Charles Dickens

1849

David Copperfield

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Tome premier §

Chapitre premier. Je viens au monde. §

Serai-je le héros de ma propre histoire ou quelque autre y prendra-t-il cette place ? C’est ce que ces pages vont apprendre au lecteur. Pour commencer par le commencement, je dirai donc que je suis né un vendredi, à minuit (du moins on me l’a dit, et je le crois). Et chose digne de remarque, l’horloge commença à sonner, et moi, je commençai à crier, au même instant.

Vu le jour et l’heure de ma naissance, la garde de ma mère et quelques commères du voisinage qui me portaient le plus vif intérêt longtemps avant que nous pussions faire mutuellement connaissance, déclarèrent : 1° que j’étais destiné à être malheureux dans cette vie ; 2° que j’aurais le privilège de voir des fantômes et des esprits. Tout enfant de l’un ou de l’autre sexe assez malheureux pour naître un vendredi soir vers minuit possédait invariablement, disaient-elles, ce double don.

Je ne m’occupe pas ici de leur première prédiction. La suite de cette histoire en prouvera la justesse ou la fausseté. Quant au second point, je me bornerai à remarquer que j’attends toujours, à moins que les revenants ne m’aient fait leur visite quand j’étais encore à la mamelle. Ce n’est pas que je me plaigne de ce retard, bien au contraire : et même si quelqu’un possède en ce moment cette portion de mon héritage, je l’autorise de tout mon cœur à la garder pour lui.

Je suis né coiffé : on mit ma coiffe en vente par la voie des annonces de journaux, au très-modique prix de quinze guinées. Je ne sais si c’est que les marins étaient alors à court d’argent, ou s’ils n’avaient pas la foi et préféraient se confier à des ceintures de liège, mais ce qu’il y a de positif, c’est qu’on ne reçut qu’une seule proposition ; elle vint d’un courtier de commerce qui offrait cinquante francs en argent, et le reste de la somme en vin de Xérès : il ne voulait pas payer davantage l’assurance de ne jamais se noyer. On renonça donc aux annonces qu’il fallut payer, bien entendu. Quant au xérès, ma pauvre mère venait de vendre le sien, ce n’était pas pour en acheter d’autre. Dix ans après on mit ma coiffe en loterie, à une demi-couronne le billet, il y en avait cinquante, et le gagnant devait ajouter cinq shillings en sus. J’assistai au tirage de la loterie, et je me rappelle que j’étais fort ennuyé et fort humilié de voir ainsi disposer d’une portion de mon individu. La coiffe fut gagnée par une vieille dame qui tira, bien à contre-cœur, de son sac les cinq shillings en gros sols, encore y manquait-il un penny ; mais ce fut en vain qu’on perdit son temps et son arithmétique à en convaincre la vieille dame. Le fait est que tout le monde vous dira dans le pays qu’elle ne s’est pas noyée, et qu’elle a eu le bonheur de mourir victorieusement dans son lit à quatre-vingt-douze ans. On m’a raconté que, jusqu’à son dernier soupir, elle s’est vantée de n’avoir jamais traversé l’eau, que sur un pont : souvent en buvant son thé (occupation qui lui plaisait fort), elle s’emportait contre l’impiété de ces marins et de ces voyageurs qui ont la présomption d’aller « vagabonder » au loin. En vain on lui représentait que sans cette coupable pratique, on manquerait de bien de petites douceurs, peut-être même de thé. Elle répliquait d’un ton toujours plus énergique et avec une confiance toujours plus entière dans la force de son raisonnement :

« Non, non, pas de vagabondage. »

Mais pour ne pas nous exposer à vagabonder nous-même, revenons à ma naissance.

Je suis né à Blunderstone, dans le comté de Suffolk ou dans ces environs-là, comme on dit. J’étais un enfant posthume. Lorsque mes yeux s’ouvrirent à la lumière de ce monde, mon père avait fermé les siens depuis plus de six mois. Il y a pour moi, même à présent, quelque chose d’étrange dans la pensée qu’il ne m’a jamais vu ; quelque chose de plus étrange encore dans le lointain souvenir qui me reste des jours de mon enfance passée non loin de la pierre blanche qui recouvrait son tombeau. Que de fois je me suis senti saisi alors d’une compassion indéfinissable pour ce pauvre tombeau couché tout seul au milieu du cimetière, par une nuit obscure, tandis qu’il faisait si chaud et si clair dans notre petit salon ! il me semblait qu’il y avait presque de la cruauté à le laisser là dehors, et à lui fermer si soigneusement notre porte.

Le grand personnage de notre famille, c’était une tante de mon père, par conséquent ma grand’tante à moi, dont j’aurai à m’occuper plus loin, miss Trotwood ou miss Betsy, comme l’appelait ma pauvre mère, quand elle parvenait à prendre sur elle de nommer cette terrible personne (ce qui arrivait très-rarement). Miss Betsy donc avait épousé un homme plus jeune qu’elle, très-beau, mais non pas dans le sens du proverbe : « pour être beau, il faut être bon. » On le soupçonnait fortement d’avoir battu miss Betsy, et même d’avoir un jour, à propos d’une discussion de budget domestique, pris quelques dispositions subites, mais violentes, pour la jeter par la fenêtre d’un second étage. Ces preuves évidentes d’incompatibilité d’humeur décidèrent miss Betsy à le payer pour qu’il s’en allât et pour qu’il acceptât une séparation à l’amiable. Il partit pour les Indes avec son capital, et là, disaient les légendes de famille, on l’avait rencontré monté sur un éléphant, en compagnie d’un babouin ; je crois en cela qu’on se trompe : ce n’était pas un babouin, on aura sans doute confondu avec une de ces princesses indiennes qu’on appelle Begum. Dans tous les cas, dix ans après on reçut chez lui la nouvelle de sa mort. Personne n’a jamais su quel effet cette nouvelle fit sur ma tante : immédiatement après leur séparation, elle avait repris son nom de fille, et acheté dans un hameau, bien loin, une petite maison au bord de la mer où elle était allée s’établir. Elle passait là pour une vieille demoiselle qui vivait seule, en compagnie de sa servante, sans voir âme qui vive.

Mon père avait été, je crois, le favori de miss Betsy, mais elle ne lui avait jamais pardonné son mariage, sous prétexte que ma mère n’était « qu’une poupée de cire. » Elle n’avait jamais vu ma mère, mais elle savait qu’elle n’avait pas encore vingt ans. Mon père ne revit jamais miss Betsy. Il avait le double de l’âge de ma mère quand il l’épousa, et sa santé était loin d’être robuste. Il mourut un an après, six mois avant ma naissance, comme je l’ai déjà dit.

Tel était l’état des choses dans la matinée de ce mémorable et important vendredi (qu’il me soit permis de le qualifier ainsi). Je ne puis donc pas me vanter d’avoir su alors tout ce que je viens de raconter, ni d’avoir conservé aucun souvenir personnel de ce qui va suivre.

Mal portante, profondément abattue, ma mère s’était assise au coin du feu qu’elle contemplait à travers ses larmes ; elle songeait avec tristesse à sa propre vie et à celle du pauvre petit orphelin qui allait être accueilli à son arrivée dans un monde peu charmé de le recevoir, par quelques paquets d’épingles de mauvais augure prophétiques, déjà préparées dans un tiroir de sa chambre ; ma mère, dis-je, était assise devant son feu par une matinée claire et froide du mois de mars. Triste et timide, elle se disait qu’elle succomberait probablement à l’épreuve qui l’attendait, lorsqu’en levant les yeux pour essuyer ses larmes, elle vit arriver par le jardin une femme qu’elle ne connaissait pas.

Au second coup d’œil, ma mère eut un pressentiment certain que c’était miss Betsy. Les rayons du soleil couchant éclairaient à la porte du jardin toute la personne de cette étrangère, elle marchait d’un pas trop ferme et d’un air trop déterminé pour que ce pût être une autre que Betsy Trotwood.

En arrivant devant la maison, elle donna une autre preuve de son identité. Mon père avait souvent fait entendre à ma mère que sa tante ne se conduisait presque jamais comme le reste des humains ; et voilà en effet qu’au lieu de sonner à la porte, elle vint se planter devant la fenêtre, et appuya si fort son nez contre la vitre qu’il en devint tout blanc et parfaitement plat au même instant, à ce que m’a souvent raconté ma pauvre mère.

Cette apparition porta un tel coup à ma mère que c’est à miss Betsy, j’en suis convaincu, que je dois d’être né un vendredi.

Ma mère se leva brusquement et alla se cacher dans un coin derrière sa chaise. Miss Betsy après avoir lentement parcouru toute la pièce du regard, en roulant les yeux comme le font certaines têtes de Sarrasin dans les horloges flamandes, aperçut enfin ma mère. Elle lui fit signe d’un air refrogné de venir lui ouvrir la porte, comme quelqu’un qui a l’habitude du commandement. Ma mère obéit.

« Mistress David Copperfield, je suppose, dit miss Betsy en appuyant sur le dernier mot, sans doute pour faire comprendre que sa supposition venait de ce qu’elle voyait ma mère en grand deuil, et sur le point d’accoucher.

– Oui, répondit faiblement ma mère.

– Miss Trotwood, lui répliqua-t-on ; vous avez entendu parler d’elle, je suppose ? »

Ma mère dit qu’elle avait eu ce plaisir. Mais elle sentait que malgré elle, elle laissait assez voir que le plaisir n’avait pas été immense.

« Eh bien ! maintenant vous la voyez, » dit miss Betsy. Ma mère baissa la tête et la pria d’entrer.

Elles s’acheminèrent vers la pièce que ma mère venait de quitter ; depuis la mort de mon père, on n’avait pas fait de feu dans le salon de l’autre côté du corridor ; elles s’assirent, miss Betsy gardait le silence ; après de vains efforts pour se contenir, ma mère fondit en larmes.

« Allons, allons ! dit miss Betsy vivement, pas de tout cela ! venez ici. »

Ma mère ne pouvait que sangloter sans répondre.

« Ôtez votre bonnet, enfant, dit miss Betsy, il faut que je vous voie. »

Trop effrayée pour résister à cette étrange requête, ma mère fit ce qu’on lui disait ; mais ses mains tremblaient tellement qu’elle détacha ses longs cheveux en même temps que son bonnet.

« Ah ! bon Dieu ! s’écria miss Betsy, vous n’êtes qu’un enfant ! »

Ma mère avait certainement l’air très-jeune pour son âge ; elle baissa la tête, pauvre femme ! comme si c’était sa faute, et murmura, au milieu de ses larmes, qu’elle avait peur d’être bien enfant pour être déjà veuve et mère. Il y eut un moment de silence, pendant lequel ma mère s’imagina que miss Betsy passait doucement la main sur ses cheveux ; elle leva timidement les yeux : mais non, la tante était assise d’un air rechigné devant le feu, sa robe relevée, les mains croisées sur ses genoux, les pieds posés sur les chenets.

« Au nom du ciel, s’écria tout d’un coup miss Betsy, pourquoi l’appeler rookery1 ?

– Vous parlez de cette maison, madame ? demanda ma mère.

– Oui, pourquoi l’appeler Rookery ? Vous l’auriez appelé cookery2, pour peu que vous eussiez eu de bon sens, l’un ou l’autre.

– M. Copperfield aimait ce nom, répondit ma mère. Quand il acheta cette maison, il se plaisait à penser qu’il y avait des nids de corbeaux dans les alentours. »

Le vent du soir s’élevait, et les vieux ormes du jardin s’agitaient avec tant de bruit, que ma mère et miss Betsy jetèrent toutes deux les yeux de ce côté. Les grands arbres se penchaient l’un vers l’autre, comme des géants qui vont se confier un secret, et qui, après quelques secondes de confidence, se relèvent brusquement, secouant au loin leurs bras énormes, comme si ce qu’ils viennent d’entendre ne leur laissait aucun repos : quelques vieux nids de corbeaux, à moitié détruits par les vents, ballottaient sur les branches supérieures, comme un débris de navire bondit sur une mer orageuse.

« Où sont les oiseaux ? demanda miss Betsy.

– Les… ? » Ma mère pensait à toute autre chose.

« Les corbeaux ?… où sont-ils passés ? redemanda miss Betsy.

– Je n’en ai jamais vu ici, dit ma mère. Nous croyions, M. Copperfield avait cru… qu’il y avait une belle rookery, mais les nids étaient très-anciens et depuis longtemps abandonnés.

– Voilà bien David Copperfield ! dit miss Betsy. C’est bien là lui, d’appeler sa maison la rookery, quand il n’y a pas dans les environs un seul corbeau, et de croire aux oiseaux parce qu’il voit des nids !

– M. Copperfield est mort, repartit ma mère, et si vous osez me dire du mal de lui… »

Ma pauvre mère eut un moment, je le soupçonne, l’intention de se jeter sur ma tante pour l’étrangler. Même en santé, ma mère n’aurait été qu’un triste champion dans un combat corps à corps avec miss Betsy ; mais à peine avait-elle quitté sa chaise qu’elle y renonça, et se rasseyant humblement, elle s’évanouit.

Lorsqu’elle revint à elle, peut-être par les soins de miss Betsy, ma mère vit sa tante debout devant la fenêtre ; l’obscurité avait succédé au crépuscule, et la lueur du feu les aidait seule à se distinguer l’une l’autre.

« Eh bien ! dit miss Betsy, en revenant s’asseoir, comme si elle avait contemplé un instant le paysage, eh bien, quand comptez-vous ?…

– Je suis toute tremblante, balbutia ma mère. Je ne sais ce qui m’arrive. Je vais mourir, c’est sûr.

– Non, non, non, dit miss Betsy, prenez un peu de thé.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! croyez-vous que cela me fasse un peu de bien ? répondit ma mère d’un ton désolé.

– Bien certainement, dit miss Betsy. Pure imagination ! Quel nom donnez-vous à votre fille ?

– Je ne sais pas encore si ce sera une fille, madame, dit ma mère dans son innocence.

– Que le bon Dieu bénisse cette enfant ! » s’écria miss Betsy en citant, sans s’en douter, la seconde sentence inscrite en épingles sur la pelote, dans la commode d’en haut, mais en l’appliquant à ma mère elle-même, au lieu qu’elle s’appliquait à moi, « ce n’est pas de cela que je parle. Je parle de votre servante.

– Peggotty ! dit ma mère.

– Peggotty ! répéta miss Betsy avec une nuance d’indignation, voulez-vous me faire croire qu’une femme a reçu, dans une église chrétienne, le nom de Peggotty ?

– C’est son nom de famille, reprit timidement ma mère. M. Copperfield le lui donnait habituellement pour éviter toute confusion, parce qu’elle portait le même nom de baptême que moi.

– Ici, Peggotty ! s’écria miss Betsy en ouvrant la porte de la salle à manger. Du thé. Votre maîtresse est un peu souffrante. Et ne lambinons pas. »

Après avoir donné cet ordre avec autant d’énergie que si elle avait exercé de toute éternité une autorité incontestée dans la maison, miss Betsy alla s’assurer de la venue de Peggotty qui arrivait stupéfaite, sa chandelle à la main, au son de cette voix inconnue ; puis elle revint s’asseoir comme auparavant, les pieds sur les chenets, sa robe retroussée, et ses mains croisées sur ses genoux.

« Vous disiez que ce serait peut-être une fille, dit miss Betsy. Cela ne fait pas un doute. J’ai un pressentiment que ce sera une fille. Eh bien, mon enfant, à dater du jour de sa naissance, cette fille…

– Ou ce garçon, se permit d’insinuer ma mère.

– Je vous dis que j’ai un pressentiment que ce sera une fille, répliqua miss Betsy. Ne me contredisez pas. À dater du jour de la naissance de cette fille, je veux être son amie. Je compte être sa marraine, et je vous prie de l’appeler Betsy Trotwood Copperfield. Il ne faut pas qu’il y ait d’erreurs dans la vie de cette Betsy-là. Il ne faut pas qu’on se joue de ses affections, pauvre enfant. Elle sera très-bien élevée, et soigneusement prémunie contre le danger de mettre sa sotte confiance en quelqu’un qui ne la mérite pas. Pour ce qui est de ça, je m’en charge. »

Miss Betsy hochait la tête, à la fin de chaque phrase, comme si le souvenir de ses anciens griefs la poursuivait et qu’elle eût de la peine à ne pas y faire des allusions plus explicites. Du moins ma mère crut s’en apercevoir, à la faible lueur du feu, mais elle avait trop peur de miss Betsy, elle était trop mal à son aise, trop intimidée et trop effarouchée pour observer clairement les choses ou pour savoir que dire.

« David était-il bon pour vous, enfant ? demanda miss Betsy après un moment de silence, durant lequel sa tête avait fini par se tenir tranquille. Viviez-vous bien ensemble ?

– Nous étions très-heureux, dit ma mère. M. Copperfield n’était que trop bon pour moi.

– Il vous gâtait, probablement ? repartit miss Betsy.

– J’en ai peur, maintenant que je me trouve de nouveau seule et abandonnée dans ce triste monde, dit ma mère en pleurant.

– Allons ! ne pleurez donc pas, dit miss Betsy, vous n’étiez pas bien assortis, petite… si jamais deux individus peuvent être bien assortis… Voilà pourquoi je vous ai fait cette question… Vous étiez orpheline, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et gouvernante ?

– J’étais sous-gouvernante dans une maison où M. Copperfield venait souvent. M. Copperfield était très-bon pour moi, il s’occupait beaucoup de moi : il me témoignait beaucoup d’intérêt, enfin il m’a demandé de l’épouser. Je lui ai dit oui, et nous nous sommes mariés, dit ma mère avec simplicité.

– Pauvre enfant ! dit miss Betsy, les yeux toujours fixés sur le feu, savez-vous faire quelque chose ?

– Madame, je vous demande pardon… balbutia ma mère.

– Savez-vous tenir une maison, par exemple ? dit miss Betsy.

– Bien peu, je crains, répondit ma mère. Bien moins que je ne devrais. Mais M. Copperfield me donnait des leçons…

– Avec cela qu’il en savait long lui-même ! murmura miss Betsy.

– Et j’espère que j’en aurais profité, car j’avais grande envie d’apprendre, et c’était un maître si patient, mais le malheur affreux qui m’a frappée… » Ici ma mère fut de nouveau interrompue par ses sanglots.

« Bien, bien ! dit miss Betsy.

– Je tenais très-régulièrement mon livre de comptes, et je faisais la balance tous les soirs avec M. Copperfield, dit ma mère avec une nouvelle explosion de sanglots.

– Bien, bien ! dit miss Betsy, ne pleurez plus.

– Et jamais nous n’avons eu la plus petite discussion là-dessus, excepté quand M. Copperfield trouvait que mes trois et mes cinq se ressemblaient trop, ou que je faisais de trop longues queues à mes sept et à mes neuf : et ma mère recommença à pleurer de plus belle.

– Vous vous rendrez malade, dit miss Betsy, et cela ne vaudra rien ni pour vous, ni pour ma filleule. Allons ! ne recommencez pas. »

Cet argument contribua peut-être à calmer ma mère, mais je soupçonne que son malaise, toujours croissant, y fit plus encore. Il y eut un assez long silence, interrompu seulement par quelques interjections que murmurait par-ci par-là miss Betsy, tout en se chauffant les pieds.

« David avait placé sa fortune en rente viagère, dit-elle enfin. Qu’a-t-il fait pour vous ?

– M. Copperfield, répondit ma mère avec un peu d’hésitation, avait eu la grande bonté de placer sur ma tête une portion de cette rente.

– Combien ? demanda miss Betsy.

– Cent cinq livres sterling, répondit ma mère.

– Il aurait pu faire plus mal, dit ma tante. »

Plus mal ! c’était tout justement le mot qui convenait à la circonstance ; car ma mère se trouvait plus mal, et Peggotty, qui venait d’entrer en apportant le thé, vit en un clin d’œil qu’elle était plus souffrante, comme miss Betsy aurait pu s’en apercevoir auparavant elle-même sans l’obscurité, et la conduisit immédiatement dans sa chambre ; puis elle dépêcha à la recherche de la garde et du médecin son neveu Ham Peggotty, qu’elle avait tenu caché dans la maison, depuis plusieurs jours, à l’insu de ma mère, afin d’avoir un messager toujours disponible en un cas pressant.

La garde et l’accoucheur, ces pouvoirs alliés, furent extrêmement étonnés, lorsqu’à leur arrivée presque simultanée, ils trouvèrent assise devant le feu une dame inconnue d’un aspect imposant ; son chapeau était accroché à son bras gauche, et elle était occupée à se boucher les oreilles avec de la ouate. Peggotty ignorait absolument qui elle était ; ma mère se taisait sur son compte, c’était un étrange mystère. La provision de ouate qu’elle tirait de sa poche pour la fourrer dans ses oreilles, n’ôtait rien à la solennité de son maintien.

Le médecin monta chez ma mère, puis il redescendit, décidé à être poli et aimable pour la femme inconnue, avec laquelle il allait probablement se trouver en tête-à-tête pendant quelques heures. C’était le petit homme le plus doux et le plus affable qu’on pût voir. Il se glissait de côté dans une chambre pour entrer et pour sortir, afin de prendre le moins de place possible. Il marchait aussi doucement, plus doucement peut-être que le fantôme dans Hamlet. Il s’avançait la tête penchée sur l’épaule. Par un sentiment modeste de son humble importance, et par le désir modeste de ne gêner personne, il ne suffirait pas de dire qu’il était incapable d’adresser un mot désobligeant à un chien : il ne l’aurait pas même dit à un chien enragé. Peut-être lui aurait-il glissé doucement un demi-mot, rien qu’une syllabe, et tout bas, car il parlait aussi humblement qu’il marchait, mais quant à le rudoyer ou à lui faire de la peine, cela n’aurait jamais pu lui entrer dans la tête.

M. Chillip regarda affectueusement ma tante, la salua doucement, la tête toujours inclinée de côté, puis il dit, en portant la main à son oreille gauche :

« Est-ce une irritation locale, madame ?

– Moi ! » répliqua ma tante en se débouchant brusquement une oreille.

M. Chillip l’a souvent répété depuis à ma mère, l’impétuosité de ma tante lui causa alors une telle alarme, qu’il ne comprend pas comment il put conserver son sang-froid. Mais il répéta doucement :

« C’est une irritation locale, madame ?

« Quelle bêtise ! » répondit ma tante, et elle se reboucha rapidement l’oreille.

Que faire après cela ? M. Chillip s’assit et regarda timidement ma tante jusqu’à ce qu’on le rappelât auprès de ma mère. Après un quart d’heure d’absence, il redescendit.

« Eh bien ! dit ma tante en enlevant le coton d’une oreille.

– Eh bien, madame, répondit M. Chillip, nous avançons, nous avançons tout doucement, madame.

– Bah ! bah ! » dit ma tante en l’arrêtant brusquement sur cette interjection méprisante. Puis, comme auparavant, elle se reboucha l’oreille.

En vérité (M. Chillip l’a souvent dit à ma mère depuis) ; en vérité, il se sentait presque indigné. À ne parler qu’au point de vue de sa profession, il se sentait presque indigné. Cependant il se rassit et la regarda pendant près de deux heures, toujours assise devant le feu, jusqu’à ce qu’il remontât chez ma mère. Après cette autre absence, il vint retrouver ma tante.

« Eh bien ? dit-elle en ôtant la ouate de la même oreille.

– Eh bien, madame, répondit M. Chillip, nous avançons, nous avançons tout doucement, madame.

– Ah ! ah ! ah ! » dit ma tante, et cela avec un tel dédain, que M. Chillip se sentit incapable de supporter plus longtemps miss Betsy. Il y avait de quoi lui faire perdre la tête, il l’a dit depuis. Il aima mieux aller s’asseoir sur l’escalier, dans l’obscurité, en dépit d’un violent courant l’air, et c’est là qu’il attendit qu’on vînt le chercher.

Ham Peggotty (témoin digne de foi, puisqu’il allait à l’école du gouvernement et qu’il était fort comme un Turc sur le catéchisme), raconta le lendemain qu’il avait eu le malheur d’entr’ouvrir la porte de la salle à manger une heure après le départ de M. Chillip. Miss Betsy parcourait la chambre dans une grande agitation ; elle l’avait aperçu et s’était jetée sur lui. Évidemment, le coton ne bouchait pas assez hermétiquement les oreilles de ma tante, car de temps à autre, quand le bruit des voix ou des pas devenait plus fort dans la chambre de ma mère, miss Betsy faisait sentir à sa malheureuse victime l’excès de son agitation. Elle lui faisait arpenter la chambre en tous sens, le secouant vivement par sa cravate (comme s’il avait pris trop de laudanum), elle lui ébouriffait les cheveux, elle lui chiffonnait son col de chemise, elle fourrait du coton dans les oreilles du pauvre enfant, les confondant sans doute avec les siennes, enfin elle lui faisait subir toute sorte de mauvais traitements. Ce récit fut en partie confirmé par sa tante, qui le rencontra à minuit et demi, un instant après sa délivrance ; elle affirmait qu’il était aussi rouge que moi à ce même moment.

L’excellent M. Chillip ne pouvait en vouloir longtemps à quelqu’un, surtout en un pareil moment. Il se glissa dans la salle à manger dès qu’il eut une minute de libre et dit à ma tante d’un ton affable :

« Eh bien, madame, je suis heureux de pouvoir vous féliciter !

– De quoi ? » dit brusquement ma tante.

M. Chillip se sentit de nouveau troublé par la grande sévérité des manières de ma tante : il lui fit un petit salut, et tenta un léger sourire dans le but de l’apaiser.

« Miséricorde ! qu’a donc cet homme ? s’écria ma tante de plus en plus impatientée. Est-il muet ?

– Calmez-vous, ma chère madame, dit M. Chillip de sa plus douce voix. Il n’y a plus le moindre motif d’inquiétude, madame. Soyez calme, je vous en prie. »

Je ne comprends pas comment ma tante put résister au désir de secouer M. Chillip jusqu’à ce qu’il fût venu à bout d’articuler ce qu’il avait à dire. Elle se borna à hocher la tête, mais avec un regard qui le fit frissonner.

« Eh bien, madame, reprit M. Chillip dès qu’il eut retrouvé un peu de courage, je suis heureux de pouvoir vous féliciter. Tout est fini, madame, et bien fini. »

Pendant les cinq ou six minutes qu’employa M. Chillip à prononcer cette harangue, ma tante l’observa curieusement.

« Comment va-t-elle ? dit ma tante en croisant les bras, son chapeau toujours pendu à son poignet gauche.

– Eh bien, madame, elle sera bientôt tout à fait bien, j’espère, répondit M. Chillip. Elle est aussi bien que possible, pour une jeune mère qui se trouve dans une si triste situation. Je n’ai aucune objection à ce que vous la voyiez, madame. Cela lui fera peut-être du bien.

– Et elle, comment va-t-elle ? » demanda vivement ma tante.

M. Chillip pencha encore un peu plus la tête et regarda ma tante d’un air câlin.

« L’enfant, dit ma tante, comment va-t-elle ?

– Madame, répondit M. Chillip, je me figurais que vous le saviez. C’est un garçon. »

Ma tante ne dit pas un mot ; elle saisit son chapeau par les brides, le lança comme une fronde à la tête de M. Chillip, le remit tout bosselé sur sa propre tête, sortit de la chambre et n’y rentra pas. Elle disparut comme une fée de mauvaise humeur ou comme un de ces êtres surnaturels, que j’étais, disait-on, appelé à voir par le privilège de ma naissance ; elle disparut et ne revint plus.

Mon Dieu, non. J’étais couché dans mon berceau, ma mère était dans son lit et Betsy Trotwood Copperfield était pour toujours dans la région des rêves et des ombres, dans cette région mystérieuse d’où je venais d’arriver ; la lune, qui éclairait les fenêtres de ma chambre, se reflétait au loin sur la demeure terrestre de tant de nouveaux venus comme moi, aussi bien que sur le monticule sous lequel reposaient les restes mortels de celui sans lequel je n’aurais jamais existé.

Chapitre II. J’observe. §

Les premiers objets que je retrouve sous une forme distincte quand je cherche à me rappeler les jours de ma petite enfance, c’est d’abord ma mère, avec ses beaux cheveux et son air jeune. Ensuite c’est Peggotty ; elle n’a pas d’âge, ses yeux sont si noirs qu’ils jettent une nuance sombre sur tout son visage ; ses joues et ses bras sont si durs et si rouges que jadis, il m’en souvient, je ne comprenais pas comment les oiseaux ne venaient pas la becqueter plutôt que les pommes.

Il me semble que je vois ma mère et Peggotty placées l’une en face de l’autre ; pour se faire petites, elles se penchent ou s’agenouillent par terre, et je vais en chancelant de l’une à l’autre. Il me reste un souvenir qui me semble encore tout récent du doigt que Peggotty me tendait pour m’aider à marcher, un doigt usé par son aiguille et plus rude qu’une râpe à muscade.

C’est peut-être une illusion, mais pourtant je crois que la mémoire de beaucoup d’entre nous garde plus d’empreinte des jours d’enfance qu’on ne le croit généralement, de même que je crois la faculté de l’observation souvent très-développée et très-exacte chez les enfants. La plupart des hommes faits qui sont remarquables à ce point de vue ont, selon moi, conservé cette faculté plutôt qu’ils ne l’ont acquise ; et, ce qui semblerait le prouver, c’est qu’ils ont en général une vivacité d’impression et une sérénité de caractère qui sont bien certainement chez eux un héritage de l’enfance.

Peut-être m’accusera-t-on de divagation si je m’arrête sur cette réflexion, mais cela m’amène à dire que je tire mes conclusions de mon expérience personnelle, et si, dans la suite de ce récit, on trouve la preuve que dans mon enfance j’avais une grande disposition à observer, ou que dans mon âge mûr j’ai conservé un vif souvenir de mon enfance, on sera moins étonné que je me croie en effet des droits incontestables à ces traits caractéristiques.

En cherchant, comme je l’ai déjà dit, à débrouiller le chaos de mon enfance, les premiers objets qui se présentent à moi, ce sont ma mère et Peggotty. Qu’est-ce que je me rappelle encore ? Voyons.

Ce qui sort d’abord du nuage, c’est notre maison, souvenir familier et distinct. Au rez-de-chaussée, voilà la cuisine de Peggotty qui donne sur une cour ; dans cette cour il y a, au bout d’une perche, un pigeonnier sans le moindre pigeon ; une grande niche à chien, dans un coin, sans un seul petit chien ; plus, une quantité de poulets qui me paraissent gigantesques, et qui arpentent la cour de l’air le plus menaçant et le plus féroce. Il y a un coq qui saute sur son perchoir pour m’examiner tandis que je passe ma tête à la fenêtre de la cuisine : cela me fait trembler, il a l’air si cruel ! La nuit, dans mes rêves, je vois les oies au long cou qui s’avancent vers moi, près de la grille ; je les revois sans cesse en songe, comme un homme entouré de bêtes féroces s’endort en rêvant lions.

Voilà un long corridor, je n’en vois pas la fin : il mène de la cuisine de Peggotty à la porte d’entrée. La chambre aux provisions donne dans ce corridor, il y fait tout noir, et il faut la traverser bien vite le soir, car qui sait ce qu’on peut rencontrer au milieu de ces cruches, de ces pots, de ces vieilles boites à thé ? Un vieux quinquet l’éclaire faiblement, et par la porte entrebâillée, il arrive une odeur bizarre de savon, de câpres, de poivre, de chandelles et de café, le tout combiné. Ensuite il y a les deux salons : le salon où nous nous tenons le soir, ma mère, moi et Peggotty, car Peggotty est toujours avec nous quand nous sommes seuls et qu’elle a fini son ouvrage ; et le grand salon où nous nous tenons le dimanche : il est plus beau, mais on n’y est pas aussi à son aise. Cette chambre a un aspect lamentable à mes yeux, car Peggotty m’a narré (je ne sais pas quand, il y a probablement un siècle) l’enterrement de mon père tout du long : elle m’a raconté que c’est dans ce salon que les amis de la famille s’étaient réunis en manteaux de deuil. C’est encore là qu’un dimanche soir ma mère nous a lu, à Peggotty et à moi, l’histoire de Lazare ressuscité des morts : et j’ai eu si peur qu’on a été obligé de me faire sortir de mon lit, et de me montrer par la fenêtre le cimetière parfaitement tranquille, le lieu où les morts dormaient en repos, à la pâle clarté de la lune.

Je ne connais nulle part de gazon aussi vert que le gazon de ce cimetière ; il n’y a rien de si touffu que ces arbres, rien de si calme que ces tombeaux. Chaque matin, quand je m’agenouille sur mon petit lit près de la chambre de ma mère, je vois les moutons qui paissent sur cette herbe verte ; je vois le soleil brillant qui se reflète sur le cadran solaire, et je m’étonne qu’avec cet entourage funèbre il puisse encore marquer l’heure.

Voilà notre banc dans l’église, notre banc avec son grand dossier. Tout près il y a une fenêtre par laquelle on peut voir notre maison ; pendant l’office du matin, Peggotty la regarde à chaque instant pour s’assurer qu’elle n’est ni brûlée ni dévalisée en son absence. Mais Peggotty ne veut pas que je fasse comme elle, et quand cela m’arrive, elle me fait signe que je dois regarder le pasteur. Cependant je ne peux pas toujours le regarder ; je le connais bien quand il n’a pas cette grande chose blanche sur lui, et j’ai peur qu’il ne s’étonne de ce que je le regarde fixement : il va peut-être s’interrompre pour me demander ce que cela signifie. Mais qu’est-ce que je vais donc faire ? C’est bien vilain de bâiller, et pourtant il faut bien faire quelque chose. Je regarde ma mère, mais elle fait semblant de ne pas me voir. Je regarde un petit garçon qui est là près de moi, et il me fait des grimaces. Je regarde le rayon de soleil qui pénètre sous le portique, et je vois une brebis égarée, ce n’est pas un pécheur que je veux dire, c’est un mouton qui est sur le point d’entrer dans l’église. Je sens que si je le regardais plus longtemps, je finirais par lui crier de s’en aller, et alors ce serait une belle affaire ! Je regarde les inscriptions gravées sur les tombeaux le long du mur, et je tâche de penser à feu M. Bodgers, natif de cette paroisse, et à ce qu’a dû être la douleur de Mme Bodgers, quand M. Bodgers a succombé après une longue maladie où la science des médecins est restée absolument inefficace. Je me demande si on a consulté pour ce monsieur le docteur Chillip ; et si c’est lui qui a été inefficace, je voudrais savoir s’il trouve agréable de relire chaque dimanche l’épitaphe de M. Bodgers. Je regarde M. Chillip dans sa cravate du dimanche, puis je passe à la chaire. Comme on y jouerait bien ! Cela ferait une fameuse forteresse, l’ennemi se précipiterait par l’escalier pour nous attaquer ; et nous, nous l’écraserions avec le coussin de velours et tous ses glands. Peu à peu mes yeux se ferment : j’entends encore le pasteur répéter un psaume ; il fait une chaleur étouffante, puis je n’entends plus rien, jusqu’au moment où je glisse du banc avec un fracas épouvantable, et où Peggotty m’entraîne hors de l’église plus mort que vif.

Maintenant je vois la façade de notre maison : la fenêtre de nos chambres est ouverte, et il y pénètre un air embaumé ; les vieux nids de corbeaux se balancent encore au sommet des ormes, dans le jardin. À présent me voilà derrière la maison, derrière la cour où se tiennent la niche et le pigeonnier vide : c’est un endroit tout rempli de papillons, fermé par une grande barrière, avec une porte qui a un cadenas ; les arbres sont chargés de fruits, de fruits plus mûrs et plus abondants que dans aucun autre jardin ; ma mère en cueille quelques-uns, et moi je me tiens derrière elle et je grappille quelques groseilles en tapinois, d’un air aussi indifférent que je peux. Un grand vent s’élève, l’été s’est enfui. Nous jouons dans le salon, par un soir d’hiver. Quand ma mère est fatiguée, elle va s’asseoir dans un fauteuil, elle roule autour de ses doigts les longues boucles de ses cheveux, elle regarde sa taille élancée, et personne ne sait mieux que moi qu’elle est contente d’être si jolie.

Voilà mes plus anciens souvenirs. Ajoutez-y l’opinion, si j’avais déjà une opinion, que nous avions, ma mère et moi, un peu peur de Peggotty, et que nous suivions presque toujours ses conseils.

Un soir, Peggotty et moi nous étions seuls dans le salon, assis au coin du feu. J’avais lu à Peggotty une histoire de crocodiles. Il fallait que j’eusse lu avec bien peu d’intelligence ou que la pauvre fille eût été bien distraite, car je me rappelle qu’il ne lui resta de ma lecture qu’une sorte d’impression vague, que les crocodiles étaient une espèce de légumes. J’étais fatigué de lire, et je tombais de sommeil, mais on m’avait fait ce soir-là la grande faveur de me laisser attendre le retour de ma mère qui dînait chez une voisine, et je serais plutôt mort sur ma chaise que d’aller me coucher. Plus j’avais envie de dormir, plus Peggotty me semblait devenir immense et prendre des proportions démesurées. J’écarquillais les yeux tant que je pouvais : je tâchais de les fixer constamment sur Peggotty qui causait assidûment ; j’examinais le petit bout de cire sur lequel elle passait son fil, et qui était rayé dans tous les sens ; et la petite chaumière figurée qui contenait son mètre, et sa boîte à ouvrage dont le couvercle représentait la cathédrale de Saint-Paul avec un dôme rose. Puis c’était le tour du dé d’acier, enfin de Peggotty elle-même : je la trouvais charmante. J’avais tellement sommeil, que si j’avais cessé un seul instant de tenir mes yeux ouverts, c’était fini.

« Peggotty, dis-je tout à coup, avez-vous jamais été mariée ?

– Seigneur ! monsieur Davy, répondit Peggotty, d’où vous vient cette idée de parler mariage ?

Elle me répondit si vivement que cela me réveilla parfaitement. Elle quitta son ouvrage et me regarda fixement, tout en tirant son aiguillée de fil dans toute sa longueur.

« Voyons ! Peggotty, avez-vous été mariée ? repris-je, vous êtes une très-belle femme, n’est-ce pas ? »

Je trouvais la beauté de Peggotty d’un tout autre style que celle de ma mère, mais dans son genre, elle me semblait parfaite. Nous avions dans le grand salon un tabouret de velours rouge, sur lequel ma mère avait peint un bouquet. Le fond de ce tabouret et le teint de Peggotty me paraissaient absolument semblables. Le velours était doux à toucher, et la figure de Peggotty était rude, mais cela n’y faisait rien.

« Moi, belle, Davy ! dit Peggotty. Ah ! certes non, mon garçon. Mais qui vous a donc mis le mariage en tête ?

– Je n’en sais rien. On ne peut pas épouser plus d’une personne à la fois, n’est-ce pas, Peggotty ?

– Certainement non, dit Peggotty du ton le plus positif.

– Mais si la personne qu’on a épousée vient à mourir, on peut en épouser une autre, n’est-ce pas, Peggotty ?

– On le peut, me dit Peggotty, si on en a envie. C’est une affaire d’opinion.

– Mais vous, Peggotty, lui dis-je, quelle est la vôtre ? »

En lui faisant cette question, je la regardais comme elle m’avait regardé elle-même un instant auparavant en entendant ma question.

« Mon opinion à moi, dit Peggotty en se remettant à coudre après un moment d’indécision, mon opinion c’est que je ne me suis jamais mariée moi-même, monsieur Davy, et que je ne pense pas me marier jamais. Voilà tout ce que j’en sais.

– Vous n’êtes pas fâchée contre moi, n’est-ce pas, Peggotty ? » dis-je après m’être tu un instant.

J’avais peur qu’elle ne fût fâchée, elle m’avait parlé si brusquement ; mais je me trompais : elle posa le bas qu’elle raccommodait, et prenant dans ses bras ma petite tête frisée, elle la serra de toutes ses forces. Je dis de toutes ses forces, parce que comme elle était très-grasse, une ou deux des agrafes de sa robe sautaient chaque fois qu’elle se livrait à un exercice un peu violent. Or, je me rappelle qu’au moment où elle me serra dans ses bras, j’entendis deux agrafes craquer et s’élancer à l’autre bout de la chambre.

« Maintenant lisez-moi encore un peu des cocodrilles, dit Peggotty qui n’était pas encore bien forte sur ce nom-là, j’ai tant d’envie d’en savoir plus long sur leur compte. »

Je ne comprenais pas parfaitement pourquoi Peggotty avait l’air si drôle, ni pourquoi elle était si pressée de reprendre la lecture des crocodiles. Nous nous remîmes à l’histoire de ces monstres avec un nouvel intérêt : tantôt nous mettions couver leurs œufs au grand soleil dans le sable ; tantôt nous les faisions enrager en tournant constamment autour d’eux d’un mouvement rapide que leur forme singulière les empêchait de pouvoir suivre avec la même rapidité ; tantôt nous imitions les indigènes, et nous nous jetions à l’eau pour enfoncer de longues pointes dans la gueule de ces horribles bêtes ; enfin nous en étions venus à savoir nos crocodiles par cœur, moi du moins, car Peggotty avait des moments de distraction où elle s’enfonçait assidûment dans les mains et dans les bras sa longue aiguille à repriser.

Nous allions nous mettre aux alligators quand on sonna à la porte du jardin. Nous courûmes pour l’ouvrir ; c’était ma mère, plus jolie que jamais, à ce qu’il me sembla : elle était escortée d’un monsieur qui avait des cheveux et des favoris noirs superbes : il était déjà revenu de l’église avec nous le dimanche précédent.

Ma mère s’arrêta sur le seuil de la porte pour m’embrasser, ce qui fit dire au monsieur que j’étais plus heureux qu’un prince, ou quelque chose de ce genre, car il est possible qu’ici mes réflexions d’un autre âge aident légèrement à ma mémoire.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » demandai-je à ce monsieur par-dessus l’épaule de ma mère.

Il me caressa la joue ; mais je ne sais pourquoi, sa voix et sa personne ne me plaisaient nullement, et j’étais très-fâché de voir que sa main touchait celle de ma mère tandis qu’il me caressait. Je le repoussai de toutes mes forces.

« Oh ! Davy, s’écria ma mère.

– Cher enfant ! dit le monsieur, je comprends bien sa jalousie. »

Jamais je n’avais vu d’aussi belles couleurs sur le visage de ma mère. Elle me gronda doucement de mon impolitesse, et, me serrant dans ses bras, elle remercia le monsieur de ce qu’il avait bien voulu prendre la peine de l’accompagner jusque chez elle. En parlant ainsi elle lui tendait la main, et en lui tendant la main, elle me regardait.

« Dites-moi bonsoir, mon bel enfant, dit le monsieur après s’être penché pour baiser la petite main de ma mère, je le vis bien.

– Bonsoir, dis-je.

– Venez ici, voyons, soyons bons amis, dit-il en riant. Donnez-moi la main.

Ma mère tenait ma main droite dans la sienne, je tendis l’autre.

« Mais c’est la main gauche, Davy ! » dit le monsieur en riant.

Ma mère voulut me faire tendre la main droite, mais j’étais décidé à ne pas le faire, on sait pourquoi. Je donnai la main gauche à l’étranger qui la serra cordialement en disant que j’étais un fameux garçon, puis il s’en alla.

Je le vis se retourner à la porte du jardin, et nous jeter un regard d’adieu avec ses yeux noirs et son expression de mauvais augure.

Peggotty n’avait pas dit une parole ni bougé le petit doigt, elle ferma les volets et nous rentrâmes dans le petit salon. Au lieu de venir s’asseoir près du feu, suivant sa coutume, ma mère restait à l’autre bout de la chambre, chantonnant à mi-voix.

« J’espère que vous avez passé agréablement la soirée, madame ? dit Peggotty, debout au milieu du salon, un flambeau à la main, et roide comme un bâton.

– Très-agréablement, Peggotty, reprit gaiement ma mère. Je vous remercie bien.

– Une figure nouvelle, cela fait un changement agréable, murmura Peggotty.

– Très-agréable, » répondit ma mère.

Peggotty restait immobile au milieu du salon, ma mère se remit à chanter, je m’endormis. Mais je ne dormais pas assez profondément pour ne pas entendre le bruit des voix, sans comprendre pourtant ce qu’on disait. Quand je me réveillai de ce demi-sommeil, ma mère et Peggotty étaient en larmes.

« Ce n’est toujours pas un individu comme ça qui aurait été du goût de M. Copperfield, disait Peggotty, je le jure sur mon honneur.

– Mais, grand Dieu ! s’écriait ma mère, voulez-vous me faire perdre la tête ? Il n’y a jamais eu de pauvre fille plus maltraitée par ses domestiques que moi. Mais je ne sais pas pourquoi je m’appelle une pauvre fille ! N’ai-je pas été mariée, Peggotty ?

– Dieu m’est témoin que si, madame, répondit Peggotty.

– Alors comment osez-vous, dit ma mère, c’est-à-dire, non, Peggotty, comment avez-vous le courage de me rendre si malheureuse, et de me dire des choses si désagréables, quand vous savez que, hors d’ici, je n’ai pas un seul ami à qui m’adresser ?

– Raison de plus, repartit Peggotty, pour que je vous dise que cela ne vous convient pas. Non, cela ne vous convient pas. Rien au monde ne me fera dire que cela vous convient. Non. »

Dans son enthousiasme, Peggotty gesticulait si vivement avec son flambeau, que je vis le moment où elle allait le jeter par terre.

« Comment avez-vous le courage, dit encore ma mère, en pleurant toujours plus fort, de parler si injustement ? Comment pouvez-vous vous entêter à parler comme si c’était une chose faite, quand je vous répète pour la centième fois, que tout s’est borné à la politesse la plus banale. Vous parlez d’admiration ; mais qu’y puis-je faire ? Si on a la sottise de m’admirer, est-ce ma faute ? Qu’y puis-je faire, je vous le demande ? Vous voudriez peut-être me voir raser tous mes cheveux, ou me noircir le visage, ou bien encore m’échauder une joue. En vérité, Peggotty, je crois que vous le voudriez. Je crois que cela vous ferait plaisir. »

Ce reproche sembla faire beaucoup de peine à Peggotty.

« Et mon pauvre enfant ! s’écria ma mère en s’approchant du fauteuil où j’étais étendu, pour me caresser, mon cher petit David ! Ose-t-on prétendre que je n’aime pas ce petit trésor, mon bon petit garçon !

– Personne n’a jamais fait une semblable supposition, dit Peggotty.

– Si fait, Peggotty, répondit ma mère, vous le savez bien. C’est là ce que vous vouliez dire, et pourtant, mauvaise fille, vous savez aussi bien que moi que le mois dernier, si je n’ai pas acheté une ombrelle neuve, bien que ma vieille ombrelle verte soit tout en loques, ce n’est que pour lui. Vous le savez bien, Peggotty. Vous ne pouvez pas dire le contraire. » Puis se tournant tendrement vers moi, elle appuya sa joue contre la mienne. « Suis-je une mauvaise maman pour toi, mon David ? Suis-je une maman égoïste ou cruelle, ou méchante ? Dis que oui, mon garçon, et Peggotty t’aimera : l’amour de Peggotty vaut bien mieux que le mien, David. Je ne t’aime pas, du tout moi, n’est-ce pas ? »

Ici nous nous mîmes tous à pleurer. Je criais plus fort que les autres, mais nous pleurions tous les trois à plein cœur. J’étais tout à fait désespéré, et dans le premier transport de ma tendresse indignée, je crains d’avoir appelé Peggotty « une méchante bête. » Cette honnête créature était profondément affligée, je m’en souviens bien ; et certainement sa robe n’a pas dû conserver alors une seule agrafe, car il y eut une explosion terrible de ces petits ornements, au moment où, après s’être réconciliée avec ma mère, elle vint s’agenouiller à côté du grand fauteuil pour se réconcilier avec moi.

Nous allâmes tous nous coucher, prodigieusement abattus. Longtemps mes sanglots me réveillèrent, et une fois, en ouvrant mes yeux en sursaut, je vis ma mère assise sur mon lit. Elle se pencha vers moi, je mis ma tête sur son épaule, et je m’endormis profondément.

Je ne saurais affirmer si je revis le monsieur inconnu le dimanche d’après, ou s’il se passa plus de temps avant qu’il reparût. Je ne prétends pas me souvenir exactement des dates. Mais il était à l’église et il revint avec nous jusqu’à la maison. Il entra sous prétexte de voir un beau géranium qui s’épanouissait à la fenêtre du salon. Non qu’il me parût y faire grande attention, mais avant de s’en aller, il demanda à ma mère de lui donner une fleur de son géranium. Elle le pria de la choisir lui-même, mais il refusa je ne sais pourquoi, et ma mère cueillit une branche qu’elle lui donna. Il dit que jamais il ne s’en séparerait, et moi, je le trouvais bien bête de ne pas savoir que dans deux jours ce brin de fleur serait tout flétri.

Peu à peu Peggotty resta moins le soir avec nous. Ma mère la traitait toujours avec déférence, peut-être même plus que par le passé, et nous faisions un trio d’amis, mais pourtant ce n’était pas tout à fait comme autrefois, et nous n’étions pas si heureux. Parfois je me figurais que Peggotty était fâchée de voir porter successivement à ma mère toutes les jolies robes qu’elle avait dans ses tiroirs, ou bien qu’elle lui en voulait d’aller si souvent chez la même voisine, mais je ne pouvais pas venir à bout de bien comprendre d’où cela venait.

Je finissais par m’accoutumer au monsieur aux grands favoris noirs. Je ne l’aimais pas plus qu’au commencement, et j’en étais tout aussi jaloux, mais pas par la raison que j’aurais pu donner quelques années plus tard. C’était une aversion d’enfant, purement instinctive, et basée sur une idée générale que Peggotty et moi nous n’avions besoin de personne pour aimer ma mère. Je n’avais pas d’autre arrière-pensée. Je savais faire, à part moi, mes petites réflexions, mais quant à les réunir, pour en faire un tout, c’était au-dessus de mes forces.

J’étais dans le jardin avec ma mère, par une belle matinée d’automne, quand M. Murdstone arriva à cheval (j’avais fini par savoir son nom). Il s’arrêta pour dire bonjour à ma mère, et lui dit qu’il allait à Lowestoft voir des amis qui y faisaient une partie avec leur yacht, puis il ajouta gaiement qu’il était tout prêt à me prendre en croupe si cela m’amusait.

Le temps était si pur et si doux, et le cheval avait l’air si disposé à partir, il caracolait si gaiement devant la grille, que j’avais grande envie d’être de la partie. Ma mère me dit de monter chez Peggotty pour m’habiller, tandis que M. Murdstone allait m’attendre. Il descendit de cheval, passa son bras dans les rênes, et se mit à longer doucement la baie d’aubépine qui le séparait seule de ma mère. Peggotty et moi nous les regardions par la petite fenêtre de ma chambre ; ils se penchèrent tous deux pour examiner de plus près l’aubépine, et Peggotty passa tout d’un coup, à cette vue, de l’humeur la plus douce à une étrange brusquerie, si bien qu’elle me brossait les cheveux à rebours, de toute sa force.

Nous partîmes enfin, M. Murdstone et moi, et nous suivîmes le sentier verdoyant, au petit trot. Il avait un bras passé autour de moi, et je ne sais pourquoi, moi qui en général n’étais pas d’une nature inquiète, j’avais sans cesse envie de me retourner pour le voir en face. Il avait de ces yeux noirs ternes et creux (je ne trouve pas d’autre expression pour peindre des yeux qui n’ont pas de profondeur où l’on puisse plonger son regard), de ces yeux qui semblent parfois se perdre dans l’espace et vous regarder en louchant. Souvent quand je l’observais, je rencontrais ce regard avec terreur, et je me demandais à quoi il pouvait penser d’un air si grave. Ses cheveux étaient encore plus noirs et plus épais que je ne me l’étais figuré. Le bas de son visage était parfaitement carré, et son menton tout couvert de petits points noirs après qu’il s’était rasé chaque matin lui donnait une ressemblance frappante avec les figures de cire qu’on avait montrées dans notre voisinage quelques mois auparavant. Tout cela joint à des sourcils très-réguliers, à un beau teint brun (au diable son souvenir et son teint !), me disposait, malgré mes pressentiments, à le trouver un très-bel homme. Je ne doute pas que ma pauvre mère ne fût du même avis.

Nous arrivâmes à un hôtel sur la plage : dans le salon se trouvaient deux messieurs qui fumaient ; ils étaient vêtus de jaquettes peu élégantes, et s’étaient étendus tout de leur long sur quatre ou cinq chaises. Dans un coin, il y avait un gros paquet de manteaux et une banderole pour un bateau.

Ils se dressèrent à notre arrivée sur leurs pieds, avec un sans-façon qui me frappa, en s’écriant :

« Allons donc, Murdstone ! nous vous croyions mort et enterré.

– Pas encore ! dit M. Murdstone.

– Et qui est ce jeune homme ? dit un des messieurs en s’emparant de moi.

– C’est Davy, répondit M. Murdstone.

– Davy qui ? demanda le monsieur, David Jones ?

– Davy Copperfield, dit M. Murdstone.

– Comment ! C’est le boulet de la séduisante mistress Copperfield, de la jolie petite veuve ?

– Quinion, dit M. Murdstone, prenez garde à ce que vous dites : on est malin.

– Et où est cet on ? » demanda le monsieur en riant.

Je levai vivement la tête ; j’avais envie de savoir de qui il était question.

« Rien, c’est Brooks de Sheffield, » dit M. Murdstone.

Je fus charmé d’apprendre que ce n’était que Brooks de Sheffield ; j’avais cru d’abord que c’était de moi qu’il s’agissait.

Évidemment c’était un drôle d’individu que ce M. Brooks de Sheffield, car, à ce nom, les deux messieurs se mirent à rire de tout leur cœur, et M. Murdstone en fit autant. Au bout d’un moment, celui qu’il avait appelé Quinion se mit à dire :

« Et que pense Brooks de Sheffield de l’affaire en question ?

– Je ne crois pas qu’il soit encore bien au courant, dit M. Murdstone, mais je doute qu’il approuve. »

Ici de nouveaux éclats de rire ; M. Quinion annonça qu’il allait demander une bouteille de sherry pour boire à la santé de Brooks. On apporta le vin demandé, M. Quinion en versa un peu dans mon verre, et m’ayant donné un biscuit, il me fit lever et proposer un toast « À la confusion de Brooks de Sheffield ! » Le toast fut reçu avec de grands applaudissements, et de tels rires que je me mis à rire aussi, ce qui fit encore plus rire les autres. Enfin l’amusement fut grand pour tous.

Après nous être promenés sur les falaises, nous allâmes nous asseoir sur l’herbe ; on s’amusa à regarder à travers une lunette d’approche : je ne voyais absolument rien quand on l’approchait de mon œil, tout en disant que je voyais bien, puis on revint à l’hôtel pour dîner. Pendant tout le temps de la promenade, les deux amis de M. Murdstone fumèrent sans interruption. Du reste, à en juger par l’odeur de leurs habits, il est évident qu’ils n’avaient pas fait autre chose depuis que ces habits étaient sortis des mains du tailleur. Il ne faut pas oublier de dire que nous allâmes rendre visite au yacht. Ces trois messieurs descendirent dans la cabine et se mirent à examiner des papiers ; je les voyais parfaitement du pont où j’étais. J’avais pour me tenir compagnie un homme charmant, qui avait une masse de cheveux roux, avec un tout petit chapeau verni ; sur sa jaquette rayée, il y avait écrit « l’Alouette » en grosses lettres. Je me figurais que c’était son nom, et qu’il le portait inscrit sur sa poitrine, parce que, demeurant à bord d’un vaisseau, il n’avait pas de porte cochère à son hôtel, où il pût le mettre, mais quand je l’appelai M. l’Alouette, il me dit que c’était le nom de son bâtiment.

J’avais remarqué pendant tout le jour que M. Murdstone était plus grave et plus silencieux que ses deux amis, qui paraissaient gais et insouciants et plaisantaient librement ensemble, mais rarement avec lui. Je crus voir qu’il était plus spirituel et plus réservé qu’eux, et qu’il leur inspirait comme à moi une espèce de terreur. Une ou deux fois je m’aperçus que M. Quinion, tout en causant, le regardait du coin de l’œil, comme pour s’assurer que ce qu’il disait ne lui avait pas déplu ; à un autre moment il poussa le pied de M. Passnidge, qui était fort animé, et lui fit signe de jeter un regard sur M. Murdstone, assis dans un coin et gardant le plus profond silence. Je crois me rappeler que M. Murdstone ne rit pas une seule fois ce jour-là, excepté à l’occasion du toast porté à Brooks de Sheffield. Il est vrai que c’était une plaisanterie de son invention.

Nous revînmes de bonne heure à la maison. La soirée était magnifique ; ma mère se promena avec M. Murdstone le long de la haie d’épines, pendant que j’allais prendre mon thé. Quand il fut parti, ma mère me fit raconter toute notre journée, et me demanda tout ce qu’on avait dit ou fait. Je lui rapportai ce qu’on avait dit sur son compte ; elle se mit à rire, en répétant que ces messieurs étaient des impertinents qui se moquaient d’elle, mais je vis bien que cela lui faisait plaisir. Je le devinais alors aussi bien que je le sais maintenant. Je saisis cette occasion de lui demander si elle connaissait M. Brooks de Sheffield ; elle me répondit que non, mais que probablement c’était quelque fabricant de coutellerie.

Est-il possible, au moment où le visage de ma mère paraît devant moi, aussi distinctement que celui d’une personne que je reconnaîtrais dans une rue pleine de monde, que ce visage n’existe plus ? Je sais qu’il a changé, je sais qu’il n’est plus ; mais en parlant de sa beauté innocente et enfantine, puis-je croire qu’elle a disparu et qu’elle n’est plus, tandis que je sens près de moi sa douce respiration, comme je la sentais ce soir-là ? Est-il possible que ma mère ait changé, lorsque mon souvenir me la rappelle toujours ainsi ; lorsque mon cœur fidèle aux affections de sa jeunesse, retient encore présent dans sa mémoire ce qu’il chérissait alors.

Pendant que je parle de ma mère, je la vois belle comme elle était le soir où nous eûmes cette conversation, lorsqu’elle vint me dire bonsoir. Elle se mit gaiement à genoux près de mon lit, et me dit, en appuyant son menton sur ses mains :

« Qu’est-ce qu’ils ont donc dit, Davy ? répète-le moi, je ne peux pas le croire.

– La séduisante… commençai-je à dire. »

Ma mère mit sa main sur mes lèvres pour m’arrêter.

« Mais non, ce n’était pas séduisante, dit-elle en riant, ce ne pouvait pas être séduisante, Davy. Je sais bien que non.

– Mais si ! la séduisante Mme Copperfield, répétai-je avec vigueur, et aussi « la jolie. »

– Non, non, ce n’était pas la jolie, pas la jolie, repartit ma mère en plaçant de nouveau les doigts sur mes lèvres.

– Oui, oui, la jolie petite veuve.

– Quels fous ! quels impertinents ! cria ma mère en riant et en se cachant le visage. Quels hommes absurdes ! N’est-ce pas ? mon petit Davy ?

– Mais, maman.

– Ne le dis pas à Peggotty ; elle se fâcherait contre eux. Moi, je suis extrêmement fâchée contre eux, mais j’aime mieux que Peggotty ne le sache pas. »

Je promis, bien entendu. Ma mère m’embrassa encore je ne sais combien de fois ; et je dormis bientôt profondément.

Il me semble, à la distance qui m’en sépare, que ce fut le lendemain que Peggotty me fit l’étrange et aventureuse proposition que je vais rapporter ; mais il est probable que ce fût deux mois après.

Nous étions un soir ensemble comme par le passé (ma mère était sortie selon sa coutume), nous étions ensemble, Peggotty et moi, en compagnie du bas, du petit mètre, du morceau de cire, de la boîte avec saint Paul sur le couvercle, et du livre des crocodiles, quand Peggotty après m’avoir regardé plusieurs fois, et après avoir ouvert la bouche comme si elle allait parler, sans toutefois prononcer un seul mot, ce qui m’aurait fort effrayé, si je n’avais cru qu’elle bâillait tout simplement, me dit enfin d’un ton câlin :

« Monsieur Davy, aimeriez-vous à venir avec moi passer quinze jours chez mon frère, à Portsmouth ? Cela ne vous amuserait-il pas ?

– Votre frère est-il agréable, Peggotty ? demandai-je par précaution.

– Ah ! je crois bien qu’il est agréable ! s’écria Peggotty en levant les bras au ciel. Et puis il y a la mer, et les barques, et les vaisseaux, et les pêcheurs, et la plage, et Am, qui jouera avec vous. »

Peggotty voulait parler de son neveu Ham, que nous avons déjà vu dans le premier chapitre, mais en supprimant l’H de son nom, elle en faisait une conjugaison de la grammaire anglaise3.

Ce programme de divertissement m’enchanta, et je répondis que cela m’amuserait parfaitement : mais qu’en dirait ma mère ?

– Eh bien ! je parierais une guinée, dit Peggotty en me regardant attentivement, qu’elle nous laissera aller. Je le lui demanderai dès qu’elle rentrera, si vous voulez. Qu’en dites-vous ?

– Mais, qu’est-ce qu’elle fera pendant que nous serons partis ? dis-je en appuyant mes petits coudes sur la table, comme pour donner plus de force à ma question. Elle ne peut pas rester toute seule. »

Le trou que Peggotty se mit tout d’un coup à chercher dans le talon du bas qu’elle raccommodait devait être si petit, que je crois bien qu’il ne valait pas la peine d’être raccommodé.

« Mais, Peggotty, je vous dis qu’elle ne peut pas rester toute seule.

– Que le bon Dieu vous bénisse ! dit enfin Peggotty en levant les yeux sur moi : ne le savez-vous pas ? Elle va passer quinze jours chez mistress Grayper, et mistress Grayper va avoir beaucoup de monde. »

Puisqu’il en était ainsi, j’étais tout prêt à partir. J’attendais avec la plus vive impatience que ma mère revint de chez mistress Grayper (car elle était chez elle ce soir-là) pour voir si on nous permettrait de mettre à exécution ce beau projet. Ma mère fut beaucoup moins surprise que je ne m’y attendais, et donna immédiatement son consentement ; tout fut arrangé le soir même, et on convint de ce qu’on payerait pendant ma visite pour mon logement et ma nourriture.

Le jour de notre départ arriva bientôt. On l’avait choisi si rapproché qu’il arriva bientôt, même pour moi qui attendais ce moment avec une impatience fébrile, et qui redoutais presque de voir un tremblement de terre, une éruption de volcan, ou quelque autre grande convulsion de la nature, venir à la traverse de notre excursion. Nous devions faire le voyage dans la carriole d’un voiturier qui partait le matin après déjeuner. J’aurais donné je ne sais quoi pour qu’on me permît de m’habiller la veille au soir et de me coucher tout botté.

Je ne songe pas sans une profonde émotion, bien que j’en parle d’un ton léger, à la joie que j’éprouvais en quittant la maison où j’avais été si heureux : je ne soupçonnais guère tout ce que j’allais quitter pour toujours.

J’aime à me rappeler que lorsque la carriole était devant la porte, et que ma mère m’embrassait, je me mis à pleurer en songeant, avec une tendresse reconnaissante, à elle et à ce lieu que je n’avais encore jamais quitté. J’aime à me rappeler que ma mère pleurait aussi, et que je sentais son cœur battre contre le mien.

J’aime à me rappeler qu’au moment où le voiturier se mettait en marche, ma mère courut à la grille et lui cria de s’arrêter, parce qu’elle voulait m’embrasser encore une fois. J’aime à songer à la profonde tendresse avec laquelle elle me serra de nouveau dans ses bras.

Elle restait debout, seule sur la route, M. Murdstone s’approcha d’elle, et il me sembla qu’il lui reprochait d’être trop émue. Je le regardais à travers les barreaux de la carriole, tout en me demandant de quoi il se mêlait. Peggotty qui se retournait aussi de l’autre côté, avait l’air fort peu satisfait, ce que je vis bien quand elle regarda de mon côté.

Pour moi, je restai longtemps occupé à contempler Peggotty, tout en rêvant à une supposition que je venais de faire : si Peggotty avait l’intention de me perdre comme le petit Poucet dans les contes de fées, ne pourrais-je pas toujours retrouver mon chemin à l’aide des boutons et des agrafes qu’elle laisserait tomber en route ?

Chapitre III. Un changement. §

Le cheval du voiturier était bien la plus paresseuse bête qu’on puisse imaginer (du moins je l’espère) ; il cheminait lentement, la tête pendante, comme s’il se plaisait à faire attendre les pratiques pour lesquelles il transportait des paquets. Je m’imaginais même parfois qu’il éclatait de rire à cette pensée, mais le voiturier m’assura que c’était un accès de toux, parce qu’il était enrhumé.

Le voiturier avait, lui aussi, l’habitude de se tenir la tête pendante, le corps penché en avant tandis qu’il conduisait, en dormant à moitié, les bras étendus sur ses genoux. Je dis tandis qu’il conduisait, mais je crois que la carriole aurait aussi bien pu aller à Yarmouth sans lui, car le cheval se conduisait tout seul ; et quant à la conversation, l’homme n’en avait pas d’autre que de siffler.

Peggotty avait sur ses genoux un panier de provisions, qui aurait bien pu durer jusqu’à Londres, si nous y avions été par le même moyen de transport. Nous mangions et nous dormions alternativement. Peggotty s’endormait régulièrement le menton appuyé sur l’anse de son panier, et jamais, si je ne l’avais pas entendu de mes deux oreilles, on ne m’aurait fait croire qu’une faible femme pût ronfler avec tant d’énergie.

Nous fîmes tant de détours par une foule de petits chemins, et nous passâmes tant de temps à une auberge où il fallait déposer un bois de lit, et dans bien d’autres endroits encore, que j’étais très-fatigué et bien content d’arriver enfin à Yarmouth, que je trouvai bien spongieux et bien imbibé en jetant les yeux sur la grande étendue d’eau qu’on voyait le long de la rivière ; je ne pouvais pas non plus m’empêcher d’être surpris qu’il y eût une partie du monde si plate, quand mon livre de géographie disait que la terre était ronde. Mais je réfléchis que Yarmouth était probablement situé à un des pôles, ce qui expliquait tout.

À mesure que nous approchions, je voyais l’horizon s’étendre comme une ligne droite sous le ciel : je dis à Peggotty qu’une petite colline par-ci par-là ferait beaucoup mieux, et que, si la terre était un peu plus séparée de la mer, et que la ville ne fût pas ainsi trempée dans la marée montante, comme une rôtie dans de l’eau panée, ce serait bien plus joli. Mais Peggotty me répondit, avec plus d’autorité qu’à l’ordinaire, qu’il fallait prendre les choses comme elles sont, et que, pour sa part, elle était fière d’appartenir à ce qu’on appelle les Harengs de Yarmouth.

Quand nous fûmes au milieu de la rue (qui me parut fort étrange) et que je sentis l’odeur du poisson, de la poix, de l’étoupe et du goudron ; quand je vis les matelots qui se promenaient, et les charrettes qui dansaient sur les pavés, je compris que j’avais été injuste envers une ville si commerçante ; je l’avouai à Peggotty qui écoutait avec une grande complaisance mes expressions de ravissement et qui me dit qu’il était bien reconnu (je suppose que c’était une chose reconnue par ceux qui ont la bonne fortune d’être des harengs de naissance) qu’à tout prendre, Yarmouth était la plus belle ville de l’univers.

« Voilà mon Am, s’écria Peggotty ; comme il est grandi ! c’est à ne pas le reconnaître. »

En effet, il nous attendait à la porte de l’auberge ; il me demanda comment je me portais, comme à une vieille connaissance. Au premier abord ; il me semblait que je ne le connaissais pas aussi bien qu’il paraissait me connaître, attendu qu’il n’était jamais venu à la maison depuis la nuit de ma naissance, ce qui naturellement lui donnait de l’avantage sur moi. Mais notre intimité fit de rapides progrès quand il me prit sur son dos pour m’emporter chez lui. C’était un grand garçon de six pieds de haut, fort et gros en proportion, aux épaules rondes et robustes ; mais son visage avait une expression enfantine, et ses cheveux blonds tout frisés lui donnaient l’air d’un mouton. Il avait une jaquette de toile à voiles, et un pantalon si roide qu’il se serait tenu tout aussi droit quand même il n’y aurait pas eu de jambes dedans. Quant à sa coiffure, on ne peut pas dire qu’il portât un chapeau, c’était plutôt un toit de goudron sur un vieux bâtiment.

Ham me portait sur son dos et tenait sous son bras une petite caisse à nous : Peggotty en portait une autre. Nous traversions des sentiers couverts de tas de copeaux et de petites montagnes de sable ; nous passions à côté de fabriques de gaz, de corderies, de chantiers de construction, de chantiers de démolition, de chantiers de calfatage, d’ateliers de gréement, de forges en mouvement, et d’une foule d’établissements pareils ; enfin nous arrivâmes en face de la grande étendue grise que j’avais déjà vue de loin ; Ham me dit :

« Voilà notre maison, monsieur Davy. »

Je regardai de tous côtés, aussi loin que mes yeux pouvaient voir dans ce désert, sur la mer, sur la rivière, mais sans découvrir la moindre maison. Il y avait une barque noire, ou quelque autre espèce de vieux bateau près de là, échoué sur le sable ; un tuyau de tôle, qui remplaçait la cheminée, fumait tout tranquillement, mais je n’apercevais rien autre chose qui eût l’air d’une habitation.

« Ce n’est pas ça ? dis-je, cette chose qui ressemble à un bateau ?

– C’est ça, monsieur Davy, » répliqua Ham.

Si c’eût été le palais d’Aladin, l’œuf de roc et tout ça, je crois que je n’aurais pas été plus charmé de l’idée romanesque d’y demeurer. Il y avait dans le flanc du bateau une charmante petite porte ; il y avait un plafond et des petites fenêtres ; mais ce qui en faisait le mérite, c’est que c’était un vrai bateau qui avait certainement vogué sur la mer des centaines de fois ; un bateau qui n’avait jamais été destiné à servir de maison sur la terre ferme. C’est là ce qui en faisait le charme à mes yeux. S’il avait jamais été destiné à servir de maison, je l’aurais peut-être trouvé petit pour une maison, ou incommode, ou trop isolé ; mais du moment que cela n’avait pas été construit dans ce but, c’était une ravissante demeure.

À l’intérieur elle était parfaitement propre, et aussi bien arrangée que possible. Il y avait une table, une horloge de Hollande, une commode, et sur la commode il y avait un plateau où l’on voyait une dame armée d’un parasol, se promenant avec un enfant à l’air martial qui jouait au cerceau. Une Bible retenait le plateau et l’empêchait de glisser : s’il était tombé, le plateau aurait écrasé dans sa chute une quantité de tasses, de soucoupes et une théière qui étaient rangées autour du livre. Sur les murs, il y avait quelques gravures coloriées, encadrées et sous verre, qui représentaient des sujets de l’Écriture. Toutes les fois qu’il m’est arrivé depuis d’en voir de semblables entre les mains de marchands ambulants, j’ai revu immédiatement apparaître devant moi tout l’intérieur de la maison du frère de Peggotty. Les plus remarquables de ces tableaux, c’étaient Abraham en rouge qui allait sacrifier Isaac en bleu, et Daniel en jaune, au milieu d’une fosse remplie de lions verts. Sur le manteau de la cheminée on voyait une peinture du lougre la Sarah-Jane, construit à Sunderland, avec une vraie petite poupe en bois qui y était adaptée ; c’était une œuvre d’art, un chef-d’œuvre de menuiserie que je considérais comme l’un des biens les plus précieux que ce monde pût offrir. Aux poutres du plafond, il y avait de grands crochets dont je ne comprenais pas bien encore l’usage, des coffres et autres ustensiles aussi commodes pour servir de chaises.

Dès que j’eus franchi le sol, je vis tout cela d’un clin-d’œil (on n’a pas oublié que j’étais un enfant observateur). Puis Peggotty ouvrit une petite porte et me montra une chambre à coucher. C’était la chambre la plus complète et la plus charmante qu’on pût inventer, dans la poupe du vaisseau, avec une petite fenêtre par laquelle passait autrefois le gouvernail ; un petit miroir placé juste à ma hauteur, avec un cadre en coquilles d’huîtres ; un petit lit, juste assez grand pour s’y fourrer, et sur la table un bouquet d’herbes marines dans une cruche bleue. Les murs étaient d’une blancheur éclatante, et le couvre-pieds avait des nuances si vives que cela me faisait mal aux yeux. Ce que je remarquai surtout dans cette délicieuse maison, c’est l’odeur du poisson ; elle était si pénétrante, que quand je tirai mon mouchoir de poche, on aurait dit, à l’odeur, qu’il avait servi à envelopper un homard. Lorsque je confiai cette découverte à Peggotty, elle m’apprit que son frère faisait le commerce des homards, des crabes et des écrevisses ; je trouvai ensuite un tas de ces animaux, étrangement entortillés les uns dans les autres et toujours occupés à pincer tout ce qu’ils trouvaient au fond d’un petit réservoir en bois, où on mettait aussi les pots et les bouilloires.

Nous fûmes reçus par une femme très-polie qui portait un tablier blanc, et que j’avais vue nous faire la révérence à une demi-lieue de distance, quand j’arrivais sur le dos de Ham. Elle avait près d’elle une ravissante petite fille (du moins c’était mon avis), avec un collier de perles bleues ; elle ne voulut jamais me laisser l’embrasser, et alla se cacher quand je lui en fis la proposition. Nous finissions de dîner de la façon la plus somptueuse, avec des poules d’eau bouillies, du beurre fondu, des pommes de terre, et une côtelette à mon usage, lorsque nous vîmes arriver un homme aux longs cheveux qui avait l’air très-bon enfant. Comme il appelait Peggotty « ma mignonne, » et qu’il lui donna un gros baiser sur la joue, je n’eus aucun doute (vu la retenue habituelle de Peggotty) que ce ne fût son frère ; en effet, c’était lui, et on me le présenta bientôt comme M. Peggotty, le maître de céans.

« Je suis bien aise de vous voir, monsieur ? dit M. Peggotty. Nous sommes de braves gens, monsieur, un peu rudes, mais tout à votre service. »

Je le remerciai, et je lui répondis que j’étais bien sûr d’être heureux dans un aussi charmant endroit.

« Comment va votre maman, monsieur ? dit M. Peggotty. L’avez-vous laissée en bonne santé ? »

Je répondis à M. Peggotty qu’elle était en aussi bonne santé que je pouvais le souhaiter, et qu’elle lui envoyait ses compliments, ce qui était de ma part une fiction polie.

« Je lui suis bien obligé, » dit M. Peggotty. « Eh bien, monsieur, si vous pouvez vous accommoder de nous, pendant quinze jours, dit-il, en se tournant vers sa sœur, et Ham, et la petite Émilie, nous serons fiers de votre compagnie. »

Après m’avoir fait les honneurs de sa maison de la façon la plus hospitalière, M. Peggotty alla se débarbouiller avec de l’eau chaude, tout en observant que « l’eau froide ne suffisait pas pour lui nettoyer la figure. » Il revint bientôt, ayant beaucoup gagné à cette toilette, mais si rouge que je ne pus m’empêcher de penser que sa figure avait cela de commun avec les homards, les crabes et les écrevisses, qu’elle entrait dans l’eau chaude toute noire, et qu’elle en ressortait toute rouge.

Quand nous eûmes pris le thé, on ferma la porte et on s’établit bien confortablement (les nuits étaient déjà froides et brumeuses), cela me parut la plus délicieuse retraite que pût concevoir l’imagination des hommes. Entendre le vent souffler sur la mer, savoir que le brouillard envahissait toute cette plaine désolée qui nous entourait, et se sentir près du feu, dans une maison absolument isolée, qui était un bateau, cela avait quelque chose de féerique. La petite Émilie avait surmonté sa timidité, elle était assise à côté de moi sur le coffre le moins élevé ; il y avait là tout juste de la place pour nous deux au coin de la cheminée ; mistress Peggotty avec son tablier blanc, tricotait au coin opposé ; Peggotty tirait l’aiguille, avec sa boîte au couvercle de saint Paul et le petit bout de cire qui semblaient n’avoir jamais connu d’autre domicile. Ham qui m’avait donné ma première leçon du jeu de bataille, cherchait à se rappeler comment on disait la bonne aventure, et laissait sur chaque carte qu’il retournait la marque de son pouce. M. Peggotty fumait sa pipe. Je sentis que c’était un moment propre à la conversation et à l’intimité.

« M. Peggotty ! lui dis-je.

– Monsieur, dit-il.

– Est-ce que vous avez donné à votre fils le nom de Ham, parce que vous vivez dans une espèce d’arche ? »

M. Peggotty sembla trouver que c’était une idée très-profonde, mais il répondit :

« Non, monsieur, je ne lui ai jamais donné de nom.

– Qui lui a donc donné ce nom ? dis-je en posant à M. Peggotty la seconde question du catéchisme.

– Mais, monsieur, c’est son père qui le lui a donné, dit M. Peggotty.

– Je croyais que vous étiez son père.

– C’était mon frère Joe qui était son père, dit M. Peggotty.

– Il est mort, M. Peggotty ? demandai-je après un moment de silence respectueux.

– Noyé, dit M. Peggotty. »

J’étais très-étonné que M. Peggotty ne fût pas le père de Ham, et je me demandais si je ne me trompais pas aussi sur sa parenté avec les autres personnes présentes. J’avais si grande envie de le savoir, que je me déterminai à le demander à M. Peggotty.

« Et la petite Émilie, dis-je, en la regardant. C’est votre fille, n’est-ce pas, monsieur Peggotty ?

– Non, monsieur. C’était mon beau-frère, Tom, qui était son père. »

Je ne pus m’empêcher de lui dire après un autre silence plein de respect : « Il est mort, M. Peggotty ?

– Noyé, » dit M. Peggotty.

Je sentais combien il était difficile de continuer sur ce sujet, mais je ne savais pas encore tout, et je voulais tout savoir. J’ajoutai donc :

« Vous avez des enfants, monsieur Peggotty.

– Non, monsieur, répondit-il en riant. Je suis célibataire.

– Célibataire ! dis-je avec étonnement. Mais alors, qu’est-ce que c’est que ça, monsieur Peggotty ? » Et je lui montrai la personne au tablier blanc qui tricotait.

« C’est mistress Gummidge, dit M. Peggotty.

– Gummidge, monsieur Peggotty ? »

Mais ici Peggotty, je veux dire ma Peggotty à moi, me fit des signes tellement expressifs pour me dire de ne plus faire de questions qu’il ne me resta plus qu’à m’asseoir et à regarder toute la compagnie qui garda le silence, jusqu’au moment où on alla se coucher. Alors, dans le secret de ma petite cabine, Peggotty m’informa que Ham et Émilie étaient un neveu et une nièce de mon hôte qu’il avait adoptés dans leur enfance à différentes époques, lorsque la mort de leurs parents les avait laissés sans ressources, et que mistress Gummidge était la veuve d’un marin, son associé dans l’exploitation d’une barque, qui était mort très-pauvre. Mon frère n’est lui-même qu’un pauvre homme, disait Peggotty, mais c’est de l’or en barre, franc comme l’acier, (je cite ses comparaisons). Le seul sujet, à ce qu’elle m’apprit, qui fit sortir son frère de son caractère ou qui le portât à jurer, c’était lorsqu’on parlait de sa générosité. Pour peu qu’on y fit allusion, il donnait sur la table un violent coup de poing de sa main droite (si bien qu’un jour il en fendit la table en deux) et il jura qu’il ficherait le camp et s’en irait au diable, si jamais on lui parlait de ça. J’eus beau faire des questions, personne n’avait la moindre explication grammaticale à me donner de l’étymologie de cette terrible locution : « ficher un camp. » Mais tous s’accordaient à la regarder comme une imprécation des plus solennelles.

Je sentais profondément toute la bonté de mon hôte, et j’avais l’âme très-satisfaite sans compter que je tombais de sommeil, tout en prêtant l’oreille au bruit que faisaient les femmes en allant se coucher dans un petit lit comme le mien, placé à l’autre extrémité du bateau, tandis que M. Peggotty et Ham suspendaient deux hamacs aux crochets que j’avais remarqués au plafond. Le sommeil s’emparait de moi, mais je me sentais pourtant saisi d’une crainte vague, en songeant à la grande profondeur sombre qui m’entourait, en entendant le vent gémir sur les vagues, et les soulever tout à coup. Mais je me dis qu’après tout j’étais dans un bateau, et que s’il arrivait quelque chose, M. Peggotty était là pour venir à notre aide.

Cependant il ne m’arriva pas d’autre mal, que de m’éveiller tranquillement, le lendemain. Dès que le soleil brilla sur le cadre en coquilles d’huîtres qui entourait mon miroir, je sautai hors de mon lit, et je courus sur la plage avec la petite Émilie pour ramasser des coquillages.

« Vous êtes un vrai petit marin, je pense ? dis-je à Émilie. Non que j’eusse jamais rien pensé de pareil, mais je trouvai qu’il était du devoir de la galanterie de lui dire quelque chose, et je voyais en ce moment dans les yeux brillants d’Émilie, se réfléchir une petite voile si étincelante, que cela m’inspira cette réflexion.

– Non, dit Émilie, en hochant la tête, j’ai peur de la mer.

– Peur ! répétai-je avec un petit air fanfaron, tout en regardant en face le grand Océan. Moi je n’ai pas peur !

– Ah ! la mer est si cruelle ; dit Émilie. Je l’ai vue bien cruelle pour quelques-uns de nos hommes. Je l’ai vue mettre en pièces un bateau aussi grand que notre maison.

– J’espère que ce n’était pas la barque où…

– Où mon père a été noyé ? dit Émilie. Non ce n’était pas celle-là : je ne l’ai jamais vue, celle-là.

– Et lui, l’avez-vous connu ? demandai-je. »

La petite Émilie secoua la tête. « Pas que je me souvienne ? »

Quelle coïncidence ! Je lui expliquai immédiatement comment je n’avais jamais vu mon père ; et comment ma mère et moi nous vivions toujours ensemble parfaitement heureux, ce que nous comptions faire éternellement ; et comment le tombeau de mon père était dans le cimetière près de notre maison, à l’ombre d’un arbre sous lequel j’avais souvent été me promener le matin pour entendre chanter les petits oiseaux. Mais il y avait quelques différences entre Émilie et moi, bien que nous fussions tous deux orphelins. Elle avait perdu sa mère avant son père, et personne ne savait où était le tombeau de son père ; on savait seulement qu’il reposait quelque part dans la mer profonde.

« Et puis, dit Émilie, tout en cherchant des coquillages et des cailloux, votre père était un monsieur, et votre mère est une dame ; et moi, mon père était un pêcheur, ma mère était fille de pêcheur, et mon oncle Dan est un pêcheur.

– Dan est monsieur Peggotty, n’est-ce pas ? dis-je.

– Mon oncle Dan là-bas, répondit Émilie, tout en m’indiquant le bateau.

– Oui c’est de lui que je parle. Il doit être très-bon, n’est-ce pas ?

– Bon ? dit Émilie. Si j’étais une dame, je lui donnerais un habit bleu de ciel avec des boutons de diamant, un pantalon de nankin, un gilet de velours rouge, un chapeau à trois cornes, une grosse montre d’or, une pipe en argent, et un coffre tout plein d’argent. »

Je dis que je ne doutais pas que M. Peggotty ne méritât tous ces trésors. Je dois avouer que j’avais quelque peine à me le représenter parfaitement à son aise dans l’accoutrement que rêvait pour lui sa petite nièce, exaltée par sa reconnaissance, et que j’avais en particulier des doutes sur l’utilité du chapeau à trois cornes ; mais je gardai ces réflexions pour moi.

La petite Émilie levait les yeux tout en énumérant ces divers articles, comme si elle contemplait une glorieuse vision. Nous nous remîmes à chercher des pierres et des coquillages.

« Vous aimeriez à être une dame ? » lui dis-je.

Émilie me regarda, et se mit à rire en me disant oui.

« Je l’aimerais beaucoup. Alors nous serions tous des messieurs et des dames. Moi, et mon oncle, et Ham, et mistress Gummidge. Alors nous ne nous inquiéterions pas du mauvais temps. Pas pour nous, du moins. Cela nous ferait seulement de la peine pour les pauvres pêcheurs, et nous leur donnerions de l’argent quand il leur arriverait quelque malheur. »

Cela me parut un tableau très-satisfaisant et par conséquent extrêmement naturel. J’exprimai le plaisir que j’avais à y songer, et la petite Émilie se sentit le courage de me dire, bien timidement :

« N’avez-vous pas peur de la mer, maintenant ? »

La mer était assez calme pour me rassurer, mais je suis bien sûr que si une vague d’une dimension suffisante s’était avancée vers moi, j’aurais immédiatement pris la fuite, poursuivi par le souvenir de tous ses parents noyés. Cependant je répondis : « Non, » et j’ajoutai : « Mais ni vous non plus, bien que vous prétendiez avoir peur, » car elle marchait beaucoup trop près du bord d’une vieille jetée en bois sur laquelle nous nous étions aventurés, et j’avais vraiment peur qu’elle ne tombât.

« Oh ! ce n’est pas de cela que j’ai peur, dit la petite Émilie, mais c’est quand la mer gronde, que ça me réveille, et que je tremble en pensant à l’oncle Dan et à Ham ; il me semble que je les entends crier au secours. Voilà pourquoi j’aimerais tant à être une dame. Mais ici je n’ai pas peur. Pas du tout. Regardez-moi ! »

Elle s’élança, et se mit à courir le long d’une grosse poutre qui partait de l’endroit où nous étions et dominait la mer d’assez haut, sans la moindre barrière. Cet incident se grava tellement dans ma mémoire, que, si j’étais peintre, je pourrais encore aujourd’hui le reproduire exactement : je pourrais montrer la petite Émilie s’avançant à la mort (je le croyais alors), les yeux fixés au loin sur la mer, avec une expression que je n’ai jamais oubliée.

Elle revint bientôt près de moi, agile, hardie et voltigeante, et je ris de mes craintes, aussi bien que du cri que j’avais poussé, cri inutile en tout cas, puisqu’il n’y avait personne près de là. Mais depuis, je me suis souvent demandé s’il n’était pas possible (il y a tant de choses que nous ne savons pas), que, dans cette témérité subite de l’enfant, et dans son regard de défi jeté aux vagues lointaines, il y eût comme un instinct de pitié filiale qui lui faisait trouver du plaisir à se sentir aussi en danger, à revendiquer sa part du trépas subi par son père, un souhait vague et rapide d’aller ce jour-là le rejoindre dans la mort. Depuis ce temps-là il m’est arrivé de me demander à moi-même : « Je suppose que ce fût là une révélation soudaine de la vie qu’elle allait avoir à traverser, et que, dans mon âme d’enfant, j’eusse été capable de la comprendre ; je suppose que sa vie eût dépendu de moi, d’un mouvement de ma main, aurais-je bien fait de la lui tendre pour la sauver de sa chute ? Il m’est arrivé, (je ne dis pas que cette réflexion ait duré longtemps), de me demander s’il n’aurait pas alors mieux valu pour la petite Émilie que les eaux se refermassent sur elle, ce matin-là, devant moi, et de me répondre oui, cela aurait mieux valu. » Mais n’anticipons pas : il sera toujours temps d’en parler. N’importe, puisque c’est dit, je le laisse.

Nous errâmes longtemps ensemble, tout en nous remplissant les poches d’un tas de choses que nous trouvions très-curieuses ; ensuite nous remîmes soigneusement dans l’eau des étoiles de mer. Je ne connais pas assez les habitudes de cette race d’êtres pour être bien sûr qu’ils nous aient été reconnaissants de cette attention. Puis enfin nous reprîmes le chemin de la demeure de M. Peggotty. Nous nous arrêtâmes près du réservoir aux homards pour échanger un innocent baiser, et nous rentrâmes pour déjeuner, tout rouges de santé et de plaisir.

« Comme deux jeunes grives, » dit M. Peggotty. Ce que je pris pour un compliment.

Il va sans dire que j’étais amoureux de la petite Émilie. Certainement j’aimais cette enfant, avec toute la sincérité et toute la tendresse qu’on peut éprouver plus tard dans la vie ; je l’aimais avec plus de pureté et de désintéressement qu’il n’y en a dans l’amour de la jeunesse, quelque grand et quelque élevé qu’il soit. Mon imagination créait autour de cette petite créature aux yeux bleus quelque chose d’idéal qui faisait d’elle un vrai petit ange. Si par une matinée au ciel d’azur, je l’avais vue déployer ses ailes et s’envoler en ma présence, je crois que j’aurais regardé cela comme un événement auquel je devais m’attendre.

Nous nous promenions pendant des heures entières en nous donnant la main près de cette plaine monotone de Yarmouth. Les jours s’écoulaient gaiement pour nous, comme si le temps n’avait pas lui-même grandi, et qu’il fût encore un enfant, toujours prêt à jouer comme nous. Je disais à Émilie que je l’adorais, et que si elle ne m’aimait pas, il ne me restait plus qu’à me passer une épée à travers le corps. Elle me répondait qu’elle m’adorait, elle aussi, et je suis sûr que c’était vrai.

Quant à songer à l’inégalité de nos conditions, à notre jeunesse, ou à tout autre obstacle, la petite Émilie et moi nous ne prenions pas cette peine, nous ne songions pas à l’avenir. Nous ne nous inquiétions pas plus de ce que nous ferions plus tard que de ce que nous avions fait autrefois. En attendant nous faisions l’admiration de mistress Gummidge et de Peggotty, qui murmuraient souvent le soir, lorsque nous étions tendrement assis à côté l’un de l’autre, sur notre petit coffre. « Seigneur Dieu, n’est-ce pas charmant ? » M. Peggotty nous souriait tout en fumant sa pipe, et Ham faisait pendant des heures entières des grimaces de satisfaction. Je suppose que nous les amusions à peu près comme aurait pu le faire un joli joujou, ou un modèle en miniature du Colysée.

Je découvris bientôt que mistress Gummidge n’était pas toujours aussi aimable qu’on aurait pu s’y attendre, vu les termes dans lesquels elle se trouvait vis-à-vis de M. Peggotty. Mistress Gummidge était naturellement assez grognon, et elle se plaignait plus qu’il ne fallait pour que cela fût agréable dans une si petite colonie. J’en étais très-fâché pour elle, mais souvent je me disais qu’on serait bien mieux à son aise si mistress Gummidge avait une chambre commode, où elle pût se retirer jusqu’à ce qu’elle eût repris un peu sa bonne humeur.

M. Peggotty allait parfois à un cabaret appelé Le bon Vivant. Je découvris cela un soir, deux ou trois jours après notre arrivée, en voyant mistress Gummidge lever sans cesse les yeux sur l’horloge hollandaise, entre huit et neuf heures, tout en répétant qu’il était au cabaret, et que, bien mieux, elle s’était doutée dès le matin qu’il ne manquerait pas d’y aller.

Pendant toute la matinée, mistress Gummidge avait été extrêmement abattue, et dans l’après-midi elle avait fondu en larmes, parce que le feu s’était mis à fumer. « Je suis une pauvre créature perdue sans ressource, » s’écria mistress Gummidge, en voyant ce désagrément, tout me contrarie.

« Oh ! ce sera bientôt passé, » dit Peggotty (c’est de notre Peggotty que je parle), et puis, voyez-vous, c’est aussi désagréable pour nous que pour vous.

– Oui, mais moi, je le sens davantage, » dit mistress Gummidge.

C’était par un jour très-froid, le vent était perçant. Mistress Gummidge était, à ce qu’il me semblait, très-bien établie dans le coin le plus chaud de la chambre, elle avait la meilleure chaise, mais ce jour-là rien ne lui convenait. Elle se plaignait constamment du froid, qui lui causait une douleur dans le dos : elle appelait cela des fourmillements. Enfin elle se mit à pleurer et à répéter qu’elle n’était qu’une pauvre créature abandonnée, et que tout tournait contre elle.

« Il fait certainement très-froid, dit Peggotty. Nous le sentons bien tous, comme vous.

– Oui, mais moi, je le sens plus que d’autres, » dit Mistress Gummidge.

Et de même à dîner, mistress Gummidge était toujours servie immédiatement après moi, à qui on donnait la préférence comme à un personnage de distinction. Le poisson était mince et maigre, et les pommes de terre étaient légèrement brûlées. Nous avouâmes tous que c’était pour nous un petit désappointement, mais mistress Gummidge fondit en larmes et déclara avec une grande amertume qu’elle le sentait plus qu’aucun de nous.

Quand M. Peggotty rentra, vers neuf heures, l’infortunée mistress Gummidge tricotait dans son coin de l’air le plus misérable. Peggotty travaillait gaiement. Ham raccommodait une paire de grandes bottes. Moi, je lisais tout haut, la petite Émilie à côté de moi. Mistress Gummidge avait poussé un soupir de désolation, et n’avait pas, depuis le thé, levé une seule fois les yeux sur nous.

« Eh bien, les amis, dit M. Peggotty en prenant une chaise, comment ça va-t-il ? »

Nous lui adressâmes tous un mot de bienvenue, excepté mistress Gummidge qui hocha tristement la tête sur son tricot.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? dit M. Peggotty tout en frappant des mains. Courage, vieille mère » (M. Peggotty voulait dire, vieille fille).

Mistress Gummidge n’avait pas la force de reprendre courage. Elle tira un vieux mouchoir de soie noire et s’essuya les yeux, mais au lieu de le remettre dans sa poche, elle le garda à la main, s’essuya de nouveau les yeux et le garda encore, tout prêt pour une autre occasion.

« Qu’est-ce qui cloche, ma bonne femme ? dit M. Peggotty.

– Rien, répondit mistress Gummidge. Vous revenez du Bon vivant, Dan ?

– Mais oui, j’ai fait ce soir une petite visite au Bon vivant, dit M. Peggotty.

– Je suis fâchée que ce soit moi qui vous force à aller là, dit mistress Gummidge.

– Me forcer ! mais je n’ai pas besoin qu’on m’y force, repartit M. Peggotty avec le rire le plus franc ; je n’y suis que trop disposé.

– Très-disposé, dit mistress Gummidge en secouant la tête et en s’essuyant les yeux. Oui, oui, très-disposé ; je suis fâchée que ce soit à cause de moi que vous y soyez si disposé.

– À cause de vous ? Ce n’est pas à cause de vous ! dit M. Peggotty. N’allez pas croire ça.

– Si, si, s’écria mistress Gummidge, je sais que je suis… je sais que je suis une pauvre créature perdue sans ressources, que non-seulement tout me contrarie, mais que je contrarie tout le monde. Oui, oui, je sens plus que d’autres et je le montre davantage. C’est mon malheur. »

Je ne pouvais m’empêcher, tout en écoutant ce discours, de me dire que son malheur se faisait bien sentir aussi à quelques autres membres de la famille. Mais M. Peggotty se garda bien de faire cette réflexion, et se borna à prier mistress Gummidge de reprendre courage.

« J’aimerais mieux être je ne sais pas quoi, dit mistress Gummidge. Certainement je me connais bien : ce sont mes peines qui m’ont aigrie. Je les sens toujours, et alors elles me contrarient. Je voudrais ne pas les sentir, mais je les sens. Je voudrais avoir le cœur plus dur, mais je ne l’ai pas. Je rends cette maison misérable, je ne m’en étonne pas. Je n’ai fait que tourmenter votre sœur tout le jour et M. Davy aussi. »

Ici l’attendrissement me gagna et je m’écriai dans mon trouble :

« Non, mistress Gummidge, vous ne m’avez pas tourmenté.

– Je sais bien que c’est mal à moi, dit mistress Gummidge. C’est mal reconnaître tout ce qu’on a fait pour moi. Je ferais mieux d’aller mourir à l’hospice. Je suis une pauvre créature perdue sans ressources, et il vaut mieux que je ne reste pas ici à faire aller tout de travers. Si les choses vont tout de travers avec moi et que j’aille moi-même tout de travers, il vaut mieux que j’aille tout de travers dans l’hospice de la paroisse. Dan, laissez-moi y aller mourir, pour vous débarrasser de moi ! »

À ces mots mistress Gummidge se retira, et alla se coucher. Quand elle fut partie, M. Peggotty, qui jusque-là lui avait manifesté la plus profonde sympathie, se tourna vers nous, le visage encore tout empreint de ce sentiment, et nous dit à voix basse :

« Elle a pensé à l’ancien. »

Je ne comprenais pas bien sur quel ancien on supposait qu’avait pu méditer mistress Gummidge, mais Peggotty m’expliqua, tout en m’aidant à me coucher, que c’était feu M. Gummidge, et que son frère avait toujours cette explication toute prête dans de telles occasions, explication qui lui causait alors une grande émotion. Je l’entendis répéter à Ham, plusieurs fois, du hamac où il était couché :

« Pauvre femme ! c’est qu’elle pensait à l’ancien ! »

Et toutes les fois que, durant mon séjour, mistress Gummidge se laissa aller à sa mélancolie (ce qui arriva assez fréquemment) il répéta la même chose pour excuser son abattement, et toujours avec la plus tendre commisération.

Quinze jours se passèrent ainsi, sans autre variété que le changement des marées qui faisait sortir ou rentrer M. Peggotty à d’autres heures, et qui apportait aussi quelque variété dans les occupations de Ham. Quand ce dernier n’avait rien à faire, il se promenait quelquefois avec nous pour nous montrer les vaisseaux et les barques. Une ou deux fois, il nous fit faire une excursion en bateau. Je ne sais pourquoi il y a des impressions qui s’associent plus particulièrement à un lieu qu’à un autre, mais je crois que c’est comme cela pour beaucoup de personnes, surtout pour les souvenirs de leur enfance ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne puis jamais lire ou entendre prononcer le nom de Yarmouth sans me rappeler un certain dimanche matin où nous étions sur la plage : les cloches appelaient les fidèles à l’église : La tête de la petite Émilie reposait sur mon épaule : Ham jetait nonchalamment des cailloux dans la mer, et le soleil, dissipant au loin un épais brouillard, nous faisait entrevoir les vaisseaux à l’horizon.

Enfin le jour de la séparation arriva. Je me sentais le courage de quitter M. Peggotty et mistress Gummidge, mais mon cœur se brisait à la pensée de dire adieu à la petite Émilie. Nous allâmes, en nous donnant le bras, jusqu’à l’auberge où le voiturier descendait, et en chemin je promis de lui écrire (je tins plus tard ma promesse, en lui envoyant une page de caractères plus gros que ceux des affiches ou des annonces des appartements à louer). Au moment de nous quitter, notre émotion fut terrible, et s’il m’est jamais arrivé dans ma vie de sentir se faire dans mon cœur un vide immense, c’est ce jour-là.

Pendant tout le temps de ma visite, j’avais été assez ingrat pour la maison paternelle ; je n’y avais que peu ou point pensé ; mais à peine eus-je repris le chemin de ma demeure, que ma conscience enfantine m’en montra le chemin d’un air de reproche, et plus je me sentis désolé, plus je compris que c’était là mon refuge, et que ma mère était mon amie et ma consolation.

À mesure que nous avancions, ce sentiment s’emparait de moi davantage. Aussi, en reconnaissant sur la route tout ce qui m’était familier et cher, je me sentais transporté du désir d’arriver près de ma mère et de me jeter dans ses bras. Mais Peggotty, au lieu de partager mes transports, cherchait à les calmer (bien que très-tendrement) et elle avait l’air tout embarrassé et mal à son aise.

Blunderstone la Rookery devait cependant, en dépit des efforts de Peggotty, apparaître devant moi, lorsque cela plairait au cheval du voiturier. Je le vis enfin, comme je me le rappelle bien encore, par cette froide matinée, sous un ciel gris qui annonçait la pluie !

La porte s’ouvrit ; moitié riant, moitié pleurant, dans une douce agitation, je levai les yeux pour voir ma mère. Ce n’était pas elle, mais une servante inconnue.

« Comment, Peggotty ! dis-je d’un ton lamentable, elle n’est pas encore revenue ?

– Si, si, monsieur Davy, dit Peggotty, elle est revenue. Attendez un moment, monsieur Davy, et… et je vous dirai quelque chose. »

Au milieu de son agitation, Peggotty, naturellement fort maladroite, mettait sa robe en lambeaux dans ses efforts pour descendre de la carriole, mais j’étais trop étonné et trop désappointé pour le lui dire. Quand elle fut descendue, elle me prit par la main, me conduisit dans la cuisine, à ma grande stupéfaction, puis ferma la porte.

« Peggotty, dis-je tout effrayé, qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Il n’y a rien, mon cher monsieur Davy ; que le bon Dieu vous bénisse ! répondit-elle, en affectant de prendre un air joyeux.

– Si, je suis sûr qu’il y a quelque chose. Où est maman ?

– Où est maman, monsieur Davy ? répéta Peggotty.

– Oui. Pourquoi n’est-elle pas à la grille, et pourquoi sommes-nous entrés ici ? Oh ! Peggotty ! » Mes yeux se remplissaient de larmes et il me semblait que j’allais tomber.

« Que Dieu le bénisse, ce cher enfant ! cria Peggotty en me saisissant par le bras. Qu’est-ce que vous avez ? Mon chéri, parlez-moi !

– Elle n’est pas morte, elle aussi ? Oh ! Peggotty, elle n’est pas morte ?

– Non ! » s’écria Peggotty avec une énergie incroyable ; puis elle se rassit toute haletante, en disant que je lui avais porté un coup.

Je me mis à l’embrasser de toutes mes forces pour effacer le coup ou pour lui en donner un autre qui rectifiât le premier, puis je restai debout devant elle, silencieux et étonné.

« Voyez-vous, mon chéri, j’aurais dû vous le dire plus tôt, reprit Peggotty, mais je n’en ai pas trouvé l’occasion. J’aurais dû le faire peut-être, mais voilà… c’est que… je n’ai pas pu m’y décider tout à fait.

– Continuez, Peggotty, dis-je plus effrayé que jamais.

– Monsieur Davy, dit Peggotty en dénouant son chapeau d’une main tremblante et d’une voix entrecoupée, c’est que, voyez-vous, vous avez un papa ! »

Je tremblai, puis je pâlis. Quelque chose, je ne saurais dire quoi, quelque chose qui semblait venir du tombeau dans le cimetière, comme si les morts s’étaient réveillés, avait passé auprès de moi, répandant un souffle mortel.

« Un autre, dit Peggotty.

– Un autre ? » répétai-je.

Peggotty toussa légèrement, comme si elle avait avalé quelque chose qui lui raclât le gosier, puis me prenant la main, elle me dit :

« Venez le voir.

– Je ne veux pas le voir.

– Et votre maman, » dit Peggotty.

Je ne reculai plus, et nous allâmes droit au grand salon, où elle me laissa. Ma mère était assise à un coin de la cheminée ; je vis M. Murdstone assis à l’autre. Ma mère laissa tomber son ouvrage et se leva précipitamment, mais timidement, à ce que je crus voir.

« Maintenant, Clara, ma chère, dit M. Murdstone, souvenez-vous ! Il faut vous contenir, il faut toujours vous contenir ! Davy, mon garçon, comment vous portez-vous ? »

Je lui tendis la main. Après un moment de suspens, j’allai embrasser ma mère : elle m’embrassa aussi, posa doucement la main sur mon épaule, puis se remit à travailler. Je ne pouvais regarder ni elle ni lui, mais je savais bien qu’il nous regardait tous deux ; je m’approchai de la fenêtre et je contemplai longtemps quelques arbustes que les frimas faisaient ployer sous leur poids.

Dès que je pus m’échapper, je montai l’escalier. Mon ancienne chambre que j’aimais tant était toute changée, et je devais habiter bien loin de là. Je redescendis pour voir si je trouverais quelque chose qui n’eût pas changé : tout me paraissait si différent ! j’errai dans la cour, mais bientôt je fus forcé de m’enfuir, car la niche, jadis vide, était maintenant occupée par un grand chien, à la gueule profonde et à la crinière noire, un vrai diable : à ma vue il s’était élancé vers moi comme pour me happer.

Chapitre IV. Je tombe en disgrâce. §

Si la chambre où on avait transporté mon lit pouvait rendre témoignage de ce qui se passait dans ses murs, je pourrais, aujourd’hui encore (qui est-ce qui demeure là ? j’aimerais le savoir), l’appeler en témoignage pour déclarer combien mon cœur était désolé lorsque j’y rentrai ce soir-là. En remontant, j’entendis le gros chien qui continuait d’aboyer après moi ; la chambre me paraissait triste et inconnue, j’étais aussi triste qu’elle : je m’assis ; mes petites mains se croisèrent machinalement, et je me mis à penser.

Je pensai aux choses les plus bizarres : À la forme de la chambre, aux fentes du plafond, au papier qui recouvrait les murs, aux défauts des carreaux qui faisaient des bosses ou des creux dans le paysage, à ma table de toilette dont les trois pieds boiteux avaient quelque chose de rechigné qui me rappela mistress Gummidge lorsqu’elle songeait à l’Ancien. Et alors je pleurais, mais, sauf que je me sentais tout gelé et misérable, je crois que je ne savais pas bien pourquoi je pleurais. Enfin, dans mon désespoir, il me vint à l’esprit que j’aimais passionnément la petite Émilie, qu’on m’avait enlevé à elle pour m’amener dans un lieu où personne ne m’aimait autant qu’elle. À force de me désoler de cette pensée, je finis par me rouler dans un coin de mon couvre-pied et par m’endormir en pleurant.

Je me réveillai en entendant quelqu’un dire : « Le voilà ! » Une main découvrait doucement ma tête brûlante. Ma mère et Peggotty étaient venues me chercher, et c’était la voix de l’une d’elles que j’avais entendue.

« Davy, dit ma mère, qu’est-ce que vous avez donc ? »

Comment pouvait-elle se demander cela ? Je répondis : « Je n’ai rien. » Mais je détournai la tête pour cacher le tremblement de ma lèvre qui lui en aurait pu dire davantage.

« Davy ! dit ma mère, Davy, mon enfant ! »

Rien de ce qu’elle aurait pu dire ne m’aurait autant troublé que ces simples mots : « Mon enfant ! » Je cachai mes larmes dans mon oreiller, et je repoussai la main de ma mère qui voulait m’attirer vers elle.

« C’est votre faute, Peggotty, méchante que vous êtes ! dit ma mère. Je le sais bien. Comment pouvez-vous, je vous le demande, avoir le courage d’indisposer mon cher enfant contre moi ou contre ceux que j’aime. Qu’est-ce que cela veut dire, Peggotty ? »

La pauvre Peggotty leva les yeux au ciel et répondit, en commentant la prière d’actions de grâces que je répétais habituellement après le dîner :

« Que le Seigneur vous pardonne, mistress Copperfield, et puissiez-vous ne jamais avoir à vous repentir de ce que vous venez de dire là !

– Il y a de quoi me faire perdre la tête, s’écria ma mère, et cela pendant une lune de miel, quand on devrait croire que mon plus cruel ennemi ne voudrait pas m’enlever un peu de paix et de bonheur. Davy, méchant enfant ! Peggotty, atroce femme que vous êtes ! Oh ! mon Dieu, s’écria ma mère en se tournant de l’un à l’autre avec une irritation capricieuse, quel triste séjour que ce monde, et dans un moment où on devrait s’attendre à n’avoir que des choses agréables ! »

Je sentis tout d’un coup se poser sur moi une main qui n’était ni celle de ma mère ni celle de Peggotty ; je me glissai au pied de mon lit. C’était la main de M. Murdstone qui tenait mon bras.

« Qu’est-ce que cela signifie, Clara, mon amour ? Avez-vous oublié ? Un peu de fermeté, ma chère !

– Je suis bien fâchée, Édouard, dit ma mère, je voulais être raisonnable, mais je me sens si triste !

– Vraiment, dit-il, je suis fâché de vous entendre dire cela ; c’est commencer bien tôt, Clara.

– Je dis qu’il est bien dur qu’on me rende malheureuse en ce moment, dit ma mère en faisant une petite moue ; et c’est… c’est bien dur… n’est-ce pas ? »

Il l’attira à lui, lui murmura quelques mots à l’oreille, et l’embrassa. La tête de ma mère reposait sur son épaule, elle avait passé son bras autour du cou de son mari ; je compris dès lors qu’il pourrait toujours, comme il le faisait alors, faire plier à son gré une nature si flexible.

– Descendez, mon amour, dit M. Murdstone, David et moi nous allons revenir tout à l’heure. Ma brave femme, dit-il en se tournant vers Peggotty, lorsqu’il eut vu sortir ma mère de la chambre, en l’accompagnant d’un gracieux sourire, ma brave femme, et il la regardait d’un air menaçant, vous savez le nom de votre maîtresse ?

– Il y a longtemps qu’elle est ma maîtresse, monsieur, répondit Peggotty, je dois le savoir.

– C’est vrai, répondit-il, mais tout à l’heure, en montant, j’ai cru vous entendre l’appeler par un nom qui n’est pas le sien. Elle a pris le mien, vous le savez. Ne l’oubliez pas, je vous prie. »

Peggotty sortit sans répondre autrement que par une révérence, tout en me lançant des regards inquiets ; elle avait probablement compris qu’on voulait qu’elle s’en allât, et elle n’avait point d’excuse à donner pour rester.

Lorsque nous fûmes tous deux seuls, il ferma la porte, et s’asseyant sur une chaise devant laquelle il se tenait debout, il fixa sur moi un regard perçant ; mes yeux à moi s’attachaient aux siens. Il me semble encore entendre battre mon petit cœur.

« David, dit-il, et ses lèvres minces se serraient l’une contre l’autre, quand j’ai à réduire un cheval ou un chien entêté, qu’est-ce que je fais, selon vous ?

– Je n’en sais rien.

– Je le bats. »

Je lui avais répondu d’une voix presque éteinte, mais je sentais maintenant que la respiration me manquait tout à fait.

« Je le fais céder et demander grâce. Je me dis, voilà un drôle que je veux dompter, et quand même cela devrait lui coûter tout le sang qu’il a dans les veines, j’en viendrai à bout. Qu’est-ce que je vois-là sur votre joue ?

– C’est de la boue, répondis-je. »

Il savait aussi bien que moi que c’était la trace de mes larmes ; mais quand même il m’aurait adressé vingt fois la même question, en m’assommant de coups chaque fois, je crois que mon petit cœur se serait brisé avant que je lui répondisse autrement.

« Pour un enfant, vous avez beaucoup d’intelligence, dit-il avec le sourire grave qui lui était familier, et vous m’avez compris, je le vois. Lavez-vous la figure, monsieur, et descendez avec moi. »

Il me montra la toilette, celle que je comparais dans mon esprit à mistress Gummidge, et me fit signe de la tête de lui obéir immédiatement. Je ne doutais pas alors, et je doute encore moins maintenant, qu’il ne fût tout prêt à me rouer de coups, sans le moindre scrupule, si j’avais hésité.

« Clara, ma chère, dit-il, lorsque je lui eus obéi et que nous fûmes descendus au salon, sa main toujours appuyée sur mon bras, on ne vous tourmentera plus, j’espère. Nous corrigerons notre petit caractère. »

Dieu m’est témoin qu’en ce moment un mot de tendresse aurait pu me rendre meilleur pour toute ma vie, peut-être faire de moi une autre créature. En m’encourageant et en m’expliquant ce qui s’était passé, en m’assurant que j’étais le bienvenu et que ce serait toujours là mon chez moi, M. Murdstone aurait pu attirer à lui mon cœur, au lieu de s’assurer une obéissance hypocrite ; au lieu de le haïr, j’aurais pu le respecter. Il me sembla que ma mère était fâchée de me voir là debout au milieu de la chambre, l’air malheureux et effaré, et que, lorsqu’elle me vit aller timidement m’asseoir, ses yeux me suivirent plus tristement encore, comme si elle eût souhaité me voir plutôt courir gaiement ; mais alors elle ne me dit pas un mot, et plus tard, il n’était plus temps.

Nous dînâmes seuls, tous les trois. Il avait l’air d’aimer beaucoup ma mère, ce qui ne me réconciliait pas avec lui, j’en ai bien peur, et elle, elle l’aimait beaucoup. Je compris à leur conversation qu’ils attendaient ce même soir une sœur aînée de M. Murdstone qui venait demeurer avec eux. Je ne me rappelle pas bien si c’est alors ou plus tard que j’appris, que, sans être positivement dans le commerce, il avait une part annuelle dans les bénéfices d’un négociant en vins de Londres, et que sa sœur avait le même intérêt que lui dans cette maison qui était liée avec sa famille depuis le temps de son arrière grand-père ; en tout cas, j’en parle ici par occasion.

Après le dîner, nous étions assis au coin du feu, et je méditais d’aller retrouver Peggotty, mais la crainte que j’avais de mon nouveau maître m’ôtait la hardiesse de m’échapper, lorsqu’on entendit une voiture s’arrêter à la grille du jardin ; M. Murdstone sortit pour aller voir qui c’était ; ma mère se leva aussi. Je la suivais timidement, quand à la porte du salon elle s’arrêta, et profitant de l’obscurité, elle me prit dans ses bras comme elle faisait jadis, en me disant tout bas qu’il fallait aimer mon nouveau père et lui obéir. Elle me parlait rapidement et en cachette comme si elle faisait mal, mais très-tendrement, et elle me tint une main dans la sienne jusqu’à ce que nous fûmes près de l’endroit du jardin où était son mari, alors elle lâcha ma main et passa la sienne dans le bras de M. Murdstone.

C’était miss Murdstone qui venait d’arriver ; elle avait l’air sinistre, les cheveux noirs comme son frère, auquel elle ressemblait beaucoup de figure et de manières ; ses sourcils épais se croisaient presque sur son grand nez, comme si elle eût reporté là les favoris que son sexe ne lui permettait pas de garder à leur place naturelle. Elle était suivie de deux caisses noires, dures et farouches comme elle ; sur le couvercle on lisait ses initiales en clous de cuivre. Quand elle voulut payer le cocher, elle tira son argent d’une bourse d’acier, elle la renferma ensuite dans un sac qui avait plutôt l’air d’une prison portative suspendue à son bras au moyen d’une lourde chaîne, et qui claquait en se fermant comme une trappe. Je n’avais jamais vu de dame aussi métallique que miss Murdstone.

On la fit entrer dans le salon avec une foule de souhaits de bienvenue, et là elle salua solennellement ma mère comme sa nouvelle et proche parente ; puis, levant les yeux sur moi, elle dit :

« Est-ce votre fils, ma belle-sœur ? »

Ma mère dit que oui.

« En général, dit miss Murdstone, je n’aime pas les garçons. Comment vous portez-vous, petit garçon ? »

Je répondis à ce discours obligeant que je me portais très-bien et que j’espérais qu’il en était de même pour elle, mais j’y mis si peu de grâce que miss Murdstone me jugea immédiatement en deux mots :

« Mauvaises manières ! »

Après avoir prononcé cette sentence d’une voix très-sèche, elle demanda à voir sa chambre, qui devint dès lors pour moi un lieu de terreur et d’épouvante. Jamais on n’y vit les deux malles noires s’ouvrir ni rester entr’ouvertes. Une ou deux fois, en passant timidement ma tête à la porte entrebâillée, je vis, en l’absence de miss Murdstone, une série de petits bijoux et de chaînes d’acier pendus autour de la glace dans un appareil formidable ; c’était, dans les jours de grande toilette, la parure de miss Murdstone.

Je crus comprendre qu’elle venait s’installer chez nous pour tout de bon, et qu’elle n’avait nulle intention de jamais repartir. Le lendemain matin elle commença à aider ma mère et elle passa toute la journée à mettre tout en ordre, sans respecter en rien les anciens arrangements. Une des premières choses remarquables que j’observai en miss Murdstone, c’est qu’elle était constamment poursuivie par le soupçon que les domestiques tenaient un homme caché quelque part dans la maison. Sous l’influence de cette conviction, elle se plongeait dans la cave au charbon aux heures les plus étranges, et il ne lui arrivait presque jamais d’ouvrir la porte d’un petit recoin obscur sans la refermer brusquement, dans la persuasion, sans doute, qu’elle le tenait.

Bien que miss Murdstone n’eût rien de très-aérien, elle se levait aussitôt que les alouettes. Avant que personne eût bougé dans la maison, elle était toujours, à ce que je crois encore aujourd’hui, à la recherche de son homme. Peggotty assurait qu’elle dormait un œil ouvert, mais je n’étais pas de son avis, car, lorsqu’elle eut avancé cette opinion, je voulus en faire sur moi l’expérience, et je la trouvai tout à fait impraticable.

Le matin qui suivit son arrivée elle avait sonné avant le premier chant du coq. Quand ma mère descendit pour le déjeuner, miss Murdstone s’approcha d’elle, au moment où elle allait faire le thé, posa une seconde sa joue contre la sienne, c’était sa manière d’embrasser, et lui dit :

« Vous savez, ma chère Clara, que je suis venue ici pour vous épargner toute espèce d’embarras. Vous êtes beaucoup trop jolie et trop enfant (ma mère rougit et sourit, ce rôle semblait ne pas lui trop déplaire) pour vous charger de devoirs que je pourrai remplir à votre place. Ainsi, ma chère, si vous voulez bien me donner vos clefs, à l’avenir je m’occuperai de tout cela. »

À partir de ce jour, miss Murdstone garda les clefs dans son sac d’acier durant la journée, sous son oreiller pendant la nuit, et ma mère n’eut pas à s’en occuper plus que moi.

Ma mère n’abandonna pourtant pas son autorité à une autre sans essayer de protester. Un soir que miss Murdstone développait à son frère certains plans intérieurs auxquels il donnait son approbation, ma mère se mit tout d’un coup à pleurer en disant qu’il lui semblait qu’au moins on aurait pu la consulter.

« Clara ! dit sévèrement M. Murdstone, Clara ! vous m’étonnez.

– Oh, vous pouvez bien dire que je vous étonne, Édouard, s’écria ma mère, et répéter qu’il faut de la fermeté, mais je suis bien sûre que cela ne vous plairait pas plus qu’à moi. »

Ici je ferai remarquer que la fermeté était la qualité dominante dont se piquaient M. et miss Murdstone. Je ne sais pas quel nom j’eusse donné alors à cette fermeté, mais je sentais très-clairement que c’était, sous un autre nom, une véritable tyrannie, une humeur opiniâtre, arrogante et diabolique qui leur était commune à tous deux. Leur doctrine, la voici. M. Murdstone était ferme ; personne autour de lui ne devait être aussi ferme que M. Murdstone ; personne autour de lui ne devait être le moins du monde ferme, car tous devaient plier devant lui. Miss Murdstone faisait exception. Il lui était permis d’être ferme, mais seulement par alliance, et à un degré inférieur et tributaire. Ma mère était une autre exception. Il lui était permis d’être ferme ; cela lui était même recommandé ; mais seulement à condition d’obéir à leur fermeté, et de croire fermement qu’il n’y avait qu’eux sur la terre qui eussent de la fermeté.

« Il est bien dur, disait ma mère, que dans ma maison…

– Dans ma maison ? répéta M. Murdstone. Clara !

– Dans notre maison, je veux dire, balbutia ma mère, évidemment très-effrayée, j’espère que vous savez ce que je veux dire, Édouard, il est bien dur que dans notre maison je n’aie pas la permission de dire un mot sur les affaires du ménage. Je m’en tirais certainement très-bien avant notre mariage. Il y a des témoins, dit ma mère en sanglotant, demandez à Peggotty si je ne m’en tirais pas très-bien quand on ne se mêlait pas de mes affaires.

– Édouard, dit miss Murdstone, mettons fin à tout ceci. Je pars demain.

– Jane Murdstone, dit son frère, taisez-vous ! On croirait à vous entendre que vous ne me connaissez pas ?

– Je puis bien dire, reprit ma pauvre mère, qui perdait du terrain et qui pleurait à chaudes larmes, je puis bien dire que je ne désire pas que personne s’en aille. Je serais très-malheureuse et très-misérable si quelqu’un s’en allait. Je ne demande pas grand’chose. Je ne suis pas déraisonnable. Je demande seulement qu’on me consulte quelquefois. Je suis très-reconnaissante à tous ceux qui veulent bien m’aider, et je demande seulement qu’on me consulte quelquefois pour la forme. Je croyais autrefois que vous m’aimiez parce que j’étais jeune et sans expérience. Édouard, je me rappelle bien que vous me le disiez alors, mais maintenant vous avez l’air de me haïr à cause de cela même, vous êtes si sévère !

– Édouard, dit miss Murdstone une seconde fois, mettons fin à tout ceci. Je pars demain.

– Jane Murdstone, répondit M. Murdstone d’une voix de tonnerre. Voulez-vous vous taire ? Comment osez-vous ?… »

Miss Murdstone tira de prison son mouchoir de poche, et le mit devant ses yeux.

« Clara, continua-t-il en se tournant vers ma mère, vous me surprenez ! Vous m’étonnez ! Oui, j’avais eu quelque plaisir à épouser une personne simple et sans expérience ; je voulais former son caractère et lui donner un peu de cette fermeté et de cette décision dont elle avait besoin. Mais quand Jane Murdstone a la bonté de venir m’aider dans cette entreprise, quand elle consent à remplir, par affection pour moi, une condition qui est presque celle d’une femme de charge, et quand je vois que, pour la récompenser, on la traite grossièrement…

– Oh, je vous en prie, Édouard, je vous en prie, cria ma mère, ne m’accusez pas d’ingratitude. Je ne suis pas ingrate, assurément. Personne ne me l’a jamais reproché. J’ai bien des défauts, mais je n’ai pas celui-là. Oh non, mon ami !

– Quand je vois, reprit-il, sitôt que ma mère eut fini de parler, quand je vois qu’on traite grossièrement Jane Murdstone, mes sentiments s’altèrent et se refroidissent.

– Oh ne dites pas cela, mon ami, reprit ma mère d’un ton suppliant. Oh non, Édouard, je ne peux pas le supporter. Quelques défauts que je puisse avoir, je suis affectueuse. Je sais que je suis affectueuse. Je ne le dirais pas si je n’en étais pas bien sûre. Demandez à Peggotty. Elle vous dira, j’en suis sûre, que je suis affectueuse.

– Il n’y a point de faiblesse, quelle qu’elle soit, qui puisse avoir le moindre poids à mes yeux, Clara, répondit M. Murdstone, remettez-vous.

– Je vous en prie, soyons toujours bien ensemble, dit ma mère. Je ne pourrais supporter la froideur ou la dureté. Je suis si fâchée ! J’ai bien des défauts, je le sais, et c’est très-bon à vous, Édouard, qui avez tant de force d’âme, de chercher à me corriger. Jane, je ne fais d’objection à rien. Je serais au désespoir si vous aviez l’idée de nous quitter… Ma mère ne put aller plus loin.

– Jane Murdstone, dit M. Murdstone à sa sœur, des paroles amères, sont, je l’espère, peu ordinaires entre nous. Ce n’est pas ma faute s’il s’est passé ce soir une scène si étrange : j’y ai été entraîné par d’autres. Ce n’est pas non plus votre faute, vous y avez été entraînée par d’autres. Cherchons tous deux à l’oublier. Et comme, ajouta-t-il, après ces paroles magnanimes, cette scène est peu convenable devant l’enfant, David, allez vous coucher ! »

Mes larmes m’empêchaient de trouver la porte. J’étais si désolé du chagrin de ma mère ! Je sortis à tâtons, et je montai à l’aveuglette jusqu’à ma chambre, sans avoir seulement le courage de dire bonsoir à Peggotty, ni de lui demander une lumière. Quand elle vint une heure après voir ce que je faisais, elle me réveilla en entrant et me dit que ma mère s’était couchée assez souffrante, et que M. et miss Murdstone étaient restés seuls au salon.

Le lendemain matin je descendais plus tôt que de coutume, lorsque, en passant près de la porte de la salle à manger, j’entendis la voix de ma mère. Elle demandait très-humblement à miss Murdstone de lui pardonner, ce que miss Murdstone lui accordait, et une réconciliation complète avait lieu. Depuis je n’ai jamais vu ma mère dire son avis sur la moindre chose, sans avoir d’abord consulté miss Murdstone, ou sans s’être assurée, par quelques moyens positifs, de l’opinion de miss Murdstone, et je n’ai jamais vu miss Murdstone, les jours où elle était en colère (toute ferme qu’elle était, elle avait cette faiblesse) avancer la main vers son sac comme pour en tirer les clefs et les rendre, sans voir en même temps ma mère pâmée de frayeur.

La teinte sombre qui dominait dans le sang des Murdstone assombrissait aussi la religion des Murdstone qui était austère et farouche. J’ai pensé depuis que c’était la conséquence nécessaire de la fermeté de M. Murdstone qui ne pouvait souffrir que personne échappât aux châtiments les plus sévères qu’il pût inventer. Quoi qu’il en soit, je me rappelle bien les visages menaçants qui m’entouraient quand j’allais à l’église, et comme tout était changé autour de moi. Ce dimanche tant redouté paraît de nouveau, et j’entre le premier dans notre ancien banc, comme un captif qu’on amène sous bonne escorte, pour assister au service des condamnés. Voilà miss Murdstone, avec sa robe de velours noir qui a l’air d’avoir été taillée dans un drap mortuaire : elle me suit de très-près ; puis ma mère, puis son mari. Il n’y a plus, comme jadis, de Peggotty. J’entends miss Murdstone qui marmotte les réponses, en appuyant avec une énergie cruelle sur tous les mots terribles. Je la vois rouler tout autour de l’église ses grands yeux noirs quand elle dit « misérables pécheurs » comme si elle appelait par leurs noms tous les membres de la congrégation. Je vois parfois, ma mère, remuant timidement les lèvres, entre sa belle-sœur et son mari, qui font résonner les prières à ses oreilles comme le grondement d’un tonnerre éloigné. Je me demande, saisi d’une crainte soudaine, s’il est probable que notre bon vieux pasteur soit dans l’erreur, que M. et miss Murdstone aient raison, et que tous les anges du ciel soient des anges destructeurs. Et si, par malheur, je remue le petit doigt ou que je bouge la tête, miss Murdstone me donne dans les côtes avec son livre de prières de bonnes bourrades qui me font grand mal.

Je vois encore, en revenant à la maison, quelques-uns de nos voisins, qui regardent ma mère, puis moi, et qui se parlent à l’oreille. Plus loin, quand le trio marche devant, et que je reste un peu en arrière, je me demande s’il est vrai que ma mère marche d’un pas moins joyeux, et que sa beauté ait déjà presque entièrement disparu. Enfin je me demande si nos voisins se rappellent comme moi le temps où nous revenions de l’église moi et ma mère, et je passe toute cette triste journée à me creuser la tête à ce sujet.

Il avait plusieurs fois été question de me mettre en pension. M. et miss Murdstone l’avaient proposé, et ma mère avait, bien entendu, été de leur avis. Cependant, il n’y avait encore rien de décidé. En attendant je prenais mes leçons à la maison.

Comment pourrais-je oublier ces leçons ? Ma mère y présidait nominalement, mais en réalité je les recevais de M. Murdstone et de sa sœur qui étaient toujours présents, et qui trouvaient l’occasion favorable pour donner à ma mère quelques notions de cette fermeté, si mal nommée, qui était le fléau de nos deux existences. Je crois qu’ils me gardaient à la maison dans ce seul but. J’avais assez de facilité et de plaisir à apprendre, quand nous vivions seuls ensemble, moi et ma mère. Je me souviens du temps où j’apprenais l’alphabet sur ses genoux. Aujourd’hui encore quand je regarde les grosses lettres noires du livre d’office, la nouveauté alors embarrassante pour moi de leur forme, et les contours alors faciles à retenir de l’O, de l’L et de l’S, me reviennent à l’esprit comme aux jours de mon enfance ; mais ils ne me rappellent nul souvenir de dégoût ou de regret. Au contraire, il me semble que j’ai été conduit à travers un sentier de fleurs jusqu’au livre des crocodiles, encouragé le long du chemin par la douce voix de ma mère. Mais les leçons solennelles qui suivirent celles-là furent un coup mortel porté à mon repos, un labeur pénible, un chagrin de tous les jours. Elles étaient très-longues, très-nombreuses, très-difficiles. La plupart étaient parfaitement inintelligibles pour moi ; et j’en avais bien peur, autant, je crois, que ma pauvre mère.

Voici comment les choses se passaient presque tous les matins.

Je descends après le déjeuner dans le petit salon avec mes livres, mon cahier et une ardoise. Ma mère m’attend près de son pupitre, mais elle n’est pas si disposée à m’entendre que M. Murdstone, qui fait semblant de lire dans son fauteuil près de la fenêtre, ou de miss Murdstone, qui enfile des perles d’acier à côté de ma mère. La vue de ces deux personnages exerce sur moi une telle influence, que je commence à sentir m’échapper, pour courir la prétentaine, les mots que j’ai eu tant de peine à me fourrer dans la tête. Par parenthèse, j’aimerais bien qu’on pût me dire où vont ces mots ?

Je tends mon premier livre à ma mère. C’est un livre de grammaire, ou d’histoire, ou de géographie. Avant de le lui donner, je jette un dernier regard de désespoir sur la page, et je pars au grand galop pour la réciter tandis que je la sais encore un peu. Je saute un mot. M. Murdstone lève les yeux. Je saute un autre mot. Miss Murdstone lève les yeux. Je rougis, je passe une demi-douzaine de mots, et je m’arrête. Je crois que ma mère me montrerait bien le livre, si elle l’osait, mais elle n’ose pas, et me dit doucement :

« Oh ! Davy ! Davy !

– Voyons, Clara, dit M. Murdstone, soyez ferme avec cet enfant. Ne dites pas : « Oh ! Davy ! Davy ! » C’est un enfantillage, il sait, ou il ne sait pas sa leçon.

– Il ne la sait pas, reprit miss Murdstone d’une voix terrible.

– J’en ai peur, dit ma mère.

– Vous voyez bien, Clara, ajouta miss Murdstone, qu’il faut lui rendre le livre et qu’il aille rapprendre sa leçon.

– Oui, certainement, dit ma mère, c’est ce que je vais faire, ma chère Jane. Voyons Davy, recommence, et ne sois pas si stupide. »

J’obéis à la première de ces injonctions, et je me remets à apprendre, mais je ne réussis pas en ce qui concerne la seconde, car je suis plus stupide que jamais. Je m’arrête avant d’arriver à l’endroit fatal, à un passage que je savais parfaitement tout à l’heure, et je me mets à réfléchir, mais ce n’est pas à ma leçon que je réfléchis. Je pense au nombre de mètres de tulle qu’on peut avoir employés au bonnet de miss Murdstone, ou bien au prix qu’a dû coûter la robe de chambre de M. Murdstone, ou à quelque autre problème absurde qui ne me regarde pas, et dont je n’aurai jamais que faire. M. Murdstone fait un geste d’impatience que j’attends depuis longtemps. Miss Murdstone en fait autant. Ma mère les regarde d’un air résigné, ferme le livre et le met de côté comme un arriéré que j’aurai à acquitter quand mes autres devoirs seront finis.

Bientôt le nombre des arriérés va grossissant comme une boule de neige. Plus il augmente, et plus je deviens bête. Le cas est tellement désespéré, et je sens qu’on me farcit la tête d’une telle quantité de sottises, que je renonce à l’idée de pouvoir jamais m’en tirer et que je m’abandonne à mon sort. Il y a quelque chose de profondément mélancolique dans les regards désespérés que nous nous jetons ma mère et moi, à chaque nouvelle erreur. Mais le plus terrible moment de ces malheureuses leçons, c’est quand ma mère, croyant que personne ne la regarde, essaye de me souffler le mot fatal. À cet instant miss Murdstone, qui depuis longtemps est aux aguets, dit d’une voix grave :

« Clara ! »

Ma mère tressaille, rougit et sourit faiblement ; M. Murdstone se lève, prend le livre, me le jette à la tête, ou me donne un soufflet, et me fait sortir brusquement de la chambre.

Quand j’ai fini d’apprendre mes leçons, il me reste encore à faire ce qu’il y a de plus terrible, une effrayante multiplication. C’est une torture inventée à mon usage, et M. Murdstone me dicte lui-même cet énoncé :

« Je vais chez un marchand de fromages, j’achète cinq mille fromages de Glocester à six pence pièce, ce qui fait en tout… »

Je vois la joie secrète de miss Murdstone. Je médite sur ces fromages sans le moindre résultat, jusqu’à l’heure du dîner ; je me noircis les doigts à force de tripoter mon ardoise. On me donne un morceau de pain sec pour m’aider à compter mes fromages, et je passe en pénitence le reste de la soirée.

Il me semble, autant que je puis me le rappeler, que c’était ainsi que finissaient presque toujours mes malheureuses leçons. Je m’en serais très-bien tiré sans les Murdstone ; mais les Murdstone exerçaient sur moi une sorte de fascination, comme celle d’un serpent à sonnette vis-à-vis d’un petit oiseau. Même lorsqu’il m’arrivait de passer assez bien la matinée, je n’y gagnais autre chose que mon dîner ; car miss Murdstone ne pouvait souffrir de me voir loin de mes cahiers, et si j’avais la folie de laisser apercevoir que je n’étais pas occupé, elle appelait sur moi l’attention de son frère, en disant :

« Clara, ma chère, il n’y a rien de tel que le travail ; donnez un devoir à ce garçon, » et on me remettait à l’ouvrage. Quant à jouer avec d’autres enfants de mon âge, cela m’arrivait rarement, car la sombre théologie des Murdstone leur faisait envisager tous les enfants comme une race de petites vipères ; (et pourtant il y eut jadis un Enfant placé au milieu des Disciples !) ; et à les croire, ils n’étaient bons qu’à se corrompre mutuellement.

Le résultat de ce traitement qui dura pendant six mois au moins, fut, comme on pouvait bien le croire, de me rendre grognon, triste et maussade. Ce qui y contribuait aussi infiniment, c’était qu’on m’éloignait toujours davantage de ma mère. Une seule chose m’empêchait de m’abrutir absolument. Mon père avait laissé dans un cabinet, au second, une petite collection de livres ; ma chambre était à côté, et personne ne songeait à cette bibliothèque. Peu à peu Roderick Random, Peregrine Pickle, Humphrey Clinker, Tom Jones, le Vicaire de Wakefield, don Quichotte, Gil Blas et Robinson Crusoé, sortirent, glorieux bataillon, de cette précieuse petite chambre pour me tenir compagnie. Ils tenaient mon imagination en éveil ; ils me donnaient l’espoir d’échapper un jour à ce lieu. Ni ces livres, ni les Mille et une Nuits, ni les histoires des génies, ne me faisaient de mal, car le mal qui pouvait s’y trouver ne m’atteignait pas ; je n’y comprenais rien. Je m’étonne aujourd’hui du temps que je trouvais pour lire ces livres, au milieu de mes méditations et de mes chagrins sur des sujets plus pénibles. Je m’étonne encore de la consolation que je trouvais au milieu de mes petites épreuves, qui étaient grandes pour moi, à m’identifier avec tous ceux que j’aimais dans ces histoires où, naturellement, tous les méchants étaient pour moi M. et miss Murdstone. J’ai été pendant plus de huit jours Tom Jones (un Tom Jones d’enfant, la plus innocente des créatures). Pendant un grand mois, je me suis cru un Roderick Random. J’avais la passion des récits de voyages ; il y en avait quelques-uns sur les planches de la bibliothèque, et je me rappelle que pendant des jours entiers, je parcourais l’étage que j’habitais, armé d’une traverse d’embouchoir de bottes, pour représenter le capitaine un tel, de la marine royale, en grand danger d’être attaqué par les sauvages, et résolu à vendre chèrement sa vie. Le capitaine avait beau recevoir des soufflets tout en conjuguant ses verbes latins, jamais il n’abandonnait sa dignité. Moi, je perdais la mienne, mais le capitaine était un capitaine, un héros, en dépit de toutes les grammaires, et de toutes les langues vivantes ou mortes qui pouvaient exister sur la terre.

C’était ma seule et ma fidèle consolation. Quand j’y pense, je revois toujours devant moi une belle soirée d’été ; les enfants du village jouaient dans le cimetière, et moi, je lisais dans mon lit, comme si ma vie en eût dépendu. Toutes les granges du voisinage, toutes les pierres de l’église, tous les coins du cimetière, avaient, dans mon esprit, quelque association avec ces fameux livres et représentaient quelque endroit célèbre de mes lectures. J’ai vu Tom Pipes gravir le clocher de l’église ; j’ai remarqué Strass, son sac sur le dos, assis sur la barrière pour s’y reposer, et je sais que le commodore Trunnion présidait le club avec M. Pickle dans la salle du petit cabaret de notre village.

Le lecteur sait maintenant aussi bien que moi où j’en étais à cette époque de mon enfance que je vais reprendre.

Un matin, en descendant dans le salon avec mes livres, je vis que ma mère avait l’air soucieux, que miss Murdstone avait l’air ferme, et que M. Murdstone ficelait quelque chose au bas de sa canne, petit jonc élastique qu’il se mit à faire tournoyer en l’air à mon arrivée.

« Puisque je vous dis, Clara, disait M. Murdstone, que j’ai souvent été fouetté moi-même.

– Bien certainement, dit miss Murdstone.

– Certainement, ma chère Jane, balbutia timidement ma mère ; mais croyez-vous que cela ait fait du bien à Édouard ?

– Croyez-vous que cela ait fait du mal à Édouard, Clara ? reprit gravement M. Murdstone.

– C’est là toute la question, » dit sa sœur.

À cela ma mère répondit : « Certainement, ma chère Jane, » et ne dit plus un mot.

Je sentais que j’étais personnellement intéressé à ce dialogue, et je cherchais les yeux de M. Murdstone qui se fixèrent sur les miens.

« Maintenant, Davy, dit-il, et ses yeux étincelaient, il faut que vous soyez plus attentif aujourd’hui que de coutume. » Il fit de nouveau cingler sa canne, puis, ayant fini ces préparatifs, il la posa à côté de lui avec un regard expressif, et prit son livre.

C’était, pour le début, un bon moyen de me donner de la présence d’esprit ! Je sentais les mots de mes leçons m’échapper, non pas un à un, mais par lignes et pages entières. J’essayai de les rattraper, mais il me semblait, si je puis ainsi dire, qu’ils s’étaient mis des patins ou des ailes pour glisser loin de moi avec une rapidité que rien ne pouvait arrêter.

Le commencement fut mauvais, la suite encore plus déplorable : j’étais justement arrivé résolu, ce jour-là, à me distinguer ; je me croyais très-bien préparé, mais il se trouva que c’était une erreur grossière. Chaque volume qu’on posa sur la table, après la récitation, ajouta son contingent à la masse des arriérés : miss Murdstone ne nous quittait pas des yeux. Enfin, quand nous arrivâmes au problème des cinq mille fromages (ce jour-là ce fut des coups de bâton qu’on me fit multiplier, je m’en souviens très-bien), ma mère fondit en larmes.

« Clara ! dit miss Murdstone de sa voix d’avertissement.

– Je suis un peu souffrante, je crois, ma chère Jane, » dit ma mère.

Je le vis regarder sa sœur d’un air solennel, puis il se leva et dit, en prenant sa canne :

« Vraiment, Jane, nous ne pouvons nous attendre à ce que Clara supporte avec une fermeté parfaite la peine et le tourment que David lui a causés aujourd’hui. Ce serait trop héroïque. Clara a fait de grands progrès, mais ce serait trop lui demander. David, nous allons monter ensemble, mon garçon. »

Comme il m’emmenait, ma mère courut vers nous. Miss Murdstone dit : « Clara, est-ce que vous êtes folle ? » et l’arrêta. Je vis ma mère se boucher les oreilles, puis je l’entendis pleurer.

Il monta dans ma chambre, lentement et gravement. Je suis sûr qu’il était ravi de cet appareil solennel de justice exécutive. Quand nous fûmes entrés, il passa tout d’un coup ma tête sous son bras.

« Monsieur Murdstone ! monsieur ! m’écriai-je. Non, je vous en prie, ne me battez pas ! J’ai essayé d’apprendre, monsieur, mais je ne peux pas réciter, quand miss Murdstone et vous vous êtes là. Vraiment, je ne peux pas !

– Vous ne pouvez pas, David ? Nous verrons ça. »

Il tenait ma tête sous son bras, comme dans un étau, mais je m’entortillais si bien autour de lui, en le suppliant de ne pas me battre, que je l’arrêtai un instant. Ce ne fut que pour un instant, hélas ! car il me battit cruellement la minute d’après. Je saisis entre mes dents la main qui me retenait, et je la mordis de toutes mes forces. Je grince encore des dents rien que d’y penser.

Alors il me battit comme s’il voulait me tuer. Au milieu du bruit que nous faisions, j’entendais courir sur l’escalier, puis pleurer ; j’entendais pleurer ma mère et Peggotty. Il s’en alla, ferma la porte à clef, et je restai seul, couché par terre, tout en nage, écorché, brûlant, furieux comme un petit diable.

Je me rappelle la tranquillité morne qui régnait dans la maison lorsque je revins un peu à moi-même ! Je me rappelle à quel point je me sentis devenu méchant, quand ma douleur et ma colère commencèrent à s’apaiser !

J’écoutai longtemps : on n’entendait rien. Je me relevai péniblement et j’allai me mettre devant la glace ; je fus effrayé de me voir, le visage rouge, enflé, affreux. Les coups de M. Murdstone m’avaient déchiré la peau, je me sentais tout endolori ; à chaque mouvement que je faisais, je me remettais à pleurer ; mais ce n’était rien en comparaison du sentiment de ma faute. Je crois que je me trouvais plus coupable que si j’avais été le plus atroce criminel.

Il commençait à faire nuit, je fermai la fenêtre (longtemps j’étais resté étendu, la tête appuyée contre l’embrasure, pleurant, dormant, écoutant tour à tour), quand j’entendis tourner la clef, et que miss Murdstone entra avec un peu de pain et de viande et un bol de lait. Elle les posa sur la table sans dire un mot, me regarda un instant avec une fermeté exemplaire, puis se retira en fermant la porte après elle.

Il faisait nuit depuis longtemps que j’étais toujours assis près de la fenêtre, me demandant s’il ne viendrait plus personne. Quand j’en eus perdu l’espérance, je me déshabillai et me couchai, puis je commençai à songer avec terreur à ce que j’allais devenir. L’acte que j’avais commis ne constituait-il pas un crime légal ? Ne serais-je pas emmené en prison ? N’y avait-il pas pour moi quelque danger d’être pendu ?

Je n’oublierai jamais mon réveil le lendemain matin ; comment je me sentis d’abord gai et reposé, puis bientôt accablé par mes cruels souvenirs. Miss Murdstone parut avant que je fusse levé ; elle me dit, en peu de mots, que je pouvais aller au jardin et m’y promener une demi-heure, pas plus longtemps ; puis elle se retira en laissant la porte ouverte, pour que je pusse profiter de la permission.

C’est ce que je fis ce jour-là, et tout le temps que dura mon emprisonnement, qui se prolongea cinq jours. Si j’avais pu voir ma mère seule, je me serais jeté à ses genoux et je l’aurais suppliée de me pardonner ; mais je ne voyais absolument que miss Murdstone, excepté le soir, au moment de la prière : miss Murdstone venait alors me chercher quand tout le monde était déjà à sa place ; elle me mettait, comme un jeune bandit, tout seul près de la porte ; puis ma geôlière m’emmenait solennellement, avant que personne eût pu se relever. Je voyais seulement que ma mère était aussi loin de moi que faire se pouvait, et tournait la tête d’un autre côté, en sorte que jamais je ne pus voir son visage ; M. Murdstone avait la main enveloppée dans un grand mouchoir de batiste.

Il me serait impossible de donner une idée de la longueur de ces cinq jours. Dans mon souvenir, ce sont des années. Je me vois encore écoutant le plus petit bruit dans la maison ; le tintement des sonnettes, le bruit des portes qu’on ouvrait ou qu’on fermait, le murmure des voix, le son des pas sur l’escalier, je prêtais l’oreille aux rires, aux joyeux sifflements, aux chants du dehors, qui me paraissaient bien tristes dans ma solitude et dans mon chagrin ; j’observais le pas inégal des heures, surtout le soir quand je me réveillais croyant que c’était le matin et que je découvrais qu’on n’était pas encore couché et que j’avais encore la nuit devant moi. Les rêves et les cauchemars les plus lamentables venaient troubler mon sommeil ; le matin, à midi, le soir, je regardais d’un coin de la chambre, les enfants qui jouaient dans le cimetière, sans oser m’approcher de la fenêtre, de peur qu’ils ne vissent que j’étais en prison ; je m’étonnais de ne plus jamais entendre ma propre voix ; parfois, à l’heure de mes repas, je reprenais un peu de gaieté, qui disparaissait aussitôt ; puis je voyais la pluie commencer à tomber, la terre paraissait rafraîchie, mais les nuages s’obscurcissaient au-dessus de l’église, et il me semblait que la nuit venait m’envelopper de son ombre, moi et mes remords. Tout cela est encore si vivant dans mon souvenir, qu’au lieu de quelques jours, il me semble que cette cruelle existence a duré pendant des années.

Le dernier soir de mon châtiment, je fus réveillé par quelqu’un qui prononçait mon nom à voix basse. Je tressaillis dans mon lit, puis, étendant mes bras dans l’obscurité, je dis :

« Est-ce vous, Peggotty ? »

Il n’y eut pas de réponse immédiate, mais bientôt j’entendis prononcer de nouveau mon nom d’une voix si mystérieuse et si effrayante, que si l’idée ne m’était pas venue qu’on me parlait par le trou de la serrure, je crois que la peur m’aurait donné une attaque de nerfs.

Je me dirigeai à tâtons vers la porte, et appuyant mes lèvres contre le trou de la serrure, je murmurai :

« Est-ce vous, ma bonne Peggotty ?

– Oui, mon cher Davy, répondit-elle. Mais ne faites pas plus de bruit qu’une petite souris, ou le chat vous entendra. »

Je compris qu’elle voulait parler de miss Murdstone, et je sentis combien la prudence était indispensable, sa chambre étant à côté de la mienne.

« Comment va maman ? ma chère Peggotty. Est-elle bien fâchée contre moi ? »

J’entendis Peggotty pleurer tout doucement de l’autre côté de la porte, comme je faisais du mien, enfin elle répondit : « Non, pas très-fâchée ! »

« Qu’est-ce qu’on va faire de moi, ma bonne Peggotty ? le savez-vous ?

– Pension près de Londres, » répondit Peggotty. Je fus obligé de le lui faire répéter, car elle avait parlé dans ma gorge la première fois, vu qu’au lieu d’appliquer mon oreille sur le trou de la serrure j’y avais laissé ma bouche, et quoique ses paroles m’eussent singulièrement chatouillé le gosier, je ne les avais pas entendues.

« Quand, Peggotty ?

– Demain.

– Est-ce pour cela que miss Murdstone a sorti toutes mes affaires de mes tiroirs ? car je le lui avais vu faire, bien que j’aie oublié de le dire.

– Oui, dit Peggotty, une malle !

– Est-ce que je ne verrai pas maman ?

– Si, dit Peggotty ; le matin. Puis elle appuya ses lèvres sur le trou de la serrure et prononça les phrases suivantes avec une gravité et une expression auxquelles les trous de serrure doivent être peu habitués, je crois, et chaque fragment de phrase séparé lui échappait comme un boulet de canon.

« Davy, mon chéri, si je n’ai pas été tout à fait aussi intime avec vous, dernièrement, que j’avais coutume de l’être, ce n’est pas que je vous aime moins. Tout autant et plus, mon joli garçon ; c’est parce que je croyais que cela valait mieux pour vous : et pour une autre personne aussi. Davy, mon chéri, m’écoutez-vous ? voulez-vous m’entendre ?

– Oui, oui, Peggotty ! dis-je en sanglotant.

– Mon trésor ! dit Peggotty avec une compassion infinie, ce que je veux vous dire, c’est qu’il ne faut jamais m’oublier. Car je ne vous oublierai jamais. Et je soignerai tout autant votre maman, Davy, que je vous ai jamais soigné. Et je ne la quitterai pas. Le jour viendra peut-être où elle sera bien aise d’appuyer sa pauvre tête sur le bras de sa vieille, de sa stupide Peggotty, et je vous écrirai, mon chéri. Bien que je sois très-ignorante. Et je… je… »

Ici Peggotty, voyant qu’elle ne pouvait m’embrasser, se mit à embrasser le trou de la serrure.

« Merci, chère Peggotty, dis-je. Oh, merci ! merci ! Voulez-vous me promettre une chose, Peggotty ? Voulez-vous écrire à M. Peggotty, et lui dire, à lui, et à la petite Émilie et à mistress Gummidge et à Ham, que je ne suis pas aussi mauvais qu’ils pourraient le croire, et que je leur envoie toutes mes tendresses, surtout à la petite Émilie ? Le voulez-vous, Peggotty, je vous en prie ? »

La brave femme me le promit, nous embrassâmes tous deux le trou de la serrure avec la plus grande affection, je caressai le fer avec ma main comme si c’eût été l’honnête visage de Peggotty, et nous nous séparâmes. Depuis ce soir-là, j’ai toujours éprouvé pour elle un sentiment que je ne saurais définir. Elle ne remplaçait pas ma mère ; personne au monde n’aurait pu le faire, mais elle remplissait un vide dans mon cœur, et ce que je sentais à son égard, je ne l’ai jamais senti pour aucune autre créature humaine. On se moquera, si l’on veut, de ce genre d’affection qui avait son côté comique ; mais il n’en est pas moins vrai que, si elle était morte, je ne sais pas ce que je serais devenu ou comment j’aurais joué mon rôle dans cette circonstance, qui serait devenue pour moi une véritable tragédie.

Le lendemain matin, miss Murdstone parut comme à l’ordinaire, et me dit que j’allais partir pour la pension, ce qui ne me surprit pas tout à fait autant qu’elle aurait pu le croire. Elle m’avertit aussi que, quand je serais habillé, je n’avais qu’à descendre dans la salle à manger pour déjeuner. J’y trouvai ma mère très-pâle et les yeux rouges ; je courus me jeter dans ses bras, et je la suppliai du fond du cœur de me pardonner.

« Oh Davy ! dit-elle, comment as-tu pu faire mal à quelqu’un que j’aime ? Tâche de devenir meilleur, prie Dieu de te rendre meilleur ! Je te pardonne, mais je suis bien malheureuse, Davy, de penser que tu aies de si mauvaises passions. »

On lui avait persuadé que j’étais un méchant enfant, et elle en souffrait plus que de me voir partir. Je le sentais vivement. J’essayai de manger quelques bouchées, mais mes larmes tombaient sur ma tartine de beurre, ou ruisselaient dans mon thé. Je voyais que ma mère me regardait, puis jetait un coup d’œil sur miss Murdstone, toujours de planton près de nous, ou bien elle baissait tristement les yeux.

« Descendez la malle de M. Copperfield ! » dit miss Murdstone, lorsqu’on entendit le bruit des roues devant la grille.

Je cherchai des yeux Peggotty, mais ce n’était pas elle, elle ne parut pas non plus que M. Murdstone. Mon ancienne connaissance, le voiturier, était devant sa carriole.

« Clara ! dit miss Murdstone, de son ton d’admonition.

– Soyez tranquille, ma chère Jane, répondit ma mère. Adieu, Davy. C’est pour ton bien que tu nous quittes. Tu reviendras chez nous aux vacances. Conduis-toi bien.

– Clara ! répéta miss Murdstone.

– Certainement, ma chère Jane, répondit ma mère, qui me tenait dans ses bras. Je te pardonne, mon cher enfant. Que Dieu te bénisse !

– Clara ! » répéta miss Murdstone.

Miss Murdstone eut la bonté de m’accompagner jusqu’à la carriole, et de me dire en chemin qu’elle espérait que je me repentirais, et que je ne ferais pas une mauvaise fin ; puis, je montai dans la carriole : le cheval leva languissamment le pied, nous étions partis.

Chapitre V. Je suis exilé de la maison paternelle. §

Nous n’avions pas fait plus d’un demi mille, et mon mouchoir de poche était tout trempé, quand le voiturier s’arrêta brusquement.

Je levai les yeux pour voir ce qu’il y avait, et je vis, à mon grand étonnement, Peggotty sortir de derrière une haie et grimper dans la carriole. Elle me prit dans ses bras, et me serra si fort contre son corset que mon pauvre nez en fut presque aplati, ce qui me fit grand mal, mais je n’y pensai seulement pas sur le moment ; ce ne fut qu’après que je m’en aperçus, en le trouvant très-sensible. Peggotty ne dit pas un mot. Elle plongea son bras jusqu’au coude dans sa poche, en tira quelques sacs remplis de gâteaux qu’elle fourra dans les miennes avec une bourse qu’elle mit dans ma main, mais tout cela sans dire un mot. Après m’avoir de nouveau serré dans ses deux bras, elle redescendit de la carriole : j’ai toujours été persuadé, comme je le suis encore, qu’en se sauvant, elle n’emporta pas un seul bouton à sa robe. Moi j’en ramassai un, j’avais de quoi choisir, et je l’ai longtemps gardé précieusement comme un souvenir.

Le voiturier me regarda comme pour me demander si elle n’allait pas revenir. Je secouai la tête, et lui dis que je ne le croyais pas. « Alors, en marche, » dit-il à son indolente bête, qui se mit effectivement en marche.

Après avoir pleuré toutes les larmes de mes yeux, je commençai à réfléchir que cela ne servait à rien de pleurer plus longtemps, d’autant plus que ni Roderick Random, ni le capitaine de la marine royale, n’avaient jamais, à ma connaissance, pleuré dans leurs situations les plus critiques. Le voiturier voyant ma résolution, me proposa de faire sécher mon mouchoir sur le dos de son cheval. Je le remerciai et j’y consentis. Mon mouchoir ne faisait pas grande figure, en manière de couverture de cheval.

Je passai ensuite à l’examen de la bourse. Elle était en cuir épais, avec un fermoir, et contenait trois shillings bien luisants que Peggotty avait évidemment polis et repolis avec soin pour ma plus grande satisfaction. Mais ce qu’elle contenait de plus précieux, c’étaient deux demi-couronnes enveloppées dans un morceau de papier, sur lequel ma mère avait écrit : « Pour Davy avec toutes mes tendresses. » Cela m’émut tellement, que je demandai au voiturier d’avoir la bonté de me rendre mon mouchoir de poche ; mais il me répondit que selon lui, je ferais mieux de m’en passer, et je trouvai qu’il avait raison ; j’essuyai donc tout bonnement mes yeux sur ma manche et ce fut fini pour de bon.

Cependant il me restait encore de mes émotions passées, un profond sanglot de temps à autre. Après avoir ainsi voyagé pendant quelque temps, je demandai au voiturier s’il devait me conduire tout le long du chemin.

« Jusqu’où ? demanda le voiturier.

– Eh bien ! jusque-là, dis-je.

– Où ça, là ? demanda le voiturier.

– Près de Londres, dis-je.

– Mais ce cheval-là, dit le voiturier en secouant les rênes pour me le montrer, serait plus mort qu’un cochon rôti, avant d’avoir fait la moitié du chemin.

– Vous n’allez donc que jusqu’à Yarmouth ? demandai-je.

– Justement, dit le voiturier. Et là je vous mettrai dans la diligence, et la diligence vous mènera… où c’que vous allez. »

C’était beaucoup parler pour le voiturier (qui s’appelait M. Barkis), homme d’un tempérament flegmatique, comme je l’ai dit dans un chapitre précédent, et point du tout conversatif. Je lui offris un gâteau, comme marque d’attention ; il l’avala d’une bouchée, ainsi qu’aurait pu faire un éléphant, et sa large face ne bougea pas plus que n’aurait pu faire celle d’un éléphant.

« Est-ce que c’est elle qui les a faits ? dit M. Barkis, toujours penché, avec son air lourdaud, sur le devant de sa carriole, un bras placé sur chacun de ses genoux.

– C’est de Peggotty que vous voulez parler, monsieur ?

– Ah ! dit M. Barkis. Elle-même.

– Oui, c’est elle qui fait tous les gâteaux chez nous, d’ailleurs elle fait toute la cuisine.

– Vraiment ? » dit M. Barkis.

Il arrondit ses lèvres comme pour siffler, mais il ne siffla pas. Il se pencha pour contempler les oreilles de son cheval, comme s’il y découvrait quelque chose de nouveau, et resta dans la même position pas mal de temps, enfin il me dit :

« Pas d’amourettes, je suppose ?

– Des amourettes de veau, voulez-vous dire, monsieur Barkis ? Je vous demande pardon, elle les accommode aussi à merveille, car je croyais qu’il avait envie de prendre quelque chose, et qu’il désirait particulièrement se régaler d’un plat d’amourettes.

– Non, des amourettes… d’amour. Il n’y a personne qui aille se promener avec elle ?

– Avec Peggotty ?

– Ah ! dit-il, elle-même !

– Oh ! non, jamais, jamais elle n’a eu d’amour ni d’amourettes.

– Non, vraiment ? » dit M. Barkis.

Il arrondit de nouveau ses lèvres comme pour siffler, mais il ne siffla pas plus que la première fois, et se mit à considérer encore les oreilles de son cheval.

« Et ainsi, dit M. Barkis, après un long silence, elle fait toutes les tartes aux pommes, et toute la cuisine, n’est-ce pas ? »

Je répondis que oui.

« Eh bien ! dit M. Barkis, je vais vous dire. Peut-être que vous lui écrirez ?

– Je lui écrirai certainement, repris-je.

– Ah ! dit-il en tournant lentement les yeux vers moi. Eh bien ! si vous lui écrivez, peut-être vous souviendrez-vous de lui dire que Barkis veut bien, voulez-vous ?

– Que Barkis veut bien, répétai-je innocemment. Est-ce là tout ?

– Oui, dit-il lentement, oui, Barkis veut bien.

– Mais vous serez demain de retour à Blunderstone, monsieur Barkis, lui dis-je (et mon cœur se serrait à la pensée que moi j’en serais bien loin), il vous serait plus facile de faire votre commission vous-même. »

Mais il me fit signe de la tête que non, et répéta de nouveau du ton le plus grave : « Barkis veut bien. Voilà tout. » Je promis de transmettre exactement la chose. Et ce jour-là même en attendant à Yarmouth la diligence, je me procurai un encrier et une feuille de papier, et j’écrivis à Peggotty un billet ainsi conçu :

« Ma chère Peggotty, je suis arrivé ici à bon port. Barkis veut bien. Mes tendresses à maman. Votre bien affectionné,

« Davy. »

« P. S. Il tient beaucoup à ce que vous sachiez que Barkis veut bien. »

Lorsque j’eus fait cette promesse, M. Barkis retomba dans un silence absolu ; quant à moi, je me sentais épuisé par tout ce qui m’était arrivé récemment, et me laissant tomber sur une couverture, je m’endormis. Mon sommeil dura jusqu’à Yarmouth, qui me parut si nouveau et si inconnu dans l’hôtel où nous nous arrêtâmes, que j’abandonnai aussitôt le secret espoir que j’avais eu jusqu’alors d’y rencontrer quelque membre de la famille de M. Peggotty, peut-être même la petite Émilie.

La diligence était dans la cour, parfaitement propre et reluisante, mais on n’avait pas encore attelé les chevaux, et dans cet état il me semblait impossible qu’elle allât jamais jusqu’à Londres. Je réfléchissais sur ce fait, et je me demandais ce que deviendrait définitivement ma malle, que M. Barkis avait déposée dans la cour, après avoir fait tourner sa carriole, et ce que je deviendrais moi-même, lorsqu’une dame mit la tête à une fenêtre où étaient suspendus quelques gigots et quelques volailles, et me dit :

« Êtes-vous le petit monsieur qui vient de Blunderstone ?

– Oui, madame, dis-je.

– Votre nom ? demanda la dame.

– Copperfield, madame, dis-je.

– Ce n’est pas ça, reprit la dame. On n’a pas commandé à dîner pour une personne de ce nom ?

– Est-ce Murdstone, madame ? dis-je.

– Si vous êtes le jeune Murdstone, dit la dame, pourquoi commencez-vous par me dire un autre nom ? »

Je lui expliquai ce qu’il en était, elle sonna et cria : « William, montrez à monsieur la salle à manger » sur quoi un garçon arriva en courant, de la cuisine qui était de l’autre côté de la cour, et parut très-surpris de voir que c’était pour moi seul qu’on le dérangeait.

C’était une grande chambre, garnie de grandes cartes de géographie. Je crois que, quand les cartes auraient été de vrais pays étrangers, au milieu desquels on m’aurait lancé comme une bombe, je ne me serais pas senti plus dépaysé. Il me semblait que je prenais une étrange liberté d’oser m’asseoir, ma casquette à la main, sur un coin de la chaise la plus rapprochée de la porte, et lorsque je vis le garçon mettre une nappe sur la table, tout exprès pour moi, et y placer une salière, je suis sûr que je devins tout rouge de modestie.

Il m’apporta des côtelettes et des légumes, et enleva les couvercles des plats avec tant de brusquerie que j’avais la plus grande peur de l’avoir apparemment offensé. Mais je me sentis rassuré en le voyant mettre une chaise pour moi devant la table, et me dire du ton le plus affable : « Maintenant, mon petit géant, asseyez-vous. »

Je le remerciai et je m’établis devant la table ; mais il me semblait extraordinairement difficile de manier un peu adroitement mon couteau ou ma fourchette, ou d’éviter de jeter de la sauce sur moi, tant que le garçon serait là debout en face de moi, ne me quittant pas des yeux, et me faisant rougir jusqu’aux oreilles chaque fois que je le regardais. Lorsqu’il me vit entamer la seconde côtelette :

« Voilà, dit-il, une demi-pinte d’ale pour vous. La voulez-vous à présent.

– Merci, lui dis-je, je veux bien. »

Alors il versa la bière dans un grand verre, et la mit devant la fenêtre pour m’en faire admirer la belle couleur.

« Ma foi ! dit-il, il y en a beaucoup, n’est-ce pas ?

– Il y en a beaucoup, répondis-je en souriant. »

Car j’étais charmé de le trouver si aimable. C’était un petit homme, aux yeux brillants, avec un visage rougeaud et des cheveux tout hérissés ; il avait l’air très-avenant, le poing sur la hanche, et de l’autre main il tenait en l’air le verre plein d’ale.

« Il y avait bien ici un monsieur, dit-il, un gros monsieur qu’on nommait Topsawyer, peut-être le connaissez-vous ?

– Non, dis-je, je ne crois pas.

– En culotte courte et en guêtres, un chapeau à larges bords, un habit gris, un cache-nez à pois, dit le garçon.

– Non, dis-je avec embarras, je n’ai pas ce plaisir.

– Il est venu ici hier, dit le garçon en regardant la bière au jour, il a demandé un verre de cette ale, il l’a voulu absolument, je lui ai dit qu’il avait tort, il l’a bue et il est tombé mort. Elle était trop forte pour lui. On ne devrait plus en donner, voilà le fait. »

J’étais épouvanté de ce terrible accident, et je lui dis que je ferais peut-être mieux de ne boire qu’un verre d’eau.

« C’est que, voyez-vous, dit le garçon tout en regardant toujours la bière à la fenêtre, et en clignant de l’œil, on n’aime pas beaucoup ici qu’on laisse ce qu’on a commandé. Ça blesse mes maîtres. Mais moi, je peux la boire si vous voulez. J’y suis habitué, et l’habitude fait tout. Je ne crois pas que cela me fasse mal, pourvu que je renverse ma tête en arrière, et que j’avale lestement. Voulez-vous ? »

Je lui répondis qu’il me rendrait un grand service en la buvant, pourvu que cela ne pût pas lui faire de mal, sans cela je ne voulais pas en entendre parler. Quand il rejeta sa tête en arrière pour avaler lestement, je fus saisi, je l’avoue, d’une terrible frayeur ; je croyais que j’allais le voir tomber sans vie sur le parquet, comme le malheureux M. Topsawyer. Mais cela ne lui fit aucun mal. Au contraire, il ne m’en parut que plus frais et plus gaillard.

« Qu’avons-nous donc là ? dit-il en mettant sa fourchette dans mon plat. N’est-ce pas des côtelettes ?

– Des côtelettes, dis-je.

– Que Dieu me bénisse ! je ne savais pas que ce fussent des côtelettes, s’écria-t-il. C’est justement ce qu’il faut pour neutraliser les mauvais effets de cette bière. Quelle chance ! »

D’une main il saisit une côtelette, de l’autre il prit une pomme de terre, et mangea le tout du meilleur appétit à mon extrême satisfaction. Puis il prit une autre côtelette et une autre pomme de terre, et encore une autre pomme de terre et une autre côtelette. Quand nous eûmes fini, il m’apporta un pudding, et l’ayant placé devant moi, il se mit à ruminer en lui-même, et resta quelques instants absorbé dans ses réflexions.

« Comment trouvez-vous le pâté ? dit-il tout d’un coup.

– C’est un pudding, répondis-je.

– Un pudding ! s’écria-t-il. Oui, vraiment ! mais, dit-il en le contemplant de plus près, ne serait-ce pas un pudding aux fruits ?

– Oui, certainement.

– Et mais, dit-il en s’armant d’une grande cuiller, le pudding aux fruits est mon pudding favori, n’est-ce pas heureux ? Allons, mon petit homme, voyons qui de nous deux ira le plus vite. »

Le garçon fut certainement celui qui alla le plus vite. Il me supplia plus d’une fois de me dépêcher de gagner la gageure, mais il y avait une telle différence entre sa cuiller à ragoût et ma cuiller à café, entre son agilité et mon agilité, entre son appétit et mon appétit que je restai promptement en arrière. Je crois que je n’ai jamais vu personne aussi charmé d’un pudding ; il avait déjà fini qu’il riait encore de plaisir, comme s’il le savourait toujours.

Je le trouvai si complaisant et de si bonne humeur, que je la priai de me procurer une plume, du papier et de l’encre pour écrire à Peggotty. Non-seulement il me l’apporta immédiatement, mais encore il eut la bonté de regarder par-dessus mon épaule pendant que j’écrivais ma lettre. Quand j’eus fini, il me demanda où j’allais en pension.

« Près de Londres, lui dis-je. C’était tout ce que je savais.

– Oh ! mon Dieu, dit-il de l’air le plus triste, j’en suis désolé.

– Pourquoi donc ? lui demandai-je.

– Oh ! mon Dieu, dit-il en hochant la tête, c’est justement la pension où on a brisé les côtes d’un petit garçon, les deux côtes ; il était encore tout jeune. Il avait à peu près : voyons, quel âge avez-vous ? »

Je lui dis que j’avais huit ans et demi.

« Tout juste son âge, dit-il. Il avait huit ans et demi quand on lui a brisé sa première côte ; huit ans et huit mois quand on lui a brisé la seconde, et ma foi ! c’était fini. »

Je n’eus pas la force de me dissimuler, non plus qu’au garçon, que c’était une malheureuse coïncidence, et je lui demandai comment cela était arrivé. Sa réponse n’eut rien de consolant, car il ne me répondit que cette phrase épouvantable : « En le fouettant. »

Heureusement le son du cor qui rappelait tous les voyageurs vint faire diversion à mes inquiétudes. Je me levai et je demandai d’un ton moitié défiant, moitié orgueilleux, tout en tirant ma bourse, s’il y avait quelque chose à payer.

– Une feuille de papier à lettres, répondit-il. Avez-vous jamais acheté du papier à lettres ? »

Je n’en avais aucun souvenir.

« Il est cher, dit-il, à cause des droits : trois pence. Et voilà comment on nous taxe dans ce pays-ci. Il ne reste plus que le pourboire du garçon. Quant à l’encre, ce n’est pas la peine d’en parler, ce sont mes profits.

– Combien croyez-vous… Combien faut-il que… combien dois-je… combien serait-il convenable de donner pour le garçon, je vous prie ? balbutiai-je en rougissant.

– Si je n’avais pas une petite famille, et si cette petite famille n’avait pas la petite-vérole volante, je n’accepterais pas six pence, dit le garçon. Si je n’avais pas à soutenir une vieille mère et une charmante jeune sœur (ici le garçon parut vivement ému), je n’accepterais pas un farthing. Si j’avais une bonne place, et que je fusse bien traité ici, j’offrirais volontiers une bagatelle plutôt que de l’accepter. Mais je vis des restes… et je couche sur les sacs à charbon. » Ici le garçon fondit en larmes.

J’éprouvais la plus profonde pitié pour ses infortunes, et je sentais qu’il fallait avoir le cœur bien dur et bien brutal pour lui offrir moins de neuf pence. Je finis par lui donner un de mes trois beaux shillings ; il le reçut avec beaucoup d’humilité et de vénération, et la minute d’après il le fit sonner sur son ongle, pour voir si la pièce était bonne.

Je fus un peu déconcerté au moment de monter dans la voiture, lorsque je découvris qu’on me supposait capable d’avoir mangé le dîner tout entier à moi seul. Je m’en aperçus en entendant la dame qui était à la fenêtre, dire au conducteur : « Prenez garde, George, ou cet enfant va éclater en route ! » Les servantes de l’hôtel qui étaient dans la cour venaient me contempler comme un jeune phénomène et me rire au nez. Mon malheureux ami, le garçon de l’hôtel, qui avait tout à fait repris sa bonne humeur, ne paraissait nullement embarrassé, et prenait, sans la moindre confusion, part à l’admiration générale. Je ne sais pas si cela ne me donna pas quelques soupçons sur son compte, mais j’incline pourtant à penser que, plein comme je l’étais de cette confiance naturelle aux enfants et du respect qu’ils ont en général pour ceux qui sont plus âgés qu’eux (qualités que je suis toujours fâché de voir perdre trop tôt aux enfants pour prendre les habitudes du monde), je n’eus pas, même alors, de doutes sérieux sur son compte.

Je trouvais pourtant un peu dur, il faut que je l’avoue, de servir de point de mire aux plaisanteries continuelles du cocher et du conducteur, sur ce que mon poids faisait pencher la diligence d’un côté, ou que je ferais bien de voyager à l’avenir dans un fourgon. L’histoire de mon appétit supposé se répandit bientôt parmi les voyageurs de l’impériale qui s’en divertirent aussi infiniment ; ils me demandèrent si, à la pension où j’allais, on devait payer pour moi comme pour deux seulement ou pour trois ; si on avait fait des conditions particulières, ou bien si on me prenait au même prix que les autres enfants ; avec une foule d’autres questions du même genre. Mais ce qu’il y avait de pis, c’est que je savais que, lorsque l’occasion se présenterait, je n’aurais pas le courage de manger la moindre chose, et qu’après avoir fait un assez pauvre dîner, j’allais me laisser affamer toute la nuit, car dans ma précipitation j’avais oublié mes gâteaux à l’hôtel. Mes craintes furent bientôt réalisées. Lorsqu’on s’arrêta pour souper, je ne pus jamais trouver la force de m’asseoir à la table d’hôte, et j’allai, fort à contre-cœur, me mettre dans un coin près de la cheminée, en disant que je n’avais besoin de rien. Cela ne me mit pourtant pas à l’abri de nouvelles plaisanteries, car un monsieur à la voix enrouée et au visage enluminé, qui n’avait cessé de manger des sandwiches que pour boire d’une bouteille qu’il ne quittait guère, fit observer que j’étais comme le boa constrictor, qui mangeait assez à un repas pour pouvoir rester ensuite plusieurs jours à jeun ; après quoi, il se servit une énorme portion de bœuf bouilli.

Nous avions quitté Yarmouth à trois heures de l’après-midi, et nous devions arriver à Londres le lendemain matin à huit heures.

L’automne commençait, et la soirée était belle. Quand nous traversions un village, je cherchais à me représenter ce qui se passait dans l’intérieur des maisons, et ce que faisaient les habitants ; puis quand les petits garçons se mettaient à courir pour grimper derrière la diligence, je me demandais s’ils avaient encore leurs pères, et s’ils étaient heureux chez eux. J’avais donc beaucoup de sujets de réflexion, sans compter que je songeais sans cesse à l’endroit de ma destination, triste sujet de méditation. Quelquefois aussi, je me le rappelle, je me laissais aller à penser à la maison de ma mère et à Peggotty ; ou j’essayais confusément de me rappeler comment j’étais avant d’avoir mordu M. Murdstone, mais je ne pouvais jamais réussir, tant il me semblait que tout cela datait de l’antiquité la plus reculée.

La nuit ne fut pas aussi agréable que la soirée ; il faisait froid. Comme on m’avait casé entre deux messieurs (celui qui avait la figure enluminée et un autre) de peur que je ne glissasse des banquettes, ils manquaient à chaque instant de m’étouffer en dormant et me tenaient comme dans un étau. J’étais parfois tellement écrasé que je ne pouvais m’empêcher de crier : « Oh ! je vous en prie ! » ce qui leur déplaisait fort, parce que cela les réveillait. En face de moi était assise une vieille dame avec un grand manteau de fourrure, qui avait l’air, dans l’obscurité, plutôt d’une meule de foin que d’une femme, tant elle était empaquetée. Cette dame avait un panier, et pendant longtemps elle n’avait su où le fourrer ; elle découvrit enfin qu’elle pourrait le glisser sous mes jambes qui étaient très-courtes. Ce panier me mettait à la torture ; il me cognait et me meurtrissait les jarrets ; mais au moindre mouvement que je faisais, le verre contenu dans le panier allait se choquer contre un autre objet, et la vieille dame me donnait un terrible coup de pied, tout en disant :

« Allez-vous vous tenir tranquille ! vous êtes bien peu endurant pour votre âge. »

Enfin, le soleil se leva, et mes compagnons de route eurent un sommeil moins agité. On ne saurait dépeindre toutes les angoisses qui les avaient oppressés durant la nuit, et qui se manifestaient par des ronflements épouvantables. À mesure que le soleil s’élevait à l’horizon, leur sommeil devenait moins profond, et peu à peu ils se réveillèrent tous l’un après l’autre. Je me souviens que je fus bien surpris de les voir tous soutenir qu’ils n’avaient pas dormi une minute, et repousser cette insinuation avec la plus vive indignation. J’en suis encore étonné à l’heure qu’il est, et je n’ai jamais pu m’expliquer comment, de toutes les faiblesses humaines, celle que nous sommes tous le moins disposés à confesser (je vous demande un peu pourquoi), c’est la faiblesse d’avoir pu dormir en voiture.

Je n’ai pas besoin de raconter ici quelle étrange ville me parut Londres lorsque je l’aperçus dans le lointain, ni comment je me figurais que les aventures de mes héros favoris se renouvelaient à chaque instant dans cette grande cité, pleine à mes yeux de plus de merveilles et de plus de crimes que toutes les villes de la terre. Nous arrivâmes enfin à un hôtel situé sur la paroisse de White-Chapel, où nous devions nous arrêter. J’ai oublié si c’était le Taureau-Bleu ou le Sanglier-Bleu, mais ce que je sais, c’est que c’était un animal bleu, et que cet animal était aussi représenté sur le derrière de la diligence.

Le conducteur fixa les yeux sur moi en descendant, et dit à la porte du bureau :

« Y a-t-il ici quelqu’un qui demande un jeune garçon inscrit au registre sous le nom de Murdstone, venant de Blunderstone, Suffolk, et qui était attendu ? Qu’on le vienne réclamer. »

Personne ne répondit.

« Essayez de Copperfield, monsieur, je vous prie, dis-je en baissant piteusement les yeux.

– Y a-t-il ici quelqu’un qui demande un jeune garçon inscrit au registre sous le nom de Murdstone, venant de Blunderstone, Suffolk, mais qui répond au nom de Copperfield, et qui doit attendre qu’on le vienne réclamer ? dit le conducteur. Parlez ! y a-t-il quelqu’un ? »

Non, il n’y avait personne. Je regardai avec inquiétude tout autour de moi, mais cette question répétée n’avait pas fait la moindre impression sur ceux qui étaient présents, sauf sur un homme à longues guêtres, qui n’avait qu’un œil, et qui suggéra qu’on ferait bien de me mettre un collier de cuivre et de m’attacher à un poteau dans l’étable, comme aux chiens perdus. On plaça une échelle, et je descendis après la dame qui ressemblait à une meule de foin : je ne me permis de bouger que lorsqu’elle eut enlevé son panier. Tous les voyageurs eurent promptement quitté leurs places ; on descendit tous les bagages, et les garçons d’écurie firent rentrer la diligence sous la remise. Et cependant personne ne paraissait pour réclamer l’enfant tout poudreux qui venait de Blunderstone, Suffolk.

Plus solitaire que Robinson Crusoé, qui du moins n’avait près de lui personne pour venir l’observer et remarquer qu’il était solitaire, j’entrai dans le bureau de la diligence, et sur l’invitation du commis, je passai derrière le comptoir, et je m’assis sur la balance où on pesait les bagages. Là, tandis que j’étais assis au milieu des paquets, des livres et des ballots, respirant le parfum des écuries (qui s’associera éternellement dans ma mémoire avec cette matinée), je fus assailli par une foule de réflexions toutes plus lugubres les unes que les autres. À supposer qu’on ne vint jamais me chercher, combien de temps consentirait-on à me garder là où j’étais ? Me garderait-on assez longtemps pour qu’il ne me restât plus rien de mes sept shillings ? Est-ce que je passerais la nuit dans un de ces compartimente en bois avec le reste des bagages ? Faudrait-il me laver tous les matins à la pompe de la cour ? Ou bien me renverrait-on tous les soirs et serais-je obligé de revenir tous les matins jusqu’à ce qu’on vînt me chercher ? Et si ce n’était pas une erreur ; si M. Murdstone avait inventé ce plan pour se débarrasser de moi, que deviendrais-je ? Si on me permettait de rester là jusqu’à ce que j’eusse dépensé mes sept shillings, je ne pouvais toujours pas espérer d’y rester lorsque je commencerais à mourir de faim. Cela serait évidemment gênant et désagréable pour les pratiques, et de plus cela exposerait le je ne sais quoi bleu à avoir à payer les frais de mon enterrement. Si je me mettais immédiatement en route et que je tentasse de retourner chez ma mère, comment pourrais-je marcher jusque-là ? Et d’ailleurs étais-je sûr d’être bien accueilli par d’autres que par Peggotty, lors même que je réussirais à arriver ? Si j’allais m’offrir aux autorités voisines comme soldat ou comme marin, j’étais un si petit bonhomme qu’il était bien probable qu’on ne voudrait pas de moi. Ces pensées, jointes à un millier d’autres, me faisaient monter le rouge au visage, et je me sentais tout étourdi de crainte et d’émotion. J’étais dans cet état violent lorsqu’entra un homme qui murmura quelques mots à l’oreille du commis ; celui-ci me tira vivement de la balance et me poussa vers le nouveau venu comme un colis pesé, acheté, payé, enlevé.

En sortant du bureau, la main dans celle de ma nouvelle connaissance, je me hasardai à jeter les yeux sur mon conducteur. C’était un jeune homme au teint jaune, à l’air dégingandé, aux joues creuses, avec un menton presque aussi noir que celui de M. Murdstone ; mais là cessait la ressemblance, car ses favoris étaient rasés, et ses cheveux, au lieu d’être luisants, étaient rudes et secs. Il portait un habit et un pantalon noirs, un peu secs et râpés aussi ; l’habit ne descendait pas jusqu’au poignet ni le pantalon jusqu’à la cheville de leur propriétaire ; sa cravate blanche n’était pas d’une propreté exagérée. Je n’ai jamais cru, et je ne veux pas croire encore, que cette cravate fût tout le linge qu’il avait sur lui, mais c’était au moins tout ce qu’il en laissait entrevoir.

« Vous êtes le nouvel élève ? me dit-il.

– Oui, monsieur, » lui dis-je. Je le supposais. Je n’en savais rien.

« Je suis l’un des maîtres d’études de la pension Salem, » me dit-il.

Je le saluai, j’étais terrifié. Je n’osais faire la moindre allusion à une chose aussi vulgaire que ma malle en présence du savant maître de Salem-House ; ce ne fut que lorsque nous fûmes sortis de la cour que j’eus la hardiesse d’en faire mention. Nous revînmes sur nos pas, d’après mon observation très-humble qu’elle pourrait plus tard m’être utile, et il dit au commis que le voiturier devait venir la prendre à midi.

« Monsieur, lui dis-je, lorsque nous eûmes fait à peu près le même trajet, auriez-vous la bonté de me dire si c’est bien loin ?

– C’est du côté de Blackheath, me dit-il.

– Est-ce loin, monsieur ? demandai-je timidement.

– Il y a un bon bout de chemin, dit-il ; nous irons par la diligence ; on compte environ six milles. »

Je me sentais si las et si épuisé, que l’idée de faire encore six milles sans me restaurer était au-dessus de mes forces. Je m’enhardis jusqu’à lui dire que je n’avais pris absolument rien pendant toute la nuit, et que je lui serais très-reconnaissant s’il voulait bien me permettre d’acheter quelque chose pour manger. Il parut surpris (je le vois encore s’arrêter et me regarder) ; après avoir réfléchi un instant, il me dit qu’il avait besoin de s’arrêter chez une vieille femme qui habitait près de là, et que ce que j’aurais de mieux à faire, ce serait d’acheter un peu de pain, ou toute autre nourriture à mon choix, pourvu qu’elle fût saine, et de déjeuner chez cette personne qui me procurerait du lait.

Nous nous rendîmes chez un boulanger, où, après avoir jeté mon dévolu sur une foule de petits gâteaux succulents qu’il refusa de me laisser prendre les uns après les autres, nous finîmes par nous décider pour un bon petit pain de seigle qui me coûta trois pence. Plus loin, nous achetâmes un œuf et une tranche de lard fumé ; tout cela me laissa encore possesseur de pas mal de petite monnaie sur mon second shilling que j’avais changé, ce qui me fit penser que Londres était un endroit où l’on vivait à très-bon marché. Lorsque nous eûmes fait nos provisions, nous traversâmes, au milieu d’un tapage et d’un mouvement qui troublaient singulièrement ma pauvre tête, un pont, London-Bridge sans doute (je crois même qu’il me le dit, mais j’étais à moitié endormi), et enfin nous arrivâmes chez la vieille femme qui logeait dans un hospice, comme je pus le voir à l’apparence du bâtiment et aussi à l’inscription placée au-dessus de la grille, qui disait que cette maison avait été fondée pour vingt-cinq femmes pauvres.

Le maître d’études de Salem-House leva le loquet d’une de ces portes noires qui se ressemblaient toutes : d’un côté il y avait une fenêtre à petits carreaux, et au-dessus de la porte une autre fenêtre à petits carreaux ; nous entrâmes dans la maison d’une de ces pauvres vieilles femmes, qui soufflait son feu sur lequel était placée une petite casserole. En voyant entrer mon conducteur, la vieille femme cessa de souffler, et dit quelque chose comme : « Mon Charles ! » Mais en me voyant entrer après lui, elle se leva, et fit en se frottant les mains une espèce de révérence embarrassée.

« Pouvez-vous faire cuire le déjeuner de ce jeune monsieur, je vous prie, dit le maître d’études de Salem-House.

– Si je le peux ? dit la vieille femme ; mais oui, certainement.

– Comment va mistress Fibbitson aujourd’hui ? » dit le maître d’études en regardant une autre vieille femme assise sur une grande chaise près du feu ; elle avait si bien l’air d’un paquet de vieux chiffons, qu’à l’heure qu’il est je me félicite encore de ce que je n’ai pas commis l’erreur de m’asseoir dessus.

« Ah ! elle ne va pas trop bien, dit la première vieille femme ; elle est dans un de ses mauvais jours. Je crois vraiment que, si par malheur le feu s’éteignait, elle s’éteindrait avec lui pour ne plus jamais revenir à la vie. »

Ils la regardaient tous deux, je fis de même. Bien qu’il fît très-chaud dehors, elle semblait ne songer à rien au monde qu’au feu. Je crois même qu’elle était jalouse de la casserole, et j’ai quelque soupçon qu’elle lui en voulait de lui cacher le feu pour faire cuire mon œuf et frire mon lard, car je la vis me montrer le poing quand tout le monde avait le dos tourné, pendant ces opérations culinaires. Le soleil entrait par la petite fenêtre, mais elle lui tournait le dos, et, assise dans sa grande chaise qui tournait aussi le dos au soleil, elle semblait couver le feu comme pour lui tenir chaud, au lieu de s’y chauffer elle-même, et elle le surveillait d’un œil méfiant. Lorsqu’elle vit que les préparatifs de mon déjeuner touchaient à leur terme et que le feu allait enfin être délivré, elle éclata de rire dans sa joie, et je dois dire que son rire était loin d’être mélodieux.

Je m’assis en face de mon pain de seigle, de mon œuf, de ma tranche de lard, auxquels s’était ajoutée une jatte de lait, et je fis un repas délicieux. J’étais encore à l’œuvre, lorsque la vieille femme qui habitait la maison, dit au maître d’études :

« Avez-vous votre flûte sur vous ?

– Oui, répondit-il.

– Jouez-en donc un petit air, dit la vieille femme ; d’un ton suppliant. Je vous en prie. »

Le maître d’études mit la main sous les pans de son habit, et sortit les trois morceaux d’une flûte qu’il remonta, puis il se mit immédiatement à jouer. Mon opinion, après bien des années de réflexions, c’est que personne au monde n’a jamais pu jouer aussi mal. Il en tirait les sons les plus épouvantables que j’aie entendus, naturels ou artificiels. Je ne sais quel air il jouait, si tant est que ce fussent des airs, ce dont je doute, mais le résultat de cette mélodie fut primo, de me faire songer à toutes mes peines, au point de me faire venir les larmes aux yeux ; secondo, de m’ôter complètement l’appétit, et tertio, de me donner une telle envie de dormir que je ne pouvais tenir mes yeux ouverts. Le seul souvenir de cette musique m’assoupit encore. Je revois la petite chambre avec l’armoire du coin entr’ouverte, les chaises au dossier perpendiculaire, et le petit escalier à pic qui conduisait à une autre petite chambre au premier, enfin les trois plumes de paon qui ornaient le manteau de la cheminée ; je me souviens, qu’en entrant, je me demandais si le paon serait bien flatté de voir ses belles plumes condamnées à cet emploi, mais tout cela disparaît peu à peu devant moi, ma tête se penche, je dors. La flûte ne se fait plus entendre, c’est le son des roues qui retentit à mon oreille ; je suis en voyage ; la diligence s’arrête, je me réveille en sursaut, et voilà de nouveau la flûte ; le maître d’études de Salem-House en joue d’un air lamentable, et la vieille femme l’écoute avec ravissement. Mais elle disparaît à son tour, puis il disparaît aussi, enfin tout disparaît, il n’y a plus ni de flûte, ni de maître d’études, ni de Salem-House, ni de David Copperfield, il n’y a qu’un profond sommeil.

Je rêvais probablement, lorsque je crus voir, tandis qu’il soufflait dans cette épouvantable flûte, la vieille maîtresse du logis qui s’était approchée de lui dans son enthousiasme, se pencher tout d’un coup sur le dossier de sa chaise, et prendre sa tête dans ses bras pour l’embrasser ; un instant la flûte s’arrêta. J’étais apparemment entre la veille et le sommeil, alors et quelque temps après, car, lorsqu’il recommença à jouer, (ce qu’il y a de sûr c’est qu’il s’était interrompu un instant), je vis et j’entendis la susdite vieille femme demander à mistress Fibbitson si ce n’était pas délicieux (en parlant de la flûte), à quoi mistress Fibbitson répondit, « oui, oh oui ! » et se pencha vers le feu, auquel elle rapportait, j’en suis sûr tout l’honneur de cette jolie musique.

Il y avait déjà longtemps que j’étais endormi, je crois, lorsque le maître d’études de Salem-House démonta sa flûte, mit dans sa poche les trois pièces qui la composaient, et m’emmena. Nous trouvâmes la diligence tout près de là, et nous montâmes sur l’impériale, mais j’avais tellement envie de dormir que, lorsqu’on s’arrêta sur la route pour prendre d’autres voyageurs, on me mit dans l’intérieur où il n’y avait personne, et là je dormis profondément, jusqu’à une longue montée que les chevaux gravirent au pas entre de grands arbres. Bientôt la diligence s’arrêta ; elle avait atteint sa destination.

Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes, le maître d’études et moi, à Salem-House ; un grand mur de briques formait l’enceinte, et le tout avait l’air fort triste. Sur une porte pratiquée dans le mur était placé un écriteau où on lisait : Salem-House. Nous vîmes bientôt paraître, à une petite ouverture près de la porte, un visage maussade, qui appartenait à ce que je vis, lorsque la porte nous fut ouverte, à un gros homme, avec un cou énorme comme celui d’un taureau, une jambe de bois, un front bombé, et des cheveux coupés ras tout autour de la tête.

« C’est le nouvel élève, » dit le maître d’études.

L’homme à la jambe de bois m’examina de la tête aux pieds, ce qui ne fut pas long, car je n’étais pas bien grand, puis il referma la porte derrière nous, et prit la clef. Nous nous dirigions vers la maison, au milieu de grands arbres au feuillage sombre, quand il appela mon conducteur.

« Holà ! »

Nous nous retournâmes ; il était debout à la porte de la petite loge, où il demeurait, une paire de bottes à la main.

« Dites donc ! le savetier est venu depuis que vous êtes sorti, monsieur Mell, et il dit qu’il ne peut plus du tout les raccommoder. Il prétend qu’il ne reste pas un seul morceau de la botte primitive, et qu’il ne comprend pas que vous puissiez lui demander de les réparer. »

En parlant ainsi il jeta les bottes devant M. Mell, qui retourna quelques pas en arrière pour les ramasser, et qui les regarda de l’air le plus lamentable, en venant me retrouver. J’observai alors, pour la première fois, que les bottes qu’il portait étaient fort usées, et qu’il y avait même un endroit par où son bas sortait, comme un bourgeon qui veut percer l’écorce ?

Salem-House était un bâtiment carré bâti en briques avec deux pavillons sur les ailes, le tout d’une apparence nue et désolée. Tout ce qui l’entourait était si tranquille que je dis à M. Mell que probablement les élèves étaient en promenade, mais il parut surpris de ce que je ne savais pas qu’on était en vacances, et que tous les élèves étaient chez leurs parents, M. Creakle, le maître de pension, était au bord de la mer avec Mme et miss Creakle, et quant à moi, on m’envoyait en pension durant les vacances pour me punir de ma mauvaise conduite, comme il me l’expliqua tout du long en chemin.

Il me mena dans la salle d’études ; jamais je n’avais vu un lieu si déplorable ni si désolé. Je la revois encore à l’heure qu’il est. Une longue chambre, avec trois longues rangées de bancs et des champignons pour accrocher les chapeaux et les ardoises. Des fragments de vieux cahiers et de thèmes déchirés jonchent le plancher. Il y en a d’autres sur les pupitres qui ont servi à loger des vers à soie. Deux malheureuses petites souris blanches, abandonnées par leur propriétaire, parcourent du haut en bas une fétide petite forteresse construite en carton et en fil de fer, et leurs petits yeux rouges cherchent dans tous les coins quelque chose à manger. Un oiseau, enfermé dans une cage à peine plus grande que lui, fait de temps à autre un bruit monotone, en sautant sur son perchoir, de deux pouces de haut, ou en redescendant, sur son plancher, mais il ne chante ni ne siffle. Par toute la chambre, il règne une odeur malsaine, composé étrange, à ce qu’il me semble, de cuir pourri, de pommes renfermées et de livres moisis. Il ne saurait y avoir plus d’encre répandue dans toute cette pièce, lors même que les architectes auraient oublié d’y mettre une toiture, et que, pendant toute l’année, le ciel y aurait fait pleuvoir, neiger, ou grêler de l’encre.

M. Mell me quitta un moment, pour remonter ses bottes irréparables ; je m’avançai timidement vers l’autre bout de la chambre, tout en observant ce que je viens de décrire. Tout à coup j’arrivai devant un écriteau en carton, posé sur un pupitre ; on y lisait ces mots écrits en grosses lettres : « Prenez garde. Il mord. »

Je grimpai immédiatement sur le pupitre, persuadé que dessous il y avait au moins un gros chien. Mais j’avais beau regarder tout autour de moi avec inquiétude, je ne l’apercevais pas. J’étais encore absorbé dans cette recherche, lorsque M. Mell revint, et me demanda ce que je faisais là-haut.

« Je vous demande bien pardon, monsieur, mais je regarde où est le chien.

– Le chien ! dit-il, quel chien ?

– N’est-ce pas un chien, monsieur ?

– Quoi ? qu’est-ce qui n’est pas un chien ?

– Cet animal auquel il faut prendre garde, monsieur, parce qu’il mord.

– Non, Copperfield, dit-il gravement, ce n’est pas un chien. C’est un petit garçon. J’ai pour instruction, Copperfield, de vous attacher cet écriteau derrière le dos. Je suis fâché d’avoir à commencer par là avec vous, mais il le faut. »

Il me fit descendre et m’attacha derrière le dos, comme une giberne, l’écriteau bien adapté pour ce but, et partout où j’allais ensuite j’eus la consolation de le transporter avec moi.

Ce que j’eus à souffrir de cet écriteau, personne ne peut le deviner. Qu’il fût possible de me voir ou non, je me figurais toujours que quelqu’un était là à le lire ; ce n’était pas un soulagement pour moi que de me retourner et de ne voir personne, car je me figurais toujours qu’il y avait quelqu’un derrière mon dos. La cruauté de l’homme à la jambe de bois aggravait encore mes souffrances ; c’était lui qui était le mandataire de l’autorité, et toutes les fois qu’il me voyait m’appuyer le dos contre un arbre ou contre le mur, ou contre la maison, il criait de sa loge d’une voix formidable : « Hé ! Copperfield ! faites voir la pancarte, ou je vous donne une mauvaise note. » L’endroit où l’on jouait était une cour sablée, placée derrière la maison, en vue de toutes les dépendances, et je savais que les domestiques lisaient ma pancarte, que le boucher la lisait, que le boulanger la lisait, en un mot que tous ceux qui entraient ou qui sortaient le matin, tandis que je faisais ma promenade obligée, lisaient sur mon dos qu’il fallait prendre garde à moi parce que je mordais. Je me rappelle que j’avais fini positivement par avoir peur de moi comme d’une espèce d’enfant sauvage qui mordait.

Il y avait dans cette cour de récréation une vieille porte sur laquelle les élèves s’étaient amusés à sculpter leurs noms ; elle était complètement couverte de ce genre d’inscriptions. Dans ma terreur de voir arriver la fin des vacances qui ramènerait tous les élèves, je ne pouvais lire un seul de ces noms sans me demander de quel ton et avec quelle expression il lirait : « Prenez garde, il mord. » Il y en avait un, un certain Steerforth qui avait gravé son nom très-souvent et très-profondément. « Celui-là, me disais-je, va lire cela de toutes ses forces et puis il me tirera les cheveux. » Il y en avait un autre nommé Tommy Traddles ; je me figurais qu’il se ferait un amusement de m’approcher par mégarde, et de se reculer avec l’air d’avoir grand’peur. Quant au troisième, George Demple, je l’entendais chanter mon inscription. Enfin, dans ma frayeur, je contemplais en tremblant cette porte, jusqu’à ce qu’il me semblât entendre tous les propriétaires de ces noms (il y en avait quarante-cinq, à ce que me dit M. Mell) crier en chœur qu’il fallait m’envoyer à Coventry, et répéter, chacun à sa manière : « Prenez garde, il mord. »

Et de même pour les pupitres et les bancs, de même pour les lits solitaires que j’examinais le soir quand j’étais couché. Toutes les nuits j’avais des rêves où je voyais tantôt ma mère telle qu’elle était jadis, tantôt l’intérieur de M. Peggotty ; ou bien je voyageais sur l’impériale de la diligence, ou je dînais avec mon malheureux ami le garçon d’hôtel ; et partout je voyais tout le monde me regarder d’un air effaré ; on venait de s’apercevoir que je n’avais pour tout vêtement que ma chemise de nuit et mon écriteau.

Cette vie monotone et la frayeur que me causait la fin prochaine des vacances, me causaient une affliction intolérable. J’avais chaque jour de longs devoirs à faire pour M. Mell, mais je les faisais (M. Murdstone et sa sœur n’étaient plus là), et je ne m’en tirais pas mal. Avant et après mes heures d’étude je me promenais, sous la surveillance, comme je l’ai déjà dit, de l’homme à la jambe de bois. Je me rappelle encore, comme si j’y étais, tout ce que je voyais dans ces promenades, la terre humide autour de la maison, les pierres couvertes de mousse dans la cour, la vieille fontaine toute fendue et les troncs décolorés de quelques arbres ratatinés qui avaient l’air d’avoir reçu plus de pluie et moins de rayons de soleil que tous les arbres du monde ancien et moderne. Nous dînions à une heure, M. Mell et moi, au bout d’une longue salle à manger parfaitement nue, où on ne voyait que des tables de sapin qui sentaient le graillon, et puis nous nous remettions à travailler jusqu’à l’heure du thé ; M. Mell buvait son thé dans une petite tasse bleue, et moi dans un petit pot d’étain. Pendant toute la journée et jusqu’à sept ou huit heures du soir, M. Mell était établi à son pupitre dans la salle d’études ; il s’occupait sans relâche à faire les comptes du dernier semestre, sans quitter sa plume, son encrier, sa règle et ses livres. Quand il avait tout rangé le soir, il tirait sa flûte et soufflait dedans avec une telle énergie que je m’attendais à tout moment à le voir passer par le grand trou de son instrument, jusqu’à son dernier souffle, et à le voir fuir par les clefs.

Je me vois encore, pauvre petit enfant que j’étais alors, la tête dans mes mains au milieu de la pièce à peine éclairée, écoutant la douloureuse harmonie de M. Mell tout en méditant sur mes leçons du lendemain ; je me vois également, mes livres fermés à côté de moi, prêtant toujours l’oreille à la douloureuse harmonie de M. Mell, et croyant entendre à travers ces sons lamentables le bruit lointain de la maison paternelle et le sifflement du vent sur les dunes de Yarmouth. Ah ! combien je me sens isolé et triste ! je me vois montant me coucher dans des chambres presque désertes, et pleurant dans mon petit lit au souvenir de ma chère Peggotty ; je me vois descendant l’escalier le lendemain matin et regardant, par un carreau cassé de la lucarne qui l’éclaire, la cloche de la pension suspendue tout en haut d’un hangar, avec une girouette par dessus ; je la contemple et je songe avec effroi au temps où elle appellera à l’étude Steerforth et ses camarades, et pourtant j’ai encore bien plus peur du moment fatal où l’homme à la jambe de bois ouvrira la grille aux gonds rouillés pour laisser passer le redoutable M. Creakle. Je ne crois pas avec tout cela que je sois un très-mauvais sujet, mais je n’en porte pas moins le placard toujours sur mon dos.

M. Mell ne me disait pas grand’chose, mais il n’était pas méchant avec moi ; je suppose que nous nous tenions mutuellement compagnie sans nous parler. J’ai oublié de dire qu’il se parlait quelquefois à lui-même, et qu’alors il grinçait des dents, il serrait les poings et il se tirait les cheveux de la façon la plus étrange ; mais c’était une habitude qu’il avait comme ça. Dans les commencements cela me faisait peur, mais je ne tardai pas à m’y faire.

Chapitre VI. J’agrandis le cercle de mes connaissances. §

Je menais cette vie depuis un mois environ, lorsque l’homme à la jambe de bois se mit à parcourir la maison avec un balai et un seau d’eau ; j’en conclus qu’on préparait tout pour recevoir M. Creakle et ses élèves. Je ne me trompais pas, car bientôt le balai envahit la salle d’étude et nous en chassa M. Mell et moi. Nous allâmes vivre je ne sais où et je ne sais comment ; ce que je sais bien, c’est que, pendant plusieurs jours, nous rencontrions partout deux ou trois femmes, que je n’avais qu’à peine entrevues jusqu’alors, et que j’avalai une telle quantité de poussière que j’éternuais aussi souvent que si Salem-House avait été une vaste tabatière.

Un jour M. Mell m’annonça que M. Creakle arriverait le soir. Après le thé, j’appris qu’il était arrivé ; avant l’heure de me coucher, l’homme à la jambe de bois vint me chercher pour comparaître devant lui.

M. Creakle habitait une portion de la maison beaucoup plus confortable que la nôtre ; il avait un petit jardin qui paraissait charmant à côté de la récréation, sorte de désert en miniature, où un chameau et un dromadaire se seraient trouvés comme chez eux. Je me trouvai bien hardi d’oser remarquer qu’il n’y avait pas jusqu’au corridor qui n’eût l’air confortable, tandis que je me rendais tout tremblant chez M. Creakle. J’étais tellement abasourdi en entrant, que je vis à peine mistress Creakle ou miss Creakle qui étaient toutes deux dans le salon. Je ne voyais que M. Creakle, ce bon et gros monsieur qui portait un paquet de breloques à sa montre : il était assis dans un fauteuil, avec une bouteille et un verre à côté de lui.

« Ah ! dit M. Creakle, voilà le jeune homme dont il faut limer les dents. Faites-le retourner. »

L’homme à la jambe de bois me retourna de façon à montrer le placard, puis lorsque M. Creakle eut eu tout le temps de le lire, il me replaça en face du maître de pension, et se mit à côté de lui. M. Creakle avait l’air féroce, ses yeux étaient petits et très-enfoncés ; il avait de grosses veines sur le front, un petit nez et un menton très-large. Il était chauve, et n’avait que quelques petits cheveux gras et gris, qu’il lissait sur ses tempes, de façon à leur donner rendez-vous au milieu du front. Mais ce qui chez lui me fit le plus d’impression, c’est qu’il n’avait presque pas de voix et parlait toujours tout bas. Je ne sais si c’est qu’il avait de la peine à parler même ainsi, ou si le sentiment de son infirmité l’irritait, mais, toutes les fois qu’il disait un mot, son visage prenait une expression encore plus méchante, ses veines se gonflaient, et quand j’y réfléchis, je comprends que ce soit là ce qui me frappa d’abord, comme ce qu’il y avait chez lui de plus remarquable.

« Voyons, dit M. Creakle. Qu’avez-vous à m’apprendre sur cet enfant ?

– Rien encore, répartit l’homme à la jambe de bois. Il n’y a pas eu d’occasion. »

Il me sembla que M. Creakle était désappointé. Il me sembla que mistress Creakle et sa fille (que je venais de regarder pour la première fois, et qui étaient maigres et silencieuses à l’envi l’une de l’autre), n’étaient pas désappointées.

« Venez ici, monsieur ! dit M. Creakle en me faisant signe de la main.

– Venez ici ! dit l’homme à la jambe de bois en répétant le geste de M. Creakle.

– J’ai l’honneur de connaître votre beau-père, murmura M. Creakle en m’empoignant par l’oreille. C’est un digne homme, un homme énergique. Il me connaît, et moi je le connais. Me connaissez-vous, vous ? hein ! dit M. Creakle en me pinçant l’oreille avec un enjouement féroce.

– Pas encore, monsieur ! dis-je tout en gémissant.

– Pas encore ? hein ? répéta M. Creakle. Cela viendra, hein ?

– Cela viendra ! hein ? » répéta l’homme à la jambe de bois.

Je découvris plus tard que son timbre retentissant lui procurait l’honneur de servir d’interprète à M. Creakle auprès de ses élèves.

J’étais horriblement effrayé et je me contentai de dire que je l’espérais bien. Mais tout en parlant, je me sentais l’oreille tout en feu, il la pinçait si fort !

« Je vais vous dire ce que je suis, murmura M. Creakle en lâchant enfin mon oreille, mais après l’avoir tordue de façon à me faire venir les larmes aux yeux. Je suis un Tartare.

– Un Tartare, dit l’homme à la jambe de bois.

– Quand je dis que je ferai une chose, je la fais, dit M. Creakle, et quand je dis qu’il faut faire une chose, je veux qu’on la fasse.

– Qu’il faut faire une chose, je veux qu’on la fasse, répéta l’homme à la jambe de bois.

– Je suis un caractère décidé, dit M. Creakle. Voilà ce que je suis. Je fais mon devoir, voilà ce que je fais. Quand ma chair et mon sang (il se tourna vers mistress Creakle), quand ma chair et mon sang se révoltent contre moi, ce n’est plus ma chair et mon sang ; je les renie. Cet individu a-t-il reparu ? demanda-t-il à l’homme à la jambe de bois.

– Non, répondit-il.

– Non ? dit M. Creakle. Il a bien fait. Il me connaît, qu’il se tienne à l’écart. Je dis qu’il se tienne à l’écart, dit M. Creakle en tapant sur la table et en regardant mistress Creakle, car il me connaît. Vous devez commencer aussi à me connaître, mon petit ami. Vous pouvez vous en aller. Emmenez-le.

J’étais bien content qu’il me renvoyât, car mistress Creakle et miss Creakle s’essuyaient les yeux, et je souffrais autant pour elles que pour moi. Mais j’avais à lui adresser une pétition qui avait pour moi tant d’intérêt que je ne pus m’empêcher de lui dire, tout en admirant mon courage :

« Si vous vouliez bien, monsieur. »

M. Creakle murmura : « Hein ? Qu’est-ce que ceci veut dire ? et baissa les yeux sur moi, comme s’il avait envie de me foudroyer d’un regard.

– Si vous vouliez bien, monsieur, balbutiai-je, si je pouvais (je suis bien fâché de ce que j’ai fait, monsieur) ôter cet écriteau avant le retour des élèves.

Je ne sais si M. Creakle eut vraiment envie de sauter sur moi, ou s’il avait seulement l’intention de m’effrayer, mais il s’élança hors de son fauteuil et je m’enfuis comme un trait, sans attendre l’homme à la jambe de bois ; je ne m’arrêtai que dans le dortoir, où je me fourrai bien vite dans mon lit, où je restai à trembler, pendant plus de deux heures.

Le lendemain matin M. Sharp revint. M. Sharp était le second de M. Creakle, le supérieur de M. Mell. M. Mell prenait ses repas avec les élèves, mais M. Sharp dînait et soupait à la table de M. Creakle. C’était un petit monsieur à l’air délicat, avec un très-grand nez ; il portait sa tête de côté, comme si elle était trop lourde pour lui. Ses cheveux étaient longs et ondulés, mais j’appris par le premier élève qui revint, que c’était une perruque (une perruque d’occasion, me dit-il), et que M. Sharp sortait tous les samedis pour la faire boucler.

Ce fut Tommy Traddles qui me donna ce renseignement, il revint le premier. Il se présenta à moi en m’informant que je trouverais son nom au coin de la grille à droite, au devant du grand verrou ; je lui dis : « Traddles, » à quoi il me répondit « lui-même, » puis il me demanda une foule de détails sur moi et sur ma famille.

Ce fut très-heureux pour moi que Traddles revint le premier. Mon écriteau l’amusa tellement, qu’il m’épargna l’embarras de le montrer ou de le dissimuler, en me présentant à tous les élèves immédiatement après leur arrivée. Qu’ils fussent grands ou petits, il leur criait : « Venez vite ! voilà une bonne farce ! » Heureusement aussi, la plupart des enfants revenaient tristes et abattus, et moins disposés à rire à mes dépens, que je ne l’avais craint. Il y en avait bien quelques-uns qui sautaient autour de moi comme des sauvages, et il n’y en avait à peu près aucun qui sût résister à la tentation de faire comme si j’étais un chien dangereux : ils venaient me caresser et me cajoler comme si j’étais sur le point de les mordre, puis ils disaient : « À bas, monsieur ! » et ils m’appelaient « Castor. » C’était naturellement fort ennuyeux pour moi, au milieu de tant d’étrangers, et cela me coûta bien des larmes, mais à tout prendre, j’avais redouté pis.

On ne me regarda comme positivement admis dans la pension, qu’après l’arrivée de F. Steerforth. On m’amena devant lui comme devant mon juge : il avait la réputation d’être très-instruit, et il était très-beau garçon : il avait au moins six ans plus que moi. Il s’enquit, sous un petit hangar dans la cour, des détails de mon châtiment, et voulut bien déclarer que selon lui, « c’était une fameuse infamie, » ce dont je lui sus éternellement gré.

« Combien d’argent avez-vous, Copperfield ? me dit-il tout en se promenant avec moi, une fois mon jugement prononcé.

Je lui dis que j’avais sept shillings.

« Vous feriez mieux de me les donner, dit-il. Je vous les garderais ; si cela vous plaît, toutefois : autrement, n’en faites rien. »

Je me hâtai d’obéir à cette amicale proposition, et je versai dans la main de Steerforth tout le contenu de la bourse de Peggotty.

– Voulez-vous en dépenser quelque chose maintenant ? dit Steerforth. Qu’en pensez-vous ?

– Non, merci, répondis-je.

– Mais c’est très-facile, si vous en avez envie ? dit Steerforth, vous n’avez qu’à parler.

– Non, merci, monsieur, répétai-je.

– Peut-être auriez-vous eu envie d’acheter une bouteille de cassis, pour un ou deux shillings. Nous la boirions peu à peu, là-haut dans le dortoir, reprit Steerforth. Vous êtes de mon dortoir, à ce qu’il paraît. »

L’idée ne m’en était pas venue, mais je n’en dis pas moins : « oui, cela me convient tout à fait.

– Parfaitement dit Steerforth. Je parie que vous seriez enchanté d’acheter pour un shilling de biscuits aux amandes ? »

Je répondis que cela me plaisait aussi.

« Et puis pour un ou deux shillings de gâteaux et de fruits ? dit Steerforth, n’est-ce pas, petit Copperfield ! »

Je souris parce qu’il souriait, mais malgré ça je ne savais trop qu’en penser.

« Bon ! dit Steerforth, cela durera ce que ça pourra, après tout. Vous pouvez compter sur moi. Je sors quand cela me plaît, je passerai le tout en contrebande. » Et en même temps il mit l’argent dans sa poche, en me recommandant de ne pas m’inquiéter : il veillerait à ce que tout se passât bien.

Il tint parole, si on pouvait dire que tout se passât bien, lorsqu’au fond du cœur je sentais que c’était mal, que c’était faire un mauvais usage des deux demi-couronnes de ma mère ; je conservai pourtant le morceau de papier qui les enveloppait : précieuse économie ! Quand nous montâmes nous coucher, il me montra le produit de mes sept shillings, et posant le tout sur mon lit, à la lueur de la lune, il me dit :

« Voilà tout, jeune Copperfield, vous avez là un fameux gala ! »

Je ne pouvais songer, vu mon âge, à faire les honneurs du festin, quand j’avais là Steerforth pour les faire : ma main tremblait à cette seule pensée. Je le priai de vouloir bien y présider, et ma requête fut appuyée par tous les élèves du dortoir. Il accepta, s’assit sur mon oreiller, fit circuler les mets avec une parfaite équité, je dois en convenir, et nous distribua le cassis dans un petit verre sans pied, qui lui appartenait. Quant à moi, j’étais assis à sa gauche, les autres étaient groupés autour de nous, assis par terre sur les lits les plus rapprochés du mien.

Comme je me rappelle cette soirée ! Nous parlions à voix basse, ou plutôt ils parlaient et je les écoutais respectueusement ; les rayons de la lune tombaient dans la chambre à peu de distance et dessinaient de leur pâle clarté une fenêtre sur le parquet. Nous restions presque tous dans l’ombre, excepté quand Steerforth plongeait une allumette dans sa petite boîte de phosphore, pour aller chercher quelque chose sur la table, lumière bleuâtre qui disparaissait aussitôt. Je me sens de nouveau saisi d’une certaine terreur mystérieuse ; il fait sombre, notre festin doit être caché, tout le monde chuchote autour de moi, et j’écoute avec une crainte vague et solennelle, heureux de sentir mes camarades autour de moi, et très-effrayé (bien que je fasse semblant de rire) quand Traddles prétend apercevoir un revenant dans un coin.

On raconta toutes sortes de choses sur la pension, et sur ceux qui y vivaient. J’appris que M. Creakle avait raison de se baptiser lui-même un Tartare ; que c’était le plus dur et le plus sévère des maîtres ; que pas un jour ne s’écoulait sans qu’il vînt punir de sa propre main les élèves en faute. Il ne savait absolument rien autre chose que de punir, disait Steerforth ; il était plus ignorant que le plus mauvais élève : il ne s’était fait maître de pension, ajoutait-il, qu’après avoir fait banqueroute dans un faubourg de Londres, comme marchand de houblon ; il n’avait pu se tirer d’affaire que grâce à la fortune de mistress Creakle ; sans compter bien d’autres choses encore que je m’étonnais qu’ils pussent savoir.

J’appris que l’homme à la jambe de bois, qui s’appelait Tungby, était un barbare impitoyable qui, après avoir servi d’abord dans le commerce du houblon, avait suivi M. Creakle dans la carrière de l’enseignement ; on supposait que c’était parce qu’il s’était cassé la jambe au service de M. Creakle, et qu’il savait tous ses secrets, l’ayant assisté dans beaucoup d’opérations peu honorables. J’appris qu’à la seule exception de M. Creakle, Tungby considérait toute la pension, maîtres ou élèves, comme ses ennemis naturels, et qu’il mettait son plaisir à se montrer grognon et méchant. J’appris que M. Creakle avait un fils, que Tungby n’aimait pas ; et qu’un jour, ce fils qui aidait son père dans la pension, ayant osé lui adresser quelques observations sur la façon dont il traitait les enfants, peut-être même protester contre les mauvais traitements que sa mère avait à souffrir, M. Creakle l’avait chassé de chez lui, et que, depuis ce jour, mistress Creakle et miss Creakle menaient la vie la plus triste du monde.

Mais ce qui m’étonna le plus, ce fut d’entendre dire qu’il y avait un de ses élèves sur lequel M. Creakle n’avait jamais osé lever la main, et que cet élève était Steerforth. Steerforth confirma cette assertion, en disant qu’il voudrait bien voir qu’il le touchât du bout du doigt. Un élève pacifique (ce ne fut pas moi), lui ayant demandé comment il s’y prendrait si M. Creakle en venait là, il trempa une allumette dans le phosphore, comme pour donner plus d’éclat à sa réponse, et dit qu’il commencerait par lui donner un bon coup sur la tête avec la bouteille d’encre qui était toujours sur la cheminée. Après quoi, pendant quelques minutes, nous restâmes dans l’obscurité, n’osant pas seulement souffler de peur.

J’appris que M. Sharp et M. Mell ne recevaient qu’un misérable salaire ; que, lorsqu’il y avait à dîner sur la table de M. Creakle de la viande chaude et de la viande froide, il était convenu que M. Sharp devait toujours préférer la froide. Ce fait nous fut de nouveau confirmé par Steerforth, le seul admis aux honneurs de la table de M. Creakle. J’appris que la perruque de M. Sharp n’allait pas à sa tête, et qu’il ferait mieux de ne pas tant faire son fier avec sa perruque, parce qu’on voyait ses cheveux roux passer par-dessous.

J’appris qu’un des élèves était le fils d’un marchand de charbon, et qu’on le recevait dans la pension en payement du compte de charbon ; ce qui lui avait valu le surnom de M. Troc, sobriquet emprunté au chapitre du livre d’arithmétique, qui traitait de ces matières. Quant à la bière, disait-on, c’est un vol fait aux parents, aussi bien que le pudding. On croyait, en général, que miss Creakle était amoureuse de Steerforth. Quoi de plus probable, me disais-je, tandis qu’assis dans les ténèbres, je songeais à la voix si douce, au beau visage, aux manières élégantes, aux cheveux bouclés de mon nouvel ami ? J’appris aussi que M. Mell était un assez bon garçon, mais qu’il n’avait pas six pence à lui appartenant, et qu’à coup sûr la vieille Mme Mell, sa mère, était pauvre comme Job. Cela me rappela mon déjeuner où j’avais cru entendre « Mon Charles ! » Mais, grâce à Dieu, je me rappelle aussi que je n’en soufflai mot à personne.

Toute cette conversation se prolongea un peu de temps après le banquet. La plus grande partie des convives étaient allés se coucher dès que le repas avait été terminé, et nous finîmes par les imiter après être restés encore à chuchoter et à écouter tout en nous déshabillant.

« Bonsoir, petit Copperfield, dit Steerforth, je prendrai soin de vous.

– Vous êtes bien bon, dis-je, le cœur plein de gratitude. Je vous remercie beaucoup.

– Avez-vous une sœur ? dit Steerforth, tout en bâillant.

– Non, répondis-je.

– C’est dommage, dit Steerforth. Si vous en aviez eu une, je crois que ce serait une gentille petite personne, timide, jolie, avec des yeux très-brillants. J’aurais aimé à faire sa connaissance. Bonsoir, petit Copperfield.

– Bonsoir, monsieur, » répondis-je. Je ne pensai qu’à lui au fond de mon lit, je me soulevai pour le regarder ; couché au clair de la lune, sa jolie figure tournée vers moi, la tête négligemment appuyée sur son bras, c’était, à mes yeux, un grand personnage, il n’est pas étonnant que j’en eusse l’esprit tout occupé ; les sombres mystères de son avenir inconnu ne se révélaient pas sur sa face à la clarté de la lune. Il n’y avait pas une ombre attachée à ses pas, pendant la promenade que je fis, en rêve avec lui, dans le jardin.

Chapitre VII. Mon premier semestre à Salem-House. §

Les classes recommencèrent sérieusement le lendemain. Je me rappelle avec quelle profonde impression j’entendis tout à coup tomber le bruit des voix qui fut remplacé par un silence absolu, lorsque M. Creakle entra après le déjeuner. Il se tint debout sur le seuil de la porte, les yeux fixés sur nous, comme dans les contes des fées, quand le géant vient passer en revue ses malheureux prisonniers.

Tungby était à côté de M. Creakle. Je me demandai dans quel but il criait « silence ! » d’une voix si féroce ; nous étions tous pétrifiés, muets et immobiles.

On vit parler M. Creakle, et on entendit Tungby dans les termes suivants :

« Jeunes élèves, voici un nouveau semestre. Veillez à ce que vous allez faire dans ce nouveau semestre. De l’ardeur dans vos études, je vous le conseille, car moi, je reviens plein d’ardeur pour vous punir. Je ne faiblirai pas. Vous aurez beau frotter la place, vous n’effacerez pas la marque de mes coups. Et maintenant, tous, à l’ouvrage ! »

Ce terrible exorde prononcé, Tungby disparut, et M. Creakle s’approcha de moi ; il me dit que, si je savais bien mordre, lui aussi il était célèbre en ce genre. Il me montra sa canne, et me demanda ce que je pensais de cette dent-là ? Était-ce une dent canine, hein ? Était-ce une grosse dent, hein ? Avait-elle de bonnes pointes, hein ? Mordait-elle bien, hein ? Mordait-elle bien ? Et à chaque question il me cinglait un coup de jonc qui me faisait tordre en deux ; j’eus donc bientôt payé, comme disait Steerforth, mon droit de bourgeoisie à Salem-House. Il me coûta bien des larmes.

Au reste, j’aurais tort de me vanter que ces marques de distinction spéciales fussent réservées pour moi : j’étais loin d’en avoir le privilège. La grande majorité des élèves (surtout les plus jeunes) n’étaient pas moins favorisés, toutes les fois que M. Creakle faisait le tour de la salle d’études. La moitié des enfants pleuraient et se tordaient déjà, dès avant l’entrée à l’étude et je n’ose pas dire combien d’autres élèves se tordaient et pleuraient avant la fin de l’étude ; on m’accuserait d’exagération.

Je ne crois pas que personne au monde puisse aimer sa profession plus que ne le faisait M. Creakle. Le plaisir qu’il éprouvait à détacher un coup de canne aux élèves ressemblait à celui que donne la satisfaction d’un appétit impérieux. Je suis convaincu qu’il était incapable de résister au désir de frapper, surtout de bonnes petites joues bien potelées ; c’était une sorte de fascination qui ne lui laissait pas de repos, jusqu’à ce qu’il eût marqué et tailladé le pauvre enfant pour toute la journée. J’étais très-joufflu dans ce temps-là, et j’en sais quelque chose. Quand je pense à cet être-là, maintenant, je sens que j’éprouve contre lui une indignation aussi désintéressée que si j’avais été témoin de tout cela sans être en son pouvoir ; tout mon sang bout dans mes veines, à la pensée de cette brute imbécile, qui n’était pas plus qualifiée pour le genre de confiance importante dont il avait reçu le dépôt, que pour être grand amiral, ou pour commander en chef l’armée de terre de Sa Majesté. Peut-être même, dans l’une ou l’autre de ces fonctions, aurait-il fait infiniment moins de mal !

Et nous, malheureuses petites victimes d’une idole sans pitié, avec quelle servilité nous nous abaissions devant lui ! Quel début dans la vie, quand j’y pense, que d’apprendre à ramper à plat ventre devant un pareil individu !

Je me vois encore assis devant mon pupitre ; j’observe son œil, je l’observe humblement ; lui, il est occupé à rayer un cahier d’arithmétique pour une autre de ses victimes ; cette même règle vient de cingler les doigts du pauvre petit garçon, qui cherche à guérir ses blessures en les enveloppant dans son mouchoir. J’ai beaucoup à faire. Ce n’est pas par paresse que j’observe l’œil de M. Creakle, mais parce que je ne peux m’en empêcher ; j’ai un désir invincible de savoir ce qu’il va faire tout à l’heure, si ce sera mon tour, ou celui d’un autre, d’être martyrisé. Une rangée de petits garçons placés après moi, observent son œil, dans le même sentiment d’angoisse. Je sens qu’il le voit, bien qu’il ait l’air de ne pas s’en apercevoir. Il fait d’épouvantables grimaces tout en rayant son cahier, puis il jette sur nous un regard de côté ; nous nous penchons en tremblant sur nos livres. Un moment après, nos yeux sont de nouveau attachés sur lui. Un malheureux coupable, qui a mal fait un de ses devoirs, s’avance sur l’injonction de M. Creakle. Il balbutie des excuses et promet de mieux faire le lendemain. M. Creakle fait quelque plaisanterie avant de le battre, et nous rions, pauvres petits chiens couchants que nous sommes ; nous rions, pâles comme la mort, et le corps refoulé jusqu’au bas de nos talons.

Me voilà de nouveau devant mon pupitre, par une étouffante journée d’été. J’entends tout autour de moi un bourdonnement confus, comme si mes camarades étaient autant de grosses mouches. J’ai encore sur l’estomac le gras de bouilli tiède que nous avons eu à dîner il y a une heure ou deux. J’ai la tête lourde comme du plomb, je donnerais tout au monde pour pouvoir dormir. J’ai l’œil sur M. Creakle, je cherche à le tenir bien ouvert ; quand le sommeil me gagne par trop, je le vois à travers un nuage, réglant éternellement son cahier ; puis, tout d’un coup, il vient derrière moi et me donne un sentiment plus réel de sa présence, en m’allongeant un bon coup de canne sur le dos.

Maintenant je suis dans la cour, toujours fasciné par lui, bien que je ne puisse pas le voir. Je sais qu’il est occupé à dîner dans une pièce dont je vois la fenêtre ; c’est la fenêtre que j’examine. S’il passe devant, ma figure prend immédiatement une expression de résignation soumise. S’il met la tête à la fenêtre, l’élève le plus audacieux (Steerforth seul excepté) s’arrête au milieu du cri le plus perçant, pour prendre l’air d’un petit saint. Un jour Traddles (je n’ai jamais vu garçon plus malencontreux) casse par malheur un carreau de la fenêtre avec sa balle. À l’heure qu’il est, je frissonne encore en songeant à ce moment fatal ; la balle a dû rebondir jusque sur la tête sacrée de M. Creakle.

Pauvre Traddles ! Avec sa veste et son pantalon bleu de ciel devenus trop étroits, qui donnaient à ses bras et à ses jambes l’air de saucissons bien ficelés, c’était bien le plus gai, mais aussi le plus malheureux de nous tous. Il était battu régulièrement tous les jours : je crois vraiment que pendant ce semestre entier, il n’y échappa pas une seule fois, sauf un lundi, jour de congé, où il ne reçut que quelques coups de règle sur les doigts. Il nous annonçait tous les jours qu’il allait écrire à son oncle pour se plaindre, et jamais il ne le faisait. Après un moment de réflexion, la tête couchée sur son pupitre, il se relevait, se remettait à rire, et dessinait partout des squelettes sur son ardoise, jusqu’à ce que ses yeux fussent tout à fait secs. Je me suis longtemps demandé quelle consolation Traddles pouvait trouver à dessiner des squelettes ; je le prenais au premier abord pour une espèce d’ermite, qui cherchait à se rappeler, au moyen de ces symboles de la brièveté de la vie, que l’exercice de la canne n’aurait qu’un temps. Mais je crois qu’en réalité il avait adopté ce genre de sujets, parce que c’était le plus facile, et qu’il n’y avait pas de traits à faire sur les lignes.

Traddles était un garçon plein de cœur ; il considérait comme un devoir sacré pour tous les élèves de se soutenir les uns les autres. Plusieurs fois il eut à en porter la peine. Un jour surtout où Steerforth avait ri pendant l’office, le bedeau crut que c’était Traddles, et le fit sortir. Je le vois encore, quittant l’église, suivi des regards de toute la congrégation. Il ne voulut jamais dire quel était le vrai coupable, et pourtant le lendemain il fut cruellement châtié, et il passa tant d’heures en prison, qu’il en sortit avec un plein cimetière de squelettes entassés sur toutes les pages de son dictionnaire latin. Mais aussi il fut bien récompensé. Steerforth dit que Traddles n’était pas un capon, et quelle louange à nos yeux aurait pu valoir celle-là ? Quant à moi, j’aurais supporté bien des choses pour obtenir une pareille indemnité (et pourtant j’étais bien plus jeune que Traddles, et beaucoup moins brave).

Un des grands bonheurs de ma vie, c’était de voir Steerforth se rendre à l’église en donnant le bras à miss Creakle. Je ne trouvais pas miss Creakle aussi belle que la petite Émilie ; je ne l’aimais pas, jamais je n’aurais eu cette audace, mais je la trouvais remarquablement séduisante, et d’une distinction sans égale. Quand Steerforth, en pantalon blanc, tenait l’ombrelle de miss Creakle, je me sentais fier de le connaître, et il me semblait qu’elle ne pouvait s’empêcher de l’adorer de tout son cœur. M. Sharp et M. Mell étaient certainement à mes yeux de grands personnages, mais Steerforth les éclipsait comme le soleil éclipse les étoiles.

Steerforth continuait à me protéger, et son amitié m’était des plus utiles, car personne n’osait s’attaquer à ceux qu’il daignait honorer de sa bienveillance. Il ne pouvait me défendre vis-à-vis de M. Creakle, qui était très-sévère pour moi : il n’essayait même pas ; mais quand j’avais eu à souffrir encore plus que de coutume, il me disait que je n’avais pas de toupet ; que, pour son compte, jamais il ne supporterait un pareil traitement ; cela me redonnait un peu de courage, et je lui en savais gré. La sévérité de M. Creakle eut pour moi un avantage, le seul que j’aie jamais pu découvrir. Il s’aperçut un jour que mon écriteau le gênait quand il passait derrière le banc, et qu’il voulait me donner, en circulant, un coup de sa canne, en conséquence l’écriteau fut enlevé, et je ne le revis plus.

Une circonstance fortuite vint encore augmenter mon intimité avec Steerforth, et cela d’une manière qui me causa beaucoup d’orgueil et de satisfaction. Un jour qu’il me faisait l’honneur de causer avec moi pendant la récréation, je me hasardai à lui faire observer que quelqu’un ou quelque chose (j’ai oublié les détails), ressemblait à quelqu’un ou à quelque chose dans l’histoire de Peregrine Pickle. Steerforth ne répondit rien ; mais le soir, pendant que je me déshabillais, il me demanda si j’avais cet ouvrage.

Je lui dis que non, et je lui racontai comment je l’avais lu, de même que tous les autres livres dont j’ai parlé au commencement de ce récit.

« Est-ce que vous vous en souvenez ? dit Steerforth.

– Oh ! oui, répondis-je : j’avais beaucoup de mémoire, et il me semblait que je me les rappelais à merveille.

– Écoutez-moi, Copperfield, dit Steerforth, vous me les raconterez. Je ne peux pas m’endormir de bonne heure le soir, et je me réveille généralement de grand matin. Nous les prendrons les uns après les autres. Ce sera juste comme dans les Mille et une Nuits. »

Cet arrangement flatta singulièrement ma vanité, et le soir même, nous commençâmes à le mettre à exécution. Je ne saurais dire, et je n’ai nulle envie de le savoir, comment j’interprétai les œuvres de mes auteurs favoris ; mais j’avais en eux une foi profonde, et je racontais, autant que je puis croire, avec simplicité et avec gravité ce que j’avais à raconter : ces qualités-là faisaient passer par-dessus bien des choses.

Il y avait pourtant un revers à la médaille ; bien souvent le soir je tombais de sommeil, ou bien j’étais ennuyé et peu disposé à reprendre mon récit, et alors c’était bien pénible ; mais il fallait pourtant le faire, car de désappointer Steerforth au risque de lui déplaire, il n’en pouvait pas être question. Le matin aussi, quand j’étais fatigué et que j’avais grande envie de dormir encore une heure, je trouvais très-peu divertissant d’être réveillé en sursaut comme la sultane Schéhérazade, et contraint à raconter une longue histoire avant que la cloche se mît à sonner ; mais Steerforth tenait bon ; et comme, en revanche, il m’expliquait mes problèmes et mes versions, et qu’il m’aidait à faire ce qui me donnait trop de peine, je ne perdais pas sur ce marché. Qu’il me soit permis cependant de me rendre justice. Ce n’était ni l’intérêt personnel, ni l’égoïsme, ni la crainte qui me faisaient agir ainsi ; je l’aimais et je l’admirais, son approbation me payait de tout. J’y attachais un tel prix que j’ai le cœur serré aujourd’hui en me rappelant ces enfantillages.

Steerforth ne manquait pas non plus de prudence et, une fois entre autres, il la déploya avec une persistance qui dut, je crois, faire venir un peu l’eau à la bouche au pauvre Traddles et à mes autres camarades. La lettre que m’avait annoncée Peggotty, et quelle lettre ! m’arriva au bout de quelques semaines, et elle était accompagnée d’un gâteau enfoui au milieu d’une provision d’oranges, et de deux bouteilles de vin de primevère. Je m’empressai, comme de raison, d’aller mettre ces trésors aux pieds de Steerforth, en le priant de se charger de la distribution.

« Écoutez-moi bien, Copperfield, dit-il, nous garderons le vin pour vous humecter le gosier quand vous me raconterez des histoires. »

Je rougis à cette idée, et dans ma modestie, je le conjurai de n’y pas songer. Mais il me dit qu’il avait remarqué que j’étais souvent un peu enroué, ou, comme il disait, que j’avais des chats dans la gorge et que ma liqueur serait employée jusqu’à la dernière goutte à me rafraîchir le gosier. En conséquence, il l’enferma dans une caisse qui lui appartenait ; il en mit une portion dans une fiole, et de temps à autre, lorsqu’il jugeait que j’avais besoin de me restaurer, il m’en administrait quelques gouttes au moyen d’un chalumeau de plume. Parfois, dans le but de rendre le remède encore plus efficace, il avait la bonté d’y ajouter un peu de jus d’orange ou de gingembre, ou d’y faire fondre de la muscade ; je ne puis pas dire que la saveur en devint plus agréable, ni que cette boisson fût précisément stomachique à prendre le soir en se couchant ou le matin en se réveillant, mais ce que je puis dire c’est que je l’avalais avec la plus vive reconnaissance pour les soins dont me comblait Steerforth.

Peregrine nous prit, à ce qu’il me semble, des mois à raconter ; les autres contes plus longtemps encore. Si l’institution s’ennuyait, ce n’était toujours pas faute d’histoires, et la liqueur dura presque aussi longtemps que mes récits. Le pauvre Traddles (je ne puis jamais songer à lui sans avoir à la fois une étrange envie de rire et de pleurer), remplissait le rôle des chœurs dans les tragédies antiques ; tantôt il affectait de se tordre de rire dans les endroits comiques ; tantôt, lorsqu’il arrivait quelque événement effrayant, il semblait saisi d’une mortelle épouvante. Cela me troublait même très-souvent au milieu de mes narrations. Je me souviens qu’une de ses plaisanteries favorites, c’était de faire semblant de ne pouvoir s’empêcher de claquer des dents lorsque je parlais d’un alguazil en racontant les aventures de Gil Blas ; et le jour où Gil Blas rencontra dans les rues de Madrid le capitaine des voleurs, ce malheureux Traddles poussa de tels cris de terreur que M. Creakle l’entendit, en rôdant dans notre corridor, et le fouetta d’importance pour lui apprendre à se mieux conduire au dortoir.

Rien n’était plus propre à développer en moi une imagination naturellement rêveuse et romanesque, que ces histoires racontées dans une profonde obscurité, et sous ce rapport je doute que cette habitude m’ait été fort salutaire. Mais, en me voyant choyé dans notre dortoir comme un joujou récréatif, et en songeant au renom que m’avait fait et au relief que me donnait mon talent de narrateur parmi mes camarades, bien que je fusse le plus jeune, le sentiment de mon importance me stimulait infiniment.

Dans une pension où règne une cruauté barbare, quelque soit le mérite de son directeur, il n’y a pas de danger qu’on apprenne grand’chose. En masse, les élèves de Salem-House ne savaient absolument rien ; ils étaient trop tourmentés et trop battus pour pouvoir apprendre quelque chose ; peut-on jamais rien faire au milieu d’une vie perpétuellement agitée et malheureuse ? Mais ma petite vanité, aidée des conseils de Steerforth, me poussait à m’instruire, et si elle ne m’épargnait pas grand’chose en fait de punition, du moins elle me faisait un peu sortir de la paresse universelle, et je finissais par attraper au vol par-ci par-là quelques bribes d’instruction.

En cela j’étais soutenu par M. Mell, qui avait pour moi une affection dont je me souviens avec reconnaissance. J’étais fâché de voir que Steerforth le traitait avec un dédain systématique, et ne perdait jamais une occasion de blesser ses sentiments, ou de pousser les autres à le faire. Cela m’était d’autant plus pénible que j’avais confié à Steerforth que M. Mell m’avait mené voir deux vieilles femmes ; il m’aurait été aussi impossible de lui cacher un pareil secret que de ne pas partager avec lui un gâteau ou toute autre douceur ; mais j’avais toujours peur que Steerforth ne se servit de cette révélation pour tourmenter M. Mell.

Pauvre M. Mell ! Nous ne nous doutions guère, ni l’un ni l’autre, le jour ou j’allai déjeuner dans cette maison, et faire un somme à l’ombre des plumes de paon, au son de la flûte, du mal que causerait plus tard cette visite insignifiante à l’hospice de sa mère. Mais on en verra plus tard les résultats imprévus ; et, dans leur genre, ils ne manquèrent pas de gravité.

Un jour, M. Creakle garda la chambre pour indisposition : la joie fut grande parmi nous, et l’étude du matin singulièrement agitée. Dans notre satisfaction, nous étions difficiles à mener, et le terrible Tungby eut beau paraître deux ou trois fois, il eut beau noter les noms des principaux coupables, personne n’y prit garde ; on était bien sûr d’être puni le lendemain, quoi qu’on pût faire, et mieux valait se divertir en attendant.

C’était un jour de demi-congé, un samedi. Mais comme nous aurions dérangé M. Creakle en jouant dans la cour, et qu’il ne faisait pas assez beau pour qu’on pût aller en promenade, on nous fit rester à l’étude pendant l’après-midi ; on nous donna seulement des devoirs plus courts que de coutume. C’était le samedi que M. Sharp allait faire friser sa perruque. M. Mell avait alors le privilège d’être chargé des corvées, c’est lui qui nous faisait travailler ce jour-là.

S’il m’était possible de comparer un être aussi paisible que M. Mell à un ours ou à un taureau, je dirais que ce jour-là, au milieu du tapage inexprimable de la classe, il ressemblait à un de ces quadrupèdes assailli par un millier de chiens. Je le vois encore, appuyant sur ses mains osseuses sa tête à moitié brisée ; s’efforçant en vain de poursuivre son aride labeur, au milieu d’un vacarme qui aurait rendu fou jusqu’au président de la chambre des Communes. Une partie des élèves jouaient à colin-maillard dans un coin ; il y en avait qui chantaient, qui parlaient, qui dansaient, qui hurlaient : les uns faisaient des glissades, les autres sautaient en rond autour de lui ; on faisait cinquante grimaces ; on se moquait de lui devant ses yeux et derrière son dos ; on parodiait sa pauvreté, ses bottes, son habit, sa mère, toute sa personne enfin, même ce qu’on aurait dû le plus respecter.

« Silence ! cria M. Mell en se levant tout à coup, et en frappant sur son pupitre avec le livre qu’il tenait à la main. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ça n’est pas tolérable. Il y a de quoi devenir fou. Pourquoi vous conduisez-vous ainsi envers moi, messieurs ? »

C’était mon livre qu’il tenait en ce moment ; j’étais debout à côté de lui ; lorsqu’il promena ses yeux autour de la chambre, je vis tous les élèves s’arrêter subitement, les uns un peu effrayés, les autres peut-être repentants.

La place de Steerforth était au bout de la longue salle. Il était appuyé contre le mur, l’air indifférent, les mains dans les poches ; toutes les fois que M. Mell jetait les yeux sur lui, il faisait mine de siffler.

« Silence, monsieur Steerforth ! dit M. Mell.

– Silence vous-même, dit Steerforth en devenant très-rouge, à qui parlez-vous ?

– Asseyez-vous, dit M. Mell.

– Asseyez-vous vous-même, dit Steerforth, et mêlez-vous de vos affaires ! »

Il y eut quelques chuchotements, même quelques applaudissements ; mais M. Mell était d’une telle pâleur que le silence se rétablit immédiatement, et, un élève qui s’était précipité derrière la chaise de notre maître d’études dans le but de contrefaire encore sa mère, changea d’idée et fit semblant d’être venu lui demander de tailler sa plume.

