Defoe, Daniel

1836

Robinson Crusoé

Édition de Borel, Pétrus

Préface §

Le traducteur de ce livre n’est point un traducteur, c’est tout bonnement un poète qui s’est pris de belle passion et de courage. Une des plus belles créations du génie anglais courait depuis un siècle par les rues avec des haillons sur le corps, de la boue sur la face et de la paille dans les cheveux ; il a cru, dans son orgueil, que mission lui était donnée d’arrêter cette trop longue profanation, et il s’est mis à arracher à deux mains cette paille et ces haillons.

 

Si le traducteur de ce livre avait pu entrevoir seulement le mérite le plus infime dans la vieille traduction de ROBINSON, il se serait donné de garde de venir refaire une chose déjà faite. Il a trop de respect pour tout ce que nous ont légué nos pères, il aime trop Amyot et Labruyère, pour rien dire, rien entreprendre qui puisse faire oublier un mot tombé de la plume des hommes admirables qui ont fait avant nous un usage si magnifique de notre belle langue.

Il n’est pas besoin de beaucoup de paroles pour démontrer le peu de valeur de la vieille traduction de ROBINSON ; elle est d’une médiocrité qui saute aux yeux, d’une médiocrité si généralement sentie que pas un libraire depuis soixante ans n’a osé la réimprimer telle que telle. Saint-Hyacinthe et Van-Offen, à qui on l’attribue, avouent ingénuement dans leur préface anonyme qu’elle n’est pas littérale, et qu’ils ont fait de leur mieux pour satisfaire à la délicatesse française ; et le Dictionnaire Historique à l’endroit de Saint-Hyacinthe dit qu’il est auteur de quelques traductions qui prouvent que souvent il a été contraint de travailler pour la fortune plutôt que pour la gloire. À cela nous ajouterons seulement que la traduction de Saint-Hyacinthe et Van-Offen est absolument inexacte ; qu’au narré, nous n’osons dire style, simple, nerveux, accentué de l’original, Saint-Hyacinthe et Van-Offen ont substitué un délayage blafard, sans caractère et sans onction ; que la plupart des pages de Saint-Hyacinthe et Van-Offen n’offrent qu’un assemblage de mots indécis et de sens vagues qui, à la lecture courante, semblent dire quelque chose, mais qui tombent devant toute logique et ne laissent que du terne dans l’esprit. Partout où dans l’original se trouve un trait caractéristique, un mot simple et sublime, une belle et sage pensée, une réflexion profonde, on est sûr au passage correspondant de la traduction de Saint-Hyacinthe et Van-Offen de mettre le doigt sur une pauvreté.

Comme nous ne sommes point sur un terrain libre, nous croyons devoir garder le silence sur une traduction androgyne publiée concurremment avec celle-ci. Pressés de questions cependant, nous pourrions donner à entendre que dans cette œuvre tout ce qui nous semble appartenir à Hermès n’est pas remarquable : pour ce qui est d’Aphrodite, nous avons trop d’entregent pour manquer à la galanterie : nous nous bornerons à regretter qu’un beau nom se soit chargé des misères d’autrui.

Pour donner à la France un ROBINSON digne de la France, il faudrait la plume pure, souple, conteuse et naïve de Charles Nodier. Le traducteur de ce livre ne s’est point dissimulé la grandeur de la tâche. À défaut de talent il a apporté de l’exactitude et de la conscience. Un autre viendra peut-être et fera mieux. Il le souhaite de tout son cœur ; mais aussi il demeure convaincu, modestie de préface à part, que, quelle que soit l’infériorité de son travail sur ROBINSON, il est au-dessus de ceux faits avant lui, de toute la distance qu’il y a de sa traduction à l’original.

C'est à l’envi, c’est à qui mieux mieux, c’est à qui s’occupera des grands poètes, des grandes créations littéraires ; mais un écrivain ne voudrait pas descendre jusqu’aux livres populaires, aux beaux livres populaires qui ont toute notre affection : on les abandonne aux talents de bas étage et de commerce. Pour nous, peu ambitieux, nous revendiquons ces parias et croyons notre part assez belle.

On a engagé le traducteur de ce livre à se justifier de son orthographe du mot mouce et du mot touts. Ce n’est point ici le lieu d’une dissertation philologique. Il se contentera de répondre brusquement à ceux qui s’efforcent de l’oublier, que le pluriel, en français, se forme en ajoutant une s. S'il court par le monde des habitudes vicieuses, il ne les connaît pas et ne veut pas les connaître. L'orthographe de MM. de Port-Royal lui suffit. Quant au mot mouce, c’est une simple rectification étymologique demandée depuis longtemps. Il faut espérer qu’enfin cette homonymie créée à plaisir disparaîtra de nos lexiques, escortée d’une belle collection de bévues et de barbarismes qui déparent les meilleurs : Dieu sait ce qu’ils valent ! Il n’est pas possible que le moço des navigateurs méridionaux puisse s’écrire comme la mousse, le museus de nos herboristes. Pour quiconque n’est pas étranger à la philologie, il est facile d’appercevoir la cause de cette erreur. On a fait aux marins la réputation de n’être pas forts sur la politesse ; mais leur impolitesse n’est rien au prix de leur orthographe : il n’est peut-être pas un terme de marine qui ne soit une cacographie ou une cacologie.

Saura-t-on gré au traducteur de ce livre de la peine qu’il a prise ? confondra-t-on le labeur fait par choix et par amour avec de la besogne faite à la course et dans le but d’un salaire ? Cela ne se peut pas, ce serait trop décourageant. Il est un petit nombre d’esprits d’élite qui fixent la valeur de toutes choses ; ces esprits-là sont généreux, ils tiennent compte des efforts. D'ailleurs le bien doit mener à bien, chaque chose finit toujours par tomber ou monter au rang qui lui convient. Le traducteur de ce livre ne croit pas à l’injustice.

Robinson §

En 1632, je naquis à York, d’une bonne famille, mais qui n’était point de ce pays. Mon père, originaire de Brême, établi premièrement à Hull, après avoir acquis de l’aisance et s’être retiré du commerce, était venu résider à York, où il s’était allié, par ma mère, à la famille Robinson, une des meilleures de la province. C'est à cette alliance que je devais mon double nom de Robinson-Kreutznaer ; mais, aujourd’hui, par une corruption de mots assez commune en Angleterre, on nous nomme, nous nous nommons et signons Crusoé. C'est ainsi que mes compagnons m’ont toujours appelé.

 

J'avais deux frères : l’aîné, lieutenant-colonel en Flandre, d’un régiment d’infanterie anglaise, autrefois commandé par le fameux colonel Lockhart, fut tué à la bataille de Dunkerque contre les Espagnols ; que devint l’autre ? j’ignore quelle fut sa destinée ; mon père et ma mère ne connurent pas mieux la mienne.

Troisième fils de la famille, et n’ayant appris aucun métier, ma tête commença de bonne heure à se remplir de pensées vagabondes. Mon père, qui était un bon vieillard, m’avait donné toute la somme de savoir qu’en général on peut acquérir par l’éducation domestique et dans une école gratuite. Il voulait me faire avocat ; mais mon seul désir était d’aller sur mer, et cette inclination m’entraînait si résolument contre sa volonté et ses ordres, et malgré même toutes les prières et les sollicitations de ma mère et de mes parents, qu’il semblait qu’il y eût une fatalité dans cette propension naturelle vers un avenir de misère.

Mon père, homme grave et sage, me donnait de sérieux et d’excellents conseils contre ce qu’il prévoyait être mon dessein. Un matin il m’appela dans sa chambre, où il était retenu par la goutte, et me réprimanda chaleureusement à ce sujet. – « 1Quelle autre raison as-tu, me dit-il, qu’un penchant aventureux, pour abandonner la maison paternelle et ta patrie, où tu pourrais être poussé, et où tu as l’assurance de faire ta fortune avec de l’application et de l’industrie, et l’assurance d’une vie d’aisance et de plaisir ? Il n’y a que les hommes dans l’adversité ou les ambitieux qui s’en vont chercher aventure dans les pays étrangers, pour s’élever par entreprise et se rendre fameux par des actes en dehors de la voie commune. Ces choses sont de beaucoup trop au-dessus ou trop au-dessous de toi ; ton état est le médiocre, ou ce qui peut être appelé la première condition du bas étage ; une longue expérience me l’a fait reconnaître comme le meilleur dans le monde et le plus convenable au bonheur. Il n’est en proie ni aux misères, ni aux peines, ni aux travaux, ni aux souffrances des artisans : il n’est point troublé par l’orgueil, le luxe, l’ambition et l’envie des hautes classes. Tu peux juger du bonheur de cet état ; c’est celui de la vie que les autres hommes jalousent ; les rois, souvent, ont gémi des cruelles conséquences d’être nés pour les grandeurs, et ont souhaité d’être placés entre les deux extrêmes, entre les grands et les petits ; enfin le sage l’a proclamé le juste point de la vraie félicité en implorant le Ciel de le préserver de la pauvreté et de la richesse.

« Remarque bien ceci, et tu le vérifieras toujours : les calamités de la vie sont le partage de la plus haute et de la plus basse classe du genre humain ; la condition moyenne éprouve le moins de désastres, et n’est point exposée à autant de vicissitudes que le haut et le bas de la société ; elle est même sujette à moins de maladies et de troubles de corps et d’esprit que les deux autres, qui, par leurs débauches, leurs vices et leurs excès, ou par un trop rude travail, le manque du nécessaire, une insuffisante nourriture et la faim, attirent sur eux des misères et des maux, naturelle conséquence de leur manière de vivre. La condition moyenne s’accommode le mieux de toutes les vertus et de toutes les jouissances : la paix et l’abondance sont les compagnes d’une fortune médiocre. La tempérance, la modération, la tranquillité, la santé, la société,tous les agréables divertissements ettous les plaisirs désirables sont les bénédictions réservées à ce rang. Par cette voie, les hommes quittent le monde d’une façon douce, et passent doucement et uniment à travers, sans être accablés de travaux des mains ou de l’esprit ; sans être vendus à la vie de servitude pour le pain de chaque jour ; sans être harassés par des perplexités continuelles qui troublent la paix de l’âme et arrachent le corps au repos ; sans être dévorés par les angoisses de l’envie ou la secrète et rongeante convoitise de l’ambition ; au sein d’heureuses circonstances, ils glissent tout mollement à travers la société, et goûtent sensiblement les douceurs de la vie sans les amertumes, ayant le sentiment de leur bonheur et apprenant, par l’expérience journalière, à le connaître plus profondément. »

Ensuite il me pria instamment et de la manière la plus affectueuse de ne pas faire le jeune homme : – « Ne va pas te précipiter, me disait-il, au milieu des maux contre lesquels la nature et ta naissance semblent t’avoir prémuni ; tu n’es pas dans la nécessité d’aller chercher ton pain ; je te veux du bien, je feraitous mes efforts pour te placer parfaitement dans la position de la vie qu’en ce moment je te recommande. Si tu n’étais pas aise et heureux dans le monde, ce serait par ta destinée ou tout-à-fait par l’erreur qu’il te faut éviter ; je n’en serais en rien responsable, ayant ainsi satisfait à mes devoirs en t’éclairant sur des projets que je sais être ta ruine. En un mot, j’accomplirais franchement mes bonnes promesses si tu voulais te fixer ici suivant mon souhait, mais je ne voudrais pas tremper dans tes infortunes en favorisant ton éloignement. N’as-tu pas l’exemple de ton frère aîné, auprès de qui j’usai autrefois des mêmes instances pour le dissuader d’aller à la guerre des Pays-Bas, instances qui ne purent l’emporter sur ses jeunes désirs le poussant à se jeter dans l’armée, où il trouva la mort. Je ne cesserai jamais de prier pour toi, toutefois j’oserais te prédire, si tu faisais ce coup de tête, que Dieu ne te bénirait point, et que, dans l’avenir, manquant de toute assistance, tu aurais toute la latitude de réfléchir sur le mépris de mes conseils. »

Je remarquai vers la dernière partie de ce discours, qui était véritablement prophétique, quoique je ne suppose pas que mon père en ait eu le sentiment ; je remarquai, dis-je, que des larmes coulaient abondamment sur sa face, surtout lorsqu’il me parla de la perte de mon frère, et qu’il était si ému, en me prédisant que j’aurais tout le loisir de me repentir, sans avoir personne pour m’assister, qu’il s’arrêta court, puis ajouta : – « J’ai le cœur trop plein, je ne saurais t’en dire davantage. »

Je fus sincèrement touché de cette exhortation ; au reste, pouvait-il en être autrement ? Je résolus donc de ne plus penser à aller au loin, mais à m’établir chez nous selon le désir de mon père. Hélas ! en peu de jours tout cela s’évanouit, et bref, pour prévenir de nouvelles importunités paternelles, quelques semaines après je me déterminai à m’enfuir. Néanmoins, je ne fis rien à la hâte comme m’y poussait ma première ardeur, mais un jour que ma mère me parut un peu plus gaie que de coutume, je la pris à part et lui dis : – Je suis tellement préoccupé du désir irrésistible de courir le monde, que je ne pourrais rien embrasser avec assez de résolution pour y réussir ; mon père ferait mieux de me donner son consentement que de me placer dans la nécessité de passer outre. Maintenant, je suis âgé de dix-huit ans, il est trop tard pour que j’entre apprenti dans le commerce ou clerc chez un procureur ; si je le faisais, je suis certain de ne pouvoir achever mon temps, et avant mon engagement rempli de m’évader de chez mon maître pour m’embarquer. Si vous vouliez bien engager mon père à me laisser faire un voyage lointain, et que j’en revienne dégoûté, je ne bougerais plus, et je vous promettrais de réparer ce temps perdu par un redoublement d’assiduité. »

Cette ouverture jeta ma mère en grande émotion : – « Cela n’est pas proposable, me répondit-elle ; je me garderai bien d’en parler à ton père ; il connaît trop bien tes véritables intérêts pour donner son assentiment à une chose qui te serait si funeste. Je trouve étrange que tu puisses encore y songer après l’entretien que tu as eu avec lui et l’affabilité et les expressions tendres dont je sais qu’il a usé envers toi. En un mot, si tu veux absolument aller te perdre, je n’y vois point de remède ; mais tu peux être assuré de n’obtenir jamais notre approbation. Pour ma part, je ne veux point mettre la main à l’œuvre de ta destruction, et il ne sera jamais dit que ta mère se soit prêtée à une chose réprouvée par ton père. »

Nonobstant ce refus, comme je l’appris dans la suite, elle rapporta le tout à mon père, qui, profondément affecté, lui dit : en soupirant : – « Ce garçon pourrait être heureux s’il voulait demeurer à la maison ; mais, s’il va courir le monde, il sera la créature la plus misérable qui ait jamais été : je n’y consentirai jamais. »

Ce ne fut environ qu’un an après ceci que je m’échappai, quoique cependant je continuasse obstinément à rester sourd à toutes propositions d’embrasser un état ; et quoique souvent je reprochasse à mon père et à ma mère leur inébranlable opposition, quand ils savaient très-bien que j’étais entraîné par mes inclinations. Un jour, me trouvant à Hull, où j’étais allé par hasard et sans aucun dessein prémédité, étant là, dis-je, un de mes compagnons prêt à se rendre par mer à Londres, sur un vaisseau de son père me pressa de partir, avec l’amorce ordinaire des marins, c’est-à-dire qu’il ne m’en coûterait rien pour ma traversée. Je ne consultai plus mes parents ; je ne leur envoyai aucun message ; mais, leur laissant à l’apprendre comme ils pourraient, sans demander la bénédiction de Dieu ou de mon père, sans aucune considération des circonstances et des conséquences, malheureusement, Dieu sait ! Le 1er septembre 1651, j’allai à bord du vaisseau chargé pour Londres. Jamais infortunes de jeune aventurier, je pense, ne commencèrent plus tôt et ne durèrent plus long-temps que les miennes.

Comme le vaisseau sortait à peine de l’Humber, le vent s’éleva et les vagues s’enflèrent effroyablement. Je n’étais jamais allé sur mer auparavant ; je fus, d’une façon indicible, malade de corps et épouvanté d’esprit. Je commençai alors à réfléchir sérieusement sur ce que j’avais fait et sur la justice divine qui frappait en moi un fils coupable.tous les bons conseils de mes parents, les larmes de mon père, les paroles de ma mère, se présentèrent alors vivement en mon esprit ; et ma conscience, qui n’était point encore arrivée à ce point de dureté qu’elle atteignit plus tard, me reprocha mon mépris de la sagesse et la violation de mes devoirs envers Dieu et mon père.

Pendant ce temps la tempête croissait, et la mer devint très-grosse, quoique ce ne fût rien en comparaison de ce que j’ai vu depuis, et même seulement quelques jours après, c’en fut assez pour affecter un novice tel que moi. À chaque vague je me croyais submergé, et chaque fois que le vaisseau s’abaissait entre deux lames, je le croyais englouti au fond de la mer. Dans cette agonie d’esprit, je fis plusieurs fois le projet et le vœu, s’il plaisait à Dieu de me sauver de ce voyage, et si je pouvais remettre le pied sur la terre ferme, de ne plus le remettre à bord d’un navire, de m’en aller tout droit chez mon père, de m’abandonner à ses conseils, et de ne plus me jeter dans de telles misères. Alors je vis pleinement l’excellence de ses observations sur la vie commune, et combien doucement et confortablement il avait passétous ses jours, sans jamais avoir été exposé, ni aux tempêtes de l’océan ni aux disgrâces de la terre ; et je résolus, comme l’enfant prodigue repentant, de retourner à la maison paternelle.

La tempête §

Ces sages et sérieuses pensées durèrent tant que dura la tempête, et même quelque temps après ; mais le jour d’ensuite le vent étant abattu et la mer plus calme, je commençai à m’y accoutumer un peu. Toutefois, j’étais encore indisposé du mal de mer, et je demeurai fort triste pendant tout le jour. Mais à l’approche de la nuit le temps s’éclaircit, le vent s’appaisa tout-à-fait, la soirée fut délicieuse, et le soleil se coucha éclatant pour se lever de même le lendemain : une brise légère, un soleil embrasé resplendissant sur une mer unie, ce fut un beau spectacle, le plus beau que j’aie vu de ma vie.

 

J’avais bien dormi pendant la nuit ; je ne ressentais plus de nausées, j’étais vraiment dispos et je contemplais, émerveillé, l’océan qui, la veille, avait été si courroucé et si terrible, et qui si peu de temps après se montrait si calme et si agréable. Alors, de peur que mes bonnes résolutions ne se soutinssent, mon compagnon, qui après tout m’avait débauché, vint à moi : – « Eh bien ! Bob, me dit-il en me frappant sur l’épaule, comment ça va-t-il ? Je gage que tu as été effrayé, la nuit dernière, quand il ventait : ce n’était pourtant qu’un plein bonnet de vent ? » – « Vous n’appelez cela qu’un plein bonnet de vent ? C’était une horrible tourmente ! » – « Une tourmente ? tu es fou ! tu appelles cela une tourmente ? Vraiment ce n’était rien du tout. Donne-nous un bon vaisseau et une belle dérive, nous nous moquerons bien d’une pareille rafale ; tu n’es qu’un marin d’eau douce, Bob ; viens que nous fassions un bowl de punch, et que nous oubliions tout cela2. Vois quel temps charmant il fait à cette heure ! » – Enfin, pour abréger cette triste portion de mon histoire, nous suivîmes le vieux train des gens de mer : on fit du punch, je m’enivrai, et, dans une nuit de débauches, je noyai toute ma repentance, toutes mes réflexions sur ma conduite passée, et toutes mes résolutions pour l’avenir. De même que l’océan avait rasséréné sa surface et était rentré dans le repos après la tempête abattue, de même, après le trouble de mes pensées évanoui, après la perte de mes craintes et de mes appréhensions, le courant de mes désirs habituels revint, et j’oubliai entièrement les promesses et les vœux que j’avais faits en ma détresse. Pourtant, à la vérité, comme il arrive ordinairement en pareils cas, quelques intervalles de réflexions et de bons sentiments reparaissaient encore ; mais je les chassais et je m’en guérissais comme d’une maladie, en m’adonnant et à la boisson et à l’équipage. Bientôt j’eus surmonté le retour de ces accès, c’est ainsi que je les appelais, et en cinq ou six jours j’obtins sur ma conscience une victoire aussi complète qu’un jeune libertin résolu à étouffer ses remords le pouvait désirer. Mais il m’était réservé de subir encore une épreuve : la Providence, suivant sa loi ordinaire, avait résolu de me laisser entièrement sans excuse. Puisque je ne voulais pas reconnaître ceci pour une délivrance, la prochaine devait être telle que le plus mauvais bandit d’entre nous confesserait tout à la fois le danger et la miséricorde.

Le sixième jour de notre traversée, nous entrâmes dans la rade d’Yarmouth. Le vent ayant été contraire et le temps calme, nous n’avions fait que peu de chemin depuis la tempête. Là, nous fûmes obligés de jeter l’ancre et le vent continuant d’être contraire, c’est-à-dire de souffler Sud-Ouest, nous y demeurâmes sept ou huit jours, durant lesquels beaucoup de vaisseaux de Newcastle vinrent mouiller dans la même rade, refuge commun des bâtiments qui attendent un vent favorable pour gagner la Tamise.

Nous eussions, toutefois, relâché moins long-temps, et nous eussions dû, à la faveur de la marée, remonter la rivière, si le vent n’eût pas été trop fort, et si au quatrième ou cinquième jour de notre station il n’eût pas soufflé violemment. Cependant, comme la rade était réputée aussi bonne qu’un port ; comme le mouillage était bon, et l’appareil de notre ancre extrêmement solide, nos gens étaient insouciants, et, sans la moindre appréhension du danger, ils passaient le temps dans le repos et dans la joie, comme il est d’usage sur mer. Mais le huitième jour, le vent força ; nous mîmestous la main à l’œuvre ; nous calâmes nos mâts de hune et tînmes toutes choses closes et serrées, pour donner au vaisseau des mouvements aussi doux que possible. Vers midi, la mer devint très-grosse, notre château de proue plongeait ; nous embarquâmes plusieurs vagues, et il nous sembla une ou deux fois que notre ancre labourait le fond. Sur ce, le capitaine fit jeter l’ancre d’espérance, de sorte que nous chassâmes sur deux, après avoir filé nos câbles jusqu’au bout.

Déjà une terrible tempête mugissait, et je commençais à voir la terreur sur le visage des matelots eux-mêmes. Quoique veillant sans relâche à la conservation du vaisseau, comme il entrait ou sortait de sa cabine, et passait près de moi, j’entendis plusieurs fois le capitaine proférer tout bas ces paroles et d’autres semblables : – « Seigneur ayez pitié de nous ! Nous sommestous perdus, nous sommestous morts !… » – Durant ces premières confusions, j’étais stupide, étendu dans ma cabine, au logement des matelots, et je ne saurais décrire l’état de mon esprit. Je pouvais difficilement rentrer dans mon premier repentir, que j’avais si manifestement foulé aux pieds, et contre lequel je m’étais endurci. Je pensais que les affres de la mort étaient passées, et que cet orage ne serait point comme le premier. Mais quand, près de moi, comme je le disais tantôt, le capitaine lui-même s’écria : – « Nous sommestous perdus ! » –je fus horriblement effrayé, je sortis de ma cabine et je regardai dehors. Jamais spectacle aussi terrible n’avait frappé mes yeux : l’océan s’élevait comme des montagnes, et à chaque instant fondait contre nous ; quand je pouvais promener un regard aux alentours, je ne voyais que détresse. Deux bâtiments pesamment chargés qui mouillaient non loin de nous avaient coupé leurs mâts rez-pied ; et nos gens s’écrièrent qu’un navire ancré à un mille de nous venait de sancir sur ses amarres. Deux autres vaisseaux, arrachés à leurs ancres, hors de la rade allaient au large à tout hasard, sans voiles ni mâtures. Les bâtiments légers, fatiguant moins, étaient en meilleure passe ; deux ou trois d’entre eux qui dérivaient passèrent tout contre nous, courant vent arrière avec leur civadière seulement.

Vers le soir, le second et le bosseman supplièrent le capitaine, qui s’y opposa fortement, de laisser couper le mât de misaine ; mais le bosseman lui ayant protesté que, s’il ne le faisait pas, le bâtiment coulerait à fond, il y consentit. Quand le mât d’avant fut abattu, le grand mât, ébranlé, secouait si violemment le navire, qu’ils furent obligés de le couper aussi et de faire pont ras.

Chacun peut juger dans quel état je devais être, moi, jeune marin, que précédemment si peu de chose avait jeté en si grand effroi ; mais autant que je puis me rappeler de si loin les pensées qui me préoccupaient alors, j’avais dix fois plus que la mort en horreur d’esprit, mon mépris de mes premiers remords et mon retour aux premières résolutions que j’avais prises si méchamment. Cette horreur, jointe à la terreur de la tempête, me mirent dans un tel état, que je ne puis par des mots la dépeindre. Mais le pis n’était pas encore advenu ; la tempête continua avec tant de furie, que les marins eux-mêmes confessèrent n’en avoir jamais vu de plus violente. Nous avions un bon navire, mais il était lourdement chargé et calait tellement, qu’à chaque instant les matelots s’écriaient qu’il allait couler à fond. Sous un rapport, ce fut un bonheur pour moi que je ne comprisse pas ce qu’ils entendaient par ce mot avant que je m’en fusse enquis. La tourmente était si terrible que je vis, chose rare, le capitaine, le contremaître et quelques autres plus judicieux que le reste, faire leurs prières, s’attendant à tout moment que le vaisseau coulerait à fond. Au milieu de la nuit, pour surcroît de détresse, un des hommes qu’on avait envoyés à la visite, cria qu’il s’était fait une ouverture, et un autre dit qu’il y avait quatre pieds d’eau dans la cale. Alorstous les bras furent appelés à la pompe. À ce seul mot, je m’évanouis et je tombai à la renverse sur le bord de mon lit, sur lequel j’étais assis dans ma cabine. Toutefois les matelots me réveillèrent et me dirent que si jusque-là je n’avais été bon à rien, j’étais tout aussi capable de pomper qu’aucun autre. Je me levai ; j’allai à la pompe et je travaillai de tout cœur. Dans cette entrefaite, le capitaine appercevant quelques petits bâtiments charbonniers qui, ne pouvant surmonter la tempête, étaient forcés de glisser et de courir au large, et ne venaient pas vers nous, ordonna de tirer un coup de canon en signal de détresse. Moi qui ne savais ce que cela signifiait, je fus tellement surpris, que je crus le vaisseau brisé ou qu’il était advenu quelque autre chose épouvantable ; en un mot je fus si effrayé que je tombai en défaillance. Comme c’était dans un moment où chacun pensait à sa propre vie, personne ne prit garde à moi, ni à ce que j’étais devenu ; seulement un autre prit ma place à la pompe, et me repoussa du pied à l’écart, pensant que j’étais mort, et ce ne fut que long-temps après que je revins à moi.

On travaillait toujours, mais l’eau augmentant à la cale, il y avait toute apparence que le vaisseau coulerait bas. Et quoique la tourmente commençât à s’abattre un peu, néanmoins il n’était pas possible qu’il surnageât jusqu’à ce que nous atteignissions un port ; aussi le capitaine continua-t-il à faire tirer le canon de détresse. Un petit bâtiment qui venait justement de passer devant nous aventura une barque pour nous secourir. Ce fut avec le plus grand risque qu’elle approcha ; mais il était impossible que nous y allassions ou qu’elle parvînt jusqu’au flanc du vaisseau ; enfin, les rameurs faisant un dernier effort et hasardant leur vie pour sauver la nôtre, nos matelots leur lancèrent de l’avant une corde avec une bouée, et en filèrent une grande longueur. Après beaucoup de peines et de périls, ils la saisirent, nous les halâmes jusque sous notre poupe, et nous descendîmes dans leur barque. Il eût été inutile de prétendre atteindre leur bâtiment : aussi l’avis commun fut-il de laisser aller la barque en dérive, et seulement de ramer le plus qu’on pourrait vers la côte, notre capitaine promettant, si la barque venait à se briser contre le rivage, d’en tenir compte à son patron. Ainsi, partie en ramant, partie en dérivant vers le Nord, notre bateau s’en alla obliquement presque jusqu’à Winterton-Ness.

Il n’y avait guère plus d’un quart d’heure que nous avions abandonné notre vaisseau quand nous le vîmes s’abîmer ; alors je compris pour la première fois ce que signifiait couler-bas. Mais, je dois l’avouer, j’avais l’œil trouble et je distinguais fort mal, quand les matelots me dirent qu’il coulait, car, dès le moment que j’allai, ou plutôt qu’on me mit dans la barque, j’étais anéanti par l’effroi, l’horreur et la crainte de l’avenir.

Nos gens faisaient toujours force de rames pour approcher du rivage. Quand notre bateau s’élevait au haut des vagues, nous l’appercevions, et le long de la rive nous voyions une foule nombreuse accourir pour nous assister lorsque nous serions proches.

Robinson marchand de Guinée §

Nous avancions lentement, et nous ne pûmes aborder avant d’avoir passé le phare de Winterton ; la côte s’enfonçait à l’Ouest vers Cromer, de sorte que la terre brisait la violence du vent. Là, nous abordâmes, et, non sans grande difficulté, nous descendîmestous sains et saufs sur la plage, et allâmes à pied à Yarmouth, où, comme des infortunés, nous fûmes traités avec beaucoup d’humanité, et par les magistrats de la ville, qui nous assignèrent de bons gîtes, et par les marchands et les armateurs, qui nous donnèrent assez d’argent pour nous rendre à Londres ou pour retourner à Hull, suivant que nous le jugerions convenable.

 

C’est alors que je devais avoir le bon sens de revenir à Hull et de rentrer chez nous ; j’aurais été heureux, et mon père, emblème de la parabole de notre Sauveur, eût même tué le veau gras pour moi ; car, ayant appris que le vaisseau sur lequel j’étais avait fait naufrage dans la rade d’Yarmouth, il fut long-temps avant d’avoir l’assurance que je n’étais pas mort.

Mais mon mauvais destin m’entraînait avec une obstination irrésistible ; et, bien que souvent ma raison et mon bon jugement me criassent de revenir à la maison, je n’avais pas la force de le faire. Je ne saurais ni comment appeler cela, ni vouloir prétendre que ce soit un secret arrêt irrévocable qui nous pousse à être les instruments de notre propre destruction, quoique même nous en ayons la conscience, et que nous nous y précipitions les yeux ouverts ; mais, véritablement, si ce n’est quelque décret inévitable me condamnant à une vie de misère et qu’il m’était impossible de braver, quelle chose eût pu m’entraîner contre ma froide raison et les persuasions de mes pensées les plus intimes, et contre les deux avertissements si manifestes que j’avais reçus dans ma première entreprise.

Mon camarade, qui d’abord avait aidé à mon endurcissement, et qui était le fils du capitaine, se trouvait alors plus découragé que moi. La première fois qu’il me parla à Yarmouth, ce qui ne fut pas avant le second ou le troisième jour, car nous étions logés en divers quartiers de la ville ; la première fois, dis-je, qu’il s’informa de moi, son ton me parut altéré : il me demanda d’un air mélancolique, en secouant la tête, comment je me portais, et dit à son père qui j’étais, et que j’avais fait ce voyage seulement pour essai, dans le dessein d’en entreprendre d’autres plus lointains. Cet homme se tourna vers moi et, avec un accent de gravité et d’affliction : – « Jeune homme, me dit-il, vous ne devez plus retourner sur mer ; vous devez considérer ceci comme une marque certaine et visible que vous n’êtes point appelé à faire un marin. » – « Pourquoi, monsieur ? est-ce que vous n’irez plus en mer ? » – « Le cas est bien différent, répliqua-t-il : c’est mon métier et mon devoir ; au lieu que vous, qui faisiez ce voyage comme essai, voyez quel avant-goût le ciel vous a donné de ce à quoi il faudrait vous attendre si vous persistiez. Peut-être cela n’est-il advenu qu’à cause de vous, semblable à Jonas dans le vaisseau de Tarsis. Qui êtes-vous, je vous prie ? et pourquoi vous étiez-vous embarqué ? » – Je lui contai en partie mon histoire. Sur la fin il m’interrompit et s’emporta d’une étrange manière. – « Qu’avais-je donc fait, s’écria-t-il, pour mériter d’avoir, à bord un pareil misérable ! Je ne voudrais pas pour mille livres sterling remettre le pied sur le même vaisseau que vous ! » – C’était, en vérité, comme j’ai dit, un véritable égarement de ses esprits encore troublés par le sentiment de sa perte, et qui dépassait toutes les bornes de son autorité. Toutefois, il me parla ensuite très-gravement, m’exhortant à retourner chez mon père et à ne plus tenter la Providence. Il me dit qu’il devait m’être visible que le bras de Dieu était contre moi ; – « enfin, jeune homme, me déclara-t-il, comptez bien que si vous ne vous en retournez, en quelque lieu que vous alliez, vous ne trouverez qu’adversité et désastre jusqu’à ce que les paroles de votre père se vérifient en vous. »

Je lui répondis peu de chose ; nous nous séparâmes bientôt après, et je ne le revis plus ; quelle route prit-il ? je ne sais. Pour moi, ayant quelque argent dans ma poche, je m’en allai, par terre, à Londres. Là, comme sur la route, j’eus plusieurs combats avec moi-même sur le genre de vie que je devais prendre, ne sachant si je devais retourner chez nous ou retourner sur mer.

Quant à mon retour au logis, la honte étouffait les meilleurs mouvements de mon esprit, et lui représentait incessamment combien je serais raillé dans le voisinage et serais confus, non-seulement devant mon père et ma mère, mais devant même qui que ce fût. D’où j’ai depuis souvent pris occasion d’observer combien est sotte et inconséquente la conduite ordinaire des hommes et surtout de la jeunesse, à l’égard de cette raison qui devrait les guider en pareils cas : qu’ils ne sont pas honteux de l’action qui devrait, à bon droit, les faire passer pour insensés, mais qu’ils sont honteux de leur repentance, qui seule peut les faire honorer comme sages.

Toutefois je demeurai quelque temps dans cette situation, ne sachant quel parti prendre, ni quelle carrière embrasser, ni quel genre de vie mener. J’éprouvais toujours une répugnance invincible pour la maison paternelle ; et, comme je balançais long-temps, le souvenir de la détresse où j’avais été s’évanouissait, et avec lui mes faibles désirs de retour, jusqu’à ce qu’enfin je les mis tout-à-fait de côté, et cherchai à faire un voyage.

Cette maligne influence qui m’avait premièrement poussé hors de la maison paternelle, qui m’avait suggéré l’idée extravagante et indéterminée de faire fortune, et qui m’avait inculqué si fortement ces fantaisies, que j’étais devenu sourd aux bons avis, aux remontrances, et même aux ordres de mon père ; cette même influence, donc, quelle qu’elle fût, me fit concevoir la plus malheureuse de toutes les entreprises, celle de monter à bord d’un vaisseau partant pour la côte d’Afrique, ou, comme nos marins disent vulgairement, pour un voyage de Guinée.

Ce fut un grand malheur pour moi, dans toutes ces aventures, que je ne fisse point, à bord, le service comme un matelot ; à la vérité j’aurais travaillé plus rudement que de coutume, mais en même temps je me serais instruit des devoirs et de l’office d’un marin ; et, avec le temps, j’aurais pu me rendre apte à faire un pilote ou un lieutenant, sinon un capitaine. Mais ma destinée était toujours de choisir le pire ; parce que j’avais de l’argent en poche et de bons vêtements sur le dos, je voulais toujours aller à bord comme un gentleman ; aussi je n’eus jamais aucune charge sur un bâtiment et ne sus jamais en remplir aucune.

J’eus la chance, dès mon arrivée à Londres, de tomber en assez bonne compagnie, ce qui n’arrive pas toujours aux jeunes fous libertins et abandonnés comme je l’étais alors, le démon ne tardant pas généralement à leur dresser quelques embûches ; mais pour moi il n’en fut pas ainsi. Ma première connaissance fut un capitaine de vaisseau qui, étant allé sur la côte de Guinée avec un très-grand succès, avait résolu d’y retourner ; ayant pris goût à ma société, qui alors n’était pas du tout désagréable, et m’ayant entendu parler de mon projet de voir le monde, il me dit : – « Si vous voulez faire le voyage avec moi, vous n’aurez aucune dépense, vous serez mon commensal et mon compagnon ; et si vous vouliez emporter quelque chose avec vous, vous jouiriez detous les avantages que le commerce offrirait, et peut-être y trouveriez-vous quelque profit.

J’acceptai l’offre, et me liant d’étroite amitié avec ce capitaine, qui était un homme franc et honnête, je fis ce voyage avec lui, risquant une petite somme, que par sa probité désintéressée, j’augmentai considérablement ; car je n’emportai environ que pour quarante livres sterling de verroteries et de babioles qu’il m’avait conseillé d’acheter. Ces quarante livres sterling, je les avais amassées par l’assistance de quelques-uns de mes parents avec lesquels je correspondais, et qui, je pense, avaient engagé mon père ou au moins ma mère à contribuer d’autant à ma première entreprise.

C’est le seul voyage où je puis dire avoir été heureux dans toutes mes spéculations, et je le dois à l’intégrité et à l’honnêteté de mon ami le capitaine ; en outre j’y acquis aussi une suffisante connaissance des mathématiques et des règles de la navigation ; j’appris à faire l’estime d’un vaisseau et à prendre la hauteur ; bref à entendre quelques-unes des choses qu’un homme de mer doit nécessairement savoir. Autant mon capitaine prenait de plaisir à m’instruire, autant je prenais de plaisir à étudier ; et en un mot ce voyage me fit tout à la fois marin et marchand. Pour ma pacotille, je rapportai donc cinq livres neuf onces de poudre d’or, qui me valurent, à mon retour à Londres, à peu près trois cents livres sterling, et me remplirent de pensées ambitieuses qui, plus tard, consommèrent ma ruine.

Néanmoins, j’eus en ce voyage mes disgrâces aussi ; je fus surtout continuellement malade et jeté dans une violente calenture3 par la chaleur excessive du climat : notre principal trafic se faisant sur la côte depuis le quinzième degré de latitude septentrionale jusqu’à l’équateur.

Je voulais alors me faire marchand de Guinée, et pour mon malheur, mon ami étant mort peu de temps après son arrivée, je résolus d’entreprendre encore ce voyage, et je m’embarquai sur le même navire avec celui qui, la première fois, en avait été le contremaître, et qui alors en avait obtenu le commandement. Jamais traversée ne fut plus déplorable ; car bien que je n’emportasse pas tout-à-fait cent livres sterling de ma nouvelle richesse, laissant deux cents livres confiées à la veuve de mon ami, qui fut très-fidèle dépositaire, je ne laissai pas de tomber en de terribles infortunes. Notre vaisseau, cinglant vers les Canaries, ou plutôt entre ces îles et la côte d’Afrique, fut surpris, à l’aube du jour, par un corsaire turc de Sallé, qui nous donna la chasse avec toute la voile qu’il pouvait faire. Pour le parer, nous forçâmes aussi de voiles autant que nos vergues en purent déployer et nos mâts en purent charrier ; mais, voyant que le pirate gagnait sur nous, et qu’assurément avant peu d’heures il nous joindrait, nous nous préparâmes au combat. Notre navire avait douze canons et l’écumeur en avait dix-huit.

Environs à trois heures de l’après-midi, il entra dans nos eaux, et nous attaqua par méprise, juste en travers de notre hanche, au lieu de nous enfiler par notre poupe, comme il le voulait. Nous pointâmes huit de nos canons de ce côté, et lui envoyâmes une bordée qui le fit reculer, après avoir répondu à notre feu et avoir fait faire une mousqueterie à près de deux cents hommes qu’il avait à bord. Toutefois, tout notre monde se tenant couvert, pas un de nous n’avait été touché. Il se prépara à nous attaquer derechef, et nous, derechef, à nous défendre ; mais cette fois, venant à l’abordage par l’autre flanc. Il jeta soixante hommes sur notre pont, qui aussitôt coupèrent et hachèrent nos agrès. Nous les accablâmes de coups de demi-piques, de coups de mousquets et de grenades d’une si rude manière, que deux fois nous les chassâmes de notre pont. Enfin, pour abréger ce triste endroit de notre histoire, notre vaisseau étant désemparé, trois de nos hommes tués et huit blessés, nous fûmes contraints de nous rendre, et nous fûmestous conduits prisonniers à Sallé, port appartenant aux Maures.

Là, je reçus des traitements moins affreux que je ne l’avais appréhendé d’abord. Ainsi que le reste de l’équipage, je ne fus point emmené dans le pays à la Cour de l’Empereur ; le capitaine du corsaire me garda pour sa part de prise ; et, comme j’étais jeune, agile et à sa convenance, il me fit son esclave.

Robinson captif §

À ce changement subit de condition, qui, de marchand, me faisait misérable esclave, je fus profondément accablé ; je me ressouvins alors du discours prophétique de mon père : que je deviendrais misérable et n’aurais personne pour me secourir ; je le crus ainsi tout-à-fait accompli, pensant que je ne pourrais jamais être plus mal, que le bras de Dieu s’était appesanti sur moi, et que j’étais perdu sans ressource. Mais hélas ! ce n’était qu’un avant-goût des misères qui devaient me traverser, comme on le verra dans la suite de cette histoire.

 

Mon nouveau patron ou maître m’avait pris avec lui dans sa maison ; j’espérais aussi qu’il me prendrait avec lui quand de nouveau il irait en mer, et que tôt ou tard son sort serait d’être pris par un vaisseau de guerre espagnol ou portugais, et qu’alors je recouvrerais ma liberté ; mais cette espérance s’évanouit bientôt, car lorsqu’il retournait en course, il me laissait à terre pour soigner son petit jardin et faire à la maison la besogne ordinaire des esclaves ; et quand il revenait de sa croisière, il m’ordonnait de coucher dans sa cabine pour surveiller le navire.

Là, je songeais sans cesse à mon évasion et au moyen que je pourrais employer pour l’effectuer, mais je ne trouvai aucun expédient qui offrit la moindre probabilité, rien qui pût faire supposer ce projet raisonnable ; car je n’avais pas une seule personne à qui le communiquer, pour qu’elle s’embarquât avec moi ; ni compagnons d’esclavage, ni Anglais, ni Irlandais, ni Écossais. De sorte que pendant deux ans, quoique je me berçasse souvent de ce rêve, je n’entrevis néanmoins jamais la moindre chance favorable de le réaliser.

Au bout de ce temps environ il se présenta une circonstance singulière qui me remit en tête mon ancien projet de faire quelque tentative pour recouvrer ma liberté. Mon patron restant alors plus long-temps que de coutume sans armer son vaisseau, et, à ce que j’appris, faute d’argent, avait habitude, régulièrement deux ou trois fois par semaine, quelquefois plus si le temps était beau, de prendre la pinasse du navire et de s’en aller pêcher dans la rade ; pour tirer à la rame il m’emmenait toujours avec lui, ainsi qu’un jeune Maurisque4 ; nous le divertissions beaucoup, et je me montrais fort adroit à attraper le poisson ; si bien qu’il m’envoyait quelquefois avec un Maure de ses parents et le jeune garçon, le Maurisque, comme on l’appelait, pour lui pêcher un plat de poisson.

Une fois, il arriva qu’étant allé à la pêche, un matin, par un grand calme, une brume s’éleva si épaisse que nous perdîmes de vue le rivage, quoique nous n’en fussions pas éloignés d’une demi-lieue. Ramant à l’aventure, nous travaillâmes tout le jour et toute la nuit suivante ; et, quand vint le matin, nous nous trouvâmes avoir gagné le large au lieu d’avoir gagné la rive, dont nous étions écartés au moins de deux lieues. Cependant nous l’atteignîmes, à la vérité non sans beaucoup de peine et non sans quelque danger, car dans la matinée le vent commença à souffler assez fort, et nous étionstous mourants de faim.

Or, notre patron, mis en garde par cette aventure, résolut d’avoir plus soin de lui à l’avenir ; ayant à sa disposition la chaloupe de notre navire anglais qu’il avait capturé, il se détermina à ne plus aller à la pêche sans une boussole et quelques provisions, et il ordonna au charpentier de son bâtiment, qui était aussi un Anglais esclave, d’y construire dans le milieu une chambre de parade ou cabine semblable à celle d’un canot de plaisance, laissant assez de place derrière pour manier le gouvernail et border les écoutes, et assez de place devant pour qu’une personne ou deux pussent manœuvrer la voile. Cette chaloupe cinglait avec ce que nous appelons une voile d’épaule de mouton5 qu’on amurait sur le faîte de la cabine, qui était basse et étroite, et contenait seulement une chambre à coucher pour le patron et un ou deux esclaves, une table à manger, et quelques équipets pour mettre des bouteilles de certaines liqueurs à sa convenance, et surtout son pain, son riz et son café.

Sur cette chaloupe, nous allions fréquemment à la pêche ; et comme j’étais très-habile à lui attraper du poisson, il n’y allait jamais sans moi. Or, il advint qu’un jour, ayant projeté de faire une promenade dans ce bateau avec deux ou trois Maures de quelque distinction en cette place, il fit de grands préparatifs, et, la veille, à cet effet, envoya au bateau une plus grande quantité de provisions que de coutume, et me commanda de tenir prêts trois fusils avec de la poudre et du plomb, qui se trouvaient à bord de son vaisseau, parce qu’ils se proposaient le plaisir de la chasse aussi bien que celui de la pêche.

Je préparai toutes choses selon ses ordres, et le lendemain au matin j’attendais dans la chaloupe, lavée et parée avec guidon et flamme au vent, pour la digne réception de ses hôtes, lorsqu’incontinent mon patron vint tout seul à bord, et me dit que ses convives avaient remis la partie, à cause de quelques affaires qui leur étaient survenues. Il m’enjoignit ensuite, suivant l’usage, d’aller sur ce bateau avec le Maure et le jeune garçon pour pêcher quelques poissons, parce que ses amis devaient souper chez lui, me recommandant de revenir à la maison aussitôt que j’aurais fait une bonne capture. Je me mis en devoir d’obéir.

Cette occasion réveilla en mon esprit mes premières idées de liberté ; car alors je me trouvais sur le point d’avoir un petit navire à mon commandement. Mon maître étant parti, je commençai à me munir, non d’ustensiles de pêche, mais de provisions de voyage, quoique je ne susse ni ne considérasse où je devais faire route, pour sortir de ce lieu, tout chemin m’étant bon.

Mon premier soin fut de trouver un prétexte pour engager le Maure à mettre à bord quelque chose pour notre subsistance. Je lui dis qu’il ne fallait pas que nous comptassions manger le pain de notre patron. – Cela est juste, répliqua-t-il ; – et il apporta une grande corbeille de rusk ou de biscuit de mer de leur façon et trois jarres d’eau fraîche. Je savais où mon maître avait placé son coffre à liqueurs, qui cela était évident par sa structure, devait provenir d’une prise faite sur les Anglais. J’en transportai les bouteilles dans la chaloupe tandis que le Maure était sur le rivage, comme si elles eussent été mises là auparavant pour notre maître. J’y transportai aussi un gros bloc de cire vierge qui pesait bien environ un demi-quintal, avec un paquet de fil ou ficelle, une hache, une scie et un marteau, qui nous furenttous d’un grand usage dans la suite, surtout le morceau de cire pour faire des chandelles. Puis j’essayai sur le Maure d’une autre tromperie dans laquelle il donna encore innocemment. Son nom était Ismaël, dont les Maures font Muly ou Moléy ; ainsi l’appelai-je et lui dis-je : – Moléy, les mousquets de notre patron sont à bord de la chaloupe ; ne pourriez-vous pas vous procurer un peu de poudre et de plomb de chasse, afin de tuer, pour nous autres, quelques alcamies, – oiseau semblable à notre courlieu, – car je sais qu’il a laissé à bord du navire les provisions de la soute aux poudres. – Oui, dit-il, j’en apporterai un peu ; – et en effet il apporta une grande poche de cuir contenant environ une livre et demie de poudre, plutôt plus que moins, et une autre poche pleine de plomb et de balles, pesant environ six livres, et il mit le tout dans la chaloupe. Pendant ce temps, dans la grande cabine de mon maître, j’avais découvert un peu de poudre dont j’emplis une grosse bouteille qui s’était trouvée presque vide dans le bahut, après avoir transvasé ce qui y restait. Ainsi fournis de toutes choses nécessaires, nous sortîmes du havre pour aller à la pêche. À la forteresse qui est à l’entrée du port on savait qui nous étions, on ne prit point garde à nous. À peine étions-nous un mille en mer, nous amenâmes notre voile et nous nous assîmes pour pêcher. Le vent soufflait Nord-Nord-Est, ce qui était contraire à mon désir ; car s’il avait soufflé Sud, j’eusse été certain d’atterrir à la côte d’Espagne, ou au moins d’atteindre la baie de Cadix ; mais ma résolution était, vente qui vente, de sortir de cet horrible lieu, et d’abandonner le reste au destin.

Après que nous eûmes pêché long-temps et rien pris ; car lorsque j’avais un poisson à mon hameçon, pour qu’on ne pût le voir je ne le tirais point dehors : – Nous ne faisons rien, dis-je au Maure ; notre maître n’entend pas être servi comme ça ; il nous faut encore remonter plus au large. – Lui, n’y voyant pas malice, y consentit, et se trouvant à la proue, déploya les voiles. Comme je tenais la barre du gouvernail, je conduisis l’embarcation à une lieue au-delà ; alors je mis en panne comme si je voulais pêcher et, tandis que le jeune garçon tenait le timon, j’allai à la proue vers le Maure ; et, faisant comme si je me baissais pour ramasser quelque chose derrière lui, je le saisis par surprise en passant mon bras entre ses jambes, et je le lançai brusquement hors du bord dans la mer. Il se redressa aussitôt, car il nageait comme un liége, et, m’appelant, il me supplia de le reprendre à bord, et me jura qu’il irait d’un bout à l’autre du monde avec moi. Comme il nageait avec une grande vigueur après la chaloupe et qu’il faisait alors peu de vent, il m’aurait promptement atteint.

Sur ce, j’allai dans la cabine, et, prenant une des arquebuses de chasse, je le couchai en joue et lui dis : Je ne vous ai pas fait de mal, et, si vous ne vous obstinez pas, je ne vous en ferai point. Vous nagez bien assez pour regagner la rive ; la mer est calme, hâtez-vous d’y aller, je ne vous frapperai point ; mais si vous vous approchez du bateau, je vous tire une balle dans la tête, car je suis résolu à recouvrer ma liberté. Alors il revira et nagea vers le rivage. Je ne doute point qu’il ne l’ait atteint facilement, car c’était un excellent nageur.

J’eusse été plus satisfait d’avoir gardé ce Maure et d’avoir noyé le jeune garçon ; mais, là, je ne pouvais risquer de me confier à lui. Quand il fut éloigné, je me tournai vers le jeune garçon, appelé Xury, et je lui dis : – Xury, si tu veux m’être fidèle, je ferai de toi un homme ; mais si tu ne mets la main sur ta face que tu seras sincère avec moi, – ce qui est jurer par Mahomet et la barbe de son père, – il faut que je te jette aussi dans la mer. Cet enfant me fit un sourire, et me parla si innocemment que je n’aurais pu me défier de lui ; puis il fit le serment de m’être fidèle et de me suivre en tout lieux.

Tant que je fus en vue du Maure, qui était à la nage, je portai directement au large, préférant bouliner, afin qu’on pût croire que j’étais allé vers le détroit6, comme en vérité on eût pu le supposer de toute personne dans son bon sens ; car aurait-on pu imaginer que nous faisions route au Sud, vers une côte véritablement barbare, où nous étions sûrs que toutes les peuplades de nègres nous entoureraient de leurs canots et nous désoleraient ; où nous ne pourrions aller au rivage sans être dévorés par les bêtes sauvages ou par de plus impitoyables sauvages de l’espèce humaine.

Mais aussitôt qu’il fit sombre, je changeai de route, et je gouvernai au Sud-Est, inclinant un peu ma course vers l’Est, pour ne pas m’éloigner de la côte ; et, ayant un bon vent, une mer calme et unie, je fis tellement de la voile, que le lendemain, à trois heures de l’après-midi, quand je découvris premièrement la terre, je devais être au moins à cent cinquante milles au Sud de Sallé, tout-à-fait au-delà des États de l’Empereur de Maroc, et même de tout autre roi de par-là, car nous ne vîmes personne.

Première aiguade §

Toutefois, la peur que j’avais des Maures était si grande, et les appréhensions que j’avais de tomber entre leurs mains étaient si terribles, que je ne voulus ni ralentir, ni aller à terre, ni laisser tomber l’ancre. Le vent continuant à être favorable, je naviguai ainsi cinq jours durant ; mais lorsqu’il eut tourné au Sud, je conclus que si quelque vaisseau était en chasse après moi, il devait alors se retirer ; aussi hasardai-je d’atterrir et mouillai-je l’ancre à l’embouchure d’une petite rivière, je ne sais laquelle, je ne sais où, ni quelle latitude, quelle contrée, ou quelle nation : je n’y vis pas ni ne désirai point y voir aucun homme ; la chose importante dont j’avais besoin c’était de l’eau fraîche. Nous entrâmes dans cette crique sur le soir, nous déterminant d’aller à terre à la nage sitôt qu’il ferait sombre, et de reconnaître le pays. Mais aussitôt qu’il fit entièrement obscur, nous entendîmes un si épouvantable bruit d’aboiement, de hurlement et de rugissement de bêtes farouches dont nous ne connaissions pas l’espèce, que le pauvre petit garçon faillit à en mourir de frayeur, et me supplia de ne point descendre à terre avant le jour. – « Bien, Xury, lui dis-je, maintenant je n’irai point, mais peut-être au jour verrons-nous des hommes qui seront plus méchants pour nous que des lions. » – « Alors nous tirer à eux un coup de mousquet, dit en riant Xury, pour faire eux s’enfuir loin. » – Tel était l’anglais que Xury avait appris par la fréquentation de nous autres esclaves. Néanmoins, je fus aise de voir cet enfant si résolu, et je lui donnai, pour le réconforter, un peu de liqueur tirée d’une bouteille du coffre de notre patron. Après tout, l’avis de Xury était bon, et je le suivis ; nous mouillâmes notre petite ancre, et nous demeurâmes tranquilles toute la nuit ; je dis tranquilles parce que nous ne dormîmes pas, car durant deux ou trois heures nous apperçûmes des créatures excessivement grandes et de différentes espèces, – auxquelles nous ne savions quels noms donner, – qui descendaient vers la rive et couraient dans l’eau, en se vautrant et se lavant pour le plaisir de se rafraîchir ; elles poussaient des hurlements et des meuglements si affreux que jamais, en vérité, je n’ai rien ouï de semblable.

 

Xury était horriblement effrayé, et, au fait, je l’étais aussi ; mais nous fûmes tout deux plus effrayés encore quand nous entendîmes une de ces énormes créatures venir à la nage vers notre chaloupe. Nous ne pouvions la voir, mais nous pouvions reconnaître à son soufflement que ce devait être une bête monstrueusement grosse et furieuse. Xury prétendait que c’était un lion, cela pouvait bien être ; tout ce que je sais, c’est que le pauvre enfant me disait de lever l’ancre et de faire force de rames. – « Non pas, Xury, lui répondis-je ; il vaut mieux filer par le bout notre câble avec une bouée, et nous éloigner en mer ; car il ne pourra nous suivre fort loin. Je n’eus pas plus tôt parlé ainsi que j’apperçus cet animal, – quel qu’il fût, – à deux portées d’aviron, ce qui me surprit un peu. Néanmoins, aussitôt j’allai à l’entrée de la cabine, je pris mon mousquet et je fis feu sur lui : à ce coup il tournoya et nagea de nouveau vers le rivage.

Il est impossible de décrire le tumulte horrible, les cris affreux et les hurlements qui s’élevèrent sur le bord du rivage et dans l’intérieur des terres, au bruit et au retentissement de mon mousquet ; je pense avec quelque raison que ces créatures n’avaient auparavant jamais rien ouï de pareil. Ceci me fit voir que nous ne devions pas descendre sur cette côte pendant la nuit, et combien il serait chanceux de s’y hasarder pendant le jour, car tomber entre les mains de quelques Sauvages était, pour nous, tout aussi redoutable que de tomber dans les griffes des lions et des tigres ; du moins appréhendions-nous également l’un et l’autre danger.

Quoi qu’il en fût, nous étions obligés d’aller quelque part à l’aiguade ; il ne nous restait pas à bord une pinte d’eau ; mais quand ? mais où ? c’était là l’embarras. Xury me dit que si je voulais le laisser aller à terre avec une des jarres, il découvrirait s’il y avait de l’eau et m’en apporterait. Je lui demandai pourquoi il y voulait aller ; pourquoi ne resterait-il pas dans la chaloupe, et moi-même n’irais-je pas. Cet enfant me répondit avec tant d’affection que je l’en aimai toujours depuis. Il me dit : « – Si les Sauvages hommes venir, eux manger moi, vous s’enfuir. » – « Bien, Xury, m’écriai-je, nous irons tout deux, et si les hommes sauvages viennent, nous les tuerons ; ils ne nous mangeront ni l’un ni l’autre. » – Alors je donnai à Xury un morceau de biscuit et à boire une gorgée de la liqueur tirée du coffre de notre patron, dont j’ai parlé précédemment ; puis, ayant halé la chaloupe aussi près du rivage que nous le jugions convenable, nous descendîmes à terre, n’emportant seulement avec nous que nos armes et deux jarres pour faire de l’eau.

Je n’eus garde d’aller hors de la vue de notre chaloupe, craignant une descente de canots de Sauvages sur la rivière ; mais le petit garçon ayant apperçu un lieu bas à environ un mille dans les terres, il y courut, et aussitôt je le vis revenir vers moi. Je pensai qu’il était poursuivi par quelque Sauvage ou épouvanté par quelque bête féroce ; je volai à son secours ; mais quand je fus assez proche de lui, je distinguai quelque chose qui pendait sur son épaule : c’était un animal sur lequel il avait tiré, semblable à un lièvre, mais d’une couleur différente et plus long des jambes. Toutefois, nous en fûmes fort joyeux, car ce fut un excellent manger ; mais ce qui avait causé la grande joie du pauvre Xury, c’était de m’apporter la nouvelle qu’il avait trouvé de la bonne eau sans rencontrer de Sauvages.

Nous vîmes ensuite qu’il ne nous était pas nécessaire de prendre tant de peines pour faire de l’eau ; car un peu au-dessus de la crique où nous étions nous trouvâmes l’eau douce ; quand la marée était basse elle remontait fort peu avant. Ainsi nous emplîmes nos jarres, nous nous régalâmes du lièvre que nous avions tué, et nous nous préparâmes à reprendre notre route sans avoir découvert un vestige humain dans cette portion de la contrée.

Comme j’avais déjà fait un voyage à cette côte, je savais très-bien que les îles Canaries et les îles du Cap-Vert n’étaient pas éloignées ; mais comme je n’avais pas d’instruments pour prendre hauteur et connaître la latitude où nous étions, et ne sachant pas exactement ou au moins ne me rappelant pas dans quelle latitude elles étaient elles-mêmes situées, je ne savais où les chercher ni quand il faudrait, de leur côté, porter le cap au large ; sans cela, j’aurais pu aisément trouver une de ces îles. En tenant le long de la côte jusqu’à ce que j’arrivasse à la partie où trafiquent les Anglais, mon espoir était de rencontrer en opération habituelle de commerce quelqu’un de leurs vaisseaux qui nous secourrait et nous prendrait à bord.

Suivant mon calcul le plus exact, le lieu où j’étais alors doit être cette contrée s’étendant entre les possessions de l’Empereur de Maroc et la Nigritie ; contrée inculte, peuplée seulement par les bêtes féroces, les nègres l’ayant abandonnée et s’étant retirés plus au midi, de peur des Maures ; et les Maures dédaignant de l’habiter à cause de sa stérilité ; mais au fait les uns et les autres y ont renoncé parce qu’elle est le repaire d’une quantité prodigieuse de tigres, de lions, de léopards et d’autres farouches créatures ; aussi ne sert-elle aux Maures que pour leurs chasses, où ils vont, comme une armée, deux ou trois mille hommes à la fois. Véritablement durant près de cent milles de suite sur cette côte nous ne vîmes pendant le jour qu’un pays agreste et désert, et n’entendîmes pendant la nuit que les hurlements et les rugissements des bêtes sauvages.

Une ou deux fois dans la journée je crus appercevoir le pic de Ténériffe, qui est la haute cime du mont Ténériffe dans les Canaries, et j’eus grande envie de m’aventurer au large dans l’espoir de l’atteindre ; mais l’ayant essayé deux fois, je fus repoussé par les vents contraires ; et comme aussi la mer était trop grosse pour mon petit vaisseau, je résolus de continuer mon premier dessein de côtoyer le rivage.

Après avoir quitté ce lieu, je fus plusieurs fois obligé d’aborder pour faire aiguade ; et une fois entre autres qu’il était de bon matin, nous vînmes mouiller sous une petite pointe de terre assez élevée, et la marée commençant à monter, nous attendions tranquillement qu’elle nous portât plus avant. Xury, qui, à ce qu’il paraît, avait plus que moi l’œil au guet, m’appela doucement et me dit que nous ferions mieux de nous éloigner du rivage. – « Car regardez là-bas, ajouta-t-il, ce monstre affreux étendu sur le flanc de cette colline, et profondément endormi. » Je regardai au lieu qu’il désignait, et je vis un monstre épouvantable, en vérité, car c’était un énorme et terrible lion couché sur le penchant du rivage, à l’ombre d’une portion de la montagne, qui, en quelque sorte, pendait presque au-dessus de lui. – « Xury, lui dis-je, va à terre, et tue-le. » Xury parut effrayé, et répliqua : – « Moi tuer ! lui manger moi d’une seule bouche. » Il voulait dire d’une seule bouchée. Toutefois, je ne dis plus rien à ce garçon ; seulement je lui ordonnai de rester tranquille, et je pris notre plus gros fusil, qui était presque du calibre d’un mousquet, et, après y avoir mis une bonne charge de poudre et deux lingots, je le posai à terre ; puis en chargeai un autre à deux balles ; et le troisième, car nous en avions trois, je le chargeai de cinq chevrotines. Je pointai du mieux que je pus ma première arme pour le frapper à la tête ; mais il était couché de telle façon, avec une patte passée un peu au-dessus de son mufle, que les lingots l’atteignirent à la jambe, près du genou, et lui brisèrent l’os. Il tressaillit d’abord en grondant ; mais sentant sa jambe brisée, il se rabattit, puis il se dressa sur trois jambes, et jeta le plus effroyable rugissement que j’entendis jamais. Je fus un peu surpris de ne l’avoir point frappé à la tête. Néanmoins je pris aussitôt mon second mousquet, et quoiqu’il commençât à s’éloigner je fis feu de nouveau ; je l’atteignis à la tête, et j’eus le plaisir de le voir se laisser tomber silencieusement et se raidir en luttant contre la mort. Xury prit alors du cœur, et me demanda de le laisser aller à terre. « Soit ; va, lui dis-je. » Aussitôt ce garçon sauta à l’eau, et tenant un petit mousquet d’une main, il nagea de l’autre jusqu’au rivage. Puis, s’étant approché du lion, il lui posa le canon du mousquet à l’oreille et le lui déchargea aussi dans la tête, ce qui l’expédia tout-à-fait.

C’était véritablement une chasse pour nous, mais ce n’était pas du gibier, et j’étais très-fâché de perdre trois charges de poudre et des balles sur une créature qui n’était bonne à rien pour nous. Xury, néanmoins, voulait en emporter quelque chose. Il vint donc à bord, et me demanda de lui donner la hache. – « Pourquoi faire, Xury ? lui dis-je. » – « Moi trancher sa tête, répondit-il. » Toutefois Xury ne put pas la lui trancher, mais il lui coupa une patte qu’il m’apporta : elle était monstrueuse.

Cependant je réfléchis que sa peau pourrait sans doute, d’une façon ou d’une autre, nous être de quelque valeur, et je résolus de l’écorcher si je le pouvais. Xury et moi allâmes donc nous mettre à l’œuvre ; mais à cette besogne Xury était de beaucoup le meilleur ouvrier, car je ne savais comment m’y prendre. Au fait, cela nous occupa tout deux durant la journée entière ; enfin nous en vînmes à bout, et nous l’étendîmes sur le toit de notre cabine. Le soleil la sécha parfaitement en deux jours. Je m’en servis ensuite pour me coucher dessus.

Après cette halte, nous naviguâmes continuellement vers le Sud pendant dix ou douze jours, usant avec parcimonie de nos provisions, qui commençaient à diminuer beaucoup, et ne descendant à terre que lorsque nous y étions obligés pour aller à l’aiguade. Mon dessein était alors d’atteindre le fleuve de Gambie ou le fleuve de Sénégal, c’est-à-dire aux environs du Cap-Vert, où j’espérais rencontrer quelque bâtiment européen ; le cas contraire échéant, je ne savais plus quelle route tenir, à moins que je me misse à la recherche des îles ou que j’allasse périr au milieu des Nègres.

Robinson et Xury vainqueurs d’un lion §

Je savais quetous les vaisseaux qui font voile pour la côte de Guinée, le Brésil ou les Indes-Orientales, touchent à ce cap ou à ces îles. En un mot, je plaçais là toute l’alternative de mon sort, soit que je dusse rencontrer un bâtiment, soit que je dusse périr.

 

Quand j’eus suivi cette résolution pendant environ dix jours de plus, comme je l’ai déjà dit, je commençai à m’appercevoir que la côte était habitée, et en deux ou trois endroits que nous longions, nous vîmes des gens qui s’arrêtaient sur le rivage pour nous regarder ; nous pouvions aussi distinguer qu’ils étaient entièrement noirs et tout-à-fait nus. J’eus une fois l’envie de descendre à terre vers eux ; mais Xury fut meilleur conseiller, et me dit : – « Pas aller ! Pas aller ! » Je halai cependant plus près du rivage afin de pouvoir leur parler, et ils me suivirent pendant quelque temps le long de la rive. Je remarquai qu’ils n’avaient point d’armes à la main, un seul excepté qui portait un long et mince bâton, que Xury dit être une lance qu’ils pouvaient lancer fort loin avec beaucoup de justesse. Je me tins donc à distance, mais je causai avec eux, par gestes, aussi bien que je pus, et particulièrement pour leur demander quelque chose à manger. Ils me firent signe d’arrêter ma chaloupe, et qu’ils iraient me chercher quelque nourriture. Sur ce, j’abaissai le haut de ma voile ; je m’arrêtai proche, et deux d’entre eux coururent dans le pays, et en moins d’une demi-heure revinrent, apportant avec eux deux morceaux de viande sèche et du grain, productions de leur contrée. Ni Xury ni moi ne savions ce que c’était ; pourtant nous étions fort désireux de le recevoir ; mais comment y parvenir ? Ce fut là notre embarras. Je n’osais pas aller à terre vers eux, qui n’étaient pas moins effrayés de nous. Bref, ils prirent un détour excellent pour noustous ; ils déposèrent les provisions sur le rivage, et se retirèrent à une grande distance jusqu’à ce que nous les eûmes toutes embarquées, puis ils se rapprochèrent de nous.

N’ayant rien à leur donner en échange, nous leur faisions des signes de remerciements, quand tout-à-coup s’offrit une merveilleuse occasion de les obliger. Tandis que nous étions arrêtés près de la côte, voici venir des montagnes deux énormes créatures se poursuivant avec fureur. Était-ce le mâle qui poursuivait la femelle ? Étaient-ils en ébats ou en rage ? Il eût été impossible de le dire. Était-ce ordinaire ou étrange ? je ne sais. Toutefois, je pencherais plutôt pour le dernier, parce que ces animaux voraces n’apparaissent guère que la nuit, et parce que nous vîmes la foule horriblement épouvantée, surtout les femmes. L’homme qui portait la lance ou le dard ne prit point la fuite à leur aspect comme tout le reste. Néanmoins, ces deux créatures coururent droit à la mer, et, ne montrant nulle intention de se jeter sur un seul de ces Nègres, elles se plongèrent dans les flots et se mirent à nager çà et là, comme si elles y étaient venues pour leur divertissement. Enfin un de ces animaux commença à s’approcher de mon embarcation plus près que je ne m’y serais attendu d’abord ; mais j’étais en garde contre lui, car j’avais chargé mon mousquet avec toute la promptitude possible, et j’avais ordonné à Xury de charger les autres. Dès qu’il fut à ma portée, je fis feu, et je le frappai droit à la tête. Aussitôt il s’enfonça dans l’eau, mais aussitôt il reparut et plongea et replongea, semblant lutter avec la vie ce qui était en effet, car immédiatement il se dirigea vers le rivage et périt juste au moment de l’atteindre, tant à cause des coups mortels qu’il avait reçus que de l’eau qui l’étouffa.

Il serait impossible d’exprimer l’étonnement de ces pauvres gens au bruit et au feu de mon mousquet. Quelques-uns d’entre eux faillirent à en mourir d’effroi, et, comme morts, tombèrent contre terre dans la plus grande terreur. Mais quand ils eurent vu l’animal tué et enfoncé sous l’eau, et que je leur eus fait signe de revenir sur le bord, ils prirent du cœur ; ils s’avancèrent vers la rive et se mirent à sa recherche. Son sang, qui teignait l’eau, me le fit découvrir ; et, à l’aide d’une corde dont je l’entourai et que je donnai aux Nègres pour le haler, ils le traînèrent au rivage. Là, il se trouva que c’était un léopard des plus curieux, parfaitement moucheté et superbe. Les Nègres levaient leurs mains dans l’admiration de penser ce que pouvait être ce avec quoi je l’avais tué.

L’autre animal, effrayé par l’éclair et la détonation de mon mousquet, regagna la rive à la nage et s’enfuit directement vers les montagnes d’où il était venu, et je ne pus, à cette distance, reconnaître ce qu’il était. Je m’apperçus bientôt que les Nègres étaient disposés à manger la chair du léopard ; aussi voulus-je le leur faire accepter comme une faveur de ma part ; et, quand par mes signes je leur eus fait savoir qu’ils pouvaient le prendre ils en furent très-reconnaissants. Aussitôt ils se mirent à l’ouvrage et l’écorchèrent avec un morceau de bois affilé, aussi promptement, même plus promptement que nous ne pourrions le faire avec un couteau. Ils m’offrirent de sa chair ; j’éludai cette offre, affectant de vouloir la leur abandonner ; mais, par mes signes, leur demandant la peau, qu’ils me donnèrent très-franchement, en m’apportant en outre une grande quantité de leurs victuailles, que j’acceptai, quoiqu’elles me fussent inconnues. Alors je leur fis des signes pour avoir de l’eau, et je leur montrai une de mes jarres en la tournant sens dessus dessous, pour faire voir qu’elle était vide et que j’avais besoin qu’elle fût remplie. Aussitôt ils appelèrent quelques-uns des leurs, et deux femmes vinrent, apportant un grand vase de terre qui, je le suppose, était cuite au soleil. Ainsi que précédemment, ils le déposèrent, pour moi, sur le rivage. J’y envoyai Xury avec mes jarres, et il les remplit toutes trois. Les femmes étaient aussi complètement nues que les hommes.

J’étais alors fourni d’eau, de racines et de grains tels quels ; je pris congé de mes bons Nègres, et, sans m’approcher du rivage, je continuai ma course pendant onze jours environ, avant que je visse devant moi la terre s’avancer bien avant dans l’océan à la distance environ de quatre ou cinq lieues. Comme la mer était très-calme, je me mis au large pour gagner cette pointe. Enfin, la doublant à deux lieues de la côte, je vis distinctement des terres à l’opposite ; alors je conclus, au fait cela était indubitable, que d’un côté j’avais le Cap-Vert, et de l’autre ces îles qui lui doivent leur nom. Toutefois elles étaient fort éloignées, et je ne savais pas trop ce qu’il fallait que je fisse ; car si j’avais été surpris par un coup de vent, il m’eût été impossible d’atteindre ni l’un ni l’autre.

Dans cette perplexité, comme j’étais fort pensif, j’entrai dans la cabine et je m’assis, laissant à Xury la barre du gouvernail, quand subitement ce jeune garçon s’écria : – « Maître ! maître ! un vaisseau avec une voile ! » La frayeur avait mis hors de lui-même ce simple enfant, qui pensait qu’infailliblement c’était un des vaisseaux de son maître envoyés à notre poursuite, tandis que nous étions, comme je ne l’ignorais pas, tout-à-fait hors de son atteinte. Je m’élançai de ma cabine, et non-seulement je vis immédiatement le navire, mais encore je reconnus qu’il était Portugais. Je le crus d’abord destiné à faire la traite des Nègres sur la côte de Guinée ; mais quand j’eus remarqué la route qu’il tenait, je fus bientôt convaincu qu’il avait tout autre destination, et que son dessein n’était pas de serrer la terre. Alors, je portai le cap au large, et je forçai de voile au plus près, résolu de lui parler s’il était possible.

Avec toute la voile que je pouvais faire, je vis que jamais je ne viendrais dans ses eaux, et qu’il serait passé avant que je pusse lui donner aucun signal. Mais après avoir forcé à tout rompre, comme j’allais perdre espérance, il m’apperçut sans doute à l’aide de ses lunettes d’approche ; et, reconnaissant que c’était une embarcation européenne, qu’il supposa appartenir à quelque vaisseau naufragé, il diminua de voiles afin que je l’atteignisse. Ceci m’encouragea, et comme j’avais à bord le pavillon de mon patron, je le hissai en berne en signal de détresse et je tirai un coup de mousquet. Ces deux choses furent remarquées, car j’appris plus tard qu’on avait vu la fumée, bien qu’on n’eût pas entendu la détonation. À ces signaux, le navire mit pour moi complaisamment à la cape et capéa. En trois heures environ je le joignis.

On me demanda en portugais, puis en espagnol, puis en français, qui j’étais ; mais je ne comprenais aucune de ces langues. À la fin, un matelot écossais qui se trouvait à bord m’appela, et je lui répondis et lui dis que j’étais Anglais, et que je venais de m’échapper de l’esclavage des Maures de Sallé ; alors on m’invita à venir à bord, et on m’y reçut très-obligeamment avectous mes bagages.

J’étais dans une joie inexprimable, comme chacun peut le croire, d’être ainsi délivré d’une condition que je regardais comme tout-à-fait misérable et désespérée, et je m’empressai d’offrir au capitaine du vaisseau tout ce que je possédais pour prix de ma délivrance. Mais il me répondit généreusement qu’il n’accepterait rien de moi, et que tout ce que j’avais me serait rendu intact à mon arrivée au Brésil. – « Car, dit-il, je vous ai sauvé la vie comme je serais fort aise qu’on me la sauvât. Peut-être m’est-il réservé une fois ou une autre d’être secouru dans une semblable position. En outre, en vous conduisant au Brésil, à une si grande distance de votre pays, si j’acceptais de vous ce que vous pouvez avoir, vous y mourriez de faim, et alors je vous reprendrais la vie que je vous ai donnée. Non, non, Senhor Inglez7, c’est-à-dire monsieur l’Anglais, je veux vous y conduire par pure commisération ; et ces choses-là vous y serviront à payer votre subsistance et votre traversée de retour. »

Il fut aussi scrupuleux dans l’accomplissement de ses promesses, qu’il avait été charitable dans ses propositions ; car il défendit aux matelots de toucher à rien de ce qui m’appartenait ; il prit alors le tout en sa garde et m’en donna ensuite un exact inventaire, pour que je pusse tout recouvrer ; tout, jusqu’à mes trois jarres de terre.

Quant à ma chaloupe, elle était fort bonne ; il le vit, et me proposa de l’acheter pour l’usage de son navire, et me demanda ce que j’en voudrais avoir. Je lui répondis qu’il avait été, à mon égard, trop généreux en toutes choses, pour que je me permisse de fixer aucun prix, et que je m’en rapportais à sa discrétion. Sur quoi, il me dit qu’il me ferait, de sa main, un billet de quatre-vingts pièces de huit payable au Brésil ; et que, si arrivé là, quelqu’un m’en offrait davantage, il me tiendrait compte de l’excédant. Il me proposa en outre soixante pièces de huit pour mon garçon Xury. J’hésitai à les accepter ; non que je répugnasse à le laisser au capitaine, mais à vendre la liberté de ce pauvre enfant, qui m’avait aidé si fidèlement à recouvrer la mienne. Cependant, lorsque je lui eus fait savoir ma raison, il la reconnut juste, et me proposa pour accommodement, de donner au jeune garçon une obligation de le rendre libre au bout de dix ans s’il voulait se faire chrétien. Sur cela, Xury consentant à le suivre, je l’abandonnai au capitaine.

Nous eûmes une très-heureuse navigation jusqu’au Brésil, et nous arrivâmes à la Bahia de Todos os Santos, ou Baie detous les Saints, environ vingt-deux jours après. J’étais alors, pour la seconde fois, délivré de la plus misérable de toutes les conditions de la vie, et j’avais alors à considérer ce que prochainement je devais faire de moi.

Propositions des trois colons §

La généreuse conduite du capitaine à mon égard ne saurait être trop louée. Il ne voulut rien recevoir pour mon passage ; Il me donna vingt ducats pour la peau du léopard et quarante pour la peau du lion que j’avais dans ma chaloupe. Il me fit remettre ponctuellement tout ce qui m’appartenait en son vaisseau, et tout ce que j’étais disposé à vendre il me l’acheta : tel que le bahut aux bouteilles, deux de mes mousquets et un morceau restant du bloc de cire vierge, dont j’avais fait des chandelles. En un mot, je tirai environ deux cent vingt pièces de huit de toute ma cargaison, et, avec ce capital, je mis pied à terre au Brésil.

 

Là, peu de temps après, le capitaine me recommanda dans la maison d’un très-honnête homme, comme lui-même, qui avait ce qu’on appelle un engenho8, c’est-à-dire une plantation et une sucrerie. Je vécus quelque temps chez lui, et, par ce moyen, je pris connaissance de la manière de planter et de faire le sucre. Voyant la bonne vie que menaient les planteurs, et combien ils s’enrichissaient promptement, je résolus, si je pouvais en obtenir la licence, de m’établir parmi eux, et de me faire planteur, prenant en même temps la détermination de chercher quelque moyen pour recouvrer l’argent que j’avais laissé à Londres. Dans ce dessein, ayant obtenu une sorte de lettre de naturalisation, j’achetai autant de terre inculte que mon argent me le permit, et je formai un plan pour ma plantation et mon établissement proportionné à la somme que j’espérais recevoir de Londres.

J’avais un voisin, un Portugais de Lisbonne, mais né de parents anglais ; son nom était Wells, et il se trouvait à peu près dans les mêmes circonstances que moi. Je l’appelle voisin parce que sa plantation était proche de la mienne, et que nous vivions très-amicalement. Mon avoir était mince aussi bien que le sien ; et, pendant environ deux années, nous ne plantâmes guère que pour notre nourriture. Toutefois nous commencions à faire des progrès, et notre terre commençait à se bonifier ; si bien que la troisième année nous semâmes du tabac et apprêtâmes l’un et l’autre une grande pièce de terre pour planter des cannes à sucre l’année suivante. Maistous les deux nous avions besoin d’aide ; alors je sentis plus que jamais combien j’avais eu tort de me séparer de mon garçon Xury.

Mais hélas ! avoir fait mal, pour moi qui ne faisais jamais bien, ce n’était pas chose étonnante ; il n’y avait d’autre remède que de poursuivre. Je m’étais imposé une occupation tout-à-fait éloignée de mon esprit naturel, et entièrement contraire à la vie que j’aimais et pour laquelle j’avais abandonné la maison de mon père et méprisé tout ses bons avis ; car j’entrais précisément dans la condition moyenne, ce premier rang de la vie inférieure qu’autrefois il m’avait recommandé, et que, résolu à suivre, j’eusse pu de même trouver chez nous sans m’être fatigué à courir le monde. Souvent, je me disais : – « Ce que je fais ici, j’aurais pu le faire tout aussi bien en Angleterre, au milieu de mes amis ; il était inutile pour cela de parcourir deux mille lieues, et de venir parmi des étrangers, des Sauvages, dans un désert, et à une telle distance que je ne puis recevoir de nouvelle d’aucun lieu du monde, où l’on a la moindre connaissance de moi. »

Ainsi j’avais coutume de considérer ma position avec le plus grand regret. Je n’avais personne avec qui converser, que de temps en temps mon voisin : point d’autre ouvrage à faire que par le travail, de mes mains, et je me disais souvent que je vivais tout-à-fait comme un naufragé jeté sur quelque île déserte et entièrement, livré à lui-même. Combien il a été juste, et combien tout homme devrait réfléchir que tandis qu’il compare sa situation présente à d’autres qui sont pires, le Ciel pourrait l’obliger à en faire l’échange, et le convaincre, par sa propre expérience, de sa félicité première ; combien il a été juste, dis-je, que cette vie réellement solitaire, dans une île réellement déserte, et dont je m’étais plaint, devint mon lot ; moi qui l’avais si souvent injustement comparée avec la vie que je menais alors, qui, si j’avais persévéré, m’eût en toute probabilité conduit à une grande prospérité et à une grande richesse.

J’étais à peu près basé sur les mesures relatives à la conduite de ma plantation, avant que mon gracieux ami le capitaine du vaisseau, qui m’avait recueilli en mer, s’en retournât ; car son navire demeura environ trois mois à faire son chargement et ses préparatifs de voyage. Lorsque je lui parlai du petit capital que j’avais laissé derrière moi à Londres, il me donna cet amical et sincère conseil : – « Senhor Inglez, me dit-il, – car il m’appelait toujours ainsi, – si vous voulez me donner, pour moi, une procuration en forme, et pour la personne dépositaire de votre argent, à Londres, des lettres et des ordres d’envoyer vos fonds à Lisbonne, à telles personnes que je vous désignerai, et en telles marchandises qui sont convenables à ce pays-ci, je vous les apporterai, si Dieu veut, à mon retour ; mais comme les choses humaines sont toutes sujettes aux revers et aux désastres, veuillez ne me remettre des ordres que pour une centaine de livres sterling, que vous dites être la moitié de votre fonds, et que vous hasarderez premièrement ; si bien que si cela arrive à bon port, vous pourrez ordonner du reste pareillement ; mais si cela échoue, vous pourrez, au besoin, avoir recours à la seconde moitié. »

Ce conseil était salutaire et plein de considérations amicales ; je fus convaincu que c’était le meilleur parti à prendre ; et, en conséquence, je préparai des lettres pour la dame à qui j’avais confié mon argent, et une procuration pour le capitaine, ainsi qu’il le désirait.

J’écrivis à la veuve du capitaine anglais une relation de toutes mes aventures, mon esclavage, mon évasion, ma rencontre en mer avec le capitaine portugais, l’humanité de sa conduite, l’état dans lequel j’étais alors, avec toutes les instructions nécessaires pour la remise de mes fonds ; et, lorsque cet honnête capitaine fut arrivé à Lisbonne, il trouva moyen, par l’entremise d’un des Anglais négociants en cette ville, d’envoyer non-seulement l’ordre, mais un récit complet de mon histoire, à un marchand de Londres, qui le reporta si efficacement à la veuve, que, non-seulement elle délivra mon argent, mais, de sa propre cassette, elle envoya au capitaine portugais un très-riche cadeau, pour son humanité et sa charité envers moi.

Le marchand de Londres convertit les cent livres sterling en marchandises anglaises, ainsi que le capitaine le lui avait écrit, et il les lui envoya en droiture à Lisbonne, d’où il me les apporta toutes en bon état au Brésil ; parmi elles, sans ma recommandation, – car j’étais trop novice en mes affaires pour y avoir songé, il avait pris soin de mettre toutes sortes d’outils, d’instruments de fer et d’ustensiles nécessaires pour ma plantation, qui me furent d’un grand usage.

Je fus surpris agréablement quand cette cargaison arriva, et je crus ma fortune faite. Mon bon munitionnaire le capitaine avait dépensé les cinq livres sterling que mon amie lui avait envoyées en présent, à me louer, pour le terme de six années, un serviteur qu’il m’amena, et il ne voulut rien accepter sous aucune considération, si ce n’est un peu de tabac, que je l’obligeai à recevoir comme étant de ma propre récolte.

Ce ne fut pas tout ; comme mes marchandises étaient toutes de manufactures anglaises, tels que draps, étoffes, flanelle et autres choses particulièrement estimées et recherchées dans le pays je trouvai moyen de les vendre très-avantageusement, si bien que je puis dire que je quadruplai la valeur de ma cargaison, et que je fus alors infiniment au-dessus de mon pauvre voisin, quant à la prospérité de ma plantation, car la première chose que je fis ce fut d’acheter un esclave nègre, et de louer un serviteur européen : un autre, veux-je dire, outre celui que le capitaine m’avait amené de Lisbonne.

Mais le mauvais usage de la prospérité est souvent la vraie cause de nos plus grandes adversités ; il en fut ainsi pour moi. J’eus, l’année suivante, beaucoup de succès dans ma plantation ; je récoltai sur mon propre terrain cinquante gros rouleaux de tabac, non compris ce que, pour mon nécessaire, j’en avais échangé avec mes voisins, et ces cinquante rouleaux pesant chacun environ cent livres, furent bien confectionnés et mis en réserve pour le retour de la flotte de Lisbonne. Alors, mes affaires et mes richesses s’augmentant, ma tête commença à être pleine d’entreprises au-delà de ma portée, semblables à celles qui souvent causent la ruine des plus habiles spéculateurs.

Si je m’étais maintenu dans la position où j’étais alors, j’eusse pu m’attendre encore à toutes les choses heureuses pour lesquelles mon père m’avait si expressément recommandé une vie tranquille et retirée, et desquelles il m’avait si justement dit que la condition moyenne était remplie. Mais ce n’était pas là mon sort ; je devais être derechef l’agent obstiné de mes propres misères ; je devais accroître ma faute, et doubler les reproches que dans mes afflictions futures j’aurais le loisir de me faire. Toutes ces infortunes prirent leur source dans mon attachement manifeste et opiniâtre à ma folle inclination de courir le monde, et dans mon abandon à cette passion, contrairement à la plus évidente perspective d’arriver à bien par l’honnête et simple poursuite de ce but et de ce genre de vie, que la nature et la Providence concouraient à m’offrir pour l’accomplissement de mes devoirs.

Comme lors de ma rupture avec mes parents, de même alors je ne pouvais plus être satisfait, et il fallait que je m’en allasse et que j’abandonnasse l’heureuse espérance que j’avais de faire bien mes affaires et de devenir riche dans ma nouvelle plantation, seulement pour suivre un désir téméraire et immodéré de m’élever plus promptement que la nature des choses ne l’admettait. Ainsi je me replongeai dans le plus profond gouffre de misère humaine où l’homme puisse jamais tomber, et le seul peut-être qui lui laisse la vie et un état de santé dans le monde.

Pour arriver maintenant par degrés aux particularités de cette partie de mon histoire, vous devez supposer qu’ayant alors vécu à peu près quatre années au Brésil, et commençant à prospérer et à m’enrichir dans ma plantation, non-seulement j’avais appris le portugais, mais que j’avais lié connaissance et amitié avec mes confrères les planteurs, ainsi qu’avec les marchands de San-Salvador, qui était notre port. Dans mes conversations avec eux, j’avais fréquemment fait le récit de mes deux voyages sur la côte de Guinée, de la manière d’y trafiquer avec les Nègres, et de la facilité d’y acheter pour des babioles, telles que des grains de collier9, des breloques, des couteaux, des ciseaux, des haches, des morceaux de glace et autres choses semblables, non-seulement de la poudre d’or, des graines de Guinée, des dents d’éléphants, etc. ; mais des Nègres pour le service du Brésil, et en grand nombre.

Ils écoutaient toujours très-attentivement mes discours sur ce chapitre, mais plus spécialement la partie où je parlais de la traite des Nègres, trafic non-seulement peu avancé à cette époque, mais qui, tel qu’il était, n’avait jamais été fait qu’avec les Asientos, ou permission des rois d’Espagne et de Portugal, qui en avaient le monopole public, de sorte qu’on achetait peu de Nègres, et qu’ils étaient excessivement chers.

Il advint qu’une fois, me trouvant en compagnie avec des marchands et des planteurs de ma connaissance, je parlai de tout cela passionnément ; trois d’entre eux vinrent auprès de moi le lendemain au matin, et me dirent qu’ils avaient beaucoup songé à ce dont je m’étais entretenu avec eux la soirée précédente, et qu’ils venaient me faire une secrète proposition.

Naufrage §

Ils me déclarèrent, après m’avoir recommandé la discrétion, qu’ils avaient le dessein d’équiper un vaisseau pour la côte de Guinée. – « Nous avonstous, comme vous, des plantations, ajoutèrent-ils, et nous n’avons rien tant besoin que d’esclaves ; mais comme nous ne pouvons pas entreprendre ce commerce, puisqu’on ne peut vendre publiquement les Nègres lorsqu’ils sont débarqués, nous ne désirons, faire qu’un seul voyage, pour en ramener secrètement et les répartir sur nos plantations. » En un mot, la question était que si je voulais aller à bord comme leur subrécargue, pour diriger la traite sur la côte de Guinée, j’aurais ma portion contingente de Nègres sans fournir ma quote-part d’argent.

 

C’eût été une belle proposition, il faut en convenir, si elle avait été faite à quelqu’un qui n’eût pas eu à gouverner un établissement et une plantation à soi appartenant, en beau chemin de devenir considérables et d’un excellent rapport ; mais pour moi, qui étais ainsi engagé et établi, qui n’avais qu’à poursuivre, comme j’avais commencé, pendant trois ou quatre ans encore, et qu’à faire venir d’Angleterre mes autres cent livres sterling restant, pour être alors, avec cette petite addition, à peu près possesseur de trois ou quatre mille livres, qui accroîtraient encore chaque jour ; mais pour moi, dis-je, penser à un pareil voyage, c’était la plus absurde chose dont un homme placé en de semblables circonstances pouvait se rendre coupable.

Mais comme j’étais né pour être mon propre destructeur, il me fut aussi impossible de résister à cette offre, qu’il me l’avait été de maîtriser mes premières idées vagabondes lorsque les bons conseils de mon père échouèrent contre moi. En un mot, je leur dis que j’irais de tout mon cœur s’ils voulaient se charger de conduire ma plantation durant mon absence, et en disposer ainsi que je l’ordonnerais si je venais à faire naufrage. Ils me le promirent, et ils s’y engagèrent par écrit ou par convention, et je fis un testament formel, disposant de ma plantation et de mes effets, en cas de mort, et instituant mon légataire universel, le capitaine de vaisseau qui m’avait sauvé la vie, comme je l’ai narré plus haut, mais l’obligeant à disposer de mes biens suivant que je l’avais prescrit dans mon testament, c’est-à-dire qu’il se réserverait pour lui-même une moitié de leur produit, et que l’autre moitié serait embarquée pour l’Angleterre.

Bref, je pris toutes précautions possibles pour garantir mes biens et entretenir ma plantation. Si j’avais usé de moitié autant de prudence à considérer mon propre intérêt, et à me former un jugement de ce que je devais faire ou ne pas faire, je ne me serais certainement jamais éloigné d’une entreprise aussi florissante ; je n’aurais point abandonné toutes les chances probables de m’enrichir, pour un voyage sur mer où je serais exposé àtous les hasards communs ; pour ne rien dire des raisons que j’avais de m’attendre à des infortunes personnelles.

Mais j’étais entraîné, et j’obéis aveuglément à ce que me dictait mon goût plutôt que ma raison. Le bâtiment étant équipé convenablement, la cargaison fournie et toutes choses faites suivant l’accord, par mes partenaires dans ce voyage, je m’embarquai à la maleheure, le 1er septembre, huit ans après, jour pour jour, qu’à Hull, je m’étais éloigné de mon père et de ma mère pour faire le rebelle à leur autorité, et le fou quant à mes propres intérêts.

Notre vaisseau, d’environ cent vingt tonneaux, portait six canons et quatorze hommes, non compris le capitaine, son valet et moi. Nous n’avions guère à bord d’autre cargaison de marchandises, que des clincailleries convenables pour notre commerce avec les Nègres, tels que des grains de collier10, des morceaux de verre, des coquilles, de méchantes babioles, surtout de petits miroirs, des couteaux, des ciseaux, des cognées et autres choses semblables.

Le jour même où j’allai à bord, nous mîmes à la voile, faisant route au Nord le long de notre côte, dans le dessein de cingler vers celle d’Afrique, quand nous serions par les dix ou onze degrés de latitude septentrionale ; c’était, à ce qu’il paraît, la manière de faire ce trajet à cette époque. Nous eûmes un fort bon temps, mais excessivement chaud, tout le long de notre côte jusqu’à la hauteur du cap Saint-Augustin, où, gagnant le large, nous noyâmes la terre et portâmes le cap, comme si nous étions chargés pour l’île Fernando-Noronha ; mais, tenant notre course au Nord-Est quart Nord, nous laissâmes à l’Est cette île et ses adjacentes. Après une navigation d’environ douze jours, nous avions doublé la ligne et nous étions, suivant notre dernière estime, par les sept degrés vingt-deux minutes de latitude Nord, quand un violent tourbillon ou un ouragan nous désorienta entièrement. Il commença du Sud-Est, tourna à peu près au Nord-Ouest, et enfin se fixa au Nord-Est, d’où il se déchaîna d’une manière si terrible, que pendant douze jours de suite nous ne fîmes que dériver, courant devant lui et nous laissant emporter partout où la fatalité et la furie des vents nous poussaient. Durant ces douze jours, je n’ai pas besoin de dire que je m’attendais à chaque instant à être englouti ; au fait, personne sur le vaisseau n’espérait sauver sa vie.

Dans cette détresse, nous eûmes, outre la terreur de la tempête, un de nos hommes mort de la calenture, et un matelot et le domestique emportés par une lame. Vers le douzième jour, le vent mollissant un peu, le capitaine prit hauteur, le mieux qu’il put, et estima qu’il était environ par les onze degrés de latitude Nord, mais qu’avec le cap Saint-Augustin il avait vingt-deux degrés de différence en longitude Ouest ; de sorte qu’il se trouva avoir gagné la côte de la Guyane, ou partie septentrionale du Brésil, au-delà du fleuve des Amazones, vers l’Orénoque, communément appelé la Grande Rivière. Alors il commença à consulter avec moi sur la route qu’il devait prendre, car le navire faisait plusieurs voies d’eau et était tout-à-fait désemparé. Il opinait pour rebrousser directement vers les côtes du Brésil.

J’étais d’un avis positivement contraire. Après avoir examiné avec lui les cartes des côtes maritimes de l’Amérique, nous conclûmes qu’il n’y avait point de pays habité où nous pourrions relâcher avant que nous eussions atteint l’archipel des Caraïbes. Nous résolûmes donc de faire voile vers la Barbade, où nous espérions, en gardant la haute mer pour éviter l’entrée du golfe du Mexique, pouvoir aisément parvenir en quinze jours de navigation, d’autant qu’il nous était impossible de faire notre voyage à la côte d’Afrique sans des secours, et pour notre vaisseau et pour nous-mêmes.

Dans ce dessein, nous changeâmes de route, et nous gouvernâmes Nord-Ouest quart Ouest, afin d’atteindre une de nos îles anglaises, où je comptais recevoir quelque assistance. Mais il en devait être autrement ; car, par les douze degrés dix-huit minutes de latitude, nous fûmes assaillis par une seconde tempête qui nous emporta avec la même impétuosité vers l’Ouest, et nous poussa si loin hors de toute route fréquentée, que si nos existences avaient été sauvées quant à la mer, nous aurions eu plutôt la chance d’être dévorés par les Sauvages que celle de retourner en notre pays.

En ces extrémités, le vent soufflait toujours avec violence, et à la pointe du jour un de nos hommes s’écria : Terre ! À peine nous étions-nous précipités hors de la cabine, pour regarder dans l’espoir de reconnaître en quel endroit du monde nous étions, que notre navire donna contre un banc de sable : son mouvement étant ainsi subitement arrêté, la mer déferla sur lui d’une telle manière, que nous nous attendîmestous à périr sur l’heure, et que nous nous réfugiâmes vers le gaillard d’arrière, pour nous mettre à l’abri de l’écume et des éclaboussures des vagues.

Il serait difficile à quelqu’un qui ne se serait pas trouvé en une pareille situation, de décrire ou de concevoir la consternation d’un équipage dans de telles circonstances. Nous ne savions, ni où nous étions, ni vers quelle terre nous avions été poussés, ni si c’était une île ou un continent, ni si elle était habitée ou inhabitée. Et comme la fureur du vent était toujours grande, quoique moindre, nous ne pouvions pas même espérer que le navire demeurerait quelques minutes sans se briser en morceaux, à moins que les vents, par une sorte de miracle, ne changeassent subitement. En un mot, nous nous regardions les uns les autres, attendant la mort à chaque instant, et nous préparanttous pour un autre monde, car il ne nous restait, rien ou que peu de chose à faire en celui-ci. Toute notre consolation présente, tout notre réconfort, c’était que le vaisseau, contrairement à notre attente, ne se brisait pas encore, et que le capitaine disait que le vent commençait à s’abattre. Bien que nous nous apperçûmes en effet que le vent s’était un peu appaisé, néanmoins notre vaisseau ainsi échoué sur le sable, étant trop engravé pour espérer de le remettre à flot, nous étions vraiment dans une situation horrible, et il ne nous restait plus qu’à songer à sauver notre vie du mieux que nous pourrions. Nous avions un canot à notre poupe avant la tourmente, mais d’abord il s’était défoncé à force de heurter contre le gouvernail du navire, et, ensuite, ayant rompu ses amarres, il avait été englouti ou emporté au loin à la dérive ; nous ne pouvions donc pas compter sur lui. Nous avions bien encore une chaloupe à bord, mais la mettre à la mer était chose difficile ; cependant il n’y avait pas à tergiverser, car nous nous imaginions à chaque minute que le vaisseau se brisait, et même quelques-uns de nous affirmaient que déjà il était entr’ouvert.

Alors notre second se saisit de la chaloupe, et, avec l’aide des matelots, elle fut lancée par-dessus le flanc du navire. Nous y descendîmestous, nous abandonnant, onze que nous étions, à la merci de Dieu et de la tempête ; car, bien que la tourmente fût considérablement appaisée, la mer, néanmoins, s’élevait à une hauteur effroyable contre le rivage, et pouvait bien être appelée Den Wild Zee, – la mer sauvage, – comme les Hollandais l’appellent lorsqu’elle est orageuse.

Notre situation était alors vraiment déplorable, nous voyionstous pleinement que la mer était trop grosse pour que notre embarcation pût résister, et qu’inévitablement nous serions engloutis. Comment cingler, nous n’avions pas de voiles, et nous en aurions eu que nous n’en aurions rien pu faire. Nous nous mîmes à ramer vers la terre, mais avec le cœur gros et comme des hommes marchant au supplice. Aucun de nous n’ignorait que la chaloupe, en abordant, serait brisée en mille pièces par le choc de la mer. Néanmoins après avoir recommandé nos âmes à Dieu de la manière la plus fervente nous hâtâmes de nos propres mains notre destruction en ramant de toutes nos forces vers la terre où déjà le vent nous poussait. Le rivage était-il du roc ou du sable, était-il plat ou escarpé, nous l’ignorions. Il ne nous restait qu’une faible lueur d’espoir, c’était d’atteindre une baie, une embouchure de fleuve, où par un grand bonheur nous pourrions faire entrer notre barque, l’abriter du vent, et peut-être même trouver le calme. Mais rien de tout cela n’apparaissait ; mais à mesure que nous approchions de la rive, la terre nous semblait plus redoutable que la mer.

Après avoir ramé, ou plutôt dérivé pendant une lieue et demie, à ce que nous jugions, une vague furieuse, s’élevant comme une montagne, vint, en roulant à notre arrière, nous annoncer notre coup de grâce. Bref, elle nous saisit avec tant de furie que d’un seul coup elle fit chavirer la chaloupe et nous en jeta loin, séparés les uns des autres, en nous laissant à peine le temps de dire ô mon Dieu ! car nous fûmestous engloutis en un moment.

Seuls restes de l’équipage §

Rien ne saurait retracer quelle était la confusion de mes pensées lorsque j’allai au fond de l’eau. Quoique je nageasse très-bien, il me fut impossible de me délivrer des flots pour prendre respiration. La vague, m’ayant porté ou plutôt emporté à distance vers le rivage, et s’étant étalée et retirée me laissa presque à sec, mais à demi étouffé par l’eau que j’avais avalée. Me voyant plus près de la terre ferme que je ne m’y étais attendu, j’eus assez de présence d’esprit et de force pour me dresser sur mes pieds, et m’efforcer de gagner le rivage, avant qu’une autre vague revînt et m’enlevât. Mais je sentis bientôt que c’était impossible, car je vis la mer s’avancer derrière moi furieuse et aussi haute qu’une grande montagne. Je n’avais ni le moyen ni la force de combattre cet ennemi ; ma seule ressource était de retenir mon haleine, et de m’élever au-dessus de l’eau, et en surnageant ainsi de préserver ma respiration, et de voguer vers la côte, s’il m’était possible. J’appréhendais par-dessus tout que le flot, après m’avoir transporté, en venant, vers le rivage, ne me rejetât dans la mer en s’en retournant.

 

La vague qui revint sur moi m’ensevelit tout d’un coup, dans sa propre masse, à la profondeur de vingt ou trente pieds ; je me sentais emporté avec une violence et une rapidité extrêmes à une grande distance du côté de la terre. Je retenais mon souffle, et je nageais de toutes mes forces. Mais j’étais près d’étouffer, faute de respiration, quand je me sentis remonter, et quand, à mon grand soulagement, ma tête et mes mains percèrent au-dessus de l’eau. Il me fut impossible de me maintenir ainsi plus de deux secondes, cependant cela me fit un bien extrême, en me redonnant de l’air et du courage. Je fus derechef couvert d’eau assez long-temps, mais je tins bon ; et, sentant que la lame étalait et qu’elle commençait à refluer, je coupai à travers les vagues et je repris pied. Pendant quelques instants je demeurai tranquille pour prendre haleine, et pour attendre que les eaux se fussent éloignées. Puis, alors, prenant mon élan, je courus à toutes jambes vers le rivage. Mais cet effort ne put me délivrer de la furie de la mer, qui revenait fondre sur moi ; et, par deux fois, les vagues m’enlevèrent, et, comme précédemment, m’entraînèrent au loin, le rivage étant tout-à-fait plat.

La dernière de ces deux fois avait été bien près de m’être fatale ; car la mer m’ayant emporté ainsi qu’auparavant, elle me mit à terre ou plutôt elle me jeta contre un quartier de roc, et avec une telle force, qu’elle me laissa évanoui, dans l’impossibilité de travailler à ma délivrance. Le coup, ayant porté sur mon flanc et sur ma poitrine, avait pour ainsi dire chassé entièrement le souffle de mon corps ; et, si je ne l’avais recouvré immédiatement, j’aurais été étouffé dans l’eau ; mais il me revint un peu avant le retour des vagues, et voyant qu’elles allaient encore m’envelopper, je résolus de me cramponner au rocher et de retenir mon haleine, jusqu’à ce qu’elles fussent retirées. Comme la terre était proche, les lames ne s’élevaient plus aussi haut, et je ne quittai point prise qu’elles ne se fussent abattues. Alors je repris ma course, et je m’approchai tellement de la terre, que la nouvelle vague, quoiqu’elle me traversât, ne m’engloutit point assez pour m’entraîner. Enfin, après un dernier effort, je parvins à la terre ferme, où, à ma grande satisfaction, je gravis sur les rochers escarpés du rivage, et m’assis sur l’herbe, délivré de tout périls et à l’abri de toute atteinte de l’Océan.

J’étais alors à terre et en sûreté sur la rive ; je commençai à regarder le ciel et à remercier Dieu de ce que ma vie était sauvée, dans un cas où, quelques minutes auparavant, il y avait à peine lieu d’espérer. Je croîs qu’il serait impossible d’exprimer au vif ce que sont les extases et les transports d’une âme arrachée, pour ainsi dire, du plus profond de la tombe. Aussi ne suis-je pas étonné de la coutume d’amener un chirurgien pour tirer du sang au criminel à qui on apporte des lettres de surséance juste au moment où, la corde serrée au cou, il est près de recevoir la mort, afin que la surprise ne chasse point les esprits vitaux de son cœur, et ne le tue point.

Car le premier effet des joies et des afflictions soudaines est d’anéantir. 11

Absorbé dans la contemplation de ma délivrance, je me promenais çà et là sur le rivage, levant les mains vers le ciel, faisant mille gestes et mille mouvements que je ne saurais décrire ; songeant à tout mes compagnons qui étaient noyés, et que là pas une âme n’avait dû être sauvée excepté moi ; car je ne les revis jamais, ni eux, ni aucun vestige d’eux, si ce n’est trois chapeaux, un bonnet et deux souliers dépareillés.

Alors je jetai les yeux sur le navire échoué ; mais il était si éloigné, et les brisants et l’écume de la lame étaient si forts, qu’à peine pouvais-je le distinguer ; et je considérai, ô mon Dieu ! comment il avait été possible que j’eusse atteint le rivage.

Après avoir soulagé mon esprit par tout ce qu’il y avait de consolant dans ma situation, je commençai à regarder à l’entour de moi, pour voir en quelle sorte de lieu j’étais, et ce que j’avais à faire. Je sentis bientôt mon contentement diminuer, et qu’en un mot ma délivrance était affreuse, car j’étais trempé et n’avais pas de vêtements pour me changer, ni rien à manger ou à boire pour me réconforter. Je n’avais non plus d’autre perspective que celle de mourir de faim ou d’être dévoré par les bêtes féroces. Ce qui m’affligeait particulièrement, c’était de ne point avoir d’arme pour chasser et tuer quelques animaux pour ma subsistance, ou pour me défendre contre n’importe quelles créatures qui voudraient me tuer pour la leur. Bref, je n’avais rien sur moi, qu’un couteau, une pipe à tabac, et un peu de tabac dans une boîte. C’était là toute ma provision ; aussi tombai-je dans une si terrible désolation d’esprit, que pendant quelque temps je courus çà et là comme un insensé. À la tombée du jour, le cœur plein de tristesse, je commençai à considérer quel serait mon sort s’il y avait en cette contrée des bêtes dévorantes, car je n’ignorais pas qu’elles sortent à la nuit pour rôder et chercher leur proie.

La seule ressource qui s’offrit alors à ma pensée fut de monter à un arbre épais et touffu, semblable à un sapin, mais épineux, qui croissait près de là, et où je résolus de m’établir pour toute la nuit, laissant au lendemain à considérer de quelle mort il me faudrait mourir ; car je n’entrevoyais encore nul moyen d’existence. Je m’éloignai d’environ un demi-quart de mille du rivage, afin de voir si je ne trouverais point d’eau douce pour étancher ma soif : à ma grande joie, j’en rencontrai. Après avoir bu, ayant mis un peu de tabac dans ma bouche pour prévenir la faim, j’allai à l’arbre, je montai dedans, et je tâchai de m’y placer de manière à ne pas tomber si je venais à m’endormir ; et, pour ma défense, ayant coupé un bâton court, semblable à un gourdin, je pris possession de mon logement. Comme j’étais extrêmement fatigué, je tombai dans un profond sommeil, et je dormis confortablement comme peu de personnes, je pense, l’eussent pu faire en ma situation, et je m’en trouvai plus soulagé que je crois l’avoir jamais été dans une occasion opportune.

Lorsque je m’éveillai il faisait grand jour ; le temps était clair, l’orage était abattu, la mer n’était plus ni furieuse ni houleuse comme la veille. Mais quelle fut ma surprise en voyant que le vaisseau avait été, par l’élévation de la marée, enlevé, pendant la nuit, du banc de sable où il s’était engravé, et qu’il avait dérivé presque jusqu’au récif dont j’ai parlé plus haut, et contre lequel j’avais été précipité et meurtri. Il était environ à un mille du rivage, et comme il paraissait poser encore sur sa quille, je souhaitai d’aller à bord, afin de sauver au moins quelques choses nécessaires pour mon usage.

Quand je fus descendu de mon appartement, c’est-à-dire de l’arbre, je regardai encore à l’entour de moi, et la première chose que je découvris fut la chaloupe, gisant sur la terre, où le vent et la mer l’avaient lancée, à environ deux milles à ma droite. Je marchai le long du rivage aussi loin que je pus pour y arriver ; mais ayant trouvé entre cette embarcation et moi un bras de mer qui avait environ un demi-mille de largeur, je rebroussai chemin ; car j’étais alors bien plus désireux de parvenir au bâtiment, où j’espérais trouver quelque chose pour ma subsistance.

Un peu après midi, la mer était très-calme et la marée si basse, que je pouvais avancer jusqu’à un quart de mille du vaisseau. Là, j’éprouvai un renouvellement de douleur ; car je vis clairement que si nous fussions demeurés à bord, nous eussionstous été sauvés, c’est-à-dire que nous serionstous venus à terre sains et saufs, et que je n’aurais pas été si malheureux que d’être, comme je l’étais alors, entièrement dénué de toute société et de toute consolation. Ceci m’arracha de nouvelles larmes des yeux ; mais ce n’était qu’un faible soulagement, et je résolus d’atteindre le navire, s’il était possible. Je me déshabillai, car la chaleur était extrême, et me mis à l’eau. Parvenu au bâtiment, la grande difficulté était de savoir comment monter à bord. Comme il posait sur terre et s’élevait à une grande hauteur hors de l’eau, il n’y avait rien à ma portée que je pusse saisir. J’en fis deux fois le tour à la nage, et, la seconde fois, j’apperçus un petit bout de cordage, que je fus étonné de n’avoir point vu d’abord, et qui pendait au porte-haubans de misaine, assez bas pour que je pusse l’atteindre, mais non sans grande difficulté. À l’aide de cette corde je me hissai sur le gaillard d’avant. Là, je vis que le vaisseau était brisé, et qu’il y avait une grande quantité d’eau dans la cale, mais qu’étant posé sur les accores d’un banc de sable ferme, ou plutôt de terre, il portait la poupe extrêmement haut et la proue si bas, qu’elle était presque à fleur d’eau ; de sorte que l’arrière était libre, et que tout ce qu’il y avait dans cette partie était sec. On peut bien être assuré que ma première besogne fut de chercher à voir ce qui était avarié et ce qui était intact. Je trouvai d’abord que toutes les provisions du vaisseau étaient en bon état et n’avaient point souffert de l’eau ; et me sentant fort disposé à manger, j’allai à la soute au pain où je remplis mes goussets de biscuits, que je mangeai en m’occupant à autre chose ; car je n’avais pas de temps à perdre. Je trouvai aussi du rum dans la grande chambre ; j’en bus un long trait, ce qui, au fait, n’était pas trop pour me donner du cœur à l’ouvrage. Alors il ne me manquait plus rien, qu’une barque pour me munir de bien des choses que je prévoyais devoir m’être fort essentielles.

Il était superflu de demeurer oisif à souhaiter ce que je ne pouvais avoir ; la nécessité éveilla mon industrie. Nous avions à bord plusieurs vergues, plusieurs mâts de hune de rechange, et deux ou trois espares doubles ; je résolus de commencer par cela à me mettre à l’œuvre, et j’élinguai hors du bord tout ce qui n’était point trop pesant, attachant chaque pièce avec une corde pour qu’elle ne pût pas dériver. Quand ceci fut fait, je descendis à côté du bâtiment, et, les tirant à moi, je liai fortement ensemble quatre de ces pièces par les deux bouts, le mieux qu’il me fut possible, pour en former un radeau. Ayant posé en travers trois ou quatre bouts de bordage, je sentis que je pouvais très-bien marcher dessus, mais qu’il ne pourrait pas porter une forte charge, à cause de sa trop grande légèreté. Je me remis donc à l’ouvrage et, avec la scie du charpentier, je coupai en trois, sur la longueur, un mât de hune, et l’ajoutai à mon radeau avec beaucoup de travail et de peine. Mais l’espérance de me procurer le nécessaire me poussait à faire bien au-delà de ce que j’aurais été capable d’exécuter en toute autre occasion.

Le radeau §

Mon radeau était alors assez fort pour porter un poids raisonnable ; il ne s’agissait plus que de voir de quoi je le chargerais, et comment je préserverais ce chargement du ressac de la mer ; j’eus bientôt pris ma détermination. D’abord, je mistous les bordages et toutes les planches que je pus atteindre ; puis, ayant bien songé à ce dont j’avais le plus besoin, je pris premièrement trois coffres de matelots, que j’avais forcés et vidés, et je les descendis sur mon radeau. Le premier je le remplis de provisions, savoir : du pain, du riz, trois fromages de Hollande, cinq pièces de viande de chèvre séchée, dont l’équipage faisait sa principale nourriture, et un petit reste de blé d’Europe mis à part pour quelques poules que nous avions embarquées et qui avaient été tuées. Il y avait aussi à bord un peu d’orge et de froment mêlé ensemble ; mais je m’apperçus, à mon grand désappointement, que ces grains avaient été mangés ou gâtés par les rats. Quant aux liqueurs, je trouvai plusieurs caisses de bouteilles appartenant à notre patron, dans lesquelles étaient quelques eaux cordiales ; et enfin environ cinq ou six gallons d’arack ; mais je les arrimai séparément parce qu’il n’était pas nécessaire de les mettre dans le coffre, et que, d’ailleurs, il n’y avait plus de place pour elles. Tandis que j’étais occupé à ceci, je remarquai que la marée, quoique très-calme, commençait à monter, et j’eus la mortification de voir flotter au large mon justaucorps, ma chemise et ma veste, que j’avais laissés sur le sable du rivage. Quant à mon haut-de-chausses, qui était seulement de toile et ouvert aux genoux, je l’avais gardé sur moi ainsi que mes bas pour nager jusqu’à bord. Quoi qu’il en soit, cela m’obligea d’aller à la recherche des hardes. J’en trouvai suffisamment, mais je ne pris que ce dont j’avais besoin pour le présent ; car il y avait d’autres choses que je convoitais bien davantage, telles que des outils pour travailler à terre. Ce ne fut qu’après une longue quête que je découvris le coffre du charpentier, qui fut alors, en vérité, une capture plus profitable et d’une bien plus grande valeur, pour moi, que ne l’eût été un plein vaisseau d’or. Je le descendis sur mon radeau tel qu’il était, sans perdre mon temps à regarder dedans, car je savais, en général, ce qu’il contenait.

 

Je pensai ensuite aux munitions et aux armes ; il y avait dans la grande chambre deux très-bons fusils de chasse et deux pistolets ; je les mis d’abord en réserve avec quelques poires à poudre, un petit sac de menu plomb et deux vieilles épées rouillées. Je savais qu’il existait à bord trois barils de poudre mais j’ignorais où notre canonnier les avait rangés ; enfin je les trouvai après une longue perquisition. Il y en avait un qui avait été mouillé ; les deux autres étaient secs et en bon état, et je les mis avec les armes sur mon radeau. Me croyant alors assez bien chargé, je commençai à songer comment je devais conduire tout cela au rivage ; car je n’avais ni voile, ni aviron, ni gouvernail, et la moindre bouffée de vent pouvait submerger mon embarcation.

Trois choses relevaient mon courage : 1° une mer calme et unie ; 2° la marée montante et portant à la terre ; 3° le vent, qui tout faible qu’il était, soufflait vers le rivage. Enfin, ayant trouvé deux ou trois rames rompues appartenant à la chaloupe, et deux scies, une hache et un marteau, en outre des outils qui étaient dans le coffre, je me mis en mer avec ma cargaison. Jusqu’à un mille, ou environ, mon radeau alla très-bien ; seulement je m’apperçus qu’il dérivait un peu au-delà de l’endroit où d’abord j’avais pris terre. Cela me fit juger qu’il y avait là un courant d’eau, et me fit espérer, par conséquent, de trouver une crique ou une rivière dont je pourrais faire usage comme d’un port, pour débarquer mon chargement.

La chose était ainsi que je l’avais présumé. Je découvris devant moi une petite ouverture de terre, et je vis la marée qui s’y précipitait. Je gouvernai donc mon radeau du mieux que je pus pour le maintenir dans le milieu du courant ; mais là je faillis à faire un second naufrage, qui, s’il fût advenu, m’aurait, à coup sûr, brisé le cœur. Cette côte m’étant tout-à-fait inconnue, j’allai toucher d’un bout de mon radeau sur un banc de sable, et comme l’autre bout n’était point ensablé, peu s’en fallut que toute ma cargaison ne glissât hors du train et ne tombât dans l’eau. Je fis tout mon possible, en appuyant mon dos contre les coffres, pour les retenir à leur place ; cartous mes efforts eussent été insuffisants pour repousser le radeau ; je n’osais pas, d’ailleurs, quitter la posture où j’étais. Soutenant ainsi les coffres de toutes mes forces, je demeurai dans cette position près d’une demi-heure, durant laquelle la crue de la marée vint me remettre un peu plus de niveau. L’eau s’élevant toujours, quelque temps après, mon train surnagea de nouveau, et, avec la rame que j’avais, je le poussai dans le chenal. Lorsque j’eus été drossé plus haut, je me trouvai enfin à l’embouchure d’une petite rivière, entre deux rives, sur un courant ou flux rapide qui remontait. Cependant je cherchais des yeux, sur l’un et l’autre bord, une place convenable pour prendre terre ; car, espérant, avec le temps, appercevoir quelque navire en mer, je ne voulais pas me laisser entraîner trop avant ; et c’est pour cela que je résolus de m’établir aussi près de la côte que je le pourrais.

Enfin je découvris une petite anse sur la rive droite de la crique, vers laquelle, non sans beaucoup de peine et de difficulté, je conduisis mon radeau. J’en approchai si près, que, touchant le fond avec ma rame, j’aurais pu l’y pousser directement ; mais, le faisant, je courais de nouveau le risque de submerger ma cargaison, parce que la côte était raide, c’est-à-dire à pic et qu’il n’y avait pas une place pour aborder, où, si l’extrémité de mon train eût porté à terre, il n’eût été élevé aussi haut et incliné aussi bas de l’autre côté que la première fois, et n’eût mis encore mon chargement en danger. Tout ce que je pus faire, ce fut d’attendre que la marée fût à sa plus grande hauteur, me servant d’un aviron en guise d’ancre pour retenir mon radeau et l’appuyer contre le bord, proche d’un terrain plat que j’espérais voir inondé, ce qui arriva effectivement. Si tôt que je trouvai assez d’eau, – mon radeau tirait environ un pied, – je le poussai sur le terrain plat, où je l’attachai ou amarrai en fichant dans la terre mes deux rames brisées ; l’une d’un côté près d’un bout, l’autre du côté opposé près de l’autre bout, et je demeurai ainsi jusqu’à ce que le jusant eût laissé en sûreté, sur le rivage, mon radeau et toute ma cargaison.

Ensuite ma première occupation fut de reconnaître le pays, et de chercher un endroit favorable pour ma demeure et pour ranger mes bagages, et les mettre à couvert de tout ce qui pourrait advenir. J’ignorais encore où j’étais. Était-ce une île ou le continent ? Était-ce habité ou inhabité ? Étais-je ou n’étais-je pas en danger des bêtes féroces ? À un mille de moi au plus, il y avait une montagne très-haute et très-escarpée qui semblait en dominer plusieurs autres dont la chaîne s’étendait au Nord. Je pris un de mes fusils de chasse, un de mes pistolets et une poire à poudre, et armé de la sorte je m’en allai à la découverte sur cette montagne. Après avoir, avec beaucoup de peine et de difficulté, gravi sur la cime, je compris, à ma grande affliction, ma destinée, c’est-à-dire que j’étais dans une île au milieu de l’Océan, d’où je n’appercevais d’autre terre que des récifs fort éloignés et deux petites îles moindres que celle où j’étais, situées à trois lieues environ vers l’Ouest.

Je reconnus aussi que l’île était inculte, et que vraisemblablement elle n’était habitée que par des bêtes féroces ; pourtant je n’en appercevais aucune ; mais en revanche, je voyais quantité d’oiseaux dont je ne connaissais pas l’espèce. Je n’aurais pas même pu, lorsque j’en aurais tué, distinguer ceux qui étaient bons à manger de ceux qui ne l’étaient pas. En revenant, je tirai sur un gros oiseau que je vis se poser sur un arbre, au bord d’un grand bois ; c’était, je pense, le premier coup de fusil qui eût été tiré en ce lieu depuis la création du monde. Je n’eus pas plus tôt fait feu, que de toutes les parties du bois il s’éleva un nombre innombrable d’oiseaux de diverses espèces, faisant une rumeur confuse et criant chacun selon sa note accoutumée. Pas un d’eux n’était d’une espèce qui me fût connue. Quant à l’animal que je tuai, je le pris pour une sorte de faucon ; il en avait la couleur et le bec, mais non pas les serres ni les éperons ; sa chair était puante et ne valait absolument rien.

Me contentant de cette découverte, je revins à mon radeau et me mis à l’ouvrage pour le décharger. Cela me prit tout le reste du jour. Que ferais-je de moi à la nuit ? Où reposerais-je ? en vérité je l’ignorais ; car je redoutais de coucher à terre, ne sachant si quelque bête féroce ne me dévorerait pas. Comme j’ai eu lieu de le reconnaître depuis, ces craintes étaient réellement mal fondées.

Néanmoins, je me barricadai aussi bien que je pus avec les coffres et les planches que j’avais apportés sur le rivage, et je me fis une sorte de hutte pour mon logement de cette nuit-là. Quant à ma nourriture, je ne savais pas encore comment j’y suppléerais, si ce n’est que j’avais vu deux ou trois animaux semblables à des lièvres fuir hors du bois où j’avais tiré sur l’oiseau.

Alors je commençai à réfléchir que je pourrais encore enlever du vaisseau bien des choses qui me seraient fort utiles, particulièrement des cordages et des voiles, et autres objets qui pourraient être transportés. Je résolus donc de faire un nouveau voyage à bord si c’était possible ; et, comme je n’ignorais pas que la première tourmente qui soufflerait briserait nécessairement le navire en mille pièces, je renonçai à rien entreprendre jusqu’à ce que j’en eusse retiré tout ce que je pourrais en avoir. Alors je tins conseil, en mes pensées veux-je dire, pour décider si je me resservirais du même radeau. Cela me parut impraticable ; aussi me déterminai-je à y retourner comme la première fois, quand la marée serait basse, ce que je fis ; seulement je me déshabillai avant de sortir de ma hutte, ne conservant qu’une chemise rayée12, une paire de braies de toile et des escarpins.

Je me rendis pareillement à bord et je préparai un second radeau. Ayant eu l’expérience du premier, je fis celui-ci plus léger et je le chargeai moins pesamment ; j’emportai, toutefois, quantité de choses d’une très-grande utilité pour moi. Premièrement, dans la soute aux rechanges du maître charpentier, je trouvai deux ou trois sacs pleins de pointes et de clous, une grande tarière, une douzaine ou deux de haches, et, de plus, cette chose d’un si grand usage nommée meule à aiguiser. Je mis tout cela à part, et j’y réunis beaucoup d’objets appartenant au canonnier, nommément deux ou trois leviers de fer, deux barils de balles de mousquet, sept mousquets, un troisième fusil de chasse, une petite quantité de poudre, un gros sac plein de cendrée et un grand rouleau de feuilles de plomb ; mais ce dernier était si pesant que je ne pus le soulever pour le faire passer par-dessus le bord.

En outre je pris une voile de rechange du petit hunier, un hamac, un coucher complet ettous les vêtements que je pus trouver. Je chargeai donc mon second radeau de tout ceci, que j’amenai sain et sauf sur le rivage, à ma très-grande satisfaction.

La chambre du capitaine §

Durant mon absence j’avais craint que, pour le moins, mes provisions ne fussent dévorées ; mais, à mon retour, je ne trouvai aucune trace de visiteur, seulement un animal semblable à un chat sauvage était assis sur un des coffres. Lorsque je m’avançai vers lui, il s’enfuit à une petite distance, puis s’arrêta tout court ; et s’asseyant, très-calme et très-insouciant, il me regarda en face, comme s’il eût eu envie de lier connaissance avec moi. Je lui présentai mon fusil ; mais comme il ne savait ce que cela signifiait, il y resta parfaitement indifférent, sans même faire mine de s’en aller. Sur ce je lui jetai un morceau de biscuit, bien que, certes, je n’en fusse pas fort prodigue, car ma provision n’était pas considérable. N’importe, je lui donnai ce morceau, et il s’en approcha, le flaira, le mangea, puis me regarda d’un air d’aise pour en avoir encore ; mais je le remerciai, ne pouvant lui en offrir davantage ; alors il se retira.

 

Ma seconde cargaison ayant gagné la terre, encore que j’eusse été contraint d’ouvrir les barils et d’en emporter la poudre par paquets, – car c’étaient de gros tonneau fort lourds, – je me mis à l’ouvrage pour me faire une petite tente avec la voile, et des perches que je coupai à cet effet. Sous cette tente je rangeai tout ce qui pouvait se gâter à la pluie ou au soleil, et j’empilai en cercle, à l’entour,tous les coffres ettous les barils vides, pour la fortifier contre toute attaque soudaine, soit d’hommes soit de bêtes.

Cela fait, je barricadai en dedans, avec des planches, la porte de cette tente, et, en dehors, avec une caisse vide posée debout ; puis j’étendis à terre un de mes couchers. Plaçant mes pistolets à mon chevet et mon fusil à côté de moi, je me mis au lit pour la première fois, et dormis très-paisiblement toute la nuit, car j’étais accablé de fatigue. Je n’avais que fort peu reposé la nuit précédente, et j’avais rudement travaillé tout le jour, tant à aller quérir à bord toutes ces choses qu’à les transporter à terre.

J’avais alors le plus grand magasin d’objets de toutes sortes, qui, sans doute, eût jamais été amassé pour un seul homme, mais je n’étais pas satisfait encore ; je pensais que tant que le navire resterait à l’échouage, il était de mon devoir d’en retirer tout ce que je pourrais. Chaque jour, donc, j’allais à bord à mer étale, et je rapportais une chose ou une autre ; nommément, la troisième fois que je m’y rendis, j’enlevai autant d’agrès qu’il me fut possible,tous les petits cordages et le fil à voile, une pièce de toile de réserve pour raccommoder les voiles au besoin, et le baril de poudre mouillée. Bref, j’emportai toutes les voiles, depuis la première jusqu’à la dernière ; seulement je fus obligé de les couper en morceaux, pour en apporter à la fois autant que possible. D’ailleurs ce n’était plus comme voilure, mais comme simple toile qu’elles devaient servir.

Ce qui me fit le plus de plaisir, ce fut qu’après cinq ou six voyages semblables, et lorsque je pensais que le bâtiment ne contenait plus rien qui valût la peine que j’y touchasse, je découvris une grande barrique de biscuits13, trois gros barils de rum ou de liqueurs fortes, une caisse de sucre et un baril de fine fleur de farine. Cela m’étonna beaucoup, parce que je ne m’attendais plus à trouver d’autres provisions que celles avariées par l’eau. Je vidai promptement la barrique de biscuits, j’en fis plusieurs parts, que j’enveloppai dans quelques morceaux de voile que j’avais taillés. Et, en un mot, j’apportai encore tout cela heureusement à terre.

Le lendemain je fis un autre voyage. Comme j’avais dépouillé le vaisseau de tout ce qui était d’un transport facile, je me mis après les câbles. Je coupai celui de grande touée en morceaux proportionnés à mes forces ; et j’en amassai deux autres ainsi qu’une aussière, ettous les ferrements que je pus arracher. Alors je coupai la vergue de civadière et la vergue d’artimon, et tout ce qui pouvait me servir à faire un grand radeau, pour chargertous ces pesants objets, et je partis. Mais ma bonne chance commençait alors à m’abandonner : ce radeau était si lourd et tellement surchargé, qu’ayant donné dans la petite anse où je débarquais mes provisions, et ne pouvant pas le conduire aussi adroitement que j’avais conduit les autres, il chavira, et me jeta dans l’eau avec toute ma cargaison. Quant à moi-même, le mal ne fut pas grand, car j’étais proche du rivage ; mais ma cargaison fut perdue en grande partie, surtout le fer, que je comptais devoir m’être d’un si grand usage. Néanmoins, quand la marée se fut retirée, je portai à terre la plupart des morceaux de câble, et quelque peu du fer, mais avec une peine infinie, car pour cela je fus obligé de plonger dans l’eau, travail qui me fatiguait extrêmement. Toutefois je ne laissais pas chaque jour de retourner à bord, et d’en rapporter tout ce que je pouvais.

Il y avait alors treize jours que j’étais à terre ; j’étais allé onze fois à bord du vaisseau, et j’en avais enlevé, durant cet intervalle, tout ce qu’il était possible à un seul homme d’emporter. Et je crois vraiment que si le temps calme eût continué, j’aurais amené tout le bâtiment, pièce à pièce. Comme je me préparais à aller à bord pour la douzième fois, je sentis le vent qui commençait à se lever. Néanmoins, à la marée basse, je m’y rendis ; et quoique je pensasse avoir parfaitement fouillé la chambre du capitaine, et que je n’y crusse plus rien rencontrer, je découvris pourtant un meuble garni de tiroirs, dans l’un desquels je trouvai deux ou trois rasoirs, une paire de grands ciseaux, et une douzaine environ de bons couteaux et de fourchettes ; – puis, dans un autre, la valeur au moins de trente-six livres sterling en espèces d’or et d’argent, soit européennes soit brésiliennes, et entre autres quelques pièces de huit.

À la vue de cet argent je souris en moi-même, et je m’écriai : – « Ô drogue ! à quoi es-tu bonne ? Tu ne vaux pas pour moi, non, tu ne vaux pas la peine que je me baisse pour te prendre ! Un seul de ces couteaux est plus pour moi que cette somme.14 Je n’ai nul besoin de toi ; demeure donc où tu es, et va au fond de la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu’on la sauve. » – Je me ravisai cependant, je le pris, et, l’ayant enveloppé avec les autres objets dans un morceau de toile, je songeai à faire un nouveau radeau. Sur ces entrefaites, je m’apperçus que le ciel était couvert, et que le vent commençait à fraîchir. Au bout d’un quart d’heure il souffla un bon frais de la côte. Je compris de suite qu’il était inutile d’essayer à faire un radeau avec une brise venant de terre, et que mon affaire était de partir avant qu’il y eût du flot, qu’autrement je pourrais bien ne jamais revoir le rivage. Je me jetai donc à l’eau, et je traversai à la nage le chenal ouvert entre le bâtiment et les sables, mais avec assez de difficulté, à cause des objets pesants que j’avais sur moi, et du clapotage de la mer ; car le vent força si brusquement, que la tempête se déchaîna avant même que la marée fût haute.

Mais j’étais déjà rentré chez moi, dans ma petite tente, et assis en sécurité au milieu de toute ma richesse. Il fit un gros temps toute la nuit ; et, le matin, quand je regardai en mer, le navire avait disparu. Je fus un peu surpris ; mais je me remis aussitôt par cette consolante réflexion, que je n’avais point perdu de temps ni épargné aucune diligence pour en retirer tout ce qui pouvait m’être utile ; et, qu’au fait, il y était resté peu de choses que j’eusse pu transporter quand même j’aurais eu plus de temps.

Dès lors je détournai mes pensées du bâtiment et de ce qui pouvait en provenir, sans renoncer toutefois aux débris qui viendraient à dériver sur le rivage, comme, en effet, il en dériva dans la suite, mais qui furent pour moi de peu d’utilité.

Mon esprit ne s’occupa plus alors qu’à chercher les moyens de me mettre en sûreté, soit contre les Sauvages qui pourraient survenir, soit contre les bêtes féroces, s’il y en avait dans l’île. J’avais plusieurs sentiments touchant l’accomplissement de ce projet, et touchant la demeure que j’avais à me construire, soit que je me fisse une grotte sous terre ou une tente sur le sol. Bref je résolus d’avoir l’un et l’autre, et de telle sorte, qu’à coup sûr la description n’en sera point hors de propos.

Je reconnus d’abord que le lieu où j’étais n’était pas convenable pour mon établissement. Particulièrement, parce que c’était un terrain bas et marécageux, proche de la mer, que je croyais ne pas devoir être sain, et plus particulièrement encore parce qu’il n’y avait point d’eau douce près de là. Je me déterminai donc à chercher un coin de terre plus favorable.

Je devais considérer plusieurs choses dans le choix de ce site : 1° la salubrité, et l’eau douce dont je parlais tout-à-l’heure ; 2° l’abri contre la chaleur du soleil ; 3° la protection contre toutes créatures rapaces, soit hommes ou bêtes ; 4° la vue de la mer, afin que si Dieu envoyait quelque bâtiment dans ces parages, je pusse en profiter pour ma délivrance ; car je ne voulais point encore en bannir l’espoir de mon cœur.

En cherchant un lieu qui réunit tout ces avantages, je trouvai une petite plaine située au pied d’une colline, dont le flanc, regardant cette esplanade, s’élevait à pic comme la façade d’une maison, de sorte que rien ne pouvait venir à moi de haut en bas. Sur le devant de ce rocher, il y avait un enfoncement qui ressemblait à l’entrée ou à la porte d’une cave ; mais il n’existait réellement aucune caverne ni aucun chemin souterrain.

Ce fut sur cette pelouse, juste devant cette cavité, que je résolus de m’établir. La plaine n’avait pas plus de cent verges de largeur sur une longueur double, et formait devant ma porte un boulingrin qui s’en allait mourir sur la plage en pente douce et irrégulière. Cette situation était au Nord-Nord-Ouest de la colline, de manière que chaque jour j’étais à l’abri de la chaleur, jusqu’à ce que le soleil déclinât à l’Ouest quart Sud, ou environ ; mais, alors, dans ces climats, il n’est pas éloigné de son coucher.

Avant de dresser ma tente, je traçai devant le creux du rocher un demi-cercle dont le rayon avait environ dix verges à partir du roc, et le diamètre vingt verges depuis un bout jusqu’à l’autre.

Je plantai dans ce demi-cercle deux rangées de gros pieux que j’enfonçai en terre jusqu’à ce qu’ils fussent solides comme des pilotis. Leur gros bout, taillé en pointe, s’élevait hors de terre à la hauteur de cinq pieds et demi ; entre les deux rangs il n’y avait pas plus de six pouces d’intervalle.

Je pris ensuite les morceaux de câbles que j’avais coupés à bord du vaisseau, et je les posai les uns sur les autres, dans l’entre-deux de la double palissade, jusqu’à son sommet. Puis, en dedans du demi-cercle, j’ajoutai d’autres pieux d’environ deux pieds et demi, s’appuyant contre les premiers et leur servant de contrefiches.

Cet ouvrage était si fort que ni homme ni bête n’aurait pu le forcer ni le franchir. Il me coûta beaucoup de temps et de travail, surtout pour couper les pieux dans les bois, les porter à pied-d’œuvre et les enfoncer en terre.

La chèvre et son chevreau §

Pour entrer dans la place je fis, non pas une porte, mais une petite échelle avec laquelle je passais par-dessus ce rempart. Quand j’étais en dedans, je l’enlevais et la tirais à moi. Je me croyais ainsi parfaitement défendu et fortifié contre le monde entier, et je dormais donc en toute sécurité pendant la nuit, ce qu’autrement je n’aurais pu faire. Pourtant, comme je le reconnus dans la suite il n’était nullement besoin de toutes ces précautions contre des ennemis que je m’étais imaginé avoir à redouter.

 

Dans ce retranchement ou cette forteresse, je transportai avec beaucoup de peine toutes mes richesses, toutes mes vivres, toutes mes munitions et provisions, dont plus haut vous avez eu le détail, et je me dressai une vaste tente que je fis double, pour me garantir des pluies qui sont excessives en cette région pendant certain temps de l’année ; c’est-à-dire que j’établis d’abord une tente de médiocre grandeur ; ensuite une plus spacieuse par-dessus, recouverte d’une grande toile goudronnée que j’avais mise en réserve avec les voiles.

Dès lors je cessai pour un temps de coucher dans le lit que j’avais apporté à terre, préférant un fort bon hamac qui avait appartenu au capitaine de notre vaisseau.

Ayant apporté dans cette tente toutes mes provisions et tout ce qui pouvait se gâter à l’humidité, et ayant ainsi renfermétous mes biens, je condamnai le passage que, jusqu’alors, j’avais laissé ouvert, et je passai et repassai avec ma petite échelle, comme je l’ai dit.

Cela fait, je commençai à creuser dans le roc, et transportant à travers ma tente la terre et les pierres que j’en tirais, j’en formai une sorte de terrasse qui éleva le sol d’environ un pied et demi en dedans de la palissade. Ainsi, justement derrière ma tente, je me fis une grotte qui me servait comme de cellier pour ma maison.

Il m’en coûta beaucoup de travail et beaucoup de temps avant que je pusse porter à leur perfection ces différents ouvrages ; c’est ce qui m’oblige à reprendre quelques faits qui fixèrent une partie de mon attention durant ce temps. Un jour, lorsque ma tente et ma grotte n’existaient encore qu’en projet, il arriva qu’un nuage sombre et épais fondit en pluie d’orage, et que soudain un éclair en jaillit, et fut suivi d’un grand coup de tonnerre. La foudre m’épouvanta moins que cette pensée, qui traversa mon esprit avec la rapidité même de l’éclair : Ô ma poudre !… Le cœur me manqua quand je songeai que toute ma poudre pouvait sauter d’un seul coup ; ma poudre, mon unique moyen de pourvoir à ma défense et à ma nourriture. Il s’en fallait de beaucoup que je fusse aussi inquiet sur mon propre danger, et cependant si la poudre eût pris feu, je n’aurais pas eu le temps de reconnaître d’où venait le coup qui me frappait.

Cette pensée fit une telle impression sur moi, qu’aussitôt l’orage passé, je suspendis mes travaux, ma bâtisse, et mes fortifications, et me mis à faire des sacs et des boites pour diviser ma poudre par petites quantités ; espérant qu’ainsi séparée, quoi qu’il pût advenir, tout ne pourrait s’enflammer à la fois ; puis je dispersai ces paquets de telle façon qu’il aurait été impossible que le feu se communiquât de l’un à l’autre. J’achevai cette besogne en quinze jours environ ; et je crois que ma poudre, qui pesait bien en tout deux cent quarante livres, ne fut pas divisée en moins de cent paquets. Quant au baril qui avait été mouillé, il ne me donnait aucune crainte ; aussi le plaçai-je dans ma nouvelle grotte, que par fantaisie j’appelais ma cuisine ; et quant au reste, je le cachai à une grande hauteur et profondeur, dans des trous de rochers, à couvert de la pluie, et que j’eus grand soin de remarquer.

Tandis que j’étais occupé à ce travail, je sortais au moins une fois chaque jour avec mon fusil, soit pour me récréer, soit pour voir si je ne pourrais pas tuer quelque animal pour ma nourriture, soit enfin pour reconnaître autant qu’il me serait possible quelles étaient les productions de l’île. Dès ma première exploration je découvris qu’il y avait des chèvres, ce qui me causa une grande joie ; mais cette joie fut modérée par un désappointement : ces animaux étaient si méfiants, si fins, si rapides à la course, que c’était la chose du monde la plus difficile que de les approcher. Cette circonstance ne me découragea pourtant pas, car je ne doutais nullement que je n’en pusse blesser de temps à autre, ce qui ne tarda pas à se vérifier. Après avoir observé un peu leurs habitudes, je leur dressai une embûche. J’avais remarqué que lorsque du haut des rochers elles m’appercevaient dans les vallées, elles prenaient l’épouvante et s’enfuyaient. Mais si elles paissaient dans la plaine, et que je fusse sur quelque éminence, elles ne prenaient nullement garde à moi. De là je conclus que, par la position de leurs yeux, elles avaient la vue tellement dirigée en bas, qu’elles ne voyaient pas aisément les objets placés au-dessus d’elles. J’adoptai en conséquence la méthode de commencer toujours ma chasse par grimper sur des rochers qui les dominaient, et de là je l’avais souvent belle pour tirer. Du premier coup que je lâchai sur ces chèvres, je tuai une bique qui avait auprès d’elle un petit cabri qu’elle nourrissait, ce qui me fit beaucoup de peine. Quand la mère fut tombée, le petit chevreau, non-seulement resta auprès d’elle jusqu’à ce que j’allasse la ramasser, mais encore quand je l’emportai sur mes épaules, il me suivit jusqu’à mon enclos. Arrivé là, je la déposai à terre, et prenant le biquet dans mes bras, je le passai par-dessus la palissade, dans l’espérance de l’apprivoiser. Mais il ne voulut point manger, et je fus donc obligé de le tuer et de le manger moi-même. Ces deux animaux me fournirent de viande pour long-temps, car je vivais avec parcimonie, et ménageais mes provisions, – surtout mon pain, – autant qu’il était possible.

Ayant alors fixé le lieu de ma demeure, je trouvai qu’il était absolument nécessaire que je pourvusse à un endroit pour faire du feu, et à des provisions de chauffage. De ce que je fis à cette intention, de la manière dont j’agrandis ma grotte, et des aisances que j’y ajoutai, je donnerai amplement le détail en son temps et lieu ; mais il faut d’abord que je parle de moi-même, et du tumulte de mes pensées sur ma vie.

Ma situation m’apparaissait sous un jour affreux ; comme je n’avais échoué sur cette île qu’après avoir été entraîné par une violente tempête hors de la route de notre voyage projeté, et à une centaine de lieues loin de la course ordinaire des navigateurs, j’avais de fortes raisons pour croire que, par arrêt du ciel, je devais terminer ma vie de cette triste manière, dans ce lieu de désolation. Quand je faisais ces réflexions, des larmes coulaient en abondance sur mon visage, et quelquefois je me plaignais à moi-même de ce que la Providence pouvait ruiner ainsi complètement ses créatures, les rendre si absolument misérables, et les accabler à un tel point qu’à peine serait-il raisonnable qu’elles lui sussent gré de l’existence.

Mais j’avais toujours un prompt retour sur moi-même, qui arrêtait le cours de ces pensées et me couvrait de blâme. Un jour entre autres, me promenant sur le rivage, mon fusil à la main, j’étais fort attristé de mon sort, quand la raison vint pour ainsi dire disputer avec moi, et me parla ainsi : – « Tu es, il est vrai, dans l’abandon ; mais rappelle-toi, s’il te plaît, ce qu’est devenu le reste de l’équipage. N’étiez-vous pas descendus onze dans la chaloupe ? où sont les dix autres ? Pourquoi n’ont-ils pas été sauvés, et toi perdu ? Pourquoi as-tu été le seul épargné ? Lequel vaut mieux d’être ici ou d’être là ? » – En même temps je désignais du doigt la mer. – Il faut toujours considérer dans les maux le bon qui peut faire compensation, et ce qu’ils auraient pu amener de pire.

Alors je compris de nouveau combien j’étais largement pourvu pour ma subsistance. Quel eût été mon sort, s’il n’était pas arrivé, par une chance qui s’offrirait à peine une fois sur cent mille, que le vaisseau se soulevât du banc où il s’était ensablé d’abord, et dérivât si proche de la côte, que j’eusse le temps d’en faire le sauvetage ! Quel eût été mon sort, s’il eût fallu que je vécusse dans le dénuement où je me trouvais en abordant le rivage, sans les premières nécessités de la vie, et sans les choses nécessaires pour me les procurer et pour y suppléer ! – « Surtout qu’aurais-je fait, m’écriai-je, sans fusil, sans munitions, sans outils pour travailler et me fabriquer bien des choses, sans vêtements, sans lit, sans tente, sans aucune espèce d’abri ! » – Mais j’avais de tout cela en abondance, et j’étais en beau chemin de pouvoir m’approvisionner par moi-même, et me passer de mon fusil, lorsque mes munitions seraient épuisées. J’étais ainsi à peu près assuré d’avoir tant que j’existerais une vie exempte du besoin. Car dès le commencement j’avais songé à me prémunir contre les accidents qui pourraient survenir, non-seulement après l’entière consommation de mes munitions, mais encore après l’affaiblissement de mes forces et de ma santé.

J’avouerai, toutefois, que je n’avais pas soupçonné que mes munitions pouvaient être détruites d’un seul coup, j’entends que le feu du ciel pouvait faire sauter ma poudre ; et c’est ce qui fit que cette pensée me consterna si fort, lorsqu’il vint à éclairer et à tonner, comme je l’ai dit plus haut.

Maintenant que je suis sur le point de m’engager dans la relation mélancolique d’une vie silencieuse, d’une vie peut-être inouïe dans le monde, je reprendrai mon récit dès le commencement, et je le continuerai avec méthode. Ce fut, suivant mon calcul, le 30 de septembre que je mis le pied pour la première fois sur cette île affreuse ; lorsque le soleil était, pour ces régions, dans l’équinoxe d’automne, et presque à plomb sur ma tête. Je reconnus par cette observation que je me trouvais par les 9 degrés 22 minutes de latitude au Nord de l’équateur.

Au bout d’environ dix ou douze jours que j’étais là, il me vint en l’esprit que je perdrais la connaissance du temps, faute de livres, de plumes et d’encre, et même que je ne pourrais plus distinguer les dimanches des jours ouvrables. Pour éviter cette confusion, j’érigeai sur le rivage où j’avais pris terre pour la première fois, un gros poteau en forme de croix, sur lequel je gravai avec mon couteau, en lettres capitales, cette inscription :

J’ABORDAI ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659.

Sur les côtés de ce poteau carré, je faisaistous les jours une hoche, chaque septième hoche avait le double de la longueur des autres, ettous les premiers du mois j’en marquais une plus longue encore : par ce moyen, j’entretins mon calendrier, ou le calcul de mon temps, divisé par semaines, mois et années.

C’est ici le lieu d’observer que, parmi le grand nombre de choses que j’enlevai du vaisseau, dans les différents voyages que j’y fis, je me procurai beaucoup d’articles de moindre valeur, mais non pas d’un moindre usage pour moi, et que j’ai négligé de mentionner précédemment ; comme, par exemple, des plumes, de l’encre, du papier et quelques autres objets serrés dans les cabines du capitaine, du second, du canonnier et du charpentier ; trois ou quatre compas, des instruments de mathématiques, des cadrans, des lunettes d’approche, des cartes et des livres de navigation, que j’avais pris pêle-mêle sans savoir si j’en aurais besoin ou non. Je trouvai aussi trois fort bonnes Bibles que j’avais reçues d’Angleterre avec ma cargaison, et que j’avais emballées avec mes hardes ; en outre, quelques livres portugais, deux ou trois de prières catholiques, et divers autres volumes que je conservai soigneusement.

La chaise §

Il ne faut pas que j’oublie que nous avions dans le vaisseau un chien et deux chats. Je dirai à propos quelque chose de leur histoire fameuse. J’emportai les deux chats avec moi ; quant au chien, il sauta de lui-même hors du vaisseau, et vint à la nage me retrouver à terre, après que j’y eus conduit ma première cargaison. Pendant bien des années il fut pour moi un serviteur fidèle ; je n’eus jamais faute de ce qu’il pouvait m’aller quérir, ni de la compagnie qu’il pouvait me faire ; seulement j’aurais désiré qu’il me parlât, mais c’était chose impossible. J’ai dit que j’avais trouvé des plumes, de l’encre et du papier ; je les ménageai extrêmement, et je ferai voir que tant que mon encre dura je tins un compte exact de toutes choses ; mais, quand elle fut usée cela me devint impraticable, car je ne pus parvenir à en faire d’autre par aucun des moyens que j’imaginai.

 

Cela me fait souvenir que, nonobstant tout ce que j’avais amassé, il me manquait quantité de choses. De ce nombre était premièrement l’encre, ensuite une bêche, une pioche et une pelle pour fouir et transporter la terre ; enfin des aiguilles, des épingles et du fil. Quant à de la toile, j’appris bientôt à m’en passer sans beaucoup de peine.

Ce manque d’outils faisait que danstous mes travaux je n’avançais que lentement, et il s’écoula près d’une année avant que j’eusse entièrement achevé ma petite palissade ou parqué mon habitation. Ses palis ou pieux étaient si pesants, que c’était tout ce que je pouvais faire de les soulever. Il me fallait long-temps pour les couper et les façonner dans les bois, et bien plus long-temps encore pour les amener jusqu’à ma demeure. Je passais quelquefois deux jours à tailler et à transporter un seul de ces poteaux, et un troisième jour à l’enfoncer en terre. Pour ce dernier travail je me servais au commencement d’une lourde pièce de bois mais, plus tard, je m’avisai d’employer une barre de fer, ce qui n’empêcha pas, toutefois, que le pilotage de ces palis ou de ces pieux ne fût une rude et longue besogne.

Mais quel besoin aurais-je eu de m’inquiéter de la lenteur de n’importe quel travail ; je sentais tout le temps que j’avais devant moi, et que cet ouvrage une fois achevé je n’aurais aucune autre occupation, au moins que je pusse prévoir, si ce n’est de rôder dans l’île pour chercher ma nourriture, ce que je faisais plus ou moins chaque jour.

Je commençai dès lors à examiner sérieusement ma position et les circonstances où j’étais réduit. Je dressai, par écrit, un état de mes affaires, non pas tant pour les laisser à ceux qui viendraient après moi, car il n’y avait pas apparence que je dusse avoir beaucoup d’héritiers, que pour délivrer mon esprit des pensées qui l’assiégeaient et l’accablaient chaque jour. Comme ma raison commençait alors à me rendre maître de mon abattement, j’essayais à me consoler moi-même du mieux que je pouvais, en balançant mes biens et mes maux, afin que je pusse bien me convaincre que mon sort n’était pas le pire ; et, comme débiteur et créancier, j’établis, ainsi qu’il suit, un compte très-fidèle de mes jouissances en regard des misères que je souffrais :

LE MAL.

Je suis jeté sur une île horrible et désolée, sans aucun espoir de délivrance.

 

LE BIEN.

Mais je suis vivant ; mais je n’ai pas été noyé comme, le furenttous mes compagnons de voyage.

 

LE MAL.

Je suis écarté et séparé, en quelque sorte, du monde entier pour être misérable.

 

LE BIEN.

Mais j’ai été séparé du reste de l’équipage pour être préservé de la mort ; et Celui qui m’a miraculeusement sauvé de la mort peut aussi me délivrer de cette condition.

LE MAL.

Je suis retranché du nombre des hommes ; je suis un solitaire, un banni de la société humaine.

 

LE BIEN.

Mais je ne suis point mourant de faim et expirant sur une terre stérile qui ne produise pas de subsistances.

 

LE MAL.

Je n’ai point de vêtements pour me couvrir.

 

LE BIEN.

Mais je suis dans un climat chaud, où, si j’avais des vêtements, je pourrais à peine les porter.

 

LE MAL.

Je suis sans aucune défense, et sans moyen de résister à aucune attaque d’hommes ou de bêtes.

 

LE BIEN.

Mais j’ai échoué sur une île où je ne vois nulle bête féroce qui puisse me nuire, comme j’en ai vu sur la côte d’Afrique ; et que serais-je si j’y avais naufragé ?

 

LE MAL.

Je n’ai pas une seule âme à qui parler, ou qui puisse me consoler.

 

LE BIEN.

Mais Dieu, par un prodige, a envoyé le vaisseau assez près du rivage pour que je pusse en tirer tout ce qui m’était nécessaire pour suppléer à mes besoins ou me rendre capable d’y suppléer moi-même aussi long-temps que je vivrai.

 

En somme, il en résultait ce témoignage indubitable, que, dans le monde, il n’est point de condition si misérable où il n’y ait quelque chose de positif ou de négatif dont on doit être reconnaissant. Que ceci demeure donc comme une leçon tirée de la plus affreuse de toutes les conditions humaines, qu’il est toujours en notre pouvoir de trouver quelques consolations qui peuvent être placées dans notre bilan des biens et des maux au crédit de ce compte.

Ayant alors accoutumé mon esprit à goûter ma situation, et ne promenant plus mes regards en mer dans l’espérance d’y découvrir un vaisseau, je commençai à m’appliquer à améliorer mon genre de vie, et à me faire les choses aussi douces que possible.

J’ai déjà décrit mon habitation ou ma tente, placée au pied d’une roche, et environnée d’une forte palissade de pieux et de câbles, que, maintenant, je devrais plutôt appeler une muraille, car je l’avais renformie, à l’extérieur, d’une sorte de contre-mur de gazon d’à peu près deux pieds d’épaisseur. Au bout d’un an et demi environ je posai sur ce contre-mur des chevrons s’appuyant contre le roc, et que je couvris de branches d’arbres et de tout ce qui pouvait garantir de la pluie, que j’avais reconnue excessive en certains temps de l’année.

J’ai raconté de quelle manière j’avais apportétous mes bagages dans mon enclos, et dans la grotte que j’avais faite par derrière ; mais je dois dire aussi que ce n’était d’abord qu’un amas confus d’effets dans un tel désordre qu’ils occupaient toute la place, et me laissaient à peine assez d’espace pour me remuer. Je me mis donc à agrandir ma grotte, et à pousser plus avant mes travaux souterrains. ; car c’était une roche de sablon qui cédait aisément à mes efforts. Comme alors je me trouvais passablement à couvert des bêtes de proie, je creusai obliquement le roc à main droite ; et puis, tournant encore droite, je poursuivis jusqu’à ce que je l’eusse percé à jour, pour me faire une porte de sortie sur l’extérieur de ma palissade ou de mes fortifications.

Non-seulement cela me donna une issue et une entrée, ou, en quelque sorte, un chemin dérobé pour ma tente et mon magasin, mais encore de l’espace pour ranger tout mon attirail.

J’entrepris alors de me fabriquer les meubles indispensables dont j’avais le plus besoin, spécialement une chaise et une table. Sans cela je ne pouvais jouir du peu de bien-être que j’avais en ce monde ; sans une table, je n’aurais pu écrire ou manger, ni faire quantité de choses avec tant de plaisir.

Je me mis donc à l’œuvre ; et ici je constaterai nécessairement cette observation, que la raison étant l’essence et l’origine des mathématiques, tout homme qui base chaque chose sur la raison, et juge des choses le plus raisonnablement possible, peut, avec le temps, passer maître dans n’importe quel art mécanique. Je n’avais, de ma vie, manié un outil ; et pourtant, à la longue, par mon travail, mon application, mon industrie, je reconnus enfin qu’il n’y avait aucune des choses qui me manquaient que je n’eusse pu faire, surtout si j’avais eu des instruments. Quoi qu’il en soit, sans outils, je fabriquai quantité d’ouvrages ; et seulement avec une hache et une herminette, je vins à bout de quelques-uns qui, sans doute, jusque-là, n’avaient jamais été faits ainsi ; mais ce ne fut pas sans une peine infinie. Par exemple, si j’avais besoin d’une planche, je n’avais pas d’autre moyen que celui d’abattre un arbre, de le coucher devant moi, de le tailler des deux côtés avec ma cognée jusqu’à le rendre suffisamment mince, et de le dresser ensuite avec mon herminette. Il est vrai que par cette méthode je ne pouvais tirer qu’une planche d’un arbre entier ; mais à cela, non plus qu’à la prodigieuse somme de temps et de travail que j’y dépensais, il n’y avait d’autre remède que la patience. Après tout, mon temps ou mon labeur était de peu de prix, et il importait peu que je l’employasse d’une manière ou d’une autre.

Comme je l’ai dit plus haut, je me fis en premier lieu une chaise et une table, et je me servis, pour cela, des bouts de bordages que j’avais tirés du navire. Quand j’eus façonné des planches, je plaçai de grandes tablettes, larges d’un pied et demi, l’une au-dessus de l’autre, tout le long d’un côté de ma grotte, pour poser mes outils, mes clous, ma ferraille, en un mot pour assigner à chaque chose sa place, et pouvoir les trouver aisément. J’enfonçai aussi quelques chevilles dans la paroi du rocher pour y pendre mes mousquets et tout ce qui pouvait se suspendre.

Si quelqu’un avait pu visiter ma grotte, à coup sûr elle lui aurait semblé un entrepôt général d’objets de nécessité. J’avais ainsi toutes choses si bien à ma main, que j’éprouvais un vrai plaisir à voir le bel ordre de mes effets, et surtout à me voir à la tête d’une si grande provision.

Ce fut seulement alors que je me mis à tenir un journal de mon occupation de chaque jour ; car dans les commencements, j’étais trop embarrassé de travaux et j’avais l’esprit dans un trop grand trouble ; mon journal n’eût été rempli que de choses attristantes. Par exemple, il aurait fallu que je parlasse ainsi : Le 30 septembre, après avoir gagné le rivage ; après avoir échappé à la mort, au lieu de remercier Dieu de ma délivrance, ayant rendu d’abord une grande quantité d’eau salée, et m’étant assez bien remis, je courus çà et là sur le rivage, tordant mes mains frappant mon front et ma face, invectivant contre ma misère, et criant : « Je suis perdu ! perdu !… jusqu’à ce qu’affaibli et harassé, je fus forcé de m’étendre sur le sol, où je n’osai pas dormir de peur d’être dévoré.

Quelques jours plus tard, après mes voyages au bâtiment, et après que j’en eus tout retiré, je ne pouvais encore m’empêcher de gravir sur le sommet d’une petite montagne, et là de regarder en mer, dans l’espérance d’y appercevoir un navire. Alors j’imaginais voir poindre une voile dans le lointain. Je me complaisais dans cet espoir ; mais après avoir regardé fixement jusqu’à en être presque aveuglé, mais après cette vision évanouie, je m’asseyais et je pleurais comme un enfant. Ainsi j’accroissais mes misères par ma folie.

Chasse du 3 novembre §

Ayant surmonté ces faiblesses, et mon domicile et mon ameublement étant établis aussi bien que possible, je commençai mon journal, dont je vais ici vous donner la copie aussi loin que je pus le poursuivre ; car mon encre une fois usée, je fus dans la nécessité de l’interrompre.

 

JOURNAL
30 SEPTEMBRE 1659

Moi, pauvre misérable Robinson Crusoé, après avoir fait naufrage au large durant une horrible tempête, tout l’équipage étant noyé, moi-même étant à demi-mort, j’abordai à cette île infortunée, que je nommai l’Île du Désespoir.

Je passai tout le reste du jour à m’affliger de l’état affreux où j’étais réduit : sans nourriture, sans demeure, sans vêtements, sans armes, sans lieu de refuge, sans aucune espèce de secours, je ne voyais rien devant moi que la mort, soit que je dusse être dévoré par les bêtes ou tué par les Sauvages, ou que je dusse périr de faim. À la brune je montai sur un arbre, de peur des animaux féroces, et je dormis profondément, quoiqu’il plût toute la nuit.

OCTOBRE

Le 1er. – À ma grande surprise, j’apperçus, le matin, que le vaisseau avait été soulevé par la marée montante, et entraîné beaucoup plus près du rivage. D’un côté ce fut une consolation pour moi ; car le voyant entier et dressé sur sa quille, je conçus l’espérance, si le vent venait à s’abattre, d’aller à bord et d’en tirer les vivres ou les choses nécessaires pour mon soulagement. D’un autre côté ce spectacle renouvela la douleur que je ressentais de la perte de mes camarades ; j’imaginais que si nous étions demeurés à bord, nous eussions pu sauver le navire, ou qu’au moins mes compagnons n’eussent pas été noyés comme ils l’étaient, et que, si tout l’équipage avait été préservé, peut-être nous eussions pu construire avec les débris du bâtiment une embarcation qui nous aurait portés en quelque endroit du monde. Je passai une grande partie de la journée à tourmenter mon âme de ces regrets ; mais enfin, voyant le bâtiment presque à sec, j’avançai sur la grève aussi loin que je pus, et me mis à la nage pour aller à bord. Il continua de pleuvoir tout le jour, mais il ne faisait point de vent.

Du 1er au 24. – Toutes ces journées furent employées à faire plusieurs voyages pour tirer du vaisseau tout ce que je pouvais, et l’amener à terre sur des radeaux à la faveur de chaque marée montante. Il plut beaucoup durant cet intervalle, quoique avec quelque lueur de beau temps : il paraît que c’était la saison pluvieuse.

Le 20. – Je renversai mon radeau ettous les objets que j’avais mis dessus ; mais, comme c’était dans une eau peu profonde, et que la cargaison se composait surtout d’objets pesants, j’en recouvrai une partie quand la marée se fut retirée.

Le 25. – Tout le jour et toute la nuit il tomba une pluie accompagnée de rafale ; durant ce temps le navire se brisa, et le vent ayant soufflé plus violemment encore, il disparut, et je ne pus appercevoir ses débris qu’à mer étale seulement. Je passai ce jour-là à mettre à l’abri les effets que j’avais sauvés, de crainte qu’ils ne s’endommageassent à la pluie.

Le 26. – Je parcourus le rivage presque tout le jour, pour trouver une place où je pusse fixer mon habitation ; j’étais fort inquiet de me mettre à couvert, pendant la nuit, des attaques des hommes et des bêtes sauvages. Vers le soir je m’établis en un lieu convenable, au pied d’un rocher, et je traçai un demi-cercle pour mon campement, que je résolus d’entourer de fortifications composées d’une double palissade fourrée de câbles et renformie de gazon.

Du 26 au 30. – Je travaillai rudement à transportertous mes bagages dans ma nouvelle habitation, quoiqu’il plut excessivement fort une partie de ce temps-là.

Le 31. – Dans la matinée je sortis avec mon fusil pour chercher quelque nourriture et reconnaître le pays ; je tuai une chèvre, dont le chevreau me suivit jusque chez moi ; mais, dans la suite, comme il refusait de manger, je le tuai aussi.

NOVEMBRE

Le 1er. – Je dressai ma tente au pied du rocher, et j’y couchai pour la première nuit. Je l’avais faite aussi grande que possible avec des piquets que j’y avais plantés, et auxquels j’avais suspendu mon hamac.

Le 2. – J’entassai tout mes coffres, toutes mes planches et tout le bois de construction dont j’avais fait mon radeau, et m’en formai un rempart autour de moi, un peu en dedans de la ligne que j’avais tracée pour mes fortifications.

Le 3. – Je sortis avec mon fusil et je tuai deux oiseaux semblables à des canards, qui furent un excellent manger. Dans l’après-midi je me mis à l’œuvre pour faire une table.

Le 4. – Je commençai à régler mon temps de travail et de sortie, mon temps de repos et de récréation, et suivant cette règle que je continuai d’observer, le matin, s’il ne pleuvait pas ; je sortais avec mon fusil pour deux ou trois heures ; je travaillais ensuite jusqu’à onze heures environ, puis je mangeais ce que je pouvais avoir ; de midi à deux heures je me couchais pour dormir, à cause de la chaleur accablante ; et dans la soirée, je me remettais à l’ouvrage. Tout mon temps de travail de ce jour-là et du suivant fut employé à me faire une table ; car je n’étais alors qu’un triste ouvrier ; mais bientôt après le temps et la nécessité firent de moi un parfait artisan, comme ils l’auraient fait je pense, de tout autre.

Le 5. – Je sortis avec mon fusil et mon chien, et je tuai un chat sauvage ; sa peau était assez douce, mais sa chair ne valait rien. J’écorchais chaque animal que je tuais, et j’en conservais la peau. En revenant le long du rivage je vis plusieurs espèces d’oiseaux de mer qui m’étaient inconnus ; mais je fus étonné et presque effrayé par deux ou trois veaux marins, qui, tandis que je les fixais du regard, ne sachant pas trop ce qu’ils étaient, se culbutèrent dans l’eau et m’échappèrent pour cette fois.

Le 6. – Après ma promenade du matin, je me mis à travailler de nouveau à ma table, et je l’achevai, non pas à ma fantaisie ; mais il ne se passa pas long-temps avant que je fusse en état d’en corriger les défauts.

Le 7. – Le ciel commença à se mettre au beau. Les 7, 8, 9, 10, et une partie du 12, – le 11 était un dimanche, – je passai tout mon temps à me fabriquer une chaise, et, avec beaucoup de peine, je l’amenai à une forme passable ; mais elle ne put jamais me plaire, et même, en la faisant, je la démontai plusieurs fois.

Nota. Je négligeai bientôt l’observation des dimanches ; car ayant omis de faire la marque qui les désignait sur mon poteau, j’oubliai quand tombait ce jour.

Le 13. – Il fit une pluie qui humecta la terre et me rafraîchit beaucoup ; mais elle fut accompagnée d’un coup de tonnerre et d’un éclair, qui m’effrayèrent horriblement, à cause de ma poudre. Aussitôt qu’ils furent passés, je résolus de séparer ma provision de poudre en autant de petits paquets que possible, pour la mettre hors de tout danger.

Les 14, 15 et 16. – Je passai ces trois jours à faire des boîtes ou de petites caisses carrées, qui pouvaient contenir une livre de poudre ou deux tout au plus ; et, les ayant emplies, je les mis aussi en sûreté, et aussi éloignées les unes des autres que possible. L’un de ces trois jours, je tuai un gros oiseau qui était bon à manger ; mais je ne sus quel nom lui donner.

Le 17. – Je commençai, en ce jour, à creuser le roc derrière ma tente, pour ajouter à mes commodités.

Nota. Il me manquait, pour ce travail, trois choses absolument nécessaires, savoir un pic, une pelle et une brouette ou un panier. Je discontinuai donc mon travail, et me mis à réfléchir sur les moyens de suppléer à ce besoin, et de me faire quelques outils. Je remplaçai le pic par des leviers de fer, qui étaient assez propres à cela, quoique un peu lourds ; pour la pelle ou bêche, qui était la seconde chose dont j’avais besoin, elle m’était d’une si absolue nécessité, que, sans cela, je ne pouvais réellement rien faire. Mais je ne savais par quoi la remplacer.

Le 18. – En cherchant dans les bois, je trouvai un arbre qui était semblable, ou tout au moins ressemblait beaucoup à celui qu’au Brésil on appelle bois de fer, à cause de son excessive dureté. J’en coupai une pièce avec une peine extrême et en gâtant presque ma hache ; je n’eus pas moins de difficulté pour l’amener jusque chez moi, car elle était extrêmement lourde.

La dureté excessive de ce bois, et le manque de moyens d’exécution, firent que je demeurai long-temps à façonner cet instrument ; ce ne fut que petit à petit que je pus lui donner la forme d’une pelle ou d’une bêche. Son manche était exactement fait comme à celles dont on se sert en Angleterre ; mais sa partie plate n’étant pas ferrée, elle ne pouvait pas être d’un aussi long usage. Néanmoins elle remplit assez bien son office dans toutes les occasions que j’eus de m’en servir. Jamais pelle, je pense, ne fut faite de cette façon et ne fut si longue à fabriquer.

