-révolution n’eût pas lieu, furent chargés de préparer une constitution pour la France. La constitution qu’ils rédigèrent est devenue la Charte. Dès lors un examen détaillé de ses dispositions serait déplacé. Je ne crois point la Charte parfaite ; mais je crois qu’elle nous laisse toute faculté d’établir les garanties et les institutions nécessaires aux peuples modernes. Je crois que les formes défectueuses se corrigent par la pratique ; que ce qu’il est indispensable de faire se fait ; que ce qu’il est essentiel de conquérir se conquiert ; et par conséquent je ne partage point ces scrupules des esprits roides et ombrageux, qui éprouvent le besoin de refondre tout ce qui ne leur semble pas sans défaut, et le besoin plus fâcheux encore de proclamer qu’ils procèdent à une refonte générale.

Achevée dans le courant du mois de mai, la Charte fut promulguée le 4 juin, et nous entrâmes ou nous dûmes entrer en constitution ce jour-là même. Mais en promulguant cette Charte, la cour avait commis une faute pareille, sous quelques rapports, à celle que j’ai précédemment reprochée au Sénat. Au lieu de présenter la Charte à l’acceptation du peuple, on l’avait imposée et octroyée.

En l’imposant, on la privait de l’appui que l’assentiment populaire confère à ce qu’il sanctionne, on blessait les idées reçues, les traditions consacrées depuis vingt-cinq ans. Quelques courtisans s’en applaudissaient peut-être. Il y en a, dans toutes les cours, dont la mission semble être d’irriter le peuple, et de laisser ensuite à d’autres le soin de se tirer du peuple irrité ; à peu près comme dans les combats de taureau, il y a des gens chargés de piquer ce terrible adversaire à coups de lance, et quand il se lève, ils cèdent la place au Torreador, qui souvent jeté en l’air ou foulé aux pieds, porte la peine des provocations dont les auteurs ont disparu. En octroyant la Charte, on fournissait aux ennemis du gouvernement qui s’établissait, de justes motifs ou du moins des prétextes plausibles de crainte. Ce qu’un prince octroie, un successeur peut le retirer. La révocation de l’édit de Nantes est un précédent grave. Rien n’est donc fondé dans un tel système, rien n’est irrévocable, et en admettant dans un monarque les intentions les plus nationales et la loyauté la moins équivoque, rien n’est encore que viager.

Sans doute, ce dernier raisonnement, qui est incontestable en métaphysique, a dans la réalité moins de valeur qu’on ne le suppose. Le respect du pouvoir envers les constitutions tient Lien plus à la force de l’opinion publique qu’aux engagements explicites que ce pouvoir a contractés. La Charte n’aurait pas été octroyée, on eût déclaré formellement qu’elle était, non point une concession de la couronne, mais une reconnaissance des droits de la Nation, qu’un prince trop ambitieux pour s’y soumettre et assez puissant pour la renverser, ne l’en aurait pas plus ménagée. Quand un peuple ne veille pas sur ses garanties, il doit ne pas croire que des serments compenseront son insouciance et protégeront ce qu’il néglige de protéger.

Quant a la formule de l’acceptation, il n’y a malheureusement pas d’exemple en France que le peuple ait refusé une constitution qu’on lui offrait, et cet acte de souveraineté n’a été en lui, depuis trente ans, qu’un acte d’obéissance.

Cependant, et précisément parce que l’acceptation de toute constitution est infaillible quand l’autorité la propose, il eût fallu, dans l’intérêt même de l’autorité, respecter cette délicatesse de l’opinion. Si j’avais été un conseiller du peuple, je lui aurais dit : Ne disputez pas sur le mode de présentation ; emparez-vous de la Charte ; cramponnez-y tous vos intérêts ; appuyez-la de toute la force de votre volonté. Bien qu’elle paraisse vous être imposée, c’est un hommage qu’on vous rend. Elle vous servira tout autant que si vous l’aviez librement consentie ; et quoiqu’elle vous soit octroyée, ne craignez point qu’on essaie de vous l’ôter. Mais si j’avais été le conseiller du prince, j’aurais supplié le prince de revêtir une Charte qui devait servir de base à son gouvernement et d’arche d’alliance entre lui et son peuple, de tout ce qui pouvait lui donner un appui, une sanction, des racines nationales.

Cela ne se fit point. Les amis scrupuleux des principes murmurèrent ; la cour entendit leurs murmures, et conçut de secrètes inquiétudes ; et dès le premier jour de la mise en exécution du nouveau pacte, il y eut des germes trop visibles de défiance et de division.

Toutefois la force des choses était encore telle, que ces germes ne menaçaient point la France d’un développement rapide ou d’une explosion violente. Personne, soit au-dehors, soit dans l’intérieur du Gouvernement, ne se sentait assez fort pour vouloir courir le risque d’une bataille. Personne ne connaissait les ressources de ses adversaires. Des hommes étrangers les uns aux autres depuis un quart de siècle, s’observaient, se mesuraient, et ne parvenaient ni à se juger, ni à se comprendre. Un instinct sourd avertissait les partis que ce n’était pas le moment d’une explication qui n’eût pas été franche, lors même qu’elle fût devenue hostile. Il n’y avait point de centre d’opposition qui pût alarmer l’autorité, et d’une autre part, la prolongation d’une Chambre de députés à laquelle les intérêts de la révolution devaient être chers, et la composition même du ministère étaient rassurantes.

Certes, je ne veux point me constituer ici l’apologiste du ministère de 1814. Peu de ministères ont commis autant de fautes ; mais je n’en suis pas moins convaincu que ce n’est point avec intention qu’il a gouverné comme il l’a fait. La grande majorité de ses membres avait donné ce qu’on est convenu de nommer des gages au régime établi par la révolution. Dans cette majorité, les uns avaient suivi de leur mieux cette révolution sous toutes ses formes, en y conformant non seulement leur vie publique, mais leur vie privée, en associant leurs noms à toutes ses crises remarquables. Les autres avaient servi avec moins d’éclat, mais avec autant de zèle le gouvernement impérial.

Un tel ministère pouvait bien concevoir l’idée très fausse d’étouffer la liberté par l’assoupissement. (Je me sers de l’expression inventée si ingénieusement par l’un des ministres.) Il pouvait espérer que les décrets impériaux les lois impériales si bien calculées pour maintenir le repos pair la pression et pour constater l’unanimité par le silence, lui serviraient à gouverner un peuple qui avait paru s’y résigner quatorze ans. Il pouvait croire que ce peuple, fatigué par les malheurs de la guerre, voudrait à tout prix jouir de la paix, et s’y endormirait avec complaisance. Il ne songeait pas que l’habitude de l’activité rend l’inaction pénible ; qu’il fallait suppléer à l’agitation belliqueuse par le mouvement patriotique, et remplacer les souvenirs de la gloire par les espérances de la liberté ; que d’ailleurs l’amour du repos est précisément ce qui doit armer contre le despotisme une nation éclairée, puisque le propre de l’arbitraire est de troubler le repos ; que les progrès de la civilisation font entrer l’avenir dans les calculs, des hommes ; qu’en conséquence ils ne veulent pas seulement des jouissances, mais des garanties ; et que, s’il est possible par des mesures tyranniques et atroces, exécutées inopinément et avec violence, de rejeter pour un temps plus ou moins long une nation dans la tyrannie, il ne l’est pas de l’y ramener doucement quand on lui laisse une tribune et surtout la presse, dont l’usage, quelque restreint qu’il soit, tient la pensée vivante et lui rappelle ses droits par les entraves mêmes qu’on veut lui imposer. Mais de ces erreurs trop naturelles a des ministres qui avaient fait leur éducation, les uns dans un exil où ils n’avaient d’autre tâche que de conserver, autant que le permettaient les circonstances, quelques-unes des étiquettes de la royauté ; les autres, sous un maître qui ne laissait à ses instruments d’autres facultés qu’une obéissance aveugle et mécanique ; de ces erreurs, dis-je, au projet hasardeux d’une contre-révolution complète, l’intervalle était vaste, et le ministère de 1814 ne l’avait point franchi.

Je dirai plus ; si cette contre-révolution se fût présentée à lui de front, ma conviction profonde est qu’il ne l’aurait point voulue. Tel ministre se fût alarmé pour ses propriétés nationales, tel autre pour son origine plébéienne. Le serment du clergé, le mariage des prêtres, mille circonstances individuelles auraient rattaché le ministère de cette époque à une révolution dont il sacrifiait les principes, mais dont il ne pouvait renier les résultats.

Malheureusement, en dehors du ministère était une faction peu nombreuse, mais forte en apparence de l’éclat du rang ; fière de l’élégance de ses formes ; croyant que l’autorité est son droit, parce que le bon goût est sa prétention ; se trompant sur son impuissance, parce qu’elle s’étourdit par sa vanité ; et destinée à ignorer éternellement la

Nation, parce que, trouvant la Nation mauvaise compagnie, elle ne croit pas que ce soit la peine de s’en occuper.

Lettre III. Manœuvres de la faction contre-révolutionnaire jusqu’à cette époque. §

Une faction contre-révolutionnaire s’agitait donc en 1814, autour du gouvernement du Roi.

Ce sont les fautes de cette faction que j’ai maintenant à retracer. Mais précisément parce qu’elle se verra seule attaquée, elle voudra, comme elle le veut toujours, rendre l’autorité royale solidaire de ses erreurs. Je répète donc ici que, non seulement pour me conformer aux principes fondamentaux de toute monarchie constitutionnelle, mais parce que telle est ma conviction profonde et sincère, je n’attribue les imprudences et les fausses mesures de 1814 qu’à un ministère faible dominé par une faction violente. Tout ce qui, dans les ordonnances, dans les proclamations, dans les actes du Gouvernement, a paru favoriser la contre-révolution ou s’écarter de la Charte, était contraire aux intentions du Monarque. Le 5 septembre et la loi des élections le prouvent assez. Le mal est venu des dépositaires subalternes du pouvoir ; la réparation est venue du Roi.

Si la faction qui, en 1814, menaçait les libertés nationales, se fût composée uniquement d’hommes restés étrangers, depuis l’origine de nos troubles, à tous les gouvernements qui avaient régi la France, elle eût été très peu redoutable. Séparée du reste de la Nation par les souvenirs et les habitudes, parlant une autre langue, ayant d’autres mœurs, professant d’autres doctrines, elle eût paru dans son petit nombre, sa caducité, sa faiblesse, et n’eût été que ridicule au lieu d’être alarmante. Mais dès les premiers moments du retour des Bourbons, et sous les auspices du président provisoire, cette faction s’était recrutée de plusieurs apostats du régime qui venait d’être détruit, gens qui n’avaient trahi le despote que sous la condition expresse de ne pas renoncer au despotisme, et qui, avec le zèle d’une servilité qu’ils ne voulaient point laisser oisive, faisaient hommage à un pouvoir constitutionnel des traditions et des expériences d’un pouvoir arbitraire. Durant les dernières années de Bonaparte, les principes impériaux s’étaient tellement rapprochés des principes contre-révolutionnaires, qu’il était assez difficile de les distinguer. Le discours du conquérant contre l’idéologie à son retour de Moscou, figurerait très bien aujourd’hui parmi les articles de la Quotidienne, et ne déparerait aucune livraison du Conservateur1. Les adorateurs du pouvoir avaient répondu à ce signal, et comme dans leurs rangs se trouvaient des membres de presque toutes les familles privilégiées, la restauration avait rétabli naturellement l’union dans ces familles, et fondu en un seul parti les ennemis de la liberté en 1789 et en 1814.

Formée ainsi de deux classes d’hommes unis d’intérêts et de système, et dont les uns avaient toujours prêché l’arbitraire, tandis que les autres l’avaient pratiqué, la faction opposée à la Charte exerçait sur le Gouvernement et le ministère un empire indirect et interrompu, mais qui n’était pas méconnaissable. Plusieurs des ministres en disaient beaucoup de mal ; mais elle n’en arrachait pas moins a l’autorité des actes contraires à sa conviction et destructifs de la confiance publique.

Elle avait commencé par lui faire commettre une grande faute, en l’engageant à repousser des couleurs que les plus belles époques de la liberté et les plus glorieux souvenirs de la victoire rendaient nationales. Cette réprobation d’un signe qui avait présidé à la destruction de la Bastille, et qui avait flotté sur les remparts de toutes les capitales conquises, avait profondément affligé l’armée et, ce qui était plus fâcheux pour la stabilité du Gouvernement, il en était résulté que ces couleurs proscrites étaient en quelque sorte un talisman d’insurrection, dont le premier factieux pouvait s’emparer. On a eu l’occasion de se convaincre des suites funestes de cette imprudence, lors de l’arrivée de Bonaparte.

Dans l’administration journalière, la même faction forçait sans cesse les ministres à se plier malgré eux à ses caprices.

Ainsi, pour en citer au hasard quelques exemples, les orphelines de la Légion d’honneur se virent disputer les biens qui étaient le prix du sang de leurs pères. Une ordonnance remit en question leurs droits à la reconnaissance nationale, et cette ordonnance néanmoins n’était point conforme au système ministériel ; car le ministère la fit incontinent révoquer.

Les invalides, objet de la même malveillance, furent moins heureux que les familles des légionnaires. Plus de mille de ces braves mutilés furent chassés de France, sous le prétexte que le pays de leur naissance était redevenu étranger. Quinze cents autres, nés sur notre sol, furent renvoyés dans leurs foyers avec des pensions honteusement modiques. On osa proposer la réduction de plusieurs succursales de ce respectable établissement ; ce ne fut qu’en s’appuyant sur l’indignation publique que le ministère put s’y refuser,

Il eut encore moins de succès dans son opposition à une autre ordonnance, qui attribuait les places de l’École militaire à la fidèle noblesse c’est-à-dire, à celle qui, pendant vingt ans, s’était déclarée en état de guerre contre la France.

Louis XVI n’avait eu que quatre compagnies de gardes du corps : on en créa six. Ce prince, longtemps avant la révolution, avait supprimé les compagnies rouges : on les rétablit.

Ce que la faction obtenait pour le militaire, elle l’obtenait de même pour le civil.

Les règlements relatifs aux fêtes religieuses, règlements qui empiétaient sur le domaine de la loi, furent imposés à un ministre qui ne les signa qu’avec répugnance. Les restrictions à la liberté de la presse, ces restrictions qui semblaient déceler des intentions si peu libérales, et qui, par une coïncidence malheureuse, furent à la fois la première proposition du Gouvernement et la première violation de la Charte, ne prirent point naissance dans le ministère. Si l’un des ministres s’y attacha ensuite par amour-propre de rédacteur, plusieurs de ses collègues les avaient hautement désapprouvées. Mais leur désapprobation même démontrait qu’une influence plus forte qu’eux l’avait emporté sur leur opinion. Le public n’était point rassuré par des épigrammes, quelque spirituelles qu’elles fussent, et l’on aurait voulu, pour le maintien de la constitution, un ministère qui sût empêcher ce qu’il blâmait.

D’ailleurs, il y avait, dans ce ministère, une minorité qui semblait partager les désirs et les opinions de la faction que j’ai indiquée, et cette minorité devenait quelquefois majorité.

Deux ministres, dont l’un, après avoir publié, durant son émigration, des ouvrages trop fameux par leur violence, avait continué sous Bonaparte à recommander les principes du pouvoir absolu ; et dont l’autre, resté dans sa patrie, y avait professé plus obscurément les mêmes doctrines, saisissaient toutes les occasions d’attaquer, par des insinuations assez peu détournées, le nouvel ordre de choses établi en France.

Tantôt ils comparaient la Charte, résultat des lumières et de la philosophie du siècle ; la Charte, heureuse et sage combinaison de la prérogative royale et des droits civiques, aux ordonnances des rois de France dans les temps de la féodalité ; et la Nation, sous Louis XVIII, après 1789, aux serfs affranchis par Louis-le-Gros. Tantôt ils remplissaient le préambule des lois2 d’allusions propres à ébranler la solidité des ventes nationales, et divisaient le peuple français en deux parties, dont l’une avait suivi exclusivement la ligne droite et irréprochable, tandis que l’autre, composée de tous les citoyens qui n’avaient pas adopté, pendant une révolution de vingt-cinq années, le système égoïste d’une inaction presque impossible, était frappée de réprobation et de défaveur ; et, après un pareil outrage à l’opinion publique, l’auteur de cette insulte était décoré du titre de comte.

Un troisième ministre, homme d’esprit, discret, adroit, quand la colère ne l’égare pas, mais affectant pour les lumières tout le dédain d’un homme de cour, et perdant par une extrême irritabilité le fruit de son adresse, secondait fréquemment les intentions de cette minorité, sans partager en tout son absurde théorie, et seulement parce que cette théorie flattait les haines individuelles qu’il avait nourries, pendant vingt ans d’ambition mécontente et d’amour-propre blessé.

La faction se sentait donc appuyée, et voyant qu’elle dominait trop souvent le ministère, elle marchait en avant dans son imprudence et dans son audace, cherchant à rendre tout retour vers la modération impossible, en compromettant l’autorité.

Dans ses pamphlets et dans ses journaux, elle énonçait des doctrines ou inquiétantes, ou offensantes pour la majorité du peuple français. Les propriétaires de la moitié de notre sol étaient alarmés. Nos guerriers qui, sans doute, avaient pris part contre leur gré à des expéditions injustes, mais qui, néanmoins, ne pouvaient regarder leur obéissance aux ordres de leur chef comme un crime, ni leurs victoires comme une honte, nos guerriers dont les plus illustres, ayant concouru à la déposition de Bonaparte, se croyaient des droits aux ménagements de l’autorité qui l’avait remplacé, se voyaient dénoncés par des libellistes accrédités, comme un ramas d’hommes sans morale, dévorés par un féroce égoïsme. Les premiers auteurs du mouvement national de 1789, qui avaient la conscience de leurs intentions, la mémoire de leurs sacrifices et celle de leurs efforts courageux pour que ce mouvement restât pur de tout excès, étaient injuriés, calomniés, voués à une proscription morale, présage d’une persécution plus active, dans des ouvrages dédiés à la famille royale3.

Les royalistes exagérés faisaient plus : ils jetaient du doute sur les intentions du Roi lui-même ; ils semaient la défiance entre lui et le peuple, et troublaient ainsi l’heureuse harmonie qui aurait pu exister entre la Nation et le Monarque.

Le Roi sentait cette triste vérité mieux que personne. Longtemps avant l’instant de la crise, il avait tâché, par plusieurs déclarations rassurantes, d apaiser le mécontentement que devaient exciter tant de démarches inconsidérées. Mais les royalistes exagérés étaient toujours empressés à protester contre les efforts de sa sagesse. Ils opposaient à ses paroles publiques des révélations secrètes, et pour la plus grande gloire de la monarchie, ils accusaient ouvertement le monarque de duplicité4.

Quand il réitérait l’assurance que les propriétés nationales seraient inviolables, ils imprimaient qu’aucune puissance humaine ne peut sanctionner ce qui est illégitime5. Quand il promettait la justice et l’oubli, ils réveillaient tous les souvenirs, ils menaçaient toutes les classes, la leur exceptée, de toutes les rigueurs, sous tous les prétextes. Quand il engageait M. de Chateaubriand à calmer les esprits en proclamant la nécessité d’un attachement scrupuleux pour la Charte, et qu’il accordait publiquement à cet ouvrage son approbation la plus illimitée, ils professaient avec affectation leur dissentiment et leur blâme6. Rebelles à l’autorité qui voulait réparer leurs fautes, en même temps qu’elle répugnait à les en punir, ils persévéraient dans une marche qui conduisait la monarchie aux bords d’un abyme.

Et ce qu’ils faisaient ainsi dans la capitale, n’était rien à côté de ce qu’ils essayaient en province. Ils réclamaient des droits, des préséances, des prérogatives que les nouvelles lois avaient abrogées7. Ils annonçaient hautement l’époque prochaine qui devait les voir rentrer dans leurs biens8.

À ces imprudences politiques, se joignirent des insolences sociales aussi fâcheuses, quoique moins coupables, parce qu’elles étaient plutôt l’effet d’une habitude d’impertinence que d’un dessein prémédité.

Les classes que, dans notre état de civilisation, nous sommes convenus de nommer supérieures, sont entraînées malgré elles, et indépendamment de tout système, à se considérer comme d’une autre espèce que le reste des hommes. L’atmosphère factice qui les entoure leur paraît plus pure que celle où la nature place le vulgaire. Elles prennent leurs préjugés pouf des règles incontestables ; leurs conventions pour de la morale ; les sentences prononcées dédaigneusement par leur petit nombre pour des arrêts de la justice éternelle.

Les opinions libérales elles-mêmes, ne les guérissent pas toujours de cette manière de voir étroite et hautaine. Il reste aux privilégiés convertis des traditions d’arrogance qui leur coûteraient plus à déposer que leurs privilèges, et j’en ai vu qui se croyaient de bonne foi les plus ardents amis de l’égalité, et qui, au sein de leur démocratie de fraîche date, avaient conservé un ton de condescendance protectrice singulièrement en contradiction avec leurs principes.

À plus forte raison, ces airs d’une supériorité insultante devaient- ils caractériser les hommes restés fidèles aux maximes de l’aristocratie renversée ; l’introduction de généraux, de ministres sortis des rangs du peuple, leur semblait flétrir la pompe des palais rendus à leurs anciens maîtres ; et en recevant les auxiliaires que leur imposaient les circonstances, ils ne pouvaient se défendre de traiter ces auxiliaires comme des intrus. Quel dommage, disait tendrement un duc de l’ancien régime à l’un de nos guerriers les plus admirés, quel dommage que vous n’ayez pas, comme l’un de nous, ce qui ne se donne point ! Nous ne connaissons pas ces femmes, disait une dame de la cour à lady Jersey, qui lui demandait le nom d’une duchesse de création récente, ce sont des maréchales.

Ainsi s’établissait, entre les hommes de la révolution et les contre-révolutionnaires, une division permanente dont les symptômes éclataient à chaque instant, et qui préparaient une guerre à mort entre l’insolence et la force, la vanité et l’orgueil.

Quoi ! devait se dire et se disait en effet la Nation blessée, c’est à ces classes privilégiées que nous devons les maux dont nous avons tant leurs scandales, leurs déprédations, leurs résistances ont provoqué les bouleversements dont tous les Français ont été victimes ; elles ont repoussé les réformes paisibles que l’autorité désirait ; elles ont lutté contre Louis XVI, renversé Turgot, Malesherbes, Necker et tous les ministres citoyens ; elles ont nécessité ces convocations de notables, où on les a vues défendre leurs prétentions, en 1787, contre le roi ; en 1788, contre le peuple, organisant alors les émeutes et sanctionnant de leurs éloges l’insubordination militaire ; à l’Assemblée constituante, leur opposition furieuse ou leurs votes perfides ont empêché le bien, aggravé le mal ; elles ont sollicité l’invasion étrangère, abandonné le Roi, accrédité contre lui les méfiances, amené le renversement du trône, la terreur, la destruction de la famille royale, compromis par leurs démonstrations insensées la vie de tous leurs concitoyens ; et tout à coup elles reviennent interroger, condamner, juger, flétrir ceux qui ont défendu leur pays, mis un terme aux massacres, sauvé l’indépendance nationale, et conquis, par des exploits immortels, l’admiration de l’Europe entière !

Tant d’obstination, de menaces et d’outrages, avaient produit vers le commencement de 1815 leur effet naturel., leur effet inévitable. Avant l’arrivée de Bonaparte, sans qu’on prévît, sans qu’on désirât cette arrivée, un mécontentement plus ou moins prononcé agitait toutes les classes.

Ceux qui avaient causé ce mécontentement, cherchent aujourd’hui à se justifier par des assertions fausses ou des distinctions subtiles. Ce mécontentement, disent les uns, était fondé sur des hypothèses plutôt que sur des faits, et les calomnies de quelques factieux avaient seules accrédité des alarmes chimériques. Ce mécontentement n’existait pas dans la majorité de la Nation, disent les autres ; un petit nombre de malveillants s’arrogeaient le droit de parler en son nom, tandis qu’elle désavouait leurs diffamations et leurs libelles. Enfin, suivant quelques-uns, qui, à la vérité, n’ont adopté ce système qu’en 1815, la cour n’avait point commis de fautes, et l’unique imprudence qu’elle eût à se reprocher, était un excès de douceur et de clémence en faveur d’un peuple ingrat et rebelle.

Je vais examiner ces différentes apologies.

Lettre IV. Aveu des fautes du Gouvernement royal par ses ministres mêmes. §

Le mécontentement qui régnait en France était-il, comme on a voulu nous le persuader en i8i5, l’ouvrage de quelques malveillants qui, s’appuyant moins sur des faits que sur des hypothèses, excitaient des soupçons mal fondés et semaient dés alarmes chimériques ?

La majorité de la Nation était-elle étrangère à ce mécontentement, et environnait-elle de sa confiance le gouvernement qu’au 20 mars elle n’a pas su défendre ?

Enfin, les fautes de ce gouvernement se composaient-elles d’actes de faiblesse en faveur des hommes de la révolution, et n’aurait-il eu besoin que d’être plus sévère pour n’être pas renversé ? Telles sont les questions que je vais traiter.

La réponse aux deux premières est simple et facile.

Sans doute les craintes qui, à cette époque, agitaient la France, se fondaient sur des probabilités, sur des conjectures, plutôt que sur des faits positifs. Mais on peut exciter du mécontentement par des insinuations et par des menaces, aussi bien que par des actes.

Quand les journaux publiaient que le maréchal Berthier, ayant fait hommage au Roi de sa terre de Gros-Bois comme au propriétaire légitime, le Roi la lui avait rendue, et qu’il l’avait reçue comme un don ; quand les mêmes journaux refusaient au maréchal d’insérer sa protestation contre cette fable, ce n’était pas un acte du Gouvernement. Mais n’était-ce pas une atteinte portée presque officiellement à l’inviolabilité des biens nationaux ? Le prince de Neufchâtel racontait à qui voulait l’entendre, sa surprise, ses efforts pour détruire un bruit qui le compromettait aux yeux du public, et l’adresse avec laquelle on avait éludé ses réclamations.

Quand toutes les feuilles périodiques annonçaient l’épuration prochaine de l’Institut, ce n’était pas non plus un acte j, mais on y voyait avec justice une manière de sonder l’opinion publique par des articles commandés et des désaveux tardifs, qui avaient l’air de la contrainte, ne réparaient eu rien l’effet de ces démonstrations inconsidérées.

Le mécontentement existait donc, et il était en entier l’ouvrage des royalistes exagérés, des fautes qu’ils commettaient malgré le Gouvernement, ou de celles qu’ils lui faisaient commettre, et qui, par cela même, avaient des résultats plus fâcheux encore.

Ce n’est jamais volontairement qu’une nation est mécontente : la majorité, chez tous les peuples, n’aspire qu’au repos, parce que le repos est pour elle la condition indispensable à l’exercice de ses facultés et au développement de son industrie.

Pour disposer cette majorité à troubler l’ordre public, il faut que l’autorité, ou ceux qui se disent protégés par elle, exercent des vexations ou sèment des alarmes. La crainte d’un mal chimérique peut être aussi funeste, dans ses conséquences, que l’existence d’un mal réel. Mais c’est encore à l’autorité qu’on doit s’en prendre. Si cette crainte se répand, c’est que l’autorité n’a pas su donner aux citoyens paisibles assez de garanties de sa loyauté ou de sa force. Toutes les fois qu’on voit un peuple agité, l’on peut, avant même de connaître ses griefs, décider hardiment, non qu’il a raison, mais que son gouvernement a tort.

En réfutant les deux premières assertions, j’ai déjà opposé à la troisième une réponse assez péremptoire. Sur ce point, toutefois, ce n’est pas au seul raisonnement que je veux avoir recours. Pour confondre ceux qui nient aujourd’hui les fautes commises par le gouvernement royal à une autre époque, persuadés qu’ils sont que les dépositaires de la puissance ne doivent jamais reconnaître leurs erreurs, comme si la franchise n’était pas dans tous les cas le meilleur moyen de réparation, je citerai des aveux formels, qu’on ne peut interpréter que par ces mêmes fautes, et qu’on ne peut détruire. Ces aveux se trouvent dans les discours et dans les écrits des royalistes les plus zélés, dans les ordonnances royales, dans les proclamations ministérielles avant le 20 mars.

Ce fut le 5 que la nouvelle du débarquement de Bonaparte parvint à Paris. Dès le surlendemain, dans un ordre du jour adressé à la garde nationale, on voit qu’en tâchant d’affaiblir les chances de succès de Napoléon, l’on reconnaissait que s’il pouvait se flatter de réussir, c’était par une suite de défiances que le gouvernement royal avait inspirées. Dans une ordonnance du 9, pour la mise en activité immédiate de la même garde nationale, le Roi s’exprime ainsi : « Nous avons trouvé le point général de ralliement dans la :Charte constitutionnelle, que nous avons promis d’observer et de faire observer à jamais, qui est notre ouvrage libre et personnel, le résultat de notre expérience, etc. » N’aperçoit-on pas dans ce soin de déclarer que la Charte est l’ouvrage libre et personnel du Roi, une réponse à l’assertion habituelle des royalistes exagérée, qui représentaient la Charte comme l’effet de la violence exercée sur le Monarque, et qui en tiraient cette conséquence, que n’ayant pas été libre en la donnant, il n’était pas astreint à la faire observer ? Le Roi continue : « Nous voulons que la Charte constitutionnelle soit le point de ralliement et le signe d’alliance de tous les Français ; nous regardons comme nous étant seuls véritablement affectionnés ceux qui déféreront à cette injonction ; nous envisagerons  comme un attentat à notre autorité et comme un moyen de favoriser la rébellion, toute entreprise directe ou indirecte, par actions, écrits ou propos publics, qui tendrait à ébranler la confiance des gardes nationales en la Charte constitutionnelle, ou à les diviser en factions par des distinctions que la Charte repousse. » Y eut- il jamais rien de plus clair que ces paroles ? À qui le Roi s’adressait-il, quand il disait qu’il regardait comme lui étant seuls véritablement affectionnés ceux qui déféreraient à son injonction ? Ce ne pouvait être à ceux qui attaquaient la Charte dans le sens impérial, révolutionnaire ou démocratique : ceux-là ne feignaient pas de lui être véritablement affectionnés. Ce n’était pas leur affection fausse qu’il voulait distinguer d’une affection véritable. Les hommes dont il parlait n’étaient autres que ces courtisans, ces zélateurs du pouvoir qui, sous le spécieux prétexte d’un dévouement sans bornes à son autorité, insultaient aux limites que la Charte avait tracées. Ceux-là seuls pouvaient déférer à son injonction. Ceux-là seuls aussi pouvaient être soupçonnés de travailler à diviser la garde nationale en factions par des distinctions que la constitution repoussait. L’invitation royale avait évidemment exclusivement en vue les royalistes exagérés.

Quand, dans une proclamation qui suivit de près cette ordonnance, le Roi disait aux armées : « Je m’associais à la gloire de vos triomphes, alors même qu’ils n’étaient pas pour ma cause », ne voulait-il pas effacer les traces de ces reproches si follement adressés à nos guerriers par des hommes qui leur faisaient un crime de leurs exploits, n’estimant de valeur que celle qui est dirigée contre la patrie, et de gloire que la gloire acquise sous les drapeaux étrangers ?

La Chambre des députés s’étant réunie, chargea son président de présenter au Roi son hommage. Il ne faut pas oublier quel était ce président : c’était M. Lamé, que nous verrons opposer à Bonaparte, jusqu’au dernier instant, la résistance la plus invincible : M. Lainé, que nul ne soupçonnera de tiédeur, de malveillance contre Louis XVIII, ou d’une intelligence secrète avec les ennemis du Monarque. Comment s’exprimait-il dans cette adresse dont il fut à la fois le rédacteur et l’organe ?

« Quelles que soient, disait - il, les fautes commises, ce n’est pas le moment de les examiner. Nous devons tous nous réunir contre l’ennemi commun, et chercher à rendre cette crise profitable à la sûreté du trône et à la liberté publique. »

Il y avait donc eu des fautes commises ? À qui fallait-il les attribuer ? De quel genre étaient ces fautes ? Pourquoi n’était-ce pas le moment de les examiner ? Si elles avaient dû retomber sur les adhérents de Bonaparte, certes l’examen n’eût pas été déplacé j, mais elles retombaient sur une portion des hommes qui se disaient les amis du Roi. L’assemblée, témoin de ces fautes, voulait les couvrir d’un voile d’indulgence, pour rallier autour du trône tous les défenseurs de la monarchie. Cependant elle éprouvait le besoin d’indiquer cette indulgence, pour que ceux qui en profiteraient n’oubliassent ni le mal qu’ils avaient causé, ni le pardon qu’on leur accordait. Si elle annonçait que cette crise devait tourner au profit de la liberté publique, c’est que la liberté publique avait été menacée c’est que les alarmes conçues pour la liberté publique aggravaient le danger de l’invasion qu’on voulait repousser, et que pour que la Nation protégeât le gouvernement royal, il était urgent que ces alarmes fussent dissipées.

Il y a encore dans cette adresse une phrase remarquable : « Nous vous conjurons, Sire, disent les députés, d’user de tous les moyens que la Charte constitutionnelle et les lois ont mis entre vos marins. » Mais l’explication de cette phrase trouvera sa place quand je traiterai des projets des royalistes exagérés, projets contraires aux lois et à la Charte constitutionnelle.

Le discours de M. Lainé, lors de l’ouverture des délibérations, n’est pas moins important à étudier, il annonce plusieurs améliorations, et toutes les améliorations annoncées sont autant de réparations promises.

Les restrictions attentatoires à la liberté de la presse, avaient produit une impression désastreuse. Aussi M. Lainé assurait-il à la Chambre qu’on travaillait « à des règlements qui promettaient sans danger à l’impatience toute la liberté de la presse, dont l’histoire dira, continuait - il, que nous jouissons déjà beaucoup. »

Le droit de pétition avait été méconnu. Aussi M. le président disait-il « qu’on se proposait d’adopter quelques changements au règlement, surtout en ce qui concernait le droit de pétition qu’on voulait consacrer de nouveau et consolider. »

L’opinion s’était affligée ou indignée des ordonnances imprudentes dirigées contre la Légion, d’honneur, et du mépris plus imprudent encore versé par les habitués de la cour sur un établissement que les zélateurs ombrageux de la liberté avaient vu jadis d’un oeil mécontent, mais que les partisans des privilèges ne pouvaient avoir envie de détruire qu’en haine de la révolution et des institutions qu’elle avait créées. L’orateur insistait donc « sur les regrets qu’éprouvait la Chambre de n’avoir pu changer en résolution cette proposition qui devait maintenir à jamais la Légion-d’Honneur que l’on voulait doter irrévocable- ment. »

Enfin la faiblesse du ministère avait fatigué toute la Nation, et M. Lainé rappelait en finissant que « de toutes les lois dont on s’était occupé dans la session dernière, la proposition relative à la responsabilité des ministres était l’objet de  la plus vive sollicitude ; et ce n’est pas, ajoutait-il, dans les circonstances actuelles que le président doit développer les raisons qui la font plus vivement regretter. »

J’omets une foule de détails, pour m’occuper d’un second discours de M. Lainé, prononcé le 16 mars, après la séance royale. Ce discours est plus remarquable encore s’il se peut, que le premier, et les passages que je vais citer ne laissent subsister aucune équivoque : « Ce n’est pas le moment de rechercher les fautes, de découvrir toutes les causes de cette agitation inattendue. La France obtiendra bientôt, par ses représentants, justice et réparation.… Ce n’est plus de la cour que peuvent venir les inquiétudes sur la liberté et les droits reconnus. Dès que la France sera délivrée, nous aurons toutes les  garanties qui assurent à jamais la sage liberté  des peuples. Non seulement le R.oi, mais les princes qui sont sur les marches du trône ont fait des promesses solennelles. Ils n’auront jamais ni la volonté, ni le pouvoir de les violer.... Les corps de l’État et tous les Français ont demandé une Charte qui assurât les libertés publiques. Le Roi l’a donnée : elle a reçu l’assentiment général ; et vous savez s’il a voulu qu’elle fut partout et toujours fidèlement observée. II s’est étudié à étouffer les passions et les vengeances toujours prêtes à se rallumer.… Si la terre française engloutit son oppresseur, des jours brillants se lèveront sur un peuple réconcilié avec son gouvernement. »

Ce n’était point un membre de l’opposition qui s’exprimait ainsi : c’était le président de l’assemblée, l’ennemi le plus déclaré de Bonaparte, celui que l’adversité n’a point abattu, dont la fidélité ne s’est point démentie, dont l’intrépidité s’est accrue par le danger. J’aime à lui rendre ce témoignage. Pour être sévère quand je condamne, j’ai besoin d’être juste quand j’approuve.

Or, je le lui demande, lorsqu’il parlait des réparations que la France devait obtenir par ses représentants, de qui pensait-il que ces réparations pouvaient être exigées ? Quand il indiquait que l’agitation qui régnait avait des causes secrètes, où cherchait - il ces causes ? Ses propres paroles révèlent sa pensée : « Ce n’est plus de la cour,  dit-il, que peuvent venir les inquiétudes. » Elles étaient donc venues de la cour ? « Les princes assis sur les marches du trône ont fait des promesses solennelles qu’ils n’auront jamais ni la volonté, ni le pouvoir de violer. » On avait donc craint qu’ils n’en eussent ou la volonté, ou le pouvoir ? « Le Roi a voulu que la Charte fut partout et toujours fidèlement observée. » Il l’a voulu, dit M. Lainé, et certes mon opinion sur ce point est d’accord avec la sienne. Mais M. Lainé ne dit pas que la volonté royale eût été accomplie, et son éloge des intentions est une reconnaissance indirecte que l’exécution n’avait pas répondu à ces intentions loyales. « Des jours brillants se lèveront sur un peuple réconcilié avec son gouvernement. » Réconcilié ! il y avait donc eu division, éloignement, rupture ? Et le blâme de cette rupture ne pouvait retomber sur la Nation, puisque de l’aveu de M. Lainé c’était la Nation qui avait droit d’obtenir réparation et justice.

Si des harangues d’apparat, où cependant la gravité des circonstances avait introduit, comme on le voit, une sincérité peu commune, nous passons aux délibérations des Chambres, aux propositions émises et aux serments prêtés dans leur sein, nous retrouverons à chaque instant le désir de réparer les fautes dont le président avait fait deux fois une mention si sévère.

Tantôt c’est un député qui veut que le dépôt de la Charte constitutionnelle soit confié à la fidélité et au courage de l’année, de la garde nationale, de tous les citoyens ; et le ministre s’empresse d’adhérer à cette proposition.

Tantôt on insère dans un projet de loi un article portant que tous les écrits et tous les discours contraires à l’inviolabilité des biens nationaux, ou provoquant le rétablissement des droits féodaux, des dîmes ou des rentes seigneuriales, seraient considérés comme des attentats à la sûreté publique. Le motif de cet article n’est-il pas évident ? Ne voit - on pas qu’on avait inspiré des inquiétudes aux acquéreurs des biens nationaux ; qu’on avait répandu le bruit du rétablissement de la dîme, des droits féodaux et des autres privilèges vexatoires abolis par la révolution ? Il faut remarquer que, par une disposition de ce même article, les peines attachées à ce délit étaient aggravées dans le cas où les coupables seraient des fonctionnaires publics. N’était-ce pas un aveu que des fonctionnaires publics s’en étaient rendus coupables ?

La séance royale tout entière fut une tentative pour rassurer la France. Le serment prêté par le Monarque n’avait pas d’autre but ; et si dans la même séance on jugea nécessaire que l’héritier présomptif de la couronne se réunît à ce serment solennel, qui maintenant l’enchaîne à jamais, ce fut évidemment pour dissiper des alarmes plus vives encore et plus répandues, bien que peu fondées, j’aime à le croire, pour notre avenir et pour celui du trône.

Deux jours avant le départ du Roi, nous voyons la Chambre approuver un considérant, où rendant hommage au mouvement national de 1789, aux droits naturels et imprescriptibles de tous les peuples, à l’acceptation libre des constitutions de 1791 et de l’an 3, et à la Charte de 1814, comme n’étant qu’un développement des principes de ces constitutions antérieures, elle proclamait que depuis 1791 tous les gouvernements qui avaient méconnu les droits de la Nation avaient été renversés, et qu’aucun ne pouvait se soutenir en France hors des maximes constitutionnelles. Profession de foi qui malheureusement fut inutile, parce qu’elle était tardive ; mais qui ne demeure pas moins aux yeux de l’Histoire un acte de résipiscence et un aveu de repentir.

Enfin, s’il m’est permis de rapporter une circonstance minutieuse, mais qui toutefois a son importance comme symptôme de l’opinion qui régnait, quand M. Lainé écrivait à M. l’abbé de Montesquiou un billet que j’ai vu, dans lequel il lui proposait de faire nommer commissaires du Roi près de la Chambre des députés, des hommes connus par des principes et des écrits libéraux, parce qu’il était temps, disait-il, que la Nation entendît des voix populaires qui n’inspirassent pas de défiances y quel sentiment lui dictait cette démarche ? Il agissait de la sorte, parce qu’il savait assez que les fautes de la cour consistaient dans une opposition sourde à la liberté.

Cette conviction subsista dans l’esprit du Monarque et de ceux qui, en son nom, parlaient à la France, longtemps après la catastrophe même du 20 mars. Il est fâcheux que le triomphe l’ait fait oublier à ses ministres, « Mon gouvernement devait faire des fautes, disait Louis XVIII dans sa proclamation de Cambrai, peut-être en a-t-il fait. » L’une des premières ordonnances qui suivirent le retour de Gand, fut l’abolition de toutes les entraves mises précédemment à la liberté de la presse. Le Gouvernement déclare dans cette ordonnance avoir reconnu que les restrictions établies par la loi du 21 octobre 1814, avaient plus d’inconvénients que d’avantages. Néanmoins, le 11 mars précédent, M. Dambray, fidèle à son système, avait annoncé que le ministère sentait la nécessité de lois plus sévères. Assurément, depuis le 11 mars jusqu’au 20 juillet, aucune expérience n’avait pu éclairer le gouvernement royal sur les inconvénients de ces mesures, puisque durant cet intervalle, il n’y avait pas eu de gouvernement royal, et que le 11 mars il songeait à étendre les restrictions au lieu d’y renoncer. La vérité, c’est que le souvenir de ses fautes s’était prolongé, et l’ordonnance du 20 juillet en était l’effet et la preuve. Plus tard, lorsque la réaction s’est développée dans toute sa violence, les royalistes exagérés ont prétendu que le gouvernement de Louis XVIII n’avait eu à se reprocher que de la faiblesse, et qu’une indulgence excessive était la seule faute qu’il eût avouée dans ses proclamations. Le lecteur est à même de juger du degré de croyance que cette assertion mérite. Certes, quand M. Lainé disait, dans le discours que j’ai rapporté plus haut, qu’après cette grande crise le peuple serait réconcilié avec son gouvernement, il n’entendait pas indiquer que ce peuple était mécontent de l’indulgence qu’on lui avait témoignée, et que la réconciliation s’opérerait par la sévérité. L’interprétation serait trop absurde. Il a fallu, pour la soutenir, toute l’impudeur de la victoire, et aujourd’hui M. Lainé la désavouerait.

Je l’affirme donc, il ne peut y avoir d’équivoque sur la nature des fautes que les royalistes exagérés avaient fait commettre au gouvernement du Roi. Ces fautes étaient les mêmes que celles qu’ils ont commises en 1815. C’était la révocation de toutes les lois que la révolution avait établies ; c’était l’ébranlement de toutes les propriétés qu’elle avait consacrées ; c’était la proscription de tous les hommes qui avaient pris part à cette révolution depuis vingt-cinq ans ; c’était en un mot le même système vers lequel ils se sont précipités une seconde fois, sans être retenus soit par la prudence, soit par les engagements antérieurs, soit par le danger de bouleverser de nouveau la France, soit par la désapprobation manifeste de l’Europe, soit par les efforts d’un ministère trop longtemps indulgent pour leurs fureurs, soit par les représentations du Roi, dont l’autorité seule, exercée enfin, a pu mettre une digue à ce torrent qui menaçait de tout submerger.

Lettre V. Effort du parti constitutionnel en faveur du Gouvernement royal. §

J’ai décrit les causes du mécontentement qui existait avant l’arrivée de Bonaparte, et sans nul rapport avec son arrivée. J’ai prouvé, malgré les dénégations des royalistes exagérés, que ce mécontentement avait des causes réelles et qu’il était leur ouvrage. Je pourrais en conclure que si le triomphe de Napoléon, débarquant de l’ile d’Elbe, a été l’effet de ce mécontentement, les royalistes exagérés sont les premiers coupables. Mais je veux être juste, même pour ceux qui ne le sont jamais envers nous. Je reconnaîtrai donc franchement que le mécontentement qui existait n’était pas assez grave pour menacer l’ordre établi d’un renversement prochain.

Les inconséquences du ministère et la jactance des royalistes exagérés, n’effrayaient pas outre mesure les esprits fermes et raisonnables. Les intentions étaient suspectes, mais les actes étaient encore modérés.

La liberté de la presse avait été violée par les lois, mais les restrictions étaient légères et peu sensibles dans l’exécution.

Les acquéreurs de biens nationaux étaient réprouvés par une opinion protégée, insultés par des journaux semi-officiels, mais leurs acquisitions n’étaient point disputées.

On écartait des places ceux qui les tenaient de Napoléon et qui se croyaient en droit de les conserver, mais c’était sous le prétexte de l’économie ou d’une classification nouvelle, et l’on priait aux fêtes de la cour ceux des partisans de l’Empereur dont l’attachement à leur ancien maître était le plus avoué.

On cherchait à couvrir les mesures dirigées contre ce que la révolution avait créé, d’excuses ou de raisons étrangères à cette révolution. On expulsait les votants de l’Institut, mais c’était pour réorganiser l’Académie.

Les esprits éclairés regardaient ces oscillations comme naturelles et inévitables. Ils plaçaient leur espoir dans la sagesse et dans l’intérêt évident du

Roi ; ils croyaient à la profondeur des racines que des transactions fortifiées par un quart de siècle, avaient jetées dans la Nation ; ils pardonnaient à un parti toujours vaincu, des regrets excusables et des tentatives impuissantes, et se faisaient un devoir d’accueillir les conversions vraies ou simulées.

Celle de M. de Chateaubriand fut l’objet de leurs éloges. Ils prodiguèrent à son beau talent, gêné par les limites étroites d’un pamphlet constitutionnel, une approbation peut-être excessive. Je fus, s’il m’est permis de me citer comme une preuve entre plusieurs autres, l’un des plus empressés à proclamer que la liberté avait fait une illustre conquête, et l’hommage que je rendais à l’auteur du Génie du Christianisme fut allégué par les journaux du jour comme le signe d’une réconciliation générale entre les hommes de tous les partis.

Il n’y avait donc pas, au commencement de 1815, un seul bon citoyen doué de quelques lumières, qui ne reculât devant l’idée de renverser le Gouvernement. Les amis de la Charte, bien qu’ils eussent personnellement plutôt à se plaindre qu’à se louer de la cour, apercevaient dans la durée de ce qui existait, malgré les intentions de plusieurs conseillers aveugles ou perfides, des chances presque certaines d’une amélioration paisible et graduelle qu’ils préféraient à de nouvelles révolutions. Ils étaient convaincus que s’ils maintenaient à Louis XVIII son autorité, ses ministres, plus engagés chaque jour par des institutions qu’affermirait l’habitude, obéiraient tôt ou tard à l’esprit public, et que la liberté triompherait des manœuvres des courtisans, dés intrigues des coteries, et des puérilités des salons.

J’étais pénétré de cette vérité autant que personne. J’ai toujours cru, et cette croyance a fait la règle de ma conduite, qu’en fait de gouvernement, il faut partir du point où l’on est ; que la liberté est possible sous toutes les formes ; qu’elle est le but, et que les formes sont les moyens ; qu’il y a des droits individuels, des droits sacrés, des garanties indispensables que l’on doit placer sous la république comme sous la monarchie, sans lesquelles la monarchie et la république sont également intolérables, et avec lesquelles l’une et l’autre sont également bonnes. En conséquence, ce n’est jamais contre une forme que j’ai disputé : il n’y en a aucune que je prescrive, aucune que j’exige exclusivement. Celle qui existe a l’avantage d’être, et pour substituer ce qui n’est pas à ce qui est, il faut des sacrifices qu’il est toujours bon d’éviter. J’avais raisonné ainsi sous le Directoire, parce que le Directoire, ou pour mieux dire la constitution qui avait institué le Directoire, me paraissait susceptible d’amélioration. Je n’avais par raisonné de la sorte sous Bonaparte, parce que Bonaparte, très peu de temps après son avènement au trône, avait enlevé à la liberté toutes ses chances. J’étais revenu à mon système sous Louis XVIII, parce que ces chances se reproduisaient avec la Charte9.

J’ose dire que mon sentiment était celui de la Nation presque entière, et c’est ici le lieu de faire ressortir une distinction que la mauvaise foi cherche à obscurcir, et qui peut échapper à la simplicité. Les erreurs, les fautes du gouvernement royal, les folies, les menaces des royalistes exagérés, étaient des torts graves, des griefs fondés, mais non des raisons de bouleverser la France. Aussi nul ne pensait à la bouleverser. Quand Bonaparte arriva, le premier mouvement de tous les hommes sages fut de déplorer son arrivée. Le premier désir des vrais amis de la liberté, fut de s’opposer à son succès. Aucun d’entre eux ne fut arrêté soit par le souvenir des fautes passées, soit par la perspective des dangers futurs.

Les étrangers les moins favorables à la cause française durant les Cent Jours, ont unanimement rendu ce témoignage aux constitutionnels de 1814 citerai, parmi beaucoup d’autres preuves, -un ouvrage anglais dont le titre seul démontre assez que l’auteur n’était pas un partisan de Napoléon, puisqu’il est intitulé : Histoire de la seconde usurpation de Bonaparte en 1815. « Les amis éclairés de la liberté, dit cet écrivain, et particulièrement ceux qui étaient alors connus à Paris sous la dénomination de libéraux, entourèrent avec empressement le Roi et la Charte. Quoiqu’ils eussent désapprouvé quelques articles de la constitution établie ; quoiqu’ils entretinssent des défiances sérieuses sur l’esprit d’après lequel cette constitution s’exécutait, et sur les opinions qui dominaient à la cour ; enfin quoiqu’ils eussent essuyé plus d’une insulte non méritée de la part de cette foule d’émigrés qui remplissaient le château et séparaient le Roi de ses amis véritables, ils se rangèrent du côté de la loyauté et de la justice. L’appel suivant, sorti de la plume de Benjamin Constant, qui peut » être regardé comme le représentant de ce parti, mérite d’être conservé. » L’auteur traduit ensuite un article inséré par moi dans le Journal de Paris le 11 mars 181510.

Un autre anglais, témoin oculaire de cette disposition des constitutionnels en faveur du Gouvernement royal, l’a décrite avec une chaleur éloquente, et je me plais à transcrire ses paroles. « L’on vit alors, dit-il, parmi quels hommes les monarques prudents doivent choisir leurs amis ; tout ce qui était timide avait déserté l’étendard royal. Les partisans de la cour et des ministres étaient abimés dans leurs irrésolutions et leurs craintes. Quel fut l’écrivain qui, en dépit des préjugés, au risque de paraître inconséquent, malgré les menaces des ennemis, les soupçons des amis, la certitude et la grandeur du danger, se présenta pour défendre le Roi, pour plaider sa cause, pour appeler le peuple à son aide contre l’adversaire invincible qui marchait pour le renverser ? Ce ne fut point un favori brillant de l’éclat des bontés de son maître, ayant à redouter de partager sa chute et d’être la victime du nouveau pouvoir ; ce ne fut point un des salariés, des pensionnaires, des serviteurs du Monarque. Non, ce fut un patriote, connu et dénoncé pour son indépendance, son courage, ses réclamations contre les moindres fautes de la puissance et les moindres atteintes portées à la liberté des citoyens. Regardant un despotisme militaire comme la conséquence nécessaire du retour de Napoléon, et détestant la tyrannie de l’épée, il invita publiquement la France et les Français à pardonner aux ministres dé leur Roi des erreurs dont la réparation était facile, et à se réunir contre un fléau plus formidable que ces ministres pour leurs droits et leur sûreté.