« Si vous croyez, Steerforth, dit M. Mell, que j’ignore l’influence que vous exercez sur tous vos camarades, et ici il posa la main sur ma tête (sans savoir probablement ce qu’il faisait), ou que je ne vous ai pas vu, depuis un moment, exciter les enfants à m’insulter de toutes les façons imaginables, vous vous trompez.

– Je ne me donne seulement pas la peine de penser à vous, dit froidement Steerforth ; ainsi vous voyez que je ne cours pas le risque de me tromper sur votre compte.

– Et quand vous abusez de votre position de favori, monsieur, continua M. Mell, les lèvres tremblantes d’émotion, pour insulter un gentleman.

– Un quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit ? cria Steerforth. »

Ici quelqu’un, c’était Traddles, s’écria :

« Fi donc ! Steerforth ! C’est mal ! »

Mais M. Mell lui ordonna immédiatement de se taire.

« En insultant quelqu’un qui n’est pas heureux en ce monde, monsieur, et qui ne vous a jamais fait le moindre tort ; quelqu’un dont vous n’avez ni assez d’âge ni assez de raison pour pouvoir apprécier la situation, dit M. Mell d’une voix toujours plus tremblante, vous commettez une bassesse et une lâcheté. Maintenant, monsieur, vous pouvez vous asseoir ou rester debout, comme bon vous semble. Copperfield, continuez.

– Copperfield, dit Steerforth en s’avançant au milieu de la chambre, attendez un instant. Monsieur Mell, une fois pour toutes, entendez-moi bien. Quand vous avez l’audace de m’appeler un lâche, ou de me donner quelque autre nom de ce genre, vous n’êtes qu’un impudent mendiant. Vous êtes toujours un mendiant en tout temps, vous le savez bien, mais dans le cas présent, vous êtes un impudent mendiant. »

Je ne sais ce qui se préparait. Steerforth allait peut-être sauter au collet de M. Mell, ou peut-être M. Mell allait-il commencer les coups. Mais en une seconde tous les élèves semblèrent changés en blocs de pierre ; M. Creakle était au milieu de nous, Tungby debout à côté de lui ; mistress Creakle et sa fille passaient la tête à la porte d’un air effrayé. M. Mell s’accouda sur son pupitre, la tête cachée dans ses mains, sans prononcer une seule parole.

« Monsieur Mell, dit M. Creakle, en le secouant par le bras ; et sa voix généralement si faible avait pris assez de vigueur pour que Tungby jugeât inutile de répéter ses paroles ; vous ne vous êtes pas oublié, j’espère ?

– Non, monsieur, non, répondit le répétiteur en relevant la tête et en se frottant les mains avec une sorte d’agitation convulsive. Non, monsieur, non. Je me suis souvenu… je… Non, monsieur Creakle… je ne me suis pas oublié… je… je me suis souvenu, monsieur… je… j’aurais seulement voulu que vous vous souvinssiez un peu plus tôt de moi, monsieur Creakle. Cela aurait été plus généreux, monsieur, plus juste, monsieur. Cela m’aurait épargné quelque chose, monsieur. »

M. Creakle, les yeux toujours fixés sur M. Mell, s’appuya sur l’épaule de Tungby, et, montant sur l’estrade, il s’assit devant son pupitre. Après avoir, du haut de ce trône, contemplé quelques instants encore M. Mell qui continuait à branler la tête et à se frotter les mains, dans son agitation, M. Creakle se tourna vers Steerforth :

« Puisqu’il ne daigne pas s’expliquer, voulez-vous me dire, monsieur, ce que tout ceci signifie ? »

Steerforth éluda un moment la question ; il se taisait et regardait son antagoniste d’un air de colère et de dédain. Je ne pouvais en ce moment, il m’en souvient, m’empêcher d’admirer la noblesse de sa tournure, et de le comparer à M. Mell, qui avait l’air si commun et si ordinaire.

« Eh bien ! alors, dit enfin Steerforth, qu’est-ce qu’il a voulu dire en parlant de favori ?

– De favori ? répéta M. Creakle, et les veines de son front se gonflaient de colère. Qui a parlé de favori ?

– C’est lui, dit Steerforth.

– Et qu’entendiez-vous par là, monsieur, je vous prie ? demanda M. Creakle en se tournant d’un air irrité vers M. Mell.

– J’entendais, monsieur Creakle, répondit-il à voix basse, ce que j’ai dit, c’est qu’aucun de vos élèves n’avait le droit de profiter de sa position de favori pour me dégrader.

– Vous dégrader ? dit M. Creakle. Bon Dieu ! Mais permettez-moi de vous demander, monsieur je ne sais qui (et ici M. Creakle croisant ses bras et sa canne sur sa poitrine, fronça tellement les sourcils que ses petits yeux disparurent presque absolument), permettez-moi de vous demander si, en osant prononcer le mot de favori, vous montrez pour moi le respect que vous me devez ? Que vous me devez, monsieur, dit M. Creakle en avançant tout à coup la tête, puis la retirant aussitôt : à moi, qui suis le chef de cet établissement, et dont vous n’êtes que l’employé.

– C’était peu judicieux de ma part, monsieur, je suis tout prêt à le reconnaître, dit M. Mell ; je ne l’aurais pas fait, si je n’avais pas été poussé à bout. »

Ici Steerforth intervint.

« Il a dit que j’étais lâche et bas ; alors je l’ai appelé un mendiant. Peut-être ne l’aurais-je pas appelé mendiant, si je n’avais pas été en colère ; mais je l’ai fait, et je suis tout prêt à en supporter les conséquences. »

Je me sentis tout glorieux de ces nobles paroles, sans probablement me rendre compte que Steerforth n’avait pas grand’chose à redouter. Tous les élèves eurent la même impression que moi, car il y eut un murmure d’approbation, quoique personne n’ouvrît la bouche.

« Je suis surpris, Steerforth, bien que votre franchise vous fasse honneur, dit M. Creakle, certainement, elle vous fait honneur ; mais cependant je dois le dire, Steerforth, je suis surpris que vous ayez prononcé une semblable épithète en parlant d’une personne employée et salariée dans Salem-House, monsieur. »

Steerforth fit entendre un petit rire.

« Ce n’est pas une réponse, monsieur, dit M. Creakle, j’attends de vous quelque chose de plus, Steerforth. »

Si un moment auparavant M. Mell m’avait paru bien vulgaire auprès de la noble figure de mon ami, je ne saurais dire combien M. Creakle me semblait plus vulgaire encore.

« Qu’il le nie ! dit Steerforth.

– Comment ! qu’il nie être un mendiant, Steerforth ? s’écria M. Creakle. Est-ce qu’il mendie par les chemins ?

– S’il ne mendie pas lui-même, alors c’est sa plus proche parente, dit Steerforth, n’est-ce pas la même chose ? »

Il jeta les yeux sur moi, et je sentis la main de M. Mell se poser doucement sur mon épaule. Je le regardai le cœur plein de regrets et de remords, mais les yeux de M. Mell étaient fixés sur Steerforth. Il continuait à me caresser affectueusement l’épaule, mais c’était Steerforth qu’il regardait.

« Puisque vous m’ordonnez de me justifier, M. Creakle, dit Steerforth, et de m’expliquer plus clairement, je n’ai qu’une seule chose à dire : sa mère vit par charité dans un hospice d’indigents. »

M. Mell le regardait toujours, sa main toujours aussi posée doucement sur mon épaule ; il murmura à voix basse, à ce que je crus entendre :

« C’est bien ce que je pensais. »

M. Creakle se tourna vers son répétiteur, les sourcils froncés, et d’un air de politesse contrainte :

« Monsieur Mell, vous entendez ce qu’avance M. Steerforth. Soyez assez bon, je vous prie, pour rectifier son assertion devant mes élèves réunis.

– Il a raison, monsieur ; je n’ai rien à rectifier, répondit M. Mell au milieu du plus profond silence ; ce qu’il a dit est vrai.

– Soyez assez bon alors pour déclarer publiquement, je vous prie, dit M. Creakle en promenant les yeux tout autour de la chambre, si jusqu’à l’instant présent ce fait était jamais parvenu à ma connaissance.

– Je ne crois pas que vous l’ayez su positivement, reprit M. Mell.

– Comment ! vous ne croyez pas, dit M. Creakle. Que voulez-vous dire, malheureux ?

– Je ne suppose pas que vous m’ayez jamais cru dans une brillante position de fortune, repartit notre maître d’études. Vous savez ce qu’est et ce qu’a toujours été ma situation dans cette maison.

– Je crains, dit M. Creakle, et les veines de son front devenaient formidables, que vous n’ayez été en effet ici dans une fausse position, et que vous n’ayez pris ma maison pour une école de charité. Monsieur Mell, il ne nous reste plus qu’à nous séparer, et le plus tôt sera le mieux.

– En ce cas, ce sera tout de suite, dit M. Mell en se levant.

– Monsieur ! dit M. Creakle.

– Je vous dis adieu, monsieur Creakle, et à vous tous, messieurs, dit M. Mell en promenant ses regards tout autour de la chambre, et en me caressant de nouveau doucement l’épaule. James Steerforth, tout ce que je peux vous souhaiter de mieux, c’est qu’un jour vous veniez à vous repentir de ce que vous avez fait aujourd’hui. Pour le moment, je serais désolé de vous avoir pour ami ou de vous voir l’ami de quelqu’un auquel je m’intéresserais. »

Il me passa doucement la main sur le bras, prit dans son pupitre quelques livres et sa flûte, remit la clef au pupitre pour l’usage de son successeur, puis sortit de la chambre avec ce léger bagage sous le bras. M. Creakle fit alors une allocution par l’intermédiaire de Tungby ; il remercia Steerforth d’avoir défendu (quoiqu’un peu trop chaleureusement peut-être) l’indépendance et la bonne renommée de Salem-House, puis il finit en lui donnant une poignée de main pendant que nous poussions trois hurras, je ne savais pas trop pourquoi, mais je supposai que c’était en l’honneur de Steerforth, et je m’y joignis de toute mon âme, bien que j’eusse le cœur très-gros. M. Creakle donna des coups de canne à Tommy Traddles, parce qu’il le surprit à pleurer, au lieu d’applaudir au départ de M. Mell ; puis il alla retrouver son canapé, son lit ou n’importe quoi.

Nous nous retrouvâmes tout seuls, et nous ne savions trop que nous dire. Pour ma part, j’étais tellement désolé et repentant du rôle que j’avais joué dans l’affaire, que je n’aurais pu retenir mes larmes si je n’avais craint que Steerforth, qui me regardait très-souvent, n’en fût mécontent, ou plutôt qu’il ne le trouvât peu respectueux envers lui, tant était grande ma déférence pour son âge et sa supériorité ! En effet, il était très en colère contre Traddles, et se plaisait à dire qu’il était enchanté qu’on l’eût puni d’importance.

Le pauvre Traddles avait déjà passé sa période de désespoir sur son pupitre, et se soulageait comme à l’ordinaire en dessinant une armée de squelettes ; il répondit que ça lui était bien égal : qu’il n’en était pas moins vrai qu’on avait très-mal agi envers M. Mell.

« Et qui donc a mal agi envers lui, mademoiselle ? dit Steerforth.

– Mais c’est vous, repartit Traddles.

– Qu’est-ce que j’ai donc fait ? dit Steerforth.

– Comment, ce que vous avez fait ? reprit Traddles, vous l’avez profondément blessé, et vous lui avez fait perdre sa place.

– Je l’ai blessé ! répéta dédaigneusement Steerforth. Il s’en consolera un de ces quatre matins, allez. Il n’a pas le cœur aussi sensible que vous, mademoiselle Traddles. Quant à sa place, qui était fameuse, n’est-ce pas ? croyez-vous que je ne vais pas écrire à ma mère pour lui envoyer de l’argent ? »

Nous admirâmes tous la noblesse des sentiments de Steerforth : sa mère était veuve et riche, et prête, disait-il, à faire tout ce qu’il lui demanderait. Nous fûmes tous ravis de voir Traddles ainsi remis à sa place, et on éleva jusqu’aux nues la magnanimité de Steerforth, surtout quand il nous eut informés, comme il daigna le faire, qu’il n’avait agi que dans notre intérêt, et pour nous rendre service, mais qu’il n’avait pas eu pour lui la moindre pensée d’égoïsme.

Mais je suis forcé d’avouer que ce soir-là, tandis que je racontais une de mes histoires, le son de la flûte de M. Mell semblait retentir tristement à mon oreille, et lorsque Steerforth fut enfin endormi, je me sentis tout à fait malheureux à la pensée de notre pauvre maître d’études qui peut-être, en cet instant, faisait douloureusement vibrer son instrument mélancolique.

Je l’oubliai bientôt pour contempler uniquement Steerforth qui travaillait tout seul, en amateur, sans l’aide d’aucun livre (il les savait tous par cœur, me disait-il), jusqu’à ce qu’on eût trouvé un nouveau répétiteur. Cet important personnage nous vint d’une école secondaire, et avant d’entrer en fonctions, il dîna un jour chez M. Creakle, pour être présenté à Steerforth. Steerforth voulut bien lui donner son approbation, et nous dit qu’il avait du chic. Sans savoir exactement quel degré de science ou de mérite ce mot impliquait, je respectai infiniment notre nouveau maître, sans me permettre le moindre doute sur son savoir éminent ; et pourtant il ne se donna jamais pour ma chétive personne le quart de la peine que s’était donnée M. Mell.

Il y eut, pendant ce second semestre de ma vie scolaire, un autre événement, qui fit sur moi une impression qui dure encore ; et cela pour bien des raisons.

Un soir que nous étions tous dans un terrible état d’agitation, M. Creakle, frappant à droite et à gauche dans sa mauvaise humeur, Tungby entra et cria de sa plus grosse voix :

« Des visiteurs pour Copperfield ! »

Il échangea quelques mots avec M. Creakle, lui demanda dans quelle pièce il fallait faire entrer les nouveaux venus ; puis on me dit de monter par l’escalier de derrière pour mettre un col propre, et de me rendre ensuite dans le réfectoire. J’étais debout, suivant la coutume, pendant ce colloque, prêt à me trouver mal d’étonnement. J’obéis, dans un état d’émotion difficile à décrire ; et avant d’entrer dans le réfectoire, à la pensée que peut-être c’était ma mère, je retirai ma main qui soulevait déjà le loquet, et je versai d’abondantes larmes. Jusque-là je n’avais songé qu’à la possibilité de voir apparaître M. ou Mlle Murdstone.

J’entrai enfin ; et d’abord je ne vis personne ; mais je sentis quelqu’un derrière la porte, et là, à mon grand étonnement, je découvris M. Peggotty et Ham, qui me tiraient leurs chapeaux avec la plus grande politesse. Je ne pus m’empêcher de rire, mais c’était plutôt du plaisir que j’avais à les voir que de la drôle de mine qu’ils faisaient avec leurs plongeons et leurs révérences. Nous nous donnâmes les plus cordiales poignées de main, et je riais si fort, mais si fort, qu’à la fin je fus obligé de tirer mon mouchoir pour m’essuyer les yeux.

M. Peggotty, la bouche ouverte pendant tout le temps de sa visite, parut très-ému lorsqu’il me vit pleurer, et il fit signe à Ham de me dire quelque chose.

« Allons, bon courage, monsieur Davy ! dit Ham de sa voix la plus affectueuse. Mais, comme vous voilà grandi !

– Je suis grandi ? demandai-je en m’essuyant de nouveau les yeux. Je ne sais pas bien pourquoi je pleurais ; ce ne pouvait être que de joie en revoyant mes anciens amis.

– Grandi ! monsieur Davy ? Je crois bien qu’il a grandi ! dit Ham.

– Je crois bien qu’il a grandi ! dit M. Peggotty. »

Et ils se mirent à rire de si bon cœur que je recommençai à rire de mon côté, et à nous trois nous rîmes, ma foi, si longtemps, que je voyais le moment où j’allais me remettre à pleurer.

« Savez-vous comment va maman, monsieur Peggotty ? lui dis-je. Et comment va ma chère, chère vieille Peggotty ?

– Admirablement, dit M. Peggotty.

– Et la petite Émilie, et mistress Gummidge ?

– Ad…mirablement, dit M. Peggotty. »

Il y eut un moment de silence. Pour le rompre, M. Peggotty tira de ses poches deux énormes homards, un immense crabe et un grand sac de crevettes, entassant le tout sur les bras de Ham.

« Nous avons pris cette liberté, dit M. Peggotty, sachant que vous aimiez assez nos coquillages quand vous étiez avec nous. C’est la vieille mère qui les a fait bouillir. Vous savez, mistress Gummidge, c’est elle qui les a fait bouillir. Oui, dit lentement M. Peggotty en s’accrochant à son sujet comme s’il ne s’avait où en prendre un autre, c’est mistress Gummidge qui les a fait bouillir ; je vous assure. »

Je leur exprimai tous mes remercîments ; et M. Peggotty, après avoir jeté les yeux sur Ham qui regardait les crustacés d’un air embarrassé, sans faire le moindre effort pour venir à son secours, il ajouta : « Nous sommes venus, voyez-vous, avec l’aide du vent et de la marée, sur un de nos radeaux de Yarmouth à Gravesend. Ma sœur m’avait envoyé le nom de ce pays-ci, et elle m’avait dit de venir voir M. Davy, si jamais j’allais du côté de Gravesend, de lui présenter ses respects, et de lui dire que toute la famille se portait admirablement bien. Et, voyez-vous, la petite Émilie écrira à ma sœur, quand nous serons revenus, que je vous ai vu, et que vous aussi vous alliez admirablement bien ; ça fait que tout le monde sera content : ça fera la navette. »

Il me fallut quelques moments de réflexion pour comprendre ce que signifiait la métaphore employée par M. Peggotty pour figurer les nouvelles respectives qu’il se chargeait de faire circuler à la ronde. Je le remerciai de nouveau, et je lui demandai, non sans rougir, ce qu’était devenue la petite Émilie, depuis le temps où nous ramassions des cailloux et des coquillages sur la plage.

« Mais elle devient une femme, voilà ce qu’elle devient, dit M. Peggotty. Demandez-lui. »

Il me montrait Ham qui faisait un signe de joyeuse affirmation tout en contemplant le sac de crevettes.

« Quelle jolie figure ! dit M. Peggotty, et ses yeux rayonnaient de plaisir.

– Et si savante ! dit Ham.

– Elle écrit si bien ! dit M. Peggotty. C’est noir comme de l’encre, et si gros qu’on pourrait le voir de dix lieues à la ronde. »

Avec quel enthousiasme M. Peggotty parlait de sa petite favorite ! Il est là devant moi ; son visage s’épanouit avec une expression d’amour et de joyeux orgueil, que je ne saurais peindre ; ses yeux honnêtes brillent et s’animent comme s’ils lançaient des étincelles. Sa large poitrine se soulève de plaisir ; ses grandes mains se pressent l’une contre l’autre dans son émotion, et il gesticule d’un bras si vigoureux, qu’avec mes yeux de pygmée je crois voir un marteau de forge.

Ham était tout aussi ému que lui. Je crois qu’ils m’auraient parlé beaucoup plus longuement de la petite Émilie, s’ils n’avaient été intimidés par l’entrée inattendue de Steerforth, qui, me voyant causer dans un coin avec deux inconnus, cessa aussitôt de chanter et me dit : « Je ne savais pas que vous fussiez ici, Copperfield » (car ce n’était pas le parloir des visites), puis il passa son chemin.

Je ne sais si c’est que j’étais fier de montrer que j’avais un ami comme Steerforth, ou si je voulais lui expliquer comment il se faisait que j’avais un ami tel que M. Peggotty, mais je le rappelai et je lui dis modestement (grand Dieu ! comme tous ces souvenirs sont encore présents à mon esprit) : « Ne vous en allez pas, Steerforth, je vous en prie. Ce sont deux marins de Yarmouth, d’excellentes gens, des parents de mon ancienne bonne ; ils sont venus de Gravesend pour me voir.

– Ah ! ah ! dit Steerforth en revenant sur ses pas. Je suis charmé de les voir. Comment allez-vous ? »

Il y avait une aisance dans toutes ses manières, une grâce facile et naturelle qui semblait d’une séduction irrésistible.

Dans sa tournure, dans sa gaieté, dans sa voix si douce, dans sa noble figure, il y avait je ne sais quel attrait mystérieux auquel on cédait sans le vouloir. Je vis tout de suite qu’il les charmait l’un et l’autre, et qu’ils étaient tout disposés à lui ouvrir leurs cœurs.

« Quand vous enverrez la lettre à Peggotty, dis-je à ces braves gens, vous leur ferez savoir, je vous prie, que M. Steerforth est très-bon pour moi, et que je ne sais pas ce que je deviendrais ici sans lui.

– Quelle bêtise ! dit Steerforth en riant. N’allez pas leur dire ça.

– Et si M. Steerforth vient jamais en Norfolk ou en Suffolk, monsieur Peggotty, continuai-je, vous pouvez être bien sûr que je l’amènerai à Yarmouth pour voir votre maison. Vous n’avez jamais vu une si drôle de maison, Steerforth : elle est faite d’un bateau !

– Faite d’un bateau ! dit Steerforth. Eh bien, c’est la maison qui convient à un marin pur-sang.

– C’est bien vrai, monsieur ; c’est bien vrai, dit Ham en riant. Vous avez raison. Monsieur Davy, ce jeune monsieur a raison. Un marin pur-sang ! Ah, ah ! C’est bien ça. »

M. Peggotty était tout aussi ravi que son neveu, mais sa modestie ne lui permettait pas de s’approprier aussi bruyamment un compliment tout personnel.

« Mais oui, monsieur, dit-il en saluant et en rentrant les bouts de sa cravate dans son gilet ; je vous suis obligé, monsieur, je vous remercie. Je fais de mon mieux, dans ma profession, monsieur.

– On ne peut rien demander de plus, monsieur Peggotty, dit Steerforth. Il savait déjà son nom.

– C’est ce que vous faites vous-même, j’en suis sûr, monsieur, dit M. Peggotty eu secouant la tête, et vous y réussissez, j’en suis certain, monsieur. Je vous remercie, monsieur, de m’avoir si bien accueilli. Je suis un peu rude, monsieur, mais je suis franc ; je l’espère, du moins, vous comprenez. Ma maison n’est pas belle, monsieur, mais elle est toute à votre service, si jamais vous voulez venir la voir avec M. Davy. Mais je reste là comme un colimaçon, dit M. Peggotty, ce qui signifiait qu’il restait attaché là, sans pouvoir s’en aller. Il avait essayé, après chaque phrase, de se retirer, mais sans jamais en venir à bout. « Allons, je vous souhaite une bonne santé et bien du bonheur. »

Ham s’associa à ce vœu, et nous nous quittâmes le plus affectueusement du monde. J’avais un peu envie, ce soir-là, de parler à Steerforth de la jolie petite Émilie, mais la timidité me retint, j’avais trop peur qu’il ne se moquât de moi. Je réfléchis longuement, et non sans anxiété, à ce qu’avait dit M. Peggotty, qu’elle devenait une femme ; mais je décidai en moi-même que c’était une bêtise.

Nous transportâmes nos crustacés dons notre dortoir avec un profond mystère, et nous fîmes un grand souper. Mais Traddles n’en sortit pas à son honneur. Il n’avait pas de chance : il ne pouvait pas même se tirer d’un souper comme un autre. Il fut malade toute la nuit, mais malade comme il n’est pas possible, grâce au crabe ; et après avoir été forcé d’avaler des médecines noires et des pilules, à une dose suffisante pour tuer un cheval, du moins s’il faut en croire Demple (dont le père était docteur), il eut encore des coups de canne par-dessus le marché avec six chapitres grecs du Nouveau Testament à traduire, pour le punir de n’avoir voulu faire aucun aveu.

Le reste du semestre se confond dans mon esprit avec la routine journalière de notre triste vie : l’été a fini et l’automne est venu ; il fait froid le matin, à l’heure où on se lève ; quand on se couche, la nuit est plus froide encore ; le soir, notre salle d’études est mal éclairée et mal chauffée, le matin c’est une vraie glacière ; nous passons du bœuf bouilli au bœuf rôti, et du mouton rôti au mouton bouilli ; nous mangeons du pain avec du beurre rance ; puis c’est un horrible mélange de livres déchirés, d’ardoises fêlées, de cahiers salis par nos larmes, de coups de canne, de coups de règle, de cheveux coupés, de dimanches pluvieux et de puddings aigres : le tout enveloppé d’une épaisse atmosphère d’encre.

Je me rappelle cependant que la lointaine perspective des vacances, après être restée longtemps immobile, semble enfin se rapprocher de nous ; que nous en vînmes bientôt à ne plus compter par mois, ni par semaines, mais bien par jours ; que j’avais peur qu’on ne me rappelât pas chez ma mère, et que, lorsque j’appris de Steerforth que ma mère me réclamait, je fus saisi d’une vague terreur à l’idée que je me casserais peut-être la jambe avant le jour fixé pour mon départ. Je me rappelle que je sentais ce jour béni se rapprocher d’heure en heure. C’est la semaine prochaine, c’est cette semaine, c’est après-demain, c’est demain, c’est aujourd’hui, c’est ce soir ; je monte dans la malle-poste de Yarmouth, je vais revoir ma mère.

Je fis bien des sommes à bâtons rompus dans la malle-poste, et bien des rêves incohérents où se retrouvaient toutes ces pensées et ces souvenirs. Mais quand je me réveillais de temps à autre, j’avais le bonheur de reconnaître, par la portière de la voiture, que le gazon que je voyais n’était pas celui de la récréation de Salem-House, et que le bruit que j’entendais n’était plus celui des coups que Creakle administrait à Traddles, mais celui du fouet dont le cocher touchait ses chevaux.

Chapitre VIII. Mes vacances, et en particulier certaine après-midi où je fus bien heureux. §

À la pointe du jour, en arrivant à l’auberge où s’arrêtait la malle poste (ce n’était pas celle dont je connaissais trop bien le garçon), on me mena dans une petite chambre très-propre sur laquelle était inscrit le nom de DAUPHIN. J’étais gelé en dépit de la tasse de thé chaud qu’on m’avait donnée, et du grand feu près duquel je m’étais installé pour la boire, et je me couchai avec délices dans le lit du Dauphin, en m’enveloppant dans les couvertures du Dauphin jusqu’au col, puis je m’endormis.

M. Barkis, le messager, devait venir me chercher à neuf heures. Je me levai à huit heures, un peu fatigué par une nuit si courte, et j’étais prêt avant le temps marqué. Il me reçut exactement comme si nous venions de nous quitter quelques minutes auparavant, et que je ne fusse entré dans l’hôtel que pour changer une pièce de six pence.

Dès que je fus monté dans la voiture avec ma malle, le conducteur reprit son siège et le cheval partit à son petit trot accoutumé.

« Vous avez très-bonne mine, monsieur Barkis, lui dis-je, dans l’idée qu’il serait bien aise de l’apprendre. »

M. Barkis s’essuya la joue avec sa manche, puis regarda sa manche comme s’il s’attendait à y trouver quelque trace de la fraîcheur de son teint mais ce fut tout ce qu’obtint mon compliment.

« J’ai fait votre commission, monsieur Barkis, repris-je, j’ai écrit à Peggotty.

« Ah ! dit M. Barkis qui semblait de mauvaise humeur et répondait d’un ton sec.

– Est-ce que je n’ai pas bien fait, monsieur Barkis ? demandai-je avec un peu d’hésitation.

– Mais non, dit M. Barkis.

– N’était-ce pas là votre commission ?

– La commission a peut-être été bien faite, dit M. Barkis, mais tout en est resté là. »

Ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, je répétai d’un air interrogateur :

« Tout en est resté là, monsieur Barkis ?

– Oui, répondit-il en me jetant un regard de côté. Il n’y a pas eu de réponse.

– On attendait donc une réponse, monsieur Barkis ? dis-je en ouvrant les yeux, car l’idée était toute nouvelle pour moi.

– Quand un homme dit qu’il veut bien, dit M. Barkis en tournant lentement vers moi ses regards, c’est comme si on disait que cet homme attend une réponse.

– Eh bien ! monsieur Barkis ?

– Eh bien, dit M. Barkis en reportant son attention sur les oreilles de son cheval, on est encore à attendre une réponse depuis ce moment-là.

– En avez-vous parlé, monsieur Barkis ?

– Non… non… grommela M. Barkis d’un air pensif, je n’ai pas de raison d’aller lui parler. Je ne lui ai jamais adressé dix paroles. Je n’ai pas envie d’aller lui conter ça.

– Voulez-vous que je m’en charge, monsieur Barkis ? demandai-je d’un ton timide.

– Vous pouvez lui dire si vous voulez, dit M. Barkis en me regardant de nouveau, que Barkis attend une réponse. Vous dites que le nom est ?…

– Son nom ?

– Oui, dit M. Barkis avec un signe de tête.

– Peggotty.

– Nom de baptême ou nom propre ? dit M. Barkis.

– Oh ! ce n’est pas son nom de baptême. Elle s’appelle Clara.

– Est-il possible ! dit M. Barkis. »

Il semblait trouver ample matière à réflexions dans cette circonstance, car il resta plongé dans ses méditations pendant quelque temps.

« Eh bien, reprit-il enfin. Dites : « Peggotty, Barkis attend une réponse. « Une réponse, à quoi ? dira-t-elle peut-être. Alors vous direz « à ce dont je vous ai parlé. « De quoi m’avez vous parlé ? » dira-t-elle. Vous répondrez, « Barkis veut bien. »

À cette suggestion pleine d’artifice, M. Barkis ajouta un coup de coude qui me donna un point de côté. Après quoi il concentra toute son attention sur son cheval comme d’habitude, et ne fit plus d’allusion au même sujet. Seulement au bout d’une demi-heure, il tira un morceau de craie de sa poche et écrivit dans l’intérieur de sa carriole : « Clara Peggotty » probablement pour se souvenir du nom.

Quel étrange sentiment j’éprouvais : revenir chez moi, en sentant que je n’y étais pas chez moi, et me voir rappeler par tous les objets qui frappaient mes regards le bonheur du temps passé qui n’était plus à mes yeux qu’un rêve évanoui ! Le souvenir du temps où ma mère et moi et Peggotty nous ne faisions qu’un, où personne ne venait se placer entre nous, m’assaillit si vivement sur la route, que je n’étais pas bien sûr de ne pas regretter d’être venu si loin au lieu de rester là-bas à oublier tout cela dans la compagnie de Steerforth. Mais j’arrivais à la maison, et les branches dépouillées des vieux ormes se tordaient sous les coups du vent d’hiver qui emportait sur ses ailes les débris des nids des vieux corbeaux.

Le conducteur déposa ma malle à la porte du jardin et me quitta. Je pris le sentier qui menait à la maison, en regardant toutes les fenêtres, craignant, à chaque pas, d’apercevoir à l’une d’elles le visage rébarbatif de M. Murdstone ou de sa sœur. Je ne vis personne, et arrivé à la maison, j’ouvris la porte sans frapper. Il ne faisait pas nuit encore, et j’entrai d’un pas léger et timide.

Dieu sait comme ma mémoire enfantine se réveilla dans mon esprit au moment où j’entrai dans le vestibule, en entendant la voix de ma mère quand je mis le pied dans le petit salon. Elle chantait à voix basse, tout comme je l’avais entendue chanter quand j’étais un tout petit enfant reposant dans ses bras. L’air était nouveau pour moi, et pourtant il me remplit le cœur à pleins bords, et je l’accueillis comme un vieil ami après une longue absence.

Je crus, à la manière pensive et solitaire dont ma mère murmurait sa chanson, qu’elle était seule, et j’entrai doucement dans sa chambre. Elle était assise près du feu, allaitant un petit enfant dont elle serrait la main contre son cou. Elle le regardait gaiement et l’endormait en chantant. Elle n’avait point d’autre compagnie.

Je parlai, elle tressaillit et poussa un cri, puis m’apercevant, elle m’appela son David, son cher enfant, et venant au devant de moi, elle s’agenouilla au milieu de la chambre et m’embrassa en attirant ma tête sur son sein près de la petite créature qui y reposait, et elle approcha la main de l’enfant de mes lèvres. Je regrette de ne pas être mort alors. Il aurait mieux valu pour moi mourir dans les sentiments dont mon cœur débordait en ce moment. J’étais plus près du ciel que cela ne m’est jamais arrivé depuis.

« C’est ton frère, dit ma mère en me caressant, David, mon bon garçon ! Mon pauvre enfant ! » et elle m’embrassait toujours en me serrant dans ses bras. Elle me tenait encore quand Peggotty entra en courant et se jeta à terre à côté de nous, faisant toute sorte de folies pendant un quart d’heure.

On ne m’attendait pas sitôt, le conducteur avait devancé l’heure ordinaire. J’appris bientôt que M. et miss Murdstone étaient allés faire une visite dans les environs et qu’ils ne reviendraient que dans la soirée. Je n’avais pas rêvé tant de bonheur. Je n’avais jamais cru possible de retrouver ma mère et Peggotty seules encore une fois ; et je me crus un moment revenu au temps jadis.

Nous dînâmes ensemble au coin du feu. Peggotty voulait nous servir, mais ma mère la fit asseoir et manger avec nous. J’avais ma vieille assiette avec son fond brun représentant un vaisseau de guerre voguant à pleines voiles. Peggotty l’avait cachée depuis mon départ, elle n’aurait pas voulu pour cent livres sterling, dit-elle, qu’elle fût cassée. Je retrouvai aussi ma vieille timbale avec mon nom gravé dessus, et ma petite fourchette, et mon couteau qui ne coupait pas.

À dîner, je crus l’occasion favorable pour parler de M. Barkis à Peggotty, mais avant la fin de mon récit, elle se mit à rire et se couvrit la figure de son tablier.

« Peggotty, dit ma mère, de quoi s’agit-il ? Peggotty riait encore plus fort, et serrait contre sa figure le tablier que ma mère essayait de tirer ; elle avait l’air de s’être mis la tête dans un sac.

« Que faites-vous donc, folle que vous êtes ? dit ma mère en riant.

– Oh ! le drôle d’homme, s’écria Peggotty. Il veut m’épouser.

– Ce serait un très-bon parti pour vous, n’est-ce pas ? dit ma mère.

– Oh ! je n’en sais rien, dit Peggotty. Ne m’en parlez pas. Je ne voudrais pas de lui quand il aurait son pesant d’or. D’ailleurs je ne veux de personne.

– Alors, pourquoi ne le lui dites-vous pas ?

– Le lui dire, dit Peggotty en écartant un peu son tablier. Mais il ne m’en a jamais dit un mot lui-même. Il s’en garde bien. S’il avait l’audace de m’en parler je lui donnerais un bon soufflet. »

Elle était rouge, rouge comme le feu, mais elle se cacha de nouveau dans son tablier, et après deux ou trois violents accès d’hilarité, elle reprit son dîner.

Je remarquai que ma mère souriait quand Peggotty la regardait mais que sans cela elle avait pris un air sérieux et pensif. J’avais vu dès le premier moment qu’elle était changée. Son visage était toujours charmant, mais délicat et soucieux, et ses mains étaient si maigres et si blanches qu’elles me semblaient presque transparentes. Mais un nouveau changement venait de se faire dans ses manières, elle semblait inquiète et agitée. Enfin elle avança la main et la posa sur celle de sa vieille servante en lui disant d’un ton affectueux.

« Peggotty, ma chère, vous n’allez pas vous marier ?

– Moi, madame, répondit Peggotty en ouvrant de grands yeux, bien certainement non !

– Pas tout de suite ? insista tendrement ma mère.

– Jamais, dit Peggotty. »

Ma mère lui prit la main et lui dit :

« Ne me quittez pas, Peggotty, restez avec moi. Ce ne sera peut-être pas bien long. Qu’est-ce que je deviendrais sans vous ?

– Moi, vous quitter, ma chérie ! s’écria Peggotty. Pas pour tout l’or du monde. Mais qui est-ce qui a pu mettre une semblable idée dans votre petite tête ? » Car Peggotty avait depuis longtemps l’habitude de parler quelquefois à ma mère comme à un enfant.

Ma mère ne répondit que pour remercier Peggotty, qui continua à sa façon.

« Moi, vous quitter ! il me semble que je n’en ai pas envie. Peggotty, vous quitter ! Je voudrais bien voir cela ! Non, non, non, dit Peggotty en secouant la tête et en se croisant les bras, il n’y a pas de danger ma chérie. Ce n’est pas qu’il n’y ait de bonnes âmes qui en seraient fort aises, mais on ne s’inquiète guère de ce qui leur plaît. Tant pis pour eux s’ils sont mécontents ; je resterai avec vous jusqu’à ce que je sois une vieille femme impotente. Et quand je serai trop sourde, trop infirme, trop aveugle, que je ne pourrai plus parler faute de dents, et que je ne serai plus bonne à rien, même à me faire gronder, j’irai trouver mon David et je le prierai de me recueillir.

– Et je serai bien content de vous voir, Peggotty, et je vous recevrai comme une reine.

– Dieu bénisse votre bon cœur ! dit Peggotty, j’en étais bien sûre ; » et elle m’embrassa d’avance en reconnaissance de mon hospitalité. Après cela elle se couvrit de nouveau la tête de son tablier, et se mit à rire encore de M. Barkis ; après cela elle prit mon petit frère dans son berceau et donna quelques soins à sa toilette ; après cela elle desservit le dîner ; après cela elle reparut avec un autre bonnet, sa boîte à ouvrage, son mètre, le morceau de cire pour lisser son fil, tout enfin comme par le passé.

Nous étions assis auprès du feu, et nous causions avec délices. Je leur racontai comme M. Creakle était un maître sévère, et elles me témoignèrent une grande compassion. Je leur dis aussi quel bon et aimable garçon c’était que Steerforth et comme il me protégeait, et Peggotty déclara qu’elle ferait bien six lieues à pied pour aller le voir. Mon petit frère se réveillait et je le pris dans mes bras tout doucement pour l’endormir, puis je me glissai près de ma mère comme j’en avais l’habitude autrefois, et je mis mes bras autour de sa taille, en appuyant ma tête sur son épaule, et ses cheveux tombaient sur moi comme les ailes d’un ange. Dieu ! que j’étais heureux !

Assis ainsi devant le feu, à voir des figures innombrables dans les charbons ardents, il me semblait presque que celles de M. et miss Murdstone n’existaient que dans mon imagination et qu’elles disparaîtraient comme les autres quand le feu s’éteindrait, mais qu’au fond il n’y avait de réel, dans tous mes souvenirs, que ma mère, Peggotty et moi.

Peggotty ravaudait un bas, elle y travailla tant qu’il fit jour, et resta ensuite la main gauche dans son bas comme dans un gant, et son aiguille dans la main droite prête à faire un point quand le feu jetterait un éclat de lumière. Je ne puis imaginer à qui appartenaient les bas que Peggotty ravaudait toujours, ni d’où pouvait venir une provision si inépuisable de bas à raccommoder. Depuis ma plus tendre enfance je l’ai toujours vue occupée de ce genre de travaux à l’aiguille et de celui-là seulement.

« Je me demande, dit Peggotty qui était saisie parfois d’accès de curiosité dans lesquels elle s’adressait des questions sur les sujets les plus inattendus, je me demande ce qu’est devenue la grand’tante de Davy ?

– Bon Dieu ! Peggotty ! dit ma mère sortant de sa rêverie, quelles folies vous dites !

– Mais, madame, je vous assure vraiment que cela m’étonne, dit Peggotty.

– Comment se fait-il que cette grand’tante vous trotte dans la tête ? demanda ma mère. N’y a-t-il pas d’autres gens à qui on puisse penser ?

– Je ne sais pas, dit Peggotty, à quoi cela tient, c’est peut-être à ma sottise, mais je ne puis pas choisir mes pensées ; elles vont et viennent dans ma tête comme il leur convient. Je me demande ce qu’elle peut être devenue ?

– Que vous êtes absurde, Peggotty ! reprit ma mère ; on dirait que vous espérez d’elle une seconde visite.

– À Dieu ne plaise ! s’écria Peggotty.

– Eh bien ! je vous en prie, ne parlez pas de choses si désagréables, dit ma mère. Miss Betsy s’est probablement enfermée dans sa petite maison au bord de la mer, et elle y restera. En tout cas, il n’est guère probable qu’elle vienne jamais nous déranger.

– Non, répéta Peggotty d’un air pensif, ce n’est pas probable du tout. Je me demande si, dans le cas où elle viendrait à mourir, elle ne laisserait pas quelque chose à Davy ?

– Vraiment, Peggotty, vous êtes folle ! répondit ma mère, vous savez bien qu’elle a été blessée de ce que le pauvre garçon est venu au monde !

– Je suppose qu’elle ne serait pas disposée à lui pardonner maintenant, suggéra Peggotty.

– Et pourquoi maintenant, je vous prie, dit ma mère un peu vivement.

– Maintenant qu’il a un frère, je veux dire, » répondit Peggotty.

Ma mère se mit à pleurer en disant qu’elle ne comprenait pas comment Peggotty osait lui dire des choses semblables.

« Comme si le pauvre petit innocent dans son berceau vous avait fait du mal, jalouse que vous êtes ! dit-elle. Vous feriez bien mieux d’épouser M. Barkis le voiturier. Pourquoi pas ?

– Cela ferait trop grand plaisir à miss Murdstone, répondit Peggotty.

– Quel mauvais caractère vous avez, Peggotty ! reprit ma mère. Vous êtes vraiment jalouse de miss Murdstone d’une façon ridicule. Vous voudriez garder les clefs, n’est-ce pas, et sortir les provisions vous-même ? Cela ne m’étonnerait pas. Quand vous savez si bien qu’elle ne fait tout cela que par bonté et dans les meilleures intentions du monde ! Vous le savez bien, Peggotty, vous le savez ! »

Peggotty murmura quelque chose comme : « Ils m’embêtent avec leurs bonnes intentions, » et rappela tout bas le proverbe que l’enfer est pavé de bonnes intentions.

« Je sais ce que vous voulez dire, reprit ma mère. Je vous comprends parfaitement, Peggotty, vous le savez bien, et vous n’avez pas besoin de rougir comme le feu ; mais ne parlons que d’une chose à la fois : il s’agit pour le moment de miss Murdstone, et vous ne m’échapperez pas, Peggotty. Ne lui avez-vous pas entendu dire cent fois qu’elle me trouve trop étourdie et trop… trop…

– Jolie, suggéra Peggotty.

– Eh bien ! dit ma mère en riant un peu, si elle est assez folle pour être de cet avis-là, est-ce ma faute ?

– Personne ne dit que ce soit votre faute, dit Peggotty.

– J’espère bien que non, reprit ma mère. Ne lui avez-vous pas entendu dire cent fois que c’est pour cette raison qu’elle veut m’épargner les tracas du ménage ; que je ne suis pas faite pour ces choses-là ? et je ne sais vraiment pas moi-même si j’y suis propre. N’est-elle pas sur pied du matin jusqu’au soir, ne regarde-t-elle pas à tout, dans le charbonnier, dans l’office, dans le garde-manger et dans toutes sortes d’endroits assez désagréables ! Voudriez-vous par hasard insinuer qu’il n’y a pas là une espèce de dévouement ?

– Je ne veux rien insinuer du tout, dit Peggotty.

– Si, Peggotty, reprit ma mère, vous ne faites pas autre chose, sauf votre besogne ; vous insinuez toujours, c’est votre bonheur, et quand vous parlez des bonnes intentions de M. Murdstone… »

– Pour ce qui est de ça, je n’en ai jamais parlé, dit Peggotty.

– Non, dit ma mère. Vous ne parlez jamais, mais vous insinuez toujours, c’est ce que je vous disais tout à l’heure, c’est votre mauvais côté. Je vous disais à l’instant que je vous comprenais, et vous voyez que c’était vrai. Quand vous parlez des bonnes intentions de M. Murdstone et que vous avez l’air de les mépriser (ce que vous ne faites pas au fond du cœur, j’en suis sûre, Peggotty), vous devriez être aussi convaincue que moi que ses intentions sont bonnes en toutes choses. S’il semble un peu sévère avec quelqu’un (vous comprenez bien, Peggotty, et Davy aussi, j’en suis sûre, que je ne parle pas de quelqu’un de présent), c’est seulement parce qu’il est convaincu que c’est pour le bien de cette personne. Il aime naturellement cette personne à cause de moi, et il n’agit que pour son bien. Il est plus en état d’en juger que moi, car je sais bien que je suis une pauvre créature jeune, faible et légère, tandis que lui, c’est un homme ferme, grave et sérieux, et qu’il prend beaucoup de peine pour l’amour de moi, dit ma mère le visage inondé de larmes qui prenaient leur source dans un cœur affectueux ; je lui en dois beaucoup de reconnaissance, et je ne saurais assez le lui prouver par ma soumission, même dans mes pensées ; et quand j’y manque, Peggotty, je me le reproche, et je doute de mon propre cœur, et je ne sais que devenir. »

Peggotty, le menton appuyé sur le pied du bas qu’elle raccommodait, regardait le feu en silence.

« Allons ! Peggotty, dit ma mère en changeant de ton, ne nous fâchons pas, je ne pourrais pas m’y résoudre. Vous êtes une amie fidèle, si j’en ai une au monde, je le sais bien. Quand je vous dis que vous êtes ridicule, ou insupportable, ou quelque chose de ce genre, Peggotty, cela veut seulement dire que vous êtes ma bonne et fidèle amie depuis le jour où M. Copperfield m’a amenée ici, et où vous êtes venue à la grille pour me recevoir. »

Peggotty ne se fit pas prier pour ratifier le traité d’amitié en m’embrassant de tout son cœur. Je crois que je comprenais un peu, au moment même, le vrai sens de la conversation, mais je suis sûr maintenant que la bonne Peggotty l’avait provoquée et soutenue pour donner à ma mère l’occasion de se consoler, en la contredisant un peu. Le but était atteint, car je me rappelle que ma mère parut plus à l’aise le reste de la soirée, et que Peggotty l’observa de moins près.

Après le thé, Peggotty attisa le feu et moucha les chandelles, et je fis la lecture d’un chapitre du livre sur les crocodiles. Elle avait tiré le volume de sa poche : je ne sais si elle ne l’avait pas gardé là depuis mon départ. Nous en revînmes ensuite à parler de ma pension, et je repris mes éloges de Steerforth, sujet inépuisable. Nous étions très-heureux, et cette soirée, la dernière de son espèce, celle qui a terminé une page de ma vie, ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Il était près de dix heures quand nous entendîmes le bruit des roues. Ma mère me dit, en se levant précipitamment, qu’il était bien tard, et que M. et miss Murdstone tenaient à ce que les enfants se couchassent de bonne heure, que par conséquent je ferais bien de monter dans ma chambre ; j’embrassai ma mère et je pris le chemin de mon gîte, mon bougeoir à la main, avant l’entrée de M. et de miss Murdstone. Il me semblait, en entrant dans la chambre où j’avais jadis été tenu emprisonné, qu’il venait d’entrer avec eux dans la maison un souffle de vent froid qui avait emporté comme une plume la douce intimité du foyer.

J’étais très-mal à mon aise le lendemain matin, à l’idée de descendre pour le déjeuner, n’ayant jamais revu M. Murdstone depuis le jour mémorable de mon crime. Il fallait pourtant prendre mon parti, et après être descendu deux ou trois fois jusqu’au milieu de l’escalier pour remonter ensuite précipitamment dans ma chambre, j’entrai enfin dans la salle à manger.

Il était debout près du feu, miss Murdstone faisait le thé. Il me regarda fixement, mais sans faire mine de me reconnaître.

Je m’avançai vers lui après un moment d’hésitation en disant :

« Je vous demande pardon, monsieur, je suis bien fâché de ce que j’ai fait, et j’espère que vous voudrez bien me pardonner.

– Je suis bien aise d’apprendre que vous soyez fâché, Davy. »

Il me donna la main, c’était celle que j’avais mordue. Je ne pus m’empêcher de jeter un regard sur une marque rouge qu’elle portait encore ; mais je devins plus rouge que la cicatrice en voyant l’expression sinistre qui se peignait sur son visage.

« Comment vous portez-vous, mademoiselle ? dis-je à miss Murdstone.

– Ah ! dit miss Murdstone en soupirant et en me tendant la pince à sucre au lieu de ses doigts, combien de temps durent les congés ?

– Un mois, mademoiselle.

– À partir de quel jour ?

– À partir d’aujourd’hui, mademoiselle.

– Oh ! dit miss Murdstone, alors voilà déjà un jour de passé. »

Elle marquait ainsi tous les matins le jour écoulé sur le calendrier. Cette opération s’accomplissait tristement tant qu’elle ne fut pas arrivée à dix ; elle reprit courage en voyant deux chiffres, et vers la fin des vacances elle était gaie comme un pinson.

Dès le premier jour j’eus le malheur de la jeter, elle qui n’était pas sujette à de semblables faiblesses, dans un état de profonde consternation. J’entrai dans la chambre où elle travaillait avec ma mère ; mon petit frère, qui n’avait encore que quelques semaines, était couché sur les genoux de ma mère, je le pris tout doucement dans mes bras. Tout d’un coup miss Murdstone poussa un tel cri que je laissai presque tomber mon fardeau.

« Ma chère Jeanne ! s’écria ma mère.

– Grand Dieu, Clara, voyez-vous ? cria miss Murdstone.

– Quoi, ma chère Jeanne ? où voyez-vous quelque chose ?

– Il l’a pris, criait miss Murdstone ; ce garçon tient l’enfant ! »

Elle était pétrifiée d’horreur, mais elle se ranima pour se précipiter sur moi et me reprendre mon frère. Après quoi, elle se trouva mal, et on fut obligé de lui apporter des cerises à l’eau-de-vie. Il me fut formellement défendu de toucher désormais à mon petit frère sous aucun prétexte, et ma pauvre mère, qui pourtant n’était pas de cet avis, confirma doucement l’interdiction en disant :

« Sans doute, vous avez raison, ma chère Jeanne. »

Un autre jour, nous étions tous trois ensemble ; mon cher petit frère, que j’aimais beaucoup à cause de ma mère, fut encore l’innocente occasion d’une grande colère de miss Murdstone. Ma mère, qui le tenait sur ses genoux et qui regardait ses yeux, me dit :

« David, venez ici ! » et se mit à regarder les miens.

Je vis miss Murdstone déposer les perles qu’elle était en train d’enfiler.

« En vérité, dit doucement ma mère, ils se ressemblent beaucoup. Je crois que leurs yeux sont comme les miens. Ils sont de la couleur des miens, mais ils se ressemblent d’une manière étonnante.

– De quoi parlez-vous, Clara ? dit miss Murdstone.

– Ma chère Jeanne, dit en hésitant ma mère, un peu troublée par cette brusque question, je trouve que les yeux de David et ceux de son frère sont exactement semblables.

– Clara, dit miss Murdstone en se levant avec colère, vous êtes vraiment folle parfois !

– Ma chère Jeanne ! reprit ma mère.

– Positivement folle, dit miss Murdstone ; autrement, comment pourriez-vous comparer l’enfant de mon frère à votre fils ? Il n’y a pas la moindre ressemblance. Ils diffèrent absolument sur tous les points : j’espère qu’il en sera toujours ainsi. Je ne resterai pas ici pour entendre faire de pareilles comparaisons. » Sur ce, elle sortit majestueusement, en lançant la porte derrière elle.

En un mot, je n’étais pas en faveur auprès de miss Murdstone. Je n’étais d’ailleurs en faveur auprès de personne, car ceux qui m’aimaient ne pouvaient pas me le témoigner, et ceux qui ne m’aimaient pas le montraient si clairement que je me sentais toujours embarrassé, gauche et stupide.

Mais je sentais aussi que je rendais le malaise qu’on me faisait éprouver. Si j’entrais dans la chambre pendant que l’on causait, ma mère qui semblait gaie, le moment d’auparavant, devenait triste et silencieuse. Si M. Murdstone était de belle humeur, je le gênais. Si miss Murdstone était de mauvaise humeur, ma présence y ajoutait. J’avais l’instinct que ma mère en était la victime, je voyais qu’elle n’osait pas me parler ou me témoigner son affection de peur de les blesser, et de recevoir ensuite une réprimande ; je voyais qu’elle vivait dans une inquiétude constante : elle craignait de les fâcher, elle craignait que je ne vinsse à les fâcher moi-même ; au moindre mouvement de ma part, elle interrogeait leurs regards. Aussi pris-je le parti de me tenir le plus possible à l’écart, et bien des heures d’hiver se passèrent dans ma triste chambre où je lisais sans relâche, enveloppé dans mon petit manteau.

Quelquefois, le soir, je descendais dans la cuisine pour voir Peggotty. Je me trouvais bien là, et je n’y éprouvais plus aucun embarras. Mais ni l’un ni l’autre de mes expédients ne convenait aux habitants du salon. L’humeur tracassière qui gouvernait la maison ne s’en accommodait pas. On me regardait encore comme nécessaire pour l’éducation de ma pauvre mère, et en conséquence on ne pouvait me permettre de m’absenter.

« David, dit M. Murdstone après le dîner, au moment où j’allais me retirer comme à l’ordinaire, je suis fâché de voir que vous soyez d’un caractère boudeur.

– Grognon comme un ours ! » dit miss Murdstone.

Je ne bougeais pas et je baissais la tête.

« Il faut que vous sachiez, David, qu’un caractère boudeur et obstiné est ce qu’il y a de pis au monde.

– Et ce garçon-là est bien, de tous les caractères de ce genre que j’ai connus, le plus entêté et le plus endurci. Je pense, ma chère Clara, que vous devez vous en apercevoir vous-même.

– Je vous demande pardon, ma chère Jeanne, dit ma mère. Mais êtes-vous bien sûre, … je suis certaine que vous m’excuserez, ma chère Jeanne, … mais êtes-vous bien sûre que vous compreniez David.

– Je serais un peu honteuse, Clara, repartit miss Murdstone, si je ne comprenais pas cet enfant ou tout autre enfant. Je n’ai point de prétention à la profondeur, mais je réclame le droit d’avoir un peu de bon sens.

– Sans doute, ma chère Jeanne, répondit ma mère, vous avez une intelligence très-remarquable…

– Oh ! mon Dieu, non ! Je vous prie de ne pas dire cela, Clara ! reprit miss Murdstone avec colère.

– Je sais bien que votre intelligence est très-remarquable, tout le monde le sait. J’en profite tant moi-même, de tant de manières, du moins je le devrais, que personne ne peut en être plus convaincu que moi. Aussi je ne hasarde devant vous mes opinions qu’avec défiance, ma chère Jeanne, je vous assure.

– Mettons que je ne comprenne pas cet enfant, Clara, répondit miss Murdstone, en arrangeant les chaînes qui ornaient ses poignets. Je ne le comprends pas du tout, il est trop savant pour moi. Mais peut-être la pénétration de mon frère lui permettra-t-elle d’avoir quelque idée de son caractère. Je crois que mon frère entamait ce sujet quand nous l’avons interrompu assez impoliment.

– Je pense, Clara, dit M. Murdstone à demi-voix et d’un air grave, qu’il peut y avoir sur cette question des juges plus équitables et moins prévenus que vous.

– Édouard, dit ma mère timidement, vous êtes un meilleur juge de toutes sortes de questions que je n’ai la prétention de l’être, et Jeanne aussi ; je voulais dire seulement…

– Vous vouliez dire seulement quelque chose qui prouvait votre faiblesse et votre défaut de réflexion, répliqua-t-il. Tâchez de ne pas recommencer, ma chère Clara, et de mieux vous observer. »

Les lèvres de ma mère remuèrent comme si elle répondait : « Oui, mon cher Édouard. » Mais elle ne dit rien qui pût s’entendre.

« Je disais, David, que j’étais fâché, reprit Murdstone en se tournant vers moi, de voir que vous étiez d’un caractère boudeur. C’est une disposition que je ne puis laisser développer sous mes yeux, sans faire un effort pour y remédier. Il faut que vous tachiez de changer cela, sinon il faudra que nous tâchions de vous en corriger.

– Je vous demande pardon, monsieur, murmurai-je, je n’ai pas eu l’intention de bouder depuis mon retour.

– N’ayez pas recours au mensonge, dit-il d’un air si irrité que je vis ma mère avancer involontairement une main tremblante pour nous séparer. Vous vous êtes retiré dans votre chambre par humeur. Vous êtes resté dans votre chambre quand vous auriez dû être ici. Vous savez maintenant, une fois pour toutes, que je veux que vous vous teniez ici et non là-haut. J’exige en outre que vous soyez obéissant en tous points. Vous me connaissez, David. Je veux ce que je veux. »

Miss Murdstone poussa un soupir de satisfaction.

« J’exige des manières respectueuses et soumises envers moi, envers ma sœur, et envers votre mère. Je n’entends pas qu’un enfant ait l’air d’éviter cette chambre comme si la peste y était, asseyez-vous. »

Il me parlait comme à un chien. J’obéis comme un chien.

« Une chose encore, dit-il. Je remarque que vous avez du goût pour les compagnies vulgaires. Je vous défends de rechercher les domestiques. La cuisine n’apportera aucune amélioration aux points nombreux de votre caractère qui méritent attention. Quant à la personne qui vous soutient, je n’en parlerai pas, puisque vous-même, Clara, continua-t-il en baissant la voix et en s’adressant à ma mère, avez à son égard une certaine faiblesse provenant d’anciennes habitudes, et d’idées que vous n’avez pas encore abandonnées.

– C’est bien la plus étrange aberration ! s’écria miss Murdstone.

– Je dis seulement, reprit-il en s’adressant à moi, que je désapprouve votre goût pour la compagnie de mistress Peggotty, et que j’entends que vous y renonciez. Maintenant, David, vous me comprenez, et vous savez quelles seraient les conséquences de votre désobéissance. »

Je le savais bien, mieux peut-être qu’il ne s’en doutait, pour ce qui regardait ma pauvre mère, et je lui obéis à la lettre. Je ne me retirais plus dans ma chambre. Je ne cherchais plus un refuge auprès de Peggotty, mais je restais tristement dans le salon tout le jour, en soupirant après la nuit, pour aller me coucher.

Quelle cruelle contrainte n’ai-je pas éprouvée à rester dans la même attitude durant de longues heures, sans oser bouger le bras ou la jambe, de peur d’entendre miss Murdstone se plaindre de mon agitation, comme cela lui arrivait au moindre prétexte ; sans oser lever les yeux de peur de rencontrer un regard critique ou malveillant qui cherchait à découvrir de nouveaux sujets de plainte dans le mien. Quel intolérable ennui que d’écouter toujours le tic-tac de la pendule et de regarder les perles de miss Murdstone pendant qu’elle les enfilait, en me demandant si elle ne se marierait jamais, et quel pouvait être l’infortuné qui encourrait un pareil sort ; enfin quelle triste ressource que de compter les moulures de la cheminée, et de promener mes regards sur les dessins du papier de tenture tout le long de la muraille !

Quelles promenades n’ai-je pas faites tout seul par le mauvais temps d’hiver, par des sentiers boueux, portant en tous lieux sur mes épaules le salon, et M. et miss Murdstone avec, pesant fardeau que je ne pouvais secouer, cauchemar insupportable dont je ne pouvais m’affranchir, poids affreux qui écrasait mon intelligence et m’abrutissait tout à fait !

Que de repas passés dans le silence et dans l’embarras, en sentant toujours qu’il y avait une fourchette de trop et que c’était la mienne, un appétit de trop et que c’était le mien, une chaise de trop et que c’était la mienne, quelqu’un de trop et que c’était moi !

Quelles soirées… quand les lumières étaient venues et qu’on m’obligeait à m’occuper tout seul ! Je n’osais pas lire un livre amusant, et je méditais sur quelque traité indigeste d’arithmétique ; les tables des poids et des mesures se transformaient en chansons dans ma tête, sur l’air de Marlborough s’en va-t-en guerre ou de Cadet Roussel ; mes leçons refusaient de se laisser apprendre par cœur ; tout m’entrait par une oreille pour sortir par l’autre.

Quels bâillements je poussais en dépit de tous mes soins pour les vaincre ! Comme je tressaillais en me sentant gagner par un petit somme irrésistible ! comme on répondait peu aux observations que je faisais parfois ! comme je semblais être un zéro auquel personne ne faisait attention et qui gênait pourtant tout le monde, et avec quel soulagement j’entendais miss Murdstone me donner l’ordre d’aller me coucher, au premier coup de neuf heures !

Les vacances se traînèrent ainsi péniblement jusqu’au matin où miss Murdstone s’écria : « Voilà le dernier jour ! » en me donnant la dernière tasse de thé pour la clôture.

Je n’étais pas fâché de partir. J’étais tombé dans un état d’abrutissement, dont je ne sortais un peu qu’à l’idée de revoir Steerforth, quoique M. Creakle apparût au second plan dans le paysage. M. Barkis se trouva de nouveau devant la grille, et miss Murdstone répéta : « Clara ! » de sa voix la plus sévère, au moment où ma mère se pencha vers moi pour me dire adieu.

Je l’embrassai ainsi que mon petit frère, et je me sentais bien triste, non de les quitter pourtant, car le gouffre qui existait entre ma mère et moi était toujours présent, et la séparation avait eu lieu tous les jours, et quelque tendre que fût son baiser, il n’est pas aussi présent à ma mémoire que ce qui suivit nos adieux.

J’étais déjà dans la carriole du conducteur quand je l’entendis m’appeler. Je regardai : ma mère était seule à la porte du jardin, soulevant dans ses bras son petit enfant pour que je pusse le voir. Il faisait froid, mais le temps était calme ; pas un de ses cheveux, pas un pli de sa robe ne bougeait, pendant qu’elle me regardait fixement en me montrant son enfant.

C’est ainsi que je la perdis. C’est ainsi que je l’ai revue plus tard en rêve, à ma pension, silencieuse et présente auprès de mon lit, me regardant toujours fixement en tenant son enfant dans ses bras.

Chapitre IX. Je n’oublierai jamais cet anniversaire de ma naissance. §

Je passe sur les événements qui eurent lieu à ma pension, jusqu’à l’anniversaire de ma naissance, qui tombait au mois de mars. Je me souviens seulement que Steerforth était plus digne d’admiration que jamais. Il devait sortir de pension au semestre, sinon plus tôt, et il était plus aimé et plus indépendant que jamais, par conséquent plus aimable encore à mes yeux, mais je ne me souviens pas d’autres incidents. Le grand souvenir qui marque pour moi cette époque semble avoir absorbé tous les autres pour subsister seul dans ma mémoire.

J’ai même quelque peine à croire qu’il y eût un intervalle de deux mois entre le moment de mon retour en pension et le jour de mon anniversaire. Je suis bien obligé de le comprendre, parce que je sais que c’est vrai, mais sans cela je serais convaincu que mes vacances et mon anniversaire se sont suivis sans interruption.

Je me rappelle si bien le temps qu’il faisait ce jour-là ! Je sens le brouillard qui enveloppait tous les objets ; j’aperçois au travers le givre qui couvre les arbres ; je sens mes cheveux humides se coller à mes joues ; je vois la longue suite de pupitres dans la salle d’étude, et les chandelles fongueuses qui éclairent de distance en distance cette matinée brumeuse ; je vois les petits nuages de vapeur produits par notre haleine serpenter et fumer dans l’air froid pendant que nous soufflons sur nos doigts, et que nous tapons du pied sur le plancher pour nous réchauffer.

C’était après le déjeuner, nous venions de rentrer de la récréation, quand M. Sharp arriva et dit :

« Que David Copperfield descende au parloir ! » Je m’attendais à un panier de provisions de la part de Peggotty, et mon visage s’illumina en recevant cet ordre. Quelques-uns de mes camarades me recommandèrent de ne pas les oublier dans la distribution des bonnes choses dont l’eau nous venait à la bouche, au moment où je me levai vivement de ma place.

« Ne vous pressez pas tant, David, dit M. Sharp, vous avez le temps, mon garçon, ne vous pressez pas. »

J’aurais dû être surpris du ton compatissant dont il me parlait, si j’avais pris le loisir de réfléchir, mais je n’y pensai que plus tard. Je descendis précipitamment au parloir. M. Creakle était assis à table et déjeunait, sa canne et son journal devant lui ; mistress Creakle tenait à la main une lettre ouverte. Mais de panier, point.

« David Copperfield, dit mistress Creakle en me conduisant à un canapé et en s’asseyant près de moi, j’ai besoin de vous parler, j’ai quelque chose à vous dire, mon enfant. »

M. Creakle, que je regardais naturellement, hocha la tête sans me regarder, et étouffa un soupir en avalant un gros morceau de pain et de beurre.

« Vous êtes trop jeune pour savoir comment le monde change tous les jours, dit mistress Creakle, et comment les gens qui l’habitent disparaissent. Mais c’est une chose que nous devons apprendre tous, David, les uns pendant leur jeunesse, les autres quand ils sont vieux, d’autres, toute leur vie. »

Je la regardai avec attention.

« Quand vous êtes revenu ici après les vacances, dit mistress Creakle après un moment de silence, tout le monde se portait-il bien chez vous ? » Après un nouveau silence, elle reprit : « Votre maman était-elle bien ? »

Je tremblais sans savoir pourquoi, et je la regardais fixement sans avoir la force de répondre.

« Parce que, dit-elle, je regrette de vous dire que j’ai appris ce matin que votre maman était très-malade. »

Un brouillard s’éleva entre mistress Creakle et moi, et pendant un moment elle disparut à mes yeux. Puis je sentis des larmes brûlantes couler le long de mon visage, et je la revis devant moi.

« Elle est en grand danger, » ajouta-t-elle.

Je savais déjà tout.

« Elle est morte. »

Il n’était pas nécessaire de me le dire. J’avais déjà poussé le cri de désespoir de l’orphelin, et je me sentais seul au monde.

Mistress Creakle fut pleine de bonté pour moi. Elle me garda près d’elle tout le jour, et me laissa seul quelques instants ; je pleurais, puis je m’endormais de fatigue, pour me réveiller et pleurer encore. Quand je ne pouvais plus pleurer, je commençais à penser, et le poids qui m’étouffait pesait plus lourdement encore sur mon âme, et mon chagrin devenait une douleur sourde que rien ne pouvait soulager.

Cependant mes pensées étaient vagues encore, elles ne portaient pas sur le malheur qui accablait mon cœur, elles erraient à l’entour. Je pensais à notre maison fermée et silencieuse. Je pensais à mon petit frère qui languissait depuis quelque temps, m’avait dit mistress Creakle, et qu’on supposait près de mourir aussi. Je pensais au tombeau de mon père dans le cimetière près de notre maison, et je voyais ma mère couchée sous cet arbre que je connaissais si bien. Je montai sur une chaise quand je fus seul, pour regarder à la glace comme mes yeux étaient rouges et comme j’avais l’air triste. Je me demandai, au bout de quelques heures si mes larmes, qui s’étaient arrêtées, ne recommenceraient pas, quand j’approcherais de la maison, car on me faisait venir pour l’enterrement, et c’était un nouveau chagrin, en pensant à la perte que je venais de faire ; car je sentais, je me le rappelle, que j’avais une dignité à garder parmi mes petits camarades, et que mon affliction même m’imposait un décorum en rapport avec l’importance de ma position.

Si jamais un enfant fut atteint d’une douleur sincère, c’était bien moi. Et pourtant je me souviens que cette importance me donnait une certaine satisfaction, quand je me promenais dans le jardin pendant que mes camarades étaient en classe. Quand je les voyais me regarder furtivement par la fenêtre, je sentais comme de l’orgueil, et je marchais plus lentement, d’un air plus mélancolique. Quand l’heure de la classe fut passée, et qu’ils vinrent tous me parler, je me félicitai en moi-même de ne pas être fier avec eux, et de les accueillir tous absolument avec la même bienveillance qu’autrefois.

Je devais partir le lendemain soir, non par la diligence, mais par une voiture de nuit, appelée la Fermière, et destinée en général aux gens de la campagne, qui n’avaient à faire qu’un petit trajet sur la route. Je ne racontai pas d’histoires ce soir-là, et Traddles voulut absolument me prêter son oreiller. Je ne sais pas quel bien il pensait que cela pouvait me faire, puisque j’avais un oreiller à moi ; mais c’était tout ce que le pauvre garçon avait à me prêter, sauf une feuille de papier couverte de squelettes, qu’il me remit au moment de mon départ pour me consoler de mes chagrins, et contribuer un peu à rétablir la paix de mon âme.

Je quittai la pension le lendemain dans l’après-midi, ne me doutant guère que je n’y reviendrais jamais. Nous voyagions très-lentement et ce ne fut qu’à neuf ou dix heures du matin que j’arrivai à Yarmouth. Je cherchais des yeux M. Barkis, mais il ne parut pas, et je vis à sa place un gros petit homme, un peu poussif, à l’air jovial, déjà avancé en âge, vêtu de noir, avec des petits nœuds de ruban au bas de sa culotte courte, des bas noirs et un chapeau à larges bords ; il s’avança vers la portière de la voiture en appelant :

« Monsieur Copperfield ?

– Me voici, monsieur.

– Voulez-vous venir avec moi, mon jeune monsieur, s’il vous plaît ? dit-il en ouvrant la portière, et j’aurai le plaisir de vous mener chez vous. »

Je pris sa main, me demandant qui ce pouvait être, et nous arrivâmes à la porte d’une boutique dans une rue étroite. L’enseigne portait :

OMER,

Drapier, tailleur, marchand de nouveautés, fournit les articles de deuil, etc.

C’était une petite boutique très-étroite, on y étouffait ; la pièce était remplie de vêtements de toutes sortes, confectionnés ou en pièces. Une des fenêtres était garnie de chapeaux d’hommes et de femmes. Nous entrâmes dans une petite chambre située derrière la boutique ; il y avait là trois jeunes filles qui travaillaient à des vêtements noirs ; il y en avait un paquet sur la table, et le plancher était couvert de petits chiffons noirs. Il y avait un bon feu dans la chambre, et une odeur étouffante de crêpe roussi. C’est une odeur que je ne connaissais pas encore ; je la connais maintenant.

Les trois jeunes filles, qui avaient l’air très-gai et très-actif, levèrent la tête pour me regarder, puis reprirent leur ouvrage. Elles cousaient, cousaient, cousaient. En même temps on entendait sortir d’un atelier situé de l’autre côté de la cour un bruit régulier de marteaux en cadence : Rat-ta-tat. Rat-ta-tat. Rat-ta-tat, sans aucune variation.

« Eh bien ! dit mon guide à l’une des jeunes filles, où en êtes-vous, Marie ?

– Oh ! nous serons prêtes à temps, dit-elle gaiement sans lever les yeux. Ne vous inquiétez pas, mon père. »

M. Omer ôta son chapeau à larges bords, s’assit et soupira. Il était si gros qu’il fut obligé de pousser encore plus d’un soupir avant de pouvoir dire :

« C’est bon.

– Mon père, dit Marie en riant, vous serez bientôt gros comme un muid.

– C’est vrai, ma chère ! je ne sais pas ce que ça veut dire, répliqua-t-il en y réfléchissant. Le fait est que j’en prends le chemin.

– C’est qu’aussi vous vivez bien, dit Marie, et vous ne vous faites pas de mauvais sang.

– Et pourquoi m’en ferais-je ? cela ne me servirait à rien, ma chère, dit M. Omer.

– Non, sans doute, répondit sa fille. Nous sommes tous assez gais, ici, grâce à Dieu, n’est-ce pas, mon père ?

– Je l’espère, ma chère, dit M. Omer. Maintenant que j’ai repris haleine, je vais prendre la mesure de ce jeune écolier. Voulez-vous venir dans la boutique, monsieur Copperfield ? »

Je passai devant M. Omer, qui m’en fit la politesse, et après m’avoir montré un ballot de drap : « Extra-superfin, me dit-il, et trop beau pour faire des habits de deuil en toute autre occasion que pour la perte d’un père ou d’une mère, » il prit ma mesure et écrivit dans un livre mes dimensions en tous sens. Tout en notant ces renseignements, il appela mon attention sur les objets qui remplissaient son magasin, et me montra des modes qui venaient de paraître et d’autres qui venaient de passer.

« C’est comme cela que nous perdons beaucoup d’argent, dit M. Omer ; mais les modes sont comme les humains, elles vous arrivent personne ne sait quand, ni comment, ni pourquoi ; et elles passent sans que personne sache davantage ni quand, ni pourquoi, ni comment ; sous ce rapport, c’est comme la vie, tout à fait la même chose. »

J’étais trop triste pour discuter la question, qui, d’ailleurs, aurait peut-être été au-dessus de moi, et M. Omer me ramena dans la chambre où travaillait sa fille, en respirant avec quelque peine en chemin.

Il ouvrit ensuite une porte qui donnait sur un petit escalier qui m’avait l’air d’un vrai casse-cou, et cria :

« Montez le thé, le pain et le beurre. »

Les rafraîchissements firent leur apparition sur un plateau, au bout d’un moment que j’avais passé à réfléchir, en écoutant le bruit des aiguilles dans la chambre et l’air qui résonnait sous les marteaux de l’autre côté de la cour. Ce déjeuner m’était destiné.

« Je vous connais depuis bien longtemps, mon petit ami, dit M. Omer après m’avoir examiné un moment sans que je fisse, pendant ce temps, grand tort au déjeuner ; ces vêtements de deuil m’ôtaient l’appétit ; je vous connais depuis longtemps.

– Vraiment, monsieur ?

– Depuis que vous êtes né, dit M. Omer. Je puis même dire avant cette époque. J’ai connu votre père avant vous. Il avait cinq pieds six pouces, et son tombeau a vingt-cinq pieds de long.

– Rat-ta-tat, rat-ta-tat, rat-ta-tat, de l’autre côté de la cour.

– Son tombeau a vingt-cinq pieds de long, sans rabattre un pouce, dit M. Omer toujours plaisant. J’oublie si c’est lui ou elle qui l’avait ordonné.

– Savez-vous comment va mon petit frère, monsieur, demandai-je. »

M. Omer secoua la tête.

« Rat-ta-tat, rat-ta-tat, rat-ta-tat.

– Il est dans les bras de sa mère, dit-il.

– Oh ! le pauvre petit est-il mort ?

– Ne vous chagrinez pas plus que de raison, dit M. Omer ; oui, l’enfant est mort. »

Toutes mes blessures se rouvrirent à cette nouvelle. Je quittai mon déjeuner presque sans y avoir touché, et j’allai reposer ma tête sur une autre table dans un coin de la petite chambre. Marie enleva bien vite les habits de deuil qui la couvraient, de peur que mes larmes n’y fissent des taches. C’était une jolie fille, qui avait un air de bonté ; elle écarta doucement les cheveux qui me tombaient sur les yeux, mais elle était très-gaie de voir qu’elle avait presque fini son ouvrage, et d’être prête à temps ; et moi, c’était si différent !

L’air que chantaient les marteaux s’arrêta, et un jeune homme de bonne mine traversa la cour pour entrer dans la chambre où nous étions. Il avait un marteau à la main et sa bouche était pleine de petits clous, qu’il fut obligé d’ôter avant de pouvoir parler.

« Eh bien, Joram ! dit M. Omer, où en êtes-vous ?

– Tout est prêt, dit Joram ; j’ai fini, monsieur. »

Marie rougit un peu, et les deux autres jeunes filles se regardèrent en souriant.

« Comment, vous avez donc travaillé hier au soir, à la chandelle, pendant que j’étais au club ? Il le faut bien, ajouta M. Omer en fermant malicieusement un œil.

– Oui, dit Joram ; comme vous nous aviez dit que nous pourrions faire cette petite course si l’ouvrage était fini, Marie et moi… avec vous…

– Oh ! j’ai cru que vous alliez me laisser tout à fait de côté dit M. Omer, en riant si fort qu’il se mit à tousser.

– Comme vous aviez dit cela, continua le jeune homme, j’y ai mis toute ma bonne volonté. Voulez-vous voir si vous êtes content ?

– Oui, dit M. Omer en se levant. Mon cher enfant, dit-il en se tournant vers moi, aimeriez-vous à voir le…

– Non, mon père, interrompit Marie.

– Je pensais que cela pourrait lui être agréable, ma chère, dit M. Omer ; mais peut-être avez-vous raison. »

Je ne puis dire comment je savais qu’ils allaient regarder le cercueil de ma chère, chère maman. Je n’avais jamais entendu faire un cercueil, je ne crois pas que j’en eusse jamais vu, mais cette idée était entrée dans mon esprit en entendant le bruit qui retentissait dans l’atelier, et quand le jeune homme entra, je savais bien la besogne qu’il venait de faire.

L’ouvrage était fini, les deux jeunes filles, dont je n’avais pas entendu prononcer le nom, brossèrent les bouts de fil et le duvet qui étaient attachés à leurs robes, et entrèrent dans la boutique pour la mettre en ordre et attendre les pratiques. Marie resta en arrière pour plier leur ouvrage et emballer le tout dans deux grands paniers. Elle était plongée dans cette occupation, à genoux et en chantant un petit air guilleret. Joram, son amoureux, cela était clair, entra sur la pointe du pied et lui déroba un baiser pendant qu’elle était ainsi occupée, sans s’inquiéter le moins du monde de ma présence ; il lui dit que son père était allé chercher la voiture, et qu’il allait se préparer en toute hâte. Il sortit ; alors elle mit son dé et ses ciseaux dans sa poche, piqua soigneusement une aiguille enfilée de fil noir sur le corsage de sa robe, ajusta son manteau et son chapeau avec le plus grand soin, en se regardant à une petite glace placée derrière la porte et dans laquelle je voyais se réfléchir son visage satisfait.

J’observai tout cela du coin de la table près de laquelle je m’étais assis, la tête posée sur ma main, en pensant à des choses très-diverses. La voiture arriva bientôt à la porte : on y plaça d’abord les paniers, moi ensuite, mes compagnons suivirent. C’était, autant qu’il m’en souvient, une espèce de carriole, ressemblant un peu aux voitures dans lesquelles on transporte les pianos, peinte de couleur sombre, et traînée par un cheval noir avec une longue queue. Il y avait amplement de la place pour nous tous.

Je ne sais pas si j’ai jamais éprouvé de ma vie (peut-être parce que j’ai plus d’expérience maintenant) un sentiment plus étrange que celui que j’éprouvais alors, en les voyant si heureux d’aller en voiture au sortir d’une pareille besogne. Je n’étais pas fâché, j’avais plutôt un peu peur, il me semblait que j’étais avec des créatures d’une autre nature que la mienne. Ils étaient très-gais. Le vieillard était assis sur la banquette de devant et conduisait ; les deux jeunes gens étaient assis derrière lui, et quand il leur parlait, ils se penchaient tous deux en avant, chacun d’un côté de son joyeux visage, en ayant l’air d’être tout à lui, les hypocrites ! Ils auraient voulu me parler, mais je restais dans mon coin, ennuyé de les voir se faire la cour, et troublé par leur gaieté qui n’était pourtant pas bruyante, m’étonnant presque de ce que Dieu ne les punissait pas de la dureté de leur cœur.

Quand ils s’arrêtèrent pour donner de l’avoine au cheval, ils burent, mangèrent et se divertirent, mais je ne pus toucher à rien, et je restai à jeun. En approchant de la maison, je descendis de la carriole par derrière aussi vite que je le pus, afin de ne pas me trouver en semblable compagnie devant ces fenêtres solennelles, fermées du haut en bas, qui avaient l’air de me regarder sans me voir comme des yeux d’aveugle jadis brillants et maintenant éteints. Oh ! j’aurais bien pu me dispenser de me demander à Salem-House si je retrouverais mes larmes en rentrant à la maison, je n’avais qu’à voir la fenêtre de ma mère devant moi, et à côté celle qui, dans des temps meilleurs, avait été la mienne.

Je me trouvai dans les bras de Peggotty avant d’arriver à la porte, et elle m’emmena dans la maison. Son chagrin éclata d’abord à ma vue, mais elle le dompta bientôt, et se mit à parler tout bas et à marcher doucement, comme si elle avait craint de réveiller les morts. J’appris qu’elle ne s’était pas couchée depuis bien longtemps. Elle veillait encore toutes les nuits. Tant que sa pauvre chérie n’était pas en terre, disait-elle, elle ne pouvait pas se résoudre à la quitter.

M. Murdstone ne fit pas attention à moi quand j’entrai dans le salon où il était assis auprès du feu, pleurant en silence et réfléchissant à l’aise dans son fauteuil. Miss Murdstone écrivait sur son pupitre, qui était couvert de lettres et de papiers ; elle me donna le bout de ses doigts, et me demanda d’un ton glacial si on avait pris ma mesure pour mes habits de deuil.

« Oui.

– Et vos chemises, dit miss Murdstone, les avez-vous rapportées ?

– Oui, mademoiselle, j’ai toutes mes affaires avec moi. » Ce fut toute la consolation que m’offrit sa fermeté. Je suis sûr qu’elle avait un grand plaisir à déployer dans une pareille occasion ce qu’elle appelait sa présence d’esprit, son courage, sa force d’âme, son bon sens, et tout le diabolique catalogue de ses qualités désagréables. Elle était très-fière de son talent pour les affaires, et le prouvait pour le moment en réduisant toutes choses à une question de plumes et d’encre. Elle passa tout le reste de cette journée et les jours suivants devant ce même pupitre sans manifester aucune émotion, écrivant toujours avec une plume très-dure, parlant à tout le monde du même ton imperturbable, sans qu’un muscle de son visage se relâchât, sans que le son de sa voix s’adoucît un instant, sans qu’un atome de sa toilette se permit le moindre dérangement.

Son frère prenait parfois un livre, mais je ne le voyais jamais lire. Il ouvrait le volume et regardait devant lui comme s’il lisait, mais il restait une heure entière sans tourner la page, puis posait son livre et marchait de long en large dans la chambre. Je restais des heures entières assis, les mains croisées à le regarder et à compter ses pas. Il parlait très-rarement à sa sœur et ne m’adressait jamais la parole. Il n’y avait que lui… et les pendules qui fussent en mouvement dans le repos solennel de la maison.

Je vis à peine Peggotty pendant les jours qui précédèrent l’enterrement ; seulement, en montant et en descendant l’escalier, je la trouvais toujours tout près de la chambre où reposaient ma mère et son enfant, et le soir elle venait dans la mienne, où elle restait auprès de mon lit jusqu’à ce que je fusse endormi. Un jour ou deux avant les funérailles, à ce que je peux croire, car je sens que je dois confondre les temps dans cette triste époque où rien ne rompait la monotonie de mon chagrin, Peggotty me mena dans la chambre de ma mère. Je me souviens seulement que, sous un linceul blanc dont le lit était couvert avec une grande propreté et une grande fraîcheur tout autour, je crus voir reposer en personne le silence solennel qui régnait dans la maison, et quand elle voulut relever doucement le drap, je criai : « Oh ! non ! oh ! non ! » et je retins sa main.

L’enterrement aurait eu lieu hier qu’il ne serait pas plus présent à mon esprit. L’apparence du salon, au moment de mon entrée, l’éclat du feu, le vin qui brillait dans les carafes, la forme des verres et des assiettes, le parfum des gâteaux, l’odeur de la robe de miss Murdstone, et nos vêtements de deuil, rien n’y manque. M. Chillip est là et vient me parler.

« Et comment va monsieur David ? » me dit-il avec bonté.

Je ne pouvais pas lui répondre : « très-bien. » Je lui donne la main, et il la retient dans les siennes.

« Allons ! dit M. Chillip avec un doux sourire et les larmes aux yeux, voilà nos petits amis qui vont grandir autour de nous. Nous ne les reconnaîtrons bientôt plus. De grands progrès, il me semble, mademoiselle, » continue-t-il en s’adressant à miss Murdstone.

Miss Murdstone ne répond que par un froid salut, elle fronce les sourcils ; M. Chillip, un peu décontenancé, va s’asseoir dans un coin sans mot dire et m’emmène avec lui.

Je remarque ce fait, parce que je remarque tout, mais sans prendre le moindre intérêt à ce qui m’arrive, depuis que je suis de retour à la maison. Les cloches commencent à sonner, et M. Omer vient avec un autre homme faire les derniers apprêts. Peggotty m’avait raconté autrefois que les invités pour le convoi de mon père s’étaient réunis jadis dans la même chambre pour le conduire au même tombeau.

Il y a M. Murdstone, notre voisin M. Gayper, M. Chillip et moi. Quand nous sortons de la maison, les porteurs sont dans le jardin avec leur fardeau, et ils marchent devant nous le long du sentier, sous les ormes ; ils passent par la grille et entrent dans le cimetière où j’ai si souvent entendu chanter les oiseaux pendant l’été.

Nous entourons le tombeau. Le jour me paraît différent des jours ordinaires, il me semble que le ciel n’a plus la même teinte, il est plus sombre. Il y a un silence solennel que nous avons apporté de la maison avec ce qu’il y a dans la bière, et pendant que nous sommes debout, la tête nue, j’entends résonner la voix du pasteur qui dit distinctement : « Je suis la résurrection et la vie, a dit le Seigneur. » Puis j’entends des sanglots et je vois un peu à part, dans la foule des curieux, cette bonne et fidèle servante, qui est ce que j’aime le mieux sur la terre, et à qui je suis convaincu, dans ma joie d’enfant, que le Seigneur dira un jour : « Je suis content. »

Il y a beaucoup de visages de ma connaissance, des visages que je reconnais pour les avoir vus à l’église pendant que je regardais de tous les côtés, des visages de gens qui avaient connu ma mère quand elle était arrivée au village dans tout l’éclat de sa jeunesse. Je ne fais pas attention à eux, je ne pense qu’à mon chagrin, et pourtant je vois et je reconnais tout le monde, même Marie qui est dans le fond, occupée à lancer des œillades à son fiancé qui est tout près de moi.

C’est fini, la terre est rejetée dans la fosse, et nous reprenons le chemin de la maison qui se dresse devant nous ; elle est toujours jolie, elle n’a pas changé, mais elle est tellement unie dans mon esprit aux souvenirs de mon enfance, de tout ce qui n’est plus, que mon chagrin de tout à l’heure n’est plus rien en comparaison de celui que j’éprouve à sa vue. On m’emmène pourtant toujours ; M. Chillip me parle, et quand nous arrivons à la maison, il me fait boire un verre d’eau, puis je lui demande la permission de monter dans ma chambre, et il me dit adieu avec une douceur de femme.

Je répète que tout cela est pour moi un événement d’hier. Des faits plus récents m’ont échappé pour flotter vers ce rivage où s’accumule, pour reparaître un jour, tout ce qui a été oublié, mais ce jour de ma vie est devant moi comme un grand rocher debout dans l’Océan.

Je savais bien que Peggotty viendrait me rejoindre dans ma chambre. Le repos de ce jour ressemblait à celui du dimanche, c’est ce qu’il nous fallait à tous. Elle s’assit à côté de moi sur mon petit lit, en tenant ma main dans les siennes : tantôt elle la baisait tendrement, tantôt elle me caressait comme elle aurait pu consoler mon petit frère, et elle me raconta à sa manière tout ce qu’elle avait à me dire sur ce qui venait de se passer.

« Il y avait longtemps qu’elle n’était pas bien, dit Peggotty. Son esprit était tourmenté, elle n’était pas heureuse. Quand son enfant fut né, je pensais d’abord qu’elle allait se remettre, mais elle devenait au contraire plus délicate tous les jours. Avant la naissance de son enfant, elle aimait à rester seule, et alors elle pleurait ; quand elle eut son enfant, elle lui chantait si doucement qu’il me semblait une fois, en l’écoutant, que c’était une voix dans les airs, qui montait toujours vers le ciel.

« Elle était devenue plus timide et s’effrayait aisément ; une parole dure lui donnait un coup terrible, mais je dois dire qu’elle a toujours été la même avec moi. Ma pauvre chérie, elle n’a jamais changé pour sa vieille Peggotty ! »

Ici Peggotty s’arrêta et caressa doucement ma main pendant un petit moment.

« La dernière fois que je l’ai vue comme dans l’ancien temps, c’est le soir de votre arrivée, mon cher enfant. Le jour de votre départ elle me dit : « Je ne reverrai plus mon pauvre petit, je sens là quelque chose qui me le dit, et je sais que c’est la vérité. »

« Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour se soutenir, et bien des fois, quand ils lui reprochaient son étourderie et son caractère insouciant, elle faisait semblant de croire que c’était vrai, mais il y avait longtemps que tout cela était passé. Elle n’avait jamais dit à son mari ce qu’elle m’avait dit, elle avait peur d’en parler à personne ; un soir pourtant, un peu plus de huit jours avant sa mort, elle lui dit : « Mon ami, je crois que je vais mourir. J’ai l’esprit en repos, maintenant, Peggotty, me dit-elle ce soir-là pendant que je la couchais. Il se fera tout doucement, pendant quelques jours, à cette idée-là, le pauvre homme, et puis, ce sera bientôt passé. Je suis bien fatiguée. Si c’est du sommeil, restez près de moi pendant que je vais dormir, ne me quittez pas ! Dieu bénisse mes deux enfants ! Dieu protège et garde mon pauvre garçon sans père ! »

« Je ne l’ai pas quittée depuis, dit Peggotty. Elle parlait souvent à ces gens d’en bas, le frère et la sœur, car elle les aimait, elle ne pouvait vivre sans aimer ceux qui l’entouraient, mais quand ils la quittaient, elle se retournait de mon côté comme si elle ne trouvait le repos qu’auprès de Peggotty, et ne s’endormait jamais autrement.

« La dernière nuit, dans la soirée, elle m’embrassa et me dit : « Si mon petit enfant meurt aussi, Peggotty, je vous prie de le mettre dans mes bras, et qu’on nous enterre ensemble (c’est ce qu’on a fait, car le pauvre enfant n’a vécu qu’un jour de plus qu’elle). Que mon David nous accompagne à notre lieu de repos, dit-elle, et répétez lui que sa mère, à son lit de mort, l’a béni mille fois. »

Un autre silence suivit ces paroles, Peggotty me caressait toujours.

« La nuit était assez avancée, dit Peggotty, quand elle me demanda à boire, et, après avoir bu, elle me sourit d’un sourire si doux, ma pauvre chérie !

« Le jour commençait et le soleil se levait ; elle me dit alors que M. Copperfield avait toujours été bon et indulgent pour elle, qu’il était doux et patient, et qu’il lui avait dit souvent, quand elle doutait d’elle-même, qu’un cœur aimant valait mieux que toute la sagesse du monde, et qu’elle le rendait bien heureux ! « Peggotty, ma chère, ajouta-t-elle, approchez-moi de vous (elle était très-faible), mettez votre bras sous mon cou, dit-elle, et tournez-moi de votre côté : votre visage s’éloigne de moi, et je veux le voir. » Je fis ce qu’elle me demandait, et le temps était venu, David, où ce que je vous avais dit une fois est arrivé : elle a posé sa pauvre tête sur le bras de sa vieille et triste Peggotty, et elle est morte comme un enfant qui s’endort. »

Ainsi finit le récit de Peggotty. Depuis le moment où j’avais appris la mort de ma mère, le souvenir de ce qu’elle avait été récemment avait disparu de mon esprit. Je me la rappelai depuis ce moment comme la jeune mère de ma petite enfance, qui roulait ses belles boucles autour de ses doigts et qui dansait avec moi le soir dans le salon. Le récit de Peggotty, au lieu de me rappeler les derniers temps de sa vie, confirma dans mon esprit la première image. C’est peut-être étrange, mais c’est vrai. Dans sa mort elle avait, à mes yeux, repris son vol vers sa paisible jeunesse ; tout le reste s’était effacé.

La mère qui dormait dans son tombeau était la mère de mon enfance ; la petite créature qui reposait dans ses bras pour toujours, c’était moi qu’elle avait jadis pressé ainsi contre son sein.

Chapitre X. On me néglige d’abord, et puis me voilà pourvu. §

Le premier acte d’autorité par lequel débuta miss Murdstone, quand le jour solennel fut passé et que la lumière eut recouvré son libre accès au travers des fenêtres, fut de prévenir Peggotty qu’elle eût à quitter la maison dans un mois. Quelque répugnance que Peggotty eût pu sentir à servir M. Murdstone, je crois qu’elle l’aurait fait par amour pour moi, plutôt que d’entrer dans la meilleure maison qu’il y eût au monde. Mais enfin, se voyant remerciée, elle me dit qu’il fallait nous quitter et pourquoi, et nous nous lamentâmes de concert, en toute sincérité.

Quant à moi et à l’avenir qui m’était réservé, je n’en entendais pas dire un mot, je ne voyais pas faire une seule démarche. Ils auraient bien voulu, je pense, pouvoir se débarrasser de moi comme de Peggotty avec un mois de gages. Je rassemblai un soir tout mon courage pour demander à miss Murdstone quand je devais partir pour la pension, mais elle me dit sèchement qu’elle croyait que je n’y retournerais pas. Ce fut tout. J’étais très-inquiet de savoir ce qu’on allait faire de moi ; Peggotty s’en préoccupait aussi, mais ni elle ni moi ne pouvions obtenir aucun renseignement sur ce sujet.

Il s’était opéré dans ma situation un changement qui, tout en me délivrant de grands ennuis pour le moment présent, aurait pu, si j’avais su y réfléchir sérieusement, me donner fort à penser sur l’avenir. Voici le fait : La contrainte qu’on m’imposait avait complètement disparu. On tenait si peu à me voir rester à mon triste poste dans le salon, que plusieurs fois miss Murdstone me fit signe, en fronçant les sourcils, de m’éloigner au moment où je venais de m’asseoir ; on me défendait si peu de rechercher la société de Peggotty, que, pourvu que je ne fusse pas en la présence de M. Murdstone, on ne s’occupait pas de me chercher ni de demander jamais où je pouvais être. J’étais d’abord effrayé de l’idée qu’il allait se charger de continuer mon éducation, peut-être même que ce serait miss Murdstone qui se dévouerait à cette tâche ingrate, mais j’en vins bientôt à penser que mes craintes étaient sans fondement et que j’en serais quitte pour être abandonné.

Je ne vois pas que cette découverte m’ait causé beaucoup de chagrin alors : j’étais encore étourdi du coup que m’avait porté la mort de ma mère, et par suite indifférent pour les choses de ce monde. Je me rappelle bien avoir réfléchi de temps en temps qu’il était possible que je n’apprisse plus rien, que je ne reçusse plus de soins de personne ; que je devinsse un triste sire, destiné à passer son inutile vie à flâner dans le village ; je me souviens aussi de m’être demandé si ce ne serait pas une chose faisable d’éviter les malheurs que je prévoyais en m’en allant, comme un héros de roman, chercher fortune ailleurs, mais ce n’étaient que des visions passagères des rêves que je faisais tout éveillé, des ombres chinoises qui dessinaient un moment leur forme légère sur les murs de ma chambre pour s’évanouir bientôt et ne plus laisser que la nudité de la muraille.

« Peggotty, dis-je un soir d’un ton pensif, en me chauffant les mains devant le feu de la cuisine, M. Murdstone m’aime encore moins qu’autrefois. Il ne m’aimait déjà pas beaucoup, Peggotty, mais maintenant, il voudrait bien ne plus me voir jamais, s’il pouvait.

– Peut-être cela vient-il de son chagrin, dit Peggotty, en passant la main sur mes cheveux.

– J’ai pourtant aussi du chagrin, Peggotty. Si je croyais que cela vînt de son chagrin, je n’y penserais pas. Mais non, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela.

– Comment le savez-vous ? reprit Peggotty après un moment de silence.

– Oh ! son chagrin n’est pas du tout comme le mien ; il est triste dans ce moment-ci, assis auprès du feu avec miss Murdstone, mais si j’entrais, Peggotty, il serait…

– Quoi donc ? dit Peggotty.

– En colère, répondis-je, et j’imitai involontairement le froncement de ses sourcils. S’il n’était que triste, il ne me regarderait pas comme il fait. Moi, je suis triste aussi, mais il me semble que ma tristesse me dispose plutôt à la bienveillance. »

Peggotty garda le silence un moment, et je me chauffai les mains sans rien dire non plus.

« David ! dit-elle enfin.

– Eh bien ! Peggotty ?

– J’ai essayé, mon cher enfant, j’ai essayé de toutes les manières, de tous les moyens connus et inconnus, pour trouver du service ici, à Blunderstone, mais il n’y a rien du tout qui puisse me convenir, mon chéri !

– Et que comptez-vous faire, Peggotty ? dis-je tristement ; où comptez-vous aller chercher fortune ?

– Je crois que je serai obligée d’aller vivre à Yarmouth, dit Peggotty.

– Encore un peu plus loin, dis-je en m’égayant un peu, et vous auriez été tout à fait perdue, mais là je pourrai vous voir encore quelquefois, ma bonne vieille Peggotty. Ce n’est pas tout à fait à l’autre bout du monde, n’est-ce pas ?

– Au contraire ; s’il plaît à Dieu, s’écria Peggotty avec une grande animation, tant que vous serez ici, mon chéri, je viendrai vous voir toutes les semaines : une fois par semaine tant que je vivrai. »

Cette promesse m’ôta une grande inquiétude ; mais ce n’était pas tout, Peggotty continua :

« Je vais d’abord chez mon frère, voyez-vous, David, passer une quinzaine de jours, à me reconnaître et à me remettre un peu. Maintenant je pensais que peut-être, comme on n’a pas grand besoin de vous ici pour le moment, on pourrait aussi vous laisser venir avec moi. »

Si quelque chose pouvait me faire éprouver un sentiment de plaisir dans ce moment où j’avais si peu à me louer de tous ceux qui m’entouraient, à l’exception de Peggotty, c’était bien ce projet. L’idée de revoir tous ces honnêtes visages éclairés par un sourire de bienvenue, de retrouver le calme de la matinée du dimanche, le son des cloches, le bruit des pierres tombant dans l’eau, de voir les vaisseaux se dessiner à demi dans la brouillard, d’errer sur la plage avec la petite Émilie, en lui racontant mes chagrins, et de me consoler en cherchant avec elle des cailloux et des coquillages sur le rivage, tout cela ramenait le calme dans mon cœur. Mon repos fut troublé un instant après par un doute sur la question de savoir si miss Murdstone donnerait son consentement. Mais cette inquiétude même fut bientôt dissipée ; car au moment où elle apparut pour faire sa tournée du soir à tâtons dans l’office, pendant que nous causions encore, Peggotty entama la question avec une hardiesse qui m’étonna.

« Il perdra son temps là-bas, dit miss Murdstone en regardant dans un bocal de cornichons, et l’oisiveté est la mère de tous les vices ; mais il n’en ferait pas davantage ici ni ailleurs, c’est mon avis. »

Peggotty était sur le point de répondre vivement, mais elle se contint par affection pour moi et garda le silence.

« Hem ! fit miss Murdstone en regardant toujours les cornichons, il y a une chose plus importante que tout le reste, de la plus haute importance, c’est que mon frère ne soit ni dérangé ni contrarié. Ainsi je suppose que je ferai aussi bien de dire oui. »

Je la remerciai, mais sans laisser percer ma joie, de peur qu’elle ne retirât son consentement. Je ne pus m’empêcher de penser que j’avais agi prudemment, quand je rencontrai le regard qu’elle me lança par-dessus le bocal aux cornichons ; il semblait que toute leur aigreur eût passé dans ses yeux noirs. Pourtant la permission était accordée et ne fut pas retirée, et à la fin du mois accordé à Peggotty, nous étions tous deux prêts à partir.

M. Barkis entra dans la maison pour chercher les malles de Peggotty. Je ne lui avais jamais vu auparavant franchir la grille du jardin, mais cette fois il entra dans la maison ; et en chargeant sur son épaule la plus grande caisse pour l’emporter, il me jeta un regard qui voulait dire quelque chose, si tant est que le visage de M. Barkis voulût jamais rien dire.

Naturellement Peggotty était un peu triste de quitter une maison qu’elle habitait depuis tant d’années, et où elle s’était attachée aux deux êtres qu’elle aimait le plus au monde, ma mère et moi. De grand matin elle était allée faire un tour au cimetière, et elle monta dans la carriole en tenant son mouchoir sur ses yeux.

Tant qu’elle conserva cette position, M. Barkis ne donna pas le plus léger signe de vie. Il restait à sa place ordinaire, dans son attitude accoutumée, comme un grand mannequin. Mais lorsqu’elle commença à regarder autour d’elle et à me parler, il hocha la tête et se mit à rire plusieurs fois de suite, je ne sais ni de quoi ni pourquoi.

« Belle journée, monsieur Barkis ! dis-je alors par politesse.

– Pas trop mauvais temps, dit M. Barkis, qui était généralement très-réservé dans ses expressions et qui n’aimait pas à se compromettre.

– Peggotty est tout à fait remise maintenant, monsieur Barkis, remarquai-je pour lui faire plaisir.

– Vraiment ? » dit M. Barkis.

Après avoir réfléchi, il lui jeta un regard astucieux et lui dit :

« Êtes-vous tout à fait bien ? »

Peggotty se mit à rire et répondit affirmativement.

« Mais tout à fait bien, vous êtes sûre ? grommela M. Barkis en s’approchant d’elle peu à peu et en lui donnant un léger coup de coude. Vous êtes sûre ? vraiment tout à fait bien ? Vous en êtes bien sûre ? » Et à chacune de ces questions que M. Barkis accompagnait d’un nouveau coup de coude, il se rapprochait d’elle, si bien qu’à la fin nous étions tous entassés dans le coin gauche de la carriole et que je fus bientôt serré à ne pouvoir presque plus respirer.

Peggotty appela l’attention de M. Barkis sur mes souffrances, et il me rendit un peu de place tout de suite et s’éloigna encore peu à peu. Mais je ne pus m’empêcher de remarquer que ces rapprochements incommodes étaient à ses yeux un merveilleux moyen d’exprimer sa bonne volonté d’une manière claire, agréable et facile, sans être obligé de se mettre en frais de conversation. Il en fut tout réjoui longtemps encore après. Au bout d’un moment, il se tourna de nouveau vers Peggotty, et, renouvelant sa question : « Êtes-vous bien, mais tout à fait bien ? » il se serra de nouveau contre nous, au point de m’étouffer à demi. Il réitéra peu après sa demande et ses manœuvres. Je pris donc le parti de me lever dès que je le voyais approcher et de me tenir debout sur le devant, sous prétexte de regarder le paysage ; ce procédé me réussit.

Il eut la politesse de s’arrêter devant une auberge, dans le but exprès de nous régaler de bière et de mouton à la casserole. Pendant que Peggotty buvait, il fut pris de nouveau d’un de ses accès de galanterie ; je vis le moment où elle allait étouffer de rire. Mais, en approchant de la fin du voyage, il était trop occupé pour penser à nous, et une fois sur le pavé de Yarmouth, nous étions tous trop cahotés, je crois, pour avoir le loisir de songer à autre chose.

M. Peggotty et Ham nous attendaient. Ils reçurent Peggotty et moi de la manière la plus affectueuse, et donnèrent une poignée de main à M. Barkis, qui avait son chapeau sur le derrière de la tête, souriant d’un air embarrassé qui semblait presque se communiquer à ses jambes, un peu tremblantes à ce qu’il me sembla. M. Peggotty prit une des malles de sa sœur, Ham s’était chargé de l’autre, et j’allais les suivre, quand M. Barkis me fit mystérieusement signe de venir lui parler.

« Tout va bien, » grommela M. Barkis.

Je le regardai en face en disant : « Ah ! » d’un air que je voulais rendre très-profond.

« Tout n’en est pas resté là, dit M. Barkis avec un hochement de tête confidentiel ; tout va bien. »

Je répondis de nouveau :

« Ah !

– Vous savez qui est-ce qui voulait bien ? dit mon ami. C’était Barkis, Barkis, tout seul. »

Je fis un signe d’assentiment.

« Eh bien ! tout va bien maintenant, grâce à vous ; je suis votre ami ; tout va bien, » et M. Barkis me donna une poignée de main.

Dans ses efforts pour s’expliquer avec une grande lucidité, M. Barkis était devenu si extraordinairement mystérieux, que j’aurais pu rester à le regarder pendant une heure, sans recueillir plus de renseignements sur son visage que sur le cadran d’une pendule arrêtée, quand Peggotty m’appela. Chemin faisant elle me demanda ce qu’il m’avait dit. Je répondis qu’il m’avait dit que tout allait bien.

« Il est bien assez hardi pour cela, dit Peggotty, mais peu m’importe. David, mon cher enfant, que diriez-vous si je pensais à me marier ?

– Mais… je suppose que vous m’aimeriez autant qu’à présent, Peggotty, » répondis-je après un moment de réflexion.

Au grand étonnement des passants et de son frère qui marchait devant nous, la brave femme ne put s’empêcher de s’arrêter pour m’embrasser à l’instant même, en protestant de son inaltérable attachement pour moi.

« Eh bien ! qu’est-ce que vous diriez de ça, mon chéri ? reprit-elle, cet épisode achevé, après que nous nous étions déjà remis en route.

– Si vous aviez l’idée de vous marier… à M. Barkis, Peggotty ?

– Oui, dit Peggotty.

– Il me semble que ce serait une très-bonne chose, parce que, voyez-vous, Peggotty, vous auriez la carriole et le cheval pour venir me voir, et vous pourriez venir à coup sûr, et encore pour rien !

– A-t-il de l’esprit cet enfant ! s’écria Peggotty. C’est précisément là ce que je me disais depuis un mois. Oui, mon chéri, et je pense que je serais plus indépendante, et que je travaillerais de meilleur cœur chez moi que je ne pourrais le faire chez les autres maintenant. Je ne sais pas si je pourrais me remettre à servir chez des étrangers. Et puis, je resterais près du tombeau de ma pauvre chérie, dit Peggotty à demi-voix, et je pourrais aller le voir quand je voudrais ; et, quand je mourrais, on pourrait m’enterrer pas trop loin d’elle.

Nous gardâmes tous deux le silence un peu de temps après ces paroles. Elle reprit gaiement :

« Mais je n’y penserais plus, si cela faisait de la peine à mon petit David, quand les bans auraient été publiés vingt fois, et que j’aurais ma bague d’alliance dans ma poche !

– Regardez-moi, Peggotty, répondis-je, et vous verrez comme je suis content. Et en effet, je désirais de tout mon cœur le mariage de Peggotty.

– Eh bien ! mon chéri, dit Peggotty en me serrant un peu dans ses bras, j’y ai pensé nuit et jour de toutes les manières, et j’espère ne pas m’en repentir. Mais j’y réfléchirai encore ; je veux en parler à mon frère, et en attendant nous le garderons pour nous, David. Barkis est un brave homme, tout rond, dit Peggotty, et si j’essaye de remplir mes devoirs envers lui, je crois que ce sera ma faute si je ne suis pas… si je ne suis pas tout à fait bien, » dit Peggotty en riant de tout son cœur.

Cette citation, empruntée à la question même de M. Barkis, était si bien placée et nous amusa tant que nos éclats de rire durèrent jusqu’au moment où nous nous trouvâmes en vue de la maison de M. Peggotty.

Elle n’avait pas changé, sauf que je la trouvai peut-être un peu plus petite : et mistress Gummidge était debout à la porte, comme si elle n’avait pas bougé de là depuis ma dernière visite. L’intérieur n’avait pas subi plus de changements que l’extérieur. Le petit vase bleu de ma chambre était toujours rempli de plantes marines. Je fis un tour sous le hangar, et j’y retrouvai dans leur coin accoutumé les homards, les crabes, les langoustes, formant, comme par le passé, une masse compacte, et toujours possédés du même désir de pincer les doigts à tout l’univers. Mais je n’apercevais pas Émilie, je demandai à M. Peggotty où je pourrais la trouver.

« Elle est à l’école, monsieur, dit M. Peggotty en s’essuyant le front, après avoir déposé la malle de sa sœur ; elle va revenir, ajouta-t-il en regardant la vieille horloge, d’ici à vingt minutes, une demi-heure au plus ; nous nous apercevons tous de son absence, je vous en réponds. »

Mistress Gummidge soupira.

« Allons, allons, mère Gummidge ! cria M. Peggotty.

– Je le sens plus que tout autre, dit mistress Gummidge ; je suis une pauvre femme perdue, sans ressource, et c’était la seule personne avec laquelle je n’eusse pas de contrariété. »

Mistress Gummidge, toujours gémissant et secouant la tête, se mit à souffler le feu. M. Peggotty se tourna de notre côté, pendant qu’elle était ainsi occupée, et me dit à voix basse en mettant sa main devant sa bouche : « C’est le vieux ! » Ce qui me fit supposer avec raison que l’humeur de mistress Gummidge n’avait fait aucun progrès depuis ma dernière visite.

La maison était, ou du moins elle devait être aussi charmante que par le passé, et pourtant elle ne me produisait pas la même impression. J’étais un peu désappointé. Peut-être cela venait-il de ce que la petite Émilie n’y était pas. Je savais le chemin qu’elle devait prendre, et je me trouvai bientôt en route pour aller au devant d’elle.

Au bout d’un moment, j’aperçus de loin quelqu’un que je reconnus bientôt, c’était Émilie. Elle avait grandi, mais elle était petite encore. Quand elle approcha, et que je vis ses yeux plus bleus que jamais, son visage plus radieux que par le passé, et toute sa personne plus jolie et plus attrayante, j’éprouvai une étrange sensation, qui me donna l’idée de faire semblant de ne pas la reconnaître, et de passer tout droit comme si je regardais quelque chose dans le lointain. J’en ai fait autant plus d’une fois depuis dans ma vie, si je ne me trompe. La petite Émilie ne s’en inquiétait guère. Elle me voyait bien, mais au lieu de se retourner et de m’appeler, elle se mit à courir en riant. Cela m’obligea de courir après elle ; mais elle allait si vite, que nous étions tout près de la chaumière quand je vins à bout de la rattraper.

« Ah ! c’est vous ? dit-elle.

– Mais vous le saviez bien que c’était moi, Émilie.

– Et vous, vous ne saviez peut-être pas qui j’étais ? » dit Émilie.

J’allais l’embrasser, mais elle mit ses mains sur ses lèvres, en me disant qu’elle n’était plus un petit enfant, et elle s’enfuit dans la maison en riant plus fort que jamais.

Elle semblait s’amuser à me taquiner, et ce changement dans ses manières m’étonnait beaucoup. La table était mise, la vieille petite caisse était à sa place accoutumée, mais au lieu de venir s’asseoir à côté de moi, elle alla se placer auprès de mistress Gummidge qui gémissait toujours, et quand M. Peggotty lui demanda pourquoi, elle secoua ses cheveux sur sa figure, et ne répondit qu’en riant.

« C’est un petit chat, dit M. Peggotty en la caressant doucement.

– Oui, c’est un petit chat ! s’écria Ham, oui M. David, oui ! » et il la regardait en éclatant de rire avec un mélange d’admiration et de ravissement, qui lui rendait la figure rouge comme une fraise.

Le fait est que tout le monde gâtait la petite Émilie, et M. Peggotty plus que personne ; elle lui faisait faire tout ce qu’elle voulait, rien qu’en approchant sa joue de ses gros favoris. Du moins c’était mon opinion quand je la voyais le caresser, et je trouvais que M. Peggotty avait bien raison ; elle était si affectueuse et si douce, elle avait des regards à la fois si fins et si timides, qu’elle me gagna le cœur plus que jamais.

Elle était aussi très-compatissante, et quand M. Peggotty, tout en fumant sa pipe le soir auprès du feu, fit une allusion à la perte que je venais de faire, les yeux d’Émilie se remplirent de larmes, et elle me regarda avec tant de bonté de l’autre côté de la table, que j’en fus très-reconnaissant.

« Ah ! dit M. Peggotty en prenant dans sa main les boucles de sa petite Émilie et en les laissant retomber une à une ; voilà une orpheline, voyez-vous, monsieur ! et voilà un orphelin ! continua M. Peggotty en donnant à Ham du revers de son poing un coup vigoureux dans la poitrine, quoiqu’il n’en ait guère l’air.

– Si je vous avais pour tuteur, monsieur Peggotty, dis-je en secouant la tête, je crois que je ne me sentirais guère orphelin non plus.

– Bien dit, monsieur David ! s’écria Ham avec enthousiasme. Hourra ! Bien dit ! Vous avez bien raison ! » et il rendit à M. Peggotty son coup de poing, pendant que la petite Émilie se leva pour embrasser M. Peggotty.

« Et comment va votre ami, monsieur ? me demanda M. Peggotty.

– M. Steerforth ? dis-je.

– Ah ! voilà le nom, cria M. Peggotty se tournant vers Ham ; je savais bien que c’était quelque chose comme ça.

– Mais vous disiez que c’était Rudderford, s’écria Ham en riant.

– Eh bien ! riposta M. Peggotty, je n’en étais déjà pas si loin. S’il n’y a pas du rude, il y a du fort tout de même. Comment va-t-il ?

– Il était en très-bon état quand je l’ai quitté, monsieur Peggotty.

– Voilà un ami ! dit M. Peggotty en secouant sa pipe. Parlez-moi d’un ami comme celui-là ! Ma foi, ça fait plaisir à voir.

– Il a une belle figure, n’est-ce pas ? car mon cœur s’échauffait en entendant faire son éloge.

– Une belle figure ? dit M. Peggotty, je crois bien ; il se tient là, devant vous, comme… je ne sais pas quoi. Il a l’air si décidé !

– Oui, c’est précisément son caractère, repris-je à mon tour ; brave comme un lion, et la franchise même, monsieur Peggotty.

– Et je suppose, continua M. Peggotty, en me regardant à travers la fumée de sa pipe, que lorsqu’il s’agit d’apprendre dans les livres, il passe devant tout le monde ?

– Oui ! dis-je avec ravissement, il sait tout ; on ne se figure pas combien il a d’esprit.

– Voilà un ami ! murmurait M. Peggotty en branlant gravement la tête.

– Rien ne lui donne de peine, continuai-je. Il n’a qu’à regarder une leçon pour la savoir ; il joue aux barres mieux que personne ; il vous rendra autant de pions que vous voudrez aux dames, et encore il vous battra aisément. »

M. Peggotty secoua de nouveau la tête, comme pour dire : « Certainement qu’il vous battra. »

– Et il parle si bien ! il n’a pas son pareil. Je voudrais seulement que vous pussiez l’entendre chanter, monsieur Peggotty. »

M. Peggotty fit un nouveau mouvement de tête, comme pour dire : « Je n’en doute pas. »

– Et puis, il est si généreux, si bon, continuai-je, entraîné par mon sujet favori, qu’on ne peut pas dire de lui tout le bien qu’il mérite. Pour moi, je ne pourrai jamais être assez reconnaissant de la protection qu’il m’a accordée, quand j’étais si loin de lui par mon âge et par mes études. »

Je parlais ainsi très-vivement quand mon regard tomba sur la petite Émilie qui se penchait en avant sur la table pour m’écouter avec la plus profonde attention, sans respirer, ses yeux bleus brillant comme des étoiles, et ses joues couvertes de rougeur. Elle était si jolie et elle avait l’air si étonnamment sérieuse, que je m’arrêtai tout étonné, ce qui fit que tout le monde la regarda en même temps, et se mit à rire.

« Émilie est comme moi, dit Peggotty, elle voudrait le voir. »

Émilie se troubla quand elle vit qu’on la regardait ; elle baissa la tête et rougit très-fort. Puis jetant un coup d’œil à travers ses boucles éparpillées, elle s’aperçut que nos yeux étaient encore attachés sur elle (pour mon compte, je l’aurais volontiers regardée pendant une heure) ; elle s’enfuit et ne revint que lorsqu’il fut temps de se coucher.

J’occupais mon ancien petit lit à la poupe du bateau, où le vent sifflait comme autrefois. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il gémissait sur ceux qui n’étaient plus, et au lieu de m’imaginer, comme par le passé, que la mer monterait pendant la nuit et mettrait le bateau à flot, je me disais que la mer était venue depuis le temps où j’avais entendu le bruit du vent sur les vagues, et qu’elle avait emporté le bonheur de ma vie. Je me rappelle que lorsque le vent et la mer se calmèrent un peu, je demandai à Dieu dans ma prière de me faire la grâce de grandir pour épouser la petite Émilie ; sur quoi je m’endormis tranquillement.

Les jours s’écoulaient à peu près comme par le passé ; seulement, et c’était une grande différence, la petite Émilie se promenait rarement avec moi sur la plage. Elle avait des leçons à apprendre, de l’ouvrage à faire, et elle était absente la plus grande partie de la journée. Mais je sentais que, même sans ces obstacles, nous n’aurions pu jouir de la promenade comme autrefois. Émilie avait beau être capricieuse et pleine de fantaisies comme un enfant, ce n’était plus une petite fille, c’était plutôt une petite femme. Il me semblait que cette seule année avait établi une grande différence entre nous. Elle avait de l’amitié pour moi, mais elle me plaisantait et me faisait endêver4 ; quand j’allais au-devant d’elle, elle prenait un autre chemin et je la trouvais sur le seuil de la porte, riant de toutes ses forces, au moment où j’arrivais très-désappointé. Le meilleur moment de la journée était celui où elle travaillait à l’aiguille ; je m’asseyais à ses pieds et je lui faisais la lecture. Il me semble encore que je n’ai jamais vu le soleil aussi brillant que pendant ces beaux jours d’avril, que je n’ai jamais rencontré une petite créature aussi ravissante que celle qui travaillait assise sur le seuil de la porte du vieux bateau, et que je n’ai jamais trouvé depuis le ciel aussi pur, la mer aussi bleue, ni les vaisseaux voguant au loin aussi dorés par le soleil.

Le premier soir après notre arrivée, M. Barkis apparut, l’air très-gauche et très-embarrassé ; il portait un mouchoir noué par les coins et rempli d’oranges. Comme il n’avait fait aucune allusion à cette partie de sa propriété, on supposa, après son départ, qu’il avait oublié son paquet, et Ham courut après lui pour le lui rendre, mais il revint avec une déclaration que les oranges étaient pour Peggotty. Depuis lors, il apparut régulièrement tous les soirs, exactement à la même heure, toujours avec un petit paquet dont il ne parlait jamais et qu’il déposait derrière la porte en l’ouvrant. Les offrandes étaient de l’espèce la plus variée et la plus extraordinaire. Je me souviens, entre autres, d’une énorme pelote, d’un boisseau de pommes, d’une paire de boucles d’oreilles en jais, d’une provision d’oignons d’Espagne, d’une boîte de dominos, enfin d’un serin avec sa cage, et d’un jambon mariné.

M. Barkis faisait sa cour, il me semble, d’une manière très-particulière. Il parlait à peine, et restait assis près du feu dans la même attitude que dans sa carriole, en regardant fixement Peggotty qui travaillait en face de lui. Un soir, inspiré, je suppose, par l’amour, il s’empara d’un bout de bougie qu’elle employait à cirer son fil, et le mit précieusement dans la poche de son gilet. Depuis lors, sa grande joie consistait à produire le morceau de cire quand Peggotty en avait besoin, et quoiqu’à moitié fondu et généralement collé au fond de sa poche, il en reprenait soigneusement possession dès que Peggotty avait fini son opération. Il avait l’air très-heureux, et ne se croyait évidemment pas obligé de parler. Même quand il allait se promener avec Peggotty sur la plage, il ne se donnait pas beaucoup de mal pour entretenir la conversation ; il se contentait de lui demander de temps en temps si elle était tout à fait bien ; je me rappelle que parfois, après son départ, Peggotty jetait son tablier sur sa tête et riait pendant une demi-heure. Le fait est que nous nous en amusions tous plus ou moins, à l’exception de cette malheureuse mistress Gummidge, à qui son mari avait probablement fait la cour dans le temps exactement de la même façon, car les manières de M. Barkis rappelaient constamment « le vieux » à son souvenir.

La fin de ma visite approchait quand nous fûmes prévenus que Peggotty et M. Barkis allaient prendre ensemble un jour de congé, et que je devais les accompagner avec Émilie. Je dormis à peine la nuit précédente, dans l’attente d’une journée entière à passer avec elle. Nous étions tous sur pied de bonne heure, et nous n’avions pas fini de déjeuner quand M. Barkis apparut au loin, conduisant sa carriole pour emmener l’objet de ses affections.

Peggotty était vêtue de deuil comme à l’ordinaire, mais M. Barkis était resplendissant ; il portait un habit bleu tout battant neuf ; le tailleur lui avait fait si bonne mesure que les parements des manches rendaient des gants inutiles, même par un temps très-froid ; quant au collet, il était si haut qu’il relevait ses cheveux par derrière et les faisait tenir tout droits. Ses boutons de métal étaient de la plus grande dimension. Un pantalon gris et un gilet jaune complétaient la toilette de M. Barkis, que je regardais comme un modèle d’élégance.

Quand nous fûmes hors de la maison, j’aperçus M. Peggotty tenant à la main un vieux soulier qu’il voulait faire lancer après nous pour nous porter bonheur, et il l’offrait dans ce but à mistress Gummidge.

« Non, il vaut mieux que ce soit une autre personne, Daniel, dit mistress Gummidge. Je suis une pauvre créature perdue sans ressource, et tout ce qui me rappelle qu’il y a des créatures qui ne sont pas perdues sans ressource et seules au monde comme moi, me contrarie trop.

– Allons, ma vieille dit M. Peggotty, prenez le soulier et jetez-le.

– Non, Daniel, répondit mistress Gummidge en gémissant et en secouant la tête ; si je sentais les choses moins vivement, à la bonne heure ! Vous n’êtes pas comme moi, Daniel ; rien ne vous contrarie et vous ne contrariez personne, il vaut mieux que ce soit vous. »

Ici Peggotty, qui avait embrassé tout le monde d’un air un peu troublé, cria de la carriole où nous étions tous (Émilie et moi sur deux petites chaises), que c’était à mistress Gummidge de jeter le soulier. Elle s’y décida enfin, mais je suis fâché de dire qu’elle gâta légèrement l’air de fête de notre départ en fondant immédiatement en larmes, après quoi elle se laissa tomber dans les bras de Ham en déclarant qu’elle savait bien qu’elle était un grand embarras, et qu’il vaudrait mieux la porter tout de suite à l’hôpital. Je trouvais ça très-raisonnable et j’aurais approuvé Ham de lui rendre ce petit service. Mais nous voilà en route pour notre partie de plaisir. M. Barkis s’arrêta bientôt à la porte d’une église, il attacha le cheval aux barreaux de la grille, puis entra avec Peggotty, me laissant seul avec Émilie dans la carriole. Je saisis cette occasion pour passer mon bras autour de sa taille, et pour lui proposer, puisque je devais sitôt la quitter, de prendre le parti d’être très-tendres l’un pour l’autre et très-heureux tout le jour. Elle y consentit, et me permit même de l’embrasser ; à la suite de cette faveur, je m’enhardis jusqu’à lui dire (je m’en souviens encore) que je n’aimerais jamais une autre femme, et que j’étais décidé à verser le sang de quiconque prétendrait à son affection.

C’est pour le coup que la petite Émilie s’amusa à mes dépens. Il fallait voir ses prétentions d’être infiniment plus âgée et plus raisonnable que moi, ce qui faisait dire à la charmante petite fée que j’étais « un petit nigaud ! » Puis elle se mit à rire si gaiement que j’oubliai le chagrin de m’entendre donner un nom si méprisant, tout entier au plaisir de la voir.

M. Barkis et Peggotty restèrent bien longtemps dans l’église, mais ils revinrent enfin, et on prit le chemin de la campagne. En route, M. Barkis se retourna vers moi, et me dit avec un regard malin dont je ne l’aurais pas cru capable :

« Quel nom avais-je donc écrit dans la carriole ?

– Clara Peggotty, répondis-je.

– Et quel nom faudrait-il écrire maintenant, si j’avais un canif ?

– Est-ce toujours Clara Peggotty ?

– Clara Peggotty Barkis ! » et il partit d’un éclat de rire qui ébranlait les parois de la carriole.

En un mot, ils étaient mariés ; voilà pourquoi ils étaient entrés dans l’église. Peggotty était décidée à ce que tout se passât sans bruit, et le bedeau avait été le seul témoin de la cérémonie. Elle fut un peu confuse d’entendre M. Barkis annoncer si brusquement leur union, et elle ne pouvait se lasser de m’embrasser pour me prouver que son affection pour moi n’avait rien perdu. Mais elle se remit bientôt et me dit qu’elle était enchantée que ce fût une affaire finie.

Nous nous arrêtâmes à une petite auberge sur une route de traverse ; on nous y attendait ; le dîner fut très-gai et la journée se passa de la manière la plus satisfaisante. Peggotty se serait mariée tous les jours depuis dix ans qu’elle n’aurait pu avoir l’air plus à son aise, elle était tout à fait comme à l’ordinaire ; elle sortit avec Émilie et moi pour se promener avant le thé, tandis que M. Barkis fumait philosophiquement, heureux et content, je suppose, du plaisir de contempler son bonheur en perspective. En tous cas, ses réflexions contribuèrent à réveiller son appétit, car je me rappelle que, bien qu’il eût mangé beaucoup de porc frais et de légumes, qu’il eût dépêché un poulet ou deux à dîner, il fut obligé de demander une tranche de lard avec son thé, et qu’il en fit disparaître un bon morceau sans aucune émotion.

J’ai souvent pensé depuis que c’était un jour de noces bien innocent et peu conforme aux habitudes reçues. Nous reprîmes nos places dans la carriole, quand il fit nuit, et pendant la route nous regardions les étoiles ; c’était moi qui étais le démonstrateur en titre et qui ouvrais à M. Barkis des horizons inconnus. Je lui dis tout ce que je savais ; il aurait cru volontiers tout ce qui aurait pu me passer par la tête, tant il était convaincu de l’étendue de mon intelligence : il alla même jusqu’à déclarer à sa femme, moi présent, que j’étais un petit Roschius ; je compris qu’il voulait dire par là que j’étais un petit prodige.

Le sujet des étoiles épuisé, on plutôt les facultés de compréhension de M. Barkis arrivées à leur terme, la petite Émilie s’enveloppa avec moi dans un vieux manteau qui nous abrita pendant le reste du voyage. Ah ! je l’aimais bien ! Quel bonheur me disais-je, si nous étions mariés, et si nous allions vivre dans les champs, au milieu des arbres, sans jamais vieillir, sans jamais en savoir davantage, toujours enfants, toujours vaguant, en nous donnant la main, dans les prairies pleines de fleurs, par un beau soleil, posant notre tête la nuit tout près l’un de l’autre sur un lit de mousse, pour dormir d’un sommeil pur et paisible, en attendant que nous fussions enterrés par les petits oiseaux après notre mort ! Ce tableau fantastique, bien éloigné du monde réel, brillant de l’éclat de notre innocence, et aussi vague que les étoiles au-dessus de nos têtes, me trotta dans la tête tout le long du chemin. Je suis bien aise de penser que Peggotty avait pour compagnons le jour de son mariage deux cœurs aussi candides que celui de la petite Émilie et le mien. Les Amours et les Grâces, cortège indispensable et classique du dieu d’Hymen, n’auraient pas mieux fait.

Nous arrivâmes donc heureusement à la porte du vieux bateau ; là M. et mistress Barkis nous dirent adieu, pour prendre le chemin de leur demeure. Je sentis alors pour la première fois que j’avais perdu Peggotty. J’aurais eu le cœur bien gros ce soir-là si j’avais reposé ma tête sous un autre toit que celui qui abritait la petite Émilie.

M. Peggotty et Ham savaient aussi bien que moi ce que j’éprouvais, et m’attendaient à souper avec leurs visages honnêtes et affectueux pour chasser mes tristes pensées. La petite Émilie, de son côté, vint s’asseoir sur la caisse qui nous servait de siège. Ce fut la seule fois pendant tout mon séjour, et ce fut aussi la charmante clôture de cette charmante journée.

Ce soir-là, c’était marée montante, et peu de temps après notre coucher, M. Peggotty et Ham sortirent pour pêcher. Je me sentais tout fier de rester dans cette maison solitaire pour protéger mistress Gummidge et la petite Émilie ; je ne demandais qu’à voir un lion ou un serpent, ou tout autre animal farouche venir nous attaquer, pour avoir l’honneur de le détruire et me couvrir ainsi de gloire. Mais les monstres n’ayant pas choisi ce soir-là la plage de Yarmouth pour lieu de leur promenade, j’y suppléai de mon mieux en rêvant dragons toute la nuit.

Le matin vint et Peggotty aussi : elle m’appela par la fenêtre comme de coutume, comme si M. Barkis le conducteur, n’était lui-même qu’un rêve tout du long. Après le déjeuner, elle m’emmena chez elle ; c’était une belle petite habitation. Parmi toutes les propriétés mobilières qu’elle contenait, je suppose que ce qui me fit le plus d’impression fut un vieux bureau de bois foncé dans la salle à manger (la cuisine tenait ordinairement lieu de salon), avec un couvercle ingénieux, qui en se rabattant devenait un pupitre surmonté d’un gros volume in-quarto, le livre des Martyrs de Fox. Je découvris immédiatement ce précieux bouquin, et je m’en emparai ; je ne me rappelle pas un mot de ce qu’il contenait, je sais seulement que je ne venais jamais dans la maison sans m’agenouiller sur une chaise pour ouvrir la cassette qui contenait ce trésor, puis je m’appuyais sur le pupitre et je recommençais ma lecture. J’étais surtout édifié, j’en ai peur, par les nombreuses gravures qui représentaient toutes sortes d’atroces tortures, mais l’histoire des Martyrs et la maison de Peggotty étaient et sont encore inséparables dans mon esprit.

Je dis adieu ce jour-là à M. Peggotty, à Ham, à mistress Gummidge et à la petite Émilie, et je couchai chez Peggotty dans une petite chambre en mansarde, qui était pour moi, disait Peggotty, et qui me serait toujours gardée dans le même état ; bien entendu que le livre sur les crocodiles n’y manquait pas : il était posé sur une planche à côté du lit.

« Jeune ou vieille, tant que je vivrai, et que ce toit-ci sera sur ma tête, mon cher David, dit Peggotty, je vous garderai votre chambre comme si vous deviez arriver à l’instant même. J’en prendrai soin tous les jours, mon chéri, comme je faisais autrefois, et vous iriez en Chine, que vous pourriez être sûr que votre chambre resterait dans le même état, tout le temps de votre absence. »

Je ressentais profondément la fidèle tendresse de ma chère bonne, et je la remerciai du mieux que je pus, ce qui ne me fut pas très-facile, car le temps me manquait. C’était le matin qu’elle me parlait ainsi, en me tenant le cou serré dans ses bras, et je devais retourner à la maison le matin même dans la carriole avec elle et M. Barkis. Ils me déposèrent à la grille du jardin avec beaucoup de peine, et je ne vis pas sans regret la carriole s’éloigner emmenant Peggotty, me laissant là tout seul sous les vieux ormes, en face de cette maison où il n’y avait plus personne pour m’aimer.

Je tombai alors dans un état d’abandon auquel je ne puis penser sans compassion. Je vivais à part, tout seul, sans que personne fît attention à moi, éloigné de la société des enfants de mon âge, et n’ayant pour toute compagnie que mes tristes pensées, qui semblent jeter encore leur ombre sur ce papier pendant que j’écris.

Que n’aurais-je pas donné pour qu’on m’envoyât dans une pension, quelque sévèrement tenue qu’elle pût être, apprendre quelque chose, n’importe quoi, n’importe comment ! Mais je n’avais pas cette espérance, on ne m’aimait pas, et on me négligeait volontairement, avec persévérance et cruauté. Je crois que la fortune de M. Murdstone était alors embarrassée, mais d’ailleurs il ne pouvait me souffrir, et il essayait, en m’abandonnant à moi-même, de se débarrasser de l’idée que j’avais quelques droits sur lui ; … il y réussit.

Je n’étais pas précisément mal traité. On ne me battait pas, on ne me refusait pas ma nourriture, mais il n’y avait pas de cesse dans les mauvais procédés qu’on avait pour moi systématiquement et sans colère. Les jours suivaient les jours, les semaines, les mois se passaient et on me négligeait toujours froidement. Je me suis demandé quelquefois en me rappelant ce temps-là ce qu’ils auraient fait si j’étais tombé malade, et si on ne m’aurait pas laissé couché dans ma chambre solitaire, me tirer d’affaire tout seul, ou si quelqu’un m’aurait tendu une main secourable.

Quand M. et miss Murdstone étaient à la maison, je prenais mes repas avec eux ; en leur absence, je mangeais seul. Je passais mon temps à errer dans la maison et dans les environs sans qu’on prît garde à moi. Seulement il ne m’était pas permis d’entrer en relation avec qui que ce fût ; on craignait probablement mes plaintes. M. Chillip me pressait souvent d’aller le voir ; il était veuf, ayant perdu depuis quelques années une petite femme avec des cheveux d’un blond pâle que je confonds encore dans mon souvenir avec une chatte grise à poil d’angora. Mais on me permettait très-rarement d’aller passer la journée dans son cabinet, où il était occupé à lire quelque livre nouveau, à l’odeur de toute une pharmacie qui parfumait l’atmosphère ; mon plus grand plaisir était d’y piler les drogues dans un mortier sous la direction bienveillante de M. Chillip.

Pour la même raison, renforcée sans doute par l’ancienne aversion qu’on gardait à ma bonne, on ne me permettait que bien rarement d’aller la voir. Fidèle à sa promesse, elle me faisait une visite ou me donnait un rendez-vous dans les environs toutes les semaines, et m’apportait toujours quelque petit présent, mais j’éprouvai de nombreux et d’amers désappointements en recevant un refus, chaque fois que je témoignais le désir d’aller chez elle. Quelquefois pourtant, à de longs intervalles, on me permit d’y passer la journée, et alors je découvris que M. Barkis était un peu avare, « un peu serré » disait poliment Peggotty, et qu’il cachait son argent dans une boite déposée sous son lit, tout en disant qu’elle ne contenait que des habits et des pantalons. C’est dans ce coffre que ses richesses se cachaient avec une modestie si persévérante qu’on n’en pouvait obtenir la plus légère parcelle que par artifice, si bien que Peggotty était obligée d’avoir recours aux ruses les plus compliquées, à une vraie conspiration des poudres pour se faire donner l’argent nécessaire à la dépense de la semaine.

Pendant ce temps-là, je sentais si profondément que les espérances que j’aurais pu donner s’en allaient en fumée, grâce à mon délaissement, que j’aurais été bien malheureux sans mes vieux livres. C’était ma seule consolation : nous nous tenions fidèle compagnie, et je ne me lassais jamais de les relire d’un bout à l’autre.

J’approche d’une époque de ma vie, dont je ne pourrai jamais perdre la mémoire tant que je me rappellerai quelque chose, et dont le souvenir est venu souvent malgré moi hanter comme un revenant des temps plus heureux.

J’étais sorti un matin et j’errais, comme j’en avais pris l’habitude dans ma vie oisive et solitaire, lorsqu’en tournant le coin d’un sentier près de la maison, je me trouvai en face de M. Murdstone qui se promenait avec un monsieur. Dans ce moment de surprise, j’allais passer sans rien dire quand le nouveau venu s’écria :

« Ah ! Brooks !

– Non, monsieur, David Copperfield, répondis-je.

– Allons donc ; vous êtes Brooks, reprit mon interlocuteur, vous êtes Brooks de Sheffield. C’est votre nom. »

À ces mots, je le regardai plus attentivement. Son sourire acheva de me convaincre que c’était M. Quinion, que M. Murdstone m’avait mené voir à Lowestoft, avant… mais peu importe, je n’ai pas besoin de rappeler l’époque.

« Comment allez-vous, et où se fait votre éducation, Brooks ? » dit M. Quinion.

Il appuya sa main sur mon épaule et me fit retourner pour les accompagner. Je ne savais que répondre et je regardais M. Murdstone d’un air assez embarrassé.

« Il est à la maison pour le moment, dit ce dernier ; son éducation est suspendue. Je ne sais que faire de lui. Il est difficile à manier. »

Son ancien regard, ce regard perfide que je connaissais trop bien, tomba sur moi un instant, puis il fronça le sourcil et se détourna avec un mouvement d’aversion.

« Ah ! dit M. Quinion en nous regardant tous les deux, à ce qu’il me sembla… Voilà un beau temps ! »

Il y eut un moment de silence, et je me demandais comment je pourrais m’échapper, quand il reprit :

« Je suppose que vous êtes toujours aussi éveillé, Brooks ?

– Oui, ce n’est pas là ce qui lui manque, dit M. Murdstone avec impatience. Laissez-le aller, je vous assure qu’il aimerait autant partir. »

Sur cet avis, M. Quinion me lâcha, et je repris le chemin de la maison. En me retournant, au moment d’entrer dans le jardin, je vis M. Murdstone, appuyé contre la barrière du cimetière, en conversation avec M. Quinion. Leurs regards étaient dirigés de mon côté, et je sentis qu’ils parlaient de moi.

M. Quinion coucha chez nous ce soir-là. Après le déjeuner, le lendemain matin, j’avais remis ma chaise à sa place, et je quittais la chambre, quand M. Murdstone me rappela. Il s’assit gravement devant une autre table, et sa sœur s’établit près de son bureau ; M. Quinion, les mains dans ses poches, regardait par la fenêtre, moi, j’étais debout à les regarder tous.

« David, dit M. Murdstone, quand on est jeune il faut travailler dans ce monde, au lieu de rêver ou de bouder.

– Comme vous faites, ajouta sa sœur.

– Jane Murdstone, laissez-moi parler, s’il vous plaît. Je vous répète, David, que, lorsqu’on est jeune, il faut travailler dans ce monde, au lieu de rêver ou de bouder. Cela est vrai, surtout pour un enfant de votre âge, d’un caractère difficile, et à qui on ne peut rendre un plus grand service qu’en l’obligeant de se faire aux habitudes de la vie active, qui peuvent seules le plier et le rompre.

– Et là, dit la sœur, il n’y a pas d’entêtement qui tienne : on vous le brise bel et bien, et comme il faut. »

Il lui jeta un regard, moitié de reproche et moitié d’approbation, puis il continua :

« Je suppose que vous savez, David, que je ne suis pas riche. En tous cas, je vous l’apprends maintenant. Vous avez déjà reçu une éducation dispendieuse. Les pensions sont chères, et lors même qu’il n’en serait pas ainsi, et que je serais en état de subvenir à cette dépense, je suis d’avis qu’il ne serait pas avantageux pour vous de rester en pension. Vous aurez à lutter avec la vie, et plus tôt vous commencerez, mieux cela vaudra ! »

Il me semble que je me dis alors que j’avais déjà commencé à payer mon triste tribut de souffrances. En tous cas, je me le dis maintenant.

« Vous avez quelquefois entendu parler de la maison de commerce, dit M. Murdstone.

– La maison de commerce, monsieur ? répétai-je.

– Oui, la maison Murdstone et Grinby, dans le négoce des vins, répondit-il. »

Je suppose que j’avais l’air d’hésiter, car il continua précipitamment :

« Vous avez entendu parler de la maison, ou des affaires, ou des caves, ou de l’entrepôt, ou de quelque chose d’analogue ?

– Il me semble que j’ai entendu parler des affaires, monsieur, dis-je, me rappelant ce que j’avais vaguement appris sur les ressources de sa sœur et les siennes, mais je ne sais quand.

– Peu importe, répondit-il, c’est M. Quinion qui dirige ces affaires. »

Je jetai un coup d’œil respectueux sur M. Quinion, qui regardait toujours par la fenêtre.

« Il dit qu’il y a plusieurs jeunes garçons qui sont employés dans la maison, et qu’il ne voit pas pourquoi vous n’y trouveriez pas aussi de l’occupation aux mêmes conditions.

– S’il n’a point d’autre ressource, Murdstone, » fit observer M. Quinion à demi-voix et en se retournant.

M. Murdstone, avec un geste d’impatience, continua sans faire attention à cette interrogation :

« Ces conditions, c’est que vous gagnerez votre nourriture, avec un peu d’argent de poche. Quant à votre logement je m’en suis déjà occupé : c’est moi qui le payerai. Je me chargerai aussi de votre blanchissage…

– Jusqu’à concurrence d’une somme que je déterminerai, dit sa sœur.

– Je vous fournirai aussi l’habillement, dit M. Murdstone, puisque vous ne serez pas encore en état d’y pourvoir. Vous allez donc à Londres avec M. Quinion, David, pour commencer à vous tirer d’affaire vous-même.

– En un mot, vous voilà pourvu, fit observer sa sœur ; à présent tâchez de remplir vos devoirs. »

Je comprenais très-bien que le but de tout ceci c’était de se débarrasser de moi, mais je ne me souviens pas si j’en étais satisfait ou effrayé. Il me semble que je flottais entre ces deux sentiments, sans être décidément fixé sur l’un ou l’autre point. Je n’avais pas d’ailleurs grand temps devant moi pour débrouiller mes idées, M. Quinion partait le lendemain.

Figurez-vous mon départ le jour suivant ; je portais un vieux petit chapeau gris avec un crêpe, une veste noire et un pantalon de cuir que miss Murdstone regardait sans doute comme une armure excellente pour protéger mes jambes dans cette lutte avec le monde que j’allais commencer. Vous n’avez qu’à me voir ainsi vêtu, avec toutes mes possessions enfermées dans une petite malle, assis, pauvre enfant abandonné (comme aurait pu le dire mistress Gummidge) dans la chaise de poste qui menait M. Quinion à Yarmouth pour prendre la diligence de Londres ! Voilà notre maison et l’église qui disparaissent dans le lointain, je ne vois plus le tombeau sous l’arbre, je ne distingue même plus le clocher ; le ciel est vide !

Chapitre XI. Je commence à vivre à mon compte, ce qui ne m’amuse guère. §

Je connais trop le monde maintenant pour m’étonner beaucoup de ce qui se passe, mais je suis surpris même à présent de la facilité avec laquelle j’ai été abandonné à un âge si tendre. Il me semble extraordinaire que personne ne soit intervenu en faveur d’un enfant très-intelligent, doué de grandes facultés d’observation, ardent, affectueux, délicat de corps et d’âme ; mais personne n’intervint, et je me trouvai à dix ans un petit manœuvre au service de MM. Murdstone et Grinby.

Le magasin de Murdstone et Grinby était situé à Blackfriars, au bord de la rivière. Les améliorations récentes ont changé les lieux, mais c’était dans ce temps-là la dernière maison d’une rue étroite qui descendait en serpentant jusqu’à la Tamise, et que terminaient quelques marches d’où on montait sur les bateaux. C’était une vieille maison avec une petite cour qui aboutissait à la rivière quand la marée était haute, et à la vase de la rivière quand la mer se retirait ; les rats y pullulaient. Les chambres, revêtues de boiseries décolorées par la fumée et la poussière depuis plus d’un siècle, les planchers et l’escalier à moitié détruits, les cris aigus et les luttes des vieux rats gris dans les caves, la moisissure et la saleté générale du lieu, tout cela est présent à mon esprit comme si je l’avais vu hier. Je le vois encore devant moi comme à l’heure fatale où j’y arrivai pour la première fois, ma petite main tremblante dans celle de M. Quinion.

Les affaires de Murdstone et Grinby embrassaient des branches de négoce très-diverses, mais le commerce des vins et des liqueurs avec certaines compagnies de bateaux à vapeur en était une partie importante. J’oublie quels voyages faisaient ces vaisseaux, mais il me semble qu’il y avait des paquebots qui allaient aux Indes orientales et aux Indes occidentales. Je sais qu’une des conséquences de ce commerce était une quantité de bouteilles vides, et qu’on employait un certain nombre d’hommes et d’enfants à les examiner, à mettre de côté celles qui étaient fêlées, et à rincer et laver les autres. Quand les bouteilles vides manquaient, il y avait des étiquettes à mettre aux bouteilles pleines, des bouchons à couper, à cacheter, des caisses à remplir de bouteilles. C’était l’ouvrage qui m’était destiné ; je devais faire partie des enfants employés à cet office.

Nous étions trois, ou quatre en me comptant. On m’avait établi dans un coin du magasin, et M. Quinion pouvait me voir par la fenêtre située au-dessus de son bureau, en se tenant sur un des barreaux de son tabouret. C’est là que le premier jour où je devais commencer la vie pour mon propre compte sous de si favorables auspices, on fit venir l’aîné de mes compagnons pour me montrer ce que j’aurais à faire. Il s’appelait Mick Walker ; il portait un tablier déchiré et un bonnet de papier. Il m’apprit que son père était batelier et qu’il faisait tous les ans partie de la procession du lord maire avec un chapeau de velours noir sur la tête. Il m’annonça aussi que nous avions pour camarade un jeune garçon qu’il appelait du nom extraordinaire de « Fécule de pommes de terre. » Je découvris bientôt que ce n’était pas le vrai nom de cet être intéressant, mais qu’il lui avait été donné dans le magasin à cause de la ressemblance de son teint avec celui d’une pomme de terre. Son père était porteur d’eau ; il joignait à cette profession la distinction d’être pompier de l’un des grands théâtres, où la petite sœur de Fécule représentait les nains dans les pantomimes.

Les paroles ne peuvent rendre la secrète angoisse de mon âme en voyant la société dans laquelle je venais de tomber, quand je comparais les compagnons de ma vie journalière avec ceux de mon heureuse enfance, sans parler de Steerforth, de Traddles et de mes autres camarades de pension. Rien ne peut exprimer ce que j’éprouvai en voyant étouffées dans leur germe toutes mes espérances de devenir un jour un homme instruit et distingué. Le sentiment de mon abandon, la honte de ma situation, le désespoir de penser que tout ce que j’avais appris et retenu, tout ce qui avait excité mon ambition et mon intelligence s’effacerait peu à peu de ma mémoire, toutes ces souffrances ne peuvent se décrire. Chaque fois que je me trouvai seul ce jour-là, je mêlai mes larmes avec l’eau dans laquelle je lavais mes bouteilles, et je sanglotai comme s’il y avait aussi un défaut dans ma poitrine, et que je fusse en danger d’éclater comme une bouteille fêlée.

La grande horloge du magasin marquait midi et demi, et tout le monde se préparait à aller dîner, quand M. Quinion frappa à la fenêtre de son bureau, et me fit signe de venir lui parler. J’entrai, et je me trouvai en face d’un homme d’un âge mûr, un peu gros, en redingote brune et en pantalon noir, sans plus de cheveux sur sa tête (qui était énorme et présentait une surface polie) qu’il n’y en a sur un œuf. Il tourna vers moi un visage rebondi ; ses habits étaient râpés, mais le col de sa chemise était imposant. Il portait une canne ornée de deux glands fanés, et un lorgnon pendait en dehors de son paletot, mais je découvris plus tard que c’était un ornement, car il s’en servait très-rarement, et ne voyait plus rien quand il l’avait devant les yeux.

« Le voilà, dit M. Quinion en me montrant. C’est là, dit l’étranger avec un certain ton de condescendance, et un certain air impossible à décrire, mais qui voulait être très-distingué et qui me fit une grande impression, c’est là M. Copperfield ? J’espère que vous êtes en bonne santé, monsieur ? »

Je répondis que je me portais très-bien, et que j’espérais qu’il était de même. Dieu sait que j’étais mal à mon aise, mais il n’était pas dans ma nature de me plaindre beaucoup dans ce temps-là, je me bornai donc à dire que j’étais très-bien et que j’espérais qu’il était de même.

« Je suis, grâce au ciel, on ne peut mieux, dit l’étranger. J’ai reçu une lettre de M. Murdstone dans laquelle il me dit qu’il désirerait que je pusse vous recevoir dans un appartement situé sur le derrière de ma maison, et qui est pour le moment inoccupé… qui est à louer, en un mot, comme… en un mot, dit l’étranger avec un sourire de confiance amicale, comme chambre à coucher… le jeune commençant auquel j’ai le plaisir de… »

Ici l’étranger fit un geste de la main et rentra son menton dans le col de sa chemise.

« C’est M. Micawber, me dit M. Quinion.

– Oui, dit l’étranger, c’est mon nom.

– M. Murdstone, dit M. Quinion, connaît M. Micawber. Il nous transmet des commandes quand il en reçoit. M. Murdstone lui a écrit à propos d’un logement pour vous, et il vous recevra chez lui.

– Mon adresse, dit M. Micawber, est Windsor-Terrace, route de la Cité. Je… en un mot, dit M. Micawber avec le même air élégant et un nouvel élan de confiance, c’est là que je demeure. »

Je le saluai.

« Dans la crainte, dit M. Micawber, que vos pérégrinations dans cette métropole n’eussent pas encore été bien étendues, et que vous pussiez avoir quelque difficulté à pénétrer les dédales de la moderne Babylone dans la direction de la route de la Cité ; en un mot, dit Micawber avec un élan de confiance, de peur que vous ne vinssiez à vous perdre, je serai très-heureux de venir vous chercher ce soir pour vous montrer le chemin le plus court. »

Je le remerciai de tout mon cœur de la peine qu’il voulait bien prendre pour moi.

« À quelle heure, dit M. Micawber, pourrai-je… ?

– Vers huit heures, dit M. Quinion.

– Je serai ici vers huit heures, dit M. Micawber ; monsieur Quinion, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour. Je ne yeux pas vous déranger plus longtemps. »

Il mit son chapeau et sortit, sa canne sous le bras, d’un pas majestueux, en fredonnant un air dès qu’il fut hors du magasin.

M. Quinion m’engagea alors solennellement au service de Murdstone et Grinby pour tout faire dans le magasin, avec un salaire de six shillings par semaine, je crois. Je ne suis pas sûr si c’était six ou sept shillings. Je suis porté à croire, d’après mon incertitude sur le sujet, que ce fut six shillings d’abord et sept ensuite. Il me paya une semaine d’avance (de sa poche, je crois), sur quoi je donnai six pence à Fécule pour porter ma malle le soir à Windsor-Terrace ; quelque petite qu’elle fût, je n’avais pas la force de la soulever. Je dépensai encore six pence pour mon dîner, qui consista en un pâté de veau et une gorgée d’eau bue à la pompe voisine, puis j’employai l’heure accordée pour le repas à me promener dans les rues.

Le soir, à l’heure fixée, M. Micawber reparut. Je me lavai les mains et la figure pour faire honneur à l’élégance de ses manières, et nous prîmes ensemble le chemin de notre demeure, puisque c’est ainsi que je dois l’appeler maintenant, je suppose. M. Micawber prit soin en route de me faire remarquer le nom des rues et la façade des bâtiments, afin que je pusse retrouver mon chemin le lendemain matin.

Arrivés à Windsor-Terrace, dans une maison d’apparence mesquine, comme son maître, mais qui avait comme lui des prétentions à l’élégance, il me présenta à mistress Micawber, qui était pâle et maigre ; elle n’était plus jeune depuis longtemps. Je la trouvai assise dans la salle à manger (le premier étage n’était pas meublé, et on tenait les stores baissés pour faire illusion aux voisins), en train d’allaiter un enfant. Cette petite créature avait un frère jumeau : je puis dire que, pendant tous mes rapports avec la famille, il ne m’est presque jamais arrivé de voir les deux jumeaux hors des bras de mistress Micawber en même temps. L’un des deux avait toujours quelque prétention au lait de sa mère.

Il y avait deux autres enfants, M. Micawber fils, âgé de quatre ans à peu près, et miss Micawber, qui avait environ trois ans. Une jeune personne très-brune, qui avait l’habitude de renifler, et qui servait la famille, complétait l’établissement ; elle m’informa, au bout d’une demi-heure, qu’elle était orpheline, et qu’elle avait été élevée à l’hôpital de Saint-Luc, dans les environs. Ma chambre était située sur le derrière, à l’étage supérieur de la maison ; elle était petite, tapissée d’un papier qui représentait une série de pains à cacheter bleus et aussi peu meublée que possible.

« Je n’aurais jamais cru, dit mistress Micawber en s’asseyant pour reprendre haleine, après être montée, son enfant dans les bras, pour me montrer ma chambre, je n’aurais jamais cru, avant mon mariage, quand je vivais avec papa et maman, que je serais obligée un jour de louer des appartements chez moi. Mais M. Micawber se trouve dans des circonstances difficiles, et toute autre considération doit céder à celle-là.

« Oui, madame, répondis-je.

« Les embarras de M. Micawber l’accablent pour le moment, dit mistress Micawber, et je ne sais pas s’il lui sera possible de s’en tirer. Quand je vivais chez papa et maman, je ne savais seulement pas ce que veut dire ce mot d’embarras, dans le sens que j’y attache maintenant ; mais experientia nous éclaire, comme disait souvent papa. »

Je ne puis savoir au juste si elle me dit que M. Micawber avait été officier dans les troupes de marine, ou si je l’ai inventé, je sais seulement que je suis convaincu, à l’heure qu’il est, sans en être bien sûr, qu’il avait servi jadis dans la marine. Il était, pour le moment, courtier au service de diverses maisons, mais il y gagnait peu de chose, peut-être rien, j’en ai peur.

« Si les créanciers de M. Micawber ne veulent pas lui donner du temps, continua mistress Micawber, ils en subiront les conséquences, et plus tôt les choses finiront, mieux cela vaudra. On ne peut tirer du sang d’une pierre, et je les défie de trouver de l’argent chez M. Micawber pour le moment, sans parler des frais que leur coûteront les poursuites judiciaires. »

Je n’ai jamais pu comprendre si mon indépendance prématurée faisait illusion à mistress Micawber sur la maturité de mon âge, ou si elle n’était pas plutôt si remplie de son sujet qu’elle en eût parlé aux jumeaux, faute de trouver personne autre sous la main, mais le sujet de cette première conversation continua d’être le sujet de toutes nos conversations pendant tout le temps que je la vis.

Pauvre mistress Micawber ! Elle disait qu’elle avait essayé de tout pour se créer des ressources, et je n’en doute pas. Il y avait sur la porte de la rue une grande plaque de métal sur laquelle étaient gravés ces mots : « Pension de jeunes personnes, tenue par mistress Micawber. » Mais je n’ai jamais découvert qu’aucune jeune personne eût reçu aucune instruction dans la maison, ni qu’aucune jeune personne y fût jamais venue, ou en eût jamais eu l’envie ; je n’ai pas appris non plus qu’on eût jamais fait les moindres préparatifs pour recevoir celles qui auraient pu se présenter. Les seuls visiteurs que j’aie jamais vus, ou dont j’aie entendu parler, étaient des créanciers. Ceux-là venaient à toute heure du jour, et quelques-uns d’entre eux étaient féroces. Il y avait un bottier, avec une figure crasseuse, qui s’introduisait dans le corridor, dès sept heures du matin, et qui criait du bas de l’escalier : « Allons ! vous n’êtes pas sortis encore ! Payez-nous, dites donc ! Ne vous cachez pas, voyez-vous, c’est une lâcheté ! Ce n’est pas moi qui voudrais faire une lâcheté pareille ! Payez-nous, dites donc ! Payez-nous tout de suite, allons ! » Puis, ne recevant pas de réponse à ces insultes, sa colère s’échauffait, et il lançait les mots de « filous et de voleurs, » ce qui restait également sans effet. Quand il voyait cela, il allait jusqu’à traverser la rue et à pousser des cris sous les fenêtres du second étage où il savait bien que M. Micawber couchait. En pareille occasion, M. Micawber était plongé dans le chagrin et le désespoir : il alla même un jour, à ce que j’appris par un cri de sa femme, jusqu’à faire le simulacre de se frapper avec un rasoir ; mais une demi-heure après il cirait ses souliers avec le soin le plus minutieux, et sortait en fredonnant quelque ariette, d’un air plus élégant que jamais. Mistress Micawber était douée de la même élasticité de caractère. Je l’ai vue se trouver mal à trois heures parce qu’on était venu toucher les impositions, et puis manger à quatre heures des côtelettes d’agneau panées, avec un bon pot d’ale, le tout payé en mettant en gage deux cuillers à thé. Un jour, je m’en souviens, on avait fait une saisie dans la maison, et en revenant par extraordinaire à six heures, je l’avais trouvée évanouie, couchée dans la cheminée (avec un des jumeaux dans ses bras naturellement), et ses cheveux à moitié arrachés, ce qui n’empêche pas que je ne l’aie jamais vue plus gaie que ce soir-là devant le feu de la cuisine, avec sa côtelette de veau, en me contant toutes sortes de belles choses de son papa et de sa maman, et de la société qu’ils recevaient.

Je passais tous mes loisirs avec cette famille. Je me procurais mon déjeuner, qui se composait d’un petit pain d’un sou et d’un sou de lait. J’avais un autre petit pain et un morceau de fromage qui m’attendaient dans le buffet, sur une planche consacrée à mon usage, pour mon souper quand je rentrais. C’était une fière brèche dans mes six ou huit shillings ; je passais la journée au magasin, et mon salaire devait suffire aux besoins de toute la semaine. Du lundi matin au samedi soir, je ne recevais ni avis, ni conseil, ni encouragement, ni consolation, ni secours d’aucune sorte, de qui que ce soit, aussi vrai que j’espère aller au ciel.

J’étais si jeune, si inexpérimenté, si peu en état (et comment eût-il pu en être autrement ?) de veiller moi-même à mes affaires, qu’il m’arrivait souvent, en allant le matin au magasin, de ne pouvoir résister à la tentation d’acheter des gâteaux de la veille, vendus à moitié prix chez le restaurateur, et je dépensais ainsi l’argent de mon dîner. Ces jours-là, je me passais de dîner, ou bien j’achetais un petit pain ou un morceau de pudding. Je me rappelle deux boutiques où on vendait du pudding, et que je fréquentais alternativement suivant l’état de mes finances. L’une était située dans une petite cour derrière l’église de Saint-Martin, qui a disparu maintenant. Le pudding était fait avec des raisins de Corinthe de première qualité, mais il était cher, on en avait pour deux sous une tranche qui n’aurait valu qu’un sou si la pâte en avait été moins exquise. Il y avait dans le Strand, dans un endroit qu’on a reconstruit depuis, une autre boutique où l’on trouvait de bon pudding ordinaire. C’était un peu lourd, avec des raisins tout entiers situés à de grandes distances les unes des autres, mais c’était nourrissant, et tout chaud à l’heure de mon dîner qui se composait souvent de cet unique plat. Quand je dînais d’une façon régulière, j’achetais un pain d’un sou et un cervelas, ou je prenais une assiette de bœuf de huit sous chez un restaurateur, ou bien encore j’entrais dans un misérable petit café situé en face du magasin, et qui portait l’enseigne du Lion avec quelque autre accessoire que j’ai oublié, et je me faisais servir du pain, du fromage et un verre de bière. Je me rappelle avoir emporté un matin du pain de la maison, et l’avoir enveloppé dans un morceau de papier comme un livre, pour le porter ensuite sous mon bras chez un restaurateur de Drury-Lane, célèbre pour le bœuf à la mode ; là je demandai une petite assiette de cette nourriture recherchée. Je ne sais pas ce que le garçon pensa de cette petite créature qui arrivait ainsi toute seule ; mais je le vois encore me regardant manger mon dîner, et appelant l’autre garçon pour jouir du même spectacle ; et je sais bien que je lui donnai un sou pour lui, et que j’aurais bien voulu qu’il le refusât.

Nous avions une demi-heure, il me semble, pour prendre notre thé. Quand j’avais assez d’argent, je prenais une tasse de café et une petite tartine de pain et de beurre. Quand je n’avais rien, je contemplais une boutique de gibier dans Fleet-Street ; j’allais quelquefois jusqu’au marché de Covent-Garden pour y regarder les ananas. J’aimais aussi à errer sous les arcades mystérieuses des Adelphi. Je me vois encore un soir, au sortir de là, transporté dans un petit cabaret, tout à fait sur le bord de la rivière, avec un petit terrain devant, sur lequel des charbonniers étaient en train de danser. Je me demande ce qu’ils pensaient de moi.

J’étais si jeune, et si petit pour mon âge, que parfois, quand j’entrais dans un café où je n’étais pas connu, pour demander un verre de bière ou de porter pour me désaltérer après dîner, on hésitait à me servir. Je me rappelle qu’un soir d’été, j’entrai dans un café, et que je dis au maître :

« Qu’est-ce que vaut un verre de votre meilleure ale, tout ce que vous avez de meilleur ? » C’était une occasion extraordinaire, je ne sais plus laquelle, peut-être mon jour de naissance.

– Cinq sous, dit le maître de café, c’est le prix de la véritable ale de première qualité.

– Eh bien ! dis-je en tirant mon argent, donnez-moi un verre de la véritable ale de première qualité, et qu’elle mousse bien, je vous prie. »

Il me regarda de la tête aux pieds par dessus son comptoir en souriant, et au lieu de tirer la bière, il appela sa femme. Elle vint, son ouvrage à la main, et se mit aussi à m’examiner. Je vois encore le tableau que nous figurions alors. Le maître du café, en manches de chemise, s’appuyant contre le comptoir, sa femme se penchant pour mieux voir, et moi, un peu confus, les regardant de l’autre côté. Ils me firent beaucoup de questions sur mon nom, mon âge, ma manière de vivre, ce que je faisais, et comment j’étais arrivé là. À quoi je suis obligé de dire que, pour ne compromettre personne, je fis des réponses assez peu véridiques. On me servit un verre d’ale qui n’était pas de première qualité, je soupçonne, mais la maîtresse du café se pencha sur le comptoir et me rendit mon argent en m’embrassant d’un air de pitié et d’admiration.

Je n’exagère pas, même involontairement, l’exiguïté de mes ressources ni les difficultés de ma vie. Je sais que si M. Quinion me donnait par hasard un shilling, je l’employais à payer mon dîner. Je sais que je travaillais du matin au soir, dans le costume le plus mesquin, avec des hommes et des enfants de la classe inférieure. Je sais que j’errais dans les rues, mal nourri et mal vêtu. Je sais que, sans la miséricorde de Dieu, l’abandon dans lequel on me laissait aurait pu me conduire à devenir un voleur ou un vagabond.

Avec tout cela, j’étais pourtant sur un certain pied, chez Murdstone et Grinby.

Non-seulement M. Quinion faisait, pour me traiter avec plus d’égard que tous mes camarades, tout ce qu’on pouvait attendre d’un indifférent, très-occupé d’ailleurs, et qui avait affaire à une créature si abandonnée ; mais comme je n’avais jamais dit à personne le secret de ma situation, et que je n’en témoignais pas le moindre regret, mon amour-propre en souffrait moins. Personne ne savait mes peines, quelque cruelles qu’elles fussent. Je me tenais sur la réserve et je faisais mon ouvrage. J’avais compris dès le commencement que le seul moyen d’échapper aux moqueries et au mépris des autres, c’était de faire ma besogne aussi bien qu’eux ! Je devins bientôt aussi habile et aussi actif pour le moins que mes compagnons. Quoique je vécusse avec eux dans les rapports les plus familiers, ma conduite et mes manières différaient assez des leurs pour les tenir à distance. On m’appelait en général « le petit Monsieur ». Un homme qui se nommait Grégory et qui était contre-maître des emballeurs, et un autre nommé Pipp, qui était charretier et qui portait une veste rouge, m’appelaient parfois David, mais c’était dans les occasions de grande confiance, quand j’avais essayé de les dérider en leur racontant, sans me déranger de mon travail, quelque histoire tirée de mes anciennes lectures qui s’effaçaient peu à peu de mon souvenir. Fécule-de-Pommes-de-terre se révolta un jour de la distinction qu’on m’accordait, mais Mick Walker le fit bientôt rentrer dans l’ordre.

Je n’avais aucune espérance d’être arraché à cette horrible existence, et j’avais renoncé à y penser. Je suis pourtant profondément convaincu que je n’en avais pas pris mon parti un seul jour, et que je me sentais toujours profondément malheureux, mais je supportais mes chagrins en silence, et je ne révélais jamais la vérité dans mes nombreuses lettres à Peggotty, moitié par honte, et moitié par affection pour elle.

Les embarras de M. Micawber ajoutaient à mes tourments d’esprit. Dans l’abandon où j’étais, je m’étais attaché à eux, et je roulais dans ma tête, tout le long du chemin, les calculs de mistress Micawber sur leurs chances et leurs ressources : je me sentais accablé par les dettes de M. Micawber. Le samedi soir, jour de grande fête pour moi, d’abord parce que j’étais au moment d’avoir six ou sept shillings dans ma poche, et de pouvoir regarder les boutiques en imaginant tout ce que je pouvais acheter avec cette somme, ensuite parce que je rentrais plus tôt à la maison. Mistress Micawber me faisait en général les confidences les plus déchirantes, qu’elle renouvelait souvent le dimanche matin, pendant que je déjeunais lentement en avalant le thé ou le café que j’avais acheté la veille au soir, et que je versais dans un vieux pot à confitures. Il n’était pas rare que M. Micawber fondît en larmes au commencement de ces conversations du samedi soir pour finir ensuite par chanter une romance sentimentale. Je l’ai vu rentrer pour souper, en sanglotant et en déclarant qu’il ne lui restait plus qu’à aller en prison, puis se coucher en calculant ce que coûterait un balcon pour les fenêtres du premier étage, dans le cas « où il lui arriverait une bonne chance, » suivant son expression favorite. Mistress Micawber était douée de la même facilité d’humeur.

Une égalité étrange dans notre amitié, née, je suppose, de notre situation respective, s’établit entre cette famille et moi, malgré l’immense différence de nos âges respectifs. Mais je ne consentis jamais à accepter aucune invitation à manger ou à boire à leurs frais, (sachant qu’ils avaient bien du mal à satisfaire le boucher et le boulanger, et qu’ils avaient à peine le nécessaire) tant que mistress Micawber ne m’eut pas admis à sa confiance la plus entière. Un soir, elle finit par là.

« Monsieur Copperfield, dit-elle, je ne veux pas vous traiter en étranger, et je n’hésite pas à vous dire que la crise approche pour les affaires de M. Micawber ».

J’éprouvai un vrai chagrin en apprenant cette nouvelle, et je regardai les yeux rouges de mistress Micawber avec la plus profonde sympathie.

« À l’exception d’un morceau de fromage de Hollande, ressource insuffisante pour les besoins de ma jeune famille, dit Mistress Micawber, il n’y a pas une miette de nourriture dans le garde-manger. J’ai pris l’habitude de parler de garde-manger quand je demeurais chez papa et maman, et j’emploie cette expression sans y penser. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a rien à manger dans la maison.

– Grand Dieu ! dis-je, avec une vive émotion ». J’avais deux ou trois shillings dans ma poche, de l’argent de ma semaine, ce qui me fait supposer que cette conversation devait avoir lieu un mardi soir ; je tirai aussitôt mon argent en priant mistress Micawber de tout mon cœur de vouloir bien accepter ce petit prêt. Elle m’embrassa et me fit remettre ma fortune dans ma poche en me disant qu’elle ne pouvait y consentir.

« Non, mon cher monsieur Copperfield, une telle idée est bien loin de ma pensée, mais vous êtes plein d’une discrétion au-dessus de votre âge, et vous pourriez me rendre un service que j’accepterais avec reconnaissance. »

Je priai mistress Micawber de me dire comment je pourrais lui être utile.

« J’ai mis moi-même l’argenterie en gage, dit mistress Micawber : six cuillers à thé, deux pelles à sel et une pince à sucre. Mais les jumeaux me gênent beaucoup pour y aller, et ces courses là me sont très-pénibles quand je me rappelle le temps où j’étais avec papa et maman. Il y a encore quelques petites choses dont nous pourrions disposer. Les idées de M. Micawber ne lui permettaient jamais d’agir dans cette affaire, et Clickett (c’était le nom de la servante) ayant un esprit vulgaire, prendrait peut-être des libertés pénibles à supporter si on lui témoignait une si grande confiance. Monsieur Copperfield, si je pouvais vous prier… »

Je comprenais enfin mistress Micawber, et je me mis entièrement à sa disposition. Je commençai, dès le soir même, à déménager les objets les plus faciles à transporter, et j’accomplissais presque tous les matins une expédition de cette nature avant d’aller chez Murdstone et Grinby.

M. Micawber avait quelques livres sur un petit bureau, qu’il appelait la bibliothèque, on commença par là. Je les portai l’un après l’autre chez un étalagiste, sur la route de la Cité, dont une partie était habitée presque exclusivement, dans ce temps là, par des bouquinistes et des marchands d’oiseaux, et je vendais les livres le plus cher que je pouvais. Mon acheteur vivait dans une petite maison derrière son échoppe ; il s’enivrait tous les soirs, et sa femme le grondait tous les matins. Plus d’une fois, quand je me présentais de bonne heure, je l’ai trouvé dans un lit à armoire, le front ensanglanté ou l’œil poché, suite de ses excès de la veille, (je suis porté à croire qu’il était violent quand il avait bu,) et il cherchait en vain de sa main tremblante à réunir, dans les poches de ses habits jetés par terre, l’argent qu’il me fallait, tandis que sa femme, ses souliers en pantoufles et un enfant sur les bras, lui reprochait tout le temps sa conduite. Quelquefois il perdait son argent, et me disait de revenir plus tard ; mais sa femme avait toujours quelques pièces de monnaie qu’elle lui avait prises dans sa poche quand il était ivre, je suppose, et elle soldait le marché secrètement dans l’échoppe, quand nous étions descendus ensemble.

On commençait à me bien connaître aussi dans la boutique du prêteur sur gages. Le premier commis qui fonctionnait derrière le comptoir, me montrait beaucoup de considération et me faisait souvent décliner un substantif ou un adjectif latin, ou bien conjuguer un verbe, pendant qu’il s’occupait de mon affaire. Dans ces occasions, mistress Micawber préparait d’ordinaire un petit souper recherché, et je me rappelle bien le charme tout particulier de ces repas.

Enfin la crise arriva. M. Micawber fut arrêté un jour, de grand matin, et emmené à la prison du Banc-du-Roi. Il me dit en quittant la maison que le Dieu du jour s’était couché pour lui à jamais, et je croyais réellement que son cœur était brisé, le mien aussi. J’appris pourtant plus tard qu’il avait joué aux quilles très-gaiement dans l’après-midi.

Le premier dimanche après son emprisonnement, je devais aller le voir et dîner avec lui. Je devais demander mon chemin à tel endroit, et avant d’arriver là, je devais rencontrer tel autre endroit, et un peu avant je verrais une cour que je devais traverser, puis aller tout droit jusqu’à ce que je trouvasse un geôlier. Je fis tout ce qui m’était indiqué, et quand j’aperçus enfin le geôlier (pauvre enfant que j’étais), je me rappelai que, lorsque Roderick Random était en prison pour dettes, il y avait vu un homme qui n’avait pour tout vêtement qu’un vieux morceau de tapis, et le cœur me battit si fort d’inquiétude que je ne voyais plus le geôlier.

M. Micawber m’attendait près de la porte, et une fois arrivé dans sa chambre, qui était située à l’avant dernier étage de la maison, il se mit à pleurer. Il me conjura solennellement de me souvenir de sa destinée et de ne jamais oublier que si un homme avec vingt livres sterling de rente, dépensait dix-neuf livres, dix-neuf shillings et six pence, il pouvait être heureux, mais que s’il dépensait vingt et une livres sterling, il ne pouvait pas manquer de tomber dans la misère. Après quoi, il m’emprunta un shilling pour acheter du porter, me donna un ordre écrit de sa main à mistress Micawber de me rendre cette somme, puis remit son mouchoir dans sa poche, et reprit sa gaieté.

Nous étions assis devant un petit feu ; deux briques placées en travers dans la vieille grille empêchaient qu’on ne brûlât trop de charbon, quand un autre débiteur, qui partageait la chambre de M. Micawber, entra portant le morceau de mouton qui devait composer notre repas à frais communs. Alors on m’envoya dans une chambre située à l’étage supérieur, chez le capitaine Hopkins, avec les compliments de M. Micawber, pour lui dire que j’étais son jeune ami, et demander si le capitaine Hopkins voulait bien me prêter un couteau et une fourchette.

Le capitaine Hopkins me prêta le couteau et la fourchette en me chargeant de faire ses compliments à M. Micawber. Je vis dans sa petite chambre une dame très-sale et deux jeunes filles pâles, avec des cheveux en désordre. Je ne pus m’empêcher de faire en moi-même la réflexion qu’il valait mieux emprunter au capitaine Hopkins sa fourchette et son couteau que son peigne. Le capitaine était réduit à l’état le plus déplorable, il portait un vieux, vieux pardessus sans par-dessous, et des favoris énormes. Le matelas était roulé dans un coin, et je devinai (Dieu sait comment), que les jeunes filles mal peignées étaient bien les enfants du capitaine Hopkins, mais que la dame malpropre n’était pas sa femme. Je ne quittai pas le seuil de la porte, je n’y fis qu’une station de deux minutes au plus, mais je redescendis aussi sûr de tout ce que je viens de dire que je l’étais d’avoir un couteau et une fourchette à la main.

Il y avait dans ce dîner de bohémiens quelque chose qui n’était pas désagréable après tout. Je rendis la fourchette et le couteau à leur légitime possesseur, et je retournai à la maison pour rendre compte de ma visite à mistress Micawber. Elle s’évanouit d’abord en me voyant, après quoi elle fit deux verres de grog pour nous consoler pendant que je lui racontais ma journée.

Je ne sais comment on en vint à vendre les meubles pour soutenir la famille, je ne sais qui se chargea de cette opération, en tous cas, je ne m’en mêlai pas. Tout fut vendu, et emporté dans une charrette, à l’exception des lits, de quelques chaises et de la table de cuisine. Nous campions avec ces meubles dans les deux pièces du rez-de-chaussée, au milieu de cette maison dépouillée, et nous y vivions la nuit et le jour, mistress Micawber, les enfants, l’orpheline et moi. Je ne sais pas combien de temps cela dura ; il me semble que ce fut long. Enfin mistress Micawber prit le parti d’aller s’établir dans la prison, où M. Micawber avait une chambre particulière. Je fus chargé de porter la clef de la maison au propriétaire qui fut enchanté de rentrer en possession de son appartement, et on envoya tous les lits à la prison, à l’exception du mien. On loua pour moi une petite chambre dans les environs, avec une mansarde pour l’orpheline, à ma grande satisfaction ; nous avions pris, les Micawber et moi, l’habitude de vivre ensemble, à travers tous nos embarras, et nous aurions eu beaucoup de peine à nous séparer. Ma chambre était un peu mansardée, et elle donnait sur un grand chantier ; je me crus en paradis quand j’en pris possession en réfléchissant que la crise des affaires de M. Micawber était enfin terminée.

Je travaillais toujours chez Murdstone et Grinby ; je me livrais toujours à la même occupation matérielle avec les mêmes compagnons, et j’éprouvais toujours le même sentiment d’une dégradation non méritée. Mais je n’avais, heureusement pour moi, fait aucune connaissance, je ne parlais à aucun des enfants que je voyais tous les jours en allant au magasin, en revenant, ou en errant dans les rues à l’heure des repas. Je menais la même vie triste et solitaire, mais mon chagrin restait toujours renfermé en moi-même. Le seul changement dont j’eusse conscience, c’est que mes habits devenaient plus râpés tous les jours et que j’étais en grande partie délivré de mes soucis sur le compte de M. et de mistress Micawber, qui vivaient dans la prison infiniment plus à l’aise que cela ne leur était arrivé depuis longtemps, et qui avaient été secourus dans leur détresse par des parents ou des amis. Je déjeunais avec eux, d’après un arrangement dont j’ai oublié les détails. J’ai oublié aussi à quelle heure les grilles de la prison s’ouvraient pour me permettre d’entrer ; je sais seulement que je me levais souvent à six heures, et qu’en attendant l’ouverture des portes, j’allais m’asseoir sur l’un des bancs du vieux pont de Londres, d’où je m’amusais à regarder les passants, ou à contempler par-dessus le parapet le soleil qui se réfléchissait dans l’eau, et qui éclairait les flammes dorées en haut du Monument. L’orpheline venait me retrouver là parfois, pour écouter des histoires de ma composition sur la Tour de Londres ; tout ce que j’en puis dire, c’est que j’espère que je croyais moi-même ce que je racontais. Le soir, je retournais à la prison, et je me promenais dans la boue avec M. Micawber ou je jouais aux cartes avec mistress Micawber, écoutant ses récits sur papa et maman. J’ignore si M. Murdstone savait comment je vivais alors. Je n’en ai jamais parlé chez Murdstone et Grinby.

Les affaires de M. Micawber étaient toujours, malgré la trêve, très-embarrassées par le fait d’un certain « acte » dont j’entendais toujours parler, et que je suppose maintenant avoir été quelque arrangement antérieur avec ses créanciers, quoique je comprisse si peu alors de quoi il s’agissait, que, si je ne me trompe, je confondais cet acte légal avec les parchemins infernaux, contrats passés avec le diable, qui existaient, dit-on, jadis en Allemagne. Enfin ce document parut s’être évanoui, je ne sais comment ; au moins avait-il cessé d’être une pierre d’achoppement comme par le passé, et mistress Micawber m’apprit que sa famille avait décidé que M. Micawber ferait un petit appel pour être mis en liberté d’après la loi des débiteurs insolvables, et qu’il pourrait être libre au bout de six semaines.

« Et alors, dit M. Micawber qui était présent, je ne fais aucun doute que je pourrai, s’il plaît à Dieu, commencer à me tirer d’affaire et à vivre d’une manière toute différente, si… si… en un mot, si je puis rencontrer une bonne chance. »

Pour se mettre en mesure de profiter de l’avenir, je me rappelle que M. Micawber, dans ce temps-là, composait une pétition à la chambre des communes pour demander qu’on apportât des changements à la loi qui réglait les emprisonnements pour dettes. Je recueille ici ce souvenir parce que cela me fait voir comment j’accommodais les histoires de mes anciens livres à l’histoire de ma vie présente, prenant à droite et à gauche mes personnages parmi les hommes et les femmes que je rencontrais dans les rues. Plusieurs traits principaux du caractère que je tracerai involontairement, je suppose, en écrivant ma vie, se formaient dès lors dans mon âme.

Il y avait un club dans la prison, et M. Micawber, en sa qualité d’homme bien élevé, y était en grande autorité. M. Micawber avait développé devant le club l’idée de sa pétition, et elle avait été fortement appuyée. En conséquence, M. Micawber, qui était doué d’un excellent cœur et d’une activité infatigable quand il ne s’agissait pas de ses propres affaires, trop heureux de s’occuper d’une entreprise qui ne pouvait lui être d’aucune utilité, se mit à l’œuvre, composa la pétition, la copia sur une immense feuille de papier, qu’il étendit sur une table, puis convoqua le club tout entier et tous les habitants de la prison, si cela leur convenait, à venir apposer leur signature à ce document dans sa chambre.

Quand j’entendis annoncer l’approche de cette cérémonie, je fus saisi d’un tel désir de les voir tous entrer les uns après les autres, quoique je les connusse déjà presque tous, que j’obtins un congé d’une heure chez Murdstone et Grinby, puis je m’établis dans un coin pour assister à ce spectacle. Les principaux membres du club, tous ceux qui avaient pu entrer dans la petite chambre sans la remplir absolument, étaient devant la table avec M. Micawber ; mon vieil ami le capitaine Hopkins, qui s’était lavé la figure en l’honneur de cette occasion solennelle, s’était installé à côté de la pétition pour en donner lecture à ceux qui n’en connaissaient pas le contenu. La porte s’ouvrit enfin et le commun peuple commença à entrer, les autres attendant à la porte pendant que l’un d’entre eux apposait sa signature à la pétition pour sortir ensuite. Le capitaine Hopkins demandait à chaque personne qui se présentait :

« L’avez-vous lue ?

– Non.

– Avez-vous envie de l’entendre lire ? »

Si l’infortuné donnait le moindre signe d’assentiment, le capitaine Hopkins lui lisait le tout, sans sauter un mot, de la voix la plus sonore. Le capitaine l’aurait lue vingt mille fois de suite, si vingt mille personnes avaient voulu l’écouter l’une après l’autre. Je me rappelle l’emphase avec laquelle il prononçait des phrases comme celle-ci :

« Les représentants du peuple assemblés en parlement… les auteurs de la pétition représentent humblement à l’honorable chambre… les malheureux sujets de sa gracieuse Majesté ; » il semblait que ces mots fussent dans sa bouche un breuvage délicieux, et M. Micawber, pendant ce temps là, contemplait, avec un air de vanité satisfaite, les barreaux des fenêtres d’en face.

Pendant que je faisais mon trajet journalier de la prison à Blackfriars, en errant à l’heure des repas dans des rues obscures, dont les pavés portent peut-être encore les traces de mes pas d’enfant, je me demande si j’oubliais quelqu’un de ces personnages qui me revenaient sans cesse à l’esprit, formant une longue procession au son de la voix du capitaine Hopkins ! Quand mes pensées retournent à cette lente agonie de ma jeunesse, je m’étonne de voir les romans que j’inventais alors pour ces gens-là flotter encore comme un brouillard fantastique sur des faits réels toujours présents à ma mémoire ! Mais, quand je passe par ce chemin si souvent marqué de mes pas, je ne m’étonne pas de voir marcher devant moi un enfant innocent, d’un esprit romanesque qui crée un monde imaginaire de son étrange vie et de la misère dont il fait l’expérience ; je le plains seulement.

Chapitre XII. Comme cela ne m’amuse pas du tout de vivre à mon compte, je prends une grande résolution. §

Enfin, l’affaire de M. Micawber ayant été appelée, et sa réclamation entendue, sa mise en liberté fut ordonnée en vertu de la loi sur les débiteurs insolvables. Ses créanciers ne furent pas trop implacables, et M. Micawber m’informa que le terrible bottier lui-même avait déclaré en plein tribunal qu’il ne lui en voulait pas ; que seulement, quand on lui devait de l’argent, il aimait à être payé ; « il me semble, disait-il, que c’est dans la nature humaine. »

M. Micawber retourna en prison après l’arrêt, parce qu’il y avait des frais de justice à régler, et des formalités à remplir avant son élargissement. Le club le reçut avec transport, et tint une réunion ce soir-là en son honneur, tandis que mistress Micawber et moi mangions une fricassée d’agneau en particulier, entourés des enfants endormis.

« En cette occasion, je vous propose, monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, de boire encore un petit verre de grog à la bière ; » il y avait déjà un bout de temps que nous n’en avions pris, « À la mémoire de papa et maman.

– Sont-ils morts, madame ? demandai-je après lui avoir fait raison avec un verre à vin de Bordeaux.

– Maman a quitté la terre, dit mistress Micawber, avant le commencement des embarras de M. Micawber, ou du moins avant qu’ils devinssent sérieux. Mon papa a vécu assez pour servir plusieurs fois de caution à M. Micawber, après quoi il est mort, regretté de ses nombreux amis. »

Mistress Micawber secoua la tête et versa une larme de piété filiale sur celui des jumeaux qu’elle tenait pour le moment.

Je ne pouvais espérer une occasion plus favorable de lui poser une question du plus haut intérêt pour moi ; je dis donc à mistress Micawber :

« Puis-je vous demander, madame, ce que vous comptez faire, maintenant que M. Micawber s’est tiré de ses embarras, et qu’il est en liberté ? Avez-vous pris un parti ?

– Ma famille, dit mistress Micawber, qui prononçait toujours ces deux mots d’un air majestueux, sans que j’aie jamais pu découvrir à qui elle les appliquait : « Ma famille est d’avis que M. Micawber ferait bien de quitter Londres, et de chercher à employer ses facultés en province. M. Micawber a de grandes facultés, monsieur Copperfield. »

Je dis que je n’en doutais pas.

« De grandes facultés, répéta mistress Micawber. Ma famille est d’avis qu’avec un peu de protection on pourrait tirer parti d’un homme comme lui dans l’administration des douanes. L’influence de ma famille étant surtout locale, on désire que M. Micawber se rende à Plymouth. On regarde comme indispensable qu’il se trouve sur les lieux.

– Pour être tout prêt ? suggérai-je.

– Précisément, répondit mistress Micawber, pour être tout prêt… dans le cas où une bonne chance se présenterait.

– Irez-vous aussi à Plymouth, madame ? »

Les événements de la journée, combinés avec les jumeaux et peut-être avec le grog, avaient porté sur les nerfs à mistress Micawber, et elle se mit à pleurer en me répondant :

« Je n’abandonnerai jamais M. Micawber. Il a eu tort de me cacher ses embarras au premier abord. Mais il faut dire que son caractère optimiste le portait sans doute à croire qu’il pourrait s’en tirer à mon insu. Le collier de perles et les bracelets que j’avais hérités de maman ont été vendus pour la moitié de leur valeur ; la parure de corail que papa m’avait donnée à mon mariage a été cédée pour rien, mais je n’abandonnerai jamais M. Micawber. Non ! cria mistress Micawber, de plus en plus émue, je n’y consentirai jamais ; il est inutile de me le demander ! »

J’étais très-mal à mon aise ; car mistress Micawber avait l’air de croire que c’était moi qui lui demandais chose pareille, et je la regardais d’un air épouvanté.

« M. Micawber a ses défauts. Je ne nie pas qu’il soit très-imprévoyant. Je ne nie pas qu’il m’ait trompée sur ses ressources et sur ses dettes, continua-t-elle en regardant fixement la muraille, mais je n’abandonnerai jamais M. Micawber ! »

Mistress Micawber avait élevé la voix peu à peu, et elle cria si haut ces dernières paroles, que je fus tout à fait effrayé, et que je courus à la salle où se tenait le club ; M. Micawber y présidait au bout d’une longue table et chantait à tue-tête avec ses collègues en chœur :

Gai, gai, marions-nous,

Mettons-nous dans la misère ;

Gai, gai, marions-nous,

Mettons-nous la corde au cou.

Je l’interrompis pour l’avertir que mistress Micawber était dans un état très-alarmant, sur quoi il fondit en larmes à l’instant, et me suivit en toute hâte, son gilet tout couvert encore des têtes et des queues des crevettes qu’il venait d’écosser au banquet.

« Emma, mon ange ! s’écria M. Micawber en se précipitant dans la chambre, qu’est-ce que vous avez ?

– Je ne vous abandonnerai jamais, monsieur Micawber, cria-t-elle !

– Ma chère âme ! dit M. Micawber en la prenant dans ses bras, j’en suis parfaitement sûr.

– C’est le père de mes enfants, c’est le père de mes jumeaux ! l’époux de ma jeunesse ! s’écria mistress Micawber, en se débattant ; jamais je n’abandonnerai M. Micawber ! »

M. Micawber fut si profondément ému de cette preuve de son dévouement (quant à moi, j’étais baigné de larmes), qu’il la serra avec passion contre son cœur, en la priant de lever les yeux et de se calmer. Mais plus il priait mistress Micawber de lever les yeux, plus son regard était vague, et plus il lui demandait de se calmer, moins elle se calmait. En conséquence, M. Micawber céda à la contagion et mêla ses larmes à celles de sa femme et aux miennes, puis il finit par me prier de lui faire le plaisir d’emporter une chaise sur le palier, et d’attendre là qu’il l’eût mise au lit. J’aurais voulu leur souhaiter le bonsoir et m’en aller, mais il ne le permit pas, la cloche n’ayant pas encore sonné pour le départ des étrangers. Je restai donc à la fenêtre de l’escalier jusqu’à ce qu’il reparût avec une seconde chaise.

« Comment va mistress Micawber maintenant, monsieur ? lui dis-je.

– Elle est très-abattue, dit M. Micawber, en secouant la tête, c’est la réaction. Ah ! quelle terrible journée ! Nous sommes seuls au monde maintenant et sans ressources ! »

M. Micawber me serra la main, gémit et se mit à pleurer. J’étais très-touché, mais non moins désappointé, car j’avais espéré que nous allions être très-gais, une fois arrivés à ce dénouement si longtemps désiré. Mais M. et mistress Micawber avaient tellement pris l’habitude de leurs anciens embarras que je crois qu’ils se trouvaient tout désorientés en voyant qu’ils en étaient quittes ! Toute l’élasticité de leur caractère avait disparu, et je ne les avais jamais vus si tristes que ce soir-là ; si bien que, lorsqu’en entendant la cloche, M. Micawber m’accompagna jusqu’à la grille et me donna sa bénédiction en me quittant, j’étais vraiment inquiet de le laisser tout seul, tant je le voyais malheureux.

Mais, à travers toute la confusion et l’abattement qui nous avaient atteints d’une manière si inattendue pour moi, je voyais clairement que M. et mistress Micawber et leur famille allaient quitter Londres, et qu’une séparation entre nous était imminente. Ce fut en retournant chez moi ce soir-là et pendant la nuit sans sommeil que je passai ensuite, que je conçus pour la première fois, je ne sais comment, une pensée qui devint bientôt une détermination arrêtée.

Je m’étais lié si intimement avec les Micawber, j’avais pris tant de part à leurs malheurs et j’étais si absolument dépourvu d’amis, que la perspective d’être de nouveau obligé de chercher un logis pour vivre parmi des étrangers semblait me rejeter encore une fois à la dérive dans cette vie trop connue maintenant pour que je pusse ignorer ce qui m’attendait. Tous les sentiments délicats que cette existence blessait, toute la honte et la souffrance qu’elle éveillait en moi, me devinrent si douloureux qu’en y réfléchissant, je décidai que cette vie était intolérable.

Je savais qu’il n’y avait d’autre moyen d’y échapper que d’en chercher en moi le moyen et la force. J’entendais rarement parler de miss Murdstone, jamais de M. Murdstone ; deux ou trois paquets de vêtements neufs ou raccommodés avaient été envoyés pour moi à M. Quinion, accompagnés d’un chiffon de papier, portant que J. M. espérait que D. C. s’appliquait à bien remplir ses devoirs, sans laisser percer aucune espérance que je pusse devenir autre chose qu’un grossier manœuvre.

Le jour suivant me prouva que mistress Micawber n’avait pas parlé à la légère de la probabilité de leur départ. J’étais encore dans la première fermentation de mes idées nouvelles, quand ils prirent un petit appartement pour la semaine dans la maison que j’habitais, ils devaient partir ensuite pour Plymouth. M. Micawber se rendit lui-même au bureau dans l’après-midi pour annoncer à M. Quinion que son départ l’obligeait de renoncer à ma société, et, pour lui dire de moi tout le bien que je méritais, je crois. Sur quoi M. Quinion appela Fipp le charretier qui était marié, et qui avait une chambre à louer. M. Quinion la retint pour moi, à la satisfaction mutuelle des deux parties, dut-il croire, puisque je ne dis pas un mot ; mais mon parti était bien pris.

Je passai mes soirées avec M. et mistress Micawber, pendant le temps qui nous restait encore à loger sous le même toit, et je crois que notre amitié augmentait à mesure que le moment de la séparation approchait. Le dernier dimanche, ils m’invitèrent à dîner ; on nous servit un morceau de porc frais à la sauce piquante et un pudding. J’avais acheté la veille au soir un cheval de bois pommelé pour l’offrir au petit Wilkins Micawber et une poupée pour la petite Emma. Je donnai aussi un shilling à l’orpheline qui perdait sa place.

La journée se passa très-agréablement, quoique nous fussions tous un peu émus d’avance de notre séparation si prochaine.

« Je ne pourrai jamais penser aux embarras de M. Micawber, monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, sans penser aussi à vous. Vous vous êtes toujours conduit avec nous de la manière la plus obligeante et la plus délicate ; vous n’étiez pas pour nous un locataire, vous étiez un ami.

– Ma chère, dit M. Micawber, Copperfield (car il avait pris l’habitude de m’appeler par mon nom tout court), a un cœur sensible aux malheurs des autres, quand ils sont sous le nuage ; il a une tête capable de raisonner, et des mains… en un mot, une faculté remarquable pour disposer de tous les objets dont on peut se passer. »

J’exprimai ma reconnaissance de ce compliment, et je leur répétai que j’étais bien fâché de me séparer d’eux.

« Mon cher ami, dit M. Micawber, je suis plus âgé que vous et j’ai quelque expérience de la vie, et de… En un mot, des embarras de toute espèce, pour parler d’une manière générale. Pour le moment, et jusqu’à ce qu’il m’arrive une bonne chance que j’attends tous les jours, je n’ai pas autre chose à vous offrir que mes conseils. Cependant, mes avis valent la peine d’être écoutés, surtout… en un mot, parce que je ne les ai jamais suivis moi-même, et que… » Ici M. Micawber, qui souriait et me regardait d’un air rayonnant, s’arrêta, fronça les sourcils, puis reprit : « Vous voyez comme je suis devenu misérable.

– Mon cher Micawber, s’écria sa femme.

– Je dis, reprit M. Micawber en s’oubliant et en souriant de nouveau : devenu misérable. Mon avis est ceci : « Ne remettez jamais au lendemain ce que vous pouvez faire aujourd’hui. » La temporisation est un vol fait à la vie. Prenez l’occasion aux cheveux.

– C’était la maxime de mon pauvre papa, dit mistress Micawber.

– Ma chère, dit M. Micawber, votre papa était un très-brave homme, et Dieu me garde de dire un mot qui pût le rabaisser dans l’esprit de Copperfield. En tout cas, il n’est pas probable que… en un mot, nous ne ferons jamais la connaissance d’un homme de son âge ayant des jambes aussi bien tournées dans ses guêtres, ni en état de lire un livre aussi fin sans lunettes. Mais il a appliqué cette maxime à notre mariage, ma chère, avec tant de vivacité, que je ne suis pas encore remis de cette dépense précipitée.

M. Micawber jeta un coup d’œil sur mistress Micawber, puis ajouta : « Non pas que je le regrette, ma chère ; tout au contraire. » Et il garda le silence un moment.

« Vous connaissez mon second conseil, Copperfield, dit M. Micawber :

Revenu annuel, vingt livres sterling ; dépense annuelle, dix-neuf livres, dix-neuf shillings, six pence ; résultat : bonheur.

Revenu annuel, vingt livres sterling ; dépense annuelle, vingt livres six pence ; résultat : misère. La fleur est flétrie, la feuille tombe, le Dieu du jour disparaît, et… en un mot, vous êtes à jamais enfoncé comme moi ! »

Et pour rendre son exemple plus frappant, M. Micawber but un verre de punch d’un air de grande satisfaction, et se mit à siffler un petit air de chasse.

Je ne manquai pas de l’assurer que je ne perdrais jamais ces préceptes de vue, ce qui était assez inutile, car il était évident que les résultats vivants que j’avais eus sous les yeux avaient fait une grande impression sur moi. Le lendemain de bonne heure, je rejoignis toute la famille au bureau de la diligence, et je les vis avec tristesse prendre leurs places sur l’impériale.

« Monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, que Dieu vous bénisse ! Je ne pourrai jamais oublier ce que vous avez été pour nous, et je ne le voudrais pas quand je le pourrais.

– Copperfield, dit M. Micawber, adieu ! que le bonheur et la prospérité vous accompagnent ! Si dans la suite des années qui s’écouleront je pouvais croire que mon sort infortuné vous a servi de leçon, je sentirais que je n’ai pas occupé inutilement la place d’un autre homme ici-bas. En cas qu’une bonne chance se rencontre (et j’y compte un peu), je serai extrêmement heureux s’il est jamais en mon pouvoir de vous venir en aide dans vos perspectives d’avenir. »

Je pense que mistress Micawber qui était assise sur l’impériale avec les enfants, et qui me vit debout sur le chemin, les regardant tristement, s’avisa tout d’un coup que j’étais réellement bien petit et bien faible. Je le crois parce qu’elle me fit signe de monter près d’elle avec une expression d’affection maternelle, et qu’elle me prit dans ses bras et m’embrassa comme elle aurait pu embrasser son fils. Je n’eus que le temps de redescendre avant le départ de la diligence, et je pouvais à peine distinguer mes amis au milieu des mouchoirs qu’ils agitaient. En une minute tout disparut. Nous restions au milieu de la route, l’orpheline et moi, nous regardant tristement, puis après une poignée de mains, elle prit le chemin de l’hôpital de Saint-Luc ; et moi, j’allai commencer ma journée chez Murdstone et Grinby.

Mais je n’avais pas l’intention de continuer à mener une vie si pénible. J’étais décidé à m’enfuir, à aller, d’une manière ou d’une autre, trouver à la campagne la seule parente que j’eusse au monde, et à raconter mon histoire à miss Betsy.

J’ai déjà fait observer que je ne savais pas comment ce projet désespéré avait pris naissance dans mon esprit, mais une fois là, ce fut fini, et ma détermination resta aussi inébranlable que tous les partis que j’ai pu contracter depuis dans ma vie. Je ne suis pas sûr que mes espérances fussent très-vives, mais j’étais décidé à mettre mon projet à exécution.

Cent fois depuis la nuit où j’avais conçu cette idée, j’avais roulé dans mon esprit l’histoire de ma naissance que j’aimais tant autrefois à me faire raconter par ma pauvre mère, et que je savais si bien par cœur. Ma tante y faisait une apparition rapide, elle ne faisait qu’entrer et sortir d’un air terrible et impitoyable, mais il y avait dans ses manières une petite particularité que j’aimais à me rappeler et qui me donnait quelque lueur d’espérance. Je ne pouvais oublier que ma mère avait cru lui sentir caresser doucement ses beaux cheveux, et quoique ce fût peut-être une idée sans aucun fondement, je me faisais un joli petit tableau du moment où ma farouche tante avait été un peu attendrie en face de cette beauté enfantine que je me rappelais si bien et qui m’était si chère ; et ce petit épisode éclairait doucement tout le tableau. Peut-être était-ce là le germe qui, après avoir couvé longtemps dans mon esprit, y avait graduellement engendré ma résolution.

Je ne savais pas même où demeurait miss Betsy. J’écrivis une longue lettre à Peggotty, où je lui demandais d’une manière incidente si elle se souvenait du lieu de sa résidence, supposant que j’avais entendu parler d’une dame qui habitait un endroit que je nommai au hasard, et que j’étais curieux de savoir si ce n’était pas elle. Dans le courant de la lettre, je disais à Peggotty que j’avais particulièrement besoin d’une demi-guinée, et que, si elle pouvait me la prêter, je lui serais très-obligé, me réservant de lui dire plus tard, en la lui rendant, ce qui m’avait forcé de lui emprunter cette petite somme.

La réponse de Peggotty arriva bientôt, pleine comme à l’ordinaire du dévouement le plus tendre ; elle m’envoyait une demi-guinée (j’ai peur qu’elle n’ait eu bien de la peine à la faire sortir du coffre de Barkis) ; elle me disait que Miss Betsy demeurait près de Douvres, mais qu’elle ne savait pas si c’était à Douvres même, ou à Sandgate, Hythe ou Folkstone. Un des ouvriers du magasin me dit en réponse à mes questions que toutes ces petites villes étaient près les unes des autres ; et sur ce renseignement qui me parut suffisant, je pris le parti de m’en aller à la fin de la semaine.

J’étais une très-honnête petite créature, et je ne voulus pas souiller la réputation que je laissais chez Murdstone et Grinby : je me croyais donc obligé de rester jusqu’au samedi soir, et comme j’avais reçu d’avance les gages d’une semaine en entrant, j’avais décidé de ne pas me présenter au bureau à l’heure de la paye pour toucher mon salaire ; c’était dans ce dessein que j’avais emprunté ma demi-guinée, afin de pouvoir faire face aux dépenses du voyage. En conséquence, le samedi soir, quand nous fûmes tous réunis dans le magasin pour attendre notre solde, Fipp, le charretier, qui passait toujours le premier, entra dans le bureau ; je donnai alors une poignée de main à Mick Walter en le priant, quand ce serait mon tour, de passer à la caisse, de dire à M. Quinion que j’étais allé porter ma malle chez Fipp ; je dis adieu à Fécule-de-pommes-de-terre, et je partis.

Mon bagage était resté à mon ancien logement de l’autre côté de l’eau ; j’avais préparé pour ma malle une adresse écrite sur le dos d’une des cartes d’expédition que nous clouions sur nos caisses : « M. David, bureau restant, aux Messageries ; Douvres. » J’avais cette carte dans ma poche, et je comptais la fixer sur ma malle dès que je l’aurais retirée de la maison ; chemin faisant, je regardais autour de moi pour voir si je ne trouverais pas quelqu’un qui pût m’aider à porter mon bagage au bureau de la diligence.

J’aperçus un jeune homme avec de longues jambes, et une très-petite charrette attelée d’un âne, qui se tenait près de l’obélisque sur la route de Blackfriars ; je rencontrai son regard en passant, et il me demanda si je le reconnaîtrais bien une autre fois, faisant probablement allusion à la manière dont je l’avais examiné ; je me hâtai de l’assurer que ce n’était pas une impolitesse, mais que je me demandais s’il ne voudrait pas se charger d’une commission.

« Quelle commission ? demanda le jeune homme.

– De porter une malle, répondis-je.

– Quelle malle ?

– La mienne. J’expliquai qu’elle était dans une maison au bout de la rue, et que je serais enchanté qu’il voulût bien la porter pour six pence au bureau de la diligence de Douvres.

– Va pour six pence ! » dit mon compagnon aux longues jambes, et il monta à l’instant même dans sa charrette qui se composait de trois planches posées sur des roues, et partit si vite dans la direction indiquée que c’était tout ce que je pouvais faire que de suivre l’âne.

Le jeune homme avait un air insolent qui me déplaisait ; je n’aimais pas non plus la manière dont il mâchait un brin de paille tout en parlant, mais le marché était fait ; je le fis donc monter dans la chambre que je quittais, il prit la malle, la descendit et la mit dans sa charrette. Je ne me souciais pas de mettre encore l’adresse, de peur que quelque membre de la famille de mon propriétaire ne devinât mes desseins ; je priai donc le jeune homme de s’arrêter quand il serait arrivé devant le grand mur de la prison du Banc-du-Roi. À peine avais-je prononcé ces paroles qu’il partit comme si lui, ma malle, la charrette et l’âne étaient tous également piqués de la tarentule, et j’étais hors d’haleine à force de courir et de l’appeler quand je le rejoignis à l’endroit indiqué.

J’étais rouge et agité, et je fis tomber ma demi-guinée de ma poche en prenant la carte : je la mis dans ma bouche pour plus de sûreté, et, en dépit de mes mains tremblantes, j’avais réussi à attacher la carte, à ma satisfaction, quand je reçus un coup sous le menton, du jeune homme aux longues jambes, et je vis ma demi-guinée passer de ma bouche dans sa main.

« Allons ! dit le jeune homme en me saisissant par le collet de ma veste, avec une affreuse grimace, affaire de police n’est-ce pas ? vous allez vous sauver, n’est-ce pas ? Venez à la police, petit misérable, venez à la police.

– Rendez-moi mon argent, dis-je très-effrayé, et laissez-moi tranquille.

– Venez à la police, répéta le jeune homme, vous prouverez à la police que c’est à vous.

– Rendez-moi ma malle et mon argent ! m’écriai-je en fondant en larmes. »

Le jeune homme répétait toujours : « Venez à la police, » et il me traînait avec violence près de l’âne comme s’il y avait eu quelque rapport entre cet animal et un magistrat, puis il changea tout à coup d’avis, sauta dans sa charrette, s’assit sur ma malle, et déclarant qu’il allait droit à la police, partit plus vite que jamais.

Je courais après lui de toutes mes forces, mais j’étais hors d’haleine, et je n’aurais pas osé l’appeler quand même je ne l’aurais pas perdu de vue. Je fus vingt fois sur le point d’être écrasé en un quart d’heure. Tantôt j’apercevais mon voleur, tantôt il disparaissait à mes yeux ; puis je le revoyais, puis je recevais un coup de fouet de quelque charretier, puis on m’injuriait, je tombais dans la boue, je me relevais pour courir me heurter contre un passant ou pour me précipiter contre un poteau. Enfin, troublé par la chaleur et l’effroi, craignant de voir Londres tout entier se mettre bientôt à ma poursuite, je laissai le jeune homme emporter ma malle et mon argent où il voudrait, et tout essoufflé et pleurant encore, je pris sans m’arrêter le chemin de Greenwich, qui était sur la route de Douvres, à ce que j’avais entendu dire, emportant chez ma tante, miss Betsy, une portion des biens de ce monde presque aussi petite que celle que j’avais apportée, dix ans auparavant, la nuit où ma naissance l’avait si fort courroucée.

Chapitre XIII. J’exécute ma résolution. §

Je crois que j’avais quelque vague idée de courir tout le long du chemin jusqu’à Douvres, quand je renonçai à la poursuite du jeune homme, de la charrette et de l’âne pour prendre le chemin de Greenwich. En tous cas, mes illusions s’évanouirent bientôt, et je fus obligé de m’arrêter sur la route de Kent, près d’une terrasse qui était ornée d’une pièce d’eau avec une grande statue assise au milieu et soufflant dans une conque desséchée. Là, je m’assis sur le pas d’une porte, tout épuisé par les efforts que je venais de faire, et si essoufflé que j’avais à peine la force de pleurer ma malle et ma demi-guinée.

Il faisait nuit ; pendant que j’étais là à me reposer, j’entendis les horloges sonner dix heures. Mais on était en été et il faisait chaud. Quand j’eus repris haleine, et que je fus débarrassé de la suffocation que j’éprouvais un moment auparavant, je me levai et je repris le chemin de Greenwich. Je n’eus pas un moment l’idée de retourner sur mes pas. Je ne sais si la pensée m’en serait venue, quand il y aurait eu une avalanche au milieu de la route.

Mais l’exiguïté de mes ressources (j’avais trois sous dans ma poche, et je me demande comment ils s’y trouvaient un samedi soir), ne laissait pas que de me préoccuper en dépit de ma persévérance. Je commençais à me figurer un petit article de journal qui annoncerait qu’on m’avait trouvé mort sous une haie, et je marchais tristement, quoique de toute la vitesse de mes jambes, quand je passai près d’une échoppe qui portait un écriteau pour annoncer qu’on achetait les habits d’hommes et de femmes, et qu’on donnait un bon prix des os et des vieux chiffons. La maître de cette boutique était assis sur le seuil de sa porte en manches de chemise, la pipe à la bouche ; il y avait une quantité d’habits et de pantalons suspendus au plafond, tout cela n’était éclairé que par deux chandelles, en sorte qu’il avait l’air d’un homme altéré de vengeance, qui avait pendu là ses ennemis, et se repaissait de la vue de leurs cadavres.

L’expérience que j’avais acquise chez mistress Micawber me suggéra à cette vue un moyen d’éloigner un peu le coup fatal. J’entrai dans une petite ruelle, j’ôtai mon gilet, puis le roulant soigneusement sous mon bras, je me présentai à la porte de la boutique :

« Monsieur, lui dis-je, j’ai à vendre au plus juste prix ce gilet ; vous conviendrait-il ? »

M. Dolloby (au moins, c’était bien le nom inscrit sur son bazar), prit le gilet, posa sa pipe contre le montant de la porte, et entra dans la boutique où je le suivis ; là, il moucha les deux chandelles avec ses doigts, puis étendit le gilet sur le comptoir et l’examina, ensuite il l’approcha de la lumière pour l’examiner encore et finit par me dire :

« Quel prix comptez-vous vendre ce petit gilet ?

– Oh ! vous savez cela mieux que moi, monsieur, répliquai-je modestement.

– Je ne peux pas vendre et acheter, dit M. Dolloby, mettez votre prix à ce petit gilet.

– Quarante sous, serait-ce… ? » dis-je timidement après quelque hésitation.

M. Dolloby roula l’objet en question et me le rendit :

« Ce serait faire tort à ma famille, dit-il, que d’en offrir vingt sous. »

Cette manière d’envisager la question m’était désagréable ; quel droit avais-je de demander à M. Dolloby de faire tort à sa famille en faveur d’un étranger ? Mes besoins étaient si pressants pourtant que je dis que j’accepterais vingt sous si cela lui convenait. M. Dolloby y consentit en grommelant. Je lui souhaitai le bonsoir, et je sortis de la boutique avec vingt sous de plus et mon gilet de moins. Mais, bah ! en boutonnant ma veste, cela ne se voyait pas.

À la vérité, je prévoyais bien que la veste devrait suivre le gilet, et que je serais bien heureux d’aller jusqu’à Douvres avec mon pantalon et ma chemise. Mais je n’étais pas aussi préoccupé de cette perspective qu’on aurait pu le croire. Sauf une impression générale que la route était longue et que le propriétaire de l’âne avait eu des torts envers moi, je crois que je n’avais pas un sentiment bien vif de la difficulté de mon entreprise quand je me fus une fois remis en route avec mes vingt sous en poche.

J’avais formé un projet pour passer la nuit, et j’allai le mettre à exécution. Mon plan était de me coucher près du mur de mon ancienne pension, dans un coin où il y avait jadis une meule de foin. Je me figurais que le voisinage de mes anciens camarades me ferait une sorte de société, et qu’il y aurait quelque plaisir à me sentir si près du dortoir où je racontais autrefois des histoires, lors même que les écoliers ne pouvaient pas savoir que j’étais là, et que le dortoir ne me prêterait pas son abri.

La journée avait été rude, et j’étais bien fatigué quand j’arrivai enfin à la hauteur de Blackheath. J’eus un peu de peine à retrouver la maison, mais je découvris bientôt la meule de foin et je me couchai à côté après avoir fait le tour des murs, après avoir regardé à toutes les fenêtres et m’être assuré que l’obscurité et le silence régnaient partout. Je n’oublierai jamais le sentiment d’isolement que j’éprouvai en m’étendant par terre, sans un toit au-dessus de ma tête.

Le sommeil m’atteignit, descendit sur mes yeux, comme il descendit ce soir-là sur tant d’autres créatures abandonnées comme moi, sur tous ceux à qui les portes des maisons étaient fermées et que les chiens poursuivaient de leurs aboiements ; je rêvai que j’étais couché dans mon lit à la pension, et que je causais avec mes camarades ; puis je me réveillai, et me trouvai assis, le nom de Steerforth sur les lèvres, et regardant avec égarement les étoiles qui brillaient au-dessus de ma tête. Quand je me souvins où j’étais à cette heure indue, je me sentis effrayé sans savoir pourquoi, je me levai et je me mis à marcher. Mais les étoiles pâlissaient déjà, et une faible lueur dans le ciel annonçait la venue du jour ; je repris courage, et comme j’étais très-fatigué, je me couchai et je m’endormis de nouveau, tout en sentant pendant mon sommeil un froid perçant ; enfin les rayons du soleil et la cloche matinale de la pension qui appelait les écoliers à leurs études ordinaires me réveillèrent. Si j’avais espéré que Steerforth fût encore là, j’aurais erré dans les environs jusqu’à ce qu’il fût sorti tout seul, mais je savais qu’il avait quitté la pension depuis longtemps. Traddles pouvait bien y être encore, mais je n’en étais pas sûr, et je n’avais pas assez de confiance dans sa discrétion ou son adresse pour lui faire part de ma situation, quelque bonne opinion que j’eusse de son cœur. Je m’éloignai donc pendant que mes anciens camarades se levaient, je pris la longue route poudreuse que l’on m’avait indiquée comme la route de Douvres, du temps que je faisais partie des élèves de M. Creakle, quoi que je ne pusse guère deviner alors qu’on pourrait me voir un jour voyager ainsi par ce chemin.

Comme cette matinée du dimanche différait de celles que j’avais passées jadis à Yarmouth ! L’heure venue, j’entendis en marchant sonner les cloches des églises, je rencontrai les gens qui s’y rendaient, puis je passai devant la porte de quelques églises pendant le culte ; les chants retentissaient sous ce beau soleil, et le bedeau qui se tenait à l’ombre du porche, ou qui était assis sous les funèbres, s’essuyant le front, me regardait de travers en me voyant passer, sans m’arrêter. La paix et le repos des dimanches du temps passé régnaient partout, excepté dans mon cœur. Je me sentais accuser et dénoncer aux fidèles observateurs de la loi du dimanche par la poussière qui me couvrait, et par mes cheveux en désordre. Sans le tableau toujours présent à mes yeux de ma mère dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté, assise auprès du feu et pleurant, et de ma tante s’attendrissant un moment sur elle, je ne sais si j’aurais eu le courage de marcher jusqu’au lendemain. Mais cette création de mon imagination marchait devant moi et je la suivais.

J’avais franchi ce jour-là un espace de neuf lieues sur la grande route, et j’étais épuisé, n’ayant pas l’habitude de ce genre de fatigue. Je me vois encore, à la tombée de la nuit, traversant le pont de Rochester et mangeant le pain que j’avais réservé pour mon souper. Une ou deux petites maisons ayant pour enseigne : « On loge à pied et à cheval, » m’offraient de grandes tentations, mais je n’osais pas dépenser les quelques sous qui me restaient encore, et d’ailleurs j’avais peur des figures suspectes des gens errants que j’avais rencontrés et dépassés. Je ne demandai donc d’abri qu’au ciel, comme la nuit précédente, et j’arrivai à grand’peine à Chatham, qui, la nuit, présente une fantasmagorie de chaux, de ponts-levis et de vaisseaux démâtés à l’ancre dans une rivière boueuse ; je me glissai le long d’un rempart couvert de gazon qui donnait sur une ruelle, et je me couchai près d’un canon. La sentinelle qui était de garde marchait de long en large, et, rassuré par sa présence, quoiqu’elle ne se doutât pas plus de mon existence que mes camarades ne la soupçonnaient la veille au soir, je dormis profondément jusqu’au matin.

En me réveillant, mes membres étaient si raides et mes pieds si endoloris, j’étais tellement étourdi par le roulement des tambours et le bruit des pas des soldats qui semblaient m’entourer de toutes parts, que je sentis que je ne pourrais pas aller loin ce jour-là, si je voulais avoir la force d’arriver au bout de mon voyage. En conséquence, je descendis une longue rue étroite, décidé à faire de la vente de ma veste la grande affaire de ma journée. Je l’ôtai pour apprendre à m’en passer, et la mettant sous mon bras, je commençai ma tournée d’inspection de toutes les boutiques de revendeurs.

L’endroit était bien choisi pour vendre une veste : les marchands de vieux habits étaient nombreux et se tenaient presque tous sur le seuil de leur porte pour attendre les pratiques. Mais la plupart d’entre eux avaient dans leurs étalages un ou deux habits d’officier avec les épaulettes, et intimidé par la splendeur de leurs marchandises, je me promenai longtemps avant d’offrir ma veste à personne.

Cette modestie reporta mon attention sur les boutiques de hardes à l’usage des matelots, et sur les magasins du genre de celui de M. Dolloby ; il y aurait eu trop d’ambition à m’adresser aux négociants d’un ordre plus relevé. Enfin je découvris une petite boutique dont l’aspect me parut favorable, au coin d’une petite ruelle qui se terminait par un champ d’orties entouré d’une barrière chargée d’habits de matelots que la boutique ne pouvait contenir, le tout entremêlé de vieux fusils, de berceaux d’enfants, de chapeaux de toile cirée et de paniers remplis d’une telle quantité de clefs rouillées, qu’il semblait que la collection en fut assez riche pour ouvrir toutes les portes du monde.

Je descendis quelques marches avec un peu d’émotion pour entrer dans cette boutique qui était petite et basse, et à peine éclairée par une fenêtre étroite qu’obscurcissaient des habits suspendus tout le long. Le cœur me battait, et mon trouble augmenta quand un vieillard affreux, avec une barbe grise, sortit précipitamment de son antre, derrière la boutique, et me saisit par les cheveux. Il était horrible à voir, et vêtu d’un gilet de flanelle très-sale, qui sentait terriblement le rhum. Son lit, couvert d’un lambeau d’étoffe déchirée, était placé dans le trou qu’il venait de quitter, et qu’éclairait une autre petite fenêtre par laquelle on apercevait encore un champ d’orties où broutait un âne boiteux.

« Qu’est-ce que vous voulez ? cria le vieillard d’un ton féroce Oh ! mes yeux, mes membres ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes poumons, mon estomac ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! Gocoo ! Gocoo ! »

Je fus si épouvanté par ces paroles, et surtout par cette dernière manifestation de son émotion, qui ressemblait à une sorte de râle inconnu, que je ne pus rien répondre, sur quoi le vieillard, qui me tenait toujours par les cheveux, reprit :

« Oh ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes yeux, mes membres ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes poumons, mon estomac ! que voulez-vous ? Oh ! Gocoo, » et il poussa ce dernier cri avec une telle énergie que les yeux lui sortaient de la tête.

– C’était pour savoir, dis-je en tremblant, si vous ne voudriez pas acheter une veste.

– Oh ! voyons la veste, cria le vieillard. Oh ! j’ai le cœur en feu ! voyons la veste. Oh ! mes yeux, mes membres ! montrez-moi cette veste. »

Là dessus il lâcha mes cheveux, et de ses mains tremblantes, qui ressemblaient aux serres d’un oiseau monstre, il ajusta sur son nez une paire de lunettes qui faisaient paraître ses yeux plus rouges encore.

« Oh ! combien demandez-vous de cette veste ? cria le vieillard après l’avoir examinée. Oh ! Gocoo ! combien en demandez-vous ?

– Trois shillings, répondis-je en me remettant un peu.

– Oh ! mes poumons, mon estomac ! non, cria le vieillard. Oh ! mes yeux ; non ! Oh ! mes membres ; non ! deux shillings Gocoo ! »

Toutes les fois qu’il poussait cette exclamation, les yeux semblaient prêts à lui sortir de la tête, et il prononçait toutes ses phrases sur une espèce d’air toujours le même, assez semblable à un coup de vent qui commence doucement, grossit, grossit, et finit par s’apaiser en grondant.

« Eh bien ! dis-je, enchanté d’avoir fini le marché, j’accepte deux shillings.

– Oh ! mon estomac ! cria le vieillard en jetant la veste sur une planche. Allez-vous-en. Oh ! mes poumons ! sortez de la boutique. Oh ! mes yeux, mes membres ! Gocoo ! Ne demandez pas d’argent ; faisons plutôt un troc. »

Je n’ai jamais été si effrayé de ma vie ; mais je lui dis humblement que j’avais besoin d’argent, et que tout autre objet me serait inutile ; seulement que je l’attendrais à la porte puisqu’il le désirait, et que je n’avais aucune envie de le presser. Je sortis donc de la boutique, et je m’assis à l’ombre dans un coin. Le temps s’écoula, le soleil m’atteignit dans ma retraite, puis disparut de nouveau, et j’attendais toujours mon argent.

J’espère, pour l’honneur de la corporation, qu’il n’y a jamais eu de fou, ni d’ivrogne pareil dans le négoce des vieux habits. Il était connu dans les environs comme jouissant de la réputation d’avoir vendu son âme au diable, à ce que j’appris bientôt par les visites qu’il recevait de tous les petits garçons du voisinage, qui faisaient à chaque instant irruption dans sa boutique, en lui criant, au nom de Satan, d’apporter son or.

« Tu n’es pas pauvre, Charlot, tu le sais bien ; tu as beau dire. Montre-nous ton or. Montre-nous l’or que le diable t’a donné en échange de ton âme. Allons ! va chercher dans ta paillasse, Charlot. Tu n’as qu’à la découdre, et nous donner ton or. »

Ces cris, accompagnés de l’offre d’un couteau pour accomplir l’opération, l’exaspéraient à un tel degré qu’il passait toute sa journée à se précipiter sur les petits garçons, qui se débattaient contre lui, puis s’échappaient de ses mains. Parfois, dans sa rage, il me prenait pour l’un d’entre eux, et se jetait sur moi en me faisant des grimaces comme s’il allait me mettre en pièces ; puis, me reconnaissant à temps, il rentrait dans la boutique et s’étendait sur son lit, à ce qu’il me semblait d’après la direction de la voix ; là il hurlait sur son ton ordinaire la Mort de Nelson, en plaçant un oh ! avant chaque vers de la complainte, et en parsemant le tout d’innombrables Gocoos. Pour mettre le comble à mes malheurs, les petits garçons des environs, me croyant attaché à l’établissement, vu la persévérance avec laquelle je restais, à moitié vêtu, assis devant la porte, me jetaient des pierres en me disant des injures tout le long du jour.

Il fit encore plusieurs efforts pour me persuader de consentir à un échange ; une fois il apparut avec une ligne à pécher, une autre fois avec un violon ; un chapeau à trois cornes et une flûte me furent successivement offerts. Mais je résistai à toutes ces ouvertures, et je restai devant sa porte, désespéré, le conjurant, les larmes aux yeux, de me donner mon argent ou ma veste. Enfin il commença à me payer sou par sou, et il se passa deux heures avant que nous fussions arrivés à un shilling.

« Oh ! mes yeux, mes membres ! se mit-il alors à crier en avançant son hideux visage hors de la boutique. Voulez-vous vous arranger de deux pence de plus ?

– Je ne peux pas, répondis-je, je mourrais de faim.

– Oh ! mes poumons, mon estomac ; trois pence.

– Je ne marchanderais pas plus longtemps pour quelques sous, si je pouvais, lui dis-je ; mais j’ai besoin de cet argent.

– Oh ! Go…coo ! (Il est impossible de rendre l’expression qu’il mit à cette exclamation, caché comme il était derrière le montant de la porte, et ne laissant voir que son rusé visage) ; voulez-vous partir pour quatre pence ? »

J’étais si épuisé et si fatigué que j’acceptai de guerre lasse, et prenant l’argent dans ses serres en tremblant un peu, je m’éloignai un moment avant le coucher du soleil, ayant plus grand faim et plus grand soif que jamais. Mais je me remis bientôt complètement, grâce à une dépense de six sous ; et reprenant courageusement mon voyage, je fis trois lieues dans la soirée.

Je trouvai un abri pour la nuit sous une nouvelle meule de foin, et j’y dormis profondément, après avoir lavé mes pieds endoloris dans un ruisseau voisin, et les avoir enveloppés de feuilles fraîches. Quand je me remis en route le lendemain matin, je vis se déployer de toutes parts des vergers et des champs de houblon, la saison était assez avancée pour que les arbres fussent déjà couverts de pommes mûres, et la récolte du houblon commençait dans quelques endroits. La beauté des champs me séduisit infiniment, et je décidai dans mon esprit que je coucherais ce soir-là au milieu des houblons, m’imaginant sans doute que je trouverais une agréable compagnie dans cette longue perspective d’échalas entourée de gracieuses guirlandes de feuilles.

Je fis ce jour-là plusieurs rencontres qui m’inspirèrent une terreur dont le souvenir est encore vivant dans mon esprit. Parmi les gens errant par les chemins, je vis plusieurs misérables qui me regardèrent d’un air féroce, et me rappelèrent quand je les eus dépassés, en me disant de venir leur parler et quand je commençai à courir pour me sauver, ils me jetèrent des pierres. Je me souviens surtout d’un jeune homme, chaudronnier ambulant, je suppose, d’après son soufflet et son réchaud ; une femme l’accompagnait, et il me regarda d’un air si farouche, et me cria d’une voix si terrible de revenir sur mes pas que je m’arrêtai et me retournai.

« Venez ici, quand on vous appelle, dit le chaudronnier, ou je vous tue sur place. »

Je pris le parti de m’approcher. En les examinant de plus près, et en regardant le chaudronnier pour essayer de l’attendrir, je m’aperçus que la femme avait un coup à la tête.

« Où allez-vous ? dit le chaudronnier en empoignant le devant de ma chemise de sa main noircie.

– Je vais à Douvres, dis-je.

– D’où venez-vous ? me dit-il, en donnant un tour de main dans ma chemise, pour être plus sûr de ne pas me laisser échapper.

– Je viens de Londres.

– Pourquoi faire ? dit le chaudronnier ? N’êtes vous pas un petit filou ?

– Non.

– Ah ! vous ne voulez pas en convenir. Encore un non et je vous casse la tête ! »

Il fit avec la main qui était libre le geste de me frapper, puis il me regarda des pieds à la tête.

« Avez-vous sur vous le prix d’un pot de bière, dit le chaudronnier ; en ce cas, donnez-le vite, avant que je vous le prenne. »

J’aurais certainement cédé, si je n’avais pas rencontré le regard de la femme, qui me fit un signe de tête imperceptible, et je vis ses lèvres s’agiter comme pour me dire :

« Non. »

« Je suis très-pauvre, lui dis-je en essayant de sourire : je n’ai point d’argent.

– Allons ! qu’est-ce que cela signifie ? dit le chaudronnier en me regardant d’un air si farouche que je crus un moment qu’il voyait mon argent à travers ma poche.

– Monsieur… balbutiai-je.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? reprit le chaudronnier, vous portez la cravate de soie de mon père. Ôtez cela, un peu vite, » et il m’enleva la mienne en un tour de main, puis la jeta à la femme.

Elle se mit à rire, comme si elle prenait cela pour une plaisanterie, et me rejetant la cravate, elle me fit un nouveau petit signe de tête, et ses lèvres formèrent le mot : « Allez ! » Avant que je pusse obéir, le chaudronnier arracha la cravate de mes mains avec tant de brutalité qu’il me repoussa en arrière comme une feuille, la noua autour de son cou, puis se retournant en jurant vers la femme, la renversa par terre. Je n’oublierai jamais ce que j’éprouvai en la voyant tomber sur le pavé de la route, où elle resta étendue. Son bonnet était tombé de la violence du choc, et ses cheveux étaient souillés de poussière. Quand je fus un peu plus loin je me retournai encore, et je la vis assise sur le bord du chemin, essuyant avec un coin de son châle le sang qui coulait de son visage, pendant qu’il la précédait sur la route.

Cette aventure m’effraya tellement, que depuis lors, dès que j’apercevais de loin quelques rôdeurs de cette espèce, je retournais sur mes pas pour chercher une cachette, et j’y restais jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue ; cela se répéta assez souvent pour que mon voyage en fût sérieusement ralenti. Mais, dans cette difficulté comme dans toutes les autres difficultés de mon entreprise, je me sentais soutenu et entraîné par le portrait que je m’étais tracé de ma mère dans sa jeunesse avant mon arrivée dans ce monde. C’était ma société au milieu du champ de houblon, quand je m’étendis pour dormir ; je la retrouvai à mon réveil et elle marcha devant moi tout le jour ; elle s’associe encore depuis ce temps dans mon esprit avec le souvenir de la grande rue de Cantorbéry, qui semblait sommeiller sous les rayons du soleil, et avec le spectacle des vieilles maisons, de la vieille cathédrale et des corbeaux qui volaient sur les tours. Quand j’arrivai enfin sur les sables arides qui entourent Douvres, cette image chérie me rendit l’espérance au milieu de ma solitude, et elle ne m’abandonna que lorsque j’eus atteint le premier but de mon voyage et que j’eus mis le pied dans la ville, le sixième jour depuis mon évasion. Mais alors, chose étrange à dire ! quand je me trouvai, mes souliers déchirés, mes habits en désordre, les cheveux poudreux et le teint brûlé par le soleil, dans le lieu vers lequel tendaient tous mes désirs, la vision s’évanouit tout à coup, et je restai seul, découragé et abattu.

Je demandai d’abord aux bateliers si quelqu’un d’entre eux ne connaissait pas ma tante, et je reçus plusieurs réponses contradictoires. L’un me disait qu’elle demeurait près du grand phare, et qu’elle y avait roussi ses moustaches ; un autre qu’elle était attachée à la grande bouée hors du port, et qu’on ne pouvait aller la voir qu’à la marée basse ; un troisième qu’elle était en prison à Maidstone pour avoir volé des enfants ; un quatrième enfin, que, dans le dernier coup de vent, on l’avait vue monter sur un balai et prendre la route de Calais. Les cochers de fiacre auxquels je m’adressai ensuite ne furent pas moins plaisants ni plus respectueux ; quant aux marchands, peu satisfaits de ma tournure, ils me répondaient généralement, sans écouter ce que je disais, qu’ils n’avaient rien à me donner. Je me sentais plus misérable et plus abandonné que pendant tout mon voyage. Je n’avais plus d’argent, ni rien à vendre ; j’avais faim et soif ; j’étais épuisé, et je me croyais aussi loin de mon but que si j’étais encore à Londres.

La matinée s’était écoulée pendant mes recherches, et j’étais assis sur les marches d’une boutique à louer au coin d’une rue, près de la place du Marché, réfléchissant sur la question de savoir si je prendrais le chemin des petites villes des environs, dont Peggotty m’avait parlé, quand un cocher de place qui passait par là avec sa voiture laissa tomber une couverture de cheval. Je la ramassai, et la bonne figure du propriétaire m’encouragea à lui demander, en la rendant, s’il savait l’adresse de miss Trotwood, quoique j’eusse fait déjà cette question si souvent sans succès qu’elle expirait presque sur mes lèvres.

« Trotwood ? dit-il, voyons donc. Je connais ce nom là. Une vieille dame ?

– Oui, un peu, répondis-je.

– Un peu roide d’encolure, dit-il en se redressant.

– Oui, dis-je, cela me parait très-probable.

– Qui porte un sac, dit-il, un sac où il y a beaucoup de place… ; un peu brusque, et mal commode avec le monde ? »

Le cœur me manquait en reconnaissant l’exactitude évidente du signalement.

« Eh bien ! je vous dirai que si vous montez par là, et il montrait avec son fouet les falaises, et que vous marchiez tout droit devant vous jusqu’à ce que vous arriviez à des maisons qui donnent sur la mer, je crois que vous aurez de ses nouvelles. Mon avis est qu’elle ne vous donnera pas grand’chose ; tenez, voilà toujours un penny pour vous. »

J’acceptai le don avec reconnaissance, et j’en achetai un morceau de pain que je mangeai en prenant le chemin indiqué par mon nouvel ami. Je marchai assez longtemps avant d’arriver aux maisons qu’il m’avait désignées, mais enfin je les aperçus, et j’entrai dans une petite boutique où l’on vendait toutes sortes de choses, pour demander si on ne pourrait pas avoir la bonté de me dire où demeurait miss Trotwood. Je m’adressai à un homme debout derrière le comptoir, qui pesait du riz pour une jeune personne ; ce fut elle qui répondit à ma question en se retournant vivement : « Ma maîtresse, dit-elle, que lui voulez-vous ?

– J’ai besoin de lui parler, s’il vous plaît, répondis-je.

– Vous voulez dire de lui demander l’aumône, répliqua-t’elle.

– Non certes, dis-je. Puis, me rappelant tout d’un coup qu’en réalité je n’avais pas d’autre but, je rougis jusqu’aux oreilles et gardai le silence. »

La servante de ma tante (du moins je supposais que telle était sa situation d’après ce qu’elle venait de dire) mit son riz dans un petit panier et sortit de la boutique en me disant que je pouvais la suivre, si je voulais voir où demeurait miss Trotwood. Je ne me le fis pas répéter, quoique je fusse arrivé à un tel degré de terreur et de consternation que mes jambes se dérobaient sous moi. Je suivis la jeune fille, et nous arrivâmes bientôt à une jolie petite maison ornée d’un balcon, avec un petit parterre, rempli de fleurs très-bien soignées, qui exhalaient un parfum délicieux.

« Voici la maison de miss Trotwood, me dit la servante. Maintenant que vous le savez, c’est tout ce que j’ai à vous dire. » À ces paroles elle rentra précipitamment dans la maison comme pour renier toute responsabilité de ma visite, et elle me laissa debout près de la grille du jardin, regardant tristement par-dessus, du côté de la fenêtre du salon ; on n’apercevait qu’un rideau de mousseline entr’ouvert, un grand écran vert fixé à la croisée, une petite table et un vaste fauteuil qui me suggéra l’idée que ma tante y trônait peut-être, en ce moment même, dans toute sa majesté.

Mes souliers étaient arrivés à un état lamentable. La semelle était partie par petits morceaux, et l’empeigne crevée et trouée sur toute la ligne n’avait plus figure humaine. Mon chapeau (qui, par parenthèse, m’avait servi de bonnet de nuit) était si bosselé et si aplati qu’une vieille marmite sans anses jetée sur un tas de fumier ne se serait pas trouvée flattée de la comparaison. Ma chemise et mon pantalon maculés par la sueur, la rosée, l’herbe et la terre qui m’avait servi de lit, étaient déchirés en lambeaux, et pouvaient servir d’épouvantail aux oiseaux, pendant que j’étais là debout à la porte du jardin de ma tante. Mes cheveux n’avaient pas renouvelé connaissance avec un peigne depuis mon départ de Londres. Mon visage, mon cou et mes mains, peu habitués à l’air, étaient absolument brûlés par le soleil. J’étais couvert de poussière de la tête aux pieds, et presque aussi blanc que si je sortais d’un four à chaux. C’était dans cet état et dans le trouble que j’en ressentais que j’attendais pour me présenter à ma terrible tante et pour faire sur elle ma première impression.

Rien ne bougeait à la fenêtre du salon ; j’en conclus au bout d’un moment qu’elle n’y était pas, je levai les yeux pour regarder la croisée au-dessus, et je vis un monsieur d’une figure agréable, au teint fleuri, aux cheveux gris, qui fermait un œil d’un air grotesque en me faisant de la tête, à deux ou trois reprises différentes, des signes contradictoires, disant oui, disant non, et qui finalement se mit à rire et s’en alla.

J’étais déjà bien assez embarrassé, mais cette conduite inattendue acheva de me déconcerter, et j’étais sur le point de m’évader sans rien dire pour réfléchir à ce que j’avais à faire, quand une dame sortit de la maison, un mouchoir noué par-dessus son bonnet ; elle portait des gants de jardinage, un tablier avec une grande poche et un grand couteau. Je la reconnus à l’instant même pour miss Betsy, car elle sortit de la maison d’un pas majestueux, comme ma pauvre mère m’avait souvent raconté qu’elle l’avait vue marcher dans notre jardin à Blunderstone.

« Allez, dit miss Betsy en secouant la tête et en gesticulant de loin avec son couteau. Allez-vous-en ! Point de garçons ici ! »

Je la regardais en tremblant, le cœur sur les lèvres, pendant qu’elle s’en allait au pas militaire vers un coin de son jardin, où elle se baissa pour déraciner une petite plante. Alors sans ombre d’espérance, mais avec le courage du désespoir, j’allai tout doucement auprès d’elle et la touchai du bout du doigt :

« Madame, s’il vous plaît, commençai-je. »

Elle tressaillit et releva les yeux.

« Ma tante, s’il vous plaît…

– Hein ? dit miss Betsy, d’un ton d’étonnement tel que je n’ai jamais rien vu de pareil.

– Ma tante, s’il vous plaît, je suis votre neveu.

– Oh ! mon Dieu ! dit ma tante, et elle s’assit par terre dans l’allée.

– Je suis David Copperfield, de Blunderstone, dans le comté de Suffolk, où vous êtes venue la nuit de ma naissance voir ma chère maman. J’ai été bien malheureux depuis sa mort. On m’a négligé, on ne m’a rien fait apprendre, on m’a abandonné à moi-même et on m’a donné une besogne pour laquelle je ne suis pas fait. Je me suis sauvé pour venir vous trouver ; on m’a volé au moment de mon évasion, et j’ai marché tout le long du chemin sans avoir couché dans un lit depuis mon départ. » Ici mon courage m’abandonna tout à coup, et levant les mains pour lui montrer mes haillons et tout ce que j’avais souffert, je versai, je crois, tout ce que j’avais de larmes sur le cœur depuis huit jours.

Jusque-là, la physionomie de ma tante n’avait exprimé que l’étonnement ; assise sur le sable, elle me regardait en face, mais quand je me mis à pleurer, elle se leva précipitamment, me prit par le collet et m’emmena dans le salon. Son premier soin fut d’ouvrir une grande armoire, d’y prendre plusieurs bouteilles et de verser une partie de leur contenu dans ma bouche. Je suppose qu’elle les avait prises au hasard et sans choix, car je suis bien sûr d’avoir goûté d’enfilade de l’anisette, de la sauce d’anchois et une préparation pour la salade. Quand elle m’eut administré ces remèdes, comme j’étais dans un état nerveux qui ne me permettait pas d’étouffer mes sanglots, elle m’étendit sur le sofa, avec un châle sous ma tête, et le mouchoir qui ornait la sienne sous mes pieds, de peur que je ne salisse la housse, puis s’asseyant derrière l’écran vert dont j’ai déjà parlé et qui m’empêchait de voir son visage, elle déchargeait par intervalles l’exclamation de : « Miséricorde ! » comme des coups de canon de détresse.

Au bout d’un moment elle sonna. « Jeannette ! » dit ma tante. Quand la servante fut entrée, « montez faire mes compliments à M. Dick, et dites-lui que je voudrais lui parler. »

Jeannette eut l’air un peu étonnée de me voir étendu comme une statue sur le canapé (je n’osais pas bouger de peur de déplaire à ma tante), mais elle alla exécuter la commission. Ma tante se promena de long en large dans la chambre, ses mains derrière le dos, jusqu’à ce que le monsieur qui m’avait fait des grimaces de la fenêtre du premier étage entrât en riant.

« Monsieur Dick, lui dit ma tante, surtout pas de bêtises, parce que personne ne peut être plus sensé que vous quand cela vous convient. Nous le savons tous ; ainsi, pas de bêtises, je vous prie. »

Il prit à l’instant un air grave et me regarda d’un air que j’interprétai comme une prière de ne pas parler de l’incident de la fenêtre.

« Monsieur Dick, reprit ma tante, vous m’avez entendue parler de David Copperfield ? N’allez pas faire semblant de manquer de mémoire, parce que je sais aussi bien que vous ce qu’il en est.

– David Copperfield ? dit M. Dick, qui me faisait l’effet de n’avoir pas des souvenirs très-nets sur la question. David Copperfield ? oh ! oui ! sans doute. David, c’est vrai !

– Eh bien ! dit ma tante ; voilà son fils : il ressemblerait parfaitement à son père s’il ne ressemblait pas tant aussi à sa mère.

– Son fils ? dit M. Dick, le fils de David ? est-il possible ?

– Oui, dit ma tante, et il a fait un joli coup ! il s’est enfui. Ah ! ce n’est pas sa sœur, Betsy Trotwood, qui se serait sauvée, elle ! » Ma tante secoua la tête d’un air positif, pleine de confiance dans le caractère et la conduite discrète de cette fille accomplie, à laquelle il ne manquait que d’avoir jamais vu le jour.

« Oh ! vous croyez qu’elle ne se serait pas sauvée ? dit M. Dick.