Mais ce n’était pas tout ; il me manquait encore un panier ou une brouette. Un panier, il m’était de toute impossibilité d’en faire, n’ayant rien de semblable à des baguettes ployantes propres à tresser de la vannerie, du moins je n’en avais point encore découvert. Quant à la brouette, je m’imaginai que je pourrais en venir à bout, à l’exception de la roue, dont je n’avais aucune notion, et que je ne savais comment entreprendre. D’ailleurs je n’avais rien pour forger le goujon de fer qui devait passer dans l’axe ou le moyeu. J’y renonçai donc ; et, pour emporter la terre que je tirais de la grotte, je me fis une machine semblable à l’oiseau dans lequel les manœuvres portent le mortier quand ils servent les maçons.

La façon de ce dernier ustensile me présenta moins de difficulté que celle de la pelle ; néanmoins l’une et l’autre, et la malheureuse tentative que je fis de construire une brouette, ne me prirent pas moins de quatre journées, en exceptant toujours le temps de ma promenade du matin avec mon fusil ; je la manquais rarement, et rarement aussi manquais-je d’en rapporter quelque chose à manger.

Le 23. – Mon autre travail ayant été interrompu pour la fabrication de ces outils, dès qu’ils furent achevés je le repris, et, tout en faisant ce que le temps et mes forces me permettaient, je passai dix-huit jours entiers à élargir et à creuser ma grotte, afin qu’elle pût loger mes meubles plus commodément.

Le sac aux grains §

Durant tout ce temps je travaillai à faire cette chambre ou cette grotte assez spacieuse pour me servir d’entrepôt, de magasin, de cuisine, de salle à manger et de cellier. Quant à mon logement, je me tenais dans ma tente, hormis quelques jours de la saison humide de l’année, où il pleuvait si fort que je ne pouvais y être à l’abri ; ce qui m’obligea, plus tard, à couvrir tout mon enclos de longues perches en forme de chevrons, buttant contre le rocher, et à les charger de glaïeuls et de grandes feuilles d’arbres, en guise de chaume.

 

DÉCEMBRE

Le 10. – Je commençais alors à regarder ma grotte ou ma voûte comme terminée, lorsque tout-à-coup, – sans doute je l’avais faite trop vaste, – une grande quantité de terre éboula du haut de l’un des côtés ; j’en fus, en un mot, très-épouvanté, et non pas sans raison ; car, si je m’étais trouvé dessous, je n’aurais jamais eu besoin d’un fossoyeur. Pour réparer cet accident j’eus énormément de besogne ; il fallut emporter la terre qui s’était détachée ; et, ce qui était encore plus important, il fallut étançonner la voûte, afin que je pusse être bien sûr qu’il ne s’écroulerait plus rien.

Le 11. – Conséquemment je travaillai à cela, et je plaçai deux étaies ou poteaux posés à plomb sous le ciel de la grotte, avec deux morceaux de planche mis en croix sur chacun. Je terminai cet ouvrage le lendemain ; puis, ajoutant encore des étaies garnies de couches, au bout d’une semaine environ j’eus mon plafond assuré ; et, comme ces poteaux étaient placés en rang, ils me servirent de cloisons pour distribuer mon logis.

Le 17. – À partir de ce jour jusqu’au vingtième, je posai des tablettes et je fichai des clous sur les poteaux pour suspendre tout ce qui pouvait s’accrocher ; je commençai, dès lors, à avoir mon intérieur en assez bon ordre.

Le 20. – Je portai tout mon bataclan dans ma grotte ; je me mis à meubler ma maison, et j’assemblai quelques bouts de planche en manière de table de cuisine, pour apprêter mes viandes dessus ; mais les planches commençaient à devenir fort rares par-devers moi ; aussi ne fis-je plus aucune autre table.

Le 24. – Beaucoup de pluie toute la nuit et tout le jour ; je ne sortis pas.

Le 25. – Pluie toute la journée.

Le 26. – Point de pluie ; la terre était alors plus fraîche qu’auparavant et plus agréable.

Le 27. – Je tuai un chevreau et j’en estropiai un autre qu’alors je pus attraper et amener en laisse à la maison. Dès que je fus arrivé je liai avec des éclisses l’une de ses jambes qui était cassée.

Nota. J’en pris un tel soin, qu’il survécut, et que sa jambe redevint aussi forte que jamais ; et, comme je le soignai ainsi fort long-temps, il s’apprivoisa et paissait sur la pelouse, devant ma porte, sans chercher aucunement à s’enfuir. Ce fut la première fois que je conçus la pensée de nourrir des animaux privés, pour me fournir d’aliments quand toute ma poudre et tout mon plomb seraient consommés.

Les 28, 29 et 30, – Grandes chaleurs et pas de brise ; si bien qu’il ne m’était possible de sortir que sur le soir pour chercher ma subsistance. Je passai ce temps à mettretous mes effets en ordre dans mon habitation.

JANVIER 1660

Le 1er. – Chaleur toujours excessive. Je sortis pourtant de grand matin et sur le tard avec mon fusil, et je me reposai dans le milieu du jour. Ce soir là, m’étant avancé dans les vallées situées vers le centre de l’île ; j’y découvris une grande quantité de boucs, mais très-farouches et très-difficiles à approcher ; je résolus cependant d’essayer si je ne pourrais pas dresser mon chien à les chasser par-devers moi.

Le 2. – En conséquence, je sortis le lendemain, avec mon chien, et je le lançai contre les boucs ; mais je fus désappointé, cartous lui firent face ; et, comme il comprit parfaitement le danger, il ne voulut pas même se risquer près d’eux.

Le 3. – Je commençai mon retranchement ou ma muraille ; et, comme j’avais toujours quelque crainte d’être attaqué, je résolus de le faire très-épais et très-solide.

Nota. Cette clôture ayant déjà été décrite, j’omets à dessein dans ce journal ce que j’en ai dit plus haut. Il suffira de prier d’observer que je n’employai pas moins de temps que depuis le 3 janvier jusqu’au 14 avril pour l’établir, la terminer et la perfectionner, quoiqu’elle n’eût pas plus de vingt-quatre verges d’étendue : elle décrivait un demi-cercle à partir d’un point du rocher jusqu’à un second point éloigné du premier d’environ huit verges, et, dans le fond, juste au centre, se trouvait la porte de ma grotte.

Je travaillai très-péniblement durant tout cet intervalle, contrarié par les pluies non-seulement plusieurs jours mais quelquefois plusieurs semaines de suite. Je m’étais imaginé que je ne saurais être parfaitement à couvert avant que ce rempart fût entièrement achevé. Il est aussi difficile de croire que d’exprimer la peine que me coûta chaque chose, surtout le transport des pieux depuis les bois, et leur enfoncement dans le sol ; car je les avais faits beaucoup plus gros qu’il n’était nécessaire. Cette palissade terminée, et son extérieur étant doublement défendu par un revêtement de gazon adossé contre pour la dissimuler, je me persuadai que s’il advenait qu’on abordât sur cette terre on n’appercevrait rien qui ressemblât à une habitation ; et ce fut fort heureusement que je la fis ainsi, comme on pourra le voir par la suite dans une occasion remarquable.

Chaque jour j’allais chasser et faire ma ronde dans les bois, à moins que la pluie ne m’en empêchât, et dans ces promenades je faisais assez souvent la découverte d’une chose ou d’une autre à mon profit. Je trouvais surtout une sorte de pigeons qui ne nichaient point sur les arbres comme font les ramiers, mais dans des trous de rocher, à la manière des pigeons domestiques. Je pris quelques-uns de leurs petits pour essayer à les nourrir et à les apprivoiser, et j’y réussis. Mais quand ils furent plus grands ils s’envolèrent ; le manque de nourriture en fut la principale cause, car je n’avais rien à leur donner. Quoi qu’il en soit, je découvrais fréquemment leurs nids, et j’y prenais leurs pigeonneaux dont la chair était excellente.

En administrant mon ménage je m’apperçus qu’il me manquait beaucoup de choses, que de prime-abord je me crus incapable de fabriquer, ce qui au fait se vérifia pour quelques-unes : par exemple, je ne pus jamais amener une futaille au point d’être cerclée. J’avais un petit baril ou deux, comme je l’ai noté plus haut ; mais il fut tout-à-fait hors de ma portée d’en faire un sur leur modèle, j’employai pourtant plusieurs semaines à cette tentative : je ne sus jamais l’assembler sur ses fonds ni joindre assez exactement ses douves pour y faire tenir de l’eau ; ainsi je fus encore obligé de passer outre.

En second lieu, j’étais dans une grande pénurie de lumière ; sitôt qu’il faisait nuit, ce qui arrivait ordinairement vers sept heures, j’étais forcé de me mettre au lit. Je me ressouvins de la masse de cire vierge dont j’avais fait des chandelles pendant mon aventure d’Afrique ; mais je n’en avais point alors. Mon unique ressource fut donc quand j’eus tué une chèvre d’en conserver la graisse, et avec une petite écuelle de terre glaise, que j’avais fait cuire au soleil et dans laquelle je mis une mèche d’étoupe, de me faire une lampe dont la flamme me donna une lueur, mais une lueur moins constante et plus sombre que la clarté d’un flambeau.

Au milieu de tout mes travaux il m’arriva de trouver, en visitant mes bagages, un petit sac qui, ainsi que je l’ai déjà fait savoir, avait été empli de grains pour la nourriture de la volaille à bord du vaisseau, – non pas lors de notre voyage, mais, je le suppose, lors de son précédent retour de Lisbonne. – Le peu de grains qui était resté dans le sac avait été tout dévoré par les rats, et je n’y voyais plus que de la bale et de la poussière ; or, ayant besoin de ce sac pour quelque autre usage, – c’était, je crois, pour y mettre de la poudre lorsque je la partageai de crainte du tonnerre, – j’allai en secouer la bale au pied du rocher, sur un des côtés de mes fortifications.

C’était un peu avant les grandes pluies mentionnées précédemment que je jetai cette poussière sans y prendre garde, pas même assez pour me souvenir que j’avais vidé là quelque chose. Quand au bout d’un mois, ou environ, j’apperçus quelques tiges vertes qui sortaient de terre, j’imaginai d’abord que c’étaient quelques plantes que je ne connaissais point ; mais quels furent ma surprise et mon étonnement lorsque peu de temps après je vis environ dix ou douze épis d’une orge verte et parfaite de la même qualité que celle d’Europe, voire même que notre orge d’Angleterre.

Il serait impossible d’exprimer mon ébahissement et le trouble de mon esprit à cette occasion. Jusque là ma conduite ne s’était appuyée sur aucun principe religieux ; au fait, j’avais très-peu de notions religieuses dans la tête, et dans tout ce qui m’était advenu je n’avais vu que l’effet du hasard, ou, comme on dit légèrement, du bon plaisir de Dieu ; sans même chercher, en ce cas, à pénétrer les fins de la Providence et son ordre qui régit les événements de ce monde. Mais après que j’eus vu croître de l’orge dans un climat que je savais n’être pas propre à ce grain, surtout ne sachant pas comment il était venu là, je fus étrangement émerveillé, et je commençai à me mettre dans l’esprit que Dieu avait miraculeusement fait pousser cette orge sans le concours d’aucune semence, uniquement pour me faire subsister dans ce misérable désert.

Cela me toucha un peu le cœur et me fit couler des larmes des yeux, et je commençai à me féliciter de ce qu’un tel prodige eût été opéré en ma faveur ; mais le comble de l’étrange pour moi, ce fut de voir près des premières, tout le long du rocher, quelques tiges éparpillées qui semblaient être des tiges de riz, et que je reconnus pour telles parce que j’en avais vu croître quand j’étais sur les côtes d’Afrique.

Non-seulement je pensai que la Providence m’envoyait ces présents ; mais, étant persuadé que sa libéralité devait s’étendre encore plus loin, je parcourus de nouveau toute cette portion de l’île que j’avais déjà visitée, cherchant danstous les coins et au pied detous les rochers, dans l’espoir de découvrir une plus grande quantité de ces plantes ; mais je n’en trouvai pas d’autres. Enfin, il me revint à l’esprit que j’avais secoué en cet endroit le sac qui avait contenu la nourriture de la volaille et le miracle commença à disparaître. Je dois l’avouer, ma religieuse reconnaissance envers la providence de Dieu s’évanouit aussitôt que j’eus découvert qu’il n’y avait rien que de naturel dans cet événement. Cependant il était si étrange et si inopiné, qu’il ne méritait pas moins ma gratitude que s’il eût été miraculeux. En effet, n’était-ce pas tout aussi bien l’œuvre de la Providence que s’ils étaient tombés du Ciel, que ces dix ou douze grains fussent restés intacts quand tout le reste avait été ravagé par les rats ; et, qu’en outre, je les eusse jetés précisément dans ce lieu abrité par une roche élevée, où ils avaient pu germer aussitôt ; tandis qu’en cette saison, partout ailleurs, ils auraient été brûlés par le soleil et détruits ?

L’ouragan §

Comme on peut le croire, je recueillis soigneusement les épis de ces blés dans leur saison, ce qui fut environ à la fin de juin ; et, mettant en réserve jusqu’au moindre grain, je résolus de semer tout ce que j’en avais, dans l’espérance qu’avec le temps j’en récolterais assez pour faire du pain. Quatre années s’écoulèrent avant que je pusse me permettre d’en manger ; encore n’en usai-je qu’avec ménagement, comme je le dirai plus tard en son lieu : car tout ce que je confiai à la terre, la première fois, fut perdu pour avoir mal pris mon temps en le semant justement avant la saison sèche ; de sorte qu’il ne poussa pas, ou poussa tout au moins fort mal. Nous reviendrons là-dessus.

 

Outre cette orge, il y avait vingt ou trente tiges de riz, que je conservai avec le même soin et dans le même but, c’est-à-dire pour me faire du pain ou plutôt diverses sortes de mets ; j’avais trouvé le moyen de cuire sans four, bien que plus tard j’en aie fait un. Mais retournons à mon journal.

Je travaillai très-assidûment pendant ces trois mois et demi à la construction de ma muraille. Le 14 avril je la fermai, me réservant de pénétrer dans mon enceinte au moyen d’une échelle, et non point d’une porte, afin qu’aucun signe extérieur ne pût trahir mon habitation.

AVRIL

Le 16. – Je terminai mon échelle, dont je me servais ainsi : d’abord je montais sur le haut de la palissade, puis je l’amenais à moi et la replaçais en dedans. Ma demeure me parut alors complète ; car j’y avais assez de place dans l’intérieur, et rien ne pouvait venir à moi du dehors, à moins de passer d’abord par-dessus ma muraille.

Juste le lendemain que cet ouvrage fut achevé, je faillis à voirtous mes travaux renversés d’un seul coup, et à perdre moi-même la vie. Voici comment : j’étais occupé derrière ma tente, à l’entrée de ma grotte, lorsque je fus horriblement effrayé par une chose vraiment affreuse ; tout-à-coup la terre s’éboula de la voûte de ma grotte et du flanc de la montagne qui me dominait, et deux des poteaux que j’avais placés dans ma grotte craquèrent effroyablement. Je fus remué jusque dans les entrailles ; mais, ne soupçonnant pas la cause réelle de ce fracas, je pensai seulement que c’était la voûte de ma grotte qui croulait, comme elle avait déjà croulé en partie. De peur d’être englouti je courus vers mon échelle, et, ne m’y croyant pas encore en sûreté, je passai par-dessus ma muraille, pour échapper à des quartiers de rocher que je m’attendais à voir fondre sur moi. Sitôt que j’eus posé le pied hors de ma palissade, je reconnus qu’il y avait un épouvantable tremblement de terre. Le sol sur lequel j’étais s’ébranla trois fois à environ huit minutes de distance, et ces trois secousses furent si violentes, qu’elles auraient pu renverser l’édifice le plus solide qui ait jamais été. Un fragment énorme se détacha de la cime d’un rocher situé proche de la mer, à environ un demi-mille de moi, et tomba avec un tel bruit que, de ma vie, je n’en avais entendu de pareil. L’Océan même me parut violemment agité. Je pense que les secousses avaient été plus fortes encore sous les flots que dans l’île.

N’ayant jamais rien senti de semblable, ne sachant pas même que cela existât, je fus tellement atterré que je restai là comme mort ou stupéfié, et le mouvement de la terre me donna des nausées comme à quelqu’un ballotté sur la mer. Mais le bruit de la chute du rocher me réveilla, m’arracha à ma stupeur, et me remplit d’effroi. Mon esprit n’entrevit plus alors que l’écroulement de la montagne sur ma tente et l’anéantissement detous mes biens ; et cette idée replongea une seconde fois mon âme dans la torpeur.

Après que la troisième secousse fut passée et qu’il se fut écoulé quelque temps sans que j’eusse rien senti de nouveau, je commençai à reprendre courage ; pourtant je n’osais pas encore repasser par-dessus ma muraille, de peur d’être enterré tout vif : je demeurais immobile, assis à terre, profondément abattu et désolé, ne sachant que résoudre et que faire. Durant tout ce temps je n’eus pas une seule pensée sérieuse de religion, si ce n’est cette banale invocation : Seigneur ayez pitié de moi, qui cessa en même temps que le péril.

Tandis que j’étais dans cette situation, je m’apperçus que le ciel s’obscurcissait et se couvrait de nuages comme s’il allait pleuvoir ; bientôt après le vent se leva par degrés, et en moins d’une demi-heure un terrible ouragan se déclara. La mer se couvrit tout-à-coup d’écume, les flots inondèrent le rivage, les arbres se déracinèrent : bref ce fut une affreuse tempête. Elle dura près de trois heures, ensuite elle alla en diminuant ; et au bout de deux autres heures tout était rentré dans le calme, et il commença à pleuvoir abondamment.

Cependant j’étais toujours étendu sur la terre, dans la terreur et l’affliction, lorsque soudain je fis réflexion que ces vents et cette pluie étant la conséquence du tremblement de terre, il devait être passé, et que je pouvais me hasarder à retourner dans ma grotte. Cette pensée ranima mes esprits et, la pluie aidant aussi à me persuader, j’allai m’asseoir dans ma tente ; mais la violence de l’orage menaçant de la renverser, je fus contraint de me retirer dans ma grotte, quoique j’y fusse fort mal à l’aise, tremblant qu’elle ne s’écroulât sur ma tête.

Cette pluie excessive m’obligea un nouveau travail, c’est-à-dire à pratiquer une rigole au travers de mes fortifications, pour donner un écoulement aux eaux, qui, sans cela, auraient inondé mon habitation. Après être resté quelque temps dans ma grotte sans éprouver de nouvelles secousses, je commençai à être un peu plus rassuré ; et, pour ranimer mes sens, qui avaient grand besoin de l’être, j’allai à ma petite provision, et je pris une petite goutte de rum ; alors, comme toujours, j’en usai très-sobrement, sachant bien qu’une fois bu il ne me serait pas possible d’en avoir d’autre.

Il continua de pleuvoir durant toute la nuit et une grande partie du lendemain, ce qui m’empêcha de sortir. L’esprit plus calme, je me mis à réfléchir sur ce que j’avais de mieux à faire. Je conclus que l’île étant sujette aux tremblements de terre, je ne devais pas vivre dans une caverne, et qu’il me fallait songer à construire une petite hutte dans un lieu découvert, que, pour ma sûreté, j’entourerais également d’un mur ; persuadé qu’en restant où j’étais, je serais un jour ou l’autre enterré tout vif.

Ces pensées me déterminèrent à éloigner ma tente de l’endroit qu’elle occupait justement au-dessous d’une montagne menaçante qui, sans nul doute, l’ensevelirait à la première secousse. Je passai les deux jours suivants, les 19 et 20 avril, à chercher où et comment je transporterais mon habitation.

La crainte d’être englouti vivant m’empêchait de dormir tranquille, et la crainte de coucher dehors, sans aucune défense, était presque aussi grande ; mais quand, regardant autour de moi, je voyais le bel ordre où j’avais mis toute chose, et combien j’étais agréablement caché et à l’abri de tout danger, j’éprouvais la plus grande répugnance à déménager.

Dans ces entrefaites je réfléchis que l’exécution de ce projet me demanderait beaucoup de temps, et qu’il me fallait, malgré les risques, rester où j’étais, jusqu’à ce que je me fusse fait un campement, et que je l’eusse rendu assez sûr pour aller m’y fixer. Cette décision me tranquillisa pour un temps, et je résolus de me mettre à l’ouvrage avec toute la diligence possible, pour me bâtir dans un cercle, comme la première fois, un mur de pieux, de câbles, etc., et d’y établir ma tente quand il serait fini, mais de rester où j’étais jusqu’à ce que cet enclos fût terminé et prêt à me recevoir. C’était le 21.

Le 22. – Dès le matin j’avisai au moyen de réaliser mon dessein, mais j’étais dépourvu d’outils. J’avais trois grandes haches et une grande quantité de hachettes, – car nous avions emporté des hachettes pour trafiquer avec les Indiens ; – mais à force d’avoir coupé et taillé des bois durs et noueux, elles étaient toutes émoussées et ébréchées. Je possédais bien une pierre à aiguiser, mais je ne pouvais la faire tourner en même temps que je repassais. Cette difficulté me coûta autant de réflexions qu’un homme d’état pourrait en dépenser sur un grand point de politique, ou un juge sur une question de vie ou de mort. Enfin j’imaginai une roue à laquelle j’attachai un cordon, pour la mettre en mouvement au moyen de mon pied tout en conservant mes deux mains libres.

Nota. Je n’avais jamais vu ce procédé mécanique en Angleterre, ou du moins je ne l’avais point remarqué, quoique j’aie observé depuis qu’il y est très-commun ; en outre, cette pierre était très-grande et très-lourde, et je passai une semaine entière à amener cette machine à perfection.

Les 28 et 29. – J’employai ces deux jours à aiguiser mes outils, le procédé pour faire tourner ma pierre allant très-bien.

Le 30. – M’étant apperçu depuis long-temps que ma provision de biscuits diminuait, j’en fis la revue et je me réduisis à un biscuit par jour, ce qui me rendit le cœur très-chagrin.

MAI

Le 1er. – Le matin, en regardant du côté de la mer, à la marée basse, j’apperçus par extraordinaire sur le rivage quelque chose de gros qui ressemblait assez à un tonneau ; quand je m’en fus approché, je vis que c’était un baril et quelques débris du vaisseau qui avaient été jetés sur le rivage par le dernier ouragan. Portant alors mes regards vers la carcasse du vaisseau, il me sembla qu’elle sortait au-dessus de l’eau plus que de coutume. J’examinai le baril qui était sur la grève, je reconnus qu’il contenait de la poudre à canon, mais qu’il avait pris l’eau et que cette poudre ne formait plus qu’une masse aussi dure qu’une pierre. Néanmoins, provisoirement, je le roulai plus loin sur le rivage, et je m’avançai sur le sable le plus près possible de la coque du navire, afin de mieux la voir.

Quand je fus descendu tout proche, je trouvai sa position étonnamment changée. Le château de proue, qui d’abord était enfoncé dans le sable, était alors élevé de six pieds au moins, et la poupe, que la violence de la mer avait brisée et séparée du reste peu de temps après que j’y eus fait mes dernières recherches, avait lancée, pour ainsi dire, et jetée sur le côté. Le sable s’était tellement amoncelé près de l’arrière, que là où auparavant une grande étendue d’eau m’empêchait d’approcher à plus d’un quart de mille sans me mettre à la nage, je pouvais marcher jusqu’au vaisseau quand la marée était basse. Je fus d’abord surpris de cela, mais bientôt je conclus que le tremblement de terre devait en être la cause ; et, comme il avait augmenté le bris du vaisseau, chaque jour il venait au rivage quantité de choses que la mer avait détachées, et que les vents et les flots roulaient par degrés jusqu’à terre.

Ceci vint me distraire totalement de mon dessein de changer d’habitation, et ma principale affaire, ce jour-là, fut de chercher à pénétrer dans le vaisseau : mais je vis que c’était une chose que je ne devais point espérer, car son intérieur était encombré de sable. Néanmoins, comme j’avais appris à ne désespérer de rien, je résolus d’en arracher par morceaux ce que je pourrais, persuadé que tout ce que j’en tirerais me serait de quelque utilité.

Le songe §

Le 3. – Je commençai par scier un bau qui maintenait la partie supérieure proche le gaillard d’arrière, et, quand je l’eus coupé, j’ôtai tout ce que je pus du sable qui embarrassait la portion la plus élevée ; mais, la marée venait à monter, je fus obligé de m’en tenir là pour cette fois.

 

Le 4. – J’allai à la pêche, mais je ne pris aucun poisson que j’osasse manger ; ennuyé de ce passe-temps, j’étais sur le point de me retirer quand j’attrapai un petit dauphin. Je m’étais fait une grande ligne avec du fil de caret, mais je n’avais point d’hameçons ; néanmoins je prenais assez de poisson et tout autant que je m’en souciais. Je l’exposais au soleil et je le mangeais sec.

Le 5. – Je travaillai sur la carcasse ; je coupai un second bau, et je tirai des ponts trois grandes planches de sapin ; je les liai ensemble, et les fis flotter vers le rivage quand vint le flot de la marée.

Le 6. – Je travaillai sur la carcasse ; j’en arrachai quantité de chevilles et autres ferrures ; ce fut une rude besogne. Je rentrai chez moi très-fatigué, et j’eus envie de renoncer à ce sauvetage.

Le 7. – Je retournai à la carcasse, mais non dans l’intention d’y travailler ; je trouvai que par son propre poids elle s’était affaissée depuis que les baux étaient sciés, et que plusieurs pièces du bâtiment semblaient se détacher. Le fond de la cale était tellement entr’ouvert, que je pouvais voir dedans : elle était presque emplie de sable et d’eau.

Le 8. – J’allai à la carcasse, et je portai avec moi une pince pour démanteler le pont, qui pour lors était entièrement débarrassé d’eau et de sable ; j’enfonçai deux planches que j’amenai aussi à terre avec la marée. Je laissai là ma pince pour le lendemain.

Le 9. – J’allai à la carcasse, et avec mon levier je pratiquai une ouverture dans la coque du bâtiment ; je sentis plusieurs tonneaux, que j’ébranlai avec la pince sans pouvoir les défoncer. Je sentis également le rouleau de plomb d’Angleterre ; je le remuai, mais il était trop lourd pour que je pusse le transporter.

Les 10, 11, 12, 13 et 14. – J’allai chaque jour à la carcasse, et j’en tirai beaucoup de pièces de charpente, des bordages, des planches et deux ou trois cents livres de fer.

Le 15. – Je portai deux haches, pour essayer si je ne pourrais point couper un morceau du rouleau de plomb en y appliquant le taillant de l’une, que j’enfoncerais avec l’autre ; mais, comme il était recouvert d’un pied et demi d’eau environ, je ne pus frapper aucun coup qui portât.

Le 16. – Il avait fait un grand vent durant la nuit, la carcasse paraissait avoir beaucoup souffert de la violence des eaux ; mais je restai si long-temps dans les bois à attraper des pigeons pour ma nourriture que la marée m’empêcha d’aller au bâtiment ce jour-là.

Le 17. – J’apperçus quelques morceaux des débris jetés sur le rivage, à deux milles de moi environ ; je m’assurai de ce que ce pouvait être, et je trouvai que c’était une pièce de l’éperon, trop pesante pour que je l’emportasse.

Le 24. – Chaque jour jusqu’à celui-ci je travaillai sur la carcasse, et j’en ébranlai si fortement plusieurs parties à l’aide de ma pince, qu’à la première grande marée flottèrent plusieurs futailles et deux coffres de matelot ; mais, comme le vent soufflait de la côte, rien ne vint à terre ce jour-là, si ce n’est quelques membrures et une barrique pleine de porc du Brésil que l’eau et le sable avaient gâté.

Je continuai ce travail jusqu’au 15 juin, en exceptant le temps nécessaire pour me procurer des aliments, que je fixai toujours, durant cette occupation, à la marée haute, afin que je pusse être prêt pour le jusant. Alors j’avais assez amassé de charpentes, de planches et de ferrures pour construire un bon bateau si j’eusse su comment. Je parvins aussi à recueillir, en différentes fois et en différents morceaux, près de cent livres de plomb laminé.

JUIN

Le 16. – En descendant sur le rivage je trouvai un grand chélone ou tortue de mer, le premier que je vis. C’était assurément pure mauvaise chance, car ils n’étaient pas rares sur cette terre ; et s’il m’était arrivé d’être sur le côté opposé de l’île, j’aurais pu en avoir par centainestous les jours, comme je le fis plus tard ; mais peut-être les aurais-je payés assez cher.

Le 17. – J’employai ce jour à faire cuire ma tortue : je trouvai dedans soixante œufs, et sa chair me parut la plus agréable et la plus savoureuse que j’eusse goûtée de ma vie, n’ayant eu d’autre viande que celle de chèvre ou d’oiseau depuis que j’avais abordé à cet horrible séjour.

Le 18. – Il plut toute la journée, et je ne sortis pas. La pluie me semblait froide, j’étais transi, chose extraordinaire dans cette latitude.

Le 19. – J’étais fort mal, et je grelottais comme si le temps eût été froid.

Le 20. – Je n’eus pas de repos de toute la nuit, mais la fièvre et de violentes douleurs dans la tête.

Le 21. – Je fus très-mal, et effrayé presque à la mort par l’appréhension d’être en ma triste situation, malade et sans secours. Je priai Dieu pour la première fois depuis la tourmente essuyée au large de Hull ; mais je savais à peine ce que je disais ou pourquoi je le disais : toutes mes pensées étaient confuses.

Le 22. – J’étais un peu mieux, mais dans l’affreuse transe de faire une maladie.

Le 23. – Je fus derechef fort mal ; j’étais glacé et frissonnant et j’avais une violente migraine.

Le 24. – Beaucoup de mieux.

Le 25. – Fièvre violente ; l’accès, qui me dura sept heures, était alternativement froid et chaud et accompagné de sueurs affaiblissantes.

Le 26. – Il y eut du mieux ; et, comme je n’avais point de vivres, je pris mon fusil, mais je me sentis très-faible. Cependant je tuai une chèvre, que je traînai jusque chez moi avec beaucoup de difficulté ; j’en grillai quelques morceaux, que je mangeai. J’aurais désiré les faire bouillir pour avoir du consommé, mais je n’avais point de pot.

Le 27. – La fièvre redevint si aiguë, que je restai au lit tout le jour, sans boire ni manger. Je mourais de soif, mais j’étais si affaibli que je n’eus pas la force de me lever pour aller chercher de l’eau. J’invoquai Dieu de nouveau, mais j’étais dans le délire ; et quand il fut passé, j’étais si ignorant que je ne savais que dire ; seulement j’étais étendu et je criais : – Seigneur, jette un regard sur moi ! Seigneur, aie pitié de moi ! Seigneur fais moi miséricorde ! Je suppose que je ne fis rien autre chose pendant deux ou trois heures, jusqu’à ce que, l’accès ayant cessé, je m’endormis pour ne me réveiller que fort avant dans la nuit. À mon réveil, je me sentis soulagé, mais faible et excessivement altéré. Néanmoins, comme je n’avais point d’eau dans toute mon habitation, je fus forcé de rester couché jusqu’au matin, et je me rendormis. Dans ce second sommeil j’eus ce terrible songe :

Il me semblait que j’étais étendu sur la terre, en dehors de ma muraille, à la place où je me trouvais quand après le tremblement de terre éclata l’ouragan, et que je voyais un homme qui, d’une nuée épaisse et noire, descendait à terre au milieu d’un tourbillon éclatant de lumière et de feu. Il était de pied en cap resplendissant comme une flamme, tellement que je ne pouvais le fixer du regard. Sa contenance était vraiment effroyable : la dépeindre par des mots serait impossible. Quand il posa le pied sur le sol la terre me parut s’ébranler, juste comme elle avait fait lors du tremblement, et tout l’air sembla, en mon imagination, sillonné de traits de feu.

À peine était-il descendu sur la terre qu’il s’avança pour me tuer avec une longue pique qu’il tenait à la main ; et, quand il fut parvenu vers une éminence peu éloignée, il me parla, et j’ouïs une voix si terrible qu’il me serait impossible d’exprimer la terreur qui s’empara de moi ; tout ce que je puis dire, c’est que j’entendis ceci : – « Puisque toutes ces choses ne t’ont point porté au repentir, tu mourras ! » – À ces mots il me sembla qu’il levait sa lance pour me tuer.

Que nul de ceux qui liront jamais cette relation ne s’attende à ce que je puisse dépeindre les angoisses de mon âme lors de cette terrible vision, qui me fit souffrir même durant mon rêve ; et il ne me serait pas plus possible de rendre impression qui resta gravée dans mon esprit après mon réveil, après que j’eus reconnu que ce n’était qu’un songe.

J’avais, hélas ! perdu toute connaissance de Dieu ; ce que je devais aux bonnes instructions de mon père avait été effacé par huit années successives de cette vie licencieuse que mènent les gens de mer, et par la constante et seule fréquentation de tout ce qui était, comme moi, pervers et libertin au plus haut degré. Je ne me souviens pas d’avoir eu pendant tout ce temps une seule pensée qui tendit à m’élever à Dieu ou à me faire descendre en moi-même pour réfléchir sur ma conduite.

Sans désir du bien, sans conscience du mal, j’étais plongé dans une sorte de stupidité d’âme. Je valais tout au juste ce qu’on pourrait supposer valoir le plus endurci, le plus insouciant, le plus impie d’entretous nos marins, n’ayant pas le moindre sentiment, ni de crainte de Dieu dans les dangers, ni de gratitude après la délivrance.

En se remémorant la portion déjà passée de mon histoire, on répugnera moins à me croire, lorsque j’ajouterai qu’à travers la foule de misères qui jusqu’à ce jour m’étaient advenues je n’avais pas en une seule fois la pensée que c’était la main de Dieu qui me frappait, que c’était un juste châtiment pour ma faute, pour ma conduite rebelle à mon père, pour l’énormité de mes péchés présents, ou pour le cours général de ma coupable vie. Lors de mon expédition désespérée sur la côte d’Afrique, je n’avais jamais songé à ce qu’il adviendrait de moi, ni souhaité que Dieu me dirigeât dans ma course, ni qu’il me gardât des dangers qui vraisemblablement m’environnaient, soit de la voracité des bêtes, soit de la cruauté des Sauvages. Je ne prenais aucun souci de Dieu ou de la Providence j’obéissais purement, comme la brute, aux mouvements de ma nature, et c’était tout au plus si je suivais les principes du sens commun.

Quand je fus délivré et recueilli en mer par le capitaine portugais, qui en usa si bien avec moi et me traita avec tant d’équité et de bienveillance, je n’eus pas le moindre sentiment de gratitude. Après mon second naufrage, après que j’eus été ruiné et en danger de périr à l’abord de cette île, bien loin d’avoir quelques remords et de regarder ceci comme un châtiment du Ciel, seulement je me disais souvent que j’étais un malheureux chien, né pour être toujours misérable.

La Sainte Bible §

Il est vrai qu’aussitôt que j’eus pris terre et que j’eus vu que tout l’équipage était noyé et moi seul épargné, je tombai dans une sorte d’extase et de ravissement d’âme qui, fécondés de la grâce de Dieu, auraient pu aboutir à une sincère reconnaissance ; mais cet élancement passa comme un éclair, et se termina en un commun mouvement de joie de se retrouver en vie15, sans la moindre réflexion sur la bonté signalée de la main qui m’avait préservé, qui m’avait mis à part pour être préservé, tandis que tout le reste avait péri ; je ne me demandai pas même pourquoi la Providence avait eu ainsi pitié de moi. Ce fut une joie toute semblable à celle qu’éprouvent communément les marins qui abordent à terre après un naufrage, dont ils noient le souvenir dans un bowl de punch, et qu’ils oublient presque aussitôt qu’il est passé. – Et tout le cours de ma vie avait été comme cela !

 

Même, lorsque dans la suite des considérations obligées m’eurent fait connaître ma situation, et en quel horrible lieu j’avais été jeté hors de toute société humaine, sans aucune espérance de secours, et sans aucun espoir de délivrance, aussitôt que j’entrevis la possibilité de vivre et que je ne devais point périr de faim tout le sentiment de mon affliction s’évanouit ; je commençai à être fort aise : je me mis à travailler à ma conservation et à ma subsistance, bien éloigné de m’affliger de ma position comme d’un jugement du Ciel, et de penser que le bras de Dieu s’était appesanti sur moi. De semblables pensées n’avaient pas accoutumé de me venir à l’esprit.

La croissance du blé, dont j’ai fait mention dans mon journal, eut premièrement une petite influence sur moi ; elle me toucha assez fortement aussi long-temps que j’y crus voir quelque chose de miraculeux ; mais dès que cette idée tomba, l’impression que j’en avais reçue tomba avec elle, ainsi que je l’ai déjà dit.

Il en fut de même du tremblement de terre, quoique rien en soi ne saurait être plus terrible, ni conduire plus immédiatement à l’idée de la puissance invisible qui seule gouverne de si grandes choses ; néanmoins, à peine la première frayeur passée, l’impression qu’il avait faite sur moi s’en alla aussi : je n’avais pas plus le sentiment de Dieu ou de ses jugements et que ma présente affliction était l’œuvre de ses mains, que si j’avais été dans l’état le plus prospère de la vie.

Mais quand je tombai malade et que l’image des misères de la mort vint peu à peu se placer devant moi, quand mes esprits commencèrent à s’affaisser sous le poids d’un mal violent et que mon corps fut épuisé par l’ardeur de la fièvre, ma conscience, si long-temps endormie, se réveilla ; je me reprochai ma vie passée, dont l’insigne perversité avait provoqué la justice de Dieu à m’infliger des châtiments inouïs et à me traiter d’une façon si cruelle.

Ces réflexions m’oppressèrent dès le deuxième ou le troisième jour de mon indisposition, et dans la violence de la fièvre et des âpres reproches de ma conscience, elles m’arrachèrent quelques paroles qui ressemblaient à une prière adressée à Dieu. Je ne puis dire cependant que ce fut une prière faite avec ferveur et confiance, ce fut plutôt un cri de frayeur et de détresse. Le désordre de mes esprits, mes remords cuisants, l’horreur de mourir dans un si déplorable état et de poignantes appréhensions, me faisaient monter des vapeurs au cerveau, et, dans ce trouble de mon âme, je ne savais ce que ma langue articulait ; ce dut être toutefois quelque exclamation comme celle-ci : – « Seigneur ! Quelle misérable créature je suis ! Si je viens à être malade, assurément je mourrai faute de secours ! Seigneur que deviendrai-je ! » – Alors des larmes coulèrent en abondance de mes yeux, et il se passa un long temps avant que je pusse en proférer davantage.

Dans cet intervalle me revinrent à l’esprit les bons avis de mon père, et sa prédiction, dont j’ai parlé au commencement de cette histoire, que si je faisais ce coup de tête Dieu ne me bénirait point, et que j’aurais dans la suite tout le loisir de réfléchir sur le mépris que j’aurais fait de ses conseils lorsqu’il n’y aurait personne qui pût me prêter assistance. – « Maintenant, dis-je à haute voix, les paroles de mon cher père sont accomplies, la justice de Dieu m’a atteint, et je n’ai personne pour me secourir ou m’entendre. J’ai méconnu la voix de la Providence, qui m’avait généreusement placé dans un état et dans un rang où j’aurais pu vivre dans l’aisance et dans le bonheur ; mais je n’ai point voulu concevoir cela, ni apprendre de mes parents à connaître les biens attachés à cette condition. Je les ai délaissés pleurant sur ma folie ; et maintenant, abandonné, je pleure sur les conséquences de cette folie. J’ai refusé leur aide et leur appui, qui auraient pu me produire dans le monde et m’y rendre toute chose facile ; maintenant j’ai des difficultés à combattre contre lesquelles la nature même ne prévaudrait pas, et je n’ai ni assistance, ni aide, ni conseil, ni réconfort. » – Et je m’écriai alors : – « Seigneur viens à mon aide, car je suis dans une grande détresse ! »

Ce fut la première prière, si je puis l’appeler ainsi, que j’eusse faite depuis plusieurs années. Mais je retourne à mon journal.

Le 28. – Un tant soit peu soulagé par le repos que j’avais pris, et mon accès étant tout-à-fait passé, je me levai. Quoique je fusse encore plein de l’effroi et de la terreur de mon rêve ; je fis réflexion cependant que l’accès de fièvre reviendrait le jour suivant, et qu’il fallait en ce moment me procurer de quoi me rafraîchir et me soutenir quand je serais malade. La première chose que je fis, ce fut de mettre de l’eau dans une grande bouteille carrée et de la placer sur ma table, à portée de mon lit ; puis, pour enlever la crudité et la qualité fiévreuse de l’eau, j’y versai et mêlai environ un quart de pinte de rum. J’aveins alors un morceau de viande de bouc, je le fis griller sur des charbons, mais je n’en pus manger que fort peu. Je sortis pour me promener ; mais j’étais très-faible et très-mélancolique, j’avais le cœur navré de ma misérable condition et j’appréhendais le retour de mon mal pour le lendemain. À la nuit je fis mon souper de trois œufs de tortue, que je fis cuire sous la cendre, et que je mangeai à la coque, comme on dit. Ce fut là, autant que je puis m’en souvenir, le premier morceau pour lequel je demandai la bénédiction de Dieu depuis qu’il m’avait donné la vie.

Après avoir mangé, j’essayai de me promener ; mais je me trouvai si affaibli que je pouvais à peine porter mon mousquet, – car je ne sortais jamais sans lui. – Aussi je n’allai pas loin, et je m’assis à terre, contemplant la mer qui s’étendait devant moi calme et douce. Tandis que j’étais assis là il me vint à l’esprit ces pensées :

« Qu’est-ce que la terre et la mer dont j’ai vu tant de régions ? d’où cela a-t-il été produit ? que suis-je moi même ? que sont toutes les créatures, sauvages ou policées, humaines ou brutes ? d’où sortons-nous ?

« Sûrement nous avonstous été faits par quelque secrète puissance, qui a formé la terre et l’océan, l’air et les cieux, mais quelle est-elle ? »

J’inférai donc naturellement de ces propositions que c’est Dieu qui a créé tout cela. – « Bien ! Mais si Dieu a fait toutes ces choses, il les guide et les gouverne toutes, ainsi que tout ce qui les concerne ; car l’Être qui a pu engendrer toutes ces choses doit certainement avoir la puissance de les conduire et de les diriger.

« S’il en est ainsi, rien ne peut arriver dans le grand département de ces œuvres sans sa connaissance ou sans son ordre.

« Et si rien ne peut arriver sans qu’il le sache, il sait que je suis ici dans une affreuse condition, et si rien n’arrive sans son ordre, il a ordonné que tout ceci m’advînt. »

Il ne se présenta rien à mon esprit qui pût combattre une seule de ces conclusions ; c’est pourquoi je demeurai convaincu que Dieu avait ordonné tout ce qui m’était survenu, et que c’était par sa volonté que j’avais été amené à cette affreuse situation, Dieu seul étant le maître non-seulement de mon sort, mais de toutes choses qui se passent dans le monde ; et il s’ensuivit immédiatement cette réflexion :

« Pourquoi Dieu a-t-il agi ainsi envers moi ? Qu’ai-je fait pour être ainsi traité ? »

Alors ma conscience me retint court devant cet examen, comme si j’avais blasphémé, et il me sembla qu’une voix me criait : – « Malheureux ! tu demandes ce que tu as fait ? Jette un regard en arrière sur ta vie coupable et dissipée, et demande-toi ce que tu n’as pas fait ! Demande pourquoi tu n’as pas été anéanti il y a long-temps ? pourquoi tu n’as pas été noyé dans la rade d’Yarmouth ? pourquoi tu n’as pas été tué dans le combat lorsque le corsaire de Sallé captura le vaisseau ? pourquoi tu n’as pas été dévoré par les bêtes féroces de la côte d’Afrique, ou englouti , quand tout l’équipage périt excepté toi ? Et après cela te rediras-tu : Qu’ai-je donc fait ?

Ces réflexions me stupéfièrent ; je ne trouvai pas un mot à dire, pas un mot à me répondre. Triste et pensif, je me relevai, je rebroussai vers ma retraite, et je passai pardessus ma muraille, comme pour aller me coucher ; mais mon esprit était péniblement agité, je n’avais nulle envie de dormir. Je m’assis sur une chaise, et j’allumai ma lampe, car il commençait à faire nuit. Comme j’étais alors fortement préoccupé du retour de mon indisposition, il me revint en la pensée que les Brésiliens, dans toutes leurs maladies, ne prennent d’autres remèdes que leur tabac, et que dans un de mes coffres j’en avais un bout de rouleau tout-à-fait préparé, et quelque peu de vert non complètement trié.

J’allai à ce coffre, conduit par le Ciel sans doute, car j’y trouvai tout à la fois la guérison de mon corps et de mon âme. Je l’ouvris et j’y trouvai ce que je cherchais, le tabac ; et, comme le peu de livres que j’avais sauvés y étaient aussi renfermés, j’en tirai une des Bibles dont j’ai parlé plus haut, et que jusque alors je n’avais pas ouvertes, soit faute de loisir, soit par indifférence. J’aveins donc une Bible, et je l’apportai avec le tabac sur ma table.

Je ne savais quel usage faire de ce tabac, ni s’il était convenable ou contraire à ma maladie ; pourtant j’en fis plusieurs essais, comme si j’avais décidé qu’il devait être bon d’une façon ou d’une autre. J’en mis d’abord un morceau de feuille dans ma bouche et je le chiquai : cela m’engourdit de suite le cerveau, parce que ce tabac était vert et fort, et que je n’y étais pas très-accoutumé. J’en fis ensuite infuser pendant une heure ou deux dans un peu de rum pour prendre cette potion en me couchant ; enfin j’en fis brûler sur un brasier, et je me tins le nez au-dessus aussi près et aussi long-temps que la chaleur et la virulence purent me le permettre ; j’y restai presque jusqu’à suffocation.

Durant ces opérations je pris la Bible et je commençai à lire ; mais j’avais alors la tête trop troublée par le tabac pour supporter une lecture. Seulement, ayant ouvert le livre au hasard, les premières paroles que je rencontrai furent celles-ci : – « Invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me glorifieras. »

La savane §

Ces paroles étaient tout-à-fait applicables à ma situation ; elles firent quelque impression sur mon esprit au moment où je les lus, moins pourtant qu’elles n’en firent par la suite ; car le mot délivrance n’avait pas de son pour moi, si je puis m’exprimer ainsi. C’était chose si éloignée et à mon sentiment si impossible, que je commençai à parler comme firent les enfants d’Israël quand il leur fut promis de la chair à manger – « Dieu peut-il dresser une table dans le désert ? » – moi je disais : – « Dieu lui-même peut-il me tirer de ce lieu ? » – Et, comme ce ne fut qu’après de longues années que quelque lueur d’espérance brilla, ce doute prévalait très-souvent dans mon esprit ; mais, quoi qu’il en soit, ces paroles firent une très-grande impression sur moi, et je méditai sur elles fréquemment. Cependant il se faisait tard, et le tabac m’avait, comme je l’ai dit, tellement appesanti la tête qu’il me prit envie de dormir, de sorte que, laissant ma lampe allumée dans ma grotte de crainte que je n’eusse besoin de quelque chose pendant la nuit, j’allai me mettre au lit ; mais avant de me coucher, je fis ce que je n’avais fait de ma vie, je m’agenouillai et je priai Dieu d’accomplir pour moi la promesse de me délivrer si je l’invoquais au jour de ma détresse. Après cette prière brusque et incomplète je bus le rum dans lequel j’avais fait tremper le tabac ; mais il en était si chargé et si fort que ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que je l’avalai. Là-dessus je me mis au lit et je sentis aussitôt cette potion me porter violemment à la tête ; mais je tombai dans un si profond sommeil que je ne m’éveillai que le lendemain vers trois heures de l’après-midi, autant que j’en pus juger par le soleil ; je dirai plus, je suis à peu près d’opinion que je dormis tout le jour, toute la nuit suivante et une partie du surlendemain ; car autrement je ne sais comment j’aurais pu oublier une journée dans mon calcul des jours de la semaine, ainsi que je le reconnus quelques années après. Si j’avais commis cette erreur en traçant et retraçant la même ligne, j’aurais dû oublier plus d’un jour. Un fait certain, c’est que j’eus ce mécompte, et que je ne sus jamais d’où il était provenu.

 

Quoi qu’il en soit, quand je me réveillai je me trouvai parfaitement rafraîchi, et l’esprit dispos et joyeux. Lorsque je fus levé je me sentis plus fort que la veille ; mon estomac était mieux, j’avais faim ; bref, je n’eus pas d’accès le lendemain, et je continuai d’aller de mieux en mieux. Ceci se passa le 29.

Le 30. – C’était mon bon jour, mon jour d’intermittence. Je sortis avec mon mousquet, mais j’eus le soin de ne point trop m’éloigner. Je tuai un ou deux oiseaux de mer, assez semblables à des oies sauvages ; je les apportai au logis ; mais je ne fus point tenté d’en manger, et je me contentai de quelques œufs de tortue, qui étaient fort bons. Le soir je réitérai la médecine, que je supposais m’avoir fait du bien, – je veux dire le tabac infusé dans du rum, – seulement j’en bus moins que la première fois ; je n’en mâchai point et je ne pris pas de fumigation. Néanmoins, le jour suivant, qui était le 1er juillet, je ne fus pas aussi bien que je l’avais espéré, j’eus un léger ressentiment de frisson, mais ce ne fut que peu de chose.

JUILLET

Le 2. – Je réitérai ma médecine des trois manières ; je me l’administrai comme la première fois, et je doublai la quantité de ma potion.

Le 3. – La fièvre me quitta pour tout de bon ; cependant je ne recouvrai entièrement mes forces que quelques semaines après. Pendant cette convalescence, je réfléchis beaucoup sur cette parole : – « Je te délivrerai ; » – et l’impossibilité de ma délivrance se grava si avant en mon esprit qu’elle lui défendit tout espoir. Mais, tandis que je me décourageais avec de telles pensées, tout-à-coup j’avisai que j’étais si préoccupé de la délivrance de ma grande affliction, que je méconnaissais la faveur que je venais de recevoir, et je m’adressai alors moi-même ces questions : – « N’ai-je pas été miraculeusement délivré d’une maladie, de la plus déplorable situation qui puisse être et qui était si épouvantable pour moi ? Quelle attention ai-je fait à cela ? Comment ai-je rempli mes devoirs ? Dieu m’a délivré et je ne l’ai point glorifié ; c’est-à-dire je n’ai point été reconnaissant, je n’ai point confessé cette délivrance ; comment en attendrais-je une plus grande encore ? »

Ces réflexions pénétrèrent mon cœur ; je me jetai à genoux, et je remerciai Dieu à haute voix de m’avoir sauvé de cette maladie.

Le 4. – Dans la matinée je pris la Bible, et, commençant par le Nouveau-Testament, je m’appliquai sérieusement à sa lecture, et je m’imposai la loi d’y vaquer chaque matin et chaque soir, sans m’astreindre à certain nombre de chapitres, mais en poursuivant aussi long-temps que je le pourrais. Au bout de quelque temps que j’observais religieusement cette pratique, je sentis mon cœur sincèrement et profondément contrit de la perversité de ma vie passée. L’impression de mon songe se raviva, et ces paroles : – « Toutes ces choses ne t’ont point amené à repentance » – m’affectèrent réellement l’esprit. C’est cette repentance que je demandais instamment à Dieu, lorsqu’un jour, lisant la Sainte Écriture, je tombai providentiellement sur ce passage : – « Il est exalté prince et sauveur pour donner repentance et pour donner rémission. » – Je laissai choir le livre, et, élevant mon cœur et mes mains vers le Ciel dans une sorte d’extase de joie, je m’écriai : – « Jésus fils de David, Jésus, toi sublime prince et sauveur, donne moi repentance ! »

Ce fut là réellement la première fois de ma vie que je fis une prière ; car je priai alors avec le sentiment de ma misère et avec une espérance toute biblique fondée sur la parole consolante de Dieu, et dès lors je conçus l’espoir qu’il m’exaucerait.

Le passage – « Invoque-moi et je te délivrerai », – me parut enfin contenir un sens que je n’avais point saisi ; jusque-là je n’avais eu notion d’aucune chose qui pût être appelée délivrance, si ce n’est l’affranchissement de la captivité où je gémissais ; car, bien que je fusse dans un lieu étendu, cependant cette île était vraiment une prison pour moi, et cela dans le pire sens de ce mot. Mais alors j’appris à voir les choses sous un autre jour : je jetai un regard en arrière sur ma vie passée avec une telle horreur, et mes péchés me parurent si énormes, que mon âme n’implora plus de Dieu que la délivrance du fardeau de ses fautes, qui l’oppressait. Quant à ma vie solitaire, ce n’était plus rien ; je ne priais seulement pas Dieu de m’en affranchir, je n’y pensais pas : tout mes autres maux n’étaient rien au prix de celui-ci. J’ajoute enfin ceci pour bien faire entendre à quiconque lira cet écrit qu’à prendre le vrai sens des choses, c’est une plus grande bénédiction d’être délivré du poids d’un crime que d’une affliction.

Mais laissons cela, et retournons à mon journal.

Quoique ma vie fût matériellement toujours aussi misérable, ma situation morale commençait cependant à s’améliorer. Mes pensées étant dirigées par une constante lecture de l’Écriture Sainte, et par la prière vers des choses d’une nature plus élevée, j’y puisais mille consolations qui m’avaient été jusqu’alors inconnues ; et comme ma santé et ma vigueur revenaient, je m’appliquais à me pourvoir de tout ce dont j’avais besoin et à me faire une habitude de vie aussi régulière qu’il m’était possible.

Du 4 au 14. – Ma principale occupation fut de me promener avec mon fusil à la main ; mais je faisais mes promenades fort courtes, comme un homme qui rétablit ses forces au sortir d’une maladie ; car il serait difficile d’imaginer combien alors j’étais bas, et à quel degré de faiblesse j’étais réduit. Le remède dont j’avais fait usage était tout-à-fait nouveau, et n’avait peut-être jamais guéri de fièvres auparavant ; aussi ne puis-je recommander à qui que ce soit d’en faire l’expérience : il chassa, il est vrai, mes accès de fièvre, mais il contribua beaucoup à m’affaiblir, et me laissa pour quelque temps des tremblements nerveux et des convulsions danstous les membres.

J’appris aussi en particulier de cette épreuve que c’était la chose la plus pernicieuse à la santé que de sortir dans la saison pluvieuse, surtout si la pluie était accompagnée de tempêtes et d’ouragans. Or, comme les pluies qui tombaient dans la saison sèche étaient toujours accompagnées de violents orages, je reconnus qu’elles étaient beaucoup plus dangereuses que celles de septembre et d’octobre.

Il y avait près de dix mois que j’étais dans cette île infortunée ; toute possibilité d’en sortir semblait m’être ôtée à toujours, et je croyais fermement que jamais créature humaine n’avait mis le pied en ce lieu. Mon habitation étant alors à mon gré parfaitement mise à couvert, j’avais un grand désir d’entreprendre une exploration plus complète de l’île, et de voir si je ne découvrirais point quelques productions que je ne connaissais point encore.

Ce fut le 15 que je commençai à faire cette visite exacte de mon île. J’allai d’abord à la crique dont j’ai déjà parlé, et où j’avais abordé avec mes radeaux. Quand j’eus fait environ deux mille en la côtoyant, je trouvai que le flot de la marée ne remontait pas plus haut, et que ce n’était plus qu’un petit ruisseau d’eau courante très-douce et très-bonne. Comme c’était dans la saison sèche, il n’y avait presque point d’eau dans certains endroits, ou au moins point assez pour que le courant fût sensible.

Sur les bords de ce ruisseau je trouvai plusieurs belles savanes ou prairies unies, douces et couvertes de verdures. Dans leurs parties élevées proche des hautes terres, qui, selon toute apparence, ne devaient jamais être inondées, je découvris une grande quantité de tabacs verts, qui jetaient de grandes et fortes tiges. Il y avait là diverses autres plantes que je ne connaissais point, et qui peut-être avaient des vertus que je ne pouvais imaginer.

Je me mis à chercher le manioc, dont la racine ou cassave sert à faire du pain aux Indiens de tout ce climat ; il me fut impossible d’en découvrir. Je vis d’énormes plantes d’agave ou d’aloès, mais je n’en connaissais pas encore les propriétés. Je vis aussi quelques cannes à sucre sauvages, et, faute de culture, imparfaites. Je me contentai de ces découvertes pour cette fois, et je m’en revins en réfléchissant au moyen par lequel je pourrais m’instruire de la vertu et de la bonté des plantes et des fruits que je découvrirais ; mais je n’en vins à aucune conclusion ; car j’avais si peu observé pendant mon séjour au Brésil, que je connaissais peu les plantes des champs, ou du moins le peu de connaissance que j’en avais acquis ne pouvait alors me servir de rien dans ma détresse.

Vendanges §

Le lendemain, le 16, je repris le même chemin, et, après m’être avancé un peu plus que je n’avais fait la veille, je vis que le ruisseau et les savanes ne s’étendaient pas au-delà, et que la campagne commençait à être plus boisée. Là je trouvai différents fruits, particulièrement des melons en abondance sur le sol, et des raisins sur les arbres, où les vignes s’étaient entrelacées ; les grappes étaient juste dans leur primeur, bien fournies et bien mûres. C’était là une surprenante découverte, j’en fus excessivement content ; mais je savais par expérience qu’il ne fallait user que modérément de ces fruits ; je me ressouvenais d’avoir vu mourir, tandis que j’étais en Barbarie, plusieurs de nos Anglais qui s’y trouvaient esclaves, pour avoir gagné la fièvre et des ténesmes en mangeant des raisins avec excès. Je trouvai cependant moyen d’en faire un excellent usage en les faisant sécher et passer au soleil comme des raisins de garde ; je pensai que de cette manière ce serait un manger aussi sain qu’agréable pour la saison où je n’en pourrais avoir de frais : mon espérance ne fut point trompée.

 

Je passai là tout l’après-midi, et je ne retournai point à mon habitation ; ce fut la première fois que je puis dire avoir couché hors de chez moi. À la nuit j’eus recours à ma première ressource : je montai sur un arbre, où je dormis parfaitement. Le lendemain au matin, poursuivant mon exploration, je fis près de quatre milles, autant que j’en pus juger par l’étendue de la vallée, et je me dirigeai toujours droit au Nord, ayant des chaînes de collines au Nord et au Sud de moi.

Au bout de cette marche je trouvai un pays découvert qui semblait porter sa pente vers l’Ouest ; une petite source d’eau fraîche, sortant du flanc d’un monticule voisin, courait à l’opposite, c’est-à-dire droit à l’Est. Toute cette contrée paraissait si tempérée, si verte, si fleurie, et tout y était si bien dans la primeur du printemps qu’on l’aurait prise pour un jardin artificiel.

Je descendis un peu sur le coteau de cette délicieuse vallée, la contemplant et songeant, avec une sorte de plaisir secret, – quoique mêlé de pensées affligeantes, – que tout cela était mon bien, et que j’étais Roi et Seigneur absolu de cette terre, que j’y avais droit de possession, et que je pouvais la transmettre comme si je l’avais eue en héritance, aussi incontestablement qu’un lord d’Angleterre son manoir. J’y vis une grande quantité de cacaoyers, d’orangers, de limoniers et de citronniers,tous sauvages, portant peu de fruits, du moins dans cette saison. Cependant les cédrats verts que je cueillis étaient non-seulement fort agréables à manger, mais très-sains ; et, dans la suite, j’en mêlai le jus avec de l’eau, ce qui la rendait salubre, très-froide et très-rafraîchissante.

Je trouvai alors que j’avais une assez belle besogne pour cueillir ces fruits et les transporter chez moi ; car j’avais résolu de faire une provision de raisins, de cédrats et de limons pour la saison pluvieuse, que je savais approcher.

À cet effet je fis d’abord un grand monceau de raisins, puis un moindre, puis un gros tas de citrons et de limons, et, prenant avec moi un peu de l’un et de l’autre, je me mis en route pour ma demeure, bien résolu de revenir avec un sac, ou n’importe ce que je pourrais fabriquer, pour transporter le reste à la maison.

Après avoir employé trois jours à ce voyage, je rentrai donc chez moi ; – désormais c’est ainsi que j’appellerai ma tente et ma grotte ; – mais avant que j’y fusse arrivé, mes raisins étaient perdus : leur poids et leur jus abondant les avaient affaissés et broyés, de sorte qu’ils ne valaient rien ou peu de chose. Quant aux cédrats, ils étaient en bon état, mais je n’en avais pris qu’un très-petit nombre.

Le jour suivant, qui était le 19, ayant fait deux sacs, je retournai chercher ma récolte ; mais en arrivant à mon amas de raisins, qui étaient si beaux et si alléchants quand je les avais cueillis, je fus surpris de les voir tout éparpillés, foulés, traînés çà et là, et dévorés en grande partie. J’en conclus qu’il y avait dans le voisinage quelques créatures sauvages qui avaient fait ce dégât ; mais quelles créatures étaient-ce ? Je l’ignorais.

Quoi qu’il en soit, voyant que je ne pouvais ni les laisser là en monceaux, ni les emporter dans un sac, parce que d’une façon ils seraient dévorés, et que de l’autre ils seraient écrasés par leur propre poids, j’eus recours à un autre moyen ; je cueillis donc une grande quantité de grappes, et je les suspendis à l’extrémité des branches des arbres pour les faire sécher au soleil ; mais quant aux cédrats et aux limons, j’en emportai ma charge.

À mon retour de ce voyage je contemplai avec un grand plaisir la fécondité de cette vallée, les charmes de sa situation à l’abri des vents de mer, et les bois qui l’ombrageaient : j’en conclus que j’avais fixé mon habitation dans la partie la plus ingrate de l’île. En somme, je commençai de songer à changer ma demeure, et à me choisir, s’il était possible, dans ce beau vallon un lieu aussi sûr que celui que j’habitais alors.

Ce projet me roula long-temps dans la tête, et j’en raffolai long-temps, épris de la beauté du lieu ; mais quand je vins à considérer les choses de plus près et à réfléchir que je demeurais proche de la mer, où il était au moins possible que quelque chose à mon avantage y pût advenir ; que la même fatalité qui m’y avait poussé pourrait y jeter d’autres malheureux, et que, bien qu’il fût à peine plausible que rien de pareil y dût arriver, néanmoins m’enfermer au milieu des collines et des bois, dans le centre de l’île, c’était vouloir prolonger ma captivité et rendre un tel événement non-seulement improbable, mais impossible. Je compris donc qu’il était de mon devoir de ne point changer d’habitation.

Cependant j’étais si enamouré de ce lieu que j’y passai presque tout le reste du mois de juillet, et, malgré qu’après mes réflexions j’eusse résolu de ne point déménager, je m’y construisis pourtant une sorte de tonnelle, que j’entourai à distance d’une forte enceinte formée d’une double haie, aussi haute que je pouvais atteindre, bien palissadée et bien fourrée de broussailles. Là, tranquille, je couchais quelquefois deux ou trois nuits de suite, passant et repassant par-dessus la haie, au moyen d’une échelle, comme je le pratiquais déjà. Dès lors je me figurai avoir ma maison de campagne et ma maison maritime. Cet ouvrage m’occupa jusqu’au commencement d’août.

AOÛT

Comme j’achevais mes fortifications et commençais à jouir de mon labeur, les pluies survinrent et m’obligèrent à demeurer à la maison ; car, bien que dans ma nouvelle habitation j’eusse fait avec un morceau de voile très-bien tendu une tente semblable à l’autre, cependant je n’avais point la protection d’une montagne pour me garder des orages, et derrière moi une grotte pour me retirer quand les pluies étaient excessives.

Vers le 1er de ce mois, comme je l’ai déjà dit, j’avais achevé ma tonnelle et commencé à en jouir.

Le 3. – Je trouvai les raisins que j’avais suspendus parfaitement secs ; et, au fait, c’étaient d’excellentes passerilles ; aussi me mis-je à les ôter de dessus les arbres ; et ce fut très-heureux que j’eusse fait ainsi ; car les pluies qui survinrent les auraient gâtés, et m’auraient fait perdre mes meilleures provisions d’hiver : j’en avais au moins deux cents belles grappes. Je ne les eus pas plus tôt dépendues et transportées en grande partie à ma grotte, qu’il tomba de l’eau. Depuis le 14 il plut chaque jour plus ou moins jusqu’à la mi-octobre, et quelquefois si violemment que je ne pouvais sortir de ma grotte durant plusieurs jours.

Dans cette saison l’accroissement de ma famille me causa une grande surprise. J’étais inquiet de la perte d’une de mes chattes qui s’en était allée, ou qui, à ce que je croyais, était morte et je n’y comptais plus, quand, à mon grand étonnement, vers la fin du mois d’août, elle revint avec trois petits. Cela fut d’autant plus étrange pour moi, que l’animal que j’avais tué avec mon fusil et que j’avais appelé chat sauvage, m’avait paru entièrement différent de nos chats d’Europe ; pourtant les petits minets étaient de la race domestique comme ma vieille chatte, et pourtant je n’avais que deux femelles : cela était bien étrange ! Quoi qu’il en soit, de ces trois chats il sortit une si grande postérité de chats, que je fus forcé de les tuer comme des vers ou des bêtes farouches, et de les chasser de ma maison autant que possible.

Depuis le 14 jusqu’au 26, pluie incessante, de sorte que je ne pus sortir ; j’étais devenu très-soigneux de me garantir de l’humidité. Durant cet emprisonnement, comme je commençais à me trouver à court de vivres, je me hasardai dehors deux fois : la première fois je tuai un bouc, et la seconde fois, qui était le 26, je trouvai une grosse tortue, qui fut pour moi un grand régal. Mes repas étaient réglés ainsi : à mon déjeûner je mangeais une grappe de raisin, à mon dîner un morceau de chèvre ou de tortue grillé ; – car, à mon grand chagrin, je n’avais pas de vase pour faire bouillir ou étuver quoi que ce fût. – Enfin deux ou trois œufs de tortue faisaient mon souper.

Pendant que la pluie me tint ainsi claquemuré, je travaillai chaque jour deux ou trois heures à agrandir ma grotte, et, peu à peu, dirigeant ma fouille obliquement, je parvins jusqu’au flanc du rocher, où je pratiquai une porte ou une issue qui débouchait un peu au-delà de mon enceinte. Par ce chemin je pouvais entrer et sortir ; toutefois je n’étais pas très-aise de me voir ainsi à découvert. Dans l’état de chose précédent, je m’estimais parfaitement en sûreté, tandis qu’alors je me croyais fort exposé, et pourtant je n’avais apperçu aucun être vivant qui pût me donner des craintes, car la plus grosse créature que j’eusse encore vue dans l’île était un bouc.

SEPTEMBRE

Le 30. – J’étais arrivé au triste anniversaire de mon débarquement ; j’additionnai les hoches de mon poteau, et je trouvai que j’étais sur ce rivage depuis trois cent soixante-cinq jours. Je gardai durant cette journée un jeûne solemnel, la consacrant tout entière à des exercices religieux, me prosternant à terre dans la plus profonde humiliation, me confessant à Dieu, reconnaissant la justice de ses jugements sur moi, et l’implorant de me faire miséricorde au nom de Jésus-Christ. Je m’abstins de toute nourriture pendant douze heures jusqu’au coucher du soleil, après quoi je mangeai un biscuit et une grappe de raisin ; puis, ayant terminé cette journée comme je l’avais commencée, j’allai me mettre au lit.

Jusque-là je n’avais observé aucun dimanche ; parce que, n’ayant eu d’abord aucun sentiment de religion dans le cœur, j’avais omis au bout de quelque temps de distinguer la semaine en marquant une hoche plus longue pour le dimanche ; ainsi je ne pouvais plus réellement le discerner des autres jours. Mais, quand j’eus additionné mes jours, comme j’ai dit plus haut, et que j’eus reconnu que j’étais là depuis un an, je divisai cette année en semaines, et je pris le septième jour de chacune pour mon dimanche. À la fin de mon calcul je trouvai pourtant un jour ou deux de mécompte.

Souvenir d’enfance §

Peu de temps après je m’apperçus que mon encre allait bientôt me manquer ; je me contentai donc d’en user avec un extrême ménagement, et de noter seulement les événements les plus remarquables de ma vie, sans continuer un mémorial journalier de toutes choses.

 

La saison sèche et la saison pluvieuse commençaient déjà à me paraître régulières ; je savais les diviser et me prémunir contre elles en conséquence. Mais j’achetai chèrement cette expérience, et ce que je vais rapporter est l’école la plus décourageante que j’aie faite de ma vie. J’ai raconté plus haut que j’avais mis en réserve le peu d’orge et de riz que j’avais cru poussés spontanément et merveilleusement ; il pouvait bien y avoir trente tiges de riz et vingt d’orge. Les pluies étant passées et le soleil entrant en s’éloignant de moi dans sa position méridionale, je crus alors le temps propice pour faire mes semailles.

Je bêchai donc une pièce de terre du mieux que je pus avec ma pelle de bois, et, l’ayant divisée en deux portions, je me mis à semer mon grain. Mais, pendant cette opération, il me vint par hasard à la pensée que je ferais bien de ne pas tout semer en une seule fois, ne sachant point si alors le temps était favorable ; je ne risquai donc que les deux tiers de mes grains, réservant à peu près une poignée de chaque sorte. Ce fut plus tard une grande satisfaction pour moi que j’eusse fait ainsi. Detous les grains que j’avais semés pas un seul ne leva ; parce que, les mois suivants étant secs, et la terre ne recevant point de pluie, ils manquèrent d’humidité pour leur germination. Rien ne parut donc jusqu’au retour de la saison pluvieuse, où ils jetèrent des tiges comme s’ils venaient d’être nouvellement semés.

Voyant que mes premières semences ne croissaient point, et devinant facilement que la sécheresse en était cause, je cherchai un terrain, plus humide pour faire un nouvel essai. Je bêchai donc une pièce de terre proche de ma nouvelle tonnelle, et je semai le reste de mon grain en février, un peu avant l’équinoxe du printemps. Ce grain, ayant pour l’humecter les mois pluvieux de mars et d’avril, poussa très-agréablement et donna une fort bonne récolte. Mais, comme ce n’était seulement qu’une portion du blé que j’avais mis en réserve, n’ayant pas osé aventurer tout ce qui m’en restait encore, je n’eus en résultat qu’une très-petite moisson, qui ne montait pas en tout à demi-picotin de chaque sorte.

Toutefois cette expérience m’avait fait passer maître : je savais alors positivement quelle était la saison propre à ensemencer, et que je pouvais faire en une année deux semailles et deux moissons.

Tandis que mon blé croissait, je fis une petite découverte qui me fut très-utile par la suite. Aussitôt que les pluies furent passées et que le temps commença à se rassurer, ce qui advint vers le mois de novembre, j’allai faire un tour à ma tonnelle, où, malgré une absence de quelques mois, je trouvai tout absolument comme je l’avais laissé. Le cercle ou la double haie que j’avais faite était non-seulement ferme et entière, mais les pieux que j’avais coupés sur quelques arbres qui s’élevaient dans les environs, avaienttous bourgeonné et jeté de grandes branches, comme font ordinairement les saules, qui repoussent la première année après leur étêtement. Je ne saurais comment appeler les arbres qui m’avaient fourni ces pieux. Surpris et cependant enchanté de voir pousser ces jeunes plants, je les élaguai, et je les amenai à croître aussi également que possible. On ne saurait croire la belle figure qu’ils firent au bout de trois ans. Ma haie formait un cercle d’environ trente-cinq verges de diamètre ; cependant ces arbres, car alors je pouvais les appeler ainsi, la couvrirent bientôt entièrement, et formèrent une salle d’ombrage assez touffue et assez épaisse pour loger dessous durant toute la saison sèche.

Ceci me détermina à couper encore d’autres pieux pour me faire, semblable à celle-ci, une haie en demi-cercle autour de ma muraille, j’entends celle de ma première demeure ; j’exécutai donc ce projet et je plantai un double rang de ces arbres ou de ces pieux à la distance de huit verges de mon ancienne palissade. Ils poussèrent aussitôt, et formèrent un beau couvert pour mon habitation ; plus tard ils me servirent aussi de défense, comme je le dirai en son lieu.

J’avais reconnu alors que les saisons de l’année pouvaient en général se diviser, non en été et en hiver, comme en Europe, mais en temps de pluie et de sécheresse, qui généralement se succèdent ainsi :

Moitié de Février, Mars, moitié d’Avril :

Pluie, le soleil étant dans son proche équinoxe.

 

Moitié d’Avril, Mai, Juin, Juillet, moitié d’Août :

Sécheresse, le soleil étant alors au Nord de la ligne.

 

Moitié d’Août, Septembre, moitié d’Octobre :

Pluie, le soleil étant revenu.

 

Moitié d’Octobre, Novembre, Décembre, Janvier, moitié de Février :

Sécheresse, le soleil étant au Sud de la ligne.

 

La saison pluvieuse durait plus ou moins long-temps, selon les vents qui venaient à souffler ; mais c’était une observation générale que j’avais faite. Comme j’avais appris à mes dépens combien il était dangereux de se trouver dehors par les pluies, j’avais le soin de faire mes provisions à l’avance, pour n’être point obligé de sortir ; et je restais à la maison autant que possible durant les mois pluvieux.

Pendant ce temps je ne manquais pas de travaux, – même très-convenables à cette situation, – car j’avais grand besoin de bien des choses, dont je ne pouvais me fournir que par un rude labeur et une constante application. Par exemple, j’essayai de plusieurs manières à me tresser un panier ; mais les baguettes que je me procurais pour cela étaient si cassantes, que je n’en pouvais rien faire. Ce fut alors d’un très-grand avantage pour moi que, tout enfant, je me fusse plu à m’arrêter chez un vannier de la ville où mon père résidait, et à le regarder faire ses ouvrages d’osier. Officieux, comme le sont ordinairement les petits garçons, et grand observateur de sa manière d’exécuter ses ouvrages, quelquefois je lui prêtais la main ; j’avais donc acquis par ce moyen une connaissance parfaite des procédés du métier : il ne me manquait que des matériaux. Je réfléchis enfin que les rameaux de l’arbre sur lequel j’avais coupé mes pieux, qui avaient drageonné, pourraient bien être aussi flexibles que le saule, le marsault et l’osier d’Angleterre, et je résolus de m’en assurer.

Conséquemment le lendemain j’allai à ma maison de campagne, comme je l’appelais, et, ayant coupé quelques petites branches, je les trouvai aussi convenables que je pouvais le désirer. Muni d’une hache, je revins dans les jours suivants, pour en abattre une bonne quantité que je trouvai sans peine, car il y en avait là en grande abondance. Je les mis en dedans de mon enceinte ou de mes haies pour les faire sécher, et dès qu’elles furent propres à être employées, je les portai dans ma grotte, où, durant la saison suivante, je m’occupai à fabriquer, – aussi bien qu’il m’était possible, un grand nombre de corbeilles pour porter de la terre, ou pour transporter ou conserver divers objets dont j’avais besoin. Quoique je ne les eusse pas faites très-élégamment, elles me furent pourtant suffisamment utiles ; aussi, depuis lors, j’eus l’attention de ne jamais m’en laisser manquer ; et, à mesure que ma vannerie dépérissait, j’en refaisais de nouvelle. Je fabriquai surtout des mannes fortes et profondes, pour y serrer mon grain, au lieu de l’ensacher, quand je viendrais à faire une bonne moisson.

Cette difficulté étant surmontée, ce qui me prit un temps infini, je me tourmentai l’esprit pour voir s’il ne serait pas possible que je suppléasse à deux autres besoins. Pour tous vaisseaux qui pussent contenir des liquides, je n’avais que deux barils encore presque pleins de rum, quelques bouteilles de verre de médiocre grandeur, et quelques flacons carrés contenant des eaux et des spiritueux. Je n’avais pas seulement un pot pour faire bouillir dedans quoi que ce fût, excepté une chaudière que j’avais sauvée du navire, mais qui était trop grande pour faire du bouillon ou faire étuver un morceau de viande pour moi seul. La seconde chose que j’aurais bien désiré avoir, c’était une pipe à tabac ; mais il m’était impossible d’en fabriquer une. Cependant, à la fin, je trouvai aussi une assez bonne invention pour cela.

Je m’étais occupé tout l’été ou toute la saison sèche à planter mes seconds rangs de palis ou de pieux, quand une autre affaire vint me prendre plus de temps que je n’en avais réservé pour mes loisirs.

J’ai dit plus haut que j’avais une grande envie d’explorer toute l’île, que j’avais poussé ma course jusqu’au ruisseau, puis jusqu’au lieu où j’avais construit ma tonnelle, et d’où j’avais une belle percée jusqu’à la mer, sur l’autre côté de l’île. Je résolus donc d’aller par la traverse jusqu’à ce rivage ; et, prenant mon mousquet, ma hache, mon chien, une plus grande provision de poudre que de coutume, et garnissant mon havresac de deux biscuits et d’une grosse grappe de raisin, je commençai mon voyage. Quand j’eus traversé la vallée où se trouvait située ma tonnelle dont j’ai parlé plus haut, je découvris la mer à l’Ouest, et, comme il faisait un temps fort clair, je distinguai parfaitement une terre : était-ce une île ou le continent, je ne pouvais le dire ; elle était très-haute et s’étendait fort loin de l’Ouest à l’Ouest-Sud-Ouest, et me paraissait ne pas être éloignée de moins de quinze ou vingt lieues.

Mais quelle contrée du monde était-ce ? Tout ce qu’il m’était permis de savoir, c’est qu’elle devait nécessairement faire partie de L’Amérique. D’après toutes mes observations, je conclus qu’elle confinait aux possessions espagnoles, qu’elle était sans doute toute habitée par des Sauvages, et que si j’y eusse abordé, j’aurais eu à subir un sort pire que n’était le mien. J’acquiesçai donc aux dispositions de la Providence, qui, je commençais à le reconnaître et à le croire, ordonne chaque chose pour le mieux. C’est ainsi que je tranquillisai mon esprit, bien loin de me tourmenter du vain désir d’aller en ce pays.

En outre, après que j’eus bien réfléchi sur cette découverte, je pensai que si cette terre faisait partie du littoral espagnol, je verrais infailliblement, une fois ou une autre passer et repasser quelques vaisseaux ; et que, si le cas contraire échéait, ce serait une preuve que cette côte faisait partie de celle qui s’étend entre le pays espagnol et le Brésil ; côte habitée par la pire espèce des Sauvages, car ils sont cannibales ou mangeurs d’hommes, et ne manquent jamais de massacrer et de dévorer tout ceux qui tombent entre leurs mains.

La cage de Poll §

En faisant ces réflexions je marchais en avant tout à loisir. Ce côté de l’île me parut beaucoup plus agréable que le mien ; les savanes étaient douces, verdoyantes, émaillées de fleurs et semées de bosquets charmants. Je vis une multitude de perroquets, et il me prit envie d’en attraper un s’il était possible, pour le garder, l’apprivoiser et lui apprendre à causer avec moi. Après m’être donné assez de peine, j’en surpris un jeune, je l’abattis d’un coup de bâton, et, l’ayant relevé, je l’emportai à la maison. Plusieurs années s’écoulèrent avant que je pusse le faire parler ; mais enfin je lui appris à m’appeler familièrement par mon nom. L’aventure qui en résulta, quoique ce ne soit qu’une bagatelle, pourra fort bien être, en son lieu, très-divertissante.

 

Ce voyage me fut excessivement agréable : je trouvai dans les basses terres des animaux que je crus être des lièvres et des renards ; mais ils étaient très-différents de toutes les autres espèces que j’avais vues jusque alors. Bien que j’en eusse tué plusieurs, je ne satisfis point mon envie d’en manger. À quoi bon m’aventurer ; je ne manquais pas d’aliments, et de très-bons, surtout de trois sortes : des chèvres, des pigeons et des chélones ou tortues. Ajoutez à cela mes raisins, et le marché de Leadenhall n’aurait pu fournir une table mieux que moi, à proportion des convives. Malgré ma situation, en somme assez déplorable, j’avais pourtant grand sujet d’être reconnaissant ; car, bien loin d’être entraîné à aucune extrémité pour ma subsistance, je jouissais d’une abondance poussée même jusqu’à la délicatesse.

Dans ce voyage je ne marchais jamais plus de deux milles ou environ par jour ; mais je prenais tant de tours et de détours pour voir si je ne ferais point quelque découverte, que j’arrivais assez fatigué au lieu où je décidais de m’établir pour la nuit. Alors j’allais me loger dans un arbre, ou bien je m’entourais de pieux plantés en terre depuis un arbre jusqu’à un autre, pour que les bêtes farouches ne pussent venir à moi sans m’éveiller. En atteignant à la rive de la mer, je fus surpris de voir que le plus mauvais côté de l’île m’était échu : celle-ci était couverte de tortues, tandis que sur mon côté je n’en avais trouvé que trois en un an et demi. Il y avait aussi une foule d’oiseaux de différentes espèces dont quelques-unes m’étaient déjà connues, et pour la plupart fort bons à manger ; mais parmi ceux-là je n’en connaissais aucun de nom, excepté ceux qu’on appelle Pingouins.

J’en aurais pu tuer tout autant qu’il m’aurait plu, mais j’étais très-ménager de ma poudre et de mon plomb ; j’eusse bien préféré tuer une chèvre s’il eût été possible, parce qu’il y aurait eu davantage à manger. Cependant, quoique les boucs fussent en plus grande abondance dans cette portion de l’île que dans l’autre, il était néanmoins beaucoup plus difficile de les approcher, parce que la campagne, étant plate et rase, ils m’appercevaient de bien plus loin que lorsque j’étais sur les collines.

J’avoue que ce canton était infiniment plus agréable que le mien, et pourtant il ne me vint pas le moindre désir de déménager. J’étais fixé à mon habitation, je commençais à m’y faire, et tout le temps que je demeurai par-là il me semblait que j’étais en voyage et loin de ma patrie. Toutefois, je marchai le long de la côte vers l’Est pendant environ douze milles ; puis alors je plantai une grande perche sur le rivage pour me servir de point de repère, et je me déterminai à retourner au logis. À mon voyage suivant je pris à l’Est de ma demeure, afin de gagner le côté opposé de l’île, et je tournai jusqu’à ce que je parvinsse à mon jalon. Je dirai cela en temps et place.

Je pris pour m’en retourner un autre chemin que celui par où j’étais venu, pensant que je pourrais aisément me reconnaître dans toute l’île, et que je ne pourrais manquer de retrouver ma première demeure en explorant le pays ; mais je m’abusais ; car, lorsque j’eus fait deux ou trois milles, je me trouvai descendu dans une immense vallée environnée de collines si boisées, que rien ne pouvait me diriger dans ma route, le soleil excepté, encore eût-il fallu au moins que je connusse très-bien la position de cet astre à cette heure du jour.

Il arriva que pour surcroît d’infortune, tandis que j’étais dans cette vallée, le temps se couvrit de brumes pour trois ou quatre jours. Comme il ne m’était pas possible de voir le soleil, je rôdai très-malencontreusement, et je fus enfin obligé de regagner le bord de la mer, de chercher mon jalon et de reprendre la route par laquelle j’étais venu. Alors je retournai chez moi, mais à petites journées, le soleil étant excessivement chaud, et mon fusil, mes munitions, ma hache et tout mon équipement extrêmement lourds.

Mon chien, dans ce trajet, surprit un jeune chevreau et le saisit. J’accourus aussitôt, je m’en emparai et le sauvai vivant de sa gueule. J’avais un très-grand désir de l’amener à la maison s’il était possible ; souvent j’avais songé aux moyens de prendre un cabri ou deux pour former une race de boucs domestiques, qui pourraient fournir à ma nourriture quand ma poudre et mon plomb seraient consommés.

Je fis un collier pour cette petite créature, et, avec un cordon que je tressai avec du fil de caret, que je portais toujours avec moi, je le menai en laisse, non sans difficulté, jusqu’à ce que je fusse arrivé à ma tonnelle, où je l’enfermai et le laissai ; j’étais si impatient de rentrer chez moi après un mois d’absence.

Je ne saurais comment exprimer quelle satisfaction ce fut pour moi de me retrouver dans ma vieille huche16, et de me coucher dans mon hamac. Ce petit voyage à l’aventure, sans retraite assurée, m’avait été si désagréable, que ma propre maison me semblait un établissement parfait en comparaison ; et cela me fit si bien sentir le confortable de tout ce qui m’environnait, que je résolus de ne plus m’en éloigner pour un temps aussi long tant que mon sort me retiendrait sur cette île.

Je me reposai une semaine pour me restaurer et me régaler après mon long pèlerinage. La majeure partie de ce temps fut absorbée par une affaire importante, la fabrication d’une cage pour mon Poll, qui commençait alors à être quelqu’un de la maison et à se familiariser parfaitement avec moi. Je me ressouvins enfin de mon pauvre biquet que j’avais parqué dans mon petit enclos, et je résolus d’aller le chercher et de lui porter quelque nourriture. Je m’y rendis donc, et je le trouvai où je l’avais laissé : – au fait il ne pouvait sortir, – mais il était presque mourant de faim. J’allai couper quelques rameaux aux arbres et quelques branches aux arbrisseaux que je pus trouver, et je les lui jetai. Quand il les eut brouté, je le liai comme j’avais fait auparavant et je l’emmenai ; mais il était si maté par l’inanition, que je n’aurais pas même eu besoin de le tenir en laisse : il me suivit comme un chien. Comme je continuai de le nourrir, il devint si aimant, si gentil, si doux, qu’il fut dès lors un de mes serviteurs, et que depuis il ne voulut jamais m’abandonner.

La saison pluvieuse de l’équinoxe automnal était revenue. J’observai l’anniversaire du 30 septembre, jour de mon débarquement dans l’île, avec la même solemnité que la première fois, il y avait alors deux ans que j’étais là, et je n’entrevoyais pas plus ma délivrance que le premier jour de mon arrivée. Je passai cette journée entière à remercier humblement le Ciel de toutes les faveurs merveilleuses dont il avait comblé ma vie solitaire, et sans lesquelles j’aurais été infiniment plus misérable. J’adressai à Dieu d’humbles et sincères actions de grâces de ce qu’il lui avait plu de me découvrir que même, dans cette solitude, je pouvais être plus heureux que je ne l’eusse été au sein de la société et detous les plaisirs du monde ; je le bénis encore de ce qu’il remplissait les vides de mon isolement et la privation de toute compagnie humaine par sa présence et par la communication de sa grâce, assistant, réconfortant et encourageant mon âme à se reposer ici-bas sur sa providence, et à espérer jouir de sa présence éternelle dans l’autre vie.

Ce fut alors que je commençai à sentir profondément combien la vie que je menais, même avec toutes ses circonstances pénibles, était plus heureuse que la maudite et détestable vie que j’avais faite durant toute la portion écoulée de mes jours. Mes chagrins et mes joies étaient changés, mes désirs étaient autres, mes affections n’avaient plus le même penchant, et mes jouissances étaient totalement différentes de ce qu’elles étaient dans les premiers temps de mon séjour, ou au fait pendant les deux années passées.

Autrefois, lorsque je sortais, soit pour chasser, soit pour visiter la campagne, l’angoisse que mon âme ressentait de ma condition se réveillait tout-à-coup, et mon cœur défaillait en ma poitrine, à la seule pensée que j’étais en ces bois, ces montagnes ces solitudes, et que j’étais un prisonnier sans rançon, enfermé dans un morne désert par l’éternelle barrière de l’Océan. Au milieu de mes plus grands calmes d’esprit, cette pensée fondait sur moi comme un orage et me faisait tordre mes mains et pleurer comme un enfant. Quelquefois elle me surprenait au fort de mon travail, je m’asseyais aussitôt, je soupirais, et durant une heure ou deux, les yeux fichés en terre, je restais là. Mon mal n’en devenait que plus cuisant. Si j’avais pu débonder en larmes, éclater en paroles, il se serait dissipé, et la douleur, après m’avoir épuisé, se serait elle-même abattue.

Mais alors je commençais à me repaître de nouvelles pensées. Je lisais chaque jour la parole de Dieu, et j’en appliquais toutes les consolations à mon état présent. Un matin que j’étais fort triste, j’ouvris la Bible à ce passage : – « Jamais, jamais, je ne te délaisserai ; je ne t’abandonnerai jamais ! » – Immédiatement il me sembla que ces mots s’adressaient à moi ; pourquoi autrement m’auraient-ils été envoyés juste au moment où je me désolais sur ma situation, comme un être abandonné de Dieu et des hommes ? – « Eh bien ! me dis-je, si Dieu ne me délaisse point, que m’importe que tout le monde me délaisse ! puisque, au contraire, si j’avais le monde entier, et que je perdisse la faveur et les bénédictions de Dieu, rien ne pourrait contrebalancer cette perte. »

Dès ce moment-là j’arrêtai en mon esprit qu’il m’était possible d’être plus heureux dans cette condition solitaire que je ne l’eusse jamais été dans le monde en toute autre position. Entraîné par cette pensée, j’allais remercier le Seigneur de m’avoir relégué en ce lieu.

Mais à cette pensée quelque chose, je ne sais ce que ce fut, me frappa l’esprit et m’arrêta. – « Comment peux-tu être assez hypocrite, m’écriai-je, pour te prétendre reconnaissant d’une condition dont tu t’efforces de te satisfaire, bien qu’au fond du cœur tu prierais plutôt pour en être délivrer ? » Ainsi j’en restai là. Mais quoique je n’eusse pu remercier Dieu de mon exil, toutefois je lui rendis grâce sincèrement de m’avoir ouvert les yeux par des afflictions providentielles afin que je pusse reconnaître ma vie passée, pleurer sur mes fautes et me repentir. – Je n’ouvrais jamais la Bible ni ne la fermais sans qu’intérieurement mon âme ne bénit Dieu d’avoir inspiré la pensée à mon ami d’Angleterre d’emballer, sans aucun avis de moi, ce saint livre parmi mes marchandises, et d’avoir permis que plus tard je le sauvasse des débris du navire.

Le gibet §

Ce fut dans cette disposition d’esprit que je commençai ma troisième année ; et, quoique je ne veuille point fatiguer le lecteur d’une relation aussi circonstanciée de mes travaux de cette année que de ceux de la première, cependant il est bon qu’il soit en général remarqué que je demeurais très-rarement oisif. Je répartissais régulièrement mon temps entre toutes les occupations quotidiennes que je m’étais imposées. Tels étaient premièrement mes devoirs envers Dieu et la lecture des Saintes-Écritures, auxquels je vaquais sans faute, quelquefois même jusqu’à trois fois par jour ; secondement ma promenade avec mon mousquet à la recherche de ma nourriture, ce qui me prenait généralement trois heures de la matinée quand il ne pleuvait pas ; troisièmement l’arrangement, l’apprêt, la conservation et la cuisson de ce que j’avais tué pour ma subsistance. Tout ceci employait en grande partie ma journée. En outre, il doit être considéré que dans le milieu du jour, lorsque le soleil était à son zénith, la chaleur était trop accablante pour agir : en sorte qu’on doit supposer que dans l’après-midi tout mon temps de travail n’était que de quatre heures environ, avec cette variante que parfois je changeais mes heures de travail et de chasse, c’est-à-dire que je travaillais dans la matinée et sortais avec mon mousquet sur le soir.

 

À cette brièveté du temps fixé pour le travail, veuillez ajouter l’excessive difficulté de ma besogne, et toutes les heures que, par manque d’outils, par manque d’aide et par manque d’habileté, chaque chose que j’entreprenais me faisait perdre. Par exemple je fus quarante-deux jours entiers à me façonner une planche de tablette dont j’avais besoin dans ma grotte, tandis que deux scieurs avec leurs outils et leurs tréteaux, en une demi-journée en auraient tiré six d’un seul arbre.

Voici comment je m’y pris : j’abattis un gros arbre de la largeur que ma planche devait avoir. Il me fallut trois jours pour le couper et deux pour l’ébrancher et en faire une pièce de charpente. À force de hacher et de tailler je réduisis les deux côtés en copeaux, jusqu’à ce qu’elle fût assez légère pour être remuée. Alors je la tournai et je corroyai une de ses faces, comme une planche, d’un bout à l’autre ; puis je tournai ce côté dessous et je la bûchai sur l’autre face jusqu’à ce qu’elle fût réduite à un madrier de trois pouces d’épaisseur environ. Il n’y a personne qui ne puisse juger quelle rude besogne c’était pour mes mains ; mais le travail et la patience m’en faisaient venir à bout comme de bien d’autres choses ; j’ai seulement cité cette particularité pour montrer comment une si grande portion de mon temps s’écoulait à faire si peu d’ouvrage ; c’est-à-dire que telle besogne, qui pourrait n’être rien quand on a de l’aide et des outils, devient un énorme travail, et demande un temps prodigieux pour l’exécuter seulement avec ses mains.

Mais, nonobstant, avec de la persévérance et de la peine, j’achevai bien des choses, et, au fait, toutes les choses que ma position exigeait que je fisse, comme il apparaîtra par ce qui suit.

J’étais alors dans les mois de novembre et de décembre, attendant ma récolte d’orge et de riz. Le terrain que j’avais labouré ou bêché n’était pas grand ; car, ainsi que je l’ai fait observer, mes semailles de chaque espèce n’équivalaient pas à un demi-picotin, parce que j’avais perdu toute une moisson pour avoir ensemencé dans la saison sèche. Toutefois, la moisson promettait d’être belle, quand je m’apperçus tout-à-coup que j’étais en danger de la voir détruite entièrement par divers ennemis dont il était à peine possible de se garder : d’abord par les boucs, et ces animaux sauvages que j’ai nommés lièvres, qui, ayant tâté du goût exquis du blé, s’y tapissaient nuit et jour, et le broutaient à mesure qu’il poussait, et si près du pied qu’il n’aurait pas eu le temps de monter en épis.

Je ne vis d’autre remède à ce mal que d’entourer mon blé d’une haie, qui me coûta beaucoup de peines, et d’autant plus que cela requérait célérité, car les animaux ne cessaient point de faire du ravage. Néanmoins, comme ma terre en labour était petite en raison de ma semaille, en trois semaines environ je parvins à la clore totalement. Pendant le jour je faisais feu sur ces maraudeurs, et la nuit je leur opposais mon chien, que j’attachais dehors à un poteau, et qui ne cessait d’aboyer. En peu de temps les ennemis abandonnèrent donc la place, et ma moisson crût belle et bien, et commença bientôt à mûrir.

Mais si les bêtes avaient ravagé mon blé en herbe, les oiseaux me menacèrent d’une nouvelle ruine quand il fut monté en épis. Un jour que je longeais mon champ pour voir comment cela allait, j’apperçus une multitude d’oiseaux, je ne sais pas de combien de sortes, qui entouraient ma petite moisson, et qui semblaient épier l’instant où je partirais. Je fis aussitôt une décharge sur eux, – car je sortais toujours avec mon mousquet. – À peine eus-je tiré, qu’une nuée d’oiseaux que je n’avais point vus s’éleva du milieu même des blés.

Je fus profondément navré : je prévis qu’en peu de jours ils détruiraient toutes mes espérances, que je tomberais dans la disette, et que je ne pourrais jamais amener à bien une moisson. Et je ne savais que faire à cela ! Je résolus pourtant de sauver mon grain s’il était possible, quand bien même je devrais faire sentinelle jour et nuit. Avant tout j’entrai dans la pièce pour reconnaître le dommage déjà existant, et je vis qu’ils en avaient gâté une bonne partie, mais que cependant, comme il était encore trop vert pour eux, la perte n’était pas extrême, et que le reste donnerait une bonne moisson, si je pouvais le préserver.

Je m’arrêtai un instant pour recharger mon mousquet, puis, m’avançant un peu, je pus voir aisément mes larrons branchés surtous les arbres d’alentour, semblant attendre mon départ, ce que l’évènement confirma ; car, m’écartant de quelques pas comme si je m’en allais, je ne fus pas plus tôt hors de leur vue qu’ils s’abattirent de nouveau un à un dans les blés. J’étais si vexé, que je n’eus pas la patience d’attendre qu’ils fussenttous descendus ; je sentais que chaque grain était pour ainsi dire une miche qu’ils me dévoraient. Je me rapprochai de la haie, je fis feu de nouveau et j’en tuai trois. C’était justement ce que je souhaitais ; je les ramassai, je fis d’eux comme on fait des insignes voleurs en Angleterre, je les pendis à un gibet pour la terreur des autres. On n’imaginerait pas quel bon effet cela produisit : non-seulement les oiseaux ne revinrent plus dans les blés, mais ils émigrèrent de toute cette partie de l’île, et je n’en vis jamais un seul aux environs tout le temps que pendirent mes épouvantails.

Je fus extrêmement content de cela, comme on peut en avoir l’assurance ; et sur la fin de décembre, qui est le temps de la seconde moisson de l’année, je fis la récolte de mon blé.

J’étais pitoyablement outillé pour cela ; je n’avais ni faux ni faucille pour le couper ; tout ce que je pus faire ce fut d’en fabriquer une de mon mieux avec un des braquemarts ou coutelas que j’avais sauvés du bâtiment parmi d’autres armes. Mais comme ma moisson était petite, je n’eus pas grande difficulté à la recueillir. Bref, je la fis à ma manière car je sciai les épis, je les emportai dans une grande corbeille que j’avais tressée, et je les égrainai entre mes mains. À la fin de toute ma récolte, je trouvai que le demi-picotin que j’avais semé m’avait produit près de deux boisseaux de riz et environ deux boisseaux et demi d’orge, autant que je pus en juger, puisque je n’avais alors aucune mesure.

Ceci fut pour moi un grand sujet d’encouragement ; je pressentis qu’à l’avenir il plairait à Dieu que je ne manquasse pas de pain. Toutefois je n’étais pas encore hors d’embarras : je ne savais comment moudre ou comment faire de la farine de mon grain, comment le vanner et le bluter ; ni même, si je parvenais à le mettre en farine, comment je pourrais en faire du pain ; et enfin, si je parvenais à en faire du pain, comment je pourrais le faire cuire. Toutes ces difficultés, jointes au désir que j’avais d’avoir une grande quantité de provisions, et de m’assurer constamment ma subsistance, me firent prendre la résolution de ne point toucher à cette récolte, de la conserver tout entière pour les semailles de la saison prochaine, et, à cette époque, de consacrer toute mon application et toutes mes heures de travail à accomplir le grand œuvre de me pourvoir de blé et de pain.

C’est alors que je pouvais dire avec vérité que je travaillais pour mon pain. N’est-ce pas chose étonnante, et à laquelle peu de personnes réfléchissent, l’énorme multitude d’objets nécessaires pour entreprendre, produire, soigner, préparer, faire et achever une parcelle de pain.

Moi, qui étais réduit à l’état de pure nature, je sentais que c’était là mon découragement de chaque jour, et d’heure en heure cela m’était devenu plus évident, dès lors même que j’eus recueilli la poignée de blé qui, comme je l’ai dit, avait crû d’une façon si inattendue et si émerveillante.

Premièrement je n’avais point de charrue pour labourer la terre, ni de bêche ou de pelle pour la fouir. Il est vrai que je suppléai à cela en fabriquant une pelle de bois dont j’ai parlé plus haut, mais elle faisait ma besogne grossièrement ; et, quoiqu’elle m’eût coûté un grand nombre de jours, comme la pellâtre n’était point garnie de fer, non-seulement elle s’usa plus tôt, mais elle rendait mon travail plus pénible et très-imparfait.

Mais, résigné à tout, je travaillais avec patience, et l’insuccès ne me rebutait point. Quand mon blé fut semé, je n’avais point de herse, je fus obligé de passer dessus moi-même et de traîner une grande et lourde branche derrière moi, avec laquelle, pour ainsi dire, j’égratignais la terre plutôt que je ne la hersais ou ratissais.

Quand il fut en herbe ou monté en épis, comme je l’ai déjà fait observer, de combien de choses n’eus-je pas besoin pour l’enclorre, le préserver, le faucher, le moissonner, le transporter au logis, le battre, le vanner et le serrer. Ensuite il me fallut un moulin pour le moudre, des sas pour bluter la farine, du levain et du sel pour pétrir ; et enfin un four pour faire cuire le pain, ainsi qu’on pourra le voir dans la suite. Je fus réduit à faire toutes ces choses sans aucun de ces instruments, et cependant mon blé fut pour moi une source de bien-être et de consolation. Ce manque d’instruments, je le répète, me rendait toute opération lente et pénible, mais il n’y avait à cela point de remède. D’ailleurs, mon temps étant divisé, je ne pouvais le perdre entièrement. Une portion de chaque jour était donc affectée à ces ouvrages ; et, comme j’avais résolu de ne point faire du pain de mon blé jusqu’à ce que j’en eusse une grande provision, j’avais les six mois prochains pour appliquer tout mon travail et toute mon industrie à me fournir d’ustensiles nécessaires à la manutention des grains que je recueillerais pour mon usage.

Il me fallut d’abord préparer un terrain plus grand ; j’avais déjà assez de grains pour ensemencer un acre de terre ; mais avant que d’entreprendre ceci je passai au moins une semaine à me fabriquer une bêche, une triste bêche en vérité, et si pesante que mon ouvrage en était une fois plus pénible.

La poterie §

Néanmoins je passai outre, et j’emblavai deux pièces de terre plates et unies aussi proche de ma maison que je le jugeai convenable, et je les entourai d’une bonne clôture dont les pieux étaient faits du même bois que j’avais déjà planté, et qui drageonnait. Je savais qu’au bout d’une année j’aurais une haie vive qui n’exigerait que peu d’entretien. Cet ouvrage ne m’occupa guère moins de trois mois, parce qu’une grande partie de ce temps se trouva dans la saison pluvieuse, qui ne me permettait pas de sortir.

 

C’est au logis, tandis qu’il pleuvait et que je ne pouvais mettre le pied dehors, que je m’occupai de la matière qui va suivre, observant toutefois que pendant que j’étais à l’ouvrage je m’amusais à causer avec mon perroquet, et à lui enseigner à parler. Je lui appris promptement à connaître son nom, et à dire assez distinctement Poll, qui fut le premier mot que j’entendis prononcer dans l’île par une autre bouche que la mienne. Ce n’était point là mon travail, mais cela m’aidait beaucoup à le supporter17. Alors, comme je l’ai dit, j’avais une grande affaire sur les bras. J’avais songé depuis long-temps à n’importe quel moyen de me façonner quelques vases de terre dont j’avais un besoin extrême ; mais je ne savais pas comment y parvenir. Néanmoins, considérant la chaleur du climat, je ne doutais pas que si je pouvais découvrir de l’argile, je n’arrivasse à fabriquer un pot qui, séché au soleil, serait assez dur et assez fort pour être manié et contenir des choses sèches qui demandent à être gardées ainsi ; et, comme il me fallait des vaisseaux pour la préparation du blé et de la farine que j’allais avoir, je résolus d’en faire quelques-uns aussi grands que je pourrais, et propres à contenir, comme des jarres, tout ce qu’on voudrait y renfermer.

Je ferais pitié au lecteur, ou plutôt je le ferais rire, si je disais de combien de façons maladroites je m’y pris pour modeler cette glaise ; combien je fis de vases difformes, bizarres et ridicules ; combien il s’en affaissa, combien il s’en renversa, l’argile n’étant pas assez ferme pour supporter son propre poids ; combien, pour les avoir exposés trop tôt, se fêlèrent à l’ardeur du soleil ; combien tombèrent en pièces seulement en les bougeant, soit avant comme soit après qu’il furent secs ; en un mot, comment, après que j’eus travaillé si rudement pour trouver de la glaise, pour l’extraire, l’accommoder, la transporter chez moi, et la modeler, je ne pus fabriquer, en deux mois environ, que deux grandes machines de terre grotesques, que je n’ose appeler jarres.

Toutefois, le soleil les ayant bien cuites et bien durcies, je les soulevai très-doucement et je les plaçai dans deux grands paniers d’osier que j’avais faits exprès pour qu’elles ne pussent être brisées ; et, comme entre le pot et le panier il y avait du vide, je le remplis avec de la paille de riz et d’orge. Je comptais, si ces jarres restaient toujours sèches, y serrer mes grains et peut être même ma farine, quand ils seraient égrugés.

Bien que pour mes grands vases je me fusse mécompté grossièrement, je fis néanmoins beaucoup de plus petites choses avec assez de succès, telles que des pots ronds, des assiettes plates, des cruches et des jattes, que ma main modelait et que la chaleur du soleil cuisait et durcissait étonnamment.

Mais tout cela ne répondait point encore à mes fins, qui étaient d’avoir un pot pour contenir un liquide et aller au feu, ce qu’aucun de ceux que j’avais n’aurait pu faire. Au bout de quelque temps il arriva que, ayant fait un assez grand feu pour rôtir de la viande, au moment où je la retirais étant cuite, je trouvai dans le foyer un tesson d’un de mes pots de terre cuit dur comme une pierre et rouge comme une tuile. Je fus agréablement surpris du voir cela, et je me dis qu’assurément ma poterie pourrait se faire cuire en son entier, puisqu’elle cuisait bien en morceaux.

Cette découverte fit que je m’appliquai à rechercher comment je pourrais disposer mon feu pour y cuire quelques pots. Je n’avais aucune idée du four dont les potiers se servent, ni de leurs vernis, et j’avais pourtant du plomb pour en faire. Je plaçai donc trois grandes cruches et deux ou trois autres pots, en pile les uns sur les autres, sur un gros tas de cendres chaudes, et j’allumai un feu de bois tout à l’entour. J’entretins le feu surtous les côtés et sur le sommet, jusqu’à ce que j’eusse vu mes pots rouges de part en part et remarqué qu’ils n’étaient point fendus. Je les maintins à ce degré pendant cinq ou six heures environ, au bout desquelles j’en apperçus un qui, sans être fêlé, commençait à fondre et à couler. Le sable, mêlé à la glaise, se liquéfiait par la violence de la chaleur, et se serait vitrifié si j’eusse poursuivi. Je diminuai donc mon brasier graduellement, jusqu’à ce que mes pots perdissent leur couleur rouge. Ayant veillé toute la nuit pour que le feu ne s’abattît point trop promptement, au point du jour je me vis possesseur de trois excellentes… je n’ose pas dire cruches, et deux autres pots aussi bien cuits que je pouvais le désirer. Un d’entre eux avait été parfaitement verni par la fonte du gravier.

Après cette épreuve, il n’est pas nécessaire de dire que je ne manquai plus d’aucun vase pour mon usage ; mais je dois avouer que leur forme était fort insignifiante, comme on peut le supposer. Je les modelais absolument comme les enfants qui font des boulettes de terre grasse, ou comme une femme qui voudrait faire des pâtés sans avoir jamais appris à pâtisser.

Jamais joie pour une chose si minime n’égala celle que je ressentis en voyant que j’avais fait un pot qui pourrait supporter le feu ; et à peine eus-je la patience d’attendre qu’il soit tout-à-fait refroidi pour le remettre sur le feu avec un peu d’eau dedans pour bouillir de la viande, ce qui me réussit admirablement bien. Je fis un excellent bouillon avec un morceau de chevreau ; cependant je manquais de gruau et de plusieurs autres ingrédients nécessaires pour le rendre aussi bon que j’aurais pu l’avoir.

J’eus un nouvel embarras pour me procurer un mortier de pierre où je pusse piler ou écraser mon grain ; quant à un moulin, il n’y avait pas lieu de penser qu’avec le seul secours de mes mains je parvinsse jamais à ce degré d’industrie. Pour suppléer à ce besoin, j’étais vraiment très-embarrassé, car detous les métiers du monde, le métier de tailleur de pierre était celui pour lequel j’avais le moins de dispositions ; d’ailleurs je n’avais point d’outils pour l’entreprendre. Je passai plusieurs jours à chercher une grande pierre assez épaisse pour la creuser et faire un mortier ; mais je n’en trouvai pas, si ce n’est dans de solides rochers, et que je ne pouvais ni tailler ni extraire. Au fait, il n’y avait point de roches dans l’île d’une suffisante dureté, elles étaient toutes d’une nature sablonneuse et friable, qui n’aurait pu résister aux coups d’un pilon pesant, et le blé n’aurait pu s’y broyer sans qu’il s’y mêlât du sable. Après avoir perdu ainsi beaucoup de temps à la recherche d’une pierre, je renonçai, et je me déterminai à chercher un grand billot de bois dur, que je trouvai beaucoup plus aisément. J’en choisis un si gros qu’à peine pouvais-je le remuer, je l’arrondis et je le façonnai à l’extérieur avec ma hache et mon herminette ; ensuite, avec une peine infinie, j’y pratiquai un trou, au moyen du feu, comme font les Sauvages du Brésil pour creuser leurs pirogues. Je fis enfin une hie ou grand pilon avec de ce bois appelé bois de fer, et je mis de côté ces instruments en attendant ma prochaine récolte, après laquelle je me proposai de moudre mon grain, au plutôt de l’égruger, pour faire du pain.

Ma difficulté suivante fut celle de faire un sas ou blutoir pour passer ma farine et la séparer du son et de la bale, sans quoi je ne voyais pas possibilité que je pusse avoir du pain ; cette difficulté était si grande que je ne voulais pas même y songer, assuré que j’étais de n’avoir rien de ce qu’il faut pour faire un tamis ; j’entends ni canevas fin et clair, ni étoffe à bluter la farine à travers. J’en restai là pendant plusieurs mois ; je ne savais vraiment que faire. Le linge qui me restait était en haillons ; j’avais bien du poil de chèvre, mais je ne savais ni filer ni tisser ; et, quand même je l’eusse su, il me manquait les instruments nécessaires. Je ne trouvai aucun remède à cela. Seulement je me ressouvins qu’il y avait parmi les hardes de matelots que j’avais emportées du navire quelques cravates de calicot ou de mousseline. J’en pris plusieurs morceaux, et je fis trois petits sas, assez propre à leur usage. Je fus ainsi pourvu pour quelques années. On verra en son lieu ce que j’y substituai plus tard.

J’avais ensuite à songer à la boulangerie, et comment je pourrais faire le pain quand je viendrais à avoir du blé ; d’abord je n’avais point de levain. Comme rien ne pouvait suppléer à cette absence, je ne m’en embarrassai pas beaucoup. Quant au four, j’étais vraiment en grande peine.

À la fin je trouvai l’expédient que voici : je fis quelques vases de terre très-larges et peu profonds, c’est-à-dire qui avaient environ deux pieds de diamètre et neuf pouces seulement de profondeur ; je les cuisis dans le feu, comme j’avais fait des autres, et je les mis ensuite à part. Quand j’avais besoin de cuire, j’allumais d’abord un grand feu sur mon âtre, qui était pavé de briques carrées de ma propre fabrique ; je n’affirmerais pas toutefois qu’elles fussent parfaitement carrées.

Quand le feu de bois était à peu près tombé en cendres et en charbons ardents, je les éparpillais sur l’âtre, de façon à le couvrir entièrement, et je les y laissais jusqu’à ce qu’il fût très-chaud. Alors j’en balayais toutes les cendres, je posais ma miche ou mes miches que je couvrais d’une jatte de terre, autour de laquelle je relevais les cendres pour conserver et augmenter la chaleur. De cette manière, aussi bien que dans le meilleur four du monde, je cuisais mes pains d’orge, et devins en très-peu de temps un vrai pâtissier ; car je fis des gâteaux de riz et des poudings. Toutefois je n’allai point jusqu’aux pâtés : je n’aurais rien eu à y mettre, supposant que j’en eusse fait, si ce n’est de la chair d’oiseaux et de la viande de chèvre.

On ne s’étonnera point de ce que toutes ces choses me prirent une grande partie de la troisième année de mon séjour dans l’île, si l’on considère que dans l’intervalle de toutes ces choses j’eus à faire mon labourage et une nouvelle moisson. En effet, je récoltai mon blé dans sa saison, je le transportai au logis du mieux que je pouvais, et je le conservai en épis dans une grande manne jusqu’à ce que j’eusse le temps de l’égrainer, puisque je n’avais ni aire ni fléau pour le battre.

L’accroissement de mes récoltes me nécessita réellement alors à agrandir ma grange. Je manquais d’emplacement pour les serrer ; car mes semailles m’avaient rapporté au moins vingt boisseaux d’orge et tout au moins autant de riz ; si bien que dès lors je résolus de commencer à en user à discrétion : mon biscuit depuis long-temps était achevé. Je résolus aussi de m’assurer de la quantité qu’il me fallait pour toute mon année, et si je ne pourrais pas ne faire qu’une seule semaille.

La pirogue §

Somme toute, je reconnus que quarante boisseaux d’orge et de riz étaient plus que je n’en pouvais consommer dans un an. Je me déterminai donc à semer chaque année juste la même quantité que la dernière fois, dans l’espérance qu’elle pourrait largement me pourvoir de pain.

 

Tandis que toutes ces choses se faisaient, mes pensées, comme on peut le croire, se reportèrent plusieurs fois sur la découverte de la terre que j’avais apperçue de l’autre côté de l’île. Je n’étais pas sans quelques désirs secrets d’aller sur ce rivage, imaginant que je voyais la terre ferme, et une contrée habitée d’où je pourrais d’une façon ou d’une autre me transporter plus loin, et peut-être trouver enfin quelques moyens de salut.

Mais dans tout ce raisonnement je ne tenais aucun compte des dangers d’une telle entreprise dans le cas où je viendrais à tomber entre les mains des Sauvages, qui pouvaient être, comme j’aurais eu raison de le penser, plus féroces que les lions et les tigres de l’Afrique. Une fois en leur pouvoir, il y avait, mille chances à courir contre une qu’ils me tueraient et sans doute me mangeraient. J’avais ouï dire que les peuples de la côte des Caraïbes étaient cannibales ou mangeurs d’hommes, et je jugeais par la latitude que je ne devais pas être fort éloigné de cette côte. Supposant que ces nations ne fussent point cannibales, elles auraient pu néanmoins me tuer, comme cela était advenu à d’autres Européens qui avaient été pris, quoiqu’ils fussent au nombre de dix et même de vingt, et elles l’auraient pu d’autant plus facilement que j’étais seul, et ne pouvais opposer que peu ou point de résistance. Toutes ces choses, dis-je, que j’aurais dû mûrement considérer et qui plus tard se présentèrent à mon esprit, ne me donnèrent premièrement aucune appréhension, ma tête ne roulait que la pensée d’aborder à ce rivage.

C’est ici que je regrettai mon garçon Xury, et mon long bateau avec sa voile d’épaule de mouton, sur lequel j’avais navigué plus de neuf cents milles le long de la côte d’Afrique ; mais c’était un regret superflu. Je m’avisai alors d’aller visiter la chaloupe de notre navire, qui, comme je l’ai dit, avait été lancée au loin sur la rive durant la tempête, lors de notre naufrage. Elle se trouvait encore à peu de chose près dans la même situation : renversée par la force des vagues et des vents, elle était presque sens dessus dessous sur l’éminence d’une longue dune de gros sable, mais elle n’était point entourée d’eau comme auparavant.

Si j’avais eu quelque aide pour le radouber et le lancer à la mer, ce bateau m’aurait suffi, et j’aurais pu retourner au Brésil assez aisément ; mais j’eusse dû prévoir qu’il ne me serait pas plus possible de le retourner et de le remettre sur son fond que de remuer l’île. J’allai néanmoins dans les bois, et je coupai des leviers et des rouleaux, que j’apportai près de la chaloupe, déterminé à essayer ce que je pourrais faire, et persuadé que si je parvenais à la redresser il me serait facile de réparer le dommage qu’elle avait reçu, et d’en faire une excellente embarcation, dans laquelle je pourrais sans crainte aller à la mer.

Au fait je n’épargnai point les peines dans cette infructueuse besogne, et j’y employai, je pense, trois ou quatre semaines environ. Enfin, reconnaissant qu’il était impossible à mes faibles forces de la soulever, je me mis à creuser le sable en dessous pour la dégager et la faire tomber ; et je plaçai des pièces de bois pour la retenir et la guider convenablement dans sa chute.

Mais quand j’eus fait cette fouille, je fus encore hors d’état de l’ébranler et de pénétrer en dessous, bien loin de pouvoir la pousser jusqu’à l’eau. Je fus donc forcé de l’abandonner ; et cependant bien que je désespérasse de cette chaloupe, mon désir de m’aventurer sur mer pour gagner le continent augmentait plutôt qu’il ne décroissait, au fur et à mesure que la chose m’apparaissait plus impraticable.

Cela m’amena enfin à penser s’il ne serait pas possible de me construire, seul et sans outils, avec le tronc d’un grand arbre, une pirogue toute semblable à celles que font les naturels de ces climats. Je reconnus que c’était non-seulement faisable, mais aisé. Ce projet me souriait infiniment, avec l’idée surtout que j’avais en main plus de ressources pour l’exécuter qu’aucun Nègre ou Indien ; mais je ne considérais nullement les inconvénients particuliers qui me plaçaient au-dessous d’eux ; par exemple le manque d’aide pour mettre ma pirogue à la mer quand elle serait achevée, obstacle beaucoup plus difficile à surmonter pour moi que toutes les conséquences du manque d’outils ne pouvaient l’être pour les Indiens. Effectivement, que devait me servir d’avoir choisi un gros arbre dans les bois, d’avoir pu à grande peine le jeter bas, si après l’avoir façonné avec mes outils, si après lui avoir donné la forme extérieure d’un canot, l’avoir brûlé ou taillé en dedans pour le creuser, pour en faire une embarcation ; si après tout cela, dis-je, il me fallait l’abandonner dans l’endroit même où je l’aurais trouvé, incapable de le mettre à la mer.

Il est croyable que si j’eusse fait la moindre réflexion sur ma situation tandis que je construisais ma pirogue, j’aurais immédiatement songé au moyen de la lancer à l’eau ; mais j’étais si préoccupé de mon voyage, que je ne considérai pas une seule fois comment je la transporterais ; et vraiment elle était de nature à ce qu’il fût pour moi plus facile de lui faire franchir en mer quarante-cinq milles, que du lieu où elle était quarante-cinq brasses pour la mettre à flot.

J’entrepris ce bateau plus follement que ne fit jamais homme ayant ses sens éveillés. Je me complaisais dans ce dessein, sans déterminer si j’étais capable de le conduire à bonne fin, non pas que la difficulté de le lancer ne me vînt souvent en tête ; mais je tranchais court à tout examen par cette réponse insensée que je m’adressais : – « Allons, faisons-le d’abord ; à coup sûr je trouverai moyen d’une façon ou d’une autre de le mettre à flot quand il sera fait. »

C’était bien la plus absurde méthode ; mais mon idée opiniâtre prévalait : je me mis à l’œuvre et j’abattis un cèdre. Je doute beaucoup que Salomon en ait eu jamais un pareil pour la construction du temple de Jérusalem. Il avait cinq pieds dix pouces de diamètre près de la souche et quatre pieds onze pouces à la distance de vingt-deux pieds, après quoi il diminuait un peu et se partageait en branches. Ce ne fut pas sans un travail infini que je jetai par terre cet arbre ; car je fus vingt jours à le hacher et le tailler au pied, et, avec une peine indicible, quatorze jours à séparer à coups de hache sa tête vaste et touffue. Je passai un mois à le façonner, à le mettre en proportion et à lui faire une espèce de carène semblable à celle d’un bateau, afin qu’il pût flotter droit sur sa quille et convenablement. Il me fallut ensuite près de trois mois pour évider l’intérieur et le travailler de façon à en faire une parfaite embarcation. En vérité je vins à bout de cette opération sans employer le feu, seulement avec un maillet et un ciseau et l’ardeur d’un rude travail qui ne me quitta pas, jusqu’à ce que j’en eusse fait une belle pirogue assez grande pour recevoir vingt-six hommes, et par conséquent bien assez grande pour me transporter moi et toute ma cargaison.

Quand j’eus achevé cet ouvrage j’en ressentis une joie extrême : au fait, c’était la plus grande pirogue d’une seule pièce que j’eusse vue de ma vie. Mais, vous le savez, que de rudes coups ne m’avait-elle pas coûté ! Il ne me restait plus qu’à la lancer à la mer ; et, si j’y fusse parvenu, je ne fais pas de doute que je n’eusse commencé le voyage le plus insensé et le plus aventureux qui fût jamais entrepris.

Maistous mes expédients pour l’amener jusqu’à l’eau avortèrent, bien qu’ils m’eussent aussi coûté un travail infini, et qu’elle ne fût éloignée de la mer que de cent verges tout au plus. Comme premier inconvénient, elle était sur une éminence à pic du côté de la baie. Nonobstant, pour aplanir cet obstacle, je résolus de creuser la surface du terrain en pente douce. Je me mis donc à l’œuvre. Que de sueurs cela me coûta ! Mais compte-t-on ses peines quand on a sa liberté en vue ? Cette besogne achevée et cette difficulté vaincue, une plus grande existait encore, car il ne m’était pas plus possible de remuer cette pirogue qu’il ne me l’avait été de remuer la chaloupe.

Alors je mesurai la longueur du terrain, et je me déterminai à ouvrir une darce ou canal pour amener la mer jusqu’à la pirogue, puisque je ne pouvais pas amener ma pirogue jusqu’à la mer. Soit ! Je me mis donc à la besogne ; et quand j’eus commencé et calculé la profondeur et la longueur qu’il fallait que je lui donnasse, et de quelle manière j’enlèverais les déblais, je reconnus que, n’ayant de ressources qu’en mes bras et en moi-même, il me faudrait dix ou douze années pour en venir à bout ; car le rivage était si élevé, que l’extrémité supérieure de mon bassin aurait dû être profonde de vingt-deux pieds tout au moins. Enfin, quoique à regret, j’abandonnai donc aussi ce dessein.

J’en fus vraiment navré, et je compris alors, mais trop tard, quelle folie c’était d’entreprendre un ouvrage avant d’en avoir calculé les frais et d’avoir bien jugé si nos propres forces pourraient le mener à bonne fin.

Au milieu de cette besogne je finis ma quatrième année dans l’île, et j’en célébrai l’anniversaire avec la même dévotion et tout autant de satisfaction que les années précédentes ; car, par une étude constante et une sérieuse application de la parole de Dieu et par le secours de sa grâce, j’acquérais une science bien différente de celle que je possédais autrefois, et j’appréciais tout autrement les choses : je considérais alors le monde comme une terre lointaine où je n’avais rien à souhaiter, rien à désirer ; d’où je n’avais rien à attendre, en un mot avec laquelle je n’avais rien et vraisemblablement ne devais plus rien avoir à faire. Je pense que je le regardais comme peut-être le regarderons-nous après cette vie, je veux dire ainsi qu’un lieu où j’avais vécu, mais d’où j’étais sorti ; et je pouvais bien dire comme notre père Abraham au Mauvais Riche : – « Entre toi et moi il y a un abyme profond. »

Là j’étais éloigné de la perversité du monde : je n’avais ni concupiscence de la chair, ni concupiscence des yeux, ni faste de la vie. Je ne convoitais rien, car j’avais alors tout ce dont j’étais capable de jouir ; j’étais seigneur de tout le manoir : je pouvais, s’il me plaisait, m’appeler Roi ou Empereur de toute cette contrée rangée sous ma puissance ; je n’avais point de rivaux, je n’avais point de compétiteur, personne qui disputât avec moi le commandement et la souveraineté. J’aurais pu récolter du blé de quoi charger des navires ; mais, n’en ayant que faire, je n’en semais que suivant mon besoin. J’avais à foison des chélones ou tortues de mer, mais une de temps en temps c’était tout ce que je pouvais consommer ; j’avais assez de bois de charpente pour construire une flotte de vaisseaux, et quand elle aurait été construite j’aurais pu faire d’assez abondantes vendanges pour la charger de passerilles et de vin.

Rédaction du journal §

Mais ce dont je pouvais faire usage était seul précieux pour moi. J’avais de quoi manger et de quoi subvenir à mes besoins, que m’importait tout le reste ! Si j’avais tué du gibier au-delà, de ma consommation, il m’aurait fallu l’abandonner au chien ou aux vers. Si j’avais semé plus de blé qu’il ne convenait pour mon usage, il se serait gâté. Les arbres que j’avais abattus restaient à pourrir sur la terre ; je ne pouvais les employer qu’au chauffage, et je n’avais besoin de feu que pour préparer mes aliments.

 

En un mot la nature et l’expérience m’apprirent, après mûre réflexion, que toutes les bonnes choses de l’univers ne sont bonnes pour nous que suivant l’usage que nous en faisons, et qu’on n’en jouit qu’autant qu’on s’en sert ou qu’on les amasse pour les donner aux autres, et pas plus. Le ladre le plus rapace de ce monde aurait été guéri de son vice de convoitise, s’il se fût trouvé à ma place ; car je possédais infiniment plus qu’il ne m’était loisible de dépenser. Je n’avais rien à désirer si ce n’est quelques babioles qui me manquaient et qui pourtant m’auraient été d’une grande utilité. J’avais, comme je l’ai déjà consigné, une petite somme de monnaie, tant en or qu’en argent, environ trente-six livres sterling : hélas ! cette triste vilenie restait là inutile ; je n’en avais que faire, et je pensais souvent en moi-même que j’en donnerais volontiers une poignée pour quelques pipes à tabac ou un moulin à bras pour moudre mon blé ; voire même que je donnerais le tout pour six penny de semence de navet et de carotte d’Angleterre, ou pour une poignée de pois et de fèves et une bouteille d’encre. En ma situation je n’en pouvais tirer ni avantage ni bénéfice : cela restait là dans un tiroir, cela pendant la saison pluvieuse se moisissait à l’humidité de ma grotte. J’aurais eu ce tiroir plein de diamants, que c’eût été la même chose, et ils n’auraient pas eu plus de valeur pour moi, à cause de leur inutilité.

J’avais alors amené mon état de vie à être en soi beaucoup plus heureux qu’il ne l’avait été premièrement, et beaucoup plus heureux pour mon esprit et pour mon corps. Souvent je m’asseyais pour mon repas avec reconnaissance, et j’admirais la main de la divine Providence qui m’avait ainsi dressé une table dans le désert. Je m’étudiais à regarder plutôt le côté brillant de ma condition que le côté sombre, et à considérer ce dont je jouissais plutôt que ce dont je manquais. Cela me donnait quelquefois de secrètes consolations ineffables. J’appuie ici sur ce fait pour le bien inculquer dans l’esprit de ces gens mécontents qui ne peuvent jouir confortablement des biens que Dieu leur a donnés, parce qu’ils tournent leurs regards et leur convoitise vers des choses qu’il ne leur a point départies.tous nos tourments sur ce qui nous manque me semblent procéder du défaut de gratitude pour ce que nous avons.

Une autre réflexion m’était d’un grand usage et sans doute serait de même pour quiconque tomberait dans une détresse semblable à la mienne : je comparais ma condition présente à celle à laquelle je m’étais premièrement attendu, voire même avec ce qu’elle aurait nécessairement été, si la bonne providence de Dieu n’avait merveilleusement ordonné que le navire échouât près du rivage, d’où non-seulement j’avais pu l’atteindre, mais où j’avais pu transporter tout ce que j’en avais tiré pour mon soulagement et mon bien-être ; et sans quoi j’aurais manqué d’outils pour travailler, d’armes pour ma défense et de poudre et de plomb pour me procurer ma nourriture.

Je passais des heures entières, je pourrais dire des jours entiers à me représenter sous la plus vive couleur ce qu’il aurait fallu que je fisse, si je n’avais rien sauvé du navire ; à me représenter que j’aurais pu ne rien attraper pour ma subsistance, si ce n’est quelques poissons et quelques tortues ; et toutefois, comme il s’était écoulé un temps assez long avant que j’en eusse rencontré que nécessairement j’aurais dû périr tout d’abord ; ou que si je n’avais pas péri j’aurais dû vivre comme un vrai Sauvage ; enfin à me représenter que, si j’avais tué une chèvre ou un oiseau par quelque stratagème, je n’aurais pu le dépecer ou l’ouvrir, l’écorcher, le vider ou le découper ; mais qu’il m’aurait fallu le ronger avec mes dents et le déchirer avec mes griffes, comme une bête.

Ces réflexions me rendaient très-sensible à la bonté de la Providence envers moi et très-reconnaissant de ma condition présente, malgré toutes ses misères et toutes ses disgrâces. Je dois aussi recommander ce passage aux réflexions de ceux qui sont sujets à dire dans leur infortune : – « Est-il une affliction semblable à la mienne ? » – Qu’ils considèrent combien est pire le sort de tant de gens, et combien le leur aurait pu être pire si la Providence l’avait jugé convenable.

Je faisais encore une autre réflexion qui m’aidait aussi à repaître mon âme d’espérances ; je comparais ma condition présente avec celle que j’avais méritée et que j’avais droit d’attendre de la justice divine. J’avais mené une vie mauvaise, entièrement dépouillée de toute connaissance et de toute crainte de Dieu. J’avais été bien éduqué par mon père et ma mère ; ni l’un ni l’autre n’avaient manqué de m’inspirer de bonne heure un religieux respect de Dieu, le sentiment de mes devoirs et de ce que la nature et ma fin demandaient de moi ; mais, hélas ! tombé bientôt dans la vie de marin, de toutes les vies la plus dénuée de la crainte de Dieu, quoiqu’elle soit souvent face à face avec ses terreurs ; tombé, dis-je, de bonne heure dans la vie et dans la société de marins, tout le peu de religion que j’avais conservé avait été étouffé par les dérisions de mes camarades, par un endurcissement et un mépris des dangers, par la vue de la mort devenue habituelle pour moi, par mon absence de toute occasion de m’entretenir si ce n’était avec mes pareils, ou d’entendre quelque chose qui fût profitable ou qui tendit au bien.

J’étais alors si dépourvu de tout ce qui est bien, du moindre sentiment de ce que j’étais ou devais être, que dans les plus grandes faveurs dont j’avais joui, – telles que ma fuite de Sallé, l’accueil du capitaine portugais, le succès de ma plantation au Brésil, la réception de ma cargaison d’Angleterre, – je n’avais pas eu une seule fois ces mots : – « Merci, ô mon Dieu ! » – ni dans le cœur ni à la bouche. Dans mes plus grandes détresses je n’avais seulement jamais songé à l’implorer ou à lui dire : – « Seigneur, ayez pitié de moi ! » – Je ne prononçais le nom de Dieu que pour jurer et blasphémer.

J’eus en mon esprit de terribles réflexions durant quelques mois, comme je l’ai déjà remarqué, sur l’endurcissement et l’impiété de ma vie passée ; et, quand je songeais à moi, et considérais quelle providence particulière avait pris soin de moi depuis mon arrivée dans l’île, et combien Dieu m’avait traité généreusement, non-seulement en me punissant moins que ne le méritait mon iniquité, mais encore en pourvoyant si abondamment à ma subsistance, je concevais alors l’espoir que mon repentir était accepté et que je n’avais pas encore lassé la miséricorde de Dieu.

J’accoutumais mon esprit non-seulement à la résignation aux volontés de Dieu dans la disposition des circonstances présentes, mais encore à une sincère gratitude de mon sort, par ces sérieuses réflexions que, moi, qui étais encore vivant, je ne devais pas me plaindre, puisque je n’avais pas reçu le juste châtiment de mes péchés ; que je jouissais de bien des faveurs que je n’aurais pu raisonnablement espérer en ce lieu ; que, bien loin de murmurer contre ma condition, je devais en être fort aise, et rendre grâce chaque jour du pain quotidien qui n’avait pu m’être envoyé que par une suite de prodiges ; que je devais considérer que j’avais été nourri par un miracle aussi grand que celui d’Élie nourri par les corbeaux ; voire même par une longue série de miracles ! enfin, que je pourrais à peine dans les parties inhabitées du monde nommer un lieu où j’eusse pu être jeté plus à mon avantage ; une place où, comme dans celle-ci, j’eusse été privé de toute société, ce qui d’un côté faisait mon affliction, mais où aussi je n’eusse trouvé ni bêtes féroces, ni loups, ni tigres furieux pour menacer ma vie ; ni venimeuses, ni vénéneuses créatures dont j’eusse pu manger pour ma perte, ni Sauvages pour me massacrer et me dévorer.

En un mot, si d’un côté ma vie était une vie d’affliction, de l’autre c’était une vie de miséricorde ; et il ne me manquait pour en faire une vie de bien-être que le sentiment de la bonté de Dieu et du soin qu’il prenait en cette solitude d’être ma consolation de chaque jour. Puis ensuite je faisais une juste récapitulation de toutes ces choses, je secouais mon âme, et je n’étais plus mélancolique.

Il y avait déjà si long-temps que j’étais dans l’île, que bien des choses que j’y avais apportées pour mon soulagement étaient ou entièrement finies ou très-usées et proche d’être consommées.

Mon encre, comme je l’ai dit plus haut, tirait à sa fin depuis quelque temps, il ne m’en restait que très-peu, que de temps à autre j’augmentais avec de l’eau, jusqu’à ce qu’elle devint si pâle qu’à peine laissait-elle quelque apparence de noir sur le papier. Tant qu’elle dura j’en fis usage pour noter les jours du mois où quelque chose de remarquable m’arrivait. Ce mémorial du temps passé me fait ressouvenir qu’il y avait un étrange rapport de dates entre les divers événements qui m’étaient advenus, et que si j’avais eu quelque penchant superstitieux à observer des jours heureux et malheureux j’aurais eu lieu de le considérer avec un grand sentiment de curiosité.

D’abord, – je l’avais remarqué, – le même jour où je rompis avec mon père et mes parents et m’enfuis à Hull pour m’embarquer, ce même jour, dans la suite, je fus pris par le corsaire de Sallé et fait esclave.

Le même jour de l’année où j’échappai du naufrage dans la rade d’Yarmouth, ce même jour, dans la suite, je m’échappai de Sallé dans un bateau.

Le même jour que je naquis, c’est-à-dire le 20 septembre, le même jour ma vie fut sauvée vingt-six ans après, lorsque je fus jeté sur mon île. Ainsi ma vie coupable et ma vie solitaire ont commencé toutes deux le même jour.

La première chose consommée après mon encre fut le pain, je veux dire le biscuit que j’avais tiré du navire. Je l’avais ménagé avec une extrême réserve, ne m’allouant qu’une seule galette par jour durant à peu près une année. Néanmoins je fus un an entier sans pain avant que d’avoir du blé de mon crû. Et grande raison j’avais d’être reconnaissant d’en avoir, sa venue étant, comme on l’a vu, presque miraculeuse.

Mes habits aussi commençaient à s’user ; quant au linge je n’en avais plus depuis long-temps, excepté quelques chemises rayées que j’avais trouvées dans les coffres des matelots, et que je conservais soigneusement, parce que souvent je ne pouvais endurer d’autres vêtements qu’une chemise. Ce fut une excellente chose pour moi que j’en eusse environ trois douzaines parmi les hardes des marins du navire, où se trouvaient aussi quelques grosses houppelandes de matelots, que je laissais en réserve parce qu’elles étaient trop chaudes pour les porter. Bien qu’il est vrai les chaleurs fussent si violentes que je n’avais pas besoin d’habits, cependant je ne pouvais aller entièrement nu et quand bien même je l’eusse voulu, ce qui n’était pas. Quoique je fusse tout seul, je n’en pouvais seulement supporter la pensée.

Séjour sur la colline §

La raison pour laquelle je ne pouvais aller tout-à-fait nu, c’est que l’ardeur du soleil m’était plus insupportable quand j’étais ainsi que lorsque j’avais quelques vêtements. La grande chaleur me faisait même souvent venir des ampoules sur la peau ; mais quand je portais une chemise, le vent l’agitait et soufflait par-dessous, et je me trouvais doublement au frais. Je ne pus pas davantage m’accoutumer à aller au soleil sans un bonnet ou un chapeau : ses rayons dardent si violemment dans ces climats, qu’en tombant d’aplomb sur ma tête, ils me donnaient immédiatement des migraines, qui se dissipaient aussitôt que je m’étais couvert.

 

À ces fins je commençai de songer à mettre un peu d’ordre dans les quelques haillons que j’appelais des vêtements. J’avais usé toutes mes vestes : il me fallait alors essayer à me fabriquer des jaquettes avec de grandes houppelandes et les autres effets semblables que je pouvais avoir. Je me mis donc à faire le métier de tailleur, ou plutôt de ravaudeur, car je faisais de la piteuse besogne. Néanmoins je vins à bout de bâtir deux ou trois casaques, dont j’espérais me servir long-temps. Quant aux caleçons, ou hauts-de-chausses, je les fis d’une façon vraiment pitoyable.

J’ai noté que je conservais les peaux detous les animaux que je tuais, des bêtes à quatre pieds, veux-je dire. Comme je les étendais au soleil sur des bâtons, quelques-unes étaient devenues si sèches et si dures qu’elles n’étaient bonnes à rien ; mais d’autres me furent réellement très-profitables. La première chose que je fis de ces peaux fut un grand bonnet, avec le poil tourné en dehors pour rejeter la pluie ; et je m’en acquittai si bien qu’aussitôt après j’entrepris un habillement tout entier, c’est-à-dire une casaque et des hauts-de-chausses ouverts aux genoux, le tout fort lâche, car ces vêtements devaient me servir plutôt contre la chaleur que contre le froid. Je dois avouer qu’ils étaient très-méchamment faits ; si j’étais mauvais charpentier, j’étais encore plus mauvais tailleur. Néanmoins ils me furent d’un fort bon usage ; et quand j’étais en course, s’il venait à pleuvoir, le poil de ma casaque et de mon bonnet étant extérieur, j’étais parfaitement garanti.

J’employai ensuite beaucoup de temps et de peines à me fabriquer un parasol, dont véritablement j’avais grand besoin et grande envie, J’en avais vu faire au Brésil, où ils sont d’une très-grande utilité dans les chaleurs excessives qui s’y font sentir, et celles que je ressentais en mon île étaient pour le moins tout aussi fortes, puisqu’elle est plus proche de l’équateur. En somme, fort souvent obligé d’aller au loin, c’était pour moi une excellente chose par les pluies comme par les chaleurs. Je pris une peine infinie, et je fus extrêmement long-temps sans rien pouvoir faire qui y ressemblât. Après même que j’eus pensé avoir atteint mon but, j’en gâtai deux ou trois avant d’en trouver à ma fantaisie. Enfin j’en façonnai un qui y répondait assez bien. La principale difficulté fut de le rendre fermant ; car si j’eusse pu l’étendre et n’eusse pu le ployer, il m’aurait toujours fallu le porter au-dessus de ma tête, ce qui eût été impraticable. Enfin, ainsi que je le disais, j’en fis un qui m’agréait assez ; je le couvris de peau, le poil en dehors, de sorte qu’il rejetait la pluie comme un auvent, et repoussait si bien le soleil, que je pouvais marcher dans le temps le plus chaud avec plus d’agrément que je ne le faisais auparavant dans le temps le plus frais. Quand je n’en avais pas besoin je le fermais et le portais sous mon bras.

Je vivais ainsi très-confortablement ; mon esprit s’était calmé en se résignant à la volonté de Dieu, et je m’abandonnais entièrement aux dispositions de sa providence. Cela rendait même ma vie meilleure que la vie sociale ; car lorsque je venais à regretter le manque de conversation, je me disais : – « Converser ainsi mutuellement avec mes propres pensées et avec mon Créateur lui-même par mes élancements et mes prières, n’est-ce pas bien préférable à la plus grande jouissance de la société des hommes ? »

Je ne saurais dire qu’après ceci, durant cinq années, rien d’extraordinaire me soit advenu. Ma vie suivit le même cours dans la même situation et dans les mêmes lieux qu’auparavant. Outre la culture annuelle de mon orge et de mon riz et la récolte de mes raisins, – je gardais de l’un et de l’autre toujours assez pour avoir devant moi une provision d’un an ; – outre ce travail annuel, dis-je, et mes sorties journalières avec mon fusil, j’eus une occupation principale, la construction d’une pirogue qu’enfin je terminai, et que, par un canal que je creusai large de six pieds et profond de quatre, j’amenai dans la crique, éloignée d’un demi-mille environ. Pour la première, si démesurément grande, que j’avais entreprise sans considérer d’abord, comme je l’eusse dû faire, si je pourrais la mettre à flot, me trouvant toujours dans l’impossibilité de l’amener jusqu’à l’eau ou d’amener l’eau jusqu’à elle, je fus obligé de la laisser où elle était, comme un commémoratif pour m’enseigner à être plus sage la prochaine fois. Au fait, cette prochaine fois, bien que je n’eusse pu trouver un arbre convenable, bien qu’il fût dans un lieu où je ne pouvais conduire l’eau, et, comme je l’ai dit, à une distance d’environ un demi-mille, ni voyant point la chose impraticable, je ne voulus point l’abandonner. Je fus à peu près deux ans à ce travail, dont je ne me plaignis jamais, soutenu par l’espérance d’avoir une barque et de pouvoir enfin gagner la haute mer.

Cependant quand ma petite pirogue fut terminée, sa dimension ne répondit point du tout au dessein que j’avais eu en vue en entreprenant la première, c’est-à-dire de gagner la terre ferme, éloignée d’environ quarante milles. La petitesse de mon embarcation mit donc fin à projet, et je n’y pensai plus ; mais je résolus de faire le tour de l’île. J’étais allé sur un seul point de l’autre côté, en prenant la traverse dans les terres, ainsi que je l’ai déjà narré, et les découvertes que j’avais faites en ce voyage m’avaient rendu très-curieux de voir les autres parties des côtes. Comme alors rien ne s’y opposait, je ne songeai plus qu’à faire cette reconnaissance.

Dans ce dessein, et pour que je pusse opérer plus sûrement et plus régulièrement, j’adaptai un petit mât à ma pirogue, et je fis une voile de quelques pièces de celles du navire mises en magasin et que j’avais en grande quantité par-devers moi.

Ayant ajusté mon mât et ma voile, je fis l’essai de ma barque, et je trouvai qu’elle cinglait très-bien. À ses deux extrémités je construisis alors de petits équipets et de petits coffres pour enfermer mes provisions, mes munitions, et les garantir de la pluie et des éclaboussures de la mer ; puis je creusai une longue cachette où pouvait tenir mon mousquet, et je la recouvris d’un abattant pour le garantir de toute humidité.

À la poupe je plaçais mon parasol, fiché dans une carlingue comme un mât, pour me défendre de l’ardeur du soleil et me servir de tendelet ; équipé de la sorte, je faisais de temps en temps une promenade sur mer, mais je n’allais pas loin et ne m’éloignais pas de la crique. Enfin, impatient de connaître la circonférence de mon petit Royaume, je me décidai à faire ce voyage, et j’avitaillai ma pirogue en conséquence. J’y embarquai deux douzaines de mes pains d’orge, que je devrais plutôt appeler des gâteaux, – un pot de terre empli de riz sec, dont je faisais une grande consommation, une petite bouteille de rum, une moitié de chèvre, de la poudre et du plomb pour m’en procurer davantage, et deux grandes houppelandes, de celles dont j’ai déjà fait mention et que j’avais trouvées dans les coffres des matelots. Je les pris, l’une pour me coucher dessus et l’autre pour me couvrir pendant la nuit.

Ce fut le 6 novembre, l’an sixième de mon Règne ou de ma Captivité, comme il vous plaira, que je me mis en route pour ce voyage, qui fut beaucoup plus long que je ne m’y étais attendu ; car, bien que l’île elle-même ne fût pas très-large, quand je parvins à sa côte orientale, je trouvai un grand récif de rochers s’étendant à deux lieues en mer, les uns au-dessus, les autres en dessous l’eau, et par-delà un banc de sable à sec qui se prolongeait à plus d’une demi-lieue ; de sorte que je fus obligé de faire un grand détour pour doubler cette pointe.

Quand je découvris ce récif, je fus sur le point de renoncer à mon entreprise et de rebrousser chemin, ne sachant pas de combien il faudrait m’avancer au large, et par-dessus tout comment je pourrais revenir. Je jetai donc l’ancre, car je m’en étais fait une avec un morceau de grappin brisé que j’avais tiré du navire.

Ayant mis en sûreté ma pirogue, je pris mon mousquet, j’allai à terre, et je gravis sur une colline qui semblait commander ce cap. Là j’en découvris toute l’étendue, et je résolus de m’aventurer.

En examinant la mer du haut de cette éminence, j’apperçus un rapide, je dirai même un furieux courant qui portait à l’Est et qui serrait la pointe. J’en pris une ample connaissance, parce qu’il me semblait y avoir quelque péril, et qu’y étant une fois tombé, entraîné par sa violence, je ne pourrais plus regagner mon île. Vraiment, si je n’eusse pas eu la précaution de monter sur cette colline, je crois que les choses se seraient ainsi passées ; car le même courant régnait du l’autre côté de l’île, seulement il s’en tenait à une plus grande distance. Je reconnus aussi qu’il y avait un violent remous sous la terre. Je n’avais donc rien autre à faire qu’à éviter le premier courant, pour me trouver aussitôt dans un remous.

Je séjournai cependant deux jours sur cette colline, parce que le vent, qui soufflait assez fort Est-Sud-Est, contrariait le courant et formait de violents brisants contre le cap. Il n’était donc sûr pour moi ni de côtoyer le rivage à cause du ressac, ni de gagner le large à cause du courant.

Le troisième jour au matin, le vent s’étant abattu durant la nuit, la mer étant calme, je m’aventurai. Que ceci soit une leçon pour les pilotes ignorants et téméraires ! À peine eus-je atteint le cap, – je n’étais pas éloigné de la terre de la longueur de mon embarcation, – que je me trouvai dans des eaux profondes et dans un courant rapide comme l’écluse d’un moulin. Il drossa ma pirogue avec une telle violence, que tout ce que je pus faire ne put la retenir près du rivage, et de plus en plus il m’emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche. Comme il n’y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je faisais avec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençais à me croire perdu ; car, les courants régnant des deux côtés de l’île, je n’ignorais pas qu’à la distance de quelques lieues ils devaient se rejoindre, et que là ce serait irrévocablement fait de moi. N’entrevoyant aucune possibilité d’en réchapper, je n’avais devant moi que l’image de la mort, et l’espoir, non d’être submergé, car la mer était assez calme, mais de périr de faim. J’avais trouvé, il est vrai sur le rivage une grosse tortue dont j’avais presque ma charge, et que j’avais embarquée ; j’avais une grande jarre d’eau douce, une jarre, c’est-à-dire un de mes pots de terre ; mais qu’était tout cela si je venais à être drossé au milieu du vaste Océan, où j’avais l’assurance de ne point rencontrer de terres, ni continent ni île, avant mille lieues tout au moins ?

Je compris alors combien il est facile à la providence de Dieu de rendre pire la plus misérable condition de l’humanité. Je me représentais alors mon île solitaire et isolée comme le lieu le plus séduisant du monde, et l’unique bonheur que souhaitât mon cœur était d’y rentrer. Plein de ce brûlant désir, je tendais mes bras vers elle. – « Heureux désert, m’écriais-je, je ne te verrai donc plus ! Ô misérable créature ! Où vas-tu ? »

Poor Robin Crusoé, where are you ? §

Alors je me reprochai mon esprit ingrat. Combien de fois avais-je murmuré contre ma condition solitaire ! Que n’aurais-je pas donné à cette heure pour remettre le pied sur la plage ? Ainsi nous ne voyons jamais le véritable état de notre position avant qu’il n’ait été rendu évident par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nos jouissances qu’après que nous les avons perdues. Il serait à peine possible d’imaginer quelle était ma consternation en me voyant loin de mon île bien-aimée, – telle elle m’apparaissait alors, – emporté au milieu du vaste Océan. J’en étais éloigné de plus de deux lieues, et je désespérais à tout jamais de la revoir. Cependant je travaillai toujours rudement, jusqu’à ce que mes forces fussent à peu près épuisées, dirigeant du mieux que je pouvais ma pirogue vers le Nord, c’est-à-dire au côté Nord du courant où se trouvait le remous. Dans le milieu de la journée, lorsque le soleil passa au méridien, je crus sentir sur mon visage une brise légère venant du Sud-Sud-Est. Cela me remit un peu de courage au cœur, surtout quand au bout d’une demi-heure environ il s’éleva au joli frais. En ce moment j’étais à une distance effroyable de mon île, et si le moindre nuage ou la moindre brume fût survenue, je me serais égaré dans ma route ; car, n’ayant point à bord de compas de mer, je n’aurais su comment gouverner pour mon île si je l’avais une fois perdue de vue. Mais le temps continuant à être beau, je redressai mon mât, j’aplestai ma voile et portai le cap au Nord autant que possible pour sortir du courant.

 

À peine avais-je dressé mon mât et ma voile, à peine la pirogue commençait-elle à forcer au plus près, que je m’apperçus par la limpidité de l’eau que quelque changement allait survenir dans le courant, car l’eau était trouble dans les endroits les plus violents. En remarquant la clarté de l’eau, je sentis le courant qui s’affaiblissait, et au même instant je vis à l’Est, à un demi-mille environ, la mer qui déferlait contre les roches. Ces roches partageaient le courant en deux parties. La plus grande courait encore au Sud, laissant les roches au Nord-Est ; tandis que l’autre repoussée par l’écueil formait un remous rapide qui portait avec force vers le Nord-Ouest.

Ceux qui savent ce que c’est que de recevoir sa grâce sur l’échelle, d’être sauvé de la main des brigands juste au moment d’être égorgé, ou qui se sont trouvés en d’équivalentes extrémités, ceux-là seulement peuvent concevoir ce que fut alors ma surprise de joie, avec quel empressement je plaçai ma pirogue dans la direction de ce remous, avec quelle hâte, la brise fraîchissant, je lui tendis ma voile, et courus joyeusement vent arrière, drossé par un reflux impétueux.

Ce remous me ramena d’une lieue dans mon chemin, directement vers mon île, mais à deux lieues plus au Nord que le courant qui m’avait d’abord drossé. De sorte qu’en approchant de l’île je me trouvai vers sa côte septentrionale, c’est-à-dire à son extrémité opposée à celle d’où j’étais parti.

Quand j’eus fait un peu plus d’une lieue à l’aide de ce courant ou de ce remous, je sentis qu’il était passé et qu’il ne me portait plus. Je trouvai toutefois qu’étant entre deux courants, celui au Sud qui m’avait entraîné, et celui au Nord qui s’éloignait du premier de deux lieues environ sur l’autre côté, je trouvai, dis-je, à l’Ouest de l’île, l’eau tout-à-fait calme et dormante. La brise m’étant toujours favorable, je continuai donc de gouverner directement pour l’île, mais je ne faisais plus un grand sillage, comme auparavant.

Vers quatre heures du soir, étant à une lieue environ de mon île, je trouvai que la pointe de rochers cause de tout ce malencontre, s’avançant vers le Sud, comme il est décrit plus haut, et rejetant le courant plus au Midi, avait formé d’elle même un autre remous vers le Nord. Ce remous me parut très-fort et porter directement dans le chemin de ma course, qui était Ouest mais presque plein Nord. À la faveur d’un bon frais, je cinglai à travers ce remous, obliquement au Nord-Ouest, et en une heure j’arrivai à un mille de la côte. L’eau était calme : j’eus bientôt gagné le rivage.

Dès que je fus à terre je tombai à genoux, je remerciai Dieu de ma délivrance, résolu d’abandonner toutes pensées de fuite sur ma pirogue ; et, après m’être rafraîchi avec ce que j’avais de provisions, je la hâlai tout contre le bord, dans une petite anse que j’avais découverte sous quelques arbres, et me mis à sommeiller, épuisé par le travail et la fatigue du voyage.

J’étais fort embarrassé de savoir comment revenir à la maison avec ma pirogue. J’avais couru trop de dangers, je connaissais trop bien le cas, pour penser tenter mon retour par le chemin que j’avais pris en venant ; et ce que pouvait être l’autre côté, – l’Ouest, veux-je dire, – je l’ignorais et ne voulais plus courir de nouveaux hasards. Je me déterminai donc, mais seulement dans la matinée, à longer le rivage du côté du couchant, pour chercher une crique où je pourrais mettre ma frégate en sûreté, afin de la retrouver si je venais à en avoir besoin. Ayant côtoyé la terre pendant trois milles ou environ, je découvris une très-bonne baie, profonde d’un mille et allant en se rétrécissant jusqu’à l’embouchure d’un petit ruisseau. Là je trouvai pour mon embarcation un excellent port, où elle était comme dans une darse qui eût été faite tout exprès pour elle. Je l’y plaçai, et l’ayant parfaitement abritée, je mis pied à terre pour regarder autour de moi et voir où j’étais.

Je reconnus bientôt que j’avais quelque peu dépassé le lieu où j’étais allé lors de mon voyage à pied sur ce rivage ; et, ne retirant de ma pirogue que mon mousquet et mon parasol, car il faisait excessivement chaud, je me mis en marche. La route était assez agréable, après le trajet que je venais de faire et j’atteignis sur le soir mon ancienne tonnelle, où je trouvai chaque chose comme je l’avais laissé : je la maintenais toujours en bon ordre : car c’était, ainsi que je l’ai déjà dit, ma maison de campagne.

Je passai par-dessus la palissade, et je me couchai à l’ombre pour reposer mes membres. J’étais harassé, je m’endormis bientôt. Mais jugez si vous le pouvez, vous qui lisez mon histoire, quelle dut être ma surprise quand je fus arraché à mon sommeil par une voix qui m’appela plusieurs fois par mon nom : – « Robin, Robin, Robin Crusoé, pauvre Robinson Crusoé ! Où êtes-vous ? –, Robin Crusoé ? Où êtes-vous ? Où êtes-vous allé ? »

J’étais si profondément endormi, fatigué d’avoir ramé, ou pagayé, comme cela s’appelle, toute la première partie du jour et marché durant toute l’autre, que je ne me réveillai pas entièrement. Je flottais entre le sommeil et le réveil, je croyais songer que quelqu’un me parlait. Comme la voix continuait de répéter : « Robin Crusoé, Robin Crusoé », – je m’éveillai enfin tout-à-fait, horriblement épouvanté et dans la plus grande consternation. Mais à peine eus-je ouvert les yeux que je vis mon Poll perché sur la cime de la haie, et reconnus aussitôt que c’était lui qui me parlait. Car c’était justement le langage lamentable que j’avais coutume de lui tenir et de lui apprendre ; et lui l’avait si bien retenu, qu’il venait se poser sur mon doigt, approcher son bec de mon visage, et crier : – « Pauvre Robin Crusoé, où êtes-vous ? où êtes-vous allé ? comment êtes-vous venu ici ? » – et autres choses semblables que je lui avais enseignées.

Cependant, bien que j’eusse reconnu que c’était le perroquet, et qu’au fait ce ne pouvait être personne d’autre, je fus assez long-temps à me remettre. J’étais étonné que cet animal fût venu là, et je cherchais quand et comment il y était venu, plutôt qu’ailleurs. Lorsque je fus bien assuré que ce n’était personne d’autre que mon fidèle Poll, je lui tendis la main, je l’appelai par son nom, Poll ; et l’aimable oiseau vint à moi, se posa sur mon pouce, comme il avait habitude de faire, et continua de me dire : – « Pauvre Robin Crusoé, comment êtes-vous venu là, où êtes-vous allé ? – » juste comme s’il eût été enchanté de me revoir ; et je l’emportai ainsi avec moi au logis.

J’avais alors pour quelque temps tout mon content de courses sur mer ; j’en avais bien assez pour demeurer tranquille quelques jours et réfléchir sur les dangers que j’avais courus. J’aurais été fort aise d’avoir ma pirogue sur mon côté de l’île, mais je ne voyais pas qu’il fût possible de l’y amener. Quant à la côte orientale que j’avais parcourue, j’étais payé pour ne plus m’y aventurer ; rien que d’y penser mon cœur se serrait et mon sang se glaçait dans mes veines ; et pour l’autre côté de l’île, j’ignorais ce qu’il pouvait être ; mais, en supposant que le courant portât contre le rivage avec la même force qu’à l’Est, je pouvais courir le même risque d’être drossé, et emporté loin de l’île ainsi que je l’avais été déjà. Toutes ces raisons firent que je me résignai à me passer de ma pirogue, quoiqu’elle fût le produit de tant de mois de travail pour la faire et de tant de mois pour la lancer.

Dans cette sagesse d’esprit je vécus près d’un an, d’une vie retirée et sédentaire, comme on peut bien se l’imaginer. Mes pensées étant parfaitement accommodées à ma condition, et m’étant tout-à-fait consolé en m’abandonnant aux dispensations de la Providence, sauf l’absence de société, je pensais mener une vie réellement heureuse entous points.

Durant cet intervalle je me perfectionnai danstous les travaux mécaniques auxquels mes besoins me forçaient de m’appliquer, et je serais porté à croire, considérant surtout combien j’avais peu d’outils que j’aurais pu faire un très-bon charpentier.

J’arrivai en outre à une perfection inespérée en poterie de terre, et j’imaginai assez bien de la fabriquer avec une roue, ce que je trouvai infiniment mieux et plus commode, parce que je donnais une forme ronde et bien proportionnée aux mêmes choses que je faisais auparavant hideuses à voir. Mais jamais je ne fus plus glorieux, je pense, de mon propre ouvrage, plus joyeux de quelque découverte, que lorsque je parvins à me façonner une pipe. Quoique fort laide, fort grossière et en terre cuite rouge comme mes autres poteries, elle était cependant ferme et dure, et aspirait très-bien, ce dont j’éprouvai une excessive satisfaction, car j’avais toujours eu l’habitude de fumer. À bord de notre navire il se trouvait bien des pipes, mais j’avais premièrement négligé de les prendre, ne sachant pas qu’il y eût du tabac dans l’île, et plus tard, quand je refouillai le bâtiment, je ne pus mettre la main sur aucune.

Je fis aussi de grands progrès en vannerie ; je tressai, aussi bien que mon invention me le permettait, une multitude de corbeilles nécessaires, qui, bien qu’elles ne fussent pas fort élégantes, ne laissaient pas de m’être fort commodes pour entreposer bien des choses et en transporter d’autres à la maison. Par exemple, si je tuais au loin une chèvre, je la suspendais à un arbre, je l’écorchais, je l’habillais, et je la coupais en morceau, que j’apportais au logis, dans une corbeille ; de même pour une tortue : je l’ouvrais, je prenais ses œufs et une pièce ou deux de sa chair, ce qui était bien suffisant pour moi, je les emportais dans un panier, et j’abandonnais tout le reste. De grandes et profondes corbeilles me servaient de granges pour mon blé que j’égrainais et vannais toujours aussitôt qu’il était sec, et de grandes mannes me servaient de grainiers.

Robinson et sa cour §

Je commençai alors à m’appercevoir que ma poudre diminuait considérablement : c’était une perte à laquelle il m’était impossible de suppléer ; je me mis à songer sérieusement à ce qu’il faudrait que je fisse quand je n’en aurais plus, c’est-à-dire à ce qu’il faudrait que je fisse pour tuer des chèvres. J’avais bien, comme je l’ai rapporté, dans la troisième année de mon séjour, pris une petite bique, que j’avais apprivoisée, dans l’espoir d’attraper un biquet, mais je n’y pus parvenir par aucun moyen avant que ma bique ne fût devenue une vieille chèvre. Mon cœur répugna toujours à la tuer : elle mourut de vieillesse.

 

J’étais alors dans la onzième année de ma résidence, et, comme je l’ai dit, mes munitions commençaient à baisser : je m’appliquai à inventer quelque stratagème pour traquer et empiéger des chèvres, et pour voir si je ne pourrais pas en attraper quelques-unes vivantes. J’avais besoin par-dessus tout d’une grande bique avec son cabri.

À cet effet je fis des traquenards pour les happer : elles s’y prirent plus d’une fois sans doute ; mais, comme les garnitures n’en étaient pas bonnes, – je n’avais point de fil d’archal, – je les trouvai toujours rompues et mes amorces mangées.

Je résolus d’essayer à les prendre au moyen d’une trappe. Je creusai donc dans la terre plusieurs grandes fosses dans les endroits où elles avaient coutume de paître, et sur ces fosses je plaçai des claies de ma façon, chargées d’un poids énorme. Plusieurs fois j’y semai des épis d’orge et du riz sec sans y pratiquer de bascule, et je reconnus aisément par l’empreinte de leurs pieds que les chèvres y étaient venues. Finalement, une nuit, je dressai trois trappes, et le lendemain matin je les retrouvai toutes tendues, bien que les amorces fussent mangées. C’était vraiment décourageant. Néanmoins je changeai mon système de trappe ; et, pour ne point vous fatiguer par trop de détails, un matin, allant visiter mes piéges, je trouvai dans l’un d’eux un vieux bouc énorme, et dans un autre trois chevreaux, mâle et deux femelles.

Quant au vieux bouc, je n’en savais que faire : il était si farouche que je n’osais descendre dans sa fosse pour tâcher de l’emmener en vie, ce que pourtant je désirais beaucoup. J’aurais pu le tuer, mais cela n’était point mon affaire et ne répondait point à mes vues. Je le tirai donc à moitié dehors, et il s’enfuit comme s’il eût été fou d’épouvante. Je ne savais pas alors, ce que j’appris plus tard, que la faim peut apprivoiser même un lion. Si je l’avais laissé là trois ou quatre jours sans nourriture, et qu’ensuite je lui eusse apporté un peu d’eau à boire et quelque peu de blé, il se serait privé comme un des biquets, car ces animaux sont pleins d’intelligence et de docilité quand on en use bien avec eux.

Quoi qu’il en soit, je le laissai partir, n’en sachant pas alors davantage. Puis j’allai aux trois chevreaux, et, les prenant un à un, je les attachai ensemble avec des cordons et les amenai au logis, non sans beaucoup de peine.

Il se passa un temps assez long avant qu’ils voulussent manger ; mais le bon grain que je leur jetais les tenta, et ils commencèrent à se familiariser. Je reconnus alors que, pour me nourrir de la viande de chèvre, quand je n’aurais plus ni poudre ni plomb, il me fallait faire multiplier des chèvres apprivoisées, et que par ce moyen je pourrais en avoir un troupeau autour de ma maison.

Mais il me vint incontinent à la pensée que si je ne tenais point mes chevreaux hors de l’atteinte des boucs étrangers, ils redeviendraient sauvages en grandissant, et que, pour les préserver de ce contact, il me fallait avoir un terrain bien défendu par une haie ou palissade, que ceux du dedans ne pourraient franchir et que ceux du dehors ne pourraient forcer.

L’entreprise était grande pour un seul homme, mais une nécessité absolue m’enjoignait de l’exécuter. Mon premier soin fut de chercher une pièce de terre convenable c’est-à-dire où il y eût de l’herbage pour leur pâture, de l’eau pour les abreuver et de l’ombre pour les garder du soleil.

Ceux qui s’entendent à faire ces sortes d’enclos trouveront que ce fut une maladresse de choisir pour place convenable, dans une prairie ou savane, – comme on dit dans nos colonies occidentales, – un lieu plat et ouvert, ombragé à l’une de ses extrémités, et où serpentaient deux ou trois filets d’eau ; ils ne pourront, dis-je, s’empêcher de sourire de ma prévoyance quand je leur dirai que je commençai la clôture de ce terrain de telle manière, que ma haie ou ma palissade aurait eu au moins deux milles de circonférence. Ce n’était pas en la dimension de cette palissade que gisait l’extravagance de mon projet, car elle aurait eu dix milles que j’avais assez de temps pour la faire, mais en ce que je n’avais pas considéré que mes chèvres seraient tout aussi sauvages dans un si vaste enclos, que si elles eussent été en liberté dans l’île, et que dans un si grand espace je ne pourrais les attraper.

Ma haie était commencée, et il y en avait bien cinquante verges d’achevées lorsque cette pensée me vint. Je m’arrêtai aussitôt, et je résolus de n’enclorre que cent cinquante verges en longueur et cent verges en largeur, espace suffisant pour contenir tout autant de chèvres que je pourrais en avoir pendant un temps raisonnable, étant toujours à même d’agrandir mon parc suivant que mon troupeau s’accroîtrait.

C’était agir avec prudence, et je me mis à l’œuvre avec courage. Je fus trois mois environ à entourer cette première pièce. Jusqu’à ce que ce fût achevé je fis paître les trois chevreaux, avec des entraves aux pieds, dans le meilleur pacage et aussi près de moi que possible, pour les rendre familiers. Très-souvent je leur portais quelques épis d’orge et une poignée de riz, qu’ils mangeaient dans ma main. Si bien qu’après l’achèvement de mon enclos, lorsque je les eus débarrassés de leurs liens, ils me suivaient partout, bêlant après moi pour avoir une poignée de grains.

Ceci répondit à mon dessein, et au bout d’un an et demi environ j’eus un troupeau de douze têtes : boucs, chèvres et chevreaux ; et deux ans après j’en eus quarante-trois, quoique j’en eusse pris et tué plusieurs pour ma nourriture. J’entourai ensuite cinq autres pièces de terre à leur usage, y pratiquant de petits parcs où je les faisais entrer pour les prendre quand j’en avais besoin, et des portes pour communiquer d’un enclos à l’autre.

Ce ne fut pas tout ; car alors j’eus à manger quand bon me semblait, non-seulement la viande de mes chèvres, mais leur lait, chose à laquelle je n’avais pas songé dans le commencement, et qui lorsqu’elle me vint à l’esprit me causa une joie vraiment inopinée. J’établis aussitôt ma laiterie, et quelquefois en une journée j’obtins jusqu’à deux gallons de lait. La nature, qui donne aux créatures les aliments qui leur sont nécessaires, leur suggère en même temps les moyens d’en faire usage. Ainsi, moi, qui n’avais jamais trait une vache, encore moins une chèvre, qui n’avais jamais vu faire ni beurre ni fromage, je parvins, après il est vrai beaucoup d’essais infructueux, à faire très-promptement et très-adroitement et du beurre et du fromage, et depuis je n’en eus jamais faute.

Que notre sublime Créateur peut traiter miséricordieusement ses créatures, même dans ces conditions où elles semblent être plongées dans la désolation ! Qu’il sait adoucir nos plus grandes amertumes, et nous donner occasion de le glorifier du fond même de nos cachots ! Quelle table il m’avait dressée dans le désert, où je n’avais d’abord entrevu que la faim et la mort !

Un stoïcien eût souri de me voir assis à dîner au milieu de ma petite famille. Là régnait ma Majesté le Prince et Seigneur de toute l’île : – j’avais droit de vie et de mort surtous mes sujets ; je pouvais les pendre, les vider, leur donner et leur reprendre leur liberté. Point de rebelles parmi mes peuples !