Il publia, dans cette intention, Un Essai sur l’impossibilité d’établir un gouvernement constitutionnel sous un chef militaire, et particulièrement sous Napoléon11. Il crut que ceux qui l’avaient toujours vu l’adversaire intrépide de l’autorité, reconnaîtraient sa voix et le suivraient avec quelque confiance contre un homme

Lien plus menaçant pour la liberté nationale que le souverain dont il ébranlait le trône. Ce généreux effort ne sauva pas Louis XVIII ; mais il dut le convaincre que les seuls soutiens réels et sincères d’un roi constitutionnel sont les amis du peuple, ceux que les courtisans s’empressent de flétrir du nom de fauteurs de la révolte et d’instigateurs de la sédition12. »

À ce témoignage des étrangers, observateurs indifférents et impartiaux de nos troubles, faut-il ajouter des faits nationaux ? Je crois devoir citer un homme dont le nom s’allie intimement à la liberté dans toute son étendue, mais aussi dans toute sa pureté ; un homme que notre siècle doit remercier d’unir les lumières modernes à un caractère antique ; un homme dont les vertus ont vaincu l’injustice, et qui, après trente ans d’une vie admirable, est l’objet aujourd’hui du respect de l’Europe, comme il le fut dans sa jeunesse de l’enthousiasme des Américains. On devine facilement à ces traits M. de Lafayette. Voyons quelle fut sa conduite lors des évènements du 20 mars.

La nouvelle de l’entreprise de Bonaparte lui fut portée à la Grange par son fils. Il n’avait depuis longtemps aucun rapport avec la cour. Cependant la crise qui s’annoncait lui donna le besoin de voir à Paris même s’il était possible de sauver la France. Il trouva les Chambres disposées à soutenir le Roi ; mais dans celle des députés, le parti de la cour se montrait beaucoup plus timide que celui de l’opposition. C’est que les sentiments généreux se tiennent, répondit-il à M. Lainé,lorsque ce dernier s’étonnait de n’être secondé que par ceux qui, dans l’autre session, avaient défendu, malgré lui, la liberté de la presse et les droits de la Nation. Mais, du reste, la défiance pour les intentions du parti de Coblentz était si forte, les blessures faites à tous les sentiments, à tous les intérêts, à toutes les vanités, étaient si profondes, qu’une illusion étrange et en quelque sorte volontaire, s’était emparée de beaucoup de têtes. Des généraux destitués par Napoléon, des sénateurs ayant voté sa déchéance, des républicains qu’il avait persécutés, voyaient, dans l’adversaire obligé de la contre-révolution dont on leur avait inspiré la crainte, un défenseur rendu à la liberté. M. de Lafayette était loin de partager ce sentiment. Quoiqu’il aperçût du côté de l’exagération royaliste, une haine dont il avait reçu de récents témoignages ; de l’autre, une disposition qui eût été bienveillante, s’il ne l’avait pas repoussée ; d’un côté les souvenirs de sa captivité d’Olmutz, de l’autre ceux de sa délivrance, il n’apportait de sa retraite que des vœux contraires à Napoléon. Sa disposition fut bientôt connue. On lui demanda si, dans la,ligue de ses opinions, l’on pouvait compter sur lui : il se dévoua sans hésiter.

On ne résiste guère à la tentation de se placer dans les rangs où l’on rencontre M. de Lafayette.

Je dirai donc, au risque d’être accusé d’amour-propre, que des motifs d’une nature analogue me dictèrent la même conduite dans la même circonstance. J’avais, dans mes écrits, combattu plusieurs des actes du ministère ; je venais d’essuyer des attaques officielles de la part d’un ministre eu faveur, au sujet de mon ouvrage sur la responsabilité ; je n’avais prêté aucun serment ; je ne remplissais aucune fonction ; je n’avais nul devoir de prendre le parti d’un gouvernement qui me traitait avec malveillance ; je n’hésitai point cependant. Les articles signés de moi, dans les journaux, contenaient ce qui a peut-être été dit de plus véhément, de plus propre à soulever les Français et à les rallier autour du Roi qui régnait par la Charte.. Ces articles sont assez connus. Ils m’ont été suffisamment reprochés par ceux avec qui j’offrais d’exposer ma vie, mais non de tourner mon bras contre mon pays. Je publiai le second de ces articles lorsque Bonaparte était à Fontainebleau.

Les membres de l’opposition, dans la Chambre des députés, agirent avec la même franchise et le même zèle.

Mais, en se dévouant ainsi pour soutenir le trône contre une invasion inattendue, les constitutionnels avaient bien le droit de proposer les mesures sans lesquelles ils prévoyaient que leur dévouement serait inutile. Ces mesures ne pouvaient être qu’un retour sincère aux maximes de la Charte, et l’adoption franche, non seulement de ces intérêts accidentels que les révolutions introduisent dans l’état social des peuples, mais aussi des principes dont l’oubli produit les révolutions, principes que la Nation avait proclamés en 1789, loin desquels la terreur l’avait entraînée en dépit d’elle-même en 1793, vers lesquels elle avait espéré revenir en 1800, et qu’elle avait, en 1814, puni Bonaparte d’avoir méconnus on dédaignés.

Avant de détailler ces mesures, je crois devoir répondre à une objection plausible qui m’a été souvent opposée par ceux avec qui je me suis entretenu des évènements de i8i5. Toute résistance n’était-elle pas inutile ? Aussitôt que Bonaparte eut touché le sol de la France, son triomphe n’était-il pas assuré ? Que servait donc un péril sans but ? Quand le succès est impossible, la persistance dans un vain effort ne cesse-t-elle pas d’être du courage ? Ne devient-elle pas de l’ostentation et de la folie ?

Lettre VI. Du genre de popularité de Napoléon à son retour de l’île d’Elbe. §

Les chances de succès qui s’offraient à Bonaparte, indépendamment des fausses mesures, de l’apathie et du découragement de ses adversaires, tenaient à la nature de là popularité qui l’environnait, au moment de son apparition sur les côtes de France. Il faut donc, pour apprécier à sa juste valeur l’influence que devait avoir cette popularité, rechercher auprès de quelles classes il était populaire.

En commençant cette recherche, je me sens gêné par deux impressions contraires. Je ne puis expliquer pourquoi, dans mon opinion, Bonaparte avait à son retour plusieurs classes de la Nation contre lui, sans rappeler ses fautes ; et je ne voudrais néanmoins, à aucun prix, moi qui ne l’ai jamais flatté pendant sa puissance, me classer parmi ceux qui l’insultent après l’avoir encensé.

Heureusement, j’aurai des occasions naturelles de prouver que la vérité seule me dirige, quand j’expliquerai en quoi Napoléon, après le 20 mars, me parut différent du Napoléon qui avait asservi la France et l’Europe ; je ferai ressortir ces différences avec la même franchise avec laquelle je vais m’exprimer sur son administration antérieure. Je dirai alors pourquoi, après son retour, j’ai cru la liberté possible, sous le Gouvernement qu’on l’obligeait d’établir, comme j’explique maintenant pourquoi, lorsqu’il reparut, l’on dut redouter sa tyrannie.

Bonaparte, lors de son abdication, n’était certainement pas populaire auprès des citoyens éclairés. Il les avait blessés dans l’exercice de leurs facultés les plus précieuses, dans l’indépendance de leurs opinions, dans la manifestation de leurs pensées. Il avait, comme en la frappant d’un sceptre magique, arrêté les progrès politiques et moraux de l’espèce humaine, qui, durant les douze années de son règne, brillant d’ailleurs d’une gloire immense, s’était sentie comprimée sous un poids énorme, et retenue dans une douloureuse immobilité.

Les amis de la révolution, qui ne connaissaient point encore par expérience les fureurs contre-révolutionnaires, avaient su peu de gré à Bonaparte de la protection dont il entourait les résultats matériels de cette révolution, qu’ils ne croyaient point menacés, et s’étaient irrités de voir anéantir ses résultats moraux, et tromper ainsi leurs plus belles espérances13.

Ils ne pouvaient donc se féliciter d’un retour qui substituait à un ennemi faible et décrépit (je veux parler de l’oligarchie de l’ancien régime), l’adversaire redoutable et triomphant de tous les principes qu’ils chérissaient. Les malheurs et les injustices de 1815 ont affaibli le souvenir de cette disposition. Quand on a vu la France couverte à la fois de bataillons étrangers et de cours pré-votales, de commandants russes et prussiens, et de préfets français dénonçant des Français à ces commandants prussiens et russes, l’on a oublié quels sentiments l’apparition de Bonaparte avait excités. Mais je crois ne tomber dans aucune exagération, en affirmant que, parmi les censeurs les plus sévères du gouvernement royal, l’immense majorité eût voulu renvoyer Napoléon dans son île, sauf à opposer des moyens légaux de résistance aux projets dont ils soupçonnaient la cour.

Les acquéreurs de biens nationaux eux-mêmes, s’ils revirent avec un certain plaisir un homme qui représentait, sous un rapport, les intérêts de la révolution, ne le revirent cependant qu’avec inquiétude, parce qu’il en représentait, sous un autre rapport, et en ramenait tous les dangers. Ils craignaient les difficultés pécuniaires auxquelles son système guerrier, sur lequel personne n’était rassuré, l’exposait sans cesse, bien qu’il y eût remédié au jour le jour, par les contributions étrangères, par d’excessifs impôts, et par son arriéré qui lui procurait la ressource d’une banqueroute en permanence. Un sentiment secret avertit les hommes qu’il n’y a point de garanties réelles sous le despotisme. Les faits ont prouvé ce que j’affirme. La Chambre des représentants, composée en grande partie d’acquéreurs de biens nationaux, n’a rien eu de plus pressé que de renverser Bonaparte.

Ce n’était pas non plus, je le maintiens, quelque bizarre que l’assertion paraisse au premier coup d’œil, ce n’était pas dans l’armée que Bonaparte avait ses adhérents  les plus dévoués. Les souffrances que cette armée avait éprouvées dans ses expéditions lointaines et gigantesques avaient fatigué les plus distingués des compagnons d’armes de cet infatigable conquérant. Les généraux, que la victoire avait enrichis, qu’elle avait comblés d’honneurs, reprochaient à celui qui abusait de ses faveurs, de retarder indéfiniment l’époque où ils pourraient jouir de leurs dignités et de leurs trésors. Ces sentiments avaient pénétré sous diverses nuances dans l’âme des soldats, et lorsqu’ils prononcaient, sous les Bourbons, le nom de Bonaparte, c’était bien moins un hommage au second, qu’une plainte contre les premiers. Sans doute le souvenir des travaux entrepris, des exploits exécutés sous un chef illustre, ne laissait pas tous les cœurs sans émotion. Dix mois d’une existence équivoque et humiliée sous de nouveaux maîtres, avaient affaibli l’impression défavorable produite par les erreurs, les fautes et l’obstination de 1814. L’armée regrettait, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’observer, ces couleurs nationales, emblèmes d’abord de la liberté, puis de la victoire, et Napoléon tirait un avantage immense du déploiement de ces couleurs, imprudemment rejetées pas les royalistes dans leur exagération scrupuleuse. Il est défait, toutefois, que cette armée ne s’est point déclarée pour Bonaparte, à la nouvelle de son débarquement. Indifférente même à ses progrès, elle envoyait encore de toutes parts, des adresses d’adhésion à Louis XVIII. Celles d’Oudinot, de Masséna, de Jourdan,de Dumouceau, sont postérieures à la prise de Grenoble ; la lettre du général Pacthod est du 10 mars ; la proclamation du général Decaen est du 12. Rapp, Miolis, Belliard, offraient leurs services à la cour le 15. Le Moniteur du 19 contient une adresse signée par le général Le tort, tué à Fleuras le 16 juin suivant, parce que de même que tant d’autres bons français après avoir voulu combattre pour le trône constitutionnel, il a combattu contre l’étranger.

Ces actes sont une preuve que ces généraux n’étaient pas dévoués à Bonaparte. Ils n’auraient pas excité l’opinion contre lui ; ils auraient au moins gardé le silence. Aucun officier supérieur, si l’on en excepte ceux qui se sont vus subjugués par des circonstances au-dessus de la force humaine, ne délaissèrent le Gouvernement avant le moment où il se délaissa lui-même.

La conduite des garnisons de la Fère et de Cambrai est une indication non équivoque de ce qu’était alors encore la disposition des soldats. Bonaparte connaissait si bien cette disposition, que je ne représente pas comme hostile, il faut l’observer, mais comme incertaine, que dans les premières journées, et jusqu’à Grenoble, il évita toutes les places gardées par des troupes, et qu’il avait fait quarante lieues dans les terres, avant de rencontrer une force armée quelconque.

Trois classes nombreuses, dont on en a regardé deux comme entièrement dévouées à Napoléon, étaient donc à son égard dans des sentiments au moins douteux. Deux autres classes lui étaient encore plus opposées, la noblesse et le commerce.

Il faut distinguer le commerce d’avec les manufactures proprement dites. Lorsque les manufactures sont encore dans un état d’imperfection et d’enfance, elles peuvent gagner momentanément à l’exercice d’un pouvoir sans bornes, qui les protège par des décrets rigoureusement exécutés. Cette protection est toujours accompagnée de beaucoup de mesures capricieuses, vexatoires, contraires aux saines maximes de l’économie politique. Mais ces mesures peuvent cependant avoir l’effet de donner aux manufactures indigènes le temps de former des établissements que la concurrence du dehors, si elle était admise, étoufferait dès les premiers pas. Ce service (je suis loin de le contester), Bonaparte l’a rendu aux manufactures françaises. Le développement dont s’énorgueillit aujourd’hui notre industrie, est dû, en grande partie, à son régime prohibitif. Mais le commerce ; en prenant ce mot dans son acception plus générale, le commerce, qui repose sur les relations paisibles et libres des nations entr’elles, trouvait « a ruine dans un système guerrier, traînant à sa suite l’interruption dés communications, l’interdiction des correspondances, les séquestres, les confiscations et les blocus.

L’esprit de conquête est incompatible avec l’existence du commerce, tel qu’il résulte de l’état actuel de la civilisation, et tel qu’il est devenu le besoin de tous les peuples. Cosmopolites industrieux, les commerçants ont fait, des diverses peuplades européennes, une grande famille, peu dissemblable dans ses mœurs et tout à fait identique dans ses intérêts. Cette identité présente l’obstacle le plus insurmontable aux desseins d’un conquérant, qui, pour subjuguer les parties de cette grande famille, a besoin de les diviser et de les maintenir en inimitié, jusqu’à ce qu’il les ait asservies. Le commerce renoue les fils que le conquérant veut briser. Napoléon le savait, et, tant qu’il a eu des projets de conquête, il a été, et dans ses discours, et dans ses actes, l’ennemi du commerce, qu’il accusait publiquement d’énerver le sentiment national et le patriotisme, n’osant lui reprocher ce qui était son véritable crime à ses yeux, l’adresse avec laquelle il se dérobait à ses volontés et se jouait de ses précautions. Le retour de Bonaparte fut un coup mortel pour les commerçants de France qui avaient recommencé des spéculations lointaines, dont la réussite dépendait de la paix qu’il ne pouvait point ne pas troubler, et certainement ce ne fut ni dans les ports de mer, ni à la bourse, ni dans aucune maison de banque ayant avec l’étranger des rapports étendus, qu’on put remarquer, à la nouvelle de son arrivée, de l’allégresse ou de l’enthousiasme.

L’ancienne noblesse n’avait pas été plus satisfaite de cet événement. Les relations de cette ancienne noblesse avec le chef de l’empire, avaient de tout temps été bizarres. Son instinct ayant démêlé, dans l’auteur du 18 brumaire, un ennemi de la liberté, elle s’était ralliée à lui, d’abord en applaudissant à tout ce qui, dans ses mesures, ressemblait au despotisme, puis en sanctionnant son autorité, par l’acceptation des places, des titres et des salaires dont il disposait. Elle avait, de la sorte, contribué puissamment à la consolidation de son pouvoir, dans l’intérieur en lui prêtant l’appui de la mode, au-dehors en l’entourant de cet éclat traditionnel et chevaleresque, qui charme encore les cours étrangères. Elle avait, pour ainsi dire, revêtu celui qui supplantait les Bourbons, de ce qu’elle nomme exclusivement légitimité : car, comment supposer illégitime, l’homme que servaient toutes, les familles qui avaient servi soixante-six rois ?

Elle avait fait plus ; un grand attentat politique avait effrayé la France et l’Europe, et cependant les salons de service n’étaient point devenus déserts de noms historiques.

De son côté, Bonaparte qui, par une suite du système auquel on peut attribuer sa perte, considérait les préjugés nobiliaires comme utiles à encourager, s’était toujours empressé d’accueillir les nobles. Il leur avait rendu presque tous les biens qu’il pouvait leur rendre, ayant soin de constater seulement qu’il agissait ainsi, non par justice, mais par un acte de sa volonté. Il les avait appelés dans ses conseils. Il leur avait accordé la supériorité dans ses palais, l’égalité dans ses camps : et comme la bravoure est inhérente à tous les Français tel qui avait débuté obséquieux chambellan, s’était montré bientôt guerrier intrépide.

Toutefois, l’union n’avait jamais été complète entre le maître issu du nouveau régime et ses serviteurs empruntés de l’ancien. Soit qu’ils fassent dominés par des regrets, que dans ce cas, on doit en convenir, ils savaient merveilleusement cacher, soit que la création d’une autre noblesse j les importunât, parce qu’en étendant le privilège, elle nuisait au monopole, il est certain que les anciens nobles avaient salué la chute de Bonaparte par des cris de joie. Restés dans le palais, par droit de naissance, ils se croyaient purifiés, et le dédain qu’ils professaient pour les faveurs passées, auxquelles ils prétendaient ne s’être que résignés, leur servait à mériter et à obtenir les faveurs présentes. Le retour du parvenu dont ils avaient longtemps porté les couleurs, leur rappelait péniblement la flexibilité qu’ils avaient travaillé à faire oublier ; et comme, en les attachant à son char, Bonaparte, qui dans ses jours prospères, humiliait tout les avait de temps à autre humiliés ils maudissaient son apparition, et s’inquiétaient peut-être aussi de la pensée secrète que, s’il s’affermissait sur le trône il faudrait, une seconde fois, trouver des raisons pour rentrer dans ses salons de service.

Enfin parmi les plus ardents ennemis de Napoléon, l’on pouvait compter quelques-uns de ses anciens instruments. Cet homme extraordinaire avait très bien senti, dès l’origine de son pouvoir, que pour résister à la fois aux principes de la liberté que les sept huitièmes de la nation professaient, et aux préjugés de l’ancien régime que le dernier huitième nourrissait en silence, il devait former, s’il lui était possible, une génération qui appartînt exclusivement à son empire. L’éclat de la gloire militaire, les jouissances du luxe et celles du pouvoir, le dédain des idées abstraites, la conviction que l’espèce humaine n’est dévouée qu’à son intérêt, n’obéit qu’à la force, ne mérite que le mépris, tels étaient les dogmes adaptés à cette nouvelle école. Le tort de l’avoir créée remonte, par-delà Napoléon, jusqu’à la monarchie absolue et arbitraire qui avait précédé 1789. L’égoïsme était considéré comme le mobile de toutes les actions ; l’exaltation en tout genre était tournée en dérision, sous le nom d’enthousiasme ; l’insouciance érigée en sagesse, et le plaisir du moment déclare l’unique but de la vie. Cette espèce de philosophie n’était pas autant celle de Bonaparte qu’il le croyait peut-être lui-même. Il n’eût pas exécuté de si grandes choses, s’il n’eût été supérieur au système qu’il adoptait. Mais ce système convenait parfaitement à ses vues, en y ajoutant l’humeur belliqueuse et l’ambition des places, ce qui n’était pas très difficile. Il se fit donc le représentant de cette doctrine ainsi perfectionnée.

Quand l’autorité donne le signal, elle ne manque pas de gens qui lui répondent. La génération que voulait Bonaparte ne tarda pas à paraître.

Certes, l’on sent bien que je ne comprends nullement, dans cette catégorie, cette infinité de citoyens zélés et intègres,qui ont rempli avec honneur, dans son règne, des fonctions éminentes et utiles. L’Histoire attestera leurs services, rendra hommage à leurs vertus publiques, et louera même, parmi leurs vertus privées, leur scrupuleuse fidélité.

Je n’ai en vue ici que certains machiavélistes, alors imberbes, qui, entrant dans le pouvoir au sortir des collèges, mirent leurs facultés naissantes au service de la force, et s’évertuèrent de leur mieux à raisonner contre la raison, ne voulant qu’obéissance passive, dociles à tous les caprices, se dirigeant dans tous les sens, opérant dans toutes les places, se montrant aptes à tous les usages.

Tant que Napoléon fut heureux tout alla bien. Mais, entre la puissance et de tels hommes, il existe toujours mie condition tacite, c’est le succès. L’adversité leur semble de droit une clause résolutoire.

Napoléon tombant, ils avaient porté ailleurs leur intelligence, leur activité, leur zèle. Comme la conscience seule est modérée, ils n’avaient pu l’être ; et parmi les agents les plus fougueux de la faction contre-révolutionnaire, on pouvait, avant le 20 mars, compter des agents non moins fougueux du despotisme impérial. Ceux-là témoignèrent une horreur profonde à l’idée que le régime sous lequel ils s’étaient formés, se rétablirait : et, comme je l’ai dit ailleurs, des Tigellins de douze ans se réveillèrent des Traséas de trois mois. Je ne décide point si ce fut le fruit d’un repentir sincère. J’aime à croire tout ce qui est honorable pour notre nature, et je me fais un plaisir de passer par dessus les vraisemblances. J’admets donc qu’ils craignaient de redevenir les exécuteurs de ce qu’ils avaient blâmé si amèrement. L’un d’eux me disait à ce sujet : « II ne faut plus que cet homme règne : il me ferait faire encore cinquante infamies. » Bonaparte n’avait donc pour lui, ni la totalité de l’armée, ni les amis des lumières, ni les nobles, ni les négociants, ni même la majorité des acquéreurs de biens nationaux, ni enfin le plus grand nombre de ceux qui avaient commencé sous lui leur carrière, mais qui auraient voulu la poursuivre sous le Roi. Ses partisans véritables étaient les habitants des campagnes, qui avaient peu souffert des vices de son administration antérieure, la conscription exceptée, et qui avaient en à supporter, plus que toute autre classe, les outrages de la noblesse, dont l’arrogance, durant sa courte prospérité, venait de réveiller des haines un peu amorties par ses longs malheurs. Ce fut par ces campagnards que Bonaparte se vit entouré, porté en triomphe, dès qu’il eut touché le sol de la France14.

La popularité de Bonaparte laissait donc beaucoup de chances à une résistance combinée avec tous les actes de réparation et de justice qui auraient apaisé la classe mécontente ; et les constitutionnels, qui croyaient que le triomphe de Bonaparte serait un malheur, purent, sans obstination et sans folie, vouloir mettre à profit ces moyens de résistance. Le succès ne leur paraissait pas assuré, mais il leur semblait désirable et possible.

D’ailleurs admettons qu’il y eût difficulté et incertitude : ne faut-il donc rien risquer dans la vie, et dès qu’il y a péril, doit-il y avoir débandade ? Je ne le pense pas. Faire dans chaque circonstance ce qu’il y a de mieux, mériter le succès, si on ne l’obtient pas, et, si l’on est vaincu, partir de sa défaite même pour être encore utile, telle a été, telle sera toujours ma règle de conduite.

Lettre VII. Conduite du parti constitutionnel dans le moment du danger. §

J’ai dit qu’en se dévouant pour soutenir le trône constitutionnel, les amis de la liberté demandèrent les mesures qui leur semblaient indispensables pour que leur dévouement ne fût pas inutile.

La première de ces mesures était de changer le ministère. La nécessité de ce changement était universellement reconnue.

Mes Lettres précédentes ont, je crois, suffisamment indiqué pourquoi les ministres d’alors ne possédaient pas la confiance publique. Mais, dans la circonstance particulière qui donnait lieu à tant d’inquiétudes, ils avaient, de plus, encouru le soupçon d’une négligence impardonnable. L’opinion, peut-être exagérée, peut-être injuste, les accusait, tantôt, d’avoir laissé l’administration des postes devenir l’instrument, pour ainsi dire officiel, de l’ennemi, tantôt, d’avoir souffert que Bonaparte arrivai sur des bateaux de pêcheurs, quand une seule frégate aurait empêché son débarquement.

Le ministère s’était encore détérioré, chose étrange, par l’accession d’un homme que sa vie antérieure, la carrière qu’il avait fournie, les services qu’il avait rendus, les récompenses qu’il avait reçues, semblaient lier étroitement à la cause de la, révolution, ou du moins à celle du gouvernement que la restauration avait renversé. On prévoit que je veux parler du maréchal Soult : et certes c’est avec regret que j’en parle pour blâmer certaines portions de sa conduite ministérielle. Je n’oublierai jamais qu’il a longtemps et vaillamment combattu pour la France. Je lui saurai gré toujours de cette mémorable bataille de Toulouse, précieuse surtout parce qu’elle a montré qu’il n’était pas impossible de vaincre un général que la fortune avait pris à tâche de favoriser, pour constater mieux qu’elle dispose de la gloire à elle seule, et que sa main capricieuse place les lauriers partout où elle veut. Enfin, le maréchal Soult est devenu en quelque sorte sacré par la longue et injuste proscription qu’il a subie. Si cette proscription n’eut pas trouvé son terme, nul n’aurait aujourd’hui le droit de le juger. Le devoir de tous serait de le plaindre et de le défendre. Mais il est de retour dans sa patrie, et l’Histoire a repris, sur ses actes publics, sa juridiction imprescriptible. D’ailleurs, je suis loin d’inculper ou ses intentions ou son caractère. J’aurai même plus tard l’occasion de réfuter des imputations de trahison dont l’absurdité m’a toujours frappé. Je ne lui reproche que deux imprudences dont les conséquences furent déplorables. L’une est le projet du monument de Quiberon, l’autre la persécution du général Excelmans.

L’effet que produisit, sur tous les partisans de la révolution, le projet du monument de Quiberon, doit être assez présent à la mémoire de mes lecteurs, pour que je ne m’arrête pas à le détailler ; et le procès du général Excelmans, fondé sur la violation du secret des lettres, menaçant pour les droits et pour la liberté de tous les militaires, avait eu, en outre, le tort de frapper l’un des officiers de l’armée, le plus recommandable par la bravoure, la loyauté, les qualités domestiques et sociales.

Il était résulté de ces deux actes, que jusqu’à l’arrivée de Bonaparte, l’on avait soupçonné le maréchal Soult de servir les vues des royalistes exagérés et à cette opinion de la partie libérale de la nation, opinion antérieure au débarquement de Cannes, avait succédé, au moment de ce débarquement, une opinion toute contraire, que j’ai toujours crue fausse, mais qui n’en devint pas moins fatale. On pensa que les démonstrations du ministre n’avaient été que des pièges pour rendre la cour plus impopulaire, et que secrètement il était d’accord avec Napoléon.

Le remplacement du ministère était donc une opération urgente, si l’on voulait ranimer l’esprit public. C’était trop d’avoir porté atteinte à la liberté de la presse, alarmé les propriétaires, mécontenté les villes, effarouché les campagnes, courroucé l’armée, et de n’avoir pas su garantir le pays d’une invasion de mille à douze cents hommes. On aspirait à se délivrer à la fois, et des intentions qui étaient inquiétantes, et de l’incapacité qui était pernicieuse. Un ministère nouveau était l’espérance de tous les citoyens, le désir des Chambres, le vœu unanime de tous les amis de la liberté et de la patrie. L’expression de ce vœu se trouve dans l’adresse de la Chambre des Députés, pour demander une audience au Roi, et dans les mesures conseillées par le président lors de cette audience. « Vos fidèles sujets, était-il dit dans l’adresse, sont convaincus que le Gouvernement concourra au salut public, en se confiant à des hommes énergiques à la fois et modérés, dont les noms seuls soient une garantie pour tous les intérêts, une réponse à toutes les inquiétudes ; à des hommes qui, ayant été, à diverses reprises, les défenseurs des principes de justice et de liberté qui sont dans votre cœur, et forment le patrimoine de la nation, sont tous également solidaires de la stabilité du trône, et des principes que l’ennemi public veut anéantir. Nous proposerons à l’intime confiance de V. M., » dit le président, « des mesures propres à ranimer l’espérance publique. » J’en appelle à ce président pour qu’il déclare si ces mesures ne lurent pas le changement du ministère, et l’éloignement des hommes qu’on soupçonnait de haine contre la constitution.

De mon côté, dans un article du 19 mars, je faisais des allusions manifestes aux promesses de la cour, et je fondais en entier mes exhortations et mes espérances sur ces promesses. J’annonçais que nous allions être rassurés sur nos inquiétudes, et que, maintenant heureux et fiers de la sincérité de notre Monarque, nous pouvions redoubler d’efforts ; je disais que Louis XVIII allait rendre la constitution plus libérale encore ; je censurais les fautes des ministres, autant que la générosité, envers des hommes que je regardais comme renvoyés me le permettait, et je parlais de ces fautes comme si elles étaient déjà réparées. Je présentais, comme adoptées, des mesures qui devaient rallier tous les partis et faire cesser toutes les défiances, en associant aux destinées de la France les hommes qui, depuis vingt-cinq années,avaient, à diverses époques, défendu la patrie, la gloire et la liberté française, en entourant le Roi constitutionnel de ses véritables appuis, de ceux qui, en 1789, voulaient faire fleurir la liberté sous la monarchie, et en 1815, consolider la monarchie parla liberté.

Si je rappelle cet article, ce n’est point que j’attache à une publication de ce genre, une importance exagérée. Cependant à l’époque où il parut, l’avant-veille du triomphe complet de Napoléon, lorsque toutes les espérances des constitutionnels tenaient à un dernier fil, il avait Lien son importance, à laquelle j’oserai dire que le nom de son auteur ajoutait. Ma persistance à défendre, depuis la restauration de 1814, tous les principes d’une constitution libre, la modération que, dans cette défense, j’avais alliée à quelque fermeté, avaient donné à mon opinion un certain poids. Mes ennemis eux-mêmes l’ont reconnu, et s’en sont appuyés pour m’attaquer15. Ceci m’est arrivé plus d’une fois dans ma vie. Des hommes avec lesquels j’avais fait alliance, parce qu’ils avaient raison, ont cru que j’étais engagé, par cette alliance, à les soutenir même quand ils avaient tort. Le cas. n’est pas rare en politique. Pendant quelque temps, les sages et les insensés marchent ensemble ; il vient un moment où les insensés s’élancent et crient à l’abandon, quand on ne les suit pas. Les sages continuent leur route sans s’en inquiéter.

Le Roi ne s’opposait point au changement du ministère ; les ministres eux-mêmes s’offraient en sacrifice expiatoire ; et ce fut de leur part que la première proposition de leur retraite parvint aux constitutionnels.

Deux jours après la nouvelle de l’apparition de Bonaparte à Cannes, deux personnes, que je nommerai pour peu que mon assertion soit révoquée en doute, se présentèrent chez M. Lainé. L’une d’entre elles déclara, et toutes ses expressions annonçaient que c’était au nom des ministres, que plusieurs de ces derniers reconnaissaient qu’à tort ou à raison, ils avaient inspiré des défiances ; qu’ils ne pouvaient pas préserver la France des dangers qui la menaçaient ; qu’ils offraient leur démission et qu’ils désiraient leur remplacement. Les ministres ou fonctionnaires éminents dont la démission fut particulièrement annoncée, furent l’abbé de Montesquiou, M. Ferrand, M. Dambray, M. de Blacas et M. d’André. On promit qu’on exigerait de plus celle du maréchal Soult.

Tout fut donc convenu16. Les constitutionnels acceptèrent ces promesses qu’ils n’avaient point provoquées. Ce n’était point par égoïsme qu’ils les acceptaient : ils ont assez prouvé, à bien des reprises, qu’ils ne sont point avides déplacés. Le plus illustre d’entre eux n’a-t-il pas refusé d’en remplir durant les douze années du règne de Bonaparte, tandis que, parmi nos persécuteurs de fraîche date, je vois d’anciens préfets, d’anciens conseillers d’état et d’anciens ministres ?

J’ajouterai, et ceci ne me paraît pas sans importance, que les constitutionnels étaient loin de vouloir imposer au Roi un ministère de leur choix. Ils étaient loin, surtout, de proposer un ministère qu’on aurait pu nommer révolutionnaire.

Une vérité qui a trop longtemps été méconnue, est bonne enfin à établir. Ce sont toujours les royalistes exagérés qui ont voulu faire entrer dans les conseils des hommes notés par d’anciens excès et par des violences anarchiques. Nous trouvons, dans les écrits de M. de Châteaubriant, la preuve qu’au 8 juillet 1815, ce fut cette faction qui imposa à Louis XVIII le duc d’Otrante. « Je n’ai jamais vu, dit le nome pair en parlant de ceux qui étaient avec lui à Arnouville, un vertige plus étrange. On criait de toutes parts que, sans le ministre proposé, il n’y avait ni sûreté pour le Roi, ni salut pour la France ; que lui seul avait empêché une grande bataille ; que lui seul avait sauvé Paris ; que lui seul pouvait achever son ouvrage.… Il fut presque impossible aux meilleurs esprits d’échapper à la force des choses et à l’illusion du moment. » (De la Monarchie selon la Charte, chap. 45.) Je ne demanderai pas à M. de Châteaubriant si lui-même, avant le 20 mars, s’était toujours préservé de ce vertige. Ce que je sais, c’est qu’antérieurement à cette époque, les royalistes exagérés réclamaient déjà du duc d’Otrante. Ils lui attribuaient l’affermissement du despotisme impérial, et ils le voulaient comme un habile constructeur de despotisme. Au moment du danger, ils redoublèrent d’efforts pour le porter au pouvoir. M. Lainé partageait seul ; avec les constitutionnels, une répugnance que les autres traitaient de vain scrupule et de niaiserie. J’étais entièrement de l’opinion de M. Lainé. Je n’ai jamais pu concevoir l’un des hommes qui ont condamné Louis XVI au nombre des conseillers de Louis XVIII. Je m’en étais expliqué avec le duc d’Otrante lui-même, chez madame de Staël, qui était de mon avis. Je pense, d’ailleurs, que ce qu’on nomme les gages donnés à la liberté, sont des garanties trompeuses. Les véritables garanties se puisent bien plus dans le caractère que dans les intérêts apparents. Les hommes ambitieux s’aveuglent facilement sur leurs intérêts. Quand, pour conquérir la faveur d’un parti, ils se jettent dans l’apostasie, le soin qu’ils prennent de mettre leurs personnes sous la sauvegarde d’une exception les occupe en entier ; et pour mériter l’exception, ils servent avec d’autant plus de fureur leur nouveau système. D’ordinaire ils sont la dupe de ce calcul. Ce ne serait qu’un demi-mal si la liberté ne portait comme eux, avec eux, et souvent plus qu’eux la peine de leur folie.

Puisque j’ai fait ici mention du duc d’Otrante, je raconterai une anecdote bizarre qui donne une idée assez exacte de l’esprit des royalistes exagérés au milieu de cette crise. Après avoir ouvert l’avis de recourir à ce ministre fameux, ils lui avaient procuré des entrevues avec les personnages les plus augustes ; mais par une suite de leurs velléités d’arbitraire dont je parlerai plus tard, ils sollicitèrent et ils obtinrent presque en même temps l’ordre de l’arrêter. J’avais combattu sa nomination, je combattis son arrestation également, et l’on parut se rendre à mes conseils. Je le rencontrai le lendemain. Ses longues habitudes de police lui avaient donné quelques inquiétudes, bien qu’il sortît à l’instant d’une conversation qui aurait dû le rassurer. Il me demanda si je croyais qu’il y eût des incarcérations illégales : je l’assurai que non ; et, deux heures après, la garde nationale vint pour l’arrêter.

En insistant sur un changement de ministère, les constitutionnels n’agissaient donc point comme une faction qui aurait voulu profiter d’un péril imminent pour saisir le pouvoir et pour l’exercer. Ils voyaient l’état des choses et la disposition des esprits ; ils n’avaient point créé cette disposition ; ils n’en étaient point responsables ; c’était un fait qu’ils déclaraient ; ils disaient au Gouvernement, une chose éminemment raisonnable : Vous voulez que la Nation vous soutienne, prenez pour auxiliaires des hommes que la Nation considère comme ses amis.

L’idée de ce renouvellement du ministère fut, comme je l’ai dit, l’espoir des deux Chambres et la base de leurs délibérations, jusqu’à l’époque du départ du Roi. Le ministère était encore, le 18 au soir, en négociation avec les députés d’après cette hypothèse. M. l’abbé de Montesquiou et M. Ferrand, se rappelleront sans doute les comités secrets des derniers jours, les instances qui leur furent adressées, et leurs réponses évasives, que je n’attribue point précisément à de la mauvaise foi personnelle, mais à l’embarras où les jetait l’indécision de la cour.

Ceux qui ont retardé une opération indispensable, la seule qui laissât quelque espoir de salut ; ceux qui ont mieux aimé courir la chance de tout ce qui est arrivé ; ceux qui ont opposé à la volonté bien déclarée du Roi l’intérêt prétendu que l’autorité croit avoir quelquefois à se montrer inflexible choisissaient mal leur temps pour élever une question d’amour-propre. Je ne sais s’il est beau, pour les serviteurs d’un prince, dans un système de monarchie qui assurément n’est plus le nôtre de préférer la fatigue d’un voyage au désagrément de céder à l’opinion. Mais, certainement, la préférence n’est excusable que lorsque la fatigue du voyage n’entraîne pas la chute du trône et la destruction du pays ; et ce n’est pas dans un parti quoique l’on en dise, un si grand mérite que de disparaître sans résistance pour revenir ensuite vaincre sans combat.

À cette mesure solennellement et itérativement promise, on en ajouta d’autres qui furent également approuvées. Un ministre de la guerre, à la fois loyal et constitutionnel, devait profiter des ressources militaires ; des commissaires patriotes devaient traverser les départements en unissant le nom du Roi à toutes les idées de liberté ; le choix des hommes devait garantir la réalité des choses et la sincérité des intentions ; des proclamations royales devaient parler au peuple le langage de 1789. L’une de ces proclamations fut rédigée devant un homme actuellement pair de France. Elle contenait les assurances les plus formelles que le Roi se réunissait non seulement aux intérêts, mais aux principes de la liberté. Cette proclamation fut, dit-on, soumise au Roi, et son approbation lui fut accordée. On proposa, de plus, de compléter la Chambre des députés, déconsidérée depuis qu’elle avait violé la constitution dans la question de la liberté de la presse, et d’augmenter le nombre des pairs en élevant à cette dignité les membres les plus éminents de l’assemblée constituante, et en fortifiant ainsi, de l’appui des souvenirs les plus purs, la monarchie menacée. Les traces de ces. propositions se retrouvent dans le projet de loi présenté par le ministre de l’intérieur le 13 mars (Moniteur du 14). Le complément de la Chambre des députés pouvait au moins, pour Paris et pour les départements voisins, s’effectuer en peu de jours, et ranimer l’esprit public dans les provinces éloignées où cette opération eut été plus lente. La Chambre des pairs pouvait être renforcée en peu d’heures par des hommes courageux dont la voix populaire eût donné à la France cet ébranlement unanime que l’éloquence et la vérité impriment toujours aux nations sensibles et généreuses.

Quant aux précautions et aux opérations purement défensives il était naturel de penser que le Gouvernement s’en occuperait de lui-même, et l’on se borna à le solliciter de donner pour chefs aux soldats des hommes associés à leurs anciens triomphes, et qui leur inspirassent cette confiance morale, garantie ou supplément de la subordination militaire. Mais on espérait aussi que ces chefs ne resteraient pas sans instructions, sans directions, astreints, par des injonctions formelles, à n’agir que d’après des ordres qui ne leur étaient point transmis, et forcés à une inaction funeste par l’absence, le retard ou l’insuffisance de ces ordres17.

Ces diverses mesures, qui devaient s’exécuter simultanément, et qui étaient essentiellement liées les unes aux autres, auraient-elles suffi pour sauver le trône et la liberté ? Je ne puis m’empêcher de remarquer que le doute qu’on exprime à cet égard, ne fait qu’attester le dévouement des constitutionnels, puisqu’il en résulte qu’ils exposaient leur vie pour une chance fort incertaine. Quant à la question en elle-même, on ne peut maintenant la résoudre ni dire ce qui serait arrivé, si l’on eût fait ce qu’on a négligé de faire. Beaucoup de gens sont intéressés à prétendre que le mal était sans remède ; et ceux qui se sont enfuis, et qui, comme on le verra, ont forcé le Roi à les suivre malgré lui, doivent, pour leur honneur, établir que la fuite était ce qu’il y avait de mieux. Toutefois, ce qui rend vraisemblable qu’une conduite conforme au vœu général aurait pu obtenir quelque succès, c’est l’effet que produisit le peu qu’on essaya dans ce sens ; par exemple, la séance royale du 16 mars. Si la confiance eût été complète, si le maréchal Soult eût été remplacé par quelque ministre connu par son attachement à la liberté,, qui peut affirmer que cette conduite loyale n’eût pas été d’un heureux effet ? Quoi qu’il en soit, ces mesures, efficaces ou non, étaient les seules qu’on pût essayer. On s’était engagé à les adopter.

Lorsque je dirai comment l’engagement fut rempli, l’on verra que ce ne fut pas le Roi, que ce ne furent pas les amis de la liberté qui manquèrent à leur parole.

Lettre VIII. Départ du Roi. §

J’ai retracé, dans ma dernière lettre, les efforts des constitutionnels qui se dévouaient pour une cause à peu près désespérée. J’ai maintenant à parler d’un autre parti, qui n’agissait point pour sauver la France, mais qui, au contraire, semblait vouloir rendre le mal sans remède, afin de recourir à un remède plus affreux que le mal.

Pour concevoir la marche dont ce parti fit choix avec un genre d’habileté qui n’est accordé qu’aux hommes indifférents au sort de l’humanité et de leur patrie, il faut suivre cette marche pas à pas, jour par jour, heure par heure. En l’examinant de la sorte, on découvre deux époques bien distinctes, deux mouvements successifs et en apparence opposés.

Le premier de ces mouvements eut évidemment pour but de profiter du retour de Bonaparte, pour détruire tout ce que la restauration de 1814 avait été forcée de conserver de la révolution de 1789, au lieu d’adopter des mesures populaires et préservatrices, les royalistes exagérés en proposèrent d’injustes et d’illégales. Tandis que les constitutionnels étaient réunis autour du trône, en faveur de la liberté, et cherchaient à sauver la France en satisfaisant au voeu national, sans sacrifier l’autorité nécessaire du Monarque, les hommes dont je viens de parler ne concevaient que des coups d’état ; ils voyaient dans l’événement qui plaçait la patrie au bord d’un abyme, une heureuse occasion de déchirer la Charte, et ils ne voulaient pas laisser échapper cette occasion. Ils répétaient que ceux qu’ils nommaient les Bonapartistes, devaient être combattus avec les mêmes armes que Bonaparte avait employées, comme si Bonaparte n’était pas tombé précisément pour avoir employé ces armes. Ils recommandaient une dictature, une suspension de tous les droits individuels, des arrestations innombrables, des tribunaux extraordinaires et tout le cortège de la tyrannie qui affecte de trembler afin de pouvoir sévir.

C’est à ces propositions violentes, propres à redoubler le mécontentement universel en traitant les suspects comme des condamnés, et les innocents, comité des coupables, que je faisais allusion dans im journal, quand j’écrivais que le Gouvernement n’avait besoin ni de mesures extraordinaires, ni de précautions orageuses, ni d’extension de pouvoir, et que la constitution suffisait à tout18. Je me suis vu plus d’une fois en butte aux reproches des royalistes exagérés, parce que tout ce qui était illégal me semblait inadmissible. Ils taxaient ce scrupule de faiblesse ; ils me soupçonnaient même de complicité ; et dans une des cent cinquante lettres anonymes que j’ai reçues, ma fidélité aux principes était alléguée comme une preuve de conspiration.

Les constitutionnels qui s’étaient réunis au gouvernement royal précisément dans l’espoir d’éviter les violences et la tyrannie d’un chef investi d’un pouvoir sans bornes, ne pouvaient consentir à ce que le gouvernement qu’ils offraient de défendre se rendît coupable de ces mêmes violences et s’arrogeât ce même pouvoir. Ils préféraient Louis XVIII à Bonaparte, parce qu’ils croyaient voir sous Louis XVIII plus de chances pour la liberté ; mais sanctionner le despotisme sous Louis XVIII pour échapper à Bonaparte, eût été marcher dans un but opposé au leur par des moyens que dans leur opinion rien ne légitime.

Leur résistance fut efficace ; aucune extension illégale des pouvoirs créés et limités par la Charte ne fut proposée. Le Roi sembla n’en désirer aucune ; les Chambres manifestèrent leur détermination de n’en point accorder. Celle des députés promit au Monarque son appui, mais en ne mettant à sa disposition que les pouvoirs qui dérivaient de la Charte et des lois, protestation implicite contre tout projet de dictature et de suspension du régime constitutionnel.

En agissant ainsi, les amis de la liberté se montraient non seulement plus scrupuleux, mais plus éclairés que leurs adversaires. Quel aurait pu être en effet le résultat d’une marche différente ? N’était-ce pas déjà en violant la Charte, qu’on s’était aliéné l’opinion ? La tiédeur, l’incertitude, l’indifférence, qui ajoutaient au danger, ou pour mieux dire, qui le créaient (car si le gouvernement royal avait eu l’affection du peuple, qu’auraient pu contre lui douze cents hommes ?), n’étaient-elles pas les tristes effets de la duplicité ministérielle et d’une complaisance inexcusable envers les chefs d’une faction arrogante ? et, pour remédier à ces effets, on voulait aggraver la cause, réaliser les soupçons, confirmer les craintes, ravir à la nation les biens dont la jouissance pouvait seule l’engager à se défendre, et lui déclarer ainsi qu’elle n’avait rien à perdre, quel que fut le possesseur de l’autorité ! Les amis aveugles des mesures violentes tombent sans cesse dans la même erreur ; c’est au despotisme qu’ils demandent la réparation des maux que le despotisme a causés. Quand un état est prêt à périr, faute de liberté, ils appellent à leur secours plus de servitude encore, et c’est, par un accroissement d’arbitraire, qu’ils croient apaiser le besoin des garanties. Mais le pouvoir absolu n’est pas comme la lance d’Achille, il ne guérit point les blessures qu’il a faites ; il les envenime et les rend incurables.

Vaincus dans leurs projets absurdes et illégaux, les royalistes exagérés changèrent subitement de tactique. Ils passèrent soudain de la jactance la plus insensée, des propositions les plus furieuses, à l’affectation de l’abattement le plus complet, de l’apathie la plus obstinée ; ils affichèrent le découragement- ils proclamèrent l’épouvante. Leurs écrivains refusèrent d’écrire, leurs orateurs de parler. Dans tous leurs salons, l’impossibilité de la défense se professait comme un dogme, et ils traitaient de factieux et de rebelle quiconque disputait cette impossibilité. Ils grossissaient ainsi les obstacles ; ils en créaient qui n’existaient point ; ils paralysaient les forces matérielles, ils frappaient de stupeur les forces morales. Ils rejetaient les opérations militaires, parce que, disaient-ils, les inclinations de l’armée étaient suspectes ; les précautions administratives, parce que le zèle des administrateurs était douteux ; l’emploi des gardes nationales, parce qu’elles étaient peu faites au métier des armes ; les appels à l’opinion, parce qu’elle n’était pas affectionnée. Dans chaque détail, l’on rencontrait une opposition sourde et avouée, et leur force d’inertie était invincible.

Ce furent eux, par exemple, qui, en retardant la démission du maréchal Soult, encouragèrent la malveillance et multiplièrent les hésitations. La faction contre-révolutionnaire était tellement attachée à ce ministre, qu’elle engagea le Roi à lui écrire une lettre approbative de toute sa conduite, lettre qui désorienta l’opinion, et produisit l’effet le plus déplorable. Je suis convaincu que les accusations portées contre le duc de Dalmatie étaient fausses. Tout ce qui implique l’existence d’une conspiration antérieure au retour de Bonaparte est dénuée de fondement ; j’en fournirai les preuves ailleurs. Mais, puisqu’on soupçonnait ce ministre puisque sa présence dans le ministère excitait la défiance des citoyens et alarmait la représentation nationale, pourquoi sa démission, promise le 7, n’eut-elle lieu que le 12 ? le temps était précieux dans cette crise. Les amis de la liberté, la nation les députés ses organes réclamaient avec injustice, je crois, mais impérieusement, l’éloignement d’un seul homme. Qui donc le protégeait ? qui s’obstinait à le conserver ? ceux dont sa nomination avait été l’ouvrage, les royalistes exagérés. Ils consumèrent ainsi quinze jours, que leur importance égalait à quinze siècles, entravant toutes les mesures, mettant obstacle à tous les préparatifs de défense, repoussant surtout, avec un mélange bizarre de fureur et de découragement, tout ce qui aurait pu donner à la cause royale l’appui de la liberté ; et Bonaparte était à Fontainebleau, que l’inaction dans laquelle ils retenaient le Roi, se prolongeait encore.

Et cependant, s’il faut en croire une autorité qu’eux au moins doivent reconnaître comme respectable, des forces imposantes étaient à leur disposition jusqu’au dernier moment. M. de Chateaubriand, dans le rapport qu’il a fait au Roi, se complaît dans l’énumération de ces forces. Elles consistaient, suivant lui, au 20 mars, cc en trente mille gardes nationales, en trois mille volontaires, en dix mille étudiants de toute espèce. » Ainsi, le 20 mars, ils pouvaient disposer de quarante-trois mille hommes ; et c’est le 20 mars qu’ils sont partis, et c’est le 20 mars qu’ils ont forcé le Roi à les suivre. Je.dis forcé, car je prouverai tout à l’heure que la volonté du Roi n’était pour rien dans son départ, et qu’il n’a fait que céder à des circonstances habilement arrangées autour de lui par une faction qui voulait le séparer du peuple et de la France.

Démentiront-ils M. de Chateaubriand ? Diront-ils que son assertion était une de ces rases légitimes qu’on emploie pour ranimer le courage d’une nation effrayée ? Mais l’auteur du rapport au Roi écrivait à une époque et dans un lieu où toute ruse pareille était superflue : il écrivait deux mois après le 20 mars ; il écrivait à Gand. Son parti doit croire à sa véracité ; et il en résulte, je le répète, qu’ils ont abandonné le trône et la patrie quand ils avaient pour les défendre quarante-trois mille hommes.

Je sais que le même écrivain motive la détermination de renoncer à toute résistance sur la défection du maréchal Ney. Mais le procès de ce guerrier malheureux et illustre, prouve assez, que sa défection, amenée avec un art si perfide, représentée sous des couleurs si fausses et punie si rigoureusement, fut l’effet et non la cause de l’obstination que l’on avait apportée à désorganiser tous les moyens militaires.

En voyant cette marche bizarre d’une faction dont la prétention habituelle est de se dévouer pour la monarchie, des esprits ombrageux ont accusé les royalistes exagérés d’un calcul abominable. « Nourrie dans l’étranger, ont-ils dit, conservant avec lui d’anciennes et constantes relations accoutumée à l’implorer à chaque défaite, la faction des royalistes exagérés connaissait la disposition de toute l’Europe, elle était sûre que les souverains ne déposeraient les armes que lorsque Bonaparte serait renversé. Elle a voulu courir cette chance qui devait coûter la vie à quatre-vingt mille Français. qui devait attirer un million d’étrangers dans le royaume ; elle s’est flattée que la France, asservie par ses vainqueurs, offrirait à la contre-révolution une proie facile ; que la modération du Roi serait déçue ou subjuguée, et qu’alors se réaliseraient en un instant ces rêves de retour au despotisme, de rétablissement du pouvoir absolu dont elle s’était bercée pendant une année. C’était dans ce but qu’elle s’opposait aux derniers moyens qui pouvaient sauver le trône ; c’était dans ce but qu’elle l’isolait de ses véritables défenseurs, qu’elle le livrait désarmé, à l’agresseur qui s’avançait, et dont ses cris de détresse et d’alarme semblaient destinés à presser la marche. Elle voulait que le Roi se vît réduit à quitter la France, pour que la France fût envahie, parce qu’en la préservant de l’être par les ressourcés nobles et franches que présentent l’esprit national, cet esprit national eût en même temps affermi la liberté. Il valait bien mieux revenir, à l’aide de l’étranger, déchirer la Charte et consommer en 1815 la contre-révolution méditée depuis 1789. »

Je ne veux point adopter légèrement une accusation si grave, et malheureusement corroborée, au moins en apparence, par tout ce qui s’est passé, et plus encore par tout ce qui a été proposé à la seconde restauration. Les combinaisons humaines ne vont si loin ni en bien, ni en mal. L’instinct de ces hommes contre la liberté a pu les guider plutôt qu’un plan fixe. Mais il n’en est pas moins vrai qu’à cette époque ils ont tout perdu ; et quand on considère quelle a été leur conduite après un triomphe acheté par des flots de sang français, l’on doit reconnaître que s’ils avaient agi avant le 20 mars d’après un calcul aussi coupable, ils n’auraient pu, depuis le second retour du Roi, agir autrement qu’ils ne l’ont fait.