– Est-il Dieu possible ! dit ma tante. À quoi pensez-vous ? Je ne sais peut-être pas ce que je dis ? Elle aurait demeuré chez sa marraine, et nous aurions vécu très-heureuses ensemble. Où donc voulez-vous, je vous le demande, que sa sœur Betsy Trotwood se fût sauvée, et pourquoi !

– Je n’en sais rien, dit M. Dick.

– Eh bien ! reprit ma tante, adoucie par la réponse, pourquoi faites-vous le niais, Dick, quand vous êtes fin comme l’ambre ? Maintenant, vous voyez le petit David Copperfield, et la question que je voulais vous adresser, la voici : que faut-il que j’en fasse ?

– Ce qu’il faut que vous en fassiez ? dit M. Dick d’une voix éteinte et en se grattant le front ; que faut-il en faire ?

– Oui, dit ma tante, en le regardant sérieusement et en levant le doigt. Attention ! il me faut un avis solide.

– Eh bien ! si j’étais à votre place… dit M. Dick, en réfléchissant et en jetant sur moi un vague regard, je… ce coup d’œil me sembla lui fournir une inspiration soudaine, et il ajouta vivement : je le ferais laver !

– Jeannette, dit ma tante en se retournant avec un sourire de triomphe que je ne comprenais pas encore ; M. Dick a toujours raison ; faites chauffer un bain ! »

Quelque intérêt que je prisse à la conversation, je ne pus m’empêcher, pendant ce temps-là, d’examiner ma tante, M. Dick et Jeannette, et d’achever cet examen par la chambre où je me trouvais.

Ma tante était grande ; ses traits étaient prononcés sans être désagréables, son visage, sa voix, sa tournure, sa démarche, tout indiquait une inflexibilité de caractère qui suffisait amplement pour expliquer l’effet qu’elle avait produit sur une créature aussi douce que ma mère, mais elle avait dû être assez belle dans sa jeunesse, malgré une expression de raideur et d’austérité. Je remarquai bientôt que ses yeux étaient vifs et brillants ; ses cheveux gris formaient deux bandeaux contenus par une espèce de bonnet simple, plus communément porté dans ce temps-là qu’à présent, avec des pattes qui se nouaient sous la menton ; sa robe était gris-lavande et très-propre, mais son peu d’ampleur indiquait que ma tante n’aimait pas à être gênée dans ses mouvements. Je me rappelle que cette robe me faisait l’effet d’une amazone dont on aurait écourté la jupe ; elle portait une montre d’homme, à en juger par la forme et le volume, avec une chaîne et des cachets à l’avenant ; le linge qu’elle portait autour du cou et des poignets ressemblait beaucoup aux cols et aux manchettes des chemises d’hommes.

J’ai déjà dit que M. Dick avait les cheveux gris et le teint frais ; sa tête était de plus singulièrement courbée, et ce n’était pas par l’âge ; sa vue me rappelait l’attitude des élèves de M. Creakle, quand il venait de les battre. Les grands yeux gris de M. Dick étaient à fleur de tête, et brillaient d’un éclat humide et étrange, ce qui, joint à ses manières distraites, à sa soumission envers ma tante, et à sa joie d’enfant quand elle lui faisait un compliment, me donna l’idée qu’il était un peu timbré, quoique j’eusse peine à m’expliquer comment, dans ce cas, il habitait chez ma tante. Il était vêtu comme tout le monde, en paletot gris et en pantalon blanc ; une montre au gousset et de l’argent dans ses poches ; il le faisait même sonner volontiers, comme s’il en était fier.

Jeannette était une jolie fille de dix-neuf à vingt ans, parfaitement propre et bien tenue. Quoique mes observations ne s’étendissent pas plus loin alors, je puis dire tout de suite ce que je ne découvris que par la suite, c’est qu’elle faisait partie d’une série de protégées que ma tante avait prises à son service tout exprès pour les élever dans l’horreur du mariage, ce qui faisait que généralement elles finissaient par épouser le garçon boulanger.

La chambre était aussi bien tenue que ma tante et Jeannette. En posant ma plume, il y a un moment, pour y réfléchir, j’ai senti de nouveau l’air de la mer mêlé au parfum des fleurs. J’ai revu les vieux meubles si soigneusement entretenus, la chaise, la table et l’écran vert qui appartenaient exclusivement à ma tante, la toile qui couvrait le tapis, le chat, les deux serins, la vieille porcelaine, la grande jatte pleine de feuilles de roses sèches, l’armoire remplie de bouteilles, et enfin, ce qui ne s’accordait guère avec le reste, je me suis revu couvert de poussière, étendu sur le canapé et observant curieusement tout ce qui m’entourait.

Jeannette nous avait quittés pour préparer le bain, quand ma tante, à ma grande terreur, changea tout à coup de visage et se mit à crier d’un air indigné et d’une voix étouffée :

« Jeannette, des ânes ! »

Sur quoi Jeannette remonta l’escalier de la cuisine, comme si le feu était à la maison, se précipita sur une petite pelouse en dehors du jardin, et détourna deux ânes qui avaient eu l’audace d’y poser le pied, avec des dames sur leur dos, tandis que ma tante sortant aussi en toute hâte, saisissait la bride d’un troisième animal que montait un enfant, l’éloignait de ce lieu respectable et donnait une paire de soufflets à l’infortuné gamin chargé de conduire les ânes, qui avait osé profaner cet endroit consacré.

Je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, si ma tante avait des droits bien positifs sur cette petite pelouse, mais elle avait décidé dans son esprit qu’elle lui appartenait, et cela lui suffisait. On ne pouvait pas lui faire de plus sensible outrage que de faire passer un âne sur ce gazon immaculé. Quelque occupation qui pût l’absorber, quelque intéressante que fût la conversation à laquelle elle prenait part, un âne suffisait à l’instant pour détourner le cours de ses idées ; elle se précipitait sur lui incontinent. Des seaux d’eau et des arrosoirs étaient toujours prêts dans un coin pour qu’elle pût déverser leur contenu sur les assaillants ; il y avait des bâtons en embuscade derrière la porte pour faire des sorties d’heure en heure ; c’était un état de guerre permanent. Je soupçonne même que c’était aussi une distraction agréable pour les âniers, ou peut-être encore que les baudets les plus intelligents, sachant ce qui en était, prenaient plaisir, par l’entêtement qui fait le fond de leur caractère, à passer toujours par ce chemin. Je sais seulement qu’il y eut trois assauts pendant qu’on préparait le bain, et que dans le dernier, le plus terrible de tous, je vis ma tante engager la lutte avec un âne roux, âgé d’une quinzaine d’années, et qu’elle lui cogna la tête deux ou trois fois contre la barrière du jardin, avant qu’il eût eu le temps de comprendre de quoi il s’agissait. Ces interruptions me paraissaient d’autant plus absurdes, qu’elle était justement occupée à me donner du bouillon avec une cuiller, convaincue que je mourais véritablement de faim, et que je ne pouvais recevoir de nourriture qu’à très-petites doses. C’est alors que, de temps en temps, au moment où j’avais la bouche ouverte, elle remettait la cuiller dans l’assiette en criant : « Jeannette, des ânes ! » et repartait pour résister à l’assaut.

Le bain me fit grand bien. J’avais commencé à sentir des douleurs aiguës dans tous les membres, à la suite des nuits que j’avais passées à la belle étoile, et j’étais si fatigué, si abattu, que j’avais bien de la peine à rester éveillé cinq minutes de suite. Après le bain, ma tante et Jeannette me revêtirent d’une chemise, d’un pantalon appartenant à M. Dick, et m’enveloppèrent dans deux ou trois grands châles. Je devais avoir l’air d’un drôle de paquet, mais, dans tous les cas, c’était un paquet terriblement chaud. Je me sentais très-faible et très-assoupi, et je m’étendis de nouveau sur le canapé, où je m’endormis bientôt.

C’était peut-être un rêve, suite naturelle de l’image qui avait occupé si longtemps mon esprit, mais je me réveillai avec l’impression que ma tante s’était penchée vers moi, qu’elle avait écarté mes cheveux et arrangé l’oreiller qui soutenait ma tête, puis qu’elle m’avait regardé longtemps. Les mots : « Pauvre enfant ! » semblaient aussi retentir à mes oreilles, mais je n’oserais assurer que ma tante les eût prononcés, car à mon réveil elle était assise près de la fenêtre, à regarder la mer, cachée derrière son écran mécanique qui tournait à volonté sur son pivot.

Le dîner arriva tout de suite après mon réveil : il se composait d’un pudding et d’un poulet rôti ; j’étais assis à table, les jambes un peu retroussées sous moi-même, comme un pigeon à la crapaudine et ne les remuant qu’avec la plus grande difficulté. Mais, comme c’était ma tante qui m’avait ainsi emballé de ses propres mains, je n’osais pas me plaindre. Cependant j’étais extrêmement préoccupé de savoir ce qu’elle allait faire de moi, mais elle mangeait dans le plus profond silence, se bornant à me regarder fixement de temps en temps, et à dire « Miséricorde ! » ce qui ne contribuait pas à calmer mes inquiétudes.

La nappe enlevée, on apporta du vin de Xérès, et ma tante m’en donna un verre, puis elle envoya chercher M. Dick, qui arriva aussitôt et prit son air le plus grave quand elle le pria de faire attention à mon histoire, qu’elle me fit raconter graduellement en réponse à une série de questions. Durant mon récit, elle tint les yeux fixés sur M. Dick, qui sans cela se serait endormi, je crois, et quand il essayait de sourire, ma tante le rappelait à l’ordre en fronçant les sourcils.

« Je ne puis concevoir de quelle fantaisie cette pauvre enfant a été prise d’aller se remarier, dit ma tante quand j’eus fini.

– Peut-être avait-elle de l’amour pour son second mari, suggéra M. Dick.

– De l’amour ! répéta ma tante. Que voulez-vous dire ? qu’est-ce qu’elle avait besoin de çà ?

– Peut-être, dit M. Dick d’un air malin, après un moment de réflexion, peut-être que ça lui faisait plaisir.

– Plaisir, en vérité ! répliqua ma tante ; un beau plaisir, vraiment, pour cette pauvre enfant, d’aller donner son petit cœur au premier mauvais sujet venu qui ne pouvait manquer de la maltraiter d’une façon ou d’une autre. Que voulait-elle de plus, je vous le demande ? Elle avait eu un mari. Elle avait trouvé David Copperfield, qui avait eu la rage des poupées de cire depuis son berceau. Elle avait un enfant (oh ! à eux deux ils faisaient bien la paire) quand elle mit au monde celui que voici, ce fameux vendredi soir ! Et que voulait-elle de plus, je vous le demande ? »

M. Dick secoua la tête mystérieusement comme s’il pensait qu’il n’y avait rien à répondre à ça.

« Elle n’a même pas pu avoir un enfant comme tout le monde, continua ma tante. Qu’a-t-elle fait de la sœur de ce garçon, Betsy Trotwood ? il n’en a seulement pas été question ! Tenez, ne m’en parlez pas !

M. Dick avait l’air très-effrayé.

« Le petit médecin avec la tête de côté, dit ma tante, Chillip, je crois, un nom comme ça, qu’est-ce qu’il faisait là ? il ne savait dire avec sa voix de rouge-gorge que son éternel : « C’est un garçon ! » Un garçon ! Ah ! quels imbéciles que tous ces gens-là ! »

La vivacité de l’expression troubla extrêmement M. Dick et moi aussi, à dire le vrai.

« Et puis, comme si cela ne suffisait pas, comme si elle n’avait pas fait assez de tort à la sœur de cet enfant, Betsy Trotwood, reprit ma tante, elle se remarie, elle épouse un meurtrier5 ou quelque nom comme ça, pour faire tort à son fils. Il fallait qu’elle fût bien enfant de ne pas prévoir ce qui est arrivé, et que son garçon irait un jour errer par le monde comme un vagabond, comme un petit Caïn en herbe ; qui sait ? »

M. Dick me regarda fixement comme pour reconnaître si je répondais à ce signalement.

« Et puis voilà cette femme avec un nom sauvage, dit ma tante, cette Peggotty qui se marie à son tour, comme si elle n’avait pas assez vu les inconvénients du mariage ; il faut qu’elle se marie aussi, à ce que raconte cet enfant. J’espère bien, au moins, dit ma tante en branlant la tête, que son mari est de l’espèce qu’on voit si souvent figurer dans les journaux, et qu’il la battra en conscience. »

Je ne pouvais supporter d’entendre ainsi attaquer ma chère bonne, ni qu’on fit des vœux de cette nature sur son compte. Je dis à ma tante qu’elle se trompait, que Peggotty était la meilleure amie du monde, la servante la plus fidèle, la plus dévouée, la plus constante qu’on pût rencontrer ; qu’elle m’avait toujours aimé tendrement et ma mère aussi, quelle avait soutenu la tête de ma mère à ses derniers moments, et qu’elle avait reçu son dernier baiser. Le souvenir des deux personnes qui m’avaient le plus aimé au monde me coupait la voix ; je fondis en larmes en essayant de dire que la maison de Peggotty m’était ouverte, que tout ce qu’elle avait était à ma disposition ; et que j’aurais été chercher un refuge chez elle, si je n’avais craint de lui attirer des difficultés insurmontables dans sa situation. Je ne pus aller plus loin et je cachai mon visage dans mes mains.

« Bien, bien ! dit ma tante, cet enfant a raison de défendre ceux qui l’ont protégé. Jeannette, des ânes ! »

Je crois que, sans ces malheureux ânes, nous en serions venus alors à nous comprendre : ma tante avait posé la main sur mon épaule, et, me sentant encouragé par cette marque d’approbation, j’étais sur le point de l’embrasser et d’implorer sa protection. Mais l’interruption et le désordre que jeta dans son esprit la lutte subséquente, mit un terme pour le moment à toute pensée plus douce ; ma tante déclara avec indignation à M. Dick que son parti était pris et qu’elle était décidée à en appeler aux lois de son pays et à amener devant les tribunaux les propriétaires de tous les ânes de Douvres ; cet accès d’ânophobie lui dura jusqu’à l’heure du thé.

Après le repas, nous restâmes près de la fenêtre dans le but, je suppose, d’après l’expression résolue du visage de ma tante, d’apercevoir de loin de nouveaux délinquants. Quand il fit nuit, Jeannette apporta des bougies, ferma les rideaux et plaça un damier sur la table.

« Maintenant, M. Dick, dit ma tante en le regardant sérieusement et en levant le doigt comme l’autre fois, j’ai encore une question à vous faire. Regardez cet enfant.

– Le fils de David ? dit M. Dick d’un air d’attention et d’embarras.

– Précisément, dit ma tante. Qu’en feriez-vous, maintenant ?

– Ce que je ferais du fils de David ? dit M. Dick.

– Oui, répliqua ma tante, du fils de David.

– Oh ! dit M. Dick, oui, j’en ferais… je le mettrais au lit !

– Jeannette, s’écria ma tante avec l’expression de satisfaction triomphante que j’avais déjà remarquée. M. Dick a toujours raison. Si le lit est prêt, nous allons le coucher. »

Jeannette déclara que le lit était prêt, et on me fit monter comme un prisonnier entre quatre gendarmes, ma tante en tête et Jeannette à l’arrière-garde. La seule circonstance qui me donnât encore de l’espoir, c’est que, sur la question de ma tante à propos d’une odeur de roussi qui régnait dans l’escalier, Jeannette répliqua qu’elle venait de brûler ma vieille chemise dans la cheminée de la cuisine. Mais il n’y avait pas d’autres vêtements dans ma chambre que le triste trousseau que j’avais sur le corps, et quand ma tante m’eut laissé là en me prévenant que ma bougie ne devait pas rester allumée plus de cinq minutes, je l’entendis fermer la porte à clef en dehors. En y réfléchissant, je me dis que peut-être ma tante, ne me connaissant pas, pouvait croire que j’avais l’habitude de m’enfuir, et qu’elle prenait ses précautions en conséquence.

Ma chambre était jolie, située au haut de la maison et donnait sur la mer, que la lune éclairait alors. Après avoir fait ma prière, mon bout de bougie s’étant éteint, je me rappelle que je restai près de la fenêtre à regarder les rayons de la lune sur l’eau, comme si c’était un livre magique où je pusse espérer de lire ma destinée, ou bien encore comme si j’allais voir descendre du ciel, le long de ses rayons lumineux, ma mère avec son petit enfant pour me regarder comme le dernier jour où j’avais vu son doux visage. Je me rappelle encore que le sentiment solennel qui remplissait mon cœur, quand je détournai enfin les yeux de ce spectacle, céda bientôt à la sensation de reconnaissance et de repos que m’inspirait la vue de ce lit entouré de rideaux blancs ; je me souviens encore du plaisir avec lequel je m’étendis entre ces draps blancs comme la neige. Je pensais à tous les lieux solitaires où j’avais couché à la belle étoile et je demandai à Dieu de me faire la grâce de ne plus me trouver sans asile et de ne jamais oublier ceux qui n’avaient pas un toit où reposer leur tête. Je me souviens qu’ensuite je crus, petit à petit, descendre dans le monde des rêves par ce sentier de lumière qui jetait sur la mer un éclat mélancolique.

Chapitre XIV. Ce que ma tante fait de moi. §

En descendant le matin, je trouvai ma tante plongée dans de si profondes méditations devant la table du déjeuner, que l’eau contenue dans la bouilloire débordait de la théière et menaçait d’inonder la nappe, quand mon entrée la fit sortir de sa rêverie. J’étais sûr d’avoir été le sujet de ses réflexions ; et je désirais plus ardemment que jamais de savoir ses intentions à mon égard ; cependant je n’osais pas exprimer mon inquiétude, de peur de l’offenser.

Mes yeux, pourtant, n’étant pas gardés aussi soigneusement que ma langue, se dirigeaient sans cesse vers ma tante pendant le déjeuner. Je ne pouvais la regarder un moment sans que ses regards vinssent aussi rencontrer les miens ; elle me contemplait d’un air pensif, et comme si j’étais à une très-grande distance, au lieu d’être, comme je l’étais, assis en face d’elle, devant un petit guéridon. Quand elle eut fini de manger, elle s’appuya d’un air décidé sur le dossier de sa chaise, fronça les sourcils, croisa les bras, et me contempla tout à son aise, avec une fixité et une attention qui m’embarrassaient extrêmement. Je n’avais pas encore fini de déjeuner, et j’essayais de cacher ma confusion en continuant mon repas, mais mon couteau se prenait dans les dents de ma fourchette, qui à son tour se heurtait contre le couteau ; je coupais mon jambon d’une manière si énergique, qu’il volait en l’air au lieu de prendre le chemin de mon gosier, je m’étranglais en buvant mon thé qui s’entêtait à passer de travers ; enfin j’y renonçai tout de bon, et je me sentis rougir sous l’examen scrutateur de ma tante.

« Or çà ! dit-elle après un long silence. » Je levai les yeux et je soutins avec respect ses regards vifs et pénétrants.

« Je lui ai écrit, dit ma tante.

– À… ?

– À votre beau-père, dit ma tante ; je lui ai envoyé une lettre à laquelle il sera bien obligé de faire attention, sans quoi nous aurons maille à partir ensemble ; je l’en préviens.

– Sait-il où je suis, ma tante ? demandai-je avec effroi.

– Je le lui ai dit, fit ma tante avec un signe de tête.

– Est-ce que vous… vous me remettriez entre ses mains ? demandai-je en balbutiant.

– Je ne sais pas, dit ma tante : nous verrons.

– Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vais devenir, m’écriai je, s’il faut que je retourne chez M. Murdstone !

– Je n’en sais rien, dit ma tante, en secouant la tête, je n’en sais rien du tout ; nous verrons. »

J’étais profondément abattu, mon cœur était bien gros et mon courage m’abandonnait. Ma tante, sans prendre garde à moi, tira de l’armoire un grand tablier à bavette, s’en revêtit, lava elle-même les tasses, puis, quand tout fut en ordre, et remis sur le plateau, elle plia la nappe, qu’elle posa sur les tasses, et sonna Jeannette pour emporter le tout : elle mit ensuite des gants pour enlever les miettes, avec un petit balai, jusqu’à ce qu’on n’aperçût plus sur le tapis un grain de poussière, après quoi elle épousseta et rangea la chambre, qui me paraissait déjà dans un ordre parfait. Quand tous ces devoirs furent accomplis à sa satisfaction, elle ôta ses gants et son tablier, les plia, les enferma dans le coin de l’armoire d’où elle les avait tirés, puis vint s’établir avec sa boîte à ouvrage près de la table, à côté de la fenêtre ouverte, et se mit à travailler derrière l’écran vert en face du jour.

« Voulez-vous monter, me dit ma tante, en enfilant son aiguille, vous ferez mes compliments à M. Dick, et vous lui direz que je serais bien aise de savoir si son mémoire avance. »

Je me levai vivement pour m’acquitter de cette commission.

« Je suppose, dit ma tante en me regardant aussi attentivement que l’aiguille qu’elle venait d’enfiler, je suppose que vous trouvez le nom de M. Dick un peu court.

– C’est ce que je me disais hier, je le trouvais… un peu court, répondis-je.

– N’allez pas croire qu’il n’en a pas d’autre qu’il pût porter si cela lui convenait, dit ma tante d’un air de dignité. Babley, M. Richard Babley, voilà son véritable nom. »

J’allais dire, par un sentiment modeste de ma jeunesse et de la familiarité dont je m’étais déjà rendu coupable, qu’il vaudrait peut-être mieux que je lui donnasse son nom tout entier, mais ma tante reprit :

« Mais ne l’appelez jamais ainsi dans aucun cas. Il ne peut souffrir son nom, c’est une petite manie. Je ne sais pas, si on peut appeler cela une manie, car il a assez souffert de gens qui portent le même nom pour qu’il en ait conçu un dégoût mortel, Dieu le sait ! M. Dick est son nom ici, et partout ailleurs maintenant ; c’est-à-dire s’il allait jamais ailleurs, ce qu’il ne fait pas. Ainsi ayez bien soin, mon enfant, de ne jamais l’appeler autrement que M. Dick. »

Je promis d’obéir et je montai pour m’acquitter de mon message, en pensant en chemin que, si M. Dick travaillait depuis longtemps à son mémoire avec l’assiduité qu’il y mettait quand je l’avais aperçu par la porte ouverte en descendant déjeuner, le mémoire devait toucher à sa fin. Je le trouvai toujours absorbé dans la même occupation, une longue plume à la main et sa tête presque collée contre le papier. Il était si occupé que j’eus tout le temps de remarquer un grand cerf-volant dans un coin, de nombreux paquets de manuscrits en désordre, des plumes innombrables, et par-dessus tout une énorme provision d’encre (il y avait une douzaine, au moins, de bouteilles d’un litre rangées en bataille), avant qu’il s’aperçût de ma présence.

« Ah ! Phébus ! dit M. Dick en posant sa plume, je ne sais comment le monde va ! Mais je vous dirai une chose, ajouta-t-il en baissant la voix, je ne voudrais pas que cela fût répété, mais… » Ici il me fit signe de m’approcher et, me parlant à l’oreille : « le monde est fou, fou à lier, mon garçon, » dit M. Dick en prenant du tabac dans une boîte ronde placée sur la table et en riant de tout son cœur.

Je m’acquittai de mon message sans m’aventurer à donner mon avis sur cette grave question.

« Eh bien ! dit M. Dick en réponse, faites-lui mes compliments et dites que je… je crois être en bon train. Je crois vraiment être en bon train, dit M. Dick en passant la main dans ses cheveux gris et en jetant un regard un peu inquiet sur son manuscrit. Vous avez été en pension ?

– Oui, monsieur, répondis-je, pendant quelque temps.

– Vous rappelez-vous la date, dit M. Dick en me regardant attentivement et en prenant sa plume, de la mort du roi Charles Ier ? »

Je dis que je croyais que c’était en 1649.

« Eh bien ! dit M. Dick en se grattant l’oreille avec sa plume et en me regardant d’un air de doute, c’est ce que disent les livres, mais je ne comprends pas comment cela s’est fait. S’il y a si longtemps, comment les gens qui l’entouraient ont-ils pu avoir la maladresse de faire passer dans ma tête un peu de la confusion qui était dans la sienne quand ils l’eurent coupée ? »

Je fus très-étonné de la question, mais je ne pus lui donner aucun renseignement sur ce sujet.

« C’est très-étrange, dit M. Dick en jetant un regard découragé sur ses papiers et en passant de nouveau la main dans ses cheveux, mais je ne puis pas venir à bout de débrouiller cette question. Je n’ai pas l’esprit parfaitement net là-dessus. Mais peu importe, peu importe, dit-il gaiement et d’un air plus animé, nous avons le temps. Faites mes compliments à miss Trotwood, je suis en très-bon chemin ! »

Je m’en allais, lorsqu’il attira mon attention sur le cerf-volant.

« Que pensez-vous de ce cerf-volant ?» me dit-il.

Je répondis que je le trouvais très-beau. Il devait avoir au moins six pieds de haut.

« C’est moi qui l’ai fait. Nous le ferons partir un de ces jours, vous et moi, dit M. Dick. Voyez-vous ? »

Il me montrait qu’il était fait de papier couvert d’une écriture fine et serrée, mais si nette, qu’en jetant mes regards sur les lignes, il me sembla voir deux ou trois allusions à la tête du roi Charles Ier.

« Il y a beaucoup de ficelle, dit M. Dick, et quand il monte bien haut, il porte naturellement les faits plus loin : c’est ma manière de les répandre. Je ne sais pas où il peut aller tomber, cela dépend des circonstances du vent et ainsi de suite, mais au petit bonheur ! »

Il avait l’air si bon, si doux et si respectable, malgré son apparence de force et de vivacité, que je n’étais pas bien sûr que ce ne fût pas de sa part une plaisanterie pour m’égayer. Je me mis donc à rire, il en fit autant, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.

« Eh bien ! petit, dit ma tante quand je fus redescendu, comment va M. Dick ce matin ? »

Je répondis qu’il lui faisait ses compliments, et qu’il était en très-bon chemin.

« Que pensez-vous de M. Dick ? » demanda ma tante.

J’avais quelque envie d’essayer de détourner la question en répliquant que je le trouvais très-aimable, mais ma tante ne se laissait pas ainsi dérouter, elle posa son ouvrage sur ses genoux et me dit en croisant ses mains.

« Allons ! votre sœur Betsy Trotwood m’aurait dit à l’instant ce qu’elle pensait de n’importe qui. Faites comme votre sœur tant que vous pourrez, et parlez !

– N’est-il pas… M. Dick n’est-il pas… Je vous fais cette question, parce que je ne sais pas, ma tante, s’il n’a pas la… la tête un peu dérangée, balbutiai-je, car je sentais bien que je marchais sur un terrain dangereux.

– Pas un brin, dit ma tante.

– Oh ! vraiment ! repris-je d’une voix faible.

– S’il y a quelqu’un au monde qui n’ait pas la tête dérangée, c’est M. Dick ! » dit ma tante avec beaucoup de décision et d’énergie.

Je n’avais rien de mieux à faire que de répéter timidement :

« Oh ! vraiment !

– On a dit qu’il était fou, reprit ma tante ; j’ai un plaisir égoïste à rappeler qu’on a dit qu’il était fou, car sans cela je n’aurais jamais eu le bonheur de jouir de sa société et de ses conseils depuis dix ans et plus, à vrai dire depuis que votre sœur Betsy Trotwood m’a fait faux bond.

– Il y a si longtemps ?

– Et c’étaient des gens bien sensés encore qui avaient l’audace de dire qu’il était fou, continua ma tante. M. Dick est un peu mon allié, n’importe comment, il n’est pas nécessaire que je vous explique cela. Sans moi, son propre frère l’aurait enfermé sa vie durant. Voilà tout !

Je me reproche ici un peu d’hypocrisie, lorsqu’en voyant l’indignation de ma tante sur ce point, je tâchai de prendre un air indigné comme elle.

« Un imbécile orgueilleux ! » dit ma tante, parce que son frère était un peu original, quoiqu’il ne le soit pas à moitié autant que beaucoup de gens ; il n’aimait pas qu’on le vit chez lui, et il allait l’envoyer dans une maison de santé, quoiqu’il eût été confié à ses soins par feu leur père, qui le regardait presque comme un idiot. Encore une belle autorité ! C’était plutôt lui qui était fou, sans doute ! »

Ma tante avait l’air si convaincu, que je fis de nouveaux efforts pour avoir l’air d’être convaincu comme elle.

« Là-dessus, je m’en mêlai, dit ma tante, et je lui fis une proposition. Je lui dis : « Votre frère a toute sa raison, il est infiniment plus sensé que vous ne l’êtes et ne le serez jamais, je l’espère, du moins. Faites-lui une petite pension, et qu’il vienne vivre chez moi. Je n’ai pas peur de lui ; je ne suis pas vaniteuse, moi, je suis prête à le soigner et je ne le maltraiterai pas comme d’autres pourraient le faire, surtout dans un hospice. » Après de nombreuses difficultés, dit ma tante, j’ai eu le dessus, et il est ici depuis ce temps-là. C’est bien l’homme le plus aimable et le plus facile à vivre qu’il y ait au monde ; et quant aux conseils !… Mais personne ne sait, ne connaît et n’apprécie l’esprit de cet homme-là, excepté moi. »

Ma tante secoua sa robe et branla la tête comme si par ces deux mouvements elle portait un défi au monde entier.

« Il avait une sœur qu’il aimait beaucoup, c’était une bonne personne qui le soignait bien ; mais elle fit comme toutes les femmes, elle prit un mari. Et le mari fit ce qu’ils font tous, il la rendit malheureuse. L’effet de son malheur fut tel sur M. Dick (ce n’est pas de la folie, j’espère !) que ce chagrin combiné avec la crainte que lui inspirait son frère et le sentiment qu’il avait de la dureté dont on usait à son égard, lui donnèrent une fièvre cérébrale. Ce fut avant le temps de son installation chez moi, mais ce souvenir lui est pénible encore. « Vous a-t-il parlé du roi Charles Ier, petit ?

– Oui, ma tante.

– Ah ! dit-elle en se frottant le nez d’un air un peu contrarié, c’est une allégorie à son usage pour parler de sa maladie. Il la rattache dans son esprit avec une grande agitation et beaucoup de trouble, ce qui est assez naturel, et c’est une figure dont il use, une comparaison, enfin tout ce que vous voudrez. Et pourquoi pas, si cela lui convient ?

– Certainement, ma tante.

– Ce n’est pas comme cela qu’on s’exprime d’habitude, et ce n’est pas le langage qu’on emploie en affaires : je le sais bien, et c’est pour cela que j’insiste pour qu’il n’en soit pas question dans son mémoire. »

– Est-ce que c’est un mémoire sur sa propre histoire qu’il écrit, ma tante ?

– Oui, petit, répondit-elle en se frottant de nouveau le nez. Il fait un mémoire sur ses affaires, adressé au lord chancelier, ou à lord Quelquechose, enfin à un de ces gens qui sont payés pour recevoir des mémoires. Je suppose qu’il l’enverra un de ces jours. Il n’a pas encore pu le rédiger sans y introduire cette allégorie, mais peu importe, cela l’occupe. »

Le fait est que je découvris plus tard que M. Dick essayait depuis plus de dix ans d’empêcher le roi Charles Ier d’apparaître dans son mémoire, mais sans pouvoir jamais l’empêcher de revenir sur l’eau.

« Je répète, dit ma tante, que personne que moi ne connaît l’esprit de cet homme-là, le plus aimable des hommes et le plus facile à vivre. S’il aime à enlever un cerf-volant de temps en temps, qu’est-ce que cela dit ? Franklin enlevait des cerfs-volants. Il était quaker ou quelque chose de cette espèce, si je ne me trompe. Et un quaker enlevant un cerf-volant est beaucoup plus ridicule qu’un homme ordinaire. »

Si j’avais pu supposer que ma tante m’avait raconté ces détails pour mon édification personnelle, ou pour me donner une preuve de confiance, j’aurais été très-flatté, et j’aurais tiré des pronostics favorables d’une telle marque de faveur. Mais je ne pouvais pas me faire d’illusion à cet égard : il était évident pour moi que, si elle se lançait dans ces explications, c’est que la question se soulevait malgré elle dans son esprit : c’est à elle qu’elle répondait et non à moi, quoique ce fût à moi qu’elle adressât son discours en l’absence de tout autre auditeur.

En même temps je dois dire que la générosité avec laquelle elle défendait le pauvre M. Dick ne m’inspira pas seulement quelques espérances égoïstes pour mon compte, mais éveilla aussi dans mon cœur une certaine affection pour elle. Je crois que je commençais à m’apercevoir que, malgré toutes les excentricités et les étranges fantaisies de ma tante, c’était une personne qui méritait respect et confiance. Quoiqu’elle fût aussi animée que la veille contre les ânes, et qu’elle se précipitât aussi souvent hors au jardin pour défendre la pelouse ; quelque violente indignation qu’elle éprouvât en voyant un jeune homme en passant faire les yeux doux à Jeannette assise à la fenêtre, ce qui était une des offenses les plus graves qu’on pût porter à la dignité de ma tante, cependant il m’était impossible de ne pas me sentir plus de respect pour elle et peut-être moins de frayeur.

J’attendais avec une extrême anxiété la réponse de M. Murdstone, mais je faisais de grands efforts pour le dissimuler, et pour me rendre aussi agréable que possible à ma tante et à M. Dick. Je devais sortir avec ce dernier pour enlever le grand cerf-volant, mais je n’avais pas d’autres habits que les vêtements un peu extraordinaires dont on m’avait affublé le premier jour, ce qui me retenait à la maison, à l’exception d’une promenade hygiénique d’une heure que ma tante me faisait faire sur la falaise devant la maison, à la tombée de la nuit, avant de me coucher. Enfin la réponse de M. Murdstone arriva, et ma tante m’informa, à mon grand effroi, qu’il viendrait lui parler le lendemain. Le lendemain donc, toujours revêtu de mon étrange costume, je comptais les heures, tremblant d’avance de terreur à l’idée de ce sombre visage, m’étonnant sans cesse de ne pas le voir arriver, et agité à tout moment par la lutte de mes espérances que je sentais faiblir, et de mes craintes qui reprenaient le dessus.

Ma tante était un peu plus impérieuse et plus sévère qu’à l’ordinaire ; je n’aperçus pas, à d’autres traces, qu’elle se préparât à recevoir ce visiteur qui m’inspirait tant de terreur. Elle travaillait près de la fenêtre, et moi, assis auprès d’elle, je réfléchissais à tous les résultats possibles et impossibles de la visite de M. Murdstone. L’après-midi s’avançait, le dîner avait été retardé indéfiniment, mais ma tante impatientée venait de dire qu’on servit, quand elle jeta un cri d’alarme à la vue d’un âne ; quelle fut ma consternation quand j’aperçus alors miss Murdstone montée sur le baudet, traverser d’un pas délibéré la pelouse sacrée, et s’arrêter en face de la maison, regardant tout autour d’elle, pendant que ma tante criait en secouant la tête, et en lui montrant le poing par la fenêtre :

« Passez votre chemin ! vous n’avez rien à faire ici ! vous êtes en contravention ! allez-vous-en ! A-t-on jamais vu pareille impudence ! »

Ma tante était tellement courroucée par le sang-froid de miss Murdstone, qu’en vérité je crois qu’elle en perdit le mouvement et devint à l’instant incapable de se précipiter à l’attaque comme de coutume. Je saisis cette occasion pour lui dire que c’était miss Murdstone, et que le monsieur qui venait de la rejoindre (car le sentier étant très-roide, il était resté quelques pas en arrière) était M. Murdstone lui-même.

« Peu m’importe ! cria ma tante, secouant toujours la tête et faisant par la fenêtre du salon des gestes qui ne pouvaient pas être interprétés comme un compliment de bienvenue, je ne veux pas de contravention ! Je ne le souffrirai pas ! Allez-vous-en ! Jeannette, chassez-le ! emmenez-le ! » Et caché derrière ma tante, je vis une espèce de combat ; l’âne, les quatre pattes plantées en terre, résistait à tout le monde, Jeannette le tirait par la bride pour le faire tourner, M. Murdstone essayait de le faire avancer, miss Murdstone donnait à Jeannette des coups d’ombrelle, et plusieurs petits garçons, accourus au bruit, criaient de toutes leurs forces. Mais ma tante reconnaissant tout à coup parmi eux le jeune malfaiteur chargé de la conduite de l’âne et qui était l’un de ses ennemis les plus acharnés, quoiqu’il eût à peine treize ans, se précipita sur le théâtre du combat, se jeta sur lui, le saisit, le traîna dans le jardin, sa veste par-dessus sa tête, et ses talons raclant le sol ; puis appelant Jeannette pour aller chercher la police et la justice, afin qu’il fût pris, jugé et exécuté sur les lieux, elle le gardait à vue. Mais cette scène termina la comédie. Le gamin, qui avait bien des tours dans son sac, dont ma tante n’avait aucune idée, trouva bientôt moyen de s’échapper, avec un cri de victoire, laissant les traces de ses souliers ferrés dans les plates-bandes, et emmenant son âne en triomphe, l’un portant l’autre.

Miss Murdstone, en effet, avait quitté sa monture à la fin du combat, et elle attendait avec son frère, au bas des marches, que ma tante eût le loisir de les recevoir. Un peu agitée encore par la lutte, ma tante passa à côté d’eux avec une grande dignité, rentra chez elle et ne s’inquiéta plus de leur présence jusqu’au moment où Jeannette vint les annoncer.

« Faut-il m’en aller, ma tante, demandai-je en tremblant.

– Non, monsieur ? dit ma tante, non, certes ! » Sur quoi elle me poussa dans un coin près d’elle, et fit une barrière avec une chaise comme si c’était une geôle ou la barre du tribunal. Je continuai à occuper cette position pendant l’entrevue tout-entière, et je vis de là M. et miss Murdstone entrer dans le salon.

« Oh ! dit ma tante, je ne savais pas d’abord à qui j’avais le plaisir de faire des reproches il y a un moment. Mais, voyez-vous, je ne permets à personne de passer avec un âne sur cette pelouse. Je ne fais pas d’exception. Je ne le permets à personne.

– Vous avez là une règle qui n’est pas commode pour les étrangers, dit miss Murdstone.

– En vérité ? » dit ma tante.

M. Murdstone parut craindre de voir se renouveler les hostilités, et il intervint en disant :

« Miss Trotwood ?

– Pardon, monsieur, dit ma tante en lui jetant un regard pénétrant, vous êtes le monsieur Murdstone qui a épousé la veuve de feu mon neveu David Copperfield de Blunderstone la Rookery ? Pourquoi la Rookery ? c’est ce que je ne sais pas.

– Oui, madame, dit M. Murdstone.

– Vous me pardonnerez de vous dire, monsieur, reprit ma tante, que je crois qu’il aurait infiniment mieux valu que vous eussiez laissé cette pauvre enfant tranquille.

– Je suis de l’avis de miss Trotwood en ce sens, dit miss Murdstone en se redressant, que je regarde en effet notre pauvre Clara comme une enfant sous tous les rapports essentiels.

– Il est heureux, mademoiselle, pour vous et pour moi, qui avançons dans la vie et qui n’avons pas dans nos agréments personnels de grands sujets de craindre qu’ils nous soient fatals, que personne ne puisse en dire autant de nous, reprit ma tante.

– Sans doute, repartit miss Murdstone, quoiqu’elle eût du mal à se décider à convenir de la chose : elle le fit du moins d’assez mauvaise grâce ; et comme vous le dites, il aurait infiniment mieux valu pour mon frère qu’il n’eût jamais contracté ce mariage. J’ai toujours été de cet avis-là.

– Je n’en doute pas, dit ma tante. Jeannette, dit-elle après avoir sonné, faites mes compliments à M. Dick, et priez-le de descendre. »

En l’attendant, ma tante regarda le mur en silence, fronçant les sourcils, et se tenant plus droite que jamais. Quand il fut arrivé, elle procéda à la cérémonie de la présentation :

« Monsieur Dick, un de mes anciens et ultimes amis, sur le jugement duquel je compte, » ajouta ma tante avec une intention marquée pour prévenir M. Dick qui mordait ses ongles d’un air hébété.

M. Dick abandonna ses ongles et resta debout au milieu du groupe avec beaucoup de gravité et prêt à montrer la plus profonde attention. Ma tante fit un signe de tête à M. Murdstone qui reprit :

« Miss Trotwood, en recevant votre lettre, j’ai regardé comme un devoir pour moi et comme une marque de respect pour vous…

– Merci, dit ma tante, en le regardant toujours en face, ne vous inquiétez pas de moi.

– De venir y répondre en personne, quelque dérangement que le voyage pût m’occasionner, plutôt que de vous écrire : le malheureux enfant qui s’est enfui loin de ses amis et de ses occupations…

– Et dont toute l’apparence, dit sa sœur en attirant l’attention générale sur mon étrange costume, est si choquante et si scandaleuse…

– Jeanne Murdstone, dit son frère, ayez la bonté de ne pas m’interrompre. Ce malheureux enfant, miss Trotwood, a été, dans notre intérieur, la cause de beaucoup de difficultés et de troubles domestiques pendant la vie de feu ma chère Jeanne, et depuis. Il a un caractère sombre et mutin, il se révolte contre toute autorité ; en un mot, il est intraitable. Nous avons essayé, ma sœur et moi, de le corriger de ses vices, mais sans y réussir, et nous avons senti tous les deux, car ma sœur est pleinement dans ma confidence, qu’il était juste que vous reçussiez de nos lèvres cette déclaration sincère, faite sans rancune et sans colère.

– Mon frère n’a pas besoin de mon témoignage pour confirmer le sien, dit miss Murdstone, je demande seulement la permission d’ajouter que de tous les garçons du monde, je ne crois pas qu’il y en ait un plus mauvais.

– C’est fort, dit ma tante d’un ton sec.

– Ce n’est pas trop fort en comparaison des faits, repartit miss Murdstone.

– Ah ! dit ma tante ; eh bien ! monsieur ?

– J’ai mon opinion particulière sur la manière de l’élever, reprit M. Murdstone, dont le front s’obscurcissait de plus en plus à mesure que ma tante et lui se regardaient de plus près. Mes idées sont fondées en partie sur ce que je sais de son caractère, et en partie sur la connaissance que j’ai de mes moyens et de mes ressources. Je n’ai à en répondre qu’à moi-même ; j’ai donc agi d’après mes idées, et je n’ai rien de plus à en dire. Il me suffira d’ajouter que j’ai placé cet enfant sous la surveillance d’un de mes amis, dans un commerce honorable : que cette condition ne lui convient pas ; qu’il s’enfuit, erre comme un vagabond sur la route, et vient ici eu haillons, s’adresser à vous, miss Trotwood. Je désire mettre sous vos yeux, en tout honneur, les conséquences inévitables, selon moi, du secours que vous pourriez lui accorder dans ces circonstances.

– Commençons par traiter la question de cette occupation honorable, dit ma tante. S’il avait été votre propre fils, vous l’auriez placé de la même manière, je suppose ?

– S’il avait été le fils de mon frère, dit miss Murdstone intervenant dans la discussion, son caractère aurait été, j’espère, tout à fait différent.

– Si cette pauvre enfant, sa défunte mère, avait été en vie, il aurait été chargé de même de ces honorables occupations, n’est-ce pas ? dit ma tante.

– Je crois, dit M. Murdstone avec un signe de tête, que Clara n’aurait jamais résisté à ce que nous aurions regardé, ma sœur Jeanne Murdstone et moi, comme le meilleur parti à prendre. »

Miss Murdstone confirma en grommelant ce que son frère venait de dire.

« Hem ! dit ma tante, malheureux enfant ! »

M. Dick, qui faisait sonner son argent dans ses poches depuis quelque temps, se livra à cette occupation avec un tel zèle que ma tante crut nécessaire de lui imposer silence par un regard, avant de dire :

« La pension de cette pauvre enfant s’est éteinte avec elle ?

– Elle s’est éteinte avec elle, répliqua M. Murdstone.

– Et sa petite propriété, la maison et le jardin, ce je ne sais quoi la Rookery, sans Rooks, n’a pas été assurée à son fils ?

– Son premier mari lui avait laissé son bien sans conditions, commençait à dire M. Murdstone, quand ma tante l’interrompit avec une impatience et une colère visibles.

– Mon Dieu, je le sais bien ! laissé sans conditions ! Je connaissais bien David Copperfield : je sais bien qu’il n’était pas homme à prévoir les moindres difficultés, quand elles lui auraient crevé les yeux. Il va sans dire que tout lui a été laissé sans conditions, mais quand elle s’est remariée, quand elle a eu le malheur de vous épouser ; en un mot, dit ma tante, pour parler franchement, personne n’a-t-il dit alors un mot en faveur de cet enfant ?

– Ma pauvre femme aimait son second mari, madame, dit M. Murdstone : elle avait pleine confiance en lui.

– Votre femme, monsieur, était une pauvre enfant très-malheureuse, qui ne connaissait pas le monde, répondit ma tante en secouant la tête. Voilà ce qu’elle était ; et maintenant, voyons ! qu’avez-vous à dire de plus ?

– Seulement ceci, miss Trotwood, répliqua-t-il ; je suis prêt à reprendre David, sans conditions, pour faire de lui ce qui me conviendra, et pour agir à son égard comme il me plaira. Je ne suis pas venu pour faire des promesses, ni pour prendre des engagements envers qui que ce soit. Vous avez peut-être quelque intention, miss Trotwood, de l’encourager dans sa fuite et d’écouter ses plaintes. Vos manières qui, je dois le dire, ne me semblent pas conciliantes, me portent à le supposer. Je vous préviens donc que, si vous l’encouragez cette fois, c’est une affaire finie : si vous intervenez entre lui et moi, votre intervention, miss Trotwood, doit être définitive. Je ne plaisante pas, et il ne faut pas plaisanter avec moi. Je suis prêt à l’emmener pour la première et la dernière fois : est-il prêt à me suivre ? S’il ne l’est pas, si vous me dites qu’il ne l’est pas, sous quelque prétexte que ce soit, peu m’importe, ma porte lui est fermée pour toujours, et je tiens pour convenu que la vôtre lui est ouverte. »

Ma tante avait écouté ce discours avec l’attention la plus soutenue, en se tenant plus droite que jamais, ses mains croisées sur ses genoux et l’œil fixé sur son interlocuteur. Quand il eut fini, elle tourna les yeux du côté de miss Murdstone sans changer d’attitude, et lui dit :

« Et vous, mademoiselle, avez-vous quelque chose à ajouter ?

– Vraiment, miss Trotwood, dit miss Murdstone, tout ce que je pourrais dire a été si bien exprimé par mon frère, et tous les faits que je pourrais rapporter ont été exposés par lui si clairement, que je n’ai qu’à vous remercier de votre politesse ; ou plutôt de votre excessive politesse, ajouta miss Murdstone, avec une ironie qui ne troubla pas plus ma tante qu’elle n’eût déconcerté le canon près duquel j’avais dormi à Chatham.

– Et l’enfant, qu’est-ce qu’il en dit ? reprit ma tante ; David, êtes-vous prêt à partir ? »

Je répondis que non, et je la conjurai de ne pas me laisser emmener. Je dis que M. et miss Murdstone ne m’avaient jamais aimé, qu’ils n’avaient jamais été bons pour moi ; que je savais qu’ils avaient rendu ma mère, qui m’aimait tant, très-malheureuse à cause de moi, et que Peggotty le savait bien aussi. Je dis que j’avais plus souffert qu’on ne pouvait le croire, en pensant combien j’étais jeune encore. Je priai et je conjurai ma tante (je ne me rappelle plus en quels termes, mais je me souviens que j’en étais alors très-ému) de me protéger et de me défendre, pour l’amour de mon père.

« M. Dick, dit ma tante, que faut-il que je fasse de cet enfant ? »

M Dick réfléchit, hésita, puis prenant un air radieux répondit :

« Faites-lui tout de suite prendre mesure pour un habillement complet.

– M. Dick, dit ma tante d’un air de triomphe, donnez-moi une poignée de main, votre bon sens est d’une valeur inappréciable. » Puis, ayant vivement secoué la main de M. Dick, elle m’attira près d’elle en disant à M. Murdstone :

« Vous pouvez partir si cela vous convient, je garde cet enfant, j’en courrai la chance. S’il est tel que vous dites, il me sera toujours facile de faire pour lui ce que vous avez fait, mais je n’en crois pas un mot.

– Miss Trotwood, répondit M. Murdstone, en haussant les épaules et en se levant, si vous étiez un homme…

– Billevesées ! dit ma tante, ne me parlez pas de ces sornettes !

– Quelle politesse exquise, s’écria miss Murdstone en se levant, c’est trop fort, vraiment !

– Croyez-vous, dit ma tante en faisant la sourde oreille au discours de la sœur et en continuant à s’adresser au frère, et à secouer la tête d’un air de suprême dédain, croyez-vous que je ne sache pas la vie que vous avez fait mener à cette pauvre enfant si mal inspirée ? Croyez-vous que je ne sache pas quel jour néfaste ce fut pour cette douce petite créature que celui où elle vous vit pour la première fois, souriant et faisant les yeux doux, je parie, comme si vous n’étiez pas capable de dire une sottise à un enfant ?

– Je n’ai jamais entendu de langage plus élégant, dit miss Murdstone.

– Croyez-vous que je ne comprenne pas votre jeu comme si j’y avais été ? continua ma tante, maintenant que je vous vois et que je vous entends, ce qui, à vous dire le vrai, n’est rien moins qu’un plaisir pour moi. Ah ! certes, il n’y avait personne au monde d’aussi doux et d’aussi soumis que M. Murdstone dans ce temps-là. La pauvre petite innocente n’avait jamais vu mouton pareil. Il était si plein de bonté ! il adorait la mère : il avait une passion pour le fils, une véritable passion ! il serait pour lui un second père, et il n’y avait plus qu’à vivre tous ensemble dans un paradis plein de roses, n’est-ce pas ? Allons donc, laissez-moi tranquille ! dit ma tante.

– Je n’ai de ma vie vu une femme semblable, s’écria miss Murdstone.

– Et quand vous avez été sûr de cette pauvre petite insensée, dit ma tante (Dieu me pardonne d’appeler ainsi une créature qui est maintenant là où vous n’êtes pas pressé d’aller la rejoindre !), comme si vous n’aviez pas fait assez de tort à elle et aux siens, vous vous êtes mis à commencer son éducation, n’est-ce pas ? Vous avez entrepris de la dresser, et vous l’avez mise en cage comme un pauvre petit oiseau, pour lui faire oublier sa vie passée et lui apprendre à chanter sur le même air que vous.

– C’est de la folie ou de l’ivresse, dit miss Murdstone, au désespoir de ne pouvoir détourner de son côté le torrent d’invectives de ma tante, et je soupçonne que c’est plutôt de l’ivresse. »

Miss Betsy, sans faire la moindre attention à l’interruption, continua à s’adresser à M. Murdstone.

« Oui, monsieur Murdstone, continua-t-elle en secouant le doigt, vous vous êtes fait le tyran de cette innocente enfant, et vous lui avez brisé le cœur. Elle avait l’âme tendre, je le sais, je le savais bien des années avant que vous la vissiez, et vous avez bien choisi son faible pour lui porter les coups dont elle est morte. Voilà la vérité, qu’elle vous plaise ou non, faites-en ce que vous voudrez, vous et ceux qui vous ont servi d’instruments.

– Permettez-moi de vous demander, miss Trotwood, dit miss Murdstone, quelle personne il vous plaît d’appeler, avec un choix d’expressions dont je n’ai pas l’habitude, les instruments de mon frère ? »

Miss Betsy, persistant dans une surdité inébranlable, reprit son discours :

« Il était clair, comme je vous l’ai dit, bien des années avant que vous la vissiez (et il est au-dessus de la raison humaine de comprendre pourquoi il est entré dans les vues mystérieuses de la Providence que vous la vissiez jamais), il était clair que cette pauvre petite créature se remarierait un jour ou l’autre, mais j’espérais que cela ne tournerait pas aussi mal ; c’était à l’époque où elle mit au monde son fils que voici, monsieur Murdstone ; ce pauvre enfant dont vous vous êtes servi parfois pour la tourmenter plus tard, ce qui est un souvenir désagréable, et vous rend maintenant sa vue odieuse. Oui, oui, vous n’avez pas besoin de tressaillir, continua ma tante, je n’ai pas besoin de ça pour savoir la vérité. »

Il était resté tout le temps debout près de la porte, la regardant fixement, le sourire sur les lèvres, mais en fronçant ses épais sourcils. Je remarquai alors que tout en souriant encore, il avait pâli soudain, et qu’il semblait respirer comme un homme qui vient de perdre haleine à la course.

« Bonjour, monsieur, dit ma tante, et adieu. Bonjour, mademoiselle, continua-t-elle en se tournant brusquement vers la sœur. Si je vous vois jamais passer avec un âne sur ma pelouse, aussi sûr que vous avez une tête sur vos épaules, je vous arracherai votre chapeau et je trépignerai dessus ! »

Il faudrait un peintre, et un peintre d’un talent rare pour rendre l’expression du visage de ma tante, en faisant cette déclaration inattendue, et celle de miss Murdstone en l’entendant. Mais le geste n’était pas moins éloquent que la parole, miss Murdstone, en conséquence, ne répondit pas, prit discrètement le bras de son frère et sortit majestueusement de la maison. Ma tante, toujours à la fenêtre, les regardait s’éloigner, toute prête, sans aucun doute, à mettre à l’instant même sa menace à exécution, dans le cas où reparaîtrait l’âne.

Nulle tentative n’ayant eu lieu pour répondre à ce défi, le visage de ma tante se radoucit peu à peu, si bien que je m’enhardis à la remercier et à l’embrasser, ce que je fis de tout mon cœur, en passant mes bras autour de son cou. Je donnai ensuite une poignée de mains à M. Dick, qui répéta cette cérémonie plusieurs fois de suite, et qui salua l’heureuse issue de l’affaire en éclatant de rire toutes les cinq minutes.

« Vous vous regarderez comme étant de moitié avec moi le tuteur de cet enfant, monsieur Dick, dit ma tante.

– Je serai enchanté, dit M. Dick, d’être le tuteur du fils de David.

– Très-bien, dit ma tante, voilà qui est convenu. Je pensais à une chose, monsieur Dick, c’est que je pourrais l’appeler Trotwood ?

– Certainement, certainement, appelez-le Trotwood, dit M. Dick, Trotwood, fils de David Copperfield.

– Trotwood Copperfield, vous voulez dire ? repartit ma tante.

– Oui, sans doute, oui, Trotwood Copperfield dit M. Dick un peu embarrassé. »

Ma tante fut si enchantée de son idée qu’elle marqua elle-même, avec de l’encre indélébile, les chemises qu’on m’acheta toutes faites ce jour-là, avant de me les laisser mettre ; et il fut décidé que le reste de mon trousseau, qu’elle commanda immédiatement, porterait la même marque.

C’est ainsi que je commençai une vie toute neuve, avec un nom tout neuf, comme le reste. Maintenant que mon incertitude était passée, je croyais rêver. Je ne me disais pas que ma tante et M. Dick faisaient deux étranges tuteurs. Je ne pensais pas à moi-même d’une manière positive. Ce qu’il y avait de plus clair dans mon esprit, c’est, d’une part, que ma vie passée à Blunderstone s’éloignait de plus en plus et semblait flotter dans le vague d’une distance infinie ; de l’autre, qu’un rideau venait de tomber pour toujours sur celle que j’avais menée chez Murdstone et Grinby. Personne n’a levé ce rideau depuis. Moi, je l’ai soulevé un moment d’une main timide et tremblante, même dans ce récit, et je l’ai laissé retomber avec joie. Le souvenir de cette existence est accompagné dans mon esprit d’une telle douleur, de tant de souffrance morale, d’une absence d’espérance si absolue, que je n’ai jamais eu le courage d’examiner combien de temps avait duré mon supplice. Est-ce un an, est-ce plus, est-ce moins ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que cela fut, que cela n’est plus, que je viens d’en parler pour n’en plus reparler jamais.

Chapitre XV. Je recommence. §

M. Dick et moi, nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde, et quand il avait achevé son travail de la journée, nous sortions souvent ensemble pour enlever le grand cerf-volant. Tous les jours de la vie, il travaillait longtemps à son mémoire, qui ne faisait pas le moindre progrès, quelque peine qu’il y prit, car le roi Charles venait toujours se fourrer tantôt au commencement, tantôt à la fin, et alors il n’en fallait plus parler, c’était à recommencer. La patience et le courage avec lesquels il supportait ces désappointements continuels, l’idée vague qu’il avait que le roi Charles Ier n’avait rien à voir là dedans, les faibles efforts qu’il tentait pour le chasser, et l’entêtement avec lequel ce monarque revenait condamner le mémoire à l’oubli, tout cela me fit une profonde impression. Je ne sais pas ce que M. Dick comptait faire du mémoire, dans le cas où il serait terminé, je crois qu’il ne savait pas plus que moi où il avait l’intention de l’envoyer, ni quels effets il en attendait. Mais, au reste, il n’était pas nécessaire qu’il se préoccupât de cette question, car s’il y avait quelque chose de certain sous le soleil, c’est que le mémoire ne serait jamais terminé.

C’était touchant de le voir avec son cerf-volant, quand il l’avait enlevé à une grande hauteur dans les airs. Ce qu’il m’avait dit, dans sa chambre, des espérances qu’il avait conçues de cette manière de disséminer les faits exposés sur les papiers qui le couvraient et qui n’étaient autres que des feuillets sacrifiés de quelque mémoire avorté, pouvait bien le préoccuper quelquefois, mais une fois dehors, il n’y pensait plus. Il ne pensait qu’à regarder le cerf-volant s’envoler et à développer à mesure la pelote de ficelle qu’il tenait à la main. Jamais il n’avait l’air plus serein. Je me disais quelquefois, quand j’étais assis près de lui le soir, sur un tertre de gazon, et que je le voyais suivre des yeux les mouvements du cerf-volant dans les airs, que son esprit sortait alors de sa confusion pour s’élever avec son jouet dans les cieux. Quand il roulait la ficelle, et que le cerf-volant, descendant peu à peu, sortait de l’horizon éclairé par le soleil couchant, pour tomber sur la terre comme frappé de mort, il semblait sortir peu à peu d’un rêve, et je l’ai vu ramasser son cerf-volant, puis regarder autour de lui d’un air égaré, comme s’ils étaient tombés ensemble d’une chute commune, et je le plaignais de tout mon cœur.

Les progrès que je faisais dans l’amitié et l’intimité de M. Dick ne nuisaient en rien à ceux que je faisais dans les bonnes grâces de sa fidèle amie, ma tante. Elle prit assez d’affection pour moi au bout de quelques semaines pour abréger le nom de Trotwood qu’elle m’avait donné, et m’appeler Trot ; elle m’encouragea même à espérer que si je continuais comme j’avais commencé, je pouvais arriver à rivaliser dans son cœur avec ma sœur Betsy Trotwood.

« Trot, dit ma tante un soir, au moment où l’on venait comme de coutume d’apporter le trictrac pour elle et pour M. Dick, il ne faut pas oublier votre éducation. »

C’était mon seul sujet d’inquiétude, et je fus enchanté de cette ouverture.

« Cela vous ferait-il plaisir d’aller en pension à Canterbury ? »

Je répondis que cela me plaisait d’autant plus que c’était tout près d’elle.

« Bien, dit ma tante, voudriez-vous partir demain ? »

Je n’étais plus étranger à la rapidité ordinaire des mouvements de ma tante, je ne fus donc pas surpris d’une proposition si soudaine, et je dis, oui.

« Bien, répéta ma tante. Jeannette, vous demanderez le cheval gris et la petite voiture pour demain à dix heures du matin, et vous emballerez ce soir les effets de M. Trotwood. »

J’étais à la joie de mon cœur en entendant donner ces ordres, mais je me reprochai mon égoïsme, quand je vis leur effet sur M. Dick, qui était si abattu à la perspective de notre séparation et qui jouait si mal en conséquence, qu’après lui avoir donné plusieurs avertissements avec les cornets sur les doigts, ma tante ferma le trictrac et déclara qu’elle ne voulait plus jouer avec lui. Mais en apprenant que je viendrais quelquefois le samedi, et qu’il pouvait quelquefois aller me voir le mercredi, il reprit un peu courage et fit vœu de fabriquer pour ces occasions un cerf-volant gigantesque, bien plus grand que celui dont nous faisions notre divertissement aujourd’hui. Le lendemain, il était retombé dans l’abattement, et il cherchait à se consoler en me donnant tout ce qu’il possédait en or et en argent, mais ma tante étant intervenue, ses libéralités furent réduites à un don de quatre shillings : à force de prières, il obtint de le porter jusqu’à huit. Nous nous séparâmes de la manière la plus affectueuse à la porte du jardin, et M. Dick ne rentra dans la maison que lorsqu’il nous eut perdus de vue.

Ma tante, parfaitement indifférente à l’opinion publique, conduisit de main de maître le cheval gris à travers Douvres ; elle se tenait droite et roide comme un cocher de cérémonie, et suivait de l’œil les moindres mouvements du cheval, décidée à ne lui laisser faire sa volonté sous aucun prétexte. Quand nous fûmes en rase campagne, elle lui donna un peu plus de liberté, et jetant un regard sur une vallée de coussins, dans lesquels j’étais enseveli auprès d’elle, elle me demanda si j’étais heureux.

« Très-heureux, merci, ma tante, » dis-je. Elle en fut si satisfaite que n’ayant pas les mains libres pour me témoigner sa joie, elle me caressa la tête avec le manche de son fouet.

« La pension est-elle nombreuse ? ma tante, demandai-je.

– Je n’en sais rien, dit ma tante, nous allons d’abord chez M. Wickfield.

– Est-ce qu’il tient une pension ? demandai-je.

– Non, Trot, c’est un homme d’affaires. »

Je ne demandai plus de renseignements sur le compte de M. Wickfield, et ma tante ne m’en offrant pas davantage, la conversation roula sur d’autres sujets, jusqu’au moment où nous arrivâmes à Canterbury. C’était le jour du marché, et ma tante eut beaucoup de peine à faire circuler le cheval gris entre les charrettes, les paniers, les piles de légumes et les mottes de beurre. Il s’en fallait parfois de l’épaisseur d’un cheveu que tout un étalage ne fût renversé, ce qui nous attirait des discours peu flatteurs de la part des gens qui nous entouraient ; mais ma tante conduisait toujours avec le calme le plus parfait, et je crois qu’elle aurait traversé avec la même assurance un pays ennemi.

Enfin nous nous arrêtâmes devant une vieille maison qui usurpait sur l’alignement de la rue ; les fenêtres du premier étage étaient en saillie, et les solives avançaient également leurs têtes sculptées au-dessus de la chaussée, de sorte que je me demandai un moment si toute la maison n’avait pas la curiosité de se porter ainsi en avant pour voir ce qui se passait dans la rue jusque sur le trottoir. Au reste, cela ne l’empêchait pas d’être d’une propreté exquise. Le vieux marteau de la porte cintrée, au milieu des guirlandes de fleurs et de fruits sculptés qui l’entouraient, brillait comme une étoile. Les marches de pierre étaient aussi nettes que si elles venaient de passer leur linge blanc, et tous les angles, les coins, les sculptures et les ornements, les petits carreaux des vieilles fenêtres, tout cela était aussi éclatant de propreté que la neige qui tombe sur les montagnes.

Quand la voiture s’arrêta à la porte, j’aperçus en regardant la maison une figure cadavéreuse, qui se montra un moment à une petite fenêtre dans une tourelle, à l’un des angles de la maison ! puis disparut. La porte cintrée s’ouvrit alors, et je revis ce même visage. Il était aussi pâle que lorsque je l’avais vu à la fenêtre, quoique son teint fût un peu relevé par des taches de son qu’on voit souvent à la peau des personnes rousses ; et en effet le personnage était roux : il pouvait avoir quinze ans, à ce que je puis croire, mais il paraissait beaucoup plus âgé ; la faux qui avait moissonné ses cheveux les avait coupés ras comme un chaume. De sourcils point, pas plus que de cils ; les yeux d’un rouge brun, si dégarnis, si dénudés que je ne m’expliquais pas qu’il pût dormir, ainsi à découvert. Il était haut des épaules, osseux et anguleux, d’une mise décente, habillé de noir, avec un bout de cravate blanche ; son habit boutonné jusqu’au cou, une main si longue, si maigre, une vraie main de squelette, qui attira mon attention pendant que, debout à la tête du poney, il se caressait le menton et nous regardait dans la voiture.

« M. Wickfield est-il chez lui, Uriah Heep ? dit ma tante.

– M. Wickfield est chez lui, madame ; si vous voulez vous donner la peine d’entrer ici… dit-il en montrant de sa main décharnée la chambre qu’il voulait désigner. »

Nous mîmes pied à terre, et laissant Uriah Heep tenir le cheval, nous entrâmes dans un salon un peu bas, de forme oblongue, qui donnait sur la rue ; je vis par la fenêtre Uriah qui soufflait dans les naseaux du cheval, puis les couvrait précipitamment de sa main, comme s’il y avait jeté un sort. En face de la vieille cheminée étaient placés deux portraits, l’un était celui d’un homme à cheveux gris, mais qui n’était pourtant pas âgé ; les sourcils étaient noirs, il regardait des papiers attachés ensemble avec un ruban rouge. L’autre était celui d’une dame, l’expression de son visage était douce et sérieuse ; elle me regardait.

Je crois que je cherchais des yeux un portrait d’Uriah, quand une porte s’ouvrit à l’autre bout de la chambre ; il entra un monsieur, dont la vue me fit retourner pour m’assurer si par hasard ce ne serait pas le portrait qui serait sorti de son cadre. Mais non, le portrait était paisiblement à sa place ; et quand le nouveau venu s’approcha de la lumière, je vis qu’il était plus âgé que lorsqu’il s’était fait faire son portrait.

« Miss Betsy Trotwood, dit-il, entrez je vous prie. J’étais occupé quand vous êtes arrivée, vous me le pardonnerez. Vous connaissez ma vie ; vous savez que je n’ai qu’un intérêt au monde. »

Miss Betsy le remercia, et nous entrâmes dans son cabinet qui était meublé comme celui d’un homme d’affaires, de papiers, de livres, de boites d’étain, etc. Il donnait sur le jardin, et il était pourvu d’un coffre-fort en fer, fixé dans la muraille juste au-dessus du manteau de la cheminée ; car je me demandais comment les ramoneurs pouvaient faire pour passer derrière, quand ils avaient besoin de nettoyer la cheminée.

« Eh bien ! miss Trotwood, dit M. Wickfield ; car je découvris bientôt que c’était le maître de la maison, qu’il était avoué et qu’il régissait les terres d’un riche propriétaire des environs, quel vent vous amène ici ? C’est un bon vent, dans tous les cas, j’espère ?

– Mais oui, répliqua ma tante, je ne suis pas venue pour des affaires de justice.

– Vous avez raison, mademoiselle, dit M. Wickfield : mieux vaut venir pour autre chose. »

Ses cheveux étaient tout à fait blancs alors, quoiqu’il eût encore les sourcils noirs. Son visage était très-agréable, il avait même dû être beau. Son teint était coloré d’une certaine façon dont j’avais appris, grâce à Peggotty, à faire honneur à l’usage du vin de Porto, et j’attribuais à la même origine l’intonation de sa voix et son embonpoint marqué. Il avait une mise très-convenable, un habit bleu, un gilet à raies, un pantalon de nankin ; sa chemise à jabot et sa cravate de batiste semblaient si blanches et si fines qu’elles rappelaient à mon imagination vagabonde le cou d’un cygne.

« C’est mon neveu, dit ma tante.

– Je ne savais pas que vous en eussiez un, miss Trotwood, dit M. Wickfield.

– Mon petit neveu, c’est-à-dire, » remarqua ma tante.

– Je ne savais pas que vous eussiez un petit-neveu, je vous assure, dit M. Wickfield.

– Je l’ai adopté, dit ma tante avec un geste qui indiquait qu’elle s’inquiétait fort peu de ce qu’il savait ou de ce qu’il ne savait pas, et je l’ai amené ici pour le mettre dans une pension où il soit bien enseigné et bien traité. Dites-moi où je trouverai cette pension, et donnez-moi enfin tous les renseignements nécessaires. »

« Avant de hasarder un conseil, dit M. Wickfield, permettez ; vous savez, ma vieille question en toutes choses, quel est votre but réel ?

– Le diable vous emporte ! s’écria ma tante. Quel besoin d’aller toujours chercher midi à quatorze heures ? Mon but est bien clair et bien simple, c’est de rendre cet enfant heureux et utile.

– Il doit y avoir encore quelque autre chose là-dessous, dit M. Wickfield, en branlant la tête et en souriant d’un air d’incrédulité.

– Quelles balivernes ! repartit ma tante. Vous avez la prétention d’agir rondement dans ce que vous faites ; vous ne supposez pas, j’espère, que vous soyez la seule personne qui aille tout droit son chemin dans ce monde ?

– Je n’ai qu’un seul but dans la vie, miss Trotwood, beaucoup de gens en ont des douzaines, des vingtaines, des centaines : je n’ai qu’un but, voilà la différence ; mais nous ne sommes plus dans la question. Vous demandez la meilleure pension ? Quel que soit votre motif, vous voulez la meilleure. »

Ma tante fit un signe d’assentiment.

« J’en connais bien une qui vaut mieux que toutes les autres, dit M. Wickfield en réfléchissant, mais votre neveu ne pourrait y être admis pour le moment qu’en qualité d’externe.

« Mais en attendant, il pourrait demeurer quelque autre part, je suppose ? » dit ma tante.

M. Wickfield reconnut que c’était possible, après un moment de discussion, il proposa de mener ma tante voir la pension, afin qu’elle pût en juger par elle-même ; en revenant on visiterait les maisons où il pensait qu’on pourrait trouver pour moi le vivre et le couvert. Ma tante accepta la proposition, et nous allions sortir tous trois quand il s’arrêta pour me dire :

« Mais notre petit ami que voici pourrait avoir quelques motifs de ne pas vouloir nous accompagner. Je crois que nous ferions mieux de le laisser ici. »

Ma tante semblait disposée à contester la proposition : mais, pour faciliter les choses, je dis que j’étais tout prêt à les attendre chez M. Wickfield, si cela leur convenait, et je rentrai dans le cabinet, où je pris, en les attendant, possession de la chaise que j’avais occupée déjà en arrivant.

Cette chaise se trouvait placée en face d’un corridor étroit qui donnait dans la petite chambre ronde à la fenêtre de laquelle j’avais aperçu le pâle visage d’Uriah Heep. Après avoir mené le cheval dans une écurie des environs, il s’était remis à écrire sur un pupitre et copiait un papier fixé dans un cadre de fer suspendu sur le bureau. Quoiqu’il fût tourné de mon côté, je crus d’abord que le papier qu’il transcrivait et qui se trouvait entre lui et moi l’empêchait de me voir, mais en regardant plus attentivement de ce côté, je vis bientôt avec un certain malaise que ses yeux perçants apparaissaient de temps en temps sous le manuscrit comme deux soleils enflammés, et qu’il me regardait furtivement, au moins pendant une minute, quoiqu’on entendit sa plume courir tout aussi vite qu’à l’ordinaire. J’essayai plusieurs fois d’échapper à ses regards ; je montai sur une chaise pour regarder une carte placée de l’autre côté de la chambre ; je m’enfonçai dans la lecture du journal du comté, mais ses yeux m’attiraient toujours, et toutes les fois que je jetais un regard sur ces deux soleils brûlants, j’étais sûr de les voir se lever ou se coucher à l’instant même.

À la fin, après une assez longue absence, ma tante et M. Wickfield reparurent, à mon grand soulagement. Le résultat de leurs recherches n’était pas aussi satisfaisant que j’aurais pu le désirer, car si les avantages qu’offrait la pension étaient incontestables, ma tante n’avait pas été également satisfaite des maisons où je pouvais loger.

« C’est très-ennuyeux, dit-elle. Je ne sais que faire, Trot.

– C’est en effet très-ennuyeux, dit M. Wickfield, mais je vais vous dire ce que vous pourriez faire, miss Trotwood.

– Qu’est-ce ? dit ma tante.

– Laissez votre neveu ici, pour le moment. C’est un garçon tranquille : il ne me dérangera pas du tout. La maison est bonne pour étudier : elle est aussi tranquille qu’un couvent, et presque aussi spacieuse. Laissez-le ici. »

La proposition était évidemment du goût de ma tante, mais elle hésitait à l’accepter, par délicatesse. Moi de même.

« Allons ! miss Trotwood, dit M. Wickfield, il n’y a pas d’autre moyen de tourner la difficulté. C’est seulement un arrangement temporaire, vous savez. Si cela ne va pas bien, si cela nous gêne les uns ou les autres, nous pourrons toujours nous quitter, et dans l’intervalle, on aura le temps de lui trouver quelque chose qui convienne mieux. Mais, quant à présent, vous n’avez rien de mieux à faire que de le laisser ici.

– Je vous suis très-reconnaissante, dit ma tante, et je vois qu’il l’est comme moi, mais…

– Allons ! je sais ce que vous voulez dire, s’écria M. Wickfield. Je ne veux pas vous forcer d’accepter de moi des faveurs, miss Trotwood, vous payerez sa pension si vous voulez. Nous ne disputerons pas sur le prix, mais vous payerez si vous voulez.

– Cette condition, dit ma tante, sans diminuer en rien ma reconnaissance du service que vous me rendez, me met plus à mon aise : je serai enchantée de le laisser ici.

– Alors, venez voir ma petite ménagère, » dit M. Wickfield.

En conséquence, nous montâmes un ancien escalier de chêne, avec une rampe si large, qu’on aurait pu aussi aisément marcher dessus, et nous entrâmes dans un vieux salon un peu sombre, éclairé par trois ou quatre des bizarres fenêtres que j’avais remarquées de la rue. Il y avait dans les embrasures, des sièges en chêne, qui semblaient provenir des mêmes arbres que le parquet ciré et les grandes poutres du plafond. La chambre était joliment meublée d’un piano et d’un meuble éclatant, vert et rouge ; il y avait des fleurs dans les vases. On n’y voyait que coins et recoins, garnis chacun d’une petite table ou d’un chiffonnier, d’un fauteuil ou d’une bibliothèque, si bien que je me disais à tout moment qu’il n’y avait pas dans la chambre un autre coin aussi charmant que celui où je me trouvais ; puis je découvrais l’instant d’après quelque retraite plus agréable encore. Le salon portait le cachet de repos et d’exquise propreté qui caractérisait la maison à l’extérieur.

M. Wickfield frappa à une porte vitrée pratiquée dans un coin de la chambre tapissée de lambris, et une petite fille à peu près de mon âge sortit aussitôt et l’embrassa. Je reconnus immédiatement sur son visage l’expression douce et sereine de la dame dont le portrait m’avait frappé au rez-de-chaussée. Il me semblait dans mon imagination que c’était le portrait qui avait grandi de manière à devenir une femme, mais que l’original était resté enfant. Elle avait l’air gai et heureux, ce qui n’empêchait pas son visage et ses manières de respirer une tranquillité d’âme, une sérénité que je n’ai jamais oubliées, que je n’oublierai jamais.

« Voilà, nous dit M. Wickfield, ma ménagère, ma fille Agnès. » Quand j’entendis le ton dont il prononçait ces paroles, quand je vis la manière dont il tenait sa main, je compris que c’était elle qui était le but unique de sa vie.

Un petit panier en miniature, pour contenir son trousseau de clefs, pendait à son côté, et elle avait l’air d’une maîtresse de maison assez grave et assez entendue pour gouverner cette vieille demeure. Elle écouta d’un air d’intérêt ce que son père lui dit de moi, et quand il eut fini, elle proposa à ma tante de monter avec elle pour voir mon logis. Nous y allâmes tous ensemble ; elle nous montra le chemin et ouvrit la porte d’une vaste chambre ; une magnifique chambre vraiment, avec ses solives de vieux chêne, comme le reste, et ses petits carreaux à facettes, et la belle balustrade de l’escalier qui montait jusque-là.

Je ne puis me rappeler où et quand j’avais vu, dans mon enfance, des vitraux peints dans une église. Je ne me rappelle pas les sujets qu’ils représentaient. Je sais seulement que lorsque je la vis arriver au haut du vieil escalier et se retourner pour nous attendre sous ce jour voilé, je pensai aux vitraux que j’avais vus jadis, et que leur éclat doux et pur s’associa depuis, dans mon esprit, avec le souvenir d’Agnès Wickfield.

Ma tante était aussi enchantée que moi des arrangements qu’elle venait de prendre, et nous redescendîmes ensemble dans le salon, très-heureux et très-reconnaissants. Elle ne voulut pas entendre parler de rester à dîner, de peur de ne pas arriver avant la nuit chez elle avec le fameux cheval gris, et je crois que M. Wickfield la connaissait trop bien pour essayer de la dissuader ; on lui servit donc des rafraîchissements, Agnès retourna près de sa gouvernante, et M. Wickfield dans son cabinet. On nous laissa seuls pour nous dire adieu sans contrainte.

Elle me dit que tout ce qui me regardait serait arrangé par M. Wickfield et que je ne manquerais de rien, puis elle ajouta les meilleurs conseils et les paroles les plus affectueuses.

« Trot, me dit ma tante, en terminant son discours, faites honneur à vous-même, à moi et à M. Dick, et que Dieu soit avec vous ! »

J’étais très-ému, et tout ce que je pus faire, ce fut de la remercier, en la chargeant de toutes mes tendresses pour M. Dick.

« Ne faites jamais de bassesse, ne mentez jamais, ne soyez pas cruel. Évitez ces trois vices, Trot, et j’aurai toujours bon espoir pour vous. »

Je promis, du mieux que je pus, que je n’abuserais pas de sa bonté et que je n’oublierais pas ses recommandations.

« Le cheval est à la porte, dit ma tante, je pars. Restez là. »

À ces mots, elle m’embrassa précipitamment et sortit de la chambre en fermant la porte derrière elle. Je fus un peu surpris d’abord de ce brusque départ, et je craignais de lui avoir déplu ; mais, en regardant par la fenêtre, je la vis monter en voiture d’un air abattu et s’éloigner sans lever les yeux ; je compris mieux alors ce qu’elle éprouvait, et ne lui fis pas l’injustice de croire qu’elle eût rien contre moi.

On dînait à cinq heures chez M. Wickfield ; j’avais repris courage et me sentais en appétit. Il n’y avait que deux couverts. Cependant Agnès, qui avait attendu son père dans le salon, descendit avec lui et s’assit en face de lui à table. Je ne pouvais pas croire qu’il dînât sans elle.

On remonta dans le salon après dîner, et dans le coin le plus commode, Agnès apporta un verre pour son père avec une bouteille de vin de Porto. Je crois qu’il n’aurait pas trouvé à son breuvage favori son parfum accoutumé, s’il lui avait été servi par d’autres mains.

Il passa là deux heures, buvant du vin en assez grande quantité, pendant qu’Agnès jouait du piano, travaillait et causait avec lui ou avec moi. Il était, la plupart du temps, gai et en train comme nous, mais parfois il la regardait, puis tombait dans le silence et dans la rêverie. Il me sembla qu’elle s’en apercevait aussitôt, et qu’elle essayait de l’arracher à ses méditations par une question ou une caresse. Alors il sortait de sa rêverie et se versait du vin.

Agnès fit les honneurs du thé, puis le temps s’écoula, comme après le dîner, jusqu’à l’heure du coucher. Son père la prit alors dans ses bras, l’embrassa, puis après son départ il demanda des bougies dans son cabinet. Je montai me coucher aussi.

Pendant la soirée, j’étais sorti un moment dans la rue pour jeter un coup d’œil sur les vieilles maisons et sur la belle cathédrale, me demandant comment j’avais pu traverser cette ancienne ville dans mon voyage, et passer, sans le savoir, auprès de la maison où je devais demeurer bientôt. En revenant, je vis Uriah Heep qui fermait l’étude ; je me sentais en veine de bienveillance à l’égard du genre humain, et je lui dis quelques mots, puis en le quittant, je lui tendis la main. Mais quelle main humide et froide avait touché la mienne ! Je crus sentir la main d’un spectre, et elle en avait bien toute l’apparence. Je me frottai les mains pour réchauffer celle qui venait de rencontrer la sienne, et pour faire disparaître jusqu’à la trace de cet odieux attouchement.

Cette idée me poursuivait encore quand je montai dans ma chambre. Je croyais toujours sentir cette main humide et glacée. Je me penchai hors de la fenêtre, et j’aperçus une des figures sculptées au bout des solives, qui me regardait de travers. Il me sembla que c’était Uriah Heep qui était monté, je ne sais comment, jusque-là, et je me hâtai de fermer ma fenêtre.

Chapitre XVI. Je change sous bien des rapports. §

Le lendemain après le déjeuner, la vie de pension s’ouvrit de nouveau devant moi. M. Wickfield me conduisit sur le théâtre de mes études futures : c’était un bâtiment grave, le long d’une grande cour, respirant un air scientifique, en harmonie avec les corbeaux et les corneilles qui descendaient des tours de la cathédrale pour se promener d’un pas magistral sur la pelouse.

On me présenta à mon nouveau maître, le docteur Strong. Il me sembla presque aussi rouillé que la grande grille de fer qui ornait la façade de la maison, et presque aussi massif que les grandes urnes de pierre placées à intervalles égaux en haut des piliers, comme un jeu de quilles gigantesques, que le temps devait abattre quelque jour en se jouant. Il était dans sa bibliothèque ; ses habits étaient mal brossés, ses cheveux mal peignés, les jarretières de sa culotte courte n’étaient pas attachées, ses guêtres noires n’étaient pas boutonnées, et ses souliers étaient béants comme deux cavernes sur le tapis du foyer. Il tourna vers moi ses yeux éteints qui me rappelèrent ceux d’un vieux cheval aveugle que j’avais vu brouter l’herbe et trébucher sur les tombeaux du cimetière de Blunderstone, puis il me dit qu’il était bien aise de me voir, en me tendant une main dont je ne savais que faire, la voyant si inactive par elle-même.

Mais il y avait près du docteur Strong une jeune personne très-jolie qui travaillait ; il l’appelait Annie, et je supposai que c’était sa fille ; elle me tira d’embarras en s’agenouillant sur le tapis pour attacher les souliers du docteur Strong et boutonner ses guêtres, besogne qu’elle accomplit avec beaucoup de promptitude et de bonne grâce. Quand elle eut fini, au moment où nous nous rendions à la salle d’études, je fus très-étonné d’entendre M. Wickfield lui dire adieu sous le nom de mistress Strong, et je me demandais si ce n’était pas par hasard la femme de son fils plutôt que celle du docteur, quand il leva lui-même tous mes doutes.

« À propos, Wickfield, dit-il en s’arrêtant dans un corridor, et en appuyant sa main sur mon épaule, vous n’avez pas encore trouvé une place qui puisse convenir au cousin de ma femme ?

– Non, dit M. Wickfield, non, pas encore.

– Je voudrais bien que ce fut fait le plus tôt possible, Wickfield, dit le docteur Strong, car Jack Maldon est pauvre et oisif, et ce sont deux fléaux qui engendrent souvent des maux plus grands encore. Et c’est ce que dit le docteur Watts, ajouta-t-il en me regardant et en branlant la tête ; « Satan a toujours de l’ouvrage pour les mains oisives. »

– En vérité, docteur, dit M. Wickfield, si le docteur Watts avait bien connu les hommes, il aurait pu dire avec autant d’exactitude : « Satan a toujours de l’ouvrage pour les mains occupées. » Les gens occupés ont bien leur part du mal qui se fait dans ce monde, vous pouvez y compter. Qu’ont fait, depuis un siècle ou deux, les gens qui ont été le plus affairés à acquérir du pouvoir ou de l’argent ? Croyez-vous qu’ils n’aient pas fait aussi bien du mal ?

– Jack Maldon ne sera jamais très-affairé pour acquérir ni l’un ni l’autre, je crois, dit le docteur Strong en se frottant le menton d’un air pensif.

– C’est possible, dit M. Wickfield, et vous me ramenez à la question dont je vous demande pardon de m’être écarté. Non, je n’ai pas encore pu pourvoir M. Jack Maldon. Je crois, ajouta-t-il avec un peu d’hésitation, que je devine votre but, et ce n’est pas ce qui rend la chose plus facile.

– Mon but, dit le docteur Strong, est de placer d’une manière convenable un cousin d’Annie, qui est en outre pour elle un ami d’enfance.

– Oui, je sais, dit M. Wickfield, en Angleterre ou à l’étranger !

– Oui, dit le docteur, s’étonnant évidemment de l’affectation avec laquelle il prononçait ces paroles « en Angleterre ou à l’étranger. »

– Ce sont vos propres expressions, dit M. Wickfield, « ou à l’étranger. »

– Sans doute, répondit le docteur, sans doute, l’un ou l’autre.

– L’un ou l’autre ? Cela vous est indifférent ? demanda M. Wickfield.

– Oui, repartit le docteur.

– Oui ? dit l’autre avec étonnement.

– Parfaitement indifférent.

– Vous n’avez point de motif, dit M. Wickfield, pour vouloir dire « à l’étranger, » et non « en Angleterre ? »

– Non, répondit le docteur.

– Je suis obligé de vous croire, et il va sans dire que je vous crois, dit M. Wickfield. La commission dont vous m’avez chargé est, en ce cas, beaucoup plus simple que je ne l’avais cru. Mais j’avoue que j’avais là-dessus des idées très-différentes. »

Le docteur Strong le regarda d’un air étonné, qui se termina presque aussitôt par un sourire, et ce sourire m’encouragea fort, car il respirait la bonté et la douceur, avec une simplicité qu’on retrouvait, du reste, dans toutes les manières du docteur, quand on avait brisé la glace formée par l’âge et de longues études, et cette simplicité était bien faite pour attirer et charmer un jeune élève comme moi. Le docteur marchait devant nous d’un pas rapide et inégal, tout en répétant : oui, non, parfaitement, et autres brèves assurances sur le même sujet, tandis que nous marchions derrière lui ; et je remarquai que M. Wickfield avait pris un air grave et se parlait à lui-même en hochant la tête, croyant que je ne le voyais pas.

La salle d’étude était grande et reléguée dans un coin paisible de la maison, d’où l’on apercevait d’un côté une demi-douzaine de grandes urnes de pierre, et de l’autre un jardin bien retiré, appartenant au docteur ; on pouvait même distinguer de là les pêches qui mûrissaient sur un espalier exposé au midi. Il y avait aussi de grands aloès dans des caisses autour du gazon, et les feuilles roides et épaisses de cette plante sont restées associées depuis lors dans mon esprit avec l’idée du silence et de la retraite. Vingt-cinq élèves à peu près étaient occupés à étudier au moment de notre arrivée : tout le monde se leva pour dire bonjour au docteur, et resta debout en présence de M. Wickfield et de moi.

« Un nouvel élève, messieurs, dit le docteur : Trotwood Copperfield. »

Un jeune homme appelé Adams, qui était à la tête de la classe, quitta sa place pour me souhaiter la bienvenue. Sa cravate blanche lui donnait l’air d’un jeune ministre anglican, ce qui ne l’empêchait pas d’être très-aimable et d’un caractère enjoué ; il me montra ma place et me présenta aux différents maîtres avec une bonne grâce qui m’eût mis à mon aise si cela eût été possible.

Mais il me semblait qu’il y avait si longtemps que je ne m’étais trouvé en pareille camaraderie, que je n’avais vu d’autres garçons de mon âge que Mick Walker et Fécule-de-pommes-de-terre, que j’éprouvai un de ces moments de malaise qui ont été si communs dans ma vie. Je sentais si bien en moi-même que j’avais passé par une existence dont ils ne pouvaient avoir aucune idée, et que j’avais une expérience étrangère à mon âge, ma tournure et ma condition, qu’il me semblait que je me reprochais presque comme une imposture de me présenter parmi eux sans autres façons qu’un camarade ordinaire. J’avais perdu, pendant le temps plus ou moins long que j’avais passé chez Murdstone et Grinby, toute habitude des jeux et des divertissements des jeunes garçons de mon âge ; je savais que j’y serais gauche et novice. Le peu que j’avais pu apprendre jadis avait si complètement été effacé de ma mémoire par les soins sordides qui accablaient mon esprit nuit et jour, que lorsqu’on en vint à examiner ce que je savais, il se trouva que je ne savais rien, et qu’on me mit dans la dernière classe de la pension. Mais quelque préoccupé que je fusse de ma maladresse dans les exercices du corps, et de mon ignorance en fait d’études plus sérieuses, j’étais infiniment plus mal à mon aise en pensant à l’abîme mille fois plus grand encore que mon expérience des choses qu’ils ignoraient absolument, et que malheureusement je n’ignorais plus, creusait entre nous. Je me demandais ce qu’ils penseraient s’ils venaient à apprendre que je connaissais intimement la pension du banc du Roi. Mes manières ne révéleraient-elles pas tout ce que j’avais fait dans la société des Micawber, ces ventes au mont-de-piété, ces prêts sur gages et ces soupers qui en étaient la suite ? Peut-être quelqu’un de mes camarades m’avait-il vu traverser Canterbury, las et déguenillé, et viendrait-il à me reconnaître ? Que diraient-ils, eux qui attachaient si peu de prix à l’argent, s’ils savaient comment je comptais mes sous pour acheter tous les jours la viande ou la bière, ou les tranches de pudding nécessaires pour ma subsistance ? Quel effet cela produirait-il sur des enfants qui ne connaissaient pas la vie des rues de Londres, s’ils venaient à savoir que j’avais hanté les plus mauvais quartiers de cette grande ville, quelque honteux que j’en pusse être ? Mon esprit était si frappé de ces idées pendant la première journée passée chez le docteur Strong, que je veillais sur mes regards et sur mes mouvements avec anxiété ; j’étais tout inquiet dès que l’un de mes camarades approchait, et je m’enfuis en toute hâte dès que la classe fut finie, de peur de me compromettre en répondant à leurs avances amicales.

Mais l’influence qui régnait dans la vieille maison de M. Wickfield commença à agir sur moi au moment où je frappais à la porte, mes nouveaux livres sous le bras, et je sentis que mes alarmes commençaient à se dissiper. En montant dans ma vieille chambre, si vaste et si bien aérée, l’ombre sérieuse et grave du vieil escalier de chêne chassa mes doutes et mes craintes et jeta sur mon passé une obscurité propice. Je restai dans ma chambre à étudier diligemment jusqu’à l’heure du dîner (nous sortions de la pension à trois heures), et je descendis avec l’espérance de faire un jour encore un écolier passable.

Agnès était dans le salon, elle attendait son père qui était retenu dans son cabinet par une affaire. Elle vint au-devant de moi avec son charmant sourire, et me demanda ce que je pensais de la pension. Je répondis que j’espérais m’y plaire beaucoup, mais que je ne m’y sentais pas encore bien accoutumé.

« Vous n’avez jamais été en pension, n’est-ce pas ? lui dis-je.

– Bien au contraire, j’y suis tous les jours, dit-elle.

– Ah ! mais vous voulez dire ici, chez vous ?

– Papa ne pourrait pas se passer de moi, dit-elle en souriant et en hochant la tête. Il faut bien qu’il garde sa ménagère à la maison.

– Il vous aime beaucoup, j’en suis sûr ? »

Elle me fit signe que oui, et alla à la porte pour écouter s’il montait, afin d’aller au-devant de lui sur l’escalier, mais elle n’entendit rien et revint vers moi.

« Maman est morte au moment de ma naissance, dit-elle de l’air doux et tranquille qui lui était habituel. Je ne connais d’elle que son portrait qui est en bas. Je vous ai vu le regarder hier, saviez-vous qui c’était ?

– Oui, lui dis-je, il vous ressemble tant.

– C’est aussi l’avis de papa, dit-elle d’un ton satisfait… Ah ! le voilà ! »

Son calme et joyeux visage s’illumina de plaisir en allant au-devant de lui, et ils rentrèrent ensemble en se tenant par la main. Il me reçut avec cordialité, et me dit que je serais très-heureux chez le docteur Strong, qui était le meilleur des hommes.

« Il y a peut-être des gens… je n’en sais rien… qui abusent de sa bonté, dit M. Wickfield, ne faites jamais comme eux, Trotwood. C’est l’être le moins soupçonneux qu’on puisse rencontrer, et que ce soit un mérite ou un défaut, c’est toujours une chose dont il faut tenir compte dans tous les rapports grands ou petits qu’on peut avoir avec lui. »

Il me sembla qu’il parlait comme un homme contrarié ou mécontent de quelque chose, mais je n’eus pas le temps de m’en rendre compte. On annonça le dîner, et nous descendîmes pour prendre à table les mêmes places que la veille.

Nous étions à peine assis, quand Uriah Heep présenta sa tête rousse et sa main décharnée à la porte.

« M. Maldon, dit-il, voudrait vous dire un mot, monsieur.

– Comment ? Il n’y a qu’un instant que je suis débarrassé de M. Maldon, lui dit son patron.

– C’est vrai, monsieur, répondit Uriah, mais il vient de revenir pour vous dire encore un mot. »

Tout en tenant ainsi la porte entr’ouverte, Uriah m’avait regardé ; il avait regardé Agnès, les plats, les assiettes, et tout ce que la chambre contenait, à ce qu’il me sembla, quoiqu’il n’eût l’air de regarder autre chose que son maître, sur lequel ses yeux rouges paraissaient respectueusement attachés.

« Je vous demande pardon. C’est seulement pour vous dire qu’en y réfléchissant… » Ici le nouvel interlocuteur repoussa la tête d’Uriah pour y substituer la sienne… « Excusez mon indiscrétion, je vous prie. Mais puisque je n’ai point le choix, à ce qu’il paraît, plus tôt je partirai, mieux cela vaudra. Ma cousine Annie m’avait dit, quand nous avions parlé de cette affaire, qu’elle aimait mieux avoir ses amis près d’elle que de les voir exilés, et le vieux docteur…

– Le docteur Strong, vous voulez dire ? interrompit gravement M. Wickfield.

– Le docteur Strong, cela va sans dire. Je l’appelle le vieux docteur, c’est la même chose, vous savez ?

– Je ne sais pas, répondit M. Wickfield.

– Eh bien ! le docteur Strong, dit l’autre, avait l’air du même avis. Mais il paraît, d’après ce que vous me proposez, qu’il a changé d’idée ; en ce cas, je n’ai plus rien à dire ; plus tôt je partirai, mieux cela vaudra. Je suis donc revenu pour vous dire que plus tôt je serai en route, mieux cela vaudra. Quand il faut piquer une tête dans la rivière, à quoi bon lanterner sur la planche ?

– Eh bien ! puisque lanterner il y a, on ne lanternera pas, M. Maldon, vous pouvez compter là-dessus, dit M. Wickfield.

– Merci, dit l’autre, je vous suis fort obligé. À cheval donné on ne regarde pas aux dents ; ce ne serait pas aimable ; sans cela, je dirais qu’on aurait pu laisser ma cousine Annie arranger les choses à sa manière. Je suppose qu’elle n’aurait eu qu’à dire au vieux docteur…

– Vous voulez dire que mistress Strong n’aurait eu qu’à dire à son mari… n’est-ce pas ? dit M. Wickfield.

– Parfaitement, repartit l’autre, elle n’aurait eu qu’à dire qu’elle désirait que les choses fussent arrangées d’une certaine manière pour que cela se fit tout naturellement.

– Et pourquoi tout naturellement, M. Maldon ? demanda M. Wickfield en continuant tranquillement son dîner.

– Ah ! parce qu’Annie est une charmante jeune femme, et que le vieux docteur, le docteur Strong, je veux dire, n’est pas précisément un jeune homme, dit M. Jack Maldon en riant. Je ne veux blesser personne, monsieur Wickfield. Je veux seulement dire que je suppose qu’il est nécessaire et raisonnable que, dans un mariage de ce genre, on trouve au moins des compensations.

– Des compensations pour la femme, monsieur ? demanda gravement M. Wickfield.

– Pour la femme, monsieur, répondit M. Jack Maldon en riant. »

Mais s’apercevant que M. Wickfield continuait son dîner, du même air grave et impassible, et qu’il n’y avait point d’espoir de lui faire détendre un muscle de son visage, il ajouta :

« Du reste, j’ai dit tout ce que je voulais dire, je vous demande de nouveau pardon de mon indiscrétion, je vais me retirer. Il va sans dire que je suivrai vos avis, et que je considérerai cette affaire comme devant être traitée exclusivement entre vous et moi ; je n’y ferai aucune allusion chez le docteur.

– Avez-vous dîné ? demanda M. Wickfield en lui montrant la table.

– Merci, dit M. Maldon, je vais dîner chez ma cousine Annie, adieu. »

M. Wickfield, sans se lever, le suivit des yeux d’un air pensif. M. Maldon était, à mon avis, un jeune évaporé, assez joli garçon, la parole dégagée, l’air confiant et hardi. Ce fut là ma première entrevue avec lui ; je ne m’étais pas attendu à le voir si tôt, quand j’avais entendu le docteur parler de lui le matin.

Après le dîner, nous prîmes le chemin du salon, et tout se passa comme la veille. Agnès plaça les verres et la bouteille dans le même coin, M. Wickfield s’y établit et but copieusement. Agnès joua du piano, travailla, causa, et fit avec moi plusieurs parties de dominos. À l’heure exacte, elle fit le thé, puis, quand j’eus apporté mes livres, elle y jeta un coup d’œil, et me montra ce qu’elle en savait (elle était plus savante qu’elle ne le disait), et m’indiqua la meilleure manière d’apprendre et de comprendre. Je vois encore ses manières modestes, paisibles, régulières, j’entends encore sa douce voix en écrivant ces paroles ; l’influence bienfaisante qu’elle vint plus tard à exercer sur moi, commence déjà à se faire sentir à mon âme. J’aime la petite Émilie, et ne puis pas dire que j’aime Agnès de la même manière, mais je sens que la bonté, la paix et la vérité habitent auprès d’elle, et que la douce lumière de ce vitrail que j’ai vu jadis dans une église, l’éclaire toujours, et moi aussi, quand je suis près d’elle, et tous les objets qui nous entourent.

L’heure de son coucher était arrivé ; elle venait de nous quitter, et je tendis la main à M. Wickfield avant de me retirer aussi. Mais il me retint pour me dire :

« Lequel aimez-vous mieux, Trotwood, de rester ici ou d’aller ailleurs ?

– J’aime mieux rester ici, dis-je vivement.

– Vous en êtes sûr ?

– Si vous me le permettez, si cela vous convient.

– Mais c’est une vie un peu triste que celle que nous menons ici, mon garçon, j’en ai peur, dit-il.

– Pas plus triste pour moi que pour Agnès, monsieur. Pas triste du tout.

– Que pour Agnès ! répéta-t-il, en s’avançant lentement vers la grande cheminée, et en s’appuyant sur le manteau, que pour Agnès ! »

Il avait bu ce soir-là (peut-être était-ce une illusion) jusqu’à en avoir les yeux injectés de sang. Je ne les voyais pas alors : ses regards étaient fixés sur la terre, et il couvrait ses yeux de sa main, mais je l’avais remarqué un moment auparavant.

« Je me demande, murmura-t-il, si mon Agnès est lasse de moi. Je sais bien que moi, je ne me lasserai jamais d’elle, mais c’est différent… bien différent. »

C’était une réflexion qu’il se faisait en lui-même, ce n’est pas à moi qu’il l’adressait ; je restai donc immobile.

« C’est une vieille maison un peu triste et une vie bien monotone, mais il faut qu’elle reste près de moi. Il faut que je la garde près de moi. Si la pensée que je puis mourir et quitter mon enfant chérie, ou que ce cher trésor peut venir à mourir et me quitter elle-même, trouble déjà comme un spectre mes moments les plus heureux ; si je ne puis la noyer que dans… »

Il ne prononça pas le mot, mais il s’avança lentement vers la table où étaient posés les verres, fit d’un air distrait le geste de verser du vin de la bouteille vide, puis la posa et se remit à marcher dans la chambre.

« Si cette pensée est déjà si cruelle à supporter quand elle est ici, dit-il, que serait-ce si elle était loin de moi ? Non, non. Je ne puis m’y décider. »

Il s’appuya contre le manteau de la cheminée, et resta si longtemps plongé dans ses méditations que je ne savais si je devais risquer de le déranger en me retirant, ou rester tranquillement à ma place, jusqu’à ce qu’il fût sorti de sa rêverie. Enfin, il fit un effort, et ses yeux me cherchèrent dans la chambre.

« Vous voulez rester avec nous, Trotwood, dit-il de son ton ordinaire, et comme s’il répondait sans intervalle à quelque chose que je venais de lui dire, j’en suis bien aise. Vous nous tiendrez compagnie à tous deux. Cela nous fera du bien de vous avoir ici, ce sera bon pour moi, bon pour Agnès, et peut-être pour vous aussi.

– Pour moi, j’en suis sûr, monsieur, répondis-je. Je suis si content d’être ici !

– Vous êtes un brave garçon, dit M. Wickfield ; tant qu’il vous conviendra d’y rester, vous y serez le bienvenu. »

Il me donna une poignée de main, puis me frappant sur l’épaule, il me dit que lorsque j’aurais quelque chose à faire le soir après le départ d’Agnès, ou quand je voudrais lire pour mon plaisir, je pouvais descendre dans son cabinet s’il y était, et si je désirais un peu de société pour passer la soirée avec lui. Je le remerciai de ses bontés, et comme il s’y rendit un moment après, et que je n’étais pas fatigué, je descendis aussi un livre à la main, pour profiter, pendant une demi-heure, de la permission qu’il venait de me donner.

Mais, apercevant une lumière dans le petit cabinet circulaire, je me sentis à l’instant attiré par Uriah Heep qui exerçait sur moi une sorte de fascination, et j’entrai. Je le trouvai occupé à lire un gros livre avec une attention si évidente qu’il suivait chaque ligne de son doigt maigre, laissant en chemin sur la page, à ce qu’il me semblait, des traces gluantes, comme un limaçon.

« Vous travaillez bien tard ce soir, Uriah, lui dis-je.

– Oui, monsieur Copperfield. »

En prenant un tabouret en face de lui, pour lui parler plus à mon aise je remarquai qu’il ne savait pas sourire : il ouvrait seulement la bouche et dessinait, en l’ouvrant, deux rides profondes dans ses joues : c’était là tout.

« Je ne travaille pas pour l’étude, monsieur Copperfield, dit Uriah.

– Que faites-vous donc, alors ? demandai-je.

– Je tâche d’avancer dans la science du droit, monsieur Copperfield. J’étudie en ce moment-ci la Pratique de Tidd. Ah ! quel écrivain que ce Tidd, monsieur Copperfield ! »

Mon tabouret était un observatoire si commode, qu’en le regardant reprendre sa lecture après cette exclamation d’enthousiasme, je remarquai, pendant qu’il suivait les mots avec son doigt, que ses narines minces et pointues, toujours en mouvement avec une puissance de contraction et de dilatation surprenante, servaient d’interprète à sa pensée : il clignait du nez comme les autres clignent de l’œil ; ses yeux, à lui, ne disaient rien du tout.

« Je suppose que vous êtes un grand légiste ? dis-je après l’avoir observé quelque temps en silence.

– Moi, monsieur Copperfield ! dit Uriah. Oh ! non ; je suis dans une situation si humble. »

Je remarquai que l’étrange sensation que m’avait fait éprouver le contact de sa main ne devait pas être un fruit de mon imagination, car il les frottait sans cesse comme s’il voulait les sécher et les réchauffer, puis il les essuyait à la dérobée avec son mouchoir.

« Je sais bien que je suis dans la situation la plus humble, dit Uriah modestement, en comparaison des autres. Ma mère est très-humble aussi, nous vivons dans une humble demeure, monsieur Copperfield, et nous avons reçu beaucoup de grâces. La vocation de mon père était très-humble : il était fossoyeur.

– Qu’est-il devenu ? demandai-je.

– C’est maintenant un corps glorieux, monsieur Copperfield. Mais nous avons reçu de grandes grâces. Quelle grâce du ciel, par exemple, de demeurer chez M. Wickfield ! »

Je demandai à Uriah s’il y était depuis longtemps.

« Il y a bientôt quatre ans, monsieur Copperfield, dit Uriah en fermant son livre, après avoir soigneusement marqué l’endroit auquel il s’arrêtait. Je suis entré chez lui un an après la mort de mon père, et quelle grande grâce encore ! Quelle grâce je dois à la bonté de M. Wickfield, qui me permet de faire gratuitement des études qui auraient été au-dessus des humbles ressources de ma mère et des miennes !

– Alors je suppose qu’une fois vos études de droit finies, vous deviendrez procureur en titre ? lui dis-je.

– Avec la bénédiction de la Providence, monsieur Copperfield, répondit Uriah.

– Qui sait si vous ne serez pas un jour l’associé de M. Wickfield, répliquai-je pour lui faire plaisir, et alors ce sera Wickfield et Heep, ou peut-être Heep successeur de Wickfield.

– Oh ! non, monsieur Copperfield, dit Uriah en hochant la tête, je suis dans une situation beaucoup trop humble pour cela. »

Il ressemblait certainement d’une manière frappante à la figure sculptée au bout de la poutre, près de ma fenêtre, à le voir assis, dans son humilité, me lançant des yeux de côté, la bouche toute grande ouverte et les joues ridées en manière de sourire.

« M. Wickfield est un excellent homme, monsieur Copperfield, dit Uriah ; mais, si vous le connaissez depuis longtemps, vous en savez certainement plus là-dessus que je ne puis vous en apprendre. »

Je répliquai que j’en étais bien convaincu, mais qu’il n’y avait pas longtemps que je le connaissais, quoique ce fût un ami de ma tante.

« Ah ! en vérité, monsieur Copperfield, dit Uriah, votre tante est une femme bien aimable, monsieur Copperfield. »

Quand il voulait exprimer de l’enthousiasme, il se tortillait de la façon la plus étrange : je n’ai jamais rien vu de plus laid ; aussi j’oubliai un moment les compliments qu’il me faisait de ma tante pour considérer ces sinuosités de serpent qu’il imprimait à tout son corps, depuis les pieds jusqu’à la tête.

« …Une dame très-aimable, monsieur Copperfield, reprit-il ; elle a une grande admiration pour miss Agnès, je crois, monsieur Copperfield ? »

Je répondis « oui, » hardiment, sans en rien savoir : Dieu me pardonne !

« J’espère que vous pensez comme elle, monsieur Copperfield, dit Uriah ; n’est-il pas vrai ?

– Tout le monde doit être du même avis là-dessus, répondis-je.

– Oh ! je vous remercie de cette remarque, monsieur Copperfield, dit Uriah Heep ; ce que vous dites là est si vrai ! Même dans l’humilité de ma situation, je sais que c’est si vrai ! Oh ! merci, monsieur Copperfield ! »

Et il se tortilla si bien que, dans l’exaltation de ses sentiments, il s’enleva de son tabouret et commença à faire ses préparatifs de départ.

« Ma mère doit m’attendre, dit-il en regardant une montre terne et insignifiante qu’il tira de sa poche ; elle doit commencer à s’inquiéter, car quelque humbles que nous puissions être, monsieur Copperfield, nous avons beaucoup d’attachement l’un pour l’autre. Si vous vouliez venir nous voir un jour et prendre une tasse de thé dans notre pauvre demeure, ma mère serait aussi fière que moi de vous recevoir. »

Je répondis que je m’y rendrais avec plaisir.

« Merci, monsieur Copperfield, dit Uriah, en posant son livre sur une tablette. Je suppose que vous êtes ici pour quelque temps, monsieur Copperfield ? »

Je lui dis que je pensais que j’habiterais chez M. Wickfield tout le temps que je resterais à la pension.

« Ah ! vraiment ! s’écria Uriah ; il me semble que vous avez beaucoup de chances de finir par devenir associé de M. Wickfield, monsieur Copperfield ? »

Je protestai que je n’en avais pas la moindre intention, et que personne n’y avait songé pour moi ; mais Uriah s’entêtait à répondre poliment à toutes mes assurances : « Oh ! que si, monsieur Copperfield, vous avez beaucoup de chances ! » et « Oui, certainement, monsieur Copperfield, rien n’est plus probable ! » Enfin, quand il eut terminé ses préparatifs, il me demanda si je lui permettais d’éteindre la bougie, et sur ma réponse affirmative, il la souffla à l’instant même. Après m’avoir donné une poignée de main (et il me sembla que je venais de toucher un poisson dans l’obscurité), il entr’ouvrit la porte de la rue, se glissa dehors et la referma, me laissant retrouver mon chemin à tâtons ; ce que je fis à grand’peine, après m’être cogné contre son tabouret. C’est sans doute pour cela que je rêvai de lui la moitié de la nuit ; et qu’entre autres choses je le vis lancer à la mer la maison de M. Peggotty pour se livrer à une expédition de piraterie sous un drapeau noir, portant pour devise : « la Pratique, par Tidd, » et nous entraînant à sa suite sous cette enseigne diabolique, la petite Émilie et moi, pour nous noyer dans les mers espagnoles.

Le lendemain à la pension je parvins à vaincre ma timidité : le jour suivant, je me tirai encore mieux d’affaire, et mon embarras disparaissant par degrés, je me trouvai au bout de quinze jours parfaitement familiarisé avec mes nouveaux camarades, et très-heureux au milieu d’eux. J’étais maladroit à tous les jeux et fort en retard pour mes études. Mais je comptais sur la pratique pour me perfectionner dans le point le moins important, et sur un travail assidu pour faire des progrès dans l’autre. En conséquence, je me mis activement à l’œuvre, en classe comme en récréation, et je n’y perdis pas mon temps. La vie que j’avais menée chez Murdstone et Grinby me parut bientôt si loin de moi que j’y croyais à peine, tandis que mon existence actuelle m’était devenue si habituelle, qu’il me semblait que je n’avais jamais fait que cela.

La pension du docteur Strong était excellente, et ressemblait aussi peu à celle de M. Creakle que le bien au mal. Elle était conduite avec beaucoup d’ordre et de gravité, d’après un bon système ; on y faisait appel en toutes choses à l’honneur et à la bonne foi des élèves, avec l’intention avouée de compter sur ces qualités de leur part tant qu’ils n’avaient pas donné la preuve du contraire. Cette confiance produisait les meilleurs résultats. Nous sentions tous que nous avions notre part dans la direction de l’établissement, et que c’était à nous d’en maintenir la réputation et l’honneur. Aussi nous étions tous vivement attachés à la maison ; j’en puis répondre pour mon compte, et je n’ai jamais vu un seul de mes camarades qui ne pensât comme moi. Nous étudiions de tout notre cœur, pour faire honneur au docteur. Nous faisions de belles parties de jeu dans nos récréations et nous jouissions d’une grande liberté ; mais je me souviens qu’avec tout cela nous avions bonne réputation dans la ville, et que nos manières et notre conduite faisaient rarement tort à la renommée du docteur Strong et de son institution.

Quelques-uns des plus âgés d’entre nous logeaient chez le docteur, et c’est d’eux que j’appris quelques détails sur son compte. Il n’y avait pas encore un an qu’il avait épousé la belle jeune personne que j’avais vue dans son cabinet ; c’était de sa part un mariage d’amour ; la dame n’avait pas le sou, mais en revanche elle possédait, à ce que disaient nos camarades, une quantité innombrable de parents pauvres, toujours prêts à envahir la maison de son mari. On attribuait les manières distraites du docteur aux recherches constantes auxquelles il se livrait sur les racines grecques. Dans mon innocence, ou plutôt dans mon ignorance, je supposai que c’était chez le docteur une espèce de folie botanique, d’autant mieux qu’il regardait toujours par terre en marchant ; ce ne fut que plus tard que je vins à savoir qu’il s’agissait des racines des mots dont il avait l’intention de faire un nouveau dictionnaire. Adams, qui était le premier de la classe et qui avait des dispositions pour les mathématiques, avait fait le calcul du temps que ce dictionnaire devait lui prendre avant d’être terminé, d’après le plan primitif et les résultats déjà obtenus. Il calculait qu’il faudrait, pour mener à fin cette entreprise, mille six cent quarante-neuf ans, à partir du dernier anniversaire du docteur, qui avait eu alors soixante-deux ans.

Quant au docteur, il était l’idole de tous les élèves, et il aurait fallu que la pension fût bien mal composée pour qu’il en fût autrement, car c’était bien le meilleur des hommes, et rempli d’une foi si simple qu’elle eût pu toucher même les cœurs de pierre des grandes urnes rangées le long de la muraille. Quand il marchait en long et en large dans la cour, près de la grille, sous les regards des corbeaux et des corneilles qui le regardaient en retroussant leur tête d’un air de pitié, comme s’ils savaient bien qu’ils étaient beaucoup plus au courant que lui des affaires de ce monde, si un vagabond alléché par le craquement de ses souliers pouvait s’approcher assez près de lui pour attirer son attention sur un récit lamentable, il était bien sûr d’obtenir de sa charité de quoi le mettre à son aise pour deux jours. On savait si bien cela dans la maison que les maîtres et les élèves les plus âgés sautaient souvent par la fenêtre pour chasser les mendiants de la cour, avant que le docteur pût s’apercevoir de leur présence, et souvent même on avait déjà fait cette expédition à quelques pas de lui, qu’il ne se doutait seulement pas le moins du monde de ce qui se passait. Une fois sorti de ses domaines et dépourvu de toute protection, c’était comme une brebis égarée, la proie du premier mécréant qui voulait tondre sa toison. Il aurait volontiers déboutonné ses guêtres pour les donner. À vrai dire, il courait parmi nous une histoire, remontant à je ne sais quelle époque, et fondée sur je ne sais quelle autorité, mais que je crois encore véritable ; on disait que par un jour d’hiver, où il faisait très-froid, le docteur avait positivement donné ses guêtres à une mendiante, qui avait ensuite excité quelque scandale dans le voisinage, en promenant de porte en porte un petit enfant enveloppé dans ces langes improvisés, à la surprise générale, car les guêtres du docteur étaient aussi connues que la cathédrale dans les environs. La légende ajoutait que la seule personne qui ne les reconnut pas fut le docteur lui-même, qui les aperçut peu de temps après à l’étalage d’une échoppe de revendeuse mal famée, où l’on recevait toutes sortes d’effets en échange d’un verre de genièvre ; et qu’il s’arrêta pour les examiner d’un air approbateur, comme s’il y remarquait quelque perfectionnement nouveau dans la coupe qui leur donnait un avantage signalé sur les siennes.

Ce qui était charmant à voir, c’étaient les manières du docteur avec sa jeune femme. Il avait une façon affectueuse et paternelle de lui témoigner sa tendresse, qui semblait, à elle seule, résumer toutes les vertus de ce brave homme. On les voyait souvent se promener dans le jardin, près des espaliers, et j’avais parfois l’occasion de les observer de plus près dans le cabinet ou le salon. Elle me paraissait prendre grand soin de lui et l’aimer beaucoup ; mais l’intérêt qu’elle portait au dictionnaire me semblait assez faible, quoique les poches et la coiffe du chapeau du docteur fussent toujours encombrées de quelques feuillets de ce grand ouvrage dont il lui expliquait le plan en se promenant avec elle.

Je voyais souvent mistress Strong ; elle avait pris du goût pour moi le jour où M. Wickfield m’avait présenté à son mari, et elle continua toujours de s’intéresser à moi avec beaucoup de bonté ; en outre elle aimait beaucoup Agnès et venait souvent la voir ; mais elle semblait mal à son aise avec M. Wickfield, et je trouvais qu’elle avait toujours l’air d’avoir peur de lui. Quand elle venait chez nous le soir, elle évitait d’accepter son bras pour retourner chez elle, et c’est à moi qu’elle demandait de l’accompagner. Parfois, quand nous traversions gaiement ensemble la cour de la cathédrale, sans nous attendre à rencontrer personne, nous voyions apparaître M. Jack Maldon qui était tout étonné de nous trouver là.

La mère de mistress Strong me plaisait infiniment. Elle s’appelait mistress Markleham, mais nous avions coutume, à la pension, de l’appeler le Vieux-Troupier, pour reconnaître la tactique avec laquelle elle faisait manœuvrer la nombreuse armée de parents qu’elle conduisait en campagne contre le docteur. C’était une petite femme avec des yeux perçants. Elle portait toujours, lorsqu’elle était en grande toilette, un éternel bonnet orné de fleurs artificielles et de deux papillons voltigeant au-dessus des fleurs. On disait parmi nous que ce bonnet venait assurément de France, et ne pouvait tirer son origine que de cette ingénieuse nation ; tout ce que je sais, c’est qu’il apparaissait le soir partout où mistress Markleham faisait son entrée ; qu’elle avait un panier chinois pour l’emporter dans les maisons où elle devait passer la soirée, que les papillons avaient le don de voltiger sur leurs ailes tremblotantes, aussi agiles, aussi actifs que « l’abeille diligente ! » si ce n’est qu’ils ne rapportaient au docteur Strong que des frais.

Je pus faire à mon aise des observations sur le Vieux-Troupier, soit dit sans lui manquer de respect, un soir qui me devint mémorable par un autre incident que je vais raconter. Le docteur recevait quelques personnes ce soir-là, à l’occasion du départ de M. Jack Maldon pour les Indes, où il allait entrer comme cadet dans un régiment, je crois, M. Wickfield ayant enfin terminé cette affaire. Ce jour-là se trouvait justement aussi l’anniversaire du docteur. Nous avions congé, nous lui avions fait notre cadeau le matin ; Adams avait fait un discours au nom de tous les élèves, et nous avions applaudi à nous enrouer, ce qui avait fait pleurer le bon docteur. Le soir M. Wickfield, Agnès et moi, nous allâmes prendre le thé chez lui, en particulier.

M. Jack Maldon y était déjà : mistress Strong, vêtue d’une robe blanche ornée de rubans cerise, jouait du piano au moment de notre arrivée, et il se penchait vers elle pour tourner les pages. Elle me parut un peu plus pâle qu’à l’ordinaire quand elle se retourna, mais elle était jolie, remarquablement jolie.

« J’ai oublié de vous faire mes compliments pour votre anniversaire, docteur, dit la mère de mistress Strong quand nous fûmes assis ; croyez bien, d’ailleurs, que ce ne sont pas de simples compliments de ma part. Permettez-moi de vous souhaiter une bonne année accompagnée de plusieurs autres.

– Je vous remercie, madame, dit le docteur.

– De beaucoup, beaucoup d’autres, dit le Vieux-Troupier, non-seulement pour votre bonheur, mais pour celui d’Annie, de Jack Maldon et de la compagnie. Il me semble que c’était hier, John, que vous étiez encore un petit garçon avec la tête de moins que M. Copperfield, et que vous faisiez des déclarations à Annie derrière les groseilliers, dans le fond du jardin.

– Ma chère maman ! dit mistress Strong, à quoi allez-vous penser ?

– Allons, Annie, pas d’absurdités, dit sa mère ; si vous rougissez de cela, maintenant que vous êtes une vieille matrone, quand donc cesserez-vous d’en rougir ?

– Vieille ! s’écria M. Jack Maldon ; Annie, vieille ! allons donc !

– Oui, John, répliqua le Troupier ; c’est de fait une vieille matrone. Je ne veux pas dire qu’elle soit vieille par les années, je ne suppose pas qu’on me croie assez simple pour prétendre qu’une enfant de vingt ans soit vieille, mais votre cousine est la femme du docteur, et c’est par là qu’elle mérite le titre respectable que je lui donne. Et c’est fort heureux pour vous, John, que votre cousine soit la femme du docteur ; vous avez trouvé en lui un ami dévoué et influent, qui ne finira pas là ses bontés, si vous les méritez, j’en suis sûre. Je n’ai point de faux orgueil, je n’hésite point à avouer franchement qu’il y a dans notre famille des personnes qui ont besoin d’un ami ; vous, par exemple, vous étiez dans ce cas-là, avant que l’influence de votre cousine vous eût procuré cet ami secourable. »

Le docteur, dans la générosité de son cœur, fit un signe de la main comme pour dire que cela n’en valait pas la peine, et pour épargner à M. Jack Maldon un nouvel appel fait à sa reconnaissance ; mais mistress Markleham changea de chaise pour aller s’asseoir plus près du docteur, et là elle appuya son éventail sur le bras de son gendre, en disant :

« Non, en vérité, mon cher docteur ; je vous prie de m’excuser si je reviens souvent sur ce sujet qui excite en moi des sentiments si vifs ; c’est une vraie monomanie de ma part, mais vous êtes une bénédiction pour nous tous. Votre mariage avec Annie a été le plus grand bonheur qui pût nous arriver.

– Allons donc, allons donc ! dit le docteur.

– Non, non, je vous demande pardon, reprit le Vieux-Soldat ; nous sommes seuls, à l’exception de notre excellent ami M. Wickfield, et je ne consentirai pas à me laisser fermer la bouche ; je réclamerai plutôt mes privilèges de belle-mère pour vous gronder, si vous le prenez comme cela. Je suis franche et j’ai le cœur sur la main : ce que j’ai dit là, c’est ce que j’ai dit tout de suite quand vous m’avez jetée dans un si grand étonnement… Vous vous rappelez ma surprise ? en demandant la main d’Annie ; non pas que la proposition en elle-même fût bien extraordinaire, je ne suis pas assez sotte pour le dire, mais comme vous aviez connu son pauvre père et qu’elle, vous l’aviez vue naître, je n’avais jamais pensé que vous dussiez devenir son mari, … ni le mari de personne, pour mieux dire : voilà tout !

– C’est bon, c’est bon, dit le docteur d’un ton de bonne humeur, n’y pensons plus.

– Mais je veux y penser, moi, dit le Vieux-Troupier en lui fermant la bouche avec son éventail ; je tiens à y penser ; je veux rappeler ce qui s’est passé, pour qu’on me contredise si je me trompe. Si bien donc que je parlai à Annie, et je lui racontai l’affaire. « Ma chère, lui dis-je, le docteur Strong est venu me trouver et m’a chargé de vous faire sa déclaration et de demander votre main. » Vous entendez bien que je n’ai pas insisté le moins du monde ; voilà tout ce que je lui ai dit : « Annie, dites-moi la vérité tout de suite, votre cœur est-il libre ? – Maman, dit-elle en pleurant, je suis bien jeune, ce qui était parfaitement vrai, et je sais à peine si j’ai un cœur. – Alors, ma chère, vous pouvez être sûre qu’il est libre. En tout cas, mon enfant, ai-je ajouté, le docteur Strong est trop agité pour qu’on lui fasse attendre une réponse ; nous ne pouvons le tenir en suspens. – Maman, dit Annie toujours en pleurant, croyez-vous qu’il fût malheureux sans moi ; en ce cas, je l’estime et je le respecte tant, que je crois que je l’épouserais, » Voilà donc une affaire décidée, et c’est alors seulement que je dis à ma fille : « Annie, le docteur Strong ne sera pas seulement votre mari, mais il représentera encore votre défunt père ; il représentera le chef de la famille ; il représentera la sagesse, le rang et je puis dire aussi la fortune de la famille, en un mot, il sera une bénédiction pour nous tous. » Oui, c’est le mot que j’ai employé alors, et je le répète aujourd’hui : si j’ai un mérite, c’est la constance. »

Sa fille était restée immobile et silencieuse pendant ce discours ; ses yeux étaient fixés sur la terre ; son cousin debout près d’elle avait aussi les yeux baissés. Elle dit alors très-bas et d’une voix tremblante :

« Maman, j’espère que vous avez fini ?

– Non, ma chère amie, répliqua le Vieux-Troupier, je n’ai pas tout à fait fini. Puisque vous me faites cette question, mon amour, je vous réponds que je n’ai pas fini. J’ai encore à me plaindre d’un peu de froideur de votre part envers votre propre famille, et comme on ne gagne rien à vous adresser des plaintes, c’est à votre mari que je les adresserai désormais. Maintenant, mon cher docteur, regardez cette sotte petite femme. »

Quand le docteur se retourna vers elle avec un sourire plein de bonté, mistress Strong baissa encore la tête. Je remarquai que M. Wickfield ne la perdait pas de vue un moment.

« Quand il m’est arrivé, l’autre jour, de dire à cette méchante fille, continua sa mère, en secouant la tête et en désignant mistress Strong du bout de son éventail, qu’il y avait une petite affaire de famille, dont elle pouvait, dont elle devait même vous entretenir, ne m’a-t-elle pas répondu que, si elle vous en parlait ce serait comme si elle vous demandait une faveur, parce que vous étiez si généreux qu’il lui suffisait de demander pour obtenir ; qu’aussi elle ne voulait plus vous parler de rien ?

– Annie, ma chère, dit le docteur, vous avez eu tort, vous m’avez privé là d’un grand plaisir.

– C’est précisément ce que je lui ai dit, s’écria sa mère : vraiment, une autre fois, quand je saurai que c’est là la raison qui l’empêche de vous en parler, et qu’elle me refusera de le faire, j’ai bien envie de m’adresser moi-même à vous, mon cher docteur.

– J’en serai enchanté, répondit le docteur, si cela vous convient.

– Bien vrai ? eh bien ! alors je n’y manquerai pas, dit le Vieux-Troupier ; c’est marché fait. » Ayant, je suppose, réussi dans ce qu’elle voulait, elle frappa doucement la main du docteur avec son éventail, qu’elle avait baisé d’abord, puis elle retourna d’un air de triomphe au siège qu’elle avait occupé au commencement de la soirée.

Il arriva quelques personnes, entre autres les deux sous-maîtres avec Adams ; la conversation devint générale, et elle roula naturellement sur M. Jack Maldon, sur son voyage, sur le pays qu’il allait habiter, sur ses projets et sur ses espérances. Il partait ce soir-là après le souper, en chaise de poste, pour aller retrouver à Gravesend le vaisseau sur lequel il devait monter ; il allait être absent, disait-on, pour plusieurs années, à moins qu’il ne pût obtenir un congé, ou que sa santé ne l’obligeât de revenir plus tôt. Je me souviens qu’on décida que l’Inde était un pays calomnié, et qu’on n’avait autre chose à y craindre qu’un tigre, par-ci par-là, et une chaleur un peu excessive au milieu du jour. Pour mon compte, je regardais M. Jack Maldon comme un moderne Sindbad ; je me le représentai comme l’ami intime de tous les rajahs de l’Orient, assis sous un dais, et fumant des hookabs dorés, qui auraient eu un quart de lieue de long, si on les avait déroulés.

Mistress Strong chantait très-agréablement : je le savais pour l’avoir souvent entendue chanter seule ; mais soit qu’elle eût honte de chanter devant le monde, soit qu’elle ne fût pas en voix ce soir-là, elle ne put en venir à bout. Elle essaya un duo avec son cousin Maldon, mais elle ne put articuler la première note, et quand elle voulut ensuite passer à un solo, sa voix, très-pure au commencement, s’éteignit tout à coup, et elle en fut si troublée qu’elle resta devant son piano en baissant la tête sur les touches. Le bon docteur dit qu’elle avait mal aux nerfs, et il proposa, pour la soulager, une partie de cartes : il y était, je crois, à peu près aussi fort qu’à jouer du trombone. Mais je remarquai que le Vieux-Troupier le prît à l’instant même pour son partenaire, et qu’une fois sous sa garde, la première instruction qu’il reçut fut de lui remettre tout l’argent qu’il avait dans sa poche.

Le jeu fut très-gai, grâce surtout aux innombrables méprises que fit le docteur en dépit de la vigilance des papillons, très-irrités de leur mauvais succès. Mistress Strong avait refusé de jouer, en disant qu’elle ne se sentait pas très-bien, et son cousin Maldon s’était excusé, sous prétexte qu’il avait des malles à faire. Ses malles furent apparemment bientôt faites, car il reparut presque aussitôt dans le salon pour aller s’asseoir sur le canapé à côté de sa cousine. De temps en temps seulement, elle se levait pour aller regarder le jeu du docteur, et lui donner un conseil. Elle était très-pâle en se penchant vers lui, et il me semblait que son doigt tremblait en indiquant les cartes ; mais le docteur, heureux de ses attentions, ne se doutait pas de ces petits détails.

Le souper ne fut pas très-gai ; tout le monde avait l’air de sentir qu’une séparation de cette espèce était quelque chose d’un peu embarrassant, et l’embarras augmentait à mesure que l’heure du départ approchait. M. Jack Maldon faisait tous ses efforts pour soutenir la conversation, mais il n’était pas à son aise, et ne faisait que gâter tout. Le Vieux-Troupier ajoutait encore au malaise général, à ce qu’il me semblait, en rappelant sans cesse des épisodes rétrospectifs de la jeunesse de M. Jack Maldon.

Le docteur pourtant convaincu, j’en suis sûr, qu’il avait, par cette réunion dernière, rendu tout le monde très-heureux, était radieux, et il n’avait pas la plus légère idée que nous ne fussions pas tous au comble de la joie.

« Annie, ma chère, dit-il en regardant à sa montre, et en remplissant son verre, voilà l’heure du départ de votre cousin Jack qui se passe, et nous ne devons pas le retenir, car le temps et la marée n’attendent personne. M. Jack Maldon, vous avez devant vous un long voyage, et vous allez en pays étranger ; mais vous n’êtes pas le premier, et vous ne serez pas le dernier jusqu’à la fin des temps. Les vents que vous allez affronter ont conduit des milliers d’hommes à la fortune, comme ils en ont ramené heureusement des milliers dans leur patrie.

– C’est une chose bien émouvante, dit mistress Markleham, de quelque côté qu’on envisage la question, c’est une chose bien émouvante, que de voir un beau jeune homme qu’on a connu depuis son enfance, partir ainsi pour l’autre bout du monde, en laissant derrière lui tous ses amis, sans savoir ce qu’il va trouver là-bas ; un jeune homme qui fait un pareil sacrifice mérite un appui et une protection constante, continua-t-elle en regardant le docteur.

– Le temps coulera vite pour vous, monsieur Jack Maldon, dit le docteur, il coulera vite pour nous tous. Il y en a parmi nous qui peuvent à peine espérer raisonnablement, dans le cours naturel des choses, d’être en vie pour vous féliciter à votre retour, mais il n’est pas défendu de l’espérer pourtant, et c’est ce que je fais. Je ne vous fatiguerai pas de longs avis. Vous avez depuis longtemps devant vous un excellent modèle en votre cousine Annie. Imitez ses vertus autant que cela vous sera possible. »

Mistress Markleham s’éventait en hochant la tête.

« Adieu, monsieur Jack, dit le docteur en se levant, sur quoi tout le monde se leva : je vous souhaite un bon voyage, du succès dans votre carrière, et un heureux retour dans notre pays ! »

Tout le monde but à la santé de M. Jack Maldon ; on échangea des poignées de mains, puis il prit à la hâte congé de toutes les dames, et se précipita vers la porte, où il fut reçu en montant en voiture par un tonnerre d’applaudissements, poussés par nos camarades, qui s’étaient assemblés sur la pelouse dans ce but. Je courus les rejoindre pour augmenter leur nombre ; et je vis très-nettement, au milieu de la poussière et du bruit, la figure de M. Jack Maldon qui était appuyé dans la voiture et tenait à la main un ruban cerise.

Après des hourras poussés pour le docteur et des hourras poussés pour la femme du docteur, les élèves se dispersèrent, et je rentrai dans la maison, où je trouvai tout le monde réuni en groupe autour de lui. On y discutait le départ de M. Maldon, son courage, ses émotions et tout ce qui s’ensuit. Au milieu de toutes ces observations, mistress Markleham s’écria :

« Où donc est Annie ? »

Annie n’était pas dans le salon et ne répondit pas quand on l’appela. Mais, lorsque nous sortîmes en foule du salon pour la chercher, nous la trouvâmes étendue sur le plancher du vestibule. L’alarme fut grande au premier abord, mais on reconnut bientôt qu’elle n’était qu’évanouie, et elle commença à reprendre connaissance, grâce aux moyens qu’on emploie d’ordinaire en pareil cas. Alors le docteur, qui avait relevé la tête de sa femme pour l’appuyer sur ses genoux, écarta de la main les boucles de cheveux qui lui couvraient le visage, et dit en nous regardant :

« Pauvre Annie, elle est si affectueuse et si constante ! C’est de se voir séparée de son ami d’enfance, son ancien camarade, celui de ses cousins qu’elle aimait le mieux, qui en est la cause. Ah ! c’est bien dommage ; j’en suis vraiment fâché. »

Quand elle ouvrit les yeux, qu’elle se vit dans cet état, et nous tous autour d’elle, elle se leva avec un peu de secours, en tournant la tête pour l’appuyer sur l’épaule du docteur, ou pour se cacher, je ne sais lequel. Nous étions tous rentrés dans le salon pour la laisser seule avec le docteur et sa mère, mais elle dit qu’elle se sentait mieux qu’elle ne l’avait été depuis le matin, et qu’elle serait bien aise de se retrouver au milieu de nous ; on la mena donc, et elle s’assit sur le canapé, bien pâle et bien faible encore.

« Annie, ma chère, dit sa mère en arrangeant sa robe, vous avez perdu un de vos nœuds. Quelqu’un veut-il avoir la bonté de le chercher ? c’est un ruban cerise. »

C’était celui qu’elle portait à son corsage. On le chercha partout ; je le cherchai aussi, mais personne ne put le trouver.

« Vous rappelez-vous si vous ne l’aviez pas encore tout à l’heure, Annie ? » dit sa mère.

Je me demandai comment cette femme que je venais de voir si pâle était tout à coup devenue rouge comme le feu, en répondant qu’elle l’avait encore il n’y a qu’un instant, mais que cela ne valait pas la peine de le chercher.

On se remit en quête pourtant, sans rien trouver. Elle demanda qu’on ne s’en occupât plus, et les recherches se ralentirent. Puis enfin, quand elle se trouva tout à fait bien, tout le monde prit congé d’elle.

Nous marchions très-lentement en retournant chez nous, M. Wickfield, Agnès et moi. Agnès et moi nous admirions le clair de lune, mais M. Wickfield levait à peine les yeux. Quand nous fûmes enfin arrivés à notre porte, Agnès s’aperçut qu’elle avait oublié son sac à ouvrage. Enchanté de pouvoir lui rendre un service, je pris ma course pour aller le chercher.

J’entrai dans la salle à manger où Agnès l’avait oublié : tout était dans l’obscurité, et je ne vis personne, mais la porte qui donnait dans le cabinet du docteur était ouverte ; j’aperçus de la lumière, et j’entrai pour dire ce que je venais chercher et demander une bougie.

Le docteur était assis près du feu, dans son grand fauteuil ; sa jeune femme était à ses pieds sur un tabouret. Il lui lisait tout haut, avec un sourire de complaisance, une explication manuscrite d’une partie de la théorie du fameux dictionnaire, et elle avait les yeux attachés sur lui. Mais je n’ai jamais vu sur un visage pareille expression, de si beaux traits, pâles comme la mort, un regard si morne et si fixe ; l’air égaré d’une somnambule ; une frayeur de cauchemar ; une horreur profonde, je ne sais de quoi. Ses yeux étaient tout grands ouverts, et ses beaux cheveux bruns tombaient en boucles épaisses sur sa robe blanche, veuve du ruban cerise. Je me la rappelle parfaitement telle qu’elle était. Je me demandais ce que cela voulait dire. Je me le demande encore aujourd’hui même, en évoquant ce tableau devant mon jugement mûri par l’expérience de la vie. Du repentir, de l’humiliation, de la honte, de l’orgueil, de l’affection et de la confiance ? il y avait de tout cela ; et à tout cela venait se mêler cette horreur de je ne sais quoi.

Mon entrée et ma question la firent sortir de sa rêverie, et changèrent aussi le cours des idées du docteur, car lorsque je rentrai pour rendre la bougie que j’avais prise sur la table, il caressait les cheveux de sa femme d’un air paternel.

« Je ne suis, lui disait-il, qu’un vieil égoïste de me laisser entraîner ainsi par votre patience, à vous faire de pareilles lectures, au lieu de vous envoyer coucher, ce qui vaudrait bien mieux. »

Mais elle lui demanda d’un ton pressant, quoique d’une voix mal assurée, de lui permettre de rester et de sentir qu’elle avait toute sa confiance ce soir-là ; elle balbutia ces derniers mots ; et quand elle se tourna de nouveau vers lui, après m’avoir jeté un regard au moment où je sortais, je la vis croiser ses mains sur le genou du docteur, et le regarder avec le même visage qu’auparavant, quoique avec un peu plus de calme, pendant qu’il reprenait sa lecture.

Cet incident me fit une grande impression alors, et je m’en souvins longtemps après, comme j’aurai l’occasion de le raconter quand le temps en sera venu.

Chapitre XVII. Quelqu’un qui rencontre une bonne chance. §

Je n’ai pas pensé à parler de Peggotty depuis ma fuite, mais naturellement je lui avais écrit dès que j’avais été établi à Douvres, et une seconde lettre, plus longue que la première, lui avait fait connaître tous les détails de mes aventures, quand ma tante m’eut pris formellement sous sa protection. Une fois installé chez le docteur Strong, je lui écrivis de nouveau pour lui apprendre ma bonne situation et mes joyeuses espérances. Je n’aurais pu éprouver à dépenser l’argent que M. Dick m’avait donné, la moitié de la satisfaction que je ressentis à envoyer, dans cette dernière lettre, une pièce d’or de huit schellings à Peggotty en remboursement de la somme que je lui avais empruntée, et ce ne fut que dans cette épître que je fis mention de mon voleur avec son âne : jusqu’alors j’avais évité de lui en parler.

Peggotty répondit à toutes ces communications avec la promptitude, si ce n’est avec la concision d’un commis aux écritures dans une maison de commerce ; elle épuisa tous ses talents de rédaction pour exprimer ce qu’elle éprouvait à propos de mon voyage. Quatre pages de phrases incohérentes parsemées d’interjections, le tout sans autre point d’arrêt que des taches sur le papier, ne suffisaient pas pour soulager son indignation. Mais les taches m’en disaient plus que la plus belle composition, car elles me prouvaient que Peggotty n’avait fait que pleurer tout du long en m’écrivant ; et que pouvais-je désirer de plus ?

Je vis clairement qu’elle n’avait pas encore conçu beaucoup de goût pour ma tante, et je n’en fus pas étonné. Il y avait trop longtemps que toutes ses préventions lui étaient plutôt défavorables. « On ne pouvait jamais se flatter de bien connaître personne, disait-elle, mais de trouver miss Betsy si différente de ce qu’elle avait toujours semblé jusqu’alors, c’était une leçon contre les jugements précipités. » Telle était son expression. Elle avait évidemment encore un peu peur de miss Betsy, et elle ne lui faisait présenter ses respects qu’avec une certaine timidité ; elle avait l’air aussi d’être un peu inquiète sur mon compte, et supposait sans doute que je reprendrais bientôt la clef des champs, à en juger par ses assurances répétées que je n’avais qu’à lui demander l’argent nécessaire pour venir à Yarmouth, et que je le recevrais aussitôt.

Elle m’apprit un événement qui me fit une grande impression : on avait vendu les meubles de notre ancienne habitation. M. et Miss Murdstone avaient quitté le pays : la maison était fermée, on l’avait mise à vendre ou à louer. Dieu sait que ma place dans la demeure de ma mère avait été petite depuis qu’ils y étaient entrés, cependant je pensais avec peine que cette demeure, qui m’avait été chère, était abandonnée, que les mauvaises herbes poussaient dans le jardin, et que les feuilles sèches encombraient les allées. Je m’imaginais entendre le vent d’hiver siffler tout autour, et la pluie glacée battre contre les fenêtres, tandis que la lune peuplait de fantômes les chambres inhabitées et veillait seule pendant la nuit sur cette solitude. Je me pris à songer au tombeau sous l’arbre du cimetière, et il me semblait que la maison était morte aussi, et que tout ce qui se rattachait à mon père et à ma mère s’était également évanoui.

Les lettres de Peggotty ne contenaient point d’autres nouvelles. « M. Barkis était un excellent mari, disait-elle, quoiqu’il fût toujours un peu serré ; mais chacun a ses défauts, et elle n’en manquait pas de son côté (je n’avais jamais pu les découvrir), il me faisait présenter ses respects, et me rappelait que ma petite chambre m’attendait toujours. M. Peggotty se portait bien, Ham aussi, mistress Gummidge allait cahin caha, et la petite Émilie n’avait pas voulu m’envoyer ses amitiés, mais elle avait dit que Peggotty pouvait s’en charger si elle voulait. »

Je communiquai toutes ces nouvelles à ma tante en neveu soumis, gardant seulement pour moi ce qui concernait la petite Émilie, par un sentiment instinctif que la tante Betzy n’aurait pas grand goût pour elle. Au commencement de mon séjour à Canterbury, elle vint plusieurs fois me voir, et toujours à des heures où je ne pouvais l’attendre, dans le but, je suppose, de me trouver en défaut. Mais comme elle me trouvait au contraire toujours occupé, et recevait de tous côtés l’assurance que j’avais bonne réputation et que je faisais des progrès dans mes études, elle renonça bientôt à ces visites imprévues. Je la voyais tous les mois quand j’allais à Douvres, le samedi, pour y passer le dimanche, et tous les quinze jours M. Dick m’arrivait le mercredi à midi, par la diligence, pour ne repartir que le lendemain matin.

Dans ces occasions, M. Dick ne voyageait jamais sans un nécessaire contenant une provision de papeterie et le fameux mémoire, car il s’était mis dans l’idée que le temps pressait et qu’il fallait décidément terminer ce document.

M. Dick était grand amateur de pain d’épice. Pour lui rendre ses visites plus agréables, ma tante m’avait chargé d’ouvrir pour lui un crédit chez un pâtissier, avec l’ordre de ne jamais lui en fournir par jour pour plus de dix pences. Cette règle stricte et le payement qu’elle se réservait de faire elle-même des comptes de l’hôtel où il couchait, me portèrent à croire qu’elle lui permettait de faire sonner son argent dans son gousset, mais non pas de le dépenser. Je découvris plus tard que c’était le cas, en effet, ou qu’au moins il était convenu, entre ma tante et lui, qu’il lui rendrait compte de toutes ses dépenses. Comme il n’avait pas l’idée de la tromper, et qu’il avait la plus grande envie de lui plaire, il y mettait une grande modération. Sur ce point comme sur tout autre, M. Dick était convaincu que ma tante était la plus sage et la plus admirable femme du monde, comme il me le confia plusieurs fois sous le sceau du secret et à l’oreille.

« Trotwood, me dit M. Dick d’un air mystérieux après m’avoir fait cette confidence un mercredi, qui est cet homme qui se cache près de notre maison pour lui faire peur ?

– Pour faire peur à ma tante, monsieur ? »

M. Dick fit un signe d’assentiment.

« Je croyais que rien au monde ne pouvait lui faire peur, dit-il, car c’est… Ici il baissa la voix ; c’est… ne le répétez pas… la plus sage et la plus admirable de toutes les femmes. »

Après quoi il fit un pas en arrière pour voir l’effet que produisait sur moi cette définition de ma tante.

« La première fois qu’il est venu, dit M. Dick, c’était… voyons donc : seize cent quarante-neuf est la date de l’exécution du roi Charles. Je crois que vous avez bien dit seize cent quarante-neuf ?

– Oui, monsieur.

– Je n’y comprends rien, dit M. Dick très-troublé et secouant la tête ; je ne crois que je puisse être aussi vieux que cela.

– Est-ce que c’est cette année-là que cet homme a paru, monsieur ? demandai-je.

– En vérité, dit M. Dick, je ne vois pas trop comment cela peut se faire, Trotwood. Vous avez trouvé cette date-là dans l’histoire ?

– Oui, monsieur.

– Et l’histoire ne ment-elle jamais ? Qu’en dites-vous ? hasarda M. Dick avec un éclair d’espoir.

– Oh ciel ! non, monsieur, certainement non, répondis-je du ton le plus positif. J’étais jeune et innocent alors, et je le croyais.

– Je n’y comprends rien, reprit M. Dick en hochant la tête. Il y a quelque chose de travers je ne sais où. En tout cas, c’était peu de temps après qu’on avait eu la maladresse de verser dans ma tête un peu du trouble qui était dans celle du roi Charles que cet homme vint pour la première fois. Je me promenais avec miss Trotwood après avoir pris le thé, il faisait nuit lorsque je l’ai vu là tout près de la maison.

– Est-ce qu’il se promenait ? demandai-je.

– S’il se promenait ? répéta M. Dick. Voyons donc que je me souvienne. Non, non, il ne se promenait pas. »

Je demandai, pour arriver plus vite au but, ce qu’il faisait.

« Mais il n’était pas là du tout, dit M. Dick, jusqu’au moment où il s’est approché d’elle par derrière et lui a dit un mot à l’oreille. Alors elle s’est retournée, et puis elle s’est trouvée mal ; je me suis arrêté pour le regarder, et il est parti ; mais ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’il faut qu’il soit resté caché depuis… dans la terre, je ne sais où.

– Il est donc resté caché depuis lors ? demandai-je.

– Certainement, répliqua M. Dick en secouant gravement la tête. Il n’a jamais reparu jusqu’à hier soir. Nous faisions un tour de promenade quand il s’est de nouveau approché d’elle par derrière, et je l’ai bien reconnu.

– Et ma tante, est-ce qu’elle a encore eu peur ?

– Elle s’est mise à trembler, dit M. Dick en imitant le mouvement et en faisant claquer ses dents ; elle s’est retenue contre la palissade ; elle a pleuré. Mais, Trotwood, venez ici. » Et il me fit approcher tout près de lui pour me parler très-bas :

« Pourquoi lui a-t-elle donné de l’argent au clair de la lune, mon garçon ?

– C’était peut-être un mendiant. »

M. Dick secoua la tête pour repousser absolument cette supposition, et, après avoir répété plusieurs fois du ton le plus positif : « Ce n’était pas un mendiant, ce n’était pas un mendiant, » il finit par me raconter qu’il avait vu plus tard, de sa fenêtre, quand la soirée était très-avancée, ma tante donner de l’argent, au clair de la lune, à cet homme qui était en dehors de la palissade du jardin, et qui s’était alors éloigné ; qu’il était peut-être rentré sous terre, c’était très-probable, mais que ce qu’il y avait de sûr, c’est qu’on ne l’avait plus revu ; quant à ma tante, elle était revenue bien vite dans la maison à pas de loup ; et même le lendemain matin, elle n’était pas comme à l’ordinaire, ce qui troublait beaucoup l’esprit de M. Dick.

Au début de l’histoire, je n’avais pas la moindre idée que cet inconnu fût autre chose qu’une création de l’imagination de M. Dick, tout comme ce malheureux prince qui lui causait tant de chagrins ; mais, après quelques réflexions, j’en vins à me demander si on n’avait pas fait la tentative ou la menace d’enlever le pauvre M. Dick à la protection de ma tante, et si, fidèle à cette affection pour lui dont elle m’avait entretenu elle-même, elle n’avait pas été obligée d’acheter à prix d’argent la paix, le repos de son protégé. Comme j’avais déjà un grand fond d’attachement pour M. Dick, et que je portais beaucoup d’intérêt à son bonheur, la crainte que j’avais moi-même de le perdre me fit accueillir plus volontiers cette supposition, et pendant bien longtemps, le mercredi où il devait venir me trouva inquiet de savoir si j’allais le voir sur l’impériale comme à l’ordinaire. Mais c’étaient de vaines alarmes, et j’apercevais toujours de loin ses cheveux gris, son visage joyeux, son gai sourire, et il n’eut jamais rien à m’apprendre de plus sur l’homme qui avait la faculté rare de faire peur à ma tante.

Les mercredis étaient les jours les plus heureux de la vie de M. Dick, et n’étaient pas les moins heureux pour moi. Il fit bientôt connaissance avec tous mes camarades, et quoiqu’il ne prît jamais une part active dans tout autre jeu que celui du cerf-volant, il portait autant d’intérêt que nous à tous nos amusements. Que de fois je l’ai vu si absorbé dans une partie de billes ou de toupies, qu’il ne cessait de les regarder avec l’intérêt le plus profond, sans pouvoir même respirer dans les moments critiques ! Que de fois je l’ai vu, monté sur une petite éminence, surveiller de là tout le champ d’action où nous étions à jouer au cerf, et agiter son chapeau au-dessus de sa tête grise, oubliant entièrement la tête du roi Charles le martyr et toute son histoire malencontreuse ! Que d’heures je l’ai vu passer comme autant de bienheureuses minutes à regarder pendant l’été une grande partie de barres ! Que de fois je l’ai vu pendant l’hiver, le nez rougi par la neige et le vent d’est, rester près d’un étang à nous regarder patiner, pendant qu’il battait des mains dans son enthousiasme avec ses gants de tricot !

Tout le monde l’aimait, et son adresse pour les petites choses était incomparable, il savait découper des oranges de cent manières différentes ; il faisait un bateau avec les matériaux les plus étranges ; il savait faire des pions pour les échecs avec un os de côtelette, tailler des chars antiques dans de vieilles cartes, faire des roues avec une bobine, et des cages d’oiseaux avec de vieux morceaux de fil de fer ; mais il n’était jamais plus admirable que lorsqu’il exerçait son talent avec des bouts de paille ou de ficelle ; nous étions tous convaincus qu’il ne lui en fallait pas davantage pour exécuter tous les ouvrages que peut façonner la main de l’homme.

Le renom de M. Dick s’étendit bientôt plus loin. Au bout de quelques visites, le docteur Strong lui-même me fit quelques questions sur son compte, et je lui dis tout ce que ma tante m’en avait raconté. Le docteur prit un tel intérêt à ces détails, qu’il me pria de lui faire faire la connaissance de M. Dick à sa première visite. Cette cérémonie accomplie, le docteur pria M. Dick de venir chez lui toutes les fois qu’il ne me trouverait pas au bureau de la diligence, et de s’y reposer en attendant que la classe du matin fût finie, M. Dick prit en conséquence l’habitude de venir tout droit à la pension, et quand nous étions en retard, ce qui arrivait quelquefois le mercredi, de se promener dans la cour en m’attendant. C’est là qu’il fit connaissance avec la jeune femme du docteur, plus pâle, moins gaie et plus retirée que par le passé, mais qui n’avait rien perdu de sa beauté, et peu à peu il se familiarisa au point d’entrer dans la classe pour m’attendre. Il s’asseyait toujours dans un certain coin, sur un certain tabouret qu’on appelait Dick comme lui, et il restait là, penchant en avant sa tête grise et écoutant attentivement les leçons avec une profonde admiration pour cette instruction qu’il n’avait jamais pu acquérir.

M. Dick reportait une partie de cette vénération sur le docteur, qu’il regardait comme le philosophe le plus profond et le plus subtil de toute la suite des âges. Il se passa du temps avant qu’il pût se décider à lui parler autrement que la tête nue, et même lorsque le docteur eut contracté pour lui une véritable amitié et que leurs promenades duraient des heures entières, le long de la cour, d’un certain côté que nous appelions la promenade du docteur, M. Dick ôtait de temps en temps son chapeau pour témoigner de son respect pour tant de sagesse et de science. Je ne sais par quel hasard le docteur en vint à lire tout haut devant lui des fragments du fameux dictionnaire pendant ces promenades ; peut-être pensait-il d’abord que c’était la même chose que de les lire tout seul. En tous cas, cette habitude faisait le bonheur de M. Dick qui écoutait avec un visage rayonnant d’orgueil et de plaisir, et qui resta convaincu dans le fond de son cœur que le dictionnaire était bien le plus charmant livre du monde.

Quand je pense à ces promenades en long et en large devant les fenêtres de la salle d’étude ; au docteur lisant avec un sourire de complaisance et accompagnant sa lecture d’un grave mouvement de la tête ou d’un geste explicatif ; à M. Dick écoutant avec l’intérêt le plus profond pendant que sa pauvre cervelle errait, Dieu sait où, sur les ailes des grands mots du dictionnaire, ce souvenir me représente un des spectacles les plus paisibles et les plus doux que j’aie jamais contemplés. Il me semble que, s’ils avaient pu marcher éternellement ainsi, en se promenant de long en large, le monde n’en aurait pas été plus mal, et que des milliers de choses dont on fait beaucoup de bruit ne valent pas les promenades de M. Dick et du docteur, pour moi comme pour les autres.

Agnès était devenue bientôt une des amies de M. Dick, et comme il venait sans cesse à la maison, il fit aussi la connaissance d’Uriah. L’amitié qui existait entre l’ami de ma tante et moi croissait toujours, mais nous étions ensemble dans d’étranges rapports : M. Dick, qui était nominalement mon tuteur et qui venait me voir en cette qualité, me consultait toujours sur les petites questions difficiles qui pouvaient l’embarrasser, et se guidait infailliblement d’après mes avis, son respect pour ma sagacité naturelle étant fort augmenté par la conviction que je tenais beaucoup de ma tante.

Un jeudi matin, au moment où j’allais accompagner M. Dick de l’hôtel au bureau de la diligence avant de retourner à la pension, car nous avions une heure de classe avant le déjeuner, je rencontrai dans la rue Uriah qui me rappela la promesse que je lui avais faite de venir prendre un jour le thé chez sa mère avec lui, en ajoutant avec un geste de modestie : « Quoique, à dire vrai, je ne me sois jamais attendu à vous voir tenir votre promesse, monsieur Copperfield : nous sommes dans une situation si humble ! »

Je n’avais pas encore de parti pris sur la question de savoir si Uriah me plaisait ou si je l’avais en horreur, et j’hésitais encore pendant que je le regardais en face dans la rue ; mais je prenais pour un affront l’idée qu’on pût m’accuser d’orgueil, et je lui dis que je n’avais attendu qu’une invitation.

« Oh ! si c’est là tout, monsieur Copperfield, dit Uriah, et si ce n’est réellement pas notre situation qui vous arrête, voulez-vous venir ce soir ? Mais si c’est notre humble situation, j’espère que vous ne vous gênerez pas pour le dire, monsieur Copperfield, nous ne nous faisons pas d’illusion sur notre condition. »

Je répondis que j’en parlerais à M. Wickfield, et que s’il n’y voyait pas d’inconvénient, comme je n’en doutais pas, je viendrais avec plaisir. Ainsi donc, ce soir-là à six heures, comme l’étude devait fermer de bonne heure, j’annonçai à Uriah que j’étais prêt.

« Ma mère sera bien fière, dit-il, pendant que nous marchions ensemble ; c’est-à-dire elle serait bien fière si ce n’était pas un péché, monsieur Copperfield.

– Cependant, vous n’avez pas hésité à me croire coupable de ce péché-là, ce matin ? répondis-je.

– Oh ! non, monsieur Copperfield, repartit Uriah, oh ! non, soyez-en sûr ! une telle pensée n’est jamais entrée dans ma tête. Je ne vous aurais pas accusé de fierté pour avoir pensé que nous étions dans une situation trop humble pour vous, parce que nous sommes placés si bas !

– Avez-vous beaucoup étudié le droit depuis quelque temps ? demandai-je pour changer de sujet.

– Oh ! monsieur Copperfield, dit-il d’un air de modestie, mes lectures peuvent à peine s’appeler des études. Je passe quelquefois une heure ou deux dans la soirée avec M. Tidd.

– C’est un peu rude, je suppose, lui dis-je.

– Un peu rude pour moi quelquefois, répondit Uriah. Mais je ne sais pas s’il en serait de même pour une personne mieux partagée du côté des moyens. »

Après avoir exécuté de sa main droite un petit air sur son menton avec ses deux doigts de squelette, il ajouta :

« Il y a des expressions, voyez-vous, monsieur Copperfield, des mots et des termes latins qui se rencontrent dans M. Tidd, et qui sont fort embarrassants pour un lecteur d’une instruction aussi modeste que la mienne.

– Est-ce que vous seriez bien aise d’apprendre le latin ? lui dis-je vivement : je pourrais vous donner des leçons à mesure que je l’étudie moi-même.

– Oh ! merci, monsieur Copperfield, répondit-il en secouant la tête, vous êtes vraiment bien bon de me l’offrir, mais je suis beaucoup trop humble pour l’accepter.

– Quelle folie, Uriah !

– Oh ! pardonnez-moi, monsieur Copperfield. Je vous remercie infiniment, et ce serait un grand plaisir pour moi, je vous assure, mais je suis trop humble pour cela. Il y a déjà assez de gens disposés à m’accabler par le reproche de ma situation inférieure, sans que j’aille encore blesser leurs idées en devenant savant. L’instruction n’est pas faite pour moi. Dans ma position, il vaut mieux ne pas aspirer trop haut. Pour avancer dans la vie, il faut que j’avance humblement, monsieur Copperfield. »

Je n’avais jamais vu sa bouche si ouverte, ni les rides de ses joues si profondes qu’au moment où il m’énonçait ce principe, en secouant la tête et en se tortillant modestement.

« Je crois que vous avez tort, Uriah. Je suis sûr qu’il y a des choses que je pourrais vous enseigner, si vous aviez envie de les apprendre.

– Oh ! je n’en doute pas, monsieur Copperfield, répondit-il, pas le moins du monde. Mais comme vous n’êtes pas vous-même dans une humble situation, vous ne pouvez peut-être pas bien juger de ceux qui y sont. Je n’ai pas envie d’insulter par mon instruction à ceux qui sont plus haut placés que moi ; je suis beaucoup trop humble pour cela… Mais voilà mon humble demeure, monsieur Copperfield ! »

Nous entrâmes tout droit dans une chambre basse décorée à la vieille mode, et nous y trouvâmes mistress Heep, le vrai portrait d’Uriah, si ce n’est qu’elle était plus petite. Elle me reçut avec la plus grande humilité et me demanda pardon d’avoir embrassé son fils : « Mais, voyez-vous, monsieur, dit-elle, quelque pauvres que nous soyons, nous avons l’un pour l’autre une affection naturelle qui ne fait tort à personne, j’espère. » La chambre n’était pas tout à fait un petit salon, pas tout à fait une cuisine, mais elle avait l’air parfaitement décent ; seulement on sentait qu’il y manquait quelque chose pour la rendre agréable. Il y avait une commode avec un pupitre placé dessus ; Uriah lisait ou écrivait là le soir. Il y avait le sac bleu d’Uriah tout rempli de papiers. Il y avait une série de livres appartenant à Uriah, en tête desquels je reconnus M. Tidd. Il y avait un buffet dans un coin de la chambre, avec les meubles indispensables. Je ne me souviens pas que les objets pris individuellement eussent l’aspect misérable ni qu’ils sentissent la gêne et l’économie, mais je sais que la pièce tout entière laissait cette impression.

Le deuil perpétuel de veuve de mistress Heep faisait sans doute partie de son humilité. Malgré le temps qui s’était écoulé depuis la mort de M. Heep, elle portait toujours son deuil de veuve. Je crois bien qu’il y avait quelque modification dans le bonnet, mais, quant au reste, le deuil était aussi austère qu’au premier jour de son veuvage.

« C’est un jour mémorable pour nous, mon cher Uriah, dit mistress Heep en faisant le thé, que celui où M. Copperfield nous fait une visite. Si j’avais pu désirer que votre père restât ici-bas plus longtemps, je l’aurais souhaité pour qu’il pût recevoir avec nous M. Copperfield cette après-midi.

– J’étais sûr que vous ne manqueriez pas de dire cela, ma mère. »

J’étais un peu embarrassé de ces compliments, mais au fond j’étais flatté de voir qu’on me traitât comme un hôte honoré, et je trouvai mistress Heep très-aimable.

« Mon Uriah espère ce bonheur depuis longtemps, monsieur, dit mistress Heep. Il craignait que notre humble situation n’y mît obstacle, et je le craignais comme lui, car nous sommes, nous avons été et nous resterons toujours dans une situation très-humble.

– Je ne vois pas de raison pour cela, madame, à moins que cela ne vous plaise.

– Merci, monsieur, repartit mistress Heep. Nous connaissons notre position et nous ne vous en sommes que plus reconnaissants. »

Bientôt je vis mistress Heep s’approcher de moi peu à peu, pendant qu’Uriah s’asseyait en face de moi, et on commença à m’offrir avec un grand respect les morceaux les plus délicats qui se trouvaient sur la table ; il est vrai de dire qu’il n’y avait rien de très-délicat, mais je pris l’intention pour le fait, et je me sentis touché de leurs attentions. La conversation étant tombée sur les tantes, je leur parlai naturellement de la mienne ; puis ce fut le tour des papas et des mamans, et je parlai de mes parents ; puis mistress Heep se mit à raconter des histoires de beaux-pères, et je commençai à dire quelques mots du mien, mais je m’arrêtai parce que ma tante m’avait conseillé de garder le silence sur ce sujet. Bref, un pauvre petit bouchon en bas âge n’aurait pas eu plus de chances de résister à deux tire-bouchons, ou une pauvre petite dent de lait de lutter contre deux dentistes, ou un petit volant contre deux raquettes que moi d’échapper aux assauts combinés d’Uriah et de mistress Heep. Ils faisaient de moi ce qu’ils voulaient, ils me faisaient dire des choses dont je n’avais pas la moindre intention de parler, et je rougis de dire qu’ils y réussissaient avec d’autant plus de certitude que, dans mon ingénuité enfantine, je me trouvais honoré de ces entretiens confidentiels, et que je me regardais comme le patron de mes deux hôtes respectueux.

Ils s’aimaient beaucoup, c’est un fait sûr et certain, et il y avait là un trait de nature qui ne manquait pas d’agir sur moi ; mais la nature était bien aidée par l’art. Il fallait voir avec quelle habileté le fils ou la mère reprenait le fil du sujet que l’autre avait mis sur le tapis, et comme ils avaient bon marché de mon innocence. Quand ils virent qu’il n’y avait plus rien à tirer de moi sur mon propre compte (car je restai muet sur ma vie chez Murdstone et Grinby, aussi bien que sur mon voyage), on dirigea la conversation sur M. Wickfield et Agnès. Uriah jetait la balle à mistress Heep : mistress Heep l’attrapait, puis la rejetait à Uriah ; Uriah la gardait un petit moment, puis la renvoyait à mistress Heep, et ce manège me troubla bientôt si complètement que je ne savais plus où j’en étais. D’ailleurs la balle aussi changeait de nature. Tantôt il s’agissait de M. Wickfield, tantôt il était question d’Agnès. On faisait allusion aux vertus de M. Wickfield, puis à mon admiration pour Agnès. On parlait un moment de l’étendue des affaires ou de la fortune de M. Wickfield, et l’instant d’après, de la vie que nous menions après dîner. Puis il s’agissait du vin que M. Wickfield buvait, de la raison qui le portait à boire ; ah ! que c’était grand dommage ! enfin tantôt d’une chose, tantôt d’une autre, ou de tout à la fois, et pendant ce temps, sans avoir l’air d’en parler beaucoup, ni de faire autre chose que de les encourager parfois un peu pour éviter qu’ils fussent accablés par le sentiment de leur humilité et par l’honneur de ma société, je m’apercevais à chaque instant que je laissais échapper quelque détail que je n’avais pas besoin de leur confier, et j’en voyais l’effet sur les minces narines d’Uriah, qui se ridaient au coin du nez avec délices.

Je commençais à me sentir assez mal à mon aise, et je désirais mettre un terme à cette visite, quand une personne qui descendait la rue passa près de la porte, qui était ouverte pour donner de l’air à la chambre (il y faisait chaud, et le temps était lourd pour la saison), puis revint sur ses pas, regarda, et entra en s’écriant : « Copperfield, est-ce possible ! »

C’était M. Micawber ! M. Micawber avec son lorgnon, sa canne, son col de chemise, son air élégant et son ton de condescendance, rien n’y manquait !

« Mon cher Copperfield, dit M. Micawber en me tendant la main, voilà bien, par exemple, une rencontre faite pour imprimer à l’esprit un sentiment profond de l’instabilité et de l’incertitude des choses humaines…, en un mot, c’est une rencontre très-extraordinaire ; je me promenais dans la rue en réfléchissant à la possibilité de trouver une bonne chance, car c’est un point sur lequel j’ai quelques espérances pour le moment, et voilà justement que je me trouve nez à nez avec un jeune ami qui m’est si cher, et dont le souvenir se rattache à celui de l’époque la plus importante de ma vie, de celle qui a décidé de mon existence, je puis dire. Copperfield, mon cher ami, comment vous portez-vous ? »

Je ne puis pas dire, non, je ne puis réellement pas dire, en conscience, que je fusse très-satisfait que M. Micawber me vît en pareil lieu, mais, après tout, j’étais bien aise de le voir, et je lui donnai une poignée de main de bon cœur en lui demandant des nouvelles de mistress Micawber.

« Mais, dit M. Micawber en faisant un geste de la main comme par le passé, et en ajustant son menton dans son col de chemise, elle est à peu près remise. Les jumeaux ne tirent plus leur subsistance des fontaines de la nature ; en un mot, dit M. Micawber avec un de ses élans de confiance, ils sont sevrés, et mistress Micawber m’accompagne pour le moment dans mes voyages. Elle sera enchantée, Copperfield, de renouveler connaissance avec un jeune homme qui s’est montré, sous tous les rapports, un digne ministre de l’autel sacré de l’amitié. »

Je lui dis de mon côté que je serais très-heureux de la voir.

« Vous êtes bien bon, dit M. Micawber. » M. Micawber se mit à sourire, rassura de nouveau son menton dans sa cravate, et jeta les yeux autour de lui.

« Puisque j’ai retrouvé mon ami Copperfield, dit-il, sans s’adresser à personne en particulier, non dans la solitude, mais occupé à prendre part à un repas avec une dame veuve et un jeune homme qui semble être son rejeton… en un mot, son fils (ceci fut dit avec un nouvel élan de confiance), je regarderai comme un honneur de leur être présenté. »

Je ne pouvais faire autrement, dans cette circonstance, que de présenter M. Micawber à Uriah Heep et à sa mère, et je m’acquittai de ce devoir. En conséquence de l’humilité de leurs manières, M. Micawber s’assit et fit un geste de la main de l’air le plus courtois.

« Tout ami de mon ami Copperfield, dit M. Micawber, a par cela même des droits sur moi.

– Nous n’avons pas l’audace, monsieur, dit mistress Heep, d’oser prétendre être les amis de M. Copperfield. Seulement il a été assez bon pour prendre le thé avec nous, et nous lui sommes très-reconnaissants de l’honneur de sa compagnie, comme nous vous remercions aussi, monsieur, de ce que vous voulez bien faire attention à nous.

– Vous êtes trop bonne, madame, dit M. Micawber en la saluant. Et que faites-vous, Copperfield ? êtes-vous toujours dans le commerce des vins ? »

J’étais très-pressé d’emmener M. Micawber, et je répondis en tenant mon chapeau, et en rougissant beaucoup, j’en suis sûr, que j’étais élève du docteur Strong.

« Élève ! dit M. Micawber relevant ses sourcils. Je suis enchanté de ce que vous me dites là. Quoiqu’un esprit comme celui de mon ami Copperfield ne demande pas toute la culture qui lui serait nécessaire s’il ne possédait pas, comme il fait, toute la connaissance des hommes et des choses, continua-t-il en s’adressant à Uriah et à mistress Heep, ce n’en est pas moins un sol bien riche à cultiver, et d’une fertilité cachée ; en un mot, dit M. Micawber en souriant dans un nouvel accès de confiance, c’est une intelligence capable d’acquérir une instruction classique du plus haut degré. »

Uriah, frottant lentement ses longues mains, fit un mouvement du buste pour exprimer qu’il partageait cette opinion.

« Voulez-vous que nous allions voir mistress Micawber ? dis-je, dans l’espérance d’entraîner M. Micawber.

– Si vous voulez bien lui faire ce plaisir, Copperfield, répliqua-t-il en se levant. Je n’ai point de scrupule à dire, devant nos amis ici présents, que j’ai lutté depuis plusieurs années contre des embarras pécuniaires (j’étais sûr qu’il dirait quelque chose de ce genre, il ne manquait jamais de se vanter de ce qu’il appelait ses embarras) ; tantôt j’ai pu triompher de mes embarras, tantôt mes embarras m’ont… en un mot, m’ont mis à bas. Il y a eu des moments où je leur ai résisté en face, il y en a eu d’autres où j’ai cédé à leur nombre, et où j’ai dit à mistress Micawber dans le langage de Caton : « Platon, tu raisonnes à merveille, tout est fini, je ne lutterai plus ; » mais à aucune époque de ma vie, dit M. Micawber, je n’ai joui d’un plus haut degré de satisfaction que lorsque j’ai pu verser mes chagrins, si je puis appeler ainsi des embarras provenant de saisies mobilières, de billets et de protêts, dans le sein de mon ami Copperfield. »

Quand M. Micawber eut achevé de me rendre ce glorieux témoignage, « Bonsoir, monsieur Heep, ajouta-t-il ; je suis votre serviteur, mistress Heep ; » et il sortit avec moi de l’air le plus élégant, en faisant retentir les pavés sous les talons de ses bottes et en fredonnant un air le long du chemin.

L’auberge dans laquelle demeurait M. Micawber était petite, et la chambre qu’il occupait n’était pas grande non plus ; elle était séparée par une cloison de la salle commune et sentait une forte odeur de tabac. Je crois qu’elle devait être située au-dessus de la cuisine, parce qu’il y montait en même temps à travers les fentes du plancher un fumet de graillon qui suintait sur les murs puants. Elle devait être aussi voisine du comptoir, car elle avait un goût de rogomme, et l’on y entendait distinctement le cliquetis des verres. Là, étendue sur un petit canapé au-dessous d’une gravure représentant un cheval de course, la tête près du feu et les pieds contre le moutardier placé sur une servante à l’autre bout de la chambre, était mistress Micawber, à laquelle son mari s’adressa en entrant le premier :

« Ma chère, permettez-moi de vous présenter un élève du docteur Strong. »

Je remarquai en passant que, quelque confusion qui existât toujours dans l’esprit de M. Micawber sur mon âge et ma situation, il n’oubliait jamais que j’étais élève du docteur Strong : c’était comme un hommage indirect qu’il rendait à la distinction de mon rang dans le monde.

Mistress Micawber fut étonnée, mais enchantée de me voir. J’étais bien aise aussi de la revoir moi-même, et, après un échange de compliments affectueux, je m’assis sur le canapé à côté d’elle.

« Ma chère, dit M. Micawber, si vous voulez raconter à Copperfield la situation actuelle, qu’il sera bien aise de connaître, je n’en doute pas, je vais aller jeter un coup d’œil sur le journal pendant ce temps-là, pour voir si je trouverai quelque chose dans les annonces.

– Je vous croyais à Plymouth, madame, dis-je à mistress Micawber, quand il fut sorti.

– Mon cher monsieur Copperfield, répliqua-t-elle, nous y avons été en effet.

– Pour y prendre un emploi ? repris-je.

– Précisément, dit mistress Micawber, pour y prendre un emploi ; mais le fait est qu’on n’a pas besoin à la douane d’un homme doué de grandes facultés. L’influence locale de ma famille ne pouvait nous être non plus d’aucune ressource pour procurer à un homme doué des facultés de M. Micawber un emploi dans le département. On y préfère des gens plus ordinaires. Il aurait trop fait remarquer la nullité des autres. En outre, je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, que la branche de ma famille établie à Plymouth, en apprenant que j’accompagnais M. Micawber avec le petit Wilkins, sa sœur et les jumeaux, ne l’a pas reçu avec toute la cordialité qu’il aurait pu attendre au moment où il venait de sortir de captivité. Le fait est, dit mistress Micawber en baissant la voix, et ceci est entre nous, que notre réception a été un peu froide.

– Vraiment ? lui dis-je.

– Oui, dit mistress Micawber ! Il est pénible de considérer l’humanité sous cet aspect, monsieur Copperfield, mais la réception qu’on nous a faite était décidément un peu froide. Il n’y a pas à en douter. Le fait est que la branche de ma famille établie à Plymouth est devenue tout à fait incivile avec M. Micawber avant que notre séjour eût duré seulement une semaine, et je ne leur ai pas caché ce que j’en pensais : je leur ai dit qu’ils devaient être honteux d’une telle conduite. Voilà pourtant ce qui s’est passé, continua mistress Micawber. Dans de telles circonstances, que pouvait faire un homme aussi fier que M. Micawber ? Il n’y avait qu’un parti à prendre : emprunter de cette branche de ma famille l’argent nécessaire pour retourner à Londres, et y retourner au prix de n’importe quel sacrifice.

– Alors, vous êtes tous revenus, madame ?

– Nous sommes tous revenus, répondit mistress Micawber. Depuis lors, j’ai consulté d’autres branches de ma famille sur le parti qu’il y avait à prendre pour M. Micawber, car je soutiens qu’il faut prendre un parti, monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, comme si je lui disais le contraire. Il est clair qu’une famille composée de six personnes, sans compter la servante, ne peut pas vivre de l’air du temps.

– Cela va sans dire, madame, répondis-je.

– L’opinion des diverses branches de ma famille, continua mistress Micawber, est que M. Micawber ferait bien de tourner immédiatement son attention du côté du charbon.

– Du côté de quoi ? madame.

– Du charbon, le commerce du charbon, dit mistress Micawber. M. Micawber a été amené à penser, d’après ses informations, qu’il pourrait y avoir des chances de succès, pour un homme capable, dans le commerce de charbon de la Medway. Là-dessus M. Micawber a naturellement trouvé que la première démarche à faire était d’aller voir la Medway. Nous sommes venus dans ce but. Je dis « nous, » monsieur Copperfield, car je n’abandonnerai jamais M. Micawber, ajouta-t-elle avec vivacité. »

Je murmurai quelques mots d’admiration et d’approbation.

« Nous sommes venus, répéta mistress Micawber, et nous avons vu la Medway. Mon opinion sur le commerce du charbon par cette rivière est qu’il y faut peut-être de la capacité, mais qu’il y faut certainement des capitaux. M. Micawber a de la capacité, mais il n’a pas de capitaux. Nous avons visité, je crois, la plus grande partie du cours de la Medway, et c’est la conclusion à laquelle je suis arrivée, d’après mon opinion personnelle. Pendant que nous en étions si près, M. Micawber a trouvé que ce serait une folie de ne pas faire un pas de plus pour voir la cathédrale, d’abord, parce que nous ne l’avions jamais vue et qu’elle en vaut la peine, et ensuite, parce qu’il y avait beaucoup de probabilités de rencontrer une bonne chance dans une ville qui possède une cathédrale. Nous sommes ici depuis trois jours, continua mistress Micawber, et il ne s’est pas encore présenté de bonne chance. Vous serez moins étonné que le serait un étranger, mon cher monsieur Copperfield, en apprenant que nous attendons pour le moment de l’argent venant de Londres pour solder nos dépenses dans cet hôtel. Jusqu’à l’arrivée de cette somme, dit mistress Micawber avec beaucoup d’émotion, je suis privée de retourner chez moi (je veux dire dans mon garni de Pentonville) et d’aller revoir mon fils, ma fille et mes jumeaux. »

J’éprouvais la plus vive sympathie pour M. et mistress Micawber dans ces circonstances difficiles, et je le dis à M. Micawber qui venait de rentrer, en ajoutant que je regrettais seulement de ne pas avoir assez d’argent pour leur prêter la somme qui leur était nécessaire. La réponse de M. Micawber indiquait l’agitation de son esprit. Il me dit en me donnant une poignée de mains : « Copperfield, vous êtes un véritable ami, mais en mettant toutes choses au pis, un homme qui possède un rasoir n’est jamais dépourvu d’un ami. » À cette terrible idée, mistress Micawber jeta ses bras autour du cou de M. Micawber en le conjurant de se calmer. Il pleura, mais il ne fut pas long à se remettre, car, l’instant d’après, il sonna pour commander au garçon des rognons à la brochette et des crevettes pour le déjeuner du lendemain matin.

Quand je pris congé d’eux, ils me pressèrent tous les deux si vivement de venir dîner avec eux avant leur départ qu’il me fut impossible de refuser. Mais comme je savais que je ne pourrais pas venir le lendemain, et que j’aurais beaucoup de devoirs à préparer le soir, il fut convenu que M. Micawber passerait dans la soirée chez le docteur Strong (il était convaincu que les fonds qu’il attendait de Londres devaient lui arriver ce jour-là), et qu’il me proposerait de venir le lendemain, si cela me convenait mieux. En conséquence, on vint m’appeler en classe l’après-midi suivante, et je trouvai M. Micawber dans le salon, où il me dit qu’il m’attendait à dîner, comme cela était convenu. Quand je lui demandai si l’argent était arrivé, il me serra la main et disparut.

En regardant ce soir-là par la fenêtre, je fus un peu surpris et un peu inquiet de voir passer M. Micawber donnant le bras à Uriah Heep, qui paraissait sentir avec une profonde humilité l’honneur qu’il recevait, tandis que M. Micawber prenait plaisir à étendre sur lui une main protectrice. Mais je fus encore plus surpris quand je me rendis au petit hôtel, à quatre heures, c’était l’heure indiquée, d’apprendre que M. Micawber était allé chez Uriah, et qu’il avait bu un grog à l’eau-de-vie chez mistress Heep.

« Et je vous dirai une chose, mon cher Copperfield, me dit M. Micawber, votre ami Heep est un jeune homme qui ferait un bon avocat général. Si je l’avais connu à l’époque où mes embarras ont fini par une crise, tout ce que je puis dire, c’est que je crois que mes affaires avec mes créanciers auraient été beaucoup mieux conduites qu’elles ne l’ont été. »

Je ne comprenais pas bien comment cela eût été possible, attendu que M. Micawber n’avait rien payé du tout, mais je ne voulais pas faire de questions. Je n’osais pas non plus lui dire que j’espérais qu’il n’avait pas été trop communicatif avec Uriah, ni lui demander s’ils avaient beaucoup parlé de moi. Je craignais de blesser M. Micawber ou plutôt mistress Micawber qui était très-susceptible. Mais cette idée m’inquiétait, et j’y ai souvent pensé depuis.

Le dîner était superbe : un beau plat de poisson, un morceau de veau rôti avec le rognon, des saucisses, une perdrix et un pudding ; il y avait du vin et de l’ale, et après le dîner, mistress Micawber fit elle-même un bol de punch.

M. Micawber était extrêmement gai. Je l’avais rarement vu d’aussi bonne humeur. Il but tant de punch que son visage reluisait comme si on l’avait verni. Il prit un ton gaiement sentimental et proposa de boire à la prospérité de la ville de Canterbury, déclarant qu’il s’y était trouvé très-heureux ainsi que mistress Micawber, et qu’il n’oublierait jamais les agréables heures qu’il y avait passées. Il porta ensuite ma santé ; puis mistress Micawber, lui et moi, nous fîmes un retour sur nos anciennes relations, entre autres sur la vente de tout ce qu’ils possédaient. Alors je proposai de boire à la santé de mistress Micawber ; du moins je dis modestement : « Si vous voulez bien me le permettre, mistress Micawber, j’aurai maintenant le plaisir de boire à votre santé, madame. » Sur quoi M. Micawber se lança dans un éloge pompeux de mistress Micawber, déclarant qu’elle avait été pour lui un guide, un philosophe et une amie, et qu’il me conseillait, quand je serais en âge de me marier, d’épouser une femme comme elle, s’il y en avait encore.

À mesure que le punch diminuait, M. Micawber devenait de plus en plus gai ; mistress Micawber cédant à la même influence, on se mit à chanter. En un mot, je n’ai jamais vu personne de plus joyeux que M. Micawber ce soir-là, jusqu’au dernier moment de ma visite. Je pris congé très-affectueusement de lui et de son aimable femme. Je n’étais par conséquent pas préparé à recevoir, le lendemain à sept heures du matin, la lettre suivante datée de la veille à neuf heures et demie, un quart d’heure après notre séparation.

« Mon cher et jeune ami,

« Le sort en est jeté, tout est fini. Cachant sous le masque d’une gaieté maladive les ravages causés par les soucis, je ne vous ai pas appris ce soir qu’il n’y a plus d’espérance de recevoir de l’argent de Londres. Dans ces circonstances également humiliantes à éprouver, à contempler et à décrire, j’ai acquitté mes dettes envers cet établissement par un billet payable à quinze jours de date à ma résidence de Pentonville, Londres. Quand on le présentera, il ne sera pas payé. Ma ruine est au bout. La foudre va éclater, l’arbre va être couché par terre.

« Que le malheureux qui vous écrit, mon cher Copperfield, vous serve d’avertissement toute votre vie. En vous adressant cette lettre il n’a pas d’autre intention, d’autre espérance. S’il pouvait se flatter au moins de vous rendre ainsi service, une lueur de joie pourrait peut-être pénétrer dans le sombre donjon de l’existence qu’il lui reste à soutenir encore, quoique la prolongation de sa vie (je vous le dis en confidence) soit pour le moins très-problématique.

« Ceci est la dernière communication que vous recevrez jamais, mon cher Copperfield,

« Du malheureux abandonné,

« Wilkins Micawber. »

Je fus si troublé par le contenu de cette lettre déchirante que je courus aussitôt du côté du petit hôtel, dans l’intention d’y entrer, en allant chez le docteur, pour essayer de calmer M. Micawber par mes consolations. Mais à moitié chemin, je rencontrai la diligence de Londres ; M. et mistress Micawber étaient sur l’impériale, il avait l’air parfaitement tranquille et heureux, et souriait en écoutant sa femme et en mangeant des noix qu’il tirait d’un sac de papier, pendant qu’on apercevait une bouteille qui sortait de sa poche de côté. Ils ne me voyaient pas, et je crus qu’il valait mieux, tout bien considéré, ne pas attirer leur attention sur moi. L’esprit soulagé d’un grand poids, je pris donc une petite rue qui menait tout droit à la pension, et je me sentis, au bout du compte, assez satisfait de leur départ, ce qui ne m’empêchait pas d’avoir pourtant toujours beaucoup d’amitié pour eux.

Chapitre XVIII. Un regard jeté en arrière. §

Mon temps de pension !… Ces jours écoulés en silence !… où la vie glisse et marche, sans qu’on s’en aperçoive, sans qu’on la sente, de l’enfance à la jeunesse ! je veux, en jetant un regard en arrière sur ces ondes rapides qui ne sont plus qu’un lit desséché encombré de feuilles mortes, chercher si je ne retrouverai pas encore des traces qui puissent me rappeler leur cours.

Je me vois d’abord dans la cathédrale, où nous nous rendions tous le dimanche matin, après nous être réunis pour cela dans notre salle d’étude. L’odeur terreuse, l’air froid, le sentiment que la porte était fermée sur le monde, le son de l’orgue retentissant sous les arceaux blancs et dans la nef de l’église, voilà les ailes sur lesquelles je me sens emporté pour planer au-dessus de ces jours écoulés, comme si je rêvais à demi éveillé.

Je ne suis plus le dernier élève de la pension. J’ai passé en quelques mois par-dessus plusieurs têtes. Mais Adams me paraît toujours une créature hors ligne, bien loin, bien loin au-dessus de moi à des hauteurs inaccessibles, qui me donnent le vertige, rien que d’y penser. Agnès me dit que non, mais moi, je lui dis que si, et je lui répète qu’elle ne connaît pas tous les trésors de science que possède cet être merveilleux dont elle prétend que moi, pauvre commençant, je pourrai un jour remplir la place. Il n’est pas mon ami particulier et mon protecteur déclaré comme Steerforth ; mais j’éprouve pour lui un respect plein de vénération. Je me demande surtout ce qu’il fera quand il quittera le docteur Strong, et s’il y a dans toute l’humanité quelqu’un d’assez présomptueux pour lui disputer alors n’importe quelle place.

Mais quel est ce souvenir qui traverse mon esprit ? C’est celui de miss Shepherd. Je l’aime.

Miss Shepherd est en pension chez miss Nettingal. J’adore miss Shepherd. Elle est petite, elle porte un spencer, elle a des cheveux blonds frisés qui encadrent son visage arrondi. Les élèves de miss Nettingal vont, comme nous, à la cathédrale. Je ne puis regarder mon livre, car il faut malgré moi que je regarde miss Shepherd. Quand le cœur chante, j’entends miss Shepherd. J’introduis secrètement le nom de miss Shepherd dans la liturgie, je la place au milieu de la famille royale. À la maison, dans ma chambre, je suis quelquefois poussé à m’écrier dans un transport amoureux : « Oh ! miss Shepherd ! »

Pendant quelque temps je suis dans l’incertitude sur les sentiments de miss Shepherd, mais enfin le sort m’est propice, et nous nous rencontrons chez le maître de danse : miss Shepherd danse avec moi. Je touche son gant et je sens un frémissement qui me remonte le long de la manche droite de ma veste jusqu’à la pointe de mes cheveux. Je ne dis rien de tendre à miss Shepherd, mais nous nous comprenons : miss Shepherd et moi, nous vivons dans l’espérance d’être unis un jour.

Je me demande pourquoi je donne en cachette à miss Shepherd douze noix d’Amérique ; elles n’expriment pas l’affection, elles sont difficiles à envelopper de façon à en faire un paquet d’une forme régulière, elles sont très-dures, et on a de la peine à les casser, même entre deux portes, et puis après l’amande en est huileuse ; et cependant je sens que c’est un présent convenable à offrir à miss Shepherd. Je lui apporte aussi des biscuits tout frais, et des oranges innombrables. Un jour… j’embrasse miss Shepherd dans le vestiaire. Quelle extase ! Mais aussi quel est mon désespoir et mon indignation, le lendemain, en apprenant par une vague rumeur que miss Nettingal a puni miss Shepherd pour avoir tourné les pieds en dedans !

Miss Shepherd est la préoccupation et le rêve de ma vie entière ; comment en suis-je donc venu à rompre avec elle ? je n’en sais rien. Cependant la froideur se glissa entre miss Shepherd et moi. J’entends raconter tout bas que miss Shepherd s’est permis de dire qu’elle voudrait bien que je ne la regardasse pas si fixement, et qu’elle a avoué une préférence pour M. Jones… Jones ! un garçon sans aucun mérite ! L’abîme se creusa entre miss Shepherd et moi. Enfin, un jour, je rencontre à la promenade les élèves de miss Nottingal. Miss Shepherd fait la grimace en passant et se met à rire avec sa compagne. Tout est fini. La passion de ma vie (il me semble que cela a duré toute une vie, ce qui revient au même) est passée : miss Shepherd disparaît de la liturgie, et la famille royale n’a plus rien à faire avec elle.

J’obtiens une place plus élevée dans ma classe, et personne ne trouble plus mon repos. Je ne suis plus poli du tout pour les jeunes pensionnaires de miss Nettingal, et je n’en adorerais pas une, quand elles seraient deux fois plus nombreuses et vingt fois plus belles. Je regarde les leçons de danse comme une corvée, et je demande pourquoi ces petites filles ne peuvent pas danser toutes seules et nous laisser en paix. Je deviens très-fort en vers latins, et je me néglige beaucoup pour attacher les cordons de mes souliers. Le docteur Strong parle de moi publiquement comme d’un jeune homme plein d’espérance. M. Dick est fou de joie, et ma tante m’envoie vingt francs par le courrier suivant.

L’ombre d’un jeune boucher s’élève devant moi comme l’apparition de la tête au casque dans Macbeth. Qu’est-ce que c’est que ce jeune boucher ? c’est la terreur de la jeunesse de Canterbury. Le bruit court que la moelle de bœuf avec laquelle il oint ses cheveux lui donne une force surnaturelle, et qu’il pourrait lutter contre un homme. Ce jeune boucher a le visage large, un cou de taureau, des joues colorées, un esprit mal fait et une langue injurieuse. Le principal emploi qu’il fasse de cette langue, est de mal parler des élèves du docteur Strong. Il dit publiquement qu’il se charge de leur faire leur affaire. Il nomme des individus (moi entre autres) qu’il se fait fort de rosser d’une seule main, en ayant l’autre attachée derrière le dos. Il attend, en route, les plus jeunes de nos camarades pour leur piocher la tête à coups de poing ; il me défie tout haut quand je passe dans la rue. En conséquence de quoi je prends le parti de me battre avec le boucher.

C’est un soir, en été, dans un petit creux verdoyant, au coin d’un mur. Je trouve le boucher au rendez-vous. Je suis accompagné d’un corps d’élite choisi parmi mes camarades : le boucher est arrivé avec deux autres bouchers, un garçon de café et un ramoneur. Les préliminaires réglés, le boucher et moi nous nous trouvons face à face. En un instant, le boucher m’a fait voir trente-six mille chandelles par un coup asséné sur le sourcil gauche. Une minute après, je ne sais plus où est le mur, où je suis, je ne vois plus personne. Je ne puis plus bien distinguer entre le boucher et moi ; il me semble que nous nous confondons l’un avec l’autre, en luttant corps à corps sur l’herbe foulée par nos pieds. Parfois j’aperçois le boucher ensanglanté, mais confiant ; parfois je ne vois rien, et je m’appuie, hors d’haleine, contre le genou de mon second ; d’autres fois je me lance avec furie contre le boucher, et je m’écorche les poings contre son visage, sans que cela ait l’air de le troubler le moins du monde. Enfin je m’éveille, la tête en mauvais état, comme si je sortais d’un profond sommeil, et je vois le boucher qui s’en va en remettant son habit ; il reçoit les compliments de ses confrères, du ramoneur et du garçon de café, d’où je conclus très-justement qu’il a remporté la victoire. On me ramène à la maison en mauvais état, on m’applique des biftecks sur les yeux, et on me frotte de vinaigre et d’eau-de-vie ; ma lèvre supérieure enfle peu à peu d’une façon désordonnée. Pendant trois ou quatre jours je reste à la maison, je ne suis pas beau à voir, je porte un abat-jour vert, et je m’ennuierais fort, si Agnès n’était pas une sœur pour moi ; elle compatit à mes infortunes, elle me fait la lecture tout haut, et grâce à elle le temps se passe rapidement et doucement. Agnès a toute ma confiance, je lui raconte en détail mon aventure avec le boucher et toutes les injures qu’il m’avait faites, et elle est d’avis que je ne pouvais faire autrement que de me battre avec lui, quoiqu’elle tremble et frissonne à l’idée de ce terrible combat.

Le temps s’est écoulé sans que j’y prisse garde, car Adams n’est plus alors à la tête de la classe, et il y a longtemps qu’il a quitté la pension. Il y a si longtemps que, lorsqu’il revient faire une visite au docteur Strong, il n’y a plus beaucoup d’élèves qui l’aient connu. Adams va entrer dans le barreau, il sera avocat et portera perruque. Je suis surpris de le trouver si modeste ; il est d’une apparence moins imposante que je n’aurais cru. Il n’a pas encore bouleversé le monde, comme je m’y attendais, car il me semble, autant que je puis en juger, que les choses vont à peu près de même qu’avant l’entrée d’Adams dans la vie active.

Ici une lacune où les grands guerriers de l’histoire et de la poésie défilent devant moi en armées innombrables ; cela n’en finit pas. Qu’est-ce qui vient ensuite ? Je suis à la tête de la classe, et je regarde de ma hauteur la longue file de mes camarades, en remarquant avec un intérêt plein de condescendance ceux qui me rappellent ce que j’étais quand je suis entré à la pension. Il me semble, du reste, que je n’ai plus rien à faire avec cet enfant-là, je me souviens de lui comme de quelque chose qu’on a laissé sur la route de la vie, quelque chose près duquel j’ai passé, et je pense parfois à lui comme à un étranger.

Et la petite fille que j’ai vue en arrivant chez M. Wickfield, où est-elle ? Elle a disparu aussi. À sa place, une créature qui ressemble parfaitement au portrait, et qui n’est plus une enfant, gouverne la maison ; Agnès, ma chère sœur, comme je l’appelle dans mes pensées, mon guide, mon amie, le bon ange de tous ceux qui vivent sous son influence de paix, de vertu et de modestie, Agnès est devenue une femme.

Quel nouveau changement s’est opéré en moi ? J’ai grandi, mes traits se sont formés, j’ai recueilli quelque instruction durant les années qui viennent de s’écouler. Je porte une montre d’or avec une chaîne, une bague au petit doigt, un habit à pans, et j’abuse de la graisse d’ours : ce qui, rapproché de la bague, sent un peu son mauvais sujet. Serais-je redevenu amoureux ? oui. J’adore miss Larkins l’aînée.

Miss Larkins l’aînée n’est pas une petite fille. Elle est grande, bien faite ; elle a les yeux et les cheveux noirs. Miss Larkins l’aînée est loin d’être une enfant, car miss Larkins la cadette a dépassé cet âge heureux, et sa sœur a trois ou quatre ans de plus qu’elle. Miss Larkins l’aînée a peut-être trente ans. Ma passion pour elle est effrénée.

Miss Larkins l’aînée connaît des officiers ; c’est une chose bien pénible à supporter. Je les vois lui parler dans la rue. Je les vois traverser la chaussée pour venir au-devant d’elle, quand ils aperçoivent son chapeau (elle aime les chapeaux de couleurs voyantes) accompagné de celui de sa sœur descendre le trottoir. Elle rit, elle parle, elle a l’air de prendre goût à la chose. Je passe la plus grande partie de mes loisirs à me promener dans l’espérance de la rencontrer. Si je puis la saluer une fois dans la journée (j’en ai le droit, car je connais M. Larkins), quel bonheur ! je mérite d’obtenir par ma politesse un salut de temps en temps. Les tortures que je supporte le soir du bal des Courses, en pensant que miss Larkins l’aînée dansera avec les officiers, demandent vraiment une compensation s’il y a quelque justice dans ce monde.

L’amour m’ôte l’appétit et m’oblige à porter constamment ma cravate neuve. Je n’ai de soulagement que lorsque j’ai sur le corps mes plus beaux habits, et je passe ma vie à faire cirer mes bottes. Il me semble alors que je suis plus digne d’approcher de miss Larkins l’aînée. Tout ce qui lui appartient, de près ou de loin, me devient précieux. M. Larkins, un vieillard un peu brusque, avec un double menton, et qui ne peut remuer qu’un œil, est rempli de charmes à mes yeux. Quand je ne puis voir la fille, je vais voir dans les endroits où je puis rencontrer le père. Quand j’ai dit : « Comment vous portez-vous, monsieur Larkins ? J’espère que mesdemoiselles vos filles et toute la famille sont en bonne santé, » il me semble que j’ai fait une déclaration, et je rougis.

Je pense continuellement à mon âge. J’ai dix-sept ans, c’est peut-être un peu jeune pour miss Larkins l’aînée, mais qu’importe ? D’ailleurs j’arriverai si vite à mes vingt et un ans ! Je me promène régulièrement le soir devant la maison de M. Larkins, quoique cela me fende le cœur de voir entrer des officiers et de les entendre dans le salon pendant que miss Larkins l’aînée joue de la harpe. Deux ou trois fois je vais même jusqu’à errer mélancoliquement autour de la maison, quand on est couché, cherchant à deviner quelle est la fenêtre de miss Larkins, et prenant probablement la fenêtre de M. Larkins pour celle de sa fille ; je voudrais voir le feu prendre à la maison, je saisirais, au milieu de la foule épouvantée, une échelle pour la dresser contre la fenêtre ; je me vois sauvant miss Larkins dans mes bras, puis retournant chercher quelque chose qu’elle a oublié, pour périr ensuite dans les flammes. Mon amour est généralement désintéressé, et je me contenterais de poser avec honneur devant miss Larkins, et d’expirer après.

Je ne suis pourtant pas toujours dans des dispositions si généreuses. Parfois des rêves de bonheur s’élèvent devant moi. En passant deux heures à ma toilette, le jour d’un grand bal donné par les Larkins, et après lequel je soupire depuis trois semaines, je me laisse aller à des idées agréables. Je me figure que j’ai eu le courage de faire ma déclaration à miss Larkins ; elle laisse tomber sa tête sur mon épaule en disant : « Oh ! monsieur Copperfield, puis-je en croire mes oreilles ? » Je me représente M. Larkins arrivant chez moi le lendemain matin pour me dire : « La jeunesse n’est pas une objection, mon cher Copperfield ; ma fille m’a tout appris, voilà vingt mille livres sterling, soyez heureux ! » Je me figure que ma tante cède à son tour, et nous donne sa bénédiction ; M. Dick et le docteur Strong assistent à la cérémonie nuptiale. Je ne manque pas de bon sens, à ce qu’il me semble en revenant sur mon passé ; je ne manque pas non plus de modestie, assurément, et pourtant voilà mes rêves.

Je me rends à la maison enchantée, toute pleine de lumières, de musique, de fleurs et d’officiers que je regrette d’y voir ; on cause beaucoup, et miss Larkins l’aînée est dans tout l’éclat de sa beauté. Elle est vêtue de bleu avec des fleurs blanches dans les cheveux, des « Ne m’oubliez pas, » comme si elle avait besoin de porter des « Ne m’oubliez pas ! » C’est la première soirée de grandes personnes à laquelle j’aie été invité, et je suis un peu mal à mon aise, car j’ai l’air abandonné et on ne me parle pas, à l’exception de M. Larkins, qui me demande comment se portent mes petits camarades, ce dont il aurait pu se dispenser, je ne suis pas venu chez lui pour me faire insulter. Mais après avoir passé quelque temps debout près de la porte à réjouir mes yeux de la vue de la déesse de mon cœur, je la vois s’approcher de moi, elle, miss Larkins, et elle me demande avec bonté si je danse.

Je balbutie en la saluant : « Avec vous, oui, mademoiselle Larkins.

– Avec moi seule ? dit-elle.

– Je n’aurais aucun plaisir à danser avec une autre. »

Miss Larkins sourit et rougit (pour sourire j’en suis bien sûr, pour rougir je m’en flatte), puis elle dit :

« Pas cette fois, mais l’autre, si vous voulez. »

Le moment arrive. « C’est une valse, je crois, dit miss Larkins avec un peu d’embarras quand je me présente. Valsez-vous ? sinon, le capitaine Bailey… »

Mais je valse, assez bien même, et j’emmène miss Larkins ; je l’enlève fièrement au capitaine Bailey, dont je fais le malheur, je n’en doute pas. Peu m’importe ! j’ai bien souffert, moi ! Je valse avec miss Larkins l’aînée ; je ne sais pas où je suis, qui m’entoure, combien de temps dure mon bonheur. Je sais seulement que je flotte dans l’espace avec un ange bleu, et que je suis dans un rêve de délices, jusqu’au moment où je me trouve assis près d’elle sur un canapé. Nous sommes seuls dans un petit salon. Elle admire le camélia rose du Japon que je porte à ma boutonnière. Il m’a coûté trois schellings, je le lui donne, en disant :

« J’en demande un prix exorbitant, miss Larkins !

– En vérité ! que voulez-vous avoir en retour ? répond-elle.

– Une de vos fleurs, pour la conserver comme un avare garde son or.

– Vous êtes un petit téméraire, dit miss Larkins. Tenez ! »

Elle me donne une fleur de très-bonne grâce, je la porte à mes lèvres, puis je la cache dans mon sein. Miss Larkins se met à rire et me prend le bras en me disant :

« Maintenant, ramenez-moi au capitaine Bailey. »

Je suis encore plongé dans le souvenir de ce délicieux tête-à-tête et de la valse passée, quand elle s’approche de nouveau de moi, en donnant le bras à un homme d’un âge mûr, qui a joué au whist toute la soirée.

« Tenez, lui dit-elle, voilà mon petit téméraire. M. Chestle désire faire votre connaissance, monsieur Copperfield. »

Je pense à l’instant que ce doit être un ami de la famille, et je suis enchanté.

« Je comprends votre goût, monsieur, dit M. Chestle. Il vous fait honneur. Je suppose que vous ne prenez pas grand intérêt à la culture du houblon, quoique vous en aimiez les fleurs, mais j’ai une assez grande propriété où j’en cultive, et si vous aviez jamais la fantaisie de venir dans nos environs, près d’Ashford, et de visiter notre résidence, nous serions heureux de vous recevoir et de vous garder le plus longtemps possible. »

Je remercie vivement M. Chestle, et je lui donne une poignée de main. Il me semble que je fais un beau rêve. Je valse de nouveau avec miss Larkins l’aînée ; elle me dit que je valse très-bien ! Je rentre chez moi, plein d’un bonheur inexprimable. Je valse en imagination pendant toute la nuit, en tenant serrée dans mes bras la taille de ma divinité. Pendant quelques jours je suis plongé dans des rêveries délicieuses, mais je ne la rencontre plus dans la rue, et elle n’est pas chez elle quand je vais lui faire une visite. Je me console imparfaitement de ce désappointement en regardant le gage sacré que j’ai reçu, la fleur fanée.

« Trotwood, me dit Agnès, un jour après-dîner, savez-vous qui doit se marier demain ? quelqu’un pour qui vous avez une grande admiration.

– Pas vous, je pense, Agnès ?

– Non, pas moi ! dit-elle en levant les yeux de dessus la musique qu’elle copiait. Entendez-vous ce qu’il dit là, papa ?… Non, c’est miss Larkins l’aînée.

– Elle épouse… le capitaine Bailey ? »

C’était tout ce que j’avais la force de dire.

« Non, non, pas un capitaine : M. Chestle, un grand cultivateur de houblon. »

Je suis très-abattu pendant une quinzaine de jours. Je ne porte plus ma bague, je commence à remettre mes vieux habits, je renonce à la graisse d’ours, et je soupire sur la fleur fanée de miss Larkins. Au bout de ce temps, je m’ennuie un peu de ce genre de vie, et, sur une nouvelle provocation du boucher, je jette aux vents ma fleur, je donne un rendez-vous à mon agresseur, et je le bats glorieusement.

Je reprends ma bague, et je renouvelle avec modération l’usage de la graisse d’ours, voilà les dernières traces que je puis saisir dans le souvenir de ma vie, en marchant sur mes dix-sept ans.

Chapitre XIX. Je regarde autour de moi et je fais une découverte. §

Je ne sais pas si j’étais triste ou satisfait quand je vis arriver la fin de mes études et le moment de quitter le docteur Strong. J’avais été très-heureux chez lui, et j’avais un véritable attachement pour le docteur ; en outre, j’étais un personnage éminent dans notre petit monde. Voilà mes raisons de tristesse, mais j’avais d’autres raisons, assez peu solides d’ailleurs, d’être bien aise. La vague idée de devenir un jeune homme libre de mes actions, le sentiment de l’importance que prenait un jeune homme libre de ses actions, le désir de toutes les belles choses que cet animal extraordinaire avait à voir et à faire, l’effet merveilleux qu’il ne pouvait manquer de produire sur la société, c’étaient là de grandes séductions. Ces visions avaient une si grande influence sur mon esprit qu’il me semble maintenant que je n’ai pas senti, en quittant la pension, les regrets que j’aurais dû naturellement éprouver. Cette séparation ne m’a pas laissé l’impression que m’ont laissée d’autres séparations. J’essaye en vain de me souvenir de ce que j’ai ressenti alors, et des circonstances qui ont accompagné mon départ, mais ce que je me rappelle bien, c’est que cet événement n’a pas joué un grand rôle dans ma vie. Je suppose que la perspective qui s’ouvrait devant moi me troublait l’esprit. Je sais que je ne comptais plus pour rien le passé de mon enfance, et que la vie me faisait l’effet d’un grand conte de fées que j’allais commencer à lire, et voilà tout.

Ma tante eut avec moi des délibérations graves et nombreuses pour savoir quelle carrière je choisirais. Depuis un an au moins, je cherchais à trouver une réponse satisfaisante à cette question répétée : « Quelle est votre vocation ? » Mais je ne me trouvais aucun goût particulier pour une profession quelconque. Si j’avais pu recevoir par inspiration la science de la navigation, prendre le commandement de quelque vaisseau bon voilier pour faire autour du monde un voyage de grandes découvertes, je crois que je n’aurais rien demandé de plus. Mais, à défaut de cette inspiration miraculeuse, mes désirs se bornaient à entrer dans une carrière qui n’imposât pas de trop grands sacrifices pécuniaires à ma tante, et à y faire mon devoir quel qu’il fût.

M. Dick avait régulièrement assisté à nos conseils, de l’air le plus grave et le plus réfléchi. Il ne s’était jamais aventuré qu’une seule fois à émettre une idée, mais ce jour-là (je ne sais ce qui lui avait passé par la tête), il proposa tout d’un coup de faire de moi un chaudronnier. Cette idée fut si mal reçue par ma tante qu’il n’osa plus en avancer une seconde, il se bornait donc à la regarder attentivement en attendant avec beaucoup d’intérêt les résolutions qu’elle pourrait suggérer, tout en faisant sonner son argent dans son gousset.

« Voulez-vous que je vous dise une chose, Trot ? me dit ma tante un matin, quelque temps après ma sortie de pension, puisque nous n’avons pas encore décidé la grande question, et qu’il faut tâcher de ne pas faire fausse route, si nous pouvons, je crois que nous ferions mieux de nous donner le temps de respirer. En attendant, tâchez d’envisager l’affaire sous un nouveau point de vue, et non pas comme un écolier.

– Je tâcherai, ma tante.

– J’ai eu l’idée, continua ma tante, qu’un peu de changement et un coup d’œil jeté sur la vie du monde pourrait vous aider à fixer vos idées et à asseoir plus sérieusement votre jugement. Si vous faisiez un petit voyage ? si vous vous rendiez par exemple dans votre ancien pays pour y voir… cette femme étrange qui a un nom si sauvage, continua-t-elle en se frottant le bout du nez, car elle n’avait pas encore complètement pardonné à Peggotty de s’appeler Peggotty.

– C’est tout ce que je peux désirer de plus agréable au monde, ma tante !

– Eh bien ! dit-elle, voilà qui est heureux, car je le désire beaucoup aussi. Mais il est naturel et raisonnable que cela vous plaise, et je suis très-convaincue que tout ce que vous ferez, Trot, sera naturel et raisonnable.

– Je l’espère, ma tante.

– Votre sœur, Betsy Trotwood, dit ma tante, aurait été la jeune fille la plus naturelle et la plus raisonnable qu’on puisse voir. Vous serez digne d’elle, n’est-ce pas ?

– J’espère être digne de vous, ma tante ; je n’en demande pas davantage.

– C’est une grâce du bon Dieu que votre mère, la pauvre enfant, ne soit pas de ce monde, dit ma tante en me regardant d’un air d’approbation, car elle serait si fière de son garçon maintenant qu’elle en aurait perdu le peu de tête qui pouvait lui rester à perdre. »

Ma tante s’excusait toujours de la faiblesse qu’elle pouvait éprouver pour moi en la rejetant ainsi sur ma pauvre mère :

« Vraiment, vous ne vous figurez pas, Trotwood, combien vous me la rappelez !

– D’une manière agréable, j’espère, ma tante ?

– Il lui ressemble tant, Dick, ajouta ma tante en appuyant sur les mots, que je crois la voir encore, le jour où je l’ai visitée, avant qu’elle commençât à souffrir ; voyez-vous, il lui ressemble comme deux gouttes d’eau !

– En vérité ? dit M. Dick.

– Mais cela n’empêche pas qu’il ressemble aussi à David, dit ma tante d’un ton positif.

– Il ressemble beaucoup à David ! » dit M. Dick.

– Mais ce que je désire vous voir devenir, Trot, reprit ma tante, je ne veux pas dire physiquement, vous êtes très-bien de physique, mais moralement, c’est un homme ferme : un homme ferme, énergique, avec une volonté à vous, avec de la résolution, dit ma tante en branlant la tête et en serrant le poing ; avec de la détermination, Trot, avec du caractère, un caractère énergique qui ne se laisse influencer qu’à bonne enseigne par qui que ce soit, ni par quoi que ce soit ; voilà ce que je veux vous voir devenir ; voilà ce qu’il aurait fallu à votre père et à votre mère, Dieu le sait, et ils s’en seraient mieux trouvés. »

Je manifestai l’espérance de devenir ce qu’elle désirait.

« Afin de vous fournir l’occasion d’agir un peu par vous-même, et de compter sur vous-même, dit ma tante, je vous enverrai seul faire votre petit voyage. J’avais eu un moment l’idée de vous faire accompagner par M. Dick, mais, en y réfléchissant bien, je le garderai pour prendre soin de moi. »

M. Dick parut un moment un peu désappointé, mais l’honneur d’être admis à la dignité de prendre soin de la plus admirable femme qu’il y eût au monde ramena bientôt la satisfaction sur son visage.

« D’ailleurs, dit ma tante, il a son mémoire…

– Certainement, dit M. Dick, précipitamment. J’ai l’intention, Trotwood, d’en finir avec ce mémoire ; il faut réellement que ce soit fini une bonne fois. Après quoi, je le ferai présenter, vous savez, et alors… dit M. Dick, après s’être arrêté et avoir gardé le silence un moment, et alors il faudra voir frétiller le poisson dans la poêle ! »

En conséquence des bonnes intentions de ma tante, je fus peu après pourvu d’une bourse bien garnie et d’une malle, et elle me congédia tendrement pour mon expédition d’exploration. Au moment du départ, elle me donna quelques bons conseils et beaucoup de baisers, en me disant que, comme son projet était de me fournir l’occasion de regarder autour de moi et de réfléchir un peu, elle me conseillait de passer quelques jours à Londres si cela me convenait, soit en me rendant dans le Suffolk, soit en revenant. En un mot, j’étais libre de faire ce qu’il me plairait pendant trois semaines ou un mois, sans autre considération que celle de réfléchir et de regarder autour de moi, et l’engagement de lui écrire trois fois la semaine, pour la tenir au courant de ce que je ferais.

J’allai d’abord à Canterbury pour dire adieu à Agnès et à M. Wickfield, ainsi qu’au bon docteur ; je n’avais pas encore donné congé de mon ancienne chambre chez M. Wickfield. Agnès fut enchantée de me voir, et me dit que la maison ne lui semblait plus la même depuis que je l’avais quittée.

« Je ne me trouve plus le même non plus depuis que je suis loin de vous, lui dis-je. Il me semble que j’ai perdu mon bras droit, ce n’est pas assez dire, car je ne suis pas plus sûr de ma tête et de mon cœur qui n’ont rien à faire avec mon bras droit. Tous les gens qui vous connaissent vous consultent, et se laissent guider par vous, Agnès.

– Tous les gens qui me connaissent me gâtent, je crois, dit Agnès en souriant.

– Non. C’est parce que vous ne ressemblez à personne. Vous êtes si bonne et d’un caractère si charmant ! Comment faites-vous pour être d’un naturel si doux, et pour avoir toujours raison !

– Vous me parlez comme si j’étais miss Larkins avant son mariage, me dit-elle avec un rire plein de gaieté, tout en continuant son ouvrage.

– Allons ! ce n’est pas bien d’abuser de ma confiance, lui répondis-je en rougissant au souvenir de mon idole aux rubans bleus, et cependant je ne saurais m’empêcher de me confier en vous, Agnès. Je ne perdrai jamais cette habitude. Si j’ai des chagrins ou que je devienne amoureux, je vous dirai tout, si vous voulez bien, même quand il m’arrivera de devenir amoureux pour tout de bon.

– Mais vous avez toujours été amoureux pour tout de bon, dit Agnès en riant de nouveau.

– Oh ! j’étais un enfant, un simple écolier, dis-je en riant aussi, mais avec un peu de confusion. Les temps sont changés, et je suppose qu’un jour je prendrai cette affaire-là terriblement au sérieux. Ce qui m’étonne, c’est que vous-même vous n’en soyez pas encore arrivée-là, Agnès. »

Agnès riait en secouant la tête.

« Oh ! je sais bien que non ; vous me l’auriez dit, ou du moins, repris-je en la voyant rougir légèrement, vous me l’auriez laissé deviner. Mais je ne connais personne qui soit digne de vous aimer, Agnès. Il faudra que je fasse la connaissance d’un homme d’un caractère plus élevé et doué de plus de mérite que tous ceux que j’ai vus ici pour donner mon consentement. À l’avenir j’aurai l’œil sur tous vos admirateurs ; et je vous préviens que je serai très-exigeant pour celui que vous choisirez. »

Nous avions causé jusqu’alors sur un ton d’enjouement plein de confiance, mêlé pourtant d’un certain sérieux ; c’était le résultat des relations intimes que nous avions commencées ensemble dès l’enfance. Mais tout d’un coup Agnès leva les yeux, et changeant de manière, me dit :

« Trotwood, il y a quelque chose que je veux vous dire, et que je n’aurai peut-être pas de longtemps une autre occasion de vous demander, quelque chose que je ne me déciderais jamais, je crois, à demander à un autre. Avez-vous remarqué chez papa un changement progressif ? »

Je l’avais remarqué, et je m’étais souvent demandé si elle s’en apercevait aussi. Mon visage trahit sans doute ce que je pensais, car elle baissa les yeux à l’instant même, et je vis qu’ils étaient pleins de larmes.

« Dites-moi ce que c’est, dit-elle à voix basse.

– Je crains… puis-je vous parler en toute franchise, Agnès ? Vous savez quelle affection j’ai pour lui.

– Oui, dit-elle.

– Je crains qu’il ne se fasse mal par cette habitude qui n’a fait qu’augmenter tous les jours depuis mon arrivée dans cette maison. Il est devenu très-nerveux, du moins je me le figure.

– Vous ne vous trompez pas, dit Agnès en secouant la tête.

– Sa main tremble, il ne parle pas nettement, et ses yeux sont hagards. J’ai remarqué que, dans ces moments-là, et quand il n’est pas dans son état naturel, il arrive presque toujours qu’on le demande justement pour quelque affaire.

– Oui, c’est Uriah, dit Agnès.

– Et l’idée qu’il ne se sent pas en état de la traiter, qu’il ne l’a pas bien comprise, ou qu’il n’a pas pu s’empêcher de laisser voir sa situation, semble le tourmenter tellement que le lendemain c’est bien pis, et le surlendemain pis encore ; et de là vient cet épuisement et cet air effaré. Ne vous effrayez pas de ce que je dis, Agnès, mais je l’ai vu l’autre soir dans cet état, la tête sur son pupitre et pleurant comme un enfant. »

Elle posa doucement son doigt sur mes lèvres pendant que je parlais encore, puis l’instant d’après elle avait rejoint son père à la porte du salon, et s’appuyait sur son épaule. Ils me regardaient tous deux, et je fus vivement touché de l’expression du visage d’Agnès. Il y avait dans son regard une si profonde tendresse pour son père, tant de reconnaissance pour les soins et l’affection qu’il lui avait témoignés, elle me demandait si évidemment d’être indulgent pour lui dans mes pensées, et de ne pas admettre des idées amères sur son compte ; elle semblait à la fois si fière de lui, si dévouée, si compatissante et si triste ; elle me disait si clairement qu’elle était sûre de mes sympathies, que toutes les paroles du monde n’auraient pu m’en dire davantage, ni m’émouvoir plus profondément.

Nous devions prendre le thé chez le docteur. En arrivant à l’heure ordinaire, nous le trouvâmes près du feu, dans le cabinet, avec sa jeune femme et sa belle-mère. Le docteur, qui semblait croire que je partais pour la Chine, me reçut comme un hôte auquel il voulait faire honneur, et demanda qu’on mît une bûche au feu, afin de voir à la lueur de la flamme le visage de son ancien élève.

« Je ne verrai plus beaucoup de nouveaux visages à la place de Trotwood, mon cher Wickfield, dit le docteur en se chauffant les mains ; je deviens paresseux et je veux me reposer. Je remettrai tous ces jeunes gens à d’autres mains dans six mois, pour mener une vie plus tranquille.

– Voilà dix ans que vous ne dites pas autre chose, docteur, répondit M. Wickfield.

– Oui, mais cette fois je suis décidé, dit le docteur ; le premier de mes sous-maîtres me succédera… Cette fois-ci c’est pour de bon… Et vous aurez bientôt à dresser un contrat entre nous, avec toutes les clauses obligatoires qui donnent à deux hommes d’honneur qui s’engagent l’air de deux coquins qui se défient l’un de l’autre.

– J’aurai aussi à prendre soin, n’est-ce pas, dit M. Wickfield qu’on ne vous attrape pas, ce qui arriverait infailliblement dans un arrangement que vous feriez vous-même. Eh bien ! je suis tout prêt, je voudrais n’avoir jamais de pire besogne dans mon état.

– Je n’aurai plus à m’occuper alors, dit le docteur, que de mon dictionnaire… et de cette autre personne avec laquelle j’ai contracté aussi un engagement… mon Annie ! »

M. Wickfield la regardait, elle était assise près de la table à thé avec Agnès, et elle me parut éviter les yeux du bon vieillard avec une hésitation et une timidité inaccoutumées qui attirèrent sur elle son attention, comme s’il lui venait à l’esprit quelque pensée secrète.

« Il paraît qu’il est arrivé un bateau-poste venant de l’Inde, dit-il après un moment de silence.

– Vous m’y faites penser, dit le docteur, il y a même des lettres de M. Jack Maldon.

– Ah ! vraiment ?

– Mon pauvre Jack ! dit mistress Markleham, en secouant la tête. Quand je pense qu’il est dans ce climat terrible, où il faut vivre, m’a-t-on dit, sur un tas de sable brûlant et sous une cloche de verre ! Il avait l’air robuste, mais il ne l’était pas. Il a consulté son courage plus que ses forces, mon cher docteur, quand il a si vaillamment tenté l’entreprise. Annie, ma chère, je suis sûre que vous vous en souvenez parfaitement ; votre cousin n’a jamais été fort, ce qu’on appelle robuste, dit mistress Markleham avec emphase et en nous regardant tous les uns après les autres, depuis le temps où ma fille et lui étaient tout petits, et se promenaient bras dessus bras dessous toute la journée. »

Annie ne répondit rien à cette interpellation.

« Dois-je conclure de ce que vous venez de dire, madame, que M. Maldon soit malade ? demanda M. Wickfield.

– Malade ? répliqua le Vieux-Troupier, mon cher monsieur, il est… toutes sortes de choses…

– Excepté qu’il n’est pas bien portant, dit M. Wickfield.

– Excepté qu’il n’est pas bien portant, cela va sans dire, répondit le Vieux-Troupier ; il est clair qu’il a attrapé des coups de soleil terribles, qu’il a gagné la fièvre des marais, des rhumatismes et tout ce qu’on peut imaginer ! Quant au foie, je suppose qu’il en a fait son deuil en partant : ajouta-t-elle d’un air de résignation.

– Est-ce de lui que vous tenez tout cela ? demanda M. Wickfield.

– Lui ! repartit mistress Markleham en agitant sa tête et son éventail : que vous ne connaissez guère mon pauvre Jack Maldon pour me faire pareille question ! Lui, me dire cela ! Ah bien oui ! il se ferait plutôt tirer à quatre chevaux avant d’en dire un mot.

– Maman ! dit mistress Strong.

– Ma chère Annie, reprit sa mère, je vous prie, une fois pour toutes, de ne pas vous mêler de ce que je dis, à moins que ce ne soit pour confirmer mes paroles. Vous savez aussi bien que moi que votre cousin Maldon se laisserait plutôt tirer par un nombre indéfini de chevaux, car je ne sais pas pourquoi je me bornerais à quatre : certainement, non, ce n’est pas à quatre chevaux ; il se laisserait tirer par huit, par seize, par trente-deux chevaux plutôt que de dire un mot qui pût déranger les plans du docteur.

– Dites plutôt les plans de Wickfield, dit le docteur en passant la main sur son menton et en regardant son conseiller d’un air repentant ; c’est-à-dire le plan que nous avions formé à nous deux. Pour moi j’ai dit seulement : « en Angleterre ou à l’étranger. »

– Et moi, j’ai dit : « à l’étranger, » ajouta gravement M. Wickfield ; c’est moi qui l’ai fait : c’est moi qui en suis responsable.

– Oh ! qui est-ce qui vous parle de responsabilité ? dit mistress Markleham ; tout a été fait pour le mieux, mon cher monsieur Wickfield, nous savons bien que tout a été fait dans les meilleures intentions. Mais si ce pauvre garçon ne peut pas vivre là-bas, que voulez-vous y faire ? S’il ne peut pas vivre là-bas, il mourra là-bas, plutôt que de déranger les projets du docteur. Je le connais bien, continua mistress Markleham en agitant son éventail avec l’air calme et prophétique d’une prêtresse inspirée, et je sais bien qu’il mourra là plutôt que de déranger les plans du docteur.

– Eh bien ! eh bien ! madame, dit gaiement le docteur, je ne suis pas assez fanatique de mes projets pour ne point les changer moi-même et refuser tout autre arrangement. Si M. Jack Maldon revient en Angleterre pour cause de mauvaise santé, nous ne le laisserons pas repartir, et il faudra tâcher de le pourvoir d’une manière plus avantageuse dans ce pays-ci. »

Mistress Markleham fut si surprise de la générosité de ce discours, qu’elle n’avait ni prévu ni provoqué, bien entendu, qu’elle ne put que dire au docteur que cela lui ressemblait bien, et répéter plusieurs fois de suite son geste favori, en baisant le bout de son éventail, avant d’en caresser la main de son sublime ami. Après quoi elle gronda quelque peu sa fille Annie, de ce qu’elle n’était pas plus expansive, lorsque le docteur comblait ainsi de ses bontés un ancien compagnon d’enfance, et cela pour l’amour d’elle seulement. Puis elle en vint à nous entretenir des mérites de plusieurs membres de sa famille qui n’attendaient qu’un peu d’aide pour remonter sur leur bête.

Tout ce temps-là sa fille Annie n’avait pas dit un mot, elle n’avait pas même levé les yeux. M. Wickfield l’avait suivie sans cesse du regard, assise comme elle était à côté de son Agnès. Il avait l’air de ne pas se douter qu’on pût remarquer cette attention continue, bien visible pourtant, car il était si occupé de mistress Strong et des pensées qu’elle lui suggérait, qu’il en était tout absorbé. Il finit par demander ce que M. Jack Maldon avait véritablement écrit sur sa situation, et à qui il avait adressé de ses nouvelles.

« Voilà, dit mistress Markleham en prenant par-dessus la tête du docteur une lettre posée sur la cheminée ; voilà ce que ce pauvre garçon dit au docteur lui-même… Où est-ce donc ?… ah ! j’y suis… « Je suis fâché d’être obligé de vous dire que ma santé a beaucoup souffert ; et que je crains d’en être réduit à la nécessité de revenir en Angleterre pour quelque temps ; c’est ma seule espérance de guérison. » Il me semble que c’est assez clair, pauvre garçon ! Sa seule espérance de guérison ! Mais la lettre d’Annie est plus explicite encore. Annie, montrez-moi encore une fois cette lettre.

– Pas maintenant, maman, dit-elle à voix basse.

– Ma chère, vous êtes vraiment sur certains sujets la personne la plus absurde qui soit au monde ; et il n’y a personne comme vous pour vous montrer peu sensible aux droits de votre famille, lui dit sa mère. Nous n’aurions pas seulement entendu parler de cette lettre si je ne vous l’avais pas demandée. Appelez-vous cela de la confiance envers le docteur Strong, Annie ? cela m’étonne de votre part. »

Mistress Strong produisit la lettre à regret, et quand je la pris pour la passer à la mère, je vis que la main de la fille tremblait en me la remettant.

« Voyons donc où est ce passage, dit mistress Markleham, en approchant le papier de ses yeux : « Le souvenir des temps passés, ma chère Annie…, » et ainsi de suite ; ce n’est pas ça. « Le bon vieux procureur… » De qui veut-il donc parler ? Vraiment, Annie, votre cousin Maldon est à peine intelligible. Ah ! que je suis stupide ! c’est apparemment du docteur qu’il parle ! « Oh ! oui, bien bon en vérité ! » Ici elle s’arrêta pour donner un nouveau baiser à son éventail et le secouer ensuite du côté du docteur, qui nous regardait tous avec la satisfaction la plus paisible. « Ah ! voilà : « Vous ne serez peut-être pas surprise d’apprendre, Annie… » Bien certainement, non, sachant, comme je viens de le dire, qu’il n’était véritablement pas robuste… « Vous ne serez pas surprise d’apprendre que j’ai tant souffert loin de vous que je suis décidé à partir à tout hasard, avec un congé de maladie, si je puis l’obtenir, sans quoi je donnerai ma démission. Ce que j’ai enduré et ce que j’endure ici est intolérable. Et sans la prompte générosité de cet excellent homme, » dit mistress Markleham en répétant ses signes télégraphiques à l’adresse du docteur, et en repliant la lettre, « l’idée seule m’en serait insupportable. »

M. Wickfield ne dit pas un mot, quoique la vieille dame semblât attendre ses commentaires sur ce qu’il venait d’entendre. Il gardait le silence d’un air sévère, et sans lever les yeux. On avait abandonné depuis longtemps cette affaire pour d’autres sujets de conversation, qu’il restait toujours dans la même attitude, se bornant à jeter de temps en temps, d’un air refrogné, un regard pensif sur le docteur ou sur sa femme, puis sur tous les deux ensemble.

Le docteur aimait la musique. Agnès chantait avec beaucoup d’agrément et d’expression, mistress Strong aussi. Elles chantèrent ensemble, puis se mirent à jouer des morceaux à quatre mains : c’était un petit concert. Mais je remarquai deux choses, d’abord quoique Annie se fût tout à fait remise, et qu’elle eût repris ses manières ordinaires, il y avait évidemment un abîme qui la séparait de M. Wickfield ; en second lieu, je vis que l’intimité de mistress Strong avec Agnès déplaisait à M. Wickfield, et qu’il la surveillait avec inquiétude. Je dois avouer aussi que le souvenir de ce que j’avais vu d’elle, le jour du départ de M. Jack Maldon, me revint à l’esprit avec une signification que je n’y avais jamais attachée et qui me troubla l’esprit. L’innocente beauté de son visage ne me paraissait pas aussi pure que par le passé ; je me défiais de la grâce naturelle et du charme de ses manières, et quand je regardais Agnès, assise auprès d’elle, quand je me rappelais l’honnête candeur de la jeune fille, je me disais en moi-même que c’était peut-être une amitié mal assortie.

Elles en jouissaient pourtant si vivement toutes deux que leur gaieté fit passer la soirée comme un instant. Il arriva, au moment du départ, un petit incident que je me rappelle bien. Elles prenaient congé l’une de l’autre, et Agnès allait embrasser mistress Strong, quand M. Wickfield passa entre elles, comme par accident, et emmena brusquement Agnès. Puis je revis sur le visage de mistress Strong cette expression que j’avais remarquée le soir du départ de son cousin, et je me crus encore debout à la porte du docteur Strong. C’était bien comme cela qu’elle l’avait regardé ce soir-là.

Je ne puis dire quelle impression ce regard me produisit, ni pourquoi il me devint impossible de l’oublier plus tard quand je pensais à elle, et que j’aurais voulu me rappeler plutôt son visage paré de son innocente beauté. Le souvenir m’en poursuivait encore en rentrant chez moi ; il me semblait que je laissais un sombre nuage suspendu au-dessus de la maison du docteur. Au respect que j’avais pour ses cheveux gris se mêlait une grande compassion pour ce cœur si confiant avec ceux qui le trahissaient, et un profond ressentiment contre ces perfides amis. L’ombre imminente d’un grand chagrin et d’une grande honte, quoique confuse encore, projetait une tache sur ce lieu paisible, témoin du travail et des jeux de mon enfance, et le flétrissait à mes yeux. Je n’avais plus de plaisir à penser aux grands aloès à longues feuilles qui fleurissaient tous les cent ans seulement, ni à la pelouse verte et unie, ni aux urnes de pierre de l’allée du docteur, ni au son des cloches de la cathédrale qui dominait tout de son harmonie ; il me semblait que le paisible sanctuaire de mon enfance avait été profané en ma présence, et que la paix et l’honneur en avaient été jetés à tous les vents.

Avec le matin arriva mon départ de cette vieille demeure, qu’Agnès avait remplie pour moi de son influence, et cette préoccupation suffit à absorber mon esprit. Je reviendrais certainement bientôt habiter de nouveau mon ancienne chambre, et bien souvent peut-être ; mais enfin j’avais cessé d’y résider, et le bon vieux temps n’était plus. J’avais le cœur un peu gros en emballant ce qui restait de mes livres et de mes effets à envoyer à Douvres, et je ne me souciais pas de le laisser voir à Uriah Heep, qui s’empressait si fort à mon service, que je m’accuse d’avoir manqué à la charité, en supposant qu’il était enchanté de me voir partir.

Je me séparai d’Agnès et de son père, en faisant de vains efforts pour supporter ce chagrin comme un homme, et je montai sur le siège de la diligence de Londres. J’étais si disposé à oublier et à pardonner tout en traversant la ville, que j’avais presque envie de faire un signe de tête à mon ancien ennemi le boucher, et de lui jeter quatre shillings pour boire à ma santé, mais il avait un air de boucher si endurci quand je l’aperçus, grattant son grand billot dans son étal, et il était tellement enlaidi par la perte d’une dent de devant que je lui avais cassée dans notre combat, que je trouvai plus à propos de ne pas lui faire d’avances.

La seule chose qui m’occupât l’esprit, quand nous fûmes enfin tout de bon sur la route, c’était de paraître aussi âgé que possible au conducteur, et de me faire une grosse voix. J’eus bien du mal à réussir dans cette dernière prétention, mais j’y tenais parce que c’était un moyen sûr de me grandir.

« Vous allez à Londres, monsieur ? dit le conducteur.

– Oui, William, dis-je d’un ton de condescendance (je le connaissais un peu), je vais à Londres : après cela j’irai de là en Suffolk.

– Pour chasser, monsieur ? dit le conducteur. Il savait aussi bien que moi qu’à cette époque de l’année, il était à peu près aussi probable que j’allais à la pêche de la baleine, mais c’est égal, je regardai cette question comme un compliment flatteur.

– Je ne sais pas, dis-je en prenant un air d’indécision, si je ne tirerai pas en effet quelques coups de fusil.

– On dit que le gibier est devenu très-difficile à approcher, reprit William.

– C’est ce qu’on m’a dit, répondis-je.

– « Êtes-vous du comté de Suffolk, monsieur ?

– Oui, dis-je avec un air d’importance, je suis du comté de Suffolk.

– On dit que les chaussons de pommes sont superbes par là. »

Je n’en savais rien du tout, mais il faut bien soutenir les institutions de son pays natal, et ne pas avoir l’air de ne pas les connaître ; aussi je secouai la tête d’un air fin comme pour dire : « Je crois bien ! »

« Et les bidets, dit William, c’est ça, de fameuses bêtes ! un bon bidet de Suffolk vaut son pesant d’or. Avez-vous jamais élevé des bidets de Suffolk, monsieur ?

– Non, dis-je, pas précisément.

– C’est que je vous dirai que voilà un monsieur, derrière moi, qui en a élevé des pacotilles. »

Le monsieur en question louchait d’une manière épouvantable ; il avait un menton de galoche, portait un chapeau gris à haute forme, et une culotte de velours de coton, boutonnée tout du long sur le côté, depuis les hanches jusqu’à la semelle de ses bottes. Il appuyait son menton sur l’épaule du conducteur, si près de moi que je sentais son haleine dans mes cheveux, et quand je me retournai pour le voir, il jeta sur les chevaux un regard de connaisseur, de son bon œil.

« N’est-ce pas ? dit William.

– N’est-ce pas quoi ? demanda son interlocuteur.

– Vous avez élevé des bidets du Suffolk en masse ?

– Je crois bien ! dit l’autre, il n’y a pas d’espèce de chevaux ni de chiens que je n’aie élevés. Il y a des hommes dont c’est le caprice, les chiens et les chevaux : pour moi j’en perdrais le boire et le manger, je leur sacrifierais volontiers la maison, la femme, les enfants et tout le bataclan ; j’oublierais pour ça de lire, d’écrire, de compter, de fumer, de priser et de dormir.

– Vous m’avouerez que ce n’est pas la place d’un homme comme ça, derrière le siège du conducteur, n’est-ce pas ? me dit William à l’oreille, en arrangeant les guides. »

Je conclus de cette remarque qu’il désirait donner ma place à l’éleveur de chevaux, et j’offris en rougissant de la lui céder.

« Dans le fait si vous n’y tenez pas, monsieur, je crois que ce serait plus convenable, » dit William.

J’ai toujours considéré cette concession comme ma première faute dans la vie. Quand j’avais retenu ma place au bureau, j’avais fait inscrire à côté de mon nom : « Sur le siège du conducteur, » et j’avais donné une demi-couronne au teneur de livres. J’avais mis un paletot et un plaid tout neufs pour faire honneur à ce poste éminent, et j’étais assez fier de l’effet que je produisais sur le siège ; et voilà qu’à la première poste, je me laissais supplanter par un méchant calorgne6, avec des habits râpés, qui n’avait d’autre mérite que de sentir l’écurie à plein nez, et d’être assez solide sur l’impériale pour passer par-dessus ma tête aussi légèrement qu’une mouche, pendant que les chevaux allaient au grand trot ! J’ai une certaine méfiance de moi-même qui m’avait déjà souvent joué de mauvais tours dans de petites occasions de ce genre, où j’aurais aussi bien fait de m’en passer ; ce petit incident dont l’impériale de la diligence de Canterbury était le théâtre, n’était pas fait pour la diminuer. Ce fut en vain que je cherchai un refuge dans ma grosse voix. J’eus beau parler du fond de l’estomac tout le reste du voyage, je sentais que j’étais complètement enfoncé, et ma jeunesse me faisait pitié.

C’était pourtant curieux et intéressant, après tout, de me voir trôner là sur l’impériale d’une diligence à quatre chevaux, bien mis, bien élevé, le gousset bien garni, reconnaissant en passant les lieux où j’avais couché pendant mon pénible voyage. Mes pensées trouvaient un ample sujet d’occupation à chaque étape sur la route, en regardant passer les vagabonds, et en rencontrant ces regards que je reconnaissais si bien, il me semblait que je sentais encore la main droite du chaudronnier m’empoigner et me serrer le devant de ma chemise. En descendant l’étroite rue de Chatham, j’aperçus, en passant, la ruelle dans laquelle vivait le vieux monstre qui m’avait acheté ma veste, et j’avançai vivement la tête, pour regarder l’endroit où j’avais attendu si longtemps mon argent au soleil et à l’ombre. En approchant de Londres, quand on passa près de la maison où M. Creakle nous avait si cruellement battus, j’aurais donné tout ce que je possédais pour avoir la permission de descendre, de le rosser d’importance et de donner la clef des champs à tous ses élèves, pauvres oiseaux en cage.

Nous descendîmes à Charing-Cross, hôtel de la Croix-d’Or, espèce d’établissement moisi et étouffé. Un garçon m’introduisit dans la salle commune, et une servante me montra une petite chambre à coucher qui sentait une odeur de fiacre, et qui était aussi hermétiquement fermée qu’un tombeau de famille. J’avais ma grande jeunesse sur la conscience, je sentais bien que c’était pour cela que personne n’avait l’air de me respecter le moins du monde. La servante ne faisait aucun cas de mon opinion sur aucun sujet, et le garçon se permettait, avec une insolente familiarité, de m’offrir des conseils pour venir en aide à mon inexpérience.

« Voyons maintenant, dit le garçon d’un air d’intimité, qu’est-ce que vous voulez pour dîner ? les petits gentlemen aiment la volaille, en général ; prenez-moi un poulet. »

Je lui dis le plus majestueusement que je pus que je ne me souciais pas d’un poulet.

« Non ? dit le garçon. Les petits gentlemen sont las de bœuf et de mouton, en général ; qu’est-ce que vous dites d’une côtelette de veau ? »

Je consentis à cette proposition, faute de savoir inventer autre chose.

« Est-ce que vous prendrez des pommes de terre ? dit le garçon avec un sourire insinuant et en penchant la tête de côté ; en général, les petits gentlemen sont rassasiés de pommes de terre. »

Je lui ordonnai, de ma voix la plus caverneuse, de commander une côtelette de veau avec des pommes de terre et les accessoires nécessaires, et de demander au bureau s’il n’y avait pas quelque lettre pour Trotwood Copperfield, esquire. Je savais très-bien qu’il n’y en avait pas, et qu’il ne pouvait pas y en avoir, mais je pensai que cela me donnerait l’air d’un homme, de paraître en attendre.

Il revint me dire qu’il n’y avait rien, ce dont je me montrai très-surpris, et il commença à mettre mon couvert sur une table, près du feu. Pendant qu’il se livrait à cette occupation, il me demanda ce que je voulais boire, et sur ma réponse, « une demi-bouteille de sherry, » il trouva, j’en ai peur, que c’était une bonne occasion de composer la mesure de liqueur demandée avec le fond de plusieurs bouteilles en vidange. Ce qui me le fait croire, c’est qu’en lisant le journal, je l’aperçus, par-dessus une petite cloison basse qui formait, dans la salle, son appartement particulier, très-occupé à verser le contenu de plusieurs bouteilles dans une seule, comme un pharmacien qui prépare une potion selon l’ordonnance. Quand le vin arriva, d’ailleurs, je le trouvai un peu éventé, et il contenait certainement plus de miettes de pain anglais qu’on ne pouvait l’attendre d’un vin étranger, pour peu qu’il fût naturel. Mais j’eus la faiblesse de le boire sans rien dire.

Me trouvant ensuite dans une agréable disposition d’esprit (d’où je conclus qu’il y a des moments où l’empoisonnement n’est pas aussi désagréable qu’on le dit), je résolus d’aller au spectacle. Je choisis le théâtre de Covent-Garden, et là, au fond d’une loge de face, j’assistai à la représentation de Jules César et d’une pantomime nouvelle. Quand je vis tous ces nobles romains entrant et sortant sur la scène pour mon amusement, au lieu d’être comme autrefois, à la pension, des prétextes odieux d’une tâche ingrate en latin, je ne peux pas vous dire le plaisir merveilleux et nouveau que j’en ressentis. Mais la réalité et la fiction qui se combinaient dans le spectacle, l’influence de la poésie, des lumières, de la musique, de la foule, les changements à vue qui s’opéraient sur le théâtre, tout cela fit sur mon esprit une impression si étourdissante et ouvrit devant moi de si vastes régions de jouissances, qu’en sortant dans la rue, à minuit, par une pluie battante, il me sembla que je tombais des nues, après avoir mené pendant un siècle la vie la plus romanesque, pour retrouver un monde misérable, rempli de boue, de lanternes de fiacres, de parapluies, de paires de socques articulés.