Seul, ainsi qu’un Roi, je dînais entouré de mes courtisans ! Poll, comme s’il eût été mon favori, avait seul la permission de me parler ; mon chien, qui était alors devenu vieux et infirme, et qui n’avait point trouvé de compagne de son espèce pour multiplier sa race, était toujours assis à ma droite ; mes deux chats étaient sur la table, l’un d’un côté et l’autre de l’autre, attendant le morceau que de temps en temps ma main leur donnait comme une marque de faveur spéciale.

Ces deux chats n’étaient pas ceux que j’avais apportés du navire : ils étaient morts et avaient été enterrés de mes propres mains proche de mon habitation ; mais l’un d’eux ayant eu des petits de je ne sais quelle espèce d’animal, j’avais apprivoisé et conservé ces deux-là, tandis que les autres couraient sauvages dans les bois et par la suite me devinrent fort incommodes Ils s’introduisaient souvent chez moi et me pillaient tellement, que je fus obligé de tirer sur eux et d’en exterminer un grand nombre. Enfin ils m’abandonnèrent, moi et ma Cour, au milieu de laquelle je vivais de cette manière somptueuse, ne désirant rien qu’un peu plus de société : peu de temps après ceci je fus sur le point d’avoir beaucoup trop.

J’étais assez impatient comme je l’ai déjà fait observer d’avoir ma pirogue à mon service, mais je ne me souciais pas de courir de nouveau le hasard ; c’est pour cela que quelquefois je m’ingéniais pour trouver moyen de lui faire faire le tour de l’île, et que d’autres fois je me résignais assez bien à m’en passer. Mais j’avais une étrange envie d’aller à la pointe où, dans ma dernière course, j’avais gravi sur une colline, pour reconnaître la côte et la direction du courant, afin de voir ce que j’avais à faire. Ce désir augmentait de jour en jour ; je résolus enfin de m’y rendre par terre en suivant le long du rivage : ce que je fis. – Si quelqu’un venait à rencontrer en Angleterre un homme tel que j’étais, il serait épouvanté ou il se pâmerait de rire. Souvent je m’arrêtais pour me contempler moi-même, et je ne pouvais m’empêcher de sourire à la pensée de traverser le Yorkshire dans un pareil équipage. Par l’esquisse suivante on peut se former une idée de ma figure :

J’avais un bonnet grand, haut, informe, et fait de peau de chèvre, avec une basque tombant derrière pour me garantir du soleil et empêcher l’eau de la pluie de me ruisseler dans le cou. Rien n’est plus dangereux en ces climats que de laisser pénétrer la pluie entre sa chair et ses vêtements.

J’avais une jaquette courte, également de peau de chèvre, dont les pans descendaient à mi-cuisse, et une paire de hauts-de-chausses ouverts aux genoux. Ces hauts-de-chausses étaient faits de la peau d’un vieux bouc dont le poil pendait si bas detous côtés, qu’il me venait, comme un pantalon, jusqu’à mi-jambe. De bas et de souliers je n’en avais point ; mais je m’étais fait une paire de quelque chose, je sais à peine quel nom lui donner, assez semblable à des brodequins collant à mes jambes et se laçant sur le côté comme des guêtres : c’était, de même que tout le reste de mes vêtements, d’une forme vraiment barbare.

J’avais un large ceinturon de peau de chèvre desséchée, qui s’attachait avec deux courroies au lieu de boucles ; en guise d’épée et de dague j’y appendais d’un côté une petite scie et de l’autre une hache. J’avais en outre un baudrier qui s’attachait de la même manière et passait par-dessus mon épaule. À son extrémité, sous mon bras gauche, pendaient deux poches faites aussi de peau de chèvre : dans l’une je mettais ma poudre et dans l’autre mon plomb. Sur mon dos je portais une corbeille, sur mon épaule un mousquet, et sur ma tête mon grand vilain parasol de peau de bouc, qui pourtant, après mon fusil, était la chose la plus nécessaire de mon équipage.

Le vestige §

Quant à mon visage, son teint n’était vraiment pas aussi hâlé qu’on l’aurait pu croire d’un homme qui n’en prenait aucun soin et qui vivait à neuf ou dix degrés de l’équateur. J’avais d’abord laissé croître ma barbe jusqu’à la longueur d’un quart d’aune ; mais, comme j’avais des ciseaux et des rasoirs, je la coupais alors assez courte, excepté celle qui poussait sur ma lèvre supérieure, et que j’avais arrangée en manière de grosses moustaches à la mahométane, telles qu’à Sallé j’en avais vu à quelques Turcs ; car, bien que les Turcs en aient, les Maures n’en portent point. Je ne dirai pas que ces moustaches ou ces crocs étaient assez longs pour y suspendre mon chapeau, mais ils étaient d’une longueur et d’une forme assez monstrueuses pour qu’en Angleterre ils eussent paru effroyables.

 

Mais que tout ceci soit dit en passant, car ma tenue devait être si peu remarquée, qu’elle n’était pas pour moi une chose importante : je n’y reviendrai plus. Dans cet accoutrement je partis donc pour mon nouveau voyage, qui me retint absent cinq ou six jours. Je marchai d’abord le long du rivage de la mer, droit vers le lieu où la première fois j’avais mis ma pirogue à l’ancre pour gravir sur les roches. N’ayant pas, comme alors, de barque à mettre en sûreté, je me rendis par le plus court chemin sur la même colline ; d’où, jetant mes regards vers la pointe de rochers que j’avais eu à doubler avec ma pirogue, comme je l’ai narré plus haut, je fus surpris de voir la mer tout-à-fait calme et douce : là comme en toute autre place point de clapotage, point de mouvement, point de courant.

J’étais étrangement embarrassé pour m’expliquer ce changement, et je résolus de demeurer quelque temps en observation pour voir s’il n’était point occasionné par la marée. Je ne tardai pas à être au fait, c’est-à-dire à reconnaître que le reflux, partant de l’Ouest et se joignant au cours des eaux de quelque grand fleuve, devait être la cause de ce courant ; et que, selon la force du vent qui soufflait de l’Ouest ou du Nord, il s’approchait ou s’éloignait du rivage. Je restai aux aguets jusqu’au soir, et lorsque le reflux arriva, du haut des rochers je revis le courant comme la première fois, mais il se tenait à une demi-lieue de la pointe ; tandis qu’en ma mésaventure il s’était tellement approché du bord qu’il m’avait entraîné avec lui, ce qu’en ce moment il n’aurait pu faire.

Je conclus de cette observation qu’en remarquant le temps du flot et du jusant de la marée, il me serait très-aisé de ramener mon embarcation. Mais quand je voulus entamer ce dessein, mon esprit fut pris de terreur au souvenir du péril que j’avais essuyé, et je ne pus me décider à l’entreprendre. Bien au contraire, je pris la résolution, plus sûre mais plus laborieuse, de me construire ou plutôt de me creuser une autre pirogue, et d’en avoir ainsi une pour chaque côté de l’île.

Vous n’ignorez pas que j’avais alors, si je puis m’exprimer ainsi, deux plantations dans l’île : l’une était ma petite forteresse ou ma tente, entourée de sa muraille au pied du rocher, avec son arrière grotte, que j’avais en ce temps-là agrandie de plusieurs chambres donnant l’une dans l’autre. Dans l’une d’elles, celle qui était la moins humide et la plus grande, et qui avait une porte en dehors de mon retranchement, c’est-à-dire un peu au-delà de l’endroit où il rejoignait le rocher, je tenais les grands pots de terre dont j’ai parlé avec détail, et quatorze ou quinze grandes corbeilles de la contenance de cinq ou six boisseaux, où je conservais mes provisions, surtout mon blé, soit égrainé soit en épis séparés de la paille.

Pour ce qui est de mon enceinte, les longs pieux ou palis dont elle avait été faite autrefois avaient crû comme des arbres et étaient devenus si gros et si touffus qu’il eût été impossible de s’appercevoir qu’ils masquaient une habitation.

Près de cette demeure, mais un peu plus avant dans le pays et dans un terrain moins élevé, j’avais deux pièces à blé, que je cultivais et ensemençais exactement, et qui me rendaient exactement leur moisson en saison opportune. Si j’avais eu besoin d’une plus grande quantité de grains, j’avais d’autres terres adjacentes propres à être emblavées.

Outre cela j’avais ma maison de campagne, qui pour lors était une assez belle plantation. Là se trouvait ma tonnelle, que j’entretenais avec soin, c’est-à-dire que je tenais la haie qui l’entourait constamment émondée à la même hauteur, et son échelle toujours postée en son lieu, sur le côté intérieur de l’enceinte. Pour les arbres, qui d’abord n’avaient été que des pieux, mais qui étaient devenus hauts et forts, je les entretenais et les élaguais de manière à ce qu’ils pussent s’étendre, croître épais et touffus, et former un agréable ombrage, ce qu’ils faisaient tout-à-fait à mon gré. Au milieu de cette tonnelle ma tente demeurait toujours dressée ; c’était une pièce de voile tendue sur des perches plantées tout exprès, et qui n’avaient jamais besoin d’être réparées ou renouvelées. Sous cette tente je m’étais fait un lit de repos avec les peaux detous les animaux que j’avais tués, et avec d’autres choses molles sur lesquelles j’avais étendu une couverture provenant des strapontins que j’avais sauvés du vaisseau, et une grande houppelande qui servait à me couvrir. Voilà donc la maison de campagne où je me rendais toutes les fois que j’avais occasion de m’absenter de mon principal manoir.

Adjacent à ceci j’avais mon parc pour mon bétail, c’est-à-dire pour mes chèvres. Comme j’avais pris une peine inconcevable pour l’enceindre et le protéger, désireux de voir sa clôture parfaite, je ne m’étais arrêté qu’après avoir garni le côté extérieur de la haie de tant de petits pieux plantés si près l’un de l’autre, que c’était plus une palissade qu’une haie, et qu’à peine y pouvait-on fourrer la main. Ces pieux, ayant poussé dès la saison pluvieuse qui suivit, avaient rendu avec le temps cette clôture aussi forte, plus forte même que la meilleure muraille.

Ces travaux témoignent que je n’étais pas oisif et que je n’épargnais pas mes peines pour accomplir tout ce qui semblait nécessaire à mon bien-être ; car je considérais que l’entretien d’une race d’animaux domestiques à ma disposition m’assurerait un magasin vivant de viande, de lait, de beurre et de fromage pour tout le temps, que je serais en ce lieu, dussé-je y vivre quarante ans ; et que la conservation de cette race dépendait entièrement de la perfection de mes clôtures, qui, somme toute, me réussirent si bien, que dès la première pousse des petits pieux je fus obligé, tant ils étaient plantés dru, d’en arracher quelques-uns.

Dans ce canton croissaient aussi les vignes d’où je tirais pour l’hiver ma principale provision de raisins, que je conservais toujours avec beaucoup de soin, comme le meilleur et le plus délicat detous mes aliments. C’était un manger non-seulement agréable, mais sain, médicinal, nutritif et rafraîchissant au plus haut degré.

Comme d’ailleurs cet endroit se trouvait à mi-chemin de mon autre habitation et du lieu où j’avais laissé ma pirogue, je m’y arrêtais habituellement, et j’y couchais dans mes courses de l’un à l’autre ; car je visitais fréquemment de tout ce qui en dépendait. Quelquefois je la montais et je voguais pour me divertir, mais je ne faisais plus de voyages aventureux ; à peine allais-je à plus d’un ou deux jets de pierre du rivage, tant je redoutais d’être entraîné de nouveau par des courants, le vent ou quelque autre malencontre. – Mais me voici arrivé à une nouvelle scène de ma vie.

Il advint qu’un jour, vers midi, comme j’allais à ma pirogue, je fus excessivement surpris en découvrant le vestige humain d’un pied nu parfaitement empreint sur le sable. Je m’arrêtai court, comme frappé de la foudre, ou comme si j’eusse entrevu un fantôme. J’écoutai, je regardai autour de moi, mais je n’entendis rien ni ne vis rien. Je montai sur un tertre pour jeter au loin mes regards, puis je revins sur le rivage et descendis jusqu’à la rive. Elle était solitaire, et je ne pus rencontrer aucun autre vestige que celui-là. J’y retournai encore pour m’assurer s’il n’y en avait pas quelque autre, ou si ce n’était point une illusion ; mais non, le doute n’était point possible : car c’était bien l’empreinte d’un pied, l’orteil, le talon, enfin toutes les parties d’un pied. Comment cela était-il venu là ? je ne le savais ni ne pouvais l’imaginer. Après mille pensées désordonnées, comme un homme confondu, égaré, je m’enfuis à ma forteresse, ne sentant pas, comme on dit, la terre où je marchais. Horriblement épouvanté, je regardais derrière moitous les deux ou trois pas, me méprenant à chaque arbre, à chaque buisson, et transformant en homme chaque tronc dans l’éloignement. – Il n’est pas possible de décrire les formes diverses dont une imagination frappée revêttous les objets. Combien d’idées extravagantes me vinrent à la tête ! Que d’étranges et d’absurdes bizarreries assaillirent mon esprit durant le chemin !

Quand j’arrivai à mon château, car c’est ainsi que je le nommai toujours depuis lors, je m’y jetai comme un homme poursuivi. Y rentrai-je d’emblée par l’échelle ou par l’ouverture dans le roc que j’appelais une porte, je ne puis me le remémorer, car jamais lièvre effrayé ne se cacha, car jamais renard ne se terra avec plus d’effroi que moi dans cette retraite.

Je ne pus dormir de la nuit. À mesure que je m’éloignais de la cause de ma terreur, mes craintes augmentaient, contrairement à toute loi des choses et surtout à la marche, ordinaire de la peur chez les animaux. J’étais toujours si troublé de mes propres imaginations que je n’entrevoyais rien que de sinistre. Quelquefois je me figurais qu’il fallait que ce fût le diable, et j’appuyais cette supposition sur ce raisonnement : Comment quelque autre chose ayant forme humaine aurait-elle pu parvenir en cet endroit ? Où était le vaisseau qui l’aurait amenée ? Quelle trace y avait-il de quelque autre pas ? et comment était-il possible qu’un homme fût venu là ? Mais d’un autre côté je retombais dans le même embarras quand je me demandais pourquoi Satan se serait incarné en un semblable lieu, sans autre but que celui de laisser une empreinte de son pied, ce qui même n’était pas un but, car il ne pouvait avoir l’assurance que je la rencontrerais. Je considérai d’ailleurs que le diable aurait eu pour m’épouvanter bien d’autres moyens que la simple marque de son pied ; et que, lorsque je vivais tout-à-fait de l’autre côté de l’île, il n’aurait pas été assez simple pour laisser un vestige dans un lieu où il y avait dix mille à parier contre un que je ne le verrais pas, et qui plus est, sur du sable où la première vague de la mer et la première rafale pouvaient l’effacer totalement. En un mot, tout cela me semblait contradictoire en soi, et avec toutes les idées communément admises sur la subtilité du démon.

Quantité de raisons semblables détournèrent mon esprit de toute appréhension du diable ; et je conclus que ce devaient être de plus dangereuses créatures, c’est-à-dire des Sauvages de la terre ferme située à l’opposite, qui, rôdant en mer dans leurs pirogues, avaient été entraînés par les courants ou les vents contraires, et jetés sur mon île ; d’où, après être descendus au rivage, ils étaient repartis, ne se souciant sans doute pas plus de rester sur cette île déserte que je ne me serais soucié moi-même de les y avoir.

Les ossements §

Pendant que ces réflexions roulaient en mon esprit, je rendais grâce au Ciel de ce que j’avais été assez heureux pour ne pas me trouver alors dans ces environs, et pour qu’ils n’eussent pas apperçu mon embarcation ; car ils en auraient certainement conclu qu’il y avait des habitants en cette place, ce qui peut-être aurait pu les porter à pousser leurs recherches jusqu’à moi. – Puis de terribles pensées assaillaient mon esprit : j’imaginais qu’ayant découvert mon bateau et reconnu par là que l’île était habitée, ils reviendraient assurément en plus grand nombre, et me dévoreraient ; que, s’il advenait que je pusse me soustraire, toutefois ils trouveraient mon enclos, détruiraient tout mon blé, emmèneraient tout mon troupeau de chèvres : ce qui me condamnerait à mourir de faim.

 

La crainte bannissait ainsi de mon âme tout mon religieux espoir, toute ma première confiance en Dieu, fondée sur la merveilleuse expérience que j’avais faite de sa bonté ; comme si Celui qui jusqu’à cette heure m’avait nourri miraculeusement n’avait pas la puissance de me conserver les biens que sa libéralité avait amassés pour moi. Dans cette inquiétude, je me reprochai de n’avoir semé du blé que pour un an, que juste ce dont j’avais besoin jusqu’à la saison prochaine, comme s’il ne pouvait point arriver un accident qui détruisît ma moisson en herbe ; et je trouvai ce reproche si mérité que je résolus d’avoir à l’avenir deux ou trois années de blé devant moi, pour n’être pas, quoi qu’il pût advenir, réduit à périr faute de pain.

Quelle œuvre étrange et bizarre de la Providence que la vie de l’homme ! Par combien de voies secrètes et contraires les circonstances diverses ne précipitent-elles pas nos affections ! Aujourd’hui nous aimons ce que demain nous haïrons ; aujourd’hui nous recherchons ce que nous fuirons demain ; aujourd’hui nous désirons ce qui demain nous fera peur, je dirai même trembler à la seule appréhension ! J’étais alors un vivant et manifeste exemple de cette vérité ; car moi, dont la seule affliction était de me voir banni de la société humaine, seul, entouré par le vaste Océan, retranché de l’humanité et condamné à ce que j’appelais une vie silencieuse ; moi qui étais un homme que le Ciel jugeait indigne d’être compté parmi les vivants et de figurer parmi le reste de ses créatures ; moi pour qui la vue d’un être de mon espèce aurait semblé un retour de la mort à la vie, et la plus grande bénédiction qu’après ma félicité éternelle le Ciel lui-même pût m’accorder ; moi, dis-je, je tremblais à la seule idée de voir un homme, et j’étais près de m’enfoncer sous terre à cette ombre, à cette apparence muette qu’un homme avait mis le pied dans l’île !

Voilà les vicissitudes de la vie humaine, voilà ce qui me donna de nombreux et de curieux sujets de méditation quand je fus un peu revenu de ma première stupeur. – Je considérai alors que c’était l’infiniment sage et bonne providence de Dieu qui m’avait condamné à cet état de vie ; qu’incapable de pénétrer les desseins de la sagesse divine à mon égard, je ne pouvais pas décliner la souveraineté d’un Être qui, comme mon Créateur, avait le droit incontestable et absolu de disposer de moi à son bon plaisir, et qui pareillement avait le pouvoir judiciaire de me condamner, moi, sa créature, qui l’avais offensé, au châtiment qu’il jugeait convenable ; et que je devais me résigner à supporter sa colère, puisque j’avais péché contre lui.

Puis je fis réflexion que Dieu, non-seulement équitable, mais tout puissant, pouvait me délivrer de même qu’il m’avait puni et affligé quand il l’avait jugé convenable, et que, s’il ne jugeait pas convenable de le faire, mon devoir était de me résigner entièrement et absolument à sa volonté. D’ailleurs, il était aussi de mon devoir d’espérer en lui, de l’implorer, et de me laisser aller tranquillement aux mouvements et aux inspirations de sa providence de chaque jour.

Ces pensées m’occupèrent des heures, des jours, je puis dire même des semaines et des mois, et je n’en saurais omettre cet effet particulier : un matin, de très-bonne heure, étant couché dans mon lit, l’âme préoccupée de la dangereuse apparition des Sauvages, je me trouvais dans un profond abattement, quand tout-à-coup me revinrent en l’esprit ces paroles de la Sainte Écriture : – « Invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me glorifieras. »

Là-dessus je me levai, non-seulement le cœur empli de joie et de courage, mais porté à prier Dieu avec ferveur pour ma délivrance. Lorsque j’eus achevé ma prière, je pris ma Bible, et, en l’ouvrant, le premier passage qui s’offrit à ma vue fut celui-ci : – « Sers le Seigneur, et aie bon courage, et il fortifiera ton cœur ; sers, dis-je, le Seigneur. » – Il serait impossible d’exprimer combien ces paroles me réconfortèrent. Plein de reconnaissance, je posai le livre, et je ne fus plus triste au moins à ce sujet.

Au milieu de ces pensées, de ces appréhensions et de ces méditations, il me vint un jour en l’esprit que je m’étais créé des chimères, et que le vestige de ce pas pouvait bien être une empreinte faite sur le rivage par mon propre pied en me rendant à ma pirogue. Cette idée contribua aussi à me ranimer : je commençai à me persuader que ce n’était qu’une illusion, et que ce pas était réellement le mien. N’avais-je pas pu prendre ce chemin, soit en allant à ma pirogue soit en revenant ? D’ailleurs je reconnus qu’il me serait impossible de me rappeler si cette route était ou n’était pas celle que j’avais prise ; et je compris que, si cette marque était bien celle de mon pied, j’avais joué le rôle de ces fous qui s’évertuent à faire des histoires de spectres et d’apparitions dont ils finissent eux-mêmes par être plus effrayés que tout autre.

Je repris donc courage, et je regardai dehors en tapinois. N’étant pas sorti de mon château depuis trois jours et trois nuits, je commençais à languir de besoin : je n’avais plus chez moi que quelques biscuits d’orge et de l’eau. Je songeai alors que mes chèvres avaient grand besoin que je les trayasse, – ce qui était ordinairement ma récréation du soir, – et que les pauvres bêtes devaient avoir bien souffert de cet abandon. Au fait quelques-unes s’en trouvèrent fort incommodées : leur lait avait tari.

Raffermi par la croyance que ce n’était rien que le vestige de l’un de mes propres pieds, – je pouvais donc dire avec vérité que j’avais eu peur de mon ombre, – je me risquai à sortir et j’allai à ma maison des champs pour traire mon troupeau ; mais, à voir avec quelle peur j’avançais, regardant souvent derrière moi, près à chaque instant de laisser là ma corbeille et de m’enfuir pour sauver ma vie, on m’aurait pris pour un homme troublé par une mauvaise conscience, ou sous le coup d’un horrible effroi : ce qui, au fait, était vrai.

Toutefois, ayant fait ainsi cette course pendant deux ou trois jours, je m’enhardis et me confirmai dans le sentiment que j’avais été dupe de mon imagination. Je ne pouvais cependant me le persuader complètement avant de retourner au rivage, avant de revoir l’empreinte de ce pas, de le mesurer avec le mien, de m’assurer s’il avait quelque similitude ou quelque conformité, afin que je pusse être convaincu que c’était bien là mon pied. Mais quand j’arrivai au lieu même, je reconnus qu’évidemment, lorsque j’avais abrité ma pirogue, je n’avais pu passer par là ni aux environs. Bien plus, lorsque j’en vins à mesurer la marque, je trouvai qu’elle était de beaucoup plus large que mon pied. Ce double désappointement remplit ma tête de nouvelles imaginations et mon cœur de la plus profonde mélancolie. Un frisson me saisit comme si j’eusse eu la fièvre, et je m’en retournai chez moi, plein de l’idée qu’un homme ou des hommes étaient descendus sur ce rivage, ou que l’île était habitée, et que je pouvais être pris à l’improviste. Mais que faire pour ma sécurité ? je ne savais.

Oh ! quelles absurdes résolutions prend un homme quand il est possédé de la peur ! Elle lui ôte l’usage des moyens de salut que lui offre la raison. La première chose que je me proposai fut de jeter à bas mes clôtures, de rendre à la vie sauvage des bois mon bétail apprivoisé, de peur que l’ennemi, venant à le découvrir, ne se prît à fréquenter l’île, dans l’espoir de trouver un semblable butin. Il va sans dire qu’après cela je devais bouleverser mes deux champs de blé, pour qu’il ne fût point attiré par cet appât, et démolir ma tonnelle et ma tente afin qu’il ne pût trouver nul vestige de mon habitation qui l’eût excité à pousser ses recherches, dans l’espoir de rencontrer les habitants de l’île.

Ce fut là le sujet de mes réflexions pendant la nuit qui suivit mon retour à la maison, quand les appréhensions qui s’étaient emparées de mon esprit étaient encore dans toute leur force, ainsi que les vapeurs de mon cerveau. La crainte du danger est dix mille fois plus effrayante que le danger lui-même, et nous trouvons le poids de l’anxiété plus lourd de beaucoup que le mal que nous redoutons. Mais le pire dans tout cela, c’est que dans mon trouble je ne tirais plus aucun secours de la résignation. J’étais semblable à Saül, qui se plaignait non-seulement de ce que les Philistins étaient sur lui, mais que Dieu l’avait abandonné ; je n’employais plus les moyens propres à rasséréner mon âme en criant à Dieu dans ma détresse, et en me reposant pour ma défense et mon Salut sur sa providence, comme j’avais fait auparavant. Si je l’avais fait, j’aurais au moins supporté plus courageusement cette nouvelle alarme, et peut-être l’aurais-je bravée avec plus de résolution.

Ce trouble de mes pensées me tint éveillé toute la nuit, mais je m’endormis dans la matinée. La fatigue de mon âme et l’épuisement de mes esprits me procurèrent un sommeil très-profond, et je me réveillai beaucoup plus calme. Je commençai alors à raisonner de sens rassis, et, après un long débat avec moi-même, je conclus que cette île, si agréable, si fertile et si proche de la terre ferme que j’avais vue, n’était pas aussi abandonnée que je l’avais cru ; qu’à la vérité il n’y avait point d’habitants fixes qui vécussent sur ce rivage, mais qu’assurément des embarcations y venaient quelquefois du continent, soit avec dessein, soit poussées par les vents contraires.

Ayant vécu quinze années dans ce lieu, et n’ayant point encore rencontré l’ombre d’une créature humaine, il était donc probable que si quelquefois on relâchait à cette île, on se rembarquait aussi tôt que possible, puisqu’on ne l’avait point jugée propre à s’y établir jusque alors.

Le plus grand danger que j’avais à redouter c’était donc une semblable descente accidentelle des gens de la terre ferme, qui, selon toute apparence, abordant à cette île contre leur gré, s’en éloignaient avec toute la hâte possible, et n’y passaient que rarement la nuit pour attendre le retour du jour et de la marée. Ainsi je n’avais rien autre à faire qu’à me ménager une retraite sûre pour le cas où je verrais prendre terre à des Sauvages.

Je commençai alors à me repentir d’avoir creusé ma grotte, et de lui avoir donné une issue qui aboutissait, comme je l’ai dit, au-delà de l’endroit où ma fortification joignait le rocher. Après mûre délibération, je résolus de me faire un second retranchement en demi-cercle, à quelque distance de ma muraille, juste où douze ans auparavant j’avais planté un double rang d’arbres dont il a été fait mention. Ces arbres avaient été placés si près les uns des autres qu’il n’était besoin que d’enfoncer entre eux quelques poteaux pour en faire aussitôt une muraille épaisse et forte.

Embuscade §

De cette manière j’eus un double rempart : celui du dehors était renforcé de pièces de charpente, de vieux câbles, et de tout ce que j’avais jugé propre à le consolider, et percé de sept meurtrières assez larges pour passer le bras. Du côté extérieur je l’épaissis de dix pieds, en amoncelant contre toute la terre que j’extrayais de ma grotte, et en piétinant dessus. Dans les sept meurtrières j’imaginai de placer les mousquets que j’ai dit avoir sauvés du navire au nombre de sept, et de les monter en guise de canons sur des espèces d’affûts ; de sorte que je pouvais en deux minutes faire feu de toute mon artillerie. Je fus plusieurs grands mois à achever ce rempart, et cependant je ne me crus point en sûreté qu’il ne fût fini.

 

Cet ouvrage terminé, pour le masquer, je fichai dans tout le terrain environnant des bâtons ou des pieux de ce bois semblable à l’osier qui croissait si facilement. Je crois que j’en plantai bien près de vingt mille, tout en réservant entre eux et mon rempart une assez grande esplanade pour découvrir l’ennemi et pour qu’il ne pût, à la faveur de ces jeunes arbres, si toutefois il le tentait, se glisser jusqu’au pied de ma muraille extérieure.

Au bout de deux ans j’eus un fourré épais, et au bout de cinq ou six ans j’eus devant ma demeure un bocage qui avait crû si prodigieusement dru et fort, qu’il était vraiment impénétrable. Âme qui vive ne se serait jamais imaginé qu’il y eût quelque chose par derrière, et surtout une habitation. Comme je ne m’étais point réservé d’avenue, je me servais pour entrer et sortir de deux échelles : avec la première je montais à un endroit peu élevé du rocher, où il y avait place pour poser la seconde ; et quand je les avais retirées toutes les deux, il était de toute impossibilité à un homme de venir à moi sans se blesser ; et quand même il eût pu y parvenir, il se serait encore trouvé au-delà de ma muraille extérieure.

C’est ainsi que je pris pour ma propre conservation toutes les mesures que la prudence humaine pouvait me suggérer, et l’on verra par la suite qu’elles n’étaient pas entièrement dénuées de justes raisons. Je ne prévoyais rien alors cependant qui ne me fût soufflé par la peur.

Durant ces travaux je n’étais pas tout-à-fait insouciant de mes autres affaires ; je m’intéressais surtout à mon petit troupeau de chèvres, qui non-seulement suppléait à mes besoins présents et commençait à me suffire, sans aucune dépense de poudre et de plomb, mais encore m’exemptait des fatigues de la chasse. Je ne me souciais nullement de perdre de pareils avantages et de rassembler un troupeau sur de nouveaux frais.

Après de longues considérations à ce sujet, je ne pus trouver que deux moyens de le préserver : le premier était de chercher quelque autre emplacement convenable pour creuser une caverne sous terre, où je l’enfermerais toutes les nuits ; et le second d’enclorre deux ou trois petits terrains éloignés les uns des autres et aussi cachés que possible, dans chacun desquels je pusse parquer une demi-douzaine de chèvres ; afin que, s’il advenait quelque désastre au troupeau principal, je pusse le rétablir en peu de temps et avec peu de peine. Quoique ce dernier dessein demandât beaucoup de temps et de travail, il me parut le plus raisonnable.

En conséquence j’employai quelques jours à parcourir les parties les plus retirées de l’île, et je fis choix d’un lieu aussi caché que je le désirais. C’était un petit terrain humide au milieu de ces bois épais et profonds où, comme je l’ai dit, j’avais failli à me perdre autrefois en essayant à les traverser pour revenir de la côte orientale de l’île. Il y avait là une clairière de près de trois acres, si bien entourée de bois que c’était presque un enclos naturel, qui, pour son achèvement, n’exigeait donc pas autant de travail que les premiers, que j’avais faits si péniblement.

Je me mis aussitôt à l’ouvrage, et en moins d’un mois j’eus si bien enfermé cette pièce de terre, que mon troupeau ou ma harde, appelez-le comme il vous plaira, qui dès lors n’était plus sauvage, pouvait s’y trouver assez bien en sûreté. J’y conduisis sans plus de délai dix chèvres et deux boucs ; après quoi je continuai à perfectionner cette clôture jusqu’à ce qu’elle fût aussi solide que l’autre. Toutefois, comme je la fis plus à loisir, elle m’emporta beaucoup plus de temps.

La seule rencontre d’un vestige de pied d’homme me coûta tout ce travail : je n’avais point encore apperçu de créature humaine ; et voici que depuis deux ans je vivais dans des transes qui rendaient ma vie beaucoup moins confortable qu’auparavant, et que peuvent seuls imaginer ceux qui savent ce que c’est que d’être perpétuellement dans les réseaux de la peur. Je remarquerai ici avec chagrin que les troubles de mon esprit influaient extrêmement sur mes soins religieux ; car, la crainte et la frayeur de tomber entre les mains des Sauvages et des cannibales accablaient tellement mon cœur, que je me trouvais rarement en état de m’adresser à mon Créateur, au moins avec ce calme rassis et cette résignation d’âme qui m’avaient été habituels. Je ne priais Dieu que dans un grand abattement et dans une douloureuse oppression, j’étais plein de l’imminence du péril, je m’attendais chaque soir, à être massacré et dévoré avant la fin de la nuit. Je puis affirmer par ma propre expérience qu’un cœur rempli de paix, de reconnaissance, d’amour et d’affection, est beaucoup plus propre à la prière qu’un cœur plein de terreur et de confusion ; et que, sous la crainte d’un malheur prochain, un homme n’est pas plus capable d’accomplir ses devoirs envers Dieu qu’il n’est capable de repentance sur le lit de mort. Les troubles affectant l’esprit comme les souffrances affectent le corps, ils doivent être nécessairement un aussi grand empêchement que les maladies : prier Dieu est purement un acte de l’esprit.

Mais poursuivons. – Après avoir mis en sûreté une partie de ma petite provision vivante, je parcourus toute l’île pour chercher un autre lieu secret propre à recevoir un pareil dépôt. Un jour, m’avançant vers la pointe occidentale de l’île plus que je ne l’avais jamais fait et promenant mes regards sur la mer, je crus appercevoir une embarcation qui voguait à une grande distance. J’avais trouvé une ou deux lunettes d’approche dans un des coffres de matelot que j’avais sauvés de notre navire, mais je ne les avais point sur moi, et l’objet était si éloigné que je ne pus le distinguer, quoique j’y tinsse mes yeux attachés jusqu’à ce qu’ils fussent incapables de regarder plus long-temps. Était-ce ou n’était-ce pas un bateau ? je ne sais ; mais en descendant de la colline où j’étais monté, je perdis l’objet de vue et n’y songeai plus ; seulement je pris la résolution de ne plus sortir sans une lunette dans ma poche.

Quand je fus arrivé au bas de la colline, à l’extrémité de l’île, où vraiment je n’étais jamais allé, je fus tout aussitôt convaincu qu’un vestige de pied d’homme n’était pas une chose aussi étrange en ce lieu que je l’imaginais. – Si par une providence spéciale je n’avais pas été jeté sur le côté de l’île où les Sauvages ne venaient jamais, il m’aurait été facile de savoir que rien n’était plus ordinaire aux canots du continent, quand il leur advenait de s’éloigner un peu trop en haute mer, de relâcher à cette portion de mon île ; en outre, que souvent ces Sauvages se rencontraient dans leurs pirogues, se livraient des combats, et que les vainqueurs menaient leurs prisonniers sur ce rivage, où suivant l’horrible coutume cannibale, ils les tuaient et s’en repaissaient, ainsi qu’on le verra plus tard.

Quand je fus descendu de la colline, à la pointe Sud-Ouest de l’île, comme je le disais tout-à-l’heure, je fus profondément atterré. Il me serait impossible d’exprimer l’horreur qui s’empara de mon âme à l’aspect du rivage, jonché de crânes, de mains, de pieds et autres ossements. Je remarquai surtout une place où l’on avait fait du feu, et un banc creusé en rond dans la terre, comme l’arène d’un combat de coqs, où sans doute ces misérables Sauvages s’étaient placés pour leur atroce festin de chair humaine.

Je fus si stupéfié à cette vue qu’elle suspendit pour quelque temps l’idée de mes propres dangers : toutes mes appréhensions étaient étouffées sous les impressions que me donnaient un tel abyme d’infernale brutalité et l’horreur d’une telle dégradation de la nature humaine. J’avais bien souvent entendu parler de cela, mais jusque-là je n’avais jamais été si près de cet horrible spectacle. J’en détournai la face, mon cœur se souleva, et je serais tombé en faiblesse si la nature ne m’avait soulagé aussitôt par un violent vomissement. Revenu à moi-même, je ne pus rester plus long-temps en ce lieu ; je remontai en toute hâte sur la colline, et je me dirigeai vers ma demeure.

Quand je me fus un peu éloigné de cette partie de l’île, je m’arrêtai tout court comme anéanti. En recouvrant mes sens, dans toute l’affection de mon âme, je levai au Ciel mes yeux pleins de larmes, et je remerciai Dieu de ce qu’il m’avait fait naître dans une partie du monde étrangère à d’aussi abominables créatures, et de ce que dans ma condition, que j’avais estimée si misérable, il m’avait donné tant de consolations que je devais plutôt l’en remercier que m’en plaindre ; et par-dessus tout de ce que dans mon infortune même j’avais été réconforté par sa connaissance et par l’espoir de ses bénédictions : félicité qui compensait et au-delà toutes les misères que j’avais souffertes et que je pouvais souffrir encore.

Plein de ces sentiments de gratitude, je revins à mon château, et je commençai à être beaucoup plus tranquille sur ma position que je ne l’avais jamais été ; car je remarquai que ces misérables ne venaient jamais dans l’île à la recherche de quelque butin, n’ayant ni besoin ni souci de ce qu’elle pouvait renfermer, et ne s’attendant pas à y trouver quelque chose, après avoir plusieurs fois, sans doute, exploré la partie couverte et boisée sans y rien découvrir à leur convenance. – J’avais été plus de dix-huit ans sans rencontrer le moindre vestige d’une créature humaine. Retiré comme je l’étais alors, je pouvais bien encore en passer dix-huit autres, si je ne me trahissais moi-même, ce que je pouvais facilement éviter. Ma seule affaire était donc de me tenir toujours parfaitement caché où j’étais, à moins que je ne vinsse à trouver des hommes meilleurs que l’espèce cannibale, des hommes auxquels je pourrais me faire connaître.

Toutefois je conçus une telle horreur de ces exécrables Sauvages et de leur atroce coutume de se manger les uns les autres, de s’entre-dévorer, que je restai sombre et pensif, et me séquestrai dans mon propre district durant au moins deux ans. Quand je dis mon propre district, j’entends par cela mes trois plantations : mon château, ma maison de campagne, que j’appelais ma tonnelle, et mes parcs dans les bois, où je n’allais absolument que pour mes chèvres ; car l’aversion que la nature me donnait pour ces abominables Sauvages était telle que je redoutais leur vue autant que celle du diable. Je ne visitai pas une seule fois ma pirogue pendant tout ce temps, mais je commençai de songer à m’en faire une autre ; car je n’aurais pas voulu tenter de naviguer autour de l’île pour ramener cette embarcation dans mes parages, de peur d’être rencontré en mer par quelques Sauvages : je savais trop bien quel aurait été mon sort si j’eusse eu le malheur de tomber entre leurs mains.

Le temps néanmoins et l’assurance où j’étais de ne courir aucun risque d’être découvert dissipèrent mon anxiété, et je recommençai à vivre tranquillement, avec cette différence que j’usais de plus de précautions, que j’avais l’œil plus au guet, et que j’évitais de tirer mon mousquet, de peur d’être entendu des Sauvages s’il s’en trouvait dans l’île.

Digression historique §

C’était donc une chose fort heureuse pour moi que je ne fusse pourvu d’une race de chèvres domestiques, afin de ne pas être dans la nécessité de chasser au tir dans les bois. Si par la suite j’attrapai encore quelques chèvres, ce ne fut qu’au moyen de trappes et de traquenards ; car je restai bien deux ans sans tirer une seule fois mon mousquet, quoique je ne sortisse jamais sans cette arme. Des trois pistolets que j’avais sauvés du navire, j’en portais toujours au moins deux à ma ceinture de peau de chèvre. J’avais fourbi un de mes grands coutelas que j’avais aussi tirés du vaisseau, et je m’étais fait un ceinturon pour le mettre. J’étais vraiment formidable à voir dans mes sorties, si l’on ajoute à la première description que j’ai faite de moi-même les deux pistolets et le grand sabre qui sans fourreau pendait à mon côté.

 

Les choses se gouvernèrent ainsi quelque temps. Sauf ces précautions, j’avais repris mon premier genre de vie calme et paisible. Je fus de plus en plus amené à reconnaître combien ma condition était loin d’être misérable au prix de quelques autres même de beaucoup d’autres qui, s’il eût plu à Dieu, auraient pu être aussi mon sort ; et je fis cette réflexion, qu’il y aurait peu de murmures parmi les hommes, quelle que soit leur situation, s’ils se portaient à la reconnaissance en comparant leur existence avec celles qui sont pires, plutôt que de nourrir leurs plaintes en jetant sans cesse les regards sur de plus heureuses positions.

Comme peu de chose alors me faisait réellement faute, je pense que les frayeurs où m’avaient plongé ces méchants Sauvages et le soin que j’avais pris de ma propre conservation avaient émoussé mon esprit imaginatif dans la recherche de mon bien-être. J’avais même négligé un excellent projet qui m’avait autrefois occupé : celui d’essayer à faire de la drège une partie de mon orge et de brasser de la bière. C’était vraiment un dessein bizarre, dont je me reprochais souvent la naïveté ; car je voyais parfaitement qu’il me manquerait pour son exécution, bien, des choses nécessaires auxquelles il me serait impossible de suppléer : d’abord je n’avais point de tonneaux pour conserver ma bière ; et, comme je l’ai déjà fait observer, j’avais employé plusieurs jours, plusieurs semaines, voire même plusieurs mois, à essayer d’en construire, mais tout-à-fait en vain. En second lieu, je n’avais ni houblon pour la rendre de bonne garde, ni levure pour la faire fermenter, ni chaudron ni chaudière pour la faire bouillir ; et cependant, sans l’appréhension des Sauvages, j’aurais entrepris ce travail, et peut-être en serais-je venu à bout ; car j’abandonnais rarement une chose avant de l’avoir accomplie, quand une fois elle m’était entrée dans la tête assez obstinément pour m’y faire mettre la main.

Mais alors mon imagination s’était tournée d’un tout autre côté : je ne faisais nuit et jour que songer aux moyens de tuer quelques-uns de ces monstres au milieu de leurs fêtes sanguinaires, et, s’il était possible, de sauver les victimes qu’ils venaient égorger sur le rivage. Je remplirais un volume plus gros que ne le sera celui-ci tout entier, si je consignaistous les stratagèmes que je combinai, ou plutôt que je couvai en mon esprit pour détruire ces créatures ou au moins les effrayer et les dégoûter à jamais de revenir dans l’île ; mais tout avortait, mais, livré à mes propres ressources, rien ne pouvait s’effectuer. Que pouvait faire un seul homme contre vingt ou trente Sauvages armés de sagaies ou d’arcs et de flèches, dont ils se servaient aussi à coup sûr que je pouvais faire de mon mousquet ?

Quelquefois je songeais à creuser un trou sous l’endroit qui leur servait d’âtre, pour y placer cinq ou six livres de poudre à canon, qui, venant à s’enflammer lorsqu’ils allumeraient leur feu, feraient sauter tout ce qui serait à l’entour. Mais il me fâchait de prodiguer tant de poudre, ma provision n’étant plus alors que d’un baril, sans avoir la certitude que l’explosion se ferait en temps donné pour les surprendre : elle pouvait fort bien ne leur griller que les oreilles et les effrayer, ce qui n’eût pas été suffisant pour leur faire évacuer la place. Je renonçai donc à ce projet, et je me proposai alors de me poster en embuscade, en un lieu convenable, avec mes trois mousquets chargés à deux balles, et de faire feu au beau milieu de leur sanglante cérémonie quand je serais sûr d’en tuer ou d’en blesser deux ou trois peut-être à chaque coup. Fondant ensuite sur eux avec mes trois pistolets et mon sabre, je ne doutais pas, fussent-ils vingt, de les tuertous. Cette idée me sourit pendant quelques semaines, et j’en étais si plein que j’en rêvais souvent, et que dans mon sommeil je me voyais quelquefois juste au moment de faire feu sur les Sauvages.

J’allai si loin dans mon indignation, que j’employai plusieurs jours à chercher un lieu propre à me mettre en embuscade pour les épier, et que même je me rendis fréquemment à l’endroit de leurs festins, avec lequel je commençais à me familiariser, surtout dans ces moments où j’étais rempli de sentiments de vengeance, et de l’idée d’en passer vingt ou trente au fil de l’épée ; mais mon animosité reculait devant l’horreur que je ressentais à cette place et à l’aspect des traces de ces misérables barbares s’entre-dévorant.

Enfin je trouvai un lieu favorable sur le versant de la colline, où je pouvais guetter en sûreté l’arrivée de leurs pirogues, puis, avant même qu’ils n’aient abordé au rivage, me glisser inapperçu dans un massif d’arbres dont un avait un creux assez grand pour me cacher tout entier. Là je pouvais me poster et observer toutes leurs abominables actions, et les viser à la tête quand ils se trouveraienttous ensemble, et si serrés, qu’il me serait presque impossible de manquer mon coup et de ne pas en blesser trois ou quatre à la première décharge.

Résolu d’accomplir en ce lieu mon dessein, je préparai en conséquence deux mousquets et mon fusil de chasse ordinaire : je chargeai les deux mousquets avec chacun deux lingots et quatre ou cinq balles de calibre de pistolet, mon fusil de chasse d’une poignée de grosses chevrotines et mes pistolets de chacun quatre balles. Dans cet état, bien pourvu de munitions pour une seconde et une troisième charge, je me disposai à me mettre en campagne.

Une fois que j’eus ainsi arrêté le plan de mon expédition et qu’en imagination je l’eus mis en pratique, je me rendis régulièrement chaque matin sur le sommet de la colline éloignée de mon château d’environ trois milles au plus, pour voir si je ne découvrirais pas en mer quelques bateaux abordant à l’île ou faisant route de son côté. Mais après deux ou trois mois de faction assidue, je commençai à me lasser de cette fatigue, m’en retournant toujours sans avoir fait aucune découverte. Durant tout ce temps je n’entrevis pas la moindre chose, non-seulement sur ou près le rivage, mais sur la surface de l’Océan, aussi loin que ma vue ou mes lunettes d’approche pouvaient s’étendre de toutes parts.

Aussi long-temps que je fis ma tournée journalière à la colline mon dessein subsista dans toute sa vigueur, et mon esprit me parut toujours être en disposition convenable pour exécuter l’outrageux massacre d’une trentaine de Sauvages sans défense, et cela pour un crime dont la discussion ne m’était pas même entrée dans l’esprit, ma colère s’étant tout d’abord enflammée par l’horreur que j’avais conçue de la monstrueuse coutume du peuple de cette contrée, à qui, ce semble, la Providence avait permis, en sa sage disposition du monde, de n’avoir d’autre guide que leurs propres passions perverses et abominables, et qui par conséquent étaient livrés peut-être depuis plusieurs siècles à cette horrible coutume, qu’ils recevaient par tradition, et où rien ne pouvait les porter, qu’une nature entièrement abandonnée du Ciel et entraînée par une infernale dépravation. – Mais lorsque je commençai à me lasser, comme je l’ai dit, de cette infructueuse excursion que je faisais chaque matin si loin et depuis si long-temps, mon opinion elle-même commença aussi à changer, et je considérai avec plus de calme et de sang-froid la mêlée où j’allais m’engager. Quelle autorité, quelle mission avais-je pour me prétendre juge et bourreau de ces hommes criminels lorsque Dieu avait décrété convenable de les laisser impunis durant plusieurs siècles, pour qu’ils fussent en quelque sorte les exécuteurs réciproques de ses jugements ? Ces peuples étaient loin de m’avoir offensé, de quel droit m’immiscer à la querelle de sang qu’ils vidaient entre eux ? – Fort souvent s’élevait en moi ce débat : Comment puis-je savoir ce que Dieu lui-même juge en ce cas tout particulier ? Il est certain que ces peuples ne considèrent pas ceci comme un crime ; ce n’est point réprouvé par leur conscience, leurs lumières ne le leur reprochent point. Ils ignorent que c’est mal, et ne le commettent point pour braver la justice divine, comme nous faisons dans presquetous les péchés dont nous nous rendons coupables. Ils ne pensent pas plus que ce soit un crime de tuer un prisonnier de guerre que nous de tuer un bœuf, et de manger de la chair humaine que nous de manger du mouton.

De ces réflexions il s’ensuivit nécessairement que j’étais injuste, et que ces peuples n’étaient pas plus des meurtriers dans le sens que je les avais d’abord condamnés en mon esprit, que ces Chrétiens qui souvent mettent à mort les prisonniers faits dans le combat, ou qui plus souvent encore passent sans quartier des armées entières au fil de l’épée, quoiqu’elles aient mis bas les armes et se soient soumises.

Tout brutal et inhumain que pouvait être l’usage de s’entre-dévorer, il me vint ensuite à l’esprit que cela réellement ne me regardait en rien : ces peuples ne m’avaient point offensé ; s’ils attentaient à ma vie ou si je voyais que pour ma propre conservation il me fallût tomber sur eux, il n’y aurait rien à redire à cela ; mais étant hors de leur pouvoir, mais ces gens n’ayant aucune connaissance de moi, et par conséquent aucun projet sur moi, il n’était pas juste de les assaillir : c’eût été justifier la conduite des Espagnols et toutes les atrocités qu’ils pratiquèrent en Amérique, où ils ont détruit des millions de ces peuples, qui, bien qu’ils fussent idolâtres et barbares., et qu’ils observassent quelques rites sanglants, tels que de faire des sacrifices humains, n’étaient pas moins de fort innocentes gens par rapport aux Espagnols. Aussi, aujourd’hui, les Espagnols eux-mêmes et toutes les autres nations chrétiennes de l’Europe parlent-ils de cette extermination avec la plus profonde horreur et la plus profonde exécration, et comme d’une boucherie et d’une œuvre monstrueuse de cruauté et de sang, injustifiable devant Dieu et devant les hommes ! Par là le nom d’Espagnol est devenu odieux et terrible pour toute âme pleine d’humanité ou de compassion chrétienne ; comme si l’Espagne était seule vouée à la production d’une race d’hommes sans entrailles pour les malheureux, et sans principes de cette tolérance marque avérée des cœurs magnanimes.

Ces considérations m’arrêtèrent. Je fis une sorte de halte, et je commençai petit à petit à me détourner de mon dessein et à conclure que c’était une chose injuste que ma résolution d’attaquer les Sauvages ; que mon affaire n’était point d’en venir aux mains avec eux, à moins qu’ils ne m’assaillissent les premiers, ce qu’il me fallait prévenir autant que possible. Je savais d’ailleurs quel était mon devoir s’ils venaient à me découvrir et à m’attaquer.

La caverne §

D’un autre côté, je reconnus que ce projet serait le sûr moyen non d’arriver à ma délivrance, mais à ma ruine totale et à ma perte, à moins que je ne fusse assuré de tuer non-seulementtous ceux qui seraient alors à terre, mais encoretous ceux qui pourraient y venir plus tard ; car si un seul m’échappait pour aller dire à ses compatriotes ce qui était advenu, ils reviendraient par milliers venger la mort de leurs compagnons, et je n’aurais donc fait qu’attirer sur moi une destruction certaine, dont je n’étais point menacé.

 

Somme toute, je conclus que ni en morale ni en politique, je ne devais en aucune façon m’entremettre dans ce démêlé ; que mon unique affaire était partous les moyens possibles de me tenir caché, et de ne pas laisser la moindre trace qui pût faire conjecturer qu’il y avait dans l’île quelque créature vivante, j’entends de forme humaine.

La religion se joignant à la prudence, j’acquis alors la conviction que j’étais tout-à-fait sorti de mes devoirs en concertant des plans sanguinaires pour la destruction d’innocentes créatures, j’entends innocentes par rapport à moi. Quant à leurs crimes, ils s’en rendaient coupables les uns envers les autres, je n’avais rien à y faire. Pour les offenses nationales il est des punitions nationales, et c’est à Dieu qu’il appartient d’infliger des châtiments publics à ceux qui l’ont publiquement offensé.

Tout cela me parut si évident, que ce fut une grande satisfaction pour moi d’avoir été préservé de commettre une action qui eût été, je le voyais alors avec raison, tout aussi criminelle qu’un meurtre volontaire. À deux genoux je rendis grâce à Dieu de ce qu’il avait ainsi détourné de moi cette tache de sang, en le suppliant de m’accorder la protection de sa providence, afin que je ne tombasse pas entre les mains des barbares, ou que je ne portasse pas mes mains sur eux à moins d’avoir reçu du Ciel la mission manifeste de le faire pour la défense de ma vie.

Je restai près d’une année entière dans cette disposition. J’étais si éloigné de rechercher l’occasion de tomber sur les Sauvages, que durant tout ce temps je ne montai pas une fois sur la colline pour voir si je n’en découvrirais pas, pour savoir s’ils étaient ou n’étaient pas venus sur le rivage, de peur de réveiller mes projets contre eux ou d’être tenté de les assaillir par quelque occasion avantageuse qui se présenterait. Je ramenai seulement mon canot, qui était sur l’autre côté de l’île, et le conduisis à l’extrémité orientale. Là je le halai dans une petite anse que je trouvai au pied de quelques roches élevées, où je savais qu’en raison des courants les Sauvages n’oseraient pas ou au moins ne voudraient pas venir avec leurs pirogues pour quelque raison que ce fût.

J’emportai avec mon canot tout ce qui en dépendait, et que j’avais laissé là, c’est-à-dire un mât, une voile, et cette chose en manière d’ancre, mais qu’au fait je ne saurais appeler ni ancre ni grappin : c’était pourtant ce que j’avais pu faire de mieux. Je transportai toutes ces choses, pour que rien ne pût provoquer une découverte et pour ne laisser aucun indice d’embarcation ou d’habitation dans l’île.

Hors cela je me tins, comme je l’ai dit, plus retiré que jamais, ne sortant guère de ma cellule que pour mes occupations habituelles, c’est-à-dire pour traire mes chèvres et soigner mon petit troupeau dans les bois, qui, parqué tout-à-fait de l’autre côté de l’île, était à couvert de tout danger ; car il est positif que les Sauvages qui hantaient l’île n’y venaient jamais dans le but d’y trouver quelque chose. et par conséquent ne s’écartaient jamais de la côte ; et je ne doute pas qu’après que mes appréhensions m’eurent rendu si précautionné, ils ne soient descendus à terre plusieurs fois tout aussi bien qu’auparavant. Je ne pouvais réfléchir sans horreur à ce qu’eût été mon sort si je les eusse rencontrés et si j’eusse été découvert autrefois, quand, nu et désarmé, n’ayant pour ma défense qu’un fusil qui souvent n’était chargé que de petit plomb, je parcourais toute mon île, guignant et furetant pour voir si je n’attraperais rien. Quelle eût été alors ma terreur si, au lieu du découvrir l’empreinte d’un pied d’homme, j’eusse apperçu quinze ou vingt Sauvages qui m’eussent donné la chasse, et si je n’eusse pu échapper à la vitesse de leur course ?

Quelquefois ces pensées oppressaient mon âme, et affaissaient tellement mon esprit, que je ne pouvais de long-temps recouvrer assez de calme pour songer à ce que j’eusse fait. Non-seulement je n’aurais pu opposer quelque résistance, mais je n’aurais même pas eu assez de présence d’esprit pour m’aider des moyens qui auraient été en mon pouvoir, moyens bien inférieurs à ceux que je possédais à cette heure, après tant de considérations et de préparations. Quand ces idées m’avaient sérieusement occupé, je tombais dans une grande mélancolie qui parfois durait fort long-temps, mais qui se résolvait enfin en sentiments de gratitude envers la Providence, qui m’avait délivré de tant de périls invisibles, et préservé de tant de malheurs dont j’aurais été incapable de m’affranchir moi-même, car je n’avais pas le moindre soupçon de leur imminence ou de leur possibilité.

Tout ceci renouvela une réflexion qui m’était souvent venue en l’esprit lorsque je commençai à comprendre les bénignes dispositions du Ciel à l’égard des dangers que nous traversons dans cette vie : Que de fois nous sommes merveilleusement délivrés sans en rien savoir ! que de fois, quand nous sommes en suspens, – comme on dit, – dans le doute ou l’hésitation du chemin que nous avons à prendre, un vent secret nous pousse vers une autre route que celle où nous tendions, où nous appelaient nos sens, notre inclination et peut-être même nos devoirs ! Nous ressentons une étrange impression de l’ignorance où nous sommes des causes et du pouvoir qui nous entraînent : mais nous découvrons ensuite que, si nous avions suivi la route que nous voulions prendre et que notre imagination nous faisait une obligation de prendre, nous aurions couru à notre ruine et à notre perte. – Par ces réflexions et par quelques autres semblables je fus amené à me faire une règle d’obéir à cette inspiration secrète toutes les fois que mon esprit serait dans l’incertitude de faire ou de ne pas faire une chose, de suivre ou de ne pas suivre un chemin, sans en avoir d’autre raison que le sentiment ou l’impression même pesant sur mon âme. Je pourrais donner plusieurs exemples du succès de cette conduite dans tout le cours de ma vie, et surtout dans la dernière partie de mon séjour dans cette île infortunée, sans compter quelques autres occasions que j’aurais probablement observées si j’eusse vu alors du même œil que je vois aujourd’hui. Mais il n’est jamais trop tard pour être sage, et je ne puis que conseiller à tout homme judicieux dont la vie est exposée à des événements extraordinaires comme le fut la mienne, ou même à de moindres événements, de ne jamais mépriser de pareils avertissements intimes de la Providence, ou de n’importe quelle intelligence invisible il voudra. Je ne discuterai pas là-dessus, peut-être ne saurais-je en rendre compte, mais certainement c’est une preuve du commerce et de la mystérieuse communication entre les esprits unis à des corps et ceux immatériels, preuve incontestable que j’aurai occasion de confirmer dans le reste de ma résidence solitaire sur cette terre fatale.

Le lecteur, je pense, ne trouvera pas étrange si j’avoue que ces anxiétés, ces dangers dans lesquels je passais ma vie, avaient mis fin à mon industrie et à toutes les améliorations que j’avais projetées pour mon bien-être. J’étais alors plus occupé du soin de ma sûreté que du soin de ma nourriture. De peur que le bruit que je pourrais faire ne s’entendît, je ne me souciais plus alors d’enfoncer un clou, de couper un morceau de bois, et, pour la même raison, encore moins de tirer mon mousquet. Ce n’était qu’avec la plus grande inquiétude que je faisais du feu, à cause de la fumée, qui, dans le jour, étant visible à une grande distance, aurait pu me trahir ; et c’était pour cela que j’avais transporté la fabrication de cette partie de mes objets qui demandaient l’emploi du feu, comme la cuisson de mes pots et de mes pipes, dans ma nouvelle habitation des bois, où, après être allé quelque temps, je découvris à mon grand ravissement une caverne naturelle, où j’ose dire que jamais Sauvage ni quelque homme que ce soit qui serait parvenu à son ouverture n’aurait été assez hardi pour pénétrer, à moins qu’il n’eût eu comme moi un besoin absolu d’une retraite assurée.

L’entrée de cette caverne était au fond d’un grand rocher, où, par un pur hasard, – dirais-je si je n’avais mille raisons d’attribuer toutes ces choses à la Providence, – je coupais de grosses branches d’arbre pour faire du charbon. Avant de poursuivre, je dois faire savoir pourquoi je faisais ce charbon, ce que voici :

Je craignais de faire de la fumée autour de mon habitation, comme je l’ai dit tantôt ; cependant, comme je ne pouvais vivre sans faire cuire mon pain et ma viande, j’avais donc imaginé de faire brûler du bois sous des mottes de gazon, comme je l’avais vu pratiquer en Angleterre. Quand il était en consomption, j’éteignais le brasier et je conservais le charbon, pour l’emporter chez moi et l’employer sans risque de fumée à tout ce qui réclamait l’usage du feu.

Mais que cela soit dit en passant. Tandis que là j’abattais du bois, j’avais donc apperçu derrière l’épais branchage d’un hallier une espèce de cavité, dont je fus curieux de voir l’intérieur. Parvenu, non sans difficulté, à son embouchure, je trouvai qu’il était assez spacieux, c’est-à-dire assez pour que je pusse m’y tenir debout, moi et peut-être une seconde personne ; mais je dois avouer que je me retirai avec plus de hâte que je n’étais entré, lorsque, portant mes regards vers le fond de cet antre, qui était entièrement obscur, j’y vis deux grands yeux brillants. Étaient-ils de diable ou d’homme, je ne savais ; mais la sombre lueur de l’embouchure de la caverne s’y réfléchissant, ils étincelaient comme deux étoiles.

Toutefois, après une courte pause, je revins à moi, me traitant mille fois de fou, et me disant que ce n’était pas à celui qui avait vécu vingt ans tout seul dans cette île à s’effrayer du diable, et que je devais croire qu’il n’y avait rien dans cet antre de plus effroyable que moi-même. Là-dessus, reprenant courage, je saisis un tison enflammé et me précipitai dans la caverne avec ce brandon à la main. Je n’y eus pas fait trois pas que je fus presque aussi effrayé qu’auparavant ; car j’entendis un profond soupir pareil à celui d’une âme en peine, puis un bruit entrecoupé comme des paroles à demi articulées, puis encore un profond soupir. Je reculai tellement stupéfié, qu’une sueur froide me saisit, et que si j’eusse eu mon chapeau sur ma tête, assurément mes cheveux l’auraient jeté à terre. Mais, rassemblant encore mes esprits du mieux qu’il me fut possible, et ranimant un peu mon courage en songeant que le pouvoir et la présence de Dieu règnent partout et partout pouvaient me protéger, je m’avançai de nouveau, et à la lueur de ma torche, que je tenais au-dessus de ma tête, je vis gisant sur la terre un vieux, un monstrueux et épouvantable bouc, semblant, comme on dit, lutter avec la mort ; il se mourait de vieillesse.

Je le poussai un peu pour voir s’il serait possible de le faire sortir ; il essaya de se lever, mais en vain. Alors je pensai qu’il pouvait fort bien rester là, car de même qu’il m’avait effrayé, il pourrait, tant qu’il aurait un souffle de vie, effrayer les Sauvages s’il s’en trouvait d’assez hardis pour pénétrer en ce repaire.

Festin §

Revenu alors de mon trouble, je commençai à regarder autour de moi et je trouvai cette caverne fort petite : elle pouvait avoir environ douze pieds ; mais elle était sans figure régulière, ni ronde ni carrée, car la main de la nature y avait seule travaillé. Je remarquai aussi sur le côté le plus profond une ouverture qui s’enfonçait plus avant, mais si basse, que je fus obligé de me traîner sur les mains et sur les genoux pour y passer. Où aboutissait-elle, je l’ignorais. N’ayant point de flambeau, je remis la partie à une autre fois, et je résolus de revenir le lendemain pourvu de chandelles, et d’un briquet que j’avais fait avec une batterie de mousquet dans le bassinet de laquelle je mettais une pièce d’artifice.

 

En conséquence, le jour suivant je revins muni de six grosses chandelles de ma façon, – car alors je m’en fabriquais de très-bonnes avec du suif de chèvre ; – j’allai à l’ouverture étroite, et je fus obligé de ramper à quatre pieds, comme je l’ai dit, à peu près l’espace de dix verges : ce qui, je pense, était une tentative assez téméraire, puisque je ne savais pas jusqu’où ce souterrain pouvait aller, ni ce qu’il y avait au bout. Quand j’eus passé ce défilé je me trouvai sous une voûte d’environ vingt pieds de hauteur. Je puis affirmer que dans toute l’île il n’y avait pas un spectacle plus magnifique à voir que les parois et le berceau de cette voûte ou de cette caverne. Ils réfléchissaient mes deux chandelles de cent mille manières. Qu’y avait-il dans le roc ? Étaient-ce des diamants ou d’autres pierreries, ou de l’or, – ce que je suppose plus volontiers ? – je l’ignorais.

Bien que tout-à-fait sombre, c’était la plus délicieuse grotte qu’on puisse se figurer. L’aire en était unie et sèche et couverte d’une sorte de gravier fin et mouvant. On n’y voyait point d’animaux immondes, et il n’y avait ni eau ni humidité sur les parois de la voûte. La seule difficulté, c’était l’entrée ; difficulté que toutefois je considérais comme un avantage, puisqu’elle en faisait une place forte, un abri sûr dont j’avais besoin. Je fus vraiment ravi de ma découverte, et je résolus de transporter sans délai dans cette retraite tout ce dont la conservation m’importait le plus, surtout ma poudre et toutes mes armes de réserve, c’est-à-dire deux de mes trois fusils de chasse et trois de mes mousquets : j’en avais huit. À mon château je n’en laissai donc que cinq, qui sur ma redoute extérieure demeuraient toujours braqués comme des pièces de canon, et que je pouvais également prendre en cas d’expédition.

Pour ce transport de mes munitions je fus obligé d’ouvrir le baril de poudre que j’avais retiré de la mer et qui avait été mouillé. Je trouvai que l’eau avait pénétré detous côtés à la profondeur de trois ou quatre pouces, et que la poudre détrempée avait en se séchant formé une croûte qui avait conservé l’intérieur comme un fruit dans sa coque ; de sorte qu’il y avait bien au centre du tonneau soixante livres de bonne poudre : ce fut une agréable découverte pour moi en ce moment. Je l’emportai toute à ma caverne, sauf deux ou trois livres que je gardai dans mon château, de peur de n’importe quelle surprise. J’y portai aussi tout le plomb que j’avais réservé pour me faire des balles.

Je me croyais alors semblable à ces anciens géants qui vivaient, dit-on, dans des cavernes et des trous de rocher inaccessibles ; car j’étais persuadé que, réfugié en ce lieu, je ne pourrais être dépisté par les Sauvages, fussent-ils cinq cents à me pourchasser ; ou que, s’ils le faisaient, ils ne voudraient point se hasarder à m’y donner l’attaque.

Le vieux bouc que j’avais trouvé expirant mourut à l’entrée de la caverne le lendemain du jour où j’en fis la découverte. Il me parut plus commode, au lieu de le tirer dehors, de creuser un grand trou, de l’y jeter et de le recouvrir de terre. Je l’enterrai ainsi pour me préserver de toute odeur infecte.

J’étais alors dans la vingt-troisième année de ma résidence dans cette île, et si accoutumé à ce séjour et à mon genre de vie, que si j’eusse eu l’assurance que les Sauvages ne viendraient point me troubler, j’aurais volontiers signé la capitulation de passer là le reste de mes jours jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce que je fusse gisant, et que je mourusse comme le vieux bouc dans la caverne. Je m’étais ménagé quelques distractions et quelques amusements qui faisaient passer le temps plus vite et plus agréablement qu’autrefois. J’avais, comme je l’ai déjà dit, appris à parler à mon Poll ; et il le faisait si familièrement, et il articulait si distinctement, si pleinement, que c’était pour moi un grand plaisir de l’entendre. Il vécut avec moi non moins de vingt-six ans : combien vécut-il ensuite ? je l’ignore. On prétend au Brésil que ces animaux peuvent vivre cent ans. Peut-être quelques-uns de mes perroquets existent-ils encore et appellent-ils encore en ce moment le pauvre Robin Crusoé. Je ne souhaite pas qu’un Anglais ait le malheur d’aborder mon île et de les y entendre jaser ; mais si cela advenait, assurément il croirait que c’est le diable. Mon chien me fut un très-agréable et très-fidèle compagnon pendant seize ans : il mourut de pure vieillesse. Quant à mes chats, ils multiplièrent, comme je l’ai dit, et à un tel point que je fus d’abord obligé d’en tuer plusieurs pour les empêcher de me dévorer moi et tout ce que j’avais. Mais enfin, après la mort des deux vieux que j’avais apportés du navire, les ayant pendant quelque temps continuellement chassés et laissés sans nourriture, ils s’enfuirenttous dans les bois et devinrent sauvages, excepté deux ou trois favoris que je gardai auprès de moi. Ils faisaient partie de ma famille ; mais j’eus toujours grand soin quand ils mettaient bas de noyertous leurs petits. En outre je gardai toujours autour de moi deux ou trois chevreaux domestiques que j’avais accoutumés à manger dans ma main, et deux autres perroquets qui jasaient assez bien pour dire Robin Crusoé, pas aussi bien toutefois que le premier : à la vérité, pour eux je ne m’étais pas donné autant de peine. J’avais aussi quelques oiseaux de mer apprivoisés dont je ne sais pas les noms ; je les avais attrapés sur le rivage et leur avais coupé les ailes. Les petits pieux que j’avais plantés en avant de la muraille de mon château étant devenus un bocage épais et touffu, ces oiseaux y nichaient et y pondaient parmi les arbrisseaux, ce qui était fort agréable pour moi. En résumé, comme je le disais tantôt, j’aurais été fort content de la vie que je menais si elle n’avait point été troublée par la crainte des Sauvages.

Mais il en était ordonné autrement. Pourtous ceux qui liront mon histoire il ne saurait être hors de propos de faire cette juste observation : Que de fois n’arrive-t-il pas, dans le cours de notre vie, que le mal que nous cherchons le plus à éviter, et qui nous paraît le plus terrible quand nous y sommes tombés, soit la porte de notre délivrance, l’unique moyen de sortir de notre affliction ! Je pourrais en trouver beaucoup d’exemples dans le cours de mon étrange vie ; mais jamais cela n’a été plus remarquable que dans les dernières années de ma résidence solitaire dans cette île.

Ce fut au mois de décembre de la vingt-troisième année de mon séjour, comme je l’ai dit, à l’époque du solstice méridional, – car je ne puis l’appeler solstice d’hiver, – temps particulier de ma moisson, qui m’appelai presque toujours aux champs, qu’un matin, sortant de très-bonne heure avant même le point du jour, je fus surpris de voir la lueur d’un feu sur le rivage, à la distance d’environ deux milles, vers l’extrémité de l’île où j’avais déjà observé que les Sauvages étaient venus ; mais ce n’était point cette fois sur l’autre côté, mais bien, à ma grande affliction, sur le côté que j’habitais.

À cette vue, horriblement effrayé, je m’arrêtai court, et n’osai pas sortir de mon bocage, de peur d’être surpris ; encore n’y étais-je pas tranquille : car j’étais plein de l’appréhension que, si les Sauvages en rôdant venaient à trouver ma moisson pendante ou coupée, ou n’importe quels travaux et quelles cultures, ils en concluraient immédiatement que l’île était habitée et ne s’arrêteraient point qu’ils ne m’eussent découvert. Dans cette angoisse je retournai droit à mon château ; et, ayant donné à toutes les choses extérieures un aspect aussi sauvage, aussi naturel que possible, je retirai mon échelle après moi.

Alors je m’armai et me mis en état de défense. Je chargeai toute mon artillerie, comme je l’appelais, c’est-à-dire mes mousquets montés sur mon nouveau retranchement, ettous mes pistolets, bien résolu à combattre jusqu’au dernier soupir. Je n’oubliai pas de me recommander avec ferveur à la protection divine et de supplier Dieu de me délivrer des mains des barbares. Dans cette situation, ayant attendu deux heures, je commençai à être fort impatient de savoir ce qui se passait au dehors : je n’avais point d’espion à envoyer à la découverte.

Après être demeuré là encore quelque temps, et après avoir songé à ce que j’avais à faire en cette occasion, il me fut impossible de supporter davantage l’ignorance où j’étais. Appliquant donc mon échelle sur le flanc du rocher où se trouvait une plate-forme, puis la retirant après moi et la replaçant de nouveau, je parvins au sommet de la colline. Là, couché à plat-ventre sur la terre, je pris ma longue-vue, que j’avais apportée à dessein et je la braquai. Je vis aussitôt qu’il n’y avait pas moins de neuf Sauvages assis en rond autour d’un petit feu, non pas pour se chauffer, car la chaleur était extrême, mais, comme je le supposai, pour apprêter quelque atroce mets de chair humaine qu’ils avaient apportée avec eux, ou morte ou vive, c’est ce que je ne pus savoir.

Ils avaient avec eux deux pirogues halées sur le rivage ; et, comme c’était alors le temps du jusant, ils me semblèrent attendre le retour du flot pour s’en retourner. Il n’est pas facile de se figurer le trouble où me jeta ce spectacle, et surtout leur venue si proche de moi et sur mon côté de l’île. Mais quand je considérai que leur débarquement devait toujours avoir lieu au jusant, je commençai à retrouver un peu de calme, certain de pouvoir sortir en toute sûreté pendant le temps du flot, si personne n’avait abordé au rivage auparavant. Cette observation faite, je me remis à travailler à ma moisson avec plus de tranquillité.

La chose arriva comme je l’avais prévue ; car aussitôt que la marée porta à l’Ouest je les vistous monter dans leurs pirogues ettous ramer ou pagayer, comme cela s’appelle. J’aurais dû faire remarquer qu’une heure environ avant de partir ils s’étaient mis à danser, et qu’à l’aide de ma longue-vue j’avais pu appercevoir leurs postures et leurs gesticulations. Je reconnu, par la plus minutieuse observation, qu’ils étaient entièrement nus, sans le moindre vêtement sur le corps ; mais étaient-ce des hommes ou des femmes ? il me fut impossible de le distinguer.

Sitôt qu’ils furent embarqués et partis, je sortis avec deux mousquets sur mes épaules, deux pistolets à ma ceinture, mon grand sabre sans fourreau à mon côté, et avec toute la diligence dont j’étais capable je me rendis à la colline où j’avais découvert la première de toutes les traces. Dès que j’y fus arrivé, ce qui ne fut qu’au bout de deux heures, – car je ne pouvais aller vite chargé d’armes comme je l’étais, – je vis qu’il y avait eu en ce lieu trois autres pirogues de Sauvages ; et, regardant au loin, je les apperçus toutes ensemble faisant route pour le continent.

Ce fut surtout pour moi un terrible spectacle quand en descendant au rivage je vis les traces de leur affreux festin, du sang, des os, des tronçons de chair humaine qu’ils avaient mangée et dévorée, avec joie. Je fus si rempli d’indignation à cette vue, que je recommençai à méditer, le massacre des premiers que je rencontrerais, quels qu’ils pussent être et quelque nombreux qu’ils fussent.

Le fanal §

Il me paraît évident que leurs visites dans l’île devaient être assez rares, car il se passa plus de quinze mois avant qu’ils ne revinssent, c’est-à-dire que durant tout ce temps je n’en revis ni trace ni vestige. Dans la saison des pluies il était sûr qu’ils ne pouvaient sortir de chez eux, du moins pour aller si loin, Cependant durant cet intervalle je vivais misérablement : l’appréhension d’être pris à l’improviste m’assiégeait sans relâche ; d’où je déduis que l’expectative du mal est plus amère que le mal lui-même, quand surtout on ne peut se défaire de cette attente ou de ces appréhensions.

 

Pendant tout ce temps-là mon humeur meurtrière ne m’abandonna pas, et j’employai la plupart des heures du jour, qui auraient pu être beaucoup mieux dépensées, à imaginer comment je les circonviendrais et les assaillirais à la première rencontre, surtout s’ils étaient divisés en deux parties comme la dernière fois. Je ne considérais nullement que si j’en tuais une bande, je suppose de dix ou douze, et que le lendemain, la semaine ou le mois suivant j’en tuasse encore d’autres, et ainsi de suite à l’infini, je deviendrais aussi meurtrier qu’ils étaient mangeurs d’hommes, et peut-être plus encore.

J’usais ma vie dans une grande perplexité et une grande anxiété d’esprit ; je m’attendais à tomber un jour ou l’autre entre les mains de ces impitoyables créatures. Si je me hasardais quelquefois dehors, ce n’était qu’en promenant mes regards inquiets autour de moi, et avec tout le soin, toute la précaution imaginable. Je sentis alors, à ma grande consolation, combien c’était chose heureuse pour moi que je me fusse pourvu d’un troupeau ou d’une harde de chèvres ; car je n’osais en aucune occasion tirer mon fusil, surtout du côté de l’île fréquenté par les Sauvages, de peur de leur donner une alerte. Peut-être se seraient-ils enfuis d’abord ; mais bien certainement ils seraient revenus au bout de quelques jours avec deux ou trois cents pirogues : je savais ce à quoi je devais m’attendre alors.

Néanmoins je fus un an et trois mois avant d’en revoir aucun ; mais comment en revis-je, c’est ce dont il sera parlé bientôt. Il est possible que durant cet intervalle ils soient revenus deux ou trois fois, mais ils ne séjournèrent pas ou au moins n’en eus-je point connaissance. Ce fut donc, d’après mon plus exact calcul, au mois de mai et dans la vingt-quatrième année de mon isolement que j’eus avec eux l’étrange rencontre dont il sera discouru en son lieu.

La perturbation de mon âme fut très-grande pendant ces quinze ou seize mois. J’avais le sommeil inquiet, je faisais des songes effrayants, et souvent je me réveillais en sursaut. Le jour des troubles violents accablaient mon esprit ; la nuit je rêvais fréquemment que je tuais des sauvages, et je pesais les raisons qui pouvaient me justifier de cet acte. – Mais laissons tout cela pour quelque temps. C’était vers le milieu de mai, le seizième jour, je pense, autant que je pus m’en rapporter à mon pauvre calendrier de bois, où je faisais toujours mes marques ; c’était, dis-je, le seize mai : un violent ouragan souffla tout le jour, accompagné de quantité d’éclairs et de coups de tonnerre. La nuit suivante fut épouvantable. Je ne sais plus quel en était le motif particulier, mais je lisais la Bible, et faisais de sérieuses réflexions sur ma situation, quand je fus surpris par un bruit semblable à un coup de canon tiré en mer.

Ce fut pour moi une surprise d’une nature entièrement différente de toutes celles que j’avais eues jusque alors, car elle éveilla en mon esprit de tout autres idées. Je me levai avec toute la hâte imaginable, et en un tour de main j’appliquai mon échelle contre le rocher ; je montai à mi-hauteur, puis je la retirai après moi, je la replaçai et j’escaladai jusqu’au sommet. Au même instant une flamme me prépara à entendre un second coup de canon, qui en effet au bout d’une demi-minute frappa mon oreille. Je reconnus par le son qu’il devait être dans cette partie de la mer où ma pirogue avait été drossée par les courants.

Je songeai aussitôt que ce devait être un vaisseau en péril, qui, allant de conserve avec quelque autre navire, tirait son canon en signal de détresse pour en obtenir du secours, et j’eus sur-le-champ la présence d’esprit de penser que bien que je ne pusse l’assister, peut-être lui m’assisterait-il. Je rassemblai donc tout le bois sec qui se trouvait aux environs, et j’en fis un assez beau monceau que j’allumai sur la colline. Le bois étant sec, il s’enflamma facilement, et malgré la violence du vent il flamba à merveille : j’eus alors la certitude que, si toutefois c’était un navire, ce feu serait immanquablement apperçu ; et il le fut sans aucun doute : car à peine mon bois se fut-il embrasé que j’entendis un troisième coup de canon, qui fut suivi de plusieurs autres, venanttous du même point. J’entretins mon feu toute la nuit jusqu’à l’aube, et quand il fit grand jour et que l’air se fut éclairci, je vis quelque chose en mer, tout-à-fait à l’Est de l’île. Était-ce un navire ou des débris de navire ? je ne pus le distinguer, voire même avec mes lunettes d’approche, la distance étant trop grande et le temps encore trop brumeux, du moins en mer.

Durant tout le jour je regardai fréquemment cet objet : je m’apperçus bientôt qu’il ne se mouvait pas, et j’en conclus que ce devait être un navire à l’ancre. Brûlant de m’en assurer, comme on peut bien le croire, je pris mon fusil à la main, et je courus vers la partie méridionale de l’île, vers les rochers où j’avais été autrefois entraîné par les courants ; je gravis sur leur sommet, et, le temps étant alors parfaitement clair, je vis distinctement, mais à mon grand chagrin, la carcasse d’un vaisseau échoué pendant la nuit sur les roches à fleur d’eau que j’avais trouvées en me mettant en mer avec ma chaloupe, et qui, résistant à la violence du courant, faisaient cette espèce de contre-courant ou remous par lequel j’avais été délivré de la position la plus désespérée et la plus désespérante où je me sois trouvé dans ma vie.

C’est ainsi que ce qui est le salut de l’un fait la perte de l’autre ; car il est probable que ce navire, quel qu’il fût, n’ayant aucune connaissance de ces roches entièrement cachées sous l’eau, y avait été poussé durant la nuit par un vent violent soufflant de l’Est et de l’Est-Nord-Est. Si l’équipage avait découvert l’île, ce que je ne puis supposer, il aurait nécessairement tenté de se sauver à terre dans la chaloupe. – Les coups de canon qu’il avait tirés, surtout en voyant mon feu, comme je l’imaginais, me remplirent la tête d’une foule de conjectures : tantôt je pensais qu’appercevant mon fanal il s’était jeté dans la chaloupe pour tâcher de gagner le rivage ; mais que la lame étant très-forte, il avait été emporté ; tantôt je m’imaginais qu’il avait commencé par perdre sa chaloupe, ce qui arrive souvent lorsque les flots, se brisant sur un navire, forcent les matelots à défoncer et à mettre en pièces leur embarcation ou à la jeter par-dessus le bord. D’autres fois je me figurais que le vaisseau ou les vaisseaux qui allaient de conserve avec celui-ci, avertis par les signaux de détresse, avaient recueilli et emmené cet équipage. Enfin dans d’autres moments je pensais quetous les hommes du bord étaient descendus dans leur chaloupe, et que, drossés par le courant qui m’avait autrefois entraîné, ils avaient été emportés dans le grand Océan, où ils ne trouveraient rien que la misère et la mort, où peut-être ils seraient réduits par la faim à se manger les uns les autres.

Mais, comme cela n’était que des conjectures, je ne pouvais, en ma position, que considérer l’infortune de ces pauvres gens et m’apitoyer. Ce qui eut sur moi la bonne influence de me rendre de plus en plus reconnaissant envers Dieu, dont la providence avait pris dans mon malheur un soin si généreux de moi, que, de deux équipages perdus sur ces côtes, moi seul avais été préservé. J’appris de là encore qu’il est rare que Dieu nous plonge dans une condition si basse, dans une misère si grande, que nous ne puissions trouver quelque sujet de gratitude, et trouver de nos semblable jetés dans des circonstances pires que les nôtres.

Tel était le sort de cet équipage, dont il n’était pas probable qu’aucun homme eût échappé, – rien ne pouvant faire croire qu’il n’avait pas péri tout entier, – à moins de supposer qu’il eût été sauvé par quelque autre bâtiment allant avec lui de conserve ; mais ce n’était qu’une pure possibilité ; car je n’avais vu aucun signe, aucune apparence de rien de semblable.

Je ne puis trouver d’assez énergiques paroles pour exprimer l’ardent désir, l’étrange envie que ce naufrage éveilla en mon âme et qui souvent s’en exhalait ainsi : – « Oh ! si une ou deux, une seule âme avait pu être sauvée du navire, avait pu en réchapper, afin que je pusse avoir un compagnon, un semblable, pour parler et pour vivre avec moi ! » – Dans tout le cours de ma vie solitaire je ne désirai jamais si ardemment la société des hommes, et je n’éprouvai jamais un plus profond regret d’en être séparé.

Il y a dans nos passions certaines sources secrètes qui, lorsqu’elles sont vivifiées par des objets présents ou absents, mais rendus présents à notre esprit par la puissance de notre imagination, entraînent notre âme avec tant d’impétuosité vers les objets de ses désirs, que la non possession en devient vraiment insupportable.

Telle était l’ardeur de mes souhaits pour la conservation d’un seul homme, que je répétai, je crois, mille fois ces mots : – « Oh ! qu’un homme ait été sauvé, oh ! qu’un seul homme ait été sauvé ! – J’étais si violemment irrité par ce désir en prononçant ces paroles, que mes mains se saisissaient, que mes doigts pressaient la paume de mes mains et avec tant de rage que si j’eusse tenu quelque chose de fragile je l’eusse brisé involontairement ; mes dents claquaient dans ma bouche et se serraient si fortement que je fus quelque temps avant de pouvoir les séparer.

Que les naturalistes expliquent ces choses, leur raison et leur nature ; quant à moi, je ne puis que consigner ce fait, qui me parut toujours surprenant et dont je ne pus jamais me rendre compte. C’était sans doute l’effet de la fougue de mon désir et de l’énergie de mes idées me représentant toute la consolation que j’aurais puisée dans la société d’un Chrétien comme moi.

Mais cela ne devait pas être : leur destinée ou la mienne ou toutes deux peut-être l’interdisaient ; car jusqu’à la dernière année de mon séjour dans l’île j’ai ignoré si quelqu’un s’était ou ne s’était pas sauvé du naufrage ; j’eus seulement quelques jours après l’affliction de voir le corps d’un jeune garçon noyé jeté sur le rivage, à l’extrémité de l’île, proche le vaisseau naufragé. Il n’avait pour tout vêtement qu’une veste de matelot, un caleçon de toile ouvert aux genoux et une chemise bleue. Rien ne put me faire deviner quelle était sa nation : il n’avait dans ses poches que deux pièces de huit et une pipe à tabac qui avait dix fois plus de valeur pour moi.

La mer était calme alors, et j’avais grande envie de m’aventurer dans ma pirogue jusqu’au navire. Je ne doutais nullement que je pusse trouver à bord quelque chose pour mon utilité ; mais ce n’était pas là le motif qui m’y portait le plus : j’y étais entraîné par la pensée que je trouverais peut-être quelque créature dont je pourrais sauver la vie, et par là réconforter la mienne au plus haut degré. Cette pensée me tenait tellement au cœur, que je n’avais de repos ni jour ni nuit, et qu’il fallut que je me risquasse à aller à bord de ce vaisseau. Je m’abandonnai donc à la providence de Dieu, persuadé que j’étais qu’une impulsion si forte, à laquelle je ne pouvais résister, devait venir d’une invisible direction, et que je serais coupable envers moi si je ne le faisais point.

Voyage au vaisseau naufragé §

Sous le coup de cette impression, je regagnai à grands pas mon château afin de préparer tout pour mon voyage. Je pris une bonne quantité de pain, un grand pot d’eau fraîche, une boussole pour me gouverner, une bouteille de rum, – j’en avais encore beaucoup en réserve, – et une pleine corbeille de raisins. Chargé ainsi, je retournai à ma pirogue, je vidai l’eau qui s’y trouvait, je la mis à flot, et j’y déposai toute ma cargaison. Je revins ensuite chez moi prendre une seconde charge, composée d’un grand sac de riz, de mon parasol – pour placer au-dessus de ma tête et me donner de l’ombre, – d’un second pot d’eau fraîche, de deux douzaines environ de mes petits pains ou gâteaux d’orge, d’une bouteille de lait de chèvre et d’un fromage. Je portai tout cela à mon embarcation, non sans beaucoup de peine et de sueur. Ayant prié Dieu de diriger mon voyage, je me mis en route, et, ramant ou pagayant le long du rivage, je parvins enfin à l’extrême pointe de l’île sur le côté Nord-Est. Là il s’agissait de se lancer dans l’Océan, de s’aventurer ou de ne pas s’aventurer. Je regardai les courants rapides qui à quelque distance régnaient des deux côtés de l’île. Le souvenir des dangers que j’avais courus me rendit ce spectacle bien terrible, et le cœur commença à me manquer ; car je pressentis que si un de ces courants m’entraînait, je serais emporté en haute mer, peut-être hors de la vue de mon île ; et qu’alors, comme ma pirogue était fort légère, pour peu qu’un joli frais s’élevât, j’étais inévitablement perdu.

 

Ces pensées oppressèrent tellement mon âme, que je commençai à abandonner mon entreprise : je halai ma barque dans une crique du rivage, je gagnai un petit tertre et je m’y assis inquiet et pensif, flottant entre la crainte et le désir de faire mon voyage. Tandis que j’étais à réfléchir, je m’apperçus que la marée avait changé et que le flot montait, ce qui rendait pour quelque temps mon départ impraticable. Il me vint alors à l’esprit de gravir sur la butte la plus haute que je pourrais trouver, et d’observer les mouvements de la marée pendant le flux, afin de juger si, entraîné par l’un de ces courants, je ne pourrais pas être ramené par l’autre avec la même rapidité. Cela ne me fut pas plus tôt entré dans la tête, que je jetai mes regards sur un monticule qui dominait suffisamment les deux côtes, et d’où je vis clairement la direction de la marée et la route que j’avais à suivre pour mon retour : le courant du jusant sortait du côté de la pointe Sud de l’île, le courant du flot rentrait du côté du Nord. Tout ce que j’avais à faire pour opérer mon retour était donc de serrer la pointe septentrionale de l’île.

Enhardi par cette observation, je résolus de partir le lendemain matin avec le commencement de la marée, ce que je fis en effet après avoir reposé la nuit dans mon canot sous la grande houppelande dont j’ai fait mention. Je gouvernai premièrement plein Nord, jusqu’à ce que je me sentisse soulevé par le courant qui portait à l’Est, et qui m’entraîna à une grande distance, sans cependant me désorienter, ainsi que l’avait fait autrefois le courant sur le côté Sud, et sans m’ôter toute la direction de ma pirogue. Comme je faisais un bon sillage avec ma pagaie, j’allai droit au navire échoué, et en moins de deux heures je l’atteignis.

C’était un triste spectacle à voir ! Le bâtiment, qui me parut espagnol par sa construction, était fiché et enclavé entre deux roches ; la poupe et la hanche avaient été mises en pièces par la mer ; et comme le gaillard d’avant avait donné contre les rochers avec une violence extrême, le grand mât et le mât de misaine s’étaient brisés rez-pied ; mais le beaupré était resté en bon état et l’avant et l’éperon paraissaient fermes. – Lorsque je me fus approché, un chien parut sur le tillac : me voyant venir, il se mit à japper et à aboyer. Aussitôt que je l’appelai il sauta à la mer pour venir à moi, et je le pris dans ma barque. Le trouvant à moitié mort de faim et de soif, je lui donnai un de mes pains qu’il engloutit comme un loup vorace ayant jeûné quinze jours dans la neige ; ensuite je donnai de l’eau fraîche à cette pauvre bête, qui, si je l’avais laissée faire, aurait bu jusqu’à en crever.

Après cela j’allai à bord. La première chose que j’y rencontrai ce fut, dans la cuisine, sur le gaillard d’avant, deux hommes noyés et qui se tenaient embrassés. J’en conclus, cela est au fait probable, qu’au moment où, durant la tempête, le navire avait touché, les lames brisaient si haut et avec tant de rapidité, que ces pauvres gens n’avaient pu s’en défendre, et avaient été étouffés par la continuelle chute des vagues, comme s’ils eussent été sous l’eau. – Outre le chien, il n’y avait rien à bord qui fût en vie, et toutes les marchandises que je pus voir étaient avariées. Je trouvai cependant arrimés dans la cale quelques tonneaux de liqueurs. Était-ce du vin ou de l’eau-de-vie, je ne sais. L’eau en se retirant les avait laissés à découvert, mais ils étaient trop gros pour que je pusse m’en saisir. Je trouvai aussi plusieurs coffres qui me parurent avoir appartenu à des matelots, et j’en portai deux dans ma barque sans examiner ce qu’ils contenaient.

Si la poupe avait été garantie et que la proue eût été brisée, je suis persuadé que j’aurais fait un bon voyage ; car, à en juger par ce que je trouvai dans les coffres, il devait y avoir à bord beaucoup de richesses. Je présume par la route qu’il tenait qu’il devait venir de Buenos-Ayres ou de Rio de la Plata, dans l’Amérique méridionale, en delà du Brésil, et devait aller à la Havane dans le golfe du Mexique, et de là peut-être en Espagne. Assurément ce navire recelait un grand trésor, mais perdu à jamais pour tout le monde. Et qu’était devenu le reste de son équipage, je ne le sus pas alors.

Outre ces coffres, j’y trouvai un petit tonneau plein d’environ vingt gallons de liqueur, que je transportai dans ma pirogue, non sans beaucoup de difficulté. Dans une cabine je découvris plusieurs mousquets et une grande poire à poudre en contenant environ quatre livres. Quant aux mousquets je n’en avais pas besoin : je les laissai donc, mais je pris le cornet à poudre. Je pris aussi une pelle et des pincettes, qui me faisaient extrêmement faute, deux chaudrons de cuivre, un gril et une chocolatière. Avec cette cargaison et le chien, je me mis en route quand la marée commença à porter vers mon île, que le même soir, à une heure de la nuit environ, j’atteignis, harassé, épuisé de fatigues.

Je reposai cette nuit dans ma pirogue, et le matin je résolus de ne point porter mes acquisitions dans mon château, mais dans ma nouvelle caverne. Après m’être restauré, je débarquai ma cargaison et je me mis à en faire l’inventaire. Le tonneau de liqueur contenait une sorte de rum, mais non pas de la qualité de celui qu’on boit au Brésil : en un mot, détestable. Quand j’en vins à ouvrir les coffres je découvris plusieurs choses dont j’avais besoin : par exemple, dans l’un je trouvai un beau coffret renfermant des flacons de forme extraordinaire et remplis d’eaux cordiales fines et très-bonnes. Les flacons, de la contenance de trois pintes, étaient tout garnis d’argent. Je trouvai deux pots d’excellentes confitures si bien bouchés que l’eau n’avait pu y pénétrer, et deux autres qu’elle avait tout-à-fait gâtés. Je trouvai en outre de fort bonnes chemises qui furent les bien venues, et environ une douzaine et demie de mouchoirs de toile blanche et de cravates de couleur. Les mouchoirs furent aussi les bien reçus, rien n’étant plus rafraîchissant pour m’essuyer le visage dans les jours de chaleur. Enfin, lorsque j’arrivai au fond du coffre, je trouvai trois grands sacs de pièces de huit, qui contenaient environ onze cents pièces en tout, et dans l’un de ces sacs six doublons d’or enveloppés dans un papier, et quelques petites barres ou lingots d’or qui, je le suppose, pesaient à peu près une livre.

Dans l’autre coffre il y avait quelques vêtements, mais de peu de valeur. Je fus porté à croire que celui-ci avait appartenu au maître canonnier, par cette raison qu’il ne s’y trouvait point de poudre, mais environ deux livres de pulverin dans trois flasques, mises en réserve, je suppose, pour charger des armes de chasse dans l’occasion. Somme toute, par ce voyage, j’acquis peu de chose qui me fût d’un très-grand usage ; car pour l’argent, je n’en avais que faire : il était pour moi comme la boue sous mes pieds ; je l’aurais donné pour trois ou quatre paires de bas et de souliers anglais, dont j’avais grand besoin. Depuis bien des années j’étais réduit à m’en passer. J’avais alors, il est vrai, deux paires de souliers que j’avais pris aux pieds des deux hommes noyés que j’avais découverts à bord, et deux autres paires que je trouvai dans l’un des coffres, ce qui me fut fort agréable ; mais ils ne valaient pas nos souliers anglais, ni pour la commodité ni pour le service, étant plutôt ce que nous appelons des escarpins que des souliers. Enfin je tirai du second coffre environ cinquante pièces de huit en réaux, mais point d’or. Il est à croire qu’il avait appartenu à un marin plus pauvre que le premier, qui doit avoir eu quelque officier pour maître.

Je portai néanmoins cet argent dans ma caverne, et je l’y serrai comme le premier que j’avais sauvé de notre bâtiment. Ce fut vraiment grand dommage, comme je le disais tantôt, que l’autre partie du navire n’eût pas été accessible, je suis certain que j’aurais pu en tirer de l’argent de quoi charger plusieurs fois ma pirogue ; argent qui, si je fusse jamais parvenu à m’échapper et à m’enfuir en Angleterre, aurait pu rester en sûreté dans ma caverne jusqu’à ce que je revinsse le chercher.

Après avoir tout débarqué et tout mis en lieu sûr, je retournai à mon embarcation. En ramant ou pagayant le long du rivage je la ramenai dans sa rade ordinaire, et je revins en hâte à ma demeure, où je retrouvai tout dans la paix et dans l’ordre. Je me remis donc à vivre selon mon ancienne manière, et à prendre soin de mes affaires domestiques. Pendant un certain temps mon existence fut assez agréable, seulement j’étais encore plus vigilant que de coutume ; je faisais le guet plus souvent et ne mettais plus aussi fréquemment le pied dehors. Si parfois je sortais avec quelque liberté, c’était toujours dans la partie orientale de l’île, où j’avais la presque certitude que les Sauvages ne venaient pas, et où je pouvais aller sans tant de précautions, sans ce fardeau d’armes et de munitions que je portais toujours avec moi lorsque j’allais de l’autre côté.

Je vécus près de deux ans encore dans cette situation ; mais ma malheureuse tête, qui semblait faite pour rendre mon corps misérable, fut durant ces deux années toujours emplie de projets et de desseins pour tenter de m’enfuir de mon île. Quelquefois je voulais faire une nouvelle visite au navire échoué, quoique ma raison me criât qu’il n’y restait rien qui valût les dangers du voyage ; d’autres fois je songeais à aller çà et là, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; et je crois vraiment que si j’avais eu la chaloupe sur laquelle je m’étais échappé de Sallé, je me serais aventuré en mer pour aller n’importe en quel lieu, pour aller je ne sais où.

J’ai été dans toutes les circonstances de ma vie un exemple vivant de ceux qui sont atteints de cette plaie générale de l’humanité, d’où découle gratuitement la moitié de leurs misères : j’entends la plaie de n’être point satisfaits de la position où Dieu et la nature les ont placés. Car sans parler de mon état primitif et de mon opposition aux excellents conseils de mon père, opposition qui fut, si je puis l’appeler ainsi, mon péché originel, n’était-ce pas un égarement de même nature qui avait été l’occasion de ma chute dans cette misérable condition ? Si cette Providence qui m’avait si heureusement établi au Brésil comme planteur eût limité mes désirs, si je m’étais contenté d’avancer pas à pas, j’aurais pu être alors, j’entends au bout du temps que je passai dans mon île, un des plus grands colons du Brésil ; car je suis persuadé, par les progrès que j’avais faits dans le peu d’années que j’y vécus et ceux que j’aurais probablement faits si j’y fusse demeuré, que je serais devenu riche à cent mille Moidoires.

Le rêve §

J’avais bien affaire en vérité de laisser là une fortune assise, une plantation bien pourvue, s’améliorant et prospérant, pour m’en aller comme subrécargue chercher des Nègres en Guinée, tandis qu’avec de la patience et du temps, mon capital s’étant accru, j’en aurais pu acheter au seuil de ma porte, à ces gens dont le trafic des Noirs était le seul négoce. Il est vrai qu’ils m’auraient coûté quelque chose de plus, mais cette différence de prix pouvait-elle compenser de si grands hasards ?

 

La folie est ordinairement le lot des jeunes têtes, et la réflexion sur les folies passées est ordinairement l’exercice d’un âge plus mûr ou d’une expérience payée cher. J’en étais là alors, et cependant l’extravagance avait jeté de si profondes racines dans mon cœur, que je ne pouvais me satisfaire de ma situation, et que j’avais l’esprit appliqué sans cesse à rechercher les moyens et la possibilité de m’échapper de ce lieu. – Pour que je puisse avec le plus grand agrément du lecteur, entamer le reste de mon histoire, il est bon que je donne quelque détail sur la conception de mes absurdes projets de fuite, et que je fasse voir comment et sur quelle fondation j’édifiais.

Qu’on suppose maintenant que je suis retiré dans mon château, après mon dernier voyage au bâtiment naufragé, que ma frégate est désarmée et amarrée sous l’eau comme de coutume, et ma condition est rendue à ce qu’elle était auparavant. J’ai, il est vrai, plus d’opulence ; mais je n’en suis pas plus riche, car je ne fais ni plus de cas ni plus d’usage de mon or que les Indiens du Pérou avant l’arrivée des Espagnols.

Par une nuit de la saison pluvieuse de mars, dans la vingt-quatrième année de ma vie solitaire, j’étais couché dans mon lit ou hamac sans pouvoir dormir, mais en parfaite santé ; je n’avais de plus qu’à l’ordinaire, ni peine ni indisposition, ni trouble de corps, ni trouble d’esprit ; cependant il m’était impossible de fermer l’œil, du moins pour sommeiller. De toute la nuit je ne m’assoupis pas autrement que comme il suit.

Il serait aussi impossible que superflu de narrer la multitude innombrable de pensées qui durant cette nuit me passèrent par la mémoire, ce grand chemin du cerveau. Je me représentai toute l’histoire de ma vie en miniature ou en raccourci, pour ainsi dire, avant et après ma venue dans l’île. Dans mes réflexions sur ce qu’était ma condition depuis que j’avais abordé cette terre, je vins à comparer l’état heureux de mes affaires pendant les premières années de mon exil, à cet état d’anxiété, de crainte et de précautions dans lequel je vivais depuis que j’avais vu l’empreinte d’un pied d’homme sur le sable. Il n’est pas croyable que les Sauvages n’eussent pas fréquenté l’île avant cette époque : peut-être y étaient-ils descendus au rivage par centaines ; mais, comme je n’en avais jamais rien su et n’avais pu en concevoir aucune appréhension, ma sécurité était parfaite, bien que le péril fût le même. J’étais aussi heureux en ne connaissant point les dangers qui m’entouraient que si je n’y eusse réellement point été exposé. – Cette vérité fit naître en mon esprit beaucoup de réflexions profitables, et particulièrement celle-ci : Combien est infiniment bonne cette Providence qui dans sa sagesse a posé des bornes étroites à la vue et à la science de l’homme ! Quoiqu’il marche au milieu de mille dangers dont le spectacle, s’ils se découvraient à lui, troublerait son âme et terrasserait son courage, il garde son calme et sa sérénité, parce que l’issue des choses est cachée à ses regards, parce qu’il ne sait rien des dangers qui l’environnent.

Après que ces pensées m’eurent distrait quelque temps, je vins à réfléchir sérieusement sur les dangers réels que j’avais courus durant tant d’années dans cette île même où je me promenais dans la plus grande sécurité, avec toute la tranquillité possible, quand peut-être il n’y avait que la pointe d’une colline, un arbre, ou les premières ombres de la nuit, entre moi et le plus affreux detous les sorts, celui de tomber entre les mains des Sauvages, des cannibales, qui se seraient saisis de moi dans le même but que je le faisais d’une chèvre ou d’une tortue, et n’auraient pas plus pensé faire un crime en me tuant et en me dévorant, que moi en mangeant un pigeon ou un courlis. Je serais injustement mon propre détracteur, si je disais que je ne rendis pas sincèrement grâce à mon divin Conservateur pour toutes les délivrances inconnues qu’avec la plus grande humilité je confessais devoir à sa toute particulière protection, sans laquelle je serais inévitablement tombé entre ces mains impitoyables.

Ces considérations m’amenèrent à faire des réflexions, sur la nature de ces Sauvages, et à examiner comment il se faisait qu’en ce monde le sage Dispensateur de toutes choses eût abandonné quelques-unes de ses créatures à une telle inhumanité, au-dessous de la brutalité même, qu’elles vont jusqu’à se dévorer dans leur propre espèce. Mais comme cela n’aboutissait qu’à de vaines spéculations, je me pris à rechercher dans quel endroit du monde ces malheureux vivaient ; à quelle distance était la côte d’où ils venaient ; pourquoi ils s’aventuraient si loin de chez eux ; quelle sorte de bateaux ils avaient, et pourquoi je ne pourrais pas en ordonner de moi et de mes affaires de façon à être à même d’aller à eux aussi bien qu’ils venaient à moi.

Je ne me mis nullement en peine de ce que je ferais de moi quand je serais parvenu là, de ce que je deviendrais si je tombais entre les mains des Sauvages ; comment je leur échapperais s’ils m’entreprenaient, comment il me serait possible d’aborder à la côte sans être attaqué par quelqu’un d’eux de manière à ne pouvoir me délivrer moi-même. Enfin, s’il advenait que je ne tombasse point en leur pouvoir, comment je me procurerais des provisions et vers quel lieu je dirigerais ma course. Aucune de ces pensées, dis-je, ne se présenta à mon esprit : mon idée de gagner la terre ferme dans ma pirogue l’absorbait. Je regardais ma position d’alors comme la plus misérable qui pût être, et je ne voyais pas que je pusse rencontrer rien de pire, sauf la mort. Ne pouvais-je pas trouver du secours en atteignant le continent, ou ne pouvais-je le côtoyer comme le rivage d’Afrique, jusqu’à ce que je parvinsse à quelque pays habité où l’on me prêterait assistance. Après tout, n’était-il pas possible que je rencontrasse un bâtiment chrétien qui me prendrait à son bord ; et enfin, le pire du pire advenant, je ne pouvais que mourir, ce qui tout d’un coup mettait fin à toutes mes misères. – Notez, je vous prie, que tout ceci était le fruit du désordre de mon âme et de mon esprit véhément, exaspéré, en quelque sorte, par la continuité de mes souffrances et par le désappointement que j’avais eu à bord du vaisseau naufragé, où j’avais été si près d’obtenir ce dont j’étais ardemment désireux, c’est-à-dire quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui pût me donner quelque connaissance du lieu où j’étais et m’enseigner des moyens probables de délivrance. J’étais donc, dis-je, totalement bouleversé par ces pensées. Le calme de mon esprit, puisé dans ma résignation à la Providence et ma soumission aux volontés du Ciel, semblait être suspendu ; et je n’avais pas en quelque sorte la force de détourner ma pensée de ce projet de voyage, qui m’assiégeait de désirs si impétueux qu’il était impossible d’y résister.

Après que cette passion m’eut agité pendant deux heures et plus, avec une telle violence que mon sang bouillonnait et que mon pouls battait comme si la ferveur extraordinaire de mes désirs m’eût donné la fièvre, la nature fatiguée, épuisée, me jeta dans un profond sommeil. – On pourrait croire que mes songes roulèrent sur le même projet, mais non pas, mais sur rien qui s’y rapportât. Je rêvai que, sortant un matin de mon château comme de coutume, je voyais sur le rivage deux canots et onze Sauvages débarquant et apportant avec eux un autre Sauvage pour le tuer et le manger. Tout-à-coup, comme ils s’apprêtaient à égorger ce Sauvage, il bondit au loin et se prit à fuir pour sauver sa vie. Alors je crus voir dans mon rêve que, pour se cacher, il accourait vers le bocage épais masquant mes fortifications ; puis, que, m’appercevant qu’il était seul et que les autres ne le cherchaient point par ce chemin, je me découvrais à lui en lui souriant et l’encourageant ; et qu’il s’agenouillait devant moi et semblait implorer mon assistance. Sur ce je lui montrais mon échelle, je l’y faisais monter et je l’introduisais dans ma grotte, et il devenait mon serviteur. Sitôt que je me fus acquis cet homme je me dis : Maintenant je puis certainement me risquer à gagner le continent, car ce compagnon me servira de pilote, me dira ce qu’il faut faire, me dira où aller pour avoir des provisions ou ne pas aller de peur d’être dévoré ; bref, les lieux à aborder et ceux à fuir. Je me réveillai avec cette idée ; j’étais encore sous l’inexprimable impression de joie qu’en rêve j’avais ressentie à l’aspect de ma délivrance ; mais en revenant à moi et en trouvant que ce n’était qu’un songe, je ressentis un désappointement non moins étrange et qui me jeta dans un grand abattement d’esprit.

J’en tirai toutefois cette conclusion, que le seul moyen d’effectuer quelque tentative de fuite, c’était de m’acquérir un Sauvage, surtout, si c’était possible, quelque prisonnier condamné à être mangé et amené à terre pour être égorgé. Mais une difficulté s’élevait encore. Il était impossible d’exécuter ce dessein sans assaillir et massacrer toute une caravane : vrai coup de désespoir qui pouvait si facilement manquer ! D’un autre côté j’avais de grands scrupules sur la légitimité de cet acte, et mon cœur bondissait à la seule pensée de verser tant de sang, bien que ce fût pour ma délivrance. Il n’est pas besoin de répéter ici les arguments qui venaient plaider contre ce bon sentiment : ce sont les mêmes que ceux dont il a été déjà fait mention ; mais, quoique j’eusse encore d’autres raisons à exposer alors, c’est-à-dire que ces hommes étaient mes ennemis et me dévoreraient s’il leur était possible ; que c’était réellement pour ma propre conservation que je devais me délivrer de cette mort dans la vie, et que j’agissais pour ma propre défense tout aussi bien que s’ils m’attaquaient ; quoique, dis-je, toutes ces raisons militassent pour moi, cependant la pensée de verser du sang humain pour ma délivrance m’était si terrible, que j’eus beau faire, je ne pus de long-temps me concilier avec elle.

Néanmoins, enfin, après beaucoup de délibérations intimes, après de grandes perplexités, – cartous ces arguments pour et contre s’agitèrent long-temps dans ma tête, – mon véhément désir prévalut et étouffa tout le reste, et je me déterminai, coûte que coûte, à m’emparer de quelqu’un de ces Sauvages. La question était alors de savoir comment m’y prendre, et c’était chose difficile à résoudre ; mais, comme aucun moyen probable ne se présentait à mon choix, je résolus donc de faire seulement sentinelle pour guetter quand ils débarqueraient, de n’arrêter mes mesures que dans l’occasion, de m’abandonner à l’événement, de le laisser être ce qu’il voudrait.

Plein de cette résolution, je me mis en vedette aussi souvent que possible, si souvent même que je m’en fatiguai profondément ; car pendant un an et demi je fis le guet et allai une grande partie de ce temps au moins une fois par jour à l’extrémité Ouest et Sud-Ouest de l’île pour découvrir des canots, mais sans que j’apperçusse rien. C’était vraiment décourageant, et je commençai à m’inquiéter beaucoup, bien que je ne puisse dire qu’en ce cas mes désirs se soient émoussés comme autrefois. Ma passion croissait avec l’attente. En un mot je n’avais pas été d’abord plus soigneux de fuir la vue des Sauvages et d’éviter d’être apperçu par eux, que j’étais alors désireux de les entreprendre.

Fin de la vie solitaire §

Alors je me figurais même que si je m’emparais de deux ou trois Sauvages, j’étais capable de les gouverner de façon à m’en faire esclaves, à me les assujétir complètement et à leur ôter à jamais tout moyen de me nuire. Je me complaisais dans cette idée, mais toujours rien ne se présentait : toutes mes volontés,tous mes plans n’aboutissaient à rien, car il ne venait point de Sauvages.

 

Un an et demi environ après que j’eus conçu ces idées, et que par une longue réflexion j’eus en quelque manière décidé qu’elles demeureraient sans résultat faute d’occasion, je fus surpris un matin, de très-bonne heure, en ne voyant pas moins de cinq canotstous ensemble au rivage sur mon côté de l’île. Les Sauvages à qui ils appartenaient étaient déjà à terre et hors de ma vue. Le nombre de ces canots rompait toutes mes mesures ; car, n’ignorant pas qu’ils venaient toujours quatre ou six, quelquefois plus, dans chaque embarcation, je ne savais que penser de cela, ni quel plan dresser pour attaquer moi seul vingt ou trente hommes. Aussi demeurai-je dans mon château embarrassé et abattu. Cependant, dans la même attitude que j’avais prise autrefois, je me préparai à repousser une attaque ; j’étais tout prêt à agir si quelque chose se fût présenté. Ayant attendu long-temps et long-temps prêté l’oreille pour écouter s’il se faisait quelque bruit, je m’impatientai enfin ; et, laissant mes deux fusils au pied de mon échelle, je montai jusqu’au sommet du rocher, en deux escalades, comme d’ordinaire. Là, posté de façon à ce que ma tête ne parût point au-dessus de la cime, pour qu’en aucune manière on ne pût m’appercevoir, j’observai à l’aide de mes lunettes d’approche qu’ils étaient au moins au nombre de trente, qu’ils avaient allumé un feu et préparé leur nourriture : quel aliment était-ce et comment l’accommodaient-ils, c’est ce que je ne pus savoir ; mais je les vistous danser autour du feu, et, suivant leur coutume, avec je ne sais combien de figures et de gesticulations barbares.

Tandis que je regardais ainsi, j’apperçus par ma longue-vue deux misérables qu’on tirait des pirogues, où sans doute ils avaient été mis en réserve, et qu’alors on faisait sortir pour être massacrés. J’en vis aussitôt tomber un assommé, je pense, avec un casse-tête ou un sabre de bois, selon l’usage de ces nations. Deux ou trois de ces meurtriers se mirent incontinent à l’œuvre et le dépecèrent pour leur cuisine, pendant que l’autre victime demeurait là en attendant qu’ils fussent prêts pour elle. En ce moment même la nature inspira à ce pauvre malheureux, qui se voyait un peu en liberté, quelque espoir de sauver sa vie ; il s’élança, et se prit à courir avec une incroyable vitesse, le long des sables, droit vers moi, j’entends vers la partie de la côte où était mon habitation.

Je fus horriblement effrayé, – il faut que je l’avoue, – quand je le vis enfiler ce chemin, surtout quand je m’imaginai le voir poursuivi par toute la troupe. Je crus alors qu’une partie de mon rêve allait se vérifier, et qu’à coup sûr il se réfugierait dans mon bocage ; mais je ne comptais pas du tout que le dénouement serait le même, c’est-à-dire que les autres Sauvages ne l’y pourchasseraient pas et ne l’y trouveraient point. Je demeurai toutefois à mon poste, et bientôt je recouvrai quelque peu mes esprits lorsque je reconnus qu’ils n’étaient que trois hommes à sa poursuite. Je retrouvai surtout du courage en voyant qu’il les surpassait excessivement à la course et gagnait du terrain sur eux, de manière que s’il pouvait aller de ce train une demi-heure encore il était indubitable qu’il leur échapperait.

Il y avait entre eux et mon château la crique dont j’ai souvent parlé dans la première partie de mon histoire, quand je fis le sauvetage du navire, et je prévis qu’il faudrait nécessairement que le pauvre infortuné la passât à la nage ou qu’il fût pris. Mais lorsque le Sauvage échappé eut atteint jusque là, il ne fit ni une ni deux, malgré la marée haute, il s’y plongea ; il gagna l’autre rive en une trentaine de brassées ou environ, et se reprit à courir avec une force et une vitesse sans pareilles. Quand ses trois ennemis arrivèrent à la crique, je vis qu’il n’y en avait que deux qui sussent nager. Le troisième s’arrêta sur le bord, regarda sur l’autre côté et n’alla pas plus loin. Au bout de quelques instants il s’en retourna pas à pas ; et, d’après ce qui advint, ce fut très-heureux pour lui.

Toutefois j’observai que les deux qui savaient nager mirent à passer la crique deux fois plus de temps que n’en avait mis le malheureux qui les fuyait. – Mon esprit conçut alors avec feu, et irrésistiblement, que l’heure était venue de m’acquérir un serviteur, peut-être un camarade ou un ami, et que j’étais manifestement appelé par la Providence à sauver la vie de cette pauvre créature. Aussitôt je descendis en toute hâte par mes échelles, je pris deux fusils que j’y avais laissés au pied, comme je l’ai dit tantôt, et, remontant avec la même précipitation, je m’avançai vers la mer. Ayant coupé par le plus court au bas de la montagne, je me précipitai entre les poursuivants et le poursuivi, et j’appelai le fuyard. Il se retourna et fut peut-être d’abord tout aussi effrayé de moi que moi je l’étais d’eux ; mais je lui fis signe de la main de revenir, et en même temps je m’avançai lentement vers les deux qui accouraient. Tout-à-coup je me précipitai sur le premier, et je l’assommai avec la crosse de mon fusil. Je ne me souciais pas de faire feu, de peur que l’explosion ne fût entendue des autres, quoique à cette distance cela ne se pût guère ; d’ailleurs, comme ils n’auraient pu appercevoir la fumée, ils n’auraient pu aisément savoir d’où cela provenait. Ayant donc assommé celui-ci, l’autre qui le suivait s’arrêta comme s’il eût été effrayé. J’allai à grands pas vers lui ; mais quand je m’en fus approché, je le vis armé d’un arc, et prêt à décocher une flèche contre moi. Placé ainsi dans la nécessité de tirer le premier, je le fis et je le tuai du coup. Le pauvre Sauvage échappé avait fait halte ; mais, bien qu’il vît ses deux ennemis mordre la poussière, il était pourtant si épouvanté du feu et du bruit de mon arme, qu’il demeura pétrifié, n’osant aller ni en avant ni en arrière. Il me parut cependant plutôt disposé à s’enfuir encore qu’à s’approcher. Je l’appelai de nouveau et lui fis signe de venir, ce qu’il comprit facilement. Il fit alors quelques pas et s’arrêta, puis s’avança un peu plus et s’arrêta encore ; et je m’apperçus qu’il tremblait comme s’il eût été fait prisonnier et sur le point d’être tué comme ses deux ennemis. Je lui fis signe encore de venir à moi, et je lui donnai toutes les marques d’encouragement que je pus imaginer. De plus près en plus près il se risqua, s’agenouillant à chaque dix ou douze pas pour me témoigner sa reconnaissance de lui avoir sauvé la vie. Je lui souriais, je le regardais aimablement et l’invitais toujours à s’avancer. Enfin il s’approcha de moi ; puis, s’agenouillant encore, baisa la terre, mit sa tête sur la terre, pris mon pied et mit mon pied sur sa tête : ce fut, il me semble, un serment juré d’être à jamais mon esclave. Je le relevai, je lui fis des caresses, et le rassurai par tout ce que je pus. Mais la besogne n’était pas, achevée ; car je m’apperçus alors que le Sauvage que j’avais assommé n’était pas tué, mais seulement étourdi, et qu’il commençait à se remettre. Je le montrai du doigt à mon Sauvage, en lui faisant remarquer qu’il n’était pas mort. Sur ce il me dit quelques mots, qui, bien que je ne les comprisse pas, me furent bien doux à entendre ; car c’était le premier son de voix humaine, la mienne exceptée, que j’eusse ouï depuis vingt-cinq ans. Mais l’heure de m’abandonner à de pareilles réflexions n’était pas venue ; le Sauvage abasourdi avait recouvré assez de force pour se mettre sur son séant et je m’appercevais que le mien commençait à s’en effrayer. Quand je vis cela je pris mon second fusil et couchai en joue notre homme, comme si j’eusse voulu tirer sur lui. Là-dessus, mon Sauvage, car dès lors je pouvais l’appeler ainsi, me demanda que je lui prêtasse mon sabre qui pendait nu à mon côté ; je le lui donnai : il ne l’eut pas plus tôt, qu’il courut à son ennemi et d’un seul coup lui trancha la tête si adroitement qu’il n’y a pas en Allemagne un bourreau qui l’eût fait ni plus vite ni mieux. Je trouvai cela étrange pour un Sauvage, que je supposais avec raison n’avoir jamais vu auparavant d’autres sabres que les sabres de bois de sa nation. Toutefois il paraît, comme je l’appris plus tard, que ces sabres sont si affilés, sont si pesants et d’un bois si dur, qu’ils peuvent d’un seul coup abattre une tête ou un bras. Après cet exploit il revint à moi, riant en signe de triomphe, et avec une foule de gestes que je ne compris pas il déposa à mes pieds mon sabre et la tête du Sauvage.

Mais ce qui l’intrigua beaucoup, ce fut de savoir comment de si loin j’avais pu tuer l’autre Indien, et, me le montrant du doigt, il me fit des signes pour que je l’y laissasse aller. Je lui répondis donc du mieux que je pus que je le lui permettais. Quand il s’en fut approché, il le regarda et demeura là comme un ébahi ; puis, le tournant tantôt d’un côté tantôt d’un autre, il examina la blessure. La balle avait frappé juste dans la poitrine et avait fait un trou d’où peu de sang avait coulé : sans doute il s’était épanché intérieurement, car il était bien mort. Enfin il lui prit son arc et ses flèches et s’en revint. Je me mis alors en devoir de partir et je l’invitai à me suivre, en lui donnant à entendre qu’il en pourrait survenir d’autres en plus grand nombre.

Sur ce il me fit signe qu’il voulait enterrer les deux cadavres, pour que les autres, s’ils accouraient, ne pussent les voir. Je le lui permis, et il se jeta à l’ouvrage. En un instant il eut creusé avec ses mains un trou dans le sable assez grand pour y ensevelir le premier, qu’il y traîna et qu’il recouvrit ; il en fit de même pour l’autre. Je pense qu’il ne mit pas plus d’un quart d’heure à les enterrertous les deux. Je le rappelai alors, et l’emmenai, non dans mon château, mais dans la caverne que j’avais plus avant dans l’île. Je fis ainsi mentir cette partie de mon rêve qui lui donnait mon bocage pour abri.

Là je lui offris du pain, une grappe de raisin et de l’eau, dont je vis qu’il avait vraiment grand besoin à cause de sa course. Lorsqu’il se fut restauré, je lui fis signe d’aller se coucher et de dormir, en lui montrant un tas de paille de riz avec une couverture dessus, qui me servait de lit quelquefois à moi-même. La pauvre créature se coucha donc et s’endormit.

C’était un grand beau garçon, svelte et bien tourné, et à mon estime d’environ vingt-six ans. Il avait un bon maintien, l’aspect ni arrogant ni farouche et quelque chose de très-mâle dans la face ; cependant il avait aussi toute l’expression douce et molle d’un Européen, surtout quand il souriait. Sa chevelure était longue et noire, et non pas crépue comme de la laine. Son front était haut et large, ses yeux vifs et pleins de feu. Son teint n’était pas noir, mais très-basané, sans rien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond des Brésiliens, des Virginiens et autres naturels de l’Amérique ; il approchait plutôt d’une légère couleur d’olive foncé, plus agréable en soi que facile à décrire. Il avait le visage rond et potelé, le nez petit et non pas aplati comme ceux des Nègres, la bouche belle, les lèvres minces, les dents fines, bien rangées et blanches comme ivoire. – Après avoir sommeillé plutôt que dormi environ une demi-heure, il s’éveilla et sortit de la caverne pour me rejoindre ; car j’étais allé traire mes chèvres, parquées dans l’enclos près de là. Quand il m’apperçut il vint à moi en courant, et se jeta à terre avec toutes les marques possibles d’une humble reconnaissance, qu’il manifestait par une foule de grotesques gesticulations. Puis il posa sa tête à plat sur la terre, prit l’un de mes pieds et le posa sur sa tête, comme il avait déjà fait ; puis il m’adressatous les signes imaginables d’assujettissement, de servitude et de soumission, pour me donner à connaître combien était grand son désir de s’attacher à moi pour la vie. Je le comprenais en beaucoup de choses, et je lui témoignais que j’étais fort content de lui.

Vendredi §

En peu de temps je commençai à lui parler et à lui apprendre à me parler. D’abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi ; c’était le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je lui enseignai également à m’appeler maître, à dire oui et non, et je lui appris ce que ces mots signifiaient. – Je lui donnai ensuite du lait dans un pot de terre ; j’en bus le premier, j’y trempai mon pain et lui donnai un gâteau pour qu’il fît de même : il s’en accommoda aussitôt et me fit signe qu’il trouvait cela fort bon.

 

Je demeurai là toute la nuit avec lui ; mais dès que le jour parut je lui fis comprendre qu’il fallait me suivre et que je lui donnerais des vêtements ; il parut charmé de cela, car il était absolument nu. Comme nous passions par le lieu où il avait enterré les deux hommes, il me le désigna exactement et me montra les marques qu’il avait faites pour le reconnaître, en me faisant signe que nous devrions les déterrer et les manger. Là-dessus je parus fort en colère ; je lui exprimai mon horreur en faisant comme si j’allais vomir à cette pensée, et je lui enjoignis de la main de passer outre, ce qu’il fit sur-le-champ avec une grande soumission. Je l’emmenai alors sur le sommet de la montagne, pour voir si les ennemis étaient partis ; et, braquant ma longue-vue, je découvris parfaitement la place où ils avaient été, mais aucune apparence d’eux ni de leurs canots. Il était donc positif qu’ils étaient partis et qu’ils avaient laissé derrière eux leurs deux camarades sans faire aucune recherche.

Mais cette découverte ne me satisfaisait pas : ayant alors plus de courage et conséquemment plus de curiosité, je pris mon Vendredi avec moi, je lui mis une épée à la main, sur le dos l’arc et les flèches, dont je le trouvai très-adroit à se servir ; je lui donnai aussi à porter un fusil pour moi ; j’en pris deux moi-même, et nous marchâmes vers le lieu où avaient été les Sauvages, car je désirais en avoir de plus amples nouvelles. Quand j’y arrivai mon sang se glaça dans mes veines, et mon cœur défaillit à un horrible spectacle. C’était vraiment chose terrible à voir, du moins pour moi, car cela ne fit rien à Vendredi. La place était couverte d’ossements humains, la terre teinte de sang ; çà et là étaient des morceaux de chair à moitié mangés, déchirés et rôtis, en un mot toutes les traces d’un festin de triomphe qu’ils avaient fait là après une victoire sur leurs ennemis. Je vis trois crânes, cinq mains, les os de trois ou quatre jambes, des os de pieds et une foule d’autres parties du corps. Vendredi me fit entendre par ses signes que les Sauvages avaient amené quatre prisonniers pour les manger, que trois l’avaient été, et que lui, en se désignant lui-même, était le quatrième ; qu’il y avait eu une grande bataille entre eux et un roi leur voisin, – dont, ce semble, il était le sujet ; – qu’un grand nombre de prisonniers avaient été faits, et conduits en différents lieux par ceux qui les avaient pris dans la déroute, pour être mangés, ainsi que l’avaient été ceux débarqués par ces misérables.

Je commandai à Vendredi de ramasser ces crânes, ces os, ces tronçons et tout ce qui restait, de les mettre en un monceau et de faire un grand feu dessus pour les réduire en cendres. Je m’apperçus que Vendredi avait encore un violent appétit pour cette chair, et que son naturel était encore cannibale ; mais je lui montrai tant d’horreur à cette idée, à la moindre apparence de cet appétit, qu’il n’osa pas le découvrir : car je lui avais fait parfaitement comprendre que s’il le manifestait je le tuerais.

Lorsqu’il eut fait cela, nous nous en retournâmes à notre château, et là je me mis à travailler avec mon serviteur Vendredi. Avant tout je lui donnai une paire de caleçons de toile que j’avais tirée du coffre du pauvre canonnier dont il a été fait mention, et que j’avais trouvée dans le bâtiment naufragé : avec un léger changement, elle lui alla très-bien. Je lui fabriquai ensuite une casaque de peau de chèvre aussi bien que me le permit mon savoir : j’étais devenu alors un assez bon tailleur ; puis je lui donnai un bonnet très-commode et assez fashionable que j’avais fait avec une peau de lièvre. Il fut ainsi passablement habillé pour le moment, et on ne peut plus ravi de se voir presque aussi bien vêtu que son maître. À la vérité, il eut d’abord l’air fort empêché dans toutes ces choses : ses caleçons étaient portés gauchement, ses manches de casaque le gênaient aux épaules et sous les bras ; mais, ayant élargi les endroits où il se plaignait qu’elles lui faisaient mal, et lui-même s’y accoutumant, il finit par s’en accommoder fort bien.

Le lendemain du jour où je vins avec lui à ma huche je commençai à examiner où je pourrais le loger. Afin qu’il fût commodément pour lui et cependant très-convenablement pour moi, je lui élevai une petite cabane dans l’espace vide entre mes deux fortifications, en dedans de la dernière et en dehors de la première. Comme il y avait là une ouverture donnant dans ma grotte, je façonnai une bonne huisserie et une porte de planches que je posai dans le passage, un peu en dedans de l’entrée. Cette porte était ajustée pour ouvrir à l’intérieur. La nuit je la barrais et retirais aussi mes deux échelles ; de sorte que Vendredi n’aurait pu venir jusqu’à moi dans mon dernier retranchement sans faire, en grimpant, quelque bruit qui m’aurait immanquablement réveillé ; car ce retranchement avait alors une toiture faite de longues perches couvrant toute ma tente, s’appuyant contre le rocher et entrelacées de branchages, en guise de lattes, chargées d’une couche très-épaisse de paille de riz aussi forte que des roseaux. À la place ou au trou que j’avais laissé pour entrer ou sortir avec mon échelle, j’avais posé une sorte de trappe, qui, si elle eût été forcée à l’extérieur, ne se serait point ouverte, mais serait tombée avec un grand fracas. Quant aux armes, je les prenais toutes avec moi pendant la nuit.

Mais je n’avais pas besoin de tant de précautions, car jamais homme n’eut un serviteur plus sincère, plus aimant, plus fidèle que Vendredi. Sans passions, sans obstination, sans volonté, complaisant et affectueux, son attachement pour moi était celui d’un enfant pour son père. J’ose dire qu’il aurait sacrifié sa vie pour sauver la mienne en toute occasion. La quantité de preuves qu’il m’en donna mit cela hors de doute, et je fus bientôt convaincu que pour ma sûreté il n’était pas nécessaire d’user de précautions à son égard.

Ceci me donna souvent occasion d’observer, et avec étonnement, que si toutefois il avait plu à Dieu, dans sa sagesse et dans le gouvernement des œuvres de ses mains, de détacher un grand nombre de ses créatures du bon usage auquel sont applicables leurs facultés et les puissances de leur âme, il leur avait pourtant accordé les mêmes forces, la même raison, les mêmes affections, les mêmes sentiments d’amitié et d’obligeance, les mêmes passions, le même ressentiment pour les outrages, le même sens de gratitude, de sincérité, de fidélité, enfin toutes les capacités, pour faire et recevoir le bien, qui nous ont été données à nous-mêmes ; et que, lorsqu’il plaît à Dieu de leur envoyer l’occasion d’exercer leurs facultés, ces créatures sont aussi disposées, même mieux disposées que nous, à les appliquer au bon usage pour lequel elles leur ont été départies. Je devenais parfois très-mélancolique lorsque je réfléchissais au médiocre emploi que généralement nous faisons de toutes ces facultés, quoique notre intelligence soit éclairée par le flambeau de l’instruction et l’Esprit de Dieu, et que notre entendement soit agrandi par la connaissance de sa parole. Pourquoi, me demandais-je, plaît-il à Dieu de cacher cette connaissance salutaire à tant de millions d’âmes qui, à en juger par ce pauvre Sauvage, en auraient fait un meilleur usage que nous ?

De là j’étais quelquefois entraîné si loin que je m’attaquais à la souveraineté de la Providence, et que j’accusais en quelque sorte sa justice d’une disposition assez arbitraire pour cacher la lumière aux uns, la révéler aux autres, et cependant attendre detous les mêmes devoirs. Mais aussitôt je coupais court à ces pensées et les réprimais par cette conclusion : que nous ignorons selon quelle lumière et quelle loi seront condamnées ces créatures ; que Dieu étant par son essence infiniment saint et équitable, si elles étaient sentenciées, ce ne pourrait être pour ne l’avoir point connu, mais pour avoir péché contre cette lumière qui, comme dit l’Écriture, était une loi pour elles, et par des préceptes que leur propre conscience aurait reconnus être justes, bien que le principe n’en fût point manifeste pour nous ; qu’enfin nous sommestous comme l’argile entre les mains du potier, à qui nul vase n’a droit de dire : Pourquoi m’as tu fait ainsi ?

Mais retournons à mon nouveau compagnon. J’étais enchanté de lui, et je m’appliquais à lui enseigner à faire tout ce qui était propre à le rendre utile, adroit, entendu, mais surtout à me parler et à me comprendre, et je le trouvai le meilleur écolier qui fût jamais. Il était si gai, si constamment assidu et si content quand il pouvait m’entendre ou se faire entendre de moi, qu’il m’était vraiment agréable de causer avec lui. Alors ma vie commençait à être si douce que je me disais : si je n’avais pas à redouter les Sauvages, volontiers je demeurerais en ce lieu aussi long-temps que je vivrais.

Trois ou quatre jours après mon retour au château je pensai que, pour détourner Vendredi de son horrible nourriture accoutumée et de son appétit cannibale, je devais lui faire goûter d’autre viande : je l’emmenai donc un matin dans les bois. J’y allais, au fait, dans l’intention de tuer un cabri de mon troupeau pour l’apporter et l’apprêter au logis ; mais, chemin faisant, je vis une chèvre couchée à l’ombre, avec deux jeunes chevreaux à ses côtés. Là dessus j’arrêtai Vendredi. Holà ! ne bouge pas, lui dis-je en lui faisant signe de ne pas remuer. Au même instant je mis mon fusil en joue, je tirai et je tuai un des chevreaux. Le pauvre diable, qui m’avait vu, il est vrai, tuer à une grande distance le Sauvage son ennemi, mais qui n’avait pu imaginer comment cela s’était fait, fut jeté dans une étrange surprise. Il tremblait, il chancelait, et avait l’air si consterné que je pensai le voir tomber en défaillance. Il ne regarda pas le chevreau sur lequel j’avais fait feu ou ne s’apperçut pas que je l’avais tué, mais il arracha sa veste pour s’assurer s’il n’était point blessé lui-même. Il croyait sans doute que j’avais résolu de me défaire de lui ; car il vint s’agenouiller devant moi, et, embrassant mes genoux, il me dit une multitude de choses où je n’entendis rien, sinon qu’il me suppliait de ne pas le tuer.

Je trouvai bientôt un moyen de le convaincre que je ne voulais point lui faire de mal : je le pris par la main et le relevai en souriant, et lui montrant du doigt le chevreau que j’avais atteint, je lui fis signe de l’aller quérir. Il obéit. Tandis qu’il s’émerveillait et cherchait à voir comment cet animal avait été tué, je rechargeai mon fusil, et au même instant j’apperçus, perché sur un arbre à portée de mousquet, un grand oiseau semblable à un faucon. Afin que Vendredi comprît un peu ce que j’allais faire, je le rappelai vers moi en lui montrant l’oiseau ; c’était, au fait, un perroquet, bien que je l’eusse pris pour un faucon. Je lui désignai donc le perroquet, puis mon fusil, puis la terre au-dessous du perroquet, pour lui indiquer que je voulais l’abattre et lui donner à entendre que je voulais tirer sur cet oiseau et le tuer. En conséquence je fis feu ; je lui ordonnai de regarder, et sur-le-champ il vit tomber le perroquet. Nonobstant tout ce que je lui avais dit, il demeura encore là comme un effaré. Je conjecturai qu’il était épouvanté ainsi parce qu’il ne m’avait rien vu mettre dans mon fusil, et qu’il pensait que c’était une source merveilleuse de mort et de destruction propre à tuer hommes, bêtes, oiseaux, ou quoi que ce fût, de près ou de loin.

Éducation de vendredi §

Son étonnement fut tel, que de long-temps il n’en put revenir ; et je crois que si je l’eusse laissé faire il m’aurait adoré moi et mon fusil. Quant au fusil lui-même, il n’osa pas y toucher de plusieurs jours ; mais lorsqu’il en était près il lui parlait et l’implorai comme s’il eût pu lui répondre. C’était, je l’appris dans la suite, pour le prier de ne pas le tuer.

Lorsque sa frayeur se fut un peu dissipée, je lui fis signe de courir chercher l’oiseau que j’avais frappé, ce qu’il fit ; mais il fut assez long-temps absent, car le perroquet, n’étant pas tout-à-fait mort, s’était traîné à une grande distance de l’endroit où je l’avais abattu. Toutefois il le trouva, le ramassa et vint me l’apporter. Comme je m’étais apperçu de son ignorance à l’égard de mon fusil, je profitai de son éloignement pour le recharger sans qu’il pût me voir, afin d’être tout prêt s’il se présentait une autre occasion : mais plus rien ne s’offrit alors. – J’apportai donc le chevreau à la maison, et le même soir je l’écorchai et je le dépeçai de mon mieux. Comme j’avais un vase convenable, j’en mis bouillir ou consommer quelques morceaux, et je fis un excellent bouillon. Après que j’eus tâté de cette viande, j’en donnai à mon serviteur, qui en parut très-content et trouva cela fort de son goût. Mais ce qui le surprit beaucoup, ce fut de me voir manger du sel avec la viande. Il me fit signe que le sel n’était pas bon à manger, et, en ayant mis un peu dans sa bouche, son cœur sembla se soulever, il le cracha et le recracha, puis se rinça la bouche avec de l’eau fraîche. À mon tour je pris une bouchée de viande sans sel, et je me mis à cracher et à crachoter aussi vite qu’il avait fait ; mais cela ne le décida point, et il ne se soucia jamais de saler sa viande ou son bouillon, si ce n’est que fort long-temps après, et encore ce ne fut que très-peu.

Après lui avoir fait ainsi goûter du bouilli et du bouillon, je résolus de le régaler le lendemain d’une pièce de chevreau rôti. Pour la faire cuire je la suspendis à une ficelle devant le feu, – comme je l’avais vu pratiquer à beaucoup de gens en Angleterre, – en plantant deux pieux, un sur chaque côté du brasier, avec un troisième pieu posé en travers sur leur sommet, en attachant la ficelle à cette traverse et en faisant tourner la viande continuellement. Vendredi s’émerveilla de cette invention ; et quand il vint à manger de ce rôti, il s’y prit de tant de manières pour me faire savoir combien il le trouvait à son goût, que je n’eusse pu ne pas le comprendre. Enfin il me déclara que désormais il ne mangerait plus d’aucune chair humaine, ce dont je fus fort aise.

Le jour suivant je l’occupai à piler du blé et à bluter, suivant la manière que je mentionnai autrefois. Il apprit promptement à faire cela aussi bien que moi, après surtout qu’il eut compris quel en était le but, et que c’était pour faire du pain, car ensuite je lui montrai à pétrir et à cuire au four. En peu de temps Vendredi devint capable d’exécuter toute ma besogne aussi bien que moi-même.

Je commençai alors à réfléchir qu’ayant deux bouches à nourrir au lieu d’une, je devais me pourvoir de plus de terrain pour ma moisson et semer une plus grande quantité de grain que de coutume. Je choisis donc une plus grande pièce de terre, et me mis à l’enclorre de la même façon que mes autres champs, ce à quoi Vendredi travailla non-seulement volontiers et de tout cœur mais très-joyeusement. Je lui dis que c’était pour avoir du blé de quoi faire plus de pain, parce qu’il était maintenant avec moi et afin que je pusse en avoir assez pour lui et pour moi même. Il parut très-sensible à cette attention et me fit connaître qu’il pensait que je prenais beaucoup plus de peine pour lui que pour moi, et qu’il travaillerait plus rudement si je voulais lui dire ce qu’il fallait faire.

Cette année fut la plus agréable de toutes celles que je passai dans l’île. Vendredi commençait à parler assez bien et à entendre le nom de presque toutes les choses que j’avais occasion de nommer et detous les lieux où j’avais à l’envoyer. Il jasait beaucoup, de sorte qu’en peu de temps je recouvrai l’usage de ma langue, qui auparavant m’était fort peu utile, du moins quant à la parole. Outre le plaisir que je puisais dans sa conversation, j’avais à me louer de lui-même tout particulièrement ; sa simple et naïve candeur m’apparaissait de plus en plus chaque jour. Je commençais réellement à aimer cette créature, qui, de son côté, je crois, m’aimait plus que tout ce qu’il lui avait été possible d’aimer jusque là.

Un jour j’eus envie de savoir s’il n’avait pas quelque penchant à retourner dans sa patrie ; et, comme je lui avais si bien appris l’anglais qu’il pouvait répondre à la plupart de mes questions, je lui demandai si la nation à laquelle il appartenait ne vainquait jamais dans les batailles. À cela il se mit à sourire et me dit : – « Oui, oui, nous toujours se battre le meilleur ; » – il voulait dire : nous avons toujours l’avantage dans le combat. Et ainsi nous commençâmes l’entretien suivant : – Vous toujours se battre le meilleur ; d’où vient alors, Vendredi, que tu as été fait prisonnier ?

Vendredi. – Ma nation battre beaucoup pour tout cela.

Le maître. – Comment battre ! si ta nation les a battus, comment se fait-il que tu aies été pris ?

Vendredi. – Eux plus que ma nation dans la place où moi étais ; eux prendre un, deux, trois et moi. Ma nation battre eux tout-à-fait dans la place là-bas où moi n’être pas ; là ma nation prendre un, deux, grand mille.

Le maître. – Mais pourquoi alors ne te reprit-elle pas des mains de l’ennemi ?

Vendredi. –Eux emporter un, deux, trois et moi, et faire aller dans le canot ; ma nation n’avoir pas canot cette fois.

Le maître. – Eh bien, Vendredi, que fait ta nation des hommes qu’elle prend ? les emmène-t-elle et les mange-t-elle aussi ?

Vendredi. – Oui, ma nation manger hommes aussi, mangertous.

Le maître. – Où les mène-t-elle ?

Vendredi. – Aller à toute place où elle pense.

Le maître. – Vient-elle ici ?

Vendredi. – Oui, oui ; elle venir ici, venir autre place.

Le maître. – Es-tu venu ici avec vos gens ?

Vendredi. – Oui, moi venir là. – Il montrait du doigt le côté Nord-Ouest de l’île qui, à ce qu’il paraît, était le côté qu’ils affectionnaient.

Par là je compris que mon serviteur Vendredi avait été jadis du nombre des Sauvages qui avaient coutume de venir au rivage dans la partie la plus éloignée de l’île, pour manger de la chair humaine qu’ils y apportaient ; et quelque temps, après, lorsque je pris le courage d’aller avec lui de ce côté, qui était le même dont je fis mention autrefois, il reconnut l’endroit de prime-abord, et me dit que là il était venu une fois, qu’on y avait mangé vingt hommes, deux femmes et un enfant. Il ne savait pas compter jusqu’à vingt en anglais ; mais il mit autant de pierres sur un même rang et me pria de les compter.

J’ai narré ce fait parce qu’il est l’introduction de ce qui suit. – Après que j’eus eu cet entretien avec lui, je lui demandai combien il y avait de notre île au continent, et si les canots rarement périssaient. Il me répondit qu’il n’y avait point de danger, que jamais il ne se perdait un canot ; qu’un peu plus avant en mer on trouvait dans la matinée toujours le même courant et le même vent, et dans l’après-midi un vent et un courant opposés.

Je m’imaginai d’abord que ce n’était autre chose que les mouvements de la marée, le jusant et le flot ; mais je compris dans la suite que la cause de cela était le grand flux et reflux de la puissante rivière de l’Orénoque, – dans l’embouchure de laquelle, comme je le reconnus plus tard, notre île était située, – et que la terre que je découvrais à l’Ouest et au Nord-Ouest était la grande île de la Trinité, sise à la pointe septentrionale des bouches de ce fleuve. J’adressai à Vendredi mille questions touchant la contrée, les habitants, la mer, les côtes et les peuples qui en étaient voisins, et il me dit tout ce qu’il savait avec la plus grande ouverture de cœur imaginable. Je lui demandai aussi les noms de ces différentes nations ; mais je ne pus obtenir pour toute réponse que Caribs, d’où je déduisis aisément que c’étaient les Caribes, que nos cartes placent dans cette partie de l’Amérique qui s’étend de l’embouchure du fleuve de l’Orénoque vers la Guyane et jusqu’à Sainte-Marthe. Il me raconta que bien loin par delà la lune, il voulait dire par delà le couchant de la lune, ce qui doit être à l’Ouest de leur contrée, il y avait, me montrant du doigt mes grandes moustaches, dont autrefois je fis mention, des hommes blancs et barbus comme moi, et qu’ils avaient tué beaucoup hommes, ce fut son expression. Je compris qu’il désignait par là les Espagnols, dont les cruautés en Amérique se sont étendues surtous ces pays, cruautés dont chaque nation garde un souvenir qui se transmet de père en fils.

Je lui demandai encore s’il savait comment je pourrais aller de mon île jusqu’à ces hommes blancs. Il me répondit : – « Oui, oui, pouvoir y aller dans deux canots. » – Je n’imaginais pas ce qu’il voulait dire par deux canots. À la fin cependant je compris, non sans grande difficulté, qu’il fallait être dans un grand et large bateau aussi gros que deux pirogues.

Cette partie du discours de Vendredi me fit grand plaisir ; et depuis lors je conçus quelque espérance de pouvoir trouver une fois ou autre l’occasion de m’échapper de ce lieu avec l’assistance que ce pauvre Sauvage me prêterait.

Durant tout le temps que Vendredi avait passé avec moi, depuis qu’il avait commencé à me parler et à me comprendre, je n’avais pas négligé de jeter dans son âme le fondement des connaissances religieuses. Un jour, entre autres, je lui demandai Qui l’avait fait. Le pauvre garçon ne me comprit pas du tout, et pensa que je lui demandais qui était son père. Je donnai donc un autre tour à ma question, et je lui demandai qui avait fait la mer, la terre où il marchait, et les montagnes et les bois. Il me répondit que c’était le vieillard Benamuckée, qui vivait au-delà de tout. Il ne put rien ajouter sur ce grand personnage, sinon qu’il était très-vieux ; beaucoup plus vieux, disait-il, que la mer ou la terre, que la lune ou les étoiles. Je lui demandai alors si ce vieux personnage avait fait toutes choses, pourquoi toutes choses ne l’adoraient pas. Il devint très-sérieux, et avec un air parfait d’innocence il me repartit : – « Toute chose lui dit : Ô ! » – Mais, repris-je, les gens qui meurent dans ce pays s’en vont-ils quelque part ? – « Oui, répliqua-t-il, euxtous aller vers Benamuckée. » – Enfin je lui demandai si ceux qu’on mange y vont de même, – et il répondit : Oui.

Je pris de là occasion de l’instruire dans la connaissance du vrai Dieu. Je lui dis que le grand Créateur de toutes choses vit là-haut, en lui désignant du doigt le ciel ; qu’il gouverne le monde avec le même pouvoir et la même providence par lesquels il l’a créé ; qu’il est tout-puissant et peut faire tout pour nous, nous donner tout, et nous ôter tout. Ainsi, par degrés, je lui ouvris les yeux. Il m’écoutait avec une grande attention, et recevait avec plaisir la notion de Jésus-Christ – envoyé pour nous racheter – et de notre manière de prier Dieu, qui peut nous entendre, même dans le ciel. Il me dit un jour que si notre Dieu pouvait nous entendre de par-delà le soleil, il devait être un plus grand Dieu que leur Benamuckée, qui ne vivait pas si loin, et cependant ne pouvait les entendre, à moins qu’ils ne vinssent lui parler sur les grandes montagnes, où il faisait sa demeure.

Dieu §

Je lui demandai s’il était jamais allé lui parler. Il me répondit que non ; que les jeunes gens n’y allaient jamais, que personne n’y allait que les vieillards, qu’il nommait leur Oowookakée, c’est-à-dire, je me le fis expliquer par lui, leurs religieux ou leur clergé, et que ces vieillards allaient lui dire : Ô ! – c’est ainsi qu’il appelait faire des prières ; – puisque lorsqu’ils revenaient ils leur rapportaient ce que Benamuckée avait dit. Je remarquai par là qu’il y a des fraudes pieuses même parmi les plus aveugles et les plus ignorants idolâtres du monde, et que la politique de faire une religion secrète, afin de conserver au clergé la vénération du peuple, ne se trouve pas seulement dans le catholicisme, mais peut-être dans toutes les religions de la terre, voire même celles des Sauvages les plus brutes et les plus barbares.

 

Je fis mes efforts pour rendre sensible à mon serviteur Vendredi la supercherie de ces vieillards, en lui disant que leur prétention d’aller sur les montagnes pour dire Ô ! à leur dieu Benamuckée était une imposture, que les paroles qu’ils lui attribuaient l’étaient bien plus encore, et que s’ils recevaient là quelques réponses et parlaient réellement avec quelqu’un, ce devait être avec un mauvais esprit. Alors j’entrai en un long discours touchant le diable, son origine, sa rébellion contre Dieu, sa haine pour les hommes, la raison de cette haine, son penchant à se faire adorer dans les parties obscures du monde au lieu de Dieu et comme Dieu, et la foule de stratagèmes dont il use pour entraîner le genre humain à sa ruine, enfin l’accès secret qu’il se ménage auprès de nos passions et de nos affections pour adapter ses piéges si bien à nos inclinations, qu’il nous rend nos propres tentateurs, et nous fait courir à notre perte par notre propre choix.

Je trouvai qu’il n’était pas aussi facile d’imprimer dans son esprit de justes notions sur le diable qu’il l’avait été de lui en donner sur l’existence d’un Dieu. La nature appuyaittous mes arguments pour lui démontrer même la nécessité d’une grande cause première, d’un suprême pouvoir dominateur, d’une secrète Providence directrice, et l’équité et la justice du tribut d’hommages que nous devons lui payer. Mais rien de tout cela ne se présentait dans la notion sur le malin esprit sur son origine, son existence, sa nature, et principalement son inclination à faire le mal et à nous entraîner à le faire aussi. – Le pauvre garçon m’embarrassa un jour tellement par une question purement naturelle et innocente, que je sus à peine que lui dire. Je lui avais parlé longuement du pouvoir de Dieu, de sa toute-puissance, de sa terrible détestation du péché, du feu dévorant qu’il a préparé pour les ouvriers d’iniquité ; enfin, nous ayanttous créés, de son pouvoir de nous détruire, de détruire l’univers en un moment ; et tout ce temps il m’avait écouté avec un grand sérieux.

Venant ensuite à lui conter que le démon était l’ennemi de Dieu dans le cœur de l’homme, et qu’il usait toute sa malice et son habileté à renverser les bons desseins de la Providence et à ruiner le royaume de Christ sur la terre : – « Eh bien ! interrompit Vendredi, vous dire Dieu est si fort, si grand ; est-il pas beaucoup plus fort, beaucoup plus puissance que le diable ? » – « Oui, oui, dis-je, Vendredi ; Dieu est plus fort que le diable. Dieu est au-dessus du diable, et c’est pourquoi nous prions Dieu de le mettre sous nos pieds, de nous rendre capables de résister à ses tentations et d’éteindre ses aiguillons de feu. » – « Mais, reprit-il, si Dieu beaucoup plus fort, beaucoup plus puissance que le diable, pourquoi Dieu pas tuer le diable pour faire lui non plus méchant ? »

Je fus étrangement surpris à cette question. Au fait, bien que je fusse alors un vieil homme, je n’étais pourtant qu’un jeune docteur, n’ayant guère les qualités requises d’un casuiste ou d’un résolveur de difficultés. D’abord, ne sachant que dire, je fis semblant de ne pas l’entendre, et lui demandai ce qu’il disait. Mais il tenait trop à une réponse pour oublier sa question, et il la répéta de même, dans son langage décousu. J’avais eu le temps de me remettre un peu ; je lui dis : – « Dieu veut le punir sévèrement à la fin : il le réserve pour le jour du jugement, où il sera jeté dans l’abyme sans fond, pour demeurer dans le feu éternel. » – Ceci ne satisfit pas Vendredi ; il revint à la charge en répétant mes paroles : – « Réservé à la fin ! moi pas comprendre ; mais pourquoi non tuer le diable maintenant, pourquoi pas tuer grand auparavant ? » – « Tu pourrais aussi bien me demander, repartis-je, pourquoi Dieu ne nous tue pas, toi et moi, quand nous faisons des choses méchantes qui l’offensent ; il nous conserve pour que nous puissions nous repentir et puissions être pardonnés. Après avoir réfléchi un moment à cela : – « Bien, bien, dit-il très-affectueusement, cela est bien ; ainsi vous, moi, diable,tous méchants,tous préserver,tous repentir, Dieu pardonnertous. » – Je retombai donc encore dans une surprise extrême, et ceci fut une preuve pour moi que bien que les simples notions de la nature conduisent les créatures raisonnables à la connaissance de Dieu et de l’adoration ou hommage dû à son essence suprême comme la conséquence de notre nature, cependant la divine révélation seule peut amener à la connaissance de Jésus-Christ, et d’une rédemption opérée pour nous, d’un Médiateur, d’une nouvelle alliance, et d’un Intercesseur devant le trône de Dieu. Une révélation venant du ciel peut seule, dis-je, imprimer ces notions dans l’âme ; par conséquent l’Évangile de Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, – j’entends la parole divine, – et l’Esprit de Dieu promis à son peuple pour guide et sanctificateur, sont les instructeurs essentiels de l’âme des hommes dans la connaissance salutaire de Dieu et les voies du salut.

J’interrompis donc le présent entretien entre moi et mon serviteur en me levant à la hâte, comme si quelque affaire subite m’eût appelé dehors ; et, l’envoyant alors bien loin, sous quelque prétexte, je me mis à prier Dieu ardemment de me rendre capable d’instruire salutairement cet infortuné Sauvage en préparant par son Esprit le cœur de cette pauvre ignorante créature à recevoir la lumière de l’Évangile, en la réconciliant à lui, et de me rendre capable de l’entretenir si efficacement de la parole divine, que ses yeux pussent être ouverts, sa conscience convaincue et son âme sauvée. – Quand il fut de retour, j’entrai avec lui dans une longue dissertation sur la rédemption des hommes par le Sauveur du monde, et sur la doctrine de l’Évangile annoncée de la part du Ciel, c’est-à-dire la repentance envers Dieu et la foi en notre Sauveur Jésus. Je lui expliquai de mon mieux pourquoi notre divin Rédempteur n’avait pas revêtu la nature des Anges, mais bien la race d’Abraham, et comment pour cette raison les Anges tombés étaient exclus de la Rédemption, venue seulement pour les brebis égarées de la maison d’Israël.

Il y avait, Dieu le sait, plus de sincérité que de science dans toutes les méthodes que je pris pour l’instruction de cette malheureuse créature, et je dois reconnaître ce que tout autre, je pense, éprouvera en pareil cas, qu’en lui exposant les choses d’une façon évidente, je m’instruisis moi-même en plusieurs choses que j’ignorais ou que je n’avais pas approfondies auparavant, mais qui se présentèrent naturellement à mon esprit quand je me pris à les fouiller pour l’enseignement de ce pauvre Sauvage. En cette occasion je mis même à la recherche de ces choses plus de ferveur que je ne m’en étais senti de ma vie. Si bien que j’aie réussi ou non avec cet infortuné, je n’en avais pas moins de fortes raisons pour remercier le Ciel de me l’avoir envoyé. Le chagrin glissait plus légèrement sur moi ; mon habitation devenait excessivement confortable ; et quand je réfléchissais que, dans cette vie solitaire à laquelle j’avais été condamné, je n’avais pas été seulement conduit à tourner mes regards vers le Ciel et à chercher le bras qui m’avait exilé, mais que j’étais devenu un instrument de la Providence pour sauver la vie et sans doute l’âme d’un pauvre Sauvage, et pour l’amener à la vraie science de la religion et de la doctrine chrétiennes, afin qu’il pût connaître le Christ Jésus, afin qu’il pût connaître celui qui est la vie éternelle ; quand, dis-je, je réfléchissais sur toutes ces choses, une joie secrète s’épanouissait dans mon âme, et souvent même je me félicitais d’avoir été amené en ce lieu, ce que j’avais tant de fois regardé comme la plus terrible de toutes les afflictions qui eussent pu m’advenir.

Dans cet esprit de reconnaissance j’achevai le reste de mon exil. Mes conversations avec Vendredi employaient si bien mes heures, que je passai les trois années que nous vécûmes là ensemble parfaitement et complètement heureux, si toutefois il est une condition sublunaire qui puisse être appelée bonheur parfait. Le Sauvage était alors un bon Chrétien, un bien meilleur Chrétien que moi ; quoique, Dieu en soit béni ! j’aie quelque raison d’espérer que nous étions également pénitents, et des pénitents consolés et régénérés. – Nous avions la parole de Dieu à lire et son Esprit pour nous diriger, tout comme si nous eussions été en Angleterre.

Je m’appliquais constamment à lire l’Écriture et à lui expliquer de mon mieux le sens de ce que je lisais ; et lui, à son tour, par ses examens et ses questions sérieuses, me rendait, comme je le disais tout-à-l’heure, un docteur bien plus habile dans la connaissance des deux Testaments que je ne l’aurais jamais été si j’eusse fait une lecture privée. Il est encore une chose, fruit de l’expérience de cette portion de ma vie solitaire, que je ne puis passer sous silence : oui, c’est un bonheur infini et inexprimable que la science de Dieu et la doctrine du salut par Jésus-Christ soient si clairement exposées dans les Testaments, et qu’elles soient si faciles à être reçues et entendues, que leur simple lecture put me donner assez le sentiment de mon devoir pour me porter directement au grand œuvre de la repentance sincère de mes péchés, et pour me porter, en m’attachant à un Sauveur, source de vie et de salut, à pratiquer une réforme et à me soumettre àtous les commandements de Dieu, et cela sans aucun maître où précepteur, j’entends humain. Cette simple instruction se trouva de même suffisante pour éclairer mon pauvre Sauvage et pour en faire un Chrétien tel, que de ma vie j’en ai peu connu qui le valussent.

Quant aux disputes, aux controverses, aux pointilleries, aux contestations qui furent soulevées dans le monde touchant la religion, soit subtilités de doctrine, soit projets de gouvernement ecclésiastique, elles étaient pour nous tout-à-fait chose vaine, comme, autant que j’en puis juger, elles l’ont été pour le reste du genre humain. Nous étions sûrement guidés vers le Ciel par les Écritures ; et nous étions éclairés par l’Esprit consolateur de Dieu, nous enseignant et nous instruisant par sa parole, nous conduisant à toute vérité et nous rendant l’un et l’autre soumis et obéissants aux enseignements de sa loi. Je ne vois pas que nous aurions pu faire le moindre usage de la connaissance la plus approfondie des points disputés en religion qui répandirent tant de troubles sur la terre, quand bien même nous eussions pu y parvenir. – Mais il me faut reprendre le fil de mon histoire, et suivre chaque chose dans son ordre.

Après que Vendredi et moi eûmes fait une plus intime connaissance, lorsqu’il put comprendre presque tout ce que je lui disais et parler couramment, quoiqu’en mauvais anglais, je lui fis le récit de mes aventures ou de celles qui se rattachaient à ma venue dans l’île ; comment j’y avais vécu et depuis combien de temps. Je l’initiai au mystère, – car c’en était un pour lui, – de la poudre et des balles, et je lui appris à tirer. Je lui donnai un couteau, ce qui lui fit un plaisir extrême ; et je lui ajustai un ceinturon avec un fourreau suspendu, semblable à ceux où l’on porte en Angleterre les couteaux de chasse ; mais dans la gaine, au lieu de coutelas, je mis une hachette, qui non-seulement était une bonne arme en quelques occasions, mais une arme beaucoup plus utile dans une foule d’autres.

Hommes barbus au pays de Vendredi §

Je lui fis une description des contrées de l’Europe, et particulièrement de l’Angleterre, ma patrie. Je lui contai comment nous vivions, comment nous adorions Dieu, comment nous nous conduisions les uns envers les autres, et comment, dans des vaisseaux, nous trafiquions avec toutes les parties du monde. Je lui donnai une idée du bâtiment naufragé à bord duquel j’étais allé, et lui montrai d’aussi près que je pus la place où il avait échoué ; mais depuis long-temps il avait été mis en pièces et avait entièrement disparu.

 

Je lui montrai aussi les débris de notre chaloupe, que nous perdîmes quand nous nous sauvâmes de notre bord, et qu’avectous mes efforts, je n’avais jamais pu remuer ; mais elle était alors presque entièrement délabrée. En appercevant cette embarcation, Vendredi demeura fort long-temps pensif et sans proférer un seul mot. Je lui demandai ce à quoi il songeait ; enfin il me dit : « Moi voir pareil bateau ainsi venir au lieu à ma nation. »

Je fus long-temps sans deviner ce que cela signifiait ; mais à la fin, en y réfléchissant bien, je compris qu’une chaloupe pareille avait dérivé sur le rivage qu’il habitait, c’est-à-dire, comme il me l’expliqua, y avait été entraînée par une tempête. Aussitôt j’imaginai que quelque vaisseau européen devait avoir fait naufrage sur cette côte, et que sa chaloupe, s’étant sans doute détachée, avait été jetée à terre ; mais je fus si stupide que je ne songeai pas une seule fois à des hommes s’échappant d’un naufrage, et ne m’informai pas d’où ces embarcations pouvaient venir. Tout ce que je demandai, ce fut la description de ce bateau.

Vendredi me le décrivit assez bien, mais il me mit beaucoup mieux à même de le comprendre lorsqu’il ajouta avec chaleur : – « Nous sauver hommes blancs de noyer. » – Il y avait donc, lui dis-je, des hommes blancs dans le bateau ? » – « Oui, répondit-il, le bateau plein d’hommes blancs. » – Je le questionnai sur leur nombre ; il compta sur ses doigts jusqu’à dix-sept. – « Mais, repris-je alors, que sont-ils devenus ? » – « Ils vivent, ils demeurent chez ma nation. »

Ce récit me mit en tête de nouvelles pensées : j’imaginai aussitôt que ce pouvaient être les hommes appartenant au vaisseau échoué en vue de mon île, comme je l’appelais alors ; que ces gens, après que le bâtiment eut donné contre le rocher, le croyant inévitablement perdu, s’étaient jetés dans leur chaloupe et avaient abordé à cette terre barbare parmi les Sauvages.

Sur ce, je m’enquis plus curieusement de ce que ces hommes étaient devenus. Il m’assura qu’ils vivaient encore, qu’il y avait quatre ans qu’ils étaient là, que les Sauvages les laissaient tranquilles et leur donnaient de quoi manger. Je lui demandai comment il se faisait qu’ils n’eussent point été tués et mangés : – « Non, me dit-il, eux faire frère avec eux » – C’est-à-dire, comme je le compris, qu’ils avaient fraternisé. Puis il ajouta : – « Eux manger non hommes que quand la guerre fait battre, » – c’est-à-dire qu’ils ne mangent aucun homme qui ne se soit battu contre eux et n’ait été fait prisonnier de guerre.

Il arriva, assez long-temps après ceci, que, se trouvant sur le sommet de la colline, à l’Est de l’île, d’où, comme je l’ai narré, j’avais dans un jour serein découvert le continent de l’Amérique, il arriva, dis-je, que Vendredi, le temps étant fort clair, regarda fixement du côté de la terre ferme, puis, dans une sorte d’ébahissement, qu’il se prit à sauter, et à danser, et à m’appeler, car j’étais à quelque distance. Je lui en demandai le sujet : – « Ô joie ! ô joyeux ! s’écriait-il, là voir mon pays, là ma nation !

Je remarquai un sentiment de plaisir extraordinaire épanoui sur sa face ; ses yeux étincelaient, sa contenance trahissait une étrange passion, comme s’il eût eu un désir véhément de retourner dans sa patrie. Cet air, cette expression éveilla en moi une multitude de pensées qui me laissèrent moins tranquille que je l’étais auparavant sur le compte de mon nouveau serviteur Vendredi ; et je ne mis pas en doute que si jamais il pouvait retourner chez sa propre nation, non-seulement il oublierait toute sa religion, mais toutes les obligations qu’il m’avait, et qu’il ne fût assez perfide pour donner des renseignements sur moi à ses compatriotes, et revenir peut-être, avec quelques centaines des siens, pour faire de moi un festin auquel il assisterait aussi joyeux qu’il avait eu pour habitude de l’être aux festins de ses ennemis faits prisonniers de guerre.

Mais je faisais une violente injustice à cette pauvre et honnête créature, ce dont je fus très-chagrin par la suite. Cependant, comme ma défiance s’accrut et me posséda pendant quelques semaines, je devins plus circonspect, moins familier et moins affable avec lui ; en quoi aussi j’eus assurément tort : l’honnête et agréable garçon n’avait pas une seule pensée qui ne découlât des meilleurs principes, tout à la fois comme un Chrétien religieux et comme un ami reconnaissant, ainsi que plus tard je m’en convainquis, à ma grande satisfaction.

Tant que durèrent mes soupçons on peut bien être sûr que chaque jour je le sondai pour voir si je ne découvrirais pas quelques-unes des nouvelles idées que je lui supposais ; mais je trouvai dans tout ce qu’il disait tant de candeur et d’honnêteté que je ne pus nourrir long-temps ma défiance ; et que, mettant de côté toute inquiétude, je m’abandonnai de nouveau entièrement à lui. Il ne s’était seulement pas apperçu de mon trouble ; c’est pourquoi je ne saurais le soupçonner de fourberie.

Un jour que je me promenais sur la même colline et que le temps était brumeux en mer, de sorte qu’on ne pouvait appercevoir le continent, j’appelai Vendredi et lui dis : – « Ne désirerais-tu pas retourner dans ton pays, chez ta propre nation ? » – « Oui, dit-il, moi être beaucoup Ô joyeux d’être dans ma propre nation. » – « Qu’y ferais-tu ? repris-je : voudrais-tu redevenir barbare, manger de la chair humaine et retomber dans l’état sauvage où tu étais auparavant ? » – Il prit un air chagrin, et, secouant la tête, il répondit : – « Non, non, Vendredi leur conter vivre bon, leur conter prier Dieu, leur conter manger pain de blé, chair de troupeau, lait ; non plus manger hommes. » – « Alors ils te tueront. » – À ce mot il devint sérieux, et répliqua : – « Non, eux pas tuer moi, eux volontiers aimer apprendre. » – Il entendait par là qu’ils étaient très-portés à s’instruire. Puis il ajouta qu’ils avaient appris beaucoup de choses des hommes barbus qui étaient venus dans le bateau. Je lui demandai alors s’il voudrait s’en retourner ; il sourit à cette question, et me dit qu’il ne pourrait pas nager si loin. Je lui promis de lui faire un canot. Il me dit alors qu’il irait si j’allais avec lui : – « Moi partir avec toi ! m’écriai-je ; mais ils me mangeront si j’y vais. » – « Non, non, moi faire eux non manger vous, moi faire eux beaucoup aimer vous. » – Il entendait par là qu’il leur raconterait comment j’avais tué ses ennemis et sauvé sa vie, et qu’il me gagnerait ainsi leur affection. Alors il me narra de son mieux combien ils avaient été bons envers les dix-sept hommes blancs ou barbus, comme il les appelait, qui avaient abordé à leur rivage dans la détresse.

Dès ce moment, je l’avoue, je conçus l’envie de m’aventurer en mer, pour tenter s’il m’était possible de joindre ces hommes barbus, qui devaient être, selon moi, des Espagnols ou des Portugais, ne doutant pas, si je réussissais, qu’étant sur le continent et en nombreuse compagnie, je ne pusse trouver quelque moyen de m’échapper de là plutôt que d’une île éloignée de quarante milles de la côte, et où j’étais seul et sans secours. Quelques jours après je sondai de nouveau Vendredi, par manière de conversation, et je lui dis que je voulais lui donner un bateau pour retourner chez sa nation. Je le menai par conséquent vers ma petite frégate, amarrée de l’autre côté de l’île ; puis, l’ayant vidée, – car je la tenais toujours enfoncée sous l’eau, – je la mis à flot, je la lui fis voir, et nous y entrâmestous les deux.

Je vis que c’était un compagnon fort adroit à la manœuvre : il la faisait courir aussi rapidement et plus habilement que je ne l’eusse pu faire. Tandis que nous voguions, je lui dis : – « Eh bien ! maintenant, Vendredi, irons-nous chez ta nation ? » – À ces mots il resta tout stupéfait, sans doute parce que cette embarcation lui paraissait trop petite pour aller si loin. Je lui dis alors que j’en avais une plus grande. Le lendemain donc je le conduisis au lieu où gisait la première pirogue que j’avais faite, mais que je n’avais pu mettre à la mer. Il la trouva suffisamment grande ; mais, comme je n’en avais pris aucun soin, qu’elle était couchée là depuis vingt-deux ou vingt-trois ans, et que le soleil l’avait fendue et séchée, elle était pourrie en quelque sorte. Vendredi m’affirma qu’un bateau semblable ferait l’affaire, et transporterait– beaucoup assez vivres, boire, pain : – c’était là sa manière de parler.