J’ajouterai toutefois, par esprit de justice, que le blâme que me semblent avoir mérité les véritables auteurs du départ du Roi, ne doit pas s’étendre à tous ceux qui l’ont suivi après ce départ. Les serviteurs qui, dans cette circonstance, ont écouté leurs sentiments et leurs opinions, sont respectables à mes yeux, bien que j’aie obéi à des sentiments et professé des opinions opposés. Tous les genres d’enthousiasme ont droit à l’estime, et tous les sacrifices que les hommes font à leurs affections ont quelque chose de noble et d’honorable.

Je reprends la suite des faits. Aucune mesure réparatrice ne fut adoptée ; le ministère ne fut point changé ; la Chambre des députés ne fut point complétée ; la Chambre des pairs ne reçut dans son sein aucun des hommes dont la nomination aurait prouvé la volonté de confondre les intérêts du Roi avec ceux du peuple ; les citoyens virent que leurs destinées continuaient à être confiées à des mains inhabiles : la défiance, le mécontentement, le découragement redoublèrent, et les moyens de salut qu’on aurait puisés dans le sentiment national, furent paralysés et détruits ; le Roi n’eut plus de ressources que dans un départ précipité, et ce départ fut la cause de toutes les calamités qui ont accablé la France.

Dira-t-on que les royalistes exagérés ne furent pas seuls coupables du départ du Roi ? Qu’on indique alors à qui ce départ doit être attribué ? Au Roi lui-même ? Non, certes : le 16, il déclarait sa résolution de mourir, s’il le fallait, au milieu de son peuple. Il se refusait encore à quitter Paris le 19, car le 19 il fit inviter les ambassadeurs étrangers pour le 21, et nul assurément n’osera le soupçonner d’avoir voulu laisser au milieu du péril les ministres de tous ses alliés, en les trompant, par un tel artifice, sur une détermination déjà prise. Même en s’éloignant de la capitale, il ne se proposait point de passer la frontière ; car dans sa dernière proclamation, il promettait de convoquer les deux Chambres le plus prochainement qu’il lui serait possible, dans quelque ville de son royaume. À Lille, encore, il répugnait à sortir de France : il inclinait pour se rendre à Dunkerque ; et, dans cette hypothèse, l’on aurait essayé de se maintenir sur le sol français19.

Il est difficile, et je crois qu’il.serait injuste, d’attribuer au ministère d’alors cette résolution, qui ne laissait à Louis XVIII pour auxiliaires que les étrangers. Les ministres de 1814 avaient, pour la plupart, préféré dans leur carrière antérieure l’obéissance à Napoléon à l’abandon de leur patrie, et ils n’auraient pas adopté un plan dont l’émigration était le moyen et pouvait être le terme.

Attribuera-t-on le départ du Roi aux Chambres ? Mais M. Lainé était si loin de regarder ce départ comme possible, qu’il s’écriait dans un des discours que j’ai cités : De quels traits nous peindrait l’Histoire, si nous laissions enlever le Roi du milieu de nous !.… Quand, le 17, le même orateur disait que la Chambre des députés proposerait à l’intime confiance de Sa Majesté des mesures efficaces, supposera-t-on que ces mesures fussent que le Roi partît le 19 ? Quand, le 18, M. Sartelon et le général Augier voulaient que la guerre fut déclarée nationale ; quand un autre député retraçait avec énergie tout ce qui pouvait éloigner les Français de Bonaparte, pense-t-on qu’ils s’attendissent à le voir entrer le surlendemain dans Paris abandonné ?

À qui faut-il donc remonter, si ce n’est au parti qui s’était placé comme une barrière de fer entre le Monarque et la Nation ? Ce parti a plané comme un mauvais génie sur les délibérations de la cour ; il a trompé les intentions royales ; il a vaincu la volonté d’un prince qu’il cernait obstinément ; il a profité de son influence pour entraîner ce prince dans un départ contraire à ses intérêts, et qui devait livrer la France à huit cent mille étrangers.

M. de Châteaubriant appelle ce parti les vétérans de l’exil. Il y a des vétérans de la fuite. Ceux qui avaient abandonné Louis XVI, ont entraîné Louis XVIII. Ils peuvent être des sujets fidèles ; mais ce sont des serviteurs déplorables. Ce parti seul, jusqu’au dernier moment, fut instruit de ce départ qu’il avait rendu nécessaire. Le 18 même, le Moniteur parlait encore de l’organisation rapide de la compagnie des gardes du Roi et des postes assignés aux troupes. Le Moniteur du 19, dans un article officiel, mettait le départ du Monarque au rang des fables absurdes et des mensonges coupables répandus par les adhérents de Bonaparte. Enfin, M. de Forbin, lieutenant-général, raconte dans le Mémoire justificatif qu’il a publié en faveur de son fils, banni de France après le 8 juillet, que le 20 mars, en sa qualité de commandant des volontaires royaux, il se rendit aux Tuileries à une heure après midi pour demander à M. de Latour-Maubourg, commandant général, les ordres du Roi, et qu’on lui répondit qu’il n’y avait point d’ordres. Ainsi ceux mêmes qui s’étaient armés pour sa cause n’étaient pas instruits, le 20 mars à midi, qu’il était parti dans la nuit du 19.

Les voeux de ceux qui avaient désiré le départ du Roi furent accomplis. L’effet fut immédiat ; les conséquences irréparables. La question changea. Ceux qui avaient voulu entourer le Roi constitutionnel, virent que le sol allait être envahi, et que c’était le sol qu’il fallait préserver.

On m’a reproché, dans un libelle, de ne m’être pas fait tuer auprès du trône que, le 19 mars j’avais défendu ; c’est que, le 20, j’ai levé les yeux, j’ai vu que le trône avait disparu, et que la France restait encore.

Ce sentiment qui était le mien, était et devait être le sentiment universel. « Les nouvelles de l’occupation de Paris, écrivait le préfet des Hautes-Alpes, ont rangé la population du côté de Bonaparte. » Celui de Toulouse, en déposant ses pouvoirs, exhortait ses administrés à ne pas essayer une résistance superflue. « L’antique trône des Bourbons est tombé, disait-il ; le chef de cette auguste famille a quitté la France. »

Le drapeau tricolore lui-même, que tant de souvenirs rendaient cher à la nation, ne fut arboré dans la plupart des villes qu’après la certitude du départ du Roi. Cette vérité résulte du Moniteur, et l’on peut s’en convaincre en calculant les distances, sauf un très petit nombre d’exceptions, tenant à des circonstances particulières. Il flotta sur les murs d’Évreux le 22 mars, mais il ne fut arboré à Bayonne que le 3, et à Draguignan que le 10 avril. Ce ne fut que le 11, que l’étendard royal disparut de tout l’empire20.

Lettre IX. Qu’il n’y a point eu de conspiration avant le 20 mars. §

Les auteurs du départ du Roi, pour repousser la responsabilité terrible qui résulte des faits que j’ai retracés dans ma dernière Lettre, ont prétendu qu’une vaste conspiration, préparée avec art, ourdie en silence, avait présidé à l’entreprise de Bonaparte et assuré son succès ; mais l’examen des faits leur ôte encore cette dernière ressource.

Je ne veux point nier qu’un homme qui avait gouverné durant quatorze années un immense empire, qui avait créé tant d’existences, distribué tant de trésors, auquel tant d’espérances s’étaient rattachées, n’ait dû conserver, malgré ses malheurs et malgré ses fautes, parmi ses obligés innombrables, un petit nombre d’amis fidèles et de cœurs reconnaissants. Des correspondants assidus ont pu lui rendre compte de l’état de la France. Leurs lettres ont pu lui exprimer des vœux pour son retour, de l’intérêt pour son sort. Il a pu entretenir, en un mot, des intelligences très naturelles, mais qu’on avait soin de tenir secrètes, pour n’être pas suspect à l’autorité. Ces intelligences n’ont pas même dû se borner à la France. Bonaparte avait soudoyé tant d’hommes éminents dans les cabinets étrangers, que mille rapports ont dû exister entre l’île d’Elbe et les cours où se trouvaient plusieurs de ses anciens stipendiais. Aucun traité aucune mesure de précaution, n’avaient prescrit à son frère Joseph, retiré en Suisse, d’abjurer des affections de famille ; mais entre ces relations de souvenir ou de parenté, relations qui alors ne paraissaient pas même coupables, et qui ne se rattachaient à aucun lien commun, à aucun centre régulateur, et une conspiration, la différence est grande.

Si l’on prétendait représenter comme telle une tentative dont le but et les détails sont toujours restés très obscurs et très vagues, et dans laquelle, à la même époque, quelques généraux furent conpromis, il serait facile de démontrer que ce projet, quel qu’il ait pu être, loin d’avoir été combiné avec le débarquement de Bonaparte, fut au contraire dérangé par ce débarquement ; car il occasionna la mission du duc de Trévise, qui empêcha le reste de l’armée du nord de prendre part au mouvement qu’elle devait, dit-on, seconder.

Les journaux de 1815 ont beaucoup fait valoir un raisonnement qui paraît plausible, et qui n’est que spécieux. « Les trois quarts des préfets, ont- ils dit, n’étaient-ils pas des préfets de Bonaparte ? les conseillers d’état n’étaient-ils pas pris en grand nombre parmi les anciens conseillers de Bonaparte ? les tribunaux n’étaient-ils pas occupés par des juges que le Roi y avait trouvés, et qui avaient été placés par ses ennemis ? les administrations civiles, financières, judiciaires, militaires, ne présentaient-elles pas toujours les mêmes hommes, investis des mêmes fonctions ? Bonaparte, en revenant, n’a-t-il pas retrouvé presque partout des fonctionnaires accoutumés à lui obéir, à ramper sous ses ordres ? et n’est-ce pas là l’une des raisons de son facile et cruel succès21 ?

Mais d’abord une résistance trop faible après l’événement, n’implique point une conspiration antérieure. En second lieu, les préfets, les maires, les anciens instruments de l’Empereur, ont si peu concouru à la réussite de son entreprise, que de l’aveu même des royalistes les plus exagérés, il a destitué, immédiatement après son arrivée, la presque totalité de ces magistrats. « Sur quatre-vingt-trois préfets en place au 20 mars, dit le Moniteur de Gand, dont l’autorité n’est pas suspecte, vingt-trois seulement restèrent en fonctions. » Il n’y a pas de réponse sensée à opposer à ce fait. Les magistrats que Bonaparte destituait n’avaient sûrement pas conspiré en sa faveur. L’envoi de commissaires extraordinaires dans toutes les provinces ; ordonné peu de temps après son arrivée, afin de soumettre à leur examen la conduite des autorités locales, est encore une preuve de la défiance que lui inspiraient ces autorités ; elles n’avaient donc point préparé son triomphe.

Si des preuves de raisonnement nous passons aux faits, je demanderai si l’on a trouvé une correspondance coupable chez un seul préfet, chez un seul maire. Certes, en 1815 et 1816, l’on ne s’est ni épargné la peine, ni refusé le plaisir de chercher des pièces de conviction. Où sont-elles ? peut-on les produire ? croit-on que les pouvoirs de cette époque aient voulu jeter un voile officieux sur les hommes qu’ils poursuivaient ? Toutes choses égales, je leur fais assez d’honneur pour penser qu’ils auraient mieux aimé frapper des coupables que des innocents, et convaincre ceux qu’ils condamnaient. Remarquez que de tous les conseillers d’état maintenus dans leurs fonctions en 1814 par le Roi, trois seulement ont. continué de siéger sous Bonaparte. Ceux qu’il n’a pas admis dans ses conseils, n’étaient donc pas ses complices. Les trois qui seuls ont été favorisés, étaient-ils des conspirateurs ? Je dois en douter, puisque, depuis le 8 juillet, deux d’entre eux ont été ministres.

Si une conspiration avait existé, comment aucun des coupables ne s’en serait-il attribué le mérite, pendant, que Bonaparte était sur le trône ? et depuis qu’il en est tombé, comment aucun des proscrits n’aurait-il pu être convaincu d’un acte quelconque antérieur à son retour ? Puisque l’intérêt d’une part, la vengeance de l’autre, ont également échoué à rien prouver de pareil, c’est que rien de pareil n’a eu de réalité.

Dans les procédures qui ont signalé l’époque déplorable de 1815, l’on n’a manqué ni de soins ni de zèle pour réunir tous les indices, et l’on n’a pu citer un mot, produire une lettre, un témoin, une circonstance, qui dénotât un complot prémédité. On a poursuivi M. de Labédoyère, pour s’être déclaré en faveur de Bonaparte le 8 de mars ; le maréchal Ney, pour avoir passé de son côté le 14 ; mais ni l’un ni l’autre n’ont été accusés d’avoir trempé dans une conspiration proprement dite. La sentence de M. de Lavalette semble impliquer l’existence d’un complot ; mais deux questions avaient été cumulées, et il est manifeste, par toute l’instruction, que les jurés n’ont pu prononcer que sur la première, qui se rapportait uniquement à un acte postérieur au débarquement de Napoléon, et postérieur même au départ du Roi. Le procès du général Drouot, et le jugement qui l’absout ont encore constaté surabondamment qu’il n’y avait point eu de conspiration. Aussi, dans ceux des généraux Bertrand et Cambrone, l’on a retranché cette question, et l’on s’est borné à poser celle d’attaque contre le gouvernement22. Quant à la prétendue trahison du ministre de la guerre, le Mémoire qu’il a publié dans son exil, le justifie victorieusement de cette imputation.

Si des proclamations, postérieures à l’occupation des départements, suffisent pour constater une conspiration, alors tout le monde a conspiré. Alors le premier des conspirateurs a été le maire de Lyon, qui, le 10 mars, a célébré la venue de Bonaparte par des phrases pleines d’enthousiasme23, et cependant les royalistes exagérés sont comptés dans leurs rangs en 1815. Il a siégé dans la majorité de la Chambre introuvable ; il a été maire de Lyon jusqu’à sa mort, et il a partagé avec le préfet et le commandant de la force armée, les éloges de son parti et le mérite des évènements de 1817.

Les listes rédigées après le retour du Roi, et destinées à désigner et à atteindre les conspirateurs, serviraient au besoin à compléter la preuve qu’il n’y a pas eu de conspiration. Ces listes contiennent l’amalgame le plus bizarre de noms étonnés de se trouver ensemble. On y voit des députés qui étaient à cent lieues de Paris, et à trois cents lieues de l’endroit où Bonaparte a débarqué des députés qui s’étaient élevés contre lui à la tribune, de là manière la moins mesurée24. L’on y a placé des littérateurs, des artistes, protégés autrefois par le maître de l’empire, mais étrangers à sa politique et ignorants de ses projets. L’on m’avait porté sur ces listes, et certes, quand, le 19 mars, ma voix était la dernière qui se fit entendre en faveur de la constitution, je ne conspirais pas avec celui qui venait la renverser. Si une exception a été prononcée en ma faveur, je n’ai point dû cet avantage à mon innocence, car je n’étais ni plus innocent ni plus coupable que tous les autres. Je l’ai dû à la justice personnelle de Louis XVIII, qui s’est montré plus équitable envers un inconnu qu’on lui peignait comme un ennemi, que des amis envers leur ami, des collègues envers leur collègue, des serviteurs de Bonaparte, quand il opprimait la France et le monde, envers un homme qui s’est rallié à lui quand il ne pouvait plus opprimer ni le monde, ni la France.

On a confondu deux choses très différentes, une assistance prêtée à une autorité, existant de fait, contre l’invasion de l’étranger, et une conspiration tramée d’avance, pour ériger cette autorité sur les ruines de celle qui existait auparavant. Il n’y a point eu de conspiration, je le tiens de Bonaparte lui-même, qui n’avait aucun intérêt à m’en imposer à cet égard. Il en aurait eu plutôt à confirmer tous les soupçons, qui, en compromettant ceux qui le servaient, les auraient attachés plus étroitement à sa destinée, « Je suis venu, m’a-t-il dit, sans intelligence, sans concert, sans préparation aucune, tenant en main les journaux de Paris et le discours de M. Ferrand. Lorsque j’ai vu ce que l’on écrivait sur l’armée et sur les biens nationaux, et sur la ligne droite et la ligne courbe, je me suis dit : la France est à moi. »

On trouvera peut-être que j’ai mis trop d’importance à prouver que le retour de Bonaparte n’a pas été la suite d’une conspiration, aujourd’hui que l’oubli est assuré, même à ceux qui seraient convaincus d’y avoir pris part. Deux motifs m’ont fait croire que cette question devait être approfondie.

D’abord, c’est en supposant une trame de cette nature, qu’on a dressé ces tables de proscription qui mettront obstacle à raffermissement de la Charte, tant qu’elles ne seront pas brisées : et l’intérêt de nos concitoyens encore exilés, exilés injustement, puisque le prétexte des rigueurs qui pèsent sur eux n’était qu’une fable, me semble commander à tous ceux qui jouissent d’un sort plus heureux, d’entourer cette vérité de toute l’évidence dont elle est susceptible.

La Charte, au moment de sa promulgation, avait jeté sur tout le passé un voile que nulle puissance humaine n’avait le droit de soulever. Ce n’est donc que pour les fautes commises depuis cette époque, que l’on a pu frapper des Français. S’il y avait eu, pour favoriser le retour de Bonaparte, une conspiration, les conspirateurs auraient pu se trouver, le 8 juillet, dans une catégorie particulière, et les sévérités subséquentes pourraient se motiver. Mais puisqu’il n’y a pas eu de conspiration, le passé étant nul, ceux que les proscririons ont frappés, ne sont pas plus criminels que nous. Ils n’ont fait que ce que nous ayons fait. Ils ont reconnu le gouvernement de Napoléon ; la France entière l’a reconnu. Ils l’ont servi ; la moitié de la France l’a servi comme eux. Ils ont accepté l’acte additionnel ; un million quatre cent mille français l’ont accepté. Ils ont écrit, parlé, combattu contre l’étranger ; deux millions d’entre nous ont écrit, parlé, combattu de même. La même loi eût dû nous atteindre, ou la même justice doit nous réunir sur le sol natal. Car, encore une fois, ce qu’ils avaient fait avant la restauration ne doit pas compter. La Charte les avait constitués des hommes nouveaux, des hommes dans la même situation où sont les autres. S’ils sont coupables, nous ne sommes pas innocents ; si nous sommes innocents, ils ne sont pas coupables.

La vérité que j’ai démontrée n’est donc point stérile. Elle renverse tous les sophismes allégués pour justifier ou pour excuser l’arbitraire.

En second lieu, je mets beaucoup de prix, je l’avoue, à prouver que les amis de la liberté, qui, pour limiter le pouvoir d’un conquérant remontant sur le trône, se sont réunis à lui après son triomphe, sont restés purs de toute trahison. La trahison, je le sais, a été de nos jours érigée en vertu. Nous voyons des hommes qui la réclament comme on réclamerait un titre de gloire. Instruments du despotisme, durant sa puissance, ils prétendent ne l’avoir servi que pour le livrer. Je désire qu’il soit constaté qu’à eux seuls appartient ce honteux mérite : qu’eux seuls ont mendié la confiance du pouvoir pour la tromper, ses secrets pour les vendre, ses faveurs pour les tourner contre lui ; tandis que nous, forcés sans cesse de nous débattre au milieu d’épineuses circonstances, nous n’avons jamais professé qu’une opposition franche, quand l’opposition nous paraissait un devoir, sans porter, comme nos adversaires, la duplicité dans l’administration, la perfidie dans les conseils, la désertion dans les camps.

J’ajouterai qu’il me semble utile que les gouvernements sachent aujourd’hui que lorsqu’ils oppriment, ou qu’ils permettent à une minorité d’opprimer en leur nom, il n’est pas nécessaire de conspirer contre eux pour les renverser. À mesure que les lumières se répandent, et que les hommes connaissent mieux leurs droits et leurs intérêts, les peuples font leurs affaires, pour ainsi dire, à part des gouvernements. Ils ne consentent à les soutenir ou à les défendre, que lorsqu’ils recueillent de leur conservation un avantage clair et positif. En France surtout, la révolution et la chute de six gouvernements successifs ont donné à toute la nation une habitude à laquelle nous l’avons vue revenir sans cesse, d’autant plus volontiers, que cette habitude n’exige d’elle aucun effort, et la présence de tout danger. Elle n’attaque point son gouvernement, mais elle s’écarte, et il tombe. C’est le parti qu’elle a pris contre l’Empereur en 1814 ? contre le gouvernement royal en 1815, lorsqu’il était dominé par une faction, et nous le montrerons, dans la suite de ces Lettres, déployant de nouveau, trois mois après, cette force d’inertie contre Napoléon, qui n’avait pas su regagner sa confiance ni répondre à son espoir.

Pièces justificatives. §

N° I. Constitution proposée par le Sénat, en 1814. §

Le Sénat conservateur, délibérant sur le projet de Constitution qui lui a été présenté par le Gouvernenent provisoire, en exécution de l’acte du Sénat du Ier de ce mois ;

Après avoir entendu le rapport d’une Commission spéciale de sept membres,

décrète ce qui suit :

Art.Ier. Le Gouvernement français est monarchique et héréditaire de mâle en mâle par ordre de primogéniture.

2. Le peuple français appelle librement au trône

Le France, Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier roi, et après lui les autres membres de la maison des Bourbons, dans l’ordre ancien.

3. La noblesse ancienne reprend ses titres. La nouvelle conserve les siens héréditairement. La Légion d’honneur est maintenue avec ses prérogatives. Le Roi déterminera la décoration.

4. Le pouvoir exécutif appartient au Roi.

5. Le Roi, le Sénat et le Corps législatif concourent à la formation des lois.

Les projets des lois peuvent être également proposés dans le Sénat et dans le Corps législatif.

Ceux relatifs aux contributions ne peuvent l’être que dans le Corps législatif.

Le Roi peut inviter également les deux Corps à s’occuper des objets qu’il juge convenables.

La sanction du Roi est nécessaire pour le complément de la loi.

6. Il y a cent cinquante sénateurs au moins et deux cents au plus.

Leur dignité est inamovible et héréditaire de mâle en mâle par primogéniture. Ils sont nommés par le

Roi.

Les sénateurs actuels, à l’exception de ceux qui renonceraient à la qualité de citoyens français, sont maintenus et font partie de ce nombre. La dotation actuelle du Sénat et des sénatoreries leur appartient. Les revenus en sont partagés également entre eux, et passent à leurs successeurs. Le cas échéant de la mort d’un sénateur sans postérité masculine directe, sa portion retourne au trésor public. Les sénateurs qui seront nommés à l’avenir ne peuvent avoir part à cette dotation.

7. Les princes de la famille royale et les princes du sang, sont de droit membres du Sénat.

On ne peut exercer les fonctions de sénateur qu’après avoir atteint l’âge de majorité.

8. Le Sénat détermine les cas où la discussion des objets qu’il traite, doit être publique ou secrète.

9. Chaque département nommera au Corps législatif le même nombre de députés qu’il y envoyait.

Les députés qui siégeaient au Corps législatif, lors du dernier ajournement, continueront à y siéger jusqu’à leur remplacement. Tous conserveront leur traitement.

À l’avenir ils seront choisis immédiatement par les collèges électoraux, lesquels sont conservés, sauf les changements qui pourraient être faits par une loi à leur organisation.

La durée des fonctions des députés est fixée à cinq années.

Les nouvelles élections auront lieu pour la session de 1816.

10. Le Corps législatif s’assemble de droit chaque année, le Ier octobre. Le Roi peut le convoquer extraordinairement, il peut l’ajourner, il peut aussi le dissoudre, mais, dans ce dernier cas, un autre Corps législatif doit être formé, au plus tard dans les trois mois, par les collèges électoraux.

11. Le Corps législatif a le droit de discussion.

Les séances sont publiques, sauf le cas où il juge à propos de se former en comité général.

12. Le Sénat, le Corps législatif, les collèges électoraux et les assemblées de canton, élisent leur président dans leur sein.

13. Aucun membre du Sénat ou du Corps législatif ne peut être arrêté, sans une autorisation préalable du corps auquel il appartient.

Le jugement d’un membre du Sénat ou du Corps législatif, accusé, appartient exclusivement au Sénat.

14. Les ministres peuvent être membres, soit du Sénat, soit du Corps législatif.

15. L’égalité de proportion dans l’impôt est de droit. Aucun impôt ne peut être établi ni perçu, s’il n’a été librement consenti par le Corps législatif et par le Sénat. L’impôt foncier ne peut être établi que pour un an. Le budget de l’année suivante et les comptes de l’année précédente sont présentés chaque année au Corps législatif et au Sénat, à l’ouverture de la session du Corps législatif.

16. La loi déterminera le mode et la quotité du recrutement de l’armée.

17. L’indépendance du pouvoir judiciaire est garantie. Nul ne peut être distrait de ses juges naturels.

L’institution des jurés est conservée, ainsi que la publicité des débats en matière criminelle.

La peine de la confiscation des biens est abolie.

Le Roi a le droit de faire grâce.

18. Les cours et tribunaux ordinaires actuellement existants sont maintenus, leur nombre ne pourra être diminué ou augmenté qu’en vertu d’une loi. Les juges sont à vie et inamovibles, à l’exception des juges de paix et des juges de commerce. Les commissions et les tribunaux extraordinaires sont supprimés, et ne pourront être rétablis.

19. La Cour de cassation, les Coui’s d’appel, et les Tribunaux de première instance, proposent au Roi trois candidats pour chaque place de juge vacante dans leur sein. Le Roi choisit l’un des trois. Le Roi nomme les premiers présidents et le ministère public des cours et des tribunaux.

20. Les militaires en activité, les officiers et soldats en retraite, les veuves et les officiers pensionnés, conservent leurs grades, leurs honneurs et leurs pensions.

21. La personne du Roi est inviolable et sacrée. Tous les actes du Gouvernement sont signés par un ministre. Les ministres sont responsables de tout ce que ces actes contiendraient d’attentatoire aux lois, à la liberté publique et individuelle, et aux droits des citoyens.

22. La liberté des cultes et des consciences est garantie. Les ministres des cultes sont également traités et protégés.

23. La liberté de la presse est entière, sauf la répression légale des délits qui pourraient résulter de l’abus de cette liberté. Les commissions sénatoriales de la liberté de la presse et de la liberté individuelle, sont conservées.

La dette publique est garantie.

Les ventes des domaines nationaux sont irrévocablement maintenues.

25. Aucun français ne peut être recherché pour les opinions ou les votes qu’il a pu émettre.

26. Toute personne a le droit d’adresser des pétitions individuelles à toute autorité constituée.

27. Tous les français sont également admissibles à tous les emplois civils et militaires.

28. Toutes les lois actuellement existantes restent en vigueur, jusqu’à ce qu’il y soit légalement dérogé. Le Code des lois civiles sera intitulé : Code civil des Français.

29. La présente constitution sera soumise à l’acceptation du peuple français dans la forme qui sera réglée. Louis-Stanislas-Xavier sera proclamé Roi des Français, aussitôt qu’il aura juré et signé par un acte portant : J’accepte la Constitution ; je jure de l’observer et de la faire observer. Ce serment sera réitéré dans la solennité où il recevra le serment de fidélité des Français.

N° 2. Préambule de la Charte. §

La divine Providence, en nous rappelant dans nos États, après une longue absence, nous a imposé de grandes obligations. La paix était le premier besoin de nos sujets ; nous nous en sommes occupé sans relâche, et cette paix, si nécessaire à la France, comme au reste de l’Europe, est signée. Une Charte constitutionnelle était sollicitée par l’état actuel du royaume ; nous l’avons promise, et nous la publions. Nous avons considéré que, bien que l’autorité tout entière résidât en France dans la personne du Roi, nos prédécesseurs n’avaient point hésité à en modifier l’exercice, suivant la différence des temps ; que c’est ainsi que les communes ont dû leur affranchissement à Louis-le-Gros, la confirmation et l’extension de leurs droits à saint Louis et à Philippe-le-Bel ; que l’ordre judiciaire a été établi et développé parles lois de Louis XI, d’Henri II et de Charles IX, enfin que Louis XIV a réglé presque toutes les parties de l’administration publique, par différentes ordonnances dont rien encore n’avait surpassé la sagesse. Nous avons dû, à l’exemple des rois nos prédécesseurs, apprécier les effets du progrès toujours croissant des lumières, les rapports nouveaux que ces progrès ont introduits dans la société ; la direction imprimée aux esprits, depuis un demi-siècle, et les graves altérations qui en sont résultées. Nous avons reconnu que le vœu de nos sujets pour une Charte constitutionnelle, était l’expression d’un besoin réel ; mais en cédant à ce vœu, nous avons pris toutes les précautions pour que cette Charte fût digne de nous et du peuple auquel nous sommes fiers de commander. Des hommes sages, pris dans les premiers corps de l’État, se sont réunis à des commissaires de notre Conseil, pour travaillera cet important ouvrage.

En même temps que nous reconnaissions qu’une Constitution libre et monarchique devait remplir l’attente de l’Europe éclairée, nous avons dû nous souvenir aussi que notre premier devoir envers nos peuples était de conserver, pour leur propre intérêt les droits et les prérogatives de notre couronne ; nous avons espéré qu’instruits par l’expérience, ils seraient convaincus que l’autorité suprême peut seule donner aux institutions qu’elle établit, la force, la permanence et la majesté dont elle est elle-même revêtue ; qu’ainsi, lorsque la sagesse des rois s’accorde librement avec le vœu des peuples, une Charte constitutionnelle peut être de longue durée ; mais que quand la violence arrache des concessions à la faiblesse du gouvernement, la liberté publique n’est pas moins en danger que le trône même. Nous avons enfin cherché les principes de la Charte constitutionnelle dans le caractère français et dans les monuments vénérables des siècles passés. Ainsi nous avons vu dans le renouvellement de la pairie, une institution vraiment nationale, et qui doit lier tous les souvenirs à toutes les espérances, en réunissant les temps anciens et les temps modernes. Nous avons remplacé par la Chambre des députés, ces anciennes assemblées des champs de mars et de mai, et ces Chambres du tiers-état qui ont si souvent donné tout à la fois des preuves de zèle pour les intérêts du peuple, de fidélité et de respect pour l’autorité des rois. En cherchant ainsi à renouer la chaîne des temps que de funestes écarts avaient interrompue, nous avons effacé de notre souvenir, comme nous, voudrions qu’on pût les effacer de l’Histoire, tous les maux qui ont affligé la patrie durant notre absence. Heureux de nous retrouver au sein de la grande famille, nous n’avons su répondre à l’amour dont nous recevons tant de témoignages, qu’en prononçant des paroles de paix et de consolation. Le vœu le plus cher à notre cœur, c’est que tous les Français vivent en frères, et que jamais aucun, souvenir amer ne trouble la sécurité qui doit suivre l’acte solennel que nous leur accordons aujourd’hui.

Sûr de nos intentions, fort de notre conscience, nous nous engageons devant l’Assemblée qui nous écoute, à être fidèle à cette Charte constitutionnelle, nous réservant d’en jurer le maintien avec une nouvelle solennité devant les autels de celui qui pèse dans la même balance les rois et les nations.

À ces causes, nous avons volontairement, et par le libre exercice de notre autorité royale, accordé et accordons, fait concession et octroi à nos sujets, tant pour nous que pour nos successeurs, et à toujours, de la Charte constitutionnelle.

N° 3. Extrait de l’Ordonnance du Roi sur la Légion d’honneur, du 19 juillet 1814. §

Art. 17. L’établissement de la maison d’éducation d’Ecouen, pour les filles des membres de la Légion d’honneur, est réuni à la maison de St. Denis. À l’avenir, le nombre des élèves ne pourra excéder celui de 4oo.

Art. 18. Les établissements formés à Paris, aux Barbeaux et aux Loges, pour l’éducation des orphelines de la Légion d’honneur, sont supprimés.

Ordonnance du Roi relative ci la conservation des établissements formés pour l’éducation des orphelines de la Légion d’honneur, du 27 septembre 1814.

Sur le compte qui nous a été rendu à cet égard, par le ministre de notre maison, nous avons reconnu avec satisfaction qu’il nous était possible de conserver divers établissements de la Légion, sans déroger aux mesures d’économie qui nous sont prescrites par nos devoirs envers tous nos sujets, et en laissant aux parents des orphelines la faculté de les rappeler dans leurs familles, dans le sein desquelles elles continueraient à jouir des témoignages de notre munificence royale.

En conséquence, voulant pourvoir par nous-mêmes aux mesures d’exécution que l’article 19 de notre ordonnance du 19 juillet dernier attribuait au chancelier de la Légion d’honneur, et donner à des infortunées, privées des auteurs de leurs jours, une preuve éclatante de notre sollicitude pour elles, à ces causes, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Art. Ier. Les établissements formés à Paris, aux Barbeaux et aux Loges, pour l’éducation des orphelines de la Légion d’honneur, resteront affectés à cette destination.

N° 4. Préambule de l’Ordonnance du Roi, relative à l’Ecole royale, du 3o juillet 1814. §

Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre.

Nous étant fait rendre compte de la situation des Écoles militaires, et voulant que l’organisation de ces établissements soit en rapport avec celle que nous avons donnée à l’armée par nos ordonnances du 12 mai dernier ;

Ayant reconnu qu’une seule Ecole militaire pourrait suffire aux besoins du service ;

Désirant en outre récompenser les services des officiers généraux et supérieurs de nos armées, et faire jouir la noblesse de notre royaume des avantages qui lui ont été accordés par l’édit de notre aïeul, du mois de janvier 1751, relatif à la fondation de l’École royale militaire, etc.

N° 5. Ordonnance relative à l’observation des fêtes religieuses. §

Nous directeur général de la police du royaume, considérant que l’observation des jours consacrés aux solennités religieuses est une loi commune à tous les peuples policés, qui remonte au berceau du monde, et qui intéresse au même degré la religion et la politique ;

Que l’observation du dimanche s’est maintenue avec une pieuse sévérité dans toute la chrétienté, et qu’il y a été pourvu pour la France en particulier par différentes ordonnances de nos rois, des arrêts des cours souveraines, et en dernier lieu par le règlement du 8 novembre 1782 ;

Que ces lois et règlement n’ont point été abrogés qu’ils ont été seulement perdus de vue durant les troubles, mais qu’ils ont été implicitement rappelés par les lois des 18 et 29 germinal an 10, qui ont rétabli l’observation des dimanches et des fêtes réduites à un très petit nombre ;

Et qu’il est nécessaire aujourd’hui de rappeler explicitement ces mêmes règlements pour attester à tous les yeux le retour des Français à l’ancien respect de la religion et des mœurs, et à la pratique des vertus qui peuvent seules fonder pour les peuples une prospérité durable :

Ordonnons ce qui suit.

Art. Ier. Les travaux seront interrompus les dimanches et les jours de fêtes.

En conséquence, il est défendu à tous maçons, charpentiers, couvreurs, terrassiers, menuisiers, serruriers, et généralement à tous artisans et ouvriers, de travailler à aucun ouvrage de leur profession, et à tous marchands de faire aucun commerce ni débit de marchandises les dimanches et les jours de fêtes. Il leur est ordonné de tenir leurs ateliers, boutiques et magasins exactement fermés, à peine de 200 fr. d’amende pour chaque contravention, dont les maîtres seront responsables pour leurs garçons, ouvriers et domestiques.

2. Il est également défendu à tous porte-faix et hommes de journées de travailler de leur état les dimanches et jours de fêtes.

Les charretiers et voituriers ne pourront faire aucuns chargements ni charrois à peine d’une amende de 100 fr., pour la sûreté de laquelle les chevaux, harnais, charrettes, voitures ou traîneaux, seront mis en fourrière jusqu’à consignation.

3. Ne pourront les particuliers pendant ces mêmes jours employés à des travaux aucuns artisans, ouvriers et gens de journées, à peine d’être personnellement responsables des amendes que ces ouvriers auraient encourues.

4. Il est également défendu à tous marchands de menue mercerie, quincaillerie, tabletterie, ferraille, etc., à tous revendeurs et revendeuses, marchands d’estampes, d’images ou de vieux livres, et à tous les étalagistes sans exception, de colporter leurs marchandises, ni de les exposer en vente les dimanches et les jours de fêtes, à peine de saisie des marchandises et de 100 fr. d’amende.

5. Il est expressément ordonné aux marchands de vins, maîtres de café, ou de lieux dits estaminets, marchands d’eau-de-vie, de bière ou de cidre, maîtres de paume ou de billard, de tenir leurs boutiques, cabarets ou établissements fermés les dimanches et les jours de fêtes pendant le temps de l’office divin, depuis huit heures du matin jusqu’à midi ; ils refuseront l’entrée à tous ceux qui se présenteraient chez eux dans cet intervalle pour y manger, boire ou y jouer, à peine de 3oo fr. d’amende.

6. Il est défendu à tous saltimbanques, faiseurs de tours, maîtres de curiosités, chanteurs ou joueurs d’instruments, d’exercer leur métier dans leurs salles ou sur la voie publique les dimanches et les jours de fêtes, avant cinq heures de l’après-midi, sous peine d’interdiction.

7. Nulle réunion pour la danse ou pour la musique n’aura lieu avant la même heure dans aucun, établissement ouvert au public, à peine de 5oo fr. d’amende contre le maître de l’établissement.

8. Pourront tenir leurs boutiques entr’ouvertes les dimanches et jours de fêtes, les pharmaciens et les herboristes, les épiciers, les boulangers, les bouchers, les charcutiers, les traiteurs et les pâtissiers, mais il leur est défendu d’exposer ou étaler leurs marchandises.

9. Les défenses prescrites par notre présente ordonnance ne sont pas applicables aux ouvriers employés par les cultivateurs aux travaux de la moisson et des récoltes que l’état de la saison ou la crainte des intempéries rendraient urgents.

10. La même tolérance aura lieu pour des travaux que des particuliers seraient obligés de faire faire dans des cas de péril imminent ; mais ils ne pourront les faire exécuter qu’après en avoir obtenu la permission d’un officier de police.

11. Les contraventions aux dispositions de la présente ordonnance seront constatées, par des procès-verbaux.

Il sera pris envers les contrevenants telles mesures de police administrative qu’il appartiendra, sans préjudice des poursuites à exercer contre eux par les tribunaux.

12. La présente ordonnance sera imprimée, publiée, et affichée par tout le royaume.

13. MM. les préfets et sous-préfets, et sous leurs ordres les commissaires de police, les officiers de paix, sont chargés de tenir la main à son exécution.

N° 6. Exposé des motifs du projet de loi relatif à la restitution aux émigrés de leurs biens non vendus. §

(Séance du 13 septembre 1814.)

Messieurs,

Lorsqu’après avoir essuyé les longues tourmentes d’une révolution dont l’Histoire n’offre pas d’exemple, une grande nation revient enfin dans le port d’un gouvernement sage et paternel, le bonheur général qu’elle éprouve peut encore être, pendant longtemps, entremêlé de malheurs individuels ; malheurs que des circonstances extraordinaires ont fait naître, dont la justice et l’humanité gémissent, mais auxquels la politique et la loi de la nécessité ne permettent pas de fixer tout à coup le terme réclamé par la justice et l’humanité même. Cependant arrive ce terme tant attendu ; mais dans ces premiers moments où un jour plus propice apparaît, après tant d’orages, où la possibilité de faire le bien se laisse enfin entrevoir, il faut encore s’astreindre à ne le faire qu’avec une extrême prudence, il faut être réservé même dans une justice bienfaisante, lorsqu’on voudrait s’abandonner à une juste prodigalité.

C’est une suite des inconvénients trop souvent attachés aux lois qui remplacent les lois révolutionnaires ; elles ne peuvent avoir l’unique et pure empreinte d’une équité rigide et absolue ; méditées d’après les principes, rédigées d’après les circonstances, elles sont quelquefois entraînées par celles-ci, quand elles voudraient ne pas se séparer de ceux-là.

Le souverain qui se résigne à de si grands sacrifices, peut seul savoir ce qu’ils lui coûtent, et une seule pensée peut les adoucir, c’est que tous ces sacrifices concourent au maintien de la tranquillité publique ; c’est qu’en s’identifiant avec tous les sujets qui lui sont rendus, par le retour à l’ordre, il anéantit toutes les dénominations révolutionnaires qui avaient divisé la grande famille ; il la réunit, il la confond toute entière dans sa paternelle affection, dans sa souveraine justice, ou dans sa royale indulgence.

Telles sont, Messieurs, les maximes que le Roi a constamment suivies, depuis son entrée en France ; telles sont celles qu’il veut toujours suivre. Déjà, par son ordonnance du 21 août, il a assuré l’état civil de la portion de ses sujets désignés sous le nom d’émigrés ; dénomination aussi fausse, dans le sens qu’on avait voulu lui donner, que désastreuse par les conséquences qu’on en a tirées. Ces conséquences ne sont que trop connues, et c’est à en atténuer les effets que nous travaillons en ce moment. Le sens qu’on avait voulu lui donner était si loin du véritable, que beaucoup de gens avaient même oublié celui-ci, parce qu’il appartient essentiellement aux violentes révolutions de dénaturer les choses les plus simples, de changer la signification des mots. Le temps et le malheur la rétablissent, parce qu’il est certaines vérités qui ne peuvent être universellement démontrées que par ces deux grands maîtres de l’homme.

Il est aujourd’hui bien reconnu qu’en s’éloignant de leur patrie, tant de bons et fidèles français n’avaient jamais eu l’intention de s’en séparer ; que passagèrement jetés sur des rives étrangères, ils pleuraient sur les calamités de la patrie qu’ils se flattaient toujours de revoir. Il est bien reconnu que les régnicoles, comme les émigrés, appelaient, de tous leurs vœux, un heureux changement, lors même qu’ils n’osaient pas encore l’espérer. À force de malheurs et d’agitations, tous se retrouveraient donc au même point. Tous y étaient arrivés, les uns en suivant une ligne droite sans jamais en dévier, les autres après avoir parcouru plus ou moins les phases révolutionnaires au milieu desquelles ils se sont trouvés. Tous étaient donc déjà réunis d’intention, et la bienfaisante ordonnance du Roi, en n’admettant aucune différence entre eux, n’a été que la déclaration légale d’un fait déjà existant. La loi que nous vous apportons aujourd’hui dérive de cette ordonnance ; elle reconnaît un droit de propriété qui existait toujours, elle en légalise la réintégration.

(Pour faire sentir au lecteur quel effet dut produire sur toute la France cet étrange discours de M. Ferrand, je crois utile de rapporter ici la réfutation de ce discours par M. Bédoch, dans son rapport sur ce projet de loi.)

En rentrant en France, le Roi a dû porter ses regards sur les émigrés. Il était bien juste, il était bien naturel que le sort de ses compagnons d’infortune, de ces serviteurs d’une fidélité longtemps éprouvée, fût un des premiers objets de sa tendre sollicitude pour tous ses sujets.

Par une ordonnance du 4 juin dernier, il a annoncé vouloir rendre aux anciens propriétaires ceux de leurs biens confisqués à leur préjudice qui n’avaient pas été vendus.

En exprimant la même volonté dans l’ordonnance du 21 août, le Roi a déclaré que toutes les inscriptions sur les listes des émigrés, et encore subsistantes à défaut d’élimination, de radiation ou d’exécution des conditions imposées par le sénatus-consulte du 6 floréal an 10, ou à quelque autre titre que ce soit, seraient et demeureraient abolies, à compter du jour de la publication de la Charte constitutionnelle.

Mais la première de ces ordonnances se réduisait, en quelque sorte, à exprimer un vœu plutôt qu’à régler l’exécution des intentions du Roi.

Une loi pouvait seule réintégrer les émigrés dans celles de leurs anciennes propriétés qui se trouvent encore libres dans les mains de l’État.

Vous attendiez, Messieurs, de jour en jour la présentation de cette loi. Vous vous étiez unis d’avance aux généreuses et bienfaisantes intentions du Monarque.

Le projet de cette loi vous a été présenté, vous avez reconnu dans l’esprit qui l’a dicté, la bonté et la justice conciliées avec la plus sage prudence. Sa Majesté y contient ses affections dans les bornes de la loi. On y voit cette précaution scrupuleuse avec laquelle elle évite tout ce qui peut blesser les principes, surtout celui tout à fait fondamental, et sur lequel la société entière repose, le principe de la propriété.

Cette délicatesse n’échappera pas sans doute, à la reconnaissance de la nation, elle sera appréciée par ceux mêmes que la loi concerne.

Mais plus nous nous empressons de rendre un respectueux hommage aux intentions du Roi, plus nous apprécions la sagesse qui règne dans la rédaction générale du projet de loi, particulièrement dans son préambule, plus nous avons été affligés comme vous, Messieurs, du contraste que présente l’exposé que nous a fait M. le ministre d’état Ferrand, des motifs de ce projet de loi.

Ce contraste est tel, et dans les principes et dans les expressions du rédacteur, que si on jugeait de la loi par l’exposé, l’examen de ses dispositions et de ses termes mêmes pourrait en prendre une fausse direction.

Ce n’est pas sans éprouver un sentiment pénible, que la commission s’est vue obligée de fixer un moment l’attention de la Chambre sur le discours du ministre.

Mais, Messieurs, l’intérêt de la patrie et celui du Roi (car ces deux intérêts doivent toujours être inséparables), l’indispensable nécessité de rendre à l’opinion publique la confiance que ce discours pourrait avoir ébranlée, nous en font un rigoureux devoir. Nous avons dû d’ailleurs nous conformer au vœu unanime des bureaux de la Chambre ; nous avons dû céder au cri de notre conscience.

Toutefois, en vous soumettant quelques réflexions sur l’exposé fait par M. Ferrand, la commission, plus prudente que lui, n’entrera pas dans la discussion aussi inutile qu’elle pourrait devenir funeste, sur les torts des différons partis pendant notre longue et violente révolution. Elle ne s’engagera pas dans l’imprudente recherche des erreurs et des sacrifices réciproques, des infortunes et des fautes communes. Que pourrait-il servir de reconnaître les liaisons qui existent entre les évènements les plus opposés en apparence, et de découvrir, par exemple, que les plus grands attentats n’ont été peut-être que les suites nécessaires de premières et imprudentes résistances ? Il y a, Messieurs, des époques de crise dans les nations, et de changement dans l’esprit des siècles, où la balance du bien et du mal ne saurait être tenue par la main incertaine des hommes ; il est plus sage, il est plus humain, il est plus sûr de confondre tous les débats du passé dans un oubli profond, sincère, et de s’abandonner sans réserve et sans regret à une réconciliation générale.

Mais nous demanderons à M. Ferrand, si ceux qui ont versé leur sang en servant leur pays, si les honorables victimes de leur amour pour la patrie ou pour leur Roi ; si ceux qui ont eu le courage de braver le danger, et dont les généreux efforts avaient pour but de détourner l’orage, ou d’arrêter les progrès du mal ; si ces fonctionnaires zélés, si ces magistrats intègres, défendant au prix de leur liberté et de leur vie les principes de justice et d’une saine morale ; si des milliers de citoyens recommandables par leurs talents et leurs vertus, traînés dans les cachots ou conduits à l’échafaud, ont suivi une ligne moins droite que •, ceux qui se sont séparés de la patrie même pour de justes motifs ?

Nous lui demanderons si ceux-ci auraient seuls des droits à l’affection paternelle du Monarque, tandis que les autres ne pourraient implorer que sa souveraine justice, ou sa royale indulgence.

Suivant M. Ferrand, « le Roi éprouverait des regrets de ne pouvoir donner aux dispositions que contient le projet de loi toute l’extension qui est au fond de son cœur. Grâce à la sagesse de son administration, dit-il, et aux principes que vous maintiendrez dans les recettes et les dépenses publiques, il serait permis de croire qu’un jour viendra où l’état heureux des finances diminuera successivement les pénibles exceptions commandées par les circonstances actuelles, et ramènera l’espoir dans le cœur de ceux dont le bonheur doit encore être ajourné. »

Le Roi, Messieurs, n’a et ne peut avoir au fond de son cœur que la ferme volonté de tenir les promesses qu’il a faites. Il a déclaré que toutes les propriétés étaient inviolables25 ; que les droits acquis à des tiers devaient être maintenus26 ; toutes les propriétés seront constamment sacrées ; les droits des tiers seront constamment maintenus. Vos principes vous feront toujours maintenir aussi un juste équilibre entre les recettes et les dépenses publiques ; l’impôt sera toujours réglé et fixé dans la proportion des besoins de l’État. On ne peut donc espérer de voir arriver une époque qui permette de diminuer les exceptions contenues dans le projet de loi qui nous occupe. Pourquoi donner aux uns des espérances qu’on ne pourra jamais réaliser ? pourquoi inspirer aux autres des craintes mal fondées ?

Cédant à ses opinions particulières, oubliant qu’il parlait au nom du Roi, et aux députés de la nation, M, le ministre n’a vu qu’une partie des maux qui ont accablé la France. Une seule classe de citoyens lui a inspiré de l’intérêt. Mais, Messieurs, les émigrés sont-ils les seuls qui aient éprouvé des pertes et des malheurs ? tous les intérêts n’ont-ils pas été froissés par la révolution ? les créanciers de l’Etat, les capitalistes, n’ont-ils pas été remboursés avec un papier monnaie qui a péri dans leurs mains ? quelles sont les fortunes qui n’ont point éprouvé une secousse plus ou moins violente ? les propriétés, les lois, les moeurs, tout a changé, et telle est aujourd’hui la direction des esprits et des opinions, qu’on ne pourrait tenter de rétablir l’ancien ordre des choses, sans s’exposer à voir succéder aux troubles qui ont agité la France pendant la révolution, de nouveaux troubles, de nouvelles dissensions.

Mais, Messieurs, l’exposé fait par M. Ferrand n’est point l’expression de la volonté du Roi, disons-le franchement, le ministre a substitué l’aigreur de ses ressentiments particuliers aux sentiments du Monarque. Nous sommes cependant loin de douter de son attachement et de son entier dévouement pour la personne auguste et sacrée du Roi ; mais nous croyons devoir lui rappeler que l’infortuné Louis XVI, dans son testament, dans ce monument de ses vertus et de sa bonté, a également pardonné à ses ennemis et à ceux qui, par un faux zèle, ou par un zèle mal entendu, lui avaient fait beaucoup de mal.

Mais, Messieurs, si le discours du ministre a inspiré de la méfiance, s’il a fait naître des inquiétudes dans les esprits, s’il a pu faire croire à d’arrière-pensées, les intentions du Roi, ses promesses lors de sa déclaration du 2 mai, et lors de la séance royale dans laquelle il a donné à la France cette Charte, fruit de sa sagesse et de ses profondes méditations, qui fait maintenant la loi fondamentale de l’État, ses promesses réitérées dans l’ordonnance du 21 août, et dans le préambule du projet de loi qui fait l’objet de mon rapport doivent nous rassurer.

N° 7. Extrait de l’ordre du jour adressé aux gardes nationales, le 7 mars 1815. §

En même temps que le Roi convoque les Chambres, il appelle à la défense de la patrie et du trône, l’armée dont la gloire est sans tache, et les gardes nationales, qui ne sont que la nation elle-même armée pour défendre ses institutions. Ce sont donc les intérêts de la nation même que les gardes nationales doivent avoir sous les yeux.

Soit que les mesures adoptées au congrès de Vienne, pour assurer la paix de l’Europe, en éloignant davantage le seul homme qui eut intérêt à la troubler, aient jeté cet homme dans une entreprise désespérée ; soit que des intelligences criminelles"l’aient flatté de l’appui de quelques traîtres : ses partisans mêmes le connaissent et le serviront moins par affection, qu’en haine, en défiance du gouvernement établi, ou par des motifs personnels d’ambition ou de cupidité, etc.

N° 8. Extrait de l’Ordonnance du 9 mars 1815,  sur les gardes nationales. §

Nous voulons que la Charte constitutionnelle soit le point de ralliement et le signe d’alliance de tous les Français.

Nous regarderons comme nous étant seuls véritablement affectionnés ceux qui déféreront à cette injonction.

Nous envisagerons comme un attentat à notre autorité et comme un moyen de favoriser la rébellion toute entreprise directe ou indirecte, par actions, écrits ou propos publics, qui tendraient à ébranler la confiance des gardes nationales et la Charte constitutionnelle, ou à les diviser en factions par des distinctions que la Charte réprouve.

N° 9. Proclamation du 12 mars 1815. §

Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre.

À nos braves armées salut :

Braves soldats, la gloire et la force de noir royaume, c’est au nom de l’honneur que votre Roi vous ordonne d’être fidèles à vos drapeaux ; vous lui avez juré fidélité, vous ne trahirez pas vos sermons. Un général que vous auriez défendu jusqu’au dernier soupir, s’il ne vous avait pas déliés par une abdication formelle, vous a rendus à votre Roi légitime. Confondus dans la grande famille dont il est le père et dont vous ne vous distinguerez que par de plus éclatants services, vous êtes redevenus mes enfants, je vous porte tous dans mon cœur ; je m’associais à la gloire de vos triomphes alors même qu’ils n’étaient pas pour ma cause ; rappelé au trône de mes pères, je me suis félicité de le voir soutenu par cette brave armée, si digne de le défendre.