J’étais sorti par une porte différente de celle par laquelle j’étais entré, et je restai un moment sans bouger dans la rue, comme si j’étais véritablement étranger sur cette terre ; mais je fus bientôt rappelé à moi-même par toutes les bousculades dont j’étais assailli, et je repris le chemin de l’hôtel en roulant dans mon esprit ce beau rêve, qui me revint encore et toujours devant les yeux, pendant que je mangeais des huîtres et que je buvais du porter, en face du feu de la salle à manger.

J’étais si plein du souvenir du spectacle et du passé, car ce que j’avais vu au théâtre me faisait un peu l’effet d’un transparent éclatant, derrière lequel je voyais se réfléchir toute ma vie antérieure, que je ne sais à quel moment je m’aperçus de la présence d’un beau jeune homme, bien tourné et mis avec une certaine négligence élégante que j’ai de bonnes raisons de me rappeler. Mais je sais que je le trouvai là, sans l’avoir vu entrer, et que je restai devant le feu à rêver et à méditer au coin du feu de la salle à manger, sans prendre garde à lui.

Enfin je me levai pour rentrer chez moi, à la grande satisfaction du garçon, qui avait envie de dormir, et qui, se sentant d’affreuses impatiences dans les jambes, les changeait de place en les croisant, les courbant, les étirant, les exerçant à toutes les contorsions qu’il pouvait leur donner dans son petit cabinet. En m’avançant vers la porte, je passai près du jeune homme qui venait d’entrer, et je le vis distinctement. Je me retournai, je revins sur mes pas, je regardai de nouveau. Il ne me reconnaissait pas, mais je le reconnus à l’instant même.

Dans un autre moment, je n’aurais peut-être pas eu assez de confiance et de décision pour m’adresser à lui, j’aurais remis au lendemain et par conséquent perdu l’occasion de lui parler. Mais mon esprit était si animé par le spectacle que la protection qu’il m’avait accordée jadis me parut mériter toute ma reconnaissance ; l’affection que j’avais conçue pour lui jaillit si naturellement de mon âme, que je m’avançai à l’instant vers lui, en lui disant avec un battement de cœur :

« Steerforth ! vous ne me reconnaissez pas ? »

Il me regarda (je me rappelais ce regard), mais il ne parut pas me reconnaître.

« Vous m’avez oublié, j’en ai peur ? lui dis-je.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, c’est le petit Copperfield ! »

Je lui pris les deux mains et je ne pouvais me décider à les lâcher. Sans la fausse bonté et la crainte de lui déplaire, je lui aurais sauté au cou en fondant en larmes.

« Je n’ai jamais été aussi heureux, mon cher Steerforth. Que je suis content de vous voir !

– Et moi aussi, j’en suis charmé, dit-il en me serrant cordialement la main. Allons, Copperfield, mon garçon, pas tant d’émotion ! »

Je crois pourtant qu’il n’était pas fâché de voir la joie que j’éprouvais en le revoyant.

J’essuyai à la hâte les larmes que je n’avais pu retenir, malgré tous mes efforts, et j’essayai de rire ; puis nous nous assîmes à côté l’un de l’autre.

« Et comment vous trouvez-vous ici ? me dit Steerforth en me frappant sur l’épaule.

– Je suis arrivé aujourd’hui par la diligence de Canterbury. J’ai été adopté par une tante qui vit par là, et je viens d’y finir mon éducation. Et vous, comment vous trouvez-vous ici, Steerforth ?

– Eh bien ! mais, je suis ce qu’on appelle un étudiant d’Oxford, c’est-à-dire que je suis allé m’ennuyer là à mourir trois fois par an, et maintenant je retourne chez ma mère. Vous êtes, ma foi, le plus joli garçon du monde, avec votre mine avenante, Copperfield ! pas changé du tout ; maintenant que je vous regarde, vous êtes toujours le même !

– Oh ! moi, je vous ai reconnu tout de suite, lui dis-je ; mais vous, on ne vous oublie pas si facilement. »

Il se mit à rire en passant la main dans les boucles épaisses de ses cheveux et me dit gaiement :

« Vous me voyez, dit-il, en chemin pour aller rendre mes devoirs à ma mère ; elle demeure près de Londres, mais les routes sont si mauvaises et on s’ennuie tant chez nous, que je suis resté ici ce soir, au lieu de pousser jusqu’à la maison. Il n’y a que quelques heures que je suis en ville, et j’ai passé mon temps à grogner et à dormir au spectacle.

– Justement j’en viens aussi ; j’étais à Covent-Garden. Quel magnifique théâtre, Steerforth ! et quelle délicieuse soirée j’ai passé là ! »

Steerforth riait de tout son cœur.

« Mon cher David, dit-il en me frappant de nouveau sur l’épaule, vous êtes une fleur des champs ! La pâquerette au lever du soleil n’est pas plus pure et plus innocente que vous ! J’étais aussi à Covent-Garden, et je n’ai jamais rien vu de plus misérable. Garçon ! »

Le garçon, qui avait observé de loin notre reconnaissance avec une profonde attention, s’approcha d’un air respectueux.

« Où avez-vous logé mon ami M. Copperfield ?

– Pardon, monsieur.

– Où couche-t-il ? quel est le numéro de sa chambre ? Vous savez bien ce que je veux dire, reprit Steerforth.

– Pour le moment, monsieur, dit le garçon d’un air embarrassé, M. Copperfield a le numéro quarante-quatre, monsieur !

– À quoi pensez-vous donc, répliqua Steerforth, de mettre M. Copperfield dans une petite mansarde au-dessus de l’écurie.

– Nous ne savions pas, monsieur, répondit le garçon en s’excusant toujours, nous ne savions pas que M. Copperfield y attachât aucune importance. On peut donner à M. Copperfield le numéro soixante-douze, s’il le préfère, à côté de vous, monsieur.

– C’est bien clair qu’il le préfère, dit Steerforth. Allons, dépêchez-vous. »

Le garçon disparut à l’instant pour opérer mon déménagement. Steerforth s’amusa beaucoup de ce qu’on m’avait donné le numéro quarante-quatre, me frappa de nouveau sur l’épaule en riant, et finit par m’inviter à déjeuner avec lui le lendemain matin à dix heures, proposition que j’étais heureux et fier d’accepter. Il était tard, nous prîmes nos bougeoirs pour monter l’escalier, et je le quittai à la porte de sa chambre, après nous être dit bonsoir très-amicalement. Je trouvai que ma nouvelle chambre valait infiniment mieux que la première ; qu’elle ne sentait pas du tout le moisi et qu’il y avait au milieu un immense lit à quatre colonnes, qui était planté là comme un castel sur ses terres, si bien qu’au milieu d’un nombre d’oreillers suffisant pour six personnes, je m’endormis bientôt du sommeil du juste, et je rêvai de Rome antique, de Steerforth et d’amitié, jusqu’au moment où les diligences du matin, roulant sous la porte cochère, introduisirent dans mes songes la foudre et Jupiter.

Chapitre XX. Chez Steerforth. §

Quand la servante tapa à ma porte le lendemain matin, pour m’annoncer que l’eau chaude pour ma barbe était à la porte, je pensai avec chagrin que je n’en avais pas besoin, et j’en rougis dans mon lit. Le soupçon qu’elle riait sous cape en me faisant cette offre, me poursuivit pendant tout le temps de ma toilette, et me donna, j’en suis sûr, l’air embarrassé d’un coupable quand je la rencontrai sur l’escalier en descendant pour déjeuner. Je sentais si vivement que j’étais plus jeune que je ne l’aurais souhaité que je ne pus me décider pendant un moment à passer auprès d’elle ; je l’entendais balayer l’escalier, et je restais près de la fenêtre à regarder la statue équestre du roi Charles, quoiqu’elle n’eût rien de bien royal, entourée qu’elle était d’un dédale de fiacres, sous une pluie battante et par un brouillard épais ; le garçon me tira d’embarras en m’avertissant que Steerforth m’attendait.

Je le trouvai, non pas dans la salle commune, mais dans un joli petit salon particulier, avec des rideaux rouges et un tapis de Turquie. Le feu était brillant, et un déjeuner substantiel était servi sur une petite table couverte d’une nappe blanche ; la chambre, le feu, le déjeuner et Steerforth se réfléchissaient gaiement dans une petite glace ovale placée au-dessus du buffet. J’étais un peu gêné d’abord. Steerforth était si élégant, si sûr de son fait, tellement au-dessus de moi en toutes choses, l’âge compris, qu’il fallut toute la grâce protectrice de ses manières pour me mettre à l’aise. Il y réussit pourtant, et je ne pouvais me lasser d’admirer le changement qui s’était opéré à la Croix-d’Or, quand je comparais le triste état d’abandon dans lequel j’étais plongé la veille avec le repas du matin et tout ce qui m’entourait maintenant. Quant à la familiarité du garçon, il n’en était plus question. Il nous servait avec l’humilité d’un pénitent qui a revêtu le cilice et la cendre.

« Maintenant, Copperfield, me dit Steerforth quand nous fûmes seuls, je voudrais bien savoir ce que vous faites, où vous allez, tout ce qui vous intéresse ; il me semble que vous êtes ma propriété. »

Je rougis de plaisir en voyant qu’il me portait encore tant d’intérêt, et je lui dis les intentions de ma tante en me faisant faire ce petit voyage.

« Puisque vous n’êtes pas pressé, dit Steerforth, venez donc avec moi à Highgate ; vous resterez chez nous un jour ou deux. Ma mère vous plaira ; elle est si vaine de moi qu’elle en rabâche un peu, mais vous n’avez qu’à lui passer cela, et vous êtes sûr de lui plaire.

– Je voudrais en être aussi assuré que vous voulez bien le dire, lui répondis-je en souriant.

– Oh ! dit Steerforth, tous ceux qui m’aiment ont sur elle des droits qu’elle reconnaît à l’instant.

– Alors je m’attends à être dans ses bonnes grâces.

– À la bonne heure ! dit Steerforth, venez en faire l’épreuve. Nous allons voir les curiosités de la ville pendant une heure ou deux ; on n’a pas toujours la bonne fortune de les montrer à un innocent comme vous, Copperfield, et puis nous prendrons la diligence de Highgate. »

Je croyais rêver, j’avais peur de me réveiller dans la chambre numéro quarante-quatre, pour aller retrouver une table solitaire dans la salle à manger, avec un garçon impertinent. Après avoir écrit à ma tante et lui avoir appris que j’avais rencontré mon ancien camarade, l’objet de tant d’admiration, et que j’avais accepté son invitation, nous montâmes dans un fiacre pour aller voir un panorama et quelques autres spectacles curieux ; nous fîmes un tour dans le musée et je ne pus m’empêcher de remarquer à la fois tout ce que Steerforth savait sur les sujets les plus variés, et le peu de cas qu’il semblait faire de son instruction.

« Vous gagnerez les honneurs aux examens de l’université, Steerforth, lui dis-je, si ce n’est déjà fait, et vos amis auront de bonnes raisons d’être fiers de vous.

– Moi, passer un examen brillant ! s’écria Steerforth ; non, non, ma chère Pâquerette (ça ne vous contrarie pas que je vous appelle Pâquerette ?).

– Pas le moins du monde, répondis-je.

– Vous êtes un bon garçon, ma chère Pâquerette, dit Steerforth en riant, je n’ai pas le moindre désir ni la moindre intention de me distinguer de cette manière. J’en sais bien assez pour ce que je veux faire. Je trouve que je suis déjà passablement ennuyeux comme cela.

– Mais la gloire… j’allais continuer…

– Oh ! Pâquerette romanesque ! dit Steerforth en riant plus fort, pourquoi me donnerais-je la peine de faire ouvrir la bouche béante et lever les mains enthousiasmées à une troupe de pédants ? je laisse cela à quelque autre ; qu’il cherche la gloire, je ne la lui disputerai pas. »

J’étais confondu de m’être si grossièrement trompé, et je ne fus pas fâché de changer de conversation. Heureusement ce n’était pas difficile, car Steerforth savait passer d’un sujet à un autre avec une facilité et une grâce qui lui étaient propres.

Après avoir pris quelques rafraîchissements, nous montâmes en diligence, et, grâce à la brièveté des jours d’hiver, la brune tombait déjà, quand on s’arrêta à la porte d’un vieux manoir, construit en briques, sur le sommet de la montagne à Highgate. Une dame d’un certain âge, sans être encore une femme âgée, d’une tournure distinguée et d’une jolie figure, était à la porte au moment de notre arrivée ; elle appela Steerforth « mon cher Jacques, » et le serra dans ses bras. Il me présenta à cette dame, en disant que c’était sa mère, et elle m’accueillit avec une grâce majestueuse.

La maison était vieille, mais élégante et bien tenue. Des fenêtres de ma chambre, j’apercevais, dans le lointain, Londres enveloppé d’une grande vapeur, avec quelques lumières qui apparaissaient çà et là. Je n’eus que le temps de jeter, en m’habillant, un coup d’œil sur l’ameublement massif, les paysages à l’aiguille encadrés et suspendus à la muraille, et qui étaient, je suppose, l’œuvre de la mère de Steerforth, dans sa jeunesse, et je regardais encore des portraits de femmes au pastel, avec des cheveux poudrés et des paniers, éclairés par la flamme pétillante du feu qu’on venait d’allumer, quand on m’appela pour dîner.

Il y avait dans la salle à manger une seconde dame, petite, brune et mince ; elle n’était pas agréable, quoique ses traits fussent réguliers et fins. Mon attention se porta tout d’abord sur elle, peut-être parce que je ne m’attendais pas à la voir, peut-être parce que j’étais assis en face d’elle, peut-être enfin parce qu’il y avait réellement en elle quelque chose de remarquable. Elle avait les cheveux et les yeux noirs, son regard était animé, elle était maigre, et elle avait sur la lèvre supérieure une cicatrice ancienne, je devrais plutôt dire une couture, car elle était fondue dans le ton général de son teint, et l’on voyait que la plaie était guérie depuis longtemps ; elle avait dû traverser la bouche jusqu’au menton, mais la trace en était à peine visible de l’autre côté de la table, excepté sur la lèvre supérieure qui en était restée un peu déformée. Je décidai à part moi qu’elle devait avoir une trentaine d’années, et qu’elle avait envie de se marier. Elle était un peu avariée, comme une maison qui a été longtemps inoccupée, faute de trouver un locataire, mais elle avait pourtant encore bonne mine. Sa maigreur semblait provenir d’un feu intérieur qui la dévorait et qui éclatait dans ses yeux ardents.

On me la présenta sous le nom de miss Dartle, mais Steerforth et sa mère l’appelaient Rosa. J’appris qu’elle vivait chez mistress Steerforth, et qu’elle était depuis longtemps sa dame de compagnie. Il me sembla qu’elle ne disait jamais franchement ce qu’elle voulait dire, qu’elle se contentait de l’insinuer, et que cela ne lui réussissait pas mal par le fait. Par exemple, quand mistress Steerforth observa, plutôt en plaisantant que sérieusement, qu’elle craignait que son fils n’eût mené une vie un peu dissipée à l’Université, voici comment s’y prit miss Dartle :

« Oh ! vraiment ! vous savez que je suis très-ignorante, et que je ne demande qu’à m’instruire ; mais est-ce que ce n’est pas toujours comme cela ? Je croyais qu’il était convenu que ce genre de vie était… ?

– Une préparation à une profession très-sérieuse : si c’est là ce que vous voulez dire, Rosa, dit mistress Steerforth avec quelque froideur…

– Oh ! certainement, c’est bien vrai, répondit miss Dartle, mais est-ce que, malgré tout, ce n’est pas toujours comme cela ? Je ne demande qu’à être rectifiée si je me trompe ; mais je croyais que c’était en réalité toujours comme cela.

– Toujours comme quoi ? dit miss Steerforth.

– Oh ! vous voulez dire que non, répondit miss Dartle. Eh bien ! je suis enchantée de l’apprendre. Je sais maintenant ce que j’en dois penser : voilà l’avantage des questions. Je ne permettrai plus qu’on parle devant moi d’extravagances et de prodigalités de tous genres, comme étant des suites inévitables de cette vie d’étudiant.

– Et vous ferez bien, dit mistress Steerforth ; le précepteur de mon fils est un homme très-consciencieux, et quand je n’aurais pas pleine confiance en mon fils, j’aurais pleine confiance dans la vigilance de son maître.

– En vérité ? dit miss Dartle ; ah ! il est consciencieux, réellement consciencieux ?

– Oui, j’en suis convaincue, dit mistress Steerforth.

– Quel bonheur ! s’écria miss Dartle ; quelle tranquillité pour vous ! réellement consciencieux ? Alors il n’est pas… non, cela va sans dire, s’il est réellement consciencieux. Eh bien ! je suis bien aise de pouvoir avoir bonne opinion de lui à l’avenir. Vous ne vous faites pas l’idée de ce qu’il a gagné dans mon estime depuis que je sais qu’il est réellement consciencieux. »

Voilà comme miss Dartle insinuait, en toute circonstance, ses opinions sur chaque question, et corrigeait dans la conversation tout ce qui ne rentrait pas dans ses idées. Je dois dire qu’elle y avait parfois beaucoup de succès, même lorsqu’elle était en contradiction avec Steerforth. J’en eus un exemple avant la fin du dîner. Mistress Steerforth parlait du voyage que j’avais l’intention de faire en Suffolk ; je dis à tout hasard que je serais bien content si Steerforth voulait m’accompagner, et je lui expliquai que j’allais voir ma vieille bonne et la famille de M. Peggotty, ce marin qu’il avait vu quand nous étions en pension.

« Oh ! ce brave homme, dit Steerforth, qui avait un fils avec lui, n’est-ce pas ?

– Non, c’est seulement son neveu, répliquai-je, mais il l’a adopté. Il a chez lui une très-jolie petite nièce qu’il a adoptée aussi. En un mot, sa maison (ou plutôt son bateau, car il habite en terre ferme un bateau) est remplie de gens qui sont l’objet de sa bonté et de sa générosité. Vous seriez ravi de voir cet intérieur.

– Vraiment ! dit Steerforth ; eh bien ! j’en ai grande envie. Je verrai si cela peut s’arranger, car sans parler du plaisir de vous accompagner, Pâquerette, on ferait volontiers le voyage pour voir des gens de cette espèce réunis ensemble et vivre un peu au milieu d’eux. »

Le cœur me battait à l’espérance de ce nouveau plaisir. Mais miss Dartle, qui nous surveillait de ses yeux perçants, se mêla ici à la conversation à propos du ton dont il avait dit : « Des gens de cette espèce. »

« Ah ! vraiment ! Dites-moi, sont-ils réellement… ?

– Sont-ils… quoi ? et que voulez-vous dire ? demanda Steerforth.

– Des gens de cette espèce ! Est-ce que c’est réellement des animaux, des brutes, des êtres d’une autre nature ? C’est tout ce que je voulais savoir.

– Il y a certainement une grande différence entre eux et nous, dit Steerforth d’un air indifférent ; on ne peut s’attendre à ce qu’ils soient aussi sensibles que nous. Leur délicatesse n’est pas très-susceptible, et ne se blesse pas aisément. Ce sont des gens d’une vertu merveilleuse, du moins on le dit, et je n’ai aucune envie de dire le contraire ; mais ce ne sont pas des natures très-délicates, et ils doivent se trouver heureux que leurs sentiments ne soient pas plus aisés à entamer que leur peau rude et grossière.

– Vraiment ? dit miss Dartle. Eh bien ! vous ne pouviez pas me faire plus de plaisir que de m’apprendre cela : c’est très-consolant ! je trouve délicieux de savoir qu’ils ne sentent pas leurs souffrances. Je me suis prise parfois à plaindre cette espèce de gens, mais maintenant je n’y penserai plus du tout. On apprend tous les jours quelque chose… j’avais des doutes, j’en conviens, mais ils sont dissipés maintenant ; je ne savais pas ce que je sais à présent. Voilà l’avantage des questions, n’est-ce pas ? »

Je pensais que Steerforth avait voulu plaisanter pour faire causer miss Dartle, et je m’attendais à le lui entendre avouer après le départ de mistress Steerforth et de sa compagne. Nous étions seuls, assis près du feu ; mais il se borna à me demander ce que je pensais d’elle.

« Elle a de l’esprit, n’est-ce pas ?

– De l’esprit ! Elle passe sa vie à épiloguer ; elle aiguise tout sur sa meule comme elle y a aiguisé, depuis des années, sa figure pointue et sa taille effilée ; elle a si bien fait qu’elle s’est usée à ce métier-là : il ne reste plus d’elle qu’une lame de couteau.

– Quelle cicatrice remarquable elle a sur la lèvre ! lui dis-je. »

Steerforth pâlit un peu et garda le silence un moment.

« Le fait est, dit-il enfin, que c’est ma faute.

– Par accident ?

– Non. J’étais enfant encore, elle m’impatienta, et je lui jetai un marteau à la tête. Vous voyez que je devais être un petit ange qui promettait déjà beaucoup ! »

J’étais désolé d’avoir fait allusion à un sujet aussi pénible, mais il était trop tard.

« Elle a gardé cette marque depuis lors, comme vous voyez, dit Steerforth, et elle l’emportera dans son tombeau, si tant est qu’elle puisse jamais se reposer dans un tombeau, car je doute qu’elle prenne jamais de repos nulle part. Elle était fille d’un cousin éloigné de mon père ; elle avait perdu sa mère quand son père mourut aussi ; ma mère, qui était déjà veuve, la prit chez elle pour lui tenir compagnie. Elle a une couple de mille livres sterling à elle, dont elle économise tous les ans le revenu pour l’ajouter au capital. Vous voilà au courant de l’histoire de miss Rosa Dartle.

– Et naturellement elle vous regarde comme un frère ?

– Oh ! dit Steerforth en contemplant le feu, il y a des frères qui ne sont pas l’objet d’une affection bien vive, il y en a d’autres qui s’aiment… Mais servez-vous donc, Copperfield ; nous allons boire à la santé des marguerites des champs en votre honneur, et à celle des lis de la vallée qui ne travaillent ni ne filent, en souvenir de moi… car je ne peux pas dire en mon honneur. »

Un sourire moqueur qui errait sur ses lèvres depuis un moment disparut quand il prononça ces paroles, et il reprit toute sa grâce et sa franchise accoutumées.

Je ne pus m’empêcher de regarder la cicatrice avec un pénible intérêt, en entrant dans le salon pour prendre le thé. J’aperçus bientôt que c’était la partie la plus sensible de son visage, et que lorsqu’elle pâlissait, cette cicatrice changeait aussi de couleur et devenait une raie grise et plombée, qu’on distinguait alors dans toute son étendue comme une ligne d’encre sympathique, quand on l’expose à la chaleur du feu. En jouant au trictrac avec Steerforth, il s’éleva entre eux une petite discussion qui excita chez elle un instant de violente colère, et je vis la cicatrice se dessiner tout à coup comme les paroles mystérieuses écrites sur la muraille au festin de Balthazar.

Je ne fus pas étonné de voir mistress Steerforth absorbée par son affection pour son fils. Elle semblait ne pouvoir ni s’occuper ni parler d’autre chose ; elle me montra un médaillon contenant sa miniature avec une boucle des cheveux de sa première enfance, puis un autre portrait de lui à l’âge où je l’avais vu d’abord ; elle portait sur son sein un troisième portrait tout récent. Elle conservait, dans un bureau placé près de son fauteuil, toutes les lettres qu’il lui avait écrites ; elle m’en aurait volontiers lu quelques-unes, et j’aurais été ravi de les écouter, mais Steerforth intervint et lui demanda en grâce de n’en rien faire.

« C’est chez M. Creakle que vous avez fait la connaissance de mon fils, à ce qu’il paraît, me dit mistress Steerforth, en causant avec moi pendant la partie de trictrac de Steerforth et de miss Dartle. Je me souviens bien qu’il m’avait parlé, dans ce temps-là, d’un élève plus jeune que lui qui lui avait plu, mais votre nom s’était naturellement effacé de ma mémoire.

– Il a été plein de bonté et de générosité pour moi dans ce temps-là, madame, et je vous assure que j’avais grand besoin d’un ami pareil : j’aurais été bien opprimé sans lui.

– Il a toujours été bon et généreux, » dit-elle avec fierté.

Personne ne reconnaissait mieux que moi la vérité de cet éloge, Dieu le sait. Elle le savait aussi, et la hauteur de ses manières s’humanisait déjà pour moi, excepté pourtant lorsqu’elle louait son fils, car alors elle reprenait toujours son air de fierté.

« Ce n’était pas une pension convenable pour mon fils, dit-elle : loin de là ; mais il y avait alors à considérer des circonstances particulières plus importantes encore que le choix des maîtres. L’esprit indépendant de mon fils rendait indispensable qu’il fût placé chez un homme qui sentit sa supériorité et qui consentit à s’incliner devant lui : nous avons trouvé chez M. Creakle ce qu’il nous fallait. »

Elle ne m’apprenait rien : je connaissais l’homme, mais je n’en méprisais pas plus M. Creakle pour cela ; il me semblait assez excusable de n’avoir pas su résister au charme irrésistible de Steerforth.

« Mon fils a été poussé, dans cette maison, à appliquer ses grandes facultés, par un sentiment d’émulation volontaire et d’orgueil naturel, continua-t-elle ; il se serait révolté contre toute contrainte, mais là il se sentait souverain maître et seigneur, et il prit le parti d’être digne en tout de sa situation ; je n’attendais pas moins de lui. »

Je répondis avec elle, de toute mon âme, que je le reconnaissais bien là.

« Mon fils prit donc alors, de sa propre volonté et sans aucune contrainte, la tête de l’institution, comme il fera toujours chaque fois qu’il se mettra dans l’esprit de dépasser ses concurrents, continua-t-elle ; mon fils m’a dit, monsieur Copperfield, que vous lui étiez dévoué, et qu’hier, en le rencontrant, vous vous êtes rappelé à son souvenir avec des larmes de joie. Ce serait de l’affectation de ma part que de peindre quelque surprise de voir mon fils inspirer de si vives émotions, mais je ne puis être indifférente pour quelqu’un qui sent si profondément ce que vaut mon Steerforth : je suis donc enchantée de vous voir ici, et je puis vous assurer de plus qu’il a pour vous une amitié toute particulière ; vous pouvez compter sur sa protection. »

Miss Dartle jouait au trictrac avec l’ardeur qu’elle mettait à toutes choses. Si la première fois que je l’avais vue, elle eût été devant cette table, j’aurais pu m’imaginer que sa maigreur et ses yeux effarés étaient l’effet tout naturel de sa passion pour le jeu. Mais avec tout cela je me trompe fort, ou elle ne perdait pas un mot de la conversation et ne laissait pas passer inaperçu un seul des regards de plaisir avec lesquels je reçus les assurances de mistress Steerforth, honoré à mes yeux par sa confiance, et sentant dans mon amour-propre que j’étais bien plus âgé, depuis mon départ de Canterbury.

Sur la fin de la soirée, quand on eut apporté un plateau chargé de verres et de carafes, Steerforth, assis au coin du feu, me promit de penser sérieusement à m’accompagner dans mon voyage. « Nous avons le temps d’y songer, disait-il, nous avons bien huit jours devant nous, » et sa mère m’en dit autant avec beaucoup de bonté. En causant, il m’appela plusieurs fois Pâquerette, ce qui attira sur nous les questions de miss Dartle.

« Voyons, réellement, monsieur Copperfield, est-ce un sobriquet ? demanda-t-elle ; et pourquoi vous le donne-t-il ? Est-ce… peut-être est-ce parce qu’il vous regarde comme un jeune innocent ? Je suis si maladroite à deviner ces choses-là. »

Je répondis en rougissant que je croyais qu’elle ne s’était pas trompée dans ses conjectures.

« Oh ! dit miss Dartle, je suis enchantée de savoir cela ! Je ne demande qu’à apprendre, et je suis enchantée de ce que vous me dites. Il vous regarde comme un jeune innocent, et c’est pour cela qu’il fait de vous son ami. Voilà qui est vraiment charmant ! »

Elle alla se coucher par là-dessus, et mistress Steerforth se retira aussi. Steerforth et moi, après avoir passé une demi-heure près du feu à parler de Traddles et de tous nos anciens camarades, nous montâmes l’escalier ensemble. La chambre de Steerforth était à côté de la mienne ; j’entrai pour y donner un coup d’œil. C’était la une chambre soignée et commode ! fauteuils, coussins, tabourets brodés par sa mère, rien n’y manquait de tout ce qui pouvait contribuer à la rendre agréable, et, pour couronner le tout, le beau visage de mistress Steerforth reproduit dans un tableau accroché à la muraille, suivait des yeux son fils, ses chères délices, comme si elle eût voulu veiller, au moins en portrait, jusque sur son sommeil.

Je trouvai un feu clair allumé dans ma chambre. Les rideaux du lit et des fenêtres étaient baissés, et je m’installai commodément dans un grand fauteuil près du feu, pour réfléchir à mon bonheur ; J’étais plongé dans mes rêveries depuis un moment quand j’aperçus un portrait de miss Dartle placé au-dessus de la cheminée, d’où ses yeux ardents semblaient fixés sur moi.

La ressemblance était saisissante, et par conséquent aussi l’expression. Le peintre avait oublié sa cicatrice, mais moi, je ne l’oubliais pas, avec ses changements de nuance et ses mouvements variés, tantôt n’apparaissant que sur la lèvre supérieure comme pendant le dîner, tantôt marquant tout d’un coup l’étendue de la blessure faite par le marteau, comme je l’avais remarqué quand elle était en colère.

Je me demandai avec impatience pourquoi on ne l’avait pas logée ailleurs, au lieu de me condamner à sa société. Je me déshabillai promptement pour me débarrasser d’elle, j’éteignis ma bougie et je me couchai ; mais, en m’endormant, je ne pouvais oublier qu’elle me regardait toujours avec l’air de dire : « Ah ! réellement, c’est comme cela, je voudrais bien savoir… » et quand je me réveillai dans la nuit, je m’aperçus que, dans mes rêves, je me fatiguais à demander à tous les gens que je rencontrais, si réellement c’était comme cela, ou non, sans savoir le moins du monde ce que je voulais dire.

Chapitre XXI. La petite Émilie. §

Il y avait dans la maison un domestique qui, à ce que j’appris, accompagnait généralement Steerforth, et qui était entré à son service à l’Université. C’était en apparence un modèle de convenance. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme qui eût un air plus respectable, pour sa position. Il était silencieux, tranquille, respectueux, attentif, ne faisait point de bruit, était toujours là quand on avait besoin de lui, et ne gênait jamais quand on n’en avait que faire ; mais son grand titre à la considération, c’était la convenance de ses manières. Il n’avait pas l’air d’un chien couchant, il avait plutôt le ton un peu roide ; ses cheveux étaient courts, sa tête arrondie ; il parlait doucement, et il avait une manière particulière de faire siffler les S qui faisait croire qu’il en consommait plus que le commun des mortels ; mais les plus petites particularités de ses manières contribuaient à lui donner l’air respectable, et il aurait eu le nez en trompette, que je suis sûr qu’il aurait trouvé moyen d’y puiser un élément de plus pour ajouter à cet air respectable. Il s’entourait d’une atmosphère de convenance, au sein de laquelle il marchait d’un pas sûr et tranquille. Il eût été presque impossible de le soupçonner d’une mauvaise action, tant il était respectable. Il ne serait venu à l’idée de personne de lui faire porter une livrée, il était trop respectable pour cela. On n’aurait pas osé lui imposer un travail servile ; c’eût été faire une insulte gratuite aux sentiments d’un homme profondément respectable, et je remarquai que les femmes de la maison le sentaient si bien, qu’elles faisaient toujours elles-mêmes tout l’ouvrage pendant qu’il lisait le journal près du feu, dans l’office.

Je n’ai jamais vu un homme plus réservé. Mais cette qualité, comme toutes celles qu’il possédait, ne faisait qu’ajouter à son air respectable. Personne ne savait son nom de baptême et c’était encore un mystère qui ne nuisait pas à sa considération. On ne pouvait avoir aucune objection au nom de Littimer, sous lequel il était connu. Pierre pouvait être le nom d’un pendu, et Thomas, celui d’un déporté ; mais Littimer, voilà un nom parfaitement respectable !

Je ne sais pas si c’est à cause de cet ensemble respectable qu’il avait, mais je me sentais toujours très-jeune en présence de cet homme. Je n’avais pu deviner quel âge il avait lui-même, et c’était encore un mérite de discrétion à ajouter à tous ceux que je lui connaissais. Dans le calme de sa physionomie respectable, on pouvait aussi bien lui donner cinquante ans que trente.

Littimer entra dans ma chambre, le lendemain avant que je fusse levé, et m’apporta de l’eau pour ma barbe (cruel souvenir !), et se mit à sortir mes habits. Quand j’ouvris les rideaux du lit pour le regarder, je le vis toujours à la même température de convenance (car le vent d’est du mois de janvier ne le faisait pas descendre d’un degré : il n’en avait pas même l’haleine refroidie pour cela), plaçant mes bottes à droite et à gauche, dans la première position de la danse, et soufflant délicatement sur ma redingote pour faire disparaître quelques grains de poussière, puis la recouchant sur le sopha avec le même soin que si ce fût un enfant endormi.

Je lui souhaitai le bonjour, en demandant quelle heure il était. Il tira de sa poche la montre de chasse la plus convenable, que j’eusse jamais vue, l’ouvrit à demi, en maintenant le ressort de la boîte avec son pouce, la regarda comme s’il consultait une huître prophétique, la referma et m’apprit qu’il était huit heures et demie.

« M. Steerforth sera bien aise de savoir si vous avez bien dormi, monsieur !

– Merci, lui dis-je, j’ai très-bien dormi. M. Steerforth va bien ?

– Merci, monsieur, M. Steerforth va assez bien. »

Un autre trait caractéristique de Littimer consistait dans le soin avec lequel il évitait tous les superlatifs, gardant toujours un juste milieu, froid et calme.

« Y a-t-il encore quelque chose que je puisse avoir l’honneur de faire pour monsieur ? La première cloche sonne à neuf heures, la famille déjeune à neuf heures et demie.

– Non, rien, merci.

– C’est moi qui remercie, monsieur, s’il veut bien le permettre ; » et, sur ces mots, il passa près de mon lit avec une légère inclination de tête, comme s’il me demandait pardon d’avoir corrigé mes paroles, et il sortit en fermant la porte aussi doucement que si je venais de tomber dans un léger sommeil dont ma vie dépendait.

Tous les matins cette conversation se répétait entre nous, ni plus, ni moins, et cependant, quelques progrès que j’eusse pu faire dans ma propre estime la veille au soir, quelque espérance d’une maturité prochaine qu’eussent pu me faire concevoir l’intimité de Steerforth, la confiance de mistress Steerforth ou la conversation de miss Dartle, sitôt que je me trouvais en présence de cet homme respectable, je redevenais à l’instant même un petit garçon.

Il nous procura des chevaux, et Steerforth, qui savait tout, me donna des leçons d’équitation. Il nous procura des fleurets, et Steerforth commença à m’apprendre à faire des armes ; il nous pourvut de gants, et je fis quelques progrès dans l’art de boxer. Peu m’importait que Steerforth me trouvât novice dans toutes ces sciences, mais je ne pouvais souffrir de manquer d’adresse devant le respectable Littimer. Je n’avais aucune raison de croire que Littimer fût versé dans la pratique des arts en question : rien ne pouvait, dans sa personne, me le faire supposer le moins du monde, pas même un mouvement imperceptible des paupières ; mais toutes les fois qu’il se trouvait là pendant la leçon, je me sentais le plus neuf, le plus gauche, le plus innocent des hommes, un vrai blanc-bec.

Si je suis entré dans tous ces détails sur son compte, c’est qu’il produisit sur moi, tout d’abord, un effet assez étrange, et c’est surtout pour préparer ce qui arriva plus tard.

La semaine s’écoula d’une manière charmante. Elle passa vite pour moi, comme on peut le croire : c’était comme un rêve, et pourtant j’avais tant d’occasions d’apprendre à mieux connaître Steerforth, et de l’admirer tous les jours davantage, qu’il me semblait, à la fin de mon séjour, que je ne l’avais jamais quitté. Il me traitait un peu comme un joujou, mais d’une façon si amusante, qu’il ne pouvait rien faire qui me fût plus agréable. Cela me rappelait, d’ailleurs, nos anciens rapports, dont nos nouvelles relations me semblaient une suite toute naturelle. Je voyais qu’il n’était pas changé, j’étais délivré de tout l’embarras que j’aurais pu éprouver en comparant mes mérites avec les siens, et en calculant mes droits à son amitié sur un pied d’égalité ; enfin il n’avait qu’avec moi ces manières gaies, familières, affectueuses. Comme il m’avait traité, en pension, tout autrement que le reste de nos camarades, je voyais aussi, avec plaisir, qu’il ne me traitât pas maintenant, dans le monde, de la même manière que le reste de ses amis. Je me croyais plus près de son cœur qu’aucun autre, comme je sentais le mien échauffé pour lui d’une amitié sans pareille.

Il se décida à venir avec moi à la campagne, et le jour de notre départ arriva bientôt. Il avait songé un moment à emmener Littimer, mais il avait fini par le laisser à la maison. Cet homme respectable, satisfait de tout, arrangea nos porte-manteaux sur la voiture qui devrait nous conduire à Londres de manière à braver les coups et les contre-coups d’un voyage éternel, et reçut, de l’air le plus calme, la gratification modeste que je lui offris.

Nous fîmes nos adieux à mistress Steerforth et à miss Dartle : mes remercîments furent reçus avec beaucoup de bonté par la mère de mon ami. La dernière chose qui me frappa, fut le visage imperturbable de Littimer, qui exprimait, à ce que je crus voir, la conviction que j’étais bien jeune, bien jeune.

Je n’essayerai pas de décrire ce que j’éprouvai en retournant, sous de si favorables auspices, dans les lieux témoins de mon enfance. J’étais si préoccupé de l’effet que produirait Yarmouth sur Steerforth, que je fus ravi de lui entendre dire, en traversant les rues sombres qui conduisaient à l’hôtel de la Poste, qu’autant qu’il pouvait en juger, c’était un bon petit trou, assez drôle, quoique un peu isolé. Nous allâmes nous coucher en arrivant (je remarquai une paire de guêtres et des souliers crottés à la porte de mon vieil ami le Dauphin), et nous déjeunâmes tard le lendemain. Steerforth, qui était fort en train, s’était promené sur la plage avant mon réveil, et avait fait la connaissance de la moitié des pêcheurs du lieu, disait-il. Bien mieux, il croyait avoir vu dans le lointain la maison de M. Peggotty, avec de la fumée qui sortait par la cheminée, et il avait été sur le point, me dit-il, d’entrer résolument et de se faire passer pour moi, en disant qu’il avait tellement grandi qu’il n’était plus reconnaissable.

« Quand comptez-vous me présenter, Pâquerette ? dit-il. Je suis à votre disposition, cela ne dépend plus que de vous.

– Eh bien ! je me disais que nous pourrions y aller ce soir, Steerforth, au moment où ils sont tous assis en rond autour du feu. Je voudrais vous faire voir ça dans son beau, c’est quelque chose de si curieux !

– Va donc pour ce soir ! dit Steerforth.

– Je ne les préviendrai pas de notre arrivée, vous savez, dis-je tout enchanté. Il faut les prendre par surprise.

– Oh ! cela va sans dire, répondit Steerforth, il n’y aurait plus de plaisir si on ne les prenait pas sur le fait. Il faut voir les indigènes dans leur état naturel.

– Pourtant, ce ne sont que des gens de l’espèce dont vous parliez l’autre jour, lui dis-je.

– Ah ! vous vous souvenez de mes escarmouches avec Rosa ? s’écria-t-il vivement. Cette fille m’est insupportable, j’ai presque peur d’elle. Elle me fait l’effet d’un vampire. Mais n’y pensons plus. Qu’allez-vous faire maintenant ? Je suppose que vous allez voir votre vieille bonne ?

– Oui, certes, dis-je, il faut que je commence par voir Peggotty.

– Voyons ! répliqua Steerforlh en tirant sa montre, je vous donne deux heures pour pleurnicher tout votre soûl, est-ce assez ? »

Je répondis que je pensais qu’il ne nous en fallait pas davantage, mais qu’il devrait venir aussi, et qu’il verrait que son renom l’avait précédé et qu’on le regardait comme un personnage presque aussi important que moi.

« Je viendrai où vous voudrez, et je ferai ce que vous voudrez, dit Steerforth ; dites-moi seulement où je dois me rendre, et je ne vous demande que deux heures pour me préparer à mon rôle, sentimental ou comique, à votre choix. »

Je lui donnai les renseignements les plus détaillés pour trouver la demeure de M. Barkis, et ceci convenu, je sortis seul. L’air était vif, le pavé était sec, la mer était transparente, le soleil versait des flots de lumière, sinon de chaleur, et tout le monde semblait gai et en train. Je me sentais si joyeux que, dans ma satisfaction de me retrouver à Yarmouth, j’aurais volontiers arrêté chaque passant pour lui donner une poignée de main.

Les rues me paraissaient un peu étroites. C’est toujours comme cela quand on revoit plus tard celles qu’on a connues dans son enfance. Mais je n’avais rien oublié, rien n’était changé, jusqu’au moment où j’arrivai près de la boutique de M. Omer. Les mots « Omer et Joram » avaient remplacé le nom unique d’Omer. Mais l’inscription, « Magasin de deuil, tailleur, et entrepreneur de funérailles, » était toujours à sa place.

Mes pas se dirigèrent si naturellement vers la porte de la boutique, après avoir lu l’enseigne de l’autre côté de la rue, que je traversai la chaussée pour regarder par la fenêtre. Je vis dans le fond une jolie personne qui faisait sauter un petit enfant dans ses bras : un autre marmot la tenait par son tablier. Je reconnus sans peine Minnie et ses enfants. La porte vitrée de la boutique n’était pas ouverte, mais j’entendais faiblement dans l’atelier, au fond de la cour, retentir le vieux toc toc du marteau, qui semblait n’avoir jamais cessé depuis mon départ.

« Monsieur Omer est-il chez lui ? dis-je en entrant. Je serais bien aise de le voir un moment.

– Oh ! oui, monsieur, il est à la maison, dit Minnie. Son asthme ne lui permet pas de sortir par ce temps-là. Joseph, appelez votre grand père ! »

Le petit garçon qui tenait son tablier poussa un cri d’appel si énergique qu’il en fut effrayé lui-même, et qu’il cacha sa tête dans les jupons de sa mère, à la grande admiration de celle-ci. J’entendis approcher quelqu’un qui soufflait à grand bruit, et je vis bientôt apparaître M. Omer, l’haleine plus courte encore que par le passé, mais du reste, très-peu vieilli.

« Votre serviteur, monsieur, dit M. Omer. Que puis-je faire pour vous ?

– Me donner une poignée de main, si vous voulez bien, monsieur Omer, dis-je en lui tendant la mienne, vous avez montré beaucoup de bonté pour moi un jour où je crains de ne pas vous en avoir assez témoigné ma reconnaissance.

– Ah ! vraiment ? répondit le vieillard. Je suis enchanté de ce que vous me dites là, mais je ne m’en souviens pas. Vous êtes bien sûr que c’est moi ?

– Parfaitement sûr.

– Il faut que j’aie la mémoire aussi courte que la respiration, dit M. Omer en secouant la tête et en me regardant, car je ne me rappelle pas votre figure.

– Vous ne vous souvenez pas d’être venu me chercher à la diligence, de m’avoir donné à déjeuner, et de m’avoir conduit ensuite à Blunderstone avec mistress Joram et M. Joram qui n’était pas son mari dans ce temps-là ?

– Comment, vraiment ? Dieu me pardonne ! dit M. Omer, jeté par sa surprise dans une quinte de toux, c’est vous, monsieur ! Minnie, ma chère, vous vous souvenez bien ! Il s’agissait d’une dame, n’est-ce pas ?

– Ma mère, lui dis-je.

– Cer… taine… ment, dit M. Omer en touchant mon gilet du bout de son doigt, et il y avait aussi un petit enfant. Deux personnes à la fois : la plus petite dans le même cercueil que la grande. À Blunderstone, c’est vrai. Et comment vous êtes-vous porté depuis lors ?

– Très-bien, lui dis-je, je vous remercie, et vous, j’espère que vous vous portez bien aussi.

– Oh ! je n’ai pas à me plaindre, dit M. Omer ; j’ai la respiration plus courte, mais c’est toujours comme cela en vieillissant. Je la prends comme elle vient, et je me tire d’affaire de mon mieux. C’est le meilleur parti, n’est-ce pas ? »

M. Omer se mit de nouveau à tousser, à la suite d’un éclat de rire, et sa fille, qui faisait danser son dernier-né sur le comptoir à côté de nous, vint à son secours.

« Oui, oui, certainement ! dit M. Omer, je me rappelle, il y en avait deux. Eh bien ! le croiriez-vous, monsieur ? c’est pendant cette course que le jour du mariage de Minnie avec Joram a été fixé. « Fixez le jour, monsieur, » me disait Joram. « Oui, oui, mon père, disait Minnie. » Et maintenant il est devenu mon associé, et voyez, voilà le plus jeune ! »

Minnie riait et passait sa main sur ses bandeaux, pendant que son père donnait à tenir un de ses gros doigts au petit enfant qu’elle faisait sauter sur le comptoir.

« Deux personnes ! c’est bien ça, reprit M. Omer, secouant la tête et pensant au passé. Justement ! Et tenez ! Joram travaille dans ce moment à un petit cercueil gris, avec des clous d’argent, et il s’en faut bien de deux pouces qu’il soit aussi long que celui-ci, et il montrait l’enfant qui dansait sur le comptoir. Voulez-vous prendre quelque chose ? »

Je refusai en le remerciant.

« Voyons donc, dit M. Omer. La femme du conducteur Barkis, la sœur de Peggotty le pêcheur, elle avait quelque chose à faire avec votre famille, n’est-ce pas ? elle a servi chez vous, il me semble ? »

Ma réponse affirmative lui causa une grande satisfaction.

« Je m’attends à avoir la respiration plus longue un de ces jours, voilà déjà que je retrouve la mémoire, dit M. Omer. Eh bien ! monsieur, nous avons ici en apprentissage une jeune parente à elle qui a un goût pour faire les robes !… je ne crois pas qu’il y ait en Angleterre une duchesse qui pût lui en remontrer !

– Ce n’est pas la petite Émilie ? dis-je involontairement.

– C’est bien Émilie qu’elle s’appelle, dit M. Omer, et elle est petite, comme vous dites ; mais, voyez-vous, elle a un visage qui fait enrager la moitié des femmes de la ville !

– Allons donc, mon père ! cria Minnie.

– Je ne parle pas de vous, ma chère, dit M. Omer en me faisant un signe du coin de l’œil, mais je dis qu’à Yarmouth et à deux lieues à la ronde, plus de la moitié des femmes sont furieuses contre cette pauvre petite.

– Alors elle aurait mieux fait de ne pas sortir de sa classe, mon père, dit Minnie : comme cela elle n’aurait pas fait parler d’elle, et on aurait bien été obligé de se taire.

– Obligé, ma chère ! repartit M. Omer, obligé ! C’est ainsi que vous connaissez la vie ? Croyez-vous qu’il y ait au monde quelque chose qui puisse obliger une femme à se taire, surtout quand il s’agit de critiquer une autre femme ? »

Je crus réellement que c’en était fait de M. Omer quand il eut hasardé cette plaisanterie malicieuse. Il toussait si fort, et son haleine se refusait si obstinément à se laisser reprendre, que je m’attendais à voir sa tête disparaître derrière le comptoir, et ses petites jambes, revêtues comme par le passé d’une culotte noire, avec des bouffettes de ruban déteint, aux genoux, s’agiter dans les convulsions de l’agonie. Enfin il se remit, quoiqu’il fût encore si essoufflé et si haletant, qu’il fut obligé de s’asseoir sur un tabouret, derrière le comptoir.

« Voyez-vous, dit-il en s’essuyant le front et en respirant avec peine, elle n’a pas formé beaucoup de relations ici, elle n’a pas couru après les connaissances ni les amies, encore moins les amoureux. Alors on a fait circuler des médisances, on a dit qu’Émilie voulait devenir une dame. Mon opinion là-dessus est que ces bruits sont venus surtout de ce qu’elle avait dit quelquefois à l’école que, si elle était une dame, elle ferait ceci et cela pour son oncle, voyez-vous, et qu’elle lui achèterait telle et telle jolie chose.

– Je vous assure, monsieur Omer, lui dis-je vivement, qu’en effet, elle m’a répété cela bien des fois quand nous étions enfants tous les deux. »

M. Omer fit un signe de tête, et se caressa le menton.

« Précisément. Et puis, avec le moindre chiffon, elle s’habillait mieux que les autres avec beaucoup d’argent, et ça ne fait pas plaisir, vous comprenez. Enfin elle était un peu comme qui dirait capricieuse, oui, j’irai jusqu’à dire qu’elle était positivement capricieuse, continua M. Omer, elle ne savait pas ce qu’elle voulait ; elle n’était jamais contente, elle était un peu gâtée enfin. C’est tout ce qu’on a jamais dit contre elle, n’est-ce pas, Minnie ?

– Oui, mon père, dit mistress Joram. C’est bien tout, je crois.

– Ainsi donc, elle commença par entrer en place, dit M. Omer, pour tenir compagnie à une vieille dame difficile à vivre ; elles ne purent s’accorder, et la petite n’y resta pas longtemps. Après cela, elle est entrée en apprentissage ici, avec un engagement de trois ans : en voilà bientôt deux de passés, et c’est bien la meilleure fille qu’on puisse voir. Elle fait autant d’ouvrage à elle seule que six ouvrières ensemble, n’est-ce pas, Minnie ?

– Oui, mon père, répliqua Minnie. On ne dira pas que je ne lui rends pas justice.

– Bien, dit M. Omer, c’est comme ça que ça doit être. Maintenant, monsieur, comme je n’ai pas envie que vous disiez que je fais des histoires bien longues pour un homme qui a l’haleine si courte, je crois qu’en voilà assez là-dessus. »

Ils avaient baissé la voix en parlant d’Émilie, d’où je conclus qu’elle n’était pas loin. Sur la question que j’en fis, M. Omer, d’un signe de tête, m’indiqua la porte de l’arrière-boutique. Je demandai précipitamment si je pouvais regarder, et en ayant reçu pleine permission, je m’approchai du carreau et je vis par la vitre Émilie à l’ouvrage. Elle était charmante, petite, avec les grands yeux bleus qui avaient jadis pénétré mon cœur, et elle riait en regardant un autre enfant de Minnie qui jouait auprès d’elle. Elle avait un petit air décidé qui rendait probable ce que je venais d’entendre dire de son caractère, et je retrouvai dans son regard des restes de son humeur capricieuse du temps passé, mais rien dans son joli visage ne faisait prévoir pour elle un autre avenir que le bonheur et la vertu… Pourtant l’ancien air, cet air qui ne cesse jamais, hélas ! le toc toc fatal retentissait toujours au fond de la cour.

« Vous plairait-il d’entrer pour lui parler, monsieur ? dit M. Omer. Entrez ! Faites comme chez vous ! »

J’étais trop timide pour accepter alors sa proposition ; j’avais peur de la troubler et de me troubler aussi, je demandai seulement à quelle heure elle rentrait chez elle le soir, pour choisir en conséquence le moment de notre visite ; et prenant congé de M. Omer, de sa jolie fille et de ses petits enfants, je me rendis chez ma bonne vieille Peggotty. Elle était là, dans sa cuisine, elle faisait le dîner ! Elle m’ouvrit dès que j’eus frappé à la porte, et me demanda ce que je désirais. Je la regardai en souriant, mais elle, elle ne souriait pas du tout. Je n’avais jamais cessé de lui écrire, mais il y avait au moins sept ans qu’elle ne m’avait vu.

« M. Barkis est-il chez lui, madame ? dis-je en prenant une grosse voix de basse-taille.

– Il est à la maison, monsieur, dit Peggotty, mais il est au lit, malade de rhumatismes.

– Est-ce qu’il va encore à Blunderstone, maintenant ? demandai-je.

– Oui, monsieur, quand il est bien portant, répondit-elle.

– Et vous, mistress Barkis, y allez-vous quelquefois ? »

Elle me regarda plus attentivement, et je remarquai un mouvement convulsif dans ses mains.

« Parce que j’avais quelques renseignements à prendre sur une maison située par là, qu’on appelle…, voyons donc… Blunderstone la Rookery, dis-je. »

Elle recula d’un pas en avançant les mains avec un mouvement d’effroi, comme pour me repousser.

« Peggotty ! m’écriai-je.

– Mon cher enfant ! » s’écria-t-elle, et nous fondîmes tous deux en larmes en nous embrassant.

Je n’ai pas le cœur de dire toutes les extravagances auxquelles elle se livra, les larmes et les éclats de rire qui se succédèrent, l’orgueil et la joie qu’elle me témoignait, le chagrin qu’elle éprouvait en pensant que celle dont j’aurais dû être l’orgueil et la joie n’était pas là pour me serrer dans ses bras. Je n’eus pas seulement l’idée que je me montrais bien enfant en répondant à toute cette émotion par la mienne. Je crois que je n’avais jamais ri ni pleuré de ma vie, même avec elle, plus franchement que ce matin-là.

« Barkis sera si content ! dit Peggotty en essuyant ses yeux avec son tablier, cela lui fera plus de bien que tous ses cataplasmes et ses frictions. Puis-je aller lui dire que vous êtes ici ? Vous monterez le voir, n’est-ce pas, David ? »

Cela allait sans dire, mais Peggotty ne pouvait venir à bout de sortir de sa chambre, car toutes les fois qu’elle se trouvait près de la porte, elle se retournait pour me regarder, et alors elle revenait rire et pleurer sur mon épaule. Enfin, pour faciliter les choses, je montai avec elle, et après avoir attendu un moment, à la porte, qu’elle eût préparé M. Barkis à ma visite, je me présentai devant le malade.

Il me reçut avec un véritable enthousiasme. Ses rhumatismes ne lui permettant pas de me tendre la main, il me demanda en grâce de secouer la mèche de son bonnet de coton, ce que je fis de tout mon cœur. Quand je fus enfin assis auprès de son lit, il me dit qu’il croyait encore me conduire sur la route de Blunderstone, et que cela lui faisait un bien infini. Couché comme il l’était, dans son lit, avec des couvertures jusqu’au cou, il avait l’air de n’être autre chose qu’un visage, comme les chérubins dans les tableaux, ce qui faisait l’effet le plus étrange.

« Quel nom avais-je donc écrit dans la carriole, monsieur ? dit M. Barkis avec un petit sourire de rhumatisant.

– Ah ! monsieur Barkis, nous avons eu de bien graves conversations sur ce sujet, qu’en dites-vous ?

– Il y avait longtemps que je voulais bien, n’est-ce pas, monsieur ? dit M. Barkis.

– Très-longtemps, répondis-je.

– Et je ne le regrette pas, dit M. Barkis. Vous rappelez-vous cette fois que vous m’avez dit qu’elle faisait les tartes aux pommes et toute la cuisine chez vous ?

– Oui, très-bien, répondis-je.

– C’était vrai, dit M. Barkis, comme deux et deux font quatre, aussi exact, dit M. Barkis, en agitant son bonnet de nuit (ce qui était la seule manière en son pouvoir de donner du poids à ses paroles), aussi exact que le percepteur à faire payer l’impôt, et il n’y a rien de plus exact. »

M. Barkis tourna les yeux vers moi comme s’il attendait mon adhésion à ce résultat des réflexions qu’il avait élaborées dans son lit ; je donnai donc mon assentiment.

« Il n’y a rien de plus exact, répéta M. Barkis, un pauvre homme comme moi s’en aperçoit bien quand il est malade, car je suis très-pauvre, monsieur.

– Je suis bien fâché de cela, monsieur Barkis.

– Très, très-pauvre, dit M. Barkis. »

Ici, il sortit à grand’peine sa main droite de son lit, et parvint, après quelques efforts inutiles, à saisir un bâton qui était accroché au chevet de son lit. Après avoir donné quelques coups de cet instrument, son visage commençait à se décomposer, quand il frappa enfin une caisse dont je voyais l’un des bouts depuis longtemps ; alors il se remit un peu.

« Des vieux habits, dit M. Barkis.

– Oh ! dis-je.

– Je voudrais bien que ce fût de l’argent, monsieur, dit M. Barkis.

– Je le voudrais aussi pour vous.

– Mais ce n’en est pas, » dit M. Barkis en ouvrant les yeux tout grands.

Je déclarai que j’en étais bien convaincu, et M. Barkis tourna un regard plus doux vers sa femme en me disant :

« C’est bien la meilleure et la plus utile des femmes, que C. P. Barkis ! C. P. Barkis mérite et au delà tous les éloges qu’on peut faire d’elle. Ma chère, vous allez préparer un dîner soigné pour aujourd’hui ; quelque chose de bon à manger et à boire, n’est-ce pas ? pour la compagnie.

J’allais protester contre l’honneur qu’il voulait me faire, mais je remarquai que Peggotty, qui était assise de l’autre côté du lit, désirait extrêmement me voir accepter cette offre. Je gardai donc le silence.

« J’ai quelques pence par là, ma chère, dit M. Barkis, mais je suis las maintenant ; si vous voulez emmener M. David pendant que je vais faire un petit somme, je tâcherai de trouver ce qu’il vous faut quand je me réveillerai. »

Nous quittâmes la chambre, sur cette requête. Quand nous pûmes sortir, Peggotty m’apprit que M. Barkis, étant devenu un peu plus serré que par le passé, avait toujours recours à ce stratagème, chaque fois qu’il s’agissait de tirer une pièce de monnaie de son coffre, et qu’il endurait des tortures inconcevables à se traîner tout seul hors de son lit pour chercher son argent dans cette malheureuse caisse. En effet, nous l’entendîmes bientôt pousser des gémissements étouffés, attendu que ce procédé de pie voleuse faisait craquer toutes ses jointures endolories : mais Peggotty, malgré des regards qui exprimaient toute sa compassion pour son mari, m’assura que ce mouvement de générosité lui ferait du bien, et qu’il valait mieux le laisser faire. Elle le laissa donc gémir tout seul, jusqu’à ce qu’il eût regagné son lit, en souffrant le martyre, j’en suis sûr. Alors il nous appela, et faisant semblant d’ouvrir les yeux après un bon somme, il tira une guinée qu’il avait mise sous son oreiller. La satisfaction de nous avoir trompés et de garder un secret impénétrable sur le contenu de son coffre, semblait être à ses yeux une compensation suffisante pour toutes ses tortures.

Je préparai Peggotty à l’arrivée de Steerforth, et il parut bientôt. Je suis persuadée qu’elle ne faisait aucune différence entre les bontés qu’il avait eues pour moi et des services qu’il aurait pu lui rendre à elle-même, et qu’elle était disposée d’avance à le recevoir avec reconnaissance et dévouement dans tous les cas ; mais ses manières gaies et franches, sa bonne humeur, sa belle figure, le don naturel qu’il possédait de se mettre à la portée de ceux avec qui il se trouvait et de toucher juste, quand il voulait s’en donner la peine, la corde sensible de chacun, tout cela fit la conquête de Peggotty en cinq minutes. D’ailleurs ses façons avec moi auraient suffi pour la subjuguer. Mais, grâce à toutes ces raisons combinées, je crois, en vérité, qu’elle éprouvait une sorte d’adoration pour lui, quand il sortit de chez elle ce soir-là.

Il resta à dîner chez Peggotty. Si je disais qu’il y consentit volontiers, je n’exprimerais qu’à demi la bonne grâce et la gaieté qu’il mit à accepter. Quand il entra dans la chambre de M. Barkis, on aurait dit qu’il y apportait le bon air et la lumière ; sa présence était comme un baume rafraîchissant. Sans effort, sans bruit, sans apprêt, il apportait à tout ce qu’il faisait un air d’aisance qu’on ne peut décrire, il semblait qu’il ne pût faire autrement, ni faire mieux, et la grâce, le naturel, le charme de ses manières me séduisent encore aujourd’hui quand j’y pense.

Nous rîmes à cœur joie dans la petite salle à manger, où je retrouvai sur le pupitre le livre des Martyrs, auquel on n’avait pas touché depuis mon départ, et je feuilletai de nouveau ses vieilles images si terribles qui m’avaient tant fait peur, et qui ne me faisaient plus rien du tout. Quand Peggotty parla de ma chambre, me disant qu’elle était prête et qu’elle espérait bien que je viendrais y coucher, avant que j’eusse pu jeter un regard d’hésitation sur Steerforth, il avait compris ce dont il s’agissait.

« Cela va sans dire, s’écria-t-il, vous coucherez ici pendant notre séjour, et moi je resterai à l’hôtel.

– Mais vous emmener si loin pour vous abandonner, cela ne me semble pas d’un bon camarade, Steerforth ! répondis-je.

– Mais, au nom du ciel, n’appartenez-vous pas naturellement à M. Barkis ? dit-il. Et qu’importe ce qu’il vous semble, en comparaison de cela ! » Tout fut donc convenu sur l’heure.

Il soutint son rôle de la manière la plus brillante jusqu’au dernier moment, et à huit heures nous prîmes le chemin du bateau de M. Peggotty. Le charme des manières de Steerforth semblait augmenter à mesure que les heures s’écoulaient, et je pensais même alors, comme j’en suis convaincu maintenant, que le besoin de plaire, aidé par le succès, lui inspirait une délicatesse plus raffinée, un tact exquis qui ajoutait à la finesse de ses instincts naturels. Si on m’avait dit alors que c’était pour lui un simple jeu, auquel il avait recours, dans l’excitation du moment, pour occuper son esprit : un désir irréfléchi de prouver sa supériorité, dans le but de conquérir pour un moment une chose pour lui sans valeur, qu’il laisserait là au bout d’un moment ; si quelqu’un m’avait dit un pareil mensonge, ce soir-là, je ne sais à quoi il se serait exposé de ma part : il est sûr qu’il aurait eu tout à craindre de mon indignation.

Probablement, cette accusation n’aurait fait que redoubler chez moi, si c’eût été possible, les sentiments de dévouement et d’affection romanesques qui remplissaient mon cœur, pendant que je marchais côte à côte avec lui sur la plage déserte, dans la direction du vieux bateau, le vent gémissant autour de nous d’une manière plus lugubre qu’il ne l’avait jamais fait, même le jour où j’apparus pour la première fois sur le seuil de M. Peggotty.

« C’est un endroit un peu sauvage, n’est-ce pas, Steerforth ?

– Un peu triste dans l’obscurité, dit-il, et la mer rugit comme si elle voulait nous dévorer. Voilà une lumière là-bas, est-ce là le bateau ?

– Oui, c’est le bateau, répondis-je. C’est bien celui que j’avais vu ce matin, dit-il, j’y étais venu d’instinct, apparemment ! »

Nous cessâmes de parler en approchant de la lumière ; je cherchai la porte, je mis la main sur le loquet, et, faisant signe à Steerforth de rester tout près de moi, j’entrai.

De l’extérieur nous avions distingué des voix : au moment de notre entrée j’entendis frapper des mains, et j’aperçus avec étonnement que cette manifestation venait de la lamentable mistress Gummidge ; mais mistress Gummidge n’était pas la seule personne qui parût dans cet état d’excitation peu ordinaire. M. Peggotty, riant de toutes ses forces et le visage illuminé par une joie inaccoutumée, ouvrait ses grands bras pour y recevoir la petite Émilie ; Ham, avec une expression d’admiration et de ravissement mêlée d’une certaine timidité gauche qui ne lui seyait pas mal, tenait la petite Émilie par la main, comme s’il la présentait à M. Peggotty ; la petite Émilie elle-même, rouge et embarrassée, mais évidemment ravie de la joie de M. Peggotty, allait échapper à Ham pour se réfugier dans les bras de M. Peggotty, mais elle nous vit la première et s’arrêta en nous voyant. Tel était le groupe que nous aperçûmes en passant de l’air froid et humide de la nuit à la chaude atmosphère de la chambre, et mon premier regard tomba sur mistress Gummidge qui était sur le second plan à battre des mains comme une folle.

Ce petit tableau disparut comme un éclair au moment de notre entrée. J’étais déjà au milieu de la famille étonnée, face à face avec M. Peggotty, lorsque Ham s’écria :

« C’est M. David, c’est M. David ! »

En un instant, il se fit un échange inouï de poignées de mains : tout le monde parlait à la fois : on se demandait des nouvelles les uns des autres : on se disait la joie qu’on avait à se revoir. M. Peggotty était si fier et si heureux pour sa part qu’il ne savait que dire, et qu’il se bornait à me tendre la main, pour reprendre ensuite celle de Steerforth, puis la mienne, et à secouer ses cheveux crépus, en riant avec une telle expression de joie et de triomphe qu’il y avait plaisir à le regarder.

« Jamais on n’a vu, je crois, chose pareille, dit M. Peggotty ; ces deux messieurs, de véritables messieurs sous mon toit ce soir, sérieusement, ce soir ! Émilie, ma chérie, venez ici ! venez ici, petite sorcière ! voilà l’ami de M. David, ma chère ! Voilà le monsieur dont vous avez entendu parler, Émilie. Il vient avec M. David pour vous voir ; c’est le plus beau jour de la vie de votre oncle, quoi qu’il puisse lui arriver par la suite ! Hourrah ! »

Après avoir prononcé ce discours d’un seul trait, et avec une animation et une joie sans bornes, M. Peggotty prit dans ses grandes mains la figure de sa nièce, et après l’avoir embrassée de tout son cœur une dizaine de fois, appuya cette petite tête contre sa large poitrine, en caressant les cheveux d’Émilie aussi doucement qu’eût pu le faire la main d’une dame. Puis il la laissa aller : elle s’enfuit dans la petite chambre où je couchais autrefois, et M. Peggotty, hors d’haleine, grâce à la satisfaction inaccoutumée qu’il éprouvait, se retourna vers nous…

« Messieurs, dit-il, si deux messieurs comme vous, des messieurs de naissance…

– C’est vrai, c’est vrai ! criait Ham. Bien dit ! c’est la vérité, M. David ! Des messieurs de naissance ! c’est la vérité !

– Si deux messieurs, deux messieurs de naissance, ne peuvent m’excuser d’être un peu bouleversé quand ils apprendront l’état des choses, je vous demande pardon. Émilie, ma chère. Elle sait ce que je vais dire, c’est pour cela qu’elle s’est sauvée. » Là-dessus sa joie éclata de nouveau : « Mistress Gummidge, voulez-vous avoir la bonté de voir ce qu’elle est devenue ? »

Mistress Gummidge fit un signe de tête et disparut.

« Si ce jour n’est pas le plus beau de ma vie, dit M. Peggotty, en s’asseyant près du feu, je veux bien être un homard, et un homard bouilli, qui plus est. Cette petite Émilie, monsieur, dit-il plus bas à Steerforth, celle que vous avez vue ici tout à l’heure et qui était toute rouge… »

Steerforth ne fit qu’un signe de tête, mais avec une expression d’intérêt si marquée, et une telle sympathie pour les sentiments de M. Peggotty, que celui-ci lui répondit comme s’il avait parlé :

« Sans doute, c’est bien elle, et je vois que vous l’avez bien jugée. Merci, monsieur. »

Ham me fit signe plusieurs fois de suite, comme s’il voulait en dire autant.

« Notre petite Émilie, dit M. Peggotty, a été pour nous tout ce qu’une créature aussi charmante peut être pour une maison ; je ne sais pas grand’chose, mais par exemple, je sais bien cela : ce n’est pas mon enfant, je n’en ai jamais eu, mais je ne pourrais pas l’aimer davantage, vous comprenez ! cela serait impossible.

– Je comprends parfaitement, dit Steerforth.

– Je le sais bien, monsieur, répartit M. Peggotty, et je vous remercie encore. M. David peut se rappeler ce qu’elle était autrefois. Vous pouvez juger vous-même de ce qu’elle est maintenant ; mais ni l’un ni l’autre vous ne pouvez savoir ce qu’elle est et ce qu’elle sera pour un cœur qui l’aime comme le mien. Je suis un peu rude, monsieur, dit M. Peggotty, je suis aussi rude qu’un hérisson de mer, mais personne, si ce n’est peut-être une femme, ne pourrait comprendre ce que ma petite Émilie est pour moi. Et entre nous, dit-il en baissant encore la voix, le nom de cette femme qui pourrait me comprendre n’est toujours pas mistress Gummidge, quoiqu’elle ait un tas de qualités. »

M. Peggotty ébouriffa de nouveau ses cheveux avec ses deux mains comme pour se préparer à ce qu’il avait encore à dire, puis il appuya ses mains sur ses genoux et reprit :

« Il y avait quelqu’un qui avait connu notre Émilie, depuis le temps que son père avait été noyé, qui l’avait vue constamment et dans son enfance, et quand elle était jeune fille, et enfin quand elle était devenue femme. Il n’était pas très-beau à voir, dit M. Peggotty, un peu dans mon genre, un peu rude, l’air d’un loup de mer, mais en tout un honnête garçon, et qui avait le cœur bien placé. »

Je me disais que je n’avais jamais vu Ham montrer toutes ses dents en souriant comme il le faisait ce soir-là.

« Et voilà-t-il pas que ce marin-là, dit M. Peggotty, va s’aviser de donner son cœur à notre petite Émilie ! Il la suit partout, il devient presque son domestique, il perd l’appétit, et à la fin des fins il me laisse voir ce dont il retourne. Or moi, je pouvais souhaiter, voyez-vous, de savoir ma petite Émilie en bon train de se marier. Je pouvais désirer en tous cas de la voir promise à un honnête homme qui eût le droit de la défendre. Je ne sais pas ce qu’il me reste de temps à vivre, et si je ne dois pas mourir bientôt : mais je sais que si j’étais pris une de ces nuits par un coup de vent sur les bancs de Yarmouth là-bas, et que si je voyais pour la dernière fois les lumières de la ville au-dessus des vagues devenues insurmontables, je me laisserais couler plus tranquillement si je pouvais me dire : « Il y a là sur la terre ferme un homme qui sera fidèle à ma petite Émilie, que Dieu bénisse, et avec lequel elle n’a rien à craindre de personne tant qu’il vivra ! »

M. Peggotty, dans le feu de son discours, fit du bras droit le geste de dire adieu aux lumières de la ville du sein des flots ; puis, échangeant un signe de tête avec Ham dont il avait rencontré le regard, il reprit son récit.

« Alors je conseille à mon individu de parler à Émilie. Il est bien assez grand, mais il est timide comme un enfant, et il n’ose pas. Alors je m’en suis chargé. « Comment, lui ! dit Émilie, lui que j’ai connu depuis tant d’années, et que j’aime tant ! Oh ! mon oncle, je ne pourrai jamais l’épouser ! c’est un si bon garçon ! » Alors je l’embrasse, et je ne lui en parle plus que pour lui dire : « Ma chère, vous avez bien fait de répondre franchement, cela vous regarde, vous êtes libre comme un petit oiseau. » Là-dessus, je vais trouver le garçon et je lui dis : « J’aurais bien voulu réussir. Mais cela ne se peut pas. Mais vous pourrez rester ensemble comme par le passé, » et voilà ce que je vous dis : « Soyez toujours avec elle ce que vous étiez autrefois, et n’ayez pas peur. – Je le ferai, » qu’il me dit en me serrant la main, et il l’a fait honorablement et vaillamment depuis deux ans, toujours le même ici qu’auparavant. »

La physionomie de M. Peggotty, qui avait changé d’expression dans les différentes périodes de son récit, reprit celle d’un joyeux triomphe, et posant une main sur les genoux de Steerforth, et l’autre sur les miens, après les avoir préalablement humectées, pour ajouter à la solennité de l’action oratoire, en les frottant l’une contre l’autre, il continua, en s’adressant alternativement à chacun de nous :

« Tout d’un coup, un soir, comme qui dirait ce soir, la petite Émilie revient de son ouvrage et lui avec elle ! Il n’y a rien là de bien extraordinaire, allez-vous me dire, et c’est bien vrai, car il veille sur elle comme un frère, quand il fait nuit, et aussi quand il fait jour, et à toute heure. Mais voilà le matelot qui la prend par la main, et qui me crie d’un air joyeux : « Regardes bien ! voilà ma petite femme ! » et elle, la voilà qui dit aussi, moitié hardiesse et moitié honte, moitié riant, moitié pleurant : « Oui, mon oncle, si vous voulez bien. – Si je veux bien ! s’écriait M. Peggotty en roulant les yeux en extase à cette idée, mon Dieu, comme si je désirais autre chose ! – Si vous voulez bien ; je suis plus raisonnable maintenant ; j’y ai réfléchi et je serai une bonne petite femme pour lui si je peux, c’est un si bon garçon ! » Là-dessus mistress Gummidge se met à battre des mains comme au spectacle, et vous entrez. Voilà le fait, s’écria M. Peggotty, « et vous entrez ! » Cela s’est passé ici, à l’instant même, et voilà l’homme qu’elle épousera aussitôt que son apprentissage va être fini ! »

Ham trébucha tant qu’il put sous le coup de poing que M. Peggotty lui lança, dans sa joie, comme une marque de confiance et d’amitié ; mais, se sentant obligé, en conscience, de nous dire aussi quelque chose, voici ce qu’il se mit à balbutier avec beaucoup de peine :

« Elle n’était pas plus grande que vous, à votre premier voyage ici, monsieur David, … que je devinais déjà ce qu’elle deviendrait… Je l’ai vue pousser… comme une fleur, messieurs. Je donnerais ma vie pour elle… de tout cœur, avec bien du plaisir… monsieur David. Elle est pour moi, messieurs… plus que… elle est pour moi tout ce qu’il me faut, et plus que… plus que je ne saurai jamais dire. Je l’aime de tout mon cœur. Il n’y a pas un gentleman sur la terre… ni en mer non plus, qui aime sa femme plus que je ne l’aime, quoiqu’il y ait bien des pauvres diables comme moi qui pourraient… exprimer mieux… ce qu’ils veulent dire. »

J’étais ému de voir ce robuste et vigoureux garçon trembler d’amour pour la petite créature qui lui avait gagné le cœur. J’étais ému de la confiance simple et naturelle que M. Peggotty et lui venaient de nous témoigner. J’étais ému du récit même. Toute cette émotion n’était-elle pas, en grande partie, l’effet des souvenirs de mon enfance, c’est ce que je ne sais pas. Je ne sais pas si je n’étais pas venu avec quelque vague idée d’aimer encore la petite Émilie, je sais seulement que j’étais heureux de tout ce que je voyais, mais qu’au premier moment, c’était un plaisir d’une nature si délicate, qu’un rien eût pu la changer en souffrance.

Par conséquent, si c’eût été à moi de toucher avec quelque adresse la corde qui vibrait dans tous les cœurs, je m’en serais bien mal tiré. Mais heureusement Steerforth était là, et il y réussit avec tant d’habileté, qu’en un instant nous nous trouvâmes tous aussi à notre aise, aussi heureux que nous pouvions l’être.

« Monsieur Peggotty, dit-il, vous êtes un excellent homme et vous méritez bien d’être heureux comme vous l’êtes ce soir ! Donnez-moi une poignée de main, Ham, mon garçon, je vous fais mon compliment ! Une poignée de main aussi ! – Pâquerette, tisonnez le feu, et faites-le flamber comme il faut ! Monsieur Peggotty, si vous ne décidez pas votre jolie nièce à venir reprendre la place au coin du feu que j’abandonne pour elle, je m’en vais. Je ne voudrais pas causer, pour tout l’or des Indes, un vide dans votre cercle ce soir, et ce vide-là surtout ! »

M. Peggotty alla donc dans mon ancienne chambre chercher la petite Émilie. Au commencement, elle ne voulait pas venir, et Ham disparut pour s’en mêler. Enfin on l’amena près du feu ; elle était très-confuse et très-intimidée, mais elle se remit un peu en remarquant les manières douces et respectueuses de Steerforth envers elle, l’adresse avec laquelle il évitait tout ce qui pouvait l’embarrasser, l’entrain avec lequel il entretenait M. Peggotty de bateaux, de marées, de vaisseaux et de pêche ; l’appel qu’il fit à mes souvenirs à propos du temps où il avait vu M. Peggotty chez M. Creakle, le plaisir qu’il avait à voir le bateau et sa cargaison, enfin, la grâce et l’aisance avec lesquelles il nous attira tous, par degré, dans un cercle enchanté, où nous parlions sans embarras et sans gêne.

À vrai dire, Émilie, pourtant, ne parla guère de toute la soirée, mais elle écoutait, elle regardait ; son visage était animé, elle était charmante ! Steerforth raconta l’histoire d’un terrible naufrage que lui rappelait sa conversation avec M. Peggotty : il le dépeignait avec le même feu que s’il était présent à la scène, et les yeux de la petite Émilie étaient fixés sur lui, comme si elle voyait aussi, dans ses traits, le spectacle qu’il décrivait si bien. Il nous raconta ensuite une aventure comique qui lui était arrivée, pour nous remettre de l’histoire du naufrage, et il y mit autant de gaieté que si c’était un récit nouveau pour lui comme pour nous ; aussi la petite Émilie riait de tout son cœur, et quand nous entendîmes le bateau retentir de cette douce musique, nous nous mîmes tous à rire, Steerforth tout le premier, cédant à l’entraînement d’une gaieté si franche et si naïve. Il fit chanter ou plutôt mugir à M. Peggotty le chant du marin :

Quand le vent souffle, souffle, souffle.

Puis il chanta à son tour une chanson de matelot avec tant de charme et de sentiment, qu’il me semblait presque que, cette fois-ci, le vent qui gémissait autour de la maison, et qu’on entendait murmurer au milieu du silence, n’était venu là que pour l’écouter.

Quant à mistress Gummidge, il arracha cette victime de la mélancolie à la contemplation de ses chagrins avec un succès que personne n’avait obtenu depuis la mort du vieux (je le tiens de M. Peggotty). Il lui laissa si peu le temps de gémir sur ses misères, qu’elle dit le lendemain matin qu’il fallait qu’il l’eût ensorcelée.

N’allez pas croire, pourtant, qu’il gardât le monopole de l’attention générale ou de la conversation. Quand la petite Émilie eut repris courage et qu’elle commença, avec quelque embarras encore, à me parler, à travers l’âtre, de nos promenades sur la grève, et des coquilles et des cailloux que nous y avions ramassés ; quand je lui demandai si elle se souvenait combien je lui étais dévoué, et que nous rougîmes tous deux en riant et en pensant au bon temps passé qui semblait déjà si loin de nous, Steerforth écoutait en silence et nous regardait d’un air pensif. Elle était assise alors sur la vieille caisse, dans son petit coin, près du feu ; elle y resta toute la soirée ; Ham était à côté d’elle, à la place que j’occupais jadis. Je ne pus découvrir si c’était encore un reste de ses taquineries d’autrefois, ou l’effet d’une modestie timide occasionnée par notre présence, mais je remarquai qu’elle resta toute la soirée près du mur, sans s’approcher de lui une seule fois.

Autant que je me rappelle, il était près de minuit quand nous prîmes congé d’eux. On nous avait donné à souper du poisson séché et des biscuits de mer ; Steerforth, de son côté, avait sorti de sa poche un flacon de genièvre de Hollande que nous avions bu entre hommes (je puis dire entre hommes maintenant, sans rougir). Nous nous séparâmes gaiement, et pendant qu’ils se pressaient tous à la porte pour nous éclairer le plus longtemps possible, je vis les yeux bleus de la petite Émilie qui nous regardait en se cachant derrière Ham, et j’entendis sa douce voix nous recommander de faire attention en nous en allant.

« Quelle charmante petite personne ! dit Steerforth en me prenant le bras. Ma foi, c’est un endroit assez drôle, et de drôles de gens ; je ne suis pas fâché de les avoir vus : cela change.

– Et puis, nous avons eu du bonheur, ajoutai-je, d’arriver juste à temps pour être témoins de leur joie à la perspective de ce mariage. Je n’ai jamais vu des gens si heureux ! Quel plaisir de voir et de partager, comme nous l’avons fait, leur joie innocente !

– Il est un peu lourdaud, n’est-ce pas, pour épouser la petite ? » dit Steerforth.

Il avait témoigné tant de sympathie au pauvre Ham et à tous les autres, que je fus un peu blessé de la froideur de cette réponse inattendue. Mais, en me retournant vivement, je vis sourire ses yeux, et je repartis avec un grand soulagement :

« Ah ! Steerforth, riez, riez tant que vous voudrez, de ces pauvres gens ! taquinez miss Dartle ou essayez de plaisanter pour me cacher vos sympathies véritables : cela m’est égal, je vous connais trop bien. Quand je vois comme vous comprenez les pauvres gens, avec quelle franchise vous pouvez prendre part à la joie d’un rude pêcheur comme M. Peggotty, et vous prêter à la passion de ma vieille bonne pour moi, je sens qu’il n’y a pas parmi les pauvres une joie ou un chagrin, une seule émotion qui puisse vous être indifférente, et mon affection et mon admiration pour vous, Steerforth, en deviennent vingt fois plus fortes. »

Il s’arrêta, me regarda en face, et me dit :

« Pâquerette, je crois que vous parlez sérieusement, comme un honnête garçon que vous êtes. Je voudrais bien que nous fussions tous de même ! »

Un moment après, il chantait gaiement la chanson de M. Peggotty, pendant que nous arpentions d’un bon pas la route de Yarmouth.

Chapitre XXII. Nouveaux personnages sur un ancien théâtre. §

Steerforth passa plus de quinze jours avec moi à Yarmouth. Il est inutile de dire que la plus grande partie de notre temps s’écoulait de compagnie ; pourtant il arrivait parfois que nous nous séparions pendant quelques heures. Il était assez bon marin ; moi je ne l’étais guère, et quand il allait pêcher avec M. Peggotty, ce qui était un de ses amusements favoris, je restais en général à terre. J’étais aussi plus retenu que lui par suite de ma résidence chez Peggotty : je savais qu’elle soignait M. Barkis tout le jour, et je n’aimais pas à rentrer tard, tandis que Steerforth qui couchait à l’hôtel était libre de ses actions, et n’avait à consulter que ses fantaisies. Voilà comment je finis par savoir qu’il donnait de petites régalades aux pêcheurs dans le cabaret que fréquentait quelquefois M. Peggotty, à l’enseigne de la Bonne-volonté, quand j’étais couché ; et qu’il revêtait des habits de matelot pour aller passer la nuit en mer au clair de la lune, et rentrer à la marée du matin. Je savais du reste que sa nature active et son humeur impétueuse trouvaient un grand plaisir dans la fatigue corporelle et le mauvais temps, comme dans tous les autres moyens nouveaux d’excitation qui pouvaient s’offrir à lui ; aussi ne fus-je pas étonné d’apprendre ces détails. Il y avait encore une autre raison qui nous séparait quelquefois c’est que je portais naturellement de l’intérêt à Blunderstone et j’aimais à aller revoir les lieux témoins de mon enfance, tandis que Steerforth, après m’y avoir accompagné une fois, ne se soucia plus d’y retourner ; si bien qu’à trois ou quatre reprises, dans des occasions que je me rappelle parfaitement, nous nous séparâmes après avoir déjeuné de bonne heure pour nous retrouver le soir assez tard à dîner. Je n’avais aucune idée de la manière dont il passait son temps dans l’intervalle, je savais seulement qu’il était en grande faveur dans la ville, et qu’il trouvait vingt façons de se divertir là où un autre n’aurait pu en découvrir une seule.

Pour moi, durant mes pèlerinages solitaires, je n’étais occupé qu’à rappeler dans ma mémoire chaque pas de la route que j’avais si souvent suivie, et à retrouver les endroits où j’avais vécu jadis, sans jamais me lasser de les revoir. J’errais au milieu de mes souvenirs comme ma mémoire l’avait fait si souvent déjà, et je ralentissais le pas, comme j’y avais tant de fois arrêté mes pensées quand j’étais bien loin de Blunderstone, sous l’arbre où reposaient mes parents. Ce tombeau que j’avais regardé avec un tel sentiment de compassion, quand mon père y dormait seul, près duquel j’avais tant pleuré en y voyant descendre ma mère et son petit enfant, ce tombeau que le cœur fidèle de Peggotty avait depuis entretenu avec tant de soin qu’elle en avait fait un petit jardin, attirait mes pas dans mes promenades, pendant des heures entières. Il était dans un coin du cimetière, à quelques pas du petit sentier, et je pouvais lire les noms sur la pierre en me promenant, et en écoutant sonner l’heure à l’horloge de l’église, qui me rappelait une voix devenue muette. Ces jours-là, mes réflexions s’associaient toujours à la figure que j’étais destiné à faire dans le monde, et aux choses magnifiques que je ne pouvais manquer d’y accomplir. C’était le refrain qui répondait dans mon âme à l’écho de mes pas, et je restais aussi fidèle à ces pensées rêveuses que si j’étais venu retrouver à la maison ma mère vivante encore, pour bâtir auprès d’elle mes châteaux en Espagne.

Notre ancienne demeure avait subi de grands changements. Les vieux nids abandonnés depuis si longtemps par les corbeaux avaient complètement disparu, et les arbres avaient été taillés et rognés de manière que je ne reconnaissais plus leurs formes. Le jardin était en mauvais état, et la moitié des fenêtres de la maison étaient fermées. Elle n’était habitée que par un pauvre fou, et par les gens chargés de le soigner. Il passait sa vie à la fenêtre de ma petite chambre qui donnait sur le cimetière, et je me demandais si ses pensées, dans leur égarement, ne rencontraient pas parfois les mêmes illusions qui avaient occupé mon esprit, quand je me levais de grand matin en été, et que, vêtu seulement de ma chemise de nuit, je regardais par cette petite fenêtre, pour voir les moutons qui paissaient tranquillement aux premiers rayons du soleil.

Nos anciens voisins, M. et mistress Grayper étaient partis pour l’Amérique du sud, et la pluie, en pénétrant par le toit dans leur maison déserte, avait taché d’humidité les murs extérieurs. M. Chillip s’était remarié ; sa femme était une grande maigre qui avait le nez aquilin ; ils avaient un petit enfant très-délicat, qui ne pouvait pas soutenir sa tête, avec deux yeux ternes et fixes qui semblaient toujours demander pourquoi le pauvre petit était venu au monde.

C’était avec un singulier mélange de plaisir et de tristesse que j’errais dans mon village natal, jusqu’au moment où le soleil d’hiver commençant à baisser, m’avertissait qu’il était temps de reprendre le chemin de la ville. Mais, quand j’étais de retour à l’hôtel et que je me retrouvais à table avec Steerforth près d’un feu ardent, je pensais avec délices à ma course de la journée. J’éprouvais le même sentiment, quoique plus modéré, en rentrant le soir dans ma petite chambre si propre, et je me disais en tournant les pages du livre des Crocodiles toujours placé là sur une table, que j’étais bien heureux d’avoir un ami comme Steerforth, une amie comme Peggotty, et d’avoir trouvé dans la personne de mon excellente et généreuse tante quelqu’un qui remplaçât si bien ceux que j’avais perdus.

Quand je revenais de mes longues promenades, le chemin le plus court pour rentrer à Yarmouth était de prendre le bac. Je débarquais sur la grève qui s’étend entre la ville et la mer, et je traversais un espace vide ; ce qui m’épargnait un long détour par la grande route. Je trouvais sur mon chemin la maison de M. Peggotty, et j’y entrais toujours un moment ; Steerforth m’y attendait d’ordinaire, et nous nous dirigions ensemble, à travers le brouillard et la bise, vers les lumières de la ville qui scintillaient dans le lointain.

Un soir, il était tard, j’avais fait ma visite d’adieu à Blunderstone, car nous nous préparions à retourner chez nous ; je trouvai Steerforth tout seul dans la maison de M. Peggotty ; il était assis devant le feu, d’un air pensif, et tellement absorbé dans ses réflexions, qu’il ne m’entendit pas approcher. Il n’avait pas besoin pour cela d’une rêverie bien profonde, car les pas ne faisaient pas de bruit sur le sable, mais mon entrée même ne le tira pas de ses méditations. J’étais près de lui, je le regardais, et il continuait à rêver d’un air sombre.

Il tressaillit si vivement quand je posai ma main sur son épaule qu’il me fit tressaillir aussi.

« Vous venez me saisir comme un revenant saisit sa victime, me dit-il presque en colère.

– Il fallait bien m’annoncer d’une manière ou d’une autre, lui répondis-je : est-ce que je vous ai fait tomber des nues ?

– Non, non, répliqua-t-il.

– Ou remonter de je ne sais où ? lui dis-je en m’asseyant près de lui.

– Je regardais les figures qui se formaient dans le feu, répondit-il.

– Mais vous allez me les gâter, je ne pourrai plus rien y voir, lui dis-je, car il le remuait vivement avec un morceau de bois enflammé, et les étincelles s’envolant par la petite cheminée s’élançaient en pétillant dans les airs.

– Vous n’auriez rien vu, répliqua-t-il… Voilà le moment de la journée que je déteste le plus : il ne fait ni nuit ni jour. Comme vous revenez tard ! où avez-vous donc été ?

– Je suis allé prendre congé de ma promenade accoutumée.

– Et moi, je vous attendais ici, dit Steerforth, en jetant un coup d’œil autour de la chambre, en pensant qu’il faut que tous les gens que nous avons vus si heureux ici le jour de notre arrivée soient aujourd’hui, à en juger par l’air désolé de la maison, dispersés, ou morts, ou menacés de je ne sais quel malheur. David ! plût à Dieu que j’eusse eu depuis vingt ans, pour me diriger, les conseils judicieux d’un père !

– Qu’avez-vous donc, mon cher Steerforth ?

– Je voudrais de tout mon cœur avoir été mieux conduit ! Je voudrais de tout mon cœur être en état de mieux me conduire moi-même ! s’écria-t-il. »

Il y avait dans ses manières un découragement mêlé de colère qui m’étonnait extrêmement. Je ne le reconnaissais plus du tout.

« Mieux vaudrait être ce pauvre Peggotty, ou son lourdaud de neveu, dit-il en se levant et en appuyant sa tête d’un air sombre sur la cheminée, dont il regardait toujours fixement le feu, que d’être ce que je suis, avec ma supériorité de fortune et d’éducation, pour me mettre l’esprit à la torture, comme je viens de le faire depuis une demi-heure dans cette barque du diable ! »

J’étais si confondu du changement dont j’étais témoin, que je ne pus faire autre chose, au premier abord, que de le regarder en silence, pendant qu’il contemplait toujours le feu, la tête appuyée sur sa main. Enfin, je lui demandai, avec toute l’anxiété que j’éprouvais, de me dire ce qui avait pu arriver pour le contrarier d’une manière si extraordinaire, et de me permettre de partager sa peine, si je ne pouvais espérer de lui donner d’utiles conseils. Avant la fin de ma phrase il se mit à rire, d’un air forcé d’abord, mais bientôt après avec un retour de franche gaieté.

« Ce n’est rien, Pâquerette, rien du tout, répliqua-t-il. Je vous ai dit, quand nous étions à l’hôtel à Londres, que j’étais quelquefois pour moi-même un très-maussade compagnon… J’ai eu tout à l’heure un cauchemar ; je suis sûr que j’ai fait un mauvais rêve. Quelquefois, quand je m’ennuie, il me revient à l’esprit des vieux contes de ma nourrice, que je prends d’abord au sérieux, avant de les reconnaître pour ce qu’ils sont. Je crois que j’étais là à me prendre pour le petit garçon méchant qui n’écoutait pas sa bonne, et qui, pour la peine, a été mangé par des lions, parce que des lions, vous savez, c’est bien plus poétique que des chiens. C’est sans doute là ce que les vieilles commères appellent la chair de poule, car je tremble encore des pieds à la tête. Je me serai fait peur à moi-même.

– En ce cas vous pouvez vous vanter d’être la seule personne qui ait pu vous faire peur.

– Peut-être bien ; mais ça n’empêche pas que je puis avoir mes sujets de craindre comme un autre, répondit-il. Allons, c’est fini, on ne m’y reprendra plus, David ; mais je vous le répète, mon ami, il aurait été heureux pour moi, et pour d’autres aussi, que j’eusse eu un peu de tête et de jugement pour me conduire. »

Sa physionomie était en tout temps expressive, mais je ne lui avais jamais vu porter des traces d’un sentiment aussi sérieux ni aussi triste que lorsqu’il prononça ces paroles, le regard toujours attaché sur la flamme.

« N’en parlons plus, me dit-il, en faisant le geste de souffler dans les airs, une plume, une paille, un fétu :

Maintenant c’est fini, je redeviens un homme.

comme Macbeth. Et à présent, à table ! Pourvu que, comme Macbeth, je n’aie pas troublé le festin par le plus beau désordre, ma Pâquerette !

– Mais où donc sont-ils allés tous ? qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je.

– Dieu le sait, dit Steerforth. Après avoir été jusqu’au bac pour vous attendre, je suis revenu ici en flânant, et j’ai trouvé la maison déserte ; c’est ce qui m’a plongé dans les réflexions au milieu desquelles vous m’avez trouvé. »

L’arrivée de mistress Gummidge avec un panier au bras expliqua pourquoi la maison était restée vide. Elle était sortie précipitamment pour acheter quelque chose qui lui manquait, avant le retour de M. Peggotty, qui devait revenir avec la marée, et elle avait laissé la porte ouverte, de peur que Ham et Émilie, qui devaient rentrer de bonne heure, n’arrivassent en son absence. Steerforth, après avoir désopilé la rate de mistress Gummidge par un salut des plus enjoués et une embrassade des plus comiques, prit mon bras et m’entraîna précipitamment.

En arrachant mistress Gummidge à la mélancolie, il avait repris lui-même sa gaieté ordinaire, et ne fit que rire et plaisanter tout le long du chemin.

« Ainsi donc nous quittons demain cette vie de boucaniers ? me dit-il gaiement.

– Vous savez que nous en sommes convenus, répondis-je, et que nos places sont arrêtées à la diligence ?

– Oui, il n’y a pas moyen de faire autrement, je suppose, dit Steerforth ; j’avais presque oublié qu’il y eût autre chose à faire dans le monde que de se balancer sur une barque. C’est ma foi bien dommage !

– Au nouveau tout est beau, lui dis-je en riant.

– C’est possible, répliqua-t-il, quoique ce soit une observation bien sarcastique pour un aimable chef-d’œuvre d’innocence comme mon jeune ami. Eh bien ! je ne dis pas non : je suis capricieux, David ; je le sais et je l’avoue, mais cela n’empêche pas que je sais battre le fer pendant qu’il est chaud. Savez-vous que je n’ai pas perdu mon temps ici ? Je parie que je suis en état de passer un bon petit examen de pilote pour les eaux de Yarmouth !

– M. Peggotty dit que vous êtes un prodige, répliquai-je.

– Un phénomène nautique ? reprit Steerforth en riant.

– Il n’y a pas de doute, et vous savez que c’est vrai ; vous mettez tant d’ardeur à tout ce que vous faites que vous y devenez bientôt passé maître. Mais ce qui m’étonne toujours, Steerforth, c’est que vous vous contentiez d’un emploi si mobile et si capricieux de vos facultés.

– Me contenter ? répondit-il gaiement. Je ne suis content de rien, si ce n’est de votre naïveté, ma chère Pâquerette ; quant à mes caprices, je n’ai pas encore appris l’art de m’attacher à l’une de ces roues sur lesquelles les Ixions de nos jours tournent éternellement. J’ai manqué mon apprentissage, et cela ne m’importe guère. À propos, savez-vous que j’ai acheté un bateau ici ?

– Quel étrange garçon vous faites, Steerforth ! m’écriai-je en m’arrêtant, car c’était la première fois que j’en entendais parler. Comme si vous déviez avoir jamais la fantaisie de revenir ici !

– Je ne sais pas ! l’endroit me plaît. En tous cas, continua-t-il, en hâtant le pas, j’ai acheté un bateau qui était à vendre ; c’est un caboteur, à ce que dit M. Peggotty, et c’est lui qui le commandera en mon absence.

– Maintenant, je comprends, Steerforth ! dis-je avec ravissement. Vous faites semblant d’avoir acheté ce bateau pour vous-même, mais c’est en réalité pour rendre service à M. Peggotty ; j’aurais dû le deviner, vous connaissant comme je vous connais. Mon cher Steerforth, comment vous dire tout ce que je pense de votre générosité ?

– Chut ! dit-il en rougissant : moins vous en parlerez, mieux cela vaudra.

– Quand je vous disais, m’écriai-je, qu’il n’y a pas une joie, un chagrin ni une seule émotion de ces braves gens, qui pût vous être indifférente ?

– Oui, oui, répondit-il : vous m’avez déjà dit tout cela. N’en parlons plus. En voilà assez. »

Craignant de le fâcher en poursuivant un sujet qu’il traitait si légèrement, je me contentai de continuer à y rêver, tout en marchant plus vite encore qu’auparavant.

« Il faut que ce bateau soit remis en état, dit Steerforth : je chargerai Littimer d’y veiller, afin d’être sûr que tout soit fait comme il faut. Vous ai-je dit que Littimer était arrivé ?

– Non !

– Eh bien ! il est venu ce matin avec une lettre de ma mère. »

Nos yeux se rencontrèrent ; je remarquai sa pâleur, qui descendait jusqu’à ses lèvres, quoique son regard fût ferme et calme. Je craignis que quelque altercation avec sa mère ne fût la cause de la disposition d’esprit dans laquelle je l’avais trouvé près du foyer solitaire de M. Peggotty ; j’y fis une légère allusion.

« Oh ! non, dit-il en secouant la tête et en criant un peu. Pas le moins du monde ! je vous disais donc que cet homme est arrivé.

– Toujours le même ?

– Toujours le même, repartit Steerforth, calme et froid comme le pôle Nord. Il s’occupera du nouveau nom que je veux faire inscrire sur le bateau. Il s’appelle pour le moment : La Mouette de la tempête ! M. Peggotty ne se soucie guère des mouettes. Je vais changer son nom de baptême.

– Comment l’appellerez-vous ?

La petite Émilie. »

Il me regardait toujours en face : je crus que c’était pour me rappeler qu’il n’aimait pas à m’entendre extasier sur ses égards pour les pauvres gens. Je ne pus m’empêcher de laisser voir sur mon visage le plaisir que j’éprouvais ; mais je ne dis que quelques mots : le sourire reparut sur ses lèvres ; il semblait soulagé d’un fardeau.

« Mais, voyez, dit-il en regardant devant lui, voilà la véritable petite Émilie qui vient en personne ! Et ce garçon avec elle ! Sur mon âme c’est un fidèle chevalier : il ne la quitte jamais. »

Ham était à présent constructeur de bâtiments : il avait cultivé son goût naturel pour ce métier où il était devenu un habile ouvrier. Il portait ses vêtements de travail, et, malgré une certaine rudesse, son air d’honnête et mâle franchise faisait de lui un protecteur bien assorti pour la jolie petite personne qui marchait à ses côtés. La loyauté de son visage, l’orgueil et l’affection que lui inspirait Émilie rehaussaient sa bonne mine. Je me disais, en les voyant s’avancer vers nous, qu’ils se convenaient parfaitement sous tous les rapports.

Elle quitta doucement le bras de son fiancé quand nous nous arrêtâmes pour leur parler, et rougit en tendant la main à Steerforth, puis à moi. Quand ils se remirent en route, après avoir échangé quelques mots avec nous, elle ne reprit pas le bras de Ham et marcha seule d’un air encore timide et embarrassé. J’admirais la grâce et la délicatesse de ses manières, et Steerforth semblait du même avis que moi, pendant que nous les regardions s’éloigner au clair de la lune qui en était alors à son premier quartier.

Tout à coup une jeune femme passa près de nous : évidemment elle les suivait. Nous ne l’avions pas entendue approcher, mais j’aperçus son visage maigre, et il me sembla que j’en avais un vague souvenir. Elle était légèrement vêtue, elle avait l’air hardi et l’œil hagard, un air de misère et de vanité ; mais, pour le moment, elle n’avait pas seulement l’air d’y penser ; elle ne songeait qu’à une chose, à les rattraper. Comme l’horizon s’obscurcissant au loin ne nous permettait plus de distinguer Émilie et son fiancé, la femme qui les suivait disparut aussi sans avoir gagné sur eux du terrain, et nous ne vîmes plus que la mer et les nuages.

« C’est un fantôme bien sombre pour suivre la petite Émilie, dit Steerforth qui restait là sans bouger ; qu’est-ce que cela signifie ? »

Il parlait à voix basse, et d’un accent qui me parut étrange.

« Je suppose qu’elle veut leur demander l’aumône, répondis-je.

– Les mendiantes ne sont pas rares, dit Steerforth, mais il est étonnant qu’une mendiante ait pris cette forme-là ce soir.

– Pourquoi donc ? demandai-je.

– Tout simplement, dit-il après un moment de silence, parce que justement je pensais à quelque chose de ce genre, quand elle a paru. Je me demande d’où diable elle peut venir.

– De l’ombre que projette cette muraille, je suppose, dis-je en montrant un mur qui surplombait la route sur laquelle nous venions de déboucher.

– Enfin, la voilà disparue ! répondit-il en regardant par-dessus son épaule ; puisse le malheur disparaître avec elle ! Allons dîner. »

Mais il jeta de nouveau un regard par-dessus son épaule sur la ligne de l’océan qui brillait au loin, et renouvela plusieurs fois ce mouvement. Il marmotta encore quelques paroles entrecoupées pendant le reste de notre promenade, et ne parut oublier cet incident qu’en se trouvant gaiement à table, près d’un bon feu, à la clarté des bougies.

Littimer nous attendait et produisit sur moi son effet accoutumé. Quand je lui dis que j’espérais que mistress Steerforth et miss Dartle se portaient bien, il me répondit d’un ton respectueux (et convenable, cela va sans dire), qu’il me remerciait, qu’elles étaient assez bien et me faisaient leurs compliments. C’était tout, et pourtant il semblait me dire aussi clairement que possible : « Vous êtes bien jeune, Monsieur, vous êtes extrêmement jeune. »

Nous avions presque fini de dîner, quand il fit un pas hors du coin de la chambre d’où il surveillait nos mouvements, ou plutôt les miens, à ce qu’il me sembla, et il dit à son maître :

« Pardon, Monsieur, miss Mowcher est ici.

– Qui donc ? demanda Steerforth avec étonnement.

– Miss Mowcher, monsieur.

– Allons donc ! que diable vient-elle faire ici ? dit Steerforth.

– Il parait, monsieur, qu’elle est de ce pays-ci. Elle m’a dit qu’elle faisait tous les ans une tournée par ici, dans l’exercice de sa profession ; je l’ai rencontrée dans la rue ce matin, et elle désirait savoir si elle pourrait avoir l’honneur de se présenter chez vous, après dîner, monsieur.

– Connaissez-vous la géante en question ? Pâquerette, » demanda Steerforth.

Je fus obligé d’avouer, avec une certaine honte d’en être réduit là devant Littimer, que je ne connaissais pas du tout miss Mowcher.

« Eh bien ! vous allez faire sa connaissance, dit Steerforth, c’est une des sept merveilles du monde… Quand miss Mowcher viendra, faites-la entrer. »

J’éprouvais quelque curiosité de connaître cette dame, d’autant mieux que Steerforth partait d’un éclat de rire, chaque fois que je parlais d’elle, et refusait positivement de répondre à toutes les questions que je lui adressais sur ce sujet. Je restai donc dans un état d’attente inquiète ; on avait enlevé la nappe depuis une demi-heure ; nous étions près du feu avec une bouteille de vin près de nous, quand la porte s’ouvrit, et qu’avec tout son calme ordinaire Littimer annonça :

« Miss Mowcher ! »

Je regardai du côté de la porte, mais je n’aperçus rien. Je regardai encore, pensant que miss Mowcher tardait bien à paraître, quand, à mon grand étonnement, je vis surgir près d’un canapé placé entre la porte et moi, une naine âgée de quarante ou de quarante-cinq ans, avec une grosse tête, des yeux gris très-malins et des bras si courts que, pour mettre le doigt d’un air fin sur son nez camus, en regardant Steerforth, elle fut obligée d’avancer la tête pour appuyer son nez sur son doigt. Son double menton était si gras que les rubans et la rosette de son chapeau disparaissaient dedans. Elle n’avait point de cou, point de taille, point de jambes, à vrai dire, car bien qu’elle fût au moins de grandeur ordinaire, jusqu’à l’endroit où la taille aurait dû se trouver, et bien qu’elle possédât des pieds comme tout le monde, elle était si petite qu’elle se tenait devant une chaise ordinaire comme devant une table, déposant sur le siège le sac qu’elle portait. Cette dame, habillée d’une manière un peu négligée, portant son nez et son doigt tout d’une pièce, par le rapprochement pénible dont j’ai parlé ; gardant la tête nécessairement penchée d’un côté, et fermant un œil de l’air le plus malin, commença par fixer sur Steerforth ses œillades pénétrantes ; après quoi elle laissa échapper un torrent de paroles.

« Ah ! mon joli muguet, s’écria-t-elle en secouant sa grosse tête, vous voilà donc ici ! Oh ! le méchant garçon ! fi ! que c’est vilain ! qu’est-ce que vous venez faire, si loin de chez vous ? quelque mauvais tour, je parie ! Oh ! vous êtes une maligne pièce, Steerforth, et moi aussi, n’est-ce pas ! Ah ! ah ! ah ! vous auriez parié cent livres sterling contre cinq guinées, n’est-ce pas, que vous ne me retrouveriez pas ici ! Eh bien ! mon garçon, on me retrouve partout. À droite, à gauche, dans tous les coins, comme la demi-couronne que l’escamoteur cache dans le mouchoir d’une dame. À propos de mouchoirs et de dames, c’est votre chère mère qui doit être bien heureuse de vous avoir, mon mignon ; j’en mettrais bien ma main au feu, n’importe laquelle ! »

À cet endroit de son discours, miss Mowcher dénoua son chapeau, rejeta les brides en arrière, et, tout essoufflée, s’assit sur un tabouret devant le feu, se faisant de la table à manger une sorte de dais qui étendait sur elle comme une tente d’acajou.

« Ouf ! continua-t-elle en appuyant ses mains sur ses petits genoux et en me regardant d’un air fin, je suis trop forte, voilà le fait, Steerforth. Quand j’ai monté un étage, j’ai autant de peine à rattraper mon haleine que s’il s’agissait de tirer du puits un seau d’eau. Si vous me voyiez regarder par la fenêtre du premier, vous me prendriez pour une belle femme, n’est-ce pas ?

– Mais je ne vous prends pas pour autre chose toutes les fois que je vous vois, répliqua Steerforth.

– Allons ! vaurien, taisez-vous, dit la petite créature en le menaçant du mouchoir avec lequel elle s’essuyait la figure, pas d’impertinence ! Mais je vous donne ma parole que j’étais chez lady Mithers la semaine dernière. En voilà une femme ! comme elle se conserve ! et Mithers lui-même, qui est entré pendant que j’attendais sa femme, en voilà un homme ! comme il se conserve ! et sa perruque aussi, car il l’a depuis dix ans ; si bien donc qu’il s’est lancé si éperdument dans les compliments que je commençais à croire que j’allais être obligée de sonner. Ah ! ah ! ah ! c’est un très-aimable mauvais sujet : quel dommage qu’il n’ait pas de principes !

– Qu’est-ce que vous alliez faire chez lady Mithers ? demanda Steerforth.

– Je ne fais pas de cancans, mon cher enfant, répliqua-t-elle, en mettant encore son doigt sur son nez avec une grimace et un alignement d’yeux qui la faisait ressembler à un lutin de l’autre monde. Cela ne vous regarde pas ! Vous voudriez bien savoir si j’empêche ses cheveux de tomber, si je les teins, si je lui mets du rouge ou si j’arrange ses sourcils, n’est-ce pas ? Eh bien ! mon mignon, vous saurez tout cela… quand je vous le dirai. Savez-vous le nom de mon arrière grand-père ?

– Non, dit Steerforth.

– Walker, mon cher enfant, répliqua mistress Mowcher, et il était descendant d’une longue suite de Walker, ce qui fait que j’hérite de tous les domaines de Hookey. »

Je n’ai jamais rien vu d’aussi singulier que le clignement d’yeux de miss Mowcher, si ce n’est son air d’assurance, qui n’était pas moins extraordinaire. Elle avait aussi une manière toute particulière de pencher sa tête d’un côté, en levant un œil comme les pies, quand elle écoutait ce qu’on lui disait, ou qu’elle attendait une réponse à ses observations. Bref, je ne pouvais pas en revenir, et je continuai à la regarder fixement, sans égard, je le crains, pour les règles de la politesse.

Elle avait réussi à tirer la chaise près d’elle, et elle plongea son petit bras dans le sac, à plusieurs reprises, ramenant à la surface, à chaque plongeon, une quantité de petites bouteilles, de brosses, d’éponges, de peignes, de morceaux de flanelle, de fers à friser, et d’autres instruments qu’elle amoncelait sur la chaise. Elle s’arrêta tout d’un coup au milieu de cette occupation pour dire à Steerforth, à ma grande confusion :

« Comment s’appelle votre ami ?

– M. Copperfield, dit Steerforth ; il désire faire votre connaissance.

– Eh bien ! on lui donnera ce plaisir-là ! Il me semblait bien qu’il en avait envie, dit mistress Mowcher, s’approchant de moi en riant, son sac à la main. Des joues comme des pêches ! dit-elle en se dressant sur la pointe des pieds pour atteindre à la hauteur de mon visage. C’est tentant ! j’aime beaucoup les pêches ! Je suis très-heureuse de faire votre connaissance, monsieur Copperfield, je vous assure. »

Je répondis que je me félicitais d’avoir l’honneur de faire la sienne et que l’avantage était réciproque.

« Ah ! Dieu du ciel ! comme nous sommes polis, s’écria miss Mowcher en faisant un petit effort pour couvrir son large visage avec sa petite main. Avouez qu’il y a terriblement de blague et de cajoleries dans ce monde. »

Ceci nous était adressé en manière de confidence à tous les deux, tandis que la petite main quittait le visage et que le petit bras disparaissait encore tout entier dans le sac.

« Que voulez-vous dire, miss Mowcher ? demanda Steerforth.

– Ah ! ah ! ah ! quel tas d’enjôleurs nous faisons, n’est-ce pas, mon cher enfant ? répliqua la petite femme cherchant dans le sac, un œil en l’air et la tête de côté. Voyez donc ! dit-elle en tirant un petit paquet : « rognures des ongles d’un prince russe, » le prince Alphabet-Sens-Dessus-Dessous, comme je l’appelle, car son nom comprend toutes les lettres de l’alphabet, pêle-mêle.

– Le prince russe est un de vos clients, n’est-ce pas ? dit Steerforth.

– Je crois bien ! mon fils, répliqua miss Mowcher ; je lui coupe les ongles deux fois par semaine ! aux mains et aux pieds !

– Il paye bien, j’espère ? dit Steerforth.

– Il parle du nez, mais il paye bien, dit miss Mowcher. Il n’y regarde pas de près comme tous vos blancs-becs, à preuve la longueur de ses moustaches, rouges par nature, mais noires grâce à l’art.

– Grâce à votre art, naturellement ? » dit Steerforth.

Miss Mowcher cligna de l’œil en signe d’assentiment.

« Il a bien été obligé de m’envoyer chercher ; il ne pouvait faire autrement. Le climat faisait tort à la teinture ; cela pouvait encore aller en Russie, mais ici pas. Vous n’avez jamais vu de prince aussi couleur de rouille que lui quand je l’ai entrepris. Une barre de vieille ferraille.

– Est-ce que c’est lui que vous appeliez un enjôleur tout à l’heure ? demanda Steerforth.

– Oh ! vous êtes une fine mouche ! répliqua miss Mowcher en branlant vivement la tête. J’ai dit que nous faisions tous en général un tas d’enjôleurs ; et je vous ai montré les ongles du prince à preuve. C’est que, voyez-vous, les ongles du prince me servent plus dans les familles que tous mes talents ensemble. Je les porte toujours avec moi : C’est ma lettre de recommandation. Si miss Mowcher coupe les ongles du prince, tout est dit. Je les donne aux jeunes personnes qui les mettent dans des albums, je crois. Ah ! ah ! ah ! ma parole d’honneur, tout l’édifice social (comme disent ces messieurs quand ils font des discours au parlement) ne repose que sur des ongles de princes, » dit cette petite femme en essayant de croiser les bras et en secouant sa grosse tête.

Steerforth riait de tout son cœur et moi aussi. Miss Mowcher continuait à branler la tête qu’elle portait de côté et à regarder d’un œil en l’air, pendant qu’elle clignait de l’autre.

« C’est bel et bon, dit-elle en frappant sur ses petits genoux et en se levant, mais tout cela ne fait pas les affaires. Voyons, Steerforth, une exploration des régions polaires et finissons-en. »

Elle choisit alors deux ou trois de ses légers instruments avec une petite fiole, et demanda, à ma grande surprise, si la table était solide. Sur la réponse affirmative de Steerforth, elle approcha une chaise, et me demandant de lui donner la main, elle monta assez lestement sur la table comme sur un théâtre.

« Si l’un de vous a vu le bas de ma cheville, dit-elle, une fois arrivée en sûreté, il n’a qu’à le dire, et je vais me pendre.

– Je n’ai rien vu, dit Steerforth.

– Ni moi, ajoutai-je.

– Eh bien ! alors, s’écria miss Mowcher, je consens à vivre. Allons, mon fils, venez vous mettre entre les mains de l’exécuteur. »

Steerforth, cédant à son appel, s’assit le dos contre la table, et tournant de mon côté son visage, il soumit sa tête à l’examen de la naine, évidemment sans autre but que de nous amuser. C’était un curieux spectacle que de voir miss Mowcher penchée sur lui et examinant ses beaux cheveux bruns, à l’aide d’une loupe qu’elle venait de tirer de sa poche.

« Vous faites un joli garçon, allez ! dit miss Mowcher après un court examen ; sans moi vous seriez chauve comme un moine avant la fin de l’année. Je ne vous demande qu’une dernière minute, et je vais laver vos cheveux avec une eau qui vous les conservera dix ans. »

En même temps elle versa le contenu de sa fiole sur un petit morceau de flanelle, puis imbibant de la même préparation une des petites brosses, elle commença à frotter la tête de Steerforth avec une activité incomparable, toujours parlant, sans discontinuer.

« Vous connaissez Charlot Pyegrave, le fils du duc, dit-elle ; vous savez bien ? et elle regarda Steerforth par-dessus sa tête.

– Oui, un peu, dit Steerforth.

– En voilà un homme ! en voilà des favoris ! Si ses jambes étaient seulement aussi droites, elles seraient sans égales. Croiriez-vous qu’il a voulu essayer de se passer de moi ? un officier des gardes ! comprend-on ça ?

– Il était donc fou ? dit Steerforth.

– Cela m’en a tout l’air ; mais fou ou non, il a voulu en faire l’essai, répliqua miss Mowcher. Que fait-il, je vous prie ? il entre chez un parfumeur, et demande une bouteille d’eau de Madagascar.

– Charlot ?

– Charlot en personne. Mais on n’avait pas d’eau de Madagascar.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? quelque chose pour boire ? demanda Steerforth.

– Pour boire ? répliqua miss Mowcher en s’arrêtant pour lui donner un petit soufflet. Pour arranger lui-même ses moustaches, vous savez ? Il y avait une femme dans la boutique, un peu âgée, un vrai Cerbère, qui n’avait jamais entendu ce nom-là. « Pardon, monsieur, dit le Cerbère à Charlot, ce n’est pas… ce n’est pas du rouge, par hasard ? – Du rouge ! dit Charlot au Cerbère, que voulez-vous que je fasse de votre rouge ? – Pardon, monsieur, dit le Cerbère, mais on nous demande cet article-là sous tant de noms différents, que je pensais que c’en était peut-être un de plus. » Voilà, mon cher enfant, continua miss Mowcher en frottant toujours de toutes ses forces, voilà un autre échantillon de ces jolis enjôleurs dont je vous parlais tout à l’heure. Je ne dis pas que je ne m’en mêle pas comme un autre, peut-être même plus qu’un autre, peut-être moins ; mais motus ! mon garçon, cela ne vous regarde pas.

– De quoi dites-vous que vous vous mêlez ? du commerce en rouge ? dit Steerforth.

– Vous n’avez qu’à additionner ceci et cela, mon cher élève, dit la rusée miss Mowcher en touchant le bout de son nez ; faites-en une règle de trois multipliée par les secrets de commerce, et cela vous donnera pour produit le résultat demandé. Je dis que je me mêle un peu d’enjôler aussi dans mon genre. Il y a des douairières qui m’appellent soi-disant pour avoir du baume pour les lèvres ; telle autre me demande des gants ; une troisième, une chemisette ; une dernière, un éventail. Moi, je donne à tout cela le nom qu’elles veulent. Je leur fournis l’article demandé ; mais nous nous gardons si bien le secret l’une à l’autre, et faisons si bonne contenance, ma foi ! qu’elles ne se gêneraient pas plus pour se pommader de leur rouge devant le monde que devant moi. Je vais chez elles, n’ont-elles pas le front de me dire quelquefois, avec un bon doigt de rouge sur la figure, pour le moins : « Quelle mine me trouvez-vous, miss Mowcher ? ne suis-je pas un peu pâle ? » Ah ! ah ! ah ! en voilà encore des enjôleuses ; qu’en dites-vous, mon garçon ? »

Jamais de ma vie ni de mes jours je n’ai rien vu qui approchât de miss Mowcher debout sur la table à manger, riant de cette bonne plaisanterie, et frottant sans relâche le crâne de Steerforth, pendant qu’elle clignait de l’œil de mon côté, en me regardant par-dessus la tête.

« Ah ! par exemple, on ne demande pas beaucoup ces articles-là de ce côté-ci, dit-elle. Voilà qui m’étonne. Je n’ai pas vu une jolie femme depuis que je suis ici, Steerforth.

– Non ? dit Steerforth.

– Pas seulement l’ombre, répliqua miss Mowcher.

– Nous pourrions lui en montrer le corps en substance, je pense, dit Steerforth en tournant les yeux vers moi. N’est-ce pas, Pâquerette ?

– Bien certainement, répondis-je.

– Ah ! ah ! dit la petite créature en me regardant d’un œil perçant, puis en jetant un coup d’œil sur Steerforth, ah ! ah ! »

La première exclamation semblait une question adressée à tous deux, la seconde était évidemment à l’adresse de Steerforth seul. Ne recevant de l’un ni de l’autre la réponse qu’elle espérait sans doute, elle continua de frotter en penchant la tête et en tournant un œil vers le plafond, comme si elle cherchait dans les airs la réponse qui lui faisait défaut ici-bas, et qu’elle s’attendit à la voir apparaître immédiatement.

« Une sœur à vous, monsieur Copperfield ? s’écria-t-elle après un moment de silence et en conservant toujours la même attitude ; une sœur à vous ?

– Non, dit Steerforth sans me laisser le temps de répondre, point du tout. Au contraire, M. Copperfield a eu lui-même beaucoup de goût pour elle ou je me trompe fort.

– Et c’est passé ? répliqua miss Mowcher. Il est donc volage ? quelle honte !

Il a sucé le suc de chaque fleur,

Portant partout son inconstante ardeur

Jusqu’au jour où, belle Marie,

Vous l’avez fixé pour la vie.

Qu’en dites-vous ? est-ce bien Marie qu’elle s’appelle ? »

Cette question tombait si brusquement sur moi, et l’espèce de lutin qui me l’adressait me regardait d’un air si rusé, que je fus tout à fait déconcerté pendant un moment.

« Non, miss Mowcher, répondis-je, elle s’appelle Émilie.

– Ah ! ah ! dit-elle du même ton. Voyez-vous ça ? Je suis sûre que vous me trouvez bien bavarde, n’est-ce pas, monsieur Copperfield ? Mais n’ayez pas peur, je suis discrète. »

Son ton et ses regards avaient une signification qui ne me plaisaient pas dans la circonstance. Je lui dis donc d’un air plus grave que celui que nous avions pris jusqu’alors :

« Elle est aussi vertueuse qu’elle est jolie ; elle doit épouser un excellent et digne homme de sa condition. Si je l’aime pour sa beauté, je ne l’estime pas moins pour son bon sens.

– Bien parlé ! dit Steerforth. Écoutez, écoutez ! maintenant, ma chère Pâquerette, je vais éteindre la curiosité de cette petite Fatime, pour qu’elle n’aille pas se mettre martel en tête… C’est une jeune fille qui est pour le moment en apprentissage, miss Mowcher, chez Omer et Joram, marchands de nouveautés, de modes, etc., dans cette ville. Vous entendez bien ? Omer et Joram ! Elle est fiancée, comme mon ami vous l’a dit, à son cousin, nom de baptême, Ham ; nom de famille, Peggotty ; état, constructeur de bâtiments, de la même ville. Elle vit avec un de ses parents ; nom de baptême, inconnu ; nom de famille, Peggotty ; état, marin, de la même ville. C’est la plus jolie et la plus charmante petite fée qu’on puisse voir : je la trouve, comme mon ami… extrêmement jolie. Si ce n’était que j’aurais l’air de rabaisser son fiancé, ce qui déplairait à mon ami, j’ajouterais qu’il me semble qu’elle déroge, qu’elle aurait pu trouver un meilleur parti, et qu’elle était née pour être une dame, ma parole d’honneur ! »

Miss Mowcher écouta ces paroles, qui furent prononcées lentement et distinctement, en penchant sa tête de côté et en cherchant toujours de l’œil la réponse qu’elle attendait. Quand il eut fini, elle reprit tout à coup son activité, et recommença à bavarder avec une volubilité étonnante.

« Oh ! voilà toute l’histoire ? s’écria-t-elle en coupant les favoris de son client, avec une petite paire de ciseaux qu’elle faisait voltiger autour de sa tête dans toutes les directions. très-bien ! très-bien ! c’est tout un roman. Cela devrait finir par « et ils vécurent heureux, » n’est ce pas ? Ah ! comment donc dit-on aux petits jeux ? « J’aime mon amie par E, parce qu’elle est Enchanteresse ; je déteste mon amie par E, parce qu’elle est Engagée ; je l’ai menée à l’enseigne de l’Enjôleur, et je l’ai régalée d’un Enlèvement ; elle s’appelle Émilie, et elle demeure dans l’Est. » Ah ! ah ! ah ! monsieur Copperfield, n’est-ce pas que vous me trouvez bien folichonne ? »

Elle n’attendit pas ma réponse, et, se contentant de me regarder de l’air le plus rusé, elle continua sans reprendre haleine :

« Là ! s’il y a jamais eu un mauvais sujet peigné et arrangé dans la perfection, c’est bien vous, Steerforth. S’il y a une caboche au monde que je connaisse comme ma poche, c’est la vôtre. M’entendez-vous, mon garçon ? Je vous connais, dit-elle en se penchant sur lui. Maintenant votre affaire est jugée ; huissier appelez celle qui suit sur le rôle, comme nous disons à la Cour ; si M. Copperfield veut prendre votre place, je vais l’opérer à son tour.

– Qu’en dites-vous, Pâquerette ? demanda Steerforth en riant et en me cédant son siège ; voulez-vous un petit coup de peigne ?

– Je vous remercie, miss Mowcher, pas ce soir.

– Ne refusez pas, dit la petite femme en me regardant d’un air de connaisseur, un peu plus de sourcils !

– Merci, répliquai-je, une autre fois.

– Il leur faudrait un centimètre plus près de la tempe, dit miss Mowcher, c’est l’affaire de quinze jours au plus.

– Non, merci. Pas pour le moment.

– Et vous ne voulez pas une petite houppe, reprit-elle, non ? Eh bien ! laissez-moi seulement relever l’échafaudage de votre chevelure, après cela nous passerons aux favoris. Allons ! »

Je ne pus m’empêcher de rougir tout en refusant, car je sentais qu’elle venait de toucher là mon côté faible. Mais miss Mowcher, voyant que je n’étais pas disposé à subir les améliorations que son art pouvait apporter dans ma personne, et que je résistais, pour le moment du moins, aux séductions de la petite fiole qu’elle tenait en l’air à mon intention, me dit que nous ne tarderions pas à nous revoir, et me demanda la main pour descendre de son poste élevé. Grâce à ce secours, elle descendit très-lestement et commença à replier son double menton par-dessus les cordons de son chapeau.

« Je vous dois… ? dit Steerforth.

– Cinq shillings, dit miss Mowcher, et c’est pour rien, mon garçon. N’est-ce pas que je suis bien folichonne, monsieur Copperfield ? »

Je répondis poliment par un, « mais non. » Ce qui ne m’empêchait pas de protester intérieurement contre cet aveu pusillanime, quand je la vis l’instant d’après jeter en l’air sa pièce de cinq shillings, la rattraper comme un escamoteur et la glisser dans sa poche en frappant dessus.

« C’est là la petite caisse, dit miss Mowcher, qui s’approcha ensuite de la chaise, et remit dans le sac tous les menus objets qu’elle en avait sortis. Voyons, dit-elle, ai-je bien toutes mes affaires ? Il me semble que oui. Il ne serait pas agréable de se trouver dans la situation de Ned Bradwood, quand on le mena à l’église pour lui faire épouser quelqu’un, comme il disait, et qu’on avait oublié la mariée. Ah ! ah ! ah ! un franc mauvais sujet que ce Ned, mais il est si drôle ! Maintenant je sais que je vais vous briser le cœur, mais je suis obligé de vous quitter. Prenez votre courage à deux mains et tâchez de supporter ce coup. Bonsoir, monsieur Copperfield ! soignez-vous bien, Jockey de Norfolk ! Ai-je assez babillé ! C’est votre faute, petits coquins. Allez, je vous pardonne ! Boun’soir comme disait Bob, après sa première leçon de français, « Boun’soir, mes enfants ! »

Son sac suspendu à son bras, et jacassant toujours, elle s’avança en se balançant vers la porte, et s’arrêta tout à coup pour demander si nous ne voulions pas une mèche de ses cheveux. « Vous devez me trouver bien folichonne ? » dit-elle en guise de commentaire à cette proposition, et elle disparut le doigt appuyé sur son nez.

Steerforth riait si fort que je ne pus m’empêcher d’en faire autant ; je ne sais sans cela si j’aurais ri. Après cette explosion de gaieté qui dura un moment, il me dit que miss Mowcher avait une clientèle très-étendue, et qu’elle se rendait utile à quantité de gens de toute manière. Il y avait des personnes qui la traitaient légèrement comme un échantillon des excentricités de la nature, mais elle avait l’esprit observateur et fin autant que qui que ce fût ; si elle avait les bras courts, elle n’en avait pas moins le nez long. Il ajouta qu’elle avait dit la vérité en se vantant d’être à la fois à droite, à gauche et en tous lieux, car elle faisait de temps en temps des excursions en province ; elle y ramassait toujours quelques pratiques et finissait par connaître tout le monde. Je lui demandai quel était son caractère, si la malignité en faisait le fond, et si sa sympathie se trouvait en général du bon côté ; mais voyant que mes questions n’avaient pas le don de l’intéresser, après deux ou trois tentatives malheureuses, je renonçai à les renouveler. Au lieu de ce que je lui demandais, il se contenta de me conter en l’air une foule de détails sur son habileté et ses profits ; il m’apprit même qu’elle était très-adroite à poser des ventouses dans le cas où j’aurais besoin de lui demander ce genre de service.

Miss Mowcher fut donc le principal sujet de notre conversation ce soir-là, et en nous séparant pour la nuit, Steerforth se pencha encore sur la rampe de l’escalier, pendant que je descendais, pour me répéter « Boun’soir. »

Je fus très-étonné, en arrivant devant la maison de M. Barkis, de trouver Ham qui marchait en long et en large, et plus surpris encore d’apprendre que la petite Émilie était chez sa tante. Je demandai naturellement pourquoi Ham n’entrait pas au lieu de se promener en long et en large dans la rue.

« Voyez-vous, monsieur David, dit-il en hésitant, c’est qu’Émilie est en train de parler avec quelqu’un.

– J’aurais cru, dis-je en souriant, que c’était une raison de plus pour que vous y fussiez aussi, Ham.

– Oui, monsieur David, c’est vrai, en général, répliqua-t-il, mais voyez-vous, monsieur David, dit-il en baissant la voix et en parlant d’un ton grave, c’est une jeune femme, monsieur, une jeune femme qu’Émilie a connue autrefois, et qu’elle ne doit plus voir. »

Ses paroles furent un trait de lumière qui vint éclairer mes doutes sur la personne que j’avais vue suivre Émilie quelques heures auparavant.

« C’est une pauvre femme, monsieur David, qui est vilipendée par toute la ville, de droite et de gauche. Il n’y a pas un mort dans le cimetière dont le revenant soit plus capable de faire sauver tout le monde.

– N’est-ce pas elle que j’ai vue ce soir sur la plage, après vous avoir quitté ?

– Qui nous suivait ? dit Ham. C’est probable, monsieur David. Je ne savais pas qu’elle fût là, mais elle s’est approchée de la petite fenêtre d’Émilie quand elle a vu la lumière, et elle disait tout bas : « Émilie, Émilie, pour l’amour du Christ, ayez un cœur de femme avec moi. J’ai été jadis comme vous ! » C’étaient là des paroles bien solennelles, monsieur David : comment refuser de l’entendre ?

– Vous avez bien raison, Ham. Et Émilie, qu’a-t-elle fait ? Émilie a dit : « Marthe, est-ce vous ? Marthe, est-il possible que ce soit vous ! » car elles avaient travaillé ensemble pendant longtemps chez M. Omer.

« Je me souviens d’elle, m’écriai-je, car je me rappelais une des deux filles que j’avais vues la première fois que j’étais allé chez M. Omer. Je me souviens parfaitement d’elle.

– Marthe Endell, dit Ham : elle a deux ou trois ans de plus qu’Émilie, mais elles ont été à l’école ensemble.

– Je n’ai jamais su son nom : pardon de vous avoir interrompu.

– Quant à cela, monsieur David, dit Ham, l’histoire n’est pas longue : la voilà tout entière dans ce peu de mots : « Émilie, Émilie, pour l’amour du Christ, ayez un cœur de femme avec moi. J’ai été jadis comme vous ! » Elle voulait parler à Émilie : Émilie ne pouvait lui parler à la maison, car son bon oncle venait de rentrer, et quelque tendre, quelque charitable qu’il soit, il ne voudrait pas, il ne pourrait pas, monsieur David, voir ces deux jeunes filles à côté l’une de l’autre, pour tous les trésors qui sont cachés dans la mer. »

Je savais bien que c’était vrai. Ham n’avait pas besoin de me le dire.

Émilie écrivit donc au crayon sur un petit morceau de papier, et lui passa son billet par la fenêtre.

« Montrez ceci, dit-elle, à ma tante mistress Barkis, et elle vous fera asseoir au coin du feu pour l’amour de moi jusqu’à ce que mon oncle soit sorti et que je puisse aller vous parler. » Puis elle me dit ce que je viens de vous raconter, monsieur David, en me demandant de l’amener ici. « Que pouvais-je faire ? Elle ne devrait pas connaître une femme comme ça, mais comment voulez-vous que je lui refuse quelque chose quand elle se met à pleurer ? »

Il plongea la main dans la poche de sa grosse veste et en tira avec grand soin une jolie petite bourse.

« Et si je pouvais lui refuser quelque chose quand elle se met à pleurer, monsieur David, dit Ham, en étalant soigneusement la petite bourse dans sa main calleuse, comment aurais-je pu lui refuser de porter cela ici, quand je savais si bien ce qu’elle en voulait faire ? Un petit joujou comme ça, dit Ham en regardant la bourse d’un air pensif, et si peu garni d’argent ! chère Émilie ! »

Je lui donnai une poignée de main quand il eut remis la bourse dans sa poche, car je ne savais comment lui exprimer mieux ma sympathie, et nous continuâmes à marcher de long en large, gardant le silence pendant quelques minutes. La porte s’ouvrit alors ; Peggotty parut et fit signe à Ham d’entrer. J’aurais voulu rester en arrière, mais elle revint me prier d’entrer aussi. Je n’en aurais pas moins évité de passer par la chambre où l’on était réuni, mais ils étaient dans cette cuisine proprette dont j’ai parlé et la porte de la rue y donnait directement, en sorte que je me trouvai au milieu du groupe avant de savoir où j’allais.

La jeune fille que j’avais vue sur la plage était près du feu. Elle était assise par terre, la tête et le bras appuyés sur une chaise qu’Émilie venait de quitter, j’imagine, et sur laquelle elle avait tenu sans doute la tête de la pauvre abandonnée posée sur ses genoux. Je vis à peine sa figure, ses cheveux étaient épars comme si elle les avait défaits de ses propres mains. Cependant je pus voir qu’elle était jeune et qu’elle avait un beau teint. Peggotty avait pleuré, la petite Émilie aussi. Pas un mot ne fut prononcé au moment de notre arrivée, et le tic tac de la vieille horloge hollandaise à côté du dressoir semblait deux fois plus fort qu’à l’ordinaire dans ce profond silence.

Émilie parla la première.

« Marthe voudrait aller à Londres, dit-elle à Ham.

– Pourquoi à Londres ? répondit Ham. »

Il était debout entre elles et regardait la jeune fille étendue à terre, avec un mélange de compassion pour elle et de déplaisir de la voir dans la société de celle qu’il aimait tant. Je me suis toujours rappelé ce regard. Ils parlaient tout bas l’un et l’autre comme si elle était malade, mais on entendait tout distinctement, quoique leurs voix s’élevassent à peine au-dessus d’un murmure.

« Je serai mieux là qu’ici, dit tout haut une troisième voix, celle de Marthe, qui restait toujours à terre. Personne ne m’y connaît : tout le monde me connaît ici.

– Que fera-t-elle là-bas ? » demanda Ham. Elle se souleva, le regarda un moment d’un air sombre, puis, baissant la tête de nouveau, elle se passa le bras droit autour de son cou, avec une expression de douleur aussi vive que si elle était dans l’agonie de la fièvre, ou qu’elle vînt de recevoir un plomb mortel.

« Elle tâchera de se bien conduire, dit la petite Émilie. Vous ne savez pas tout ce qu’elle nous a dit. N’est-ce pas, ma tante, ils ne peuvent pas savoir ? »

Peggotty secoua la tête d’un air de compassion.

« Oui, je tâcherai, dit Marthe, si vous voulez m’aider à m’en aller. Je ne puis toujours faire pis qu’ici. Peut-être me conduirai-je mieux. Oh ! dit-elle avec un frisson de terreur, arrachez-moi de ces rues où tout le monde me connaît depuis mon enfance ! »

Émilie étendit la main, je vis que Ham y plaçait un petit sac. Elle le prit, croyant que c’était sa bourse, et fit un pas en avant ; puis, reconnaissant son erreur, elle revint à lui (il s’était retiré près de moi) en lui montrant ce qu’il venait de lui donner.

« C’est à vous, Émilie, lui dit-il. Je n’ai rien au monde qui ne soit à vous, ma chère, et je n’ai de plaisir qu’en vous. »

Les yeux d’Émilie se remplirent encore de larmes, mais elle se détourna, puis s’approcha de Marthe. Je ne sais ce qu’elle lui donna. Je la vis se pencher sur elle et lui mettre de l’argent dans son tablier. Elle prononça quelques mots à voix basse et lui demanda si c’était suffisant. « Plus que suffisant, » dit l’autre ; et, prenant sa main, elle la baisa.

Alors Marthe se leva et, s’enveloppant dans son châle, elle y cacha son visage et s’avança lentement vers la porte en pleurant à chaudes larmes. Elle s’arrêta un moment avant de sortir, comme si elle voulait dire quelque chose et retourner en arrière, mais pas une parole ne s’échappa de ses lèvres. Elle sortit en poussant seulement par-dessous son châle le même gémissement sourd et douloureux.

Quand la porte se referma, la petite Émilie jeta sur nous un regard rapide, puis cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter.

« Allons, Émilie, dit Ham en lui tapant doucement sur l’épaule, allons, ma chère, ne pleurez pas ainsi.

– Oh ! s’écria-t-elle, les yeux pleins de larmes, je ne suis pas aussi bonne fille que je le devrais, Ham ! Je sais que je ne suis pas toujours reconnaissante comme je le devrais.

– Que si, que si, vous êtes reconnaissante, dit Ham, j’en suis sûr.

– Non, dit la petite Émilie en sanglotant et en secouant la tête. Je ne suis pas aussi bonne fille que je le devrais, à beaucoup près, à beaucoup près ! »

Et elle pleurait toujours comme si son cœur allait se briser.

« Je mets trop souvent votre affection à l’épreuve, je le sais bien, continua-t-elle. Je suis maussade et capricieuse avec vous, quand je devrais être tout le contraire. Ce n’est pas vous qui seriez comme cela avec moi ! Pourquoi donc suis-je ainsi avec vous, quand je ne devrais penser qu’à vous montrer ma reconnaissance et à tâcher de vous rendre heureux !

– Vous me rendez toujours heureux, dit Ham. Je suis heureux quand je vous vois, ma chère. Je suis heureux tout le jour, en pensant à vous.

– Ah ! cela ne suffit pas, s’écria-t-elle. Cela vient de votre bonté et non de la mienne. Oh ! vous auriez eu plus de chances de bonheur, Ham, si vous en aviez aimé une autre, une créature plus sensée et plus digne de vous, une femme à vous, tout entière, et non pas vaine et variable comme moi.

– Pauvre petit cœur ! dit Ham à voix basse, Marthe l’a toute bouleversée.

– Je vous en prie, ma tante, balbutia Émilie, venez ici, que j’appuie ma tête sur votre épaule. Je suis bien malheureuse ce soir, ma tante. Je sens bien que je ne suis pas aussi bonne fille que je devrais être ! »

Peggotty s’était hâtée de s’asseoir auprès du feu : Émilie à genoux près d’elle, les bras passés autour de son cou, la regardait d’un air suppliant.

« Oh ! je vous en prie, ma tante, venez-moi en aide ! Ham, mon ami, essayez aussi de me venir en aide ! Monsieur David, pour l’amour du temps passé, je vous en prie, essayez de me venir en aide ! Je veux devenir meilleure que je ne suis ! Je voudrais me sentir mille fois plus reconnaissante. Je voudrais me rappeler toujours quel bonheur c’est d’être la femme d’un excellent homme, et de mener une vie paisible. Oh ! mon cœur, mon cœur ! »

Elle cacha sa tête sur le sein de ma vieille bonne, et cessant cet appel suppliant qui, dans son angoisse, tenait à la fois de la femme et de l’enfant, comme toute sa personne, comme le caractère de sa beauté même, elle continua de pleurer en silence, pendant que Peggotty l’apaisait comme un baby qui pleure.

Peu à peu elle se calma, et nous pûmes la consoler en lui parlant d’abord d’un ton encourageant, puis en la plaisantant un peu ; si bien qu’elle commença à relever la tête et à parler aussi. Elle en vint bientôt à sourire, puis à rire, puis à s’asseoir, un peu honteuse ; alors Peggotty remit en ordre ses boucles éparses, lui essuya les yeux et lui rangea ses vêtements, de peur que son oncle, en la voyant rentrer, ne demandât pourquoi sa fille chérie avait pleuré.

Je lui vis faire ce soir-là ce que je ne lui avais jamais vu faire. Je la vis embrasser innocemment son fiancé, puis se presser contre ce tronc robuste comme pour y chercher son plus sûr appui. Lorsqu’ils s’en allaient et que je les regardais s’éloigner à la clarté de la lune, en comparant dans mon esprit ce départ et celui de Marthe, je vis qu’elle lui tenait le bras à deux mains et qu’elle se serrait contre lui, comme pour ne point le quitter.

Chapitre XXIII. Je corrobore l’avis de M. Dick et je fais choix d’une profession. §

En me réveillant le lendemain matin, je pensai longtemps à la petite Émilie et à l’émotion qu’elle avait montrée la veille au soir, après le départ de Marthe. Il me semblait que j’étais entré dans une confidence sacrée, en me trouvant témoin de ces faiblesses et de ces tendresses de famille, et que je n’avais pas le droit de les dévoiler, même à Steerforth. Je n’éprouvais pour aucune créature au monde un sentiment plus doux que celui que je portais à cette jolie petite créature qui avait été la compagne de mes jeux, et que j’avais si tendrement aimée alors, comme j’en étais et comme j’en serai convaincu jusqu’à mon dernier jour. Il m’aurait semblé indigne de moi-même, indigne de l’auréole de notre pureté enfantine, que je voyais toujours autour de sa tête, de répéter aux oreilles de Steerforth lui-même ce qu’elle n’avait pu taire, au moment où un incident inattendu l’avait forcée d’ouvrir son âme devant moi. Je pris donc le parti de lui garder au fond du cœur son secret, qui donnait, selon moi, à son image une grâce nouvelle.

Pendant le déjeuner, on me remit une lettre de ma tante. Comme elle traitait une question sur laquelle je pensais que les avis de Steerforth vaudraient bien ceux d’un autre, je résolus de discuter avec lui cette affaire pendant notre voyage, ravi de le consulter. Pour le moment, nous avions assez de prendre congé de tous nos amis. M. Barkis n’était pas le moins affligé de notre départ, et je crois qu’il eût volontiers ouvert de nouveau son coffre et sacrifié une seconde pièce d’or, si nous avions voulu, à ce prix, rester quarante-huit heures de plus à Yarmouth. Peggotty et toute sa famille, étaient au désespoir de nous voir partir. Toute la maison d’Omer et Joram sortit pour nous dire adieu, et Steerforth se vit entouré d’une telle foule de pêcheurs, au moment où nos malles prirent le chemin de la diligence, que si nous avions possédé tout le bagage d’un régiment, les porteurs volontaires n’eussent pas manqué pour le déménager. En un mot, nous emportions les regrets et l’affection de toutes nos connaissances, et nous laissions derrière nous je ne sais combien de gens affligés de notre départ.

« Allez-vous rester longtemps ici, Littimer ? lui dis-je, pendant qu’il attendait pour voir partir la diligence.

– Non, monsieur, répliqua-t-il : probablement, ce ne sera pas très-long, monsieur.

– Il n’en sait trop rien pour le moment, dit Steerforth d’un air indifférent. Il sait ce qu’il a à faire, et il le fera.

– J’en suis bien sûr, » lui répondis-je.

Littimer mit la main à son chapeau pour me remercier de ma bonne opinion, et il me sembla que je n’avais pas plus de huit ans. Il nous salua de nouveau en nous souhaitant un bon voyage, et nous laissâmes debout, au milieu de la rue, cet homme aussi respectable et aussi mystérieux qu’une pyramide d’Égypte.

Pendant quelque temps, nous restâmes sans nous dire un mot, car Steerforth était plongé dans un silence inaccoutumé ; et moi je me demandais quand je reverrais tous ces lieux témoins de mon enfance et quels changements nous aurions subis dans l’intervalle, eux et moi. Enfin Steerforth, reprenant tout à coup sa gaieté et son entrain, grâce à la faculté qu’il possédait de changer de ton et de manière à volonté, me tira par le bras.

« Eh bien ! vous ne me dites rien, David ! Que disait donc cette lettre dont vous parliez à déjeuner ?

– Oh ! dis-je en la tirant de ma poche, c’est de ma tante !

– Et vous dit-elle quelque chose d’intéressant ?

– Mais elle me rappelle que j’ai entrepris cette expédition dans le but de voir le monde et d’y réfléchir un peu.

– Et vous n’y avez pas manqué, je pense ?

– Je suis obligé d’avouer que je n’y ai pas beaucoup songé, et, à vous dire le vrai, j’ai un peu peur de l’avoir oublié.

– Eh bien, regardez autour de vous, maintenant, dit Steerforth, et réparez votre négligence. Regardez à droite, vous avez un pays plat, un peu marécageux ; regardez à gauche, vous en voyez autant ; regardez en avant, il n’y a point de différence, et c’est la même chose par derrière. »

Je me mis à rire en lui disant que je ne découvrais point de profession convenable pour moi dans le paysage, ce qui tenait peut-être à son uniformité.

« Et que dit votre tante sur ce sujet ? demanda Steerforth en regardant la lettre que je tenais à la main. Vous suggère-t-elle quelque idée ?

– Oui, répondis-je, elle me demande si j’aurais du goût pour le métier de procureur : qu’en pensez-vous ?

– Mais, je ne sais pas, dit Steerforth tranquillement. Vous pouvez aussi bien vous faire procureur qu’autre chose, je suppose. »

Je ne pus m’empêcher de rire encore de lui voir mettre toutes les professions sur la même ligne et je lui en témoignai ma surprise.

« Qu’est-ce que c’est que ça un procureur, Steerforth ? ajoutai-je.

– Oh ! c’est une sorte d’avoué monacal, répliqua-t-il. Il joue, près de ces vieilles cours surannées qu’on appelle l’Officialité et qui tiennent leurs assises dans un petit coin, près du cimetière de Saint-Paul, le même rôle que les avoués jouent dans les cours de justice. C’est un fonctionnaire dont l’existence aurait dû, selon le cours naturel des choses, se terminer il y a plus de deux cents ans, mais je vous ferai mieux comprendre ce qu’est un procureur en vous expliquant ce que c’est que l’Officialité. C’est un petit endroit retiré, où l’on applique ce qu’on appelle la loi ecclésiastique et où l’on fait toutes sortes de tours de passe-passe avec de vieux monstres d’actes du parlement, dont la moitié du monde ignore l’existence, et dont le reste suppose qu’ils étaient déjà à l’état fossile du temps des Édouards. C’est une cour qui jouit d’un ancien monopole pour les procès relatifs aux testaments, aux contrats de mariage et aux discussions qui s’élèvent à propos des navires et des bateaux.

– Allons donc, Steerforth, m’écriai-je, vous ne me ferez pas croire qu’il y ait le moindre rapport entre les affaires de l’Église et celles de la marine ?

– Je n’ai pas cette prétention, mon cher garçon, répliqua-t-il, mais je veux dire que tout cela est traité et jugé par les mêmes gens, dans cette même cour de l’Officialité. Vous pouvez y aller un jour, et vous les trouverez empêtrés dans tous les termes de marine, du dictionnaire de Young, et cela à propos de la Nancy, qui a coulé bas la Marie-Jeanne, ou à propos de M. Peggotty et des pêcheurs de Yarmouth qui, pendant un coup de vent, auront porté une ancre et un câble au paquebot de l’Inde le Nelson en détresse ; mais, si vous y retournez quelques jours après, vous les trouverez occupés à examiner les témoignages pour et contre un ecclésiastique qui s’est mal conduit, et vous verrez que le juge du procès maritime est en même temps l’avocat de l’affaire ecclésiastique, vice versa. Tout se passe comme au théâtre, on est juge aujourd’hui, on ne l’est plus le lendemain ; on passe d’un emploi à un autre, on change sans cesse de rôle, mais c’est toujours une petite affaire très-avantageuse que cette comédie de société représentée devant un public extrêmement choisi.

– Mais les avocats et les procureurs ne sont pas une seule et même chose, n’est-ce pas ? dis-je un peu troublé.

– Non, répliqua Steerforth, les avocats ne sont que des pékins, des gens qui doivent avoir pris leur grade de docteur à l’université, c’est ce qui fait que je ne suis pas étranger à ces questions-là. Les procureurs emploient les avocats. Ils reçoivent en commun de bons honoraires et mènent là une bonne petite vie très-agréable. Bref, David, je vous conseille de ne pas dédaigner la cour de l’Officialité. Je vous dirai de plus, si cela peut vous faire plaisir, qu’ils se flattent d’exercer là un état de la plus haute distinction. »

En faisant la part de la légèreté avec laquelle Steerforth traitait le sujet, et en réfléchissant à la gravité antique que j’associais dans mon esprit avec ce vieux petit coin près du cimetière de Saint-Paul, je me sentais assez disposé à accepter la proposition de ma tante, sur laquelle elle me laissait parfaitement libre d’ailleurs, me disant franchement que cette idée lui était venue en allant voir dernièrement son procureur à la cour de l’Officialité, pour régler son testament en ma faveur.

« En tout cas, c’est un procédé louable de la part de votre tante, dit Steerforth quand je lui communiquai cette circonstance, et qui mérite encouragement. Pâquerette, mon avis est que vous ne dédaigniez pas l’Officialité. »

C’est aussi ce que je résolus. Je dis alors à Steerforth que ma tante m’attendait à Londres, et qu’elle avait pris, pour une huitaine, un appartement dans un hôtel très-tranquille aux environs de Lincoln’s-Inn, attendu qu’il y avait dans cette maison un escalier de pierre et une porte donnant sur le toit, ma tante étant fermement convaincue que ce n’était pas une précaution inutile dans une ville comme Londres, où toutes les maisons devaient prendre feu toutes les nuits.

Nous achevâmes précisément le reste de notre voyage en revenant quelquefois à la question des Doctors’-Commons, et en prévoyant le temps éloigné où je serais procureur, perspective que Steerforth représentait sous une infinité de points de vue plus bouffons les uns que les autres, qui nous faisaient rire aux larmes. Quand nous fûmes au terme de notre voyage, il s’en retourna chez lui, en me promettant de venir me voir le surlendemain, et je pris le chemin de Lincoln’s-Inn, où je trouvai ma tante encore debout et m’attendant pour souper.

Si j’avais fait le tour du monde depuis notre séparation, nous n’aurions pas été, je crois, plus heureux de nous revoir. Ma tante pleurait de tout son cœur en m’embrassant, et elle me dit, en faisant semblant de rire, que, si ma pauvre mère était encore de ce monde, elle ne doutait pas que la petite innocente eût versé des larmes.

« Et vous avez donc abandonné M. Dick, ma tante ? lui demandai-je. J’en suis fâché. Ah, Jeannette, comment vous portez-vous ? »

Pendant que Jeannette me faisait la révérence en me demandant des nouvelles de ma santé, je remarquai que le visage de ma tante s’allongeait considérablement.

« J’en suis fâchée aussi, dit ma tante en se frottant le nez, mais je n’ai pas eu un moment l’esprit en repos depuis que je suis ici, Trot. »

Avant que j’eusse pu en demander la raison, elle me l’apprit.

« Je suis convaincue, dit ma tante en appuyant sa main sur la table avec une fermeté mélancolique, je suis convaincue que le caractère de Dick n’est pas de force à chasser les ânes. Décidément il manque d’énergie. J’aurais dû laisser Jeannette à sa place, j’en aurais eu l’esprit plus tranquille. Si jamais un âne a passé sur ma pelouse, dit ma tante avec vivacité, il y en avait un cette après-midi, à quatre heures : car j’ai senti un frisson qui m’a couru de la tête aux pieds, et je suis sûre que c’était un âne ! »

J’essayai de la consoler sur ce point, mais elle rejetait toute consolation.

« C’était un âne, dit ma tante, et c’était cet âne anglais que montait la sœur de ce Meur… de ce Meurtrier, le jour où elle est venue chez moi. »

Depuis lors, en effet, ma tante n’appelait pas autrement miss Murdstone, dont elle écorchait ainsi le nom.

« S’il y a un âne à Douvres dont l’audace me soit insupportable, continua ma tante en donnant un coup de poing sur la table, c’est cet animal-là. »

Jeannette risqua la supposition que ma tante avait peut-être tort de s’inquiéter ; qu’elle croyait, au contraire, que l’âne en question était occupé, pour le moment, à des transports de sable, ce qui ne lui laissait guère la faculté d’aller commettre des délits sur sa pelouse. Mais ma tante ne voulait pas entendre raison.

On nous servit un bon souper bien chaud, quoiqu’il y eût loin de la cuisine à l’appartement de ma tante, situé au haut de la maison. L’avait-elle ainsi choisi pour avoir plus de marches à monter, afin d’en avoir pour son argent, ou pour être plus à même de s’échapper, en cas d’incendie, par la porte qui donnait sur le toit, je n’en sais rien. Le repas se composait d’un poulet rôti, d’une tranche de bœuf et d’un plat de légumes : le tout excellent, et j’y fis honneur. Mais ma tante, qui avait ses idées sur les comestibles de Londres, ne mangeait presque pas.

« Je parierais que ce malheureux poulet a été élevé dans une cave, où il sera né, dit ma tante, et qu’il n’a jamais pris l’air autre part que sur une place de fiacres. J’espère que cette viande est du bœuf, mais je n’en suis pas sûre. On ne trouve rien ici au naturel que de la crotte.

– Ne pensez-vous pas que ce poulet pourrait être venu de la campagne, ma tante ?

– Non, certes, répliqua ma tante. Les marchands de Londres seraient bien fâchés de vous vendre quelque chose sous son vrai nom. »

Je n’essayai pas de contredire cette opinion, mais je soupai de bon appétit, ce qui la satisfit pleinement. Quand on eut desservi, Jeannette coiffa ma tante, l’aida à mettre son bonnet de nuit, qui était plus élégant que de coutume (« en cas de feu, » disait ma tante), puis elle replia sa robe sur ses genoux, selon son habitude, pour se chauffer les pieds avant de se coucher. Puis je lui préparai, suivant des règles établies dont on ne devait jamais, sous aucun prétexte, s’écarter le moins du monde, un verre de vin blanc chaud mélangé d’eau, et je lui coupai un morceau de pain pour le faire griller en tranches longues et minces. On nous laissa seuls pour finir la soirée avec ces rafraîchissements. Ma tante était assise en face de moi, et buvait son eau et son vin en y trempant l’une après l’autre ses rôties avant de les manger, et me regardant tendrement du fond des garnitures de son bonnet de nuit.

« Eh bien ! Trot, dit-elle, avez-vous pensé à ma proposition de faire de vous un procureur ? ou bien n’y avez-vous pas encore songé ?

– J’y ai beaucoup pensé, ma chère tante : j’en ai beaucoup causé avec Steerforth. Cela me plaît infiniment.

– Allons, dit ma tante, voilà qui me réjouit.

– Je n’y vois qu’une difficulté, ma tante.

– Laquelle, Trot ?

– C’est que je voulais vous demander, ma tante, si mon admission dans cette profession, qui ne se compose pas, je crois, d’un grand nombre de membres, ne sera pas horriblement chère ?

– C’est une affaire de mille livres sterling tout nets, dit ma tante.

– Eh bien, ma chère tante, lui dis-je en me rapprochant d’elle, voilà ce qui me préoccupe. C’est une somme considérable ! Vous avez dépensé beaucoup d’argent pour mon éducation, et en toutes choses vous avez été aussi libérale que possible à mon égard. Rien ne peut donner une idée de votre générosité envers moi. Mais il y a certainement des carrières que je pourrais embrasser, sans dépenser, pour ainsi dire, tout en ayant des chances de réussir par le travail et la persévérance. Êtes-vous bien sûre qu’il ne valût pas mieux en essayer ? Êtes-vous bien sûre de pouvoir faire encore ce sacrifice, et qu’il ne valût pas mieux vous l’épargner ? je vous demande seulement à vous, ma chère et seconde mère, d’y réfléchir avant de prendre ce parti. »

Ma tante finit sa rôtie en me regardant toujours en face, puis elle posa son verre sur la cheminée, et, appuyant ses mains croisées sur sa robe relevée, elle me répondit comme suit :

« Trot, mon cher entant, si j’ai un but dans la vie, c’est de faire de vous un homme vertueux, sensé et heureux ; c’est tout mon désir, et Dick pense comme moi. Je voudrais que certaines gens de ma connaissance pussent entendre la conversation de Dick sur ce sujet. Il est d’une merveilleuse sagacité, mais il n’y a que moi qui connaisse bien toutes les ressources d’intelligence de cet homme ! »

Elle s’arrêta un moment pour prendre ma main dans les siennes, puis elle reprit :

« Il est inutile, Trot, de rappeler le passé, quand ces souvenirs ne peuvent servir de rien pour le présent. Peut-être aurais-je pu être mieux avec votre père, peut-être aurais-je pu être mieux avec votre mère, la pauvre enfant, même après le désappointement que m’a causé votre sœur Betsy Trotwood. Quand vous êtes arrivé chez moi, pauvre petit garçon errant, couvert de poussière et épuisé de fatigue, peut-être me le suis-je dit tout de suite en vous voyant. Depuis ce temps jusqu’à présent, Trot, vous m’avez toujours fait honneur, vous avez été pour moi un sujet d’orgueil et de satisfaction ; personne que vous n’a de droits sur ma fortune, c’est-à-dire… » Ici, à ma grande surprise, elle hésita et parut embarrassée. « Non, personne n’a de droit sur ma fortune, et vous êtes mon fils adoptif : je ne vous demande que d’être aussi pour moi un fils affectueux, de supporter mes fantaisies et mes caprices, et vous ferez pour une vieille femme, dont la jeunesse n’a été ni aussi heureuse, ni aussi conciliante qu’elle eût pu l’être, plus que cette vieille femme n’aura jamais fait pour vous. »

C’était la première fois que j’entendais ma tante faire allusion à sa vie passée. Il y avait tant de noblesse dans le ton tranquille dont elle en parlait pour n’y plus revenir, que mon affection et mon respect s’en seraient accrus, s’il avait été possible.

« Voilà qui est entendu et convenu entre nous, Trot ; dit ma tante, n’en parlons plus, embrassez-moi, et demain matin, après le déjeuner, nous irons à la cour des Doctors’-Commons. »

Nous causâmes longtemps au coin du feu avant d’aller nous coucher. Ma chambre était située près de celle de ma tante, et je fus souvent réveillé pendant la nuit, en l’entendant frapper à ma porte et me demander, toutes les fois qu’elle distinguait dans le lointain le bruit des fiacres et des charrettes, « si j’entendais venir les pompes ; » mais, vers le matin, elle se laissa gagner par le sommeil, et me permit de dormir en paix.

Vers midi, nous primes le chemin de l’étude de MM. Spenlow et Jorkins, près de la cour des Doctors’-Commons. Ma tante qui avait sur Londres, en général, l’idée que tous les hommes qu’elle rencontrait étaient des voleurs, me donna sa bourse à garder : elle contenait deux cents francs en or, et quelque menue monnaie.

Nous nous arrêtâmes un moment devant la boutique de joujoux de Fleet-Street, à voir les géants de Saint-Dunstan sonner la cloche ; nous avions calculé notre promenade de manière à y arriver juste à midi pour les voir accomplir cet exercice ; puis nous reprîmes le chemin de Ludgate-Hill et du cimetière Saint-Paul. Nous allions arriver à notre première destination, quand je m’aperçus que ma tante pressait le pas d’un air effrayé ; je remarquai, en même temps, qu’un homme mal vêtu et de mauvaise mine, qui s’était arrêté pour nous regarder un moment auparavant en passant à côté de nous, nous suivait de si près que ses habits frôlaient la robe de ma tante.

« Trot, mon cher Trot, me dit-elle à voix basse et d’un ton d’effroi, en me serrant le bras ; je ne sais que faire !

– Ne craignez rien, lui dis-je ; il n’y a pas de quoi s’effrayer. Entrez dans une boutique, et je vous aurai bientôt débarrassée de cet homme.

– Non, non, mon enfant, répliqua-t-elle, ne lui parlez pas, pour rien au monde ! je vous en conjure ! je vous l’ordonne !

– Grand dieu, ma tante ! lui dis-je, mais ce n’est qu’un mendiant effronté.

– Vous ne savez pas qui c’est, répliqua ma tante ; vous ne savez pas qui c’est ! vous ne savez pas ce que vous dites ! »

Pendant cet épisode, nous nous étions arrêtés sous une porte cochère, et il s’était arrêté aussi.

« Ne le regardez pas, dit ma tante, au moment où je me retournais avec indignation ; appelez un fiacre, mon cher enfant, et attendez-moi dans le cimetière de Saint-Paul.

– Vous attendre ? répétai-je.

– Oui, repartit ma tante ; il faut que vous me laissiez seule ; il faut que j’aille avec lui.

– Avec lui, ma tante, avec cet homme ?

– Je suis dans mon bon sens, répliqua-t-elle, et je vous dis qu’il le faut ; trouvez-moi un fiacre. »

Quel que fût mon étonnement, je sentais que je n’avais pas le droit de désobéir à un ordre si péremptoire. Je fis précipitamment quelques pas, et j’appelai un fiacre qui passait à vide. J’avais à peine eu le temps de baisser le marchepied, que ma tante s’élança dans la voiture, je ne sais comment, et que l’homme l’y suivit ; elle me fit signe de la main de m’éloigner d’un tel air d’autorité, que, malgré ma surprise, je me détournai à l’instant. Au même moment, je l’entendis dire au cocher : « Allez n’importe où ! tout droit devant vous. » Et un instant après, le fiacre passa à côté de moi, gravissant la montagne.

Je me rappelai alors ce que m’avait dit M. Dick ; j’avais pris cela pour une illusion de son imagination, mais je ne pouvais plus douter que l’homme que je venais de voir ne fût la personne dont il m’avait fait la description mystérieuse, quoiqu’il me fût impossible d’imaginer quelle pouvait être la nature de ses droits sur ma tante. Après une demi-heure d’attente dans le cimetière, où il ne faisait pas chaud, je vis le fiacre revenir. Le cocher arrêta ses chevaux près de moi. Ma tante était seule.

Elle n’était pas encore assez bien remise de son agitation pour être en état de faire la visite que nous avions projetée. Elle me fit donc monter dans la voiture, et me pria de donner l’ordre au cocher de faire quelques tours au pas. Elle me dit seulement : « Mon cher enfant, ne me demandez jamais d’explications sur ce qui vient de se passer, n’y faites même jamais allusion. » Après un moment de silence, elle avait repris tout son sang-froid. Elle me dit qu’elle était tout à fait remise, et que nous pouvions descendre de voiture. Lorsqu’elle me donna sa bourse pour payer le cocher, je m’aperçus que toutes les pièces d’or avaient disparu, et qu’il ne restait plus que de la monnaie.

On arrivait à la porte des Doctors’-Commons par une porte voûtée un peu basse ; nous avions à peine fait quelques pas dans la rue qui y conduisait, que le bruit de la cité s’éteignait déjà dans le lointain, comme par enchantement ; des cours sombres et tristes, des allées étroites, nous amenèrent bientôt aux bureaux de MM. Spenlow et Jorkins, qui tiraient leur jour d’en haut. Dans le vestibule de ce temple, où les pèlerins pénétraient sans accomplir la cérémonie de frapper à la porte, deux ou trois clercs étaient occupés aux écritures ; l’un d’entre eux, un petit homme sec, assis tout seul dans un coin, et porteur d’une perruque brune, qui avait l’air d’être faite de pain d’épice, se leva pour recevoir ma tante et pour nous faire entrer dans le cabinet de M. Spenlow.

« M. Spenlow est à la Cour, madame ; dit le petit homme sec ; c’est jour de Cour des arches, mais c’est à côté, et je vais l’envoyer chercher. »

Comme nous n’avions rien de mieux à faire en attendant, que de regarder autour de nous, pendant qu’on était à la recherche de M. Spenlow, je profitai de l’occasion. L’ameublement de la chambre était de jaune antique et tout couvert de poussière ; le drap vert du bureau avait perdu sa couleur primitive, il était terne et ridé comme un vieux pauvre ; il était chargé d’une quantité de paquets de papiers, dont les uns portaient l’étiquette d’allégations, et d’autres, à mon grand étonnement, le titre de libelles ; il y en avait pour la Cour du consistoire, pour la Cour des arches, pour la Cour des prérogatives, pour la Cour des délégués ; aussi me demandais-je avec inquiétude, combien il pouvait y avoir de Cours en tout, et combien de temps il me faudrait pour comprendre les affaires qui s’y traitaient. En outre, il y avait de gros volumes manuscrits de témoignages rendus sous serment, solidement reliés et attachés ensemble par d’énormes séries, une série par cause, comme si chaque cause était une histoire en dix ou douze volumes. Je me dis que tout cela devait entraîner beaucoup de dépenses, et j’en conçus une agréable idée des profits du métier. Je jetais les yeux avec une satisfaction toujours croissante sur ces objets et d’autres semblables, quand on entendit des pas précipités dans la chambre voisine, et M. Spenlow, revêtu d’une robe noire garnie de fourrures blanches, entra vivement en ôtant son chapeau.

C’était un petit homme blond, avec des bottes irréprochables, une cravate blanche et un col de chemise tout roide d’empois ; son habit était boutonné jusqu’en haut, bien serré à la taille, et ses favoris devaient lui avoir pris beaucoup de temps pour leur donner une frisure si élégante ; la chaîne qu’il portait à sa montre était tellement massive, que je ne pus m’empêcher de dire qu’il fallait qu’il eût, pour la sortir de sa poche, un bras d’or aussi robuste que ceux qu’on voit pour enseignes à la porte des batteurs d’or. Il était tellement tiré à quatre épingles, et si roide par conséquent, qu’il pouvait à peine se courber, et qu’il était obligé, quand il était assis et qu’il voulait regarder des papiers sur son bureau, de remuer son corps tout d’une pièce, depuis la naissance de l’épine dorsale, comme Polichinelle.

Ma tante m’avait présenté à M. Spenlow, qui m’avait reçu très-poliment. Il reprit ensuite :

« Ainsi, M. Copperfield, vous avez quelque idée d’embrasser notre profession. J’ai dit par hasard à miss Trotwood, quand j’ai eu le plaisir de la voir l’autre jour… (nouveau salut de Polichinelle), qu’il y avait chez moi une place vacante ; miss Trotwood a eu la bonté de m’apprendre qu’elle avait un neveu qu’elle avait adopté, et qu’elle cherchait à lui assurer une bonne situation. C’est ce neveu, je crois, que j’ai maintenant le plaisir de… » (Encore Polichinelle.)

Je fis un salut de remercîment, et je lui dis que ma tante m’avait parlé de cette vacance, et que cette idée me plaisait beaucoup. J’ajoutai que j’étais très-porté à croire que la carrière me conviendrait, et que j’avais accédé tout de suite à la proposition ; que je ne pouvais pourtant pas m’engager positivement avant de mieux connaître la question ; que, quoique ce ne fut, à la vérité, qu’une affaire de forme, je ne serais pas fâché d’avoir l’occasion d’essayer si la profession me convenait, avant de me lier d’une manière irrévocable.

« Oh ! sans doute, sans doute ! dit M. Spenlow ; nous proposons toujours chez nous un mois d’essai. Je ne demanderais pas mieux pour mon compte que d’en donner deux… même trois… un temps indéfini, en un mot ; mais j’ai un associé, M. Jorkins.

– Et la prime est de mille livres sterling, monsieur ? repris-je.

« Et la prime, enregistrement compris, est de mille livres sterling, répondit M. Spenlow, comme je l’ai dit à miss Trotwood. Je ne suis point dirigé par des considérations pécuniaires : il y a peu d’hommes qui y soient moins sensibles que moi, je crois ; mais M. Jorkins a son avis sur ce sujet, et je suis obligé de respecter l’avis de M. Jorkins ; en un mot, Jorkins trouve que mille livres sterling, ce n’est pas grand’chose.

– Je suppose, monsieur, lui dis-je, toujours pour épargner l’argent de ma tante, que lorsqu’un clerc se rend très-utile, et qu’il est parfaitement au courant de sa profession… (je ne pus m’empêcher de rougir, j’avais l’air de faire d’avance mon propre éloge), je suppose que ce n’est pas l’habitude, dans les dernières années de son engagement, de lui accorder un… »

M. Spenlow, avec un grand effort, réussit à sortir assez sa tête de sa cravate pour pouvoir la secouer, et répondit, sans attendre, le mot « traitement. »

« Non ; je ne sais pas quelle opinion je pourrais avoir sur ce sujet, monsieur Copperfield, si j’étais seul, mais M. Jorkins est inébranlable. »

J’étais très-effrayé de l’idée de ce terrible Jorkins ; mais je découvris plus tard que c’était un homme doux, un peu lourd, et dont la position dans l’association consistait à se tenir toujours au second plan, et à prêter son nom pour qu’on le représentât comme le plus endurci et le plus cruel des hommes. Si l’un des employés demandait une augmentation de salaire, M. Jorkins ne voulait pas entendre parler de cette proposition ; si quelque client mettait du temps à régler son compte, M. Jorkins était décidé à se faire payer, et quelque pénible que des choses pareilles pussent être et fussent réellement pour les sentiments de M. Spenlow, M. Jorkins faisait mettre en prison les retardataires. Le cœur et la main du bon ange Spenlow auraient toujours été ouverts sans ce démon de Jorkins, qui le retenait toujours. En vieillissant, je crois avoir rencontré d’autres maisons dont le commerce était réglé d’après le système Spenlow et Jorkins.

Il fut convenu que je commencerais le mois d’essai quand cela me conviendrait, sans que ma tante eût besoin de rester à Londres ou d’y revenir au terme de cette épreuve ; il serait facile de lui envoyer à signer le traité dont je devais être l’objet. Quand nous en fûmes là, M. Spenlow offrit de me faire entrer un moment à la Cour, pour voir les lieux. Comme je ne demandais pas mieux, nous sortîmes ensemble, laissant là ma tante, qui n’avait pas envie, disait-elle, de s’aventurer par là, car elle prenait, si je ne me trompe, toutes les cours judiciaires pour autant de poudrières, toujours prêtes à sauter.

M. Spenlow me conduisit par une cour pavée, entourée de graves maisons de brique, portant inscrits sur leurs portes les noms des docteurs ; c’étaient apparemment la demeure officielle des avocats dont m’avait parlé Steerforth. De là nous entrâmes, à gauche, dans une grande salle assez triste, qui ressemblait, selon moi, à une chapelle. Le fond de cette pièce était défendu par une balustrade, et là, des deux côtés d’une estrade en fer à cheval, je vis installés sur des chaises de salle à manger, commodes et de forme ancienne, de nombreux personnages, revêtus de robes rouges et de perruques grises : c’étaient les docteurs en question. Au centre du fer à cheval était un vieillard qui s’appuyait sur un petit pupitre assez semblable à un lutrin. Si j’avais rencontré ce vieux monsieur dans une volière, je l’aurais certainement pris pour un hibou ; mais non, informations prises, c’était le juge président. Dans l’espace vide de l’intérieur du fer à cheval, au niveau du plancher, on voyait de nombreux personnages du même rang que M. Spenlow, vêtus comme lui de robes noires garnies de fourrures blanches ; ils étaient assis autour d’une grande table verte. Leurs cravates étaient, en général, très-roides, leur mine me semblait de même ; mais je ne tardai pas à reconnaître que je leur avais fait tort sous ce rapport, car deux ou trois d’entre eux ayant dû se lever, pour répondre aux questions du dignitaire qui les présidait, j’ai rarement vu rien de plus humble que leurs manières. Le public, représenté par un petit garçon paré d’un cache-nez, et par un homme d’une élégance un peu râpée, qui grignotait, à la sourdine, des miettes de pain qu’il tirait de ses poches, se chauffait près du poêle placé au centre de la Cour. Le calme languissant de ce lieu n’était interrompu que par le pétillement du feu, et par la voix de l’un des docteurs, qui errait à pas lents à travers toute une bibliothèque de témoignages, et s’arrêtait de temps en temps au milieu de son voyage, dans de petites hôtelleries de discussions incidentes qui se trouvaient sur son chemin. Bref, je ne me suis jamais trouvé dans une petite réunion de famille aussi pacifique, aussi somnolente, aussi rococo, aussi surannée, aussi endormante, et je sentis que l’effet qu’elle devait produire à tous ceux qui en faisaient partie, excepté peut-être au plaideur qui demandait justice, devait être celui d’un narcotique puissant.

Satisfait du calme profond de cette retraite, je déclarai à M. Spenlow que j’en avais assez vu pour cette fois, et nous rejoignîmes ma tante, avec laquelle je quittai bientôt les régions des Doctors’-Commons ; ah ! comme je me sentis jeune en sortant de chez MM. Spenlow et Jorkins, quand je vis les signes que les clercs se faisaient les uns aux autres en me montrant du bout de leur plume.

Nous arrivâmes à Lincoln’s-Inn Fields sans nouvelles aventures, à l’exception d’une rencontre avec un âne attelé à la charrette d’un marchand des quatre saisons, qui rappela à ma tante de douloureux souvenirs. Une fois en sûreté chez nous, nous eûmes encore une longue conversation sur mes projets d’avenir, et comme je savais qu’elle était pressée de retourner chez elle, et qu’entre le feu, les comestibles et les voleurs, elle ne passait pas agréablement une demi-heure à Londres, je lui demandai de ne pas s’inquiéter de moi, et de me laisser me tirer d’affaire tout seul.

« Ne croyez pas que je sois à Londres depuis huit jours, mon cher enfant, sans y avoir songé, répliqua-t-elle ; il y a un petit appartement meublé à louer dans Adelphi, qui doit vous convenir à merveille. »

Après cette courte préface, elle tira de sa poche une annonce soigneusement découpée dans un journal, et qui déclarait qu’il y avait à louer dans Buckingham-Street, Adelphi, un joli petit appartement de garçon meublé, avec vue sur la rivière, fraîchement décoré, particulièrement propre à servir de résidence pour un jeune gentleman, membre de l’une des corporations légales, ou autre, pour entrer immédiatement en jouissance. Prix modéré ; on pouvait le louer au mois.

« Mais, c’est justement ce qu’il me faut, ma tante, dis-je en rougissant de plaisir à la seule idée d’avoir un appartement à moi.

– Alors, venez, dit ma tante en remettant à l’instant le chapeau qu’elle venait d’ôter. Allons voir. »

Nous partîmes. L’écriteau annonçait qu’il fallait s’adresser à mistress Crupp, et nous tirâmes la sonnette de la porte de service que nous supposions communiquer au logis de cette dame. Ce ne fut qu’après avoir sonné deux ou trois fois que nous pûmes réussir à persuader à mistress Crupp de communiquer avec nous. Enfin, pourtant, elle arriva sous la forme d’une grosse commère, bourrée d’un jupon de flanelle qui passait sous une robe de nankin.

« Nous voudrions voir l’appartement, s’il vous plaît, madame, dit ma tante.

– Pour monsieur ? dit mistress Crupp en cherchant ses clefs dans sa poche.

– Oui, pour mon neveu, dit ma tante.

– C’est juste son affaire, dit mistress Crupp. »

Et nous montâmes l’escalier.

L’appartement était situé au haut de la maison, grand avantage aux yeux de ma tante, puisqu’il était facile d’arriver sur le toit en cas d’incendie ; il se composait d’une antichambre avec imposte vitrée, où l’on ne voyait pas bien clair, d’un office tout à fait noir où l’on ne voyait pas du tout, d’un petit salon et d’une chambre à coucher. Les meubles étaient un peu fanés, mais je n’étais pas difficile, et la rivière passait sous les fenêtres.

J’étais enchanté, ma tante et mistress Crupp se retirèrent dans l’office pour discuter les conditions, pendant que je restais assis sur le canapé du salon, osant à peine croire possible que je fusse destiné à habiter une résidence si cossue. Après un combat singulier qui dura quelque temps, les deux champions reparurent, et je lus avec joie dans la physionomie de mistress Crupp comme dans celle de ma tante que l’affaire était conclue.

« Est-ce le mobilier du dernier locataire ? demanda ma tante.

– Oui, madame, dit mistress Crupp.

– Qu’est-il devenu ? » demanda ma tante.

Mistress Crupp fut saisie d’une quinte de toux terrible au milieu de laquelle elle articula avec une grande difficulté :

« Il est tombé malade ici, madame, et… Heu ! Heu !… Heu !… ah !… il est mort.

– Ah ! Et de quoi est-il mort ? demanda ma tante.

– Ma foi ! madame, il est mort de boisson, dit mistress Crupp en confidence, et de fumée.

– De fumée ? vous ne voulez pas dire que les cheminées fument ?

– Non, madame, repartit mistress Crupp ; je parle de pipes et de cigares.

– C’est un mal qui n’est pas contagieux au moins, Trot, dit ma tante en se tournant vers moi.

– Non, certes, » répondis-je.

En un mot, ma tante, voyant combien j’étais enchanté de l’appartement, l’arrêta pour un mois, avec le droit de le garder un an, après le premier mois d’essai. Mistress Crupp devait fournir le linge et faire la cuisine, toutes les autres nécessités de la vie se trouvaient déjà dans l’appartement, et cette dame s’engagea expressément à ressentir pour moi toute la tendresse d’une mère. Je devais entrer en jouissance dès le surlendemain, et mistress Crupp rendit grâce au ciel d’avoir enfin trouvé quelqu’un à qui prodiguer ses soins.

En rentrant à l’hôtel, ma tante me dit qu’elle comptait sur la vie que j’allais mener, pour me donner de la fermeté et de la confiance en moi-même, la seule chose qui me manquât encore. Elle me répéta le même avis plusieurs fois le lendemain, pendant que nous prenions nos arrangements pour faire venir mes habits et mes livres qui étaient chez M. Wickfield. J’écrivis à ce sujet une longue lettre à Agnès, dans laquelle je lui racontais en même temps mes dernières vacances ; ma tante, qui devait partir le jour suivant, se chargea de mon épître. Pour ne pas prolonger ces détails, j’ajouterai seulement qu’elle pourvut libéralement à tous les besoins que je pouvais avoir à satisfaire pendant le mois d’essai ; que Steerforth, à notre grand désappointement, n’apparut pas avant son départ ; que je ne la quittai qu’après l’avoir vue installée en sûreté dans la diligence de Douvres, avec Jeannette à côté d’elle, et triomphant d’avance des victoires qu’elle allait remporter sur les ânes errants ; qu’enfin, après le départ de la diligence, je repris le chemin d’Adelphi, en songeant au temps où je rôdais dans ses arcades souterraines, et aux heureux changements qui m’avaient ramené sur l’eau.

Chapitre XXIV. Mes premiers excès. §

N’était-ce pas une bien belle chose que d’être chez moi, dans ce bel appartement, et d’éprouver, quand j’avais fermé la porte d’entrée, le même sentiment de fière indépendance que Robinson Crusoé quand il avait escaladé ses fortifications et retiré son échelle derrière lui ? N’était-ce pas une belle chose que de me promener dans la ville avec la clef de ma maison dans ma poche, et de savoir que je pouvais inviter qui je voudrais à venir chez moi, sans avoir à craindre de gêner personne, quand cela ne me dérangerait pas moi-même ? N’était-ce pas une belle chose que de pouvoir entrer et sortir, aller et venir sans rendre de compte à personne, et, d’un coup de sonnette, de faire monter mistress Crupp tout essoufflée des profondeurs de la terre, quand j’avais besoin d’elle… et quand il lui convenait de venir ? Certainement oui, c’était une bien belle chose, mais je dois dire aussi qu’il y avait des moments où c’était bien triste.

C’était charmant le matin, surtout quand il faisait beau. C’était une vie très-agréable et très-libre en plein jour, surtout quand il y avait du soleil ; mais quand le jour baissait, le charme de l’existence baissait aussi d’un cran. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais elle perdait beaucoup de ses avantages à la chandelle. À cette heure-là, j’avais besoin d’avoir quelqu’un à qui parler. Agnès me manquait. Je trouvais un bien grand vide à la place de l’aimable sourire de ma confidente. Mistress Crupp me faisait l’effet d’être à cent lieues. Je pensais à mon prédécesseur qui était mort à force de boire et de fumer, et j’en étais presque à souhaiter qu’il eût eu plutôt la bonté de vivre au lieu de mourir exprès pour m’emb… pour m’ennuyer.

Après deux jours et deux nuits, il me semblait qu’il y avait un an que je demeurais dans cet appartement, et pourtant je n’avais pas vieilli d’une heure, et j’étais aussi tourmenté que par le passé de mon extrême jeunesse.

Steerforth n’apparaissant pas, ce qui faisait craindre qu’il ne fût malade, je quittai la cour de bonne heure le troisième jour pour prendre le chemin de Highgate. Mistress Steerforth me reçut avec beaucoup de bonté, et me dit que son fils était allé avec un de ses amis d’Oxford voir un de leurs amis communs qui demeurait près de Saint-Albans, mais qu’elle l’attendait le lendemain. Je l’aimais tant que je me sentis jaloux de ses amis d’Oxford.

Elle me pressa de rester à dîner, j’acceptai, et je crois que nous ne parlâmes pas d’autre chose que de lui tout le jour. Je lui racontai les succès qu’il avait eus à Yarmouth, en me félicitant de l’aimable compagnon que j’avais eu là. Miss Dartle n’épargnait ni les insinuations, ni les questions mystérieuses, mais elle prenait le plus grand intérêt à nos faits et gestes, et répéta si souvent : « En vérité ?… est-il possible ! » qu’elle me fit dire tout ce qu’elle voulait savoir. Elle n’avait point changé du tout depuis le jour où je l’avais vue pour la première fois, mais la société des deux dames me parut si agréable, et j’y trouvai tant de bienveillance, que je vis le moment où j’allais devenir un peu amoureux de miss Dartle. Je ne pus m’empêcher de penser plusieurs fois pendant le soirée, et surtout en retournant chez moi le soir, qu’elle ferait une charmante compagne pour mes soirées de Buckingham-Street.

J’étais en train de déjeuner avec du café et un petit pain, le lendemain matin, avant de me rendre à la Cour (à propos, je crois que c’est le moment de m’étonner, en passant, de la prodigieuse quantité de café que mistress Crupp achetait à mon compte, pour le faire si faible et si insipide), quand Steerforth lui-même entra, à ma grande joie.

« Mon cher Steerforth, m’écriai-je, je commençais à croire que je ne vous reverrais plus jamais.

– J’ai été enlevé à force de bras, dit Steerforth, le lendemain de mon arrivée à la maison… Mais, Pâquerette, dites-moi donc, savez-vous que vous voilà installé comme un bon vieux célibataire. »

Je lui montrai tout mon établissement, sans oublier l’office, avec un certain orgueil, et il ne fut pas avare de ses louanges.

« Tenez ! mon vieux, je vais vous dire, reprit-il, je ferai ma maison de ville de votre appartement, à moins que vous ne me donniez congé. »

Quelle agréable promesse ! Je lui dis que, s’il attendait son congé, il pourrait bien attendre jusqu’au jugement dernier.

« Mais vous allez prendre quelque chose, lui dis-je en étendant la main vers la sonnette ; mistress Crupp va vous faire du café : et moi, je vais vous faire griller quelques tranches de lard sur un petit fourneau que j’ai là.

– Non ! non ! dit Steerforth, ne sonnez pas ! je vais déjeuner avec un de ces jeunes gens qui logent à Piazza-hôtel, près de Covent-Garden !

– Au moins, vous reviendrez pour dîner ? dis-je.

– Je ne pense pas, sur ma parole ; j’en ai bien du regret, mais il faut que je reste avec mes deux compagnons. Nous partons tous les trois demain matin.

– Alors, amenez-les dîner ici, répliquai-je, si vous croyez qu’ils puissent accepter.

– Oh ! ils viendraient bien volontiers, dit Steerforth ; mais nous vous gênerions. Vous feriez mieux de venir dîner avec nous, quelque part. »

Je ne voulus pas consentir à cet arrangement, car je m’étais mis dans la tête qu’il fallait absolument que je donnasse une petite fête pour mon installation, et que je ne pouvais rencontrer une meilleure occasion de pendre la crémaillère. J’étais plus fier que jamais de mon appartement, depuis que Steerforth l’avait honoré de son approbation, et je brûlais du désir de lui en développer toutes les ressources. Je lui fis promettre positivement de venir avec ses deux amis, et nous fixâmes le dîner à six heures.

Quand il fut parti, je sonnai mistress Crupp, et je lui annonçai mon hardi projet. Mistress Crupp me dit d’abord que naturellement on ne pouvait pas s’attendre à la voir servir à table, mais qu’elle connaissait un jeune homme très-adroit, qui consentirait peut-être à servir, moyennant cinq schellings, avec une petite gratification en sus. Je lui répondis que certainement il fallait avoir ce jeune homme. Ensuite mistress Crupp ajouta qu’il était bien clair qu’elle ne pouvait pas être en deux endroits à la fois (ce qui me parut raisonnable), et qu’une petite fille installée dans l’office avec un bougeoir, pour laver sans relâche les assiettes, serait indispensable. Je demandai quel pourrait être le prix des services de cette jeune personne ; mistress Crupp supposait que dix-huit pence ne me ruineraient pas. Je ne le supposais pas non plus, et ce fut encore un point convenu. Alors, mistress Crupp me dit : « Maintenant, passons au menu du dîner. »

Le fumiste qui avait construit la cheminée de la cuisine de mistress Crupp avait fait preuve d’une rare imprévoyance, en la faisant de manière qu’on n’y pouvait cuire que des côtelettes et des pommes de terre. Quant à une poissonnière, mistress Crupp dit que je n’avais qu’à aller regarder la batterie de cuisine : elle ne pouvait pas m’en dire davantage ; je n’avais qu’à venir voir. Comme je n’aurais pas été beaucoup plus avancé d’aller voir, je refusai en disant : « On peut se passer de poisson. » Mais ce n’était pas le compte de mistress Crupp.

« Pourquoi cela ? dit-elle. C’est la saison des huîtres, vous ne pouvez pas vous dispenser d’en prendre ?

– Va donc pour les huîtres ! »

Mistress Crupp me dit alors que son avis serait de composer le dîner comme il suit : Une paire de poulets rôtis… qu’on ferait venir de chez le traiteur ; un plat de bœuf à la mode, avec des carottes… de chez le traiteur ; deux petites entrées comme une tourte chaude et des rognons sautés… de chez le traiteur ; une tarte, et si cela me convenait, une gelée… de chez le traiteur, « Ce qui me permettrait, dit mistress Crupp, de concentrer mon attention sur les pommes de terre, et de servir à point le fromage et le céleri à la poivrade. »

Je me conformai à l’avis de mistress Crupp, et j’allai moi-même faire mes commandes chez le traiteur. En descendant le Strand un peu plus tard, j’aperçus à la fenêtre d’un charcutier un bloc d’une substance veinée qui ressemblait à du marbre, et qui portait cette étiquette : « Fausse tortue. » J’entrai et j’en achetai une tranche suffisante, à ce que j’ai vu depuis, pour quinze personnes. Mistress Crupp consentit avec quelque difficulté à réchauffer cette préparation qui diminua si fort en se liquéfiant, que nous la trouvâmes, comme disait Steerforth, un peu juste pour nous quatre.

Ces préparatifs heureusement terminés, j’achetai un petit dessert au marché de Covent-Garden, et je fis une commande assez considérable chez un marchand de vins en détail du voisinage. Quand je rentrai chez moi, dans l’après-midi, et que je vis les bouteilles rangées en bataille dans l’office, elles me semblèrent si nombreuses (quoiqu’il y en eût deux qu’on ne pût pas retrouver, au grand mécontentement de mistress Crupp), que j’en fus littéralement effrayé.

L’un des amis de Steerforth s’appelait Grainger, et l’autre Markham. Ils étaient tous les deux gais et spirituels ; Grainger était un peu plus âgé que Steerforth, Markham avait l’air plus jeune, je ne lui aurais pas donné plus de vingt ans. Je remarquai que ce dernier parlait toujours de lui-même d’une manière indéfinie en se servant de la particule on pour remplacer la première personne du singulier qu’il n’employait presque jamais.

« On pourrait très-bien vivre ici, monsieur Copperfield, dit Markham, voulant parler de lui-même.

– La situation est assez agréable, répondis-je, et l’appartement est vraiment commode.

– J’espère que vous avez fait provision d’appétit, dit Steerforth à ses amis.

– Sur mon honneur, dit Markham, je crois que c’est Londres qui vous donne comme cela de l’appétit. On a faim toute la journée. On ne fait que manger. »

J’étais un peu embarrassé d’abord, et je me trouvais trop jeune pour présider au repas ; je fis donc asseoir Steerforth à la place du maître de la maison, quand on annonça le dîner, et je m’assis en face de lui. Tout était excellent, nous n’épargnions pas le vin, et Steerforth fit tant de frais pour que la soirée se passât gaiement, qu’en effet ce fut une véritable fête d’un bout à l’autre. Pendant le dîner, je me reprochais de ne pas être aussi gracieux pour mes hôtes que je l’aurais voulu mais ma chaise était en face de la porte, et mon attention était troublée par la vue du jeune homme très-adroit qui sortait à chaque instant du salon, et dont j’apercevais la silhouette se dessiner le moment d’après sur le mur de l’antichambre, une bouteille à la bouche. La jeune personne me donnait également quelques inquiétudes, non pas pour la propreté des assiettes, mais dans l’intérêt de ma vaisselle dont je l’entendais faire un carnage affreux. La petite était curieuse, et, au lieu de se renfermer tacitement dans l’office, comme le portaient ses instructions, elle s’approchait constamment de la porte pour nous regarder, puis, quand elle croyait être aperçue, elle se retirait précipitamment sur les assiettes dont elle avait tapissé soigneusement le plancher dans l’office, et vous jugez des conséquences désastreuses de cette retraite précipitée.

Ce n’étaient pourtant, après tout, que de petites misères, et je les eus bientôt oubliées quand on eut enlevé la nappe, et que le dessert fut placé sur la table ; on découvrit alors que le jeune homme très-adroit avait perdu la parole ; je lui donnai en secret le conseil utile d’aller retrouver mistress Crupp et d’emmener aussi la jeune personne dans les régions inférieures de la maison, après quoi je m’abandonnai tout entier au plaisir.

Je commençai par une gaieté et un entrain singuliers ; une foule de sujets à demi oubliés se pressèrent à la fois dans mon esprit, et je parlai avec une abondance inaccoutumée. Je riais de tout mon cœur de mes plaisanteries et de celles des autres ; je rappelai Steerforth à l’ordre parce qu’il ne faisait pas circuler le vin ; je pris l’engagement d’aller à Oxford ; j’annonçai mon intention de donner toutes les semaines un dîner exactement pareil à celui que nous venions d’achever, en attendant mieux, et je pris du tabac dans la tabatière de Grainger avec une telle frénésie que je fus obligé de me retirer dans l’office pour y éternuer à mon aise, dix minutes de suite sans désemparer. Je continuai en faisant circuler le vin toujours plus rapidement, et en me précipitant pour déboucher de nouvelles bouteilles, longtemps avant que ce fut nécessaire. Je proposai la santé de Steerforth, « à mon meilleur ami, au protecteur de mon enfance, au compagnon de ma jeunesse. » Je déclarai que j’avais envers lui des obligations que je ne pourrais jamais reconnaître, et que j’éprouvais pour lui une admiration que je ne pourrais jamais exprimer. Je finis en disant :

« À la santé de Steerforth ! que Dieu le protège ! Hurrah ! »

Nous bûmes trois fois trois verres de vin en son honneur, puis encore un petit coup, puis un bon coup pour en finir. Je cassai mon verre en faisant le tour de la table pour aller lui donner une poignée de main, et je lui dis : (en deux mots) « Steerforthvousêtesl’étoilepolairedemonexist…ence. »

Ce n’était pas fini : voilà que je m’aperçois tout à coup que quelqu’un en était au milieu d’une chanson, c’était Markham qui chantait :

Quand les soucis nous accablent…

En finissant, il nous proposa de boire à la santé de « la femme ! » Je fis des objections et je ne voulus pas admettre le toast. Je n’en trouvais pas la forme assez respectueuse. Jamais je ne permettrais qu’on portât chez moi pareil toast autrement qu’en ces termes : « les dames ! » Ce qui fit que je pris un air très-arrogant avec lui, ce fut surtout parce que je voyais que Steerforth et Grainger se moquaient de moi… ou de lui… peut-être de tous les deux. Il me répondit qu’on ne se laissait pas faire la loi. Je lui dis qu’on serait bien obligé de se la laisser faire. Il répliqua qu’on ne devait pas se laisser insulter. Je lui dis qu’il avait raison, et qu’on n’avait pas cela à craindre sous mon toit où les dieux lares étaient sacrés et l’hospitalité toute-puissante. Il dit qu’on ne manquait pas à sa dignité en reconnaissant que j’étais un excellent garçon. Je proposai sur-le-champ de boire à sa santé.

Quelqu’un se mit à fumer. Nous fumâmes tous, moi aussi malgré le frisson qui me gagnait. Steerforth avait fait un discours en mon honneur, pendant lequel j’avais été ému presque jusqu’aux larmes. Je lui répondis en exprimant le vœu que la compagnie présente voulût bien dîner chez moi le lendemain et le jour suivant, et tous les jours à cinq heures, afin que nous pussions jouir du plaisir de la société et de la conversation tout le long de la soirée. Je me crus obligé de porter une santé nominative. Je proposai donc de boire à la santé de ma tante, « miss Betsy Trotwood, l’honneur de son sexe ! »

Il y avait quelqu’un qui se penchait à la fenêtre de ma chambre à coucher, en appuyant son front brûlant contre les pierres de la balustrade, et en recevant le vent sur son visage. C’était moi. Je me parlais à moi-même sous le nom de Copperfield. Je me disais : « Pourquoi avez-vous essayé un cigare ? Vous saviez bien que vous ne pouvez pas fumer ! » Il y avait après cela quelqu’un qui n’était pas bien solide sur ses jambes et qui se regardait dans la glace. C’était encore moi. Je me trouvais l’air pâlot, les yeux vagues, et les cheveux, seulement les cheveux, rien de plus… ivres.

Quelqu’un me dit : « Allons au spectacle, Copperfield ! » Je ne vis plus la chambre à coucher, je ne vis que la table branlante, couverte de verres retentissants, avec la lampe dessus ; Grainger était à ma droite, Markham à ma gauche, Steerforth en face, tous assis dans le brouillard et loin de moi.

« Au spectacle ? sans doute ! c’est cela ! allons ! excusez-moi seulement si je sors le dernier pour éteindre la lampe, de peur du feu. »

Grâce à quelque confusion dans l’obscurité, sans doute, il fallait que la porte fût partie : je ne la trouvais plus. Je la cherchais dans les rideaux de la fenêtre, quand Steerforth me prit par le bras en riant, et me fit sortir. Nous descendîmes l’escalier, les uns après les autres. Au moment d’arriver en bas, quelqu’un tomba et roula jusqu’au palier. Je ne sais quel autre dit que c’était Copperfield. J’étais indigné de ce faux rapport jusqu’au moment où, me trouvant sur le dos dans le corridor, je commençai à croire qu’il y avait peut-être quelque fondement à cette supposition.

Il faisait cette nuit-là un brouillard épais avec des halos de lumière autour des réverbères dans la rue. On disait vaguement qu’il pleuvait. Moi, je trouvais qu’il gelait. Steerforth m’épousseta sous un réverbère, retapa mon chapeau que quelqu’un avait ramassé quelque part, je ne sais comment, car je ne l’avais pas auparavant. Steerforth me dit alors : « Comment vous trouvez-vous, Copperfield ? » Et je lui répondis : « Mieux q’jamais. »

Un homme, niché dans un petit coin, m’apparut à travers le brouillard, et reçut l’argent de quelqu’un, en demandant si on avait payé pour moi ; il eut l’air d’hésiter (autant que je me rappelle cet instant, rapide comme un éclair) s’il me laisserait entrer ou non. Le moment d’après, nous étions placés très-haut dans un théâtre étouffant ; nous plongions de là dans un parterre qui m’avait l’air de fumer, tant les gens qui y étaient entassés se confondaient à mes yeux. Il y avait aussi une grande scène qui paraissait très-propre et très-unie, quand on venait de la rue ; et puis il y avait des gens qui s’y promenaient, et qui parlaient de quelque chose, mais d’une manière très-confuse. Il y avait beaucoup de lumière, de la musique, des dames dans les loges, et je ne sais quoi encore. Il me semblait que tout l’édifice prenait une leçon de natation, à voir les oscillations étranges avec lesquelles il m’échappait quand j’essayais de le fixer des yeux.

Sur la proposition de quelqu’un, nous résolûmes de descendre aux premières loges, où étaient les dames. J’aperçus un monsieur en grande toilette, couché tout de son long sur un canapé, une lorgnette à la main, et je vis aussi ma personne en pied dans une glace. On m’introduisit dans une loge où je m’aperçus que je parlais en m’asseyant, et qu’on criait autour de moi silence à quelqu’un ; je vis que les dames me jetaient des regards d’indignation et… quoi ?… oui !… Agnès, assise devant moi, dans la même loge, à côté d’un monsieur et d’une dame que je ne connaissais pas. Je vois son visage, maintenant bien mieux, probablement, que je ne le vis alors, se tourner vers moi avec une expression ineffaçable d’étonnement et de regret.

« Agnès, dis-je d’une voix tremblante, bonté du ciel, Agnès !

– Chut ! je vous en prie ! répondit-elle sans que je pusse comprendre pourquoi. Vous dérangez vos voisins. Regardez le théâtre. »

J’essayai, sur son ordre, de voir et d’entendre quelque chose de ce qui se passait, mais ce fut inutile. Je la regardai de nouveau, et je la vis se cacher dans son coin et appuyer son front sur sa main gantée.

« Agnès, lui dis-je, j’aipeurquevousn’soyezsouffrante.

– Non, non, ne faites pas attention à moi, Trotwood, repliqua-t-elle. Écoutez-moi. Partez-vous bientôt ?

– Sij’m’envaisbientôt ? répétai-je.

– Oui. »

N’avais-je pas la sotte idée de lui répondre que j’attendrais pour lui donner le bras en descendant ! Je suppose que j’en exprimai quelque chose, car, après m’avoir regardé attentivement un moment, elle parut comprendre, et répliqua à voix basse :

« Je sais que vous allez faire ce que je vous demande, quand je vous dirai que j’y tiens beaucoup. Allez-vous-en tout de suite, Trotwood, pour l’amour de moi, et priez vos amis de vous ramener chez vous. »

Sa présence avait déjà produit assez d’effet sur moi, pour que je me sentisse tout honteux malgré ma colère, et avec un bref « booir » (qui voulait dire « bonsoir »), je me levai et je sortis. Steerforth me suivit, et je ne fis qu’un pas de la porte de ma loge à celle de ma chambre à coucher où je me trouvai seul avec lui ; il m’aidait à me déshabiller, pendant que je lui disais alternativement qu’Agnès était ma sœur, et que je le conjurais de m’apporter le tire-bouchon pour déboucher une autre bouteille de vin.

Il y eut quelqu’un qui passa la nuit dans mon lit à rabâcher sans cesse les mêmes choses, à bâtons rompus, dans un rêve fiévreux, battu par une mer agitée qui ne voulait pas se calmer. Puis quand ce quelqu’un retrouva peu à peu son identité, alors ma gorge commença à se dessécher, il me sembla que ma peau était sèche comme une planche, que ma langue était le fond d’une vieille bouilloire vide qui se calcinait peu à peu sur un petit feu, et que les paumes de mes mains étaient des plaques de métal brûlant que la glace même ne pourrait rafraîchir !

Quelle angoisse d’esprit, quels remords, quelle honte je ressentis quand je revins à moi-même le lendemain ! Quelle horreur j’éprouvai en pensant aux mille sottises que j’avais faites sans le savoir et sans pouvoir les réparer jamais ! Le souvenir de cet ineffaçable regard d’Agnès ; l’impossibilité où je me trouvais d’avoir aucune explication avec elle, puisque je ne savais pas seulement, animal que j’étais, ni pourquoi elle était venue à Londres, ni chez qui elle était descendue ; le dégoût que me causait la vue seule de la chambre où avait eu lieu le festin, l’odeur du tabac, la vue des verres, le mal de tête que j’éprouvais sans pouvoir sortir, ni même me lever ! Quelle journée que celle-là !

Et quelle soirée, quand, assis près du feu, je dégustai lentement une tasse de bouillon de mouton couvert de graisse, et que je me dis que je prenais le même chemin que mon prédécesseur, et que je succéderais à son triste sort comme à son appartement ! J’avais bien envie d’aller tout de suite à Douvres, faire une confession générale. Quelle soirée, quand mistress Crupp vint chercher la tasse de bouillon, et qu’elle m’apporta, dans un plat à fromage, un rognon, un seul rognon, comme l’unique reste, disait-elle, du festin de la veille ! Je fus sur le point de tomber sur son sein de nankin, et de m’écrier dans un repentir véritable : « Oh ! mistress Crupp, mistress Crupp, ne me parlez pas de restes ! allez ! Je suis bien malheureux ! » Seulement, ce qui m’arrêta dans cet élan du cœur, c’est que je n’étais pas bien sûr que mistress Crupp fût précisément le genre de femme à qui on dût donner sa confiance !

Chapitre XXV. Le bon et le mauvais ange. §

J’allais sortir le matin qui suivit cette déplorable journée de maux de tête, de maux de cœur et de repentance, sans bien savoir la date du dîner que j’avais donné, comme si un escadron de géants avait pris un énorme levier pour refouler l’avant-veille dans un passé de plusieurs mois, quand je vis un commissionnaire qui montait une lettre à la main. Il ne se pressait point pour exécuter sa commission, mais quand il me vit au haut de l’escalier, le regarder par-dessus la rampe, il prit le petit trot et arriva près de moi, aussi essoufflé que s’il venait de courir de manière à se mettre en nage.

« T. Copperfield Esquire ? » dit le commissionnaire en touchant son chapeau.

J’étais si troublé par la conviction que cette lettre devait être d’Agnès, que j’étais à peine en état de répondre que c’était moi. Je finis pourtant par lui dire que j’étais le T. Copperfield Esquire en question, et il ne fit aucune difficulté de me croire. « Voici la lettre, me dit-il, il y a réponse. » Je le laissai sur le palier pour attendre, et je fermai sur lui la porte en rentrant chez moi ; j’étais si ému que je fus obligé de poser la lettre sur la table, à côté de mon déjeuner, pour me familiariser un peu avec la suscription, avant de me résoudre à rompre le cachet.

Je vis en l’ouvrant que le billet était très-affectueux, et ne faisait aucune allusion à l’état dans lequel je m’étais trouvé la veille au spectacle. Il disait seulement : « Mon cher Trotwood, je suis chez l’homme d’affaires de mon père, M. Waterbrook, Elyplace, Holborn. Pouvez-vous venir me voir aujourd’hui ? J’y serai à l’heure que vous voudrez m’indiquer. Tout à vous, très-affectueusement. « Agnès. »

Je mis si longtemps à écrire une réponse qui me satisfit un peu, que je ne sais pas ce que le commissionnaire dut croire, à moins qu’il n’ait imaginé que je prenais une leçon d’écriture. Je suis sûr que je fis au moins une demi-douzaine de brouillons. L’un commençait par : « Comment puis-je espérer, ma chère Agnès, effacer jamais de votre souvenir l’impression de dégoût… » Là, je ne fus pas satisfait, et je le déchirai. Je commençai une autre lettre : « Shakespeare a fait déjà la remarque, ma chère Agnès, qu’il était bien étrange qu’on mit dans sa bouche son ennemi… » Ce on me rappela Markham et je n’allai pas plus loin. J’essayai même de la poésie ; je commentai un billet en vers de huit pieds :

Chère Agnès, laissez-moi vous dire.

Mais, je ne sais pourquoi, la tantirelire lire me revint à l’esprit, et cette rime absurde me fit renoncer à tout. Après bien des essais, voici ce que je lui écrivis :

« Ma chère Agnès, votre lettre vous ressemble ; que puis-je dire de plus en sa faveur ? Je serai chez vous à quatre heures. Croyez à mon affection et à mon repentir. T. C., etc. »

Le commissionnaire partit enfin avec cette missive que je fus vingt fois sur le point de rappeler dès qu’elle fut sortie de mes mains.

Si la journée fut à moitié aussi pénible pour qui que ce soit des légistes employés à Doctors’-Commons qu’elle le fut pour moi, je crois en vérité qu’il expia cruellement la part qui lui était échue de ce vieux fromage ecclésiastique persillé. Je quittai mon bureau à trois heures et demie ; quelques minutes après j’errais dans les environs de la maison de M. Waterbrook, et pourtant le moment fixé pour mon rendez-vous était déjà passé depuis un quart-d’heure au moins, d’après l’horloge de Saint-André, Holborn, avant que j’eusse rassemblé assez de courage pour tirer la sonnette particulière à gauche de la porte de M. Waterbrook.

Les affaires courantes de M. Waterbrook se faisaient au rez-de-chaussée, et celles d’un ordre plus relevé, fort nombreuses dans sa clientèle, se traitaient au premier étage. On me fit entrer dans un joli salon, un peu étouffé, où je trouvai Agnès tricotant une bourse.

Elle avait l’air si paisible et si pur, et me rappela si vivement les jours de fraîche et douce innocence que j’avais passés à Canterbury, en contraste avec le misérable spectacle d’ivrognerie et de débauche que je lui avais présenté l’avant-veille, que, me laissant aller à mon repentir et à ma honte, je me conduisis comme un enfant. Oui, il faut que je l’avoue, je me mis à fondre en larmes, et je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, si ce n’est pas, au bout du compte, ce que j’avais de mieux à faire, ou si je ne me couvris pas de ridicule.

« Si c’était tout autre que vous qui m’eût vu dans est état, Agnès, lui dis-je en détournant la tête, je n’en serais pas la moitié aussi affligé. Mais que ce fût vous, précisément vous ! Ah ! je sens que j’aurais mieux aimé mourir ! »

Elle posa un instant sur mon bras sa main caressante, et je me sentis consolé et encouragé ; je ne pus m’empêcher de porter cette main à mes lèvres et de la baiser avec reconnaissance.

« Asseyez-vous, dit Agnès d’un ton affectueux. Ne vous désolez pas, Trotwood. Si vous ne pouvez pas avoir en moi pleine confiance, à qui donc vous confierez-vous ?

– Ah ! Agnès, repartis-je, vous êtes mon bon ange ! » Elle sourit un peu tristement à ce qu’il me sembla, et secoua la tête.

« Oui, Agnès, mon bon ange ! toujours mon bon ange !

– Si cela était véritablement, Trotwood, répliqua-t-elle, il y a une chose qui me tiendrait bien au cœur. »

Je la regardai d’un air interrogateur ; mais je devinais déjà ce qu’elle voulait dire.

« Je voudrais vous mettre en garde, dit Agnès en me regardant en face, contre votre mauvais ange.

– Ma chère Agnès, lui dis-je, si vous voulez parler de Steerforth…

– Oui, Trotwood, répondit-elle.

– Alors, Agnès, vous lui faites grand tort. Lui, mon mauvais ange, ou celui de qui que ce soit ! Lui, qui n’est pour moi qu’un guide, un appui, un ami ! Ma chère Agnès ! ce serait une injustice indigne de votre caractère bienveillant de le juger d’après l’état dans lequel vous m’avez vu l’autre soir.

– Je ne le juge pas d’après l’état dans lequel je vous ai vu l’autre soir, répliqua-t-elle tranquillement.

– D’après quoi, alors ?

– D’après beaucoup de choses, qui sont des bagatelles en elles-mêmes, mais qui prennent plus d’importance dans leur ensemble. Je le juge, Trotwood, en partie d’après ce que vous m’avez dit de lui vous-même, d’après votre caractère, et l’influence qu’il a sur vous. »

Sa voix douce et modeste semblait faire résonner en moi une corde qui ne vibrait qu’à ce son. Cette voix était toujours pénétrante, mais lorsqu’elle était émue comme elle l’était alors, elle avait un accent qui allait au fond de mon cœur. Je restais là sur ma chaise à l’écouter encore, tandis qu’elle baissait les yeux sur son ouvrage ; et l’image de Steerforth, en dépit de mon attachement pour lui, s’obscurcissait à sa voix.

« Je suis bien hardie, dit Agnès, en relevant les yeux, moi qui ai toujours vécu dans la retraite, et qui connais si peu le monde, de vous donner mon avis avec tant d’assurance, peut-être même d’avoir un avis si décidé. Mais je sais d’où vient ma sollicitude, Trotwood ; je sais qu’elle remonte au souvenir fidèle de notre enfance commune, et à l’intérêt sincère que je prends à tout ce qui vous regarde. Voilà ce qui m’enhardit. Je suis sûre de ne pas me tromper dans ce que je vous dis. J’en suis certaine. Il me semble que c’est un autre et non pas moi qui vous parle, quand je vous garantis que vous avez là un ami dangereux. »

Je la regardais toujours, je l’écoutais toujours après qu’elle avait parlé, et l’image de Steerforth, quoique gravée encore dans mon cœur, se couvrit de nouveau d’un nuage sombre.

« Je ne suis pas assez déraisonnable pour espérer, dit Agnès, en prenant son ton ordinaire au bout d’un moment, que vous puissiez changer tout d’un coup de sentiments et de conviction, surtout quand il s’agit d’un sentiment qui a sa source dans votre nature confiante. D’ailleurs ce n’est pas une chose que vous deviez faire à la légère. Je vous demande seulement, Trotwood, si vous pensez jamais à moi… je veux dire, continua-t-elle avec un doux sourire, car j’allais l’interrompre et elle savait bien pourquoi… je veux dire, toutes les fois que vous penserez à moi, de vous rappeler le conseil que je vous donne. Me pardonnerez-vous tout ce que je vous dis là ?

– Je vous pardonnerai, Agnès, répliquai-je, quand vous aurez fini par rendre justice à Steerforth et à l’aimer comme je l’aime.

– Pas avant ? » dit Agnès.

Je vis passer une ombre sur sa figure, quand je prononçai le nom de Steerforth ; mais elle me rendit bientôt mon sourire, et nous reprîmes toute notre confiance d’autrefois.

« Et vous, Agnès, quand est-ce que vous me pardonnerez cette soirée ?

– Quand je vous en reparlerai, dit Agnès. Elle voulait ainsi écarter ce souvenir, mais moi j’en étais trop préoccupé pour y consentir, et j’insistai pour lui raconter comment j’en étais venu à m’abaisser jusque-là, et je lui déroulai la chaîne de circonstances dont le théâtre n’avait été, pour ainsi dire, que le dernier anneau. Ce fut pour moi un grand soulagement, et je me donnai en même temps le plaisir de m’étendre sur les obligations que j’avais à Steerforth, et sur les soins qu’il avait pris de moi dans un temps où je n’étais pas en état de prendre, soin de moi-même.

– N’oubliez pas, dit Agnès, en changeant tranquillement la conversation dès que j’eus fini, que vous vous êtes engagé à me raconter non-seulement vos peines, mais aussi vos passions. Qui est-ce qui a succédé à miss Larkins, Trotwood ?

– Personne, Agnès.

– Quelqu’un, Trotwood, dit Agnès en riant et en me menaçant du doigt.

– Non, Agnès, sur ma parole. Il y a certainement chez mistress Steerforth une dame qui a beaucoup d’esprit, et avec laquelle j’aime à causer, miss Dartle… Mais je ne l’adore pas. »

Agnès se mit à rire de sa pénétration, et me dit que, si je lui conservais ma confiance, elle avait l’intention de tenir un petit registre de mes attachements violents avec la date de leur naissance et de leur fin, comme la table des règnes de chaque roi et de chaque reine dans l’histoire d’Angleterre. Après quoi elle me demanda si j’avais vu Uriah.

« Uriah Heep ? dis-je. Non, est-ce qu’il est à Londres ?

– Il vient tous les jours ici dans les bureaux du rez-de-chaussée, répliqua Agnès. Il était à Londres huit jours avant moi. Je crains que ce ne soit pour quelque affaire désagréable, Trotwood.

– Quelque affaire qui vous inquiète, je le vois, Agnès. Qu’est-ce donc ? »

Agnès posa son ouvrage, et me répondit en croisant les mains et en me regardant d’un air pensif avec ses beaux yeux si doux :

« Je crois qu’il va devenir l’associé de mon père !

– Qui ? Uriah ! le misérable aurait-il réussi par ses bassesses insinuantes à se glisser dans un si beau poste ! m’écriai-je avec indignation. N’avez-vous pas essayé quelque remontrance, Agnès ? Songez aux relations qui vont s’ensuivre. Il faut parler ; il ne faut pas laisser votre père faire une démarche si imprudente : il faut l’empêcher, Agnès, pendant qu’il en est encore temps ! »

Agnès, me regardant toujours, secouait sa tête en souriant faiblement de la chaleur que j’y mettais, puis elle me répondit :

« Vous vous rappelez notre dernière conversation à propos de papa ? Ce fut peu de temps après… deux ou trois jours peut-être, qu’il me laissa entrevoir pour la première fois ce que je vous apprends aujourd’hui. C’était bien triste de le voir lutter contre son désir de me faire accroire que c’était une affaire de son libre choix, et la peine qu’il avait à me cacher qu’il y était obligé. J’en ai eu bien du chagrin.

– Obligé ! Agnès ! qu’est-ce qui l’y oblige ?

– Uriah, répondit-elle après un moment d’hésitation, s’est arrangé pour lui devenir indispensable. Il est fin et vigilant. Il a deviné les faiblesses de mon père, il les a encouragées, il en a profité ; enfin, si vous voulez que je vous dise tout ce que je pense, Trotwood, papa a peur de lui. »

Je vis clairement qu’elle eût pu en dire davantage ; qu’elle en savait ou qu’elle en devinait plus long. Je ne voulus pas lui donner le chagrin de lui demander ce qu’elle me cachait : je savais qu’elle se taisait pour épargner son père : Je savais que, depuis longtemps, les choses prenaient ce chemin ; oui, en y réfléchissant, je ne pouvais me dissimuler qu’il y avait longtemps que cet événement se préparait. Je gardai le silence.

« Son ascendant sur papa est très-grand, dit Agnès. Il professe beaucoup d’humilité et de reconnaissance, c’est peut-être vrai… je l’espère, mais il a vraiment pris une position qui lui donne beaucoup de pouvoir, et je crains qu’il n’en use durement.

– Lui ! ce n’est qu’un chacal ; lui dis-je, et ce fut pour moi, sur le moment, un grand soulagement.

– Au moment dont je parle, celui où papa me fit cette confidence, poursuivit Agnès, Uriah lui avait dit qu’il allait le quitter ; qu’il en était bien fâché ; que cela lui faisait beaucoup de peine, mais qu’on lui faisait de très-belles propositions. Papa était très-abattu et plus accablé de soucis que nous ne l’avions jamais vu, vous et moi, mais il a semblé soulagé par cet expédient d’association, quoiqu’il parût en même temps en être blessé et humilié.

– Et comment avez-vous reçu cette nouvelle, Agnès ?

– J’ai fait ce que je devais, je l’espère, Trotwood, répliqua-t-elle. J’étais certaine qu’il était nécessaire pour la tranquillité de papa que ce sacrifice fut accompli ; je l’ai donc prié de le faire. Je lui ai dit que ce serait un grand poids de moins pour lui… puissé-je avoir dit vrai !… et que cela me donnerait plus d’occasions encore que par le passé de lui tenir compagnie. Oh ! Trotwood, s’écria Agnès en couvrant son visage de ses mains pour cacher ses larmes, il me semble presque que j’ai joué le rôle d’une ennemie de mon père, plutôt que celui d’une fille pleine de tendresse, car je sais que les changements que nous avons remarqués en lui ne viennent que de son dévouement pour moi. Je sais que s’il a rétréci le cercle de ses devoirs et de ses affections, c’était pour les concentrer sur moi tout entiers. Je sais toutes les privations qu’il s’est imposées pour moi, toutes les sollicitudes paternelles qui ont assombri sa vie, énervé ses forces et son énergie, en concentrant toutes ses pensées sur une seule idée. Ah ! si je pouvais tout réparer ! si je pouvais réussir à le relever, comme j’ai été la cause innocente de son abaissement ! »

Je n’avais jamais vu pleurer Agnès. J’avais bien vu des larmes dans ses yeux chaque fois que je rapportais de nouveaux prix de la pension, j’en avais vu encore la dernière fois que nous avions parlé de son père ; je l’avais vue détourner son doux visage quand nous nous étions séparés, mais je n’avais jamais été témoin d’un chagrin pareil. J’en étais si triste que je ne pouvais pas lui dire autre chose que des enfantillages comme ces simples paroles : « Je vous en prie, Agnès, je vous en prie, ne pleurez pas, ma chère sœur ! »

Mais Agnès m’était trop supérieure par le caractère et la persévérance (je le sais maintenant, que je le comprisse ou non alors), pour avoir longtemps besoin de mes prières. La sérénité angélique de ses manières qui l’a marquée dans mon souvenir d’un sceau si différent de toute autre créature, reparut bientôt, comme lorsqu’un nuage s’efface d’un ciel serein.

« Nous ne serons probablement pas seuls bien longtemps, dit Agnès, et puisque j’en ai l’occasion, permettez-moi de vous demander instamment, Trotwood, de montrer de la bienveillance pour Uriah. Ne le rebutez pas. Ne lui en voulez pas (comme je sais que vous y êtes en général disposé) de ce que vos caractères n’ont pas de sympathie. Ce n’est peut-être que lui rendre justice, car nous ne savons rien de positif contre lui. En tous cas, pensez d’abord à papa et à moi ! »

Agnès n’eut pas le temps d’en dire davantage, car la porte s’ouvrit et mistress Waterbrook, une femme étoffée, ou qui portait une robe très-étoffée, je ne sais lequel, car je ne pouvais pas distinguer ce qui appartenait à la robe de ce qui appartenait à la dame, entra toutes voiles dehors. J’avais un vague souvenir de l’avoir vue au spectacle, comme si elle avait passé devant moi dans une lanterne magique mal éclairée ; mais elle eut l’air de se rappeler parfaitement ma personne, qu’elle soupçonnait encore d’être en état d’ivresse.

Découvrant pourtant par degrés que j’étais de sens rassis, et, j’espère aussi, que j’étais un jeune homme bien élevé, mistress Waterbrook s’adoucit considérablement à mon égard, et commença par me demander si je me promenais beaucoup dans les parcs, puis, en second lieu, si j’allais souvent dans le monde. Sur ma réponse négative à ces deux questions, il me sembla que je recommençais à perdre beaucoup dans son estime : cependant elle mit beaucoup de bonne grâce à dissimuler la chose, et m’invita à dîner pour le lendemain. J’acceptai l’invitation et je pris congé d’elle, en demandant Uriah dans les bureaux en sortant ; il était absent et je laissai ma carte.

Quand j’arrivai pour dîner le lendemain, la porte de la rue, en s’ouvrant, me permit de pénétrer dans un bain de vapeur, parfumé d’une odeur de mouton, qui me fit deviner que je n’étais pas le seul invité ; je reconnus à l’instant le commissionnaire revêtu d’une livrée et posté au bas de l’escalier pour aider le domestique à annoncer. Il fit de son mieux pour avoir l’air de ne pas me connaître, quand il me demanda mon nom en confidence, mais moi, je le reconnus bien, et lui aussi, ce qui ne nous mettait pas à notre aise : ce que c’est que la conscience !

Je trouvai dans M. Waterbrook un monsieur entre deux âges, le cou très-court, avec un col de chemise très-vaste ; il ne lui manquait que d’avoir le nez noir pour ressembler parfaitement à un roquet, il me dit qu’il était heureux d’avoir l’honneur de faire ma connaissance, et quand j’eus déposé mes hommages aux pieds de mistress Waterbrook, il me présenta avec beaucoup de cérémonie à une dame très-imposante, revêtue d’une robe de velours noir, avec une grande toque de velours noir sur la tête ; bref, je la pris pour une proche parente d’Hamlet, sa tante par exemple.

Elle s’appelait mistress Henry Spiker ; son mari était là aussi et il avait un air si glacial, que ses cheveux me firent l’effet, non pas d’être gris, mais d’être parsemés de givre ou de frimas. On montrait la plus grande déférence au couple Spiker ; Agnès m’apprit que cela venait de ce que M. Henry Spiker était l’avoué de quelqu’un ou de quelque chose, je ne sais lequel, qui tenait de loin à la trésorerie.

Je trouvai Uriah Heep vêtu de noir au milieu de la compagnie. Il était plein d’humilité et me dit, quand je lui donnai une poignée de main, qu’il était fier de ce que je voulais bien faire attention à lui, et qu’il m’était très-obligé de ma condescendance. J’aurais voulu qu’il en fût un peu moins touché, car, dans l’excès de sa reconnaissance, il ne fit que roder toute la soirée autour de moi, et chaque fois que je disais un mot à Agnès, j’étais sûr d’apercevoir dans un coin ses yeux vitreux et son visage cadavéreux, qui nous hantaient comme ceux d’un déterré.

Les autres invités me firent l’effet d’avoir été frappés à la glace comme le champagne. L’un d’eux pourtant attira mon attention avant même d’être introduit ; j’avais entendu annoncer M. Traddles ; mes pensées se reportèrent à l’instant vers Salem-House ; serait-il possible, me disais-je, que ce fut ce Tommy qui dessinait toujours des squelettes !

J’attendais l’entrée de M. Traddles avec un intérêt inaccoutumé. Je vis un jeune homme tranquille, à l’air grave, aux manières modestes, avec des cheveux très-étranges et des yeux un peu trop ouverts ; il disparut si vite dans un coin sombre, que j’eus quelque peine à l’examiner. Enfin je parvins à le voir en face, et mes yeux me trompaient bien si ce n’était pas mon pauvre vieux Tommy.

Je m’approchai de M. Waterbrook pour lui dire que je croyais avoir le plaisir de retrouver chez lui un ancien camarade.

« En vérité ? dit M. Waterbrook d’un air étonné, vous êtes trop jeune pour avoir été en pension avec M. Henry Spiker ?

– Oh ! ce n’est pas de lui que je parle, repartis-je. Je parle d’un monsieur qui s’appelle Traddles.

– Oh ! oui, oui, en vérité ? dit mon hôte avec beaucoup moins d’intérêt, c’est possible.

– Si c’est véritablement mon ancien camarade, dis-je en regardant du côté de Traddles, nous avons été ensemble dans une pension qui s’appelait Salem-House : c’était un excellent garçon.

– Oh ! oui, Traddles est un bon garçon, répliqua mon hôte en hochant la tête d’un air de condescendance ; Traddles est un très-bon garçon.

– C’est vraiment, lui dis-je, une coïncidence assez curieuse.

– D’autant plus, répondit mon hôte, que c’est par hasard qu’il est ici : il n’a été invité ce matin que parce qu’il s’est trouvé une place vacante à table, par suite de l’indisposition du père de mistress Henry Spiker. C’est un homme très-bien élevé que le père de mistress Henry Spiker, M. Copperfield. »

Je murmurai quelques mots d’assentiment très-chaleureux et véritablement méritoires de la part d’un homme qui n’avait jamais entendu parler de lui ; puis je demandai quelle était la profession de M. Traddles.

« Traddles, dit M. Waterbrook, étudie pour le barreau ; c’est un très-bon garçon… incapable de faire du mal à personne qu’à lui-même.

– Quel mal peut-il se faire à lui-même ? répliquai-je, contrarié d’apprendre cette mauvaise nouvelle.

– Voyez-vous, repartit M. Waterbrook en faisant une petite moue et en jouant avec sa chaîne de montre, d’un certain air d’aisance presque impertinente, je ne crois pas qu’il arrive jamais à grand’chose. Je parierais, par exemple, qu’il n’aura jamais vaillant cinq cents livres sterling. Traddles m’a été recommandé par un de mes amis du barreau. Oh ! certainement, certainement, il ne manque pas de quelque talent pour étudier une cause et pour exposer clairement une question par écrit, mais voilà tout. J’ai le plaisir de lui jeter de temps en temps quelque affaire qui ne laisse pas que d’être considérable… pour lui s’entend. Oh ! certainement, certainement ! »

J’étais très-frappé de l’air de satisfaction dégagée dont M. Waterbrook prononçait de temps en temps son petit « Oh ! certainement ! » L’expression qu’il y mettait était étrange. Cela vous donnait tout de suite l’idée d’un homme qui était né, non pas comme on dit, avec une cuiller d’argent dans la bouche, mais avec une échelle à la main, et qui avait escaladé l’un après l’autre tous les échelons de la vie jusqu’à ce qu’il pût jeter du faîte un regard de patronage philosophique sur les gens qui pataugaient en bas dans le fossé.

Je continuai de réfléchir sur ce sujet, quand on annonça le dîner. M. Waterbrook offrit son bras à la tante d’Hamlet ; M. Henry Spiker donna le sien à mistress Waterbrook ; Agnès, que j’avais envie de réclamer, fut confiée à un monsieur souriant qui avait les jambes un peu grêles. Uriah, Traddles et moi, en notre qualité de jeunesse, nous descendîmes les derniers, sans cérémonie. Je ne fus pas tout à fait aussi contrarié que je l’aurais été d’avoir manqué le bras d’Agnès, en trouvant l’occasion, sur l’escalier, de renouer connaissance avec Traddles, qui fut ravi de me revoir, tandis qu’Uriah se tortillait près de nous avec une humilité et une satisfaction si indiscrètes, que j’avais grande envie de le jeter par-dessus la rampe.

Nous fûmes séparés à table, Traddles et moi. Nous étions aux deux bouts opposés ; il était perdu dans l’éclat éblouissant d’une robe de velours rouge, et moi dans le deuil de la tante d’Hamlet. Le dîner fut très-long, et la conversation roula tout entière sur l’aristocratie de naissance, sur ce qu’on appelle… le sang. Mistress Waterbrook nous répéta plusieurs fois que, si elle avait une faiblesse, c’était pour le sang.

Il me vint plusieurs fois à l’esprit que nous n’en aurions pas été plus mal, si nous n’avions pas été si comme il faut. Nous étions tellement comme il faut, que le cercle de la conversation était extrêmement restreint. Il y avait au nombre des invités un monsieur et une madame Gulpidge, qui avaient quelque rapport (M. Gulpidge, du moins) de seconde main avec les affaires légales de la Banque ; et entre la Banque et la Trésorerie, nous étions aussi exclusifs que le journal de la Cour, qui ne sort pas de là. Pour ajouter à l’agrément de la chose, la tante d’Hamlet avait le défaut de la famille et se livrait constamment à des soliloques décousus sur tous les sujets auxquels on faisait allusion. Il est vrai de dire qu’ils étaient peu nombreux, mais comme nous retombions toujours sur le sang, elle avait un champ aussi vaste pour donner carrière à ses spéculations abstraites que son neveu lui-même.

Le sang ! le sang ! on aurait pu se croire à un dîner d’ogres, tant la conversation prenait un ton sanguinaire.

« J’avoue que je suis de l’avis de mistress Waterbrook, dit M. Waterbrook en élevant son verre à la hauteur de ses yeux. Il y a bien des choses qui ont aussi leur valeur, mais moi je tiens pour le sang !

– Oh ! il n’y a rien d’aussi satisfaisant, observa la tante d’Hamlet, il n’y a rien qui rappelle autant le beau idéal de toutes ces sortes de choses en général. Il y a des esprits vulgaires (il y en a peu, j’espère, mais enfin il y en a) qui aiment mieux se prosterner devant ce que j’appellerais des idoles, positivement des idoles : devant de grands services rendus, des facultés éminentes, et ainsi de suite. Mais tout cela ce sont des êtres d’imagination. Il n’en est pas ainsi du sang. On voit le sang dans un nez, et on le reconnaît ; on le rencontre dans un menton, et on dit : « Le voilà, voilà du sang ! » C’est quelque chose de positif ; on le touche au doigt, cela n’admet pas de doute. »

Le monsieur souriant, doué de jambes grêles, qui avait donné le bras à Agnès, posa la question d’une manière plus nette encore, à ce qu’il me sembla.

« Dame ! vous savez, dit ce monsieur, en jetant un regard stupide tout autour de la table ; nous ne pouvons pas nous défaire de ça, voyez-vous ; nous avons du sang, bon gré mal gré, voyez-vous. Il y a des jeunes gens, voyez-vous, qui peuvent être un peu au-dessous de leur rang comme éducation et comme manières, qui font quelques sottises, voyez-vous, et qui se mettent dans de grands embarras, eux et les autres, et cætera. Mais du diable si on n’a pas toujours du plaisir à trouver qu’au fond ils ont du sang, voyez-vous. Pour mon compte, j’aimerais mieux, en tout cas, être jeté à terre par un homme qui aurait du sang, que d’être ramassé par quelqu’un qui n’en aurait pas. »

Cette déclaration, qui résumait admirablement l’essence de la question, eut le plus grand succès, et attira l’attention sur l’orateur jusqu’au moment de la retraite des dames. Je remarquai alors que M. Gulpidge et M. Henry Spiker, qui jusque-là s’étaient tenus à distance réciproque, formèrent une ligne défensive contre nous, gens de rien, comme étant l’ennemi commun, et échangèrent à travers la table un dialogue mystérieux pour notre mystification.

« Cette affaire de la première créance de quatre mille cinq cents livres sterling n’a pas suivi le cours auquel on s’attendait, Gulpidge, dit M. Henry Spiker.

– Voulez-vous parler du D. de A. ? dit M. Spiker.

– Du C. de B., » dit M. Gulpidge.

M. Spiker fit un mouvement de sourcils et parut très-ému.

« Quand la question fut présentée à lord ***, je n’ai pas besoin de le nommer… dit M. Gulpidge en s’arrêtant.

– Je comprends, dit M. Spiker, W***. »

M. Gulpidge fit un signe mystérieux.

« Quand la question lui fut présentée, il répondit : « Point d’argent, point de liberté ! »

– Bonté du ciel ! s’écria M. Spiker.

– Point d’argent point de liberté, répéta M. Gulpidge d’un ton ferme. L’héritier présomptif, vous me comprenez ?…

– K… dit M. Spiker avec un regard de connivence.

– K… alors a refusé absolument de signer. On l’a suivi jusqu’à New-Market pour le faire rétracter, et il a péremptoirement refusé sa signature. »

L’intérêt de M. Spiker devint si vif qu’il en était pétrifié.

« Voilà où en sont les choses, dit M. Gulpidge en se rejetant dans son fauteuil. Notre ami Waterbrook me pardonnera si j’évite de m’expliquer plus clairement, par égard pour l’importance des intérêts en jeu. »

M. Waterbrook était trop heureux, c’était facile à voir, qu’on voulût bien à sa table traiter, même par allusion, des intérêts si distingués et sous-entendre de tels noms. Il revêtit une expression de grave intelligence, quoique je sois persuadé qu’il ne comprenait pas plus que moi le sujet de la discussion, et exprima sa haute approbation de la discrétion qu’on observait. M. Spiker, après avoir reçu de son ami, M. Gulpidge, une confidence si importante, désira naturellement lui rendre la pareille. Le dialogue précédent fut suivi d’un autre qui fit le pendant ; ce fut au tour de M. Gulpidge à témoigner sa surprise ; puis il reprit ; M. Spiker fut surpris à son tour, et ainsi de suite. Pendant ce temps, nous autres profanes, nous étions accablés par la grandeur des intérêts enveloppés dans cette conversation mystérieuse, et notre hôte nous regardait avec orgueil comme des victimes d’une admiration et d’un respect salutaires.

Jugez si j’eus du plaisir à rejoindre Agnès dans le salon ! Après avoir causé avec elle dans un coin, je lui présentai Traddles qui était timide, mais très-aimable et toujours aussi bon enfant qu’autrefois. Il était obligé de nous quitter de bonne heure, attendu qu’il partait le lendemain matin pour un mois, de sorte que je ne pus pas causer avec lui aussi longtemps que je l’aurais voulu ; mais nous nous promîmes, en échangeant nos adresses, de nous donner le plaisir de nous revoir quand il serait de retour à Londres. Il apprit avec grand intérêt que j’avais retrouvé Steerforth, et parla de lui avec un tel enthousiasme, que je lui fis répéter devant Agnès ce qu’il en pensait. Mais Agnès se contenta de me regarder et de secouer un peu la tête quand elle fut sûre que j’étais seul à la voir.

Comme elle se trouvait entourée de gens avec lesquels il me semblait qu’elle ne devait pas être à son aise, je fus presque content de lui entendre dire qu’elle devait retourner chez elle au bout de peu de jours, malgré tous mes regrets de la perdre si vite. L’idée de cette séparation prochaine m’engagea à rester jusqu’à la fin de la soirée. Je me rappelais avec tant de plaisir, en causant avec elle et en l’entendant vanter l’heureuse vie que j’avais menée dans la vieille et grave maison qu’elle parait de tant de charmes, que j’aurais volontiers passé ainsi la moitié de la nuit. Mais à la fin, je n’avais plus d’excuses pour rester plus longtemps ; toutes les lumières de la soirée de M. Waterbrook étaient éteintes, et je fus bien obligé de partir à mon tour. Je sentis alors plus que jamais qu’elle était mon bon ange, et, en voyant son doux sourire et son visage serein, si je crus que c’étaient ceux d’un ange qui brillaient sur moi d’une sphère éloignée, j’espère qu’on me pardonnera cette illusion innocente.

J’ai dit que toute la société s’était retirée, j’aurais dû en excepter Uriah que je ne comprenais pas dans cette catégorie, et qui n’avait pas cessé de nous poursuivre. Il descendit l’escalier derrière moi. Il sortit de la maison derrière moi, et je le vois encore, faisant glisser sur ses longs doigts de squelette les doigts plus longs encore d’une paire de gants, qui semblaient faits pour la main de Guy Fawkes.

Je n’étais pas d’humeur à me soucier de la compagnie d’Uriah, mais je me souvins de la prière d’Agnès, et je lui demandai s’il voulait venir chez moi prendre une tasse de café.

« Oh ! vraiment, M. Trotwood, répliqua-t-il, je devrais dire M. Copperfield, mais l’autre nom me vient tout naturellement à la bouche… je ne voudrais pas vous gêner ; ne vous croyez pas obligé, je vous prie, d’inviter un humble personnage comme moi à venir chez vous.

– Cela ne me gêne pas, répondis-je, voulez-vous venir ?

– J’en serais bien heureux, répliqua Uriah, en se tortillant.

– Eh bien ! alors, venez ! »

Je ne pouvais m’empêcher de lui parler un peu sèchement, mais il n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Nous prîmes le chemin le plus court, sans entretenir grande conversation en route, et il avait poussé l’humilité jusqu’à ne faire autre chose tout le long du chemin, que de mettre perpétuellement ses abominables gants ; il les mettait encore quand nous arrivâmes à ma porte.

L’escalier était sombre, et je le pris par la main pour éviter qu’il se cognât la tête contre les murs, quoiqu’il me semblât que je tenais une grenouille dans la main, tant la sienne était froide et humide ; si bien que je fus tenté vingt fois de le lâcher et de m’enfuir. Mais Agnès et l’hospitalité l’emportèrent, et je l’amenai jusqu’au coin de mon feu. Quand j’eus allumé les bougies, il entra dans des transports d’humilité à la vue du salon qui lui était révélé, et quand je fis chauffer le café dans un simple pot d’étain que mistress Crupp affectionnait particulièrement pour cet usage (sans doute parce qu’il n’avait pas été fait pour cela, mais bien plutôt pour contenir l’eau chaude destinée à se faire la barbe, et peut-être aussi parce qu’il y avait une cafetière brevetée, d’un grand prix, qu’elle laissait moisir dans l’office), il manifesta une telle émotion que j’avais la plus grande envie de la lui verser sur la tête pour l’échauder.

« Oh ! vraiment, M. Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield ! je ne me serais jamais attendu à vous voir me servir ! mais il m’arrive de tous côtés tant de choses auxquelles je ne pouvais pas non plus m’attendre dans une situation aussi humble que la mienne, qu’il me semble que les bénédictions pleuvent sur ma tête. Vous avez sans doute entendu parler d’un changement dans mon avenir, M. Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield ? »

En le voyant assis sur mon canapé, ses longues jambes rapprochées pour soutenir sa tasse, son chapeau et ses gants par terre à côté de lui, sa cuiller s’agitant doucement dans sa tasse, avec ses yeux d’un rouge vif, qui semblaient avoir brûlé leurs cils, ses narines qui se dilataient et se resserraient comme toujours chaque fois qu’il respirait, des ondulations de serpent qui couraient tout le long de son corps depuis le menton jusqu’aux bottes, je me dis que décidément il m’était souverainement désagréable. J’éprouvais un malaise véritable à le voir chez moi, car j’étais jeune alors, et je n’avais pas encore l’habitude de cacher ce que je sentais vivement.

« Vous avez, je pense, entendu parler d’un changement dans mon avenir, Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield ? répéta Uriah.

– Oui, j’en ai entendu parler.

– Ah ! répondit-il tranquillement, je pensais bien que miss Agnès le savait ; je suis bien aise d’apprendre que miss Agnès en est instruite. Oh ! merci, M. Trot… M. Copperfield. »

J’avais bonne envie de lui jeter mon tire-bottes, qui était là tout prêt devant le feu, pour le punir de m’avoir ainsi tiré un renseignement qui regardait Agnès, quelque insignifiant qu’il pût être, mais je me contentai de boire mon café.

« Comme vous avez été bon prophète, monsieur Copperfield, poursuivit-il, comme vous avez vu les choses de loin ! Vous rappelez-vous que vous m’avez dit un jour que je deviendrais peut-être l’associé de M. Wickfield, et qu’alors l’étude porterait les noms de Wickfield et Heep ! Vous ne vous en souvenez peut-être pas ; mais une personne humble comme moi, M. Copperfield, n’oublie pas ces choses-là.

– Je me rappelle vous en avoir parlé, lui dis-je, quoique certainement cela ne me parût pas très-probable alors.

– Et qui aurait pu le croire probable, monsieur Copperfield ! dit Uriah avec enthousiasme. Ce n’était pas moi, toujours ! Je me rappelle vous avoir dit moi-même que ma position était beaucoup trop humble : et je vous disais là bien véritablement ce que je pensais. »

Il regardait le feu avec une grimace de possédé, et moi je le regardais.

« Mais les individus les plus humbles, monsieur Copperfield, peuvent servir d’instrument pour faire le bien, reprit-il. Je suis heureux d’avoir pu servir d’instrument au bonheur de M. Wickfield, et j’espère lui rendre encore des services. Quel excellent homme, monsieur Copperfield, mais comme il a été imprudent !

– Je suis bien fâché de ce que vous me dites là, lui dis-je, et je ne pus m’empêcher d’ajouter d’un ton significatif… sous tous les rapports.