En somme, je fus alors si affermi dans ma résolution de gagner avec lui le continent, que je lui dis qu’il fallait nous mettre à en faire une de cette grandeur-là pour qu’il pût s’en retourner chez lui. Il ne répliqua pas un mot, mais il devint sérieux et triste. Je lui demandai ce qu’il avait. Il me répondit ainsi : – « Pourquoi vous colère avec Vendredi ? Quoi moi fait ? » – Je le priai de s’expliquer et lui protestai que je n’étais point du tout en colère. – « Pas colère ! pas colère ! reprit-il en répétant ces mots plusieurs fois ; pourquoi envoyer Vendredi loin chez ma nation ? » – « Pourquoi !… Mais ne m’as-tu pas dit que tu souhaitais y retourner ? » – « Oui, oui, s’écria-t-il, souhaiter êtretous deux là : Vendredi là et pas maître là. » – En un mot il ne pouvait se faire à l’idée de partir sans moi. – « Moi aller avec toi, Vendredi ! m’écriai-je ; mais que ferais-je là ? » – Il me répliqua très-vivement là-dessus : – « Vous faire grande quantité beaucoup bien, vous apprendre Sauvages hommes être hommes bons, hommes sages, hommes apprivoisés ; vous leur enseigner connaître Dieu, prier Dieu et vivre nouvelle vie. » – « Hélas ! Vendredi, répondis-je, tu ne sais ce que tu dis, je ne suis moi-même qu’un ignorant. » – « Oui, oui, reprit-il, vous enseigna moi bien, vous enseigner eux bien. » – « Non, non, Vendredi, te dis-je, tu partiras sans moi ; laisse-moi vivre ici tout seul comme autrefois. » – À ces paroles il retomba dans le trouble, et, courant à une des hachettes qu’il avait coutume de porter, il s’en saisit à la hâte et me la donna. – « Que faut-il que j’en fasse, lui dis-je ? » – « Vous prendre, vous tuer Vendredi. » – « Moi te tuer ! Et pourquoi ? » – « Pourquoi, répliqua-t-il prestement, vous envoyer Vendredi loin ?… Prendre, tuer Vendredi, pas renvoyer Vendredi loin. » – Il prononça ces paroles avec tant de componction, que je vis ses yeux se mouiller de larmes. En un mot, je découvris clairement en lui une si profonde affection pour moi et une si ferme résolution, que je lui dis alors, et souvent depuis, que je ne l’éloignerais jamais tant qu’il voudrait rester avec moi.

Somme toute, de même que partous ses discours je découvris en lui une affection si solide pour moi, que rien ne pourrait l’en séparer, de même je découvris que tout son désir de retourner dans sa patrie avait sa source dans sa vive affection pour ses compatriotes, et dans son espérance que je les rendrais bons, chose que, vu mon peu de science, je n’avais pas le moindre désir, la moindre intention ou envie d’entreprendre. Mais je me sentais toujours fortement entraîné à faire une tentative de délivrance, comme précédemment, fondée sur la supposition déduite du premier entretien, c’est-à-dire qu’il y avait là dix-sept hommes barbus ; et c’est pourquoi, sans plus de délai, je me mis en campagne avec Vendredi pour chercher un gros arbre propre à être abattu et à faire une grande pirogue ou canot pour l’exécution de mon projet. Il y avait dans l’île assez d’arbres pour construire une flottille, non-seulement de pirogues ou de canots, mais même de bons gros vaisseaux. La principale condition à laquelle je tenais, c’était qu’il fût dans le voisinage de la mer, afin que nous pussions lancer notre embarcation quand elle serait faite, et éviter la bévue que j’avais commise la première fois.

Chantier de construction §

À la fin Vendredi en choisit un, car il connaissait mieux que moi quelle sorte de bois était la plus convenable pour notre dessein ; je ne saurais même aujourd’hui comment nommer l’arbre que nous abattîmes, je sais seulement qu’il ressemblait beaucoup à celui qu’on appelle fustok et qu’il était d’un genre intermédiaire entre celui-là et le bois de Nicaragua, duquel il tenait beaucoup pour la couleur et l’odeur. Vendredi se proposait de brûler l’intérieur de cet arbre pour en faire un bateau ; mais je lui démontrai qu’il valait mieux le creuser avec des outils, ce qu’il fit très-adroitement, après que je lui en eus enseigné la manière. Au bout d’un mois de rude travail, nous achevâmes notre pirogue, qui se trouva fort élégante, surtout lorsque avec nos haches, que je lui avais appris à manier, nous eûmes façonné et avivé son extérieur en forme d’esquif. Après ceci toutefois, elle nous coûta encore près d’une quinzaine de jours pour l’amener jusqu’à l’eau, en quelque sorte pouce à pouce, au moyen de grands rouleaux de bois. – Elle aurait pu porter vingt hommes très-aisément.

 

Lorsqu’elle fut mise à flot, je fus émerveillé de voir, malgré sa grandeur, avec quelle dextérité et quelle rapidité mon serviteur Vendredi savait la manier, la faire virer et avancer à la pagaie. Je lui demandai alors si elle pouvait aller, et si nous pouvions nous y aventurer. – « Oui, répondit-il, elle aventurer dedans très-bien, quand même grand souffler vent. » – Cependant j’avais encore un projet qu’il ne connaissait point, c’était de faire un mât et une voile, et de garnir ma pirogue d’une ancre et d’un câble. Pour le mât, ce fut chose assez aisée. Je choisis un jeune cèdre fort droit que je trouvai près de là, car il y en avait une grande quantité dans l’île, je chargeai Vendredi de l’abattre et lui montrai comment s’y prendre pour le façonner et l’ajuster. Quant à la voile, ce fut mon affaire particulière. Je savais que je possédais pas mal de vieilles voiles ou plutôt de morceaux de vieilles voiles ; mais, comme il y avait vingt-six ans que je les avais mises de côté ; et que j’avais pris peu de soin pour leur conservation, n’imaginant pas que je pusse jamais avoir occasion de les employer à un semblable usage, je ne doutai pas qu’elles ne fussent toutes pourries, et au fait la plupart l’étaient. Pourtant j’en trouvai deux morceaux qui me parurent assez bons ; je me mis à les travailler ; et, après beaucoup de peines, cousant gauchement et lentement, comme on peut le croire, car je n’avais point d’aiguilles, je parvins enfin à faire une vilaine chose triangulaire ressemblant à ce qu’on appelle en Angleterre une voile en épaule de mouton, qui se dressait avec un gui au bas et un petit pic au sommet. Les chaloupes de nos navires cinglent d’ordinaire avec une voile pareille, et c’était celle dont je connaissais le mieux la manœuvre, parce que la barque dans laquelle je m’étais échappé de Barbarie en avait une, comme je l’ai relaté dans la première partie de mon histoire.

Je fus près de deux mois à terminer ce dernier ouvrage, c’est-à-dire à gréer et ajuster mon mât et mes voiles. Pour compléter ce gréement, j’établis un petit étai sur lequel j’adaptai une trinquette pour m’aider à pincer le vent, et, qui plus est, je fixai à la poupe un gouvernail. Quoique je fusse un détestable constructeur, cependant comme je sentais l’utilité et même la nécessité d’une telle chose, bravant la peine, j’y travaillai avec tant d’application qu’enfin j’en vins à bout ; mais, en considérant la quantité des tristes inventions auxquelles j’eus recours et qui échouèrent, je suis porté à croire que ce gouvernail me coûta autant de labeur que le bateau tout entier.

Après que tout ceci fut achevé, j’eus à enseigner à mon serviteur Vendredi tout ce qui avait rapport à la navigation de mon esquif ; car, bien qu’il sût parfaitement pagayer, il n’entendait rien à la manœuvre de la voile et du gouvernail, et il fut on ne peut plus émerveillé quand il me vit diriger et faire virer ma pirogue au moyen de la barre, et quand il vit ma voile trélucher et s’éventer, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, suivant que la direction de notre course changeait ; alors, dis-je, il demeura là comme un étonné, comme un ébahi. Néanmoins en peu de temps je lui rendis toutes ces choses familières, et il devint un navigateur consommé, sauf l’usage de la boussole, que je ne pus lui faire comprendre que fort peu. Mais, comme dans ces climats il est rare d’avoir un temps couvert et que presque jamais il n’y a de brumes, la boussole n’y est pas de grande nécessité. Les étoiles sont toujours visibles pendant la nuit, et la terre pendant le jour, excepté dans les saisons pluvieuses ; mais alors personne ne se soucie d’aller au loin ni sur terre, ni sur mer.

J’étais alors entré dans la vingt-septième année de ma Captivité dans cette île, quoique les trois dernières années où j’avais eu avec moi mon serviteur Vendredi ne puissent guère faire partie de ce compte, ma vie d’alors étant totalement différente de ce qu’elle avait été durant tout le reste de mon séjour. Je célébrai l’anniversaire de mon arrivée en ce lieu toujours avec la même reconnaissance envers Dieu pour ses miséricordes ; si jadis j’avais eu sujet d’être reconnaissant, j’avais encore beaucoup plus sujet de l’être, la Providence m’ayant donné tant de nouveaux témoignages de sollicitude, et envoyé l’espoir d’une prompte et sûre délivrance, car j’avais dans l’âme l’inébranlable persuasion que ma délivrance était proche et que je ne saurais être un an de plus dans l’île. Cependant je ne négligeai pas mes cultures ; comme à l’ordinaire je bêchai, je semai, je fis des enclos ; je recueillis et séchai mes raisins, et m’occupai de toutes choses nécessaires, de même qu’auparavant.

La saison des pluies, qui m’obligeait à garder la maison plus que de coutume, étant alors revenue, j’avais donc mis notre vaisseau aussi en sûreté que possible, en l’amenant dans la crique où, comme je l’ai dit au commencement, j’abordai avec mes radeaux. L’ayant halé sur le rivage pendant la marée haute, je fis creuser à mon serviteur Vendredi un petit bassin tout juste assez grand pour qu’il pût s’y tenir à flot ; puis, à la marée basse, nous fîmes une forte écluse à l’extrémité pour empêcher l’eau d’y rentrer : ainsi notre vaisseau demeura à sec et à l’abri du retour de la marée. Pour le garantir de la pluie, nous le couvrîmes d’une couche de branches d’arbres si épaisse, qu’il était aussi bien qu’une maison sous son toit de chaume. Nous attendîmes ainsi les mois de novembre et de décembre, que j’avais désignés pour l’exécution de mon entreprise.

Quand la saison favorable s’approcha, comme la pensée de mon dessein renaissait avec le beau temps, je m’occupai journellement à préparer tout pour le voyage. La première chose que je fis, ce fut d’amasser une certaine quantité de provisions qui devaient nous être nécessaires. Je me proposais, dans une semaine ou deux, d’ouvrir le bassin et de lancer notre bateau, quand un matin que j’étais occupé à quelqu’un de ces apprêts, j’appelai Vendredi et lui dis d’aller au bord de la mer pour voir s’il ne trouverait pas quelque chélone ou tortue, chose que nous faisions habituellement une fois par semaine ; nous étions aussi friands des œufs que de la chair de cet animal. Vendredi n’était parti que depuis peu de temps quand je le vis revenir en courant et franchir ma fortification extérieure comme si ses pieds ne touchaient pas la terre, et, avant que j’eusse eu le temps de lui parler, il me cria : – « Ô maître ! ô maître ! ô chagrin ! ô mauvais ! » – « Qu’y a-t-il, Vendredi ? lui dis-je. » – « Oh ! Là-bas un, deux, trois canots ! un, deux, trois ! » – Je conclus, d’après sa manière de s’exprimer, qu’il y en avait six ; mais, après que je m’en fus enquis, je n’en trouvai que trois, – « Eh bien ! Vendredi, lui dis-je, ne t’effraie pas. » – Je le rassurai ainsi autant que je pus ; néanmoins je m’apperçus que le pauvre garçon était tout-à-fait hors de lui-même : il s’était fourré en tête que les Sauvages étaient venus tout exprès pour le chercher, le mettre en pièces et le dévorer. Il tremblait si fort que je ne savais que faire. Je le réconfortai de mon mieux, et lui dis que j’étais dans un aussi grand danger, et qu’ils me mangeraient tout comme lui. – « Mais il faut, ajoutai-je, nous résoudre à les combattre ; peux-tu combattre, Vendredi ? » – « Moi tirer, dit-il, mais là venir beaucoup grand nombre. » – « Qu’importe ! répondis-je, nos fusils épouvanteront ceux qu’ils ne tueront pas. » – Je lui demandai si, me déterminant à le défendre, il me défendrait aussi et voudrait se tenir auprès de moi et faire tout ce que je lui enjoindrais. Il répondit : – « Moi mourir quand vous commander mourir, maître. » Là-dessus j’allai chercher une bonne goutte de rum et la lui donnai, car j’avais si bien ménagé mon rum que j’en avais encore pas mal en réserve. Quand il eut bu, je lui fis prendre les deux fusils de chasse que nous portions toujours, et je les chargeai de chevrotines aussi grosses que des petites balles de pistolet ; je pris ensuite quatre mousquets, je les chargeai chacun de deux lingots et de cinq balles, puis chacun de mes deux pistolets d’une paire de balles seulement. Je pendis comme à l’ordinaire, mon grand sabre nu à mon côté, et je donnai à Vendredi sa hachette.

Quand je me fus ainsi préparé, je pris ma lunette d’approche et je gravis sur le versant de la montagne, pour voir ce que je pourrais découvrir ; j’apperçus aussitôt par ma longue vue qu’il y avait là vingt-un Sauvages, trois prisonniers et trois pirogues, et que leur unique affaire semblait être de faire un banquet triomphal de ces trois corps humains, fête barbare, il est vrai, mais, comme je l’ai observé, qui n’avait rien parmi eux que d’ordinaire.

Je remarquai aussi qu’ils étaient débarqués non dans le même endroit d’où Vendredi s’était échappé, mais plus près de ma crique, où le rivage était bas et où un bois épais s’étendait presque jusqu’à la mer. Cette observation et l’horreur que m’inspirait l’œuvre atroce que ces misérables venaient consommer me remplirent de tant d’indignation que je retournai vers Vendredi, et lui dis que j’étais résolu à fondre sur eux et à les tuertous. Puis je lui demandai s’il voulait combattre à mes côtés. Sa frayeur étant dissipée et ses esprits étant un peu animés par le rum que je lui avais donné, il me parut plein de courage, et répéta comme auparavant qu’il mourrait quand je lui ordonnerais de mourir.

Dans cet accès de fureur. je pris et répartis entre nous les armes que je venais de charger. Je donnai à Vendredi un pistolet pour mettre à sa ceinture et trois mousquets pour porter sur l’épaule, je pris moi-même un pistolet et les trois autres mousquets, et dans cet équipage nous nous mîmes en marche. J’avais eu outre garni ma poche d’une, petite bouteille de rum, et chargé Vendredi d’un grand sac et de balles. Quant à la consigne, je lui enjoignis de se tenir sur mes pas, de ne point bouger, de ne point tirer, de ne faire aucune chose que je ne lui eusse commandée, et en même temps de ne pas souffler mot. Je fis alors à ma droite un circuit de près d’un mille, pour éviter la crique et gagner le bois, afin de pouvoir arriver à portée de fusil des Sauvages avant qu’ils me découvrissent, ce que, par ma longue vue, j’avais reconnu chose facile à faire.

Pendant cette marche mes premières idées se réveillèrent et commencèrent à ébranler ma résolution. Je ne veux pas dire que j’eusse aucune peur de leur nombre ; comme ils n’étaient que des misérables nus et sans armes, il est certain que je leur étais supérieur, et quand bien même j’aurais été seul. Mais quel motif, me disais-je, quelle circonstance, quelle nécessité m’oblige à tremper mes mains dans le sang, à attaquer des hommes qui ne m’ont jamais fait aucun tort et qui n’ont nulle intention de m’en faire, des hommes innocents à mon égard ? Leur coutume barbare est leur propre malheur ; c’est la preuve que Dieu les a abandonnés aussi bien que les autres nations de cette partie du monde à leur stupidité, à leur inhumanité, mais non pas qu’il m’appelle à être le juge de leurs actions, encore moins l’exécuteur de sa justice ! Quand il le trouvera bon il prendra leur cause dans ses mains, et par un châtiment national il les punira pour leur crime national ; mais cela n’est point mon affaire.

Christianus §

Vendredi, il est vrai, peut justifier de cette action : il est leur ennemi, il est en état de guerre avec ces mêmes hommes, c’est loyal à lui de les attaquer ; mais je n’en puis dire autant quant à moi – Ces pensées firent une impression si forte sur mon esprit, que je résolus de me placer seulement près d’eux pour observer leur fête barbare, d’agir alors suivant que le Ciel m’inspirerait, mais de ne point m’entremettre, à moins que quelque chose ne se présentât qui fût pour moi une injonction formelle.

 

Plein de cette résolution, j’entrai dans le bois, et avec toute la précaution et le silence possibles, – ayant Vendredi sur mes talons, – je marchai jusqu’à ce que j’eusse atteint la lisière du côté le plus proche des Sauvages. Une pointe de bois restait seulement entre eux et moi. J’appelai doucement Vendredi, et, lui montrant un grand arbre qui était juste à l’angle du bois, je lui commandai d’y aller et de m’apporter réponse si de là il pouvait voir parfaitement ce qu’ils faisaient. Il obéit et revint immédiatement me dire que de ce lieu on les voyait très-bien ; qu’ils étaienttous autour d’un feu, mangeant la chair d’un de leurs prisonniers, et qu’à peu de distance de là il y en avait un autre gisant, garrotté sur le sable, qu’ils allaient tuer bientôt, affirmait-il, ce qui embrasa mon âme de colère. Il ajouta que ce n’était pas un prisonnier de leur nation, mais un des hommes barbus dont il m’avait parlé et qui étaient venus dans leur pays sur un bateau. Au seul mot d’un homme blanc et barbu je fus rempli d’horreur ; j’allai à l’arbre, et je distinguai parfaitement avec ma longue-vue un homme blanc couché sur la grève de la mer, pieds et mains liés avec des glayeuls ou quelque chose de semblable à des joncs ; je distinguai aussi qu’il était Européen et qu’il avait des vêtements.

Il y avait un autre arbre et au-delà un petit hallier plus près d’eux que la place ou j’étais d’environ cinquante verges. Je vis qu’en faisant un petit détour je pourrais y parvenir sans être découvert, et qu’alors je n’en serais plus qu’à demi-portée de fusil. Je retins donc ma colère, quoique vraiment je fusse outré au plus haut degré, et, rebroussant d’environ trente pas, je marchai derrière quelques buissons qui couvraient tout le chemin, jusqu’à ce que je fusse arrivé vers l’autre arbre. Là je gravis sur un petit tertre d’où ma vue plongeait librement sur les Sauvages à la distance de quatre-vingts verges environ.

Il n’y avait pas alors un moment à perdre ; car dix-neuf de ces atroces misérables étaient assis à terretous pêle-mêle, et venaient justement d’envoyer deux d’entre eux pour égorger le pauvre Chrétien et peut-être l’apporter membre à membre à leur feu : déjà même ils étaient baissés pour lui délier les pieds. Je me tournai vers Vendredi : – « Maintenant, lui dis-je, fais ce que je te commanderai. » Il me le promit. – « Alors, Vendredi, repris-je, fais exactement ce que tu me verras faire sans y manquer en rien. » – Je posai à terre un des mousquets et mon fusil de chasse, et Vendredi m’imita ; puis avec mon autre mousquet je couchai en joue les Sauvages, en lui ordonnant de faire de même. – « Es-tu prêt ? lui dis-je alors. » – « Oui, » répondit-il. – « Allons, feu surtous ! » – Et au même instant je tirai aussi.

Vendredi avait tellement mieux visé que moi, qu’il en tua deux et en blessa trois, tandis que j’en tuai un et en blessai deux. Ce fut, soyez-en sûr, une terrible consternation :tous ceux qui n’étaient pas blessés se dressèrent subitement sur leurs pieds ; mais ils ne savaient de quel côté fuir, quel chemin prendre, car ils ignoraient d’où leur venait la mort. Vendredi avait toujours les yeux attachés sur moi, afin, comme je le lui avais enjoint, de pouvoir suivretous mes mouvements. Aussitôt après la première décharge je jetai mon arme et pris le fusil de chasse, et Vendredi fit de même. J’armai et couchai en joue, il arma et ajusta aussi. – « Es-tu prêt, Vendredi, » lui dis-je. – « Oui, répondit-il. – « Feu donc, au nom de Dieu ! » Et au même instant nous tirâmestous deux sur ces misérables épouvantés. Comme nos armes n’étaient chargées que de ce que j’ai appelé chevrotines ou petites balles de pistolet, il n’en tomba que deux ; mais il y en eut tant de frappés, que nous les vîmes courir çà et là tout couverts de sang, criant et hurlant comme des insensés et cruellement blessés pour la plupart. Bientôt après trois autres encore tombèrent, mais non pas tout-à-fait morts.

  • – « Maintenant, Vendredi, m’écriai-je en posant à terre les armes vides et en prenant le mousquet qui était encore chargé, suis moi ! » – Ce qu’il fit avec beaucoup de courage. Là-dessus je me précipitai hors du bois avec Vendredi sur mes talons, et je me découvris moi-même. Sitôt qu’ils m’eurent apperçu je poussai un cri effroyable, j’enjoignis à Vendredi d’en faire autant ; et, courant aussi vite que je pouvais, ce qui n’était guère, chargé d’armes comme je l’étais, j’allai droit à la pauvre victime qui gisait, comme je l’ai dit, sur la grève, entre la place du festin et la mer. Les deux bouchers qui allaient se mettre en besogne sur lui l’avaient abandonné de surprise à notre premier feu, et s’étaient enfuis, saisis d’épouvante, vers le rivage, où ils s’étaient jetés dans un canot, ainsi que trois de leurs compagnons. Je me tournai vers Vendredi, et je lui ordonnai d’avancer et de tirer dessus. Il me comprit aussitôt, et, courant environ la longueur de quarante verges pour s’approcher d’eux, il fit feu. Je crus d’abord qu’il les avaittous tués, car ils tombèrent en tas dans le canot ; mais bientôt j’en vis deux se relever. Toutefois il en avait expédié deux et blessé un troisième, qui resta comme mort au fond du bateau.

Tandis que mon serviteur Vendredi tiraillait, je pris mon couteau et je coupai les glayeuls qui liaient le pauvre prisonnier. Ayant débarrassé ses pieds et ses mains, je le relevai et lui demandai en portugais qui il était. Il répondit en latin : Christianus. Mais il était si faible et si languissant qu’il pouvait à peine se tenir ou parler. Je tirai ma bouteille de ma poche, et la lui présentai en lui faisant signe de boire, ce qu’il fit ; puis je lui donnai un morceau de pain qu’il mangea. Alors je lui demandai de quel pays il était : il me répondit : Español. Et, se remettant un peu, il me fit connaître partous les gestes possibles combien il m’était redevable pour sa délivrance. – « Señor, lui dis-je avec tout l’espagnol que je pus rassembler, nous parlerons plus tard ; maintenant il nous faut combattre. S’il vous reste quelque force, prenez ce pistolet et ce sabre et vengez-vous. » – il les prit avec gratitude, et n’eut pas plus tôt ces armes dans les mains, que, comme si elles lui eussent communiqué une nouvelle énergie, il se rua sur ses meurtriers avec furie, et en tailla deux en pièces en un instant ; mais il est vrai que tout ceci était si étrange pour eux, que les pauvres misérables, effrayés du bruit de nos mousquets, tombaient de pur étonnement et de peur, et étaient aussi incapables de chercher à s’enfuir que leur chair de résister à nos balles. Et c’était là juste le cas des cinq sur lesquels Vendredi avait tiré dans la pirogue ; car si trois tombèrent des blessures qu’ils avaient reçues, deux tombèrent seulement d’effroi.

Je tenais toujours mon fusil à la main sans tirer, voulant garder mon coup tout prêt, parce que j’avais donné à l’Espagnol mon pistolet et mon sabre. J’appelai Vendredi et lui ordonnai de courir à l’arbre d’où nous avions fait feu d’abord, pour rapporter les armes déchargées que nous avions laissées là ; ce qu’il fit avec une grande célérité. Alors je lui donnai mon mousquet, je m’assis pour recharger les autres armes, et recommandai à mes hommes de revenir vers moi quand ils en auraient besoin.

Tandis que j’étais à cette besogne un rude combat s’engagea entre l’Espagnol et un des Sauvages, qui lui portait des coups avec un de leurs grands sabres de bois, cette même arme qui devait servir à lui ôter la vie si je ne l’avais empêché. L’Espagnol était aussi hardi et aussi brave qu’on puisse l’imaginer : quoique faible, il combattait déjà cet Indien depuis long-temps et lui avait fait deux larges blessures à la tête ; mais le Sauvage, qui était un vaillant et un robuste compagnon, l’ayant étreint dans ses bras, l’avait renversé et s’efforçait de lui arracher mon sabre des mains. Alors l’Espagnol le lui abandonna sagement, et, prenant son pistolet à sa ceinture, lui tira au travers du corps et l’étendit mort sur la place avant que moi, qui accourais, au secours, j’eusse eu le temps de le joindre.

Vendredi, laissé à sa liberté, poursuivait les misérables fuyards sans autre arme au poing que sa hachette, avec laquelle il dépêcha premièrement ces trois qui, blessés d’abord, tombèrent ensuite, comme je l’ai dit plus haut, puis aprèstous ceux qu’il put attraper. L’Espagnol m’ayant demandé un mousquet, je lui donnai un des fusils de chasse, et il se mit à la poursuite de deux Sauvages, qu’il blessatous deux ; mais, comme il ne pouvait courir, ils se réfugièrent dans le bois, où Vendredi les pourchassa, et en tua un : l’autre, trop agile pour lui, malgré ses blessures, plongea dans la mer et nagea de toutes ses forces vers ses camarades qui s’étaient sauvés dans le canot. Ces trois rembarqués, avec un autre, qui avait été blessé sans que nous pussions savoir s’il était mort ou vif, furent des vingt-un les seuls qui s’échappèrent de nos mains. –

3 Tués à notre première décharge partie de l’arbre.

2 Tués à la décharge suivante.

2 Tués par Vendredi dans le bateau.

2 Tués par le même, de ceux qui avaient été blessés d’abord.

1 Tué par le même dans les bois.

3 Tués par l’Espagnol.

4 Tués, qui tombèrent çà et là de leurs blessures ou à qui Vendredi donna la chasse.

4 Sauvés dans le canot, parmi lesquels un blessé, si non mort.

21 en tout.

Ceux qui étaient dans le canot manœuvrèrent rudement pour se mettre hors de la portée du fusil ; et, quoique Vendredi leur tirât deux ou trois coups encore, je ne vis pas qu’il en eût blessé aucun. Il désirait vivement que je prisse une de leurs pirogues et que je les poursuivisse ; et, au fait, moi-même j’étais très-inquiet de leur fuite ; je redoutais qu’ils ne portassent de mes nouvelles dans leur pays, et ne revinssent peut-être avec deux ou trois cents pirogues pour nous accabler par leur nombre. Je consentis donc à leur donner la chasse en mer, et courant à un de leurs canots, je m’y jetai et commandai à Vendredi de me suivre ; mais en y entrant quelle fut ma surprise de trouver un pauvre Sauvage, étendu pieds et poings liés, destiné à la mort comme l’avait été l’Espagnol, et presque expirant de peur, ne sachant pas ce qui se passait car il n’avait pu regarder par-dessus le bord du bateau. Il était lié si fortement de la tête aux pieds et avait été garrotté si long-temps qu’il ne lui restait plus qu’un souffle de vie.

Je coupai aussitôt les glayeuls ou les joncs tortillés qui l’attachaient, et je voulus l’aider à se lever ; mais il ne pouvait ni se soutenir ni parler ; seulement il gémissait très-piteusement, croyant sans doute qu’on ne l’avait délié que pour le faire mourir.

Lorsque Vendredi se fut approché, je le priai de lui parler et de l’assurer de sa délivrance ; puis, tirant ma bouteille, je fis donner une goutte de rum à ce pauvre malheureux ; ce qui, avec la nouvelle de son salut, le ranima, et il s’assit dans le bateau. Mais quand Vendredi vint à l’entendre parler et à le regarder en face, ce fut un spectacle à attendrir jusqu’aux larmes, de le voir baiser, embrasser et étreindre ce Sauvage ; de le voir pleurer, rire, crier, sauter à l’entour, danser, chanter, puis pleurer encore, se tordre les mains, se frapper la tête et la face, puis chanter et sauter encore à l’entour comme un insensé. Il se passa un long temps avant que je pusse lui arracher une parole et lui faire dire ce dont il s’agissait ; mais quand il fut un peu revenu à lui-même, il s’écria : – « C’est mon père ! »

Vendredi et son père §

Il m’est difficile d’exprimer combien je fus ému des transports de joie et d’amour filial qui agitèrent ce pauvre Sauvage à la vue de son père délivré de la mort. Je ne puis vraiment décrire la moitié de ses extravagances de tendresse. Il se jeta dans la pirogue et en ressortit je ne sais combien de fois. Quand il y entrait il s’asseyait auprès de son père, il se découvrait la poitrine, et, pour le ranimer, il lui tenait la tête appuyée contre son sein des demi-heures entières ; puis il prenait ses bras, ses jambes, engourdis et roidis par les liens, les réchauffait et les frottait avec ses mains, et moi, ayant vu cela, je lui donnai du rum de ma bouteille pour faire des frictions, qui eurent un excellent effet.

 

Cet événement nous empêcha de poursuivre le canot des Sauvages, qui était déjà à peu près hors de vue ; mais ce fut heureux pour nous : car au bout de deux heures avant qu’ils eussent pu faire le quart de leur chemin, il se leva un vent impétueux, qui continua de souffler si violemment toute la nuit et de souffler Nord-Ouest, ce qui leur était contraire, que je ne pus supposer que leur embarcation eût résisté et qu’ils eussent regagné leur côte.

Mais, pour revenir à Vendredi, il était tellement occupé de son père, que de quelque temps je n’eus pas le cœur de l’arracher de là. Cependant lorsque je pensai qu’il pouvait le quitter un instant, je l’appelai vers moi, et il vint sautant et riant, et dans une joie extrême. Je lui demandai s’il avait donné du pain à son père. Il secoua la tête, et répondit : – « Non : moi, vilain chien, manger tout moi-même. » – Je lui donnai donc un gâteau de pain, que je tirai d’une petite poche que je portais à cet effet. Je lui donnai aussi une goutte de rum pour lui-même ; mais il ne voulut pas y goûter et l’offrit à son père. J’avais encore dans ma pochette deux ou trois grappes de mes raisins, je lui en donnai de même une poignée pour son père. À peine la lui eût-il portée que je le vis sortir de la pirogue et s’enfuir comme s’il eût été épouvanté. Il courait avec une telle vélocité, – car c’était le garçon le plus agile de ses pieds que j’aie jamais vu ; – il courait avec une telle vélocité, dis-je, qu’en quelque sorte je le perdis de vue en un instant. J’eus beau l’appeler et crier après lui, ce fut inutile ; il fila son chemin, et, un quart d’heure après, je le vis revenir, mais avec moins de vitesse qu’il ne s’en était allé. Quand il s’approcha, je m’apperçus qu’il avait ralenti son pas, parce qu’il portait quelque chose à la main.

Arrivé près de moi, je reconnus qu’il était allé à la maison chercher un pot de terre pour apporter de l’eau fraîche, et qu’il était chargé en outre de deux gâteaux ou galettes de pain. Il me donna le pain, mais il porta l’eau à son père. Cependant, comme j’étais moi-même très-altéré, j’en humai quelque peu. Cette eau ranima le Sauvage beaucoup mieux que le rum ou la liqueur forte que je lui avais donné, car il se mourait de soif.

Quand il eut bu, j’appelai Vendredi pour savoir s’il restait encore un peu d’eau ; il me répondit que oui. Je le priai donc de la donner au pauvre Espagnol, qui en avait tout autant besoin que son père. Je lui envoyai aussi un des gâteaux que Vendredi avait été chercher. Cet homme, qui était vraiment très-affaibli, se reposait sur l’herbe à l’ombre d’un arbre ; ses membres étaient roides et très-enflés par les liens dont ils avaient été brutalement garrottés. Quand, à l’approche de Vendredi lui apportant de l’eau, je le vis se dresser sur son séant, boire, prendre le pain et se mettre à le manger, j’allai à lui et lui donnai une poignée de raisins. Il me regarda avec toutes les marques de gratitude et de reconnaissance qui peuvent se manifester sur un visage ; mais, quoiqu’il se fût si bien montré dans le combat, il était si défaillant qu’il ne pouvait se tenir debout ; il l’essaya deux ou trois fois, mais réellement en vain, tant ses chevilles étaient enflées et douloureuses. Je l’engageai donc à ne pas bouger, et priai Vendredi de les lui frotter et de les lui bassiner avec du rum, comme il avait fait à son père.

J’observai que, durant le temps que le pauvre et affectionné Vendredi fut retenu là, toutes les deux minutes, plus souvent même, il retournait la tête pour voir si son père était à la même place et dans la même posture où il l’avait laissé. Enfin, ne l’appercevant plus, il se leva sans dire mot et courut vers lui avec tant de vitesse, qu’il semblait que ses pieds ne touchaient pas la terre ; mais en arrivant il trouva seulement qu’il s’était couché pour reposer ses membres, Il revint donc aussitôt, et je priai alors l’Espagnol de permettre que Vendredi l’aidât à se lever et le conduisît jusqu’au bateau, pour le mener à notre demeure, où je prendrais soin de lui. Mais Vendredi, qui était un jeune et robuste compagnon, le chargea sur ses épaules, le porta au canot et l’assit doucement sur un des côtés, les pieds tournés dans l’intérieur ; puis, le soulevant encore, le plaça tout auprès de son père. Alors il ressortit de la pirogue, la mit à la mer, et quoiqu’il fît un vent assez violent, il pagaya le long du rivage plus vite que je ne pouvais marcher. Ainsi il les amenatous deux en sûreté dans notre crique, et, les laissant dans la barque, il courut chercher l’autre canot. Au moment où il passait près de moi je lui parlai et lui demandai où il allait. Il me répondit : – « Vais chercher plus bateau. » – Puis il repartit comme le vent ; car assurément jamais homme ni cheval ne coururent comme lui, et il eut amené le second canot dans la crique presque aussitôt que j’y arrivai par terre. Alors il me fit passer sur l’autre rive et alla ensuite aider à nos nouveaux hôtes à sortir du bateau. Mais, une fois dehors, ils ne purent marcher ni l’un ni l’autre ; le pauvre Vendredi ne savait que faire.

Pour remédier à cela je me pris à réfléchir, et je priai Vendredi de les inviter à s’asseoir sur le bord tandis qu’il viendrait avec moi. J’eus bientôt fabriqué une sorte de civière où nous les plaçâmes, et sur laquelle, Vendredi et moi, nous les portâmestous deux. Mais quand nous les eûmes apportés au pied extérieur de notre muraille ou fortification, nous retombâmes dans un pire embarras qu’auparavant ; car il était impossible de les faire passer par-dessus, et j’étais résolu à ne point l’abattre. Je me remis donc à l’ouvrage, et Vendredi et moi nous eûmes fait en deux heures de temps environ une très-jolie tente avec de vieilles voiles, recouverte de branches d’arbre, et dressée dans l’esplanade, entre notre retranchement extérieur et le bocage que j’avais planté. Là nous leur fîmes deux lits de ce que je me trouvais avoir, c’est-à-dire de bonne paille de riz, avec des couvertures jetées dessus, l’une pour se coucher et l’autre pour se couvrir.

Mon île était alors peuplée, je me croyais très-riche en sujets ; et il me vint et je fis souvent l’agréable réflexion, que je ressemblais à un Roi. Premièrement, tout le pays était ma propriété absolue, de sorte que j’avais un droit indubitable de domination ; secondement, mon peuple était complètement soumis. J’étais souverain seigneur et législateur ;tous me devaient la vie ettous étaient prêts à mourir pour moi si besoin était. Chose surtout remarquable ! je n’avais que trois sujets et ils étaient de trois religions différentes : Mon homme Vendredi était protestant, son père était idolâtre et cannibale, et l’Espagnol était papiste. Toutefois, soit dit en passant, j’accordai la liberté de conscience dans toute l’étendue de mes États.

Sitôt que j’eus mis en lieu de sûreté mes deux pauvres prisonniers délivrés, que je leur eus donné un abri et une place pour se reposer, je songeai à faire quelques provisions pour eux. J’ordonnai d’abord à Vendredi de prendre dans mon troupeau particulier une bique ou un cabri d’un an pour le tuer. J’en coupai ensuite le quartier de derrière, que je mis en petits morceaux. Je chargeai Vendredi de le faire bouillir et étuver, et il leur prépara, je vous assure, un fort bon service de viande et de consommé, J’avais mis aussi un peu d’orge et de riz dans le bouillon. Comme j’avais fait cuire cela dehors, – car jamais je n’allumais de feu dans l’intérieur de mon retranchement, – je portai le tout dans la nouvelle tente ; et là, ayant dressé une table pour mes hôtes, j’y pris place moi-même auprès d’eux et je partageai leur dîner. Je les encourageai et les réconfortai de mon mieux, Vendredi me servant d’interprète auprès de son père et même auprès de l’Espagnol, qui parlait assez bien la langue des Sauvages.

Après que nous eûmes dîné ou plutôt soupé, j’ordonnai à Vendredi de prendre un des canots, et d’aller chercher nos mousquets et autres armes à feu, que, faute de temps, nous avions laissés sur le champ de bataille. Le lendemain je lui donnai ordre d’aller ensevelir les cadavres des Sauvages, qui, laissés au soleil, auraient bientôt répandu l’infection. Je lui enjoignis aussi d’enterrer les horribles restes de leur atroce festin, que je savais être en assez grande quantité. Je ne pouvais supporter la pensée de le faire moi-même ; je n’aurais pu même en supporter la vue si je fusse allé par là. Il exécutatous mes ordres ponctuellement et fit disparaître jusqu’à la moindre trace des Sauvages ; si bien qu’en y retournant, j’eus peine à reconnaître le lieu autrement que par le coin du bois qui saillait sur la place.

Je commençai dès lors à converser un peu avec mes deux nouveaux sujets. Je chargeai premièrement Vendredi de demander à son père ce qu’il pensait des Sauvages échappés dans le canot, et si nous devions nous attendre à les voir revenir avec des forces trop supérieures pour que nous pussions y résister ; sa première opinion fut qu’ils n’avaient pu surmonter la tempête qui avait soufflé toute la nuit de leur fuite ; qu’ils avaient dû nécessairement être submergés ou entraînés au Sud vers certains rivages, où il était aussi sûr qu’ils avaient été dévorés qu’il était sûr qu’ils avaient péri s’ils avaient fait naufrage. Mais quant à ce qu’ils feraient s’ils regagnaient sains et saufs leur rivage, il dit qu’il ne le savait pas ; mais son opinion était qu’ils avaient été si effroyablement épouvantés de la manière dont nous les avions attaqués, du bruit et du feu de nos armes, qu’ils raconteraient à leur nation que leurs compagnons avaienttous été tués par le tonnerre et les éclairs, et non par la main des hommes, et que les deux êtres qui leur étaient apparus, – c’est-à-dire Vendredi et moi, – étaient deux esprits célestes ou deux furies descendues sur terre pour les détruire, mais non des hommes armés. Il était porté à croire cela, disait-il, parce qu’il les avait entendus se crier de l’un à l’autre, dans leur langage, qu’ils ne pouvaient pas concevoir qu’un homme pût darder feu, parler tonnerre et tuer à une grande distance sans lever seulement la main. Et ce vieux Sauvage avait raison ; car depuis lors, comme je l’appris ensuite et d’autre part, les Sauvages de cette nation ne tentèrent plus de descendre dans l’île. Ils avaient été si épouvantés par les récits de ces quatre hommes, qui à ce qu’il paraît, étaient échappés à la mer, qu’ils s’étaient persuadés que quiconque aborderait à cette île ensorcelée serait détruit par le feu des dieux.

Toutefois, ignorant cela, je fus pendant assez long-temps dans de continuelles appréhensions, et me tins sans cesse sur mes gardes, moi et toute mon armée ; comme alors nous étions quatre, je me serais, en rase campagne, bravement aventuré contre une centaine de ces barbares.

Cependant, un certain laps de temps s’étant écoulé sans qu’aucun canot reparût, ma crainte de leur venue se dissipa, et je commençai à me remettre en tête mes premières idées de voyage à la terre ferme, le père de Vendredi m’assurant que je pouvais compter sur les bons traitement qu’à sa considération je recevrais de sa nation, si j’y allais.

Prévoyance §

Mais je différai un peu mon projet quand j’eus eu une conversation sérieuse avec l’Espagnol, et que j’eus acquis la certitude qu’il y avait encore seize de ses camarades, tant espagnols que portugais, qui, ayant fait naufrage et s’étant sauvés sur cette côte, y vivaient, à la vérité, en paix avec les Sauvages, mais en fort mauvaise passe quant à leur nécessaire, et au fait quant à leur existence. Je lui demandai toutes les particularités de leur voyage, et j’appris qu’ils avaient appartenu à un vaisseau espagnol venant de Rio de la Plata et allant à la Havane, où il devait débarquer sa cargaison, qui consistait principalement en pelleterie et en argent, et d’où il devait rapporter toutes les marchandises européennes qu’il y pourrait trouver ; qu’il y avait à bord cinq matelots portugais recueillis d’un naufrage : que tout d’abord que le navire s’étant perdu, cinq des leurs s’étaient noyés ; que les autres à travers des dangers et des hasards infinis, avaient abordé mourants de faim à cette côte cannibale, où à tout moment ils s’attendaient à être dévorés.

 

Il me dit qu’ils avaient quelques armes avec eux, mais qu’elles leur étaient tout-à-fait inutiles, faute de munitions, l’eau de la mer ayant gâté toute leur poudre, sauf une petite quantité qu’ils avaient usée dès leur débarquement pour se procurer quelque nourriture.

Je lui demandai ce qu’il pensait qu’ils deviendraient là, et s’ils n’avaient pas formé quelque dessein de fuite. Il me répondit qu’ils avaient eu plusieurs délibérations à ce sujet ; mais que, n’ayant ni bâtiment, ni outils pour en construire un, ni provisions d’aucune sorte, leurs consultations s’étaient toujours terminées par les larmes et le désespoir.

Je lui demandai s’il pouvait présumer comment ils accueilleraient, venant de moi, une proposition qui tendrait à leur délivrance, et si, étanttous dans mon île, elle ne pourrait pas s’effectuer. Je lui avouai franchement que je redouterais beaucoup leur perfidie et leur trahison si je déposais ma vie entre leurs mains ; car la reconnaissance n’est pas une vertu inhérente à la nature humaine : les hommes souvent mesurent moins leurs procédés aux bons offices qu’ils ont reçus qu’aux avantages qu’ils se promettent. – « Ce serait une chose bien dure pour moi, continuai-je, si j’étais l’instrument de leur délivrance, et qu’ils me fissent ensuite leur prisonnier dans la Nouvelle-Espagne, où un Anglais peut avoir l’assurance d’être sacrifié, quelle que soit la nécessité ou quel que soit l’accident qui l’y ait amené. J’aimerais mieux être livré aux Sauvages et dévoré vivant que de tomber entre les griffes impitoyables des Familiers, et d’être traîné devant l’Inquisition. » J’ajoutai qu’à part cette appréhension, j’étais persuadé, s’ils étaienttous dans mon île, que nous pourrions à l’aide de tant de bras construire une embarcation assez grande pour nous transporter soit au Brésil du côté du Sud, soit aux îles ou à la côte espagnole vers le Nord ; mais que si, en récompense, lorsque je leur aurais mis les armes à la main, ils me traduisaient de force dans leur patrie, je serais mal payé de mes bontés pour eux, et j’aurais fait mon sort pire qu’il n’était auparavant.

Il répondit, avec beaucoup de candeur et de sincérité, que leur condition était si misérable et qu’ils en étaient si pénétrés, qu’assurément ils auraient en horreur la pensée d’en user mal avec un homme qui aurait contribué à leur délivrance ; qu’après tout, si je voulais, il irait vers eux avec le vieux Sauvage, s’entretiendrait de tout cela et reviendrait m’apporter leur réponse ; mais qu’il n’entrerait en traité avec eux que sous le serment solemnel qu’ils reconnaîtraient entièrement mon autorité comme chef et capitaine ; et qu’il leur ferait jurer sur les Saints-Sacrements et l’Évangile d’être loyaux avec moi, d’aller en tel pays chrétien qu’il me conviendrait, et nulle autre part, et d’être soumis totalement et absolument à mes ordres jusqu’à ce qu’ils eussent débarqué sains et saufs dans n’importe quelle contrée je voudrais ; enfin, qu’à cet effet, il m’apporterait un contrat dressé par eux et signé de leur main.

Puis il me dit qu’il voulait d’abord jurer lui-même de ne jamais se séparer de moi tant qu’il vivrait, à moins que je ne lui en donnasse l’ordre, et de verser à mon côté jusqu’à la dernière goutte de son sang s’il arrivait que ses compatriotes violassent en rien leur foi.

Il m’assura qu’ils étaienttous des hommes très-francs et très-honnêtes, qu’ils étaient dans la plus grande détresse imaginable, dénués d’armes et d’habits, et n’ayant d’autre nourriture que celle qu’ils tenaient de la pitié et de la discrétion des Sauvages ; qu’ils avaient perdu tout espoir de retourner jamais dans leur patrie, et qu’il était sûr, si j’entreprenais de les secourir, qu’ils voudraient vivre et mourir pour moi.

Sur ces assurances, je résolus de tenter l’aventure et d’envoyer le vieux Sauvage et l’Espagnol pour traiter avec eux. Mais quand il eut tout préparé pour son départ, l’Espagnol lui-même fit une objection qui décelait tant de prudence d’un côté et tant de sincérité de l’autre, que je ne pus en être que très-satisfait ; et, d’après son avis, je différai de six mois au moins la délivrance de ses camarades. Voici le fait :

Il y avait alors environ un mois qu’il était avec nous ; et durant ce temps je lui avais montré de quelle manière j’avais pourvu à mes besoins, avec l’aide de la Providence. Il connaissait parfaitement ce que j’avais amassé de blé et de riz : c’était assez pour moi-même ; mais ce n’était pas assez, du moins sans une grande économie, pour ma famille, composée alors de quatre personnes ; et, si ses compatriotes, qui étaient, disait-il, seize encore vivants, fussent survenus, cette provision aurait été plus qu’insuffisante, bien loin de pouvoir avitailler notre vaisseau si nous en construisions un afin de passer à l’une des colonies chrétiennes de l’Amérique. il me dit donc qu’il croyait plus convenable que je permisse à lui et au deux autres de défricher et de cultiver de nouvelles terres, d’y semer tout le grain que je pourrais épargner, et que nous attendissions cette moisson, afin d’avoir un surcroît de blé quand viendraient ses compatriotes ; car la disette pourrait être pour eux une occasion de quereller, ou de ne point se croire délivrés, mais tombés d’une misère dans une autre. – « Vous le savez, dit-il, quoique les enfants d’Israël se réjouirent d’abord de leur sortie de l’Égypte, cependant ils se révoltèrent contre Dieu lui-même, qui les avait délivrés, quand ils vinrent à manquer de pain dans le désert. »

Sa prévoyance était si sage et son avis si bon, que je fus aussi charmé de sa proposition que satisfait de sa fidélité. Nous nous mîmes donc à labourertous quatre du mieux que nous permettaient les outils de bois dont nous étions pourvus ; et dans l’espace d’un mois environ, au bout duquel venait le temps des semailles, nous eûmes défriché et préparé assez de terre pour semer vingt-deux boisseaux d’orge et seize jarres de riz, ce qui était, en un mot, tout ce que nous pouvions distraire de notre grain ; au fait, à peine nous réservâmes-nous assez d’orge pour notre nourriture durant les six mois que nous avions à attendre notre récolte, j’entends six mois à partir du moment où nous eûmes mis à part notre grain destiné aux semailles ; car on ne doit pas supposer qu’il demeure six mois en terre dans ce pays.

Étant alors en assez nombreuse société pour ne point redouter les Sauvages, à moins qu’ils ne vinssent en foule, nous allions librement dans toute l’île partout où nous en avions l’occasion ; et, comme nous avionstous l’esprit préoccupé de notre fuite ou de notre délivrance, il était impossible, du moins à moi, de ne pas songer aux moyens de l’accomplir. Dans cette vue, je marquai plusieurs arbres qui me paraissaient propres à notre travail. Je chargeai Vendredi et son père de les abattre, et je préposai à la surveillance et à la direction de leur besogne l’Espagnol à qui j’avais communiqué mes projets sur cette affaire. Je leur montrai avec quelles peines infatigables j’avais réduit un gros arbre en simples planches, et je les priai d’en faire de même jusqu’à ce qu’ils eussent fabriqué environ une douzaine de fortes planches de bon chêne, de près de deux pieds de large sur trente-cinq pieds de long et de deux à quatre pouces d’épaisseur. Je laisse à penser quel prodigieux travail cela exigeait.

En même temps je projetai d’accroître autant que possible mon petit troupeau de chèvres apprivoisées, et à cet effet un jour j’envoyais à la chasse Vendredi et l’Espagnol, et le jour suivant j’y allais moi-même avec Vendredi, et ainsi tour à tour. De cette manière nous attrapâmes une vingtaine de jeunes chevreaux pour les élever avec les autres ; car toutes les fois que nous tirions sur une mère, nous sauvions les cabris, et nous les joignions à notre troupeau. Mais la saison de sécher les raisins étant venue, j’en recueillis et suspendis au soleil une quantité tellement prodigieuse, que, si nous avions été à Alicante, où se préparent les passerilles, nous aurions pu, je crois, remplir soixante ou quatre-vingts barils. Ces raisins faisaient avec notre pain une grande partie de notre nourriture, et un fort bon aliment, je vous assure, excessivement succulent.

C’était alors la moisson, et notre récolte était en bon état. Ce ne fut pas la plus abondante que j’aie vue dans l’île, mais cependant elle l’était assez pour répondre à nos fins. J’avais semé vingt-deux boisseaux d’orge, nous engrangeâmes et battîmes environ deux cent vingt boisseaux, et le riz s’accrut dans la même proportion ; ce qui était bien assez pour notre subsistance jusqu’à la moisson prochaine, quand bien mêmetous les seize Espagnols eussent été à terre avec moi ; et, si nous eussions été prêts pour notre voyage, cela aurait abondamment avitaillé notre navire, pour nous transporter dans toutes les parties du monde, c’est-à-dire de l’Amérique. Quand nous eûmes engrangé et mis en sûreté notre provision de grain, nous nous mîmes à faire de la vannerie, j’entends de grandes corbeilles, dans lesquelles nous la conservâmes. L’Espagnol était très-habile et très-adroit à cela, et souvent il me blâmait de ce que je n’employais pas cette sorte d’ouvrage comme clôture ; mais je n’en voyais pas la nécessité. Ayant alors un grand surcroît de vivres pourtous les hôtes que j’attendais, je permis à l’Espagnol de passer en terre-ferme afin de voir ce qu’il pourrait négocier avec les compagnons qu’il y avait laissés derrière lui. Je lui donnai un ordre formel de ne ramener avec lui aucun homme qui n’eût d’abord juré en sa présence et en celle du vieux Sauvage que jamais il n’offenserait, combattrait ou attaquerait la personne qu’il trouverait dans l’île, personne assez bonne pour envoyer vers eux travailler à leur délivrance ; mais, bien loin de là ! qu’il la soutiendrait et la défendrait contre tout attentat semblable, et que partout où elle irait il se soumettrait sans réserve à son commandement. Ceci devait être écrit et signé de leur main. Comment, sur ce point, pourrions-nous être satisfaits, quand je n’ignorais pas qu’il n’avait ni plume ni encre ? Ce fut une question que nous ne nous adressâmes jamais.

Muni de ces instructions l’Espagnol et le vieux Sauvage, – le père de Vendredi, – partirent dans un des canots sur lesquels on pourrait dire qu’ils étaient venus, ou mieux, avaient été apportés quand ils arrivèrent comme prisonniers pour être dévorés par les Sauvages.

Je leur donnai à chacun un mousquet à rouet et environ huit charges de poudre et de balles, en leur recommandant d’en être très-ménagers et de n’en user que dans les occasions urgentes.

Tout ceci fut une agréable besogne, car c’étaient les premières mesures que je prenais en vue de ma délivrance depuis vingt-sept ans et quelques jours. – Je leur donnai une provision de pain et de raisins secs suffisante pour eux-mêmes pendant plusieurs jours et pour leurs compatriotes pendant une huitaine environ, puis je les laissai partir, leur souhaitant un bon voyage et convenant avec eux qu’à leur retour ils déploieraient certain signal par lequel, quand ils reviendraient, je les reconnaîtrais de loin, avant qu’ils n’atteignissent au rivage.

Débarquement du capitaine anglais §

Ils s’éloignèrent avec une brise favorable le jour où la lune était dans son plein, et, selon mon calcul, dans le mois d’octobre. Quant au compte exact des jours, après que je l’eus perdu une fois je ne pus jamais le retrouver ; je n’avais pas même gardé assez ponctuellement le chiffre des années pour être sûr qu’il était juste ; cependant, quand plus tard je vérifiai mon calcul, je reconnus que j’avais tenu un compte fidèle des années.

 

Il n’y avait pas moins de huit jours que je les attendais, quand survint une aventure étrange et inopinée dont la pareille est peut-être inouïe dans l’histoire. – J’étais un matin profondément endormi dans ma huche ; tout-à-coup mon serviteur Vendredi vint en courant vers moi et me cria : – « Maître, maître, ils sont venus ! ils sont venus ! »

Je sautai à bas du lit, et, ne prévoyant aucun danger, je m’élançai, aussitôt que j’eus enfilé mes vêtements, à travers mon petit bocage, qui, soit dit en passant, était alors devenu un bois très-épais. Je dis ne prévoyant aucun danger, car je sortis sans armes, contre ma coutume ; mais je fus bien surpris quand, tournant mes yeux vers la mer, j’apperçus à environ une lieue et demie de distance, une embarcation qui portait le cap sur mon île, avec une voile en épaule de mouton, comme on l’appelle, et à la faveur d’un assez bon vent. Je remarquai aussi tout d’abord qu’elle ne venait point de ce côté où la terre était située, mais de la pointe la plus méridionale de l’île. Là-dessus j’appelai Vendredi et lui enjoignis de se tenir caché, car ces gens n’étaient pas ceux que nous attendions, et nous ne savions pas encore s’ils étaient amis ou ennemis.

Vite je courus chercher ma longue vue, pour voir ce que j’aurais à faire. Je dressai mon échelle et je grimpai sur le sommet du rocher, comme j’avais coutume de faire lorsque j’appréhendais quelque chose et que je voulais planer au loin sans me découvrir.

À peine avais-je mis le pied sur le rocher, que mon œil distingua parfaitement un navire à l’ancre, à environ deux lieues et demie de moi au Sud-Sud-Est, mais seulement à une lieue et demie du rivage. Par mes observations je reconnus, à n’en pas douter, que le bâtiment devait être anglais, et l’embarcation une chaloupe anglaise.

Je ne saurais exprimer le trouble où je tombai, bien que la joie de voir un navire, et un navire que j’avais raison de croire monté par mes compatriotes, et par conséquent des amis, fût telle, que je ne puis la dépeindre. Cependant des doutes secrets dont j’ignorais la source m’enveloppaient et me commandaient de veiller sur moi. Je me pris d’abord à considérer quelle affaire un vaisseau anglais pouvait avoir dans cette partie du monde, puisque ce n’était ni pour aller, ni pour revenir, le chemin d’aucun des pays où l’Angleterre a quelque comptoir. Je savais qu’aucune tempête n’avait pu le faire dériver de ce côté en état de détresse. S’ils étaient réellement Anglais, il était donc plus que probable qu’ils ne venaient pas avec de bons desseins ; et il valait mieux pour moi, demeurer comme j’étais que de tomber entre les mains de voleurs et de meurtriers.

Que l’homme ne méprise pas les pressentiments et les avertissements secrets du danger qui parfois lui sont donnés quand il ne peut entrevoir la possibilité de son existence réelle. Que de tels pressentiments et avertissements nous soient donnés, je crois que peu de gens ayant fait quelque observation des choses puissent le nier ; qu’ils soient les manifestations certaines d’un monde invisible, et du commerce des esprits, on ne saurait non plus le mettre en doute. Et s’ils semblent tendre à nous avertir du danger, pourquoi ne supposerions nous pas qu’ils nous viennent de quelque agent propice, – soit suprême ou inférieur et subordonné, ce n’est pas là que gît la question, – et qu’ils nous sont donnés pour notre bien ?

Le fait présent me confirme fortement dans la justesse de ce raisonnement, car si je n’avais pas été fait circonspect par cette secrète admonition, qu’elle vienne d’où elle voudra, j’aurais été inévitablement perdu, et dans une condition cent fois pire qu’auparavant, comme on le verra tout-à-l’heure.

Je ne me tins pas long-temps dans cette position sans voir l’embarcation approcher du rivage, comme si elle cherchait une crique pour y pénétrer et accoster la terre commodément. Toutefois, comme elle ne remonta pas tout-à-fait assez loin, l’équipage n’apperçut pas la petite anse où j’avais autrefois abordé avec mes radeaux, et tira la chaloupe sur la grève à environ un demi-mille de moi ; ce qui fut très-heureux, car autrement il aurait pour ainsi dire débarqué juste à ma porte, m’aurait eu bientôt arraché de mon château, et peut-être m’aurait dépouillé de tout ce que j’avais.

Quand ils furent sur le rivage, je me convainquis pleinement qu’ils étaient Anglais, au moins pour la plupart. Un ou deux me semblèrent Hollandais, mais cela ne se vérifia pas. Il y avait en tout onze hommes, dont je trouvai que trois étaient sans armes et – autant que je pus voir – garrottés. Les premiers quatre ou cinq qui descendirent à terre firent sortir ces trois de la chaloupe, comme des prisonniers. Je pus distinguer que l’un de ces trois faisait les gestes les plus passionnés, des gestes d’imploration, de douleur et de désespoir, allant jusqu’à une sorte d’extravagance. Les deux autres, je le distinguai aussi, levaient quelquefois leurs mains au Ciel, et à la vérité paraissaient affligés, mais pas aussi profondément que le premier.

À cette vue je fus jeté dans un grand trouble, et je ne savais quel serait le sens de tout cela. – Vendredi tout-à-coup s’écria en anglais et de son mieux possible : – Ô maître ! vous voir hommes anglais manger prisonniers aussi bien qu’hommes sauvages ! » – « Quoi ! dis-je à Vendredi, tu penses qu’ils vont les manger ? » – « Oui, répondit-il, eux vouloir les manger. » – « Non, non, répliquai-je : je redoute, à la vérité, qu’ils ne veuillent les assassiner, mais sois sûr qu’ils ne les mangeront pas. »

Durant tout ce temps je n’eus aucune idée de ce que réellement ce pouvait être ; mais je demeurais tremblant d’horreur à ce spectacle, m’attendant à tout instant que les trois prisonniers seraient massacrés. Je vis même une fois un de ces scélérats lever un grand coutelas ou poignard, – comme l’appellent les marins, – pour frapper un de ces malheureux hommes. Je crus que c’était fait de lui, tout mon sang se glaça dans mes veines.

Je regrettais alors du fond du cœur notre Espagnol et le vieux Sauvage parti avec lui, et je souhaitais de trouver quelque moyen d’arriver inapperçu à portée de fusil de ces bandits pour délivrer les trois hommes ; car je ne leur voyais point d’armes à feu. Mais un autre expédient se présenta à mon esprit.

Après avoir remarqué l’outrageux traitement fait aux trois prisonniers par l’insolent matelot, je vis que ses compagnons se dispersèrent par toute l’île, comme s’ils voulaient reconnaître le pays. Je remarquai aussi que les trois autres avaient la liberté d’aller où il leur plairait ; mais ils s’assirenttous trois à terre, très-mornes et l’œil hagard comme des hommes au désespoir.

Ceci me fit souvenir du premier moment où j’abordai dans l’île et commençai à considérer ma position. Je me remémorai combien je me croyais perdu, combien extravagamment je promenais mes regards autour de moi, quelles terribles appréhensions j’avais, et comment je me logeai dans un arbre toute la nuit, de peur d’être dévoré par les bêtes féroces.

De même que cette nuit-là je ne me doutais pas du secours que j’allais recevoir du providentiel entraînement du vaisseau vers le rivage, par la tempête et la marée, du vaisseau qui depuis me nourrit et m’entretint si long-temps ; de même ces trois pauvres désolés ne soupçonnaient pas combien leur délivrance et leur consolation étaient assurées, combien elles étaient prochaines, et combien effectivement et réellement ils étaient en état de salut au moment même où ils se croyaient perdus et dans un cas désespéré.

Donc nous voyons peu devant nous ici-bas. Donc avons-nous de puissantes raisons pour nous reposer avec joie sur le grand Créateur du monde, qui ne laisse jamais ses créatures dans un entier dénûment. Elles ont toujours dans les pires circonstances quelque motif de lui rendre grâces, et sont quelquefois plus près de leur délivrance qu’elles ne l’imaginent ; souvent même elles sont amenées à leur salut par les moyens qui leur semblaient devoir les conduire à leur ruine.

C’était justement au plus haut de la marée montante que ces gens étaient venus à terre ; et, tantôt pourparlant avec leurs prisonniers, et tantôt rôdant pour voir dans quelle espèce de lieu ils avaient mis le pied, ils s’étaient amusés négligemment jusqu’à ce que la marée fut passée, et que l’eau se fut retirée considérablement, laissant leur chaloupe échouée.

Ils l’avaient confiée à deux hommes qui, comme je m’en apperçus plus tard, ayant bu un peu trop d’eau-de-vie, s’étaient endormis. Cependant l’un d’eux se réveillant plus tôt que l’autre et trouvant la chaloupe trop ensablée pour la dégager tout seul, se mit à crier après ses camarades, qui erraient aux environs. Aussitôt ils accoururent ; maistous leurs efforts pour la mettre à flot furent inutiles : elle était trop pesante, et le rivage de ce côté était une grève molle et vaseuse, presque comme un sable mouvant.

Voyant cela, en vrais marins, ce sont peut-être les moins prévoyants detous les hommes, ils passèrent outre, et se remirent à trôler çà et là dans le pays. Puis j’entendis l’un d’eux crier à un autre –, en l’engageant à s’éloigner de la chaloupe – « Hé ! Jack, peux-tu pas la laisser tranquille ? à la prochaine marée elle flottera ». – Ces mots me confirmèrent pleinement dans ma forte présomption qu’ils étaient mes compatriotes.

Pendant tout ce temps je me tins à couvert, je n’osai pas une seule fois sortir de mon château pour aller plus loin qu’à mon lieu d’observation, sur le sommet du rocher, et très-joyeux j’étais en songeant combien ma demeure était fortifiée. Je savais que la chaloupe ne pourrait être à flot avant dix heures, et qu’alors faisant sombre, je serais plus à même d’observer leurs mouvements et d’écouter leurs propos s’ils en tenaient.

Dans ces entrefaites je me préparai pour le combat comme autrefois, bien qu’avec plus de précautions, sachant que j’avais affaire avec une tout autre espèce d’ennemis que par le passé. J’ordonnai pareillement à Vendredi, dont j’avais fait un excellent tireur, de se munir d’armes. Je pris moi-même deux fusils de chasse et je lui donnai trois mousquets. Ma figure était vraiment farouche : j’avais ma formidable casaque de peau de chèvre, avec le grand bonnet que j’ai mentionné, un sabre, deux pistolets à ma ceinture et un fusil sur chaque épaule.

Mon dessein était, comme je le disais tout-à-l’heure, de ne faire aucune tentative avant qu’il fit nuit ; mais vers deux heures environ au plus chaud du jour je m’apperçus qu’en rôdant ils étaienttous allés dans les bois, sans doute pour s’y coucher et dormir. Les trois pauvres infortunés, trop inquiets sur leur sort pour goûter le sommeil, étaient cependant étendus à l’ombre d’un grand arbre, à environ un quart de mille de moi, et probablement hors de la vue des autres.

Sur ce, je résolus de me découvrir à eux et d’apprendre quelque chose de leur condition. Immédiatement je me mis en marche dans l’équipage que j’ai dit, mon serviteur Vendredi à une bonne distance derrière moi, aussi formidablement armé que moi, mais ne faisant pas tout-à-fait une figure de fantôme aussi effroyable que la mienne.

Offres de service §

Je me glissai inapperçu aussi près qu’il me fut possible, et avant qu’aucun d’eux m’eût découvert, je leur criai en espagnol : – « Qui êtes-vous, gentlemen ? »

 

Ils se levèrent à ce bruit ; mais ils furent deux fois plus troublés quand ils me virent, moi et la figure rébarbative que je faisais. Ils restèrent muets et s’apprêtaient à s’enfuir, quand je leur adressai la parole en anglais : – Gentlemen, dis-je, ne soyez point surpris de ma venue ; peut-être avez-vous auprès de vous un ami, bien que vous ne vous y attendissiez pas » – « Il faut alors qu’il soit envoyé du Ciel, me répondit l’un d’eux très-gravement, ôtant en même temps son chapeau, car notre condition passe tout secours humain. » – « Tout secours vient du Ciel, sir, répliquai-je. Mais ne pourriez-vous pas mettre un étranger à même de vous secourir, car vous semblez plongé dans quelque grand malheur ? Je vous ai vu débarquer ; et, lorsque vous sembliez faire une supplication à ces brutaux qui sont venus avec vous, – j’ai vu l’un d’eux lever son sabre pour vous tuer. »

Le pauvre homme, tremblant, la figure baignée de larmes, et dans l’ébahissement, s’écria : – « Parlé-je à un Dieu ou à un homme ? En vérité, êtes-vous un homme ou un Ange ? » – « Soyez sans crainte, sir, répondis-je ; si Dieu avait envoyé un Ange pour vous secourir, il serait venu mieux vêtu et armé de toute autre façon que je ne suis. Je vous en prie, mettez de côté vos craintes, je suis un homme, un Anglais prêt à vous secourir ; vous le voyez, j’ai seulement un serviteur, mais nous avons des armes et des munitions ; dites franchement, pouvons-nous vous servir ? Dites quelle est votre infortune ?

  • – « Notre infortune, sir, serait trop longue à raconter tandis que nos assassins sont si proche. Mais bref, sir, je suis capitaine de ce vaisseau : mon équipage s’est mutiné contre moi, j’ai obtenu à grande peine qu’il ne me tuerait pas, et enfin d’être déposé au rivage, dans ce lieu désert, ainsi que ces deux hommes ; l’un est mon second et l’autre un passager. Ici nous nous attendions à périr, croyant la place inhabitée, et nous ne savons que penser de cela. »
  • – « Où sont, lui dis-je, ces cruels, vos ennemis ? savez-vous où ils sont allés ? » – « Ils sont là, sir, répondit-il, montrant du doigt un fourré d’arbres ; mon cœur tremble de crainte qu’ils ne nous aient vus et qu’ils ne vous aient entendu parler : si cela était, à coup sûr ils nous massacreraienttous. »
  • – « Ont-ils des armes à feu ? » lui demandai-je. – « Deux mousquets seulement et un qu’ils ont laissé dans la chaloupe, » répondit-il. –. « Fort bien, dis-je, je me charge du reste ; je vois qu’ils sonttous endormis, c’est chose facile que de les tuertous. Mais ne vaudrait-il pas mieux les faire prisonniers ? » – Il me dit alors que parmi eux il y avait deux désespérés coquins à qui il ne serait pas trop prudent de faire grâce ; mais que, si on s’en assurait, il pensait quetous les autres retourneraient à leur devoir. Je lui demandai lesquels c’étaient. Il me dit qu’à cette distance il ne pouvait les indiquer, mais qu’il obéirait à mes ordres dans tout ce que je voudrais commander. – « Eh bien, dis-je, retirons-nous hors de leur vue et de leur portée d’entendre, de peur qu’ils ne s’éveillent, et nous délibérerons plus à fond. » – Puis volontiers ils s’éloignèrent avec moi jusqu’à ce que les bois nous eussent cachés.
  • – « Voyez, sir, lui dis-je, si j’entreprends votre délivrance, êtes-vous prêt à faire deux conditions avec moi ? » Il prévint mes propositions en me déclarant que lui et son vaisseau, s’il le recouvrait, seraient en toutes choses entièrement dirigés et commandés par moi ; et que, si le navire n’était point repris, il vivrait et mourrait avec moi dans quelque partie du monde que je voulusse le conduire ; et les deux autres hommes protestèrent de même.
  • – « Eh bien, dis-je, mes deux conditions les voici :

« 1° Tant que vous demeurerez dans cette île avec moi, vous ne prétendrez ici à aucune autorité. Si je vous confie des armes, vous en viderez vos mains quand bon me semblera. Vous ne ferez aucun préjudice ni à moi ni aux miens sur cette terre, et vous serez soumis à mes ordres ;

« 2° Si le navire est ou peut être recouvré, vous me transporterez gratuitement, moi et mon serviteur, en Angleterre. »

Il me donna toutes les assurances que l’imagination et la bonne foi humaines puissent inventer qu’il se soumettrait à ces demandes extrêmement raisonnables, et qu’en outre, comme il me devrait la vie, il le reconnaîtrait en toute occasion aussi long-temps qu’il vivrait.

  • – « Eh bien, dis-je alors, voici trois mousquets pour vous, avec de la poudre et des balles ; dites-moi maintenant ce que vous pensez convenable de faire. » Il me témoigna toute la gratitude dont il était capable, mais il me demanda à se laisser entièrement guider par moi. Je lui dis que je croyais l’affaire très-chanceuse ; que le meilleur parti, selon moi, était de faire feu sur eux tout d’un coup pendant qu’ils étaient couchés ; que, si quelqu’un, échappant à notre première décharge, voulait se rendre, nous pourrions le sauver, et qu’ainsi nous laisserions à la providence de Dieu la direction de nos coups.

Il me répliqua, avec beaucoup de modération, qu’il lui fâchait de les tuer s’il pouvait faire autrement ; mais que pour ces deux incorrigibles vauriens qui avaient été les auteurs de toute la mutinerie dans le bâtiment, s’ils échappaient nous serions perdus ; car ils iraient à bord et ramèneraient tout l’équipage pour nous tuer. – « Cela étant, dis-je, la nécessité confirme mon avis : c’est le seul moyen de sauver notre vie. » – Cependant, lui voyant toujours de l’aversion pour répandre le sang, je lui dis de s’avancer avec ses compagnons et d’agir comme ils le jugeraient convenable.

Au milieu de cet entretien nous en entendîmes quelques-uns se réveiller, et bientôt après nous en vîmes deux sur pieds. Je demandai au capitaine s’ils étaient les chefs de la mutinerie ; il me répondit que non. – « Eh bien ! Laissez-les se retirer, la Providence semble les avoir éveillés à dessein de leur sauver la vie. Maintenant si les autres vous échappent, c’est votre faute. »

Animé par ces paroles, il prit à la main le mousquet que je lui avais donné, un pistolet à sa ceinture, et s’avança avec ses deux compagnons, armés également chacun d’un fusil. Marchant devant, ces deux hommes firent quelque bruit : un des matelots, qui s’était éveillé, se retourna, et les voyant venir, il se mit à appeler les autres ; mais il était trop tard, car au moment où il cria ils firent feu, – j’entends les deux hommes, – le capitaine réservant prudemment son coup. Ils avaient si bien visé les meneurs, qu’ils connaissaient, que l’un d’eux fut tué sur la place, et l’autre grièvement blessé. N’étant point frappé à mort, il se dressa sur ses pieds, et appela vivement à son aide ; mais le capitaine le joignit et lui dit qu’il était trop tard pour crier au secours, qu’il ferait mieux de demander à Dieu le pardon de son infamie ; et à ces mots il lui asséna un coup de crosse qui lui coupa la parole à jamais. De cette troupe il en restait encore trois, dont l’un était légèrement blessé. J’arrivai en ce moment ; et quand ils virent leur danger et qu’il serait inutile de faire de la résistance, ils implorèrent miséricorde. Le capitaine leur dit : – « Je vous accorderai la vie si vous voulez me donner quelque assurance que vous prenez en horreur la trahison dont vous vous êtes rendus coupables, et jurez de m’aider fidèlement à recouvrer le navire et à le ramener à la Jamaïque, d’où il vient. » – Ils lui firent toutes les protestations de sincérité qu’on pouvait désirer ; et, comme il inclinait à les croire et à leur laisser la vie sauve, je n’allai point à l’encontre ; je l’obligeai seulement à les garder pieds et mains liés tant qu’ils seraient dans l’île.

Sur ces entrefaites j’envoyai Vendredi et le second du capitaine vers la chaloupe, avec ordre de s’en assurer, et d’emporter les avirons et la voile ; ce qu’ils firent. Aussitôt trois matelots rôdant, qui fort heureusement pour eux s’étaient écartés des autres, revinrent au bruit des mousquets ; et, voyant leur capitaine, de leur prisonnier qu’il était, devenu leur vainqueur, ils consentirent à se laisser garrotter aussi ; et notre victoire fut complète.

Il ne restait plus alors au capitaine et à moi qu’à nous ouvrir réciproquement sur notre position. Je commençai le premier, et lui contai mon histoire entière, qu’il écouta avec une attention qui allait jusqu’à l’ébahissement, surtout la manière merveilleuse dont j’avais été fourni de vivres et de munitions. Et au fait, comme mon histoire est un tissu de prodiges, elle fit sur lui une profonde impression. Puis, quand il en vint à réfléchir sur lui-même, et que je semblais avoir été préservé en ce lieu à dessein de lui sauver la vie, des larmes coulèrent sur sa face, et il ne put proférer une parole.

Après que cette conversation fut terminée je le conduisis lui et ses deux compagnons dans mon logis, où je les introduisis par mon issue, c’est-à-dire par le haut de la maison. Là, pour se rafraîchir, je leur offris les provisions que je me trouvais avoir, puis je leur montrai toutes les inventions dont je m’étais ingénié pendant mon long séjour, mon bien long séjour en ce lieu.

Tout ce que je leur faisais voir, tout ce que je leur disais excitait leur étonnement. Mais le capitaine admira surtout mes fortifications, et combien j’avais habilement masqué ma retraite par un fourré d’arbres. Il y avait alors près de vingt ans qu’il avait été planté ; et, comme en ces régions la végétation est beaucoup plus prompte qu’en Angleterre, il était devenu une petite forêt si épaisse qu’elle était impénétrable de toutes parts, excepté d’un côté où je m’étais réservé un petit passage tortueux. Je lui dis que c’était là mon château et ma résidence, mais que j’avais aussi, comme la plupart des princes, une maison de plaisance à la campagne, où je pouvais me retirer dans l’occasion, et que je la lui montrerais une autre fois ; mais que pour le présent notre affaire était de songer aux moyens de recouvrer le vaisseau. Il en convint avec moi, mais il m’avoua, qu’il ne savait vraiment quelles mesures prendre. – « Il y a encore à bord, dit-il, vingt-six hommes qui, ayant trempé dans une abominable conspiration, compromettant leur vie vis-à-vis de la loi, s’y opiniâtreront par désespoir et voudront pousser les choses à bout ; car ils n’ignorent pas que s’ils étaient réduits ils seraient pendus en arrivant en Angleterre ou dans quelqu’une de ses colonies. Nous sommes en trop petit nombre pour nous permettre de les attaquer. »

Je réfléchis quelque temps sur cette objection, et j’en trouvai la conclusion très-raisonnable. Il s’agissait donc d’imaginer promptement quelque stratagème, aussi bien pour les faire tomber par surprise dans quelque piége, que pour les empêcher de faire une descente sur nous et de nous exterminer. Il me vint incontinent à l’esprit qu’avant peu les gens du navire, voulant savoir ce qu’étaient devenus leurs camarades et la chaloupe, viendraient assurément à terre dans leur autre embarcation pour les chercher, et qu’ils se présenteraient peut-être armés et en force trop supérieure pour nous. Le capitaine trouva ceci très-plausible.

Là-dessus je lui dis : – « La première chose que nous avons à faire est de nous assurer de la chaloupe qui gît sur la grève, de telle sorte qu’ils ne puissent la remmener ; d’emporter tout ce qu’elle contient, et de la désemparer, si bien qu’elle soit hors d’état de voguer. » En conséquence nous allâmes à la barque ; nous prîmes les armes qui étaient restées à bord, et aussi tout ce que nous y trouvâmes, c’est-à-dire une bouteille d’eau de vie et une autre de rum, quelques biscuits, une corne à poudre et un grandissime morceau de sucre dans une pièce de canevas : il y en avait bien cinq ou six livres. Tout ceci fut le bien-venu pour moi, surtout l’eau-de-vie et le sucre, dont je n’avais pas goûté depuis tant d’années.

Translation des prisonniers §

Quand nous eûmes porté toutes ces choses à terre, – les rames, le mât, la voile et le gouvernail avaient été enlevés auparavant, comme je l’ai dit, – nous fîmes un grand trou au fond de la chaloupe, afin que, s’ils venaient en assez grand nombre pour nous vaincre, ils ne pussent toutefois la remmener.

 

À dire vrai, je ne me figurais guère que nous fussions capables de recouvrer le navire ; mais j’avais mon but. Dans le cas où ils repartiraient sans la chaloupe, je ne doutais pas que je ne pusse la mettre en état de nous transporter aux Îles-sous-le-Vent et de recueillir en chemin nos amis les Espagnols ; car ils étaient toujours présents à ma pensée.

Ayant à l’aide de nos forces réunies tiré la chaloupe si avant sur la grève, que la marée haute ne pût l’entraîner, ayant fait en outre un trou dans le fond, trop grand pour être promptement rebouché, nous nous étions assis pour songer à ce que nous avions à faire ; et, tandis que nous concertions nos plans, nous entendîmes tirer un coup de canon, puis nous vîmes le navire faire avec son pavillon comme un signal pour rappeler la chaloupe à bord ; mais la chaloupe ne bougea pas, et il se remit de plus belle à tirer et à lui adresser des signaux.

À la fin, quand il s’apperçut que ses signaux et ses coups de canon n’aboutissaient à rien et que la chaloupe ne se montrait pas, nous le vîmes, – à l’aide de mes longues-vues, – mettre à la mer une autre embarcation qui nagea vers le rivage ; et tandis qu’elle s’approchait nous reconnûmes qu’elle n’était pas montée par moins de dix hommes, munis d’armes à feu.

Comme le navire mouillait à peu près à deux lieues du rivage, nous eûmes tout le loisir, durant le trajet, d’examiner l’embarcation, ses hommes d’équipage et même leurs figures ; parce que, la marée les ayant fait dériver un peu à l’Est de l’autre chaloupe, ils longèrent le rivage pour venir à la même place où elle avait abordé et où elle était gisante.

De cette façon, dis-je, nous eûmes tout le loisir de les examiner. Le capitaine connaissait la physionomie et le caractère detous les hommes qui se trouvaient dans l’embarcation ; il m’assura qu’il y avait parmi eux trois honnêtes garçons, qui, dominés et effrayés, avaient été assurément entraînés dans le complot par les autres.

Mais quant au maître d’équipage, qui semblait être le principal officier, et quant à tout le reste, ils étaient aussi dangereux que qui que ce fût du bâtiment, et devaient sans aucun doute agir en désespérés dans leur nouvelle entreprise. Enfin il redoutait véhémentement qu’ils ne fussent trop forts pour nous.

Je me pris à sourire, et lui dis que des gens dans notre position étaient au-dessus de la crainte ; que, puisque à peu près toutes les conditions possibles étaient meilleures que celle où nous semblions être, nous devions accueillir toute conséquence résultante, soit vie ou mort, comme un affranchissement. Je lui demandai ce qu’il pensait des circonstances de ma vie, et si ma délivrance n’était pas chose digne d’être tentée. – « Et qu’est devenue, sir, continuai-je, votre créance que j’avais été conservé ici à dessein de vous sauver la vie, créance qui vous avait exalté il y a peu de temps ? Pour ma part, je ne vois qu’une chose malencontreuse dans toute cette affaire. » – « Eh quelle est-elle ? » dit-il. – « C’est, répondis-je, qu’il y a parmi ces gens, comme vous l’avez dit, trois ou quatre honnêtes garçons qu’il faudrait épargner. S’ils avaient ététous le rebut de l’équipage, j’aurais cru que la providence de Dieu les avait séparés pour les livrer entre nos mains ; car faites fond là-dessus : tout homme qui mettra le pied sur le rivage sera nôtre, et vivra ou mourra suivant qu’il agira envers nous. »

Ces paroles, prononcées d’une voix ferme et d’un air enjoué, lui redonnèrent du courage, et nous nous mîmes vigoureusement à notre besogne. Dès la première apparence d’une embarcation venant du navire, nous avions songé à écarter nos prisonniers, et, au fait, nous nous en étions parfaitement assurés.

Il y en avait deux dont le capitaine était moins sûr que des autres : je les fis conduire par Vendredi et un des trois hommes délivrés à ma caverne, où ils étaient assez éloignés et hors de toute possibilité d’être entendus ou découverts, ou de trouver leur chemin pour sortir des bois s’ils parvenaient à se débarrasser eux-mêmes. Là ils les laissèrent garrottés, mais ils leur donnèrent quelques provisions, et leur promirent que, s’ils y demeuraient tranquillement, on leur rendrait leur liberté dans un jour ou deux ; mais que, s’ils tentaient de s’échapper, ils seraient mis à mort sans miséricorde. Ils protestèrent sincèrement qu’ils supporteraient leur emprisonnement avec patience, et parurent très-reconnaissants de ce qu’on les traitait si bien, qu’ils avaient des provisions et de la lumière ; car Vendredi leur avait donné pour leur bien-être quelques-unes de ces chandelles que nous faisions nous-mêmes. – Ils avaient la persuasion qu’il se tiendrait en sentinelle à l’entrée de la caverne.

Les autres prisonniers étaient mieux traités : deux d’entre eux, à la vérité, avaient les bras liés, parce que le capitaine n’osait pas trop s’y fier ; mais les deux autres avaient été pris à mon service, sur la recommandation du capitaine et sur leur promesse solemnelle de vivre et de mourir avec nous. Ainsi, y compris ceux-ci et les trois braves garçons, nous étions sept hommes bien armés ; et je ne mettais pas en doute que nous ne pussions venir à bout des dix arrivants, considérant surtout ce que le capitaine avait dit, qu’il y avait trois ou quatre honnêtes hommes parmi eux.

Aussitôt qu’ils atteignirent à l’endroit où gisait leur autre embarcation, ils poussèrent la leur sur la grève et mirent pied à terre en la hâlant après eux ; ce qui me fit grand plaisir à voir : car j’avais craint qu’ils ne la laissassent à l’ancre, à quelque distance du rivage, avec du monde dedans pour la garder, et qu’ainsi il nous fût impossible de nous en emparer.

Une fois à terre, la première chose qu’ils firent, ce fut de courirtous à l’autre embarcation ; et il fut aisé de voir qu’ils tombèrent dans une grande surprise en la trouvant dépouillée, – comme il a été dit, – de tout ce qui s’y trouvait et avec un grand trou dans le fond.

Après avoir pendant quelque temps réfléchi sur cela, ils poussèrent de toutes leurs forces deux ou trois grands cris pour essayer s’ils ne pourraient point se faire entendre de leurs compagnons ; mais c’était peine inutile. Alors ils se serrèrenttous en cercle et firent une salve de mousqueterie ; nous l’entendîmes, il est vrai les échos en firent retentir les bois, mais ce fut tout. Les prisonniers qui étaient dans la caverne, nous en étions sûrs, ne pouvaient entendre, et ceux en notre garde, quoiqu’ils entendissent très-bien, n’avaient pas toutefois la hardiesse de répondre.

Ils furent si étonnés et si atterrés de ce silence, qu’ils résolurent, comme ils nous le dirent plus tard, de se rembarquer pour retourner vers le navire, et de raconter que leurs camarades avaient été massacrés et leur chaloupe défoncée. En conséquence ils lancèrent immédiatement leur esquif et remontèrenttous à bord.

À cette vue le capitaine fut terriblement surpris et même stupéfié ; il pensait qu’ils allaient rejoindre le navire et mettre à la voile, regardant leurs compagnons comme perdus ; et qu’ainsi il lui fallait décidément perdre son navire, qu’il avait eu l’espérance de recouvrer. Mais il eut bientôt une tout autre raison de se déconcerter.

À peine s’étaient-ils éloignés que nous les vîmes revenir au rivage mais avec de nouvelles mesures de conduite, sur lesquelles sans doute ils avaient délibéré, c’est-à-dire qu’ils laissèrent trois hommes dans l’embarcation, et que les autres descendirent à terre et s’enfoncèrent dans le pays pour chercher leurs compagnons.

Ce fut un grand désappointement pour nous, et nous en étions à ne savoir que faire ; car nous saisir des sept hommes qui se trouvaient à terre ne serait d’aucun avantage si nous laissions échapper le bateau ; parce qu’il regagnerait le navire, et qu’alors à coup sûr le reste de l’équipage lèverait l’ancre et mettrait à la voile, de sorte que nous perdrions le bâtiment sans retour.

Cependant il n’y avait d’autre remède que d’attendre et de voir ce qu’offrirait l’issue des choses. – Après que les sept hommes furent descendus à terre, les trois hommes restés dans l’esquif remontèrent à une bonne distance du rivage, et mirent à l’ancre pour les attendre. Ainsi il nous était impossible de parvenir jusqu’à eux.

Ceux qui avaient mis pied à terre se tenaient serréstous ensemble et marchaient vers le sommet de la petite éminence au-dessous de laquelle était située mon habitation, et nous les pouvions voir parfaitement sans en être apperçus. Nous aurions été enchantés qu’ils vinssent plus près de nous, afin de faire feu dessus, ou bien qu’ils s’éloignassent davantage pour que nous pussions nous-mêmes nous débusquer.

Quand ils furent parvenus sur le versant de la colline d’où ils pouvaient planer au loin sur les vallées et les bois qui s’étendaient au Nord-Ouest, dans la partie la plus basse de l’île, ils se mirent à appeler et à crier jusqu’à n’en pouvoir plus. Là, n’osant pas sans doute s’aventurer loin du rivage, ni s’éloigner l’un de l’autre, ils s’assirenttous ensemble sous un arbre pour délibérer. S’ils avaient trouvé bon d’aller là pour s’y endormir, comme avait fait la première bande, c’eût été notre affaire ; mais ils étaient trop remplis de l’appréhension du danger pour s’abandonner au sommeil, bien qu’assurément ils ne pussent se rendre compte de l’espèce de péril qu’ils avaient à craindre.

Le capitaine fit une ouverture fort sage au sujet de leur délibération. – « Ils vont peut-être, disait-il, faire une nouvelle salve générale pour tâcher de se faire entendre de leurs compagnons ; fondonstous sur eux juste au moment où leurs mousquets seront déchargés ; à coup sûr ils demanderont quartier, et nous nous en rendrons maîtres sans effusion de sang. » – J’approuvai cette proposition, pourvu qu’elle fût exécutée lorsque nous serions assez près d’eux pour les assaillir avant qu’ils eussent pu recharger leurs armes.

Mais le cas prévu n’advint, pas, et nous demeurâmes encore long-temps fort irrésolus sur le parti à prendre. Enfin je dis à mon monde que mon opinion était qu’il n’y avait rien à faire avant la nuit ; qu’alors, s’ils n’étaient pas retournés à leur embarcation, nous pourrions peut-être trouver moyen de nous jeter entre eux et le rivage, et quelque stratagème pour attirer à terre ceux restés dans l’esquif.

Nous avions attendu fort long-temps, quoique très-impatients de les voir s’éloigner et fort mal à notre aise, quand, après d’interminables consultations, nous les vîmestous se lever et descendre vers la mer. Il paraît que de si terribles appréhensions du danger de cette place pesaient sur eux, qu’ils avaient résolu de regagner le navire, pour annoncer à bord la perte de leurs compagnons, et poursuivre leur voyage projeté.

Sitôt que je les apperçus se diriger vers le rivage, j’imaginai, – et cela était réellement, – qu’ils renonçaient à leurs recherches et se décidaient à s’en retourner. À cette seule appréhension le capitaine, à qui j’avais communiqué cette pensée, fut près de tomber en défaillance ; mais, sur-le-champ, pour les faire revenir sur leurs pas, je m’avisai d’un stratagème qui répondit complètement à mon but.

J’ordonnai à Vendredi et au second du capitaine d’aller de l’autre côté de la crique à l’Ouest, vers l’endroit où étaient parvenus les Sauvages lorsque je sauvai Vendredi ; sitôt qu’ils seraient arrivés à une petite butte distante d’un demi-mille environ, je leur recommandai de crier aussi fort qu’ils pourraient, et d’attendre jusqu’à ce que les matelots les eussent entendus ; puis, dès que les matelots leur auraient répondu, de rebrousser chemin, et alors, se tenant hors de vue, répondant toujours quand les autres appelleraient, de prendre un détour pour les attirer au milieu des bois, aussi avant dans l’île que possible ; puis enfin de revenir vers moi par certaines routes que je leur indiquai.

La capitulation §

Ils étaient justement sur le point d’entrer dans la chaloupe, quand Vendredi et le second se mirent à crier. Ils les entendirent aussitôt, et leur répondirent tout en courant le long du rivage à l’Ouest, du côté de la voix qu’ils avaient entendue ; mais tout-à-coup ils furent arrêtés par la crique. Les eaux étant hautes, ils ne pouvaient traverser, et firent venir la chaloupe pour les passer sur l’autre bord comme je l’avais prévu.

 

Quand ils eurent traversé, je remarquai que, la chaloupe ayant été conduite assez avant dans la crique, et pour ainsi dire dans un port, ils prirent avec eux un des trois hommes qui la montaient, et n’en laissèrent seulement que deux, après l’avoir amarrée au tronc d’un petit arbre sur le rivage.

C’était là ce que je souhaitais. Laissant Vendredi et le second du capitaine à leur besogne, j’emmenai sur-le-champ les autres avec moi, et, me rendant en tapinois au-delà de la crique, nous surprîmes les deux matelots avant qu’ils fussent sur leurs gardes, l’un couché sur le rivage, l’autre dans la chaloupe. Celui qui se trouvait à terre flottait entre le sommeil et le réveil ; et, comme il allait se lever, le capitaine, qui était le plus avancé, courut sur lui, l’assomma, et cria à l’autre, qui était dans l’esquif : – « Rends-toi ou tu es mort. »

Il ne fallait pas beaucoup d’arguments pour soumettre un seul homme, qui voyait cinq hommes contre lui et son camarade étendu mort. D’ailleurs c’était, à ce qu’il paraît, un des trois matelots qui avaient pris moins de part à la mutinerie que le reste de l’équipage. Aussi non-seulement il se décida facilement à se rendre, mais dans la suite il se joignit sincèrement à nous.

Dans ces entrefaites Vendredi et le second du capitaine gouvernèrent si bien leur affaire avec les autres mutins qu’en criant et répondant, ils les entraînèrent d’une colline à une autre et d’un bois à un autre, jusqu’à ce qu’ils les eussent horriblement fatigués, et ils ne les laissèrent que lorsqu’ils furent certains qu’ils ne pourraient regagner la chaloupe avant la nuit. Ils étaient eux-mêmes harassés quand ils revinrent auprès de nous.

Il ne nous restait alors rien autre à faire qu’à les épier dans l’obscurité, pour fondre sur eux et en avoir bon marché.

Ce ne fut que plusieurs heures après le retour de Vendredi qu’ils arrivèrent à leur chaloupe ; mais long-temps auparavant nous pûmes entendre les plus avancés crier aux traîneurs de se hâter, et ceux-ci répondre et se plaindre qu’ils étaient las et écloppés et ne pouvaient marcher plus vite : fort heureuse nouvelle pour nous.

Enfin ils atteignirent la chaloupe. – il serait impossible de décrire quelle fut leur stupéfaction quand ils virent qu’elle était ensablée dans la crique, que la marée s’était retirée et que leurs deux compagnons avaient disparu. Nous les entendions s’appeler l’un l’autre de la façon la plus lamentable, et se dire entre eux qu’ils étaient dans une île ensorcelée ; que, si elle était habitée par des hommes, ils seraienttous massacrés ; que si elle l’était par des démons ou des esprits, ils seraienttous enlevés et dévorés.

Ils se mirent à crier de nouveau, et appelèrent un grand nombre de fois leurs deux camarades par leurs noms ; mais point de réponse. Un moment après nous pouvions les voir, à la faveur du peu de jour qui restait, courir çà et là en se tordant les mains comme des hommes au désespoir. Tantôt ils allaient s’asseoir dans la chaloupe pour se reposer, tantôt ils en sortaient pour rôder de nouveau sur le rivage, et pendant assez long-temps dura ce manége.

Mes gens auraient bien désiré que je leur permisse de tomber brusquement sur eux dans l’obscurité ; mais je ne voulais les assaillir qu’avec avantage, afin de les épargner et d’en tuer le moins que je pourrais. Je voulais surtout n’exposer aucun de mes hommes à la mort, car je savais l’ennemi bien armé. Je résolus donc d’attendre pour voir s’ils ne se sépareraient point ; et, à dessein de m’assurer d’eux, je fis avancer mon embuscade, et j’ordonnai à Vendredi et au capitaine de se glisser à quatre pieds, aussi à plat ventre qu’il leur serait possible, pour ne pas être découverts, et de s’approcher d’eux le plus qu’ils pourraient avant de faire feu.

Il n’y avait pas long-temps qu’ils étaient dans cette posture quand le maître d’équipage, qui avait été le principal meneur de la révolte, et qui se montrait alors le plus lâche et le plus abattu detous, tourna ses pas de leur côté, avec deux autres de la bande. Le capitaine était tellement animé en sentant ce principal vaurien si bien en son pouvoir, qu’il avait à peine la patience de le laisser assez approcher pour le frapper à coup sûr ; car jusque là il n’avait qu’entendu sa voix ; et, dès qu’ils furent à sa portée, se dressant subitement sur ses pieds, ainsi que Vendredi, ils firent feu dessus.

Le maître d’équipage fut tué sur la place ; un autre fut atteint au corps et tomba près de lui, mais il n’expira qu’une ou deux heures après ; le troisième prit la fuite.

À cette détonation, je m’approchai immédiatement avec toute mon armée, qui était alors de huit hommes, savoir : moi, généralissime ; Vendredi, mon lieutenant-général ; le capitaine et ses deux compagnons, et les trois prisonniers de guerre auxquels il avait confié des armes.

Nous nous avançâmes sur eux dans l’obscurité, de sorte qu’on ne pouvait juger de notre nombre. – J’ordonnai au matelot qu’ils avaient laissé dans la chaloupe, et qui était alors un des nôtres, de les appeler par leurs noms, afin d’essayer si je pourrais les amener à parlementer, et par là peut-être à des termes d’accommodement ; – ce qui nous réussit à souhait ; – car il était en effet naturel de croire que, dans l’état où ils étaient alors, ils capituleraient très-volontiers. Ce matelot se mit donc à crier de toute sa force à l’un d’entre eux : – « Tom Smith ! Tom Smith ! » – Tom Smith répondit aussitôt : – « Est-ce toi, Robinson ? » – Car il paraît qu’il avait reconnu sa voix. – « Oui, oui, reprit l’autre. Au nom de Dieu, Tom Smith, mettez bas les armes et rendez-vous, sans quoi vous êtestous morts à l’instant. »

  • – À qui faut-il nous rendre ? répliqua Smith ; où sont-ils ? » – « Ils sont ici, dit Robinson : c’est notre capitaine avec cinquante hommes qui vous pourchassent depuis deux heures. Le maître d’équipage est tué, Will Frye blessé, et moi je suis prisonnier. Si vous ne vous rendez pas, vous êtestous perdus. »
  • – « Nous donnera-t-on quartier ? dit Tom Smith, si nous nous rendons ? » – « Je vais le demander, si vous promettez de vous rendre, » répondit Robinson. – Il s’adressa donc au capitaine, et le capitaine lui-même se mit alors à crier : – « Toi, Smith, tu connais ma voix ; si vous déposez immédiatement les armes et vous soumettez, vous aureztous la vie sauve, hormis Will Atkins. »

Sur ce, Will Atkins s’écria : – Au nom de Dieu ! capitaine, donnez-moi quartier ! Qu’ai-je fait ? Ils sonttous aussi coupables que moi. » – Ce qui, au fait, n’était pas vrai ; car il paraît que ce Will Atkins avait été le premier à se saisir du capitaine au commencement de la révolte, et qu’il l’avait cruellement maltraité en lui liant les mains et en l’accablant d’injures. Quoi qu’il en fût, le capitaine le somma de se rendre à discrétion et de se confier à la miséricorde du gouverneur : c’est moi dont il entendait parler, car ils m’appelaienttous gouverneur.

Bref, ils déposèrenttous les armes et demandèrent la vie ; et j’envoyai pour les garrotter l’homme qui avait parlementé avec deux de ses compagnons. Alors ma grande armée de cinquante d’hommes, laquelle, y compris les trois en détachement, se composait en tout de huit hommes, s’avança et fit main basse sur eux et leur chaloupe. Mais je me tins avec un des miens hors de leur vue, pour des raisons d’État.

Notre premier soin fut de réparer la chaloupe et de songer à recouvrer le vaisseau. Quant au capitaine, il eut alors le loisir de pourparler avec ses prisonniers. Il leur reprocha l’infamie de leurs procédés à son égard, et l’atrocité de leur projet, qui, assurément, les aurait conduits enfin à la misère et à l’opprobre, et peut-être à la potence.

Ils parurenttous fort repentants et implorèrent la vie. Il leur répondit là-dessus qu’ils n’étaient pas ses prisonniers, mais ceux du gouverneur de l’île ; qu’ils avaient cru le jeter sur le rivage d’une île stérile et déserte, mais qu’il avait plu à Dieu de les diriger vers une île habitée, dont le gouverneur était Anglais, et pouvait les y faire pendretous, si tel était son plaisir ; mais que, comme il leur avait donné quartier, il supposait qu’il les enverrait en Angleterre pour y être traités comme la justice le requérait, hormis Atkins, à qui le gouverneur lui avait enjoint de dire de se préparer à la mort, car il serait pendu le lendemain matin.

Quoique tout ceci ne fût qu’une fiction de sa part, elle produisit cependant tout l’effet désiré. Atkins se jeta à genoux et supplia le capitaine d’intercéder pour lui auprès du gouverneur, ettous les autres le conjurèrent au nom de Dieu, afin de n’être point envoyés en Angleterre.

Il me vint alors à l’esprit que le moment de notre délivrance était venu, et que ce serait une chose très-facile que d’amener ces gens à s’employer de tout cœur à recouvrer le vaisseau. Je m’éloignai donc dans l’ombre pour qu’ils ne pussent voir quelle sorte de gouverneur ils avaient, et j’appelai à moi le capitaine. Quand j’appelai, comme si j’étais à une bonne distance, un de mes hommes reçut l’ordre de parler à son tour, et il dit au capitaine : – « Capitaine, le commandant vous appelle. » – Le capitaine répondit aussitôt : – « Dites à son Excellence que je viens à l’instant. » – Ceci les trompa encore parfaitement, et ils crurenttous que le gouverneur était près de là avec ses cinquante hommes.

Quand le capitaine vint à moi, je lui communiquai mon projet pour la prise du vaisseau. Il le trouva parfait, et résolut de le mettre à exécution le lendemain.

Mais, pour l’exécuter avec plus d’artifice et en assurer le succès, je lui dis qu’il fallait que nous séparassions les prisonniers, et qu’il prît Atkins et deux autres d’entre les plus mauvais, pour les envoyer, bras liés, à la caverne où étaient déjà les autres. Ce soin fut remis à Vendredi et aux deux hommes qui avaient été débarqués avec le capitaine.

Ils les emmenèrent à la caverne comme à une prison ; et c’était au fait un horrible lieu, surtout pour des hommes dans leur position.

Je fis conduire les autres à ma tonnelle, comme je l’appelais, et dont j’ai donné une description complète. Comme elle était enclose, et qu’ils avaient les bras liés, la place était assez sûre, attendu que de leur conduite dépendait leur sort.

À ceux-ci dans la matinée j’envoyai le capitaine pour entrer en pourparler avec eux ; en un mot, les éprouver et me dire s’il pensait qu’on pût ou non se fier à eux pour aller à bord et surprendre le navire. Il leur parla de l’outrage qu’ils lui avaient fait, de la condition dans laquelle ils étaient tombés, et leur dit que, bien que le gouverneur leur eût donné quartier actuellement, ils seraient à coup sûr mis au gibet si on les envoyait en Angleterre ; mais que s’ils voulaient s’associer à une entreprise aussi loyale que celle de recouvrer le vaisseau, il aurait du gouverneur la promesse de leur grâce.

On devine avec quelle hâte une semblable proposition fut acceptée par des hommes dans leur situation. Ils tombèrent aux genoux du capitaine, et promirent avec les plus énergiques imprécations qu’ils lui seraient fidèles jusqu’à la dernière goutte de leur sang ; que, lui devant la vie, ils le suivraient entous lieux, et qu’ils le regarderaient comme leur père tant qu’ils vivraient.

  • – « Bien, reprit le capitaine ; je m’en vais reporter au gouverneur ce que vous m’avez dit, et voir ce que je puis faire pour l’amener à donner son consentement. » – Il vint donc me rendre compte de l’état d’esprit dans lequel il les avait trouvés, et m’affirma qu’il croyait vraiment qu’ils seraient fidèles.

Reprise du navire §

Néanmoins, pour plus de sûreté, je le priai de retourner vers eux, d’en choisir cinq, et de leur dire, pour leur donner à penser qu’on n’avait pas besoin d’hommes, qu’il n’en prenait que cinq pour l’aider, et que les deux autres et les trois qui avaient été envoyés prisonniers au château, – ma caverne, – le gouverneur voulait les garder comme otages, pour répondre de la fidélité de ces cinq ; et que, s’ils se montraient perfides dans l’exécution, les cinq otages seraient tout vifs accrochés à un gibet sur le rivage.

 

Ceci parut sévère, et les convainquit que c’était chose sérieuse que le gouverneur. Toutefois ils ne pouvaient qu’accepter, et ce fut alors autant l’affaire des prisonniers que celle du capitaine d’engager les cinq autres à faire leur devoir.

Voici quel était l’état de nos forces pour l’expédition : 1° le capitaine, son second et le passager ; 2° les deux prisonniers de la première escouade, auxquels, sur les renseignements du capitaine, j’avais donné la liberté et confié des armes ; 3° les deux autres, que j’avais tenus jusqu’alors garrottés dans ma tonnelle, et que je venais de relâcher, à la sollicitation du capitaine ; 4° les cinq élargis en dernier : ils étaient donc douze en tout, outre les cinq que nous tenions prisonniers dans la caverne comme otages.

Je demandai au capitaine s’il voulait avec ce monde risquer l’abordage du navire. Quant à moi et mon serviteur Vendredi, je ne pensai pas qu’il fût convenable que nous nous éloignassions, ayant derrière nous sept hommes captifs. C’était bien assez de besogne pour nous que de les garder à l’écart, et de les fournir de vivres.

Quant aux cinq de la caverne, je résolus de les tenir séquestrés ; mais Vendredi allait deux fois par jour pour leur donner le nécessaire. J’employais les deux autres à porter les provisions à une certaine distance, où Vendredi devait les prendre.

Lorsque je me montrai aux deux premiers otages, ce fut avec le capitaine, qui leur dit que j’étais la personne que le gouverneur avait désignée pour veiller sur eux ; que le bon plaisir du gouverneur était qu’ils n’allassent nulle part sans mon autorisation ; et que, s’ils le faisaient, ils seraient transférés au château et mis aux fers. Ne leur ayant jamais permis de me voir comme gouverneur, je jouais donc pour lors un autre personnage, et leur parlais du gouverneur, de la garnison, du château et autres choses semblables, en toute occasion.

Le capitaine n’avait plus d’autre difficulté devant lui que de gréer les deux chaloupes, de reboucher celle défoncée, et de les équiper. Il fit son passager, capitaine de l’une avec quatre hommes, et lui-même, son second et cinq matelots montèrent dans l’autre. Ils concertèrent très-bien leurs plans, car ils arrivèrent au navire vers le milieu de la nuit. Aussitôt qu’ils en furent à portée de la voix, le capitaine ordonna à Robinson de héler et de leur dire qu’ils ramenaient les hommes et la chaloupe, mais qu’ils avaient été bien long-temps avant de les trouver, et autres choses semblables. Il jasa avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent accosté le vaisseau. Alors le capitaine et son second, avec leurs armes, se jetant les premiers à bord, assommèrent sur-le-champ à coups de crosse de mousquet le bosseman et le charpentier ; et, fidèlement secondés par leur monde, ils s’assuraient detous ceux qui étaient sur le pont et le gaillard d’arrière, et commençaient à fermer les écoutilles pour empêcher de monter ceux qui étaient en bas, quand les gens de l’autre embarcation, abordant par les porte-haubans de misaine, s’emparèrent du gaillard d’avant et de l’écoutillon qui descendait à la cuisine, où trois hommes qui s’y trouvaient furent faits prisonniers.

Ceci fait, tout étant en sûreté sur le pont, le capitaine ordonna à son second de forcer avec trois hommes la chambre du Conseil, où était posté le nouveau capitaine rebelle, qui, ayant eu quelque alerte, était monté et avait pris les armes avec deux matelots et un mousse. Quand le second eut effondré la porte avec une pince, le nouveau capitaine et ses hommes firent hardiment feu sur eux. Une balle de mousquet atteignit le second et lui cassa le bras, deux autres matelots furent aussi blessés, mais personne ne fut tué.

Le second, appelant à son aide, se précipita cependant, tout blessé qu’il était, dans la chambre du Conseil, et déchargea son pistolet à travers la tête du nouveau capitaine. Les balles entrèrent par la bouche, ressortirent derrière l’oreille et le firent taire à jamais. Là-dessus le reste se rendit, et le navire fut réellement repris sans qu’aucun autre perdît la vie.

Aussitôt que le bâtiment fut ainsi recouvré, le capitaine ordonna de tirer sept coups de canon, signal dont il était convenu avec moi pour me donner avis de son succès. Je vous laisse à penser si je fus aise de les entendre, ayant veillé tout exprès sur le rivage jusqu’à près de deux heures du matin.

Après avoir parfaitement entendu le signal, je me couchai ; et, comme cette journée avait été pour moi très-fatigante, je dormis profondément jusqu’à ce que je fus réveillé en sursaut par un coup de canon. Je me levai sur-le-champ, et j’entendis quelqu’un m’appeler : – « Gouverneur, gouverneur ! » – Je reconnus de suite la voix du capitaine, et je grimpai sur le haut du rocher où il était monté. Il me reçut dans ses bras, et, me montrant du doigt le bâtiment : – « Mon cher ami et libérateur, me dit-il, voilà votre navire ; car il est tout à vous, ainsi que nous et tout ce qui lui appartient. » Je jetai les yeux sur le vaisseau. Il était mouillé à un peu plus d’un demi-mille du rivage ; car ils avaient appareillé dès qu’ils en avaient été maîtres ; et, comme il faisait beau, ils étaient venus jeter l’ancre à l’embouchure de la petite crique ; puis, à la faveur de la marée haute, le capitaine amenant la pinace près de l’endroit où j’avais autrefois abordé avec mes radeaux, il avait débarqué juste à ma porte.

Je fus d’abord sur le point de m’évanouir de surprise ; car je voyais positivement ma délivrance dans mes mains, toutes choses faciles, et un grand bâtiment prêt à me transporter s’il me plaisait de partir. Pendant quelque temps je fus incapable de répondre un seul mot ; mais, comme le capitaine m’avait pris dans ses bras, je m’appuyai fortement sur lui, sans quoi je serais tombé par terre.

Il s’apperçut de ma défaillance, et, tirant vite une bouteille de sa poche, me fit boire un trait d’une liqueur cordiale qu’il avait apportée exprès pour moi. Après avoir bu, je m’assis à terre ; et, quoique cela m’eût rappelé à moi-même, je fus encore long-temps sans pouvoir lui dire un mot.

Cependant le pauvre homme était dans un aussi grand ravissement que moi, seulement il n’était pas comme moi sous le coup de la surprise. Il me disait mille bonnes et tendres choses pour me calmer et rappeler mes sens. Mais il y avait un tel gonflement de joie dans ma poitrine, que mes esprits étaient plongés dans la confusion ; enfin il débonda par des larmes, et peu après je recouvrai la parole.

Alors je l’étreignis à mon tour, je l’embrassai comme mon libérateur, et nous nous abandonnâmes à la joie. Je lui dis que je le regardais comme un homme envoyé par le Ciel pour me délivrer ; que toute cette affaire me semblait un enchaînement de prodiges ; que de telles choses étaient pour nous un témoignage que la main cachée d’une Providence gouverne l’univers et une preuve évidente que l’œil d’une puissance infinie sait pénétrer dans les coins les plus reculés du monde et envoyer aide aux malheureux toutes fois et quantes qu’il lui plaît.

Je n’oubliai pas d’élever au Ciel mon cœur reconnaissant. Et quel cœur aurait pu se défendre de le bénir, Celui qui non-seulement avait d’une façon miraculeuse pourvu aux besoins d’un homme dans un semblable désert et dans un pareil abandon, mais de qui, il faut incessamment le reconnaître, toute délivrance procède !

Quand nous eûmes jasé quelque temps, le capitaine me dit qu’il m’avait apporté tels petits rafraîchissements que pouvait fournir le bâtiment, et que les misérables qui en avaient été si long-temps maîtres n’avaient pas gaspillés. Sur ce il appela les gens de la pinace et leur ordonna d’apporter à terre les choses destinées au gouverneur. C’était réellement un présent comme pour quelqu’un qui n’eût pas dû s’en aller avec eux, comme si j’eusse dû toujours demeurer dans l’île, et comme s’ils eussent dû partir sans moi.

Premièrement il m’avait apporté un coffret à flacons plein d’excellentes eaux cordiales, six grandes bouteilles de vin de Madère, de la contenance de deux quartes, deux livres de très-bon tabac, douze grosses pièces de bœuf salé et six pièces de porc, avec un sac de pois et environ cent livres de biscuit.

Il m’apporta aussi une caisse de sucre, une caisse de fleur de farine, un sac plein de citrons, deux bouteilles de jus de limon et une foule d’autres choses. Outre cela, et ce qui m’était mille fois plus utile, il ajouta six chemises toutes neuves, six cravates fort bonnes, deux paires de gants, une paire de souliers, un chapeau, une paire de bas, et un très-bon habillement complet qu’il n’avait que très-peu porté. En un mot, il m’équipa des pieds à la tête.

Comme on l’imagine, c’était un bien doux et bien agréable présent pour quelqu’un dans ma situation. Mais jamais costume au monde ne fut aussi déplaisant, aussi étrange, aussi incommode que le furent pour moi ces habits les premières fois que je m’en affublai.

Après ces cérémonies, et quand toutes ces bonnes choses furent transportées dans mon petit logement, nous commençâmes à nous consulter sur ce que nous avions à faire de nos prisonniers ; car il était important de considérer si nous pouvions ou non risquer de les prendre avec nous, surtout les deux d’entre eux que nous savions être incorrigibles et intraitables au dernier degré. Le capitaine me dit qu’il les connaissait pour des vauriens tels qu’il n’y avait pas à les domter, et que s’il les emmenait, ce ne pourrait être que dans les fers, comme des malfaiteurs, afin de les livrer aux mains de la justice à la première colonie anglaise qu’il atteindrait. Je m’apperçus que le capitaine lui-même en était fort chagrin.

Aussi lui dis-je que, s’il le souhaitait, j’entreprendrais d’amener les deux hommes en question à demander eux-mêmes d’être laissés dans l’île. – « J’en serais aise, répondit-il, de tout mon cœur. »

  • – « Bien, je vais les envoyer chercher, et leur parler de votre part. » – Je commandai donc à Vendredi et aux deux otages, qui pour lors étaient libérés, leurs camarades ayant accompli leur promesse, je leur ordonnai donc, dis-je, d’aller à la caverne, d’emmener les cinq prisonniers, garrottés comme ils étaient, à ma tonnelle, et de les y garder jusqu’à ce que je vinsse.

Quelque temps après je m’y rendis vêtu de mon nouveau costume, et je fus alors derechef appelé gouverneur.tous étant réunis, et le capitaine m’accompagnant, je fis amener les prisonniers devant moi, et je leur dis que j’étais parfaitement instruit de leur infâme conduite envers le capitaine, et de leur projet de faire la course avec le navire et d’exercer le brigandage ; mais que la Providence les avait enlacés dans leurs propres piéges, et qu’il étaient tombés dans la fosse qu’ils avaient creusée pour d’autres.

Je leur annonçai que, par mes instructions, le navire avait été recouvré, qu’il était pour lors dans la rade, et que tout-à-l’heure ils verraient que leur nouveau capitaine avait reçu le prix de sa trahison, car ils le verraient pendu au bout d’une vergue.

Départ de l’île §

Je les priai de me dire, quant à eux, ce qu’ils avaient à alléguer pour que je ne les fisse pas exécuter comme des pirates pris sur le fait, ainsi qu’ils ne pouvaient douter que ma commission m’y autorisât.

 

Un d’eux me répondit au nom detous qu’ils n’avaient rien à dire, sinon que lorsqu’ils s’étaient rendus le capitaine leur avait promis la vie, et qu’ils imploraient humblement ma miséricorde. – « Je ne sais quelle grâce vous faire, leur repartis-je : moi, j’ai résolu de quitter l’île avec mes hommes, je m’embarque avec le capitaine pour retourner en Angleterre ; et lui, le capitaine, ne peut vous emmener que prisonniers, dans les fers, pour être jugés comme révoltés et comme forbans, ce qui, vous ne l’ignorez pas, vous conduirait droit à la potence. Je n’entrevois rien de meilleur pour vous, à moins que vous n’ayez envie d’achever votre destin en ce lieu. Si cela vous convient, comme il m’est loisible de le quitter, je ne m’y oppose pas ; je me sens même quelque penchant à vous accorder la vie si vous pensez pouvoir vous accommoder de cette île. » – Ils parurent très-reconnaissants, et me déclarèrent qu’ils préféreraient se risquer à demeurer en ce séjour plutôt que d’être transférés en Angleterre pour être pendus : je tins cela pour dit.

Néanmoins le capitaine parut faire quelques difficultés, comme s’il redoutait de les laisser. Alors je fis semblant de me fâcher contre lui, et je lui dis qu’ils étaient mes prisonniers et non les siens ; que, puisque je leur avais offert une si grande faveur, je voulais être aussi bon que ma parole ; que s’il ne jugeait point à propos d’y consentir je les remettrais en liberté, comme je les avais trouvés ; permis à lui de les reprendre, s’il pouvait les attraper.

Là-dessus ils me témoignèrent beaucoup de gratitude, et moi, conséquemment, je les fis mettre en liberté ; puis je leur dis de se retirer dans les bois, au lieu même d’où ils venaient, et que je leur laisserais des armes à feu, des munitions, et quelques instructions nécessaires pour qu’ils vécussent très-bien si bon leur semblait.

Alors je me disposai à me rendre au navire. Je dis néanmoins au capitaine que je resterais encore cette nuit pour faire mes préparatifs, et que je désirais qu’il retournât cependant à son bord pour y maintenir le bon ordre, et qu’il m’envoyât la chaloupe à terre le lendemain. Je lui recommandai en même temps de faire pendre au taquet d’une vergue le nouveau capitaine, qui avait été tué, afin que nos bannis pussent le voir.

Quand le capitaine fut parti, je fis venir ces hommes à mon logement, et j’entamai avec eux un grave entretien sur leur position. Je leur dis que, selon moi, ils avaient fait un bon choix ; que si le capitaine les emmenait, ils seraient assurément pendus. Je leur montrai leur capitaine à eux flottant au bout d’une vergue, et je leur déclarai qu’ils n’auraient rien moins que cela à attendre.

Quand ils eurenttous manifesté leur bonne disposition à rester, je leur dis que je voulais les initier à l’histoire de mon existence en cette île, et les mettre à même de rendre la leur agréable. Conséquemment je leur fis tout l’historique du lieu et de ma venue en ce lieu. Je leur montrai mes fortifications ; je leur indiquai la manière dont je faisais mon pain, plantais mon blé et préparais mes raisins ; en un mot je leur enseignai tout ce qui était nécessaire pour leur bien-être. Je leur contai l’histoire des seize Espagnols qu’ils avaient à attendre, pour lesquels je laissais une lettre, et je leur fis promettre de fraterniser avec eux18.

Je leur laissai mes armes à feu, nommément cinq mousquets et trois fusils de chasse, de plus trois épées, et environ un baril de poudre que j’avais de reste ; car après la première et la deuxième année j’en usais peu et n’en gaspillais point.

Je leur donnai une description de ma manière de gouverner mes chèvres, et des instructions pour les traire et les engraisser, et pour faire du beurre et du fromage.

En un mot je leur mis à jour chaque partie de ma propre histoire, et leur donnai l’assurance que j’obtiendrais du capitaine qu’il leur laissât deux barils de poudre à canon en plus, et quelques semences de légumes, que moi-même, leur dis-je, je me serais estimé fort heureux d’avoir. Je leur abandonnai aussi le sac de pois que le capitaine m’avait apporté pour ma consommation, et je leur recommandai de les semer, qu’immanquablement ils multiplieraient.

Ceci fait, je pris congé d’eux le jour suivant, et m’en allai à bord du navire. Nous nous disposâmes immédiatement à mettre à la voile, mais nous n’appareillâmes que de nuit. Le lendemain matin, de très-bonne heure, deux des cinq exilés rejoignirent le bâtiment à la nage, et, se plaignant très-lamentablement des trois autres bannis, demandèrent au nom de Dieu à être pris à bord, car ils seraient assassinés. Ils supplièrent le capitaine de les accueillir, dussent-ils être pendus sur-le-champ.

À cela le capitaine prétendit ne pouvoir rien sans moi ; mais après quelques difficultés, mais après de leur part une solemnelle promesse d’amendement, nous les reçûmes à bord. Quelque temps après ils furent fouettés et châtiés d’importance ; dès lors ils se montrèrent de fort tranquilles et de fort honnêtes compagnons.

Ensuite, à marée haute, j’allai au rivage avec la chaloupe chargée des choses promises aux exilés, et auxquelles, à mon intercession, le capitaine avait donné l’ordre qu’on ajoutât leurs coffres et leurs vêtements, qu’ils reçurent avec beaucoup de reconnaissance. Pour les encourager je leur dis que s’il ne m’était point impossible de leur envoyer un vaisseau pour les prendre, je ne les oublierais pas.

Quand je pris congé de l’île j’emportai à bord, comme reliques, le grand bonnet de peau de chèvre que je m’étais fabriqué, mon parasol et un de mes perroquets. Je n’oubliai pas de prendre l’argent dont autrefois je fis mention, lequel était resté si long-temps inutile qu’il s’était terni et noirci ; à peine aurait-il pu passer pour de l’argent avant d’avoir été quelque peu frotté et manié. Je n’oubliai pas non plus celui que j’avais trouvé dans les débris du vaisseau espagnol.

C’est ainsi que j’abandonnai mon île le dix-neuf décembre mil six cent quatre-vingt-six, selon le calcul du navire, après y être demeuré vingt-huit ans deux mois et dix-neuf jours. De cette seconde captivité je fus délivré le même jour du mois que je m’étais enfui jadis dans le barco-longo, de chez les Maures de Sallé.

Sur ce navire, au bout d’un long voyage, j’arrivai en Angleterre le 11 juin de l’an 1687, après une absence de trente-cinq années.

Le vieux capitaine portugais §

Quand j’arrivai en Angleterre, j’étais parfaitement étranger à tout le monde, comme si je n’y eusse jamais été connu. Ma bienfaitrice, ma fidèle intendante à qui j’avais laissé en dépôt mon argent, vivait encore, mais elle avait essuyé de grandes infortunes dans le monde ; et, devenue veuve pour la seconde fois, elle vivait chétivement. Je la mis à l’aise quant à ce qu’elle me devait, en lui donnant l’assurance que je ne la chagrinerais point. Bien au contraire, en reconnaissance de ses premiers soins et de sa fidélité envers moi, je l’assistai autant que le comportait mon petit avoir, qui pour lors, il est vrai, ne me permit pas de faire beaucoup pour elle. Mais je lui jurai que je garderais toujours souvenance de son ancienne amitié pour moi. Et vraiment je ne l’oubliai pas lorsque je fus en position de la secourir, comme on pourra le voir en son lieu.

 

Je m’en allai ensuite dans le Yorkshire. Mon père et ma mère étaient morts et toute ma famille éteinte, hormis deux sœurs et deux enfants de l’un de mes frères. Comme depuis long-temps je passais pour mort, on ne m’avait rien réservé dans le partage. Bref je ne trouvai ni appui ni secours, et le petit capital que j’avais n’était pas suffisant pour fonder mon établissement dans le monde.

À la vérité je reçus une marque de gratitude à laquelle je ne m’attendais pas : le capitaine que j’avais si heureusement délivré avec son navire et sa cargaison, ayant fait à ses armateurs un beau récit de la manière dont j’avais sauvé le bâtiment et l’équipage, ils m’invitèrent avec quelques autres marchands intéressés à les venir voir, ettous ensemble ils m’honorèrent d’un fort gracieux compliment à ce sujet et d’un présent d’environ deux cents livres sterling.

Après beaucoup de réflexions, sur ma position, et sur le peu de moyens que j’avais de m’établir dans le monde, je résolus de m’en aller à Lisbonne, pour voir si je ne pourrais pas obtenir quelques informations sur l’état de ma plantation au Brésil, et sur ce qu’était devenu mon partner, qui, j’avais tout lieu de le supposer, avait dû depuis bien des années me mettre au rang des morts.

Dans cette vue, je m’embarquai pour Lisbonne, où j’arrivai au mois d’avril suivant. Mon serviteur Vendredi m’accompagna avec beaucoup de dévouement dans toutes ces courses, et se montra le garçon le plus fidèle en toute occasion.

Quand j’eus mis pied à terre à Lisbonne je trouvai après quelques recherches, et à ma toute particulière satisfaction, mon ancien ami le capitaine qui jadis m’avait accueilli en mer à la côte d’Afrique. Vieux alors, il avait abandonné la mer, après avoir laissé son navire à son fils, qui n’était plus un jeune homme, et qui continuait de commercer avec le Brésil. Le vieillard ne me reconnut pas, et au fait je le reconnaissais à peine ; mais je me rétablis dans son souvenir aussitôt que je lui eus dit qui j’étais.

Après avoir échangé quelques expressions affectueuses de notre ancienne connaissance, je m’informai, comme on peut le croire, de ma plantation et de mon partner. Le vieillard me dit : « – Je ne suis pas allé au Brésil depuis environ neuf ans ; je puis néanmoins vous assurer que lors de mon dernier voyage votre partner vivait encore, mais les curateurs que vous lui aviez adjoints pour avoir l’œil sur votre portion étaient mortstous les deux. Je crois cependant que vous pourriez avoir un compte très-exact du rapport de votre plantation ; parce que, sur la croyance générale qu’ayant fait naufrage vous aviez été noyé, vos curateurs ont versé le produit de votre part de la plantation dans les mains du Procureur-Fiscal, qui en a assigné, – en cas que vous ne revinssiez jamais le réclamer, – un tiers au Roi et deux tiers au monastère de Saint-Augustin, pour être employés au soulagement des pauvres, et à la conversion des Indiens à la foi catholique. – Nonobstant, si vous vous présentiez, ou quelqu’un fondé de pouvoir, pour réclamer cet héritage, il serait restitué, excepté le revenu ou produit annuel, qui, ayant été affecté à des œuvres charitables, ne peut être reversible. Je vous assure que l’Intendant du Roi et le Proveedor, ou majordome du monastère, ont toujours eu grand soin que le bénéficier, c’est-à-dire votre partner, leur rendît chaque année un compte fidèle du revenu total, dont ils ont dûment perçu votre moitié. »

Je lui demandai s’il savait quel accroissement avait pris ma plantation ; s’il pensait qu’elle valût la peine de s’en occuper, ou si, allant sur les lieux, je ne rencontrerais pas d’obstacle pour rentrer dans mes droits à la moitié.

Il me répondit : – « Je ne puis vous dire exactement à quel point votre plantation s’est améliorée, mais je sais que votre partner est devenu excessivement riche par la seule jouissance de sa portion. Ce dont j’ai meilleure souvenance, c’est d’avoir ouï dire que le tiers de votre portion, dévolu au Roi, et qui, ce me semble, a été octroyé à quelque monastère ou maison religieuse, montait à plus 200 moidores par an. Quant à être rétabli en paisible possession de votre bien, cela ne fait pas de doute, votre partner vivant encore pour témoigner de vos droits, et votre nom étant enregistré sur le cadastre du pays. » – Il me dit aussi : – « Les survivants de vos deux curateurs sont de très-probes et de très-honnêtes gens, fort riches, et je pense que non-seulement vous aurez leur assistance pour rentrer en possession, mais que vous trouverez entre leurs mains pour votre compte une somme très-considérable. C’est le produit de la plantation pendant que leurs pères en avaient la curatèle, et avant qu’ils s’en fussent dessaisis comme je vous le disais tout-à-l’heure, ce qui eut lieu, autant que je me le rappelle, il y a environ douze ans. »

À ce récit je montrai un peu de tristesse et d’inquiétude, et je demandai au vieux capitaine comment il était advenu que mes curateurs eussent ainsi disposé de mes biens, quand il n’ignorait pas que j’avais fait mon testament, et que je l’avais institué, lui, le capitaine portugais mon légataire universel.

  • – « Cela est vrai, me répondit-il ; mais, comme il n’y avait point de preuves de votre mort, je ne pouvais agir comme exécuteur testamentaire jusqu’à ce que j’en eusse acquis quelque certitude. En outre, je ne me sentais pas porté à m’entremettre dans une affaire si lointaine. Toutefois j’ai fait enregistrer votre testament, et je l’ai revendiqué ; et, si j’eusse pu constater que vous étiez mort ou vivant, j’aurais agi par procuration, et pris possession de l’engenho, – c’est ainsi que les Portugais nomment une sucrerie – et j’aurais donné ordre de le faire à mon fils, qui était alors au Brésil.
  • – » Mais, poursuivit le vieillard, j’ai une autre nouvelle à vous donner, qui peut-être ne vous sera pas si agréable que les autres : c’est que, vous croyant perdu, et tout le monde le croyant aussi, votre partner et vos curateurs m’ont offert de s’accommoder avec moi, en votre nom, pour le revenu des six ou huit premières années, lequel j’ai reçu. Cependant de grandes dépenses ayant été faites alors pour augmenter la plantation, pour bâtir un engenho et acheter des esclaves, ce produit ne s’est pas élevé à beaucoup près aussi haut que par la suite. Néanmoins je vous rendrai un compte exact de tout ce que j’ai reçu et de la manière dont j’en ai disposé. »

Après quelques jours de nouvelles conférences avec ce vieil ami, il me remit un compte du revenu des six premières années de ma plantation, signé par mon partner et mes deux curateurs, et qui lui avait toujours été livré en marchandises : telles que du tabac en rouleau, et du sucre en caisse, sans parler du rum, de la mélasphærule, produit obligé d’une sucrerie. Je reconnus par ce compte que le revenu s’accroissait considérablement chaque année : mais, comme il a été dit précédemment, les dépenses ayant été grandes, le boni fut petit d’abord. Cependant, le vieillard me fit voir qu’il était mon débiteur pour 470 moidores ; outre, 60 caisses de sucre et 15 doubles rouleaux de tabac, qui s’étaient perdus dans son navire, ayant fait naufrage en revenant à Lisbonne, environ onze ans après mon départ du Brésil.

Cet homme de bien se prit alors à se plaindre de ses malheurs, qui l’avaient contraint à faire usage de mon argent pour recouvrer ses pertes et acheter une part dans un autre navire. – « Quoi qu’il en soit, mon vieil ami, ajouta-t-il, vous ne manquerez pas de secours dans votre nécessité, et aussitôt que mon fils sera de retour, vous serez pleinement satisfait. »

Là-dessus il tira une vieille escarcelle, et me donna 160 moidores portugais en or. Ensuite, me présentant les actes de ses droits sur le bâtiment avec lequel son fils était allé au Brésil, et dans lequel il était intéressé pour un quart et son fils pour un autre, il me les remittous entre les mains en nantissement du reste.

J’étais beaucoup trop touché de la probité et de la candeur de ce pauvre homme pour accepter cela ; et, me remémorant tout ce qu’il avait fait pour moi, comment il m’avait accueilli en mer, combien il en avait usé généreusement à mon égard en toute occasion, et combien surtout il se montrait en ce moment ami sincère, je fus sur le point de pleurer quand il m’adressait ces paroles. Aussi lui demandai-je d’abord si sa situation lui permettait de se dépouiller de tant d’argent à la fois, et si cela ne le gênerait point. Il me répondit qu’à la vérité cela pourrait le gêner un peu, mais que ce n’en était pas moins mon argent, et que j’en avais peut-être plus besoin que lui.

Tout ce que me disait ce galant homme était si affectueux que je pouvais à peine retenir mes larmes. Bref, je pris une centaine de moidores, et lui demandai une plume et de l’encre pour lui en faire un reçu ; puis je lui rendis le reste, et lui dis : « – Si jamais je rentre en possession de ma plantation, je vous remettrai toute la somme, – comme effectivement je fis plus tard ; – et quant au titre de propriété de votre part sur le navire de votre fils, je ne veux en aucune façon l’accepter ; si je venais à avoir besoin d’argent, je vous tiens assez honnête pour me payer ; si au contraire je viens à palper celui que vous me faites espérer, je ne recevrai plus jamais un penny de vous. »

Quand ceci fut entendu, le vieillard me demanda s’il ne pourrait pas me servir en quelque chose dans la réclamation de ma plantation. Je lui dis que je pensais aller moi-même sur les lieux. – « Vous pouvez faire ainsi, reprit-il, si cela vous plaît ; mais, dans le cas contraire, il y a bien des moyens d’assurer vos droits et de recouvrer immédiatement la jouissance de vos revenus. » – Et, comme il se trouvait dans la rivière de Lisbonne des vaisseaux prêts à partir pour le Brésil, il me fit inscrire mon nom dans un registre public, avec une attestation de sa part, affirmant, sous serment, que j’étais en vie, et que j’étais bien la même personne qui avait entrepris autrefois le défrichement et la culture de ladite plantation.

À cette déposition régulièrement légalisée par un notaire, il me conseilla d’annexer une procuration, et de l’envoyer avec une lettre de sa main à un marchand de sa connaissance qui était sur les lieux. Puis il me proposa de demeurer avec lui jusqu’à ce que j’eusse reçu réponse.

Défaillance §

Il ne fut jamais rien de plus honorable que les procédés dont ma procuration fut suivie : car en moins de sept mois il m’arriva de la part des survivants de mes curateurs, les marchands pour le compte desquels je m’étais embarqué, un gros paquet contenant les lettres et papiers suivants :

 

1°. Il y avait un compte courant du produit de ma ferme en plantation durant dix années, depuis que leurs pères avaient réglé avec mon vieux capitaine du Portugal ; la balance semblait être en ma faveur de 1174 moidores.

2°. Il y avait un compte de quatre années en sus, où les immeubles étaient restés entre leurs mains avant que le gouvernement en eût réclamé l’administration comme étant les biens d’une personne ne se retrouvant point, ce qui constitue Mort Civile. La balance de celui-ci, vu l’accroissement de la plantation, montait en cascade à la valeur de 3241 moidores.

3° Il y avait le compte du Prieur des Augustins, qui, ayant perçu mes revenus pendant plus de quatorze ans, et ne devant pas me rembourser ce dont il avait disposé en faveur de l’hôpital, déclarait très-honnêtement qu’il avait encore entre les mains 873 moidores et reconnaissait me les devoir. – Quant à la part du Roi, je n’en tirai rien.

Il y avait aussi une lettre de mon partner me félicitant très-affectueusement de ce que j’étais encore de ce monde, et me donnant des détails sur l’amélioration de ma plantation, sur ce qu’elle produisait par an, sur la quantité d’acres qu’elle contenait, sur sa culture et sur le nombre d’esclaves qui l’exploitaient. Puis, faisant vingt-deux Croix en signe de bénédiction, il m’assurait qu’il avait dit autant d’AVE MARIA pour remercier la très-SAINTE-VIERGE de ce que je jouissais encore de la vie ; et m’engageait fortement à venir moi-même prendre possession de ma propriété, ou à lui faire savoir en quelles mains il devait remettre mes biens, si je ne venais pas moi-même. Il finissait par de tendres et cordiales protestations de son amitié et de celle de sa famille, et m’adressait en présent sept belles peaux de léopards, qu’il avait sans doute reçues d’Afrique par quelque autre navire qu’il y avait envoyé, et qui apparemment avaient fait un plus heureux voyage que moi. Il m’adressait aussi cinq caisses d’excellentes confitures, et une centaine de pièces d’or non monnayées, pas tout-à-fait si grandes que des moidores.

Par la même flotte mes curateurs m’expédièrent 1200 caisses de sucre, 800 rouleaux du tabac, et le solde de leur compte en or.

Je pouvais bien dire alors avec vérité que la fin de Job était meilleure que le commencement. Il serait impossible d’exprimer les agitations de mon cœur à la lecture de ces lettres, et surtout quand je me vis entouré detous mes biens ; car les navires du Brésil venant toujours en flotte, les mêmes vaisseaux qui avaient apporté mes lettres avaient aussi apporté mes richesses, et mes marchandises étaient en sûreté dans le Tage avant que j’eusse la missive entre les mains. Bref, je devins pâle ; le cœur me tourna, et si le bon vieillard n’était accouru et ne m’avait apporté un cordial, je crois que ma joie soudaine aurait excédé ma nature, et que je serais mort sur la place.

Malgré cela, je continuai à aller fort mal pendant quelques heures, jusqu’à ce qu’on eût appelé un médecin, qui, apprenant la cause réelle de mon indisposition, ordonna de me faire saigner, après quoi je me sentis mieux et je me remis. Mais je crois véritablement que, si je n’avais été soulagé par l’air que de cette manière on donna pour ainsi dire à mes esprits, j’aurais succombé.

J’étais alors tout d’un coup maître de plus de 50, 000 livres sterling en espèces, et au Brésil d’un domaine, je peux bien l’appeler ainsi, d’environ mille livres sterling de revenu annuel, et aussi sûr que peut l’être une propriété en Angleterre. En un mot, j’étais dans une situation que je pouvais à peine concevoir, et je ne savais quelles dispositions prendre pour en jouir.

Avant toutes choses, ce que je fis, ce fut de récompenser mon premier bienfaiteur, mon bon vieux capitaine, qui tout d’abord avait eu pour moi de la charité dans ma détresse, de la bonté au commencement de notre liaison et de la probité sur la fin. Je lui montrai ce qu’on m’envoyait, et lui dis qu’après la Providence céleste, qui dispose de toutes choses, c’était à lui que j’en étais redevable, et qu’il me restait à le récompenser, ce que je ferais au centuple. Je lui rendis donc premièrement les 100 moidores que j’avais reçus de lui ; puis j’envoyai chercher un tabellion et je le priai de dresser en bonne et due forme une quittance générale ou décharge des 470 moidores qu’il avait reconnu me devoir. Ensuite je lui demandai de me rédiger une procuration, l’investissant receveur des revenus annuels de ma plantation, et prescrivant à mon partner de compter avec lui, et de lui faire en mon nom ses remises par les flottes ordinaires. Une clause finale lui assurait un don annuel de 100 moidores sa vie durant, et à son fils, après sa mort, une rente viagère de 50 moidores. C’est ainsi que je m’acquittai envers mon bon vieillard.

Je me pris alors à considérer de quel côté je gouvernerais ma course, et ce que je ferais du domaine que la Providence avait ainsi replacé entre mes mains. En vérité j’avais plus de soucis en tête que je n’en avais eus pendant ma vie silencieuse dans l’île, où je n’avais besoin que de ce que j’avais, où je n’avais que ce dont j’avais besoin ; tandis qu’à cette heure j’étais sous le poids d’un grand fardeau que je ne savais comment mettre à couvert. Je n’avais plus de caverne pour y cacher mon trésor, ni de lieu où il pût loger sans serrure et sans clef, et se ternir et se moisir avant que personne mît la main dessus. Bien au contraire, je ne savais où l’héberger, ni à qui le confier. Mon vieux patron, le capitaine, était, il est vrai, un homme intègre : ce fut lui mon seul refuge.

Secondement, mon intérêt semblait m’appeler au Brésil ; mais je ne pouvais songer à y aller avant d’avoir arrangé mes affaires, et laissé derrière moi ma fortune en mains sûres. Je pensai d’abord à ma vieille amie la veuve, que je savais honnête et ne pouvoir qu’être loyale envers moi ; mais alors elle était âgée, pauvre, et, selon toute apparence, peut-être endettée. Bref, je n’avais ainsi d’autre parti à prendre que de m’en retourner en Angleterre et d’emporter mes richesses avec moi.

Quelques mois pourtant s’écoulèrent avant que je me déterminasse à cela ; et c’est pourquoi, lorsque je me fus parfaitement acquitté envers mon vieux capitaine, mon premier bienfaiteur, je pensai aussi à ma pauvre veuve, dont le mari avait été mon plus ancien patron, et elle-même, tant qu’elle l’avait pu, ma fidèle intendante et ma directrice. Mon premier soin fut de charger un marchand de Lisbonne d’écrire à son correspondant à Londres, non pas seulement de lui payer un billet, mais d’aller la trouver et de lui remettre de ma part 100 livres sterling en espèces, de jaser avec elle, de la consoler dans sa pauvreté, en lui donnant l’assurance que, si Dieu me prêtait vie, elle aurait de nouveaux secours. En même temps j’envoyai dans leur province 100 livres sterling à chacune de mes sœurs, qui, bien qu’elles ne fussent pas dans le besoin, ne se trouvaient pas dans de très-heureuses circonstances, l’une étant veuve, et l’autre ayant un mari qui n’était pas aussi bon pour elle qu’il l’aurait dû.

Mais parmitous mes parents en connaissances, je ne pouvais faire choix de personne à qui j’osasse confier le gros de mon capital, afin que je pusse aller au Brésil et le laisser en sûreté derrière moi. Cela me jeta dans une grande perplexité.

J’eus une fois l’envie d’aller au Brésil et de m’y établir, car j’étais pour ainsi dire naturalisé dans cette contrée ; mais il s’éveilla en mon esprit quelques petits scrupules religieux qui insensiblement me détachèrent de ce dessein, dont il sera reparlé tout-à-l’heure. Toutefois ce n’était pas la dévotion qui pour lors me retenait ; comme je ne m’étais fait aucun scrupule de professer publiquement la religion du pays tout le temps que j’y avais séjourné, pourquoi ne l’eussé-je pas fait encore19.

Non, comme je l’ai dit, ce n’était point là la principale cause qui s’opposât à mon départ pour le Brésil, c’était réellement parce que je ne savais à qui laisser mon avoir. Je me déterminai donc enfin à me rendre avec ma fortune en Angleterre, où, si j’y parvenais, je me promettais de faire quelque connaissance ou de trouver quelque parent qui ne serait point infidèle envers moi. En conséquence je me préparai à partir pour l’Angleterre avec toutes mes richesses.

À dessein de tout disposer pour mon retour dans ma patrie, – la flotte du Brésil étant sur le point de faire voile, – je résolus d’abord de répondre convenablement aux comptes justes et fidèles que j’avais reçus. J’écrivis premièrement au Prieur de Saint-Augustin une lettre de remerciement pour ses procédés sincères, et je le priai de vouloir bien accepter les 872 moidores dont il n’avait point disposé ; d’en affecter 500 au monastère et 372 aux pauvres, comme bon lui semblerait. Enfin je me recommandai aux prières du révérend Père, et autres choses semblables.

J’écrivis ensuite une lettre d’action de grâces à mes deux curateurs, avec toute la reconnaissance que tant de droiture et de probité requérait. Quant à leur adresser un présent, ils étaient pour cela trop au-dessus de toutes nécessités.

Finalement j’écrivis à mon partner, pour le féliciter de son industrie dans l’amélioration de la plantation et de son intégrité dans l’accroissement de la somme des productions. Je lui donnai mes instructions sur le gouvernement futur de ma part, conformément aux pouvoirs que j’avais laissés à mon vieux patron, à qui je le priai d’envoyer ce qui me reviendrait, jusqu’à ce qu’il eût plus particulièrement de mes nouvelles ; l’assurant que mon intention était non-seulement d’aller le visiter, mais encore de m’établir au Brésil pour le reste de ma vie. À cela j’ajoutai pour sa femme et ses filles, – le fils du capitaine m’en avait parlé, – le fort galant cadeau de quelques soieries d’Italie, de deux pièces de drap fin anglais, le meilleur que je pus trouver dans Lisbonne, de cinq pièces de frise noire et de quelques dentelles de Flandres de grand prix.

Ayant ainsi mis ordre à mes affaires, vendu ma cargaison et converti tout mon avoir en bonnes lettres de change, mon nouvel embarras fut le choix de la route à prendre pour passer en Angleterre. J’étais assez accoutumé à la mer, et pourtant je me sentais alors une étrange aversion pour ce trajet ; et, quoique je n’en eusse pu donner la raison, cette répugnance s’accrut tellement, que je changeai d’avis, et fis rapporter mon bagage, embarqué pour le départ, non-seulement une fois, mais deux ou trois fois.

Il est vrai que mes malheurs sur mer pouvaient bien être une des raisons de ces appréhensions ; mais qu’en pareille circonstance nul homme ne méprise les fortes impulsions de ses pensées intimes. Deux des vaisseaux que j’avais choisis pour mon embarquement, j’entends plus particulièrement choisis qu’aucun autre ; car dans l’un j’avais fait porter toutes mes valises, et quant à l’autre j’avais fait marché avec le capitaine ; deux de ces vaisseaux, dis-je, furent perdus : le premier fut pris par les Algériens, le second fit naufrage vers le Start, près de Torbay, et, trois hommes exceptés, tout l’équipage se noya. Ainsi dans l’un ou l’autre de ces vaisseaux j’eusse trouvé le malheur. Et dans lequel le plus grand ? Il est difficile de le dire.

Le guide attaqué par des loups §

Mon esprit étant ainsi harassé par ces perplexités, mon vieux pilote, à qui je ne celais rien, me pria instamment de ne point aller sur mer, mais de me rendre par terre jusqu’à La Corogne, de traverser le golfe de Biscaye pour atteindre La Rochelle, d’où il était aisé de voyager sûrement par terre jusqu’à Paris, et de là de gagner Calais et Douvres, ou bien d’aller à Madrid et de traverser toute la France.

 

Bref, j’avais une telle appréhension de la mer, que, sauf de Calais à Douvres, je résolus de faire toute la route par terre ; comme je n’étais point pressé et que peu m’importait la dépense, c’était bien le plus agréable chemin. Pour qu’il le fût plus encore, mon vieux capitaine m’amena un Anglais, un gentleman, fils d’un négociant de Lisbonne, qui était désireux d’entreprendre ce voyage avec moi. Nous recueillîmes en outre deux marchands anglais et deux jeunes gentilshommes portugais : ces derniers n’allaient que jusqu’à Paris seulement. Nous étions en tout six maîtres et cinq serviteurs, les deux marchands et les deux Portugais se contentant d’un valet pour deux, afin de sauver la dépense. Quant à moi, pour le voyage je m’étais attaché un matelot anglais comme domestique, outre Vendredi, qui était trop étranger pour m’en tenir lieu durant la route.

Nous partîmes ainsi de Lisbonne. Notre compagnie étant toute bien montée et bien armée, nous formions une petite troupe dont on me fit l’honneur de me nommer capitaine, parce que j’étais le plus âgé, que j’avais deux serviteurs, et qu’au fait j’étais la cause première du voyage.

Comme je ne vous ai point ennuyé de mes journaux de mer, je ne vous fatiguerai point de mes journaux de terre ; toutefois durant ce long et difficile voyage quelques aventures nous advinrent que je ne puis omettre.

Quand nous arrivâmes à Madrid, étanttous étrangers à l’Espagne, la fantaisie nous vint de nous y arrêter quelque temps pour voir la Cour et tout ce qui était digne d’observation ; mais, comme nous étions sur la fin de l’été, nous nous hâtâmes, et quittâmes Madrid environ au milieu d’octobre. En atteignant les frontières de la Navarre, nous fûmes alarmés en apprenant dans quelques villes le long du chemin que tant de neige était tombée sur le côté français des montagnes, que plusieurs voyageurs avaient été obligés de retourner à Pampelune, après avoir à grands risques tenté passage.

Arrivés à Pampelune, nous trouvâmes qu’on avait dit vrai ; et pour moi, qui avais toujours vécu sous un climat chaud, dans des contrées où je pouvais à peine endurer des vêtements, le froid fut insupportable. Au fait, il n’était pas moins surprenant que pénible d’avoir quitté dix jours auparavant la Vieille-Castille, où le temps était non-seulement chaud mais brûlant, et de sentir immédiatement le vent des Pyrénées si vif et si rude qu’il était insoutenable, et mettait nos doigts et nos orteils en danger d’être engourdis et gelés. C’était vraiment étrange.

Le pauvre Vendredi fut réellement effrayé quand il vit ces montagnes toutes couvertes de neige et qu’il sentit le froid de l’air, choses qu’il n’avait jamais ni vues ni ressenties de sa vie.

Pour couper court, après que nous eûmes atteint Pampelune, il continua à neiger avec tant de violence et si long-temps, qu’on disait que l’hiver était venu avant son temps. Les routes, qui étaient déjà difficiles, furent alors tout-à-fait impraticables. En un mot, la neige se trouva en quelques endroits trop épaisse pour qu’on pût voyager, et, n’étant point durcie ; par la gelée, comme dans les pays septentrionaux, on courait risque d’être enseveli vivant à chaque pas. Nous ne nous, arrêtâmes pas moins de vingt jours à Pampelune ; mais, voyant que l’hiver s’approchait sans apparence d’adoucissement, – ce fut par toute l’Europe l’hiver le plus rigoureux qu’il y eût eu depuis nombre d’années, – je proposai d’aller à Fontarabie, et là de nous embarquer pour Bordeaux, ce qui n’était qu’un très-petit voyage.

Tandis que nous étions à délibérer là-dessus, il arriva quatre gentilshommes français, qui, ayant été arrêtés sur le côté français des passages comme nous sur le côté espagnol, avaient trouvé un guide qui, traversant le pays près la pointe du Languedoc, leur avait fait passer les montagnes par de tels chemins, que la neige les avait peu incommodés, et où, quand il y en avait en quantité, nous dirent-ils, elle était assez durcie par la gelée pour les porter eux et leurs chevaux.

Nous envoyâmes quérir ce guide. – « J’entreprendrai de vous mener par le même chemin, sans danger quant à la neige, nous dit-il, pourvu que vous soyez assez bien armés pour vous défendre des bêtes sauvages ; car durant ces grandes neiges il n’est pas rare que des loups, devenus enragés par le manque de nourriture, se fassent voir aux pieds des montagnes. » – Nous lui dîmes que nous étions suffisamment prémunis contre de pareilles créatures, s’il nous préservait d’une espèce de loups à deux jambes, que nous avions beaucoup à redouter, nous disait-on, particulièrement sur le côté français des montagnes.

Il nous affirma qu’il n’y avait point de danger de cette sorte par la route que nous devions prendre. Nous consentîmes donc sur-le-champ à le suivre. Le même parti fut pris par douze autres gentilshommes avec leurs domestiques, quelques-uns français, quelques-uns espagnols, qui, comme je l’ai dit avaient tenté le voyage et s’étaient vus forcés de revenir sur leurs pas.

Conséquemment nous partîmes de Pampelune avec notre guide vers le 15 novembre, et je fus vraiment surpris quand, au lieu de nous mener en avant, je le vis nous faire rebrousser de plus de vingt milles, par la même route que nous avions suivie en venant de Madrid. Ayant passé deux rivières et gagné le pays plat, nous nous retrouvâmes dans un climat chaud, où le pays était agréable, et où l’on ne voyait aucune trace de neige ; mais tout-à-coup, tournant à gauche, il nous ramena vers les montagnes par un autre chemin. Les rochers et les précipices étaient vraiment effrayants à voir ; cependant il fit tant de tours et de détours, et nous conduisit par des chemins si tortueux, qu’insensiblement nous passâmes le sommet des montagnes sans être trop incommodés par la neige Et soudain il nous montra les agréables et fertiles provinces de Languedoc et de Gascogne, toutes vertes et fleurissantes, quoique, au fait, elles fussent à une grande distance et que nous eussions encore bien du mauvais chemin.

Nous eûmes pourtant un peu à décompter, quand tout un jour et une nuit nous vîmes neiger si fort que nous ne pouvions avancer. Mais notre guide nous dit de nous tranquilliser, que bientôt tout serait franchi. Nous nous apperçûmes en effet que nous descendions chaque jour, et que nous nous avancions plus au Nord qu’auparavant ; nous reposant donc sur notre guide, nous poursuivîmes.

Deux heures environ avant la nuit, notre guide était devant nous à quelque distance et hors de notre vue, quand soudain trois loups monstrueux, suivis d’un ours, s’élancèrent d’un chemin creux joignant un bois épais. Deux des loups se jetèrent sur le guide ; et, s’il s’était trouvé, seulement éloigné d’un demi-mille, il aurait été à coup sûr dévoré avant que nous eussions pu le secourir. L’un de ces animaux s’agrippa au cheval, et l’autre attaqua l’homme avec tant de violence, qu’il n’eut pas le temps ou la présence d’esprit de s’armer de son pistolet, mais il se prit à crier et à nous appeler de toute sa force. J’ordonnai à mon serviteur Vendredi, qui était près de moi, d’aller à toute bride voir ce qui se passait. Dès qu’il fut à portée de vue du guide il se mit à crier aussi fort que lui : – « Ô maître ! Ô maître ! » – Mais, comme un hardi compagnon, il galopa droit au pauvre homme, et déchargea son pistolet dans la tête du loup qui l’attaquait.

Par bonheur pour le pauvre guide, ce fut mon serviteur Vendredi qui vint à son aide ; car celui-ci, dans son pays, ayant été familiarisé avec cette espèce d’animal, fondit sur lui sans peur et tira son coup à bout portant ; au lieu que tout autre de nous aurait tiré de plus loin, et peut-être manqué le loup, ou couru le danger de frapper l’homme.

Il y avait là de quoi épouvanter un plus vaillant que moi ; et de fait toute la compagnie s’alarma quand avec la détonation du pistolet de Vendredi nous entendîmes des deux côtés les affreux hurlements des loups, et ces cris tellement redoublés par l’écho des montagnes, qu’on eût dit qu’il y en avait une multitude prodigieuse ; et peut-être en effet leur nombre légitimait-il nos appréhensions.

Quoi qu’il en fût, lorsque Vendredi eut tué ce loup, l’autre, qui s’était cramponné au cheval, l’abandonna sur-le-champ et s’enfuit. Fort heureusement, comme il l’avait attaqué à la tête, ses dents s’étaient fichées dans les bossettes de la bride, de sorte qu’il lui avait fait peu de mal. Mais l’homme était grièvement blessé : l’animal furieux lui avait fait deux morsures, l’une au bras et l’autre un peu au-dessus du genou, et il était juste sur le point d’être renversé par son cheval effrayé quand Vendredi accourut et tua le loup.

On imaginera facilement qu’au bruit du pistolet de Vendredi nous forçâmestous notre pas et galopâmes aussi vite que nous le permettait un chemin ardu, pour voir ce que cela voulait dire. Sitôt que nous eûmes passé les arbres qui nous offusquaient, nous vîmes clairement de quoi il s’agissait, et de quel mauvais pas Vendredi avait tiré le pauvre guide, quoique nous ne pussions distinguer d’abord l’espèce d’animal qu’il avait tuée.

Mais jamais combat ne fut présenté plus hardiment et plus étrangement que celui qui suivit entre Vendredi et l’ours, et qui, bien que nous eussions été premièrement surpris et effrayés, nous donna àtous le plus grand divertissement imaginable. – L’ours est un gros et pesant animal ; il ne galope point comme le loup, alerte et léger ; mais il possède deux qualités particulières, sur lesquelles généralement il base ses actions. Premièrement, il ne fait point sa proie de l’homme, non pas que je veuille dire que la faim extrême ne l’y puisse forcer, – comme dans le cas présent, la terre étant couverte de neige, – et d’ordinaire il ne l’attaque que lorsqu’il en est attaqué. Si vous le rencontrez dans les bois, et que vous ne vous mêliez pas de ses affaires, il ne se mêlera pas des vôtres. Mais ayez soin d’être très-galant avec lui et de lui céder la route ; car c’est un gentleman fort chatouilleux, qui ne voudrait point faire un pas hors de son chemin, fût-ce pour un roi. Si réellement vous en êtes effrayé, votre meilleur parti est de détourner les yeux et de poursuivre ; car par hasard si vous vous arrêtez, vous demeurez coi et le regardez fixement, il prendra cela pour un affront, et si vous lui jetiez ou lui lanciez quelque chose qui l’atteignit, ne serait-ce qu’un bout de bâton gros comme votre doigt, il le considérerait comme un outrage, et mettrait de côté tout autre affaire pour en tirer vengeance ; car il veut avoir satisfaction sur le point d’honneur : c’est là sa première qualité. La seconde, c’est qu’une fois offensé, il ne vous laissera ni jour ni nuit, jusqu’à ce qu’il ait sa revanche, et vous suivra, avec sa bonne grosse dégaine, jusqu’à ce qu’il vous ait atteint.

Mon serviteur Vendredi, lorsque nous le joignîmes, avait délivré notre guide, et l’aidait à descendre de son cheval, car le pauvre homme était blessé et effrayé plus encore, quand soudain nous apperçûmes l’ours sortir du bois ; il était monstrueux, et de beaucoup le plus gros que j’eusse jamais vu. À son aspect nous fûmestous un peu surpris ; mais nous démêlâmes aisément du courage et de la joie dans la contenance de Vendredi. – « O ! O ! O ! s’écria-t-il trois fois, en le montrant du doigt, Ô maître ! vous me donner congé, moi donner une poignée de main à lui, moi vous faire vous bon rire. »

Vendredi montre à danser à l’ours §

Je fus étonné de voir ce garçon si transporté. – « Tu es fou, lui dis-je, il te dévorera ! » – « Dévorer moi ! dévorer moi ? répéta Vendredi. Moi dévorer lui, moi faire vous bon rire ; voustous rester là, moi montrer vous bon rire. » – Aussitôt il s’assied à terre, en un tour de main ôte ses bottes, chausse une paire d’escarpins qu’il avait dans sa poche, donne son cheval à mon autre serviteur, et, armé de son fusil, se met à courir comme le vent.

 

L’ours se promenait tout doucement, sans songer à troubler personne, jusqu’à ce que Vendredi, arrivé assez près, se mit à l’appeler comme s’il pouvait le comprendre : – « Écoute ! écoute ! moi parler avec toi. » – Nous suivions à distance ; car, ayant alors descendu le côté des montagnes qui regardent la Gascogne, nous étions entrés dans une immense forêt dont le sol plat était rempli de clairières parsemées d’arbres çà et là.

Vendredi, qui était comme nous l’avons dit sur les talons de l’ours, le joignit promptement, ramassa une grosse pierre, la lui jeta et l’atteignit à la tête ; mais il ne lui fit pas plus de mal que s’il l’avait lancée contre un mur ; elle répondait cependant à ses fins, car le drôle était si exempt de peur, qu’il ne faisait cela que pour obliger l’ours à le poursuivre, et nous montrer bon rire, comme il disait.

Sitôt que l’ours sentit la pierre, et apperçut Vendredi, il se retourna, et s’avança vers lui en faisant de longues et diaboliques enjambées, marchant tout de guingois et d’une si étrange allure, qu’il aurait fait prendre à un cheval le petit galop. Vendredi s’enfuit et porta sa course de notre côté comme pour demander du secours. Nous résolûmes donc aussi de faire feutous ensemble sur l’ours, afin de délivrer mon serviteur. J’étais cependant fâché de tout cœur contre lui, pour avoir ainsi attiré la bête sur nous lorsqu’elle allait à ses affaires par un autre chemin. J’étais surtout en colère de ce qu’il l’avait détournée et puis avait pris la fuite. Je l’appelai : « – Chien, lui dis-je, est-ce là nous faire rire ? Arrive ici et reprends ton bidet, afin que nous puisions faire feu sur l’animal. » – Il m’entendit et cria : – « Pas tirer ! pas tirer ! rester tranquille : vous avoir beaucoup rire. » – Comme l’agile garçon faisait deux enjambées contre l’autre une, il tourna tout-à-coup de côté, et, appercevant un grand chêne propre pour son dessein, il nous fit signe de le suivre ; puis, redoublant de prestesse, il monta lestement sur l’arbre, ayant laissé son fusil sur la terre, à environ cinq ou six verges plus loin.

L’ours arriva bientôt vers l’arbre. Nous le suivions à distance. Son premier soin fut de s’arrêter au fusil et de le flairer ; puis, le laissant là, il s’agrippa à l’arbre et grimpa comme un chat, malgré sa monstrueuse pesanteur. J’étais étonné de la folie de mon serviteur, car j’envisageais cela comme tel ; et, sur ma vie, je ne trouvais là-dedans rien encore de risible, jusqu’à ce que, voyant l’ours monter à l’arbre, nous nous rapprochâmes de lui.

Quand nous arrivâmes, Vendredi avait déjà gagné l’extrémité d’une grosse branche, et l’ours avait fait la moitié du chemin pour l’atteindre. Aussitôt que l’animal parvint à l’endroit où la branche était plus faible, – « Ah ! nous cria Vendredi, maintenant vous voir moi apprendre l’ours à danser. » – Et il se mit à sauter et à secouer la branche. L’ours, commençant alors à chanceler, s’arrêta court et se prit à regarder derrière lui pour voir comment il s’en retournerait, ce qui effectivement nous fit rire de tout cœur. Mais il s’en fallait de beaucoup que Vendredi eût fini avec lui. Quand il le vit se tenir coi, il l’appela de nouveau, comme s’il eût supposé que l’ours parlait anglais : – « Comment ! toi pas venir plus loin ? Moi prie toi venir plus loin. » – Il cessa donc de sauter et de remuer la branche ; et l’ours, juste comme s’il comprenait ce qu’il disait, s’avança un peu. Alors Vendredi se reprit à sauter, et l’ours s’arrêta encore.

Nous pensâmes alors que c’était un bon moment pour le frapper à la tête, et je criai à Vendredi de rester tranquille, que nous voulions tirer sur l’ours ; mais il répliqua vivement : – « O prie ! O prie ! pas tirer ; moi tirer près et alors. » – Il voulait dire tout-à-l’heure. Cependant, pour abréger l’histoire, Vendredi dansait tellement et l’ours se posait d’une façon si grotesque, que vraiment nous pâmions de rire. Mais nous ne pouvions encore concevoir ce que le camarade voulait faire. D’abord nous avions pensé qu’il comptait renverser l’ours ; mais nous vîmes que la bête était trop rusée pour cela : elle ne voulait pas avancer, de peur d’être jetée à bas, et s’accrochait si bien avec ses grandes griffes et ses grosses pattes, que nous ne pouvions imaginer quelle serait l’issue de ceci et où s’arrêterait la bouffonnerie.

Mais Vendredi nous tira bientôt d’incertitude. Voyant que l’ours se cramponnait à la branche et ne voulait point se laisser persuader d’approcher davantage : – « Bien, bien ! dit-il, toi pas venir plus loin, moi aller, moi aller ; toi pas venir à moi, moi aller à toi. » – Sur ce, il se retire jusqu’au bout de la branche, et, la faisant fléchir sous son poids, il s’y suspend et la courbe doucement jusqu’à ce qu’il soit assez près de terre pour tomber sur ses pieds ; puis il court à son fusil, le ramasse et se plante là.

  • – Eh bien, lui dis-je, Vendredi, que voulez-vous faire maintenant ? Pourquoi ne tirez-vous pas ? » – « Pas tirer, répliqua-t-il, pas encore ; moi tirer maintenant, moi non tuer ; moi rester, moi donner vous encore un rire. » – Ce qu’il fit en effet, comme on le verra tout-à-l’heure. Quand l’ours vit son ennemi délogé, il déserta de la branche où il se tenait, mais excessivement lentement, regardant derrière lui à chaque pas et marchant à reculons, jusqu’à ce qu’il eût gagné le corps de l’arbre. Alors, toujours l’arrière-train en avant, il descendit, s’agrippant au tronc avec ses griffes et ne remuant qu’une patte à la fois, très-posément. Juste à l’instant où il allait appuyer sa patte de derrière sur le sol, Vendredi s’avança sur lui, et, lui appliquant le canon de son fusil dans l’oreille, il le fit tomber roide mort comme une pierre.

Alors le maraud se retourna pour voir si nous n’étions pas à rire ; et quand il lut sur nos visages que nous étions fort satisfaits, il poussa lui-même un grand ricanement, et nous dit : « Ainsi nous tue ours dans ma contrée. » – « Vous les tuez ainsi ? repris-je, comment ! vous n’avez pas de fusils ? » – « Non, dit-il, pas fusils ; mais tirer grand beaucoup longues flèches. »

Ceci fut vraiment un bon divertissement pour nous ; mais nous nous trouvions encore dans un lieu sauvage, notre guide était grièvement blessé, et nous savions à peine que faire. Les hurlements des loups retentissaient toujours dans ma tête ; et, dans le fait, excepté le bruit que j’avais jadis entendu sur le rivage d’Afrique, et dont j’ai dit quelque chose déjà, je n’ai jamais rien ouï qui m’ait rempli d’une si grande horreur.

Ces raisons, et l’approche de la nuit, nous faisaient une loi de partir ; autrement, comme l’eût souhaité Vendredi, nous aurions certainement dépouillé, cette bête monstrueuse de sa robe, qui valait bien la peine d’être conservée ; mais nous avions trois lieues à faire, et notre guide nous pressait. Nous abandonnâmes donc ce butin et poursuivîmes notre voyage.

La terre était toujours couverte de neige, bien que moins épaisse et moins dangereuse que sur les montagnes. Des bêtes dévorantes, comme nous l’apprîmes plus tard, étaient descendues dans la forêt et dans le pays plat, pressées par la faim, pour chercher leur pâture, et avaient fait de grands ravages dans les hameaux, où elles avaient surpris les habitants, tué un grand nombre de leurs moutons et de leurs chevaux, et même quelques personnes.

Nous avions à passer un lieu dangereux dont nous parlait notre guide ; s’il y avait encore des loups dans le pays, nous devions à coup sûr les rencontrer là. C’était une petite plaine, environnée de bois detous les côtés, et un long et étroit défilé où il fallait nous engager pour traverser le bois et gagner le village, notre gîte.

Une demi-heure avant le coucher du soleil nous entrâmes dans le premier bois, et à soleil couché nous arrivâmes dans la plaine. Nous ne rencontrâmes rien dans ce premier bois, si ce n’est que dans une petite clairière, qui n’avait pas plus d’un quart de mille, nous vîmes cinq grands loups traverser la route en toute hâte, l’un après l’autre, comme s’ils étaient en chasse de quelque proie qu’ils avaient en vue. Ils ne firent pas attention à nous, et disparurent en peu d’instants.

Là-dessus notre guide, qui, soit dit en passant, était un misérable poltron, nous recommanda de nous mettre en défense ; il croyait que beaucoup d’autres allaient venir.

Nous tînmes nos armes prêtes et l’œil au guet ; mais nous ne vîmes plus de loups jusqu’à ce que nous eûmes pénétré dans la plaine après avoir traversé ce bois, qui avait près d’une demi-lieue. Aussitôt que nous y fûmes arrivés, nous ne chômâmes pas d’occasion de regarder autour de nous. Le premier objet qui nous frappa ce fut un cheval mort, c’est-à-dire un pauvre cheval que les loups avaient tué. Au moins une douzaine d’entre eux étaient à la besogne, on ne peut pas dire en train de le manger, mais plutôt de ronger les os, car ils avaient dévoré toute la chair auparavant.

Nous ne jugeâmes point à propos de troubler leur festin, et ils ne prirent pas garde à nous. Vendredi aurait bien voulu tirer sur eux, mais je m’y opposai formellement, prévoyant que nous aurions sur les bras plus d’affaires semblables que nous ne nous y attendions. – Nous n’avions pas encore traversé la moitié de la plaine, quand, dans les bois, à notre gauche, nous commençâmes à entendre les loups hurler d’une manière effroyable, et aussitôt après nous en vîmes environ une centaine venir droit à nous,tous en corps, et la plupart d’entre eux en ligne, aussi régulièrement qu’une armée rangée par des officiers expérimentés. Je savais à peine que faire pour les recevoir. Il me sembla toutefois que le seul moyen était de nous serrertous de front, ce que nous exécutâmes sur-le-champ. Mais, pour qu’entre les décharges nous n’eussions point trop d’intervalle, je résolus que seulement de deux hommes l’un ferait feu, et que les autres, qui n’auraient pas tiré, se tiendraient prêts à leur faire essuyer immédiatement une seconde fusillade s’ils continuaient d’avancer sur nous ; puis que ceux qui auraient lâché leur coup d’abord ne s’amuseraient pas à recharger leur fusil, mais s’armeraient chacun d’un pistolet, car nous étionstous munis d’un fusil et d’une paire de pistolets. Ainsi nous pouvions par cette tactique faire six salves, la moitié de nous tirant à la fois. Néanmoins, pour le moment, il n’y eut pas nécessité : à la première décharge les ennemis firent halte, épouvantés, stupéfiés du bruit autant que du feu. Quatre d’entre eux, frappés à la tête, tombèrent morts ; plusieurs autres furent blessés et se retirèrent tout sanglants, comme nous pûmes le voir par la neige. Ils s’étaient arrêtés, mais ils ne battaient point en retraite. Me ressouvenant alors d’avoir entendu dire que les plus farouches animaux étaient jetés dans l’épouvante à la voix de l’homme, j’enjoignis àtous nos compagnons de crier aussi haut qu’ils le pourraient, et je vis que le dicton n’était pas absolument faux ; car, à ce cri, les loups commencèrent à reculer et à faire volte-face. Sur le coup j’ordonnai de saluer leur arrière-garde d’une seconde décharge, qui leur fit prendre le galop, et ils s’enfuirent dans les bois.