N° 10. Adresse de la Chambre des Députés au Roi, §

« Sire,

L’intérêt de la patrie, celui de la couronne, tout ce qui est cher à la nation, l’honneur, la liberté, nous appellent autour du trône pour le défendre, et en être protégés. Les représentais du peuple français sentent qu’on lui prépare le sort humiliant réservé aux malheureux sujets de la tyrannie.

Si quelques mains françaises osent s’armer du glaive de la guerre civile, nous sommes sûrs que les chefs illustres et les soldats de nos armées, qui ont si longtemps défendu la France contre ses ennemis extérieurs, prêteront encore à leur pays le secours de leur épée. Les gardes nationales seront leurs nobles émules, et ce beau royaume ne donnera pas à l’Europe étonnée le honteux spectacle d’une nation trahie par ses propres enfants.

Quelles que soient les fautes commises, ce n’est pas le moment de les examiner. Nous devons tous nous réunir contre l’ennemi commun, et chercher à rendre cette crise profitable à la sûreté du trône et à la liberté publique.

Nous vous conjurons, Sire, d’user de tous les pouvoirs que la Charte constitutionnelle et les lois ont mis entre vos mains. Les Chambres que votre confiance a convoquées ne manqueront ni au Monarque ni au peuple français : elles seront, Sire, vos fidèles auxiliaires pour donner au gouvernement la force nécessaire au salut de l’État. »

N° 11. Discours d’ouverture à la Chambre des députés, le 11 mars 1815. §

Messieurs,

« Vous deviez être réunis sous de meilleurs auspices, et les objets dont nous devions nous occuper n’avaient rien que de consolant. Votre première pensée devait se porter sur une loi destinée à remplacer même pour la session de 1815, ceux de nos collègues que la mort nous a enlevés. Par là vous auriez eu l’espoir de voir siéger auprès de vous d’illustres amis de la France et de la liberté respectés dans toute l’Europe.

On préparait sur les réélections une proposition qui sans cesser de regarder la propriété foncière comme la condition principale de la représentation, admettait, comme représentants nécessaires, les députés nommés par les universités et le commerce.

On travaillait sans relâche à des règlements qui promettaient sans danger à l’impatience, toute la liberté de la presse, dont l’Histoire dira que nous jouissions déjà beaucoup.

Pour se conformer aux intentions manifestées par les représentants, les Ministres s’occupaient sans relâche, afin de mettre sous vos yeux tous les comptes et tous les états propres à vous éclairer sur le meilleur système de finances qui convient à la France.

L’administration des Douanes achevait de travailler à un tarif dans lequel se combinaient sagement les intérêts de l’industrie, du commerce et des consommateurs. Tout était disposé pour encourager notre navigation et notre commerce renaissants.

Nous avions l’espérance, si chère au cœur de sa Majesté, que les impôts indirects, relatifs aux boissons surtout, dont elle n’avait consenti à grever le peuple que pour payer les dettes de l’État envers l’armée, allaient être adoucis et coordonnés aux mœurs françaises.

Pourquoi faut-il que le génie du mal soit venu tout à coup interrompre ces travaux et ces espérances !

Quoi qu’il arrive, Messieurs, continuons nos travaux ; votre attention va sans doute se porter d’abord sur les circonstances graves qui ont causé votre convocation extraordinaire ; et comme dans l’intervalle du temps qu’elles vous laisseront, il est dans votre pensée de suivre les travaux commencés, je vais vous rappeler les principaux objets qui vous restaient à terminer.

Vous vous proposiez d’adopter quelques changements à votre règlement, surtout en ce qui concerne le droit de pétition, que vous vouliez consacrer de nouveau et consolider, en écartant les abus par lesquels on cherchait à rendre un si beau droit ridicule.

Vous regrettiez, en vous séparant, de n’avoir pu changer en résolution cette proposition qui devait maintenir à jamais la Légion d’honneur, que vous vouliez doter irrévocablement.

Vous aviez suspendu votre résolution relative aux réfugiés Espagnols, parce que, bien que le ministre de la guerre vous eût écrit que les réfugiés civils étaient traités comme les militaires, vous attendiez que l’état des finances fût réglé pour leur accorder une hospitalité plus libérale. Nous nous ménagions par là le moyen d’achever notre réconciliation avec un peuple voisin, dont nous avons tant de raison de déplorer les malheurs.

De toutes les lois dont vous avez envoyé les propositions à la Chambre des pairs, celle relative à la responsabilité des ministres, était l’objet de votre principale sollicitude, et ce n’est pas dans les circonstances actuelles que le président doit développer les raisons qui vous la font plus vivement désirer.

Continuez, Messieurs, à vous occuper avec votre sagesse accoutumée, des travaux commencés, dans tous les moments qui ne seront pas consacrés au salut de la patrie. »

N° 12. Discours du Président de la Chambre des Députés, le 16 mars 1815. §

Messieurs,

Si la majesté royale n’a pas permis de faire entendre devant elle les accents que les touchantes paroles du Roi enlèvent à tous les cœurs, au moins ne devons-nous pas tarder à les faire retentir et à porter auprès du trône l’hommage de notre reconnaissance. Avant de vous proposer de voter une adresse à Sa Majesté, permettez au président de la Chambre quelques rapides réflexions sur notre état présent. De même que le Roi attendait que les représentants et les pairs fussent réunis autour de lui, pour faire la déclaration qui vient de rassurer le peuple français, nous attendions que la plupart des députés de la France fussent arrivés pour faire entendre le cri de la nation, sur les étranges évènements qui la troublent. Dès les premiers instants, les plus rapprochés d’entre nous n’ont rien négligé dans les comités pour préparer les moyens de mettre la représentation nationale à portée de se prononcer. Ce n’est pas le moment de rechercher les fautes, de découvrir toutes les causes de cette agitation inattendue. La France obtiendra bientôt, par ses représentants, justice et réparation.

Il faut à présent tourner tous nos efforts contre celui qui vient tenter de renverser jusqu’à l’espoir de l’homme civilisé. Non, Messieurs, ce n’est plus de la cour que peuvent venir les inquiétudes sur la liberté et les droits reconnus. Il s’est avancé sur quelques villes françaises, celui qui veut nous ravir, non seulement la liberté, mais qui nous apporte tous les maux qui dégradent l’homme et désoleraient à jamais notre patrie.

Les calamités qu’il appelle sur nous sont trop récentes pour que le souvenir en soit altéré. La plupart des familles pleurent encore, et le murmure des malédictions qu’il avait provoquées en France et dans l’Europe, n’a pas encore achevé de retentir. Mais ce n’est pas la douleur des maux passés qui nous anime, c’est la perspective des désastres qu’il traîne à sa suite, qui doit nous exciter.

Sous lui, plus d’espoir de liberté : le joug qu’il lève sur nos têtes, déjà affaiblies par sa trop longue tyrannie, apparaît si pesant, que chacun aperçoit bien qu’il serait insupportable. Le despotisme est l’impérieux besoin de son caractère ; et quand il aurait appris que le despotisme lui-même y trouve sa ruine, il serait encore maîtrisé par sa position.

Sans vous épouvanter de tous les degrés qui conduisent à ce misérable état, notre patrie ressemblerait dans peu à ces gouvernements qui, sur les côtes d’Afrique, excitaient naguère le courroux des peuples civilisés. Plus de justice, plus de propriété ; l’industrie deviendra une cause d’avanies, et les confiscations abolies par la Charte apporteront, sans distinguer les natures de propriétés, les dépouilles qui ne seront pas distribuées dans les mains d’un fisc dévorateur.

Au contraire, dès que la France en sera délivrée, nous aurons toutes les garanties qui assurent à jamais la sage liberté des peuples ; non seulement le Roi, mais les Princes qui sont assis sur les marches du trône, ont fait des promesses solennelles. Ils n’auront jamais ni la volonté ni le pouvoir de les violer. De longs revers leur apprennent que plus les sujets sont grands, plus le trône est élevé. C’est ainsi que les crises politiques fondent sur des bases stables des gouvernements protecteurs et conformes aux droits et à la dignité de l’espèce humaine.

Mais il ne s’agit pas seulement de ces libertés, dont les peuples sont si jaloux, il s’agit de toute l’existence morale ; il s’agit d’écarter de notre nation et de nos têtes un opprobre que les siècles n’effaceront jamais. La plus grande amertume de cet opprobre serait sans doute d’être courbés sous la servitude la plus humiliante ; mais de quels traits nous peindrait l’Histoire, si nous laissions enlever du milieu de nous, ou périr sur cette terre, un Roi que le ciel semblait nous avoir envoyé pour nous reposer de nos sanglantes fatigues, et nous relever à la suite d’une longue oppression.

Il y a plus de vingt ans, qu’après la catastrophe de sa famille, il a passé dans les terres étrangères des années moins pénibles que celles qui sont réservées aux rois sur le trône. Il a su notre gloire avec orgueil ; elle adoucissait son exil, lorsque les revers qui nous ont plongés dans les désastres inconnus avant ces temps, ont abattu son âme. Quand des phalanges ennemies se sont à leur tour montrées en cette capitale, peut-être que les noms de sa race ont paralysé les mains de la vengeance et éteint la torche des représailles. Nous l’avons appelé, comme parlent les uns ; nous l’avons rappelé comme attestent les autres. Arrivé au milieu de nous, il a éprouvé des consolations qui le dédommageraient de ses malheurs, si les Français n’en devaient souffrir de plus cruels que leurs rois. Les corps de l’État et tous les Français lui ont demandé une Charte qui assure la liberté publique, il l’a donnée ; elle a reçu l’assentiment général, et vous savez si le Roi a voulu qu’elle fût partout et toujours fidèlement observée. Il s’est étudié à étouffer les passions et les vengeances toujours prêtes à se rallumer. Il n’a soulevé le poids des affaires publiques que pour pleurer son frère. Héritier de son cœur plus encore que de sa couronne, le monde s’étonne de la profonde paix qui a suivi la restauration. Il serait impossible d’indiquer aucune époque de la monarchie où la liberté du sujet ait été plus respectée, où les tribunaux aient joui de plus d’indépendance. La bonté du Monarque méditait comme vous, le perfectionnement de vos institutions ; elle nous préparait de longs jours de bonheur, lorsque tout à coup une incroyable apparition a étonné les esprits. Attristé de la défection de quelques régiments et des maux que traîne à sa suite celui qui les entoure, le Roi a déclaré à vos représentants qu’il mourrait plutôt au milieu de son peuple que de l’abandonner, et parmi les calamités dont le royaume est menacé, celle dont son cœur tout français est le plus vivement ému, c’est la crainte que des armées étrangères ne se préparent à venger des infractions inattendues, et à porter le fer et la flamme au milieu de nous, pour en préserver leurs peuples encore mal rassurés.

Il y a dans les cœurs français et dans toutes les consciences, une voix plus puissante que la mienne, qui répond que nous ne subirons, ni devant la postérité ni devant le Dieu des nations, une accusation si terrible. Non, la France ne laissera périr ni son Roi, ni sa liberté. Dépositaire, en cet instant, de ce que les destinées humaines ont de plus noble, elle saura conserver aux générations les bienfaits qui lui furent transmis.

La France sera touchée du sentiment qui domine dans le cœur du Monarque ; comme lui, en combattant le destructeur de la race humaine, elle veut conjurer surtout le fléau d’une guerre étrangère et se sauver du nouveau malheur de voir des phalanges ennemies sur le territoire sacré de la patrie. Si la troupe de notre ennemi se grossissait, ce malheur deviendrait inévitable : déjà, sous le nom de gloire, il parle comme autrefois, de conquêtes, et de vengeance : le sang de la guerre est son élément ; il ne tarderait pas à fondre sur les états voisins et à y traîner nos enfants.

Ne l’a-t-il pas refusée aux vœux du Corps législatif, et même à ceux des étrangers, cette paix, qui en offrant de s’asseoir sur les bords du Rhin, eût conservé à la France des conquêtes faites avant lui. Les Rois assemblés sont encore en armes, ils n’ont oublié ni ses entreprises, ni ses succès, et la politique les portera peut-être à prévenir ses attaques... Dieu ! à quelles calamités notre pays ne serait-il pas en proie ! l’âme la plus stoïque s’en effraie, car les imaginations sont encore éclairées par l’incendie de Moscow, et j’en vois la fatale lumière se réfléchir sur les colonnes du Louvre.

Mais écartons, Messieurs, des augures aussi sinistres ; la petite armée dont il s’est environné cause plus de douleur que d’effroi. Maintenant que les premiers moments de surprise sont passés, l’armée française et ses nobles chefs nous assurent la délivrance. Tandis que vous vous promettez immobiles sur vos sièges, ce calme courageux que l’Histoire fait admirer chez les anciens, la jeunesse des écoles, comme en Prusse, comme en Allemagne, se précipite contre le même homme. La valeur des volontaires de toutes les classes, est secondée par les gardes nationales, et les bataillons civils seront dirigés par les nobles soldats qui les soutiennent.

Que les hommes de tous les partis oublient donc leurs ressentiments pour ne se ressouvenir que de leur qualité de Français. Nous réglerons nos différends après ; mais aujourd’hui réunissons nos efforts contre l’ennemi commun. Que de petits peuples, que de simples villes, surmontant la première impression, irrités des menaces de la servitude, se sont subitement levés, et ont anéanti, au pied de leurs murailles, des armées bien autrement formidables, qui leur apportaient un joug moins humiliant ! Je n’ai pas le temps de vous en citer les exemples ; la mémoire émue les rappelle aisément, quand on se trouve dans les mêmes occurrences. Nous n’avons à craindre ni les mêmes forces auxquelles les villes étaient exposées, ni des dangers aussi imminents.

La nation est pour ainsi dire en armes dans ses gardes nationales. La population de Paris suffirait pour sauver la France, quand bien même l’armée fidèle n’aspirerait pas à cueillir des lauriers encore plus beaux que ceux dont elle est couverte, des lauriers civiques.

Nous sommes placés. Messieurs, entre un opprobre éternel et un honneur immense ; vous avez déjà frémi de la pensée du premier, tandis que si la terre française engloutit son oppresseur, des jours brillants se lèveront sur un peuple réconcilié avec son Gouvernement sous un Roi protecteur de la liberté commune, et défendu par une armée repatriée1.

Je propose, Messieurs, qu’il soit voté une adresse à Sa Majesté, pour lui exprimer les sentiments de ses fidèles sujets et les vœux de la France.

N° 13. Proposition de confier le dépôt de la Charte constitutionnelle à la fidélité et au courage de l’armée, de la garde nationale et des citoyens, et adhésion du ministre. §

M. Delhorme. Messieurs, les ministres de Sa Majesté viennent de présenter à la Chambre un projet de loi auquel je propose d’ajouter un amendement dont je regrette de ne pouvoir développer les motifs ; mais, sans doute, vous trouverez qu’il se justifie de lui-même, le voici :

« La Chambre des députés déclare que le dépôt de la Charte constitutionnelle et de la liberté publique est confié à la fidélité et au courage de l’armée, des gardes nationales et de tous les citoyens. »

M. le président se dispose à consulter la Chambre pour savoir si elle prend en considération la proposition de M. Delhorme.

M. l’abbé de Montesquiou. Nous pouvons déclarer au nom de S. M., que le Gouvernement adopte complètement l’addition proposée.

La Chambre, consultée par M. le président, déclare à l’unanimité qu’elle prend en considération l’amendement proposé par M. Delhorme, et ordonne qu’il soit envoyé incontinent dans les bureaux.

N° 14. Extrait de la proposition de M. le maréchal de camp Augier, dans la Chambre des Députés. §

(Séance du 18 mars 1815.)

Tous discours tenus dans des réunions ou lieux publics ; tous placards ou autres écrits qui auraient pour objet de porter atteinte à l’irrévocabilité que la Charte constitutionnelle garantit pour les ventes de biens nationaux, ou d’inspirer des craintes et des inquiétudes aux acquéreurs et possesseurs de ces biens, ou enfin de provoquer le rétablissement des droits féodaux, de la dîme et des rentes seigneuriales, seront considérés comme attentat ou complot tendant à exciter la guerre civile entre les citoyens.

En conséquence, les auteurs et complices de ces discours, placards ou écrits, seront punis de la peine de réclusion : si les coupables ou complices sont fonctionnaires publics, la peine du bannissement sera prononcée contre eux.

N° 15. Considérant de M. Barrot, adopté par la Chambre des Députés, pour être mis en tête d’un projet de loi, du 18 mars 1815. §

« La Chambre des députés des départements considérant que Bonaparte s’avance vers la capitale, suivi d’une poignée de soldats égarés, avec la prétention de remonter sur le trône de France ; qu’une stupeur inconcevable et des trames criminelles ont secondé sa marche ; qu’il est instant de l’arrêter, pour prévenir une guerre civile des plus affreuses, et les entreprises que les puissances voisines pourraient tenter contre la France, sous prétexte et à la faveur de nos dissensions ;

Considérant que la nation française s’était levée en masse, en 1789, pour reconquérir, de concert avec son Roi, les droits naturels et imprescriptibles qui appartiennent à tous les peuples ; que la jouissance lui en est assurée par les constitutions qu’elle a librement acceptées en 1791, en l’an 3 et l’an 8 ; que la Charte constitutionnelle de 1814 n’est que le développement des principes sur lesquels ces constitutions étaient basées, et son application au système qui s’est établi à cette époque ;

Considérant que depuis 1791 tous les Gouvernemens qui ont méconnu les droits de la nation ont été renversés, et que nul Gouvernement ne peut plus se soutenir en France qu’en suivant très exactement la ligne des principes constitutionnels ;

Que Bonaparte les avait tous méconnus et violés, au mépris des serments les plus solennels et les plus sacrés ; que, contre l’honneur et l’intérêt de la nation, il avait entrepris les guerres les plus injustes, et sacrifié, pour les soutenir, toutes les ressources de l’État, en hommes et en argent ; enlevé à toutes les familles tout espoir de régénération ; aux sciences, aux arts, toutes leurs ressources ;

Considérant qu’après avoir fait périr dans les neiges de la Russie la plus belle armée qui ait jamais existé ; après avoir sacrifié, pour la campagne de 1813, tout ce qui nous restait de moyens de défense, et avoir mis la nation française dans la position la plus fâcheuse où elle se soit jamais trouvée, il refusa de renoncer aux pouvoirs qu’il avait usurpés, et de reconnaître les droits de la nation, qui lui offrait encore, à cette condition, par l’organe de ses représentants, de le tirer de l’extrême embarras où il s’était mis ;

Considérant que, par l’effet de son obstination, le territoire français a été envahi, en 1814, par des armées innombrables ; que la France a été livrée à toutes les horreurs de la guerre ; que, dans ces circonstances malheureuses, il fut du devoir des représentants de la nation de déclarer déchu de tout droit à la gouverner celui qui l’avait plongée dans un abyme de calamités affreuses ;

Que Bonaparte reconnut alors lui-même qu’il s’était rendu indigne de la confiance de la nation, et abdiqua, pour lui et ses enfants, tout droit à la couronne de France ;

Qu’un vœu général et spontané rappela sur le trône une famille que la France était accoutumée à vénérer, et un prince qui, à l’époque de notre régénération, avait puissamment secondé les efforts que son auguste frère avait faits pour opérer cette régénération ;

Considérant que le serment prêté, il y a deux jours, par Louis XVIII et par son auguste frère, de maintenir inviolablement la Charte constitutionnelle, assure à la nation la jouissance pleine et entière de ses droits, et fait cesser toutes les craintes qu’on aurait pour l’avenir ;

Considérant que, lorsque la patrie est en danger, tous les citoyens se doivent à sa défense, etc. »

N° 16. Ordonnance du 20 juillet, relative au rétablissement de la liberté de la presse. §

Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes verront, salut :

La loi du 21 octobre 1814 a autorisé le directeur général de la librairie et les préfets des départements, à surveiller la publication des ouvrages de vingt feuilles d’impression et au-dessous ; mais nous avons reconnu que cette restriction apportée à la liberté de la presse présentait plus d’inconvénients que d’avantages, c’est pourquoi nous avons résolu de la lever entièrement, nous reposant d’ailleurs sur le zèle de nos magistrats pour poursuivre et réprimer, conformément aux lois, les délits qui pourraient être commis par ceux qui tenteraient d’abuser de cette pleine et entière liberté.

À ces causes, nous avons déclaré et déclarons, ordonné et ordonnons ce qui suit :

Art. 1er. Notre directeur général de la librairie et nos préfets n’useront point de la liberté qui leur est laissée par les articles 3, 4 et 6, de la loi du 21 octobre 1814.

2. Toutes les autres dispositions de la loi du 21 octobre seront exécutées suivant leur forme et teneur.

3. Provisoirement, et en attendant qu’une loi ait réglé la poursuite des délits de la presse, nos procureurs généraux, nos préfets et nos procureurs de première instance, tiendront la main à l’exécution des dispositions actuelles du Code pénal, contre cette nature de délits.

4. Nos ministres de la justice, de l’intérieur et de la police, sont chargés de l’exécution de la présente ordonnance.

Donné en notre château des Tuileries, le vingt juillet, de l’an de grâce mil huit cent quinze, et de notre règne le vingt-unième.

Signé Louis.

N° 17. Extrait du Discours de M. d’Ambray à la Chambre des Pairs, du 11 mars 1814 §

Nous allons veiller avec un soin particulier pour empêcher la publication et la distribution des pamphlets incendiaires. La Chambre conçoit que ce n’est pas le moment d’user d’indulgence pour tous ceux qui, abusant de la liberté d’écrire, voudraient en faire une arme meurtrière de la liberté publique. Nous avions songé d’abord à vous demander une loi provisoire qui étendît à cet égard les précautions prises par la loi répressive des abus de la presse, et nous autorisât à prévenir, par tous les moyens, tous les complots des conspirateurs. Mais la lenteur inséparable des formes législatives ne nous permet pas d’ajourner les mesures que le salut de l’État commande, et aucun des ministres du Roi ne craindra d’ordonner, sous sa responsabilité, tout ce que peut exiger un intérêt si pressant.

N° 18. Extrait du discours du Ministre de l’Intérieur, dans la séance du 13 mars 1815. §

Que ne puis-je, Messieurs, décerner ici les mêmes récompenses à ces écrivains distingués que nous voyons se jeter avec tant de courage dans la cause de la liberté, qui y ont consacré leurs talents, et n’ont pas craint de se désigner eux-mêmes à la tyrannie, comme le premier objet de sa haine et les premières victimes de ses fureurs ! qu’ils reçoivent du moins le tribut d’éloges qui leur est dû ; qu’ils sachent aussi que la patrie est reconnaissante de leur zèle, ou, pour mieux dire, qu’ils s’assurent avec nous que cette belle cause triomphera, et que leurs écrits et leurs noms soient immortels comme votre zèle et l’héroïsme de nos guerriers !

N° 19. Adresse de la Chambre des Députés, pour demander audience au Roi, le 17 mars 1815 §

« Sire,

Nos larmes ont coulé lorsque Votre Majesté, s’exprimant en père et en Roi, a parlé de couronner sa carrière en mourant pour son peuple. Dans ce moment à la fois terrible et doux, il n’est aucun de ceux qui vous ont entendu qui n’ait désiré vous consacrer sa vie pour répondre à vos généreux sentiments. Bientôt tous les Français vont éprouver le même enthousiasme, et la France sera sauvée.

La Chambre des députés des départements, Sire, vient porter aux pieds du trône l’hommage de sa reconnaissance ; elle a entendu avec confiance le serment solennel de votre auguste famille, pour le maintien de la Charte constitutionnelle. Organe de la nation, la Chambre répond au noble appel sorti de la bouche de son Roi : plus les peuples ont la garantie de leurs droits, plus ils sont pénétrés de la sainteté de leurs devoirs. C’est pour maintenir les uns et remplir les autres, que les soldats et les citoyens courent aux armes. Il ne s’agit pas seulement, comme autrefois, de n’être pas la proie d’un ennemi étranger, il s’agit de ne pas subir le joug le plus dur et le plus humiliant.

Pour sauver la France des maux qui la menacent, Votre Majesté demande que le concours des deux Chambres donne à l’autorité toute la force qui lui est nécessaire. Déjà Votre Majesté a pris contre notre oppresseur des mesures de sûreté publique ; et quel Français pourrait jamais reconnaître les titres et les droits de souverain dans la personne de Napoléon Bonaparte, cet ennemi de la France et du monde. Oui, Sire, les deux Chambres viendront vous entourer et se feront un devoir de concourir, avec Votre Majesté, au salut de la patrie et du trône. Découvrons la trahison partout où elle se cache, frappons-la partout où elle existe, comblons d’honneurs et de reconnaissance l’armée généreuse qui, défendant son chef, notre liberté qui est aussi la sienne, va combattre ces soldats égarés, que leur barbare chef porte à déchirer les entrailles de leur patrie.

Mais, Sire, ces protestations des cœurs ne suffiraient pas, et nous supplions Votre Majesté de nous permettre de proposer à son intime confiance des moyens que nous croyons propres à ranimer de plus en plus l’espérance publique. Tandis que les Chambres prêteront ainsi au Gouvernement qui doit sauver la France, la force de la nation tout entière, vos fidèles sujets sont convaincus que le Gouvernement concourra au salut public, en se confiant à des hommes énergiques à la fois et modérés, dont les noms seuls soient une garantie pour tous les intérêts, une réponse à toutes les inquiétudes ; à des hommes qui, ayant été à diverses époques les défenseurs des principes de justice et de liberté qui sont dans le cœur de Votre Majesté, et forment le patrimoine de la nation, sont tous également solidaires de la stabilité du trône et des principes que l’ennemi public vient anéantir. »

N° 20. Discours du Roi dans la séance royale du 16 mars 1815.

« Messieurs,

Dans ce moment de crise, où l’ennemi public a pénétré dans une portion de mon royaume, et menace la liberté de tout le reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui vous unissent avec moi, font la force de l’État ; je viens, en m’adressant à vous, exposer à toute la France mes sentiments et mes vœux.

J’ai revu ma patrie, je l’ai réconciliée avec toutes les puissances étrangères, qui seront, n’en doutez pas, fidèles aux traités qui nous ont rendus à la paix ; j’ai travaillé au bonheur de mon peuple : j’ai recueilli, je recueille tous les jours les marques les plus touchantes de son amour ; pourrai-je à soixante ans, mieux terminer ma carrière qu’en mourant pour sa défense.

Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France : celui qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile, y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère. Il vient remettre notre patrie sous un joug de fer ; il vient enfin détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai donnée, cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette Charte que tous les Français chérissent et que je jure ici de maintenir.

Rallions-nous donc autour d’elle ! qu’elle soit notre étendard sacré ! les descendants de Henri IV s’y rangeront les premiers ; ils seront suivis de tous les bons Français. Enfin, Messieurs, que le concours des deux Chambres donne à l’autorité toute la force qui lui est nécessaire, et cette guerre vraiment nationale prouvera, par son heureuse issue, ce que peut un grand peuple uni par l’amour de son Roi et de la loi fondamentale de l’État. »

Monsieur, après avoir profondément salué le Roi, a dit à peu près en ces termes :

« Sire, je sais que je m’écarte ici des règles ordinaires en parlant devant Votre Majesté, mais je la supplie de m’excuser et de permettre que j’exprime ici en mon nom et au nom de sa famille, combien nous partageons du fond du cœur les sentiments et les principes qui animent Votre Majesté. »

Le prince, en se tournant vers l’assemblée, a ajouté, en élevant la main : « Nous jurons sur l’honneur de vivre et de mourir fidèles à notre Roi et à la Charte constitutionnelle, qui assure le bonheur des Français. »

Deuxième partie §

Lettre première. État de la France et situation des amis de la liberté, après le départ du Roi. §

Le Roi était parti. Les ministres avaient disparu. Les Chambres étaient séparées. Ceux qui s’étaient dévoués pour la monarchie constitutionnelle, attendaient en silence et désarmés le sort qu’un vainqueur qu’ils avaient bravé leur réservait. Devaient-ils, trahissant le dépôt qu’il est dans leur mission de défendre, ensevelir, dans quelqu’obscure retraite, une vie que des fautes, dont ils n’étaient pas coupables, rendaient inutile à leur pays ? devaient-ils, se glissant vers la frontière, cortège dédaigné, auxiliaires suspects, suivre sur le sol étranger ceux qui, malgré le Roi, les avaient empêchés de sauver la France ? Ou leur était-il permis de se rallier à Bonaparte, après les efforts qu’ils venaient de tenter contre lui, et malgré la réprobation qu’ils lui avaient prodiguée ? De tous côtés se laissaient apercevoir des périls d’espèce nouvelle.

Le premier était la continuation de la dictature que Bonaparte exerçait. Tous les organes de la nation étaient dispersés. Il n’y avait plus de corps intermédiaires, plus de représentation nationale. Les proclamations du golfe de Juan, les décrets de Lyon semblaient annoncer une terreur militaire, combinée avec des proscriptions anarchiques. C’était le langage de la convention dans la bouche d’un prétorien ; et ce langage, il faut en convenir, ne répondait que trop aux sentiments d’une classe que je suis plus loin que jamais de juger sévèrement, aujourd’hui que, dans les rangs supérieurs, l’injustice et la fureur sont égales, et par conséquent, le crime bien plus grand ; car le besoin, l’ignorance, l’absence des lumières ne leur servent pas d’excuse. Mais cependant cette classe peu éclairée, violente, profondément blessée par dix mois d’insulte, pouvait menacer toutes les institutions sociales. Les mots de servage et de glèbe avaient échauffé les esprits. La haine universelle contre la noblesse prêtait à Bonaparte un appui redoutable, et s’il eût voulu encourager la vengeance, un peuple nombreux eût pris volontiers la vengeance pour la liberté.

Mettre par la force un terme à ce mélange de démagogie et de despotisme était impossible. On ne pouvait dépouiller violemment Bonaparte de la dictature. Il fallait donc obtenir de lui qu’il la déposât. Mais comment l’engager à ce sacrifice, si on ne lui présentait une chance de succès dans l’établissement d’un gouvernement constitutionnel ? L’aurait-on décidé à un essai qui n’était point sans risque pour sa puissance, si l’on eût refusé de le seconder ? L’y décider néanmoins, c’était rendre à la France des représentants, des interprètes, des défenseurs. C’était borner, en le divisant, le pouvoir concentré dans la main d’un seul homme. C’était rompre le silence auquel la nation était réduite.

Avec la tendance de l’esprit public, le succès était infaillible. Autant la portion inférieure de la société était dévouée à Bonaparte, autant la portion mitoyenne était défiante. Il était certain que des Chambres, de quelque manière qu’elles fussent composées, formeraient un contrepoids et même un centre d’opposition vigoureuse. Les évènements ont confirmé la justesse de ces conjectures. Les Chambres ont, dès l’origine, limité le pouvoir de Bonaparte. Elles ont réclamé pour la liberté individuelle ; elles ont entravé toutes les mesures despotiques, repoussé avec indignation toutes les propositions arbitraires. Elles ont de la sorte empêché beaucoup de mal, et, dans les circonstances où nous nous trouvions, c’était faire assez de bien. Le mal qu’elles ont empêché ne peut syndiquer avec précision, parce qu’on ne peut déterminer ce qui est : négatif. Mais tout homme sensé doit le sentir, et tout homme impartial le reconnaître. Les Chambres ont été bien plus loin encore. Quand elles ont cru que l’abdication de Bonaparte était un moyen de salut et de paix, ce sont elles qui l’ont contraint d’abdiquer. A Dieu ne plaise, que pour ma part, je m’arroge le mérite d’avoir prévu cette influence des Chambres dans toute son étendue ! Ce mérite serait à mes yeux une inexcusable perfidie. Je ne tendais point un piège à l’homme que je consentais à servir ; je ne désirais point son renversement ; mais je cherchais à entourer son pouvoir de barrières constitutionnelles, parce que je crois que, dans tous les systèmes, les barrières de ce genre sont nécessaires pour le salut du peuple, et pour celui du pouvoir. Je trouvais que si Bonaparte était de bonne foi dans ses offres de se plier à la liberté, il méritait d’être soutenu, et que s’il n’était pas de bonne foi, il fallait profiter de ce qu’il offrait pour tourner contre lui son propre artifice et pour briser entre ses mains l’instrument qu’il offrait de déposer.

La dictature n’était pas le seul péril. Un second danger était à redouter, qui devait suffire pour déterminer tous les français : c’était l’asservissement de la France par les étrangers.

Comment repousser les étrangers sans se rallier à Bonaparte ? Le départ du Roi, la soumission universelle que ce départ avait entraînée, semblaient rendre chimérique tout espoir de relever, sous Louis XVIII, l’étendard de la monarchie constitutionnelle. J’ai toujours conçu toutes les opinions. J’ai compris qu’on voulût la monarchie ou la république, la légitimité émanant de la naissance, ou la liberté fondée sur un pacte : mais il y a une condition première, essentielle, devant laquelle tout disparaît : cette condition, c’est l’indépendance nationale, c’est l’éloignement de toute intervention étrangère, parce que sans cette indépendance, avec cette intervention, il n’y a plus ni monarchie, ni république, ni succession régulière, ni pacte, ni constitution, ni liberté. J’en appelle à tous les peuples, à tous les partis. J’en appelle à ces Prussiens qui, longtemps opprimés, se sont relevés avec un si noble enthousiasme ; à ces Prussiens auxquels nul ne pouvait refuser son hommage, quand leur cause était juste et le résultat de leurs efforts incertains. Quel était le but de ces efforts magnanimes ? n’était-ce pas de briser le joug des étrangers ? Mais si le fruit de ces efforts eût été de voir leurs places envahies, leur capitale occupée, leurs propriétés publiques et particulières dévastées, n’auraient-ils pas détesté ce succès funeste ? Leur gouvernement combattait avec des Prussiens contre des étrangers. Aucun parti de l’intérieur n’avait été chercher des étrangers pour envahir la Prusse. C’était malgré tous les Prussiens que les ennemis s’étaient emparés de leurs forteresses : et l’on ne leur avait pas livré Colberg ou Spandau pour qu’ils aidassent à reconquérir Berlin.

Les Russes, par l’embrasement de Moscou, ont donné au monde un grand exemple. Mais, pourquoi ce sacrifice héroïque ? Pour que l’agresseur fût puni, pour que l’étranger fût repoussé.

Que ces Anglais, dont l’esprit national est heureusement au-dessus de leur politique extérieure ; que ces Anglais auxquels Jacques II, repoussé par eux, ne pouvait refuser son admiration ; que ces Anglais s’interrogent : qu’éprouveraient-ils à l’aspect de Londres cerné, des hauteurs occupées, des barrières investies, et d’une armée ennemie dictant des lois à leurs Chambres des communes et des pairs ? Si cette seule idée fait bouillonner dans leurs veines le sang britannique, certes, ils ne sauraient s’étonner que nous ayons du sang français dans les nôtres.

Quant à moi, je l’avoue, quelle qu’eût été mon opinion sur Napoléon, la seule attaque de l’étranger m’aurait fait un devoir de le soutenir. Lorsque j’avais, par mes écrits, défendu le Roi jusqu’au dernier moment de son séjour à Paris, il était entouré d’autres français qui, comme moi, promettaient de le défendre. Le drapeau national n’était associé à aucune couleur étrangère. Quand je me suis réuni à Bonaparte, des Prussiens, des Anglais, des Autrichiens, des Russes, marchaient en armes contre la France.

« Parmi les calamités qui menacent ce royaume, disait M. Lainé, dans son discours du 16 mars, celle dont le cœur tout français du Roi est le plus vivement ému, c’est la crainte que des armées étrangères ne se préparent à venger des infractions inattendues, et à porter le fer et la flamme au milieu de nous. La France veut conjurer surtout le fléau d’une guerre étrangère et se sauver du nouveau malheur de voir des phalanges ennemies sur le territoire sacré de la patrie. » En prononçant ces paroles, M. Lainé exprimait le sentiment qui a engagé tant de bons citoyens à se réunir à Bonaparte.

Enfin un troisième péril était imminent : c’était la contre-révolution. Autant j’avais été convaincu (et je le suis encore) que si nous avions repoussé Napoléon avant son triomphe, la cour eût été subjuguée par l’opinion et la constitution affermie, autant il m’était démontré qu’une contre-révolution violente serait le résultat inévitable d’une victoire étrangère, au profit de la faction qui avait préféré la fuite à tout rapprochement avec les amis de la liberté. Les vues de cette faction ne pouvaient être douteuses. Si la franchise dans la haine est un mérite, on ne saurait le lui contester.

On m’a fait un crime d’avoir cité, dans des ouvrages publiés il y a vingt ans, les menaces de ces hommes alors sans puissance. On a prétendu que c’était se montrer peu généreux envers le malheur. Je n’avais fait toutefois que rapporter leurs propres paroles. Aujourd’hui ce ne sont plus eux qui sont opprimés, l’on ne peut donc me blâmer de répéter maintenant ce que j’avais alors annoncé sur leurs projets. « On ne sait pas assez en France, disais-je, avec quel soin les royalistes purs, même dans leur détresse actuelle, recueillent tous les soupçons, séparent toutes les nuances et rejètent tout ce qui a pu dévier un instant de ce qu’ils appellent les principes fondamentaux de la monarchie. Ils relisent avec soin toutes les pages de la révolution, pour prendre la date de tous leurs griefs. Pour eux, il n’y a pas de prescription. Leur haine s’est aigrie en vieillissant, et leur besoin de vengeance est devenu plus impérieux en proportion de ce qu’il a été plus longtemps comprimé. Ils redescendent dans toutes les ramifications des divers systèmes qui se sont remplacés et détruits ; et comme leur vengeance est à la fois politique et particulière, les victimes ne seraient pas protégées par leur nombre. Dans chaque village, quelques municipaux, quelques prêtres assermentés, quelques anciens membres de sociétés populaires, quelques acquéreurs de biens nationaux, quelques volontaires, trouveraient un persécuteur dont la haine, ingénieuse en distinctions, les priverait tôt ou tard du honteux privilège d’une trompeuse amnistie. »

« Parcourez, continuais-je, le Rétablissement de la Monarchie, ouvrage publié à Londres en 1793, vous y verrez la classification de ceux qu’il faudra punir à la contre-révolution : 1° ceux qui demandèrent les états généraux ; 2° les amis des nouveautés ; 3° les mécontents ; 4° les ingrats ; 5° les philosophes ou athées ; 6° les protestants ; 7° les spéculateurs abstraits ; 8° les partisans des deux Chambres ; 9° le parti d’Orléans ; 10° celui de Necker ; 11° les républicains ; 12° tous ceux sans exception qui prêtèrent le serment du jeu de paume ; 13° les monarchiens ; 14° les monarchistes ; 15° les feuillants ; 16° les ministériels ; 17° les administrateurs ; 18° les membres des sociétés et clubs ; 19° les débris de la première législature ; 20° les successeurs qu’elle se choisit. Après cette énumération dont la forme même appartient à l’auteur, qui n’a fait que la numéroter diversement, parce qu’il l’a répandue dans son ouvrage, <J’ai fait, dit-il, la part du crime petite : je l’ai traité avec parcimonie.>

Je citais encore, en 1797, les phrases suivantes du même ouvrage : « Tous ceux qui prêtèrent le serment du jeu de paume sans exception, trahirent l’État, étaient coupables de lèse-majesté et devaient être punis comme tels. Ce ne sera pas à des Brissot, à des Manuel, à des Marat que la postérité demandera compte… Ce sera à ceux dont les noms ont figuré dans les premiers moments de la révolution.

Ce n’est pas tout d’arracher les fruits de cet arbre planté par les constitutionnels et par eux arrosé de sang : il faut l’abattre, il faut couper jusqu’à la dernière racine, et bien loin de se servir de la moindre de ses branches pour l’enter sur un tronc antique et vénéré, il faut fouiller tout autour et ne pas lui laisser la possibilité d’un rejeton.

S’il reste le moindre germe de cette race exécrée, le plus léger souffle du mécontentement ira le porter sur la plage infortunée où mille circonstances imprévues le développeront pour le malheur du genre humain. Après avoir reçu de toutes les puissances européennes le bienfait inappréciable de la destruction d’une secte impie, nous manquerions à la dette sacrée de la reconnaissance en gardant volontairement au milieu de nous un venin caché qui pourrait les infecter un jour. » (Pag. 89, 90.)

Avais-je tort, quand, en m’appuyant de ces citations, je m’écriais : Ces hommes ne déguisent point leurs ressentiments, tant ils comptent sur vos passions aveuglées, vous que traîne à leurs pieds un tardif et vain repentir… ; vous tous qui pendant un jour, pendant une heure, avez espéré de la révolution ; vous qui l’avez applaudie ou secondée, ou souillée, constituants, législatifs, conventionnels, feuillants, jacobins, criminels d’acclamations ou coupables de silence, vous êtes frappés d’un égal anathème.

Or, ces principes que les contre-révolutionnaires professaient alors, ils les professent encore aujourd’hui. Des magistrats émigrés imprimaient, en 1794, que la clémence était la seule prérogative royale qu’on dût limiter. On a de nos jours établi, dans des propositions d’amnistie, que le Roi, rentrant dans sa capitale, armé d’un pouvoir dictatorial, pouvait à son gré faire punir les rebelles, mais qu’une amnistie est par-delà les attributions de la royauté. C’est la première fois, je le pense, qu’on pose en axiome de jurisprudence politique, que le monarque a le droit de frapper sans jugement, et qu’il n’a pas le droit de faire grâce. Et ce n’est pas le seul trait de ressemblance qui éclate entre les royalistes exagérés d’aujourd’hui et leurs prédécesseurs de 1793. On retrouve les maximes et l’esprit de ces derniers dans ces phrases, dignes également du jacobinisme populaire et du jacobinisme des cours. « Il faut des fers, des bourreaux, des supplices… Vous rougissez de l’inactivité dans laquelle on vous retient, et, vous élevant au-dessus des faibles considérations qu’on vous oppose, vous vous armerez de rigueur, vous ne cesserez de frapper l’hydre qu’après avoir abattu ses cent têtes, et fait disparaître son corps aussi hideux que sa puissance. » Et ces phrases ont été prononcées dans la Chambre de 1815. Pouvait-on, au prix du triomphe d’une pareille doctrine, désirer un second rétablissement du Roi ? je le confesse, je ne le voulais pas à ce prix, et je ne l’aurais pas voulu dans l’intérêt du Roi lui-même. Quel sort, grand Dieu ! pour un prince éclairé, équitable et doux, que de gouverner une nation dont il froisserait tous les intérêts, dont il blesserait toutes les opinions, dont il humilierait la fierté, dont il détruirait l’indépendance ; que de marcher sur des cadavres, pour régner sur des sujets indignés ; sacrifiant à sept ou huit mille privilégiés vieillis dans la haine de leur sol natal, l’espoir de toutes les générations, la sécurité de tous les citoyens, la garantie de toutes les propriétés, la liberté de toutes les pensées, la gloire de tous les souvenirs qui honorent un peuple, et le consolent de ses malheurs ! Tel serait néanmoins l’effet inévitable d’une contre-révolution. Non, je ne voulais, ni pour mon pays, ni pour son roi, un fléau pareil.

S’isoler du gouvernement que Bonaparte instituait, c’était donc exposer la France à trois chances également désastreuses. Mais il faut observer de plus, que l’une des trois ne nous garantissait pas des deux autres. Il était possible que Napoléon, tout en conservant la dictature, fit beaucoup de mal, et cependant ne repoussât pas les étrangers ; à la tyrannie d’un despote, eût alors succédé l’envahissement du territoire, et ce double malheur aurait été suivi d’un troisième, d’une réaction sanguinaire, effrénée, subversive de tous les principes, destructive de toutes les lois, telle que les contre-révolutionnaires l’ont annoncée depuis vingt-cinq ans, et telle qu’ils l’ont essayée en 1815, malgré la modération du Roi et le scandale de l’Europe. Il fallait, pour conjurer ces divers périls, se réunir au gouvernement nouveau, et le limiter en l’appuyant. Ce n’était pas un faible sacrifice, un effort facile, pour des hommes qui avaient résisté à Bonaparte, ou du moins s’étaient éloignés de lui durant treize années. Il devait en coûter au général Lafayette qui avait repoussé le consulat à vie, et dédaigné toutes les faveurs de l’empire, il devait lui en coûter de siéger dans une Chambre convoquée par Napoléon. M. d’Argenson, persécuté par lui pour son inflexible intégrité, avait des répugnances à vaincre avant de sanctionner son autorité en la reconnaissant comme constitutionnelle. Si j’ose enfin me nommer aussi, ce ne pouvait être sans peine que j’abjurais une opposition qui faisait partie en quelque sorte de mon caractère politique. Je m’étais rangé parmi les adversaires de Bonaparte, dès l’origine de sa puissance. J’avais renoncé, pour ne pas subir son joug, aux seules fonctions que jamais j’aie ambitionnées sur la terre, celles de défenseur de la liberté et de la justice, dans une tribune nationale3. J’avais persisté à ne pas lui rendre hommage, quand le monde était à ses pieds. J’avais subi, durant un long espace de temps, tous les inconvénients de cette opposition opiniâtre. Je m’étais vu traité d’ennemi insensé de son pouvoir par ceux qui, depuis, m’ont traité de complice de sa tyrannie. Plus d’une fois, je n’avais traversé l’Europe qu’avec inquiétude et péril. Les royaumes semblaient tenus à bail de sa volonté, et leurs chefs s’empressaient de repousser de leurs domaines asservis tous ceux qui pouvaient l’alarmer ou lui déplaire.

Tout à coup je me suis rallié à l’homme que si longtemps j’avais attaqué ; celui, sous lequel j’avais refusé de servir, quand l’assentiment universel l’appuyait, je l’ai servi, quand il était l’objet de la haine européenne ; celui, dont je m’étais éloigné, quand il disposait des trésors du monde, je m’en suis rapproché, lorsqu’il n’avait plus que des périls à partager avec ceux qui s’associaient à sa destinée. Assurément, si ma conduite n’eût été dirigée que par des motifs d’intérêt personnel, j’aurais fait le calcul le plus absurde, et j’aurais agi non seulement en citoyen coupable, mais en insensé.

D’autres considérations me décidèrent, comme elles décidèrent une foule de bons citoyens. Nous crûmes qu’il ne fallait pas, en refusant tout concours à Bonaparte, maître de l’empire, le contraindre à rester dictateur et à recommencer le despotisme de 1812. Nous pensâmes qu’il n’était ni permis de faciliter aux étrangers l’entrée de la France, ni désirable de voir la faction qui avait entraîné le Roi dans sa fuite, devenir tyrannique, quand d’autres auraient été victorieux. J’avais d’ailleurs toujours pensé que si, dès l’origine, Bonaparte eût rencontré dans ses alentours des hommes indépendants, il aurait transigé avec eux, il aurait accepté un pouvoir limité aux conditions qu’on lui aurait prescrites, et que son despotisme a été bien moins son propre ouvrage que celui de la bassesse spontanée qui lui demandait un salaire et des fers. Le mépris même qu’il affectait pour l’espèce humaine, le conduisait à des transactions. Il ne regardait pas les hommes comme des êtres moraux, mais comme des choses, et il n’y avait pas d’irritation dans l’abus qu’il faisait de sa puissance. Il croyait pouvoir tout commander et il l’essayait ; mais s’il eût rencontré de la résistance, il l’eût considérée comme un obstacle physique, et il eût cédé. Même en considérant, ce qu’à Dieu ne plaise, et ce que je ne puis faire en conscience, même en considérant la France comme un domaine royal, lorsque le maître d’une maison est absent, au milieu d’un incendie, ceux qui demeurent après lui dans l’édifice embrasé, fussent-ils ses enfants ou ses esclaves, ont bien le droit d’éteindre l’incendie du mieux qu’ils peuvent.

Je me conforme, en pensant ainsi, à d’augustes exemples ; car j’imite tous les souverains. Tous ont reconnu Bonaparte ; l’un des plus illustres lui a donné sa fille2. Qui donc oserait blâmer des individus qui n’ont fait que suivre les traces de tant de monarques, plus intéressés à résister et plus puissants pour combattre ?

Lettre II. Première entrevue de l’auteur de ces Lettres avec Bonaparte. §

Les considérations contenues dans ma Lettre précédente s’offrirent à mon esprit, aussitôt que le départ du Roi m’eut ôté l’espérance de concourir au maintien de la monarchie constitutionnelle. Cependant, aucun projet fixe ne résultait de ces considérations ; je n’avais nul désir de me rapprocher de Bonaparte. Quand j’en aurais vu les moyens, je n’y apercevais aucune utilité, et mes premières démarches eurent pour but unique d’éviter sa présence et de me soustraire à son pouvoir.

J’observais néanmoins avec attention les symptômes inattendus de liberté qui frappaient mes regards. Les félicitations des ministres réunis, la déclaration du Conseil d’état, les adresses de l’Institut, du Tribunal de cassation, de la Cour des comptes, de la Cour impériale et du Conseil municipal de Paris, étaient rédigées dans un style que nulle corporation n’aurait hasardé, et que Napoléon n’aurait souffert d’aucune autorité sur la terre durant son premier règne. Je reviendrai plus tard sur les principes manifestés, à cette époque, devant un dictateur qui avait si longtemps imposé silence au monde, par des hommes qu’on voudrait aujourd’hui travestir en suppôts du despotisme. Ici, je ne dois rappeler leur profession de foi franche et courageuse que comme le premier avertissement donné à la nation, que toute possibilité de liberté n’était pas perdue.

J’étais pourtant surpris plus que rassuré. Trop de souvenirs s’élevaient contre des apparences qui pouvaient être trompeuses, et la tolérance de Bonaparte pour une hardiesse à laquelle ni sa cour ni les rois ses collègues ne l’avaient habitué pendant treize ans de prospérité, ne me semblait encore qu’un hommage forcé, rendu à une nécessité passagère.

Tout à coup, le 14 avril, je reçus la lettre suivante : « Le Chambellan de service a l’honneur de prévenir M. Benjamin Constant que S. M. l’Empereur lui a donné l’ordre de lui écrire, pour l’inviter à se rendre de suite au palais des Tuileries. Le Chambellan de service prie M. Benjamin Constant de recevoir l’assurance de sa considération distinguée. Paris, le 14 avril 1815. »

Si je désirais me ménager des excuses, je dirais que, déjà convaincu de la sincérité de Bonaparte, je m’empressai d’obéir au premier signe, ou que, tremblant devant sa puissance, j’avais regardé cette invitation comme un ordre dangereux à dédaigner ; de la sorte, j’obtiendrais grâce de beaucoup de gens en alléguant la duperie ou la peur. Ceux qui se sont dits forcés d’accepter les faveurs qu’ils avaient mendiées, reconnaîtraient en moi leur langage, et ils m’absoudraient par sympathie ; mais je n’ai pas ce droit à leur indulgence.

Je ne croyais point, comme je l’ai déjà dit, à la conversion subite d’un homme qui si longtemps avait exercé l’autorité la plus absolue ; les habitudes du despotisme ne se perdent guère. En même temps, je ne redoutais aucune persécution ; il m’était démontré que les ennemis de Bonaparte n’avaient pour le moment rien à craindre . Il sondait l’opinion et donnait à chacun le temps de s’échapper ; il ne serait redevenu terrible qu’à l’instant où il aurait pris son parti et constitué sa dictature. Je me sentais donc parfaitement libre ; je pouvais refuser la coopération quelconque que je prévoyais devoir m’être proposée. Il dépendait de moi de ne point aller aux Tuileries, de vivre solitaire, ou de quitter la France, et d’attendre en paix les chances de l’avenir ; ce fut volontairement que j’acceptai l’invitation qui m’était adressée.

Je voulus savoir par moi-même ce que nous pouvions espérer encore, et ce que l’expérience avait opéré. Quelqu’incertaine que soit une chance pour la liberté d’un peuple, il n’est pas permis de la repousser ; ma résolution ne pouvait avoir d’inconvénients que pour moi. En cas de non-succès, j’encourais le reproche de versatilité et d’inconséquence ; mais si je parvenais à faire adopter un seul bon principe, à mitiger une seule rigueur arbitraire, l’avantage était pour la France entière, qui certes, dans le labyrinthe où le 20 mars l’avait entraînée, n’avait pas trop de la réunion de tous ses citoyens dévoués.