– Certainement, monsieur Copperfield, répliqua Uriah, sous tous les rapports. Pour miss Agnès par-dessus tout ! Vous ne vous rappelez pas, monsieur Copperfield, l’éloquente expression dont vous vous êtes servi en me parlant d’elle, mais moi je me la rappelle bien. Vous m’avez dit un jour que tout le monde lui devait de l’admiration, et je vous en ai bien remercié, mais vous avez oublié tout cela naturellement, monsieur Copperfield ?

– Non, dis-je sèchement.

– Oh ! combien j’en suis heureux, s’écria Uriah ! quand je pense que c’est vous qui avez le premier allumé une étincelle d’ambition dans mon humble cœur et que vous ne l’avez pas oublié ! Oh !… voulez-vous me permettre de vous demander encore une tasse de café ? »

Il y avait quelque chose dans l’emphase qu’il avait mise à me rappeler ces étincelles que j’avais allumées, quelque chose dans le regard qu’il m’avait lancé en parlant, qui m’avait fait tressaillir comme si je l’avais vu tout d’un coup dévoilé par un jet de lumière. Rappelé à moi par la demande qu’il me faisait d’un ton si différent, je fis les honneurs du pot d’étain, mais d’une main si tremblante, avec un sentiment si soudain de mon impuissance à lutter contre lui, et avec tant d’inquiétude de ce qui allait survenir, que j’étais bien sûr de ne pouvoir lui cacher mon trouble.

Il ne disait rien. Il faisait fondre son sucre, buvait une gorgée de café, puis se caressait le menton de sa main décharnée, regardait le feu, jetait un coup d’œil sur la chambre, me faisait une grimace sous forme de sourire, se tortillait de nouveau dans l’excès de son respect servile, reprenait sa tasse de café, et me laissait le soin de recommencer la conversation.

« Ainsi donc, lui dis-je enfin, M. Wickfield qui vaut mieux que cinq cents jeunes gens comme vous… ou moi (ma vie en aurait dépendu que je n’aurais pas pu m’empêcher de couper ma phrase par un geste d’impatience bien prononcé), M. Wickfield a commis des imprudences, monsieur Heep ?

– Oh ! beaucoup d’imprudences, monsieur Copperfield, répliqua Uriah avec un soupir de modestie, beaucoup, beaucoup !… Mais vous seriez bien bon de m’appeler Uriah comme autrefois !

– Eh bien ! Uriah, dis-je en prononçant le mot avec quelque difficulté.

– Merci bien ! répliqua-t-il avec chaleur, merci bien, monsieur Copperfield ! Il me semble sentir la brise ou entendre les cloches d’autrefois, comme aux jours de ma jeunesse, quand je vous entends dire Uriah. Je vous demande pardon. Que disais-je donc ?

– Vous parliez de M. Wickfield.

– Ah ! oui, c’est vrai, dit-il, de grandes imprudences, monsieur Copperfield ! C’est un sujet auquel je ne voudrais faire allusion devant personne autre que vous. Et même avec vous, je ne puis qu’y faire allusion. Si tout autre que moi avait été à ma place depuis quelques années, à l’heure qu’il est, il aurait M. Wickfield (quel excellent homme, pourtant, monsieur Copperfield !) sous sa coupe. Sous… sa… coupe… » dit Uriah très-lentement en étendant sa main décharnée sur la table, et en la pressant si fort de son pouce sec et dur que la table et la chambre même en tremblèrent.

J’aurais été condamné à le regarder avec son vilain pied plat sur la tête de M. Wickfield, que je n’aurais pas pu, je crois, le détester davantage.

« Oh ! oui, monsieur Copperfield, continua-t-il d’une voix douce qui formait un contraste frappant avec la pression obstinée de ce pouce dur et sec, il n’y a pas le moindre doute. Ç’aurait été sa ruine, son déshonneur, je ne sais pas quoi, M. Wickfield ne l’ignore pas. Je suis l’humble instrument destiné à le servir dans mon humilité, et il m’élève à une situation que je pouvais à peine espérer d’atteindre. Combien je dois lui en être reconnaissant ! » Son visage était tourné de mon côté, mais il ne me regardait pas ; il ôta sa main de la table, et frotta lentement et d’un air pensif sa mâchoire décharnée comme s’il se faisait la barbe.

Je me rappelle quelle indignation remplissait mon cœur, en voyant l’expression de ce rusé visage, qui, à la lueur rouge de la flamme, m’annonçait de nouvelles révélations.

« Monsieur Copperfield, me dit-il… mais ne vous fais-je pas veiller trop tard ?

– Ce n’est pas vous qui me faites veiller, je me couche toujours tard.

– Merci, monsieur Copperfield. J’ai monté de quelques degrés dans mon humble situation depuis le temps où vous m’avez connu, cela est vrai, mais je suis toujours aussi humble. J’espère que je le serai toujours. Vous ne douterez pas de mon humilité si je vous fais une petite confidence, monsieur Copperfield, n’est-ce pas ?

– Non, dis-je avec effort.

– Merci bien ! Il tira son mouchoir de sa poche et se mit à en frotter la paume de ses mains. Miss Agnès, monsieur Copperfield ?

– Eh bien ! Uriah ?

– Oh ! quel plaisir de vous entendre dire Uriah spontanément, s’écria-t-il en faisant un petit saut comme une torpille électrique. Vous l’avez trouvée bien belle ce soir, monsieur Copperfield ?

– J’ai trouvé comme de coutume qu’elle avait l’air d’être sous tous les rapports au-dessus de tous ceux qui l’entouraient.

– Oh ! merci ! c’est parfaitement vrai, s’écria-t-il. Merci mille fois de ce que vous venez de dire là !

– Point du tout, répondis-je avec hauteur ; il n’y a pas de quoi.

– Voyez-vous, monsieur Copperfield, dit Uriah ; c’est précisément là-dessus que roule la confidence que je vais prendre la liberté de vous faire. Quelque humble que je sois, et il frottait ses mains plus énergiquement en les regardant de près, puis il regardait le feu ; quelque humble que soit ma mère, quelque modeste que soit notre pauvre mais honnête demeure (je n’ai pas d’objection à vous confier mon secret, monsieur Copperfield ; j’ai toujours eu de la tendresse pour vous, depuis que j’ai eu le plaisir de vous voir pour la première fois dans un tilbury), l’image de miss Agnès habite dans mon cœur depuis bien des années ! Oh ! monsieur Copperfield ! si vous saviez comme je l’adore ! Je baiserais la trace de ses pas. »

Je crois que je fus saisi de la folle idée de prendre dans la cheminée les pincettes toutes rouges, et de l’en poursuivre au grand galop. Heureusement, elle me sortit brusquement de la tête, comme une balle sort de la carabine, mais l’image d’Agnès souillée, rien que par l’ignoble audace des pensées de cet abominable rousseau ne me quitta pas l’esprit, pendant qu’il était là, assis tout de travers sur le canapé, comme si son âme odieuse donnait la colique à son corps : j’en avais presque le vertige. Il me semblait qu’il grandissait et s’enflait sous mes yeux, que la chambre retentissait des échos de sa voix ; enfin je me sentis possédé par une étrange sensation que tout le monde connaît peut-être jusqu’à un certain point ; il me semblait que tout ce qui venait de se passer était arrivé autrefois, n’importe quand, et que je savais d’avance ce qu’il allait me dire.

Je m’aperçus à temps que son visage exprimait sa confiance dans le pouvoir qu’il avait entre les mains, et cette observation contribua plus que tout le reste, plus que tous les efforts que j’aurais pu faire, à rappeler à mon souvenir la prière d’Agnès dans toute sa force. Je lui demandai avec une apparence de calme, dont je ne me serais pas cru capable l’instant d’auparavant, s’il avait fait connaître ses sentiments à Agnès.

« Oh ! non ! monsieur Copperfield, répliqua-t-il, mon Dieu, non, je n’en ai parlé qu’à vous. Vous comprenez, je commence à peine à sortir de l’humilité de ma situation ; je fonde en partie mes espérances sur les services qu’elle me verra rendre à son père, (car j’espère bien lui être très-utile, monsieur Copperfield), elle verra comme je faciliterai les choses à ce brave homme pour le tenir en bonne voie. Elle aime tant son père, monsieur Copperfield (quelle belle qualité chez une fille !), que j’espère qu’elle arrivera peut-être, par affection pour lui, à avoir quelques bontés pour moi. »

Je sondais la profondeur de l’intrigue de ce misérable, et je comprenais dans quel but il m’en faisait la confidence.

« Si vous voulez bien avoir la bonté de me garder le secret, monsieur Copperfield, poursuivit-il, et de ne rien faire pour le traverser, je regarderai cela comme une grande faveur. Vous ne voudriez pas me causer de désagréments. Je sais la bonté de votre cœur, mais comme vous ne m’avez connu que dans une humble situation (dans la plus humble situation, je devrais dire, car je suis bien humble encore), vous pourriez, sans le vouloir, me faire un peu de tort auprès de mon Agnès. Je l’appelle mon Agnès, voyez-vous, monsieur Copperfield. Il y a une chanson qui dit :

Un sceptre n’est rien sans toi,

Et je renonce à tout si tu veux être à moi.

Eh bien ! c’est ce que je compte faire un de ces jours. »

Chère Agnès ! Elle, pour qui je ne connaissais personne qui fût digne d’un cœur si aimant et si bon, était-il bien possible qu’elle fût réservée à devenir la femme d’un misérable comme celui-là !

« Il n’y a rien de pressé pour le moment, voyez-vous, monsieur Copperfield, continua Uriah, pendant que je me disais cela en le regardant se tortiller devant moi. Mon Agnès est très-jeune encore, et nous avons, ma mère et moi, bien du chemin à faire et bien des arrangements à prendre, avant qu’il soit à propos d’y penser. J’aurai, par conséquent, le temps de la familiariser avec mes espérances, à mesure que les occasions se présenteront. Oh ! que je vous suis reconnaissant de votre confiance. Oh ! vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir tout le soulagement que j’éprouve à penser que vous comprenez notre situation et que vous ne voudriez pas me causer des désagréments dans la famille en vous tournant contre moi. »

Il me prit la main sans que j’osasse la lui refuser, et après l’avoir serrée dans sa patte humide, il regarda le cadran effacé de sa montre.

« Bon Dieu ! dit-il ; il est plus d’une heure. Le temps passe si vite dans les confidences entre de vieux amis, monsieur Copperfield, qu’il est presque une heure et demie. »

Je lui répondis que je croyais qu’il était plus tard ; non que je le crusse réellement, mais parce que j’étais à bout. Je ne savais plus, en vérité, ce que je disais.

« Mon Dieu ! dit-il par réflexion ; dans la maison que j’habite, une espèce d’hôtel, de pension bourgeoise, près de New-River-Head, je vais trouver tout le monde couché depuis deux heures, monsieur Copperfield.

– Je suis bien fâché, répondis-je, de n’avoir ici qu’un seul lit, et de…

– Oh ! ne parlez pas de lit, monsieur Copperfield, répondit-il d’un ton suppliant, en relevant une de ses jambes. Mais, est-ce que vous verriez quelque inconvénient à me laisser coucher par terre devant le feu ?

– Si vous en êtes là, prenez mon lit, je vous en prie, et moi, je m’étendrai devant le feu. »

Il refusa mon offre, d’une voix assez perçante, dans l’excès de sa surprise et de son humilité, pour aller réveiller mistress Crupp, endormie, je suppose, à cette heure indue, dans une chambre éloignée, située à peu près au niveau de la marée basse, et bercée probablement dans son sommeil, par le bruit d’une horloge incorrigible, à laquelle elle en appelait toujours quand nous avions quelque petite discussion sur une question d’exactitude ; cette horloge était toujours de trois quarts d’heure en retard, quoiqu’elle eût été réglée chaque matin sur les autorités les plus compétentes. Aucun des arguments qui me venaient à l’esprit dans mon état de trouble, n’ayant d’effet sur sa modestie, je renonçai à lui persuader d’accepter ma chambre à coucher, et je fus obligé de lui improviser, le mieux possible, un lit auprès du feu. Le matelas du canapé (beaucoup trop court pour ce grand cadavre), les coussins du canapé, une couverture, le tapis de la table, une nappe propre et un gros paletot, tout cela composait un coucher dont il me fut platement reconnaissant. Je lui prêtai un bonnet de nuit dont il s’affubla à l’instant, et qui le rendait si horrible, que je n’ai jamais pu en porter depuis ; après quoi je le laissai reposer en paix.

Je n’oublierai jamais cette nuit-là. Je n’oublierai jamais combien de fois je me tournai et me retournai dans mon lit ; combien de fois je me fatiguai à penser à Agnès et à cet animal ; combien de fois je me demandai ce que je pouvais et ce que je devais faire, et tout cela, pour aboutir toujours à cette impasse, que je n’avais rien de mieux à faire pour le repos d’Agnès, que de ne rien faire du tout, et de garder pour moi ce que j’avais appris. Si je m’endormais un moment, l’image d’Agnès avec ses yeux si doux, et celle de son père la regardant tendrement, s’élevaient devant moi, pour me supplier de venir à leur aide, et me remplissaient de vagues terreurs. Chaque fois que je me réveillais, l’idée qu’Uriah dormait dans la chambre à côté m’oppressait comme un cauchemar, et je me sentais sur le cœur un poids de plomb ; j’avais peur d’avoir pris pour locataire un démon de la plus vile espèce.

Les pincettes me revenaient aussi à l’esprit dans mon sommeil, sans que je pusse m’en débarrasser. Il me semblait, tandis que j’étais à demi endormi et à demi éveillé, qu’elles étaient encore toutes rouges, et que je venais de les saisir pour les lui passer au travers du corps. Cette idée me poursuivait tellement, quoique sachant bien qu’elle n’avait aucune solidité, que je me glissai dans la pièce voisine pour m’assurer qu’il y était bien en effet, couché sur le dos, ses jambes étendues jusqu’au bout de la chambre ; il ronflait ; il avait un rhume de cerveau et sa bouche était ouverte comme une boîte aux lettres ; enfin, il était en réalité beaucoup plus affreux que mon imagination malade ne l’avait rêvé, et mon dégoût même devint une sorte d’attraction qui m’obligeait à revenir à peu près toutes les demi-heures pour le regarder de nouveau. Aussi cette longue nuit me sembla plus lente et plus sombre que jamais, et le ciel chargé de nuages s’obstinait à ne laisser paraître aucune trace du jour.

Quand je le vis descendre de bonne heure, le lendemain matin (car, grâce au ciel, il refusa de rester à déjeuner), il me sembla que la nuit disparaissait avec lui ; mais en prenant le chemin de mon bureau, je recommandai particulièrement à mistress Crupp de laisser mes fenêtres ouvertes, pour donner de l’air à mon salon, et le purifier de toutes les souillures de sa présence.

Chapitre XXVI. Me voilà tombé en captivité. §

Je ne vis plus Uriah Heep jusqu’au jour du départ d’Agnès. J’étais au bureau de la diligence pour lui dire adieu et la voir partir, et je la trouvai là qui retournait à Canterbury par le même véhicule. J’éprouvai du moins une petite satisfaction à voir cette redingote marron trop courte de taille, étroite et mal fagotée, en compagnie d’un parapluie qui ressemblait à une tente, plantés au bord du siège de derrière sur l’impériale, tandis qu’Agnès avait naturellement une place d’intérieur ; mais je méritais bien cette petite indemnité pour la peine que je pris de faire l’aimable avec lui pendant qu’Agnès pouvait nous voir. À la portière de la diligence, de même qu’au dîner de mistress Waterbrook, il planait autour de nous sans relâche comme un grand vautour, dévorant chaque parole que je disais à Agnès ou qu’elle me disait.

Dans l’état de trouble où m’avait jeté la confidence qu’il m’avait faite au coin de mon feu, j’avais réfléchi souvent aux expressions qu’Agnès avait employées en parlant de l’association. « J’ai fait, j’espère, ce que je devais faire. Je savais qu’il était nécessaire pour le repos de papa que ce sacrifice s’accomplit, et je l’ai engagé à le consommer. » J’étais poursuivi depuis lors par le triste pressentiment qu’elle céderait à ce même sentiment, et qu’elle y puiserait la force d’accomplir tout autre sacrifice par amour pour son père. Je connaissais son affection pour lui. Je savais combien sa nature était dévouée. J’avais appris d’elle-même qu’elle se regardait comme la cause innocente des erreurs de M. Wickfield, et qu’elle croyait avoir ainsi contracté envers lui une dette qu’elle désirait ardemment d’acquitter. Je ne trouvais aucune consolation à remarquer la différence qui existait entre elle et ce misérable rousseau en redingote marron, car je sentais que le grand danger venait précisément de la différence qu’il y avait entre la pureté et le dévouement de son âme et la bassesse sordide de celle d’Uriah. Il le savait bien, et il avait sans doute fait entrer tout cela en ligne de compte dans ses calculs hypocrites.

Cependant, j’étais si convaincu que la perspective lointaine d’un tel sacrifice suffirait pour détruire le bonheur d’Agnès, et j’étais tellement sûr, d’après ses manières, qu’elle ne se doutait encore de rien, et que cette ombre n’était pas encore tombée sur son front, que je ne songeais pas plus à l’avertir du coup dont elle était menacée, qu’à lui faire quelque insulte gratuite. Nous nous séparâmes donc sans aucune explication ; elle me faisait des signes et me souriait à la portière de la diligence pour me dire adieu, pendant que je voyais sur l’impériale son mauvais génie qui se tortillait de plaisir, comme s’il l’avait déjà tenue dans ses griffes triomphantes.

Pendant longtemps, ce dernier regard jeté sur eux ne cessa pas de me poursuivre. Quand Agnès m’écrivit pour m’annoncer son heureuse arrivée, sa lettre me trouva aussi malheureux de ce souvenir qu’au moment même de son départ. Toutes les fois que je tombais dans la rêverie, j’étais sûr que cette vision allait encore m’apparaître et redoubler mes tourments. Je ne passais pas une seule nuit sans y rêver. Cette pensée était devenue une partie de ma vie, aussi inséparable de mon être que ma tête l’était de mon corps.

J’avais tout le temps de me torturer à mon aise, car Steerforth était à Oxford, m’écrivait-il, et quand je n’étais pas à la cour des Commons’, j’étais presque toujours seul. Je crois que je commençais déjà à me sentir une secrète méfiance de Steerforth. Je lui répondis de la manière la plus affectueuse, mais il me semble qu’au bout du compte, je n’étais pas fâché qu’il ne pût pas venir à Londres pour le moment. Je soupçonne qu’à dire le vrai, l’influence d’Agnès, n’étant plus combattue par la présence de Steerforth, agissait sur moi avec d’autant plus de puissance qu’elle tenait plus de place dans mes pensées et mes préoccupations.

Cependant, les jours et les semaines s’écoulaient. J’avais décidément pris place chez MM. Spenlow et Jorkins. Ma tante me donnait quatre-vingts livres sterling par an, payait mon loyer et beaucoup d’autres dépenses. Elle avait loué mon appartement pour un an, et quoiqu’il m’arrivât encore de le trouver un peu triste le soir, et les soirées bien longues, j’avais fini par me faire une espèce de mélancolie uniforme, et par me résigner au café de mistress Crupp, et même par l’avaler, non plus à la tasse, mais à grands seaux, autant que je me rappelle cette période de mon existence. Ce fut à peu près à cette époque que je fis aussi trois découvertes : la première, c’est que mistress Crupp était très-sujette à une indisposition extraordinaire qu’elle appelait des espasmes, généralement accompagnée d’une inflammation dans les fosses nasales, et qui exigeait pour traitement une consommation perpétuelle d’absinthe ; la seconde, c’est qu’il fallait qu’il y eût quelque chose de particulier dans la température de mon office, qui fit casser les bouteilles d’eau-de-vie ; enfin je découvris que j’étais seul au monde, et j’étais fort enclin à rappeler cette circonstance dans des fragments de poésie nationale de ma composition.

Le jour de mon installation définitive chez MM. Spenlow et Jorkins ne fut marqué par aucune autre réjouissance, si ce n’est que je régalai les clercs au bureau de sandwiches et de xérès, et que je me régalai tout seul, le soir, d’un spectacle. J’allai voir l’Étranger comme une pièce qui ne dérogeait pas à la dignité de la cour des Doctors’-Commons, et j’en revins dans un tel état que je ne me reconnaissais plus dans la glace. M. Spenlow me dit à l’occasion de mon installation, en terminant nos arrangements, qu’il aurait été heureux de m’inviter à venir passer la soirée chez lui à Norwood, en l’honneur des relations qui s’établissaient entre lui et moi, mais que sa maison était un peu en désordre parce qu’il attendait le retour de sa fille qui venait de finir son éducation à Paris. Mais il ajouta que, lorsqu’elle serait arrivée, il espérait avoir le plaisir de me recevoir. Je savais en effet, qu’il était resté veuf avec une fille unique ; je le remerciai de ses bonnes intentions.

M. Spenlow tint fidèlement sa parole ; une quinzaine de jours après, il me rappela sa promesse en me disant que, si je voulais lui faire le plaisir de venir à Norwood le samedi suivant, pour y rester jusqu’au lundi, il en serait extrêmement heureux. Je répondis naturellement que j’étais tout prêt à lui donner ce plaisir, et il fut convenu qu’il m’emmènerait et me ramènerait dans son phaéton.

Le jour venu, mon sac de nuit même devint un objet de vénération pour les employés subalternes, pour lesquels la maison de Norwood était un mystère sacré. L’un d’eux m’apprit qu’il avait entendu dire que le service de table de M. Spenlow se composait exclusivement de vaisselle d’argent et de porcelaine de Chine, et un autre, qu’on y buvait du champagne tout le long du repas, comme on boit de la bière ailleurs. Le vieux clerc à perruque, qui s’appelait M. Tiffey, avait été plusieurs fois à Norwood, pour affaires, dans le courant de sa carrière, et, dans ces occasions solennelles, il avait pu pénétrer jusque dans la salle à manger qu’il décrivait comme une pièce des plus somptueuses, d’autant plus qu’il y avait bu du xérès brun de la Compagnie des Indes, d’une qualité si particulière, qu’il en faisait venir les larmes aux yeux.

La cour s’occupait ce jour-là d’une affaire qui avait déjà été ajournée ; il s’agissait de condamner un boulanger qui avait fait opposition dans sa paroisse à une taxe pour le pavage, et comme la dossier était deux fois plus long que Robinson Crusoé, d’après un calcul que j’avais fait, cela ne put finir qu’un peu tard. Pourtant le boulanger fut mis au ban de la paroisse pour six mois et obligé de payer des frais de toute espèce, après quoi le procureur du boulanger, le juge et les avocats des deux parties, qui étaient tous des parents très-proches, s’en allèrent ensemble à la campagne, pendant que je montais en phaéton avec M. Spenlow.

Ce phaéton était très-élégant ; les chevaux se rengorgeaient et levaient les jambes comme s’ils savaient qu’ils appartenaient aux Doctors’-Commons. Il y avait beaucoup d’émulation parmi ces messieurs à qui ferait le plus d’embarras, et nous pouvions nous vanter d’avoir là des équipages joliment soignés ; quoique j’aie toujours cru, comme je le croirai toujours, que de mon temps, le grand objet d’émulation, pour les docteurs de la cour, était l’empois ; car je ne doute pas que les procureurs n’en fissent alors une aussi grande consommation que peut le comporter la nature humaine.

Notre petit voyage pour nous rendre à Norwood fut donc très-agréable, et M. Spenlow profita de cette occasion pour me donner quelques avis sur ma profession. Il me dit que c’était la profession la plus distinguée ; qu’il fallait bien se garder de la confondre avec le métier d’avoué ; que cela ne se ressemblait pas ; que la nôtre était infiniment plus spéciale, moins routinière, et rapportait de plus beaux profits. Nous traitions les choses beaucoup plus à notre aise aux Commons’ qu’on ne pouvait les traiter ailleurs, et ce privilège seul faisait le nous une classe à part. Il me dit, qu’à la vérité, nous ne pouvions pas nous dissimuler (ce qui était bien désagréable) que nous étions surtout employés par des avoués ; mais il me donna à entendre que ce n’en était pas moins une race de gens bien inférieure à la nôtre, et que tous les procureurs qui se respectaient les regardaient du haut en bas.

Je demandai à M. Spenlow quelle était, selon lui, la meilleure espèce d’affaires dans la profession. Il me répondit qu’un bon procès sur un testament contesté, quand il s’agissait d’une petite terre de trente à quarante mille livres sterling, était peut-être ce qu’il y avait de mieux. Dans une affaire de cette espèce, il y avait d’abord à chaque phase de la procédure, une bonne petite récolte de profits à faire par voie d’argumentation ; puis les dossiers de témoignages s’entassaient les uns sur les autres à chaque interrogatoire pour et contre, sans parler des appels qu’on peut faire d’abord à la Cour des délégués et de là à la Chambre des lords ; mais comme on est à peu près sûr de retrouver les dépens sur la valeur de la propriété, les deux parties vont gaillardement de l’avant, sans s’inquiéter des frais. Là-dessus il se lança dans un éloge général de la Cour des Commons. « Ce qu’il y a le plus à admirer dans la Cour des Doctors’-Commons, disait-il, c’est la concentration des affaires. Il n’y a pas de tribunal aussi bien organisé dans le monde. On a tout sous la main, dans une coquille de noix. Par exemple, on porte devant la Cour du consistoire une affaire de divorce, ou une affaire de restitution. Très-bien. Vous commencez par essayer de la Cour du consistoire. Cela se passe tranquillement, en famille ; on prend son temps. À supposer qu’on ne soit pas satisfait de la Cour du consistoire, que fait-on ? On va devant la Cour des arches. Qu’est-ce que la Cour des arches ? La même Cour, dans le même local, avec la même barre, les mêmes conseillers ; il n’y a que le juge de changé, car le premier juge, celui de la Cour du consistoire, peut revenir plaider ici, quand cela lui convient, devant la Cour des arches, comme avocat. Ici, on recommence le même jeu. Vous n’êtes pas encore satisfait. très-bien. Alors, que fait-on ? On se présente devant la Cour des délégués. Qu’est-ce que la Cour des délégués ? Eh bien ! les délégués ecclésiastiques sont les avocats sans cause, qui ont vu le jeu qui s’est joué dans les deux Cours ; qui ont vu donner, couper et jeter les cartes ; qui en ont parlé à tous les joueurs, et qui, en conséquence, se présentent comme des juges tout neufs à l’affaire, pour tout régler à la satisfaction de tout le monde. Les mécontents peuvent parler de la corruption de la Cour, de l’insuffisance de la Cour, de la nécessité d’une réforme dans la Cour ; mais, avec tout cela, dit solennellement M. Spenlow, en terminant, plus le boisseau de grain est cher au marché, plus la Cour a d’affaires évoquées devant elle, et on peut dire au monde entier, la main sur la conscience : « Touchez seulement à la Cour, et c’en est fait du pays. »

J’écoutais avec attention, et quoique je doive avouer que j’avais quelques doutes sur la question de savoir si l’État était aussi redevable à la Cour que M. Spenlow le disait, je me soumis aussi respectueusement à ses opinions. Quant à l’affaire du prix du boisseau de blé, je sentis modestement que c’était un argument trop fort pour moi, mais qu’il n’en tranchait pas moins la question. Je n’ai pas pu me remettre encore, à l’heure qu’il est, de ce boisseau de blé. Il a reparu bien des fois durant ma vie, dans toute sorte de questions, toujours pour m’écraser. Je ne sais pas encore ce qu’il me veut, ni quel droit il a de venir m’opprimer dans une infinité d’occasions ; mais toutes les fois que je vois arriver sur la scène mon vieil ami, le boisseau de blé, toujours amené là, autant que je puis croire, comme des cheveux sur la soupe, je regarde la cause comme perdue sans ressource.

Mais ceci n’est qu’une digression. Je n’étais pas homme à toucher à la Cour et à bouleverser le pays. J’exprimai donc par un silence modeste l’assentiment que je donnais à tout ce que je venais d’entendre dire à mon supérieur en âge et en connaissances, et la conversation roula bientôt sur le drame et sur l’Étranger, puis sur les chevaux du phaéton, jusqu’au moment de notre arrivée devant la porte de M. Spenlow.

Un très-joli jardin s’étendait devant la maison, et quoique la saison ne fût pas favorable pour voir un jardin, tout était si bien tenu, que je fus enchanté. La pelouse était charmante, et j’apercevais dans l’obscurité des groupes d’arbres et de longues tonnelles, couvertes, sans doute, de fleurs et de plantes grimpantes au retour du printemps. « C’est là que miss Spenlow va se promener à l’écart, » me dis-je.

Nous entrâmes dans la maison qui était joyeusement éclairée, et je me trouvai dans un vestibule rempli de chapeaux, de paletots, de gants, de fouets et de cannes. « Où est miss Dora ? » demanda M. Spenlow au domestique. « Dora !, pensai-je, quel joli nom ! »

Nous entrâmes dans une pièce voisine, le fameux petit salon, où le vieux clerc avait bu du xérès brun de la Compagnie des Indes, et j’entendis une voix qui disait : « Ma fille Dora et Mademoiselle l’amie de confiance de ma fille Dora, je vous présente M. Copperfield. » C’était, sans doute, la voix de M. Spenlow, mais je n’en savais rien et peu m’importait. C’en était fait ! ma destinée était accomplie. J’étais captif, esclave. J’aimais Dora Spenlow à la folie.

C’était pour moi comme un être surhumain, une fée, une sylphide, je ne sais quoi ; quelque chose de tel qu’on n’avait jamais rien vu de pareil, et que tout le monde en raffolait. Je disparus à l’instant dans un abîme d’amour. Je n’eus pas le temps de m’arrêter sur le bord, ni de regarder en avant ou en arrière, je me précipitai la tête la première, avant d’avoir assez recouvré mes sens pour lui adresser la parole.

« J’ai déjà vu M. Copperfield, » dit une voix bien connue pendant que je saluais en murmurant quelques mots.

Ce n’était pas Dora qui parlait, non ; c’était son amie de confiance, miss Murdstone !

J’aurais bien dû m’étonner, eh bien ! non. Il me semble que je n’avais plus la faculté de m’étonner. Il n’y avait au monde que Dora Spenlow qui valût la peine qu’on s’étonnât pour elle. Je me mis à dire :

« Comment vous portez-vous, miss Murdstone ? J’espère que votre santé est bonne ?

– Très-bonne, répondit-elle.

– Et comment va M. Murdstone ?

– Mon frère se porte à merveille, je vous remercie. »

M. Spenlow, qui avait, je suppose, été surpris de me voir en pays de connaissance, plaça ici son mot :

« Je suis bien aise de voir, Copperfield, dit-il, que miss Murdstone et vous, vous soyez d’anciennes connaissances.

– Nous sommes alliés, M. Copperfield et moi, dit miss Murdstone d’un ton calme et sévère. Nous nous sommes un peu connus autrefois, dans son enfance ; les circonstances nous ont séparés depuis lors ; je ne l’aurais pas reconnu. »

Je répliquai que je l’aurais reconnue n’importe où, ce qui était vrai.

« Miss Murdstone a eu la bonté, me dit M. Spenlow, d’accepter l’office… si elle veut bien me permettre de l’appeler ainsi, d’amie confidentielle de ma fille Dora. Ma fille Dora étant malheureusement privée de sa mère, miss Murdstone veut bien lui accorder sa compagnie et sa protection. »

À propos de protection, il me passa une idée par la tête, c’est que miss Murdstone, comme ces pistolets de poche appelés life preserver, était plutôt faite pour l’attaque que pour la protection de personne. Mais c’est une idée qui ne fit que me passer dans l’esprit, comme toutes celles qui ne se rapportaient pas à Dora, que je regardai à l’instant même ; et il me sembla voir dans ses petites manières un peu volontaires et capricieuses qu’elle n’était pas très-disposée à mettre sa confiance dans sa compagne et protectrice Mlle Murdstone. Mais une cloche sonna ; M. Spenlow dit que c’était le premier coup pour le dîner, et me conduisit dans ma chambre.

Le moyen de s’habiller ou de faire quelque chose qui exigeât le moindre soin, quand on était plongé dans ce rêve d’amour ! c’eût été par trop ridicule. Tout ce que je pus faire, ce fut de m’asseoir devant le feu, la clef de mon sac de nuit entre les dents, incapable de toute autre chose que de penser à cette petite Dora, à sa grâce, à ses charmes, à ses yeux brillants. Quelle taille, quel visage, quelles manières enchanteresses, gracieuses jusques dans leurs caprices !

La cloche sonna si vite le second coup, que j’eus à peine le temps d’enfiler comme je pus mes habits, au lieu d’accomplir cette opération avec le soin que j’aurais voulu y apporter dans cette circonstance, et je descendis. Il y avait quelques personnes dans le salon. Dora parlait à un vieux monsieur en cheveux blancs. En dépit de ses cheveux blancs et de ses arrière-petits-enfants (car il se disait lui-même bisaïeul), j’étais horriblement jaloux de lui.

Quel état d’esprit que celui dans lequel j’étais plongé ! J’étais jaloux de tout le monde ! Je ne pouvais supporter l’idée que quelqu’un connût M. Spenlow mieux que moi. C’était une torture pour moi que d’entendre parler d’événements auxquels je n’avais pas pris part. Un monsieur parfaitement chauve, à tête luisante, fort aimable du reste, s’étant avisé de me demander à travers la table si c’était la première fois que je voyais le jardin, dans ma colère féroce et sauvage je ne sais pas ce que je lui aurais fait.

Je ne me rappelle pas les autres convives, je ne me rappelle que Dora. Je n’ai aucune idée de ce qu’on servit au dîner, je ne vis que Dora ; je crois vraiment que je dînai de Dora uniquement, et que je renvoyai une demi-douzaine d’assiettes sans y avoir touché. J’étais assis près d’elle, je lui parlais ; elle avait la plus douce petite voix, le petit rire le plus gai, les petites manières les plus charmantes et les plus séduisantes qui aient jamais réduit en servage un pauvre garçon éperdu. En tout, c’était une petite miniature ; elle n’en est que plus précieuse, me disais-je.

Quand elle quitta la salle à manger avec miss Murdstone (il n’y avait point là d’autres dames), je tombai dans une douce rêverie qui n’était troublée que par une vive inquiétude de ce que miss Murdstone pourrait dire de malveillant sur mon compte. Le monsieur aimable et chauve me raconta une longue histoire d’horticulture, je crois. Il me semble que je l’entendis me répéter plusieurs fois : « Mon jardinier. » J’avais l’air de lui prêter l’attention la plus soutenue, mais en réalité j’errais pendant tout ce temps dans le jardin d’Éden avec Dora. Mes craintes d’être desservi auprès de l’objet de toutes mes affections se ranimèrent quand nous rentrâmes dans le salon, à l’aspect du sombre visage de miss Murdstone dans le lointain. Mais j’en fus soulagé d’une manière inattendue.

« David Copperfield, dit miss Murdstone me faisant signe de venir la rejoindre près d’une fenêtre, un mot ! »

Je me trouvai en face de miss Murdstone :

« David Copperfield, me dit miss Murdstone, je n’ai pas besoin de m’étendre sur nos affaires de famille, le sujet n’est pas séduisant.

– Loin de là, mademoiselle, répliquai-je.

– Loin de là, répéta miss Murdstone. Je n’ai aucun désir de rappeler des querelles passées et des injures oubliées. J’ai été outragée par une personne, par une femme, je suis fâchée de le dire pour l’honneur de mon sexe, et, comme je ne pourrais parler d’elle sans mépris et sans dégoût, j’aime mieux ne pas y faire allusion. »

J’étais prêt à prendre feu pour ma tante. Cependant je me contins et lui dis qu’il serait certainement plus convenable, si miss Murdstone le voulait bien, de ne pas y faire allusion ; j’ajoutai que je ne pouvais entendre parler d’elle qu’avec respect, qu’autrement je prendrais hautement sa défense. »

Miss Murdstone ferma les yeux, pencha la tête avec dédain, puis, rouvrant lentement les yeux, elle reprit :

« David Copperfield, je n’essayerai pas de vous dissimuler que je me suis fait une opinion défavorable sur votre compte dans votre enfance. Je me suis peut-être trompée, ou bien vous avez cessé de justifier cette manière de voir ; ce n’est pas la question pour le moment. Je fais partie d’une famille remarquable, je crois, pour sa fermeté, et je ne suis sujette ni à changer d’avis ni à me laisser gouverner par les circonstances. Je puis avoir mon opinion sur votre compte. Vous pouvez avoir la vôtre sur le mien. »

J’inclinai la tête à mon tour.

« Mais il n’est pas nécessaire, dit miss Murdstone, que ces opinions en viennent à une collision ici même. Dans les circonstances actuelles, il vaut mieux pour tout le monde qu’il n’en soit rien. Puisque les hasards de la vie nous ont rapprochés de nouveau, et que d’autres occasions du même genre peuvent se présenter, je suis d’avis que nous nous traitions l’un l’autre comme de simples connaissances. Nos relations de famille éloignées sont une raison suffisante pour expliquer ce genre de rapports entre nous, et il est inutile que nous nous fassions remarquer. Êtes-vous du même avis ?

– Miss Murdstone, répliquai-je, je trouve que M. Murdstone et vous, vous en avez usé cruellement à mon égard, et que vous avez traité ma mère avec une grande dureté ; je conserverai cette opinion toute ma vie. Mais je souscris complètement à ce que vous proposez. »

Miss Murdstone ferma de nouveau les yeux, et pencha encore la tête ; puis touchant le revers de ma main du bout de ses doigts roides et glacés, elle s’éloigna en arrangeant les petites chaînes qu’elle portait aux bras et au cou, les mêmes et dans le même état exactement que la dernière fois que je l’avais vue. Je me rappelai alors, en pensant au caractère de miss Murdstone, les chaînes et les fers qu’on met au-dessus de la porte d’une prison pour annoncer au dehors à tous les passants ce qu’on peut s’attendre à trouver au dedans.

Tout ce que je sais du reste de la soirée, c’est que j’entendis la souveraine de mon cœur chanter des ballades merveilleuses composées en français et dont la moralité était en général qu’en tout état de cause, il fallait toujours danser, tra la la, tra la la ! Elle s’accompagnait sur un instrument enchanté qui ressemblait à une guitare. J’étais plongé dans un délire de béatitude. Je refusai tout rafraîchissement. Le punch en particulier révoltait tout mon être. Quand miss Murdstone vint l’arrêter pour l’emmener, elle sourit et me tendit sa charmante petite main. Je jetai par hasard un coup d’œil sur une glace et je vis que j’avais l’air d’un imbécile, d’un idiot. Je revins à ma chambre dans un état d’imbécillité, et je me levai le lendemain plongé toujours dans la même extase.

Il faisait beau, et comme je m’étais levé de grand matin, je pensai que je pouvais aller me promener dans une des allées en berceau, et nourrir ma passion en contemplant son image dans mon cœur. En traversant le vestibule, je rencontrai son petit chien qu’on appelait Jip, diminutif de Gipsy. Je l’approchai avec tendresse, car mon amour s’étendait jusqu’à lui, mais il me montra les dents, et il se réfugia sous une chaise en grognant, sans vouloir me permettre la plus légère familiarité.

Le jardin était frais et solitaire. Je me promenais en rêvant au bonheur que j’éprouverais si j’étais jamais fiancé à cette merveilleuse petite créature. Quant au mariage et à la fortune, je crois que j’étais presque aussi innocent de toute pensée de ce genre que dans le temps où j’aimais la petite Émilie. Être admis à l’appeler « Dora », à lui écrire, à l’aimer, à l’adorer, à croire qu’elle ne m’oubliait pas, même lorsqu’elle était entourée d’autres amis, c’était pour moi le nec plus ultra de l’ambition humaine, de la mienne au moins, bien certainement. Il n’y a pas de doute que je ne fusse alors un pauvre garçon ridicule et sentimental, mais ces sentiments annonçaient une pureté de cœur qui m’empêche d’en mépriser absolument le souvenir, quelque risible qu’il me semble aujourd’hui.

Je ne me promenais pas depuis bien longtemps quand, au détour d’une allée, je la rencontrai. Je rougis encore des pieds à la tête en tournant, par souvenir, le coin de cette allée, et la plume tremble entre mes doigts.

« Vous… sortez de bien bonne heure, miss Spenlow, lui dis-je.

– Oh ! je m’ennuie à la maison, dit-elle, et miss Murdstone est si absurde ! Elle a les idées les plus étranges sur la nécessité que l’atmosphère soit bien purifiée avant que je sorte. Purifiée ! » Ici elle se mit à éclater du rire le plus mélodieux. « Le dimanche matin, je ne joue pas du piano. Il faut bien faire quelque chose. Aussi j’ai dit à papa hier soir que j’étais décidée à sortir. Et puis, c’est le plus beau moment de la journée. N’est-ce pas ? »

Là-dessus je pris mon vol à l’étourdie et je lui dis ou plutôt je balbutiai que le temps me paraissait magnifique pour le moment, quoique je le trouvasse bien sombre il n’y avait pas plus d’une minute.

« Est-ce un compliment, dit Dora, ou si le temps est réellement changé ? »

Je répondis en balbutiant plus que jamais que ce n’était pas un compliment mais la vérité pure, quoique je ne me fusse pas aperçu du moindre changement dans le temps. Je parlais seulement de celui que j’éprouvais dans mes sentiments, ajoutai-je timidement pour achever l’explication.

Je n’ai jamais vu de boucles pareilles à celles qu’elle secoua alors pour cacher sa rougeur, et ce n’est pas étonnant, il n’y en a jamais eu de semblables au monde ! Quant au chapeau de paille et aux rubans bleus qui couronnaient ces boucles, quel trésor inestimable à suspendre dans ma chambre de Buckingham-Street, si je les avais eus en ma possession !

« Vous arrivez de Paris ? lui dis-je.

– Oui, répondit-elle. Y avez-vous jamais été ?

– Non.

– Oh ! J’espère pour vous que vous irez bientôt. Cela vous amusera tant ! »

Ma physionomie exprimait une profonde souffrance. Il m’était insupportable de penser qu’elle espérait me voir aller à Paris, qu’elle supposait que je pusse avoir l’idée d’y aller. Je me moquais bien de Paris ; je me moquais bien de la France ! Il me serait impossible, dans les circonstances présentes, de quitter l’Angleterre pour tous les trésors du monde. Rien ne pourrait m’y décider. Bref, j’en dis tant qu’elle recommençait à se voiler de ses boucles, quand le petit chien arriva en courant le long de l’allée, à notre grand soulagement.

Il était horriblement jaloux de moi, et s’obstinait à m’aboyer dans les jambes. Elle le prit dans ses bras, oh ciel ! et le caressa, sans qu’il cessât d’aboyer, il ne voulait pas me laisser le toucher, et, alors elle le battait ; mes souffrances redoublaient en voyant les jolies petites tapes qu’elle lui donnait sur le museau pour le punir, pendant qu’il clignait des yeux et lui léchait la main, tout en continuant de grommeler entre ses dents d’une voix de basse-taille. Enfin il se calma (je crois bien ! avec ce petit menton à fossettes appuyé sur son museau !) et nous prîmes le chemin de la serre.

« Vous n’êtes pas très-lié avec miss Murdstone, n’est-ce pas ? dit Dora… Mon chéri ! (Ces deux derniers mots s’adressaient au chien. Oh ! si c’eût été seulement à moi !)

– Non, répliquai-je, pas du tout.

– Elle est bien ennuyeuse, reprit-elle en faisant la moue. Je ne sais pas à quoi papa peut avoir pensé d’aller prendre quelqu’un d’aussi insupportable pour me tenir compagnie. Ne semble-t-il pas qu’on ait besoin d’être protégée ! Ce n’est pas moi toujours. Jip est un bien meilleur protecteur que miss Murdstone : n’est-ce pas, Jip, mon amour ? »

Il se contenta de fermer les yeux négligemment pendant qu’elle baisait sa petite caboche.

« Papa l’appelle mon amie de confiance, mais ce n’est pas vrai du tout, n’est-ce pas, Jip ? Nous n’avons pas l’intention de donner notre confiance à des gens si grognons, n’est-ce pas Jip ? Nous avons l’intention de la placer où il nous plaira, et de chercher nos amis nous-mêmes, sans qu’on aille à la découverte pour nous, n’est-ce pas Jip ? »

Jip fit en réponse un petit bruit qui ressemblait assez à celui d’une bouilloire à thé sur le feu. Quant à moi, chaque parole était un anneau de plus qu’on rivait à ma chaîne.

« C’est un peu dur, parce que nous n’avons pas une maman bien bonne, d’être obligée au lieu de cela de traîner une vieille femme ennuyeuse et maussade comme miss Murdstone, toujours à notre suite, n’est-ce pas, Jip ? Mais ne t’inquiète pas, Jip ; nous ne lui accorderons pas notre confiance, et nous nous donnerons autant de bon temps que nous pourrons en dépit d’elle, et nous la ferons enrager : c’est tout ce que nous pouvons faire pour elle, n’est-ce pas, Jip ? »

Pour peu que ce dialogue eût duré deux minutes de plus, je crois que j’aurais fini par me mettre à genoux sur le sable, au risque de les écorcher, et de me faire mettre à la porte par-dessus le marché. Mais, par bonheur, la serre n’était pas loin, et nous y arrivâmes comme elle finissait de parler.

Elle était remplie de beaux géraniums. Nous restions en contemplation devant les fleurs ; Dora sautait sans cesse pour admirer cette plante, puis cette autre ; et moi je m’arrêtais pour admirer celles qu’elle admirait. Dora tout en riant soulevait le chien dans ses bras par un geste enfantin pour lui faire sentir les fleurs ; si nous n’étions pas tous les trois en paradis, je sais que pour mon compte j’y étais. Le parfum d’une feuille de géranium me donne encore à l’heure qu’il est une certaine émotion demi-comique, demi-sérieuse qui change à l’instant le cours de mes idées. Je revois aussitôt un chapeau de paille avec des rubans bleus sur une forêt de boucles de cheveux, et un petit chien noir soulevé par deux jolis bras effilés, pour lui faire respirer le parfum des fleurs et des feuilles de géraniums.

Miss Murdstone nous cherchait. Elle nous rejoignit alors, et présenta sa joue disparate à la joue de Dora pour qu’elle embrassât ses rides toutes remplies de pondre de riz ; puis elle saisit le bras de son amie confidentielle, et, en avant marche ! nous emboitâmes le pas pour la salle à manger, comme si nous allions à l’enterrement d’un militaire.

Je ne sais pas le nombre de tasses de thé que j’acceptai, parce que c’était Dora qui l’avait fait, mais je me souviens parfaitement que j’en consommai tant que j’aurais dû détruire à jamais mon système nerveux, si j’avais eu des nerfs dans ce temps-là. Un peu plus tard, nous nous rendîmes à l’église, miss Murdstone se plaça entre nous deux, mais j’entendais chanter Dora, et je ne voyais plus la congrégation. On fit un sermon… sur Dora, naturellement, … et voilà j’en ai peur, tout ce que je retirai du service divin.

La journée se passa paisiblement, il ne vint personne ; on alla se promener, puis on dîna en famille, et nous passâmes la soirée à regarder des livres et des gravures. Miss Murdstone, une homélie devant elle et l’œil sur nous, montait la garde avec vigilance. Ah ! M. Spenlow ne se doutait guère, lorsqu’il était assis en face de moi après le dîner, avec son foulard sur la tête, de l’ardeur avec laquelle je le serrais en imagination dans mes bras, comme le plus tendre des gendres. Il ne se doutait guère, lorsque je pris congé de lui, le soir, qu’il venait de donner son consentement à mes fiançailles avec Dora, et que j’appelais en retour les bénédictions du ciel sur sa tête !

Nous partîmes de bonne heure le lendemain, car il y avait une affaire de sauvetage qui se présentait devant la Cour de l’amirauté et qui exigeait une connaissance assez exacte de toute la science de la navigation ; or, comme naturellement nous n’étions pas très-habiles sur cette matière à la Cour, le juge avait prié deux vieux Trinity-Masters d’avoir la charité de venir à son aide. Dora non moins matinale était déjà à table pour nous faire le thé, et j’eus le triste plaisir de lui ôter mon chapeau du haut du phaéton, pendant qu’elle se tenait sur le seuil de la porte avec Jip dans ses bras.

Je ne tenterai point d’inutiles efforts pour dépeindre ce que la Cour de l’amirauté me représenta ce jour-là, ni la confusion de mon esprit à l’endroit de l’affaire qui s’y traitait, je ne raconterai pas comment je lisais le nom de Dora inscrit sur la rame d’argent déposée sur la table comme emblème de notre haute juridiction, ni ce que je sentis quand M. Spenlow retourna chez lui sans moi (j’avais formé l’espoir insensé qu’il m’y ramènerait peut-être) : il me semblait que j’étais un matelot abandonné sur une île déserte par son vaisseau. Si cette vieille Cour pouvait se réveiller de son assoupissement et présenter sous une forme visible tous les beaux rêves que je fis sur Dora dans son sein, je m’en rapporterais à elle pour rendre témoignage à la vérité de mes paroles.

Je ne parle pas des rêves de ce jour-là seulement, mais de ceux qui me poursuivirent de jour en jour, de mois en mois. Quand je me rendais à la Cour ce n’était pas le moins du monde pour y étudier les affaires, non, c’était uniquement pour penser à Dora. S’il m’arrivait de donner un moment aux procès qui se plaidaient devant moi, c’était pour me demander, quand il s’agissait d’affaires matrimoniales, comment il se faisait que tous les gens mariés ne fussent pas heureux, car je pensais à Dora : et s’il était question de succession, je considérais quelles démarches j’aurais faites si tout cet argent m’avait été légué, pour obtenir enfin Dora. Pendant la première semaine de ma passion, j’achetai quatre gilets magnifiques, non pour ma propre satisfaction, je n’y mettais pas de vanité, mais à cause de Dora ; je pris l’habitude de porter des gants paille dans la rue, et c’est alors que je jetai les premiers fondements de tous les cors aux pieds dont j’aie jamais souffert. Si les bottes que je portais dans ce temps-là pouvaient reparaître pour les comparer avec la taille naturelle de mes pieds, elles prouveraient de la manière la plus touchante quel était alors l’état de mon cœur.

Et cependant, estropié volontaire en l’honneur de Dora, je faisais tous les jours plusieurs lieues à pied dans l’espérance de la voir. Non-seulement je fus bientôt aussi connu que le facteur sur la route de Norwood, mais je ne négligeais pas davantage les rues de Londres. J’errais dans les environs des magasins à la mode, je hantais les bazars comme un revenant, je me promenais en long et en large dans le parc : j’en étais éreinté. Parfois, à de longs intervalles et dans de rares occasions, je l’apercevais. Parfois je lui voyais agiter son gant à la portière d’une voiture, parfois je la rencontrais à pied, je faisais quelques pas avec elle et miss Murdstone, et je lui parlais. Dans ce dernier cas, j’étais toujours très-malheureux ensuite de ne lui avoir rien dit de ce qui m’occupait le plus, de ne pas lui avoir assez fait voir toute l’étendue de mon dévouement, dans la crainte qu’elle ne songeât seulement pas à moi. Je vous laisse à penser si je soupirais après une nouvelle invitation de M. Spenlow. Mais non, j’étais constamment désappointé, car je n’en recevais aucune.

Il fallait que mistress Crupp fût une femme douée d’une grande pénétration, car cet attachement ne datait que de quelques semaines, et je n’avais pas eu le courage, en écrivant à Agnès, de m’expliquer plus nettement qu’en disant que j’avais été chez M. Spenlow, dont toute la famille, ajoutais-je, se réduit à une fille unique ; il fallait, dis-je, que mistress Crupp fût une femme douée d’une grande pénétration, car, même dès le début de ma passion, elle avait découvert mon secret. Elle monta, un soir que j’étais plongé dans un grand abattement, me demander si je ne pouvais pas lui donner, pour la soulager dans une attaque de ses espasmes, une cuillerée de teinture de cardamome à la rhubarbe, parfumés de cinq gouttes d’essence de clous de girofle, c’était le meilleur remède pour sa maladie : si je n’avais pas cette liqueur sous la main, on pouvait la remplacer par un peu d’eau-de-vie, ce qui ne lui était pas aussi agréable, ajouta-t-elle, mais après la teinture de cardamome, c’était le meilleur pis aller. Comme je n’avais jamais entendu parler du premier remède et que j’avais toujours une bouteille du second dans mon armoire, j’en donnai un verre à mistress Crupp qui commença à le boire en ma présence pour me prouver qu’elle n’était pas femme à en faire un mauvais usage.

« Allons, courage, monsieur ! me dit mistress Crupp ; je ne puis supporter de vous voir ainsi, monsieur ; moi aussi, je suis mère ! »

Je ne saisissais pas bien l’application que je pouvais me faire de ce « moi aussi, » ce qui ne m’empêcha pas de sourire à mistress Crupp avec toute la bienveillance dont j’étais capable.

« Allons, monsieur ! dit mistress Crupp. Je vous demande pardon excuse ; mais je sais ce dont il s’agit, monsieur. Il y a une demoiselle là-dessous.

– Mistress Crupp ! répondis-je en rougissant.

– Le bon Dieu vous bénisse ! ne vous laissez pas abattre, monsieur, dit mistress Crupp avec un signe d’encouragement. Ayez bon courage, monsieur ! si celle-là n’est pas aimable pour vous, il n’en manque pas d’autres. Vous êtes un jeune monsieur avec qui on ne demande pas mieux que d’être aimable, monsieur Compère fils ; il faut seulement que vous vous estimiez ce que vous valez, monsieur. »

Mistress Crupp ne manquait jamais de m’appeler monsieur Compère fils : d’abord, sans aucun doute, parce que ce n’était pas mon nom, et ensuite peut-être en souvenir de quelque baptême où le parrain l’avait choisie pour sa commère.

« Qu’est-ce qui vous fait supposer qu’il y ait une demoiselle là-dessous, mistress Crupp ?

– Monsieur Compère fils, dit mistress Crupp d’un ton de sensibilité, moi aussi, je suis mère ! »

Pendant un moment mistress Crupp ne put faire autre chose que de se tenir la main appuyée sur son sein nankin, et de prendre des forces préventives contre le retour de ses coliques en sirotant sa médecine. Enfin elle me dit :

« Quand votre chère tante loua pour vous cet appartement, monsieur Compère fils, je me dis : « J’ai enfin trouvé quelqu’un à aimer ; le ciel en soit loué ; j’ai enfin trouvé quelqu’un à aimer ! » Voilà mon expression… Vous ne mangez pas assez, monsieur, et vous ne buvez pas non plus.

– Est-ce là-dessus que vous fondez vos suppositions, mistress Crupp ? demandai-je.

– Monsieur, dit mistress Crupp d’un ton qui approchait de la sévérité, j’ai fait le ménage de beaucoup de jeunes gens. Un jeune homme peut prendre trop de soin de sa personne, ou bien n’en prendre pas assez. Il peut se coiffer avec trop de soin, ou ne pas même faire sa raie de côté. Il peut porter des bottes trop larges ou trop étroites, cela dépend du caractère ; mais quelle que soit l’extrémité dans laquelle il se jette, dans l’un ou l’autre cas, monsieur, il y a toujours une demoiselle là-dessous. »

Mistress Crupp secoua la tête d’un air si déterminé que je ne savais plus quelle contenance faire.

« Le monsieur qui est mort ici avant vous, dit mistress Crupp, eh bien ! il était devenu amoureux… d’une servante d’auberge, et aussitôt il fit rétrécir tous ses gilets, pour ne pas paraître gonflé comme il était par la boisson.

– Mistress Crupp, lui dis-je, je vous prierai de ne pas confondre la jeune personne dont il s’agit avec une servante d’auberge ou avec toute autre créature de cette espèce, s’il vous plaît.

– M. Compère fils, repartit mistress Crupp, moi aussi je suis mère, et ce que vous dites là n’est pas probable. Je vous demande pardon de mon indiscrétion, monsieur. Je n’ai aucun désir de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais vous êtes jeune, M. Compère fils, et mon avis est que vous preniez courage, que vous ne vous laissiez pas abattre, et que vous vous estimiez à votre valeur. Si vous pouviez vous occuper à quelque chose monsieur, dit mistress Crupp, par exemple à jouer aux quilles, monsieur, c’est une jouissance ; cela vous distrairait et vous ferait du bien. »

À ces mots mistress Crupp me fit une révérence majestueuse en guise de remercîment pour ma médecine, et se retira en feignant de prendre grand soin de ne pas renverser l’eau-de-vie, qui avait complètement disparu. En la voyant s’éloigner dans l’obscurité, il me vint bien dans l’idée que mistress Crupp avait pris là une singulière liberté de me donner des conseils ; mais, d’un autre côté, je n’en étais pas fâché ; c’était une leçon pour moi de mieux garder mon secret à l’avenir.

Chapitre XXVII. Tommy Traddles. §

Peut-être fut-ce en conséquence de l’avis de mistress Crupp, et parce que l’idée des quilles me rappelait le souvenir de quelques parties avec Traddles, que je conçus le lendemain la pensée d’aller à la recherche de mon ancien camarade. Le temps qu’il devait passer hors de Londres était écoulé, et il demeurait dans une petite rue près de l’École vétérinaire, à Camden-Town, quartier spécialement habité, me dit l’un de nos clercs qui logeait par là, par de jeunes étudiants de l’école, qui achetaient des ânes en vie pour faire sur ces quadrupèdes des expériences in anima vili, dans leurs appartements particuliers. Je me fis donner par le même clerc quelques renseignements sur la situation de cette retraite académique, et je partis dans l’après-midi pour aller voir mon ancien camarade.

La rue en question laissait quelque chose à désirer. J’aurais voulu pour Traddles qu’elle lui donnât plus d’agrément. Je trouvai que les habitants ne se gênaient pas assez pour jeter au beau milieu du chemin ce dont ils ne savaient que faire, de sorte que non-seulement elle était boueuse et nauséabonde, mais encore qu’il y régnait un grand désordre de feuilles de choux. Ce n’était pas tout d’ailleurs, les végétaux ce jour-là s’étaient recrutés d’une vieille savate, d’une casserole défoncée, d’un chapeau de femme de satin noir et d’un parapluie, arrivés à différentes périodes de décomposition, que j’aperçus en cherchant le numéro de Traddles.

L’apparence générale du lieu me rappela vivement le temps où je demeurais chez M. et mistress Micawber. Un certain air indéfinissable d’élégance déchue qui s’attachait encore à la maison que je cherchais et qui la distinguait des autres, quoiqu’elles fussent toutes construites sur le modèle uniforme de ces essais primitifs d’un écolier maladroit qui apprend à dessiner des maisons, me rappela mieux encore le souvenir de mes anciens hôtes. La conversation à laquelle j’assistai, en arrivant à la porte qu’on venait d’ouvrir au laitier, ne fit qu’ajouter à la vivacité de mes réminiscences.

« Voyons, disait le laitier à une très-jeune servante, a-t-on pensé à ma petite note ?

– Oh ! monsieur dit qu’il va s’en occuper tout de suite, répondit-elle.

– Parce que… » reprit le laitier en continuant, comme s’il n’avait point reçu de réponse, et parlant plutôt, à ce qu’il me parut, d’après son ton et les regards furieux qu’il jetait dans l’antichambre, pour l’édification de quelqu’un qui était dans la maison que pour celle de la petite servante, « parce que voilà si longtemps que cette note va son train, que j’ai bien peur qu’elle ne finisse par prendre la clef des champs, et puis après ça cours après ! Or, vous comprenez que cela ne peut pas se passer ainsi ! » cria le laitier, toujours plus haut et d’un ton plus perçant, du fond du corridor jusque dans la maison.

Rien n’était plus en désaccord avec ses manières que son état de laitier. C’eût été un boucher ou un marchand de rogomme, qu’on lui eût encore trouvé la mine féroce pour son état.

La voix de la petite servante s’affaiblit ; mais il me sembla, d’après le mouvement de ses lèvres, qu’elle murmurait de nouveau qu’on allait s’occuper tout de suite de la note.

« Je vais vous dire, reprit le laitier en fixant les yeux sur elle pour la première fois et en la prenant par le menton : aimez-vous le lait ?

– Oui, beaucoup, répliqua-t-elle.

– Eh bien ! continua le laitier, vous n’en aurez pas demain. Vous m’entendez : vous n’aurez pas une goutte de lait demain. »

Elle me sembla par le fait soulagée d’apprendre qu’elle en aurait du moins aujourd’hui. Le laitier, après un signe de tête sinistre, laissa aller son menton, et ouvrant son pot de lait, de la plus mauvaise grâce du monde, remplit celui de la famille, puis s’éloigna en grommelant, et se remit à crier son lait dans la rue d’un ton furieux.

« Est-ce ici que demeure M. Traddles ? » demandai-je.

Une voix mystérieuse me répondit : « oui, » du fond du corridor. Sur quoi la petite servante répéta :

« Oui.

– Est-il chez lui ? »

La voix mystérieuse répondit de nouveau affirmativement et la servante fit écho. Là-dessus j’entrai, et d’après les indications de la petite bonne, je montai, suivi, à ce qu’il me sembla, par un œil mystérieux qui appartenait sans doute à la voix mystérieuse, qui partait elle-même d’une petite pièce située sur le derrière de la maison.

Je trouvai Traddles sur le palier. La maison n’avait qu’un premier étage, et la chambre dans laquelle il m’introduisit avec une grande cordialité était située sur le devant. Elle était très-propre quoique pauvrement meublée. Je vis qu’elle composait tout son appartement, car il y avait un lit-canapé, et les brosses et le cirage étaient cachés au milieu des livres, derrière un dictionnaire, sur la tablette la plus élevée. Sa table était couverte de papiers ; il était revêtu d’un vieil habit et travaillait de tout son cœur. Ce n’est pas, je crois, que j’eusse envie de dresser l’inventaire des lieux, mais je vis cela d’un coup d’œil, avant de m’asseoir, y compris l’église peinte sur son encrier de porcelaine ; c’était encore une faculté d’observation que j’avais appris à exercer du temps des Micawber. Divers arrangements ingénieux de son cru, pour dissimuler sa commode et pour loger ses bottes, son miroir à barbe, etc., me rappelaient avec une exactitude toute particulière les habitudes de Traddles, dans le temps où il faisait avec du papier à écolier des modèles de repaires d’éléphants assez grands pour y emprisonner des mouches, et où il se consolait dans ses chagrins par les fameux chefs-d’œuvre dont j’ai parlé plus d’une fois.

Dans un coin de la chambre j’aperçus quelque chose qui était soigneusement couvert d’un grand drap blanc, sans pouvoir deviner ce que c’était.

« Traddles, lui dis-je en lui donnant une seconde poignée de main, quand je fus assis, je suis enchanté de vous voir.

– C’est moi qui suis enchanté de vous voir, Copperfield, répliqua-t-il. Oh ! oui, je suis bien heureux de vous voir. C’est parce que j’étais vraiment ravi de vous voir quand nous nous sommes rencontrés chez M. Waterbrook, et que j’étais bien sûr que vous en étiez également bien aise, que je vous ai donné mon adresse ici, et non dans mon étude d’avocat.

– Ah ! vous avez une étude d’avocat ?

– C’est-à-dire que j’ai le quart d’une étude et d’un corridor, et aussi le quart d’un clerc, repartit Traddles. Nous nous sommes cotisés à quatre pour louer une étude, afin d’avoir l’air de faire des affaires, et nous payons de même le clerc entre nous. Il me coûte bel et bien deux shillings par semaine. »

Je retrouvai la simplicité de son caractère et sa bonne humeur accoutumée, mais aussi son guignon ordinaire, dans l’expression du sourire qui accompagnait cette explication.

« Ce n’est pas le moins du monde par orgueil, vous comprenez, Copperfield, dit Traddles, que je ne donne pas en général mon adresse ici. C’est uniquement dans l’intérêt des gens qui ont affaire à moi, et à qui cela pourrait bien ne pas plaire. J’ai déjà fort à faire pour percer dans le monde, et je ne dois pas songer à autre chose.

– Vous vous destinez au barreau, à ce que m’a dit M. Waterbrook ? lui dis-je.

– Oui, oui, dit Traddles en se frottant lentement les mains, j’étudie pour le barreau. Le fait est que j’ai commencé à prendre mes inscriptions, quoique un peu tard. Il y a déjà quelque temps que je suis inscrit, mais les cent livres sterling à payer c’était une grosse affaire, continua-t-il, en faisant la grimace comme s’il venait de se faire arracher une dent.

– Savez-vous à quoi je ne puis m’empêcher de penser en vous regardant, Traddles ? lui demandai-je.

– Non, dit-il.

– À ce costume bleu de ciel que vous portiez.

– Oui, oui, dit Traddles en riant ; un peu étroit aux bras et aux jambes, n’est-ce pas ? En bien ! ma foi ! c’était le bon temps ! qu’en dites-vous ?

– Je crois que quand notre maître nous aurait rendus un peu plus heureux, cela ne nous aurait pas fait de mal, répondis-je.

– Ça peut bien être, dit Traddles ; mais c’est égal, on s’amusait bien. Vous souvenez-vous de nos soirées dans le dortoir ? et des soupers ? et des histoires que vous racontiez ? Ah ! ah ! ah ! et vous rappelez-vous comme j’ai reçu des coups de canne pour avoir pleuré à propos de M. Mell ? Vieux Creakle, va ! C’est égal, je voudrais bien le revoir.

– Mais c’était une vraie brute avec vous, Traddles, lui dis-je avec indignation, car sa bonne humeur me rendait furieux, comme si c’était la veille que je l’eusse vu battre.

– Vous croyez ? repartit Traddles. Vraiment ? Peut-être bien ; mais il y a si longtemps que tout cela est fini. Vieux Creakle, va !

– N’était ce pas un oncle qui s’occupait alors de votre éducation ?

– Certainement, dit Traddles, celui auquel je devais toujours écrire et à qui je n’écrivais jamais ! Ah ! ah ! ah ! oui, certainement j’avais un oncle ; il est mort très-peu de temps après ma sortie de pension.

– Vraiment !

– Oui, c’était… c’était… comment appelez-vous ça ? un marchand de draps retiré, un ancien drapier, et il m’avait fait son héritier ; mais je n’ai plus été du tout de son goût en grandissant.

– Que voulez-vous dire ? demandai-je ; car je ne pouvais pas croire qu’il me parlât si tranquillement d’avoir été déshérité.

– Eh ! mon Dieu, oui, Copperfield, c’est comme ça, répliqua Traddles. C’était un malheur, mais je n’étais pas du tout de son goût. Il avait, disait-il, espéré toute autre chose, et de dépit il épousa sa femme de charge.

– Et qu’avez-vous fait alors ?

– Oh ! rien de particulier, répondit Traddles. J’ai demeuré avec eux un bout de temps, en attendant qu’il me poussât un peu dans le monde ; mais malheureusement sa goutte lui est remontée un jour dans l’estomac et il est mort ; alors elle a épousé un jeune homme, et je me suis trouvé sans position.

– Mais enfin, est-ce qu’il ne vous a rien laissé, Traddles ?

– Oh ! si vraiment, dit Traddles, il m’a laissé cinquante guinées. Comme mon éducation n’avait pas été dirigée vers un but spécial, au commencement je ne savais trop comment me tirer d’affaire. Enfin, je commençai, avec le secours du fils d’un avoué qui avait été à Salem-House, vous savez bien, Yawler… celui qui avait le nez tout de travers. Vous vous rappelez ?

– Non, il n’a pas été à Salem-House avec moi ; il n’y avait de mon temps que des nez droits.

– Au reste, peu importe, dit Traddles ; grâce à son aide, je commençai par copier des papiers de procédure. Comme cela ne me rapportait pas grand’chose, je me mis à rédiger et à faire des extraits et autres travaux de ce genre. Je travaille comme un bœuf, vous savez, Copperfield ; si bien que j’expédiai lestement la besogne. Eh bien ! je me mis alors dans la tête de m’inscrire pour étudier le droit, et voilà le reste de mes cinquante guinées parti. Yawler m’avait pourtant recommandé dans deux ou trois études, celle de M. Waterbrook entre autres, et j’y fis assez bien mes petites affaires. J’eus le bonheur aussi de faire la connaissance d’un éditeur qui travaille à la publication d’une encyclopédie, et il m’a donné de l’ouvrage. Tenez ! au fait, je travaille justement pour lui dans ce moment. Je ne suis pas trop mauvais compilateur, dit Traddles en jetant sur sa table le même regard de confiance sereine, mais je n’ai pas la moindre imagination ; je n’en ai pas l’ombre. Je ne crois pas qu’on puisse rencontrer un jeune homme plus dépourvu d’originalité que moi. »

Comme je vis que Traddles semblait attendre mon assentiment qu’il regardait comme tout naturel, je fis un signe de tête approbateur, et il continua avec la même bonhomie, car je ne puis trouver d’autre expression :

« Ainsi donc, peu à peu, en vivant modestement, je suis enfin venu à bout de ramasser les cent livres sterling, et grâce à Dieu, c’est payé, quoique le travail ait été… ait certainement été… » Ici Traddles fit une nouvelle grimace comme s’il venait de se faire arracher une seconde dent… « Un peu rude. Je vis donc de tout ça, et j’espère arriver un de ces jours à écrire dans un journal ; pour le coup ce serait mon bâton de maréchal. Maintenant que vous voilà, Copperfield, vous êtes si peu changé, et je suis si content de revoir votre bonne figure que je ne puis rien vous cacher. Il faut donc que vous sachiez que je suis fiancé.

– Fiancé ! ô Dora !

– C’est à la fille d’un pasteur du Devonshire : ils sont dix enfants. Oui ! ajouta-t-il en me voyant jeter un regard involontaire sur l’encrier ; voilà l’église : on fait le tour par ici, et on sort à gauche par cette grille. » Il suivait avec son doigt sur l’encrier, « et là où je pose cette plume est le presbytère, en face de l’église ; vous comprenez bien ? »

Je ne compris qu’un peu plus tard tout le plaisir avec lequel il me donnait ces détails ; car, dans mon égoïsme, je suivais en ce moment, dans ma tête, un plan figuré de la maison et du jardin de M. Spenlow.

« C’est une si bonne fille ! dit Traddles ; elle est un peu plus âgée que moi, mais c’est une si bonne fille ! Ne vous ai-je pas dit, l’autre fois, que je quittais Londres ? C’est que je suis allé la voir. J’ai fait le chemin à pied, aller et venir : quel voyage délicieux ! Probablement nous resterons fiancés un peu longtemps, mais nous avons pris pour devise : « Attendre et espérer. » C’est ce que nous disons toujours : « Attendre et espérer ! » Et elle m’attendra, mon cher Copperfield, jusqu’à soixante ans, ou mieux encore s’il le faut. »

Traddles se leva et posa la main d’un air triomphant sur le drap blanc que j’avais remarqué.

« Ce n’est pas pourtant, dit-il, que nous n’ayons pas déjà commencé à nous occuper de notre ménage. Non, non, bien au contraire, nous avons commencé. Nous irons petit à petit, mais nous avons commencé. Voyez, dit-il, en tirant le drap avec beaucoup d’orgueil et de soin, voilà déjà deux pièces de ménage : ce pot à fleurs et cette étagère, c’est elle-même qui les a achetés. Vous mettez cela à la fenêtre d’un salon, dit Traddles en se reculant un peu pour mieux admirer, avec une plante dans le pot, et… et voilà ! Quant à cette petite table avec un dessus de marbre (elle a deux pieds dix pouces de circonférence), c’est moi qui l’ai achetée. Vous voulez poser un livre, vous savez, ou bien vous avez quelqu’un qui vient vous voir, vous ou votre femme, et qui cherche un endroit pour poser sa tasse de thé, voilà ! reprit Traddles. C’est un meuble d’un beau travail et solide comme un roc. »

Je lui fis compliment de ces deux meubles, et Traddles replaça le drap avec le même soin qu’il avait mis à le soulever.

« Ce n’est pas encore grand’chose pour nous mettre dans nos meubles, dit Traddles, mais c’est toujours quelque chose. Les nappes, les taies d’oreiller et tout ça, voilà ce qui me décourage le plus, Copperfield, et la batterie de cuisine, les casseroles et les grils, et tous ces objets indispensables, parce que c’est cher, ça monte haut. Mais « attendre et espérer. » Et puis, si vous saviez, c’est une si bonne fille !

– J’en suis certain, lui dis-je.

– En attendant, dit Traddles en se rasseyant, et voilà la fin de tous ces ennuyeux détails personnels, je me tire d’affaire de mon mieux. Je ne gagne pas beaucoup d’argent, mais je n’en dépense pas beaucoup. En général, je prends mes repas à la table des habitants du rez-de-chaussée qui sont des gens très-aimables. M. et mistress Micawber connaissent la vie et sont de très-bonne compagnie.

– Mon cher Traddles, m’écriai-je, qu’est-ce que vous me dites là ? »

Traddles me regarda comme s’il ne savait pas à son tour ce que je disais là.

« M. et mistress Micawber ! répétai-je, mais je suis intimement lié avec eux. »

Justement on frappa à la porte de la rue un double coup où je reconnus, d’après ma vieille expérience de Windsor-Terrace, la main de M. Micawber : il n’y avait que lui pour frapper comme ça. Tout ce qui pouvait me rester de doutes encore dans l’esprit sur la question de savoir si c’étaient bien mes anciens amis s’évanouit, et je priai Traddles de demander à son propriétaire de monter. En conséquence, Traddles se pencha sur la rampe de l’escalier pour appeler M. Micawber qui apparut bientôt. Il n’était point changé : son pantalon collant, sa canne, le col de sa chemise et son lorgnon étaient toujours les mêmes, et il entra dans la chambre de Traddles avec un certain air de jeunesse et d’élégance.

« Je vous demande pardon, monsieur Traddles, dit M. Micawber, avec la même inflexion de voix que jadis, en cessant tout à coup de chantonner un petit air : je ne savais pas trouver dans votre sanctuaire un individu étranger à ce domicile. »

M. Micawber me fit un léger salut, et remonta le col de sa chemise.

« Comment vous portez-vous, lui dis-je, monsieur Micawber ?

– Monsieur, dit M. Micawber, vous êtes bien bon. Je suis dans le statu quo.

– Et mistress Micawber ? repris-je.

– Monsieur, dit M. Micawber, elle est aussi, grâce à Dieu, dans le statu quo.

– Et les enfants ? monsieur Micawber ?

– Monsieur, dit M. Micawber, je suis heureux de pouvoir vous dire qu’ils jouissent aussi de la meilleure santé. »

Jusque-là, M. Micawber, quoiqu’il fût debout en face de moi, ne m’avait pas reconnu du tout. Mais, en me voyant sourire, il examina mes traits avec plus d’attention, fit un pas en arrière et s’écria : « Est-ce possible ! est-ce bien Copperfield que j’ai le plaisir de revoir ? » et il me serrait les deux mains de toute sa force.

« Bonté du ciel ! monsieur Traddles, dit M. Micawber, quelle surprise de vous trouver lié avec l’ami de ma jeunesse, mon compagnon des temps passés ! Ma chère, cria-t-il par-dessus la rampe à mistress Micawber, pendant que Traddles semblait avec raison un peu étonné des dénominations qu’il venait de m’appliquer, il y a dans l’appartement de M. Traddles un monsieur qu’il désire avoir l’honneur de vous présenter, mon amour ! »

M. Micawber reparut à l’instant, et me donna une seconde poignée de main.

« Et comment se porte notre bon docteur, Copperfield, dit M. Micawber, et tous nos amis de Canterbury ?

– Je n’ai reçu d’eux que de bonnes nouvelles.

– J’en suis ravi, dit M. Micawber. C’est à Canterbury que nous nous sommes vus pour la dernière fois. À l’ombre de cet édifice religieux, pour me servir du style figuré immortalisé par Chaucer, de cet édifice qui a été autrefois le but du pèlerinage de tant de voyageurs des lieux les plus… en un mot, dit M. Micawber, tout près de la cathédrale.

– C’est vrai, lui dis-je. » M. Micawber continuait à parler avec la plus grande volubilité, mais il me semblait apercevoir sur sa physionomie qu’il écoutait avec intérêt certains sons qui partaient de la chambre voisine, comme si mistress Micawber se lavait les mains, et qu’elle ouvrit et fermât précipitamment des tiroirs dont le jeu n’était pas facile.

« Vous nous trouvez, Copperfield, dit M. Micawber en regardant Traddles du coin de l’œil, établis pour le moment dans une situation modeste et sans prétention, mais vous savez que, dans le cours de ma carrière, j’ai eu à surmonter des difficultés, et des obstacles à vaincre. Vous n’ignorez pas qu’il y a eu des moments dans ma vie où j’ai été obligé de faire halte, en attendant que certains événements prévus vinssent à bien tourner ; enfin qu’il m’a fallu quelquefois reculer pour réussir à ce que je puis, j’espère, appeler sans présomption, mieux sauter. Je suis pour l’instant parvenu à l’une de ces étapes importantes dans la vie d’un homme. Je recule dans ce moment-ci pour mieux sauter, et j’ai tout lieu d’espérer que je ne tarderai pas à finir par un saut énergique. »

Je lui en exprimais toute ma satisfaction, quand mistress Micawber entra. Son costume était encore moins soigné que par le passé : peut-être cela venait-il de ce que j’en avais perdu l’habitude ; elle avait pourtant fait quelques préparatifs pour voir du monde, elle avait même mis une paire de gants bruns.

« Ma chère, dit M. Micawber en l’amenant vers moi, voilà un gentleman du nom de Copperfield qui voudrait renouveler connaissance avec vous. »

Il eût mieux valu, à ce qu’il paraît, ménager cette surprise car mistress Micawber, qui était dans un état de santé précaire, en fut tellement troublée et souffrante, que M. Micawber fut obligé de courir chercher de l’eau à la pompe de la cour et d’en remplir une cuvette pour lui baigner les tempes. Elle se remit pourtant bientôt et manifesta un vrai plaisir de me revoir. Nous restâmes encore à causer tous ensemble pendant une demi-heure, et je lui demandai des nouvelles des deux jumeaux, « qui étaient aujourd’hui, me dit-elle, grands comme père et mère. » Quant à maître Micawber et mademoiselle sa sœur, elle me les représenta comme de vrais géants, mais ils ne parurent pas dans cette occasion.

M. Micawber désirait infiniment me persuader de rester à dîner. Je n’y aurais fait aucune objection, si je n’avais cru lire dans les yeux de mistress Micawber un peu d’inquiétude en calculant la quantité de viande froide contenue dans le buffet. Je déclarai donc que j’étais engagé ailleurs, et remarquant que l’esprit de mistress Micawber semblait par là soulagé d’un grand poids, je résistai à toutes les insistances de son époux.

Mais je dis à Traddles et à M. et mistress Micawber, qu’avant de pouvoir me décider à les quitter, il fallait qu’ils m’indiquassent le jour qui leur conviendrait pour venir dîner chez moi. Les occupations qui tenaient Traddles à la chaîne nous obligèrent à fixer une époque assez éloignée, mais enfin on choisit un jour qui convenait à tout le monde, et là-dessus je pris congé d’eux.

M. Micawber, sous prétexte de me montrer un chemin plus court que celui par lequel j’étais venu, m’accompagna jusqu’au coin de la rue dans l’intention, ajouta-t-il, de dire quelques mots en confidence à un ancien ami.

« Mon cher Copperfield, me dit M. Micawber, je n’ai pas besoin de vous répéter que c’est pour nous, dans les circonstances actuelles, une grande consolation que d’avoir sous notre toit une âme comme celle qui resplendit, si je puis m’exprimer ainsi, qui resplendit chez votre ami Traddles. Avec une blanchisseuse qui vend des galettes pour plus proche voisine, et un sergent de ville comme habitant de la maison d’en face, vous pouvez concevoir que sa société est une grande douceur pour mistress Micawber et pour moi. Je suis pour le moment occupé, mon cher Copperfield, à faire la commission pour les blés. Cette vocation n’est point rémunératrice : en d’autres termes elle ne rapporte rien, et des embarras pécuniaires d’une nature temporaire en ont été la conséquence. Je suis heureux de vous dire pourtant que j’ai en perspective la chance de voir arriver quelque chose (excusez-moi de ne pouvoir dire dans quel genre, je ne suis pas libre de vous livrer ce secret), quelque chose qui me permettra, j’espère, de me tirer d’affaire ainsi que votre ami Traddles, auquel je porte un véritable intérêt. Vous ne serez peut-être pas étonné d’apprendre que mistress Micawber est dans un état de santé qui ne rend pas tout à fait improbable la supposition que les gages de l’affection qui…, en un mot qu’un petit nouveau-né vienne bientôt s’ajouter à la troupe enfantine. La famille de mistress Micawber a bien voulu exprimer son mécontentement de cet état de choses. Tout ce que je peux dire, c’est que je ne sache pas que cela les regarde en aucune manière, et que je repousse cette manifestation de leurs sentiments avec dégoût et mépris. »

M. Micawber me donna alors une nouvelle poignée de main et me quitta.

Chapitre XXVIII. Il faut que M. Micawber jette le gant à la société. §

Jusqu’au jour où je devais recevoir les vieux amis que j’avais retrouvés, je vécus de Dora et de café. Mon appétit souffrait de l’ardeur de mon amour et j’en étais bien aise, car il me semblait que j’aurais commis un acte de perfidie envers Dora, si j’avais pu manger mon dîner avec plaisir comme à l’ordinaire. J’avais beau marcher tout le jour, l’exercice ne produisait pas ses conséquences naturelles, attendu que le désappointement détruisait l’effet du grand air. Et puis, il faut tout dire, j’ai des doutes trop justifiés par l’amère expérience que j’acquis à cette époque de ma vie, sur la question de savoir si un être humain, soumis à la perpétuelle torture d’avoir des bottes trop étroites, peut être sensible aux jouissances de la nourriture animale. Je crois qu’il faut d’abord que les extrémités soient libres avant que l’estomac puisse agir lui-même avec vigueur.

Je ne renouvelai pas, à l’occasion de cette petite réunion d’amis, les grands préparatifs que j’avais faits naguère. Je me procurai seulement une paire de soles, un petit gigot de mouton et un pâté de pigeons. Mistress Crupp se révolta à la première proposition que je lui fis timidement de faire cuire le poisson et le mouton ; elle me dit avec un sentiment profond de dignité blessée :

« Non, non, monsieur ! vous ne me demanderez pas une chose pareille. Vous me connaissez trop bien pour supposer que je sois capable de faire quelque chose qui répugne à mes sentiments. »

Mais à la fin il y eut un compromis, et mistress Crupp consentit à accomplir cette grande entreprise, à condition que je dînerais dehors, après cela, pendant quinze jours.

Je remarquerai ici que la tyrannie de mistress Crupp me causait des souffrances indicibles. Je n’ai jamais eu si grand’peur de personne. Nous passions notre vie à faire ensemble des compromis. Si j’hésitais, elle était saisie à l’instant de ce mal extraordinaire qui se tenait en embuscade dans quelque coin de son tempérament, prêt à saisir le moindre prétexte pour mettre sa vie en péril. Si je sonnais avec impatience, après une demi-douzaine de coups de sonnette modestes et sans effet, quand elle apparaissait, ce qui n’arrivait pas toujours, c’était d’un air de reproche ; elle tombait essoufflée sur une chaise près de la porte, appuyait la main sur son sein nankin, et se trouvait tellement indisposée, que j’étais bien heureux de me débarrasser d’elle au prix de mon eau-de-vie ou de tout autre sacrifice. Si je trouvais mauvais qu’elle n’eût pas encore fait mon lit à cinq heures de l’après-midi, ce que je persiste à regarder comme un arrangement incommode, un seul geste de la main vers cette région nankin de sa sensibilité blessée me mettait à l’instant dans la nécessité de balbutier des excuses. En un mot, j’étais prêt à faire toutes les concessions que l’honneur ne réprouvait pas, plutôt que d’offenser mistress Crupp. Elle était la terreur de ma vie.

J’achetai une servante d’occasion pour ce dîner, au lieu de prendre de nouveau le jeune homme bien adroit, contre lequel j’avais conçu quelques préjugés depuis que je l’avais rencontré un dimanche matin dans la Strand revêtu d’un gilet qui ressemblait étonnamment à l’un des miens qui me manquait depuis le jour où il avait servi chez moi. Quant à « la jeune personne, » elle fut invitée à se borner à apporter les plats et à se retirer ensuite hors de l’antichambre, sur le palier, d’où on ne pourrait l’entendre renifler, comme elle en avait l’habitude. C’était d’ailleurs le moyen d’éviter qu’elle pût fouler aux pieds les assiettes dans sa retraite précipitée.

Je préparai les matériaux nécessaires pour un bol de punch dont je comptais confier la composition à M. Micawber ; je me procurai une bouteille d’eau de lavande, deux bougies, un paquet d’épingles mélangées et une pelote que je plaçai sur ma toilette, pour aider aux soins de toilette de mistress Micawber. Je fis allumer du feu dans ma chambre à coucher pour l’agrément de mistress Micawber, puis, ayant mis le couvert moi-même, j’attendis avec calme l’effet de mes préparatifs.

À l’heure dite, mes trois invités arrivèrent ensemble, le col de chemise de M. Micawber était plus grand qu’à l’ordinaire, et il avait mis un ruban neuf à son lorgnon. Mistress Micawber avait enveloppé son bonnet dans un papier gris : Traddles portait le paquet et donnait le bras à mistress Micawber. Ils furent tous enchantés de mon appartement. Quand je conduisis mistress Micawber devant ma toilette, et qu’elle vit les préparatifs que j’avais faits en son honneur, elle en fut dans un tel ravissement qu’elle appela M. Micawber.

« Mon cher Copperfield, dit M. Micawber, c’est tout à fait du luxe. C’est une prodigalité qui me rappelle le temps où je vivais dans le célibat, et où mistress Micawber n’avait pas encore été sollicitée d’aller déposer sa foi sur l’autel de l’hyménée.

– Il veut dire sollicitée par lui, monsieur Copperfield, dit mistress Micawber d’un ton malin, il ne peut pas parler pour les autres.

– Ma chère, repartit M. Micawber avec un sérieux soudain, je n’ai aucun désir de parler pour les autres. Je sais trop bien que, lorsque dans les arrêts impénétrables du Destin vous m’avez été réservée, vous étiez peut-être réservée à un homme destiné, après de longs combats, à devenir enfin victime d’un embarras pécuniaire compliqué. Je comprends votre allusion, mon amie. Je la regrette, mais je vous la pardonne.

– Micawber ! s’écria mistress Micawber en pleurant, ai-je donc mérité d’être traitée ainsi ? moi qui ne vous ai jamais abandonné, qui ne vous abandonnerai jamais !

– Mon amour, dit M. Micawber très-ému, vous me pardonnerez, et notre ancien ami Copperfield me pardonnera aussi, j’en suis sûr, une susceptibilité momentanée causée par les blessures que vient de rouvrir une collision récente avec le séide du pouvoir, en d’autres termes, avec un misérable rat-de-cave attaché au service des eaux, et j’espère que vous plaindrez, sans le condamner, cet excès de sensibilité. »

Là-dessus M. Micawber embrassa mistress Micawber, me serra la main, et je conclus de l’allusion qu’il venait de faire qu’on lui avait supprimé l’eau de la ville, faute par lui de payer ce qu’il devait de taxe à la Compagnie.

Pour détourner ses pensées de ce sujet mélancolique, j’appris à M. Micawber que je comptais sur lui pour faire un bol de punch, et je lui montrai les citrons. Son abattement, pour ne pas dire son désespoir, disparut en un moment. Je n’ai jamais vu un homme jouir du parfum de l’écorce de citron, du sucre, de l’odeur du rhum et de la vapeur de l’eau bouillante comme M. Micawber ce jour-là. C’était plaisir de voir son visage resplendir au milieu du nuage formé par ces évaporations délicates, tandis qu’il mêlait, qu’il remuait, qu’il goûtait, qu’il avait l’air enfin, au lieu de préparer du punch, de s’occuper à faire une fortune considérable, qui devait enrichir sa famille de génération en génération. Quant à mistress Micawber, je ne sais si ce fut l’effet du bonnet ou de l’eau de lavande, ou des épingles, ou du feu, ou des bougies, mais elle sortit de ma chambre charmante, par comparaison, et surtout gaie comme un pinson.

Je suppose, je n’ai jamais osé le demander, mais je suppose, qu’après avoir frit les soles, mistress Crupp se trouva mal, parce que le dîner s’arrêta là. Le gigot arriva, tout rouge à l’intérieur et très-pâle à l’extérieur, sans compter qu’il était couvert d’une substance étrangère de nature poudreuse qui semblait indiquer qu’il était tombé dans les cendres de la fameuse cheminée de la cuisine. Peut-être le jus nous aurait-il fourni là-dessus quelques renseignements, mais il n’y en avait pas ; « la jeune personne » l’avait répandu tout entier sur l’escalier, où il formait une longue traînée, qui, soit dit en passant, resta là tant qu’elle voulut, sans être dérangée. Le pâté de pigeons n’avait pas trop mauvaise mine, mais c’était un pâté trompeur ; la croûte en ressemblait à ces têtes désespérantes pour le phrénologue, pleines de bosses et d’éminences, sous lesquelles il n’y a rien de particulier. En un mot, le banquet fit fiasco, et j’aurais été très-malheureux (de mon peu de succès, veux-je dire, car je l’étais toujours en songeant à Dora) si je n’avais été récréé par la bonne humeur de mes hôtes et par une idée lumineuse de M. Micawber.

« Mon cher Copperfield, dit M. Micawber, il arrive des accidents dans les maisons les mieux tenues, mais dans les ménages qui ne sont pas gouvernés par cette influence souveraine qui sanctifie et rehausse le… la…, en un mot, par l’influence de la femme revêtue du saint caractère de l’épouse, on peut les attendre à coup sûr, et il faut savoir les supporter avec philosophie. Si vous me permettiez de vous faire remarquer qu’il y a peu de comestibles qui vaillent mieux dans leur genre qu’une grillade, je vous dirais qu’avec la division du travail, nous pourrions arriver à un excellent résultat de cette nature, si la jeune personne qui vous sert pouvait seulement nous procurer un gril ; je vous réponds qu’alors ce petit malheur serait bientôt réparé. »

Il y avait dans l’office un gril sur lequel on faisait cuire, tous les matins, ma tranche de lard : on l’apporta en un clin d’œil et on s’appliqua à l’instant à mettre à exécution l’idée de M. Micawber. La division du travail qu’il avait conçue s’accomplissait ainsi : Traddles coupait le mouton par tranches, M. Micawber, qui avait un grand talent pour toutes les choses de ce genre, les couvrait de poivre, de sel et de moutarde ; je les plaçais sur le gril, je les retournais avec une fourchette, puis je les enlevais sous la direction de M. Micawber, pendant que mistress Micawber faisait chauffer et remuait constamment de la sauce aux champignons dans une petite écuelle. Quand nous eûmes assez de tranches pour commencer, nous tombâmes dessus avec nos manches encore retroussées et une nouvelle série de grillades devant le feu, partageant notre attention entre le mouton en activité de service sur nos assiettes et celui qui cuisait encore.

La nouveauté de ces opérations culinaires, leur excellence, l’activité qu’elles exigeaient, la nécessité de se lever à tout moment pour regarder les tranches qui étaient devant le feu et de se rasseoir à tout moment pour les dévorer à mesure qu’elles sortaient du gril, tout chaud tout bouillant ; nos teints animés par notre ardeur et par celle du feu, tout cela nous amusait tant, qu’au milieu de nos rires folâtres et de nos extases gastronomiques, il ne resta bientôt plus du gigot que l’os ; mon appétit avait reparu d’une manière merveilleuse. Je suis honteux de le dire, mais je crois en vérité, que j’oubliai Dora un moment, un tout petit moment ; je suis convaincu que M. et mistress Micawber n’auraient pas trouvé la fête plus réjouissante quand ils auraient vendu un lit pour la payer. Traddles riait, mangeait et travaillait avec le même entrain, et nous en faisions tous autant. Jamais vous n’avez vu succès plus complet.

Nous étions donc au comble du bonheur et nous travaillions, chacun dans notre département respectif, à amener la dernière grillade à un degré de perfection qui pût couronner la fête, quand je m’aperçus qu’un étranger était entré dans la chambre ; et mes yeux rencontrèrent ceux du grave Littimer qui se tenait devant moi, le chapeau à la main.

« Qu’y a-t-il donc ? demandai-je involontairement.

– Je vous demande pardon, monsieur ; on m’avait dit d’entrer. Mon maître n’est-il pas ici, monsieur ?

– Non.

– Vous ne l’avez pas vu, monsieur ?

– Non, est-ce que vous n’étiez pas avec lui ?

– Pas pour le moment, monsieur.

– Vous a-t-il dit que vous le trouveriez ici ?

– Pas précisément, monsieur, mais je pense qu’il y viendra demain, puisqu’il n’est pas venu aujourd’hui.

– Vient-il d’Oxford ?

– Si monsieur voulait bien s’asseoir, continua-t-il avec respect, je lui demanderais la permission de le remplacer pour le moment. » Là-dessus il prit la fourchette sans que je fisse aucune résistance, et il se pencha sur le gril comme s’il concentrait toute son attention sur cette opération délicate.

L’arrivée de Steerforth ne nous aurait pas beaucoup dérangés ; mais nous fûmes en un instant complètement humiliés et découragés par la présence de son respectable serviteur. M. Micawber se laissa glisser sur sa chaise, en chantonnant un air pour montrer qu’il était parfaitement à son aise. Le manche d’une fourchette qu’il avait cachée précipitamment dans son gilet passait encore au travers, comme s’il venait de se poignarder. Mistress Micawber enfila ses gante bruns et prit un air de langueur élégante. Traddles passa ses mains graisseuses dans ses cheveux, qu’il hérissa complètement, et regarda la nappe d’un air de confusion. Quant à moi, je n’étais plus qu’un baby à ma propre table, et j’osais à peine jeter un regard sur ce respectable phénomène qui arrivait je ne sais d’où pour mettre ma maison en ordre.

Cependant, il retira le mouton du gril et en offrit gravement à tout le monde à la ronde. On accepta, mais nous avions tous perdu l’appétit, et nous ne fîmes plus que semblant de manger. En nous voyant repousser nos assiettes, il les enleva sans bruit et mit le fromage sur la table. Il l’enleva ensuite quand on eut fini, desservit, entassa les assiettes sur la servante, nous donna des petits verres, plaça le vin sur la table, et de son propre mouvement roula la servante dans l’office. Tout cela fut exécuté dans la perfection et sans qu’il levât seulement les yeux, uniquement occupé, à ce qu’il semblait, de son affaire. Mais lorsqu’il tournait les talons, je voyais, rien qu’à ses coudes, qu’ils exprimaient hautement sa ferme conviction que j’étais extrêmement jeune.

« Voulez-vous que je fasse encore quelque chose, monsieur ?

– Je vous remercie, lut dis-je. Mais vous allez dîner aussi ?

– Non, monsieur, je vous suis bien obligé.

– M. Steerforth vient-il d’Oxford ?

– Pardon, monsieur ?

– Je demande si M. Steerforth vient d’Oxford ?

– Je pense qu’il sera ici demain, monsieur. Je croyais même le trouver chez vous aujourd’hui. C’est sans doute moi, monsieur, qui me serai trompé.

– Si vous le voyez avant moi…

– Je demande pardon à monsieur, mais je ne pense pas le voir avant monsieur.

– Dans le cas où vous le verriez, dites-lui que je suis bien fâché qu’il ne soit pas venu ici aujourd’hui, parce qu’il y aurait trouvé un de ses anciens camarades.

– Vraiment, monsieur ? » et il partagea son salut entre moi et Traddles auquel il jeta un coup d’œil.

Il prenait sans bruit le chemin de la porte, lorsque, faisant un effort désespéré pour lui dire enfin quelque chose d’un ton simple et naturel, ce qui lui était pas encore arrivé, je lui dis :

« Eh ! Littimer !

– Monsieur !

– Êtes-vous resté longtemps à Yarmouth cette fois ?

– Pas très-longtemps, monsieur.

– Vous avez vu achever le bateau ?

– Oui, monsieur, j’étais resté pour voir achever le bateau.

– Je le sais. (Il leva les yeux sur moi d’un air de respect.) M. Steerforth ne l’a pas encore vu, je pense ?

– Je ne puis pas vous dire, monsieur. Je pense… mais je ne puis réellement pas dire… je souhaite le bonsoir à monsieur. »

Il comprit tous les assistants dans le salut respectueux qui suivit ces mots, puis il disparut. Mes hôtes semblèrent respirer plus librement après son départ, et quant à moi, je me sentis on ne peut plus soulagé, car, outre la contrainte que m’inspirait toujours l’étrange conviction où j’étais que mes moyens étaient paralysés devant cet homme, ma conscience était troublée de l’idée que j’avais pris son maître en défiance, et je ne pouvais réprimer une certaine crainte vague qu’il ne s’en fût aperçu. Comment se faisait-il qu’ayant si peu de choses à cacher, je tremblais toujours que cet homme ne vînt à deviner mon secret.

M. Micawber me tira de mes réflexions auxquelles se mêlait une certaine crainte mêlée de remords, de voir Steerforth apparaître lui-même, en donnant les plus grands éloges à Littimer absent, comme étant un très-respectable garçon et un excellent domestique. Il est bon de remarquer que M. Micawber avait pris sa grande part du salut fait à la compagnie, et qu’il l’avait reçu avec une condescendance infinie.

« Mais le punch, mon cher Copperfield, dit M. Micawber en le goûtant, est comme le vent et la marée, il n’attend personne. Ah ! sentez-vous son parfum ? il est pour le moment fort à point. Mon amour, voulez-vous nous donner votre avis ? »

Mistress Micawber déclara qu’il était excellent. « Alors, dit M. Micawber, je vais boire, si notre ami Copperfield veut bien me permettre de prendre cette liberté, … je vais boire au temps où mon ami Copperfield et moi nous étions plus jeunes, et où nous luttions côte à côte contre les difficultés de ce monde pour percer chacun de notre côté. Je puis dire de moi et de Copperfield, comme nous l’avons souvent chanté ensemble :

Nous avons battu la campagne

Pour y cueillir le bouton d’or,

tout cela au figuré, bien entendu. Je ne sais pas bien, dit M. Micawber avec son ancien roulement dans la voix et cette manière indéfinissable de chercher quelque terme élégant, ce que c’est que ces boutons d’or de la chansonnette, mais je ne doute pas que nous ne les eussions souvent cueillis, Copperfield et moi, si cela avait été possible. »

M. Micawber, en parlant ainsi, but un coup. Nous fîmes tous de même. Traddles était évidemment plongé dans l’étonnement et se demandait à quelle époque lointaine M. Micawber avait pu m’avoir pour compagnon dans cette grande lutte du monde, où nous avions combattu côte à côte.

« Ah ! dit M. Micawber en s’éclaircissant le gosier, et doublement échauffé par le punch et par le feu, ma chère, un second verre ? »

Mistress Micawber dit qu’elle n’en voulait qu’une goutte, mais nous ne voulûmes pas entendre parler de cela, et on lui en versa un plein verre.

« Comme nous sommes ici entre nous, monsieur Copperfield, dit mistress Micawber en buvant son punch à petites gorgées, puisque M. Traddles est de la maison, je voudrais bien avoir votre opinion sur l’avenir de M. Micawber. Le commerce des grains, continua-t-elle d’un ton sérieux, peut être un commerce distingué, mais il n’est pas productif. Des commissions qui rapportent deux shillings et neuf pence en quinze jours ne peuvent pas, quelque modeste que soit notre ambition, être considérées comme une bonne affaire. »

Nous convînmes tous de cette vérité.

« Ainsi donc, dit mistress Micawber qui se piquait d’avoir l’esprit positif et de corriger par son bon sens l’imagination de M. Micawber un peu sujette à caution, je me pose cette question : Si on ne peut pas compter sur les grains, à quelle partie s’adresser ? Au charbon ? pas davantage. Nous avons déjà tourné notre attention de ce côté, d’après l’avis de ma famille, et nous n’y avons trouvé que des déceptions. »

M. Micawber, les deux mains dans ses poches, s’enfonça dans son fauteuil, et nous regarda de côté avec un signe de tête comme pour nous dire qu’il était impossible d’exposer plus clairement la situation.

« Les articles blé et charbon, dit mistress Micawber avec un sérieux de discussion de plus en plus prononcé, étant donc également écartés, monsieur Copperfield, je regarde naturellement autour de moi, et je me dis : Quelle est la situation dans laquelle un homme possédant les talents de M. Micawber aurait le plus de chance de succès ? J’exclus d’abord toute entreprise de commission, parce que la commission ne présente pas de certitude, et je suis convaincue que la certitude est ce qui convient le mieux au caractère particulier de M. Micawber. »

Traddles et moi nous exprimâmes par un murmure bien senti, que cette appréciation du caractère de M. Micawber était fondée sur les faits, et lui faisait le plus grand honneur.

« Je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, que je pense depuis longtemps que la partie de la brasserie est particulièrement adaptée aux dispositions de M. Micawber. Voyez Barclay et Perkins ! Voyez Truman, Hanbury et Buxton ! C’est sur cette vaste échelle que les facultés de M. Micawber, je le sais mieux que personne, sont faites pour briller dans tout leur éclat, et les profits, me dit-on, sont É…NOR…MES ! Mais comme M. Micawber ne peut pénétrer dans ces établissements, qu’on refuse même de répondre aux lettres dans lesquelles il offre ses services pour occuper une position inférieure, à quoi sert de revenir sur cette idée ? À rien. Je puis avoir personnellement la conviction que les manières de M. Micawber…

– Allons ! en vérité, ma chère, dit M. Micawber l’interrompant par modestie.

– Mon ami, taisez-vous, dit mistress Micawber en posant son gant brun sur le bras de son mari. Je puis, monsieur Copperfield, avoir personnellement la conviction que les manières de M. Micawber seraient particulièrement convenables dans une maison de banque ; je puis me dire que, si j’avais de l’argent placé dans une maison de banque, les manières de M. Micawber, comme représentant de cette maison, m’inspireraient toute confiance, et pourraient contribuer à étendre les relations de cette banque. Mais si toutes les maisons de banque refusent d’ouvrir cette carrière aux talents de M. Micawber et rejettent avec mépris l’offre de ses services, à quoi sert de revenir sur cette idée ? À rien. Quant à fonder une maison de banque, je puis dire qu’il y a des membres de ma famille qui, s’il leur convenait de placer leur argent entre les mains de M. Micawber, auraient bientôt créé pour lui un établissement de ce genre. Mais s’il ne leur convient pas de mettre cet argent entre les mains de M. Micawber, ce qui est précisément le cas, à quoi sert d’y penser ? Je conclus donc que nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant. »

Je secouai la tête et ne pus m’empêcher de dire : « Pas le moins du monde. » Traddles secoua aussi la tête et répéta : « Pas le moins du monde. »

« Savez-vous ce que je conclus de tout ceci ? reprit mistress Micawber avec le même talent d’exposition pour mettre clairement à jour une situation. Savez-vous quelle est, mon cher monsieur Copperfield, la conclusion à laquelle je suis amenée d’une manière irrésistible ? La voici, vous me direz si j’ai tort : c’est qu’il faut pourtant que nous vivions.

– Pas du tout, répondis-je, vous n’avez pas tort, et Traddles répondit : « Pas du tout. » J’ajoutai ensuite gravement tout seul : Il n’y a pas là d’alternative, il faut vivre ou mourir.

– Justement, repartit mistress Micawber ; c’est précisément cela. Et le fait est, mon cher monsieur Copperfield, que nous ne pouvons pas vivre, à moins que les circonstances actuelles ne viennent à changer complètement. Je suis convaincue, et j’ai fait remarquer plusieurs fois à M. Micawber depuis quelque temps, que les bonnes chances n’arrivent pas toutes seules. Il faut, jusqu’à un certain point, y aider soi-même. Je puis me tromper, mais c’est mon opinion. »

Traddles applaudit hautement ainsi que moi.

« Très-bien ! dit mistress Micawber. Maintenant, qu’est-ce que je conseille ? Voilà M. Micawber, avec des facultés variées, de grands talents…

– Vraiment, ma chère… dit M. Micawber.

– Mon ami, permettez-moi de conclure. Voilà M. Micawber, avec des facultés très-variées, de grands talents, je pourrais ajouter du génie, mais on dirait peut-être que c’est parce que je suis sa femme… »

Ici Traddles et moi nous murmurâmes ensemble : « Non. »

« Et pourtant voilà M. Micawber sans position et sans emploi qui lui conviennent. Sur qui en retombe la responsabilité ? Évidemment sur la société. Voilà pourquoi je voudrais divulguer un fait aussi honteux, pour sommer hardiment la société de réparer ses torts. Il me semble, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber avec énergie, que M. Micawber n’a rien autre chose à faire que de jeter le gant à la société, et de dire positivement : « Voyons qui le ramassera ? Y a-t-il quelqu’un qui se présente ? »

Je m’aventurai à demander à mistress Micawber comment cela pourrait se faire.

« En mettant une réclame dans tous les journaux, dit mistress Micawber. Il me semble que M. Micawber se doit à lui-même, qu’il doit à sa famille, et je dirai même à la société qui l’a laissé de côté pendant si longtemps, de mettre une réclame dans tous les journaux, de décrire clairement sa personne et ses connaissances, en ajoutant : « À présent, c’est à vous à m’employer d’une manière lucrative : s’adresser, franco, à W. M., poste restante, Camden-Town. »

– Cette idée de mistress Micawber, mon cher Copperfield, dit M. Micawber, en rapprochant des deux côtés de son menton les coins de son col de chemise, et en me regardant du coin de l’œil, est en réalité le saut merveilleux auquel j’ai fait allusion, la dernière fois que j’ai eu le plaisir de vous voir.

– Les annonces coûtent cher d’insertion, me hasardai-je à dire avec quelque hésitation.

– Précisément, dit mistress Micawber toujours du même ton de logicien. Vous avez bien raison, mon cher monsieur Copperfield. J’ai fait la même observation à M. Micawber. C’est précisément pour cette raison que je crois que M. Micawber se doit à lui-même, comme je l’ai déjà dit, qu’il doit à sa famille et à la société de se procurer une certaine somme d’argent sur billet. »

M. Micawber s’appuya sur le dossier de sa chaise, joua quelque peu avec son lorgnon et regarda au plafond, mais il me sembla qu’il observait en même temps Traddles, qui regardait le feu.

« S’il ne se trouve pas un membre de ma famille qui ait assez de sentiments naturels pour… négocier ce billet, je crois qu’on emploie un autre mot dans les affaires pour exprimer ce que je veux dire. »

M. Micawber, les yeux toujours fixés sur le plafond, suggéra « escompter. »

« … Pour escompter ce billet, dit mistress Micawber, alors mon opinion est que M. Micawber fera bien d’aller dans la Cité, d’y porter ce billet chez les gens d’affaires, et d’en tirer ce qu’il pourra. Si les gens d’affaires obligent M. Micawber à quelque grand sacrifice, c’est une question entre eux et leur conscience. Mais cela ne m’empêche pas de regarder positivement cette opération comme un bon placement. J’encourage M. Micawber, mon cher monsieur Copperfield, à faire de même, à regarder cela comme un placement sûr, et à prendre son parti de tous les sacrifices qui pourront lui être imposés. »

Je m’imaginai, je ne sais pourquoi, que mistress Micawber faisait en cela preuve de désintéressement, et qu’elle n’écoutait que son dévouement pour son mari ; j’en murmurai même quelques chose à Traddles qui en fit autant, par imitation, toujours en regardant le feu.

« Je ne veux pas, dit mistress Micawber, en finissant son punch et en ramenant son écharpe sur ses épaules avant de se retirer dans ma chambre à coucher pour faire ses préparatifs de départ, je ne veux pas prolonger ces observations sur les affaires pécuniaires de M. Micawber, au coin de votre feu, mon cher monsieur Copperfield, et en présence de M. Traddles qui n’est pas, il est vrai, de nos amis depuis aussi longtemps que vous, mais ! que nous n’en considérons pas moins comme un des nôtres ; cependant je n’ai pu m’empêcher de vous mettre au courant de la conduite que je conseille à M. Micawber. Je sens que le temps est arrivé pour lui d’agir par lui-même et de revendiquer ses droits, et il me semble que c’est là le meilleur moyen. Je sais que je ne suis qu’une femme, et que le jugement des hommes est regardé, en général, comme plus compétent dans de pareilles questions, mais je ne puis oublier que, lorsque je demeurais chez papa et maman, papa avait l’habitude de dire : « Emma, avec son petit tempérament frêle, vous saisit une question aussi bien que qui que ce soit. » Je sais bien que papa me voyait avec les yeux d’un père, mais mon devoir, ma raison me défendent également de douter qu’il eût un grand discernement pour juger le caractère des gens. »

À ces mots mistress Micawber, résistant à toutes les prières, refusa d’assister à la consommation du reste du punch, et se retira dans ma chambre à coucher. Et réellement je me disais que c’était une noble femme, qu’elle aurait dû naître matrone romaine, pour accomplir toute sorte d’actions héroïques dans un temps de troubles politiques.

Dans l’ardeur de mon impression, je félicitai M. Micawber de la possession de ce trésor. Traddles aussi. M. Micawber nous tendit la main à tous deux, puis se couvrit le visage avec son mouchoir, qu’il ne savait pas apparemment aussi maculé de tabac ; il revint ensuite à son punch, avec la plus grande ardeur d’hilarité.

Il fut plein d’éloquence ; il nous donna à entendre qu’on revivait dans ses enfants, et que, sous le poids d’embarras pécuniaires, toute augmentation dans leur nombre était doublement bien venue. Il dit que mistress Micawber avait eu dernièrement quelques doutes sur ce point, mais qu’il les avait dissipés et l’avait rassurée. Quant à sa famille, tous ses membres étaient indignes d’elle, et leur manière de voir lui était fort indifférente, ils pouvaient aller au … je cite son expression même… au diable.

M. Micawber se lança ensuite dans un éloge pompeux de Traddles. Il dit que le caractère de Traddles était un composé de vertus solides, auxquelles lui (M. Micawber) ne pouvait pas prétendre, sans doute, mais qu’il pouvait au moins admirer, grâce au ciel. Il fit une allusion touchante à la jeune personne inconnue que Traddles avait honorée de son affection, et qui avait bien voulu honorer et enrichir Traddles de la sienne. M. Micawber porta sa santé, moi aussi. Traddles nous remercia tous les deux avec une simplicité et une franchise que j’eus le bon sens de trouver charmantes, en disant : « Je vous suis bien reconnaissant, je vous assure ; si vous saviez comme c’est une bonne fille ! »

M. Micawber, un moment après, fit allusion, avec beaucoup de délicatesse et de précaution, à l’état de mon cœur. Une assurance positive du contraire l’obligerait seule à renoncer, dit-il, à la conviction que son ami Copperfield aimait et était aimé. Après un moment de malaise et d’émotion, après avoir nié, rougi, balbutié, je dis, mon verre à la main : « Eh bien ! je porte la santé de D !… » ce qui enchanta et excita si fort M. Micawber qu’il courut, avec un verre de punch, dans ma chambre à coucher, pour que mistress Micawber pût boire à la santé de D… ce qu’elle fit avec enthousiasme, en criant d’une voix aiguë : « Écoutez ! écoutez ! mon cher monsieur Copperfield, je suis ravie, bravo ! » en tapant contre le mur, en guise d’applaudissements.

La conversation prit ensuite une tournure plus mondaine. M. Micawber nous dit qu’il trouvait Camden-Town fort incommode, et que la première chose qu’il comptait faire quand ses annonces lui auraient procuré quelque chose de satisfaisant, c’était de déménager. Il parla d’une maison à l’extrémité occidentale d’Oxford-Street donnant sur Hyde-Park, et sur laquelle il avait toujours jeté les yeux, mais il ne pensait pas pouvoir s’y installer immédiatement, parce qu’il faudrait un grand train de maison. Il était probable, que pendant un certain temps, il serait obligé de se contenter de la partie supérieure d’une maison, au-dessus de quelque magasin respectable, dans Piccadilly, par exemple : la situation serait agréable pour mistress Micawber, et en construisant un balcon, ou en élevant la maison d’un étage, ou en faisant quelque autre arrangement de ce genre, il serait possible de s’y loger d’une manière commode et convenable pendant quelques années. Quoi qu’il pût lui arriver, et quelle que dût être sa demeure, nous pouvions compter, ajouta-t-il, qu’il y aurait toujours une chambre pour Traddles et un couvert pour moi. Nous exprimâmes notre reconnaissance de ses bontés, et il nous demanda pardon de s’être lancé dans des détails de ménage ; c’était une disposition bien naturelle qu’il fallait excuser chez un homme à la veille d’entrer dans une vie nouvelle.

Mistress Micawber à ce moment tapa de nouveau à la muraille pour savoir si le thé était prêt, et interrompit ainsi notre conversation amicale. Elle nous versa le thé de la manière la plus aimable, et toutes les fois que je m’approchais d’elle pour apporter les tasses, ou pour faire circuler les tartines, elle me demandait tout bas si D. était blonde ou brune, si elle était grande ou petite, ou quelque détail de ce genre, et il me semble que cela ne me déplaisait pas. Après le thé, nous discutâmes une quantité de questions devant le feu, et mistress Micawber eut la bonté de nous chanter, d’une petite voix grêle (que je regardais autrefois, je m’en souviens, comme ce qu’on pouvait entendre de plus agréable), les ballades favorites du beau sergent blanc, et du petit Tafflin. M. Micawber nous dit que, lorsqu’il lui avait entendu chanter le Sergent blanc, la première fois qu’il l’avait vue sous le toit paternel, elle avait attiré son attention au plus haut point, mais que lorsqu’elle en était venue au petit Tafflin, il s’était juré à lui-même de posséder cette femme ou de mourir à la peine.

Il était à peu près dix heures et demie quand mistress Micawber se leva pour envelopper son bonnet dans le papier gris et remettre son chapeau. M. Micawber saisit le moment où Traddles endossait son paletot, pour me glisser une lettre dans la main, en me priant tout bas de la lire quand j’en aurais le temps. Je saisis, à mon tour, le moment où je tenais une bougie au-dessus de la rampe pour les éclairer, pendant que M. Micawber descendait le premier en conduisant mistress Micawber, et je retins Traddles qui les suivait déjà, le bonnet de cette dame à la main.

« Traddles, lui dis-je, M. Micawber n’a pas de mauvaises intentions, le pauvre homme, mais, si j’étais à votre place, je ne lui prêterais rien.

– Mon cher Copperfield, dit Traddles en souriant, je n’ai rien à prêter.

– Vous avez toujours votre nom, vous savez.

– Ah ! vous appelez cela quelque chose à prêter ? dit Traddles d’un air pensif.

– Certainement.

– Oh ! dit Traddles, oui, c’est bien sûr. Je vous suis très-obligé, Copperfield, mais j’ai peur de le lui avoir déjà prêté.

– Pour ce billet qui est un placement sûr ? demandais-je.

– Non, dit Traddles. Pas pour celui-là. C’est la première fois que j’en entends parler. Je pensais qu’il me proposerait peut-être de signer celui-là, en retournant à la maison. Le mien, c’est autre chose.

– J’espère qu’il n’y a pas de danger ?

– J’espère que non, dit Traddles : je ne le crois pas, parce qu’il m’a dit l’autre jour qu’il y avait pourvu. C’est l’expression de M. Micawber : « J’y ai pourvu. »

M. Micawber levant les yeux à ce moment, je n’eus que le temps de répéter mes recommandations au pauvre Traddles, qui me remercia et descendit. Mais en regardant l’air de bonne humeur avec lequel il portait le bonnet et donnait le bras à mistress Micawber, j’avais grand’peur qu’il ne se laissât livrer, pieds et poings liés, aux gens d’affaires.

Je revins au coin de mon feu, et je réfléchissais moitié gaiement moitié sérieusement, sur le caractère de M Micawber et sur nos anciennes relations, quand j’entendis quelqu’un monter rapidement. Je crus d’abord que c’était Traddles qui venait chercher quelque objet oublié par mistress Micawber, mais à mesure que le pas approchait, je le reconnus mieux ; le cœur me battait et le sang me montait au visage. C’était Steerforth.

Je n’oubliais jamais Agnès, et elle ne quittait jamais le sanctuaire (si je puis m’exprimer ainsi) qu’elle occupait dans mon esprit depuis le premier jour. Mais lorsqu’il entra, et que je le vis devant moi, me tendant la main, le nuage obscur qui l’enveloppait dans ma pensée se déchira pour faire place à une lumière brillante, et je me sentis honteux et confus d’avoir douté d’un ami si cher. Mon affection pour Agnès n’en souffrit point : je pensais toujours à elle comme à l’ange bienfaisant de ma vie ; mes reproches ne s’adressaient qu’à moi, et non pas à elle ; j’étais troublé de l’idée que j’avais fait injure à Steerforth, et j’aurais voulu l’expier, si j’avais su comment m’y prendre.

« Eh bien, Pâquerette, mon garçon, vous voilà muet ! dit Steerforth avec enjouement, en me serrant la main de la façon la plus amicale. Est-ce que je vous surprends au milieu d’un autre festin, sybarite que vous êtes. Je crois en vérité que les étudiants de Doctors’-Commons sont les jeunes gens les plus dissipés de Londres ; vous nous distancez joliment, nous autres, innocente jeunesse d’Oxford ! » Il promenait gaiement ses regards animés autour de la chambre, et vint s’asseoir sur le canapé en face de moi, à la place que mistress Micawber venait de quitter, puis il se mit à tisonner.

« J’étais si étonné au premier abord, lui dis-je en lui souhaitant la bienvenue avec toute la cordialité dont j’étais capable, que je n’avais plus la force de vous dire bonjour, Steerforth.

– Eh bien ! ma vue fait du bien aux yeux malades, comme disent les Écossais, répliqua Steerforth, et la vôtre produit le même effet, maintenant que vous êtes en pleine fleur, ma Pâquerette, comment allez-vous, monsieur Bacchanal ?

– Très-bien, répliquai-je, et je vous assure que je ne fête pas le moins du monde une bacchanale ce soir, quoique j’avoue que j’ai donné à dîner à trois personnes.

– Que je viens de rencontrer dans la rue, faisant tout haut votre éloge, dit Steerforth. Quel est donc celui de vos amis qui était en pantalon collant ? »

Je lui fis de mon mieux, en quelques mots, le portrait de M. Micawber, et il rit de tout son cœur, déclarant que c’était un homme à connaître, et qu’il entendait bien faire sa connaissance.

« Mais l’autre, lui dis-je à mon tour, notre autre ami ; devinez qui c’est.

– Dieu le sait peut-être, dit Steerforth, mais non pas moi. Ce n’est pas un fâcheux, j’espère ? Je me suis figuré qu’il avait un peu l’air ennuyeux !

– Traddles ! dis-je d’un ton de triomphe.

– Qui ça ? demanda Steerforth de son air insouciant.

– Est-ce que vous ne vous rappelez pas Traddles ? Traddles, qui couchait dans la même chambre que nous à Salem-House ?

– Ah ! c’est lui, dit Steerforth en frappant avec les pincettes un morceau de charbon placé sur le sommet du feu ? Est-il toujours aussi simple qu’autrefois ? Où donc l’avez-vous déterré ? »

Je fis de Traddles un éloge aussi pompeux que possible, car je sentais que Steerforth avait pour lui quelque dédain. Mais lui, écartant ce sujet avec un signe de tête et un sourire, se borna à remarquer qu’il ne serait pas fâché non plus de revoir notre ancien camarade, qui avait toujours été un drôle de corps, puis il me demanda si j’avais quelque chose à lui donner à manger. Pendant les intervalles de ce court dialogue qu’il soutenait avec une vivacité fébrile, il brisait les charbons avec les pincettes, d’un air contrarié. Je remarquai qu’il continuait, pendant que je tirais de mon armoire les débris du pâté de pigeons, et quelques autres restes du festin.

« Mais voilà un souper de roi, Pâquerette, s’écria-t-il, en sortant tout à coup de sa rêverie, et en s’asseyant près de la table. Je vais y faire honneur, car je viens de Yarmouth.

– Je croyais que vous étiez à Oxford, répliquai-je.

– Non, dit Steerforth, je viens de faire le métier de matelot, ce qui vaut mieux.

– Littimer est venu aujourd’hui ici pour demander si je vous avais vu, repris-je, et j’ai compris d’après ses paroles que vous étiez à Oxford, quoique je doive avouer, maintenant que j’y pense, qu’il ne m’en a pas dit un mot.

– Littimer est plus fou que je ne croyais, puisqu’il se donne la peine de me chercher, dit Steerforth, en versant gaiement un verre de vin, et en buvant à ma santé. Quant à vouloir deviner ce qu’il pense, vous serez plus habile que nous tous, Pâquerette, si vous en venez à bout.

– Vous avez bien raison, lui dis-je, en approchant ma chaise de la table… Ainsi donc vous avez été à Yarmouth, Steerforth, ajoutai-je dans mon impatience de savoir des nouvelles de nos connaissances. Y avez-vous passé longtemps ?

– Non, répliqua-t-il ; ce n’était qu’une petite fugue de huit jours à peu près.

– Et comment se porte-t-on là-bas ? Naturellement la petite Émilie n’est pas encore mariée ?

– Non, pas encore, cet événement doit se passer dans je ne sais combien de semaines ou de mois, l’un ou l’autre. Je ne les ai pas beaucoup vus. À propos, j’ai une lettre pour vous, ajouta-t-il en posant son couteau et sa fourchette qu’il avait maniés avec beaucoup d’ardeur, et en cherchant dans ses poches.

– De qui ?

– De votre vieille bonne, répliqua-t-il en tirant quelques papiers de la poche de son gilet. J. Steerforth, esq., doit à l’hôtel de la Bonne-Volonté… Ce n’est pas cela. Patience, je vais le trouver. Le vieux… je ne sais comment… est malade, c’est à propos de cela qu’elle vous écrit, je suppose.

– Barkis, vous voulez dire ?

– Oui ! répondit-il, en fouillant toujours dans ses poches, et en examinant ce qu’il y avait dedans. Tout est fini pour le pauvre Barkis, j’en ai peur. J’ai vu un petit apothicaire ou médecin, je ne sais lequel, qui a eu l’honneur d’amener Votre Majesté dans ce monde. Il m’a donné les détails les plus savants : mais en résumé son opinion est que le voiturier ne tardera pas à faire son dernier voyage. Mettez la main dans la poche de devant de mon paletot qui est là sur cette chaise, je crois que vous trouverez la lettre. L’avez-vous ?

– La voilà ! dis-je.

– Ah ! justement. »

La lettre était de Peggotty, elle était courte et un peu moins lisible qu’à l’ordinaire. Elle m’apprenait l’état désespéré de son mari, faisait allusion à ce qu’il était devenu un peu plus serré qu’autrefois, ce qu’elle regrettait surtout parce qu’elle ne pouvait pas lui donner à lui-même toutes les petites douceurs qu’elle voudrait. Elle ne disait pas un mot de ses fatigues et de ses veilles, mais elle ne tarissait pas en éloges sur son mari. Tout cela était dit avec une tendresse simple, honnête et naturelle, que je savais véritable, et la lettre finissait par ces mots : « tous mes respects à mon enfant chéri ! » L’enfant chéri c’était moi.

Pendant que je déchiffrais cette épître, Steerforth continuait de manger et de boire.

« C’est dommage, dit-il, quand j’eus fini, mais le soleil se couche tous les jours, et il meurt des gens à toute minute, il ne faut donc pas se tourmenter d’une chose qui est le lot commun de tout le monde. Si nous nous arrêtions chaque fois que nous entendons frapper du pied à quelque porte cette voyageuse qui ne s’arrête pas elle-même, nous ne ferions pas grand bruit dans ce monde. Non ! En avant ! par les mauvais chemins, s’il n’y en a pas d’autres, par les beaux chemins si cela se peut, mais en avant ! Sautons par-dessus tous les obstacles pour arriver au but !

– Quel but ? demandai-je.

– Celui pour lequel on s’est mis en route, répliqua-t-il : en avant ! »

Je me rappelle que, lorsqu’il s’arrêta pour me regarder, son verre à la main, et son beau visage un peu penché en arrière, je remarquai pour la première fois que, quoiqu’il fût bruni, et que la fraîcheur du vent de mer eût animé son teint, ses traits portaient des traces de l’ardeur passionnée qui lui était habituelle, lorsqu’il se jetait à corps perdu dans quelque nouvelle fantaisie. J’eus un moment l’idée de lui reprocher l’énergie désespérée avec laquelle il poursuivait l’objet qu’il avait en vue, par exemple cette manie de lutter avec la mauvaise mer, et de braver les orages ; mais le premier sujet de notre conversation me revint à l’esprit, et je lui dis :

« Voyons ! Steerforth, si votre esprit veut bien se maîtriser assez pour m’écouter un moment, je vous dirai…

– L’esprit qui me possède est un puissant esprit et il fera ce que vous voudrez, » répliqua-t-il en quittant la table pour se rasseoir au coin du feu.

– Eh ! bien, je vais vous dire, Steerforth. J’ai envie d’aller voir ma vieille bonne. Non que je puisse lui être utile, ou lui rendre un véritable service, mais elle m’aime tant que ma visite lui fera autant de plaisir que si je pouvais lui être bon à quelque chose. Elle en sera si heureuse que ce sera une consolation et un secours pour elle. Ce n’est pas un grand effort à faire pour une amie aussi fidèle. N’iriez-vous pas y passer près d’elle une journée, si vous étiez à ma place ? »

Il avait l’air pensif, et il réfléchit un moment avant de me répondre à voix basse :

« Mais, oui, allez-y ; ça ne peut pas faire de mal.

– Vous en arrivez, dis-je, et il est inutile, je pense, de vous demander de venir avec moi.

– Parfaitement inutile, répliqua-t-il. Je vais coucher à Highgate ce soir. Je n’ai pas vu ma mère depuis longtemps, et cela me pèse sur la conscience, car c’est quelque chose que d’être aimé comme elle aime son enfant prodigue. Bah ! quelle folie ! Vous comptez partir demain, je pense, dit-il, en appuyant ses mains sur mes épaules, et en me tenant à distance.

– Oui, je crois.

– Eh bien, attendez seulement jusqu’à après-demain. Je voulais vous prier de passer quelques jours avec nous ; j’étais venu tout exprès pour vous inviter, et voilà que vous vous envolez pour Yarmouth.

– Je vous conseille de parler des gens qui s’envolent, Steerforth, quand vous partez toujours comme un fou pour quelque expédition inconnue. »

Il me regarda un moment sans me parler, puis reprit, en me tenant toujours de même et en me secouant par les épaules.

« Allons ! décidez-vous pour après-demain et passez la journée de demain avec nous ! Qui sait quand nous nous reverrons ! Allons ! après-demain ! J’ai besoin de vous pour m’épargner le tête-à-tête de Rosa Dartle, et pour nous séparer.

– Craignez-vous de trop vous aimer si je n’étais pas là ? demandai-je.

– Oui, ou de nous détester, dit Steerforth en riant : l’un ou l’autre. Allons ! c’est convenu ? après-demain !

– Va pour après-demain, lui dis-je, » et il mit son paletot, alluma son cigare et se prépara à aller chez lui à pied. Voyant que telle était son intention, je mis aussi mon paletot sans allumer mon cigare, j’en avais eu assez d’une fois, et je l’accompagnai jusqu’à la grand’route qui n’était pas gaie le soir, dans ce temps-là. Il était fort en train tout le long du chemin, et quand nous nous séparâmes, je le regardai marcher d’un pas si léger et si ferme, que je me rappelai ce qu’il m’avait dit : « Sautons par-dessus tous les obstacles pour arriver au but ! » et je me pris à souhaiter pour la première fois que le but qu’il poursuivait fut digne de lui.

J’étais rentré dans ma chambre et je me déshabillais, quand la lettre de M. Micawber tomba par terre : elle fit bien, car je l’avais oubliée. Je rompis le cachet et je lus ce qui suit : la lettre était datée d’une heure et demie avant le dîner. Je ne sais si j’ai dit que, toutes les fois que M. Micawber se trouvait dans une situation désespérée, il employait une sorte de phraséologie légale qu’il semblait regarder comme une manière de liquider ses affaires.

« Monsieur… car je n’ose pas dire, mon cher Copperfield.

« Il est nécessaire que vous sachiez que le soussigné est enfoncé. Vous remarquerez peut-être aujourd’hui qu’il aura fait quelques faibles efforts pour vous épargner une découverte prématurée de sa malheureuse position, mais toute espérance est évanouie de l’horizon, et le soussigné est enfoncé.

« La présente communication est écrite en présence (je ne peux pas dire dans la société), d’un individu plongé dans un état voisin de l’ivresse, et qui est employé par un prêteur sur gages. Cet individu est en possession légale de ces lieux, par défaut de payement de loyer. L’inventaire qu’il a dressé comprend non-seulement toutes les propriétés personnelles de tout genre appartenant au soussigné, locataire à l’année de cette demeure, mais aussi tous les effets et propriétés de M. Thomas Traddles, sous-locataire, membre de l’honorable corporation du Temple.

« Si une seule goutte d’amertume pouvait manquer à la coupe déjà débordante qui s’offre maintenant (comme le dit un écrivain immortel) aux lèvres du soussigné, elle se trouverait dans ce fait douloureux qu’un billet endossé en faveur du soussigné par le sus-nommé M. Thomas Traddles pour la somme de vingt-trois livres quatre shillings et neuf pence est échu et qu’il n’y a pas été pourvu. Elle se trouverait encore dans ce fait également douloureux, que les responsabilités vivantes qui pèsent sur le soussigné seront augmentées selon le cours de la nature, par une nouvelle et innocente victime dont on doit attendre la malheureuse arrivée à l’expiration d’une période qu’on peut exprimer en nombres ronds par six mois lunaires, à partir du moment présent.

« Après les détails ci-dessus, ce serait une œuvre de surérogation que d’ajouter que les cendres et la poussière couvrent à tout jamais

          « la

               « tête

                    « de

                         « Wilkins Micawber. »

Pauvre Traddles ! Je connaissais assez M. Micawber pour savoir qu’on était sûr de le voir se relever de ce coup, mais mon repos fut troublé cette nuit-là par le souvenir de Traddles, et de la fille du pasteur suffragant de Devonshire, père de dix enfants bien vivants. Quel dommage ! une si bonne fille ! toute prête, comme disait Traddles (ô ! éloge de funeste présage), à l’attendre jusqu’à soixante ans ou mieux s’il le fallait.

Chapitre XXIX. Je vais revoir Steerforth chez lui. §

Je prévins M. Spenlow, ce matin-là, que j’avais besoin d’un petit congé, et comme je ne recevais pas de traitement, et que par conséquent je n’avais rien à craindre du terrible Jorkins, cela ne fit aucune difficulté. Je saisis cette occasion pour dire d’une voix étouffée et avec un brouillard devant les yeux, que j’espérais que miss Spenlow se portait bien, à quoi M. Spenlow répondit sans plus d’émotion que s’il parlait d’un être ordinaire, qu’il m’était fort obligé, qu’elle se portait très-bien.

Les clercs destinés à la situation aristocratique de procureurs étaient traités avec tant d’égards que j’étais presque complètement maître de mes actions. Pourtant, comme je ne tenais pas à arriver à Highgate avant une ou deux heures de l’après-midi, et que nous avions, pour ce jour-là, un petit procès d’excommunication, je passai une heure ou deux fort agréablement à la Cour, où j’assistai aux plaidoieries, en compagnie de M. Spenlow. L’affaire se présentait sous le titre de : « Le devoir du juge invoqué par Tipkins contre Bullook pour la correction salutaire de son âme. » Le procès prenait son origine dans la lutte de deux marguilliers. L’un d’eux était accusé d’avoir poussé l’autre contre une pompe ; comme la poignée de cette pompe était placée dans une école, et que cette école était abritée par une des tourelles de l’église, cela faisait de leur rixe une affaire ecclésiastique. Le procès était amusant, et tout en me rendant à Highgate sur le siège de la diligence, je pensais à la Cour des Doctors’-Commons, et à l’anathème prononcé par M. Spenlow contre quiconque viendrait, en touchant à la Cour, bouleverser la nation.

Mistress Steerforth fut bien aise de me voir, et Rosa Dartle aussi. Je fus agréablement surpris de ne pas trouver là Littimer, remplacé par une petite servante à l’air modeste, qui portait un bonnet avec des rubans bleus, et dont j’aimais infiniment mieux rencontrer par hasard les yeux que ceux de cet homme respectable ; je les trouvais moins embarrassants. Mais ce que je remarquai surtout après avoir été une demi-heure dans la maison, c’est l’attention et la vigilance avec laquelle miss Dartle me surveillait, et le soin avec lequel elle semblait comparer ma figure avec celle de Steerforth, puis celle de Steerforth avec la mienne, comme si elle s’attendait à saisir quelque regard d’intelligence entre nous. Toutes les fois que je la regardais, j’étais sûr de rencontrer ces yeux ardents et sombres, et ce regard pénétrant fixés sur mon visage, pour passer de là tout d’un coup à celui de Steerforth, quand elle ne nous regardait pas tous les deux à la fois. Et loin de renoncer à cette vigilance de lynx, quand elle vit que je l’avais remarquée, il me sembla au contraire que son regard en devint plus perçant et son attention plus marquée. J’avais beau me sentir innocent, en toute conscience, des torts dont elle pouvait me soupçonner, je n’en fuyais pas moins ces yeux étranges dont je ne pouvais supporter l’ardeur affamée.

Pendant toute la journée, on ne rencontrait qu’elle dans la maison. Si je causais avec Steerforth dans sa chambre, j’entendais sa robe qui frôlait la muraille dans le corridor. Si nous nous exercions sur la pelouse, derrière la maison, à nos anciens amusements, je voyais son visage apparaître à toutes les croisées successivement comme un feu follet, jusqu’à ce qu’elle eut fait choix d’une fenêtre propice pour mieux nous regarder. Une fois, pendant que nous nous promenions tous les quatre dans l’après-midi, elle me prit le bras et le serra de sa petite main maigre comme dans un étau, pour m’accaparer, laissant Steerforth et sa mère marcher quelques pas en avant, et lorsqu’ils ne purent plus l’entendre, elle me dit :

« Vous avez passé bien du temps sans venir ici, votre profession est-elle réellement si intéressante et si attachante qu’elle puisse absorber tout votre intérêt ? Si je vous fais cette question, c’est que j’aime toujours à apprendre ce que je ne sais pas. Voyons, réellement ? »

Je répliquai qu’en effet, j’aimais assez mon état, mais que je ne pouvais dire que j’en fusse exclusivement occupé.

« Oh ! je suis bien aise de savoir cela, parce que, voyez-vous, j’aime beaucoup qu’on me rectifie quand je me trompe. Alors, vous voulez dire que c’est un peu aride, peut-être ?

– Peut-être bien, répliquai-je, est-ce un peu aride.

– Oh ! et voilà pourquoi vous avez besoin de repos, de changement, d’excitation et ainsi de suite ? dit-elle. Ah ! je vois bien ! mais n’est-ce pas un peu… hein ?… pour lui ; je ne parle pas de vous ? »

Un regard qu’elle jeta rapidement sur l’endroit où Steerforth se promenait en donnant le bras à sa mère, me montra de qui elle parlait, mais ce fut tout ce que j’en pus comprendre. Et je n’ai pas le moindre doute que ma physionomie exprimait mon embarras.

« Est-ce que… je ne dis pas que ce soit… mais je voudrais savoir… est-ce qu’il n’est pas un peu absorbé ? est-ce qu’il ne devient pas peut-être un peu plus inexact que de coutume dans ses visites à cette mère d’une tendresse aveugle…, hein ? Elle accompagna ces mots d’un autre regard rapide jeté sur Steerforth et sa mère, et d’un coup d’œil qui semblait vouloir lire jusqu’au fond de mes pensées.

– Miss Dartle, répondis-je, ne croyez pas, je vous en prie…

– Moi, croire ! dit-elle. Oh ! Dieu du ciel ! mais n’allez pas croire que je crois quelque chose. Je ne suis pas soupçonneuse. Je fais une question. Je n’avance pas d’opinion. Je voudrais former mon opinion d’après ce que vous me direz. Ainsi donc, cela n’est pas vrai ? Eh bien ! je suis bien aise de le savoir.

– Il n’est certainement pas vrai, lui dis-je un peu troublé, que je sois responsable des absences de Steerforth, que je ne savais même pas. Je conclus de vos paroles qu’il a été plus longtemps que de coutume sans venir chez sa mère, mais je ne l’ai revu moi-même qu’hier au soir après un très-long intervalle.

– Est-ce vrai ?

– Très-vrai, miss Dartle. »

Pendant qu’elle me regardait en face, je la vis pâlir, son visage s’allonger, et la cicatrice de la vieille blessure ressortir si bien qu’elle se détachait profondément sur la lèvre défigurée, se prolongeait sur l’autre en dessous et descendait obliquement sur le bas de son visage. Je fus effrayé de ce spectacle et de l’éclat de ses yeux qui étaient fixés sur moi quand elle dit :

« Que fait-il, alors ? »

Je répétai ses paroles plutôt en moi-même que pour être entendu d’elle, tant j’étais étonné.

« Que fait-il ? dit-elle avec une ardeur dévorante. À quoi s’emploie-t-il cet homme, qui ne me regarde jamais sans que je lise dans ses yeux une fausseté impénétrable ? Si vous êtes honorable et fidèle, je ne vous demande pas de trahir votre ami, je vous demande seulement de me dire si c’est la colère, ou la haine, ou l’orgueil, ou la turbulence de sa nature, ou quelque étrange fantaisie, ou bien l’amour, ou n’importe quoi qui le possède pour le moment ?

– Miss Dartle, répondis-je, que voulez-vous que je vous dise, pour bien vous persuader que je ne sais rien de plus de Steerforth que je n’en savais quand je suis venu ici pour la première fois ? Je ne devine rien. Je crois fermement qu’il n’y a rien. Je ne comprends même pas ce que vous voulez me dire. »

Pendant qu’elle me regardait encore fixement, un mouvement convulsif, que je ne pouvais séparer dans mon esprit d’une idée de souffrance, vint agiter cette terrible créature. Le coin de sa lèvre se releva comme pour exprimer le dédain ou une pitié méprisante. Elle mit précipitamment sa main sur sa bouche, cette main que j’avais souvent comparée dans mes pensées à la porcelaine la plus transparente, tant elle était mince et délicate, quand elle la portait devant ses yeux pour abriter son visage de l’ardeur du feu ; puis elle me dit vivement, d’un accent ému et passionné :

« Je vous promets le secret là-dessus ! »

Et elle ne dit pas un mot de plus.

Mistress Steerforth n’avait jamais été plus heureuse de la société de son fils, car justement Steerforth n’avait jamais été plus aimable ni plus respectueux avec elle. J’éprouvais un vif plaisir à les voir ensemble, non-seulement à cause de leur affection mutuelle, mais à cause aussi de la ressemblance frappante qui existait entre eux, si ce n’est que l’influence de l’âge et du sexe remplaçait chez mistress Steerforth, par une dignité pleine de grâce, la hauteur ou l’ardente impétuosité de son fils. Je pensais plus d’une fois qu’il était bien heureux qu’il ne se fût jamais élevé entre eux une cause sérieuse de division, car ces deux natures, ou plutôt ces deux nuances de la même nature auraient pu être plus difficiles à réconcilier que les caractères les plus opposés du monde. Je suis obligé d’avouer que cette idée ne me venait pas de moi-même : ce n’est pas à mon discernement qu’il faut en faire honneur ; je la devais à quelques mots de révélation de Rosa Dartle.

Nous étions à dîner, lorsqu’elle nous fit cette question :

« Oh ! dites-moi, je vous en prie, les uns ou les autres, quelque chose qui m’a préoccupée toute la soirée et que je voudrais savoir ?

– Qu’est-ce que vous voudriez savoir, Rosa ? demanda mistress Steerforth. Je vous en prie, Rosa, ne soyez pas si mystérieuse.

– Mystérieuse ! s’écria-t-elle. Oh ! vraiment ! Est-ce que vous me trouvez mystérieuse ?

– Est-ce que je ne passe pas ma vie à vous conjurer, dit mistress Steerforth, de vous expliquer ouvertement, naturellement ?

– Ah ! alors je ne suis donc pas naturelle ? répliqua-t-elle, eh bien ! je vous en prie, ayez un peu d’indulgence, parce que je ne fais de question que pour m’instruire. On ne se connaît jamais bien soi-même.

– C’est une habitude qui est devenue chez vous une seconde nature, dit mistress Steerforth sans donner d’ailleurs le moindre signe de mécontentement ; mais je me rappelle et il me semble que vous devez vous rappeler aussi le temps où vos manières étaient différentes, Rosa, où vous aviez moins de dissimulation et plus de confiance.

– Oh ! certainement, vous avez raison, répliqua-t-elle, et voilà comment les mauvaises habitudes deviennent invétérées ! Vraiment ! moins de dissimulation et plus de confiance ! Comment se fait-il que j’aie changé insensiblement ? voilà ce que je me demande. C’est bien extraordinaire, mais c’est égal, il faut que je tâche de retrouver mes manières d’autrefois.

– Je le voudrais bien, dit mistress Steerforth en souriant.

– Oh ! j’y arriverai, je vous assure ! répondit-elle. J’apprendrai la franchise, voyons… de qui… de James !

– Vous ne pourriez apprendre la franchise à meilleure école, Rosa ! dit mistress Steerforth un peu vivement, car tout ce que Rosa Dartle disait avait un air d’ironie qui perçait au travers de sa simplicité affectée. Pour cela j’en suis bien sûre, dit-elle avec une ferveur inaccoutumée. Si je suis sûre de quelque chose au monde, vous savez que c’est de cela. »

Mistress Steerforth me parut regretter son petit mouvement de vivacité, car elle lui dit bientôt avec bonté :

« Eh bien ! ma chère Rosa, avec tout cela vous ne nous avez pas dit le sujet de vos préoccupations ?

– Le sujet de mes préoccupations ? répliqua-t-elle avec une froideur impatientante. Oh ! je me demandais seulement si des gens dont la constitution morale se ressemble… Est-ce l’expression ?

– C’est une expression qui en vaut bien une autre, dit Steerforth.

– Merci… Si des gens dont la constitution morale se ressemble se trouvaient plus en danger que d’autres, dans le cas où une cause sérieuse de division se présenterait entre eux, d’être séparés par un ressentiment profond et durable.

– Oui, certainement, dit Steerforth.

– Vraiment ? répliqua-t-elle, mais voyons, par exemple, on peut supposer les choses les plus improbables… en supposant que vous eussiez avec votre mère une sérieuse querelle ?

– Ma chère Rosa, dit mistress Steerforth en riant gaiement, vous auriez pu inventer quelque autre supposition. Grâce à Dieu, James et moi, nous savons trop bien ce que nous nous devons l’un à l’autre !

– Oh ! dit miss Dartle en hochant la tête d’un air pensif, sans doute, cela suffirait. Préci… sé… ment. Eh bien ! je suis bien aise d’avoir fait cette sotte question ; au moins j’ai le plaisir d’être sûre, à présent, que vous savez trop bien ce que vous vous devez l’un à l’autre pour que cela puisse arriver jamais. Je vous remercie bien. »

Je ne veux pas omettre une petite circonstance qui se rapporte à miss Dartle, car j’eus plus tard des raisons de m’en souvenir, quand l’irréparable passé me fut expliqué. Tout le long du jour et surtout à partir de ce moment, Steerforth déploya ce qu’il avait d’habileté, avec l’aisance qui ne l’abandonnait jamais, à amener cette singulière personne à jouir de sa société et à être aimable avec lui. Je ne fus pas étonné non plus de la voir lutter d’abord contre sa séduisante influence et le charme de ses avances, car je la connaissais pour être parfois pleine de préventions et d’entêtement. Je vis sa physionomie et ses manières changer peu à peu, je la vis le regarder avec une admiration croissante, je la vis faire des efforts de plus en plus affaiblis, mais toujours avec colère, comme si elle se reprochait sa faiblesse, pour résister à la fascination qu’il exerçait sur elle, puis je vis enfin ses regards irrités s’adoucir, son sourire se détendre, et la terreur qu’elle m’avait inspirée tout le jour s’évanouit. Assis autour du feu, nous étions tous à causer et à rire ensemble, avec autant d’abandon que des petits enfants.

Je ne sais si ce fut parce que la soirée était déjà avancée, ou parce que Steerforth ne voulait pas perdre le terrain qu’il avait gagné, mais nous ne restâmes pas dans la salle à manger plus de cinq minutes après elle.

« Elle joue de la harpe, dit Steerforth à voix basse en approchant de la porte du salon ; je crois qu’il y a trois ans que personne ne l’a entendue, si ce n’est ma mère ! »

Il dit ces mots avec un sourire particulier qui disparut aussitôt. Nous entrâmes dans le salon, où elle était seule.

« Ne vous levez pas ! dit Steerforth en l’arrêtant. Voyons ! ma chère Rosa, soyez donc aimable une fois et chantez-nous une chanson irlandaise !

– Vous vous souciez bien des chansons irlandaises ! répliqua-t-elle.

– Certainement, dit Steerforth, infiniment : ce sont celles que je préfère. Voilà Pâquerette, d’ailleurs, qui aime la musique de toute son âme. Chantez-nous une chanson irlandaise, Rosa, et je vais m’asseoir là à vous écouter comme autrefois. »

Il ne la touchait pas, il n’avait pas la main sur la chaise qu’elle avait quittée, mais il s’assit près de la harpe. Elle se tint debout à côté, pendant un moment, en faisant de la main des mouvements comme si elle jouait, mais sans faire résonner les cordes. Enfin elle s’assit, attira sa harpe vers elle d’un mouvement rapide, et se mit à chanter en s’accompagnant.

Je ne sais si c’était le jeu ou la voix qui donnait à ce chant un caractère surnaturel, que je ne puis décrire. L’expression était déchirante de vérité. Il semblait que cette chanson n’eût jamais été écrite ou mise en musique ; elle avait l’air de jaillir plutôt de la passion contenue au fond de cette âme qui se faisait jour par une expression imparfaite dans les grondements de sa voix, puis retournait se tapir dans l’ombre quand tout rentrait dans le silence. Je restai muet, pendant qu’elle s’appuyait de nouveau sur sa harpe, faisant toujours vibrer les doigts de sa main droite, mais sans tirer aucun son.

Au bout d’une minute, voici ce qui m’arracha à ma rêverie : Steerforth avait quitté sa place et s’était approché d’elle en lui passant gaiement le bras autour de la taille.

« Allons ! Rosa, lui disait-il, à l’avenir nous nous aimerons beaucoup ! »

Sur quoi elle l’avait frappé, et, le repoussant avec la fureur d’un chat sauvage, elle s’était sauvée aussitôt de la chambre.

« Qu’est-ce qu’a donc Rosa ? dit mistress Steerforth en entrant.

– Elle a été bonne comme un ange, un tout petit moment, ma mère, dit Steerforth, et la voilà maintenant qui se rattrape en se jetant dans l’autre extrême.

– Vous devriez faire attention à ne pas l’irriter, James. Rappelez-vous que son caractère a été aigri et qu’il ne faut pas l’exciter. »

Rosa ne revint pas, et il ne fut plus question d’elle jusqu’au moment où j’entrai dans la chambre de Steerforth avec lui pour lui dire bonsoir. Alors il se mit à se moquer d’elle et me demanda si j’avais jamais rencontré une petite créature aussi violente et aussi incompréhensible.

J’exprimai mon étonnement dans toute sa force, et je lui demandai s’il devinait ce qui l’avait offensée si vivement et si brusquement.

« Oh ! qui est-ce qui sait ? dit Steerforth. Tout ce que vous voudrez, rien du tout, peut-être ! Je vous ai déjà dit qu’elle passait tout à la meule, y compris sa personne, pour en aiguiser la lame ; et c’est une fine lame, prenez-y garde, il ne faut pas s’y frotter sans précaution, il y a toujours du danger. Bonsoir !

– Bonsoir, mon cher Steerforth. Je serai parti demain matin avant votre réveil. Bonsoir ! »

Il ne se souciait pas de me laisser aller, et restait debout devant moi, les mains appuyées sur mes épaules, comme il avait fait dans ma chambre.

« Pâquerette ! dit-il avec un sourire, quoique ce ne soit pas le nom que vous ont donné vos parrain et marraine, c’est celui que j’aime le mieux vous donner, et je voudrais, oh ! oui, je voudrais bien que vous pussiez me le donner aussi !

– Mais qu’est-ce qui m’en empêche, si cela me convient ?

– Pâquerette, si quelque événement venait nous séparer, pensez toujours à moi avec indulgence, mon garçon. Voyons, promettez-moi cela. Pensez à moi avec indulgence si les circonstances venaient à nous séparer.

– Que me parlez-vous d’indulgence, Steerforth ? lui dis-je. Mon affection et ma tendresse pour vous sont toujours les mêmes, et n’ont rien à vous pardonner. »

Je me sentais si repentant de lui avoir jamais fait tort, même par une pensée passagère, que je fus sur le point de le lui avouer. Sans la répugnance que j’éprouvais à trahir la confiance d’Agnès, sans la crainte que je ressentais de ne pouvoir pas même toucher ce sujet que je ne courusse le risque de la compromettre, je lui aurais tout confessé avant de lui entendre dire :

« Dieu vous bénisse, Pâquerette, et bonne nuit ! »

Mon hésitation me sauva : je lui serrai la main et je le quittai.

Je me levai à la pointe du jour, et m’étant habillé sans bruit, j’entr’ouvris sa porte. Il dormait profondément, paisiblement couché la tête sur son bras, comme je l’avais vu souvent dormir à la pension.

Le temps vint, et ce ne fut pas long, où je me demandai comment il se faisait que rien n’eût troublé son repos au moment où je le vis alors ; mais il dormait…, comme j’aime encore à me le représenter, comme je l’avais vu souvent dormir à la pension. À cette heure du silence, je le quittai :

« Pour ne plus jamais, ô Steerforth, Dieu vous pardonne ! toucher, avec un sentiment de tendresse et d’amitié, votre main, en ce moment insensible… Oh ! non, non ; plus jamais ! »

Chapitre XXX. Une perte. §

J’arrivai le soir à Yarmouth et j’allai à l’auberge. Je savais que la chambre de réserve de Peggotty, ma chambre, devait être bientôt occupée par un autre, si ce grand Visiteur à qui tous les vivants doivent faire place n’était pas déjà arrivé dans la maison. Je me rendis donc à l’hôtel pour y dîner et pour y retenir un lit.

Il était dix heures de soir quand je sortis. La plupart des boutiques étaient fermées, et la ville était triste. Lorsque j’arrivai devant la maison d’Omer et Joram, les volets étaient déjà fermés, mais la porte de la boutique était encore ouverte. Comme j’apercevais, dans le lointain, M. Omer qui fumait sa pipe, près de la porte de l’arrière-boutique, j’entrai, et lui demandai comment il se portait.

« Sur mon âme, est-ce bien vous ? dit M. Omer. Comment allez-vous ? prenez un siège. La fumée ne vous incommode pas, j’espère ?

– Pas du tout, au contraire, je l’aime… dans la pipe d’un autre.

– Pas dans la vôtre ? dit M. Omer en riant. Tant mieux, monsieur, mauvaise habitude pour les jeunes gens. Asseyez-vous ; moi, si je fume, c’est à cause de mon asthme. »

M. Omer m’avait fait de la place et avait avancé une chaise pour moi. Il se rassit tout hors d’haleine, aspirant la fumée de sa pipe comme s’il espérait y trouver le souffle nécessaire à son existence.

« Je suis bien fâché des mauvaises nouvelles qu’on m’a données de M. Barkis, lui dis-je. »

M. Omer me regarda d’un air grave et secoua la tête.

« Savez-vous comment il va ce soir ? lui demandai-je.

– C’est précisément la question que je vous aurais faite, monsieur, dit M. Omer, sans un sentiment de délicatesse. C’est un des désagréments de notre état. Quand il y a quelqu’un de malade, nous ne pouvons pas décemment demander comment il se porte. »

C’est une difficulté que je n’avais pas prévue : j’avais eu peur seulement en entrant, d’entendre encore une fois l’ancien toc, toc. Cependant, puisque M. Omer avait touché cette corde, je ne pouvais m’empêcher d’approuver sa délicatesse.

« Oui, oui, vous comprenez, dit M. Omer avec un signe de tête. Nous n’osons pas. Voyez-vous, ce serait un coup dont bien des gens ne se remettraient pas s’ils entendaient dire : « Omer et Joram vous font faire leurs compliments et désirent savoir comment vous vous trouvez ce matin, ou cette après-midi, selon l’occasion. »

Nous échangeâmes un signe de tête, M. Omer et moi, et il reprit haleine à l’aide de sa pipe.

« C’est une des choses du métier qui nous interdisent bien des attentions qu’on serait souvent bien aise d’avoir, dit M. Omer. Voyez, moi, par exemple : si, depuis quarante ans que je connais Barkis, je ne me suis pas dérangé pour lui, chaque fois qu’il passait devant ma porte, autant dire que je ne l’ai jamais connu ; eh bien ! avec tout cela, je ne puis pas aller chez lui demander comment il va. »

Je convins avec M. Omer que c’était bien désagréable.

« Je ne suis pas plus intéressé qu’un autre, dit M. Omer. Regardez-moi. Le souffle me manquera un de ces jours, et il n’est pas probable que je sois bien intéressé, ce me semble, dans la situation où je suis. Je dis que ce n’est pas probable, quand il s’agit d’un homme qui sait que le souffle lui manquera au premier jour, comme à un vieux soufflet crevé, surtout quand cet homme est grand-père, dit M. Omer.

– Ce n’est pas du tout probable, lui dis-je.

– Ce n’est pas non plus que je me plaigne de mon métier, dit M. Omer. Chaque état a son bon et son mauvais côté, on sait bien cela : tout ce que je demanderais, c’est qu’on élevât les gens de manière à ce qu’ils eussent l’esprit un peu plus fort. »

M. Omer fuma un instant en silence, avec un air de bonté et de complaisance ; puis il dit, en revenant à son premier point :

« Nous sommes donc obligés de nous contenter d’apprendre des nouvelles de Barkis par Émilie. Elle sait notre véritable intention, et elle n’a pas plus de scrupules et de soupçons à cet égard que si nous étions de vrais agneaux. Minnie et Joram viennent d’aller chez Barkis où elle se rend, dès que l’heure du travail est finie, pour aider un peu sa tante. Ils y sont allés pour lui demander des nouvelles du pauvre homme : si vous vouliez attendre leur retour, ils vous donneraient tous les renseignements. Voulez-vous prendre quelque chose ? Un grog au rhum ? Voulez-vous faire comme moi ? Car c’est toujours ce que je bois en fumant, dit M. Omer en prenant son verre ; on dit que c’est bon pour la gorge, et que cela facilite cette malheureuse respiration. Mais voyez-vous, dit M. Omer d’une voix enrouée, ce n’est pas le passage qui est en mauvais état. C’est ce que je dis toujours à Minnie : « Donne-moi le souffle, ma fille, et je me charge de lui trouver un passage, ma chère ! »

Il avait vraiment l’haleine si courte qu’il était très-inquiétant à voir rire. Quand il eut recouvré la parole, je le remerciai des rafraîchissements qu’il venait de m’offrir, et que je refusai, en disant que je sortais de table, mais j’ajoutai que, puisqu’il voulait bien m’y inviter, j’attendrais le retour de son gendre et de sa fille, puis je demandai des nouvelles de la petite Émilie.

« À vous dire vrai, monsieur, dit M. Omer en quittant sa pipe afin de pouvoir se frotter le menton, je serai bien aise quand le mariage sera fait.

– Et pourquoi cela, demandai-je.

– Voyez-vous, elle est sens dessus dessous pour le moment, dit M. Omer. Ce n’est pas qu’elle ne soit pas aussi jolie qu’autrefois ; bien au contraire, je vous assure qu’elle est plus jolie que jamais. Ce n’est pas qu’elle ne travaille pas aussi bien qu’autrefois, bien au contraire, elle valait six ouvrières, et elle les vaut encore aujourd’hui. Mais elle manque d’entrain. Vous savez ce que je veux dire, continua M. Omer en fumant un peu ; puis, en se frottant après le menton : « Allons, hardi : là, mes gaillards, un bon coup de rame ; là, encore un bon coup, hourra ! » Voilà ce que j’appelle de l’entrain : eh bien ! je vous dirai que c’est là, d’une manière générale, ce qui manque chez Émilie. »

La figure et les manières de M. Omer en disaient tant que je pus en conscience lui faire un signe de tête pour exprimer que je le comprenais. La vivacité de mon intelligence parut lui plaire et il reprit :

« Voyez-vous, je crois que cela vient surtout de ce qu’elle est entre le zist et le zest. J’ai souvent causé de la chose avec son oncle et son fiancé le soir, quand on n’a plus rien à faire, et cela doit venir, selon moi, de ce que tout n’est pas encore fini. Vous n’avez pas oublié, dit M. Omer en hochant doucement la tête, qu’Émilie est une petite créature extrêmement affectueuse. Le proverbe dit qu’on ne peut faire une bourse de soie avec l’oreille d’une truie. Eh bien, moi, je ne sais pas : je crois qu’on le peut : il ne s’agit que de s’y prendre de bonne heure. Savez-vous qu’elle a fait de ce vieux bateau un logis qui vaut mieux qu’un palais de pierre ou de marbre ?

– Je vous crois !

– C’est touchant de voir cette jolie fille se serrer près de son oncle, dit M. Omer, de voir comme elle se rapproche de lui tous les jours de plus en plus. Mais, voyez-vous, quand c’est comme ça, c’est qu’il y a combat. Et pourquoi le prolonger inutilement ? »

J’écoutais attentivement le bon vieillard, en approuvant de tout mon cœur ce qu’il disait.

« C’est pour cela que je leur ai dit ceci, continua M. Omer d’un ton simple et plein de bonhomie : « Ne regardez pas du tout l’apprentissage d’Émilie comme un engagement qui vous gêne, je laisse ça à votre discrétion. Ses services m’ont plus rapporté que je ne m’y attendais, elle a appris plus vite qu’on ne devait l’espérer, Omer et Joram peuvent passer un trait de plume sur le reste du temps convenu, et elle sera libre le jour où cela vous conviendra. Si, après cela, elle veut s’arranger avec nous pour nous faire quelque ouvrage chez elle en dédommagement, très-bien. Si cela ne lui convient pas, très-bien encore. » De toute manière, elle ne nous fait pas de tort, car, voyez-vous, dit M. Omer en me touchant avec le bout de sa pipe, il n’est guère probable qu’un homme poussif comme moi, et grand-père par-dessus le marché, aille serrer le bouton à une belle petite rose aux yeux bleus comme elle ?

– Non, non, ce n’est pas probable, le moins du monde, on le sait bien, lui dis-je.

– Non, non, vous avez raison, dit M. Omer. Eh bien monsieur, son cousin, vous savez que c’est son cousin qu’elle va épouser ?

– Oh oui, répliquai-je, je le connais bien.

– Cela va sans dire, reprit M. Omer ! Eh bien, monsieur, son cousin qui est dans une bonne passe et qui a beaucoup d’ouvrage, après m’avoir remercié cordialement (et je dois dire que sa conduite dans toute cette affaire m’a donné la meilleure opinion de lui), son cousin a loué la petite maison la plus confortable qu’on puisse imaginer. Cette petite maison est toute meublée depuis le haut jusqu’en bas, elle est arrangée comme le salon d’une poupée, et je crois bien que, si la maladie de ce pauvre Barkis n’avait pas si mal tourné, ils seraient mari et femme à l’heure qu’il est : mais cela a apporté du retard.

– Et Émilie, M. Omer, demandai-je, est-elle devenue un peu plus calme ?

– Ah ! quant à cela, voyez-vous, dit M. Omer en frottant son double menton, on ne pouvait pas s’y attendre. La perspective du changement et de la séparation qui s’approchent d’une part et qui semblent s’éloigner de l’autre ne sont pas faits pour la fixer. La mort de Barkis n’amènerait pas un grand retard, mais s’il traînait !… En tout cas, c’est une situation très-équivoque, comme vous voyez.

– Oui, je vois.

– En conséquence, dit M. Omer, Émilie est toujours un peu abattue, un peu agitée, peut-être même, l’est-elle plus que jamais. Elle semble tous les jours aimer plus tendrement son oncle et regretter plus vivement de se séparer de nous tous. Un mot de bonté de ma part lui fait venir les larmes aux yeux, et si vous la voyiez avec la petite fille de Minnie, vous ne l’oublieriez jamais. C’est extraordinaire, dit M. Omer d’un air de réflexion, comme elle aime cette enfant ! »

L’occasion me parut favorable pour demander à M. Omer, avant que sa fille et son gendre vinssent nous interrompre, s’il savait quelque chose de Marthe.

« Ah ! dit-il en secouant la tête d’un air profondément abattu, rien de bon. C’est une triste histoire, monsieur, de quelque manière qu’on la retourne. Je n’ai jamais cru que cette pauvre fille fût corrompue, je ne voudrais pas le dire devant ma fille Minnie, elle se fâcherait : mais je ne l’ai jamais cru. Personne de nous ne l’a jamais cru. »

M. Omer entendit le pas de sa fille que je n’avais pas encore distingué, et me toucha avec le bout de sa pipe en fermant un œil, par forme d’avertissement. Elle entra presque aussitôt avec son mari.

Ils rapportaient la nouvelle que M. Barkis était au plus mal, qu’il n’avait plus sa connaissance, et que M. Chillip avait dit tristement dans la cuisine en s’en allant, il n’y avait pas plus de cinq minutes, que toute l’école de médecine, l’école de chirurgie et l’école de pharmacie réunies ne pourraient pas le tirer d’affaire ! D’abord les médecins et les chirurgiens n’y pouvaient plus rien, avait dit M. Chillip, et tout ce que les pharmaciens pourraient faire, ce serait de l’empoisonner.

À cette nouvelle, et sur l’avis que M. Peggotty était chez sa sœur, je pris le parti de m’y rendre tout de suite. Je dis bonsoir à M. Omer et à M. et mistress Joram, et je pris le chemin de la maison de Peggotty avec une sympathie sérieuse pour M. Barkis qui le transformait complètement à mes yeux.

Je frappai doucement à la porte, M. Peggotty vint m’ouvrir. Il ne fut pas aussi étonné de me voir que je m’y attendais. Je fis la même remarque pour Peggotty quand elle descendit, et c’est une observation que j’ai été, depuis, bien souvent à même de répéter, c’est que, dans l’attente de cette terrible surprise, tout autre changement et toute autre surprise paraissent comme rien.

Je serrai la main de M. Peggotty et j’entrai dans la cuisine pendant qu’il fermait doucement la porte. La petite Émilie, la tête dans ses mains, était assise auprès du feu. Ham était debout à côté d’elle.

Nous parlions tout bas, en écoutant de temps en temps si on n’entendait pas du bruit dans la chambre au-dessus. Je n’y avais pas pensé lors de ma dernière visite ; mais comme il me paraissait étrange, cette fois, de ne pas voir M. Barkis dans la cuisine !

« Vous êtes bien bon d’être venu, monsieur David, me dit M. Peggotty.

– Oh oui ! bien bon, dit Ham.

– Émilie, dit M. Peggotty, voyez, ma chérie ! Voilà M. David ! Allons, courage, mon amour ! Vous ne dites pas un mot à M. David ? »

Elle tremblait de tous ses membres, je la vois encore. Sa main était glacée quand je la touchai, je la sens encore. Elle ne fit d’autre mouvement que de la retirer, puis elle se laissa glisser de sa chaise, et, s’approchant doucement de son oncle, elle se pencha sur son sein, sans rien dire et tremblant toujours.

« C’est un si bon petit cœur, dit M. Peggotty en lissant ses beaux cheveux avec sa grosse main calleuse, qu’elle ne peut supporter ce chagrin. C’est bien naturel : les jeunes gens, monsieur David, ne sont pas habitués à ce genre d’épreuves, et c’est timide comme le petit oiseau que voilà, c’est tout naturel ! »

Elle se serra contre son sein, mais sans dire un mot et sans relever la tête.

« Il est tard, ma chérie, dit M. Peggotty, et voilà Ham qui vous attend pour vous ramener à la maison. Allons, partez avec lui, c’est un bon cœur aussi ! Quoi, Émilie ? que dites-vous, mon amour ? »

Le son de sa voix n’était pas arrivé à mes oreilles, mais il baissa la tête comme pour l’écouter ; puis il dit :

« Vous voulez rester avec votre oncle ? Allons donc, vous n’y pensez pas ? Rester avec votre oncle, ma chatte ! quand celui qui va être votre mari dans quelques jours est là pour vous ramener à la maison. Eh bien ! on ne le croirait pas, en voyant cette petite fille à côté d’un vieux grognard comme moi, dit M. Peggotty en nous regardant tous les deux avec un orgueil infini ; mais la mer ne contient pas plus de sel que le cœur de ma petite Émilie ne contient de tendresse pour son oncle : petite folle !

– Émilie a bien raison, monsieur David, dit Ham ; voyez-vous, puisque Émilie le désire, et que je vois bien qu’elle est agitée et un peu effrayée, je la laisserai ici jusqu’à demain matin. Permettez-moi seulement de rester aussi !

– Non, non, dit M. Peggotty, vous ne pouvez pas, vous qui êtes marié ou tout comme, perdre un jour de travail ; et vous ne pouvez pas non plus veiller cette nuit et travailler demain : cela ne se peut pas. Retournez à la maison. Est-ce que vous avez peur que nous n’ayons pas soin d’Émilie ? »

Ham céda à ces raisons, et prit son chapeau pour se retirer. Même au moment où il l’embrassa, et je ne le voyais jamais s’approcher d’elle sans penser que la nature lui avait donné le cœur d’un gentleman, elle semblait se serrer de plus en plus contre son oncle, évitant presque son fiancé. Je fermai la porte derrière lui, afin de ne pas troubler le silence qui régnait dans la maison, et, en me retournant, je vis que M. Peggotty parlait encore à sa nièce.

« Maintenant, dit-il, je vais monter dire à votre tante que M. David est là, cela lui fera du bien. Asseyez-vous près du feu pendant ce temps-là, ma chérie, et chauffez vos mains, elles sont froides comme la glace. Qu’est-ce que vous avez donc à avoir peur et à vous agiter comme cela ? Quoi ! vous voulez venir avec moi ? Eh bien venez ; allons ! Si son oncle était chassé de sa maison et obligé de coucher sur une digue, monsieur David, dit M. Peggotty avec le même orgueil qu’un moment auparavant, je crois vraiment qu’elle voudrait l’accompagner ; mais je vais être bientôt supplanté par un autre, n’est-ce pas, Émilie ? »

En montant un moment après, il me sembla, lorsque je passai près de la porte de ma petite chambre qui était plongée dans l’obscurité, que j’y apercevais Émilie étendue sur le plancher ; mais je ne sais pas, à l’heure qu’il est, si c’était elle où si ce n’était pas une illusion des ombres qui confondaient tout à ma vue dans les ténèbres de ma chambre.

J’eus le loisir de réfléchir, devant le feu de la cuisine, à la terreur de la mort qu’éprouvait la jolie petite Émilie, et je crus que c’était là, avec les autres raisons que m’avait données M. Omer, la cause du changement qui s’était opéré en elle. J’eus le loisir, avant de voir paraître Peggotty, de penser avec plus d’indulgence à cette faiblesse, tout en comptant les battements du balancier de l’horloge et en ressentant de plus en plus la solennité du silence profond qui régnait autour de moi. Peggotty me serra dans ses bras, et me remercia mille et mille fois d’être venu la consoler ainsi dans ses chagrins (ce furent ses propres paroles). Elle me pria ensuite de monter avec elle, et me dit en sanglotant que M. Barkis m’aimait toujours ; qu’il lui avait souvent parlé de moi avant de perdre connaissance, et que, dans le cas où il reviendrait à lui, elle était sûre que ma présence lui ferait plaisir, s’il pouvait encore prendre plaisir à quelque chose dans ce monde.

C’était une chose bien invraisemblable, à ce qu’il me parut quand je le vis. Il était couché, avec la tête et les épaules hors du lit, dans une position très-incommode, à demi appuyé sur le coffre qui lui avait coûté tant de peine et de soucis. J’appris que, lorsqu’il n’avait plus été capable de se traîner hors du lit pour l’ouvrir, ni de s’assurer qu’il était là, au moyen de la baguette divinatoire dont je lui avais vu faire usage, il l’avait fait placer sur une chaise à côté de son lit, où il le tenait dans ses bras nuit et jour. Il s’y appuyait en ce moment même ; le temps et la vie lui échappaient, mais il tenait encore son coffre, et les dernières paroles qu’il avait prononcées, pour écarter les soupçons, c’était : « des vieux habits ! »

« Barkis, mon ami, dit Peggotty, d’un ton qu’elle tâchait de rendre enjoué en se penchant sur lui, pendant que son frère et moi nous nous tenions au pied du lit, voilà mon cher enfant, mon cher M. David, qui a servi d’intermédiaire à notre mariage, celui par qui vous m’envoyiez vos messages, vous savez bien ! Voulez-vous parler à M. David ? »

Il était muet et sans connaissance, comme le coffre qui donnait seul quelque expression à sa physionomie par le soin jaloux avec lequel on voyait qu’il le serrait.

« Il s’en va avec la marée, » me dit M. Peggotty en mettant la main devant sa bouche.

Mes yeux étaient humides et ceux de M Peggotty aussi, mais je répétai à voix basse :

« Avec la marée ?

– On ne peut mourir sur les côtes, dit M. Peggotty, qu’à la marée basse ; on ne peut, au contraire, venir au monde qu’à la marée montante, et on n’est décidément de ce monde qu’en pleine marée ; eh bien ! lui, il s’en va avec la marée. Elle sera basse à trois heures et demie, et ne recommencera à monter qu’une demi-heure après. S’il vit jusqu’à ce que la mer recommence à monter, il ne rendra pas encore l’esprit avant que nous soyons en pleine marée, et il ne s’en ira qu’à la marée basse prochaine. »

Nous restions là à le regarder ; le temps s’écoulait : les heures passaient. Je ne puis dire quelle mystérieuse influence ma présence exerçait sur lui ; mais, quand il commença enfin à murmurer quelques mots dans son délire, il parlait de me conduire à la pension.

« Il revient à lui, » dit Peggotty.

M. Peggotty me toucha le bras en me disant tout bas, d’un air convaincu et respectueux :

« Voilà la marée qui baisse, il s’en va.

– Barkis, mon ami ! dit Peggotty.

– C. P. Barkis ! cria-t-il d’une voix débile, la meilleure femme qu’il y ait au monde !

– Voyez ! voilà M. David ! » dit Peggotty, car il ouvrait les yeux.

J’allais lui demander s’il me reconnaissait, quand il fit un effort pour étendre son bras, et me dit distinctement et avec un doux sourire :

« Barkis veut bien ! »

La mer était basse, il s’en alla avec la marée.

FIN DU premier VOLUME.

Tome deuxième §

Chapitre premier. Une perte plus grave. §

Je n’eus pas de peine à céder aux prières de Peggotty, qui me demanda de rester à Yarmouth jusqu’à ce que les restes du pauvre voiturier eussent fait, pour la dernière fois, le voyage de Blunderstone. Elle avait acheté depuis longtemps, sur ses économies, un petit coin de terre dans notre vieux cimetière, près du tombeau de « sa chérie, » comme elle appelait toujours ma mère, et c’était là que devait reposer le corps de son mari.

Quand j’y pense à présent, je sens que je ne pouvais pas être plus heureux que je l’étais véritablement alors de tenir compagnie à Peggotty, et de faire pour elle le peu que je pouvais faire. Mais je crains bien d’avoir éprouvé une satisfaction plus grande encore, satisfaction personnelle et professionnelle, à examiner le testament de M. Barkis et à en apprécier le contenu.

Je revendique l’honneur d’avoir suggéré l’idée que le testament devait se trouver dans le coffre. Après quelques recherches, on l’y découvrit, en effet, au fond d’un sac à picotin, en compagnie d’un peu de foin, d’une vieille montre d’or avec une chaîne et des breloques, que M. Barkis avait portée le jour de son mariage, et qu’on n’avait jamais vue ni avant ni après ; puis d’un bourre-pipe en argent, figurant une jambe ; plus d’un citron en carton, rempli de petites tasses et de petites soucoupes, que M. Barkis avait ; je suppose, acheté quand j’étais enfant, pour m’en faire présent, sans avoir le courage de s’en défaire ensuite ; enfin, nous trouvâmes quatre-vingt sept pièces d’or en guinées et en demi-guinées, cent dix livres sterling en billets de banque tout neufs, des actions sur la banque d’Angleterre, un vieux fer à cheval, un mauvais shilling, un morceau de camphre et une coquille d’huître. Comme ce dernier objet avait été évidemment frotté, et que la nacre de l’intérieur déployait les couleurs du prisme, je serais assez porté à croire que M. Barkis s’était fait une idée confuse qu’on pouvait y trouver des perles, mais sans avoir pu jamais en venir à ses fins.

Depuis bien des années, M. Barkis avait toujours porté ce coffre avec lui dans tous ses voyages, et, pour mieux tromper l’espion, s’était imaginé d’écrire avec le plus grand soin sur le couvercle, en caractères devenus presque illisibles à la longue, l’adresse de « M. Blackboy, bureau restant, jusqu’à ce qu’il soit réclamé. »

Je reconnus bientôt qu’il n’avait pas perdu ses peines en économisant depuis tant d’années. Sa fortune, en argent, n’allait pas loin de trois mille livres sterling. Il léguait là-dessus l’usufruit du tiers à M. Peggotty, sa vie durant ; à sa mort, le capital devait être distribué par portions égales entre Peggotty, la petite Émilie et moi, à icelui, icelle ou iceux d’entre nous qui serait survivant. Il laissait à Peggotty tout ce qu’il possédait du reste, la nommant sa légataire universelle, seule et unique exécutrice de ses dernières volontés exprimées par testament.

Je vous assure que j’étais déjà fier comme un procureur quand je lus tout ce testament avec la plus grande cérémonie, expliquant son contenu à toutes les parties intéressées ; je commençai à croire que la Cour avait plus d’importance que je ne l’avais supposé. J’examinai le testament avec la plus profonde attention, je déclarai qu’il était parfaitement en règle sur tous les points, je fis une ou deux marques au crayon à la marge, tout étonné d’en savoir si long.

Je passai la semaine qui précéda l’enterrement, à faire cet examen un peu abstrait, à dresser le compte de toute la fortune qui venait d’échoir à Peggotty, à mettre en ordre toutes ses affaires, en un mot, à devenir son conseil et son oracle en toutes choses, à notre commune satisfaction. Je ne revis pas Émilie dans l’intervalle, mais on me dit qu’elle devait se marier sans bruit quinze jours après.

Je ne suivis pas le convoi en costume, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Je veux dire que je n’avais pas revêtu un manteau noir et un long crêpe, fait pour servir d’épouvantail aux oiseaux, mais je me rendis, à pied, de bonne heure à Blunderstone, et je me trouvais dans le cimetière quand le cercueil arriva, suivi seulement de Peggotty et de son frère. Le monsieur fou regardait de ma petite fenêtre ; l’enfant de M. Chillip remuait sa grosse tête et tournait ses yeux ronds pour contempler le pasteur par-dessus l’épaule de sa bonne ; M. Omer soufflait sur le second plan ; il n’y avait point d’autres assistants, et tout se passa tranquillement. Nous nous promenâmes dans le cimetière pendant une heure environ quand tout fut fini, et nous cueillîmes quelques bourgeons à peine épanouis sur l’arbre qui ombrageait le tombeau de ma mère.

Ici la crainte me gagne ; un nuage sombre plane au-dessus de la ville que j’aperçois dans le lointain, en dirigeant de ce côté ma course solitaire. J’ai peur d’en approcher, comment pourrai-je supporter le souvenir de ce qui nous arriva pendant cette nuit mémorable, de ce que je vais essayer de rappeler, si je puis surmonter mon trouble ?

Mais ce n’est pas de le raconter qui empirera le mal ; que gagnerais-je à arrêter ici ma plume, qui tremble dans ma main ? Ce qui est fait est fait, rien ne peut le défaire, rien ne peut y changer la moindre chose.

Ma vieille bonne devait venir à Londres avec moi, le lendemain, pour les affaires du testament. La petite Émilie avait passé la journée chez M. Omer ; nous devions nous retrouver tous le soir dans le vieux bateau ; Ham devait ramener Émilie à l’heure ordinaire ; je devais revenir à pied en me promenant. Le frère et la sœur devaient faire leur voyage de retour comme ils étaient venus, et nous attendre le soir au coin du feu.

Je les quittai à la barrière, où un Straps imaginaire s’était reposé avec le havre-sac de Roderick Randorn, au temps jadis ; et, au lieu de revenir tout droit, je fis quelques pas sur la route de Lowestoft ; puis je revins en arrière, et je pris le chemin de Yarmouth. Je m’arrêtai pour dîner à un petit café décent, situé à une demi-heure à peu près du gué dont j’ai déjà parlé ; le jour s’écoula, et j’atteignis le gué à la brune. Il pleuvait beaucoup, le vent était fort, mais la lune apparaissait de temps en temps à travers les nuages, et il ne faisait pas tout à fait noir.

Je fus bientôt en vue de la maison de M. Peggotty, et je distinguai la lumière qui brillait à la fenêtre. Me voilà donc piétinant dans le sable humide, avant d’arriver à la porte ; enfin j’y suis et j’entre.

Tout présentait l’aspect le plus confortable. M. Peggotty fumait sa pipe du soir, et les préparatifs du souper allaient leur train : le feu brûlait gaiement : les cendres étaient relevées ; la caisse sur laquelle s’asseyait la petite Émilie l’attendait dans le coin accoutumé. Peggotty était assise à la place qu’elle occupait jadis, et, sans son costume de veuve, on aurait pu croire qu’elle ne l’avait jamais quittée. Elle avait déjà repris l’usage de la boîte à ouvrage, sur le couvercle de laquelle on voyait représentée la cathédrale de Saint-Paul : le mètre roulé dans une chaumière, et le morceau de cire étaient là à leur poste comme au premier jour. Mistress Gummidge grognait un peu dans son coin comme à l’ordinaire, ce qui ajoutait à l’illusion.

« Vous êtes le premier, monsieur David, dit M. Peggotty d’un air radieux. Ne gardez pas cet habit, s’il est mouillé, monsieur.

– Merci, monsieur Peggotty, lui dis-je, en lui donnant mon paletot pour le suspendre ; l’habit est parfaitement sec.

– C’est vrai, dit M. Peggotty en tâtant mes épaules ; sec comme un copeau. Asseyez-vous, monsieur ; je n’ai pas besoin de vous dire que vous êtes le bienvenu, mais c’est égal, vous êtes le bienvenu tout de même, je le dis de tout mon cœur.

– Merci, monsieur Peggotty, je le sais bien. Et vous, Peggotty, comment allez-vous, ma vieille, lui dis-je en l’embrassant.

– Ah ! ah ! dit M. Peggotty en riant et en s’asseyant près de nous, pendant qu’il se frottait les mains, comme un homme qui n’est pas fâché de trouver une distraction honnête à ses chagrins récents, et avec toute la franche cordialité qui lui était habituelle ; c’est ce que je lui dis toujours, il n’y a pas une femme au monde, monsieur, qui doive avoir l’esprit plus en repos qu’elle ! Elle a accompli son devoir envers le défunt, et il le savait bien, le défunt, car il a fait aussi son devoir avec elle, comme elle a fait son devoir avec lui, et… et tout ça s’est bien passé. »

Mistress Gummidge poussa un gémissement.

« Allons, mère Gummidge, du courage ! dit M. Peggotty. Mais il secoua la tête en nous regardant de côté, pour nous faire entendre que les derniers événements étaient bien de nature à lui rappeler le vieux. Ne vous laissez pas abattre ! du courage ! un petit effort, et vous verrez que ça ira tout naturellement beaucoup mieux après.

– Jamais pour moi, Daniel, repartit mistress Gummidge ; la seule chose qui puisse me venir tout naturellement, c’est de rester isolée et désolée.

– Non, non, dit M. Peggotty d’un ton consolant.

– Si, si, Daniel, dit mistress Gummidge ; je ne suis pas faite pour vivre avec des gens qui font des héritages. J’ai eu trop de malheurs, je ferai bien de vous débarrasser de moi.

– Et comment pourrais-je dépenser mon argent sans vous ? dit M. Peggotty d’un ton de sérieuse remontrance. Qu’est-ce que vous dites donc ? est-ce que je n’ai pas besoin de vous maintenant plus que jamais ?

– C’est cela, je le savais bien qu’on n’avait pas besoin de moi auparavant, s’écria mistress Gummidge avec l’accent le plus lamentable ; et maintenant on ne se gêne pas pour me le dire. Comment pouvais-je me flatter qu’on eût besoin de moi, une pauvre femme isolée et désolée, et qui ne fait que vous porter malheur ! »

M. Peggotty avait l’air de s’en vouloir beaucoup à lui-même d’avoir dit quelque chose qui pût prendre un sens si cruel, mais Peggotty l’empêcha de répondre, en le tirant par la manche et en hochant la tête. Après avoir regardé un moment mistress Gummidge avec une profonde anxiété, il reporta ses yeux sur la vieille horloge, se leva, moucha la chandelle, et la plaça sur la fenêtre.

« Là ! dit M. Peggotty d’un ton satisfait ; voilà ce que c’est, mistress Gummidge ! » Mistress Gummidge poussa un petit gémissement, « Nous voilà éclairés comme à l’ordinaire ! Vous vous demandez ce que je fais là, monsieur. Eh bien ! c’est pour notre petite Émilie. Voyez-vous, il ne fait pas clair sur le chemin, et ce n’est pas gai quand il fait noir ; aussi, quand je suis à la maison vers l’heure de son retour ; je mets la lumière à la fenêtre, et cela sert à deux choses. D’abord, dit M. Peggotty en se penchant vers moi tout joyeux ; elle se dit : « Voilà la maison, » qu’elle se dit ; et aussi : « Mon oncle est là, » qu’elle se dit, car si je n’y suis pas, il n’y a pas de lumière non plus.

– Que vous êtes enfant ! dit Peggotty, qui lui en savait bien bon gré tout de même.

– Eh bien ! dit M. Peggotty en se tenant les jambes un peu écartées, et en promenant dessus ses mains, de l’air de la plus profonde satisfaction, tout en regardant alternativement le feu et nous ; je n’en sais trop rien. Pas au physique, vous voyez bien.

– Pas exactement, dit Peggotty.

– Non, dit M. Peggotty en riant, pas au physique ; mais en y réfléchissant bien, voyez-vous… je m’en moque pas mal. Je vais vous dire : quand je regarde autour de moi dans cette jolie petite maison de notre Émilie… je veux bien que la crique me croque, dit M. Peggotty avec un élan d’enthousiasme (voilà ! je ne peux pas en dire davantage), s’il ne me semble pas que les plus petits objets soient, pour ainsi dire, une partie d’elle-même ; je les prends, puis je les pose, et je les touche aussi délicatement que si je touchais notre Émilie, c’est la même chose pour ses petits chapeaux et ses petites affaires. Je ne pourrais pas voir brusquer quelque chose qui lui appartiendrait pour tout au monde. Voilà comme je suis enfant, si vous voulez, sous la forme d’un gros hérisson de mer ! » dit M. Peggotty en quittant son air sérieux, pour partir d’un éclat de rire retentissant.

Peggotty rit avec moi, seulement un peu moins haut.

« Je suppose que cela vient, voyez-vous, dit M. Peggotty d’un air radieux, en se frottant toujours les jambes, de ce que j’ai tant joué avec elle, en faisant semblant d’être des Turcs et des Français, et des requins, et toutes sortes d’étrangers, oui-da, et même des lions et des baleines et je ne sais quoi, quand elle n’était pas plus haute que mon genou. C’est comme ça que c’est venu, vous savez. Vous voyez bien cette chandelle, n’est-ce pas ? dit M. Peggotty qui riait en la montrant, eh bien ! je suis bien sûr que quand elle sera mariée et partie, je mettrai cette chandelle-là tout comme à présent. Je suis bien sûr que, quand je serai ici le soir (et où irais-je vivre, je vous le demande, quelque fortune qui m’arrive ?), quand elle ne sera pas ici, ou que je ne serai pas là-bas, je mettrai la chandelle à la fenêtre, et que je resterai près du feu à faire semblant de l’attendre comme je l’attends maintenant. Voilà comme je suis un enfant, dit M. Peggotty avec un nouvel éclat de rire, sous la forme d’un hérisson de mer ! Voyez-vous, dans ce moment-ci, quand je vois briller la chandelle, je me dis : « Elle la voit ; voilà Émilie qui vient ! » Voilà comme je suis un enfant, sous la forme d’un hérisson de mer ! Je ne me trompe pas après tout, dit M. Peggotty, en s’arrêtant au milieu de son éclat de rire, et en frappant des mains, car la voilà ! » Mais non ; c’était Ham tout seul. Il fallait que la pluie eût bien augmenté depuis que j’étais rentré, car il portait un grand chapeau de toile cirée, abaissé sur ses yeux.

« Où est Émilie ? » dit M. Peggotty.

Ham fit un signe de tête comme pour indiquer qu’elle était à la porte. M. Peggotty ôta la chandelle de la fenêtre, la moucha, la remit sur la table, et se mit à arranger le feu, pendant que Ham, qui n’avait pas bougé, me dit :

« Monsieur David, voulez-vous venir dehors une minute, pour voir ce qu’Émilie et moi nous avons à vous montrer. »

Nous sortîmes. Quand je passai près de lui auprès de la porte, je vis avec autant d’étonnement que d’effroi qu’il était d’une pâleur mortelle. Il me poussa précipitamment dehors, et referma la porte sur nous, sur nous deux seulement.

« Ham, qu’y a-t-il donc !

– Monsieur David !… » Oh ! pauvre cœur brisé, comme il pleurait amèrement !

J’étais paralysé à la vue d’une telle douleur. Je ne savais plus que penser ou craindre : je ne savais que le regarder.

« Ham, mon pauvre garçon, mon ami ! Au nom du ciel, dites-moi ce qui est arrivé !

– Ma bien-aimée, monsieur David, mon orgueil et mon espérance, elle pour qui j’aurais voulu donner ma vie, pour qui je la donnerais encore, elle est partie !

– Partie ?

– Émilie s’est enfuie : et comment ? vous pouvez en juger, monsieur David, en me voyant demander à Dieu, Dieu de bonté et de miséricorde, de la faire mourir, elle que j’aime par-dessus tout, plutôt que de la laisser se déshonorer et se perdre ! »

Le souvenir du regard qu’il jeta vers le ciel chargé de nuages, du tremblement de ses mains jointes, de l’angoisse qu’exprimait toute sa personne, reste encore à l’heure qu’il est uni dans mon esprit avec celui de la plage déserte, théâtre de ce drame cruel dont il est le seul personnage, et qui n’a d’autre témoin que la nuit.

« Vous êtes un savant, dit-il précipitamment. Vous savez ce qu’il y a de mieux à faire. Comment m’y prendre pour annoncer cela à son onde, monsieur David ? »

Je vis la porte s’ébranler, et je fis instinctivement un mouvement pour tenir le loquet à l’extérieur, afin de gagner un moment de répit. Il était trop tard. M. Peggotty sortit la tête, et je n’oublierai jamais le changement qui se fit dans ses traits en nous voyant, quand je vivrais cinq cents ans.

Je me rappelle un gémissement et un grand cri ; les femmes l’entourent, nous sommes tous debout dans la chambre, moi, tenant à la main un papier que Ham venait de me donner, M. Peggotty avec son gilet entr’ouvert, les cheveux en désordre, le visage et les lèvres très-pâles ; le sang ruisselle sur sa poitrine, sans doute il avait jailli de sa bouche ; lui, il me regarde fixement.

« Lisez, monsieur, dit-il d’une voix basse et tremblante, lentement, s’il vous plaît, que je tâche de comprendre. »

Au milieu d’un silence de mort, je lus une lettre effacée par les larmes ; elle disait :

« Quand vous recevrez ceci, vous qui m’aimez infiniment plus que je ne l’ai jamais mérité, même quand mon cœur était innocent, je serai bien loin. »

« Je serai bien loin, répéta-t-il lentement. Arrêtez. Émilie sera bien loin : Après ?

« Quand je quitterai ma chère demeure, … ma chère demeure… oh oui ! ma chère demeure… demain matin. »

La lettre était datée de la veille au soir.

« Ce sera pour ne plus jamais revenir, à moins qu’il ne me ramène après avoir fait de moi une dame. Vous trouverez cette lettre le soir de mon départ, bien des heures après, au moment où vous deviez me revoir. Oh ! si vous saviez combien mon cœur est déchiré ! Si vous-même, vous surtout avec qui j’ai tant de torts, et qui ne pourrez jamais me pardonner, si vous saviez seulement ce que je souffre ! Mais je suis trop coupable pour vous parler de moi ! Oh ! oui, consolez-vous par la pensée que je suis bien coupable. Oh ! par pitié, dites à mon oncle, que je ne l’ai jamais aimé la moitié autant qu’à présent. Oh ! ne vous souvenez pas de toutes les bontés et de l’affection que vous avez tous eues pour moi ; ne vous rappelez pas que nous devions nous marier, tâchez plutôt de vous persuader que je suis morte quand j’étais toute petite, et qu’on m’a enterrée quelque part. Que le ciel dont je ne suis plus digne d’invoquer la pitié pour moi-même ait pitié de mon oncle ! Dites-lui que je ne l’ai jamais aimé la moitié autant qu’à ce moment ! Consolez-le. Aimez quelque honnête fille qui soit pour mon oncle ce que j’étais autrefois, qui soit digne de vous, qui vous soit fidèle ; c’est bien assez de ma honte pour vous désespérer. Que Dieu vous bénisse tous ! Je le prierai souvent pour vous tous, à genoux. Si l’on ne me ramène pas dame, et que je ne puisse plus prier pour moi-même, je prierai pour vous tous. Mes dernières tendresses pour mon oncle ! Mes dernières larmes et mes derniers remercîments pour mon oncle ! »

C’était tout.

Il resta longtemps à me regarder encore, quand j’eus fini. Enfin, je m’aventurai à lui prendre la main et à le conjurer, de mon mieux, d’essayer de recouvrer quelque empire sur lui-même. « Merci, monsieur, merci ! » répondait-il, mais sans bouger.

Ham lui parla : et M. Peggotty n’était pas insensible à sa douleur, car il lui serra la main de toutes ses forces, mais c’était tout : il restait dans la même attitude, et personne n’osait le déranger.

Enfin, lentement, il détourna les yeux de dessus mon visage, comme s’il sortait d’une vision, et il les promena autour de la chambre, puis il dit à voix basse :

« Qui est-ce ? je veux savoir son nom. »

Ham me regarda. Je me sentis aussitôt frappé d’un coup qui me fit reculer.

« Vous soupçonnez quelqu’un, dit M. Peggotty, qui est-ce ?

– Monsieur David ! dit Ham d’un ton suppliant, sortez un moment, et laissez-moi lui dire ce que j’ai à lui dire. Vous, il ne faut pas que vous l’entendiez, monsieur. »

Je sentis de nouveau le même coup ; je me laissai tomber sur une chaise, j’essayai d’articuler une réponse, mais ma langue était glacée et mes yeux troubles.

« Je veux savoir son nom ! répéta-t-il.

– Depuis quelque temps, balbutia Ham, il y a un domestique qui est venu quelquefois rôder par ici. Il y a aussi un monsieur : ils s’entendaient ensemble. »

M. Peggotty restait toujours immobile, mais il regardait Ham.

« Le domestique, continua Ham, a été vu hier soir avec… avec notre pauvre fille. Il était caché dans le voisinage depuis huit jours au moins. On croyait qu’il était parti, mais il était caché seulement. Ne restez pas ici, monsieur David, ne restez pas ! »

Je sentis Peggotty passer son bras autour de mon cou pour m’entraîner, mais je n’aurais pu bouger quand la maison aurait dû me tomber sur les épaules.

« On a vu une voiture inconnue avec des chevaux de poste, ce matin presque avant le jour, sur la route de Norwich, reprit Ham. Le domestique y alla, il revint, il retourna. Quand il y retourna, Émilie était avec lui. L’autre était dans la voiture. C’est lui !

– Au nom de Dieu, dit M. Peggotty en reculant et en étendant la main pour repousser une pensée qu’il craignait de s’avouer à lui-même, ne me dites pas que son nom est Steerforth !

– Monsieur David, s’écria Ham d’une voix brisée, ce n’est pas votre faute… et je suis bien loin de vous en accuser, mais… son nom est Steerforth, et c’est un grand misérable ! »

M. Peggotty ne poussa pas un cri, ne versa pas une larme, ne fit pas un mouvement, mais bientôt il eut l’air de se réveiller tout d’un coup, et se mit à décrocher son gros manteau qui était suspendu dans un coin.

« Aidez-moi un peu. Je suis tout brisé, et je ne puis en venir à bout, dit-il avec impatience. Aidez-moi donc ! Bien ! ajouta-t-il, quand on lui eut donné un coup de main. Maintenant passez-moi mon chapeau ! »

Ham lui demanda où il allait.

« Je vais chercher ma nièce. Je vais chercher mon Émilie. Je vais d’abord couler à fond ce bateau-là où je l’aurais noyé, oui, vrai comme je suis en vie, si j’avais pu me douter de ce qu’il méditait. Quand il était assis en face de moi, dit-il d’un air égaré en étendant le poing fermé, quand il était assis en face de moi, que la foudre m’écrase, si je ne l’aurais pas noyé, et si je n’aurais pas cru bien faire ! Je vais chercher ma nièce.

– Où ? s’écria Ham, en se plaçant devant la porte.

– N’importe où ! Je vais chercher ma nièce à travers le monde. Je vais trouver ma pauvre nièce dans sa honte, et la ramener avec moi. Qu’on ne m’arrête pas ! Je vous dis que je vais chercher ma nièce.

– Non, non, cria mistress Gummidge qui vint se placer entre eux, dans un accès de douleur ! non, non, Daniel ! pas dans l’état où vous êtes ! Vous irez la chercher bientôt, mon pauvre Daniel, et ce sera trop juste, mais pas maintenant ! Asseyez-vous et pardonnez-moi de vous avoir si souvent tourmenté, Daniel… (qu’est-ce que c’est que mes chagrins auprès de celui-ci ?) et parlons du temps où elle est devenue orpheline et Ham orphelin, quand j’étais une pauvre veuve, et que vous m’aviez recueillie. Cela calmera votre pauvre cœur, Daniel, dit-elle, en appuyant sa tête sur l’épaule de M. Peggotty, et vous supporterez mieux votre douleur, car vous connaissez la promesse, Daniel : « Ce que vous aurez fait à l’un des plus petits de mes frères, vous me l’aurez fait à moi-même, » et cela ne peut manquer d’être accompli sous ce toit qui nous a servi d’abri depuis tant, tant d’années ! »

Il était devenu maintenant presque insensible en apparence, et quand je l’entendis pleurer, au lieu de me mettre à genoux comme j’en avais l’envie, pour lui demander pardon de la douleur que je leur avais causée, et pour maudire Steerforth, je fis mieux : je donnais à mon cœur oppressé le même soulagement et je pleurai avec eux.

Chapitre II. Commencement d’un long voyage. §

Je suppose que ce qui m’est naturel est naturel à beaucoup d’autres, c’est pourquoi je ne crains pas de dire que je n’ai jamais plus aimé Steerforth qu’au moment même où les liens qui nous unissaient furent rompus. Dans l’amère angoisse que me causa la découverte de son crime, je me rappelai plus nettement toutes ses brillantes qualités, j’appréciai plus vivement tout ce qu’il avait de bon, je rendis plus complètement justice à toutes les facultés qui auraient pu faire de lui un homme d’une noble nature et d’une grande distinction, que je ne l’avais jamais fait dans toute l’ardeur de mon dévouement passé ; il m’était impossible de ne pas sentir profondément la part involontaire que j’avais eue dans la souillure qu’il avait laissée dans une famille honnête, et cependant, je crois que, si je m’étais trouvé alors face à face avec lui, je n’aurais pas eu la force de lui adresser un seul reproche. Je l’aurais encore tant aimé, quoique mes yeux fussent dessillés ; j’aurais conservé un souvenir si tendre de mon affection pour lui, que j’aurais été, je le crains, faible comme un enfant qui ne sait que pleurer et oublier ; mais, par exemple, il n’y avait plus à penser désormais à une réconciliation entre nous. C’est une pensée que je n’eus jamais. Je sentais, comme il l’avait senti lui-même, que tout était fini de lui à moi. Je n’ai jamais su quel souvenir il avait conservé de moi ; peut-être n’était-ce qu’un de ces souvenirs légers qu’il est facile d’écarter, mais moi, je me souvenais de lui comme d’un ami bien-aimé que j’avais perdu par la mort.

Oui, Steerforth, depuis que vous avez disparu de la scène de ce pauvre récit, je ne dis pas que ma douleur ne portera pas involontairement témoignage contre vous devant le trône du jugement dernier, mais n’ayez pas peur que ma colère ou mes reproches accusateurs vous y poursuivent d’eux-mêmes.

La nouvelle de ce qui venait d’arriver se répandit bientôt dans la ville, et en passant dans les rues, le lendemain matin, j’entendais les habitants en parler devant leurs portes. Il y avait beaucoup de gens qui se montraient sévères pour elle ; d’autres l’étaient plutôt pour lui, mais il n’y avait qu’une voix sur le compte de son père adoptif et de son fiancé. Tout le monde, dans tous les rangs, témoignait pour leur douleur un respect plein d’égards et de délicatesse. Les marins se tinrent à l’écart quand ils les virent tous deux marcher lentement sur la plage de grand matin, et formèrent des groupes où l’on ne parlait d’eux que pour les plaindre.

Je les trouvai sur la plage près de la mer. Il m’eût été facile de voir qu’ils n’avaient pas fermé l’œil, quand même Peggotty ne m’aurait pas dit que le grand jour les avait surpris assis encore là où je les avais laissés la veille. Ils avaient l’air accablé, et il me sembla que cette seule nuit avait courbé la tête de M. Peggotty plus que toutes les années pendant lesquelles je l’avais connu. Mais ils étaient tous deux graves et calmes comme la mer elle-même, qui se déroulait à nos yeux sans une seule vague sous un ciel sombre, quoique des gonflements soudains montrassent bien qu’elle respirait dans son repos, et qu’une bande de lumière qui l’illuminait à l’horizon fît deviner par derrière la présence du soleil, invisible encore sous les nuages.

« Nous avons longuement parlé, monsieur, me dit Peggotty après que nous eûmes fait, tous les trois, quelques tours sur le sable au milieu d’un silence général, de ce que nous devions et de ce que nous ne devions pas faire. Mais nous sommes fixés maintenant. »

Je jetai, par hasard, un regard sur Ham. En ce moment il regardait la lueur qui éclairait la mer dans le lointain, et, quoique son visage ne fût pas animé par la colère et que je ne pusse y lire, autant qu’il m’en souvient, qu’une expression de résolution sombre, il me vint dans l’esprit la terrible pensée que s’il rencontrait jamais Steerforth, il le tuerait.

« Mon devoir ici est accompli, monsieur, dit Peggotty. Je vais chercher ma… » Il s’arrêta, puis il reprit d’une voix plus ferme : « Je vais la chercher. C’est mon devoir à tout jamais. »

Il secoua la tête quand je lui demandai où il la chercherait, et me demanda si je partais pour Londres le lendemain. Je lui dis que, si je n’étais pas parti le jour même, c’était de peur de manquer l’occasion de lui rendre quelque service, mais que j’étais prêt à partir quand il voudrait.

« Je partirai avec vous demain, monsieur, dit-il, si cela vous convient. »

Nous fîmes de nouveau quelques pas en silence.

« Ham continuera à travailler ici, reprit-il au bout d’un moment, et il ira vivre chez ma sœur. Le vieux bateau…

– Est-ce que vous abandonnerez le vieux bateau, M. Peggotty ? demandai-je doucement.

– Ma place n’est plus là, M. David, répondit-il, et si jamais un bateau a fait naufrage depuis le temps où les ténèbres étaient sur la surface de l’abîme, c’est celui-là. Mais, non, monsieur ; non, je ne veux pas qu’il soit abandonné, bien loin de là. »

Nous marchâmes encore en silence, puis il reprit :

« Ce que je désire, monsieur, c’est qu’il soit toujours, nuit et jour, hiver comme été, tel qu’elle l’a toujours connu, depuis la première fois qu’elle l’a vu. Si jamais ses pas errants se dirigeaient de ce côté, je ne voudrais pas que son ancienne demeure semblât la repousser ; je voudrais qu’elle l’invitât, au contraire, à s’approcher peut-être de la vieille fenêtre, comme un revenant, pour regarder, à travers le vent et la pluie, son petit coin près du feu. Alors, M. David, peut-être qu’en voyant là mistress Gummidge toute seule, elle prendrait courage et s’y glisserait en tremblant ; peut-être se laisserait-elle coucher dans son ancien petit lit et reposerait-elle sa tête fatiguée, là où elle s’endormait jadis si gaiement. »

Je ne pus lui répondre, malgré tous mes efforts.

« Tous les soirs, continua M. Peggotty, à la tombée de la nuit, la chandelle sera placée comme à l’ordinaire à la fenêtre, afin que, s’il lui arrivait un jour de la voir, elle croie aussi l’entendre l’appeler doucement : « Reviens, mon enfant, reviens ! » Si jamais on frappe à la porte de votre tante, le soir, Ham, surtout si on frappe doucement, n’allez pas ouvrir vous-même. Que ce soit elle, et non pas vous, qui voie d’abord ma pauvre enfant ! »

Il fit quelques pas et marcha devant nous un moment. Durant cet intervalle, je jetai encore les yeux sur Ham et voyant la même expression sur son visage, avec son regard toujours fixé sur la lueur lointaine, je lui touchai le bras.

Je l’appelai deux fois par son nom, comme si j’eusse voulu réveiller un homme endormi, sans qu’il fît seulement attention à moi. Quand je lui demandai enfin à quoi il pensait, il me répondit :

« À ce que j’ai devant moi, M. David, et par delà.

– À la vie qui s’ouvre devant vous, vous voulez dire ? »

Il m’avait vaguement montré la mer.

« Oui, M. David. Je ne sais pas bien ce que c’est, mais il me semble… que c’est tout là-bas que viendra la fin. » Et il me regardait comme un homme qui se réveille, mais avec le même air résolu.

« La fin de quoi ? demandai-je en sentant renaître mes craintes.

– Je ne sais pas, dit-il d’un air pensif. Je me rappelais que c’est ici que tout a commencé et… naturellement je pensais que c’est ici que tout doit finir. Mais n’en parlons plus, M. David, ajouta-t-il en répondant, je pense, à mon regard, n’ayez pas peur : c’est que, voyez-vous, je suis si barbouillé, il me semble que je ne sais pas… » et, en effet, il ne savait pas où il en était et son esprit était dans la plus grande confusion.

M. Peggotty s’arrêta pour nous laisser le temps de le rejoindre et nous en restâmes là ; mais le souvenir de mes premières craintes me revint plus d’une fois, jusqu’au jour où l’inexorable fin arriva au temps marqué.

Nous nous étions insensiblement rapprochés du vieux bateau. Nous entrâmes : mistress Gummidge, au lieu de se lamenter dans son coin accoutumé, était tout occupée de préparer le déjeuner. Elle prit le chapeau de M. Peggotty, et lui approcha une chaise en lui parlant avec tant de douceur et de bon sens que je ne la reconnaissais plus.

« Allons, Daniel, mon brave homme, disait-elle, il faut manger et boire pour conserver vos forces, sans cela vous ne pourriez rien faire. Allons, un petit effort de courage, mon brave homme, et si je vous gêne avec mon caquet, vous n’avez qu’à le dire, Daniel, et ce sera fini. »

Quand elle nous eut tous servis, elle se retira près de la fenêtre, pour s’occuper activement de réparer des chemises et d’autres hardes appartenant a M. Peggotty, qu’elle pliait ensuite avec soin pour les emballer dans un vieux sac de toile cirée, comme ceux que portent les matelots. Pendant ce temps, elle continuait à parler toujours aussi doucement.

« En tout temps et en toutes saisons, vous savez, Daniel, disait mistress Gummidge, je serai toujours ici, et tout restera comme vous le désirez. Je ne suis pas bien savante, mais je vous écrirai de temps en temps quand vous serez parti, et j’enverrai mes lettres à M. David. Peut-être que vous m’écrirez aussi quelquefois, Daniel, pour me dire comment vous vous trouvez à voyager tout seul dans vos tristes recherches.

– J’ai peur que vous ne vous trouviez bien isolée, dit M. Peggotty.

– Non, non, Daniel, répliqua-t-elle ; il n’y a pas de danger, ne vous inquiétez pas de moi, j’aurai bien assez à faire de tenir les êtres en ordres (mistress Gummidge voulait parler de la maison) pour votre retour, de tenir les êtres en ordre pour ceux qui pourraient revenir, Daniel. Quand il fera beau, je m’assoirai à la porte comme j’en avais l’habitude. Si quelqu’un venait, il pourrait voir de loin la vieille veuve, la fidèle gardienne du logis. »

Quel changement chez mistress Gummidge, et en si peu de temps ! C’était une autre personne. Elle était si dévouée, elle comprenait si vite ce qu’il était bon de dire et ce qu’il valait mieux taire, elle pensait si peu à elle-même et elle était si occupée du chagrin de ceux qui l’entouraient, que je la regardais faire avec une sorte de vénération. Que d’ouvrage elle fit ce jour-là ! Il y avait sur la plage une quantité d’objets qu’il fallait renfermer sous le hangar, comme des voiles, des filets, des rames, des cordages, des vergues, des pots pour les homards, des sacs de sable pour le lest et bien d’autres choses, et quoique le secours ne manquât pas et qu’il n’y eût pas sur la plage une paire de mains qui ne fût disposée à travailler de toutes ses forces pour M. Peggotty, trop heureuse de se faire plaisir en lui rendant service, elle persista, pendant toute la journée, à traîner des fardeaux infiniment au-dessus de ses forces, et à courir de çà et de là pour faire une foule de choses inutiles. Point de ses lamentations ordinaires sur ses malheurs qu’elle semblait avoir complètement oubliés. Elle affecta tout le jour une sérénité tranquille, malgré sa vive et bonne sympathie, et ce n’était pas ce qu’il y avait de moins étonnant dans le changement qui s’était opéré en elle. De mauvaise humeur, il n’en était pas question. Je ne remarquai même pas que sa voix tremblât uns fois, ou qu’une larme tombât de ses yeux pondant tout le jour ; seulement, le soir, à la tombée de la nuit, quand elle resta seule avec M. Peggotty, et qu’il s’était endormi définitivement, elle fondit en larmes et elle essaya en vain de réprimer ses sanglots. Alors, me menant près de la porte :

« Que Dieu vous bénisse, M. David ! me dit-elle, et soyez toujours un ami pour lui, le pauvre cher homme ! »

Puis elle courut hors de la maison pour se laver les yeux, avant d’aller se rasseoir près de lui, pour qu’il la trouvât tranquillement à l’ouvrage en se réveillant. En un mot, lorsque je les quittai, le soir, elle était l’appui et le soutien de M. Peggotty dans son affliction, et je ne pouvais me lasser de méditer sur la leçon que mistress Gummidge m’avait donnée et sur le nouveau côté du cœur humain qu’elle venait de me faire voir.

Il était environ neuf heures et demie, lorsqu’en me promenant tristement par la ville, je m’arrêtai à la porte de M. Omer. Sa fille me dit que son père avait été si affligé de ce qui était arrivé, qu’il en avait été tout le jour morne et abattu, et qu’il s’était même couché sans fumer sa pipe.

« C’est une fille perfide, un mauvais cœur, dit mistress Joram ; elle n’a jamais valu rien de bon, non, jamais !

– Ne dites pas cela, répliquai-je, vous ne le pensez pas.

– Si, je le pense ! dit mistress Joram avec colère.

– Non, non, » lui dis-je.

Mistress Joram hocha la tête en essayant de prendre un air dur et sévère, mais elle ne put triompher de son émotion et se mit à pleurer. J’étais jeune, il est vrai, mais cette sympathie me donna très-bonne opinion d’elle, et il me sembla qu’en sa qualité de femme et de mère irréprochable, cela lui allait très-bien.

« Que deviendra-t-elle ? disait Minnie en sanglotant. Où ira-t-elle ? que deviendra-t-elle ? Oh ! comment a-t-elle pu être si cruelle envers elle-même et envers lui ? »

Je me rappelais le temps où Minnie était une jeune et jolie fille, et j’étais bien aise de voir qu’elle s’en souvenait aussi avec tant d’émotion.

« Ma petite Minnie vient seulement de s’endormir, dit mistress Joram. Même en dormant, elle appelle Émilie. Toute la journée, ma petite Minnie l’a demandée en pleurant, et elle voulait toujours savoir si Émilie était méchante. Que voulez-vous que je lui dise, quand le dernier soir qu’Émilie a passé ici, elle a détaché un ruban de son cou et qu’elle a mis sa tête sur l’oreiller, à côté de la petite, jusqu’à ce qu’elle dormit profondément. Le ruban est à l’heure qu’il est autour du cou de ma petite Minnie. Peut-être cela ne devrait-il pas être, mais que voulez-vous que je fasse ? Émilie est bien mauvaise, mais elles s’aimaient tant ! Et puis, cette enfant n’a pas de connaissance. »

Mistress Joram était si triste que son mari sortit de sa chambre pour venir la consoler. Je les laissai ensemble, et je repris le chemin de la maison de Peggotty, plus mélancolique, s’il était possible, que je ne l’avais encore été.

Cette bonne créature (je veux parler de Peggotty), sans songer à sa fatigue, à ses inquiétudes récentes, à tant de nuits sans sommeil, était restée chez son frère pour ne plus le quitter qu’au moment du départ. Il n’y avait dans la maison avec moi qu’une vieille femme, chargée du soin du ménage depuis quelques semaines, lorsque Peggotty ne pouvait pas s’en occuper. Comme je n’avais aucun besoin de ses services, je l’envoyai se coucher à sa grande satisfaction, et je m’assis devant le feu de la cuisine pour réfléchir un peu à tout ce qui venait de se passer.

Je confondais les derniers événements avec la mort de M. Barkis, et je voyais la mer qui se retirait dans le lointain ; je me rappelais le regard étrange que Ham avait jeté sur l’horizon, quand je fus tiré de mes rêveries par un coup frappé dehors. Il y avait un marteau à la porte, mais ce n’était pas un coup de marteau : c’était une main qui avait frappé, tout en bas, comme si c’était un enfant qui voulût se faire ouvrir.

Je mis plus d’empressement à courir à la porte que si c’était le coup de marteau d’un valet de pied chez un personnage de distinction ; j’ouvris, et je ne vis d’abord, à mon grand étonnement, qu’un immense parapluie qui semblait marcher tout seul. Mais je découvris bientôt sous son ombre miss Mowcher.

Je n’aurais pas été disposé à recevoir avec beaucoup de bienveillance cette petite créature, si, au moment où elle détourna son parapluie qu’elle ne pouvait venir à bout de fermer malgré les plus grands efforts, j’avais retrouvé sur sa figure cette expression « folichonne » qui m’avait fait une si grande impression lors de notre première et dernière entrevue. Mais, lorsqu’elle tourna son visage vers le mien, elle avait un air si pénétré, et quand je la débarrassai de son parapluie (dont le volume eût été incommode, même pour le Géant irlandais), elle tendit ses petites mains avec une expression de douleur si vive, que je me sentis quelque sympathie pour elle.

« Miss Mowcher ! lui dis-je après avoir regardé à droite et à gauche dans la rue déserte sans savoir ce que j’y cherchais, comment vous trouvez-vous ici ? Qu’est-ce que vous avez ? »

Elle me fit signe avec son petit bras de fermer son parapluie, et passant précipitamment à côté de moi, elle entra dans la cuisine. Je fermai la porte ; je la suivis, le parapluie à la main, et je la trouvai assise sur un coin du garde-cendres, tout près des chenets et des deux barres de fer destinées à recevoir les assiettes, à l’ombre du coquemar, se balançant en avant et en arrière, et pressant ses genoux avec ses mains comme quelqu’un qui souffre.

Un peu inquiet de recevoir cette visite inopportune, et de me trouver seul spectateur de ces étranges gesticulations, je m’écriai de nouveau : « Miss Mowcher, qu’est-ce que vous avez ? Êtes-vous malade ?

– Mon cher enfant, répliqua miss Mowcher en pressant ses deux mains sur son cœur, je suis malade là, très-malade ; quand je pense à ce qui est arrivé, et que j’aurais pu le savoir, l’empêcher peut-être, si je n’avais pas été folle et étourdie comme je le suis ! »

Et son grand chapeau, si mal approprié à sa taille de naine, se balançait en avant et en arrière, suivant les mouvements de son petit corps, faisant danser à l’unisson derrière elle, sur la muraille, l’ombre d’un chapeau de géant.

« Je suis étonné, commençai-je à dire, de vous voir si sérieusement troublée… » Mais elle m’interrompit.

« Oui, dit-elle, c’est toujours comme ça. Tous les jeunes gens inconsidérés qui ont eu le bonheur d’arriver à leur pleine croissance, ça s’étonne toujours de trouver quelques sentiments chez une petite créature comme moi. Je ne suis pour eux qu’un jouet dont ils s’amusent, pour le jeter de côté quand ils en sont las ; ça s’imagine que je n’ai pas plus de sensibilité qu’un cheval de bois ou un soldat de plomb. Oui, oui, c’est comme ça, et ce n’est pas d’aujourd’hui.

– Je ne peux parler que pour moi, lui dis-je, mais je vous assure que je ne suis pas comme cela. Peut-être n’aurais-je pas dû me montrer étonné de vous voir dans cet état, puisque je vous connais à peine. Excusez-moi : je vous ai dit cela sans intention.

– Que voulez-vous que je fasse ? répliqua la petite femme en se tenant debout et en levant les bras pour se faire voir. Voyez : mon père était tout comme moi, mon frère est de même, ma sœur aussi. Je travaille pour mon frère et ma sœur depuis bien des années… sans relâche, monsieur Copperfield, tout le jour. Il faut vivre. Je ne fais de mal à personne. S’il y a des gens assez cruels pour me tourner légèrement en plaisanterie, que voulez-vous que je fasse ? Il faut bien que je fasse comme eux ; et voilà comme j’en suis venue à me moquer de moi-même, de mes rieurs et de toutes choses. Je vous le demande, à qui la faute ? Ce n’est pas la mienne, toujours ! »

Non, non, je voyais bien que ce n’était pas la faute de miss Mowcher.

« Si j’avais laissé voir à votre perfide ami que, pour être naine, je n’en avais pas moins un cœur comme une autre, continua-t-elle en secouant la tête d’un air de reproche, croyez-vous qu’il m’eût jamais montré le moindre intérêt ? Si la petite Mowcher (qui ne s’est pourtant pas faite elle-même, monsieur) s’était adressée à lui ou à quelqu’un de ses semblables au nom de ses malheurs, croyez-vous que l’on eût seulement écouté sa petite voix ? La petite Mowcher n’en avait pas moins besoin de vivre, quand elle eût été la plus sotte et la plus grognon des naines, mais elle n’y eût pas réussi, oh ! non. Elle se serait essoufflée à demander une tartine de pain et de beurre, qu’on l’aurait bien laissée là mourir de faim, car enfin elle ne peut pourtant pas se nourrir de l’air du temps ! »

Miss Mowcher s’assit de nouveau sur le garde-cendres, tira son mouchoir et s’essuya les yeux.

« Allez ! vous devez plutôt me féliciter, si vous avez le cœur bon, comme je le crois, dit-elle, d’avoir eu le courage, dans ce que je suis, de supporter tout cela gaiement. Je me félicite moi-même, en tout cas, de pouvoir faire mon petit bonhomme de chemin dans le monde sans rien devoir à personne, sans avoir à rendre autre chose pour le pain qu’on me jette en passant, par sottise ou par vanité, que quelques folies en échange. Si je ne passe pas ma vie à me lamenter de tout ce qui me manque, c’est tant mieux pour moi, et cela ne fait de tort à personne. S’il faut que je serve de jouet à vous autres géants, au moins traitez votre jouet doucement. »

Miss Mowcher remit son mouchoir dans sa poche, et poursuivit en me regardant fixement :

« Je vous ai vu dans la rue tout à l’heure. Vous comprenez qu’il m’est impossible de marcher aussi vite que vous : j’ai les jambes trop petites et l’haleine trop courte, et je n’ai pas pu vous rejoindre ; mais je devinais où vous alliez et je vous ai suivi. Je suis déjà venue ici aujourd’hui, mais la bonne femme n’était pas chez elle.

– Est-ce que vous la connaissez ? demandai-je.

– J’ai entendu parler d’elle, répliqua-t-elle, chez Omer et Joram. J’étais chez eux ce matin à sept heures. Vous souvenez-vous de ce que Steerforth me dit de cette malheureuse fille le jour où je vous ai vus tous les deux à l’hôtel ? »

Le grand chapeau sur la tête de miss Mowcher, et le chapeau plus grand encore qui se dessinait sur la muraille, recommencèrent à se dandiner quand elle me fit cette question.

Je lui répondis que je me rappelais très-bien ce qu’elle voulait dire, et que j’y avais pensé plusieurs fois dans la journée.

« Que le père du mensonge le confonde ! dit la petite personne en élevant le doigt entre ses yeux étincelants et moi, et qu’il confonde dix fois plus encore ce misérable domestique ! Mais je croyais que c’était vous qui aviez pour elle une passion de vieille date.

– Moi ? répétai-je.

– Enfant que vous êtes ! Au nom de la mauvaise fortune la plus aveugle, s’écria miss Mowcher, en se tordant les mains avec impatience et en s’agitant de long en large sur le garde-cendres, pourquoi aussi faisiez-vous tant son éloge, en rougissant et d’un air si troublé ? »

Je ne pouvais me dissimuler qu’elle disait vrai, quoiqu’elle eût mal interprété mon émotion.

« Comment pouvais-je le savoir ? dit miss Mowcher en tirant de nouveau son mouchoir et en frappant du pied chaque fois qu’elle s’essuyait les yeux des deux mains. Je voyais bien qu’il vous tourmentait et vous cajolait tour à tour ; et, pendant ce temps-là, vous étiez comme de la cire molle entre ses mains ; je le voyais bien aussi. Il n’y avait pas une minute que j’avais quitté la chambre quand son domestique me dit que le jeune innocent (c’est ainsi qu’il vous appelait, et vous, vous pouvez bien l’appeler le vieux coquin tant que vous voudrez, sans lui faire tort) avait jeté son dévolu sur elle, et qu’elle avait aussi la tête perdue d’amour pour vous ; mais que son maître était décidé à ce que cela n’eût pas de mauvaises suites, plus par affection pour vous que par pitié pour elle, et que c’était dans ce but qu’ils étaient à Yarmouth. Comment ne pas le croire ? J’avais vu Steerforth vous câliner et vous flatter en faisant l’éloge de cette jeune fille. C’était vous qui aviez parlé d’elle le premier. Vous aviez avoué qu’il y avait longtemps que vous l’aviez appréciée. Vous aviez chaud et froid, vous rougissiez et vous pâlissiez quand je vous parlais d’elle. Que vouliez-vous que je pusse croire, si ce n’est que vous étiez un petit libertin en herbe, à qui il ne manquait plus que l’expérience, et qu’avec les mains dans lesquelles vous étiez tombé, l’expérience ne vous manquerait pas longtemps, s’ils ne se chargeaient pas de vous diriger pour votre bien, puisque telle était leur fantaisie ? Oh ! oh ! oh ! c’est qu’ils avaient peur que je ne découvrisse la vérité, s’écria miss Mowcher en descendant du garde-feu pour trotter en long et en large dans la cuisine, en levant au ciel ses deux petits bras d’un air de désespoir ; ils savaient que je suis assez fine, car j’en ai bien besoin pour me tirer d’affaire dans le monde, et ils se sont réunis pour me tromper ; ils m’ont fait remettre à cette malheureuse fille une lettre, l’origine, je le crains bien, de ses accointances avec Littimer qui était resté ici tout exprès pour elle. »

Je restai confondu à la révélation de tant de perfidie, et je regardai miss Mowcher qui se promenait toujours dans la cuisine ; quand elle fut hors d’haleine, elle se rassit sur le garde-feu et, s’essuyant le visage avec son mouchoir, elle secoua la tête sans faire d’autre mouvement et sans rompre le silence.

« Mes tournées de province m’ont amenée avant-hier soir à Norwich, monsieur Copperfield, ajouta-t-elle enfin. Ce que j’ai su là par hasard du secret qui avait enveloppé leur arrivée et leur départ, car je fus bien étonnée d’apprendre que vous n’étiez pas de la partie, m’a fait soupçonner quelque chose. J’ai pris hier au soir la diligence de Londres au moment où elle traversait Norwich, et je suis arrivée ici ce matin, trop tard, hélas ! trop tard ! »

La pauvre petite Mowcher avait un tel frisson, à force de pleurer et de se désespérer, qu’elle se retourna sur le garde-feu pour réchauffer ses pauvres petits pieds mouillés au milieu des cendres, et resta là comme une grande poupée, les yeux tournés vers l’âtre. J’étais assis sur une chaise de l’autre côté de la cheminée, plongé dans mes tristes réflexions et regardant tantôt le feu, tantôt mon étrange compagne.

« Il faut que je m’en aille, dit-elle enfin en se levant. Il est tard ; vous ne vous méfiez pas de moi, n’est-ce pas ? »

En rencontrant son regard perçant, plus perçant que jamais, quand elle me fit cette question, je ne pus répondre à ce brusque appel un « non » bien franc.

« Allons, dit-elle, en acceptant la main que je lui offrais pour l’aider à passer par-dessus le garde-cendres et en me regardant d’un air suppliant, vous savez bien que vous ne vous méfieriez pas de moi, si j’étais une femme de taille ordinaire. »

Je sentis qu’il y avait beaucoup de vérité là dedans, et j’étais un peu honteux de moi-même.

« Vous êtes jeune, dit-elle. Écoutez un mot d’avis, même d’une petite créature de trois pieds de haut. Tâchez, mon bon ami, de ne pas confondre les infirmités physiques avec les infirmités morales, à moins que vous n’ayez quelque bonne raison pour cela. »

Quand elle fut délivrée du garde-cendres, et moi de mes soupçons, je lui dis que je ne doutais pas qu’elle ne m’eût fidèlement expliqué ses sentiments, et que nous n’eussions été, l’un et l’autre, deux instruments aveugles dans des mains perfides. Elle me remercia en ajoutant que j’étais un bon garçon.

« Maintenant, faites attention ! dit-elle en se retournant, au moment d’arriver à la porte, et en me regardant, le doigt levé, d’un air malin. J’ai quelques raisons de supposer, d’après ce que j’ai entendu dire (car j’ai toujours l’oreille au guet, il faut bien que j’use des facultés que je possède) qu’ils sont partis pour le continent. Mais s’ils reviennent jamais, si l’un d’eux seulement revient de mon vivant, j’ai plus de chances qu’un autre, moi qui suis toujours par voie et par chemins, d’en être informée. Tout ce que je saurai, vous le saurez ; si je puis jamais être utile, n’importe comment, à cette pauvre fille qu’ils viennent de séduire, je m’y emploierai fidèlement, s’il plaît à Dieu ! Et quant à Littimer, mieux vaudrait pour lui avoir un dogue à ses trousses que la petite Mowcher ! »

Je ne pus m’empêcher d’ajouter foi intérieurement à cette promesse, quand je vis le regard qui l’accompagnait.

« Je ne vous demande que d’avoir en moi la confiance que vous auriez en une femme d’une taille ordinaire, ni plus ni moins, dit la petite créature en prenant ma main d’un air suppliant. Si vous me revoyez jamais différente en apparence de ce que je suis maintenant avec vous ; si je reprends l’humeur folâtre que vous m’avez vue la première fois, faites attention à la compagnie avec laquelle je me trouve. Rappelez-vous que je suis une pauvre petite créature sans secours et sans défense. Figurez-vous miss Mowcher rentrée chez elle le soir, avec son frère tout comme elle, et sa sœur, comme elle aussi, quand elle a fini sa journée ; peut-être alors serez-vous plus indulgent pour moi, et ne vous étonnerez-vous plus de mon chagrin et de mon trouble. Bonsoir ! »

Je touchai la main de miss Mowcher avec des sentiments d’estime bien différents de ceux qu’elle m’avait inspirés jusqu’alors, et je lui tins la porte pour la laisser sortir. Ce n’était pas une petite affaire que d’ouvrir le grand parapluie et de le placer en équilibre dans sa main ; j’y réussis pourtant, et je le vis descendre la rue à travers la pluie sans que rien indiquât qu’il y eût personne dessous, excepté quand une gouttière trop pleine se déchargeait sur lui au passage et le faisait pencher de côté, car alors on découvrait miss Mowcher en péril, qui faisait de violents efforts pour le redresser.

Après avoir fait une ou deux sorties pour aller à sa rescousse, mais sans grands résultats, car, quelques pas plus loin, le parapluie recommençait toujours à sautiller devant moi comme un gros oiseau avant que je pusse le rejoindre, je rentrai me coucher, et je dormis jusqu’au matin.

M. Peggotty et ma vieille bonne vinrent me trouver de bonne heure, et nous nous rendîmes au bureau de la diligence, où mistress Gummidge nous attendait avec Ham pour nous dire adieu.

« Monsieur David, me dit Ham tout bas, en me prenant à part, pendant que Peggotty arrimait son sac au milieu du bagage : sa vie est complètement brisée, il ne sait pas où il va, il ne sait pas ce qui l’attend, il commence un voyage qui va le mener de çà et de là, jusqu’à la fin de sa vie, vous pouvez compter là-dessus, s’il ne trouve pas ce qu’il cherche. Je sais que vous serez un ami pour lui, monsieur David !

– Vous pouvez en être assuré, lui dis-je en pressant affectueusement sa main.

– Merci, monsieur, merci bien. Encore un mot. Je gagne bien ma vie, vous savez, monsieur David, et je ne saurais maintenant à quoi dépenser ce que je gagne, je n’ai plus besoin que de quoi vivre. Si vous pouviez le dépenser pour lui, monsieur, je travaillerais de meilleur cœur. Quoique, quant à ça, monsieur, continua-t-il d’un ton ferme et doux, soyez bien sûr que je n’en travaillerai pas moins comme un homme, et que je m’en acquitterai de mon mieux. »

Je lui dis que j’en étais bien convaincu, et je ne lui cachai même pas mon espérance qu’un temps viendrait où il renoncerait à la vie solitaire à laquelle, en ce moment, il pouvait se croire naturellement condamné pour toujours.

« Non, monsieur, dit-il en secouant la tête ; tout cela est passé pour moi. Jamais personne ne remplira la place qui est vide. Mais n’oubliez pas qu’il y aura toujours ici de l’argent de côté, monsieur. »

Je lui promis de m’en souvenir, tout en lui rappelant que M. Peggotty avait déjà un revenu modeste, il est vrai, mais assuré, grâce au legs de son beau-frère. Nous prîmes alors congé l’un de l’autre. Je ne peux pas le quitter, même ici, sans me rappeler son courage simple et touchant dans un si grand chagrin.

Quant à mistress Gummidge, s’il me fallait décrire toutes les courses qu’elle fit le long de la rue à côté de la diligence, sans voir autre chose, à travers les larmes qu’elle essayait de contenir, que M. Peggotty assis sur l’impériale, ce qui faisait qu’elle se heurtait contre tous les gens qui marchaient dans une direction opposée, je serais obligé de me lancer dans une entreprise bien difficile. J’aime donc mieux la laisser assise sur les marches de la porte d’un boulanger, essoufflée et hors d’haleine, avec un chapeau qui n’avait plus du tout de forme, et l’un de ses souliers qui l’attendait sur le trottoir à une distance considérable.

En arrivant au terme de notre voyage, notre première occupation fut de chercher pour Peggotty un petit logement où son frère pût avoir un lit ; nous eûmes le bonheur d’en trouver un, très-propre et peu dispendieux, au-dessus d’une boutique de marchand de chandelles, et séparé par deux rues seulement de mon appartement. Quand nous eûmes retenu ce domicile, j’achetai de la viande froide chez un restaurateur et j’emmenai mes compagnons de voyage prendre le thé chez moi, au risque, je regrette de le dire, de ne pas obtenir l’approbation de mistress Crupp, bien au contraire. Cependant, je dois mentionner ici, pour bien faire connaître les qualités contradictoires de cette estimable dame, qu’elle fut très-choquée de voir Peggotty retrousser sa robe de veuve, dix minutes après son arrivée chez moi, pour se mettre à épousseter ma chambre à coucher. Mistress Crupp regardait cette usurpation de sa charge comme une liberté, et elle ne permettait jamais, dit-elle, qu’on prit des libertés avec elle.

M. Peggotty m’avait communiqué en route un projet auquel je m’attendais bien. Il avait l’intention de voir d’abord mistress Steerforth. Comme je me sentais obligé de l’aider dans cette entreprise, et de servir de médiateur entre eux, dans le but de ménager le plus possible la sensibilité de la mère, je lui écrivis le soir même. Je lui expliquai le plus doucement que je pus le mal qu’on avait fait à M. Peggotty, le droit que j’avais pour ma part de me plaindre de ce malheureux événement. Je lui disais que c’était un homme d’une classe inférieure, mais du caractère le plus doux et le plus élevé, et que j’osais espérer qu’elle ne refuserait pas de le voir dans le malheur qui l’accablait. Je lui demandais de nous recevoir à deux heures de l’après-midi, et j’envoyai moi-même la lettre par la première diligence du matin.

 

À l’heure dite, nous étions devant la porte… la porte de cette maison où j’avais été si heureux quelques jours auparavant, où j’avais donné si librement toute ma confiance et tout mon cœur, cette porte qui m’était désormais fermée maintenant, et que je ne regardais plus que comme une ruine désolée.

Point de Littimer. C’était la jeune fille qui l’avait remplacé à ma grande satisfaction, lors de notre dernière visite, qui vint nous répondre et qui nous conduisit au salon. Mistress Steerforth s’y trouvait. Rosa Dartle, au moment où nous entrâmes, quitta le siège qu’elle occupait dans un autre coin de la chambre, et vint se placer debout derrière le fauteuil de mistress Steerforth.

Je vis à l’instant sur le visage de la mère qu’elle avait appris de lui-même ce qu’il avait fait. Elle était très-pâle, et ses traits portaient la trace d’une émotion trop profonde pour être seulement attribuée à ma lettre, surtout avec les doutes que lui eût laissés sa tendresse. Je lui trouvai en ce moment plus de ressemblance que jamais avec son fils, et je vis, plutôt avec mon cœur qu’avec mes yeux, que mon compagnon n’en était pas frappé moins que moi.

Elle se tenait droite sur son fauteuil, d’un air majestueux, imperturbable, impassible, qu’il semblait que rien au monde ne fut capable de troubler. Elle regarda fièrement M. Peggotty quand il vint se placer devant elle, et lui ne la regardait pas d’un œil moins assuré. Les yeux pénétrants de Rosa Dartle nous embrassaient tous. Pendant un moment le silence fut complet.

Elle fit signe à M. Peggotty de s’asseoir.

« Il ne me semblerait pas naturel, madame, dit-il à voix basse, de m’asseoir dans cette maison ; j’aime mieux me tenir debout. » Nouveau silence, qu’elle rompit encore en disant :

« Je sais ce qui vous amène ici ; je le regrette profondément. Que voulez-vous de moi ? que me demandez-vous de faire ? »

Il mit son chapeau sous son bras, et cherchant dans son sein la lettre de sa nièce, la tira, la déplia et la lui donna.

« Lisez ceci, s’il vous plaît, madame. C’est de la main de ma nièce ! »

Elle lut, du même air impassible et grave ; je ne pus saisir sur ses traits aucune trace d’émotion, puis elle rendit la lettre.

« À moins qu’il ne me ramène après avoir fait de moi une dame, » dit M. Peggotty, en suivant les mots du doigt : Je viens savoir, madame, s’il tiendra sa promesse ?

– Non, répliqua-t-elle.

– Pourquoi non ? dit M. Peggotty ?

– C’est impossible. Il se déshonorerait. Vous ne pouvez pas ignorer qu’elle est trop au-dessous de lui.

– Élevez-la jusqu’à vous ! dit M. Peggotty.

– Elle est ignorante et sans éducation.

– Peut-être oui, peut-être non, dit M. Peggotty. Je ne le crois pas, madame, mais je ne suis pas juge de ces choses-là. Enseignez-lui ce qu’elle ne sait pas !

– Puisque vous m’obligez à parler plus catégoriquement ; ce que je ne fais qu’avec beaucoup de regret, sa famille est trop humble pour qu’une chose pareille soit possible, quand même il n’y aurait pas d’autres obstacles.

– Écoutez-moi, madame, dit-il lentement et avec calme : Vous savez ce que c’est que d’aimer son enfant ; moi aussi. Elle serait cent fois mon enfant que je ne pourrais pas l’aimer davantage. Mais vous ne savez pas ce que c’est que de perdre son enfant ; moi je le sais. Toutes les richesses du monde, si elles étaient à moi, ne me coûteraient rien pour la racheter. Arrachez-la à ce déshonneur, et je vous donne ma parole que vous n’aurez pas à craindre l’opprobre de notre alliance. Pas un de ceux qui l’ont élevée, pas un de ceux qui ont vécu avec elle, et qui l’ont regardée comme leur trésor depuis tant d’années, ne verra plus jamais son joli visage. Nous renoncerons à elle, nous nous contenterons d’y penser, comme si elle était bien loin, sous un autre ciel ; nous nous contenterons de la confier à son mari, à ses petits enfants, peut-être, et d’attendre, pour la revoir, le temps où nous serons tous égaux devant Dieu ! »

La simple éloquence de son discours ne fut pas absolument sans effet. Mistress Steerforth conserva ses manières hautaines, mais son ton s’adoucit un peu en lui répondant :

« Je ne justifie rien. Je n’accuse personne, mais je suis fâchée d’être obligée de répéter que c’est impraticable. Un mariage pareil détruirait sans retour tout l’avenir de mon fils. Cela ne se peut pas, et cela ne se fera pas : rien n’est plus certain. S’il y a quelque autre compensation…

– Je regarde un visage qui me rappelle par sa ressemblance celui que j’ai vu en face de moi, interrompit M. Peggotty, avec un regard ferme mais étincelant, dans ma maison, au coin de mon feu, dans mon bateau, partout, avec un sourire amical, au moment où il méditait une trahison si noire, que j’en deviens à moitié fou quand j’y pense. Si le visage qui ressemble à celui-là ne devient pas rouge comme le feu à l’idée de m’offrir de l’argent pour me payer la perte et la ruine de mon enfant, il ne vaut pas mieux que l’autre ; peut-être vaut-il moins encore, puisque c’est celui d’une dame. »

Elle changea alors en un instant : elle rougit de colère, et dit avec hauteur, en serrant les bras de son fauteuil :

« Et vous, quelle compensation pouvez-vous m’offrir pour l’abîme que vous avez ouvert entre mon fils et moi ? Qu’est-ce que votre affection en comparaison de la mienne ? Qu’est-ce que votre séparation au prix de la nôtre ? »

Miss Dartle la toucha doucement et pencha la tête pour lui parler tout bas, mais elle ne voulut pas l’écouter.

« Non, Rosa, pas un mot ! Que cet homme m’entende jusqu’au bout ! Mon fils, qui a été le but unique de ma vie, à qui toutes mes pensées ont été consacrées, à qui je n’ai pas refusé un désir depuis son enfance, avec lequel j’ai vécu d’une seule existence depuis sa naissance, s’amouracher en un instant d’une misérable fille, et m’abandonner ! Me récompenser de ma confiance par une déception systématique pour l’amour d’elle, et me quitter pour elle ! Sacrifier à cette odieuse fantaisie les droits de sa mère à son respect, son affection, son obéissance, sa gratitude, des droits que chaque jour et chaque heure de sa vie avaient dû lui rendre sacrés ! N’est-ce pas là aussi un tort irréparable ? »

Rosa Dartle essaya de nouveau de la calmer, mais ce fut en vain.

« Je vous le répète, Rosa, pas un mot ! S’il est capable de risquer tout sur un coup de dé pour le caprice le plus frivole, je puis le faire aussi pour un motif plus digne de moi. Qu’il aille où il voudra avec les ressources que mon amour lui a fournies ! Croit-il me réduire par une longue absence ? Il connaît bien peu sa mère s’il compte là-dessus. Qu’il renonce à l’instant à cette fantaisie, et il sera le bienvenu. S’il n’y renonce pas à l’instant, il ne m’approchera jamais, vivante on mourante, tant que je pourrai lever la main pour m’y opposer, jusqu’à ce que, débarrassé d’elle pour toujours, il vienne humblement implorer mon pardon. Voilà mon droit ! Voilà la séparation qu’il a mise entre nous ! Et n’est-ce pas là un tort irréparable ? » dit-elle en regardant son visiteur du même air hautain qu’elle avait pris tout d’abord.

En entendant, en voyant la mère, pendant qu’elle prononçait ces paroles, il me semblait voir et entendre son fils y répondre par un défi. Je retrouvais en elle tout ce que j’avais vu en lui d’obstination et d’entêtement. Tout ce que je savais par moi-même de l’énergie mal dirigée de Steerforth me faisait mieux comprendre le caractère de sa mère ; je voyais clairement que leur âme, dans sa violence sauvage, était à l’unisson.