Ceci nous donna le loisir de recharger nos armes, et, pour ne pas perdre de temps, nous le fîmes en marchant. Mais à peine eûmes-nous bourré nos fusils et repris la défensive, que nous entendîmes un bruit terrible dans le même bois, à notre gauche ; seulement c’était plus loin, en avant, sur la route que nous devions suivre.

Combat avec les loups §

La nuit approchait et commençait à se faire noire, ce qui empirait notre situation ; et, comme le bruit croissait, nous pouvions aisément reconnaître les cris et les hurlements de ces bêtes infernales. Soudain nous apperçûmes deux ou trois troupes de loups sur notre gauche, une derrière nous et une à notre front, de sorte que nous en semblions environnés. Néanmoins, comme elles ne nous assaillaient point, nous poussâmes en avant aussi vite que pouvaient aller nos chevaux, ce qui, à cause de l’âpreté du chemin, n’était tout bonnement qu’un grand trot. De cette manière nous vînmes au-delà de la plaine, en vue de l’entrée du bois à travers lequel nous devions passer ; mais notre surprise fut grande quand, arrivés au défilé, nous apperçûmes, juste à l’entrée, un nombre énorme de loups à l’affût.

 

Tout-à-coup vers une autre percée du bois nous entendîmes la détonation d’un fusil ; et comme nous regardions de ce côté, sortit un cheval, sellé et bridé, fuyant comme le vent, et ayant à ses trousses seize ou dix-sept loups haletants : en vérité il les avait sur ses talons. Comme nous ne pouvions supposer qu’il tiendrait à cette vitesse, nous ne mîmes pas en doute qu’ils finiraient par le joindre ; infailliblement il en a dû être ainsi.

Un spectacle plus horrible encore vint alors frapper nos regards : ayant gagné la percée d’où le cheval était sorti, nous trouvâmes les cadavres d’un autre cheval et de deux hommes dévorés par ces bêtes cruelles. L’un de ces hommes était sans doute le même que nous avions entendu tirer une arme à feu, car il avait près de lui un fusil déchargé. Sa tête et la partie supérieure de son corps étaient rongées.

Cette vue nous remplit d’horreur, et nous ne savions où porter nos pas ; mais ces animaux, alléchés par la proie, tranchèrent bientôt la question en se rassemblant autour de nous. Sur l’honneur, il y en avait bien trois cents ! – Il se trouvait, fort heureusement pour nous, à l’entrée du bois, mais à une petite distance, quelques gros arbres propres à la charpente, abattus l’été d’auparavant, et qui, je le suppose, gisaient là en attendant qu’on les charriât. Je menai ma petite troupe au milieu de ces arbres, nous nous rangeâmes en ligne derrière le plus long, j’engageai tout le monde à mettre pied à terre, et, gardant ce tronc devant nous comme un parapet, à former un triangle ou trois fronts, renfermant nos chevaux dans le centre.

Nous fîmes ainsi et nous fîmes bien, car jamais il ne fut plus furieuse charge que celle qu’exécutèrent sur nous ces animaux quand nous fûmes en ce lieu : ils se précipitèrent en grondant, montèrent sur la pièce de charpente qui nous servait de parapet, comme s’ils se jetaient sur leur proie. Cette fureur, à ce qu’il paraît, était surtout excitée par la vue des chevaux placés derrière nous : c’était là la curée qu’ils convoitaient. J’ordonnai à nos hommes de faire feu comme auparavant, de deux hommes l’un, et ils ajustèrent si bien qu’ils tuèrent plusieurs loups à la première décharge ; mais il fut nécessaire de faire un feu roulant, car ils avançaient sur nous comme des diables, ceux de derrière poussant ceux de devant.

Après notre seconde fusillade, nous pensâmes qu’ils s’arrêteraient un peu, et j’espérais qu’ils allaient battre en retraite ; mais ce ne fût qu’une lueur, car d’autres s’élancèrent de nouveau. Nous fîmes donc nos salves de pistolets. Je crois que dans ces quatre décharges nous en tuâmes bien dix-sept ou dix-huit et que nous en estropiâmes le double. Néanmoins ils ne désemparaient pas.

Je ne me souciais pas de tirer notre dernier coup trop à la hâte. J’appelai donc mon domestique, non pas mon serviteur Vendredi, il était mieux employé : durant l’engagement il avait, avec la plus grande dextérité imaginable chargé mon fusil et le sien ; mais, comme je disais, j’appelai mon autre homme, et, lui donnant une corne à poudre, je lui ordonnai de faire une grande traînée le long de la pièce de charpente. Il obéit et n’avait eu que le temps de s’en aller, quand les loups y revinrent, et quelques-uns étaient montés dessus, lorsque moi, lâchant près de la poudre le chien d’un pistolet déchargé, j’y mis le feu. Ceux qui se trouvaient sur la charpente furent grillés, et six ou sept d’entre eux tombèrent ou plutôt sautèrent parmi nous, soit par la force ou par la peur du feu. Nous les dépêchâmes en un clin-d’œil ; et les autres furent si effrayés de cette explosion, que la nuit fort près alors d’être close rendit encore plus terrible, qu’ils se reculèrent un peu.

Là-dessus je commandai de faire une décharge générale de nos derniers pistolets, après quoi nous jetâmes un cri. Les loups alors nous montrèrent les talons, et aussitôt nous fîmes une sortie sur une vingtaine d’estropiés que nous trouvâmes se débattant par terre, et que nous taillâmes à coups de sabre, ce qui répondit à notre attente ; car les cris et les hurlements qu’ils poussèrent furent entendus par leurs camarades, si bien qu’ils prirent congé de nous et s’enfuirent.

Nous en avions en tout expédié une soixantaine, et si c’eût été en plein jour nous en aurions tué bien davantage. Le champ de bataille étant ainsi balayé, nous nous remîmes en route, car nous avions encore près d’une lieue à faire. Plusieurs fois chemin faisant nous entendîmes ces bêtes dévorantes hurler et crier dans les bois, et plusieurs fois nous nous imaginâmes en voir quelques-unes ; mais, nos yeux étant éblouis par la neige, nous n’en étions pas certains. Une heure après nous arrivâmes à l’endroit où nous devions loger. Nous y trouvâmes la population glacée d’effroi et sous les armes, car la nuit d’auparavant les loups et quelques ours s’étaient jetés dans le village et y avaient porté l’épouvante. Les habitants étaient forcés de faire le guet nuit et jour, mais surtout la nuit, pour défendre leur bétail et se défendre eux-mêmes.

Le lendemain notre guide était si mal et ses membres si enflés par l’apostème de ses deux blessures, qu’il ne put aller plus loin. Là nous fûmes donc obligés d’en prendre un nouveau pour nous conduire à Toulouse, où nous ne trouvâmes ni neige, ni loups, ni rien de semblable, mais un climat chaud et un pays agréable et fertile. Lorsque nous racontâmes notre aventure à Toulouse, on nous dit que rien n’était plus ordinaire dans ces grandes forêts au pied des montagnes, surtout quand la terre était couverte de neige. On nous demanda beaucoup quelle espèce de guide nous avions trouvé pour oser nous mener par cette route dans une saison si rigoureuse, et on nous dit qu’il était fort heureux que nous n’eussions pas ététous dévorés. Au récit que nous fîmes de la manière dont nous nous étions placés avec les chevaux au milieu de nous, on nous blâma excessivement, et on nous affirma qu’il y aurait eu cinquante à gager contre un que nous eussions dû périr ; car c’était la vue des chevaux qui avait rendu les loups si furieux : ils les considéraient comme leur proie ; qu’en toute autre occasion ils auraient été assurément effrayés de nos fusils ; mais, qu’enrageant de faim, leur violente envie d’arriver jusqu’aux chevaux les avait rendus insensibles au danger, et si, par un feu roulant et à la fin par le stratagème de la traînée de poudre, nous n’en étions venus à bout, qu’il y avait gros à parier que nous aurions été mis en pièces ; tandis que, si nous fussions demeurés tranquillement à cheval et eussions fait feu comme des cavaliers, ils n’auraient pas autant regardé les chevaux comme leur proie, voyant des hommes sur leur dos. Enfin on ajoutait que si nous avions mis pied à terre et avions abandonné nos chevaux, ils se seraient jetés dessus avec tant d’acharnement que nous aurions pu nous éloigner sains et saufs, surtout ayant en main des armes à feu et nous trouvant en si grand nombre.

Pour ma part, je n’eus jamais de ma vie un sentiment plus profond du danger ; car, lorsque je vis plus de trois cents de ces bêtes infernales, poussant des rugissements et la gueule béante, s’avancer pour nous dévorer, sans que nous eussions rien pour nous réfugier ou nous donner retraite, j’avais cru que c’en était fait de moi. N’importe ! je ne pense pas que je me soucie jamais de traverser les montagnes ; j’aimerais mieux faire mille lieues en mer, fussé-je sûr d’essuyer une tempête par semaine.

Rien qui mérite mention ne signala mon passage à travers la France, rien du moins dont d’autres voyageurs n’aient donné le récit infiniment mieux que je ne le saurais. Je me rendis de Toulouse à Paris ; puis, sans faire nulle part un long séjour, je gagnai Calais, et débarquai en bonne santé à Douvres, le 14 janvier, après avoir eu une âpre et froide saison pour voyager.

J’étais parvenu alors au terme de mon voyage, et en peu de temps j’eus autour de moi toutes mes richesses nouvellement recouvrées, les lettres de change dont j’étais porteur ayant été payées couramment.

Mon principal guide et conseiller privé ce fut ma bonne vieille veuve, qui, en reconnaissance de l’argent que je lui avais envoyé, ne trouvait ni peines trop grandes ni soins trop onéreux quand il s’agissait de moi. Je mis pour toutes choses ma confiance en elle si complètement, que je fus parfaitement tranquille quant à la sûreté de mon avoir ; et, par le fait, depuis, le commencement jusqu’à la fin, je n’eus qu’à me féliciter de l’inviolable intégrité de cette bonne gentlewoman.

J’eus alors la pensée de laisser mon avoir à cette femme, et de passer à Lisbonne, puis de là au Brésil ; mais de nouveaux scrupules religieux vinrent m’en détourner20. – Je pris donc le parti de demeurer dans ma patrie, et, si j’en pouvais trouver le moyen, de me défaire de ma plantation21.

Dans ce dessein j’écrivis à mon vieil ami de Lisbonne. Il me répondit qu’il trouverait aisément à vendre ma plantation dans le pays ; mais que, si je consentais à ce qu’au Brésil il l’offrit en mon nom aux deux marchands, les survivants de mes curateurs, que je savais fort riches, et qui, se trouvant sur les lieux, en connaissaient parfaitement la valeur, il était sûr qu’ils seraient enchantés d’en faire l’acquisition, et ne mettait pas en doute que je ne pusse en tirer au moins 4 ou 5, 000 pièces de huit.

J’y consentis donc et lui donnai pour cette offre mes instructions, qu’il suivit. Au bout de huit mois, le bâtiment étant de retour, il me fit savoir que la proposition avait été acceptée, et qu’ils avaient adressé 33, 000 pièces de huit à l’un de leurs correspondants à Lisbonne pour effectuer le paiement.

De mon côté je signai l’acte de vente en forme qu’on m’avait expédié de Lisbonne, et je le fis passer à mon vieil ami, qui m’envoya des lettres de change pour 32, 800 pièces de huit22, prix de ma propriété, se réservant le paiement annuel de 100 moidores pour lui, et plus tard pour son fils celui viager de 50 moidores23, que je leur avais promis et dont la plantation répondait comme d’une rente inféodée. – Voici que j’ai donné la première partie de ma vie de fortune et d’aventures, vie qu’on pourrait appeler une marqueterie de la Providence, vie d’une bigarrure telle que le monde en pourra rarement offrir de semblable. Elle commença follement, mais elle finit plus heureusement qu’aucune de ses circonstances ne m’avait donné lieu de l’espérer.

Les deux neveux §

On pensera que, dans cet état complet de bonheur, je renonçai à courir de nouveaux hasards, et il en eût été ainsi par le fait si mes alentours m’y eussent aidé ; mais j’étais accoutumé à une vie vagabonde : je n’avais point de famille, point de parents ; et, quoique je fusse riche, je n’avais pas fait beaucoup de connaissances. – Je m’étais défait de ma plantation au Brésil : cependant ce pays ne pouvait me sortir de la tête, et j’avais une grande envie de reprendre ma volée ; je ne pouvais surtout résister au violent désir que j’avais de revoir mon île, de savoir si les pauvres Espagnols l’habitaient, et comment les scélérats que j’y avais laissés en avaient usé avec eux24.

 

Ma fidèle amie la veuve me déconseilla de cela, et m’influença si bien que pendant environ sept ans elle prévint mes courses lointaines. Durant ce temps je pris sous ma tutelle mes deux neveux, fils d’un de mes frères. L’aîné ayant quelque bien, je l’élevai comme un gentleman, et pour ajouter à son aisance je lui constituai un legs après ma mort. Le cadet, je le confiai à un capitaine de navire, et au bout de cinq ans, trouvant en lui un garçon judicieux, brave et entreprenant, je lui confiai un bon vaisseau et je l’envoyai en mer. Ce jeune homme m’entraîna moi-même plus tard, tout vieux que j’étais, dans de nouvelles aventures.

Cependant je m’établis ici en partie, car premièrement je me mariai, et cela non à mon désavantage ou à mon déplaisir. J’eus trois enfants, deux fils et une fille ; mais ma femme étant morte et mon neveu revenant à la maison après un fort heureux voyage en Espagne, mes inclinations à courir le monde et ses importunités prévalurent, et m’engagèrent à m’embarquer dans son navire comme simple négociant pour les Indes-Orientales. Ce fut en l’année 1694.

Dans ce voyage je visitai ma nouvelle colonie dans l’île, je vis mes successeurs les Espagnols, j’appris toute l’histoire de leur vie et celle des vauriens que j’y avais laissés ; comment d’abord ils insultèrent les pauvres Espagnols, comment plus tard ils s’accordèrent, se brouillèrent, s’unirent et se séparèrent, et comment à la fin les Espagnols furent obligés d’user de violence ; comment ils furent soumis par les Espagnols, combien les Espagnols en usèrent honnêtement avec eux. C’est une histoire, si elle était écrite, aussi pleine de variété et d’événements merveilleux que la mienne, surtout aussi quant à leurs batailles avec les caribes qui débarquèrent dans l’île, et quant aux améliorations qu’ils apportèrent à l’île elle-même. Enfin, j’appris encore comment trois d’entre eux firent une tentative sur la terre ferme et ramenèrent cinq femmes et onze hommes prisonniers, ce qui fit qu’à mon arrivée je trouvai une vingtaine d’enfants dans l’île.

J’y séjournai vingt jours environ et j’y laissai de bonnes provisions de toutes choses nécessaires, principalement des armes, de la poudre, des balles, des vêtements, des outils et deux artisans que j’avais amenés d’Angleterre avec moi, nommément un charpentier et un forgeron.

En outre je leur partageai le territoire : je me réservai la propriété de tout, mais je leur donnai respectivement telles parts qui leur convenaient. Ayant arrêté toutes ces choses avec eux et les ayant engagé à ne pas quitter l’île, je les y laissai.

De là je touchai au Brésil, d’où j’envoyai une embarcation que j’y achetai et de nouveaux habitants pour la colonie. En plus des autres subsides, je leur adressais sept femmes que j’avais trouvées propres pour le service ou pour le mariage si quelqu’un en voulait. Quant aux Anglais, je leur avais promis, s’ils voulaient s’adonner à la culture, de leur envoyer des femmes d’Angleterre avec une bonne cargaison d’objets de nécessité, ce que plus tard je ne pus effectuer. Ces garçons devinrent très-honnêtes et très-diligents après qu’on les eut domtés et qu’ils eurent établi à part leurs propriétés. Je leur expédiai aussi du Brésil cinq vaches dont trois près de vêler, quelques moutons et quelques porcs, qui lorsque je revins étaient considérablement multipliés.

Mais de toutes ces choses, et de la manière dont 300 caribes firent une invasion et ruinèrent leurs plantations ; de la manière dont ils livrèrent contre cette multitude de Sauvages deux batailles, où d’abord ils furent défaits et perdirent un des leurs ; puis enfin, une tempête ayant submergé les canots de leurs ennemis, de la manière dont ils les affamèrent, les détruisirent presquetous, restaurèrent leurs plantations, en reprirent possession et vécurent paisiblement dans l’île25.

De toutes ces choses, dis-je, et de quelques incidents surprenants de mes nouvelles aventures durant encore dix années, je donnerai une relation plus circonstanciée ci-après.

Ce proverbe naïf si usité en Angleterre, ce qui est engendré dans l’os ne sortira pas de la chair26, ne s’est jamais mieux vérifié que dans l’histoire de ma vie. On pourrait penser qu’après trente-cinq années d’affliction et une multiplicité d’infortunes que peu d’hommes avant moi, pas un seul peut-être, n’avait essuyées, et qu’après environ sept années de paix et de jouissance dans l’abondance de toutes choses, devenu vieux alors, je devais être à même ou jamais d’appréciertous les états de la vie moyenne et de connaître le plus propre à rendre l’homme complètement heureux. Après tout ceci, dis-je, on pourrait penser que la propension naturelle à courir, qu’à mon entrée dans le monde j’ai signalée comme si prédominante en mon esprit, était usée ; que la partie volatile de mon cerveau était évaporée ou tout au moins condensée, et qu’à soixante-et-un ans d’âge j’aurais le goût quelque peu casanier, et aurais renoncé à hasarder davantage ma vie et ma fortune.

Qui plus est, le commun motif des entreprises lointaines n’existait point pour moi : je n’avais point de fortune à faire, je n’avais rien à rechercher ; eussé-je gagné 10, 000 livres sterling, je n’eusse pas été plus riche : j’avais déjà du bien à ma suffisance et à celle de mes héritiers, et ce que je possédais accroissait à vue d’œil ; car, n’ayant pas une famille nombreuse, je n’aurais pu dépenser mon revenu qu’en me donnant un grand train de vie, une suite brillante, des équipages, du faste et autres choses semblables, aussi étrangères à mes habitudes qu’à mes inclinations. Je n’avais donc rien à faire qu’à demeurer tranquille, à jouir pleinement de ce que j’avais acquis et à le voir fructifier chaque jour entre mes mains.

Aucune de ces choses cependant n’eut d’effet sur moi, ou du moins assez pour étouffer le violent penchant que j’avais à courir de nouveau le monde, penchant qui m’était inhérent comme une maladie chronique. Voir ma nouvelle plantation dans l’île, et la colonie que j’y avais laissée, était le désir qui roulait le plus incessamment dans ma tête. Je rêvais de cela toute la nuit et mon imagination s’en berçait tout le jour. C’était le point culminant de toutes mes pensées, et mon cerveau travaillait cette idée avec tant de fixité et de contention que j’en parlais dans mon sommeil. Bref, rien ne pouvait la bannir de mon esprit ; elle envahissait si tyranniquementtous mes entretiens, que ma conversation en devenait fastidieuse ; impossible à moi de parler d’autre chose :tous mes discours rabâchaient là-dessus jusqu’à l’impertinence, jusque là que je m’en apperçus moi-même.

J’ai souvent entendu dire à des personnes de grand sens quetous les bruits accrédités dans le monde sur les spectres et les apparitions sont dus à la force de l’imagination et au puissant effet de l’illusion sur nos esprits ; qu’il n’y a ni revenants, ni fantômes errants, ni rien de semblable ; qu’à force de repasser passionnément la vie et les mœurs de nos amis qui ne sont plus, nous nous les représentons si bien qu’il nous est possible en des circonstances extraordinaires de nous figurer les voir, leur parler et en recevoir des réponses, quand au fond dans tout cela il n’y a qu’ombre et vapeur. – Et par le fait, c’est chose fort incompréhensible.

Pour ma part, je ne sais encore à cette heure s’il y a de réelles apparitions, des spectres, des promenades de gens après leur mort, ou si dans toutes les histoires de ce genre qu’on nous raconte il n’y a rien qui ne soit le produit des vapeurs, des esprits malades et des imaginations égarées ; mais ce que je sais, c’est que mon imagination travaillait à un tel degré et me plongeait dans un tel excès de vapeurs, ou qu’on appelle cela comme on voudra, que souvent je me croyais être sur les lieux mêmes, à mon vieux château derrière les arbres, et voyais mon premier Espagnol, le père de Vendredi et les infâmes matelots que j’avais laissés dans l’île. Je me figurais même que je leur parlais ; et bien que je fusse tout-à-fait éveillé, je les regardais fixement comme s’ils eussent été en personne devant moi. J’en vins souvent à m’effrayer moi-même des objets qu’enfantait mon cerveau. – Une fois, dans mon sommeil, le premier Espagnol et le père de Vendredi me peignirent si vivement la scélératesse des trois corsaires de matelots, que c’était merveille. Ils me racontaient que ces misérables avaient tenté cruellement de massacrertous les Espagnols, et qu’ils avaient mis le feu aux provisions par eux amassées, à dessein de les réduire à l’extrémité et de les faire mourir de faim, choses qui ne m’avaient jamais été dites, et qui pourtant en fait étaient toutes vraies. J’en étais tellement frappé, et c’était si réel pour moi, qu’à cette heure je les voyais et ne pouvais qu’être persuadé que cela était vrai ou devait l’être. Aussi quelle n’était pas mon indignation quand l’Espagnol faisait ses plaintes, et comme je leur rendais justice en les traduisant devant moi et les condamnanttous trois à être pendus ! On verra en son lieu ce que là-dedans il y avait de réel ; car quelle que fût la cause de ce songe et quels que fussent les esprits secrets et familiers qui me l’inspirassent, il s’y trouvait, dis-je, toutefois beaucoup de choses exactes. J’avoue que ce rêve n’avait rien de vrai à la lettre et dans les particularités ; mais l’ensemble en était si vrai, l’infâme et perfide conduite de ces trois fieffés coquins ayant été tellement au-delà de tout ce que je puis dire, que mon songe n’approchait que trop de la réalité, et que si plus tard je les eusse punis sévèrement et fait pendretous, j’aurais été dans mon droit et justifiable devant Dieu et devant les hommes.

Mais revenons à mon histoire. Je vécus quelques années dans cette situation d’esprit : pour moi nulle jouissance de la vie, point d’heures agréables, de diversion attachante, qui ne tinssent en quelque chose à mon idée fixe ; à tel point que ma femme, voyant mon esprit si uniquement préoccupé, me dit un soir très-gravement qu’à son avis j’étais sous le coup de quelque impulsion secrète et puissante de la Providence, qui avait décrété mon retour là-bas, et qu’elle ne voyait rien qui s’opposât à mon départ que mes obligations envers une femme et des enfants. Elle ajouta qu’à la vérité elle ne pouvait songer à aller avec moi ; mais que, comme elle était sûre que si elle venait à mourir, ce voyage serait la première chose que j’entreprendrais, et que, comme cette chose lui semblait décidée là-haut, elle ne voulait pas être l’unique empêchement ; car, si je le jugeais convenable et que je fusse résolu à partir… Ici elle me vit si attentif à ses paroles et la regarder si fixement, qu’elle se déconcerta un peu et s’arrêta. Je lui demandai pourquoi elle ne continuait point et n’achevait pas ce qu’elle allait me dire ; mais je m’apperçus que son cœur était trop plein et que des larmes roulaient dans ses yeux.

Entretien de Robinson avec sa femme §

« Parlez, ma chère, lui dis je, souhaitez-vous que je parte ? » – « Non, répondit-elle affectueusement, je suis loin de le désirer ; mais si vous êtes déterminé à partir, plutôt que d’y être l’unique obstacle, je partirai avec vous. Quoique je considère cela comme une chose déplacée pour quelqu’un de votre âge et dans votre position, si cela doit être, redisait-elle en pleurant, je ne vous abandonnerai point. Si c’est la volonté céleste, vous devez obéir. Point de résistance ; et si le Ciel vous fait un devoir de partir, il m’en fera un de vous suivre ; autrement il disposera de moi, afin que je ne rompe pas ce dessein. »

 

Cette conduite affectueuse de ma femme m’enleva un peu à mes vapeurs, et je commençai à considérer ce que je faisais. Je réprimai ma fantaisie vagabonde, et je me pris à discuter avec moi-même posément. – « Quel besoin as-tu, à plus de soixante ans, après une vie de longues souffrances et d’infortunes, close d’une si heureuse et si douce manière, quel besoin as-tu, me disais-je, de t’exposer à de nouveaux hasards, de te jeter dans des aventures qui conviennent seulement à la jeunesse et à la pauvreté ? »

Dans ces sentiments, je réfléchis à mes nouveaux liens : j’avais une femme, un enfant, et ma femme en portait un autre ; j’avais tout ce que le monde pouvait me donner, et nullement besoin de chercher fortune à travers les dangers. J’étais sur le déclin de mes ans, et devais plutôt songer à quitter qu’à accroître ce que j’avais acquis. Quant à ce que m’avait dit ma femme, que ce penchant était une impulsion venant du Ciel, et qu’il serait de mon devoir de partir, je n’y eus point égard. Après beaucoup de considérations semblables, j’en vins donc aux prises avec le pouvoir de mon imagination, je me raisonnai pour m’y arracher, comme on peut toujours faire, il me semble, en pareilles circonstances, si on en a le vouloir. Bref je sortis vainqueur : je me calmai à l’aide des arguments qui se présentèrent à mon esprit, et que ma condition d’alors me fournissait en abondance. Particulièrement, comme la méthode la plus efficace, je résolus de me distraire par d’autres choses, et de m’engager dans quelque affaire qui pût me détourner complètement de toute excursion de ce genre ; car je m’étais apperçu que ces idées m’assaillaient principalement quand j’étais oisif, que je n’avais rien à faire ou du moins rien d’important immédiatement devant moi.

Dans ce but j’achetai une petite métairie dans le comté de Bedfort, et je résolus de m’y retirer. L’habitation était commode et les héritages qui en dépendaient susceptibles de grandes améliorations, ce qui sous bien des rapports me convenait parfaitement, amateur que j’étais de culture, d’économie, de plantation, d’améliorissement ; d’ailleurs, cette ferme se trouvant dans le cœur du pays, je n’étais plus à même de hanter la marine et les gens de mer et d’ouïr rien qui eût trait aux lointaines contrées du monde.

Bref, je me transportai à ma métairie, j’y établis ma famille, j’achetai charrues, herses, charrette, chariot, chevaux, vaches, moutons, et, me mettant sérieusement à l’œuvre, je devins en six mois un véritable gentleman campagnard. Mes pensées étaient totalement absorbées : c’étaient mes domestiques à conduire, des terres à cultiver, des clôtures, des plantations à faire… Je jouissais, selon moi, de la plus agréable vie que la nature puisse nous départir, et dans laquelle puisse faire retraite un homme toujours nourri dans le malheur.

Comme je faisais valoir ma propre terre, je n’avais point de redevance à payer, je n’étais gêné par aucune clause, je pouvais tailler et rogner à ma guise. Ce que je plantais était pour moi-même, ce que j’améliorais pour ma famille. Ayant ainsi dit adieu aux aventures, je n’avais pas le moindre nuage dans ma vie pour ce qui est de ce monde. Alors je croyais réellement jouir de l’heureuse médiocrité que mon père m’avait si instamment recommandée, une sorte d’existence céleste semblable à celle qu’a décrite le poète en parlant de la vie pastorale :

Exempte de vice et de soins,

Jeunesse est sans écart, vieillesse sans besoins27.

Mais au sein de toute cette félicité un coup inopiné de la Providence me renversa : non-seulement il me fit une blessure profonde et incurable, mais, par ses conséquences, il me fit faire une lourde rechute dans ma passion vagabonde. Cette passion, qui était pour ainsi dire née dans mon sang, eut bientôt repris tout son empire, et, comme le retour d’une maladie violente, elle revint avec une force irrésistible, tellement que rien ne fit plus impression sur moi. – Ce coup c’était la perte de ma femme.

Il ne m’appartient pas ici d’écrire une élégie sur ma femme, de retracer toutes ses vertus privées, et de faire ma cour au beau sexe par la flatterie d’une oraison funèbre. Elle était, soit dit en peu de mots, le support de toutes mes affaires, le centre de toutes mes entreprises, le bon génie qui par sa prudence me maintenait dans le cercle heureux où j’étais, après m’avoir arraché au plus extravagant et au plus ruineux projet où s’égarât ma tête. Et elle avait fait plus pour domter mon inclination errante que les pleurs d’une mère, les instructions d’un père, les conseils d’un ami, ou que toute la force de mes propres raisonnements. J’étais heureux de céder à ses larmes, de m’attendrir à ses prières, et par sa perte je fus en ce monde au plus haut point brisé et désolé.

Sitôt qu’elle me manqua le monde autour de moi me parut mal : j’y étais, me semblait-il, aussi étranger qu’au Brésil lorsque pour la première fois j’y abordai, et aussi isolé, à part l’assistance de mes domestiques, que je l’étais dans mon île. Je ne savais que faire ou ne pas faire. Je voyais autour de moi le monde occupé, les uns travaillant pour avoir du pain, les autres se consumant dans de vils excès ou de vains plaisirs, et également misérables, parce que le but qu’ils se proposaient fuyait incessamment devant eux. Les hommes de plaisir chaque jour se blasaient sur leurs vices, et s’amassaient une montagne de douleur et de repentir, et les hommes de labeur dépensaient leurs forces en efforts journaliers afin de gagner du pain de quoi soutenir ces forces vitales qu’exigeaient leurs travaux ; roulant ainsi dans un cercle continuel de peines, ne vivant que pour travailler, ne travaillant que pour vivre, comme si le pain de chaque jour était le seul but d’une vie accablante, et une vie accablante la seule voie menant au pain de chaque jour.

Cela réveilla chez moi l’esprit dans lequel je vivais en mon royaume, mon île, où je n’avais point laissé croître de blé au-delà de mon besoin, où je n’avais point nourri de chèvres au-delà de mon usage, où mon argent était resté dans le coffre jusque-là de s’y moisir, et avait eu à peine la faveur d’un regard pendant vingt années.

Si de toutes ces choses j’eusse profité comme je l’eusse dû faire et comme la raison et la religion me l’avaient dicté, j’aurais eu appris à chercher au-delà des jouissances humaines une félicité parfaite, j’aurais eu appris que, supérieur à elles, il y a quelque chose qui certainement est la raison et la fin de la vie, et que nous devons posséder ou tout au moins auquel nous devons aspirer sur ce côté-ci de la tombe.

Mais ma sage conseillère n’était plus là : j’étais comme un vaisseau sans pilote, qui ne peut que courir devant le vent. Mes pensées volaient de nouveau à leur ancienne passion, ma tête était totalement tournée par une manie d’aventures lointaines ; ettous les agréables et innocents amusements de ma métairie et de mon jardin, mon bétail, et ma famille, qui auparavant me possédaient tout entier, n’étaient plus rien pour moi, n’avaient plus d’attraits, comme la musique pour un homme qui n’a point d’oreilles, ou la nourriture pour un homme qui a le goût usé. En un mot, je résolus de me décharger du soin de ma métairie, de l’abandonner, de retourner à Londres : et je fis ainsi peu de mois après.

Arrivé à Londres, je me retrouvai aussi inquiet qu’auparavant, la ville m’ennuyait ; je n’y avais point d’emploi, rien à faire qu’à baguenauder, comme une personne oisive de laquelle on peut dire qu’elle est parfaitement inutile dans la création de Dieu, et que pour le reste de l’humanité il n’importe pas plus qu’un farthing28 qu’elle soit morte ou vive. – C’était aussi de toutes les situations celle que je détestais le plus, moi qui avais usé mes jours dans une vie active ; et je me disais souvent à moi-même : L’état d’oisiveté est la lie de la vie. – Et en vérité je pensais que j’étais beaucoup plus convenablement occupé quand j’étais vingt-six jours à me faire une planche de sapin.

Nous entrions dans l’année 1693 quand mon neveu, dont j’avais fait, comme je l’ai dit précédemment, un marin et un commandant de navire, revint d’un court voyage à Bilbao, le premier qu’il eût fait. M’étant venu voir, il me conta que des marchands de sa connaissance lui avaient proposé d’entreprendre pour leurs maisons un voyage aux Indes-Orientales et à la Chine. – « Et maintenant, mon oncle, dit-il, si vous voulez aller en mer avec moi, je m’engage à vous débarquer à votre ancienne habitation dans l’île, car nous devons toucher au Brésil. »

Rien ne saurait être une plus forte démonstration d’une vie future et de l’existence d’un monde invisible que la coïncidence des causes secondes et des idées que nous formons en notre esprit tout-à-fait intimement, et que nous ne communiquons à pas une âme.

Mon neveu ignorait avec quelle violence ma maladie de courir le monde s’était de nouveau emparée de moi, et je ne me doutais pas de ce qu’il avait l’intention de me dire quand le matin même, avant sa visite, dans une très-grande confusion de pensées, repassant en mon esprit toutes les circonstances de ma position, j’en étais venu à prendre la détermination d’aller à Lisbonne consulter mon vieux capitaine ; et, si c’était raisonnable et praticable, d’aller voir mon île et ce que mon peuple y était devenu. Je me complaisais dans la pensée de peupler ce lieu, d’y transporter des habitants, d’obtenir une patente de possession, et je ne sais quoi encore, quand au milieu de tout ceci entra mon neveu, comme je l’ai dit, avec son projet de me conduire à mon île chemin faisant aux Indes-Orientales.

À cette proposition je me pris à réfléchir un instant, et le regardant fixement : – « Quel démon, lui dis-je, vous a chargé de ce sinistre message ? » – Mon neveu tressaillit, comme s’il eût été effrayé d’abord ; mais, s’appercevant que je n’étais pas très-fâché de l’ouverture, il se remit. – « J’espère, sir, reprit-il, que ce n’est point une proposition funeste ; j’ose même espérer que vous serez charmé de voir votre nouvelle colonie en ce lieu où vous régniez jadis avec plus de félicité que la plupart de vos frères les monarques de ce monde.

Bref, ce dessein correspondait si bien à mon humeur, c’est-à-dire à la préoccupation qui m’absorbait et dont j’ai déjà tant parlé, qu’en peu de mots je lui dis que je partirais avec lui s’il s’accordait avec les marchands, mais que je ne promettais pas d’aller au-delà de mon île. – « Pourquoi, sir, dit-il ? vous ne désirez pas être laissé là de nouveau j’espère. » – « Quoi ! répliquai-je, ne pouvez-vous pas me reprendre à votre retour ? » – Il m’affirma qu’il n’était pas possible que les marchands lui permissent de revenir par cette route, avec un navire chargé de si grandes valeurs, le détour étant d’un mois et pouvant l’être de trois ou quatre. – « D’ailleurs, sir, ajouta-t-il, s’il me mésarrivait, et que je ne revinsse pas du tout, vous seriez alors réduit à la condition où vous étiez jadis. »

Proposition du neveu §

C’était fort raisonnable ; toutefois nous trouvâmes l’un et l’autre un remède à cela. Ce fut d’embarquer à bord du navire un sloop tout façonné mais démonté en pièces, lequel, à l’aide de quelques charpentiers que nous convînmes d’emmener avec nous, pouvait être remonté dans l’île et achevé et mis à flot en peu de jours.

 

Je ne fus pas long à me déterminer, car réellement les importunités de mon neveu servaient si bien mon penchant, que rien ne m’aurait arrêté. D’ailleurs, ma femme étant morte, je n’avais personne qui s’intéressât assez à moi pour me conseiller telle voie ou telle autre, exception faite de ma vieille bonne amie la veuve, qui s’évertua pour me faire prendre en considération mon âge, mon aisance, l’inutile danger d’un long voyage, et, par-dessus tout, mes jeunes enfants. Mais ce fut peine vaine : j’avais un désir irrésistible de voyager. – « J’ai la créance, lui dis-je, qu’il y a quelque chose de si extraordinaire dans les impressions qui pèsent sur mon esprit, que ce serait en quelque sorte résister à la Providence si je tentais de demeurer à la maison. » – Après quoi elle mit fin à ses remontrances et se joignit à moi non-seulement pour faire mes apprêts de voyage, mais encore pour régler mes affaires de famille en mon absence et pourvoir à l’éducation de mes enfants.

Pour le bien de la chose, je fis mon testament et disposai la fortune que je laissais à mes enfants de telle manière, et je la plaçai en de telles mains, que j’étais parfaitement tranquille et assuré que justice leur serait faite quoi qu’il pût m’advenir. Quant à leur éducation, je m’en remis entièrement à ma veuve, en la gratifiant pour ses soins d’une suffisante pension, qui fut richement méritée, car une mère n’aurait pas apporté plus de soins dans leur éducation ou ne l’eût pas mieux entendue. Elle vivait encore quand je revins dans ma patrie, et moi-même je vécus assez pour lui témoigner ma gratitude.

Mon neveu fut prêt à mettre à la voile vers le commencement de janvier 1694-5, et avec mon serviteur Vendredi je m’embarquai aux Dunes le 8, ayant à bord, outre le sloop dont j’ai fait mention ci-dessus, un chargement très-considérable de toutes sortes de choses nécessaires pour ma colonie, que j’étais résolu de n’y laisser qu’autant que je la trouverais en bonne situation.

Premièrement j’emmenai avec moi quelques serviteurs que je me proposais d’installer comme habitants dans mon île, ou du moins de faire travailler pour mon compte pendant que j’y séjournerais, puis que j’y laisserais ou que je conduirais plus loin, selon qu’ils paraîtraient le désirer. Il y avait entre autres deux charpentiers, un forgeron, et un autre garçon fort adroit et fort ingénieux, tonnelier de son état, mais artisan universel, car il était habile à faire des roues et des moulins à bras pour moudre le grain, de plus bon tourneur et bon potier, et capable d’exécuter toute espèce d’ouvrages en terre ou en bois. Bref, nous l’appelions notre Jack-bon-à-tout.

Parmi eux se trouvait aussi un tailleur qui s’était présenté pour passer aux Indes-Orientales avec mon neveu, mais qui consentit par la suite à se fixer dans notre nouvelle colonie, et se montra le plus utile et le plus adroit compagnon qu’on eût su désirer, même dans beaucoup de choses qui n’étaient pas de son métier ; car, ainsi que je l’ai fait observer autrefois, la nécessité nous rend industrieux.

Ma cargaison, autant que je puis m’en souvenir, car je n’en avais pas dressé un compte détaillé, consistait en une assez grande quantité de toiles et de légères étoffes anglaises pour habiller les Espagnols que je m’attendais à trouver dans l’île. À mon calcul il y en avait assez pour les vêtir confortablement pendant sept années. Si j’ai bonne mémoire, les marchandises que j’emportai pour leur habillement, avec les gants, chapeaux, souliers, bas et autres choses dont ils pouvaient avoir besoin pour se couvrir, montaient à plus de 200 livres sterling, y compris quelques lits, couchers, et objets d’ameublement, particulièrement des ustensiles de cuisine, pots, chaudrons, vaisselle d’étain et de cuivre… : j’y avais joint en outre près de 100 livres sterling de ferronnerie, clous, outils de toute sorte, loquets, crochets, gonds ; bref, tout objet nécessaire auquel je pus penser.

J’emportai aussi une centaine d’armes légères, mousquets et fusils, de plus quelques pistolets, une grande quantité de balles de tout calibre, trois ou quatre tonneaux de plomb, deux pièces de canon d’airain, et comme j’ignorais pour combien de temps et pour quelles extrémités j’avais à me pourvoir, je chargeai cent barils de poudre, des épées, des coutelas et quelques fers de piques et de hallebardes ; si bien qu’en un mot nous avions un véritable arsenal de toute espèce de munitions. Je fis aussi emporter à mon neveu deux petites caronades en plus de ce qu’il lui fallait pour son vaisseau, à dessein de les laisser dans l’île si besoin était, afin qu’à notre débarquement nous pussions construire un Fort, et l’armer contre n’importe quel ennemi ; et par le fait dès mon arrivée, j’eus lieu de penser qu’il serait assez besoin de tout ceci et de beaucoup plus encore, si nous prétendions nous maintenir en possession de l’île, comme on le verra dans la suite de cette histoire.

Je n’eus pas autant de malencontre dans ce voyage que dans les précédents ; aussi aurai-je moins sujet de détourner le lecteur, impatient peut-être d’apprendre ce qu’il en était de ma colonie. Toutefois quelques accidents étranges, des vents contraires et du mauvais temps, qui nous advinrent à notre départ, rendirent la traversée plus longue que je ne m’y attendais d’abord ; et moi, qui n’avais jamais fait qu’un voyage, – mon premier voyage en Guinée, – que je pouvais dire s’être effectué comme il avait été conçu, je commençai à croire que la même fatalité m’attendait encore, et que j’étais né pour ne jamais être content à terre, et pour toujours être malheureux sur l’Océan.

Les vents contraires nous chassèrent d’abord vers le Nord, et nous fûmes obligés de relâcher à Galway en Irlande, où ils nous retinrent trente-deux jours ; mais dans cette mésaventure nous eûmes la satisfaction de trouver là des vivres excessivement à bon marché et en très-grande abondance ; de sorte que tout le temps de notre relâche, bien loin de toucher aux provisions du navire, nous y ajoutâmes plutôt. – Là je pris plusieurs porcs, et deux vaches avec leurs veaux, que, si nous avions une bonne traversée, j’avais dessein de débarquer dans mon île : mais nous trouvâmes occasion d’en disposer autrement.

Nous quittâmes l’Irlande le 5 février, à la faveur d’un joli frais qui dura quelques jours. – Autant que je me le rappelle, c’était vers le 20 février, un soir, assez tard, le second, qui était de quart, entra dans la chambre du Conseil, et nous dit qu’il avait vu une flamme et entendu un coup de canon ; et tandis qu’il nous parlait de cela, un mousse vint nous avertir que le maître d’équipage en avait entendu un autre. Là-dessus nous courûmestous sur le gaillard d’arrière, où nous n’entendîmes rien ; mais au bout de quelques minutes nous vîmes une grande lueur, et nous reconnûmes qu’il y avait au loin un feu terrible. Immédiatement nous eûmes recours à notre estime, et nous tombâmestous d’accord que du côté où l’incendie se montrait il ne pouvait y avoir de terre qu’à non moins 500 lieues, car il apparaissait à l’Ouest-Nord-Ouest. Nous conclûmes alors que ce devait être quelque vaisseau incendié en mer, et les coups de canon que nous venions d’entendre nous firent présumer qu’il ne pouvait être loin. Nous fîmes voile directement vers lui, et nous eûmes bientôt la certitude de le découvrir ; parce que plus nous cinglions, plus la flamme grandissait, bien que de long-temps, le ciel étant brumeux, nous ne pûmes appercevoir autre chose que cette flamme. – Au bout d’une demi-heure de bon sillage, le vent nous étant devenu favorable, quoique assez faible, et le temps s’éclaircissant un peu, nous distinguâmes pleinement un grand navire en feu au milieu de la mer.

Je fus sensiblement touché de ce désastre, encore que je ne connusse aucunement les personnes qui s’y trouvaient plongées. Je me représentai alors mes anciennes infortunes, l’état où j’étais quand j’avais été recueilli par le capitaine portugais, et combien plus déplorable encore devait être celui des malheureuses gens de ce vaisseau, si quelque autre bâtiment n’allait avec eux de conserve. Sur ce, j’ordonnai immédiatement de tirer cinq coups de canon coup sur coup, à dessein de leur faire savoir, s’il était possible, qu’ils avaient du secours à leur portée, et afin qu’ils tâchassent de se sauver dans leur chaloupe ; car, bien que nous pussions voir la flamme dans leur navire, eux cependant, à cause de la nuit, ne pouvaient rien voir de nous.

Nous étions en panne depuis quelque temps, suivant seulement à la dérive le bâtiment embrasé, en attendant le jour quand soudain, à notre grande terreur, quoique nous eussions lieu de nous y attendre, le navire sauta en l’air, et s’engloutit aussitôt. Ce fut terrible, ce fut un douloureux spectacle, par la compassion qu’il nous donna de ces pauvres gens, qui, je le présumais, devaienttous avoir été détruits avec le navire ou se trouver dans la plus profonde détresse, jetés sur leur chaloupe au milieu de l’Océan : alternative d’où je ne pouvais sortir à cause de l’obscurité de la nuit. Toutefois, pour les diriger de mon mieux, je donnai l’ordre de suspendretous les fanaux que nous avions à bord, et on tira le canon toute la nuit. Par là nous leur faisions connaître qu’il y avait un bâtiment dans ce parage.

Vers huit heures du matin, à l’aide de nos lunettes d’approche, nous découvrîmes les embarcations du navire incendié, et nous reconnûmes qu’il y en avait deux d’entre elles encombrées de monde, et profondément enfoncées dans l’eau. Le vent leur étant contraire, ces pauvres gens ramaient, et, nous ayant vus, ils faisaienttous leurs efforts pour se faire voir aussi de nous.

Nous déployâmes aussitôt notre pavillon pour leur donner à connaître que nous les avions apperçus, et nous leur adressâmes un signal de ralliement ; puis nous forçâmes de voile, portant le cap droit sur eux. En un peu plus d’une demi-heure nous les joignîmes, et, bref, nous les accueillîmestous à bord ; ils n’étaient pas moins de soixante-quatre, tant hommes que femmes et enfants ; car il y avait un grand nombre de passagers.

Enfin nous apprîmes que c’était un vaisseau marchand français de 300 tonneaux, s’en retournant de Québec, sur la rivière du Canada. Le capitaine nous fit un long récit de la détresse de son navire. Le feu avait commencé à la timonerie, par la négligence du timonier. À son appel au secours il avait été, du moins tout le monde le croyait-il, entièrement éteint. Mais bientôt on s’était apperçu que quelques flammèches avaient gagné certaines parties du bâtiment, où il était si difficile d’arriver, qu’on n’avait pu complètement les éteindre. Ensuite le feu, s’insinuant entre les couples et dans le vaigrage du vaisseau, s’était étendu jusqu’à la cale, et avait bravétous les efforts et toute l’habileté qu’on avait pu faire éclater.

Ils n’avaient eu alors rien autre à faire qu’à se jeter dans leurs embarcations, qui, fort heureusement pour eux, se trouvaient assez grandes. Ils avaient leur chaloupe, un grand canot et de plus un petit esquif qui ne leur avait servi qu’à recevoir des provisions et de l’eau douce, après qu’ils s’étaient mis en sûreté contre le feu. Toutefois ils n’avaient que peu d’espoir pour leur vie en entrant dans ces barques à une telle distance de toute terre ; seulement, comme ils le disaient bien, ils avaient échappé au feu, et il n’était pas impossible qu’un navire les rencontrât et les prit à son bord.

Le vaisseau incendié §

Ils avaient des voiles, des rames et une boussole, et se préparaient à mettre le cap en route sur Terre-Neuve, le vent étant favorable, car il soufflait un joli frais Sud-Est quart-Est. Ils avaient en les ménageant assez de provisions et d’eau pour ne pas mourir de faim pendant environ douze jours, au bout desquels s’ils n’avaient point de mauvais temps et de vents contraires, le capitaine disait qu’il espérait atteindre les bancs de Terre-Neuve, où ils pourraient sans doute pêcher du poisson pour se soutenir jusqu’à ce qu’ils eussent gagné la terre. Mais il y avait danstous les cas tant de chances contre eux, les tempêtes pour les renverser et les engloutir, les pluies et le froid pour engourdir et geler leurs membres, les vents contraires pour les arrêter et les faire périr par la famine, que s’ils eussent échappé c’eût été presque miraculeux.

 

Au milieu de leurs délibérations, comme ils étaienttous abattus et prêts à se désespérer, le capitaine me conta, les larmes aux yeux, que soudain ils avaient été surpris joyeusement en entendant un coup de canon, puis quatre autres. C’étaient les cinq coups de canon que j’avais fait tirer aussitôt que nous eûmes apperçu la lueur. Cela les avait rendus à leur courage, et leur avait fait savoir, – ce qui, je l’ai dit précédemment, était mon dessein, – qu’il se trouvait là un bâtiment à portée de les secourir.

En entendant ces coups de canon ils avaient calé leurs mâts et leurs voiles ; et, comme le son venait du vent, ils avaient résolu de rester en panne jusqu’au matin. Ensuite, n’entendant plus le canon, ils avaient à de longs intervalles déchargé trois mousquets ; mais, comme le vent nous était contraire, la détonation s’était perdue.

Quelque temps après ils avaient été encore plus agréablement surpris par la vue de nos fanaux et par le bruit du canon, que j’avais donné l’ordre de tirer tout le reste de la nuit. À ces signaux ils avaient forcé de rames pour maintenir leurs embarcations debout-au-vent, afin que nous pussions les joindre plus tôt, et enfin, à leur inexprimable joie, ils avaient reconnu que nous les avions découverts.

Il m’est impossible de peindre les différents gestes, les extases étranges, la diversité de postures, par lesquels ces pauvres gens, à une délivrance si inattendue, manifestaient la joie de leurs âmes. L’affliction et la crainte se peuvent décrire aisément : des soupirs, des gémissements et quelques mouvements de tête et de mains en font toute la variété ; mais une surprise de joie, mais un excès de joie entraîne à mille extravagances. – Il y en avait en larmes, il y en avait qui faisaient rage et se déchiraient eux-mêmes comme s’ils eussent été dans la plus douloureuse agonie ; quelques-uns, tout-à-fait en délire, étaient de véritables lunatiques ; d’autres couraient çà et là dans le navire en frappant du pied ; d’autres se tordaient les mains, d’autres dansaient, plusieurs chantaient, quelques-uns riaient, beaucoup criaient ; quantité, absolument muets, ne pouvaient proférer une parole ; ceux-ci étaient malades et vomissaient, ceux-là en pâmoison étaient près de tomber en défaillance ; – un petit nombre se signaient et remerciaient Dieu.

Je ne veux faire tort ni aux uns ni aux autres ; sans doute beaucoup rendirent grâces par la suite, mais tout d’abord la commotion, trop forte pour qu’ils pussent la maîtriser, les plongea dans l’extase et dans une sorte de frénésie ; et il n’y en eut que fort peu qui se montrèrent graves et dignes dans leur joie.

Peut-être aussi le caractère particulier de la nation à laquelle ils appartenaient y contribua-t-il ; j’entends la nation française, dont l’humeur est réputée plus volatile, plus passionnée, plus ardente et l’esprit plus fluide que chez les autres nations. – Je ne suis pas assez philosophe pour en déterminer la source, mais rien de ce que j’avais vu jusqu’alors n’égalait cette exaltation. Le ravissement du pauvre Vendredi, mon fidèle Sauvage, en retrouvant son père dans la pirogue, est ce qui s’en approchait le plus ; la surprise du capitaine et de ses deux compagnons que je délivrai des deux scélérats qui les avaient débarqués dans l’île, y ressemblait quelque peu aussi : néanmoins rien ne pouvait entrer en comparaison, ni ce que j’avais observé chez Vendredi, ni ce que j’avais observé partout ailleurs durant ma vie.

Il est encore à remarquer que ces extravagances ne se montraient point, sous les différentes formes dont j’ai fait mention, chez différentes personnes uniquement, mais que toute leur multiplicité apparaissait en une brève succession d’instants chez un seul même individu. Tel homme que nous voyions muet, et, pour ainsi dire, stupide et confondu, à la minute suivante dansait et criait comme un baladin ; le moment d’ensuite il s’arrachait les cheveux, mettait ses vêtements en pièces, les foulait aux pieds comme un furibond ; peu après, tout en larmes, il se trouvait mal, il s’évanouissait, et s’il n’eût reçu de prompts secours, encore quelques secondes et il était mort. Il en fut ainsi, non pas d’un ou de deux, de dix ou de vingt, mais de la majeure partie ; et, si j’ai bonne souvenance, à plus de trente d’entre eux notre chirurgien fut obligé de tirer du sang.

Il y avait deux prêtres parmi eux, l’un vieillard, l’autre jeune homme ; et, chose étrange ! le vieillard ne fut pas le plus sage.

Dès qu’il mit le pied à bord de notre bâtiment et qu’il se vit en sûreté, il tomba, en toute apparence, roide mort comme une pierre ; pas le moindre signe de vie ne se manifestait en lui. Notre chirurgien lui appliqua immédiatement les remèdes propres à rappeler ses esprits ; il était le seul du navire qui ne le croyait pas mort. À la fin il lui ouvrit une veine au bras, ayant premièrement massé et frotté la place pour l’échauffer autant que possible. Le sang, qui n’était d’abord venu que goutte à goutte, coula assez abondamment. En trois minutes l’homme ouvrit les yeux, un quart d’heure après il parla, se trouva mieux et au bout de peu de temps tout-à-fait bien. Quand la saignée fut arrêtée il se promena, nous assura qu’il allait à merveille, but un trait d’un cordial que le chirurgien lui offrit, et recouvra, comme on dit, toute sa connaissance. – Environ un quart d’heure après on accourut dans la cabine avertir le chirurgien, occupé à saigner une femme française évanouie, que le prêtre était devenu entièrement insensé. Sans doute en repassant dans sa tête la vicissitude de sa position, il s’était replongé dans un transport de joie ; et, ses esprits circulant plus vite que les vaisseaux ne le comportaient, la fièvre avait enflammé son sang, et le bonhomme était devenu aussi convenable pour Bedlam29 qu’aucune des créatures qui jamais y furent envoyées. En cet état le chirurgien ne voulut pas le saigner de nouveau ; mais il lui donna quelque chose pour l’assoupir et l’endormir qui opéra sur lui assez promptement, et le lendemain matin il s’éveilla calme et rétabli.

Le plus jeune prêtre sut parfaitement maîtriser son émotion, et fut réellement un modèle de gravité et de retenue. Aussitôt arrivé à bord du navire il s’inclina, il se prosterna pour rendre grâces de sa délivrance. Dans cet élancement j’eus malheureusement la maladresse de le troubler, le croyant véritablement évanoui ; mais il me parla avec calme, me remercia, me dit qu’il bénissait Dieu de son salut, me pria de le laisser encore quelques instants, ajoutant qu’après son Créateur je recevrais aussi ses bénédictions.

Je fus profondément contrit de l’avoir troublé ; et non-seulement je m’éloignai, mais encore j’empêchai les autres de l’interrompre. Il demeura dans cette attitude environ trois minutes, ou un peu plus, après que je me fus retiré ; puis il vint à moi, comme il avait dit qu’il ferait, et avec beaucoup de gravité et d’affection, mais les larmes aux yeux, il me remercia de ce qu’avec la volonté de Dieu je lui avais sauvé la vie ainsi qu’à tant de pauvres infortunés. Je lui répondis que je ne l’engagerais point à en témoigner sa gratitude à Dieu plutôt qu’à moi, n’ignorant pas que déjà c’était chose faite ; puis j’ajoutai que nous n’avions agi que selon ce que la raison et l’humanité dictent àtous les hommes, et qu’autant que lui nous avions sujet de glorifier Dieu qui nous avait bénis jusque là de nous faire les instruments de sa miséricorde envers un si grand nombre de ses créatures.

Après cela le jeune prêtre se donna tout entier à ses compatriotes : il travailla à les calmer, il les exhorta, il les supplia, il discuta et raisonna avec eux, et fit tout son possible pour les rappeler à la saine raison. Avec quelques-uns il réussit ; quant aux autres, d’assez long-temps ils ne rentrèrent en puissance d’eux-mêmes.

Je me suis laissé aller complaisamment à cette peinture, dans la conviction qu’elle ne saurait être inutile à ceux sous les yeux desquels elle tombera, pour le gouvernement de leurs passions extrêmes ; car si un excès de joie peut entraîner l’homme si loin au-delà des limites de la raison, où ne nous emportera pas l’exaltation de la colère, de la fureur, de la vengeance ? Et par le fait j’ai vu là-dedans combien nous devions rigoureusement veiller sur toutes nos passions, soient-elles de joie et de bonheur, soient-elles de douleur et de colère.

Nous fûmes un peu bouleversés le premier jour par les extravagances de nos nouveaux hôtes ; mais quand ils se furent retirés dans les logements qu’on leur avait préparés aussi bien que le permettait notre navire, fatigués, brisés par l’effroi, ils s’endormirent profondément pour la plupart, et nous retrouvâmes en eux le lendemain une toute autre espèce de gens.

Point de courtoisies, point de démonstrations de reconnaissance qu’ils ne nous prodiguèrent pour les bons offices que nous leur avions rendus : les Français, on ne l’ignore pas, sont naturellement portés à donner dans l’excès de ce côté-là. – Le capitaine et un des prêtres m’abordèrent le jour suivant, et, désireux de s’entretenir avec moi et mon neveu le commandant, ils commencèrent par nous consulter sur nos intentions à leur égard. D’abord ils nous dirent que, comme nous leur avions sauvé la vie, tout ce qu’ils possédaient ne serait que peu en retour du bienfait qu’ils avaient reçu. Puis le capitaine nous déclara qu’ils avaient à la hâte arraché aux flammes et mis en sûreté dans leurs embarcations de l’argent et des objets de valeur, et que si nous voulions l’accepter ils avaient mission de nous offrir le tout ; seulement qu’ils désiraient être mis à terre, sur notre route, en quelque lieu où il ne leur fût point impossible d’obtenir passage pour la France.

Mon neveu tout d’abord ne répugnait pas à accepter leur argent, quitte à voir ce qu’on ferait d’eux plus tard ; mais je l’en détournai, car je savais ce que c’était que d’être déposé à terre en pays étranger. Si le capitaine portugais qui m’avait recueilli en mer avait agi ainsi envers moi, et avait pris pour la rançon de ma délivrance tout ce que je possédais, il m’eût fallu mourir de faim ou devenir esclave au Brésil comme je l’avais été en Barbarie, à la seule différence que je n’aurais pas été à vendre à un Mahométan ; et rien ne dit qu’un Portugais soit meilleur maître qu’un Turc, voire même qu’il ne soit pire en certains cas.

Requête des incendiés §

Je répondis donc au capitaine français : – « À la vérité nous vous avons secourus dans votre détresse ; mais c’était notre devoir, parce que nous sommes vos semblables, et que nous désirerions qu’il nous fût ainsi fait si nous nous trouvions en pareille ou en toute autre extrémité. Nous avons agi envers vous comme nous croyons que vous eussiez agi envers nous si nous avions été dans votre situation et vous dans la nôtre. Nous vous avons accueillis à bord pour vous assister, et non pour vous dépouiller ; ce serait une chose des plus barbares que de vous prendre le peu que vous avez sauvé des flammes, puis de vous mettre à terre et de vous abandonner ; ce serait vous avoir premièrement arrachés aux mains de la mort pour vous tuer ensuite nous-mêmes, vous avoir sauvés du naufrage pour vous faire mourir de faim. Je ne permettrai donc pas qu’on accepte de vous la moindre des choses. – Quant à vous déposer à terre, ajoutai-je, c’est vraiment pour nous d’une difficulté extrême ; car le bâtiment est chargé pour les Indes-Orientales ; et quoique à une grande distance du côté de l’Ouest, nous soyons entraînés hors de notre course, ce que peut-être le ciel a voulu pour votre délivrance, il nous est néanmoins absolument impossible de changer notre voyage à votre considération particulière. Mon neveu, le capitaine, ne pourrait justifier cela envers ses affréteurs, avec lesquels il s’est engagé par une charte-partie à se rendre à sa destination par la route du Brésil. Tout ce qu’à ma connaissance il peut faire pour vous, c’est de nous mettre en passe de rencontrer des navires revenant des Indes-Occidentales, et, s’il est possible, de vous faire accorder passage pour l’Angleterre ou la France. »

 

La première partie de ma réponse était si généreuse et si obligeante qu’ils ne purent que m’en rendre grâces, mais ils tombèrent dans une grande consternation, surtout les passagers, à l’idée d’être emmenés aux Indes-Orientales. Ils me supplièrent, puisque j’étais déjà entraîné si loin à l’Ouest avant de les rencontrer, de vouloir bien au moins tenir la même route jusqu’aux Bancs de Terre-Neuve, où sans doute je rencontrerais quelque navire ou quelque sloop qu’ils pourraient prendre à louage pour retourner au Canada, d’où ils venaient.

Cette requête ne me parut que raisonnable de leur part, et j’inclinais à l’accorder ; car je considérais que, par le fait, transporter tout ce monde aux Indes-Orientales serait non-seulement agir avec trop de dureté envers de pauvres gens, mais encore serait la ruine complète de notre voyage, par l’absorption de toutes nos provisions. Aussi pensai-je que ce n’était point là une infraction à la charte-partie, mais une nécessité qu’un accident imprévu nous imposait, et que nul ne pouvait nous imputer à blâme ; car les lois de Dieu et de la nature nous avaient enjoint d’accueillir ces deux bateaux pleins de gens dans une si profonde détresse, et la force des choses nous faisait une obligation, envers nous comme envers ces infortunés, de les déposer à terre quelque part, de les rendre à eux-mêmes. Je consentis donc à les conduire à Terre-Neuve si le vent et le temps le permettaient, et, au cas contraire, à la Martinique, dans les Indes-Occidentales.

Le vent continua de souffler fortement de l’Est ; cependant le temps se maintint assez bon ; et, comme le vent s’établit dans les aires intermédiaires entre le Nord-Est et le Sud-Est, nous perdîmes plusieurs occasions d’envoyer nos hôtes en France ; car nous rencontrâmes plusieurs navires faisant voile pour l’Europe, entre autres deux bâtiments français venant de Saint-Christophe ; mais ils avaient louvoyé si long-temps qu’ils n’osèrent prendre des passagers, dans la crainte de manquer de vivres et pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils auraient accueillis. Nous fûmes donc obligés de poursuivre. – Une semaine après environ nous parvînmes aux Bancs de Terre-Neuve, où, pour couper court, nous mîmestous nos Français à bord d’une embarcation qu’ils prirent à louage en mer, pour les mener à terre, puis ensuite les transporter en France s’ils pouvaient trouver des provisions pour l’avitailler. Quand je dis quetous nos Français nous quittèrent, je dois faire observer que le jeune prêtre dont j’ai parlé, ayant appris que nous allions aux Indes-Orientales, désira faire le voyage avec nous pour débarquer à la côte de Coromandel. J’y consentis volontiers, car je m’étais pris d’affection pour cet homme, et non sans bonne raison, comme on le verra plus tard. – Quatre matelots s’enrôlèrent aussi à bord, et se montrèrent bons compagnons.

De là nous prîmes la route des Indes-Occidentales, et nous gouvernions Sud et Sud-quart-Est depuis environ vingt jours, parfois avec peu ou point de vent, quand nous rencontrâmes une autre occasion, presque aussi déplorable que la précédente, d’exercer notre humanité.

Nous étions par 27 degrés 5 minutes de latitude septentrionale, le 19 mars 1694-5, faisant route Sud-Est-quart-Sud, lorsque nous découvrîmes une voile. Nous reconnûmes bientôt que c’était un gros navire, et qu’il arrivait sur nous ; mais nous ne sûmes que conclure jusqu’à ce qu’il fut un peu plus approché, et que nous eûmes vu qu’il avait perdu son grand mât de hune, son mât de misaine et son beaupré. Il tira alors un coup de canon en signal de détresse. Le temps était assez bon, un beau frais soufflait du Nord-Nord-Ouest ; nous fûmes bientôt à portée de lui parler.

Nous apprîmes que c’était un navire de Bristol, qui chargeant à la Barbade pour son retour, avait été entraîné hors de la rade par un terrible ouragan, peu de jours avant qu’il fût prêt à mettre à la voile, pendant que le capitaine et le premier lieutenant étaient alléstous deux à terre ; de sorte que, à part la terreur qu’imprime une tempête, ces gens ne s’étaient trouvés que dans un cas ordinaire où d’habiles marins auraient ramené le vaisseau. Il y avait déjà neuf semaines qu’ils étaient en mer, et depuis l’ouragan ils avaient essuyé une autre terrible tourmente, qui les avait tout-à-fait égarés et jetés à l’Ouest, et qui les avait démâtés, ainsi que je l’ai noté plus haut. Ils nous dirent qu’ils s’étaient attendu à voir les îles Bahama, mais qu’ils avaient été emportés plus au Sud-Est par un fort coup de vent Nord-Nord-Ouest, le même qui soufflait alors. N’ayant point de voiles pour manœuvrer le navire, si ce n’est la grande voile, et une sorte de tréou sur un mât de misaine de fortune qu’ils avaient élevé, ils ne pouvaient courir au plus près du vent, mais ils s’efforçaient de faire route pour les Canaries.

Le pire de tout, c’est que pour surcroît des fatigues qu’ils avaient souffertes ils étaient à demi morts de faim. Leur pain et leur viande étaient entièrement consommés, il n’en restait pas une once dans le navire, pas une once depuis onze jours. Pour tout soulagement ils avaient encore de l’eau, environ un demi-baril de farine et pas mal de sucre. Dans l’origine ils avaient eu quelques conserves ou confitures, mais elles avaient été dévorées. Sept barils de rum restaient encore.

Il se trouvait à bord comme passagers un jeune homme, sa mère et une fille de service, qui, croyant le bâtiment prêt à faire voile, s’y étaient malheureusement embarqués la veille de l’ouragan. Leurs provisions particulières une fois consommées, leur condition était devenue plus déplorable que celle des autres ; car l’équipage, réduit lui-même à la dernière extrémité, n’avait eu, la chose est croyable, aucune compassion pour les pauvres passagers : ils étaient vraiment plongés dans une misère douloureuse à dépeindre.

Je n’aurais peut-être jamais connu ce fait danstous ses détails si, le temps étant favorable et le vent abattu, ma curiosité ne m’avait conduit à bord de ce navire. – Le lieutenant en second, qui pour lors avait pris le commandement, vint à notre bord, et me dit qu’ils avaient dans la grande cabine trois passagers qui se trouvaient dans un état déplorable. – « Voire même, ajouta-t-il, je pense qu’ils sont morts ; car je n’en ai point entendu parler depuis plus de deux jours, et j’ai craint de m’en informer, ne pouvant rien faire pour leur consolation. »

Nous nous appliquâmes aussitôt à donner tout soulagement possible à ce malheureux navire, et, par le fait, j’influençai si bien mon neveu, que j’aurais pu l’approvisionner, eussions-nous dû aller à la Virginie ou en tout autre lieu de la côte d’Amérique pour nous ravitailler nous-mêmes ; mais il n’y eut pas nécessité.

Ces pauvres gens se trouvaient alors dans un nouveau danger : ils avaient à redouter de manger trop, quel que fût même le peu de nourriture qu’on leur donnât. – Le second ou commandant avait amené avec lui six matelots dans sa chaloupe ; mais les infortunés semblaient des squelettes et étaient si faibles qu’ils pouvaient à peine se tenir à leurs rames. Le second lui-même était fort mal et à moitié mort de faim ; car il ne s’était rien réservé, déclara-t-il, de plus que ses hommes, et n’avait toujours pris que part égale de chaque pitance.

Je lui recommandai de manger avec réserve, et je m’empressai de lui présenter de la nourriture ; il n’eut pas avalé trois bouchées qu’il commença à éprouver du malaise : aussi s’arrêta-t-il, et notre chirurgien lui mêla avec un peu de bouillon quelque chose qu’il dit devoir lui servir à la fois d’aliment et de remède. Dès qu’il l’eut pris il se sentit mieux. Dans cette entrefaite je n’oubliai pas les matelots. Je leur fis donner des vivres, et les pauvres diables les dévorèrent plutôt qu’ils ne les mangèrent. Ils étaient si affamés qu’ils enrageaient en quelque sorte et ne pouvaient se contenir. Deux entre autres mangèrent avec tant de voracité, qu’ils faillirent à mourir le lendemain matin.

La vue de la détresse de ces infortunés me remua profondément, et rappela à mon souvenir la terrible perspective qui se déroulait devant moi à mon arrivée dans mon île, où je n’avais pas une bouchée de nourriture, pas même l’espoir de m’en procurer ; où pour surcroît j’étais dans la continuelle appréhension de servir de proie à d’autres créatures. – Pendant tout le temps que le second nous fit le récit de la situation misérable de l’équipage je ne pus éloigner de mon esprit ce qu’il m’avait conté des trois pauvres passagers de la grande cabine, c’est-à-dire la mère, son fils et la fille de service, dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis deux ou trois jours, et que, il semblait l’avouer, on avait entièrement négligés, les propres souffrances de son monde étant si grandes. J’avais déduit de cela qu’on ne leur avait réellement donné aucune nourriture, par conséquent qu’ils devaienttous avoir péri, et que peut-être ils étaienttous étendus morts sur le plancher de la cabine.

Tandis que je gardais à bord le lieutenant, que nous appelions le capitaine, avec ses gens, afin de les restaurer, je n’oubliai pas que le reste de l’équipage se mourait de faim, et j’envoyai vers le navire ma propre chaloupe, montée par mon second et douze hommes, pour lui porter un sac de biscuit et quatre ou cinq pièces de bœuf. Notre chirurgien enjoignit aux matelots de faire cuire cette viande en leur présence, et de faire sentinelle dans la cuisine pour empêcher ces infortunés de manger la viande crue ou de l’arracher du pot avant qu’elle fût bien cuite, puis de n’en donner à chacun que peu à la fois. Par cette précaution il sauva ces hommes, qui autrement se seraient tués avec cette même nourriture qu’on leur donnait pour conserver leur vie.

J’ordonnai en même temps au second d’entrer dans la grande cabine et de voir dans quel état se trouvaient les pauvres passagers, et, s’ils étaient encore vivants, de les réconforter et de leur administrer les secours convenables. Le chirurgien lui donna une cruche de ce bouillon préparé, que sur notre bord il avait fait prendre au lieutenant, lequel bouillon, affirmait-il, devait les remettre petit à petit.

La cabine §

Non content de cela, et, comme je l’ai dit plus haut, ayant un grand désir d’assister à la scène de misère que je savais devoir m’être offerte par le navire lui-même d’une manière plus saisissante que tout récit possible, je pris avec moi le capitaine, comme on l’appelait alors, et je partis peu après dans sa chaloupe.

 

Je trouvai à bord les pauvres matelots presque en révolte pour arracher la viande de la chaudière avant qu’elle fût cuite ; mais mon second avait suivi ses ordres et fait faire bonne garde à la porte de la cuisine ; et la sentinelle qu’il avait placée là, après avoir épuisé toutes persuasions possibles pour leur faire prendre patience, les repoussait par la force. Néanmoins elle ordonna de tremper dans le pot quelques biscuits pour les amollir avec le gras du bouillon, – on appelle cela brewis, – et d’en distribuer un à chacun pour appaiser leur faim : c’était leur propre conservation qui l’obligeait, leur disait-elle, de ne leur en donner que peu à la fois. Tout cela était bel et bon ; mais si je ne fusse pas venu à bord en compagnie de leur commandant et de leurs officiers, si je ne leur avais adressé de bonnes paroles et même quelques menaces de ne plus rien leur donner, je crois qu’ils auraient pénétré de vive force dans la cuisine et arraché la viande du fourneau : car Ventre affamé n’a point d’oreilles. – Nous les pacifiâmes pourtant : d’abord nous leur donnâmes à manger peu à peu et avec retenue, puis nous leur accordâmes davantage, enfin nous les mîmes à discrétion, et ils s’en trouvèrent assez bien.

Mais la misère des pauvres passagers de la cabine était d’une autre nature et bien au-delà de tout le reste ; car, l’équipage ayant si peu pour lui-même, il n’était que trop vrai qu’il les avait d’abord tenus fort chétivement, puis à la fin qu’il les avait totalement négligés ; de sorte qu’on eût pu dire qu’ils n’avaient eu réellement aucune nourriture depuis six ou sept jours, et qu’ils n’en avaient eu que très-peu les jours précédents.

La pauvre mère, qui, à ce que le lieutenant nous rapporta, était une femme de bon sens et de bonne éducation, s’était par tendresse pour son fils imposé tant de privations, qu’elle avait fini par succomber ; et quand notre second entra elle était assise sur le plancher de la cabine, entre deux chaises auxquelles elle se tenait fortement, son dos appuyé contre le lambris, la tête affaissée dans les épaules, et semblable à un cadavre, bien qu’elle ne fût pas tout-à-fait morte. Mon second lui dit tout ce qu’il put pour la ranimer et l’encourager, et avec une cuillère lui fit couler du bouillon dans la bouche. Elle ouvrit les lèvres, elle leva une main, mais elle ne put parler. Cependant elle entendit ce qu’il lui disait, et lui fit signe qu’il était trop tard pour elle ; puis elle lui montra son enfant, comme si elle eût voulu dire : Prenez-en soin.

Néanmoins le second, excessivement ému à ce spectacle, s’efforçait de lui introduire un peu de bouillon dans la bouche, et, à ce qu’il prétendit, il lui en fit avaler deux ou trois cuillerées : je doute qu’il en fût bien sûr. N’importe ! c’était trop tard : elle mourut la même nuit.

Le jeune homme, qui avait été sauvé au prix de la vie de la plus affectionnée des mères, ne se trouvait pas tout-à-fait aussi affaibli ; cependant il était étendu roide sur un lit, n’ayant plus qu’un souffle de vie. Il tenait dans sa bouche un morceau d’un vieux gant qu’il avait dévoré. Comme il était jeune et avait plus de vigueur que sa mère, le second réussit à lui verser quelque peu de la potion dans le gosier, et il commença sensiblement à se ranimer ; pourtant quelque temps après, lui en ayant donné deux ou trois grosses cuillerées, il se trouva fort mal et les rendit.

Des soins furent ensuite donnés à la pauvre servante. Près de sa maîtresse elle était couchée tout de son long sur le plancher, comme une personne tombée en apoplexie, et elle luttait avec la mort. Ses membres étaient tordus : une de ses mains était agrippée à un bâton de chaise, et le tenait si ferme qu’on ne put aisément le lui faire lâcher ; son autre bras était passé sur sa tête, et ses deux pieds, étendus et joints, s’appuyaient avec force contre la barre de la table. Bref, elle gisait là comme un agonisant dans le travail de la mort : cependant elle survécut aussi.

La pauvre créature n’était pas seulement épuisée par la faim et brisée par les terreurs de la mort ; mais, comme nous l’apprîmes de l’équipage, elle avait le cœur déchiré pour sa maîtresse, qu’elle voyait mourante depuis deux ou trois jours et qu’elle aimait fort tendrement.

Nous ne savions que faire de cette pauvre fille ; et lorsque notre chirurgien, qui était un homme de beaucoup de savoir et d’expérience, l’eut à grands soins rappelée à la vie, il eut à lui rendre la raison ; et pendant fort long-temps elle resta à peu près folle, comme on le verra par la suite.

Quiconque lira ces mémoires voudra bien considérer que les visites en mer ne se font pas comme dans un voyage sur terre, où l’on séjourne quelquefois une ou deux semaines en un même lieu. Il nous appartenait de secourir l’équipage de ce navire en détresse, mais non de demeurer avec lui ; et, quoiqu’il désirât fort d’aller de conserve avec nous pendant quelques jours, il nous était pourtant impossible de convoyer un bâtiment qui n’avait point de mâts. Néanmoins, quand le capitaine nous pria de l’aider à dresser un grand mât de hune et une sorte de mâtereau de hune à son mât de misaine de fortune, nous ne nous refusâmes pas à rester en panne trois ou quatre jours. Alors, après lui avoir donné cinq barils de bœuf et de porc, deux barriques de biscuits, et une provision de pois, de farine et d’autres choses dont nous pouvions disposer, et avoir pris en retour trois tonneaux de sucre, du rum, et quelques pièces de huit, nous les quittâmes en gardant à notre bord, à leur propre requête, le jeune homme et la servante avectous leurs bagages.

Le jeune homme, dans sa dix-septième année environ, garçon aimable, bien élevé, modeste et sensible, profondément affligé de la perte de sa mère, son père étant mort à la Barbade peu de mois auparavant, avait supplié le chirurgien de vouloir bien m’engager à le retirer de ce vaisseau, dont le cruel équipage, disait-il, était l’assassin de sa mère ; et par le fait il l’était, du moins passivement : car, pour la pauvre veuve délaissée ils auraient pu épargner quelques petites choses qui l’auraient sauvée, n’eût-ce été que juste de quoi l’empêcher de mourir. Mais la faim ne connaît ni ami, ni famille, ni justice, ni droit ; c’est pourquoi elle est sans remords et sans compassion.

Le chirurgien lui avait exposé que nous faisions un voyage de long cours, qui le séparerait detous ses amis et le replongerait peut-être dans une aussi mauvaise situation que celle où nous l’avions trouvé, c’est-à-dire mourant de faim dans le monde ; et il avait répondu : – « Peu m’importe où j’irai, pourvu que je sois délivré, du féroce équipage parmi lequel je suis ! Le capitaine, – c’est de moi qu’il entendait parler, car il ne connaissait nullement mon neveu, – m’a sauvé la vie, je suis sûr qu’il ne voudra pas me faire de chagrin ; et quant à la servante, j’ai la certitude, si elle recouvre sa raison, qu’elle sera très-reconnaissante, n’importe le lieu où vous nous emmeniez. » – Le chirurgien m’avait rapporté tout ceci d’une façon si touchante, que je n’avais pu résister, et que nous les avions pris à bordtous les deux, avectous leurs bagages, excepté onze barriques de sucre qu’on n’avait pu remuer ou aveindre. Mais, comme le jeune homme en avait le connaissement, j’avais fait signer à son capitaine un écrit par lequel il s’obligeait dès son arrivée à Bristol à se rendre chez un M. Rogers, négociant auquel le jeune homme s’était dit allié, et à lui remettre une lettre de ma part, avec toutes les marchandises laissées à bord appartenant à la défunte veuve. Il n’en fut rien, je présume : car je n’appris jamais que ce vaisseau eût abordé à Bristol. Il se sera perdu en mer, cela est probable. Désemparé comme il était et si éloigné de toute terre, mon opinion est qu’à la première tourmente qui aura soufflé il aura dû couler bas. Déjà il faisait eau et avait sa cale avariée quand nous le rencontrâmes.

Nous étions alors par 19 degrés 32 minutes de latitude, et nous avions eu jusque là un voyage passable comme temps, quoique les vents d’abord eussent été contraires. – Je ne vous fatiguerai pas du récit des petits incidents de vents, de temps et de courants advenus durant la traversée ; mais, coupant court eu égard à ce qui va suivre, je dirai que j’arrivai à mon ancienne habitation, à mon île, le 10 avril 1695. – Ce ne fut pas sans grande difficulté que je la retrouvai. Comme autrefois venant du Brésil, je l’avais abordée par le Sud et Sud-Est, que je l’avais quittée de même, et qu’alors je cinglais entre le continent et l’île, n’ayant ni carte de la côte, ni point de repère, je ne la reconnus pas quand je la vis. Je ne savais si c’était elle ou non.

Nous rôdâmes long-temps, et nous abordâmes à plusieurs îles dans les bouches de la grande rivière Orénoque, mais inutilement. Toutefois j’appris en côtoyant le rivage que j’avais été jadis dans une grande erreur, c’est-à-dire que le continent que j’avais cru voir de l’île où je vivais n’était réellement point la terre ferme, mais une île fort longue, ou plutôt une chaîne d’îles s’étendant d’un côté à l’autre des vastes bouches de la grande rivière ; et que les Sauvages qui venaient dans mon île n’étaient pas proprement ceux qu’on appelle Caribes, mais des insulaires et autres barbares de la même espèce, qui habitaient un peu plus près de moi.

Bref, je visitai sans résultat quantité de ces îles : j’en trouvai quelques-unes peuplées et quelques-unes désertes. Dans une entre autres je rencontrai des Espagnols, et je crus qu’ils y résidaient ; mais, leur ayant parlé, j’appris qu’ils avaient un sloop mouillé dans une petite crique près de là ; qu’ils venaient en ce lieu pour faire du sel et pêcher s’il était possible quelques huîtres à perle ; enfin qu’ils appartenaient à l’île de la Trinité, située plus au Nord, par les 10 et 11 degrés de latitude.

Côtoyant ainsi d’une île à l’autre, tantôt avec le navire, tantôt avec la chaloupe des Français, – nous l’avions trouvée à notre convenance, et l’avions gardée sous leur bon plaisir, – j’atteignis enfin le côté Sud de mon île, et je reconnus les lieux de prime abord. Je fis donc mettre le navire à l’ancre, en face de la petite crique où gisait mon ancienne habitation.

Sitôt que je vins en vue de l’île j’appelai Vendredi et je lui demandai s’il savait où il était. Il promena ses regards quelque temps, puis tout à coup il battit des mains et s’écria : – « O, oui ! O, voilà ! O, oui ! O, voilà ! » – Et montrant du doigt notre ancienne habitation, il se prit à danser et à cabrioler comme un fou, et j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de sauter à la mer pour gagner la rive à la nage.

  • – « Eh bien ! Vendredi, lui demandai-je, penses-tu que nous trouvions quelqu’un ici ? penses-tu que nous revoyions ton père ? » – Il demeura quelque temps muet comme une souche ; mais quand je nommai son père, le pauvre et affectionné garçon parût affligé, et je vis des larmes couler en abondance sur sa face. – « Qu’est-ce, Vendredi ? lui dis-je, te fâcherait-il de revoir ton père ? » – « Non, non, répondit-il en secouant la tête, non voir lui plus, non jamais plus voir encore ! » – Pourquoi donc, Vendredi, repris-je, comment sais-tu cela ? » – « Oh non ! oh non ! s’écria-t-il ; lui mort il y a long-temps ; il y a long-temps lui beaucoup vieux homme. » – « Bah ! bah ! Vendredi, tu n’en sais rien ; mais allons-nous trouver quelqu’un autre ? » – Le compagnon avait, à ce qu’il paraît, de meilleurs yeux que moi ; il les jeta juste sur la colline au-dessus de mon ancienne maison, et, quoique nous en fussions à une demi-lieue, il se mit à crier : – « Moi voir ! moi voir ! oui, oui, moi voir beaucoup hommes là, et là, et là. »

Retour dans l’île §

Je regardai, mais je ne pus voir personne, pas même avec ma lunette d’approche, probablement parce que je la braquais mal, car mon serviteur avait raison : comme je l’appris le lendemain, il y avait là cinq ou six hommes arrêtés à regarder le navire, et ne sachant que penser de nous.

 

Aussitôt que Vendredi m’eut dit qu’il voyait du monde, je fis déployer le pavillon anglais et tirer trois coups de canon, pour donner à entendre que nous étions amis ; et, un demi-quart d’heure après, nous apperçûmes une fumée s’élever du côté de la crique. J’ordonnai immédiatement de mettre la chaloupe à la mer, et, prenant Vendredi avec moi, j’arborai le pavillon blanc ou parlementaire et je me rendis directement à terre, accompagné du jeune religieux dont il a été question. Je lui avais conté l’histoire de mon existence en cette île, le genre de vie que j’y avais mené, toutes les particularités ayant trait et à moi-même et à ceux que j’y avais laissés, et ce récit l’avait rendu extrêmement désireux de me suivre. J’avais en outre avec moi environ seize hommes très-bien armés pour le cas où nous aurions trouvé quelques nouveaux hôtes qui ne nous eussent pas connus ; mais nous n’eûmes pas besoin d’armes.

Comme nous allions à terre durant le flot, presque à marée haute, nous voguâmes droit dans la crique ; et le premier homme sur lequel je fixai mes yeux fut l’Espagnol dont j’avais sauvé la vie, et que je reconnus parfaitement bien à sa figure ; quant à son costume, je le décrirai plus tard. J’ordonnai d’abord que, excepté moi, personne ne mît pied à terre ; mais il n’y eut pas moyen de retenir Vendredi dans la chaloupe : car ce fils affectionné, avait découvert son père par delà les Espagnols, à une grande distance, où je ne le distinguais aucunement ; si on ne l’eût pas laissé descendre au rivage, il aurait sauté à la mer. Il ne fut pas plus tôt débarqué qu’il vola vers son père comme une flèche décochée d’un arc. Malgré la plus ferme résolution, il n’est pas un homme qui eût pu se défendre de verser des larmes en voyant les transports de joie de ce pauvre garçon quand il rejoignit son père ; comment il l’embrassa, le baisa, lui caressa la face, le prit dans ses bras, l’assit sur un arbre abattu et s’étendit près de lui ; puis se dressa et le regarda pendant un quart d’heure comme on regarderait une peinture étrange ; puis se coucha par terre, lui caressa et lui baisa les jambes ; puis enfin se releva et le regarda fixement. On eût dit une fascination ; mais le jour suivant un chien même aurait ri de voir les nouvelles manifestations de son affection. Dans la matinée, durant plusieurs heures il se promena avec son père çà et là le long du rivage, le tenant toujours par la main comme s’il eût été une lady ; et de temps en temps venant lui chercher dans la chaloupe soit un morceau de sucre, soit un verre de liqueur, un biscuit ou quelque autre bonne chose. Dans l’après-midi ses folies se transformèrent encore : alors il asseyait le vieillard, par terre, se mettait à danser autour de lui, faisait mille postures, mille gesticulations bouffonnes, et lui parlait et lui contait en même temps pour le divertir une histoire ou une autre de ses voyages et ce qui lui était advenu dans les contrées lointaines. Bref, si la même affection filiale pour leurs parents se trouvait chez les Chrétiens, dans notre partie du monde, on serait tenté de dire que ç’eût été chose à peu près inutile que le cinquième Commandement.

Mais ceci est une digression ; je retourne à mon débarquement. S’il me fallait relater toutes les cérémonies et toutes les civilités avec lesquelles les Espagnols me reçurent, je n’en aurais jamais fini. Le premier Espagnol qui s’avança, et que je reconnus très-bien, comme je l’ai dit, était celui dont j’avais sauvé la vie. Accompagné d’un des siens, portant un drapeau parlementaire, il s’approcha de la chaloupe. Non-seulement, il ne me remit pas d’abord, mais il n’eut pas même la pensée, l’idée, que ce fût moi qui revenais, jusqu’à ce que je lui eusse parlé. – « Senhor, lui dis-je en portugais, ne me reconnaissez-vous pas ? » – Il ne répondit pas un mot ; mais, donnant son mousquet à l’homme qui était avec lui, il ouvrit les bras, et, disant quelque chose en espagnol que je n’entendis qu’imparfaitement, il s’avança pour m’embrasser ; puis il ajouta qu’il était inexcusable de n’avoir pas reconnu cette figure qui lui avait une fois apparu comme celle d’un Ange envoyé du Ciel pour lui sauver la vie ; et une foule d’autres jolies choses, comme en a toujours à son service un Espagnol bien élevé ; ensuite, faisant signe de la main à la personne qui l’accompagnait, il la pria d’aller appeler ses camarades. Alors il me demanda si je voulais me rendre à mon ancienne habitation, où il me remettrait en possession de ma propre demeure, et où je verrais qu’il ne s’y était fait que de chétives améliorations. Je le suivis donc ; mais, hélas ! il me fut aussi impossible de retrouver les lieux que si je n’y fusse jamais allé ; car on avait planté tant d’arbres, on les avait placés de telle manière, si épais et si près l’un de l’autre, et en dix ans de temps ils étaient devenus si gros, qu’en un mot, la place était inaccessible, excepté par certains détours et chemins dérobés que seulement ceux qui les avaient pratiqués pouvaient reconnaître.

Je lui demandai à quoi bon toutes ces fortifications. Il me répondit que j’en comprendrais assez la nécessité quand il m’aurait conté comment ils avaient passé leur temps depuis leur arrivée dans l’île, après qu’ils eurent eu le malheur de me trouver parti. Il me dit qu’il n’avait pu que participer de cœur à ma bonne fortune lorsqu’il avait appris que je m’en étais allé sur un bon navire, et tout à ma satisfaction, que maintes fois il avait été pris de la ferme persuasion qu’un jour ou l’autre il me reverrait ; mais que jamais il ne lui était rien arrivé dans sa vie de plus consternant et de plus affligeant d’abord que le désappointement où il tomba quand à son retour dans l’île il ne me trouva plus.

Quant aux trois barbares, – comme il les appelait – que nous avions laissés derrière nous et sur lesquels il avait une longue histoire à me conter, s’ils n’eussent été en si petit nombre, les Espagnols se seraienttous crus beaucoup mieux parmi les Sauvages. – « Il y a long-temps que s’ils avaient été assez forts nous serionstous en Purgatoire, me dit-il en se signant sur la poitrine ; mais, sir, j’espère que vous ne vous fâcherez point quand je vous déclarerai que, forcés par la nécessité, nous avons été obligés, pour notre propre conservation, de désarmer et de faire nos sujets ces hommes, qui, ne se contentant point d’être avec modération nos maîtres, voulaient se faire nos meurtriers. » – Je lui répondis que j’avais profondément redouté cela en laissant ces hommes en ces lieux, et que rien ne m’avait plus affecté à mon départ de l’île que de ne pas les voir de retour, pour les mettre d’abord en possession de toutes choses, et laisser les autres dans un état de sujétion selon qu’ils le méritaient ; mais que puisqu’ils les y avaient réduits j’en étais charmé, bien loin d’y trouver aucun mal ; car je savais que c’étaient d’intraitables et d’ingouvernables coquins, propres à toute espèce de crime.

Comme j’achevais ces paroles, l’homme qu’il avait envoyé revint, suivi de onze autres. Dans le costume où ils étaient, il était impossible de deviner à quelle nation ils appartenaient ; mais il posa clairement la question pour eux et pour moi : d’abord il se tourna vers moi et me dit en les montrant : – « Sir, ce sont quelques-uns des gentlemen qui vous sont redevables de la vie. » – Puis, se tournant vers eux et me désignant du doigt, il leur fit connaître qui j’étais. Là-dessus ils s’approchèrenttous un à un, non pas comme s’ils eussent été des marins et du petit monde et moi leur pareil, mais réellement comme s’ils eussent été des ambassadeurs ou de nobles hommes et moi un monarque ou un grand conquérant. Leur conduite fut au plus haut degré obligeante et courtoise, et cependant mêlé d’une mâle et majestueuse gravité qui leur séyait très-bien. Bref, ils avaient tellement plus d’entregent que moi, qu’à peine savais-je comment recevoir leurs civilités, beaucoup moins encore comment leur rendre la réciproque.

L’histoire de leur venue et de leur conduite dans l’île après mon départ est si remarquable, elle est traversée de tant d’incidents que la première partie de ma relation aidera à comprendre, elle a tant de liaison dans la plupart de ses détails avec le récit que j’ai déjà donné, que je ne saurais me défendre de l’offrir avec grand plaisir à la lecture de ceux qui viendront après moi.

Je n’embrouillerai pas plus long-temps le fil de cette histoire par une narration à la première personne, ce qui me mettrait en dépense de dix mille dis-je, dit-il, et il me dit, et je lui dis et autres choses semblables ; mais je rassemblerai les faits historiquement, aussi exactement que me les représentera ma mémoire, suivant qu’ils me les ont contés, et que je les ai recueillis dans mes entretiens avec eux sur le théâtre même.

Pour faire cela succinctement et aussi intelligiblement que possible, il me faut retourner aux circonstances dans lesquelles j’abandonnai l’île et dans lesquelles se trouvaient les personnes dont j’ai à parler. D’abord il est nécessaire de répéter que j’avais envoyé le père de Vendredi et l’Espagnol,tous les deux sauvés, grâce moi, des Sauvages ; que je les avais envoyés, dis-je, dans une grande pirogue à la terre-ferme, comme je le croyais alors, pour chercher les compagnons de l’Espagnol, afin de les tirer du malheur où ils étaient, afin de les secourir pour le présent, et d’inventer ensemble par la suite, si faire se pouvait, quelques moyens de délivrance.

Quand je les envoyai ma délivrance n’avait aucune probabilité, rien ne me donnait lieu de l’espérer, pas plus que vingt ans auparavant ; bien moins encore avais-je quelque prescience de ce qui après arriva, j’entends qu’un navire anglais aborderait là pour les emmener. Aussi quand ils revinrent quelle dut être leur surprise, non-seulement de me trouver parti, mais de trouver trois étrangers abandonnés sur cette terre, en possession de tout ce que j’avais laissé derrière moi, et qui autrement leur serait échu !

La première chose dont toutefois je m’enquis, – pour reprendre où j’en suis resté, – fut ce qui leur était personnel ; et je priai l’Espagnol de me faire un récit particulier de son voyage dans la pirogue à la recherche de ses compatriotes. Il me dit que cette portion de leurs aventures offrait peu de variété, car rien de remarquable ne leur était advenu en route : ils avaient eu un temps fort calme et une mer douce. Quant à ses compatriotes, ils furent, à n’en pas douter, ravis de le revoir. – À ce qu’il paraît, il était le principal d’entre eux, le capitaine du navire sur lequel ils avaient naufragé étant mort depuis quelque temps. – Ils furent d’autant plus surpris de le voir, qu’ils le savaient tombé entre les mains des Sauvages, et le supposaient dévoré commetous les autres prisonniers. Quand il leur conta l’histoire de sa délivrance et qu’il était à même de les emmener, ce fut comme un songe pour eux. Leur étonnement, selon leur propre expression, fut semblable à celui des frères de Joseph lorsqu’il se découvrit à eux et leur raconta l’histoire de son exaltation à la Cour de Pharaon. Mais quand il leur montra les armes, la poudre, les balles et les provisions qu’il avait apportées pour leur traversée, ils se remirent, ne se livrèrent qu’avec réserve à la joie de leur délivrance et immédiatement se préparèrent à le suivre.

Leur première affaire fut de se procurer des canots ; et en ceci ils se virent obligés de faire violence à leur honneur, de tromper leurs amis les Sauvages, et de leur emprunter deux grands canots ou pirogues, sous prétexte d’aller à la pêche ou en partie de plaisir.

Dans ces embarcations ils partirent le matin suivant. Il est clair qu’il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour leurs préparatifs, n’ayant ni bagages, ni hardes, ni provisions, rien au monde que ce qu’ils avaient sur eux et quelques racines qui leur servaient à faire leur pain.

Batterie des insulaires §

Mes deux messagers furent en tout trois semaines absents, et dans cet intervalle, malheureusement pour eux, comme je l’ai rapporté dans la première partie, je trouvai l’occasion de me tirer de mon île, laissant derrière moi trois bandits, les plus impudents, les plus endurcis, les plus ingouvernables, les plus turbulents qu’on eût su rencontrer, au grand chagrin et au grand désappointement des pauvres Espagnols, ayez-en l’assurance.

 

La seule chose juste que firent ces coquins, ce fut de donner ma lettre aux Espagnols quand ils arrivèrent, et de leur offrir des provisions et des secours, comme je le leur avais recommandé. Ils leur remirent aussi de longues instructions écrites que je leur avais laissées, et qui contenaient les méthodes particulières dont j’avais fait usage dans le gouvernement de ma vie en ces lieux : la manière de faire cuire mon pain, d’élever mes chèvres apprivoisées et de semer mon blé ; comment je séchais mes raisins, je faisais mes pois et en un mot tout ce que je fabriquais. Tout cela, couché par écrit, fut remis par les trois vauriens aux Espagnols, dont deux comprenaient assez bien l’anglais. Ils ne refusèrent pas, qui plus est, de s’accommoder avec eux pour toute autre chose, car ils s’accordèrent très-bien pendant quelque temps. Ils partagèrent également avec eux la maison ou la grotte, et commencèrent par vivre fort sociablement. Le principal Espagnol, qui m’avait assisté dans beaucoup de mes opérations, administrait toutes les affaires avec l’aide du père de Vendredi. Quant aux Anglais, ils ne faisaient que rôder çà et là dans l’île, tuer des perroquets, attraper des tortues ; et quand le soir ils revenaient à la maison, les Espagnols pourvoyaient à leur souper.

Les Espagnols s’en seraient arrangés si les autres les avaient seulement laissés en repos ; mais leur cœur ne pouvait leur permettre de le faire long-temps ; et, comme le chien dans la crèche, ils ne voulaient ni manger ni souffrir que les autres mangeassent. Leurs différends toutefois furent d’abord peu de chose et ne valent pas la peine d’être rapportés ; mais à la fin une guerre ouverte éclata et commença avec toute la grossièreté et l’insolence qui se puissent imaginer, sans raison, sans provocation, contrairement à la nature et au sens commun ; et, bien que le premier rapport m’en eût été fait par les Espagnols eux-mêmes, que je pourrais qualifier d’accusateur, quand je vins à questionner les vauriens, ils ne purent en démentir un mot.

Mais avant d’entrer dans les détails de cette seconde partie, il faut que je répare une omission faite dans la première. J’ai oublié d’y consigner qu’à l’instant de lever l’ancre pour mettre à la voile, il s’engagea à bord de notre navire une petite querelle, qui un instant fit craindre une seconde révolte ; elle ne s’appaisa que lorsque le capitaine, s’armant de courage et réclamant notre assistance, eut séparé de vive force et fait prisonniers deux des plus séditieux, et les eut fait mettre aux fers. Comme ils s’étaient mêlés activement aux premiers désordres, et qu’en dernier lieu ils avaient laissé échapper quelques propos grossiers et dangereux, il les menaça de les transporter ainsi en Angleterre pour y être pendus comme rebelles et comme pirates.

Cette menace, quoique probablement le capitaine n’eût pas l’intention de l’exécuter, effraya les autres matelots ; et quelques-uns d’entre eux mirent dans la tête de leurs camarades que le capitaine ne leur donnait pour le présent de bonnes paroles qu’afin de pouvoir gagner quelque port anglais, où ils seraienttous jetés en prison et mis en jugement.

Le second eut vent de cela et nous en donna connaissance ; sur quoi il fut arrêté que moi, qui passais toujours à leurs yeux pour un personnage important, j’irais avec le second les rassurer et leur dire qu’ils pouvaient être certains, s’ils se conduisaient bien durant le reste du voyage, que tout ce qu’ils avaient fait précédemment serait oublié. J’y allai donc ; ils parurent contents après que je leur eus donné ma parole d’honneur, et plus encore quand j’ordonnai que les deux hommes qui étaient aux fers fussent relâchés et pardonnés.

Cette mutinerie nous obligea à jeter l’ancre pour cette nuit, attendu d’ailleurs que le vent était tombé ; le lendemain matin nous nous apperçûmes que nos deux hommes qui avaient été mis aux fers s’étaient saisis chacun d’un mousquet et de quelques autres armes, – nous ignorions combien ils avaient de poudre et de plomb, – avaient pris la pinace du bâtiment, qui n’avait pas encore été halée à bord, et étaient allés rejoindre à terre leurs compagnons de scélératesse.

Aussitôt que j’en fus instruit je fis monter dans la grande chaloupe douze hommes et le second, et les envoyai à la poursuite de ces coquins ; mais ils ne purent les trouver non plus qu’aucun des autres ; car dès qu’ils avaient vu la chaloupe s’approcher du rivage ils s’étaienttous enfuis dans les bois. Le second fut d’abord tenté, pour faire justice de leur coquinerie, de détruire leurs plantations, de brûler leurs ustensiles et leurs meubles, et de les laisser se tirer d’affaire comme ils pourraient ; mais, n’ayant pas d’ordre, il laissa toutes choses comme il les trouva, et, ramenant la pinace, il revint à bord sans eux.

Ces deux hommes joints aux autres en élevaient le nombre à cinq ; mais les trois coquins l’emportaient tellement en scélératesse sur ceux-ci qu’après qu’ils eurent passé ensemble deux ou trois jours, ils mirent à la porte les deux nouveau-venus, les abandonnant à eux-mêmes et ne voulant rien avoir de commun avec eux. Ils refusèrent même long-temps de leur donner de la nourriture. Quant aux Espagnols, ils n’étaient point encore arrivés.

Dès que ceux-ci furent venus, les affaires commencèrent à marcher ; ils tâchèrent d’engager les trois scélérats d’Anglais à reprendre parmi eux leurs deux compatriotes, afin, disaient-ils, de ne faire qu’une seule famille ; mais ils ne voulurent rien entendre : en sorte que les deux pauvres diables vécurent à part ; et, voyant qu’il n’y avait que le travail et l’application qui pût les faire vivre confortablement, ils s’installèrent sur le rivage nord de l’île, mais un peu plus à l’ouest, pour être à l’abri des Sauvages, qui débarquaient toujours dans la partie orientale.

Là ils battirent deux huttes, l’une pour se loger et l’autre pour servir de magasin. Les Espagnols leur ayant remis quelque peu de blé pour semer et une partie des pois que je leur avais laissés, ils bêchèrent, plantèrent, firent des clôtures, d’après l’exemple que je leur avais donné àtous, et commencèrent à se tirer assez bien d’affaire.

Leur première récolte de blé était venue à bien ; et, quoiqu’ils n’eussent d’abord cultivé qu’un petit espace de terrain, vu le peu de temps qu’ils avaient eu, néanmoins c’en fut assez pour les soulager et les fournir de pain et d’autres aliments ; l’un d’eux, qui avait rempli à bord les fonctions d’aide de cuisine, s’entendait fort bien à faire des soupes, des puddings, et quelques autres mets que le riz, le lait, et le peu de viande qu’ils avaient permettaient d’apprêter.

C’est ainsi que leur position commençait à s’améliorer, quand les trois dénaturés coquins leurs compatriotes se mirent en tête de venir les insulter et leur chercher noise. Ils leur dirent que l’île était à eux ; que le gouverneur, – c’était moi qu’ils désignaient ainsi, – leur en avait donné la possession, que personne qu’eux n’y avait droit ; et que, de partous les diables, ils ne leur permettraient point de faire des constructions sur leur terrain, à moins d’en payer le loyer.

Les deux hommes crurent d’abord qu’ils voulaient rire ; ils les prièrent de venir s’asseoir auprès d’eux, d’examiner les magnifiques maisons qu’ils avaient construites et d’en fixer eux-mêmes le loyer ; l’un d’eux ajouta en plaisantant que s’ils étaient effectivement les propriétaires du sol il espérait que, bâtissant sur ce terrain et y faisant des améliorations, on devait, selon la coutume detous les propriétaires, leur accorder un long bail, et il les engagea à amener un notaire pour rédiger l’acte. Un des trois scélérats se mit à jurer, et, entrant en fureur, leur dit qu’il allait leur faire voir qu’ils ne riaient pas ; en même temps il s’approche de l’endroit où ces honnêtes gens avaient allumé du feu pour cuire leurs aliments, prend un tison, l’applique sur la partie extérieure de leur hutte et y met le feu : elle aurait brûlé tout entière en quelques minutes si l’un des deux, courant à ce coquin, ne l’eût chassé et n’eût éteint le feu avec ses pieds, sans de grandes difficultés.

Le vaurien furieux d’être ainsi repoussé par cet honnête homme, s’avança sur lui avec un gros bâton qu’il tenait à la main ; et si l’autre n’eût évité adroitement le coup et ne se fût enfui dans la hutte, c’en était fait de sa vie. Son camarade voyant le danger où ils étaienttous deux, courut le rejoindre, et bientôt ils ressortirent ensemble, avec leurs mousquets ; celui qui avait été frappé étendit à terre d’un coup de crosse le coquin qui avait commencé la querelle avant que les deux autres pussent arriver à son aide ; puis, les voyant venir à eux, ils leur présentèrent le canon de leurs mousquets et leur ordonnèrent de se tenir à distance.

Les drôles avaient aussi des armes à feu ; mais l’un des deux honnêtes gens, plus décidé que son camarade et enhardi par le danger qu’ils couraient, leur dit que s’ils remuaient pied ou main ils étaienttous morts, et leur commanda résolument de mettre bas les armes. Ils ne mirent pas bas les armes, il est vrai ; mais, les voyant déterminés, ils parlementèrent et consentirent à s’éloigner en emportant leur camarade, que le coup de crosse qu’il avait reçu paraissait avoir grièvement blessé. Toutefois les deux honnêtes Anglais eurent grand tort : ils auraient dû profiter de leurs avantages pour désarmer entièrement leurs adversaires comme ils le pouvaient, aller immédiatement trouver les Espagnols et leur raconter comment ces scélérats les avaient traités ; car ces trois misérables ne s’occupèrent plus que des moyens de se venger, et chaque jour en fournissait quelque nouvelle preuve.

Mais je ne crois pas devoir changer cette partie de mon histoire du récit des manifestations les moins importantes de leur coquinerie, telles que fouler aux pieds leurs blés, tuer à coups de fusil trois jeunes chevreaux et une chèvre que les pauvres gens avaient apprivoisée pour en avoir des petits. En un mot, ils les tourmentèrent tellement nuit et jour, que les deux infortunés, poussés à bout, résolurent de leur livrer bataille àtous trois à la première occasion. À cet effet ils se décidèrent à aller au château, – c’est ainsi qu’ils appelaient ma vieille habitation, – où vivaient à cette époque les trois coquins et les Espagnols. Là leur intention était de livrer un combat dans les règles, en prenant les Espagnols pour témoins. Ils se levèrent donc le lendemain matin avant l’aube, vinrent au château et appelèrent les Anglais par leurs noms, disant à l’Espagnol, qui leur demanda ce qu’ils voulaient, qu’ils avaient à parler à leurs compatriotes.

Il était arrivé que la veille deux des Espagnols, s’étant rendus dans les bois, avaient rencontré l’un des deux Anglais que, pour les distinguer, j’appelle honnêtes gens ; il s’était plaint amèrement aux Espagnols des traitements barbares qu’ils avaient eu à souffrir de leurs trois compatriotes, qui avaient détruit leur plantation, dévasté leur récolte, qu’ils avaient eu tant de peine à faire venir ; tué la chèvre et les trois chevreaux qui formaient toute leur subsistance. Il avait ajouté que si lui et ses amis, à savoir les Espagnols, ne venaient de nouveau à leur aide, il ne leur resterait d’autre perspective que de mourir de faim. Quand les Espagnols revinrent le soir au logis, et que tout le monde fut à souper, un d’entre eux prit la liberté de blâmer les trois Anglais, bien qu’avec douceur et politesse, et leur demanda comment ils pouvaient être aussi cruels envers des gens qui ne faisaient de mal à personne, qui tâchaient de subsister par leur travail, et qui avaient dû se donner bien des peines pour amener les choses à l’état de perfection où elles étaient arrivées.

Brigandage des trois vauriens §

L’un des Anglais repartit brusquement : – « Qu’avaient-ils à faire ici ? » – ajoutant qu’ils étaient venus à terre sans permission, et que, quant à eux, ils ne souffriraient pas qu’ils fissent de cultures ou de constructions dans l’île ; que le sol ne leur appartenait pas. – Mais, dit l’Espagnol avec beaucoup de calme, señor ingles, ils ne doivent pas mourir de faim. » – L’Anglais répondit, comme un mal appris qu’il était, qu’ils pouvaient crever de faim et aller au diable, mais qu’ils ne planteraient ni ne bâtiraient dans ce lieu. – « Que faut-il donc qu’ils fassent, señor ? dit l’Espagnol. » – Un autre de ces rustres répondit : – « Goddam ! qu’ils nous servent et travaillent pour nous. » – « Mais comment pouvez-vous attendre cela d’eux ? vous ne les avez pas achetés de vos deniers, vous n’avez pas le droit d’en faire vos esclaves. » – Les Anglais répondirent que l’île était à eux, que le gouverneur la leur avait donnée, et que nul autre n’y avait droit ; ils jurèrent leurs grands Dieux qu’ils iraient mettre le feu à leurs nouvelles huttes, et qu’ils ne souffriraient pas qu’ils bâtissent sur leur territoire.

 

  • – « Mais señor, dit l’Espagnol, d’après ce raisonnement, nous aussi, nous devons être vos esclaves. – « Oui, dit l’audacieux coquin, et vous le serez aussi, et nous n’en aurons pas encore fini ensemble », – entremêlant à ses paroles deux ou trois goddam placés aux endroits convenables. L’Espagnol se contenta de sourire, et ne répondit rien. Toutefois cette conversation avait échauffé la bile des Anglais, et l’un d’eux, c’était, je crois, celui qu’ils appelaient Will Atkins, se leva brusquement et dit à l’un de ses camarades : – « Viens, Jack, allons nous brosser avec eux : je te réponds que nous démolirons leurs châteaux ; ils n’établiront pas de colonies dans nos domaines. » –

Ce disant, ils sortirent ensemble, armés chacun d’un fusil, d’un pistolet et d’un sabre : marmottant entre eux quelques propos insolents sur le traitement qu’ils infligeraient aux Espagnols quand l’occasion s’en présenterait ; mais il paraît que ceux-ci n’entendirent pas parfaitement ce qu’ils disaient ; seulement ils comprirent qu’on leur faisait des menaces parce qu’ils avaient pris le parti des deux Anglais.

Où allèrent-ils et comment passèrent-ils leur temps ce soir-là, les Espagnols me dirent n’en rien savoir ; mais il paraît qu’ils errèrent çà et là dans le pays une partie de la nuit ; puis que, s’étant couchés dans l’endroit que j’appelais ma tonnelle, ils se sentirent fatigués et s’endormirent. Au fait, voilà ce qu’il en était : ils avaient résolu d’attendre jusqu’à minuit, et alors de surprendre les pauvres diables dans leur sommeil, et, comme plus tard ils l’avouèrent, ils avaient le projet de mettre le feu à la hutte des deux Anglais pendant qu’ils y étaient, de les faire périr dans les flammes ou de les assassiner au moment où ils sortiraient : comme la malignité dort rarement d’un profond sommeil, il est étrange que ces gens-là ne soient pas restés éveillés.

Toutefois comme les deux honnêtes gens avaient aussi sur eux des vues, plus honorables, il est vrai, que l’incendie et l’assassinat, il advint, et fort heureusement pourtous, qu’ils étaient debout et sortis avant que les sanguinaires coquins arrivassent à leurs huttes.

Quand ils y furent et virent que leurs adversaires étaient partis, Atkins, qui, à ce qu’il paraît, marchait en avant, cria à ses camarades : – « Holà ! Jack, voilà bien le nid ; mais, qu’ils soient damnés ! les oiseaux sont envolés. » – Ils réfléchirent un moment à ce qui avait pu les faire sortir de si bonne heure, et l’idée leur vint que c’étaient les Espagnols qui les avaient prévenus ; là-dessus ils se serrèrent la main et se jurèrent mutuellement de se venger des Espagnols. Aussitôt qu’ils eurent fait ce pacte de sang, ils se mirent à l’œuvre sur l’habitation des pauvres gens. Ils ne brûlèrent rien ; mais ils jetèrent bas les deux huttes, et en dispersèrent les débris, de manière à ne rien laisser debout et à rendre en quelque sorte méconnaissable l’emplacement qu’elles avaient occupé ; ils mirent en pièces tout leur petit mobilier, et l’éparpillèrent de telle façon que les pauvres gens retrouvèrent plus tard, à un mille de distance de leur habitation, quelques-uns des objets qui leur avaient appartenu.

Cela fait, ils arrachèrenttous les jeunes arbres que ces pauvres gens avaient plantés, ainsi que les clôtures qu’ils avaient établies pour mettre en sûreté leurs bestiaux et leur grain ; en un mot ils saccagèrent et pillèrent toute chose aussi complètement qu’aurait pu le faire une horde de Tartares.

Pendant ce temps les deux hommes étaient allés à leur recherche, décidés à les combattre partout où ils les trouveraient, bien que n’étant que deux contre trois : en sorte que s’ils se fussent rencontrés il y aurait eu certainement du sang répandu ; car, il faut leur rendre cette justice, ils étaienttous des gaillards solides et résolus.

Mais la Providence mit plus de soin à les séparer qu’ils n’en mirent eux-mêmes à se joindre : comme s’ils s’étaient donné la chasse, les trois vauriens étaient à peine partis que les deux honnêtes gens arrivèrent ; puis quand ces deux-ci retournèrent sur leurs pas pour aller à leur rencontre, les trois autres étaient revenus à la vieille habitation. Nous allons voir la différence de leur conduite. Quand les trois drôles furent de retour, encore furieux, et échauffés par l’œuvre de destruction qu’ils venaient d’accomplir, ils abordèrent les Espagnols par manière de bravade et comme pour les narguer, et ils leur dirent ce qu’ils avaient fait ; l’un d’entre eux même, s’approchant de l’un des Espagnols, comme un polisson qui jouerait avec un autre, lui ôta son chapeau de dessus la tête, et, le faisant pirouetter, lui dit en lui riant au nez : – « Et vous aussi, señor Jack Espagnol, nous vous mettrons à la même sauce si vous ne réformez pas vos manières. » – L’Espagnol, qui, quoique doux et pacifique, était aussi brave qu’un homme peut désirer de l’être, et, d’ailleurs, fortement constitué, le regarda fixement pendant quelques minutes ; puis, n’ayant à la main aucune arme, il s’approcha gravement de lui, et d’un coup du poing l’étendit par terre comme un boucher abat un bœuf ; sur quoi l’un des bandits, aussi scélérat que le premier, fit feu de son pistolet sur l’Espagnol. Il le manqua, il est vrai, car les balles passèrent dans ses cheveux ; mais il y en eut une qui lui toucha le bout de l’oreille et le fit beaucoup saigner. La vue de son sang fit croire à l’Espagnol qu’il avait plus de mal qu’il n’en avait effectivement ; et il commença à s’échauffer, car jusque là il avait agi avec le plus grand sang-froid ; mais, déterminé d’en finir, il se baissa, et, ramassant le mousquet de celui qu’il avait étendu par terre, il allait coucher en joue l’homme qui avait fait feu sur lui, quand le reste des Espagnols qui se trouvaient dans la grotte sortirent, lui crièrent de ne pas tirer, et, s’étant avancés, s’assurèrent des deux autres Anglais en leur arrachant leurs armes.

Quand ils furent ainsi désarmés, et lorsqu’ils se furent apperçus qu’ils s’étaient fait des ennemis detous les Espagnols, comme ils s’en étaient fait de leurs propres compatriotes, ils commencèrent dès lors à se calmer, et, baissant le ton, demandèrent qu’on leur rendit leurs armes ; mais les Espagnols, considérant l’inimitié qui régnait entre eux et les deux autres Anglais, et pensant que ce qu’il y aurait de mieux à faire serait de les séparer les uns des autres, leur dirent qu’on ne leur ferait point de mal et que s’ils voulaient vivre paisiblement ils ne demandaient pas mieux que de les aider et d’avoir des rapports avec eux comme auparavant ; mais qu’on ne pouvait penser à leur rendre leurs armes lorsqu’ils étaient résolus à s’en servir contre leurs compatriotes, et les avaient même menacés de faire d’euxtous des esclaves.

Les coquins n’étaient pas alors plus en état d’entendre raison que d’agir raisonnablement ; mais, voyant qu’on leur refusait leurs armes, ils s’en allèrent en faisant des gestes extravagants, et comme fous de rage, menaçant, bien que sans armes à feu, de faire tout le mal en leur pouvoir. Les Espagnols, méprisant leurs menaces, leur dirent de se bien garder de causer le moindre dommage à leurs plantations ou à leur bétail ; que s’ils s’avisaient de le faire ils les tueraient à coups de fusil comme des bêtes féroces partout où ils les trouveraient ; et que s’ils tombaient vivants entre leurs mains, ils pouvaient être sûrs d’être pendus. Il s’en fallut toutefois que cela les calmât, et ils s’éloignèrent en jurant et sacrant comme des échappés de l’enfer. Aussitôt qu’ils furent partis, vinrent les deux autres, enflammés d’une colère et possédés d’une rage aussi grandes, quoique d’une autre nature : ce n’était pas sans motif, car, ayant été à leur plantation, ils l’avaient trouvée toute démolie et détruite ; à peine eurent-ils articulé leurs griefs, que les Espagnols leur dirent les leurs, ettous s’étonnèrent que trois hommes en bravassent ainsi dix-neuf impunément.

Les Espagnols les méprisaient, et, après les avoir ainsi désarmés, firent peu de cas de leurs menaces ; mais les deux Anglais résolurent de se venger, quoi qu’il pût leur en coûter pour les trouver.

Ici les Espagnols s’interposèrent également, et leur dirent que leurs adversaires étant déjà désarmés, ils ne pouvaient consentir à ce qu’ils les attaquassent avec des armes à feu et les tuassent peut-être. – « Mais, dit le grave Espagnol qui était leur gouverneur, nous ferons en sorte de vous faire rendre justice si vous voulez vous en rapporter à nous ; il n’est pas douteux que lorsque leur colère sera appaisée ils reviendront vers nous, incapables qu’ils sont de subsister sans notre aide ; nous vous promettons alors de ne faire avec eux ni paix ni trêve qu’ils ne vous aient donné pleine satisfaction ; à cette condition, nous espérons que vous nous promettrez de votre côté de ne point user de violence à leur égard, si ce n’est dans le cas de légitime défense.

Les deux Anglais cédèrent à cette invitation de mauvaise grâce et avec beaucoup de répugnance ; mais les Espagnols protestèrent qu’en agissant ainsi ils n’avaient d’autre but que d’empêcher l’effusion du sang, et de rétablir l’harmonie parmi eux : – « Nous sommes bien peu nombreux ici, dirent-ils, il y a place pour noustous, et il serait dommage que nous ne fussions pastous bons amis. » – À la fin les Anglais consentirent, et en attendant le résultat, demeurèrent quelques jours avec les Espagnols, leur propre habitation étant détruite.

Au bout d’environ trois jours les trois exilés, fatigués d’errer çà et là et mourant presque de faim, – car ils n’avaient guère vécu dans cet intervalle que d’œufs de tortues, – retournèrent au bocage. Ayant trouvé mon Espagnol qui, comme je l’ai dit, était le gouverneur, se promenant avec deux autres sur le rivage, ils l’abordèrent d’un air humble et soumis, et demandèrent en grâce d’être de nouveau admis dans la famille. Les Espagnols les accueillirent avec politesse ; mais leur déclarèrent qu’ils avaient agi d’une manière si dénaturée envers les Anglais leurs compatriotes, et d’une façon si incivile envers eux, – les Espagnols –, qu’ils ne pouvaient rien conclure sans avoir préalablement consulté les deux Anglais et le reste de la troupe ; qu’ils allaient les trouver, leur en parler, et que dans une demi-heure ils leur feraient connaître le résultat de leur démarche. Il fallait que les trois coupables fussent réduits à une bien rude extrémité, puisque, obligés d’attendre la réponse pendant une demi-heure, ils demandèrent qu’on voulût bien dans cet intervalle leur faire donner du pain ; ce qui fut fait : on y ajouta même un gros morceau du chevreau et un perroquet bouilli, qu’ils mangèrent de bon appétit, car ils étaient mourants de faim.

Soumission des trois vauriens §

Après avoir tenu conseil une demi-heure, on les fit entrer, et il s’engagea à leur sujet un long débat : leurs deux compatriotes les accusèrent d’avoir anéanti le fruit de leur travail et formé le dessein de les assassiner : toutes choses qu’ils avaient avouées auparavant et que par conséquent ils ne pouvaient nier actuellement ; alors les Espagnols intervinrent comme modérateurs ; et, de même qu’ils avaient obligé les deux Anglais à ne point faire de mal aux trois autres pendant que ceux-ci étaient nus et désarmés, de même maintenant ils obligèrent ces derniers à aller rebâtir à leurs compatriotes deux huttes, l’une devant être de la même dimension, et l’autre plus vaste que les premières ; comme aussi à rétablir les clôtures qu’ils avaient arrachées, à planter des arbres à la place de ceux qu’ils avaient déracinés, à bêcher le sol pour y semer du blé là où ils avaient endommagé la culture ; en un mot, à rétablir toutes choses en l’état où ils les avaient trouvées, autant du moins que cela se pouvait ; car ce n’était pas complètement possible : on ne pouvait réparer le temps perdu dans la saison du blé, non plus que rendre les arbres et les haies ce qu’ils étaient.

 

Ils se soumirent à toutes ces conditions ; et, comme pendant ce temps on leur fournit des provisions en abondance, ils devinrent très-paisibles, et la bonne intelligence régna de nouveau dans la société ; seulement on ne put jamais obtenir de ces trois hommes de travailler pour eux-mêmes, si ce n’est un peu par ci, par là, et selon leur caprice. Toutefois les Espagnols leur dirent franchement que, pourvu qu’ils consentissent à vivre avec eux d’une manière sociable et amicale, et à prendre en général le bien de la plantation à cœur, on travaillerait pour eux, en sorte qu’ils pourraient se promener et être oisifs tout à leur aise. Ayant donc vécu en paix pendant un mois ou deux, les Espagnols leur rendirent leurs armes, et leur donnèrent la permission de les porter dans leurs excursions comme par le passé.

Une semaine s’était à peine écoulée depuis qu’ils avaient repris possession de leurs armes et recommencé leurs courses, que ces hommes ingrats se montrèrent aussi insolents et aussi peu supportables qu’auparavant ; mais sur ces entrefaites un incident survint qui mit en péril la vie de tout le monde, et qui les força de déposer tout ressentiment particulier, pour ne songer qu’à la conservation de leur vie.

Il arriva une nuit que le gouverneur espagnol, comme je l’appelle, c’est-à-dire l’Espagnol à qui j’avais sauvé la vie, et qui était maintenant le capitaine, le chef ou le gouverneur de la colonie, se trouva tourmenté d’insomnie et dans l’impossibilité de fermer l’œil : il se portait parfaitement bien de corps, comme il me le dit par la suite en me contant cette histoire ; seulement ses pensées se succédaient tumultueusement, son esprit n’était plein que d’hommes combattant et se tuant les uns les autres ; cependant il était tout-à-fait éveillé et ne pouvait avoir un moment de sommeil. Il resta long-temps couché dans cet état ; mais, se sentant de plus en plus agité, il résolut de se lever. Comme ils étaient en grand nombre, ils ne couchaient pas dans des hamacs comme moi, qui étais seul, mais sur des peaux de chèvres étendues sur des espèces de lits et de paillasses qu’ils s’étaient faits ; en sorte que quand ils voulaient se lever ils n’avaient qu’à se mettre sur leurs jambes, à passer un habit et à chausser leurs souliers, et ils étaient prêts à aller où bon leur semblait.

S’étant donc ainsi levé, il jeta un coup d’œil dehors ; mais il faisait nuit et il ne put rien ou presque rien voir ; d’ailleurs les arbres que j’avais plantés, comme je l’ai dit dans mon premier récit, ayant poussé à une grande hauteur, interceptaient sa vue ; en sorte que tout ce qu’il pût voir en levant les yeux, fut un ciel clair et étoilé. N’entendant aucun bruit, il revint sur ses pas et se recoucha ; mais ce fut inutilement : il ne put dormir ni goûter un instant de repos ; ses pensées continuaient à être agitées et inquiètes sans qu’il sût pourquoi.

Ayant fait quelque bruit en se levant et en allant et venant, l’un de ses compagnons s’éveilla et demanda quel était celui qui se levait. Le gouverneur lui dit ce qu’il éprouvait. – « Vraiment ! dit l’autre espagnol, ces choses là méritent qu’on s’y arrête, je vous assure : il se prépare en ce moment quelque chose contre nous, j’en ai la certitude » ; – et sur-le champ il lui demanda où étaient les Anglais. – « Ils sont dans leurs huttes, dit-il, tout est en sûreté de ce côté-là. » – Il paraît que les Espagnols avaient pris possession du logement principal, et avaient préparé un endroit où les trois Anglais, depuis leur dernière mutinerie, étaient toujours relégués sans qu’ils pussent communiquer avec les autres. – « Oui, dit l’Espagnol, il doit y avoir quelque chose là-dessous, ma propre expérience me l’assure. Je suis convaincu que nos âmes, dans leur enveloppe charnelle, communiquent avec les esprits incorporels, habitants du monde invisible et en reçoivent des clartés. Cet avertissement, ami, nous est sans doute donné pour notre bien si nous savons le mettre à profit. Venez, dit-il, sortons et voyons ce qui se passe ; et si nous ne trouvons rien qui justifie notre inquiétude, je vous conterai à ce sujet une histoire qui vous convaincra de la vérité de ce que je vous dis. »

En un mot, ils sortirent pour se rendre au sommet de la colline où j’avais coutume d’aller ; mais, étant en force et en bonne compagnie, ils n’employèrent pas la précaution que je prenais, moi qui étais tout seul, de monter au moyen de l’échelle, que je tirais après moi, et replaçais une seconde fois pour gagner le sommet ; mais ils traversèrent le bocage sans précaution et librement, lorsque tout-à-coup ils furent surpris de voir à très-peu de distance la lumière d’un feu et d’entendre, non pas une voix ou deux, mais les voix d’un grand nombre d’hommes.

Toutes les fois que j’avais découvert des débarquements de Sauvages dans l’île, j’avais constamment fait en sorte qu’on ne pût avoir le moindre indice que le lieu était habité ; lorsque les événements le leur apprirent, ce fut d’une manière si efficace, que c’est tout au plus si ceux qui se sauvèrent purent dire ce qu’ils avaient vu, car nous disparûmes aussitôt que possible, et aucun de ceux qui m’avaient vu ne s’échappa pour le dire à d’autres, excepté les trois Sauvages qui, lors de notre dernière rencontre, sautèrent dans la pirogue, et qui, comme je l’ai dit, m’avaient fait craindre qu’ils ne retournassent auprès de leurs compatriotes et n’amenassent du renfort.

Était-ce ce qu’avaient pu dire ces trois hommes qui en amenait maintenant un aussi grand nombre, ou bien était-ce le hasard seul ou l’un de leurs festins sanglants, c’est ce que les Espagnols ne purent comprendre, à ce qu’il paraît ; mais, quoi qu’il en fût, il aurait mieux valu pour eux qu’ils se fussent tenus cachés et qu’ils n’eussent pas vu les Sauvages, que de laisser connaître à ceux-ci que l’île était habitée. Dans ce dernier cas, il fallait tomber sur eux avec vigueur, de manière à n’en pas laisser échapper un seul ; ce qui ne pouvait se faire qu’en se plaçant entre eux et leurs canots : mais la présence d’esprit leur manqua, ce qui détruisit pour long-temps leur tranquillité.

Nous ne devons pas douter que le gouverneur et celui qui l’accompagnait, surpris à cette vue, ne soient retournés précipitamment sur leurs pas et n’aient donné l’alarme à leurs compagnons, en leur faisant part du danger imminent dans lequel ils étaienttous. La frayeur fut grande en effet ; mais il fut impossible de les faire rester où ils étaient :tous voulurent sortir pour juger par eux-mêmes de l’état des choses.

Tant qu’il fit nuit, ils purent pendant plusieurs heures les examiner tout à leur aise à la lueur de trois feux qu’ils avaient allumés à quelque distance l’un de l’autre : ils ne savaient ce que faisaient les Sauvages, ni ce qu’ils devaient faire eux-mêmes ; car d’abord les ennemis étaient trop nombreux, ensuite ils n’étaient point réunis, mais séparés en plusieurs groupes, et occupaient divers endroits du rivage.

Les Espagnols à cet aspect furent dans une grande consternation ; les voyant parcourir le rivage danstous les sens, ils ne doutèrent pas que tôt ou tard quelques-uns d’entre eux ne découvrissent leur habitation ou quelque autre lieu où ils trouveraient des vestiges d’habitants ; ils éprouvèrent aussi une grande inquiétude à l’égard de leurs troupeaux de chèvres, car leur destruction les eût réduits presque à la famine. La première chose qu’ils firent donc fut de dépêcher trois hommes, deux Espagnols et un Anglais, avant qu’il fût jour, pour emmener toutes les chèvres dans la grande vallée où était située la caverne, et pour les cacher, si cela était nécessaire, dans la caverne même. Ils étaient résolus à attaquer les Sauvages, fussent-ils cent, s’ils les voyaient réunistous ensemble et à quelque distance de leurs canots ; mais cela n’était pas possible : car ils étaient divisés en deux troupes éloignées de deux milles l’une de l’autre, et, comme on le sut plus tard, il y avait là deux nations différentes.

Après avoir long-temps réfléchi sur ce qu’ils avaient à faire et s’être fatigué le cerveau à examiner leur position actuelle, ils résolurent enfin d’envoyer comme espion, pendant qu’il faisait nuit, le vieux Sauvage, père de Vendredi, afin de découvrir, si cela était possible, quelque chose touchant ces gens, par exemple d’où ils venaient, ce qu’ils se proposaient de faire. Le vieillard y consentit volontiers, et, s’étant mis tout nu, comme étaient la plupart des Sauvages, il partit. Après une heure ou deux d’absence, il revint et rapporta qu’il avait pénétré au milieu d’eux sans avoir été découvert, il avait appris que c’étaient deux expéditions séparées et deux nations différentes en guerre l’une contre l’autre ; elles s’étaient livré une grande bataille dans leur pays, et, un certain nombre de prisonniers ayant été faits de part et d’autre dans le combat, ils étaient par hasard débarqués dans la même île pour manger leurs prisonniers et se réjouir ; mais la circonstance de leur arrivée dans le même lieu avait troublé toute leur joie. Ils étaient furieux les uns contre les autres et si rapprochés qu’on devait s’attendre à les voir combattre aussitôt que le jour paraîtrait. Il ne s’était pas apperçu qu’ils soupçonnassent que d’autres hommes fussent dans l’île. Il avait à peine achevé son récit qu’un grand bruit annonça que les deux petites armées se livraient un combat sanglant.

Le père de Vendredi fit tout ce qu’il put pour engager nos gens à se tenir clos et à ne pas se montrer ; il leur dit que leur salut en dépendait, qu’ils n’avaient d’autre chose à faire qu’à rester tranquilles, que les Sauvages se tueraient les uns les autres et que les survivants, s’il y en avait, s’en iraient ; c’est ce qui arriva ; mais il fut impossible d’obtenir cela, surtout des Anglais : la curiosité l’emporta tellement en eux sur la prudence, qu’ils voulurent absolument sortir et être témoins de la bataille ; toutefois ils usèrent de quelque précaution, c’est-à-dire qu’au lieu de marcher à découvert dans le voisinage de leur habitation, ils s’enfoncèrent plus avant dans les bois, et se placèrent dans une position avantageuse d’où ils pouvaient voir en sûreté le combat sans être découverts, du moins ils le pensaient ; mais il paraît que les Sauvages les apperçurent, comme on verra plus tard.

Le combat fut acharné, et, si je puis en croire les Anglais, quelques-uns des combattants avaient paru à l’un des leurs des hommes d’une grande bravoure et doués d’une énergie invincible, et semblaient mettre beaucoup d’art dans la direction de la bataille. La lutte, dirent-ils, dura deux heures avant qu’on pût deviner à qui resterait l’avantage ; mais alors le parti le plus rapproché de l’habitation de nos gens commença à ployer, et bientôt quelques-uns prirent la fuite. Ceci mit de nouveau les nôtres dans une grande consternation ; ils craignirent que les fuyards n’allassent chercher un abri dans le bocage qui masquait leur habitation, et ne la découvrissent, et que, par conséquent, ceux qui les poursuivaient ne vinssent à faire la même découverte. Sur ce, ils résolurent de se tenir armés dans l’enceinte des retranchements, et si quelques Sauvages pénétraient dans le bocage, de faire une sortie et de les tuer, afin de n’en laisser échapper aucun si cela était possible : ils décidèrent aussi que ce serait à coups de sabre ou de crosse de fusil qu’on les tuerait, et non en faisant feu sur eux, de peur que le bruit ne donnât l’alarme.

Prise des trois fuyards §

La chose arriva comme ils l’avaient prévu : trois hommes de l’armée en déroute cherchèrent leur salut dans la fuite ; et, après avoir traversé la crique, ils coururent droit au bocage, ne soupçonnant pas le moins du monde où ils allaient, mais croyant se réfugier dans l’épaisseur d’un bois. La vedette postée pour faire le guet en donna avis à ceux de l’intérieur, en ajoutant, à la satisfaction de nos gens, que les vainqueurs ne poursuivaient pas les fuyards et n’avaient pas vu la direction qu’ils avaient prise. Sur quoi le gouverneur espagnol, qui était plein d’humanité, ne voulut pas permettre qu’on tuât les trois fugitifs ; mais, expédiant trois hommes par le haut de la colline, il leur ordonna de la tourner, de les prendre à revers et de les faire prisonniers ; ce qui fut exécuté. Les débris de l’armée vaincue se jetèrent dans les canots et gagnèrent la haute mer. Les vainqueurs se retirèrent et les poursuivirent peu ou point, mais, se réunissanttous en un seul groupe, ils poussèrent deux grands cris, qu’on supposa être des cris de triomphe : c’est ainsi que se termina le combat. Le même jour, sur les trois heures de l’après-midi, ils se rendirent à leurs canots. Et alors les Espagnols se retrouvèrent paisibles possesseurs de l’île, leur effroi se dissipa, et pendant plusieurs années ils ne revirent aucun Sauvage.

 

Lorsqu’ils furenttous partis, les Espagnols sortirent de leur grotte, et, parcourant le champ de bataille, trouvèrent environ trente-deux morts sur la place. Quelques-uns avaient été tués avec de grandes et longues flèches, et ils en virent plusieurs dans le corps desquels elles étaient restées plongées ; mais la plupart avaient été tués avec de grands sabres de bois, dont seize ou dix – sept furent trouvés sur le lieu du combat, avec un nombre égal d’arcs et une grande quantité de flèches. Ces sabres étaient de grosses et lourdes choses difficiles à manier, et les hommes qui s’en servaient devaient être extrêmement forts. La majeure partie de ceux qui étaient tués ainsi avaient la tête mise en pièces, ou, comme nous disons en Angleterre, brains knocked out, – la cervelle hors du crâne, – et en outre les jambes et les bras cassés ; ce qui attestait qu’ils avaient combattu avec une furie et une rage inexprimables.tous les hommes qu’on trouva là gisants étaient tout-à-fait morts ; car ces barbares ne quittent leur ennemi qu’après l’avoir entièrement tué, ou emportent avec euxtous ceux qui tombés sous leurs coups ont encore un souffle de vie.

Le danger auquel on venait d’échapper apprivoisa pour long-temps les trois anglais. Ce spectacle les avait remplis d’horreur, et ils ne pouvaient penser sans un sentiment d’effroi qu’un jour ou l’autre ils tomberaient peut-être entre les mains de ces barbares, qui les tueraient non-seulement comme ennemis, mais encore pour s’en nourrir comme nous faisons de nos bestiaux. Et ils m’ont avoué que cette idée d’être mangés comme du bœuf ou du mouton, bien que cela ne dût arriver qu’après leur mort, avait eu pour eux quelque chose de si horrible en soi qu’elle leur soulevait le cœur et les rendait malades, et qu’elle leur avait rempli l’esprit de terreurs si étranges qu’ils furent tout autres pendant quelques semaines.

Ceci, comme je le disais, eut pour effet même d’apprivoiser nos trois brutaux d’Anglais, dont je vous ai entretenu. Ils furent long-temps fort traitables, et prirent assez d’intérêt au bien commun de la société ; ils plantaient, semaient, récoltaient et commençaient à se faire au pays. Mais bientôt un nouvel attentat leur suscita une foule de peines.

Ils avaient fait trois prisonniers, ainsi que je l’ai consigné, et comme ils étaienttous trois jeunes, courageux et robustes, ils en firent des serviteurs, qui apprirent à travailler pour eux, et se montrèrent assez bons esclaves. Mais leurs maîtres n’agirent pas à leur égard comme j’avais fait envers Vendredi : ils ne crurent pas, après leur avoir sauvé la vie, qu’il fût de leur devoir de leur inculquer de sages principes de morale, de religion, de les civiliser et de se les acquérir par de bons traitements et des raisonnements affectueux. De même qu’ils leur donnaient leur nourriture chaque jour, chaque jour ils leur imposaient une besogne, et les occupaient totalement à de vils travaux : aussi manquèrent-ils en cela, car ils ne les eurent jamais pour les assister et pour combattre, comme j’avais eu mon serviteur Vendredi, qui m’était aussi attaché que ma chair à mes os.

Mais revenons à nos affaires domestiques. Étant alorstous bons amis, – car le danger commun, comme je l’ai dit plus haut, les avait parfaitement réconciliés, – ils se mirent à considérer leur situation en général. La première chose qu’ils firent ce fut d’examiner si, voyant que les Sauvages fréquentaient particulièrement le côté où ils étaient, et l’île leur offrant plus loin des lieux plus retirés, également propres à leur manière de vivre et évidemment plus avantageux, il ne serait pas convenable de transporter leur habitation et de se fixer dans quelque endroit où ils trouveraient plus de sécurité pour eux, et surtout plus de sûreté pour leurs troupeaux et leur grain.

Enfin, après une longue discussion, ils convinrent qu’ils n’iraient pas habiter ailleurs ; vu qu’un jour ou l’autre il pourrait leur arriver des nouvelles de leur gouverneur, c’est-à-dire de moi, et que si j’envoyais quelqu’un à leur recherche, ce serait certainement dans cette partie de l’île ; que là, trouvant la place rasée, on en conclurait que les habitants avaienttous été tués par les Sauvages, et qu’ils étaient partis pour l’autre monde, et qu’alors le secours partirait aussi.

Mais, quant à leur grain et à leur bétail, ils résolurent de les transporter dans la vallée où était ma caverne, le sol y étant dans une étendue suffisante, également propre à l’un et à l’autre. Toutefois, après une seconde réflexion, ils modifièrent cette résolution ; ils se décidèrent à ne parquer dans ce lieu qu’une partie de leurs bestiaux, et à n’y semer qu’une portion de leur grain, afin que si une partie était détruite l’autre pût être sauvée. Ils adoptèrent encore une autre mesure de prudence, et ils firent bien ; ce fut de ne point laisser connaître aux trois Sauvages leurs prisonniers qu’ils avaient des cultures et des bestiaux dans la vallée, et encore moins qu’il s’y trouvait une caverne qu’ils regardaient comme une retraite sûre en cas de nécessité. C’est là qu’ils transportèrent les deux barils de poudre que je leur avais abandonnés lors de mon départ.

Résolus de ne pas changer de demeure, et reconnaissant l’utilité des soins que j’avais pris à masquer mon habitation par une muraille ou fortification et par un bocage, bien convaincus de cette vérité que leur salut dépendait du secret de leur retraite, ils se mirent à l’ouvrage afin de fortifier et cacher ce lieu encore plus qu’auparavant. À cet effet j’avais planté des arbres – ou plutôt enfoncé des pieux qui avec le temps étaient devenus des arbres. – Dans un assez grand espace, devant l’entrée de mon logement, ils remplirent, suivant la même méthode, tout le reste du terrain depuis ces arbres jusqu’au bord de la crique, où, comme je l’ai dit, je prenais terre avec mes radeaux, et même jusqu’au sol vaseux que couvrait le flot de la marée, ne laissant aucun endroit où l’on pût débarquer ni rien qui indiquât qu’un débarquement fût possible aux alentours. Ces pieux, comme autrefois je le mentionnai, étaient d’un bois d’une prompte végétation ; ils eurent soin de les choisir généralement beaucoup plus forts et beaucoup plus grands que ceux que j’avais plantés, et de les placer si drus et si serrés, qu’au bout du trois ou quatre ans il était devenu impossible à l’œil de plonger très-avant dans la plantation. Quant aux arbres que j’avais plantés, ils étaient devenus gros comme la jambe d’un homme. Ils en placèrent dans les intervalles un grand nombre de plus petits si rapprochés qu’ils formaient comme une palissade épaisse d’un quart de mille, où l’on n’eût pu pénétrer qu’avec une petite armée pour les abattretous ; car un petit chien aurait eu de la peine à passer entre les arbres, tant ils étaient serrés.

Mais ce n’est pas tout, ils en firent de même sur le terrain à droite et à gauche, et tout autour de la colline jusqu’à son sommet, sans laisser la moindre issue par laquelle ils pussent eux-mêmes sortir, si ce n’est au moyen de l’échelle qu’on appuyait contre le flanc de la colline, et qu’on replaçait ensuite pour gagner la cime ; une fois cette échelle enlevée, il aurait fallu avoir des ailes ou des sortilèges pour parvenir jusqu’à eux.

Cela était fort bien imaginé, et plus tard ils eurent occasion de s’en applaudir ; ce qui a servi à me convaincre que comme la prudence humaine est justifiée par l’autorité de la Providence, c’est la Providence qui la met à l’œuvre ; et si nous écoutions religieusement sa voix, je suis pleinement persuadé que nous éviterions un grand nombre d’adversités auxquelles, par notre propre négligence notre vie est exposée. Mais ceci soit dit en passant.

Je reprends le fil de mon histoire. Depuis cette époque ils vécurent deux années dans un calme parfait, sans recevoir de nouvelles visites des Sauvages. Il est vrai qu’un matin ils eurent une alerte qui les jeta dans une grande consternation. Quelques-uns des Espagnols étant allés au côté occidental, ou plutôt à l’extrémité de l’île, dans cette partie que, de peur d’être découvert, je ne hantais jamais, ils furent surpris de voir plus de vingt canots d’indiens qui se dirigeaient vers le rivage.

Épouvantés, ils revinrent à l’habitation en toute hâte donner l’alarme à leurs compagnons, qui se tinrent clos tout ce jour-là et le jour suivant, ne sortant que de nuit pour aller en observation. Ils eurent le bonheur de s’être trompés dans leur appréhension ; car, quel que fût le but des Sauvages, ils ne débarquèrent pas cette fois-là dans l’île, mais poursuivirent quelqu’autre projet.

Il s’éleva vers ce temps-là une nouvelle querelle avec les trois Anglais. Un de ces derniers, le plus turbulent, furieux contre un des trois esclaves qu’ils avaient faits prisonniers, parce qu’il n’exécutait pas exactement quelque chose qu’il lui avait ordonné et se montrait peu docile à ses instructions, tira de son ceinturon la hachette qu’il portait à son côté, et s’élança sur le pauvre Sauvage, non pour le corriger, mais pour le tuer. Un des Espagnols, qui était près de là, le voyant porter à ce malheureux, à dessein de lui fendre la tête, un rude coup de hachette qui entra fort avant dans l’épaule, crut que la pauvre créature avait le bras coupé, courut à lui, et, le suppliant de ne pas tuer ce malheureux, se jeta entre lui et le Sauvage pour prévenir le crime.

Ce coquin, devenu plus furieux encore, leva sa hachette contre l’Espagnol, et jura qu’il le traiterait comme il avait voulu traiter le Sauvage. L’Espagnol, voyant venir le coup, l’évita, et avec une pelle qu’il tenait à la main, – car il travaillait en ce moment au champ de blé, – étendit par terre ce forcené. Un autre Anglais, accourant au secours de son camarade, renversa d’un coup l’Espagnol ; puis, deux Espagnols vinrent à l’aide de leur compatriote, et le troisième Anglais tomba sur eux : aucun n’avait d’arme à feu ; ils n’avaient que des hachettes et d’autres outils, à l’exception du troisième Anglais. Celui-ci était armé de l’un de mes vieux coutelas rouillés, avec lequel il s’élança sur les Espagnols derniers arrivants et les blessatous les deux. Cette bagarre mit toute la famille en rumeur ; du renfort suivint, et les trois Anglais furent faits prisonniers. Il s’agit alors de voir ce que l’on ferait d’eux. Ils s’étaient montrés souvent si mutins, si terribles, si paresseux, qu’on ne savait trop quelle mesure prendre à leur égard ; car ces quelques hommes, dangereux au plus haut degré, ne valaient pas le mal qu’ils donnaient. En un mot, il n’y avait pas de sécurité à vivre avec eux.

Nouvel attentat de Will Atkins §

L’Espagnol qui était gouverneur leur dit en propres termes que s’ils étaient ses compatriotes il les ferait pendre ; car toutes les lois ettous les gouvernants sont institués pour la conservation de la société, et ceux qui sont nuisibles à la société doivent être repoussés de son sein ; mais que comme ils étaient Anglais, et que c’était à la généreuse humanité d’un Anglais qu’ils devaienttous leur vie et leur délivrance, il les traiterait avec toute la douceur possible, et les abandonnerait au jugement de leurs deux compatriotes.

 

Un des deux honnêtes Anglais se leva alors, et dit qu’ils désiraient qu’on ne les choisît pas pour juges ; – « car, ajouta-t-il, j’ai la conviction que notre devoir serait de les condamner à être pendus. » – Puis, il raconta comment Will Atkins, l’un des trois, avait proposé aux Anglais de se liguertous les cinq pour égorger les Espagnols pendant leur sommeil.

Quand le gouverneur espagnol entendit cela, il s’adressa à Will Atkins : – « Comment, senõr Atkins, dit-il, vous vouliez nous tuertous ? Qu’avez-vous à dire à cela ? » – Ce coquin endurci était si loin de le nier, qu’il affirma que cela était vrai, et, Dieu me damne, jura-t-il, si nous ne le faisons pas avant de démêler rien autre avec vous. – « Fort bien ; mais, señor Atkins, dit l’Espagnol, que vous avons-nous fait pour que vous veuillez nous tuer ? et que gagneriez-vous à nous tuer ? et que devons-nous faire pour vous empêcher de nous tuer ? Faut-il que nous vous tuions ou que nous soyons tués par vous ? Pourquoi voulez-vous nous réduire à cette nécessité, señor Atkins ? dit l’Espagnol avec beaucoup de calme et en souriant.

Señor Atkins entra dans une telle rage contre l’Espagnol qui avait fait une raillerie de cela, que, s’il n’avait été retenu par trois hommes, et sans armes, il est croyable qu’il aurait tenté de le tuer au milieu de toute l’assemblée.

Cette conduite insensée les obligea à considérer sérieusement le parti qu’ils devaient prendre. Les deux Anglais et l’Espagnol qui avait sauvé le pauvre esclave étaient d’opinion qu’il fallait pendre l’un des trois, pour l’exemple des autres, et que ce devait être celui-là qui avait deux fois tenté de commettre un meurtre avec sa hachette ; et par le fait, on aurait pu penser, non sans raison, que le crime était consommé ; car le pauvre Sauvage était dans un état si misérable depuis la blessure qu’il avait reçue, qu’on croyait qu’il ne survivrait pas.

Mais le gouverneur espagnol dit encore – « Non », – répétant que c’était un Anglais qui leur avait sauvé àtous la vie, et qu’il ne consentirait jamais à mettre un Anglais à mort, eût-il assassiné la moitié d’entre eux ; il ajouta que, s’il était lui-même frappé mortellement par un Anglais, et qu’il eût le temps de parler, ce serait pour demander son pardon.

L’Espagnol mit tant d’insistance, qu’il n’y eut pas moyen de lui résister ; et, comme les conseils de la clémence prévalent presque toujours lorsqu’ils sont appuyés avec autant de chaleur,tous se rendirent à son sentiment. Mais il restait à considérer ce qu’on ferait pour empêcher ces gens-là de faire le mal qu’ils préméditaient ; cartous convinrent, le gouverneur aussi bien que les autres, qu’il fallait trouver le moyen de mettre la société à l’abri du danger. Après un long débat, il fut arrêté tout d’abord qu’ils seraient désarmés, et qu’on ne leur permettrait d’avoir ni fusils, ni poudre, ni plomb, ni sabres, ni armes quelconques ; qu’on les expulserait de la société, et qu’on les laisserait vivre comme ils voudraient et comme ils pourraient ; mais qu’aucun des autres, Espagnols ou Anglais, ne les fréquenterait, ne leur parlerait et n’aurait avec eux la moindre relation ; qu’on leur défendrait d’approcher à une certaine distance du lieu où habitaient les autres ; et que s’ils venaient à commettre quelque désordre, comme de ravager, de brûler, de tuer, ou de détruire le blé, les cultures, les constructions, les enclos ou le bétail appartenant à la société, on les ferait mourir sans miséricorde et on les fusillerait partout où on les trouverait.

Le gouverneur, homme d’une grande humanité, réfléchit quelques instants sur cette sentence ; puis, se tournant vers les deux honnêtes Anglais, – « Arrêtez, leur dit-il ; songez qu’il s’écoulera bien du temps avant qu’ils puissent avoir du blé et des troupeaux à eux : il ne faut pas qu’ils périssent de faim ; nous devons leur accorder des provisions. Il fit donc ajouter à la sentence qu’on leur donnerait une certaine quantité de blé pour semer et se nourrir pendant huit mois, après lequel temps il était présumable qu’ils en auraient provenant de leur récolte ; qu’en outre on leur donnerait six chèvres laitières, quatre boucs, six chevreaux pour leur subsistance actuelle et leur approvisionnement, et enfin des outils pour travailler aux champs, tels que six hachettes, une hache, une scie et autres objets ; mais qu’on ne leur remettrait ni outils ni provisions à moins qu’ils ne jurassent solemnellement qu’avec ces instruments ils ne feraient ni mal ni outrage aux Espagnols et à leurs camarades anglais.

C’est ainsi qu’expulsés de la société, ils eurent à se tirer d’affaire par eux-mêmes. Ils s’éloignèrent hargneux et récalcitrants ; mais, comme il n’y avait pas de remède, jouant les gens à qui il était indifférent de partir ou de rester, ils déguerpirent, prétendant qu’ils allaient se choisir une place pour s’y établir, y planter et y pourvoir à leur existence. On leur donna quelques provisions, mais point d’armes.

Quatre ou cinq jours après ils revinrent demander des aliments, et désignèrent au gouverneur le lieu où ils avaient dressé leurs tentes et tracé l’emplacement de leur habitation et de leur plantation. L’endroit était effectivement très-convenable, situé au Nord-Est, dans la partie la plus reculée de l’île, non loin du lieu où, grâce à la Providence, j’abordai lors de mon premier voyage après avoir été emporté en pleine mer, Dieu seul sait où ! dans ma folle tentative de faire le tour de l’île.

Là, à peu près sur le plan de ma première habitation, ils se bâtirent deux belles huttes, qu’ils adossèrent à une colline ayant déjà quelques arbres parsemés sur trois de ses côtés ; de sorte qu’en en plantant d’autres, il fut facile de les cacher de manière à ce qu’elles ne pussent être apperçues sans beaucoup de recherches. – Ces exilés exprimèrent aussi le désir d’avoir quelques peaux de bouc séchées pour leur servir de lits et de couvertures ; on leur en accorda, et, ayant donné leur parole qu’ils ne troubleraient personne et respecteraient les plantations, on leur remit des hachettes et les autres outils dont on pouvait se priver ; des pois, de l’orge et du riz pour semer ; en un mot tout ce qui leur était nécessaire, sauf des armes et des munitions.

Ils vécurent, ainsi à part environ six mois, et firent leur première récolte ; à la vérité, cette récolte fut peu de chose, car ils n’avaient pu ensemencer qu’une petite étendue de terrain, ayant toutes leurs plantations à établir, et par conséquent beaucoup d’ouvrage sur les bras. Lorsqu’il leur fallut faire des planches, de la poterie et autres choses semblables, ils se trouvèrent fort empêchés et ne purent y réussir ; quand vint la saison des pluies, n’ayant pas de caverne, ils ne purent tenir leur grain sec, et il fut en grand danger de se gâter : ceci les contrista beaucoup. Ils vinrent donc supplier les Espagnols de les aider, ce que ceux-ci firent volontiers, et en quatre jours on leur creusa dans le flanc de la colline un trou assez grand pour mettre à l’abri de la pluie leur grain et leurs autres provisions ; mais c’était après tout une triste grotte, comparée à la mienne et surtout à ce qu’elle était alors ; car les Espagnols l’avaient beaucoup agrandie et y avaient pratiqué de nouveaux logements.

Environ trois trimestres après cette séparation il prit à ces chenapans une nouvelle lubie, qui, jointe aux premiers brigandages qu’ils avaient commis, attira sur eux le malheur et faillit à causer la ruine de la colonie tout entière. Les trois nouveaux associés commencèrent, à ce qu’il paraît, à se fatiguer de la vie laborieuse qu’ils menaient sans espoir d’améliorer leur condition ; il leur vint la fantaisie de faire un voyage au continent d’où venaient les Sauvages, afin d’essayer s’ils ne pourraient pas réussir à s’emparer de quelques prisonniers parmi les naturels du pays, les emmener dans leur plantation, et se décharger sur eux des travaux les plus pénibles.

Ce projet n’était pas mal entendu s’ils se fussent bornés à cela ; mais ils ne faisaient rien et ne se proposaient rien où il n’y eût du mal soit dans l’intention, soit dans le résultat ; et, si je puis dire mon opinion, il semblait qu’ils fussent placés sous la malédiction du Ciel ; car si nous n’accordons pas que des crimes visibles sont poursuivis de châtiments visibles, comment concilierons-nous les événements avec la justice divine ? Ce fut sans doute en punition manifeste de leurs crimes de rébellion et de piraterie qu’ils avaient été amenés à la position où ils se trouvaient ; mais bien loin de montrer le moindre remords de ces crimes, ils y ajoutaient de nouvelles scélératesses. ; telles que cette cruauté monstrueuse de blesser un pauvre esclave parce qu’il n’exécutait pas ou peut-être ne comprenait pas l’ordre qui lui était donné, de le blesser de telle manière, que sans nul doute il en est resté estropié toute sa vie, et dans un lieu où il n’y avait pour le guérir ni chirurgien, ni médicaments ; mais le pire de tout ce fut leur dessein sanguinaire, c’est-à-dire, tout bien jugé, leur meurtre intentionnel, car, à coup sûr, c’en était un, ainsi que plus tard leur projet concerté d’assassiner de sang-froid les Espagnols durant leur sommeil.

Je laisse les réflexions, et je reprends mon récit. Les trois garnements vinrent un matin trouver les Espagnols, et en de très-humbles termes demandèrent instamment à être admis à leur parler. Ceux-ci consentirent volontiers à entendre ce qu’ils avaient à leur dire. Voilà de quoi il s’agissait : – « Nous sommes fatigués, dirent-ils, de la vie que nous menons ; nous ne sommes pas assez habiles pour faire nous-mêmes tout ce dont nous avons besoin ; et, manquant d’aide, nous aurions à redouter de mourir de faim ; mais si vous vouliez nous permettre de prendre l’un des canots dans lesquels vous êtes venus, et nous donner les armes et les munitions nécessaires pour notre défense, nous gagnerions la terre ferme pour chercher fortune, et nous vous délivrerions ainsi du soin de nous pourvoir de nouvelles provisions. »

Les Espagnols étaient assez enchantés d’en être débarrassés. Cependant ils leur représentèrent avec franchise qu’ils allaient courir à une mort certaine, et leur dirent qu’eux-mêmes avaient éprouvé de telles souffrances sur le continent, que, sans être prophètes, ils pouvaient leur prédire qu’ils y mourraient de faim ou y seraient assassinés. Ils les engagèrent à réfléchir à cela.

Ces hommes répondirent audacieusement qu’ils mourraient de faim s’ils restaient, car ils ne pouvaient ni ne voulaient travailler. Que lorsqu’ils seraient là-bas le pire qui pourrait leur arriver c’était de périr d’inanition ; que si on les tuait, tant serait fini pour eux ; qu’ils n’avaient ni femmes ni enfants pour les pleurer. Bref, ils renouvelèrent leur demande avec instance, déclarant que de toute manière ils partiraient, qu’on leur donnât ou non des armes.

Les Espagnols leur dirent, avec beaucoup de bonté, que, s’ils étaient absolument décidés à partir, ils ne devaient pas se mettre en route dénués de tout et sans moyens de défense ; et que, bien qu’il leur fût pénible de se défaire de leurs armes à feu, n’en ayant pas assez pour eux-mêmes, cependant ils leur donneraient deux mousquets, un pistolet, et de plus un coutelas et à chacun une hachette ; ce qu’ils jugeaient devoir leur suffire.

En un mot, les Anglais acceptèrent cette offre ; et, les Espagnols leur ayant cuit assez de pain pour subsister pendant un mois et leur ayant donné autant de viande de chèvre qu’ils en pourraient manger pendant qu’elle serait fraîche, ainsi qu’un grand panier de raisins secs, une cruche d’eau douce et un jeune chevreau vivant, ils montèrent hardiment dans un canot pour traverser une mer qui avait au moins quarante milles de large.

Captifs offerts en présent §

Ce canot était grand, et aurait pu aisément transporter quinze ou vingt hommes : aussi ne pouvaient-ils le manœuvrer que difficilement ; toutefois, à la faveur d’une bonne brise et du flot de la marée, ils s’en tirèrent assez bien. Ils s’étaient fait un mât d’une longue perche, et une voile de quatre grandes peaux de bouc séchées qu’ils avaient cousues ou lacées ensemble ; et ils étaient partis assez joyeusement. Les Espagnols leur crièrent – « buen viage ». Personne ne pensait les revoir.

 

Les Espagnols se disaient souvent les uns aux autres, ainsi que les deux honnêtes Anglais qui étaient restés : – « Quelle vie tranquille et confortable nous menons maintenant que ces trois turbulents compagnons sont partis ! – Quant à leur retour, c’était la chose la plus éloignée de leur pensée. Mais voici qu’après vingt-deux jours d’absence, un des Anglais, qui travaillait dehors à sa plantation, apperçoit au loin trois étrangers qui venaient à lui : deux d’entre eux portaient un fusil sur l’épaule.

L’Anglais s’enfuit comme s’il eût été ensorcelé. Il accourut bouleversé et effrayé vers le gouverneur espagnol, et lui dit qu’ils étaienttous perdus ; car des étrangers avaient débarqué dans l’île : il ne put dire qui ils étaient. L’Espagnol, après avoir réfléchi un moment, lui répondit : – « Que voulez-vous dire ? Vous ne savez pas qui ils sont ? mais ce sont des Sauvages sûrement. » – « Non, non, répartit l’Anglais, ce sont des hommes vêtus et armés. – « Alors donc, dit l’Espagnol, pourquoi vous mettez-vous en peine ? Si ce ne sont pas des Sauvages, ce ne peut être que des amis, car il n’est pas de nation chrétienne sur la terre qui ne soit disposée à nous faire plutôt du bien que du mal. »

Pendant qu’ils discutaient ainsi arrivèrent les trois Anglais, qui, s’arrêtant en dehors du bois nouvellement planté, se mirent à les appeler. On reconnut aussitôt leur voix, et tout le merveilleux de l’aventure s’évanouit. Mais alors l’étonnement se porta sur un autre objet, c’est-à-dire qu’on se demanda quels étaient leur dessein et le motif de leur retour.

Bientôt on fit entrer nos trois coureurs, et on les questionna sur le lieu où ils étaient allés et sur ce qu’ils avaient fait. En peu de mots ils racontèrent tout leur voyage. Ils avaient, dirent-ils, atteint la terre en deux jours ou un peu moins ; mais, voyant les habitants alarmés à leur approche et s’armant de leurs arcs et de leurs flèches pour les combattre, ils n’avaient pas osé débarquer, et avaient fait voile au Nord pendant six au sept heures ; alors ils étaient arrivés à un grand chenal, qui leur fit reconnaître que la terre qu’on découvrait de notre domaine n’était pas le continent, mais une île. Après être entrés dans ce bras de mer, ils avaient apperçu une autre île à droite, vers le Nord, et plusieurs autres à l’Ouest. Décidés à aborder n’importe où, ils s’étaient dirigés vers l’une des îles situées à l’Ouest, et étaient hardiment descendus au rivage. Là ils avaient trouvé des habitants affables et bienveillants, qui leur avaient donné quantité de racines et quelques poissons secs, et s’étaient montrés très-sociables. Les femmes aussi bien que les hommes s’étaient empressés de les pourvoir detous les aliments qu’ils avaient pu se procurer, et qu’ils avaient apportés de fort loin sur leur tête.

Ils demeurèrent quatre jours parmi ces naturels. Leur ayant demandé par signes, du mieux qu’il leur était possible, quelles étaient les nations environnantes, ceux-ci répondirent que presque detous côtés habitaient des peuples farouches et terribles qui, à ce qu’ils leur donnèrent à entendre, avaient coutume de manger des hommes. Quant à eux, ils dirent qu’ils ne mangeaient jamais ni hommes ni femmes excepté ceux qu’ils prenaient à la guerre ; puis, ils avouèrent qu’ils faisaient de grands festins avec la chair de leurs prisonniers.

Les Anglais leur demandèrent à quelle époque ils avaient fait un banquet de cette nature ; les Sauvages leur répondirent qu’il y avait de cela deux lunes, montrant la lune, puis deux de leurs doigts ; et que leur grand Roi avait deux cents prisonniers de guerre qu’on engraissait pour le prochain festin. Nos hommes parurent excessivement désireux de voir ces prisonniers ; mais les autres, se méprenant, s’imaginèrent qu’ils désiraient qu’on leur en donnât pour les emmener et les manger, et leur firent entendre, en indiquant d’abord le soleil couchant, puis le levant, que le lendemain matin au lever du soleil ils leur en amèneraient quelques-uns. En conséquence, le matin suivant ils amenèrent cinq femmes et onze hommes, – et les leur donnèrent pour les transporter avec eux, – comme on conduirait des vaches et des bœufs à un port de mer pour ravitailler un vaisseau.

Tout brutaux et barbares que ces vauriens se fussent montrés chez eux, leur cœur se souleva à cette vue, et ils ne surent que résoudre : refuser les prisonniers c’eût été un affront sanglant pour la nation sauvage qui les leur offrait ; mais qu’en faire, ils ne le savaient. Cependant après quelques débats ils se déterminèrent à les accepter, et ils donnèrent en retour aux Sauvages qui les leur avaient amenés une de leurs hachettes, une vieille clef, un couteau et six ou sept de leurs balles : bien qu’ils en ignorassent l’usage, ils en semblèrent extrêmement satisfaits ; puis, les Sauvages ayant lié sur le dos les mains des pauvres créatures, ils les traînèrent dans le canot.

Les Anglais furent obligés de partir aussitôt après les avoir reçus, car ceux qui leur avaient fait ce noble présent se seraient, sans aucun doute, attendus à ce que le lendemain matin, ils se missent à l’œuvre sur ces captifs, à ce qu’ils en tuassent deux ou trois et peut-être à ce qu’ils les invitassent à partager leur repas.

Mais, ayant pris congé des Sauvages avec tout le respect et la politesse possibles entre gens qui de part et d’autre n’entendent pas un mot de ce qu’ils se disent, ils mirent à la voile et revinrent à la première île, où en arrivant ils donnèrent la liberté à huit de leurs captifs, dont ils avaient un trop grand nombre.

Pendant le voyage, ils tâchèrent d’entrer en communication avec leurs prisonniers ; mais il était impossible de leur faire entendre quoi que ce fût. À chaque chose qu’on leur disait, qu’on leur donnait ou faisait, ils croyaient qu’on allait les tuer. Quand ils se mirent à les délier, ces pauvres misérables jetèrent de grands cris, surtout les femmes ; comme si déjà elles se fussent senti le couteau sur la gorge, s’imaginant qu’on ne les détachait que pour les assassiner.

Il en était de même si on leur donnait à manger ; ils en concluaient que c’était de peur qu’ils ne dépérissent et qu’ils ne fussent pas assez gras pour être tués. Si l’un d’eux était regardé d’une manière plus particulière, il s’imaginait que c’était pour voir s’il était le plus gras et le plus propre à être tué le premier. Après même que les Anglais les eurent amenés dans l’île et qu’ils eurent commencé à en user avec bonté à leur égard et à les bien traiter, ils ne s’en attendirent pas moins chaque jour à servir de dîner ou de souper à leurs nouveaux maîtres.

Quand les trois aventuriers eurent terminé cet étrange récit ou journal de leur voyage, les Espagnols leur demandèrent où était leur nouvelle famille. Ils leur répondirent qu’ils l’avaient débarquée et placée dans l’une de leurs huttes et qu’ils étaient venus demander quelques vivres pour elle. Sur quoi les Espagnols et les deux autres Anglais, c’est-à-dire la colonie tout entière, résolurent d’aller la voir, et c’est ce qu’ils firent : le père de Vendredi les accompagna.

Quand ils entrèrent dans la hutte ils les virent assis et garrottés : car lorsque les Anglais avaient débarqué ces pauvres gens, ils leur avaient lié les mains, afin qu’ils ne pussent s’emparer du canot et s’échapper ; ils étaient donc là assis, entièrement nus. D’abord il y avait trois hommes vigoureux, beaux garçons, bien découplés, droits et bien proportionnés, pouvant avoir de trente à trente-cinq ans ; puis cinq femmes, dont deux paraissaient avoir de trente à quarante ans ; deux autres n’ayant pas plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, et une cinquième, grande et belle fille de seize à dix-sept ans. Les femmes étaient d’agréables personnes aussi belles de corps que de visage, seulement elles étaient basanées ; deux d’entre elles, si elles eussent été parfaitement blanches, auraient passé pour de jolies femmes, même à Londres, car elles avaient un air fort avenant et une contenance fort modeste, surtout lorsque par la suite elles furent vêtues et parées, comme ils disaient, bien qu’il faut l’avouer, ce fût peu de chose que cette parure. Nous y reviendrons.

Cette vue, on n’en saurait douter, avait quelque chose de pénible pour nos Espagnols, qui, c’est justice à leur rendre, étaient des hommes de la conduite la plus noble, du calme le plus grand, du caractère le plus grave, et de l’humeur la plus parfaite que j’aie jamais rencontrée, et en particulier d’une très-grande modestie, comme on va le voir tout-à-l’heure. Je disais donc qu’il était fort pénible pour eux de voir trois hommes et cinq femmes nus,tous garrottés ensemble et dans la position la plus misérable où la nature humaine puisse être supposée, s’attendant à chaque instant à être arrachés de ce lieu, à avoir le crâne fracassé et à être dévorés comme un veau tué pour un gala.

La première chose qu’ils firent fut d’envoyer le vieil Indien, le père de Vendredi, auprès d’eux, afin de voir s’il en reconnaîtrait quelqu’un, et s’il comprendrait leur langue. Dès que ce vieillard fut entré il les regarda avec attention l’un après l’autre, mais n’en reconnut aucun ; et aucun d’eux ne put comprendre une seule des paroles ou un seul des signes qu’il leur adressait, à l’exception d’une des femmes.

Néanmoins ce fut assez pour le but qu’on se proposait, c’est-à-dire pour les assurer que les gens entre les mains desquels ils étaient tombés étaient des Chrétiens, auxquels l’action de manger des hommes et des femmes faisait horreur, et qu’ils pouvaient être certains qu’on ne les tuerait pas. Aussitôt qu’ils eurent l’assurance de cela, ils firent éclater une telle joie, et par des manifestations si grotesques et si diverses, qu’il serait difficile de la décrire : il paraît qu’ils appartenaient à des nations différentes.

On chargea ensuite la femme qui servait d’interprète de leur demander s’ils consentaient à être les serviteurs des hommes qui les avaient emmenés dans le but de leur sauver la vie, et à travailler pour eux. À cette question ils se mirenttous à danser ; et aussitôt l’un prit une chose, l’autre une autre, enfin tout ce qui se trouvait sous leurs mains, et le plaçaient sur leurs épaules, pour faire connaître par là qu’ils étaient très-disposés à travailler.