Je me rendis donc aux Tuileries ; je trouvai Bonaparte seul. Il commença le premier la conversation. Elle fut longue ; je n’en donnerai qu’une analyse, car je ne me propose point de mettre en scène un homme malheureux. Je n’amuserai pas mes lecteurs aux dépens de la puissance déchue ; je ne livrerai point à la curiosité malveillante celui que j’ai servi par un motif quelconque, et je ne transcrirai de ses discours que ce qui sera indispensable ; mais dans ce que j’en transcrirai, je rapporterai ses propres paroles.

Il n’essaya de me tromper ni sur ses vues, ni sur l’état des choses. Il ne se présenta point comme corrigé par les leçons de l’adversité. Il ne voulut point se donner le mérite de revenir à la liberté par inclination. Il examina froidement dans son intérêt, avec une impartialité trop voisine de l’indifférence, ce qui était possible et ce qui était préférable.

« La nation, me dit-il, s’est reposée douze ans de toute agitation politique, et depuis une année elle se repose de la guerre. Ce double repos lui a rendu un besoin d’activité. Elle veut, ou croit vouloir une tribune et des assemblées. Elle ne les a pas toujours voulues. Elle s’est jetée à mes pieds, quand je suis arrivé au gouvernement. Vous devez vous en souvenir, vous qui essayâtes de l’opposition. Où était votre appui, votre force ? Nulle part. J’ai pris moins d’autorité que l’on ne m’invitait à en prendre... Aujourd’hui tout est changé. Un gouvernement faible, contraire aux intérêts nationaux, a donné à ces intérêts l’habitude d’être en défense et de chicaner l’autorité. Le goût des constitutions, des débats, des harangues paraît revenu… Cependant ce n’est que la minorité qui les veut, ne vous y trompez pas. Le peuple, ou si vous l’aimez mieux, la multitude ne veut que moi. Vous ne l’avez pas vue cette multitude se pressant sur mes pas, se précipitant du haut des montagnes, m’appellant, me cherchant, me saluant27. À ma rentrée de Cannes ici, je n’ai pas conquis, j’ai administré… Je ne suis pas seulement, comme on l’a dit, l’empereur des soldats, je suis celui des paysans, des plébéiens de la France… Aussi, malgré tout le passé, vous voyez le peuple revenir à moi. Il y a sympathie entre nous. Ce n’est pas comme avec les privilégiés. La noblesse m’a servi, elle s’est lancée en foule dans mes antichambres. Il n’y a pas de place quelle n’ait acceptée, demandée, sollicitée. J’ai eu des Montmorency, des Noailles, des Rohan, des Beauvau, des Mortemart. Mais il n’y a jamais eu analogie. Le cheval faisait des courbettes ; il était bien dressé : mais je le sentais frémir. Avec le peuple, c’est autre chose. La fibre populaire répond à la mienne. Je suis sorti des rangs du peuple : ma voix agit sur lui. Voici ces conscrits, ces fils de paysans : je ne les flattais pas : je les traitais rudement. Ils ne m’entouraient pas moins, ils n’en criaient pas moins : Vive l’Empereur ! C’est qu’entre eux et moi, il y a même nature. Ils me regardent comme leur soutien, leur sauveur contre les nobles… Je n’ai qu’à faire un signe, ou plutôt à détourner les yeux, les nobles seront massacrés dans toutes les provinces. Ils ont si bien manœuvré depuis dix mois !… mais je ne veux pas être le roi d’une jacquerie. S’il y a des moyens de gouverner par une ; constitution, à la bonne heure... J’ai voulu l’empire du monde, et, pour me l’assurer, un pouvoir sans borne m’était nécessaire. Pour gouverner la France seule, il se peut qu’une constitution vaille mieux… J’ai voulu l’empire du monde, et qui ne l’aurait pas voulu à ma place ?

Le monde m’invitait à le régir. Souverains et sujets se précipitaient à l’envi sous mon sceptre. J’ai rarement trouvé de la résistance en France ; mais j’en ai pourtant rencontré davantage dans quelques Français obscurs et désarmés, que dans tous ces rois si fiers aujourd’hui de n’avoir plus un homme populaire pour égal… Voyez donc ce qui vous semble possible ; apportez-moi vos idées. Des discussions publiques, des élections libres, des ministres responsables, la liberté de la presse, je veux tout cela… La liberté de la presse surtout, l’étouffer est absurde3.

Je suis convaincu sur cet article… Je suis l’homme du peuple ; si le peuple veut réellement la liberté, je la lui dois. J’ai reconnu sa souveraineté. Il faut que je prête l’oreille à ses volontés, même à ses caprices. Je n’ai jamais voulu l’opprimer pour mon plaisir. J’avais de grands desseins ; le sort en a décidé. Je ne suis plus un conquérant ; je ne puis plus l’être. Je sais ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Je n’ai plus qu’une mission, relever la France et lui donner un gouvernement qui lui convienne… Je ne hais point la liberté. Je l’ai écartée, lorsqu’elle obstruait ma route ; mais je la comprends, j’ai été nourri dans ses pensées… aussi bien l’ouvrage de quinze années est détruit, il ne peut se recommencer. Il faudrait vingt ans et deux millions d’hommes à sacrifier… D’ailleurs je désire la paix, et je ne l’obtiendrai qu’à force de victoires. Je ne veux pas vous donner de fausses espérances ; je laisse dire qu’il y a des négociations : il n’y en a point. Je prévois une lutte difficile, une guerre longue. Pour la soutenir, il faut que la nation m’appuie ; mais en récompense, je le crois, elle exigera de la liberté. Elle en aura… la situation est neuve.

Je ne demande pas mieux que d’être éclairé. Je vieillis. On n’est plus à quarante-cinq ans ce qu’on était à trente. Le repos d’un roi constitutionnel peut me convenir. Il conviendra plus sûrement encore à mon fils. »

Tel fut à peu près le sens de mon premier entretien avec Bonaparte.

Transcrire mes réponses serait superflu. Il est trop aisé de se faire valoir, en s’attribuant une intrépidité ou une éloquence dont personne n’a été témoin. Le public doit être fatigué de tous ces discours, de toutes ces lettres qu’on prétend avoir adressées à un homme puissant, aujourd’hui qu’il est tombé.

Je me retirai sans avoir pris une résolution décisive, sans avoir contracté d’engagement.

Il était clair que, si l’expérience avait démontré à Napoléon que momentanément la liberté lui était nécessaire, elle ne l’avait point convaincu que cette liberté qu’il voulait bien employer comme moyen fût le but principal, ou, pour parler plus exactement, le seul but des associations humaines, but pour lequel les gouvernements existent, et auquel leur droit à l’existence est subordonné. Je savais trop que des déclarations vagues en faveur de la souveraineté du peuple, n’opposent aux empiétements de l’autorité aucune barrière. Comme ce sont toujours les dépositaires de l’autorité, soit législative, soit exécutive, qui expriment la volonté du peuple souverain, il est facile à tous les gouvernements, et plus facile aux gouvernements représentatifs qu’aux autres, quand les droits individuels ne sont pas garantis par des institutions fortes, de faire vouloir au souverain prétendu, tout ce qui peut servir à l’opprimer comme sujet, ou prenant la route opposée pour arriver à un terme identique, de l’opprimer comme sujet, pour lui faire sanctionner son esclavage comme souverain : Bonaparte lui-même nous avait légué plus d’un exemple frappant dans ce genre.

Dans tous ses discours, j’avais reconnu ce mépris pour les discussions et pour les formes délibérantes, caractère inhérent aux hommes qui ont l’instinct du pouvoir absolu. Il y avait plus de grandeur dans ses expressions, je ne sais quoi de plus large dans son dédain, parce qu’il parlait après douze ans de victoires, et le front ombragé d’immortels lauriers ; mais il me rappelait pourtant le système de ce ministre1 de 1814 qui avait considéré la Charte comme un leurre, jeté au peuple français pour satisfaire une fantaisie d’un jour, dont ce peuple se dégoûterait bientôt lui-même. Comme il n’y a de raison, de justice, d’élévation véritable que dans les principes de la liberté, il y a toujours quelque chose de faux, d’étroit, et même de ridicule dans les ennemis de ces principes, qu’ils soient abbés ou conquérants, et à quelque hauteur que le sort les place.

Enfin, je n’avais pu méconnaître des regrets étouffés et non détruits, pour un régime de guerre, de conquêtes, et de suprématie européenne. Qui pouvait répondre de l’effet de ces regrets trop mal déguisés, si de rapides et de brillants succès rouvraient à Bonaparte une carrière aventureuse de gloire et de périls, qui avait seule des charmes pour lui ?

Je ne nierai point toutefois que cette entrevue n’eût diminué, sous quelques rapports, ma conviction antérieure, que sa puissance et la liberté étaient incompatibles. Mille nuances qui restent inaperçues dans l’éloignement, se montrent à l’œil attentif, quand la distance devient moins grande ; et il y a bien peu d’êtres, quelque redoutables qu’ils paraissent, dans lesquels on ne démêle de près quelque chose d’humain.

Il m’avait semblé d’ailleurs, dès cette première entrevue, que ce caractère tranchant dans les formes, était, à quelques égards, flexible au fond, et même irrésolu : il commençait par commander, mais il avait besoin de convaincre ; et, ballotté, dans ces derniers temps surtout, par des incertitudes perpétuelles1, il se rendait au silence de la désapprobation, après avoir résisté à la contradiction directe. Cette observation, que je n’avais faite que rapidement, m’a paru chaque jour plus vraie, durant les trois mois de mes relations avec cet homme extraordinaire. J’ai eu à regretter plus d’une fois de n’en avoir pas tiré tout de suite des conséquences assez étendues : mais cet aperçu, tout imparfait qu’il était encore, entra pour beaucoup dans une détermination qui fut, après cet entretien, le résultat de réflexions assez longues.

Sans doute, il était difficile d’allier Bonaparte et la liberté ; mais n’en est-il pas ainsi de presque tous les hommes qui ont en main la puissance ? Prétendre qu’ils nous fassent de la liberté un don volontaire, est une négligence absurde et niaise. Guillaume III s’était montré despote en Hollande : il espérait bien le devenir en Angleterre, au mépris de ceux qui l’avaient appelé, et avec le secours de ses gardes hollandaises, dont on eut tant de peine à obtenir le renvoi. Ce fut en luttant obstinément contre lui, que les Whigs empêchèrent la maison d’Orange d’imiter celle des Stuart qu’elle avait remplacée. Les Torys servirent aussi par leur résistance : leur attachement à un autre qu’à Guillaume décrédita, aux yeux de ce dernier, des théories de pouvoir absolu, dont il se fût volontiers saisi pour son usage.

Ainsi, les causes justes profitent de tout, des bonnes intentions comme des mauvaises, des calculs personnels comme des dévouemens courageux, de la démence enfin3, comme de la raison.

Lettre III. Premières discussions avec Bonaparte sur la Constitution projetée, et première cause des vices de cette Constitution. §

J’ai dit, en finissant ma Lettre précédente, que Bonaparte m’avait demandé, lors de notre première entrevue, des idées applicables au gouvernement constitutionnel qu’il promettait d’offrir à la France. Je n’étais pas le seul qui eût reçu de lui cette invitation. On a voulu m’attribuer l’acte additionnel en entier. J’indiquerai plus tard quels articles m’appartiennent dans cette œuvre imparfaite et rédigée à la hâte, et de quels autres articles je puis me croire plus ou moins responsable, pour les avoir approuvés ou consentis. Maintenant je ne serai qu’historien, et je raconterai simplement des faits.

Lorsque j’entrai chez Napoléon, je le trouvai tenant en main beaucoup de papiers. C’étaient des projets de constitution. « Lisez », me dit-il, « on m’en envoie de toutes les espèces. »

Il ne tiendrait qu’à moi d’amuser mes lecteurs en leur citant les noms de quelques-uns des auteurs de ces projets. On en trouverait plusieurs qui depuis se sont montrés sévères envers ceux qui avaient participé aux Cent Jours.

Dans le nombre, il y avait des déclamations bien intentionnées en faveur des formes républicaines, des amplifications telles qu’on en fait depuis deux mille ans, sur les droits de l’homme, mais sans aucune indication des moyens praticables pour les garantir. Il y avait des plans d’organisation tellement subtils et compliqués, que les rouages n’auraient pu être mis en mouvement pendant une heure. Il y avait enfin force flatteries, force avertissements au pouvoir contre le peuple, force dissertations pour prouver que la publicité, les discussions, les réunions de citoyens, l’élection populaire, la liberté de la presse, étaient autant d’écueils qu’il fallait par-dessus tout éviter.

Je me rappelle, entre’autres, une esquisse de république où l’on proposait des inquisiteurs d’état, un conseil des dix, des censeurs pour exclure de toute fonction les candidats suspects, des assemblées soigneusement privées de l’initiative et réduites au silence, des lois préventives, le tout dirigé, comme de raison, contre les ennemis de la liberté. Bonaparte, en me communiquant cet écrit, ne put s’empêcher de sourire. « C’est l’ouvrage d’un de vos républicains », me dit-il, « il a fait son éducation constitutionnelle dans la convention. »

Il me fit lire aussi l’explication que lui envoyait, avec des conseils respectueux sur la ligne qu’il devait suivre pour reconquérir son pouvoir dans toute son étendue, un homme qui se justifiait de n’avoir pas signé la fameuse déclaration du Conseil d’État. Cet homme motivait son refus de souscrire cette déclaration sur sa haine pour la souveraineté du peuple, et son dévouement à l’Empereur. Trois mois après, il a motivé le même refus sur sa haine pour l’usurpation, et son dévouement à la légitimité.

Après avoir causé pendant quelque temps de ce fatras de notions confuses, parmi lesquelles on n’entrevoyait pas une idée applicable qu’on pût emprunter, nous abordâmes les questions sérieuses. Soit que Napoléon se réservât de renverser, après la victoire, l’édifice qu’il laissait construire pour que la nation le soutînt dans la lutte, soit qu’il fût momentanément sincère dans l’essai qu’il voulait faire d’institutions libres, il ne disputa guère sur le fond des choses, et toutes les garanties nécessaires dans une constitution représentative, furent convenues sans opposition ; mais il se montra inflexible sur la forme ; et mes efforts, pour le ramener à mon opinion, furent inutiles.

J’avais dégagé ce que je lui proposais de tout vestige de ces constitutions impériales, et de ces sénatus-consultes organiques, qui avaient fait peser sur la France pendant douze années un intolérable despotisme, et j’avais évité toute mention de l’empire, comme antécédent du gouvernement qui allait s’établir. « Ce n’est pas là ce que j’entends, me dit-il ; vous m’ôtez mon passé, je veux le conserver. Que faites-vous donc de mes onze ans de règne ? J’y ai quelques droits, je pense, l’Europe le sait.

Il faut que la nouvelle constitution se rattache à l’ancienne. Elle aura la sanction de plusieurs années de gloire et de succès. »

Je luttai fortement contre cette idée. Je ne déguisai point à Bonaparte qu’il avait plus besoin de popularité que de souvenirs, et que ceux dont il voulait se faire des appuis étaient bien plutôt des obstacles.

Il persista, et après l’avoir vu plusieurs fois disposé à renoncer à tout essai de gouvernement constitutionnel, je crus devoir céder.

Je craignais de reperdre, en disputant sur une rédaction indifférente en réalité, ce que je considérais comme un avantage prodigieux, comme un gain presque inespéré, une assemblée nombreuse, composée d’éléments très nationaux, et une indépendance complète dans la manifestation et la publication des pensées. Ces deux choses me paraissaient assurer à la France des moyens infaillibles de ne pas retomber sous le joug de ces constitutions antérieures que je me proposais de détruire en les citant.

Il y avait d’ailleurs dans le système de Bonaparte, à cet égard, des arguments de fait très plausibles et indépendants de l’intérêt personnel qui les dictait. Toutes nos lois, civiles et criminelles, l’organisation de toute notre administration intérieure, la hiérarchie et les attributions de tous les pouvoirs se rattachaient de près ou de loin aux institutions qu’il avait imposées à la France depuis 1800 jusqu’en 1812. Déclarer toutes ces institutions abrogées, sans rien mettre à leur place, était impraticable, et il n’était guère moins impossible de les remplacer dans un moment où la guerre à soutenir contre l’Europe entière devait remplir tous les instants et absorber toutes les forces.

Les craintes que la simple mention des constitutions précédentes et des sénatus-consultes organiques excitait dans beaucoup d’esprits, étaient manifestement très exagérées. Toutes les dispositions astucieuses ou violentes, accumulées dans les décrets de l’empire ou du sénat impérial, se trouvaient virtuellement révoquées par la nouvelle constitution, puisqu’elle abrogeait tout ce qui lui était contraire. Les mandataires de la France, imposants par leur nombre, choisis dans le sein du peuple, par une élection vraiment nationale, investis de l’initiative et de la liberté de la tribune, devaient infailliblement, à l’aide de ces deux moyens irrésistibles, foudroyer l’œuvre ténébreuse et surannée que la servitude avait autrefois rédigée à huis clos. Pour juger équitablement l’acte additionnel, il ne faut jamais perdre de vue la puissance de la Chambre des représentants, puissance telle, qu’elle rendait tout despotisme impossible. « Jamais tyran » a dit un orateur dont le témoignage ne sera pas soupçonné de bienveillance28, « jamais tyran ne résistera à une assemblée forte de son indépendance, et qui pourra se faire entendre, et électriser les têtes de la multitude. » Que cet orateur ait conclu de cette vérité que tous ceux qui ont coopéré à l’acte additionnel étaient des instruments serviles d’un conquérant dont ils ne faisaient que rédiger les volontés absolues, ce n’est pas là la question. Je prends ici acte de l’aveu, sans m’imposer la tâche inutile de réfuter des conséquences qui se réfutent assez d’elles-mêmes.

Je crus donc, après plusieurs tentatives infructueuses, devoir sur ce point céder à l’inébranlable décision que Bonaparte annonçait. Mais tout en expliquant ma condescendance, je ne la reconnais pas moins aujourd’hui, et je n’ai pas tardé même alors à la reconnaître, pour une erreur et un tort.

Je jugeai mal l’état de l’opinion. Je m’aveuglais, ainsi que Napoléon, et j’étais plus inexcusable, puisque je devais être plus impartial que lui, sur la nécessité de captiver cette opinion devenue ombrageuse. Je crus qu’on pouvait mettre toute une nation dans la confidence d’un secret, et qu’elle démêlerait, à travers une forme suspecte, la libéralité des principes et l’efficacité des sauvegardes, oubliant que les dehors seuls frappent les masses, et que les vices de la forme que ma résignation avait adoptée, prêtaient une force immense à des adversaires adroits, acharnés et peu scrupuleux. Ce fut certainement une grande faute que de réimprimer sur le pacte solennel qui pouvait rattacher la France à son ancien chef, les stigmates de la tyrannie exercée par lui à une autre époque.

J’eus donc tort dans cette occasion, et je reconnais ce tort d’autant plus franchement, que j’aurais dû être éclairé sur la possibilité de l’éviter par un trait de caractère de Bonaparte qui m’avait déjà, je crois l’avoir indiqué ailleurs, singulièrement frappé. J’avais remarqué qu’une assertion positive, laconique, et après laquelle on n’opposait à ses objections que le silence, produisait sur lui un effet qui allait toujours en croissant, et qu’il cherchait vainement à surmonter. J’en avais eu la preuve dès la première heure, et bien que l’anecdote que je vais raconter ne se lie point au sujet principal de cette Lettre, je la rapporte parce qu’elle aurait dû m’indiquer la conduite à tenir, dans toutes les circonstances où il était désirable de forcer Bonaparte à renoncer à quelqu’un de ses projets.

Il m’avait parlé des tentatives de toute espèce que l’on avait tramées contre lui, lors de son retour de l’île d’Elbe, et il avait nommé M. de Vitrolles, comme devant en porter la peine ; ce dernier m’était et m’est encore parfaitement inconnu. Il ne m’intéressait que comme un individu dans les fers, et menacé de la mort. Mais j’avais saisi cette occasion de dire à Bonaparte qu’une seule goutte de sang versé par son ordre, dans les circonstances où nous nous trouvions, mettrait tous les hommes honorables hors d’état de le servir. Il m’avait objecté de faux moniteurs imprimés à Toulouse, et des assassins payés, disait-il, pour attenter à sa vie. Sans répondre à des faits de la vérité desquels je ne pouvais juger, j’avais répété mon assertion précédente. Il avait continué à la combattre par des raisons tirées de l’inégalité de sa position et de la légitimité de la défense. Je n’avais pas répliqué, mais je le voyais agité de l’idée que toute rigueur politique lui enlèverait des soutiens nécessaires, et rejetterait sur son nouveau règne l’odieux des souvenirs du premier. Après une conversation, ou, pour mieux dire, un monologue de plus d’un quart d’heure, sans que j’y prisse aucune part : « Je ne pense plus à M. de Vitrolles, me dit-il ; je ne sais pas si je le ferai juger, je n’en crois rien. Je pense au duc d’Angoulême. J’ai déjà donné des ordres pour qu’il ne coure aucun danger. Mais je crains la fureur des paysans et celle des soldats. Ils ne veulent pas de la capitulation qu’on a faite. J’enverrai un courrier cette nuit encore ; je n’ai point de haine, je n’ai nul besoin de vengeance. Tout est changé, il faut que l’Europe le sache et le voie. »

Je ne cite point ce fait particulier pour réclamer un mérite qui ne m’appartient en aucune manière ; l’idée de M. le duc d’Angoulême ne s’était point offerte à moi. J’ai voulu montrer seulement à quel point un mot suffisait pour frapper Bonaparte, et lui faire considérer les questions sous un nouveau jour, et combien, par conséquent, l’on avait en l’approchant, de moyens d’influer sur ses déterminations, quand on lui parlait avec conviction, sans l’irriter ensuite par une dispute prolongée.

Je raconterai une autre anecdote du même genre, quand je traiterai de son abdication.

Il eût donc mieux valu, j’en conviens sans peine, essayer ce qu’aurait produit sur lui le refus positif de coopérer à toute rédaction qui n’aurait pas eu pour première base l’abolition entière de ce qu’il avait institué jusqu’alors dans l’intérêt de son despotisme. La constitution nouvelle eût été jugée plus impartialement, et le mouvement national, que l’acte additionnel sembla paralyser au moment où la France avait le besoin le plus impérieux de ce mouvement pour se défendre, n’eût pas éprouvé un échec irréparable qui a plus contribué à nos défaites, j’en suis convaincu, que l’inégalité du nombre et l’habilité prétendue des généraux ennemis.

Lettre IV. Vices de l’Acte additionnel. §

Avant de continuer à remplir la tâche que je me suis imposée, celle de rendre compte des faits relatifs à l’époque des Cent Jours, avec une franchise entière quant à ce qui m’est personnel, mais en évitant tout ce qui pourrait inquiéter ou blesser des individus dont je ne prétends point juger les actions, je crois devoir répondre à une objection qui n’est pas sans quelque force apparente, mais qu’une simple explication fera, si je ne me trompe, aisément disparaître. Je me déclare aujourd’hui, dit-on, le zélé défenseur de tout ce qui existe, et en même temps je retrace les entretiens que j’eus avec Bonaparte pour remplacer tout ce qui existait. Oui : je suis le zélé défenseur de ce qui existe, parce que ce qui existe, si ce qui existe est maintenu, assure à la France, et l’indépendance au dehors, et la liberté dans l’intérieur. Je suis le zélé défenseur de ce qui existe, parce qu’avant tout ou presque avant tout (car, certes, je n’étends pas ce principe jusqu’au gouvernement d’Alger ou de Tripoli), je déteste les révolutions. Je suis le zélé défenseur de ce qui existe, parce que la monarchie constitutionnelle, et avec elle tout ce qu’elle comprend, tout ce qu’elle consacre, la succession régulière, l’inviolabilité du Monarque, et toutes ses prérogatives légitimes, me paraissent la meilleure forme de gouvernement. Quand j’ai eu avec Bonaparte les entretiens que je raconte, rien n’existait, tout avait été violemment détruit, et je n’avais pas (on l’a vu suffisamment) secondé cette destruction : je l’avais au contraire combattue. Mais il eût fallu, non pour conserver ce qui existait, mais pour rétablir ce qui n’existait plus, courber la tête devant l’étranger, lui livrer notre territoire ; il eût fallu courir la chance de voir, non pas le Roi éclairé qui nous gouverne, mais la faction qui avait causé tous nos maux, nous imposer, sous des drapeaux russes ou anglais, des lois oppressives et un régime de sang.

Il n’y a donc nulle incompatibilité, nulle contradiction entre mes récits d’un fait passé et ma profession de foi actuelle. Je dirai plus, il y a identité de principes. Si, après le 20 mars, je me suis réuni à un homme dont j’avais si longtemps pris soin de m’éloigner, comme j’ai eu pour but, en agissant ainsi, de contribuer de tout mon pouvoir à prévenir de nouvelles secousses, nul ne peut supposer raisonnablement que j’aspire à des secousses nouvelles, aujourd’hui que nous possédons un pacte fondamental par lequel la liberté comme la stabilité se trouve garantie. Ce pacte avait, en moins de trois ans, acquis une solidité presque merveilleuse, tant la sagesse de la nation est puissante ; ce pacte est de nature à suffire à tous nos besoins. Je veux donc ce qui existe, tout ce qui existe ; et les seuls ennemis que je combatte, sont ces agents incapables et présomptueux qui, ne voyant dans les institutions que des moyens d’intrigue, se croient le droit de nous les ravir toutes les fois qu’elles les contrarient sur leurs vues personnelles ou les alarment sur leur pouvoir.

J’ai répondu, maintenant je continue.

Je n’offrirai point à mes lecteurs un récit détaillé des discussions qui eurent lieu sur la rédaction de l’acte additionnel. En rédigeant ces Mémoires en forme de lettres, j’ai eu pour but de me réserver la faculté de n’y insérer que ce qui me paraîtrait sans inconvénient. Je ne rapporte aucun fait qui ne soit vrai ; mais il n’entre point dans mon plan de révéler tous ceux qui sont à ma connaissance. Nuire aux personnes, sans utilité pour la chose publique, est non seulement déplacé, mais coupable. Je n’indiquerai donc point les auteurs de quelques articles qu’on a censurés avec justice. Mais j’expliquerai comment certains défauts évidents se glissèrent dans cet acte, en me rappelant toutefois qu’il faut être court, lorsqu’on parle d’une institution rentrée dans le néant et condamnée à l’oubli.

Les vices de l’acte additionnel étaient nombreux et frappants.

Le premier, dont j’ai parlé dans la Lettre précédente, était la liaison de cet acte additionnel avec les constitutions de l’empire, si justement réprouvées par la nation. J’ai expliqué quelle fut la cause de cet amalgame impolitique, pourquoi j’y avais consenti, et comment j’avais eu, de mon propre aveu, tort d’y consentir.

Indépendamment de cette imperfection essentielle, d’autres défauts encore défiguraient cette nouvelle constitution de la France.

Le silence gardé sur la confiscation remplissait les esprits de pressentiments sinistres. Une pairie sans tradition et sans opulence révoltait, par la création arbitraire d’une oligarchie factice, les amis de l’égalité. Un mode d’acceptation illusoire semblait nous ramener aux époques où, consulté pour la forme, le peuple sanctionnait, par un assentiment commandé d’avance, ce qu’on lui imposait29 de plus contraire à tous ses désirs.

Comment de tels vices s’introduisirent-ils dans un ouvrage rédigé par des hommes dont plusieurs n’étaient dépourvus ni de patriotisme, ni de lumières, ni de prévoyance ? C’est à résoudre cette question que je vais m’appliquer.

Quant au mode de présentation de l’acte additionnel, et à la mise en activité de cette constitution, avant même qu’elle fût acceptée, nul doute que, par ce mode, l’on n’encourut une objection qui devait frapper les ; esprits les plus vulgaires. On déclarait en quelque sorte que la cérémonie de l’acceptation n’était qu’illusoire, puisqu’on se tenait pour assuré d’avance que cette acceptation aurait lieu1.

Les adversaires de l’acte additionnel devaient profiter de cet avantage, et ils en profitèrent. On mit les déclamations démocratiques au service des intentions contre-révolutionnaires. Les partisans du droit divin empruntèrent le langage de la république pour attirer à eux les républicains. Ils parlèrent avec indignation d’une constitution octroyée, d’une forme de gouvernement imposée au peuple sans son aveu. On eût dit des tribuns factieux parlant sur la place publique ; c’étaient des courtisans déguisés, intriguant dans l’ombre.

Il y avait toutefois de la justesse dans leur raisonnement ; et comme il y avait de la justesse, il y avait aussi de la force. Si la France se fût trouvée dans des circonstances paisibles, il eût incontestablement mieux valu que l’acte additionnel eût été soumis à la discussion d’une assemblée ; qu’on n’eût pas été forcé de voter sur l’ensemble ; que chaque citoyen eût pu en rejeter une partie, en adoptant le reste.

Mais tout en convenant de ces vérités, il est équitable aussi de se demander, si dans les conjonctures où se trouvait la France, sous le poids d’une dictature à laquelle il était pressant de mettre un terme, on pouvait suivre une route différente de celle qu’on a prise ; si, en agissant de la sorte, loin de vouloir porter atteinte aux droits de la nation, l’on ne donnait pas au contraire une preuve évidente de loyauté et de bonne foi, en lui assurant une jouissance plus prompte et plus certaine des droits mêmes qu’on paraissait méconnaître.

En effet, ce n’était qu’en adoptant le mode le plus rapide, dût cette rapidité le rendre moins régulier, moins conforme aux principes, que l’on passait enfin de l’état de dictature au régime constitutionnel. Toutes les formalités nécessaires pour réunir une assemblée constituante, la convocation des collèges électoraux, ou si on l’eût voulu, d’assemblées primaires, pour élire des députés chargés d’examiner le pacte constitutionnel, l’arrivée de ces députés à Paris, les formes indispensables pour la vérification de leurs pouvoirs et la légalité de leurs travaux, leurs discussions, leurs dissentiments, auraient ajourné la rédaction seule de la constitution, jusqu’à une époque fort au-delà de celle où la grande question de la guerre étrangère aurait été décidée. Durant ce long espace de temps, Bonaparte aurait conservé nécessairement la somme totale du pouvoir, et vainqueur de l’Europe, il eût pu éblouir de nouveau la France de sa gloire, ou du moins la servitude, habile à parodier l’enthousiasme, aurait pu lui livrer encore une fois nos libertés.

Certes, si les hommes qui l’environnaient n’eussent point voulu de constitution, s’ils n’eussent aspiré qu’à consolider son despotisme et à l’exercer sous son égide, si leur but avait été d’atteindre par de vaines promesses le moment où celui qui disposait des hommes et des trésors serait dégagé par la victoire de tous ses engagements, il leur eût suffi de lui conseiller de rendre un hommage apparent à la souveraineté nationale. Par le mode qu’ils adoptaient, ils enlevaient cette chance au conquérant qu’ils voulaient transformer en chef constitutionnel. Ils rapprochaient autant qu’il était en leur puissance l’instant où le régime légal devait être mis en vigueur, des corps nombreux et forts borner le pouvoir, la liberté de la presse reprendre son empire, la responsabilité des ministres soutenir des agents corrompus ou trop zélés.

Loin donc de faire un crime à ceux qui coopérèrent à l’acte additionnel du mode d’adoption qu’ils proposèrent, on eût dû plutôt leur en savoir gré. Ils prouvaient leur franchise : ils constataient leurs intentions patriotiques.

Je n’en dirai pas autant du silence de l’acte additionnel relativement à la confiscation, ce silence était une imperfection beaucoup plus sérieuse. C’était un tort grave en morale, et une haute imprudence en politique. Mais aucun des membres du Gouvernement n’eut cette omission à se reprocher ; nous fîmes tous des efforts réitérés pour que cet article de la Charte fût inséré dans l’acte additionnel ; nous revînmes à la charge plus d’une fois, chacun en particulier, tous réunis. Lorsque l’espèce de comité de constitution, qui se composait en partie des présidents de section, présenta l’acte additionnel à une assemblée du Conseil d’état, les instances se renouvelèrent. Il n’y eut pas un individu qui n’élevât courageusement la voix. L’assemblée témoigna le désir unanime de voir la confiscation abolie, et nous chargea de la mission formelle de porter à Bonaparte ses pressantes sollicitations. Nous remplîmes ce devoir avec insistance et scrupule, lors de la dernière conférence, le 21 avril à minuit.

Alors (et c’est la seule fois, je dois ici le dire, où j’ai vu Bonaparte impatient du frein que l’opinion lui imposait, s’efforcer de nous réduire au silence et de ressaisir malgré nous la tyrannie), alors il se leva, promenant autour de lui des regards de mécontentement et d’irritation : « On me pousse, s’écria-t-il, dans une route qui n’est pas la mienne. On m’affaiblit, on m’enchaîne. La France me cherche et ne me trouve plus. L’opinion était excellente, elle est exécrable. La France se demande qu’est devenu le vieux bras de l’Empereur, ce bras dont elle a besoin pour dompter l’Europe. Que me parle-t-on de bonté, de justice abstraite, de lois naturelles ? La première loi, c’est la nécessité ; la première justice, c’est le salut public. On veut que des hommes que j’ai comblés de biens s’en servent pour conspirer contre moi dans l’étranger. Cela ne peut être, cela ne sera pas ; chaque français, chaque soldat, chaque patriote aurait droit de me demander compte des richesses laissées à ses ennemis. Quand la paix sera faite, nous verrons. A chaque jour sa peine, à chaque circonstance sa loi, à chacun sa nature. La mienne n’est pas d’être un ange. Messieurs, je le répète, il faut qu’on retrouve, il faut qu’on revoie le vieux bras de l’Empereur. »

Cet emportement qui se renouvela, dans cette séance, chaque fois que nous revînmes sur cet article, décida enfin plusieurs d’entre nous à suspendre momentanément toute représentation ultérieure.

Il fallait, dira-t-on, résister jusqu’au bout, contraindre Bonaparte à obtempérer aux sollicitations de tout son conseil, et l’abandonner, si son obstination était invincible. Tel ne fut l’avis d’aucun des spectateurs de cette scène affligeante. Tel ne fut pas le mien, et tel il ne serait pas dans la même occurrence encore aujourd’hui.

Plus Napoléon semblait, en exigeant que tout ce qui avait trait à la confiscation fût passé sous silence, trahir l’arrière-pensée de la rétablir, plus il fallait se hâter de lui opposer une autorité qui bornât la sienne, et dans ce but, écarter toutes les difficultés qui menaçaient de retarder l’époque d’un régime constitutionnel. Le silence sur tous les points contestés était ce que nous pouvions obtenir de mieux jusqu’à la convocation des assemblées représentatives. Ajoutons que dans tous les codes l’abolition de la confiscation n’est qu’une vaine forme, si l’esprit public n’entoure cette disposition de son énergie. La véritable et seule garantie contre la confiscation, comme contre tous les autres abus, est dans la représentation nationale. Si cette représentation est asservie ou perverse, les principes écrits ne servent de rien. On trouve d’autres mots pour les mêmes choses, et des circonstances pour toutes les violations. Quand, au contraire, la représentation nationale est impartiale, indépendante et vraiment amie de la liberté, elle proscrit la confiscation, lors même que la constitution se tait sur ce point. La preuve en est, qu’à peine l’acte additionnel, qui avait passé sous silence l’abolition de la confiscation, commença-t-il d’être exécuté, que cette abolition fut demandée avec instance par la Chambre des représentants, tandis que, sous l’empire de la Charte, malgré l’abolition formelle de la confiscation, la Chambre de 1815 essaya de la rétablir.

Car, il ne faut pas oublier que les mêmes hommes, écrivains et députés, qui avaient reproché si amèrement à l’acte additionnel une omission que la Chambre créée par l’acte additionnel s’empressa de réparer, furent les premiers qui voulurent introduire de nouveau, au mépris de la loi fondamentale, le système spoliateur de la confiscation dans une mesure de douceur et de clémence. Mes lecteurs ne peuvent avoir oublié l’article 5 de la proposition d’amnistie substituée à celle du Roi par la commission de la Chambre de 1815 et le discours d’un membre de cette Chambre à l’appui de cette proposition. « Rendre des coupables passibles d’indemnités, disait-il, c’est satisfaire au principe que celui qui a causé un dommage doit le réparer. L’article de la Charte sur la confiscation ne peut être invoqué. Si le mot indemnité », ajoutait la Commission elle-même, « fait craindre le retour de la confiscation, on peut le changer en celui de peines pécuniaires. »

Les journalistes du même parti développèrent ces principes avec zèle et complaisance. « Je sais » écrivait l’un d’entre eux, qui durant les Cent Jours s’était distingué par son opposition contre Bonaparte « je sais qu’il n’y a rien de plus sacré dans un état que le droit de propriété, et, par conséquent, rien de plus inviolable que la loi qui la garantit. Je sais que notre Charte constitutionnelle abolit avec raison la peine de la confiscation, cette peine odieuse qui punissait dans un criminel toute sa postérité innocente, et tendait des pièges à la justice du Monarque par le profit qu’il avait à trouver des coupables. Mais je sais aussi, et l’histoire de tous les peuples en fournit mille exemples, qu’il y a des circonstances où l’exécution des meilleures lois deviendrait préjudiciable à l’État. Je sais que dans les circonstances extraordinaires, il faut s’armer de l’esprit de la loi contre la loi même, et ne pas mettre la république en péril par un vain respect pour la constitution... Nos inquiétudes peuvent être dissipées sans confiscation de biens… c’est en jurisprudence un principe incontestable et d’une pratique journalière, que dans tout délit qui porte dommage, la satisfaction entraîne deux choses, la peine méritée par l’auteur du délit et la réparation due à celui qui a souffert. Notre ruine est l’ouvrage de quelques hommes. Leur punition, quelle qu’elle soit, les acquitte-t-elle envers nous ? et leurs fortunes ne doivent-elles pas répondre du tort fait aux nôtres ?… On voit qu’il ne s’agit point ici de confiscations, la confiscation existe quand la perte des biens est la suite d’un délit, et non quand elle est la réparation d’un tort... Autre chose est de confisquer un bien, ou de prendre sur ce bien une indemnité. Autrement, celui qui conspire contre la patrie, courrait moins de dangers que celui qui n’attaque qu’un citoyen… La Charte abolit à jamais la confiscation. La Charte est sacrée et je me prosterne avec respect devant l’arche sainte, gage et symbole du salut de tous. Mais toutes les lois du Royaume admettent les amendes et confient à l’intégrité, au discernement des juges, le soin d’en fixer la quotité. »30

Et quand on objectait à ces hommes ce qu’ils avaient dit six mois auparavant, quand on leur demandait si l’essence des choses et les principes du juste et de l’injuste avaient subitement changé, veut-on savoir ce qu’ils répondaient ? « Non, disaient-ils, les principes n’ont pas changé d’une saison à l’autre ; mais d’une saison à l’autre, nous avons passé de l’empire de Bonaparte à celui de Louis XVIII, et c’est ce qui produit naturellement cette différence... Nous étions sous un tyran, nous sommes sous un roi… ; nous étions sous un usurpateur, nous sommes sous un roi légitime. »31

Ainsi, c’est sous un Roi légitime que la confiscation doit s’exercer, c’est sous un usurpateur qu’elle doit disparaître. Certes voilà de singuliers ennemis de l’usurpation, et d’étranges amis de la légitimité !

Je terminerai cette Lettre, devenue trop longue pour que je puisse traiter de quelques autres vices de la constitution des Cent Jours, par un fait qui m’est personnel. Je le rapporte, et parce qu’un témoin dont nul ne révoquera la véracité en doute, pourrait l’attester au besoin, et parce qu’il prouve dans quelles intentions les amis de la liberté s’étaient ralliés à Napoléon.

La violence qu’il avait apportée à maintenir la confiscation, son appel répété au vieux bras de l’Empereur, à ce bras qui avait si longtemps pesé sur la France, m’avaient profondément affligé. J’y voyais pour la première fois les symptômes d’une révolte contre le joug constitutionnel, révolte ridicule dans un prince faible, mais terrible dans un homme doué d’un vaste génie et d’immenses facultés. Cette disposition était menaçante et paraissait, pour se développer, n’attendre que la victoire.

En sortant de l’Élysée, je pris à part l’homme de France dont l’amitié m’est la plus précieuse, le général Lafayette. « Je suis entré », lui dis-je, « dans une route sombre et douteuse, et je crains d’avoir conçu une entreprise au-dessus de mes forces. Je vois l’Empereur revenir par moments à d’anciennes habitudes qui m’affligent. Il a pour moi de la bienveillance et j’en suis reconnaissant ; peut-être ne serais-je pas toujours impartial. On ne peut guère auprès du pouvoir répondre de soi-même. Souvenez-vous de ce que je vous dis maintenant, surveillez-le, et si jamais il vous paraît marcher au despotisme, ne croyez plus ce que je vous dirai dans la suite. Ne me confiez rien ; agissez sans moi et contre moi-même. »

Cet avertissement produisit sur M. de Lafayette, une impression qu’il m’a souvent rappelée ; et dans des moments où une rupture avec Napoléon n’était pas sans un danger grave, le souvenir des craintes que je lui avais confiées eut une influence peut-être trop décisive sur sa conduite3, et par là même sur nos destinées. Mais il ne faut pas devancer les faits.

Lettre V. Opinion de Bonaparte sur la Pairie. §

J’ai rapporté dans un autre ouvrage, ce que Bonaparte disait de la pairie et des difficultés qu’il apercevait à la faire adopter par la Nation1 ; mais comme la pairie est la portion de l’acte additionnel qu’on a le plus amèrement attaquée, je dois reproduire ici les propres paroles de Napoléon, pour expliquer ensuite les raisons qui le déterminèrent à sacrifier son opinion personnelle aux conseils de ses alentours.

« La pairie, disait-il, est en désharmonie avec l’état présent des esprits ; elle blessera l’orgueil de l’armée, elle trompera l’attente des partisans de l’égalité, elle soulèvera contre moi mille prétentions individuelles. Où voulez-vous que je trouve les éléments d’aristocratie que la pairie exige ? Les anciennes fortunes sont ennemies, plusieurs des nouvelles sont honteuses. Cinq ou six noms illustres ne suffisent pas. Sans souvenirs, sans éclat historique, sans grandes propriétés, sur quoi ma pairie sera-t-elle fondée ? Celle d’Angleterre est tout autre chose ; elle est au-dessus du peuple, mais elle n’a pas été contre lui. Ce sont les nobles qui ont donné la liberté à l’Angleterre ; la grande Charte vient d’eux, ils ont grandi avec la constitution, et font un avec elle ; mais d’ici à trente ans, mes champignons de pairs ne seront que des soldats ou des chambellans ; l’on ne verra qu’un camp ou une antichambre. »

Il est difficile, je le pense, d’exprimer avec plus de force, et en moins de mots, les obstacles qui s’opposent à ce que la pairie se nationalise dans nos nouvelles institutions.

Cependant, peut-on affermir une monarchie constitutionnelle, sans y tolérer une magistrature héréditaire, qui oppose son élément de durée à l’action perpétuellement rénovatrice de l’élection populaire, action qui, par là même qu’elle prépare ce qui doit être, court toujours le risque d’ébranler plus ou moins la solidité de ce qui est ?

J’avoue que j’ai douté longtemps que cette possibilité existât, et que, disposé par caractère à me contenter de ce qui est tolérable, j’étais fort séduit par l’exemple de la constitution britannique qu’appuyait encore à mes yeux l’autorité de Montesquieu.

Aujourd’hui mon opinion, en thèse générale, est très ébranlée. Je dis en thèse générale, de peur qu’on ne se prévale de quelques-unes de mes paroles pour m’attribuer des intentions opposées à la Charte. Assurément, je suis loin d’attaquer, dans une de ses parties les plus importantes, cette Charte dont je voudrais conserver jusqu’aux dispositions les plus minutieuses, parce que la stabilité me semble, dans nos circonstances, préférable à tout.

Mais je ne puis nier que, spéculativement parlant, des considérations qui se sont graduellement offertes à mon esprit, et des réflexions que m’ont suggérées beaucoup d’expériences, ne m’aient jeté dans une grande incertitude, moins peut-être sur la nécessité que sur la possibilité de la pairie. Avec notre disposition nationale, notre amour pour l’égalité presque absolue, la division de nos propriétés, leur mobilité perpétuelle, l’influence toujours croissante du commerce, de l’industrie et des capitaux en porte-feuille, devenus des éléments au moins aussi nécessaires à l’ordre social actuel, et sûrement des appuis plus indispensables aux gouvernements que la propriété foncière elle-même, une puissance héréditaire qui ne représente que le sol, qui repose sur la concentration du territoire dans les mains d’un petit nombre, a quelque chose qui est contre nature. La pairie, quand elle existe, peut subsister, et on le voit bien, puisque nous en avons une ; mais, si elle n’existait pas, je la soupçonnerais d’être impossible.

Au commencement de 1815 mon opinion était loin d’être aussi arrêtée.

Lors donc que Bonaparte me consulta sur l’introduction de la pairie dans son acte additionnel, je ne fus frappé, je l’avoue, que des souvenirs inoffensifs de notre pairie de 1814, dont l’existence à peine remarquée, n’avait ni excité l’envie, ni provoqué l’irritation. Je vis dans une magistrature héréditaire, une barrière de plus contre l’autorité d’un homme, et je cherchais partout des barrières. Mon avis fut en conséquence favorable à l’institution qu’on discutait, et cet avis, j’eus lieu de le croire, eut sur l’esprit de Napoléon d’autant plus de pouvoir, qu’aucun motif personnel ne me déterminait. Je n’ai jamais conçu qu’on pût mettre en balance les présents du sort et le choix du peuple, et tant qu’il me resterait sur cette terre la chance d’être élu, je la préférerais à celle d’être nommé.

Ce que je disais à Bonaparte avec impartialité et par conviction, d’autres le lui répétaient par intérêt. Il est triste de le reconnaître, mais impossible de le nier ; la passion de l’égalité se concilie, dans beaucoup d’hommes, avec le goût des distinctions qu’on leur offre ; et le régime impérial avait accoutumé trop de gens à tolérer les privilèges, quand ils en jouissaient.

Nous nous ressentirons longtemps de cette habitude qu’ils ont prise. Nous en voyons la trace dans ce qui se passe chaque jour, et de là viennent les désappointements fréquents que les amis de la liberté éprouvent. Il faut le dire, car il faut tout dire, et pour une nation qui navigue encore, et qu’on rejette dans la haute mer, tous les écueils sont bons à connaître. Il y a des oppositions de situation ; il y en a de principes : ces dernières seules offrent des garanties : les autres cessent quand la situation change, et la situation change quand l’autorité le veut. L’alliance du despotisme impérial et des privilèges contre-révolutionnaires est le beau idéal auquel aspirent les hommes du pouvoir ; ils ont raison : le Séide d’un conquérant peut fort bien devenir celui d’un ministre, quand ce ministre lui rend les avantages dont la chute du conquérant l’a privé. Tel, sous la cuirasse, était le fléau des peuples vaincus, qui, sous la toge, se retournant contre ses concitoyens, sera le fléau de la liberté dans sa patrie. Heureusement, l’alliance est trop difficile pour être jamais complète. Il y a une salutaire incompatibilité entre les vues de l’ancien régime et celles du nouveau ; et nous pouvons compter parmi nos sauvegardes l’insolence de l’un et la vanité de l’autre.

Mais on conçoit qu’à l’époque où il s’agissait de décider si l’on exercerait ou non la pairie, tous les hommes avides de titres, de rubans, de manteaux d’hermine, appelaient de leurs vœux cette institution. Bonaparte éprouvait quelque répugnance à tromper les espérances de ses alentours. Il me disait un jour, au sujet des mots de monseigneur et d’altesse : « Il y a des gens pour qui, depuis dix ans, c’est une jouissance ; je la leur ai donnée ; si je la leur ôtais, ils en seraient tristes, j’aurais l’air de les punir. »

De plus, tout en analysant avec sagacité et finesse les difficultés que la pairie devait rencontrer, Napoléon lui-même avait pour elle un secret penchant : il pensait qu’une forte aristocratie facilitait la marche d’un gouvernement tel qu’il le concevait, et il se servait, à ce sujet, d’une comparaison assez ingénieuse, qu’il affectionnait de telle sorte, qu’il en a fait usage avec moi peut-être cent fois.

« Une constitution appuyée sur une aristocratie vigoureuse ressemble, disait-il, à un vaisseau. Une constitution sans aristocratie n’est qu’un ballon perdu dans les airs. On dirige un vaisseau, parce qu’il y a deux forces qui se balancent ; le gouvernail trouve un point d’appui, mais un ballon est le jouet d’une seule force ; le point d’appui lui manque ; le vent l’emporte, et la direction est impossible. »

Il avait donc, durant son premier règne, travaillé constamment à créer une aristocratie : ses collèges électoraux, ses six cents plus imposés, ses possidenti en Italie étaient des essais dans ce sens : il ignorait ce que le pouvoir ignore toujours, c’est que rien ne se crée par artifice. La force créatrice en politique, comme la force vitale dans la nature physique, ne peut être suppléée par aucune volonté, par aucune loi ; le temps, les habitudes, les besoins, l’opinion, sont les seuls éléments d’organisation. L’action du pouvoir n’est que mécanique, et ses produits ne sont que factices. Il ne lui est pas plus donné d’instituer quelque chose sans ces éléments, qu’il n’est donné au statuaire de faire à coups de ciseau un être vivant ; on peut écrire des constitutions comme on peut sculpter des statues ; mais les constitutions demeurent inapplicables, comme les statues restent inanimées.

Enfin, Bonaparte, indépendamment de sa théorie sur la nécessité d’un contrepoids aristocratique, avait pour l’aristocratie de l’ancien régime, une inclination, et pour ainsi dire, une faiblesse de cœur qui ne fut pas sans influence sur ces résolutions. On raconte que Mirabeau, dont la jeunesse orageuse l’avait fait exclure, pendant quelque temps, de ce qu’on nomme la bonne compagnie, avouait à l’un de ses amis intimes à l’époque où l’ascendant de la popularité et du génie lui avait rendu toutes les entrées, qu’il ne voyait jamais, sans une sensation de plaisir, une porte-cochère s’ouvrir devant lui : de même Bonaparte éprouvait une certaine joie, quand un de nos anciens grands seigneurs passait à son service : il lui semblait qu’il en était souverain plus légitime, lorsque les colonnes de la légitimité entouraient son trône, et sa satisfaction ne s’est point usée jusqu’au dernier moment, bien qu’assurément elle eût pu se calmer, vu la multiplicité des jouissances.

La pairie lui sembla donc un moyen de reconquérir, dans un temps quelconque, cette noblesse qu’il regrettait, cette noblesse dont il avait dit lui-même qu’elle seule savait servir avec grâce, et qui, après tout, car il faut être juste, ne l’avait abandonné que lors de ses revers. Il fut même tenté de comprendre immédiatement dans sa pairie nouvelle, un grand nombre d’anciens nobles, et ce ne fut qu’après une hésitation longue qu’il s’écria, non sans tristesse : « Il faudra pourtant y revenir une fois ou une autre, mais les souvenirs sont trop récents : ajournons cela jusqu’après la bataille ; je les aurai bien, si je suis le plus fort : en attendant, laissons une porte ouverte ; après quelques façons, ils finissent toujours par entrer. »

Lettre VI. Impressions fâcheuses que les vices de l’Acte additionnel produisirent sur l’opinion. §

Je crois avoir présenté à mes lecteurs l’énumération complète des vices qui devaient décréditer l’acte additionnel ; de ces vices, les uns ne peuvent s’attribuer à aucun des hommes qui furent consultés sur sa rédaction ; les autres furent l’effet naturel de la précipitation, du défaut du temps et de la difficulté des circonstances.

Sous le rapport des principes, cette constitution, bien qu’imparfaite, n’était inférieure à aucune de celles qu’elle semblait destinée à remplacer.

La liberté religieuse clairement reconnue, n’avait rien à craindre d’un privilège menaçant ou d’une inégalité injuste32.

La liberté individuelle était à l’abri des vexations des subalternes, plus communes et plus oppressives que celles des chefs33. Une modification prochaine était solennellement promise à ce terrible article de la constitution de l’an 8, qui aujourd’hui encore crée deux cents milles inviolables en France, depuis le garde champêtre jusqu’au ministre, et livre à l’arbitraire de ces privilégiés d’espèces si diverses, la personne et la propriété de tous les citoyens34.

Au nombre des mesures illégales, interdites à l’autorité, se trouvait l’exil, cette peine cruelle, malgré son apparente douceur, et que Bonaparte avait si capricieusement et si impitoyablement prodiguée35.

La liberté de la presse obtenait, pour la première fois, l’indispensable sauvegarde du jury36. Elle l’obtenait même, dans les cas où la peine infligée n’était que correctionnelle ; disposition importante, puisque nous voyons aujourd’hui, faute de cette garantie, les écrivains réclamer sans cesse, et quelquefois inutilement, le bénéfice des cours d’assises, et regarder comme une faveur, dans cette législation singulière, l’avantage de pouvoir se faire juger criminellement.