Elle me dit alors tout haut, en reprenant la froideur de ses manières, qu’il était inutile d’en entendre ou d’en dire davantage, et qu’elle désirait mettre un terme à cette entrevue. Elle se levait d’un air de dignité pour quitter la chambre, quand M. Peggotty déclara que c’était inutile.

« Ne craignez pas que je sois pour vous un embarras, madame : je n’ai plus rien à vous dire, reprit-il en faisant un pas vers la porte. Je suis venu ici sans espérance et je n’emporte aucun espoir. J’ai fait ce que je croyais devoir faire, mais je n’attendais rien de ma visite. Cette maison maudite a fait trop de mal à moi et aux miens pour que je pusse raisonnablement en espérer quelque chose. »

Là-dessus nous partîmes, en la laissant debout à côté de son fauteuil, comme si elle posait pour un portrait de noble attitude avec un beau visage.

Nous avions à traverser, pour sortir, une galerie vitrée qui servait de vestibule ; une vigne en treille la couvrait tout entière de ses feuilles ; il faisait beau et les portes qui donnaient dans le jardin étaient ouvertes. Rosa Dartle entra par là, sans bruit, au moment où nous passions, et s’adressant à moi :

« Vous avez eu une belle idée, dit-elle, d’amener cet homme ! »

Je n’aurais pas cru qu’on pût concentrer, même sur ce visage, une expression de rage et de mépris comme celle qui obscurcissait ses traits et qui jaillissait de ses yeux noirs. La cicatrice du marteau était, comme toujours dans de pareils accès de colère, fortement accusée. Le tremblement nerveux que j’y avais déjà remarqué l’agitait encore, et elle y porta la main pour le contenir, en voyant que je la regardais.

« Vous avez bien choisi votre homme pour l’amener ici et lui servir de champion, n’est-ce pas ? Quel ami fidèle !

– Miss Dartle, répliquai-je, vous n’êtes certainement pas assez injuste pour que ce soit moi que vous condamniez en ce moment ?

– Pourquoi venez-vous jeter la division entre ces deux créatures insensées, répliqua-t-elle ; ne voyez-vous pas qu’ils sont fous tous les deux d’entêtement et d’orgueil ?

– Est-ce ma faute ? repartis-je.

– C’est votre faute ! répliqua-t-elle. Pourquoi amenez-vous cet homme ici ?

– C’est un homme auquel on a fait bien du mal, miss Dartle, répondis-je ; vous ne le savez peut-être pas.

– Je sais que James Steerforth, dit-elle en pressant la main sur son sein comme pour empêcher d’éclater l’orage qui y régnait, a un cœur perfide et corrompu ; je sais que c’est un traître. Mais qu’ai-je besoin de m’inquiéter de savoir ce qui regarde cet homme et sa misérable nièce ?

– Miss Dartle, répliquai-je, vous envenimez la plaie : elle n’est déjà que trop profonde. Je vous répète seulement, en vous quittant, que vous lui faites grand tort.

– Je ne lui fais aucun tort, répliqua-t-elle : ce sont autant de misérables sans honneur, et, pour elle, je voudrais qu’on lui donnât le fouet. »

M. Peggotty passa sans dire un mot et sortit.

« Oh ! c’est honteux, miss Dartle, c’est honteux, lui dis-je avec indignation. Comment pouvez-vous avoir le cœur de fouler aux pieds un homme accablé par une affliction si peu méritée ?

– Je voudrais les fouler tous aux pieds, répliqua-t-elle. Je voudrais voir sa maison détruite de fond en comble ; je voudrais qu’on marquât la nièce au visage avec un fer rouge, qu’on la couvrît de haillons, et qu’on la jetât dans la rue pour y mourir de faim. Si j’avais le pouvoir de la juger, voilà ce que je lui ferais faire : non, non, voilà ce que je lui ferais moi-même ! Je la déteste ! Si je pouvais lui reprocher en face sa situation infâme, j’irais au bout du monde pour cela. Si je pouvais la poursuivre jusqu’au tombeau, je le ferais. S’il y avait à l’heure de sa mort un mot qui pût la consoler, et qu’il n’y eut que moi qui le sût, je mourrais plutôt que de le lui dire. »

Toute la véhémence de ces paroles ne peut donner qu’une idée très-imparfaite de la passion qui la possédait tout entière et qui éclatait dans toute sa personne, quoiqu’elle eût baissé la voix au lieu de l’élever. Nulle description ne pourrait rendre le souvenir que j’ai conservé d’elle, dans cette ivresse de fureur. J’ai vu la colère sous bien des formes, je ne l’ai jamais vue sous celle-là.

Quand je rejoignis M. Peggotty, il descendait la colline lentement et d’un air pensif. Il me dit, dès que je l’eus atteint, qu’ayant maintenant le cœur net de ce qu’il avait voulu faire à Londres, il avait l’intention de partir le soir même pour ses voyages. Je lui demandai où il comptait aller ? Il me répondit seulement :

« Je vais chercher ma nièce, monsieur. »

Nous arrivâmes au petit logement au-dessus du magasin de chandelles, et là je trouvai l’occasion de répéter à Peggotty ce qu’il m’avait dit. Elle m’apprit à son tour qu’il lui avait tenu le même langage, le matin. Elle ne savait pas plus que moi où il allait, mais elle pensait qu’il avait quelque projet en tête.

Je ne voulus pas le quitter en pareille circonstance, et nous dînâmes tous les trois avec un pâté de filet de bœuf, l’un des plats merveilleux qui faisaient honneur au talent de Peggotty, et dont le parfum incomparable était encore relevé, je me le rappelle à merveille, par une odeur composée de thé, de café, de beurre, de lard, de fromage, de pain frais, de bois à brûler, de chandelles et de sauce aux champignons qui montait sans cesse de la boutique. Après le dîner, nous nous assîmes pendant une heure à peu près, à côté de la fenêtre, sans dire grand’chose ; puis M. Peggotty se leva, prit son sac de toile cirée et son gourdin, et les posa sur la table.

Il accepta, en avance de son legs, une petite somme que sa sœur lui remit sur l’argent comptant qu’elle avait entre les mains, à peine de quoi vivre un mois, à ce qu’il me semblait. Il promit de m’écrire s’il venait à savoir quelque chose, puis il passa la courroie de son sac sur son épaule, prit son chapeau et son bâton, et nous dit à tous les deux : « Au revoir ! »

« Que Dieu vous bénisse, ma chère vieille, dit-il en embrassant Peggotty, et vous aussi, monsieur David, ajouta-t-il en me donnant une poignée de main. Je vais la chercher par le monde. Si elle revenait pendant que je serai parti (mais, hélas ! ça n’est pas probable), ou si je la ramenais, mon intention serait d’aller vivre avec elle là où elle ne trouverait personne qui pût lui adresser un reproche ; s’il m’arrivait malheur, rappelez-vous que les dernières paroles que j’ai dites pour elles sont : « Je laisse à ma chère fille mon affection inébranlable, et je lui pardonne ! »

Il dit cela d’un ton solennel, la tête nue ; puis, remettant son chapeau, il descendit et s’éloigna. Nous le suivîmes jusqu’à la porte. La soirée était chaude, il faisait beaucoup de poussière, le soleil couchant jetait des flots de lumière sur la chaussée, et le bruit constant des pas s’était un moment assoupi dans la grande rue à laquelle aboutissait notre petite ruelle. Il tourna tout seul le coin de cette ruelle sombre, entra dans l’éclat du jour et disparut.

Rarement je voyais revenir cette heure de la soirée, rarement il m’arrivait de me réveiller la nuit et de regarder la lune ou les étoiles, ou de voir tomber la pluie et d’entendre siffler le vent, sans penser au pauvre pèlerin qui s’en allait tout seul par les chemins, et sans me rappeler ces mots :

« Je vais la chercher par le monde. S’il m’arrivait malheur, rappelez-vous que les dernières paroles que j’ai dites pour elle étaient : « Je laisse à ma chère fille mon affection inébranlable, et je lui pardonne. »

Chapitre III. Bonheur. §

Durant tout ce temps-là, j’avais continué d’aimer Dora plus que jamais. Son souvenir me servait de refuge dans mes contrariétés et mes chagrins, il me consolait même de la perte de mon ami. Plus j’avais compassion de moi-même et plus j’avais pitié des autres, plus je cherchais des consolations dans l’image de Dora. Plus le monde me semblait rempli de déceptions et de peines, plus l’étoile de Dora s’élevait pure et brillante au-dessus du monde. Je ne crois pas que j’eusse une idée bien nette de la patrie où Dora avait vu le jour, ni de la place élevée qu’elle occupait par sa nature dans l’échelle des archanges et des séraphins ; mais je sais bien que j’aurais repoussé avec indignation et mépris la pensée qu’elle pût être simplement une créature humaine comme toutes les autres demoiselles.

Si je puis m’exprimer ainsi, j’étais absorbé dans Dora. Non-seulement j’étais amoureux d’elle à en perdre la tête, mais c’était un amour qui pénétrait tout mon être. On aurait pu tirer de moi, ceci est une figure, assez d’amour pour y noyer un homme, et il en serait encore resté assez en moi et tout autour de moi pour inonder mon existence tout entière.

La première chose que je fis pour mon propre compte en revenant, fut d’aller pendant la nuit me promener à Norwood, où, selon les termes d’une respectable énigme qu’on me donnait à deviner dans mon enfance, « je fis le tour de la maison, sans jamais toucher la maison » : Je crois que cet incompréhensible logogriphe s’appliquait à la lune. Quoi qu’il en soit, moi, l’esclave lunatique de Dora, je tournai autour de la maison et du jardin pendant deux heures, regardant à travers des fentes dans les palissades, arrivant par des effets surhumains à passer le menton au-dessus des clous rouillés qui en garnissaient le sommet, envoyant des baisers aux lumières qui paraissaient aux fenêtres, faisant à la nuit des supplications romantiques pour qu’elle prit en main la défense de ma Dora… je ne sais pas trop contre quoi, contre le feu, je suppose ; peut-être contre les souris, dont elle avait grand’peur.

Mon amour me préoccupait tellement, et il me semblait si naturel de tout confier à Peggotty, lorsque je la retrouvai près de moi dans la soirée avec tous ses anciens instruments de couture, occupée à passer en revue ma garde-robe, qu’après de nombreuses circonlocutions, je lui communiquai mon grand secret. Peggotty y prit un vif intérêt ; mais je ne pouvais réussir à lui faire considérer la question du même point de vue que moi. Elle avait des préventions audacieuses en ma faveur, et ne pouvait comprendre d’où venaient mes doutes et mon abattement. « La jeune personne devait se trouver bien heureuse d’avoir un pareil adorateur, disait-elle, et quant à son papa, qu’est-ce que ce monsieur pouvait demander de plus, je vous prie ? »

Je remarquai pourtant que la robe de procureur et la cravate empesée de M. Spenlow imposaient un peu à Peggotty, et lui inspiraient quelque respect pour l’homme dans lequel je voyais tous les jours davantage une créature éthérée, et qui me semblait rayonner dans un reflet de lumière pendant qu’il siégeait à la Cour, au milieu de ses dossiers, comme un phare destiné à éclairer un océan de papiers. Je me souviens aussi que c’était une chose qui me passait, pendant que je siégeais parmi ces messieurs de la Cour, de penser que tous ces vieux juges et ces docteurs ne se soucieraient seulement pas de Dora s’ils la connaissaient, qu’ils ne deviendraient pas du tout fous de joie si on leur proposait d’épouser Dora : que Dora pourrait, en chantant, en jouant de cette guitare magique, me pousser jusqu’aux limites du la folie, sans détourner d’un pas de son chemin un seul de tous ces êtres glacés !

Je les méprisais tous sans exception. Tous ces vieux jardiniers gelés des plates-bandes du cœur m’inspiraient une répulsion personnelle. Le tribunal n’était pour moi qu’un bredouilleur insensé. La haute Cour me semblait aussi dépourvue de poésie et de sentiment que la basse-cour d’un poulailler.

J’avais pris en main, avec un certain orgueil, le maniement des affaires de Peggotty, j’avais prouvé l’identité du testament, j’avais tout réglé avec le bureau des legs, je l’avais même menée à la Banque ; enfin, tout était en bon train. Nous apportions quelque variété dans nos affaires légales, en allant voir des figures de cire dans Fleet-Street (j’espère qu’elles sont fondues, depuis vingt ans que je ne les ai vues), en visitant l’exposition de miss Linwood, qui reste dans mes souvenirs comme un mausolée au crochet, favorable aux examens de conscience et au repentir ; enfin, en parcourant la tour de Londres, et en montant jusqu’au haut du dôme de Saint-Paul. Ces curiosités procurèrent à Peggotty le peu de plaisir dont elle pût jouir dans les circonstances présentes ; pourtant il faut dire que Saint-Paul, grâce à son attachement pour sa boîte à ouvrage, lui parut digne de rivaliser avec la peinture du couvercle, quoique la comparaison, sous quelques rapports, fût plutôt à l’avantage de ce petit chef-d’œuvre : c’était du moins l’avis de Peggotty.

Ses affaires, qui étaient ce que nous appelions à la Cour des affaires de formalités ordinaires, genre d’affaires, par parenthèse, très-facile et très-lucratif, étant finies, je la conduisis un matin à l’étude pour régler son compte. M. Spenlow était sorti un montent, à ce que m’apprit le vieux Tiffey, il était allé conduire un monsieur qui venait prêter serment pour une dispense de bans ; mais comme je savais qu’il allait revenir tout de suite, attendu que notre bureau était tout près de celui du vicaire général, je dis à Peggotty d’attendre.

Nous jouions un peu, à la Cour, le rôle d’entrepreneurs de pompes funèbres, lorsqu’il s’agissait d’examiner un testament, et nous avions habituellement pour règle de nous composer un air plus ou moins sentimental quand nous avions affaire à des clients en deuil. Par le même principe, autrement appliqué, nous étions toujours gais et joyeux quand il s’agissait de clients qui allaient se marier. Je prévins donc Peggotty qu’elle allait trouver M. Spenlow assez bien remis du coup que lui avait porté le décès de M. Barkis, et le fait est que lorsqu’il entra, on aurait cru voir entrer le fiancé.

Mais ni Peggotty ni moi nous ne nous amusâmes à le regarder, quand nous le vîmes accompagné de M. Murdstone. Ce personnage était très-peu changé. Ses cheveux étaient aussi épais et aussi noirs qu’autrefois, et son regard n’inspirait pas plus de confiance que par le passé.

« Ah ! Copperfield, dit M. Spenlow, vous connaissez monsieur, je crois ? »

Je saluai froidement M. Murdstone. Peggotty se borna à faire voir qu’elle le reconnaissait. Il fut d’abord un peu déconcerté de nous trouver tous les deux ensemble, mais il prit promptement son parti et s’approcha de moi.

« J’espère, dit-il, que vous allez bien ?

– Cela ne peut guère vous intéresser, lui dis-je. Mais, si vous tenez à le savoir, oui. »

Nous nous regardâmes un moment, puis il s’adressa à Peggotty.

« Et vous, dit-il, je suis fâché de savoir que vous ayez perdu votre mari.

– Ce n’est pas le premier chagrin que j’aie eu dans ma vie, monsieur Murdstone, répliqua Peggotty en tremblant de la tête aux pieds. Seulement, j’ose espérer qu’il n’y a personne à en accuser cette fois, personne qui ait à se le reprocher.

– Ah ! dit-il, c’est une grande consolation, vous avez accompli votre devoir ?

– Je n’ai troublé la vie de personne, dit Peggotty. Grâce à Dieu ! Non, monsieur Murdstone, je n’ai pas fait mourir de peur et de chagrin une pauvre petite créature pleine de bonté et de douceur. »

Il la regarda d’un air sombre, d’un air de remords, je crois, pendant un moment, puis il dit en se retournant de mon côté, mais en regardant mes pieds au lieu de regarder mon visage.

« Il n’est pas probable que nous nous rencontrions de longtemps, ce qui doit être un sujet de satisfaction pour tous deux, sans doute, car des rencontres comme celle-ci ne peuvent jamais être agréables. Je ne m’attends pas à ce que vous, qui vous êtes toujours révolté contre mon autorité légitime, quand je l’employais pour vous corriger et vous mener à bien, vous puissiez maintenant me témoigner quelque bonne volonté. Il y a entre nous une antipathie…

– Invétérée, lui dis-je en l’interrompant. Il sourit et me décocha le regard le plus méchant que pussent darder ses yeux noirs.

– Oui, vous étiez encore au berceau, qu’elle couvait déjà dans votre sein, dit-il : elle a assez empoisonné la vie de votre pauvre mère, vous avez raison. J’espère pourtant que vous vous conduirez mieux ; j’espère que vous vous corrigerez. »

Ainsi finit notre dialogue à voix basse, dans un coin de la première pièce. Il entra après cela dans le cabinet de M. Spenlow, en disant tout haut, de sa voix la plus douce :

« Les hommes de votre profession, monsieur Spenlow, sont accoutumés aux discussions de famille, et ils savent combien elles sont toujours amères et compliquées. » Là-dessus il paya sa dispense, la reçut de M. Spenlow soigneusement pliée, et après une poignée de main et des vœux polis du procureur pour son bonheur et celui de sa future épouse, il quitta le bureau.

J’aurais peut-être eu plus de peine à garder le silence après ses derniers mots, si je n’avais pas été uniquement occupé de tâcher de persuader à Peggotty (qui n’était en colère qu’à cause de moi, la brave femme !) que nous n’étions pas en un lieu propre aux récriminations et que je la conjurais de se contenir. Elle était dans un tel état d’exaspération, que je fus enchanté d’en être quitte pour un de ses tendres embrassements. Je le devais sans doute à cette scène qui venait de réveiller en elle le souvenir de nos anciennes injures, et je soutins de mon mieux l’accolade en présence de M. Spenlow et de tous les clercs.

M. Spenlow n’avait pas l’air de savoir quel était le lien qui existait entre M. Murdstone et moi et j’en étais bien aise, car je ne pouvais supporter de le reconnaître moi-même, me souvenant comme je le faisais de l’histoire de ma pauvre mère. M. Spenlow semblait croire, s’il croyait quelque chose, qu’il s’agissait d’une différence d’opinion politique : que ma tante était à la tête du parti de l’État dans notre famille, et qu’il y avait un parti de l’opposition commandé par quelque autre personne : du moins ce fut la conclusion que je tirai de ce qu’il disait, pendant que nous attendions le compte de Peggotty que rédigeait M. Tiffey.

« Miss Trotwood, me dit-il, est très-ferme, et n’est pas disposée à céder à l’opposition, je crois. J’admire beaucoup son caractère, et je vous félicite, Copperfield, d’être du bon côté. Les querelles de famille sont fort à regretter, mais elles sont très-communes, et la grande affaire est d’être du bon côté. »

Voulant dire par là, je suppose, du côté de l’argent.

« Il fait là, à ce que je puis croire, un assez bon mariage, dit M. Spenlow. »

Je lui expliquai que je n’en savais rien du tout.

« Vraiment ? dit-il. D’après les quelques mots que M. Murdstone a laissé échapper, comme cela arrive ordinairement en pareil cas, et d’après ce que miss Murdstone m’a laissé entendre de son côté, il me semble que c’est un assez bon mariage.

– Voulez-vous dire qu’il y a de l’argent, monsieur, demandai-je.

– Oui, dit M. Spenlow, il parait qu’il y a de l’argent, et de la beauté aussi, dit-on.

– Vraiment ? sa nouvelle femme est-elle jeune ?

– Elle vient d’atteindre sa majorité, dit M. Spenlow. Il y a si peu de temps que je pense bien qu’ils n’attendaient que ça.

– Dieu ait pitié d’elle ! » dit Peggotty si brusquement et d’un ton si pénétré que nous en fûmes tous un peu troublés, jusqu’au moment où Tiffey arriva avec le compte.

Il apparut bientôt et tendit le papier à M. Spenlow pour qu’il le vérifiât. M. Spenlow rentra son menton dans sa cravate, puis le frottant doucement, il relut tous les articles d’un bout à l’autre, de l’air d’un homme qui voudrait bien en rabattre quelque chose, mais que voulez-vous, c’était la faute de ce diable de M. Jorkins : puis il la remit à Tiffey avec un petit soupir.

« Oui, dit-il, c’est en règle, parfaitement en règle. J’aurais été très-heureux de réduire les dépenses à nos déboursés purs et simples, mais vous savez que c’est une des nécessités pénibles de ma vie d’affaires que de n’avoir pas la liberté de consulter mes propres désirs. J’ai un associé, M. Jorkins. »

Comme il parlait ainsi avec une douce mélancolie qui équivalait presque à avoir fait nos affaires gratis, je le remerciai au nom de Peggotty et je remis les billets de banque à Tiffey. Peggotty retourna ensuite chez elle, et M. Spenlow et moi, nous nous rendîmes à la Cour, où se présentait une affaire de divorce au nom d’une petite loi très-ingénieuse, qu’on a abolie depuis, je crois, mais grâce à laquelle j’ai vu annuler plusieurs mariages ; et dont voici quel était le mérite. Le mari, dont le nom était Thomas Benjamin, avait pris une autorisation pour la publication des bans sous le nom de Thomas seulement, supprimant le Benjamin pour le cas où il ne trouverait pas la situation aussi agréable qu’il l’espérait. Or, ne trouvant pas la situation très-agréable, ou peut-être un peu las de sa femme, le pauvre homme, il se présentait alors devant la Cour par l’entremise d’un ami, après un an ou deux de mariage, et déclarait que son nom était Thomas Benjamin, et que par conséquent il n’était pas marié du tout. Ce que la Cour confirma à sa grande satisfaction.

Je dois dire que j’avais quelques doutes sur la justice absolue de cette procédure, et que le boisseau de froment qui raccommode toutes les anomalies, au dire de M. Spenlow, ne put les dissiper tout à fait. Mais M. Spenlow discuta la question avec moi : « Voyez le monde, disait-il, il y a du bien et du mal ; voyez la législation ecclésiastique, il y a du bien et du mal ; mais tout cela fait partie d’un système. Très-bien. Voilà ! »

Je n’eus pas le courage de suggérer au père de Dora que peut-être il ne nous serait pas impossible de faire quelques changements heureux même dans le monde, si on se levait de bonne heure, et si on se retroussait les manches pour se mettre vaillamment à la besogne, mais j’avouai qu’il me semblait qu’on pourrait apporter quelques changements heureux dans la Cour. M. Spenlow me répondit qu’il m’engageait fortement à bannir de mon esprit cette idée qui n’était pas digne de mon caractère élevé, mais qu’il serait bien aise d’apprendre de quelles améliorations je croyais le système de la Cour susceptible ?

Le mariage de notre homme était rompu ; c’était une affaire finie, nous étions hors de Cour et nous passions près du bureau des Prérogatives ; prenant donc la partie de l’institution qui se trouvait le plus près de nous, je lui soumis la question de savoir si le bureau des Prérogatives n’était pas une institution singulièrement administrée. M. Spenlow me demanda sous quel rapport. Je répliquai avec tout le respect que je devais à son expérience (mais j’en ai peur, surtout avec le respect que j’avais pour le père de Dora) qu’il était peut-être un peu absurde que les archives de cette Cour qui contenaient tous les testaments originaux de tous les gens qui avaient disposé depuis trois siècles de quelque propriété sise dans l’immense district de Canterbury se trouvassent placées dans un bâtiment qui n’avait pas été construit dans ce but, qui avait été loué par les archivistes sous leur responsabilité privée, qui n’était pas sûr, qui n’était même pas à l’abri du feu et qui regorgeait tellement des documents importants qu’il contenait, qu’il n’était du bas en haut qu’une preuve des sordides spéculations des archivistes qui recevaient des sommes énormes pour l’enregistrement de tous ces testaments, et qui se bornaient à les fourrer où ils pouvaient, sans autre but que de s’en débarrasser au meilleur marché possible. J’ajoutai qu’il était peut-être un peu déraisonnable que les archivistes qui percevaient des profits montant par an à huit ou neuf mille livres sterling sans parler des revenus des suppléants et des greffiers, ne fussent pas obligés de dépenser une partie de cet argent pour se procurer un endroit un peu sûr où l’on pût déposer ces documents précieux que tout le monde, dans toutes les classes de la société, était obligé bon gré mal gré de leur confier.

Je dis qu’il était peut-être un peu injuste, que tous les grands emplois de cette administration fussent de magnifiques sinécures, pendant que les malheureux employés qui travaillaient sans relâche dans cette pièce sombre et froide là-haut, étaient les plus mal payés et les moins considérés des hommes dans la ville de Londres, pour prix des services importants qu’ils rendaient. N’était-il pas aussi un peu inconvenant que l’archiviste en chef, dont le devoir était de procurer au public, qui encombrait sans cesse les bureaux de l’administration, des locaux convenables, fût, en vertu de cet emploi en possession d’une énorme sinécure, ce qui ne l’empêchait pas d’occuper en même temps un poste dans l’église, d’y posséder plusieurs bénéfices, d’être chanoine d’une cathédrale et ainsi de suite, tandis que le public supportait des ennuis infinis, dont nous avions un échantillon tous les matins quand les affaires abondaient dans les bureaux. Enfin il me semblait que cette administration du bureau des Prérogatives du district de Canterbury était une machine tellement vermoulue, et une absurdité tellement dangereuse que, si on ne l’avait pas fourrée dans un coin du cimetière Saint-Paul, que peu de gens connaissent, toute cette organisation aurait été bouleversée de fond en comble depuis longtemps.

M. Spenlow sourit, en voyant comme je prenais feu malgré ma réserve sur cette question, puis il discuta avec moi ce point comme tous les autres. Qu’était-ce après tout ? me dit-il, une simple question d’opinion. Si le public trouvait que les testaments étaient en sûreté et admettait que l’administration ne pouvait mieux remplir ses devoirs, qui est-ce qui en souffrait ? Personne. À qui cela profitait-il ? À tous ceux qui possédaient les sinécures. très-bien. Les avantages l’emportaient donc sur les inconvénients ; ce n’était peut-être pas une organisation parfaite ; il n’y a rien de parfait dans ce monde ; mais, par exemple, ce dont il ne pouvait pas entendre parler à aucun prix, c’était qu’on mit la hache quelque part. Sous l’administration des prérogatives, le pays s’était couvert de gloire. Portez la hache dans l’administration des prérogatives, et le pays cessera de se couvrir de gloire. Il regardait comme le trait distinctif d’un esprit sensé et élevé de prendre les choses comme il les trouvait, et il n’avait aucun doute sur la question de savoir si l’organisation actuelle des Prérogatives durerait aussi longtemps que nous. Je me rendis à son opinion, quoique j’eusse pour mon compte beaucoup de doutes encore là-dessus. Il s’est pourtant trouvé qu’il avait raison, car non-seulement le bureau des Prérogatives existe toujours, mais il a résisté à un grand rapport présenté d’assez mauvaise grâce au Parlement, il y a dix-huit ans, où toutes mes objections étaient développées en détail, et à une époque où l’on annonçait qu’il serait impossible d’entasser les testaments du district de Canterbury dans le local actuel pendant plus de deux ans et demi à partir de ce moment-là. Je ne sais ce qu’on en a fait depuis, je ne sais si on en a perdu beaucoup ou si l’on en vend de temps en temps à l’épicier. Je suis bien aise, dans tous les cas, que le mien n’y soit pas, et j’espère qu’il ne s’y trouvera pas de sitôt.

Si j’ai rapporté tout au long notre conversation dans ce bienheureux chapitre, on ne me dira pas que ce n’était point là sa place naturelle. Nous causions en nous promenant en long et en large, M. Spenlow et moi, avant de passer à des sujets plus généraux. Enfin il me dit que le jour de naissance de Dora tombait dans huit jours, et qu’il serait bien aise que je vinsse me joindre à eux pour un pique-nique qui devait avoir lieu à cette occasion. Je perdis la raison à l’instant même, et le lendemain ma folie s’augmenta encore, lorsque je reçus un petit billet avec une bordure découpée, portant ces mots : « Recommandé aux bons soins de papa. Pour rappeler à M. Copperfield le pique-nique. » Je passai les jours qui me séparaient de ce grand événement dans un état voisin de l’idiotisme.

Je crois que je commis toutes les absurdités possibles comme préparation à ce jour fortuné. Je rougis de penser à la cravate que j’achetai ; quant à mes bottes, elles étaient dignes de figurer dans une collection d’instruments de torture. Je me procurai et j’expédiai, la veille au soir, par l’omnibus de Norwood, un petit panier de provisions qui équivalait presque, selon moi, à une déclaration. Il contenait entre autres choses des dragées à pétards, enveloppées dans les devises les plus tendres qu’on pût trouver chez le confiseur. À six heures du matin, j’étais au marché de Covent-Garden, pour acheter un bouquet à Dora. À dix heures je montai à cheval, ayant loué un joli coursier gris pour cette occasion, et je fis au trot le chemin de Norwood, avec le bouquet dans mon chapeau pour le tenir frais.

Je suppose que, lorsque je vis Dora dans le jardin, et que je fis semblant de ne pas la voir, passant près de la maison en ayant l’air de la chercher avec soin, je fus coupable de deux petites folies que d’autres jeunes messieurs auraient pu commettre dans ma situation, tant elles me parurent naturelles. Mais lorsque j’eus trouvé la maison, lorsque je fus descendu à la porte, lorsque j’eus traversé la pelouse avec ces cruelles bottes pour rejoindre Dora qui était assise sur un banc à l’ombre d’un lilas, quel spectacle elle offrait par cette belle matinée, au milieu des papillons, avec son chapeau blanc et sa robe bleu de ciel !

Elle avait auprès d’elle une jeune personne, comparativement d’un âge avancé ; elle devait avoir vingt ans, je crois. Elle s’appelait miss Mills, et Dora lui donnait le nom de Julia. C’était l’amie intime de Dora ; heureuse miss Mills !

Jip était là, et Jip s’entêtait à aboyer après moi. Quand j’offris mon bouquet, Jip grinça les dents de jalousie. Il avait bien raison, oh oui ! S’il avait la moindre idée de l’ardeur avec laquelle j’adorais sa maîtresse, il avait bien raison !

« Oh ! merci, monsieur Copperfield ! Quelles belles fleurs ! dit Dora. »

J’avais eu l’intention de lui dire que je les avais trouvées charmantes aussi avant de les voir auprès d’elle, et j’étudiais depuis une lieue la meilleure tournure à donner à cette phrase, mais je ne pus en venir à bout : elle était trop séduisante. Je perdis toute présence d’esprit et toute faculté de parole, quand je la vis porter son bouquet aux jolies fossettes de son menton, et je tombai dans un état d’extase. Je suis encore étonné de ne lui avoir pas dit plutôt : « Tuez-moi, miss Mills, par pitié, tuez moi. Je veux mourir ici ! »

Alors Dora tendit mes fleurs à Jip pour les sentir. Alors Jip se mit à grogner et ne voulut pas sentir les fleurs. Alors Dora les rapprocha de son museau comme pour l’y obliger. Alors Jip prit un brin de géranium entre ses dents et le houspilla comme s’il y flairait une bande de chats imaginaires. Alors Dora le battit en faisant la moue et en disant : « Mes pauvres fleurs ! mes belles fleurs ! » d’un ton aussi sympathique, à ce qu’il me sembla, que si c’était moi que Jip avait mordu. Je l’aurais bien voulu !

« Vous serez certainement enchanté d’apprendre, monsieur Copperfield, dit Dora, que cette ennuyeuse miss Murdstone n’est pas ici. Elle est allée au mariage de son frère, et elle restera absente trois semaines au moins. N’est-ce pas charmant ? »

Je lui dis qu’assurément elle devait en être charmée, et que tout ce qui la charmait me charmait. Mais miss Mills souriait en nous écoutant d’un air de raison supérieure et de bienveillance compatissante.

« C’est la personne la plus désagréable que je connaisse, dit Dora : vous ne pouvez pas vous imaginer combien elle est grognon et de mauvaise humeur.

– Oh ! que si, je le peux, ma chère ! dit Julia.

– C’est vrai, vous, cela peut-être, chérie, répondit Dora en prenant la main de Julia dans la sienne. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir exceptée tout de suite, ma chère. »

Je conclus de là que miss Mills avait souffert des vicissitudes de la vie, et que c’était à cela qu’on pouvait peut-être attribuer ces manières pleines de gravité bénigne qui m’avaient déjà frappé. J’appris, dans le courant de la journée, que je ne m’étais pas trompé : miss Mills avait eu le malheur de mal placer ses affections, et l’on disait qu’elle s’était retirée du monde pour son compte après cette terrible expérience des choses humaines, mais qu’elle prenait toujours un intérêt modéré aux espérances et aux affections des jeunes gens qui n’avaient pas encore eu de mécomptes.

Sur ce, M. Spenlow sortit de la maison, et Dora alla au-devant de lui, en disant :

« Voyez, papa, les belles fleurs ! »

Et miss Mills sourit d’un air pensif comme pour dire :

« Pauvres fleurs d’un jour, jouissez de votre existence passagère sous le brillant soleil du matin de la vie ! »

Et nous quittâmes tous la pelouse pour monter dans la voiture qu’on venait d’atteler.

Je ne ferai jamais une promenade pareille ; je n’en ai jamais fait depuis. Ils étaient tous les trois dans le phaéton. Leur panier de provisions, le mien et la boîte de la guitare y étaient aussi. Le phaéton était découvert, et je suivais la voiture : Dora était sur le devant, en face de moi. Elle avait mon bouquet près d’elle sur le coussin, et elle ne permettait pas à Jip de se coucher de ce côté-là, de peur qu’il n’écrasât les fleurs. Elle les prenait de temps en temps à la main pour en respirer le parfum ; alors nos yeux se rencontraient souvent, et, je me demande comment je n’ai pas sauté par-dessus la tête de mon joli coursier gris pour aller tomber dans la voiture.

Il y avait de la poussière, je crois, beaucoup de poussière même. J’ai un vague souvenir que M. Spenlow me conseilla de ne pas caracoler dans le tourbillon que faisait le phaéton, mais je ne la sentais pas. Je voyais Dora à travers un nuage d’amour et de beauté ; mais je ne voyais pas autre chose. Il se levait parfois et me demandait ce que je pensais du paysage. Je répondais que c’était un pays charmant, et c’est probable, mais je ne voyais que Dora. Le soleil portait Dora dans ses rayons, les oiseaux gazouillaient les louanges de Dora. Le vent du midi soufflait le nom de Dora. Toutes les fleurs sauvages des haies jusqu’au dernier bouton, c’étaient autant de Dora. Ma consolation était que miss Mills me comprenait. Miss Mills seule pouvait entrer complètement dans tous mes sentiments.

Je ne sais combien de temps dura la course, et je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, où nous allâmes. Peut-être était-ce près de Guilford. Peut-être quelque magicien des Mille et une Nuits avait-il créé ce lieu pour un seul jour, et a-t-il tout détruit après notre départ. C’était toujours une pelouse de gazon vert et fin, sur une colline. Il y avait de grands arbres, de la bruyère, et aussi loin que pouvait s’étendre le regard, un riche paysage.

Je fus contrarié de trouver là des gens qui nous attendaient et ma jalousie des femmes mêmes ne connut plus de bornes. Mais quant aux êtres de mon sexe, surtout quant à un imposteur plus âgé que moi de trois ou quatre ans, et porteur de favoris roux qui le rendaient d’une outrecuidance intolérable ; c’étaient mes ennemis mortels.

Tout le monde ouvrit les paniers, et on se mit à l’œuvre pour préparer le dîner. Favoris-roux dit qu’il savait faire la salade (ce que je ne crois pas), et s’imposa ainsi à l’attention publique. Quelques-unes des jeunes personnes se mirent à laver les laitues et à les couper sous sa direction. Dora était du nombre. Je sentis que le destin m’avait donné cet homme pour rival, et que l’un de nous devait succomber.

Favoris-roux fit sa salade, je me demande comment on put en manger ; pour moi, rien au monde n’eût pu me décider à y toucher ! Puis il se nomma de son chef, l’intrigant qu’il était, échanson universel, et construisit un cellier pour abriter le vin dans le creux d’un arbre. Voilà-t-il pas quelque chose de bien ingénieux ! Au bout d’un moment, je le vis avec les trois quarts d’un homard sur son assiette, assis et mangeant aux pieds de Dora !

Je n’ai plus qu’une idée indistincte de ce qui arriva, après que ce spectacle nouveau se fut présenté à ma vue. J’étais très-gai, je ne dis pas non, mais c’était une gaieté fausse. Je me consacrai à une jeune personne en rose, avec des petits yeux, et je lui fis une cour désespérée. Elle reçut mes attentions avec faveur, mais je ne puis dire si c’était complètement à cause de moi, ou parce qu’elle avait des vues ultérieures sur Favoris-roux. On but à la santé de Dora. J’affectai d’interrompre ma conversation pour boire aussi, puis je la repris aussitôt. Je rencontrai les yeux de Dora en la saluant, et il me sembla qu’elle me regardait d’un air suppliant. Mais ce regard m’arrivait par-dessus la tête de Favoris roux, et je fus inflexible.

La jeune personne en rose avait une mère en vert qui nous sépara, je crois, dans un but politique. Du reste, il y eut un dérangement général pendant qu’on enlevait les restes du dîner, et j’en profitai pour m’enfoncer seul au milieu des arbres, animé par un mélange de colère et de remords. Je me demandais si je feindrais quelque indisposition pour m’enfuir… n’importe où… sur mon joli coursier gris, quand je rencontrai Dora et miss Mills.

« Monsieur Copperfield, dit miss Mills, vous êtes triste !

– Je vous demande bien pardon, je ne suis pas triste du tout.

– Et vous, Dora, dit miss Mills, vous êtes triste ?

– Oh ! mon Dieu, non, pas le moins du monde.

– Monsieur Copperfield, et vous, Dora, dit miss Mills d’un air presque vénérable, en voilà assez. Ne permettez pas à un malentendu insignifiant de flétrir ces fleurs printanières qui, une fois fanées, ne peuvent plus refleurir. Je parle, continua miss Mills, par mon expérience du passé, d’un passé irrévocable. Les sources jaillissantes qui étincellent au soleil ne doivent pas être fermées par pur caprice ; l’oasis du Sahara ne doit pas être supprimée à la légère. »

Je ne savais pas ce que je faisais, car j’avais la tête tout en feu, mais je pris la petite main de Dora, je la baisai et elle me laissa faire. Je baisai la main de miss Mills, et il me sembla que nous montions ensemble tout droit au septième ciel.

Nous n’en redescendîmes pas. Nous y restâmes toute la soirée, errant çà et là parmi les arbres, le petit bras tremblant de Dora reposant sur le mien, et Dieu sait que, quoique ce fût une folie, notre sort eût été bien heureux si nous avions pu devenir immortels tout d’un coup avec cette folie dans le cœur, pour errer éternellement ainsi au milieu des arbres de cet Eden.

Trop tôt, hélas ! nous entendîmes les autres qui riaient et qui causaient, puis on appela Dora. Alors nous reparûmes, et on pria Dora de chanter. Favoris-roux voulait prendre la boîte de la guitare dans la voiture, mais Dora lui dit que je savais seul où elle était. Favoris-roux fut donc défait en un instant, et c’est moi qui trouvai la boîte, moi qui l’ouvris, moi qui sortis la guitare, moi qui m’assis près d’elle, moi qui gardai son mouchoir et ses gants, et moi qui m’enivrai du son de sa douce voix pendant qu’elle chantait pour celui qui l’aimait, les autres pouvaient applaudir si cela leur convenait, mais ils n’avaient rien à faire avec sa romance.

J’étais fou de joie. Je craignais d’être trop heureux pour que tout cela fût vrai ; je craignais de me réveiller tout à l’heure à Buckingham-Street, d’entendre mistress Crupp heurter les tasses en préparant le déjeuner. Mais non, c’était bien Dora qui chantait, puis d’autres chantèrent ensuite ; miss Mills chanta elle-même une complainte sur les échos assoupis des cavernes de la Mémoire, comme si elle avait cent ans, et le soir vint, et on prit le thé en faisant bouillir l’eau au bivouac de notre petite bohème, et j’étais aussi heureux que jamais.

Je fus encore plus heureux que jamais quand on se sépara, et que tout le monde, le pauvre Favoris-roux y compris, reprit son chemin, dans chaque direction, pendant que je partais avec elle au milieu du calme de la soirée, des lueurs mourantes, et des doux parfums qui s’élevaient autour de nous. M. Spenlow était un peu assoupi, grâce au vin de Champagne ; béni soit le sol qui en a porté le raisin ! béni soit le raisin qui en a fait le vin ! béni soit le soleil qui l’a mûri ! béni soit le marchand qui l’a frelaté ! Et comme il dormait profondément dans un coin de la voiture, je marchais à côté et je parlais à Dora. Elle admirait mon cheval et le caressait (oh ! quelle jolie petite main à voir sur le poitrail d’un cheval !) ; et son châle qui ne voulait pas se tenir droit ! j’étais obligé de l’arranger de temps en temps, et je crois que Jip lui-même commençait à s’apercevoir de ce qui se passait, et à comprendre qu’il fallait prendre son parti de faire sa paix avec moi.

Cette pénétrante miss Mills, cette charmante recluse qui avait usé l’existence, ce petit patriarche de vingt ans à peine qui en avait fini avec le monde, et qui n’aurait pas voulu, pour tout au monde, réveiller les échos assoupis des cavernes de la Mémoire, comme elle fut bonne pour moi !

« Monsieur Copperfield, me dit elle, venez de ce côté de la voiture pour un moment, si vous avez un moment à me donner. J’ai besoin de vous parler. »

Me voilà, sur mon joli coursier gris, me penchant pour écouter mis Mills, la main sur la portière.

« Dora va venir me voir. Elle revient avec moi chez mon père après-demain. S’il vous convenait de venir chez nous, je suis sûre que papa serait très-heureux de vous recevoir. »

Que pouvais-je faire de mieux que d’appeler tout bas des bénédictions sans nombre sur la tête de miss Mills, et surtout de confier l’adresse de miss Mills, au recoin le plus sûr de ma mémoire ! Que pouvais-je faire de mieux que de dire à miss Mills, avec des paroles brûlantes et des regards reconnaissants, combien je la remerciais de ses bons offices, et quel prix infini j’attachais à son amitié !

Alors miss Mills me congédia avec bénignité : « Retournez vers Dora, » et j’y retournai ; et Dora se pencha hors de la voiture pour causer avec moi, et nous causâmes tout le reste du chemin, et je fis serrer la roue de si près à mon coursier gris qu’il eut la jambe droite tout écorchée, même que son propriétaire me déclara le lendemain que je lui devais soixante-cinq shillings, pour cette avarie, ce que j’acquittai sans marchander, trouvant que je payais bien bon marché une si grande joie. Pendant ce temps, miss Mills regardait la lune en récitant tout bas des vers, et en se rappelant, je suppose, le temps éloigné où la terre et elle n’avaient pas encore fait un divorce complet.

Norwood était beaucoup trop près, et nous y arrivâmes beaucoup trop tôt. M. Spenlow reprit ses sens, un moment avant d’atteindre sa maison et me dit : « Vous allez entrer pour vous reposer, Copperfield. » J’y consentis et on apporta des sandwiches, du vin et de l’eau. Dans cette chambre éclairée, Dora me paraissait si charmante en rougissant, que je ne pouvais m’arracher à sa présence, et que je restais là à la regarder fixement comme dans un rêve, quand les ronflements de M. Spenlow vinrent m’apprendre qu’il était temps de tirer ma révérence. Je partis donc, et tout le long du chemin je sentais encore la petite main de Dora posée sur la mienne ; je me rappelais mille et mille fois chaque incident et chaque mot, puis je me trouvai enfin dans mon lit, aussi enivré de joie que le plus fou des jeunes écervelés à qui l’amour ait jamais tourné la tête.

En me réveillant, le lendemain matin, j’étais décidé à déclarer ma passion à Dora, pour connaître mon sort. Mon bonheur ou mon malheur, voilà maintenant toute la question. Je n’en connaissais plus d’autre au monde, et Dora seule pouvait y répondre. Je passai trois jours à me désespérer, à me mettre à la torture, inventant les explications les moins encourageantes qu’on pouvait donner à tout ce qui s’était passé entre Dora et moi. Enfin, paré à grands frais pour la circonstance, je partis pour me rendre chez miss Mills, avec une déclaration sur les lèvres.

Il est inutile de dire maintenant combien de fois je montai la rue pour la redescendre ensuite, combien de fois je fis le tour de la place, en sentant très-vivement que j’étais bien mieux que la lune le mot de la vieille énigme, avant de me décider à gravir les marches de la maison, et à frapper à la porte. Quand j’eus enfin frappé, en attendant qu’on m’ouvrît, j’eus un moment l’idée de demander, si ce n’était pas là que demeurait M. Blackboy (par imitation de ce pauvre Barkis), de faire mes excuses et de m’enfuir. Cependant je ne lâchai pas pied.

M. Mills n’était pas chez lui. Je m’y attendais. Qu’est-ce qu’on avait besoin de lui ? Miss Mills était chez elle, il ne m’en fallait pas davantage.

On me fit entrer dans une pièce au premier, où je trouvai miss Mills et Dora ; Jip y était aussi. Miss Mills copiait de la musique (je me souviens que c’était une romance nouvelle intitulée : le De profundis de l’amour), et Dora peignait des fleurs. Jugez de mes sentiments quand je reconnus mes fleurs, le bouquet du marché de Covent-Garden ! Je ne puis pas dire que la ressemblance fût frappante, ni que j’eusse jamais vu des fleurs de cette nature. Mais je reconnus l’intention de la composition, au papier qui enveloppait le bouquet et qui était, lui, très-exactement copié.

Miss Mills fut ravie de me voir ; elle regrettait infiniment que son papa fut sorti, quoiqu’il me semblât que nous supportions tous son absence avec magnanimité. Miss Mills soutint la conversation pendant un moment, puis passant sa plume sur le De profundis de l’amour, elle se leva et quitta la chambre.

Je commençais à croire que je remettrais la chose au lendemain.

« J’espère que votre pauvre cheval n’était pas trop fatigué quand vous êtes rentré l’autre soir, me dit Dora en levant ses beaux yeux, c’était une longue course pour lui. »

Je commençais à croire que ce serait pour le soir même.

« C’était une longue course pour lui, sans doute, répondis-je, car le pauvre animal n’avait rien pour le soutenir pendant le voyage.

– Est-ce qu’on ne lui avait pas donné à manger ? pauvre bête ! » demanda Dora.

Je commençais à croire que je remettrais la chose au lendemain.

« Pardon, pardon, on avait pris soin de lui. Je veux dire qu’il ne jouissait pas autant que moi de l’ineffable bonheur d’être près de vous. »

Dora baissa la tête sur son dossier, et dit au bout d’un moment (j’étais resté assis tout ce temps-là dans un état de fièvre brûlante, je sentais que mes jambes étaient roides comme des bâtons) :

« Vous n’aviez pas l’air de sentir ce bonheur bien vivement pendant une partie de la journée. »

Je vis que le sort en était jeté, et qu’il fallait en finir sur l’heure même.

« Vous n’aviez pas l’air de tenir le moins du monde à ce bonheur, dit Dora avec un petit mouvement de sourcils et en secouant la tête, pendant que vous étiez assis auprès de miss Kitt. »

Je dois remarquer que miss Kitt était la jeune personne en rose, aux petits yeux.

« Du reste, je ne sais pas pourquoi vous y auriez tenu, dit Dora, ou pourquoi vous dites que c’était un bonheur. Mais vous ne pensez probablement pas tout ce que vous dites. Et vous êtes certainement bien libre de faire ce qu’il vous convient. Jip, vilain garçon, venez ici ! »

Je ne sais pas ce que je fis. Mais tout fut dit en un moment. Je coupai le passage à Jip ; je pris Dora dans mes bras. J’étais plein d’éloquence. Je ne cherchais pas mes mots. Je lui dis combien je l’aimais. Je lui dis que je mourrais sans elle. Je lui dis que je l’idolâtrais. Jip aboyait comme un furieux tout le temps.

Quand Dora baissa la tête et se mit à pleurer en tremblant, mon éloquence ne connut plus de bornes. Je lui dis qu’elle n’avait qu’à dire un mot, et que j’étais prêt à mourir pour elle. Je ne voulais à aucun prix de la vie sans l’amour de Dora. Je ne pouvais ni ne voulais la supporter. Je l’aimais depuis le premier jour, et j’avais pensé à elle à chaque minute du jour et de la nuit. Dans le moment même où je parlais, je l’aimais à la folie. Je l’aimerais toujours à la folie. Il y avait eu avant moi des amants, il y en aurait encore après moi, mais jamais amant n’avait pu, ne pouvait, ne pourrait, ne voudrait, ne devrait aimer comme j’aimais Dora. Plus je déraisonnais, plus Jip aboyait. Lui et moi, chacun à notre manière, c’était à qui se montrerait le plus fou des deux. Puis, petit à petit, ne voilà-t-il pas que nous étions assis, Dora et moi, sur le canapé, tout tranquillement, et Jip était couché sur les genoux de sa maîtresse, et me regardait paisiblement. Mon esprit était délivré de son fardeau. J’étais parfaitement heureux ; Dora et moi, nous étions engagés l’un à l’autre.

Je suppose que nous avions quelque idée que cela devait finir par le mariage. Je le pense, parce que Dora déclara que nous ne nous marierions pas sans le consentement de son papa. Mais dans notre joie enfantine, je crois que nous ne regardions ni en avant ni en arrière ; le présent, dans son ignorance innocente, nous suffisait. Nous devions garder notre engagement secret, mais l’idée ne me vint seulement pas alors qu’il y eût dans ce procédé quelque chose qui ne fût pas parfaitement honnête.

Miss Mills était plus pensive que de coutume, quand Dora, qui était allée la chercher, la ramena ; je suppose que c’était parce que ce qui venait de se passer réveilla les échos assoupis des cavernes de la Mémoire. Toutefois elle nous donna sa bénédiction, nous promit une amitié éternelle, et nous parla en général comme il convenait à une Voix sortant du Cloître prophétique.

Que d’enfantillages ! quel temps de folies, d’illusions et de bonheur !

Quand je pris la mesure du doigt de Dora pour lui faire faire une bague composée de ne m’oubliez pas, et que le bijoutier auquel je donnai mes ordres, devinant de quoi il s’agissait, se mit à rire en inscrivant ma commande, et me demanda ce qui lui convint pour ce joli petit bijou orné de pierres bleues qui se lie tellement encore dans mon souvenir avec la main de Dora, qu’hier encore en voyant une bague pareille au doigt de ma fille, je sentis mon cœur tressaillir un moment d’une douleur passagère ;

Quand je me promenai, gonflé de mon secret, plein de ma propre importance, et qu’il me sembla que l’honneur d’aimer Dora et d’être aimé d’elle m’élevait autant au-dessus de ceux qui n’étaient pas admis à cette félicité et qui se traînaient sur la terre que si j’avais volé dans les airs ;

Quand nous nous donnâmes des rendez-vous dans le jardin de la place, et que nous causions dans le pavillon poudreux où nous étions si heureux que j’aime, à l’heure qu’il est, les moineaux de Londres pour cette seule raison, et que je vois les couleurs de l’arc-en-ciel sur leur plumage enfumé ;

Quand nous eûmes notre première grande querelle, huit jours après nos fiançailles, et que Dora me renvoya la bague renfermée dans un petit billet plié en triangle, en employant cette terrible expression : « Notre amour a commencé par la folie, il finit par le désespoir ! » et qu’à la lecture de ces cruelles paroles, je m’arrachai les cheveux en disant que tout était fini ;

Quand, à l’ombre de la nuit, je volai chez miss Mills, et que je la vis en cachette dans une arrière-cuisine où il y avait une machine à lessive, et que je la suppliai de s’interposer entre nous et de nous sauver de notre folie ;

Quand miss Mills consentit à se charger de cette commission et revint avec Dora, en nous exhortant, du haut de la chaire de sa jeunesse brisée, à nous faire des concessions mutuelles et à éviter le désert du Sahara ;

Quand nous nous mîmes à pleurer, et que nous nous réconciliâmes pour jouir de nouveau d’un bonheur si vif dans cette arrière-cuisine avec la machine à lessive, qui ne nous en paraissait pas moins le temple même de l’amour, et que nous arrangeâmes un système de correspondance qui devait passer par les mains de miss Mills, et qui supposait une lettre par jour pour le moins de chaque côté :

Que d’enfantillages ! quel temps de bonheur, d’illusion et de folies ! De toutes les époques de ma vie que le temps tient dans sa main, il n’y en a pas une seule dont le souvenir ramène sur mes lèvres autant de sourires et dans mon cœur autant de tendresse.

Chapitre IV. Ma tante me cause un grand étonnement. §

J’écrivis à Agnès dès que nous fûmes engagés, Dora et moi. Je lui écrivis une longue lettre dans laquelle j’essayai de lui faire comprendre combien j’étais heureux, et combien Dora était charmante. Je conjurai Agnès de ne pas regarder ceci comme une passion frivole qui pourrait céder la place à une autre, ou qui eût la moindre ressemblance avec les fantaisies d’enfance sur lesquelles elle avait coutume de me plaisanter. Je l’assurai que mon attachement était un abîme d’une profondeur insondable, et j’exprimai ma conviction qu’on n’en avait jamais vu de pareil.

Je ne sais comment cela se fit, mais en écrivant à Agnès par une belle soirée, près de ma fenêtre ouverte, avec le souvenir présent à ma pensée de ses yeux calmes et limpides et de sa douce figure, je sentis une influence si sereine calmer l’agitation fiévreuse dans laquelle je vivais depuis quelque temps et qui s’était mêlée à mon bonheur même, que je me pris à pleurer. Je me rappelle que j’appuyai ma tête sur ma main quand la lettre fut à moitié écrite, et que je me laissai aller à rêver et à penser qu’Agnès était naturellement l’un des éléments nécessaires de mon foyer domestique. Il me semblait que, dans la retraite de cette maison que sa présence me rendait presque sacrée, nous serions, Dora et moi, plus heureux que partout ailleurs. Il me semblait que dans l’amour, dans la joie, dans le chagrin, l’espérance ou le désappointement, dans toutes ses émotions, mon cœur se tournait naturellement vers elle comme vers son refuge et sa meilleure amie.

Je ne lui parlai pas de Steerforth. Je lui dis seulement qu’il y avait eu de grands chagrins à Yarmouth, par suite de la perte d’Émilie, et que j’en avais doublement souffert à cause des circonstances qui l’avaient accompagnée. Je m’en rapportais à sa pénétration pour deviner la vérité, et je savais qu’elle ne me parlerait jamais de lui la première.

Je reçus par le retour du courrier une réponse à cette lettre. En la lisant, il me semblait l’entendre parler elle-même, je croyais que sa douce voix retentissait à mes oreilles. Que puis-je dire de plus ?

Pendant mes fréquentes absences du logis, Traddles y était venu deux ou trois fois. Il avait trouvé Peggotty : elle n’avait pas manqué de lui apprendre (comme à tous ceux qui voulaient bien l’écouter) qu’elle était mon ancienne bonne, et il avait eu la bonté de rester un moment pour parler de moi avec elle. Du moins, c’est ce que m’avait dit Peggotty. Mais je crains bien que la conversation n’eût été tout entière de son côté et d’une longueur démesurée, car il était très-difficile d’arrêter cette brave femme, que Dieu bénisse ! quand elle était une fois lancée sur mon sujet.

Ceci me rappelle non-seulement que j’étais à attendre Traddles un certain jour fixé par lui, mais aussi que mistress Crupp avait renoncé à toutes les particularités dépendantes de son office (le salaire excepté), jusqu’à ce que Peggotty cessât de se présenter chez moi. Mistress Crupp, après s’être permis plusieurs conversations sur le compte de Peggotty, à haute et intelligible voix, au bas des marches de l’escalier, avec quelque esprit familier qui lui apparaissait sans doute (car à l’œil nu, elle était parfaitement seule dans ces moments de monologue), prit le parti de m’adresser une lettre, dans laquelle elle me développait là-dessus ses idées. Elle commençait par une déclaration d’une application universelle, et qui se répétait dans tous les événements de sa vie, à savoir qu’elle aussi elle était mère : puis elle en venait à me dire qu’elle avait vu de meilleurs jours, mais qu’à toutes les époques de son existence, elle avait eu une antipathie instinctive pour les espions, les indiscrets et les rapporteurs. Elle ne citait pas de noms, disait-elle, c’était à moi à voir à qui s’adressaient ces titres, mais elle avait toujours conçu le plus profond mépris pour les espions, les indiscrets et les rapporteurs, particulièrement quand ces défauts se trouvaient chez une personne qui portait le deuil de veuve (ceci était souligné). S’il convenait à un monsieur d’être victime d’espions, d’indiscrets et de rapporteurs (toujours sans citer de noms), il en était bien le maître. Il avait le droit de faire ce qui lui convenait mais elle, mistress Crupp, tout ce qu’elle demandait, c’était de ne pas être mise en contact avec de semblables personnes. C’est pourquoi elle désirait être dispensée de tout service pour l’appartement du second, jusqu’à ce que les choses eussent repris leur ancien cours, ce qui était fort à souhaiter. Elle ajoutait qu’on trouverait son petit livre tous les samedis matins sur la table du déjeuner, et qu’elle en demandait le règlement immédiat, dans le but charitable d’épargner de l’embarras et des difficultés à toutes les parties intéressées.

Après cela, mistress Crupp se borna à dresser des embûches sur l’escalier, particulièrement avec des cruches, pour essayer si Peggotty ne voudrait pas bien s’y casser le cou. Je trouvais cet état de siège un peu fatigant, mais j’avais trop grand’peur de mistress Crupp pour trouver moyen de sortir de là.

« Mon cher Copperfield, s’écria Traddles en apparaissant ponctuellement à ma porte en dépit de tous ces obstacles, comment vous portez-vous ?

– Mon cher Traddles, lui dis-je, je suis ravi de vous voir enfin, et je suis bien fâché de n’avoir pas été chez moi les autres fois ; mais j’ai été si occupé…

– Oui ; oui, je sais, dit Traddles, c’est tout naturel. La vôtre demeure à Londres, je pense ?

– De qui parlez-vous ?

– Elle… pardonnez-moi… miss D… vous savez bien, dit Traddles en rougissant par excès de délicatesse, elle demeure à Londres, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, près de Londres.

– La mienne… vous vous souvenez peut-être, dit Traddles d’un air grave, demeure en Devonshire… ils sont dix enfants…, aussi je ne suis pas si occupé que vous sous ce rapport.

– Je me demande, répondis-je, comment vous pouvez supporter de la voir si rarement.

– Ah ! dit Traddles d’un air pensif, je me le demande aussi. Je suppose, Copperfield, que c’est parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement !

– Je devine bien que c’est là la raison, répliquai-je en souriant et en rougissant un peu, mais cela vient aussi de ce que vous avez beaucoup de courage et de patience, Traddles.

– Croyez-vous ? dit Traddles en ayant l’air de réfléchir. Est-ce que je vous fais cet effet-là, Copperfield ? Je ne croyais pas. Mais c’est une si excellente fille qu’il est bien possible qu’elle m’ait communiqué quelque chose de ces vertus qu’elle possède. Maintenant que vous me le faites remarquer, Copperfield, cela ne m’étonnerait pas du tout. Je vous assure qu’elle passe sa vie à s’oublier elle-même pour penser aux neuf autres.

– Est-elle l’aînée ? demandai-je.

– Oh ! non, certes, dit Traddles, l’aînée est une beauté. »

Je suppose qu’il s’aperçut que je ne pouvais m’empêcher de sourire de la stupidité de sa réponse, et il reprit de son air naïf en souriant aussi :

« Cela ne veut pas dire, bien entendu, que ma Sophie… C’est un joli nom, n’est-ce pas, Copperfield ?

– Très-joli, dis-je.

– Cela ne veut pas dire que ma Sophie ne soit pas charmante aussi à mes yeux, et qu’elle ne fît pas à tout le monde l’effet d’être une des meilleures filles qu’on puisse voir ; mais quand je dis que l’aînée est une beauté, je veux dire qu’elle est vraiment… Il fit le geste d’amasser des nuages autour de lui de ses deux mains…, magnifique, je vous assure, dit Traddles avec énergie.

– Vraiment ?

– Oh ! je vous assure, dit Traddles, tout à fait hors ligne. Et, voyez-vous, comme elle est faite pour briller dans le monde et pour s’y faire admirer, quoiqu’elle n’en ait guère l’occasion à cause de leur peu de fortune, elle est quelquefois un peu irritable, un peu exigeante. Heureusement que Sophie la met de bonne humeur !

– Sophie est-elle la plus jeune ? demandai-je.

– Oh ! non certes, dit Traddles en se caressant le menton. Les deux plus jeunes ont neuf et dix ans. Sophie les élève.

– Est-elle la cadette, par hasard ? me hasardai-je à demander.

– Non, dit Traddles, Sarah est la seconde ; Sarah a quelque chose à l’épine dorsale ; pauvre fille ! les médecins disent que cela se passera, mais, en attendant, il faut qu’elle reste étendue pendant un an sur le dos. Sophie la soigne, Sophie est la quatrième.

– La mère vit-elle encore ? demandai-je.

– Oh ! oui, dit Traddles, elle est de ce monde. C’est vraiment une femme supérieure, mais l’humidité du pays ne lui convient pas, et… le fait est qu’elle a perdu l’usage de ses membres.

– Quel malheur !

– C’est bien triste, n’est-ce pas ? repartit Traddles. Mais au point de vue des affaires du ménage, c’est moins incommode qu’on ne pourrait croire, parce que Sophie prend sa place. Elle sert de mère à sa mère tout autant qu’aux neuf autres. »

J’éprouvais la plus vive admiration pour les vertus de cette jeune personne, et, dans le but honnête de faire de mon mieux pour empêcher qu’on n’abusât de la bonne volonté de Traddles au détriment de leur avenir commun, je demandai comment se portait M. Micawber.

« Il va très-bien, merci, Copperfield, dit Traddles, je ne demeure pas chez lui pour le moment.

– Non ?

– Non. À dire le vrai, répondit Traddles, en parlant tout bas, il a pris le nom de Mortimer, à cause de ses embarras temporaires ; il ne sort plus que le soir avec des lunettes. Il y a une saisie chez nous pour le loyer. Mistress Micawber était dans un état si affreux que je n’ai vraiment pu m’empêcher de donner ma signature pour le second billet dont nous avions parlé ici. Vous pouvez vous imaginer quelle joie j’ai ressentie, Copperfield, quand j’ai vu que cela terminait tout et que mistress Micawber reprenait sa gaieté.

– Hum ! fis-je.

– Du reste, son bonheur n’a pas été de longue durée, reprit Traddles, car malheureusement, au bout de huit jours, il y a eu une nouvelle saisie. Là-dessus, nous nous sommes dispersés. Je loge depuis ce temps-là dans un appartement meublé, et les Mortimer se tiennent dans la retraite la plus absolue. J’espère que vous ne me trouverez pas égoïste, Copperfield, si je ne puis m’empêcher de regretter que le marchand de meubles se soit emparé de ma petite table ronde à dessus de marbre, et du pot à fleur et de l’étagère de Sophie !

– Quelle cruauté ! m’écriai-je avec indignation.

– Cela m’a paru… un peu dur, dit Traddles avec sa grimace ordinaire lorsqu’il employait cette expression. Du reste, je ne dis pas cela pour en faire le reproche à personne, mais voici pourquoi : le fait est, Copperfield, que je n’ai pu racheter ces objets au moment de la saisie, d’abord parce que le marchand de meubles, qui pensait que j’y tenais, en demandait un prix fabuleux, ensuite parce que… je n’avais plus d’argent. Mais depuis lors j’ai tenu l’œil sur la boutique, dit Traddles paraissant jouir avec délices de ce mystère ; c’est en haut de Tottenham-Court-Road, et enfin, aujourd’hui, je les ai vus à l’étalage. J’ai seulement regardé en passant de l’autre côté de la rue, parce que si le marchand m’aperçoit, voyez-vous, il en demandera un prix !… Mais j’ai pensé que, puisque j’avais l’argent, vous ne verriez pas avec déplaisir que votre brave bonne vînt avec moi à la boutique ; je lui montrerais les objets du coin de la rue, et elle pourrait me les acheter au meilleur marché possible, comme si c’était pour elle. »

La joie avec laquelle Traddles me développa son plan et le plaisir qu’il éprouvait à se trouver si rusé, restent dans mon esprit comme l’un de mes souvenirs les plus nets.

Je lui dis que ma vieille bonne serait enchantée de lui rendre ce petit service, et que nous pourrions entrer tous les trois en campagne, mais à une seule condition. Cette condition était qu’il prendrait une résolution solennelle de ne plus rien prêter à M. Micawber, pas plus son nom qu’autre chose.

« Mon cher Copperfield, me dit Traddles, c’est chose faite ; non-seulement parce que je commence à sentir que j’ai été un peu vite, mais aussi parce que c’est une véritable injustice que je me reproche envers Sophie. Je me suis donné ma parole à cet effet, et il n’y a plus rien à craindre, mais je vous la donne aussi de tout mon cœur. J’ai payé ce malheureux billet. Je ne doute pas que M. Micawber ne l’eût payé lui-même s’il l’avait pu, mais il ne le pouvait pas. Je dois vous dire une chose qui me plaît beaucoup chez M. Micawber, Copperfield, c’est par rapport au second billet qui n’est pas encore échu. Il ne me dit plus qu’il y a pourvu, mais qu’il y pourvoira. Vraiment, je trouve que le procédé est très-honnête et très-délicat. »

J’avais quelque répugnance à ébranler la confiance de mon brave ami, et je fis un signe d’assentiment. Après un moment de conversation, nous fîmes le chemin de la boutique du marchand de chandelles pour enrôler Peggotty dans notre conjuration, Traddles ayant refusé de passer la soirée avec moi, d’abord parce qu’il éprouvait la plus vive inquiétude que ses propriétés ne fussent achetées par quelque autre amateur avant qu’il eût le temps de faire des offres, et ensuite parce que c’était la soirée qu’il consacrait toujours à écrire à la plus excellente fille du monde.

Je n’oublierai jamais les regards qu’il jetait du coin de la rue vers Tottenham-Court-Road, pendant que Peggotty marchandait ces objets si précieux, ni son agitation quand elle revint lentement vers nous, après avoir inutilement offert son prix, jusqu’à ce qu’elle fut rappelée par le marchand et qu’elle retourna sur ses pas. En fin de compte, elle racheta la propriété de Traddles pour un prix assez modéré ; il était transporté de joie.

« Je vous suis vraiment bien obligé, dit Traddles en apprenant qu’on devait envoyer le tout chez lui le soir même. Si j’osais, je vous demanderais encore une faveur : j’espère que vous ne trouverez pas mon désir trop absurde, Copperfield !

– Certainement non, répondis-je d’avance.

– Alors, dit Traddles en s’adressant à Peggotty, si vous aviez la bonté de vous procurer le pot à fleurs tout de suite, il me semble que j’aimerais à l’emporter moi-même, parce qu’il est à Sophie, Copperfield. »

Peggotty alla chercher le pot à fleurs de très-bon cœur ; il l’accabla de remercîments, et nous le vîmes remonter Tottenham-Court-Road avec le pot à fleurs serré tendrement dans ses bras, d’un air de jubilation que je n’ai jamais vu à personne.

Nous reprîmes ensuite le chemin de chez moi. Comme les magasins possédaient pour Peggotty des charmes que je ne leur ai jamais vu exercer sur personne au même degré, je marchais lentement, en m’amusant à la voir regarder les étalages, et en l’attendant toutes les fois qu’il lui convenait de s’y arrêter. Nous fûmes donc assez longtemps avant d’arriver aux Adelphi.

En montant l’escalier, je lui fis remarquer que les embûches de mistress Crupp avaient soudainement disparu, et qu’en outre on distinguait des traces récentes de pas. Nous fûmes tous deux fort surpris, en montant toujours, de voir ouverte la première porte que j’avais fermée en sortant, et d’entendre des voix chez moi.

Nous nous regardâmes avec étonnement sans savoir que penser, et nous entrâmes dans le salon. Quelle fut ma surprise d’y trouver les gens du monde que j’attendais le moins, ma tante et M. Dick ! Ma tante était assise sur une quantité de malles, la cage de ses oiseaux devant elle, et son chat sur ses genoux, comme un Robinson Crusoé féminin, buvant une tasse de thé ! M. Dick s’appuyait d’un air pensif sur un grand cerf-volant pareil à ceux que nous avions souvent enlevés ensemble, et il était entouré d’une autre cargaison de caisses !

« Ma chère tante ! m’écriai-je ; quel plaisir inattendu ! »

Nous nous embrassâmes tendrement ; je donnai une cordiale poignée de main à M. Dick, et mistress Crupp, qui était occupée à faire le thé et à nous prodiguer ses attentions, dit vivement qu’elle savait bien d’avance quelle serait la joie de M. Copperfield en voyant ses chers parents.

« Allons, allons ! dit ma tante à Peggotty qui frémissait en sa terrible présence, comment vous portez-vous ?

– Vous vous souvenez de ma tante, Peggotty ? lui dis-je.

– Au nom du ciel, mon garçon ! s’écria ma tante, ne donnez plus à cette femme ce nom sauvage ! Puisqu’en se mariant elle s’en est débarrassée, et c’est ce qu’elle avait de mieux à faire, pourquoi ne pas lui accorder au moins les avantages de ce changement ? Comment vous appelez-vous maintenant, P. ? dit ma tante en usant de ce compromis abréviatif pour éviter le nom qui lui déplaisait tant.

– Barkis, madame, dit Peggotty en faisant la révérence.

– Allons, voilà qui est plus humain, dit ma tante : ce nom-là n’a pas comme l’autre de ces airs païens qu’il faut réparer par le baptême d’un missionnaire ; comment vous portez-vous, Barkis ? J’espère que vous allez bien ? »

Encouragée par ces gracieuses paroles et par l’empressement de ma tante à lui tendre la main, Barkis s’avança pour la prendre avec une révérence de remercîment.

« Nous avons vieilli depuis ce temps-là, voyez-vous, dit ma tante. Nous ne nous sommes jamais vues qu’une seule fois, vous savez. La belle besogne que nous avons faite ce jour-là ! Trot, mon enfant, donnez-moi une seconde tasse de thé ! »

Je versai à ma tante le breuvage qu’elle me demandait, toujours aussi droite et aussi roide que de coutume, et je m’aventurai à lui faire remarquer qu’on était mal assis sur une malle.

« Laissez-moi vous approcher le canapé ou le fauteuil, ma tante, lui dis-je ; vous êtes bien mal là.

– Merci, Trot, répliqua-t-elle ; j’aime mieux être assise sur ma propriété. » Là-dessus ma tante regarda mistress Crupp en face et lui dit : « Vous n’avez pas besoin de vous donner la peine d’attendre, madame.

– Voulez-vous que je remette un peu de thé dans la théière, madame ? dit mistress Crupp.

– Non, merci, madame, répliqua ma tante.

– Voulez-vous me permettre d’aller chercher encore un peu de beurre, madame ? ou bien puis-je vous offrir un œuf frais, ou voulez-vous que je fasse griller un morceau de lard ? Ne puis-je rien faire de plus pour votre chère tante, monsieur Copperfield ?

– Rien du tout, madame, répliqua ma tante ; je me tirerai très-bien d’affaire toute seule, je vous remercie. »

Mistress Crupp, qui souriait sans cesse pour figurer une grande douceur de caractère, et qui tenait toujours sa tête de côté pour donner l’idée d’une grande faiblesse de constitution, et qui se frottait à tout moment les mains pour manifester son désir d’être utile à tous ceux qui le méritaient, finit par sortir de la chambre, la tête de côté en se frottant les mains et en souriant.

« Dick, reprit ma tante, vous savez ce que je vous ai dit des courtisans et des adorateurs de la fortune ? »

M. Dick répondit affirmativement, mais d’un air un peu effaré, et comme s’il avait oublié ce qu’il devait se rappeler si bien.

« Eh bien ! mistress Crupp est du nombre, dit ma tante. Barkis, voulez-vous me faire le plaisir de vous occuper du thé, et de m’en donner une autre tasse ; je ne me souciais pas de l’avoir de la main de cette intrigante. »

Je connaissais assez ma tante pour savoir qu’elle avait quelque chose d’important à m’apprendre, et que son arrivée en disait plus long qu’un étranger n’eût pu le supposer. Je remarquai que ses regards étaient constamment attachés sur moi, lorsqu’elle me croyait occupé d’autre chose, et qu’elle était dans un état d’indécision et d’agitation intérieures mal dissimulées par le calme et la raideur qu’elle conservait extérieurement. Je commençai à me demander si j’avais fait quelque chose qui pût l’offenser, et ma conscience me dit tout bas que je ne lui avais pas encore parlé de Dora. Ne serait-ce pas cela, par hasard ?

Comme je savais bien qu’elle ne parlerait que lorsque cela lui conviendrait, je m’assis à côté d’elle, et je me mis à parler avec les oiseaux et à jouer avec le chat, comme si j’étais bien à mon aise ; mais je n’étais pas à mon aise du tout, et mon inquiétude augmenta en voyant que M. Dick, appuyé sur le grand cerf-volant, derrière ma tante, saisissait toutes les occasions où l’on ne faisait pas attention à nous, pour me faire des signes de tête mystérieux, en me montrant ma tante.

« Trot, me dit-elle enfin, quand elle eut fini son thé, et qu’après s’être essuyé les lèvres, elle eut soigneusement arrangé les plis de sa robe ; … vous n’avez pas besoin de vous en aller, Barkis !… Trot, avez-vous acquis plus de confiance en vous-même ?

– Je l’espère, ma tante.

– Mais en êtes-vous bien sûr ?

– Je le crois, ma tante.

– Alors, mon cher enfant, me dit-elle en me regardant fixement, savez-vous pourquoi je tiens tant à rester assise ce soir sur mes bagages ? »

Je secouai la tête comme un homme qui jette sa langue aux chiens.

« Parce que c’est tout ce qui me reste, dit ma tante ; parce que je suis ruinée, mon enfant ! »

Si la maison était tombée dans la rivière avec nous dedans, je crois que le coup n’eût pas été, pour moi, plus violent.

« Dick le sait, dit ma tante en me posant tranquillement la main sur l’épaule ; je suis ruinée, mon cher Trot. Tout ce qui me reste dans le monde est ici, excepté ma petite maison, que j’ai laissé à Jeannette le soin de louer. Barkis, il faudrait un lit à ce monsieur, pour la nuit. Afin d’éviter la dépense, peut-être pourriez-vous arranger ici quelque chose pour moi, n’importe quoi. C’est pour cette nuit seulement ; nous parlerons de ceci plus au long. »

Je fus tiré de mon étonnement et du chagrin que j’éprouvais pour elle… pour elle, j’en suis certain, en la voyant tomber dans mes bras, s’écriant qu’elle n’en était fâchée qu’à cause de moi ; mais une minute lui suffit pour dompter son émotion, et elle me dit d’un air plutôt triomphant qu’abattu :

« Il faut supporter bravement les revers, sans nous laisser effrayer, mon enfant ; il faut soutenir son rôle jusqu’au bout, il faut braver le malheur jusqu’à la fin, Trot. »

Chapitre V. Abattement. §

Dès que j’eus retrouvé ma présence d’esprit, qui m’avait complètement abandonné au premier moment, sous le coup accablant que m’avaient porté les nouvelles de ma tante, je proposai à M. Dick de venir chez le marchand de chandelles, et de prendre possession du lit que M. Peggotty avait récemment laissé vacant. Le magasin de chandelles se trouvait dans le marché d’Hungerford, qui ne ressemblait guère alors à ce qu’il est maintenant, et il y avait devant la porte un portique bas, composé de colonnes de bois, qui ne ressemblait pas mal à celui qu’on voyait jadis sur le devant de la maison du petit bonhomme avec sa petite bonne femme, dans les anciens baromètres. Ce chef-d’œuvre d’architecture plut infiniment à M. Dick, et l’honneur d’habiter au-dessus de la colonnade l’eût consolé, je crois, de beaucoup de désagréments ; mais comme il n’y avait réellement d’autre objection au logement que je lui proposais, que la variété des parfums dont j’ai déjà parlé, et peut-être aussi le défaut d’espace dans la chambre, il fut charmé de son établissement. Mistress Crupp lui avait déclaré, d’un air indigné, qu’il n’y avait pas seulement la place de faire danser un chat, mais comme me disait très-justement M. Dick, en s’asseyant sur le pied du lit et en caressant une de ses jambes : « Vous savez bien, Trotwood, que je n’ai aucun besoin de faire danser un chat ; je ne fais jamais danser de chat ; par conséquent, qu’est-ce que cela me fait, à moi ? »

J’essayai de découvrir si M. Dick avait quelque connaissance des causes de ce grand et soudain changement dans l’état des affaires de ma tante ; comme j’aurais pu m’y attendre, il n’en savait rien du tout. Tout ce qu’il pouvait dire, c’est que ma tante l’avait ainsi apostrophé l’avant-veille : « Voyons, Dick, êtes-vous vraiment aussi philosophe que je le crois ? » Oui, avait-il répondu, je m’en flatte. Là-dessus, ma tante lui avait dit : « Dick, je suis ruinée. » Alors, il s’était écrié : « Oh ! vraiment ! » Puis ma tante lui avait donné de grands éloges, ce qui lui avait fait beaucoup de plaisir. Et ils étaient venus me retrouver, en mangeant des sandwiches et en buvant du porter en route.

M. Dick avait l’air tellement radieux sur le pied de son lit, en caressant sa jambe, et en me disant tout cela, les yeux grands ouverts et avec un sourire de surprise, que je regrette de dire que je m’impatientai, et que je me laissai aller à lui expliquer qu’il ne savait peut-être pas que le mot de ruine entraînait à sa suite la détresse, le besoin, la faim ; mais je fus bientôt cruellement puni de ma dureté, en voyant son teint devenir pâle, son visage s’allonger tout à coup, et des larmes couler sur ses joues, pendant qu’il jetait sur moi un regard empreint d’un tel désespoir, qu’il eût adouci un cœur infiniment plus dur que le mien. J’eus beaucoup plus de peine à le remonter que je n’en avais eu à l’abattre, et je compris bientôt ce que j’aurais dû deviner dès le premier moment, à savoir que, s’il avait montré d’abord tant de confiance, c’est qu’il avait une foi inébranlable dans la sagesse merveilleuse de ma tante, et dans les ressources infinies de mes facultés intellectuelles ; car je crois qu’il me regardait comme capable de lutter victorieusement contre toutes les infortunes qui n’entraînaient pas la mort.

« Que pouvons-nous faire, Trotwood ? dit M. Dick. Il y a le mémoire…

– Certainement, il y a le mémoire, dis-je ; mais pour le moment, la seule chose que nous ayons à faire, M. Dick, est d’avoir l’air serein, et de ne pas laisser voir à ma tante combien nous sommes préoccupés de ses affaires. »

Il convint de cette vérité, de l’air le plus convaincu, et me supplia, dans le cas où je le verrais s’écarter d’un pas de la bonne voie, de l’y ramener par un de ces moyens ingénieux que j’avais toujours sous la main. Mais je regrette de dire que la peur que je lui avais faite était apparemment trop forte pour qu’il pût la cacher. Pendant toute la soirée, il regardait sans cesse ma tante avec une expression de la plus pénible inquiétude, comme s’il s’attendait à la voir maigrir du coup sur place. Quand il s’en apercevait, il faisait tous ses efforts pour ne pas bouger la tête, mais il avait beau la tenir immobile et rouler les yeux comme une pagode en plâtre, cela n’arrangeait pas du tout les choses. Je le vis regarder, pendant le souper, le petit pain qui était sur la table, comme s’il ne restait plus que cela, entre nous et la famine. Lorsque ma tante insista pour qu’il mangeât comme à l’ordinaire, je m’aperçus qu’il mettait dans sa poche des morceaux de pain et de fromage, sans doute pour se ménager, dans ces épargnes, le moyen de nous rendre à l’existence quand nous serions exténués par la faim.

Ma tante, au contraire, était d’un calme qui pouvait nous servir de leçon à tous, à moi tout le premier. Elle était très-aimable pour Peggotty, excepté quand je lui donnais ce nom par mégarde, et elle avait l’air de se trouver parfaitement à son aise, malgré sa répugnance bien connue pour Londres. Elle devait prendre ma chambre, et moi coucher dans le salon pour lui servir de garde du corps. Elle insistait beaucoup sur l’avantage d’être si près de la rivière, en cas d’incendie, et je crois qu’elle trouvait véritablement quelque satisfaction dans cette circonstance rassurante.

« Non, Trot, non, mon enfant, dit ma tante quand elle me vit faire quelques préparatifs pour composer son breuvage du soir.

– Vous ne voulez rien, ma tante ?

– Pas de vin, mon enfant, de l’ale.

– Mais j’ai du vin, ma tante, et c’est toujours du vin que vous employez.

– Gardez votre vin pour le cas où il y aurait quelqu’un de malade, me dit-elle ; il ne faut pas le gaspiller, Trot. Donnez-moi de l’ale, une demi-bouteille. »

Je crus que M. Dick allait s’évanouir. Ma tante étant très-décidée dans son refus, je sortis pour aller chercher l’ale moi-même ; comme il se faisait tard, Peggotty et M. Dick saisirent cette occasion pour prendre ensemble le chemin du magasin de chandelles. Je quittai le pauvre homme au coin de la rue, et il s’éloigna, son grand cerf-volant sur le dos, portant dans ses traits la véritable image de la misère humaine.

À mon retour, je trouvai ma tante occupée à se promener de long en large dans la chambre, ou plissant avec ses doigts les garnitures de son bonnet de nuit. Je fis chauffer l’ale, et griller le pain d’après les principes adoptés. Quand le breuvage fut prêt, ma tante se trouva prête aussi, son bonnet de nuit sur la tête, et la jupe de sa robe relevée sur ses genoux.

« Mon cher, me dit-elle, après avoir avalé une cuillerée de liquide ; c’est infiniment meilleur que le vin, et beaucoup moins bilieux. »

Je suppose que je n’avais pas l’air bien convaincu, car elle ajouta :

« Ta… ta… ta… mon garçon, s’il ne nous arrive rien de pis que de boire de l’ale, nous n’aurons pas à nous plaindre.

– Je vous assure, ma tante, lui dis-je, que s’il ne s’agissait que de moi, je serais loin de dire le contraire.

– Eh bien ! alors, pourquoi n’est-ce pas votre avis ?

– Parce que vous et moi, ce n’est pas la même chose, repartis-je.

– Allons donc, Trot, quelle folie ! » répliqua-t-elle.

Ma tante continua avec une satisfaction tranquille, qui ne laissait percer aucune affectation, je vous assure, à boire son ale chaude, par petites cuillerées, en y trempant ses rôties.

« Trot, dit-elle, je n’aime pas beaucoup les nouveaux visages, en général ; mais votre Barkis ne me déplaît pas, savez-vous ?

– On m’aurait donné deux mille francs, ma tante, qu’on ne m’aurait pas fait tant de plaisir ; je suis heureux de vous voir l’apprécier.

– C’est un monde bien extraordinaire que celui où nous vivons, reprit ma tante en se frottant le nez ; je ne puis m’expliquer où cette femme est allée chercher un nom pareil. Je vous demande un peu, s’il n’était pas cent fois plus facile de naître une Jakson, ou une Robertson, ou n’importe quoi du même genre.

– Peut-être est-elle de votre avis, ma tante ; mais enfin ce n’est pas sa faute.

– Je pense que non, repartit ma tante, un peu contrariée d’être obligée d’en convenir ; mais ce n’en est pas moins désespérant. Enfin, à présent elle s’appelle Barkis, c’est une consolation. Barkis vous aime de tout son cœur, Trot.

– Il n’y a rien au monde qu’elle ne fût prête à faire pour m’en donner la preuve.

– Rien, c’est vrai, je le crois, dit ma tante ; croiriez-vous que la pauvre folle était là, tout à l’heure, à me demander, à mains jointes, d’accepter une partie de son argent, parce qu’elle en a trop ? Voyez un peu l’idiote ! »

Des larmes de plaisir coulaient des yeux de ma tante presque dans son ale.

– Je n’ai jamais vu personne de si ridicule, ajouta-t-elle. J’ai deviné dès le premier moment, quand elle était auprès de votre pauvre petite mère, chère enfant ! que ce devait être la plus ridicule créature qu’on puisse voir ; mais il y a du bon chez elle. »

Ma tante fit semblant de rire, et profita de cette occasion pour porter la main à ses yeux ; puis elle reprit sa rôtie et son discours tout ensemble :

« Ah ! miséricorde ! dit ma tante en soupirant ; je sais tout ce qui s’est passé, Trot. J’ai eu une grande conversation avec Barkis pendant que vous étiez sorti avec Dick. Je sais tout ce qui s’est passé. Pour mon compte, je ne comprends pas ce que ces misérables filles ont dans la tête ; je me demande comment elles ne vont pas plutôt se la casser contre… contre une cheminée ! dit ma tante, en regardant la mienne, qui lui suggéra probablement cette idée.

– Pauvre Émilie ! dis-je.

– Oh ! ne l’appelez pas pauvre Émilie, dit ma tante ; elle aurait dû penser à cela avant de causer tant de chagrins. Embrassez-moi, Trot ; je suis fâchée de ce que vous faites, si jeune, la triste expérience de la vie. »

Au moment où je me penchais vers elle, elle posa son verre sur mes genoux, pour me retenir, et me dit :

« Oh ! Trot ! Trot ! vous vous figurez donc que vous êtes amoureux, n’est-ce pas ?

– Comment ! je me figure, ma tante ! m’écriai-je en rougissant. Je l’adore de toute mon âme.

– Dora ? vraiment ! répliqua ma tante. Et je suis sûre que vous trouvez cette petite créature très-séduisante ?

– Ma chère tante, répliquai-je, personne ne peut se faire une idée de ce qu’elle est.

– Ah ! et elle n’est pas trop niaise ? dit ma tante.

– Niaise, ma tante ! »

Je crois sérieusement qu’il ne m’était jamais entré dans la tête de demander si elle l’était, ou non. Cette supposition m’offensa naturellement, mais j’en fus pourtant frappé comme d’une idée toute nouvelle.

« Comme cela, ce n’est pas une petite étourdie, dit ma tante.

– Une petite étourdie, ma tante ! Je me bornai à répéter cette question hardie avec le même sentiment que j’avais répété la précédente.

– C’est bien ! c’est bien ! dit ma tante. Je voulais seulement le savoir ; je ne dis pas de mal d’elle. Pauvres enfants ! ainsi vous vous croyez faits l’un pour l’autre, et vous vous voyez déjà traversant une vie pleine de douceurs et de confitures, comme les deux petites figures de sucre qui décorent le gâteau de la mariée, à un dîner de noces, n’est-ce pas, Trot. »

Elle parlait avec tant de bonté, d’un air si doux, presque plaisant, que j’en fus tout à fait touché.

« Je sais bien que nous sommes jeunes et sans expérience, ma tante, répondis-je ; et je ne doute pas qu’il nous arrive de dire et de penser des choses qui ne sont peut-être pas très-raisonnables ; mais je suis certain que nous nous aimons véritablement. Si je croyais que Dora pût en aimer un autre, ou cesser de m’aimer, ou que je pusse jamais aimer une autre femme, ou cesser de l’aimer moi-même, je ne sais ce que je deviendrais… je deviendrais fou, je crois.

– Ah ! Trot ! dit ma tante en secouant la tête, et en souriant tristement, aveugle, aveugle, aveugle ! – Il y a quelqu’un que je connais, Trot, reprit ma tante après un moment de silence, qui, malgré la douceur de son caractère, possède une vivacité d’affection qui me rappelle sa pauvre mère. Ce quelqu’un-là doit rechercher un appui fidèle et sûr qui puisse le soutenir et l’aider : un caractère sérieux, sincère, constant.

– Si vous connaissiez la constance et la sincérité de Dora, ma tante ! m’écriai-je.

– Oh ! Trot, dit-elle encore, aveugle, aveugle ! et sans savoir pourquoi, il me sembla vaguement que je perdais à l’instant quelque chose, quelque promesse de bonheur qui se dérobait à mes yeux derrière un nuage.

– Pourtant, dit ma tante, je n’ai pas envie de désespérer ni de rendre malheureux ces deux enfants : ainsi, quoique ce soit une passion de petit garçon et de petite fille, et que ces passions-là très-souvent… faites-bien attention, je ne dis pas toujours, mais très-souvent n’aboutissent à rien, cependant nous n’en plaisanterons pas : nous en parlerons sérieusement, et nous espérons que cela finira bien, un de ces jours. Nous avons tout le temps devant nous. »

Ce n’était pas là une perspective très-consolante pour un amant passionné, mais j’étais enchanté pourtant d’avoir ma tante dans ma confidence. Me rappelant en même temps qu’elle devait être fatiguée, je la remerciai tendrement de cette preuve de son affection et de toutes ses bontés pour moi, puis après un tendre bonsoir, ma tante et son bonnet de nuit allèrent prendre possession de ma chambre à coucher.

Comme j’étais malheureux ce soir-là dans mon lit ! Comme mes pensées en revenaient toujours à l’effet que produirait ma pauvreté sur M. Spenlow, car je n’étais plus ce que je croyais être quand j’avais demandé la main de Dora, et puis je me disais qu’en honneur je devais apprendre à Dora ma situation dans le monde, et lui rendre sa parole si elle voulait la reprendre ; je me demandais comment j’allais faire pour vivre pendant tout le temps que je devais passer chez M. Spenlow, sans rien gagner ; je me demandais comment je pourrais soutenir ma tante, et je me creusais la tête sans rien trouver de satisfaisant ; puis je me disais que j’allais bientôt ne plus avoir d’argent dans ma poche, qu’il faudrait porter des habite râpés, renoncer aux jolis coursiers gris, aux petits présents que j’avais tant de plaisir à offrir à Dora, enfin à me montrer sous un jour agréable ! Je savais que c’était de l’égoïsme, que c’était une chose indigne, de penser toujours à mes propres malheurs, et je me le reprochais amèrement ; mais j’aimais trop Dora pour pouvoir faire autrement. Je savais bien que j’étais un misérable de ne pas penser infiniment plus à ma tante qu’à moi-même ; mais pour le moment mon égoïsme et Dora étaient inséparables, et je ne pouvais mettre Dora de côté pour l’amour d’aucune autre créature humaine. Ah ! que je fus malheureux, cette nuit-là !

Quant à mon sommeil, il fut agité par mille rêves pénibles sur ma pauvreté, mais il me semblait que je rêvais sans avoir accompli la cérémonie préalable de m’endormir. Tantôt je me voyais en haillons voulant obliger Dora à aller vendre des allumettes chimiques, à un sou le paquet ; tantôt je me trouvais dans l’étude, revêtu de ma chemise de nuit et d’une paire de bottes, et M. Spenlow me faisait des reproches sur la légèreté de costume dans lequel je me présentais à ses clients ; puis je mangeais avidement les miettes qui tombaient du biscuit que le vieux Tiffey mangeait régulièrement tous les jours au moment où l’horloge de Saint-Paul sonnait une heure ; ensuite je faisais une foule d’efforts inutiles pour l’autorisation officielle nécessaire à mon mariage avec Dora, sans avoir, pour la payer, autre chose à offrir en échange qu’un des gants d’Uriah Heep que la Cour tout entière refusait, d’un accord unanime ; enfin, ne sachant trop où j’en étais, je me retournais sans cesse ballotté comme un vaisseau en détresse, dans un océan de draps et de couvertures.

Ma tante ne dormait pas non plus : je l’entendais qui se promenait en long et en large. Deux ou trois fois pendant la nuit, elle apparut dans ma chambre comme une âme en peine, revêtue d’un long peignoir de flanelle qui lui donnait l’air d’avoir six pieds, et elle s’approcha du canapé sur lequel j’étais couché. La première fois, je bondis avec effroi, à la nouvelle qu’elle avait tout lieu de croire, d’après la lueur qui apparaissait dans le ciel, que l’abbaye de Westminster était en feu. Elle voulait savoir si les flammes ne pouvaient pas arriver jusqu’à Buckingham-Street dans le cas où le vent changerait. Lorsqu’elle reparut plus tard, je ne bougeai pas, mais elle s’assit près de moi en disant tout bas : « Pauvre garçon ! » et je me sentis plus malheureux encore en voyant combien elle pensait peu à elle-même pour s’occuper de moi, tandis que moi, j’étais absorbé comme un égoïste, dans mes propres soucis.

J’avais quelque peine à croire qu’une nuit qui me semblait si longue pût être courte pour personne. Aussi je me mis à penser à un bal imaginaire où les invités passaient la nuit à danser : puis tout cela devint un rêve, et j’entendais les musiciens qui jouaient toujours le même air, pendant que je voyais Dora danser toujours le même pas sans faire la moindre attention à moi. L’homme qui avait joué de la harpe toute la nuit essayait en vain de recouvrir son instrument avec un bonnet de coton d’une taille ordinaire, au moment où je me réveillai, ou plutôt au moment où je renonçai à essayer de m’endormir, en voyant le soleil briller enfin à ma fenêtre.

Il y avait alors au bas d’une des rues attenant au Strand d’anciens bains romains (ils y sont peut-être encore) où j’avais l’habitude d’aller me plonger dans l’eau froide. Je m’habillai le plus doucement qu’il me fut possible, et, laissant à Peggotty le soin de s’occuper de ma tante, j’allai me précipiter dans l’eau la tête la première, puis je pris le chemin de Hampstead. J’espérais que ce traitement énergique me rafraîchirait un peu l’esprit, et je crois réellement que j’en éprouvai quelque bien, car je ne tardai pas à décider que la première chose à faire était de voir si je ne pouvais pu faire résilier mon traité avec M. Spenlow et recouvrer la somme convenue. Je déjeunai à Hampstead, puis je repris le chemin de la Cour, à travers les routes encore humides de rosée, au milieu du doux parfum des fleurs qui croissaient dans les jardins environnants ou qui passaient dans des paniers sur la tête des jardiniers, ne songeant à rien autre chose qu’à tenter ce premier effort, pour faire face au changement survenu dans notre position.

J’arrivai pourtant de si bonne heure à l’étude que j’eus le temps de me promener une heure dans les cours, avant que le vieux Tiffey, qui était toujours le premier à son poste, apparût enfin avec sa clef. Alors je m’assis dans mon coin, à l’ombre, à regarder le reflet du soleil sur les tuyaux de cheminée d’en face, et à penser à Dora, quand M. Spenlow entra frais et dispos.

« Comment allez-vous, Copperfield ! me dit-il. Quelle belle matinée !

– Charmante matinée, monsieur ! repartis-je. Pourrais-je vous dire un mot avant que vous vous rendiez à la Cour ?

– Certainement, dit-il, venez dans mon cabinet. »

Je le suivis dans son cabinet, où il commença par mettre sa robe, et se regarder dans un petit miroir accroché derrière la porte d’une armoire.

« Je suis fâché d’avoir à vous apprendre, lui dis-je, que j’ai reçu de mauvaises nouvelles de ma tante !

– Vraiment ! dit-il, j’en suis bien fâché ; ce n’est pas une attaque de paralysie, j’espère ?

– Il ne s’agit pas de sa santé, monsieur, répliquai-je. Elle a fait de grandes pertes, ou plutôt il ne lui reste presque plus rien.

– Vous m’é… ton… nez, Copperfield ! » s’écria M. Spenlow.

Je secouai la tête.

« Sa situation est tellement changée, monsieur, que je voulais vous demander s’il ne serait pas possible… en sacrifiant une partie de la somme payée pour mon admission ici, bien entendu (je n’avais point médité cette offre généreuse, mais je l’improvisai en voyant l’expression d’effroi qui se peignait sur sa physionomie)… s’il ne serait pas possible d’annuler les arrangements que nous avions pris ensemble. »

Personne ne peut s’imaginer tout ce qu’il m’en coûtait de faire cette proposition. C’était demander comme une grâce qu’on me déportât loin de Dora.

« Annuler nos arrangements, Copperfield ! annuler ! »

J’expliquai avec une certaine fermeté que j’étais aux expédients, que je ne savais comment subsister, si je n’y pourvoyais pas moi-même, que je ne craignais rien pour l’avenir, et j’appuyai là-dessus pour prouver que je serais un jour un gendre fort à rechercher, mais que, pour le moment, j’en étais réduit à me tirer d’affaire tout seul.

« Je suis bien fâché de ce que vous me dites là, Copperfield, répondit M. Spenlow ; extrêmement fâché. Ce n’est pas l’habitude d’annuler une convention pour des raisons semblables. Ce n’est pas ainsi qu’on procède en affaires. Ce serait un très-mauvais précédent… Pourtant.

– Vous êtes bien bon, monsieur, murmurai-je, dans l’attente d’une concession.

– Pas du tout, ne vous y trompez pas, continua M. Spenlow ; j’allais vous dire que, si j’avais les mains libres, si je n’avais pas un associé, M. Jorkins !… »

Mes espérances s’écroulèrent à l’instant : je fis pourtant encore un effort.

« Croyez-vous, monsieur que si je m’adressais à M. Jorkins… ? »

M. Spenlow secoua la tête d’un air découragé, « Le ciel me préserve, Copperfield, dit-il, d’être injuste envers personne, surtout envers M. Jorkins. Mais je connais mon associé, Copperfield. M. Jorkins n’est pas homme à accueillir une proposition si insolite. M. Jorkins ne connaît que les traditions reçues : il ne déroge point aux usages. Vous le connaissez ! »

Je ne le connaissais pas du tout. Je savais seulement que M. Jorkins avait été autrefois l’unique patron de céans, et qu’à présent il vivait seul dans une maison tout près de Montagu-Square, qui avait terriblement besoin d’un coup de badigeon ; qu’il arrivait au bureau très-tard, et partait de très-bonne heure ; qu’on n’avait jamais l’air de le consulter sur quoi que ce fût ; qu’il avait un petit cabinet sombre pour lui tout seul au premier ; qu’on n’y faisait jamais d’affaires, et qu’il y avait sur son bureau un vieux cahier de papier buvard, jauni par l’âge, mais sans une tâche d’encre, et qui avait la réputation d’être là depuis vingt ans.

« Auriez-vous quelque objection à ce que je parlasse de mon affaire à M. Jorkins ? demandai-je.

– Pas le moins du monde, dit M. Spenlow. Mais j’ai quelque expérience de Jorkins, Copperfield. Je voudrais qu’il en fût autrement, car je serais heureux de faire ce que vous désirez. Je n’ai pas la moindre objection à ce que vous en parliez à M. Jorkins, Copperfield, si vous croyez que ce soit la peine. »

Profitant de sa permission qu’il accompagna d’une bonne poignée de main, je restai dans mon coin, à penser à Dora, et à regarder le soleil qui quittait les tuyaux des cheminées pour éclairer le mur de la maison en face, jusqu’à l’arrivée de M. Jorkins. Je montai alors chez lui : et vous n’avez jamais vu un homme plus étonné de recevoir une visite.

« Entrez, monsieur Copperfield, dit M. Jorkins, entrez donc. »

J’entrai, je m’assis, et je lui exposai ma situation, à peu près comme je l’avais fait à M. Spenlow. M. Jorkins n’était pas, à beaucoup près, aussi terrible qu’on eût pu s’y attendre. C’était un gros homme de soixante ans, à l’air doux et bénin, qui prenait une telle quantité de tabac qu’on disait parmi nous que ce stimulant était sa principale nourriture, vu qu’il ne lui restait plus guère de place après, dans tout son corps, pour absorber d’autres articles de subsistance.

« Vous en avez parlé à M. Spenlow, je suppose ? dit M. Jorkins, après m’avoir écouté jusqu’au bout avec quelque impatience.

– Oui, monsieur, c’est lui qui m’a objecté votre nom.

– Il vous a dit que je ferais des objections ? » demanda M. Jorkins.

Je fus obligé d’admettre que M. Spenlow avait regardé la chose comme très-vraisemblable.

« Je suis bien fâché, monsieur Copperfield, dit M. Jorkins, très-embarrassé, mais je ne puis rien faire pour vous. Le fait est… Mais j’ai un rendez-vous à la Banque, si vous voulez bien m’excuser. »

Là-dessus il se leva précipitamment et allait quitter la chambre quand je m’enhardis jusqu’à lui dire que je craignais bien alors qu’il n’y eût pas moyen d’arranger l’affaire.

« Non, dit Jorkins en s’arrêtant à la porte pour hocher la tête, non, non, j’ai des objections, vous savez bien, continua-t-il en parlant très-vite, puis il sortit, vous comprenez, monsieur Copperfield, dit-il, en rentrant d’un air agité, que si M. Spenlow a des objections…

– Personnellement, il n’en a pas, monsieur.

– Oh ! personnellement, répète M. Jorkins d’un air d’impatience ; je vous assure qu’il y a des objections, monsieur Copperfield, insurmontables : ce que vous désirez est impossible… j’ai vraiment un rendez-vous à la Banque. » Là-dessus il se sauva en courant, et, d’après ce que j’ai su, il se passa trois jours avant qu’il reparût à l’étude.

J’étais décidé à remuer ciel et terre, s’il le fallait. J’attendis donc le retour de M. Spenlow, pour lui raconter mon entrevue avec son associé, en lui laissant entendre que je n’étais pas sans espérances qu’il fût possible d’adoucir l’inflexible Jorkins, s’il voulait bien entreprendre cette tâche.

« Copperfield, repartit M. Spenlow avec un sourire fin, vous ne connaissez pas mon associé M. Jorkins depuis aussi longtemps que moi. Rien n’est plus loin de mon esprit que la pensée de supposer M. Jorkins capable d’aucun artifice, mais M. Jorkins a une manière de poser ses objections qui trompe souvent les gens. Non, Copperfield ! ajouta-t-il en secouant la tête, il n’y a, croyez-moi, aucun moyen d’ébranler M. Jorkins. »

Je commençai à ne pas trop savoir lequel des deux, de M. Spenlow ou de M. Jorkins, était réellement l’associé d’où venaient les difficultés, mais je voyais très-clairement qu’il y avait quelque part chez l’un ou l’autre un endurcissement invincible et qu’il ne fallait plus compter le moins du monde sur le remboursement des mille livres sterling de ma tante. Je quittai donc l’étude dans un état de découragement que je ne me rappelle pas sans remords, car je sais que c’était l’égoïsme (l’égoïsme à nous deux Dora) qui en faisait le fond, et je m’en retournai chez nous !

Je travaillais à familiariser mon esprit avec ce qui pourrait arriver de pis, et je tâchais de me représenter les arrangements qu’il faudrait prendre, si l’avenir se présentait à nous sous les couleurs les plus sombres, quand un fiacre qui me suivait s’arrêta juste à côté de moi et me fit lever les yeux. On me tendait une main blanche par la portière, et j’aperçus le sourire de ce visage que je n’avais jamais vu sans éprouver un sentiment de repos et de bonheur, depuis le jour où je l’avais contemplé sur le vieil escalier de chêne à large rampe, et que j’avais associé dans mon esprit sa beauté sereine avec le doux coloris des vitraux d’église.

« Agnès ! m’écriai-je avec joie. Oh ! ma chère Agnès, quel plaisir de vous voir ; vous plutôt que toute autre créature humaine !

– Vraiment ? dit-elle du ton le plus cordial.

– J’ai si grand besoin de causer avec vous ! lui dis-je. J’ai le cœur soulagé, rien qu’en vous regardant ! Si j’avais eu la baguette d’un magicien, vous êtes la première personne que j’aurais souhaité de voir !

– Allons donc ! repartit Agnès.

– Ah ! Dora d’abord, peut-être, avouai-je en rougissant.

– Dora d’abord, bien certainement, j’espère, dit Agnès en riant.

– Mais vous, la seconde, lui dis-je ; où donc allez-vous ? »

Elle allait chez moi pour voir ma tante. Il faisait très-beau, et elle fut bien aise de sortir du fiacre, qui avait l’odeur d’une écurie conservée sous cloche ; je ne le sentais que trop, ayant passé la tête par la portière pour causer tout ce temps-là avec Agnès. Je renvoyai le cocher, elle prit mon bras et nous partîmes ensemble. Elle me faisait l’effet de l’espérance en personne ; en un moment je ne me sentis plus le même, ayant Agnès à mes côtés.

Ma tante lui avait écrit un de ces étranges et comiques petits billets qui n’étaient pas beaucoup plus longs qu’un billet de banque : elle poussait rarement plus loin sa verve épistolaire. C’était pour lui annoncer qu’elle avait eu des malheurs, à la suite desquels elle quittait définitivement Douvres, mais qu’elle en avait très-bien pris son parti et qu’elle se portait trop bien pour que personne s’inquiétât d’elle. Là-dessus Agnès était venue à Londres pour voir ma tante, qu’elle aimait et qui l’aimait beaucoup depuis de longues années, c’est-à-dire depuis le moment où je m’étais établi chez M. Wickfield. Elle n’était pas seule, me dit-elle. Son papa était avec elle et… Uriah Heep.

« Ils sont associés maintenant ? lui dis-je : que le ciel le confonde !

– Oui, dit Agnès. Ils avaient quelques affaires ici, et j’ai saisi cette occasion pour venir aussi à Londres. Il ne faut pas que vous croyiez que c’est de ma part une visite tout à fait amicale et désintéressée, Trotwood, car… j’ai peur d’avoir des préjugés bien injustes…, mais je n’aime pas à laisser papa aller seul avec lui.

– Exerce-t-il toujours la même influence sur M. Wickfield, Agnès ? »

Agnès secoua tristement la tête.

« Tout est tellement changé chez nous, dit-elle, que vous ne reconnaîtriez plus notre chère vieille maison. Ils demeurent avec nous, maintenant.

– Qui donc ? demandai-je.

– M. Heep et sa mère. Il occupe votre ancienne chambre, dit Agnès en me regardant.

– Je voudrais être chargé de lui fournir ses rêves, répliquai-je, il n’y coucherait pas longtemps.

– J’ai gardé mon ancienne petite chambre, dit Agnès, celle où j’apprenais mes leçons. Comme le temps passe ! vous souvenez-vous ? La petite pièce lambrissée qui donne dans le salon.

– Si je me souviens, Agnès ? C’est là que je vous ai vue pour la première fois ; vous étiez debout à cette porte, votre petit panier de clefs au côté.

– Précisément, dit Agnès en souriant ; je suis bien aise que vous en ayez gardé un si bon souvenir ; comme nous étions heureux alors !

– Oh ! oui ! Je garde cette petite pièce pour moi, mais je ne puis pas toujours laisser là mistress Heep, vous savez ? Ce qui fait, dit Agnès avec calme, que je me sens quelquefois obligée de lui tenir compagnie quand j’aimerais mieux être seule. Mais je n’ai pas d’autre sujet de plainte contre elle. Si elle me fatigue quelquefois par ses éloges de son fils, quoi de plus naturel chez une mère ? C’est un très-bon fils ! »

Je regardai Agnès pendant qu’elle me parlait ainsi, sans découvrir dans ses traits aucun soupçon des intentions d’Uriah. Ses beaux yeux, si doux et si assurés en même temps, soutenaient mon regard avec leur franchise accoutumée, et sans aucune altération visible sur son visage.

« Le plus grand inconvénient de leur présence chez nous, dit Agnès, c’est que je ne puis pas être aussi souvent avec papa que je le voudrais, car Uriah Heep est constamment entre nous. Je ne puis donc pas veiller sur lui, si ce n’est pas une expression un peu hardie, d’aussi près que je le désirerais. Mais, si on emploie envers lui la fraude ou la trahison, j’espère que mon affection fidèle finira toujours par en triompher. J’espère que la véritable affection d’une fille vigilante et dévouée est plus forte, au bout du compte, que tous les dangers du monde. »

Ce sourire lumineux que je n’ai jamais vu sur aucun autre visage disparut alors du sien, au moment où j’en admirais la douceur et où je me rappelais le bonheur que j’avais autrefois à le voir, et elle me demanda avec un changement marqué de physionomie, quand nous approchâmes de la rue que j’habitais, si je savais comment les revers de fortune de ma tante lui étaient arrivés. Sur ma réponse négative, Agnès devint pensive, et il me sembla que je sentais trembler le bras qui reposait sur le mien.

Nous trouvâmes ma tante toute seule et un peu agitée. Il s’était élevé entre elle et mistress Crupp une discussion sur une question abstraite (la convenance de la résidence du beau sexe dans un appartement de garçon), et ma tante, sans s’inquiéter des spasmes de mistress Crupp, avait coupé court à la dispute en déclarant à cette dame qu’elle sentait l’eau-de-vie, qu’elle me volait et qu’elle eût à sortir à l’instant. Mistress Crupp, regardant ces deux expressions comme injurieuses, avait annoncé son intention d’en appeler au « Jurique anglais, » voulant parler, à ce qu’on pouvait croire, du boulevard de nos libertés nationales.

Cependant ma tante ayant eu le temps de se remettre, pendant que Peggotty était sortie pour montrer à M. Dick les gardes à cheval, et, de plus, enchantée de voir Agnès, ne pensait plus à sa querelle que pour tirer une certaine vanité de la manière dont elle en était sortie à son honneur ; aussi nous reçut-elle de la meilleure humeur possible. Quand Agnès eut posé son chapeau sur la table et se fut assise près d’elle, je ne pus m’empêcher de me dire, en regardant son front radieux et ses yeux sereins, qu’elle me semblait là à sa place ; qu’elle y devrait toujours être ; que ma tante avait en elle, malgré sa jeunesse et son peu d’expérience, une confiance entière. Ah ! elle avait bien raison de compter pour sa force sur sa simple affection, dévouée et fidèle.

Nous nous mîmes à causer des affaires de ma tante, à laquelle je dis la démarche inutile que j’avais faite le matin même.

« Ce n’était pas judicieux, Trot, mais l’intention était bonne. Vous êtes un brave enfant, je crois que je devrais dire plutôt à présent un brave jeune homme, et je suis fière de vous, mon ami. Il n’y a rien à dire, jusqu’à présent. Maintenant, Trot et Agnès, regardons en face la situation de Betsy Trotwood, et voyons où elle en est. »

Je vis Agnès pâlir, en regardant attentivement ma tante. Ma tante ne regardait pas moins attentivement Agnès, tout en caressant son chat.

« Betsy Trotwood, dit ma tante, qui avait toujours gardé pour elle ses affaires d’argent, je ne parle pas de votre sœur, Trot, mais de moi, avait une certaine fortune. Peu importe ce qu’elle avait, c’était assez pour vivre : un peu plus même, car elle avait fait quelques économies, qu’elle ajoutait au capital. Betsy plaça sa fortune en rentes pendant quelque temps, puis, sur l’avis de son homme d’affaires, elle le plaça sur hypothèque. Cela allait très-bien, le revenu était considérable, mais on purgea les hypothèques et on remboursa Betsy. Ne trouvez-vous pas, quand je parle de Betsy, qu’on croirait entendre raconter l’histoire d’un vaisseau de guerre ? Si bien donc que Betsy, obligée de chercher un autre placement, se figura qu’elle était plus habile cette fois que son homme d’affaires, qui n’était plus si avisé que par le passé… Je parle de votre père, Agnès, et elle se mit dans la tête de gérer sa petite fortune toute seule. Elle mena donc, comme on dit, ses cochons bien loin au marché, dit ma tante, et elle n’en fut pas la bonne marchande. D’abord elle fit des pertes dans les mines, puis dans des pêcheries particulières où il s’agissait d’aller chercher dans la mer les trésors perdus ou quelque autre folie de ce genre, continua-t-elle, par manière d’explication, en se frottant le nez, puis elle perdit encore dans les mines, et, à la fin des fins, elle perdit dans une banque. Je ne sais ce que valaient les actions de cette banque, pendant un temps, dit ma tante, cent pour cent au moins, je crois ; mais la banque était à l’autre bout du monde, et s’est évanouie dans l’espace, à ce que je crois ; en tout cas, elle a fait faillite et ne payera jamais un sou ; or tous les sous de Betsy étaient là, et les voilà finis. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de n’en plus parler ! »

Ma tante termina ce récit sommaire et philosophique en regardant avec un certain air de triomphe Agnès, qui reprenait peu à peu ses couleurs.

« Est-ce là toute l’histoire, chère miss Trotwood ? dit Agnès.

– J’espère que c’est bien suffisant, ma chère, dit ma tante. S’il y avait eu plus d’argent à perdre, ce ne serait pas tout peut-être. Betsy aurait trouvé moyen d’envoyer cet argent-là rejoindre le reste, et de faire un nouveau chapitre à cette histoire, je n’en doute pas. Mais il n’y avait plus d’argent, et l’histoire finit là. »

Agnès avait écouté d’abord sans respirer. Elle pâlissait et rougissait encore, mais elle avait le cœur plus léger. Je croyais savoir pourquoi. Elle avait craint, sans doute, que son malheureux père ne fût pour quelque chose dans ce revers de fortune. Ma tante prit sa main entre les siennes et se mit à rire.

« Est-ce tout ? répéta ma tante ; mais oui, vraiment, c’est tout, à moins qu’on n’ajoute comme à la fin d’un conte : « Et depuis ce temps-là, elle vécut toujours heureuse. » Peut-être dira-t-on cela de Betsy un de ces jours. Maintenant, Agnès, vous avez une bonne tête : vous aussi, sous quelques rapports, Trot, quoique je ne puisse pas vous faire toujours ce compliment. » Là-dessus ma tante secoua la tête avec l’énergie qui lui était propre. « Que faut-il faire ? Ma maison pourra rapporter l’un dans l’autre soixante-dix livres sterling par an. Je crois que nous pouvons compter là-dessus d’une manière positive. Eh bien ! c’est tout ce que nous avons, a dit ma tante, qui était, révérence gardée, comme certains chevaux qu’on voit s’arrêter tout court, au moment où ils ont l’air de prendre le mors aux dents.

« De plus, dit-elle, après un moment de silence, il y a Dick. Il a mille livres sterling par an, mais il va sans dire qu’il faut que ce soit réservé pour sa dépense personnelle. J’aimerais mieux le renvoyer, quoique je sache bien que je suis la seule personne qui l’apprécie, plutôt que de le garder, à la condition de ne pas dépenser son argent pour lui jusqu’au dernier sou. Comment ferons-nous, Trot et moi, pour nous tirer d’affaire avec nos ressources ? Qu’en dites-vous, Agnès ?

– Je dis, ma tante, devançant la réponse d’Agnès, qu’il faut que je fasse quelque chose.

– Vous enrôler comme soldat, n’est-ce pas ? repartit ma tante alarmée, ou entrer dans la marine ? Je ne veux pas entendre parler de cela. Vous serez procureur. Je ne veux pas de tête cassée dans la famille, avec votre permission, monsieur. »

J’allais expliquer que je ne tenais pas à introduire le premier dans la famille ce procédé simplifié de se tirer d’affaire, quand Agnès me demanda si j’avais un long bail pour mon appartement.

« Vous touchez au cœur de la question, ma chère, dit ma tante ; nous avons l’appartement sur les bras pour six mois, à moins qu’on ne pût le sous-louer, ce que je ne crois pas. Le dernier occupant est mort ici, et il mourrait bien cinq locataires sur six, rien que de demeurer sous le même toit que cette femme en nankin, avec son jupon de flanelle. J’ai un peu d’argent comptant, et je crois, comme vous, que ce qu’il y a de mieux à faire est de finir le terme ici, en louant tout près une chambre à coucher pour Dick. »

Je crus de mon devoir de dire un mot des ennuis que ma tante aurait à souffrir, en vivant dans un état constant de guerre et d’embuscades avec mistress Crupp ; mais elle répondit à cette objection d’une manière sommaire et péremptoire, en déclarant qu’au premier signal d’hostilité elle était prête à faire à mistress Crupp une peur dont elle garderait un tremblement jusqu’à la fin de ses jours.

« Je pensais, Trotwood, dit Agnès en hésitant, que si vous aviez du temps…

– J’ai beaucoup de temps à moi, Agnès. Je suis toujours libre après quatre ou cinq heures, et j’ai du loisir le matin de bonne heure. De manière ou d’autre, dis-je, en sentant que je rougissais un peu au souvenir des heures que j’avais passées à flâner dans la ville ou sur la route de Norwood, j’ai du temps plus qu’il ne m’en faut.

– Je pense que vous n’auriez pas de goût, dit Agnès en s’approchant de moi, et en me parlant à voix basse, d’un accent si doux et si consolant que je l’entends encore, pour un emploi de secrétaire ?

– Pas de goût, ma chère Agnès, et pourquoi ?

– C’est que, reprit Agnès, le docteur Strong a mis à exécution son projet de se retirer ; il est venu s’établir à Londres, et je sais qu’il a demandé à papa s’il ne pourrait pas lui recommander un secrétaire. Ne pensez-vous pas qu’il lui serait plus agréable d’avoir auprès de lui son élève favori plutôt que tout autre ?

– Ma chère Agnès, m’écriai-je, que serais-je sans vous ? Vous êtes toujours mon bon ange. Je vous l’ai déjà dit. Je ne pense jamais à vous que comme à mon bon ange. »

Agnès me répondit en riant gaiement qu’un bon ange (elle voulait parler de Dora) me suffisait bien, que je n’avais pas besoin d’en avoir davantage ; et elle me rappela que le docteur avait coutume de travailler dans son cabinet de grand matin et pendant la soirée, et que probablement les heures dont je pouvais disposer lui conviendraient à merveille. Si j’étais heureux de penser que j’allais gagner moi-même mon pain, je ne l’étais pas moins de l’idée que je travaillerais avec mon ancien maître ; et, suivant à l’instant l’avis d’Agnès, je m’assis pour écrire au docteur une lettre où je lui exprimais mon désir, en lui demandant la permission de me présenter chez lui le lendemain, à dix heures du matin. J’adressai mon épître à Highgate, car il demeurait dans ce lieu si plein de souvenirs pour moi, et j’allai la mettre moi-même à la poste sans perdre une minute.

Partout où passait Agnès, on trouvait derrière elle quelque trace précieuse du bien qu’elle faisait sans bruit en passant. Quand je revins, la cage des oiseaux de ma tante était suspendue exactement comme elle l’avait été si longtemps à la fenêtre de son salon ; mon fauteuil, placé comme l’était le fauteuil infiniment meilleur de ma tante, près de la croisée ouverte ; et l’écran vert qu’elle avait apporté était déjà attaché au haut de la fenêtre. Je n’avais pas besoin de demander qui est-ce qui avait fait tout cela. Rien qu’à voir comme les choses avaient l’air de s’être faites toutes seules, il n’y avait qu’Agnès qui pût avoir pris ce soin. Quelle autre qu’elle aurait songé à prendre mes livres mal arrangés sur ma table, pour les disposer dans l’ordre où je les plaçais autrefois, du temps de mes études ? Quand j’aurais cru Agnès à cent lieues, je l’aurais reconnue tout de suite : je n’avais pas besoin de la voir occupée à tout remettre en place, souriant du désordre qui s’était introduit chez moi.

Ma tante mit beaucoup de bonne grâce à parler favorablement de la Tamise, qui faisait véritablement un bel effet aux rayons du soleil, quoique cela ne valût pas la mer qu’elle voyait à Douvres ; mais elle gardait une rancune inexorable à la fumée de Londres qui poivrait tout, disait-elle. Heureusement il se fit une prompte révolution à cet égard, grâce au soin minutieux avec lequel Peggotty faisait la chasse à ce poivre malencontreux dans tous les coins de mon appartement. Seulement je ne pouvais m’empêcher, en la regardant, de me dire que Peggotty elle-même faisait beaucoup de bruit et peu de besogne, en comparaison d’Agnès, qui faisait tant de choses sans le moindre bruit. J’en étais là quand on frappa à la porte.

« Je pense que c’est papa, dit Agnès en devenant pâle, il m’a promis de venir. »

J’ouvris la porte, et je vis entrer non-seulement M. Wickfield mais Uriah Heep. Il y avait déjà quelque temps que je n’avais vu M. Wickfield. Je m’attendais déjà à le trouver très-changé, d’après ce qu’Agnès m’avait dit, mais je fus douloureusement surpris en le voyant.

Ce n’était pas tant parce qu’il était bien vieilli, quoique toujours vêtu avec la même propreté scrupuleuse ; ce n’était pas non plus parce qu’il avait un teint échauffé, qui donnait mauvaise idée de sa santé ; ce n’était pas parce que ses mains étaient agitées d’un mouvement nerveux, j’en savais mieux la cause que personne, pour l’avoir vue opérer pendant plusieurs années ; ce n’est pas qu’il eût perdu la grâce de ses manières ni la beauté de ses traits, toujours la même ; mais ce qui me frappa, c’est qu’avec tous ces témoignages évidents de distinction naturelle, il pût subir la domination impudente de cette personnification de la bassesse, Uriah Heep. Le renversement des deux natures dans leurs relations respectives, de puissance de la part d’Uriah, et de dépendance du côté de M. Wickfield, offrait le spectacle le plus pénible qu’on pût imaginer. J’aurais vu un singe conduire un homme en laisse, que je n’aurais pas été plus humilié pour l’homme.

Il n’en avait que trop conscience lui-même. Quand il entra, il s’arrêta la tête basse comme s’il le sentait bien. Ce fut l’affaire d’un moment, car Agnès lui dit très-doucement : « Papa, voilà miss Trotwood et Trotwood que vous n’avez pas vus depuis longtemps, » et alors il s’approcha, tendit la main à ma tante d’un air embarrassé, et serra les miennes plus cordialement. Pendant cet instant de trouble rapide, je vis un sourire de malignité sur les lèvres d’Uriah. Agnès le vit aussi, je crois, car elle fit un mouvement en arrière, comme pour s’éloigner de lui.

Quant à ma tante, le vit-elle, ne le vit-elle pas ? j’aurais défié toute la science des physionomistes de le deviner sans sa permission. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu personne doué d’une figure plus impénétrable qu’elle, lorsqu’elle voulait. Sa figure ne parlait pas plus qu’un mur de ses secrètes pensées, jusqu’au moment où elle rompit le silence avec le ton brusque qui lui était ordinaire :

« Eh bien ! Wickfield, dit ma tante, et il la regarda pour la première fois. J’ai raconté à votre fille le bel usage que j’ai fait de mon argent, parce que je ne pouvais plus vous le confier depuis que vous vous étiez un peu rouillé en affaires. Nous nous sommes donc consultées avec elle, et, tout considéré, nous nous tirerons de là. Agnès, à elle seule, vaut les deux associés, à mon avis.

– S’il m’est permis de faire une humble remarque, dit Uriah Heep en se tortillant, je suis parfaitement d’accord avec miss Betsy Trotwood, et je serais trop heureux d’avoir aussi miss Agnès pour associée.

– Contentez-vous d’être associé vous-même, repartit ma tante ; il me semble que cela doit vous suffire. Comment vous portez-vous, monsieur ? »

En réponse à cette question, qui lui était adressée du ton le plus sec, M. Heep secouant d’un air embarrassé le sac de papiers qu’il portait, répliqua qu’il se portait bien, et remercia ma tante en lui disant qu’il espérait qu’elle se portait bien aussi.

« Et vous, Copperfield… je devrais dire monsieur Copperfield, continua Uriah, j’espère que vous allez bien. Je suis heureux de vous voir, monsieur Copperfield, même dans les circonstances actuelles : et en effet les circonstances actuelles avaient l’air d’être assez de son goût. Elles ne sont pas tout ce que vos amis pourraient désirer pour vous, monsieur Copperfield ; mais ce n’est pas l’argent qui fait l’homme, c’est… je ne suis vraiment pas en état de l’expliquer avec mes faibles moyens, dit Uriah faisant un geste de basse complaisance ; mais ce n’est pas l’argent !… »

Là-dessus il me donna une poignée de main, non pas d’après le système ordinaire, mais en se tenant à quelques pas, comme s’il en avait peur, et en soulevant ma main ou la baissant tour à tour comme la poignée d’une pompe.

« Que dites-vous de notre santé, Copperfield… pardon, je devrais dire monsieur Copperfield ? reprit Uriah ; M. Wickfield n’a-t-il pas bonne mine, monsieur ? Les années passent inaperçues chez nous, monsieur Copperfield ; si ce n’est qu’elles élèvent les humbles, c’est-à-dire ma mère et moi, et qu’elles développent, ajouta-t-il en se ravisant, la beauté et les grâces, particulièrement chez miss Agnès. »

Il se tortilla après ce compliment d’une façon si intolérable que ma tante qui le regardait en face perdit complètement patience.

« Que le diable l’emporte ! dit-elle brusquement. Qu’est-ce qu’il a donc ? Pas de mouvements galvaniques, monsieur !

– Je vous demande pardon, miss Trotwood, dit Uriah ; je sais bien que vous êtes nerveuse.

– Laissez-nous tranquilles, reprit ma tante qui n’était rien moins qu’apaisée par cette impertinence : je vous prie de vous taire. Sachez que je ne suis pas nerveuse du tout. Si vous êtes une anguille, monsieur, à la bonne heure ! mais si vous êtes un homme, maîtrisez un peu vos mouvements, monsieur ! Vive Dieu ! continua-t-elle dans un élan d’indignation, je n’ai pas envie qu’on me fasse perdre la tête à se tortiller comme un serpent ou comme un tire-bouchon ! »

M. Heep, comme on peut le penser, fut un peu troublé par cette explosion, qui recevait une nouvelle force de l’air indigné dont ma tante recula sa chaise en secouant la tête, comme si elle allait se jeter sur lui pour le mordre. Mais il me dit à part d’une voix douce :

« Je sais bien, monsieur Copperfield, que miss Trotwood, avec toutes ses excellentes qualités, est très-vive ; j’ai eu le plaisir de la connaître avant vous, du temps que j’étais encore pauvre petit clerc, et il est naturel qu’elle ne soit pas adoucie par les circonstances actuelles. Je m’étonne au contraire que ce ne soit pas encore pis. J’étais venu ici vous dire que, si nous pouvions vous être bons à quelque chose, ma mère et moi, ou Wickfield-et-Heep, nous en serions ravis. Je ne m’avance pas trop, je suppose ? dit-il avec un affreux sourire à son associé.

– Uriah Heep, dit M. Wickfield d’une voix forcée et monotone, est très-actif en affaires, Trotwood. Ce qu’il dit, je l’approuve pleinement. Vous savez que je vous porte intérêt de longue date ; mais, indépendamment de cela, ce qu’il dit, je l’approuve pleinement.

– Oh ! quelle récompense ! dit Uriah en relevant l’une de ses jambes, au risque de s’attirer une nouvelle incartade de la part de ma tante, que je suis heureux de cette confiance absolue ! Mais j’espère, il est vrai, que je réussis un peu à le soulager du poids des affaires, monsieur Copperfield.

– Uriah Heep est un grand soulagement pour moi, dit M. Wickfield de la même voix sourde et triste ; c’est un grand poids de moins pour moi, Trotwood, que de l’avoir pour associé. »

Je savais que c’était ce vilain renard rouge qui lui faisait dire tout cela, pour justifier ce qu’il m’avait dit lui-même, le soir où il avait empoisonné mon repos. Je vis le même sourire faux et sinistre errer sur ses traits, pendant qu’il me regardait avec attention.

« Vous ne nous quittez pas, papa ? dit Agnès d’un ton suppliant. Ne voulez-vous pas revenir à pied avec Trotwood et moi ? »

Je crois qu’il aurait regardé Uriah avant de répondre, si ce digne personnage ne l’avait pas prévenu.

« J’ai un rendez-vous d’affaires, dit Uriah, sans quoi j’aurais été heureux de rester avec mes amis. Mais je laisse mon associé pour représenter la maison. Miss Agnès, votre très-humble serviteur ! Je vous souhaite le bonsoir, monsieur Copperfield, et je présente mes humbles respects à miss Betsy Trotwood. »

Il nous quitta là-dessus, en nous envoyant des baisers de sa grande main de squelette, avec un sourire de satyre.

Nous restâmes encore une heure ou deux à causer du bon vieux temps et de Canterbury. M. Wickfield, laissé seul avec Agnès, reprit bientôt quelque gaieté, quoique toujours en proie à un abattement dont il ne pouvait s’affranchir. Il finit pourtant par s’animer et prit plaisir à nous entendre rappeler les petits événements de notre vie passée, dont il se souvenait très-bien. Il nous dit qu’il se croyait encore à ses bons jours, en se retrouvant seul avec Agnès et moi, et qu’il voudrait bien qu’il n’y eût rien de changé. Je suis sûr qu’en voyant le visage serein de sa fille et en sentant la main qu’elle posait sur son bras, il en éprouvait un bien infini.

Ma tante, qui avait été presque tout le temps occupée avec Peggotty dans la chambre voisine, ne voulut pas nous accompagner à leur logement, mais elle insista pour que j’y allasse, et j’obéis. Nous dînâmes ensemble. Après le dîner, Agnès s’assit auprès de lui comme autrefois, et lui versa du vin. Il prit ce qu’elle lui donnait, pas davantage, comme un enfant ; et nous restâmes tous les trois assis près de la fenêtre tant qu’il fit jour. Quand la nuit vint, il s’étendit sur un canapé ; Agnès arrangea les coussins et resta penchée sur lui un moment. Quand elle revint près de la fenêtre, il ne faisait pas assez obscur encore pour que je ne visse pas briller des larmes dans ses yeux.

Je demande au ciel de ne jamais oublier l’amour constant et fidèle de ma chère Agnès à cette époque de ma vie, car, si je l’oubliais, ce serait signe que je serais bien près de ma fin, et c’est le moment où je voudrais me souvenir d’elle plus que jamais. Elle remplit mon cœur de tant de bonnes résolutions, elle fortifia si bien ma faiblesse, elle sut diriger si bien par son exemple, je ne sais comment, car elle était trop douce et trop modeste pour me donner beaucoup de conseils, l’ardeur sans but de mes vagues projets, que si j’ai fait quelque chose de bien, si je n’ai pas fait quelque chose de mal, je crois en conscience que c’est à elle que je le dois.

Et comme elle me parla de Dora, pendant que nous étions assis près de la fenêtre ! comme elle écouta mes éloges, en y ajoutant les siens ! comme elle jeta sur la petite fée qui m’avait ensorcelé des rayons de sa pure lumière, qui la faisaient paraître encore plus innocente et plus précieuse à mes yeux ! Agnès, sœur de mon adolescence si j’avais su alors ce que j’ai su plus tard !

Il y avait un mendiant dans la rue quand je descendis, et, au moment où je me retournais du côté de la fenêtre, en pensant au regard calme et pur de ma jeune amie, à ses yeux angéliques, il me fit tressaillir en murmurant, comme un écho du matin :

« Aveugle ! aveugle ! aveugle ! »

Chapitre VI. Enthousiasme. §

Je commençai la journée du lendemain en allant me plonger encore dans l’eau des bains romains, puis je pris le chemin de Highgate. J’étais sorti de mon abattement ; je n’avais plus peur des habits râpés, et je ne soupirais plus après les jolis coursiers gris. Toute ma manière de considérer nos malheurs était changée. Ce que j’avais à faire, c’était de prouver à ma tante que ses bontés passées n’avaient pas été prodiguées à un être ingrat et insensible. Ce que j’avais à faire, c’était de profiter maintenant de l’apprentissage pénible de mon enfance et de me mettre à l’œuvre avec courage et résolution. Ce que j’avais à faire, c’était de prendre résolument la hache du bûcheron à la main pour m’ouvrir un chemin à travers la forêt des difficultés où je me trouvais égaré, en abattant devant moi les arbres enchantés qui me séparaient encore de Dora : et je marchais à grands pas somme si c’était un moyen d’arriver plus tôt à mon but.

Quand je me retrouvai sur cette route de Highgate qui m’était si familière, et que je suivais aujourd’hui dans des dispositions si différentes de mes anciennes idées de plaisir, il me sembla qu’un changement complet venait de s’opérer dans ma vie ; mais je n’étais pas découragé. De nouvelles espérances, un nouveau but, m’étaient apparus en même temps que ma vie nouvelle. Le travail était grand, mais la récompense était sans prix. C’était Dora qui était la récompense, et il fallait bien conquérir Dora.

J’étais dans de tels transports de courage que je regrettais que mon habit ne fût pas déjà un peu râpé ; il me tardait de commencer à abattre des arbres dans la forêt des difficultés, et cela avec assez de peine, pour prouver ma vigueur. J’avais bonne envie de demander à un vieux bonhomme qui cassait des pierres sur la route avec des lunettes de fil de fer, de me prêter un moment son marteau et de me permettre de commencer ainsi à m’ouvrir un chemin dans le granit pour arriver jusqu’à Dora. Je m’agitais si bien, j’étais si complètement hors d’haleine, et j’avais si chaud, qu’il me semblait que j’avais gagné je ne sais combien d’argent. J’étais dans cet état, quand j’entrai dans une petite maison qui était à louer, et je l’examinai scrupuleusement, sentant qu’il était nécessaire de devenir un homme pratique. C’était précisément tout ce qu’il nous fallait pour Dora et moi ; il y avait un petit jardin devant la maison pour que Jip pût y courir à son aise et aboyer contre les marchands à travers les palissades. Je sortis de là plus échauffé que jamais, et je repris d’un pas si précipité la route de Highgate que j’y arrivai une heure trop tôt ; au reste, quand je n’aurais pas été si fort en avance, j’aurais toujours été obligé de me promener un peu pour me rafraîchir, avant d’être tant soit peu présentable. Mon premier soin, après quelques préparatifs pour me calmer, fut de découvrir la demeure du docteur. Ce n’était pas du côté de Highgate où demeurait mistress Steerforth, mais tout à fait à l’autre bout de la petite ville. Quand je me fus assuré de ce fait, je revins, par un attrait auquel je ne pus résister, à une petite ruelle qui passait près de la maison de mistress Steerforth, et je regardai par-dessus le mur du jardin. Les fenêtres de la chambre de Steerforth étaient fermées. Les portes de la serre étaient ouvertes et Rosa Dartle, nu-tête, marchait en long et en large, d’un pas brusque et précipité, dans une allée sablée qui longeait la pelouse. Elle me fit l’effet d’une bête fauve qui fait toujours le même chemin, jusqu’au bout de la chaîne qu’elle traîne sur son sentier battu, en se rongeant le cœur.

Je quittai doucement mon poste d’observation, fuyant ce voisinage et regrettant de l’avoir seulement approché, puis je me promenai jusqu’à dix heures loin de là. L’église, surmontée d’un clocher élancé qui se voit maintenant du sommet de la colline, n’était pas là, à cette époque, pour m’indiquer l’heure. Il y avait à la place une vieille maison en briques rouges qui servait d’école, une belle maison, ma foi ! on devait avoir du plaisir à y aller à l’école, autant qu’il m’en souvient.

En approchant de la demeure du docteur, joli cottage un peu ancien, et où il avait dû dépenser de l’argent, à en juger par les réparations et les embellissements qui semblaient encore tout frais, je l’aperçus qui se promenait dans le jardin avec ses guêtres et tout le reste, comme s’il n’avait jamais cessé de se promener depuis le temps où j’étais son écolier. Il était entouré aussi de ses anciens compagnons, car il ne manquait pas de grands arbres dans le voisinage, et je vis sur le gazon deux ou trois corbeaux qui le regardaient comme s’ils avaient reçu des lettres de leurs camarades de Canterbury sur son compte, et qu’ils le surveillassent de près en conséquence.

Je savais bien que ce serait peine perdue de chercher à attirer son attention à cette distance ; je pris donc la liberté d’ouvrir la barrière et d’aller à sa rencontre, afin de me trouver en face de lui, au moment où il viendrait à se retourner. Quand il se retourna en effet, et qu’il s’approcha de moi, il me regarda d’un air pensif pendant un moment, évidemment sans me voir, puis sa physionomie bienveillante exprima la plus grande satisfaction, et il me prit les deux mains :

« Comment, mon cher Copperfield, mais vous voilà un homme ! Vous vous portez bien ? Je suis ravi de vous voir. Mais comme vous avez gagné, mon cher Copperfield ! Vous voilà vraiment… Est-il possible ? »

Je lui demandai de ses nouvelles, et de celles de mistress Strong.

« Très-bien ! dit le docteur, Annie va très-bien ; elle sera enchantée de vous voir. Vous avez toujours été son favori. Elle me le disait encore hier au soir, quand je lui ai montré votre lettre. Et… oui, certainement… vous vous rappelez M. Jack Maldon, Copperfield ?

– Parfaitement, monsieur.

– Je me doutais bien, dit le docteur, que vous ne l’aviez pas oublié ; lui aussi va assez bien.

– Est-il de retour, monsieur ? demandai-je.

– Des Indes ? dit le docteur, oui. M. Jack Maldon n’a pas pu supporter le climat, mon ami. Mistress Markleham… vous vous rappelez mistress Markleham ?

– Si je me rappelle le Vieux-Troupier ! tout comme si c’était hier.

– Eh bien ! mistress Markleham était très-inquiéte de lui, la pauvre femme : aussi nous l’avons fait revenir, et nous lui avons acheté une petite place qui lui convient beaucoup mieux. »

Je connaissais assez M. Jack Maldon pour soupçonner, d’après cela, que c’était une place où il ne devait pas y avoir beaucoup d’ouvrage, et qui était bien payée. Le docteur continua, en appuyant toujours la main sur mon épaule et en me regardant d’un air encourageant :

« Maintenant, mon cher Copperfield, causons de votre proposition. Elle me fait grand plaisir et me convient parfaitement ; mais croyez-vous que vous ne pourriez rien faire de mieux ? Vous avez eu de grands succès chez nous, vous savez ; vous avez des facultés qui peuvent vous mener loin. Les fondements sont bons : on y peut élever n’importe quel édifice ; ne serait-ce pas grand dommage de consacrer le printemps de votre vie à une occupation comme celle que je puis vous offrir ? »

Je repris une nouvelle ardeur, et je pressai le docteur avec de nombreuses fleurs de rhétorique, je le crains, de céder à ma demande, en lui rappelant que j’avais déjà, d’ailleurs, une profession.

« Oui, oui, dit le docteur, c’est vrai ; certainement cela fait une différence, puisque vous avez une profession et que vous étudiez pour y réussir. Mais, mon cher ami, qu’est-ce que c’est que soixante-dix livres sterling par an ?

– Cela double notre revenu, docteur Strong !

– Vraiment ! dit le docteur. Qui aurait cru cela ! Ce n’est pas que je veuille dire que le traitement sera strictement réduit à soixante-dix livres sterling, parce que j’ai toujours eu l’intention de faire, en outre, un présent à celui de mes jeunes amis que j’occuperais de cette manière. Certainement, dit le docteur en se promenant toujours de long en large, la main sur mon épaule, j’ai toujours fait entrer en ligne de compte un présent annuel.

« Mon cher maître, lui dis-je simplement, et sans phrases cette fois, j’ai contracté envers vous des obligations que je ne pourrai jamais reconnaître.

– Non, non, dit le docteur, pardonnez-moi ! vous vous trompez.

– Si vous voulez accepter mes services pendant le temps que j’ai de libre, c’est-à-dire le matin et le soir, et que vous croyiez que cela vaille soixante-dix livres sterling par an, vous me ferez un plaisir que je ne saurais exprimer.

– Vraiment ! dit le docteur d’un air naïf. Que si peu de chose puisse faire tant de plaisir ! vraiment ! vraiment ! Mais promettez-moi que le jour où vous trouverez quelque chose de mieux vous le prendrez, n’est-ce pas ? Vous m’en donnez votre parole ? dit le docteur du ton avec lequel il en appelait autrefois à notre honneur, en classe, quand nous étions petits garçons.

– Je vous en donne ma parole, monsieur, répliquai-je aussi comme nous répondions en classe autrefois.

– En ce cas, c’est une affaire faite, dit le docteur en me frappant sur l’épaule et en continuant de s’y appuyer pendant notre promenade.

– Et je serais encore vingt fois plus heureux de penser, lui dis-je avec une petite flatterie innocente, j’espère…, si vous m’occupez au Dictionnaire. »

Le docteur s’arrêta, ma frappa de nouveau sur l’épaule en souriant, et s’écria d’un air de triomphe ravissant à voir, comme si j’étais un puits de sagacité humaine :

« Vous l’avez deviné, mon cher ami. C’est le Dictionnaire. »

Comment aurait-il pu être question d’autre chose ? Ses poches en étaient pleines comme sa tête. Le Dictionnaire lui sortait par tous les pores. Il me dit que depuis qu’il avait renoncé à sa pension, son travail avançait de la manière la plus rapide, et que rien ne lui convenait mieux que les heures de travail que je lui proposais, attendu qu’il avait l’habitude de se promener dans le milieu du jour en méditant à son aise. Ses papiers étaient un peu en désordre pour le moment, grâce à M. Jack Maldon qui lui avait offert dernièrement ses services comme secrétaire, et qui n’avait pas l’habitude de cette occupation ; mais nous aurions bientôt remis tout cela en état, et nous marcherions rondement. Je trouvai plus tard, quand nous fûmes tout de bon à l’œuvre, que les efforts de M. Jack Maldon me donnaient plus de peine que je ne m’y étais attendu, vu qu’il ne s’était pas borné à faire de nombreuses méprises, mais qu’il avait dessiné tant de soldats et de têtes de femmes sur les manuscrits du docteur, que je me trouvais parfois plongé dans un dédale inextricable.

Le docteur était enchanté de la perspective de m’avoir pour collaborateur de son fameux ouvrage, et il fut convenu que nous commencerions dès le lendemain à sept heures. Nous devions travailler deux heures tous les matins et deux ou trois heures tous les soirs, excepté le samedi qui serait un jour de congé pour moi. Je devais naturellement me reposer aussi le dimanche ; la besogne n’était donc pas bien pénible.

Nos arrangements faits ainsi, à notre mutuelle satisfaction, le docteur m’emmena dans la maison pour me présenter à mistress Strong que je trouvai dans le nouveau cabinet de son mari, occupée à épousseter ses livres, liberté qu’il ne permettait qu’à elle de prendre avec ces précieux favoris.

Ils avaient retardé leur déjeuner pour moi, et nous nous mîmes à table ensemble. Nous venions à peine d’y prendre place quand je devinai, d’après la figure de mistress Strong, qu’il allait venir quelqu’un, avant même d’entendre aucun bruit qui annonçât l’approche d’un visiteur. Un monsieur à cheval arriva à la grille, fit entrer son cheval par la bride, dans la petite cour, comme s’il était chez lui, l’attacha à un anneau sous la remise vide, et entra dans la salle à manger, son fouet à la main. C’était M. Jack Maldon, et je trouvai que M. Jack Maldon n’avait rien gagné à son voyage aux Indes. Il est vrai de dire que j’étais d’une humeur vertueuse et farouche contre tous les jeunes gens qui n’abattaient pas des arbres dans la forêt des difficultés, de sorte qu’il faut faire la part de ces impressions peu bienveillantes.

« Monsieur Jack, dit le docteur, je vous présente Copperfield ! »

M. Jack Maldon me donna une poignée de main, un peu froidement à ce qu’il me sembla, et d’un air de protection languissante qui me choqua fort en secret. Du reste, son air de langueur était curieux à voir, excepté pourtant quand il parlait à sa cousine Annie.

« Avez-vous déjeuné, monsieur Jack ? dit le docteur.

– Je ne déjeune presque jamais, monsieur, répliqua-t-il en laissant aller sa tête sur le dossier de son fauteuil. Cela m’ennuie.

– Y a-t-il des nouvelles aujourd’hui ? demanda le docteur.

– Rien du tout, monsieur, repartit M. Maldon. Quelques histoires de gens qui meurent de faim en Écosse, et qui sont assez mécontents. Mais il y a toujours de ces gens qui meurent de faim et qui ne sont jamais contents. »

Le docteur lui dit d’un air grave et pour changer de conversation :

« Alors il n’y a pas de nouvelles du tout ? Eh bien ! pas de nouvelles, bonnes nouvelles, comme on dit.

– Il y a une grande histoire dans les journaux à propos d’un meurtre, monsieur, reprit M. Maldon, mais il y a tous les jours des gens assassinés, et je ne l’ai pas lu. »

On ne regardait pas dans ce temps-là une indifférence affectée pour toutes les notions et les passions de l’humanité comme une aussi grande preuve d’élégance qu’on l’a fait plus tard. J’ai vu, depuis, ces maximes-là très à la mode. Je les ai vu pratiquer avec un tel succès que j’ai rencontré de beaux messieurs et de belles dames, qui, pour l’intérêt qu’ils prenaient au genre humain, auraient aussi bien fait de naître chenilles. Peut-être l’impression que me fit alors M. Maldon ne fut-elle si vive que parce qu’elle m’était nouvelle, mais je sais que cela ne contribua pas à le rehausser dans mon estime, ni dans ma confiance.

« Je venais savoir si Annie voulait aller ce soir à l’Opéra, dit M. Maldon en se tournant vers elle. C’est la dernière représentation de la saison qui en vaille la peine, et il y a une cantatrice qu’elle ne peut pas se dispenser d’entendre. C’est une femme qui chante d’une manière ravissante, sans compter qu’elle est d’une laideur délicieuse. »

Là-dessus il retomba dans sa langueur.

Le docteur, toujours enchanté de ce qui pouvait être agréable à sa jeune femme, se tourna vers elle et lui dit :

« Il faut y aller, Annie, il faut y aller.

– Non, je vous en prie, dit-elle au docteur. J’aime mieux rester à la maison. J’aime beaucoup mieux rester à la maison. »

Et sans regarder son cousin, elle m’adressa la parole, me demanda des nouvelles d’Agnès, s’informa si elle ne viendrait pas la voir ; s’il n’était pas probable qu’elle vint dans la journée ; le tout d’un air si troublé que je me demandais comment il se faisait que le docteur lui-même, occupé pour le moment à étaler du beurre sur son pain grillé, ne voyait pas une chose qui sautait aux yeux.

Mais il ne voyait rien. Il lui dit en riant qu’elle était jeune, et qu’il fallait qu’elle s’amusât, au lieu de s’ennuyer avec un vieux bonhomme comme lui. D’ailleurs, disait-il, il comptait sur elle pour lui chanter tous les airs de la nouvelle cantatrice, et comment s’en tirerait-elle si elle n’allait pas l’entendre ? Le docteur persista donc à arranger la soirée pour elle. M. Jack Maldon devait revenir dîner à Highgate. Ceci conclu, il retourna à sa sinécure, je suppose, mais en tout cas il s’en alla à cheval, sans se presser.

J’étais curieux, le lendemain matin, de savoir si elle était allée à l’Opéra. Elle n’y avait pas été, elle avait envoyé à Londres pour se dégager auprès de son cousin, et, dans la journée, elle avait fait visite à Agnès. Elle avait persuadé au docteur de l’accompagner, et ils étaient revenus à pied à travers champs, à ce qu’il me raconta lui-même, par une soirée magnifique. Je me dis à part moi qu’elle n’aurait peut-être pas manqué le spectacle, si Agnès n’avait pas été à Londres ; Agnès était bien capable d’exercer aussi sur elle une heureuse influence !

On ne pouvait pas dire qu’elle eût l’air très-enchanté, mais enfin elle paraissait satisfaite, ou sa physionomie était donc bien trompeuse. Je la regardais souvent, car elle était assise près de la fenêtre pendant que nous étions à l’ouvrage, et elle préparait notre déjeuner que nous mangions tous en travaillant. Quand je partis à neuf heures, elle était à genoux aux pieds du docteur, pour lui mettre ses souliers et ses guêtres. Les feuilles de quelques plantes grimpantes qui croissaient près de la fenêtre jetaient de l’ombre sur son visage, et je pensai tout le long du chemin, en me rendant à la Cour, à cette soirée où je l’avais vue regarder son mari pendant qu’il lisait.

J’avais donc maintenant fort affaire : j’étais sur pied à cinq heures du matin, et je ne rentrais qu’à neuf ou dix heures du soir. Mais j’avais un plaisir infini à me trouver à la tête de tant de besogne, et je ne marchais jamais lentement ; il me semblait que plus je me fatiguais, plus je faisais d’efforts pour mériter Dora. Elle ne m’avait pas encore vu dans cette nouvelle phase de mon caractère, parce qu’elle devait venir chez miss Mills prochainement ; j’avais retardé jusqu’à ce moment tout ce que j’avais à lui apprendre, me bornant à lui dire dans mes lettres, qui passaient toutes secrètement par les mains de miss Mills, que j’avais beaucoup de choses à lui conter. En attendant, j’avais fort réduit ma consommation de graisse d’ours ; j’avais absolument renoncé au savon parfumé et à l’eau de lavande, et j’avais vendu avec une perte énorme, trois gilets que je regardais comme trop élégants pour une vie aussi austère que la mienne.

Je n’étais pas encore satisfait : je brûlais de faire plus encore, et j’allai voir Traddles qui demeurait pour le moment sur le derrière d’une maison de Castle-Street-Holborn. J’emmenai avec moi M. Dick, qui m’avait déjà accompagné deux fois à Highgate et qui avait repris ses habitudes d’intimité avec le docteur.

J’emmenai M. Dick parce qu’il était si sensible aux revers de fortune de ma tante, et si profondément convaincu qu’il n’y avait pas d’esclave ou de forçat à la chaîne qui travaillât autant que moi, qu’il en perdait à la fois l’appétit et sa belle humeur, dans son désespoir de ne pouvoir rien y faire. Bien entendu qu’il se sentait plus incapable que jamais d’achever son mémoire, et plus il y travaillait, plus cette malheureuse tête du roi Charles venait l’importuner de ses fréquentes incursions. Craignant successivement que son état ne vint à s’aggraver si nous ne réussissions pas, par quelque tromperie innocente, à lui faire accroire qu’il nous était très-utile, ou si nous ne trouvions pas, ce qui aurait encore mieux valu, un moyen de l’occuper véritablement, je pris le parti de demander à Traddles s’il ne pourrait pas nous y aider. Avant d’aller le voir je lui avais écrit un long récit de tout ce qui était arrivé, et j’avais reçu de lui en réponse une excellente lettre où il m’exprimait toute sa sympathie et toute son amitié pour moi.

Nous le trouvâmes plongé dans son travail, avec son encrier et ses papiers, devant le petit guéridon et le pot à fleurs qui étaient dans un coin de sa chambrette pour rafraîchir ses yeux et son courage. Il nous fit l’accueil le plus cordial, et, en moins de rien, Dick et lui furent une paire d’amis. M. Dick déclara même qu’il était sûr de l’avoir déjà vu, et nous répondîmes tous les deux que c’était bien possible.

La première question que j’avais posée à Traddles était celle-ci : j’avais entendu dire que plusieurs hommes, distingués plus tard dans diverses carrières, avaient commencé par rendre compte des débats du parlement. Traddles m’avait parlé des journaux comme de l’une de ses espérances ; partant de ces deux données, j’avais témoigné à Traddles dans ma lettre que je désirais savoir comment je pourrais arriver à rendre compte des discussions des chambres. Traddles me répondit alors, que, d’après ses informations, la condition mécanique, nécessaire pour cette occupation, excepté peut-être dans des cas fort rares, pour garantir l’exactitude du compte rendu, c’est-à-dire la connaissance complète de l’art mystérieux de la sténographie, offrait à elle seule, à peu près les mêmes difficultés que s’il s’agissait d’apprendre six langues, et qu’avec beaucoup de persévérance, on ne pouvait pas espérer d’y réussir en moins de plusieurs années. Traddles pensait naturellement que cela tranchait la question, mais je ne voyais là que quelques grands arbres de plus à abattre pour arriver jusqu’à Dora, et je pris à l’instant le parti de m’ouvrir un chemin à travers ce fourré, la hache à la main.

« Je vous remercie beaucoup, mon cher Traddles, lui dis-je, je vais commencer demain. »

Traddles me regarda d’un air étonné, ce qui était naturel, car il ne savait pas encore à quel degré d’enthousiasme j’étais arrivé.

« J’achèterai un livre qui traite à fond de cet art, lui dis-je, j’y travaillerai à la Cour, où je n’ai pas moitié assez d’ouvrage et je sténographierai les plaidoyers pour m’exercer. Traddles, mon ami, j’en viendrai à bout.

– Maintenant, dit Traddles en ouvrant les yeux de toute sa force, je n’avais pas l’idée que vous fussiez doué de tant de décision, Copperfield ! »

Je ne sais comment il eût pu en avoir l’idée, car c’était encore un problème pour moi. Je changeai la conversation et je mis M. Dick sur le tapis.

« Voyez-vous, dit M. Dick d’un air convaincu, je voudrais pouvoir être bon à quelque chose, monsieur Traddles : à battre du tambour, par exemple, ou à souffler dans quelque chose ! »

Pauvre homme ! au fond du cœur, je crois bien qu’il eût préféré en effet une occupation de ce genre. Mais Traddles, qui n’eût pas souri pour tout au monde, répliqua gravement :

« Mais vous avez une belle main, monsieur ; c’est vous qui me l’avez dit, Copperfield.

– Très-belle, » répliquai-je. Et le fait est que la netteté de son écriture était admirable.

« Ne pensez-vous pas, dit Traddles, que vous pourriez copier des actes, monsieur, si je vous en procurais ? »

M. Dick me regarda d’un air de doute. « Qu’en dites-vous, Trotwood ? »

Je secouai la tête. M. Dick secoua la sienne et soupira.

« Expliquez-lui ce qui se passe pour le mémoire, » dit M. Dick.

J’expliquai à Traddles qu’il était très-difficile d’empêcher le roi Charles Ier de faire des excursions dans les manuscrits de M. Dick, qui, pendant ce temps-là, suçait son pouce en regardant Traddles de l’air le plus respectueux et le plus sérieux.

« Mais vous savez que les actes dont je parle sont rédigés et terminés, dit Traddles après un moment de réflexion. M. Dick n’aurait rien à y faire. Cela ne serait-il pas différent, Copperfield ? En tout cas, il me semble qu’on pourrait en essayer. »

Nous conçûmes là-dessus de nouvelles espérances, après un moment de conférence secrète entre Traddles et moi pendant lequel M. Dick nous regardait avec inquiétude de son siège. Bref, nous digérâmes un plan en vertu duquel il se mit à l’ouvrage le lendemain avec le plus grand succès.

Nous plaçâmes sur une table près de la fenêtre, à Buckingham-Street, l’ouvrage que Traddles s’était procuré ; il fallait faire je ne sais plus combien de copies d’un document quelconque relatif à un droit de passage. Sur une autre table on étendit le dernier projet en train du grand mémoire. Nous donnâmes pour instructions à M. Dick de copier exactement ce qu’il avait devant lui sans se détourner le moins du monde de l’original, et, s’il éprouvait le besoin de faire la plus légère allusion au roi Charles Ier, il devait voler à l’instant vers le mémoire. Nous l’exhortâmes à suivre avec résolution ce plan de conduite, et nous laissâmes ma tante pour le surveiller. Elle nous raconta plus tard, qu’au premier moment, il était comme un timbalier entre ses deux tambours, et qu’il partageait sans cesse son attention entre les deux tables, mais, qu’ayant trouvé ensuite que cela le troublait et le fatiguait, il avait fini par se mettre tout simplement à copier le papier qu’il avait sous les yeux, remettant le mémoire à une autre fois. En un mot, quoique nous eussions grand soin qu’il ne travaillât pas plus que de raison, et quoiqu’il ne se fût pas mis à l’œuvre au commencement de la semaine, il avait gagné le samedi suivant dix shillings, neuf pence, et je n’oublierai de ma vie ses courses dans toutes les boutiques des environs pour changer ce trésor en pièces de six pence, qu’il apporta ensuite à ma tante sur un plateau où il les avait arrangées en cœur ; ses yeux étaient remplis de larmes de joie et d’orgueil. Depuis le moment où il fut occupé d’une manière utile, il ressemblait à un homme qui se sent sous l’influence d’un charme propice, et s’il y eut au monde ce soir-là une heureuse créature, c’était l’être reconnaissant qui regardait ma tante comme la femme la plus remarquable, et moi comme le jeune homme le plus extraordinaire qu’il y eût sur la terre.

« Il n’y a pas de danger qu’elle meure de faim maintenant, Trotwood, me dit M. Dick en me donnant une poignée de main dans un coin ; je me charge de suffire à ses besoins, monsieur, » et il agitait en l’air ses dix doigts triomphants comme si c’eût été autant de banques à sa disposition.

Je ne sais pas quel était le plus content de Traddles ou de moi. « Vraiment, me dit-il tout d’un coup, en sortant une lettre de sa poche, cela m’a complètement fait oublier M. Micawber. »

La lettre m’était adressée (M. Micawber ne perdait jamais une occasion d’écrire une lettre), et portait : « Confiée aux bons soins de T. Traddles, esq., du Temple. »

« Mon cher Copperfield,

« Vous ne serez peut-être pas très-étonné d’apprendre que j’ai rencontré une bonne chance, car, si vous vous le rappelez, je vous avais prévenu, il y a quelque temps, que j’attendais incessamment quelque événement de ce genre.

« Je vais m’établir dans une ville de province de notre île fortunée. La société de cette cité peut être décrite comme un heureux mélange des éléments agricoles et ecclésiastiques, et j’y aurai des rapports directs avec l’une des professions savantes. Mistress Micawber et notre progéniture m’accompagneront. Nos cendres se trouveront probablement déposées un jour dans le cimetière dépendant d’un vénérable sanctuaire, qui a porté la réputation du lieu dont je parle, de la Chine au Pérou, si je puis m’exprimer ainsi.

« En disant adieu à la moderne Babylone où nous avons supporté bien des vicissitudes avec quelque courage, mistress Micawber et moi ne nous dissimulons pas que nous quittons peut-être pour bien des années, peut-être pour toujours, une personne qui se rattache par des souvenirs puissants à l’autel de nos dieux domestiques. Si, à la veille de notre départ, vous voulez bien accompagner notre ami commun, M. Thomas Traddles, à notre résidence présente, pour échanger les vœux ordinaires en pareil cas, vous ferez le plus grand honneur.

« à

          « un

               « homme

                    « qui

                         « vous

                              « sera

                                   « toujours fidèle,

« Wilkins Micawber. »

Je fus bien aise de voir que M. Micawber avait enfin secoué son cilice et véritablement rencontré une bonne chance. J’appris de Traddles que l’invitation était justement pour ce soir même, et, avant qu’elle fût plus avancée, j’exprimai mon intention d’y faire honneur : nous prîmes donc ensemble le chemin de l’appartement que M. Micawber occupait sous le nom de M. Mortimer, et qui était situé en haut de Gray’s-Inn-Road.

Les ressources du mobilier loué à M. Micawber étaient si limitées, que nous trouvâmes les jumeaux, qui avaient alors quelque chose comme huit ou neuf ans, endormis sur un lit-armoire dans le salon, où M. Micawber nous attendait avec un pot-à-l’eau rempli du fameux breuvage qu’il excellait à faire. J’eus le plaisir, dans cette occasion, de renouveler connaissance avec maître Micawber, jeune garçon de douze ou treize ans qui promettait beaucoup, s’il n’avait pas été sujet déjà à cette agitation convulsive dans tous les membres qui n’est pas un phénomène sans exemple chez les jeunes gens de son âge. Je revis aussi sa sœur, miss Micawber, en qui « sa mère ressuscitait sa jeunesse passée, comme le phénix, » à ce que nous apprit M. Micawber.

« Mon cher Copperfield, me dit-il, M. Traddles et vous, vous nous trouvez sur le point d’émigrer ; vous excuserez les petites incommodités qui résultent de la situation. »

En jetant un coup d’œil autour de moi, avant de faire une réponse convenable, je vis que les effets de la famille étaient déjà emballés, et que leur volume n’avait rien d’effrayant. Je fis mes compliments à mistress Micawber sur le changement qui allait avoir lieu dans sa position.

« Mon cher monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, je sais tout l’intérêt que vous voulez bien prendre à nos affaires. Ma famille peut regarder cet éloignement comme un exil, si cela lui convient, mais je suis femme et mère, et je n’abandonnerai jamais M. Micawber. »

Traddles, au cœur duquel les yeux de mistress Micawber faisaient appel, donna son assentiment d’un ton pénétré.

« C’est au moins, continua-t-elle, ma manière de considérer l’engagement que j’ai contracté, mon cher monsieur Copperfield, et vous aussi, monsieur Traddles, le jour où j’ai prononcé ces mots irrévocables : « Moi, Emma, je prends pour mari Wilkins. » J’ai lu d’un bout à l’autre l’office du mariage, à la chandelle, la veille de ce grand acte, et j’en ai tiré la conclusion que je n’abandonnerais jamais M. Micawber. Aussi, poursuivit-elle, je peux me tromper dans ma manière d’interpréter le sens de cette pieuse cérémonie, mais je ne l’abandonnerai pas.

– Ma chère, dit M. Micawber avec un peu d’impatience, qui vous a jamais parlé de cela ?

– Je sais, mon cher monsieur Copperfield, reprit mistress Micawber, que c’est maintenant au milieu des étrangers que je dois planter ma tente ; je sais que les divers membres de ma famille, auxquels M. Micawber a écrit dans les termes les plus polis pour leur annoncer ce fait, n’ont pas seulement répondu à sa communication. À vrai dire, c’est peut-être superstition de ma part, mais je crois M. Micawber prédestiné à ne jamais recevoir de réponse à la grande majorité des lettres qu’il écrit. Je suppose, d’après le silence de ma famille, qu’elle a des objections à la résolution que j’ai prise, mais je ne me laisserais pas détourner de la voie du devoir, même par papa et maman, s’ils vivaient encore, monsieur Copperfield. »

J’exprimai l’opinion que c’était là ce qui s’appelait marcher dans le droit chemin.

« On me dira que c’est s’immoler, dit mistress Micawber, que d’aller m’enfermer dans une ville presque ecclésiastique. Mais certes, monsieur Copperfield, pourquoi ne m’immolerais-je pas, quand je vois un homme doué des facultés que possède M. Micawber consommer un sacrifice bien plus grand encore ?

– Oh ! vous allez vivre dans une ville ecclésiastique ? » demandai-je.

M. Micawber, qui venait de nous servir à la ronde avec son pot-à-l’eau, répliqua :

« À Canterbury. Le fait est, mon cher Copperfield, que j’ai pris des arrangements en vertu desquels je suis lié par un contrat à notre ami Heep, pour l’aider et le servir en qualité de… clerc de confiance. »

Je regardai avec étonnement M. Micawber, qui jouissait grandement de ma surprise.

« Je dois vous dire, reprit-il d’un air officiel, que les habitudes pratiques et les prudents avis de mistress Micawber ont puissamment contribué à ce résultat. Le gant dont mistress Micawber vous avait parlé naguère a été jeté à la société sous la forme d’une annonce, et notre ami Heep l’a relevé, de là une reconnaissance mutuelle. Je veux parler avec tout le respect possible de mon ami Heep, qui est un homme d’une finesse remarquable. Mon ami Heep, continua M. Micawber, n’a pas fixé le salaire régulier à une somme très-considérable, mais il m’a rendu de grands services pour me délivrer des embarras pécuniaires qui pesaient sur moi, comptant d’avance sur mes services, et il a raison : je mets mon honneur à lui rendre des services sérieux. L’intelligence et l’adresse que je puis posséder, dit M. Micawber d’un air de modestie orgueilleuse et de son ancien ton d’élégance, seront consacrées tout entières au service de mon ami Heep. J’ai déjà quelque connaissance du droit, comme ayant eu à soutenir pour mon compte plusieurs procès civils, et je vais m’occuper immédiatement d’étudier les commentaires de l’un des plus éminents et des plus remarquables juristes anglais ; il est inutile, je crois, d’ajouter que je parle de M. le juge de paix Blackstone. »

Ces observations furent souvent interrompues par des représentations de mistress Micawber à maître Micawber, son fils, sur ce qu’il était assis sur ses talons, ou qu’il tenait sa tête à deux mains comme s’il avait peur de la perdre, ou bien qu’il donnait des coups de pieds à Traddles sous la table ; d’autres fois il posait ses pieds l’un sur l’autre, ou étendait ses jambes à des distances contre nature ; ou bien il se couchait de côté sur la table, trempant ses cheveux dans les verres ; enfin il manifestait l’agitation qui régnait dans tous ses membres par une foule de mouvements incompatibles avec les intérêts généraux de la société, prenant d’ailleurs en mauvaise part les remarques que sa mère lui faisait à ce propos. Pendant tout ce temps, j’étais à me demander ce que signifiait la révélation de M. Micawber, dont je n’étais pas encore bien remis jusqu’à ce qu’enfin mistress Micawber reprit le fil de son discours et réclama toute mon attention.

« Ce que je demande à M. Micawber d’éviter surtout, dit-elle, c’est en se sacrifiant à cette branche secondaire du droit, de s’interdire les moyens de s’élever un jour jusqu’au faite. Je suis convaincue que M. Micawber, en se livrant à une profession qui donnera libre carrière à la fertilité de ses ressources et à sa facilité d’élocution, ne peut manquer de se distinguer. Voyons, monsieur Traddles, s’il s’agissait, par exemple, de devenir un jour juge ou même chancelier, ajouta-t-elle d’un air profond, ne se placerait-on pas en dehors de ces postes importants en commençant par un emploi comme celui que M. Micawber vient d’accepter ?

– Ma chère, dit M. Micawber tout en regardant aussi Traddles d’un air interrogateur, nous avons devant nous tout le temps de réfléchir à ces questions-là.

– Non, Micawber ! répliqua-t-elle. Votre tort, dans la vie, est toujours de ne pas regarder assez loin devant vous. Vous êtes obligé, ne fût-ce que par sentiment de justice envers votre famille, si ce n’est envers vous-même, d’embrasser d’un regard les points les plus éloignés de l’horizon auxquels peuvent vous porter vos facultés. »

M. Micawber toussa et but son punch de l’air le plus satisfait en regardant toujours Traddles, comme s’il attendait son opinion.

« Voyez-vous, la vraie situation, mistress Micawber, dit Traddles en lui dévoilant doucement la vérité, je veux dire le fait dans toute sa nudité la plus prosaïque…

– Précisément, mon cher monsieur Traddles, dit mistress Micawber, je désire être aussi prosaïque et aussi littéraire que possible dans une affaire de cette importance.

– C’est que, dit Traddles, cette branche de la carrière, quand même M. Micawber serait avoué dans toutes les règles…

– Précisément, repartit mistress Micawber… Wilkins, vous louchez, et après cela vous ne pourrez plus regarder droit.

– Cette partie de la carrière n’a rien à faire avec la magistrature. Les avocats seuls peuvent prétendre à ces postes importants, et M. Micawber ne peut pas être avocat sans avoir fait cinq ans d’études dans l’une des écoles de droit.

– Vous ai-je bien compris ? dit mistress Micawber de son air le plus capable et le plus affable. Vous dites, mon cher monsieur Traddles, qu’à l’expiration de ce terme, M. Micawber pourrait alors occuper la situation de juge ou de chancelier ?

– À la rigueur, il le pourrait, repartit Traddles en appuyant sur le dernier mot.

– Merci, dit mistress Micawber, c’est tout ce que je voulais savoir. Si telle est la situation, et si M. Micawber ne renonce à aucun privilège en se chargeant de semblables devoirs, mes inquiétudes cessent. Vous me direz que je parle là comme une femme, dit mistress Micawber, mais j’ai toujours cru que M. Micawber possédait ce que papa appelait l’esprit judiciaire, et j’espère qu’il entre maintenant dans une carrière où ses facultés pourront se développer et l’élever à un poste important. »

Je ne doute pas que M. Micawber ne se vit déjà, avec les yeux de son esprit judiciaire, assis sur le sac de laine. Il passa la main d’un air de complaisance sur sa tête chauve, et dit avec une résignation orgueilleuse :

« N’anticipons pas sur les décrets de la fortune, ma chère. Si je suis destiné à porter perruque, je suis prêt, extérieurement du moins, ajouta-t-il en faisant allusion à sa calvitie, à recevoir cette distinction. Je ne regrette pas mes cheveux, et qui sait si je ne les ai pas perdus dans un but déterminé. Mon intention, mon cher Copperfield, est d’élever mon fils pour l’Église ; j’avoue que c’est surtout pour lui que je serais bien aise d’arriver aux grandeurs.

– Pour l’Église ? demandai-je machinalement, car je ne pensais toujours qu’à Uriah Heep.

– Oui, dit M. Micawber. Il a une belle voix de tête, et il commencera dans les chœurs. Notre résidence à Canterbury et les relations que nous y possédons déjà, nous permettront sans doute de profiter des vacances qui pourront se présenter parmi les chanteurs de la cathédrale. »

En regardant de nouveau maître Micawber, je trouvai qu’il avait une certaine expression de figure qui semblait plutôt indiquer que sa voix partait de derrière ses sourcils, ce qui me fut bientôt démontré quand je lui entendis chanter (on lui avait donné le choix, de chanter ou d’aller se coucher) le Pivert au bec perçant. Après de nombreux compliments sur l’exécution de ce morceau, on retomba dans la conversation générale, et comme j’étais trop préoccupé de mes intentions désespérées pour taire le changement survenu dans ma situation, je racontai le tout à M. et mistress Micawber. Je ne puis dire combien ils furent enchantés tous les deux d’apprendre les embarras de ma tante, et comme cela redoubla leur cordialité et l’aisance de leurs manières.

Quand nous fûmes presque arrivés au fond du pot à l’eau, je m’adressai à Traddles et je lui rappelai que nous ne pouvions nous séparer sans souhaiter à nos amis une bonne santé et beaucoup de bonheur et de succès dans leur nouvelle carrière. Je priai M. Micawber de remplir les verres, et je portai leur santé avec toutes les formes requises : je serrai la main de M. Micawber à travers la table, et j’embrassai mistress Micawber en commémoration de cette grande occasion. Traddles m’imita pour le premier point, mais ne se crut pas assez intime dans la maison pour me suivre plus loin.

« Mon cher Copperfield, me dit M. Micawber en se levant, les pouces dans les poches de son gilet, compagnon de ma jeunesse, si cette expression m’est permise, et vous, mon estimable ami Traddles, si je puis vous appeler ainsi, permettez-moi, au nom de mistress Micawber, au mien et au nom de notre progéniture, de vous remercier de vos bons souhaits dans les termes les plus chaleureux et les plus spontanés. On peut s’attendre à ce qu’à la veille d’une émigration qui ouvre devant nous une existence toute nouvelle (M. Micawber parlait toujours comme s’il allait s’établir à deux cents lieues de Londres), je tienne à adresser quelques mots d’adieu à deux amis comme ceux que je vois devant moi. Mais j’ai dit là-dessus tout ce que j’avais à dire. Quelque situation dans la société que je puisse atteindre en suivant la profession savante dont je vais devenir un membre indigne, j’essayerai de ne point démériter et de faire honneur à mistress Micawber. Sous le poids d’embarras pécuniaires temporaires, qui venaient d’engagements contractés dans l’intention d’y répondre immédiatement, mais dont je n’ai pu me libérer par suite de circonstances diverses, je me suis vu dans la nécessité de revêtir un costume qui répugne à mes instincts naturels, je veux dire des lunettes, et de prendre possession d’un surnom sur lequel je ne pouvais établir aucune prétention légitime. Tout ce que j’ai à dire sur ce point, c’est que le nuage a disparu du sombre horizon, et que le Dieu du jour règne de nouveau sur le sommet des montagnes. Lundi, à quatre heures, à l’arrivée de la diligence à Canterbury, mon pied foulera ses bruyères natales, et mon nom sera… Micawber ! »

M. Micawber reprit son siège après ces observations et but de suite deux verres de punch de l’air le plus grave ; puis il ajouta d’un ton solennel :

« Il me reste encore quelque chose à faire avant de nous séparer, il me reste un acte de justice à accomplir. Mon ami, M. Thomas Traddles, a, dans deux occasions différentes, apposé sa signature, si je puis employer cette expression vulgaire, à des billets négociés pour mon usage. Dans la première occasion, M. Thomas Traddles a été… je dois dire qu’il a été pris au trébuchet. L’échéance du second billet n’est pas encore arrivée. Le premier effet montait (ici M. Micawber examina soigneusement des papiers), montait, je crois, à vingt-trois livres sterling, quatre shillings, neuf pence et demi ; le second, d’après mes notes sur cet article, était de dix-huit livres, six shillings, deux pence. Ces deux sommes font ensemble un total de quarante une livres, dix shillings, onze pence et demi, si mes calculs sont exacts. Mon ami Copperfield veut-il me faire le plaisir de vérifier l’addition ? »

Je le fis et je trouvai le compte exact.

« Ce serait un fardeau insupportable pour moi, dit M. Micawber, que de quitter cette métropole et mon ami M. Thomas Traddles, sans m’acquitter de la partie pécuniaire de mes obligations envers lui. J’ai donc préparé, et je tiens, en ce moment, à la main un document qui répondra à mes désirs sur ce point. Je demande à mon ami M. Thomas Traddles la permission de lui remettre mon billet pour la somme de quarante une livres, dix shillings onze pence et demi, et, cela fait, je rentre avec bonheur en possession de toute ma dignité morale, car je sens que je puis marcher la tête levée devant les hommes mes semblables ! »

Après avoir débité cette préface avec une vive émotion, M. Micawber remit son billet entre les mains de Traddles, et l’assura de ses bons souhaits pour toutes les circonstances de sa vie. Je suis persuadé que non-seulement cette transaction faisait à M. Micawber le même effet que s’il avait payé l’argent, mais que Traddles lui-même ne se rendit bien compte de la différence que lorsqu’il eut eu le temps d’y penser.

Fortifié par cet acte de vertu, M. Micawber marchait la tête si haute devant les hommes ses semblables que sa poitrine semblait s’être élargie de moitié quand il nous éclaira pour descendre l’escalier. Nous nous séparâmes très-cordialement, et quand j’eus accompagné Traddles jusqu’à sa porte, en retournant tout seul chez moi, entre autres pensées étranges et contradictoires qui me vinrent à l’esprit, je me dis que probablement c’était à quelque souvenir de compassion pour mon enfance abandonnée que je devais que M. Micawber, avec toute ses excentricités, ne m’eût jamais demandé d’argent. Je n’aurais certainement pas eu assez de courage moral pour lui en refuser, et je ne doute pas, soit dit à sa louange, qu’il le sût aussi bien que moi.

Chapitre VII. Un peu d’eau froide jetée sur mon feu. §

Ma nouvelle vie durait depuis huit jours déjà, et j’étais plus que jamais pénétré de ces terribles absolutions pratiques que je regardais comme impérieusement exigées par la circonstance. Je continuais à marcher extrêmement vite, dans une vague idée que je faisais mon chemin. Je m’appliquais à dépenser ma force, tant que je pouvais, dans l’ardeur avec laquelle j’accomplissais tout ce que j’entreprenais. J’étais enfin une véritable victime de moi-même ; j’en vins jusqu’à me demander si je ne ferais pas bien de me borner à manger des légumes, dans l’idée vague qu’en devenant un animal herbivore, ce serait un sacrifice que j’offrirais sur l’autel de Dora.

Jusqu’alors ma petite Dora ignorait absolument mes efforts désespérés et ne savait que ce que mes lettres avaient pu confusément lui laisser entrevoir. Mais le samedi arriva, et c’est ce soir-là qu’elle devait rendre visite à miss Mills, chez laquelle je devais moi-même aller prendre le thé, quand M. Mills se serait rendu à son cercle pour jouer au whist, événement dont je devais être averti par l’apparition d’une cage d’oiseau à la fenêtre du milieu du salon.

Nous étions alors complètement établis à Buckingham-Street, et M. Dick continuait ses copies avec une joie sans égale. Ma tante avait remporté une victoire signalée sur mistress Crupp en la soldant, en jetant par la fenêtre la première cruche qu’elle avait trouvée en embuscade sur l’escalier, et en protégeant de sa personne l’arrivée et le départ d’une femme de ménage qu’elle avait prise au dehors. Ces mesures de vigueur avaient fait une telle impression sur mistress Crupp, qu’elle s’était retirée dans sa cuisine, convaincue que ma tante était atteinte de la rage. Ma tante, à qui l’opinion de mistress Crupp comme celle du monde entier était parfaitement indifférente, n’était pas fâchée d’ailleurs d’encourager cette idée, et mistress Crupp, naguère si hardie, perdit bientôt si visiblement tout courage que, pour éviter de rencontrer ma tante sur l’escalier, elle tâchait d’éclipser sa volumineuse personne derrière les portes ou de se cacher dans des coins obscurs, laissant toutefois paraître, sans s’en douter, un ou deux lés de jupon de flanelle. Ma tante trouvait une telle satisfaction à l’effrayer que je crois qu’elle s’amusait à monter et à descendre tout exprès, son chapeau posé effrontément sur le sommet de sa tête, toutes les fois qu’elle pouvait espérer de trouver mistress Crupp sur son chemin.

Ma tante, avec ses habitudes d’ordre et son esprit inventif, introduisit tant d’améliorations dans nos arrangements intérieurs qu’on aurait dit que nous avions fait un héritage au lieu d’avoir perdu notre argent. Entre autres choses, elle convertit l’office en un cabinet de toilette à mon usage, et m’acheta un bois de lit qui faisait l’effet d’une bibliothèque dans le jour, autant qu’un bois de lit peut ressembler à une bibliothèque. J’étais l’objet de toute sa sollicitude, et ma pauvre mère elle-même n’eût pu m’aimer davantage, ni se donner plus de peine pour me rendre heureux.

Peggotty avait regardé comme une haute faveur le privilège de se faire accepter pour participer à tous ces travaux, et, quoiqu’elle conservât à l’égard de ma tante un peu de son ancienne terreur, elle avait reçu d’elle, dans les derniers temps, de si grandes preuves de confiance et d’estime, qu’elles étaient les meilleures amies du monde. Mais le temps était venu, pour Peggotty (je parle du samedi où je devais prendre le thé chez miss Mills), de retourner chez elle pour aller remplir auprès de Ham les devoirs de sa mission.

« Ainsi donc, adieu, Barkis ! dit ma tante ; soignez-vous bien. Je n’aurais jamais cru que je dusse éprouver tant de regrets à vous voir partir ! »

Je conduisis Peggotty au bureau de la diligence et je la mis en voiture. Elle pleura en partant et confia son frère à mon amitié comme Ham l’avait déjà fait. Nous n’avions pas entendu parler de lui depuis qu’il était parti par cette belle soirée.

« Et maintenant, mon cher David, dit Peggotty, si pendant votre stage vous aviez besoin d’argent pour vos dépenses, ou si, votre temps expiré, mon cher enfant, il vous fallait quelque chose pour vous établir, dans l’un ou l’autre cas, ou dans l’un et l’autre, qui est-ce qui aurait autant de droit à vous le prêter que la pauvre vieille bonne de ma pauvre chérie ? »

Je n’étais pas possédé d’une passion d’indépendance tellement sauvage que je ne voulusse pas au moins reconnaître ses offres généreuses, en l’assurant que, si j’empruntais jamais de l’argent à personne, ce serait à elle que je voudrais m’adresser et je crois, qu’à moins de lui faire à l’instant même l’emprunt d’une grosse somme, je ne pouvais pas lui faire plus de plaisir qu’en lui donnant cette assurance.

« Et puis, mon cher, dit Peggotty tout bas, dites à votre joli petit ange que j’aurais bien voulu la voir, ne fût-ce qu’une minute ; dites-lui aussi qu’avant son mariage avec mon garçon, je viendrai vous arranger votre maison comme il faut, si vous le permettez. »

Je lui promis que personne autre n’y toucherait qu’elle, et elle en fut si charmée qu’elle était, en partant, à la joie de son cœur.

Je me fatiguai le plus possible ce jour-là à la Cour par une multitude de moyens pour trouver le temps moins long, et le soir, à l’heure dite, je me rendis dans la rue qu’habitait M. Mills. C’était un homme terrible pour s’endormir toujours après son dîner ; il n’était pas encore sorti, et la cage n’était pas à la fenêtre.

Il me fit attendre si longtemps que je me mis à souhaiter, par forme de consolation, que les joueurs de whist, qui faisaient sa partie, le missent à l’amende pour lui apprendre à venir si tard. Enfin, il sortit, et je vis ma petite Dora suspendre elle-même la cage et faire un pas sur le balcon pour voir si j’étais là, puis, quand elle m’aperçut, elle rentra en courant pendant que Jip restait dehors pour aboyer de toutes ses forces contre un énorme chien de boucher qui était dans la rue et qui l’aurait avalé comme une pilule.

Dora vint à la porte du salon pour me recevoir ; Jip arriva aussi en se roulant et en grognant, dans l’idée que j’étais un brigand, et nous entrâmes tous les trois dans la chambre d’un air très-tendre et très-heureux. Mais je jetai bientôt le désespoir au milieu de notre joie (hélas ! c’était sans le vouloir, mais j’étais si plein de mon sujet !) en demandant à Dora, sans la moindre préface, si elle pourrait se décider à aimer un mendiant.

Ma chère petite Dora jugez de son épouvante ! La seule idée que ce mot éveillât dans son esprit, c’était celle d’un visage ridé, surmonté d’un bonnet de coton, avec accompagnement de béquilles, d’une jambe de bois ou d’un chien tenant une sébile dans la gueule ; aussi me regarda-t-elle tout effarée avec un air d’étonnement le plus drôle du monde.

« Comment pouvez-vous me faire cette folle question ? dit-elle en faisant la moue ; aimer un mendiant !

– Dora, ma bien-aimée, lui dis-je, je suis un mendiant !

– Comment pouvez-vous être assez fou, me répliqua-t-elle en me donnant une tape sur la main, pour venir nous faire de pareils contes ! Je vais vous faire mordre par Jip. »

Ses manières enfantines me plaisaient plus que tout au monde, mais il fallait absolument m’expliquer, et je répétai d’un ton solennel :

« Dora, ma vie, mon amour, votre David est ruiné !

– Je vous assure que je vais vous faire mordre par Jip si vous continuez vos folies, » reprit Dora en secouant ses boucles de cheveux.

Mais j’avais l’air si grave que Dora cessa de secouer ses boucles, posa sa petite main tremblante sur mon épaule, me regarda d’abord d’un air de trouble et d’épouvante, puis se mit à pleurer. C’était terrible. Je tombai à genoux à côté du canapé, la caressant et la conjurant de ne pas me déchirer le cœur ; mais pendant un moment ma pauvre petite Dora ne savait que répéter :

« Ô mon Dieu ! mon Dieu ! J’ai peur, j’ai peur ! Où est Julia Mills ? Menez-moi à Julia Mills et allez-vous-en, je vous en prie ! »

Je ne savais pas plus moi-même où j’en étais.

Enfin, à force de prières et de protestations, je décidai Dora à me regarder. Elle avait l’air terrifié, mais je la ramenai peu à peu par mes caresses à me regarder tendrement, et elle appuya sa bonne petite joue contre la mienne. Alors je lui dis, en la tenant dans mes bras, que je l’aimais de tout mon cœur, mais que je me croyais obligé en conscience de lui offrir de rompre notre engagement puisque j’étais devenu pauvre ; que je ne pourrais jamais m’en consoler, ni supporter l’idée de la perdre ; que je ne craignais pas la pauvreté si elle ne la craignait pas non plus ; que mon cœur et mes bras puiseraient de la force dans mon amour pour elle ; que je travaillais déjà avec un courage que les amants seuls peuvent connaître ; que j’avais commencé à entrer dans la vie pratique et à songer à l’avenir ; qu’une croûte de pain gagnée à la sueur de notre front était plus doux au cœur qu’un festin dû à un héritage ; et beaucoup d’autres belles choses comme celles-là, débitées avec une éloquence passionnée qui m’étonna moi-même, quoique je me fusse préparé à ce moment-là nuit et jour depuis l’instant où ma tante m’avait surpris par son arrivée imprévue.

« Votre cœur est-il toujours à moi, Dora, ma chère ? lui dis-je avec transport, car je savais qu’il m’appartenait toujours en la sentant se presser contre moi.

– Oh oui, s’écria Dora, tout à vous, mais ne soyez pas si effrayant ! »

Moi effrayant ! Pauvre Dora !

« Ne me parlez pas de devenir pauvre et de travailler comme un nègre, me dit-elle en se serrant contre moi, je vous en prie, je vous en prie !

– Mon amour, dis-je, une croûte de pain… gagnée à la sueur…

– Oui, oui, mais je ne veux plus entendre parler de croûtes de pain, et il faut à Jip tous les jours sa côtelette de mouton à midi, sans quoi il mourra ! »

J’étais sous le charme séduisant de ses manières enfantines. Je lui expliquai tendrement que Jip aurait sa côtelette de mouton avec toute la régularité accoutumée. Je lui dépeignis notre vie modeste, indépendante, grâce à mon travail ; je lui parlai de la petite maison que j’avais vue à Highgate, avec la chambre au premier pour ma tante.

« Suis-je encore bien effrayant, Dora ? lui dis-je avec tendresse.

– Oh non, non ! s’écria Dora. Mais j’espère que votre tante restera souvent dans sa chambre, et puis aussi que ce n’est pas une vieille grognon. »

S’il m’eût été possible d’aimer Dora davantage, à coup sûr je l’eusse fait alors. Mais pourtant je sentais qu’elle n’était pas bonne à grand’chose dans le cas présent. Ma nouvelle ardeur se refroidissait en voyant qu’il était si difficile de la lui communiquer. Je fis un nouvel effort. Quand elle fut tout à fait remise et qu’elle eut pris Jip sur ses genoux pour rouler ses oreilles autour de ses doigts, je repris ma gravité :

« Ma bien-aimée, puis-je vous dire un mot ?

– Oh ! je vous en prie, ne parlons pas de la vie pratique, me dit-elle d’un ton caressant ; si vous saviez comme cela me fait peur !

– Mais, ma chérie, il n’y a pas de quoi vous effrayer dans tout ceci. Je voudrais vous faire envisager la chose autrement. Je voudrais, au contraire, que cela vous inspirât du nerf et du courage.

– Oh ! mais c’est précisément ce qui me fait peur, cria Dora.

– Non, ma chérie. Avec de la persévérance et de la force de caractère, on supporte des choses bien plus pénibles.

– Mais je n’ai pas de force du tout, dit Dora en secouant ses boucles. N’est-ce pas Jip ? Oh ! voyons ! embrassez Jip et soyez aimable ! »

Il était impossible de refuser d’embrasser Jip quand elle me le tendait exprès, en arrondissant elle-même, pour l’embrasser aussi, sa jolie petite bouche rose, tout en dirigeant l’opération qui devait s’accomplir avec une précision mathématique sur le milieu du nez de son bichon. Je fis exactement ce qu’elle voulait, puis je réclamai la récompense de mon obéissance ; et Dora réussit pendant assez longtemps à tenir ma gravité en échec.

« Mais, Dora, ma chérie, lui dis-je en reprenant mon air solennel, j’ai encore quelque chose à vous dire ! »

Le juge de la Cour des prérogatives lui-même en serait tombé amoureux rien que de la voir joindre ses petites mains qu’elle tendait vers moi en me suppliant de ne plus lui faire peur.

« Mais je ne veux pas vous faire peur, mon amour, répétais-je ; seulement, Dora, ma bien-aimée, si vous vouliez quelquefois penser, sans découragement, bien loin de là ; mais si vous vouliez quelquefois penser, pour vous encourager au contraire, que vous êtes fiancée à un homme pauvre…

– Non, non, je vous en prie ! criait Dora. C’est trop effrayant !

– Mais pas du tout, ma chère petite, lui dis-je gaiement ; si vous vouliez seulement y penser quelquefois, et vous occuper de temps en temps des affaires du ménage de votre papa, pour tâcher de prendre quelque habitude… des comptes, par exemple… »

Ma pauvre Dora accueillit cette idée par un petit cri qui ressemblait à un sanglot.

«… Cela vous serait bien utile un jour, continuai-je. Et si vous vouliez me promettre de lire… un petit livre de cuisine que je vous enverrai, comme ce serait excellent pour vous et pour moi ! Car notre chemin dans la vie est rude et raboteux pour le moment, ma Dora, lui dis-je en m’échauffant, et c’est à nous à l’aplanir. Nous avons à lutter pour arriver. Il nous faut du courage. Nous avons bien des obstacles à affronter : et il faut les affronter sans crainte, les écraser sous nos pieds. »

J’allais toujours, le poing fermé et l’air résolu, mais il était bien inutile d’aller plus loin, j’en avais dit bien assez. J’avais réussi… à lui faire peur une fois de plus ! Oh ! où était Julia Mills ! « Oh ! menez-moi à Julia Mills, et allez-vous-en, s’il vous plaît ! » En un mot, j’étais à moitié fou et je parcourais le salon dans tous les sens.

Je croyais l’avoir tuée cette fois. Je lui jetai de l’eau à la figure. Je tombai à genoux. Je m’arrachai les cheveux. Je m’accusai d’être une bête brute sans remords et sans pitié. Je lui demandai pardon. Je la suppliai d’ouvrir les yeux. Je ravageai la boite à ouvrage de miss Mills pour y trouver un flacon, et dans mon désespoir je pris un étui d’ivoire à la place et je versai toutes les aiguilles sur Dora. Je montrai le poing à Jip qui était aussi éperdu que moi. Je me livrai à toutes les extravagances imaginables, et il y avait longtemps que j’avais perdu la tête quand miss Mills entra dans la chambre.

« Qu’y a-t-il ! que vous a-t-on fait ? s’écria miss Mills en venant au secours de son amie. »

Je répondis : « C’est moi, miss Mills, c’est moi qui suis le coupable ! Oui, vous voyez le criminel ! » et un tas de choses dans le même genre ; puis, détournant ma tête, pour la dérober à la lumière, je la cachai contre le coussin du canapé.

Miss Mills crut d’abord que c’était une querelle, et que nous étions égarés dans le désert du Sahara, mais elle ne fut pas longtemps dans cette incertitude, car ma chère petite Dora s’écria en l’embrassant que j’étais un pauvre manœuvre ; puis elle se mit à pleurer pour mon compte en me demandant si je voulais lui permettre de me donner tout son argent à garder, et finit par se jeter dans les bras de miss Mills en sanglotant comme si son pauvre petit cœur allait se briser.

Heureusement miss Mills semblait née pour être notre bénédiction. Elle s’assura par quelques mots de la situation, consola Dora, lui persuada peu à peu que je n’étais pas un manœuvre. D’après ma manière de raconter les choses, je crois que Dora avait supposé que j’étais devenu terrassier, et que je passais et repassais toute la journée sur une planche avec une brouette. Miss Mills, mieux informée, finit par rétablir la paix entre nous. Quand tout fut rentré dans l’ordre, Dora monta pour baigner ses yeux dans de l’eau de rose, et miss Mills demanda le thé. Dans l’intervalle, je déclarai à cette demoiselle qu’elle serait toujours mon amie, et que mon cœur cesserait de battre avant d’oublier sa sympathie.

Je lui développai alors le plan que j’avais essayé avec si peu de succès de faire comprendre à Dora. Miss Mills me répliqua d’après des principes généraux que la chaumière du contentement valait mieux que le palais de la froide splendeur, et que l’amour suffisait à tout.

Je dis à miss Mills que c’était bien vrai, et que personne ne pouvait le savoir mieux que moi, qui aimais Dora comme jamais mortel n’avait aimé avant moi. Mais sur la mélancolique observation de miss Mills qu’il serait heureux pour certains cœurs qu’ils n’eussent pas aimé autant que moi, je lui demandai par amendement la permission de restreindre ma remarque au sexe masculin seulement.

Je posai ensuite à miss Mills la question de savoir s’il n’y avait pas en effet quelque avantage pratique dans la proposition que j’avais voulu faire touchant les comptes, la tenue du ménage et les livres de cuisine ?

Après un moment de réflexion, voici ce que miss Mills me répondit :

« Monsieur Copperfield, je veux être franche avec vous. Les souffrances et les épreuves morales suppléent aux années chez de certaines natures, et je vais vous parler aussi franchement que si nous étions à confesse. Non, votre proposition ne convient pas à notre Dora. Notre chère Dora est l’enfant gâté de la nature. C’est une créature de lumière, de gaieté et de joie. Je ne puis pas vous dissimuler que, si cela se pouvait, ce serait très-bien sans doute, mais… » Et miss Mills secoua la tête.

Cette demi-concession de miss Mills m’encouragea à lui demander si, dans le cas où il se présenterait une occasion d’attirer l’attention de Dora sur les conditions de ce genre nécessaires à la vie pratique, elle serait assez bonne pour en profiter ? Miss Mills y consentit si volontiers que je lui demandai encore si elle ne voudrait pas bien se charger du livre de cuisine, et me rendre le service éminent de le faire accepter à Dora sans lui causer trop d’effroi. Miss Mills voulut bien se charger de la commission, mais on voyait bien qu’elle n’en attendait pas grand’chose.

Dora reparut, et elle était si séduisante que je me demandai si véritablement il était permis de l’occuper de détails si vulgaires. Et puis elle m’aimait tant, elle était si séduisante, surtout quand elle faisait tenir Jip debout pour demander sa rôtie, et qu’elle faisait semblant de lui brûler le nez avec la théière parce qu’il refusait de lui obéir, que je me regardais comme un monstre qui serait venu épouvanter de sa vue subite la fée dans son bosquet quand je songeais à l’effroi que je lui avais causé et aux pleurs que je lui avais fait répandre.

Après le thé, Dora prit sa guitare et chanta ses vieilles chansons françaises sur l’impossibilité absolue de cesser de danser sous aucun prétexte, tra la la, tra la la, et je sentis plus que jamais que j’étais un monstre.

Il n’y eut qu’un nuage sur notre joie ; un moment avant de me retirer, miss Mills fit par hasard une allusion au lendemain matin, et j’eus le malheur de dire que j’étais obligé de travailler et que je me levais maintenant à cinq heures du matin. Je ne sais si Dora en conçut l’idée que j’étais veilleur dans quelque établissement particulier, mais cette nouvelle fit une grande impression sur son esprit, et elle cessa de jouer du piano et de chanter.

Elle y pensait encore quand je lui dis adieu, et elle me dit, de son petit air câlin, comme si elle parlait à sa poupée, à ce qu’il me semblait :

« Voyons, méchant, ne vous levez pas à cinq heures ! Cela n’a pas de bon sens !

– J’ai à travailler, ma chérie.

– Eh bien ! ne travaillez pas, dit Dora. Pourquoi faire ? »

Il était impossible de dire autrement qu’en riant à ce joli petit visage étonné qu’il faut bien travailler pour vivre.

« Oh ! que c’est ridicule ! s’écria Dora.

– Et comment vivrions-nous sans cela, Dora ?

– Comment ? n’importe comment ! » dit Dora.

Elle avait l’air convaincu qu’elle venait de trancher la question, et elle me donna un baiser triomphant qui venait si naturellement de son cœur innocent que je n’aurais pas voulu pour tout l’or du monde discuter avec elle sa réponse.

Car je l’aimais, et je continuai de l’aimer de toute mon âme, de toute ma force. Mais tout en travaillant beaucoup, tout en battant le fer pendant qu’il était chaud, cela n’empêchait pas que parfois le soir, quand je me trouvais en face de ma tante, je réfléchissais à l’effroi que j’avais causé à Dora ce jour-là, et je me demandais comment je ferais pour percer au travers de la forêt des difficultés, une guitare à la main, et à force d’y rêver il me semblait que mes cheveux en devenaient tout blancs.

Chapitre VIII. Dissolution de société. §

Je m’empressai de mettre immédiatement à exécution le plan que j’avais formé relativement aux débats du Parlement. C’était un des fers de ma forge qu’il fallait battre tandis qu’il était chaud, et je me mis à l’œuvre avec une persévérance, qu’il doit m’être permis d’admirer. J’achetai un traité célèbre sur l’art de la sténographie (il me coûta bien dix bons shillings), et je me plongeai dans un océan de difficultés, qui, au bout de quelques semaines, m’avaient rendu presque fou. Tous les changements que pouvait apporter un de ces petits accents, qui, placés d’une façon signifiaient telle chose, et telle autre dans une autre position ; tous ces caprices merveilleux figurés par des cercles indéchiffrables ; les conséquences énormes d’une figure grosse comme une patte de mouche, les terribles effets d’une courbe mal placée ne me troublaient pas seulement pendant mes heures d’étude, elles me poursuivaient même pendant mes heures de sommeil. Quand je fus enfin venu à bout de m’orienter tant bien que mal, à tâtons, au milieu de ce labyrinthe, et de posséder à peu près l’alphabet qui, à lui seul, était tout un temple d’hiéroglyphes égyptiens, je fus assailli après cela par une procession d’horreurs nouvelles, appelées des caractères arbitraires. Jamais je n’ai vu de caractères aussi despotiques : par exemple ils voulaient absolument qu’une ligne plus fine qu’une toile d’araignée signifiât attente, et qu’une espèce de chandelle romaine se traduisit par désavantageux. À mesure que je parvenais à me fourrer dans la tête ce misérable grimoire, je m’apercevais que je ne savais plus du tout mon commencement. Je le rapprenais donc, et alors j’oubliais le reste ; si je cherchais à le retrouver, c’était aux dépens de quelque autre bribe du système qui m’échappait. En un mot c’était navrant, c’est-à-dire, cela m’aurait paru navrant, si Dora n’avait été là pour me rendre du courage : Dora, ancre fidèle de ma barque agitée par la tempête ! Chaque progrès dans le système me semblait un chêne noueux à jeter à bas dans la forêt des difficultés, et je me mettais à les abattre l’un après l’autre avec un tel redoublement d’énergie, qu’au bout de trois ou quatre mois je me crus en état de tenter une épreuve sur un de nos braillards de la Chambre des communes. Jamais je n’oublierai comment, pour mon début, mon braillard s’était déjà rassis avant que j’eusse seulement commencé, et laissa mon crayon imbécile se trémousser sur le papier, comme s’il avait des convulsions !

Cela ne pouvait pas aller : c’était bien évident, j’avais visé trop haut, il fallait en rabattre. Je recourus à Traddles pour quelques conseils ; il me proposa de me dicter des discours, tout doucement, en s’arrêtant de temps en temps pour me faciliter la chose. J’acceptai son offre avec la plus vive reconnaissance, et, tous les soirs, pendant bien longtemps, nous eûmes dans Buckingham-Street, une sorte de parlement privé, lorsque j’étais revenu de chez le docteur.

Je voudrais bien voir quelque part un parlement de cette espèce. Ma tante et M. Dick représentaient le gouvernement ou l’opposition (suivant les circonstances), et Traddles, à l’aide de l’Orateur d’Enfield ou d’un volume des Débats parlementaires, les accablait des plus foudroyantes invectives. Debout, à côté de la table, une main sur le volume pour ne pas perdre sa page, et le bras droit levé au devant de sa tête, Traddles représentant alternativement M. Pitt, M. Fox, M. Sheridan, M. Burke, lord Castlereagh, le vicomte Sidmouth, ou M. Canning, se livrait à la plus violente colère ; il accusait ma tante et M. Dick d’immoralité et de corruption ; et moi, assis non loin de lui, mon cahier de notes à la main, j’essoufflais ma plume à le suivre dans ses déclamations. L’inconstance et la légèreté de Traddles ne sauraient être surpassées par aucune politique au monde. En huit jours il avait embrassé toutes les opinions les plus différentes, il avait arboré vingt drapeaux. Ma tante, immobile comme un chancelier de l’Échiquier, lançait parfois une interruption : « très-bien, » ou « Non ! » ou : « Oh ! » quand le texte semblait l’exiger, et M. Dick (véritable type du gentilhomme campagnard) lui servait immédiatement d’écho. Mais M. Dick fut accusé durant sa carrière parlementaire de choses si odieuses, et on lui en montra dans l’avenir de si redoutables conséquences qu’il finit par en être effrayé. Je crois même qu’il finit par se persuader qu’il fallait qu’il eût décidément commis quelque chose qui devait amener la ruine de la constitution de la Grande-Bretagne et la décadence inévitable du pays.

Bien souvent nous continuions nos débats jusqu’à ce que la pendule sonnât minuit et que les bougies fussent brûlées jusqu’au bout. Le résultat de tant de travaux fut que je finis par suivre assez bien Traddles ; il ne manquait plus qu’une chose à mon triomphe, c’était de reconnaître après ce que signifiaient mes notes. Mais je n’en avais pas la moindre idée. Une fois qu’elles étaient écrites, loin de pouvoir en rétablir le sens, c’était comme si j’avais copié les inscriptions chinoises qu’on trouve sur les caisses de thé, ou les lettres d’or qu’on peut lire sur toutes les grandes fioles rouges et vertes qui ornent la boutique des apothicaires.

Je n’avais autre chose à faire que de me remettre courageusement à l’œuvre. C’était bien dur, mais je recommençai, en dépit de mon ennui, à parcourir de nouveau laborieusement et méthodiquement tout le chemin que j’avais déjà fait, marchant à pas de tortue, m’arrêtant pour examiner minutieusement la plus petite marque, et faisant des efforts désespérés pour déchiffrer ces caractères perfides, partout où je les rencontrais. J’étais très-exact à mon bureau, très-exact aussi chez le docteur, enfin je travaillais comme un vrai cheval de fiacre.

Un jour que je me rendais à la Chambre des communes comme à l’ordinaire, je trouvai sur le seuil de la porte M. Spenlow, l’air très-grave et se parlant à lui-même. Comme il se plaignait souvent de maux de tête, et qu’il avait le cou très-court avec des cols de chemise trop empesés, j’eus d’abord l’idée qu’il avait le cerveau un peu pris, mais je fus bientôt rassuré sur ce point.

Au lieu de me rendre mon « Bonjour, monsieur, » avec son affabilité accoutumée, il me regarda d’un air hautain et cérémonieux, et m’engagea froidement à le suivre dans un certain café, qui, dans ce temps-là, donnait sur les Doctors’-Commons, dans la petite arcade près du cimetière de Saint-Paul. Je lui obéis, l’esprit tout troublé ; je me sentais couvert d’une sueur éruptive, comme si toutes mes appréhensions allaient aboutir à la peau. Il marchait devant moi, le passage étant fort étroit, et la façon dont il portait la tête ne me présageait rien de bon : je me doutai qu’il avait découvert mes sentiments pour ma chère petite Dora.

Si je ne l’avais pas deviné en le suivant pour nous rendre au café dont j’ai parlé, je n’aurais pu me méprendre longtemps sur le fait dont il s’agissait, lorsqu’après être monté dans une pièce au premier étage, j’y trouvai miss Murdstone appuyée sur une sorte de buffet où étaient rangés divers carafons contenant des citrons et deux de ces boîtes extraordinaires toutes pleines de coins et de recoins, où jadis on piquait les couteaux et les fourchettes, mais qui, heureusement pour l’humanité, sont à présent entièrement passées de mode.

Miss Murdstone me tendit ses ongles glacés, et se rassit de l’air le plus austère. M. Spenlow ferma la porte, me fit signe de prendre une chaise, et se plaça debout sur le tapis devant la cheminée.

« Ayez la bonté, miss Murdstone, dit M. Spenlow, de montrer à M. Copperfield ce que contient votre sac. »

Je crois vraiment que c’était identiquement le même ridicule à fermoir d’acier que je lui avais vu dans mon enfance. Les lèvres aussi serrées que le fermoir pouvait l’être, miss Murdstone poussa le ressort, entrouvrit un peu la bouche du même coup, tira de son sac ma dernière lettre à Dora, toute pleine des expressions de la plus tendre affection.

« Je crois que c’est votre écriture, monsieur Copperfield ? dit M. Spenlow. »

J’avais le front brûlant, et la voix qui résonna à mes oreilles ne ressemblait guère à la mienne lorsque je répondis :

« Oui, monsieur.

– Si je ne me trompe, dit M. Spenlow, tandis que miss Murdstone tirait de son sac un paquet de lettres, attaché avec un charmant petit ruban bleu, ces lettres sont aussi de votre écriture, monsieur Copperfield ? »

Je pris le paquet avec un sentiment de désolation ; et, en voyant d’un coup d’œil au haut des pages : « Ma bien-aimée Dora, mon ange chéri, ma chère petite, » je rougis profondément et j’inclinai la tête.

« Non, merci, me dit froidement M. Spenlow, comme je lui tendais machinalement le paquet de lettres, je ne veux pas vous en priver. Miss Murdstone, soyez assez bonne pour continuer. »

Cette aimable créature, après avoir un moment réfléchi, les yeux baissés sur le papier, raconta ce qui suit, avec l’onction la plus glaciale :

« Je dois avouer que, depuis quelque temps déjà, j’avais mes soupçons sur miss Spenlow en ce qui concerne David Copperfield. J’avais l’œil sur miss Spenlow et sur David Copperfield la première fois qu’ils se virent, et l’impression que j’en conçus alors ne fut pas agréable. La dépravation du cœur humain est telle…

– Vous me rendrez service, madame, fit remarquer M. Spenlow, en vous bornant à raconter les faits. »

Miss Murdstone baissa les yeux, hocha la tête comme pour protester contre cette interruption inconvenante, puis reprit d’un air de dignité offensée :

« Alors, si je dois me borner à raconter les faits, je les dirai aussi brièvement que possible, puisque c’est là tout ce qu’on demande. Je disais donc, monsieur, que, depuis quelque temps déjà, j’avais mes soupçons sur miss Spenlow et sur David Copperfield. J’ai souvent essayé, mais en vain, d’en trouver des preuves décisives. C’est ce qui m’a empêché d’en faire confidence au père de miss Spenlow (et elle le regarda d’un air sévère) : je savais combien, en pareil cas, on est peu disposé à croire avec bienveillance ceux qui remplissent en cela fidèlement leur devoir. »

M. Spenlow semblait anéanti par la noble sévérité du ton de miss Murdstone ; il fit de la main un geste de conciliation.

« Lors de mon retour à Norwood, après m’être absentée à l’occasion du mariage de mon frère, poursuivit miss Murdstone d’un ton dédaigneux, je crus m’apercevoir que la conduite de miss Spenlow, également de retour d’une visite chez son amie miss Mills, que sa conduite, dis-je, donnait plus de fondement à mes soupçons ; je la surveillai donc de plus près, »

Ma pauvre, ma chère petite Dora, qu’elle était loin de se douter que ces yeux de dragon étaient fixés sur elle !

« Cependant, reprit miss Murdstone, c’est hier au soir seulement que j’en ai acquis la preuve positive. J’étais d’avis que miss Spenlow recevait trop de lettres de son amie miss Mills, mais miss Mills était son amie, du plein consentement de son père (encore un coup d’œil bien amer à M. Spenlow), je n’avais donc rien à dire. Puisqu’il ne m’est pas permis de faire allusion à la dépravation naturelle du cœur humain, il faut du moins qu’on me permette de parler d’une confiance mal placée.

– À la bonne heure, murmura M. Spenlow, en forme d’apologie.

– Hier au soir, reprit miss Murdstone, nous venions de prendre le thé, lorsque je remarquai que le petit chien courait, bondissait, grognait dans le salon, en mordillant quelque chose. Je dis à miss Spenlow : « Dora, qu’est-ce que c’est que ce papier que votre chien tient dans sa gueule ? » Miss Spenlow tâta immédiatement sa ceinture, poussa un cri et courut vers le chien. Je l’arrêtai en lui disant : « Dora, mon amour, permettez !… »

– Oh ! Jip, misérable épagneul, c’est donc toi qui es l’auteur de tant d’infortunes !

– Miss Spenlow essaya, dit miss Murdstone, de me corrompre à force de baisers, de nécessaires à ouvrage, de petits bijoux, de présents de toutes sortes : je passe rapidement là-dessus. Le petit chien courut se réfugier sous le canapé, et j’eus beaucoup de peine à l’en faire sortir avec l’aide des pincettes. Une fois tiré de là-dessous, la lettre était toujours dans sa gueule ; et quand j’essayai de la lui arracher, au risque de me faire mordre, il tenait le papier si bien serré entre ses dents que tout ce que je pouvais faire c’était d’enlever le chien en l’air à la suite de ce précieux document. J’ai pourtant fini par m’en emparer. Après l’avoir lu, j’ai dit à miss Spenlow qu’elle devait avoir en sa possession d’autres lettres de même nature, et j’ai enfin obtenu d’elle le paquet qui est maintenant entre les mains de David Copperfield. »

Elle se tut, et, après avoir fermé son sac, elle ferma la bouche, de l’air d’une personne résolue à se laisser briser plutôt que de ployer.

« Vous venez d’entendre miss Murdstone, dit M. Spenlow, en se tournant vers moi. Je désire savoir, monsieur Copperfield, si vous avez quelque chose à répondre. »

Le peu de dignité dont j’aurais pu essayer de me parer était malheureusement fort compromis par le tableau qui venait sans cesse se présenter à mon esprit ; je voyais celle que j’adorais, ma charmante petite Dora, pleurant et sanglotant toute la nuit ; je me la représentais seule, effrayée, malheureuse, ou bien je songeais qu’elle avait supplié, mais en vain, cette mégère au cœur de rocher de lui pardonner ; qu’elle lui avait offert des baisers, des nécessaires à ouvrage, des bijoux, le tout en pure perte ; enfin, qu’elle était au désespoir, et tout cela pour moi ; je tremblais donc d’émotion et de chagrin, bien que je fisse tout mon possible pour le cacher.

« Je n’ai rien à dire, monsieur, repris-je, si ce n’est que je suis le seul à blâmer… Dora…

– Miss Spenlow, je vous prie, repartit son père avec majesté…

– A été entraînée par moi, continuai-je, sans répéter après M. Spenlow ce nom froid et cérémonieux, à me promettre de vous cacher notre affection, et je le regrette amèrement.

– Vous avez eu le plus grand tort, monsieur, me dit M. Spenlow, en se promenant de long en large sur le tapis et en gesticulant avec tout son corps, au lieu de remuer seulement la tête, à cause de la raideur combinée de sa cravate et de son épine dorsale. Vous avez commis une action frauduleuse et immorale, monsieur Copperfield. Quand je reçois chez moi un gentleman, qu’il ait dix-neuf, ou vingt neuf, ou quatre-vingt-dix ans, je le reçois avec pleine confiance. S’il abuse de ma confiance, il commet une action malhonnête, monsieur Copperfield !

– Je ne le vois que trop maintenant, monsieur, vous pouvez en être sûr, repris-je, mais je ne le croyais pas auparavant. En vérité, monsieur Spenlow, dans toute la sincérité de mon cœur, je ne le croyais pas auparavant, j’aime tellement miss Spenlow…

– Allons donc ! quelle sottise ! dit M. Spenlow en rougissant. Ne venez pas me dire en face que vous aimez ma fille, monsieur Copperfield !

– Mais, monsieur, comment pourrais-je défendre ma conduite si cela n’était pas ? répondis-je du ton le plus humble.

– Et comment pouvez-vous défendre votre conduite, si cela est, monsieur ? dit M. Spenlow en s’arrêtant tout court sur le tapis. Avez-vous réfléchi à votre âge et à l’âge de ma fille, monsieur Copperfield ? Savez-vous ce que vous avez fait en venant détruire la confiance qui devait exister entre ma fille et moi ? Avez-vous songé au rang que ma fille occupe dans le monde, aux projets que j’ai pu former pour son avenir, aux intentions que je puis exprimer en sa faveur dans mon testament ? Avez-vous songé à tout cela, monsieur Copperfield ?

– Bien peu, monsieur, j’en ai peur, répondis-je d’un ton humble et triste, mais je vous prie de croire que je n’ai point méconnu ma propre position dans le monde. Quand je vous en ai parlé, nous étions déjà engagés l’un à l’autre.

– Je vous prie de ne pas prononcer ce mot devant moi, monsieur Copperfield ! » et, au milieu de mon désespoir, je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il ressemblait tout à fait à Polichinelle par la manière dont il frappait tour à tour ses mains l’une contre l’autre avec la plus grande énergie.

L’immobile miss Murdstone fit entendre un rire sec et dédaigneux.

« Lorsque je vous ai expliqué le changement qui était survenu dans ma situation, monsieur, repris-je voulant changer le mot qui l’avait choqué, il y avait déjà, par ma faute, un secret entre miss Spenlow et moi. Depuis que ma position a changé, j’ai lutté, j’ai fait tout mon possible pour l’améliorer : je suis sûr d’y parvenir un jour. Voulez-vous me donner du temps ? Nous sommes si jeunes, elle et moi, monsieur…

– Vous avez raison, dit M. Spenlow en hochant plusieurs fois la tête et en fronçant le sourcil, vous êtes tous deux très-jeunes. Tout cela c’est des bêtises ; il faut que ça finisse ! Prenez ces lettres et jetez-les au feu. Rendez-moi les lettres de miss Spenlow, que je les jette au feu de mon côté. Et bien que nous devions, à l’avenir, nous borner à nous rencontrer ici ou à la Cour, il sera convenu que nous ne parlerons pas du passé. Voyons, monsieur Copperfield, vous ne manquez pas de raison, et vous voyez bien que c’est là la seule chose raisonnable à faire. »

Non, je ne pouvais pas être de cet avis. Je le regrettais beaucoup, mais il y avait une considération qui l’emportait sur la raison. L’amour passe avant tout, et j’aimais Dora à la folie, et Dora m’aimait. Je ne le dis pas tout à fait dans ces termes ; mais je le fis comprendre, et j’y étais bien résolu. Je ne m’inquiétais guère de savoir si je jouais en cela un rôle ridicule, mais je sais que j’étais bien résolu.

« Très-bien, monsieur Copperfield, dit M. Spenlow, j’userai de mon influence auprès de ma fille. »

Miss Murdstone fit entendre un son expressif, une longue aspiration qui n’était ni un soupir ni un gémissement, mais qui tenait des deux, comme pour faire sentir à M. Spenlow que c’était par là qu’il aurait du commencer.

« J’userai de mon influence auprès de ma fille, dit M. Spenlow, enhardi par cette approbation. Refusez-vous de prendre ces lettres, monsieur Copperfield ? »

J’avais posé le paquet sur la table.

Oui, je le refusai. J’espérais qu’il voudrait bien m’excuser, mais il m’était impossible de recevoir ces lettres de la main de miss Murdstone.

« Ni des miennes ? dit M. Spenlow.

– Pas davantage, répondis-je avec le plus profond respect.

– À merveille ! » dit M. Spenlow.

Il y eut un moment de silence. Je ne savais si je devais rester ou m’en aller. À la fin, je me dirigeai tranquillement vers la porte, avec l’intention de lui dire que je croyais répondre à ses sentiments en me retirant. Il m’arrêta pour me dire d’un air sérieux et presque dévot, en enfonçant ses mains dans les poches de son paletot, et c’était bien tout au plus s’il pouvait les y faire entrer :

« Vous savez probablement, monsieur Copperfield, que je ne suis pas absolument dépourvu des biens de ce monde, et que ma fille est ma plus chère et ma plus proche parente ? »

Je lui répondis avec précipitation que j’espérais que, si un amour passionné m’avait fait commettre une erreur, il ne me supposait pas pour cela une âme avide et mercenaire.

« Ce n’est pas de cela que je parle, dit M. Spenlow. Il vaudrait mieux pour vous et pour nous tous, monsieur Copperfield, que vous fussiez un peu plus mercenaire, je veux dire que vous fussiez plus prudent, et moins facile à entraîner à ces folies de jeunesse ; mais, je vous le répète, à un tout autre point de vue, vous savez probablement que j’ai quelque fortune à laisser à ma fille ? »

Je répondis que je le supposais bien.

« Et vous ne pouvez pas croire qu’en présence des exemples qu’on voit ici tous les jours, dans cette Cour, de l’étrange négligence des hommes pour les arrangements testamentaires, car c’est peut-être le cas où l’on rencontre les plus étranges révélations de la légèreté humaine, vous ne pouvez pas croire que moi je n’aie pas fait mes dispositions ? »

J’inclinai la tête en signe d’assentiment.

« Je ne souffrirai pas, dit M. Spenlow en se balançant alternativement sur la pointe des pieds ou sur les talons, tandis qu’il hochait lentement la tête comme pour donner plus de poids à ses pieuses observations, je ne souffrirai pas que les dispositions que j’ai cru devoir prendre pour mon enfant soient en rien modifiées par une folie de jeunesse ; car c’est une vraie folie ; tranchons le mot, une sottise. Dans quelque temps, tout cela ne pèsera pas plus qu’une plume. Mais il serait possible, il se pourrait… que, si cette sottise n’était pas complètement abandonnée, je me visse obligé, dans un moment d’anxiété, à prendre mes précautions pour annuler les conséquences de quelque mariage imprudent. J’espère, monsieur Copperfield, que vous ne me forcerez pas à rouvrir, même pour un quart d’heure, cette page close dans le livre de la vie, et à déranger, même pour un quart d’heure, de graves affaires réglées depuis longtemps déjà. »

Il y avait dans toute sa manière une sérénité, une tranquillité, un calme qui me touchaient profondément Il était si paisible et si résigné, après avoir mis ordre à ses affaires, et réglé ses dispositions dernières comme un papier de musique, qu’on voyait bien qu’il ne pouvait y penser lui-même sans attendrissement. Je crois même en vérité avoir vu monter du fond de sa sensibilité, à cette pensée, quelques larmes involontaires dans ses yeux.

Mais qu’y faire ? je ne pouvais pas manquer à Dora et à mon propre cœur. Il me dit qu’il me donnait huit jours pour réfléchir. Pouvais-je répondre que je ne voulais pas y réfléchir pendant huit jours ? Mais aussi ne devais-je pas croire que toutes les semaines du monde ne changeraient rien à la violence de mon amour ?

« Vous ferez bien d’en causer avec miss Trotwood, ou avec quelque autre personne qui connaisse la vie, me dit M. Spenlow en redressant sa cravate. Prenez une semaine, monsieur Copperfield. »

Je me soumis et je me retirai, tout en donnant à ma physionomie l’expression d’un abattement désespéré qui ne pouvait changer en rien mon inébranlable constance. Les sourcils de miss Murdstone m’accompagnèrent jusqu’à la porte ; je dis ses sourcils plutôt que ses yeux, parce qu’ils tenaient beaucoup plus de place dans son visage. Elle avait exactement la même figure que jadis, lorsque, dans notre petit salon, à Blunderstone, je récitais mes leçons en sa présence. Avec un peu de bonne volonté, j’aurais pu croire par souvenir que le poids qui oppressait mon cœur, c’était encore cet abominable alphabet d’autrefois avec ses vignettes ovales, que je comparais dans mon enfance à des verres de lunettes.

Quand j’arrivai à mon bureau, je me cachai le visage dans mes mains, et là, devant mon pupitre, assis dans mon coin, sans apercevoir ni le vieux Tiffey ni mes autres camarades ; je me mis à réfléchir au tremblement de terre qui venait d’avoir lieu sous mes pieds ; et, dans l’amertume de mon âme, je maudissais Jip, et j’étais si inquiet de Dora que je me demande encore comment je ne pris pas mon chapeau pour me diriger comme un fou vers Norwood. L’idée qu’on la tourmentait, qu’on la faisait pleurer, et que je n’étais pas là pour la consoler, m’était devenue tellement odieuse que je me mis à écrire une lettre insensée à M. Spenlow, où je le conjurais de ne pas faire peser sur elle les conséquences de ma cruelle destinée. Je le suppliais d’épargner cette douce nature, de ne pas briser une fleur si fragile. Bref, si j’ai bonne mémoire, je lui parlais comme si, au lieu d’être le père de Dora, il avait été un ogre ou un croque-mitaine. Je la cachetai et je la posai sur son pupitre avant son retour. Quand il rentra, je le vis, par la porte de son cabinet, qui était entrebâillée, prendre ma lettre et l’ouvrir.

Il ne m’en parla pas dans la matinée ; mais le soir, avant de partir, il m’appela et me dit que je n’avais pas besoin de m’inquiéter du bonheur de sa fille. Il lui avait dit simplement que c’était une bêtise, et il ne comptait plus lui en reparler. Il se croyait un père indulgent (et il avait raison) : je n’avais donc nul besoin de m’inquiéter à ce sujet.

« Vous pourriez m’obliger, par votre folie ou votre obstination, monsieur Copperfield, ajouta-t-il, à éloigner pendant quelque temps ma fille de moi ; mais j’ai de vous une meilleure opinion. J’espère que dans quelques jours vous serez plus raisonnable. Quant à miss Murdstone, car j’avais parlé d’elle dans ma lettre, je respecte la vigilance de cette dame, et je lui en suis reconnaissant ; mais je lui ai expressément recommandé d’éviter ce sujet. La seule chose que je désire, monsieur Copperfield, c’est qu’il n’en soit plus question. Tout ce que vous avez à faire, c’est de l’oublier. »

Tout ce que j’avais à faire ! tout ! Dans un billet que j’écrivis à miss Mills, je relevai ce mot avec amertume. Tout ce que j’avais à faire, disais-je avec une sombre dérision, c’était d’oublier Dora ! C’était là tout ! ne semblait-il pas que ce ne fût rien ! Je suppliai miss Mills de me permettre de la voir ce soir-là même. Si miss Mills ne pouvait y consentir, je lui demandais de me recevoir en cachette dans la pièce de derrière, où on faisait la lessive. Je lui déclarai que ma raison chancelait sur sa base et qu’elle seule pouvait la remettre dans son assiette. Je finissais, dans mon égarement, par me dire à elle pour la vie, avec ma signature au bout ; et en relisant ma lettre avant de la confier à un commissionnaire, je ne pus pas m’empêcher moi-même de lui trouver beaucoup de rapport avec le style de M. Micawber.

Je l’envoyai pourtant. Le soir, je me dirigeai vers la rue de miss Mills, et je l’arpentai dans tous les sens jusqu’à ce que sa servante vint m’avertir, à la dérobée, de la suivre par un chemin détourné. J’ai eu depuis des raisons de croire qu’il n’y avait aucun motif de m’empêcher d’entrer par la grande porte, ni même d’être reçu dans le salon, si ce n’est que miss Mills aimait tout ce qui avait un air de mystère.

Une fois dans l’arrière-cuisine, je m’abandonnai à tout mon désespoir. Si j’étais venu là dans l’intention de me rendre ridicule, je suis bien sûr d’y avoir réussi. Miss Mills avait reçu de Dora un billet écrit à la hâte, où elle lui disait que tout était découvert. Elle ajoutait : « Oh ! venez me trouver, Julie, je vous en supplie ! » Mais miss Mills n’avait pas encore été la voir, dans la crainte que sa visite ne fût pas du goût des autorités supérieures ; nous étions tous comme des voyageurs égarés dans le désert du Sahara.

Miss Mills avait une prodigieuse volubilité, et elle s’y complaisait. Je ne pouvais m’empêcher de sentir, tandis qu’elle mêlait ses larmes aux miennes, que nos afflictions étaient pour elle une bonne occasion. Elle les choyait, je peux le dire, pour s’en faire du bien. Elle me faisait remarquer « qu’un abîme immense venait de s’ouvrir entre Dora et moi, et que l’amour pouvait seul le combler avec son arc-en-ciel. L’amour était fait pour souffrir dans ce bas monde : cela avait toujours été, et cela serait toujours. N’importe, reprenait-elle. Les cœurs ne se laissent pas enchaîner longtemps par ces toiles d’araignée : ils sauront bien les rompre, et l’amour sera vengé. »

Tout cela n’était pas très-consolant, mais miss Mills ne voulait pas encourager des espérances mensongères. Elle me renvoya bien plus malheureux que je n’étais en arrivant, ce qui ne m’empêcha pas de lui dire (et ce qu’il y a de plus fort, c’est que je le pensais) que je lui avais une profonde reconnaissance et que je voyais bien qu’elle était véritablement notre amie. Il fut résolu que le lendemain matin elle irait trouver Dora, et qu’elle inventerait quelque moyen de l’assurer, soit par un mot, soit par un regard, de toute mon affection et de mon désespoir. Nous nous séparâmes accablés de douleur ; comme miss Mills devait être satisfaite !

En arrivant chez ma tante, je lui confiai tout ; et, en dépit de ce qu’elle put me dire, je me couchai au désespoir. Je me levai au désespoir, et je sortis au désespoir. C’était le samedi matin, je me rendis immédiatement à mon bureau. Je fus surpris, en y arrivant, de voir les garçons de caisse devant la porte et causant entre eux ; quelques passants regardaient les fenêtres qui étaient toutes fermées. Je pressai le pas, et, surpris de ce que je voyais, j’entrai en toute hâte.

Les employés étaient à leur poste, mais personne ne travaillait. Le vieux Tiffey était assis, peut-être pour la première fois de sa vie, sur la chaise d’un de ses collègues, et il n’avait pas même accroché son chapeau.

« Quel affreux malheur, monsieur Copperfield ! me dit-il, au moment où j’entrais.

– Quoi donc ? m’écriai-je. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Vous ne savez donc pas ? cria Tiffey, et tout le monde m’entoura.

– Non ! dis-je en les regardant tous l’un après l’autre.

– M. Spenlow, dit Tiffey.

– Eh bien ?

– Il est mort ! »

Je crus que la terre me croulait sous les pieds ; je chancelai, un des commis me soutint dans ses bras. On me fit asseoir, on dénoua ma cravate, on me donna un verre d’eau. Je n’ai aucune idée du temps que tout cela dura.

« Mort ? répétai-je.

– Il a dîné en ville hier, et il conduisait lui-même son phaéton, dit Tiffey. Il avait renvoyé son groom par la diligence, comme il faisait quelquefois, vous savez…

– Eh bien !

– Le phaéton est arrivé vide. Les chevaux se sont arrêtés à la porte de l’écurie. Le palfrenier est accouru avec une lanterne. Il n’y avait personne dans la voiture.

– Est-ce que les chevaux s’étaient emportés ?

– Ils n’avaient pas chaud, dit Tiffey en mettant ses lunettes, pas plus chaud, dit-on, qu’à l’ordinaire quand ils rentrent. Les guides étaient brisées, mais elles avaient évidemment traîné par terre. Toute la maison a été aussitôt sur pied ; trois domestiques ont parcouru la route qu’ils avaient suivie. On l’a retrouvé à un mille de la maison.

– À plus d’un mille, monsieur Tiffey, insinua un jeune employé.

– Croyez-vous ? Vous avez peut-être raison dit Tiffey, à plus d’un mille, pas loin de l’église : il était étendu, le visage contre terre ; une partie de son corps reposait sur la grande route, une autre sur la contre-allée. Personne ne sait s’il a eu une attaque qui l’a fait tomber de voiture, ou s’il en est descendu, parce qu’il se sentait indisposé ; on ne sait même pas s’il était tout à fait mort quand on l’a retrouvé : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il était parfaitement insensible. Peut-être respirait-il encore, mais il n’a pas prononcé une seule parole. On s’est procuré des médecins aussitôt qu’on a pu, mais tout a été inutile. »

Comment dépeindre ma situation d’esprit à cette nouvelle ! Tout le monde comprend assez mon trouble, en apprenant un tel événement, et si subit, dont la victime était précisément l’homme avec lequel je venais d’avoir une discussion. Ce vide soudain qu’il laissait dans sa chambre encore occupée la veille, où sa chaise et sa table avaient l’air de l’attendre : ces lignes tracées par lui de sa main et laissées sur son bureau comme les dernières traces du spectre disparu : l’impossibilité de le séparer dans notre pensée du lieu où nous étions, au point que, quand la porte s’ouvrait, on s’attendait à le voir entrer ; le silence morne et le désœuvrement de ses bureaux, l’insatiable avidité de nos gens à en parler et celle des gens du dehors qui ne faisaient qu’entrer et sortir toute la journée pour se gorger de quelques détails nouveaux : quel spectacle navrant ! Mais ce que je ne saurais décrire, c’est comment, dans les replis cachés de mon cœur, je ressentais une secrète jalousie de la mort même ; comment je lui reprochais de me refouler au second plan dans les pensées de Dora ; comment l’humeur injuste et tyrannique qui me possédait me rendait envieux même de son chagrin ; comment je souffrais de la pensée que d’autres pourraient la consoler, qu’elle pleurerait loin de moi ; enfin comment j’étais dominé par un désir avare et égoïste de la séparer du monde entier, à mon profit, pour être, moi seul, tout pour elle, dans ce moment si mal choisi pour ne songer qu’à moi.

Dans le trouble de cette situation d’esprit (j’espère que je ne suis pas le seul à l’avoir ressentie, et que d’autres pourront le comprendre), je me rendis le soir même à Norwood : j’appris par un domestique que miss Mills était arrivée ; je lui écrivis une lettre dont je fis mettre l’adresse par ma tante. Je déplorais de tout mon cœur la mort si inattendue de M. Spenlow, et en écrivant je versai des larmes. Je la suppliais de dire à Dora, si elle était en état de l’entendre, qu’il m’avait traité avec une bonté et une bienveillance infinies, et n’avait prononcé le nom de sa fille qu’avec la plus grande tendresse, sans l’ombre d’un reproche. Je sais bien que c’était encore pur égoïsme de ma part. C’était un moyen de faire parvenir mon nom jusqu’à elle ; mais je cherchais à me faire accroire que c’était un acte de justice envers sa mémoire. Et peut-être l’ai-je cru.

Ma tante reçut le lendemain quelques lignes en réponse ; l’adresse était pour elle ; mais la lettre était pour moi. Dora était accablée de douleur, et quand son amie lui avait demandé s’il fallait m’envoyer ses tendresses, elle s’était écriée en pleurant, car elle pleurait sans interruption : « Oh ! mon cher papa, mon pauvre papa ! » Mais elle n’avait pas dit non, ce qui me fit le plus grand plaisir.

M. Jorkins vint au bureau quelques jours après : il était resté à Norwood depuis l’événement. Tiffey et lui restèrent enfermés ensemble quelque temps, puis Tiffey ouvrit la porte, et me fit signe d’entrer.

« Oh ! dit M. Jorkins, monsieur Copperfield, nous allons, monsieur Tiffey et moi, examiner le pupitre, les tiroirs et tous les papiers du défunt, pour mettre les scellés sur ses papiers personnels, et chercher son testament. Nous n’en trouvons de trace nulle part. Soyez assez bon pour nous aider. »

J’étais, depuis l’événement, dans des transes mortelles pour savoir dans quelle situation se trouverait ma Dora, quel serait son tuteur, etc., etc., et la proposition de M. Jorkins me donnait l’occasion de dissiper mes doutes. Nous nous mîmes tout de suite à l’œuvre ; M. Jorkins ouvrait les pupitres et les tiroirs, et nous en sortions tous les papiers. Nous placions d’un côté tous ceux du bureau, de l’autre tous ceux qui étaient personnels au défunt, et ils n’étaient pas nombreux. Tout se passait avec la plus grande gravité ; et quand nous trouvions un cachet ou un porte-crayon, ou une bague, ou les autres menus objets à son usage personnel, nous baissions instinctivement la voix.

Nous avions déjà scellé plusieurs paquets, et nous continuions au milieu du silence et de la poussière, quand M. Jorkins me dit en se servant exactement des termes dans lesquels son associé, M. Spenlow, nous avait jadis parlé de lui :

« M. Spenlow n’était pas homme à se laisser facilement détourner des traditions et des sentiers battus. Vous le connaissiez. Eh bien ! je suis porté à croire qu’il n’avait pas fait de testament.

– Oh, je suis sûr du contraire ! » dis-je.

Tous deux s’arrêtèrent pour me regarder.

« Le jour où je l’ai vu pour la dernière fois, repris-je, il m’a dit qu’il avait fait un testament, et qu’il avait depuis longtemps mis ordre à ses affaires. »

M. Jorkins et le vieux Tiffey secouèrent la tête d’un commun accord.

« Cela ne promet rien de bon, dit Tiffey.

– Rien de bon du tout, dit M. Jorkins.

– Vous ne doutez pourtant pas ? repartis-je.

– Mon bon monsieur Copperfield, me dit Tiffey, et il posa la main sur mon bras, tout en fermant les yeux et en secouant la tête ; si vous aviez été aussi longtemps que moi dans cette étude, vous sauriez qu’il n’y a point de sujet sur lequel les hommes soient aussi imprévoyants, et pour lequel on doive moins les croire sur parole.

– Mais, en vérité, ce sont ses propres expressions ! répliquai-je avec instance.

– Voilà qui est décisif, reprit Tiffey. Mon opinion alors, c’est… qu’il n’y a pas de testament. »

Cela me parut d’abord la chose du monde la plus bizarre, mais le fait est qu’il n’y avait pas de testament. Les papiers ne fournissaient pas le moindre indice qu’il eût voulu jamais en faire un ; on ne trouva ni le moindre projet, ni le moindre mémorandum qui annonçât qu’il en eût jamais eu l’intention. Ce qui m’étonna presque autant, c’est que ses affaires étaient dans le plus grand désordre. On ne pouvait se rendre compte ni de ce qu’il devait, ni de ce qu’il avait payé, ni de ce qu’il possédait. Il était très-probable que, depuis des années, il ne s’en faisait pas lui-même la moindre idée. Peu à peu on découvrit que, poussé par le désir de briller parmi les procureurs des Doctors’-Commons, il avait dépensé plus que le revenu de son étude qui ne s’élevait pas bien haut, et qu’il avait fait une brèche importante à ses ressources personnelles qui probablement n’avaient jamais été bien considérables. On fit une vente de tout le mobilier de Norwood : on sous-loua la maison, et Tiffey me dit, sans savoir tout l’intérêt que je prenais à la chose, qu’une fois les dettes du défunt payées, et déduction faite de la part de ses associés dans l’étude, il ne donnerait pas de tout le reste mille livres sterling. Je n’appris tout cela qu’au bout de six semaines. J’avais été à la torture pendant tout ce temps-là, et j’étais sur le point de mettre un terme à mes jours, chaque fois que miss Mills m’apprenait que ma pauvre petite Dora ne répondait, lorsqu’on parlait de moi, qu’en s’écriant : « Oh, mon pauvre papa ! Oh, mon cher papa ! » Elle me dit aussi que Dora n’avait d’autres parents que deux tantes, sœurs de M. Spenlow, qui n’étaient pas mariées, et qui vivaient à Putney. Depuis longues années elles n’avaient que de rares communications avec leur frère. Ils n’avaient pourtant jamais eu rien ensemble ; mais M. Spenlow les ayant invitées seulement à prendre le thé, le jour du baptême de Dora, au lieu de les inviter au dîner, comme elles avaient la prétention d’en être, elles lui avaient répondu par écrit, que, « dans l’intérêt des deux parties, elles croyaient devoir rester chez elles. » Depuis ce jour leur frère et elles avaient vécu chacun de leur côté.

Ces deux dames sortirent pourtant de leur retraite, pour venir proposer à Dora d’aller demeurer avec elles à Putney. Dora se suspendit à leur cou, en pleurant et en souriant. « Oh oui, mes bonnes tantes ; je vous en prie, emmenez-moi à Putney, avec Julia Mills et Jip ! » Elles s’en retournèrent donc ensemble, peu de temps après l’enterrement.

Je ne sais comment je trouvai le temps d’aller rôder du côté de Putney, mais le fait est que, d’une manière ou de l’autre, je me faufilai très-souvent dans le voisinage. Miss Mills, pour mieux remplir tous les devoirs de l’amitié, tenait un journal de ce qui se passait chaque jour ; souvent elle venait me trouver, dans la campagne, pour me le lire, ou me le prêter, quand elle n’avait pas le temps de me le lire. Avec quel bonheur je parcourais les divers articles de ce registre consciencieux, dont voici un échantillon !

« Lundi. – Ma chère Dora est toujours très-abattue. – Violent mal de tête. – J’appelle son attention sur la beauté du poil de Jip. D. caresse J. – Associations d’idées qui ouvrent les écluses de la douleur. – Torrent de larmes. (Les larmes ne sont-elles pas la rosée du cœur ? J. M.)

« Mardi. – Dora faible et agitée. – Belle dans sa pâleur. (Même remarque à faire pour la lune. J. M.) D. J. M. et J. sortent en voiture. J. met le nez hors de la portière, il aboie violemment contre un balayeur. – Un léger sourire paraît sur les lèvres de D. – (Voilà bien les faibles anneaux dont se compose la chaîne de la vie ! J. M.)

« Mercredi. – D. gaie en comparaison des jours précédents. – Je lui ai chanté une mélodie touchante, Les cloches du soir, qui ne l’ont point calmée, bien au contraire. – D. émue au dernier point. – Je l’ai trouvée plus tard qui pleurait dans sa chambre ; je lui ai cité des vers où je la comparais à une jeune gazelle. – Résultat médiocre. – Fait allusion à l’image de la patience sur un tombeau. (Question. Pourquoi sur un tombeau ? J. M.)

« Jeudi. – D. mieux certainement. – Meilleure nuit. – Légère teinte rosée sur les joues. – Je me suis décidée à prononcer le nom de D. C. – Ce nom est encore insinué avec précaution, pendant la promenade. – D. immédiatement bouleversée. « Oh ! chère, chère Julia ! Oh ! j’ai été un enfant désobéissant ! » – Je l’apaise par mes caresses. – Je fais un tableau idéal de D. C. aux portes du tombeau. – D. de nouveau bouleversée. « Oh ! que faire ? que faire ? Emmenez-moi quelque part ! » – Grande alarme ! – Évanouissement de D. – Verre d’eau apporté d’un café. (Ressemblance poétique. Une enseigne bigarrée sur la porte du café. La vie humaine aussi est bigarrée. Hélas ! J. M.)