Le gouverneur, qui prévit que la présence de ces femmes parmi eux ne tarderait pas à avoir des inconvénients, et pourrait occasionner quelques querelles et peut-être des querelles de sang, demanda aux trois Anglais comment ils entendaient traiter leurs prisonnières, et s’ils se proposaient d’en faire leurs servantes ou leurs femmes ? L’un d’eux répondit brusquement et hardiment, qu’ils en feraient l’un et l’autre. À quoi le gouverneur répliqua : – « Mon intention n’est pas de vous en empêcher ; vous êtes maîtres à cet égard. Mais je pense qu’il est juste, afin d’éviter parmi vous les désordres et les querelles, et j’attends de votre part par cette raison seulement que si quelqu’un de vous prend une de ces créatures pour femme ou pour épouse, il n’en prenne qu’une, et qu’une fois prise il lui donne protection ; car, bien que nous ne puissions vous marier, la raison n’en exige pas moins que, tant que vous resterez ici, la femme que l’un de vous aura choisie soit à sa charge et devienne son épouse, je veux dire, ajouta-t-il, que tant qu’il résidera ici, nul autre que lui n’ait affaire à elle. » – Tout cela parut si juste que chacun y donna son assentiment sans nulle difficulté.

Loterie §

Alors les Anglais demandèrent aux Espagnols s’ils avaient l’intention de prendre quelqu’une de ces Sauvages. Maistous répondirent : « – Non. – » Les uns dirent qu’ils avaient leurs femmes en Espagne, les autres qu’ils ne voulaient pas de femmes qui n’étaient pas chrétiennes ; ettous déclarèrent qu’ils les respecteraient, ce qui est un exemple de vertu que je n’ai jamais rencontré danstous mes voyages. Pour couper court, de leur côté, les cinq Anglais prirent chacun une femme, c’est-à-dire une femme temporaire ; et depuis ils menèrent un nouveau genre de vie. Les Espagnols et le père de Vendredi demeuraient dans ma vieille habitation, qu’ils avaient beaucoup élargie à l’intérieur ; ayant avec eux les trois serviteurs qu’ils s’étaient acquis lors de la dernière bataille des Sauvages. C’étaient les principaux de la colonie ; ils pourvoyaient de vivrestous les autres, ils leur prêtaient toute l’assistance possible, et selon que la nécessité le requérait.

 

Le prodigieux de cette histoire est que cinq individus insociables et mal assortis se soient accordés au sujet de ces femmes, et que deux d’entre eux n’aient pas choisi la même, d’autant plus qu’il y en avait deux ou trois parmi elles qui étaient sans comparaison plus agréables que les autres. Mais ils trouvèrent un assez bon expédient pour éviter les querelles : ils mirent les cinq femmes à part dans l’une des huttes et allèrenttous dans l’autre, puis tirèrent au sort à qui choisirait le premier.

Celui désigné pour choisir le premier alla seul à la hutte où se trouvaient les pauvres créatures toutes nues, et emmena l’objet de son choix. Il est digne d’observation que celui qui choisit le premier prit celle qu’on regardait comme la moins bien et qui était la plus âgée des cinq, ce qui mit en belle humeur ses compagnons : les Espagnols même en sourirent. Mais le gaillard, plus clairvoyant qu’aucun d’eux, considérait que c’est autant de l’application et du travail que de toute autre chose qu’il faut attendre le bien-être ; et, en effet, cette femme fut la meilleure de toutes.

Quand les pauvres captives se virent ainsi rangées sur une file puis emmenées une à une, les terreurs de leur situation les assaillirent de nouveau, et elles crurent fermement qu’elles étaient sur le point d’être dévorées. Aussi, lorsque le matelot anglais entra et en emmena une, les autres poussèrent un cri lamentable, se pendirent après elle et lui dirent adieu avec tant de douleur et d’affection que le cœur le plus dur du monde en aurait été déchiré. Il fut impossible aux Anglais de leur faire comprendre qu’elles ne seraient pas égorgées avant qu’ils eussent fait venir le vieux père de Vendredi, qui, sur-le-champ, leur apprit que les cinq hommes qui étaient allés les chercher l’une après l’autre les avaient choisies pour femmes.

Après que cela fut fait, et que l’effroi des femmes fut un peu dissipé, les hommes se mirent à l’ouvrage. Les Espagnols vinrent les aider, et en peu d’heures on leur eut élevé à chacun une hutte ou tente pour se loger à part ; car celles qu’ils avaient déjà étaient encombrées d’outils, d’ustensiles de ménage et de provisions.

Les trois coquins s’étaient établis un peu plus loin que les deux honnêtes gens, mais les uns et les autres sur le rivage septentrional de l’île ; de sorte qu’ils continuèrent à vivre séparément. Mon île fut donc peuplée en trois endroits, et pour ainsi dire on venait d’y jeter les fondements de trois villes.

Ici il est bon d’observer que, ainsi que cela arrive souvent dans le monde, – la Providence, dans la sagesse de ses fins, en dispose-t-elle ainsi ? c’est ce que j’ignore –, les deux honnêtes gens eurent les plus mauvaises femmes en partage, et les trois réprouvés, qui étaient à peine dignes de la potence, qui n’étaient bons à rien, et qui semblaient nés pour ne faire du bien ni à eux-mêmes ni à autrui, eurent trois femmes adroites, diligentes, soigneuses et intelligentes : non que les deux premières fussent de mauvaises femmes sous le rapport de l’humeur et du caractère ; car toutes les cinq étaient des créatures très-prévenantes, très-douces et très-soumises, passives plutôt comme des esclaves que comme des épouses ; je veux dire seulement qu’elles n’étaient pas également adroites, intelligentes ou industrieuses, ni également épargnantes et soigneuses.

Il est encore une autre observation que je dois faire, à l’honneur d’une diligente persévérance d’une part, et à la honte d’un caractère négligent et paresseux d’autre part ; c’est que, lorsque j’arrivai dans l’île, et que j’examinai les améliorations diverses, les cultures et la bonne direction des petites colonies, les deux Anglais avaient de si loin dépassé les trois autres, qu’il n’y avait pas de comparaison à établir entre eux. Ils n’avaient ensemencé, il est vrai, les uns et les autres, que l’étendue de terrain nécessaire à leurs besoins, et ils avaient eu raison à mon sens ; car la nature nous dit qu’il est inutile de semer plus qu’on ne consomme ; mais la différence dans la culture, les plantations, les clôtures et dans tout le reste se voyait de prime abord.

Les deux Anglais avaient planté autour de leur hutte un grand nombre de jeunes arbres, de manière qu’en approchant de la place vous n’apperceviez qu’un bois. Quoique leur plantation eût été ravagée deux fois, l’une par leurs compatriotes et l’autre par l’ennemi comme on le verra en son lieu, néanmoins ils avaient tout rétabli, et tout chez eux était florissant et prospère. Ils avaient des vignes parfaitement plantées, bien qu’eux-mêmes n’en eussent jamais vu ; et grâce aux soins qu’ils donnaient à cette culture, leurs raisins étaient déjà aussi bons que ceux des autres. Ils s’étaient aussi fait une retraite dans la partie la plus épaisse des bois. Ce n’était pas une caverne naturelle comme celle que j’avais trouvée, mais une grotte qu’ils avaient creusée à force de travail, où, lorsque arriva le malheur qui va suivre, ils mirent en sûreté leurs femmes et leurs enfants, si bien qu’on ne put les découvrir. Au moyen d’innombrables pieux de ce bois qui, comme je l’ai dit, croît si facilement, ils avaient élevé à l’entour un bocage impénétrable, excepté en un seul endroit où ils grimpaient pour gagner l’extérieur, et de là entraient dans des sentiers qu’ils s’étaient ménagés.

Quant aux trois réprouvés, comme je les appelle à juste titre, bien que leur nouvelle position les eût beaucoup civilisés, en comparaison de ce qu’ils étaient antérieurement, et qu’ils ne fussent pas à beaucoup près aussi querelleurs, parce qu’ils n’avaient plus les mêmes occasions de l’être, néanmoins l’un des compagnons d’un esprit déréglé, je veux dire la paresse, ne les avait point abandonnés. Ils semaient du blé il est vrai, et faisaient des enclos ; mais jamais les paroles de Salomon ne se vérifièrent mieux qu’à leur égard : – « J’ai passé par la vigne du paresseux, elle était couverte de ronces. » – Car, lorsque les Espagnols vinrent pour voir leur moisson, ils ne purent la découvrir en divers endroits, à cause des mauvaises herbes ; il y avait dans la haie plusieurs ouvertures par lesquelles les chèvres sauvages étaient entrées et avaient mangé le blé ; çà et là on avait bouché le trou comme provisoirement avec des broussailles mortes, mais c’était fermer la porte de l’écurie après que le cheval était déjà volé. Lorsqu’au contraire ils allèrent voir la plantation des deux autres, partout ils trouvèrent des marques d’une industrie prospère : il n’y avait pas une mauvaise herbe dans leurs blés, pas une ouverture dans leurs haies ; et eux aussi ils vérifiaient ces autres paroles de Salomon : – « La main diligente devient riche » ; – car toutes choses croissaient et se bonifiaient chez eux, et l’abondance y régnait au-dedans et au-dehors : ils avaient plus de bétail que les autres, et dans leur intérieur plus d’ustensiles, plus de bien-être, plus aussi de plaisir et d’agrément.

Il est vrai que les femmes des trois étaient entendues et soigneuses ; elles avaient appris à préparer et à accommoder les mets de l’un des deux autres Anglais, qui, ainsi que je l’ai dit, avait été aide de cuisine à bord du navire, et elles apprêtaient fort bien les repas de leurs maris. Les autres, au contraire, n’y entendirent jamais rien ; mais celui qui, comme je disais, avait été aide de cuisine, faisait lui-même le service. Quant aux maris des trois femmes, ils parcouraient les alentours, allaient chercher des œufs de tortues, pêcher du poisson et attraper des oiseaux ; en un mot ils faisaient tout autre chose que de travailler : aussi leur ordinaire s’en ressentait-il. Le diligent vivait bien et confortablement ; le paresseux vivait d’une manière dure et misérable ; et je pense que généralement parlant, il en est de même entous lieux.

Mais maintenant nous allons passer à une scène différente de tout ce qui était arrivé jusqu’alors soit à eux, soit à moi. Voici quelle en fut l’origine.

Un matin de bonne heure abordèrent au rivage cinq ou six canots d’Indiens ou Sauvages, appelez-les comme il vous plaira ; et nul doute qu’ils ne vinssent, comme d’habitude, pour manger leurs prisonniers ; mais cela était devenu si familier aux Espagnols, àtous nos gens, qu’ils ne s’en tourmentaient plus comme je le faisais. L’expérience leur ayant appris que leur seule affaire était de se tenir cachés, et que s’ils n’étaient point vus des Sauvages, ceux-ci, l’affaire une fois terminée, se retireraient paisiblement, ne se doutant pas plus alors qu’ils ne l’avaient fait précédemment qu’il y eût des habitants dans l’île ; sachant cela, dis-je, ils comprirent qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de donner avis aux trois plantations qu’on se tînt renfermé et que personne ne se montrât ; seulement ils placèrent une vedette dans un lieu convenable pour avertir lorsque les canots se seraient remis en mer.

Tant cela était sans doute fort raisonnable ; mais un accident funeste déconcerta toutes ces mesures et fit connaître aux Sauvages que l’île était habitée, ce qui faillit à causer la ruine de la colonie tout entière. Lorsque les canots des Sauvages se furent éloignés, les Espagnols jetèrent au dehors un regard furtif, et quelques-uns d’entre eux eurent la curiosité de s’approcher du lieu qu’ils venaient d’abandonner pour voir ce qu’ils y avaient fait. À leur grande surprise, ils trouvèrent trois Sauvages, restés là, étendus à terre, et endormis profondément. On supposa que, gorgés à leur festin inhumain, ils s’étaient assoupis comme des brutes, et n’avaient pas voulu bouger quand les autres étaient partis, ou qu’égarés dans les bois ils n’étaient pas revenus à temps pour s’embarquer.

À cette vue les Espagnols furent grandement surpris, et fort embarrassés sur ce qu’ils devaient faire. Le gouverneur espagnol se trouvait avec eux, on lui demanda son avis ; mais il déclara qu’il ne savait quel parti prendre. Pour des esclaves, ils en avaient assez déjà ; quant à les tuer, nul d’entre eux n’y était disposé. Le gouverneur me dit qu’ils n’avaient pu avoir l’idée de verser le sang innocent, car les pauvres créatures ne leur avaient fait aucun mal, n’avaient porté aucune atteinte à leur propriété ; et quetous pensaient qu’aucun motif ne pourrait légitimer cet assassinat.

Et ici je dois dire, à l’honneur de ces Espagnols, que, quoi qu’on puisse dire de la cruauté de ce peuple au Mexique et au Pérou, je n’ai jamais dans aucun pays étranger rencontré dix-sept hommes d’une nation quelconque qui fussent en toute occasion si modestes, si modérés, si vertueux, si courtois et d’une humeur si parfaite. Pour ce qui est de la cruauté, on n’en voyait pas l’ombre dans leur nature : on ne trouvait en eux ni inhumanité, ni barbarie, ni passions violentes ; et cependanttous étaient des hommes d’une grande ardeur et d’un grand courage.

Fuite à la grotte §

Leur douceur et leur calme s’étaient manifestés en supportant la conduite intolérable des trois Anglais ; et alors leur justice et leur humanité se montrèrent à propos des Sauvages dont je viens de parler. Après quelques délibérations, ils décidèrent qu’ils ne bougeraient pas jusqu’à ce que, s’il était possible, ces trois hommes fussent partis. Mais le gouverneur fit la réflexion que ces trois Indiens n’avaient pas de pirogue ; et que si on les laissait rôder dans l’île, assurément ils découvriraient qu’elle était habitée, ce qui causerait la ruine de la colonie.

 

Sur ce, rebroussant chemin et trouvant les compères qui dormaient encore profondément, ils résolurent de les éveiller et de les faire prisonniers ; et c’est ce qu’ils firent. Les pauvres diables furent étrangement effrayés quand ils se virent saisis et liés, et, comme les femmes, ils craignirent qu’on ne voulût les tuer et les dévorer ; car, à ce qu’il paraît, ces peuples s’imaginent que tout le monde fait comme eux et mange de la chair humaine ; mais on les eut bientôt tranquillisés là-dessus et on les emmena.

Ce fut une chose fort heureuse pour nos gens de ne pas les avoir conduits à leur château, je veux dire à mon palais au pied de la colline, mais de les avoir menés d’abord à la tonnelle, où étaient leurs principales cultures, leurs chèvres et leurs champs de blé ; et plus tard à l’habitation des deux Anglais.

Là on les fit travailler, quoiqu’on n’eût pas grand ouvrage à leur donner ; et, soit négligence à les garder, soit qu’on ne crût pas qu’ils pussent s’émanciper, un d’entre eux s’échappa, et, s’étant réfugié dans les bois, on ne le revit plus.

On eut tout lieu de croire qu’il était retourné dans son pays avec les Sauvages, qui débarquèrent trois ou quatre semaines plus tard, firent leurs bombances accoutumées, et s’en allèrent au bout de deux jours. Cette pensée atterra nos gens : ils conclurent, et avec beaucoup de raison, que cet individu, retourné parmi ses camarades, ne manquerait pas de leur rapporter qu’il y avait des habitants dans l’île, et combien ils étaient faibles et en petit nombre ; car, ainsi que je l’ai déjà dit, on n’avait jamais fait connaître à ce Sauvage, et cela fut fort heureux, combien nos hommes étaient et où ils vivaient ; jamais il n’avait vu ni entendu le feu de leurs armes ; on s’était bien gardé à plus forte raison de lui faire voir aucun des lieux de retraite, tels que la caverne dans la vallée, ou la nouvelle grotte que les deux Anglais avaient creusée, et ainsi du reste.

La première preuve qu’ils eurent de la trahison de ce misérable fut que, environ deux mois plus tard, six canots de Sauvages, contenant chacun de sept à dix hommes, s’approchèrent en voguant le long du rivage Nord de l’île, où ils n’avaient pas coutume de se rendre auparavant, et débarquèrent environ une heure après le lever du soleil dans un endroit convenable, à un mille de l’habitation des deux Anglais, où avait été gardé le fugitif. Comme me le dit le gouverneur espagnol, s’ils avaienttous été là le dommage n’aurait pas été si considérable, car pas un de ces Sauvages n’eût échappé ; mais le cas était bien différent : deux hommes contre cinquante, la partie n’était pas égale. Heureusement que les deux Anglais les apperçurent à une lieue en mer, de sorte qu’il s’écoula plus d’une heure avant qu’ils abordassent ; et, comme ils débarquèrent à environ un mille de leurs huttes, ce ne fut qu’au bout de quelque temps qu’ils arrivèrent jusqu’à eux. Ayant alors grande raison de croire qu’ils étaient trahis, la première chose qu’ils firent fut de lier les deux esclaves qui restaient, et de commander à deux des trois hommes qui avaient été amenés avec les femmes, et qui, à ce qu’il paraît, firent preuve d’une grande fidélité, de les conduire avec leurs deux épouses et tout ce qu’ils pourraient emporter avec eux au milieu du bois, dans cette grotte dont j’ai parlé plus haut, et là, de garder ces deux individus, pieds et poings liés, jusqu’à nouvel ordre.

En second lieu, voyant que les Sauvages avaienttous mis pied à terre et se portaient de leur côté, ils ouvrirent les enclos dans lesquels étaient leurs chèvres et les chassèrent dans le bois pour y errer en liberté, afin que ces barbares crussent que c’étaient des animaux farouches ; mais le coquin qui les accompagnait, trop rusé pour donner là-dedans, les mit au fait de tout, et ils se dirigèrent droit à la place. Quand les pauvres gens effrayés eurent mis à l’abri leurs femmes et leurs biens, ils députèrent leur troisième esclave venu avec les femmes et qui se trouvait là par hasard, en toute hâte auprès des Espagnols pour leur donner l’alarme et leur demander un prompt secours. En même temps ils prirent leurs armes et ce qu’ils avaient de munitions, et se retirèrent dans le bois, vers le lieu où avaient été envoyées leurs femmes, se tenant à distance cependant, de manière à voir, si cela était possible, la direction que suivraient les Sauvages.

Ils n’avaient pas fait beaucoup de chemin quand du haut d’un monticule ils apperçurent la petite armée de leurs ennemis s’avancer directement vers leur habitation ; et un moment après, ils virent leurs huttes et leurs meubles dévorés par les flammes, à leur grande douleur et à leur grande mortification : c’était pour eux une perte cruelle, une perte irréparable au moins pour quelque temps. Ils conservèrent un moment la même position, jusqu’à ce que les Sauvages se répandirent sur toute la place comme des bêtes féroces, fouillant partout à la recherche de leur proie, et en particulier des habitants, dont on voyait clairement qu’ils connaissaient l’existence.

Les deux Anglais, voyant cela et ne se croyant pas en sûreté où ils se trouvaient, car il était probable que quelques-uns de ces barbares viendraient de ce côté, et y viendraient supérieurs en forces, jugèrent convenable de se retirer à un demi-mille plus loin, persuadés, comme cela eut lieu en effet, que plus l’ennemi rôderait, plus il se disséminerait.

Leur seconde halte se fit à l’aide d’un fourré épais où se trouvait un vieux tronc d’arbre creux et excessivement grand : ce fut dans cet arbre quetous deux prirent position, résolus d’attendre l’événement.

Il y avait peu de temps qu’ils étaient là, quand deux Sauvages accoururent de ce côté, comme s’ils les eussent découverts et vinssent pour les attaquer. Un peu plus loin ils en virent trois autres, et plus loin encore cinq autres,tous s’avançant dans la même direction ; en outre ils en virent à une certaine distance sept ou huit qui couraient d’un autre côté ; car ils se répandaient surtous les points, comme des chasseurs qui battent un bois en quête du gibier.

Les pauvres gens furent alors dans une grande perplexité, ne sachant s’ils devaient rester et garder leur poste ou s’enfuir ; mais après une courte délibération, considérant que si les Sauvages parcouraient ainsi le pays, ils pourraient peut-être avant l’arrivée du secours découvrir leur retraite dans les bois, et qu’alors tout serait perdu, ils résolurent de les attendre là et, s’ils étaient trop nombreux, de monter au sommet de l’arbre, d’où ils ne doutaient pas qu’excepté contre le feu, ils ne se défendissent tant que leurs munitions dureraient, quand bien mêmetous les Sauvages, débarqués au nombre d’environ cinquante, viendraient à les attaquer.

Ayant pris cette détermination, ils se demandèrent s’ils feraient feu sur les deux premiers, ou s’ils attendraient les trois et tireraient sur ce groupe intermédiaire : tactique au moyen de laquelle les deux et les cinq qui suivaient seraient séparés. Enfin ils résolurent de laisser passer les deux premiers, à moins qu’ils ne les découvrissent dans leur refuge et ne vinssent les attaquer. Ces deux Sauvages les confirmèrent dans cette résolution en se détournant un peu vers une autre partie du bois ; mais les trois et les cinq, marchant sur leur piste, vinrent directement à l’arbre, comme s’ils eussent su que les Anglais y étaient.

Les voyant arriver droit à eux, ceux-ci résolurent de les prendre en ligne, ainsi qu’ils s’avançaient ; et, comme ils avaient décidé de ne faire feu qu’un à la fois, il était possible que du premier coup ils les atteignissenttous trois. À cet effet, celui qui devait tirer mit trois ou quatre balles dans son mousquet, et, à la faveur d’une meurtrière, c’est-à-dire d’un trou qui se trouvait dans l’arbre, il visa tout à son aise sans être vu, et attendit qu’ils fussent à trente verges de l’embuscade, de manière à ne pas manquer son coup.

Pendant qu’ils attendaient ainsi et que les Sauvages s’approchaient, ils virent que l’un des trois était le fugitif qui s’était échappé de chez eux, le reconnurent parfaitement, et résolurent de ne pas le manquer, dussent-ils ensemble faire feu. L’autre se tint donc prêt à tirer, afin que si le Sauvage ne tombait pas du premier coup, il fût sûr d’en recevoir un second.

Mais le premier tireur était trop adroit pour le manquer ; car pendant que les Sauvages s’avançaient l’un après l’autre sur une seule ligne, il fit feu et en atteignit deux du coup. Le premier fut tué roide d’une balle dans la tête ; le second, qui était l’indien fugitif, en reçut une au travers du corps et tomba, mais il n’était pas tout-à-fait mort ; et le troisième eut une égratignure à l’épaule, que lui fit sans doute la balle qui avait traversé le corps du second. Épouvanté, quoiqu’il n’eût pas grand mal, il s’assit à terre en poussant des cris et des hurlements affreux.

Les cinq qui suivaient, effrayés du bruit plutôt que pénétrés de leur danger, s’arrêtèrent tout court d’abord ; car les bois rendirent la détonation mille fois plus terrible ; les échos grondant çà et là, les oiseaux s’envolant de toutes parts et poussant toutes sortes de cris, selon leur espèce ; de même que le jour où je tirai le premier coup de fusil qui peut-être eût retenti en ce lieu depuis que c’était une île.

Cependant, tout étant rentré dans le silence, ils vinrent sans défiance, ignorant la cause de ce bruit, jusqu’au lieu où étaient leurs compagnons dans un assez pitoyable état. Là ces pauvres ignorantes créatures, qui ne soupçonnaient pas qu’un danger pareil pût les menacer, se groupèrent autour du blessé, lui adressant la parole et sans doute lui demandant d’où venait sa blessure. Il est présumable que celui-ci répondit qu’un éclair de feu, suivi immédiatement d’un coup de tonnerre de leurs dieux, avait tué ses deux compagnons et l’avait blessé lui-même. Cela, dis-je, est présumable ; car rien n’est plus certain qu’ils n’avaient vu aucun homme auprès d’eux, qu’ils n’avaient de leur vie entendu la détonation d’un fusil, qu’ils ne savaient non plus ce que c’était qu’une arme à feu, et qu’ils ignoraient qu’à distance on pût tuer ou blesser avec du feu et des balles. S’il n’en eût pas été ainsi, il est croyable qu’ils ne se fussent pas arrêtés si inconsidérément à contempler le sort de leurs camarades, sans quelque appréhension pour eux-mêmes.

Nos deux hommes, comme ils me l’ont avoué depuis, se voyaient avec douleur obligés de tuer tant de pauvres êtres qui n’avaient aucune idée de leur danger ; mais, les tenant là sous leurs coups et le premier ayant rechargé son arme, ils se résolurent à tirertous deux dessus. Convenus de choisir un but différent, ils firent feu à la fois et en tuèrent ou blessèrent grièvement quatre. Le cinquième, horriblement effrayé, bien que resté sauf, tomba comme les autres. Nos hommes, les voyanttous gisants, crurent qu’ils les avaienttous expédiés.

La persuasion de n’en avoir manqué aucun fit sortir résolument de l’arbre nos deux hommes avant qu’ils eussent rechargé leurs armes : et ce fut une grande imprudence. Ils tombèrent dans l’étonnement quand ils arrivèrent sur le lieu de la scène, et ne trouvèrent pas moins de quatre Indiens vivants, dont deux fort légèrement blessés et un entièrement sauf. Ils se virent alors forcés de les achever à coups de crosse de mousquet. D’abord ils s’assurèrent de l’Indien fugitif qui avait été la cause de tout le désastre, ainsi que d’un autre blessé au genou, et les délivrèrent de leurs peines. En ce moment celui qui n’avait point été atteint vint se jeter à leurs genoux, les deux mains levées, et par gestes et par signes implorant piteusement la vie. Mais ils ne purent comprendre un seul mot de ce qu’il disait.

Défense des deux anglais §

Toutefois ils lui signifièrent de s’asseoir près de là au pied d’un arbre, et un des Anglais, avec une corde qu’il avait dans sa poche par le plus grand hasard, l’attacha fortement, et lui lia les mains par-derrière ; puis on l’abandonna. Ils se mirent alors en toute hâte à la poursuite des deux autres qui étaient allés en avant, craignant que ceux-ci ou un plus grand nombre ne vînt à découvrir le chemin de leur retraite dans le bois, où étaient leurs femmes et le peu d’objets qu’ils y avaient déposés. Ils apperçurent enfin les deux Indiens, mais ils étaient fort éloignés ; néanmoins ils les virent, à leur grande satisfaction, traverser une vallée proche de la mer, chemin directement opposé à celui qui conduisait à leur retraite pour laquelle ils étaient en de si vives craintes. Tranquillisés sur ce point, ils retournèrent à l’arbre où ils avaient laissé leur prisonnier, qui, à ce qu’ils supposèrent, avait été délivré par ses camarades, car les deux bouts de corde qui avaient servi à l’attacher étaient encore au pied de l’arbre.

 

Se trouvant alors dans un aussi grand embarras que précédemment ; ne sachant de quel côté se diriger, ni à quelle distance était l’ennemi, ni quelles étaient ses forces, ils prirent la résolution d’aller à la grotte où leurs femmes avaient été conduites, afin de voir si tout s’y passait bien, et pour les délivrer de l’effroi où sûrement elles étaient, car, bien que les Sauvages fussent leurs compatriotes, elles en avaient une peur horrible, et d’autant plus peut-être qu’elles savaient tout ce qu’ils valaient.

Les Anglais à leur arrivée virent que les Sauvages avaient passé dans le bois, et même très-près du lieu de leur retraite, sans toutefois l’avoir découvert ; car l’épais fourré qui l’entourait en rendait l’abord inaccessible pour quiconque n’eût pas été guidé par quelque affilié, et nos barbares ne l’étaient point. Ils trouvèrent donc toutes choses en bon ordre, seulement les femmes étaient glacées d’effroi. Tandis qu’ils étaient là, à leur grande joie, sept des Espagnols arrivèrent à leur secours. Les dix autres avec leurs serviteurs, et le vieux Vendredi, je veux dire le père de Vendredi, étaient partis en masse pour protéger leur tonnelle et le blé et le bétail qui s’y trouvaient, dans le cas où les Indiens eussent rôdé vers cette partie de l’île ; mais ils ne se répandirent pas jusque là. Avec les sept Espagnols se trouvait l’un des trois Sauvages qu’ils avaient autrefois faits prisonniers, et aussi celui que, pieds et poings liés, les Anglais avaient laissés près de l’arbre, car, à ce qu’il paraît, les Espagnols étaient venus par le chemin où avaient été massacrés les sept Indiens, et avaient délié le huitième pour l’emmener avec eux. Là, toutefois ils furent obligés de le garrotter de nouveau, comme l’étaient les deux autres, restés après le départ du fugitif.

Leurs prisonniers commençaient à leur devenir fort à charge, et ils craignaient tellement qu’ils ne leur échappassent, qu’ils s’imaginèrent être, pour leur propre conservation, dans l’absolue nécessité de les tuertous. Mais le gouverneur n’y voulut pas consentir ; il ordonna de les envoyer à ma vieille caverne de la vallée, avec deux Espagnols pour les garder et pourvoir à leur nourriture. Ce qui fut exécuté ; et là, ils passèrent la nuit pieds et mains liés.

L’arrivée des Espagnols releva tellement le courage des deux Anglais, qu’ils n’entendirent pas s’arrêter plus long-temps. Ayant pris avec eux cinq Espagnols, et réunissant à euxtous quatre mousquets, un pistolet et deux gros bâtons à deux bouts, ils partirent à la recherche des Sauvages. Et d’abord, quand ils furent arrivés à l’arbre où gisaient ceux qui avaient été tués, il leur fut aisé de voir que quelques autres Indiens y étaient venus ; car ils avaient essayé d’emporter leurs morts, et avaient traîné deux cadavres à une bonne distance, puis les avaient abandonnés. De là ils gagnèrent le premier tertre où ils s’étaient arrêtés et d’où ils avaient vu incendier leurs huttes, et ils eurent la douleur de voir s’en élever un reste de fumée ; mais ils ne purent y découvrir aucun Sauvage Ils résolurent alors d’aller, avec toute la prudence possible, vers les ruines de leur plantation. Un peu avant d’y arriver, s’étant trouvés en vue de la côte, ils apperçurent distinctementtous les Sauvages qui se rembarquaient dans leurs canots pour courir au large.

Il semblait qu’ils fussent fâchés d’abord qu’il n’y eût pas de chemin pour aller jusqu’à eux, afin de leur envoyer à leur départ une salve de mousqueterie ; mais, après tout, ils s’estimèrent fort heureux d’en être débarrassés.

Les pauvres Anglais étant alors ruinés pour la seconde fois, leurs cultures étant détruites,tous les autres convinrent de les aider à relever leurs constructions, et de les pourvoir de toutes choses nécessaires. Leurs trois compatriotes même, chez lesquels jusque là on n’avait pas remarqué la moindre tendance à faire le bien, dès qu’ils apprirent leur désastre, – car, vivant éloignés, ils n’avaient rien su qu’après l’affaire finie –, vinrent offrir leur aide et leur assistance, et travaillèrent de grand cœur pendant plusieurs jours à rétablir leurs habitations et à leur fabriquer des objets de nécessité.

Environ deux jours après ils eurent la satisfaction de voir trois pirogues des Sauvages venir se jeter à peu de distance sur la grève, ainsi que deux hommes noyés ; ce qui leur fit croire avec raison qu’une tempête, qu’ils avaient dû essuyer en mer, avait submergé quelques-unes de leurs embarcations. Le vent en effet avait soufflé avec violence durant la nuit qui suivit leur départ.

Si quelques-uns d’entre eux s’étaient perdus, toutefois il s’en était sauvé un assez grand nombre, pour informer leurs compatriotes de ce qu’ils avaient fait et de ce qui leur était advenu, et les exciter à une autre entreprise de la même nature, qu’ils résolurent effectivement de tenter, avec des forces suffisantes pour que rien ne pût leur résister. Mais, à l’exception de ce que le fugitif leur avait dit des habitants de l’île, ils n’en savaient par eux-mêmes que fort peu de chose ; jamais ils n’avaient vu ombre humaine en ce lieu, et celui qui leur avait raconté le fait ayant été tué, tout autre témoin manquait qui pût le leur confirmer.

Cinq ou six mois s’étaient écoulés, et l’on n’avait point entendu parler des Sauvages ; déjà nos gens se flattaient de l’espoir qu’ils n’avaient point oublié leur premier échec, et qu’ils avaient laissé là toute idée de réparer leur défaite, quand tout-à-coup l’île fut envahie par une redoutable flotte de vingt-huit canots remplis de Sauvages armés d’arcs et de flèches, d’énormes casse-têtes, de sabres de bois et d’autres instruments de guerre. Bref, cette multitude était si formidable, que nos gens tombèrent dans la plus profonde consternation.

Comme le débarquement s’était effectué le soir et à l’extrémité orientale de l’île, nos hommes eurent toute la nuit pour se consulter et aviser à ce qu’il fallait faire. Et d’abord, sachant que se tenir totalement cachés avait été jusque-là leur seule planche de salut, et devait l’être d’autant plus encore en cette conjoncture, que le nombre de leurs ennemis était fort grand, ils résolurent de faire disparaître les huttes qu’ils avaient bâties pour les deux Anglais, et de conduire leurs chèvres à l’ancienne grotte, parce qu’ils supposaient que les Sauvages se porteraient directement sur ce point sitôt qu’il ferait jour pour recommencer la même échauffourée, quoiqu’ils eussent pris terre cette fois à plus de deux lieues de là.

Ils menèrent aussi dans ce lieu les troupeaux qu’ils avaient à l’ancienne tonnelle, comme je l’appelais, laquelle appartenait aux Espagnols ; en un mot, autant que possible, ils ne laissèrent nulle part de traces d’habitation, et le lendemain matin, de bonne heure, ils se posèrent avec toutes leurs forces près de la plantation des deux Anglais, pour y attendre l’arrivée des Sauvages. Tout confirma leurs prévisions : ces nouveaux agresseurs, laissant leurs canots à l’extrémité orientale de l’île, s’avancèrent au longeant le rivage droit à cette place, au nombre de deux cent cinquante, suivant que les nôtres purent en juger. Notre armée se trouvait bien faible ; mais le pire de l’affaire, c’était qu’il n’y avait pas d’armes pour tout le monde. Nos forces totales s’élevaient, je crois, ainsi : – D’abord, en hommes :

  • 17 Espagnols.
  • 5 Anglais.
  • 1 Le vieux Vendredi, c’est-à-dire le père de Vendredi.
  • 3 Esclaves acquis avec les femmes, lesquels avaient fait preuve de fidélité.
  • 3 Autres esclaves qui vivaient avec les Espagnols.
  • 29.

Pour armer ces gens, il y avait :

  • 11 Mousquets.
  • 5 Pistolets.
  • 3 Fusils de chasse.
  • 5 Mousquets ou arquebuses à giboyer pris aux matelots révoltés que j’avais soumis.
  • 2 Sabres.
  • 3 Vieilles hallebardes.
  • 29.

On ne donna aux esclaves ni mousquets ni fusils ; mais chacun d’eux fut armé d’une hallebarde, ou d’un long bâton, semblable à un brindestoc, garni d’une longue pointe de fer à chaque extrémité ; ils avaient en outre une hachette au côté.tous nos hommes portaient aussi une hache. Deux des femmes voulurent absolument prendre part au combat ; elles s’armèrent d’arcs et de flèches, que les Espagnols avaient pris aux Sauvages lors de la première affaire, dont j’ai parlé, et qui avait eu lieu entre les Indiens. Les femmes eurent aussi des haches.

Le gouverneur espagnol, dont j’ai si souvent fait mention, avait le commandement général ; et William Atkins, qui, bien que redoutable pour sa méchanceté, était un compagnon intrépide et résolu, commandait sous lui. – Les Sauvages s’avancèrent comme des lions ; et nos hommes, pour comble de malheur, n’avaient pas l’avantage du terrain. Seulement Will Atkins, qui rendit dans cette affaire d’importants services, comme une sentinelle perdue, était planté avec six hommes, derrière un petit hallier, avec ordre de laisser passer les premiers, et de faire feu ensuite au beau milieu des autres ; puis sur-le-champ de battre en retraite aussi vite que possible, en tournant une partie du bois pour venir prendre position derrière les Espagnols, qui se trouvaient couverts par un fourré d’arbres.

Quand les Sauvages arrivèrent, ils se mirent à courir çà et là en masse et sans aucun ordre. Will Atkins en laissa passer près de lui une cinquantaine ; puis, voyant venir les autres en foule, il ordonna à trois de ses hommes de décharger sur eux leurs mousquets chargés de six ou sept balles, aussi fortes que des balles de gros pistolets. Combien en tuèrent-ils ou en blessèrent-ils, c’est ce qu’ils ne surent pas ; mais la consternation et l’étonnement étaient inexprimables chez ces barbares, qui furent effrayés au plus haut degré d’entendre un bruit terrible, de voir tomber leurs hommes morts ou blessés, et sans comprendre d’où cela provenait. Alors, au milieu de leur effroi, William Atkins et ses trois hommes firent feu sur le plus épais de la tourbe, et en moins d’une minute les trois premiers, ayant rechargé leurs armes, leur envoyèrent une troisième volée.

Si Williams Atkins et ses hommes se fussent retirés immédiatement après avoir tiré, comme cela leur avait été ordonné, ou si le reste de la troupe eût été à portée de prolonger le feu, les Sauvages eussent été mis en pleine déroute ; car la terreur dont ils étaient saisis venait surtout de ce qu’ils ne voyaient personne qui les frappât et de ce qu’ils se croyaient tués par le tonnerre et les éclairs de leurs dieux. Mais William Atkins, en restant pour recharger, découvrit la ruse.

Nouvelle incursion des indiens §

Quelques Sauvages, qui les épiaient au loin, fondirent sur eux par derrière ; et, bien que Atkins et ses hommes les eussent encore salués de deux ou trois fusillades et en eussent tué plus d’une vingtaine en se retirant aussi vite que possible, cependant ils le blessèrent lui-même et tuèrent avec leurs flèches un de ses compatriotes comme ils tuèrent ensuite un des Espagnols et un des esclaves indiens acquis avec les femmes. Cet esclave était un brave compagnon, qui avait combattu en furieux. De sa propre main il avait tué cinq Sauvages, quoiqu’il n’eût pour armes qu’un des bâtons ferrés et une hache.

 

Atkins étant blessé et deux autres étant tués, nos hommes, ainsi maltraités, se retirèrent sur un monticule dans le bois. Les Espagnols, après avoir fait trois décharges opérèrent aussi leur retraite ; car les Indiens étaient si nombreux, car ils étaient si désespérés, que malgré qu’il y en eût de tués plus de cinquante et un beaucoup plus grand nombre de blessés, ils se jetaient sans peur du danger sous la dent de nos hommes et leur envoyaient une nuée de flèches. On remarqua même que leurs blessés qui n’étaient pas tout-à-fait mis hors de combat, exaspérés par leurs blessures, se battaient comme des enragés.

Nos gens, dans leur retraite, avaient laissé derrière eux les cadavres de l’Espagnol et de l’Anglais. Les Sauvages, quand ils furent arrivés auprès, les mutilèrent de la manière la plus atroce, leur brisant les bras, les jambes et la tête avec leurs massues et leurs sabres de bois, comme de vrais Sauvages qu’ils étaient. Mais, voyant que nos hommes avaient disparu, ils semblèrent ne pas vouloir les poursuivre, formèrent une espèce de cercle, ce qu’ils ont coutume de faire, à ce qu’il paraît, et poussèrent deux grands cris en signe de victoire ; après quoi ils eurent encore la mortification de voir tomber plusieurs de leurs blessés qu’avait épuisés la perte de leur sang.

Le gouverneur espagnol ayant rassemblé tout son petit corps d’armée sur une éminence, Atkins, quoique blessé, opinait pour qu’on se portât en avant et qu’on fît une charge générale sur l’ennemi. Mais l’Espagnol répondit : – « Señor Atkins, vous avez vu comment leurs blessés se battent ; remettons la partie à demain :tous ces écloppés seront roidis et endoloris par leurs plaies, épuisés par le sang qu’ils auront perdu, et nous aurons alors beaucoup moins de besogne sur les bras. »

L’avis était bon. Mais Will Atkins reprit gaîment : – « C’est vrai, señor ; mais il en sera de même de moi, et c’est pour cela que je voudrais aller en avant tandis que je suis en haleine. » – « Fort bien, señor Atkins, dit l’Espagnol : vous vous êtes conduit vaillamment, vous avez rempli votre tâche ; nous combattrons pour vous si vous ne pouvez venir ; mais je pense qu’il est mieux d’attendre jusqu’à demain matin. » – Ils attendirent donc.

Mais, lorsqu’il fit un beau clair de lune, et qu’ils virent les Sauvages dans un grand désordre, au milieu de leurs morts et de leurs blessés et se pressant tumultueusement à l’entour, ils se résolurent à fondre sur eux pendant la nuit, dans le cas surtout où ils pourraient leur envoyer une décharge avant d’être apperçus. Il s’offrit à eux une belle occasion pour cela : car l’un des deux Anglais, sur le terrain duquel l’affaire s’était engagée, les ayant conduits par un détour entre les bois et la côte occidentale, et là ayant tourné brusquement au Sud, ils arrivèrent si proche du groupe le plus épais, qu’avant qu’on eût pu les voir ou les entendre, huit hommes tirèrent au beau milieu et firent une terrible exécution. Une demi-minute après huit autres tirèrent à leur tour et les criblèrent tellement de leurs dragées, qu’ils en tuèrent ou blessèrent un grand nombre. Tout cela se passa sans qu’ils pussent reconnaître qui les frappait, sans qu’ils sussent par quel chemin fuir.

Les Espagnols rechargèrent vivement leurs armes ; puis, s’étant divisés en trois corps, ils résolurent de tombertous ensemble sur l’ennemi. Chacun de ces pelotons se composait de huit personnes : ce qui formait en somme vingt-quatre combattants, dont vingt-deux hommes et deux femmes, lesquelles, soit dit en passant, se battirent en désespérées.

On répartit par peloton les armes à feu, les hallebardes et les brindestocs. On voulait que les femmes se tinssent derrière, mais elles déclarèrent qu’elles étaient décidées à mourir avec leurs maris. Leur petite armée ainsi disposée, ils sortirent d’entre les arbres et se jetèrent sous la dent de l’ennemi en criant et en hélant de toutes leurs forces. Les Indiens se tenaient là debouttous ensemble ; mais ils tombèrent dans la plus grande confusion en entendant les cris que jetaient nos gens sur trois différents points. Cependant ils en seraient venus aux mains s’ils nous eussent apperçus ; car à peine fûmes-nous assez près pour qu’ils nous vissent qu’ils nous décochèrent quelques flèches, et que le pauvre vieux Vendredi fut blessé, légèrement toutefois. Mais nos gens, sans plus de temps, fondirent sur eux, firent feu de trois côtés, puis tombèrent dessus à coups de crosses de mousquet, à coups de sabres, de bâtons ferrés et de haches, et, en un mot, les frottèrent si bien, qu’ils se mirent à pousser des cris et des hurlements sinistres en s’enfuyant detous côtés pour échapper à la mort.

Les nôtres étaient fatigués de ce carnage : ils avaient tué ou blessé mortellement, dans les deux rencontres, environ cent quatre-vingts de ces barbares. Les autres, épouvantés, se sauvèrent à travers les bois et sur les collines, avec toute la vitesse que pouvaient leur donner la frayeur et des pieds agiles ; et, voyant que nos hommes se mettaient peu en peine de les poursuivre, ils se rassemblèrent sur la côte où ils avaient débarqué et où leurs canots étaient amarrés. Mais leur désastre n’était pas encore au bout : car, ce soir-là, un vent terrible s’éleva de la mer, et il leur fut impossible de prendre le large. Pour surcroît, la tempête ayant duré toute la nuit, à la marée montante la plupart de leurs pirogues furent entraînées par la houle si avant sur la rive, qu’il aurait fallu bien des efforts pour les remettre à flot. Quelques-unes même furent brisées contre le rivage, ou en s’entre-choquant.

Nos hommes, bien que joyeux de leur victoire, ne prirent cependant que peu de repos cette nuit-là, Mais, après s’être refaits le mieux qu’ils purent, ils résolurent de se porter vers cette partie de l’île où les Sauvages avaient fui, afin de voir dans quel état ils étaient. Ceci les mena nécessairement sur le lieu du combat, où ils trouvèrent plusieurs de ces pauvres créatures qui respiraient encore, mais que rien n’aurait pu sauver. Triste spectacle pour des cœurs généreux ! car un homme vraiment noble, quoique forcé par les lois de la guerre de détruire son ennemi, ne prend point plaisir à ses souffrances.

Tout ordre, du reste, était inutile à cet égard, car les Sauvages que les nôtres avaient à leur service dépêchèrent ces pauvres créatures à coups de haches.

Ils arrivèrent enfin en vue du lieu où les chétifs débris le l’armée indienne étaient rassemblés. Là restait environ une centaine d’hommes, dont la plupart étaient assis à terre, accroupis, la tête entre leurs mains et appuyée sur leurs genoux.

Quand nos gens ne furent plus qu’à deux portées de mousquet des vaincus, le gouverneur espagnol ordonna de tirer deux coups à poudre pour leur donner l’alarme, à dessein de voir par leur contenance ce qu’il avait à en attendre, s’ils étaient encore disposés à combattre ou s’ils étaient démontés au point d’être abattus et découragés, et afin d’agir en conséquence.

Le stratagème eut un plein succès ; car les Sauvages n’eurent pas plus tôt entendu le premier coup de feu et vu la lueur du second qu’ils se dressèrent sur leurs pieds dans la plus grande consternation imaginable ; et, comme nos gens se précipitaient sur eux, ils s’enfuirent criant, hurlant et poussant une sorte de mugissement que nos hommes ne comprirent pas et n’avaient point ouï jusque là, et ils se réfugièrent sur les hauteurs plus avant dans le pays.

Les nôtres eussent d’abord préféré que le temps eût été calme et que les Sauvages se fussent rembarqués. Mais ils ne considéraient pas alors que cela pourrait en amener par la suite des multitudes auxquelles il leur serait impossible de résister, ou du moins être la cause d’incursions si redoutables et si fréquentes qu’elles désoleraient l’île et les feraient périr de faim. Will Atkins, qui, malgré sa blessure, se tenait toujours avec eux, se montra, dans cette occurrence, le meilleur conseiller : il fallait, selon lui, saisir l’occasion qui s’offrait de se jeter entre eux, et leurs canots, et, par là, les empêcher à jamais, de revenir inquiéter l’île.

On tint long-temps conseil sur ce point. Quelques-uns s’opposaient à cela, de peur qu’on ne forçât ces misérables à se retirer dans les bois, et à n’écouter que leur désespoir. – « Dans ce cas, disaient-ils, nous serons obligés de leur donner la chasse comme à des bêtes féroces ; nous redouterons de sortir pour nos travaux ; nous aurons nos plantations incessamment pillées, nos troupeaux détruits, bref nous serons réduits à une vie de misères continuelles. »

Will Atkins répondit que mieux valait avoir affaire à cent hommes qu’à cent nations ; que s’il fallait détruire les canots il fallait aussi détruire les hommes, sinon être soi-même détruit. En un mot, il leur démontra cette nécessité d’une manière si palpable, qu’ils se rangèrenttous à son avis. Aussitôt ils se mirent à l’œuvre sur les pirogues, et, arrachant du bois sec d’un arbre mort, ils essayèrent de mettre le feu à quelques-unes de ces embarcations ; mais elles étaient si humides qu’elles purent à peine brûler. Néanmoins, le feu endommagea tellement leurs parties supérieures, qu’elles furent bientôt hors d’état de tenir la mer. Quand les Indiens virent à quoi nos hommes étaient occupés, quelques-uns d’entre eux sortirent des bois en toute hâte, et, s’approchant le plus qu’ils purent, ils se jetèrent à genoux et se mirent à crier : – « Oa, oa, waramokoa ! » et à proférer quelques autres mots de leur langue que personne ne comprit ; mais, comme ils faisaient des gestes piteux et poussaient des cris étranges, il fut aisé de reconnaître qu’ils suppliaient pour qu’on épargnât leurs canots, et qu’ils promettaient de s’en aller pour ne plus revenir.

Mais nos gens étaient alors convaincus qu’ils n’avaient d’autre moyen de se conserver ou de sauver leur établissement que d’empêcher à tout jamais les Indiens de revenir dans l’île, sachant bien que s’il arrivait seulement à l’un d’eux de retourner parmi les siens pour leur conter l’événement, c’en était fait de la colonie. En conséquence, faisant comprendre aux Indiens qu’il n’y avait pas de merci pour eux, ils se remirent l’œuvre et détruisirent les canots que la tempête avait épargnés. À cette vue les Sauvages firent retentir les bois d’un horrible cri que notre monde entendit assez distinctement ; puis ils se mirent à courir çà et là dans l’île comme des insensés, de sorte que nos colons ne surent réellement pas d’abord comment s’y prendre avec eux.

Les Espagnols, avec toute leur prudence, n’avaient pas pensé que tandis qu’ils réduisaient ainsi ces hommes au désespoir, ils devaient faire bonne garde autour de leurs plantations ; car, bien qu’ils eussent transféré leur bétail et que les Indiens n’eussent pas déterré leur principale retraite, – je veux dire mon vieux château de la colline, – ni la caverne dans la vallée, ceux-ci avaient découvert cependant ma plantation de la tonnelle, l’avaient saccagée, ainsi que les enclos et les cultures d’alentour, foulant aux pieds le blé, arrachant les vignes et les raisins déjà presque mûrs ; et faisant éprouver à la colonie une perte inestimable sans en retirer aucun profit.

Quoique nos gens pussent les combattre en toute occasion, ils n’étaient pas en état de les poursuivre et de les pourchasser ; car, les Indiens étant trop agiles pour nos hommes quand ils les rencontraient seuls, aucun des nôtres n’osait s’aventurer isolément, dans la crainte d’être enveloppé par eux. Fort heureusement ils étaient sans armes : ils avaient des arcs, il est vrai, mais point de flèches, ni matériaux pour en faire, ni outils, ni instruments tranchants.

Mort de faim !… §

L’extrémité et la détresse où ils étaient réduits étaient grandes et vraiment déplorables ; mais l’état où ils avaient jeté nos colons ne valait pas mieux : car, malgré que leurs retraites eussent été préservées, leurs provisions étaient détruites et leur moisson ravagée. Que faire, à quels moyens recourir ? Ils ne le savaient. La seule ressource qui leur restât c’était le bétail qu’ils avaient dans la vallée près de la caverne, le peu de blé qui y croissait et la plantation des trois Anglais, Will Atkins et ses camarades, alors réduits à deux, l’un d’entre eux ayant été frappé à la tête, juste au-dessous de la tempe, par une flèche qui l’avait fait taire à jamais. Et, chose remarquable, celui-ci était ce même homme cruel qui avait porté un coup de hache au pauvre esclave Indien, et qui ensuite avait formé le projet d’assassiner les Espagnols.

 

À mon sens, la condition de nos colons était pire en ce temps-là que ne l’avait jamais été la mienne depuis que j’eus découvert les grains d’orge et de riz, et que j’eus acquis la méthode de semer et de cultiver mon blé et d’élever mon bétail ; car alors ils avaient, pour ainsi dire, une centaine de loups dans l’île, prêts à faire leur proie de tout ce qu’ils pourraient saisir, mais qu’il n’était pas facile de saisir eux-mêmes.

La première chose qu’ils résolurent de faire, quand ils virent la situation où ils se trouvaient, ce fut, s’il était possible, de reléguer les Sauvages dans la partie la plus éloignée de l’île, au Sud-Est ; afin que si d’autres Indiens venaient à descendre au rivage, ils ne pussent les rencontrer ; puis, une fois là, de les traquer, de les harasser chaque jour, et de tuertous ceux qu’ils pourraient approcher, jusqu’à ce qu’ils eussent réduit leur nombre ; et s’ils pouvaient enfin les apprivoiser et les rendre propres à quelque chose, de leur donner du blé, et de leur enseigner à cultiver la terre et à vivre de leur travail journalier.

En conséquence, ils les serrèrent de près et les épouvantèrent tellement par le bruit de leurs armes, qu’au bout de peu de temps, si un des colons tirait sur un Indien et le manquait, néanmoins il tombait de peur. Leur effroi fut si grand qu’ils s’éloignèrent de plus en plus, et que, harcelés par nos gens, quitous les jours en tuaient ou blessaient quelques-uns, ils se confinèrent tellement dans les bois et dans les endroits creux, que le manque de nourriture les réduisit à la plus horrible misère, et qu’on en trouva plusieurs morts dans les bois, sans aucune blessure, que la faim seule avait fait périr.

Quand les nôtres trouvèrent ces cadavres, leurs cœurs s’attendrirent, et ils se sentirent émus de compassion, surtout le gouverneur espagnol, qui était l’homme du caractère le plus noblement généreux que de ma vie j’aie jamais rencontré. Il proposa, si faire se pouvait, d’attraper vivant un de ces malheureux, et de l’amener à comprendre assez leur dessein pour qu’il pût servir d’interprète auprès des autres, et savoir d’eux s’ils n’acquiesceraient pas à quelque condition qui leur assurerait la vie, et garantirait la colonie du pillage.

Il s’écoula quelque temps avant qu’on pût en prendre aucun ; mais, comme ils étaient faibles et exténués, l’un d’eux fut enfin surpris et fait prisonnier. Il se montra d’abord rétif, et ne voulut ni manger ni boire ; mais, se voyant traité avec bonté, voyant qu’on lui donnait des aliments, et qu’il n’avait à supporter aucune violence, il finit par devenir plus maniable et par se rassurer.

On lui amena le vieux Vendredi, qui s’entretint souvent avec lui et lui dit combien les nôtres seraient bons enverstous les siens ; que non-seulement ils auraient la vie sauve, mais encore qu’on leur accorderait pour demeure une partie de l’île, pourvu qu’ils donnassent l’assurance qu’ils garderaient leurs propres limites, et qu’ils ne viendraient pas au-delà pour faire tort ou pour faire outrage aux colons ; enfin qu’on leur donnerait du blé qu’ils sèmeraient et cultiveraient pour leurs besoins, et du pain pour leur subsistance présente. – Ensuite le vieux Vendredi commanda au Sauvage d’aller trouver ses compatriotes et de voir ce qu’ils penseraient de la proposition, lui affirmant que s’ils n’y adhéraient immédiatement, ils seraienttous détruits.

Ces pauvres gens, profondément abattus et réduits au nombre de d’environ trente-sept, accueillirent tout d’abord cette offre, et prièrent qu’on leur donnât quelque nourriture. Là-dessus douze Espagnols et deux Anglais, bien armés, avec trois esclaves indiens et le vieux Vendredi, se transportèrent au lieu où ils étaient : les trois esclaves indiens charriaient une grande quantité de pain, du riz cuit en gâteaux et séché au soleil, et trois chèvres vivantes. On enjoignit à ces infortunés de se rendre sur le versant d’une colline, où ils s’assirent pour manger avec beaucoup de reconnaissance. Ils furent plus fidèles à leur parole qu’on ne l’aurait pensé ; car, excepté quand ils venaient demander des vivres et des instructions, jamais ils ne passèrent leurs limites. C’est là qu’ils vivaient encore lors de mon arrivée dans l’île, et que j’allai les visiter.

Les colons leur avaient appris à semer le blé, à faire le pain, à élever des chèvres, et à les traire. Rien ne leur manquait que des femmes pour devenir bientôt une nation. Ils étaient confinés sur une langue de terre ; derrière eux s’élevaient des rochers, et devant eux une vaste plaine se prolongeait vers la mer, à la pointe Sud-Est de l’île. Leur terrain était bon et fertile et ils en avaient suffisamment ; car il s’étendait d’un côté sur une largeur d’un mille et demi, et de l’autre sur une longueur de trois ou quatre milles.

Nos hommes leur enseignèrent aussi à faire des bêches en en bois, comme j’en avais fait pour mon usage, et leur donnèrent douze hachettes et trois ou quatre couteaux ; et, là, ils vécurent comme les plus soumises et les plus innocentes créatures que jamais on n’eût su voir.

La colonie jouit après cela d’une parfaite tranquillité quant aux Sauvages, jusqu’à la nouvelle visite que je lui fis, environ deux ans après. Ce n’est pas que de temps à autre quelques canots de Sauvages n’abordassent à l’île pour la célébration barbare de leurs triomphes ; mais, comme ils appartenaient à diverses nations, et que, peut-être, ils n’avaient point entendu parler de ceux qui étaient venus précédemment dans l’île, ou que peut-être ils ignoraient la cause de leur venue, ils ne firent, à l’égard de leurs compatriotes, aucune recherche, et, en eussent-ils fait, il leur eût été fort difficile de les découvrir.

Voici que j’ai donné, ce me semble, la relation complète de ce qui était arrivé à nos colons jusqu’à mon retour, au moins de ce qui était digne de remarque. – Ils avaient merveilleusement civilisé les Indiens ou Sauvages, et allaient souvent les visiter ; mais ils leur défendaient, sous peine de mort, de venir parmi eux, afin que leur établissement ne fût pas livré derechef.

Une chose vraiment notable, c’est que les Sauvages, à qui ils avaient appris à faire des paniers et de la vannerie, surpassèrent bientôt leurs maîtres. Ils tressèrent une multitude de choses les plus ingénieuses, surtout des corbeilles de toute espèce, des cribles, des cages à oiseaux, des buffets, ainsi que des chaises pour s’asseoir, des escabelles, des lits, des couchettes et beaucoup d’autres choses encore ; car ils déployaient dans ce genre d’ouvrage une adresse remarquable, quand une fois on les avait mis sur la voie.

Mon arrivé leur fut d’un grand secours, en ce que nous les approvisionnâmes de couteaux, de ciseaux, de bêches, de pelles, de pioches et de toutes choses semblables dont ils pouvaient avoir besoin.

Ils devinrent tellement adroits à l’aide de ces outils, qu’ils parvinrent à se bâtir de fort jolies huttes ou maisonnettes, dont ils tressaient et arrondissaient les contours comme à de la vannerie ; vrais chefs-d’œuvre d’industrie et d’un aspect fort bizarre, mais qui les protégeaient efficacement contre la chaleur et contre toutes sortes d’insectes. Nos hommes en étaient tellement épris, qu’ils invitèrent la tribu sauvage à les venir voir et à s’en construire de pareilles. Aussi, quand j’allai visiter la colonie des deux Anglais, ces planteurs me firent-ils de loin l’effet de vivre comme des abeilles dans une ruche. Quant à Will Atkins, qui était devenu un garçon industrieux, laborieux et réglé, il s’était fait une tente en vannerie, comme on n’en avait, je pense, jamais vu. Elle avait cent vingt pas de tour à l’extérieur, je la mesurai moi-même. Les murailles étaient à brins aussi serrés que ceux d’un panier, et se composaient de trente-deux panneaux ou carrés, très-solides, d’environ sept pieds de hauteur. Au milieu s’en trouvait une autre, qui n’avait pas plus de vingt-deux pas de circonférence, mais d’une construction encore plus solide, car elle était divisée en huit pans, aux huit angles desquels se trouvaient huit forts poteaux. Sur leur sommet il avait placé de grosses charpentes, jointes ensemble au moyen de chevilles de bois, et d’où il avait élevé pour la couverture une pyramide de huit chevrons fort élégante, je vous l’assure, et parfaitement assemblée, quoiqu’il n’eût pas de clous, mais seulement quelques broches de fer qu’il s’était faites avec la ferraille que j’avais laissée dans l’île. Cet adroit garçon donna vraiment des preuves d’une grande industrie en beaucoup de choses dont la connaissance lui manquait. Il se fit une forge et une paire de soufflets en bois pour attiser le feu ; il se fabriqua encore le charbon qu’en exigeait l’usage ; et d’une pince de fer, il fit une enclume fort passable. Cela le mit à même de façonner une foule de choses, des crochets, des gâches, des pointes, des verroux et des gonds. – Mais revenons à sa case. Après qu’il eut posé le comble de la tente intérieure, il remplit les entrevous des chevrons au moyen d’un treillis si solide et qu’il recouvrit si ingénieusement de paille de riz, et au sommet d’une large feuille d’un certain arbre, que sa maison était tout aussi à l’abri de l’humidité que si elle eût été couverte en tuiles ou en ardoises. Il m’avoua, il est vrai, que les Sauvages lui avaient fait la vannerie.

L’enceinte extérieure était couverte, comme une galerie, tout autour de la rotonde intérieure ; et de grands chevrons s’étendaient de trente-deux angles au sommet des poteaux de l’habitation du milieu, éloignée d’environ vingt pieds ; de sorte qu’il y avait entre le mur de clayonnage extérieur et le mur intérieur un espace, semblable à un promenoir, de la largeur de vingt pieds à peu près.

Il avait divisé la place intérieure avec un pareil clayonnage, mais beaucoup plus délicat, et l’avait distribuée en six logements, ou chambres de plain-pied, ayant d’abord chacune une porte donnant extérieurement sur l’entrée ou passage conduisant à la tente principale ; puis une autre sur l’espace ou promenoir qui régnait au pourtour ; de manière que ce promenoir était aussi divisé en six parties égales, qui servaient non-seulement de retraites, mais encore à entreposer toutes les choses nécessaires à la famille. Ces six espaces n’occupant point toute la circonférence, les autres logements de la galerie étaient disposés ainsi : Aussitôt que vous aviez passé la porte de l’enceinte extérieure, vous aviez droit devant vous un petit passage conduisant à la porte de la case intérieure ; de chaque côté était une cloison de clayonnage, avec une porte par laquelle vous pénétriez d’abord dans une vaste chambre ou magasin, de vingt pieds de large sur environ trente de long, et de là dans une autre un peu moins longue. Ainsi, dans le pourtour il y avait dix belles chambres, six desquelles n’avaient entrée que par les logements de la tente intérieure, et servaient de cabinets ou de retraits à chaque chambre respective de cette tente, et quatre grands magasins, ou granges, ou comme il vous plaira de les appeler, deux de chaque côté du passage qui conduisait de la porte d’entrée à la rotonde intérieure, et donnant l’un dans l’autre.

Habitation de William Atkins §

Un pareil morceau de vannerie, je crois, n’a jamais été vu dans le monde, pas plus qu’une maison ou tente si bien conçue, surtout bâtie comme cela. Dans cette grande ruche habitaient les trois familles, c’est-à-dire Will Atkins et ses compagnons ; le troisième avait été tué, mais sa femme restait avec trois enfants, – elle était, à ce qu’il paraît, enceinte lorsqu’il mourut. Les deux survivants ne négligeaient pas de fournir la veuve de toutes choses, j’entends de blé, de lait, de raisins, et de lui faire bonne part quand ils tuaient un chevreau ou trouvaient une tortue sur le rivage ; de sorte qu’ils vivaienttous assez bien, quoiqu’à la vérité ceux-ci ne fussent pas aussi industrieux que les deux autres, comme je l’ai fait observer déjà.

 

Il est une chose qui toutefois ne saurait être omise ; c’est, qu’en fait de religion, je ne sache pas qu’il existât rien de semblable parmi eux. Il est vrai qu’assez souvent ils se faisaient souvenir l’un l’autre qu’il est un Dieu, mais c’était purement par la commune méthode des marins, c’est-à-dire en blasphémant son nom. Leurs femmes, pauvres ignorantes Sauvages, n’en étaient pas beaucoup plus éclairées pour être mariées à des Chrétiens, si on peut les appeler ainsi, car eux-mêmes, ayant fort peu de notions de Dieu, se trouvaient profondément incapables d’entrer en discours avec elles sur la Divinité, ou de leur parler de rien qui concernât la religion.

Le plus grand profit qu’elles avaient, je puis dire, retiré de leur alliance, c’était d’avoir appris de leurs maris à parler passablement l’anglais.tous leurs enfants, qui pouvaient bien être une vingtaine, apprenaient de même à s’exprimer en anglais dès leurs premiers bégaiements, quoiqu’ils ne fissent d’abord que l’écorcher, comme leurs mères. Pas un de ces enfants n’avait plus de six ans quand j’arrivai, car il n’y en avait pas beaucoup plus de sept que ces cinq ladys sauvages avaient été amenées ; mais toutes s’étaient trouvées fécondes, toutes avaient des enfants, plus ou moins. La femme du cuisinier en second était, je crois, grosse de son sixième. Ces mères étaient toutes d’une heureuse nature, paisibles, laborieuses, modestes et décentes, s’aidant l’une l’autre, parfaitement obéissantes et soumises à leurs maîtres, je ne puis dire à leurs maris. Il ne leur manquait rien que d’être bien instruites dans la religion chrétienne et d’être légitimement mariées, avantages dont heureusement dans la suite elles jouirent par mes soins, ou du moins par les conséquences de ma venue dans l’île.

Ayant ainsi parlé de la colonie en général et assez longuement de mes cinq chenapans d’Anglais, je dois dire quelque chose des Espagnols, qui formaient le principal corps de la famille, et dont l’histoire offre aussi quelques incidents assez remarquables.

J’eus de nombreux entretiens avec eux sur ce qu’était leur situation durant leur séjour parmi les Sauvages. Ils m’avouèrent franchement qu’ils n’avaient aucune preuve à donner de leur savoir-faire ou de leur industrie dans ce pays ; qu’ils n’étaient là qu’une pauvre poignée d’hommes misérables et abattus ; que, quand bien même ils eussent eu des ressources entre les mains, ils ne s’en seraient pas moins abandonnés au désespoir ; et qu’ils ployaient tellement sous le poids de leurs infortunes, qu’ils ne songeaient qu’à se laisser mourir de faim. – Un d’entre eux, personnage grave et judicieux, me dit qu’il était convaincu qu’ils avaient eu tort ; qu’à des hommes sages il n’appartient pas de s’abandonner à leur misère, mais de se saisir incessamment des secours que leur offre la raison, tant pour l’existence présente que pour la délivrance future. – « Le chagrin, ajouta-t-il, est la plus insensée et la plus insignifiante passion du monde, parce qu’elle n’a pour objet que les choses passées, qui sont en général irrévocables ou irrémédiables ; parce qu’elle n’embrasse point l’avenir, qu’elle n’entre pour rien dans ce qui touche le salut, et qu’elle ajoute plutôt à l’affliction qu’elle n’y apporte remède. » – Là-dessus il cita un proverbe espagnol que je ne puis répéter dans les mêmes termes, mais dont je me souviens avoir habillé à ma façon un proverbe anglais, que voici :

Dans le trouble soyez troublé,

Votre trouble sera doublé.

Ensuite il abonda en remarques sur toutes les petites améliorations que j’avais introduites dans ma solitude, sur mon infatigable industrie, comme il l’appelait, et sur la manière dont j’avais rendu une condition, par ses circonstances d’abord pire que la leur, mille fois plus heureuse que celle dans laquelle ils étaient, même alors, où ils se trouvaienttous ensemble. Il me dit qu’il était à remarquer que les Anglais avaient une plus grande présence d’esprit dans la détresse que tout autre peuple qu’il eût jamais vu ; que ses malheureux compatriotes, ainsi que les Portugais, étaient la pire espèce d’hommes de l’univers pour lutter contre l’adversité ; parce que dans les périls, une fois les efforts vulgaires tentés, leur premier pas était de se livrer au désespoir, de succomber sous lui et de mourir sans tourner leurs pensées vers des voies de salut.

Je lui répliquai que leur cas et le mien différaient extrêmement ; qu’ils avaient été jetés sur le rivage privés de toutes choses nécessaires, et sans provisions pour subsister jusqu’à ce qu’ils pussent se pourvoir ; qu’à la vérité j’avais eu ce désavantage et cette affliction d’être seul ; mais que les secours providentiellement jetés dans mes mains par le bris inopiné du navire, étaient un si grand réconfort, qu’il aurait poussé tout homme au monde à s’ingénier comme je l’avais fait. – « Señor, reprit l’Espagnol, si nous pauvres Castillans eussions été à votre place, nous n’eussions pas tiré du vaisseau la moitié de ces choses que vous sûtes en tirer ; jamais nous n’aurions trouvé le moyen de nous procurer un radeau pour les transporter, ni de conduire un radeau à terre sans l’aide d’une chaloupe ou d’une voile ; et à plus forte raison pas un de nous ne l’eût fait s’il eût été seul. » – Je le priai de faire trêve à son compliment, et de poursuivre l’histoire de leur venue dans l’endroit où ils avaient abordé. Il me dit qu’ils avaient pris terre malheureusement en un lieu où il y avait des habitants sans provisions ; tandis que s’ils eussent eu le bon sens de remettre en mer et d’aller à une autre île un peu plus éloignée, ils auraient trouvé des provisions sans habitants. En effet, dans ce parage, comme on le leur avait dit, était située une île riche en comestibles, bien que déserte, c’est-à-dire que les Espagnols de la Trinité, l’ayant visitée fréquemment, l’avaient remplie à différentes fois de chèvres et de porcs. Là ces animaux avaient multiplié de telle sorte, là tortues et oiseaux de mer étaient en telle abondance, qu’ils n’eussent pas manqué de viande s’ils eussent eu faute de pain. À l’endroit où ils avaient abordé ils n’avaient au contraire pour toute nourriture que quelques herbes et quelques racines à eux inconnues, fort peu succulentes, et que leur donnaient avec assez de parcimonie les naturels, vraiment dans l’impossibilité de les traiter mieux, à moins qu’ils ne se fissent cannibales et mangeassent de la chair humaine, le grand régal du pays.

Nos Espagnols me racontèrent comment par divers moyens ils s’étaient efforcés, mais en vain, de civiliser les Sauvages leurs hôtes, et de leur faire adopter des coutumes rationnelles dans le commerce ordinaire de la vie ; et comment ces Indiens en récriminant leur répondaient qu’il était injuste à ceux qui étaient venus sur cette terre pour implorer aide et assistance, de vouloir se poser comme les instructeurs de ceux qui les nourrissaient ; donnant à entendre par-là, ce semble, que celui-là ne doit point se faire l’instructeur des autres qui ne peut se passer d’eux pour vivre.

Ils me firent l’affreux récit des extrémités où ils avaient été réduits ; comment ils avaient passé quelquefois plusieurs jours sans nourriture aucune, l’île où ils se trouvaient étant habitée par une espèce de Sauvages plus indolents, et, par cette raison, ils avaient tout lieu de le croire, moins pourvus des choses nécessaires à la vie que les autres indigènes de cette même partie du monde. Toutefois ils reconnaissaient que cette peuplade était moins rapace et moins vorace que celles qui avaient une meilleure et une plus abondante nourriture.

Ils ajoutèrent aussi qu’ils ne pouvaient se refuser à reconnaître avec quelles marques de sagesse et de bonté la souveraine providence de Dieu dirige l’événement des choses de ce monde ; marques, disaient-ils, éclatantes à leur égard ; car, si poussés par la dureté de leur position et par la stérilité du pays où ils étaient ils eussent cherché un lieu meilleur pour y vivre, ils se seraient trouvés en dehors de la voie de salut qui par mon intermédiaire leur avait été ouverte.

Ensuite ils me racontèrent que les Sauvages leurs hôtes avaient fait fond sur eux pour les accompagner dans leurs guerres. Et par le fait, comme ils avaient des armes à feu, s’ils n’eussent pas eu le malheur de perdre leurs munitions, ils eussent pu non-seulement être utiles à leurs amis, mais encore se rendre redoutables et à leurs amis et à leurs ennemis. Or, n’ayant ni poudre ni plomb, et se voyant dans une condition qui ne leur permettait pas de refuser de suivre leurs landlords à la guerre, ils se trouvaient sur le champ de bataille dans une position pire que celle des Sauvages eux-mêmes ; car ils n’avaient ni flèches ni arcs, ou ne savaient se servir de ceux que les Sauvages leur avaient donnés. Ils ne pouvaient donc faire autre chose que rester cois, exposés aux flèches, jusqu’à ce qu’on fût arrivé sous la dent de l’ennemi. Alors trois hallebardes qu’ils avaient leur étaient de quelque usage, et souvent ils balayaient devant eux toute une petite armée avec ces hallebardes et des bâtons pointus fichés dans le canon de leurs mousquets. Maintes fois pourtant ils avaient été entourés par des multitudes, et en grand danger de tomber sous leurs traits. Mais enfin ils avaient imaginé de se faire de grandes targes de bois, qu’ils avaient couvertes de peaux de bêtes sauvages dont ils ne savaient pas le nom. Nonobstant ces boucliers, qui les préservaient des flèches des Indiens, ils essuyaient quelquefois de grands périls. Un jour surtout cinq d’entre eux furent terrassés ensemble par les casse-têtes des Sauvages ; et c’est alors qu’un des leurs fut fait prisonnier, c’est-à-dire l’Espagnol que j’arrachai à la mort. Ils crurent d’abord qu’il avait été tué ; mais ensuite, quand ils apprirent qu’il était captif, ils tombèrent dans la plus profonde douleur imaginable, et auraient volontierstous exposé leur vie pour le délivrer.

Lorsque ceux-ci eurent été ainsi terrassés, les autres les secoururent et combattirent en les entourant jusqu’à ce qu’ils fussenttous revenus à eux-mêmes, hormis celui qu’on croyait mort ; puistous ensemble, serrés sur une ligne, ils se firent jour avec leurs hallebardes et leurs bayonnettes à travers un corps de plus de mille Sauvages, abattirent tout ce qui se trouvait sur leur chemin et remportèrent la victoire ; mais à leur grand regret, parce qu’elle leur avait coûté la perte de leur compagnon, que le parti ennemi, qui le trouva vivant, avait emporté avec quelques autres, comme je l’ai conté dans la première portion de ma vie.

Ils me dépeignirent de la manière la plus touchante quelle avait été leur surprise de joie au retour de leur ami et compagnon de misère, qu’ils avaient cru dévoré par des bêtes féroces de la pire espèce, c’est-à-dire par des hommes sauvages, et comment de plus en plus cette surprise s’était augmentée au récit qu’il leur avait fait de son message, et de l’existence d’un Chrétien sur une terre voisine, qui plus est d’un Chrétien ayant assez de pouvoir et d’humanité pour contribuer à leur délivrance.

Ils me dépeignirent encore leur étonnement à la vue du secours que je leur avais envoyé, et surtout à l’aspect des miches du pain, choses qu’ils n’avaient pas vues depuis leur arrivée dans ce misérable lieu, disant que nombre de fois ils les avaient couvertes de signes de croix et de bénédictions, comme un aliment descendu du Ciel ; et en y goûtant quel cordial revivifiant ç’avait été pour leurs esprits, ainsi que tout ce que j’avais envoyé pour leur réconfort.

Distribution des outils §

Ils auraient bien voulu me faire connaître quelque chose de la joie dont ils avaient été transportés à la vue de la barque et des pilotes destinés à les conduire vers la personne et au lieu d’où leur venaienttous ces secours ; mais ils m’assurèrent qu’il était impossible de l’exprimer par des mots ; que l’excès de leur joie les avait poussés à de messéantes extravagances qu’il ne leur était loisible de décrire qu’en me disant qu’ils s’étaient vus sur le point de tomber en frénésie, ne pouvant donner un libre cours aux émotions qui les agitaient ; bref, que ce saisissement avait agi sur celui-ci de telle manière, sur celui-là de telles autres ; que les uns avaient débondé en larmes, que les autres avaient été à moitié fous, et que quelques-uns s’étaient immédiatement évanouis. – Cette peinture me toucha extrêmement, et me rappela l’extase de Vendredi quand il retrouva son père, les transports des pauvres Français quand je les recueillis en mer, après l’incendie de leur navire, la joie du capitaine quand il se vit délivré dans le lieu même où il s’attendait à périr, et ma propre joie quand, après vingt-huit ans de captivité, je vis un bon vaisseau prêt à me conduire dans ma patrie.tous ces souvenirs me rendirent plus sensible au récit de ces pauvres gens et firent que je m’en affectai d’autant plus.

 

Ayant ainsi donné un apperçu de l’état des choses telles que je les trouvai, il convient que je relate ce que je fis d’important pour nos colons, et dans quelle situation je les laissai. Leur opinion et la mienne étaient qu’ils ne seraient plus inquiétés par les Sauvages, ou que, s’ils venaient à l’être, ils étaient en état de les repousser, fussent-ils deux fois plus nombreux qu’auparavant : de sorte qu’ils étaient fort tranquilles sur ce point. – En ce temps-là, avec l’Espagnol que j’ai surnommé gouverneur j’eus un sérieux entretien sur leur séjour dans l’île ; car, n’étant pas venu pour emmener aucun d’entre eux, il n’eût pas été juste d’en emmener quelques-uns et de laisser les autres, qui peut-être ne seraient pas restés volontiers, si leurs forces eussent été diminuées.

En conséquence, je leur déclarai que j’étais venu pour les établir en ce lieu et non pour les en déloger ; puis je leur fis connaître que j’avais apporté pour eux des secours de toute sorte ; que j’avais fait de grandes dépenses afin de les pourvoir de toutes les choses nécessaires à leur bien-être et leur sûreté, et que je leur amenais telles et telles personnes, non-seulement pour augmenter et renforcer leur nombre, mais encore pour les aider comme artisans, grâce aux divers métiers utiles qu’elles avaient appris, à se procurer tout ce dont ils avaient faute encore.

Ils étaienttous ensemble quand je leur parlai ainsi. Avant de leur livrer les provisions que j’avais apportées, je leur demandai, un par un, s’ils avaient entièrement étouffé et oublié les inimitiés qui avaient régné parmi eux, s’ils voulaient se secouer la main et se jurer une mutuelle affection et une étroite union d’intérêts, que ne détruiraient plus ni mésintelligences ni jalousies.

William Atkins, avec beaucoup de franchise et de bonne humeur, répondit qu’ils avaient assez essuyé d’afflictions pour devenirtous sages, et rencontré assez d’ennemis pour devenirtous amis ; que, pour sa part, il voulait vivre et mourir avec les autres ; que, bien loin de former de mauvais desseins contre les Espagnols, il reconnaissait qu’ils ne lui avaient rien fait que son mauvais caractère n’eût rendu nécessaire et qu’à leur place il n’eût fait, s’il n’avait fait pis ; qu’il leur demanderait pardon si je le souhaitais de ses impertinences et de ses brutalités à leur égard ; qu’il avait la volonté et le désir de vivre avec eux dans les termes d’une amitié et d’une union parfaites, et qu’il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour les en convaincre. Enfin, quant à l’Angleterre, qu’il lui importait peu de ne pas y aller de vingt années.

Les Espagnols répondirent qu’à la vérité, dans le commencement, ils avaient désarmé et exclus William Atkins et ses deux camarades, à cause de leur mauvaise conduite, comme ils me l’avaient fait connaître, et qu’ils en appelaienttous à moi de la nécessité où ils avaient été d’en agir ainsi ; mais que William Atkins s’était conduit avec tant de bravoure dans le grand combat livré aux Sauvages et depuis dans quantité d’occasions, et s’était montré si fidèle et si dévoué aux intérêts généraux de la colonie, qu’ils avaient oublié tout le passé, et pensaient qu’il méritait autant qu’aucun d’eux qu’on lui confiât des armes et qu’on le pourvût de toutes choses nécessaires ; qu’en lui déférant le commandement après le gouverneur lui-même, ils avaient témoigné de la foi qu’ils avaient en lui ; que s’ils avaient eu foi entière en lui et en ses compatriotes, ils reconnaissaient aussi qu’ils s’étaient montrés dignes de cette foi par tout ce qui peut appeler sur un honnête homme l’estime et la confiance ; bref qu’ils saisissaient de tout cœur cette occasion de me donner cette assurance qu’ils n’auraient jamais d’intérêt qui ne fût celui detous.

D’après ces franches et ouvertes déclarations d’amitié, nous fixâmes le jour suivant pour dînertous ensemble, et nous fîmes, d’honneur, un splendide festin. Je priai le cook du navire et son aide de venir à terre pour dresser le repas, et l’ancien cuisinier en second que nous avions dans l’île les assista. On tira des provisions du vaisseau : six pièces de bon bœuf, quatre pièces de porc et notre bowl à punch, avec les ingrédients pour en faire ; et je leur donnai, en particulier, dix bouteilles de vin clairet de France et dix bouteilles de bière anglaise, choses dont ni les Espagnols ni les Anglais n’avaient goûté depuis bien des années, et dont, cela est croyable, ils furent on ne peut plus ravis.

Les Espagnols ajoutèrent à notre festin cinq chevreaux entiers que les cooks firent rôtir, et dont trois furent envoyés bien couverts à bord du navire, afin que l’équipage se pût régaler de notre viande fraîche, comme nous le faisions à terre de leur salaison.

Après ce banquet, où brilla une innocente gaîté, je fis étaler ma cargaison d’effets ; et, pour éviter toute dispute sur la répartition, je leur montrai qu’elle était suffisante pour euxtous, et leur enjoignis àtous de prendre une quantité égale des choses à l’usage du corps, c’est-à-dire égale après confection. Je distribuai d’abord assez de toile pour faire à chacun quatre chemises ; mais plus tard, à la requête des Espagnols, je portai ce nombre à six. Ce linge leur fut extrêmement confortable ; car, pour ainsi dire, ils en avaient depuis long-temps oublié l’usage, ou ce que c’était que d’en porter.

Je distribuai les minces étoffes anglaises dont j’ai déjà parlé, pour faire à chacun un léger vêtement, en manière de blaude, costume frais et peu gênant que je jugeai le plus convenable à cause de la chaleur de la saison, et j’ordonnai que toutes et quantes fois ils seraient usés, on leur en fît d’autres, comme bon semblerait. Je répartis de même escarpins, souliers, bas et chapeaux.

Je ne saurais exprimer le plaisir et la satisfaction qui éclataient dans l’air detous ces pauvres gens quand ils virent quel soin j’avais pris d’eux et combien largement je les avais pourvus. Ils me dirent que j’étais leur père, et que d’avoir un correspondant tel que moi dans une partie du monde si lointaine, cela leur ferait oublier qu’ils étaient délaissés sur une terre déserte. Ettous envers moi prirent volontiers l’engagement de ne pas quitter la place sans mon consentement.

Alors je leur présentai les gens que j’avais amenés avec moi, spécialement le tailleur, le forgeron, et les deux charpentiers, personnages fort nécessaires ; mais par-dessus tout mon artisan universel, lequel était plus utile pour eux qu’aucune chose qu’ils eussent pu nommer. Le tailleur, pour leur montrer son bon vouloir, se mit immédiatement à l’ouvrage, et avec ma permission leur fit à chacun premièrement une chemise. Qui plus est, non-seulement il enseigna aux femmes à coudre, à piquer, à manier l’aiguille, mais il s’en fit aider pour faire les chemises de leurs maris et detous les autres.

Quant aux charpentiers, je ne m’appesantirai pas sur leur utilité : ils démontèrenttous mes meubles grossiers et mal bâtis, et en firent promptement des tables convenables, des escabeaux, des châlits, des buffets, des armoires, des tablettes, et autres choses semblables dont on avait faute.

Or pour leur montrer comment la nature fait des ouvriers spontanément, je les menai voir la maison-corbeille de William Atkins, comme je la nommais ; et ils m’avouèrent l’un et l’autre qu’ils n’avaient jamais vu un pareil exemple d’industrie naturelle, ni rien de si régulier et de si habilement construit, du moins en ce genre. À son aspect l’un d’eux, après avoir rêvé quelque temps, se tourna vers moi et dit : – « Je suis convaincu que cet homme n’a pas besoin de nous : donnez-lui seulement des outils. »

Je fis ensuite débarquer toute ma provision d’instruments, et je donnai à chaque homme une bêche, une pelle, et un râteau, au défaut de herses et de charrues ; puis pour chaque établissement séparé une pioche, une pince, une doloire et une scie, statuant toujours que toutes et quantes fois quelqu’un de ces outils serait rompu ou usé, on y suppléerait sans difficulté au magasin général que je laisserais en réserve.

Pour des clous, des gâches, des gonds, des marteaux, des gouges, des couteaux, des ciseaux, et des ustensiles et des ferrures de toutes sortes, nos hommes en eurent sans compter selon ce qu’ils demandaient, car aucun ne se fût soucié d’en prendre au-delà de ses besoins : bien fou eût été celui qui les aurait gaspillés ou gâtés pour quelque raison que ce fût. À l’usage du forgeron, et pour son approvisionnement, je laissai deux tonnes de fer brut.

Le magasin de poudre et d’armes que je leur apportais allait jusqu’à la profusion, ce dont ils furent nécessairement fort aises. Ils pouvaient alors, comme j’avais eu coutume de le faire, marcher avec un mousquet sur chaque épaule, si besoin était, et combattre un millier de Sauvages, n’auraient-ils eu qu’un faible avantage de position, circonstance qui ne pouvait leur manquer dans l’occasion.

J’avais mené à terre avec moi le jeune homme dont la mère était morte de faim, et la servante aussi, jeune fille modeste, bien élevée, pieuse, et d’une conduite si pleine de candeur, que chacun avait pour elle une bonne parole. Parmi nous elle avait eu une vie fort malheureuse à bord, où pas d’autre femme qu’elle ne se trouvait ; mais elle l’avait supportée avec patience. – Après un court séjour dans l’île, voyant toutes choses si bien ordonnées et en si bon train de prospérer, et considérant qu’ils n’avaient ni affaires ni connaissances dans les Indes-Orientales, ni motif pour entreprendre un si long voyage ; considérant tout cela, dis-je, ils vinrent ensemble me trouver, et me demandèrent que je leur permisse de rester dans l’île, et d’entrer dans ma famille, comme ils disaient.

J’y consentis de tout cœur, et on leur assigna une petite pièce de terre, où on leur éleva trois tentes ou maisons, entourées d’un clayonnage, palissadées comme celle d’Atkins et contiguës à sa plantation. Ces huttes furent disposées de telle façon, qu’ils avaient chacun une chambre à part pour se loger, et un pavillon mitoyen, ou espèce de magasin, pour déposertous leurs effets et prendre leurs repas. Les deux autres Anglais transportèrent alors leur habitation à la même place, et ainsi l’île demeura divisée en trois colonies, pas davantage. Les Espagnols, avec le vieux Vendredi et les premiers serviteurs, logeaient à mon ancien manoir au pied de la colline, lequel était, pour ainsi parler, la cité capitale, et où ils avaient tellement augmenté et étendu leurs travaux, tant dans l’intérieur qu’à l’extérieur de la colline, que, bien que parfaitement cachés, ils habitaient fort au large. Jamais, à coup sûr, dans aucune partie du monde, on ne vit une pareille petite cité, au milieu d’un bois, et si secrète.

Conférence §

Sur l’honneur, mille hommes, s’ils n’eussent su qu’elle existât ou ne l’eussent cherchée à dessein, auraient pu sans la trouver battre l’île pendant un mois : car les arbres avaient cru si épais et si serrés, et s’étaient tellement entrelacés les uns dans les autres, que pour découvrir la place il eût fallu d’abord les abattre, à moins qu’on n’eût trouvé les deux petits passages servant d’entrée et d’issue, ce qui n’était pas fort aisé. L’un était juste au bord de l’eau, sur la rive de la crique, et à plus de deux cents verges du château ; l’autre se trouvait au haut de la double escalade, que j’ai déjà exactement décrite. Sur le sommet de la colline il y avait aussi un gros bois, planté serré, de plus d’un acre d’étendue, lequel avait cru promptement, et garantissait la place de toute atteinte de ce côté, où l’on ne pouvait pénétrer que par une ouverture étroite réservée entre deux arbres, et peu facile à découvrir.

 

L’autre colonie était celle de Will Atkins, où se trouvaient quatre familles anglaises, je veux dire les Anglais que j’avais laissés dans l’île, leurs femmes, leurs enfants, trois Sauvages esclaves, la veuve et les enfants de celui qui avait été tué, le jeune homme et la servante, dont, par parenthèse, nous fîmes une femme avant notre départ. Là habitaient aussi les deux charpentiers et le tailleur que je leur avais amenés, ainsi que le forgeron, artisan fort utile, surtout comme arquebusier, pour prendre soin de leurs armes ; enfin, mon autre homme, que j’appelais – « Jack-bon-à-tout », et qui à lui seul valait presque vingt hommes ; car c’était non-seulement un garçon fort ingénieux, mais encore un joyeux compagnon. Avant de partir nous le mariâmes à l’honnête servante venue avec le jeune homme à bord du navire, ce dont j’ai déjà fait mention.

Maintenant que j’en suis arrivé, à parler de mariage, je me vois naturellement entraîné à dire quelques mots de l’ecclésiastique français, qui pour me suivre avait quitté l’équipage que je recueillis en mer. Cet homme, cela est vrai, était catholique romain, et peut-être choquerais-je par-là quelques personnes si je rapportais rien d’extraordinaire au sujet d’un personnage que je dois, avant de commencer, – pour le dépeindre fidèlement, – en des termes fort à son désavantage aux yeux des Protestants, représenter d’abord comme Papiste, secondement comme prêtre papiste et troisièmement comme prêtre papiste français30.

Mais la justice exige de moi que je lui donne son vrai caractère ; et je dirai donc que c’était un homme grave, sobre, pieux, plein de ferveur, d’une vie régulière, d’une ardente charité, et presque en toutes choses d’une conduite exemplaire. Qui pourrait me blâmer d’apprécier, nonobstant sa communion, la valeur d’un tel homme, quoique mon opinion soit, peut-être ainsi que l’opinion de ceux qui liront ceci, qu’il était dans l’erreur ? 31

Tout d’abord que je m’entretins avec lui, après qu’il eut consenti à aller avec moi aux Indes-Orientales, je trouvai, non sans raison, un charme extrême dans sa conversation. Ce fut de la manière la plus obligeante qu’il entama notre première causerie sur la religion.

  • – « Sir, dit-il, non-seulement, grâce à Dieu, – à ce nom il se signa la poitrine, – vous m’avez sauvé la vie, mais vous m’avez admis à faire ce voyage dans votre navire, et par votre civilité pleine de déférence vous m’avez reçu dans votre familiarité, en donnant champ libre à mes discours. Or, sir, vous voyez à mon vêtement quelle est ma communion, et je devine, moi, par votre nation, quelle est la vôtre. Je puis penser qu’il est de mon devoir, et cela n’est pas douteux, d’employertous mes efforts, en toute occasion, pour amener le plus d’âmes que je puis et à la connaissance de la vérité et à embrasser la doctrine catholique ; mais, comme je suis ici sous votre bon vouloir et dans votre famille, vos amitiés m’obligent, aussi bien que la décence et les convenances, à me ranger sous votre obéissance. Je n’entrerai donc pas plus avant que vous ne m’y autoriserez dans aucun débat sur des points de religion touchant lesquels nous pourrions différer de sentiments.

Je lui dis que sa conduite était si pleine de modestie, que je ne pouvais ne pas en être pénétré ; qu’à la vérité nous étions de ces gens qu’ils appelaient hérétiques, mais qu’il n’était pas le premier catholique avec lequel j’eusse conversé sans tomber dans quelques difficultés ou sans porter la question un peu haut dans le débat ; qu’il ne s’en trouverait pas plus mal traité pour avoir une autre opinion que nous, et que si nous ne nous entretenions pas sur cette matière sans quelque aigreur d’un côté ou de l’autre, ce serait sa faute et non la nôtre.

Il répliqua qu’il lui semblait facile d’éloigner toute dispute de nos entretiens ; que ce n’était point son affaire de convertir les principes de chaque homme avec qui il discourait, et qu’il désirait converser avec moi plutôt en homme du monde qu’en religieux ; que si je voulais lui permettre de discourir quelquefois sur des sujets de religion, il le ferait très-volontiers ; qu’alors il ne doutait point que je ne le laissasse défendre ses propres opinions aussi bien qu’il le pourrait, mais que sans mon agrément il n’ouvrirait jamais la bouche sur pareille matière.

Il me dit encore que, pour le bien du navire et le salut de tout ce qui s’y trouvait, il ne cesserait de faire tout ce qui seyait à sa double mission de prêtre et de Chrétien ; et que, nonobstant que nous ne voulussions pas peut-être nous réunir à lui, et qu’il ne pût joindre ses prières aux nôtres, il espérait pouvoir prier pour nous, ce qu’il ferait en toute occasion. Telle était l’allure de nos conversations ; et, de même qu’il était d’une conduite obligeante et noble, il était, s’il peut m’être permis de le dire, homme de bon sens, et, je crois, d’un grand savoir.

Il me fit un fort agréable récit de sa vie et des événements extraordinaires dont elle était semée. Parmi les nombreuses aventures qui lui étaient advenues depuis le peu d’années qu’il courait le monde, celle-ci était surtout très-remarquable. Durant le voyage qu’il poursuivait encore, il avait eu la disgrâce d’être embarqué et débarqué cinq fois, sans que jamais aucun des vaisseaux où il se trouvait fût parvenu à sa destination. Son premier dessein était d’aller à la Martinique, et il avait pris passage à Saint-Malo sur un navire chargé pour cette île ; mais, contraint par le mauvais temps de faire relâche à Lisbonne, le bâtiment avait éprouvé quelque avarie en échouant dans l’embouchure du Tage, et on avait été obligé de décharger sa cargaison. Là, trouvant un vaisseau portugais nolisé pour Madère prêt à mettre à la voile, et supposant rencontrer facilement dans ce parage un navire destiné pour la Martinique, il s’était donc rembarqué. Mais le capitaine de ce bâtiment portugais, lequel était un marin négligent, s’étant trompé dans son estime, avait dérivé jusqu’à Fayal, où toutefois il avait eu la chance de trouver un excellent débit de son chargement, qui consistait en grains. En conséquence, il avait résolu de ne point aller à Madère, mais de charger du sel à l’île de May, et de faire route de là pour Terre-Neuve. – Notre jeune ecclésiastique dans cette occurrence n’avait pu que suivre la fortune du navire, et le voyage avait été assez heureux jusqu’aux Bancs, – on appelle ainsi le lieu où se fait la pêche. Ayant rencontré là un bâtiment français parti de France pour Québec, sur la rivière du Canada, puis devant porter des vivres à la Martinique, il avait cru tenir une bonne occasion d’accomplir son premier dessein ; mais, arrivé à Québec, le capitaine était mort, et le vaisseau n’avait pas poussé plus loin. Il s’était donc résigné à retourner en France sur le navire qui avait brûlé en mer, et dont nous avions recueilli l’équipage, et finalement il s’était embarqué avec nous pour les Indes-Orientales, comme je l’ai déjà dit. – C’est ainsi qu’il avait été désappointé dans cinq voyages, quitous, pour ainsi dire, n’en étaient qu’un seul : cela soit dit sans préjudice de ce que j’aurai occasion de raconter de lui par la suite.

Mais je ne ferai point de digression sur les aventures d’autrui étrangères à ma propre histoire. – Je retourne à ce qui concerne nos affaires de l’île. Notre religieux, – car il passa avec nous tout le temps que nous séjournâmes à terre, – vint me trouver un matin, comme je me disposais à aller visiter la colonie des Anglais, dans la partie la plus éloignée de l’île ; il vint à moi, dis-je, et me déclara d’un air fort grave qu’il aurait désiré depuis deux ou trois jours trouver le moment opportun de me faire une ouverture qui, espérait-il, ne me serait point désagréable, parce qu’elle lui semblait tendre sous certains rapports à mon dessein général, le bonheur de ma nouvelle colonie, et pouvoir sans doute la placer, au moins plus avant qu’elle ne l’était selon lui, dans la voie des bénédictions de Dieu.

Je restai un peu surpris à ces dernières paroles ; et l’interrompant assez brusquement : – « Comment, sir, m’écriai-je, peut-on dire que nous ne sommes pas dans la voie des bénédictions de Dieu, après l’assistance si palpable et les délivrances si merveilleuses que nous avons vues ici, et dont je vous ai donné un long détail ? »

  • – S’il vous avait plu de m’écouter, sir, répliqua-t-il avec beaucoup de modération et cependant avec une grande vivacité, vous n’auriez pas eu lieu d’être fâché, et encore moins de me croire assez dénué de sens pour insinuer que vous n’avez pas eu d’assistances et de délivrances miraculeuses. J’espère, quant à vous-même, que vous êtes dans la voie des bénédictions de Dieu, et que votre dessein est bon, et qu’il prospérera. Mais, sir, vos desseins fussent-t-ils encore meilleurs, au-delà même de ce qui vous est possible, il peut y en avoir parmi vous dont les actions ne sont pas aussi irréprochables ; or, dans l’histoire des enfants d’Israël, qu’il vous souvienne d’Haghan, qui, lui seul, suffit, dans le camp, pour détourner la bénédiction de Dieu de tout le peuple et lui rendre son bras si redoutable, que trente-six d’entre les Hébreux, quoiqu’ils n’eussent point trempé dans le crime, devinrent l’objet de la vengeance céleste, et portèrent le poids du châtiment. »

Je lui dis, vivement touché de ce discours, que sa conclusion était si juste, que ses intentions me paraissaient si sincères et qu’elles étaient de leur nature réellement si religieuses, que j’étais fort contrit de l’avoir interrompu, et que je le suppliais de poursuivre. Cependant, comme il semblait que ce que nous avions à nous dire dût prendre quelque temps, je l’informai que j’allais visiter la plantation des Anglais, et lui demandai s’il voulait venir avec moi, que nous pourrions causer de cela chemin faisant. Il me répondit qu’il m’y accompagnerait d’autant plus volontiers que c’était là qu’en partie s’était passée la chose dont il désirait m’entretenir. Nous partîmes donc, et je le pressai de s’expliquer franchement et ouvertement sur ce qu’il avait à me dire.

  • – « Eh bien, sir, me dit-il, veuillez me permettre d’établir quelques propositions comme base de ce que j’ai à dire, afin que nous ne différions pas sur les principes généraux, quoique nous puissions être d’opinion différente sur la pratique des détails. D’abord, sir, malgré que nous divergions sur quelques points de doctrine religieuse, – et il est très-malheureux qu’il en soit ainsi, surtout dans le cas présent, comme je le démontrerai ensuite, – il est cependant quelques principes généraux sur lesquels nous sommes d’accord : nommément qu’il y a un Dieu, et que Dieu nous ayant donné des lois générales et fixes de devoir et d’obéissance, nous ne devons pas volontairement et sciemment l’offenser, soit en négligeant de faire ce qu’il a commandé, soit en faisant ce qu’il a expressément défendu. Quelles que soient nos différentes religions, ce principe général est spontanément avoué par noustous, que la bénédiction de Dieu ne suit pas ordinairement une présomptueuse transgression de sa Loi.

Suite de la conférence §

« Tout bon chrétien devra donc mettre ses plus tendres soins à empêcher que ceux qu’il tient sous sa tutelle ne vivent dans un complet oubli de Dieu et de ses commandements. Parce que vos hommes sont protestants, quel que puisse être d’ailleurs mon sentiment, cela ne me décharge pas de la sollicitude que je dois avoir de leurs âmes et des efforts qu’il est de mon devoir de tenter, si le cas y échoit, pour les amener à vivre à la plus petite distance et dans la plus faible inimitié possibles de leur Créateur, surtout si vous me permettez d’entreprendre à ce point sur vos attributions. »

 

Je ne pouvais encore entrevoir son but ; cependant je ne laissai pas d’applaudir à ce qu’il avait dit. Je le remerciai de l’intérêt si grand qu’il prenait à nous, et je le priai du vouloir bien exposer les détails de ce qu’il avait observé, afin que je pusse, comme Josué, – pour continuer sa propre parabole, – éloigner de nous la chose maudite.

  • – « Eh bien ! soit, me dit-il, je vais user de la liberté que vous me donnez. – Il y a trois choses, lesquelles, si je ne me trompe, doivent arrêter ici vos efforts dans la voie des bénédictions de Dieu, et que, pour l’amour de vous et des vôtres, je me réjouirais de voir écartées. Sir, j’ai la persuasion que vous les reconnaîtrez comme moi dès que je vous les aurai nommées, surtout quand je vous aurai convaincu qu’on peut très-aisément, et à votre plus grande satisfaction, remédier à chacune de ces choses.

Et là-dessus il ne me permit pas de placer quelques mots polis, mais il continua : – D’abord, sir, dit-il, vous avez ici quatre Anglais qui sont allés chercher des femmes chez les Sauvages, en ont fait leurs épouses, en ont eu plusieurs enfants, et cependant ne sont unis à elles selon aucune coutume établie et légale, comme le requièrent les lois de Dieu et les lois des hommes ; ce ne sont donc pas moins, devant les unes et les autres, que des adultères, vivant dans l’adultère. À cela, sir, je sais que vous objecterez qu’ils n’avaient ni clerc, ni prêtre d’aucune sorte ou d’aucune communion pour accomplir la cérémonie ; ni plumes, ni encre, ni papier, pour dresser un contrat de mariage et y apposer réciproquement leur seing. Je sais encore, sir, ce que le gouverneur vous a dit, de l’accord auquel il les obligea de souscrire quand ils prirent ces femmes, c’est-à-dire qu’ils les choisiraient d’après un mode consenti et les garderaient séparément ; ce qui, soit dit en passant, n’a rien d’un mariage, et n’implique point l’engagement des femmes comme épouses : ce n’est qu’un marché fait entre les hommes pour prévenir les querelles entre eux.

 » Or, sir, l’essence du sacrement de mariage, – il l’appelait ainsi, étant catholique romain, – consiste non-seulement dans le consentement mutuel des parties à se prendre l’une l’autre pour mari et épouse, mais encore dans l’obligation formelle et légale renfermée dans le contrat, laquelle force l’homme et la femme de s’avouer et de se reconnaître pour tels danstous les temps ; obligation imposant à l’homme de s’abstenir de toute autre femme, de ne contracter aucun autre engagement tandis que celui-ci subsiste, et, dans toutes les occasions, autant que faire se peut, de pourvoir convenablement son épouse et ses enfants ; obligation qui, mutatis mutandis, soumet de son côté la femme aux mêmes ou à de semblables conditions.

 » Or, sir, ces hommes peuvent, quand il leur plaira ou quand l’occasion s’en présentera, abandonner ces femmes, désavouer leurs enfants, les laisser périr, prendre d’autres femmes et les épouser du vivant des premières. » – Ici il ajouta, non sans quelque chaleur : – « Comment, sir, Dieu est-il honoré par cette liberté illicite ? et comment sa bénédiction couronnera-t-elle vos efforts dans ce lieu, quoique bons en eux-mêmes, quoique honnêtes dans leur but ; tandis que ces hommes, qui sont présentement vos sujets, sous votre gouvernement et votre domination absolus, sont autorisés par vous à vivre ouvertement dans l’adultère ? »

Je l’avoue, je fus frappé de la chose, mais beaucoup encore des arguments convaincants dont il l’avait appuyée ; car il était certainement vrai que, malgré qu’ils n’eussent point d’ecclésiastique sur les lieux, cependant un contrat formel des deux parties, fait par-devant témoins, confirmé au moyen de quelque signe par lequel ils se seraienttous reconnus engagés, n’eût-il consisté que dans la rupture d’un fétu, et qui eût obligé les hommes à avouer ces femmes pour leurs épouses en toute circonstance, à ne les abandonner jamais, ni elles ni leurs enfants, et les femmes à en agir de même à l’égard de leurs maris, eût été un mariage valide et légal à la face de Dieu. Et c’était une grande faute de ne l’avoir pas fait.

Je pensai pouvoir m’en tirer avec mon jeune prêtre en lui disant que tout cela avait été fait durant mon absence, et que depuis tant d’années ces gens vivaient ensemble, que, si c’était un adultère, il était sans remède ; qu’à cette heure on n’y pouvait rien.

  • – « sir, en vous demandant pardon d’une telle liberté, répliqua-t-il, vous avez raison en cela, que, la chose s’étant consommée en votre absence, vous ne sauriez être accusé d’avoir connivé au crime. Mais, je vous en conjure, ne vous flattez pas d’être pour cela déchargé de l’obligation de faire maintenant tout votre possible pour y mettre fin. Qu’on impute le passé à qui l’on voudra ! Comment pourriez-vous ne pas penser qu’à l’avenir le crime retombera entièrement sur vous, puisque aujourd’hui il est certainement en votre pouvoir de lever le scandale, et que nul autre n’a ce pouvoir que vous ? »

Je fus encore assez stupide pour ne pas le comprendre, et pour m’imaginer que par – « lever le scandale », – il entendait que je devais les séparer et ne pas souffrir qu’ils vécussent plus long-temps ensemble. Aussi lui dis-je que c’était chose que je ne pouvais faire en aucune façon ; car ce serait vouloir mettre l’île entière dans la confusion. Il parut surpris que je me fusse si grossièrement mépris. – « Non, sir », reprit-il, je n’entends point que vous deviez les séparer, mais bien au contraire les unir légalement et efficacement. Et, sir, comme mon mode de mariage pourrait bien ne pas leur agréer facilement, tout valable qu’il serait, même d’après vos propres lois, je vous crois qualifié devant Dieu et devant les hommes pour vous en acquitter vous-même par un contrat écrit, signé par les deux époux et partous les témoins présents, lequel assurément serait déclaré valide par toutes les législations de l’Europe. »

Je fus étonné de lui trouver tant de vraie piété, un zèle si sincère, qui plus est dans ses discours une impartialité si peu commune touchant son propre parti ou son Église, enfin une si fervente sollicitude pour sauver des gens avec lesquels il n’avait ni relation ni accointance ; pour les sauver, dis-je, de la transgression des lois de Dieu. Je n’avais en vérité rencontré nulle part rien de semblable. Or, récapitulant tout ce qu’il avait dit touchant le moyen de les unir par contrat écrit, moyen que je tenais aussi pour valable, je revins à la charge et je lui répondis que je reconnaissais que tout ce qu’il avait dit était fort juste et très-bienveillant de sa part, que je m’en entretiendrais avec ces gens tout-à-l’heure, dès mon arrivée ; mais que je ne voyais pas pour quelle raison ils auraient des scrupules à se laissertous marier par lui : car je n’ignorais pas que cette alliance serait reconnue aussi authentique et aussi valide en Angleterre que s’ils eussent été mariés par un de nos propres ministres. Je dirai en son temps ce qui se fit à ce sujet.

Je le pressai alors de me dire quelle était la seconde plainte qu’il avait à faire, en reconnaissant que je lui étais fort redevable quant à la première, et je l’en remerciai cordialement. Il me dit qu’il userait encore de la même liberté et de la même franchise et qu’il espérait que je prendrais aussi bien. – Le grief était donc que, nonobstant que ces Anglais mes sujets, comme il les appelait, eussent vécu avec ces femmes depuis près de sept années, et leur eussent appris à parler l’anglais, même à le lire, et qu’elles fussent, comme il s’en était apperçu, des femmes assez intelligentes et susceptibles d’instruction, ils ne leur avaient rien enseigné jusque alors de la religion chrétienne, pas seulement fait connaître qu’il est un Dieu, qu’il a un culte, de quelle manière Dieu veut être servi, ni que leur propre idolâtrie et leur adoration étaient fausses et absurdes.

C’était, disait-il, une négligence injustifiable ; et que Dieu leur en demanderait certainement compte, et que peut-être il finirait par leur arracher l’œuvre des mains. Tout ceci fut prononcé avec beaucoup de sensibilité et de chaleur. – « Je suis persuadé, poursuivit-il, que si ces homme eussent vécu dans la contrée sauvage d’où leurs femmes sont venues, les Sauvages auraient pris plus de peine pour les amener à se faire idolâtres et à adorer le démon, qu’aucun d’eux, autant que je puis le voir, n’en a pris pour instruire sa femme dans la connaissance du vrai Dieu. – Or, sir, continua-t-il, quoique je ne sois pas de votre communion, ni vous de la mienne, cependant, l’un et l’autre, nous devrions être joyeux de voir les serviteurs du démon et les sujets de son royaume apprendre à connaître les principes généreux de la religion chrétienne, de manière qu’ils puissent au moins posséder quelques notions de Dieu et d’un Rédempteur, de la résurrection et d’une vie future, choses auxquelles noustous nous croyons. Au moins seraient-ils ainsi beaucoup plus près d’entrer dans le giron de la véritable Église qu’ils ne le sont maintenant en professant publiquement l’idolâtrie et le culte de Satan. »

Je n’y tins plus ; je le pris dans mes bras et l’embrassai avec un excès de tendresse. – « Que j’étais loin, lui dis-je, de comprendre le devoir le plus essentiel d’un Chrétien, c’est-à-dire de vouloir avec amour l’intérêt de l’Église chrétienne et le bien des âmes de notre prochain ! À peine savais-je ce qu’il faut pour être chrétien. » – « Oh, monsieur, ne parlez pas ainsi, répliqua-t-il ; la chose ne vient pas de votre faute. » – « Non, dis-je, mais pourquoi ne l’ai-je pas prise à cœur comme vous ? » – « Il n’est pas trop tard encore, dit-il ; ne soyez pas si prompt à vous condamner vous-même. » – « Mais, qu’y a-t-il à faire maintenant ? repris-je. Vous voyez que je suis sur le point de partir. » – « Voulez-vous me permettre, sir, d’en causer avec ces pauvres hommes ? » – « Oui, de tout mon cœur, répondis-je, et je les obligerai à se montrer attentifs à ce que vous leur direz. » – « Quant à cela, dit-il, nous devons les abandonner à la grâce du Christ ; notre affaire est seulement de les assister, de les encourager et de les instruire. Avec votre permission et la bénédiction de Dieu, je ne doute point que ces pauvres âmes ignorantes n’entrent dans le grand domaine de la chrétienté, sinon dans la foi particulière que nous embrassonstous, et cela même pendant que vous serez encore ici. » – « Là-dessus, lui dis-je, non-seulement je vous accorde cette permission, mais encore je vous donne mille remercîments. » – De ce qui s’en est suivi je ferai également mention en son lieu.

Je le pressai de passer au troisième article, sur lequel nous étions répréhensibles. – « En vérité, dit-il, il est de la même nature, et je poursuivrai, moyennant votre permission, avec la même franchise. Il s’agit de vos pauvres Sauvages de par là-bas, qui sont devenus, – pour ainsi parler, – vos sujets par droit de conquête. Il y a une maxime, sir, qui est ou doit être reçue parmitous les Chrétiens, de quelque communion ou prétendue communion qu’ils soient, et cette maxime est que la créance chrétienne doit être propagée partous les moyens et dans toutes les occasions possibles. C’est d’après ce principe que notre Église envoie des missionnaires dans la Perse, dans l’Inde, dans la Chine, et que notre clergé, même du plus haut rang, s’engage volontairement dans les voyages les plus hasardeux, et pénètre dans les plus dangereuses résidences, parmi les barbares et les meurtriers, pour leur enseigner la connaissance du vrai Dieu et les amener à embrasser la Foi chrétienne.

Arrivée chez les anglais §

« Or, vous, sir, vous avez ici une belle occasion de convertir trente-six ou trente-sept pauvres Sauvages idolâtres à la connaissance de Dieu, leur Créateur et Rédempteur, et je trouve très-extraordinaire que vous laissiez échapper une pareille opportunité de faire une bonne œuvre, digne vraiment qu’un homme y consacra son existence tout entière. »

 

Je restai muet, je n’avais pas un mot à dire. Là devant les yeux j’avais l’ardeur d’un zèle véritablement chrétien pour Dieu et la religion ; quels que fussent d’ailleurs les principes particuliers de ce jeune homme de bien. Quant à moi, jusqu’alors je n’avais pas même eu dans le cœur une pareille pensée, et sans doute je ne l’aurais jamais conçue ; car ces Sauvages étaient pour moi des esclaves, des gens que, si nous eussions eu à les employer à quelques travaux, nous aurions traités comme tels, ou que nous aurions été fort aises de transporter dans toute autre partie du monde. Notre affaire était de nous en débarrasser. Nous aurionstous été satisfaits de les voir partir pour quelque pays, pourvu qu’ils ne revissent jamais le leur. – Mais revenons à notre sujet. J’étais, dis-je, resté confondu à son discours, et je ne savais quelle réponse lui faire. Il me regarda fixement, et, remarquant mon trouble : – « sir, dit-il, je serais désolé si quelqu’une de mes paroles avait pu vous offenser. » – « Non, non, repartis-je, ma colère ne s’adresse qu’à moi-même. Je suis profondément contristé non-seulement de n’avoir pas eu la moindre idée de cela jusqu’à cette heure, mais encore de ne pas savoir à quoi me servira la connaissance que j’en ai maintenant. Vous n’ignorez pas, sir, dans quelles circonstances je me trouve. Je vais aux Indes-Orientales sur un navire frété par des négociants, envers lesquels ce serait commettre une injustice criante que de retenir ici leur bâtiment, l’équipage étant pendant tout ce temps nourri et payé aux frais des armateurs. Il est vrai que j’ai stipulé qu’il me serait loisible de demeurer douze jours ici, et que si j’y stationnais davantage, je paierais trois livres sterling par jour de starie. Toutefois je ne puis prolonger ma starie au-delà de huit jours : en voici déjà treize que je séjourne en ce lieu. Je suis donc tout-à-fait dans l’impossibilité de me mettre à cette œuvre, à moins que je ne me résigne à être de nouveau abandonné sur cette île ; et, dans ce cas, si ce seul navire venait à se perdre sur quelque point de sa course, je retomberais précisément dans le même état où je me suis trouvé une première fois ici, et duquel j’ai été si merveilleusement délivré. »

Il avoua que les clauses de mon voyage étaient onéreuses ; mais il laissa à ma conscience à prononcer si le bonheur de sauver trente-sept âmes ne valait pas la peine que je hasardasse tout ce que j’avais au monde. N’étant pas autant que lui pénétré de cela, je lui répliquai ainsi : – « C’est en effet, sir, chose fort glorieuse que d’être un instrument dans la main de Dieu pour convertir trente-sept payens à la connaissance du Christ. Mais comme vous êtes un ecclésiastique et préposé à cette œuvre, il semble qu’elle entre naturellement dans le domaine de votre profession ; comment se fait-il donc qu’au lieu de m’y exhorter, vous n’offriez pas vous-même de l’entreprendre ? »

À ces mots, comme il marchait à mon côté, il se tourna face à face avec moi, et, m’arrêtant tout court, il me fit une profonde révérence. – « Je rends grâce à Dieu et à vous du fond de mon cœur, sir, dit-il, de m’avoir appelé si manifestement à une si sainte entreprise ; et si vous vous en croyez dispensé et désirez que je m’en charge, je l’accepte avec empressement, et je regarderai comme une heureuse récompense des périls et des peines d’un voyage aussi interrompu et aussi malencontreux que le mien, de vaquer enfin à une œuvre si glorieuse. »

Tandis qu’il parlait ainsi, je découvris sur son visage une sorte de ravissement, ses yeux étincelaient comme le feu, sa face s’embrasait, pâlissait et se renflammait, comme s’il eût été en proie à des accès. En un mot il était rayonnant de joie de se voir embarqué dans une pareille entreprise. Je demeurai fort long-temps sans pouvoir exprimer ce que j’avais à lui dire ; car j’étais réellement surpris de trouver un homme d’une telle sincérité et d’une telle ferveur, et entraîné par son zèle au-delà du cercle ordinaire des hommes, non-seulement de sa communion, mais de quelque communion que ce fût. Or après avoir considéré cela quelques instants, je lui demandai sérieusement, s’il était vrai qu’il voulût s’aventurer dans la vue seule d’une tentative à faire auprès de ces pauvres gens, à rester enfermé dans une île inculte, peut-être pour la vie, et après tout sans savoir même s’il pourrait ou non leur procurer quelque bien.

Il se tourna brusquement vers moi, et s’écria : – « Qu’appelez-vous s’aventurer ! Dans quel but, s’il vous plaît, sir, ajouta-t-il, pensez-vous que j’aie consenti à prendre passage à bord de votre navire pour les Indes-Orientales ? » – « Je ne sais, dis-je, à moins que ce ne fût pour prêcher les Indiens. » – « Sans aucun doute, répondit-il. Et croyez-vous que si je puis convertir ces trente-sept hommes à la Foi du Christ, je n’aurai pas dignement employé mon temps, quand je devrais même n’être jamais retiré de l’île ? Le salut de tant d’âmes n’est-il pas infiniment plus précieux que ne l’est ma vie et même celle de vingt autres de ma profession ? Oui, sir, j’adresserais toute ma vie des actions de grâce au Christ et à la Sainte-Vierge si je pouvais devenir le moindre instrument heureux du salut de l’âme de ces pauvres hommes, dussé-je ne jamais mettre le pied hors de cette île, et ne revoir jamais mon pays natal. Or puisque vous voulez bien me faire l’honneur de me confier cette tâche, – en reconnaissance de quoi je prierai pour voustous les jours de ma vie, – je vous adresserai une humble requête » – « Qu’est-ce ? lui dis-je. » – « C’est, répondit-il, de laisser avec moi votre serviteur Vendredi, pour me servir d’interprète et me seconder auprès de ces Sauvages ; car sans trucheman je ne saurais en être entendu ni les entendre. »

Je fus profondément ému à cette demande, car je ne pouvais songer à me séparer de Vendredi, et pour maintes raisons. Il avait été le compagnon de mes travaux ; non-seulement il m’était fidèle, mais son dévouement était sans bornes, et j’avais résolu de faire quelque chose de considérable pour lui s’il me survivait, comme c’était probable. D’ailleurs je pensais qu’ayant fait de Vendredi un Protestant, ce serait vouloir l’embrouiller entièrement que de l’inciter à embrasser une autre communion. Il n’eût jamais voulu croire, tant que ses yeux seraient restés ouverts, que son vieux maître fût un hérétique et serait damné. Cela ne pouvait donc avoir pour résultat que de ruiner les principes de ce pauvre garçon et de le rejeter dans son idolâtrie première.

Toutefois, dans cette angoisse, je fus soudainement soulagé par la pensée que voici : je déclarai à mon jeune prêtre qu’en honneur je ne pouvais pas dire que je fusse prêt à me séparer de Vendredi pour quelque motif que ce pût être, quoiqu’une œuvre qu’il estimait plus que sa propre vie dût sembler à mes yeux de beaucoup plus de prix que la possession ou le départ d’un serviteur ; que d’ailleurs j’étais persuadé que Vendredi ne consentirait jamais en aucune façon à se séparer de moi, et que l’y contraindre violemment serait une injustice manifeste, parce que je lui avais promis que je ne le renverrais jamais, et qu’il m’avait promis et juré de ne jamais m’abandonner, à moins que je ne le chassasse.

Là-dessus notre abbé parut fort en peine, car tout accès à l’esprit de ces pauvres gens lui était fermé, puisqu’il ne comprenait pas un seul mot de leur langue, ni eux un seul mot de la sienne. Pour trancher la difficulté, je lui dis que le père de Vendredi avait appris l’espagnol, et que lui-même, le connaissant, il pourrait lui servir d’interprète. Ceci lui remit du baume dans le cœur, et rien n’eût pu le dissuader de rester pour tenter la conversion des Sauvages. Mais la Providence donna à toutes ces choses un tour différent et fort heureux.

Je reviens maintenant à la première partie de ses reproches. – Quand nous fûmes arrivés chez les Anglais, je les mandaitous ensemble, et, après leur avoir rappelé ce que j’avais fait pour eux, c’est-à-dire de quels objets nécessaires je les avais pourvus et de quelle manière ces objets avaient été distribués, ce dont ils étaient pénétrés et reconnaissants, je commençai à leur parler de la vie scandaleuse qu’ils menaient, et je leur répétai toutes les remarques que le prêtre avait déjà faites à cet égard. Puis, leur démontrant combien cette vie était anti-chrétienne et impie, je leur demandai s’ils étaient mariés ou célibataires. Ils m’exposèrent aussitôt leur état, et me déclarèrent que deux d’entre eux étaient veufs et les trois autres simplement garçons. – « Comment, poursuivis-je, avez-vous pu en bonne conscience prendre ces femmes, cohabiter avec elles comme vous l’avez fait, les appeler vos épouses, en avoir un si grand nombre d’enfants, sans être légitimement mariés ? »

Ils me firenttous la réponse à laquelle je m’attendais, qu’il n’y avait eu personne pour les marier ; qu’ils s’étaient engagés devant le gouverneur à les prendre pour épouses et à les garder et à les reconnaître comme telles, et qu’ils pensaient, eu égard à l’état des choses, qu’ils étaient aussi légitimement mariés que s’ils l’eussent été par un recteur et avec toutes les formalités du monde.

Je leur répliquai que sans aucun doute ils étaient unis aux yeux de Dieu et consciencieusement obligés de garder ces femmes pour épouses ; mais que les lois humaines étanttous autres, ils pouvaient prétendre n’être pas liés et délaisser à l’avenir ces malheureuses et leurs enfants ; et qu’alors leurs épouses, pauvres femmes désolées, sans amis et sans argent, n’auraient aucun moyen de se sortir de peine. Aussi, leur dis-je, à moins que je ne fusse assuré de la droiture de leurs intentions, que je ne pouvais rien pour eux ; que j’aurais soin que ce que je ferais fût, à leur exclusion, tout au profit de leurs femmes et de leurs enfants ; et, à moins qu’ils ne me donnassent l’assurance qu’ils épouseraient ces femmes, que je ne pensais pas qu’il fût convenable qu’ils habitassent plus long-temps ensemble conjugalement ; car c’était tout à la fois scandaleux pour les hommes et offensant pour Dieu, dont ils ne pouvaient espérer la bénédiction s’ils continuaient de vivre ainsi.

Tout se passa selon mon attente. Ils me déclarèrent, principalement Atkins, qui semblait alors parler pour les autres, qu’ils aimaient leurs femmes autant que si elles fussent nées dans leur propre pays natal, et qu’ils ne les abandonneraient sous aucun prétexte au monde ; qu’ils avaient l’intime croyance qu’elles étaient tout aussi vertueuses, tout aussi modestes, et qu’elles faisaient tout ce qui dépendait d’elles pour eux et pour leurs enfants tout aussi bien que quelque femme que ce pût être. Enfin que nulle considération ne pourrait les en séparer. William Atkins ajouta, pour son compte, que si quelqu’un voulait l’emmener et lui offrait de le reconduire en Angleterre et de le faire capitaine du meilleur navire de guerre de la Marine, il refuserait de partir s’il ne pouvait transporter avec lui sa femme et ses enfants ; et que, s’il se trouvait un ecclésiastique à bord, il se marierait avec elle sur-le-champ et de tout cœur.

C’était là justement ce que je voulais. Le prêtre n’était pas avec moi en ce moment, mais il n’était pas loin. Je dis donc à Atkins, pour l’éprouver jusqu’au bout, que j’avais avec moi un ecclésiastique, et que, s’il était sincère, je le marierais le lendemain ; puis je l’engageai à y réfléchir et à en causer avec les autres. Il me répondit que, quant à lui-même, il n’avait nullement besoin de réflexion, car il était fort disposé à cela, et fort aise que j’eusse un ministre avec moi. Son opinion était d’ailleurs quetous y consentiraient également. Je lui déclarai alors que mon ami le ministre était Français et ne parlait pas anglais ; mais que je ferais entre eux l’office de clerc. Il ne me demanda seulement pas s’il était papiste ou protestant, ce que vraiment je redoutais. Jamais même il ne fut question de cela. Sur ce nous nous séparâmes. Moi je retournai vers mon ecclésiastique et William Atkins rentra pour s’entretenir avec ses compagnons. – Je recommandai au prêtre français de ne rien leur dire jusqu’à ce que l’affaire fût tout-à-fait mûre, et je lui communiquai leur réponse.

Conversion de William Atkins §

Avant que j’eusse quitté leur habitation ils vinrenttous à moi pour m’annoncer qu’ils avaient considéré ce que je leur avais dit ; qu’ils étaient ravis d’apprendre que j’eusse un ecclésiastique en ma compagnie, et qu’ils étaient prêts à me donner la satisfaction que je désirais, et à se marier dans les formes dès que tel serait mon plaisir ; car ils étaient bien éloignés de souhaiter de se séparer de leurs femmes, et n’avaient eu que des vues honnêtes quand ils en avaient fait choix. J’arrêtai alors qu’ils viendraient me trouver le lendemain matin, et dans cette entrefaite qu’ils expliqueraient à leurs femmes le sens de la loi du mariage, dont le but n’était pas seulement de prévenir le scandale, mais de les obliger, eux, à ne point les délaisser, quoi qu’il pût advenir.

 

Les femmes saisirent aisément l’esprit de la chose, et en furent très-satisfaites, comme en effet elles avaient sujet de l’être. Aussi ne manquèrent-ils pas le lendemain de se réunirtous dans mon appartement, où je produisis mon ecclésiastique. Quoiqu’il n’eût pas la robe d’un ministre anglican, ni le costume d’un prêtre français, comme il portait un vêtement noir, à peu près en manière de soutane, et noué d’une ceinture, il ne ressemblait pas trop mal à un parleur. Quant au mode de communication, je fus son interprète.

La gravité de ses manières avec eux, et les scrupules qu’il se fit de marier les femmes, parce qu’elles n’étaient pas baptisées et ne professaient pas la Foi chrétienne, leur inspirèrent une extrême révérence pour sa personne. Après cela il ne leur fut pas nécessaire de s’enquérir s’il était ou non ecclésiastique.

Vraiment je craignis que son scrupule ne fût poussé si loin, qu’il ne voulût pas les marier du tout. Nonobstant tout ce que je pus dire, il me résista, avec modestie, mais avec fermeté ; et enfin il refusa absolument de les unir, à moins d’avoir conféré préalablement avec les hommes et avec les femmes aussi. Bien que d’abord j’y eusse un peu répugné, je finis par y consentir de bonne grâce, après avoir reconnu la sincérité de ses vues.

Il commença par leur dire que je l’avais instruit de leur situation et du présent dessein ; qu’il était tout disposé à s’acquitter de cette partie de son ministre, à les marier enfin, comme j’en avais manifesté le désir ; mais qu’avant de pouvoir le faire, il devait prendre la liberté de s’entretenir avec eux. Alors il me déclara qu’aux yeux de tout homme et selon l’esprit des lois sociales, ils avaient vécu jusqu’à cette heure dans un adultère patent, auquel rien que leur consentement à se marier ou à se séparer effectivement et immédiatement ne pouvait mettre un terme ; mais qu’en cela il s’élevait même, relativement aux lois chrétiennes du mariage, une difficulté qui ne laissait pas de l’inquiéter, celle d’unir un Chrétien à une Sauvage, une idolâtre, une payenne, une créature non baptisée ; et cependant qu’il ne voyait pas qu’il y eût le loisir d’amener ces femmes par la voie de la persuasion à se faire baptiser, ou à confesser le nom du Christ, dont il doutait qu’elles eussent jamais ouï parler, et sans quoi elles ne pouvaient recevoir le baptême.

Il leur déclara encore qu’il présumait qu’eux-mêmes n’étaient que de très-indifférents Chrétiens, n’ayant qu’une faible connaissance de Dieu et de ses voies ; qu’en conséquence il ne pouvait s’attendre à ce qu’ils en eussent dit bien long à leurs femmes sur cet article ; et que, s’ils ne voulaient promettre de fairetous leurs efforts auprès d’elles pour les persuader de devenir chrétiennes et de les instruire de leur mieux dans la connaissance et la croyance de Dieu qui les a créées, et dans l’adoration de Jésus-Christ qui les a rachetées, il ne pourrait consacrer leur union ; car il ne voulait point prêter les mains à une alliance de Chrétiens à des Sauvages, chose contraire aux principes de la religion chrétienne et formellement défendue par la Loi de Dieu.

Ils écoutèrent fort attentivement tout ceci, que, sortant de sa bouche, je leur transmettais très-fidèlement et aussi littéralement que je le pouvais, ajoutant seulement parfois quelque chose de mon propre, pour leur faire sentir combien c’était juste et combien je l’approuvais. Mais j’établissais toujours très-scrupuleusement une distinction entre ce que je tirais de moi-même et ce qui était les paroles du prêtre. Ils me répondirent que ce que le gentleman avait dit était véritable, qu’ils n’étaient eux-mêmes que de très-indifférents Chrétiens, et qu’ils n’avaient jamais à leurs femmes touché un mot de religion. – « Seigneur Dieu ! sir, s’écria Will Atkins, comment leur enseignerions-nous la religion ? nous n’y entendons rien nous-mêmes. D’ailleurs si nous allions leur parler de Dieu, de Jésus-Christ, de Ciel et de l’Enfer, ce serait vouloir les faire rire à nos dépens, et les pousser à nous demander qu’est-ce que nous-mêmes nous croyons ; et si nous leur disions que nous ajoutons foi à toutes les choses dont nous leur parlons, par exemple, que les bons vont au Ciel et les méchants en Enfer, elles ne manqueraient pas de nous demander où nous prétendons aller nous-mêmes, qui croyons à tout cela et n’en sommes pas moins de mauvais êtres, comme en effet nous le sommes. Vraiment, sir, cela suffirait pour leur inspirer tout d’abord du dégoût pour la religion. Il faut avoir de la religion soi-même avant de vouloir prêcher les autres. – « Will Atkins, lui repartis-je, quoique j’aie peur que ce que vous dites ne soit que trop vrai en soi, ne pourriez-vous cependant répondre à votre femme qu’elle est plongée dans l’erreur ; qu’il est un Dieu ; qu’il y a une religion meilleure que la sienne ; que ses dieux sont des idoles qui ne peuvent ni entendre ni parler ; qu’il existe un grand Être qui a fait toutes choses et qui a puissance de détruire tout ce qu’il a fait ; qu’il récompense le bien et punit le mal ; et que nous serons jugés par lui à la fin, selon nos œuvres en ce monde ? Vous n’êtes pas tellement dépourvu de sens que la nature elle-même ne vous ait enseigné que tout cela est vrai ; je suis sûr que vous savez qu’il en est ainsi, et que vous y croyez vous-même. »

« Cela est juste, sir, répliqua Atkins ; mais de quel front pourrais-je dire quelque chose de tout ceci à ma femme quand elle me répondrait immédiatement que ce n’est pas vrai ? »

  • – « Pas vrai ! répliquai-je. Qu’entendez-vous par-là ? » – « Oui, sir, elle me dira qu’il n’est pas vrai que ce Dieu dont je lui parlerai soit juste, et puisse punir et récompenser, puisque je ne suis pas puni et livré à Satan, moi qui ai été, elle ne le sait que trop, une si mauvaise créature envers elle et enverstous les autres, puisqu’il souffre que je vive, moi qui ai toujours agi si contrairement à ce qu’il faut que je lui présente comme le bien, et à ce que j’eusse dû faire. »
  • – « Oui vraiment, Atkins, répétai-je, j’ai grand peur que tu ne dises trop vrai. » – Et là-dessus je reportai les réponses d’Atkins à l’ecclésiastique, qui brûlait de les connaître. – « Oh ! s’écria le prêtre, dites-lui qu’il est une chose qui peut le rendre le meilleur ministre du monde auprès de sa femme, et que c’est la repentance ; car personne ne prêche le repentir comme les vrais pénitents. Il ne lui manque que l’attrition pour être mieux que tout autre en état d’instruire son épouse. C’est alors qu’il sera qualifié pour lui apprendre que non-seulement il est un Dieu, juste rémunérateur du bien et du mal, mais que ce Dieu est un Être miséricordieux ; que, dans sa bonté ineffable et sa patience infinie, il diffère de punir ceux qui l’outragent, à dessein d’user de clémence, car il ne veut pas la mort du pécheur, mais bien qu’il revienne à soi et qu’il vive ; que souvent il souffre que les méchants parcourent une longue carrière ; que souvent même il ajourne leur damnation au jour de l’universelle rétribution ; et que c’est là une preuve évidente d’un Dieu et d’une vie future, que les justes ne reçoivent pas leur récompense ni les méchants leur châtiment en ce monde. Ceci le conduira naturellement à enseigner à sa femme les dogmes de la Résurrection et du Jugement dernier. En vérité je vous le dis, que seulement il se repente, et il sera pour sa femme un excellent instrument de repentance. »

Je répétai tout ceci à Atkins, qui l’écouta d’un air fort grave, et qui, il était facile de le voir, en fut extraordinairement affecté. Tout-à-coup, s’impatientant et me laissant à peine achever : – « Je sais tout cela, master, me dit-il, et bien d’autres choses encore ; mais je n’aurai pas l’impudence de parler ainsi à ma femme, quand Dieu et ma propre conscience savent, quand ma femme elle-même serait contre moi un irrécusable témoin, que j’ai vécu comme si je n’eusse jamais ouï parler de Dieu ou d’une vie future ou de rien de semblable ; et pour ce qui est de mon repentir, hélas !… – là-dessus il poussa un profond soupir et je vis ses yeux se mouiller de larmes, – tout est perdu pour moi ! » – « Perdu ! Atkins ; mais qu’entends-tu par là ? » – « Je ne sais que trop ce que j’entends, sir, répondit-il ; j’entends qu’il est trop tard, et que ce n’est que trop vrai. »

Je traduisis mot pour mot à mon ecclésiastique ce que William venait de me dire. Le pauvre prêtre zélé, – ainsi dois-je l’appeler, car, quelle que fût sa croyance, il avait assurément une rare sollicitude du salut de l’âme de son prochain, et il serait cruel de penser qu’il n’eût pas une égale sollicitude de son propre salut ; – cet homme zélé et charitable, dis-je, ne put aussi retenir ses larmes ; mais, s’étant remis, il me dit : – « Faites-lui cette seule question : Est-il satisfait qu’il soit trop tard ou en est-il chagrin, et souhaiterait-il qu’il n’en fût pas ainsi. » – Je posai nettement la question à Atkins, et il me répondit avec beaucoup de chaleur : – « Comment un homme pourrait-il trouver sa satisfaction dans une situation qui sûrement doit avoir pour fin la mort éternelle ? Bien loin d’en être satisfait, je pense, au contraire, qu’un jour ou l’autre elle causera ma ruine. »

  • – « Qu’entendez-vous par là ? » lui dis-je. Et il me répliqua qu’il pensait en venir, ou plus tôt ou plus tard, à se couper la gorge pour mettre fin à ses terreurs.

L’ecclésiastique hocha la tête d’un air profondément pénétré, quand je lui reportai tout cela ; et, s’adressant brusquement à moi, il me dit : – « Si tel est son état, vous pouvez l’assurer qu’il n’est pas trop tard. Le Christ lui donnera repentance. Mais, je vous en prie, ajouta-t-il, expliquez-lui ceci, Que comme l’homme n’est sauvé que par le Christ et le mérite de sa Passion intercédant la miséricorde divine, il n’est jamais trop tard pour rentrer en grâce. Pense-t-il qu’il soit possible à l’homme de pécher au-delà des bornes de la puissance miséricordieuse de Dieu ? Dites-lui, je vous prie, qu’il y a peut-être un temps où, lassée, la grâce divine cesse ses longs efforts, et où Dieu peut refuser de prêter l’oreille ; mais que pour l’homme il n’est jamais trop tard pour implorer merci ; que nous, qui sommes serviteurs du Christ, nous avons pour mission de prêcher le pardon en tout temps, au nom de Jésus-Christ, àtous ceux qui se repentent sincèrement. Donc ce n’est jamais trop tard pour se repentir. »

Je répétai tout ceci à Atkins. Il m’écouta avec empressement ; mais il parut vouloir remettre la fin de l’entretien, car il me dit qu’il désirait sortir pour causer un peu avec sa femme. Il se retira en effet, et nous suivîmes avec ses compagnons. Je m’apperçus qu’ils étaienttous ignorants jusqu’à la stupidité en matière de religion, comme je l’étais moi-même quand je m’enfuis de chez mon père pour courir le monde. Cependant aucun d’eux ne s’était montré inattentif à ce qui avait été dit ; ettous promirent sérieusement d’en parler à leurs femmes, et d’employertous leurs efforts pour les persuader de se faire chrétiennes.

Mariages §

L’ecclésiastique sourit lorsque je lui rendis leur réponse ; mais il garda long-temps le silence. À la fin pourtant, secouant la tête : – Nous qui sommes serviteurs du Christ, dit-il, nous ne pouvons qu’exhorter et instruire ; quand les hommes se soumettent et se conforment à nos censures, et promettent ce que nous demandons, notre pouvoir s’arrête là ; nous sommes tenus d’accepter leurs bonnes paroles. Mais croyez-moi, sir, continua-t-il, quoi que vous ayez pu apprendre de la vie de cet homme que vous nommez William Atkins, j’ai la conviction qu’il est parmi eux le seul sincèrement converti. Je le regarde comme un vrai pénitent. Non que je désespère des autres. Mais cet homme-ci est profondément frappé des égarements de sa vie passée, et je ne doute pas que lorsqu’il viendra à parler de religion à sa femme, il ne s’en pénètre lui-même efficacement ; car s’efforcer d’instruire les autres est souvent le meilleur moyen de s’instruire soi-même. J’ai connu un homme qui, ajouta-t-il, n’ayant de la religion que des notions sommaires, et menant une vie au plus haut point coupable et perdue de débauches, en vint à une complète résipiscence en s’appliquant à convertir un Juif. Si donc le pauvre Atkins se met une fois à parler sérieusement de Jésus-Christ à sa femme, ma vie à parier qu’il entre par-là lui-même dans la voie d’une entière conversion et d’une sincère pénitence. Et qui sait ce qui peut s’ensuivre ? »

 

D’après cette conversation cependant, et les susdites promesses de s’efforcer à persuader aux femmes d’embrasser le Christianisme, le prêtre maria les trois couples présents. Will Atkins et sa femme n’étaient pas encore rentrés. Les épousailles faites, après avoir attendu quelque temps, mon ecclésiastique fut curieux de savoir où était allé Atkins ; et, se tournant vers moi, il me dit : – « Sir, je vous en supplie, sortons de votre labyrinthe, et allons voir. J’ose avancer que nous trouverons par là ce pauvre homme causant sérieusement avec sa femme, et lui enseignant déjà quelque chose de la religion. » – Je commençais à être de même avis. Nous sortîmes donc ensemble, et je le menai par un chemin qui n’était connu que de moi, et où les arbres s’élevaient si épais qu’il n’était pas facile de voir à travers les touffes de feuillage, qui permettaient encore moins d’être vu qu’elles ne laissaient voir. Quand nous fûmes arrivés à la rive du bois, j’apperçus Atkins et sa sauvage épouse au teint basané assis à l’ombre d’un buisson et engagés dans une conversation animée. Je restai coi jusqu’à ce que mon ecclésiastique m’eût rejoint ; et alors, lui ayant montré où ils étaient, nous fîmes halte et les examinâmes long-temps avec la plus grande attention.

Nous remarquâmes qu’il la sollicitait vivement en lui montrant du doigt là-haut le soleil et toutes les régions des cieux ; puis en bas la terre, puis au loin la mer, puis lui-même, puis elle, puis les bois et les arbres. – « Or, me dit mon ecclésiastique, vous le voyez, voici que mes paroles se vérifient : il la prêche. Observez-le ; maintenant il lui enseigne que notre Dieu les a faits, elle et lui, de même que le firmament, la terre, la mer, les bois et les arbres. – « Je le crois aussi, lui répondis-je. » – Aussitôt nous vîmes Atkins se lever, puis se jeter à genoux en élevant ses deux mains vers le ciel. Nous supposâmes qu’il proférait quelque chose, mais nous ne pûmes l’entendre : nous étions trop éloignés pour cela. Il resta à peine une demi-minute agenouillé, revint s’asseoir près de sa femme et lui parla derechef. Nous remarquâmes alors combien elle était attentive ; mais gardait-elle le silence ou parlait-elle, c’est ce que nous n’aurions su dire. Tandis que ce pauvre homme était agenouillé, j’avais vu des larmes couler en abondance sur les joues de mon ecclésiastique, et j’avais eu peine moi-même à me retenir. Mais c’était un grand chagrin pour nous que de ne pas être assez près pour entendre quelque chose de ce qui s’agitait entre eux.

Cependant nous ne pouvions approcher davantage, de peur de les troubler. Nous résolûmes donc d’attendre la fin de cette conversation silencieuse, qui d’ailleurs nous parlait assez haut sans le secours de la voix. Atkins, comme je l’ai dit, s’était assis de nouveau tout auprès de sa femme, et lui parlait derechef avec chaleur. Deux ou trois fois nous pûmes voir qu’il l’embrassait passionnément. Une autre fois nous le vîmes prendre son mouchoir, lui essuyer les yeux, puis l’embrasser encore avec des transports d’une nature vraiment singulière. Enfin, après plusieurs choses semblables, nous le vîmes se relever tout-à-coup, lui tendre la main pour l’aider à faire de même, puis, la tenant ainsi, la conduire aussitôt à quelques pas de là, oùtous deux s’agenouillèrent et restèrent dans cette attitude deux minutes environ.

Mon ami ne se possédait plus. Il s’écria : – « Saint Paul ! saint Paul ! voyez, il prie ! » – Je craignis qu’Atkins ne l’entendit : je le conjurai de se modérer pendant quelques instants, afin que nous pussions voir la fin de cette scène, qui, pour moi, je dois le confesser, fut bien tout à la fois la plus touchante et la plus agréable que j’aie jamais vue de ma vie. Il chercha en effet à se rendre maître de lui ; mais il était dans de tels ravissements de penser que cette pauvre femme payenne était devenue chrétienne, qu’il lui fut impossible de se contenir, et qu’il versa des larmes à plusieurs reprises. Levant les mains vers le ciel et se signant la poitrine, il faisait des oraisons jaculatoires pour rendre grâce à Dieu d’une preuve si miraculeuse du succès de nos efforts ; tantôt il parlait tout bas et je pouvais à peine entendre, tantôt à voix haute, tantôt en latin, tantôt en français ; deux ou trois fois des larmes de joie l’interrompirent et étouffèrent ses paroles tout-à-fait. Je le conjurai de nouveau de se calmer, afin que nous pussions observer de plus près et plus complètement ce qui se passait sous nos yeux, ce qu’il fit pour quelque temps. La scène n’était pas finie ; car, après qu’ils se furent relevés, nous vîmes encore le pauvre homme parler avec ardeur à sa femme, et nous reconnûmes à ses gestes qu’elle était vivement touchée de ce qu’il disait : elle levait fréquemment les mains au ciel, elle posait une main sur sa poitrine, ou prenait telles autres attitudes qui décèlent d’ordinaire une componction profonde et une sérieuse attention. Ceci dura un demi-quart d’heure environ. Puis ils s’éloignèrent trop pour que nous pussions les épier plus long-temps.

Je saisis cet instant pour adresser la parole à mon religieux, et je lui dis d’abord que j’étais charmé d’avoir vu dans ses détails ce dont nous venions d’être témoins ; que, malgré que je fusse assez incrédule en pareils cas, je me laissais cependant aller à croire qu’ici tout était fort sincère, tant de la part du mari que de celle de la femme, quelle que pût être d’ailleurs leur ignorance, et que j’espérais, qu’un tel commencement aurait encore une fin plus heureuse. – « Et qui sait, ajoutai-je, si ces deux-là ne pourront pas avec le temps, par la voie de l’enseignement et de l’exemple, opérer sur quelques autres ? » – « Quelques autres, reprit-il en se tournant brusquement vers moi, voire même surtous les autres. Faites fond là-dessus : si ces deux Sauvages, – car lui, à votre propre dire, n’a guère, laissé voir qu’il valût mieux, – s’adonnent à Jésus-Christ, ils n’auront pas de cesse qu’ils n’aient convertitous les autres ; car la vraie religion est naturellement communicative, et celui qui une bonne fois s’est fait Chrétien ne laissera jamais un payen derrière lui s’il peut le sauver. » – J’avouai que penser ainsi était un principe vraiment chrétien, et la preuve d’un zèle véritable et d’un cœur généreux en soi. – « Mais, mon ami, poursuivis-je, voulez-vous me permettre de soulever ici une difficulté ? Je n’ai pas la moindre chose à objecter contre le fervent intérêt que vous déployez pour convertir ces pauvres gens du paganisme à la religion chrétienne ; mais quelle consolation en pouvez-vous tirer, puisque, à votre sens, ils sont hors du giron de l’Église catholique, hors de laquelle vous croyez qu’il n’y a point de salut ? Ce ne sont toujours à vos yeux que des hérétiques, et, pour cent raisons, aussi effectivement damnés que les payens eux-mêmes. »

À ceci il répondit avec beaucoup de candeur et de charité chrétienne : – « Sir, je suis catholique de l’Église romaine et prêtre de l’ordre de Saint-Benoît, et je professetous les principes de la Foi romaine ; mais cependant, croyez-moi, et ce n’est pas comme compliment que je vous dis cela, ni eu égard à ma position et à vos amitiés, je ne vous regarde pas, vous qui vous appelez vous-même réformés, sans quelque sentiment charitable. Je n’oserais dire, quoique je sache que c’est en général notre opinion, je n’oserais dire que vous ne pouvez être sauvés, je ne prétends en aucune manière limiter la miséricorde du Christ jusque-là de penser qu’il ne puisse vous recevoir dans le sein de son Église par des voies à nous impalpables, et qu’il nous est impossible de connaître, et j’espère que vous avez la même charité pour nous. Je prie chaque jour pour que vous soyeztous restitués à l’Église du Christ, de quelque manière qu’il plaise à Celui qui est infiniment sage de vous y ramener. En attendant vous reconnaîtrez sûrement qu’il m’appartient, comme catholique, d’établir une grande différence entre un Protestant et un payen ; entre celui qui invoque Jésus-Christ, quoique dans un mode que je ne juge pas conforme à la véritable Foi, et un Sauvage, un barbare, qui ne connaît ni Dieu, ni Christ, ni Rédempteur. Si vous n’êtes pas dans le giron de l’Église catholique, nous espérons que vous êtes plus près d’y entrer que ceux-là qui ne connaissent aucunement ni Dieu ni son Église. C’est pourquoi je me réjouis quand je vois ce pauvre homme, que vous me dites avoir été un débauché et presque un meurtrier, s’agenouiller et prier Jésus-Christ, comme nous supposons qu’il a fait, malgré qu’il ne soit pas pleinement éclairé, dans la persuasion où je suis que Dieu de qui toute œuvre semblable procède, touchera sensiblement son cœur, et le conduira, en son temps, à une connaissance plus profonde de la vérité. Et si Dieu inspire à ce pauvre homme de convertir et d’instruire l’ignorante Sauvage son épouse, je ne puis croire qu’il le repoussera lui-même. N’ai-je donc pas raison de me réjouir lorsque je vois quelqu’un amené à la connaissance du Christ, quoiqu’il ne puisse être apporté jusque dans le sein de l’Église catholique, juste à l’heure où je puis le désirer, tout en laissant à la bonté du Christ le soin de parfaire son œuvre en son temps et par ses propres voies ? Certes que je me réjouirais sitous les Sauvages de l’Amérique étaient amenés, comme cette pauvre femme, à prier Dieu, dussent-ils êtretous protestants d’abord, plutôt que de les voir persister dans le paganisme et l’idolâtrie, fermement convaincu que je serais que Celui qui aurait épanché sur eux cette lumière daignerait plus tard les illuminer d’un rayon de sa céleste grâce ; et les recueillir dans le bercail de son Église, alors que bon lui semblerait. »

Je fus autant étonné de la sincérité et de la modération de ce Papiste véritablement pieux, que terrassé par la force de sa dialectique, et il me vint en ce moment à l’esprit que si une pareille modération était universelle, nous pourrions êtretous chrétiens catholiques, quelle que fût l’Église ou la communion particulière à laquelle nous appartinssions ; que l’esprit de charité bientôt nous insinueraittous dans de droits principes ; et, en un mot, comme il pensait qu’une semblable charité nous rendraittous catholiques, je lui dis qu’à mon sens sitous les membres de son Église professaient la même tolérance ils seraient bientôttous protestants. Et nous brisâmes là, car nous n’entrions jamais en controverse.

Cependant, changeant de langage, et lui prenant la main. – « Mon ami, lui dis-je, je souhaiterais que tout le clergé de l’Église romaine fût doué d’une telle modération, et d’une charité égale à la vôtre. Je suis entièrement de votre opinion ; mais je dois vous dire que si vous prêchiez une pareille doctrine en Espagne ou en Italie on vous livrerait à l’Inquisition. »

  • – « Cela se peut, répondit-il. J’ignore ce que feraient les Espagnols ou les Italiens ; mais je ne dirai pas qu’ils en soient meilleurs Chrétiens pour cette rigueur : car ma conviction est qu’il n’y a point d’hérésie dans un excès de charité. »

Dialogue §

Will Atkins et sa femme étant partis, nous n’avions que faire en ce lieu. Nous rebroussâmes donc chemin ; et, comme nous nous en retournions, nous les trouvâmes qui attendaient qu’on les fît entrer. Lorsque je les eus apperçus, je demandai à mon ecclésiastique si nous devions ou non découvrir à Atkins que nous l’avions vu près du buisson. Il fut d’avis que nous ne le devions pas, mais qu’il fallait lui parler d’abord et écouter ce qu’il nous dirait. Nous l’appelâmes donc en particulier, et, personne n’étant là que nous-mêmes, je liai avec lui en ces termes :

 

  • – « Comment fûtes-vous élevé, Will Atkins, je vous prie ? Qu’était votre père ? »

WILLIAM ATKINS. – Un meilleur homme que je ne serai jamais, sir ; mon père était un ecclésiastique.

ROBINSON CRUSOÉ. – Quelle éducation vous donna-t-il ?

W. A. – Il aurait désiré me voir instruit, sir ; mais je méprisai toute éducation, instruction ou correction, comme une brute que j’étais.

R. C. – C’est vrai, Salomon a dit : – « Celui qui repousse le blâme est semblable à la brute. »

W. A. – Ah ! sir, j’ai été comme la brute en effet ; j’ai tué mon père ! Pour l’amour de Dieu, sir, ne me parlez point de cela, sir ; j’ai assassiné mon pauvre père !

LE PRÊTRE. – Ha ? un meurtrier ?

Ici le prêtre tressaillit et devint pâle, – car je lui traduisais mot pour mot les paroles d’Atkins. Il paraissait croire que Will avait réellement tué son père.

ROBINSON CRUSOÉ – Non, non, sir, je ne l’entends pas ainsi. Mais Atkins, expliquez-vous : n’est-ce pas que vous n’avez pas tué votre père de vos propres mains ?

WILLIAM ATKINS. – Non, sir ; je ne lui ai pas coupé la gorge ; mais j’ai tari la source de ses joies, mais j’ai accourci ses jours. Je lui ai brisé le cœur en payant de la plus noire ingratitude le plus tendre et le plus affectueux traitement que jamais père ait pu faire éprouver ou qu’enfant ait jamais reçu.

R. C. – C’est bien. Je ne vous ai pas questionné sur votre père pour vous arracher cet aveu. Je prie Dieu de vous en donner repentir et de vous pardonner cela ainsi quetous vos autres péchés. Je ne vous ai fait cette question que parce que je vois, quoique vous ne soyez pas très-docte, que vous n’êtes pas aussi ignorant que tant d’autres dans la science du bien, et que vous en savez en fait de religion beaucoup plus que vous n’en avez pratiqué.

W. A – Quand vous ne m’auriez pas, sir, arraché la confession que je viens de vous faire sur mon père, ma conscience l’eût faite. Toutes les fois que nous venons à jeter un regard en arrière sur notre vie, les péchés contre nos indulgents parents sont certes, parmitous ceux que nous pouvons commettre, les premiers qui nous touchent : les blessures qu’ils font sont les plus profondes, et le poids qu’ils laissent pèse le plus lourdement sur le cœur.

R. C. – Vous parlez, pour moi, avec trop de sentiment et de sensibilité, Atkins, je ne saurais le supporter.

W. A. – Vous le pouvez, master ! J’ose croire que tout ceci vous est étranger.

R. C. – Oui, Atkins, chaque rivage, chaque colline, je dirai même chaque arbre de cette île, est un témoin des angoisses de mon âme au ressentiment de mon ingratitude et de mon indigne conduite envers un bon et tendre père, un père qui ressemblait beaucoup au vôtre, d’après la peinture que vous en faites. Comme vous, Will Atkins, j’ai assassiné mon père, mais je crois ma repentance de beaucoup surpassée par la vôtre.

J’en aurais dit davantage si j’eusse pu maîtriser mon agitation ; mais le repentir de ce pauvre homme me semblait tellement plus profond que le mien, que je fus sur le point de briser là et de me retirer. J’étais stupéfait de ses paroles ; je voyais que bien loin que je dusse remontrer et instruire cet homme, il était devenu pour moi un maître et un précepteur, et cela de la façon la plus surprenante et la plus inattendue.

J’exposai tout ceci au jeune ecclésiastique, qui en fut grandement pénétré, et me dit : – « Eh bien, n’avais-je pas prédit qu’une fois que cet homme serait converti, il nous prêcheraittous ? En vérité, sir, je vous le déclare, si cet homme devient un vrai pénitent, on n’aura pas besoin de moi ici ; il fera des Chrétiens detous les habitants de l’île. » – M’étant un peu remis de mon émotion, je renouai conversation avec Will Atkins.

« Mais Will, dis-je, d’où vient que le sentiment de ces fautes vous touche précisément à cette heure ?

WILLIAM ATKINS. – Sir, vous m’avez mis à une œuvre qui m’a transpercé l’âme J’ai parlé à ma femme de Dieu et de religion, à dessein, selon vos vues, de la faire chrétienne, et elle m’a prêché, elle-même, un sermon tel que je ne l’oublierai de ma vie.

ROBINSON CRUSOÉ. – Non, non, ce n’est pas votre femme qui vous a prêché ; mais lorsque vous la pressiez de vos arguments religieux, votre conscience les rétorquait contre vous.

W. A. – Oh ! oui, sir, et d’une telle force que je n’eusse pu y résister.

R. C. – Je vous en prie, Will, faites-nous connaître ce qui se passait entre vous et votre femme ; j’en sais quelque chose déjà.

W. A. – Sir, il me serait impossible de vous en donner un récit parfait. J’en suis trop plein pour le taire, cependant la parole me manque pour l’exprimer. Mais, quoiqu’elle ait dit, et bien que je ne puisse vous en rendre compte, je puis toutefois vous en déclarer ceci, que je suis résolu à m’amender et à réformer ma vie.

R. C. – De grâce, dites-nous en quelques mots. Comment commençâtes-vous, Will ? Chose certaine, le cas a été extraordinaire. C’est effectivement un sermon qu’elle vous a prêché, si elle a opéré sur vous cet amendement.

W. A. – Eh bien, je lui exposai d’abord la nature de nos lois sur le mariage, et les raisons pour lesquelles l’homme et la femme sont dans l’obligation de former des nœuds tels qu’il ne soit au pouvoir ni de l’un ni de l’autre de les rompre ; qu’autrement l’ordre et la justice ne pourraient être maintenus ; que les hommes répudieraient leurs femmes et abandonneraient leurs enfants, et vivraient dans la promiscuité, et que les familles ne pourraient se perpétuer ni les héritages se régler par une descendance légale.

R. C. – Vous parlez comme un légiste, Will. Mais pûtes-vous lui faire comprendre ce que vous entendez par héritage et famille ? On ne sait rien de cela parmi les Sauvages, on s’y marie n’importe comment, sans avoir égard à la parenté, à la consanguinité ou à la famille : le frère avec la sœur, et même, comme il m’a été dit, le père avec la fille, le fils avec la mère.

W. A. – Je crois, sir, que vous êtes mal informé ; – ma femme m’assure le contraire, et qu’ils ont horreur de cela. Peut-être pour quelques parentés plus éloignées ne sont-ils pas aussi rigides que nous ; mais elle m’affirme qu’il n’y a point d’alliance dans les proches degrés dont vous parlez.

R. C. – Soit. Et que répondit-elle à ce que vous lui disiez ?

W. A. – Elle répondit que cela lui semblait fort bien, et que c’était beaucoup mieux que dans son pays.

R. C. – Mais lui avez-vous expliqué ce que c’est que le mariage.

W. A. – Oui, oui ; là commença notre dialogue. Je lui demandai si elle voulait se marier avec moi à notre manière. Elle me demanda de quelle manière était-ce. Je lui répondis que le mariage avait été institué par Dieu ; et c’est alors que nous eûmes ensemble en vérité le plus étrange entretien qu’aient jamais eu mari et femme, je crois.

N. B. Voici ce dialogue entre W. Atkins et sa femme, tel que je le couchai par écrit, immédiatement après qu’il me le rapporta.

LA FEMME. – Institué par votre Dieu ! Comment ! vous avoir un Dieu dans votre pays ?

William Atkins. – Oui, ma chère, Dieu est danstous les pays.

LA FEMME – Pas votre Dieu dans mon pays ; mon pays avoir le grand vieux Dieu Benamuckée.

W. A. – Enfant, je ne suis pas assez habile pour vous démontrer ce que c’est que Dieu : Dieu est dans le Ciel, et il a fait le ciel et la terre et la mer, et tout ce qui s’y trouve.

LA FEMME. – Pas fait la terre ; votre Dieu pas fait la terre ; pas fait mon pays.

Will Atkins sourit à ces mots : que Dieu n’avait pas fait son pays.

LA FEMME. – Pas rire, Pourquoi me rire ? ça pas chose à rire.

Il était blâmé à bon droit ; car elle se montrait plus grave que lui-même d’abord.

WILLIAM ATKINS. – C’est très-vrai. Je ne rirai plus, ma chère.

LA FEMME. – Pourquoi vous dire, votre Dieu a fait tout ?

W. A. – Oui, enfant, notre Dieu a fait le monde entier, et vous, et moi, et toutes choses ; car il est le seul vrai Dieu. Il n’y a point d’autre Dieu que lui. Il habite à jamais dans le Ciel.

LA FEMME. – Pourquoi vous pas dire ça à moi depuis long-temps ?

W. A. – C’est vrai. En effet ; mais j’ai été un grand misérable, et j’ai non-seulement oublié jusqu’ici de t’instruire de tout cela, mais encore j’ai vécu moi-même comme s’il n’y avait pas de Dieu au monde.

LA FEMME. – Quoi ! vous avoir le grand Dieu dans votre pays ; vous pas connaître lui ? Pas dire : O ! à lui ? Pas faire bonne chose pour lui ? Ça pas possible !

W. A. – Tout cela n’est que trop vrai : nous vivons comme s’il n’y avait pas un Dieu dans le Ciel ou qu’il n’eût point de pouvoir sur la terre.

LA FEMME. – Mais pourquoi Dieu laisse vous faire ainsi ? Pourquoi lui pas faire vous bien vivre ?

W. A. – C’est entièrement notre faute.

LA FEMME. – Mais vous dire à moi, lui être grand, beaucoup grand, avoir beaucoup grand puissance ; pouvoir faire tuer quand lui vouloir : pourquoi lui pas faire tuer vous quand vous pas servir lui ? pas dire O ! à lui ? pas être bons hommes ?

W. A. – Tu dis vrai ; il pourrait me frapper de mort, et je devrais m’y attendre, car j’ai été un profond misérable. Tu dis vrai ; mais Dieu est miséricordieux et ne nous traite pas comme nous le méritons.

LA FEMME. – Mais alors vous pas dire à Dieu merci pour cela ?

W. A. – Non, en vérité, je n’ai pas plus remercié Dieu pour sa miséricorde que je n’ai redouté Dieu pour son pouvoir.

LA FEMME. – Alors votre Dieu pas Dieu ; moi non penser, moi non croire lui être un tel grand beaucoup pouvoir, fort ; puisque pas faire tuer vous, quoique vous faire lui beaucoup colère ?

Conversion de la femme d’Atkins §

WILLIAM ATKINS. – Quoi ! ma coupable vie vous empêcherait-elle de croire en Dieu ! Quelle affreuse créature je suis ! Et quelle triste vérité est celle-là : que la vie infâme des Chrétiens empêche la conversion des idolâtres ?

 

LA FEMME. – Comment ! moi penser vous avoir grand beaucoup Dieu là-haut, – du doigt elle montrait le ciel, – cependant pas faire bien, pas faire bonne chose ? Pouvoir lui savoir ? Sûrement lui pas savoir quoi vous faire ?

W. A. – Oui, oui, il connaît et voit toutes choses ; il nous entend parler, voit ce que nous faisons, sait ce que nous pensons, même quand nous ne parlons pas.

LA FEMME. – Non ! lui pas entendre vous maudire, vous jurer, vous dire le grand god-damn !

W. A. – Si, si, il entend tout cela.

LA FEMME. – Où être alors son grand pouvoir fort ?

W. A. – Il est miséricordieux : c’est tout ce que nous pouvons dire ; et cela prouve qu’il est le vrai Dieu. Il est Dieu et non homme ; et c’est pour cela que nous ne sommes point anéantis.

Will Atkins nous dit ici qu’il était saisi d’horreur en pensant comment il avait pu annoncer si clairement à sa femme que Dieu voit, entend, et connaît les secrètes pensées du cœur, et tout ce que nous faisons, encore qu’il eût osé commettre toutes les méprisables choses dont il était coupable.

LA FEMME. – Miséricordieux ! quoi vous appeler ça ?

WILLIAM ATKINS. – Il est notre père et notre Créateur ; il a pitié de nous et nous épargne.

LA FEMME. – Ainsi donc lui jamais faire tuer, jamais colère quand faire méchant ; alors lui pas bon lui-même ou pas grand capable.

W. A. – Si, si, ma chère, il est infiniment bon et infiniment grand et capable de punir. Souventes fois même, afin de donner des preuves de sa justice et de sa vengeance, il laisse sa colère se répandre pour détruire les pécheurs et faire exemple. Beaucoup même seul frappés au milieu de leurs crimes.

LA FEMME. – Mais pas faire tuer vous cependant. Donc vous lui dire, peut-être, que lui pas faire tuer vous ? Donc vous faire le marché avec lui, vous commettre mauvaises choses ; lui pas être colère contre vous, quand lui être colère contre les autres hommes ?

W. A. – Non, en vérité ; mes péchés ne proviennent que d’une confiance présomptueuse en sa bonté ; et il serait infiniment juste, s’il me détruisait comme il a détruit d’autres hommes.

LA FEMME. – Bien. Néanmoins pas tuer, pas faire vous mort ! Que vous dire à lui pour ça ? Vous pas dire à lui : merci pour tout ça.

W. A. – Je suis un chien d’ingrat, voilà le fait.

LA FEMME. – Pourquoi lui pas faire vous beaucoup bon meilleur ? Vous dire lui faire vous.

W. A. – Il m’a créé comme il a créé tout le monde ; c’est moi-même qui me suis dépravé, qui ai abusé de sa bonté, et qui ai fait de moi un être abominable.

LA FEMME. – Moi désirer vous faire Dieu connaître à moi. Moi pas faire lui colère. Moi pas faire mauvaise méchante chose.

Ici Will Atkins nous dit que son cœur, lui avait défailli en entendant une pauvre et ignorante créature exprimer le désir d’être amenée à la connaissance de Dieu, tandis que lui, misérable, ne pouvait lui en dire un mot auquel l’ignominie de sa conduite ne la détournât d’ajouter foi. Déjà même elle s’était refusée à croire en Dieu, parce que lui qui avait été si méchant n’était pas anéanti.

WILLIAM ATKINS. – Sans doute, ma chère, vous voulez dire que vous souhaitez que je vous enseigne à connaître Dieu et non pas que j’apprenne à Dieu à vous connaître ; car il vous connaît déjà, vous et chaque pensée de votre cœur.

LA FEMME – Ainsi donc lui savoir ce que moi dire à vous maintenant ; lui savoir moi désirer de connaître lui. Comment moi connaître celui qui créer moi ?

W. A. – Pauvre créature ; il faut qu’il t’enseigne, lui, moi je ne puis t’enseigner. Je le prierai de t’apprendre à le connaître et de me pardonner, à moi, qui suis indigne de t’instruire.

Le pauvre garçon fut tellement mis aux abois quand sa femme lui exprima le désir d’être amenée par lui à la science de Dieu, quand elle forma le souhait de connaître Dieu, qu’il tomba à genoux devant elle, nous dit-il, et pria le Seigneur d’illuminer son esprit par la connaissance salutaire de Jésus-Christ, de lui pardonner à lui-même ses péchés et de l’accepter comme un indigne instrument pour instruire cette idolâtre dans les principes de la religion. Après quoi il s’assit de nouveau près d’elle et leur dialogue se poursuivit.

N. B. C’était là le moment où nous l’avions vu s’agenouiller et lever les mains vers le ciel.

LA FEMME. – Pourquoi vous mettre les genoux à terre ? Pourquoi vous lever en haut les mains ? Quoi vous dire ? À qui vous parler ? Quoi est tout ça ?

WILLIAM ATKINS. – Ma chère, je ploie les genoux en signe de soumission envers Celui qui m’a créé. Je lui ai dit, O ! comme vous appelez cela et comme vous racontez que font vos vieillards à leur idole Benamuckée, c’est-à-dire que je l’ai prié.

LA FEMME – Pourquoi vous dire O ! à lui ?

W. A. – Je l’ai prié d’ouvrir vos yeux et votre entendement, afin que vous puissiez le connaître et lui être agréable.

LA FEMME. – Pouvoir lui faire ça aussi ?

W. A. – Oui, il le peut ; il peut faire toutes choses.

LA FEMME. – Mais lui pas entendre quoi vous dire ?

W. A. – Si. Il nous a commandé de le prier et promis de nous écouter.

LA FEMME. – Commandé vous prier ! Quand lui commander vous ? Comment lui commander vous ? Quoi ! vous entendre lui parler ?

W. A. – Non, nous ne l’entendons point parler ; mais il s’est révélé à nous de différentes manières.

Ici Atkins fut très-embarrassé pour lui faire comprendre que Dieu s’est révélé à nous par sa parole ; et ce que c’est que sa parole ; mais enfin il poursuivit ainsi :

WILLIAM ATKINS. – Dieu, dans les premiers temps, a parlé à quelques hommes bons du haut du ciel, en termes formels ; puis Dieu a inspiré des hommes bons par son Esprit, et ils ont écrit toutes ses lois dans un livre.

LA FEMME. – Moi pas comprendre ça. Où est ce livre ?

W. A. – Hélas ! ma pauvre créature, je n’ai pas ce livre ; mais j’espère un jour ou l’autre l’acquérir pour vous et vous le faire lire.

C’est ici qu’il l’embrassa avec beaucoup de tendresse, mais avec l’inexprimable regret de n’avoir pas de Bible.

LA FEMME. – Mais comment vous faire moi connaître que Dieu enseigner eux à écrire ce livre ?

WILLIAM ATKINS. – Par la même démonstration par laquelle nous savons qu’il est Dieu.

LA FEMME. – Quelle démonstration ? quel moyen vous savoir ?