Que si l’on prétendait que l’obligation imposée aux auteurs de signer leurs ouvrages, nuisait à leur liberté légitime, j’observerai qu’aucune peine n’étant prononcée contre ceux qui s’affranchiraient de cette obligation, une loi ultérieure étant nécessaire, et devant subir une discussion publique dans une assemblée très indépendante, et les procès pour délit de la presse ayant toujours des jurés pour juges, l’anonyme n’aurait jamais été regardé que comme une circonstance aggravante, dans le cas seul d’un délit, et alors la disposition semble aussi juste que celle de beaucoup d’autres lois qui punissent certains crimes avec d’autant plus de rigueur, qu’ils sont plus faciles à commettre, et que le criminel court d’autant moins de risque en les commettant.

Le pouvoir judiciaire était revêtu d’une solide et réelle inviolabilité37.

Un article soigneusement rédigé écartait la possibilité de ces tribunaux militaires qui se réintroduisent, avec une facilité si désastreuse, sous toutes les formes de gouvernement, et sont les instruments favoris de toutes les tyrannies38.

Aucune levée d’hommes ne pouvait avoir lieu sans le concours de la puissance législative39. Cette précaution manque dans les constitutions mêmes qui réservent aux représentants de la nation le vote de l’impôt ; et ces deux garanties sont pourtant également nécessaires pour assurer l’économie et la paix.

L’interprétation des lois n’était pas un privilège de la puissance exécutive, et cette arme dangereuse échappait aux mains des ministres40.

Une responsabilité forte et claire était organisée, telle qu’aucun agent coupable ne pouvait s’envelopper des subterfuges d’une loi écrite, mais trouvait son accusation dans l’énergie d’une assemblée animée du sentiment populaire, et son jugement dans la conscience d’une autre assemblée moins passionnée et plus impartiale41.

La Chambre des représentants, investie de prérogatives importantes, veillait sur ces institutions protectrices, elle était trop nombreuse, et composée d’éléments trop nationaux, pour qu’on eût à redouter que la majorité de ses membres ne tombât dans la dépendance en acceptant des places, ou se laissât corrompre par des séductions plus secrètes à la fois et plus ignobles.

Une route directe, tracée à l’expression des besoins ou des plaintes, les portait rapidement et dans le public et vers le trône42. Car, bien qu’on ait reproché à l’acte additionnel de n’avoir pas rendu à la représentation nationale une initiative assez complète, tant ses adversaires d’alors étaient délicats sur les privilèges populaires, les chambres instituées sous Bonaparte, en 1815, possédaient en réalité cette prérogative autant que la chambre des communes d’Angleterre, avec cette seule différence, qu’en Angleterre le roi est obligé de prononcer son dissentiment, tandis qu’ici le silence en tenait lieu.

Telle était la nouvelle constitution de la France. Si je ne citais en sa faveur que l’autorité d’un des plus anciens et des plus purs amis de la liberté43 l’on pourrait m’accuser de chercher, pour une œuvre à laquelle j’ai coopéré, des juges parmi les hommes dont je me fais gloire de partager les principes. Mais j’irai dans les rangs ennemis, et l’éloge sera moins suspect.

M. de Chateaubriand, dans son rapport au Roi, fait à Gand, appelle l’acte additionnel la Charte améliorée, et l’on ne peut s’empêcher de sourire en voyant l’esprit de parti faire à Napoléon un crime de cette amélioration. « La nouvelle constitution de Bonaparte », dit-il à Louis XVIII, « est un hommage à votre sagesse ; c’est, à quelques différences près, la Charte constitutionnelle. Bonaparte a seulement devancé, avec sa pétulance accoutumée, les améliorations et les compléments que votre prudence méditait. » M. de Chateaubriand ajoute ailleurs : « Bonaparte s’est embarassé dans ses propres adresses ; l’acte additionnel lui sera fatal : si cet acte est observé, il y a dans son ensemble assez de liberté pour renverser le tyran. » Un autre de nos ennemis, non moins acharné, a rendu aux coopérateurs de ce projet de constitution un plus bel hommage encore. « Il est impossible », dit M. de la Bourdonnaie, dans ses propositions d’amnistie, « qu’entre les mains d’un soldat parvenu, le gouvernement ne fût pas devenu militaire et absolu, si l’armée seule eût opéré son retour ; à mes yeux, la preuve la plus évidente d’une conspiration générale de tout le parti révolutionnaire, c’est la forme du gouvernement ; c’est le pouvoir de la Chambre des représentants. »

Ainsi, laissant de côté cette hypothèse d’une conspiration, hypothèse cent fois refutée, il est donc reconnu que, lorsque Bonaparte a reparu sur les côtes de France, le résultat de cet événement pouvait être un gouvernement militaire et absolu, que c’est l’acte additionnel qui a mis obstacle à ce résultat, et que ceux qui ont contribué à le rédiger ont concouru par là à sauver la France des caprices du despotisme et du pouvoir de l’épée.

Ces avantages ne préservèrent point cette ébauche de constitution d’une désapprobation à peu près universelle. Jamais blâme ne fut plus amer, jamais censure plus unanime. Chaque article parut un piège, chaque disposition une pierre d’attente pour le pouvoir illimité. Les républicains se réunirent aux royalistes : l’exagération de bonne foi adopta les arrêts de la perfidie.

Parmi les partisans de l’ancien gouvernement de l’Empire, il y en eut aussi qui repoussèrent avec irritation ou avec frayeur ces institutions qui leur paraissaient un acheminement à la liberté. J’en connais qui, dévoués à Bonaparte, pendant son premier règne, fidèles encore dans les premiers temps de son adversité, avaient compilé pour lui des phrases sonores, et même, à l’instant de sa chute, inventé des rédactions assez nobles dans leur signification équivoque, qui, enfin, avaient salué son retour de leurs vœux secrets, et hasardé, après la réussite, l’offre de leur aide ; mais qui le déclarèrent perdu, parce qu’il transigeait avec ce qu’ils nommaient l’anarchie. Ils avaient espéré un despote, on leur offrait une constitution, ils s’éloignèrent.

Ainsi Bonaparte eut à souffrir d’une partie de sa propre école ; quand il voulut mettre ses intérêts sous la protection de la liberté, il porta la peine d’avoir sacrifié la liberté à ses intérêts, et une sévère expérience dut lui apprendre, qu’en faisant un certain degré de mal, on perd la faculté de faire le bien.

Ceux qui l’avaient secondé durent voir aussi qu’une difficulté qu’ils n’avaient pas prévue, embarrasserait leur marche, et déconcerterait leurs calculs. La défiance de la nation envers Bonaparte, ne leur avait paru qu’un heureux moyen de limiter sa puissance ; mais cette défiance était en même temps un obstacle à ce que cette nation acceptât des présents d’une main suspecte, et à ce qu’elle défendît contre l’Europe, l’homme qu’elle redoutait ; de la sorte, ce que l’on pouvait considérer comme une circonstance favorable à notre liberté intérieure, devenait, pour notre indépendance extérieure, un grave danger.

Je vis Napoléon le surlendemain de la promulgation de l’acte additionnel. Eh bien ! me dit-il, la nouvelle constitution ne réussit pas.

— C’est qu’on n’y croit guère, répondis-je, faites-y croire en l’exécutant.

— Sans qu’elle soit acceptée ! ils diront que je me moque du peuple.

— Quand le peuple verra qu’il est libre, qu’il a des représentants, que vous déposez la dictature, il sentira bien que ce n’est pas se moquer de lui.

— Il réfléchit quelques instants. Au fond, reprit-il, il y a un avantage ; en me voyant agir ainsi, on me croira plus sûr de ma force, c’est bon à prouver. Et par un motif différent du mien, mais qui conduisait au même résultat, il dicta le décret portant convocation des collèges, pour procéder à l’élection de la Chambre1.

J’éprouvai, je l’avoue, une vive joie, et je m’empressai de communiquer cette nouvelle à l’homme que j’aimais à consulter comme ma conscience.

« Enfin le décret ordonnant la réunion des députés a paru ; écrivis-je au général Lafayette : voilà donc dans trois semaines la Nation maîtresse de faire marcher la constitution. Je suppose que vous allez être élu, mon cher général, et je regarde votre élection comme un grand pas vers notre ordre constitutionnel ; j’aurai pour moi-même bien moins de moyens que si la présidence des collèges électoraux eût été conservée aux nominations de l’empereur. Mais je suis charmé que nous ayons réussi à faire restituer ce droit de plus au peuple.

Ce n’est pas que je sois sans inquiétude ; si la Chambre est fort divisée et qu’on nous envoie beaucoup d’ennemis, je crains bien des orages, mais au moins nous aurons fait notre devoir.

Adieu, cher général ; il me semble avoir un poids de moins sur le cœur depuis que je vois l’époque des élections. Oh ! si j’étais sûr que nous donnerons un beau et imposant spectacle à l’Europe ! écrivez-moi si vous êtes satisfait.

« Oui, me répondit-il, je suis très content, et j’aime à vous le dire. La convocation immédiate d’une assemblée de représentants me paraissait, comme à vous, l’unique moyen de salut. On y joint la nomination des présidents par les collèges, des officiers municipaux par les communes, et une phrase de dictature provisoire beaucoup meilleure que tout ce qui rappelle d’anciens règnes. Ceux qui ne veulent que le bien de la liberté et de notre pays, doivent convenir que cette direction est sur la ligne droite. J’aurai beaucoup plus de plaisir à m’en mêler, que je n’en aurais eu il y a deux jours. »

La convocation des assemblées représentatives qui allaient mettre un terme au silence au milieu duquel la France s’agitait, incertaine de la sincérité de l’homme encore maître du pouvoir, produisit durant quelque temps un effet salutaire. Les citoyens espérèrent que ces assemblées perfectionneraient les institutions dont les vices les avaient frappés, qu’elles réprimeraient les abus d’autorité que les dangers et surtout l’ascendant de l’habitude perpétuaient encore. Les agents secondaires devinrent plus circonspects, le langage de Napoléon lui-même moins équivoque ; et les hommes qui, en s’alliant à lui, avaient immolé à leur patrie leurs souvenirs, leurs défiances, et jusqu’à l’opinion sous quelques rapports, purent se flatter de n’avoir pas fait inutilement tant de sacrifices.

Lettre VII. Du Gouvernement des Cent Jours. §

J’ai traité des institutions établies par Bonaparte à son retour de l’île d’Elbe, c’est-à-dire, j’ai considéré le gouvernement des Cent Jours en théorie. Je veux l’examiner maintenant dans la pratique, et rechercher, d’après des faits positifs et des documents incontestables, de quel degré de liberté la France a joui, ou quel degré d’oppression elle a supporté durant cette époque. On verra, je l’espère, que les actions des hommes qui avaient essayé de rendre à cette France une constitution représentative, n’ont point été contraires à leurs principes, qu’ils n’ont ni démenti leur caractère, ni manqué à leurs engagements, et que le gouvernement qu’ils avaient consenti à servir, n’a été ni cruel ni despotique.

Avant néanmoins de commencer ce travail, je dois me prémunir contre une inculpation que la faction de 1815 et le ministère réuni à cette faction en attendant qu’elle le renverse, répètent à l’envi dans leurs journaux, en démontrant que l’autorité, durant les Cent Jours, n’a pas mérité les reproches de tyrannie qu’on lui a prodigués depuis sa chute : je dois m’attendre à être accusé de vouloir inspirer le regret du régime que je justifie : que sais-je ? peut-être serai-je compris dans la liste qu’on dresse de ceux qui conspirent pour le rétablissement de ce régime, liste qui, dit-on, s’accroît chaque jour.

En fait de dénonciation rien ne me surprend. Vingt-cinq ans de révolution m’ont assez appris à ne m’indigner d’aucune imposture, à ne m’étonner d’aucune absurdité.

Chaque époque a eu son accusation banale. Sous le directoire, quiconque n’applaudissait pas aux vexations directoriales était un ami secret de la royauté. Sous Bonaparte, réclamer contre son despotisme naissant, était un appel à l’anarchie. Aujourd’hui, l’on ne peut blâmer des ministres incapables ou perfides, sans qu’ils s’écrient que l’on médite le retour de Napoléon.

À toutes ces époques, ces accusations ont retenti, soit dans les palais, quand les maîtres de la France habitaient les palais, soit dans les rues, quand les maîtres de la France habitaient les rues ; mais à toutes les époques ces accusations étaient fausses. Sous la république, quand on se plaignait de la manière dont on était gouverné, ce n’était point la république que l’on attaquait. Les peuples sont, à juste titre, très indifférents aux formes d’organisation politique ; on se révoltait contre l’inquisition, l’arbitraire, les persécutions civiles et religieuses, exercées au nom de la république. Sous l’empire, nul ne conspirait pour l’anarchie, mais plusieurs voyaient dans le pouvoir absolu dont s’emparait un homme, le germe d’une tyrannie qui devait froisser toutes les existences, et porter atteinte à tous les intérêts. Aujourd’hui, lorsqu’on murmure, ce n’est point la monarchie, ce n’est point la dynastie régnante qu’on veut renverser ; on voudrait l’ordre et la liberté sous cette dynastie comme on a voulu l’ordre et la liberté sous toutes les autorités qui ont régi successivement la France. On veut ce qu’on voudra toujours, ce dont on n’est jamais privé par un gouvernement, sans désirer que l’obstacle cesse, ce dont la jouissance est un tel bonheur qu’elle suffit pour réconcilier les peuples à tous les gouvernements.

Il peut y avoir, dans une portion de ceux qui ont dû à Napoléon leur rang et leur fortune des souvenirs de reconnaissance. Il n’est pas donné à chacun de jouir en paix des bienfaits mendiés et de maudire le bienfaiteur dans les fers. Il y a certainement dans toutes les âmes généreuses, soulèvement et révolte à la vue des rigueurs inutiles et ignobles, qu’exerce sur un captif sans défense un gouvernement qui ne se console pas d’avoir été vingt ans humilié par lui.

Mais entre ces sentiments naturels et honorables, et le désir de voir se relever un régime qui a trompé les espérances des amis les plus sincères de la liberté, un régime que nous pouvons accuser de l’arbitraire contre lequel nous réclamons encore aujourd’hui, il n’y a rien de commun ; et quiconque n’a pas intérêt à se tromper et à tromper les autres, sera convaincu facilement que le parti libéral, qui n’est autre chose que l’organe fidèle de la Nation, veut ce qu’il dit vouloir, et ne veut que ce qu’il dit vouloir.

En effet, abordons toutes les questions avec franchise : quels sont nos deux principaux intérêts dans ce moment ? la liberté et l’indépendance.

Or, dans l’état des choses qui existe (il est inutile d’avertir mes lecteurs que je conçois cet état de choses, tel que la Charte le consacre et non tel que nos ministres l’interprètent, ou que nos novateurs veulent le refondre), notre indépendance extérieure est assurée ; notre gouvernement, s’il est constitutionnel, n’a aucun besoin de l’assistance des étrangers, cette assistance lui est superflue, s’il reste dans la sphère de la Charte ; mais elle lui devient insuffisante, s’il en sort. Certes, ce n’est pas l’Allemagne avec ses landwehrs dissoutes, ses peuples mécontents, son opinion publique soulevée ; ce n’est pas l’Angleterre avec sa dette et ses radicaux ; ce n’est pas l’Espagne, telle que l’absence des cortès et la présence de l’inquisition l’ont faite, qui serviraient de base à un trône français que la France n’appuierait pas.

Quant à notre liberté intérieure, je conviendrai sans déguisement que beaucoup d’autorités, les unes légalement reconnues, les autres étrangement tolérées, semblent de nouveau conspirer contre elle ; mais il m’est démontré que ces autorités sont heureusement trop faibles pour réussir dans leurs projets. Notre gouvernement est précisément dans la position où doit se trouver un gouvernement pour qu’une nation devienne libre. Il est fort s’il s’identifie aux intérêts nationaux, il est impuissant et sans ressources s’il essaye de s’en séparer.

Contemplons un instant nos ministres, depuis qu’ils se sont lancés dans la route des innovations anticonstitutionnelles. Que d’hésitation, que de craintes, que d’équivoques ! quel mélange de violence et de pusillanimité ! d’un seul regard la Nation les arrête, ils veulent en vain se retrancher derrière le trône, elle ne s’y trompe pas. Elle sépare tout ce qui doit être séparé, elle sait que le trône ne peut rien vouloir qui soit contraire à l’intérêt public, parce que le trône n’a point d’intérêts privés ; les ministres seuls ont des intérêts de cette nature, et l’instinct admirable de la France rejette sur eux tout ce qui leur appartient. Elle prend la défense de la couronne contre ses propres agents, et au milieu de la lutte la couronne demeure intacte et sacrée.

Nul ne saurait sans doute prévoir ce qui peut résulter d’une longue suite de fautes grossières : l’impéritie et l’obstination l’emportent trop souvent sur les meilleures chances ; mais le vœu de tous les bons citoyens, de tous les hommes éclairés, doit être que ces fautes ne nous conduisent à aucun bouleversement. Je n’en connais aucun qui ne soumît nos affaires domestiques, je ne dis pas à la force étrangère, le temps en est passé, mais à l’influence de l’étranger, que je redoute plus que sa force. Dans toutes les combinaisons qui se présentent à mon esprit, je vois cette influence se glissant jusqu’à nous sous le nom d’alliance, de protection, de rapports de famille, et ces prétextes spécieux serviraient aux cabinets de l’Europe pour nous rendre ou leurs instruments, ou leurs subordonnés, ou leurs tributaires.

Comme citoyen, comme ami de la liberté et de la France, je ne puis admettre rien de pareil.

Je ne songe donc nullement, en embrassant la défense du passé contre des exagérations calomnieuses, à faire prévaloir le passé contre le présent, ou, pour mieux dire, contre l’avenir, que ce présent nous permet d’espérer. En justifiant les Cent Jours d’imputations absurdes et fausses, ce n’est point le règne des Cent Jours que je voudrais ramener ; je désire tout ce que j’ai désiré toute ma vie, ce qui me semblait il y a trois mois à peu près obtenu, ce que j’aime encore à croire que nous obtiendrons, la jouissance de toutes les libertés que la nation a droit de posséder, avec l’affermissement de tous les pouvoirs légaux qui existent, et qui, renfermés dans leur sphère marquée, sont indispensables à la durée même de nos libertés.

J’ai dû dire ces choses pour ne pas fournir de nouveaux sujets de déclamation à un parti violent qui invente, et à un ministère qui accrédite des bruits mensongers. Maintenant j’entre en matière.

Je commencerai par reconnaître que les premières mesures adoptées par Napoléon n’étaient nullement propres à rassurer les esprits impartiaux et modérés ; le rétablissement des lois sur les émigrés, la liste de proscription de treize personnes, la création de sept lieutenants généraux de police, avec des pouvoirs presque illimités, l’expulsion de la maison du Roi, les peines prononcées contre les fonctionnaires qui avaient pris part à des rassemblements en faveur de la cause royale, peines entachées de rétroactivité, puisque ces rassemblements étaient antérieurs à la fuite de la cour, tous ces actes étaient illégaux, arbitraires, tyranniques ; mais il faut remarquer la date où ces mesures furent prises ; elles sont toutes de la fin de mars ou des quatre premiers jours d’avril. Or, parmi ceux qui s’étaient réunis à Bonaparte, les uns n’avaient pas encore pris cette résolution hasardeuse ; les autres n’avaient pas eu le temps de prononcer leur opposition. Le rétablissement des lois sur les émigrés et la liste de proscription de treize personnes, sont du 23 mars ; l’expulsion de la maison du Roi, du 25 ; la création des sept lieutenants généraux de police, du 28 ; les peines contre les rassemblements armés sont du 4 avril.

Dès lors cependant tous les hommes que les circonstances autorisaient à se constituer les organes de l’opinion publique, frappaient de leur réprobation ces retours scandaleux vers la tyrannie. J’ai rappelé rapidement, dans une de mes Lettres précédentes, les discours des ministres réunis, la déclaration du Conseil d’état, les adresses de l’Institut, de la Cour de cassation, de celle des Comptes et du Conseil municipal de Paris ; mais il me semble utile de revenir sur quelques-unes de ces adresses ; elles indiquent d’une manière précieuse l’esprit du moment ; ce sont des monuments qu’on ne peut détruire, et qu’il est bon de conserver comme sujet naturel de plus d’une comparaison instructive.

« Vous êtes appelé, disait à Napoléon le Conseil d’état, à garantir de nouveau par des institutions tous les principes libéraux ; la liberté individuelle et l’égalité des droits ; la liberté de la presse et l’abolition de la censure ; le vote des contributions et des lois par les représentants de la nation légalement élus ; les propriétés nationales de toute origine ; l’indépendance et l’inamovibilité des tribunaux ; la responsabilité des Ministres et de tous les agents du pouvoir. »

« Point de guerre au-dehors, si ce n’est pour repousser une injuste agression, disaient les ministres qui venaient d’être nommés ; point de réaction au dedans, point d’actes arbitraires, sûreté des personnes, sûreté des propriétés, libre circulation de la pensée, tels sont les principes que vous avez consacrés. »

« Vous allez, disait l’Institut, nous assurer l’égalité des droits des citoyens, l’honneur des braves, la sûreté de toutes les propriétés, la liberté de penser et d’écrire, enfin une constitution représentative. »

Ainsi, tous les alentours de Bonaparte cherchaient à l’enchaîner, en supposant des promesses qu’il n’avait pas faites, en invoquant des engagements qu’il n’avait point contractés, mais qu’on lui rendait impossible de désavouer. Chaque mot prononcé par eux était une protestation contre la puissance qu’il avait jadis exercée, et cette protestation s’adressait à un homme encore investi de la dictature.

Cette tendance universelle avait subjugué tous les esprits. Des orateurs habitués depuis dix années à célébrer le pouvoir absolu, et qui sont revenus à cette habitude dès qu’ils ont pu croire que l’occasion de la reprendre leur était rendue, parlaient, comme tout le monde, le langage du patriotisme. Avertis par instinct que l’opinion était la plus forte, ils se rangeaient naturellement du côté de l’opinion. Après avoir décrit leurs transports d’allégresse à la nouvelle du retour de Napoléon, MM. Pardessus et Delvincourt le remerciaient d’avoir promis des institutions fondées sur la liberté et l’égalité des droits, et s’engageaient à jeter dans le cœur de la jeunesse les semences de ces idées libérales qui finissent toujours, disaient-ils, par triompher de tous les obstacles.

Ce n’était pas sans surprise et sans peine que Bonaparte écoutait le nouveau langage adopté par ceux qui l’entouraient. Il n’entrait qu’avec répugnance dans la route inusitée que lui traçaient l’expression de leurs vœux et la déclaration de leurs principes.

Sous ce rapport, ses proclamations, ses réponses, les préambules de ses décrets sont curieux à lire ; l’on y remarque un changement graduel, une marche progressive vers des idées constitutionnelles. De fréquents, mais inutiles retours à d’anciennes habitudes d’arbitraire, ne prouvent que plus clairement que ces modifications tenaient moins à une volonté personnelle qu’à l’empire des circonstances, qui faisaient plier cette volonté.

Les premières proclamations de Bonaparte ne parlent ni de liberté ni de constitution. Il promet aux soldats la gloire et les richesses, au peuple la proscription et la punition des nobles. Il répond aux discours des ministres, du Conseil d’état et de l’Institut, qu’il agrée les sentiments qu’on lui montre ; mais il ne corrobore point, en les répétant, les engagements qu’on le remercie de prendre ; et le lendemain, il s’adresse à ses soldats dans un langage purement militaire. Ce n’est que dans le préambule de son acte additionnel qu’il donne des promesses positives, il les réitère dans le décret du 30 avril, par lequel il convoque les collèges pour l’élection de leurs députés ; mais il ajoute une restriction qui trahit une inquiétude naissante, et jette un coup-d’œil de regret sur les constitutions de l’empire3. Enfin, à l’ouverture des Chambres, il déclare abdiquer la dictature, et commencer la monarchie représentative : de la sorte, par l’effet du travail persévérant de ceux qui l’environnent, il passe d’un pouvoir sans borne à une puissance toujours plus limitée. Aussi je montrerai dans la lettre suivante, que les ordres rigoureux furent éludés, les mesures vexatoires adoucies. Le caractère de Napoléon, au sommet de la hiérarchie, et le zèle de quelques agents dans les rangs inférieurs, portèrent parfois atteinte aux formes protectrices et aux droits des citoyens ; mais les vexations ne furent ni générales ni durables. Les hommes qui entouraient le pouvoir, bien qu’ils fussent ainsi que lui menacés par l’Europe entière, ne cessèrent de protester contre toute violation des règles, toute suspension des lois, et leurs protestations furent écoutées.

Lettre VIII. Continuation de l’exposé du gouvernement des Cent Jours. §

La liberté de la presse est menacée ; il se peut qu’elle nous soit de nouveau ravie. Le ministère, au lieu de réclamer des lois répressives contre la licence, demande la censure. Nous n’aurons donc plus, dans peu de jours, peut-être ni le droit d’émettre nos opinions avec franchise, ni celui de raconter les faits sans déguisement. L’histoire, aussi bien que la pensée, importune des ministres revêtus d’un pouvoir arbitraire. Ils ont besoin de mutiler l’une et d’étouffer l’autre.

En conséquence, je rassemble à la hâte les preuves des assertions contenues dans ma dernière lettre. En retraçant les mesures vexatoires qui signalèrent le gouvernement de Napoléon, après sa victoire du 20 mars, j’ai affirmé que ces mesures restèrent pour la plupart sans exécution. La démonstration de cette vérité m’est aujourd’hui facile ; mais, sous l’empire de la censure, elle me deviendrait peut-être impossible. Heureusement l’imprimerie a cet avantage, que l’arbitraire, qui peut s’opposer à ce que la vérité paraisse, se brise contre elle quand elle a paru.

Je veux néanmoins repousser d’avance des interprétations insidieuses et de perfides insinuations. J’écris dans cette occasion, comme toujours, sans intention secrète et sans arrière-pensée. Pourvu que ce qui existe dure, ce qui existe me paraît préférable à ce qui existait. De ce que les Cent Jours ne furent pas une époque de tyrannie et de servitude, il n’en résulte point qu’on doive aspirer à voir reparaître les Cent Jours. Dire qu’à force de soins, de persistance et de courage, quelques hommes parvinrent à dominer le caractère le plus inflexible et les dispositions les plus despotiques, il ne s’ensuit pas que ces dispositions despotiques et cet inflexible caractère puissent être l’objet des désirs ou des regrets de quiconque n’est pas insensé. L’attachement à la monarchie constitutionnelle est compatible avec la justice envers d’autres époques ; et, pour donner des gages de sa fidélité au présent, je ne pense pas, comme certaines gens, qu’il soit nécessaire de calomnier le passé.

À peine arrivé sur le sol français, Napoléon signala son nouvel avènement au pouvoir par plusieurs mesures violentes et tyranniques. Les principales furent : le rétablissement des lois contre les émigrés, la liste de proscription de treize personnes, la création de sept lieutenants généraux de police, l’expulsion de la maison du Roi, jointe au serment prescrit aux gardes du corps, enfin, les peines rétroactives portées contre les rassemblements armés.

Le rétablissement des lois qui frappaient les émigrés, étaient en 1815, d’une injustice évidente. Les évènements de 1814 avaient prononcé par le fait une amnistie générale. Tous les émigrés y étaient compris. Revenir contre une amnistie est toujours dans l’autorité un attentat subversif de la sûreté publique. Bonaparte exhumant des crimes qu’une amnistie avait effacés, sapait tous les principes qui doivent servir de base aux associations humaines.

Ce premier acte de son règne fut donc une violation de tous les principes ; mais il arriva ce qui arrive toujours chez les nations éclairées, quand l’opinion peut se manifester ; elle vint se placer entre l’oppresseur et les victimes, et l’effet, heureusement, ne répondit pas à la menace.

Ce décret illégal motiva, dans quelques départements, d’injustes séquestres. Il donna lieu à des vexations de détail, que je suis loin d’excuser ; mais je ne crois pas qu’on trouve un seul émigré frappé par la rigueur des lois que Bonaparte avait ressuscitées. Les individus contre lesquels ces lois étaient dirigées, restèrent en paix dans la capitale, et si leur liberté ou leur sûreté furent moins respectées dans les provinces, il est doux de penser que les persécutions furent assez légères, et que le sang d’aucun d’entre eux n’a coulé.

On peut en dire autant de cette liste de proscription de treize personnes, dressée par Bonaparte contre des hommes qu’il avait longtemps comblés de ses faveurs. En vain représenterait-on pour justifier cet abus de pouvoir, emprunté des époques les plus désastreuses de nos troubles, que ces hommes avaient manqué aux devoirs de la reconnaissance ; qu’après avoir secondé Napoléon dans les entreprises mêmes qui, en soulevant contre lui les amis de la liberté et de la justice, avaient préparé sa perte, ils s’étaient montrés depuis sa chute ses ennemis les plus acharnés. Toute liste de proscription ébranle la société jusqu’en ses fondements ; le gouvernement qui proscrit compromet son titre, et d’autorité tutélaire devient faction victorieuse, destinée à perdre les fruits d’une victoire qu’ elle déshonore ; mais de ces treize personnes, aucune ne fut atteinte ; et qu’on ne dise pas qu’elles durent leur salut à leur éloignement de France. M. de Vitrolles fut au pouvoir de Napoléon pendant trois mois, et certes l’usage qu’il a fait et qu’il fait encore depuis quatre ans de sa liberté reconquise, prouve qu’aucun mauvais traitement n’avait affaibli ses forces physiques et ses facultés morales.

Le serment prescrit aux gardes du corps et aux officiers de la maison du Roi, blessait en eux ce qu’il faut le plus respecter, la conscience. Mais les ministres, sur la plus simple demande, les dispensaient de ce serment. C’est un fait dont à cette époque j’obtins personnellement la preuve. Un garde du corps que je connaissais à peine, recourut à moi dans cette circonstance44. J’ai toujours compris, j’ai toujours approuvé tous les scrupules. Je n’eus qu’un mot à dire au duc d’Otrante ; et celui pour qui j’avais réclamé, fut affranchi de l’engagement qui lui répugnait.

Un lieutenant de police, dans les départements de l’Ouest, prit contre les nobles un arrêté qui retraçait la loi des otages et le régime de la terreur. Aussitôt, de toutes parts, de vives réclamations s’élevèrent ; je ne fus pas le dernier à faire entendre ma voix. J’écrivis au ministre de la police pour lui peindre tout mon désespoir, mon impossibilité de rester attaché au gouvernement qui se permettait de telles mesures, ma volonté de me retirer. « Je viens de lire, me répondit le Ministre, l’arrêté dont vous me parlez. Je ne puis vous exprimer l’impression qu’il m’a faite. Vous en jugeriez facilement, si vous aviez connaissance des rapports que j’ai remis à l’Empereur, et des mesures que je lui ai proposées. Les départements de l’Ouest ont encore plus besoin que les autres d’une justice régulière et du respect des lois. Les mesures violentes, loin de vaincre les résistances, en font naître de nouvelles et leur donnent plus de force. Continuez votre ouvrage ; ne vous découragez pas ; venez me parler. » Je livre cette lettre pour ce qu’elle est, quant au duc d’Otrante ; mais je la cite comme preuve de l’esprit qui dirigeait alors son administration. L’arrêté du lieutenant de police ne fut jamais exécuté45.

Un rapprochement me frappe. Lorsque depuis la seconde restauration, le ministère de Louis XVIII présenta une loi contre les cris et les actes séditieux, les royalistes exagérés s’indignèrent de sa douceur, qu’ils nommaient faiblesse. Comparons cette loi avec le décret le plus sévère qui ait été promulgué pendant les Cent Jours. Je vois dans le décret impérial du 9 mai 1815, que l’enlèvement du drapeau tricolore est puni par un emprisonnement d’un mois à deux ans, et par une amende assez légère. Je vois dans la loi du 9 novembre 1815, que le même délit commis contre le drapeau blanc attire la déportation sur le coupable. Ainsi, deux ans de prison au plus étaient prononcés sous le régime qu’on peint de couleurs si terribles, contre un crime qui était puni, il y a peu de temps, de la déportation, de cette peine pire que la mort, comme l’a dit dans la discussion l’un des ministres qui l’a jadis noblement encourue et courageusement supportée. Le décret impérial condamne ceux qui arboreraient un autre signe de ralliement que la cocarde prescrite, à une année de prison. La loi du 9 novembre les frappait d’une détention qui pouvait être de cinq années, et d’une amende qui pouvait s’élever â 20000 fr. ; 500 fr. étaient l’amende la plus forte durant les Cent Jours, et 20000 fr., c’est-à-dire, la ruine de la plupart des condamnés, ont à peine paru suffisants à la Chambre de 1815.

Un journal qu’on n’accusera pas de partialité pour le régime établi par le 20 mars46, porte à cent douze le nombre des individus arrêtés alors, et traduits en jugement pour des opinions hostiles, des distributions de libelles et des nouvelles prétendues fausses. Cent douze individus sont trop ; un seul est trop, dès qu’il n’y a pas de crime ou que le crime n’est pas prouvé. Mais cent douze personnes arrêtées ou poursuivies dans toute l’étendue de la France, pendant trois mois, au milieu de la guerre civile et de la guerre étrangère, cent douze personnes, dont aucune n’a été condamnée ni exécutée, ne constituent pas une terreur sanguinaire. Croit-on qu’il n’y ait eu en France, après la victoire de juillet, quand tout était soumis, résigné, désarmé, que cent douze citoyens détenus en vertu de la loi du 29 octobre ?

Pour justifier de l’imputation de despotisme le dernier gouvernement de Bonaparte, tel qu’il était sorti de la main des hommes qui avaient consenti à s’y rallier, il suffirait de rappeler à quel excès la liberté de la presse fut portée. Les Ministres de Napoléon la respectèrent jusqu’à l’exagération. Les provocations à l’assassinat du chef de l’État s’imprimaient avec les noms des auteurs et des libraires. La légalité de son titre au trône était contestée dans les feuilles périodiques. Les écrivains qui, plus tard, ont représenté cette époque comme un temps d’oppression et d’esclavage, attestaient par leur licence la liberté dont ils jouissaient. Toutes les proclamations de Gand, tous les manifestes des étrangers, étaient insérés dans les journaux. M. de Kergorlay qui, depuis, dans une discussion trop célèbre, proclama l’État en péril, parce qu’un prisonnier s’était dérobé à l’échafaud, distribuait ouvertement sa protestation contre le pouvoir qui régnait alors47, et il vivait tranquille. M. Lainé défendait aux Français d’obéir à l’autorité nouvelle, et appelait de la sorte sur sa tête, avec une intrépidité peu mesurée, toute la vengeance d’un vainqueur qu’il poursuivait de ses invectives jusque sur le trône48 ; il demeurait néanmoins en sûreté dans sa retraite près de Bordeaux.

C’était en rappelant ces publications, qui certainement excédaient toute liberté constitutionnelle de la presse, qu’un auteur anglais, zélé partisan de cette liberté, et que les Torys accusent de jacobinisme, s’exprimait de la manière suivante : « Il faut avouer que nos idées anglaises, sur les droits de publier sa pensée, ne s’étendent pas à la manifestation d’opinions relatives à la légitimité du monarque qui occupe le trône, et que si nos lois positives n’interdisent pas formellement la discussion de questions pareilles, l’existence même de notre monarchie la rend si peu vraisemblable, qu’un sujet britannique qui oserait se la permettre, devrait tenir sa plume d’une main et son épée de l’autre. »49

L’on ne citera pas, durant le dernier règne de Bonaparte, un seul exemple d’un ouvrage supprimé, d’un libelliste arrêté pendant quatre jours. Des journalistes qui avaient imaginé de répandre, au moment où Napoléon partait pour l’armée, que les insurgés de la Vendée avaient remporté une victoire complète, furent, il est vrai, dénoncés à la tribune, et détenus trois fois vingt-quatre heures ; mais, remis en liberté après cette captivité passagère, ils ne subirent aucune poursuite, et recommencèrent leurs hostilités.

Le zèle trop inquiet d’un magistrat subalterne fit saisir, à l’insu du gouvernement, un volume du Censeur, dans lequel le retour de Bonaparte, la validité de son titre, que l’auteur attribuait à l’assentiment tumultueux de l’armée, sa prétention d’exercer l’empire en vertu de ses anciens droits, sans les faire sanctionner de nouveau par le peuple, étaient examinés avec une justesse parfaite, mais aussi avec une hardiesse étonnante. Aussitôt deux conseillers d’état s’élevèrent contre cette saisie illégale. Ils lurent à Napoléon tout ce qu’on alléguait contre lui déclarèrent que ces allégations ne contenaient rien de contraire aux lois, et, après une courte résistance, et quelques délais qui étaient l’ouvrage des autorités inférieures, obtinrent que le livre supprimé serait remis à ses auteurs, et que sa libre circulation n’éprouverait plus d’obstacles. J’étais l’un de ces conseillers d’état ; l’autre était le malheureux Regnault de Saint-Jean-d’Angely, le protecteur de la plupart de ceux qu’on voit aujourd’hui se partager la puissance, et parmi lesquels, dans ses adversités, il n’a pas trouvé un seul défenseur.

Si les membres du dernier gouvernement de Bonaparte pouvaient être accusés d’avoir penché vers un extrême, ce serait vers l’excessive indulgence. Tous les actes d’hostilité du parti contraire étaient tolérés, respectés, encouragés. Leurs adversaires leur faisaient l’honneur de s’abandonner devant eux à toutes leurs espérances. La destruction du gouvernement, la mort violente de son chef, étaient les sujets habituels de leurs entretiens publics. Plus d’une fois j’ai discuté ces projets avec eux, sous les rapports de la morale, de la justice et de l’avantage de la France, sans qu’eux ni moi nous eussions la pensée qu’une indiscrétion, je ne dis pas volontaire, mais fortuite, pût les compromettre. Rendant hommage à la liberté de paroles et d’actions, qui est inhérente au temps de troubles, les hommes des Cent Jours avaient introduit dans la guerre civile une loyauté chevaleresque, dont on profitait sans l’observer envers eux. Excelmans, Grouchy, de combien de compagnons d’armes n’avez-vous pas protégé l’émigration ! combien de transfuges arrêtés n’avez-vous pas couverts du bouclier de votre faveur et de votre gloire ! Et quand vos noms furent portés sur les listes fatales, aucun d’eux n’éleva sa voix pour vous défendre ! Si vous fussiez devenus la proie de vos ennemis, ceux que vous aviez préservés auraient formé peut-être les commissions militaires qu’on eût rassemblées pour vous juger ; et vos juges auraient profité de la vie que vous leur aviez laissée, pour prononcer votre arrêt de mort.

Prétendra-t-on que les adhérents de Napoléon sentaient combien son trône était chancelant, et ne voulaient pas, comme autrefois, prendre la solidarité de sa tyrannie ? Verra-t-on dans leur modération, que j’appellerais presque obstinée, de la timidité ? Les hommes qui, pour sauver leur pays, s’étaient mis en lutte avec toute l’Europe, n’étaient pas timides. Mais qui ne sait d’ailleurs que les soutiens des gouvernements faibles sont toujours disposés à conseiller la violence ? La preuve serait aisée à produire. Si ceux qui s’étaient ralliés autour de Bonaparte n’avaient consulté que l’intérêt de leur conservation, la violence était pour eux la route la plus sûre ; ils pouvaient combiner les ressources encore immenses de l’esprit militaire avec les moyens désespérés des fureurs démagogiques. C’était en repoussant ces puissants et terribles auxiliaires, que le gouvernement impérial se créait des dangers. Est-ce donc un faible mérite dans un parti que d’immoler son avantage immédiat, manifeste, à des considérations d’ordre public, de moralité et de justice ?

Telle fut cependant la conduite de ces hommes qu’on a si longtemps calomniés, diffamés, proscrits. Ils n’ont voulu que l’indépendance et la liberté de leur patrie : en essayant d’une main de repousser l’étranger, ils ont de l’autre essayé d’enchaîner le despotisme. Aussi l’opinion, même asservie, n’a jamais cessé de leur rendre justice. Elle a vu en eux ses défenseurs dans des temps d’orage, et maintenant elle voit en eux les meilleurs soutiens du trône constitutionnel, autour duquel ils sont à jamais ralliés, parce que la constitution, si elle est respectée, leur assure ce qu’ils ont désiré toujours, ce qui fut le but de tous leurs efforts, le règne des lois et la consolidation des garanties.

Notes §

Première note. §

Page 2. - « Leur était-il permis de se rallier à Bonaparte ? »

Il est assez curieux, je dirais presque, si l’expression pouvait être admise quand il s’agit d’une chose grave, il est amusant, d’observer les subtilités et les sophismes qui servent à créer des doctrines au profit des intérêts personnels. La plus remarquable de ces doctrines est peut-être celle qui établit une distinction entre la légalité du gouvernement impérial jusqu’en 1814, et l’illégalité de ce même gouvernement en 1815. Le motif qui rend cette distinction chère à beaucoup de gens n’est pas difficile à reconnaître. À la première époque, ils étaient au nombre des serviteurs de Napoléon : l’avoir servi leur paraît tout simple. À la seconde époque, ils se sont éloignés de lui : s’en être rapproché leur semble coupable. Dans les deux cas, ce qui les détermine, c’est le besoin de prouver qu’ils ont eu raison. Mais ce n’est point ce qu’ils ont besoin de prouver qui nous intéresse, l’important est d’examiner les raisonnements qu’ils donnent pour des preuves.

Si je voulais envisager la question sous le rapport moral, je dirais d’abord qu’il y a sans doute toujours du mérite à servir sa patrie, dans la prospérité comme dans la détresse ; mais certes il y avait moins de dévouement à s’attacher au conquérant du monde, vainqueur et maître de l’Europe entière, qu’à se réunir à un gouvernement faible, menacé, qui défendait le sol français contre la coalition de tous les rois et de tous les peuples.

Je laisse toutefois de côté cette considération, qui n’est pas sans force, pour examiner le principe même de la doctrine que je veux combattre ; et pour confondre mes adversaires, je me place sur leur terrain.

Quel a, dans leur système, été le tort de ceux qui ont servi Bonaparte en 1815 ? D’avoir accepté des fonctions sous un usurpateur. Mais Bonaparte était-il, à leurs yeux, moins usurpateur en 1814, en 1812, en 1808 ? Il était, disent-ils, reconnu par l’Europe. Il ne l’était point par Louis XVIII. Ce prince avait repoussé toutes les propositions qui tendaient à impliquer sa renonciation au trône. La reconnaissance d’un usurpateur par les gouvernements étrangers suffirait-elle pour anéantir les droits d’un roi légitime ? Cette question, résolue affirmativement, nous conduirait bien loin. Ce serait, en d’autres termes, attribuer aux étrangers la faculté qu’on met tant d’intérêt à refuser au peuple. La Russie, l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche, auraient pu déposer un monarque français ; car en reconnaître un autre à sa place, c’était le déposer. La raison, la justice, l’indépendance réciproque dont tous les états doivent jouir, l’orgueil national enfin, se révoltent contre cette prétention.

Si cependant elle est rejetée, comme elle doit l’être, il en résulte que l’assentiment de l’Europe entière n’a pu conférer à Napoléon avant 1814 aucune légitimité : mais alors le refus unanime de cette même Europe n’a pu avoir l’effet de rendre son pouvoir plus illégitime en 1815. Si, en débarquant au golfe Juan, il était un usurpateur, il l’était de même en 1810, quand il épousait la fille des Césars ; car, aux deux époques, l’ancienne dynastie existait encore ; le chef de cette dynastie protestait contre l’atteinte portée à ses droits, et la détermination des autres puissances ne pouvait les invalider. Que si, malgré l’existence de l’ancienne dynastie et les protestations de son chef, Bonaparte était un souverain légitime lorsqu’il s’unissait à une archiduchesse autrichienne, il ne l’était pas moins en 1815 ; car, encore une fois, ce n’est pas dans l’arrêt de l’étranger que peut reposer la sanction de la légitimité française.

Il s’ensuit que si les hommes qui ont pris part à son gouvernement durant les cent jours sont complices de son usurpation, ses instruments de 1801 à 1814 en sont également complices ; et que si, au contraire, ces derniers sont irréprochables, les premiers n’ont pas été criminels.

On sent bien que, dans tout ceci, je ne raisonne pas d’après mes principes ; mais je veux démontrer que, d’après ceux mêmes de nos accusateurs les plus violents, la distinction qu’ils ont inventée, entre l’empire et les cent jours, ne saurait être admise. Tout ce qui a servi Napoléon, quelle que soit l’époque de ces services, est également coupable ou également innocent ; et ce n’est que par un sophisme absurde qu’on veut échapper à une proscription de quatorze années, pour en invoquer une de trois mois.

Deuxième note. §

Page 3. - « La haine universelle contre la noblesse prêtait à Bonaparte un appui redoutable. »

Certaines gens croient que, si on ne parlait pas de ce qui est, ce qui est ne serait pas ; ils feraient volontiers brûler comme incendiaires ceux qui avertissent que le feu va prendre. Dire que, dans notre état social actuel, les nobles ne sont pas l’objet de l’affection populaire, c’est, à les entendre, vouer une classe à la proscription ; et l’un de nos écrivains les plus distingués, M. Guizot, s’est vu dénoncer comme un artisan de guerres civiles, pour avoir signalé les deux nations que séparaient en France, avant la révolution, des privilèges oppressifs, et que divisent encore aujourd’hui des prétentions hostiles.

Jamais vérité néanmoins ne fut plus démontrée ; et s’il y avait dans l’ouvrage du publiciste éclairé que je viens de citer, une imperfection ou une lacune, la cause en serait à ce que le but de son livre n’était pas de développer cette vérité dans toute son étendue, et d’en déduire toutes les conséquences. Mais la moindre connaissance de l’histoire suffît pour nous convaincre que les peuples civilisés de l’Empire romain ayant été asservis par les hordes barbares du nord, les calamités de cet asservissement et le souvenir de ces calamités ont établi une différence fondamentale entre la doctrine des politiques anciens et celle des politiques modernes sur l’organisation des sociétés. Cette différence a eu son effet, comme toute idée dominante doit avoir le sien ; et un obstacle nouveau et longtemps insurmontable s’est opposé à l’établissement de toute liberté réelle en Europe.

Presque tous les hommes d’état et les philosophes de l’antiquité voulaient concentrer le pouvoir entre les mains des classes supérieures, et plaçaient la naissance, c’est-à-dire la noblesse, au nombre des titres valables sur lesquels devait se fonder la suprématie de ces classes. Aristote exige cette condition, même dans une démocratie bien constituée.

Au contraire, depuis la renaissance des lumières, dans les temps modernes, les défenseurs de la liberté n’ont jamais cru que son triomphe, et surtout sa durée, fussent possibles, sans la destruction des causes prédominantes. Ils n’ont vu que des victimes qu’il était indispensable de sacrifier, là où les anciens n’apercevaient que des guides. C’est que ceux qui, depuis le quinzième siècle jusqu’à nos jours, se sont élevés ou ont écrit en faveur de l’égalité, ont agi ou parlé comme les descendants des opprimés contre les descendants des oppresseurs.

Chez les anciens peuples autochtones, ou du moins tellement confondus avec les colonies qui les avaient policés sans les asservir, qu’on ne pouvait distinguer dans la masse commune les parties hétérogènes, l’inégalité des rangs n’avait eu d’origine qu’une supériorité soit physique, soit morale. On sent que je ne parle pas des esclaves, qui ne doivent être comptés pour rien dans le système social de l’antiquité. Les nobles, chez les anciens, étaient une classe de compatriotes parvenus à des richesses ou à une considération supérieure, parce que leurs aïeux avaient bien mérité de la société naissante.

Chez les modernes l’inégalité des rangs a eu l’origine la plus révoltante, la conquête. Les peuples civilisés de l’Empire romain ont été partagés comme de vils troupeaux entre des dominateurs féroces. Les institutions européennes ont porté durant des siècles l’empreinte dégradante de la force militaire. Domptés par le fer, les vaincus ont, par le fer aussi, été maintenus dans la servitude. Leurs maîtres n’ont pas daigné déguiser par d’ingénieuses fables, ou rendre respectable par des prétentions bien ou mal fondées à une sagesse supérieure, le principe de leur puissance.

Les deux races se sont perpétuées, sans autre relation, pendant longtemps, que l’asservissement d’une part, de l’autre l’oppression. Jusqu’aux noms des vainqueurs rappelaient aux vaincus l’envahissement de leurs propriétés dévastées, le massacre de leurs malheureux ancêtres, et l’humiliation, devenue leur éternel héritage ; ou si ces dominateurs orgueilleux substituaient à leurs appellations primitives et grossières des noms indigènes et plus doux, c’étaient ceux des provinces qui leur étaient échues en partage : tout, en un mot, depuis le quatrième jusqu’au quinzième siècle, a retracé à l’Europe conquise le fléau qu’elle avait reçu du nord. L’espèce humaine a langui longtemps avant de secouer cette flétrissure. La supériorité des peuples anciens tient peut-être à cette cause. Ils marchaient, exempts de toute domination, sur une terre que n’avait foulée le pied superbe d’aucun vainqueur : les modernes ont erré sur un sol conquis ; et la race dépossédée a transmis aux races héritières de son esclavage, la haine de ses tyrans et la mémoire de ses injures. Les Romains, dans leurs citoyens illustres, reconnaissaient les descendants des fondateurs de leurs institutions les plus chères : les Français, dans leurs ducs de Normandie, dans leurs comtes de Guyenne et de Périgord, ne pouvaient envisager que les légataires avides d’avides usurpateurs.

De là ces lois atroces qui souillent les codes de la plupart des républiques du moyen âge, lois que la Convention semblait avoir empruntées de cette époque, pour en faire le ressort principal de son abominable gouvernement révolutionnaire ; de là ces anathèmes contre la noblesse, prononcés sous diverses formes par Machiavel, par Mably, et par l’énergique auteur de la brochure qu’est-ce que le tiers ? de là l’effet électrique de cette brochure dans toute la France, qui la considéra pour ainsi dire comme la révélation de la pensée commune, et parut n’avoir eu besoin que de connaître l’ennemi pour le terrasser.

Certes, en rappelant ces faits, je suis loin d’en conclure qu’on ait eu raison de confondre les nobles du dix-huitième siècle avec les conquérants du cinquième, et même avec les barons féodaux qui, durant huit cents ans, ébranlèrent les trônes et opprimèrent les peuples. J’établis seulement que les souvenirs de la conquête et de l’oppression qui s’en était suivie, avaient laissé dans les esprits des traces profondes, et que c’est à cette cause qu’il faut attribuer en grande partie l’orage qui éclata en France contre la noblesse lors de la révolution, bien que jamais peut-être, depuis le commencement de la monarchie, la noblesse n’eût été moins redoutable, moins oppressive et plus désarmée. Mais on ne punit d’ordinaire les classes puissantes des fautes qu’elles ont commises que lorsqu’elles n’en commettent plus. La raison en est simple ; elles commettent des fautes quand elles sont fortes, on les punit quand elles sont faibles.

La régénération nationale de 1789 offrait à la noblesse française un moyen d’expier les torts de ses ancêtres, et de substituer à une existence privilégiée qui touchait à son terme, une existence citoyenne où elle eût trouvé d’amples dédommagements. Sauf des exceptions que je voudrais croire nombreuses, et auxquelles je me plais à rendre hommage, elle refusa cet honorable traité. Sourde aux avertissements d’une nécessité que l’aveuglement le plus complet pouvait seul méconnaître, irritée des conseils de ses membres les plus éclairés, elle se plaça en dehors d’une nation disposée à considérer comme hostile tout ce qui mettait son orgueil à lui rester étranger ; et par ses protestations inconsidérées, par ses menaces qui n’avaient de danger que pour elle-même, elle donna plus de consistance et d’amertume à des souvenirs fâcheux, et plus de vraisemblance aux soupçons que ces souvenirs autorisaient.

On ne sait que trop ce qui s’ensuivit ; la noblesse expia chèrement son imprudence.

Cependant ses malheurs avaient eu pour elle le triste avantage de rendre ses ennemis odieux et criminels ; et après les exécrables années de 1793 et de 1794, elle aurait pu trouver dans l’excès même de ses misères, une nouvelle chance de salut.

Durant l’affreuse époque que l’histoire désigne sous le nom de règne de la terreur, la haine contre la noblesse avait été l’un des principes professés avec le plus de violence par des tyrans qui s’étaient travestis en démagogues. Une réaction naturelle jetait de la défaveur sur tous les principes qui rappelaient cette période de sang et de crimes. Honteuse des attentats de ses chefs, la nation ne demandait qu’à recevoir dans son sein et à entourer de regrets et de pitié une classe qu’on avait trop maltraitée. L’administration faible et inhabile du directoire ne pouvait lutter contre ce sentiment général. La désapprobation unanime qui entoura la loi du 3 brumaire, dirigée spécialement contre les nobles, l’horreur qui repoussa le projet de déportation de la caste entière, en fournissent la preuve.