« Vendredi. – Jour plein d’événements. – Un homme se présente à la cuisine, porteur d’un sac bleu : il demande les brodequins qu’une dame a laissés pour qu’on les raccommode. La cuisinière répond qu’elle n’a pas reçu d’ordres. L’homme insiste. La cuisinière se retire pour demander ce qu’il en est ; elle laisse l’homme seul avec Jip. Au retour de la cuisinière, l’homme insiste encore, puis il se retire. J. a disparu ; D. est au désespoir. On fait avertir la police. L’homme a un gros nez, et les jambes en cerceau, comme les arches d’un pont. On cherche dans toutes les directions. Pas de J. – D. pleure amèrement ; elle est inconsolable. – Nouvelle allusion à une jeune gazelle, à propos, mais sans effet. – Vers le soir, un jeune garçon inconnu se présente. On le fait entrer au salon. Il a un gros nez, mais pas les jambes en cerceau. Il demande une guinée, pour un chien qu’il a trouvé. Il refuse de s’expliquer plus clairement. D. lui donne la guinée ; il emmène la cuisinière dans une petite maison, où elle trouva J. attaché au pied de la table. – Joie de D. qui danse tout autour de J. pendant qu’il mange son souper. – Enhardie par cet heureux changement, je parle de D. C. quand nous sommes au premier étage. D. se remet à sangloter. « Oh, non, non. C’est si mal de penser à autre chose qu’à mon papa ! » Elle embrasse J. et s’endort en pleurant. (D. C. ne doit-il pas se confier aux vastes ailes du temps ? J. M.) »

Miss Mills et son journal étaient alors ma seule consolation. Je n’avais d’autre ressource dans mon chagrin, que de la voir, elle qui venait de quitter Dora, de retrouver la lettre initiale du nom de Dora, à chaque ligne de ces pages pleines de sympathies, et d’augmenter encore par là ma douleur. Il me semblait que jusqu’alors j’avais vécu dans un château de cartes qui venait de s’écrouler, nous laissant miss Mills et moi au milieu des ruines ! Il me semblait qu’un affreux magicien avait entouré la divinité de mon cœur d’un cercle magique, que les ailes du temps, ces ailes qui transportent si loin tant de créatures humaines, pourraient seules m’aider à franchir.

Chapitre IX. Wickfield-et-Heep. §

Ma tante commençant, je suppose, à s’inquiéter sérieusement de mon abattement prolongé, imagina de m’envoyer à Douvres, sous prétexte de voir si tout se passait bien dans son cottage qu’elle avait loué, et dans le but de renouveler le bail avec le locataire actuel. Jeannette était entrée au service de mistress Strong, où je la voyais tous les jours. Elle avait été indécise en quittant Douvres, si elle confirmerait ou renierait une bonne fois ce renoncement dédaigneux au sexe masculin, qui faisait le fond de son éducation. Il s’agissait pour elle d’épouser un pilote. Mais, ma foi ! elle ne voulut pas s’y risquer, moins, pour l’honneur du principe en lui-même, je suppose, que parce que le pilote n’était pas de son goût.

Bien qu’il m’en coûtât de quitter miss Mills, j’entrai assez volontiers dans les intentions de ma tante ; cela me permettait de passer quelques heures paisibles auprès d’Agnès. Je consultai le bon docteur pour savoir si je pouvais faire une absence de trois jours ; il me conseilla de la prolonger un peu, mais j’avais le cœur trop à l’ouvrage pour prendre un si long congé. Enfin je me décidai à partir.

Quant à mon bureau des Doctors’-Commons, je n’avais pas grande raison de m’inquiéter de ce que je pouvais y avoir à faire. À vrai dire, nous n’étions pas en odeur de sainteté parmi les procureurs de première volée, et nous étions même tombés dans une position équivoque. Les affaires n’avaient pas été brillantes du temps de M. Jorkins, avant M. Spenlow, et bien qu’elles eussent été plus animées depuis que cet associé avait renouvelé, par une infusion de jeune sang, la vieille routine de l’étude, et qu’il lui eût donné quelque éclat par le train qu’il menait, cependant elle ne reposait pas sur des bases assez solides, pour que la mort soudaine de son principal directeur ne vint pas l’ébranler. Les affaires diminuèrent sensiblement. M. Jorkins, en dépit de la réputation qu’on lui faisait chez nous, était un homme faible et incapable, et sa réputation au dehors n’était pas de nature à relever son crédit. J’étais placé auprès de lui, depuis la mort de M. Spenlow, et chaque fois que je lui voyais prendre sa prise de tabac, et laisser là son travail, je regrettais plus que jamais les mille livres sterling de ma tante.

Ce n’était pas encore là le plus grand mal. Il y avait dans les Doctors’-Commons une quantité d’oisifs et de coulissiers qui, sans être procureurs eux-mêmes, s’emparaient d’une partie des affaires, pour les faire exécuter ensuite par de véritables procureurs disposés à prêter leurs noms en échange d’une part dans la curée. Comme il nous fallait des affaires à tout prix, nous nous associâmes à cette noble corporation de procureurs marrons, et nous cherchâmes à attirer chez nous les oisifs et les coulissiers. Ce que nous demandions surtout, parce que cela nous rapportait plus que le reste, c’étaient les autorisations de mariage ou les actes probatoires pour valider un testament ; mais chacun voulait les avoir, et la concurrence était si grande, qu’on mettait en planton, à l’entrée de toutes les avenues qui conduisaient aux Commons, des forbans et des corsaires chargés d’amener à leurs bureaux respectifs toutes les personnes en deuil ou tous les jeunes gens qui avaient l’air embarrassés de leur personne. Ces instructions étaient si fidèlement exécutées, qu’il m’arriva par deux fois, avant que je fusse bien connu, d’être enlevé moi-même pour l’étude de notre rival le plus redoutable. Les intérêts contraires de ces recruteurs d’un nouveau genre étant de nature à mettre en jeu leur sensibilité, cela finissait souvent par des combats corps à corps, et notre principal agent, qui avait commencé par le commerce des vins en détail, avant de passer au brocantage judiciaire, donna même à la Cour le scandaleux spectacle, pendant quelques jours, d’un œil au beurre noir. Ces vertueux personnages ne se faisaient pas le moindre scrupule quand ils offraient la main, pour descendre de sa voiture, à quelque vieille dame en noir, de tuer sur le coup le procureur qu’elle demandait, représentant leur patron comme le légitime successeur du défunt, et de lui amener en triomphe la vieille dame, souvent encore très-émue de la triste nouvelle qu’elle venait d’apprendre. C’est ainsi qu’on m’amena à moi-même bien des prisonniers. Quant aux autorisations de mariage, la concurrence était si formidable, qu’un pauvre monsieur timide, qui venait dans ce but de notre côté, n’avait rien de mieux à faire que de s’abandonner au premier agent qui venait à le happer, s’il ne voulait pas devenir le théâtre de la guerre et la proie du vainqueur. Un de nos commis, employé à cette spécialité, ne quittait jamais son chapeau quand il était assis, afin d’être toujours prêt à s’élancer sur les victimes qui se montraient à l’horizon. Ce système de persécution est encore en vigueur, à ce que je crois. La dernière fois que je me rendis aux Commons, un homme très-poli, revêtu d’un tablier blanc, me sauta dessus tout à coup, murmurant à mon oreille les mots sacramentels : « Une autorisation de mariage ? » et ce fut à grand’peine que je l’empêchai de m’emporter à bras jusque dans une étude de procureur.

Mais après cette digression passons à Douvres.

Je trouvai tout dans un état très-satisfaisant, et je pus flatter les passions de ma tante en lui racontant que son locataire avait hérité de ses antipathies et faisait aux ânes une guerre acharnée. Je passai une nuit à Douvres pour terminer quelques petites affaires, puis je me rendis le lendemain matin de bonne heure à Canterbury. Nous étions en hiver ; le temps frais et le vent piquant ranimèrent un peu mes esprits.

J’errai lentement au milieu des rues antiques de Canterbury avec un plaisir tranquille, qui me soulagea le cœur. J’y revoyais les enseignes, les noms, les figures que j’avais connus jadis. Il me semblait qu’il y avait si longtemps que j’avais été en pension dans cette ville, que je n’aurais pu comprendre qu’elle eût subi si peu de changements, si je n’avais songé que j’avais bien peu changé moi-même. Ce qui est étrange, c’est que l’influence douce et paisible qu’exerçait sur moi la pensée d’Agnès, semblait se répandre sur le lieu même qu’elle habitait. Je trouvais à toutes choses un air de sérénité, une apparence calme et pensive aux tours de la vénérable cathédrale comme aux vieux corbeaux dont les cris lugubres semblaient donner à ces bâtiments antiques quelque chose de plus solitaire que n’aurait pu le faire un silence absolu ; aux portes en ruines, jadis décorées de statues, aujourd’hui renversées et réduites en poussière avec les pèlerins respectueux qui leur rendaient hommage, comme aux niches silencieuses où le lierre centenaire rampait jusqu’au toit le long des murailles pendantes aux vieilles maisons, comme au paysage champêtre ; au verger comme au jardin : tout semblait porter en soi, comme Agnès, l’esprit de calme innocent, baume souverain d’une âme agitée.

Arrivé à la porte de M. Wickfield, je trouvai M. Micawber qui faisait courir sa plume avec la plus grande activité dans la petite pièce du rez-de-chaussée, où se tenait autrefois Uriah Heep. Il était tout de noir habillé, et sa massive personne remplissait complètement le petit bureau où il travaillait.

M. Micawber parut à la fois charmé et un peu embarrassé de me voir. Il voulait me mener immédiatement chez Uriah, mais je m’y refusai.

« Je connais cette maison de vieille date, lui dis-je, je saurai bien trouver mon chemin. Eh bien ! qu’est-ce que vous dites du droit, M. Micawber ?

– Mon cher Copperfield, me répondit-il, pour un homme doué d’une imagination transcendante, les études de droit ont un très-mauvais côté : elles le noient dans les détails. Même dans notre correspondance d’affaires, dit M. Micawber en jetant les yeux sur des lettres qu’il écrivait, l’esprit n’est pas libre de prendre un essor d’expression sublime qui puisse le satisfaire. Malgré ça, c’est un grand travail ! un grand travail ! »

Il me dit ensuite qu’il était devenu locataire de la vieille maison d’Uriah Heep, et que mistress Micawber serait ravie de me recevoir encore une fois sous son toit.

« C’est une humble demeure, dit M. Micawber, pour me servir d’une expression favorite de mon ami Heep ; mais, peut être nous servira-t-elle de marchepied pour nous élever à des agencements domiciliaires plus ambitieux. »

Je lui demandai s’il était satisfait de la façon dont le traitait son ami Heep. Il commenta par s’assurer si la porte était bien fermée, puis il me répondit à voix basse :

« Mon cher Copperfield, quand on est sous le coup d’embarras pécuniaires, on est, vis-à-vis de la plupart des gens, dans une position très-fâcheuse, et ce qui n’améliore pas cette situation, c’est lorsque ces embarras pécuniaires vous obligent à demander vos émoluments avant leur échéance légale. Tout ce que je puis vous dire, c’est que mon ami Heep a répondu à des appels auxquels je ne veux pas faire plus ample allusion, d’une façon qui fait également honneur et à sa tête et à son cœur.

– Je ne le supposais pas si prodigue de son argent ! remarquai-je.

– Pardonnez-moi ! dit M. Micawber d’un air contraint, j’en parle par expérience.

– Je suis charmé que l’expérience vous ait si bien réussi, répondis-je.

– Vous êtes bien bon, mon cher Copperfield, dit M. Micawber, et il se mit à fredonner un air.

– Voyez-vous souvent M. Wickfield ? demandai-je pour changer de sujet.

– Pas très-souvent, dit M. Micawber d’un air méprisant ; M. Wickfield est à coup sûr rempli des meilleures intentions, mais… mais… Bref, il n’est plus bon à rien.

– J’ai peur que son associé ne fasse tout ce qu’il faut pour cela.

– Mon cher Copperfield ! reprit M. Micawber après plusieurs évolutions qu’il exécutait sur son escabeau d’un air embarrassé. Permettez-moi de vous faire une observation. Je suis ici sur un pied d’intimité : j’occupe un poste de confiance ; mes fonctions ne sauraient me permettre de discuter certains sujets, pas même avec mistress Micawber (elle qui a été si longtemps la compagne des vicissitudes de ma vie, et qui est une femme d’une lucidité d’intelligence remarquable). Je prendrai donc la liberté de vous faire observer que, dans nos rapports amicaux qui ne seront jamais troublés, j’espère, je désire faire deux parts. D’un côté, dit M. Micawber en traçant une ligne sur son pupitre, nous placerons tout ce que peut atteindre l’intelligence humaine, avec une seule petite exception ; de l’autre, se trouvera cette seule exception, c’est-à-dire les affaires de MM. Wickfield-et-Heep et tout ce qui y a trait. J’ai la confiance que je n’offense pas le compagnon de ma jeunesse, en faisant à son jugement éclairé et discret une semblable proposition. »

Je voyais bien que M. Micawber avait changé d’allures ; il semblait que ses nouveaux devoirs lui imposassent une gêne pénible, mais cependant je n’avais pas le droit de me sentir offensé. Il en parut soulagé et me tendit la main.

« Je suis enchanté de miss Wickfield, Copperfield, je vous le jure, dit M. Micawber. C’est une charmante jeune personne, pleine de charmes, de grâce et de vertu. Sur mon honneur, dit M. Micawber en faisant le salut le plus galant, comme pour envoyer un baiser, je rends hommage à miss Wickfield ! Hum !

– J’en suis charmé, lui dis-je.

– Si vous ne nous aviez pas assuré, mon cher Copperfield, le jour où nous avons eu le plaisir de passer la matinée avec vous, que le D était votre lettre de prédilection, j’aurais été convaincu que c’était l’A que vous préfériez. »

Il y a des moments, tout le monde a passé par là, où ce que nous disons, ce que nous faisons, nous croyons l’avoir déjà dit, l’avoir déjà fait à une époque éloignée, il y a bien, bien longtemps ; où nous nous rappelons que nous ayons été, il y a des siècles, entourés des mêmes personnes, des mêmes objets, des mêmes incidents ; où nous savons parfaitement d’avance ce qu’on va nous dire après, comme si nous nous en souvenions tout à coup ! Jamais je n’avais éprouvé plus vivement ce sentiment mystérieux, qu’avant d’entendre ces paroles de la bouche de M. Micawber.

Je le quittai bientôt en le priant de transmettre tous mes souvenirs à sa famille. Il reprit sa place et sa plume, se frotta le front comme pour se remettre à son travail ; je voyais bien qu’il y avait dans ses nouvelles fonctions quelque chose qui nous empêcherait d’être désormais aussi intimes que par le passé.

Il n’y avait personne dans le vieux salon, mais mistress Heep y avait laissé des traces de son passage. J’ouvris la porte de la chambre d’Agnès : elle était assise près du feu et écrivait devant son vieux pupitre en bois sculpté.

Elle leva la tête pour voir qui venait d’entrer. Quel plaisir pour moi d’observer l’air joyeux que prit à ma vue ce visage réfléchi, et d’être reçu avec tant de bonté et d’affection !

« Ah ! lui dis-je, Agnès, quand nous fumes assis à côté l’un de l’autre, vous m’avez bien manqué depuis quelque temps !

– Vraiment ? répondit-elle. Il n’y a pourtant pas longtemps que vous nous avez quittés ! »

Je secouai la tête.

« Je ne sais pas comment cela se fait, Agnès ; mais il me manque évidemment quelque faculté que je voudrais avoir. Vous m’aviez si bien habitué à vous laisser penser pour moi dans le bon vieux temps ; je venais si naturellement m’inspirer de vos conseils et chercher votre aide, que je crains vraiment d’avoir perdu l’usage d’une faculté dont je n’avais pas besoin près de vous.

– Mais qu’est-ce donc ? dit gaiement Agnès.

– Je ne sais pas quel nom lui donner, répondis-je, je crois que je suis sérieux et persévérant !

– J’en suis sûre, dit Agnès.

– Et patient, Agnès ? repris-je avec un peu d’hésitation.

– Oui, dit Agnès en riant, assez patient !

– Et cependant, dis-je, je suis quelquefois si malheureux et si agité, je suis si irrésolu et si incapable de prendre un parti, qu’évidemment il me manque, comment donc dire ?… qu’il me manque un point d’appui !

– Soit, dit Agnès.

– Tenez ! repris-je, vous n’avez qu’à voir vous-même. Vous venez à Londres, je me laisse guider par vous ; aussitôt je trouve un but et une direction. Ce but m’échappe, je viens ici, et en un instant je suis un autre homme. Les circonstances qui m’affligeaient n’ont pas changé, depuis que je suis entré dans cette chambre : mais, dans ce court espace de temps, j’ai subi une influence qui me transforme, qui me rend meilleur ! Qu’est-ce donc, Agnès, quel est votre secret ? »

Elle avait la tête penchée, les yeux fixés vers le feu.

« C’est toujours ma vieille histoire, » lui dis-je. Ne riez pas si je vous dis que c’est maintenant pour les grandes choses, comme c’était jadis pour les petites. Mes chagrins d’autrefois étaient des enfantillages, aujourd’hui ils sont sérieux ; mais toutes les fois que j’ai quitté ma sœur adoptive…

Agnès leva la tête : quel céleste visage ! et me tendit sa main, que je baisai.

« Toutes les fois, Agnès, que vous n’avez pas été près de moi pour me conseiller et me donner, au début, votre approbation, je me suis égaré, je me suis engagé dans une foule de difficultés. Quand je suis venu vous retrouver, à la fin (comme je fais toujours), j’ai retrouvé en même temps la paix et le bonheur. Aujourd’hui encore, me voilà revenu au logis, pauvre voyageur fatigué, et vous ne vous figurez pas la douceur du repos que je goûte déjà près de vous. »

Je sentais si profondément ce que je disais, et j’étais si véritablement ému, que la voix me manqua ; je cachai ma tête dans mes mains, et je me mis à pleurer. Je n’écris ici que l’exacte vérité ! Je ne songeais ni aux contradictions ni aux inconséquences qui se trouvaient dans mon cœur, comme dans celui de la plupart des hommes ; je ne me disais pas que j’aurais pu faire tout autrement et mieux que je n’avais fait jusque-là, ni que j’avais eu grand tort de fermer volontairement l’oreille au cri de ma conscience : non, tout ce que je savais, c’est que j’étais de bonne foi, quand je lui disais avec tant de ferveur que près d’elle je retrouvais le repos et la paix.

Elle calma bientôt cet élan de sensibilité, par l’expression de sa douce et fraternelle affection, par ses yeux rayonnants, par sa voix pleine de tendresse ; et, avec ce calme charmant qui m’avait toujours fait regarder sa demeure comme un lieu béni, elle releva mon courage et m’amena naturellement à lui raconter tout ce qui s’était passé depuis notre dernière entrevue.

« Et je n’ai rien de plus à vous dire, Agnès, ajoutai-je, quand ma confidence fut terminée, si ce n’est que, maintenant, je compte entièrement sur vous.

– Mais ce n’est pas sur moi qu’il faut compter, Trotwood, reprit Agnès, avec un doux sourire ; c’est sur une autre.

– Sur Dora ? dis-je.

– Assurément.

– Mais, Agnès, je ne vous ai pas dit, répondis-je avec un peu d’embarras, qu’il est difficile, je ne dirai pas de compter sur Dora, car elle est la droiture et la fermeté mêmes ; mais enfin qu’il est difficile, je ne sais comment m’exprimer, Agnès… Elle est timide, elle se trouble et s’effarouche aisément. Quelque temps avant la mort de son père, j’ai cru devoir lui parler… Mais si vous avez la patience de m’écouter, je vous raconterai tout. »

En conséquence, je racontai à Agnès ce que j’avais dit à Dora de ma pauvreté, du livre de cuisine, du livre des comptes, etc., etc., etc…

« Oh ! Trotwood ! reprit-elle avec un sourire, vous êtes bien toujours le même. Vous aviez raison de vouloir chercher à vous tirer d’affaire en ce monde : mais fallait-il y aller si brusquement avec une jeune fille timide, aimante et sans expérience ! Pauvre Dora ! »

Jamais voix humaine ne put parler avec plus de bonté et de douceur que la sienne, en me faisant cette réponse. Il me semblait que je la voyais prendre avec amour Dora dans ses bras, pour l’embrasser tendrement ; il me semblait qu’elle me reprochait tacitement, par sa généreuse protection, de m’être trop hâté de troubler ce petit cœur ; il me semblait que je voyais Dora, avec toute sa grâce naïve, caresser Agnès, la remercier, et en appeler doucement à sa justice pour s’en faire une auxiliaire contre moi, sans cesser de m’aimer de toute la force de son innocence enfantine.

Comme j’étais reconnaissant envers Agnès, comme je l’admirais ! Je les voyais toutes deux, dans une ravissante perspective, intimement unies, plus charmantes encore, par cette union, l’une et l’autre.

« Que dois-je faire maintenant, Agnès ? lui demandai-je, après avoir contemplé le feu. Que me conseillez-vous de faire.

– Je crois, dit Agnès, que la marche honorable à suivre, c’est d’écrire à ces deux dames. Ne croyez-vous pas qu’il serait indigne de vous de faire des cachotteries ?

– Certainement, puisque vous le croyez, lui dis-je.

– Je suis mauvais juge en ces matières, répondit Agnès avec une modeste hésitation ; mais il me semble… en un mot je trouve que ce ne serait pas vous montrer digne de vous-même, que de recourir à des moyens clandestins.

– Vous avez trop bonne opinion de moi, Agnès, j’en ai peur !

– Ce ne serait pas digne de votre franchise habituelle, répliqua-t-elle. J’écrirais à ces deux dames ; je leur raconterais aussi simplement et aussi ouvertement que possible, tout ce qui s’est passé, et je leur demanderais la permission de venir quelquefois chez elles. Comme vous êtes jeune, et que vous n’avez pas encore de position dans le monde, je crois que vous feriez bien de dire que vous vous soumettez volontiers à toutes les conditions qu’elles voudront vous imposer. Je les conjurerais de ne pas repousser ma demande, sans en avoir fait part à Dora, et de la discuter avec elle, quand cela leur paraîtrait convenable. Je ne serais pas trop ardent, dit Agnès doucement, ni trop exigeant ; j’aurais foi en ma fidélité, en ma persévérance, et en Dora !

– Mais si Dora allait s’effaroucher, Agnès, quand on lui parlera de cela ; si elle allait se mettre encore à pleurer, sans vouloir rien dire de moi !

– Est-ce vraisemblable ? demanda Agnès, avec le plus affectueux intérêt.

– Ma foi, je n’en jurerais pas ! elle prend peur et s’effarouche comme un petit oiseau. Et si les miss Spenlow ne trouvent pas convenable qu’on s’adresse à elles (les vieilles filles sont parfois si bizarres)…

– Je ne crois pas, Trotwood, dit Agnès, en levant doucement les yeux vers moi ; qu’il faille se préoccuper beaucoup de cela. Il vaut mieux, selon moi, se demander simplement s’il est bien de le faire, et, si c’est bien, ne pas hésiter. »

Je n’hésitai pas plus longtemps. Je me sentais le cœur plus léger, quoique très-pénétré de l’immense importance de ma tâche, et je me promis d’employer toute mon après-midi à composer ma lettre. Agnès m’abandonna son pupitre, pour composer mon brouillon : Mais je commençai d’abord par descendre voir M. Wickfield et Uriah Heep.

Je trouvai Uriah installé dans un nouveau cabinet, qui exhalait une odeur de plâtre encore frais, et qu’on avait construit dans le jardin. Jamais mine plus basse ne figura au milieu d’une masse pareille de livres et de papiers. Il me reçut avec sa servilité accoutumée, faisant semblant de ne pas avoir su, de M. Micawber, mon arrivée, ce dont je me permis de douter. Il me conduisit dans le cabinet de M. Wickfield, ou plutôt dans l’ombre de son ancien cabinet, car on l’avait dépouillé d’une foule de commodités au profit du nouvel associé. M. Wickfield et moi nous échangeâmes nos salutations mutuelles tandis qu’Uriah se tenait debout devant le feu, se frottant le menton de sa main osseuse.

« Vous allez demeurer chez nous, Trotwood, tout le temps que vous comptez passer à Canterbury ? dit M. Wickfield, non sans jeter à Uriah un regard qui semblait demander son approbation.

– Avez-vous de la place pour moi ? lui dis-je.

– Je suis prêt, maître Copperfield, je devrais dire monsieur, mais c’est un mot de camaraderie qui me vient naturellement à la bouche, dit Uriah ; je suis prêt à vous rendre votre ancienne chambre, si cela peut vous être agréable.

– Non, non, dit M. Wickfield, pourquoi vous déranger ? il y a une autre chambre ; il y a une autre chambre.

– Oh ! mais, reprit Uriah, en faisant une assez laide grimace, je serais véritablement enchanté ! »

Pour en finir, je déclarai que j’accepterais l’autre chambre, ou que j’irais loger ailleurs ; on se décida donc pour l’autre chambre, puis je pris congé des associés, et je remontai.

J’espérais ne trouver en haut d’autre compagnie qu’Agnès, mais mistress Heep avait demandé la permission de venir s’établir près du feu, elle et son tricot, sous prétexte que la chambre d’Agnès était mieux exposée. Dans le salon, ou dans la salle à manger, elle souffrait cruellement de ses rhumatismes. Je l’aurais bien volontiers, et sans le moindre remords, exposée à toute la furie du vent sur le clocher de la cathédrale, mais il fallait faire de nécessité vertu, et je lui dis bonjour d’un ton amical.

« Je vous remercie bien humblement, monsieur, dit mistress Heep, quand je lui eus demandé des nouvelles de sa santé ; je vais tout doucement. Il n’y a pas de quoi se vanter. Si je pouvais voir mon Uriah bien casé, je ne demanderais plus rien, je vous assure ! Comment avez-vous trouvé mon petit Uriah, monsieur ? »

Je l’avais trouvé tout aussi affreux qu’à l’ordinaire ; je répondis qu’il ne m’avait pas paru changé.

« Ah ! vous ne le trouvez pas changé ? dit mistress Heep ; je vous demande humblement la permission de ne pas être de votre avis. Vous ne le trouvez pas maigre ?

– Pas plus qu’à l’ordinaire, répondis-je.

– Vraiment ! dit mistress Heep ; c’est que vous ne le voyez pas avec l’œil d’une mère. »

L’œil d’une mère me parut être un mauvais œil pour le reste de l’espèce humaine, quand elle le dirigea sur moi, quelque tendre qu’il pût être pour lui, et je crois qu’elle et son fils s’appartenaient exclusivement l’un à l’autre. L’œil de mistress Heep passa de moi à Agnès.

« Et vous, miss Wickfield, ne trouvez-vous pas qu’il est bien changé ? demanda mistress Heep.

– Non, dit Agnès, tout en continuant tranquillement à travailler. Vous vous inquiétez trop ; il est très-bien ! »

Mistress Heep renifla de toute sa force, et se remit à tricoter.

Elle ne quitta un seul instant ni nous, ni son tricot. J’étais arrivé vers midi, et nous avions encore bien des heures devant nous avant celle du dîner ; mais elle ne bougeait pas, ses aiguilles se remuaient avec la monotonie d’un sablier qui se vide. Elle était assise à un coin de la cheminée : j’étais établi au pupitre en face du foyer : Agnès était de l’autre côté, pas loin de moi. Toutes les fois que je levais les yeux, tandis que je composais lentement mon épître, je voyais devant moi le pensif visage d’Agnès, qui m’inspirait du courage, par sa douce et angélique expression ; mais je sentais en même temps le mauvais œil qui me regardait, pour se diriger de là sur Agnès, et revenir ensuite à moi, pour retomber furtivement sur son tricot. Je ne suis pas assez versé dans l’art du tricot, pour pouvoir dire ce qu’elle fabriquait, mais, assise là, près du feu, faisant mouvoir ses longues aiguilles, mistress Heep ressemblait à une mauvaise fée, momentanément retenue dans ses mauvais desseins par l’ange assis en face d’elle, mais toute prête à profiter d’un bon moment pour enlacer sa proie dans ses odieux filets.

Pendant le dîner, elle continua à nous surveiller avec le même regard. Après le dîner, son fils prit sa place, et une fois que nous fûmes seuls, au dessert, M. Wickfield, lui et moi, il se mit à m’observer, du coin de l’œil, tout en se livrant aux plus odieuses contorsions. Dans le salon, nous retrouvâmes la mère, fidèle à son tricot et à sa surveillance. Tant qu’Agnès chanta et fit de la musique, la mère était installée à côté du piano. Une fois, elle demanda à Agnès de chanter une ballade, que son Ury aimait à la folie (pendant ce temps-là, ledit Ury bâillait dans son fauteuil) ; puis elle le regardait, et racontait à Agnès qu’il était dans l’enthousiasme. Elle n’ouvrait presque jamais la bouche sans prononcer le nom de son fils. Il devint évident pour moi, que c’était une consigne qu’on lui avait donnée.

Cela dura jusqu’à l’heure de se coucher. Je me sentais si mal à l’aise, à force d’avoir vu la mère et le fils obscurcir cette demeure de leur atroce présence, comme deux grandes chauves-souris planant sur la maison, que j’aurais encore mieux aimé rester debout toute la nuit, avec le tricot et le reste, que d’aller me coucher. Je fermai à peine les yeux. Le lendemain, nouvelle répétition du tricot et de la surveillance, qui dura tout le jour.

Je ne pus trouver dix minutes pour parler à Agnès : c’est à peine si j’eus le temps de lui montrer ma lettre. Je lui proposai de sortir avec moi, mais mistress Heep répéta tant de fois qu’elle était très-souffrante, qu’Agnès eut la charité de rester pour lui tenir compagnie. Vers le soir, je sortis seul, pour réfléchir à ce que je devais faire, embarrassé de savoir s’il m’était permis de taire plus longtemps à Agnès ce qu’Uriah Heep m’avait dit à Londres ; car cela commençait à m’inquiéter extrêmement.

Je n’étais pas encore sorti de la ville, du côté de la route de Ramsgate, où il faisait bon se promener, quand je m’entendis appeler, dans l’obscurité, par quelqu’un qui venait derrière moi. Il était impossible de se méprendre à cette redingote râpée, à cette démarche dégingandée ; je m’arrêtai pour attendre Uriah Heep.

« Eh bien ? dis-je.

– Comme vous marchez vite ! dit-il ; j’ai les jambes assez longues, mais vous les avez joliment exercées !

– Où allez-vous ?

– Je viens avec vous, maître Copperfield, si vous voulez permettre à un ancien camarade de vous accompagner. » Et en disant cela, avec un mouvement saccadé, qui pouvait être pris pour une courbette ou pour une moquerie, il se mit à marcher à côté de moi.

« Uriah ! lui dis-je aussi poliment que je pus, après un moment de silence.

– Maître Copperfield ! me répondit Uriah.

– À vous dire vrai (n’en soyez pas choqué), je suis sorti seul, parce que j’étais un peu fatigué d’avoir été si longtemps en compagnie. »

Il me regarda de travers, et me dit avec une horrible grimace :

« C’est de ma mère que vous voulez parler ?

– Mais oui.

– Ah ! dame ! vous savez, nous sommes si humbles, reprit-il ; et connaissant, comme nous le faisons, notre humble condition, nous sommes obligés de veiller à ce que ceux qui ne sont pas humbles comme nous, ne nous marchent pas sur le pied. En amour, tous les stratagèmes sont de bonne guerre, monsieur. »

Et se frottant doucement le menton de ses deux grandes mains, il fit entendre un petit grognement. Je n’avais jamais vu une créature humaine qui ressemblât autant à un mauvais babouin.

« C’est que, voyez-vous, dit-il, tout en continuant de se caresser ainsi le visage et en hochant la tête, vous êtes un bien dangereux rival, maître Copperfield, et vous l’avez toujours été, convenez-en !

– Quoi ! c’est à cause de moi que vous montez la garde autour de miss Wickfield, et que vous lui ôtez toute liberté dans sa propre maison ? lui dis-je.

– Oh ! maître Copperfield ! voilà des paroles bien dures, répliqua-t-il.

– Vous pouvez prendre mes paroles comme bon vous semble ; mais vous savez aussi bien que moi ce que je veux vous dire, Uriah.

– Oh non ! il faut que vous me l’expliquiez, dit-il ; je ne vous comprends pas.

– Supposez-vous, lui dis-je, en m’efforçant, à cause d’Agnès, de rester calme ; supposez-vous que miss Wickfield soit pour moi autre chose qu’une sœur tendrement aimée ?

– Ma foi ! Copperfield, je ne suis pas forcé de répondre à cette question. Peut-être que oui, peut-être que non. »

Je n’ai jamais rien vu de comparable à l’ignoble expression de ce visage, à ces yeux chauves, sans l’ombre d’un cil.

« Alors venez ! lui dis-je ; pour l’amour de miss Wickfield…

– Mon Agnès ! s’écria-t-il, avec un tortillement anguleux plus que dégoûtant. Soyez assez bon pour l’appeler Agnès, maître Copperfield !

– Pour l’amour d’Agnès Wickfield… que Dieu bénisse !

– Je vous remercie de ce souhait, maître Copperfield !

– Je vais vous dire ce que, dans toute autre circonstance, j’aurais autant songé à dire à… Jacques Retch.

– À qui, monsieur ? dit Uriah, tendant le cou, et abritant son oreille de sa main, pour mieux entendre.

– Au bourreau, repris-je ; c’est-à-dire à la dernière personne à qui l’on dût penser… Et pourtant il faut être franc, c’était le visage d’Uriah qui m’avait suggéré naturellement cette allusion. Je suis fiancé à une autre personne. J’espère que cela vous satisfait ?

– Parole d’honneur ? » dit Uriah.

J’allais répéter ma déclaration avec une certaine indignation, quand il s’empara de ma main, et la pressa fortement.

« Oh, maître Copperfield ! dit-il ; si vous aviez seulement daigné me témoigner cette confiance, quand je vous ai révélé l’état de mon âme, le jour où je vous ai tant dérangé en venant coucher dans votre salon, jamais je n’aurais songé à douter de vous. Puisqu’il en est ainsi, je m’en vais renvoyer immédiatement ma mère ; trop heureux de vous donner cette marque de confiance. Vous excuserez, j’espère, des précautions inspirées par l’affection. Quel dommage, maître Copperfield, que vous n’ayez pas daigné me rendre confidence pour confidence ! je vous en ai pourtant offert bien des occasions ; mais vous n’avez jamais eu pour moi toute la bienveillance que j’aurais souhaitée. Oh non ! bien sûr, vous ne m’avez jamais aimé, comme je vous aimais ! »

Et, tout en disant cela, il me serrait la main entre ses doigts humides et visqueux. En vain, je m’efforçai de me dégager. Il passa mon bras sous la manche de son paletot chocolat, et je fus ainsi forcé de l’accompagner.

« Revenons-nous à la maison ? dit Uriah, en reprenant le chemin de la ville. » La lune commençait à éclairer les fenêtres de ses rayons argentés.

« Avant de quitter ce sujet, lui dis-je après un assez long silence, il faut que vous sachiez bien, qu’à mes yeux, Agnès Wickfield est aussi élevée au-dessus de vous et aussi loin de toutes vos prétentions, que la lune qui nous éclaire !

– Elle est si paisible, n’est-ce pas ? dit Uriah ; mais avouez, maître Copperfield, que vous ne m’avez jamais aimé comme je vous aimais. Vous me trouviez trop humble, j’en suis sûr.

– Je n’aime pas qu’on fasse tant profession d’humilité, pas plus que d’autre chose, répondis-je.

– Là ! dit Uriah, le visage plus pâle et plus terne encore que de coutume ; j’en étais sûr. Mais vous ne savez pas, maître Copperfield, à quel point l’humilité convient à une personne dans ma situation. Mon père et moi nous avons été élevés dans une école de charité ; ma mère a été aussi élevée dans un établissement de même nature. Du matin au soir, on nous enseignait à être humbles, et pas grand’chose avec. Nous devions être humbles envers celui-ci, et humbles envers celui-là ; ici, il fallait ôter notre casquette ; là, il fallait faire la révérence, ne jamais oublier notre situation, et toujours nous abaisser devant nos supérieurs ; Dieu sait combien nous en avions de supérieurs ! Si mon père a gagné la médaille de moniteur, c’est à force d’humilité ; et moi de même. Si mon père est devenu sacristain, c’est à force d’humilité. Il avait la réputation, parmi les gens bien élevés, de savoir si bien se tenir à sa place, qu’on était décidé à le pousser. « Soyez humble, Uriah, disait mon père, et vous ferez votre chemin. » C’est ce qu’on nous a rabâché, à vous comme à moi, à l’école ; et c’est ce qui réussit le mieux. « Soyez humble, disait-il, et vous parviendrez. » Et réellement, ça n’a pas trop mal tourné.

Pour la première fois, j’apprenais que ce détestable semblant d’humilité était héréditaire dans la famille Heep ; j’avais vu la récolte, mais je n’avais jamais pensé aux semailles.

« Je n’étais pas plus grand que ça, dit Uriah, que j’appris à apprécier l’humilité et à en faire mon profit. Je mangeais mon humble chausson de pommes de bon appétit. Je n’ai pas voulu pousser trop loin mes humbles études, et je me suis dit : « Tiens bon ! » Vous m’avez offert de m’enseigner le latin, mais pas si bête ! Mon père me disait toujours : « Les gens aiment à vous dominer, courbez la tête et laissez faire. » En ce moment, par exemple, je suis bien humble, maître Copperfield, mais ça n’empêche pas que j’ai déjà acquis quelque pouvoir ! »

Tout ce qu’il me disait là, je lisais bien sur son visage, au clair de la lune, que c’était tout bonnement pour me faire comprendre qu’il était décidé à se servir de ce pouvoir-là. Je n’avais jamais mis en doute sa bassesse, sa ruse et sa malice ; mais je commençais seulement alors à comprendre tout ce que la longue contrainte de sa jeunesse avait amassé dans cette âme vile et basse de vengeance impitoyable.

Ce qu’il y eut de plus satisfaisant dans ce récit dégoûtant qu’il venait de me faire, c’est qu’il me lâcha le bras pour pouvoir encore se prendre le menton à deux mains. Une fois séparé de lui, j’étais décidé à garder cette position. Nous marchâmes à une certaine distance l’un de l’autre, n’échangeant que quelques mots.

Je ne sais ce qui l’avait mis en gaieté, si c’était la communication que je lui avais faite, ou le récit qu’il m’avait prodigué de son passé ; mais il était beaucoup plus en train que de coutume. À dîner, il parla beaucoup ; il demanda à sa mère (qu’il avait relevée de faction à notre retour de la promenade) s’il n’était pas bien temps qu’il se mariât, et une fois il jeta sur Agnès un tel regard que j’aurais donné tout au monde pour qu’il me fût permis de l’assommer.

Lorsque nous restâmes seuls après le dîner, M. Wickfield, lui et moi, Uriah se lança plus encore. Il n’avait bu que très-peu de vin ; ce n’était donc pas là ce qui pouvait l’exciter ; il fallait que ce fût l’ivresse de son triomphe insolent, et le désir d’en faire parade en ma présence.

La veille, j’avais remarqué qu’il cherchait à faire boire M. Wickfield ; et, sur un regard que m’avait lancé Agnès en quittant la chambre, j’avais proposé, au bout de cinq minutes, que nous allassions rejoindre miss Wickfield au salon. J’étais sur le point d’en faire autant, mais Uriah me devança.

« Nous voyons rarement notre visiteur d’aujourd’hui, dit-il en s’adressant à M. Wickfield assis à l’autre bout de la table (quel contraste dans les deux pendants !), et si vous n’y aviez pas d’objection, nous pourrions vider un ou deux verres de vin à sa santé. Monsieur Copperfield, je bois à votre santé et à votre prospérité ! »

Je fus obligé de toucher, pour la forme, la main qu’il me tendait à travers la table, puis je pris, avec une émotion bien différente, la main de sa pauvre victime.

« Allons, mon brave associé, dit Uriah, permettez-moi de vous donner l’exemple, en buvant encore à la santé de quelque ami de Copperfield ! »

Je passe rapidement sur les divers toasts proposés par M. Wickfield, à ma tante, à M. Dick, à la Cour des Doctors’-Commons, à Uriah. À chaque santé il vidait deux fois son verre, tout en sentant sa faiblesse et en luttant vainement contre cette misérable passion : pauvre homme ! comme il souffrait de la conduite d’Uriah, et pourtant comme il cherchait à se le concilier. Heep triomphait et se tordait de plaisir, il faisait trophée du vaincu, dont il étalait la honte à mes yeux. J’en avais le cœur serré ; maintenant encore, ma main répugne à l’écrire.

« Allons, mon brave associé, dit enfin Uriah ; à mon tour à vous en proposer une ; mais je demande humblement qu’on nous donne de grands verres : buvons à la plus divine de son sexe. »

Le père d’Agnès avait à la main son verre vide. Il le posa, fixa les yeux sur le portrait de sa fille, porta la main à son front, puis retomba dans son fauteuil.

« Je ne suis qu’un bien humble personnage pour vous proposer sa santé, reprit Uriah ; mais je l’admire, ou plutôt je l’adore ! »

Quelle angoisse que celle de ce père qui pressait convulsivement sa tête grise dans ses deux mains pour y comprimer une souffrance intérieure plus cruelle à voir mille fois que toutes les douleurs physiques qu’il put jamais endurer !

« Agnès, dit Uriah sans faire attention à l’état de M. Wickfield ou sans vouloir paraître le comprendre, Agnès Wickfield est, je puis le dire, la plus divine des femmes. Tenez, on peut parler librement, entre amis, eh bien ! on peut être fier d’être son père, mais être son mari… »

Dieu m’épargne d’entendre jamais un cri comme celui que poussa M. Wickfield en se relevant tout à coup.

« Qu’est-ce qu’il a donc ? dit Uriah qui devint pâle comme la mort. Ah çà ! ce n’est pas un accès de folie, j’espère, monsieur Wickfield ? J’ai tout autant de droit qu’un autre à dire, ce me semble, qu’un jour votre Agnès sera mon Agnès ! J’y ai même plus de droit que personne. »

Je jetai mes bras autour de M. Wickfield, je le conjurai, au nom de tout ce que je pus imaginer, de se calmer, mais surtout au nom de son affection pour Agnès. Il était hors de lui, il s’arrachait les cheveux, il se frappait le front, il essayait de me repousser loin de lui, sans répondre un seul mot, sans voir qui que ce fût, sans savoir, hélas ! dans son désespoir aveugle, ce qu’il voulait, le visage fixe et bouleversé. Quel spectacle effrayant !

Je le conjurai, dans ma douleur, de ne pas s’abandonner à cette angoisse et de vouloir bien m’écouter. Je le suppliai de songer à Agnès ; à Agnès et à moi ; de se rappeler comment Agnès et moi nous avions grandi ensemble, elle que j’aimais et que je respectais, elle qui était son orgueil et sa joie. Je m’efforçai de remettre sa fille devant ses yeux ; je lui reprochai même de ne pas avoir assez de fermeté pour lui épargner la connaissance d’une pareille scène. Je ne sais si mes paroles eurent quelque effet, ou si la violence de sa passion finit par s’user d’elle-même ; mais peu à peu il se calma, il commença à me regarder, d’abord avec égarement, puis avec une lueur de raison. Enfin il me dit : « Je le sais, Trotwood ! ma fille chérie et vous… je le sais ! Mais lui, regardez-le ! »

Il me montrait Uriah, pâle et tremblant dans un coin. Évidemment le drôle avait fait une école : il s’était attendu à toute autre chose.

« Regardez mon bourreau, reprit M. Wickfield. Voilà l’homme qui m’a fait perdre, petit à petit, mon nom, ma réputation, ma paix, le bonheur de mon foyer domestique.

– Dites plutôt que c’est moi qui vous ai conservé votre nom, votre réputation, votre paix et le bonheur de votre foyer, dit Uriah en cherchant d’un air maussade, boudeur et déconfit, à raccommoder les choses. Ne vous fâchez pas, monsieur Wickfield : si j’ai été un peu plus loin que vous ne vous y attendiez, je peux bien reculer un peu, je pense ! Après tout, où est donc le mal ?

– Je savais que chacun avait son but dans la vie, dit M. Wickfield, et je croyais me l’être attaché par des motifs d’intérêt. Mais, voyez !… oh ! voyez ce que c’est que cet homme-là !

– Vous ferez bien de le faire taire, Copperfield, si vous pouvez, s’écria Uriah en tournant vers moi ses mains osseuses. Il va dire, faites-y bien attention, il va dire des choses qu’il sera fâché d’avoir dites après, et que vous serez fâché vous-même d’avoir entendues !

– Je dirai tout ! s’écria M. Wickfield d’un air désespéré. Puisque je suis à votre merci, pourquoi ne me mettrais-je pas à la merci du monde entier ?

– Prenez garde, vous dis-je, reprit Uriah en continuant de s’adresser à moi ; si vous ne le faites pas taire, c’est que vous n’êtes pas son ami. Vous demandez pourquoi vous ne vous mettriez pas à la merci du monde entier, monsieur Wickfield ? parce que vous avez une fille. Vous et moi nous savons ce que nous savons, n’est-ce pas ? Ne réveillons pas le chat qui dort ! Ce n’est pas moi qui en aurais l’imprudence ; vous voyez bien que je suis aussi humble que faire se peut. Je vous dis que, si j’ai été trop loin, j’en suis fâché. Que voulez-vous de plus, monsieur ?

– Oh ! Trotwood, Trotwood ! s’écria M. Wickfield en se tordant les mains. Je suis tombé bien bas depuis que je vous ai vu pour la première fois dans cette maison ! J’étais déjà sur cette fatale pente, mais, hélas ! que de chemin, quel triste chemin j’ai parcouru depuis ! C’est ma faiblesse qui m’a perdu. Ah ! si j’avais eu la force de moins me rappeler ou de moins oublier ! Le souvenir douloureux de la perte que j’avais faite en perdant la mère de mon enfant est devenu une maladie ; mon amour pour mon enfant, poussé jusqu’à l’oubli de tout le reste, m’a porté le dernier coup. Une fois atteint de ce mal incurable, j’ai infecté à mon tour tout ce que j’ai touché. J’ai causé le malheur de tout ce que j’aime si tendrement : vous savez si je l’aime ! J’ai cru possible d’aimer une créature au monde à l’exclusion de toutes les autres ; j’ai cru possible d’en pleurer une qui avait quitté le monde, sans pleurer avec ceux qui pleurent. Voilà comme j’ai gâté ma vie. Je me suis dévoré le cœur dans une lâche tristesse, et il se venge en me dévorant à son tour. J’ai été égoïste dans ma douleur ! égoïste dans mon amour, égoïste dans le soin avec lequel je me suis fait ma part de la douleur et de l’affection communes. Et maintenant, je ne suis plus qu’une ruine ; voyez, oh ! voyez ma misère ! Fuyez-moi ! haïssez-moi !

Il tomba sur une chaise et se mit à sangloter. Il n’était plus soutenu par l’exaltation de son chagrin. Uriah sortit de son coin.

« Je ne sais pas tout ce que j’ai pu faire dans ma folie, dit M. Wickfield en étendant les mains comme pour me conjurer de ne pas le condamner encore ; mais il le sait, lui qui s’est toujours tenu à mon côté pour me souffler ce que je devais faire. Vous voyez le boulet qu’il m’a mis au pied ; vous le trouvez installé dans ma maison, vous le trouvez fourré dans toutes mes affaires. Vous l’avez entendu, il n’y a qu’un moment ! Que pourrais-je vous dire de plus ?

– Vous n’avez pas besoin de rien dire de plus, vous auriez même mieux fait de ne rien dire du tout, repartit Uriah d’un air à la fois arrogant et servile. Vous ne vous seriez pas mis dans ce bel état si vous n’aviez pas tant bu ; vous vous en repentirez demain, monsieur. Si j’en ai dit moi-même un peu plus que je ne voulais peut-être, le beau malheur ! Vous voyez bien que je n’y ai pas mis d’obstination. »

La porte s’ouvrit, Agnès entra doucement, pâle comme une morte ; elle passa son bras autour du cou de son père, et lui dit avec fermeté :

« Papa, vous n’êtes pas bien, venez avec moi ! »

Il laissa tomber sa tête sur l’épaule de sa fille, comme accablé de honte, et ils sortirent ensemble. Les yeux d’Agnès rencontrèrent les miens : je vis qu’elle savait ce qui s’était passé.

« Je ne croyais pas qu’il prît la chose de travers comme cela, maître Copperfield, dit Uriah, mais ce n’est rien. Demain nous serons raccommodés. C’est pour son bien. Je désire humblement son bien. »

Je ne lui répondis pas un mot, et je montai dans la tranquille petite chambre où Agnès était venue si souvent s’asseoir près de moi pendant que je travaillais : J’y restai assez tard, sans que personne vint m’y tenir compagnie. Je pris un livre et j’essayai de lire ; j’entendis les horloges sonner minuit, et je lisais encore sans savoir ce que je lisais, quand Agnès me toucha doucement l’épaule.

« Vous partez de bonne heure demain, Trotwood, je viens vous dire adieu. »

Elle avait pleuré, mais son visage était redevenu beau et calme.

« Que Dieu vous bénisse ! dit-elle en me tendant la main.

– Ma chère Agnès, répondis-je, je vois que vous ne voulez pas que je vous en parle ce soir ; mais n’y a-t-il rien à faire ?

– Se confier en Dieu ! reprit-elle.

– Ne puis-je rien faire… moi qui viens vous ennuyer de mes pauvres chagrins ?

– Vous en rendez les miens moins amers, répondit-elle, mon cher Trotwood !

– Ma chère Agnès, c’est une grande présomption de ma part que de prétendre à vous donner un conseil, moi qui ai si peu de ce que vous possédez à un si haut degré, de bonté, de courage, de noblesse ; mais vous savez combien je vous aime et tout ce que je vous dois. Agnès, vous ne vous sacrifierez jamais à un devoir mal compris ? »

Elle recula d’un pas et quitta ma main. Jamais je ne l’avais vue si agitée.

« Dites-moi que vous n’avez pas une telle pensée, chère Agnès. Vous qui êtes pour moi plus qu’une sœur, pensez à ce que valent un cœur comme le vôtre, un amour comme le vôtre. »

Ah ! que de fois depuis j’ai revu en pensée cette douce figure et ce regard d’un instant, ce regard où il n’y avait ni étonnement, ni reproche, ni regret ! Que de fois depuis j’ai revu le charmant sourire avec lequel elle me dit qu’elle était tranquille sur elle-même, qu’il ne fallait donc pas craindre pour elle ; puis elle m’appela son frère et disparut !

Il faisait encore nuit le lendemain matin quand je montai sur la diligence à la porte de l’auberge. Nous allions partir et le jour commençait à poindre, lorsqu’au moment où ma pensée se reportait vers Agnès, j’aperçus la tête d’Uriah qui grimpait à côté de moi.

« Copperfield, me dit-il à voix basse tout en s’accrochant à la voiture, j’ai pensé que vous seriez bien aise d’apprendre, avant votre départ, que tout était arrangé. J’ai déjà été dans sa chambre, et je vous l’ai rendu doux comme un agneau. Voyez-vous, j’ai beau être humble, je lui suis utile ; et quand il n’est pas en ribote, il comprend ses intérêts ! Quel homme aimable, après tout, n’est-ce pas, maître Copperfield ? »

Je pris sur moi de lui dire que j’étais bien aise qu’il eût fait ses excuses.

« Oh ! certainement, dit Uriah ; quand on est humble, vous savez, qu’est-ce que ça fait de demander excuse ? C’est si facile. À propos, je suppose, maître Copperfield, ajouta-t-il avec une légère contorsion, qu’il vous est arrivé quelquefois de cueillir une poire avant qu’elle fut mûre ?

– C’est assez probable, répondis-je.

– C’est ce que j’ai fait hier soir, dit Uriah ; mais la poire mûrira ! Il n’y a qu’à y veiller. Je puis attendre. »

Et tout en m’accablant d’adieux, il descendit au moment où le conducteur montait sur son siège. Autant que je puis croire, il mangeait sans doute quelque chose pour éviter de humer le froid du matin ; du moins, à voir le mouvement de sa bouche, on aurait dit que la poire était déjà mûre et qu’il la savourait en faisant claquer ses lèvres.

Chapitre X. Triste voyage à l’aventure. §

Nous eûmes ce soir-là à Buckingham-Street une conversation très-sérieuse sur les événements domestiques que j’ai racontés en détail, dans le dernier chapitre. Ma tante y prenait le plus grand intérêt, et, pendant plus de deux heures, elle arpenta la chambre, les bras croisés. Toutes les fois qu’elle avait quelque sujet particulier de déconvenue, elle accomplissait une prouesse pédestre de ce genre, et l’on pouvait toujours mesurer l’étendue de cette déconvenue à la durée de sa promenade. Ce jour-là, elle était tellement émue qu’elle jugea à propos d’ouvrir la porte de sa chambre à coucher, pour se donner du champ, parcourant les deux pièces d’un bout à l’autre, et tandis qu’avec M. Dick, nous étions paisiblement assis près du feu, elle passait et repassait à côté de nous, toujours en ligne droite, avec la régularité d’un balancier de pendule.

M. Dick nous quitta bientôt pour aller se coucher ; je me mis à écrire une lettre aux deux vieilles tantes de Dora. Ma tante, à moi, fatiguée de tant d’exercice, finit par venir s’asseoir près du feu, sa robe relevée comme de coutume. Mais au lieu de poser son verre sur son genou, comme elle faisait souvent, elle le plaça négligemment sur la cheminée, et le coude gauche appuyé sur le bras droit, tandis que son menton reposait sur sa main gauche, elle me regardait d’un air pensif. Toutes les fois que je levais les yeux, j’étais sûr de rencontrer les siens.

« Je vous aime de tout mon cœur, Trotwood, me répétait-elle, mais je suis agacée et triste. »

J’étais trop occupé de ce que j’écrivais, pour avoir remarqué, avant qu’elle se fût retirée pour se coucher, qu’elle avait laissé ce soir-là sur la cheminée, sans y toucher, ce qu’elle appelait sa potion pour la nuit. Quand elle fut rentrée dans sa chambre, j’allai frapper à sa porte pour lui faire part de cette découverte ; elle vint m’ouvrir et me dit avec plus de tendresse encore que de coutume :

« Merci, Trot, mais je n’ai pas le courage de la boire ce soir. » Puis elle secoua la tête et rentra chez elle.

Le lendemain matin, elle lut ma lettre aux deux vieilles dames, et l’approuva. Je la mis à la poste ; il ne me restait plus rien à faire que d’attendre la réponse, aussi patiemment que je pourrais. Il y avait déjà près d’une semaine que j’attendais, quand je quittai un soir la maison du docteur pour revenir chez moi.

Il avait fait très-froid dans la journée, avec un vent de nord-est qui vous coupait la figure. Mais le vent avait molli dans la soirée, et la neige avait commencé à tomber par gros flocons ; elle couvrait déjà partout le sol : on n’entendait ni le bruit des roues, ni le pas des piétons ; on eût dit que les rues étaient rembourrées de plume.

Le chemin le plus court pour rentrer chez moi (ce fut naturellement celui que je pris ce soir-là) me menait par la ruelle Saint-Martin. Dans ce temps-là, l’église qui a donné son nom à cette ruelle étroite n’était pas dégagée comme aujourd’hui ; il n’y avait seulement pas d’espace ouvert devant le porche, et la ruelle faisait un coude pour aboutir au Strand. En passant devant les marches de l’église, je rencontrai au coin une femme. Elle me regarda, traversa la rue, et disparut. Je reconnus ce visage-là, je l’avais vu quelque part, sans pouvoir dire où. Il se liait dans ma pensée avec quelque chose qui m’allait droit au cœur. Mais, comme au moment où je la rencontrai, je pensais à autre chose, ce ne fut pour moi qu’une idée confuse.

Sur les marches de l’église, un homme venait de déposer un paquet au milieu de la neige ; il se baissa pour arranger quelque chose : je le vis en même temps que cette femme. J’étais à peine remis de ma surprise, quand il se releva et se dirigea vers moi. Je me trouvai vis-à-vis de M. Peggotty.

Alors je me rappelai qui était cette femme. C’était Marthe, celle à qui Émilie avait remis de l’argent un soir dans la cuisine, Marthe Endell, à côté de laquelle M. Peggotty n’aurait jamais voulu voir sa nièce chérie, pour tous les trésors que l’océan recelait dans son sein. Ham me l’avait dit bien des fois.

Nous nous serrâmes affectueusement la main. Nous ne pouvions parler ni l’un ni l’autre.

« Monsieur Davy ! dit-il en pressant ma main entre les siennes, cela me fait du bien de vous revoir. Bonne rencontre, monsieur, bonne rencontre !

– Oui, certainement, mon vieil ami, lui dis-je.

– J’avais eu l’idée de vous aller trouver ce soir, monsieur, dit-il ; mais sachant que votre tante vivait avec vous, car j’ai été de ce côté-là, sur la route de Yarmouth, j’ai craint qu’il ne fût trop tard. Je comptais vous voir demain matin, monsieur, avant de repartir. Oui, monsieur, répétait-il, en secouant patiemment la tête, je repars demain.

– Et où allez-vous ? lui demandai-je.

– Ah ! répliqua-t-il en faisant tomber la neige qui couvrait ses longs cheveux, je m’en vais faire encore un voyage. »

Dans ce temps-là il y avait une allée qui conduisait de l’église Saint-Martin à la cour de la Croix-d’Or, cette auberge qui était si étroitement liée dans mon esprit au malheur de mon pauvre ami. Je lui montrai la grille ; je pris son bras et nous entrâmes. Deux ou trois des salles de l’auberge donnaient sur la cour ; nous vîmes du feu dans l’une de ces pièces, et je l’y menai.

Quand on nous eut apporté de la lumière, je remarquai que ses cheveux étaient longs et en désordre. Son visage était brûlé par le soleil. Les rides de son front étaient plus profondes, comme s’il avait péniblement erré sous les climats les plus divers ; mais il avait toujours l’air très-robuste, et si décidé à accomplir son dessein qu’il comptait pour rien la fatigue. Il secoua la neige de ses vêtements et de son chapeau, s’essuya le visage qui en était couvert, puis s’asseyant en face de moi près d’une table, le dos tourné à la porte d’entrée, il me tendit sa main ridée et serra cordialement la mienne.

« Je vais vous dire, maître Davy, où j’ai été, et ce que j’ai appris. J’ai été loin, et je n’ai pas appris grand’chose, mais je vais vous le dire ! »

Je sonnai pour demander à boire. Il ne voulut rien prendre que de l’ale, et, tandis qu’on la faisait chauffer, il paraissait réfléchir. Il y avait dans toute sa personne une gravité profonde et imposante que je n’osais pas troubler.

« Quand elle était enfant, me dit-il en relevant la tête lorsque nous fûmes seuls, elle me parlait souvent de la mer ; du pays où la mer était couleur d’azur, et où elle étincelait au soleil. Je pensais, dans ce temps-là, que c’était parce que son père était noyé, qu’elle y songeait tant. Peut-être croyait-elle ou espérait-elle, me disais-je, qu’il avait été entraîné vers ces rives, où les fleurs sont toujours épanouies, et le soleil toujours brillant.

– Je crois bien que c’était plutôt une fantaisie d’enfant, répondis-je.

– Quand elle a été… perdue, dit M. Peggotty, j’étais sûr qu’il l’emmènerait dans ces pays-là. Je me doutais qu’il lui en aurait conté merveille pour se faire écouter d’elle, surtout en lui disant qu’il en ferait une dame par là-bas. Quand nous sommes allés voir sa mère, j’ai bien vu tout de suite que j’avais raison. J’ai donc été en France, et j’ai débarqué là comme si je tombais des nues. »

En ce moment, je vis la porte s’entr’ouvrir, et la neige tomber dans la chambre. La porte s’ouvrit un peu plus ; il y avait une main qui la tenait doucement entrouverte.

« Là, reprit M. Peggotty, j’ai trouvé un monsieur, un Anglais qui avait de l’autorité, et je lui ai dit que j’allais chercher ma nièce. Il m’a procuré les papiers dont j’avais besoin pour circuler, je ne sais pas bien comment on les appelle : il voulait même me donner de l’argent, mais heureusement je n’en avais pas besoin. Je le remerciai de tout mon cœur pour son obligeance. « J’ai déjà écrit des lettres pour vous recommander à votre arrivée, me dit-il, et je parlerai de vous à des personnes qui prennent le même chemin. Cela fait que, quand vous voyagerez tout seul, loin d’ici, vous vous trouverez en pays de connaissance. » Je lui exprimai de mon mieux ma gratitude, et je me remis en route à travers la France.

– Tout seul, et à pied ? lui dis-je.

– En grande partie à pied, répondit-il, et quelquefois dans des charrettes qui se rendaient au marché, quelquefois dans des voitures qui s’en retournaient à vide. Je faisais bien des milles à pied dans une journée, souvent avec des soldats ou d’autres pauvres diables qui allaient revoir leurs amis. Nous ne pouvions pas nous parler ; mais, c’est égal, nous nous tenions toujours compagnie tout le long de la route, dans la poussière du chemin. »

Comment, en effet, cette voix si bonne et si affectueuse ne lui aurait-elle pas fait trouver des amis partout ?

– Quand j’arrivais dans une ville, continua-t-il, je me rendais à l’auberge, et j’attendais dans la cour qu’il passât quelqu’un qui sût l’anglais (ce n’était pas rare). Alors je leur racontais que je voyageais pour chercher ma nièce, et je me faisais dire quelle espèce de voyageurs il y avait dans la maison puis j’attendais pour voir si elle ne serait pas parmi ceux qui entraient ou qui sortaient. Quand je voyais qu’Émilie n’y était pas, je repartais. Petit à petit, en arrivant dans de nouveaux villages, je m’apercevais qu’on leur avait parlé de moi. Les paysans me priaient d’entrer chez eux, ils me faisaient manger et boire, et me donnaient la couchée. J’ai vu plus d’une femme, maître David, qui avait une fille de l’âge d’Émilie, venir m’attendre à la sortie du village, au pied de la croix de notre Sauveur, pour me faire toute sorte d’amitiés. Il y en avait dont les filles étaient mortes. Dieu seul sait comme ces mères-là étaient bonnes pour moi. »

C’était Marthe qui était à la porte. Je voyais distinctement à présent son visage hagard, avide de nous entendre. Tout ce que je craignais, c’était qu’il ne tournât la tête, et qu’il ne l’aperçût.

« Et bien souvent, dit M. Peggotty, elles mettaient leurs enfants, surtout leurs petites filles, sur mes genoux ; et bien souvent vous auriez pu me voir assis devant leurs portes, le soir, presque comme si c’étaient les enfants de mon Émilie. Oh ! ma chère petite Émilie ! »

Il se mit à sangloter dans un soudain accès de désespoir. Je passai en tremblant ma main sur la sienne, dont il cherchait à se couvrir le visage.

« Merci, monsieur, me dit-il, ne faites pas attention. »

Au bout d’un moment, il se découvrit les yeux, et continua son récit.

« Souvent, le matin, elles m’accompagnaient un petit bout de chemin, et quand nous nous séparions, et que je leur disais dans ma langue : « Je vous remercie bien ! Dieu vous bénisse ! » elles avaient toujours l’air de me comprendre, et me répondaient d’un air affable. À la fin, je suis arrivé au bord de la mer. Ce n’était pas difficile, pour un marin comme moi, de gagner son passage jusqu’en Italie. Quand j’ai été arrivé là, j’ai erré comme j’avais fait auparavant. Tout le monde était bon pour moi, et j’aurais peut-être voyagé de ville en ville, ou traversé la campagne, si je n’avais pas entendu dire qu’on l’avait vue dans les montagnes de la Suisse. Quelqu’un qui connaissait son domestique, à lui, les avait vus là tous les trois ; on me dit même comment ils voyageaient, et où ils étaient. J’ai marché jour et nuit, maître David, pour aller trouver ces montagnes. Plus j’avançais, plus les montagnes semblaient s’éloigner de moi. Mais je les ai atteintes et je les ai franchies. Quand je suis arrivé près du lieu dont on m’avait parlé, j’ai commencé à me dire dans mon cœur : « Qu’est-ce que je vais faire quand je la reverrai ? »

Le visage qui était resté à nous écouter, insensible à la rigueur de la nuit, se baissa, et je vis cette femme, à genoux devant la porte et les mains jointes, comme pour me prier, me supplier de ne pas la renvoyer.

« Je n’ai jamais douté d’elle, dit M. Peggotty, non, pas une minute. Si j’avais seulement pu lui faire voir ma figure, lui faire entendre ma voix, représenter à sa pensée la maison d’où elle avait fui, lui rappeler son enfance, je savais bien que, lors même qu’elle serait devenue une princesse du sang royal, elle tomberait à mes genoux. Je le savais bien. Que de fois, dans mon sommeil, je l’ai entendue crier : « Mon oncle ! » et l’ai vue tomber comme morte à mes pieds ! Que de fois, dans mon sommeil, je l’ai relevée en lui disant tout doucement : « Émilie, ma chère, je viens pour vous pardonner et vous emmener avec moi ! »

Il s’arrêta, secoua la tête, puis reprit avec un soupir :

« Lui, il n’était plus rien pour moi, Émilie était tout. J’achetai une robe de paysanne pour elle ; je savais bien qu’une fois que je l’aurais retrouvée, elle viendrait avec moi le long de ces routes rocailleuses ; qu’elle irait où je voudrais, et qu’elle ne me quitterait plus jamais, non jamais. Tout ce que je voulais maintenant, c’était de lui faire passer cette robe, et fouler aux pieds celle qu’elle portait ; c’était de la prendre comme autrefois dans mes bras, et puis de retourner vers notre demeure, en nous arrêtant parfois sur la route, pour laisser reposer ses pieds malades, et son cœur, plus malade encore ! Mais lui, je crois que je ne l’aurais seulement pas regardé. À quoi bon ? Mais tout cela ne devait pas être, maître David, non pas encore ! J’arrivai trop tard, ils étaient partis. Je ne pus pas même savoir où ils allaient. Les uns disaient par ici, les autres par là. J’ai voyagé par ici et par là, mais je n’ai pas trouvé Émilie, et alors je suis revenu.

– Y a-t-il longtemps ? demandai-je.

– Peu de jours seulement. J’aperçus dans le lointain mon vieux bateau, et la lumière qui brillait dans la cabine, et en m’approchant je vis la fidèle mistress Gummidge, assise toute seule au coin du feu. Je lui criai : « N’ayez pas peur, c’est Daniel ! » et j’entrai. Je n’aurais jamais cru qu’il pût m’arriver d’être si étonné de me retrouver dans ce vieux bateau ! »

Il tira soigneusement d’une poche de son gilet un petit paquet de papiers qui contenait deux ou trois lettres et les posa sur la table.

« Cette première lettre est venue, dit-il, en la triant parmi les autres, quand il n’y avait pas huit jours que j’étais parti. Il y avait dedans, à mon nom, un billet de banque de cinquante livres sterling ; on l’avait déposée une nuit sous la porte. Elle avait cherché à déguiser son écriture, mais c’était bien impossible avec moi. »

Il replia lentement et avec soin le billet de banque, et le plaça sur la table.

« Cette autre lettre, adressée à mistress Gummidge, est arrivée il y a deux ou trois mois. » Après l’avoir contemplée un moment, il me la passa, ajoutant à voix basse : « Soyez assez bon pour la lire, monsieur. »

Je lus ce qui suit :

« Oh ! que penserez-vous quand vous verrez cette écriture, et que vous saurez que c’est ma main coupable qui trace ces lignes. Mais essayez, essayez, non par amour pour moi, mais par amour pour mon oncle, essayez d’adoucir un moment votre cœur envers moi ! Essayez, je vous en prie, d’avoir pitié d’une pauvre infortunée ; écrivez-moi sur un petit morceau de papier pour me dire s’il se porte bien, et ce qu’il a dit de moi avant que vous ayez renoncé à prononcer mon nom entre vous. Dites-moi, si le soir, vers l’heure où je rentrais autrefois, il a encore l’air de penser à celle qu’il aimait tant. Oh ! mon cœur se brise quand je pense à tout cela ! Je tombe à vos genoux, je vous supplie de ne pas être aussi sévère pour moi que je le mérite… je sais bien que je le mérite, mais soyez bonne et compatissante, écrivez-moi un mot, et envoyez-le moi. Ne m’appelez plus « ma petite, » ne me donnez plus le nom que j’ai déshonoré ; mais ayez pitié de mon angoisse, et soyez assez miséricordieuse pour me parler un peu de mon oncle, puisque jamais, jamais dans ce monde, je ne le reverrai de mes yeux.

« Chère mistress Gummidge, si vous n’avez pas pitié de moi, vous en avez le droit, je le sais, oh ! alors, demandez à celui avec lequel je suis le plus coupable, à celui dont je devais être la femme, s’il faut repousser ma prière. S’il est assez généreux pour vous conseiller le contraire (et je crois qu’il le fera, il est si bon et si indulgent !), alors, mais alors seulement, dites-lui que, quand j’entends la nuit souffler la brise, il me semble qu’elle vient de passer près de lui et de mon oncle, et qu’elle remonte à Dieu pour lui reporter le mal qu’ils ont dit de moi. Dites-lui que si je mourais demain (oh ! comme je voudrais mourir, si je me sentais préparée !) mes dernières paroles seraient pour le bénir lui et mon oncle, et ma dernière prière pour son bonheur ! »

Il y avait aussi de l’argent dans cette lettre : cinq livres sterling. M. Peggotty l’avait laissée intacte comme l’autre, et il replia de même le billet. Il y avait aussi des instructions détaillées sur la manière de lui faire parvenir une réponse ; on voyait bien que plusieurs personnes s’en étaient mêlées pour mieux dissimuler l’endroit où elle était cachée ; cependant il paraissait assez probable qu’elle avait écrit du lieu même où on avait dit à M. Peggotty qu’on l’avait vue.

« Et quelle réponse a-t-on faite ?

– Mistress Gummidge n’est pas forte sur l’écriture, reprit-il, et Ham a bien voulu se charger de répondre pour elle. On lui a écrit que j’étais parti pour la chercher, et ce que j’avais dit en m’en allant.

– Est-ce encore une lettre que vous tenez là ?

– Non, c’est de l’argent, monsieur, dit M. Peggotty en le dépliant à demi : dix livres sterling, comme vous voyez ; et il y a écrit en dedans de l’enveloppe « de la part d’une amie véritable. » Mais la première lettre avait été mise sous la porte, et celle-ci est venue par la poste, avant-hier. Je vais aller chercher Émilie dans la ville dont cette lettre porte le timbre. »

Il me le montra. C’était une ville sur les bords du Rhin. Il avait trouvé à Yarmouth quelques marchands étrangers qui connaissaient ce pays-là ; on lui en avait dessiné une espèce de carte, pour mieux lui faire comprendre la chose. Il la posa entre nous sur la table, et me montra son chemin d’une main, tout en appuyant son menton sur l’autre.

Je lui demandai comment allait Ham ? Il secoua la tête :

« Il travaille d’arrache-pied, me dit-il : son nom est dans toute la contrée connu et respecté autant qu’un nom peut l’être en ce monde. Chacun est prêt à lui venir en aide, vous comprenez, il est si bon avec tout le monde ! On ne l’a jamais entendu se plaindre. Mais ma sœur croit, entre nous, qu’il a reçu là un rude coup.

– Pauvre garçon ; je le crois facilement.

– Maître David, reprit M. Peggotty à voix basse, et d’un ton solennel, Ham ne tient plus à la vie. Toutes les fois qu’il faut un homme pour affronter quelque péril en mer, il est là ; toutes les fois qu’il y a un poste dangereux à remplir, le voilà parti de l’avant. Et pourtant, il est doux comme un enfant ; il n’y a pas un enfant dans tout Yarmouth qui ne le connaisse. »

Il réunit ses lettres d’un air pensif, les replia doucement, et replaça le petit paquet dans sa poche. On ne voyait plus personne à la porte. La neige continuait de tomber ; mais voilà tout.

« Eh bien ! me dit-il, en regardant son sac, puisque je vous ai vu ce soir, maître David, et cela m’a fait du bien, je partirai de bonne heure demain matin. Vous avez vu ce que j’ai là, et il mettait sa main sur le petit paquet ; tout ce qui m’inquiète, c’est la pensée qu’il pourrait m’arriver quelque malheur avant d’avoir rendu cet argent. Si je venais à mourir, et que cet argent fut perdu ou volé, et qu’il pût croire que je l’ai gardé, je crois vraiment que l’autre monde ne pourrait pas me retenir ; oui, vraiment, je crois que je reviendrais ! »

Il se leva, je me levai aussi, et nous nous serrâmes de nouveau la main.

« Je ferais dix mille milles, dit-il, je marcherais jusqu’au jour où je tomberais mort de fatigue, pour pouvoir lui jeter cet argent à la figure. Que je puisse seulement faire cela et retrouver mon Émilie, et je serai content. Si je ne la retrouve pas, peut-être un jour apprendra-t-elle que son oncle, qui l’aimait tant, n’a cessé de la chercher que quand il a cessé de vivre ; et, si je la connais bien, il n’en faudra pas davantage pour la ramener alors au bercail ! »

Quand nous sortîmes, la nuit était froide et sombre, et je vis fuir devant nous cette apparition mystérieuse. Je retins M. Peggotty encore un moment, jusqu’à ce qu’elle eut disparu.

Il me dit qu’il allait passer la nuit dans une auberge, sur la route de Douvres, où il trouverait une bonne chambre. Je l’accompagnai jusqu’au pont de Westminster, puis nous nous séparâmes. Il me semblait que tout dans la nature gardait un silence religieux, par respect pour ce pieux pèlerin qui reprenait lentement sa course solitaire à travers la neige.

Je retournai dans la cour de l’auberge, je cherchai des yeux celle dont le visage m’avait fait une si profonde impression ; elle n’y était plus. La neige avait effacé la trace de nos pas, on ne voyait plus que ceux que je venais d’y imprimer ; encore la neige était si forte qu’ils commençaient à disparaître, le temps seulement de tourner la tête pour les regarder par derrière.

Chapitre XI. Les tantes de Dora. §

À la fin, je reçus une réponse des deux vieilles dames. Elles présentaient leurs compliments à M. Copperfield et l’informaient qu’elles avaient lu sa lettre avec la plus sérieuse attention, « dans l’intérêt des deux parties. » Cette expression me parut assez alarmante, non-seulement parce qu’elles s’en étaient déjà servies autrefois dans leur discussion avec leur frère, mais aussi parce que j’avais remarqué que les phrases de convention sont comme ces bouquets de feu d’artifice dont on ne peut prévoir, au départ, la variété de formes et de couleurs qui les diversifient, sans le moindre égard pour leur forme originelle. Ces demoiselles ajoutaient qu’elles ne croyaient pas convenable d’exprimer, « par lettre, » leur opinion sur le sujet dont les avait entretenues M. Copperfield ; mais que si M. Copperfield voulait leur faire l’honneur d’une visite, à un jour désigné, elles seraient heureuses d’en converser avec lui ; M. Copperfield pouvait, s’il le jugeait à propos, se faire accompagner d’une personne de confiance.

M. Copperfield répondit immédiatement à cette lettre qu’il présentait à mesdemoiselles Spenlow ses compliments respectueux, qu’il aurait l’honneur de leur rendre visite au jour désigné, et qu’il serait accompagné, comme elles avaient bien voulu le lui permettre, de son ami M. Thomas Traddles, du Temple. Une fois cette lettre expédiée, M. Copperfield tomba dans un état d’agitation nerveuse qui dura jusqu’au jour fixé.

Ce qui augmentait beaucoup mon inquiétude, c’était de ne pouvoir, dans une crise aussi importante, avoir recours aux inestimables services de miss Mills. Mais M. Mills qui semblait prendre à tâche de me contrarier (du moins je le croyais, ce qui revenait au même). M. Mills, dis-je, venait de prendre un parti extrême, en se mettant dans la tête de partir pour les Indes. Je vous demande un peu ce qu’il voulait aller faire aux Indes, si ce n’était pour me vexer ? Vous me direz à cela qu’il n’avait rien à faire dans aucune autre partie du monde, et que celle-là l’intéressait particulièrement, puisque tout son commerce se faisait avec l’Inde. Je ne sais trop quel pouvait être ce commerce (j’avais, sur ce sujet, des notions assez vagues de châles lamés d’or et de dents d’éléphants) ; il avait été à Calcutta dans sa jeunesse, et il voulait retourner s’y établir, en qualité d’associé résident. Mais tout cela m’était bien égal : il n’en était pas moins vrai qu’il allait partir, qu’il emmenait Julia, et que Julia était en voyage pour dire adieu à sa famille ; leur maison était affichée à vendre ou à louer ; leur mobilier (la machine à lessive comme le reste) devait se vendre sur estimation. Voilà donc encore un tremblement de terre sous mes pieds, avant que je fusse encore bien remis du premier.

J’hésitais fort sur la question de savoir comment je devais m’habiller pour le jour solennel : j’étais partagé entre le désir de paraître à mon avantage, et la crainte que quelque apprêt dans ma toilette ne vînt altérer ma réputation d’homme sérieux aux yeux des demoiselles Spenlow. J’essayai un heureux mezzo termine dont ma tante approuva l’idée, et, pour assurer le succès de notre entreprise, M. Dick, selon les usages matrimoniaux du pays, jeta son soulier en l’air derrière Traddles et moi, comme nous descendions l’escalier.

Malgré toute mon estime pour les bonnes qualités de Traddles, et malgré toute l’affection que je lui portais, je ne pouvais m’empêcher, dans une occasion aussi délicate, de souhaiter qu’il n’eût pas pris l’habitude de se coiffer en brosse, comme il faisait toujours : ses cheveux, dressés en l’air sur sa tête, lui donnaient un air effaré, je pourrais même dire une mine de balai de crin dont mes appréhensions superstitieuses ne me faisaient augurer rien de bon.

Je pris la liberté de le lui dire en chemin et de lui insinuer que, s’il pouvait seulement les aplatir un peu…

« Mon cher Copperfield, dit Traddles en ôtant son chapeau, et en lissant ses cheveux dans tous les sens, rien ne saurait m’être plus agréable, mais ils ne veulent pas.

– Ils ne veulent pas se tenir lisses ?

– Non, dit Traddles. Rien ne peut les y décider. J’aurais beau porter sur ma tête un poids de cinquante livres d’ici à Putney, que mes cheveux se redresseraient aussitôt derechef, dès que le poids aurait disparu. Vous ne pouvez vous faire une idée de leur entêtement, Copperfield. Je suis comme un porc-épic en colère. »

J’avoue que je fus un peu désappointé, tout en lui sachant gré de sa bonhomie. Je lui dis que j’adorais son bon caractère, et que certainement il fallait que tout l’entêtement qu’on peut avoir dans sa personne eût passé dans ses cheveux, car pour lui, il ne lui en restait pas trace.

« Oh ! reprit Traddles, en riant, ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai à me plaindre de ces malheureux cheveux. La femme de mon oncle ne pouvait pas les souffrir. Elle disait que ça l’exaspérait. Et cela m’a beaucoup nui, aussi, dans les commencements, quand je suis devenu amoureux de Sophie. Oh ! mais beaucoup !

– Vos cheveux lui déplaisaient ?

– Pas à elle, reprit Traddles, mais, sa sœur aînée, la beauté de la famille, ne pouvait se lasser d’en rire, à ce qu’il paraît. Le fait est que toutes ses sœurs en font des gorges chaudes.

– C’est agréable !

– Oh ! oui, reprit Traddles avec une innocence adorable, cela nous amuse tous. Elles prétendent que Sophie a une mèche de mes cheveux dans son pupitre, et que, pour les tenir aplatis, elle est obligée de les enfermer dans un livre à fermoir. Nous en rions bien, allez !

– À propos, mon cher Traddles, votre expérience pourra m’être utile. Quand vous avez été fiancé à la jeune personne dont vous venez de me parler, avez-vous eu à faire à la famille une proposition en forme ? Par exemple, avez-vous eu à accomplir la cérémonie par laquelle nous allons passer aujourd’hui ? ajoutai-je d’une voix émue.

– Voyez-vous, Copperfield, dit Traddles, et son visage devint plus sérieux, c’est une affaire qui m’a donné bien du tourment. Vous comprenez, Sophie est si utile dans sa famille qu’on ne pouvait pas supporter l’idée qu’elle pût jamais se marier. Ils avaient même décidé, entre eux, qu’elle ne se marierait jamais, et on l’appelait d’avance la vieille fille. Aussi, quand j’en ai dit un mot à mistress Crewler, avec toutes les précautions imaginables…

– C’est la mère ?

– Oui ; son père est le révérend Horace Crewler. Quand j’ai dit un mot à mistress Crewler, en dépit de toutes mes précautions oratoires, elle a poussé un grand cri, et s’est évanouie. Il m’a fallu attendre des mois entiers avant de pouvoir aborder le même sujet.

– Mais à la fin, pourtant, vous y êtes revenu ?

– C’est le révérend Horace, dit Traddles ; l’excellent homme ! exemplaire dans tous ses rapports ; il lui a représenté que, comme chrétienne, elle devait se soumettre à ce sacrifice, d’autant plus que ce n’en était peut-être pas un, et se garder de tout sentiment contraire à la charité à mon égard. Quant à moi, Copperfield, je vous en donne ma parole d’honneur, je me faisais horreur : je me regardais comme un vautour qui venait de fondre sur cette estimable famille.

– Les sœurs ont pris votre parti, Traddles, j’espère ?

– Mais je ne peux pas dire ça. Quand mistress Crewler fut un peu réconciliée avec cette idée, nous eûmes à l’annoncer à Sarah. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit de Sarah ? c’est celle qui a quelque chose dans l’épine dorsale !

– Oh ! parfaitement.

– Elle s’est mise à croiser les mains avec angoisse, en me regardant d’un air désolé ; puis elle a fermé les yeux, elle est devenue toute verte ; son corps était roide comme un bâton, et pendant deux jours elle n’a pu prendre que de l’eau panée, par cuillerées à café.

– C’est donc une fille insupportable, Traddles ?

– Je vous demande pardon, Copperfield. C’est une personne charmante, mais elle a tant de sensibilité ! Le fait est qu’elles sont toutes comme ça. Sophie m’a dit ensuite que rien ne pourrait jamais me donner une idée des reproches qu’elle s’était adressés à elle-même, tandis qu’elle soignait Sarah. Je suis sûr qu’elle en a dû bien souffrir, Copperfield ; j’en juge par moi, car j’étais là comme un vrai criminel. Quand Sarah a été guérie, il a fallu l’annoncer aux huit autres, et sur chacune d’elles l’effet a été des plus attendrissants. Les deux petites que Sophie élève commencent seulement maintenant à ne pas me détester.

– Mais enfin, ils sont tous maintenant réconciliés avec cette idée, j’espère ?

– Oui… oui, à tout prendre, je crois qu’ils se sont résignés, dit Traddles d’un ton de doute. À vrai dire, nous évitons d’en parler : ce qui les console beaucoup, c’est l’incertitude de mon avenir et la médiocrité de ma situation. Mais, si jamais nous nous marions, il y aura une scène déplorable. Cela ressemblera bien plus à un enterrement qu’à une noce, et ils m’en voudront tous à la mort de la leur ravir. »

Son visage avait une expression de candeur à la fois sérieuse et comique, dont le souvenir me frappe peut-être plus encore à présent que sur le moment, car j’étais alors dans un tel état d’anxiété et de tremblement pour moi-même, que j’étais tout à fait incapable de fixer mon attention sur quoi que ce fût. À mesure que nous approchions de la maison des demoiselles Spenlow, je me sentais si peu rassuré sur mes dehors personnels et sur ma présence d’esprit, que Traddles me proposa, pour me remettre, de boire quelque chose de légèrement excitant, comme un verre d’ale. Il me conduisit à un café voisin, puis, au sortir de là, je me dirigeai d’un pas tremblant vers la porte de ces demoiselles.

J’eus comme une vague sensation que nous étions arrivés, quand je vis une servante nous ouvrir la porte. Il me sembla que j’entrais en chancelant dans un vestibule où il y avait un baromètre, et qui donnait sur un tout petit salon au rez-de-chaussée. Le salon ouvrait sur un joli petit jardin. Puis, je crois que je m’assis sur un canapé, que Traddles ôta son chapeau, et que ses cheveux, en se redressant, lui donnèrent l’air d’une de ces petites figures d’épouvantail à ressort qui sortent d’une boîte quand on lève le couvercle. Je crois avoir entendu une vieille pendule rococo qui ornait la cheminée faire tic tac, et que j’essayai de mettre celui de mon cœur à l’unisson ; mais bah ! il battait trop fort. Je crois que je cherchai des yeux quelque chose qui me rappelât Dora, et que je ne vis rien. Je crois aussi que j’entendis Jip aboyer dans le lointain et que quelqu’un étouffa aussitôt ses cris. Enfin, je manquai de pousser du coup Traddles dans la cheminée, en faisant la révérence, avec une extrême confusion, à deux vieilles petites dames habillées en noir, qui ressemblaient à deux diminutifs ratatinés de feu M. Spenlow.

« Asseyez-vous, je vous prie, dit l’une des deux petites dames. »

Quand j’eus cessé de faire tomber Traddles et que j’eus trouvé un autre siège qu’un chat sur lequel je m’étais premièrement installé, je recouvrai suffisamment mes sens pour m’apercevoir que M. Spenlow devait évidemment être le plus jeune de la famille ; il devait y avoir six ou huit ans de différence entre les deux sœurs. La plus jeune paraissait chargée de diriger la conférence, d’autant qu’elle tenait ma lettre à la main (ma pauvre lettre ! je la reconnaissais bien, et pourtant je tremblais de la reconnaître), et qu’elle la consultait de temps en temps avec son lorgnon. Les deux sœurs étaient habillées de même, mais la plus jeune avait pourtant dans sa personne je ne sais quoi d’un peu plus juvénile ; et aussi dans sa toilette quelque dentelle de plus à son col ou à sa chemisette, peut-être une broche ou un bracelet, ou quelque chose comme cela qui lui donnait un air plus lutin. Toutes deux étaient roides, calmes et compassées. La sœur qui ne tenait pas ma lettre avait les bras croisés sur la poitrine, comme une idole.

« M. Copperfield, je pense ? dit la sœur qui tenait ma lettre, en s’adressant à Traddles. »

Quel effroyable début ! Traddles, obligé d’expliquer que c’était moi qui étais M. Copperfield, et moi réduit à réclamer ma personnalité ! et elles forcées à leur tour de se défaire d’une opinion préconçue que Traddles était M. Copperfield. Jugez comme c’était agréable ! et par-dessus le marché nous entendions très-distinctement deux petits aboiements de Jip, puis sa voix fut encore étouffée.

« Monsieur Copperfield ! » dit la sœur qui tenait la lettre.

Je fis je ne sais quoi, je saluai probablement, puis je prêtai l’oreille la plus attentive à ce que me dit l’autre sœur.

« Ma sœur Savinia étant plus versée que moi dans de pareilles matières va vous dire ce que nous croyons qu’il y ait de mieux à faire dans l’intérêt des deux parties. »

Je découvris plus tard que miss Savinia faisait autorité pour les affaires de cœur, parce qu’il avait existé jadis un certain M. Pidger, qui jouait au whist, et qui avait été, à ce qu’on croyait, amoureux d’elle. Mon opinion personnelle, c’est que la supposition était entièrement gratuite et que Pidger était parfaitement innocent d’un tel sentiment ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai jamais entendu dire qu’il en eût donné la moindre atteinte. Mais enfin, miss Savinia et miss Clarissa croyaient comme un article de foi qu’il aurait déclaré sa passion s’il n’avait été emporté, à la fleur de l’âge (il avait environ soixante ans), par l’abus des liqueurs fortes, corrigé ensuite mal à propos par l’abus des eaux de Bath, comme antidote. Elles avaient même un secret soupçon qu’il était mort d’un amour rentré, celui qu’il portait à Savinia. Je dois dire que le portrait qu’elles avaient conservé de lui présentait un nez cramoisi qui ne paraissait pas avoir autrement souffert de cet amour dissimulé.

« Nous ne voulons pas, dit miss Savinia, remonter dans le passé jusqu’à l’origine de la chose. La mort de notre pauvre frère Francis a effacé tout cela.

– Nous n’avions pas, dit miss Clarissa, de fréquents rapports avec notre frère Francis ; mais il n’y avait point de division ni de désunion positive entre nous. Francis est resté de son côté, nous du nôtre. Nous avons trouvé que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire dans l’intérêt des deux parties, et c’était vrai. »

Les deux sœurs se penchaient également en avant pour parler, puis elles secouaient la tête et se redressaient quand elles avaient fini. Miss Clarissa ne remuait jamais les bras. Elle jouait quelquefois du piano dessus avec ses doigts, des menuets et des marches, je suppose, mais ses bras n’en restaient pas moins immobiles.

« La position de notre nièce, du moins sa position supposée, est bien changée depuis la mort de notre frère Francis. Nous devons donc croire, dit miss Savinia, que l’avis de notre frère sur la position de sa fille n’a plus la même importance. Nous n’avons pas de raison de douter, M. Copperfield, que vous ne possédiez une excellente réputation et un caractère honorable, ni que vous ayez de l’attachement pour notre nièce, ou du moins que vous ne croyiez fermement avoir de l’attachement pour elle. »

Je répondis, comme je n’avais garde en aucun cas d’en laisser échapper l’occasion, que jamais personne n’avait aimé quelqu’un comme j’aimais Dora. Traddles me prêta main-forte par un murmure confirmatif.

Miss Savinia allait faire quelque remarque quand miss Clarissa, qui semblait poursuivie sans cesse du besoin de faire allusion à son frère Francis, reprit la parole.

« Si la mère de Dora, dit-elle, nous avait dit, le jour où elle épousa notre frère Francis, qu’il n’y avait pas de place pour nous à sa table, cela aurait mieux valu dans l’intérêt des deux parties.

– Ma sœur Clarissa, dit miss Savinia, peut-être vaudrait-il mieux laisser cela de côté.

– Ma sœur Savinia, dit miss Clarissa, cela a rapport au sujet. Je ne me permettrai pas de me mêler de la branche du sujet qui vous regarde. Vous seule êtes compétente pour en parler. Mais, quant à cette autre branche du sujet, je me réserve ma voix et mon opinion. Il aurait mieux valu, dans l’intérêt des deux parties, que la mère de Dora nous exprimât clairement ses intentions le jour où elle a épousé notre frère Francis. Nous aurions su à quoi nous en tenir. Nous lui aurions dit : « Ne prenez pas la peine de nous inviter jamais, » et tout malentendu aurait été évité. »

Quand miss Clarissa eut fini de secouer la tête, miss Savinia reprit la parole, tout en consultant ma lettre à travers son lorgnon. Les deux sœurs avaient de petits yeux ronds et brillants qui ressemblaient à des yeux d’oiseau. En général, elles avaient beaucoup de rapport avec de petits oiseaux, et il y avait dans leur ton bref, prompt et brusque, comme aussi dans le soin propret avec lequel elles rajustaient leur toilette, quelque chose qui rappelait la nature et les mœurs des canaris.

Miss Savinia reprit donc la parole.

« Vous nous demandez, monsieur Copperfield, à ma sœur Clarissa et à moi, l’autorisation de venir nous visiter, comme fiancé de notre nièce ?

– S’il a convenu à notre frère Francis, dit miss Clarissa qui éclata de nouveau (si tant est qu’on puisse dire éclater en parlant d’une interruption faite d’un air si calme), s’il lui a plu de s’entourer de l’atmosphère des Doctors’-Commons, avions-nous le droit ou le désir de nous y opposer ? Non, certainement. Nous n’avons jamais cherché à nous imposer à personne. Mais pourquoi ne pas le dire ? mon frère Francis et sa femme étaient bien maîtres de choisir leur société, comme ma sœur Clarissa et moi de choisir la nôtre. Nous sommes assez grandes pour ne pas nous en laisser manquer, je suppose ! »

Comme cette apostrophe semblait s’adresser à Traddles et à moi, nous nous crûmes obligés d’y faire quelque réponse. Traddles parla trop bas, on ne put l’entendre ; moi, je dis, à ce que je crois, que cela faisait le plus grand honneur à tout le monde. Je ne sais pas du tout ce que je voulais dire par là.

« Ma sœur Savinia, dit miss Clarissa maintenant qu’elle venait de se soulager le cœur, continuez. »

Miss Savinia continua :

« Monsieur Copperfield, ma sœur Clarissa et moi nous avons mûrement réfléchi au sujet de votre lettre ; et, avant d’y réfléchir, nous avons commencé par la montrer à notre nièce et par la discuter avec elle. Nous ne doutons pas que vous ne croyiez l’aimer beaucoup.

– Si je crois l’aimer, madame ! oh !… »

J’allais entrer en extase ; mais miss Clarissa me lança un tel regard (exactement celui d’un petit serin), comme pour me prier de ne pas interrompre l’oracle, que je me tus en demandant pardon.

« L’affection, dit miss Savinia en regardant sa sœur comme pour lui demander de l’appuyer de son assentiment, et miss Clarissa n’y manquait pas à la fin de chaque phrase par un petit hochement de tête ad hoc, l’affection solide, le respect, le dévouement ont de la peine à s’exprimer. Leur voix est faible. Modeste et réservé, l’amour se cache, il attend, il attend toujours. C’est comme un fruit qui attend sa maturité. Souvent la vie se passe, et il reste encore à mûrir à l’ombre. »

Naturellement, je ne compris pas alors que c’était une allusion aux souffrances présumées du malheureux Pidger ; je vis seulement, à la gravité avec laquelle miss Clarissa remuait la tête, qu’il y avait un grand sens dans ces paroles.

« Les inclinations légères (car je ne saurais les comparer avec les sentiments solides dont je parle), continua miss Savinia, les inclinations légères des petits jeunes gens ne sont auprès de cela que ce que la poussière est au roc. Il est si difficile de savoir si elles ont un fondement solide, que ma sœur Clarissa et moi nous ne savions que faire, en vérité, monsieur Copperfield, et vous monsieur…

– Traddles, dit mon ami en voyant qu’on le regardait.

– Je vous demande pardon, monsieur Traddles du Temple, je crois ? dit miss Clarissa en lorgnant encore la lettre.

– Précisément, » dit Traddles, et il devint rouge comme un coq.

« Je n’avais encore reçu aucun encouragement positif, mais il me semblait remarquer que les deux petites sœurs, et surtout miss Savinia, se complaisaient dans cette nouvelle question d’intérêt domestique ; qu’elles cherchaient à en tirer tout le parti possible, à la faire durer le plus possible, et cela me donnait bon espoir. Je croyais voir que miss Savinia serait ravie d’avoir à gouverner deux jeunes amants, comme Dora et moi, et que miss Clarissa serait presque aussi contente de la voir nous gouverner, en se donnant de temps à autre le plaisir de disserter sur la branche de la question qu’elle s’était réservée pour sa part. Cela me donna le courage de déclarer avec la plus grande chaleur que j’aimais Dora plus que je ne pouvais le dire, ou qu’on ne pouvait le croire ; que tous mes amis savaient combien je l’aimais ; que ma tante, Agnès, Traddles, tous ceux qui me connaissaient, savaient combien mon amour pour elle m’avait rendu sérieux. J’appelai Traddles en témoignage. Traddles prit feu comme s’il se plongeait à corps perdu dans un débat parlementaire, et vint noblement à mon aide ; évidemment, ses paroles simples, sensées et pratiques produisirent une impression favorable.

« J’ai, s’il m’est permis de le dire, une certaine expérience en cette matière, dit Traddles ; je suis fiancé à une jeune personne qui est l’aînée de dix enfants, en Devonshire, et même pour le moment je ne vois aucune probabilité que nous puissions nous marier.

– Vous pourrez donc confirmer ce que j’ai dit, M. Traddles, repartit miss Savinia, à laquelle il inspirait évidemment un intérêt tout nouveau, sur l’affection modeste et réservée qui sait attendre, et toujours attendre.

– Entièrement, » madame, dit Traddles.

Miss Clarissa regarda miss Savinia en lui faisant un signe de tête plein de gravité. Miss Savinia regarda miss Clarissa d’un air sentimental et poussa un léger soupir.

« Ma sœur Savinia, dit miss Clarissa, prenez mon flacon. »

Miss Savinia se réconforta au moyen des sels de sa sœur, puis elle continua d’une voix plus faible, tandis que Traddles et moi nous la regardions avec sollicitude.

« Nous avons eu de grands doutes, ma sœur et moi, monsieur Traddles, sur la marche qu’il convenait de suivre quant à l’attachement, ou du moins quant à l’attachement supposé de deux petite jeunes gens comme votre ami M. Copperfield et notre nièce.

– L’enfant de notre frère Francis, fit remarquer miss Clarissa. Si la femme de notre frère Francis avait, de son vivant, jugé convenable (bien qu’elle eût certainement le droit d’agir différemment) d’inviter la famille à dîner chez elle, nous connaîtrions mieux aujourd’hui l’enfant de notre frère Francis. Ma sœur Savinia, continuez. »

Miss Savinia retourna ma lettre, pour en remettre l’adresse sous ses yeux, puis elle parcourut avec son lorgnon quelques notes bien alignées qu’elle y avait inscrites.

« Il nous semble prudent, monsieur Traddles, dit-elle, de juger par nous-mêmes de la profondeur de tels sentiments. Pour le moment nous n’en savons rien, et nous ne pouvons savoir ce qu’il en est réellement ; tout ce que nous croyons donc pouvoir faire, c’est d’autoriser M. Copperfield à nous venir voir.

– Je n’oublierai jamais votre bonté, mademoiselle, m’écriai-je, le cœur soulagé d’un grand poids.

– Mais, pour le moment, reprit miss Savinia, nous désirons, monsieur Traddles, que ces visites s’adressent à nous. Nous ne voulons sanctionner aucun engagement positif entre M. Copperfield et notre nièce, avant que nous ayons eu l’occasion…

– Avant que vous ayez eu l’occasion, ma sœur Savinia, dit miss Clarissa.

– Je le veux bien, répondit miss Savinia, avec un soupir, avant que j’aie eu l’occasion d’en juger.

– Copperfield, dit Traddles en se tournant vers moi, vous sentez, j’en suis sûr, qu’on ne saurait rien dire de plus raisonnable ni de plus sensé.

– Non, certainement, m’écriai-je, et j’y suis on ne peut plus sensible.

– Dans l’état actuel des choses, dit miss Savinia, qui eut de nouveau recours à ses notes, et une fois qu’il est établi sur quel pied nous autorisons les visites de M. Copperfield, nous lui demandons de nous donner sa parole d’honneur qu’il n’aura avec notre nièce aucune communication, de quelque espèce que ce soit, sans que nous en soyons prévenues ; et qu’il ne formera, par rapport à notre nièce, aucun projet, sans nous le soumettre préalablement…

– Sans vous le soumettre, ma sœur Savinia, interrompit miss Clarissa.

– Je le veux bien, Clarissa, répondit miss Savinia d’un ton résigné, à moi personnellement… et sans qu’il ait obtenu notre approbation. Nous en faisons une condition expresse et absolue qui ne devra être enfreinte sous aucun prétexte. Nous avions prié M. Copperfield de se faire accompagner aujourd’hui d’une personne de confiance (et elle se tourna vers Traddles qui salua), afin qu’il ne pût y avoir ni doute ni malentendu sur ce point. M. Copperfield, si vous ou M. Traddles vous avez le moindre scrupule à nous faire cette promesse, je vous prie de prendre du temps pour y réfléchir. »

Je m’écriai, dans mon enthousiasme, que je n’avais pas besoin d’y réfléchir un seul instant de plus. Je jurai solennellement, et, du ton le plus passionné, j’appelai Traddles à me servir de témoin ; je me déclarai d’avance le plus atroce et le plus pervers des hommes si jamais je manquais le moins du monde à cette promesse.

« Attendez, dit miss Savinia en levant la main : avant d’avoir le plaisir de vous recevoir, messieurs, nous avions résolu de vous laisser seuls un quart d’heure, pour vous donner le temps de réfléchir à ce sujet. Permettez-nous de nous retirer. »

En vain je répétai que je n’avais pas besoin d’y réfléchir ; elles persistèrent à se retirer pour un quart d’heure. Les deux petits oiseaux s’en allèrent en sautillant avec dignité, et nous restâmes seuls : moi, transporté dans des régions délicieuses, et Traddles occupé à m’accabler de ses félicitations. Au bout du quart d’heure, ni plus ni moins, elles reparurent, toujours avec la même dignité ! À leur sortie le froissement de leurs robes avait fait un léger bruissement comme si elles étaient composées de feuilles d’automne ; quand elles revinrent, le même frémissement se fit encore entendre.

Je promis de nouveau d’observer fidèlement la prescription.

« Ma sœur Clarissa, dit miss Savinia, le reste vous regarde. »

Miss Clarissa cessa, pour la première fois, de laisser ses bras croisés, prit ses notes et les regarda.

« Nous serons heureux, dit miss Clarissa, de recevoir M. Copperfield à dîner tous les dimanches, si cela lui convient. Nous dînons à trois heures. »

Je saluai.

« Dans le courant de la semaine, dit miss Clarissa, nous serons charmées que M. Copperfield vienne prendre le thé avec nous. Nous prenons le thé à six heures et demie. »

Je saluai de nouveau.

« Deux fois par semaine, dit miss Clarissa, mais pas plus souvent. »

Je saluai de nouveau.

« Miss Trotwood, dont M. Copperfield fait mention dans sa lettre, dit miss Clarissa, viendra peut-être nous voir. Quand les visites sont utiles, dans l’intérêt des deux parties, nous sommes charmées de recevoir des visites et de les rendre. Mais quand il vaut mieux, dans l’intérêt des deux parties, qu’on ne se fasse point de visites (comme cela nous est arrivé avec mon frère Francis et sa famille) alors c’est tout à fait différent. »

J’assurai que ma tante serait heureuse et fière de faire leur connaissance, et pourtant je dois dire que je n’étais pas bien certain qu’elles dussent toujours s’entendre parfaitement. Toutes les conditions étant donc arrêtées, j’exprimai mes remercîments avec chaleur, et prenant la main, d’abord de miss Clarissa, puis de miss Savinia, je les portai successivement à mes lèvres.

Miss Savinia se leva alors, et priant M. Traddles de nous attendre un instant, elle me demanda de la suivre. J’obéis en tremblant ; elle me conduisit dans une antichambre. Là je trouvai ma bien-aimée Dora, la tête appuyée contre le mur, et Jip enfermé dans le réchaud pour les assiettes, la tête enveloppée d’une serviette.

Oh ! qu’elle était belle dans sa robe de deuil ! Comme elle pleura d’abord, et comme j’eus de la peine à la faire sortir de son coin ! Et comme nous fûmes heureux tous deux quand elle finit par s’y décider ! Quelle joie de tirer Jip du réchaud, de lui rendre la lumière du jour, et de nous trouver tous trois réunis !

« Ma chère Dora ! À moi maintenant pour toujours.

– Oh laissez-moi, dit-elle d’un ton suppliant, je vous en prie !

– N’êtes-vous pas à moi pour toujours, Dora ?

– Oui, certainement, cria Dora, mais j’ai si peur !

– Peur, ma chérie !

– Oh oui, je ne l’aime pas, dit Dora. Que ne s’en va-t-il ?

– Mais qui, mon trésor ?

– Votre ami, dit Dora. Est-ce que ça le regarde ? Il faut être bien stupide.

– Mon amour ! (Jamais je n’ai rien vu de plus séduisant que ses manières enfantines.) C’est le meilleur garçon !

– Mais qu’avons-nous besoin de bon garçon ? dit-elle avec une petite moue.

– Ma chérie, repris-je, vous le connaîtrez bientôt et vous l’aimerez beaucoup. Ma tante aussi va venir vous voir, et je suis sûr que vous l’aimerez aussi de tout votre cœur.

– Oh non, ne l’amenez pas, dit Dora en m’embrassant d’un petit air épouvanté, et en joignant les mains. Non. Je sais bien que c’est une mauvaise petite vieille. Ne l’amenez pas ici, mon bon petit Dody. » (C’était une corruption de David qu’elle employait par amitié.)

Les remontrances n’auraient servi à rien ; je me mis à rire, à la contempler avec amour, avec bonheur : elle me montra comme Jip savait bien se tenir dans un coin sur ses jambes de derrière, et il est vrai de dire qu’en effet il y restait bien le temps que dure un éclair et retombait aussitôt. Enfin, je ne sais combien de temps j’aurais pu rester ainsi, sans penser le moins du monde à Traddles, si miss Savinia n’était pas venue me chercher. Miss Savinia aimait beaucoup Dora (elle me dit que Dora était tout son portrait du temps qu’elle était jeune. Dieu ! comme elle avait dû changer !) et elle la traitait comme un joujou. Je voulus persuader à Dora de venir voir Traddles ; mais, sur cette proposition, elle courut s’enfermer dans sa chambre ; j’allai donc sans elle retrouver Traddles, et nous sortîmes ensemble.

« Rien ne saurait être plus satisfaisant, dit Traddles, et ces deux vieilles dames sont très-aimables. Je ne serais pas du tout surpris que vous fussiez marié plusieurs années avant moi, Copperfield.

– Votre Sophie joue-t-elle de quelque instrument, Traddles ? demandai-je, dans l’orgueil de mon cœur.

– Elle sait assez bien jouer du piano pour l’enseigner à ses petites sœurs, dit Traddles.

– Est-ce qu’elle chante ?

– Elle chante quelquefois des ballades pour amuser les autres, quand elles ne sont pas en train, dit Traddles, mais elle n’exécute rien de bien savant.

– Elle ne chante pas en s’accompagnant de la guitare ?

– Oh ciel ! non ! »

– Est-ce qu’elle peint ?

– Non, pas du tout, » dit Traddles.

Je promis à Traddles qu’il entendrait chanter Sophie et que je lui montrerais de ses peintures de fleurs.

Il dit qu’il en serait enchanté, et nous rentrâmes bras dessus bras dessous, le plus gaiement du monde. Je l’encourageai à me parler de Sophie ; il le fit avec une tendre confiance en elle qui me toucha fort. Je la comparais à Dora dans mon cœur, avec une grande satisfaction d’amour-propre ; mais, c’est égal, je reconnaissais bien volontiers en moi-même que ça ferait évidemment une excellente femme pour Traddles.

Naturellement ma tante fut immédiatement instruite de l’heureux résultat de notre conférence, et je la mis au courant de tous les détails. Elle était heureuse de me voir si heureux, et elle me promit d’aller très-prochainement voir les tantes de Dora. Mais, ce soir-là, elle arpenta si longtemps le salon, pendant que j’écrivais à Agnès, que je commençais à croire qu’elle avait l’intention de continuer jusqu’au lendemain matin.

Ma lettre à Agnès était pleine d’affection et de reconnaissance, elle lui détaillait tous les bons effets des conseils qu’elle m’avait donnés. Elle m’écrivit par le retour du courrier. Sa lettre à elle était pleine de confiance, de raison et de bonne humeur, et à dater de ce jour, elle montra toujours la même gaieté.

J’avais plus de besogne que jamais. Putney était loin de Highgate où je me rendais tous les jours, et pourtant je voulais y aller le plus souvent possible. Comme il n’y avait pas moyen que je pusse me rendre chez Dora à l’heure du thé, j’obtins, par capitulation, de miss Savinia, la permission de venir tous les samedis dans l’après-midi, sans que cela fit tort au dimanche. J’avais donc deux beaux jours à la fin de chaque semaine, et les autres se passaient tout doucement dans l’attente de ceux-là.

Je fus extrêmement soulagé de voir que ma tante et les tantes de Dora s’accommodèrent les unes des autres, à tout prendre, beaucoup mieux que je ne l’avais espéré. Ma tante fit sa visite quatre ou cinq jours après la conférence, et deux ou trois jours après, les tantes de Dora lui rendirent sa visite, dans toutes les règles, en grande cérémonie. Ces visites se renouvelèrent, mais d’une manière plus amicale, de trois en trois semaines. Je sais bien que ma tante troublait toutes les idées des tantes de Dora, par son dédain pour les fiacres, dont elle n’usait guère, préférant de beaucoup venir à pied jusqu’à Putney, et qu’on trouvait qu’elle avait bien peu d’égards pour les préjugés de la civilisation, en arrivant à des heures indues, tout de suite après le déjeuner, ou un quart d’heure avant le thé, ou bien en mettant son chapeau de la façon la plus bizarre, sous prétexte que cela lui était commode. Mais les tantes de Dora s’habituèrent bientôt à regarder ma tante comme une personne excentrique et tant soit peu masculine, mais d’une grande intelligence ; et, quoique ma tante exprimât parfois, sur certaines convenances sociales, des opinions hérétiques qui étourdissaient les tantes de Dora, cependant elle m’aimait trop pour ne pas sacrifier à l’harmonie générale quelques-unes de ses singularités.

Le seul membre de notre petit cercle qui refusât positivement de s’adapter aux circonstances, ce fut Jip. Il ne voyait jamais ma tante sans aller se fourrer sous une chaise en grinçant des dents, et en grognant constamment ; de temps à autre il faisait entendre un hurlement lamentable, comme si elle lui portait sur les nerfs. On essaya de tout, on le caressa, on le gronda, on le battit, on l’amena à Buckingham-Street (où il s’élança immédiatement sur les deux chats, à la grande terreur des spectateurs) ; mais jamais on ne put l’amener à supporter la société de ma tante. Parfois il semblait croire qu’il avait fini par se raisonner et vaincre son antipathie ; il faisait même l’aimable un moment, mais bientôt il retroussait son petit nez, et hurlait si fort qu’il fallait bien vite le fourrer dans le réchaud aux assiettes pour qu’il ne pût rien voir. À la fin, Dora prit le parti de l’envelopper tout prêt dans une serviette, pour le mettre dans le réchaud dès qu’on annonçait l’arrivée de ma tante.

Il y avait une chose qui m’inquiétait beaucoup, même au milieu de cette douce vie, c’était que Dora semblait passer, aux yeux de tout le monde, pour un charmant joujou. Ma tante, avec laquelle elle s’était peu à peu familiarisée, l’appelait sa petite fleur ; et miss Savinia passait son temps à la soigner, à refaire ses boucles, à lui préparer de jolies toilettes : on la traitait comme un enfant gâté. Ce que miss Savinia faisait, sa sœur naturellement le faisait aussi de son côté. Cela me paraissait singulier ; mais tout le monde avait, jusqu’à un certain point, l’air de traiter Dora, à peu près comme Dora traitait Jip.

Je me décidai à lui en parler, et un jour que nous étions seuls ensemble (car miss Savinia nous avait, au bout de peu de temps, permis de sortir seuls), je lui dis que je voudrais bien qu’elle pût leur persuader de la traiter autrement.

« Parce que, voyez-vous, ma chérie ! vous n’êtes pas un enfant.

– Allons ! dit Dora ; est-ce que vous allez devenir grognon, à présent ?

– Grognon ? mon amour !

– Je trouve qu’ils sont tous très-bons pour moi, dit Dora, et je suis très-heureuse.

– À la bonne heure ; mais, ma chère petite, vous n’en sériez pas moins heureuse, quand on vous traiterait en personne raisonnable. »

Dora me lança un regard de reproche. Quel charmant petit regard ! et elle se mit à sangloter, en disant que, « puisque je ne l’aimais pas, elle ne savait pas pourquoi j’avais tant désiré d’être son fiancé ? et que, puisque je ne pouvais pas la souffrir, je ferais mieux de m’en aller. »

Que pouvais-je faire, que d’embrasser ces beaux yeux pleins de larmes, et de lui répéter que je l’adorais ?

« Et moi qui vous aime tant, dit Dora ; vous ne devriez pas être si cruel pour moi, David !

– Cruel ? mon amour ! comme si je pouvais être cruel pour vous !

– Alors ne me grondez pas, dit Dora avec cette petite moue qui faisait de sa bouche un bouton de rose, et je serai très-sage. »

Je fus ravi un instant après de l’entendre me demander d’elle-même, si je voulais lui donner le livre de cuisine dont je lui avais parlé une fois, et lui montrer à tenir des comptes comme je le lui avais promis. À la visite suivante, je lui apportai le volume, bien relié, pour qu’il eût l’air moins sec et plus engageant ; et tout en nous promenant dans les champs, je lui montrai un vieux livre de comptes à ma tante, et je lui donnai un petit carnet, un joli porte-crayon et une boîte de mine de plomb pour qu’elle pût s’exercer au ménage.

Mais le livre de cuisine fit mal à la tête à Dora, et les chiffres la firent pleurer. Ils ne voulaient pas s’additionner, disait-elle ; aussi se mit-elle à les effacer tous, et à dessiner à la place sur son carnet des petits bouquets, ou bien le portait de Jip et le mien.

J’essayai ensuite de lui donner verbalement quelques conseils sur les affaires du ménage, dans nos promenades du samedi. Quelquefois, par exemple, quand nous passions devant la boutique d’un boucher, je lui disais :

« Voyons, ma petite, si nous étions mariés, et que vous eussiez à acheter une épaule de mouton pour notre dîner, sauriez-vous l’acheter ? »

Le joli petit visage de Dora s’allongeait, et elle avançait ses lèvres, comme si elle voulait fermer les miennes par un de ses baisers.

« Sauriez-vous l’acheter, ma petite ? » répétais-je alors d’un air inflexible.

Dora réfléchissait un moment, puis elle répondait d’un air de triomphe :

« Mais le boucher saurait bien me la vendre ; est-ce que ça ne suffit pas ? Oh ! David que vous êtes niais ! »

Une autre fois, je demandai à Dora, en regardant le livre de cuisine, ce qu’elle ferait si nous étions mariés, et que je lui demandasse de me faire manger une bonne étuvée à l’irlandaise. Elle me répondit qu’elle dirait à sa cuisinière : « Faites-moi une étuvée. » Puis elle battit des mains en riant si gaiement qu’elle me parut plus charmante que jamais.

En conséquence, le livre de cuisine ne servit guère qu’à mettre dans le coin, pour faire tenir dessus tout droit maître Jip. Mais Dora fut tellement contente le jour où elle parvint à l’y faire rester, avec le porte crayon entre les dents, que je ne regrettai pas de l’avoir acheté.

Nous en revînmes à la guitare, aux bouquets de fleurs, aux chansons sur le plaisir de danser toujours, tra la la ! et toute la semaine se passait en réjouissances. De temps en temps j’aurais voulu pouvoir insinuer à miss Savinia qu’elle traitait un peu trop ma chère Dora comme un jouet, et puis je finissais par m’avouer quelquefois, que moi aussi je cédais à l’entraînement général, et que je la traitais comme un jouet aussi bien que les autres ; quelquefois, mais pas souvent.

Chapitre XII. Une noirceur. §

Je sais qu’il ne m’appartient pas de raconter, bien que ce manuscrit ne soit destiné qu’à moi seul, avec quelle ardeur je m’appliquai à faire des progrès dans tous les menus détails de cette malheureuse sténographie, pour répondre à l’attente de Dora et à la confiance de ses tantes. J’ajouterai seulement, à ce que j’ai dit déjà de ma persévérance à cette époque et de la patiente énergie qui commençait alors à devenir le fond de mon caractère, que c’est à ces qualités surtout que j’ai dû plus tard le bonheur de réussir. J’ai eu beaucoup de bonheur dans les affaires de cette vie ; bien des gens ont travaillé plus que moi, sans avoir autant de succès ; mais je n’aurais jamais pu faire ce que j’ai fait sans les habitudes de ponctualité, d’ordre et de diligence que je commençai à contracter, et surtout sans la faculté que j’acquis alors de concentrer toutes mes attentions sur un seul objet à la fois, sans m’inquiéter de celui qui allait lui succéder peut-être à l’instant même. Dieu sait que je n’écris pas cela pour me vanter ! Il faudrait être véritablement un saint pour n’avoir pas à regretter, en repassant toute sa vie comme je le fais ici, page par page, bien des talents négligés, bien des occasions favorables perdues, bien des erreurs et bien des fautes. Il est probable que j’ai mal usé, comme un autre, de tous les dons que j’avais reçus. Ce que je veux dire simplement, c’est que, depuis ce temps-là, tout ce que j’ai eu à faire dans ce monde, j’ai essayé de le bien faire ; que je me suis dévoué entièrement à ce que j’ai entrepris, et que dans les petites comme dans les grandes choses, j’ai toujours sérieusement marché à mon but. Je ne crois pas qu’il soit possible, même à ceux qui ont de grandes familles, de réussir s’ils n’unissent pas à leur talent naturel des qualités simples, solides, laborieuses, et surtout une légitime confiance dans le succès : il n’y a rien de tel en ce monde que de vouloir. Des talents rares, ou des occasions favorables, forment pour ainsi dire les deux montants de l’échelle où il faut grimper, mais, avant tout, que les barreaux soient d’un bois dur et résistant ; rien ne saurait remplacer, pour réussir, une volonté sérieuse et sincère. Au lieu de toucher à quelque chose du bout du doigt, je m’y donnais corps et âme, et, quelle que fût mon œuvre, je n’ai jamais affecté de la déprécier. Voilà des règles dont je me suis trouvé bien.

Je ne veux pas répéter ici combien je dois à Agnès de reconnaissance dans la pratique de ces préceptes. Mon récit m’entraîne vers elle comme ma reconnaissance et mon amour.

Elle vint faire chez le docteur une visite de quinze jours. M. Wickfield était un vieil ami de cet excellent homme qui désirait le voir pour tâcher de lui faire du bien. Agnès lui avait parlé de son père à sa dernière visite à Londres, et ce voyage était le résultat de leur conversation. Elle accompagna M. Wickfield. Je ne fus pas surpris d’apprendre qu’elle avait promis à mistress Heep de lui trouver un logement dans le voisinage ; ses rhumatismes exigeaient, disait-elle, un changement d’air, et elle serait charmée de se trouver en si bonne compagnie. Je ne fus pas surpris non plus de voir le lendemain Uriah arriver, comme un bon fils qu’il était, pour installer sa respectable mère.

« Voyez-vous, maître Copperfield, dit-il en m’imposant sa société tandis que je me promenais dans le jardin du docteur, quand on aime, on est jaloux, ou tout au moins on désire pouvoir veiller sur l’objet aimé.

– De qui donc êtes-vous jaloux, maintenant ? lui dis-je.

– Grâce à vous, maître Copperfield, reprit-il, de personne en particulier pour le moment, pas d’un homme, au moins !

– Seriez-vous par hasard jaloux d’une femme ? »

Il me lança un regard de côté avec ses sinistres yeux rouges et se mit à rire.

« Réellement, maître Copperfield, dit-il… je devrais dire monsieur Copperfield, mais vous me pardonnerez cette habitude invétérée ; vous êtes si adroit, vrai, vous me débouchez comme avec un tire-bouchon ! Eh bien ! je n’hésite pas à vous le dire, et il posa sur moi sa main gluante et poissée, je n’ai jamais été l’enfant chéri des dames, je n’ai jamais beaucoup plu à mistress Strong. »

Ses yeux devenaient verts, tandis qu’il me regardait avec une ruse infernale.

« Que voulez-vous dire ? lui demandai-je.

– Mais bien que je sois procureur, maître Copperfield, reprit-il avec un petit rire sec, je veux dire, pour le moment, exactement ce que je dis.

– Et que veut dire votre regard ? continuai-je avec calme.

– Mon regard ? Mais Copperfield, vous devenez bien exigeant. Que veut dire mon regard ?

– Oui, dis-je, votre regard ? »

Il parut enchanté, et rit d’aussi bon cœur qu’il savait rire. Après s’être gratté le menton, il reprit lentement et les yeux baissés :

« Quand je n’étais qu’un humble commis, elle m’a toujours méprisé. Elle voulait toujours attirer mon Agnès chez elle, et elle avait bien de l’amitié pour vous, maître Copperfield. Mais moi, j’étais trop au-dessous d’elle pour qu’elle me remarquât.

– Eh bien ! dis-je, quand cela serait ?

– Et au-dessous de lui aussi, poursuivit Uriah très-distinctement et d’un ton de réflexion, tout en continuant à se gratter le menton.

– Vous devriez connaître assez le docteur, dis-je, pour savoir qu’avec son esprit distrait il ne songeait pas à vous quand vous n’étiez pas sous ses yeux. »

Il me regarda de nouveau de côté, allongea son maigre visage pour pouvoir se gratter plus commodément, et me répondit :

« Oh ! je ne parle pas du docteur ; oh ! certes non ; pauvre homme ! Je parle de M. Maldon. »

Mon cœur se serra ; tous mes doutes, toutes mes appréhensions sur ce sujet, toute la paix et tout le bonheur du docteur, tout ce mélange d’innocence et d’imprudence dont je n’avais pu pénétrer le mystère, tout cela, je vis en un moment que c’était à la merci de ce misérable grimacier.

« Jamais il n’entrait dans le bureau sans me dire de m’en aller et me pousser dehors, dit Uriah ; ne voilà-t-il pas un beau monsieur ! Moi j’étais doux et humble comme je le suis toujours. Mais, c’est égal, je n’aimais pas ça dans ce temps-là, pas plus que je ne l’aime aujourd’hui. »

Il cessa de se gratter le menton et se mit à sucer ses joues de manière qu’elles devaient se toucher à l’intérieur, toujours en me jetant le même regard oblique et faux.

« C’est ce que vous appelez une jolie femme, continua-t-il quand sa figure eut repris peu à peu sa forme naturelle ; et je comprends qu’elle ne voie pas d’un très-bon œil un homme comme moi. Elle aurait bientôt, j’en suis sûr, donné à mon Agnès le désir de viser plus haut ; mais si je ne suis pas un godelureau à plaire aux dames, maître Copperfield, cela n’empêche pas qu’on ait des yeux pour voir. Nous autres, avec notre humilité, en général, nous avons des yeux, et nous nous en servons ! »

J’essayai de prendre un air libre et dégagé, mais je voyais bien, à sa figure, que je ne lui donnais pas le change sur mes inquiétudes.

« Je ne veux pas me laisser battre, Copperfield, continua-t-il tout en fronçant, avec un air diabolique, l’endroit où auraient dû se trouver ses sourcils roux, s’il avait eu des sourcils, et je ferai ce que je pourrai pour mettre un terme à cette liaison. Je ne l’approuve pas. Je ne crains pas de vous avouer que je ne suis pas, de ma nature, un mari commode, et que je veux éloigner les intrus. Je n’ai pas envie de m’exposer à ce qu’on vienne comploter contre moi.

– C’est vous qui complotez toujours, et vous vous figurez que tout le monde fait comme vous, lui dis-je.

– C’est possible, maître Copperfield, répondit-il ; mais j’ai un but, comme disait toujours mon associé, et je ferai des pieds et des mains pour y parvenir. J’ai beau être humble, je ne veux pas me laisser faire. Je n’ai pas envie qu’on vienne en mon chemin. Tenez, réellement, il faudra que je leur fasse tourner les talons, maître Copperfield.

– Je ne vous comprends pas, dis-je.

– Vraiment ! répondit-il avec un de ses soubresauts habituels. Cela m’étonne, maître Copperfield, vous qui avez tant d’esprit. Je tâcherai d’être plus clair une autre fois. Tiens ! n’est-ce pas M. Maldon que je vois là-bas à cheval ? Il va sonner à la grille, je crois !

– Il en a l’air, » répondis-je aussi négligemment que je pus.

Uriah s’arrêta tout court, mit ses mains entre ses genoux, et se courba en deux, à force de rire ; c’était un rire parfaitement silencieux : on n’entendait rien. J’étais tellement indigné de son odieuse conduite, et surtout de ses derniers propos, que je lui tournai le dos sans plus de cérémonie, le laissant là, courbé en deux, rire à son aise dans le jardin, où il avait l’air d’un épouvantail pour les moineaux.

Ce ne fut pas ce soir-là, mais deux jours après, un samedi, je me le rappelle bien, que je menai Agnès voir Dora. J’avais arrangé d’avance la visite avec miss Savinia, et on avait invité Agnès à prendre le thé.

J’étais également fier et inquiet, fier de ma chère petite fiancée, inquiet de savoir si elle plairait à Agnès. Tout le long de la route de Putney (Agnès était dans l’omnibus et moi sur l’impériale) je cherchais à me représenter Dora sous un de ces charmants aspects que je lui connaissais si bien ; tantôt je me disais que je voudrais la trouver exactement comme elle était tel jour ; puis je me disais que j’aimerais peut-être mieux la voir comme tel autre ; je m’en donnais la fièvre.

En tout cas, j’étais sûr qu’elle serait très-jolie ; mais il arriva que jamais elle ne m’avait paru si charmante. Elle n’était pas dans le salon quand je présentai Agnès à ses deux petites tantes ; elle s’était sauvée par timidité. Mais maintenant, je savais où il fallait aller la chercher, et je la retrouvai qui se bouchait les oreilles, la tête appuyée contre le même mur que le premier jour.

D’abord elle me dit qu’elle ne voulait pas venir, puis elle me demanda de lui accorder cinq minutes à ma montre. Puis enfin elle passa son bras dans le mien ; son gentil petit minois était couvert d’une modeste rougeur ; jamais elle n’avait été si jolie ; mais, quand nous entrâmes dans le salon, elle devint toute pâle, ce qui la rendait dix fois plus jolie encore.

Dora avait peur d’Agnès. Elle m’avait dit qu’elle savait bien qu’Agnès « avait trop d’esprit. » Mais quand elle la vit qui la regardait de ses yeux à la fois si sérieux et si gais, si pensifs et si bons, elle poussa un petit cri de joyeuse surprise, se jeta dans les bras d’Agnès, et posa doucement sa joue innocente contre la sienne.

Jamais je n’avais été si heureux, jamais je n’avais été si content que quand je les vis s’asseoir tout près l’une de l’autre. Quel plaisir de voir ma petite chérie regarder si simplement les yeux si affectueux d’Agnès ! Quelle joie de voir la tendresse avec laquelle Agnès la couvait de son regard incomparable.

Miss Savinia et miss Clarissa partageaient ma joie à leur manière ; jamais vous n’avez vu un thé si gai. C’était miss Clarissa qui y présidait ; moi je coupais et je faisais circuler le pudding glacé au raisin de Corinthe : les deux petites sœurs aimaient, comme les oiseaux, à en becqueter les grains et le sucre ; miss Savinia nous regardait d’un air de bienveillante protection, comme si notre amour et notre bonheur étaient son ouvrage ; nous étions tous parfaitement contents de nous et des autres.

La douce sérénité d’Agnès leur avait gagné le cœur à toutes. Elle semblait être venue compléter notre heureux petit cercle. Avec quel tranquille intérêt elle s’occupait de tout ce qui intéressait Dora ! avec quelle gaieté elle avait su se faire bien venir tout de suite de Jip ! avec quel aimable enjouement elle plaisantait Dora, qui n’osait pas venir s’asseoir à côté de moi ! avec quelle grâce modeste et simple elle arrachait à Dora enchantée une foule de petites confidences qui la faisaient rougir jusque dans le blanc des yeux !

« Je suis si contente que vous m’aimiez, dit Dora quand nous eûmes fini de prendre le thé ! Je n’en étais pas sûre, et maintenant que Julia Mills est partie, j’ai encore plus besoin qu’on m’aime. »

Je me rappelle que j’ai oublié d’annoncer ce fait important. Miss Mills s’était embarquée, et nous avions été, Dora et moi, lui rendre visite à bord du bâtiment en rade à Gravesend ; on nous avait donné, pour le goûter, du gingembre confit, du guava, et toute sorte d’autres friandises de ce genre ; nous avions laissé miss Mills en larmes, assise sur un pliant à bord. Elle avait sous le bras un gros registre où elle se proposait de consigner jour par jour, et de soigneusement renfermer sous clef, les réflexions que lui inspirerait le spectacle de l’océan.

Agnès dit qu’elle avait bien peur que je n’eusse fait d’elle un portrait peu agréable, mais Dora l’assura aussitôt du contraire.

« Oh ! non, dit-elle en secouant ses jolies petites boucles, au contraire, il ne tarissait pas en louanges sur votre compte. Il fait même tant de cas de votre opinion, que je la redoutais presque pour moi.

– Ma bonne opinion ne peut rien ajouter à son affection pour certaines personnes, dit Agnès en souriant : il n’en a que faire.

– Oh ! mais, dites-le-moi tout de même, reprit Dora de sa voix la plus caressante, si cela se peut. »

Nous nous divertîmes fort de ce que Dora tenait tant à ce qu’on l’aimât.

Là-dessus, pour se venger, elle me dit des sottises, déclarant qu’elle ne m’aimait pas du tout ; et, dans tous ces heureux enfantillages, la soirée nous sembla bien courte. L’omnibus allait passer, il fallait partir. J’étais tout seul devant le feu. Dora entra tout doucement pour m’embrasser avant mon départ, selon sa coutume.

« N’est-ce pas, Dody, que si j’avais eu une pareille amie depuis bien longtemps, me dit-elle avec ses yeux pétillants et sa petite main occupée après les boutons de mon habit, n’est-ce pas que j’aurais peut-être plus d’esprit que je n’en ai ?

– Mon amour ! lui dis-je ; quelle folie !

– Croyez-vous que ce soit une folie ? reprit Dora sans me regarder. En êtes-vous bien sûr ?

– Mais parfaitement sûr !

– J’ai oublié, dit Dora tout en continuant à tourner et retourner mon bouton, quel est votre degré de parenté avec Agnès, méchant ?

– Elle n’est pas ma parente, répondis-je, mais nous avons été élevés ensemble, comme frère et sœur.

– Je me demande comment vous avez jamais pu devenir amoureux de moi, dit Dora, en s’attaquant à un autre bouton de mon habit.

– Peut-être parce qu’il n’était pas possible de vous voir sans vous aimer, Dora.

– Mais si vous ne m’aviez jamais vue ? dit Dora, en passant à un autre bouton.

– Mais si nous n’étions nés ni l’un ni l’autre, lui répondis-je gaiement. »

Je me demandais à quoi elle pensait, tandis que j’admirais en silence la douce petite main qui passait en revue successivement tous les boutons de mon habit, les boucles ondoyantes qui tombaient sur mon épaule, ou les longs cils qui abritaient ses yeux baissés. À la fin elle les leva vers moi, se dressa sur la pointe des pieds pour me donner, d’un air plus pensif que de coutume, son précieux petit baiser une fois, deux fois, trois fois ; puis elle sortit de la chambre.

Tout le monde rentra cinq minutes après : Dora avait repris sa gaieté habituelle. Elle était décidée à faire exécuter à Jip tous ses exercices avant l’arrivée de l’omnibus. Cela fut si long (non pas par la variété des évolutions, mais par la mauvaise volonté de Jip) que la voiture était devant la porte avant qu’on en eût vu seulement la moitié. Agnès et Dora se séparèrent à la hâte, mais fort tendrement ; il fut convenu que Dora écrirait à Agnès (à condition qu’elle ne trouverait pas ses lettres trop niaises) et qu’Agnès lui répondrait. Il y eut de nouveaux adieux à la porte de l’omnibus, qui se répétèrent quand Dora, en dépit des remontrances de miss Savinia, courut encore une fois à la portière de la voiture, pour rappeler à Agnès sa promesse, et pour faire voltiger devant moi ses charmantes petites boucles.

L’omnibus devait nous déposer près de Covent-Garden, et là nous avions à prendre une autre voiture pour arriver à Highgate. J’attendais impatiemment le moment où je me trouverais seul avec Agnès, pour savoir ce qu’elle me dirait de Dora. Ah ! quel éloge elle m’en fit ! avec quelle tendresse et quelle bonté elle me félicita d’avoir gagné le cœur de cette charmante petite créature, qui avait déployé devant elle toute sa grâce innocente ! avec quel sérieux elle me rappela, sans en avoir l’air, la responsabilité qui pesait sur moi !

Jamais, non jamais, je n’avais aimé Dora si profondément ni si efficacement que ce jour-là. Lorsque nous fûmes descendus de voiture, et que nous fûmes entrés dans le tranquille sentier qui conduisait à la maison du docteur, je dis à Agnès que c’était à elle que je devais ce bonheur.

« Quand vous étiez assise près d’elle, lui dis-je, vous aviez l’air d’être son ange gardien, comme vous êtes le mien, Agnès.

– Un pauvre ange, reprit-elle, mais fidèle. »

La douceur de sa voix m’alla au cœur ; je repris tout naturellement :

« Vous semblez avoir retrouvé toute cette sérénité qui n’appartient qu’à vous, Agnès ; cela me fait espérer que vous êtes plus heureuse dans votre intérieur.

– Je suis plus heureuse dans mon propre cœur, dit-elle ; il est tranquille et joyeux. »

Je regardai ce beau visage à la lueur des étoiles : il me parut plus noble encore.

« Il n’y a rien de changé chez nous, dit Agnès, après un moment de silence.

– Je ne voudrais pas faire une nouvelle allusion… je ne voudrais pas vous tourmenter, Agnès, mais je ne puis m’empêcher de vous demander… vous savez bien ce dont nous avons parlé la dernière fois que je vous ai vue ?

– Non, il n’y a rien de nouveau, répondit-elle.

– J’ai tant pensé à tout cela !

– Pensez-y moins. Rappelez-vous que j’ai confiance dans l’affection simple et fidèle : ne craignez rien pour moi, Trotwood, ajouta-t-elle au bout d’un moment ; je ne ferai jamais ce que vous craignez de me voir faire. »

Je ne l’avais jamais craint dans les moments de tranquille réflexion, et pourtant ce fut pour moi un soulagement inexprimable que d’en recevoir l’assurance de cette bouche candide et sincère. Je le lui dis avec vivacité.

« Et quand cette visite sera finie, lui dis-je, car nous ne sommes pas sûrs de nous retrouver seuls une autre fois ; serez-vous bien longtemps sans revenir à Londres, ma chère Agnès ?

– Probablement, répondit-elle. Je crois qu’il vaut mieux, pour mon père que nous restions chez nous. Nous ne nous verrons donc pas souvent d’ici à quelque temps, mais j’écrirai à Dora, et j’aurai par elle de vos nouvelles. »

Nous arrivions dans la cour de la petite maison du docteur. Il commentait à être tard. On voyait briller une lumière à la fenêtre de la chambre de mistress Strong, Agnès me la montra et me dit bonsoir.

« Ne soyez pas troublé, me dit-elle en me donnant la main ; par la pensée de nos chagrins et de nos soucis. Rien ne peut me rendre plus heureuse que votre bonheur. Si jamais vous pouvez me venir en aide, soyez sûr que je vous le demanderai. Que Dieu continue de vous bénir ! »

Son sourire était si tendre, sa voix était si gaie qu’il me semblait encore voir et entendre auprès d’elle ma petite Dora. Je restai un moment sous le portique, les yeux fixés sur les étoiles, le cœur plein d’amour et de reconnaissance, puis je rentrai lentement. J’avais loué une chambre tout près, et j’allais passer la grille, lorsque, en tournant par hasard la tête, je vis de la lumière dans le cabinet du docteur. Il me vint à l’esprit que peut-être il avait travaillé au Dictionnaire sans mon aide. Je voulus m’en assurer, et, en tout cas, lui dire bonsoir, pendant qu’il était encore au milieu de ses livres ; traversant donc doucement le vestibule, j’entrai dans son cabinet.

La première personne que je vis à la faible lueur de la lampe, ce fut Uriah. J’en fus surpris. Il était debout près de la table du docteur, avec une de ses mains de squelette étendue sur sa bouche. Le docteur était assis dans son fauteuil, et tenait sa tête cachée dans ses mains. M. Wickfield, l’air cruellement troublé et affligé, se penchait en avant, osant à peine toucher le bras de son ami.

Un instant, je crus que le docteur était malade. Je fis un pas vers lui avec empressement, mais je rencontrai le regard d’Uriah ; alors je compris de quoi il s’agissait. Je voulais me retirer, mais le docteur fit un geste pour me retenir : je restai.

« En tout cas, dit Uriah, se tordant d’une façon horrible, nous ferons aussi bien de fermer la porte : il n’y a pas besoin d’aller crier ça par-dessus les toits. »

En même temps, il s’avança vers la porte sur la pointe du pied, et la ferma soigneusement. Il revint ensuite reprendre la même position. Il y avait dans sa voix et dans toutes ses manières un zèle et une compassion hypocrites qui m’étaient plus intolérables que l’impudence la plus hardie.

« J’ai cru de mon devoir, maître Copperfield, dit Uriah, de faire connaître au docteur Strong ce dont nous avons déjà causé, vous et moi, vous savez, le jour où vous ne m’avez pas parfaitement compris ? »

Je lui lançai un regard sans dire un seul mot, et je m’approchai de mon bon vieux maître pour lui murmurer quelques paroles de consolation et d’encouragement. Il posa sa main sur mon épaule, comme il avait coutume de le faire quand je n’étais qu’un tout petit garçon, mais il ne releva pas sa tête blanchie.

« Comme vous ne m’avez pas compris, maître Copperfield, reprit Uriah du même ton officieux, je prendrai la liberté de dire humblement ici, où nous sommes entre amis, que j’ai appelé l’attention du docteur Strong sur la conduite de mistress Strong. C’est bien malgré moi, je vous assure, Copperfield, que je me trouve mêlé à quelque chose de si désagréable ; mais le fait est qu’on se trouve toujours mêlé à ce qu’on voudrait éviter. Voilà ce que je voulais dire, monsieur, le jour où vous ne m’avez pas compris. »

Je ne sais comment je résistai au désir de le prendre au collet et de l’étrangler.

« Je ne me suis probablement pas bien expliqué, ni vous non plus, continua-t-il. Naturellement, nous n’avions pas grande envie de nous étendre sur un pareil sujet. Cependant, j’ai enfin pris mon parti de parler clairement, et j’ai dit au docteur Strong que… Ne parliez-vous pas, monsieur ? »

Ceci s’adressait au docteur, qui avait fait entendre un gémissement. Nul cœur n’aurait pu s’empêcher d’en être touché ! excepté pourtant celui d’Uriah.

« Je disais au docteur Strong, reprit-il, que tout le monde pouvait s’apercevoir qu’il y avait trop d’intimité entre M. Meldon et sa charmante cousine. Réellement le temps est venu (puisque nous nous trouvons mêlés à des choses qui ne devraient pas être) où le docteur Strong doit apprendre que cela était clair comme le jour pour tout le monde, dès avant le départ de M. Meldon pour les Indes ; que M. Meldon n’est pas revenu pour autre chose, et que ce n’est pas pour autre chose qu’il est toujours ici. Quand vous êtes entré, monsieur, je priais mon associé, et il se tourna vers M. Wickfield, de bien vouloir dire en son âme et conscience, au docteur Strong, s’il n’avait pas été depuis longtemps du même avis. M. Wickfield, voulez-vous être assez bon pour nous le dire ? Oui, ou non, monsieur ? Allons, mon associé !

– Pour l’amour de Dieu, mon cher ami, dit M. Wickfield en posant de nouveau sa main d’un air indécis sur le bras du docteur, n’attachez pas trop d’importance à des soupçons que j’ai pu former.

– Ah ! cria Uriah, en secouant la tête, quelle triste confirmation de mes paroles, n’est-ce pas ? lui ! un si ancien ami ! Mais, Copperfield, je n’étais encore qu’un petit commis dans ses bureaux, que je le voyais déjà, non pas une fois, mais vingt fois, tout troublé (et il avait bien raison en sa qualité de père, ce n’est pas moi qui l’en blâmerai) à la pensée que miss Agnès se trouvait mêlée avec des choses qui ne doivent pas être.

– Mon cher Strong, dit M. Wickfield d’une voix tremblante, mon bon ami, je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai toujours eu le défaut de chercher chez tout le monde un mobile dominant, et de juger toutes les actions des hommes par ce principe étroit. C’est peut-être bien ce qui m’a trompé encore dans cette circonstance, en me donnant des doutes téméraires.

– Vous avez eu des doutes, Wickfield, dit le docteur, sans relever la tête, vous avez eu des doutes ?

– Parlez, mon associé, dit Uriah.

– J’en ai eu certainement quelquefois, dit M. Wickfield, mais, … que Dieu me pardonne, je croyais que vous en aviez aussi.

– Non, non, non ! répondit le docteur du ton le plus pathétique.

– J’avais cru, dit M. Wickfield, que, lorsque vous aviez désiré envoyer Meldon à l’étranger, c’était dans le but d’amener une séparation désirable.

– Non, non, non ! répondit le docteur, c’était pour faire plaisir à Annie, que j’ai cherché à caser le compagnon de son enfance. Rien de plus.

– Je l’ai bien vu après, dit M. Wickfield, et je n’en pouvais douter, mais je croyais… rappelez-vous, je vous prie, que j’ai toujours eu le malheur de tout juger à un point de vue trop étroit… je croyais que, dans un cas où il y avait une telle différence d’âge…

– C’est comme cela qu’il faut envisager la chose, n’est-ce pas, maître Copperfield ? fit observer Uriah, avec une hypocrite et insolente pitié.

– Il ne me semblait pas impossible qu’une personne si jeune et si charmante, pût, malgré tout son respect pour vous, avoir cédé, en vous épousant, à des considérations purement mondaines. Je ne songeais pas à une foule d’autres raisons et de sentiments qui pouvaient l’avoir décidée. Pour l’amour du ciel, n’oubliez pas cela !

– Quelle charité d’interprétation ! dit Uriah, en secouant ta tête.

– Comme je ne la considérais qu’à mon point de vue, dit M. Wickfield, au nom de tout ce qui vous est cher, mon vieil ami, je vous supplie de bien y réfléchir par vous-même ; je suis forcé de vous avouer, car je ne puis m’en empêcher…

– Non, c’est impossible, monsieur Wickfield, dit Uriah, une fois que vous en êtes venu là.

– Je suis forcé d’avouer, dit M. Wickfield, en regardant son associé d’un air piteux et désolé, que j’ai eu des doutes sur elle, que j’ai cru qu’elle manquait à ses devoirs envers vous ; et que, s’il faut tout vous dire, j’ai été parfois inquiet de la pensée qu’Agnès était assez liée avec elle pour voir ce que je voyais, ou du moins ce que croyait voir mon esprit prévenu. Je ne l’ai jamais dit à personne. Je me serais bien gardé d’en donner l’idée à personne. Et, quelque terrible que cela puisse être pour vous à entendre, dit M. Wickfield, vaincu par son émotion, si vous saviez quel mal cela me fait de vous le dire, vous auriez pitié de moi ! »

Le docteur, avec sa parfaite bonté, lui tendit la main. M. Wickfield la tint un moment dans les siennes, et resta la tête baissée tristement.

« Ce qu’il y a de bien sûr, dit Uriah qui, pendant tout ce temps-là, se tortillait en silence comme une anguille, c’est que c’est pour tout le monde un sujet fort pénible. Mais, puisque nous avons été aussi loin, je prendrai la liberté de faire observer que Copperfield s’en était également aperçu. »

Je me tournai vers lui, et je lui demandai comment il osait me mettre en jeu.

« Oh ! c’est très-bien à vous, Copperfield, reprit Uriah, et nous savons tous combien vous êtes bon et aimable ; mais vous savez que l’autre soir, quand je vous en ai parlé, vous avez compris tout de suite ce que je voulais dire. Vous le savez, Copperfield, ne le niez pas ! Je sais bien que, si vous le niez, c’est dans d’excellentes intentions ; mais ne le niez pas, Copperfield ! »

Je vis s’arrêter un moment sur moi le doux regard du bon vieux docteur, et je sentis qu’il ne pourrait lire que trop clairement sur mon visage l’aveu de mes soupçons et de mes doutes. Il était inutile de dire le contraire ; je n’y pouvais rien ; je ne pouvais pas me contredire moi-même.

Tout le monde s’était tu : le docteur se leva et traversa deux ou trois fois la chambre, puis il se rapprocha de l’endroit où était son fauteuil, et s’appuya sur le dossier, enfin, essuyant de temps en temps ses larmes, il nous dit avec une droiture simple qui lui faisait, selon moi, beaucoup plus d’honneur que s’il avait cherché à cacher son émotion :

« J’ai eu de grands torts. Je crois sincèrement que j’ai eu de grands torts. J’ai exposé une personne qui tient la première place dans mon cœur, à des difficultés et à des soupçons dont, sans moi, elle n’aurait jamais été l’objet. »

Uriah Heep fit entendre une sorte de reniflement : Je suppose que c’était pour exprimer sa sympathie.

« Jamais, sans moi, dit le docteur, mon Annie n’aurait été exposés à de tels soupçons. Je suis vieux, messieurs, vous le savez ; je sens, ce soir, que je n’ai plus guère de liens qui me rattachent à la vie. Mais, je réponds sur ma vie, oui, sur ma vie, de la fidélité et de l’honneur de la chère femme qui a été le sujet de cette conversation ! »

Je ne crois pas qu’on eut pu trouver ni parmi les plus nobles chevaliers, ni parmi les plus beaux types inventés jamais par l’imagination des peintres, un vieillard capable de parler avec une dignité plus émouvante que ce bon vieux docteur.

« Mais, continua-t-il, si j’ai pu me faire illusion auparavant là-dessus, je ne puis me dissimuler maintenant, en y réfléchissant, que c’est moi qui ai eu le tort de faire tomber cette jeune femme dans les dangers d’un mariage imprudent et funeste. Je n’ai pas l’habitude de remarquer ce qui se passe, et je suis forcé de croire que les observations de diverses personnes, d’âge et de position différentes, qui, toutes, ont cru voir la même chose, valent naturellement mieux que mon aveugle confiance. »

J’avais souvent admiré, je l’ai déjà dit, la bienveillance de ses manières envers sa jeune femme, mais, à mes yeux, rien ne pouvait être plus touchant que la tendresse respectueuse avec laquelle il parlait d’elle dans cette occasion, et la noble assurance avec laquelle il rejetait loin de lui le plus léger doute sur sa fidélité.

« J’ai épousé cette jeune femme, dit le docteur, quand elle était encore presque enfant. Je l’ai prise avant que son caractère fût seulement formé. Les progrès qu’elle avait pu faire, j’avais eu le bonheur d’y contribuer. Je connaissais beaucoup son père ; je la connaissais beaucoup elle-même. Je lui avais enseigné tout ce que j’avais pu, par amour pour ses belles et grandes qualités. Si je lui ai fait du mal, comme je le crains, en abusant, sans le vouloir, de sa reconnaissance et de son affection, je lui en demande pardon du fond du cœur ! »

Il traversa la chambre, puis revint à la même place ; sa main serrait son fauteuil en tremblant : sa voix vibrait d’une émotion contenue.

« Je me considérais comme propre à lui servir de refuge contre les dangers et les vicissitudes de la vie ; je me figurais que, malgré l’inégalité de nos âges, elle pourrait vivre tranquille et heureuse auprès de moi. Mais, ne croyez pas que j’aie jamais perdu de vue qu’un jour viendrait où je la laisserais libre, encore belle et jeune ; j’espérais seulement qu’alors je la laisserais aussi avec un jugement plus mûr pour la diriger dans son choix. Oui, messieurs, voilà la vérité, sur mon honneur ! »

Son honnête visage s’animait et rajeunissait sous l’inspiration de tant de noblesse et de générosité. Il y avait dans chacune de ses paroles, une force et une grandeur que la hauteur de ces sentiments pouvait seule leur donner.

« Ma vie avec elle a été bien heureuse. Jusqu’à ce soir, j’ai constamment béni le jour où j’ai commis envers elle, à mon insu, une si grande injustice. »

Sa voix tremblait toujours de plus en plus ; il s’arrêta un moment, puis reprit :

« Une fois sorti de ce beau rêve (de manière ou d’autre j’ai beaucoup rêvé dans ma vie), je comprends qu’il est naturel qu’elle songe avec un peu de regret à son ancien ami, à son camarade d’enfance. Il n’est que trop vrai, j’en ai peur, qu’elle pense à lui avec un peu d’innocent regret, qu’elle songe parfois à ce qui aurait pu être, si je ne m’étais pas trouvé là. Durant cette heure si douloureuse que je viens de passer avec vous, je me suis rappelé et j’ai compris bien des choses auxquelles je n’avais pas fait attention auparavant. Mais, messieurs, souvenez-vous que pas un mot, pas un souffle de doute ne doit souiller le nom de cette jeune femme. »

Un instant son regard s’enflamma, sa voix s’affermit, puis il se tut de nouveau. Ensuite, il reprit :

« Il ne me reste plus qu’à supporter avec autant de soumission que je pourrai, le sentiment du malheur dont je suis cause. C’est à elle de m’adresser des reproches ; ce n’est pas à moi à lui en faire. Mon devoir, à cette heure, ce sera de la protéger contre tout jugement téméraire, jugement cruel dont mes amis eux-mêmes n’ont pas été à l’abri. Plus nous vivrons loin du monde, et plus ce devoir me sera facile. Et quand viendra le jour (que le Seigneur ne tarde pas trop, dans sa grande miséricorde !), où ma mort la délivrera de toute contrainte, je fermerai mes yeux après avoir encore contemplé son cher visage, avec une confiance et un amour sans bornes, et je la laisserai, sans tristesse alors, libre de vivre plus heureuse et plus satisfaite ! »

Mes larmes m’empêchaient de le voir ; tant de bonté, de simplicité et de force m’avaient ému jusqu’au fond du cœur. Il se dirigeait vers la porte, quand il ajouta :

« Messieurs, je vous ai montré tout mon cœur. Je suis sûr que vous le respecterez. Ce que nous avons dit ce soir ne doit jamais se répéter. Wickfield, mon vieil ami, donnez-moi le bras pour remonter. »

M. Wickfield s’empressa d’accourir vers lui. Ils sortirent lentement sans échanger une seule parole, Uriah les suivait des yeux.

« Eh bien ! maître Copperfield ! dit-il en se tournant vers moi d’un air bénin. La chose n’a pas tourné tout à fait comme on aurait pu s’y attendre, car ce vieux savant, quel excellent homme ! il est aveugle comme une chauve-souris ; mais, c’est égal, voilà une famille à laquelle j’ai fait tourner les talons. »

Je n’avais besoin que d’entendre le son de sa voix pour entrer dans un tel accès de rage que je n’en ai jamais eu de pareil ni avant, ni après.

« Misérable ! lui dis-je, pourquoi prétendez-vous me mêler à vos perfides intrigues ? Comment avez-vous osé, tout à l’heure, en appeler à mon témoignage, vil menteur, comme si nous avions discuté ensemble la question ? »

Nous étions en face l’un de l’autre. Je lisais clairement sur son visage son secret triomphe : je ne savais que trop qu’il m’avait forcé à l’entendre uniquement pour me désespérer, et qu’il m’avait exprès attiré dans un piège. C’en était trop : sa joue flasque était à ma portée ; je lui donnai un tel soufflet que mes doigts en frissonnèrent, comme si je venais de les mettre dans le feu.

Il saisit la main qui l’avait frappé, et nous restâmes longtemps à nous regarder en silence, assez longtemps pour que les traces blanches que mes doigts avaient imprimées sur sa joue fussent remplacées par des marques d’un rouge violet.

« Copperfield, dit-il enfin, d’une voix étouffée, avez-vous perdu l’esprit ?

– Laissez-moi, lui dis-je, en arrachant ma main de la sienne, laissez-moi, chien que vous êtes, je ne vous connais plus.

– Vraiment ! dit-il, en posant sa main sur sa joue endolorie, vous aurez beau faire ; vous ne pourrez peut-être pas vous empêcher de me connaître. Savez-vous que vous êtes un ingrat ?

– Je vous ai assez souvent laissé voir, dis-je, que je vous méprise. Je viens de vous le prouver plus clairement que jamais. Pourquoi craindrais-je encore, en vous traitant comme vous le méritez, de vous pousser à nuire à tous ceux qui vous entourent ? ne leur faites-vous pas déjà tout le mal que vous pouvez leur faire ? »

Il comprit parfaitement cette allusion aux motifs qui jusque-là m’avaient forcé à une certaine modération dans mes rapports avec lui. Je crois que je ne me serais laissé aller ni à lui parler ainsi, ni à le châtier de ma propre main, si je n’avais reçu, ce soir-là, d’Agnès, l’assurance qu’elle ne serait jamais à lui. Mais peu importe !

Il y eut encore un long silence. Tandis qu’il me regardait, ses yeux semblaient prendre les nuances les plus hideuses qui paissent enlaidir des yeux.

« Copperfield, dit-il en cessant d’appuyer la main sur sa joue, vous m’avez toujours été opposé. Je sais que chez M. Wickfield, vous étiez toujours contre moi.

– Vous pouvez croire ce que bon vous semble, lui dis-je avec colère. Si ce n’est pas vrai, vous n’en êtes encore que plus coupable.

– Et pourtant, je vous ai toujours aimé, Copperfield, reprit-il. »

Je ne daignai pas lui répondre, et je prenais mon chapeau pour sortir de la chambre, quand il vint se planter entre moi et la porte.

« Copperfield, dit-il, pour se disputer, il faut être deux. Je ne veux pas être un de ces deux-là.

– Allez au diable !

– Ne dites pas ça ! répondit-il, vous en seriez fâché plus tard. Comment pouvez-vous me donner sur vous tout l’avantage, en montrant à mon égard un si mauvais caractère ? Mais je vous pardonne !

– Vous me pardonnez ! répétai-je avec dédain.

– Oui, et vous ne pouvez pas m’en empêcher, répondit Uriah. Quand on pense que vous venez m’attaquer, moi qui ai toujours été pour vous un ami véritable ! Mais, pour se disputer, il faut être deux, et je ne veux pas être un de ces deux-là. Je veux être votre ami, en dépit de vous. Maintenant, vous connaissez mes sentiments, et ce que vous avez à en attendre. »

Nous étions forcés de baisser la voix pour ne pas troubler la maison à cette heure avancée, et jusque-là, plus sa voix était humble, plus la mienne était ardente, et cette nécessité de me contenir n’était guère propre à me rendre de meilleure humeur ; pourtant ma passion commençait à se calmer. Je lui dis tout simplement que j’attendrais de lui ce que j’en avais toujours attendu, et que jamais il ne m’avait trompé. Puis j’ouvris la porte par-dessus lui, comme s’il eût été une grosse noix que je voulusse écraser contre le mur, et je quittai la maison. Mais il allait aussi coucher dehors dans l’appartement de sa mère, et je n’avais pas fait cent pas, que je l’entendis marcher derrière moi.

« Vous savez bien, Copperfield, me dit-il, en se penchant vers moi, car je ne retournais pas même la tête, vous savez bien que vous vous mettez dans une mauvaise situation. »

Je sentais que c’était vrai, et cela ne faisait que m’irriter davantage.

« Vous ne pouvez pas faire que ce soit là une action qui vous fasse honneur, et vous ne pouvez pas m’empêcher de vous pardonner. Je ne compte pas en parler à ma mère, ni à personne au monde. Je suis décidé à vous pardonner, mais je m’étonne que vous ayez levé la main contre quelqu’un que vous connaissiez si humble. »

Je me sentais presque aussi méprisable que lui. Il me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même. S’il s’était plaint amèrement, ou qu’il eût cherché à m’exaspérer, cela m’aurait un peu soulagé et justifié à mes propres yeux ; mais il me faisait brûler à petit feu, et je fus sur le gril plus de la moitié de la nuit.

Le lendemain quand je sortis, la cloche sonnait pour appeler à l’église ; il se promenait en long et en large avec sa mère. Il me parla comme s’il ne s’était rien passé, et je fus bien obligé de lui répondre. Je l’avais frappé assez fort, je crois, pour lui donner une rage de dents. En tout cas, il avait le visage enveloppé d’un mouchoir de soie noire, avec son chapeau perché sur le tout : ce n’était pas fait pour l’embellir. J’appris, le lundi matin, qu’il était allé à Londres se faire arracher une dent. J’espère bien que c’était une grosse dent.

Le docteur nous avait fait dire qu’il n’était pas bien, et resta seul, pendant une grande partie du temps que dura encore notre séjour. Agnès et son père étaient partis depuis une huitaine, quand nous reprîmes notre travail accoutumé. La veille du jour où nous nous remîmes à l’œuvre, le docteur me donna lui-même un billet qui n’était pas cacheté, et qui m’était adressé. Il m’y suppliait, dans les termes les plus affectueux, de ne jamais faire allusion au sujet de la conversation qui avait eu lieu entre nous quelques jours auparavant. Je l’avais confié à ma tante, mais je n’en avais rien dit à personne autre. C’était une question que je ne pouvais pas discuter avec Agnès ; et elle n’avait certainement pas le plus léger soupçon de ce qui s’était passé.

Mistress Strong ne s’en doutait pas non plus, j’en suis convaincu. Plusieurs semaines s’écoulèrent avant que je visse en elle le moindre changement. Cela vint lentement, comme un nuage, quand il n’y a pas de vent. D’abord, elle sembla s’étonner de la tendre compassion avec laquelle le docteur lui parlait, et du désir qu’il lui exprimait qu’elle fit venir sa mère auprès d’elle, pour rompre un peu la monotonie de sa vie. Souvent, quand nous étions au travail et qu’elle était assise près de nous, je la voyais s’arrêter pour regarder son mari, avec une expression d’étonnement et d’inquiétude. Puis, je la voyais quelquefois se lever et sortir de la chambre, les yeux pleins de larmes. Peu à peu, une ombre de tristesse vint planer sur son beau visage, et cette tristesse augmentait chaque jour. Mistress Markleham était installée chez le docteur, mais elle parlait tant qu’elle n’avait le temps de rien voir.

À mesure qu’Annie changeait ainsi, elle qui jadis était comme un rayon de soleil dans la maison du docteur, le docteur devenait plus vieux d’apparence, et plus grave ; mais la douceur de son caractère, la tranquille bonté de ses manières, et sa bienveillante sollicitude pour elle, avaient encore augmenté, si c’était possible. Je le vis encore une fois, le matin de l’anniversaire de sa femme, s’approcher de la fenêtre où elle était assise pendant que nous travaillions (c’était jadis son habitude, mais maintenant elle ne prenait cette place que d’un air timide et incertain qui me fendait le cœur) ; il prit la tête d’Annie entre ses mains, l’embrassa, et s’éloigna rapidement, pour lui cacher son émotion. Je la vis rester immobile, comme une statue, à l’endroit où il l’avait laissée ; puis elle baissa la tête, joignit les mains, et se mit à pleurer avec angoisse.

Quelques jours après, il me sembla qu’elle désirait me parler, dans les moments où nous nous trouvions seuls, mais elle ne me dit jamais un mot. Le docteur inventait toujours quelque nouveau divertissement pour l’éloigner de chez elle, et sa mère qui aimait beaucoup à s’amuser, ou plutôt qui n’aimait que cela, s’y associait de grand cœur, et ne tarissait pas en éloges de son gendre. Quant à Annie, elle se laissait conduire où on voulait la mener, d’un air triste et abattu ; mais elle semblait ne prendre plaisir à rien.

Je ne savais que penser. Ma tante n’était pas plus habile, et je suis sûr que cette incertitude lui a fait faire plus de trente lieues dans sa chambre. Ce qu’il y avait de plus bizarre, c’est que la seule personne qui semblât apporter un peu de véritable soulagement au milieu de tout ce chagrin intérieur et mystérieux, c’était M. Dick.

Il m’aurait été tout à fait impossible, et peut-être à lui-même, d’expliquer ce qu’il pensait de tout cela, ou les observations qu’il avait pu faire. Mais, comme je l’ai déjà rapporté en racontant ma vie de pension, sa vénération pour le docteur était sans bornes ; et il y a, dans une véritable affection, même de la part de quelque pauvre petit animal, un instinct sublime et délicat, qui laisse bien loin derrière elle l’intelligence la plus élevée. M. Dick avait ce qu’on pourrait appeler l’esprit du cœur, et c’est avec cela qu’il entrevoyait quelque rayon de la vérité.

Il avait repris l’habitude, dans ses heures de loisir, d’arpenter le petit jardin avec le docteur, comme jadis il arpentait avec lui la grande allée du jardin de Canterbury. Mais les choses ne furent pas plutôt dans cet état, qu’il consacra toutes ses heures de loisir (qu’il allongeait exprès en se levant de meilleure heure) à ces excursions. Autrefois il n’était jamais aussi heureux que quand le docteur lui lisait son merveilleux ouvrage, le Dictionnaire ; maintenant il était positivement malheureux tant que le docteur n’avait pas tiré le Dictionnaire de sa poche pour reprendre sa lecture. Lorsque nous étions occupés, le docteur et moi, il avait pris l’habitude de se promener avec mistress Strong, de l’aider à soigner ses fleurs de prédilection ou à nettoyer ses plates-bandes. Ils ne se disaient pas, j’en suis sûr, plus de douze paroles par heure, mais son paisible intérêt et son affectueux regard trouvaient toujours un écho tout prêt dans leurs deux cœurs ; chacun d’eux savait que l’autre aimait M. Dick, et que lui, il les aimait aussi tous deux ; c’est comme cela qu’il devint ce que nul autre ne pouvait être…, un lien entre eux.

Quand je pense à lui et que je le vois, avec sa figure intelligente, mais impénétrable, marchant en long et en large à côté du docteur, ravi de tous les mots incompréhensibles du Dictionnaire, portant pour Annie d’immenses arrosoirs, ou bien, à quatre pattes avec des gants fabuleux, pour nettoyer avec une patience d’ange de petites plantes microscopiques ; faisant comprendre délicatement à mistress Strong, dans chacune de ses actions, le désir de lui être agréable, avec une sagesse que nul philosophe n’aurait su égaler ; faisant jaillir de chaque petit trou de son arrosoir, sa sympathie, sa fidélité et son affection ; quand je me dis que, dans ces moments-là, son âme, tout entière au muet chagrin de ses amis, ne s’égara plus dans ses anciennes folies, et qu’il n’introduisit pas une fois dans la jardin l’infortuné roi Charles ; qu’il ne broncha pas un moment dans sa bonne volonté reconnaissante ; que jamais il n’oublia qu’il y avait là quelque malentendu qu’il fallait réparer, je me sens presque confus d’avoir pu croire qu’il n’avait pas toujours son bon sens, surtout en songeant au bel usage que j’ai fait de ma raison, moi qui me flatte de ne pas l’avoir perdue.

« Personne que moi ne sait ce que vaut cet homme, Trot ! me disait fièrement ma tante, quand nous en causions. Dick se distinguera quelque jour ! »

Il faut qu’avant de finir ce chapitre je passe à un autre sujet. Tandis que le docteur avait encore ses hôtes chez lui, je remarquai que le facteur apportait tous les matins deux ou trois lettres à Uriah Heep, qui était resté à Highgate aussi longtemps que les autres, vu que c’était le moment des vacances, l’adresse était toujours de l’écriture officielle de M. Micawber, il avait adopté la ronde pour les affaires. J’avais conclu avec plaisir, de ces légers indices, que M. Micawber allait bien ; je fus donc très-surpris de recevoir un jour la lettre suivante de son aimable femme :

« Canterbury, lundi soir.

« Vous serez certainement bien étonné, mon cher M. Copperfield, de recevoir cette lettre. Peut-être le serez-vous encore plus du contenu, et peut-être plus encore de la demande de secret absolu que je vous adresse. Mais, en ma double qualité d’épouse et de mère, j’ai besoin d’épancher mon cœur, et comme je ne veux pas consulter ma famille (déjà peu favorable à M. Micawber), je ne connais personne à qui je puisse m’adresser avec plus de confiance qu’à mon ami et ancien locataire.

« Vous savez peut-être, mon cher monsieur Copperfield, qu’il y a toujours eu une parfaite confiance entre moi et M. Micawber (que je n’abandonnerai jamais). Je ne dis pas que M. Micawber n’a pas parfois signé un billet sans me consulter, ou ne m’a pas induit en erreur sur l’époque de l’échéance. C’est possible, mais en général M. Micawber n’a rien eu de caché pour le giron de son affection (c’est sa femme dont je parle), il a toujours, à l’heure de notre repos, récapitulé devant elle les événements de sa journée.

« Vous pouvez vous représenter, mon cher monsieur Copperfield, toute l’amertume de mon cœur, quand je vous apprendrai que M. Micawber est entièrement changé. Il fait le réservé. Il fait le discret. Sa vie est un mystère pour la compagne de ses joies et de ses chagrins (c’est encore de sa femme que je parle), et je puis vous dire que je ne sais pas plus ce qu’il fait tout le jour dans son bureau, que je ne suis au courant de l’existence de cet homme miraculeux, dont on raconte aux petits enfants qu’il vivait de lécher les murs. Encore sait-on bien que ceci n’est qu’une fable populaire, tandis que ce que je vous raconte de M. Micawber n’est malheureusement que trop vrai.

« Mais ce n’est pas tout : M. Micawber est morose ; il est sévère ; il vit éloigné de notre fils aîné, de notre fille ; il ne parle plus avec orgueil de ses jumeaux ; il jette même un regard glacial sur l’innocent étranger qui est venu dernièrement s’ajouter à notre cercle de famille. Je n’obtiens de lui qu’avec la plus grande difficulté les ressources pécuniaires qui me sont indispensables pour subvenir à des dépenses bien réduites, je vous assure ; il me menace sans cesse d’aller se faire planteur (c’est son expression), et il refuse avec barbarie de me donner la moindre raison d’une conduite qui me navre.

« C’est bien dur à supporter ; mon cœur se brise. Si vous voulez me donner quelques avis, vous ajouterez une obligation de plus à toutes celles que je vous ai déjà. Vous connaissez mes faibles ressources : dites-moi comment je puis les employer dans une situation si équivoque. Mes enfants me chargent de mille tendresses ; le petit étranger qui a le bonheur, hélas ! d’ignorer encore toutes choses, vous sourit, et moi, mon cher M. Copperfield, je suis

« Votre amie bien affligée,

« EMMA MICAWBER. »

Je ne me sentais pas le droit de donner à une femme aussi pleine d’expérience que mistress Micawber d’autre conseil que celui de chercher à regagner la confiance de M. Micawber à force de patience et de bonté (et j’étais bien sûr qu’elle n’y manquerait pas), mais cette lettre ne m’en donnait pas moins à penser.

Chapitre XIII. Encore un regard en arrière. §

Permettez-moi, encore une fois, de m’arrêter sur un moment si mémorable de ma vie. Laissez-moi me ranger pour voir défiler devant moi dans une procession fantastique l’ombre de ce que je fus, escorté par les fantômes des jours qui ne sont plus.

Les semaines, les mois, les saisons s’écoulent. Elles ne m’apparaissent guère que comme un jour d’été et une soirée d’hiver. Tantôt la prairie que je foule aux pieds avec Dora est tout en fleurs, c’est un tapis parsemé d’or ; et tantôt nous sommes sur une bruyère aride ensevelie sous des monticules de neige. Tantôt la rivière qui coule le long de notre promenade du dimanche étincelle aux rayons du soleil d’été, tantôt elle s’agite sous le souffle du vent d’hiver et s’épaissit au contact des blocs de glace qui viennent envahir son cours. Elle bondit, elle se précipite, elle s’élance vers la mer plus vite que ne saurait le faire aucune autre rivière au monde.

Il n’y a rien de changé dans la maison des deux vieilles petites dames. La pendule fait tic tac sur la cheminée, le baromètre est suspendu dans le vestibule. La pendule ni le baromètre ne vont jamais bien, mais la foi nous sauve.

J’ai atteint ma majorité ! J’ai vingt et un ans. Mais c’est là une sorte de dignité qui peut être le partage de tout le monde ; voyons plutôt ce que j’ai fait par moi-même.

J’ai apprivoisé cet art sauvage qu’on appelle la sténographie : j’en tire un revenu très-respectable. J’ai acquis une grande réputation dans cette spécialité, et je suis au nombre des douze sténographes qui recueillent les débats du parlement pour un journal de matin. Tous les soirs je prends note de prédictions qui ne s’accompliront jamais ; de professions de foi auxquelles on n’est jamais fidèle ; d’explications qui n’ont pas d’autre but que de mystifier le bon public. Je n’y vois plus que du feu. La Grande-Bretagne, cette malheureuse vierge qu’on met à toute sauce, je la vois toujours devant moi comme une volaille à la broche, bien plumée et bien troussée, traversée de part en part avec des plumes de fer et ficelée bel et bien avec une faveur rouge. Je suis assez au courant des mystères de la coulisse pour apprécier à sa valeur la vie politique : aussi je suis à cet égard un incrédule fini ; jamais on ne me convertira là-dessus.

Mon cher ami Traddles s’est essayé au même travail, mais ce n’est pas son affaire. Il prend son échec de la meilleure humeur du monde, et me rappelle qu’il a toujours eu la tête dure. Les éditeurs de mon journal l’emploient parfois à recueillir des faits, qu’ils donnent ensuite à des metteurs en œuvre plus habiles. Il entre au barreau, et, à force de patience et de travail, il parvient à réunir cent livres sterling, pour offrir à un procureur dont il fréquente l’étude. On a consommé bien du vin de Porto pour son jour de bienvenue, et je crois que les étudiants du Temple ont dû bien se régaler à ses dépens, ce jour-là.

J’ai fait une autre tentative : j’ai tâté avec crainte et tremblement du métier d’auteur. J’ai envoyé mon premier essai à une revue, qui l’a publié. Depuis lors, j’ai pris courage, et j’ai publié quelques autres petits travaux ; ils commencent à me rapporter quelque chose. En tout, mes affaires marchent bien, et quand je compte mon revenu sur les doigts de ma main gauche, je passe le troisième doigt et je m’arrête à la seconde jointure du quatrième ; trois cent cinquante livres sterling, ce n’est, ma foi, pas une plaisanterie.

Nous avons quitté Buckingham-Street pour nous établir dans une jolie petite maison, tout près de celle que j’admirais tant jadis. Ma tante a bien vendu sa maison de Douvres, mais elle ne compte pourtant pas rester avec nous, elle veut aller s’installer dans un cottage du voisinage, plus modeste que le nôtre. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? s’agirait-il de mon mariage ? Oui-da !

Oui ! Je vais épouser Dora ! miss Savinia et miss Clarissa ont donné leur consentement, et si jamais vous avez vu des petits serins se trémousser, ce sont elles. Miss Savinia s’est chargée de la surintendance du trousseau de ma chère petite ; elle passe son temps à couper la ficelle d’une foule de paquets enveloppés de papier gris, et à se disputer avec quelque jeune Calicot de l’air le plus respectable, qui porte un gros paquet avec son mètre sous le bras. Il y a dans la maison une couturière dont le sein est toujours transpercé d’une aiguille enfilée, piquée à sa robe ; elle mange et couche dans la maison, et je crois, en vérité, qu’elle garde son dé pour dîner, pour boire, pour dormir. Elles font de ma petite Dora un vrai mannequin. On est toujours à l’appeler pour venir essayer quelque chose. Nous ne pouvons pas être ensemble cinq minutes, le soir, sans que quelque femme importune vienne taper à la porte.

« Miss Dora, pourriez-vous monter un moment ? »

Miss Clarissa et ma tante parcourent tous les magasins de Londres pour nous mener ensuite voir quelques articles mobiliers après elles. Elles feraient bien mieux de les choisir elles-mêmes, sans nous obliger, Dora et moi, à aller les inspecter en cérémonie, car en allant examiner des casseroles ou un garde-feu, Dora aperçoit un petit pavillon chinois pour Jip, avec des petites clochettes en haut, et l’achète de préférence. Jip est très-long à s’habituer à sa nouvelle résidence, il ne peut pas entrer dans sa niche ou en sortir sans que les petites clochettes se mettent en branle, ce qui lui fait une peur horrible.

Peggotty arrive pour se rendre utile, et elle se met aussitôt à l’œuvre. Son département, c’est le nettoyage à perpétuité ; elle frotte tout ce qu’on peut frotter, jusqu’à ce qu’elle le voie reluire, bon gré, mal gré, comme son front luisant. Et de temps à autre, je vois son frère errer seul le soir à travers les rues sombres, où il s’arrête pour regarder toutes les femmes qui passent. Je ne lui parle jamais à cette heure-là : je ne sais que trop, quand je le rencontre grave et solitaire, ce qu’il cherche et ce qu’il redoute de trouver.

Pourquoi Traddles a-t-il l’air si important ce matin en venant me trouver aux Doctors’ Commons, où je vais encore parfois, quand j’ai le temps ? C’est que mes rêves d’autrefois vont se réaliser, je vais prendre une licence de mariage.

Jamais si petit document n’a représenté tant de choses ; et Traddles le contemple sur mon pupitre avec une admiration mêlée d’épouvante. Voilà bien ces noms enlacés selon l’usage des vieux temps, comme leurs deux cœurs, David Copperfield et Dora Spenlow avec un trait d’union ; voilà, dans le coin l’institution paternelle du timbre qui ne dédaigne pas de jeter un regard sur notre hymen, elle s’intéresse avec tant de bonté à toutes les cérémonies de la vie humaine ! voilà l’archevêque de Canterbury qui nous donne sa bénédiction imprimée, à aussi bas prix que possible.

Et cependant, c’est un rêve pour moi, un rêve agité, heureux, rapide. Je ne puis croire que ce soit vrai : pourtant il me semble que tous ceux que je rencontre dans la rue doivent s’apercevoir que je vais me marier après-demain. Le délégué de l’archevêque me reconnaît quand je vais pour prêter serment, et me traite avec autant de familiarité que s’il y avait entre nous quelque lien de franc-maçonnerie. Traddles n’est nullement nécessaire, mais il m’accompagne partout, comme mon ombre.

« J’espère, mon cher ami, dis-je à Traddles, que la prochaine fois vous viendrez ici pour votre compte, et que ce sera bientôt.

– Merci de vos bons souhaits, mon cher Copperfield, répond-il, je l’espère aussi. C’est toujours une satisfaction de savoir qu’elle m’attendra tant que cela sera nécessaire et que c’est bien la meilleure fille du monde.

– À quelle heure allez-vous l’attendre à la voiture ce soir ?

– À sept heures, dit Traddles, en regardant à sa vieille montre d’argent, cette montre dont jadis, à la pension, il avait enlevé une roue pour en faire un petit moulin. Miss Wickfield arrive à peu près à la même heure, n’est-ce pas ?

– Un peu plus tard, à huit heures et demie.

– Je vous assure, mon cher ami, me dit Traddles, que je suis presque aussi content que si j’allais me marier moi-même. Et puis, je ne sais comment vous remercier de la bonté que vous avez mise à associer personnellement Sophie à ce joyeux événement, en l’invitant à venir servir de demoiselle d’honneur avec miss Wickfield. J’en suis bien touché. »

Je l’écoute et je lui serre la main ; nous causons, nous nous promenons, et nous dînons. Mais je ne crois pas un mot de tout cela ; je sais bien que c’est un rêve.

Sophie arrive chez les tantes de Dora, à l’heure convenue. Elle a une figure charmante ; elle n’est pas positivement belle, mais extrêmement agréable ; je n’ai jamais vu personne de plus naturel, de plus franc, de plus attachant. Traddles nous la présente avec orgueil ; et, pendant dix minutes, il se frotte les mains devant la pendule, tous ses cheveux hérissés en brosse sur sa tête de loup, tandis que je le félicite de son choix.

Agnès est aussi arrivée de Canterbury, et nous revoyons parmi nous ce beau et doux visage. Agnès a un grand goût pour Traddles ; c’est un plaisir de les voir se retrouver et d’observer comme Traddles est fier de faire faire sa connaissance à la meilleure fille du monde.

C’est égal, je ne crois pas un mot de tout cela. Toujours ce rêve ! Nous passons une soirée charmante, nous sommes heureux, ravis ; il ne me manque que d’y croire. Je ne sais plus où j’en suis. Je ne peux contenir ma joie. Je me sens dans une sorte de rêvasserie nébuleuse, comme si je m’étais levé de très-grand matin il y a quinze jours, et que je ne me fusse pas recouché depuis. Je ne puis pas me rappeler s’il y a bien longtemps que c’était hier. Il me semble que voilà des mois que je suis à faire le tour du monde, avec une licence de mariage dans ma poche.

Le lendemain, quand nous allons, tous en corps, voir la maison, notre maison, la maison de Dora et la mienne, je ne m’en considère nullement comme le propriétaire. Il me semble que j’y suis par la permission de quelqu’un. Je m’attends à voir le maître, le véritable possesseur, paraître tout à l’heure, pour me dire qu’il est bien aise de me voir chez lui. Une si belle petite maison ! Tout y est si gai et si neuf ! Les fleurs du tapis ont l’air de s’épanouir et le feuillage du papier est comme s’il venait de pousser sur les branches. Voilà des rideaux de mousseline blanche et des meubles de perse rose ! Voilà le chapeau de jardin de Dora, déjà accroché le long du mur ! Elle en avait un tout pareil quand je l’ai vue pour la première fois ! La guitare se carre déjà à sa place dans son coin, et tout le monde va se cogner, au risque de se jeter par terre, contre la pagode de Jip, qui est beaucoup trop grande pour notre établissement.

Encore une heureuse soirée, un rêve de plus, comme tout le reste ; je me glisse comme de coutume dans la salle à manger avant de partir. Dora n’y est pas. Je suppose qu’elle est encore à essayer quelque chose. Miss Savinia met la tête à la porte et m’annonce d’un air de mystère que ce ne sera pas long. C’est pourtant très-long ; mais j’entends enfin le frôlement d’une robe à la porte ; on tape.

Je dis : « Entrez ! » On tape encore. Je vais ouvrir la porte, étonné qu’on n’entre pas, et là j’aperçois deux yeux très-brillants et une petite figure rougissante : c’est Dora. Miss Savinia lui a mis sa robe de noce, son chapeau, etc., etc., pour me la faire voir en toilette de mariée. Je serre ma petite femme sur mon cœur, et miss Savinia pousse un cri parce que je la chiffonne, et Dora rit et pleure tout à la fois de me voir si content ; mais je crois à tout cela moins que jamais.

« Trouvez-vous cela joli, mon cher Dody ? me dit Dora.

– Joli ! je le crois bien que je le trouve joli !

– Et êtes-vous bien sûr de m’aimer beaucoup ? » dit Dora.

Cette question fait courir de tels dangers au chapeau que miss Savinia pousse un autre petit cri, et m’avertit que Dora est là seulement pour que je la regarde, mais que, sous aucun prétexte, il ne faut y toucher. Dora reste donc devant moi, charmante et confuse, tandis que je l’admire ; puis elle ôte son chapeau (comme elle a l’air gentil sans ce chapeau) et elle se sauve en l’emportant ; puis elle revient dans sa robe de tous les jours, et elle demande à Jip si j’ai une belle petite femme, et s’il pardonne à sa maîtresse de se marier ; et, pour la dernière fois de sa vie de jeune fille, elle se met à genoux pour le faire tenir debout sur le livre de cuisine.

Je vais me coucher, plus incrédule que jamais, dans une petite chambre que j’ai là tout près ; et le lendemain matin je me lève de très-bonne heure pour aller à Highgate, chercher ma tante.

Jamais je n’avais vu ma tante dans une pareille tenue. Elle a une robe de soie gris perle, avec un chapeau bleu ; elle est superbe. C’est Jeannette qui l’a habillée, et elle reste là à me regarder. Peggotty est prête à partir pour l’église, et compte voir la cérémonie du haut des tribunes. M. Dick, qui doit servir de père à Dora, et me la « donner pour femme » au pied de l’autel, s’est fait friser. Traddles, qui est venu me trouver à la barrière, m’éblouit par le plus éclatant mélange de couleur de chair et de bleu de ciel ; M. Dick et lui me font l’effet d’avoir des gants de la tête aux pieds.

Sans doute je vois ainsi les choses, parce que je sais que c’est toujours comme cela ; mais ce n’en est pas moins un rêve, et tout ce que je vois n’a rien de réel. Et pourtant, pendant que nous nous dirigeons vers l’église en calèche découverte, ce mariage féerique est assez réel pour me remplir d’une sorte de compassion pour les infortunés qui ne se marient pas comme moi et qui sont là à balayer le devant de leurs boutiques, ou qui se rendent à leurs travaux accoutumés.

Ma tante tient, tout le long du chemin, ma main dans la sienne. Quand nous nous arrêtons à une petite distance de l’église, pour faire descendre Peggotty qui est venue sur le siège, elle m’embrasse bien fort.

« Que Dieu vous bénisse, Trot ! Je n’aimerais pas davantage mon propre fils. Je pense bien à votre mère, la pauvre petite, ce matin.

– Et moi aussi : et à tout ce que je vous dois, ma chère tante.

– Bah, bah ! » dit ma tante ; et, dans son excès d’affection, elle tend la main à Traddles, qui la tend à M. Dick, qui me la tend, et je la tends à Traddles ; enfin nous voilà à la porte de l’église.

L’église est bien calme certainement, mais il faudrait, pour me calmer, une machine à forte pression ; je suis trop ému pour cela.

Tout le reste me semble un rêve plus ou moins incohérent.

Je rêve bien sûr que les voilà qui entrent avec Dora ; que l’ouvreuse des bancs nous aligne devant l’autel comme un vieux sergent ; je rêve que je me demande pourquoi ce genre de femme-là est toujours si maussade. La bonne humeur serait elle donc d’une si dangereuse contagion pour le sentiment religieux qu’il soit nécessaire de placer ces vases de fiel et de vinaigre sur la route du paradis.

Je rêve que le pasteur et son clerc font leur entrée, que quelques bateliers et quelques autres personnes viennent flâner par là, que j’ai derrière moi un vieux marin qui parfume toute l’église d’une forte odeur de rhum ; que l’on commence d’une voix grave à lire le service, et que nous sommes tous recueillis.

Que miss Savinia, qui joue le rôle de demoiselle d’honneur supplémentaire, est la première qui se mette à pleurer, rendant hommage par ses sanglots, autant que je puis croire, à la mémoire de Pidger ; que miss Clarissa lui met sous le nez son flacon ; qu’Agnès prend soin de Dora ; que ma tante fait tout ce qu’elle peut pour se donner un air inflexible, tandis que des larmes coulent le long de ses joues ; que ma petite Dora tremble de toutes ses forces, et qu’on l’entend murmurer faiblement ses réponses.

Que nous nous agenouillons à côté l’un de l’autre : que Dora tremble un peu moins, mais qu’elle ne lâche pas la main d’Agnès ; que le service continue sérieux et tranquille ; que lorsqu’il est fini, nous nous regardons à travers nos larmes et nos sourires ; que, dans la sacristie, ma chère petite femme sanglote, en appelant son papa, son pauvre papa !

Que bientôt elle se remet, et que nous signons sur le grand livre chacun notre tour ; que je vais chercher Peggotty dans les tribunes pour qu’elle vienne signer aussi, et qu’elle m’embrasse dans un coin, en me disant qu’elle a vu marier ma pauvre mère ; que tout est fini et que nous nous en allons.

Que je sors de l’église joyeux et fier, en donnant le bras à ma charmante petite femme ; que j’entrevois, à travers un nuage, des visages amis, et la chaire, et les tombeaux, et les bancs, et l’orgue, et les vitraux de l’église, et qu’à tout cela vient se mêler le souvenir de l’église où j’allais avec ma mère, quand j’étais enfant ; ah ! qu’il y a longtemps !

Que j’entends dire tout bas aux curieux, en nous voyant passer : « Ah ! le jeune et beau petit couple ! quelle jolie petite mariée ! » Que nous sommes tous gais et expansifs, tandis que nous retournons à Putney ; que Sophie nous raconte comme quoi elle a manqué de se trouver mal, quand on a demandé à Traddles la licence que je lui avais confiée ; elle était convaincue qu’il se la serait laissé voler dans sa poche s’il ne l’avait pas perdue avant ; qu’Agnès rit de tout son cœur, et que Dora l’aime tant qu’elle ne veut pas se séparer d’elle, et lui tient toujours la main.

Qu’il y a un grand déjeuner avec une foule de bonnes et de jolies choses, dont je mange, sans me douter le moins du monde du goût qu’elles peuvent avoir (c’est naturel, quand on rêve) ; que je ne mange et ne bois, pour ainsi dire, qu’amour et mariage ; car je ne crois pas plus à la solidité des comestibles qu’à la réalité du reste.

Que je fais un discours dans le genre des rêves, sans avoir la moindre idée de ce que je veux dire : je suis même convaincu que je n’ai rien dit du tout, que nous sommes tout simplement et tout naturellement aussi heureux qu’on peut l’être, en rêve, bien entendu ; que Jip mange de notre gâteau de noces, ce qui plus tard ne lui réussit pas merveilleusement.

Que les chevaux de poste sont prêts ; que Dora va changer de robe ; que ma tante et miss Clarissa restent avec nous ; que nous nous promenons dans le jardin ; que ma tante a fait, à déjeuner, un vrai petit discours sur les tantes de Dora ; qu’elle est ravie, et même un peu fière de ce tour de force.

Que Dora est toute prête, que miss Savinia voltige partout autour d’elle, regrettant de perdre le charmant jouet qui lui a donné, depuis quelque temps, une occupation si agréable ; qu’à sa grande surprise, Dora découvre à chaque instant qu’elle a oublié une quantité de petites choses, et que tout le monde court de tout côté pour aller les lui chercher.

Qu’on entoure Dora, qu’elle commence à dire adieu ; qu’elles ont toutes l’air d’une corbeille de fleurs, avec leurs rubans si frais et leurs couleurs si gaies ; qu’on étouffe à moitié ma chère petite femme, au milieu de toutes ces fleurs embrassantes et qu’elle vient se jeter dans mes bras jaloux, riant et pleurant tout à la fois.

Que je veux emporter Jip (qui doit nous accompagner) et que Dora dit que non : parce que c’est elle qui le portera ; sans cela, il croira qu’elle ne l’aime plus, à présent qu’elle est mariée, ce qui lui brisera le cœur ; que nous sortons, bras dessus bras dessous ; que Dora s’arrête et se retourne pour dire : « Si j’ai jamais été maussade ou ingrate pour vous, ne vous le rappelez pas, je vous en prie ! » et qu’elle fond en larmes.

Qu’elle agite sa petite main, et que, pour la vingtième fois, nous allons partir ; qu’elle s’arrête encore, se retourne encore, court encore vers Agnès, car c’est à elle qu’elle veut donner ses derniers baisers, adresser ses derniers adieux.

Enfin nous voilà en voiture, à côté l’un de l’autre. Nous voilà partis. Je sors de mon rêve ; j’y crois maintenant. Oui, c’est bien là ma chère, chère petite femme qui est à côté de moi, elle que j’aime tant !

« Êtes-vous heureux, maintenant, méchant garçon ? me dit Dora. Et êtes-vous bien sûr de ne pas vous repentir ? »

Je me suis rangé pour voir défiler devant moi les fantômes de ces jours qui ne sont plus. Maintenant qu’ils sont disparus je reprends le voyage de ma vie !

Chapitre XIV. Notre ménage. §

Ce ne fut pas sans étonnement qu’une fois la lune de miel écoulée, et les demoiselles d’honneur rentrées au logis, nous nous retrouvâmes seuls dans notre petite maison, Dora et moi ; désormais destitués pour ainsi dire du charmant et délicieux emploi qui consiste à faire ce qu’on appelle sa cour.

Je trouvais si extraordinaire d’avoir toujours Dora près de moi ; il me semblait si étrange de ne pas avoir à sortir pour aller la voir ; de ne plus avoir à me tourmenter l’esprit à son sujet ; de ne plus avoir à lui écrire, de ne plus me creuser la tête pour chercher quelque occasion d’être seul avec elle ! Parfois le soir, quand je quittais un moment mon travail, et que je la voyais assise en face de moi, je m’appuyais sur le dossier de ma chaise et je me mettais à penser que c’était pourtant bien drôle que nous fussions là, seuls ensemble, comme si c’était la chose du monde la plus naturelle que personne n’eût plus à se mêler de nos affaires ; que tout le roman de nos fiançailles fut bien loin derrière nous, que nous n’eussions plus qu’à nous plaire mutuellement, qu’à nous plaire toute la vie.

Quand il y avait à la Chambre des communes un débat qui me retenait tard, il me semblait si étrange, en reprenant le chemin du logis, de songer que Dora m’y attendait ! Je trouvais si merveilleux de la voir s’asseoir doucement près de moi pour me tenir compagnie, tandis que je prenais mon souper ! Et de savoir qu’elle mettait des papillottes ! Bien mieux que ça, de les lui voir mettre tous les soirs. N’était-ce pas bien extraordinaire ?

Je crois que deux tout petits oiseaux en auraient su autant sur la tenue d’un ménage, que nous en savions, ma chère petite Dora et moi. Nous avions une servante, et, comme de raison, c’était elle qui tenait notre ménage. Je suis encore intérieurement convaincu que ce devait être une fille de mistress Crupp déguisée. Comme elle nous rendait la vie dure. Marie-Jeanne !

Son nom était Parangon. Lorsque nous la prîmes à notre service, on nous assura que ce nom n’exprimait que bien faiblement ses qualités : c’était le parangon de toutes les vertus. Elle avait un certificat écrit, grand comme une affiche ; à en croire ce document, elle savait faire tout au monde, et bien d’autres choses encore. C’était une femme dans la force de l’âge, d’une physionomie rébarbative, et sujette à une sorte de rougeole perpétuelle, surtout sur les bras, qui la mettait en combustion. Elle avait un cousin dans les gardes, avec de si longues jambes qu’il avait l’air d’être l’ombre de quelque autre personne, vue au soleil, après midi. Sa veste était beaucoup trop petite pour lui, comme il était beaucoup trop grand pour notre maison ; il la faisait paraître dix fois plus petite qu’elle n’était réellement. En outre, les murs n’étaient pas épais, et toutes les fois qu’il passait la soirée chez nous, nous en étions avertis par une sorte de grognement continu que nous entendions dans la cuisine.

On nous avait garanti que notre trésor était sobre et honnête. Je suis donc disposé à croire qu’elle avait une attaque de nerfs, le jour où je la trouvai couchée sous la marmite, et que c’était le boueur qui avait mis de la négligence à ne pas nous rendre les cuillers à thé qui nous manquaient.

Mais elle nous faisait une peur terrible. Nous sentions notre inexpérience, et nous étions hors d’état de nous tirer d’affaire : je dirais que nous étions à sa merci, si le mot merci ne rappelait pas l’indulgence, et c’était une femme sans pitié. C’est elle qui fut la cause de la première castille que j’eus avec Dora.

« Ma chère amie, lui dis-je un jour, croyez-vous que Marie-Jeanne connaisse l’heure ?

– Pourquoi, David ? demanda Dora, en levant innocemment la tête.

– Mon amour, parce qu’il est cinq heures, et que nous devions dîner à quatre. »

Dora regarda la pendule d’un petit air inquiet, et insinua qu’elle croyait bien que la pendule avançait.

« Au contraire, mon amour, lui dis-je en regardant à ma montre, elle retarde de quelques minutes. »

Ma petite femme vint s’asseoir sur mes genoux, pour essayer de me câliner, et me fit une ligne au crayon sur le milieu du nez, c’était charmant, mais cela ne me donnait pas à dîner.

« Ne croyez-vous pas, ma chère, que vous feriez bien d’en parler à Marie-Jeanne ?

– Oh, non, je vous en prie, David ! Je ne pourrais jamais, dit Dora.

– Pourquoi donc, mon amour ? lui demandai-je doucement.

– Oh, parce que je ne suis qu’une petite sotte, dit Dora, et qu’elle le sait bien ! »

Cette opinion de Marie-Jeanne me paraissait si incompatible avec la nécessité, selon moi, de la gronder que je fronçai le sourcil.

« Oh ! la vilaine ride sur le front ! méchant que vous êtes ! » dit Dora, et toujours assise sur mon genou, elle marqua ces odieuses rides avec son crayon, qu’elle portait à ses lèvres roses pour le faire mieux marquer ; puis elle faisait semblant de travailler sérieusement sur mon front, d’un air si comique, que j’en riais en dépit de tous mes efforts.

« À la bonne heure, voilà un bon garçon ! dit Dora ; vous êtes bien plus joli quand vous riez.

– Mais, mon amour…

– Oh non, non ! je vous en prie ! cria Dora en m’embrassant. Ne faites pas la Barbe-Bleue, ne prenez pas cet air sérieux !

– Mais, ma chère petite femme, lui dis-je, il faut pourtant être sérieux quelquefois. Venez-vous asseoir sur cette chaise tout près de moi ! Donnez-moi ce crayon ! Là ! Et parlons un peu raison. Vous savez, ma chérie (quelle bonne petite main à tenir dans là mienne ! et quel précieux anneau à voir au doigt de ma nouvelle mariée !), vous savez, ma chérie, qu’il n’est pas très-agréable d’être obligé de s’en aller sans avoir dîné. Voyons, qu’en pensez-vous ?

– Non, répondit faiblement Dora.

– Mon amour, comme vous tremblez !

– Parce que je sais que vous allez me gronder, s’écria Dora, d’un ton lamentable.

– Mon amour, je vais seulement tâcher de vous parler raison.

– Oh ! mais c’est bien pis que de gronder ! s’écria Dora, au désespoir. Je ne me suis pas mariée pour qu’on me parle raison. Si vous voulez raisonner avec une pauvre petite chose comme moi, vous auriez dû m’en prévenir, méchant que vous êtes !»

J’essayai de calmer Dora, mais elle se cachait le visage et elle secouait de temps en temps ses boucles, en disant : « Oh ! méchant ! méchant que vous êtes ! » Je ne savais plus que faire : je me mis à marcher dans la chambre, puis je me rapprochai d’elle.

« Dora, ma chérie !

– Non, je ne suis pas votre chérie. Vous êtes certainement fâché de m’avoir épousée, sans cela vous ne voudriez pas me parler raison ! »

Ce reproche me parut d’une telle inconséquence, que cela me donna le courage de lui dire :

« Allons, ma Dora, ne soyez pas si enfant, vous dites là des choses qui n’ont pas de bon sens. Vous vous rappelez certainement qu’hier j’ai été obligé de sortir avant la fin du dîner et que la veille, le veau m’a fait mal, parce qu’il n’était pas cuit et que j’ai été obligé de l’avaler en courant ; aujourd’hui je ne dîne pas du tout, et je n’ose pas dire combien de temps nous avons attendu le déjeuner ; et encore l’eau ne bouillait seulement pas pour le thé. Je ne veux pas vous faire de reproches, ma chère petite ! mais tout ça n’est pas très-agréable.

– Oh, méchant, méchant que vous êtes, comment pouvez-vous me dire que je suis une femme désagréable !

– Ma chère Dora, vous savez bien que je n’ai jamais dit ça !

– Vous avez dit que tout ça n’était pas très-agréable.

– J’ai dit que la manière dont on tenait notre ménage n’était pas agréable.

– C’est exactement la même chose ! » cria Dora. Et évidemment elle le croyait, car elle pleurait amèrement.

Je fis de nouveau quelques pas dans la chambre, plein d’amour pour ma jolie petite femme, et tout prêt à me casser la tête contre les murs, tant je sentais de remords. Je me rassis, et je lui dis :

« Je ne vous accuse pas, Dora. Nous avons tous deux beaucoup à apprendre. Je voudrais seulement vous prouver qu’il faut véritablement, il le faut (j’étais décidé à ne point céder sur ce point), vous habituer à surveiller Marie-Jeanne, et aussi un peu à agir par vous-même dans votre intérêt comme dans le mien.

– Je suis vraiment étonnée de votre ingratitude, dit Dora, en sanglotant. Vous savez bien que l’autre jour vous aviez dit que vous voudriez bien avoir un petit morceau de poisson et que j’ai été moi-même, bien loin, en commander pour vous faire une surprise.

– C’était très-gentil à vous, ma chérie, et j’en ai été si reconnaissant que je me suis bien gardé de vous dire que vous aviez eu tort d’acheter un saumon, parce que c’est beaucoup trop gros pour deux personnes : et qu’il avait coûté une livre six shillings, ce qui était trop cher pour nous.

– Vous l’avez trouvé très-bon, dit Dora, en pleurant toujours, et vous étiez si content que vous m’avez appelée votre petite chatte.

– Et je vous appellerai encore de même, bien des fois, mon amour. » répondis-je.

Mais j’avais blessé ce tendre petit cœur, et il n’y avait pas moyen de la consoler. Elle pleurait si fort, elle avait le cœur si gros, qu’il me semblait que je lui avais dit je ne sais pas quoi d’horrible qui avait dû lui faire de la peine. J’étais obligé de partir bien vite : je ne revins que très-tard, et pendant toute la nuit, je me sentis accablé de remords. J’avais la conscience bourrelée comme un assassin ; j’étais poursuivi par le sentiment vague d’un crime énorme dont j’étais coupable.

Il était plus de deux heures du matin. Quand je rentrai, je trouvai chez moi ma tante qui m’attendait.

« Est-ce qu’il y a quelque chose, ma tante, lui dis-je, avec inquiétude.

– Non, Trot, répondit-elle. Asseyez-vous, asseyez-vous. Seulement petite Fleur était un peu triste, et je suis restée pour lui tenir compagnie, voilà tout. »

J’appuyai ma tête sur ma main, et demeurai les yeux fixés sur le feu ; je me sentais plus triste et plus abattu que je ne l’aurais cru possible, sitôt, presque au moment où venaient de s’accomplir mes plus doux rêves. Je rencontrai enfin les yeux de ma tante fixés sur moi. Elle avait l’air inquiet, mais son visage devint bientôt serein.

« Je vous assure, ma tante, lui dis-je, que j’ai été malheureux toute la nuit, de penser que Dora avait du chagrin. Mais je n’avais d’autre intention que de lui parler doucement et tendrement de nos petites affaires. »

Ma tante fit un signe de tête encourageant.

« Il faut y mettre de la patience, Trot, dit-elle.

– Certainement. Dieu sait que je ne veux pas être déraisonnable, ma chère tante.

– Non, non, dit ma tante, mais petite Fleur est très-délicate, il faut que le vent souffle doucement sur elle. »

Je remerciai, au fond du cœur, ma bonne tante de sa tendresse pour ma femme, et je suis sûr qu’elle s’en aperçut bien.

« Ne croyez-vous pas, ma tante, lui dis-je après avoir de nouveau contemplé le feu, que vous puissiez de temps en temps donner quelques conseils à Dora. Cela nous serait bien utile.

– Trot, reprit ma tante, avec émotion. Non ! Ne me demandez jamais cela ! »

Elle parlait d’un ton si sérieux que je levai les yeux avec surprise.

« Voyez-vous, mon enfant, me dit ma tante, quand je regarde en arrière dans ma vie passée, je me dis qu’il y a maintenant dans leur tombe des personnes avec lesquelles j’aurais mieux fait de vivre en bons termes. Si j’ai jugé sévèrement les erreurs d’autrui en fait de mariage, c’est peut-être parce que j’avais de tristes raisons d’en juger sévèrement pour mon propre compte. N’en parlons plus. J’ai été pendant bien des années une vieille femme grognon et insupportable. Je le suis encore. Je le serai toujours. Mais nous nous sommes fait mutuellement du bien, Trot ; du moins vous m’en avez fait, mon ami, et il ne faut pas que maintenant la division vienne se mettre entre nous.

– La division entre nous ! m’écriai-je.

– Mon enfant, mon enfant, dit ma tante, en lissant sa robe avec sa main, il n’y a pas besoin d’être prophète pour prévoir combien cela serait facile, ou combien je pourrais rendre notre petite Fleur malheureuse, si je me mêlais de votre ménage ; je veux que ce cher bijou m’aime et qu’elle soit gaie comme un papillon. Rappelez-vous votre mère et son second mariage ; et ne me faites jamais une proposition qui me rappelle pour elle et pour moi de trop cruels souvenirs. »

Je compris tout de suite que ma tante avait raison, et je ne compris pas moins toute l’étendue de ses scrupules généreux pour ma chère petite femme.

« Vous en êtes au début, Trot, continua-t-elle, et Paris ne s’est pas fait en un jour, ni même en un an. Vous avez fait votre choix en toute liberté vous-même (et ici je crus voir un nuage se répandre un moment sur sa figure). Vous avez même choisi une charmante petite créature qui vous aime beaucoup. Ce sera votre devoir, et ce sera aussi votre bonheur, je n’en doute pas, car je ne veux pas avoir l’air de vous faire un sermon, ce sera votre devoir, comme aussi votre bonheur, de l’apprécier, telle que vous l’avez choisie, pour les qualités qu’elle a, et non pour les qualités qu’elle n’a pas. Tâchez de développer celles qui lui manquent. Et si vous ne réussissez pas, mon enfant (ici ma tante se frotta le nez), il faudra vous accoutumer à vous en passer. Mais rappelez-vous, mon ami, que votre avenir est une affaire à régler entre vous deux. Personne ne peut vous aider ; c’est à vous à faire comme pour vous. C’est là le mariage, Trot, et que Dieu vous bénisse l’un et l’autre, car vous êtes un peu comme deux babies perdus au milieu des bois ! »

Ma tante me dit tout cela d’un ton enjoué, et finit par un baiser pour ratifier la bénédiction.

« Maintenant, dit-elle, allumez-moi une petite lanterne, et conduisez-moi jusqu’à ma petite niche par le sentier du jardin : car nos deux maisons communiquaient par là. Présentez à petite Fleur toutes les tendresses de Betsy Trotwood, et, quoiqu’il arrive, Trot, ne vous mettez plus dans la tête de faire de Betsy un épouvantail, car je l’ai vue assez souvent dans la glace, pour pouvoir vous dire qu’elle est déjà naturellement bien assez maussade et assez rechignée comme cela. »

Là-dessus ma tante noua un mouchoir autour de sa tête selon sa coutume, et je l’escortai jusque chez elle. Quand elle s’arrêta dans son jardin, pour éclairer mes pas au retour avec sa petite lanterne, je vis bien qu’elle me regardait de nouveau d’un air soucieux, mais je n’y fis pas grande attention, j’étais trop occupé à réfléchir sur ce qu’elle m’avait dit, trop pénétré, pour la première fois, de la pensée que nous avions à faire nous-mêmes notre avenir à nous deux, Dora et moi, et que personne ne pourrait nous venir en aide.

Dora descendit tout doucement en pantoufles, pour me retrouver maintenant que j’étais seul ; elle se mit à pleurer sur mon épaule, et me dit que j’avais été bien dur, et qu’elle avait été aussi bien méchante ; je lui en dis, je crois, à peu près autant de mon côté, et cela fut fini ; nous décidâmes que cette petite dispute serait la dernière, et que nous n’en aurions plus jamais, quand nous devrions vivre cent ans.

Quelle épreuve que les domestiques ! C’est encore là l’origine de la première querelle que nous eûmes après. Le cousin de Marie-Jeanne déserta, et vint se cacher chez nous dans le trou au charbon ; il en fut retiré, à notre grand étonnement, par un piquet de ses camarades qui l’emmenèrent les fers aux mains ; notre jardin en fut couvert de honte. Cela me donna le courage de me débarrasser de Marie-Jeanne, qui prit si doucement, si doucement son renvoi que j’en fus surpris : mais bientôt je découvris où avaient passé nos cuillers ; et de plus on me révéla qu’elle avait l’habitude d’emprunter, sous mon nom, de petites sommes à nos fournisseurs. Elle fut remplacée momentanément par mistress Kidgerbury, vieille bonne femme de Kentishtown qui allait faire des ménages au dehors, mais qui était trop faible pour en venir à bout ; puis nous trouvâmes un autre trésor, d’un caractère charmant ; mais malheureusement ce trésor-là ne faisait pas autre chose que de dégringoler du haut en bas de l’escalier avec le plateau dans les mains, ou de faire le plongeon par terre dans le salon avec le service à thé, comme on pique une tête dans un bain. Les ravages commis par cette infortunée nous obligèrent à la renvoyer ; elle fut suivie, avec de nombreux intermèdes de mistress Kidgerbury, d’une série d’êtres incapables. À la fin nous tombâmes sur une jeune fille de très-bonne mine qui se rendit à la foire de Greenwich, avec le chapeau de Dora. Ensuite je ne me rappelle plus qu’une foule d’échecs successifs.

Nous semblions destinés à être attrapés par tout le monde. Dès que nous paraissions dans une boutique, on nous offrait des marchandises avariées. Si nous achetions un homard, il était plein d’eau. Notre viande était coriace, et nos pains n’avaient que de la mie. Dans le but d’étudier le principe de la cuisson d’un rosbif pour qu’il soit rôti à point, j’eus moi-même recours au livre de cuisine, et j’y appris qu’il fallait accorder un quart d’heure de broche par livre de viande, plus un quart d’heure en sus pour le tout. Mais il fallait que nous fussions victimes d’une bizarre fatalité, car jamais nous ne pouvions attraper le juste milieu entre de la viande saignante ou de la viande calcinée.

J’étais bien convaincu que tous ces désastres nous coûtaient beaucoup plus cher que si nous avions accompli une série de triomphes. En étudiant nos comptes, je m’apercevais que nous avions dépensé du beurre de quoi bitumer le rez-de-chaussée de notre maison. Quelle consommation ! Je ne sais si c’est que les contributions indirectes de cette année-là avaient fait renchérir le poivre, mais, au train dont nous y allions, il fallut, pour entretenir nos poivrières, que bien des familles fussent obligées de s’en passer, pour nous céder leur part. Et ce qu’il y avait de plus merveilleux dans tout cela, c’est que nous n’avions jamais rien dans la maison.

Il nous arriva aussi plusieurs fois que la blanchisseuse mît notre linge en gage, et vint dans un état d’ivresse pénitente implorer notre pardon ; mais je suppose que cela a dû arriver à tout le monde. Nous eûmes encore à subir un feu de cheminée, la pompe de la paroisse et le faux serment du bedeau qui nous mit en frais ; mais ce sont encore là des malheurs ordinaires. Ce qui nous était personnel, c’était notre guignon en fait de domestiques ; l’une d’entre elles avait une passion pour les liqueurs fortes, qui augmentait singulièrement notre compte de porter et de spiritueux au café qui nous les fournissait. Nous trouvions sur les mémoires des articles inexplicables, comme « un quart de litre de rhum (Mistress C.), » et « un demi-quart de genièvre (Mistress C.), » et « un verre de rhum et d’eau-de-vie de lavande (Mistress C.) ; » la parenthèse s’appliquait toujours à Dora, qui passait, à ce que nous apprîmes ensuite, pour avoir absorbé tous ces liquides.

L’un de nos premiers exploits, ce fut de donner à dîner à Traddles. Je le rencontrai un matin, et je l’engageai à venir nous trouver dans la soirée. Il y consentit volontiers, et j’écrivis un mot à Dora, pour lui dire que j’amènerais notre ami. Il faisait beau, et en chemin nous causâmes tout le temps de mon bonheur. Traddles en était plein, et il me disait que, le jour où il saurait que Sophie l’attendait le soir dans une petite maison comme la nôtre, rien ne manquerait à son bonheur.

Je ne pouvais souhaiter d’avoir une plus charmante petite femme que celle qui s’assit ce soir-là en face de moi ; mais ce que j’aurais bien pu désirer, c’est que la chambre fût un peu moins petite. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais nous avions beau n’être que deux, nous n’avions jamais de place, et pourtant la chambre était assez grande pour que notre mobilier pût s’y perdre : Je soupçonne que c’était parce que rien n’avait de place marquée, excepté la pagode de Jip qui encombrait toujours la voie publique. Ce soir-là, Traddles était si bien enfermé entre la pagode, la boîte à guitare, le chevalet de Dora et mon bureau, que je craignais toujours qu’il n’eût pas assez de place pour se servir de son couteau et de sa fourchette ; mais il protestait avec sa bonne humeur habituelle, et me répétait : « J’ai beaucoup de place, Copperfield ! beaucoup de place, je vous assure ! »

Il y avait une autre chose que j’aurais voulu empêcher ; j’aurais voulu qu’on n’encourageât pas la présence de Jip sur la nappe pendant le dîner. Je commençais à trouver peu convenable qu’il y vînt jamais, quand même il n’aurait pas eu la mauvaise habitude de fourrer la patte dans le sel ou dans le beurre. Cette fois-là, je ne sais pas si c’est qu’il se croyait spécialement chargé de donner la chasse à Traddles, mais il ne cessait d’aboyer après lui et de sauter sur son assiette mettant à ces diverses manœuvres une telle obstination, qu’il accaparait à lui seul toute la conversation.

Mais je savais combien ma chère Dora avait la cœur tendre à l’endroit de son favori ; aussi je ne fis aucune objection : je ne me permis même pas une allusion aux assiettes dont Jip faisait carnage sur le parquet, ni au défaut de symétrie dans l’arrangement des salières qui étaient toutes groupées par trois ou quatre, va comme je te pousse ; je ne voulus pas non plus faire observer que Traddles était absolument bloqué par des plats de légumes égarés et par les carafes. Seulement je ne pouvais m’empêcher de me demander en moi-même, tout en contemplant le gigot à l’eau que j’allais découper, comment il se faisait que nos gigots avaient toujours des formes si extraordinaires, comme si notre boucher n’achetait que des moutons contrefaits ; mais je gardai pour moi mes réflexions.

« Mon amour, dis-je à Dora, qu’avez-vous dans ce plat ? »

Je ne pouvais comprendre pourquoi Dora me faisait depuis un moment de gentilles petites grimaces, comme si elle voulait m’embrasser.

« Des huîtres, mon ami, dit-elle timidement.

– Est-ce de votre invention ? dis-je d’un ton ravi.

– Oui, David, dit Dora.

– Quelle bonne idée ! m’écriai-je en posant le grand couteau et la fourchette pour découper notre gigot. Il n’y a rien que Traddles aime autant.

– Oui, oui, David, dit Dora ; j’en ai acheté un beau petit baril tout entier, et l’homme m’a dit qu’elles étaient très-bonnes. Mais j’ai… j’ai peur qu’elles n’aient quelque chose d’extraordinaire. » Ici Dora secoua la tête et des larmes brillèrent dans ses yeux.

« Elles ne sont ouvertes qu’à moitié, lui dis-je ; ôtez l’écaille du dessus, ma chérie.

– Mais elle ne veut pas s’en aller, dit Dora qui essayait de toutes ses forces, de l’air le plus infortuné.

– Savez-vous, Copperfield ? dit Traddles en examinant gaiement le plat, je crois que c’est parce que… ces huîtres sont parfaites… mais je crois que c’est parce que… parce qu’on ne les a jamais ouvertes. »

En effet, on ne les avait jamais ouvertes ; et nous n’avions pas de couteaux pour les huîtres ; d’ailleurs nous n’aurions pas su nous en servir ; nous regardâmes donc les huîtres, et nous mangeâmes le mouton : du moins nous mangeâmes tout ce qui était cuit, en l’assaisonnant avec des câpres. Si je le lui avais permis, je crois que Traddles, passant à l’état sauvage, se serait volontiers fait cannibale, et nourri de viande presque crue, pour exprimer combien il était satisfait du repas ; mais j’étais décidé à ne pas lui permettre de s’immoler ainsi sur l’autel de l’amitié, et nous eûmes au lieu de cela un morceau de lard ; fort heureusement il y avait du lard froid dans le garde-manger.

Ma pauvre petite femme était tellement désolée à la pensée que je serais contrarié, et sa joie fut si vive quand elle vit qu’il n’en était rien, que j’oubliai bien vite mon ennui d’un moment. La soirée se passa à merveille ; Dora était assise près de moi, son bras appuyé sur mon fauteuil, tandis que Traddles et moi nous discutions sur la qualité de mon vin, et à chaque instant elle se penchait vers mon oreille pour me remercier de n’avoir pas été grognon et méchant. Ensuite elle nous fit du thé, et j’étais si ravi de la voir à l’œuvre, comme si elle faisait la dînette de sa poupée, que je ne fis pas le difficile sur la qualité douteuse du breuvage. Ensuite, Traddles et moi, nous jouâmes un moment aux cartes, tandis que Dora chantait en s’accompagnant sur la guitare, et il me semblait que notre mariage n’était qu’un beau rêve et que j’en étais encore à la première soirée où j’avais prêté l’oreille à sa douce voix.

Quand Traddles fut parti, je l’accompagnai jusqu’à la porte puis je rentrai dans le salon ; ma femme vint mettre sa chaise tout près de la mienne.

« Je suis si fâchée ! dit-elle. Voulez-vous m’enseigner un peu à faire quelque chose, David ?

– Mais d’abord il faudrait que j’apprisse moi-même, Dora, lui dis-je. Je n’en sais pas plus long que vous, ma petite.

– Oh ! mais vous, vous pouvez apprendre, reprit-elle, vous avez tant d’esprit !

– Quelle folie, ma petite chatte !

– J’aurais dû, reprit-elle après un long silence, j’aurais dû aller m’établir à la campagne, et passer un an avec Agnès ! »

Ses mains jointes étaient placées sur mon épaule, elle y reposait sa tête, et me regardait doucement de ses grands yeux bleus.

« Pourquoi donc ? demandai-je.

– Je crois qu’elle m’aurait fait du bien, et qu’avec elle j’aurais pu apprendre bien des choses.

– Tout vient en son temps, mon amour. Depuis de longues années, vous savez, Agnès a eu à prendre soin de son père : même dans le temps où ce n’était encore qu’une toute petite fille, c’était déjà l’Agnès que vous connaissez.

– Voulez-vous m’appeler comme je vais vous le demander ? demanda Dora sans bouger.

– Comment donc ? lui dis-je en souriant.

– C’est un nom stupide, dit-elle en secouant ses boucles, mais c’est égal, appelez-moi votre femme-enfant. »

Je demandai en riant à ma femme-enfant pourquoi elle voulait que je l’appelasse ainsi. Elle me répondit sans bouger, seulement mon bras passé autour de sa taille rapprochait encore de moi ses beaux yeux bleus :

« Mais, êtes-vous nigaud ! Je ne vous demande pas de me donner ce nom-là, au lieu de m’appeler Dora. Je vous prie seulement, quand vous songez à moi, de vous dire que je suis votre femme-enfant. Quand vous avez envie de vous fâcher contre moi, vous n’avez qu’à vous dire : « Bah ! c’est ma femme-enfant. » Quand je vous mettrai la tête à l’envers, dites-vous encore : « Ne savais-je pas bien depuis longtemps que ça ne ferait jamais qu’une petite femme-enfant ! » Quand je ne serai pas pour vous tout ce que je voudrais être, et ce que je ne serai peut-être jamais, dites-vous toujours : « Cela n’empêche pas que cette petite sotte de femme-enfant m’aime tout de même, » car c’est la vérité, David, je vous aime bien. »

Je ne lui avais pas répondu sérieusement ; l’idée ne m’était pas venue jusque-là qu’elle parlât sérieusement elle-même. Mais elle fut si heureuse de ce que je lui répondis, que ses yeux n’étaient pas encore secs qu’elle riait déjà. Et bientôt je vis ma femme-enfant assise par terre, à côté de la pagode chinoise, faisant sonner toutes les petites cloches les unes après les autres, pour punir Jip de sa mauvaise conduite, et Jip restait nonchalamment étendu sur le seuil de sa niche, la regardant du coin de l’œil comme pour lui dire : « Faites, faites, vous ne parviendrez pas à me faire bouger de là avec toutes vos taquineries : je suis trop paresseux, je ne me dérange pas pour si peu. »

Cet appel de Dora fit sur moi une profonde impression. Je me reporte à ce temps lointain ; je me représente cette douce créature que j’aimais tant ; je la conjure de sortir encore une fois des ombres du passé, et de tourner vers moi son charmant visage, et je puis assurer que son petit discours résonnait sans cesse dans mon cœur. Je n’en ai peut-être pas tiré le meilleur parti possible, j’étais jeune et sans expérience ; mais jamais son innocente prière n’est venue frapper en vain mon oreille.

Dora me dit, quelques jours après, qu’elle allait devenir une excellente femme de ménage. En conséquence, elle sortit du tiroir son ardoise, tailla son crayon, acheta un immense livre de comptes, rattacha soigneusement toutes les feuilles du livre de cuisine que Jip avait déchirées, et fit un effort désespéré « pour être sage, » comme elle disait. Mais les chiffres avaient toujours le même défaut : ils ne voulaient pas se laisser additionner. Quand elle avait accompli deux ou trois colonnes de son livre de comptes, et ce n’était pas sans peine, Jip venait se promener sur la page et barbouiller tout avec sa queue ; et puis, elle imbibait d’encre son joli doigt jusqu’à l’os : c’est ce qu’il y avait de plus clair dans l’affaire.

Quelquefois le soir, quand j’étais rentré et à l’ouvrage (car j’écrivais beaucoup et je commençais à me faire un nom comme auteur), je posais ma plume et j’observais ma femme-enfant qui tâchait « d’être sage. » D’abord elle posait sur la table son immense livre de comptes, et poussait un profond soupir ; puis elle l’ouvrait à l’endroit effacé par Jip la veille au soir, et appelait Jip pour lui montrer les traces de son crime : c’était le signal d’une diversion en faveur de Jip, et on lui mettait de l’encre sur le bout du nez, comme châtiment. Ensuite elle disait à Jip de se coucher sur la table, « tout de suite, comme un lion, » c’était un de ses tours de force, bien qu’à mes yeux l’analogie ne fût pas frappante. S’il était de bonne humeur, Jip obéissait. Alors elle prenait une plume et commençait à écrire, mais il y avait un cheveu dans sa plume ; elle en prenait donc une autre et commençait à écrire ; mais celle-là faisait des pâtés ; alors elle en prenait une troisième et recommençait à écrire, en se disant à voix basse : « Oh ! mais, celle-là grince, elle va déranger David ! » Bref, elle finissait par y renoncer et par reporter le livre de comptes à sa place, après avoir fait mine de le jeter à la tête du lion.

Une autre fois, quand elle se sentait d’humeur plus grave, elle prenait son ardoise et un petit panier plein de notes et d’autres documents qui ressemblaient plus à des papillotes qu’à toute autre chose, et elle essayait d’en tirer un résultat quelconque. Elle les comparait très-sérieusement, elle posait sur l’ardoise des chiffres qu’elle effaçait, elle comptait dans tous les sens les doigts de sa main gauche, après quoi elle avait l’air si vexé, si découragé et si malheureux, que j’avais du chagrin de voir s’assombrir, pour me satisfaire, ce charmant petit visage ; alors je m’approchais d’elle tout doucement, et je lui disais :

« Qu’est-ce que vous avez, Dora ? »

Elle me regardait d’un air désolé et répondait : « Ce sont ces vilains comptes qui ne veulent pas aller comme il faut ; j’en ai la migraine : ils s’obstinent à ne pas faire ce que je veux ! »

Alors je lui disais : « Essayons un peu ensemble ; je vais vous montrer, ma Dora. »

Puis je commençais une démonstration pratique ; Dora m’écoutait pendant cinq minutes avec la plus profonde attention, auprès quoi elle commençait à se sentir horriblement fatiguée, et cherchait à s’égayer en roulant mes cheveux autour de ses doigts, ou en rabattant le col de ma chemise pour voir si cela m’allait bien. Quand je voulais un peu réprimer son enjouement et que je continuais mes raisonnements, elle avait l’air si désolé et si effarouché, que je me rappelais tout à coup comme un reproche, en la voyant si triste, sa gaieté naturelle le jour où je l’avais vue pour la première fois : je laissais tomber le crayon en me répétant que c’était une femme-enfant, et je la priais de prendre sa guitare.

J’avais beaucoup à travailler et de nombreux soucis, mais je gardais tout cela pour moi. Je suis loin de croire maintenant que j’aie eu raison d’agir ainsi, mais je le faisais par tendresse pour ma femme-enfant. J’examine mon cœur, et c’est sans la moindre réserve que je confie à ces pages mes plus secrètes pensées. Je sentais bien qu’il me manquait quelque chose, mais cela n’allait pas jusqu’à altérer le bonheur de ma vie. Quand je me promenais seul par un beau soleil, et que je songeais aux jours d’été où la terre entière semblait remplie de ma jeune passion, je sentais que mes rêves ne s’étaient pas parfaitement réalisés, mais je croyais que ce n’était qu’une ombre adoucie de la douce gloire du passé. Parfois, je me disais bien que j’aurais préféré trouver chez ma femme un conseiller plus sûr, plus de raison, de fermeté et de caractère ; j’aurais désiré qu’elle pût me soutenir et m’aider, qu’elle possédât le pouvoir de combler les lacunes que je sentais en moi, mais je me disais aussi qu’un tel bonheur n’était pas de ce monde, et qu’il ne devait pas, ne pouvait pas exister.

J’étais encore, pour l’âge, un jeune garçon plutôt qu’un mari. Je n’avais connu, pour me former par leur salutaire influence, d’autres chagrins que ceux qu’on a pu lire dans ce récit. Si je me trompais, et cela m’arrivait peut-être bien souvent, c’étaient mon amour et mon peu d’expérience qui m’égaraient. Je dis l’exacte vérité. À quoi me servirait maintenant la dissimulation ?

C’était donc sur moi que retombaient toutes les difficultés et les soucis de notre vie ; elle n’en prenait pas sa part. Notre ménage était à peu près dans le même gâchis qu’au début ; seulement je m’y étais habitué, et j’avais au moins le plaisir de voir que Dora n’avait presque jamais de chagrin. Elle avait retrouvé toute sa gaieté folâtre ; elle m’aimait de tout son cœur et s’amusait comme autrefois c’est-à-dire comme un enfant.

Quand les débats des Chambres avaient été assommants (je ne parle que de leur longueur, et non de leur qualité, car, sous ce dernier rapport, ils n’étaient jamais autrement), et que je rentrais tard, Dora ne voulait jamais s’endormir avant que je fusse rentré, et descendait toujours pour me recevoir. Quand je n’avais pas à m’occuper du travail qui m’avait coûté tant de labeur sténographique, et que je pouvais écrire pour mon propre compte, elle venait s’asseoir tranquillement près de moi, si tard que ce pût être, et elle était tellement silencieuse que souvent je la croyais endormie. Mais en général, quand je levais la tête, je voyais ses yeux bleus fixés sur moi avec l’attention tranquille dont j’ai déjà parlé.

« Ce pauvre garçon ! doit-il être fatigué ! dit-elle un soir, au moment où je fermais mon pupitre.

– Cette pauvre petite fille ! doit-elle être fatiguée ! répondis-je. Ce serait à moi à vous dire cela, Dora. Une autre fois, vous irez vous coucher, mon amour ; il est beaucoup trop tard pour vous.

– Oh ! non ! ne m’envoyez pas coucher, dit Dora d’un ton suppliant. Je vous en prie, ne faites pas ça !

– Dora ! »

À mon grand étonnement, elle pleurait sur mon épaule.

« Vous n’êtes donc pas bien, ma petite ; vous n’êtes pas heureuse ?

– Si, je suis très-bien, et très-heureuse, dit Dora. Mais promettez-moi que vous me laisserez rester près de vous pour vous voir écrire.

– Voyez un peu la belle vue pour ces jolis yeux, et à minuit encore ! répondis-je.

– Vrai ? est-ce que vous les trouvez jolis ? reprit Dora en riant ; je suis si contente qu’ils soient jolis !

– Petite glorieuse ! » lui dis-je.

Mais non, ce n’était pas de la vanité, c’était une joie naïve de se sentir admirée par moi. Je le savais bien avant qu’elle me le dit :

« Si vous les trouvez jolis, dites-moi que vous me permettrez toujours de vous regarder écrire ! dit Dora ; les trouvez-vous jolis ?

– Très-jolis !

– Alors laissez-moi vous regarder écrire.

– J’ai peur que cela ne les embellisse pas, Dora.

– Mais si certainement ! parce que voyez-vous, monsieur le savant, cela vous empêchera de m’oublier, pendant que vous êtes plongé dans vos méditations silencieuses. Est-ce que vous serez fâché si je vous dis quelque chose de bien niais, plus niais encore qu’à l’ordinaire ?

– Voyons donc cette merveille ?

– Laissez-moi vous donner vos plumes à mesure que vous en aurez besoin, me dit Dora. J’ai envie d’avoir quelque chose à faire pour vous pendant ces longues heures où vous êtes si occupé. Voulez-vous que je les prenne pour vous les donner ? »

Le souvenir de sa joie charmante quand je lui dis oui me fait venir les larmes aux yeux. Lorsque je me remis à écrire le lendemain, elle était établie près de moi avec un gros paquet de plumes ; cela se renouvela régulièrement chaque fois. Le plaisir qu’elle avait à s’associer ainsi à mon travail, et son ravissement chaque fois que j’avais besoin d’une plume, ce qui m’arrivait sans cesse, me donnèrent l’idée de lui donner une satisfaction plus grande encore. Je faisais semblant, de temps à autre, d’avoir besoin d’elle pour me copier une ou deux pages de mon manuscrit. Alors elle était dans toute sa gloire. Il fallait la voir se préparer pour cette grande entreprise, mettre son tablier, emprunter des chiffons à la cuisine pour essuyer sa plume, et le temps qu’elle y mettait, et le nombre de fois qu’elle en lisait des passages à Jip, comme s’il pouvait comprendre ; puis enfin elle signait sa page comme si l’œuvre fût restée incomplète sans le nom du copiste, et me l’apportait, toute joyeuse d’avoir achevé son devoir, en me jetant les bras autour du cou. Souvenir charmant pour moi, quand les autres n’y verraient que des enfantillages !

Peu de temps après, elle prit possession des clefs, qu’elle promenait par toute la maison dans un petit panier attaché à sa ceinture. En général, les armoires auxquelles elles appartenaient n’étaient pas fermées, et les clefs finirent par ne plus servir qu’à amuser Jip, mais Dora était contente, et cela me suffisait. Elle était convaincue que cette mesure devait produire le meilleur effet, et nous étions joyeux comme deux enfants qui font tenir ménage à leur poupée pour de rire.

C’est ainsi que se passait notre vie ; Dora témoignait presque autant de tendresse à ma tante qu’à moi, et lui parlait souvent du temps où elle la regardait comme « une vieille grognon. » Jamais ma tante n’avait pris autant de peine pour personne. Elle faisait la cour à Jip, qui n’y répondait nullement ; elle écoutait tous les jours Dora jouer de la guitare, elle qui n’aimait pas la musique ; elle ne parlait jamais mal de notre série d’Incapables, et pourtant la tentation devait être bien grande pour elle ; elle faisait à pied des courses énormes pour rapporter à Dora toutes sortes de petites choses dont elle avait envie, et chaque fois qu’elle nous arrivait par le jardin et que Dora n’était pas en bas, on l’entendait dire, au bas de l’escalier, d’une voix qui retentissait joyeusement par toute la maison :

« Mais où est donc Petite-Fleur ? »

Chapitre XV. M. Dick justifie la prédiction de ma tante. §

Il y avait déjà quelque temps que j’avais quitté le docteur. Nous vivions dans son voisinage, je le voyais souvent, et deux ou trois fois nous avions été dîner ou prendre le thé chez lui. Le Vieux-Troupier était établi à demeure chez lui. Elle était toujours la même, avec les mêmes papillons immortels voltigeant toujours au-dessus de son bonnet.

Semblable à bien d’autres mères que j’ai connues durant ma vie, mistress Markleham tenait beaucoup plus à s’amuser que sa fille. Elle avait besoin de se divertir, et comme un rusé vieux troupier qu’elle était, elle voulait faire croire, en consultant ses propres inspirations, qu’elle s’immolait à son enfant. Cette excellente mère était donc toute disposée à favoriser le désir du docteur, qui voulait qu’Annie s’amusât, et elle exprimait tout haut son approbation de la sagacité de son gendre.

Je se doute pas qu’elle ne fit saigner la plaie du cœur du docteur sans le savoir, sans y mettre autre chose qu’un certain degré d’égoïsme et de frivolité qu’on rencontre parfois chez des personnes d’un âge mûr ; elle le confirmait, je crois, dans la pensée qu’il en imposait à la jeunesse de sa femme, et qu’il n’y avait point entre eux de sympathie naturelle, à force de le féliciter de chercher à adoucir à Annie le fardeau de la vie.

« Mon cher ami, lui disait-elle un jour en ma présence, vous savez bien, sans doute, que c’est un peu triste pour Annie d’être toujours enfermée ici. »

Le docteur fit un bienveillant signe de tête.

« Quand elle aura l’âge de sa mère, dit mistress Markleham en agitant son éventail, ce sera une autre affaire. Vous pourriez me mettre dans un cachot, pourvu que j’eusse bonne compagnie et que je pusse faire mon rubber, jamais je ne demanderais à sortir. Mais je ne suis pas Annie, vous savez, et Annie n’est pas sa mère.

– Certainement, certainement, dit le docteur.

– Vous êtes le meilleur homme du monde. Non, je vous demande bien pardon, continua-t-elle en voyant le docteur faire un geste négatif, il faut que je le dise devant vous, comme je le dis toujours derrière votre dos, vous êtes le meilleur homme du monde ; mais naturellement, vous ne pouvez pas, n’est-il pas vrai, avoir les mêmes goûts et les mêmes soins qu’Annie ?

– Non ! dit le docteur d’une voix attristée.

– Non, c’est tout naturel, reprit le Vieux-Troupier. Voyez, par exemple, votre Dictionnaire ! Quelle chose utile qu’un dictionnaire ! quelle chose indispensable ! le sens des mots ! Sans le docteur Johnson, ou des gens comme ça, qui sait si, à l’heure qu’il est, nous ne donnerions pas à un fer à repasser le nom d’un manche à balai. Mais nous ne pouvons demander à Annie de s’intéresser à un dictionnaire, quand il n’est pas même fini, n’est-il pas vrai ? »

Le docteur secoua la tête.

« Et voilà pourquoi j’approuve tant vos attentions délicates, dit mistress Markleham, en lui donnant sur l’épaule un petit coup d’éventail. Cela prouve que vous n’êtes pas comme tant de vieillards qui voudraient trouver de vieilles têtes sur de jeunes épaules. Vous avez étudié le caractère d’Annie et vous le comprenez. C’est ce que je trouve en vous de charmant. »

Le docteur Strong semblait, en dépit de son calme et de sa patience habituelle, ne supposer qu’avec peine tous ces compliments.

« Aussi, mon cher docteur, continua le Vieux-Troupier en lui donnant plusieurs petites tapes d’amitié, vous pouvez disposer de moi en tout temps. Sachez que je suis entièrement à votre service. Je suis prête à aller avec Annie au spectacle, aux concerts, à l’exposition, partout enfin ; et vous verrez que je ne me plaindrai seulement pas de la fatigue, le devoir, mon cher docteur, le devoir avant tout ! »

Elle tenait parole. Elle était de ces gens qui peuvent supporter une quantité de plaisirs, sans que jamais leur persévérance soit à bout. Jamais elle ne lisait le journal (et elle le lisait tous les jours pendant deux heures dans un bon fauteuil, à travers son lorgnon), sans y découvrir quelque chose à voir qui amuserait certainement Annie. En vain Annie protestait qu’elle était lasse de tout cela, sa mère lui répondait invariablement :

« Ma chère Annie, je vous croyais plus raisonnable, et je dois vous dire, mon amour, que c’est bien mal reconnaître la bonté du docteur Strong. »

Ce reproche lui était généralement adressé en présence du docteur, et il me semblait que c’était là principalement ce qui décidait Annie à céder. Elle se résignait presque toujours à aller partout où l’emmenait le Vieux-Troupier.

Il arrivait bien rarement que M. Maldon les accompagnât. Quelquefois elles engageaient ma tante et Dora à se joindre à elles ; d’autres fois c’était Dora toute seule. Jadis j’aurais hésité à la laisser aller, mais, en réfléchissant à ce qui s’était passé le soir dans le cabinet du docteur, je n’avais plus la même défiance. Je croyais que le docteur avait raison, et je n’avais pas plus de soupçons que lui.

Quelquefois ma tante se grattait le nez, quand nous étions seuls, en me disant qu’elle n’y comprenait rien, qu’elle voudrait les voir plus heureux, et qu’elle ne croyait pas du tout que notre militaire amie (c’est ainsi qu’elle appelait toujours le Vieux-Troupier) contribuât à raccommoder les choses. Elle me disait encore que le premier acte du retour au bon sens de notre militaire amie, ce devrait être d’arracher tous ses papillons et d’en faire cadeau à quelque ramoneur pour se déguiser un jour de mascarade.

Mais c’était surtout sur M. Dick qu’elle comptait. Évidemment, cet homme avait une idée, disait-elle, et s’il pouvait seulement la serrer de près quelque jour, dans un coin de son cerveau, ce qui était pour lui la grande difficulté, il se distinguerait de quelque façon extraordinaire.

Ignorant qu’il était de cette prédiction, M. Dick restait toujours dans la même position vis-à-vis du docteur et de mistress Strong. Il semblait n’avancer ni reculer d’une semelle, immobile sur sa base comme un édifice solide, et j’avoue qu’en effet j’aurais été aussi étonné de lui voir faire un pas que de voir marcher une maison.

Mais un soir, quelques mois après notre mariage, M. Dick entr’ouvrit la porte de notre salon ; j’étais seul à travailler (Dora et ma tante étant allées prendre le thé chez les deux petits serins), et il me dit avec une toux significative :

« Cela vous dérangerait, j’en ai peur, de causer un moment avec moi, Trotwood ?

– Mais non, certainement, monsieur Dick ; donnez-vous la peine d’entrer.

– Trotwood, me dit-il en appuyant son doigt sur son nez, après m’avoir donné une poignée de main, avant de m’asseoir je voudrais vous faire une observation. Vous connaissez votre tante ?

– Un peu, répondis-je.

– C’est la femme du monde la plus remarquable, monsieur ! »

Et après m’avoir fait cette communication qu’il lança comme un boulet de canon, M. Dick s’assit d’un air plus grave que de coutume et me regarda.

« Maintenant, mon enfant, ajouta-t-il, je vais vous faire une question.

– Vous pouvez m’en faire autant qu’il vous plaira.

– Que pensez-vous de moi, monsieur ? me demanda-t-il en se croisant les bras.

– Que vous êtes mon bon et vieil ami.

– Merci, Trotwood, répondit M. Dick en riant et en me serrant la main avec une gaieté expansive. Mais ce n’est pas là ce que je veux dire, mon enfant, continua-t-il d’un ton plus grave : que pensez-vous de moi sous ce point de vue ? » Et il se touchait le front.

Je ne savais comment répondre, mais il vint à mon aide.

« Que j’ai l’esprit faible, n’est-ce pas ?

– Mais… lui dis-je d’un ton indécis, peut-être un peu.

– Précisément ! cria M. Dick, qui semblait enchanté de ma réponse. C’est que, voyez-vous, monsieur Trotwood, quand ils ont retiré un peu du désordre qui était dans la tête de… vous savez bien qui… pour le mettre vous savez bien où, il y a eu… » Ici M. Dick fit faire à ses mains le moulinet plusieurs fois en les tournant autour l’une de l’autre, puis il les frappa l’une contre l’autre et recommença l’exercice du moulinet, pour exprimer une grande confusion. « Voilà ce qu’on m’a fait ! Voilà ! »

Je lui fis un signe d’approbation qu’il me rendit.

« En un mot, mon enfant, dit M. Dick, baissant tout d’un coup la voix, je suis un peu simple. »

J’allais nier le fait, mais il m’arrêta.

« Si, si ! Elle prétend que non. Elle ne veut pas en entendre parler, mais cela est. Je le sais. Si je ne l’avais pas eue pour amie, monsieur, il y a bien des années qu’on m’aurait enfermé et que je mènerais la plus triste vie. Mais je le lui rendrai bien, n’ayez pas peur ! Jamais je ne dépense ce que je gagne à faire des copies. Je le mets dans une tirelire. J’ai fait mon testament ; je lui laisse tout ! Elle sera riche, elle aura une noble existence. »

M. Dick tira son mouchoir et s’essuya les yeux. Mais il le replia soigneusement, le lissa entre ses deux mains, le mit dans sa poche, et parut du même coup faire disparaître ma tante.

« Vous êtes instruit, Trotwood, dit M. Dick. Vous êtes très-instruit. Vous savez combien le docteur est savant ; vous savez l’honneur qu’il m’a toujours fait. La science ne l’a pas rendu fier. Il est humble, humble, plein de condescendance même pour le pauvre Dick, qui a l’esprit borné et qui ne sait rien. J’ai fait monter son nom sur un petit bout de papier le long de la corde du cerf-volant, il est arrivé jusqu’au ciel, parmi les alouettes. Le cerf-volant a été charmé de le recevoir, monsieur, et le ciel en est devenu plus brillant. »

Je l’enchantai en lui disant avec effusion que le docteur méritait tout notre respect et toute notre estime.

« Et sa belle femme est une étoile, dit M. Dick, une brillante étoile ; je l’ai vue dans tout son éclat, monsieur. Mais (il rapprocha sa chaise et posa sa main sur mon genou) il y a des nuages, monsieur, il y a des nuages. »

Je répondis à la sollicitude qu’exprimait sa physionomie en donnant à la mienne la même expression et en secouant la tête.

« Quels nuages ? » dit monsieur Dick.

Il me regardait d’un air si inquiet et il paraissait si désireux de savoir ce que c’était que ces nuages, que je pris la peine de lui répondre lentement et distinctement, comme si j’avais voulu expliquer quelque chose à un enfant :

« Il y a entre eux quelque malheureux sujet de division, répondis-je, quelque triste cause de désunion. C’est un secret. Peut-être est-ce une suite inévitable de la différence d’âge qui existe entre eux. Peut-être cela tient à la chose du monde la plus insignifiante. »

M. Dick accompagnait chacune de mes phrases d’un signe d’attention ; il s’arrêta quand j’eus fini, et resta à réfléchir, les yeux fixés sur moi et la main sur mon genou.

« Le docteur n’est pas fâché contre elle, Trotwood ? dit-il au bout d’un moment.

– Non. Il l’aime tendrement.

– Alors, je sais ce que c’est, mon enfant, dit M. Dick. »

Dans un accès de joie soudaine, il me tapa sur le genou et se renversa dans sa chaise, les sourcils relevés tout en haut de son front ; je le crus tout à fait fou. Mais il reprit bientôt sa gravité, et, se penchant en avant, il me dit, après avoir tiré son mouchoir d’un air respectueux, comme s’il lui représentait réellement ma tante :

« C’est la femme du monde la plus extraordinaire, Trotwood. Pourquoi n’a-t-elle rien fait pour remettre l’ordre dans cette maison ?