W. A. – Parce qu’il enseigne et ne commande rien qui ne soit bon, juste, saint, et ne tende à nous rendre parfaitement bons et parfaitement heureux, et parce qu’il nous défend et nous enjoint de fuir tout ce qui est mal, mauvais en soi ou mauvais dans ses conséquences.

LA FEMME. Que moi voudrais comprendre, que moi volontiers connaître ! Si lui récompenser toute bonne chose, punir toute méchante chose, défendre toute méchante chose, lui, faire toute chose, lui, donner toute chose, lui entendre moi quand moi dire : O ! à lui, comme vous venir de faire juste à présent ; lui faire moi bonne, si moi désir être bonne ; lui épargner moi, pas faire tuer moi, quand moi pas être bonne, si tout ce que vous dire lui faire ; oui, lui être grand Dieu ; moi prendre, penser, croire lui être grand Dieu ; moi dire ; O ! aussi à lui, avec vous, mon cher.

Ici le pauvre homme nous dit qu’il n’avait pu se contenir plus long-temps ; mais que prenant sa femme par la main il l’avait fait mettre à genoux près de lui et qu’il avait prié Dieu à haute voix de l’instruire dans la connaissance de lui-même par son divin Esprit, et de faire par un coup heureux de sa providence, s’il était possible, que tôt ou tard elle vînt à posséder une Bible, afin qu’elle pût lire la parole de Dieu et par là apprendre à le connaître.

C’est en ce moment que nous l’avions vu lui offrir la main et s’agenouiller auprès d’elle, comme il a été dit.

Ils se dirent encore après ceci beaucoup d’autres choses qui serait trop long, ce me semble, de rapporter ici. Entre autres elle lui fit promettre, puisque de son propre aveu sa vie n’avait été qu’une suite criminelle et abominable de provocations contre Dieu, de la réformer, de ne plus irriter Dieu, de peur qu’il ne voulût – « faire lui mort, » – selon sa propre expression ; qu’alors elle ne restât seule et ne pût apprendre à connaître plus particulièrement ce Dieu, et qu’il ne fût misérable, comme il lui avait dit que les hommes méchants le seraient après leur mort.

Ce récit nous parut vraiment étrange et nous émut beaucoup l’un et l’autre, surtout le jeune ecclésiastique. Il en fut, lui, émerveillé ; mais il ressentit la plus vive douleur de ne pouvoir parler à la femme, de ne pouvoir parler anglais pour s’en faire entendre, et comme elle écorchait impitoyablement l’anglais, de ne pouvoir la comprendre elle-même. Toutefois il se tourna vers moi, et me dit qu’il croyait que pour elle il y avait quelque chose de plus à faire que de la marier. Je ne le compris pas d’abord ; mais enfin il s’expliqua : il entendait par là qu’elle devait être baptisée.

J’adhérai à cela avec joie ; et comme je m’y empressais :

  • – « Non, non, arrêtez, sir, me dit-il ; bien que j’aie fort à cœur de la voir baptisée, cependant tout en reconnaissant que Will Atkins, son mari, l’a vraiment amenée d’une façon miraculeuse à souhaiter d’embrasser une vie religieuse, et à lui donner de justes idées de l’existence d’un Dieu, de son pouvoir, de sa justice, de sa miséricorde, je désire savoir de lui s’il lui a dit quelque chose de Jésus-Christ et du salut des pécheurs ; de la nature de notre foi en lui, et de notre Rédemption ; du Saint-Esprit, de la Résurrection, du Jugement dernier et d’une vie future.

Je rappelai Will Atkins, et je le lui demandai. Le pauvre garçon fondit en larmes et nous dit qu’il lui en avait bien touché quelques paroles ; mais qu’il était lui-même si méchante créature et que sa conscience lui reprochait si vivement sa vie horrible et impie, qu’il avait tremblé que la connaissance qu’elle avait de lui n’atténuât l’attention qu’elle devait donner à ces choses, et ne la portât plutôt à mépriser la religion qu’à l’embrasser. Néanmoins il était certain, nous dit-il, que son esprit était si disposé à recevoir d’heureuses impressions de toutes ces vérités, que si je voulais bien l’en entretenir, elle ferait voir, à ma grande satisfaction, que mes peines ne seraient point perdues sur elle.

En conséquence je la fis venir ; et, me plaçant comme interprète entre elle et mon pieux ecclésiastique, je le priai d’entrer en matière.

Baptême de la femme d’Atkins §

Or, sûrement jamais pareil sermon n’a été prêché par un prêtre papiste dans ces derniers siècles du monde. Aussi lui dis-je que je lui trouvais tout le zèle, toute la science, toute la sincérité d’un Chrétien, sans les erreurs d’un catholique romain, et que je croyais voir en lui un pasteur tel qu’avaient été les évêques de Rome avant que l’Église romaine se fût assumé la souveraineté spirituelle sur les consciences humaines32.

 

En un mot il amena la pauvre femme à embrasser la connaissance du Christ, et de notre Rédemption, non-seulement avec admiration, avec étonnement, comme elle avait accueilli les premières notions de l’existence d’un Dieu, mais encore avec joie, avec foi, avec une ferveur et un degré surprenant d’intelligence presque inimaginables et tout-à-fait indicibles. Finalement, à sa propre requête, elle fut baptisée.

Tandis qu’il se préparait à lui conférer le baptême, je le suppliai de vouloir bien accomplir cet office avec quelques précautions, afin, s’il était possible, que l’homme ne pût s’appercevoir qu’il appartenait à l’Église romaine, à cause des fâcheuses conséquences qui pourraient résulter d’une dissidence entre nous dans cette religion même où nous instruisions les autres. Il me répondit que, n’ayant ni chapelle consacrée ni choses propres à cette célébration, il officierait d’une telle manière que je ne pourrais reconnaître moi-même qu’il était catholique romain si je ne le savais déjà. Et c’est ce qu’il fit : car après avoir marmonné en latin quelques paroles que je ne pus comprendre, il versa un plein vase d’eau sur la tête de la femme, disant en français d’une voix haute : – « Marie ! C’était le nom que son époux avait souhaité que je lui donnasse, car j’étais son parrain. – « Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » De sorte qu’on ne pouvait deviner par-là de quelle religion il était. Ensuite il donna la bénédiction en latin ; mais Will Atkins ne sut pas si c’était en français, ou ne prit point garde à cela en ce moment.

Sitôt cette cérémonie terminée, il les maria ; puis après les épousailles faites il se tourna vers Will Atkins et l’exhorta d’une manière très-pressante, non-seulement à persévérer dans ses bonnes dispositions, mais à corroborer les convictions dont il était pénétré par une ferme résolution de réformer sa vie. Il lui déclara que c’était chose vaine que de dire qu’il se repentait, s’il n’abjurait ses crimes. Il lui représenta combien Dieu l’avait honoré en le choisissant comme instrument pour amener sa femme à la connaissance de la religion chrétienne, et combien il devait être soigneux de ne pas se montrer rebelle à la grâce de Dieu ; qu’autrement il verrait la payenne meilleure chrétienne que lui, la Sauvage élue et l’instrument réprouvé.

Il leur dit encore àtous deux une foule d’excellentes choses ; puis, les recommandant en peu de mots à la bonté divine, il leur donna de nouveau la bénédiction : moi, comme interprète, leur traduisant toujours chaque chose en anglais. Ainsi se termina la cérémonie. Ce fut bien pour moi la plus charmante, la plus agréable journée que j’aie jamais passée dans toute ma vie.

Or mon religieux n’en avait pas encore fini. Ses pensées se reportaient sans cesse à la conversion des trente-sept Sauvages, et volontiers il serait resté dans l’île pour l’entreprendre. Mais je le convainquis premièrement qu’en soi cette entreprise était impraticable, et secondement que je pourrais peut-être la mettre en voie d’être terminée à sa satisfaction durant son absence dont je parlerai tout-à-l’heure.

Ayant ainsi mis à fond les affaires de l’île, je me préparais à retourner à bord du navire, quand le jeune homme que j’avais recueilli d’entre l’équipage affamé vint à moi et me dit qu’il avait appris que j’avais un ecclésiastique et que j’avais marié par son office les Anglais avec les femmes sauvages qu’ils nommaient leurs épouses, et que lui-même avait aussi un projet de mariage entre deux Chrétiens qu’il désirait voir s’accomplir avant mon départ, ce qui, espérait-il, ne me serait point désagréable.

Je compris de suite qu’il était question de la jeune fille servante de sa mère ; car il n’y avait point d’autre femme chrétienne dans l’île. Aussi commençai-je à le dissuader de faire une chose pareille inconsidérément, et parce qu’il se trouvait dans une situation isolée. Je lui représentai qu’il avait par le monde une fortune assez considérable et de bons amis, comme je le tenais de lui-même et de la jeune fille aussi ; que cette fille était non-seulement pauvre et servante, mais encore d’un âge disproportionné, puisqu’elle avait vingt-six ou vingt-sept ans, et lui pas plus de dix-sept ou dix-huit ; que très-probablement il lui serait possible avec mon assistance de se tirer de ce désert et de retourner dans sa patrie ; qu’alors il y avait mille à parier contre un qu’il se repentirait de son choix, et que le dégoût de sa position leur serait préjudiciable àtous deux. J’allais m’étendre bien davantage ; mais il m’interrompit en souriant et me dit avec beaucoup de candeur que je me trompais dans mes conjectures, qu’il n’avait rien de pareil en tête, sa situation présente étant déjà assez triste et déplorable ; qu’il était charmé d’apprendre que j’avais quelque désir de le mettre à même de revoir son pays ; que rien n’aurait pu l’engager à rester en ce lieu si le voyage que j’allais poursuivre n’eût été si effroyablement long et si hasardeux, et ne l’eût jeté si loin detous ses amis ; qu’il ne souhaitait rien de moi, sinon que je voulusse bien lui assigner une petite propriété dans mon île, lui donner un serviteur ou deux et les choses nécessaires pour qu’il pût s’y établir comme planteur, en attendant l’heureux moment où, si je retournais en Angleterre, je pourrais le délivrer, plein de l’espérance que je ne l’oublierais pas quand j’y serais revenu ; enfin qu’il me remettrait quelques lettres pour ses amis à Londres, afin de leur faire savoir combien j’avais été bon pour lui, et dans quel lieu du monde et dans quelle situation je l’avais laissé. Il me promettait, disait-il, lorsque je le délivrerais, que la plantation dans l’état d’amélioration où il l’aurait portée, quelle qu’en pût être la valeur, deviendrait tout-à-fait mienne.

Son discours était fort bien tourné eu égard à sa jeunesse, et me fut surtout agréable parce qu’il m’apprenait positivement que le mariage en vue ne le concernait point lui-même. Je lui donnai toutes les assurances possibles que, si j’arrivais à bon port en Angleterre, je remettrais ses lettres et m’occuperais sérieusement de ses affaires, et qu’il pouvait compter que je n’oublierais point dans quelle situation je le laissais ; mais j’étais toujours impatient de savoir quels étaient les personnages à marier. Il me dit enfin que c’était mon Jack-bon-à-tout et sa servante Suzan.

Je fus fort agréablement surpris quand il me nomma le couple ; car vraiment il me semblait bien assorti. J’ai déjà tracé le caractère de l’homme : quant à la servante, c’était une jeune femme très-honnête, modeste, réservée et pieuse. Douée de beaucoup de sens, elle était assez agréable de sa personne, s’exprimait fort bien et à propos, toujours avec décence et bonne grâce, et n’était ni lente à parler quand quelque chose le requérait, ni impertinemment empressée quand ce n’était pas ses affaires ; très-adroite d’ailleurs, fort entendue dans tout ce qui la concernait, excellente ménagère et capable en vérité d’être la gouvernante de l’île entière. Elle savait parfaitement se conduire avec les gens de toute sorte qui l’entouraient, et n’eût pas été plus empruntée avec des gens du bel air, s’il s’en fût trouvé là.

Les accordailles étant faites de cette manière, nous les mariâmes le jour même ; et comme à l’autel, pour ainsi dire, je servais de père à cette fille, et que je la présentais, je lui constituai une dot : je lui assignai, à elle et à son mari, une belle et vaste étendue de terre pour leur plantation. Ce mariage et la proposition que le jeune gentleman m’avait faite de lui concéder une petite propriété dans l’île, me donnèrent l’idée de la partager entre ses habitants, afin qu’ils ne pussent par la suite se quereller au sujet de leur emplacement.

Je remis le soin de ce partage à Will Atkins, qui vraiment alors était devenu un homme sage, grave, ménager, complètement réformé, excessivement pieux et religieux, et qui, autant qu’il peut m’être permis de prononcer en pareil cas, était, je le crois fermement, un pénitent sincère.

Il s’acquitta de cette répartition avec tant d’équité et tellement à la satisfaction de chacun, qu’ils désirèrent seulement pour le tout un acte général de ma main que je fis dresser et que je signai et scellai. Ce contrat, déterminant la situation et les limites de chaque plantation, certifiait que je leur accordais la possession absolue et héréditaire des plantations ou fermes respectives et de leurs améliorissements, à eux et à leurs hoirs, me réservant tout le reste de l’île comme ma propriété particulière, et par chaque plantation une certaine redevance payable au bout de onze années à moi ou à quiconque de ma part ou en mon nom viendrait la réclamer et produirait une copie légalisée de cette concession.

Quant au mode de gouvernement et aux lois à introduire parmi eux, je leur dis que je ne saurais leur donner de meilleurs réglements que ceux qu’ils pouvaient s’imposer eux-mêmes. Seulement je leur fis promettre de vivre en amitié et en bon voisinage les uns avec les autres. Et je me préparai à les quitter.

Une chose que je ne dois point passer sous silence, c’est que, nos colons étant alors constitués en une sorte de république et surchargés de travaux, il était incongru que trente-sept Indiens vécussent dans un coin de l’île indépendants et inoccupés ; car, excepté de pourvoir à leur nourriture, ce qui n’était pas toujours sans difficulté, ils n’avaient aucune espèce d’affaire ou de propriété à administrer. Aussi proposai-je au gouverneur Espagnol d’aller les trouver avec le père de Vendredi et de leur offrir de se disperser et de planter pour leur compte, ou d’être agrégés aux différentes familles comme serviteurs, et entretenus pour leur travail, sans être toutefois absolument esclaves ; car je n’aurais pas voulu souffrir qu’on les soumît à l’esclavage, ni par la force ni par nulle autre voie, parce que leur liberté leur avait été octroyée par capitulation, et qu’elle était un article de reddition, chose que l’honneur défend de violer.

Ils adhérèrent volontiers à la proposition et suivirenttous de grand cœur le gouverneur Espagnol. Nous leur départîmes donc des terres et des plantations ; trois ou quatre d’entre eux en acceptèrent, maistous les autres préférèrent être employés comme serviteurs dans les diverses familles que nous avions fondées ; et ainsi ma colonie fut à peu près établie comme il suit : les Espagnols possédaient mon habitation primitive, laquelle était la ville capitale, et avaient étendu leur plantation tout le long du ruisseau qui formait la crique dont j’ai si souvent parlé, jusqu’à ma tonnelle : en accroissant leurs cultures ils poussaient toujours à l’Est. Les Anglais habitaient dans la partie Nord-Est, où Will Atkins et ses compagnons s’étaient fixés tout d’abord, et s’avançaient au Sud et au Sud-Ouest en deçà des possessions des Espagnols. Chaque plantation avait au besoin un grand supplément de terrain à sa disposition, de sorte qu’il ne pouvait y avoir lieu de se chamailler par manque de place.

Toute la pointe occidentale de l’île fut laissée inhabitée, afin que si quelques Sauvages y abordaient seulement pour y consommer leurs barbaries accoutumées, ils pussent aller et venir librement ; s’ils ne vexaient personne, personne n’avait envie de les vexer. Sans doute ils y débarquèrent souvent, mais ils s’en retournèrent, sans plus ; car je n’ai jamais entendu dire que mes planteurs eussent été attaqués et troublés davantage.

La Bible §

Il me revint alors à l’esprit que j’avais insinué à mon ami l’ecclésiastique que l’œuvre de la conversion de nos Sauvages pourrait peut-être s’accomplir en son absence et à sa satisfaction ; et je lui dis que je la croyais à cette heure en beau chemin ; car ces Indiens étant ainsi répartis parmi les Chrétiens, si chacun de ceux-ci voulait faire son devoir auprès de ceux qui se trouvaient sous sa main, j’espérais que cela pourrait avoir un fort bon résultat.

 

Il en tomba d’accord d’emblée : « – Si toutefois, dit-il, ils voulaient faire leur devoir ; mais comment, ajouta-t-il, obtiendrons-nous cela d’eux ? » – Je lui répondis que nous les manderionstous ensemble, et leur en imposerions la charge, ou bien que nous irions les trouver chacun en particulier, ce qu’il jugea préférable. Nous nous partageâmes donc la tâche, lui pour en parler aux Espagnols qui étaienttous papistes, et moi aux anglais qui étaienttous protestants ; et nous leur recommandâmes instamment et leur fîmes promettre de ne jamais établir aucune distinction de Catholiques ou de Réformés, en exhortant les Sauvages à se faire Chrétiens, mais de leur donner une connaissance générale du vrai Dieu et de Jésus-Christ, leur Sauveur. Ils nous promirent pareillement qu’ils n’auraient jamais les uns avec les autres aucun différent, aucune dispute au sujet de la religion.

Quand j’arrivai à la maison de Will Atkins, – si je puis l’appeler ainsi, car jamais pareil édifice, pareil morceau de clayonnage, je crois, n’eut son semblable dans le monde, – quand j’arrivai là, dis-je, j’y trouvai la jeune femme dont précédemment j’ai parlé et l’épouse de William Atkins liées intimement. Cette jeune femme sage et religieuse avait perfectionné l’œuvre que Will Atkins avait commencée ; et, quoique ce ne fût pas plus de quatre jours après ce dont je viens de donner la relation, cependant la néophyte indienne était devenue une chrétienne telle que m’en ont rarement offert mes observations et le commerce du monde.

Dans la matinée qui précéda cette visite, il me vint à l’idée que parmi les choses nécessaires que j’avais à laisser à mes Anglais, j’avais oublié de placer une Bible, et qu’en cela je me montrais moins attentionné à leur égard que ne l’avait été envers moi ma bonne amie la veuve, lorsqu’en m’envoyant de Lisbonne la cargaison de cent livres sterling, elle y avait glissé trois Bibles et un livre de prières. Toutefois la charité de cette brave femme eut une plus grande extension qu’elle ne l’avait imaginé ; car il était réservé à ses présents de servir à la consolation et à l’instruction de gens qui en firent un bien meilleur usage que moi-même.

Je mis une de ces Bibles dans ma poche, et lorsque j’arrivai à la rotonde ou maison de William Atkins, et que j’eus appris que la jeune épousée et la femme baptisée d’Atkins avaient conversé ensemble sur la religion, – car Will me l’annonça avec beaucoup de joie, – je demandai si elles étaient réunies en ce moment, et il me répondit que oui. J’entrai donc dans la maison, il m’y suivit, et nous les trouvâmes toutes deux en grande conversation. – « Oh ! sir, me dit William Atkins, quand Dieu a des pécheurs à réconcilier à lui, et des étrangers à introduire dans son royaume, il ne manque pas de messagers. Ma femme s’est acquis un nouveau guide ; moi je me reconnais aussi indigne qu’incapable de cette œuvre ; cette jeune personne nous a été envoyée du Ciel : il suffirait d’elle pour convertir toute une île de Sauvages. » – La jeune épousée rougit et se leva pour se retirer, mais je l’invitai à se rasseoir. – « Vous avez une bonne œuvre entre les mains, lui dis-je, j’espère que Dieu vous bénira dans cette œuvre. »

Nous causâmes un peu ; et, ne m’appercevant pas qu’ils eussent aucun livre chez eux, sans toutefois m’en être enquis, je mis la main dans ma poche et j’en tirai ma Bible. – « Voici, dis-je à Atkins, que je vous apporte un secours que peut-être vous n’aviez pas jusqu’à cette heure. » – Le pauvre homme fut si confondu, que de quelque temps il ne put proférer une parole. Mais, revenant à lui, il prit le livre à deux mains, et se tournant vers sa femme : – « Tenez, ma chère, s’écria-t-il, ne vous avais-je pas dit que notre Dieu, bien qu’il habite là-haut, peut entendre ce que nous disons ! Voici ce livre que j’ai demandé par mes prières quand vous et moi nous nous agenouillâmes près du buisson. Dieu nous a entendu et nous l’envoie. » – En achevant ces mots il tomba dans de si vifs transports, qu’au milieu de la joie de posséder ce livre et des actions de grâce qu’il en rendait à Dieu, les larmes ruisselaient sur sa face comme à un enfant qui pleure.

La femme fut émerveillée et pensa tomber dans une méprise que personne de nous n’avait prévue ; elle crut fermement que Dieu lui avait envoyé le livre sur la demande de son mari. Il est vrai qu’il en était ainsi providentiellement, et qu’on pouvait le prendre ainsi dans un sens raisonnable ; mais je crois qu’il n’eût pas été difficile en ce moment de persuader à cette pauvre femme qu’un messager exprès était venu du Ciel uniquement dans le dessein de lui apporter ce livre. C’était matière trop sérieuse pour tolérer aucune supercherie ; aussi me tournai-je vers la jeune épousée et lui dis-je que nous ne devions point en imposer à la nouvelle convertie, dans sa primitive et ignorante intelligence des choses, et je la priai de lui expliquer qu’on peut dire fort justement que Dieu répond à nos suppliques, quand, par le cours de sa providence, pareilles choses d’une façon toute particulière adviennent comme nous l’avions demandé ; mais que nous ne devons pas nous attendre à recevoir des réponses du Ciel par une voie miraculeuse et toute spéciale, et que c’est un bien pour nous qu’il n’en soit pas ainsi.

La jeune épousée s’acquitta heureusement de ce soin, de sorte qu’il n’y eut, je vous assure, nulle fraude pieuse là-dedans. Ne point détromper cette femme eût été à mes yeux la plus injustifiable imposture du monde. Toutefois le saisissement de joie de Will Atkins passait vraiment toute expression, et là pourtant, on peut en être certain, il n’y avait rien d’illusoire. À coup sûr, pour aucune chose semblable, jamais homme ne manifesta plus de reconnaissance qu’il n’en montra pour le don de cette Bible ; et jamais homme, je crois, ne fut ravi de posséder une Bible par de plus dignes motifs. Quoiqu’il eût été la créature la plus scélérate, la plus dangereuse, la plus opiniâtre, la plus outrageuse, la plus furibonde et la plus perverse, cet homme peut nous servir d’exemple àtous pour la bonne éducation des enfants, à savoir que les parents ne doivent jamais négliger d’enseigner et d’instruire et ne jamais désespérer du succès de leurs efforts, les enfants fussent-ils à ce point opiniâtres et rebelles, ou en apparence insensibles à l’instruction ; car si jamais Dieu dans sa providence vient à toucher leur conscience, la force de leur éducation reprend son action sur eux, et les premiers enseignements des parents ne sont pas perdus, quoiqu’ils aient pu rester enfouis bien des années : un jour ou l’autre ils peuvent en recueillir bénéfice.

C’est ce qui advint à ce pauvre homme. Quelque ignorant ou quelque dépourvu qu’il fût de religion et de connaissance chrétienne, s’étant trouvé avoir à faire alors à plus ignorant que lui, la moindre parcelle des instructions de son bon père, qui avait pu lui revenir à l’esprit lui avait été d’un grand secours.

Entre autres choses il s’était rappelé, disait-il, combien son père avait coutume d’insister sur l’inexprimable valeur de la Bible, dont la possession est un privilége et un trésor pour l’homme, les familles et les nations. Toutefois il n’avait jamais conçu la moindre idée du prix de ce livre jusqu’au moment où, ayant à instruire des payens, des Sauvages, des barbares, il avait eu faute de l’assistance de l’Oracle Écrit.

La jeune épousée fut aussi enchantée de cela pour la conjoncture présente, bien qu’elle eût déjà, ainsi que le jeune homme, une Bible à bord de notre navire, parmi les effets qui n’étaient pas encore débarqués. Maintenant, après avoir tant parlé de cette jeune femme, je ne puis omettre à propos d’elle et de moi un épisode encore qui renferme en soi quelque chose de très-instructif et de très-remarquable.

J’ai raconté à quelle extrémité la pauvre jeune suivante avait été réduite ; comment sa maîtresse, exténuée par l’inanition, était morte à bord de ce malheureux navire que nous avions rencontré en mer, et comment l’équipage entier étant tombé dans la plus atroce misère, la gentlewoman, son fils et sa servante avaient été d’abord durement traités quant aux provisions, et finalement totalement négligés et affamés, c’est-à-dire livrés aux plus affreuses angoisses de la faim.

Un jour, m’entretenant avec elle des extrémités qu’ils avaient souffertes, je lui demandai si elle pourrait décrire, d’après ce qu’elle avait ressenti, ce que c’est que mourir de faim, et quels en sont les symptômes. Elle me répondit qu’elle croyait le pouvoir, et elle me narra fort exactement son histoire en ces termes :

  • – « D’abord, sir, dit-elle, durant quelques jours nous fîmes très-maigre chère et souffrîmes beaucoup la faim, puis enfin nous restâmes sans aucune espèce d’aliments, excepté du sucre, un peu de vin et un peu d’eau. Le premier jour où nous ne reçûmes point du tout de nourriture, je me sentis, vers le soir, d’abord du vide et du malaise à l’estomac, et, plus avant dans la soirée, une invincible envie de bâiller et de dormir. Je me jetai sur une couche dans la grande cabine pour reposer, et je reposai environ trois heures, puis je m’éveillai quelque peu rafraîchie, ayant pris un verre de vin en me couchant. Après être demeurée trois heures environ éveillée, il pouvait être alors cinq heures du matin, je sentis de nouveau du vide et du malaise à l’estomac, et je me recouchai ; mais harassée et souffrante, je ne pus dormir du tout. Je passai ainsi tout le deuxième jour dans de singulières intermittences, d’abord de faim, puis de douleurs, accompagnées d’envies de vomir. La deuxième nuit, obligée de me mettre au lit derechef sans avoir rien pris qu’un verre d’eau claire, et m’étant assoupie, je rêvai que j’étais à la Barbade, que le marché était abondamment fourni de provisions, que j’en achetais pour ma maîtresse, puis que je revenais et dînais tout mon soûl.

 » Je crus après ceci mon estomac aussi plein qu’au sortir d’un bon repas ; mais quand je m’éveillai je fus cruellement atterrée en me trouvant en proie aux horreurs de la faim. Le dernier verre de vin que nous eussions, je le bus après avoir mis du sucre, pour suppléer par le peu d’esprit qu’il contient au défaut de nourriture. Mais n’ayant dans l’estomac nulle substance qui pût fournir au travail de la digestion, je trouvai que le seul effet du vin était de faire monter de désagréables vapeurs de l’estomac au cerveau, et, à ce qu’on me rapporta, je demeurai stupide et inerte, comme une personne ivre, pendant quelque temps.

 » Le troisième jour dans la matinée après une nuit de rêves étranges, confus et incohérents, où j’avais plutôt sommeillé que dormi, je m’éveillai enragée et furieuse de faim, et je doute, au cas où ma raison ne fût revenue et n’en eût triomphé, je doute, dis-je, si j’eusse été mère et si j’eusse eu un jeune enfant avec moi, que sa vie eût été en sûreté.

 » Ce transport dura environ trois heures, pendant lesquelles deux fois je fus aussi folle à lier qu’aucun habitant de Bedlam, comme mon jeune maître me l’a dit et comme il peut aujourd’hui vous le confirmer.

Épisode de la cabine §

 » Dans un de ces accès de frénésie ou de démence, soit par l’effet du mouvement du vaisseau ou que mon pied eût glissé, je ne sais, je tombai, et mon visage heurta contre le coin du lit de veille où couchait ma maîtresse. À ce coup le sang ruissela de mon nez. Le cabin-boy m’apporta un petit bassin, je m’assis et j’y saignai abondamment. À mesure que le sang coulait je revenais à moi, et la violence du transport ou de la fièvre qui me possédait s’abattait ainsi que la partie vorace de ma faim.

 

 » Alors je me sentis de nouveau malade, et j’eus des soulèvements de cœur ; mais je ne pus vomir, car je n’avais dans l’estomac rien à rejeter. Après avoir saigné quelque temps je m’évanouis : l’on crut que j’étais morte. Je revins bientôt à moi, et j’eus un violent mal à l’estomac impossible à décrire. Ce n’était point des tranchées, mais une douleur d’inanition atroce et déchirante. Vers la nuit elle fit place à une sorte de désir déréglé, à une envie de nourriture, à quelque chose de semblable, je suppose, aux envies d’une femme grosse. Je pris un autre verre d’eau avec du sucre ; mais mon estomac y répugna, et je rendis tout. Alors je bus un verre d’eau sans sucre que je gardai, et je me remis sur le lit, priant du fond du cœur, afin qu’il plût à Dieu de m’appeler à lui ; et après avoir calmé mon esprit par cet espoir, je sommeillai quelque temps. À mon réveil, affaiblie par les vapeurs qui s’élèvent d’un estomac vide, je me crus mourante. Je recommandai mon âme à Dieu, et je souhaitai vivement que quelqu’un voulût me jeter à la mer.

 » Durant tout ce temps ma maîtresse était étendue près de moi, et, comme je l’appréhendais, sur le point d’expirer. Toutefois elle supportait son mal avec beaucoup plus de résignation que moi, et donna son dernier morceau de pain à son fils, mon jeune maître, qui ne voulait point le prendre ; mais elle le contraignit à le manger, et c’est, je crois, ce qui lui sauva la vie.

 » Vers le matin, je me rendormis, et quand je me réveillai, d’abord j’eus un débordement de pleurs, puis un second accès de faim dévorante, tel que je redevins vorace et retombai dans un affreux état : si ma maîtresse eût été morte, quelle que fût mon affection pour elle, j’ai la conviction que j’aurais mangé un morceau de sa chair avec autant de goût et aussi indifféremment que je le fis jamais de la viande d’aucun animal destiné à la nourriture ; une ou deux fois, je fus tentée de mordre à mon propre bras. Enfin, j’apperçus le bassin dans lequel était le sang que j’avais perdu la veille ; j’y courus, et j’avalai ce sang avec autant de hâte et d’avidité que si j’eusse été étonnée que personne ne s’en fût emparé déjà, et que j’eusse craint qu’on voulût alors me l’arracher.

 » Bien qu’une fois faite cette action me remplit d’horreur, cependant cela étourdit ma grosse faim, et, ayant pris un verre d’eau pure, je fus remise et restaurée pour quelques heures. C’était le quatrième jour, et je me soutins ainsi jusque vers la nuit, où, dans l’espace de trois heures, je passai de nouveau, tour à tour, par toutes les circonstances précédentes, c’est-à-dire que je fus malade, assoupie, affamée, souffrante de l’estomac, puis de nouveau vorace, puis de nouveau malade, puis folle, puis éplorée, puis derechef vorace. De quart d’heure en quart d’heure changeant ainsi d’état, mes forces s’épuisèrent totalement. À la nuit, je me couchai, ayant pour toute consolation l’espoir de mourir avant le matin.

 » Je ne dormis point de toute cette nuit, ma faim était alors devenue une maladie, et j’eus une terrible colique et des tranchées engendrées par les vents qui, au défaut de nourriture, s’étaient frayé un passage dans mes entrailles. Je restai dans cet état jusqu’au lendemain matin, où je fus quelque peu surprise par les plaintes et les lamentations de mon jeune maître, qui me criait que sa mère était morte. Je me soulevai un peu, n’ayant pas la force de me lever, mais je vis qu’elle respirait encore, quoiqu’elle ne donnât que de faibles signes de vie.

 » J’avais alors de telles convulsions d’estomac, provoquées par le manque de nourriture, que je ne saurais en donner une idée ; et de fréquents déchirements, des transes de faim telles que rien n’y peut être comparé, sinon les tortures de la mort. C’est dans cet état que j’étais, quand j’entendis au-dessus de moi les matelots crier : – « Une voile ! une voile ! » – et vociférer et sauter comme s’ils eussent été en démence.

 » Je n’étais pas capable de sortir du lit, ma maîtresse encore moins, et mon jeune maître était si malade que je le croyais expirant. Nous ne pûmes donc ouvrir la porte de la cabine ni apprendre ce qui pouvait occasionner un pareil tumulte. Il y avait deux jours que nous n’avions eu aucun rapport avec les gens de l’équipage, qui nous avaient dit n’avoir pas dans le bâtiment une bouchée de quoi que ce soit à manger. Et depuis, ils nous avouèrent qu’ils nous avaient crus morts.

 » C’était là l’affreux état où nous étions quand vous fûtes envoyé pour nous sauver la vie. Et comment vous nous trouvâtes, sir, vous le savez aussi bien et même mieux que moi. »

Tel fut son propre récit. C’était une relation tellement exacte de ce qu’on souffre en mourant de faim, que jamais vraiment je n’avais rien ouï de pareil, et qu’elle fut excessivement intéressante pour moi. Je suis d’autant plus disposé à croire que cette peinture est vraie, que le jeune homme m’en toucha lui-même une bonne partie, quoique, à vrai dire, d’une façon moins précise et moins poignante, sans doute parce que sa mère l’avait soutenu aux dépens de sa propre vie. Bien que la pauvre servante fût d’une constitution plus forte que sa maîtresse, déjà sur le retour et délicate, il se peut qu’elle ait eu à lutter plus cruellement contre la faim, je veux dire qu’il peut être présumable que cette infortunée en ait ressenti les horreurs plus tôt que sa maîtresse, qu’on ne saurait blâmer d’avoir gardé les derniers morceaux, sans en rien abandonner pour le soulagement de sa servante. Sans aucun doute d’après cette relation, si notre navire ou quelque autre ne les eût pas si providentiellement rencontrés, quelques jours de plus, et ils étaienttous morts, à moins qu’ils n’eussent prévenu l’événement en se mangeant les uns les autres ; et même, dans leur position, cela ne leur eût que peu servi, vu qu’ils étaient à cinq cents lieues de toute terre et hors de toute possibilité d’être secourus autrement que de la manière miraculeuse dont la chose advint. Mais ceci soit dit en passant. Je retourne à mes dispositions concernant ma colonie.

Et d’abord il faut observer que, pour maintes raisons, je ne jugeai pas à propos de leur parler du sloop que j’avais embarqué en botte, et que j’avais pensé faire assembler dans l’île ; car je trouvai, du moins à mon arrivée, de telles semences de discorde parmi eux, que je vis clairement, si je reconstruisais le sloop et le leur laissais, qu’au moindre mécontentement ils se sépareraient, s’en iraient chacun de son côté, ou peut-être même s’adonneraient à la piraterie et feraient ainsi de l’île un repaire de brigands, au lieu d’une colonie de gens sages et religieux comme je voulais qu’elle fût. Je ne leur laissai pas davantage, pour la même raison, les deux pièces de canon de bronze que j’avais à bord et les deux caronades dont mon neveu s’était chargé par surcroît. Ils me semblaient suffisamment équipés pour une guerre défensive contre quiconque entreprendrait sur eux ; et je n’entendais point les armer pour une guerre offensive ni les encourager à faire des excursions pour attaquer autrui, ce qui, en définitive, n’eût attiré sur eux et leurs desseins que la ruine et la destruction. Je réservai, en conséquence, le sloop et les canons pour leur être utiles d’une autre manière, comme je le consignerai en son lieu.

J’en avais alors fini avec mon île. Laissanttous mes planteurs en bonne passe, et dans une situation florissante, je retournai à bord de mon navire le cinquième jour de mai, après avoir demeuré vingt-cinq jours parmi eux ; comme ils étaienttous résolus à rester dans l’île jusqu’à ce que je vinsse les en tirer, je leur promis de leur envoyer de nouveaux secours du Brésil, si je pouvais en trouver l’occasion, et spécialement je m’engageai à leur envoyer du bétail, tels que moutons, cochons et vaches : car pour les deux vaches et les veaux que j’avais emmenés d’Angleterre, la longueur de la traversée nous avait contraints à les tuer, faute de foin pour les nourrir.

Le lendemain, après les avoir salués de cinq coups de canon de partance, nous fîmes voile, et nous arrivâmes à la Baie detous-les-Saints, au Brésil, en vingt-deux jours environ, sans avoir rencontré durant le trajet rien de remarquable que ceci : Après trois jours de navigation, étant abriés et le courant nous portant violemment au Nord-Nord-Est dans une baie ou golfe vers la côte, nous fûmes quelque peu entraînés hors de notre route, et une ou deux fois nos hommes crièrent : – « Terre à l’Est ! » – Mais était-ce le Continent ou des îles ? C’est ce que nous n’aurions su dire aucunement.

Or le troisième jour, vers le soir, la mer étant douce et le temps calme, nous vîmes la surface de l’eau en quelque sorte couverte, du côté de la terre, de quelque chose de très-noir, sans pouvoir distinguer ce que c’était. Mais un instant après, notre second étant monté dans les haubans du grand mât, et ayant braqué une lunette d’approche sur ce point, cria que c’était une armée. Je ne pouvais m’imaginer ce qu’il entendait par une armée, et je lui répondis assez brusquement, l’appelant fou, ou quelque chose semblable. – « Oui-da, sir, dit-il, ne vous fâchez pas, car c’est bien une armée et même une flotte ; car je crois qu’il y a bien mille canots ! Vous pouvez d’ailleurs les voir pagayer ; ils s’avancent en hâte vers nous, et sont pleins de monde. »

Dans le fond je fus alors un peu surpris, ainsi que mon neveu, le capitaine ; comme il avait entendu dans l’île de terribles histoires sur les Sauvages et n’était point encore venu dans ces mers, il ne savait trop que penser de cela ; et deux ou trois fois il s’écria que nous allionstous être dévorés. Je dois l’avouer, vu que nous étions abriés, et que le courant portait avec force vers la terre, je mettais les choses au pire. Cependant je lui recommandai de ne pas s’effrayer, mais de faire mouiller l’ancre aussitôt que nous serions assez près pour savoir s’il nous fallait en venir aux mains avec eux.

Le temps demeurant calme, et les canots nageant rapidement vers nous, je donnai l’ordre de jeter l’ancre et de ferler toutes nos voiles. Quant aux Sauvages, je dis à nos gens que nous n’avions à redouter de leur part que le feu ; que, pour cette raison, il fallait mettre nos embarcations à la mer, les amarrer, l’une à la proue, l’autre à la poupe, les bien équiper toutes deux, et attendre ainsi l’événement. J’eus soin que les hommes des embarcations se tinssent prêts, avec des seaux et des écopes, à éteindre le feu si les Sauvages tentaient de le mettre à l’extérieur du navire.

Dans cette attitude nous les attendîmes, et en peu de temps ils entrèrent dans nos eaux ; mais jamais si horrible spectacle ne s’était offert à des Chrétiens ! Mon lieutenant s’était trompé de beaucoup dans le calcul de leur nombre, – je veux dire en le portant à mille canots, – le plus que nous pûmes en compter quand ils nous eurent atteints étant d’environ cent vingt-six. Ces canots contenaient une multitude d’Indiens ; car quelques-uns portaient seize ou dix-sept hommes, d’autres davantage, et les moindre six ou sept.

Lorsqu’ils se furent approchés de nous, ils semblèrent frappés d’étonnement et d’admiration, comme à l’aspect d’une chose qu’ils n’avaient sans doute jamais vue auparavant, et ils ne surent d’abord, comme nous le comprîmes ensuite, comment s’y prendre avec nous. Cependant, ils s’avancèrent hardiment, et parurent se disposer à nous entourer ; mais nous criâmes à nos hommes qui montaient les chaloupes, de ne pas les laisser venir trop près.

Mort de Vendredi §

Cet ordre nous amena un engagement avec eux, sans que nous en eussions le dessein ; car cinq ou six de leurs grands canots s’étant fort approchés de notre chaloupe, nos gens leur signifièrent de la main de se retirer, ce qu’ils comprirent fort bien, et ce qu’ils firent ; mais, dans leur retraite, une cinquantaine de flèches nous furent décochées de ces pirogues, et un de nos matelots de la chaloupe tomba grièvement blessé.

 

Néanmoins, je leur criai de ne point faire feu ; mais nous leur passâmes bon nombre de planches, dont le charpentier fit sur-le-champ une sorte de palissade ou de rempart, pour les défendre des flèches des Sauvages, s’ils venaient à tirer de nouveau.

Une demi-heure après environ, ils s’avancèrenttous en masse sur notre arrière, passablement près, si près même, que nous pouvions facilement les distinguer, sans toutefois pénétrer leur dessein. Je reconnus aisément qu’ils étaient de mes vieux amis, je veux dire de la même race de Sauvages que ceux avec lesquels j’avais eu coutume de me mesurer. Ensuite ils nagèrent un peu plus au large jusqu’à ce qu’ils fussent vis-à-vis de notre flanc, puis alors tirèrent à la rame droit sur nous, et s’approchèrent tellement qu’ils pouvaient nous entendre parler. Sur ce, j’ordonnai àtous mes hommes de se tenir clos et couverts, de peur que les Sauvages ne décochassent de nouveau quelques traits, et d’apprêter toutes nos armes. Comme ils se trouvaient à portée de la voix, je fis monter Vendredi sur le pont pour s’arraisonner avec eux dans son langage, et savoir ce qu’ils prétendaient. Il m’obéit. Le comprirent-ils ou non, c’est ce que j’ignore ; mais sitôt qu’il les eut hélés, six d’entre eux, qui étaient dans le canot le plus avancé, c’est-à-dire le plus rapproché de nous, firent volte-face, et, se baissant, nous montrèrent leur derrière nu, précisément comme si, en anglais, sauf votre respect, Ils nous eussent dit : Baise… Était-ce un défi ou un cartel, était-ce purement une marque de mépris ou un signal pour les autres, nous ne savions ; mais au même instant Vendredi s’écria qu’ils allaient tirer, et, malheureusement pour lui, pauvre garçon ! ils firent voler plus de trois cents flèches ; et, à mon inexprimable douleur, tuèrent ce pauvre Vendredi, exposé seul à leur vue. L’infortuné fut percé de trois flèches et trois autres tombèrent très-près de lui, tant ils étaient de redoutables tireurs.

Je fus si furieux de la perte de mon vieux serviteur, le compagnon detous mes chagrins et de mes solitudes, que j’ordonnai sur-le-champ de charger cinq canons à biscayens et quatre à boulets et nous leur envoyâmes une bordée telle, que de leur vie ils n’en avaient jamais essuyé de pareille, à coup sûr.

Ils n’étaient pas à plus d’une demi-encâblure quand nous fîmes feu, et nos canonniers avaient pointé si juste, que trois ou quatre de leurs canots furent, comme nous eûmes tout lieu de le croire, renversés d’un seul coup.

La manière incongrue dont ils nous avaient tourné leur derrière tout nu ne nous avait pas grandement offensé ; d’ailleurs, il n’était pas certain que cela, qui passerait chez nous pour une marque du plus grand mépris, fût par eux entendu de même ; aussi avais-je seulement résolu de les saluer en revanche de quatre ou cinq coups de canon à poudre, ce que je savais devoir les effrayer suffisamment. Mais quand ils tirèrent directement sur nous avec toute la furie dont ils étaient capables, et surtout lorsqu’ils eurent tué mon pauvre Vendredi, que j’aimais et estimais tant, et qui, par le fait, le méritait si bien, non-seulement je crus ma colère justifiée devant Dieu et devant les hommes, mais j’aurais été content si j’eusse pu les submerger eux ettous leurs canots.

Je ne saurais dire combien nous en tuâmes ni combien nous en blessâmes de cette bordée ; mais, assurément, jamais on ne vit un tel effroi et un tel hourvari parmi une telle multitude : il y avait bien en tout, frisées et culbutées, treize ou quatorze pirogues dont les hommes s’étaient jetés à la nage ; le reste de ces barbares, épouvantés, éperdus, s’enfuyaient aussi vite que possible, se souciant peu de sauver ceux dont les pirogues avaient été brisées ou effondrées par notre canonnade. Aussi, je le suppose, beaucoup d’entre eux périrent-ils. Un pauvre diable, qui luttait à la nage contre les flots, fut recueilli par nos gens plus d’une heure après quetous étaient partis.

Nos coups de canon à biscayens durent en tuer et en blesser un grand nombre ; mais, bref, nous ne pûmes savoir ce qu’il en avait été : ils s’enfuirent si précipitamment qu’au bout de trois heures ou environ, nous n’appercevions plus que trois ou quatre canots traîneurs33. Et nous ne revîmes plus les autres, car, une brise se levant le même soir, nous appareillâmes et fîmes voile pour le Brésil.

Nous avions bien un prisonnier, mais il était si triste, qu’il ne voulait ni manger ni parler. Nous nous figurâmestous qu’il avait résolu de se laisser mourir de faim. Pour le guérir, j’usai d’un expédient : j’ordonnai qu’on le prît, qu’on le redescendît dans la chaloupe, et qu’on lui fît accroire qu’on allait le rejeter à la mer, et l’abandonner où on l’avait trouvé, s’il persistait à garder le silence. Il s’obstina : nos matelots le jetèrent donc réellement à la mer et s’éloignèrent de lui ; alors il les suivit, car il nageait comme un liége, et se mit à les appeler dans sa langue ; mais ils ne comprirent pas un mot de ce qu’il disait. Cependant, à la fin, ils le reprirent à bord. Depuis, il devint plus traitable, et je n’eus plus recours à cet expédient.

Nous remîmes alors à la voile. J’étais inconsolable de la perte de mon serviteur Vendredi et je serais volontiers retourné dans l’île pour y prendre quelqu’autre sauvage à mon service, mais cela ne se pouvait pas ; nous poursuivîmes donc notre route. Nous avions un prisonnier, comme je l’ai dit, et beaucoup de temps s’écoula avant que nous pussions lui faire entendre la moindre chose. À la longue, cependant, nos gens lui apprirent quelque peu d’anglais, et il se montra plus sociable. Nous lui demandâmes de quel pays il venait : sa réponse nous laissa au même point, car son langage était si étrange, si guttural, et se parlait de la gorge d’une façon si sourde et si bizarre, qu’il nous fut impossible d’en recueillir un mot, et nous fûmestous d’avis qu’on pouvait aussi bien parler ce baragouin avec un bâillon dans la bouche qu’autrement. Ses dents, sa langue, son palais, ses lèvres, autant que nous pûmes voir, ne lui étaient d’aucun usage : il formait ses mots, précisément comme une trompe de chasse forme un ton, à plein gosier. Il nous dit cependant, quelque temps après, quand nous lui eûmes enseigné à articuler un peu l’anglais, qu’ils s’en allaient avec leurs rois pour livrer une grande bataille. Comme il avait dit rois, nous lui demandâmes combien ils en avaient. Il nous répondit qu’il y avait là cinq nation, – car nous ne pouvions lui faire comprendre l’usage de l’S au pluriel, – et qu’elles s’étaient réunies pour combattre deux autres NATION. Nous lui demandâmes alors pourquoi ils s’étaient avancés sur nous. – « Pour faire la grande merveille regarder, » – dit-il (To makee te great wonder look). À ce propos, il est bon de remarquer, quetous ces naturels, de même que ceux d’Afrique, quand ils apprennent l’anglais, ajoutent toujours deux E à la fin des mots où nous n’en mettons qu’un, et placent l’accent sur le dernier, comme makee, takee, par exemple, prononciation vicieuse dont on ne saurait les désaccoutumer, et dont j’eus beaucoup de peine à débarrasser Vendredi, bien que j’eusse fini par en venir à bout.

Et maintenant que je viens de nommer encore une fois ce pauvre garçon, il faut que je lui dise un dernier adieu. Pauvre honnête Vendredi !… Nous l’ensevelîmes avec toute la décence et la solemnité possibles. On le mit dans un cercueil, on le jeta à la mer, et je fis tirer pour lui onze coups de canon. Ainsi finit la vie du plus reconnaissant, du plus fidèle, du plus candide, du plus affectionné serviteur qui fût jamais.

À la faveur d’un bon vent, nous cinglions alors vers le Brésil, et, au bout de douze jours environs, nous découvrîmes la terre par latitude de cinq degrés Sud de la ligne : c’est là le point le plus Nord-Est de toute cette partie de l’Amérique. Nous demeurâmes Sud-quart-Est en vue de cette côte pendant quatre jours ; nous doublâmes alors le Cap Saint-Augustin, et, trois jours après, nous vînmes mouiller dans la Baie detous-les-Saints, l’ancien lieu de ma délivrance, d’où m’étaient venues également ma bonne et ma mauvaise fortune.

Jamais navire n’avait amené dans ce parage personne qui y eût moins affaire que moi, et cependant ce ne fut qu’avec beaucoup de difficultés que nous fûmes admis à avoir à terre la moindre communication. Ni mon partner lui-même, qui vivait encore, et faisait en ces lieux grande figure, ni les deux négociants, mes curateurs, ni le bruit de ma miraculeuse conservation dans l’île, ne purent obtenir cette faveur. Toutefois, mon partner, se souvenant que j’avais donné cinq cents moidores au Prieur du monastère des Augustins, et trois cent soixante-douze aux pauvres, alla au couvent et engagea celui qui pour lors en était le Prieur à se rendre auprès du Gouverneur pour lui demander pour moi la permission de descendre à terre avec le capitaine, quelqu’un autre et huit matelots seulement, et ceci sous la condition expresse et absolue que nous ne débarquerions aucune marchandise et ne transporterions nulle autre personne sans autorisation.

On fut si strict envers nous, quant au non-débarquement des marchandises, que ce ne fut qu’avec extrême difficulté que je pus mettre à terre trois ballots de merceries anglaises, à savoir, de draps fins, d’étoffes et de toiles que j’avais apportées pour en faire présent à mon partner.

C’était un homme généreux et grand, bien que, ainsi que moi, il fût parti de fort bas d’abord. Quoiqu’il ne sût pas que j’eusse le moindre dessein de lui rien donner, il m’envoya à bord des provisions fraîches, du vin et des confitures, pour une valeur de plus de trente moidores, à quoi il avait joint du tabac et trois ou quatre belles médailles d’or ; mais je m’acquittai envers lui par mon présent, qui, comme je l’ai dit, consistait en drap fin, en étoffes anglaises, en dentelles et, en belles toiles de Hollande. Je lui livrai en outre pour cent livres sterling de marchandises d’autre espèce, et j’obtins de lui, en retour, qu’il ferait assembler le sloop que j’avais apporté avec moi d’Angleterre pour l’usage de mes planteurs, afin d’envoyer à ma colonie les secours que je lui destinais.

En conséquence il se procura des bras, et le sloop fut achevé en très-peu de jours, car il était tout façonné déjà ; et je donnai au capitaine qui en prit le commandement des instructions telles qu’il ne pouvait manquer de trouver l’île. Aussi la trouva-t-il, comme par la suite j’en reçus l’avis de mon partner. Le sloop fut bientôt chargé de la petite cargaison que j’adressais à mes insulaires, et un de nos marins, qui m’avait suivi dans l’île, m’offrit alors de s’embarquer pour aller s’y établir moyennant une lettre de moi, laquelle enjoignît au gouverneur espagnol de lui assigner une étendue de terrain suffisante pour une plantation, et de lui donner les outils et les choses nécessaires pour faire des plantages, ce à quoi il se disait fort entendu, ayant été planteur au Maryland et, par-dessus le marché, boucanier.

Je confirmai ce garçon dans son dessein en lui accordant tout ce qu’il désirait. Pour se l’attacher comme esclave, je l’avantageai en outre du Sauvage que nous avions fait prisonnier de guerre, et je fis passer l’ordre au gouverneur espagnol de lui donner sa part de tout ce dont il avait besoin, ainsi qu’aux autres.

Embarquement de bestiaux pour l’île §

Quand nous en vînmes à équiper le sloop, mon vieux partner me dit qu’il y avait un très-honnête homme, un planteur brésilien de sa connaissance lequel avait encouru la disgrâce de l’Église. – « Je ne sais pourquoi, dit-il, mais, sur ma conscience je pense qu’il est hérétique dans le fond de son cœur. De peur de l’inquisition, il a été obligé de se cacher. À coup sûr, il serait ravi de trouver une pareille occasion de s’échapper avec sa femme et ses deux filles. Si vous vouliez bien le laisser émigrer dans votre île et lui constituer une plantation, je me chargerais de lui donner un petit matériel pour commencer ; car les officiers de l’Inquisition ont saisitous ses effets ettous ses biens, et il ne lui reste rien qu’un chétif mobilier et deux esclaves. Quoique je haïsse ses principes, cependant je ne voudrais pas le voir tomber entre leurs mains ; sûrement il serait brûlé vif. »

 

J’adhérai sur-le-champ à cette proposition, je réunis mon Anglais à cette famille, et nous cachâmes l’homme, sa femme et ses filles sur notre navire, jusqu’au moment où le sloop mit à la voile. Alors, leurs effets ayant été portés à bord de cette embarcation quelque temps auparavant, nous les y déposâmes quand elle fut sortie de la baie.

Notre marin fut extrêmement aise de ce nouveau compagnon. Aussi riches l’un que l’autre en outils et en matériaux, ils n’avaient, pour commencer leur établissement, que ce dont j’ai fait mention ci-dessus ; mais ils emportaient avec eux, – ce qui valait tout le reste, – quelques plants de canne à sucre et quelques instruments pour la culture des cannes, à laquelle le Portugais s’entendait fort bien.

Entre autres secours que je fis passer à mes tenanciers dans l’île, je leur envoyai par ce sloop : trois vaches laitières, cinq veaux, environ vingt-deux porcs, parmi lesquels trois truies pleines ; enfin deux poulinières et un étalon.

J’engageai trois femmes portugaises à partir, selon ma promesse faite aux Espagnols, auxquels je recommandai de les épouser et d’en user dignement avec elles. J’aurais pu en embarquer bien davantage, mais je me souvins que le pauvre homme persécuté avait deux filles, et que cinq Espagnols seulement en désiraient ; les autres avaient des femmes en leur puissance, bien qu’en pays éloignés.

Toute cette cargaison arriva à bon port et fut, comme il vous est facile de l’imaginer, fort bien reçue par mes vieux habitants, qui se trouvèrent alors, avec cette addition, au nombre de soixante ou soixante-dix personnes, non compris les petits enfants, dont il y avait foison Quand je revins en Angleterre, je trouvai des lettres d’euxtous, apportées par le sloop à son retour du Brésil et venues par la voie de Lisbonne. J’en accuse ici réception.

Maintenant, j’en ai fini avec mon île, je romps avec tout ce qui la concerne ; et quiconque lira le reste de ces mémoires fera bien de l’ôter tout-à-fait de sa pensée, et de s’attendre à lire seulement les folies d’un vieillard que ses propres malheurs et à plus forte raison ceux d’autrui n’avaient pu instruire à se garer de nouveaux désastres ; d’un vieillard que n’avait pu rasseoir plus de quarante années de misères et d’adversités, que n’avaient pu satisfaire une prospérité surpassant son espérance, et que n’avaient pu rendre sage une affliction, une détresse qui passe l’imagination.

Je n’avais pas plus affaire d’aller aux Indes-Orientales qu’un homme en pleine liberté n’en a d’aller trouver le guichetier de Newgate, et de le prier de l’enfermer avec les autres prisonniers et de lui faire souffrir la faim. Si j’avais pris un petit bâtiment anglais pour me rendre directement dans l’île, si je l’avais chargé, comme j’avais fait l’autre vaisseau, de toutes choses nécessaires pour la plantation et pour mon peuple ; si j’avais demandé à ce gouvernement-ci des lettres-patentes qui assurassent ma propriété, rangée simplement sous la domination de l’Angleterre, ce qu’assurément j’eusse obtenu ; si j’y avais transporté du canon, des munitions, des esclaves, des planteurs ; si, prenant possession de la place, je l’eusse munie et fortifiée au nom de la Grande-Bretagne et eusse accru na population, comme aisément je l’eusse pu faire ; si alors j’eusse résidé là et eusse renvoyé le vaisseau chargé de bon riz, ce qu’aussi j’eusse pu faire au bout de six mois, en mandant à mes amis de nous le réexpédier avec un chargement à notre convenance ; si j’avais fait ceci, si je me fusse fixé là, j’aurais enfin agi, moi, comme un homme de bon sens ; mais j’étais possédé d’un esprit vagabond, et je méprisaitous ces avantages. Je complaisais à me voir le patron de ces gens que j’avais placés là, et à en user avec eux en quelque sorte d’une manière haute et majestueuse comme un antique monarque patriarcal : ayant soin de les pourvoir comme si j’eusse été Père de toute la famille, comme je l’étais de la plantation ; mais je n’avais seulement jamais eu la prétention de planter au nom de quelque gouvernement ou de quelque nation, de reconnaître quelque prince, et de déclarer mes gens sujets d’une nation plutôt que d’une autre ; qui plus est, je n’avais même pas donné de nom à l’île : je la laissai comme je l’avais trouvée, n’appartenant à personne, et sa population n’ayant d’autre discipline, d’autre gouvernement que le mien, lequel, bien que j’eusse sur elle l’influence d’un père et d’un bienfaiteur, n’avait point d’autorité ou de pouvoir pour agir ou commander allant au-delà de ce que, pour me plaire, elle m’accordait volontairement. Et cependant cela aurait été plus que suffisant si j’eusse résidé dans mon domaine. Or, comme j’allai courir au loin et ne reparus plus, les dernières nouvelles que j’en reçus me parvinrent par le canal de mon partner, qui plus tard envoya un autre sloop à la colonie, et qui, – je ne reçus toutefois sa missive que cinq années après qu’elle avait été écrite, – me donna avis que mes planteurs n’avançaient que chétivement, et murmuraient de leur long séjour en ce lieu ; que Will Atkins était mort ; que cinq Espagnols étaient partis ; que, bien qu’ils n’eussent pas été très-molestés par les sauvages, ils avaient eu cependant quelques escarmouches avec eux et qu’ils le suppliaient de m’écrire de penser à la promesse que je leur avais faite de les tirer de là, afin qu’ils pussent revoir leur patrie avant de mourir.

Mais j’étais parti en chasse de l’Oie-sauvage, en vérité ; et ceux qui voudront savoir quelque chose de plus sur mon compte, il faut qu’ils se déterminent à me suivre à travers une nouvelle variété d’extravagances, de détresse et d’impertinentes aventures, où la justice de la Providence se montre clairement, et où nous pouvons voir combien il est facile au Ciel de nous rassasier de nos propres désirs, de faire que le plus ardent de nos souhaits soit notre affliction, et de nous punir sévèrement dans les choses mêmes où nous pensions rencontrer le suprême bonheur.

Que l’homme sage ne se flatte pas de la force de son propre jugement, et de pouvoir faire choix par lui-même de sa condition privée dans la vie. L’homme est une créature qui a la vue courte, l’homme ne voit pas loin devant lui ; et comme ses passions ne sont pas de ses meilleurs amis, ses affections particulières sont généralement ses plus mauvais conseillers34.

Je dis ceci, faisant trait au désir impétueux que j’avais, comme un jeune homme, de courir le monde. Combien il était évident alors que cette inclination s’était perpétuée en moi pour mon châtiment ! Comment advint-il, de quelle manière, dans quelle circonstance, quelle en fut la conclusion, c’est chose aisée de vous le rapporter historiquement et danstous ses détails ; mais les fins secrètes de la divine Providence, en permettant que nous soyons ainsi précipités dans le torrent de nos propres désirs, ne seront comprises que de ceux qui savent prêter l’oreille à la voix de la Providence et tirer de religieuses conséquences de la justice de Dieu et de leurs propres erreurs.

Que j’eusse affaire ou pas affaire, le fait est que je partis ; ce n’est point l’heure maintenant de s’étendre plus au long sur la raison ou l’absurdité de ma conduite. Or, pour en revenir à mon histoire, je m’étais embarqué pour un voyage, et ce voyage je le poursuivis.

J’ajouterai seulement que mon honnête et véritablement pieux ecclésiastique me quitta ici35 : un navire étant prêt à faire voile pour Lisbonne, il me demanda permission de s’y embarquer, destiné qu’il était, comme il le remarqua, à ne jamais achever un voyage commencé. Qu’il eût été heureux pour moi que je fusse parti avec lui !

Mais il était trop tard alors. D’ailleurs le Ciel arrange toutes choses pour le mieux ; si j’étais parti avec lui, je n’aurais pas eu tant d’occasions de rendre grâce à Dieu, et vous, vous n’auriez point connu la seconde partie des Voyages et Aventures de Robinson Crusoé. Il me faut donc laisser là ces vaines apostrophes contre moi-même, et continuer mon voyage.

Du Brésil, nous fîmes route directement à travers la mer Atlantique pour le Cap de Bonne-Espérance, ou, comme nous l’appelons, the Cape of Good Hope, et notre course étant généralement Sud-Est, nous eûmes une assez bonne traversée ; par-ci par-là, toutefois, quelques grains ou quelques vents contraires. Mais j’en avais fini avec mes désastres sur mer : mes infortunes et mes revers m’attendaient au rivage, afin que je fusse une preuve que la terre comme la mer se prête à notre châtiment, quand il plaît au Ciel, qui dirige l’événement des choses, d’ordonner qu’il en soit ainsi.

Notre vaisseau, faisant un voyage de commerce, il y avait à bord un subrécargue, chargé de dirigertous ses mouvements une fois arrivé au Cap ; seulement, dans chaque port où nous devions faire escale, il ne pouvait s’arrêter au-delà d’un certain nombre de jours fixé par la charte-partie ; ceci n’était pas mon affaire, je ne m’en mêlai pas du tout ; mon neveu, – le capitaine, – et le subrécargue arrangeaient toutes ces choses entre eux comme ils le jugeaient convenable.

Nous ne demeurâmes au Cap que le temps nécessaire pour prendre de l’eau, et nous fîmes route en toute diligence pour la côte de Coromandel. De fait, nous étions informés qu’un vaisseau de guerre français de cinquante canons et deux gros bâtiments marchands étaient partis aux Indes, et comme je savais que nous étions en guerre avec la France, je n’étais pas sans quelque appréhension à leur égard ; mais ils poursuivirent leur chemin, et nous n’en eûmes plus de nouvelles.

Je n’enchevêtrerai point mon récit ni le lecteur dans la description des lieux, le journal de nos voyages, les variations du compas, les latitudes, les distances, les moussons, la situation des ports, et autres choses semblables dont presque toutes les histoires de longue navigation sont pleines, choses qui rendent leur lecture assez fastidieuse, et sont parfaitement insignifiantes pour tout le monde, excepté seulement pour ceux qui sont allés eux-mêmes dans ces mêmes parages.

C’est bien assez de nommer les ports et les lieux où nous relâchâmes, et de rapporter ce qui nous arriva dans le trajet de l’un à l’autre. – Nous touchâmes d’abord à l’île de Madagascar, où, quoiqu’ils soient farouches et perfides, et particulièrement très-bien armés de lances et d’arcs, dont ils se servent avec une inconcevable dextérité, nous ne nous entendîmes pas trop mal avec les naturels pendant quelque temps : ils nous traitaient avec beaucoup de civilité, et pour quelques bagatelles que nous leur donnâmes, telles que couteaux, ciseaux, et cætera, ils nous amenèrent onze bons et gras bouvillons, de moyenne taille, mais fort bien en chair, que nous embarquâmes, partie comme provisions fraîches pour notre subsistance présente, partie pour être salé pour l’avitaillement du navire.

Thomas Jeffrys §

Après avoir fait nos approvisionnements, nous fûmes obligés de demeurer là quelque temps ; et moi, toujours aussi curieux d’examiner chaque recoin du monde où j’allais, je descendais à terre aussi souvent que possible. Un soir, nous débarquâmes sur le côté oriental de l’île, et les habitants, qui, soit dit en passant, sont très-nombreux, vinrent en foule autour de nous, et tout en nous épiant, s’arrêtèrent à quelque distance. Comme nous avions trafiqué librement avec eux et qu’ils en avaient fort bien usé avec nous, nous ne nous crûmes point en danger ; mais, en voyant cette multitude, nous coupâmes trois branches d’arbre et les fichâmes en terre à quelques pas de nous, ce qui est, à ce qu’il paraît, dans ce pays une marque de paix et d’amitié. Quand le manifeste est accepté, l’autre parti plante aussi trois rameaux ou pieux en signe d’adhésion à la trève. Alors, c’est une condition reconnue de la paix, que vous ne devez point passer par devers eux au-delà de leurs trois pieux, ni eux venir par devers vous en-deçà des trois vôtres, de sorte que vous êtes parfaitement en sûreté derrière vos trois perches. Tout l’espace entre vos jalons et les leurs est réservé comme un marché pour converser librement, pour troquer et trafiquer. Quand vous vous rendez là, vous ne devez point porter vos armes avec vous, et pour eux, quand ils viennent sur ce terrain, ils laissent près de leurs pieux leurs sagaies et leurs lances, et s’avancent désarmés. Mais si quelque violence leur est faite, si, par là, la trève est rompue, ils s’élancent aux pieux, saisissent leurs armes et alors adieu la paix.

 

Il advint un soir où nous étions au rivage, que les habitants descendirent vers nous en plus grand nombre que de coutume, maistous affables et bienveillants. Ils nous apportèrent plusieurs sortes de provisions, pour lesquelles nous leur donnâmes quelques babioles que nous avions : leurs femmes nous apportèrent aussi du lait, des racines, et différentes choses pour nous très-acceptables, et tout demeura paisible. Nous fîmes une petite tente ou hutte avec quelques branches d’arbres pour passer la nuit à terre.

Je ne sais à quelle occasion, mais je ne me sentis pas si satisfait de coucher à terre que les autres ; et le canot se tenant à l’ancre à environ un jet de pierre de la rive, avec deux hommes pour le garder, j’ordonnai à l’un d’eux de mettre pied à terre ; puis, ayant cueilli quelques branches d’arbres pour nous couvrir aussi dans la barque, j’étendis la voile dans le fond, et passai la nuit à bord sous l’abri de ces rameaux.

À deux heures du matin environ, nous entendîmes un de nos hommes faire grand bruit sur le rivage, nous criant, au nom de Dieu, d’amener l’esquif et de venir à leur secours, car ils allaient êtretous assassinés. Au même instant, j’entendis la détonation de cinq mousquets, – c’était le nombre des armes que se trouvaient avoir nos compagnons, – et cela à trois reprises. Les naturels de ce pays, à ce qu’il paraît, ne s’effraient pas aussi aisément des coups de feu que les Sauvages d’Amérique auxquels j’avais eu affaire.

Ignorant la cause de ce tumulte, mais arraché subitement à mon sommeil, je fis avancer l’esquif, et je résolus, armés des trois fusils que nous avions à bord, de débarquer et de secourir notre monde.

Nous aurions bientôt gagné le rivage ; mais nos gens étaient en si grande hâte qu’arrivés au bord de l’eau ils plongèrent pour atteindre vitement la barque : trois ou quatre cents hommes les poursuivaient. Eux n’étaient que neuf en tout ; cinq seulement avaient des fusils : les autres, à vrai dire, portaient bien des pistolets et des sabres ; mais ils ne leur avaient pas servi à grand’chose.

Nous en recueillîmes sept avec assez de peine, trois d’entre eux, étant grièvement blessés. Le pire de tout, c’est que tandis que nous étions arrêtés pour les prendre à bord, nous trouvions exposés au même danger qu’ils avaient essuyé à terre. Les naturels faisaient pleuvoir sur nous une telle grêle de flèches, que nous fûmes obligés de barricader un des côtés de la barque avec des bancs et deux ou trois planches détachées qu’à notre grande satisfaction, par un pur hasard, ou plutôt providentiellement, nous trouvâmes dans l’esquif.

Toutefois, ils étaient, ce semble, tellement adroits tireurs que, s’il eût fait jour et qu’ils eussent pu appercevoir la moindre partie de notre corps, ils auraient été sûrs de nous. À la clarté de la lune on les entrevoyait, et comme du rivage où ils étaient arrêtés ils nous lançaient des sagaies et des flèches, ayant rechargé nos armes, nous leur envoyâmes une fusillade que nous jugeâmes avoir fait merveille aux cris que jetèrent quelques-uns d’eux. Néanmoins, ils demeurèrent rangés en bataille sur la grève jusqu’à la pointe du jour, sans doute, nous le supposâmes, pour être à même de nous mieux ajuster.

Nous gardâmes aussi la même position, ne sachant comment faire pour lever l’ancre et mettre notre voile au vent, parce qu’il nous eût fallu pour cela nous tenir debout dans le bateau, et qu’alors ils auraient été aussi certains de nous frapper que nous le serions d’atteindre avec de la cendrée un oiseau perché sur un arbre. Nous adressâmes des signaux de détresse au navire, et quoiqu’il fût mouillé à une lieue, entendant notre mousquetade, et, à l’aide de longues-vues, découvrant dans quelle attitude nous étions et que nous faisions feu sur le rivage, mon neveu nous comprit le reste. Levant l’ancre en toute hâte, il fit avancer le vaisseau aussi près de terre que possible ; puis, pour nous secourir, nous dépêcha une autre embarcation montée par dix hommes. Nous leur criâmes de ne point trop s’approcher, en leur faisant connaître notre situation. Nonobstant, ils s’avancèrent fort près de nous : puis l’un d’eux prenant à la main le bout d’une amarre, et gardant toujours notre esquif entre lui et l’ennemi, si bien qu’il ne pouvait parfaitement l’appercevoir, gagna notre bord à la nage et y attacha l’amarre. Sur ce, nous filâmes par le bout notre petit câble, et, abandonnant notre ancre, nous fûmes remorqués hors de la portée des flèches. Nous, durant toute cette opération, nous demeurâmes cachés derrière la barricade que nous avions faite.

Sitôt que nous n’offusquâmes plus le navire, afin de présenter le flanc aux ennemis, il prolongea la côte et leur envoya une bordée chargée de morceaux de fer et de plomb, de balles et autre mitraille, sans compter les boulets, laquelle fit parmi eux un terrible ravage.

Quand nous fûmes rentrés à bord et hors de danger, nous recherchâmes tout à loisir la cause de cette bagarre ; et notre subrécargue, qui souvent avait visité ces parages, me mit sur la voie : – « Je suis sûr, dit-il, que les habitants ne nous auraient point touchés après une trève conclue si nous n’avions rien fait pour les y provoquer. » – Enfin il nous revint qu’une vieille femme était venue pour nous vendre du lait et l’avait apporté dans l’espace libre entre nos pieux, accompagnée d’une jeune fille qui nous apportait aussi des herbes et des racines. Tandis que la vieille, – était-ce ou non la mère de la jeune personne, nous l’ignorions, – débitait son laitage, un de nos hommes avait voulu prendre quelque grossière privauté avec la jeune Malgache, de quoi la vieille avait fait grand bruit. Néanmoins, le matelot n’avait pas voulu lâcher sa capture, et l’avait entraînée hors de la vue de la vieille sous les arbres : il faisait presque nuit. La vieille femme s’était donc en allée sans elle, et sans doute, on le suppose, ayant par ses clameurs ameuté le peuple, en trois ou quatre heures, toute cette grande armée s’était rassemblée contre nous. Nous l’avions échappé belle.

Un des nôtres avait été tué d’un coup de lance dès le commencement de l’attaque, comme il sortait de la hutte que nous avions dressée ; les autres s’étaient sauvés,tous, hormis le drille qui était la cause de tout le méchef, et qui paya bien cher sa noire maîtresse : nous ne pûmes de quelque temps savoir ce qu’il était devenu. Nous demeurâmes encore sur la côte pendant deux jours, bien que le vent donna, et nous lui fîmes des signaux, et notre chaloupe côtoya et recôtoya le rivage l’espace de plusieurs lieues, mais en vain. Nous nous vîmes donc dans la nécessité de l’abandonner. Après tout, si lui seul eût souffert de sa faute, ce n’eût pas été grand dommage.

Je ne pus cependant me décider à partir sans m’aventurer une fois encore à terre, pour voir s’il ne serait pas possible d’apprendre quelque chose sur lui et les autres. Ce fut la troisième nuit après l’action que j’eus un vif désir d’en venir à connaître, s’il était possible, par n’importe le moyen, quel dégât nous avions fait et quel jeu se jouait du côté des Indiens. J’eus soin de me mettre en campagne durant l’obscurité, de peur d’une nouvelle attaque ; mais j’aurais dû aussi m’assurer que les hommes qui m’accompagnaient étaient bien sous mon commandement, avant de m’engager dans une entreprise si hasardeuse et si dangereuse, comme inconsidérément je fis.

Nous nous adjoignîmes, le subrécargue et moi, vingt compagnons des plus hardis, et nous débarquâmes deux heures avant minuit, au même endroit où les Indiens s’étaient rangés en bataille l’autre soir. J’abordai là parce que mon dessein, comme je l’ai dit, était surtout de voir s’ils avaient levé le camp et s’ils n’avaient pas laissé derrière eux quelques traces du dommage que nous leur avions fait. Je pensais que, s’il nous était possible d’en surprendre un ou deux, nous pourrions peut-être ravoir notre homme en échange.

Nous mîmes pied à terre sans bruit, et nous divisâmes notre monde en deux bandes : le bosseman en commandait une, et moi l’autre. Nous n’entendîmes ni ne vîmes personne bouger quand nous opérâmes notre descente ; nous poussâmes donc en avant vers le lieu du combat, gardant quelque distance entre nos deux bataillons. De prime-abord, nous n’apperçûmes rien : il faisait très-noir ; mais, peu après, notre maître d’équipage, qui conduisait l’avant-garde, broncha, et tomba sur un cadavre. Là-dessustous firent halte, et, jugeant par cette circonstance qu’ils se trouvaient à la place même où les Indiens avaient pris position, ils attendirent mon arrivée. Alors nous résolûmes de demeurer là jusqu’à ce que, à la lueur de la lune, qui devait monter à l’horizon avant une heure, nous pussions reconnaître la perte que nous leur avions fait essuyer. Nous comptâmes trente-deux corps restés sur la place, dont deux n’étaient pas tout-à-fait morts. Les uns avaient un bras de moins, les autres une jambe, un autre la tête. Les blessés, à ce que nous supposâmes, avaient été enlevés.

Quand à mon sens nous eûmes fait une complète découverte de tout ce que nous pouvions espérer connaître, je me disposai à retourner à bord ; mais le maître d’équipage et sa bande me firent savoir qu’ils étaient déterminés à faire une visite à la ville indienne où ces chiens, comme ils les appelaient, faisaient leur demeure, et me prièrent de venir avec eux. S’ils, pouvaient y pénétrer, comme ils se l’imaginaient, ils ne doutaient pas, disaient-ils, de faire un riche butin, et peut-être d’y retrouver Thomas Jeffrys. C’était le nom de l’homme que nous avions perdu.

S’ils m’avaient envoyé demander la permission d’y aller, je sais quelle eût été ma réponse : je leur eus intimé l’ordre sur-le-champ de retourner à bord ; car ce n’était point à nous à courir à de pareils hasards, nous qui avions un navire et son chargement sous notre responsabilité, et à accomplir un voyage qui reposait totalement sur la vie de l’équipage ; mais comme ils me firent dire qu’ils étaient résolus à partir, et seulement demandèrent à moi et à mon escouade de les accompagner, je refusai net, et je me levai – car j’étais assis à terre – pour regagner l’embarcation. Un ou deux de mes hommes se mirent alors à m’importuner pour que je prisse part à l’expédition, et comme je m’y refusais toujours positivement, ils commencèrent à murmurer et à dire qu’ils n’étaient point sous mes ordres et qu’ils voulaient marcher. – « Viens, Jack, dit l’un d’eux ; veux-tu venir avec moi ? sinon j’irai tout seul. » – Jack répondit qu’il voulait bien, un autre le suivit, puis un autre.

Thomas Jeffrys pendu §

Bref,tous me laissèrent, excepté un auquel, non sans beaucoup de difficultés, je persuadai de rester. Ainsi le subrécargue et moi, et cet homme, nous regagnâmes la chaloupe où, leur dîmes-nous, nous allions les attendre et veiller pour recueillir ceux d’entre eux qui pourraient s’en tirer ; – « Car, leur répétai-je, c’est une mauvaise chose que vous allez faire, et je redoute que la plupart de vous ne subissent le sort de Thomas Jeffrys. »

 

Ils me répondirent, en vrais marins, qu’ils gageaient d’en revenir, qu’ils se tiendraient sur leur garde, et cætera ; et ils partirent. Je les conjurai de prendre en considération le navire et la traversée ; je leur représentai que leur vie ne leur appartenait pas, qu’elle était en quelque sorte incorporée au voyage ; que s’il leur mésarrivait le vaisseau serait perdu faute de leur assistance et qu’ils seraient sans excuses devant Dieu et devant les hommes. Je leur dis bien des choses encore sur cet article, mais c’était comme si j’eusse parlé au grand mât du navire. Cette incursion leur avait tourné la tête ; seulement ils me donnèrent de bonnes paroles, me prièrent de ne pas me fâcher, m’assurèrent qu’ils seraient prudents, et que, sans aucun doute, ils seraient de retour dans une heure au plus tard, car le village indien, disaient-ils, n’était pas à plus d’un demi-mille au-delà. Ils n’en marchèrent pas moins deux milles et plus, avant d’y arriver.

Ils partirent donc, comme on l’a vu plus haut, et quoique ce fût une entreprise désespérée et telle que des fous seuls s’y pouvaient jeter, toutefois, c’est justice à leur rendre, ils s’y prirent aussi prudemment que hardiment. Ils étaient galamment armés, tout de bon, car chaque homme avait un fusil ou un mousquet, une bayonnette et un pistolet. Quelques-uns portaient de gros poignards, d’autres des coutelas, et le maître d’équipage ainsi que deux autres brandissaient des haches d’armes. Outre tout cela, ils étaient munis de treize grenades. Jamais au monde compagnons plus téméraires et mieux pourvus ne partirent pour un mauvais coup.

En partant, leur principal dessein était le pillage : ils se promettaient beaucoup de trouver de l’or ; mais une circonstance qu’aucun d’eux n’avait prévue, les remplit du feu de la vengeance, et fit d’euxtous des démons. Quand ils arrivèrent aux quelques maisons indiennes qu’ils avaient prises pour la ville, et qui n’étaient pas éloignées de plus d’un demi-mille, grand fut leur désappointement, car il y avait là tout au plus douze ou treize cases, et où était la ville, et quelle était son importance, ils ne le savaient. Ils se consultèrent donc sur ce qu’ils devaient faire, et demeurèrent quelque temps sans pouvoir rien résoudre : s’ils tombaient sur ces habitants, il fallait leur couper la gorge àtous ; pourtant il y avait dix à parier contre un que quelqu’un d’entre eux s’échapperait à la faveur de la nuit, bien que la lune fût levée, et, si un seul s’échappait, qu’il s’enfuirait pour donner l’alerte à toute la ville, de sorte qu’ils se verraient une armée entière sur les bras. D’autre part s’ils passaient outre et laissaient ces habitants en paix, – car ils étaienttous plongés dans le sommeil, – ils ne savaient par quel chemin chercher la ville.

Cependant ce dernier cas leur semblant le meilleur, ils se déterminèrent à laisser intactes ces habitations, et à se mettre en quête de la ville comme ils pourraient. Après avoir fait un bout de chemin ils trouvèrent une vache attachée à un arbre, et sur-le-champ il leur vint à l’idée qu’elle pourrait leur être un bon guide : – « Sûrement, se disaient-ils, cette vache appartient au village que nous cherchons ou au hameau que nous laissons, et en la déliant nous verrons de quel côté elle ira : si elle retourne en arrière, tant pis ; mais si elle marche en avant, nous n’aurons qu’à la suivre. » – Ils coupèrent donc la corde faite de glayeuls tortillés, et la vache partit devant. Bref, cette vache les conduisit directement au village, qui, d’après leur rapport, se composait de plus de deux cents maisons ou cabanes. Dans quelques-unes plusieurs familles vivaient ensemble.

Là régnait partout le silence et cette sécurité profonde que pouvait goûter dans le sommeil une contrée qui n’avait jamais vu pareil ennemi. Pour aviser à ce qu’ils devaient faire, ils tinrent de nouveau conseil, et, bref, ils se déterminèrent à se diviser sur trois bandes et à mettre le feu à trois maisons sur trois différents points du village ; puis à mesure que les habitants sortiraient de s’en saisir et de les garrotter. Si quelqu’un résistait il n’est pas besoin de demander ce qu’ils pensaient lui faire. Enfin ils devaient fouiller le reste des maisons et se livrer au pillage. Toutefois il était convenu que sans bruit on traverserait d’abord le village pour reconnaître son étendue et voir si l’on pouvait ou non tenter l’aventure.

La ronde faite, ils se résolurent à hasarder le coup en désespérés ; mais tandis qu’ils s’excitaient l’un l’autre à la besogne, trois d’entre eux, qui étaient un peu plus en avant, se mirent à appeler, disant qu’ils avaient trouvé Thomas Jeffrys.tous accoururent, et ce n’était que trop vrai, car là ils trouvèrent le pauvre garçon pendu tout nu par un bras, et la gorge coupée. Près de l’arbre patibulaire il y avait une maison où ils entrevirent seize ou dix-sept des principaux Indiens qui précédemment avaient pris part au combat contre nous, et dont deux ou trois avaient reçu des coups de feu. Nos hommes s’apperçurent bien que les gens de cette demeure étaient éveillés et se parlaient l’un l’autre, mais ils ne purent savoir quel était leur nombre.

La vue de leur pauvre camarade massacré les transporta tellement de rage, qu’ils jurèrenttous de se venger et que pas un Indien qui tomberait sous leurs mains n’aurait quartier. Ils se mirent à l’œuvre sur-le-champ, toutefois moins follement qu’on eût pu l’attendre de leur fureur. Leur premier mouvement fut de se mettre en quête de choses aisément inflammables ; mais après un instant de recherche, ils s’apperçurent qu’ils n’en avaient que faire, car la plupart des maisons étaient basses et couvertes de glayeuls et de joncs dont la contrée est pleine. Ils firent donc alors des artifices en humectant un peu de poudre dans la paume de leur main ; et au bout d’un quart d’heure le village brûlait en quatre ou cinq endroits, et particulièrement cette habitation où les Indiens ne s’étaient pas couchés. Aussitôt que l’incendie éclata, ces pauvres misérables commencèrent à s’élancer dehors pour sauver leur vie ; mais ils trouvaient leur sort dans cette tentative, là, au seuil de la porte où ils étaient repoussés, le maître d’équipage lui-même en pourfendit un ou deux avec sa hache d’arme. Comme la case était grande et remplie d’Indiens, le drôle ne se soucia pas d’y entrer, mais il demanda et jeta au milieu d’eux une grenade qui d’abord les effraya ; puis quand elle éclata elle fit un tel ravage parmi eux qu’ils poussèrent des hurlements horribles.

Bref, la plupart des infortunés qui se trouvaient dans l’entrée de la hutte furent tués ou blessés par cette grenade, hormis deux ou trois qui se précipitèrent à la porte que gardaient le maître d’équipage et deux autres compagnons, avec la bayonnette au bout du fusil, pour dépêchertous ceux qui prendraient ce chemin. Il y avait un autre logement dans la maison où le Prince ou Roi, n’importe, et quelques autres, se trouvaient : là, on les retint jusqu’à ce que l’habitation, qui pour lors était tout en flamme, croula sur eux. Ils furent étouffés ou brûléstous ensemble.

Tout ceci durant, nos gens n’avaient pas lâché un coup de fusil, de peur d’éveiller les Indiens avant que de pouvoir s’en rendre maître ; mais le feu ne tarda pas à les arracher au sommeil, et mes drôles cherchèrent alors à se tenir ensemble bien en corps ; car l’incendie devenait si violent, toutes les maisons étant faites de matières légères et combustibles, qu’ils pouvaient à peine passer au milieu des rues ; et leur affaire était pourtant de suivre le feu pour consommer leur extermination. Au fur et à mesure que l’embrasement chassait les habitants de ces demeures brûlantes, ou que l’effroi les arrachait de celles encore préservées, nos lurons, qui les attendaient au seuil de la porte, les assommaient en s’appelant et en se criant réciproquement de se souvenir de Thomas Jeffrys.

Tandis que ceci se passait, je dois confesser que j’étais fort inquiet, surtout quand je vis les flammes du village embrasé, qui, parce qu’il était nuit, me semblaient tout près de moi.

À ce spectacle, mon neveu, le capitaine, que ses hommes réveillèrent aussi, ne fut guère plus tranquille, ne sachant ce dont il s’agissait et dans quel danger j’étais, surtout quand il entendit les coups de fusil : car nos aventuriers commençaient alors à faire usage de leurs armes à feu. Mille pensées sur mon sort et celui du subrécargue et sur noustous oppressaient son âme ; et enfin, quoiqu’il lui restât peu de monde disponible, ignorant dans quel mauvais cas nous pouvions être, il prit l’autre embarcation et vint me trouver à terre, à la tête de treize hommes.

Grande fut sa surprise de nous voir, le subrécargue et moi, dans la chaloupe, seulement avec deux matelots, dont l’un y avait été laissé pour sa garde ; et bien qu’enchanté de nous retrouver en bon point, comme nous il séchait d’impatience de connaître ce qui se passait, car le bruit continuait et la flamme croissait. J’avoue qu’il eût été bien impossible à tout homme au monde de réprimer sa curiosité de savoir ce qu’il était advenu, ou son inquiétude sur le sort des absents. Bref, le capitaine me dit qu’il voulait aller au secours de ses hommes, arrive qui plante. Je lui représentai, comme je l’avais déjà fait à nos aventuriers, la sûreté du navire, les dangers du voyage, l’intérêt des armateurs et des négociants, et cætera, et lui déclarai que je voulais partir, moi et deux hommes seulement, pour voir si nous pourrions, à distance, apprendre quelque chose de l’événement, et revenir le lui dire.

J’eus autant de succès auprès de mon neveu que j’en avais eu précédemment auprès des autres : – « Non, non ; j’irai, répondit-il ; seulement je regrette d’avoir laissé plus de dix hommes à bord, car je ne puis penser à laisser périr ces braves faute de secours : j’aimerais mieux perdre le navire, le voyage, et ma vie et tout !… » – Il partit donc.

Alors il ne me fut pas plus possible de rester en arrière qu’il m’avait été possible de les dissuader de partir. Pour couper court, le capitaine ordonna à deux matelots de retourner au navire avec la pinace, laissant la chaloupe à l’ancre, et de ramener encore douze hommes. Une fois arrivés, six devaient garder les deux embarcations et les six autres venir nous rejoindre. Ainsi seize hommes seulement devaient demeurer à bord ; car l’équipage entier ne se composait que de soixante-cinq hommes, dont deux avaient péri dans la première échauffourée.

Nous nous mîmes en marche ; à peine, comme on peut le croire, sentions-nous la terre que nous foulions, et guidés par la flamme, à travers champs, nous allâmes droit au lieu de l’incendie. Si le bruit des fusillades nous avait surpris d’abord, les cris des pauvres Indiens nous remuèrent bien autrement et nous remplirent d’horreur. Je le confesse, je n’avais jamais assisté au sac d’une cité ni à la prise d’assaut d’une ville. J’avais bien entendu dire qu’Olivier Cromwell après avoir pris Drogheda en Irlande, y avait fait massacrer hommes, femmes et enfants. J’avais bien ouï raconter que le comte de Tilly au saccagement de la ville de Magdebourg avait fait égorger vingt-deux mille personnes de tout sexe ; mais jusqu’alors je ne m’étais jamais fait une idée de la chose même, et je ne saurais ni la décrire, ni rendre l’horreur qui s’empara de nos esprits.

Néanmoins nous avancions toujours et enfin nous atteignîmes le village, sans pouvoir toutefois pénétrer dans les rues à cause du feu. Le premier objet qui s’offrit à nos regards, ce fut les ruines d’une maison ou d’une hutte, ou plutôt ses cendres, car elle était consumée. Tout auprès, éclairés en plein par l’incendie, gisaient quatre hommes et trois femmes tués ; et nous eûmes lieu de croire qu’un ou deux autres cadavres étaient ensevelis parmi les décombres en feu.

Saccagement du village indien §

En un mot, nous trouvâmes partout les traces d’une rage si barbare, et d’une fureur si au-delà de tout ce qui est humain, que nous ne pûmes croire que nos gens fussent coupables de telles atrocités, ou s’ils en étaient les auteurs, nous pensâmes quetous avaient mérité la mort la plus cruelle. Mais ce n’était pas tout : nous vîmes l’incendie s’étendre, et comme les cris croissaient à mesure que l’incendie croissait, nous tombâmes dans la dernière consternation. Nous nous avançâmes un peu, et nous apperçûmes, à notre grand étonnement, trois femmes nues, poussant d’horribles cris, et fuyant comme si elles avaient des ailes, puis, derrière elles, dans la même épouvante et la même terreur, seize ou dix sept naturels poursuivis – je ne saurais les mieux nommer – par trois de nos bouchers anglais, qui, ne pouvant les atteindre leur envoyèrent une décharge : un pauvre diable, frappé d’une balle, fut renversé sous nos yeux. Quand ces indiens nous virent, croyant que nous étions des ennemis et que nous voulions les égorger, comme ceux qui leur donnaient la chasse ils jetèrent un cri horrible, surtout les femmes, et deux d’entre eux tombèrent par terre comme morts d’effroi.

 

À ce spectacle, j’eus le cœur navré, mon sang se glaça dans mes veines, et je crois que si les trois matelots anglais qui les poursuivaient se fussent approchés, je les aurais fait tuer par notre monde. Nous essayâmes de faire connaître à ces pauvres fuyards que nous ne voulions point leur faire de mal, et aussitôt ils accoururent et se jetèrent à nos genoux, levant les mains, et se lamentant piteusement pour que nous leur sauvions la vie. Leur ayant donné à entendre que c’était là notre intention,tous vinrent pêle-mêle derrière nous se ranger sous notre protection. Je laissai mes hommes assemblés, et je leur recommandai de ne frapper personne, mais, s’il était possible, de se saisir de quelqu’un de nos gens pour voir de quel démon ils étaient possédés, ce qu’ils espéraient faire, et, bref, de leur enjoindre de se retirer, en leur assurant que, s’ils demeuraient jusqu’au jour, ils auraient une centaine de mille hommes à leurs trousses. Je les laissai, dis-je, et prenant seulement avec moi deux de nos marins, je m’en allai parmi les fuyards. Là, quel triste spectacle m’attendait ! Quelques-uns s’étaient horriblement rôti les pieds en passant et courant à travers le feu ; d’autres avaient les mains brûlées ; une des femmes était tombée dans les flammes et avait été presque mortellement grillée avant de pouvoir s’en arracher ; deux ou trois hommes avaient eu, dans leur fuite, le dos et les cuisses tailladés par nos gens ; un autre enfin avait reçu une balle dans le corps, et mourut tandis que j’étais là.

J’aurais bien désiré connaître quelle avait été la cause de tout ceci, mais je ne pus comprendre un mot de ce qu’ils me dirent ; à leurs signes, toutefois, je m’apperçus qu’ils n’en savaient rien eux-mêmes. Cet abominable attentat me transperça tellement le cœur que, ne pouvant tenir là plus long-temps, je retournai vers nos compagnons. Je leur faisais part de ma résolution et leur commandais de me suivre, quand, tout-à-coup, s’avancèrent quatre de nos matamores avec le maître d’équipage à leur tête, courant, tout couverts de sang et de poussière, sur des monceaux de corps qu’ils avaient tués, comme s’ils cherchaient encore du monde à massacrer. Nos hommes les appelèrent de toutes leurs forces ; un d’eux, non sans beaucoup de peine, parvint à s’en faire entendre ; ils reconnurent qui nous étions, et s’approchèrent de nous.

Sitôt que le maître d’équipage nous vit, il poussa comme un cri de triomphe, pensant qu’il lui arrivait du renfort ; et sans plus écouter : – « Capitaine, s’écria-t-il, noble capitaine, que je suis aise que vous soyez venu ! nous n’avons pas encore à moitié fini. Les plats gueux ! les chiens d’Enfer ! je veux en tuer autant que le pauvre Tom a de cheveux sur la tête. Nous avons juré de n’en épargner aucun ; nous voulons extirper cette race de la terre ! » – Et il se reprit à courir, pantelant, hors d’haleine, sans nous donner le temps de lui dire un mot.

Enfin, élevant la voix pour lui imposer un peu silence : – « Chien sanguinaire ! lui criai-je, qu’allez-vous faire ? Je vous défends de toucher à une seule de ces créatures, sous peine de la vie. Je vous ordonne, sur votre tête, de mettre fin à cette tuerie, et de rester ici, sinon vous êtes mort. »

  • – « Tudieu ! Sir, dit-il, savez-vous ce que vous faites et ce qu’ils ont fait ? Si vous voulez savoir la raison de ce que nous avons fait, nous, venez ici. » – Et sur ce, il me montra le pauvre Tom pendu à un arbre, et la gorge coupée.

J’avoue qu’à cet aspect je fus irrité moi-même, et qu’en tout autre occasion j’eusse été fort exaspéré ; mais je pensai que déjà ils n’avaient porté que trop loin leur rage et je me rappelai les paroles de Jacob à ses fils Siméon et Lévi : – « Maudite soit leur colère, car elle a été féroce, et leur vengeance, car elle a été cruelle. » – Or, une nouvelle besogne me tomba alors sur les bras, car lorsque les marins qui me suivaient eurent jeté les yeux sur ce triste spectacle, ainsi que moi, j’eus autant de peine à les retenir que j’en avais eu avec les autres. Bien plus, mon neveu le capitaine se rangea de leur côté, et me dit, de façon à ce qu’ils l’entendissent, qu’ils redoutaient seulement que nos hommes ne fussent écrasés par le nombre ; mais quant aux habitants, qu’ils méritaienttous la mort, cartous avaient trempé dans le meurtre du pauvre matelot et devaient être traités comme des assassins. À ces mots, huit de mes hommes, avec le maître d’équipage et sa bande, s’enfuirent pour achever leur sanglant ouvrage. Et moi, puisqu’il était tout-à-fait hors de mon pouvoir de les retenir, je me retirai morne et pensif : je ne pouvais supporter la vue encore moins les cris et les gémissements des pauvres misérables qui tombaient entre leurs mains.

Personne ne me suivit, hors le subrécargue et deux hommes ; et avec eux seuls je retournai vers nos embarcations. C’était une grande folie à moi, je l’avoue, de m’en aller ainsi ; car il commençait à faire jour et l’alarme s’était répandue dans le pays. Environ trente ou quarante hommes armés de lances et d’arcs campaient à ce petit hameau de douze ou treize cabanes dont il a été question déjà ; mais par bonheur, j’évitai cette place et je gagnai directement la côte Quand j’arrivai au rivage il faisait grand jour : je pris immédiatement la pinace et je me rendis à bord, puis je la renvoyai pour secourir nos hommes le cas advenant.

Je remarquai, à peu près vers le temps où j’accostai le navire, que le feu était presque éteint et le bruit appaisé ; mais environ une demi-heure après que j’étais à bord j’entendis une salve de mousqueterie et je vis une grande fumée C’était, comme je l’appris plus lard, nos hommes qui, chemin faisant, assaillaient les quarante Indiens postés au petit hameau. Ils en tuèrent seize ou dix-sept et brûlèrent toutes les maisons, mais ils ne touchèrent point aux femmes ni aux enfants.

Au moment où la pinace regagnait le rivage nos aventuriers commencèrent à reparaître : ils arrivaient petit à petit, non plus en deux corps et en ordre comme ils étaient partis, mais pêle-mêle, mais à la débandade, de telle façon qu’une poignée d’hommes résolus auraient pu leur couper àtous la retraite.

Mais ils avaient jeté l’épouvante dans tout le pays. Les naturels étaient si consternés, si atterrés qu’une centaine d’entre eux, je crois, auraient fui seulement à l’aspect de cinq des nôtres. Dans toute cette terrible action il n’y eut pas un homme qui fît une belle défense. Surpris tout à la fois par l’incendie et l’attaque soudaine de nos gens au milieu de l’obscurité, ils étaient si éperdus qu’ils ne savaient que devenir. S’ils fuyaient d’un côté ils rencontraient un parti, s’ils reculaient un autre, partout la mort. Quant à nos marins, pas un n’attrapa la moindre blessure, hors un homme qui se foula le pied et un autre qui eut une main assez grièvement brûlée.

J’étais fort irrité contre mon neveu le capitaine, et au fait intérieurement, contretous les hommes du bord, mais surtout contre lui, non-seulement parce qu’il avait forfait à son devoir, comme commandant du navire, responsable du voyage, mais encore parce qu’il avait plutôt attisé qu’amorti la rage de son équipage dans cette sanguinaire et cruelle entreprise. Mon neveu me répondit très-respectueusement, et me dit qu’à la vue du cadavre du pauvre matelot, massacré d’une façon si féroce et si barbare, il n’avait pas été maître de lui-même et n’avait pu maîtriser sa colère. Il avoua qu’il n’aurait pas dû agir ainsi comme capitaine du navire, mais comme il était homme, que la nature l’avait remué et qu’il n’avait pu prévaloir sur elle. Quant aux autres ils ne m’étaient soumis aucunement, et ils ne le savaient que trop : aussi firent-ils peu de compte de mon blâme.

Le lendemain nous mîmes à la voile, nous n’apprîmes donc rien de plus. Nos hommes n’étaient pas d’accord sur le nombre des gens qu’ils avaient tués : les uns disaient une chose, les autres une autre ; mais selon le plus admissible detous leurs récits, ils avaient bien expédié environ cent cinquante personnes, hommes, femmes et enfants, et n’avaient pas laissé une habitation debout dans le village.

Quant au pauvre Thomas Jeffrys, comme il était bien mort, car on lui avait coupé la gorge si profondément que sa tête était presque décollée, ce n’eût pas été la peine de l’emporter. Ils le laissèrent donc où ils l’avaient trouvé, seulement ils le descendirent de l’arbre où il était pendu par un bras.

Quelque juste que semblât cette action à nos marins, je n’en demeurai pas moins là-dessus en opposition ouverte avec eux, et toujours depuis je leur disais que Dieu maudirait notre voyage ; car je ne voyais dans le sang qu’ils avaient fait couler durant cette nuit qu’un meurtre qui pesait sur eux. Il est vrai que les Indiens avaient tué Thomas Jeffrys ; mais Thomas Jeffrys avait été l’agresseur, il avait rompu la trêve, et il avait violé ou débauché une de leurs jeunes filles qui était venue à notre camp innocemment et sur la foi des traités.

À bord, le maître d’équipage défendit sa cause par la suite. Il disait qu’à la vérité nous semblions avoir rompu la trêve, mais qu’il n’en était rien ; que la guerre avait été allumée la nuit auparavant par les naturels eux-mêmes, qui avaient tiré sur nous et avaient tué un de nos marins sans aucune provocation ; que puisque nous avions été en droit de les combattre, nous avions bien pu aussi être en droit de nous faire justice d’une façon extraordinaire ; que ce n’était pas une raison parce que le pauvre Tom avait pris quelques libertés avec une jeune Malgache, pour l’assassiner et d’une manière si atroce ; enfin, qu’ils n’avaient rien fait que de juste, et qui, selon les lois de Dieu, ne fût à faire aux meurtriers.

On va penser sans doute qu’après cet évènement nous nous donnâmes de garde de nous aventurer à terre parmi les payens et les barbares mais point du tout, les hommes ne deviennent sages qu’à leurs propres dépens, et toujours l’expérience semble leur être d’autant plus profitable qu’elle est plus chèrement achetée.

Nous étions alors destinés pour le golfe Persique et de là pour la case de Coromandel, en touchant seulement à Surate ; mais le principal dessein de notre subrécargue l’appelait dans la baie du Bengale, d’où, s’il manquait l’affaire pour laquelle il avait mission, il devait aller à la Chine, et revenir à la côte en s’en retournant.

Le premier désastre qui fondit sur nous ce fut dans le golfe Persique, où s’étant aventurés à terre sur la côte Arabique du golfe, cinq de nos hommes furent environnés par les Arabes ettous tués ou emmenés en esclavage : le reste des matelots montant l’embarcation n’avait pas été à même de les délivrer et n’avait eu que le temps de regagner la chaloupe.

Mutinerie §

Je plantai alors au nez de nos gens la juste rétribution du Ciel en ce cas ; mais le maître d’équipage me répondit avec chaleur que j’allais trop loin dans mes censures que je ne saurais appuyer d’aucun passage des Écritures, et il s’en référa au chapitre XIII de saint Luc, verset 4, où notre Sauveur donne à entendre que ceux sur lesquels la Tour de Siloé tomba, n’étaient pas plus coupables que les autres Galiléens. Mais ce qui me réduisit tout de bon au silence en cette occasion, c’est que pas un des cinq hommes que nous venions de perdre n’était du nombre de ceux descendus à terre lors du massacre de Madagascar, – ainsi toujours l’appelai-je, quoique l’équipage ne pût supporter qu’impatiemment ce mot de massacre. Cette dernière circonstance, comme je l’ai dit, me ferma réellement la bouche pour le moment.

 

Mes sempiternels sermons à ce sujet eurent des conséquences pires que je ne m’y attendais, et le maître d’équipage qui avait été le chef de l’entreprise, un beau jour vint à moi hardiment et me dit qu’il trouvait que je remettais bien souvent cette affaire sur le tapis, que je faisais d’injustes réflexions là dessus et qu’à cet égard j’en avais fort mal usé avec l’équipage et avec lui-même en particulier ; que, comme je n’étais qu’un passager, que je n’avais ni commandement dans le navire, ni intérêt dans le voyage, ils n’étaient pas obligés de supporter tout cela ; qu’après tout qui leur disait que je n’avais pas quelque mauvais dessein en tête, et ne leur susciterais pas un procès quand ils seraient de retour en Angleterre ; enfin, que si je ne me déterminais pas à en finir et à ne plus me mêler de lui et de ses affaires, il quitterait le navire, car il ne croyait pas qu’il fût sain de voyager avec moi.

Je l’écoutai assez patiemment jusqu’au bout, puis je lui répliquai qu’il était parfaitement vrai que tout du long je m’étais opposé au massacre de Madagascar, car je ne démordais pas de l’appeler ainsi, et qu’en toute occasion j’en avais parlé fort à mon aise, sans l’avoir en vue lui plus que les autres ; qu’à la vérité je n’avais point de commandement dans le navire et n’y exerçais aucune autorité, mais que je prenais la liberté d’exprimer mon opinion sur des choses qui visiblement nous concernaienttous. – « Quant à mon intérêt dans le voyage, ajoutai-je, vous n’y entendez goutte : je suis propriétaire pour une grosse part dans ce navire, et en cette qualité je me crois quelque droit de parler, même plus que je ne l’ai encore fait, sans avoir de compte à rendre ni à vous ni personne autre. » Je commençais à m’échauffer : il ne me répondit que peu de chose cette fois, et je crus l’affaire terminée. Nous étions alors en rade au Bengale, et désireux de voir le pays, je me rendis à terre, dans la chaloupe, avec le subrécargue, pour me récréer. Vers le soir, je me préparais à retourner à bord, quand un des matelots s’approcha de moi et me dit qu’il voulait m’épargner la peine36 de regagner la chaloupe, car ils avaient ordre de ne point me ramener à bord. On devine quelle fut ma surprise à cet insolent message. Je demandai au matelot qui l’avait chargé de cette mission près de moi. Il me répondit que c’était le patron de la chaloupe ; je n’en dis pas davantage à ce garçon, mais je lui ordonnai d’aller faire savoir à qui de droit qu’il avait rempli son message, et que je n’y avais fait aucune réponse.

J’allai immédiatement retrouver le subrécargue, et je lui contai l’histoire, ajoutant qu’à l’heure même je pressentais qu’une mutinerie devait éclater à bord. Je le suppliai donc de s’y rendre sur-le-champ dans un canot indien pour donner l’éveil au capitaine ; mais j’aurais pu me dispenser de cette communication, car avant même que je lui eusse parlé à terre, le coup était frappé à bord. Le maître d’équipage, le canonnier et le charpentier, et en un mottous les officiers inférieurs, aussitôt que je fus descendu dans la chaloupe, se réunirent vers le gaillard d’arrière et demandèrent à parler au capitaine. Là, le maître d’équipage faisant une longue harangue, – car le camarade s’exprimait fort bien, – et répétant tout ce qu’il m’avait dit, lui déclara en peu de mots que, puisque je m’en étais allé paisiblement à terre, il leur fâcherait d’user de violence envers moi, ce que, autrement, si je ne me fusse retiré de moi-même, ils auraient fait pour m’obliger à m’éloigner. – « Capitaine, poursuivit-il, nous croyons donc devoir vous dire que, comme nous nous sommes embarqués pour servir sous vos ordres, notre désir est de les accomplir avec fidélité ; mais que si cet homme ne veut pas quitter le navire, ni vous, capitaine, le contraindre à le quitter, nous abandonneronstous le bâtiment ; nous vous laisserons en route. » – Au mot touts, il se tourna vers le grand mat, ce qui était, à ce qu’il paraît, le signal convenu entre eux, et là-dessustous les matelots qui se trouvaient là réunis se mirent à crier : – Oui, touts ! touts ! »

Mon neveu le capitaine était un homme de cœur et d’une grande présence d’esprit. Quoique surpris assurément à cette incartade, il leur répondit cependant avec calme qu’il examinerait la question, mais qu’il ne pouvait rien décider là-dessus avant de m’en avoir parlé. Pour leur montrer la déraison et l’injustice de la chose, il leur poussa quelques arguments ; mais ce fut peine vaine. Ils jurèrent devant lui, en se secouant la main à la ronde, qu’ils s’en iraienttous à terre, à moins qu’il ne promît de ne point souffrir que je revinsse à bord du navire.

La clause était dure pour mon neveu, qui sentait toute l’obligation qu’il m’avait, et ne savait comment je prendrais cela. Aussi commença-t-il à leur parler cavalièrement. Il leur dit que j’étais un des plus considérables intéressés dans ce navire, et qu’en bonne justice il ne pouvait me mettre à la porte de ma propre maison ; que ce serait me traiter à peu près à la manière du fameux pirate Kid, qui fomenta une révolte à bord, déposa le capitaine sur une île inhabitée et fit la course avec le navire ; qu’ils étaient libres de s’embarquer sur le vaisseau qu’ils voudraient, mais que si jamais ils reparaissaient en Angleterre, il leur en coûterait cher ; que le bâtiment était mien, qu’il ne pouvait m’en chasser, et qu’il aimerait mieux perdre le navire et l’expédition aussi, que de me désobliger à ce point ; donc, qu’ils pouvaient agir comme bon leur semblait. Toutefois, il voulut aller à terre pour s’entretenir avec moi, et invita le maître d’équipage à le suivre, espérant qu’ils pourraient accommoder l’affaire.

Ils s’opposèrenttous à cette démarche, disant qu’ils ne voulaient plus avoir aucune espèce de rapport avec moi, ni sur terre ni sur mer, et que si je remettais le pied à bord, ils s’en iraient. – « Eh bien ! dit le capitaine, si vous êtestous de cet avis, laissez-moi aller à terre pour causer avec lui. » – Il vint donc me trouver avec cette nouvelle, un peu après le message qui m’avait été apporté de la part du patron de la chaloupe, du Cockswain.

Je fus charmé de revoir mon neveu, je dois l’avouer, dans l’appréhension où j’étais qu’ils ne se fussent saisi de lui pour mettre à la voile, et faire la course avec le navire. Alors j’aurais été jeté dans une contrée lointaine dénué et sans ressource, et je me serais trouvé dans une condition pire que lorsque j’étais tout seul dans mon île.

Mais heureusement ils n’allèrent pas jusque là, à ma grande satisfaction ; et quand mon neveu me raconta ce qu’ils lui avaient dit, comment ils avaient juré, en se serrant la main, d’abandonnertous le bâtiment s’il souffrait que je rentrasse à bord, je le priai de ne point se tourmenter de cela, car je désirais rester à terre. Seulement je lui demandai de vouloir bien m’envoyertous mes effets et de me laisser une somme compétente, pour que je fusse à même de regagner l’Angleterre aussi bien que possible.

Ce fut un rude coup pour mon neveu, mais il n’y avait pas moyen de parer à cela, il fallait se résigner. Il revint donc à bord du navire et annonça à ses hommes que son oncle cédait à leur importunité, et envoyait chercher ses bagages. Ainsi tout fut terminé en quelques heures : les mutins retournèrent à leur devoir, et moi je commençai à songer à ce que j’allais devenir.

J’étais seul dans la contrée la plus reculée du monde : je puis bien l’appeler ainsi, car je me trouvais d’environ trois mille lieues par mer plus loin de l’Angleterre que je ne l’avais été dans mon île. Seulement, à dire vrai, il m’était possible de traverser par terre le pays du Grand-Mogol jusqu’à Surate, d’aller de là à Bassora par mer, en remontant le golfe Persique, de prendre le chemin des caravanes à travers les déserts de l’Arabie jusqu’à Alep et Scanderoun, puis de là, par mer, de gagner l’Italie, puis enfin de traverser la France ; additionné tout ensemble, ceci équivaudrait au moins au diamètre entier du globe, et mesuré, je suppose que cela présenterait bien davantage.

Un autre moyen s’offrait encore à moi : c’était celui d’attendre les bâtiments anglais qui se rendent au Bengale venant d’Achem dans l’île de Sumatra, et de prendre passage à bord de l’un d’eux pour l’Angleterre ; mais comme je n’étais point venu là sous le bon plaisir de la Compagnie anglaise des Indes-Orientales, il devait m’être difficile d’en sortir sans sa permission, à moins d’une grande faveur des capitaines de navire ou des facteurs de la Compagnie, et aux uns et au autres j’étais absolument étranger.

Là, j’eus le singulier plaisir, parlant par antiphrase, de voir le bâtiment mettre à la voile sans moi : traitement que sans doute jamais homme dans ma position n’avait subi, si ce n’est de la part de pirates faisant la course et déposant à terre ceux qui ne tremperaient point dans leur infamie. Ceci soustous les rapports n’y ressemblait pas mal. Toutefois mon neveu m’avait laissé deux serviteurs, ou plutôt un compagnon et un serviteur : le premier était le secrétaire du commis aux vivres, qui s’était engagé à me suivre, et le second était son propre domestique. Je pris un bon logement dans la maison d’une dame anglaise, où logeaient plusieurs négociants, quelques Français, deux Italiens, ou plutôt deux Juifs, et un Anglais. J’y étais assez bien traité ; et, pour qu’il ne fût pas dit que je courais à tout inconsidérément, je demeurai là plus de neuf mois à réfléchir sur le parti que je devais prendre et sur la conduite que je devais tenir. J’avais avec moi des marchandises anglaises de valeur et une somme considérable en argent : mon neveu m’avait remis mille pièces de huit et une lettre de crédit supplémentaire en cas que j’en eusse besoin, afin que je ne pusse être gêné quoi qu’il advînt.

Je trouvai un débit prompt et avantageux de mes marchandises ; et comme je me l’étais primitivement proposé, j’achetai de fort beaux diamants, ce qui me convenait le mieux dans ma situation parce que je pouvais toujours porter tout mon bien avec moi.

Après un long séjour en ce lieu, et bon nombre de projets formés pour mon retour en Angleterre, sans qu’aucun répondit à mon désir, le négociant Anglais qui logeait avec moi, et avec lequel j’avais contracté une liaison intime, vint me trouver un matin – « Compatriote, me dit-il, j’ai un projet à vous communiquer ; comme il s’accorde avec mes idées, je crois qu’il doit cadrer avec les vôtres également, quand vous y aurez bien réfléchi.

« Ici nous sommes placés, ajouta-t-il, vous par accident, moi par mon choix, dans une partie du monde fort éloignée de notre patrie ; mais c’est une contrée où nous pouvons, nous qui entendons le commerce et les affaires, gagner beaucoup d’argent. Si vous voulez joindre mille livres sterling aux mille livres sterling que je possède, nous louerons ici un bâtiment, le premier qui pourra nous convenir. Vous serez le capitaine, moi je serai le négociant, et nous ferons un voyage de commerce à la Chine. Pourquoi demeurerions-nous tranquilles ? Le monde entier est en mouvement, roulant et circulant sans cesse ; toutes les créatures de Dieu, les corps célestes et terrestres sont occupés et diligents : pour quoi serions-nous oisifs ? Il n’y a point dans l’univers de fainéants que parmi les hommes : pourquoi grossirions-nous le nombre des fainéants ?

Proposition du négociant anglais §

Je goûtai fort cette proposition, surtout parce qu’elle semblait faite avec beaucoup de bon vouloir et d’une manière amicale. Je ne dirai que ma situation isolée et détachée me rendait plus que tout autre situation propre à embrasser une entreprise commerciale : le négoce n’était pas mon élément ; mais je puis bien dire avec vérité que si le commerce n’était pas mon élément, une vie errante l’était ; et jamais proposition d’aller visiter quelque coin du monde que je n’avais point encore vu ne pouvait m’arriver mal à propos.

 

Il se passa toutefois quelque temps avant que nous eussions pu nous procurer un navire à notre gré ; et quand nous eûmes un navire, il ne fut pas aisé de trouver des marins anglais, c’est-à-dire autant qu’il en fallait pour gouverner le voyage et diriger les matelots que nous prendrions sur les lieux. À la fin cependant nous trouvâmes un lieutenant, un maître d’équipage et un canonnier anglais, un charpentier hollandais, et trois Portugais, matelots du gaillard d’avant ; avec ce monde et des marins indiens tels quels nous pensâmes que nous pourrions passer outre.

Il y a tant de voyageurs qui ont écrit l’histoire de leurs voyages et de leurs expéditions dans ces parages, qu’il serait pour tout le monde assez insipide de donner une longue relation des lieux où nous allâmes et des peuples qui les habitent. Je laisse cette besogne à d’autres, et je renvoie le lecteur aux journaux des voyageurs anglais, dont beaucoup sont déjà publiés et beaucoup plus encore sont promis chaque jour. C’est assez pour moi de vous dire que nous nous rendîmes d’abord à Achem, dans l’île de Sumatra, puis de là à Siam, où nous échangeâmes quelques-unes de nos marchandises contre de l’opium et de l’arack ; le premier est un article d’un grand prix chez les Chinois, et dont ils avaient faute à cette époque. En un mot nous allâmes jusqu’à Sung-Kiang ; nous fîmes un très-grand voyage ; nous demeurâmes huit mois dehors, et nous retournâmes au Bengale. Pour ma part, je fus grandement satisfait de mon entreprise. – J’ai remarqué qu’en Angleterre souvent on s’étonne de ce que les officiers que la Compagnie envoie aux Indes et les négociants qui généralement s’y établissent, amassent de si grands biens et quelquefois reviennent riches à soixante, soixante-dix, cent mille livres sterling.

Mais ce n’est pas merveilleux, ou du moins cela s’explique quand on considère le nombre innombrable de ports et de comptoirs où le commerce est libre, et surtout quand on songe que, danstous ces lieux, ces ports fréquentés par les navires anglais il se fait constamment des demandes si considérables detous les produits étrangers, que les marchandises qu’on y porte y sont toujours d’une aussi bonne défaite que celles qu’on en exporte.

Bref, nous fîmes un fort bon voyage, et je gagnai tant d’argent dans cette première expédition, et j’acquis de telles notions sur la manière d’en gagner davantage, que si j’eusse été de vingt ans plus jeune, j’aurais été tenté de me fixer en ce pays, et n’aurais pas cherché fortune plus loin. Mais qu’était tout ceci pour un homme qui avait passé la soixantaine, pour un homme bien assez riche, venu dans ces climats lointains plutôt pour obéir à un désir impatient de voir le monde qu’au désir cupide d’y faire grand gain ? Et c’est vraiment à bon droit, je pense, que j’appelle ce désir impatient ; car c’en était là : quand j’étais chez moi j’étais impatient de courir, et quand j’étais à l’étranger j’étais impatient de revenir chez moi. Je le répète, que m’importait ce gain ? Déjà bien assez riche, je n’avais nul désir importun d’accroître mes richesses ; et c’est pourquoi les profits de ce voyage me furent choses trop inférieures pour me pousser à de nouvelles entreprises Il me semblait que dans cette expédition je n’avais fait aucun lucre, parce que j’étais revenu au lieu d’où j’étais parti, à la maison, en quelque sorte ; d’autant que mon œil, comme l’œil dont parle Salomon, n’était jamais rassasié, et que je me sentais de plus en plus désireux de courir et de voir. J’étais venu dans une partie du monde que je n’avais jamais visitée, celle dont plus particulièrement j’avais beaucoup entendu parler, et j’étais résolu à la parcourir autant que possible : après quoi, pensais-je, je pourrais dire que j’avais vu tout ce qui au monde est digne d’être vu.

Mais mon compagnon de voyage et moi nous avions une idée différente, Je ne dis pas cela pour insister sur la mienne, car je reconnais que la sienne était la plus juste et la plus conforme au but d’un négociant, dont toute la sagesse, lorsqu’il est au dehors en opération commerciale, se résume en cela, que pour lui la chose la meilleure est celle qui peut lui faire gagner le plus d’argent. Mon nouvel ami s’en tenait au positif, et se serait contenté d’aller, comme un cheval de roulier, toujours à la même auberge, au départ et au retour, pourvu, selon sa propre expression, qu’il y pût trouver son compte. Mon idée, au contraire, tout vieux que j’étais, ressemblait fort à celle d’un écolier fantasque et buissonnier qui ne se soucie point devoir une chose deux fois.

Or ce n’était pas tout. J’avais une sorte d’impatience de me rapprocher de chez moi, et cependant pas la moindre résolution arrêtée sur la route à prendre. Durant cette indétermination, mon ami, qui était toujours à la recherche des affaires, me proposa un autre voyage aux îles des Épices pour rapporter une cargaison de clous de girofle de Manille ou des environs, lieux où vraiment les Hollandais font tout le commerce, bien qu’ils appartiennent en partie aux Espagnols. Toutefois nous ne poussâmes pas si loin, nous nous en tînmes seulement à quelques autres places où ils n’ont pas un pouvoir absolu comme ils l’ont à Batavia, Ceylan et cætera. Nous n’avions pas été longs à nous préparer pour cette expédition : la difficulté principale avait été de m’y engager. Cependant à la fin rien autre ne s’étant offert et trouvant qu’après tout rouler et trafiquer avec un profit si grand, et je puis bien dire certain, était chose plus agréable en soi et plus conforme à mon humeur que de rester inactif, ce qui pour moi était une mort, je m’étais déterminé à ce voyage. Nous le fîmes avec un grand succès, et, touchant à Bornéo et à plusieurs autres îles dont je ne puis me remémorer le nom, nous revînmes au bout de cinq mois environ. Nous vendîmes nos épices, qui consistaient principalement en clous de girofle et en noix muscades, à des négociants persans, qui les expédièrent pour le Golfe ; nous gagnâmes cinq pour un, nous eûmes réellement un bénéfice énorme.

Mon ami, quand nous réglâmes ce compte, me regarda en souriant : – Eh bien maintenant, me dit-il, insultant aimablement à ma nonchalance ; ceci ne vaut-il pas mieux que de trôler çà et là comme un homme désœuvré, et de perdre notre temps à nous ébahir de la sottise et de l’ignorance des payens ? – « Vraiment, mon ami, répondis-je, je le crois et commence à me convertir aux principes du négoce ; mais souffrez que je vous le dise en passant, vous ne savez ce dont je suis capable ; car si une bonne fois je surmonte mon indolence, et m’embarque résolument, tout vieux que je suis, je vous harasserai de côté et d’autre par le monde jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus ; car je prendrai si chaudement l’affaire, que je ne vous laisserai point de répit.

Or pour couper court à mes spéculations, peu de temps après ceci arriva un bâtiment hollandais venant de Batavia ; ce n’était pas un navire marchand européen, mais un caboteur, du port d’environ de cents tonneaux. L’équipage, prétendait-on, avait été si malade, que le capitaine, n’ayant pas assez de monde pour tenir la mer, s’était vu forcé de relâcher au Bengale ; et comme s’il eût assez gagné d’argent, ou qu’il souhaitât pour d’autres raisons d’aller en Europe, il fit annoncer publiquement qu’il désirait vendre son vaisseau. Cet avis me vint aux oreilles avant que mon nouveau partner n’en eût ouï parler, et il me prit grandement envie de faire cette acquisition. J’allai donc le trouver et je lui en touchai quelques mots. Il réfléchit un instant, car il n’était pas homme à s’empresser ; puis, après cette pause, il répondit : – « Il est un peu trop gros ; mais cependant ayons-le. » – En conséquence, tombant d’accord avec le capitaine, nous achetâmes ce navire, le payâmes et en prîmes possession. Ceci fait, nous résolûmes d’embaucher les gens de l’équipage pour les joindre aux hommes que nous avions déjà et poursuivre notre affaire. Mais tout-à-coup, ayant reçu non leurs gages, mais leurs parts de l’argent, comme nous l’apprîmes plus tard, il ne fut plus possible d’en retrouver un seul. Nous nous enquîmes d’eux partout, et à la fin nous apprîmes qu’ils étaient partistous ensemble par terre pour Agra, la grande cité, résidence du Mogol, à dessein de se rendre de là à Surate, puis de gagner par mer le golfe Persique.

Rien depuis long-temps ne m’avait autant chagriné que d’avoir manqué l’occasion de partir avec eux. Un tel pélerinage, m’imaginais-je, eût été pour moi en pareille compagnie, tout à la fois agréable et sûr, et aurait complètement cadré avec mon grand projet : j’aurais vu le monde et en même temps je me serais rapproché de ma patrie. Mais je fus beaucoup moins inconsolable peu de jours après quand je vins à savoir quelle sorte de compagnons c’étaient, car, en peu de mots, voici leur histoire. L’homme qu’ils appelaient capitaine n’était que le canonnier et non le commandant. Dans le cours d’un voyage commercial ils avaient été attaqués sur le rivage par quelques Malais, qui tuèrent le capitaine et trois de ses hommes. Après cette perte nos drôles au nombre de onze, avaient résolu de s’enfuir avec le bâtiment, ce qu’ils avaient fait, et l’avaient amené dans le golfe du Bengale, abandonnant à terre le lieutenant et cinq matelots, dont nous aurons des nouvelles plus loin.

N’importe par quelle voie ce navire leur était tombé entre les mains, nous l’avions acquis honnêtement, pensions-nous, quoique, je l’avoue, nous n’eussions pas examiné la chose aussi exactement que nous le devions ; car nous n’avions fait aucune question aux matelots, qui, si nous les avions sondés, se seraient assurément coupés dans leurs récits, se seraient démentis réciproquement, peut-être contredits eux-mêmes : et d’une manière ou d’une autre nous auraient donné lieu de les suspecter. L’homme nous avait montré un contrat de vente du navire à un certain Emmanuel Clostershoven ou quelque nom semblable, forgé comme tout le reste je suppose, qui soi-disant était le sien, ce que nous n’avions pu mettre en doute ; et, un peu trop inconsidérément ou du moins n’ayant aucun soupçon de la chose, nous avions conclu le marché.

Quoi qu’il en fût, après cet achat nous enrôlâmes des marins anglais et hollandais, et nous nous déterminâmes à faire un second voyage dans le Sud-Est pour aller chercher des clous de girofle et autres épices aux îles Philippines et aux Moluques. Bref, pour ne pas remplir de bagatelles cette partie de mon histoire, quand la suite en est si remarquable, je passai en tout six ans dans ces contrées, allant et revenant et trafiquant de port en port avec beaucoup de succès. La dernière année j’entrepris avec mon partner, sur le vaisseau ci-dessus mentionné, un voyage en Chine, convenus que nous étions d’aller d’abord à Siam pour y acheter du riz.

Dans cette expédition, contrariés par les vents, nous fûmes obligés de louvoyer long-temps çà et là dans le détroit de Malacca et parmi les îles, et comme nous sortions de ces mers difficiles nous nous apperçûmes que le navire avait fait une voie d’eau : malgré toute notre habileté nous ne pouvions découvrir où elle était. Cette avarie nous força de chercher quelque part, et mon partner, qui connaissait le pays mieux que moi, conseilla au capitaine d’entrer dans la rivière de Camboge, car j’avais fait capitaine le lieutenant anglais, un M. Thompson, ne voulant point me charger du commandement du navire. Cette rivière coule au nord de la grande baie ou golfe qui remonte jusqu’à Siam.

Rencontre du canonnier §

Tandis que nous étions mouillés là, allant souvent à terre me récréer, un jour vint à moi un Anglais, second canonnier, si je ne me trompe, à bord d’un navire de la compagnie des Indes Orientales, à l’ancre plus haut dans la même rivière près de la ville de Camboge ou à Camboge même. Qui l’avait amené en ce lieu ? Je ne sais ; mais il vint à moi, et, m’adressant la parole en anglais : – « Sir, dit-il, vous m’êtes étranger et je vous le suis également ; cependant j’ai à vous dire quelque chose qui vous touche de très-près. »

 

Je le regardai long-temps fixement, et je crus d’abord le reconnaître ; mais je me trompais. – « Si cela me touche de très-près, lui dis-je, et ne vous touche point vous-même, qui vous porte à me le communiquer ? » – « Ce qui m’y porte c’est le danger imminent où vous êtes, et dont je vois que vous n’avez aucune connaissance. » – « Tout le danger où je suis, que je sache, c’est que mon navire a fait une voie d’eau que je ne puis trouver ; mais je me propose de le mettre à terre demain pour tâcher de la découvrir. » – « Mais, Sir, répliqua-t-il, qu’il ait fait ou non une voie, que vous l’ayez trouvée ou non, vous ne serez pas si fou que de le mettre à terre demain quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire. Savez-vous, Sir, que la ville de Camboge n’est guère qu’à quinze lieues plus haut sur cette rivière et qu’environ à cinq lieues de ce côté il y a deux gros bâtiments anglais et trois hollandais ? » – « Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait, à moi ? repartis-je. » – « Quoi ! Sir, reprit-il, appartient-il à un homme qui cherche certaine aventure comme vous faites d’entrer dans un port sans examiner auparavant quels vaisseaux s’y trouvent, et s’il est de force à se mesurer avec eux ? Je ne suppose pas que vous pensiez la partie égale. » – Ce discours m’avait fort amusé, mais pas effrayé le moins du monde, car je ne savais ce qu’il signifiait. Et me tournant brusquement vers notre inconnu, je lui dis : – « Sir, je vous en prie, expliquez-vous ; je n’imagine pas quelle raison je puis avoir de redouter les navires de la Compagnie, ou des bâtiments hollandais : je ne suis point interlope. Que peuvent-ils avoir à me dire ? »

Il prit un air moitié colère, moitié plaisant, garda un instant le silence, puis souriant : – « Fort bien, Sir, me dit-il, si vous vous croyez en sûreté, à vos souhaits ! je suis pourtant fâché que votre destinée vous rende sourd à un bon avis ; sur l’honneur, je vous l’assure, si vous ne regagnez pas la mer immédiatement vous serez attaqué à la prochaine marée par cinq chaloupes bien équipées, et peut-être, si l’on vous prend, serez-vous pendus comme pirates, sauf à informer après. Sir, je pensais trouver un meilleur accueil en vous rendant un service d’une telle importance. » – « Je ne saurais être méconnaissant d’aucun service, ni envers aucun homme qui me témoigne de l’intérêt ; mais cela passe ma compréhension, qu’on puisse avoir un tel dessein contre moi. Quoi qu’il en soit, puisque vous me dites qu’il n’y a point de temps à perdre, et qu’on ourdit contre moi quelque odieuse trame, je retourne à bord sur-le champ et je remets immédiatement à la voile, si mes hommes peuvent étancher la voie d’eau ou si malgré cela nous pouvons tenir la mer. Mais, Sir, partirai-je sans savoir la raison de tout ceci ? Ne pourriez-vous me donner là-dessus quelques lumières ? »

« – Je ne puis vous conter qu’une partie de l’affaire, Sir, me dit-il ; mais j’ai là avec moi un matelot hollandais qui à ma prière, je pense, vous dirait le reste si le temps le permettait. Or le gros de l’histoire, dont la première partie, je suppose, vous est parfaitement connue, c’est que vous êtes allés avec ce navire à Sumatra ; que là votre capitaine a été massacré par les Malais avec trois de ces gens, et que vous et quelques-uns de ceux qui se trouvaient à bord avec vous, vous vous êtes enfui avec le bâtiment, et depuis vous vous êtes faits Pirates. Voilà le fait en substance, et vous allez êtretous saisis comme écumeurs, je vous l’assure, et exécutés sans autre forme de procès ; car, vous le savez, les navires marchands font peu de cérémonies avec les forbans quand ils tombent en leur pouvoir. »

  • – « Maintenant vous parlez bon anglais, lui dis-je, et je vous remercie ; et quoique je ne sache pas que nous ayons rien fait de semblable, quoique je sois sûr d’avoir acquis honnêtement et légitimement ce vaisseau37, cependant, puisqu’un pareil coup se prépare, comme vous dites, et que vous me semblez sincère, je me tiendrai sur mes gardes. » – « Non, Sir, reprit-il, je ne vous dis pas de vous mettre sur vos gardes : la meilleure précaution est d’être hors de danger. Si vous faites quelque cas de votre vie et de celle de vos gens, regagnez la mer sans délai à la marée haute ; comme vous aurez toute une marée devant vous, vous serez déjà bien loin avant que les cinq chaloupes puissent descendre, car elles ne viendront qu’avec le flux, et comme elles sont à vingt milles plus haut, vous aurez l’avance de près de deux heures sur elles par la différence de la marée, sans compter la longueur du chemin. En outre, comme ce sont des chaloupes seulement, et non point des navires, elles n’oseront vous suivre au large, surtout s’il fait du vent. »
  • – « Bien, lui dis-je, vous avez été on ne peut plus obligeant en cette rencontre : que puis-je faire pour votre récompense ? » – « Sir, répondit-il, vous ne pouvez avoir grande envie de me récompenser, vous n’êtes pas assez convaincu de la vérité de tout ceci : je vous ferai seulement une proposition : il m’est dû dix-neuf mois de paie à bord du navire le ***, sur lequel je suis venu d’Angleterre, et il en est dû sept au Hollandais qui est avec moi ; voulez-vous nous en tenir compte ? nous partirons avec vous. Si la chose en reste là, nous ne demanderons rien de plus ; mais s’il advient que vous soyez convaincu que nous avons sauvé, et votre vie, et le navire, et la vie de tout l’équipage, nous laisserons le reste à votre discrétion. »

J’y tôpai sur-le-champ, et je m’en allai immédiatement à bord, et les deux hommes avec moi. Aussitôt que j’approchai du navire, mon partner, qui ne l’avait point quitté, accourut sur le gaillard d’arrière et tout joyeux me cria : – « O ho ! O ho ! nous avons bouché la voie » – « Tout de bon ? lui dis-je ; béni soit Dieu ! mais qu’on lève l’ancre en toute hâte. » – « Qu’on lève l’ancre ! répéta-t-il, qu’entendez-vous par là ? Qu’y a-t-il ? » « Point de questions, répliquai-je ; mais tout le monde à l’œuvre, et qu’on lève l’ancre sans perdre une minute. » – Frappé d’étonnement, il ne laissa pas d’appeler le capitaine, et de lui ordonner incontinent de lever l’ancre, et quoique la marée ne fût pas entièrement montée, une petite brise de terre soufflant, nous fîmes route vers la mer. Alors j’appelai mon partner dans la cabine et je lui contai en détail mon aventure, puis nous fîmes venir les deux hommes pour nous donner le reste de l’histoire. Mais comme ce récit demandait beaucoup de temps, il n’était pas terminé qu’un matelot vint crier à la porte de la cabine, de la part du capitaine, que nous étions chassés. – « Chassés ! m’écriai-je ; comment et par qui ? » – « Par cinq sloops, ou chaloupes, pleines de monde. » – « Très-bien ! dis-je ; il paraît qu’il y a du vrai là-dedans. » – Sur-le-champ je fis assemblertous nos hommes, et je leur déclarai qu’on avait dessein de se saisir du navire pour nous traiter comme des pirates ; puis je leur demandai s’ils voulaient nous assister et se défendre. Ils répondirent joyeusement, unanimement, qu’ils voulaient vivre et mourir avec nous. Sur ce, je demandai au capitaine quel était à son sens la meilleure marche à suivre dans le combat, car j’étais résolu à résister jusqu’à la dernière goutte de mon sang. – « Il faut, dit-il, tenir l’ennemi à distance avec notre canon, aussi long-temps que possible, puis faire pleuvoir sur lui notre mousqueterie pour l’empêcher de nous aborder ; puis, ces ressources épuisées, se retirer dans nos quartiers ; peut-être n’auront-ils point d’instruments pour briser nos cloisons et ne pourront-ils pénétrer jusqu’à nous. »

Là-dessus notre canonnier reçut l’ordre de transporter deux pièces à la timonerie, pour balayer le pont de l’avant à l’arrière, et de les charger de balles, de morceaux de ferraille, et de tout ce qui tomberait sous la main. Tandis que nous nous préparions au combat, nous gagnions toujours le large avec assez de vent, et nous appercevions dans l’éloignement les embarcations, les cinq grandes chaloupes qui nous suivaient avec toute la voile qu’elles pouvaient faire.

Deux de ces chaloupes, qu’à l’aide de nos longues-vues nous reconnûmes pour anglaises, avaient dépassé les autres de près de deux lieues, et gagnaient considérablement sur nous ; à n’en pas douter, elles voulaient nous joindre ; nous tirâmes donc un coup de canon à poudre pour leur intimer l’ordre de mettre en panne et nous arborâmes un pavillon blanc, comme pour demander à parlementer ; mais elles continuèrent de forcer de voiles jusqu’à ce qu’elles vinssent à portée de canon. Alors nous amenâmes le pavillon blanc auquel elles n’avaient point fait réponse, et, déployant le pavillon rouge, nous tirâmes sur elles à boulets. Sans en tenir aucun compte elles poursuivirent. Quand elles furent assez près pour être hélées avec le porte-voix que nous avions à bord nous les arraisonnâmes, et leur enjoignîmes de s’éloigner, que sinon mal leur en prendrait.

Ce fut peine perdue, elles n’en démordirent point, et s’efforcèrent d’arriver sous notre poupe comme pour nous aborder par l’arrière. Voyant qu’elles étaient résolues à tenter un mauvais coup, et se fiaient sur les forces qui les suivaient, je donnai l’ordre de mettre en panne afin de leur présenter le travers, et immédiatement on leur tira cinq coups de canon, dont un avait été pointé si juste qu’il emporta la poupe de la chaloupe la plus éloignée, ce qui mit l’équipage dans la nécessité d’amener toutes les voiles et de se jeter sur l’avant pour empêcher qu’elle ne coulât ; elle s’en tint là, elle en eut assez ; mais la plus avancée n’en poursuivant pas moins sa course, nous nous préparâmes à faire feu sur elle en particulier.

Dans ces entrefaites, une des trois qui suivaient, ayant devancé les deux autres, s’approcha de celle que nous avions désemparée pour la secourir, et nous la vîmes ensuite en recueillir l’équipage. Nous hélâmes de nouveau la chaloupe la plus proche, et lui offrîmes de nouveau une trêve pour parlementer, afin de savoir ce qu’elle nous voulait : pour toute réponse elle s’avança sous notre poupe. Alors notre canonnier, qui était un adroit compagnon, braqua ses deux canons de chasse et fit feu sur elle ; mais il manqua son coup, et les hommes de la chaloupe, faisant des acclamations et agitant leurs bonnets, poussèrent en avant. Le canonnier, s’étant de nouveau promptement apprêté, fit feu sur eux une seconde fois. Un boulet, bien qu’il n’atteignît pas l’embarcation elle-même, tomba au milieu des matelots, et fit, nous pûmes le voir aisément, un grand ravage parmi eux. Incontinent nous virâmes lof pour lof ; nous leur présentâmes la hanche, et, leur ayant lâché trois coups de canon nous nous apperçûmes que la chaloupe était presque mise en pièces ; le gouvernail entre autres et un morceau de la poupe avaient été emportés ; ils serrèrent donc leurs voiles immédiatement, jetés qu’ils étaient dans une grande confusion.

Affaire des cinq chaloupes §

Pour compléter leur désastre notre canonnier leur envoya deux autres coups ; nous ne sûmes où ils frappèrent, mais nous vîmes la chaloupe qui coulait bas. Déjà plusieurs hommes luttaient avec les flots. – Sur-le-champ je fis mettre à la mer et garnir de monde notre pinace, avec ordre de repêcher quelques-uns de nos ennemis s’il était possible, et de les amener de suite à bord, parce que les autres chaloupes commençaient à s’approcher. Nos gens de la pinace obéirent et recueillirent trois pauvres diables, dont l’un était sur le point de se noyer : nous eûmes bien de la peine à le faire revenir à lui. Aussitôt qu’ils furent rentrés à bord, nous mîmes toutes voiles dehors pour courir au large, et quand les trois autres chaloupes eurent rejoint les deux premières, nous vîmes qu’elles avaient levé la chasse.

 

Ainsi délivré d’un danger qui, bien que j’en ignorasse la cause, me semblait beaucoup plus grand que je ne l’avais appréhendé, je fis changer de route pour ne point donner à connaître où nous allions. Nous mîmes donc le cap à l’Est, entièrement hors de la ligne suivie par les navires européens chargée pour la Chine ou même tout autre lieu en relation commerciale avec les nations de l’Europe.

Quand nous fûmes au large nous consultâmes avec les deux marins, et nous leur demandâmes d’abord ce que tout cela pouvait signifier. Le Hollandais nous mit tout d’un coup dans le secret, en nous déclarant que le drille qui nous avait vendu le navire, comme on sait, n’était rien moins qu’un voleur qui s’était enfui avec. Alors il nous raconta comment le capitaine, dont il nous dit le nom que je ne puis me remémorer aujourd’hui, avait été traîtreusement massacré par les naturels sur la côte de Malacca, avec trois de ses hommes, et comment lui, ce Hollandais, et quatre autres s’étaient réfugiés dans les bois, où ils avaient erré bien long-temps, et d’où lui seul enfin s’était échappé d’une façon miraculeuse en atteignant à la nage un navire hollandais, qui, naviguant près de la côte en revenant de Chine, avait envoyé sa chaloupe à terre pour faire aiguade. Cet infortuné n’avait pas osé descendre sur le rivage où était l’embarcation ; mais, dans la nuit, ayant gagné l’eau un peu au-delà, après avoir nagé fort long-temps, à la fin il avait été recueilli par la chaloupe du navire.

Il nous dit ensuite qu’il était allé à Batavia, où ayant abandonné les autres dans leur voyage, deux marins appartenant à ce navire étaient arrivés ; il nous conta que le drôle qui s’était enfui avec le bâtiment l’avait vendu au Bengale à un ramassis de pirates qui, partis en course, avaient déjà pris un navire anglais et deux hollandais très-richement chargés.

Cette dernière allégation nous concernait directement ; et quoiqu’il fût patent qu’elle était fausse, cependant, comme mon partner le disait très-bien, si nous étions tombés entre leurs mains, ces gens avaient contre nous une prévention telle, que c’eût été en vain que nous nous serions défendus, ou que de leur part nous aurions espéré quartier. Nos accusateurs auraient été nos juges : nous n’aurions rien eu à en attendre que ce que la rage peut dicter et que peut exécuter une colère aveugle. Aussi l’opinion de mon partner fut-elle de retourner en droiture au Bengale, d’où nous venions, sans relâcher à aucun port, parce que là nous pourrions nous justifier, nous pourrions prouver où nous nous trouvions quand le navire était arrivé, à qui nous l’avions acheté, et surtout, s’il advenait que nous fussions dans la nécessité de porter l’affaire devant nos juges naturels, parce que nous pourrions être sûrs d’obtenir quelque justice et de ne pas être pendus d’abord et jugés après.

Je fus quelque temps de l’avis de mon partner ; mais après y avoir songé un peu plus sérieusement : – « Il me semble bien dangereux pour nous, lui dis-je, de tenter de retourner au Bengale, d’autant que nous sommes en deçà du détroit de Malacca. Si l’alarme a été donnée nous pouvons avoir la certitude d’y être guettés par les Hollandais de Batavia et par les Anglais ; et si nous étions en quelque sorte pris en fuite, par là nous nous condamnerions nous-mêmes : il n’en faudrait pas davantage pour nous perdre. – Je demandai au marin anglais son sentiment. Il répondit qu’il partageait le mien et que nous serions immanquablement pris.

Ce danger déconcerta un peu et mon partner et l’équipage. Nous déterminâmes immédiatement d’aller à la côte de Ton-Kin, puis à la Chine, et là, tout en poursuivant notre premier projet, nos opérations commerciales, de chercher d’une manière ou d’une autre à nous défaire de notre navire pour nous en retourner sur le premier vaisseau du pays que nous nous procurerions. Nous nous arrêtâmes à ces mesures comme aux plus sages, et en conséquence nous gouvernâmes Nord-Nord-Est, nous tenant à plus de cinquante lieues hors de la route ordinaire vers l’Est.

Ce parti pourtant ne laissa pas d’avoir ses inconvénients ; les vents, quand nous fûmes à cette distance de la terre, semblèrent nous être plus constamment contraires, les moussons, comme on les appelle, soufflant Est et Est-Nord-Est ; de sorte que, tout mal pourvu de vivres que nous étions pour un long trajet, nous avions la perspective d’une traversée laborieuse ; et ce qui était encore pire, nous avions à redouter que les navires anglais et hollandais dont les chaloupes nous avaient donné la chasse, et dont quelques-uns étaient destinés pour ces parages, n’arrivassent avant nous, ou que quelque autre navire chargé pour la Chine, informé de nous par eux, ne nous poursuivît avec la même vigueur.

Il faut que je l’avoue, je n’étais pas alors à mon aise, et je m’estimais, depuis que j’avais échappé aux chaloupes dans la plus dangereuse position où je me fusse trouvé de ma vie ; en quelque mauvaise passe que j’eusse été, je ne m’étais jamais vu jusque-là poursuivi comme un voleur ; je n’avais non plus jamais rien fait qui blessât la délicatesse et la loyauté, encore moins qui fût contraire à l’honneur. J’avais été surtout mon propre ennemi, je n’avais été même, je puis bien le dire, hostile à personne autre qu’à moi. Pourtant je me voyais empêtré dans la plus méchante affaire imaginable ; car bien que je fusse parfaitement innocent, je n’étais pas à même de prouver mon innocence ; pourtant, si j’étais pris, je me voyais prévenu d’un crime de la pire espèce, au moins considéré comme tel par les gens auxquels j’avais à faire.

Je n’avais qu’une idée : chercher notre salut ; mais comment ? mais dans quel port, dans quel lieu ? Je ne savais. – Mon partner, qui d’abord avait été plus démonté que moi, me voyant ainsi abattu, se prit à relever mon courage ; et après m’avoir fait la description des différents ports de cette côte, il me dit qu’il était d’avis de relâcher à la Cochinchine ou à la baie de Ton-Kin, pour gagner ensuite Macao, ville appartenant autrefois aux Portugais, où résident encore beaucoup de familles européennes, et où se rendent d’ordinaire les missionnaires, dans le dessein de pénétrer en Chine.

Nous nous rangeâmes à cet avis, et en conséquence, après une traversée lente et irrégulière, durant laquelle nous souffrîmes beaucoup, faute de provisions, nous arrivâmes en vue de la côte de très-grand matin, et faisant réflexion aux circonstances passées et au danger imminent auquel nous avions échappé, nous résolûmes de relâcher dans une petite rivière ayant toutefois assez de fond pour nous, et de voir si nous ne pourrions pas, soit par terre, soit avec la pinace du navire, reconnaître quels bâtiments se trouvaient dans les ports d’alentour. Nous dûmes vraiment notre salut à cette heureuse précaution ; car si tout d’abord aucun navire européen ne s’offrit à nos regards dans la baie de Ton-Kin, le lendemain matin il y arriva deux vaisseaux hollandais, et un troisième sans pavillon déployé, mais que nous crûmes appartenir à la même nation, passa environ à deux lieues au large, faisant voile pour la côte de Chine. Dans l’après-midi nous apperçûmes deux bâtiments anglais, tenant la même route. Ainsi nous pensâmes nous voir environnés d’ennemis detous côtés. Le pays où nous faisions station était sauvage et barbare, les naturels voleurs par vocation ou par profession ; et bien qu’avec eux nous n’eussions guère commerce, et qu’excepté pour nous procurer des vivres nous évitassions d’avoir à faire à eux, ce ne fut pourtant qu’à grande peine que nous pûmes nous garder de leurs insultes plusieurs fois.

La petite rivière où nous étions n’est distante que de quelques lieues des dernières limites septentrionales de ce pays. Avec notre embarcation nous côtoyâmes au Nord-Est jusqu’à la pointe de terre qui ouvre la grande baie de Ton-Kin, et ce fut durant cette reconnaissance que nous découvrîmes, comme on sait, les ennemis dont nous étions environnés. Les naturels chez lesquels nous étions sont les plus barbares detous les habitants de cette côte ; ils n’ont commerce avec aucune autre nation, et vivent seulement de poisson, d’huile, et autres grossiers aliments. Une preuve évidente de leur barbarie toute particulière, c’est la coutume qu’ils ont, lorsqu’un navire a le malheur de naufrager sur leur côte, de faire l’équipage prisonnier, c’est-à-dire esclave ; et nous ne tardâmes pas à voir un échantillon de leur bonté en ce genre à l’occasion suivante :

J’ai consigné ci-dessus que notre navire avait fait une voie d’eau en mer, et que nous n’avions pu le découvrir. Bien qu’à la fin elle eût été bouchée aussi inopinément qu’heureusement dans l’instant même où nous allions être capturés par les chaloupes hollandaises et anglaises proche la baie de Siam, cependant comme nous ne trouvions pas le bâtiment en aussi bon point que nous l’aurions désiré, nous résolûmes, tandis que nous étions en cet endroit, de l’échouer au rivage après avoir retiré le peu de choses lourdes que nous avions à bord, pour nettoyer et réparer la carène, et, s’il était possible, trouver où s’était fait le déchirement.

En conséquence, ayant allégé le bâtiment et mistous les canons et les autres objets mobiles d’un seul côté, nous fîmes de notre mieux pour le mettre à la bande, afin de parvenir jusqu’à la quille ; car, toute réflexion faite, nous ne nous étions pas souciés de l’échouer à sec : nous n’avions pu trouver une place convenable pour cela.

Les habitants, qui n’avaient jamais assisté à un pareil spectacle, descendirent émerveillés au rivage pour nous regarder ; et voyant le vaisseau ainsi abattu, incliné vers la rive, et ne découvrant point nos hommes qui, de l’autre côté, sur des échafaudages et dans les embarcations travaillaient à la carène, ils s’imaginèrent qu’il avait fait naufrage et se trouvait profondément engravé.

Dans cette supposition, au bout de deux ou trois heures et avec dix ou douze grandes barques qui contenaient les unes huit, les autres dix hommes, ils se réunirent près de nous, se promettant sans doute de venir à bord, de piller le navire, et, s’ils nous y trouvaient, de nous mener comme esclaves à leur Roi ou Capitaine, car nous ne sûmes point qui les gouvernait.

Quand ils s’approchèrent du bâtiment et commencèrent de ramer à l’entour, ils nous apperçurenttous fort embesognés après la carène, nettoyant, calfatant et donnant le suif, comme tout marin sait que cela se pratique.

Ils s’arrêtèrent quelque temps à nous contempler. Dans notre surprise nous ne pouvions concevoir quel était leur dessein ; mais, à tout évènement, profitant de ce loisir, nous fîmes entrer quelques-uns des nôtres dans le navire, et passer des armes et des munitions à ceux qui travaillaient, afin qu’ils pussent se défendre au besoin. Et ce ne fut pas hors de propos ; car après tout au plus un quart d’heure de délibération, concluant sans doute que le vaisseau était réellement naufragé, que nous étions à l’œuvre pour essayer de le sauver et de nous sauver nous-mêmes à l’aide de nos embarcations, et, quand on transporta nos armes, que nous tâchions de faire le sauvetage de nos marchandises, ils posèrent en fait que nous leur étions échus et s’avancèrent droit sur nous, comme en ligne de bataille.

Combat à la poix §

À la vue de cette multitude, la position vraiment n’était pas tenable, nos hommes commencèrent à s’effrayer, et se mirent à nous crier qu’ils ne savaient que faire. Je commandai aussitôt à ceux qui travaillaient sur les échafaudages de descendre, de rentrer dans le bâtiment, et à ceux qui montaient les chaloupes de revenir. Quant à nous, qui étions à bord, nous employâmes toutes nos forces pour redresser le bâtiment. Ni ceux de l’échafaudage cependant, ni ceux des embarcations, ne purent exécuter ces ordres avant d’avoir sur les bras les Cochinchinois qui, avec deux de leurs barques, se jetaient déjà sur notre chaloupe pour faire nos hommes prisonniers.

 

Le premier dont ils se saisirent était un matelot anglais, un hardi et solide compagnon. Il tenait un mousquet à la main ; mais, au lieu de faire feu, il le déposa dans la chaloupe : je le crus fou. Le drôle entendait mieux que moi son affaire ; car il agrippa un payen, le tira violemment de sa barque dans la nôtre, puis, le prenant par les deux oreilles, lui cogna la tête si rudement contre le plat-bord, que le camarade lui resta dans les mains. Sur l’entrefaite un Hollandais qui se trouvait à côté ramassa, le mousquet, et avec la crosse manœuvra si bien autour de lui, qu’il terrassa cinq barbares au moment où ils tentaient d’entrer dans la chaloupe. Mais qu’était tout cela pour résister à quarante ou cinquante hommes qui, intrépidement, ne se méfiant pas du danger, commençaient à se précipiter dans la chaloupe, défendue par cinq matelots seulement ! Toutefois un incident qui nous apprêta surtout à rire, procura à nos gens une victoire complète. Voici ce que c’est :

Notre charpentier, en train de donner un suif à l’extérieur du navire et de brayer les coutures qu’il avait calfatées pour boucher les voies, venait justement de faire descendre dans la chaloupe deux chaudières, l’une pleine de poix bouillante, l’autre de résine, de suif, d’huile et d’autres matières dont on fait usage pour ces opérations, et le garçon qui servait notre charpentier avait justement à la main une grande cuillère de fer avec laquelle il passait aux travailleurs la matière en fusion, quand, par les écoutes d’avant, à l’endroit même où se trouvait ce garçon, deux de nos ennemis entrèrent dans la chaloupe. Le drille aussitôt les salua d’une cuillerée de poix bouillante qui les grilla et les échauda si bien, d’autant qu’ils étaient à moitié nus, qu’exaspérés par leurs brûlures, ils sautèrent à la mer beuglant comme deux taureaux. À ce coup le charpentier s’écria : – « Bien joué, Jack ! bravo, va toujours. » – Puis s’avançant lui-même il prend un guipon, et le plongeant dans la chaudière à la poix, lui et son aide en envoient une telle profusion, que, bref, dans trois barques, il n’y eut pas un assaillant qui ne fût roussi et brûlé d’une manière piteuse, d’une manière effroyable, et ne poussât des cris et des hurlements tels que de ma vie je n’avais ouï un plus horrible vacarme, voire même rien de semblable ; car bien que la douleur, et c’est une chose digne de remarque, fasse naturellement jeter des cris àtous les êtres, cependant chaque nation a un mode particulier d’exclamation et ses vociférations à elle comme elle a son langage à elle. Je ne saurais, aux clameurs de ces créatures, donner un nom ni plus juste ni plus exact que celui de hurlement. Je n’ai vraiment jamais rien ouï qui en approchât plus que les rumeurs des loups que j’entendis hurler, comme on sait, dans la forêt, sur les frontières du Languedoc.

Jamais victoire ne me fit plus de plaisir, non-seulement parce qu’elle était pour moi inopinée et qu’elle nous tirait d’un péril imminent, mais encore parce que nous l’avions remportée sans avoir répandu d’autre sang que celui de ce pauvre diable qu’un de nos drilles avait dépêché de ses mains, à mon regret toutefois, car je souffrais de voir tuer de pareils misérables Sauvages, même en cas de personnelle défense, dans la persuasion où j’étais qu’ils croyaient ne faire rien que de juste, et n’en savaient pas plus long. Et, bien que ce meurtre pût être justifiable parce qu’il avait été nécessaire et qu’il n’y a point de crime nécessaire dans la nature, je n’en pensais pas moins que c’est là une triste vie que celle où il nous faut sans cesse tuer nos semblables pour notre propre conservation, et, de fait, je pense ainsi toujours ; même aujourd’hui j’aimerais mieux souffrir beaucoup que d’ôter la vie à l’être le plus vil qui m’outragerait. Tout homme judicieux, et qui connaît la valeur d’une vie, sera de mon sentiment, j’en ai l’assurance, s’il réfléchit sérieusement.

Mais pour en revenir à mon histoire, durant cette échauffourée mon partner et moi, qui dirigions le reste de l’équipage à bord, nous avions fort dextrement redressé le navire ou à peu près ; et, quand nous eûmes remis les canons en place, le canonner me pria d’ordonner à notre chaloupe de se retirer, parce qu’il voulait envoyer une bordée à l’ennemi. Je lui dis de s’en donner de garde, de ne point mettre en batterie, que sans lui le charpentier ferait la besogne ; je le chargeai seulement de faire chauffer une autre chaudière de poix, ce dont, prit soin notre Cook qui se trouvait à bord. Mais nos assaillants étaient si atterrés de leur première rencontre, qu’ils ne se soucièrent pas de revenir. Quant à ceux de nos ennemis qui s’étaient trouvés hors d’atteinte, voyant le navire à flot, et pour ainsi dire debout, ils commencèrent, nous le supposâmes du moins, à s’appercevoir de leur bévue et à renoncer à l’entreprise, trouvant que ce n’était pas là du tout ce qu’ils s’étaient promis. – C’est ainsi que nous sortîmes de cette plaisante bataille ; et comme deux jours auparavant nous avions porté à bord du riz, des racines, du pain et une quinzaine de pourceaux gras, nous résolûmes de ne pas demeurer là plus long-temps, et de remettre en mer quoi qu’il en pût advenir ; car nous ne doutions pas d’être environnés, le jour suivant, d’un si grand nombre de ces marauds, que notre chaudière de poix n’y pourrait suffire.

En conséquence tout fut replacé à bord le soir même, et dès le matin nous étions prêts à partir. Dans ces entrefaites, comme nous avions mouillé l’ancre à quelque distance du rivage, nous fûmes bien moins inquiets : nous étions alors en position de combattre et de courir au large si quelque ennemi se fût présenté. Le lendemain, après avoir terminé à bord notre besogne, toutes les voies se trouvant parfaitement étanchées, nous mîmes à la voile. Nous aurions bien voulu aller dans la baie de Ton-Kin, désireux que nous étions d’obtenir quelques renseignements sur ces bâtiments hollandais qui y étaient entrés ; mais nous n’osâmes pas, à cause que nous avions vu peu auparavant plusieurs navires qui s’y rendaient, à ce que nous supposâmes. Nous cinglâmes donc au Nord-Est, à dessein de toucher à l’île Formose, ne redoutait pas moins d’être apperçu par un bâtiment marchand hollandais ou anglais qu’un navire hollandais ou anglais ne redoute de l’être dans la Méditerranée par un vaisseau de guerre algérien.

Quand nous eûmes gagné la haute mer nous tînmes toujours au Nord-Est comme si nous voulions aller aux Manilles ou îles Philippines, ce que nous fîmes pour ne pas tomber dans la route des vaisseaux européens ; puis nous gouvernâmes au Nord jusqu’à ce que nous fussions par 22 degrés 20 minutes de latitude, de sorte que nous arrivâmes directement à l’île Formose, où nous jetâmes l’ancre pour faire de l’eau et des provisions fraîches. Là les habitants, qui sont très-courtois et très-civils dans leurs manières, vinrent au-devant de nos besoins et en usèrent très-honnêtement et très-loyalement avec nous dans toutes leurs relations ettous leurs marchés, ce que nous n’avions pas trouvé dans l’autre peuple, ce qui peut-être est dû au reste du christianisme autrefois planté dans cette île par une mission de protestants hollandais : preuve nouvelle de ce que j’ai souvent observé, que la religion chrétienne partout où elle est reçue civilise toujours les hommes et réforme leurs mœurs, qu’elle opère ou non leur sanctification.

De là nous continuâmes à faire route au Nord, nous tenant toujours à la même distance de la côte de Chine, jusqu’à ce que nous eussions passétous les ports fréquentés par les navires européens, résolus que nous étions autant que possible à ne pas nous laisser prendre, surtout dans cette contrée, où, vu notre position, c’eût été fait de nous infailliblement. Pour ma part, j’avais une telle peur d’être capturé, que, je le crois fermement, j’eusse préféré de beaucoup tomber entre les mains de l’inquisition espagnole38.

Étant alors parvenus à la latitude de 30 degrés, nous nous déterminâmes à entrer dans le premier port de commerce que nous trouverions. Tandis que nous rallions la terre, une barque vint nous joindre à deux lieues au large, ayant à bord un vieux pilote portugais, qui, nous ayant reconnu pour un bâtiment européen, venait nous offrir ses services. Nous fûmes ravis de sa proposition ; nous le prîmes à bord, et là-dessus, sans nous demander où nous voulions aller, il congédia la barque sur laquelle il était venu.

Bien persuadé qu’il nous était loisible alors de nous faire mener par ce vieux homme où bon nous semblerait, je lui parlai tout d’abord de nous conduire au golfe de Nanking, dans la partie la plus septentrionale de la côte de Chine. Le bon homme nous dit qu’il connaissait fort bien le golfe de Nanking ; mais, en souriant, il nous demanda ce que nous y comptions faire.

Je lui répondis que nous voulions y vendre notre cargaison, y acheter des porcelaines, des calicots, des soies écrues, du thé, des soies ouvrées, puis nous en retourner par la même route. – « En ce cas, nous dit-il, ce serait bien mieux votre affaire de relâcher à Macao, où vous ne pourriez manquer de vous défaire avantageusement de votre opium, et où, avec votre argent, vous pourriez acheter toute espèce de marchandises chinoises à aussi bon marché qu’à Nanking. »

Dans l’impossibilité de détourner le bon homme de ce sentiment dont il était fort entêté et fort engoué, je lui dis que nous étions gentlemen aussi bien que négociants, et que nous avions envie d’aller voir la grande cité de Péking et la fameuse Cour du monarque de la Chine. – « Alors, reprit-il, il faut aller à Ningpo, d’où, par le fleuve qui se jette là dans la mer, vous gagnerez, au bout de cinq lieues, le grand canal. Ce canal, partout navigable, traverse le cœur de tout le vaste empire chinois, coupe toutes les rivières, franchit plusieurs montagnes considérables au moyen d’écluses et de portes, et s’avance jusqu’à la ville de Péking, après un cours de deux cent soixante-dix lieues. »

  • – « Fort bien, senhor Portuguez, répondis-je ; mais ce n’est pas là notre affaire maintenant : la grande question est de savoir s’il vous est possible de nous conduire à la ville de Nanking, d’où plus tard nous nous rendrions à Péking. » – Il me dit que Oui, que c’était pour lui chose facile, et qu’un gros navire hollandais venait justement de prendre la même route. Ceci me causa quelque trouble : un vaisseau hollandais était pour lors notre terreur, et nous eussions préféré rencontrer le diable pourvu qu’il ne fût pas venu sous une figure trop effroyable. Nous avions la persuasion qu’un bâtiment hollandais serait notre ruine ; nous n’étions pas de taille à nous mesurer :tous les vaisseaux qui trafiquent dans ces parages étant d’un port considérable et d’une beaucoup plus grande force que nous.

Le bon homme s’apperçut de mon trouble et de mon embarras quand il me parla du navire hollandais, et il me dit :

  • – « Sir, vous n’avez rien à redouter des Hollandais, je ne suppose pas qu’ils soient en guerre aujourd’hui avec votre nation. » – « Non, dis-je, il est vrai ; mais je ne sais quelles libertés les hommes se peuvent donner lorsqu’ils sont hors de la portée des lois de leurs pays. » – « Eh quoi ! reprit-il, vous n’êtes pas des pirates, que craignez-vous ? À coup sûr on ne s’attaquera pas à de paisibles négociants. »

Le vieux pilote portugais §

Si, à ces mots, tout mon sang ne me monta pas au visage, c’est que quelque obstruction l’arrêta dans les vaisseaux que la nature a destinés à sa circulation. – Jeté dans la dernière confusion, je dissimulai mal, et le bon homme s’apperçut aisément de mon désordre.

 

  • – « Sir, me dit-il, je vois que je déconcerte vos mesures : je vous en prie, s’il vous plaît, faîtes ce que bon vous semble, et croyez bien que je vous servirai de toutes mes forces. » – « Oui, cela est vrai, Senhor, répondis-je, maintenant je suis quelque peu ébranlé dans ma résolution, je ne sais où je dois aller, d’autant surtout que vous avez parlé de pirates. J’ose espérer qu’il n’y en a pas dans ces mers ; nous serions en fort mauvaise position : vous le voyez, notre navire n’est pas de haut-bord et n’est que faiblement équipé. »

« Oh ! Sir, s’écria-t-il, tranquillisez-vous ; je ne sache pas qu’aucun pirate ait paru dans ces mers depuis quinze ans, un seul excepté, qui a été vu, à ce que j’ai ouï dire, dans la baie de Siam il y a environ un mois ; mais vous pouvez être certain qu’il est parti pour le Sud ; d’ailleurs ce bâtiment n’est ni formidable ni propre à son métier ; il n’a pas été construit pour faire la course ; il a été enlevé par un tas de coquins qui se trouvaient à bord, après que le capitaine et quelques-uns de ses hommes eurent été tués par des Malais à ou près l’île de Sumatra. »

« Quoi ! dis-je, faisant semblant de ne rien savoir de cette affaire, ils ont assassiné leur capitaine ? » – « Non, reprit-il, je ne prétends pas qu’ils l’aient massacré ; mais comme après le coup ils se sont enfuis avec le navire, on croit généralement qu’ils l’ont livré par trahison entre les mains de ces Malais qui l’égorgèrent, et que sans doute ils avaient apostés pour cela. » – « Alors, m’écriai-je, ils ont mérité la mort tout autant que s’ils avaient frappé eux-mêmes. » – « Oui-da, repartit le bon homme ils l’ont méritée et pour certain ils l’auront s’ils sont découverts par quelque navire anglais ou hollandais ; cartous sont convenus s’ils rencontrent ces brigands de ne leur point donner de quartier. »

  • – « Mais, lui fis-je observer, puisque vous dites que le pirate a quitté ces mers, comment pourraient-ils le rencontrer ? » – « Oui vraiment, répliqua-t-il, on assure qu’il est parti ; ce qu’il y a de certain toutefois, comme je vous l’ai déjà dit, c’est qu’il est entré il y a environ un mois, dans la baie de Siam, dans la rivière de Camboge, et que là, découvert par des Hollandais, qui avaient fait partie de l’équipage et qui avaient été abandonnés à terre quand leurs compagnons s’étaient enfuis avec le navire, peu s’en est fallu qu’il ne soit tombé entre les mains de quelques marchands anglais et hollandais mouillés dans la même rivière. Si leurs premières embarcations avaient été bien secondées on l’aurait infailliblement capturé ; mais ne se voyant harcelés que par deux chaloupes, il vira vent devant, fit feu dessus, les désempara avant que les autres fussent arrivées, puis, gagnant la haute mer, leur fit lever la chasse et disparut. Comme ils ont une description exacte du navire, ils sont sûrs de le reconnaître, et partout où ils le trouveront ils ont juré de ne faire aucun quartier ni au capitaine ni à ses hommes et de les pendretous à la grande vergue. »
  • – « Quoi ! m’écriai-je, ils les exécuteront à tort ou à droit ? Ils les pendront d’abord et les jugeront ensuite ? » – « Bon Dieu ! Sir, répondit le vieux pilote, qu’est-il besoin de formalités avec de pareils coquins ? Qu’on les lie dos à dos et qu’on les jette à la mer, c’est là tout ce qu’ils méritent. »

Sentant le bon homme entre mes mains et dans l’impossibilité de me nuire, je l’interrompis brusquement : – « Fort bien, Senhor, lui dis-je, et voilà justement pourquoi je veux que vous nous meniez à Nanking et ne veux pas rebrousser vers Macao ou tout autre parage fréquenté par les bâtiments anglais ou hollandais ; car, sachez, Senhor, que messieurs les capitaines de vaisseaux sont un tas de malavisés, d’orgueilleux, d’insolents personnages qui ne savent ce que c’est que la justice, ce que c’est que de se conduire selon les lois de Dieu et la nature ; fiers de leur office et n’entendant goutte à leur pouvoir pour punir des voleurs, ils se font assassins ; ils prennent sur eux d’outrager des gens faussement accusés et de les déclarer coupables sans enquête légale ; mais si Dieu me prête vie je leur en ferai rendre compte, je leur ferai apprendre comment la justice veut être administrée, et qu’on ne doit pas traiter un homme comme un criminel avant que d’avoir quelque preuve et du crime et de la culpabilité de cet homme. »

Sur ce, je lui déclarai que notre navire était celui-là même que ces messieurs avaient attaqué ; je lui exposai tout au long l’escarmouche que nous avions eue avec leurs chaloupes et la sottise et la couardise de leur conduite ; je lui contai toute l’histoire de l’acquisition du navire et comment le Hollandais nous avait présenté la chose ; je lui dis les raisons que j’avais de ne pas ajouter foi à l’assassinat du capitaine par les Malais, non plus qu’au rapt du navire ; que ce n’était qu’une fable du crû de ces messieurs pour insinuer que l’équipage s’était fait pirate ; qu’après tout ces messieurs auraient dû au moins s’assurer du fait avant de nous attaquer au dépourvu et de nous contraindre à leur résister : – « Ils auront à répondre, ajoutai-je, du sang des hommes que dans notre légitime défense nous avons tués ! »

Ébahi à ce discours, le bon homme nous dit que nous avions furieusement raison de gagner le Nord, et que, s’il avait un conseil à nous donner, ce serait de vendre notre bâtiment en Chine, chose facile, puis d’en construire ou d’en acheter un autre dans ce pays : – « Assurément, ajouta-t-il, vous n’en trouverez pas d’aussi bon que le vôtre ; mais vous pourrez vous en procurer un plus que suffisant pour vous ramener vous et toutes vos marchandises au Bengale, ou partout ailleurs. »

Je lui dis que j’userais de son avis quand nous arriverions dans quelque port où je pourrais trouver un bâtiment pour mon retour ou quelque chaland qui voulût acheter le mien. Il m’assura qu’à Nanking les acquéreurs afflueraient ; que pour m’en revenir une jonque chinoise ferait parfaitement mon affaire ; et qu’il me procurerait des gens qui m’achèteraient l’un et qui me vendraient l’autre.