L’avènement de Bonaparte au pouvoir ne changea rien à cette disposition ; des mesures iniques, telles que la loi des otages, bien qu’elle fût restée sans exécution, l’avaient plutôt fortifiée ; et si la noblesse, au lieu de solliciter de ce génie impérieux une volonté despotique et un bras de fer, se fût ralliée aux citoyens qui réclamaient des garanties toujours invoquées et toujours suspendues, ses membres, comme individus et comme propriétaires, se seraient assuré peut-être une place éminente dans nos naissantes institutions : mais alors de nouveau la noblesse manqua cette chance.

Elle se précipita, avec une impétuosité qu’on ne peut décrire, au-devant de la servitude ; elle apporta en pompe aux pieds d’un despotisme qui s’ignorait lui-même, toutes les traditions de la monarchie la plus absolue : on eût dit qu’elle était chargée d’enseigner l’arbitraire du régime déchu au régime qui le remplaçait.

Ce fut bien pis encore lorsque Bonaparte, enivré de flatteries et importuné des formes républicaines, eut proclamé l’empire, et modelé sa cour d’après celle des rois ses vassaux. Qui ne se rappelle et les places sollicitées avec avidité, et les missions remplies avec zèle, et les antichambres encombrées, et les alliances dont on s’honorait, bien que depuis elles soient devenues des mésalliances, et tous les appuis actuels de la légitimité, à peu d’exceptions près, réclamant alors, presque comme un privilège héréditaire, l’honneur de servir l’usurpation ? Je glisse sur ces faits présents à bien des mémoires ; car je n’accuse point, j’explique.

Bonaparte, de son côté, avait du penchant pour la noblesse. Il contemplait avec quelque joie, dans ses salons de service, la brillante cohue des serviteurs de soixante-six rois. Il trouvait, avec assez de raison, qu’ils apportaient plus d’aisance, d’habitude et d’élégance dans leurs hommages, et se croyait plus à sa place, en voyant que tant de noms historiques se sentaient si bien à la cour, quand ils étaient à ses pieds.

La noblesse commençait donc à se séparer de nouveau du peuple vers la fin de ce règne : mais la séparation n’était pourtant qu’idéale. L’instinct exercé du conquérant modérait la prédilection vaniteuse du despote. Il accordait les distinctions, mais il réprimait l’insolence ; et il n’y avait pas encore de haine contre les nobles, quoiqu’il y eût déjà de l’humeur.

Napoléon cependant pesait sur le monde ; il fut renversé. Ici, pour la troisième fois, s’ouvrait à la noblesse un avenir favorable. Elle tarda peu à le gâter. Sa joie ne parut pas motivée sur une chance de liberté rendue à la France. Ses transports ne furent pas assez tempérés par un sentiment de regret et de douleur, que l’envahissement du sol par l’étranger devait faire éprouver à des cœurs français. L’Anglais orgueilleux, le grossier Cosaque, furent reçus par cette classe presque comme des concitoyens ; et l’on put soupçonner qu’affiliés aux privilégiés de toutes les nations, elle plaçait sa patrie exclusivement dans les privilèges.

Toutefois, en adoptant avec franchise et sans restriction la charte dictée par les circonstances et donnée par le prince, ce qui, dans les principes les plus monarchiques, en faisait un pacte obligatoire surtout pour ceux qui se disent les soutiens spéciaux de la monarchie, la noblesse, rétablie dans ses titres qu’elle regrettait, possédant encore une part du territoire, eût effacé des torts perdus dans des temps de trouble et de tumulte ; et les plébéiens, ses supérieurs en nombre, l’auraient reconnue leur égale en droits.

C’est de sa conduite à cette dernière époque que j’ai voulu parler, en disant que la haine qu’elle avait inspirée au peuple prêtait, lors du 20 mars, un appui redoutable à Bonaparte. En effet, toutes les relations sociales troublées par une vanité ombrageuse et inquiète, toutes les garanties mises en péril par des réclamations à peine déguisées, l’opprobre versé sur des propriétés acquises d’après les lois, le dédain prodigué à une gloire conquise par des flots de sang et d’immortels travaux, l’insolence dans les manières, l’impertinence dans les insinuations, la prétention bizarre d’opposer la poudre des morts aux trophées des vivants, la pensée absurde que, parce que huit cent mille hommes avaient fait reculer, sans les vaincre, quatre-vingt mille guerriers épuisés d’efforts et de fatigues, quarante-cinq mille privilégiés feraient reculer cinq millions de citoyens, et les siècles écoulés le temps présent ; le besoin, pour se donner l’air habile, d’avertir toute une nation qu’on espérait la prendre pour dupe ; enfin, la réunion de toutes les idées fausses, de toutes les affectations puériles, de toutes les espérances alarmantes, avaient produit, comme je l’ai dit plus en détail dans mes lettres, une fermentation indépendante du retour de Napoléon. Il aurait pu tirer un avantage prodigieux, un parti terrible de cette fermentation. Il s’en effraya pour sa propre autorité ; et c’est à sa terreur que la France et l’Europe doivent peut-être d’avoir échappé à une jacquerie.

Cette expérience a-t-elle inspiré plus de circonspection ? C’est aux faits à répondre. Je n’ai point à m’occuper ici de ce qui s’est passé depuis 1816, et je suis heureux d’écarter une question qu’on ne résoudrait qu’en courant le risque de voir les conseils interprétés en menaces et les prophéties prises pour des vœux.

Troisième note. §

Page 4. - « Les chambres ont, dès l’origine, limité le pouvoir de Bonaparte. »

La chambre des représentants a été, depuis 1815, l’objet des accusations les plus injustes et les plus absurdes. Bien que j’aie renoncé à écrire en détail l’histoire de sa courte, mais mémorable session, je crois devoir consacrer quelques pages à réfuter des imputations que l’esprit de parti a répétées longtemps sans contradicteurs, et que l’histoire trouverait ainsi corroborées par le silence des accusés, et pour ainsi dire passées en force de chose jugée.

On a d’abord reproché à cette chambre la double illégitimité du pouvoir qui l’avait convoquée et du mandat qu’elle avait reçu.

Quant au premier point, je veux dire l’illégitimité de Bonaparte en 1815, je n’ai rien à ajouter aux explications que j’ai données dans une note précédente.

Quant au second, il est impossible d’exiger d’un peuple de ne pas pourvoir à sa sûreté, lorsque, volontairement ou forcément, son gouvernement l’abandonne. Il doit organiser des pouvoirs, former des assemblées, déposer entre les mains des hommes les plus dignes de sa confiance, les moyens d’ordre et de liberté qui lui restent. Toute la question se réduit donc à ceci : dans les circonstances où se trouvait la France, et dans l’intérêt qu’elle avait évidemment à opposer la force morale d’une assemblée à la dictature d’un conquérant, les citoyens devaient-ils repousser cette ancre de salut, et offrir leur patrie en holocauste à une légitimité absente ?

Mais une autre objection a été faite. En accordant aux Français le droit de nommer des fondés de pouvoir, chargés de les sauver de l’abîme, sans en attendre la permission qui ne pouvait leur venir de l’étranger, ont-ils profité réellement de cette faculté ? et le nombre de ceux qui ont refusé de s’en prévaloir n’a-t-il pas été tellement considérable, qu’une minorité presque imperceptible n’a pu donner à ses choix de la validité ?

Cette difficulté serait plus embarrassante que les deux premières, si les faits sur lesquels elle repose n’avaient été fort exagérés.

Des hommes dont la véracité ne saurait être suspecte, puisqu’ils se sont montrés d’ardents ennemis de Bonaparte, ont prouvé par des calculs exacts que le nombre des électeurs, dans les villes les plus populeuses de France, si l’on excepte Marseille et Bordeaux, n’a point été aussi faible qu’on l’a prétendu. On peut consulter à ce sujet la lettre de M. Roy sur les élections du département de la Seine, dans le journal général de la France du 14 août 1815. Cette lettre, qui était un acte honorable de courage dans la circonstance où elle fut écrite, en réponse à une note ministérielle insérée officiellement dans le Moniteur, dissipe tous les doutes qu’on a élevés sur le concours des citoyens de Paris à la nomination de leurs mandataires dans la chambre des représentants ; et cette lettre est remarquable encore sous un autre rapport : elle constate qu’on a pu vouloir que la France eût une représentation nationale sous Bonaparte, sans être attaché à sa personne et sans approuver son gouvernement.

Ce que M. Roy disait des électeurs de Paris s’applique à la grande majorité de ceux du royaume.

Si l’on jugeait d’ailleurs avec la même sévérité des élections faites à d’autres époques, il en est peu qui soutinrent cette épreuve. La chambre des députés de 1814 tirait sa mission d’une source bien moins pure, nommée qu’elle était par le sénat, dans un temps où le sénat n’était que l’agent aveugle du despotisme impérial. L’élection des députés de 1815 avait été l’ouvrage de collèges électoraux non seulement incomplets, mais dénaturés par l’introduction arbitraire de vingt électeurs sans mission, et ces collèges avaient voté, au nord et à l’est sous les baïonnettes étrangères, et dans le midi sous les poignards.

Je veux accorder que plusieurs individus aient été retenus par des scrupules que je ne blâme point, parce qu’ainsi que je l’ai déjà dit, en fait de scrupules tout est respectable : mais ils ne pouvaient invalider les droits des autres citoyens, que des motifs d’une nature plus patriotique et plus générale plaçaient au-dessus de ces scrupules.

Si l’on considère comme une nullité dans une élection l’absence d’une fraction d’électeurs, cette nullité aura lieu toutes les fois qu’un parti vaincu cherchera dans l’inertie les ressources que la force lui refuse. Il faut alors juger la validité des choix d’après d’autres règles, par l’indépendance des élus, par l’esprit qui les anime, par l’identité de leurs intérêts avec les intérêts nationaux, et par les mesures qu’ils recommandent ou qu’ils consentent.

J’essaierai d’asseoir mon jugement sur ces bases, et j’examinerai d’abord la composition de la chambre des représentants.

J’y vois des membres de l’assemblée constituante, parmi lesquels plusieurs rappelaient, par leurs noms, le commencement d’une révolution, objet de toutes les espérances, avant qu’elle eût été souillée par tous les excès ; d’illustres proscrits, qui avaient bravé la mort et les cachots pour ne pas tremper dans les crimes de cette révolution pervertie ; des propriétaires de biens nationaux, possédant ces biens, pour la plupart, par droit d’héritage ; beaucoup d’hommes nouveaux, exempts de ces préjugés révolutionnaires qui ne sont quelquefois pas moins invétérés et pas moins funestes que les préjugés qu’ils ont remplacés.

On y retrouvait à la vérité quelques noms signalés par une célébrité déplorable. Je ne suis assurément point partial pour des hommes qui : ont fait un mal peut-être irréparable à la liberté, et dont j’ai plus d’une fois retracé les erreurs et combattu l’aristocratie ; car ils avaient formé durant leur puissance une aristocratie aussi exclusive, aussi oppressive, qu’aucune autre ; mais à cette dernière époque, heureux d’être en quelque sorte réhabilités par le choix du peuple, ils se montraient empressés à réparer leurs fautes. Leurs successeurs immédiats se sont montrés impatients et avides d’en commettre.

On voit, par cet exposé des éléments de la chambre des représentants, que tous les intérêts y trouvaient leurs organes.

Les acquéreurs de biens nationaux représentaient le plus important de ceux que la révolution a créés, moins encore comme défenseurs des lois rendues et des ventes consommées, que sous le rapport de la division des propriétés, division qui est la base de la nouvelle organisation française, et qui sera dans un avenir plus ou moins prochain, mais que notre siècle verra sans doute éclore, la pierre angulaire de l’organisation européenne.

Les amis de la révolution de 1789 représentaient ce que la nation a voulu à cette époque et ce qu’elle veut aujourd’hui comme alors.

Les conventionnels eux-mêmes, malgré de déplorables égarements, étaient aussi les représentants d’un intérêt national, celui de l’indépendance du territoire, et de l’expulsion de l’étranger ; car rien ne peut effacer cette vérité historique, que la convention a trouvé l’ennemi à trente lieues de Paris, et qu’on a dû à ses prodigieux efforts de conclure la paix à trente lieues de Vienne.

Composée de ces éléments, la chambre des représentants était donc éminemment une chambre nationale. Elle ne démentit point les espérances que sa composition faisait concevoir. Mais, pour l’apprécier équitablement, il faut considérer qu’une assemblée qui n’a eu que treize jours d’existence constitutionnelle doit être jugée par ses intentions plus que par ses actes, et par les propositions qu’elle a repoussées ou accueillies plus que par les lois qu’elle n’a pas eu le temps de faire ou de sanctionner.

La nomination de M. Lanjuinais à la présidence fut une preuve de respect pour la morale, de discernement et d’indépendance. Ce citoyen respectable et respecté avait, comme sénateur, manifesté une opposition constante aux volontés impériales, et il s’était distingué antérieurement, dans des circonstances plus dangereuses encore, par son courage inaltérable et son inflexible caractère. Ce choix fut l’objet d’une approbation générale. Les amis de la liberté virent, dans la nomination du président, une garantie pour les principes ; les amis de la France y virent un nom national ; les ennemis de Bonaparte, un germe d’hostilité.

Les opérations subséquentes de l’assemblée répondirent au choix qui avait marqué l’entrée de sa carrière. Dès sa première séance, elle refusa son assentiment à un hommage prématuré en faveur de l’armée, et prouva ainsi, par une délibération solennelle, qu’elle ne voulait pas s’appuyer de la force militaire contre la nation (Moniteur du 8 juin 1815). Les discours prononcés dans son sein sur la question du serment, annoncèrent une détermination fixe de résister à tous les abus dont la France avait supporté le poids durant quatorze années. Elle rejeta unanimement la proposition de décerner à Napoléon le titre de sauveur de la patrie (Moniteur du 9 juin). Elle se hâta de se déclarer la protectrice de la liberté individuelle (Moniteur du 10) : deux fois elle força la police à relâcher des détenus (Moniteur des 10 et 13) ; et, tout environnée qu’elle était des dangers de la guerre civile, elle s’occupa d’adoucir la suspension momentanée des garanties légales dans les provinces que cette guerre agitait.

Elle fit plus : comme pour prouver que la gloire du conquérant ne l’aveuglerait pas sur son despotisme, en recevant la nouvelle de la victoire de Ligny, et avant qu’on pût redouter aucun désastre, c’est-à-dire au moment où la puissance de Bonaparte semblait s’affermir, elle vota la formation d’une commission qui serait chargée d’examiner l’acte constitutionnel. Enfin, ce fut dans un de ces jours de deuil, lorsque la perte de la funeste bataille qui ouvrit les portes de la France aux phalanges étrangères, remplissait tous les esprits de justes défiances, lorsque chaque Français pouvait croire sa vie, sa liberté, ses propriétés menacées par la trahison, ce fut alors que fut proposée l’abolition de la confiscation pour tous les délits, sans en excepter ceux des traîtres et ceux des transfuges. Quelques mois plus tard, d’autres hommes, dans une autre assemblée, demandèrent le rétablissement de la confiscation sous le nom d’indemnités ; et ces hommes sont ceux qui aujourd’hui gouvernent la France.

Telle fut donc la conduite de la chambre des représentants aussi longtemps qu’elle eut à traiter avec un pouvoir exécutif, dont une constitution écrite avait déterminé les prérogatives. Elle ne s’abaissa point devant lui ; elle fit valoir les droits du peuple dont elle représentait les intérêts. Elle ne manqua ni à sa dignité ni à ses devoirs ; et lorsque le malheur des événements l’eut rendue la seule autorité existante, l’amour de la patrie et le respect pour la liberté l’emportèrent encore dans ses délibérations sur toute crainte personnelle comme sur tout calcul ambitieux.

Je n’en citerai qu’un seul exemple.

Après la bataille de Waterloo, un projet de loi fut présenté par le gouvernement provisoire. Ce projet avait une triste ressemblance avec ceux que proposent tous les gouvernements dans les circonstances périlleuses, bien que les projets de ce genre n’aient jamais conjuré aucun péril. Celui-ci consistait à donner au gouvernement la faculté de mettre en surveillance ou de détenir pendant trois mois, sans les traduire devant les tribunaux, les personnes prévenues d’entretenir des correspondances avec les ennemis, de provoquer ou de favoriser les troubles civils, d’arborer d’autres couleurs ou d’autres signes de ralliement que les couleurs nationales, de publier de fausses nouvelles, d’engager les militaires à la désertion ou de les empêcher de rejoindre leurs drapeaux. Au moment où ces propositions étaient soumises à la chambre des représentants, l’ennemi était dans le cœur du royaume, l’armée n’était qu’à peine ralliée, l’état n’avait plus de chef, et des complots s’ourdissaient ouvertement au sein même de la capitale.

Certes, j’aurais peu d’efforts à faire pour citer plus d’une assemblée que des dangers moins grands ont précipitée dans des excès plus graves. De toutes parts, au contraire, s’élevèrent dans la chambre des représentants les réclamations les plus énergiques. Les principes furent invoqués comme dans un temps de sécurité complète. Les précautions les plus sévères furent opposées à tous les empiétements possibles de l’autorité ; et les mandataires de la France semblèrent avoir oublié l’orage qui les menaçait eux-mêmes, pour veiller encore, dans leurs derniers moments, sur les propriétés dont la défense leur était confiée. Rappellerai-je cette séance (Moniteur du 16 juin) dans laquelle une seule voix invoqua contre une classe hostile et redoutable (la suite l’a prouvé), des moyens que rien ne justifie ni n’excuse ? Un sentiment général d’indignation interrompit l’orateur, et le généreux soulèvement de l’assemblée força ses accusateurs à lui rendre hommage1.

« Honneur à la représentation nationale, écrivit un journaliste qui, plus tard, l’a poursuivie de ses invectives, honneur à la représentation nationale qui a rejeté la monstrueuse proposition de mettre hors la loi les insurgés, leurs ascendants et leurs descendants. Ce noble mouvement, ce mouvement unanime et spontané, a rempli de sécurité, de satisfaction et de reconnaissance l’âme de tous les Français. On s’est dit : L’assemblée qui représente la France peut être divisée comme elle par quelque dissentiment politique ; mais au moins elle est réunie dans le sentiment de la justice et de l’humanité. Oui, représentants, votre élection, faite dans un temps de trouble et d’irrégularité, fût-elle tout illégitime, fussiez-vous réunis par le hasard seul, vous seriez nos vrais mandataires du jour où vous avez repoussé de la tribune celui qui voulait en écarter la loi. » (Journal général de France, du 18 de juin 1815.) Il est bizarre, sans doute, qu’après un tel langage les mêmes écrivains aient appelé la chambre des représentants un ramas de forcenés révolutionnaires. Il est vrai qu’alors elle n’existait plus.

Si j’avais le temps ou la volonté de me livrer à une comparaison assez naturelle, je rapprocherais cette conduite de la chambre des représentants de celle de la chambre des députés de 1815, lorsqu’un gouvernement fort de la soumission d’un peuple épuisé et de la présence de huit cent mille étrangers armés pour sa cause, demanda aussi la suppression de toutes les garanties, et voulut placer sous un empire discrétionnaire la liberté de tous les individus. Ce ne fut point alors contre l’arbitraire ou la sévérité de la loi que les députés s’élevèrent, ce fut contre sa faiblesse et son insuffisance.

Les circonstances cependant auraient dû les disposer à la modération et à la douceur. J’ai peint les dangers qui entouraient la chambre des représentants au mois de juin 1815. Celle des députés jouissait, au contraire, au mois d’octobre de la même année, de toute la sécurité du succès : le roi était rétabli sur son trône ; tous ses ennemis étaient dispersés ; un million d’alliés inondait la France. Qui aurait prévu que, tandis que l’assemblée menacée s’était montrée toujours scrupuleuse, équitable et calme, avait sacrifié à la justice ses plus pressants intérêts, avait refusé d’acheter son salut par la violence et par l’arbitraire, l’assemblée triomphante se livrerait à des fureurs implacables, et réclamerait contre des victimes désarmées les fers et l’échafaud ? Tous les changements apportés à la loi de sûreté publique par la chambre des représentants, avaient eu pour but d’adoucir les mesures proposées : tous les amendements émanés de la chambre des députés de 1815, tendaient à rendre la loi plus discrétionnaire et plus rigoureuse. En lisant le rapport de la commission des représentants, on y trouve l’expression constante de la répugnance et du regret ; on y remarque de nombreux hommages rendus aux bonnes intentions des opposants : le rapport de la commission des députés de 1815 se distingue par des dénonciations vagues et haineuses, des accusations virulentes, et la menace expresse de faire peser les rigueurs de la loi sur quiconque oserait la rejeter.

M. Flaugergues aimait à reconnaître que si le projet présenté n’eût pas trouvé de contradicteurs, il eût fallu désespérer de la liberté publique (Moniteur du 26 juin) : M. Bellart, au contraire, flétrissait d’avance les réclamations. « Plusieurs hommes ne manqueront pas, disait-il, de gémir hypocritement sur ce qu’ils appelleront avec emphase une atteinte à la liberté individuelle, et de se jeter dans des abstractions métaphysiques pour calomnier une mesure dont il n’est pas un seul homme de bien qui ne sente qu’elle est indispensable. Que répondre à ces déclamations ? Rien. Levez les yeux sur eux seulement. On peut se tenir assuré à l’avance qu’on n’y trouvera jamais un ami véritable de la charte. » (Moniteur du 22 octobre.) Je pourrais ajouter que, dans la chambre des représentants, dix orateurs furent entendus, et manifestèrent sans ménagement leur opposition : la chambre des députés de 1815 n’écouta qu’avec impatience deux orateurs, dont le second, pour avoir énoncé des faits connus de la France entière, se vit interrompu, insulté, censuré.

Non, certes, ce n’est point d’avoir été l’instrument du pouvoir que la chambre des représentants peut être accusée. Si elle a mérité quelques reproches, ces reproches sont d’un autre genre.

Entraînée par sa défiance contre Napoléon, elle ne vit de périls que dans ses triomphes. On eût dit que toute possibilité de revers avait disparu, au seul aspect de l’homme qui avait si longtemps enchaîné la fortune. Les discours prononcés à la tribune étaient pleins d’allusions contre l’engouement des conquêtes. L’adresse présentée à Bonaparte renfermait des protestations anticipées contre les abus de la victoire.

La manifestation de ces sentiments honorables et courageux en eux-mêmes, avait toutefois un double inconvénient. En effrayant la nation sur le résultat de ses propres succès, on amortissait l’enthousiasme dont on avait besoin pour repousser l’Europe liguée ; et ce n’était pas sans quelque raison que Bonaparte, se rappelant ces conseils amers et ces leçons prématurées, prononçait ces paroles, malheureusement trop prophétiques : « L’entraînement de la prospérité, disait-il, n’est pas le danger qui nous menace aujourd’hui ; c’est sous les fourches caudines que les étrangers veulent nous faire passer. » (Réponse de Napoléon à l’adresse de la chambre des pairs.)

En même temps ces soupçons mal déguisés, cette haine impatiente, qui avait besoin de marquer l’instant où la lutte entre le despotisme et la liberté commencerait, tous ces symptômes précoces d’une résistance qui n’attendait que le moment d’éclater, inquiétaient Bonaparte sur sa position. Frappé de la pensée qu’il était environné d’ennemis, il voulut les dompter par des triomphes complets et rapides. La conviction qu’il devait sans délai reparaître comme le vainqueur du monde, le suivit à Waterloo. À un séjour trop prolongé dans Paris, parce que Paris était seul l’objet de ses alarmes, il fit succéder une précipitation qui diminua ses forces et troubla son génie. Comme la représentation nationale n’avait paru voir d’adversaires que lui, il crut que son ennemi le plus redoutable était la représentation nationale. Il risqua en un jour toute sa destinée, et perdit ainsi la France en se perdant lui-même3.

Et telle était, chose remarquable et instructive pour les despotes à venir, telle était l’impression que douze années d’asservissement avaient laissée dans toutes les âmes, que, même après ce désastre, les représentants et la nation conservèrent leurs ressentiments et leurs défiances. La prospérité de Bonaparte aurait effrayé les amis de la liberté, ses revers ne les rassurèrent pas. Saisis d’une étrange préoccupation, ils s’attachèrent à compléter la ruine d’un homme quand il fallait sauver l’état menacé. Les passions ont un merveilleux penchant à croire ce qui les flatte : on s’obstina, malgré les nombreux exemples inscrits dans les annales de tous les peuples, à penser que la guerre cesserait à l’instant où la France aurait abjuré son chef ; et, pour emprunter l’expression énergique d’un écrivain célèbre, tandis que la tempête battait le vaisseau, on jeta le gouvernail à la mer, et on l’offrit en sacrifice aux flots irrités. (M. de Pradt, du Congrès de Vienne.)

On voit qu’en justifiant la chambre des représentants contre des imputations non méritées, je reconnais son erreur la plus grave, je pourrais dire son unique erreur. On ne me reprochera pas de regretter le gouvernement que Napoléon nous imposa durant quatorze années, ce gouvernement dont l’éclat ne me paraissait qu’une bien faible compensation de la perte de nos garanties et de la gêne de nos facultés les plus précieuses ; mais, comme on avait obéi à cet homme extraordinaire, quand la résistance aurait pu être louable et utile, on l’abandonna quand on ne pouvait se séparer de lui qu’en favorisant le pire des maux, l’invasion étrangère : puisqu’on l’avait reçu au 20 mars, il fallait vaincre avec lui l’Europe qu’on avait bravée, et se sentir assez de force morale pour être sûr qu’après avoir reconquis sous ses étendards l’indépendance, on défendrait contre lui la liberté.

Mais cette grande erreur de la chambre des représentants n’autorise point la réprobation dont une faction veut la frapper. Elle s’est trompée, sans doute, mais elle s’est trompée honorablement ; et ce n’est pas à ses calomniateurs actuels, gens qui ne nous ont donné que l’exemple de ramper devant le pouvoir quand il était sans bornes, et de le fouler aux pieds quand il était déchu, qu’il appartient de la condamner.

Quatrième note. §

Page 4. - « Ce sont elles (les chambres) qui l’ont contraint d’abdiquer. »

J’ai parlé dans la note précédente de la conduite de la chambre des représentants relativement à l’abdication de Bonaparte ; je me propose de consigner ici quelques détails qui concernent Napoléon lui-même.

Ces détails me semblent devoir inspirer assez d’intérêt : la lutte d’un homme tel que lui contre une destinée à laquelle il n’avait plus les moyens d’échapper, sera toujours un spectacle imposant et instructif.

On sait qu’après la perte de la bataille de Waterloo il quitta son armée pour se rendre à Paris. Ce départ, qui compléta sa ruine, en changeant en déroute sans ressource ce qui n’était qu’un revers, fut une conséquence de la disposition qui s’était manifestée dans les chambres. La répugnance qu’elles avaient témoignée à s’unir à lui avant qu’aucune infortune l’eût frappé, lui annonçait clairement qu’à la première approche de l’adversité elles se hâteraient de séparer leur cause et celle de la France de la sienne. Il crut que sa présence les arrêterait ; et son retour, si impolitique sous tout autre rapport, est expliqué par cette espérance. L’événement a prouvé qu’elle était trompeuse, mais le sentiment qui l’indiquait à Bonaparte comme la seule chance encore favorable, n’en était pas moins juste.

En effet, à peine la nouvelle de son désastre avait-elle atteint les barrières de la capitale, que l’idée de l’abandonner traversa tous les esprits. Soutenir la guerre contre toute l’Europe pour ne pas sacrifier un seul homme, semblait une pensée absurde ou coupable ; et nul ne se disait que repousser cet homme dans cette circonstance, c’était se priver d’un général habile, pour avoir ensuite la même guerre à continuer ou toutes les conditions d’une défaite à subir. Mais l’entraînement était universel. Non seulement ceux que le 20 mars avait affligés, et qui ne s’y étaient résignés que pour leur sûreté personnelle ou par des motifs patriotiques, mais ceux-là mêmes qui avaient applaudi à cette journée, parce qu’elle dissipait leurs craintes, vengeait leurs injures, apaisait leurs vanités, flattait leurs calculs d’ambition ou de fortune, étaient tourmentés du besoin de déposer leur idole.

Quelques instants avant l’arrivée de Bonaparte à Paris, je vis entrer chez moi plusieurs des personnes que je croyais lui être le plus dévouées. Leur premier mot fut que l’empereur devait abdiquer. Elles s’expliquèrent sur la nécessité d’une abdication avec d’autant plus d’abandon et de confiance, que, témoins de ma répugnance lors de son retour de l’île d’Elbe, elles supposaient que je reviendrais facilement aux sentiments qui alors avaient motivé cette répugnance. Mais tout me parut être changé. Bonaparte, débarquant à Cannes, troublait un ordre constitutionnel qui, bien qu’imparfait, contenait pourtant de grands moyens d’amélioration. Il arrêtait sans doute la conspiration sourde et permanente des partisans de l’ancien régime ; mais nous n’avions pas besoin de lui poui venir à bout de si faibles adversaires ; nous pouvions nous passer de ce géant qui se précipitait dans nos rangs pour nous débarrasser de quelques pygmées. Sa présence était alarmante, son secours inutile et dangereux, et la liberté avait plus à craindre qu’à espérer d’un tel auxiliaire. Après le malheur de Waterloo, au contraire, l’Europe armée nous entourait ; une révolution intérieure, au milieu de l’acharnement des étrangers déjà triomphants, ne tendait qu’à nous enlever nos dernières ressources. J’avais toujours prévu qu’il faudrait un jour lutter contre Bonaparte, chef tout-puissant d’une armée victorieuse ; mais je ne pouvais concevoir qu’on exigeât son abdication, quand cette armée avait besoin de nous voir unis pour se rallier, et de retrouver ce chef pour vaincre sous ses ordres.

Au reste, je n’eus guère le temps de développer mes craintes ou d’exposer mes doutes. Pendant qu’on s’évertuait à me prouver que Bonaparte ne pouvait plus gouverner la France, quelqu’un survint, qui nous apprit son retour à l’Élysée. Aussitôt les conspirateurs en herbe furent saisis d’une soudaine épouvante. On eût dit que l’ancien prestige reparaissait comme aux jours des victoires ; et chacun me quitta, en me recommandant de ne pas révéler ses confidences prématurées.

Mais si l’approche de Bonaparte produisait encore une telle impression sur ceux qui avaient eu longtemps auprès de lui l’attitude de l’obéissance, il n’en était pas ainsi de la nation. Surprise, fatiguée, mécontente, affermie dans ses défiances par la tribune et par les journaux, elle vit, dans l’arrivée subite du guerrier vaincu, la prolongation de la lutte, le renouvellement des efforts, les hasards d’une défense obstinée, les dangers, et peut-être les incommodités d’un siège qui interromprait les spéculations et dérangerait les jouissances.

Or, dans notre état de civilisation, ce qu’il y a de plus insupportable, c’est ce qui dérange.

Cette disposition générale, partagée par la grande majorité de la chambre des représentants, ne tarda pas à se manifester. Si Bonaparte eût suivi jusqu’au bout le projet dont son retour à Paris n’était que la première partie ; si, au lieu de se renfermer à l’Élysée, et de rassembler autour de lui les conseils de l’incertitude et de l’effroi, il se fût présenté au milieu des mandataires de la nation, un acte de courage, de grands souvenirs, des périls imminents, auraient peut-être contrebalancé les sentiments hostiles. Mais, comme tous les hommes dont les forces morales commencent à s’épuiser, on le vit s’arrêter à moitié chemin. Il avait pris sur lui la défaveur d’avoir abandonné son armée ; il ne sut pas s’en relever en se montrant au peuple ; et ses ennemis, s’apercevant qu’ils n’avaient rien à redouter de sa présence, sentirent bientôt que cette présence même était un tort de plus qu’ils pouvaient lui reprocher.

Les transactions publiques sont assez connues, je n’ai point à les rappeler ici ; et dans tout ce que je vais dire, Napoléon m’occupera seul. Ce fut vers sept heures du soir qu’il me fit appeler à l’Élysée. Les chambres avaient décrété leur permanence, et la proposition d’abdication était déjà parvenue jusqu’à lui. Je le trouvai sérieux, mais calme.

Je ne rendrai point un compte détaillé d’une conversation qui dura prés de trois heures. Je ne me vanterai point, comme d’autres, de lui avoir dit sans ménagement la vérité dans son malheur : en fait de franchise ou de rudesse, il eût fallu, ce me semble, commencer plus tôt. Je me bornerai à exposer les impressions que je remarquai en lui, et celles que sa conversation produisit sur moi.

Je ne me déguisais point qu’une pensée pouvait s’être naturellement présentée à son esprit. Ceux qui l’avaient pressé de convoquer une assemblée représentative semblaient, d’après les résultats, n’avoir voulu que lui tendre un piège. On a vu combien ces soupçons étaient injustes ; mais, dans les circonstances où nous nous trouvions, ils n’en rendaient pas moins ma position pénible. Je prévoyais qu’il me parlerait de l’abdication qu’on exigeait de lui. Or, autant avant son arrivée et avant la démarche de la chambre des représentants, j’avais considéré cette abdication comme funeste, autant elle me semblait devenue inévitable. Le matin, je l’avais combattue comme le projet pusillanime de quelques serviteurs impatients de jeter loin d’eux l’importune solidarité d’un malheur sans espoir ; mais, proposée publiquement, offerte au peuple comme une ressource sûre, elle avait déjà produit son effet. Déjà la France était divisée ; et puisqu’on ne pouvait la conserver unie sous Napoléon, il fallait tâcher de la réunir sous le drapeau de l’indépendance nationale.

Néanmoins, en présentant à Bonaparte les motifs qui rendaient son abdication indispensable, je justifiais en quelque sorte sa défiance ; j’avais l’apparence de le pousser au dernier pas qui restait à faire pour achever l’ouvrage des chambres, dont j’avais sollicité si vivement la convocation immédiate. En second lieu, si, dans l’intérêt de la France, il fallait conseiller à Bonaparte cette abdication, en était-il de même dans son intérêt ? S’il descendait du trône, où était son asile ? Les promesses de ceux qui l’abandonnaient me satisfaisaient peu. Les mieux intentionnés aimaient à se faire illusion, parce que cette illusion leur était commode. Impatients d’atteindre leur but présent, ils arrangeaient l’avenir de leur victime de manière à tranquilliser leur délicatesse, se préparant, si cet avenir était autre, à regretter de s’être trompés : mais il était bien clair qu’ils ne pourraient protéger contre l’Europe celui qu’ils désarmaient ; et bien que Bonaparte dût prévoir sa situation future mieux que personne, ne la lui exposer qu’incomplètement était une sorte de mauvaise foi dont je ne voulais pas me rendre coupable.

Il ne tarda pas à me soulager de cette perplexité douloureuse. En répondant à mes premières paroles sur le désastre de Waterloo, « Il ne s’agit pas à présent de moi, me dit-il, il s’agit de la France. On veut que j’abdique ! A-t-on calculé les suites inévitables de cette abdication ? C’est autour de moi, autour de mon nom, que se groupe l’armée : m’enlever à elle, c’est la dissoudre. Si j’abdique aujourd’hui, vous n’aurez plus d’armée dans deux jours… Cette armée n’entend pas toutes vos subtilités. Croit-on que des axiomes métaphysiques, des déclarations de droits, des discours de tribune, arrêteront une débandade ?… Me repousser quand je débarquais à Cannes, je l’aurais conçu : m’abandonner aujourd’hui, je ne le conçois pas… Ce n’est pas quand les ennemis sont à 25 lieues qu’on renverse un gouvernement avec impunité. Pense-t-on que des phrases donneront le change aux étrangers ? Si on m’eût renversé il y a quinze jours, c’eût été du courage... mais je fais partie maintenant de ce que l’étranger attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre… En me livrant, elle se livre elle-même, elle avoue sa faiblesse, elle se reconnaît vaincue, elle encourage l’audace du vainqueur… Ce n’est pas la liberté qui me dépose, c’est Waterloo, c’est la peur, une peur dont vos ennemis profiteront.

Et quel est donc le titre de la chambre pour me demander mon abdication ? Elle sort de sa sphère légale, elle n’a plus de mission. Mon droit, mon devoir, c’est de la dissoudre. »

Alors il parcourut rapidement les conséquences possibles de cette mesure. Séparé des chambres, il n’était plus qu’un chef militaire ; toute la population paisible et industrieuse ne voyait plus en lui un pouvoir constitutionnel : mais l’armée lui restait, l’armée, que l’aspect de l’étendard étranger rallie toujours autour de quiconque veut l’abattre. En supposant même que cette armée éparse se divisât, la portion qui lui demeurerait fidèle pouvait se grossir de cette classe véhémente et nombreuse, facile à soulever parce qu’elle est sans propriété, et facile à conduire parce qu’elle est sans lumières. Il n’y avait point là de moyens d’organisation, mais il y avait beaucoup de moyens de résistance.

Comme si le hasard eût voulu fortifier Napoléon dans le sentiment des ressources que lui promettait cette résolution désespérée, au moment où il comparait ses forces avec celles de ses adversaires, l’avenue de Marigny retentit des cris de vive l’empereur. Une foule d’hommes, pour la plupart de la classe indigente et laborieuse, se pressait dans cette avenue, saisie d’un enthousiasme en quelque sorte sauvage, et tentant d’escalader les murs de l’Élysée pour offrir à Napoléon de l’entourer et de le défendre. Ces cris, poussés jadis au milieu des fêtes, au sein des triomphes, et se mêlant tout à coup à notre entretien sur l’abdication, formaient un contraste qui me pénétra d’une émotion profonde. Bonaparte promena quelque temps ses regards sur cette multitude passionnée. « Vous le voyez, me dit-il, ce ne sont pas là ceux que j’ai comblés d’honneurs et de trésors. Que me doivent ceux-ci ? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. L’instinct de la nécessité les éclaire, la voix du pays parle par leur bouche ; et si je le veux, si je le permets, la chambre rebelle, dans une heure elle n’existera plus... Mais la vie d’un homme ne vaut pas ce prix. Je ne suis pas revenu de l’île d’Elbe pour que Paris fût inondé de sang. »

Maintenant qu’on y réfléchisse. Dans la position de Bonaparte, les éléments de trouble, si déplorables par leurs effets généraux, ne pouvaient que tourner à son avantage personnel. N’avait-il pas en perspective la captivité, peut-être la mort ? Il sortait des routes de la civilisation : mais, faute d’en sortir, il voyait l’abîme s’ouvrir sous ses pas. Une démagogie effrénée, qu’il eût rassasiée de la spoliation des propriétaires et de la proscription des classes supérieures, était sa terrible, mais unique ressource. Il eût pu être encore le Marius de la France, et la France fût devenue certainement le tombeau des nobles, et peut-être le tombeau : des étrangers. Ce fut avec horreur et avec dégoût qu’il repoussa cette pensée. Il préféra sa perte à une chance de salut tellement odieuse. Il y a dans ce choix quelque mérite.

Et qu’on ne se targue pas ici d’un héroïsme qui n’a jamais été mis à aucune épreuve. Bonaparte, voué par l’Europe à la vindicte publique, avait tout à redouter pour sa liberté et pour sa vie. Or combien d’hommes, pour conserver l’une ou l’autre, ont trahi l’amitié, livré leur patrie ! Combien se sont faits bourreaux pour n’être pas victimes ! Celui qui, fort encore des débris d’une armée invincible durant 20 années, fort d’une multitude qu’électrisait son nom, qu’épouvantait le retour d’un gouvernement qu’elle croyait contre-révolutionnaire, et qui ne demandait pour se précipiter sur ses ennemis que le signal du soulèvement, a déposé le pouvoir plutôt que de le disputer par le massacre et la guerre civile, a, dans cette occasion, bien mérité de l’espèce humaine.

Ce n’est pas que je veuille attribuer sa détermination uniquement à des motifs aussi purs : tout est mélangé dans le cœur de l’homme ; la lassitude y contribua. Après 20 années de la carrière la plus agitée qu’un mortel ait jamais été appelé à parcourir, cette lassitude était naturelle ; elle l’était surtout dans un homme qui, doué par la destinée de qualités prodigieuses, était privé néanmoins de la plus précieuse de toutes les qualités, je veux dire de ce respect pour la nature humaine qui, nous montrant dans le bonheur général un but plus élevé que nous-mêmes, nous modère dans le succès et nous fortifie dans l’adversité. Lorsqu’on se fait un triste plaisir de mépriser ses semblables, on finit, sans le savoir, par se désintéresser de soi. Bonaparte avait épuisé la coupe de l’adulation et celle de l’outrage ; toutes les passions ignobles s’étaient déployées devant lui, dans la nudité de leur bassesse, de leur avidité, de ! leur peur, le saluant le front dans la poussière et lui demandant des fers. Quelque penchant qu’il eût pour le despotisme, la servitude l’avait toujours devancé. Il pouvait s’en prendre de la plupart de ses fautes à ceux mêmes qui l’avaient trahi après l’avoir excité. Certes il y avait là de quoi ressentir un dégoût, une satiété que ne pouvait balancer le plus vivace égoïsme. Au sein de la grandeur, Bonaparte manifestait déjà cette disposition, alors sans inconvénients ; il n’y a que de la bonne grâce à dédaigner ce qu’on possède : mais à son retour de l’île d’Elbe, elle devint plus irrésistible, en même temps qu’elle était plus fâcheuse. Tous ceux qui ont eu avec lui des relations fréquentes durant les cent jours, ont pu remarquer en lui je ne sais quelle insouciance sur son avenir, quel détachement de sa propre cause, qui contrastaient singulièrement avec sa gigantesque entreprise. Il interrompait les conversations les plus importantes pour se livrer à des entretiens qui ne touchaient en rien à ses intérêts. Il ne domptait plus, comme autrefois, les distractions, le sommeil, la fatigue. Sa puissance d’attention semblait à son terme. Il s’exprimait sur les périls dont il était menacé comme un homme qui trouve qu’il ne vaut plus la peine de dissimuler ; et pourtant il savait mieux que personne que, pour conserver des défenseurs courageux, il est essentiel de leur persuader que la défense n’est pas dangereuse. On eût dit, en un mot, qu’en s’élançant de nouveau sur le trône de France, il n’avait voulu que montrer combien il lui était facile de bouleverser, par sa seule présence, notre vieille Europe, si pédantesquement façonnée par des gouvernements routiniers. Peut-être aussi se faisait-il une certaine illusion sur le sort qui l’attendait. Environné si longtemps du respect des rois, il paraissait ne pouvoir admettre qu’ils abjurassent tout à coup les derniers restes de ce respect, pour le traiter comme un coupable. Il pensait que, pour leur propre honneur, ils préserveraient de rigueurs et d’insultes inutiles l’homme qu’ils avaient nommé leur frère et leur égal. La fuite lui répugnait. « Pourquoi ne resterais-je pas ici ? disait-il sans cesse. Que voulez-vous que les étrangers fassent à un homme désarmé ? J’irai à Malmaison ; j’y vivrai dans la retraite, avec quelques amis qui ne viendront certainement me voir que pour moi. » Et alors il décrivait avec complaisance et même avec une sorte de gaieté son genre de vie nouveau... Puis, rejetant une idée qui en effet ressemblait à une bizarre plaisanterie : « Si l’on ne me veut pas en France, où veut-on que j’aille ? En Angleterre ? mon séjour y sera ridicule ou inquiétant. J’y serais tranquille, qu’on ne le croirait pas. Chaque brouillard serait soupçonné de m’apporter sur la côte. Au premier aspect d’un habit vert débarquant d’une chaloupe, les uns s’enfuiraient hors de France, les autres mettraient la France hors la loi. Je compromettrais tout le monde, et, à force de dire, voilà qu’il arrive, on me donnerait la tentation d’arriver… L’Amérique serait plus convenable ; j’y pourrais vivre avec dignité… Mais, encore une fois, qu’ai-je à craindre en restant ? Quel souverain pourrait, sans se nuire, me persécuter ? J’ai rendu à l’un la moitié de ses états : que de fois l’autre m’a serré la main en m’appelant grand homme ! et le troisième peut-il trouver plaisir ou honneur dans les humiliations de son gendre ? Voudront-ils, à la face de la terre, proclamer qu’ils n’ont agi que de peur ?

Au reste, je verrai ; je ne veux point lutter par la force ouverte. J’arrivais pour combiner nos dernières ressources : on m’abandonne… on m’abandonne avec la même facilité avec laquelle on m’avait reçu !… Eh bien ! qu’on efface, s’il est possible, cette double tache de faiblesse et de légèreté ! qu’on la couvre au moins de quelque lutte, de quelque gloire ! qu’on fasse pour la patrie ce qu’on ne veut plus faire pour moi… Je ne l’espère point. Aujourd’hui ceux qui livrent Bonaparte disent que c’est pour sauver la France : demain, en livrant la France, ils prouveront qu’ils n’ont voulu sauver que leurs têtes. »

On conçoit aisément que je ne transcris ces paroles de Bonaparte qu’en ma qualité d’historien, et sans adopter en totalité le jugement qu’elles contiennent. Ce jugement n’est applicable qu’à ceux des auteurs ou des promoteurs de son abdication qui n’y cherchèrent qu’un moyen de sûreté pour eux-mêmes. Ceux-là, sans doute, n’ont guère le droit de réclamer contre un certain degré de mépris. Il faut seulement, avant de verser ce mépris sur eux, ne pas se déguiser qu’il atteindra beaucoup de monde. À notre époque avancée de la civilisation, chacun pouvant arranger à son gré sa vie indépendamment des évènements, l’ordre social n’étant plus intimement lié aux formes politiques, les calamités générales ne bouleversant plus de fond en comble les existences privées, il reste aux individus, quels que soient les malheurs publics, tant de jouissances personnelles, que le sacrifice de ces jouissances est presqu’au-dessus des forces humaines. En conséquence, à peu d’exceptions près, le premier mouvement de la masse des hommes est de couper toute communication entre eux et le malheur.

Cependant, comme l’égoïsme sent le besoin de prendre pour étendard un principe, on a inventé, ou, pour mieux dire, on a emprunté de l’antiquité une rédaction, qui, chez les anciens, servait à l’héroïsme, et qui de nos jours sert à la bassesse. On abandonne celui qu’on avait volontairement choisi pour maître ; on trahit l’allié qu’on a peut-être, avant l’instant du péril, encouragé à se compromettre, et l’on en est quitte pour dire qu’il faut s’occuper des choses et non des personnes, et qu’on ne doit pas balancer entre un homme et la patrie ; mot sublime quand il s’agit de soi, mais beaucoup moins noble quand il s’agit d’un autre. Chacun apprécie ce raisonnement ; mais comme chacun l’emploie à son tour, personne ne le réfute ; la victime tombe, et l’indifférence couvre le tout par l’oubli.

Au reste, défendre les hommes qui ont abandonné Bonaparte dans son adversité, après l’avoir servi avec un zèle sans bornes dans tous les abus de sa puissance, n’est pas mon affaire : je laisse pour ce qu’ils valent, ces courtisans qui ont désiré son abdication par poltronnerie, et son retour par vanité, gens dévoués de droit au pouvoir, et, pour ainsi dire, inféodés au succès.

Ce qui m’importe, c’est de déclarer que ceux qui ont agi dans l’intime conviction que tout gouvernement dirigé par Bonaparte serait incompatible avec les principes qui font le bonheur de l’espèce humaine, s’ils n’ont pas connu la position des choses, et se sont écartés des règles de la prudence, ne l’ont point fait pour sauver leurs têtes, car ce sont ces mêmes hommes qui, plus d’une fois, ont risqué leur vie pour l’honneur et pour la liberté de la France.

Retraçons-nous la marche suivie par cet homme doué de tant de forces, et dépositaire de tant d’espérances, et nous pardonnerons facilement aux auteurs de la révolution nationale de 1789 de n’avoir pu oublier le mouvement rétrograde que son bras de fer avait imprimé à la France et à l’Europe. Les garanties accordées de fait à des intérêts purement matériels ne leur paraissaient que des moyens habiles, et par là même d’autant plus funestes, de détacher la masse des citoyens des intérêts moraux, qui seuls méritent le culte des âmes élevées, parce que seuls ils contiennent les germes du véritable perfectionnement. Ils n’ont pas senti qu’en renversant Bonaparte, ce n’était plus le despote ou le conquérant qu’ils renversaient, c’était le défenseur obligé des principes que précédemment il avait travaillé à étouffer ; ils n’ont pas senti qu’il fallait comparer les dangers, et peser les défiances, et qu’assurément les poids opposés de la balance n’étaient pas égaux : mais si cette erreur trop naturelle a eu pour leur pays, comme pour eux-mêmes, des suites momentanément terribles, avec quel zèle, dès 1816, n’ont-ils pas lutté et pour la liberté intérieure et pour l’indépendance extérieure ? Quelles séductions n’ont-ils pas repoussées ? quels périls n’ont-ils pas bravés ? Dans le moment où je trace ces lignes, leurs noms sont inscrits en lettres de sang sur les listes de la contre-révolution menaçante. C’est un éclatant hommage à la pureté de leurs vues ; et devant cet hommage que leur rend chaque jour la haine acharnée de nos ennemis, tous les soupçons doivent se dissiper, tous les souvenirs doivent disparaître.

J’ai tâché de rapporter, aussi fidèlement que ma mémoire et nos circonstances actuelles me le permettaient, les principaux détails d’une conversation bien plus étendue et bien plus variée. Ma conviction fut, en quittant Bonaparte, que, s’il abdiquait, ce qui me semblait probable, malgré des vacillations fréquentes, cette démarche ne serait due ni aux conseils des amis timides, ni aux menaces des ennemis acharnés, mais à sa répugnance pour des moyens extrêmes, et plus encore, comme je l’ai dit, à un sentiment intérieur d’épuisement et de lassitude. J’aurais pu m’attribuer, ainsi que bien d’autres, une part du mérite de cette abdication ; car des entretiens tête à tête se racontent comme l’on veut : mais Bonaparte seul, et ses souvenirs et ses dégoûts, et ses regrets peut-être d’avoir tant abusé d’un sort sans exemple, et sa surprise d’avoir mal connu une espèce si longtemps docile, qu’il s’était cru sûr de dominer toujours en la méprisant ; telles furent, dans mon opinion, les causes de cet abandon de lui-même qui, dans les premiers jours qui suivirent cette époque, lui sembla, en quelque sorte, du soulagement et du repos. Qu’il ait ensuite par intervalles repris la pensée de ressaisir le pouvoir ; qu’il ait accueilli plus d’une fois l’espoir que, dans un tel orage, la nation et l’armée le rappelleraient ; que l’idée de conduire de nouveau à la victoire, contre des étrangers arrogants, des compagnons fidèles, ait fait battre son cœur et bouillonner son sang dans ses veines, rien de plus vraisemblable1 : mais au moment où il signait son abdication, c’était de fatigue, et c’était franchement. J’ignore si les faits que je viens de retracer exciteront le courroux de ceux qui font de l’histoire un de leurs moyens pour atteindre leur but : ce n’est pas ainsi que je sais l’écrire. Je n’ai voulu ni flatter ni déprécier un homme auquel notre époque doit presque également ses malheurs et ses progrès ; mais je ne me suis pas senti disposé à me jeter dans la foule ignoble de ces dénonciateurs des morts, reptiles qui se traînent sur des cendres pour y répandre leurs poisons. Je me suis dit toujours qu’insulter à la mémoire de Bonaparte, en lui refusant des facultés immenses, et même souvent des sentiments humains, c’était mentir à sa conscience, ou se montrer stupide : mais, d’une autre part, vouloir attirer un intérêt sans mélange, se livrer à un enthousiasme sans restriction, sur une tombe dépositaire de tant de leçons diverses, bonnes comme exemples, et non comme modèles, c’est ne pas bien servir la cause de l’humanité.

Napoléon fut grand ; mais son système était vicieux et funeste : et tant que nous en subirons les tristes conséquences, tant que les gouvernements qui l’ont proscrit et ceux qui l’ont remplacé se constitueront les continuateurs de ce qu’il avait d’arbitraire et d’absolu, je penserai, bien qu’avec regret, que tout hommage rendu à l’homme doit être accompagné de la réprobation du système.

Si le lecteur avait sous les yeux ce que j’écrivais sur Bonaparte à une époque où je ne le connaissais guère que par les douleurs de mes amis les plus chers, et par un exil volontaire hors de cette France qu’il avait fermée aux objets de mes affections les plus profondes, il verrait que mon opinion, plus sévère sans doute dans les expressions, était néanmoins peu différente de celle que je consigne aujourd’hui dans cet ouvrage : alors, comme à présent, j’accusais moins l’homme que le siècle, ses flatteurs et la corruption d’une civilisation vieille et pervertie.