  • – « Soit ! Senhor, repris-je ; mais comme vous dites que ces messieurs connaissent si bien mon navire, en suivant vos conseils, je pourrai jeter d’honnêtes et braves gens dans un affreux guêpier et peut-être les faire égorger inopinément ; car partout où ces messieurs rencontreront le navire il leur suffira de le reconnaître pour impliquer l’équipage : ainsi d’innocentes créatures seraient surprises et massacrées. » – « Non, non, dit le bon homme, j’aviserai au moyen de prévenir ce malencontre : comme je connaistous ces commandants dont vous parlez et que je les verraitous quand ils passeront, j’aurai soin de leur exposer la chose sous son vrai jour, et de leur démontrer l’énormité de leur méprise ; je leur dirai que s’il est vrai que les hommes de l’ancien équipage se soient enfuis avec le navire, il est faux pourtant qu’ils se soient faits pirates ; et que ceux qu’ils ont assaillis vers Camboge ne sont pas ceux qui autrefois enlevèrent le navire, mais de braves gens qui l’ont acheté innocemment pour leur commerce : et je suis persuadé qu’ils ajouteront foi à mes paroles, assez du moins pour agir avec plus de discrétion à l’avenir. » – « Bravo, lui dis-je, et voulez-vous leur remettre un message de ma part ? » – « Oui, volontiers, me répondit-il, si vous me le donnez par écrit et signé, afin que je puisse leur prouver qu’il vient de vous, qu’il n’est pas de mon crû. » – Me rendant à son désir, sur-le-champ je pris une plume, de l’encre et du papier, et je me mis à écrire sur l’échauffourée des chaloupes, sur la prétendue raison de cet injuste et cruel outrage, un long factum où je déclarais en somme à ces messieurs les commandants qu’ils avaient fait une chose honteuse, et que, si jamais ils reparaissaient en Angleterre et que je vécusse assez pour les y voir, ils la paieraient cher, à moins que durant mon absence les lois de ma patrie ne fussent tombées en désuétude.

Mon vieux pilote lut et relut ce manifeste et me demanda à plusieurs reprises si j’étais prêt à soutenir ce que j’y avançais. Je lui répondis que je le maintiendrais tant qu’il me resterait quelque chose au monde, dans la conviction où j’étais que tôt ou tard je devais la trouver belle pour ma revanche. Mais je n’eus pas l’occasion d’envoyer le pilote porter ce message, car il ne s’en retourna point39. Tandis que tout ceci se passait entre nous, par manière d’entretien, nous avancions directement vers Nanking, et au bout d’environ treize jours de navigation, nous vînmes jeter l’ancre à la pointe Sud-Ouest du grand golfe de ce nom, où j’appris par hasard que deux bâtiments hollandais étaient arrivés quelque temps avant moi, et qu’infailliblement je tomberais entre leurs mains. Dans cette conjoncture, je consultai de nouveau mon partner ; il était aussi embarrassé que moi, et aurait bien voulu descendre sain et sauf à terre, n’importe où. Comme ma perplexité ne me troublait pas à ce point, je demandai au vieux pilote s’il n’y avait pas quelque crique, quelque havre où je pusse entrer, pour traiter secrètement avec les Chinois sans être en danger de l’ennemi. Il me dit que si je voulais faire encore quarante-deux lieues au Sud nous trouverions un petit port nommé Quinchang, où les Pères de la Mission débarquaient d’ordinaire en venant de Macao, pour aller enseigner la religion chrétienne aux Chinois, et où les navires européens ne se montraient jamais ; et que, si je jugeais à propos de m’y rendre, là, quand j’aurais mis pied à terre, je pourrais prendre tout à loisir une décision ultérieure. – « J’avoue, ajouta-t-il, que ce n’est pas une place marchande, cependant à certaines époques il s’y tient une sorte de foire, où les négociants japonais viennent acheter des marchandises chinoises. »

Nous fûmestous d’avis de gagner ce port, dont peut-être j’écris le nom de travers ; je ne puis au juste me le rappeler l’ayant perdu ainsi que plusieurs autres notes sur un petit livre de poche que l’eau me gâta, dans un accident que je relaterai en son lieu ; je me souviens seulement que les négociants chinois et japonais avec lesquels nous entrâmes en relation lui donnaient un autre nom que notre pilote portugais, et qu’ils le prononçaient comme ci-dessus Quinchang.

Unanimes dans notre résolution de nous rendre à cette place, nous levâmes l’ancre le jour suivant ; nous étions allés deux fois à terre pour prendre de l’eau fraîche, et dans ces deux occasions les habitants du pays s’étaient montrés très-civils envers nous, et nous avaient apporté une profusion de choses, c’est-à-dire de provisions, de plantes, de racines, de thé, de riz et d’oiseaux ; mais rien sans argent.

Le vent étant contraire, nous n’arrivâmes à Quinchang qu’au bout de cinq jours ; mais notre satisfaction n’en fut pas moins vive. Transporté de joie, et, je puis bien le dire, de reconnaissance envers le Ciel, quand je posai le pied sur le rivage, je fis serment ainsi que mon partner, s’il nous était possible de disposer de nous et de nos marchandises d’une manière quelconque, même désavantageuse, de ne jamais remonter à bord de ce navire de malheur. Oui, il me faut ici le reconnaître, de toutes les circonstances de la vie dont j’ai fait quelque expérience, nulle ne rend l’homme si complètement misérable qu’une crainte continuelle. L’Écriture dit avec raison : – « L’effroi que conçoit un homme lui tend un piège. » C’est une mort dans la vie ; elle oppresse tellement l’âme qu’elle la plonge dans l’inertie ; elle étouffe les esprits animaux et abat toute cette vigueur naturelle qui soutient ordinairement l’homme dans ses afflictions, et qu’il retrouve toujours dans les plus grandes perplexités40.

Arrivée à Quinchang §

Ce sentiment qui grossit le danger ne manqua pas son effet ordinaire sur notre imagination en nous représentant les capitaines anglais et hollandais comme des gens incapables d’entendre raison, de distinguer l’honnête homme d’avec le coquin, de discerner une histoire en l’air, calculée pour nous nuire et dans le dessein de tromper, d’avec le récit simple et vrai de tout notre voyage, de nos opérations et de nos projets ; car nous avions cent moyens de convaincre toute créature raisonnable que nous n’étions pas des pirates : notre cargaison, la route que nous tenions, la franchise avec laquelle nous nous montrions et nous étions entrés dans tel et tel port, la forme et la faiblesse de notre bâtiment, le nombre de nos hommes, la paucité de nos armes, la petite quantité de nos munitions, la rareté de nos vivres, n’était-ce pas là tout autant de témoignages irrécusables ? L’opium et les autres marchandises que nous avions à bord auraient prouvé que le navire était allé au Bengale ; les Hollandais, qui, disait-on, avaienttous les noms des hommes de son ancien équipage, auraient vu aisément que nous étions un mélange d’Anglais, de Portugais et d’Indiens, et qu’il n’y avait parmi nous que deux Hollandais. Toutes ces circonstances et bien d’autres encore auraient suffi et au-delà pour rendre évident à tout capitaine entre les mains de qui nous serions tombés que nous n’étions pas des pirates.

 

Mais la peur, cette aveugle et vaine passion, nous troublait et nous jetait dans les vapeurs : elle brouillait notre cervelle, et notre imagination abusée enfantait mille terribles choses moralement impossibles. Nous nous figurions, comme on nous l’avait rapporté, que les marins des navires anglais et hollandais, que ces derniers particulièrement, étaient si enragés au seul nom de pirate, surtout si furieux de la déconfiture de leurs chaloupes et de notre fuite que, sans se donner le temps de s’informer si nous étions ou non des écumeurs et sans vouloir rien entendre, ils nous exécuteraient sur-le champ. Pour qu’ils daignassent faire plus de cérémonie nous réfléchissions que la chose avait à leurs yeux de trop grandes apparences de vérité : le vaisseau n’était-il pas le même, quelques-uns de leurs matelots ne le connaissaient-ils pas, n’avaient-ils pas fait partie de son équipage, et dans la rivière de Camboge, lorsque nous avions eu vent qu’ils devaient descendre pour nous examiner, n’avions nous pas battu leurs chaloupes et levé le pied ? Nous ne mettions donc pas en doute qu’ils ne fussent aussi pleinement assurés que nous étions pirates que nous nous étions convaincus du contraire ; et souvent je disais que je ne savais si, nos rôles changés, notre cas devenu le leur, je n’eusse pas considéré tout ceci comme de la dernière évidence, et me fusse fait aucun scrupule de tailler en pièces l’équipage sans croire et peut-être même sans écouter ce qu’il aurait pu alléguer pour sa défense.

Quoi qu’il en fût, telles avaient été nos appréhensions ; et mon partner et moi nous avions rarement fermé l’œil sans rêver corde et grande vergue, c’est-à-dire potence ; sans rêver que nous combattions, que nous étions pris, que nous tuions et que nous étions tués. Une nuit entre autres, dans mon songe j’entrai dans une telle fureur, m’imaginant que les Hollandais nous abordaient et que j’assommais un de leurs matelots, que je frappai du poing contre le côté de la cabine où je couchais et avec une telle force que je me blessai très-grièvement la main, que je me foulai les jointures, que je me meurtris et déchirai la chair : à ce coup non-seulement je me réveillai en sursaut, mais encore je fus en transe un moment d’avoir perdu deux doigts.

Une autre crainte dont j’avais été possédé, c’était le traitement cruel que nous feraient les Hollandais si nous tombions entre leurs mains. Alors l’histoire d’Amboyne me revenait dans l’esprit, et je pensais qu’ils pourraient nous appliquer à la question, comme en cette île ils y avaient appliqué nos compatriotes, et forcer par la violence de la torture quelques-uns de nos hommes à confesser des crimes dont jamais ils ne s’étaient rendus coupables, à s’avouer eux et noustous pirates, afin de pouvoir nous mettre à mort avec quelques apparences de justice ; poussés qu’ils seraient à cela par l’appât du gain : notre vaisseau et sa cargaison valant en somme quatre ou cinq mille livres sterling.

Toutes ces appréhensions nous avaient tourmentés mon partner et moi nuit et jour. Nous ne prenions point en considération que les capitaines de navire n’avaient aucune autorité pour agir ainsi, et que si nous nous constituions leurs prisonniers ils ne pourraient se permettre de nous torturer, de nous mettre à mort sans en être responsables quand ils retourneraient dans leur patrie : au fait ceci n’avait rien de bien rassurant ; car s’ils eussent mal agi à notre égard, le bel avantage pour nous qu’ils fussent appelés à en rendre compte, car si nous avions été occis tout d’abord, la belle satisfaction pour nous qu’ils en fussent punis quand ils rentreraient chez eux.

Je ne puis m’empêcher de consigner ici quelques réflexions que je faisais alors sur mes nombreuses vicissitudes passées. Oh ! combien je trouvais cruel que moi, qui avais dépensé quarante années de ma vie dans de continuelles traverses, qui avais enfin touché en quelque sorte au port vers lequel tendenttous les hommes, le repos et l’abondance, je me fusse volontairement jeté dans de nouveaux chagrins, par mon choix funeste, et que moi qui avais échappé à tant de périls dans ma jeunesse j’en fusse venu sur le déclin de l’âge, dans une contrée lointaine, en lieu et circonstance où mon innocence ne pouvait m’être d’aucune protection, à me faire pendre pour un crime que, bien loin d’en être coupable, j’exécrais.

À ces pensées succédait un élan religieux, et je me prenais à considérer que c’était là sans doute une disposition immédiate de la Providence ; que je devais le regarder comme tel et m’y soumettre ; que, bien que je fusse innocent devant les hommes, tant s’en fallait que je le fusse devant mon Créateur ; que je devais songer aux fautes signalées dont ma vie était pleine et pour lesquelles la Providence pouvait m’infliger ce châtiment, comme une juste rétribution ; enfin, que je devais m’y résigner comme je me serais résigné à un naufrage s’il eût plu à Dieu de me frapper d’un pareil désastre.

À son tour mon courage naturel quelquefois reparaissait, je formais de vigoureuses résolutions, je jurais de ne jamais me laisser prendre, donc jamais me laisser torturer par une poignée de barbares froidement impitoyables ; je me disais qu’il aurait mieux valu pour moi tomber entre les mains des Sauvages, des Cannibales, qui, s’ils m’eussent fait prisonnier, m’eussent à coup sûr dévoré, que de tomber entre les mains de ces messieurs, dont peut-être la rage s’assouvirait sur moi par des cruautés inouïes, des atrocités. Je me disais, quand autrefois j’en venais aux mains avec les Sauvages n’étais-je pas résolu à combattre jusqu’au dernier soupir ? et je me demandais pourquoi je ne ferais pas de même alors, puisque être pris par ces messieurs était pour moi une idée plus terrible que ne l’avait jamais été celle d’être mangé par les Sauvages. Les Caraïbes, à leur rendre justice, ne mangeaient pas un prisonnier qu’il n’eût rendu l’âme, ils le tuaient d’abord comme nous tuons un bœuf ; tandis que ces messieurs possédaient une multitude de raffinements ingénieux pour enchérir sur la cruauté de la mort. – Toutes les fois que ces pensées prenaient le dessus, je tombais immanquablement dans une sorte de fièvre, allumée par les agitations d’un combat supposé : mon sang bouillait, mes yeux étincelaient comme si j’eusse été dans la mêlée, puis je jurais de ne point accepter de quartier, et quand je ne pourrais plus résister, de faire sauter le navire et tout ce qui s’y trouvait pour ne laisser à l’ennemi qu’un chétif butin dont il pût faire trophée.

Mais aussi lourd qu’avait été le poids de ces anxiétés et de ces perplexités tandis que nous étions à bord, aussi grande fut notre joie quand nous nous vîmes à terre, et mon partner me conta qu’il avait rêvé que ses épaules étaient chargées d’un fardeau très-pesant qu’il devait porter au sommet d’une montagne : il sentait qu’il ne pourrait le soutenir long-temps ; mais était survenu le pilote portugais qui l’en avait débarrassé, la montagne avait disparu et il n’avait plus apperçu devant lui qu’une plaine douce et unie. Vraiment il en était ainsi, nous étions comme des hommes qu’on a délivrés d’un pesant fardeau.

Pour ma part j’avais le cœur débarrassé d’un poids sous lequel je faiblissais ; et, comme je l’ai dit, je fis serment de ne jamais retourner en mer sur ce navire. – Quand nous fûmes à terre, le vieux pilote, devenu alors notre ami, nous procura un logement et un magasin pour nos marchandises, qui dans le fond ne faisaient à peu près qu’un : c’était une hutte contiguë à une maison spacieuse, le tout construit en cannes et environné d’une palissade de gros roseaux pour garder des pilleries des voleurs, qui, à ce qu’il paraît, pullulent dans le pays. Néanmoins, les magistrats nous octroyèrent une petite garde : nous avions un soldat qui, avec une espèce de hallebarde ou de demi-pique, faisait sentinelle à notre porte et auquel nous donnions une mesure de riz et une petite pièce de monnaie, environ la valeur de trois pennys par jour. Grâce à tout cela, nos marchandises étaient en sûreté.

La foire habituellement tenue dans ce lieu était terminée depuis quelque temps ; cependant nous trouvâmes encore trois ou quatre jonques dans la rivière et deux japoniers, j’entends deux vaisseaux du Japon, chargés de marchandises chinoises attendant pour faire voile les négociants japonais qui étaient encore à terre.

La première chose que fit pour nous notre vieux pilote portugais, ce fut de nous ménager la connaissance de trois missionnaires catholiques qui se trouvaient dans la ville et qui s’y étaient arrêtés depuis assez long-temps pour convertir les habitants au Christianisme ; mais nous crûmes voir qu’ils ne faisaient que de piteuse besogne et que les Chrétiens qu’ils faisaient ne faisaient que de tristes Chrétiens. Quoiqu’il en fût, ce n’était pas notre affaire. Un de ces prêtres était un Français qu’on appelait Père Simon, homme de bonne et joyeuse humeur, franc dans ses propos et n’ayant pas la mine si sérieuse et si grave que les deux autres, l’un Portugais, l’autre Génois. Père Simon était courtois, aisé dans ses manières et d’un commerce fort aimable ; ses deux compagnons, plus réservés, paraissaient rigides et austères, et s’appliquaient tout de bon à l’œuvre pour laquelle ils étaient venus, c’est-à-dire à s’entretenir avec les habitants et à s’insinuer parmi eux toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Souvent nous prenions nos repas avec ces révérends ; et quoique à vrai dire ce qu’ils appellent la conversion des Chinois au Christianisme soit fort éloignée de la vraie conversion requise pour amener un peuple à la Foi du Christ, et ne semble guère consister qu’à leur apprendre le nom de Jésus, à réciter quelques prières à la Vierge Marie et à son Fils dans une langue qu’ils ne comprennent pas, à faire le signe de la croix et autres choses semblables, cependant il me faut l’avouer, ces religieux qu’on appelle Missionnaires, ont une ferme croyance que ces gens seront sauvés et qu’ils sont l’instrument de leur salut ; dans cette persuasion, ils subissent non-seulement les fatigues du voyage, les dangers d’une pareille vie, mais souvent la mort même avec les tortures les plus violentes pour l’accomplissement de cette œuvre ; et ce serait de notre part un grand manque de charité, quelque opinion que nous ayons de leur besogne en elle-même et de leur manière de l’expédier, si nous n’avions pas une haute opinion du zèle qui la leur fait entreprendre à travers tant de dangers, sans avoir en vue pour eux-mêmes le moindre avantage temporel. 41

Le négociant japonais §

Or, pour en revenir à mon histoire, ce prêtre français, Père Simon, avait, ce me semble, ordre du chef de la Mission de se rendre à Péking, résidence royale de l’Empereur chinois, et attendait un autre prêtre qu’on devait lui envoyer de Macao pour l’accompagner. Nous nous trouvions rarement ensemble sans qu’il m’invitât à faire ce voyage avec lui, m’assurant qu’il me montrerait toutes les choses glorieuses de ce puissant Empire et entre autres la plus grande cité du monde : – « Cité, disait-il, que votre Londres et notre Paris réunis ne pourraient égaler. » – Il voulait parler de Péking, qui, je l’avoue, est une ville fort grande et infiniment peuplée ; mais comme j’ai regardé ces choses d’un autre œil que le commun des hommes, j’en donnerai donc mon opinion en peu de mots quand, dans la suite de mes voyages, je serai amené à en parler plus particulièrement.

 

Mais d’abord je retourne à mon moine ou missionnaire : dînant un jour avec lui, nous trouvanttous fort gais, je lui laissai voir quelque penchant à le suivre, et il se mit à me presser très-vivement, ainsi que mon partner, et à nous faire mille séductions pour nous décider. – « D’où vient donc, Père Simon, dit mon partner, que vous souhaitez si fort notre société ? Vous savez que nous sommes hérétiques ; vous ne pouvez nous aimer ni goûter notre compagnie. » – « Oh ! s’écria-t-il, vous deviendrez peut-être de bons Catholiques, avec le temps : mon affaire ici est de convertir des payens ; et qui sait si je ne vous convertirai pas aussi ? » – « Très-bien, Père, repris-je ; ainsi vous nous prêcherez tout le long du chemin. » – « Non, non, je ne vous importunerai pas : notre religion n’est pas incompatible avec les bonnes manières ; d’ailleurs, nous sommestous ici censés compatriotes. Au fait ne le sommes-nous pas eu égard au pays où nous nous trouvons ; et si vous êtes huguenots et moi catholique, au total ne sommes-nous pastous chrétiens ? Tout au moins, ajouta-t-il, nous sommestous de braves gens et nous pouvons fort bien nous hanter sans nous incommoder l’un l’autre. » – Je goûtai fort ces dernières paroles, qui rappelèrent à mon souvenir mon jeune ecclésiastique que j’avais laissé au Brésil, mais il s’en fallait de beaucoup que ce Père Simon approchât de son caractère ; car bien que Père Simon n’eût en lui nulle apparence de légèreté criminelle, cependant il n’avait pas ce fonds de zèle chrétien, de piété stricte, d’affection sincère pour la religion que mon autre bon ecclésiastique possédait et dont j’ai parlé longuement.

Mais laissons un peu Père Simon, quoiqu’il ne nous laissât point, ni ne cessât de nous solliciter de partir avec lui. Autre chose alors nous préoccupait : il s’agissait de nous défaire de notre navire et de nos marchandises, et nous commencions à douter fort que nous le pussions, car nous étions dans une place peu marchande : une fois même je fus tenté de me hasarder à faire voile pour la rivière de Kilam et la ville de Nanking ; mais la Providence sembla alors, plus visiblement que jamais, s’intéresser à nos affaires, et mon courage fut tout-à-coup relevé par le pressentiment que je devais, d’une manière ou d’une autre, sortir de cette perplexité et revoir enfin ma patrie : pourtant je n’avais pas le moindre soupçon de la voie qui s’ouvrirait, et quand je me prenais quelquefois à y songer je ne pouvais imaginer comment cela adviendrait. La Providence, dis-je, commença ici à débarrasser un peu notre route, et pour la première chose heureuse voici que notre vieux pilote portugais nous amena un négociant japonais qui, après s’être enquis des marchandises que nous avions, nous acheta en premier lieu tout notre opium : il nous en donna un très-bon prix, et nous paya en or, au poids, partie en petites pièces au coin du pays, partie en petits lingots d’environ dix ou onze onces chacun. Tandis que nous étions en affaire avec lui pour notre opium il me vint à l’esprit qu’il pourrait bien aussi s’arranger de notre navire et j’ordonnai à l’interprète de lui en faire la proposition ; à cette ouverture, il leva tout bonnement les épaules, mais quelques jours après il revint avec un des missionnaires pour son trucheman et me fit cette offre : – « Je vous ai acheté, dit-il, une trop grande quantité de marchandises avant d’avoir la pensée ou que la proposition m’ait été faite d’acheter le navire, de sorte qu’il ne me reste pas assez d’argent pour le payer ; mais si vous voulez le confier au même équipage je le louerai pour aller au Japon, d’où je l’enverrai aux îles Philippines avec un nouveau chargement dont je paierai le fret avant son départ du Japon, et à son retour je l’achèterai. » Je prêtai l’oreille à cette proposition, et elle remua si vivement mon humeur aventurière que je conçus aussitôt l’idée de partir moi-même avec lui, puis de faire voile des îles Philippines pour les mers du Sud. Je demandai donc au négociant japonais s’il ne pourrait pas ne nous garder que jusqu’aux Philippines et nous congédier là. Il répondit que non, que la chose était impossible, parce qu’alors il ne pourrait effectuer le retour de sa cargaison, mais qu’il nous congédierait au Japon, à la rentrée du navire. J’y adhérais, toujours disposé à partir ; mais mon partner, plus sage que moi, m’en dissuada en me représentant les dangers auxquels j’allais courir et sur ces mers, et chez les Japonais, qui sont faux, cruels et perfides, et chez les Espagnols des Philippines, plus faux, plus cruels et plus perfides encore.

Mais pour amener à conclusion ce grand changement dans nos affaires, il fallait d’abord consulter le capitaine du navire. Et l’équipage, et savoir s’ils voulaient aller au Japon, et tandis que cela m’occupait, le jeune homme que mon neveu m’avait laissé pour compagnon de voyage vint à moi et me dit qu’il croyait l’expédition proposée fort belle, qu’elle promettait de grands avantages et qu’il serait ravi que je l’entreprisse ; mais que si je ne me décidais pas à cela et que je voulusse l’y autoriser, il était prêt à partir comme marchand, ou en toute autre qualité, à mon bon plaisir. – « Si jamais je retourne en Angleterre, ajouta-t-il, et vous y retrouve vivant, je vous rendrai un compte fidèle de mon gain, qui sera tout à votre discrétion. »

Il me fâchait réellement de me séparer de lui ; mais, songeant aux avantages qui étaient vraiment considérables, et que ce jeune homme était aussi propre à mener l’affaire à bien que qui que ce fût, j’inclinai à le laisser partir ; cependant je lui dis que je voulais d’abord consulter mon partner, et que je lui donnerais une réponse le lendemain. Je m’en entretins donc avec mon partner, qui s’y prêta très-généreusement : – « Vous savez, me dit-il, que ce navire nous a été funeste, et que nous avons résolutous les deux de ne plus nous y embarquer : si votre intendant – ainsi appelait-il mon jeune homme – veut tenter le voyage, je lui abandonne ma part du navire pour qu’il en tire le meilleur parti possible ; et si nous vivons assez pour revoir l’Angleterre, et s’il réussit dans ces expéditions lointaines, il nous tiendra compte de la moitié du profit du louage du navire, l’autre moitié sera pour lui. »

Mon partner qui n’avait nulle raison de prendre intérêt à ce jeune homme, faisant une offre semblable, je me gardai bien d’être moins généreux ; et tout l’équipage consentant à partir avec lui, nous lui donnâmes la moitié du bâtiment en propriété, et nous reçûmes de lui un écrit par lequel il s’obligeait à nous tenir compte de l’autre et il partit pour le Japon. – Le négociant japonais se montra un parfait honnête homme à son égard : il le protégea au Japon, il lui fit obtenir, la permission de descendre à terre, faveur qu’en générai les Européens n’obtiennent plus depuis quelque temps ; il lui paya son fret très-ponctuellement, et l’envoya aux Philippines chargé de porcelaines du Japon et de la Chine avec un subrécargue du pays, qui, après avoir trafiqué avec les Espagnols, rapporta des marchandises européennes et une forte partie de clous de girofle et autres épices. À son arrivée non-seulement il lui paya son fret recta et grassement, mais encore, comme notre jeune homme ne se souciait point alors de vendre le navire, le négociant lui fournit des marchandises pour son compte ; de sorte qu’avec quelque argent et quelques épices qu’il avait d’autre part et qu’il emporta avec lui, il retourna aux Philippines, chez les Espagnols, où il se défit de sa cargaison très-avantageusement. Là, s’étant fait de bonnes connaissances à Manille, il obtint que son navire fût déclaré libre ; et le gouverneur de Manille l’ayant loué pour aller en Amérique, à Acapulco, sur la côte du Mexique, il lui donna la permission d’y débarquer, de se rendre à Mexico, et de prendre passage pour l’Europe, lui et tout son monde, sur un navire espagnol.

Il fit le voyage d’Acapulco très-heureusement, et là il vendit son navire. Là, ayant aussi obtenu la permission de se rendre par terre à Porto-Bello, il trouva, je ne sais comment, le moyen de passer à la Jamaïque avec tout ce qu’il avait, et environ huit ans après il revint en Angleterre excessivement riche : de quoi je parlerai en son lieu. Sur ce je reviens à mes propres affaires.

Sur le point de nous séparer du bâtiment et de l’équipage, nous nous prîmes naturellement à songer à la récompense que nous devions donner aux deux hommes qui nous avaient avertis si fort à propos du projet formé contre nous dans la rivière de Camboge. Le fait est qu’ils nous avaient rendu un service insigne, et qu’ils méritaient bien de nous, quoique, soit dit en passant, ils ne fussent eux-mêmes qu’une paire de coquins ; car, ajoutant foi à la fable qui nous transformait en pirates, et ne doutant pas que nous ne nous fussions enfuis avec le navire, ils étaient venus nous trouver, non-seulement pour nous vendre la mèche de ce qu’on machinait contre nous, mais encore pour s’en aller faire la course en notre compagnie, et l’un d’eux avoua plus tard que l’espérance seule d’écumer la mer avec nous l’avait poussé à cette révélation. N’importe ! le service qu’ils nous avaient rendu n’en était pas moins grand, et c’est pourquoi, comme je leur avais promis d’être reconnaissant envers eux, j’ordonnai premièrement qu’on leur payât les appointements qu’ils déclaraient leur être dus à bord de leurs vaisseaux respectifs, c’est-à-dire à l’Anglais neuf mois de ses gages et sept au Hollandais ; puis, en outre et par dessus, je leur fis donner une petite somme en or, à leur grand contentement. Je nommai ensuite l’Anglais maître canonnier du bord, le nôtre ayant passé lieutenant en second et commis aux vivres ; pour le Hollandais je le fis maître d’équipage. Ainsi grandement satisfaits, l’un et l’autre rendirent de bons offices, cartous les deux étaient d’habiles marins et d’intrépides compagnons.

Nous étions alors à terre à la Chine ; et si au Bengale je m’étais cru banni et éloigné de ma patrie, tandis que pour mon argent, j’avais tant de moyens de revenir chez moi, que ne devais-je pas penser en ce moment où j’étais environ à mille lieues plus loin de l’Angleterre, et sans perspective aucune de retour !

Seulement, comme une autre foire devait se tenir au bout de quatre mois dans la ville où nous étions, nous espérions qu’alors nous serions à même de nous procurer toutes sortes de produits du pays, et vraisemblablement de trouver quelques jonques chinoises ou quelques navires venant de Nanking qui seraient à vendre et qui pourraient nous transporter nous et nos marchandises où il nous plairait. Faisant fond là-dessus, je résolus d’attendre ; d’ailleurs comme nos personnes privées n’étaient pas suspectes, si quelques bâtiments anglais ou hollandais se présentaient ne pouvions-nous pas trouver l’occasion de charger nos marchandises et d’obtenir passage pour quelque autre endroit des Indes moins éloigné de notre patrie ?

Dans cette espérance, nous nous déterminâmes donc à demeurer en ce lieu ; mais pour nous récréer nous nous permîmes deux ou trois petites tournées dans le pays. Nous fîmes d’abord un voyage de dix jours pour aller voir Nanking, ville vraiment digne d’être visitée. On dit qu’elle renferme un million d’âmes, je ne le crois pas : elle est symétriquement bâtie, toutes les rues sont régulièrement alignées et se croisent l’une l’autre en ligne droite, ce qui lui donne une avantageuse apparence.

Voyage à Nanking §

Mais quand j’en viens à comparer les misérables peuples de ces contrées aux peuples de nos contrées, leurs édifices, leurs mœurs, leur gouvernement, leur religion, leurs richesses et leur splendeur – comme disent quelques-uns, – j’avoue que tout cela me semble ne pas valoir la peine d’être nommé, ne pas valoir le temps que je passerais à le décrire et que perdraient à le lire ceux qui viendront après moi.

 

Il est à remarquer que nous nous ébahissons de la grandeur, de l’opulence, des cérémonies, de la pompe, du gouvernement, des manufactures, du commerce et de la conduite de ces peuples, non parce que ces choses méritent de fixer notre admiration ou même nos regards, mais seulement parce que, tout remplis de l’idée primitive que nous avons de la barbarie de ces contrées, de la grossièreté et de l’ignorance qui y règnent, nous ne nous attendons pas à y trouver rien de si avancé.

Autrement, que sont leurs édifices au prix des palais et des châteaux royaux de l’Europe ? Qu’est-ce que leur commerce auprès du commerce universel de l’Angleterre, de la Hollande, de la France et de l’Espagne ? Que sont leurs villes au prix des nôtres pour l’opulence, la force, le faste des habits, le luxe des ameublements, la variété infinie ? Que sont leurs ports parsemés de quelques jonques et de quelques barques, comparés à notre navigation, à nos flottes marchandes, à notre puissante et formidable marine ? Notre cité de Londres fait plus de commerce que tout leur puissant Empire. Un vaisseau de guerre anglais, hollandais ou français, de quatre-vingts canons, battrait et détruirait toutes les forces navales des Chinois, la grandeur de leur opulence et de leur commerce, la puissance de leur gouvernement, la force de leurs armées nous émerveillent parce que, je l’ai déjà dit, accoutumés que nous sommes à les considérer comme une nation barbare de payens et à peu près comme des Sauvages, nous ne nous attendons pas à rencontrer rien de semblable chez eux, et c’est vraiment de là que vient le jour avantageux sous lequel nous apparaissent leur splendeur et leur puissance : autrement, cela en soi-même n’est rien du tout ; car ce que j’ai dit de leurs vaisseaux peut être dit de leurs troupes et de leurs armées ; toutes les forces de leur Empire, bien qu’ils puissent mettre en campagne deux millions d’hommes, ne seraient bonnes ni plus ni moins qu’à ruiner le pays et à les réduire eux-mêmes à la famine. S’ils avaient à assiéger une ville forte de Flandre ou à combattre une armée disciplinée, une ligne de cuirassiers allemands ou de gendarmes français culbuterait toute leur cavalerie ; un million de leurs fantassins ne pourraient tenir devant un corps du notre infanterie rangé en bataille et posté de façon à ne pouvoir être enveloppé, fussent-ils vingt contre un : voire même, je ne hâblerais pas si je disais que trente mille hommes d’infanterie allemande ou anglaise et dix mille chevaux français brosseraient toutes les forces de la Chine. Il en est de même de notre fortification et de l’art de nos ingénieurs dans l’attaque et la défense des villes : il n’y a pas à la Chine une place fortifiée qui pût tenir un mois contre les batteries et les assauts d’une armée européenne tandis que toutes les armées des Chinois ne pourraient prendre une ville comme Dunkerque, à moins que ce ne fût par famine, l’assiégeraient-elles dix ans. Ils ont des armes à feu, il est vrai ; mais elles sont lourdes et grossières et sujettes à faire long feu ; ils ont de la poudre, mais elle n’a point de force ; enfin ils n’ont ni discipline sur le champ de bataille, ni tactique, ni habileté dans l’attaque, ni modération dans la retraite. Aussi j’avoue que ce fut chose bien étrange pour moi quand je revins en Angleterre d’entendre nos compatriotes débiter de si belles bourdes sur la puissance, les richesses, la gloire, la magnificence et le commerce des Chinois, qui ne sont, je l’ai vu, je le sais, qu’un méprisable troupeau d’esclaves ignorants et sordides assujétis à un gouvernement bien digne de commander à tel peuple ; et en un mot, car je suis maintenant tout-à-fait lancé hors de mon sujet, et en un mot, dis-je si la Moscovie n’était pas à une si énorme distance, si l’Empire moscovite n’était pas un ramassis d’esclaves presque aussi grossiers, aussi faibles, aussi mal gouvernés que les Chinois eux-mêmes, le Czar de Moscovie pourrait tout à son aise les chassertous de leur contrée et la subjuguer dans une seule campagne. Si le Czar, qui, à ce que j’entends dire, devient un grand prince et commence à se montrer formidable dans le monde, se fût jeté de ce côté au lieu de s’attaquer aux belliqueux Suédois, – dans cette entreprise aucune des puissances ne l’eût envié ou entravé, – il serait aujourd’hui Empereur de la Chine au lieu d’avoir été battu par le Roi de Suède à Narva, où les Suédois n’étaient pas un contre six. – De même que les Chinois nous sont inférieurs en force, en magnificence, en navigation, en commerce et en agriculture, de même ils nous sont inférieurs en savoir, en habileté dans les sciences : ils ont des globes et des sphères et une teinture des mathématiques ; mais vient-on à examiner leurs connaissances… que les plus judicieux de leurs savants ont la vue courte ! Ils ne savent rien du mouvement des corps célestes et sont si grossièrement et si absurdement ignorants, que, lorsque le soleil s’éclipse, ils s’imaginent q’il est assailli par un grand dragon qui veut l’emporter, et ils se mettent à faire un charivari avectous les tambours ettous les chaudrons du pays pour épouvanter et chasser le monstre, juste comme nous faisons pour rappeler un essaim d’abeilles.

C’est là l’unique digression de ce genre que je me sois permise dans tout le récit que j’ai donné de mes voyages ; désormais je me garderai de faire aucune description de contrée et de peuple ; ce n’est pas mon affaire, ce n’est pas de mon ressort : m’attachant seulement à la narration de mes propres aventures à travers une vie ambulante et une longue série de vicissitudes, presque inouïes, je ne parlerai des villes importantes, des contrées désertes, des nombreuses nations que j’ai encore à traverser qu’autant qu’elles se lieront à ma propre histoire et que mes relations avec elles le rendront nécessaire. – J’étais alors, selon mon calcul le plus exact, dans le cœur de la Chine, par 30 degrés environ de latitude Nord, car nous étions revenus de Nanking. J’étais toujours possédé d’une grande envie de voir Péking, dont j’avais tant ouï parler, et Père Simon m’importunait chaque jour pour que je fisse cette excursion. Enfin l’époque de son départ étant fixée, et l’autre missionnaire qui devait aller avec lui étant arrivé de Macao, il nous fallait prendre une détermination. Je renvoyai Père Simon à mon partner, m’en référant tout-à-fait à son choix. Mon partner finit par se déclarer pour l’affirmative, et nous fîmes nos préparatifs de voyage. Nous partîmes assez avantageusement sous un rapport, car nous obtînmes la permission de voyager à la suite d’un des mandarins du pays, une manière de vice-rois ou principaux magistrats de la province où ils résident, tranchant du grand, voyageant avec un grand cortège et force grands hommages de la part du peuple, qui souvent est grandement appauvri par eux, cartous les pays qu’ils traversent sont obligés de leur fournir des provisions à eux et à toute leur séquelle. Une chose que je ne laissai pas de remarquer particulièrement en cheminant avec les bagages de celui-ci, c’est que, bien que nous reçussions des habitants de suffisantes provisions pour nous et nos chevaux, comme appartenant au mandarin, nous étions néanmoins obligés de tout payer ce que nous acceptions d’après le prix courant du lieu. L’intendant ou commissaire des vivres du mandarin nous soutirait très-ponctuellement ce revenant-bon, de sorte que si voyager à la suite du mandarin était une grande commodité pour nous, ce n’était pas une haute faveur de sa part, c’était, tout au contraire, un grand profit pour lui, si l’on considère qu’il y avait une trentaine de personnes chevauchant de la même manière sous la protection de son cortège ou, comme nous disions, sous son convoi. C’était, je le répète, pour lui un bénéfice tout clair : il nous prenait tout notre argent pour les vivres que le pays lui fournissait pour rien.

Pour gagner Péking nous eûmes vingt-cinq jours de marche à travers un pays extrêmement populeux, mais misérablement cultivé : quoiqu’on préconise tant l’industrie de ce peuple, son agriculture, son économie rurale, sa manière de vivre, tout cela n’est qu’une pitié. Je dis une pitié, et cela est vraiment tel comparativement à nous, et nous semblerait ainsi à nous qui entendons la vie, si nous étions obligés de le subir ; mais il n’en est pas de même pour ces pauvres diables qui ne connaissent rien autre. L’orgueil de ces pécores est énorme, il n’est surpassé que par leur pauvreté, et ne fait qu’ajouter à ce que j’appelle leur misère. Il m’est avis que les Sauvages tout nus de l’Amérique vivent beaucoup plus heureux ; s’ils n’ont rien ils ne désirent rien, tandis que ceux-ci, insolents et superbes, ne sont après tout que des gueux et des valets ; leur ostentation est inexprimable : elle se manifeste surtout dans leurs vêtements, dans leurs demeures et dans la multitude de laquais et d’esclaves qu’ils entretiennent ; mais ce qui met le comble à leur ridicule, c’est le mépris qu’ils professent pour tout l’univers, excepté pour eux-mêmes.

Sincèrement, je voyageai par la suite plus agréablement dans les déserts et les vastes solitudes de la Grande-Tartarie que dans cette Chine où cependant les routes sont bien pavées, bien entretenues et très-commodes pour les voyageurs. Rien ne me révoltait plus que de voir ce peuple si hautain, si impérieux, si outrecuidant au sein de l’imbécillité et de l’ignorance la plus crasse ; car tout son fameux génie n’est que çà et pas plus ! Aussi mon ami Père Simon et moi ne laissions-nous jamais échapper l’occasion de faire gorge chaude de leur orgueilleuse gueuserie. – Un jour, approchant du manoir d’un gentilhomme campagnard, comme l’appelait Père Simon à environ dix lieues de la ville de Nanking, nous eûmes l’honneur de chevaucher pendant environ deux milles avec le maître de la maison, dont l’équipage était un parfait Don-Quichotisme, un mélange de pompe et de pauvreté.

L’habit de ce crasseux Don eût merveilleusement fait l’affaire d’un scaramouche ou d’un fagotin : il était d’un sale calicot surchargé de tout le pimpant harnachement de la casaque d’un fou ; les manches en étaient pendantes, de tout côté ce n’était que satin, crevés et taillades. Il recouvrait une riche veste de taffetas aussi grasse que celle d’un boucher, et qui témoignait que son Honneur était un très-exquis saligaud.

Son cheval était une pauvre, maigre, affamée et cagneuse créature ; on pourrait avoir une pareille monture en Angleterre pour trente ou quarante schelings. Deux esclaves le suivaient à pied pour faire trotter le pauvre animal. Il avait un fouet à la main et il rossait la bête aussi fort et ferme du côté de la tête que ses esclaves le faisaient du côté de la queue, et ainsi il s’en allait chevauchant près de nous avec environ dix ou douze valets ; et on nous dit qu’il se rendait à son manoir à une demi-lieue devant nous. Nous cheminions tout doucement, mais cette manière de gentilhomme prit le devant, et comme nous nous arrêtâmes une heure dans un village pour nous rafraîchir, quand nous arrivâmes vers le castel du ce grand personnage, nous le vîmes installé sur un petit emplacement devant sa porte, et en train de prendre sa réfection : au milieu de cette espèce de jardin, il était facile de l’appercevoir, et on nous donna à entendre que plus nous le regarderions, plus il serait satisfait.

Il était assis sous un arbre à peu près semblable à un palmier nain, qui étendait son ombre au-dessus de sa tête, du côté du midi ; mais, par luxe, on avait placé sous l’arbre un immense parasol qui ajoutait beaucoup au coup d’œil. Il était étalé et renversé dans un vaste fauteuil, car c’était un homme pesant et corpulent, et sa nourriture lui était apportée par deux esclaves femelles.

Le Don Quichotte chinois §

On en voyait deux autres, dont peu de gentilshommes européens, je pense, eussent agréé le service : la première abecquait notre gentillâtre avec une cuillère ; la seconde tenait un plat d’une main, et de l’autre tenait ce qui tombait sur la barbe ou la veste de taffetas de sa Seigneurie. Cette grosse et grasse brute pensait au-dessous d’elle d’employer ses propres mains à toutes ces opérations familières que les rois et les monarques aiment mieux faire eux-mêmes plutôt que d’être touchés par les doigts rustiques de leurs valets42.

 

À ce spectacle, je me pris à penser aux tortures que la vanité prépare aux hommes et combien un penchant orgueilleux ainsi mal dirigé doit être incommode pour un être qui a le sens commun ; puis, laissant ce pauvre hère se délecter à l’idée que nous nous ébahissions devant sa pompe, tandis que nous le regardions en pitié et lui prodiguions le mépris, nous poursuivîmes notre voyage ; seulement Père Simon eut la curiosité de s’arrêter pour tâcher d’apprendre quelles étaient les friandises dont ce châtelain se repaissait avec tant d’apparat ; il eut l’honneur d’en goûter et nous dit que c’était, je crois, un mets dont un dogue anglais voudrait à peine manger, si on le lui offrait, c’est-à-dire un plat de riz bouilli, rehaussé d’une grosse gousse d’ail, d’un sachet rempli de poivre vert et d’une autre plante à peu près semblable à notre gingembre, mais qui a l’odeur du musc et la saveur de la moutarde ; le tout mis ensemble et mijoté avec un petit morceau de mouton maigre. Voilà quel était le festin de sa Seigneurie, dont quatre ou cinq autres domestiques attendaient les ordres à quelque distance. S’il les nourrissait moins somptueusement qu’il se nourrissait lui-même, si, par exemple, on leur retranchait les épices, ils devaient faire maigre chère en vérité.

Quant à notre mandarin avec qui nous voyagions, respecté comme un roi, il était toujours environné de ses gentilshommes, et entouré d’une telle pompe que je ne pus guère l’entrevoir que de loin ; je remarquai toutefois qu’entretous les chevaux de son cortége il n’y en avait pas un seul qui parût valoir les bêtes de somme de nos voituriers anglais ; ils étaient si chargés de housses, de caparaçons, de harnais et autres semblables friperies, que vous n’auriez pu voir s’ils étaient gras ou maigres : on appercevait à peine le bout de leur tête et de leurs pieds.

J’avais alors le cœur gai ; débarrassé du trouble et de la perplexité dont j’ai fait la peinture, et ne nourrissant plus d’idées rongeantes, ce voyage me sembla on ne peut plus agréable. Je n’y essuyai d’ailleurs aucun fâcheux accident ; seulement en passant à gué une petite rivière, mon cheval broncha et me désarçonna, c’est-à-dire qu’il me jeta dedans : l’endroit n’était pas profond, mais je fus trempé jusqu’aux os. Je ne fais mention de cela que parce que ce fut alors que se gâta mon livre de poche, où j’avais couché les noms de plusieurs peuples et de différents lieux dont je voulais me ressouvenir. N’en ayant pas pris tant le soin nécessaire, les feuillets se moisirent, et par la suite il me fut impossible de déchiffrer un seul mot, à mon grand regret, surtout quant aux noms de quelques places auxquelles je touchai dans ce voyage.

Enfin nous arrivâmes à Péking. – Je n’avais avec moi que le jeune homme que mon neveu le capitaine avait attaché à ma personne comme domestique, lequel se montra très-fidèle et très-diligent ; mon partner n’avait non plus qu’un compagnon, un de ses parents. Quant au pilote portugais, ayant désiré voir la Cour, nous lui avions donné son passage, c’est-à-dire que nous l’avions défrayé pour l’agrément de sa compagnie et pour qu’il nous servît d’interprète, car il entendait la langue du pays, parlait bien français et quelque peu anglais : vraiment ce bon homme nous fut partout on ne peut plus utile Il y avait à peine une semaine que nous étions à Péking, quand il vint me trouver en riant : – « Ah ! senhor Inglez, me dit-il, j’ai quelque chose à vous dire qui vous mettra la joie au cœur. » – « La joie au cœur ! dis-je, que serait-ce donc ? Je ne sache rien dans ce pays qui puisse m’apporter ni grande joie ni grand chagrin. » – « Oui, oui, dit le vieux homme en mauvais anglais, faire vous content, et moi fâcheux. » – C’est fâché qu’il voulait dire. Ceci piqua ma curiosité. – « Pourquoi, repris-je, cela vous fâcherait-il ? » – « Parce que, répondit-il, après m’avoir amené ici, après un voyage de vingt-cinq jours, vous me laisserez m’en retourner seul. Et comment ferai-je pour regagner mon port sans vaisseau, sans cheval, sans pécune ? » C’est ainsi qu’il nommait l’argent dans un latin corrompu qu’il avait en provision pour notre plus grande hilarité.

Bref, il nous dit qu’il y avait dans la ville une grande caravane de marchands moscovites et polonais qui se disposaient à retourner par terre en Moscovie dans quatre ou cinq semaines, et que sûrement nous saisirions l’occasion de partir avec eux et le laisserions derrière s’en revenir tout seul. J’avoue que cette nouvelle me surprit : une joie secrète se répandit dans toute mon âme, une joie que je ne puis décrire, que je ne ressentis jamais ni auparavant ni depuis. Il me fut impossible pendant quelque temps de répondre un seul mot au bon homme ; à la fin pourtant, me tournant vers lui : – « Comment savez-vous cela ? fis-je, êtes-vous sûr que ce soit vrai ? » « Oui-dà, reprit-il ; j’ai rencontré ce matin, dans la rue, une de mes vieilles connaissances, un Arménien, ou, comme vous dites vous autres, un Grec, qui se trouve avec eux ; il est arrivé dernièrement d’Astracan et se proposait d’aller au Ton-Kin, où je l’ai connu autrefois ; mais il a changé d’avis, et maintenant il est déterminé à retourner à Moscou avec la caravane, puis à descendre le Volga jusqu’à Astracan. » – « Eh bien ! senhor, soyez sans inquiétude quant à être laissé seul : si c’est un moyen pour moi de retourner en Angleterre, ce sera votre faute si vous remettez jamais le pied à Macao. » J’allai alors consulter mon partner sur ce qu’il y avait à faire, et je lui demandai ce qu’il pensait de la nouvelle du pilote et si elle contrarierait ses intentions : il me dit qu’il souscrivait d’avance à tout ce que je voudrais ; car il avait si bien établi ses affaires au Bengale et laissé ses effets en si bonnes mains, que, s’il pouvait convertir l’expédition fructueuse que nous venions de réaliser en soies de Chine écrues et ouvrées qui valussent la peine d’être transportées, il serait très-content d’aller en Angleterre, d’où il repasserait au Bengale par les navires de la Compagnie.

Cette détermination prise, nous convînmes que, si notre vieux pilote portugais voulait nous suivre, nous le défraierions jusqu’à Moscou ou jusqu’en Angleterre, comme il lui plairait. Certes nous n’eussions point passé pour généreux si nous ne l’eussions pas récompensé davantage ; les services qu’il nous avait rendus valaient bien cela et au-delà : il avait été non-seulement notre pilote en mer, mais encore pour ainsi dire notre courtier à terre ; et en nous procurant le négociant japonais il avait mis quelques centaines de livres sterling dans nos poches. Nous devisâmes donc ensemble là-dessus, et désireux de le gratifier, ce qui, après tout, n’était que lui faire justice, et souhaitant d’ailleurs de le conserver avec nous, car c’était un homme précieux en toute occasion, nous convînmes que nous lui donnerions à nous deux une somme en or monnayé, qui, d’après mon calcul, pouvait monter à 175 livres sterling, et que nous prendrions ses dépenses pour notre compte, les siennes et celles de son cheval, ne laissant à sa charge que la bête de somme qui transporterait ses effets.

Ayant arrêté ceci entre nous, nous mandâmes le vieux pilote pour lui faire savoir ce que nous avions résolu. – « Vous vous êtes plaint, lui dis-je, d’être menacé de vous en retourner tout seul ; j’ai maintenant à vous annoncer que vous ne vous en retournerez pas du tout. Comme nous avons pris parti d’aller en Europe avec la caravane, nous voulons vous emmener avec nous, et nous vous avons fait appeler pour connaître votre volonté. » – Le bonhomme hocha la tête et dit que c’était un long voyage ; qu’il n’avait point de pécune pour l’entreprendre, ni pour subsister quand il serait arrivé. – « Nous ne l’ignorons pas, lui dîmes-nous, et c’est pourquoi nous sommes dans l’intention de faire quelque chose pour vous qui vous montrera combien nous sommes sensibles au bon office que vous nous avez rendu, et combien aussi votre compagnie nous est agréable. – Je lui déclarai alors que nous étions convenus de lui donner présentement une certaine somme ; qu’il pourrait employer de la même manière que nous emploierions notre avoir, et que, pour ce qui était de ses dépenses, s’il venait avec nous, nous voulions le déposer à bon port, – sauf mort ou événements, – soit en Moscovie soit en Angleterre, et cela à notre charge, le transport de ses marchandises excepté.

Il reçut cette proposition avec transport, et protesta qu’il nous suivrait au bout du monde ; nous nous mîmes donc à faire nos préparatifs de voyage. Toutefois il en fut de nous comme des autres marchands : nous eûmestous beaucoup de choses à terminer, et au lieu d’être prêts en cinq semaines, avant que tout fût arrangé quatre mois et quelques jours s’écoulèrent.

Ce ne fut qu’au commencement de février que nous quittâmes Péking. – Mon partner et le vieux pilote se rendirent au port où nous avions d’abord débarqué pour disposer de quelques marchandises que nous y avions laissées, et moi avec un marchand chinois que j’avais connu à Nanking, et qui était venu à Péking pour ses affaires, je m’en allai dans la première de ces deux villes, où j’achetai quatre-vingt-dix pièces de beau damas avec environ deux cents pièces d’autres belles étoffes de soie de différentes sortes, quelques-unes brochées d’or ; toutes ces acquisitions étaient déjà rendues à Péking au retour de mon partner. En outre, nous achetâmes une partie considérable de soie écrue et plusieurs autres articles : notre pacotille s’élevait, rien qu’en ces marchandises, à 3, 500 livres sterling, et avec du thé, quelques belles toiles peintes, et trois charges de chameaux en noix muscades et clous de girofle, elle chargeait, pour notre part, dix-huit chameaux non compris ceux que nous devions monter, ce qui, avec deux ou trois chevaux de main et deux autres chevaux chargés de provisions, portait en somme notre suite à vingt-six chameaux ou chevaux.

La caravane était très-nombreuse, et, autant que je puis me le rappeler, se composait de trois ou quatre cents chevaux et chameaux et de plus de cent vingt hommes très-bien armés et préparés à tout événement ; car, si les caravanes orientales sont sujettes à être attaquées par les Arabes, celles-ci sont sujettes à l’être par les Tartares, qui ne sont pas, à vrai dire, tout-à-fait aussi dangereux que les Arabes, ni si barbares quand ils ont le dessus.

Notre compagnie se composait de gens de différentes nations, principalement de Moscovites ; il y avait bien une soixantaine de négociants ou habitants de Moscou, parmi lesquels se trouvaient quelques Livoniens, et, à notre satisfaction toute particulière, cinq Écossais, hommes de poids et qui paraissaient très-versés dans la science des affaires.

Après une journée de marche, nos guides, qui étaient au nombre de cinq, appelèrenttous les gentlemen et les marchands, c’est-à-diretous les voyageurs, excepté les domestiques, pour tenir, disaient-ils, un grand conseil. À ce grand conseil chacun déposa une certaine somme à la masse commune pour payer le fourrage qu’on achèterait en route, lorsqu’on ne pourrait en avoir autrement, pour les émoluments des guides, pour les chevaux de louage et autres choses semblables. Ensuite ils constituèrent le voyage, selon leur expression, c’est-à-dire qu’ils nommèrent des capitaines et des officiers pour nous diriger et nous commander en cas d’attaque, et assignèrent à chacun son tour de commandement. L’établissement de cet ordre parmi nous ne fut rien moins qu’inutile le long du chemin, comme on le verra en son lieu.

La Grande Muraille §

La route, de ce côté-là du pays, est très-peuplée : elle est pleine de potiers et de modeleurs, c’est-à-dire d’artisans qui travaillent la terre à porcelaine, et comme nous cheminions, notre pilote portugais, qui avait toujours quelque chose à nous dire pour nous égayer, vint à moi en ricanant et me dit qu’il voulait me montrer la plus grande rareté de tout le pays, afin que j’eusse à dire de la Chine, après toutes les choses défavorables que j’en avais dites, que j’y avais vu une chose qu’on ne saurait voir dans tout le reste de l’univers. Intrigué au plus haut point, je grillais du savoir ce que ce pouvait être ; à la fin il le dit que c’était une maison de plaisance, toute bâtie en marchandises de Chine (en China ware). – « J’y suis, lui dis-je, les matériaux dont elle est construite sont toute la production du pays ? Et ainsi elle est toute en China ware, est-ce pas ? » – « Non, non, répondit-il, j’entends que c’est une maison entièrement de China ware, comme vous dites en Angleterre, ou de porcelaine, comme on dit dans notre pays. » – « Soit, repris-je, cela est très-possible. Mais comment est-elle grosse ? Pourrions-nous la transporter dans une caisse sur un chameau ? Si cela se peut, nous l’achèterons. » – « Sur un chameau ! » s’écria le vieux pilote levant ses deux mains jointes, « peste ! une famille de trente personnes y loge. »

 

Je fus alors vraiment curieux de la voir, et quand nous arrivâmes auprès je trouvai tout bonnement une maison de charpente, une maison bâtie, comme on dit en Angleterre, avec latte et plâtre ; mais donttous les crépis étaient réellement de China ware, c’est-à-dire qu’elle était enduite de terre à porcelaine.

L’extérieur, sur lequel dardait le soleil, était vernissé, d’un bel aspect, parfaitement blanc, peint de figures bleues, comme le sont les grands vases de Chine qu’on voit en Angleterre, et aussi dur que s’il eût été cuit. Quant à l’intérieur, toutes les murailles au lieu de boiseries étaient revêtues de tuiles durcies et émaillées, comme les petits carreaux qu’on nomme en Angleterre gally tiles, et toutes faites de la plus belle porcelaine, décorée de figures délicieuses d’une variété infinie de couleurs, mélangées d’or. Une seule figure occupait plusieurs de ces carreaux ; mais avec un mastic fait de même terre on les avait si habilement assemblés qu’il n’était guère possible de voir où étaient les joints. Le pavé des salles était de la même matière, et aussi solide que les aires de terre cuite en usage dans plusieurs parties de l’Angleterre, notamment dans le Lincolnshire, le Nottinghamshire et le Leicestershire ; il était dur comme une pierre, et uni, mais non pas émaillé et peint, si ce n’est dans quelques petites pièces ou cabinets, dont le sol était revêtu comme les parois. Les plafonds, en un mottous les endroits de la maison étaient faits de même terre ; enfin le toit était couvert de tuiles semblables, mais d’un noir foncé et éclatant.

C’était vraiment à la lettre un magasin de porcelaine, on pouvait à bon droit le nommer ainsi, et, si je n’eusse été en marche, je me serais arrêté là plusieurs jours pour l’examiner danstous ses détails. On me dit que dans le jardin il y avait des fontaines et des viviers dont le fond et les bords étaient pavés pareillement, et le long des allées de belles statues entièrement faites en terre à porcelaine, et cuites toutes d’une pièce.

C’est là une des singularités de la Chine, on peut accorder aux Chinois qu’ils excellent en ce genre ; mais j’ai la certitude qu’ils n’excellent pas moins dans les contes qu’ils font à ce sujet, car ils m’ont dit de si incroyables choses de leur habileté en poterie, des choses telles que je ne me soucie guère de les rapporter, dans la conviction où je suis qu’elles sont fausses. Un hâbleur me parla entre autres d’un ouvrier qui avait fait en fayence un navire, avectous ses apparaux, ses mâts et ses voiles, assez grand pour contenir cinquante hommes. S’il avait ajouté qu’il l’avait lancé, et que sur ce navire il avait fait un voyage au Japon, j’aurais pu dire quelque chose, mais comme je savais ce que valait cette histoire, et, passez-moi l’expression, que le camarade mentait, je souris et gardai le silence.

Cet étrange spectacle me retint pendant deux heures derrière la caravane ; aussi celui qui commandait ce jour-là me condamna-t-il à une amende d’environ trois shellings et me déclara-t-il que si c’eût été à trois journées en dehors de la muraille, comme c’était à trois journées en dehors, il m’en aurait coûté quatre fois autant et qu’il m’aurait obligé à demander pardon au premier jour du Conseil. Je promis donc d’être plus exact, et je ne tardai pas à reconnaître que l’ordre de se tenirtous ensemble était d’une nécessité absolue pour notre commune sûreté.

Deux jours après nous passâmes la grande muraille de la Chine, boulevart élevé contre les Tartares, ouvrage immense, dont la chaîne sans fin s’étend jusque sur des collines et des montagnes, où les rochers sont infranchissables, et les précipices tels qu’il n’est pas d’ennemis qui puissent y pénétrer, qui puissent y gravir, ou, s’il en est, quelle muraille pourrait les arrêter ! Son étendue, nous dit-on, est d’à peu près un millier de milles d’Angleterre, mais la contrée qu’elle couvre n’en a que cinq cents, mesurée en droite ligne, sans avoir égard aux tours et retours qu’elle fait. Elle a environ quatre toises ou fathoms de hauteur et autant d’épaisseur en quelques endroits.

Là, au pied de cette muraille, je m’arrêtai une heure ou environ sans enfreindre nos réglements, car la caravane mit tout ce temps à défiler par un guichet ; je m’arrêtai une heure, dis-je, à la regarder de chaque côté, de près et de loin, du moins à regarder ce qui était à la portée de ma vue ; et le guide de notre caravane qui l’avait exaltée comme la merveille du monde, manifesta un vif désir de savoir ce que j’en pensais. Je lui dis que c’était une excellente chose contre les Tartares. Il arriva qu’il n’entendit pas ça comme je l’entendais, et qu’il le prit pour un compliment ; mais le vieux pilote sourit : – « Oh ! senhor Inglez, dit-il, vous parlez de deux couleurs. » – « De deux couleurs ! répétai-je ; qu’entendez-vous par là ? » – « J’entends que votre réponse paraît blanche d’un côté et noire de l’autre, gaie par là et sombre par ici : vous lui dites que c’est une bonne muraille contre les Tartares : cela signifie pour moi qu’elle n’est bonne à rien, sinon contre les Tartares, ou qu’elle ne défendrait pas de tout autre ennemi. Je vous comprends, senhor Inglez, je vous comprends, répétait-il en se gaussant ; mais monsieur le Chinois vous comprend aussi de son côté. »

  • – « Eh bien, senhor, repris-je, pensez-vous que cette muraille arrêterait une armée de gens de notre pays avec un bon train d’artillerie, ou nos ingénieurs avec deux compagnies de mineurs ? En moins de dix jours n’y feraient-ils pas une brèche assez grande pour qu’une armée y pût passer en front de bataille, ou ne la feraient-ils pas sauter, fondation et tout, de façon à n’en pas laisser une trace ? » – « Oui, oui, s’écria-t-il, je sais tout cela. » – Le Chinois brûlait de connaître ce que j’avais dit : je permis au vieux pilote de le lui répéter quelques jours après ; nous étions alors presque sortis du territoire, et ce guide devait nous quitter bientôt ; mais quand il sut ce que j’avais dit, il devint muet tout le reste du chemin, et nous sevra de ses belles histoires sur le pouvoir et sur la magnificence des Chinois.

Après avoir passé ce puissant rien, appelé muraille, à peu près semblable à la muraille des Pictes, si fameuse dans le Northumberland et bâtie par les romains, nous commençâmes à trouver le pays clairsemé d’habitants, ou plutôt les habitants confinés dans des villes et des places fortes, à cause des incursions et des déprédations des Tartares, qui exercent le brigandage en grand, et auxquels ne pourraient résister les habitants sans armes d’une contrée ouverte.

Je sentis bientôt la nécessité de nous tenirtous ensemble en caravane, chemin faisant ; car nous ne tardâmes pas à voir rôder autour de nous plusieurs troupes de Tartares. Quand je vins à les appercevoir distinctement, je m’étonnai que l’Empire chinois ait pu être conquis par de si misérables drôles : ce ne sont que de vraies hordes, de vrais troupeaux de Sauvages, sans ordre, sans discipline et sans tactique dans le combat.

Leurs chevaux, pauvres bêtes maigres, affamées et mal dressées ne sont bons à rien ; nous le remarquâmes dès le premier jour que nous les vîmes, ce qui eut lieu aussitôt que nous eûmes pénétré dans la partie déserte du pays ; car alors notre commandant du jour donna la permission à seize d’entre nous d’aller à ce qu’ils appelaient une chasse. Ce n’était qu’une chasse au mouton, cependant cela pouvait à bon droit se nommer chasse ; car ces moutons sont les plus sauvages et les plus vites que j’aie jamais vus : seulement ils ne courent pas long-temps, aussi vous êtes sûr de votre affaire quand vous vous mettez à leurs trousses. Ils se montrent généralement en troupeaux de trente ou quarante ; et, comme de vrais moutons, ils se tiennent toujours ensemble quand ils fuient.

Durant cette étrange espèce de chasse, le hasard voulut que nous rencontrâmes une quarantaine de Tartares. Chassaient-ils le mouton comme nous ou cherchaient-ils quelque autre proie, je ne sais ; mais aussitôt qu’ils nous virent, l’un d’entre eux se mit à souffler très-fort dans une trompe, et il en sortit un son barbare que je n’avais jamais ouï auparavant, et que, soit dit en passant, je ne me soucierais pas d’entendre une seconde fois. Nous supposâmes que c’était pour appeler à eux leurs amis ; et nous pensâmes vrai, car en moins d’un demi-quart d’heure une autre troupe de quarante ou cinquante parut à un mille de distance ; mais la besogne était déjà faite, et voici comment :

Un des marchands écossais de Moscou se trouvait par hasard avec nous : aussitôt qu’il entendit leur trompe il nous dit que nous n’avions rien autre à faire qu’à les charger immédiatement, en toute hâte ; et, nous rangeanttous en ligne, il nous demanda si nous étions bien déterminés. Nous lui répondîmes que nous étions prêts à le suivre : sur ce il courut droit à eux. Nous regardant fixement, les Tartares s’étaient arrêtéstous en troupeau, pêle-mêle et sans aucune espèce d’ordre ; mais sitôt qu’ils nous virent avancer ils décochèrent leurs flèches, qui ne nous atteignirent point, fort heureusement. Ils s’étaient trompés vraisemblablement non sur le but, mais sur la distance, car toutes leurs flèches tombèrent près de nous, si bien ajustées, que si nous avions été environ à vingt verges plus près, nous aurions eu plusieurs hommes tués ou blessés.

Nous fîmes sur-le-champ halte, et, malgré l’éloignement, nous tirâmes sur eux et leur envoyâmes des balles de plomb pour leurs flèches de bois ; puis au grand galop nous suivîmes notre décharge, déterminés à tomber dessus sabre en main, selon les ordres du hardi Écossais qui nous commandait. Ce n’était, il est vrai, qu’un marchand ; mais il se conduisit dans cette occasion avec tant de vigueur et de bravoure, et en même temps avec un si courageux sang-froid, que je ne sache pas avoir jamais vu dans l’action un homme plus propre au commandement. Aussitôt que nous les joignîmes, nous leur déchargeâmes nos pistolets à la face et nous dégaînâmes ; mais ils s’enfuirent dans la plus grande confusion imaginable. Le choc fut seulement soutenu sur notre droite, où trois d’entre eux résistèrent, en faisant signe aux autres de se rallier à eux : ceux-là avaient des espèces de grands cimeterres au poing et leurs arcs pendus sur le dos. Notre brave commandant, sans enjoindre à personne de le suivre, fondit sur eux au galop ; d’un coup de crosse le premier fut renversé de son cheval, le second fut tué d’un coup de pistolet, le troisième prit la fuite. Ainsi finit notre combat, où nous eûmes l’infortune de perdretous les moutons que nous avions attrapés. Pas un seul de nos combattants ne fut tué ou blessé ; mais du côté des Tartares cinq hommes restèrent sur la place. Quel fut le nombre de leurs blessés ? nous ne pûmes le savoir ; mais, chose certaine, c’est que l’autre bande fut si effrayée du bruit de nos armes, qu’elle s’enfuit sans faire aucune tentative contre nous.

Chameau volé §

Nous étions lors de cette affaire sur le territoire chinois : c’est pourquoi les Tartares ne se montrèrent pas très-hardis ; mais au bout de cinq jours nous entrâmes dans un vaste et sauvage désert qui nous retint trois jours et trois nuits. Nous fûmes obligés de porter notre eau avec nous dans de grandes outres, et de camper chaque nuit, comme j’ai ouï dire qu’on le fait dans les déserts de l’Arabie.

 

Je demandai à nos guides à qui appartenait ce pays-là. Ils me dirent, que c’était une sorte de frontière qu’à bon droit on pourrait nommer No Man’s Land, la Terre de Personne, faisant partie du grand Karakathay ou grande Tartarie, et dépendant en même temps de la Chine ; et que, comme on ne prenait aucun soin de préserver ce désert des incursions des brigands, il était réputé le plus dangereux de la route, quoique nous en eussions de beaucoup plus étendus à traverser.

En passant par ce désert qui, de prime abord, je l’avoue, me remplit d’effroi, nous vîmes deux ou trois fois de petites troupes de Tartares ; mais ils semblaient tout entiers à leurs propres affaires et ne paraissaient méditer aucun dessein contre nous ; et, comme l’homme qui rencontra le diable, nous pensâmes que s’ils n’avaient rien à nous dire, nous n’avions rien à leur dire : nous les laissâmes aller.

Une fois, cependant un de leurs partis s’approcha de nous, s’arrêta pour nous contempler. Examinait-il ce qu’il devait faire, s’il devait nous attaquer ou non, nous ne savions pas. Quoi qu’il en fût, après l’avoir un peu dépassé, nous formâmes une arrière-garde de quarante hommes, et nous nous tînmes prêts à le recevoir, laissant la caravane cheminer à un demi-mille ou environ devant nous. Mais au bout de quelques instants il se retira, nous saluant simplement à son départ, de cinq flèches, dont une blessa et estropia un de nos chevaux : nous abandonnâmes le lendemain la pauvre bête en grand besoin d’un bon maréchal. Nous nous attendions à ce qu’il nous décocherait de nouvelles flèches mieux ajustées ; mais, pour cette fois, nous ne vîmes plus ni flèches ni Tartares.

Nous marchâmes après ceci près d’un mois par des routes moins bonnes que d’abord, quoique nous fussions toujours dans les États de l’Empereur de la Chine ; mais, pour la plupart, elles traversaient des villages dont quelques-uns étaient fortifiés, à cause des incursions des Tartares. En atteignant un de ces bourgs, à deux journées et demie de marche de la ville de Naum, j’eus curie d’acheter un chameau. Tout le long de cette route il y en avait à vendre en quantité, ainsi que des chevaux tels quels, parce que les nombreuses caravanes qui suivent ce chemin en ont souvent besoin. La personne à laquelle je m’adressai pour me procurer un chameau serait allé me le chercher ; mais moi, comme un fou, par courtoisie, je voulus l’accompagner. L’emplacement où l’on tenait les chameaux et les chevaux sous bonne garde se trouvait environ à deux milles du bourg.

Je m’y rendis à pied avec mon vieux pilote et un Chinois, désireux que j’étais d’un peu de diversité. En arrivant là nous vîmes un terrain bas et marécageux entouré comme un parc d’une muraille de pierres empilées à sec, sans mortier et sans liaison, avec une petite garde de soldats chinois à la porte. Après avoir fait choix d’un chameau, après être tombé d’accord sur le prix, je m’en revenais, et le Chinois qui m’avait suivi conduisait la bête, quand tout-à-coup s’avancèrent cinq Tartares à cheval : deux d’entre eux se saisirent du camarade et lui enlevèrent le chameau, tandis que les trois autres coururent sur mon vieux pilote et sur moi, nous voyant en quelque sorte sans armes ; je n’avais que mon épée, misérable défense contre trois cavaliers. Le premier qui s’avança s’arrêta court quand je mis flamberge au vent, ce sont d’insignes couards ; mais un second se jetant à ma gauche m’assena un horion sur la tête ; je ne le sentis que plus tard et je m’étonnai, lorsque je revins à moi, de ce qui avait eu lieu et de ma posture, car il m’avait renversé à plate terre. Mais mon fidèle pilote, mon vieux Portugais, par un de ces coups heureux de la Providence, qui se plaît à nous délivrer des dangers par des voies imprévues, avait un pistolet dans sa poche, ce que je ne savais pas, non plus que les Tartares ; s’ils l’avaient su, je ne pense pas qu’ils nous eussent attaqués ; les couards sont toujours les plus hardis quand il n’y a pas de danger.

Le bon homme me voyant terrassé marcha intrépidement sur le camarade qui m’avait frappé, et lui saisissant le bras d’une main et de l’autre l’attirant violemment à lui, il lui déchargea son pistolet dans la tête et l’étendit roide mort ; puis il s’élança immédiatement sur celui qui s’était arrêté, comme je l’ai dit, et avant qu’il pût s’avancer de nouveau, car tout ceci fut fait pour ainsi dire en un tour de main, il lui détacha un coup de cimeterre qu’il portait d’habitude. Il manqua l’homme mais il effleura la tête du cheval et lui abattit une oreille et une bonne tranche de la bajoue. Exaspérée par ses blessures, n’obéissant plus à son cavalier, quoiqu’il se tînt bien en selle, la pauvre bête prit la fuite et l’emporta hors de l’atteinte du pilote. Enfin, se dressant sur les pieds de derrière, elle culbuta le Tartare et se laissa choir sur lui.

Dans ces entrefaites survint le pauvre Chinois qui avait perdu le chameau ; mais il n’avait point d’armes. Cependant, appercevant le Tartare abattu et écrasé sous son cheval, il courut à lui, empoignant un instrument grossier et mal fait qu’il avait au côté, une manière de hache d’armes, il le lui arracha et lui fit sauter sa cervelle tartarienne. Or mon vieux pilote avait encore quelque chose à démêler avec le troisième chenapan. Voyant qu’il ne fuyait pas comme il s’y était attendu, qu’il ne s’avançait pas pour le combattre comme il le redoutait, mais qu’il restait là comme une souche, il se tint coi lui-même et se mit à recharger son pistolet. Sitôt que le Tartare entrevit le pistolet, s’imagina-t-il que c’en était un autre, je ne sais, il se sauva ventre à terre, laissant à mon pilote, mon champion, comme je l’appelai depuis, une victoire complète.

En ce moment je commençais à m’éveiller, car, en revenant à moi, je crus sortir d’un doux sommeil ; et, comme je l’ai dit, je restai là dans l’étonnement de savoir où j’étais, comment j’avais été jeté par terre, ce que tout cela signifiait ; mai bientôt après, recouvrant mes esprits, j’éprouvai une douleur vague, je portai la main à ma tête, et je la retirai ensanglantée. Je sentis alors des élancements, la mémoire me revint et tout se représenta dans mon esprit.

Je me dressai subitement sur mes pieds, je me saisis de mon épée, mais point d’ennemis ! Je trouvai un Tartare étendu mort et son cheval arrêté tranquillement près de lui ; et, regardant plus loin, j’apperçus mon champion, mon libérateur, qui était allé voir ce que le Chinois avait fait et qui s’en revenait avec son sabre à la main. Le bon homme me voyant sur pied vint à moi en courant et m’embrassa dans un transport de joie, ayant eu d’abord quelque crainte que je n’eusse été tué ; et me voyant couvert de sang, il voulut visiter ma blessure : ce n’était que peu de chose, seulement, comme on dit, une tête cassée. Je ne me ressentis pas trop de ce horion, si ce n’est à l’endroit même qui avait reçu le coup et qui se cicatrisa au bout de deux ou trois jours.

Cette victoire après tout ne nous procura pas grand butin, car nous perdîmes un chameau et gagnâmes un cheval ; mais ce qu’il y a de bon, c’est qu’en rentrant dans le village, l’homme, le vendeur, demanda à être payé de son chameau, Je m’y refusai, et l’affaire fut portée à l’audience du juge chinois du lieu, c’est-à-dire, comme nous dirions chez nous que nous allâmes devant un juge de paix. Rendons-lui justice, ce magistrat se comporta avec beaucoup de prudence et d’impartialité. Après avoir entendu les deux parties, il demanda gravement au Chinois qui était venu avec moi pour acheter le chameau de qui il était le serviteur. – « Je ne suis pas serviteur, répondit-il, je suis allé simplement avec l’étranger. » – « À la requête de qui ? » dit le juge. – « À la requête de l’étranger. » – « Alors, reprit le justice, vous étiez serviteur de l’étranger pour le moment ; et le chameau ayant été livré à son serviteur, il a été livré à lui, et il faut, lui, qu’il le paie. »

J’avoue que la chose était si claire que je n’eus pas un mot à dire. Enchanté de la conséquence tirée d’un si juste raisonnement et de voir le cas si exactement établi, je payai le chameau de tout cœur et j’en envoyai quérir un autre. Remarquez bien que j’y envoyai ; je me donnai de garde d’aller le chercher moi-même : j’en avais assez comme ça.

La ville de Naum est sur la lisière de l’Empire chinois. On la dit fortifiée et l’on dit vrai : elle l’est pour le pays ; car je ne craindrais pas d’affirmer quetous les Tartares du Karakathay, qui sont, je crois, quelques millions, ne pourraient pas en abattre les murailles avec leurs arcs et leurs flèches ; mais appeler cela une ville forte, si elle était attaquée avec du canon, ce serait vouloir se faire rire au nez partous ceux qui s’y entendent.

Nous étions encore, comme je l’ai dit, à plus de deux journées de marche de cette ville, quand des exprès furent expédiés sur toute la route pour ordonner àtous les voyageurs et à toutes les caravanes de faire halte jusqu’à ce qu’on leur eût envoyé une escorte, parce qu’un corps formidable de Tartares, pouvant monter à dix mille hommes, avait paru à trente milles environ au-delà de la ville.

C’était une fort mauvaise nouvelle pour des voyageurs ; cependant, de la part du gouverneur, l’attention était louable, et nous fûmes très-contents d’apprendre que nous aurions une escorte. Deux jours après nous reçûmes donc deux cents soldats détachés d’une garnison chinoise sur notre gauche et trois cents autres de la ville de Naum, et avec ce renfort nous avançâmes hardiment. Les trois cents soldats de Naum marchaient à notre front, les deux cents autres à l’arrière-garde, nos gens de chaque côté des chameaux chargés de nos bagages, et toute la caravane au centre. Dans cet ordre et bien préparés au combat, nous nous croyions à même de répondre aux dix mille Tartares-Mongols, s’ils se présentaient ; mais le lendemain, quand ils se montrèrent, ce fut tout autre chose.

De très-bonne heure dans la matinée, comme nous quittions une petite ville assez bien située, nommée Changu, nous eûmes une rivière à traverser. Nous fûmes obligés de la passer dans un bac, et si les Tartares eussent eu quelque intelligence, c’est alors qu’ils nous eussent attaqués, tandis que la caravane était déjà sur l’autre rivage et l’arrière-garde encore en-deçà ; mais personne ne parut en ce lieu.

Environ trois heures après, quand nous fûmes entrés dans un désert de quinze ou seize milles d’étendue, à un nuage de poussière qui s’élevait nous présumâmes que l’ennemi était proche : et il était proche en effet, car il arrivait sur nous à toute bride.

Les Chinois de notre avant-garde qui la veille avaient eu le verbe si haut commencèrent à s’ébranler ; fréquemment ils regardaient derrière eux, signe certain chez un soldat qu’il est prêt à lever le camp. Mon vieux pilote fit la même remarque ; et, comme il se trouvait près de moi, il m’appela : – « Senhor Inglez, dit-il, il faut remettre du cœur au ventre à ces drôles, ou ils nous perdronttous, car si les Tartares s’avancent, ils ne résisteront pas. » – « C’est aussi mon avis, lui répondis-je, mais que faire ? » – « Que faire ! s’écria-t-il, que de chaque côté cinquante de nos hommes s’avancent, qu’ils flanquent ces peureux et les animent, et ils combattront comme de braves compagnons en brave compagnie ; sinontous vont tourner casaque. » – Là-dessus je courus au galop vers notre commandant, je lui parlai, il fut entièrement de notre avis : cinquante de nous se portèrent donc à l’aile droite et cinquante à l’aile gauche, et le reste forma une ligne de réserve. Nous poursuivîmes ainsi notre route, laissant les derniers deux cents hommes faire un corps à part pour garder nos chameaux ; seulement, si besoin était, ils devaient envoyer une centaine des leurs pour assister nos cinquante hommes de réserve.

Les tartares-mongols §

Bref les Tartares arrivèrent en foule : impossible à nous de dire leur nombre, mais nous pensâmes qu’ils étaient dix mille tout au moins. Ils détachèrent d’abord un parti pour examiner notre attitude, en traversant le terrain sur le front de notre ligne. Comme nous le tenions à portée de fusil, notre commandant ordonna aux deux ailes d’avancer en toute hâte et de lui envoyer simultanément une salve de mousqueterie, ce qui fut fait. Sur ce, il prit la fuite, pour rendre compte, je présume, de la réception qui attendait nos Tartares. Et il paraîtrait que ce salut ne les mit pas en goût, car ils firent halte immédiatement. Après quelques instants de délibération, faisant un demi-tour à gauche, ils rengaînèrent leur compliment et ne nous en dirent pas davantage pour cette fois, ce qui, vu les circonstances, ne fut pas très-désagréable : nous ne brûlions pas excessivement de donner bataille à une pareille multitude.

 

Deux jours après ceci nous atteignîmes la ville de Naum ou Nauma. Nous remerciâmes le gouverneur de ses soins pour nous, et nous fîmes une collecte qui s’éleva à une centaine de crowns que nous donnâmes aux soldats envoyés pour notre escorte. Nous y restâmes un jour. Naum est tout de bon une ville de garnison ; il y avait bien neuf cents soldats, et la raison en est qu’autrefois les frontières moscovites étaient beaucoup plus voisines qu’elles ne le sont aujourd’hui, les Moscovites ayant abandonné toute cette portion du pays (laquelle, à l’Ouest de la ville, s’étend jusqu’à deux cents milles environ), comme stérile et indéfrichable, et plus encore à cause de son éloignement et de la difficulté qu’il y a d’y entretenir des troupes pour sa défense, car nous étions encore à deux mille milles de la Moscovie proprement dite.

Après cette étape nous eûmes à passer plusieurs grandes rivières et deux terribles déserts, dont l’un nous coûta seize jours de marche : c’est à juste titre, comme je l’ai dit, qu’ils pourraient se nommer No Man’s Land, la Terre de Personne ; et le 13 avril nous arrivâmes aux frontières des États moscovites. Si je me souviens bien la première cité, ville ou forteresse, comme il vous plaira, qui appartient au Czar de Moscovie, s’appelle Argun, située qu’elle est sur la rive occidentale de la rivière de ce nom.

Je ne pus m’empêcher de faire paraître une vive satisfaction en entrant dans ce que j’appelais un pays chrétien, ou du moins dans un pays gouverné par des Chrétiens ; car, quoiqu’à mon sens les Moscovites ne méritent que tout juste le nom de Chrétiens, cependant ils se prétendent tels et sont très-dévots à leur manière. Tout homme à coup sûr qui voyage par le monde comme je l’ai fait, s’il n’est pas incapable de réflexion, tout homme, à coup sûr, dis-je, en arrivera à se bien pénétrer que c’est une bénédiction d’être né dans une contrée où le nom de Dieu et d’un Rédempteur est connu, révéré, adoré, et non pas dans un pays où le peuple, abandonné par le Ciel à de grossières impostures, adore le démon, se prosterne devant le bois et la pierre, et rend un culte aux monstres, aux éléments, à des animaux de forme horrible, à des statues ou à des images monstrueuses. Pas une ville, pas un bourg par où nous venions de passer qui n’eût ses pagodes, ses idoles, ses temples, et dont la population ignorante n’adorât jusqu’aux ouvrages de ses mains !

Alors du moins nous étions arrivés en un lieu où tout respirait le culte chrétien, où, mêlée d’ignorance ou non, la religion chrétienne était professée et le nom du vrai Dieu invoqué et adoré. J’en étais réjoui jusqu’au fond de l’âme. Je saluai le brave marchand écossais dont j’ai parlé plus haut à la première nouvelle que j’en eus, et, lui prenant la main, je lui dis : – « Béni soit Dieu ! nous voici encore une fois revenus parmi les Chrétiens ! » – Il sourit, et me répondit : – « Compatriote, ne vous réjouissez pas trop tôt : ces Moscovites sont une étrange sorte de Chrétiens ; ils en portent le nom, et voilà tout ; vous ne verrez pas grand’chose de réel avant quelques mois de plus de notre voyage. »

  • – « Soit, dis-je ; mais toujours est-il que cela vaut mieux que le paganisme et l’adoration des démons. » – « Attendez, reprit-il, je vous dirai qu’excepté les soldats russiens des garnisons et quelques habitants des villes sur la route, tout le reste du pays jusqu’à plus de mille milles au-delà est habité par des payens exécrables et stupides ; » – comme en effet nous le vîmes.

Nous étions alors, si je comprends quelque chose à la surface du globe, lancés à travers la plus grande pièce de terre solide qui se puisse trouver dans l’univers. Nous avions au moins douze cents milles jusqu’à la mer, à l’Est ; nous en avions au moins deux mille jusqu’au fond de la mer Baltique, du côté de l’Ouest, et au moins trois mille si nous laissions cette mer pour aller chercher au couchant le canal de la Manche entre la France et l’Angleterre ; nous avions cinq mille milles pleins jusqu’à la mer des Indes ou de Perse, vers le Sud, et environ huit cents milles au Nord jusqu’à la mer Glaciale Si l’on en croit même certaines gens, il ne se trouve point de mer du côté du Nord-Est jusqu’au pôle, et conséquemment dans tout le Nord-Ouest : un continent irait donc joindre l’Amérique, nul mortel ne sait où ! mais d’excellentes raisons que je pourrais donner me portent à croire que c’est une erreur.

Quand nous fûmes entrés dans les possessions moscovites, avant d’arriver à quelque ville considérable, nous n’eûmes rien à observer, sinon que toutes les rivières coulent à l’Est. Ainsi que je le reconnus sur les cartes que quelques personnes de la caravane avaient avec elles, il est clair qu’elles affluent toutes dans le grand fleuve Yamour ou Gammour. Ce fleuve, d’après son cours naturel, doit se jeter dans la mer ou Océan chinois. On nous raconta que ses bouches sont obstruées par des joncs d’une crue monstrueuse, de trois pieds de tour et de vingt ou trente pieds de haut. Qu’il me soit permis de dire que je n’en crois rien. Comme on ne navigue pas sur ce fleuve, parce qu’il ne se fait point de commerce de ce côté, les Tartares qui, seuls, en sont les maîtres, s’adonnant tout entier à leurs troupeaux, personne donc, que je sache, n’a été assez curieux pour le descendre en bateaux jusqu’à son embouchure, ou pour le remonter avec des navires. Chose positive, c’est que courant vers l’Est par une latitude de 60 degrés, il emporte un nombre infini de rivières, et qu’il trouve dans cette latitude un Océan pour verser ses eaux. Aussi est-on sûrs qu’il y a une mer par là.

À quelques lieues au Nord de ce fleuve il se trouve plusieurs rivières considérables qui courent aussi directement au Nord que le Yamour court à l’Est. On sait qu’elles vont toutes se décharger dans le grand fleuve Tartarus, tirant son nom des nations les plus septentrionales d’entre les Tartares-Mongols, qui, au sentiment des Chinois, seraient les plus anciens Tartares du monde, et, selon nos géographes, les Gogs et Magogs dont il est fait mention dans l’histoire sacrée.

Ces rivières courant toutes au Nord aussi bien que celles dont j’ai encore à parler, démontrent évidemment que l’Océan septentrional borne aussi la terre de ce côté, de sorte qu’il ne semble nullement rationnel de penser que le continent puisse se prolonger dans cette région pour aller joindre l’Amérique, ni qu’il n’y ait point de communication entre l’Océan septentrional et oriental ; mais je n’en dirai pas davantage là-dessus : c’est une observation que je lis alors, voilà pourquoi je l’ai consignée ici. De la rivière Arguna nous poussâmes en avant à notre aise et à petites journées, et nous fûmes sensiblement obligés du soin que le Czar de Moscovie a pris de bâtir autant de cités et de villes que possible, où ses soldats tiennent garnison à peu près comme ces colonies militaires postées par les Romains dans les contrées les plus reculées de leur Empire, et dont quelques-unes, entre autres, à ce que j’ai lu, étaient placées en Bretagne pour la sûreté du commerce et pour l’hébergement des voyageurs. C’était de même ici ; car partout où nous passâmes, bien que, en ces villes et en ces stations, la garnison et les gouverneurs fussent Russiens et professassent le Christianisme, les habitants du pays n’étaient que de vrais payens, sacrifiant aux idoles et adorant le soleil, la lune, les étoiles et toutes les armées du Ciel. Je dirai même que de toutes les idolâtries, detous les payens que je rencontrai jamais, c’étaient bien les plus barbares ; seulement ces misérables ne mangeaient pas de chair humaine, comme font nos Sauvages de l’Amérique.

Nous en vîmes quelques exemples dans le pays entre Arguna, par où nous entrâmes dans les États moscovites, et une ville habitée par des Tartares et des Moscovites appelée Nertzinskoy, où se trouve un désert, une forêt continue qui nous demanda vingt-deux jours de marche. Dans un village près la dernière de ces places, j’eus la curiosité d’aller observer la manière de vivre des gens du pays, qui est bien la plus brute et la plus insoutenable. Ce jour-là il y avait sans doute grand sacrifice, car on avait dressé sur un vieux tronc d’arbre une idole de bois aussi effroyable que le diable, du moins à peu près comme nous nous figurons qu’il doit être représenté : elle avait une tête qui assurément ne ressemblait à celle d’aucune créature que le monde ait vue ; des oreilles aussi grosses que cornes d’un bouc et aussi longues ; des yeux de la taille d’un écu ; un nez bossu comme une corne de bélier, et une gueule carrée et béante comme celle d’un lion, avec des dents horribles, crochues comme le bec d’un perroquet. Elle était habillée de la plus sale manière qu’on puisse s’imaginer : son vêtement supérieur se composait de peaux de mouton, la laine tournée en dehors, et d’un grand bonnet tartare planté sur sa tête avec deux cornes passant au travers. Elle pouvait avoir huit pieds du haut ; mais elle n’avait ni pieds ni jambes, ni aucune espèce de proportions.

Cet épouvantail était érigé hors du village et quand j’en approchai il y avait là seize ou dix-sept créatures, hommes ou femmes, je ne sais, – car ils ne font point de distinction ni dans leurs habits ni dans leurs coiffures, – toutes couchées par terre à plat ventre, autour de ce formidable et informe bloc de bois. Je n’appercevais pas le moindre mouvement parmi elles, pas plus que si elles eussent été des souches comme leur idole. Je le croyais d’abord tout de bon ; mais quand je fus un peu plus près, elles se dressèrent sur leurs pieds et poussèrent un hurlement, à belle gueule, comme l’eût fait une meute de chiens, puis elles se retirèrent, vexées sans doute de ce que nous les troublions. À une petite distance du monstre, à l’entrée d’une tente ou hutte toute faite de peaux de mouton et de peaux de vache séchées, étaient postés trois hommes que je pris pour des bouchers parce qu’en approchant je vis de longs couteaux dans leurs mains et au milieu de la tente trois moutons tués et un jeune bœuf ou bouvillon. Selon toute apparence ces victimes étaient pour cette bûche d’idole, à laquelle appartenaient les trois prêtres, et les dix-sept imbécilles prosternés avaient fourni l’offrande et adressaient leurs prières à la bûche.

Je confesse que je fus plus révolté de leur stupidité et de cette brutale adoration d’un hobgoblin, d’un fantôme, que du tout ce qui m’avait frappé dans le cours de ma vie. Oh ! qu’il m’était douloureux de voir la plus glorieuse, la meilleure créature de Dieu, à laquelle, par la création même, il a octroyé tant d’avantages, préférablement àtous les autres ouvrages de ses mains, à laquelle il a donné une âme raisonnable, douée de facultés et de capacités, afin qu’elle honorât son Créateur et qu’elle en fût honorée ! oh ! qu’il m’était douloureux de la voir, dis-je, tombée et dégénérée jusque là d’être assez stupide pour se prosterner devant un rien hideux, un objet purement imaginaire, dressé par elle-même, rendu terrible à ses yeux par sa propre fantaisie, orné seulement de torchons et de guenilles, et de songer que c’était là l’effet d’une pure ignorance transformée en dévotion infernale par le diable lui-même, qui, enviant à son créateur l’hommage et l’adoration de ses créatures, les avait plongées dans des erreurs si grossières, si dégoûtantes, si honteuses, si bestiales, qu’elles semblaient devoir choquer la nature elle-même !

Cham-Chi-Thaungu §

Mais que signifiaient cet ébahissement et ces réflexions ? C’était ainsi ; je le voyais devant mes yeux ; impossible à moi d’en douter. Tout mon étonnement tournant en rage, je galopai vers l’image ou monstre, comme il vous plaira, et avec mon épée je pourfendis le bonnet qu’il avait sur la tête, au beau milieu, tellement qu’il pendait par une des cornes. Un de nos hommes qui se trouvait avec moi saisit alors la peau de mouton qui couvrait l’idole et l’arrachait, quand tout-à-coup une horrible clameur parcourut le village, et deux ou trois cents drôles me tombèrent sur les bras, si bien que je me sauvai sans demander mon reste, et d’autant plus volontiers que quelques-uns avaient des arcs et des flèches ; mais je fis serment de leur rendre une nouvelle visite.

 

Notre caravane demeura trois nuits dans la ville, distante de ce lieu de quatre ou cinq milles environ, afin de se pourvoir de quelques montures dont elle avait besoin, plusieurs de nos chevaux ayant été surmenés et estropiés par le mauvais chemin et notre longue marche à travers le dernier désert ; ce qui nous donna le loisir de mettre mon dessein à exécution. – Je communiquai mon projet au marchand écossais de Moscou, dont le courage m’était bien connu. Je lui contai ce que j’avais vu et de quelle indignation j’avais été rempli en pensant que la nature humaine pût dégénérer jusque là. Je lui dis que si je pouvais trouver quatre ou cinq hommes bien armés qui voulussent me suivre, j’étais résolu à aller détruire cette immonde, cette abominable idole, pour faire voir à ses adorateurs que ce n’était qu’un objet indigne de leur culte et de leurs prières, incapable de se défendre lui-même, bien loin de pouvoir assister ceux qui lui offraient des sacrifices.

Il se prit à rire. – « Votre zèle peut être bon, me dit-il ; mais que vous proposez-vous par là ? » – « Ce que je me propose ! m’écriai-je, c’est de venger l’honneur de Dieu qui est insulté par cette adoration satanique. » – « Mais comment cela vengerait-il l’honneur de Dieu, reprit-il, puisque ces gens ne seront pas à même de comprendre votre intention, à moins que vous ne leur parliez et ne la leur expliquiez, et, alors, ils vous battront, je vous l’assure, car ce sont d’enragés coquins, et surtout quand il s’agit de la défense de leur idolâtrie. » – « Ne pourrions-nous pas le faire de nuit, dis-je, et leur en laisser les raisons par écrit, dans leur propre langage ? » – « Par écrit ! répéta-t-il ; peste ! Mais dans cinq de leurs nations il n’y a pas un seul homme qui sache ce que c’est qu’une lettre, qui sache lire un mot dans aucune langue même dans la leur. » – « Misérable ignorance !… » m’écriai-je. « J’ai pourtant grande envie d’accomplir mon dessein ; peut-être la nature les amènera-t-elle à en tirer des inductions, et à reconnaître combien ils sont stupides d’adorer ces hideuses machines. » – « Cela vous regarde, sir, reprit-il ; si votre zèle vous y pousse si impérieusement, faites-le ; mais auparavant qu’il vous plaise de considérer que ces peuples sauvages sont assujétis par la force à la domination du Czar de Moscovie ; que si vous faites le coup, il y a dix contre un à parier qu’ils viendront par milliers se plaindre au gouverneur de Nertzinskoy et demander satisfaction, et que si on ne peut leur donner satisfaction, il y a dix contre un à parier qu’ils révolteront et que ce sera là l’occasion d’une nouvelle guerre avectous les tartares de ce pays. »

Ceci, je l’avoue, me mit pour un moment de nouvelles pensées en tête ; mais j’en revenais toujours à ma première idée et toute cette journée l’exécution de mon projet me tourmenta43. Vers le soir le marchand écossais m’ayant rencontré par hasard dans notre promenade autour de la ville, me demanda à s’entretenir avec moi. – « Je crains, me dit-il, de vous avoir détourné de votre bon dessein : j’en ai été un peu préoccupé depuis, car j’abhorre les idoles et l’idolâtrie tout autant que vous pouvez le faire. » – « Franchement, lui répondis-je, vous m’avez quelque peu déconcerté quant à son exécution, mais vous ne l’avez point entièrement chassé de mon esprit, et je crois fort que je l’accomplirai avant de quitter ce lieu, dussé-je leur être livré en satisfaction. » – « Non, non, dit-il, à Dieu ne plaise qu’on vous livre à une pareille engeance de montres ! On ne le fera pas ; ce serait vous assassiner. » – « Oui-dà, fis-je, eh ! comment me traiteraient-ils donc ? » – « Comment ils vous traiteraient ! s’écria-t-il ; écoutez, que je vous conte comment ils ont accommodé un pauvre Russien qui, les ayant insultés dans leur culte, juste comme vous avez fait, tomba entre leurs mains. Après l’avoir estropié avec un dard pour qu’il ne pût s’enfuir, ils le prirent, le mirent tout nu, le posèrent sur le haut de leur idole-monstre, se rangèrent tout autour et lui tirèrent autant de flèches qu’il s’en put ficher dans son corps ; puis ils le brûlèrent lui et toutes les flèches dont il était hérissé, comme pour l’offrir en sacrifice à leur idole. » – « Était-ce la même idole ? » fis-je. – « Oui, dit-il, justement la même. » – « Eh ! bien, » repris-je, « à mon tour, que je vous conte une histoire ; » – Là-dessus je lui rapportai l’aventure de nos Anglais à Madagascar, et comment ils avaient incendié et mis à sac un village et tué hommes, femmes et enfants pour venger le meurtre de nos compagnons, ainsi que cela a été relaté précédemment ; puis, quand j’eus finis, j’ajoutai que je pensais que nous devions faire de même à ce village.

Il écouta très-attentivement toute l’histoire, mais quand je parlai de faire de même à ce village, il me dit : – « Vous vous trompez fort, ce n’est pas ce village, c’est au moins à cent milles plus loin ; mais c’était bien la même idole, car on la charrie en procession dans tout le pays. » – « Eh ! bien, alors, » dis-je, « que l’idole soit punie ! et elle le sera, que je vive jusqu’à cette nuit ! »

Bref, me voyant résolu, l’aventure le séduisit, et il me dit que je n’irais pas seul, qu’il irait avec moi et qu’il m’amènerait pour nous accompagner un de ses compatriotes, un drille, disait-il, aussi fameux que qui que ce soit pour son zèle contre toutes pratiques diaboliques. Bref, il m’amena ce camarade, cet Écossais qu’il appelait capitaine Richardson. Je lui fis au long le récit de ce que j’avais vu et de ce que je projetais, et sur-le-champ il me dit qu’il voulait me suivre, dût-il lui en coûter la vie. Nous convînmes de partir seulement nous trois. J’en avais bien fait la proposition à mon partner, mais il s’en était excusé. Il m’avait dit que pour ma défense il était prêt à m’assister de toutes ses forces et en toute occasion ; mais que c’était une entreprise tout-à-fait en dehors de sa voie : ainsi, dis-je, nous résolûmes de nous mettre en campagne seulement nous trois et mon serviteur, et d’exécuter le coup cette nuit même sur le minuit, avec tout le secret imaginable.

Cependant, toute réflexion faite, nous jugeâmes bon de renvoyer la partie à la nuit suivante, parce que la caravane devant se mettre en route dans la matinée du surlendemain, nous pensâmes que le gouverneur ne pourrait prétendre donner satisfaction à ces barbares à nos dépens quand nous serions hors de son pouvoir. Le marchand écossais, aussi ferme dans ses résolutions que hardi dans l’exécution, m’apporta une robe de Tartare ou gonelle de peau de mouton, un bonnet avec un arc et des flèches, et s’en pourvut lui-même ainsi que son compatriote, afin que si nous venions à être apperçus on ne pût savoir qui nous étions.

Nous passâmes toute la première nuit à mixtionner quelques matières combustibles avec de l’aqua-vitæ, de la poudre à canon et autres drogues que nous avions pu nous procurer, et le lendemain, ayant une bonne quantité de goudron dans un petit pot, environ une heure après le soleil couché nous partîmes pour notre expédition.

Quand nous arrivâmes, il était à peu près onze heures du soir : nous ne remarquâmes pas que le peuple eût le moindre soupçon du danger qui menaçait son idole. La nuit était sombre, le ciel était couvert de nuages ; cependant la lune donnait assez de lumière pour laisser voir que l’idole était juste dans les mêmes posture et place qu’auparavant. Les habitants semblaient tout entiers à leur repos ; seulement dans la grande hutte ou tente, comme nous l’appelions, où nous avions vu les trois prêtres que nous avions pris pour des bouchers, nous apperçûmes une lueur, et en nous glissant près de la porte, nous entendîmes parler, comme s’il y avait cinq ou six personnes. Il nous parut donc de toute évidence que si nous mettions le feu à l’idole, ces gens sortiraient immédiatement et s’élanceraient sur nous pour la sauver de la destruction que nous préméditions ; mais comment faire ? nous étions fort embarrassés. Il nous passa bien par l’esprit de l’emporter et de la brûler plus loin ; mais quand nous vînmes à y mettre la main, nous la trouvâmes trop pesante pour nos forces et nous retombâmes dans la même perplexité. Le second Écossais était d’avis de mettre le feu à la hutte et d’assommer les drôles qui s’y trouvaient à mesure qu’ils montreraient le nez ; mais je m’y opposai, je n’entendais point qu’on tuât personne, s’il était possible de l’éviter. – « Eh bien, alors, dit le marchand écossais, voilà ce qu’il nous faut faire : tâchons de nous emparer d’eux, lions-leur les mains, et forçons-les à assister à la destruction de leur idole. »

Comme il se trouvait que nous n’avions pas mal de cordes et de ficelles qui nous avaient servi à lier nos pièces d’artifice, nous nous déterminâmes à attaquer d’abord les gens de la cabane, et avec aussi peu de bruit que possible. Nous commençâmes par heurter à la porte, et quand un des prêtres se présenta, nous nous en saisîmes brusquement, nous lui bouchâmes la bouche, nous lui liâmes les mains sur le dos et le conduisîmes vers l’idole, où nous le baillonnâmes pour qu’il ne pût jeter des cris : nous lui attachâmes aussi les pieds et le laissâmes par terre.

Deux d’entre nous guettèrent alors à la porte, comptant que quelque autre sortirait pour voir de quoi il était question. Nous attendîmes jusqu’à ce que notre troisième compagnon nous eût rejoint ; mais personne ne se montrant, nous heurtâmes de nouveau tout doucement. Aussitôt sortirent deux autres individus que nous accommodâmes juste de la même manière ; mais nous fûmes obligés de nous mettretous après eux pour les coucher par terre près de l’idole, à quelque distance l’un de l’autre, Quand nous revînmes nous en vîmes deux autres à l’entrée de la hutte et un troisième se tenant derrière en dedans de la porte. Nous empoignâmes les deux premiers et les liâmes sur-le-champ. Le troisième se prit alors à crier en se reculant ; mais mon Écossais le suivit, et prenant une composition que nous avions faite, une mixtion propre à répandre seulement de la fumée et de la puanteur, il y mit le feu et la jeta au beau milieu de la hutte. Dans l’entrefaite l’autre Écossais et mon serviteur s’occupant des deux hommes déjà liés, les attachèrent ensemble par le bras, les menèrent auprès de l’idole ; puis, pour qu’ils vissent si elle les secourerait, ils les laissèrent là, ayant grande hâte de venir vers nous.

Quand l’artifice que nous avions jeté eut tellement rempli la hutte de fumée qu’on y était presque suffoqué, nous y lançâmes un sachet de cuir d’une autre espèce qui flambait comme une chandelle ; nous le suivîmes, et nous n’apperçûmes que quatre personnes, deux hommes et deux femmes à ce que nous crûmes, venus sans doute pour quelque sacrifice diabolique. Ils nous parurent dans une frayeur mortelle, ou du moins tremblants, stupéfiés, et à cause de la fumée incapables de proférer une parole.

Destruction de Cham-Chi-Thaungu §

En un mot, nous les prîmes, nous les garrottâmes comme les autres, et le tout sans aucun bruit. J’aurais dû dire que nous les emmenâmes hors de la hutte d’abord, car tout comme à eux la fumée nous fut insupportable. Ceci fait nous les conduisîmestous ensemble vers l’idole, et arrivés là nous nous mîmes à la travailler : d’abord nous la barbouillâmes du haut en bas, ainsi que son accoutrement, avec du goudron, et certaine autre matière que nous avions, composée de suif et de soufre ; nous lui bourrâmes ensuite les yeux, les oreilles et la gueule de poudre à canon ; puis nous entortillâmes dans son bonnet une grande pièce d’artifice, et quand nous l’eûmes couverte detous les combustibles que nous avions apportés nous regardâmes autour de nous pour voir si nous pourrions trouver quelque chose pour son embrasement. Tout-à-coup mon serviteur se souvint que près de la hutte il y avait un tas de fourrage sec, de la paille ou du foin, je ne me rappelle pas : il y courut avec un des Écossais et ils en apportèrent plein leurs bras. Quand nous eûmes achevé cette besogne nous prîmestous nos prisonniers, nous les rapprochâmes, ayant les pieds déliés et la bouche débaillonnée nous les fîmes tenir debout et les plantâmes juste devant leur monstrueuse idole, puis nous y mîmes feu de tout côté.

 

Nous demeurâmes là un quart d’heure ou environ avant que la poudre des yeux, de la bouche et des oreilles de l’idole sautât ; cette explosion, comme il nous fut facile de le voir, la fendit et la défigura toute ; en un mot, nous demeurâmes là jusqu’à ce que nous la vîmes s’embraser et ne former plus qu’une souche, qu’un bloc de bois. Après l’avoir entourée de fourrage sec, ne doutant pas qu’elle ne fût bientôt entièrement consumée, nous nous disposions à nous retirer, mais l’Écossais nous dit : – « Ne partons pas, car ces pauvres misérables dupes seraient capables de se jeter dans le feu pour se faire rôtir avec leur idole. » – Nous consentîmes donc à rester jusqu’à ce que le fourrage fût brûlé, puis, nous fîmes volte-face, et les quittâmes.

Le matin nous parûmes parmi nos compagnons de voyage excessivement occupés à nos préparatifs de départ : personne ne se serait imaginé que nous étions allés ailleurs que dans nos lits, comme raisonnablement tout voyageur doit faire, pour se préparer aux fatigues d’une journée de marche.

Mais ce n’était pas fini, le lendemain une grande multitude de gens du pays, non-seulement de ce village mais de cent autres, se présenta aux portes de la ville, et d’une façon fort insolente, demanda satisfaction au gouverneur de l’outrage fait à leurs prêtres et à leur grand Cham-Chi-Thaungu ; c’était là le nom féroce qu’il donnait à la monstrueuse créature qu’ils adoraient. Les habitants de Nertzinskoy furent d’abord dans une grande consternation : ils disaient que les Tartares étaient trente mille pour le moins, et qu’avant peu de jours ils seraient cent mille et au-delà.

Le gouverneur russien leur envoya des messagers pour les appaiser et leur donner toutes les bonnes paroles imaginables. Il les assura qu’il ne savait rien de l’affaire ; que pas un homme de la garnison n’ayant mis le pied dehors, le coupable ne pouvait être parmi eux ; mais que s’ils voulaient le lui faire connaître il serait exemplairement puni. Ils répondirent hautainement que toute la contrée révérait le grand Cham-Chi-Thaungu qui demeurait dans le soleil, et que nul mortel n’eût osé outrager son image, hors quelque chrétien mécréant (ce fut là leur expression, je crois), et qu’ainsi ils lui déclaraient la guerre à lui et àtous les Russiens, qui, disaient-ils, étaient des infidèles, des chrétiens.

Le gouverneur, toujours patient, ne voulant point de rupture, ni qu’on pût en rien l’accuser d’avoir provoqué la guerre, le Czar lui ayant étroitement enjoint de traiter le pays conquis avec bénignité et courtoisie, leur donna encore toutes les bonnes paroles possibles ; à la fin il leur dit qu’une caravane était partie pour la Russie le matin même, que quelqu’un peut-être des voyageurs leur avait fait cette injure, et que, s’ils voulaient en avoir l’assurance, il enverrait après eux pour en informer. Ceci parut les appaiser un peu, et le gouverneur nous dépêcha donc un courrier pour nous exposer l’état des choses, en nous intimant que si quelques hommes de notre caravane avaient fait le coup, ils feraient bien de se sauver, et, coupables ou non, que nous ferions bien de nous avancer en toute hâte, tandis qu’il les amuserait aussi long-temps qu’il pourrait.

C’était très-obligeant de la part du gouverneur. Toutefois lorsque la caravane fut instruite de ce message, personne n’y comprit rien, et quant à nous qui étions les coupables, nous fûmes les moins soupçonnés detous : on ne nous fit pas seulement une question. Néanmoins le capitaine qui pour le moment commandait la caravane, profita de l’avis que le gouverneur nous donnait, et nous marchâmes ou voyageâmes deux jours et deux nuits, presque sans nous arrêter. Enfin nous nous reposâmes à un village nommé Plothus, nous n’y fîmes pas non plus une longue station, voulant gagner au plus tôt Jarawena, autre colonie du Czar de Moscovie où nous espérions être en sûreté. Une chose à remarquer, c’est qu’après deux ou trois jours de marche, au-delà de cette ville, nous commençâmes à entrer dans un vaste désert sans nom dont je parlerai plus au long en son lieu, et que si alors nous nous y fussions trouvés, il est plus que probable que nous aurions ététous détruits. Ce fut le lendemain de notre départ de Plothus, que des nuages de poussière qui s’élevaient derrière nous à une grande distance firent soupçonner à quelques-uns des nôtres que nous étions poursuivis. Nous étions entrés dans le désert, et nous avions longé un grand lac, appelé Shanks-Oser, quand nous apperçûmes un corps nombreux de cavaliers de l’autre côté du lac vers le Nord. Nous remarquâmes qu’ils se dirigeaient ainsi que nous vers l’Ouest, mais fort heureusement ils avaient supposé que nous avions pris la rive Nord, tandis que nous avions pris la rive Sud. Deux jours après nous ne les vîmes plus, car pensant que nous étions toujours devant eux ils poussèrent jusqu’à la rivière Udda : plus loin, vers le Nord, c’est un courant considérable, mais à l’endroit où nous la passâmes, elle est étroite et guéable.

Le troisième jour, soit qu’ils se fussent apperçu de leur méprise, soit qu’ils eussent eu de nos nouvelles, ils revinrent sur nous ventre à terre, à la brune. Nous venions justement de choisir, à notre grande satisfaction, une place très-convenable pour camper pendant la nuit, car, bien que nous ne fussions qu’à l’entrée d’un désert dont la longueur était de plus de cinq cents milles, nous n’avions point de villes où nous retirer, et par le fait nous n’en avions d’autre à attendre que Jarawena, qui se trouvait encore à deux journées de marche. Ce désert, cependant, avait quelque peu de bois de ce côté, et de petites rivières qui couraient toutes se jeter dans la grande rivière Udda. Dans un passage étroit entre deux bocages très-épais nous avions assis notre camp pour cette nuit, redoutant une attaque nocturne.

Personne, excepté nous, ne savait, pourquoi nous étions poursuivis ; mais comme les Tartares-Mongols ont pour habitude de rôder en troupes dans le désert, les caravanes ont coutume de se fortifier ainsi contre eux chaque nuit, comme contre des armées de voleurs ; cette poursuite n’était donc pas chose nouvelle.

Or nous avions cette nuit le camp le plus avantageux que nous eussions jamais eu : nous étions postés entre deux bois, un petit ruisseau coulait juste devant notre front, de sorte que nous ne pouvions être enveloppés, et qu’on ne pouvait nous attaquer que par devant ou par derrière. Encore mîmes-noustous nos soins à rendre notre front aussi fort que possible, en plaçant nos bagages, nos chameaux et nos chevaux,tous en ligne au bord du ruisseau : sur notre arrière nous abattîmes quelques arbres.

Dans cet ordre nous nous établissions pour la nuit, mais les Tartares furent sur nos bras avant que nous eussions achevé notre campement. Ils ne se jetèrent pas sur nous comme des brigands, ainsi que nous nous y attendions, mais ils nous envoyèrent trois messagers pour demander qu’on leur livrât les hommes qui avaient bafoué leurs prêtres et brûlé leur Dieu Cham-Chi-Thaungu, afin de les brûler, et sur ce ils disaient qu’ils se retireraient, et ne nous feraient point de mal : autrement qu’ils nous feraienttous périr dans les flammes. Nos gens parurent fort troublés à ce message, et se mirent à se regarder l’un l’autre entre les deux yeux pour voir si quelqu’un avait le péché écrit sur la face. Mais, Personne ! c’était le mot, personne n’avait fait cela. Le commandant de la caravane leur fit répondre qu’il était bien sûr que pas un des nôtres n’était coupable de cet outrage ; que nous étions de paisibles marchands voyageant pour nos affaires ; que nous n’avions fait de dommage ni à eux ni à qui que ce fût ; qu’ils devaient chercher plus loin ces ennemis, qui les avaient injuriés, car nous n’étions pas ces gens-là ; et qu’il les priait de ne pas nous troubler, sinon que nous saurions nous défendre.

Cette réponse fut loin de les satisfaire, et le matin, à la pointe du jour, une foule immense s’avança vers notre camp ; mais en nous voyant dans une si avantageuse position, ils n’osèrent pas pousser plus avant que le ruisseau qui barrait notre front, où ils s’arrêtèrent, et déployèrent de telles forces, que nous en fûmes atterrés au plus haut point ; ceux d’entre nous qui en parlaient le plus modestement, disaient qu’ils étaient dix mille. Là, ils firent une pause et nous regardèrent un moment ; puis, poussant un affreux hourra, ils nous décochèrent une nuée de flèches. Mais nous étions trop bien à couvert, nos bagages nous abritaient, et je ne me souviens pas que parmi nous un seul homme fût blessé.

Quelque temps après, nous les vîmes faire un petit mouvement à notre droite, et nous les attendions sur notre arrière, quand un rusé compagnon, un Cosaque de Jarawena, aux gages des Moscovites, appela le commandant de la caravane et lui dit : – « Je vais envoyer toute cette engeance à Sibeilka. » – C’était une ville à quatre ou cinq journées de marche au moins, vers le Sud, ou plutôt derrière nous. Il prend donc son arc et ses flèches, saute à cheval, s’éloigne de notre arrière au galop, comme s’il retournait à Nertzinskoy, puis faisant un grand circuit, il rejoint l’armée des Tartares comme s’il était un exprès envoyé pour leur faire savoir tout particulièrement que les gens qui avaient brûlé leur Cham-Chi-Thaungu étaient partis pour Sibeilka avec une caravane de mécréants, c’est-à-dire de Chrétiens, résolus qu’ils étaient de brûler le Dieu Scal-Isarg, appartenant aux Tongouses.

Comme ce drôle était un vrai Tartare et qu’il parlait parfaitement leur langage, il feignit si bien, qu’ils gobèrent tout cela et se mirent en route en toute hâte pour Sibeilka, qui était, ce me semble, à cinq journées de marche vers le Sud. En moins de trois heures ils furent entièrement hors de notre vue, nous n’en entendîmes plus parler, et nous n’avons jamais su s’ils allèrent ou non jusqu’à ce lieu nommé Sibeilka.

Nous gagnâmes ainsi sans danger la ville de Jarawena, où il y avait une garnison de Moscovites, et nous y demeurâmes cinq jours, la caravane se trouvant extrêmement fatiguée de sa dernière marche et de son manque de repos durant la nuit.

Au sortir de cette ville nous eûmes à passer un affreux désert qui nous tint vingt-trois jours. Nous nous étions munis de quelques tentes pour notre plus grande commodité pendant la nuit, et le commandant de la caravane s’était procuré seize chariots ou fourgons du pays pour porter notre eau et nos provisions. Ces chariots, rangés chaque nuit tout autour de notre camp, nous servaient de retranchement ; de sorte que, si les Tartare se fussent montrés, à moins d’être en très-grand nombre, ils n’auraient pu nous toucher.

Les tongouses §

On croira facilement que nous eûmes grand besoin de repos après ce long trajet ; car dans ce désert nous ne vîmes ni maisons ni arbres. Nous y trouvâmes à peine quelques buissons, mais nous apperçûmes en revanche une grande quantité de chasseurs de zibelines ; ce sonttous des Tartares de la Mongolie dont cette contrée fait partie. Ils attaquent fréquemment les petites caravanes, mais nous n’en rencontrâmes point en grande troupe. J’étais curieux de voir les peaux des zibelines qu’ils chassaient ; mais je ne pus me mettre en rapport avec aucun d’eux, car ils n’osaient pas s’approcher de nous, et je n’osais pas moi-même m’écarter de la compagnie pour les joindre.

 

Après avoir traversé ce désert, nous entrâmes dans une contrée assez bien peuplée, c’est-à-dire où nous trouvâmes des villes et des châteaux élevés par le Czar de Moscovie, avec des garnisons de soldats stationnaires pour protéger les caravanes, et défendre le pays contre les Tartares, qui autrement rendraient la route très-dangereuse. Et sa majesté Czarienne a donné des ordres si stricts pour la sûreté des caravanes et des marchands que, si on entend parler de quelques Tartares dans le pays, des détachements de la garnison sont de suite envoyés pour escorter les voyageurs de station en station.

Aussi le gouverneur d’Adinskoy, auquel j’eus occasion de rendre visite, avec le marchand écossais qui était lié avec lui, nous offrit-il une escorte de cinquante hommes, si nous pensions qu’il y eût quelque danger, jusqu’à la prochaine station.

Long-temps je m’étais imaginé qu’en approchant de l’Europe, nous trouverions le pays mieux peuplé et le peuple plus civilisé ; je m’étais doublement trompé, car nous avions encore à traverser la nation des Tongouses, où nous vîmes des marques de paganisme et de barbarie, pour le moins aussi grossières que celles qui nous avaient frappées précédemment ; seulement comme ces Tongouses ont été assujétis par les Moscovites, et entièrement réduits, ils ne sont pas très-dangereux ; mais en fait de rudesse de mœurs, d’idolâtrie et de polythéisme jamais peuple au monde ne les surpassa. Ils sont couverts de peaux de bêtes aussi bien que leurs maisons, et, à leur mine rébarbative, à leur costume, vous ne distingueriez pas un homme d’avec une femme. Durant l’hiver, quand la terre est couverte de neige ils vivent sous terre, dans des espèces de repaires voûtés dont les cavités ou cavernes se communiquent entre elles.

Si les Tartares avaient leur Cham-Chi-Thaungu pour tout un village ou toute une contrée, ceux-ci avaient des idoles dans chaque hutte et dans chaque cave. En outre ils adorent les étoiles, le soleil, l’eau, la neige, et en un mot tout ce qu’ils ne comprennent pas, et ils ne comprennent pas grand’chose ; de sorte qu’àtous les éléments et à presquetous les objets extraordinaires ils offrent des sacrifices.

Mais je ne dois faire la description d’un peuple ou d’une contrée qu’autant que cela se rattache à ma propre histoire. – Il ne m’arriva rien de particulier dans ce pays, que j’estime éloigné de plus de quatre cents milles du dernier désert dont j’ai parlé, et dont la moitié même est aussi un désert, où nous marchâmes rudement pendant douze jours sans rencontrer une maison, un arbre, une broussaille et où nous fûmes encore obligés de porter avec nous nos provisions, l’eau comme le pain. Après être sortis de ce steppe, nous parvînmes en deux jours à Yénisséisk, ville ou station moscovite sur le grand fleuve Yénisséi. Ce fleuve, nous fut-il dit, sépare l’Europe de l’Asie, quoique nos faiseurs de cartes, à ce qu’on m’a rapporté, n’en tombent pas d’accord. N’importe, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il borne à l’Orient l’ancienne Sibérie, qui aujourd’hui ne forme qu’une province du vaste Empire Moscovite bien qu’elle soit aussi grande que l’Empire Germanique tout entier.

Je remarquai que l’ignorance et le paganisme prévalaient encore, excepté dans les garnisons Moscovites : toute la contrée entre le fleuve Oby et le fleuve Yénissei est entièrement payenne, et les habitants sont aussi barbares que les Tartares les plus reculés, même qu’aucune nation que je sache de l’Asie ou de l’Amérique. Je remarquai aussi, ce que je fis observer aux gouverneurs Moscovites avec lesquels j’eus occasion de converser, que ces payens, pour être sous le gouvernement moscovite n’en étaient ni plus sages ni plus près du christianisme. Mais tout en reconnaissant que c’était assez vrai, ils répondaient que ce n’était pas leur affaire ; que si le Czar s’était promis de convertir ses sujets sibériens, tongouses ou tartares, il aurait envoyé parmi eux des prêtres et non pas des soldats, et ils ajoutaient avec plus de sincérité que je ne m’y serais attendu que le grand souci de leur monarque n’était pas de faire de ces peuples des Chrétiens, mais des sujets.

Depuis ce fleuve jusqu’au fleuve Oby, nous traversâmes une contrée sauvage et inculte ; je ne saurais dire que ce soit un sol stérile, c’est seulement un sol qui manque de bras et d’une bonne exploitation, car autrement c’est un pays charmant, très-fertile et très-agréable en soi. Les quelques habitants que nous y trouvâmes étaienttous payens, excepté ceux qu’on y avait envoyés de Russie ; car c’est dans cette contrée, j’entends sur les rives de l’Oby, que sont bannis les criminels moscovites qui ne sont point condamnés à mort : une fois là, il est presque impossible qu’ils en sortent.

Je n’ai rien d’essentiel à dire sur mon compte jusqu’à mon arrivée à Tobolsk, capitale de la Sibérie, où je séjournai assez long-temps pour les raisons suivantes.

Il y avait alors près de sept mois que nous étions en route et l’hiver approchait rapidement : dans cette conjoncture, sur nos affaires privées, mon partner et moi, nous tînmes donc un conseil, où nous jugeâmes à propos, attendu que nous devions nous rendre en Angleterre et non pas à Moscou, de considérer le parti qu’il nous fallait prendre. On nous avait parlé de traîneaux et de rennes pour nous transporter sur la neige pendant l’hiver ; et c’est tout de bon que les Russiens font usage de pareils véhicules, dont les détails sembleraient incroyables si je les rapportais, et au moyen desquels ils voyagent beaucoup plus dans la saison froide qu’ils ne sauraient voyager en été, parce que dans ces traîneaux ils peuvent courir nuit et jour : une neige congelée couvrant alors toute la nature, les montagnes, les vallées, les rivières, les lacs n’offrent plus qu’une surface unie et dure comme la pierre, sur laquelle ils courent sans se mettre nullement en peine de ce qui est dessous.

Mais je n’eus pas occasion de faire un voyage de ce genre. – Comme je me rendais en Angleterre et non pas à Moscou, j’avais deux routes à prendre : il me fallait aller avec la caravane jusqu’à Jaroslav, puis tourner vers l’Ouest, pour gagner Narva et le golfe de Finlande, et, soit par mer soit par terre, Dantzick, où ma cargaison de marchandises chinoises devait se vendre avantageusement ; ou bien il me fallait laisser la caravane à une petite ville sur la Dvina, d’où par eau je pouvais gagner en six jours Archangel, et de là faire voile pour l’Angleterre, la Hollande ou Hambourg.

Toutefois il eût été absurde d’entreprendre l’un ou l’autre de ces voyages pendant l’hiver : si je me fusse décidé pour Dantzick, la Baltique en cette saison est gelée, tout passage m’eût été fermé, et par terre il est bien moins sûr de voyager dans ces contrées que parmi les Tartares-Mongols. D’un autre côté, si je me fusse rendu à Archangel en octobre, j’eusse trouvétous les navires partis, et même les marchands qui ne s’y tiennent que l’été, et l’hiver se retirent à Moscou, vers le Sud, après le départ des vaisseaux. Un froid excessif, la disette, et la nécessité de rester tout l’hiver dans une ville déserte, c’est là tout ce que j’eusse pu espérer d’y rencontrer. En définitive, je pensai donc que le mieux était de laisser partir la caravane, et de faire mes dispositions pour hiverner à l’endroit où je me trouvais, c’est-à-dire à Tobolsk en Sibérie, par une latitude de 60 degrés ; là, au moins, pour passer un hiver rigoureux, je pouvais faire fond sur trois choses, savoir : l’abondance de toutes les provisions que fournit le pays, une maison chaude avec des combustibles à suffisance, et une excellente compagnie. De tout ceci, je parlerai plus au long en son lieu.

J’étais alors dans un climat entièrement différent de mon île bien-aimée, où je n’eus jamais froid que dans mes accès de fièvre, où tout au contraire j’avais peine à endurer des habits sur mon dos, où je ne faisais jamais de feu que dehors, et pour préparer ma nourriture : aussi étais-je emmitouflé dans trois bonnes vestes avec de grandes robes par-dessus, descendant jusqu’aux pieds et se boutonnant au poignet, toutes doublées de fourrures, pour les rendre suffisamment chaudes.

J’avoue que je désapprouve fort notre manière de chauffer les maisons en Angleterre, c’est-à-dire de faire du feu dans chaque chambre, dans des cheminées ouvertes, qui, dès que le feu est éteint, laissent l’air intérieur aussi froid que la température. Après avoir pris un appartement dans une bonne maison de la ville, au centre de six chambres différentes je fis construire une cheminée en forme de fourneau, semblable à un poêle ; le tuyau pour le passage de la fumée était d’un côté, la porte ouvrant sur le foyer d’un autre ; toutes les chambres étaient également chauffées, sans qu’on vît aucun feu, juste comme sont chauffés les bains en Angleterre.

Par ce moyen nous avions toujours la même température dans tout le logement, et une chaleur égale se conservait. Quelque froid qu’il fît dehors, il faisait toujours chaud dedans ; cependant on ne voyait point de feu, et l’on n’était jamais incommodé par la fumée.

Mais la chose la plus merveilleuse c’était qu’il fût possible de trouver bonne compagnie, dans une contrée aussi barbare que les parties les plus septentrionales de l’Europe, dans une contrée proche de la mer Glaciale, et à peu de degrés de la Nouvelle-Zemble.

Cependant, comme c’est dans ce pays, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, que sont bannis les criminels d’État moscovites, la ville était pleine de gens de qualité, de princes, de gentilshommes, de colonels, en un mot, de nobles de tout rang, de soldats de tout grade, et de courtisans. Il y avait le fameux prince Galilfken ou Galoffken, son fils le fameux général Robostisky, plusieurs autres personnages de marque, et quelques dames de haut parage.

Par l’intermédiaire de mon négociant écossais, qui toutefois ici se sépara de moi, je fis connaissance avec plusieurs de ces gentilshommes, avec quelques-uns même du premier ordre, et de qui, dans les longues soirées d’hiver pendant lesquelles je restais au logis, je reçus d’agréables visites. Ce fut causant un soir avec un certain prince banni, un des ex-ministres d’État du Czar, que la conversation tomba sur mon chapitre. Comme il me racontait une foule de belles choses sur la grandeur, la magnificence, les possessions, et le pouvoir absolu de l’Empereur des Russiens, je l’interrompis et lui dis que j’avais été un prince plus grand et plus puissant que le Czar de Moscovie, quoique mes États ne fussent pas si étendus, ni mes peuples si nombreux. À ce coup, le seigneur russien eut l’air un peu surpris, et, tenant ses yeux attachés sur moi, il commença de s’étonner de ce que j’avançais.

Je lui dis que son étonnement cesserait quand je me serais expliqué. D’abord je lui contai que j’avais à mon entière disposition la vie et la fortune de mes sujets ; que nonobstant mon pouvoir absolu, je n’avais pas eu un seul individu mécontent de mon gouvernement ou de ma personne dans toutes mes possessions. Là-dessus il secoua la tête, et me dit qu’en cela je surpassais tout de bon le Czar de Moscovie. Me reprenant, j’ajoutai que toutes les terres de mon royaume m’appartenaient en propre ; quetous mes sujets étaient non-seulement mes tenanciers, mais mes tenanciers à volonté ; qu’ils se seraienttous battus pour moi jusqu’à la dernière goutte de leur sang, et que jamais tyran, car pour tel je me reconnaissais, n’avait été si universellement aimé, et cependant si horriblement redouté de ses sujets.

Le prince moscovite §

Après avoir amusé quelque temps la compagnie de ces énigmes gouvernementales, je lui en dis le mot, je lui fis au long l’histoire de ma vie dans l’île, et de la manière dont je m’y gouvernais et gouvernais le peuple rangé sous moi, juste comme je l’ai rédigé depuis. On fut excessivement touché de cette histoire, et surtout le prince, qui me dit avec un soupir, que la véritable grandeur ici-bas était d’être son propre maître ; qu’il n’aurait pas échangé une condition telle que la mienne, contre celle du Czar de Moscovie ; qu’il trouvait plus de félicité dans la retraite à laquelle il semblait condamné en cet exil qu’il n’en avait jamais trouvé dans la plus haute autorité dont il avait joui à la Cour de son maître le Czar ; que le comble de la sagesse humaine était de ployer notre humeur aux circonstances, et de nous faire un calme intérieur sous le poids des plus grandes tempêtes. – « Ici, poursuivit-il au commencement de mon bannissement, je pleurais, je m’arrachais les cheveux, je déchirais mes habits, comme tant d’autres avaient fait avant moi, mais amené après un peu de temps et de réflexion à regarder au-dedans de moi, et à jeter les yeux autour de moi sur les choses extérieures, je trouvai que, s’il est une fois conduit à réfléchir sur la vie, sur le peu d’influence qu’a le monde sur le véritable bonheur, l’esprit de l’homme est parfaitement capable de se créer une félicité à lui, le satisfaisant pleinement et s’alliant à ses meilleurs desseins et à ses plus nobles désirs, sans grand besoin de l’assistance du monde. De l’air pour respirer, de la nourriture pour soutenir la vie, des vêtements pour avoir chaud, la liberté de prendre l’exercice nécessaire à la santé, complètent dans mon opinion tout ce que le monde peut faire pour nous. La grandeur, la puissance, les richesses et les plaisirs dont quelques-uns jouissent ici-bas, et dont pour ma part j’ai joui, sont pleins d’attraits pour nous, mais toutes ces choses lâchent la bride à nos plus mauvaises passions, à notre ambition, à notre orgueil, à notre avarice, à notre vanité, à notre sensualité, passions qui procèdent de ce qu’il y a de pire dans la nature de l’homme, qui sont des crimes en elles-mêmes, qui renferment la semence de toute espèce de crimes, et n’ont aucun rapport, et ne se rattachent en rien ni aux vertus qui constituent l’homme sage, ni aux grâces qui nous distinguent comme Chrétiens. Privé que je suis aujourd’hui de toute cette félicité imaginaire que je goûtais dans la pratique detous ces vices, je me trouve à même de porter mes regards sur leur côté sombre, où je n’entrevois que difformités. Je suis maintenant convaincu que la vertu seule fait l’homme vraiment sage, riche, grand, et le retient dans la voie qui conduit à un bonheur suprême, dans une vie future ; et en cela, ne suis-je pas plus heureux dans mon exil que ne le sont mes ennemis en pleine possession des biens et du pouvoir que je leur ai abandonnés ? »

 

« Sir, ajouta-t-il, je n’amène point mon esprit à cela par politique, me soumettant à la nécessité de ma condition, que quelques-uns appellent misérable. Non, si je ne m’abuse pas trop sur moi-même, je ne voudrais pas m’en retourner ; non, quand bien même le Czar mon maître me rappellerait et m’offrirait de me rétablir dans toute ma grandeur passée ; non, dis-je, je ne voudrais pas m’en retourner, pas plus que mon âme, je pense, quand elle sera délivrée de sa prison corporelle, et aura goûté la félicité glorieuse qu’elle doit trouver au-delà de la vie, ne voudra retourner à la geôle de chair et de sang qui l’enferme aujourd’hui, et abandonner les Cieux pour se replonger dans la fange et l’ordure des affaires humaines. »

Il prononça ces paroles avec tant de chaleur et d’effusion, tant d’émotion se trahissait dans son maintien qu’il était visible que c’étaient là les vrais sentiments de son âme. Impossible demeure en doute sa sincérité.

Je lui répondis qu’autrefois dans mon ancienne condition dont je venais de lui faire la peinture, je m’étais cru une espèce de monarque, mais que je pensais qu’il était, lui, non-seulement un monarque mais un grand conquérant ; car celui qui remporte la victoire sur ses désirs excessifs, qui a un empire absolu sur lui-même, et dont la raison gouverne entièrement la volonté est certainement plus grand que celui qui conquiert une ville. – « Mais, Mylord, ajoutai-je, oserais-je vous faire une question ? – « De tout mon cœur, répondit-il. » – « Si la porte de votre liberté était ouverte, repris-je, ne saisiriez-vous pas cette occasion de vous délivrer de cet exil ? »

  • – « Attendez, dit-il, votre question est subtile, elle demande de sérieuses et d’exactes distinctions pour y donner une réponse sincère, et je veux vous mettre mon cœur à jour. Rien au monde que je sache ne pourrait me porter à me délivrer de cet état de bannissement, sinon ces deux choses : premièrement ma famille, et secondement un climat un peu plus doux. Mais je vous proteste que pour retourner aux pompes de la Cour, à la gloire, au pouvoir, au tracas d’un ministre d’État, à l’opulence, au faste et aux plaisirs, c’est-à-dire aux folies d’un courtisan, si mon maître m’envoyait aujourd’hui la nouvelle qu’il me rend tout ce dont il m’a dépouillé, je vous proteste, dis-je, si je me connais bien, que je ne voudrais pas abandonner ce désert, ces solitudes et ces lacs glacés pour le palais de Moscou. »
  • – « Mais, Mylord, repris-je, peut-être n’êtes-vous pas seulement banni des plaisirs de la Cour, du pouvoir, de l’autorité et de l’opulence dont vous jouissiez autrefois, vous pouvez être aussi privé de quelques-unes des commodités de la vie ; vos terres sont peut-être confisquées, vos biens pillés, et ce qui vous est laissé ici ne suffit peut-être pas aux besoins ordinaires de la vie. »
  • – « Oui, me répliqua-t-il, si vous me considérez comme un seigneur ou un prince, comme dans le fait je le suis ; mais veuillez ne voir en moi simplement qu’un homme, une créature humaine, que rien ne distingue d’avec la foule, et il vous sera évident que je ne puis sentir aucun besoin, à moins que je ne sois visité par quelque maladie ou quelque infirmité. Pour mettre toutefois la question hors de doute, voyez notre manière de vivre : nous sommes en cette ville cinq grands personnages ; nous vivons tout-à-fait retirés, comme il convient à des gens en exil. Nous avons sauvé quelque chose du naufrage de notre fortune, qui nous met au-dessus de la nécessité de chasser pour notre subsistance ; mais les pauvres soldats qui sont ici, et qui n’ont point nos ressources vivent dans une aussi grande abondance que nous. Ils vont dans les bois chasser les zibelines et les renards : le travail d’un mois fournit à leur entretien pendant un an. Comme notre genre de vie n’est pas coûteux, il nous est aisé de nous procurer ce qu’il nous faut : donc votre objection est détruite. »

La place me manque pour rapporter tout au long la conversation on ne peut plus agréable que j’eus avec cet homme véritablement grand, et dans laquelle son esprit laissa paraître une si haute connaissance des choses, soutenue tout à la fois et par la religion et par une profonde sagesse, qu’il est hors de doute que son mépris pour le monde ne fût aussi grand qu’il l’exprimait. Et jusqu’à la fin il se montra toujours le même comme on le verra par ce qui suit.

Je passai huit mois à Tobolsk. Que l’hiver me parut sombre et terrible ! Le froid était si intense que je ne pouvais pas seulement regarder dehors sans être enveloppé dans des pelleteries, et sans avoir sur le visage un masque de fourrure ou plutôt un capuchon, avec un trou simplement pour la bouche et deux trous pour les yeux. Le faible jour que nous eûmes pendant trois mois ne durait pas, calcul fait, au-delà de cinq heures, six tout au plus ; seulement le sol étant continuellement couvert de neige et le temps assez clair, l’obscurité n’était jamais profonde. Nos chevaux étaient gardés ou plutôt affamés sous terre, et quant à nos valets, car nous en avions loué pour prendre soin de nous et de nos montures, il nous fallait à chaque instant panser et faire dégeler leurs doigts ou leurs orteils, de peur qu’ils ne restassent perclus.

Dans l’intérieur à vrai dire nous avions chaud, les maisons étant closes, les murailles épaisses, les ouvertures petites et les vitrages doubles. Notre nourriture consistait principalement en chair de daim salée et apprêtée dans la saison, en assez bon pain, mais préparé comme du biscuit, en poisson sec de toute sorte, en viande de mouton, et en viande de buffle, assez bonne espèce de bœuf. Toutes les provisions pour l’hiver sont amassées pendant l’été, et parfaitement conservées. Nous avions pour boisson de l’eau mêlée avec de l’aqua-vitæ au lieu de brandevin, et pour régal, en place de vin, de l’hydromel : ils en ont vraiment de délicieux Les chasseurs, qui s’aventurent dehors partous les temps, nous apportaient fréquemment de la venaison fraîche, très-grasse et très-bonne, et quelquefois de la chair d’ours mais nous ne faisions pas grand cas de cette dernière. Grâce à la bonne provision de thé que nous avions, nous pouvions régaler nos amis, et après tout, toutes choses bien considérées, nous vivions très-gaîment et très-bien.

Nous étions alors au mois de mars, les jours croissaient sensiblement et la température devenait au moins supportable ; aussi les autres voyageurs commençaient-ils à préparer les traîneaux qui devaient les transporter sur la neige, et à tout disposer pour leur départ ; mais notre dessein de gagner Archangel, et non Moscou ou la Baltique, étant bien arrêté, je ne bougeai pas. Je savais que les navires du Sud ne se mettent en route pour cette partie du monde qu’au mois de mai ou de juin, et que si j’y arrivais au commencement d’août, j’y serais avant qu’aucun bâtiment fût prêt à remettre en mer. Je ne m’empressai donc nullement de partir comme les autres, et je vis une multitude de gens, je dirai mêmetous les voyageurs, quitter la ville avant moi. Il paraît quetous les ans ils se rendent à Moscou pour trafiquer, c’est-à-dire pour y porter leurs pelleteries et les échanger contre les articles de nécessité dont ils ont besoin pour leurs magasins. D’autres aussi vont pour le même objet à Archangel. Mais comme ils ont plus de huit cents milles à faire pour revenir chez eux, ceux qui s’y rendirent cette année-là partirent de même avant moi.

Bref, dans la seconde quinzaine de mai je commençai à m’occuper de mes malles, et tandis que j’étais à cette besogne, il me vint dans l’esprit de me demander pourquoitous ces gens bannis en Sibérie par le Czar, mais une fois arrivés là laissés libres d’aller où bon leur semble, ne gagnaient pas quelque autre endroit du monde à leur gré. Et je me pris à examiner ce qui pouvait les détourner de cette tentative.

Mais mon étonnement cessa quand j’en eus touché quelques mots à la personne dont j’ai déjà parlé, et qui me répondit ainsi : – « Considérez d’abord, sir, me dit-il, le lieu où nous sommes, secondement la condition dans laquelle nous sommes, et surtout la majeure partie des gens qui sont bannis ici. Nous sommes environnés d’obstacles plus forts que des barreaux et des verrous : au Nord s’étend un océan innavigable où jamais navire n’a fait voile, où jamais barque n’a vogué, et eussions-nous navire et barque à notre service que nous ne saurions où aller. De tout autre côté nous avons plus de mille milles à faire pour sortir des États du Czar, et par des chemins impraticables, à moins de prendre les routes que le gouvernement a fait construire et qui traversent les villes où ses troupes tiennent garnison. Nous ne pouvons ni suivre ces routes sans être découverts, ni trouver de quoi subsister en nous aventurant par tout autre chemin ; ce serait donc en vain que nous tenterions de nous enfuir. »

Le fils du prince moscovite §

Là-dessus je fus réduit au silence, et je compris, qu’ils étaient dans une prison tout aussi sûre que s’ils eussent été renfermés dans le château de Moscou. Cependant il me vint la pensée que je pourrais fort bien devenir l’instrument de la délivrance de cet excellent homme, et qu’il me serait très-aisé de l’emmener, puisque dans le pays on n’exerçait point sur lui de surveillance. Après avoir roulé cette idée dans ma tête quelques instants, je lui dis que, comme je n’allais pas à Moscou mais à Archangel, et que je voyageais à la manière des caravanes, ce qui me permettait de ne pas coucher dans les stations militaires du désert, et de camper chaque nuit où je voulais, nous pourrions facilement gagner sans malencontre cette ville où je le mettrais immédiatement en sûreté à bord d’un vaisseau anglais ou hollandais qui nous transporteraittous deux à bon port. – « Quant à votre subsistance et aux autres détails, ajoutai-je, je m’en chargerai jusqu’à ce que vous puissiez faire mieux vous-même. »

 

Il m’écouta très-attentivement et me regarda fixement tout le temps que je parlai ; je pus même voir sur son visage que mes paroles jetaient son esprit dans une grande émotion. Sa couleur changeait à tout moment, ses yeux s’enflammaient, toute sa contenance trahissait l’agitation de son cœur. Il ne put me répliquer immédiatement quand j’eus fini. On eût dit qu’il attendait ce qu’il devait répondre. Enfin, après un moment de silence, il m’embrassa en s’écriant : – « Malheureux que nous sommes, infortunées créatures, il faut donc que même les plus grands actes de l’amitié soient pour nous des occasions de chute, il faut donc que nous soyons les tentateurs l’un de l’autre ! Mon cher ami, continua-t-il, votre offre est si honnête, si désintéressée, si bienveillante pour moi, qu’il faudrait que j’eusse une bien faible connaissance du monde si, tout à la fois, je ne m’en étonnais pas et ne reconnaissais pas l’obligation que je vous en ai. Mais croyez-vous que j’aie été sincère dans ce que je vous ai si souvent dit de mon mépris pour le monde ? Croyez-vous que je vous aie parlé du fond de l’âme, et qu’en cet exil je sois réellement parvenu à ce degré de félicité qui m’a placé au-dessus du tout ce que le monde pouvait me donner et pouvait faire pour moi ? Croyez-vous que j’étais franc quand je vous ai dit que je ne voudrais pas m’en retourner, fussé-je rappelé pour redevenir tout ce que j’étais autrefois à la Cour, et pour rentrer dans la faveur du Czar mon maître ? Croyez-vous, mon ami, que je sois un honnête homme, ou pensez-vous que je sois un orgueilleux hypocrite ? » – Ici il s’arrêta comme pour écouter ce que je répondrais ; mais je reconnus bientôt que c’était l’effet de la vive émotion de ses esprits : son cœur était plein, il ne pouvait poursuivre. Je fus, je l’avoue, aussi frappé de ces sentiments qu’étonné de trouver un tel homme, et j’essayai de quelques arguments pour le pousser à recouvrer sa liberté. Je lui représentai qu’il devait considérer ceci comme une porte que lui ouvrait le Ciel pour sa délivrance, comme une sommation que lui faisait la Providence, qui dans sa sollicitude disposetous les évènements, pour qu’il eût à améliorer son état et à se rendre utile dans le monde.

Ayant eu le temps de se remettre, – « Que savez-vous, Sir, me dit-il vivement, si au lieu d’une injonction de la part du Ciel, ce n’est pas une instigation de toute autre part me représentant sous des couleurs attrayantes, comme une grande félicité, une délivrance qui peut être en elle-même un piége pour m’entraîner à ma ruine ? Ici je ne suis point en proie à la tentation de retourner à mon ancienne misérable grandeur ailleurs je ne suis pas sûr que toutes les semences d’orgueil, d’ambition, d’avarice et de luxure que je sais au fond de mon cœur ne puissent se raviver, prendre racine, en un mot m’accabler derechef, et alors l’heureux prisonnier que vous voyez maintenant maître de la liberté de son âme deviendrait, en pleine possession de toute liberté personnelle, le misérable esclave de ses sens. Généreux ami, laissez-moi dans cette heureuse captivité, éloigné de toute occasion de chute, plutôt que de m’exciter à pourchasser une ombre de liberté aux dépens de la liberté de ma raison et aux dépens du bonheur futur que j’ai aujourd’hui en perspective, et qu’alors, j’en ai peur, je perdrais totalement de vue, car je suis de chair, car je suis un homme, rien qu’un homme, car je ne suis pas plus qu’un autre à l’abri des passions. Oh ! ne soyez pas à la fois mon ami et mon tentateur. »

Si j’avais été surpris d’abord, je devins alors tout-à-fait muet, et je restai là à le contempler dans le silence et l’admiration. Le combat que soutenait son âme était si grand que, malgré le froid excessif, il était tout en sueur. Je vis que son esprit avait besoin de retrouver du calme ; aussi je lui dis en deux mots que je le laissais réfléchir, que je reviendrais le voir ; et je regagnai mon logis.

Environ deux heures après, j’entendis quelqu’un à la porte de la chambre, et je me levais pour aller ouvrir quand il l’ouvrit lui-même et entra. – « Mon cher ami, me dit-il, vous m’aviez presque vaincu, mais je suis revenu à moi. Ne trouvez pas mauvais que je me défende de votre offre. Je vous assure que ce n’est pas que je ne sois pénétré de votre bonté ; je viens pour vous exprimer la plus sincère reconnaissance ; mais j’espère avoir remporté une victoire sur moi-même. »

  • – « Mylord, lui répondis-je, j’aime à croire que vous êtes pleinement assuré que vous ne résistez pas à la voix du Ciel. – « Sir, reprit-il, si c’eût été de la part du Ciel, la même influence céleste m’eût poussé à l’accepter, mais j’espère, mais je demeure bien convaincu que c’est de par le Ciel que je m’en excuse, et quand nous nous séparerons ce ne sera pas une petite satisfaction pour moi de penser que vous m’aurez laissé honnête homme, sinon homme libre. »

Je ne pouvais plus qu’acquiescer et lui protester que dans tout cela mon unique but avait été de le servir. Il m’embrassa très-affectueusement en m’assurant qu’il en était convaincu et qu’il en serait toujours reconnaissant ; puis il m’offrit un très-beau présent de zibelines, trop magnifique vraiment pour que je pusse l’accepter d’un homme dans sa position, et que j’aurais refusé s’il ne s’y fût opposé.

Le lendemain matin j’envoyai à sa seigneurie mon serviteur avec un petit présent de thé, deux pièces de damas chinois, et quatre petits lingots d’or japonais, quitous ensemble ne pesaient pas plus de six onces ou environ ; mais ce cadeau n’approchait pas de la valeur des zibelines, dont je trouvai vraiment, à mon arrivée en Angleterre, près de 200 livres sterling. Il accepta le thé, une des pièces de damas et une des pièces d’or au coin japonais, portant une belle empreinte, qu’il garda, je pense, pour sa rareté ; mais il ne voulut rien prendre de plus, et me fit savoir par mon serviteur qu’il désirait me parler.

Quand je me fus rendu auprès de lui, il me dit que je savais ce qui s’était passé entre nous, et qu’il espérait que je ne chercherais plus à l’émouvoir ; mais puisque je lui avais fait une si généreuse offre, qu’il me demandait si j’aurais assez de bonté pour la transporter à une autre personne qu’il me nommerait, et à laquelle il s’intéressait beaucoup. Je lui répondis que je ne pouvais dire que je fusse porté à faire autant pour un autre que pour lui pour qui j’avais conçu une estime toute particulière, et que j’aurais été ravi de délivrer ; cependant, s’il lui plaisait de me nommer la personne que je lui rendrais réponse, et que j’espérais qu’il ne m’en voudrait pas si elle ne lui était point agréable. Sur ce il me dit qu’il s’agissait de son fils unique, qui, bien que je ne l’eusse pas vu, se trouvait dans la même situation que lui, environ à deux cents milles plus loin, de l’autre côté de l’Oby, et que si j’accueillais sa demande, il l’enverrait chercher.

Je lui répondis sans balancer que j’y consentais. Je fis toutefois quelques cérémonies pour lui donner à entendre que c’était entièrement à sa considération, et parce que, ne pouvant l’entraîner, je voulais lui prouver ma déférence par mon zèle pour son fils. Mais ces choses sont trop fastidieuses pour que je les répète ici. Il envoya le lendemain chercher son fils, qui, au bout de vingt jours, arriva avec le messager, amenant six ou sept chevaux chargés de très-riches pelleteries d’une valeur considérable.

Les valets firent entrer les chevaux dans la ville, mais ils laissèrent leur jeune seigneur à quelque distance. À la nuit, il se rendit incognito dans notre appartement, et son père me le présenta. Sur-le-champ nous concertâmes notre voyage, et nous en réglâmestous les préparatifs.

J’achetai une grande quantité de zibelines, de peaux de renards noirs, de belles hermines, et d’autres riches pelleteries, je les troquai, veux-je dire, dans cette ville, contre quelques-unes, des marchandises que j’avais apportées de Chine, particulièrement contre des clous de girofle, des noix muscades dont je vendis là une grande partie, et le reste plus tard à Archangel, beaucoup plus avantageusement que je ne l’eusse fait à Londres ; aussi mon partner, qui était fort sensible aux profits et pour qui le négoce était chose plus importante que pour moi, fut-il excessivement satisfait de notre séjour en ce lieu à cause du trafic que nous y fîmes.

Ce fut au commencement de juin que je quittai cette place reculée ; cette ville dont, je crois, on entend peu parler dans le monde ; elle est, par le fait, si éloignée de toutes les routes du commerce, que je ne vois pas pourquoi on s’en entretiendrait beaucoup. Nous ne formions plus alors qu’une très-petite caravane, composée seulement de trente-deux chevaux et chameaux.tous passaient pour être à moi, quoique onze d’entre eux appartinssent à mon nouvel hôte. Il était donc très-naturel après cela que je m’attachasse un plus grand nombre de domestiques. Le jeune seigneur passa pour mon intendant ; pour quel grand personnage passai-je moi-même ? je ne sais ; je ne pris pas la peine de m’en informer. Nous eûmes ici à traverser le plus détestable et le plus grand désert que nous eussions rencontré dans tout le voyage ; je dis le plus détestable parce que le chemin était creux en quelques endroits et très-inégal dans d’autres. Nous nous consolions en pensant que nous n’avions à redouter ni troupes de Tartares, ni brigands, que jamais ils ne venaient sur ce côté de l’Oby, ou du moins très-rarement ; mais nous nous mécomptions.

Mon jeune seigneur avait avec lui un fidèle valet moscovite ou plutôt sibérien qui connaissait parfaitement le pays, et qui nous conduisit par des chemins détournés pour que nous évitassions d’entrer dans les principale villes échelonnées sur la grande route, telles que Tumen, Soloy-Kamaskoy et plusieurs autres, parce que les garnisons moscovites qui s’y trouvent examinent scrupuleusement les voyageurs, de peur que quelque exilé de marque parvienne à rentrer en Moscovie. Mais si, par ce moyen, nous évitions toutes recherches, en revanche nous faisions tout notre voyage dans le désert, et nous étions obligés de camper et de coucher sous nos tentes, tandis que nous pouvions avoir de bons logements dans les villes de la route. Le jeune seigneur le sentait si bien qu’il ne voulait pas nous permettre de coucher dehors, quand nous venions à rencontrer quelque bourg sur notre chemin. Il se retirait seul avec son domestique et passait la nuit en plein air dans les bois, puis le lendemain il nous rejoignait au rendez-vous.

Nous entrâmes en Europe en passant le fleuve Kama, qui, dans cette région, sépare l’Europe de l’Asie. La première ville sur le côté européen s’appelle Soloy-Kamaskoy, ce qui veut dire la grande ville sur le fleuve Kama. Nous nous étions imaginé qu’arrivés là nous verrions quelque changement notable chez les habitants, dans leurs mœurs, leur costume, leur religion, mais nous nous étions trompés, nous avions encore à traverser un vaste désert qui, à ce qu’on rapporte, a près de sept cents milles de long en quelques endroits, bien qu’il n’en ait pas plus de deux cents milles au lieu où nous le passâmes, et jusqu’à ce que nous fûmes sortis de cette horrible solitude nous trouvâmes très-peu de différence entre cette contrée et la Tartarie-Mongole.

Dernière affaire §

Nous trouvâmes les habitants pour la plupart payens et ne valant guère mieux que les Sauvages de l’Amérique. Leurs maisons et leurs villages sont pleins d’idoles, et leurs mœurs sont tout-à-fait barbares, excepté dans les villes et dans les villages qui les avoisinent, où ces pauvres gens se prétendent Chrétiens de l’Église grecque, mais vraiment leur religion est encore mêlée à tant de restes de superstitions que c’est à peine si l’on peut en quelques endroits la distinguer d’avec la sorcellerie et la magie.

 

En traversant ce steppe, lorsque nous avions banni toute idée de danger de notre esprit, comme je l’ai déjà insinué, nous pensâmes être pillés et détroussés, et peut-être assassinés par une troupe de brigands. Étaient-ils de ce pays, étaient-ce des bandes roulantes d’Ostiaks (espèce de Tartares ou de peuple sauvage du bord de l’Oby) qui rôdaient ainsi au loin, ou étaient-ce des chasseurs de zibelines de Sibérie, je suis encore à le savoir, mais ce que je sais bien, par exemple, c’est qu’ils étaienttous à cheval, qu’ils portaient des arcs et des flèches et que nous les rencontrâmes d’abord au nombre de quarante-cinq environ. Ils approchèrent de nous jusqu’à deux portées de mousquet, et sans autre préambule, ils nous environnèrent avec leurs chevaux et nous examinèrent à deux reprise très-attentivement. Enfin ils se postèrent juste dans notre chemin, sur quoi nous nous rangeâmes en ligne devant nos chameaux, nous n’étions pourtant que seize hommes en tout, et ainsi rangés nous fîmes halte et dépêchâmes le valet sibérien au service du jeune seigneur, pour voir quelle engeance c’était. Son maître le laissa aller d’autant plus volontiers qu’il avait une vive appréhension que ce ne fût une troupe de Sibériens envoyés à sa poursuite. Cet homme s’avança vers eux avec un drapeau parlementaire et les interpella. Mais quoiqu’il sût plusieurs de leurs langues ou plutôt de leurs dialectes, il ne put comprendre un mot de ce qu’ils répondaient. Toutefois à quelques signes ayant cru reconnaître qu’ils le menaçaient de lui tirer dessus s’il s’approchait, ce garçon s’en revint comme il était parti. Seulement il nous dit qu’il présumait, à leur costume, que ces Tartares devaient appartenir à quelque horde calmoucke ou circassienne, et qu’ils devaient se trouver en bien plus grand nombre dans le désert, quoiqu’il n’eût jamais entendu dire qu’auparavant ils eussent été vus si loin vers le Nord.

C’était peu consolant pour nous, mais il n’y avait point de remède. – À main gauche, à environ un quart de mille de distance, se trouvait un petit bocage, un petit bouquet d’arbres très-serrés, et fort près de la route. Sur-le-champ je décidai qu’il nous fallait avancer jusqu’à ces arbres et nous y fortifier de notre mieux, envisageant d’abord que leur feuillage nous mettrait en grande partie à couvert des flèches de nos ennemis, et, en second lieu, qu’ils ne pourraient venir nous y charger en masse : ce fut, à vrai dire, mon vieux pilote, qui en fit la proposition. Ce brave avait cette précieuse qualité, qui ne l’abandonnait jamais, d’être toujours le plus prompt et plus apte à nous diriger et à nous encourager dans les occasions périlleuses. Nous avançâmes donc immédiatement, et nous gagnâmes en toute hâte ce petit bois, sans que les Tartares ou les brigands, car nous ne savions comment les appeler, eussent fait le moindre mouvement pour nous en empêcher. Quand nous fûmes arrivés, nous trouvâmes, à notre grande satisfaction, que c’était un terrain marécageux et plein de fondrières d’où, sur le côté, s’échappait une fontaine, formant un ruisseau, joint à quelque distance de là par un autre petit courant. En un mot c’était la source d’une rivière considérable appelée plus loin Wirtska. Les arbres qui croissaient autour de cette source n’étaient pas en tout plus de deux cents, mais ils étaient très-gros et plantés fort épais. Aussi dès que nous eûmes pénétré dans ce bocage vîmes-nous que nous y serions parfaitement à l’abri de l’ennemi, à moins qu’il ne mît pied à terre pour nous attaquer.

Mais afin de rendre cette attaque même difficile, notre vieux Portugais, avec une patience incroyable, s’avisa de couper à demi de grandes branches d’arbres et de les laisser pendre d’un tronc à l’autre pour former une espèce de palissade tout autour de nous.

Nous attendions là depuis quelques heures que nos ennemis exécutassent un mouvement sans nous être apperçus qu’ils eussent fait mine de bouger, quand environ deux heures avant la nuit ils s’avancèrent droit sur nous. Quoique nous ne l’eussions point remarqué, nous vîmes alors qu’ils avaient été rejoints par quelques gens de leur espèce, de sorte qu’ils étaient bien quatre-vingts cavaliers parmi lesquels nous crûmes distinguer quelques femmes. Lorsqu’ils furent à demi-portée de mousquet de notre petit bois, nous tirâmes un coup à poudre et leur adressâmes la parole en langue russienne pour savoir ce qu’ils voulaient et leur enjoindre de se tenir à distance ; mais comme ils ne comprenaient rien à ce que nous leur disions ce coup ne fit que redoubler leur fureur, et ils se précipitèrent du côté du bois ne s’imaginant pas que nous y étions si bien barricadés qu’il leur serait impossible d’y pénétrer. Notre vieux pilote, qui avait été notre ingénieur, fut aussi notre capitaine. Il nous pria de ne point faire feu dessus qu’ils ne fussent à portée de pistolet, afin de pouvoir être sûrs de leur faire mordre la poussière, et de ne point tirer que nous ne fussions sûrs d’avoir bien ajusté. Nous nous en remîmes à son commandement, mais il différa si long-temps le signal que quelques-uns de nos adversaires n’étaient pas éloignés de nous de la longueur de deux piques quand nous leur envoyâmes notre décharge.

Nous visâmes si juste, ou la Providence dirigea si sûrement nos coups, que de cette première salve nous en tuâmes quatorze et en blessâmes plusieurs autres, cavaliers et chevaux ; car nous avionstous chargé nos armes de deux ou trois balles au moins.

Ils furent terriblement surpris de notre feu, et se retirèrent immédiatement à environ une centaine de verges. Ayant profité de ce moment pour recharger nos armes, et voyant qu’ils se tenaient à cette distance, nous fîmes une sortie et nous attrapâmes quatre ou cinq de leurs chevaux dont nous supposâmes que les cavaliers avaient été tués. Aux corps restés sur la place nous reconnûmes de suite que ces gens étaient des Tartares ; mais à quel pays appartenaient-ils, mais comment en étaient-ils venus faire une excursion si longue, c’est ce que nous ne pûmes savoir.

Environ une heure après ils firent un second mouvement pour nous attaquer, et galopèrent autour de notre petit bois pour voir s’ils pourraient y pénétrer par quelque autre point ; mais nous trouvant toujours prêts à leur faire face ils se retirèrent de nouveau : sur quoi nous résolûmes de ne pas bouger de là pour cette nuit.

Nous dormîmes peu, soyez sûr. Nous passâmes la plus grande partie de la nuit à fortifier notre assiette, et barricader toutes les percées du bois ; puis faisant une garde sévère, nous attendîmes le jour. Mais, quand il parut, il nous fit faire une fâcheuse découverte ; car l’ennemi que nous pensions découragé par la réception de la veille, s’était renforcé de plus de deux cents hommes et avait dressé onze ou douze huttes comme s’il était déterminé à nous assiéger. Ce petit camp était planté en pleine campagne à trois quarts de mille de nous environ. Nous fûmes tout de bon grandement surpris à cette découverte ; et j’avoue que je me tins alors pour perdu, moi et tout ce que j’avais. La perte de mes effets, bien qu’ils fussent considérables, me touchait moins que la pensée de tomber entre les mains de pareils barbares, tout à la fin de mon voyage, après avoir traversé tant d’obstacles et de hasards, et même en vue du port où nous espérions sûreté et délivrance. Quant à mon partner il enrageait ; il protestait que la perte de ses marchandises serait sa ruine, qu’il aimait mieux mourir que d’être réduit à la misère et qu’il voulait combattre jusqu’à la dernière goutte de son sang.

Le jeune seigneur, brave au possible, voulait aussi combattre jusqu’au dernier soupir, et mon vieux pilote avait pour opinion que nous pouvions résister à nos ennemis, postés comme nous l’étions. Toute la journée se passa ainsi en discussions sur ce que nous devions faire, mais vers le soir nous nous apperçûmes que le nombre de nos ennemis s’était encore accru. Comme ils rôdaient en plusieurs bandes à la recherche de quelque proie, peut-être la première bande avait-elle envoyé des exprès pour demander du secours et donner avis aux autres du butin qu’elle avait découvert, et rien ne nous disait que le lendemain ils ne seraient pas encore en plus grand nombre ; aussi commençai-je à m’enquérir auprès des gens que nous avions amenés de Tobolsk s’il n’y avait pas d’autres chemins des chemins plus détournés par lesquels nous pussions échapper à ces drôles pendant la nuit, puis nous réfugier dans quelque ville, ou nous procurer une escorte pour nous protéger dans le désert.

Le Sibérien, domestique du jeune seigneur, nous dit que si nous avions le dessein de nous retirer et non pas de combattre, il se chargerait à la nuit de nous faire prendre un chemin conduisant au Nord vers la rivière Petraz, par lequel nous pourrions indubitablement nous évader sans que les Tartares y vissent goutte ; mais il ajouta que son seigneur lui avait dit qu’il ne voulait pas s’enfuir, qu’il aimait mieux combattre. Je lui répondis qu’il se méprenait sur son seigneur qui était un homme trop sage pour vouloir se battre pour le plaisir de se battre ; que son seigneur avait déjà donné des preuves de sa bravoure, et que je le tenais pour brave, mais que son seigneur avait trop de sens pour désirer mettre aux prises dix-sept ou dix-huit hommes avec cinq cents, à moins d’une nécessité inévitable. – « Si vous pensez réellement, ajoutai-je, qu’il nous soit possible de nous échapper cette nuit, noue n’avons rien de mieux à faire. » – « Que mon seigneur m’en donne l’ordre, répliqua-t-il, et ma vie est à vous si je ne l’accomplis pas. » Nous amenâmes bientôt son maître à donner cet ordre, secrètement toutefois, et nous nous préparâmes immédiatement à le mettre à exécution.

Et d’abord, aussitôt qu’il commença à faire sombre, nous allumâmes un feu dans notre petit camp, que nous entretînmes et que nous disposâmes de manière à ce qu’il pût brûler toute la nuit, afin de faire croire aux Tartares que nous étions toujours là ; puis, dès qu’il fit noir, c’est-à-dire dès que nous pûmes voir les étoiles (car notre guide ne voulut pas bouger auparavant),tous nos chevaux et nos chameaux se trouvant prêts et chargés, nous suivîmes notre nouveau guide, qui, je ne tardai pas à m’en appercevoir, se guidait lui-même sur l’étoile polaire, tout le pays ne formant jusqu’au loin qu’une vaste plaine.

Quand nous eûmes marché rudement pendant deux heures, le ciel, non pas qu’il eût été bien sombre jusque-là, commença à s’éclaircir, la lune se leva, et bref il fit plus clair que nous ne l’aurions souhaité. Vers six heures du matin nous avions fait près de quarante milles, à vrai dire nous avions éreinté nos chevaux. Nous trouvâmes alors un village russien nommé Kirmazinskoy où nous nous arrêtâmes tout le jour. N’ayant pas eu de nouvelles de nos Tartares Calmoucks, environ deux heures avant la nuit nous nous remîmes en route et marchâmes jusqu’à huit heures du matin, moins vite toutefois que la nuit précédente. Sur les sept heures nous passâmes une petite rivière appelée Kirtza et nous atteignîmes une bonne et grande ville habitée par les Russiens et très-peuplée, nommée Osomoys. Nous y apprîmes que plusieurs troupes ou hordes de Calmoucks s’étaient répandues dans le désert, mais que nous n’en avions plus rien à craindre, ce qui fut pour nous une grande satisfaction, je vous l’assure. Nous fûmes obligés de nous procurer quelques chevaux frais en ce lieu, et comme nous avions grand besoin de repos, nous y demeurâmes cinq jours ; et mon partner et moi nous convînmes de donner à l’honnête Sibérien qui nous y avait conduits, la valeur de dix pistoles pour sa peine.

Après une nouvelle marche de cinq jours nous atteignîmes Veussima, sur la rivière Witzogda qui se jette dans la Dvina : nous touchions alors au terme heureux de nos voyages par terre, car ce fleuve, en sept jours de navigation, pouvait nous conduire à Archangel. De Veussima nous nous rendîmes à Laurenskoy, au confluent de la rivière, le 3 juillet, où nous nous procurâmes deux bateaux de transport, et une barge pour notre propre commodité. Nous nous embarquâmes le 7, et nous arrivâmestous sains et saufs à Archangel le 18, après avoir été un an cinq mois et trois jours en voyage, y compris notre station de huit mois et quelques jours à Tobolsk.

Nous fûmes obligés d’y attendre six semaines l’arrivée des navires, et nous eussions attendu plus long-temps si un navire hambourgeois n’eût devancé de plus d’un moistous les vaisseaux anglais. Considérant alors que nous pourrions nous défaire de nos marchandises aussi avantageusement à Hambourg qu’à Londres, nous prîmestous passage sur ce bâtiment. Une fois nos effets à bord, pour en avoir soin, rien ne fut plus naturel que d’y placer mon intendant, le jeune seigneur, qui, par ce moyen, put se tenir caché parfaitement. Tout le temps que nous séjournâmes encore il ne remit plus le pied à terre, craignant de se montrer dans la ville, où quelques-uns des marchands moscovites l’eussent certainement vu et reconnu.

Nous quittâmes Archangel le 20 août de la même année, et, après un voyage pas trop mauvais, nous entrâmes dans l’Elbe le 13 septembre. Là, mon partner et moi nous trouvâmes un très-bon débit de nos marchandises chinoises, ainsi que de nos zibelines et autres pelleteries de Sibérie. Nous fîmes alors le partage de nos bénéfices, et ma part montait à 3, 475 livres sterling 17 shillings et 3 pence, malgré toutes les pertes que nous avions essuyées et les frais que nous avions eus ; seulement, je me souviens que j’y avais compris la valeur d’environ 600 livres sterling pour les diamants que j’avais achetés au Bengale.

Le jeune seigneur prit alors congé de nous, et s’embarqua sur l’Elbe, dans le dessein de se rendre à la Cour de Vienne, où il avait résolu de chercher protection et d’où il pourrait correspondre avec ceux des amis de son père qui vivaient encore. Il ne se sépara pas de moi sans me témoigner toute sa gratitude pour le service que je lui avais rendu, et sans se montrer pénétré de mes bontés pour le prince son père.

Pour conclusion, après être demeuré près de quatre mois à Hambourg, je me rendis par terre à La Haye, où je m’embarquai sur le paquebot, et j’arrivai à Londres le 10 janvier 1705. Il y avait dix ans et neuf mois que j’étais absent d’Angleterre.

Enfin, bien résolu à ne pas me harasser davantage, je suis en train de me préparer pour un plus long voyage quetous ceux-ci, ayant passé soixante-douze ans d’une vie d’une variété infinie, ayant appris suffisamment à connaître le prix de la retraite et le bonheur qu’il y a à finir ses jours en paix.

FIN DE ROBINSON