« Lorsque, disais-je, arrivé solitaire, dans le dénuement et l’obscurité, jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans, il promenait ses regards autour de lui, pourquoi lui montrions-nous un pays où toute idée religieuse était un objet d’ironie ? Lorsqu’il écoutait ce qui se professait dans nos cercles, pourquoi de graves penseurs disaient-ils que l’homme n’avait de mobile que son intérêt ? S’il a démêlé facilement que toutes les interprétations subtiles par lesquelles on veut éluder les résultats après avoir proclamé le principe, étaient illusoires, c’est que son instinct était sûr et son coup d’œil rapide... S’il n’y a que de l’intérêt dans le cœur de l’homme, il suffit à la tyrannie de l’effrayer ou de le séduire pour le dominer. S’il n’y a que de l’intérêt dans le cœur de l’homme, il n’est point vrai que la morale, c’est-à-dire l’élévation, la noblesse, la résistance à l’injustice, soient d’accord avec l’intérêt bien entendu. L’intérêt bien entendu n’est dans ce cas, vu la certitude de la mort, autre chose que la jouissance combinée, vu la possibilité d’une vie plus ou moins longue, avec la prudence qui donne aux jouissances une certaine durée. Enfin lorsqu’au milieu de la France déchirée, fatiguée de souffrir et de se plaindre, et ne demandant qu’un chef, il s’est offert pour être ce chef, pourquoi la multitude s’est-elle empressée à solliciter de lui l’esclavage ? Quand la foule se complaît à manifester du goût pour la servitude, elle serait par trop exigeante si elle prétendait que son maître dût s’obstiner à lui donner de la liberté.

Je le sais, la nation se calomniait elle-même, ou se laissait calomnier par des interprètes infidèles : malgré l’affectation misérable qui parodiait l’incrédulité, tout sentiment religieux n’était pas détruit ; en dépit de la fatuité qui se disait égoïste, l’égoïsme ne régnait pas seul : et quelles que fussent les acclamations qui faisaient retentir les airs, le vœu national n’était pas la servitude : mais Bonaparte a dû s’y tromper ; il a jugé la France d’après ses paroles, le monde d’après la France telle qu’il l’imaginait. »

Oui, je le pense. Jeté par la destinée dans la foule, à travers laquelle son génie devait lui ouvrir un passage, Bonaparte a été modifié par les éléments qui l’ont entouré dès sa naissance : ces éléments étaient les débris d’une monarchie absolue, mise en fermentation par une révolution devenue tyrannique. La corruption, le mépris des hommes, le besoin du plaisir et des richesses, et, pour les conquérir, la flatterie, l’empressement à servir le despotisme, quand il était fort, tel fut le spectacle qui frappa les yeux du jeune ambitieux : ce fut avec ces éléments qu’il se construisit un système ; mais il valait mieux que ces éléments, il valait mieux que ce système, et c’est pour n’avoir pas été ce qu’il pouvait, ce qu’il devait être, que nous l’avons vu tomber et périr. Le monde a été puni de l’avoir corrompu : il a été puni de s’être laissé corrompre.

Cinquième note. §

« Page 5. - Avec l’intervention étrangère, il n’y a plus ni monarchie, ni république, ni succession régulière, ni pacte social, ni liberté. »

Une des preuves les plus remarquables de l’aveuglement ou de la mauvaise foi de l’esprit de parti, c’est la manière dont on a répété, durant sept années, que les plénipotentiaires français envoyés près des monarques réunis à Haguenau, avaient demandé à placer la couronne sur la tète d’un prince étranger.

Les conférences de ces plénipotentiaires ont été relatées avec tant de détail dans plusieurs ouvrages50 qui ont paru depuis six ans, que je laisserai de côté les anecdotes et les particularités qui ne tiennent point à la calomnie dont la réfutation est l’objet de cette note ; mais j’affirmerai ici, de la manière la plus positive, et je prouverai, par des faits et par des raisonnements, que lorsqu’après les phrases d’étiquette et de convenance qui précèdent toute négociation, nous fûmes appelés à énoncer le motif de notre arrivée auprès des monarques qui marchaient contre la France, celui d’entre nous qui s’exprima le premier et le plus explicitement sur cette question, écarta, dès son début, la pensée que nous proposions aux étrangers de disposer d’un trône qu’un Français seul peut occuper. « Nous ne voulons, dit le général Sébastiani, que l’indépendance et la liberté de notre pays. Aucune question n’est préjugée, aucun engagement n’est pris. La France, qui vous voit en armes contre elle ; la France, dont vous avez promis de respecter le territoire et les droits, demande, par notre bouche, à savoir quels moyens honorables s’offrent encore pour faire cesser les maux de la guerre. »

Telle fut la base de la négociation que nous cherchâmes à entamer ; négociation qui, malgré tous les obstacles, eût réussi peut-être sans l’opposition impérieuse du ministre anglais.

Si à ce fait positif on ajoute les considérations que devaient suggérer aux plénipotentiaires les circonstances dans lesquelles ils se trouvaient placés, on verra qu’il leur était impossible de faire spontanément une proposition, quelle qu’elle fût. L’Europe avait déclaré qu’elle ne voulait pas tolérer Bonaparte sur le trône, les chambres françaises l’avaient renversé ; et cependant des armées formidables s’avançaient en ennemies dans l’intérieur du royaume ; elles s’avançaient, au mépris des promesses solennelles réitérées dans les proclamations de tous les généraux, dans les déclarations de tous les cabinets1 : nous étions envoyés pour nous enquérir de la cause de cette continuation d’hostilités, quand ces hostilités n’avaient plus de but.

Les puissances ne cessaient de répéter qu’elles n’embrassaient point le parti du monarque que Bonaparte avait remplacé, et qu’elles nous laissaient parfaitement libres dans le choix de notre gouvernement. Il en résultait que, d’après la doctrine professée alors par tous les cabinets de l’Europe, nous avions le droit de régler la forme de notre organisation politique, et d’élire le dépositaire du pouvoir qu’aurait créé cette organisation ; il eût été abject et insensé de nous en remettre sur ces deux points à des ennemis qui n’exigeaient pas que nous les prissions ainsi pour arbitres. Une telle demande n’aurait servi qu’à placer la France dans une position gratuitement et inutilement humiliante. Les Alliés ne s’étaient concertés que pour détruire. En nous montrant disposés à recevoir le maître qu’ils voudraient nous imposer, nous aurions fait naître des prétentions qui auraient amené peut-être sur notre sol asservi et ravagé l’une de ces luttes si communes entre des confédérés après la victoire.

Le nom d’un prince étranger ne fut pas prononcé. Des choses énergiques furent dites par chacun de nous sur les fautes qui avaient rendu le 20 mars inévitable : et si par hasard on objectait qu’il était fâcheux de dévoiler à des yeux ennemis l’impéritie et les erreurs de notre gouvernement, nous répondrions que ce n’était pas notre volonté qui avait attiré ces ennemis au sein de la patrie, et que nous n’avions pas été chercher des Prussiens et des Cosaques pour leur faire cette confidence.

Il y a plus : ce sont les plénipotentiaires français qui ont écarté la pensée de poser sur un front étranger la couronne de France ; et comme il ne faut pas manquer l’occasion de rendre justice à des hommes qui n’ont mérité qu’un seul éloge, je dirai que la répugnance qui était dans nos cœurs était aussi dans les intentions du gouvernement provisoire qui nous envoyait. Dans une réunion qui eut lieu aux Tuileries la veille de notre départ, quelqu’un parla de la possibilité d’une régence étrangère, ou mi-partie, dans l’hypothèse de la reconnaissance de Napoléon II. Le repoussement fut unanime, et les quatre membres du gouvernement qui assistèrent à cette réunion (le duc d’Otrante, suivant son habitude, était auprès du général Wellington) déclarèrent qu’il valait mieux périr qu’accepter une condition pareille. Je n’attache pas beaucoup d’importance à cette déclaration : je ne sais que trop qu’on ne périt pas, ou du moins que si l’on périt, ce n’est pas d’ordinaire à force de courage ; mais je rappelle ce fait comme preuve qu’on n’était pas disposé à solliciter ce qu’on repoussait avec tant de force.

Je viens de dire que ce furent les plénipotentiaires français qui écartèrent l’idée d’un prince pris hors de France. En effet, bien que, dans les conférences mêmes, cette question n’ait jamais été traitée, les insinuations confidentielles ne manquèrent pas pour nous y conduire. On le croira sans peine si l’on considère que la bataille de Waterloo, quelque avantageuse qu’elle fût pour la coalition, ne décidait rien pour l’avenir.

Les ennemis ne pouvaient prévoir qu’une capitulation dont la nécessité n’était point démontrée, éloignerait de Paris, après un succès (celui du général Excelmans contre les Prussiens), une armée encore nombreuse, pourvue de tous les moyens de défense, et qui brûlait de laver sa défaite, de venger sa patrie et l’honneur de ses drapeaux. L’esprit qui animait les citoyens des départements, ceux de l’est surtout, remplissait d’inquiétude des vainqueurs quinze ans nos vassaux, et tout surpris d’un triomphe inespéré. Et ici, sans doute, on me permettra de rendre hommage aux habitants de ces frontières de l’est que nous traversâmes dans notre mission. Jamais l’héroïsme des siècles antiques ne présenta un plus beau spectacle. Réduits à leurs propres ressources, et elles étaient faibles et insuffisantes, troublés par les nouvelles qui leur arrivaient de l’intérieur : menacés, dépouillés, surveillés sans cesse, ces habitants de l’est ne témoignèrent pas un sentiment de découragement ou de crainte. Les maires de chaque village faisaient respecter à l’ennemi triomphant ce qui leur restait d’autorité civile, au milieu du désordre et de l’arrogance militaire qui accompagnent les invasions. Cernée par des soldats farouches, la population entière se pressait, à notre passage, autour des envoyés de la représentation nationale. Elle y remarquait avec enthousiasme ce grand citoyen, qui, pour la seconde fois peut-être, affrontait les cachots d’Olmutz. Chaque parole, chaque regard, chaque geste nous annonçait que l’espérance n’était pas perdue, que le dévouement n’était pas affaibli ; et l’apparition de six hommes désarmés, allant à la rencontre des phalanges de l’Europe réunie, semblait remplir tous les cœurs de la conscience d’une force occulte, prête à reparaître irrésistible au premier appel d’un gouvernement vraiment national.

Cette disposition, qui éclatait à chaque instant dans toutes les provinces occupées par la coalition, suggérait aux hommes d’état allemands ou prussiens, qui étaient rassemblés à Haguenau, des réflexions sérieuses ; le ministre anglais seul était inaccessible à ces réflexions ; peut-être savait-il mieux que les autres ce qui devait se passer à Paris.

Quoi qu’il en soit, si, dans les conversations particulières, on a discuté la possibilité de mettre sur le trône de France un prince étranger, ce n’est pas de nous qu’est venue cette idée, qui est toujours restée dans le vague, et contre laquelle, si elle avait acquis quelque consistance, nous nous serions élevés. La France ne doit tenir son destin que d’elle-même. L’adoption d’une dynastie étrangère avec ses alliances et ses garanties diplomatiques, placerait cette belle France dans un rang secondaire. Il ne faut pas qu’elle devienne la succursale d’un autre empire, comme la Pologne, la Lombardie et les Pays-Bas. Toute intervention étrangère entraîne des suites qu’on ne peut calculer, et présente des chances dont aucune n’est favorable à la liberté. Une dynastie sans racines nationales, qui n’aurait de force que celle qu’elle emprunterait momentanément du parti qui l’aurait appelée, ce parti fût-il même le plus nombreux et le plus populaire, aurait à prendre pour sa sûreté les mêmes précautions qu’un gouvernement indigène qui serait contraire aux intérêts et aux vœux de la nation. Les querelles des jacobites et leurs menées sourdes ont nui durant cinquante années à la liberté de l’Angleterre, après la révolution de 1688.

D’ailleurs, une considération m’a toujours frappé, et me semble décisive. L’établissement d’un prince étranger sur le trône de France ne s’opérerait pas, je le suppose, du consentement de tous ceux auxquels les principes consacrés par la politique européenne confèrent sur ce trône des droits plus ou moins directs. Or, s’il arrivait que l’un d’entre eux, courageux, populaire, prêt à donner à la liberté des garanties, levât contre l’étendard étranger le drapeau français ; si une portion de Français se rassemblait sous ses bannières, je ne conçois guère, je l’avoue, comment des Français se battraient pour un Autrichien ou pour un Russe contre des Français.

Toutes ces questions sont délicates, aussi je ne les aborde point pour les approfondir. J’indique les causes qui auraient détourné les plénipotentiaires français, non seulement de faire, mais encore d’accepter la proposition qu’on leur impute ou qu’on leur reproche.

Maintenant, qu’il me soit permis de faire ressortir la bizarrerie de cette accusation placée dans la bouche de ceux qui la dirigent contre nous avec une obstination qui se joue des preuves et résiste à l’évidence. Quels sont donc ces hommes qui se prétendent si révoltés de la seule pensée d’une domination étrangère, à laquelle aucun de nous n’a jamais songé ? Ce sont ceux qui, pendant un quart de siècle, ont sollicité l’étranger d’envahir la France, ceux qui ont salué de leurs acclamations l’aigle autrichien ne flottant à Valenciennes, et le léopard britannique arboré à Toulon. Qu’ils veulent bien faire un retour sur eux-mêmes, ils verront que les amis de l’étranger ne sont que dans leurs rangs : les hommes sortis des nôtres ont porté ses fers, et jamais ses couleurs. Nous avons peuplé ses cachots : nos ennemis ont peuplé ses antichambres.

Sixième note. §

Page 15. - « Plus d’une fois je n’avais traversé l’Europe qu’avec inquiétude et péril. Les royaumes semblaient tenus à bail de sa volonté (de Napoléon), et leurs chefs s’empressaient de repousser de leurs domaines asservis tous ceux qui pouvaient l’alarmer ou lui déplaire. »

La conduite de l’Europe durant les douze années du règne de Napoléon, est et sera bonne à rappeler aussi longtemps que les gouvernements européens voudront marcher dans les errements de l’homme auquel ils ont obéi, qu’ils ont renversé, et qu’ils imitent.

Il est certain que depuis 1801 jusqu’en 1812, si l’on excepte les courtes époques des guerres tentées par la Prusse et par l’Autriche, et terminées par la bataille de Iéna et celle d’Austerlitz, il n’y aurait pas eu, sur notre continent, un asile pour l’homme que Bonaparte aurait voulu poursuivre de sa vengeance. Je me souviens que, traversant l’Allemagne, de Leipsick à Schaffhouse, en 1804, lors du procès du général Moreau, je fus arrêté à chaque pas par des autorités germaniques très désireuses de trouver en moi de quoi offrir à l’homme du destin une preuve de zèle et un hommage de soumission. J’éprouverais peut-être la même inquisition aujourd’hui, par le même motif couvert d’un autre prétexte.

Heureusement Bonaparte, dont le défaut était de ne considérer les hommes que comme des moyens ou des obstacles, n’étendait jamais sa persécution au-delà du cercle dans lequel un individu lui semblait dangereux. Il avait même soin de protéger hors de France ceux qu’il empêchait d’y séjourner.

Lorsque Mme de Staël, si cruellement et si obstinément exilée par lui, voyageait en Italie, quelqu’un demanda à Napoléon ce qu’il ferait si quelque prince de cette contrée faisait arrêter cette illustre proscrite, à cause des opinions libérales qui lui attiraient la défaveur du gouvernement français ? « Si on arrêtait Mme de Staël hors de France, répondit-il, j’enverrais vingt mille hommes pour la délivrer. » Il y avait quelque grandeur à sentir que la qualité de Français donnait un titre à la protection française, indépendamment de toutes les opinions, et que le pouvoir même qui sévissait injustement contre un ennemi, devait au moins avoir assez de noblesse pour ne pas permettre à l’obséquiosité étrangère de servir ou d’exagérer son injustice.

Ce sentiment dirigea Bonaparte dès l’entrée de sa carrière. On se rappelle que l’une des premières conditions qu’il imposa à l’Autriche, lorsqu’il n’était encore que général d’une armée, fut la délivrance de M. de La Fayette et des autres prisonniers d’Olmutz ; il prescrivit cette clause à l’ennemi vaincu, sans y avoir été autorisé par le directoire, qui n’osa pas le désavouer.

Poursuivre des sujets fugitifs pour causes politiques hors de son territoire, à moins qu’ils ne soient en armes sur les frontières, est l’acte le plus arbitraire dont une autorité puisse se souiller ; c’est se proclamer à la fois faible et implacable, c’est abjurer tout sentiment de nationalité, c’est implorer une bassesse en échange d’autres bassesses explicitement ou tacitement promises, c’est faire de la diplomatie une succursale de la police.

Quant aux écrivains ou aux factions qui exhortent les gouvernements à agir ainsi, il faut avouer que, sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, leur mémoire est courte. Durant trente ans, on les a vus réclamer la sainteté du droit d’asile ; durant trente ans, on a entendu leurs protestations contre la violation de tous les principes, quand l’hospitalité leur a été refusée, leurs reproches au directoire français sur ses craintes puériles, ses persécutions inquisitoriales, ses réquisitions abjectes. Grâces leur soient rendues : les trouvant de la sorte condamnés d’avance par leurs propres arrêts, nous pouvons nous épargner la peine de les juger et de les flétrir autrement que par leurs propres paroles.

Septième note. §

Page 27. - « Le système de ce ministre de 1814, qui avait considéré la Charte comme un leurre jeté au peuple français, pour satisfaire une fantaisie d’un jour, dont ce peuple se dégoûterait bientôt lui-même. »

Tel était en effet le système du ministère de 1814 ; mais il a été remplacé par un système beaucoup plus habile. Ce n’est plus de la Charte qu’on veut se défaire ; c’est à l’aide de la Charte qu’on veut enlever au peuple français les garanties qu’il croyait avoir conquises. Un écrivain célèbre a le premier indiqué la route qu’il fallait suivre pour atteindre ce but. L’ordonnance du 5 septembre nous avait éloignés de cette route ; un déplorable événement nous y a ramenés en 1820. En effet, si la loi d’élections est calculée de manière à faire de la chambre des députés la réunion des élus du ministère ; si en même temps l’ascendant de la grande propriété foncière est tel que le ministère soit forcé d’obéir à la classe privilégiée qui possède encore la grande moitié du sol ; si cette classe, qui se porte elle-même à la chambre élective, dirige les lois dans un sens favorable à la concentration de la propriété, et contraire à l’influence de l’industrie ; si les ministres, contraints à une soumission passive, confient toutes les places aux membres ou aux instruments de cette classe ; si les fonctionnaires sont mis à l’abri de toute poursuite, et trouvent un brevet d’impunité dans des dispositions impériales soigneusement conservées dans cette intention ; si la publicité devient impossible à la tribune par des règlements oppressifs et des vociférations sauvages ; si la presse est également rendue muette par la privation du jugement parjurés, il faudrait être bien difficile pour ne pas se contenter de la Charte, et bien aveuglé par l’amour du passé pour regretter l’ancien régime. Aussi suis-je loin d’accuser de mauvaise foi ceux qui, après avoir travaillé toute leur vie au rétablissement de cet ancien régime, se proclament aujourd’hui les amis ardents de la Charte. Ils l’aiment telle qu’ils travaillent à la faire par sept ans de tâtonnements et de tentatives ; ils l’aiment, parce qu’ils voudraient la rendre le levier de l’aristocratie, et que pour qu’elle les serve à souhait, il ne leur manque que l’éloignement de quelques hommes qu’ils espèrent proscrire, le perfectionnement de quelques lois qu’ils tâcheront de façonner à leur gré, d’imposer par la violence, d’exécuter par la ruse, enfin l’esclavage de cette tribune, qui ne les importunera pas longtemps.

Ces choses obtenues, qu’importe qu’un ministre des finances ne puisse pas, comme l’abbé Terray, donner des croupes et des pensions de sa seule autorité, s’il n’a besoin, pour dispenser ce genre de bienfaits, que de l’aveu des pensionnaires eux-mêmes s’intitulant députés ? Qu’importe que les intendants ne soient plus investis d’une autorité sans bornes, si cette autorité est dévolue à des préfets inattaquables et irresponsables ? Qu’importe qu’il n’y ait plus de prisons sous le nom de Bastille, si la police a ses dépôts, ses salles, ses cachots, d’où nul ne peut sortir, où nul ne peut pénétrer ? Qu’importe que la presse ne soit plus sous le joug de la censure, si la détention et les amendes sont le prix de toute réclamation courageuse ou de toute vérité indiscrète ? Bien au contraire, ce changement de formes serait pour ceux qui l’exploitent un immense avantage : la fiction du vœu populaire les affranchirait de toute responsabilité individuelle. Heureux le pouvoir, quand il a pour excuse et pour autorisation l’apparence de la volonté nationale, et qu’en gouvernant un peuple comme ce peuple ne veut pas être gouverné, il peut faire dire aux organes ostensibles de ce peuple qu’il est gouverné comme il veut l’être.

Huitième note. §

Page 74. - « Les hommes qui, en s’alliant à lui (à Bonaparte), avaient immolé à leur patrie leurs souvenirs, leurs défiances, et jusqu’à l’opinion, sous quelques rapports, purent se flatter de n’avoir pas fait inutilement tant de sacrifices. »

En relisant ces lignes, je ne puis me défendre de réfléchir douloureusement à toutes les chances d’ordre et de liberté constitutionnelle qui se sont offertes depuis trente ans à la France, et qui toutes ont été manquées, soit par l’aveuglement des partis, soit par l’imprévoyance de l’autorité.

Jamais un pays n’eut plus de raisons de se flatter d’une amélioration paisible et durable, que la France en 1789 : l’opinion était éclairée, la puissance bienveillante ; toutes les classes, dans l’immense majorité de ceux qui les composaient, sentaient le besoin d’avoir des lois équitables et fixes, de soustraire indistinctement tous les citoyens à l’arbitraire, et de délivrer l’autorité royale de l’obsession constante des courtisans qui se partageaient les dépouilles de l’état, et des ministres qui, soumis à ces ; courtisans, semblaient n’exercer l’autorité que pour couvrir ce partage d’un voile officieux et d’un nom respectable. Ceux mêmes que leurs intérêts matériels mettaient naturellement en opposition avec les réformes exigées par la marche de la société, la prépondérance de l’industrie, et la dissémination des lumières, étaient entraînés vers le but commun 1 par l’esprit d’imitation, la prétention au bon goût, l’amour de l’élégance. La vanité s’était rangée du côté des sacrifices ; et des motifs puérils produisaient d’intrépides actions et des abnégations généreuses : quelques hommes ont tout détruit. Les intrigues ministérielles qui précédèrent et amenèrent le 14 juillet, les insolences aristocratiques dictées par quelques grands seigneurs à des valets travestis en écrivains, des duplicités maladroites, des protestations secrètes auxquelles une vanité imprévoyante se plaisait à donner une indiscrète publicité ; enfin l’émigration armée, ce crime, car c’en était un dans tous les systèmes, aussi longtemps que le roi était en France, et ordonnait à ses sujets de respecter l’ordre politique qu’il avait sanctionné ; toutes ces choses ont transformé un mouvement national et unanime en une lutte acharnée entre deux partis, dont le plus fort a souillé sa cause d’excès qui l’ont dénaturée, et dont le plus faible s’est recruté de tous les mécontentements, effets inévitables de l’exagération des doctrines et des abus de la force. Ainsi la chance de 1789 a été perdue.

Une chance nouvelle s’offrait en 1795. Une constitution républicaine était proclamée ; elle était fautive ; elle ne donnait point au pouvoir exécutif le droit indispensable de frapper du véto les actes inconsidérés de la puissance législative : les dépositaires de l’autorité étaient des hommes dont le nom rappelait des décrets funestes. La nomination du directoire avait été une nomination de parti, chose désastreuse dans tous les temps et sous tous les régimes, parce que la nation se met en garde contre les élus d’une faction, tandis que ces élus, n’ayant d’appui que dans leur faction, deviennent ses esclaves, et sont d’autant plus violents, qu’ils sont plus esclaves. Néanmoins des circonstances heureuses contrebalançaient ces dangereux symptômes. Les caractères individuels sont forcés de plier sous le poids de l’opinion quand elle est générale : les horreurs de 1793 avaient laissé de tels souvenirs, que les conventionnels, devenus directeurs, devaient travailler bon gré mal gré à imprimer à leur gouvernement une direction différente ; ils le désiraient et par intérêt et par scrupule (car il ne faut pas juger les hommes par des mesures violentes adoptées au milieu de périls inouïs), et aussi parce que le pouvoir, même républicain, tend toujours à se séparer des agitations populaires, et à répudier, au moins par ses formes, toute origine démagogique. En se ralliant à la république, il y avait du bien à faire : on pouvait y introduire la modération, et l’ascendant des hommes modérés y aurait réussi. La France, trop longtemps courbée sous le joug de chefs qui n’avaient que la supériorité de la violence, avait soif de voir à sa tête des supériorités de talents et d’éducation ; mais il ne fallait pas avoir d’arrière-pensées ; les arrière-pensées affaiblissent toujours le parti qui les nourrit, tout en les désavouant. Il fallait aussi ne pas insulter des hommes coupables de beaucoup d’erreurs, mais alliés nécessaires. Il y avait tellement à espérer d’une marche loyale et prudente, que même en ne la suivant pas, même en se livrant à l’amertume de récriminations mal calculées, la France, après la promulgation de la constitution de 1795, jouit, durant quinze mois, d’une liberté assez paisible, et très étendue ; mais, en persistant dans un système d’outrage éclatant contre les hommes, et d’attaque sourde contre les institutions, on perdit tout de nouveau. Le 18 fructidor remit tout en question.

Après le 18 fructidor, ce ne sont plus les ennemis exagérés de la révolution de 1789, ni les adversaires imprudents de la constitution de 1795, qu’il faut accuser : la faute en est tout entière à ceux entre les mains desquels le 18 fructidor porta la puissance. Cette journée illégale eut l’effet que doit avoir toute journée illégale : toute confiance fut détruite entre les gouvernants et les gouvernés. Les premiers sentirent que leur autorité n’était plus légitime ; les seconds regardèrent comme une dérision les débris de formes constitutionnelles que le gouvernement semblait vouloir relever. Alors vinrent et la nouvelle proscription des prévenus d’émigration déjà rentrés en France, et l’exécrable déportation des prêtres infirmes, et l’esclavage de la presse, et la mutilation réitérée de la représentation nationale, et la loi des otages, attentatoire à la liberté individuelle, et l’emprunt forcé, destructif du droit de propriété. Si le directoire vainqueur avait suspendu sa marche triomphante pour calculer son propre intérêt, et pour assurer son propre avenir, s’il eût fait succéder à un acte de force, qui était un délit, un retour à la justice, qui eût semblé une réparation, en un mot, s’il eût gouverné après son triste succès comme il avait gouverné avant sa victoire, la liberté eût pu s’établir encore. Mais, je le répète, le 18 fructidor devait porter ses fruits ; une triste expérience devait éclairer et punir les hommes qui 5 avaient cru l’illégalité permise pour arrêter la contre-révolution menaçante. De toutes les chances, la plus incertaine et la moins favorable à la liberté, c’est celle qui la fait dépendre de la sagesse d’un pouvoir qui s’est vu forcé de se raffermir par la violence.

Au 18 brumaire, toutes les espérances reparurent. J’ai dit dans ces notes pourquoi elles furent derechef déçues ; j’ai peint la servilité encourageant la tyrannie : je ne reviendrai pas sur ce honteux tableau. J’entends dire sans cesse que si Bonaparte eût voulu, il aurait assuré le bonheur du monde : sans doute ; mais il fallait le lui faire vouloir, il fallait lui montrer le monde digne de ce bonheur ; et pendant douze ans, il n’a vu dans les gouvernants et les gouvernés, dans les masses et dans les individus, que des mains suppliantes qui briguaient des chaînes ; il n’a entendu que des voix adulatrices et dénonciatrices qui qualifiaient de crime et de folie tout ce qui n’était pas abjuration de la justice, et apostasie de la liberté.

Je laisse de côté 1814, puisque les fautes qui ont mis obstacle à l’établissement d’une constitution libre forment précisément l’objet de la première partie de ces lettres ; et je passe, ou, pour mieux dire, je reviens à 1815.

Oui, je l’affirme, après la proclamation de ce qu’on a nommé l’acte additionnel, il y avait pour la France une chance facile de liberté. J’ai montré que cette constitution portait en elle-même tous les moyens de l’affranchir du reste des institutions impériales, auxquelles Napoléon l’avait associée d’une manière tellement factice, que la seule chambre des représentants avait déjà rompu le lien qui unissait deux choses si diverses ; et, purifiée de cet alliage, il n’y avait aucune garantie que la constitution de 1815 ne contînt.

Mais, je le dis ici pour l’instruction de l’avenir (le présent ne me paraissant permettre aucune espérance), tant qu’on ne voudra rien laisser à l’action lente et graduelle du temps, tant qu’il y aura des positions sociales qui forceront ceux qui s’y trouvent placés, à chercher leurs succès et leurs moyens de fortune et de considération future dans un blâme permanent et universel, qu’ils appellent du courage, et qui ne se manifeste jamais que lorsque le péril est lointain ; tant qu’on aura pour but de briser ce qui est, pour s’assurer la gloire personnelle du remplacement, rien ne sera durable, rien ne sera possible, et nous passerons éternellement du despotisme à la destruction, pour substituer incontinent à la destruction un nouveau despotisme.

Ce n’est point aux ennemis de la liberté et de Napoléon, qui pour la première fois faisaient cause commune, que ces reproches peuvent s’adresser ; ils ont fait leur métier d’ennemis : mais ceux qui ont disputé pour des terminologies, tandis que le fond de tout ce que la raison pouvait désirer était consacré dans l’institution nouvelle ; les écrivains qui se sont crus bien intrépides en attaquant un gouvernement que l’Europe attaquait, et qui se sont constitués républicainement les auxiliaires du pouvoir absolu, ceux-là peuvent avoir été de très bons citoyens, si, comme je le sais de plusieurs d’entre eux, ils ont agi d’après leur conscience ; mais ils se sont montrés des hommes d’état bien peu clairvoyants, et de malencontreux politiques.

Ce que je viens d’écrire sur les erreurs qui ont enlevé à la France des chances de liberté durant les cent jours, je pourrais le dire avec non moins de justesse si j’avais à traiter d’une autre époque plus voisine du temps actuel. Alors un ministère dont je ne veux ici ni louer ni blâmer les intentions, et que chacun est libre, s’il y trouve du plaisir, de considérer comme n’ayant pas eu plus de goût pour la liberté que Bonaparte, était conduit, comme Bonaparte, par la force des choses, à nous donner progressivement des institutions constitutionnelles : la loi électorale du 5 février, la loi nationale du recrutement, la loi libérale de la presse, étaient des pas immenses… Je m’arrête. Je suis fatigué de relever des fautes, de retracer des aberrations : le rôle de censeur me pèse ; et quand je considère quels adversaires nous avons en face, celui d’ennemi me convient mieux. Déplorer le passé devient inutile ; c’est lutter qu’il faut, tandis que la lutte est encore possible, et léguer au moins à une génération plus heureuse qui ne se fera pas longtemps attendre, la tradition des principes et l’exemple de la fermeté.

Neuvième note. §

Page 74. - « J’ai considéré le gouvernement des cent jours en théorie : je veux maintenant l’examiner en pratique. »

En retraçant rapidement dans cette lettre les principaux actes du gouvernement des cent jours, j’ai oublié de parler d’une circonstance qui a servi de prétexte à beaucoup de déclamations contre ce gouvernement.

Je veux parler des fédérations, et principalement de celle des faubourgs de la capitale, passée en revue par Bonaparte aux yeux des Parisiens étonnés. Parmi les hommes qui se firent remarquer dans ces fédérations, il y en avait peut-être, mais en très petit nombre, dont les noms rappelaient de funestes journées, et pouvaient causer des craintes : cependant il n’y a pas un fait à citer à l’appui de ces craintes ; et ces faubourgs, jadis si terribles, n’ont pas commis un seul désordre, ne se sont pas rendus coupables d’un seul excès.

S’il y a eu quelque chose à reprocher à la fédération parisienne, c’est son entière inefficacité ; mais Bonaparte, qui craignait le peuple, ne voulait pas qu’elle fût efficace. Il l’avait imaginée plutôt comme une espèce de moquerie de la classe dont il connaissait la haine, que comme une ressource sérieuse. Il avait dans l’esprit une gaieté ironique qui l’accompagnait même au sein du danger. Il s’amusait de l’épouvante imprimée par la moindre démonstration populaire à ces soutiens de la monarchie absolue, si courageux quand ils n’ont pas peur ; il riait de les voir s’envoler comme une nuée d’oiseaux qui se dispersent, quand le monstre appelé peuple remue la paupière.

Quant aux fédérations provinciales, elles eurent un caractère beaucoup plus solennel que celle de Paris ; mais, loin de mériter le blâme, elles ont des titres incontestables à la reconnaissance de tous les bons citoyens. J’ai entre les mains une notice assez étendue sur la fédération bretonne, et l’extrait suivant me semble digne d’être mis sous les yeux de mes lecteurs. C’est un membre de la fédération même qui m’a communiqué ce morceau, et il peut servir de document pour l’histoire.

Notice rapide sur la fédération bretonne.

Fatigués du despotisme impérial, nous avions vu la chute de Napoléon avec indifférence.

Nous n’avions été sensibles qu’aux efforts de notre brave armée, et à l’envahissement du territoire par les étrangers.

Enfin le roi rentra, et nous conçûmes de flatteuses espérances.

On sait que l’impéritie de quelques ministres porta le mécontentement dans toutes les classes : l’armée se crut méprisée, les possesseurs de domaines nationaux conçurent de vives inquiétudes, les plébéiens craignirent d’être sacrifiés à des privilèges que réclamaient hautement quelques membres de l’ancienne noblesse ; un chouan fut envoyé à Rennes pour distribuer des distinctions à ceux qu’il avait commandés contre nous-mêmes...

À l’arrivée de Napoléon, l’Europe en fureur arma contre la France. Nous étions menacés de deux fléaux, la guerre extérieure et la guerre civile, cette guerre civile qui avait si cruellement ravagé nos contrées.

Déjà des débarquements d’armes et de munitions s’étaient effectués sur les côtes de la Bretagne et du Poitou.

Déjà des partis s’étaient montrés en armes sur plusieurs points, et le meurtre d’un vieillard respectable, égorgé à domicile, avait annoncé aux Bretons quel serait l’horrible caractère de ces hostilités.

La ville de Nantes, située pour ainsi dire entre la Bretagne et la Vendée, avait tout à craindre des effets de la guerre civile. Plusieurs des habitants pensèrent qu’il serait avantageux pour cette importante cité de s’unir avec les villes voisines par un pacte qui les obligerait à se porter, en cas de besoin, des secours mutuels.

L’idée de cette association fut accueillie avec transport par la jeunesse nantaise.

Deux adresses furent en conséquence rédigées, l’une à Napoléon, à qui nous parlâmes le langage mâle de la vérité ; l’autre à la jeunesse de Rennes, à cette brave jeunesse, qui, à toutes les époques, embrassa si généreusement la défense des idées libérales.

Les Rennois, à qui on avait annoncé les députés de Nantes, les attendaient avec impatience depuis plusieurs jours. Déjà même ils s’étaient réunis entre eux pour organiser une fédération, et ils s’en occupaient lorsque les députés de Nantes arrivèrent. Presque aussitôt arrivèrent aussi les députés des autres villes principales de la Bretagne, qui voulaient concourir au pacte fédératif. Des commissaires furent choisis pour en rédiger le projet. Plusieurs furent présentés : un seul fut admis.

Dans ce projet de pacte, on ne parlait d’aucun individu : le nom de Napoléon n’y figurait pas. C’était pour la patrie et pour le maintien de l’ordre que la jeunesse bretonne était appelée aux armes. En un mot nous paraissions dans ce projet tels que nous sommes, Français avant tout.

Il allait être ainsi livré à l’impression, lorsqu’un des principaux fonctionnaires publics de la ville de Rennes, homme d’ailleurs distingué par son patriotisme et ses talents, nous donna le conseil de parler de l’empereur. « Le silence que vous observez à son égard, nous dit-il, l’indisposera contre la fédération, et il la brisera comme un verre. » Ce furent ses propres expressions.

Il nous invita ensuite à lui laisser notre projet de pacte fédératif ; il nous le rendit le lendemain tel qu’on l’a vu imprimé.

Peu d’articles éprouvèrent des modifications ; mais le préambule fut entièrement changé. Ce préambule déplut généralement aux commissaires de la fédération, qui ne se dissimulèrent pas qu’en l’adoptant c’était prendre la couleur d’un parti. Après bien des discussions, on le soumit à l’épreuve du scrutin. Il ne passa qu’à une très faible majorité, et ceux-là même qui votèrent en faveur du projet ainsi modifié, n’y furent déterminés que par la considération que le gouvernement d’alors ne souffrirait pas une association qui paraîtrait s’isoler de Napoléon.

En effet, déjà la fédération lui avait été signalée comme une faction révolutionnaire ; et voici à cet égard une anecdote qui mérite d’être connue.

Un homme attaché à Napoléon était chez lui quand on vint lui dénoncer la fédération bretonne. Il parut très irrité, et menaça les Bretons de son ressentiment. Peu d’heures après on lui porta le pacte fédératif ; il le lut avec attention, et dit en le rendant au porteur : « Ce n’est pas bon pour moi ; mais c’est bon pour la France. »

Reportons-nous à Rennes.

Le pacte fédératif ainsi adopté fut aussitôt couvert de plus de 1500 signatures. Chaque jour augmentait considérablement le nombre des fédérés. De tous les points de la Bretagne arrivait au bureau central une foule d’adhésions ; des maires de communes rurales venaient se faire inscrire à la tête de leurs administrés. Dans les villes et dans une multitude de bourgs, des régistres furent ouverts et signés par tous ceux qui avaient horreur de la guerre civile et des étrangers. Les autres provinces se fédéraient à l’exemple de la Bretagne, et correspondaient avec les bureaux de Nantes et de Rennes : tout enfin promettait à la fédération un succès complet. Une jeunesse aussi nombreuse et plus aguerrie que celle de 1789 allait se lever pour la défense de la patrie.

Mais divers symptômes annonçaient que les leçons du malheur avaient été perdues pour Napoléon, et que lui-même n’avait rien appris ni rien oublié.

On parla de déchirer l’acte fédératif, et peut-être on eût exécuté cette résolution sans les réflexions de l’un des principaux membres de la fédération, connu par sa courageuse opposition aux actes de Napoléon, dans le temps de sa prospérité.

« Sans doute, nous dit-il, Bonaparte n’a pas changé ; mais avons-nous maintenant la liberté du choix ? Nous sommes placés entre les armées étrangères et la nôtre. Celle-ci se compose de nos amis, de nos frères et de nos enfants. Il faut les abandonner ou les secourir. »

Ces raisons prévalurent : la France, menacée d’une invasion étrangère et d’une guerre civile, retint seule les fédérés.

Fidèles à l’engagement de se secourir au besoin, les fédérés marchaient au premier signal sur les points où leur présence pouvait être nécessaire. Sur la nouvelle que les Vendéens et les bandes de la Bretagne méditaient une attaque combinée contre la ville de Nantes, les Rennois y envoyèrent une partie de l’élite de leur jeunesse.

Les habitants de Paimbœuf conçurent des inquiétudes sur un mouvement qu’on annonçait devoir s’opérer dans la Vendée : un détachement de fédérés nantais vola à leur secours. Dans toutes les rencontres qui ont eu lieu, les fédérés ont montré qu’ils étaient dignes de combattre dans les rangs de la vieille armée.

Enfin, sous une constitution libérale, la fédération eût fourni, pour la défense du territoire français, des bataillons aussi formidables par leur nombre que par le patriotisme qui les animait. En Bretagne, elle eût plus que suffi pour maintenir la tranquillité de cette province, puisqu’on y comptait plus de 20,000 fédérés en état de porter les armes. Cette force, habilement répartie et dirigée, aurait aisément réprimé quelques troupes de paysans, que leurs chefs n’arrachaient que par la violence à leurs paisibles travaux, et dont la plupart s’enfuyaient au premier feu.

Napoléon succomba pour la seconde fois. Sa dernière abdication n’eut aucune influence sur la fédération, dont les membres, ne voyant d’un côté que l’étranger, de l’autre que la France, restèrent attachés au fantôme de gouvernement qui paraissait vouloir s’opposer à l’invasion.

La marche rapide des évènements annonça bientôt un autre ordre de choses. Le roi revint, et les fédérés rentrèrent sans résistance dans la classe de simples particuliers.

Depuis, ils ont supporté avec calme les injures, les outrages et les persécutions d’hommes qui n’auraient pas osé les attaquer en face, mais qui ont réclamé aux yeux du gouvernement le triste mérite de tous les excès de l’exagération.

On s’est efforcé de faire prendre à l’opinion publique le change sur les véritables principes de la masse des fédérés.

La fédération n’était point une faction révolutionnaire : une multitude de ses membres a eu à regretter ses parents, victimes du régime de 1793. Les fédérés n’étaient point des esclaves dévoués à Napoléon : de toutes les villes du royaume, il n’en est peut-être pas une seule qui ait marqué autant d’opposition que la ville de Rennes. La fédération n’était point un rassemblement de prolétaires ; elle était composée de l’élite de toutes les classes, des principaux propriétaires, négociants et magistrats.

Le choix seul du président de la fédération bretonne prouve assez quel était le caractère de cette association. Celui dont le courageux dévouement força Carrier à ne pas ensanglanter les bords de la Villaine comme il ensanglanta les bords de la Loire, celui qui résista avec énergie à l’usurpation du général Bonaparte, n’eût jamais accepté d’être le chef ni d’une faction anarchiste ni des satellites de la tyrannie.

« Je signe le pacte fédératif, disait l’un des négociants les plus riches et les plus distingués de la Bretagne, parce que je le crois propre à nous préserver des étrangers, de la guerre civile, et du despotisme de l’empereur. »

En effet, les fédérés bretons chérissent le gouvernement constitutionnel ; et le prince qui en maintiendra strictement les principes, pourra les compter au nombre de ses plus zélés défenseurs.

Dixième note. §

Page 100. - « Ils (les hommes des cent jours) n’ont voulu que l’indépendance de leur patrie ; en essayant d’une main de repousser l’étranger, ils ont de l’autre essayé d’enchaîner le despotisme. »

Le rapprochement contenu dans ces deux dernières lettres, entre les mesures des cent jours et celles qui ont eu lieu durant le reste de l’année 1815, serait susceptible de beaucoup plus de dèveloppemens ; et aujourd’hui que le parti qui avait présidé à ces mesures, paraît triompher, j’ai quelque peine à me refuser cette satisfaction innocente.

Je me bornerai toutefois à des questions en petit nombre.

A-t-on vu, durant les cent jours, les défenses des accusés étouffées ?

A-t-on vu les juges interrompant les défenseurs et les forçant au silence4 ?

A-t-on vu les agents du gouvernement des cent jours s’arroger le droit de prononcer des peines sans jugement, et punir sur les innocens les délits dont ils ignoraient les auteurs véritables ? J’ai parlé de l’arrêté d’un lieutenant de police dans les départements de l’ouest, arrêté aussitôt cassé que pris, et c’était au milieu de la guerre civile. Qu’on lise l’article suivant, écrit en pleine paix, lorsque tout péril avait disparu, et que toute malveillance était impuissante. « Des placards séditieux ont été affichés à… Le préfet a mandé un des individus les plus marquans dans la classe de ceux qui sont signalés par leurs mauvais principes : usant du pouvoir discrétionnaire qui lui est dévolu, il lui a enjoint de quitter la ville dans les vingt-quatre heures, et il a donné la plus grande publicité à sa volonté prononcée de punir les auteurs inconnus des délits contre l’ordre public, en la personne des individus présumés les chefs des malveillans. » (Quotidienne du 14 mars 1816.)

A-t-on vu, durant les cent jours, des citoyens pris au hasard, quelques-uns dans les rangs les plus obscurs, et inscrits à la hâte sur des listes de bannissement ? Une liste de treize personnes a été faite par Bonaparte : ce fut un grand mal, un acte arbitraire, contraire à tous les principes, violateur de toutes les lois ; mais cette liste ne comprenait que des hommes activement attachés au gouvernement contraire à celui de Napoléon. À Dieu ne plaise que ceci soit une excuse ! c’est un point de comparaison. Plus tard, deux listes bien plus considérables ont été dressées : elles atteignaient des hommes qui n’avaient aucune relation avec le pouvoir renversé à Waterloo ; elles frappaient, dans le nombre, des individus ignorés, presque sans influence, sans moyens de nuire : et il a fallu que le gouvernement lui-même prit plus d’un détour pour en atténuer les effets ; et ceux qui avaient provoqué ces listes se plaignent encore aujourd’hui de ces adoucissemens, toujours combattus et retardés par eux.

Ils ont, à la vérité, voulu rejeter la confection de ces listes sur le ministère de 1815, et sans doute ce ministère en a la responsabilité légale ; mais la responsabilité morale pèse sur ceux qui les ont exigées avec fureur. Les hommes qui dominaient durant les six derniers mois de 1815, ont réclamé d’abord ces listes comme une mesure purement comminatoire ; ils en ont ensuite commandé l’exécution rigoureuse. Ils se sont irrités de ce que M. de Talleyrand ne partageait pas leur violence, et de ce que le duc d’Otrante montrait un regret stérile de persécuter d’anciens amis. Il est arrivé au ministère d’alors ce qui arrive toujours à l’autorité qui croit désarmer un parti en lui obéissant, elle l’enhardit et ne le désarme pas.

A-t-on vu, durant les cent jours, des enfants de moins de quinze ans dénoncés pour délits politiques, comme méritant toute la sévérité des lois ? (Voyez le Journal de Paris du 13 décembre 1815xx.)

A-t-on vu la classe laborieuse perpétuellement poursuivie pour des causes de même genre, et condamnée à des détentions et à des amendes ruineuses ? (Voyez tous les journaux depuis le mois de novembre 1815 jusqu’au 5 septembre 1816, et notamment le Journal de Paris du 18 avril.)

A-t-on vu la pitié proscrite jusque dans ce sexe faible, dont cette vertu est l’attribut le plus naturel et le plus précieux ? (Journal de Paris du 20 mars 1816.)

A-t-on vu des avocats refuser leur ministère à des accusés, et, lorsqu’il leur était ordonné de les défendre d’office, devenir presque leurs accusateurs ? (Voyez les journaux du mois d’octobre 1815.)

A-t-on vu enfin, durant les cent jours, les alentours de Bonaparte ne s’inquiéter que de sa douceur et ne découvrir de dangers que dans sa clémence ? Au contraire, si nous portons nos regards à la fin de la même année, nous ne voyons que soif de sang et besoin de vengeance. Lors du jugement de La Bédoyère, quelle férocité jusque dans les femmes ! Les mots qu’elles ont trouvés possibles à prononcer me sont impossibles à écrire ; mais les salons n’ont plus rien à reprocher aux clubs, ni l’élégance de 1815 aux fureurs démagogiques de 179351.

Disons-le franchement : disons-le surtout aujourd’hui, rien dans les cent jours ne ressemble aux excès auxquels une faction s’est livrée quelques mois plus tard ; et, par ces excès, elle a gâté pour la France des circonstances qui, à côté de ce qu’elles avaient de triste, offraient une chance certaine de repos, une chance possible de liberté constitutionnelle.

Sans doute la seconde restauration était accompagnée de pensées plus pénibles que ne l’avait été la première en 181452 ; mais le sentiment de la nécessité était plus profond et plus unanime. Ceux qui ne s’étaient ralliés à Bonaparte, que pour repousser les étrangers, avaient échoué dans cette tentative : et le même motif qui les avait portés à seconder Napoléon contre l’Europe en armes, les invitait à prêter secours au seul gouvernement qui pût délivrer la France de la présence des étrangers. L’armée, qui avait cru retrouver ses anciens succès sous les drapeaux de son empereur, était désabusée de cette espérance. Les hommes qui avaient embrassé sa cause par une ancienne affection, se voyaient vaincus par les évènements ; tous avaient appris, par une expérience triste et instructive, qu’on ne peut faire vouloir à une nation ce qu’elle ne veut pas, et que la haine excitée par l’ancien despotisme de Bonaparte ne permettait plus que les Français le reconnussent pour leur monarque constitutionnel.

Que devait-on faire pour profiter de ces dispositions ? Partir des bases sur lesquelles le gouvernement royal s’était placé en quittant la France ; annoncer, comme avant le 20 mars, le dessein de concilier tous les intérêts, de donner toutes les garanties ; profiter de l’aveu fait par l’ancien ministère des fautes qu’il avait commises pour motiver l’oubli du passé.

Au lieu de suivre cette marche, qu’ont fait les hommes qui à cette époque se sont emparés d’une portion du pouvoir ? Ils ont attenté à toutes les libertés, menacé toutes les existences, violé toutes les promesses.

Qu’en est-il résulté ? Les gouvernements étrangers eux-mêmes, quelque prévenus qu’ils pussent être contre les principes de la révolution, ont senti qu’il fallait arrêter le torrent des doctrines contre-révolutionnaires, et le 5 septembre a paru, non seulement aux nations, mais aux rois de l’Europe, une époque de délivrance et un jour de salut.

Maintenant si l’on se précipite de nouveau dans la route que le 5 septembre semblait avoir fermée, qu’en résultera-t-il ? Pour prévoir l’avenir, ne suffit-il pas de consulter le passé ?

Il faut donc le dire, il faut le répéter : avec ce système qui ne voit dans les peuples que le patrimoine du pouvoir absolu, et dans ce pouvoir absolu que l’instrument de l’aristocratie, il n’y aura jamais pour la France ni repos ni liberté. Durant une administration de quatorze mois les partisans de ce système avaient mis en feu leur pays : laissez-les poursuivre leur route, ils mettront en feu l’Europe. Cette Europe ne sera tranquille que si notre beau royaume de France, placé par la nature au centre de la civilisation, jouit enfin d’un calme réel. Tenir sans cesse le bras levé sur trente millions d’hommes est non seulement une usurpation, mais une imprudence. Vouloir démembrer la contrée qu’habitent ces trente millions d’hommes, unis d’habitudes, d’affections, d’intérêts et de gloire, serait plus qu’une imprudence, ce serait une absurdité. L’Europe expie depuis quarante ans le démembrement de la Pologne, et la Pologne n’était pas la France.

Ce n’est donc point à la contenir, c’est à la satisfaire qu’il faut travailler. Or elle ne sera satisfaite que si elle obtient enfin ce qu’elle a voulu en 1789, ce qu’elle veut encore, une liberté raisonnable sous une monarchie constitutionnelle.

Post Scriptum §

J’ai tâché, dans les notes qu’on vient de lire, de rendre un compte exact de ce qui s’est passé sous mes yeux. Je suis sûr d’avoir été véridique dans l’exposé des faits : je n’ai voulu être injuste ni flatteur envers aucun parti. Quant aux principes que j’ai professés, je les crois ceux de l’immense majorité de la France ; et pour ne donner prise à aucune interprétation qui soit équivoque, je vais présenter en peu de mots le résumé de ces principes, et j’ai l’avantage de pouvoir le faire en démontrant qu’ils sont indépendants de toute circonstance, car je les professais en 1814 aussi bien qu’aujourd’hui.

« J’admets deux sortes de légitimité : l’une positive, qui provient d’une élection libre ; l’autre tacite, qui repose sur l’hérédité, et j’ajoute que l’hérédité est légitime, parce que les habitudes qu’elle fait naître, et les avantages qu’elle procure la rendent le vœu national… De ces deux espèces de légitimité que j’admets, celle qui provient de l’élection est la plus séduisante en théorie ; mais elle a l’inconvénient de pouvoir être contrefaite. » (De l’Esprit de conquête, 4e édition, pages 217 — 219.) Il en résulte que la légitimité héréditaire est la plus calme, la plus assurée, sans être moins favorable à la liberté. Les nations sont averties de cette vérité par instinct, et la masse de ces nations préfère pour cette raison la légitimité héréditaire ; mais il faut, pour que cette préférence soit efficace et durable, que le gouvernement ne se place pas en opposition avec les intérêts nationaux. S’il est d’accord avec ces intérêts, il n’y a pas un homme sensé qui ne désire le maintenir et qui ne s’arme pour sa défense : mais s’il les menace, les attaque, les met en péril, tous les vœux, tous les efforts, tous les regrets des hommes sensés resteront sans fruit.

Il est toujours temps de dire ces vérités. Elles sont dans le cœur de tout le monde, et ceux qui les repoussent ne sont les véritables amis ni des rois ni des peuples.