– C’est un sujet trop délicat et trop difficile pour qu’elle puisse s’en mêler, répondis-je.

– Et vous qui êtes si instruit, dit M. Dick en me touchant du bout du doigt, pourquoi n’avez-vous rien fait ?

– Par la même raison, répondis-je encore.

– Alors j’y suis, mon enfant » repartit M. Dick. Et il se redressa devant moi d’un air encore plus triomphant, en hochant la tête et en se frappant la poitrine à coups redoublés ; on aurait dit qu’il avait juré de s’arracher l’âme du corps.

« Un pauvre homme légèrement timbré, dit M. Dick, un idiot, un esprit faible, c’est de moi que je parle, vous savez, peut faire ce que ne peuvent tenter les gens les plus distingués du monde. Je les raccommoderai, mon enfant : j’essayerai, moi ; ils ne m’en voudront pas. Ils ne me trouveront pas indiscret. Ils se moquent bien de ce que je puis dire, moi ; quand j’aurais tort, je ne suis que Dick. Qui est-ce qui fait attention à Dick ? Dick, ce n’est personne. Peuh ! » Et il souffla, par mépris de son chétif individu, comme s’il jetait une paille au vent.

Heureusement il avançait dans ses explications, car nous entendions la voiture s’arrêter à la porte du jardin. Dora et ma tante allaient rentrer.

« Pas un mot, mon enfant ! continua-t-il à voix basse ; laissez retomber tout cela sur Dick, sur ce benêt de Dick… ce fou de Dick ! Voilà déjà quelque temps, monsieur, que j’y pensais ; j’y suis maintenant. Après ce que vous m’avez dit, je le tiens, j’en suis sûr. Tout va bien ! »

M. Dick ne prononça plus un mot sur ce sujet ; mais pendant une demi-heure il me fit des signes télégraphiques, dont ma tante ne savait que penser, pour m’enjoindre de garder le plus profond secret.

À ma grande surprise, je n’entendis plus parler de rien pendant trois semaines, et pourtant je prenais un véritable intérêt au résultat de ses efforts ; j’entrevoyais une lueur étrange de bon sens dans la conclusion à laquelle il était arrivé : quant à son bon cœur, je n’en avais jamais douté. Mais je finis par croire que, mobile et changeant comme il était, il avait oublié ou laissé là son projet.

Un soir que Dora n’avait pas envie de sortir, nous nous dirigeâmes, ma tante et moi, jusqu’à la petite maison du docteur. C’était en automne, il n’y avait pas de débats du Parlement pour me gâter la fraîche brise du soir, et l’odeur des feuilles sèches me rappelait celles que je foulais jadis aux pieds dans notre petit jardin de Blunderstone ; le vent, en gémissant, semblait m’apporter encore une vague tristesse, comme autrefois.

Il commençait à faire nuit quand nous arrivâmes chez le docteur. Mistress Strong sortait du jardin, où M. Dick errait encore, tout en aidant le jardinier à planter quelques piquets. Le docteur avait une visite dans son cabinet, mais mistress Strong nous dit qu’il serait bientôt libre, et nous pria de l’attendre. Nous la suivîmes dans le salon, et nous nous assîmes dans l’obscurité, près de la fenêtre. Nous ne faisions point de cérémonie entre nous ; nous vivions librement ensemble, comme de vieux amis et de bons voisins.

Nous n’étions là que depuis un moment, quand mistress Markleham, qui était toujours à faire des embarras à propos de tout, entra brusquement, son journal à la main, en disant d’une voix entrecoupée : « Bon Dieu, Annie, que ne me disiez-vous qu’il y avait quelqu’un dans le cabinet ?

– Mais, ma chère maman, reprit-elle tranquillement, je ne pouvais pas deviner que vous eussiez envie de le savoir.

– Envie de le savoir ! dit mistress Markleham en se laissant tomber sur le canapé. Jamais je n’ai été aussi émue.

– Vous êtes donc entrée dans le cabinet, maman ? demanda Annie.

– Si je suis entrée dans le cabinet ! ma chère, reprit-elle avec une nouvelle énergie. Oui, certainement ! Et je suis tombée sur cet excellent homme : jugez de mon émotion, mademoiselle Trotwood, et vous aussi, monsieur David, juste au moment où il faisait son testament. »

Sa fille tourna vivement la tête.

« Juste au moment, ma chère Annie, où il faisait son testament, l’acte de ses volontés dernières, répéta mistress Markleham, en étendant le journal sur ses genoux comme une nappe. Quelle prévoyance et quelle affection ! Il faut que je vous raconte comment ça se passait ! Vraiment oui, il le faut, quand ce ne serait que pour rendre justice à ce mignon, car c’est un vrai mignon que le docteur ! Peut-être savez-vous, miss Trotwood, que dans cette maison on a l’habitude de n’allumer les bougies que lorsqu’on s’est littéralement crevé les yeux à lire son journal ; et aussi que ce n’est que dans le cabinet qu’on trouve un siège où l’on puisse lire, ce que j’appelle à son aise. C’est donc pour cela que je me rendais dans le cabinet, où j’avais aperçu de la lumière. J’ouvre la porte. Auprès de ce cher docteur je vois deux messieurs, vêtus de noir, évidemment des jurisconsultes ; tous trois debout devant la table ; le cher docteur avait la plume à la main, « C’est simplement pour exprimer, dit le docteur… Annie, mon amour, écoutez bien… C’est simplement pour exprimer toute la confiance que j’ai en mistress Strong que je lui laisse toute ma fortune, sans condition. » Un des messieurs répète : « Toute votre fortune, sans condition ». Sur quoi, émue comme vous pensez que peut l’être une mère en pareille circonstance, je m’écrie : « Grands dieux ! je vous demande bien pardon ! » je trébuche sur le seuil de la porte et j’accours par le petit corridor sur lequel donne l’office. »

Mistress Strong ouvrit la fenêtre et sortit sur le balcon, où elle se tint appuyée contre la balustrade.

« Mais n’est-ce pas un spectacle qui fait du bien, miss Trotwood, et vous, monsieur David, dit mistress Markleham, de voir un homme de l’âge du docteur Strong avoir la force d’âme nécessaire pour faire pareille chose ? Cela prouve combien j’avais raison. Lorsque le docteur Strong me fit une visite des plus flatteuses et me demanda la main d’Annie, je dis à ma fille : « Je ne doute pas, mon enfant, que le docteur Strong ne vous assure dans l’avenir bien plus encore qu’il ne promet de faire aujourd’hui. »

Ici on entendit sonner, et les visiteurs sortirent du cabinet du docteur.

« Voilà qui est fini probablement, dit le Vieux-Troupier après avoir prêté l’oreille ; le cher homme a signé, cacheté, remis le testament, et il a l’esprit en repos ; il en a bien le droit. Quel homme ! Annie, mon amour, je vais lire mon journal dans le cabinet, car je ne sais pas me passer des nouvelles du jour. Miss Trotwood, et vous, monsieur David, venez voir le docteur, je vous prie. »

J’aperçus M. Dick debout dans l’ombre, fermant son canif lorsque nous suivîmes mistress Markleham dans le cabinet et ma tante qui se grattait violemment le nez, comme pour faire un peu diversion à sa fureur contre notre militaire amie ; mais ce que je ne saurais dire, je l’ai oublié sans doute, c’est qui est-ce qui entra le premier dans le cabinet, ou comment mistress Markleham se trouva en un moment installée dans son fauteuil. Je ne saurais dire non plus comment il se fit que nous nous trouvâmes, ma tante et moi, près de la porte ; peut-être ses yeux furent-ils plus prompts que les miens et me retint-elle exprès, je n’en sais rien. Mais ce que je sais bien c’est que nous vîmes le docteur avant qu’il nous eut aperçus ; il était au milieu des gros livres qu’il aimait tant, la tête tranquillement appuyée sur sa main. Au même instant, nous vîmes entrer mistress Strong, pâle et tremblante. M. Dick la soutenait. Il posa la main sur le bras du docteur qui releva la tête d’un air distrait. Alors Annie tomba à genoux à ses pieds, et les mains jointes, d’un air suppliant, elle fixa sur lui un regard que je n’ai jamais oublié. À ce spectacle, mistress Markleham laissa tomber son journal, avec une expression d’étonnement tel qu’on aurait pu prendre sa figure pour la mettre à la proue, en tête de quelque navire nommé la Surprise.

Mais quant à la douceur que montra le docteur dans son étonnement, quant à la dignité de sa femme dans son attitude suppliante, à l’émotion touchante de M. Dick, au sérieux dont ma tante se répétait à elle-même : « Cet homme-là, fou ! » car elle triomphait en ce moment de la position misérable dont elle l’avait tiré, je vois, j’entends tout cela bien plus que je ne me le rappelle au moment même où je le raconte.

« Docteur ! dit M. Dick, qu’est-ce que c’est donc que ça ? Regardez à vos pieds ! »

– Annie ! cria le docteur, relevez-vous, ma femme chérie.

– Non ! dit-elle. Je vous supplie tous de ne pas quitter la chambre. Ô mon mari, mon père, rompons enfin ce long silence. Sachons enfin l’un et l’autre ce qu’il peut y avoir entre nous ! »

Mistress Markleham avait retrouvé la parole, et, pleine d’orgueil pour sa famille et d’indignation maternelle, elle s’écriait :

« Annie, levez-vous à l’instant, et ne faites pas honte à tous vos amis en vous humiliant ainsi, si vous ne voulez pas que je devienne folle à l’instant.

– Maman, répondit Annie, veuillez ne pas m’interrompez, c’est à mon mari que je m’adresse ; je ne vois que lui ici : il est tout pour moi.

– C’est-à-dire, s’écria mistress Markleham, que je ne suis rien ! Il faut que cette enfant ait perdu la tête ! Soyez assez bons pour me procurer un verre d’eau ! »

J’étais trop occupé du docteur et de sa femme pour obéir à cette prière, et comme personne n’y fit la moindre attention, mistress Markleham fut forcée de continuer à soupirer, à s’éventer et à ouvrir de grands yeux.

« Annie ! dit le docteur en la prenant doucement dans ses bras, ma bien-aimée  ! s’il est survenu dans notre vie un changement inévitable, vous n’en êtes pas coupable. C’est ma faute, à moi seul. Mon affection, mon admiration, mon respect pour vous n’ont pas changé. Je désire vous rendre heureuse. Je vous aime et je vous estime. Levez-vous, Annie, je vous en prie ! »

Mais elle ne se releva pas. Elle le regarda un moment, puis, se serrant encore plus contre lui, elle posa son bras sur les genoux de son mari, et y appuyant sa tête, elle dit :

« Si j’ai ici un ami qui puisse dire un mot à ce sujet, pour mon mari ou pour moi ; si j’ai ici un ami qui puisse faire entendre un soupçon que mon cœur m’a parfois murmuré ; si j’ai ici un ami qui respecte mon mari ou qui m’aime ; si cet ami sait quelque chose qui puisse nous venir en aide, je le conjure de parler. »

Il y eut un profond silence. Après quelques instants d’une pénible hésitation, je me décidai enfin :

« Mistress Strong, dis-je, je sais quelque chose que le docteur Strong m’avait ordonné de taire ; j’ai gardé le silence jusqu’à ce jour. Mais je crois que le moment est venu où ce serait une fausse délicatesse que de continuer à le cacher ; votre appel me relève de ma promesse. »

Elle tourna les yeux vers moi, et je vis que j’avais raison. Je n’aurais pu résister à ce regard suppliant, lors même que ma confiance n’aurait pas été si inébranlable.

« Notre paix à venir, dit-elle, est peut-être entre vos mains. J’ai la certitude que vous ne tairez rien ; je sais d’avance que ni vous, ni personne au monde ne pourrez jamais rien dire qui nuise au noble cœur de mon mari. Quoi que vous ayez à dire qui me touche, parlez hardiment. Je parlerai tout à l’heure à mon tour devant lui, comme plus tard devant Dieu ? »

Je ne demandai pas au docteur son autorisation, et je me mis à raconter ce qui s’était passé un soir dans cette même chambre, en me permettant seulement d’adoucir un peu les grossières expressions d’Uriah Heep. Impossible de peindre les yeux effarés de mistress Markleham durant tout mon récit, ni les interjections aiguës qu’elle faisait entendre.

Quand j’eus fini, Annie resta encore un moment silencieuse, la tête baissée comme je l’ai dépeinte, puis elle prit la main du docteur, qui n’avait pas changé d’attitude depuis que nous étions entrés dans la chambre, la pressa contre son cœur et la baisa. M. Dick la releva doucement, et elle resta immobile appuyée sur lui, les yeux fixés sur son mari.

« Je vais mettre à nu devant vous, dit-elle d’une voix modeste, soumise et tendre, tout ce qui a rempli mon cœur depuis mon mariage. Je ne saurais vivre en paix, maintenant que je sais tout, s’il restait la moindre obscurité sur ce point.

– Non, Annie, dit le docteur doucement, je n’ai jamais douté de vous, mon enfant. Ce n’est pas nécessaire, ma chérie, ce n’est vraiment pas nécessaire.

– Il est nécessaire, répondit-elle, que j’ouvre mon cœur devant vous qui êtes la vérité et la générosité mêmes, devant vous que j’ai aimé et respecté toujours davantage depuis que je vous ai connu, Dieu m’en est témoin !

– Réellement, dit mistress Markleham, si j’ai le moindre bon sens…

– (Mais vous n’en avez pas l’ombre, vieille folle ! murmura ma tante avec indignation.)

– … Il doit m’être permis de dire qu’il est inutile d’entrer dans tous ces détails.

– Mon mari peut seul en être juge, dit Annie, sans cesser un instant de regarder le docteur, et il veut bien m’entendre. Maman, si je dis quelque chose qui vous fasse de la peine, pardonnez-le-moi. J’ai bien souffert moi-même, souvent et longtemps.

– Sur ma parole ! marmotta mistress Markleham.

– Quand j’étais très-jeune, dit Annie, une petite, petite fille, mes premières notions sur toute chose m’ont été données par un ami et un maître bien patient. L’ami de mon père qui était mort, m’a toujours été cher. Je ne me souviens pas d’avoir rien appris que son souvenir n’y soit mêlé. C’est lui qui a mis dans mon âme ses premiers trésors, il les avait gravés de son sceau ; enseignés par d’autres, j’en aurais reçu, je crois, une moins salutaire influence.

– Elle compte sa mère absolument pour rien ! s’écria mistress Markleham.

– Non, maman, dit Annie ; mais lui, je le mets à sa place. Il le faut. À mesure que je grandissais, il restait toujours le même pour moi. J’étais fière de son intérêt, je lui étais profondément, sincèrement attachée. Je le regardais comme un père, comme un guide dont les éloges m’étaient plus précieux que tout autre éloge au monde, comme quelqu’un auquel je me serais fiée, lors même que j’aurais douté du monde entier. Vous savez, maman, combien j’étais jeune et inexpérimentée, quand tout d’un coup vous me l’avez présenté comme mon mari.

– J’ai déjà dit ça plus de cinquante fois à tous ceux qui sont ici, dit mistress Markleham.

– (Alors, pour l’amour de Dieu, taisez-vous, et qu’il n’en soit plus question, murmura ma tante.)

– C’était pour moi un si grand changement, une si grande perte, à ce qu’il me semblait, dit Annie toujours du même ton, que d’abord je fus agitée et malheureuse. Je n’étais encore qu’une petite fille, et je crois que je fus un peu attristée de songer au changement subit qu’allait faire mon mariage dans la nature des sentiments que je lui avais portés jusqu’alors. Mais puisque rien ne pouvait plus désormais le laisser tel à mes yeux que je l’avais toujours connu, quand je n’étais que son écolière, je me sentis fière de ce qu’il me jugeait digne de lui : je l’épousai.

– Dans l’église Saint-Alphage, à Canterbury, fit remarquer mistress Markleham.

– (Que le diable emporte cette femme ! dit ma tante ; elle ne veut donc pas rester tranquille ?)

– Je ne songeai pas un moment, continua Annie en rougissant, aux biens de ce monde que mon mari possédait. Mon jeune cœur ne s’occupait pas d’un pareil souci. Maman, pardonnez-moi si je dis que c’est vous qui me fîtes la première entrevoir la pensée qu’il y avait des gens dans le monde qui pourraient être assez injustes envers lui et envers moi pour se permettre ce cruel soupçon.

– Moi ? cria mistress Markleham.

– (Ah ! certainement, que c’est vous, remarqua ma tante ; et cette fois, vous aurez beau jouer de l’éventail, vous ne pouvez pas le nier, ma militaire amie !)

– Ce fut le premier malheur de ma nouvelle vie, dit Annie. Ce fut la première source de tous mes chagrins. Ils ont été si nombreux depuis quelque temps, que je ne saurais les compter, mais non pas, ô mon généreux ami, non pas pour la raison que vous supposez ; car il n’y a pas dans mon cœur une pensée, un souvenir, une espérance qui ne se rattachent à vous ! »

Elle leva les yeux au ciel, et, les mains jointes, elle ressemblait, dans sa noble beauté, à un esprit bienheureux. Le docteur, à partir de ce moment, la contempla fixement en silence, et les yeux d’Annie soutinrent fixement ses regards.

« Je ne reproche pas à maman de vous avoir jamais rien demandé pour elle-même. Ses intentions ont toujours été irréprochables, je le sais, mais je ne puis dire tout ce que j’ai souffert lorsque j’ai vu les appels indirects qu’on vous faisait en mon nom, le trafic qu’on a fait de mon nom près de vous, lorsque j’ai été témoin de votre générosité, et du chagrin qu’en ressentait M. Wickfield, qui avait tant de sollicitude pour vos légitimes intérêts. Comment vous dire ce que j’éprouvai la première fois que je me suis vue exposée à l’odieux soupçon de vous avoir vendu mon amour, à vous, l’homme du monde que j’estimais le plus ! Tout cela m’a accablée sous le poids d’une honte imméritée dont je vous infligeais votre part. Oh ! non, personne ne peut savoir tout ce que j’ai souffert : maman pas plus qu’une autre. Songez à ce que c’est que d’avoir toujours sur le cœur cette crainte et cette angoisse, et de savoir pourtant, dans mon âme et conscience, que le jour de mon mariage n’avait fait que couronner l’amour et l’honneur de ma vie.

– Et voilà ce qu’on gagne, cria mistress Markleham en pleurs, à se dévouer pour ses enfants ! Je voudrais être turque !

– (Ah ! plût à Dieu, et que vous fussiez restée dans votre pays natal ! dit ma tante.)

– C’est à ce moment que maman s’est tant occupée de mon cousin Maldon. J’avais eu, dit-elle à voix basse, mais sans la moindre hésitation, de l’amitié pour lui. Nous étions, dans notre enfance, des petits amoureux. Si les circonstances n’en avaient pas ordonné autrement, j’aurais peut-être fini par me persuader que je l’aimais réellement ; je l’aurais peut-être épousé pour mon malheur. Il n’y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il y a si peu de rapports d’idées et de caractère. »

Je réfléchissais sur ces paroles, tout en continuant d’écouter attentivement, comme si elles avaient un intérêt particulier, ou quelque application secrète que je ne pouvais deviner encore : « Il n’y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il y a si peu de rapports d’idées et de caractère. »

« Nous n’avons rien de commun, dit Annie ; il y a longtemps que je m’en suis aperçue. Quand même je n’aurais pas d’autres raisons d’aimer avec reconnaissance mon mari, moi qui en ai tant, je le remercierais de toute mon âme pour m’avoir sauvé du premier mouvement d’un cœur indiscipliné qui allait s’égarer. »

Elle se tenait immobile devant le docteur, sa voix vibrait d’une émotion qui me fit tressaillir, tout en restant parfaitement calme et ferme comme auparavant.

« Lorsqu’il sollicitait des marques de votre munificence, que vous lui dispensiez si généreusement, à cause de moi, je souffrais de l’apparence mercenaire qu’on donnait à ma tendresse ; je trouvais qu’il eût été, pour lui, plus honorable de faire tout seul son chemin ; je me disais que, si j’avais été à sa place, rien ne m’aurait coûté pour essayer d’y réussir. Mais enfin je lui pardonnais encore, jusqu’au soir où il nous dit adieu avant de partir pour l’Inde. C’est ce soir-là que j’eus la preuve que c’était un ingrat et un perfide ; je m’aperçus aussi que M. Wickfield m’observait avec méfiance, et, pour la première fois, j’entrevis le cruel soupçon qui était venu assombrir ma vie.

– Un soupçon, Agnès ! dit le docteur ; non, non, non !

– Il n’existait pas dans votre cœur, mon mari, je le sais ! répondit-elle. Et quand je vins, ce soir-là, vous trouver, pour verser à vos pieds cette coupe de tristesse et de honte, pour vous dire qu’il s’était trouvé sous votre toit, un homme de mon sang, que vous aviez comblé pour l’amour de moi, et que cet homme avait osé me dire des choses qu’il n’aurait jamais dû me faire entendre, lors même que j’aurais été ce qu’il croyait, une faible et mercenaire créature, mon cœur s’est soulevé à la pensée de souiller vos oreilles d’une telle infamie ; mes lèvres se sont refusées à vous la faire entendre alors, comme depuis. »

Mistress Markleham se renversa dans son fauteuil avec un sourd gémissement, et se cacha derrière son éventail.

« Je n’ai jamais échangé un mot avec lui, depuis ce jour, qu’en votre présence, et seulement quand cela était nécessaire pour éviter une explication. Des années se sont passées depuis qu’il a su de moi quelle était ici sa situation. Le soin que vous mettiez à le faire avancer, la joie avec laquelle vous m’annonciez que vous aviez réussi, toute votre bonté à son égard, n’étaient pour moi qu’un redoublement de douleur, mon secret n’en devenait que plus pesant. »

Elle se laissa tomber doucement aux pieds du docteur, bien qu’il s’efforçât de l’en empêcher ; et les yeux pleins de larmes, elle lui dit encore :

« Ne me parlez pas ! laissez-moi encore vous dire quelque chose ! Que j’aie eu tort ou raison, si j’avais à recommencer, je crois que je le ferais. Vous ne pouvez pas comprendre ce que c’était que de vous aimer, et de savoir que d’anciens souvenirs pouvaient faire croire le contraire ; de savoir qu’on avait pu me supposer perfide, et d’être entourée d’apparences qui confirmaient un pareil soupçon. J’étais très-jeune, et je n’avais personne pour me conseiller ; entre maman et moi, il y a toujours eu un abîme pour ce qui avait rapport à vous. Si je me suis repliée sur moi-même, si j’ai caché l’outrage que j’avais subi, c’est parce que je vous honorais de toute mon âme, parce que je souhaitais ardemment que vous pussiez m’honorer aussi.

– Annie, mon noble cœur ! dit le docteur ; mon enfant chérie !

– Un mot ! encore un mot ! Je me disais souvent que vous auriez pu épouser une femme qui ne vous aurait pas causé tant de peine et de soucis, une femme qui aurait mieux tenu sa place à votre foyer ; je me disais que j’aurais mieux fait de rester votre élève, presque votre enfant ; je me disais que je n’étais pas à la hauteur de votre sagesse, de votre science : c’était tout cela qui me faisait garder le silence ; mais c’était parce que je vous honorais de toute mon âme, parce que j’espérais qu’un jour vous pourriez m’honorer aussi.

– Ce jour est venu depuis longtemps, Annie, dit le docteur ; et il ne finira jamais.

– Encore un mot ! J’avais résolu de porter seule mon fardeau, de ne jamais révéler à personne l’indignité de celui pour qui vous étiez si bon. Plus qu’un mot, ô le meilleur des amis ! J’ai appris aujourd’hui la cause du changement que j’avais remarqué en vous, et dont j’ai tant souffert ; tantôt, je l’attribuais à mes anciennes craintes, tantôt, j’étais sur le point de comprendre la vérité ; enfin, un hasard m’a révélé, ce soir, toute l’étendue de votre confiance en moi, lors même que vous étiez dans l’erreur sur mon compte. Je n’espère pas que tout mon amour, ni tout mon respect puissent jamais me rendre digne de cette confiance inestimable ; mais je puis au moins lever les yeux sur le noble visage de celui que j’ai vénéré comme un père, aimé comme un mari, respecté depuis les jours de mon enfance comme un ami ; et déclarer solennellement que, jamais dans mes pensées les plus passagères, je ne vous ai fait tort, que je n’ai jamais varié dans l’amour et la fidélité que je vous dois ! »

Elle avait jeté ses bras autour du cou du docteur : la tête du vieillard reposait sur celle de sa femme, ses cheveux gris se mêlaient aux tresses brunes d’Annie.

« Gardez-moi, pressée contre votre cœur, mon mari ! ne me repoussez jamais loin de vous ! ne songez pas, ne dites pas qu’il y a trop de distance entre nous ; mes imperfections seules nous séparent, je le sais mieux tous les jours et je vous en aine toujours davantage. Oh ! recueillez-moi sur votre cœur, mon mari, car mon amour est bâti sur le roc, et il durera éternellement. »

Il y eut un long silence. Ma tante se leva gravement, s’approcha lentement de M. Dick, et l’embrassa sur les deux joues. Cela fut fort heureux pour lui, car il allait se compromettre ; je voyais le moment où, dans l’excès de sa joie, en face de cette scène, il allait certainement se tenir sur une jambe et sauter à cloche-pied.

« Vous êtes un homme très-remarquable, Dick, lui dit ma tante d’un ton d’approbation très-décidé ; et n’ayez pas l’air de me dire jamais le contraire, je le sais mieux que vous ! »

Puis, ma tante le saisit par sa manche, me fit un signe, et nous nous glissâmes doucement, tous trois, hors de la chambre.

« Voilà qui calmera notre militaire amie, dit ma tante ; cela va me procurer une bonne nuit, quand je n’aurais pas, d’ailleurs, d’autres sujets de satisfaction.

– Elle était bouleversée, j’en ai peur, dit M. Dick, d’un ton de grande commisération.

– Comment ! avez-vous jamais vu un crocodile bouleversé ? demanda ma tante.

– Je ne crois pas avoir jamais vu de crocodile du tout, reprit doucement M. Dick.

– Il n’y aurait jamais eu la moindre chose sans cette vieille folle, dit ma tante d’un ton pénétré. Si les mères pouvaient seulement laisser leurs filles tranquilles, quand elles sont une fois mariées, au lieu de faire tant de tapage de leur tendresse prétendue ! Il semble que le seul secours qu’elles puissent rendre aux malheureuses jeunes femmes qu’elles ont mises au monde (Dieu sait si les infortunées avaient jamais témoigné le désir d’y venir !), ce soit de les en faire repartir le plus vite possible, à force de tourments ! Mais à quoi pensez-vous donc, Trot ? »

Je pensais à tout ce que je venais d’entendre. Quelques-unes des phrases dont on s’était servi me revenaient sans cesse à l’esprit : « Il n’y a pas de mariage plus mal assorti, que celui où il y a si peu de rapports d’idées et de caractère… Le premier mouvement d’un cœur indiscipliné !… Mon amour est bâti sur le roc. » Mais j’arrivais chez moi ; les feuilles séchées craquaient sous mes pieds, et le vent d’automne sifflait.

Chapitre XVI. Des nouvelles. §

J’étais marié depuis un an environ, si j’en crois ma mémoire, assez mal sûre pour les dates, lorsqu’un soir que je revenais seul au logis, en songeant au livre que j’écrivais (car mon succès avait suivi le progrès de mon application, et je travaillais alors à mon premier roman), je passai devant la maison de mistress Steerforth. Cela m’était arrivé déjà plusieurs fois durant ma résidence dans le voisinage, quoique en général je préférasse de beaucoup prendre un autre chemin. Mais, comme cela m’obligeait à faire un long détour, je finissais par passer assez souvent par là.

Je n’avais jamais fait autre chose que de jeter sur cette maison un rapide coup d’œil : elle avait l’air sombre et triste ; les grands appartements ne donnaient pas sur la route, et les fenêtres étroites, vieilles et massives, qui n’étaient jamais bien gaies à voir, semblaient surtout lugubres lorsqu’elles étaient fermées, avec tous les stores baissés. Il y avait une allée couverte à travers une petite cour pavée, aboutissant à une porte d’entrée qui ne servait jamais, avec une fenêtre cintrée, celle de l’escalier, en harmonie avec le reste, et, quoique ce fût la seule qui ne fût pas ombragée au dedans par un store, elle ne laissait pas d’avoir l’air aussi triste et aussi abandonné que les autres. Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu une lumière dans la maison. Si j’avais passé par là, comme tant d’autres, avec un cœur indifférent, j’aurais probablement supposé que le propriétaire de cette résidence y était mort sans laisser d’enfants. Si j’avais eu le bonheur de ne rien savoir qui m’intéressât à cet endroit, et que je l’eusse vu toujours le même dans son immobilité, mon imagination aurait probablement bâti à ce sujet les plus ingénieuses suppositions.

Malgré tout, je cherchais à y penser le moins possible. Mais mon esprit ne pouvait passer devant comme mon corps sans s’y arrêter, et je ne pouvais me soustraire aux pensées qui venaient m’assaillir en foule. Ce soir là, en particulier, tout en poursuivant mon chemin, j’évoquais sans le vouloir les ombres de mes souvenirs d’enfance, des rêves plus récents, des espérances vagues, des chagrins trop réels et trop profonds ; il y avait dans mon âme un mélange de réalité et d’imagination qui, se confondant avec le plan du sujet dont je venais d’occuper mon esprit, donnait à mes idées un tour singulièrement romanesque. Je méditais donc tristement en marchant, quand une voix tout près de moi me fit soudainement tressaillir.

De plus, c’était une voix de femme, et je reconnus bientôt la petite servante de mistress Steerforth, celle qui jadis portait un bonnet à rubans bleus. Elle les avait ôtés, probablement pour mieux s’accommoder à l’apparence lamentable de la maison, et n’avait plus qu’un ou deux nœuds désolés d’un brun modeste.

« Voulez-vous avoir la bonté, monsieur, de venir parler à miss Dartle ?

– Miss Dartle me fait-elle demander ?

– Non, monsieur, pas ce soir, mais c’est tout de même. Miss Dartle vous a vu passer il y a un jour ou deux, et elle m’a dit de m’asseoir sur l’escalier pour travailler, et de vous prier de venir lui parler, la première fois que je vous verrais passer. »

Je la suivis, et je lui demandai, en chemin, comment allait mistress Steerforth ; elle me répondit qu’elle était toujours souffrante, et sortait peu de sa chambre.

Lorsque nous arrivâmes à la maison, on me conduisit dans le jardin, où se trouvait miss Dartle. Je m’avançai seul vers elle. Elle était assise sur un banc, au bout d’une espèce de terrasse, d’où l’on apercevait Londres. La soirée était sombre, une lueur rougeâtre éclairait seule l’horizon, et la grande ville qu’on entrevoyait dans le lointain, à l’aide de cette clarté sinistre, me semblait une compagnie appropriée au souvenir de cette femme ardente et fière.

Elle me vit approcher, et se leva pour me recevoir. Je la trouvai plus pâle et plus maigre encore qu’à notre dernière entrevue ; ses yeux étaient plus étincelants, sa cicatrice plus visible.

Nous nous saluâmes froidement. La dernière fois que je l’avais vue, nous nous étions quittés après une scène assez violente, et il y avait, dans toute sa personne, un air de dédain qu’elle ne se donnait pas la peine de dissimuler.

« On me dit que vous désirez me parler, miss Dartle, lui dis-je, en me tenant d’abord près d’elle, la main appuyée sur le dossier du banc.

– Oui, dit-elle. Faites-moi le plaisir de me dire si on a retrouvé cette fille ?

– Non.

– Et pourtant elle s’est sauvée ? »

Je voyais ses lèvres minces se contracter en me parlant, comme si elle mourait d’envie d’accabler Émilie de reproches.

« Sauvée ? répétai-je.

– Oui ! elle l’a laissé ! dit-elle en riant ; si on ne l’a pas retrouvée maintenant, peut-être qu’on ne la retrouvera jamais. Elle est peut-être morte ! »

Jamais je n’ai vu, sur aucun autre visage, une pareille expression de cruauté triomphante.

« La mort serait peut-être le plus grand bonheur que pût lui souhaiter une femme, lui dis-je ; je suis bien aise de voir que le temps vous ait rendue si indulgente, miss Dartle. »

Elle ne daigna pas me répondre, et se tourna vers moi avec un sourire méprisant.

« Les amis de cette excellente et vertueuse personne sont vos amis ; vous êtes leur champion, et vous défendez leurs droits. Voulez-vous que je vous dise tout ce qu’on sait d’elle ?

– Oui, » répondis-je.

Elle se leva avec un sourire méchant, et s’avança vers une haie de houx qui était tout près, et qui séparait la pelouse du potager, puis elle se mit à crier : « Venez ici ! » comme si elle appelait quelque animal immonde.

« J’espère que vous ne vous permettrez aucun acte de vengeance ou de représailles en ce lieu, monsieur Copperfield ? » dit-elle en me regardant toujours avec la même expression.

Je m’inclinai sans comprendre ce qu’elle voulait dire, et elle répéta une seconde fois : « Venez ici ! » Alors je vis apparaître le respectable M. Littimer, qui, toujours aussi respectable, me fit un profond salut, et se plaça derrière elle. Miss Dartle s’étendit sur le banc, et me regarda d’un air de triomphe et de malice, dans lequel il y avait pourtant, chose bizarre, quelque grâce féminine, quelque attrait singulier ; elle avait l’air de ces cruelles princesses qu’on ne trouve que dans les contes de fées.

« Et maintenant, lui dit-elle d’un ton impérieux, sans même le regarder, et en passant sa main sur sa cicatrice, peut-être, en cet instant, avec plus de plaisir que de peine ; dites à M. Copperfield tout ce que vous savez sur la fuite.

– M. James et moi, madame…

– Ne vous adressez pas à moi, dit-elle en fronçant le sourcil.

– M. James et moi, monsieur…

– Ni à moi, je vous prie, dis-je. »

M. Littimer, sans paraître le moins du monde déconcerté s’inclina légèrement, comme pour faire entendre que tout ce qui nous plairait lui était également agréable, et il reprit :

« M. James et moi, nous avons voyagé avec cette jeune femme depuis le jour où elle a quitté Yarmouth, sous la protection de M. James. Nous avons été dans une multitude d’endroits, et nous avons vu beaucoup de pays ; nous avons été en France, en Suisse, en Italie, enfin presque partout. »

Il fixait ses yeux sur le dossier du banc, comme si c’était à lui qu’il fût réduit à s’adresser, et y promenait doucement ses doigts, comme s’il jouait sur un piano muet.

« M. James s’était beaucoup attaché à cette jeune personne, et pendant longtemps il a mené une vie plus régulière que depuis que j’étais à son service. La jeune femme avait fait de grands progrès, elle parlait les langues des pays où nous nous étions établis. Ce n’était plus du tout la petite paysanne d’autrefois. J’ai remarqué qu’on l’admirait beaucoup partout où nous allions. »

Miss Dartle porta la main à son côté. Je le vis jeter un regard sur elle, et sourire à demi.

« On l’admirait vraiment beaucoup ; peut-être son costume, peut-être l’effet du soleil et du grand air sur son teint, peut-être les soins dont elle était l’objet ; que ce fût ceci ou cela, le fait est que sa personne avait un charme qui attirait l’attention générale. »

Il s’arrêta un moment. Les yeux de miss Dartle erraient, sans repos, d’un point de l’horizon à l’autre ; elle se mordait convulsivement les lèvres.

M. Littimer joignit les mains, se plaça en équilibre sur une seule jambe, et les yeux baissés, il avança sa respectable tête puis il continua :

« La jeune femme vécut ainsi pendant quelque temps, avec un peu d’abattement par intervalles, jusqu’à ce qu’enfin, elle commença à fatiguer M. James de ses gémissements et de ses scènes répétées. Cela n’allait plus si bien ; M. James commençait à se déranger comme autrefois. Plus il se dérangeait, plus elle devenait triste, et je peux bien dire que je n’étais pas à mon aise entre eux deux. Cependant ils se raccommodèrent bien des fois, et cela, véritablement, a duré plus longtemps qu’on n’aurait pu s’y attendre. »

Miss Dartle ramena sur moi ses regards avec la même expression victorieuse. M. Littimer toussa une ou deux fois pour s’éclaircir la voix, changea de jambe, et reprit :

« À la fin, après beaucoup de reproches et de larmes de la jeune femme, M. James partit un matin (nous occupions une villa dans le voisinage de Naples, parce qu’elle aimait beaucoup la mer), et sous prétexte de faire une longue absence, il me chargea de lui annoncer que, dans l’intérêt de tout le monde, il était… Ici M. Littimer toussa de nouveau, … il était parti. Mais M. James, je dois le dire, s’était conduit de la façon la plus honorable ; car il proposait à la jeune femme de lui faire épouser un homme très-respectable, qui était tout prêt à passer l’éponge sur le passé, et qui valait bien tous ceux auxquels elle aurait pu prétendre par une voie régulière, car elle était d’une famille très-vulgaire. »

Il changea de nouveau de jambe, et passa sa langue sur ses lèvres. J’étais convaincu que c’était de lui que ce scélérat voulait parler, et je voyais que miss Dartle partageait mon opinion.

« J’étais également chargé de cette communication ; je ne demandais pas mieux que de faire tout au monde pour tirer M. James d’embarras, et pour rétablir la bonne entente entre lui et une excellente mère, qu’il a fait tant souffrir ; voilà pourquoi je me suis chargé de cette commission. La violence de la jeune femme, lorsqu’elle apprit son départ, dépassa tout ce qu’on pouvait attendre ; elle était folle, et si on n’avait pas employé la force, elle se serait poignardée ou jetée dans la mer, ou bien elle se serait cassé la tête contre les murs. »

Miss Dartle se renversait sur son banc, avec une expression de joie, comme si elle eût voulu mieux savourer les termes dont se servait ce misérable.

« Mais c’est, lorsque j’en vins au second point, dit M. Littimer avec une certaine gêne, que la jeune femme se montra sous son véritable jour. On devait croire qu’elle aurait au moins senti toute la généreuse bonté de l’intention ; mais jamais je n’ai vu une pareille fureur. Sa conduite dépassa tout ce qu’on peut en dire. Une bûche, un caillou, auraient montré plus de reconnaissance, plus de cœur, plus de patience, plus de raison. Si je n’avais pas été sur mes gardes, je suis convaincu qu’elle aurait attenté à ma vie.

– Je l’en estime davantage, » dis-je avec indignation.

M. Littimer pencha la tête comme pour dire : « Vraiment, monsieur ! vous êtes si jeune ! » Puis il reprit son récit.

« En un mot, on fut obligé pendant quelque temps de ne pas lui laisser sous la main tous les objets avec lesquels elle aurait pu se faire mal, ou faire mal aux autres, et de la tenir enfermée. Mais, malgré tout, elle sortit une nuit, brisa les volets d’une croisée que j’avais moi-même fermée avec des clous, se laissa glisser le long d’une vigne, et jamais, que je sache, on n’a plus entendu reparler d’elle.

– Elle est peut-être morte ! dit miss Dartle avec un sourire, comme si elle eût voulu pousser du pied le cadavre de la malheureuse fille.

– Elle s’est peut-être noyée, mademoiselle, reprit M. Littimer, trop heureux de pouvoir s’adresser à quelqu’un. C’est très-possible. Ou bien, elle a peut-être reçu quelque assistance des bateliers ou de leurs femmes. Elle aimait beaucoup la mauvaise compagnie, miss Dartle, et elle allait s’asseoir près de leurs bateaux, sur la plage, pour causer avec eux. Je l’ai vue faire ça des jours entiers, quand M. James était absent. Et un jour M. James a été très-mécontent d’apprendre qu’elle avait dit aux enfants, qu’elle aussi était la fille d’un batelier, et que jadis, dans son pays, elle courait comme eux sur la plage. »

Oh, Émilie ! pauvre fille ! Quel tableau se présenta à mon imagination ! Je la voyais assise sur le lointain rivage, au milieu d’enfants qui lui rappelaient les jours de son innocence, écoutant ces petites voix qui lui parlaient d’amour maternel, des pures et douces joies qu’elle aurait connues, si elle était devenue la femme d’un honnête matelot ; ou bien prêtant l’oreille à la voix solennelle de l’Océan, qui murmure éternellement : « Plus jamais ! »

« Quand il a été évident qu’il n’y avait plus rien à faire, miss Dartle…

– Ne vous ai-je pas dit de ne pas me parler ? répondit-elle avec une dureté méprisante.

– C’est que vous m’aviez parlé, mademoiselle, répondit-il ! Je vous demande pardon ; je sais bien que mon devoir est d’obéir.

– En ce cas, faites votre devoir, répondit-elle. Finissez votre histoire, et allez-vous-en.

– Quand il a été évident, dit-il du ton le plus respectable et en faisant un profond salut, qu’on ne la retrouvait nulle part, j’allai rejoindre M. James à l’endroit où il avait été convenu que je devais lui écrire, et je l’informai de ce qui s’était passé. Il y eut une discussion entre nous, et je crus me devoir à moi-même de le quitter. Je pouvais supporter, et j’avais supporté bien des choses ; mais M. James avait poussé l’insulte jusqu’à me frapper : c’était trop fort. Sachant donc le malheureux dissentiment qui existait entre sa mère et lui, et l’angoisse où elle devait être, je pris la liberté de revenir en Angleterre, pour lui conter…

– Ne l’écoutez pas ; je l’ai payé pour cela, me dit miss Dartle.

– Précisément, madame… pour lui conter ce que je savais. Je ne crois pas, dit M. Littimer, après un moment de réflexion, avoir autre chose à dire. Je suis maintenant sans emploi, et je serais heureux de trouver quelque part une situation respectable. »

Miss Dartle me regarda, comme pour me demander si je n’avais pas quelque question à faire. Il m’en était venu une à l’esprit, et je répondis :

« Je voudrais demander à… cet individu (il me fut impossible de prononcer un mot plus poli), si on n’a pas intercepté une lettre écrite à cette malheureuse fille par ses parents, ou s’il suppose qu’elle l’ait reçue. »

Il resta calme et silencieux, les yeux fixés sur le sol, et le bout des doigts de sa main gauche délicatement arc-boutés sur le bout des doigts de sa main droite.

Miss Dartle tourna vers lui la tête d’un air de dédain.

« Je vous demande pardon, mademoiselle ; mais, malgré toute ma soumission pour vous, je connais ma position, bien que je ne sois qu’un domestique. M. Copperfield et vous, mademoiselle, ce n’est pas la même chose. Si M. Copperfield désire savoir quelque chose de moi, je prends la liberté de lui rappeler que, s’il veut une réponse, il peut m’adresser à moi-même ses questions. J’ai ma position à garder. »

Je fis un violent effort sur mon mépris, et, me tournant vers lui, je lui dis :

« Vous avez entendu ma question. Mettez, si vous voulez, que c’est à vous qu’elle s’adresse. Que me répondrez-vous ?

– Monsieur, reprit-il en joignant et en écartant alternativement le bout de ses doigts, je ne peux pas répondre à la légère. Trahir la confiance de M. James vis-à-vis de sa mère, ou vis-à-vis de vous, c’est bien différent. Il n’était pas probable, je crois, que M. James voulût encourager une correspondance propre à redoubler l’abattement ou les reproches de mademoiselle ; mais, monsieur, je désire ne pas aller plus loin.

– Est-ce tout ? » me demanda miss Dartle.

Je répondis que je n’avais rien de plus à ajouter.

« Seulement, repris-je en le voyant s’éloigner, je comprends le rôle qu’a joué ce misérable dans toute cette coupable affaire, et je vais le faire savoir à celui qui a servi de père à Émilie depuis son enfance. Si j’ai un conseil à donner à ce drôle, c’est de ne pas trop se montrer en public. »

Il s’était arrêté en m’entendant parler, pour m’écouter avec son calme habituel.

« Merci, monsieur, mais permettez-moi de vous dire, monsieur, qu’il n’y a dans ce pays ni esclaves ni maîtres d’esclaves, et que personne ici n’a le droit de se faire justice lui-même ; quand on s’avise de le faire, je crois qu’on n’en est pas le bon marchand. C’est pour vous dire, monsieur, que j’irai où bon me semblera. »

Il me salua poliment, en fit autant à miss Dartle, et sortit par le sentier qu’il avait pris en venant. Miss Dartle et moi nous nous regardâmes un moment sans mot dire ; elle paraissait dans la même disposition d’esprit que lorsqu’elle avait fait paraître cet homme devant moi.

« Il dit de plus, remarqua-t-elle en serrant lentement les lèvres, que son maître voyage sur les côtes d’Espagne, et qu’il continuera probablement longtemps ses excursions maritimes. Mais cela ne vous intéresse pas. Il y a entre ces deux natures orgueilleuses, entre cette mère et ce fils, un abîme plus profond que jamais, et qui ne saurait se combler, car ils sont de la même race ; le temps ne fait que les rendre plus obstinés et plus impérieux. Mais cela ne vous intéresse pas davantage. Voici ce que je voulais vous dire. Ce démon, dont vous faites un ange ; cette basse créature qu’il a tirée de la boue, et elle tournait vers moi ses yeux noirs pleins de passion, elle vit peut-être encore. Ces viles créatures-là, ça a la vie dure. Si elle n’est pas morte, vous tiendrez certainement à retrouver cette perle précieuse pour l’enchâsser dans un écrin. Nous le désirons aussi, pour qu’il ne puisse jamais redevenir sa proie. Ainsi donc nous avons le même intérêt, et voilà pourquoi, moi qui voudrais lui faire tout le mal auquel peut être sensible une si méprisable créature, je vous ai prié de venir entendre ce que vous avez entendu. »

Je vis, au changement de son expression, que quelqu’un s’avançait derrière moi. C’était mistress Steerforth qui me tendit la main plus froidement que de coutume, et d’un air plus solennel encore qu’autrefois ; mais pourtant je m’aperçus, non sans émotion, qu’elle ne pouvait oublier ma vieille amitié pour son fils. Elle était très-changée. Sa noble taille s’était courbée, de profondes rides sillonnaient son beau visage, et ses cheveux étaient presque blancs, mais elle était encore belle, et je retrouvais en elle les yeux étincelants et l’air imposant qui jadis faisaient l’admiration de mes rêves enfantins, à la pension.

« Monsieur Copperfield sait-il tout, Rosa ?

– Oui.

– Il a vu Littimer ?

– Oui ; et je lui ai dit pourquoi vous en aviez exprimé le désir.

– Vous êtes une bonne fille. J’ai eu, depuis que je ne vous ai vu, quelques rapports avec votre ancien ami, monsieur, dit-elle en s’adressant à moi ; mais il n’est pas encore revenu au sentiment de son devoir envers moi. Je n’ai d’autre objet en ceci que celui que Rosa vous a fait connaître. Si l’on peut en même temps consoler les peines du brave homme que vous m’avez amené, car je ne lui en veux pas, et c’est déjà beau de ma part, et sauver mon fils du danger de retomber dans les pièges de cette intrigante, à la bonne heure ! »

Elle se redressa et s’assit en regardant droit devant elle, bien loin, bien loin.

« Madame, lui dis-je d’un ton respectueux, je comprends. Je vous assure que je n’ai nulle envie de vous attribuer d’autres motifs ; mais je dois vous dire, moi qui ai connu depuis mon enfance cette malheureuse famille, que vous vous méprenez. Si vous vous imaginez que cette pauvre fille, indignement traitée, n’a pas été cruellement trompée, et qu’elle n’aimerait pas mille fois mieux mourir que d’accepter aujourd’hui un verre d’eau de la main de votre fils, vous faites là une terrible méprise.

– Chut, Rosa ! chut ! dit mistress Steerforth, qui vit que sa compagne allait répliquer : c’est inutile, n’en parlons plus. On me dit, monsieur, que vous êtes marié ? »

Je répondis qu’en effet je m’étais marié l’année précédente.

« Et que vous réussissez ? je vis si loin du monde que je ne sais que peu de chose ; mais j’entends dire que vous commencez à devenir célèbre.

– J’ai eu beaucoup de bonheur, dis-je, et mon nom a déjà quelque réputation.

– Vous n’avez pas de mère ? dit-elle d’une voix plus douce.

– Non.

– C’est dommage, reprit-elle, elle aurait été fière de vous. Adieu. »

Je pris la main qu’elle me tendit avec une dignité mêlée de raideur ; elle était aussi calme de visage que si son âme avait été en repos. Son orgueil était assez fort pour imposer silence aux battements mêmes de son cœur, et pour abaisser sur sa face le voile d’insensibilité menteuse à travers lequel elle regardait, du siège où elle était assise, tout droit devant elle, bien loin, bien loin.

En m’éloignant d’elles, le long de la terrasse, je ne pus m’empêcher de me retourner pour voir ces deux femmes dont les yeux restaient fixés sur l’horizon toujours plus sombre autour d’elles. Çà et là, on voyait scintiller quelques lueurs dans la lointaine cité, une clarté rougeâtre éclairait encore l’orient de ses reflets ; mais il s’élevait dans la vallée un brouillard qui se répandait comme la mer au milieu des ténèbres, pour envelopper dans ses replis ces deux statues vivantes que je venais de quitter. Je ne pus y songer sans épouvante, car lorsque je les revis, une mer en furie s’était véritablement soulevée sous leurs pieds.

En réfléchissant à ce que je venais d’entendre, je crus devoir en faire part à M. Peggotty. Le lendemain soir j’allai à Londres pour le voir. Il errait sans cesse d’une ville à l’autre, toujours uniquement préoccupé de la même idée ; mais il restait à Londres plus qu’ailleurs. Que de fois je l’ai vu au milieu des ombres de la nuit traverser les rues, pour découvrir parmi les rares ombres qui avaient l’air de chercher fortune à ces heures indues, ce qu’il redoutait de trouver !

Il avait loué une chambre au-dessus de la petite boutique du marchand de chandelles de Hungerford Market, dont j’ai déjà eu occasion de parler. C’était de là qu’il était parti la première fois, lorsqu’il entreprit son pieux pèlerinage. J’allai l’y chercher. On me dit qu’il n’était pas encore sorti, et que je le trouverais dans sa chambre.

Il était assis près d’une fenêtre où il cultivait quelques fleurs. La chambre était propre et bien rangée. Je vis en un clin d’œil que tout était prêt pour la recevoir, et qu’il ne sortait jamais sans se dire que peut-être il la ramènerait là le soir. Il ne m’avait pas entendu frapper à la porte, et il ne leva les yeux que quand je posai la main sur son épaule.

« Maître Davy ! merci, monsieur ; merci mille fois de votre visite ! Asseyez-vous. Soyez le bienvenu, monsieur.

– Monsieur Peggotty, lui dis-je en prenant la chaise qu’il m’offrait, je ne voudrais pas vous donner trop d’espoir, mais j’ai appris quelque chose.

– Sur Émilie ? »

Il posa sa main sur sa bouche avec une agitation fiévreuse, et, les yeux fixés sur moi, il devint d’une pâleur mortelle.

« Cela ne vous donne aucun indice sur l’endroit où elle se trouve, mais enfin elle n’est plus avec lui. »

Il s’assit, sans cesser de me regarder, et entendit dans le plus profond silence tout ce que j’avais à lui dire. Je n’oublierai jamais la dignité de ce grave et patient visage ; il m’écoutait, puis, les yeux baissés, il appuyait sa tête sur sa main ; il resta tout ce temps immobile sans m’interrompre une seule fois. Il semblait qu’il n’y eût dans tout cela qu’une figure qu’il poursuivait à travers mon récit ; il laissait passer à mesure toutes les autres comme des ombres vulgaires dont il ne se souciait point.

Quand j’eus fini, il se cacha la tête un moment entre ses deux mains et garda le silence. Je me tournai du côté de la fenêtre comme pour examiner les pots de fleurs.

« Qu’en pensez-vous, maître Davy ? me demanda-t-il enfin.

– Je crois qu’elle vit, répondis-je.

– Je ne sais pas. Peut-être le premier choc a-t-il été trop rude, et dans l’angoisse de son âme !… cette mer bleue dont elle parlait tant, peut-être n’y pensait-elle depuis si longtemps que parce que ce devait être son tombeau ! »

Il parlait d’une voix basse et émue en marchant dans la chambre.

« Et pourtant, maître Davy, ajouta-t-il, j’étais bien sûr qu’elle vivait : jour et nuit, en y pensant, je savais que je la retrouverais ; cela m’a donné tant de force, tant de confiance, que je ne crois pas m’être trompé. Non, non, Émilie est vivante ! »

Il appuya fermement sa main sur la table, et son visage hâlé prit une expression de résolution indicible.

« Ma nièce Émilie est vivante, monsieur, dit-il d’un ton énergique. Je ne sais ni d’où cela me vient ni comment cela se fait, mais j’entends quelque chose qui me dit qu’elle est vivante ! »

Il avait presque l’air inspiré en disant cela. J’attendis un moment qu’il fût en état de m’écouter ; puis je cherchai à lui suggérer une idée qui m’était venue la veille au soir.

« Mon cher ami, lui dis-je.

– Merci, merci, monsieur, et il serrait mes mains dans les siennes.

– Si elle venait à Londres, ce qui est probable, car elle ne peut espérer de se cacher nulle part aussi facilement que dans cette grande ville ; et que peut-elle faire de mieux que de se cacher aux yeux de tous, si elle ne retourne pas chez vous…

– Elle ne retournera pas chez moi, répondit-il en secouant tristement la tête. Si elle était partie de son plein gré, peut-être y reviendrait-elle, mais pas comme ça, monsieur.

– Si elle venait à Londres, dis-je, il y a, je crois, une personne qui aurait plus de chance de la découvrir que toute autre au monde. Vous rappelez-vous… écoutez-moi avec fermeté, songez à votre grand but : vous rappelez-vous Marthe ?

– Notre payse ? »

Je n’avais pas besoin de réponse, il suffisait de le regarder.

« Savez-vous qu’elle est à Londres ?

– Je l’ai vue dans les rues, me répondit-il en frissonnant.

– Mais vous ne savez pas, dis-je, qu’Émilie a été pleine de bonté pour elle, avec le concours de Ham, longtemps avant qu’elle ait abandonné votre demeure. Vous ne savez pas, non plus, que le soir où je vous ai rencontré et où nous avons causé dans cette chambre, là-bas, de l’autre côté de la rue, elle écoutait à la porte.

– Maître Davy ? répondit-il avec étonnement. Le soir où il neigeait si fort ?

– Précisément. Je ne l’ai pas revue depuis. Après vous avoir quitté, je l’ai cherchée, mais elle était partie. Je ne voulais pas vous parler d’elle : aujourd’hui même, je ne le fais qu’avec répugnance, mais c’est elle que je voulais vous dire, c’est à elle qu’il faut, je crois, vous adresser. Comprenez-vous ? »

– Je ne comprends que trop, monsieur, » répondit-il. Nous parlions à voix basse l’un et l’autre.

« Vous dites que vous l’avez vue ? Croyez-vous pouvoir la retrouver ? car, pour moi, je ne pourrais la rencontrer que par hasard.

– Je crois, maître Davy, que je sais où il faut la chercher.

– Il fait nuit. Puisque nous voilà, voulez-vous que nous essayions ce soir de la trouver ? »

Il y consentit et se prépara à m’accompagner. Sans avoir l’air de remarquer ce qu’il faisait, je vis avec quel soin il rangeait la petite chambre ; il prépara une bougie et mit des allumettes sur la table, tint le lit tout prêt, sortit d’un tiroir une robe que je me souvenais d’avoir vu jadis porter à Émilie, la plia soigneusement avec quelques autres vêtements de femme, mit à côté un chapeau et déposa le tout sur une chaise. Du reste, il ne fit pas la moindre allusion à ces préparatifs, et je me tus comme lui. Sans doute il y avait bien longtemps que cette robe attendait, chaque soir, Émilie !

« Autrefois, maître Davy, me dit-il en descendant l’escalier, je regardais cette fille, cette Marthe, comme la boue des souliers de mon Émilie. Que Dieu me pardonne, nous n’en sommes plus là, aujourd’hui ! »

Tout en marchant, je lui parlai de Ham : c’était un moyen de le forcer à causer, et en même temps je désirais savoir des nouvelles de ce pauvre garçon. Il me répéta, presque dans les mêmes termes qu’auparavant, que Ham était toujours de même, « qu’il usait sa vie sans en avoir nul souci, mais qu’il ne se plaignait jamais et qu’il se faisait aimer de tout le monde. »

Je lui demandai s’il savait les dispositions de Ham à l’égard de l’auteur de tant d’infortunes ? N’avait-on pas à craindre quelque chose de ce côté ?

« Qu’arriverait-il, par exemple, si Ham se rencontrait, par hasard, avec Steerforth ?

– Je n’en sais rien, monsieur, répondit-il. J’y ai pensé souvent, et je ne sais qu’en dire. Mais qu’est-ce que ça fait ? »

Je lui rappelai le jour où nous avions parcouru tous trois la grève, le lendemain du départ d’Émilie.

« Vous souvenez-vous, lui dis-je, de la façon dont il regardait la mer et comme il murmurait entre ses dents : « On verra comment tout ça finira ! »

– Certainement, je m’en souviens !

– Que croyez-vous qu’il voulût dire ?

– Maître Davy, répondit-il, je me le suis demandé bien souvent et jamais je n’ai trouvé de réponse satisfaisante. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’en dépit de toute sa douceur, je crois que jamais je n’oserais le lui demander ; jamais il ne m’a dit le plus petit mot qui s’écartât du respect le plus profond, et il n’est guère probable qu’il voulût commencer aujourd’hui ; mais ce n’est pas une eau tranquille que celle où dorment de telles pensées. C’est une eau bien profonde, allez ! je ne peux pas voir ce qu’il y a au fond.

– Vous avez raison, lui dis-je, et c’est ce qui m’inquiète quelquefois.

– Et moi aussi, monsieur Davy, répliqua-t-il. Cela me tourmente encore plus, je vous assure, que ses goûts aventureux, et pourtant tout cela vient de la même source. Je ne puis dire à quelles extrémités il se porterait en pareil cas, mais j’espère que ces deux hommes ne se rencontreront jamais. »

Nous étions arrivés dans la Cité. Nous ne causions plus ; il marchait à côté de moi, absorbé dans une seule pensée, dans une préoccupation constante qui lui aurait fait trouver la solitude au milieu de la foule la plus bruyante. Nous n’étions pas loin du pont de Black-Friars, quand il tourna la tête pour me montrer du regard une femme qui marchait seule de l’autre côté de la rue. Je reconnus aussitôt celle que nous cherchions.

Nous traversâmes la rue, et nous allions l’aborder, quand il me vint à l’esprit qu’elle serait peut-être plus disposée à nous laisser voir sa sympathie pour la malheureuse jeune fille, si nous lui parlions dans un endroit plus paisible, et loin de la foule. Je conseillai donc à mon compagnon de la suivre sans lui parler ; d’ailleurs, sans m’en rendre bien compte, je désirais savoir où elle allait.

Il y consentit, et nous la suivîmes de loin, sans jamais la perdre de vue, mais sans non plus l’approcher de très-près ; à chaque instant elle regardait de côté et d’autre. Une fois, elle s’arrêta pour écouter une troupe de musiciens. Nous nous arrêtâmes aussi.

Elle marchait toujours : nous la suivions. Il était évident qu’elle se rendait en un lieu déterminé ; cette circonstance, jointe au soin que je lui voyais prendre de continuer à suivre les rues populeuses, et peut-être une espèce de fascination étrange que m’inspirait cette mystérieuse poursuite, me confirmèrent de plus en plus dans ma résolution de ne point l’aborder. Enfin elle entra dans une rue sombre et triste ; là il n’y avait plus ni monde ni bruit ; je dis à M. Peggotty : « Maintenant, nous pouvons lui parler, » et pressant le pas, nous la suivîmes de plus près.

Chapitre XVII. Marthe. §

Nous étions entrés dans le quartier de Westminster. Comme nous avions rencontré Marthe venant dans un sens opposé, nous étions retournés sur nos pas pour la suivre, et c’était près de l’abbaye de Westminster qu’elle avait quitté les rues bruyantes et passagères. Elle marchait si vite, qu’une fois hors de la foule qui traversait le pont en tout sens, nous ne parvînmes à la rejoindre que dans l’étroite ruelle qui longe la rivière près de Millbank. À ce même moment, elle traversa la chaussée, comme pour éviter ceux qui s’attachaient à ses pas, et, sans prendre seulement le temps de regarder derrière elle, elle accéléra encore sa marche.

La rivière m’apparut à travers un sombre passage où étaient remisés quelques chariots, et cette vue me fit changer de dessein. Je touchai le bras de mon compagnon sans dire un mot, et, au lieu de traverser le chemin comme venait de le faire Marthe, nous continuâmes à suivre le même côté de la route, nous cachant le plus possible à l’ombre des maisons, mais toujours tout près d’elle.

Il existait alors, et il existe encore aujourd’hui, au bout de cette ruelle, un petit hangar en ruines, jadis, sans doute, destiné à abriter les mariniers du bac. Il est placé tout juste à l’endroit où la rue cesse, et où la route commence à s’étendre entre la rivière et une rangée de maisons. Aussitôt qu’elle arriva là et qu’elle aperçut le fleuve, elle s’arrêta comme si elle avait atteint sa destination, et puis elle se mit à descendre lentement le long de la rivière, sans la perdre de vue un seul instant.

J’avais cru d’abord qu’elle se rendait dans quelque maison ; j’avais même vaguement espéré que nous y trouverions quelque chose qui nous mettrait sur la trace de celle que nous cherchions. Mais en apercevant l’eau verdâtre, à travers la ruelle, j’eus un secret instinct qu’elle n’irait pas plus loin.

Tout ce qui nous entourait était triste, solitaire et sombre ce soir-là. Il n’y avait ni quai ni maisons sur la route monotone qui avoisinait la vaste étendue de la prison. Un étang d’eau saumâtre déposait sa vase aux pieds de cet immense bâtiment. De mauvaises herbes à demi pourries couvraient le terrain marécageux. D’un côté, des maisons en ruines, mal commencées et qui n’avaient jamais été achevées ; de l’autre, un amas de pièces de fer informes, de roues, de crampons, de tuyaux, de fourneaux, d’ancres, de cloches à plongeur, de cabestans et je ne sais combien d’autres objets honteux d’eux-mêmes, qui semblaient vainement chercher à se cacher sous la poussière et la boue dont ils étaient recouverts. Sur la rive opposée, la lueur éclatante et le fracas des usines semblaient prendre à tâche de troubler le repos de la nuit, mais l’épaisse fumée que vomissaient leurs cheminées massives ne s’en émouvait pas et continuait de s’élever en une colonne incessante. Des trouées et des jetées limoneuses serpentaient entre des blocs de bois tout recouverts d’une mousse verdâtre, semblable à une perruque de chiendent, et sur lesquels on pouvait encore lire des fragments d’affiches de l’année dernière offrant une récompense à ceux qui recueilleraient des noyés apportés là par la marée, à travers la vase et la bourbe. On disait que jadis, dans le temps de la grande peste, on avait creusé là une fosse pour y jeter les morts, et cette croyance semblait avoir répandu sur tout le voisinage une fatale influence ; il semblait que la peste eût fini graduellement par se décomposer en cette forme nouvelle, et qu’elle se fût combinée là avec l’écume du fleuve souillée par son contact pour former ce bourbier immonde et gluant.

C’est là que, se croyant sans doute pétrie du même limon et se regardant comme le rebut de la nature réclamé par ce cloaque de pourriture et de corruption, la jeune fille que nous avions suivie dans sa course égarée se tenait au milieu de cette scène nocturne, seule et triste, regardant l’eau.

Quelques barques étaient jetées çà et là sur la vase du rivage ; nous pûmes, en les longeant, nous glisser près d’elle sans être vus. Je fis signe à M. Peggotty de rester où il était, et je m’approchai d’elle. Je ne m’avançais pas sans trembler, car, en la voyant terminer si brusquement sa course rapide, en l’observant là, debout, sous l’ombre du pont caverneux, toujours absorbée dans le spectacle de ces ondes mugissantes, je ne pouvais réprimer en moi une secrète épouvante.

Je crois qu’elle se parlait à elle-même. Je la vis ôter son châle et s’envelopper les mains dedans avec l’agitation nerveuse d’une somnambule. Jamais je n’oublierai que, dans toute sa personne, il y avait un trouble sauvage qui me tint dans une transe mortelle de la voir s’engloutir à mes yeux, jusqu’au moment où enfin je sentis que je tenais son bras serré dans ma main.

Au même instant, je criai : « Marthe ! » Elle poussa un cri d’effroi, et chercha à m’échapper ; seul, je n’aurais pas eu la force de la retenir, mais un bras plus vigoureux que le mien la saisit ; et quand elle leva les yeux, et qu’elle vit qui c’était, elle ne fit plus qu’un seul effort pour se dégager, avant de tomber à nos pieds. Nous la transportâmes hors de l’eau, dans un endroit où il y avait quelques grosses pierres, et nous la fîmes asseoir ; elle ne cessait de pleurer et de gémir, la tête cachée dans ses mains.

« Oh ! la rivière ! répétait-elle avec angoisse. Oh ! la rivière !

– Chut ! chut ! lui dis-je. Calmez-vous. »

Mais elle répétait toujours les mêmes paroles, et s’écriait avec rage : « Oh ! la rivière ! »

« Elle me ressemble ! disait-elle ; je lui appartiens. C’est la seule compagnie digne de moi maintenant. Comme moi, elle descend d’un lieu champêtre et paisible, où ses eaux coulaient innocentes ; à présent, elle coule, informe et troublée, au milieu des rues sombres, elle s’en va, comme ma vie, vers un immense océan sans cesse agité, et je sens bien qu’il faut que j’aille avec elle ! »

Jamais je n’ai entendu une voix ni des paroles aussi pleines de désespoir.

« Je ne peux pas y résister. Je ne peux pas m’empêcher d’y penser sans cesse. Elle me hante nuit et jour. C’est la seule chose au monde à laquelle je convienne, ou qui me convienne. Oh ! l’horrible rivière ! »

En regardant le visage de mon compagnon, je me dis alors que j’aurais deviné dans ses traits toute l’histoire de sa nièce si je ne l’avais pas sue d’avance. En voyant l’air dont il observait Marthe, sans dire un mot et sans bouger, jamais je n’ai vu, ni en réalité ni en peinture, l’horreur et la compassion mêlées d’une façon plus frappante. Il tremblait comme la feuille et sa main était froide comme le marbre. Son regard m’alarma. « Elle est dans un accès d’égarement, murmurai-je à l’oreille de M. Peggotty. Dans un moment elle parlera différemment. »

Je ne sais ce qu’il voulut me répondre ; il remua les lèvres, et crut sans doute m’avoir parlé, mais il n’avait fait autre chose que de me la montrer en étendant la main.

Elle éclatait de nouveau en sanglots, la tête cachée au milieu des pierres, image lamentable de honte et de ruine. Convaincu qu’il fallait lui laisser le temps de se calmer avant de lui adresser la parole, j’arrêtai M. Peggotty qui voulait la relever, et nous attendîmes en silence qu’elle fût devenue plus tranquille.

« Marthe, lui dis-je alors en me penchant pour la relever, car elle semblait vouloir s’éloigner, mais dans sa faiblesse elle allait retomber à terre ; Marthe, savez-vous qui est là avec moi ? »

Elle me dit faiblement : « Oui. »

« Savez-vous que nous vous avons suivie bien longtemps, ce soir ? »

Elle secoua la tête ; elle ne regardait ni lui ni moi, mais elle se tenait humblement penchée, son chapeau et son châle à la main, tandis que de l’autre elle se pressait convulsivement le front.

« Êtes-vous assez calme, lui dis-je, pour causer avec moi d’un sujet qui vous intéressait si vivement (Dieu veuille vous en garder le souvenir !), un soir, par la neige ? »

Elle recommença à sangloter, et murmura d’une voix entrecoupée qu’elle me remerciait de ne pas l’avoir alors chassée de la porte.

« Je ne veux rien dire pour me justifier, reprit-elle au bout d’un moment ; je suis coupable, je suis perdue. Je n’ai point d’espoir. Mais dites-lui, monsieur, et elle s’éloignait de M. Peggotty, si vous avez quelque pitié de moi, dites-lui que ce n’est pas moi qui ai causé son malheur.

– Jamais personne n’en a eu la pensée, repris-je avec émotion.

– C’est vous, si je ne me trompe, dit-elle d’une voix tremblante, qui êtes venu dans la cuisine, le soir où elle a eu pitié de moi, où elle a été si bonne pour moi ; car elle ne me repoussait pas comme les autres, elle venait à mon secours. Était-ce vous, monsieur ?

– Oui, répondis-je.

– Il y a longtemps que je serais dans la rivière, reprit-elle en jetant sur l’eau un terrible regard, si j’avais eu à me reprocher de lui avoir jamais fait le moindre tort. Dès la première nuit de cet hiver je me serais rendu justice, si je ne m’étais pas sentie innocente de ce qu’elle a fait.

– On ne sait que trop bien la cause de sa fuite, lui dis-je. Nous croyons, nous sommes sûrs que vous en êtes, en effet, entièrement innocente.

– Oh ! si je n’avais pas eu un si mauvais cœur, reprit la pauvre fille avec un regret navrant, j’aurais dû changer par ses conseils : elle était si bonne pour moi ! Jamais elle ne m’a parlé qu’avec sagesse et douceur. Comment est-il possible de croire que j’eusse envie de la rendre semblable à moi, me connaissant comme je me connais ? Moi qui ai perdu tout ce qui pouvait m’attacher à la vie, moi dont le plus grand chagrin a été de penser que, par ma conduite, j’étais séparée d’elle pour toujours ! »

M. Peggotty se tenait les yeux baissés, et, la main droite appuyée sur le rebord d’une barque, il porte l’autre devant son visage.

« Et quand j’ai appris de quelqu’un du pays ce qui était arrivé, s’écria Marthe, ma plus grande angoisse a été de me dire qu’on se souviendrait que jadis elle avait été bonne pour moi, et qu’on dirait que je l’avais pervertie. Oh ! Dieu sait, bien au contraire, que j’aurais donné ma vie pour lui rendre plutôt son honneur et sa bonne renommée ! »

Et la pauvre fille, peu habituée à se contraindre, s’abandonnait à toute l’agonie de sa douleur et de ses remords.

« J’aurais donné ma vie ! non, j’aurais fait plus encore, s’écria-t-elle, j’aurais vécu ! j’aurais vécu vieille et abandonnée, dans ces rues si misérables ! j’aurais erré dans les ténèbres ! j’aurais vu le jour se lever sur ces murailles blanchies, je me serais souvenue que jadis se même soleil brillait dans ma chambre et me réveillait jeune et… Oui, j’aurais fait cela, pour la sauver ! »

Elle se laissa retomber au milieu des pierres, et, les saisissant à deux mains dans son angoisse, elle semblait vouloir les broyer. À chaque instant elle changeait de posture : tantôt elle raidissait ses bras amaigris ; tantôt elle les tordait devant sa tête pour échapper au peu de jour dont elle avait honte ; tantôt elle penchait son front vers la terre comme s’il était trop lourd pour elle, sous le poids de tant de douloureux souvenirs.

« Que voulez-vous que je devienne ? dit-elle enfin, luttant avec son désespoir. Comment pourrai-je continuer à vivre ainsi, moi qui porte avec moi la malédiction de moi-même, moi qui ne suis qu’une honte vivante pour tout ce qui m’approche ? » Tout à coup elle se tourna vers mon compagnon. « Foulez-moi aux pieds, tuez-moi ! Quand elle était encore votre orgueil, vous auriez cru que je lui faisais du mal en la coudoyant dans la rue. Mais à quoi bon ! vous ne me croirez pas… et pourquoi croiriez-vous une seule des paroles qui sortent de la bouche d’une misérable comme moi ? Vous rougiriez de honte, même en ce moment, si elle échangeait une parole avec moi. Je ne me plains pas. Je ne dis pas que nous soyons semblables, elle et moi, je sais qu’il y a une grande… grande distance entre nous. Je dis seulement, en sentant tout le poids de mon crime et de ma misère, que je lui suis reconnaissante du fond du cœur, et que je l’aime. Oh ! ne croyez pas que je sois devenue incapable d’aimer ! Rejetez-moi comme le monde me rejette ! Tuez-moi, pour me punir de l’avoir recherchée et connue, criminelle comme je suis, mais ne pensez pas cela de moi ! »

Pendant qu’elle lui adressait ses supplications, il la regardait l’âme navrée. Quand elle se tut, il la releva doucement.

« Marthe, dit-il, Dieu me préserve de vous juger ! Dieu m’en préserve, moi plus que tout autre homme au monde ! Vous ne savez pas combien je suis changé. Enfin ! » Il s’arrêta un moment, puis il reprit : « Vous ne comprenez pas pourquoi M. Copperfield et moi nous désirons vous parler. Vous ne savez pas ce que nous voulons. Écoutez-moi ! »

Son influence sur elle fut complète. Elle resta devant lui, sans bouger, comme si elle craignait de rencontrer son regard, mais sa douleur exaltée devint muette.

Puisque vous avez entendu ce qui s’est passé entre maître Davy et moi, le soir où il neigeait si fort, vous savez que j’ai été (hélas ! où n’ai-je pas été ?…) chercher bien loin ma chère nièce. Ma chère nièce, répéta-t-il d’un ton ferme, car elle m’est plus chère aujourd’hui, Marthe, qu’elle ne l’a jamais été. »

Elle mit ses mains sur ses yeux, mais elle resta tranquille.

« J’ai entendu dire à Émilie, continua M. Peggotty, que vous étiez restée orpheline toute petite, et que pas un ami n’était venu remplacer vos parents. Peut-être si vous aviez eu un ami, tout rude et tout bourru qu’il pût être, vous auriez fini par l’aimer, peut-être seriez-vous devenue pour lui ce que ma nièce était pour moi. »

Elle tremblait en silence ; il l’enveloppa soigneusement de son châle, qu’elle avait laissé tomber.

« Je sais, dit-il, que si elle me revoyait une fois, elle me suivrait au bout du monde, mais aussi qu’elle fuirait au bout du monde pour éviter de me revoir. Elle n’a pas le droit de douter de mon amour, elle n’en doute pas ; non, elle n’en doute pas, répéta-t-il avec une calme certitude de la vérité de ses paroles, mais il y a de la honte entre nous, et c’est là ce qui nous sépare ! »

Il était évident, à la façon ferme et claire dont il parlait, qu’il avait étudié à fond chaque détail de cette question qui était tout pour lui.

« Nous croyons probable, reprit-il, maître Davy que voici et moi, qu’un jour elle dirigera vers Londres sa pauvre course égarée et solitaire. Nous croyons, maître Davy et moi, et nous tous, que vous êtes aussi innocente que l’enfant qui vient de naître de tout le mal qui lui est arrivé. Vous disiez qu’elle avait été bonne et douce pour vous. Que Dieu la bénisse, je le sais bien ! Je sais qu’elle a toujours été bonne pour tout le monde. Vous lui avez de la reconnaissance, et vous l’aimez. Aidez-nous à la retrouver, et que le ciel vous récompense ! »

Pour la première fois elle leva rapidement les yeux sur lui, comme si elle n’en pouvait croire ses oreilles.

« Vous voulez vous fier à moi ? demanda-t-elle avec étonnement et à voix basse.

– De tout notre cœur, dit M. Peggotty.

– Vous me permettez de lui parler si je la retrouve ; de lui donner un abri, si j’ai un abri à partager avec elle, et puis de venir, sans le lui dire, vous chercher pour vous amener auprès d’elle ? » demanda-t-elle vivement.

Nous répondîmes au même instant : « Oui ! »

Elle leva les yeux au ciel et déclara solennellement qu’elle se vouait à cette tâche, ardemment et fidèlement ; qu’elle ne l’abandonnerait pas, qu’elle ne s’en laisserait jamais distraire, tant qu’il y aurait une lueur d’espoir. Elle prit le ciel à témoin que, si elle chancelait dans son œuvre, elle consentait à être plus misérable et plus désespérée, si c’était possible, qu’elle ne l’avait été ce soir-là, au bord de cette rivière, et qu’elle renonçait à tout jamais à implorer le secours de Dieu ou des hommes !

Elle parlait à voix basse, sans se tourner de notre côté, comme si elle s’adressait au ciel qui était au-dessus de nous ; puis elle fixait de nouveau les yeux sur l’eau sombre.

Nous crûmes nécessaire de lui dire tout ce que nous savions, et je le lui racontai tout au long. Elle écoutait avec une grande attention, en changeant souvent de visage, mais dans toutes ses diverses expressions on lisait le même dessein. Parfois ses yeux se remplissaient de larmes, mais elle les réprimait à l’instant. Il semblait que son exaltation passée eût fait place à un calme profond.

Quand j’eus cessé de parler, elle demanda où elle pourrait venir nous chercher, si l’occasion s’en présentait. Un faible réverbère éclairait la route, j’écrivis nos deux adresses sur une feuille de mon agenda, je la lui remis, elle la cacha dans son sein. Je lui demandai où elle demeurait. Après un moment de silence, elle me dit qu’elle n’habitait pas longtemps le même endroit ; mieux valait peut-être ne pas le savoir.

M. Peggotty me suggéra, à voix basse, une pensée qui déjà m’était venue ; je tirai ma bourse, mais il me fut impossible de lui persuader d’accepter de l’argent, ni d’obtenir d’elle la promesse qu’elle y consentirait plus tard. Je lui représentai que, pour un homme de sa condition, M. Peggotty n’était pas pauvre, et que nous ne pouvions nous résoudre à la voir entreprendre une pareille tâche à l’aide de ses seules ressources. Elle fut inébranlable. M. Peggotty n’eut pas, auprès d’elle, plus de succès que moi ; elle le remercia avec reconnaissance, mais sans changer de résolution.

« Je trouverai de l’ouvrage, dit-elle, j’essayerai.

– Acceptez au moins, en attendant, notre assistance, lui disais-je.

– Je ne peux pas faire pour de l’argent ce que je vous ai promis, répondit-elle ; lors même que je mourrais de faim, je ne pourrais l’accepter. Me donner de l’argent, ce serait me retirer votre confiance, m’enlever le but auquel je veux tendre, me priver de la seule chose au monde qui puisse m’empêcher de me jeter dans cette rivière.

– Au nom du grand Juge, devant lequel nous paraîtrons tous un jour, bannissez cette terrible idée. Nous pouvons tous faire du bien en ce monde, si nous le voulons seulement. »

Elle tremblait, son visage était plus pâle, lorsqu’elle répondit :

« Peut-être avez-vous reçu d’en haut la mission de sauver une misérable créature. Je n’ose le croire, je ne mérite pas cette grâce. Si je parvenais à faire un peu de bien, je pourrais commencer à espérer ; mais jusqu’ici ma conduite n’a été que mauvaise. Pour la première fois, depuis bien longtemps, je désire de vivre pour me dévouer à l’œuvre que vous m’avez donnée à faire. Je n’en sais pas davantage, et je n’en peux rien dire de plus. »

Elle retint ses larmes qui recommençaient à couler, et, avançant vers M. Peggotty sa main tremblante, elle le toucha comme s’il possédait quelque vertu bienfaisante, puis elle s’éloigna sur la route solitaire. Elle avait été malade ; on le voyait à son maigre et pâle visage, à ses yeux enfoncés qui révélaient de longues souffrances et de cruelles privations.

Nous la suivîmes de loin, jusqu’à ce que nous fussions de retour au milieu des quartiers populeux. J’avais une confiance si absolue dans ses promesses, que j’insinuai à M. Peggotty qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas aller plus loin ; elle croirait que nous voulions la surveiller. Il fut de mon avis, et laissant Marthe suivre sa route, nous nous dirigeâmes vers Highgate. Il m’accompagna quelque temps encore, et lorsque nous nous séparâmes, en priant Dieu de bénir ce nouvel effort, il y avait dans sa voix une tendre compassion bien facile à comprendre.

Il était minuit quand j’arrivai chez moi. J’allais rentrer, et j’écoutais le son des cloches de Saint-Paul qui venait jusqu’à moi au milieu du bruit des horloges de la ville, lorsque je remarquai avec surprise que la porte du cottage de ma tante était ouverte et qu’on apercevait une faible lueur devant la maison.

Je m’imaginai que ma tante avait repris quelqu’une de ses terreurs d’autrefois, et qu’elle observait au loin les progrès d’un incendie imaginaire ; je m’avançai donc pour lui parler. Quel ne fut pas mon étonnement quand je vis un homme debout dans son petit jardin !

Il tenait à la main une bouteille et un verre et était occupé à boire. Je m’arrêtai au milieu des arbres, et, à la lueur de la lune qui paraissait à travers les nuages, je reconnus l’homme que j’avais rencontré une fois avec ma tante dans les rues de la cité, après avoir cru longtemps auparavant que cet être fantastique n’était qu’une hallucination de plus du pauvre cerveau de M. Dick.

Il mangeait et buvait de bon appétit, et en même temps il observait curieusement le cottage, comme si c’était la première fois qu’il l’eût vu. Il se baissa pour poser la bouteille sur le gazon, puis regarda autour de lui d’un œil inquiet, comme un homme pressé de s’éloigner.

La lumière du corridor s’obscurcit un moment, quand ma tante passa devant. Elle paraissait agitée, et j’entendis qu’elle lui mettait de l’argent dans la main.

« Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de cela ? demanda-t-il ?

– Je ne peux pas vous en donner plus, répondit ma tante.

– Alors je ne m’en vais pas, dit-il ; tenez ! reprenez ça.

– Méchant homme, reprit ma tante avec une vive émotion, comment pouvez-vous me traiter ainsi ? Mais je suis bien bonne de vous le demander. C’est parce que vous connaissez ma faiblesse ! Si je voulais me débarrasser à tout jamais de vos visites, je n’aurais qu’à vous abandonner au sort que vous méritez !

– Eh bien ! pourquoi ne pas m’abandonner au sort que je mérite ?

– Et c’est vous qui me faites cette question ! reprit ma tante. Il faut que vous ayez bien peu de cœur. »

Il restait là à faire sonner en rechignant l’argent dans sa main, et à secouer la tête d’un air mécontent ; enfin :

« C’est tout ce que vous voulez me donner ? dit-il.

– C’est tout ce que je peux vous donner, dit ma tante. Vous savez que j’ai fait des pertes, je suis plus pauvre que je n’étais. Je vous l’ai dit. Maintenant que vous avez ce que vous vouliez, pourquoi me faites-vous le chagrin de rester près de moi un instant de plus et de me montrer ce que vous êtes devenu ?

– Je suis devenu bien misérable, répondit-il. Je vis comme un hibou.

– Vous m’avez dépouillée de tout ce que je possédais, dit ma tante, vous m’avez, pendant de longues années, endurci le cœur. Vous m’avez traitée de la manière la plus perfide, la plus ingrate, la plus cruelle. Allez, et repentez-vous ; n’ajoutez pas de nouveaux torts à tous les torts que vous vous êtes déjà donnés avec moi.

– Voyez-vous ! reprit-il. Tout cela est très-joli, ma foi ! Enfin ! puisqu’il faut que je m’en accommode pour le quart d’heure !… »

En dépit de lui-même, il parut honteux des larmes de ma tante et sortit en tapinois du jardin. Je m’avançai rapidement, comme si je venais d’arriver, et je le rencontrai qui s’éloignait. Nous nous jetâmes un coup d’œil peu amical.

« Ma tante, dis-je vivement, voilà donc encore cet homme qui vient vous faire peur ? Laissez-moi lui parler. Qui est-ce ?

– Mon enfant ! répondit-elle en me prenant le bras, entrez et ne me parlez pas, de dix minutes d’ici. »

Nous nous assîmes dans son petit salon. Elle s’abrita derrière son vieil écran vert, qui était vissé au dos d’une chaise, et, pendant un quart d’heure environ, je la vis s’essuyer souvent les yeux. Puis elle se leva et vint s’asseoir à côté de moi.

« Trot, me dit-elle avec calme, c’est mon mari.

– Votre mari, ma tante ? je croyais qu’il était mort !

– Il est mort pour moi, répondit ma tante, mais il vit. »

J’étais muet d’étonnement.

« Betsy Trotwood n’a pas l’air très-propre à se laisser séduire par une tendre passion, dit-elle avec tranquillité ; mais il y a eu un temps, Trot, où elle avait mis en cet homme sa confiance tout entière ; un temps, Trot, où elle l’aimait sincèrement, et où elle n’aurait reculé devant aucune preuve d’attachement et d’affection. Il l’en a récompensée en mangeant sa fortune et en lui brisant le cœur. Alors elle a pour toujours enterré toute espèce de sensibilité, une bonne fois et à tout jamais, dans un tombeau dont elle a creusé, comblé et aplani la fosse.

– Ma chère, ma bonne tante !

– J’ai été généreuse envers lui, continua-t-elle, en posant sa main sur les miennes. Je puis le dire maintenant, Trot, j’ai été généreuse envers lui. Il avait été si cruel pour moi que j’aurais pu obtenir une séparation très-profitable à mes intérêts : je ne l’ai pas voulu. Il a dissipé en un clin d’œil tout ce que je lui avais donné, il est tombé plus bas de jour en jour : je ne sais pas s’il n’a pas épousé une autre femme, c’est devenu un aventurier, un joueur, un fripon. Vous venez de le voir tel qu’il est aujourd’hui, mais c’était un bien bel homme lorsque je l’ai épousé, dit ma tante, dont la voix contenait encore quelque trace de son admiration passée, et, pauvre folle que j’étais, je le croyais l’honneur incarné. »

Elle me serra la main et secoua la tête.

« Il n’est plus rien pour moi maintenant, Trot, il est moins que rien. Mais, plutôt que de le voir punir pour ses fautes (ce qui lui arriverait infailliblement s’il séjournait dans ce pays), je lui donne de temps à autre plus que je ne puis, à condition qu’il s’éloigne. J’étais folle quand je l’ai épousé, et je suis encore si incorrigible que je ne voudrais pas voir maltraiter l’homme sur lequel j’ai pu me faire une fois de si bizarres illusions, car je croyais en lui, Trot, de toute mon âme. »

Ma tante poussa un profond soupir, puis elle lissa soigneusement avec sa main les plis de sa robe.

« Voilà ! mon ami, dit-elle. Maintenant vous savez tout, le commencement, le milieu et la fin. Nous n’en parlerons plus ; et, bien entendu, vous n’en ouvrirez la bouche à personne. C’est l’histoire de mes sottises, Trot, gardons-la pour nous ! »

Chapitre XVIII. Événement domestique. §

Je travaillais activement à mon livre, sans interrompre mes occupations de sténographe, et, quand il parut, il obtint un grand succès. Je ne me laissai point étourdir par les louanges qui retentirent à mes oreilles, et pourtant j’en jouis vivement et je pensai plus de bien encore de mon œuvre, sans nul doute, que tout le monde. J’ai souvent remarqué que ceux qui ont des raisons légitimes d’estimer leur propre talent n’en font pas parade aux yeux des autres pour se recommander à l’estime publique. C’est pour cela que je restais modeste, par respect pour moi-même. Plus on me donnait d’éloges, plus je m’efforçais de les mériter.

Mon intention n’est pas de raconter, dans ce récit complet d’ailleurs de ma vie, l’histoire aussi des romans que j’ai mis au jour. Ils peuvent parler pour eux et je leur en laisserai le soin ; je n’y fais allusion ici en passant que parce qu’ils servent à faire connaître en partie le développement de ma carrière.

J’avais alors quelque raison de croire que la nature, aidée par les circonstances, m’avait destiné à être auteur ; je me livrais avec assurance à ma vocation. Sans cette confiance, j’y aurais certainement renoncé pour donner quelque autre but à mon énergie. J’aurais cherché à découvrir ce que la nature et les circonstances pouvaient réellement faire de moi pour m’y vouer exclusivement.

J’avais si bien réussi depuis quelque temps dans mes essais littéraires, que je crus pouvoir raisonnablement, après un nouveau succès, échapper enfin à l’ennui de ces terribles débats. Un soir donc (quel heureux soir !) j’enterrai bel et bien cette transcription musicale des trombones parlementaires. Depuis ce jour, je n’ai même plus jamais voulu les entendre ; c’est bien assez d’être encore poursuivi, quand je lis le journal, par ce bourdonnement éternel et monotone tout le long de la session, sans autre variation appréciable qu’un peu plus de bavardage, je crois, et partant plus d’ennui.

Au moment dont je parle, il y avait à peu près un an que nous étions mariés. Après diverses expériences, nous avions fini par trouver que ce n’était pas la peine de diriger notre maison. Elle se dirigeait toute seule, pourtant avec l’aide d’un page, dont la principale fonction était de se disputer avec la cuisinière, et, sous ce rapport, c’était un parfait Wittington ; toute la différence, c’est qu’il n’avait pas de chat ni la moindre chance de devenir jamais lord-maire comme lui.

Il vivait, au milieu d’une averse continuelle de casseroles. Sa vie était un combat. On l’entendait crier au secours dans les occasions les plus incommodes, par exemple quand nous avions du monde à dîner ou quelques amis le soir, ou bien il sortait en hurlant de la cuisine, et tombait sous le poids d’une partie de nos ustensiles de ménage, que son ennemie jetait après lui. Nous désirions nous en débarrasser, mais il nous était si attaché qu’il ne voulait pas nous quitter. Il larmoyait sans cesse, et quand il était question de nous séparer de lui, il poussait de telles lamentations que nous étions contraints de le garder. Il n’avait pas de mère, et pour tous parents, il ne possédait qu’une sœur qui s’était embarquée pour l’Amérique le jour où il était entré à notre service ; il nous restait donc sur les bras, comme un petit idiot que sa famille est bien obligée d’entretenir. Il sentait très-vivement son infortune et s’essuyait constamment les yeux avec la manche de sa veste, quand il n’était pas occupé à se moucher dans un coin de son petit mouchoir, qu’il n’aurait pas voulu pour tout au monde tirer tout entier de sa poche, par économie et par discrétion.

Ce diable de page, que nous avions eu le malheur, dans une heure néfaste, d’engager à notre service, moyennant six livres sterling par an, était pour moi une source continuelle d’anxiété. Je l’observais, je le regardais grandir, car, vous savez, la mauvaise herbe… et je songeais avec angoisse au temps où il aurait de la barbe, puis au temps où il serait chauve. Je ne voyais pas la moindre perspective de me défaire de lui, et, rêvant à l’avenir, je pensais combien il nous gênerait quand il serait vieux.

Je ne m’attendais guère au procédé qu’employa l’infortuné pour me tirer d’embarras. Il vola la montre de Dora, qui naturellement n’était jamais à sa place, comme tout ce qui nous appartenait. Il en fit de l’argent et dépensa le produit (pauvre idiot !) à se promener toujours et sans cesse sur l’impériale de l’omnibus de Londres à Cambridge. Il allait accomplir son quinzième voyage quand un policeman l’arrêta ; on ne trouva plus sur lui que quatre shillings, avec un flageolet d’occasion dont il ne savait pas jouer.

Cette découverte et toutes ses conséquences ne m’auraient pas aussi désagréablement surpris, s’il n’avait pas été repentant. Mais c’est qu’il l’était, au contraire, d’une façon toute particulière… pas en gros, si vous voulez, c’était plutôt en détail. Par exemple, le lendemain du jour où je fus obligé de déposer contre lui, il fit certains aveux concernant un panier de vin, que nous supposions plein, et qui ne contenait plus que des bouteilles vides. Nous espérions que c’était fini cette fois, qu’il s’était déchargé la conscience, et qu’il n’avait plus rien à nous apprendre sur le compte de la cuisinière ; mais, deux ou trois jours après, ne voilà-t-il pas un nouveau remords de conscience qui le prend et le pousse à nous confesser qu’elle avait une petite fille qui venait tous les jours, de grand matin, dérober notre pain, et qu’on l’avait suborné lui-même pour fournir de charbon le laitier. Deux ou trois jours après, les magistrats m’informèrent qu’il avait fait découvrir des aloyaux entiers au milieu des restes de rebut, et des draps dans le panier aux chiffons. Puis, au bout de quelque temps, le voilà reparti dans une direction pénitente toute différente, et il se met à nous dénoncer le garçon du café voisin comme ayant l’intention de faire une descente chez nous. On arrête le garçon. J’étais tellement confus du rôle de victime qu’il me faisait par ces tortures répétées, que je lui aurais donné tout l’argent qu’il m’aurait demandé pour se taire ; ou que j’aurais offert volontiers une somme ronde pour qu’on lui permît de se sauver. Ce qu’il y avait de pis, c’est qu’il n’avait pas la moindre idée du désagrément qu’il me causait, et qu’il croyait, au contraire, me faire une réparation de plus à chaque découverte nouvelle. Dieu me pardonne ! je ne serais pas étonné qu’il s’imaginât multiplier ainsi ses droits à ma reconnaissance.

À la fin je pris le parti de me sauver moi-même, toutes les fois que j’apercevais un émissaire de la police chargé de me transmettre quelque révélation nouvelle, et je vécus, pour ainsi dire, en cachette, jusqu’à ce que ce malheureux garçon fût jugé et condamné à la déportation. Même alors il ne pouvait pas se tenir en repos, et nous écrivait constamment. Il voulut absolument voir Dora avant de s’en aller ; Dora se laissa faire ; elle y alla, et s’évanouit en voyant la grille de fer de la prison se refermer sur elle. En un mot, je fus malheureux comme les pierres jusqu’au moment de son départ ; enfin il partit, et j’appris depuis qu’il était devenu berger « là-bas, dans la campagne » quelque part, je ne sais où. Mes connaissances géographiques sont en défaut.

Tout cela me fit faire de sérieuses réflexions, et me présenta nos erreurs sous un nouvel aspect ; je ne pus m’empêcher de le dire à Dora un soir, en dépit de ma tendresse pour elle.

« Mon amour, lui dis-je, il m’est très-pénible de penser que la mauvaise administration de nos affaires ne nuit pas à nous seulement (nous en avons pris notre parti), mais qu’elle fait tort à d’autres.

– Voilà bien longtemps que vous n’aviez rien dit, n’allez-vous pas maintenant redevenir grognon ! dit Dora.

– Non, vraiment, ma chérie ! Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire.

– Je n’ai pas envie de le savoir.

– Mais il faut que vous le sachiez, mon amour. Mettez Jip par terre. »

Dora posa le nez de Jip sur le mien, en disant : « Boh ! boh ! » pour tâcher de me faire rire ; mais voyant qu’elle n’y réussissait pas, elle renvoya le chien dans sa pagode, et s’assit devant moi, les mains jointes, de l’air le plus résigné.

« Le fait est, repris-je, mon enfant, que voilà notre mal qui se gagne ; nous le donnons à tout le monde autour de nous ! »

J’allais continuer dans ce style figuré, si le visage de Dora ne m’avait pas averti qu’elle s’attendait à me voir lui proposer quelque nouveau mode de vaccine, ou quelque autre remède médical, pour guérir ce mal contagieux dont nous étions atteints. Je me décidai donc à lui dire tout bonnement :

« Non-seulement, ma chérie, nous perdons de l’argent et du bien-être, par notre négligence ; non seulement notre caractère en souffre parfois, mais encore nous avons le tort grave de gâter tous ceux qui entrent à notre service, ou qui ont affaire à nous. Je commence à craindre que tout le tort ne soit pas d’un seul côté, et que, si tous ces individus tournent mal, ce ne soit parce que nous ne tournons pas bien non plus nous-mêmes.

– Oh ! quelle accusation ! s’écria Dora en écarquillant les yeux, comment ! voulez-vous dire que vous m’ayez jamais vue voler des montres en or ? Oh !

– Ma chérie, répondis-je, ne disons pas de bêtises ! Qui est-ce qui vous parle de montres le moins du monde ?

– C’est vous ! reprit Dora, vous le savez bien. Vous avez dit que je n’avais pas bien tourné non plus, et vous m’avez comparée à lui.

– À qui ? demandai-je.

– À notre page ! dit-elle en sanglotant. Oh ! quel méchant homme vous faites, de comparer une femme qui vous aime tendrement à un page qu’on vient de déporter ! Pourquoi ne pas m’avoir dit ce que vous pensiez de moi avant de m’épouser ? Pourquoi ne pas m’avoir prévenue que vous me trouviez plus mauvaise qu’un page qu’on vient de déporter ? Oh ! quelle horrible opinion vous avez de moi, Dieu du ciel !

– Voyons, Dora, mon amour, repris-je en essayant tout doucement de lui ôter le mouchoir qui cachait ses yeux, non-seulement ce que vous dites là est ridicule, mais c’est mal. D’abord, ce n’est pas vrai.

– C’est cela. Vous l’avez toujours accusé en effet de dire des mensonges ; et elle pleurait de plus belle, et voilà que vous dites la même chose de moi. Oh ! que vais-je devenir ? Que vais-je devenir ?

– Ma chère enfant, repris-je, je vous supplie très-sérieusement d’être un peu raisonnable, et d’écouter ce que j’ai à vous dire. Ma chère Dora, si nous ne remplissons pas nos devoirs vis-à-vis de ceux qui nous servent, ils n’apprendront jamais à faire leur devoir envers nous. J’ai peur que nous ne donnions aux autres des occasions de mal faire. Lors même que ce serait par goût que nous serions aussi négligents (et cela n’est pas) ; lors même que cela nous paraîtrait agréable (et ce n’est pas du tout le cas), je suis convaincu que nous n’avons pas le droit d’agir ainsi. Nous corrompons véritablement les autres. Nous sommes obligés, en conscience, d’y faire attention. Je ne puis m’empêcher d’y songer, Dora. C’est une pensée que je ne saurais bannir, et qui me tourmente beaucoup. Voilà tout, ma chérie. Venez ici, et ne faites pas l’enfant ! »

Mais Dora m’empêcha longtemps de lui enlever son mouchoir. Elle continuait à sangloter, en murmurant que, puisque j’étais si tourmenté, j’aurais bien mieux fait de ne pas me marier. Que ne lui avais-je dit, même la veille de notre mariage, que je serais trop tourmenté et que j’aimais mieux y renoncer ? Puisque je ne pouvais pas la souffrir, pourquoi ne pas la renvoyer auprès de ses tantes, à Putney, ou auprès de Julia Mills, dans l’Inde ? Julia serait enchantée de la voir, et elle ne la comparerait pas à un page déporté ; jamais elle ne lui avait fait pareille injure. En un mot, Dora était si affligée, et son chagrin me faisait tant de peine, que je sentis qu’il était inutile de répéter mes exhortations, quelque douceur que je pusse y mettre, et qu’il fallait essayer d’autre chose.

Mais que pouvais-je faire ? tâcher de « former son esprit ? » Voilà de ces phrases usuelles qui promettent ; je résolus de former l’esprit de Dora.

Je me mis immédiatement à l’œuvre. Quand je voyais Dora faire l’enfant, et que j’aurais eu grande envie de partager son humeur, j’essayais d’être grave… et je ne faisais que la déconcerter et moi aussi. Je lui parlais des sujets qui m’occupaient dans ce temps-là ; je lui lisais Shakespeare, et alors je la fatiguais au dernier point. Je tâchais de lui insinuer, comme par hasard, quelques notions utiles, ou quelques opinions sensées, et, dès que j’avais fini, vite elle se dépêchait de m’échapper, comme si je l’avais tenue dans un étau. J’avais beau prendre l’air le plus naturel quand je voulais former l’esprit de ma petite femme, je voyais qu’elle devinait toujours où je voulais en arriver, et qu’elle en tremblait par avance. En particulier, il m’était évident qu’elle regardait Shakespeare comme un terrible fâcheux. Décidément elle ne se formait pas vite.

J’employai Traddles à cette grande entreprise, sans l’en prévenir, et, toutes les fois qu’il venait nous voir, j’essayais sur lui mes machines de guerre, pour l’édification de Dora, par voie indirecte. J’accablais Traddles d’une foule d’excellentes maximes ; mais toute ma sagesse n’avait d’autre effet que d’attrister Dora ; elle avait toujours peur que ce ne fût bientôt son tour. Je jouais le rôle d’un maître d’école, ou d’une souricière, ou d’une trappe obstinée ; j’étais devenu l’araignée de cette pauvre petite mouche de Dora, toujours prêt à fondre sur elle du fond de ma toile : je le voyais bien à son trouble.

Cependant je persévérai pendant des mois, espérant toujours qu’il viendrait un temps où il s’établirait entre nous une sympathie parfaite, et où j’aurais enfin « formé son esprit » à mon entier contentement. À la fin je crus m’apercevoir qu’en dépit de toute ma résolution, et quoique je fusse devenu un hérisson, un véritable porc-épic, je n’y avais rien gagné, et je me dis que peut-être « l’esprit de Dora était déjà tout formé. »

En y réfléchissant plus mûrement, cela me parut si vraisemblable que j’abandonnai mon projet, qui était loin d’avoir répondu à mes espérances, et je résolus de me contenter à l’avenir d’avoir une femme-enfant, au lieu de chercher à la changer sans succès. J’étais moi-même las de ma sagesse et de ma raison solitaires ; je souffrais de voir la contrainte habituelle à laquelle j’avais réduit ma chère petite femme. Un beau jour, je lui achetai une jolie paire de boucles d’oreilles avec un collier pour Jip, et je retournai chez moi décidé à rentrer dans ses bonnes grâces.

Dora fut enchantée des petits présents et m’embrassa tendrement, mais il y avait entre nous un nuage, et, quelque léger qu’il fut, je ne voulais absolument pas le laisser subsister : j’avais pris le parti de porter à moi seul tous les petits ennuis de la vie.

Je m’assis sur le canapé, près de ma femme, et je lui mis ses boucles d’oreilles, puis je lui dis que, depuis quelque temps, nous n’étions pas tout à fait aussi bons amis que par le passé, et que c’était ma faute, que je le reconnaissais sincèrement ; et c’était vrai.

« Le fait est, repris-je, ma Dora, que j’ai essayé de devenir raisonnable.

– Et aussi de me rendre raisonnable, dit timidement Dora, n’est-ce pas, David ? »

Je lui fis un signe d’assentiment, tandis qu’elle levait doucement sur moi ses jolis yeux, et je baisai ses lèvres entrouvertes.

« C’est bien inutile, dit Dora en secouant la tête et en agitant ses boucles d’oreilles ; vous savez que je suis une pauvre petite femme, et vous avez oublié le nom que je vous avais prié de me donner dès le commencement. Si vous ne pouvez pas vous y résigner, je crois que vous ne m’aimerez jamais. Êtes-vous bien sûr de ne pas penser quelquefois que… peut-être… il aurait mieux valu…

– Mieux valu quoi, ma chérie ? » car elle s’était tue.

– Rien ! dit Dora.

– Rien ? répétai-je. »

Elle jeta ses bras autour de mon cou, en riant, se traitant elle-même comme toujours de petite niaise, et cacha sa tête sur mon épaule, au milieu d’une belle forêt de boucles que j’eus toutes les peines du monde à écarter de son visage pour la regarder en face.

« Vous voulez me demander si je ne crois pas qu’il aurait mieux valu ne rien faire que d’essayer de former l’esprit de ma petite femme ? dis-je en riant moi-même de mon heureuse invention. N’est-ce pas là votre question ? Eh bien ! oui, vraiment, je le crois.

– Comment, c’était donc là ce que vous essayiez ? cria Dora. Oh ! le méchant garçon !

– Mais je n’essayerai plus jamais, dis-je, car je l’aime tendrement telle qu’elle est.

– Vrai ? bien vrai ? demanda-t-elle en se serrant contre moi.

– Pourquoi voudrais-je essayer de changer ce qui m’est si cher depuis longtemps ? Vous ne pouvez jamais vous montrer plus à votre avantage que lorsque vous restez vous-même, ma bonne petite Dora ; nous ne ferons donc plus d’essais téméraires ; reprenons nos anciennes habitudes pour être heureux.

– Pour être heureux ! repartit Dora… Oh oui ! toute la journée. Et vous me promettez de ne pas être fâché si les choses vont quelquefois un peu de travers ?

– Non, non ! dis-je. Nous tâcherons de faire de notre mieux.

– Et vous ne me direz plus que nous gâtons ceux qui nous approchent, dit-elle d’un petit air câlin, n’est-ce pas ? c’est si méchant !

– Non, non, dis-je.

– Mieux vaut encore que je sois stupide que désagréable, n’est-ce pas ? dit Dora.

– Mieux vaut être tout simplement Dora, que si vous étiez n’importe qui en ce monde.

– En ce monde ! Ah ! mon David, c’est un grand pays ! »

Et, secouant gaiement la tête, elle tourna vers moi des yeux ravis, se mit à rire, m’embrassa, et sauta pour attraper Jip, afin de lui essayer son nouveau collier.

Ainsi finit mon dernier essai. J’avais eu tort de tenter de changer Dora ; je ne pouvais supporter ma sagesse solitaire ; je ne pouvais oublier comment jadis elle m’avait demandé de l’appeler ma petite femme-enfant. J’essayerais à l’avenir, me disais-je, d’améliorer le plus possible les choses, mais sans bruit. Cela même n’était guère facile ; je risquais toujours de reprendre mon rôle d’araignée et de me mettre aux aguets au fond de ma toile.

Et l’ombre d’autrefois ne devait plus descendre entre nous ; ce n’était plus que sur mon cœur qu’elle devait peser désormais. Vous allez voir comment :

Le sentiment pénible que j’avais conçu jadis se répandit dès lors sur ma vie tout entière, plus profond peut-être que par le passé, mais aussi vague que jamais, comme l’accent plaintif d’une musique triste que j’entendais vibrer au milieu de la nuit. J’aimais tendrement ma femme, et j’étais heureux, mais le bonheur dont je jouissais n’était pas celui que j’avais rêvé autrefois : il me manquait toujours quelque chose.

Décidé à tenir la promesse que je me suis faite à moi-même, de faire de ce papier le récit fidèle de ma vie, je m’examine soigneusement, sincèrement, pour mettre à nu tous les secrets de mon cœur. Ce qui me manquait, je le regardais encore, je l’avais toujours regardé comme un rêve de ma jeune imagination ; un rêve qui ne pouvait se réaliser. Je souffrais, comme le font plus ou moins tous les hommes, de sentir que c’était une chimère impossible. Mais, après tout, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il aurait mieux valu que ma femme me vînt plus souvent en aide, qu’elle partageât toutes mes pensées, au lieu de m’en laisser seul le poids. Elle aurait pu le faire : elle ne le faisait pas. Voilà ce que j’étais bien obligé de reconnaître.

J’hésitais donc entre deux conclusions qui ne pouvaient se concilier. Ou bien ce que j’éprouvais était général, inévitable ; ou bien c’était un fait qui m’était particulier, et dont on aurait pu m’épargner le chagrin. Quand je revoyais en esprit ces châteaux en l’air, ces rêves de ma jeunesse, qui ne pouvaient se réaliser, je reprochais à l’âge mûr d’être moins riche en bonheur que l’adolescence ; et alors ces jours de bonheur auprès d’Agnès, dans sa bonne vieille maison, se dressaient devant moi comme des spectres du temps passé qui pourraient ressusciter peut-être dans un autre monde, mais que je ne pouvais espérer de voir revivre ici-bas.

Parfois une autre pensée me traversait l’esprit : que serait-il arrivé si Dora et moi nous ne nous étions jamais connus ? Mais elle était tellement mêlée à toute ma vie que c’était une idée fugitive qui bientôt s’envolait loin de moi, comme le fil de la bonne Vierge qui flotte et disparaît dans les airs.

Je l’aimais toujours. Les sentiments que je dépeins ici sommeillaient au fond de mon cœur ; j’en avais à peine conscience. Je ne crois pas qu’ils eussent aucune influence sur mes paroles ou sur mes actions. Je portais le poids de tous nos petits soucis, de tous nos projets : Dora me tenait mes plumes, et nous sentions tous deux que les choses étaient aussi bien partagées qu’elles pouvaient l’être. Elle m’aimait et elle était fière de moi ; et quand Agnès lui écrivait que mes anciens amis se réjouissaient de mes succès, quand elle disait qu’en me lisant on croyait entendre ma voix, Dora avait des larmes de joie dans les yeux, et m’appelait son cher, son illustre, son bon vieux petit mari.

« Le premier mouvement d’un cœur indiscipliné ! » Ces paroles de mistress Strong me revenaient sans cesse à l’esprit ; elles m’étaient toujours présentes. La nuit, je les retrouvais à mon réveil ; dans mes rêves, je les lisais inscrites sur les murs des maisons. Car maintenant je savais que mon propre cœur n’avait point connu de discipline lorsqu’il s’était attaché jadis à Dora ; et que, si aujourd’hui même il était mieux discipliné, je n’aurais pas éprouvé, après notre mariage, les sentiments dont il faisait la secrète expérience.

« Il n’y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il n’y a pas de rapports d’idées et de caractère. » Je n’avais pas oublié non plus ces paroles. J’avais essayé de façonner Dora à mon caractère, et je n’avais pas réussi. Il ne me restait plus qu’à me façonner au caractère de Dora, à partager avec elle ce que je pourrais et à m’en contenter ; à porter le reste sur mes épaules, à moi tout seul, et de m’en contenter encore. C’était là la discipline à laquelle il fallait soumettre mon cœur. Grâce à cette résolution, ma seconde année de mariage fut beaucoup plus heureuse que la première, et, ce qui valait mieux encore, la vie de Dora n’était qu’un rayon de soleil.

Mais, en s’écoulant, cette année avait diminué la force de Dora. J’avais espéré que des mains plus délicates que les miennes viendraient m’aider à modeler son âme, et que le sourire d’un baby ferait de « ma femme-enfant » une femme. Vaine espérance ! Le petit esprit qui devait bénir notre ménage tressaillit un moment sur le seuil de sa prison, puis s’envola vers les cieux, sans connaître seulement sa captivité.

« Quand je pourrai recommencer à courir comme autrefois, ma tante, disait Dora, je ferai sortir Jip ; il devient trop lourd et trop paresseux.

– Je soupçonne, ma chère, dit ma tante, qui travaillait tranquillement à côté de ma femme, qu’il a une maladie plus grave que la paresse : c’est son âge, Dora.

– Vous croyez qu’il est vieux ? dit Dora avec surprise. Oh ! comme c’est drôle que Jip soit vieux !

– C’est une maladie à laquelle nous sommes tous exposés, petite, à mesure que nous avançons dans la vie. Je m’en ressens plus qu’autrefois, je vous assure.

– Mais Jip, dit Dora en le regardant d’un air de compassion, quoi ! le petit Jip aussi ! Pauvre ami !

– Je crois qu’il vivra encore longtemps, Petite-Fleur, » dit ma tante en embrassant Dora, qui s’était penchée sur le bord du canapé pour regarder Jip. Le pauvre animal répondait à ses caresses en se tenant sur les pattes de derrière, et en s’efforçant, malgré son asthme, de grimper sur sa maîtresse, « Je ferai doubler sa niche de flanelle cet hiver, et je suis sûre qu’au printemps prochain il sera plus frais que jamais, comme les fleurs. Vilain petit animal ! s’écria ma tante, il serait doué d’autant de vies qu’un chat, et sur le point de les perdre toutes, que je crois vraiment qu’il userait son dernier souffle à aboyer contre moi ! »

Dora l’avait aidé à grimper sur le canapé, d’où il avait l’air de défier ma tante avec tant de furie qu’il ne voulait pas se tenir en place et ne cessait d’aboyer de côté. Plus ma tante le regardait, et plus il la provoquait, sans doute parce qu’elle avait récemment adopté des lunettes, et que Jip, pour des raisons à lui connues, considérait ce procédé comme une insulte personnelle.

À force de persuasion, Dora était parvenue à le faire coucher près d’elle, et quand il était tranquille, elle caressait doucement ses longues oreilles, en répétant, d’un air pensif : « Toi aussi, mon petit Jip, pauvre chien !

– Il a encore un bon cœur, dit gaiement ma tante, et la vivacité de ses antipathies montre bien qu’il n’a rien perdu de sa force. Il a bien des années devant lui, je vous assure. Mais si vous voulez un chien qui coure aussi bien que vous, Petite-Fleur, Jip a trop vécu pour faire ce métier : je vous en donnerai un autre.

– Merci, ma tante, dit faiblement Dora, mais n’en faites rien, je vous prie.

– Non ? dit ma tante en ôtant ses lunettes.

– Je ne veux pas d’autre chien que Jip, dit Dora. Ce serait trop de cruauté. D’ailleurs, je n’aimerai jamais un autre chien comme j’aime Jip ; il ne me connaîtrait pas depuis mon mariage, ce ne serait pas lui qui aboyait jadis quand David arrivait chez nous. J’ai bien peur, ma tante, de ne pas pouvoir aimer un autre chien comme Jip !

– Vous avez bien raison, dit ma tante en caressant la joue de Dora ; vous avez bien raison.

– Vous ne m’en voulez pas ? dit Dora, n’est-ce pas ?

– Mais quelle petite sensitive ! s’écria ma tante en la regardant tendrement. Comment pouvez-vous supposer que je vous en veuille ?

– Oh ! non, je ne le crois pas, répondit Dora ; seulement, je suis un peu fatiguée, c’est ce qui me rend si sotte ; je suis toujours une petite sotte, vous savez, mais cela m’a rendu plus sotte encore de parler de Jip. Il m’a connue pendant toute ma vie, il sait tout ce qui m’est arrivé, n’est-ce pas, Jip ? Et je ne veux pas le mettre de côté, parce qu’il est un peu changé, n’est-il pas vrai, Jip ? »

Jip se tenait contre sa maîtresse et lui léchait languissamment la main.

« Vous n’êtes pas encore assez vieux pour abandonner votre maîtresse, n’est-ce pas, Jip ? dit Dora. Nous nous tiendrons compagnie encore quelque temps. »

Ma jolie petite Dora ! Quand elle descendit à table, le dimanche d’après, et qu’elle se montra ravie de revoir Traddles, qui dînait toujours avec nous le dimanche, nous croyions que dans quelques jours elle se remettrait à courir partout, comme par le passé. On nous disait : Attendez encore quelques jours, et puis, quelques jours encore ; mais elle ne se mettait ni à courir, ni à marcher. Elle était bien jolie et bien gaie ; mais ces petits pieds qui dansaient jadis si joyeusement autour de Jip, restaient faibles et sans mouvement.

Je pris l’habitude de la descendre dans mes bras tous les matins et de la remonter tons les soirs. Elle passait ses bras autour de mon cou et riait tout le long du chemin, comme si c’était une gageure. Jip nous précédait en aboyant et s’arrêtait tout essoufflé sur le palier pour voir si nous arrivions. Ma tante, la meilleure et la plus gaie des gardes-malades, nous suivait, en portant un chargement de châles et d’oreillers. M. Dick n’aurait cédé à personne le droit d’ouvrir la marche, un flambeau à la main. Traddles se tenait souvent au pied de l’escalier, à recevoir tous les messages folâtres dont le chargeait Dora pour la meilleure fille du monde. Nous avions l’air d’une joyeuse procession, et ma femme-enfant était plus joyeuse que personne.

Mais parfois, quand je l’enlevais dans mes bras, et que je la sentais devenir chaque jour moins lourde, un vague sentiment de peine s’emparait de moi ; il me semblait que je marchais vers une contrée glaciale qui m’était inconnue, et dont l’idée assombrissait ma vie. Je cherchais à étouffer cette pensée, je me la cachais à moi-même ; mais un soir, après avoir entendu ma tante lui crier : « Bonne nuit, Petite-Fleur, » je restai seul assis devant mon bureau, et je pleurai en me disant : « Nom fatal ! si la fleur allait se flétrir sur sa tige, comme font les fleurs ! »

Chapitre XIX. Je suis enveloppé dans un mystère. §

Je reçus un matin par la poste la lettre suivante, datée de Canterbury, et qui m’était adressée aux Doctors’-Commons ; j’y lus, non sans surprise, ce qui suit :

« Mon cher monsieur,

« Des circonstances qui n’ont pas dépendu de ma volonté ont depuis longtemps refroidi une intimité qui m’a toujours causé les plus douces émotions. Aujourd’hui encore, lorsqu’il m’est possible, dans les rares instants de loisir que me laisse ma profession, de contempler les scènes du passé, embellies des couleurs brillantes qui décorent le prisme de la mémoire, je les retrouve avec bonheur. Je ne saurais me permettre, mon cher monsieur, maintenant que vos talents vous ont élevé à une si haute distinction, de donner au compagnon de ma jeunesse le nom familier de Copperfield ! Il me suffit de savoir que ce nom auquel j’ai l’honneur de faire allusion restera éternellement entouré d’estime et d’affection dans les archives de notre maison (je veux parler des archives relatives à nos anciens locataires, conservées soigneusement par mistress Micawber).

« Il ne m’appartient pas, à moi qui, par une suite d’erreurs personnelles et une combinaison fortuite d’événements néfastes, me trouve dans la situation d’une barque échouée (s’il m’est permis d’employer cette comparaison nautique), il ne m’appartient pas, dis-je, de vous adresser des compliments ou des félicitations. Je laisse ce plaisir à des mains plus pures et plus capables.

« Si vos importantes occupations (je n’ose l’espérer) vous permettent de parcourir ces caractères imparfaits, vous vous demanderez certainement dans quel but je trace la présente épître. Permettez-moi de vous dire que je comprends toute la justesse de cette demande, et que je vais y faire droit, en vous déclarant d’abord qu’elle n’a pas trait à des affaires pécuniaires.

« Sans faire d’allusion directe au talent que je puis avoir pour lancer la foudre ou pour diriger la flamme vengeresse, n’importe contre qui, je puis me permettre de remarquer en passant que mes plus brillantes visions sont détruites, que ma paix est anéantie et que toutes mes joies sont taries, que mon cœur n’est plus à sa place, et que je ne marche plus la tête levée devant mes concitoyens. La chenille est dans la fleur, la coupe d’amertume déborde, le ver est à l’œuvre, et bientôt il aura rongé sa victime. Le plus tôt sera le mieux. Mais je ne veux pas m’écarter de mon sujet.

« Placé, comme je le suis, dans la plus pénible situation d’esprit, trop malheureux pour que l’influence de mistress Micawber puisse adoucir ma souffrance, bien qu’elle l’exerce en sa triple qualité de femme, d’épouse et de mère, j’ai l’intention de me fuir moi-même pendant quelques instants, et d’employer quarante-huit heures à visiter dans la capitale les lieux qui ont été jadis le théâtre de mon contentement. Parmi ces ports tranquilles où j’ai connu la paix de l’âme, je me dirigerai naturellement vers la prison du Banc du Roi. J’aurai atteint mon but dans cette communication épistolaire en vous annonçant que je serai (D. V.) près du mur extérieur de ce lieu d’emprisonnement pour affaires civiles, après-demain ! à sept heures du soir.

« Je n’ose demander à mon ancien ami monsieur Copperfield, ou à mon ancien ami M. Thomas Traddles, du Temple, si ce dernier vit encore, de daigner venir m’y trouver, pour renouer (autant que cela sera possible) nos relations du bon vieux temps. Je me borne à jeter aux vents cette indication : à l’heure et au lieu précités, on pourra trouver les vestiges ruinés de ce qui

« reste

          « d’une

               « tour écroulée,

« Wilkins Micawber.

« P. S. Il est peut-être sage d’ajouter que je n’ai pas mis mistress Micawber dans ma confidence. »

Je relus plusieurs fois cette lettre. J’avais beau me rappeler le style pompeux des compositions de M. Micawber et le goût extraordinaire qu’il avait toujours eu pour écrire des lettres interminables dans toutes les occasions possibles ou impossibles, il me semblait qu’il devait y avoir au fond de ce pathos quelque chose d’important. Je posai la lettre pour y réfléchir, puis je la repris pour la lire encore une fois, et j’étais plongé dans cette nouvelle lecture quand Traddles entra chez moi.

« Mon cher ami, lui dis-je, je n’ai jamais été plus charmé de vous voir. Vous venez m’aider de votre jugement réfléchi dans un moment fort opportun. J’ai reçu, mon cher Traddles, la lettre la plus singulière de M. Micawber.

– Vraiment ? s’écria Traddles. Allons donc ! Et moi j’en ai reçu une de mistress Micawber ! »

Là-dessus, Traddles, animé par la marche, et les cheveux hérissés comme s’il venait de voir apparaître un revenant sous la double influence d’un exercice précipité et d’une émotion vive, me tendit sa lettre et prit la mienne. Je le regardais lire, et je vis son sourire quand il arriva à « lancer la foudre, ou diriger la flamme vengeresse. » – « Bon Dieu ! Copperfield, » s’écria-t-il. Puis je m’adonnai à la lecture de la lettre de mistress Micawber.

La voici :

« Je présente tous mes compliments à monsieur Thomas Traddles et, s’il garde quelque souvenir d’une personne qui a jadis eu le bonheur d’être liée avec lui, j’ose lui demander de vouloir bien me consacrer quelques instants. J’assure monsieur Thomas Traddles que je n’abuserais pas de sa bonté, si je n’étais sur le point de perdre la raison.

« Il m’est bien douloureux de dire que c’est la froideur de M. Micawber envers sa femme et ses enfants (lui jadis si tendre !) qui me force à m’adresser aujourd’hui à monsieur Traddles, et à solliciter son appui. Monsieur Traddles ne peut se faire une juste idée du changement qui s’est opéré dans la conduite de M. Micawber, de sa bizarrerie, de sa violence. Cela a toujours été croissant, et c’est devenu maintenant une véritable aberration. Je puis assurer Monsieur Traddles qu’il ne se passe pas un jour sans que j’aie à supporter quelque paroxysme de ce genre. Monsieur Traddles n’aura pas besoin que je m’étende sur ma douleur, quand je lui dirai que j’entends sans cesse M. Micawber affirmer qu’il s’est vendu au diable. Le mystère et le secret sont devenus depuis longtemps son caractère habituel, et remplacent une confiance illimitée. Sur la plus frivole provocation, si, par exemple, je lui fais seulement cette question : « Qu’est-ce que vous voulez pour votre dîner ? » il me déclare qu’il va demander une séparation de corps et de biens. Hier soir, ses enfants lui ayant demandé deux sous pour acheter des pralines au citron, friandise locale, il a tendu un grand couteau aux petits jumeaux.

« Je supplie monsieur Traddles de me pardonner ces détails, qui seuls peuvent lui donner une faible idée de mon horrible situation.

« Puis-je maintenant confier à monsieur Traddles le but de ma lettre ? Me permet-il de m’abandonner à son amitié ? Oh ! oui, je connais son cœur !

« L’œil de l’affection voit clair, surtout chez nous autres femmes. M. Micawber va à Londres. Quoiqu’il ait cherché ce matin à se cacher de moi, tandis qu’il écrivait une adresse pour la petite malle brune qui a connu nos jours de bonheur, le regard d’aigle de l’anxiété conjugale a su lire la dernière syllabe dres. Sa voiture descend à la Croix d’Or. Puis-je conjurer M. Traddles de voir mon époux qui s’égare, et de chercher à le ramener ? Puis-je demander à M. Traddles de venir en aide à une famille désespérée ? Oh ! non, ce serait trop d’importunité !

« Si M. Copperfield, dans sa gloire, se souvient encore d’une personne aussi inconnue que moi, M. Traddles voudra-t-il bien lui transmettre mes compliments et mes prières ? En tout cas, je le prie de bien vouloir regarder cette lettre comme expressément particulière, et de n’y faire aucune allusion, sous aucun prétexte, en présence de M. Micawber. Si M. Traddles daignait jamais me répondre (ce qui me semble extrêmement improbable), une lettre adressée à M. E., poste restante, Canterbury, aura, sous cette adresse, moins de douloureuses conséquences que sous toute autre, pour celle qui a l’honneur d’être, avec le plus profond désespoir,

« Très-respectueusement votre amie suppliante,

« Emma Micawber. »

« Que pensez-vous de cette lettre ? me dit Traddles en levant les yeux sur moi.

– Et vous, que pensez-vous de l’autre ? car il la lisait d’un air d’anxiété.

– Je crois, Copperfield, que ces deux lettres ensemble sont plus significatives que ne le sont en général les épîtres de M. et de mistress Micawber, mais je ne sais pas trop ce qu’elles veulent dire. Je ne doute pas qu’ils ne les aient écrites de la meilleure foi du monde. Pauvre femme ! dit-il en regardant la lettre de mistress Micawber, tandis que nous comparions les deux missives ; en tout cas, il faut avoir la charité de lui écrire, et de lui dire que nous ne manquerons pas de voir M. Micawber. »

J’y consentis d’autant plus volontiers que je me reprochais d’avoir traité un peu trop légèrement la première lettre de cette pauvre femme. J’y avais réfléchi dans le temps, comme je l’ai déjà dit, mais j’étais préoccupé de mes propres affaires, je connaissais bien les individus, et peu à peu j’avais fini par n’y plus songer. Le souvenir des Micawber me tracassait souvent l’esprit, mais c’était surtout pour me demander quels « engagements pécuniaires » ils étaient en train de contracter à Canterbury, et pour me rappeler avec quel embarras M. Micawber m’avait reçu jadis, quand il était devenu le commis d’Uriah Heep.

J’écrivis une lettre consolante à mistress Micawber, en notre nom collectif, et nous la signâmes tous les deux. Nous sortîmes pour la mettre à la poste, et chemin faisant nous nous livrâmes, Traddles et moi, à une foule de suppositions qu’il est inutile de répéter ici. Nous appelâmes ma tante en conseil, mais le seul résultat positif de notre conférence fut que nous ne manquerions pas de nous trouver au rendez-vous fixé par M. Micawber.

En effet, nous arrivâmes au lieu convenu, un quart d’heure d’avance ; M. Micawber y était déjà. Il se tenait debout, les bras croisés, appuyé contre le mur, et il regardait d’un œil sentimental les pointes en fer qui le surmontent, comme si c’étaient les branches entrelacées des arbres qui l’avaient abrité durant les jours de sa jeunesse.

Quand nous fûmes près de lui, nous lui trouvâmes l’air plus embarrassé et moins élégant qu’autrefois. Il avait mis de côté ce jour-là son costume noir ; il portait son vieux surtout et son pantalon collant, mais non plus avec la même grâce que par le passé. À mesure que nous causions, il retrouvait un peu ses anciennes manières ; mais son lorgnon ne pendait plus avec la même aisance, et son col de chemise retombait plus négligemment.

« Messieurs, dit M. Micawber, quand nous eûmes échangé les premiers saluts, vous êtes vraiment des amis, les amis de l’adversité. Permettez-moi de vous demander quelques détails sur la santé physique de mistress Copperfield in esse, et de mistress Traddles in posse, en supposant toutefois que M. Traddles ne soit pas encore uni à l’objet de son affection pour partager le bien et le mal du ménage. »

Nous répondîmes, comme il convenait, à sa politesse. Puis il nous montra du doigt la muraille, et il avait déjà commencé son discours par : « Je vous assure, messieurs… » Quand je me permis de m’opposer à ce qu’il nous traitât avec tant de cérémonie, et à lui demander de nous regarder comme de vieux amis, « mon cher Copperfield, reprit-il en me serrant la main, votre cordialité m’accable. En recevant avec tant de bonté ce fragment détruit d’un temple auquel on donnait jadis le nom d’homme, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, vous faites preuve de sentiments qui honorent notre commune nature. J’étais sur le point de remarquer que je revoyais aujourd’hui le lieu paisible où se sont écoulées quelques-unes des plus belles années de mon existence.

– Grâce à mistress Micawber, j’en suis convaincu, répondis-je ; j’espère qu’elle se porte bien ?

– Merci, reprit M. Micawber, dont le visage s’était assombri, elle va comme ci comme ça. Voilà donc, dit M. Micawber en inclinant tristement la tête, voilà donc le Banc ! voilà ce lieu où pour la première fois, pendant de longues années, le douloureux fardeau d’engagements pécuniaires n’a pas été proclamé chaque jour par des voix importunes qui refusaient de me laisser sortir ; où il n’y avait pas à la porte de marteau qui permît aux créanciers de frapper, où on n’exigeait aucun service personnel, et où ceux qui vous détenaient en prison attendaient à la grille. Messieurs, dit M. Micawber, lorsque l’ombre de ces piques de fer qui ornent le sommet des briques venait se réfléchir sur le sable de la Parade, j’ai vu mes enfants s’amuser à suivre avec leurs pieds le labyrinthe compliqué du parquet en évitant les points noirs. Il n’y a pas une pierre de ce bâtiment qui ne me soit familière. Si je ne puis vous dissimuler ma faiblesse, veuillez m’excuser.

– Nous avons tous fait du chemin en ce monde depuis ce temps-là, monsieur Micawber, lui dis-je.

– Monsieur Copperfield, me répondit-il avec amertume, lorsque j’habitais cette retraite, je pouvais regarder en face mon prochain, je pouvais l’assommer s’il venait à m’offenser. Mon prochain et moi, nous ne sommes plus sur ce glorieux pied d’égalité ! »

M. Micawber s’éloigna d’un air abattu, et prenant le bras de Traddles d’un côté, tandis que, de l’autre, il s’appuyait sur le mien, il continua ainsi :

« Il y a sur la voie qui mène à la tombe des bornes qu’on voudrait n’avoir jamais franchies, si l’on ne sentait qu’un pareil vœu serait impie. Tel est le Banc du Roi dans ma vie bigarrée !

– Vous êtes bien triste, monsieur Micawber, dit Traddles.

– Oui, monsieur, repartit M. Micawber.

– J’espère, dit Traddles, que ce n’est pas parce que vous avez pris du dégoût pour le droit, car je suis avocat, comme vous savez. »

M. Micawber ne répondit pas un mot.

« Comment va notre ami Heep, monsieur Micawber ? lui dis-je après un moment de silence.

– Mon cher Copperfield, répondit M. Micawber, qui parut d’abord en proie à une violente émotion, puis devint tout pâle, si vous appelez votre ami celui qui m’emploie, j’en suis fâché, si vous l’appelez mon ami, je vous réponds par un rire sardonique. Quelque nom que vous donniez à ce monsieur, je vous demande la permission de vous répondre simplement que, quel que puisse être son état de santé, il a l’air d’un renard, pour ne pas dire d’un diable. Vous me permettrez de ne pas m’étendre davantage, comme individu, sur un sujet qui, comme homme public, m’a entraîné presque au bord de l’abîme. »

Je lui exprimai mon regret d’avoir bien innocemment abordé un thème de conversation qui semblait l’émouvoir si vivement.

« Puis-je vous demander, sans courir le risque de commettre la même faute, comment vont mes vieux amis, M. et miss Wickfield ?

– Miss Wickfield, dit M. Micawber, et son visage se colora d’une vive rougeur, miss Wickfield est, ce qu’elle a toujours été, un modèle, un exemple radieux. Mon cher Copperfield, c’est la seule étoile qui brille au milieu d’une profonde nuit. Mon respect pour cette jeune fille, mon admiration de sa vertu, mon dévouement à sa personne… tant de bonté, de tendresse, de fidélité… Emmenez-moi dans un endroit écarté, dit-il enfin, sur mon âme, je ne suis plus maître de moi ! »

Nous le conduisîmes dans une étroite ruelle : il s’appuya contre le mur et tira son mouchoir. Si je le regardais d’un air aussi grave que le faisait Traddles, notre compagnie ne devait pas être propre à lui rendre beaucoup de courage.

« Je suis condamné, dit M. Micawber en sanglotant, mais sans oublier de sangloter avec quelque reste de son élégance passée, je suis condamné, messieurs, à souffrir de tous les bons sentiments que renferme la nature humaine. L’hommage que je viens de rendre à miss Wickfield m’a percé le cœur. Tenez ! laissez-moi, plutôt, errer sur la terre, triste vagabond que je suis. Je vous réponds que les vers ne mettront pas longtemps à régler mon compte. »

Sans répondre à cette invocation, nous attendîmes qu’il eut remis son mouchoir dans sa poche, tiré le col de sa chemise, et sifflé de l’air le plus dégagé pour tromper les passants qui auraient pu remarquer ses larmes. Je lui dis alors, bien décidé à ne pas le perdre de vue, pour ne pas perdre non plus ce que nous voulions savoir, que je serais charmé de le présenter à ma tante, s’il voulait bien nous accompagner jusqu’à Highgate, où nous avions un lit à son service.

« Vous nous ferez un verre de votre excellent punch d’autrefois, monsieur Micawber, lui dis-je, et de plus agréables souvenirs vous feront oublier vos soucis du moment.

– Ou si vous trouvez quelque soulagement à confier à des amis la cause de votre anxiété, monsieur Micawber, nous serons tout prêts à vous écouter, ajouta prudemment Traddles.

– Messieurs, répondit M. Micawber, faites de moi tout ce que vous voudrez ! Je suis une paille emportée par l’Océan en furie ; je suis ballotté en tout sens par les éléphants, je vous demande pardon, c’est par les éléments que j’aurais dû dire. »

Nous nous remîmes en marche, bras dessus bras dessous ; nous prîmes bientôt l’omnibus et nous arrivâmes sans encombre à Highgate. J’étais fort embarrassé, je ne savais que faire ni que dire. Traddles ne valait pas mieux. M. Micawber était sombre. De temps à autre il faisait un effort pour se remettre en sifflant quelques fragments de chansonnettes ; mais il retombait bientôt dans une profonde mélancolie, et plus il semblait abattu, plus il mettait son chapeau sur l’oreille, plus il tirait son col de chemise jusqu’à ses yeux.

Nous nous rendîmes chez ma tante plutôt que chez moi, parce que Dora était souffrante. Ma tante accueillit M. Micawber avec une gracieuse cordialité. M. Micawber lui baisa la main, se retira dans un coin de la fenêtre, et, sortant son mouchoir de sa poche, se livra une lutte intérieure contre lui-même.

M. Dick était à la maison. Il avait naturellement pitié de tous ceux qui paraissaient mal à leur aise, et il les découvrait si vite qu’il donna bien dix poignées de main à M. Micawber en cinq minutes. Cette affection, à laquelle il ne pouvait s’attendre de la part d’un étranger, toucha tellement M. Micawber, qu’il répétait à chaque instant : « Mon cher monsieur, c’en est trop ! » Et M. Dick, encouragé par ses succès, revenait à la charge avec une nouvelle ardeur.

« La bonté de ce monsieur, madame, dit M. Micawber à l’oreille de ma tante, si vous voulez bien me permettre d’emprunter une figure fleurie au vocabulaire de nos jeux nationaux un peu vulgaires, me passe la jambe ; une pareille réception est une épreuve bien sensible pour un homme qui lutte, comme je le fais, contre un tas de troubles et de difficultés.

– Mon ami M. Dick, reprit fièrement ma tante, n’est pas un homme ordinaire.

– J’en suis convaincu, madame, dit M. Micawber. Mon cher monsieur, continua-t-il, car M. Dick lui serrait de nouveau les mains, je sens vivement votre bonté !

– Comment allez-vous ? dit M. Dick d’un air affectueux.

– Comme ça, monsieur, répondit en soupirant M. Micawber.

– Il ne faut pas se laisser abattre, dit M. Dick, bien au contraire ; tâchez de vous égayer comme vous pourrez. »

Ces paroles amicales émurent vivement M. Micawber, et il serra la main de M. Dick entre les siennes.

« J’ai eu l’avantage de rencontrer quelquefois dans le panorama si varié de l’existence humaine une oasis sur mon chemin, mais jamais je n’en ai vu de si verdoyante ni de si rafraîchissante que celle qui s’offre à ma vue ! »

À un autre moment j’aurais ri de cette image ; mais nous nous sentions tous gênés et inquiets, et je suivais avec tant d’anxiété les incertitudes de M. Micawber, partagé entre le désir manifeste de nous faire une révélation et le contre-désir de ne rien révéler du tout, que j’en avais véritablement la fièvre. Traddles, assis sur le bord de sa chaise, les yeux écarquillés et les cheveux plus droits que jamais, regardait alternativement le plancher et M. Micawber, sans dire un seul mot. Ma tante, tout en cherchant avec beaucoup d’adresse à comprendre son nouvel hôte, gardait plus de présence d’esprit qu’aucun de nous, car elle causait avec lui et le forçait à causer, bon gré mal gré.

« Vous êtes un ancien ami de mon neveu, monsieur Micawber, dit ma tante ; je regrette de ne pas avoir eu le plaisir de vous connaître plus tôt.

– Madame, dit M. Micawber, j’aurais été heureux de faire plus tôt votre connaissance. Je n’ai pas toujours été le misérable naufragé que vous pouvez contempler en ce moment.

– J’espère que mistress Micawber et toute votre famille se portent bien, monsieur ? » dit ma tante.

M. Micawber salua. « Ils sont aussi bien, madame, reprit-il d’un ton désespéré, que peuvent l’être de malheureux proscrits.

– Eh bon Dieu ! monsieur, s’écria ma tante, avec sa brusquerie habituelle, qu’est-ce que vous nous dites là ?

– L’existence de ma famille, répondit M. Micawber, ne tient plus qu’à un fil. Celui qui m’emploie… »

Ici M. Micawber s’arrêta, à mon grand déplaisir, et commença à peler les citrons que j’avais fait placer sur la table devant lui, avec tous les autres ingrédients dont il avait besoin pour faire le punch.

« Celui qui vous emploie, disiez-vous… reprit M. Dick en le poussant doucement du coude.

– Je vous remercie, mon cher monsieur, répondit M. Micawber, de me rappeler ce que je voulais dire. Eh bien ! donc, madame, celui qui m’emploie, M. Heep, m’a fait un jour l’honneur de me dire que, si je ne touchais pas le traitement attaché aux fonctions que je remplis auprès de lui, je ne serais probablement qu’un malheureux saltimbanque, et que je parcourrais les campagnes, faisant métier d’avaler des lames de sabre ou de dévorer des flammes. Et il n’est que trop probable, en effet, que mes enfants seront réduits à gagner leur vie, à faire des contorsions et des tours de force, tandis que mistress Micawber jouera de l’orgue de Barbarie pour accompagner ces malheureuses créatures dans leurs atroces exercices. »

M. Micawber brandit alors son couteau d’un air distrait, mais expressif, comme s’il voulait dire que, heureusement, il ne serait plus là pour voir ça ; puis il se remit à peler ses citrons d’un air navré.

Ma tante le regardait attentivement, le coude appuyé sur son petit guéridon. Malgré ma répugnance à obtenir de lui par surprise les confidences qu’il ne paraissait pas disposé à nous faire, j’allais profiter de l’occasion pour le faire parler ; mais il n’y avait pas moyen : il était trop occupé à mettre l’écorce de citron dans la bouilloire, le sucre dans les mouchettes, l’esprit-de-vin dans la carafe vide, à prendre le chandelier pour en verser de l’eau bouillante, enfin à une foule de procédés les plus étranges. Je voyais que nous touchions à une crise : cela ne tarda pas. Il repoussa loin de lui tous ses matériaux et ses ustensiles, se leva brusquement, tira son mouchoir et fondit en larmes.

« Mon cher Copperfield, me dit-il, tout en s’essuyant les yeux, cette occupation demande plus que toute autre du calme et le respect de soi-même. Je ne suis pas capable de m’en charger. C’est une chose indubitable.

– Monsieur Micawber, lui dis-je, qu’est-ce que vous avez donc ? Parlez, je vous en prie, il n’y a ici que des amis.

– Des amis ! monsieur, répéta M. Micawber ; et le secret qu’il avait contenu jusque-là à grand’peine lui échappa tout à coup ! Grand Dieu, c’est précisément parce que je suis entouré d’amis que vous me voyez dans cet état. Ce que j’ai, et ce qu’il y a, messieurs ? Demandez-moi plutôt ce que je n’ai pas. Il y a de la méchanceté, il y a de la bassesse, il y a de la déception, de la fraude, des complots ; et le nom de cette masse d’atrocités, c’est… HEEP ! »

Ma tante frappa des mains, et nous tressaillîmes tous comme des possédés.

« Non, non, plus de combat, plus de lutte avec moi-même, dit M. Micawber en gesticulant violemment avec son mouchoir et en étendant ses deux bras devant lui de temps en temps, en mesure, comme s’il nageait dans un océan de difficultés surhumaines ; je ne saurais mener plus longtemps cette vie, je suis trop misérable ; on m’a enlevé tout ce qui rend l’existence supportable. J’ai été condamné à l’excommunication du Tabou tout le temps que je suis resté au service de ce scélérat. Rendez-moi ma femme, rendez-moi mes enfants ; remettez Micawber à la place du malheureux qui marche aujourd’hui dans mes bottes, et puis dites-moi d’avaler demain un sabre, et je le ferai ; vous verrez avec quel appétit ! »

Je n’avais jamais vu un homme aussi exalté. Je m’efforçai de le calmer pour tâcher de tirer de lui quelques paroles plus sensées, mais il montait comme une soupe au lait sans vouloir seulement écouter un mot.

« Je ne donnerai une poignée de main à personne, continua-t-il en étouffant un sanglot, et en soufflant comme un homme qui se noie, jusqu’à ce que j’aie mis en morceaux ce détestable… serpent de Heep ! Je n’accepterai de personne l’hospitalité, jusqu’à ce que j’aie décidé le mont Vésuve à faire jaillir ses flammes… sur ce misérable bandit de Heep ! Je ne pourrai avaler le… moindre rafraîchissement… sous ce toit… surtout du punch… avant d’avoir arraché les yeux… à ce voleur, à ce menteur de Heep ! Je ne veux voir personne… je ne veux rien dire… je… ne veux loger nulle part… jusqu’à ce que j’aie réduit… en une impalpable poussière cet hypocrite transcendant, cet immortel parjure de Heep ! »

Je commençais à craindre de voir M. Micawber mourir sur place. Il prononçait toutes ces phrases courtes et saccadées d’une voix suffoquée ; puis, quand il approchait du nom de Heep, il redoublait de vitesse et d’ardeur, son accent passionné avait quelque chose d’effrayant ; mais quand il se laissa retomber sur sa chaise, tout en nage, hors de lui, nous regardant d’un air égaré, les joues violettes, la respiration gênée, le front couvert de sueur, il avait tout l’air d’être à la dernière extrémité. Je m’approchai de lui pour venir à son aide, mais il m’écarta d’un signe de sa main et reprit :

« Non, Copperfield !… Point de communication entre nous… jusqu’à ce que miss Wickfield… ait obtenu réparation… du tort que lui a causé cet adroit coquin de Heep ! » Je suis sûr qu’il n’aurait pas eu la force de prononcer trois mots s’il n’avait pas senti au bout ce nom odieux qui lui rendait courage… « Qu’un secret inviolable soit gardé !… Pas d’exceptions !… D’aujourd’hui en huit, à l’heure du déjeuner… que tous ceux qui sont ici présents… y compris la tante… et cet excellent monsieur… se trouvent réunis à l’hôtel de Canterbury… Ils y rencontreront mistress Micawber et moi… Nous chanterons en chœur le souvenir des beaux jours enfuis, et… je démasquerai cet épouvantable scélérat de Heep ! Je n’ai rien de plus à dire… rien de plus à entendre… Je m’élance immédiatement… car la société me pèse… sur les traces de ce traître, de ce scélérat, de ce brigand de HEEP ! »

Et après cette dernière répétition du mot magique qui l’avait soutenu jusqu’au bout, après y avoir épuisé tout ce qui lui restait de force, M. Micawber se précipita hors de la maison, nous laissant tous dans un tel état d’excitation, d’attente et d’étonnement, que nous n’étions guère moins haletants, moins essoufflés que lui. Mais, même alors, il ne put résister à sa passion épistolaire, car, tandis que nous étions encore dans le paroxysme de notre excitation, de notre attente et de notre étonnement, on m’apporta le billet suivant, qu’il venait de m’écrire dans un café du voisinage :

« très-secret et confidentiel,

« Mon cher Monsieur,

« Je vous prie de vouloir bien transmettre à votre excellente tante toutes mes excuses pour l’agitation que j’ai laissé paraître devant elle. L’explosion d’un volcan longtemps comprimé a suivi une lutte intérieure que je ne saurais décrire. Vous la devinerez.

« J’espère vous avoir fait comprendre, cependant, que d’aujourd’hui en huit je compte sur vous, au café de Canterbury, là où jadis nous eûmes l’honneur, mistress Micawber et moi, d’unir nos voix à la vôtre pour répéter les fameux accents du douanier immortel nourri et élevé sur l’autre rive de la Tweed.

« Une fois ce devoir rempli et cet acte de réparation accompli, le seul qui puisse me rendre le courage d’envisager mon prochain en face, je disparaîtrai pour toujours, et je ne demanderai plus qu’à être déposé dans ce lieu d’asile universel

Où dorment pour toujours dans leur étroit caveau

Les ancêtres obscurs de cet humble hameau

avec cette simple inscription :

« WILKINS MICAWBER. »

Chapitre XX. Le rêve de M. Peggotty se réalise. §

Cependant, quelques mois s’étaient écoulés depuis qu’avait eu lieu notre entrevue avec Marthe, au bord de la Tamise. Je ne l’avais jamais revue depuis, mais elle avait eu diverses communications avec M. Peggotty. Son zèle avait été en pure perte, et je ne voyais dans ce qu’il me disait rien qui nous mît sur la voie du destin d’Émilie. J’avoue que je commençais à désespérer de la retrouver, et que je croyais chaque jour plus fermement qu’elle était morte.

Pour lui, sa conviction restait la même, autant que je pouvais croire, et son cœur ouvert n’avait rien de caché pour moi. Jamais il ne chancela un moment, jamais il ne fut ébranlé dans sa certitude solennelle de finir par la découvrir. Sa patience était infatigable, et quand parfois je tremblais à l’idée de son désespoir si un jour cette assurance positive recevait un coup funeste, je ne pouvais cependant m’empêcher d’estimer et de respecter tous les jours davantage cette foi si solide, si religieuse, qui prenait sa source dans un cœur pur et élevé.

Il n’était pas de ceux qui s’endorment dans une espérance et dans une confiance oisives. Toute sa vie avait été une vie d’action et d’énergie. Il savait qu’en toutes choses il fallait remplir fidèlement son rôle et ne pas se reposer sur autrui. Je l’ai vu partir la nuit, à pied, pour Yarmouth, dans la crainte qu’on n’oubliât d’allumer le flambeau qui éclairait son bateau. Je l’ai vu, si par hasard il lisait dans un journal quelque crise qui pût se rapporter à Émilie, prendre son bâton de voyage et entreprendre une nouvelle course de trente ou quarante lieues. Lorsque je lui eus raconté ce que j’avais appris par l’entremise de miss Dartle, il se rendit à Naples par mer. Tous ces voyages étaient très-pénibles, car il économisait tant qu’il pouvait pour l’amour d’Émilie. Mais jamais je ne l’entendis se plaindre, jamais je ne l’entendis avouer qu’il fût fatigué ou découragé.

Dora l’avait vu souvent depuis notre mariage et l’aimait beaucoup. Je le vois encore debout près du canapé où elle repose ; il tient son bonnet à la main ; ma femme-enfant lève sur lui ses grands yeux bleus avec une sorte d’étonnement timide. Souvent, le soir, quand il avait à me parler, je l’emmenais fumer sa pipe dans le jardin : nous causions en marchant, et alors je me rappelais sa demeure abandonnée et tout ce que j’avais aimé là dans ce vieux bateau qui présentait à mes yeux d’enfant un spectacle si étonnant le soir, quand le feu brûlait gaiement, et que le vent gémissait tout autour de nous.

Un soir, il me dit qu’il avait trouvé Marthe près de sa maison, la veille, et qu’elle lui avait demandé de ne quitter Londres en aucun cas jusqu’à ce qu’elle l’eût revu.

« Elle ne vous a pas dit pourquoi ?

– Je le lui ai demandé, maître Davy, me répondit-il, mais elle parle très-peu, et dès que je le lui ai eu promis, elle est repartie.

– Vous a-t-elle dit quand elle reviendrait ?

– Non, maître Davy, reprit-il en se passant la main sur le front d’un air grave. Je le lui ai demandé, mais elle m’a répondu qu’elle ne pouvait pas me le dire. »

J’avais résolu depuis longtemps de ne pas encourager des espérances qui ne tenaient qu’à un fil ; je ne fis donc aucune réflexion ; j’ajoutai seulement que, sans doute, il la reverrait bientôt. Je gardai pour moi toutes mes suppositions, sans attacher du reste aux paroles de Marthe une bien grande importance.

Quinze jours après, je me promenais seul un soir dans le jardin. Je me rappelle parfaitement cette soirée. C’était le lendemain de la visite de M. Micawber. Il avait plu toute la journée, l’air était humide, les feuilles semblaient pesantes sur les branches chargées de pluie, le ciel était encore sombre, mais les oiseaux recommençaient à chanter gaiement. À mesure que le crépuscule augmentait, ils se turent les uns après les autres ; tout était silencieux autour de moi : pas un souffle de vent n’agitait les arbres : je n’entendais que le bruit des gouttes d’eau qui découlaient lentement des rameaux verts pendant que je me promenais de long en large dans le jardin.

Il y avait là, contre notre cottage, un petit abri construit avec du lierre, le long d’un treillage d’où l’on apercevait la route. Je jetais les yeux de ce côté, tout en pensant à une foule de choses, quand je vis quelqu’un qui semblait m’appeler.

« Marthe ! dis-je en m’avançant vers elle.

– Pouvez-vous venir avec moi ? me demanda-t-elle d’une voix émue. J’ai été chez lui, je ne l’ai pas trouvé. J’ai écrit sur un morceau de papier l’endroit où il devait venir nous retrouver, j’ai posé l’adresse sur sa table. On m’a dit qu’il ne tarderait pas à rentrer. J’ai des nouvelles à lui donner. Pouvez-vous venir tout de suite ? »

Je ne lui répondis qu’en ouvrant la grille pour la suivre. Elle me fit un signe de la main, comme pour m’enjoindre la patience et le silence, et se dirigea vers Londres ; à la poussière qui couvrait ses habits, on voyait qu’elle était venue à pied en toute hâte.

Je lui demandai si nous allions à Londres. Elle me fit signe que oui. J’arrêtai une voiture qui passait, et nous y montâmes tous deux. Quand je lui demandai où il fallait aller, elle me répondit : « Du côté de Golden-Square ! et vite ! vite ! » Puis elle s’enfonça dans un coin, en se cachant la figure d’une main tremblante, et en me conjurant de nouveau de garder le silence, comme si elle ne pouvait pas supporter le son d’une voix.

J’étais troublé, je me sentais partagé entre l’espérance et la crainte ; je la regardais pour obtenir quelque explication ; mais évidemment elle voulait rester tranquille, et je n’étais pas disposé non plus à rompre le silence. Nous avancions sans nous dire un mot. Parfois elle regardait à la portière, comme si elle trouvait que nous allions trop lentement, quoique en vérité la voiture eût pris un bon pas, mais elle continuait à se taire.

Nous descendîmes au coin du square qu’elle avait indiqué ; je dis au cocher d’attendre, pensant que peut-être nous aurions encore besoin de lui. Elle me prit le bras et m’entraîna rapidement vers une de ces rues sombres qui jadis servaient de demeure à de nobles familles, mais où maintenant on loue séparément des chambres à un prix peu élevé. Elle entra dans l’une de ces grandes maisons, et, quittant mon bras, elle me fit signe de la suivre sur l’escalier qui servait de nombreux locataires, et versait toute une population d’habitants dans la rue.

La maison était remplie de monde. Tandis que nous montions l’escalier, les portes s’ouvraient sur notre passage ; d’autres personnes nous croisaient à chaque instant. Avant d’entrer, j’avais aperçu des femmes et des enfants qui passaient leur tête à la fenêtre, entre des pots de fleurs ; nous avions probablement excité leur curiosité, car c’étaient eux qui venaient ouvrir leurs portes pour nous voir passer. L’escalier était large et élevé, avec une rampe massive de bois sculpté ; au-dessus des portes on voyait des corniches ornées de fleurs et de fruits ; les fenêtres avaient de grandes embrasures. Mais tous ces restes d’une grandeur déchue étaient en ruines ; le temps, l’humidité et la pourriture avaient attaqué le parquet qui tremblait sous nos pas. On avait essayé de faire couler un peu de jeune sang dans ce corps usé par l’âge : en divers endroits les belles sculptures avaient été réparées avec des matériaux plus grossiers, mais c’était comme le mariage d’un vieux noble ruiné avec une pauvre fille du peuple : les deux parties semblaient ne pouvoir se résoudre à cette union mal assortie. On avait bouché plusieurs des fenêtres de l’escalier. Il n’y avait presque plus de vitres à celles qui restaient ouvertes, et, au travers des boiseries vermoulues qui semblaient aspirer le mauvais air sans le renvoyer jamais, je voyais d’autres maisons dans le même état, et je plongeais sur une cour resserrée et obscure qui semblait le tas d’ordures du vieux manoir.

Nous montâmes presque tout en haut de la maison. Deux ou trois fois je crus apercevoir dans l’ombre les plis d’une robe de femme ; quelqu’un nous précédait. Nous gravissions le dernier étage quand je vis cette personne s’arrêter devant une porte, puis elle tourna la clef et entra.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? murmura Marthe. Elle entre dans ma chambre et je ne la connais pas ! »

Moi, je la connaissais. À ma grande surprise j’avais vu les traits de miss Dartle.

Je fis comprendre en peu de mots à Marthe que c’était une dame que j’avais vue jadis, et à peine avais-je cessé de parler que nous entendîmes sa voix dans la chambre, mais, placés comme nous l’étions, nous ne pouvions comprendre ce qu’elle disait. Marthe me regarda d’un air étonné, puis elle me fit monter jusqu’au palier de l’étage où elle habitait, et là, poussant une petite porte sans serrure, elle me conduisit dans un galetas vide, à peu près de la grandeur d’une armoire. Il y avait entre ce recoin et sa chambre une porte de communication à demi ouverte. Nous nous plaçâmes tout près. Nous avions marché si vite que je respirais à peine ; elle posa doucement sa main sur mes lèvres. Je pouvais voir un coin d’une pièce assez grande où se trouvait un lit : sur les murs quelques mauvaises lithographies de vaisseaux. Je ne voyais pas miss Dartle, ni la personne à laquelle elle s’adressait. Ma compagne devait les voir encore moins que moi.

Pendant un instant il régna un profond silence. Marthe continuait de tenir une main sur mes lèvres et levait l’autre en se penchant pour écouter.

« Peu m’importe qu’elle ne soit pas ici, dit Rosa Dartle avec hauteur. Je ne la connais pas. C’est vous que je viens voir.

– Moi ? répondit une douce voix. »

Au son de cette voix, mon cœur tressaillit. C’était la voix d’Émilie.

« Oui, répondit miss Dartle, je suis venue pour vous regarder. Comment, vous n’avez pas honte de ce visage qui a fait tant de mal ? »

La haine impitoyable et résolue qui animait sa voix, la froide amertume et la rage contenue de son ton me la rendaient aussi présente que si elle avait été vis-à-vis de moi. Je voyais, sans les voir, ces yeux noirs qui lançaient des éclairs, ce visage défiguré par la colère ; je voyais la cicatrice blanchâtre au travers de ses lèvres trembler et frémir, tandis qu’elle parlait.

« Je suis venue voir, dit-elle, celle qui a tourné la tête à James Steerforth ; la fille qui s’est sauvée avec lui et qui fait jaser tout le monde dans sa ville natale ; l’audacieuse, la rusée, la perfide maîtresse d’un individu comme James Steerforth. Je veux savoir à quoi ressemble une pareille créature ! »

On entendit du bruit, comme si la malheureuse femme qu’elle accablait de ses insultes eût tenté de s’échapper. Miss Dartle lui barra le passage. Puis elle reprit, les dents serrées et en frappant du pied :

« Restez là ! ou je vous démasque devant tous les habitants de cette maison et de cette rue ! Si vous cherchez à me fuir, je vous arrête, dussé-je vous prendre par les cheveux et soulever contre vous les pierres mêmes de la muraille. »

Un murmure d’effroi fut la seule réponse qui arriva jusqu’à moi ; puis il y eut un moment de silence. Je ne savais que faire. Je désirais ardemment mettre un terme à cette entrevue, mais je n’avais pas le droit de me présenter ; c’était à M. Peggotty seul qu’il appartenait de la voir et de la réclamer. Quand donc arriverait-il ?

« Ainsi, dit Rosa Dartle avec un rire de mépris, je la vois enfin ! Je n’aurais jamais cru qu’il se laissât prendre à cette fausse modestie et à ces airs penchés !

– Oh, pour l’amour du ciel, épargnez-moi ! s’écriait Émilie. Qui que vous soyez, vous savez ma triste histoire ; pour l’amour de Dieu, épargnez-moi, si vous voulez qu’on ait pitié de vous !

– Si je veux qu’on ait pitié de moi ! répondit miss Dartle d’un ton féroce, et qu’y a-t-il de commun entre nous, je vous prie ?

– Il n’y a que notre sexe, dit Émilie fondant en larmes.

– Et c’est un lien si fort quand il est invoqué par une créature aussi infâme que vous, que, si je pouvais avoir dans le cœur autre chose que du mépris et de la haine pour vous, la colère me ferait oublier que vous êtes une femme. Notre sexe ! Le bel honneur pour notre sexe !

– Je n’ai que trop mérité ce reproche, cria Émilie, mais c’est affreux ! Oh ! madame, chère madame, pensez à tout ce que j’ai souffert et aux circonstances de ma chute ! Oh ! Marthe, revenez ! Oh ! quand retrouverai-je l’abri du foyer domestique ! »

Miss Dartle se plaça sur une chaise en vue de la porte ; elle tenait ses yeux fixés sur le plancher, comme si Émilie rampait à ses pieds. Je pouvais voir maintenant ses lèvres pincées et ses yeux cruellement attachés sur un seul point, dans l’ivresse de son triomphe.

« Écoutez ce que je vais vous dire, continua-t-elle, et gardez pour vos dupes toute votre ruse. Vous ne me toucherez pas plus par vos larmes que vous ne sauriez me séduire par vos sourires, beauté vénale.

– Oh ! ayez pitié de moi ! répétait Émilie. Montrez-moi quelque compassion, ou je vais mourir folle !

– Ce ne serait qu’un faible châtiment de vos crimes ! dit Rosa Dartle. Savez-vous ce que vous avez fait ? Osez-vous invoquer encore ce foyer domestique que vous avez désolé ?

– Oh ! s’écria Émilie, il ne s’est pas passé un jour ni une nuit sans que j’y aie pensé : et je la vis tomber à genoux, la tête en arrière, son pâle visage levé vers le ciel, les mains jointes avec angoisse, ses longs cheveux flottant sur ses épaules, il ne s’est pas écoulé un seul instant où je ne l’aie revue, cette chère maison, présente devant moi, comme dans les jours qui ne sont plus, quand je l’ai quittée pour toujours ! Oh ! mon oncle, mon cher oncle, si vous aviez pu savoir quelle douleur me causerait le souvenir poignant de votre tendresse, quand je me suis éloignée de la bonne voie, vous ne m’auriez pas témoigné tant d’amour ; vous auriez, une fois au moins, parlé durement à Émilie, cela lui aurait servi de consolation. Mais non, je n’ai pas de consolation en ce monde, ils ont tous été trop bons pour moi ! »

Elle tomba le visage contre terre, en s’efforçant de toucher le bas de la robe du tyran femelle qui se tenait immobile devant elle.

Rosa Dartle la regardait froidement ; une statue d’airain n’eût pas été plus inflexible. Elle serrait fortement les lèvres comme si elle était forcée de se retenir pour ne pas fouler aux pieds la charmante créature qui était si humblement étendue devant elle ; je la voyais distinctement, elle semblait avoir besoin de toute son énergie pour se contenir. Quand donc arriverait-il ?

« Voyez un peu la ridicule vanité qu’ont ces vers de terre ! dit-elle quand elle eut un peu calmé sa fureur qui l’empêchait de parler. Votre maison, votre foyer domestique ! Et vous vous imaginez que je fais à ces gens-là l’honneur d’y songer ou de croire que vous ayez pu faire à un pareil gîte quelque tort qu’on ne puisse payer largement avec de l’argent ? Votre famille ! mais vous n’étiez pour elle qu’un objet de négoce, comme tout le reste, quelque chose à vendre et à acheter.

– Oh non ! s’écria Émilie. Dites de moi tout ce que vous voudrez ; mais ne faites pas retomber ma honte (hélas ! elle ne pèse que trop sur eux déjà !) sur des gens qui sont aussi respectables que vous. Si vous êtes vraiment une dame, honorez-les du moins, quand vous n’auriez point pitié de moi.

– Je parle, dit miss Dartle, sans daigner entendre cet appel, et elle retirait sa robe comme si Émilie l’eût souillée en y touchant, je parle de sa demeure à lui, celle où j’habite. Voilà, dit-elle avec un rire de dédain, et en regardant la pauvre victime d’un air sarcastique, voilà une belle cause de division entre une mère et un fils ! voilà celle qui a mis le désespoir dans une maison où on n’aurait pas voulu d’elle pour laveuse de vaisselle ! celle qui y a apporté la colère, les reproches, les récriminations. Vile créature, qu’on a ramassée au bord de l’eau pour s’en amuser pendant une heure, et la repousser après du pied dans la fange où elle est née.

– Non ! non ! s’écria Émilie, en joignant les mains : la première fois qu’il s’est trouvé sur mon chemin (ah ! si Dieu avait permis qu’il ne m’eût rencontrée que le jour où on allait me déposer dans mon tombeau !), j’avais été élevée dans des idées aussi sévères et aussi vertueuses que vous, ou que toute autre femme ; j’allais épouser le meilleur des hommes. Si vous vivez près de lui, si vous le connaissez, vous savez peut-être quelle influence il pouvait exercer sur une pauvre fille, faible et vaine comme moi. Je ne me défends pas, mais ce que je sais, et ce qu’il sait bien aussi, au moins ce qu’il saura, à l’heure de sa mort, quand son âme en sera troublée, c’est qu’il a usé de tout son pouvoir pour me tromper, et que moi, je croyais en lui, je me confiais en lui, je l’aimais ! »

Rosa Dartle bondit sur sa chaise, recula d’un pas pour la frapper, avec une telle expression de méchanceté et de rage, que j’étais sur le point de me jeter entre elles deux. Le coup, mal dirigé, se perdit dans le vide. Elle resta debout, tremblante de fureur, toute pantelante des pieds à la tête comme une vraie furie ; non, je n’avais jamais vu, je ne pourrai jamais revoir de rage pareille.

« Vous l’aimez ? vous ? » criait-elle, en serrant le poing, comme si elle eût voulu y tenir une arme pour en frapper l’objet de sa haine.

Je ne pouvais plus voir Émilie. Il n’y eut pas de réponse.

« Et vous me dites cela, à moi, ajouta-t-elle, avec cette bouche dépravée ? Ah ! que je voudrais qu’on fouettât ces gueuses-là ! Oui, si cela ne dépendait que de moi, je les ferais fouetter à mort. »

Et elle l’aurait fait, j’en suis sûr. Tant que dura ce regard de Némésis, je n’aurais pas voulu lui confier un instrument de torture. Puis, petit à petit, elle se mit à rire, mais d’un rire saccadé, en montrant du doigt Émilie comme un objet de honte et d’ignominie devant Dieu et devant les hommes.

« Elle l’aime ! dit-elle, l’infâme ! Et elle voudrait me faire croire qu’il s’est jamais soucié d’elle ! Ah ! ah ! comme c’est menteur ces femmes vénales ! »

Sa moquerie dépassait encore sa rage en cruauté ; c’était plus atroce que tout : elle ne se déchaînait plus que par moment, et au risque de faire éclater sa poitrine, elle y refoulait sa rage pour mieux torturer sa victime.

« Je suis venue ici, comme je vous disais tout à l’heure, ô pure source d’amour, pour voir à quoi vous pouviez ressembler. J’en étais curieuse. Je suis satisfaite. Je voulais aussi vous conseiller de retourner bien vite chez vous, d’aller vous cacher au milieu de ces excellents parents qui vous attendent et que votre argent consolera du reste. Quand vous aurez tout dépensé, eh bien, vous n’aurez qu’à chercher quelque remplaçant pour croire en lui, vous confier en lui et l’aimer ! Je croyais trouver ici un jouet brisé qui avait fait son temps ; un bijou de clinquant terni par l’usage et jeté au coin de la borne. Mais puisque, au lieu de cela, je trouve une perle fine, une dame, ma foi ! une pauvre innocente qu’on a trompée, avec un cœur encore tout frais, plein d’amour et de vertu, car vraiment vous en avez l’air, et vous jouez bien la comédie, j’ai encore quelque chose à vous dire. Écoutez-moi, et sachez que ce que je vais vous dire je le ferai ; vous m’entendez, belle fée ? Ce que je dis, je veux le faire. »

Elle ne put réprimer alors sa fureur ; mais ce fut l’affaire d’un moment, un simple spasme qui fit place tout de suite à un sourire.

« Allez vous cacher : si se n’est pas dans votre ancienne demeure, que ce soit ailleurs : cachez-vous bien loin. Allez vivre dans l’obscurité, ou mieux encore, allez mourir dans quelque coin. Je m’étonne que vous n’ayez pas encore trouvé un moyen de calmer ce tendre cœur qui ne veut pas se briser. Il y a pourtant de ces moyens-là : ce n’est pas difficile à trouver, ce me semble. »

Elle s’interrompit un moment, pendant qu’Émilie sanglotait : elle l’écoutait pleurer, comme si c’eût été pour elle une ravissante mélodie.

« Je suis peut-être singulièrement faite, reprit Rosa Dartle ; mais je ne peux pas respirer librement dans le même air que vous, je le trouve corrompu. Il faut donc que je le purifie, que je le purge de votre présence. Si vous êtes encore ici demain, votre histoire et votre conduite seront connues de tous ceux qui habitent cette maison. On me dit qu’il y a ici des femmes honnêtes ; ce serait dommage qu’elles ne fussent pas mises à même d’apprécier un trésor tel que vous. Si, une fois partie d’ici, vous revenez chercher un refuge dans cette ville, en toute autre qualité que celle de femme perdue (soyez tranquille, pour celle-là, je ne vous empêcherai pas de la prendre), je viendrai vous rendre le même service, partout où vous irez. Et je suis sûre de réussir, avec l’aide d’un certain monsieur qui a prétendu à votre belle main, il n’y a pas bien longtemps. »

Il n’arriverait donc jamais, jamais ! Combien de temps fallait-il encore supporter cela ? Combien de temps pouvais-je être sûr de me contenir encore ?

« Ô mon Dieu ! » s’écriait la malheureuse Émilie, d’un ton qui aurait dû toucher le cœur le plus endurci.

Rosa Dartle souriait toujours.

« Que voulez-vous donc que je fasse !

– Ce que je veux que vous fassiez ! reprit Rosa, mais vous pouvez vivre heureuse, avec vos souvenirs. Vous pouvez passer votre vie à vous rappeler la tendresse de James Steerforth ; il voulait vous faire épouser son domestique, n’est-ce pas ? Ou bien vous pouvez songer avec reconnaissance à l’honnête homme qui voulait bien accepter l’offre de son maître. Vous pouvez encore, si toutes ces douces pensées, si le souvenir de vos vertus et de la position honorable qu’elles vous ont acquise, ne suffisent pas à remplir votre cœur, vous pouvez épouser cet excellent homme, et mettre à profit sa condescendance. Si cela n’est pas assez pour vous satisfaire, alors mourez ! Il ne manque pas d’allées ou de tas d’ordures qui sont bons pour aller y mourir quand on a de ces chagrins-là. Allez en chercher un, pour vous envoler de là vers le ciel ! »

J’entendis marcher. J’en étais bien sûr, c’était lui. Que Dieu soit loué !

Elle s’approcha lentement de la porte, et disparut à mes yeux.

« Mais rappelez-vous ! ajouta-t-elle d’une voix lente et dure, que je suis bien décidée, par des raisons à moi connues, et des haines qui me sont personnelles, à vous poursuivre partout, à moins que vous ne vous enfuyiez loin de moi, ou que vous jetiez ce beau petit masque d’innocence que vous voulez prendre. Voilà ce que j’avais à vous dire, et ce que je dis, je veux le faire. »

Les pas se rapprochaient, on venait ; on entra, on se précipita dans la chambre.

« Mon oncle ! »

Un cri terrible suivit ces paroles. J’attendis un moment, avant d’entrer, et je le vis tenant dans ses bras sa nièce évanouie. Un instant il contempla son visage ; puis il se baissa pour l’embrasser, oh ! avec quelle tendresse ! et posa doucement un mouchoir sur la tête d’Émilie.

« Maître Davy, dit-il d’une voix basse et tremblante, quand il eut couvert le visage de la jeune femme, je bénis notre Père céleste, mon rêve s’est réalisé. Je lui rends grâces de tout mon cœur pour m’avoir, selon son bon plaisir, ramené mon enfant ! »

Puis il l’enleva dans ses bras, pendant qu’elle restait la face voilée, la tête penchée sur sa poitrine, et serrant contre la sienne les joues pâles et froides de sa nièce chérie, il l’emporta lentement au bas de l’escalier.

Chapitre XXI. Préparatifs d’un plus long voyage. §

Le lendemain matin, de bonne heure, je me promenais dans le jardin avec ma tante (qui ne se promenait plus guère ailleurs, parce qu’elle tenait presque toujours compagnie à ma chère Dora), quand on vint me dire que M. Peggotty désirait me parler. Il entra dans le jardin au moment où j’allais à sa rencontre, et s’avança vers nous tête nue, comme il faisait toujours quand il voyait ma tante, pour laquelle il avait un profond respect. Elle savait tout ce qui s’était passé la veille. Sans dire un mot, elle l’aborda d’un air cordial, lui donna une poignée de main, et lui frappa affectueusement sur le bras. Elle y mit tant d’expression, que toute parole eût été superflue. M. Peggotty l’avait parfaitement comprise.

« Maintenant, Trot, dit ma tante, je vais rentrer, pour voir ce que devient Petite-Fleur, qui va se lever bientôt.

– Ce n’est pas à cause de moi, madame, j’espère ? dit M. Peggotty. Et pourtant, si mon esprit n’a pas pris ce matin la clef du chant, … il voulait dire la clef des champs, … j’ai bien peur que ce ne soit à cause de moi que vous allez nous quitter ?

– Vous avez quelque chose à vous dire, mon bon ami, reprit ma tante ; vous serez plus à votre aise sans moi.

– Mais, madame, répondit M. Peggotty, si vous étiez assez bonne pour rester… à moins que mon bavardage ne vous ennuie…

– Vraiment ? dit ma tante, d’un ton affectueux et bref à la fois. Alors, je reste. »

Elle prit le bras de M. Peggotty et le conduisit jusqu’à une petite salle de verdure qui se trouvait au fond du jardin ; elle s’assit sur un banc, et je me plaçai à côté d’elle. M. Peggotty resta debout, la main appuyée sur la table de bois rustique, il était immobile, les yeux fixés sur son bonnet, et je ne pouvais m’empêcher d’observer la vigueur de caractère et de résolution que trahissait la contraction de ses mains nerveuses, si bien en harmonie avec son front honnête et loyal, et ses cheveux gris de fer.

« J’ai emporté hier soir ma chère enfant, dit-il en levant les yeux sur nous, dans le logement que j’avais préparé depuis bien longtemps pour la recevoir. Des heures se sont passées avant qu’elle m’ait bien reconnu, et puis elle est venue s’agenouiller à mes pieds, comme pour dire sa prière, après quoi elle m’a raconté tout ce qui lui était arrivé. Vous pouvez croire que mon cœur s’est serré en entendant sa voix larmoyante, cette voix que j’avais entendue si folâtre à la maison, en la voyant humiliée dans la poussière où Notre Sauveur écrivait autrefois, de sa main bénie, des paroles de miséricorde. J’avais le cœur bien navré au milieu de tous ces témoignages de reconnaissance. »

Il passa sa manche sur ses yeux, sans chercher à dissimuler son émotion ; puis il reprit d’une voix plus ferme : « Mais cela n’a pas duré longtemps, car je l’avais retrouvée. Je ne pensai plus qu’à elle, et j’eus bientôt oublié le reste. Je ne sais même pas pourquoi je vous parle maintenant de ce moment de tristesse. Je ne comptais pas vous en dire un mot, il n’y a qu’une minute, mais cela m’est venu si naturellement, que je n’ai pas pu m’en empêcher.

– Vous êtes un noble cœur, lui dit ma tante, et un jour vous en recevrez la récompense. »

Les branches des arbres ombrageaient la figure de M. Peggotty ; il s’inclina d’un air surpris, comme pour la remercier de ce qu’elle avait si bonne opinion de lui pour si peu de chose, puis il continua avec un mouvement de colère passagère :

« Quand mon Émilie s’enfuit de la maison où elle était retenue prisonnière par un serpent à sonnettes que maître Davy connaît bien (ce qu’il m’a raconté était bien vrai : que Dieu punisse le traître !) ; il faisait tout à fait nuit ; les étoiles brillaient dans le ciel. Elle était comme folle. Elle courait le long de la plage, croyant retrouver notre vieux bateau, et nous criait, dans son égarement, de nous cacher le visage, parce qu’elle allait passer. Elle croyait, dans ses cris de douleur, entendre pleurer une autre personne, et elle se coupait les pieds en courant sur les pierres et sur les rochers, mais elle ne s’en apercevait pas plus que si elle avait été elle-même un bloc de pierre. Plus elle courait, plus elle sentait sa tête devenir brûlante, et plus elle entendait de bourdonnements dans ses oreilles. Tout d’un coup, ou du moins elle le crut ainsi, le jour parut, humide et orageux, et elle se trouva couchée sur un tas de pierres ; une femme lui parlait dans la langue du pays, et lui demandait ce qui lui était arrivé. »

Il voyait tout ce qu’il racontait. Cette scène lui était tellement présente, que, dans son émotion, il décrivait chaque particularité avec une netteté que je ne saurais rendre. Aujourd’hui, il me semble avoir assisté moi-même à tous ces événements, tant les récits de M. Peggotty avaient l’apparence fidèle de la réalité.

« Peu à peu, continua-t-il, Émilie reconnut cette femme pour lui avoir parlé quelque fois sur la plage. Elle avait fait souvent de longues excursions, à pied, ou en bateau, ou en voiture, et elle connaissait tout le pays, le long de la côte. Cette femme venait de se marier et n’avait pas encore d’enfant, mais elle en attendait bientôt un. Dieu veuille permettre que cet enfant soit pour elle un appui, une consolation, un honneur toute sa vie ! Qu’il l’aime et qu’il la respecte dans sa vieillesse, qu’il la serve fidèlement jusqu’à la fin ; qu’il soit pour elle un ange, sur la terre et dans le ciel !

– Ainsi soit-il, dit ma tante.

– Les premières fois, elle avait été un peu intimidée, et quand Émilie parlait aux enfants sur la grève, elle restait à filer, sans s’approcher. Mais Émilie, qui l’avait remarquée, était allée lui parler d’elle-même, et comme la jeune femme aimait beaucoup aussi les enfants, elles furent bientôt bonnes amies ensemble ; si bien que, quand Émilie allait de ce côté, la jeune femme lui donnait toujours des fleurs. C’était elle qui demandait en ce moment à Émilie ce qui lui était arrivé. Émilie le lui dit, et elle… elle l’emmena chez elle. Oui, vraiment, elle l’emmena chez elle, dit M. Peggotty en se couvrant le visage de ses deux mains. »

Il était plus ému de cet acte de bonté, que je ne l’avais jamais vu se laisser émouvoir depuis le jour où sa nièce l’avait quitté. Ma tante et moi, nous ne cherchâmes pas à le distraire.

« C’était une toute petite chaumière, vous comprenez, dit-il bientôt ; mais elle trouva moyen d’y loger Émilie ; son mari était en mer. Elle garda le secret et obtint des voisins (qui n’étaient pas nombreux) la promesse de n’être pas moins discrets. Émilie tomba malade, et ce qui m’étonne bien, peut-être des gens plus savants le comprendraient-ils mieux que moi, c’est qu’elle perdit tout souvenir de la langue du pays ; elle ne se rappelait plus que sa propre langue, et personne ne l’entendait. Elle se souvient, comme d’un rêve, qu’elle était couchée dans cette petite cabane, parlant toujours sa propre langue, et toujours convaincue que le vieux bateau était là tout près, dans la baie ; elle suppliait qu’on vint nous dire qu’elle allait mourir, et qu’elle nous conjurait de lui envoyer un mot, un seul mot de pardon. Elle se figurait à chaque instant que l’individu dont j’ai déjà parlé l’attendait sous la fenêtre pour l’enlever, ou bien que son séducteur était dans la chambre, et elle criait à la bonne jeune femme de ne pas la laisser prendre ; mais, en même temps, elle savait qu’on ne la comprenait pas, et elle craignait toujours de voir entrer quelqu’un pour l’emmener. Sa tête brûlait comme du feu, des sons étranges remplissaient ses oreilles, elle ne connaissait ni aujourd’hui, ni hier, ni demain, et pourtant tout ce qui s’était passé, ou qui aurait pu se passer dans sa vie, tout ce qui n’avait jamais eu lieu et ne pouvait jamais avoir lieu, lui venait en foule à l’esprit : et au milieu de ce trouble pénible, elle riait et elle chantait ! Je ne sais combien de temps cela dura ; mais au jour elle s’endormit. Au lieu de se retrouver après dix fois plus forte qu’elle n’était, comme pendant sa fièvre, elle se réveilla faible comme un tout petit enfant. »

Ici il s’arrêta : il se sentait soulagé de n’avoir plus à raconter cette terrible maladie. Après un moment de silence, il poursuivit :

« Quand elle se réveilla, il faisait beau, et la mer était si tranquille qu’on n’entendait que le bruit des lames bleues, qui se brisaient tout doucement sur la grève. D’abord elle crut que c’était dimanche et qu’elle était chez nous ; mais les feuilles de vigne qui passaient par la fenêtre, et les collines qu’on voyait à l’horizon lui firent bien voir qu’elle n’était pas chez nous, et qu’elle se trompait. Alors son amie s’approcha de son lit ; et elle comprit que le vieux bateau n’était pas là tout près, à la pointe de la baie, mais qu’il était bien loin : et elle se rappela où elle était, et pourquoi. Alors elle se mit à pleurer sur le sein de cette bonne jeune femme, là où son enfant repose maintenant, j’espère, réjouissant sa vue avec ses jolis petits yeux. »

Il avait beau faire, il ne pouvait parler de l’amie de son Émilie sans fondre en larmes, il se mit à pleurer de nouveau en murmurant : « Dieu la bénisse !

– Cela fit du bien à Émilie, dit-il avec une émotion que je ne pouvais m’empêcher de partager ; quant à ma tante, elle pleurait de tout son cœur. Cela fit du bien à mon Émilie, et elle commença à se remettre. Mais elle avait oublié le langage du pays et elle en était réduite à parler par signes. Peu à peu, cependant, elle se mit à rapprendre le nom des choses usuelles, comme si elle ne l’avait jamais su : mais un soir qu’elle était à sa fenêtre, à voir jouer une petite fille sur la grève, l’enfant lui tendit la main en disant : « Fille de pêcheur, voilà une coquille ! » Il faut que vous sachiez que dans les commencements on l’appelait : « ma jolie dame, » comme c’est la coutume du pays, et qu’elle leur avait appris à l’appeler : « Fille de pêcheur. » Tout à coup, l’enfant s’écria : « Fille de pêcheur, voilà une coquille ! » Émilie l’avait comprise, elle lui répond en fondant en larmes ; depuis ce jour, elle a retrouvé la langue du pays !

« Quand Émilie a eu un peu repris ses forces, dit M. Peggotty après un court moment de silence, elle s’est décidée à quitter cette excellente jeune créature et à retourner dans son pays. Le mari était revenu au logis, et ils la menèrent tous deux à Livourne, où elle s’embarqua sur un petit bâtiment de commerce, qui devait la ramener en France. Elle avait un peu d’argent, mais ils ne voulurent rien accepter en retour de tout ce qu’ils avaient fait pour elle. Je crois que j’en suis bien aise, quoiqu’ils fussent si pauvres ! Ce qu’ils ont fait est en dépôt là où les vers ni la rouille ne peuvent rien ronger, et où les larrons n’ont rien à prendre. Maître Davy, ce trésor-là vaut mieux que tous les trésors du monde.

« Émilie arriva en France, et elle se plaça dans un hôtel, pour servir les dames en voyage. Mais voilà qu’un jour arrive ce serpent. Qu’il ne m’approche jamais ; je ne sais pas ce que je lui ferais ! Dès qu’elle l’aperçut (il ne l’avait pas vue), son ancienne terreur lui revint, et elle fuit loin de cet homme. Elle vint en Angleterre, et débarqua à Douvres.

« Je ne sais pas bien, dit M. Peggotty, quand est-ce que le courage commença à lui manquer ; mais tout le long du chemin, elle avait pensé à venir nous retrouver. Dès qu’elle fut en Angleterre, elle tourna ses pas vers son ancienne demeure. Mais soit qu’elle craignit qu’on ne lui pardonnât pas, et qu’on ne la montrât partout au doigt ; soit qu’elle eût peur que quelqu’un de nous ne fût mort, elle ne put pas aller plus loin. « Mon oncle, mon oncle, m’a-t-elle dit, ce que je redoutais le plus au monde, c’était de ne pas me sentir digne d’accomplir ce que mon pauvre cœur désirait si passionnément ! Je changeai de route, et pourtant je ne cessais de prier Dieu, pour qu’il me permît de me traîner jusqu’à votre seuil, pendant le nuit, de le baiser, d’y reposer ma tête coupable, pour qu’on m’y retrouvât morte le lendemain matin.

« Elle vint à Londres, dit M. Peggotty d’une voix murmurante, troublée par l’émotion. Elle qui n’avait jamais vu Londres, elle y vint, toute seule, sans un sou, jeune et charmante, comme elle est, vous jugez ! Elle était à peine arrivée que, dans son isolement, elle crut avoir trouvé une amie ; une femme à l’air respectable vint lui offrir de l’ouvrage à l’aiguille, comme elle en faisait jadis, lui proposa un logement pour la nuit, en lui promettant de s’enquérir le lendemain de moi et de tout ce qui l’intéressait. Mon enfant, dit-il avec une reconnaissance si profonde qu’il tremblait de tout son corps, mon enfant était sur le bord de l’abîme, je n’ose ni en parler, ni y songer, quand Marthe, fidèle à sa promesse, est venue la sauver. »

Je ne pus retenir un cri de joie.

« Maître Davy ! dit-il en serrant mon bras dans sa robuste main, c’est vous qui m’avez parlé d’elle ; je vous remercie, monsieur ! Elle a été jusqu’au bout. Elle savait par une amère expérience où il fallait veiller et ce qu’il y avait à faire. Elle l’a fait, qu’elle soit bénie, et le Seigneur au-dessus de tout ! Elle vint, pâle et tremblante, appeler Émilie pendant son sommeil. Elle lui dit : « Levez-vous, fuyez un danger pire que la mort, et venez avec moi ! » Ceux à qui appartenait la maison voulaient l’empêcher ; mais ils auraient aussi bien pu tenter d’arrêter les flots de la mer. « Retirez-vous, leur dit-elle, je suis un fantôme qui vient l’arracher au sépulcre ouvert devant elle ! » Elle dit à Émilie qu’elle m’avait vu et qu’elle savait que je lui pardonnais et que je l’aimais. Elle l’aida précipitamment à s’habiller, puis elle lui prit le bras et l’emmena toute faible et chancelante. Elle n’écoutait pas plus ce qu’on lui disait que si elle n’avait pas eu d’oreilles. Elle passa au travers de tous ces gens-là en tenant mon enfant, ne songeant qu’à elle, et elle l’enleva saine et sauve, au milieu de la nuit, du fond de l’abîme de perdition !

« Elle soigna mon Émilie, continua-t-il, la main appuyée sur son cœur qui battait trop vite ; elle s’épuisa à la soigner et à courir pour elle de côté et d’autre, jusqu’au lendemain soir. Puis elle vint me chercher, et vous aussi, maître Davy. Elle ne dit pas à Émilie où elle allait, de peur que le courage ne vînt à lui manquer et qu’elle n’eût l’idée de se dérober à nos yeux. Je ne sais comment la méchante dame apprit qu’elle était là. Peut-être l’individu dont je n’ai que trop parlé les avait-il vues entrer ; ou plutôt, peut-être l’avait-il su de cette femme qui avait voulu la perdre. Mais, qu’importe ! ma nièce est retrouvée.

« Toute la nuit, dit M. Peggotty, nous sommes restés ensemble, Émilie et moi. Elle ne m’a pas dit grand’chose, au milieu de ses larmes ; j’ai à peine vu le cher visage de celle qui a grandi sous mon toit. Mais, toute la nuit j’ai senti ses bras autour de mon cou ; sa tête a reposé sur mon épaule, et nous savons maintenant que nous pouvons avoir confiance l’un dans l’autre, et pour toujours. »

Il cessa de parler et posa sa main sur la table avec une énergie capable de dompter un lion.

« Quand j’ai pris autrefois la résolution d’être marraine de votre sœur, Trot, dit ma tante, de Betsy Trotwood, qui, par parenthèse, m’a fait faux bond, je ne peux pas vous dire quel bonheur je m’en étais promis. Mais, après cela, rien au monde n’aurait pu me faire plus de plaisir que d’être marraine de l’enfant de cette bonne jeune femme ! »

M. Peggotty fit un signe d’assentiment, mais il n’osa pas prononcer de nouveau le nom de celle dont ma tante faisait l’éloge. Nous gardions tous le silence, absorbés dans nos réflexions (ma tante s’essuyait les yeux, elle pleurait, elle riait, elle se moquait de sa propre faiblesse). Enfin je me hasardai à dire :

« Vous avez pris un parti pour l’avenir, mon bon ami ? J’ai à peine besoin de vous le demander ?

– Oui, maître Davy, répondit-il, et je l’ai dit à Émilie. Il y a de grands pays, loin d’ici. Notre vie future se passera au delà des mers !

– Ils vont émigrer ensemble, ma tante ; vous l’entendez !

– Oui ! dit M. Peggotty avec un sourire plein d’espoir ; en Australie, personne n’aura rien à reprocher à mon enfant. Nous recommencerons là une nouvelle vie. »

Je lui demandai s’il savait déjà à quelle époque ils partiraient.

« J’ai été à la douane ce matin, monsieur, me répondit-il, pour prendre des renseignements sur les vaisseaux en partance. Dans six semaines ou deux mois il y en aura un qui mettra à la voile, j’ai été à bord de ce bâtiment : c’est sur celui-là que nous nous embarquerons.

– Tout seuls ? demandai-je.

– Oui, maître Davy ! répondit-il ; ma sœur, voyez-vous, vous aime trop vous et les vôtres ; elle ne voit rien de si beau que son pays natal ; il ne serait pas juste de la laisser partir. D’ailleurs, maître Davy, elle a à prendre soin de quelqu’un qu’il ne faut pas oublier.

– Pauvre Ham ! » m’écriai-je.

– Ma bonne sœur prend soin de son ménage, voyez-vous, madame, et lui, il a beaucoup d’amitié pour elle, ajouta-t-il pour mettre ma tante bien au courant. Il lui parlera peut-être tout tranquillement, quand il ne pourrait pas ouvrir la bouche à d’autres. Pauvre garçon ! dit M. Peggotty en hochant la tête, il lui reste si peu de chose ! on peut bien au moins lui laisser ce qu’il a.

– Et mistress Gummidge ? demandai-je.

– Ah ! répondit M. Peggotty, d’un air embarrassé, qui ne tarda pas à se dissiper, à mesure qu’il parlait, mistress Gummidge m’a donné bien à penser. Voyez-vous, quand mistress Gummidge se met à broyer du noir, en songeant à l’ancien, elle n’est pas ce qu’on appelle d’une compagnie bien agréable. Entre nous, maître Davy, et vous, madame, quand mistress Gummidge se met à pleurnicher, ceux qui n’ont pas connu l’ancien la trouvent grognon. Moi qui ai connu l’ancien, ajouta-t-il, et qui sais tout ce qu’il valait, je puis la comprendre ; mais ce n’est pas la même chose pour les autres, voyez-vous, c’est tout naturel ! »

Nous fîmes un signe d’approbation.

« Ma sœur, reprit M. Peggotty, pourrait bien, ce n’est pas sûr, mais c’est possible, pourrait bien trouver parfois mistress Gummidge un peu ennuyeuse. Je n’ai donc pas l’intention de laisser mistress Gummidge demeurer chez eux ; je lui trouverai un endroit où elle pourra se tirer d’affaire. Et pour cela, dit M. Peggotty, je compte lui faire une petite pension qui puisse la mettre à son aise. C’est la meilleure des femmes ! Mais, à son âge, on ne peut s’attendre à ce que cette bonne vieille mère, qui est déjà si seule et si triste, aille s’embarquer pour venir vivre dans le désert, au milieu des forêts d’un pays quasi sauvage. Voilà donc ce que je compte faire d’elle. »

Il n’oubliait personne. Il pensait aux besoins et au bonheur de tous, excepté au sien.

« Émilie restera avec moi, continua-t-il, pauvre enfant ! elle a si grand besoin de repos et de calme jusqu’au moment de notre départ ! Elle préparera son petit trousseau de voyage, et j’espère qu’une fois près de son vieil oncle qui l’aime tant, malgré la rudesse de ses façons, elle finira par oublier le temps où elle était malheureuse. »

Ma tante confirma cette espérance par un signe de tête, ce qui causa à M. Peggotty une vive satisfaction.

« Il y a encore une chose, maître Davy, dit-il, en remettant la main dans la poche de son gilet, pour en tirer gravement le petit paquet de papiers que j’avais déjà vu, et qu’il déroula sur la table. Voilà ces billets de banque ! l’un de cinquante livres sterling, l’autre de dix. Je veux y ajouter l’argent qu’elle a dépensé pour son voyage, je lui ai demandé combien c’était, sans lui dire pourquoi, et j’ai fait l’addition ; mais je ne suis pas fort en arithmétique. Voulez-vous être assez bon pour voir si c’est juste ? »

Il me tendit un morceau de papier, et ne me quitta pas des yeux, tandis que j’examinais son addition. Elle était parfaitement exacte.

« Merci, monsieur, me dit-il, en resserrant le papier. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, maître Davy, je mettrai cette somme sous enveloppe, avant de m’en aller, à son adresse à lui, et le tout dans une autre enveloppe adressée à sa mère ; à qui je dirai seulement ce qu’il en est, et, comme je serai parti, il n’y aura pas moyen de me le renvoyer. »

Je trouvai qu’il avait raison, parfaitement raison.

« J’ai dit qu’il y avait encore une chose, continua-t-il avec un grave sourire, en remettant le petit paquet dans sa poche, mais il y en avait deux. Je ne savais pas bien ce matin si je ne devais pas aller moi-même annoncer à Ham notre grand bonheur. J’ai fini par écrire une lettre que j’ai mise à la poste, pour leur dire à tous ce qui s’était passé ; et demain j’irai décharger mon cœur de ce qui n’a que faire d’y rester, et, probablement, faire mes adieux à Yarmouth !

– Voulez-vous que j’aille avec vous ? lui dis-je, voyant qu’il avait encore quelque chose à me demander…

– Si vous étiez assez bon pour cela, maître Davy, répondit-il, je sais que ça leur ferait du bien de vous voir. »

Ma petite Dora se sentait mieux et montrait un vif désir que j’allasse avec M. Peggotty ; je lui promis donc de l’accompagner. Et le lendemain matin nous étions dans la diligence de Yarmouth, pour parcourir une fois encore ce pays que je connaissais si bien.

Tandis que nous traversions la rue qui m’était familière (M. Peggotty avait voulu, à toute force se charger de porter mon sac de nuit), je jetai un coup d’œil dans la boutique d’Omer et Joram, et j’y aperçus mon vieil ami M. Omer, qui fumait sa pipe. J’aimais mieux ne pas assister à la première entrevue de M. Peggotty avec sa sœur et avec Ham ; M. Omer me servit de prétexte pour rester en arrière.

« Comment va M. Omer ? il y a bien longtemps que je ne l’ai vu, » dis-je en entrant.

Il détourna sa pipe pour mieux me voir, et me reconnut bientôt à sa grande joie.

« Je devrais me lever, monsieur, pour vous remercier de l’honneur que vous me faites, dit-il, mais mes jambes ne sont plus très-alertes, et on me roule dans un fauteuil. Du reste, sauf mes jambes, et ma respiration qui est un peu courte, je me porte, grâce à Dieu, aussi bien que possible. »

Je le félicitai de son air de contentement et de ses bonnes dispositions. Je vis alors qu’il avait un fauteuil à roulettes.

« C’est très-ingénieux, n’est-ce pas ? me demanda-t-il, en suivant la direction de mes yeux, et en passant son bras sur l’acajou pour le polir. C’est léger comme une plume, et sûr comme une diligence. Ma petite Minnie, ma petite fille, vous savez, l’enfant de Minnie, n’a qu’à s’appuyer contre le dossier, et me voilà parti le plus joyeusement du monde ! Et puis, savez-vous, c’est une excellente chaise pour y fumer sa pipe. »

Jamais je n’ai vu un aussi bon vieillard que M. Omer, toujours prêt à voir le beau côté des choses, ou à s’en trouver satisfait. Il avait l’air radieux, comme si son fauteuil, son asthme et ses mauvaises jambes avaient été les diverses branches d’une grande invention destinée à ajouter aux agréments d’une pipe.

« Je vous assure que je reçois beaucoup de monde dans ce fauteuil : beaucoup plus qu’auparavant, reprit M. Omer ; vous seriez surpris de la quantité de gens qui entrent pour faire une petite causette. Vraiment oui ! Et puis, depuis que je me sers de ce fauteuil, le journal contient dix fois plus de nouvelles qu’auparavant. Je lis énormément. Voilà ce qui me réconforte, voyez-vous. Si j’avais perdu les yeux, que serais-je devenu ? Mais mes jambes, qu’est-ce que cela fait ? Elles ne servaient qu’à rendre ma respiration encore plus courte. Et maintenant, si j’ai envie de sortir dans la rue ou sur la plage, je n’ai qu’à appeler Dick, le plus jeune des apprentis de Joram, et me voilà parti, dans mon équipage, comme le lord-maire de Londres. »

Il se pâmait de rire.

« Que le bon Dieu vous bénisse ! dit M. Omer, en reprenant sa pipe ; il faut bien savoir prendre le gras et le maigre dont ce monde est entrelardé. Joram réussit à merveille dans ses affaires.

– Je suis enchanté de cette bonne nouvelle.

– J’en étais bien sûr, dit M. Omer. Et Joram et Minnie sont comme deux tourtereaux ! Qu’est-ce qu’on peut demander de plus ? Qu’est-ce que c’est que des jambes au prix de ça ? »

Son souverain mépris pour ses jambes me paraissait une des choses les plus comiques que j’eusse jamais vues.

« Et depuis que je me suis mis à lire, vous vous êtes mis à écrire, vous, monsieur ? dit M. Omer, en m’examinant d’un air d’admiration. Quel charmant ouvrage vous avez fait ! Quels récits intéressants ! Je n’en ai pas sauté une ligne. Et quand à avoir sommeil, oh ! pas le moins du monde ! »

J’exprimai ma satisfaction en riant, mais j’avoue que cette association d’idées me parut significative.

« Je vous donne ma parole d’honneur, monsieur, dit M. Omer, que quand je pose ce livre sur la table et que j’en regarde le dos, trois jolis petits volumes compactes, un, deux, trois, je suis tout fier de penser que j’ai eu jadis l’honneur de connaître votre famille. Il y a bien longtemps de ça, voyons ! C’était à Blunderstone. Il y avait là un joli petit individu couché près de l’autre. Vous-même, vous n’étiez pas bien gros non plus. Ce que c’est ! ce que c’est ! »

Je changeai de sujet de conversation, en parlant d’Émilie. Après avoir assuré M. Omer que je n’avais pas oublié avec quelle bonté et quel intérêt il l’avait toujours traitée, je lui racontai en gros comment son oncle l’avait retrouvée, avec l’aide de Marthe ; j’étais sûr que cela ferait plaisir au vieillard. Il m’écouta avec la plus grande attention, puis il me dit d’un ton ému :

« J’en suis enchanté, monsieur ! Il y a longtemps que je n’avais appris de si bonnes nouvelles. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Et que va-t-on faire pour cette pauvre Marthe ?

– Vous touchez là une question qui me préoccupe depuis hier, M. Omer, mais sur laquelle je ne puis encore vous donner aucun renseignement. M. Peggotty ne m’en a pas parlé, et je n’ose le questionner. Mais je suis sûr qu’il ne l’a pas oubliée. Il n’oublie jamais les gens qui montrent, comme elle, une bonté désintéressée.

– Parce que, voyez-vous, dit M. Omer, en reprenant sa phrase là où il l’avait laissée, quand on fera quelque chose pour elle, je désire m’y associer. Inscrivez mon nom pour telle somme que vous jugerez convenable, et faites-le moi savoir, je n’ai jamais pu croire que cette fille fut aussi odieuse qu’on le disait, et je suis bien aise de voir que j’avais raison. Ma fille Minnie en sera contente aussi, les jeunes femmes vous disent souvent des choses qu’elles ne pensent pas, pour vous contrarier. Sa mère était tout comme elle : mais avec tout ça leurs cœurs sont bons et tendres ; si Minnie fait la grosse voix quand elle parle de Marthe, ce n’est que pour le monde. Pourquoi cela ? je n’en sais rien ; mais au fond croyez bien que ce n’est sas sérieux. Elle ferait tout, au contraire, pour lui rendre service en cachette. Ainsi inscrivez mon nom, je vous prie, pour ce que vous croirez convenable, et écrivez-moi une ligne pour me dire où je dois vous adresser mon offrande. Ah ! dit M. Omer, quand on arrive à cette époque de la vie, où les deux extrêmes se touchent, quand on se voit forcé, quelque robuste qu’on soit, de se faire rouler pour la seconde fois dans une espèce de chariot, on est trop heureux de rendre service à quelqu’un. On a soi-même tant besoin des autres ! Je ne parle pas de moi ; seulement, dit M. Omer, parce que, monsieur, je dis que nous descendons tous la colline, quelque âge que nous ayons ; le temps ne reste jamais immobile. Faisons donc du bien aux autres, ne fût-ce que pour nous rendre heureux nous-mêmes. Voilà mon opinion. »

Il secoua la cendre de sa pipe, qu’il posa dans un petit coin du dossier de son fauteuil, adapté à cet usage.

« Voyez le cousin d’Émilie, celui qu’elle devait épouser, dit M. Omer, en se frottant lentement les mains ; un brave garçon comme il n’y en a pas dans tout Yarmouth ! Il vient souvent le soir causer avec moi, ou me faire la lecture une heure de suite. Voilà de la bonté, j’espère ! mais toute sa vie n’est que bonté parfaite.

– Je vais le voir de ce pas, lui dis-je.

– Ah ! vraiment, dit M. Omer ; dites-lui que je me porte bien, et que je lui présente mes respects. Minnie et Joram sont à un bal ; ils seraient aussi heureux que moi de vous voir, s’ils étaient au logis. Minnie ne sort presque jamais, à cause de son père, comme elle dit ; aussi ce soir, je lui avais juré que si elle n’allait pas au bal, je me coucherais à six heures ; et elle est allée au bal avec Joram ! » M. Omer secouait son fauteuil, tout joyeux d’avoir si bien réussi dans sa ruse innocente.

Je lui serrai la main en lui disant bonsoir.

« Encore une demi-minute, monsieur, dit M. Omer ; si vous vous en alliez sans voir mon petit éléphant, vous perdriez le plus charmant de tous les spectacles. Vous n’avez jamais vu rien de pareil !… Minnie ! »

On entendit une petite voix mélodieuse, qui répondait de l’étage supérieur : « Me voilà, grand-père ! » Et une jolie petite fille, aux longues boucles blondes, arriva bientôt en courant.

« Voilà mon petit éléphant, monsieur, me dit M. Omer, en embrassant l’enfant ! pur sang de Siam, monsieur. Allons, petit éléphant ! »

Le petit éléphant ouvrit la porte du salon, qu’on avait transformé en une chambre à coucher pour M. Omer, parce qu’il avait de la peine à monter ; puis il appuya son joli front, et laissa tomber ses longs cheveux contre le dossier du fauteuil de M. Omer.

« Les éléphants vont tête baissée quand ils se dirigent vers un objet, vous savez, monsieur, me dit M. Omer en me guignant de l’œil. Petit éléphant ! un, deux, trois ! »

À ce signal, le petit éléphant fit tourner le fauteuil de M. Omer, avec une dextérité merveilleuse chez un si petit animal, et le fit entrer dans le salon, sans l’accrocher à la porte, tandis que M. Omer me regardait avec une joie indicible, à la vue de cette évolution, comme s’il était tout glorieux de finir par ce tour de force les succès de sa vie passée.

Après avoir erré dans la ville, je me rendis à la maison de Ham. Peggotty y habitait avec lui ; elle avait loué sa propre chaumière au successeur de M. Barkis, qui lui avait acheté le fond de clientèle, la charrette et le cheval. Je crois que c’était toujours le même coursier pacifique que du temps de M. Barkis.

Je les trouvai dans une petite cuisine très-bien tenue, en compagnie de mistress Gummidge, que M. Peggotty avait amenée du vieux bateau. Je doute qu’un autre eût pu la décider à abandonner son poste. Il leur avait évidemment tout dit. Peggotty et mistress Gummidge s’essuyaient les yeux avec leurs tabliers. Ham était sorti pour faire un tour sur la grève. Il rentra bientôt, et parut charmé de me voir ; j’espère que ma visite leur fit du bien. Nous parlâmes, le plus gaiement qu’il nous fut possible, de la fortune qu’allait faire M. Peggotty dans son nouveau pays, et des merveilles qu’il nous décrirait dans ses lettres, nous ne nommâmes pas Émilie, mais plus d’une fois on fit allusion à elle. Ham avait l’air plus serein que personne.

Mais Peggotty me dit, quand elle m’eut fait monter dans une petite chambre, où le livre aux crocodiles m’attendait sur la table, que Ham était toujours le même ; elle était sûre qu’il avait le cœur brisé (me dit-elle en pleurant) ; mais il était plein de courage et de douceur, et il travaillait avec plus d’activité et d’adresse que tous les constructeurs de barques du port. Parfois, le soir, il rappelait leur vie passée à bord du vieux bateau ; et alors il parlait d’Émilie, quand elle était toute petite ; mais jamais il ne parlait d’elle, devenue femme.

Je crus lire sur le visage du jeune homme qu’il avait envie de causer seul avec moi. Je résolus donc de me trouver sur son chemin le lendemain soir, quand il reviendrait de son travail ; puis je m’endormis. Cette nuit-là, pour la première fois depuis bien longtemps, on éteignit la lumière qui brillait toujours à la fenêtre du vieux bateau, et M. Peggotty se coucha dans son vieux hamac, au son du vent qui gémissait, comme autrefois, autour de lui.

Le lendemain, il s’occupa à disposer sa barque de pêche et tous ses filets ; à emballer et à diriger sur Londres, par le roulage, les effets mobiliers qui pouvaient lui servir dans son ménage ; à donner à mistress Gummidge ce dont il croyait ne pas avoir besoin. Elle ne le quitta pas de tout le jour. J’avais un triste désir de revoir ce lieu où j’avais vécu jadis, avant qu’on l’abandonnât. Je convins donc avec eux, de venir les y retrouver le soir ; mais je m’arrangeai pour voir Ham auparavant.

Comme je savais où il travaillait, il m’était facile de le trouver en chemin. J’allai l’attendre dans un coin retiré de la grève, que je savais qu’il devait traverser, et je m’en revins avec lui, pour qu’il eût le temps de me parler, s’il en avait vraiment envie. Je ne m’étais pas mépris sur l’expression de son visage ; nous n’avions pas fait vingt pas qu’il me dit, sans lever les yeux sur moi :

« Maître David, vous l’avez vue ?

– Seulement un instant, pendant qu’elle était évanouie, répondis-je doucement. »

Nous marchâmes un instant en silence, puis il me dit :

« Est-ce que vous la reverrez, monsieur David ?

– Cela lui serait peut-être trop pénible.

– J’y ai pensé, répondit-il ; c’est probable, monsieur, c’est probable.

– Mais, Ham, lui dis-je doucement, si vous vouliez que je lui écrivisse quelque chose de votre part, dans le cas où je ne pourrais pas le lui dire ; si vous aviez quelque chose à lui communiquer par mon entremise, je regarderais cette confidence comme un dépôt sacré.

– J’en suis sûr. Vous êtes bien bon, monsieur, je vous remercie ! je crois qu’il y a quelque chose que je voudrais lui faire dire ou lui faire écrire.

– Qu’est-ce donc ?

Nous allâmes encore quelques pas, puis il reprit :

« Il ne s’agit pas de dire que je lui pardonne, cela n’en vaudrait pas la peine ; mais c’est que je la prie de me pardonner de lui avoir presque imposé mon affection. Souvent je me dis, monsieur, que, si elle ne m’avait pas promis de m’épouser, elle aurait eu assez de confiance en moi, en raison de notre amitié, pour venir me dire la lutte qu’elle souffrait dans son cœur, et s’adresser à mes conseils ; je l’aurais peut-être sauvée. »

Je lui serrai la main.

« Est-ce tout ?

– Il y a encore quelque chose, dit-il ; si je peux seulement vous le dire, maître David. »

Nous marchâmes longtemps sans qu’il ouvrît la bouche ; enfin, il parla. Il ne pleurait pas ; quand il s’arrêtait aux endroits où le lecteur verra des points, il se recueillait seulement pour s’expliquer plus clairement :

« Je l’aimais trop… et sa mémoire… m’est, trop chère… pour que je puisse chercher à lui faire croire que je suis heureux. Je ne pourrais être heureux… qu’en l’oubliant, et je crains bien de ne pouvoir supporter qu’on lui promette pour moi pareille chose ; mais, si vous, maître David, qui êtes si savant, si vous pouviez trouver quelque chose à lui dire pour lui faire croire que je n’ai pas trop souffert, que je l’aime toujours, et que je la plains ; si vous pouviez lui faire croire que je ne suis pas las de la vie, qu’au contraire, j’espère la voir un jour, sans reproches, là où les méchante cessent de troubler les bons, et où on trouve le repos de ses peines… Si vous pouviez lui dire quelque chose qui soulagerait son chagrin, sans pourtant lui faire croire que je me marierai jamais, ou que jamais une autre me sera de rien, je vous demanderais de bien vouloir le dire… et encore que je prie pour elle… elle qui m’était si chère. »

Je serrai encore vivement la main de Ham entre les miennes, et je lui promis de m’acquitter de mon mieux de sa commission.

« Je vous remercie, monsieur, répondit-il ; vous avez été bien bon de venir me trouver ; vous avez été bien bon aussi d’accompagner mon oncle jusqu’ici, maître Davy ; je comprends bien que je ne le reverrai plus, quoique ma tante doive aller les revoir encore à Londres, et leur dire adieu avant leur départ. J’y suis bien décidé ; nous ne nous le disons pas, mais c’est sûr, et cela vaut mieux. La dernière fois que vous le verrez, au dernier moment, voulez-vous lui dire tous les remercîments, toute la respectueuse affection de l’orphelin pour lequel il a été plus qu’un père ? »

Je le lui promis.

« Merci encore, monsieur, dit-il, en me pressant cordialement la main ; je sais où vous allez. Adieu. »

Il fit un petit signe de la main, comme pour m’expliquer qu’il ne pouvait pas retourner dans ce lieu qu’il avait aimé autrefois, puis s’éloigna. Je le vis tourner les yeux vers une bande de lumière argentée, sur les flots, et passer son chemin en la regardant, jusqu’au moment où il ne fut plus qu’une ombre dans le lointain.

La porte du vieux bateau était ouverte lorsque j’en approchai ; je vis qu’il n’y avait plus de meubles, sauf un vieux coffre, sur lequel était assise mistress Gummidge, avec un panier sur les genoux. Elle regardait M. Peggotty, qui avait le coude appuyé sur la cheminée, et semblait examiner les cendres rougeâtres d’un feu à demi éteint ; mais il leva la tête d’un air serein, et me dit :

« Ah ! vous voilà, maître Davy ; vous venez dire adieu à notre vieille maison, comme vous l’aviez promis. C’est un peu nu, n’est-ce pas ?

– Vous n’avez pas perdu votre temps, lui dis-je.

– Oh non, monsieur, nous avons bien travaillé ; mistress Gummidge a travaillé comme un… je ne sais vraiment pas comme quoi mistress Gummidge n’a pas travaillé, dit M. Peggotty en la regardant, sans avoir pu trouver de comparaison assez flatteuse. »

Mistress Gummidge, toujours appuyée sur son panier, ne fit aucune réflexion.

« Voilà le coffre sur lequel vous vous asseyiez jadis à côté d’Émilie, dit M. Peggotty à voix basse ; je vais l’emporter avec moi. Et voilà votre ancienne chambre, maître David, elle est aussi nue qu’on peut le désirer. »

Le vent soufflait doucement, avec un gémissement solennel, qui enveloppait cette demeure à demi déserte d’une atmosphère pleine de tristesse. Tout était parti, jusqu’au petit miroir avec son cadre de nacre. Je pensai au temps où, pour la première fois, j’avais couché là, tandis qu’un si grand changement s’accomplissait dans la maison de ma mère. Je pensai à l’enfant aux yeux bleus qui m’avait charmé. Je pensai à Steerforth, et, tout d’un coup, je me sentis saisi d’une folle crainte qu’il ne fût près de là et qu’on ne pût le rencontrer au premier moment.

« Il se passera du temps avant que le bateau soit habité de nouveau, dit tout bas Peggotty. On le regarde ici à présent comme un lieu de malédiction.

– Appartient-il à quelqu’un du pays ? demandai-je.

– À un constructeur de mâts de Yarmouth, dit M. Peggotty. Je compte lui remettre la clef ce soir. »

Nous entrâmes dans l’autre petite chambre, puis nous vînmes retrouver mistress Gummidge, qui était toujours assise sur le coffre. M. Peggotty posa la bougie sur la cheminée, et pria la bonne femme de se lever pour qu’il pût transporter le coffre dehors avant d’éteindre la bougie.

« Daniel, dit mistress Gummidge en quittant tout à coup son panier pour s’attacher au bras de M. Peggotty, mon cher Daniel, voici mes dernières paroles en m’éloignant de cette maison : c’est que je ne veux pas me séparer de vous. Ne pensez pas à me laisser là, Daniel ! Oh ! non, n’en faites rien. »

M. Peggotty, surpris, regarda mistress Gummidge et puis moi, comme s’il sortait d’un songe.

« N’en faites rien, mon bon Daniel, je vous en conjure, cria mistress Gummidge du ton le plus ému. Emmenez-moi avec vous, Daniel, emmenez-moi avec vous, avec Émilie ! Je serai votre servante, votre constante et fidèle servante. S’il y a des esclaves dans le pays où vous allez, je serai votre esclave, et j’en serai bien contente, mais ne m’abandonnez pas, Daniel, je vous en conjure !

– Ma chère amie, dit M. Peggotty en secouant la tête, vous ne savez pas comme le voyage est long et comme la vie sera rude !

– Si, Daniel, je le sais bien ! Je le devine ! s’écria mistress Gummidge. Mais, je vous le répète, voici mes dernières paroles avant notre séparation : c’est que, si vous me laissez là, je veux rentrer dans cette maison pour y mourir. Je sais bêcher, Daniel ; je sais travailler ; je sais ce que c’est que la peine. Je serai bonne et patiente, Daniel, plus que vous ne croyez. Voulez-vous seulement essayer ? Je ne toucherai jamais un sou de cette pension, Daniel Peggotty, non ; pas même quand je mourrais de faim ; mais si vous voulez m’emmener, j’irai avec vous et Émilie jusqu’au bout du monde. Je sais bien ce que c’est ; je sais que vous croyez que je suis maussade et grognon ; mais, mon cher ami, ce n’est déjà plus comme autrefois, je ne suis pas restée toute seule ici sans gagner quelque chose à penser à tous vos chagrins. Maître David, parlez-lui pour moi ! Je connais ses habitudes et celles d’Émilie ; je connais aussi leurs chagrins, je pourrai les consoler quelquefois, et je travaillerai toujours pour eux. Daniel, mon cher Daniel, laissez-moi aller avec vous ! »

Mistress Gummidge prit sa main et la baisa avec une émotion et une tendresse reconnaissante qu’il méritait bien.

Nous transportâmes le coffre hors de la maison, on éteignit les lumières, on ferma la porte, et on quitta le vieux bateau, qui resta comme un point noir au milieu d’un ciel chargé d’orages. Le lendemain, nous retournions à Londres sur l’impériale de la diligence ; mistress Gummidge était installée avec son panier dans la rotonde, et elle était bien heureuse.

Chapitre XXII. J’assiste à une explosion. §

Quand nous fûmes arrivés à la veille du jour pour lequel M. Micawber nous avait donné un si mystérieux rendez-vous, nous nous consultâmes, ma tante et moi, pour savoir ce que nous ferions, car ma tante n’avait nulle envie de quitter Dora. Hélas ! qu’il m’était facile de monter Dora dans mes bras, maintenant !

Nous étions disposés, en dépit du désir exprimé par M. Micawber, à décider que ma tante resterait à la maison ; M. Dick et moi, nous nous chargerions de représenter la famille. C’était même une chose convenue, quand Dora vint tout déranger en déclarant que jamais elle se pardonnerait à elle-même, et qu’elle ne pardonnerait pas non plus à son méchant petit mari, si ma tante n’allait pas avec nous à Canterbury.

« Je ne vous adresserai pas la parole, dit-elle à ma tante en secouant ses boucles ; je serai désagréable, je ferai aboyer Jip toute la journée contre vous. Si vous n’y allez pas, je dirai que vous êtes une vieille grognon.

– Bah ! bah ! Petite-Fleur, dit ma tante en riant, vous savez bien que vous ne pouvez pas vous passer de moi !

– Mais si, certainement ! dit Dora, vous ne me servez à rien du tout. Vous ne montez jamais me voir dans ma chambre, toute la sainte journée ; vous ne venez jamais vous asseoir près de moi pour me raconter comme quoi mon Dody avait des souliers tout percés, et comment il était couvert de poussière, le pauvre petit homme ! Vous ne faites jamais rien pour me faire plaisir, convenez-en. »

Et Dora s’empressa d’embrasser ma tante en disant : « Non, non, c’est pour rire, » comme si elle avait peur que ma tante ne pût croire qu’elle parlait sérieusement.

« Mais, ma tante, reprit-elle d’un ton câlin, écoutez-moi bien : il faut y aller, je vous tourmenterai jusqu’à ce que vous m’ayez dit oui, et je rendrai ce méchant garçon horriblement malheureux s’il ne vous y emmène pas. Je serai insupportable, et Jip aussi ! Je ne veux pas vous laisser un moment de répit, pour vous faire regretter, tout le temps, de n’y être pas allée. Mais d’ailleurs, dit-elle, rejetant en arrière ses longs cheveux et nous regardant, ma tante et moi, d’un air interrogateur, pourquoi n’iriez-vous pas tous deux ? Je ne suis pas si malade, n’est-ce pas ?

– Là ! quelle question ! s’écria ma tante.

– Quelle idée ! lui dis-je.

– Oui ! je sais bien que je suis une petite sotte ! dit Dora en nous regardant l’un après l’autre, puis elle tendit sa jolie bouche pour nous embrasser. Eh bien, alors, il faut que vous y alliez tous les deux, ou bien je ne vous croirai pas, et ça me fera pleurer. »

Je vis sur le visage de ma tante qu’elle commençait à céder, et Dora s’épanouit en le voyant aussi.

« Vous aurez tant de choses à me raconter, qu’il me faudra au moins huit jours pour l’entendre et le comprendre, dit Dora ; car je ne comprendrai pas tout de suite, si ce sont des affaires, comme c’est bien probable. Et puis, s’il y a des additions à faire, je n’en viendrai pas à bout, et ce méchant garçon aura l’air contrarié tout le temps. Allons, vous irez, n’est-ce pas ? Vous ne serez absents qu’une nuit, et Jip prendra soin de moi pendant ce temps-là. David me portera dans ma chambre avant que vous partiez, et je ne redescendrai que quand vous serez de retour ; vous porterez aussi à Agnès une lettre de reproches ; je veux la gronder de n’être jamais venue nous voir ! »

Nous décidâmes, sans plus de contestations, que nous partirions tous les deux, et que Dora était une petite rusée qui s’amusait à faire la malade pour se faire soigner. Elle était enchantée et de très-bonne humeur ; nous prîmes ce soir-là la malle-poste de Canterbury, ma tante, M. Dick, Traddles et moi.

Je trouvai une lettre de M. Micawber à l’hôtel où il nous avait priés de l’attendre et où nous eûmes assez de peine à nous faire ouvrir au milieu de la nuit ; il m’écrivait qu’il nous viendrait voir le lendemain matin à neuf heures et demie précises. Après quoi, nous allâmes tout frissonnants nous coucher, à cette heure incommode, passant, pour gagner nos lits respectifs, à travers d’étroits corridors qu’on aurait dits, d’après l’odeur, confits dans une solution de soupe et de fumier.

Le lendemain matin, de bonne heure, j’errai dans les rues paisibles de cette antique cité : je me promenai à l’ombre des vénérables cloîtres et des églises. Les corbeaux planaient toujours sur les tours de la cathédrale, et les tours elles-mêmes, qui dominent tout le riche pays d’alentour avec ses rivières gracieuses, semblaient fendre l’air du matin, sereines et paisibles, comme si rien ne changeait sur la terre. Et pourtant les cloches, en résonnant à mes oreilles, ne me rappelaient que trop que tout change ici-bas ; elles me rappelaient leur propre vieillesse et la jeunesse de ma charmante Dora ; elles me racontaient la vie de tous ceux qui avaient passé près d’elles pour aimer, puis pour mourir, tandis que leur son plaintif venait frapper l’armure rouillée du prince Noir dans la cathédrale, pour aller se perdre après dans l’espace, comme un cercle qui se forme, et disparaît sur la surface des eaux.

Je jetai un coup d’œil sur la vieille maison qui faisait le coin de la rue, mais j’en restai éloigné : peut-être, si on m’avait aperçu, aurais-je pu nuire involontairement à la cause que je venais servir. Le soleil du matin dorait de ses rayons le toit et les fenêtres de cette demeure, et mon cœur ressentait quelque chose de la paix qu’il avait connue autrefois.

Je fis un tour aux environs pendant une heure ou deux, puis je revins par la grande rue, qui commençait à reprendre de l’activité. Dans une boutique qui s’ouvrait, je vis mon ancien ennemi, le boucher, qui berçait un petit enfant et semblait devenu un membre très-paisible de la société.

Nous nous mîmes à déjeuner ; l’impatience commençait à nous gagner. Il était près de neuf heures et demie, nous attendions M. Micawber avec une extrême agitation. À la fin, nous laissâmes là le déjeuner ; M. Dick seul y avait fait quelque honneur. Ma tante se mit à arpenter la chambre, Traddles s’assit sur le canapé, sous prétexte de lire un journal qu’il étudiait, les yeux au plafond ; je me mis à la fenêtre pour avertir les autres, dès que j’apercevrais M. Micawber. Je n’eus pas longtemps à attendre : neuf heures et demie sonnaient lorsque je le vis paraître dans la rue.

« Le voilà ! m’écriai-je, et il n’a pas son habit noir ! »

Ma tante renoua son chapeau (qu’elle avait gardé pendant tout le temps de son déjeuner) et mit son châle, comme si elle s’apprêtait à quelque événement qui demandât toute son énergie. Traddles boutonna sa redingote d’un air déterminé, M. Dick, ne comprenant rien à ces préparatifs redoutables, mais jugeant nécessaire de les imiter, enfonça son chapeau sur sa tête, de toutes ses forces, puis l’ôta immédiatement pour dire bonjour à M. Micawber.

« Messieurs et madame, dit M. Micawber, bonjour ! Mon cher monsieur, dit-il à M. Dick, qui lui avait donné une vigoureuse poignée de main, vous êtes bien bon.

– Avez-vous déjeuné ? dit M. Dick. Voulez-vous une côtelette ?

– Pour rien au monde, mon cher monsieur ! s’écria M. Micawber en l’empêchant de sonner ; depuis longtemps, monsieur Dixon, l’appétit et moi, nous sommes étrangers l’un à l’autre. »

M. Dixon fut si charmé de son nouveau nom, qu’il donna à M. Micawber une nouvelle poignée de main en riant comme un enfant.

« Dick, lui dit ma tante, attention ! »

M. Dick rougit et se redressa.

« Maintenant, monsieur, dit ma tante à M. Micawber tout en mettant ses gants, nous sommes prêts à partir pour le mont Vésuve ou ailleurs, aussitôt qu’il vous plaira.

– Madame, répondit M. Micawber, j’ai l’espérance, en effet, de vous faire assister bientôt à une éruption. Monsieur Traddles, vous me permettez, n’est-ce pas, de dire que nous avons eu quelques communications, vous et moi ?

– C’est un fait, Copperfield, dit Traddles, que je regardais d’un air surpris. M. Micawber m’a consulté sur ce qu’il comptait faire, et je lui ai donné mon avis aussi bien que j’ai pu.

– À moins que je ne me fasse illusion, monsieur Traddles, continua M. Micawber, ce que j’ai l’intention de découvrir ici est très-important ?

– Extrêmement important, dit Traddles.

– Peut-être, dans de telles circonstances, madame et messieurs, dit M. Micawber, me ferez-vous l’honneur de vous laisser diriger par un homme qui, tout indigne qu’il est d’être considéré comme autre chose qu’un frêle esquif échoué sur la grève de la vie humaine, est cependant un homme comme vous ; des erreurs individuelles et une fatale combinaison d’événements l’ont seules fait déchoir de sa position naturelle.

– Nous avons pleine confiance en vous, monsieur Micawber, lui dis-je ; nous ferons tout ce qu’il vous plaira.

– Monsieur Copperfield, repartit M. Micawber, votre confiance n’est pas mal placée pour le moment, je vous demande de vouloir bien me laisser vous devancer de cinq minutes ; puis soyez assez bons pour venir rendre visite à miss Wickfield, au bureau de MM. Wickfield-et-Heep, où je suis commis salarié. »

Ma tante et moi, nous regardâmes Traddles qui faisait un signe d’approbation.

« Je n’ai plus rien à ajouter, » continua M. Micawber.

Puis, à mon grand étonnement, il nous fit un profond salut d’un air très-cérémonieux, et disparut. J’avais remarqué qu’il était extrêmement pâle.

Traddles se borna à sourire en hochant la tête, quand je le regardai pour lui demander ce que tout cela signifiait : ses cheveux étaient plus indisciplinés que jamais. Je tirai ma montre pour attendre que le délai de cinq minutes fût expiré. Ma tante, sa montre à la main, faisait de même. Enfin, Traddles lui offrit le bras, et nous sortîmes tous ensemble pour nous rendre à la maison des Wickfield, sans dire un mot tout le long du chemin.

Nous trouvâmes M. Micawber à son bureau du rez-de-chaussée, dans la petite tourelle ; il avait l’air de travailler activement. Sa grande règle était cachée dans son gilet, mais elle passait, à une des extrémités, comme un jabot de nouvelle espèce.

Voyant que c’était à moi de prendre la parole, je dis tout haut :

« Comment allez-vous, monsieur Micawber ?

– Monsieur Copperfield, dit gravement M. Micawber, j’espère que vous vous portez bien ?

– Miss Wickfield est-elle chez elle ?

– M. Wickfield est souffrant et au lit, monsieur, dit-il, il a une fièvre rhumatismale ; mais miss Wickfield sera charmée, j’en suis sûre, de revoir d’anciens amis. Voulez-vous entrer, monsieur ? »

Il nous précéda dans la salle à manger ; c’était là que, pour la première fois, on m’avait reçu dans cette maison ; puis, ouvrant la porte de la pièce qui servait jadis de bureau à M. Wickfield, il annonça d’une voix retentissante :

« Miss Trotwood, monsieur David Copperfield, monsieur Thomas Traddles et monsieur Dick. »

Je n’avais pas revu Uriah Heep depuis le jour où je l’avais frappé. Évidemment notre visite l’étonnait presque autant qu’elle nous étonnait nous-mêmes. Il ne fronça pas les sourcils, parce qu’il n’en avait pas à froncer, mais il plissa son front de manière à fermer presque complètement ses petits yeux, tandis qu’il portait sa main hideuse à son menton, d’un air de surprise et d’anxiété. Ce ne fut que l’affaire d’un moment : je l’entrevis en le regardant par-dessus l’épaule de ma tante. La minute d’après, il était aussi humble et aussi rampant que jamais.

« Ah vraiment ! dit-il, voilà un plaisir bien inattendu ! C’est une fête sur laquelle je ne comptais guère, tant d’amis à la fois ! Monsieur Copperfield, vous allez bien, j’espère ? et si je peux humblement m’exprimer ainsi, vous êtes toujours bienveillant envers vos anciens amis ? Mistress Copperfield va mieux, j’espère, monsieur ? Nous avons été bien inquiets de sa santé depuis quelque temps, je vous assure. »

Je me souciais fort peu de lui laisser prendre ma main, mais comment faire ?

« Les choses ont bien changé ici, miss Trotwood, depuis le temps où je n’étais qu’un humble commis, et où je tenais votre poney ; n’est-ce pas ? dit Uriah de son sourire le plus piteux. Mais, moi, je n’ai pas changé, miss Trotwood.

– À vous parler franchement, monsieur, dit ma tante, si cela peut vous être agréable, je vous dirai bien que vous avez tenu tout ce que vous promettiez dans votre jeunesse.

– Merci de votre bonne opinion, miss Trotwood, dit Uriah, avec ses contorsions accoutumées.

– Micawber, voulez-vous avertir miss Agnès et ma mère ! Ma mère va être dans tous ses états, en voyant si brillante compagnie ! dit Uriah en nous offrant des chaises.

– Vous n’êtes pas occupé, monsieur Heep ? dit Traddles, dont les yeux venaient de rencontrer l’œil fauve du renard qui le regardait à la dérobée d’un air interrogateur.

– Non, monsieur Traddles, répondit Uriah en reprenant sa place officielle et en serrant l’une contre l’autre deux mains osseuses, entre deux genoux également osseux, pas autant que je le voudrais. Mais les jurisconsultes sont comme les requins ou comme les sangsues, vous savez : ils ne sont pas aisés à satisfaire ! Ce n’est pas que M. Micawber et moi nous n’ayons assez à faire, monsieur, grâce à ce que M. Wickfield ne peut se livrer à aucun travail, pour ainsi dire. Mais c’est pour nous un plaisir aussi bien qu’un devoir, de travailler pour lui. Vous n’êtes pas lié avec M. Wickfield, je crois, monsieur Traddles ? il me semble que je n’ai eu moi-même l’honneur de vous voir qu’une seule fois ?

– Non, je ne suis pas lié avec M. Wickfield, répondit Traddles ; sans cela j’aurais peut-être eu l’occasion de vous rendre visite plus tôt. »

Il y avait dans le ton dont Traddles prononça ces mots quelque chose qui inquiéta de nouveau Uriah ; il jeta les yeux sur lui d’un air sinistre et soupçonneux. Mais il se remit en voyant le visage ouvert de Traddles, ses manières simples et ses cheveux hérissés, et il continua en sautant sur sa chaise :

« J’en suis fâché, monsieur Traddles, vous l’auriez apprécié comme moi, ses petits défauts n’auraient fait que vous le rendre plus cher. Mais si vous voulez entendre l’éloge de mon maître, adressez-vous à Copperfield ! D’ailleurs, toute la famille de M. Wickfield est un sujet sur lequel son éloquence ne tarit pas. »

Je n’eus pas le temps de décliner le compliment, quand j’aurais été disposé à le faire. Agnès venait d’entrer, suivie de mistress Heep. Elle n’avait pas l’air aussi calme qu’à l’ordinaire ; évidemment elle avait eu à supporter beaucoup d’anxiété et de fatigue. Mais sa cordialité empressée et sa sereine beauté n’en étaient que plus frappantes.

Je vis Uriah l’observer tandis qu’elle nous disait bonjour, il me rappela la laideur des mauvais génies épiant une bonne fée. Puis je vis M. Micawber faire un signe à Traddles, qui sortit aussitôt.

« Vous n’avez pas besoin de rester ici, Micawber, dit Uriah. »

Mais M. Micawber restait debout devant la porte, une main appuyée sur la règle qu’il avait placée dans son gilet. On voyait bien, à ne pas s’y méprendre, qu’il avait l’œil fixé sur un individu, et que cet individu, c’était son abominable patron.

« Qu’est-ce que vous attendez ? dit Uriah. Micawber, n’avez-vous pas entendu que je vous ai dit de ne pas rester ici ?

– Si, dit M. Micawber, toujours immobile.

– Alors, pourquoi restez-vous ? dit Uriah.

– Parce que… parce que cela me convient, répondit M. Micawber, qui ne pouvait plus se contenir. »

Les joues d’Uriah perdirent toute leur couleur et se couvrirent d’une pâleur mortelle, faiblement illuminée par le rouge de ses paupières. Il regarda attentivement M. Micawber avec une figure toute haletante.

« Vous n’êtes qu’un pauvre sujet, tout le monde le sait bien, dit-il en s’efforçant de sourire, et j’ai peur que vous ne m’obligiez à me débarrasser de vous. Sortez ! je vous parlerai tout à l’heure.

– S’il y a en ce monde un scélérat, dit M. Micawber, en éclatant tout à coup avec une véhémence inouïe, un coquin auquel je n’ai que trop parlé en ma vie, ce gredin-là se nomme… Heep ! »

Uriah recula, comme s’il avait été piqué par un reptile venimeux. Il promena lentement ses regards sur nous, de l’air le plus sombre et le plus méchant ; puis il dit à voix basse :

« Ah ! ah ! c’est un complot ! Vous vous êtes donné rendez-vous ici ; vous voulez vous entendre avec mon commis, Copperfield, à ce qu’il paraît ! Mais prenez garde. Vous ne réussirez pas ; nous nous connaissons, vous et moi : nous ne nous aimons guère. Depuis votre première visite ici, vous avez toujours fait le chien hargneux, vous êtes jaloux de mon élévation, n’est-ce pas ! mais je vous en avertis, pas de complots contre moi, ou les miens vaudront bien les vôtres. Micawber, sortez, j’ai deux mots à vous dire.

– Monsieur Micawber, dis-je, il s’est fait un étrange changement dans ce drôle, il en est venu à dire la vérité sur un point, c’est qu’il se sent menacé. Traitez-le comme il le mérite !

– Vous êtes d’aimables gens, dit Uriah, toujours du même ton, en essuyant, de sa longue main, les gouttes de sueur gluante qui coulaient sur son front, de venir acheter mon commis, l’écume de la société ; un homme tel que vous étiez jadis, Copperfield, avant qu’on vous eût fait la charité ; et de le payer pour me diffamer par des mensonges ! Mistress Trotwood, vous ferez bien d’arrêter tout ça, ou je me charge de faire arrêter votre mari, plutôt qu’il ne vous conviendra. Ce n’est pas pour des prunes que j’ai étudié à fond votre histoire, en homme du métier, ma brave dame ! Miss Wickfield, au nom de l’affection que vous avez pour votre père, ne vous joignez pas à cette bande, si vous ne voulez pas que je le ruine… Et maintenant, Micawber, venez-y ! je vous tiens entre mes griffes. Regardez-y à deux fois, si vous ne voulez pas être écrasé. Je vous recommande de vous éloigner, tandis qu’il en est encore temps. Mais où est ma mère ? dit-il, en ayant l’air de remarquer avec une certaine alarme l’absence de Traddles, et en tirant brusquement la sonnette. La jolie scène à venir faire chez les gens !

– Mistress Heep est ici, monsieur, dit Traddles, qui reparut suivi de la digne mère de ce digne fils. J’ai pris la liberté de me faire connaître d’elle.

– Et qui êtes-vous, pour vous faire connaître ? répondit Uriah ; que venez-vous demander ici ?

– Je suis l’ami et l’agent de M. Wickfield, monsieur, dit Traddles d’un air grave et calme. Et j’ai dans ma poche ses pleins pouvoirs, pour agir comme procureur en son nom, quoi qu’il arrive.

– Le vieux baudet aura bu jusqu’à en perdre l’esprit, dit Uriah, qui devenait toujours de plus en plus affreux à voir, et on lui aura soutiré cet acte par des moyens frauduleux !

– Je sais qu’on lui a soutiré quelque chose par des moyens frauduleux, reprit doucement Traddles ; et vous le savez aussi bien que moi, monsieur Heep. Nous laisserons cette question à traiter à M. Micawber, si vous le voulez bien.

– Uriah ! dit mistress Heep d’un ton inquiet.

– Taisez-vous, ma mère, répondit-il, moins on parle, moins on se trompe.

– Mais, mon ami…

– Voulez-vous me faire le plaisir de vous taire, ma mère, et de me laisser parler ? »

Je savais bien depuis longtemps que sa servilité n’était qu’une feinte, et qu’il n’y avait en lui que fourberie et fausseté ; mais, jusqu’au jour où il laissa tomber son masque, je ne m’étais fait aucune idée de l’étendue de son hypocrisie. J’avais beau le connaître depuis de longues années, et le détester cordialement, je fus surpris de la rapidité avec laquelle il cessa de mentir, quand il reconnut que tout mensonge lui serait inutile ; de la malice, de l’insolence et de la haine qu’il laissa éclater, de sa joie en songeant, même alors, à tout le mal qu’il avait fait. Je croyais savoir à quoi m’en tenir sur son compte, et pourtant ce fut toute une révélation pour moi, car en même temps qu’il affectait de triompher, il était au désespoir, et ne savait comment se tirer de ce mauvais pas.

Je ne dis rien du regard qu’il me lança, pendant qu’il se tenait là debout, à nous lorgner les uns après les autres, car je n’ignorais pas qu’il me haïssait, et je me rappelais les marques que ma main avait laissées sur sa joue. Mais, quand ses yeux se fixèrent sur Agnès, ils avaient une expression de rage qui me fit frémir : on voyait qu’il sentait qu’elle lui échappait ; il ne pourrait satisfaire l’odieuse passion qui lui avait fait espérer de posséder une femme dont il était incapable d’apprécier toutes les vertus. Était-il possible qu’Agnès eût été condamnée à vivre, seulement une heure, dans la compagnie d’un pareil homme !

Il se grattait le menton, puis nous regardait avec colère, enfin il se tourna de nouveau vers moi et me dit d’un ton demi-patelin, demi-insolent :

« Et vous, Copperfield, qui faites tant de fracas de votre honneur et de tout ce qui s’ensuit ; comment m’expliquerez-vous, monsieur l’honnête homme, que vous veniez espionner ce qui se passe chez moi, et suborner mon commis pour qu’il vous contât mes affaires ? Si c’était moi, je n’en serais pas surpris, car je n’ai pas la prétention d’être un gentleman (bien que je n’aie jamais erré dans les rues, comme vous le faisiez jadis, à ce que raconte Micawber), mais vous ! cela ne vous fait pas peur ? Vous ne songez pas à tout ce que je pourrai faire, en retour, jusqu’à vous faire poursuivre pour complot, etc., etc. ? très-bien. Nous verrons ! monsieur… Comment vous appelez-vous ? Vous qui vouliez faire une question à Micawber, tenez ! le voilà. Pourquoi donc ne lui dites-vous pas de parler ? Il sait sa leçon par cœur, à ce que je puis croire. »

Il s’aperçut que tout ce qu’il disait ne faisait aucun effet sur nous, et, s’asseyant sur le bord de la table, il mit ses mains dans ses poches, et, les jambes entrelacées, il attendit d’un air résolu la suite des événements.

M. Micawber, que j’avais eu beaucoup de peine à contenir, et qui avait plusieurs fois articulé la première syllabe du mot scélérat ! sans que je lui permisse de prononcer le reste, éclata enfin, tira de son sein la grande règle (probablement destinée à lui servir d’arme défensive), et sortit de sa poche un volumineux document sur papier ministre, plié en forme de grandes lettres. Il ouvrit ce paquet d’un air dramatique et le contempla avec admiration, comme s’il était ravi à l’avance de ses talents d’auteur, puis il commença à lire ce qui suit :

« Chère miss Trotwood, Messieurs…

– Que le bon Dieu le bénisse ! s’écria ma tante, il s’agirait d’un recours en grâces pour crime capital, qu’il dépenserait une rame de papier pour écrire sa pétition. »

M. Micawber ne l’avait pas entendue, et continuait :

« En paraissant devant vous pour vous dénoncer le plus abominable coquin qui, selon moi, ait jamais existé, dit-il sans lever les yeux de dessus la lettre, mais en brandissant sa règle, comme si c’était un monstrueux gourdin, dans la direction d’Uriah Heep, je ne viens pas vous demander de songer à moi. Victime, depuis mon enfance, d’embarras pécuniaires dont il m’a été impossible de sortir, j’ai été le jouet des plus tristes circonstances. L’ignominie, la misère, l’affliction et la folie, ont été, collectivement ou successivement, mes compagnes assidues pendant ma douloureuse carrière. »

La satisfaction avec laquelle M. Micawber décrivait tous les malheurs de sa vie ne saurait être égalée que par l’emphase avec laquelle il lisait sa lettre, et l’hommage qu’il rendait lui-même à ce petit chef-d’œuvre, en roulant la tête chaque fois qu’il croyait avoir rencontré une expression suffisamment énergique.

« Un jour, sous le coup de l’ignominie, de la misère, de l’affliction et de la folie combinées, j’entrai dans le bureau de l’association connue sous le nom de Wickfield-et-Heep, mais en réalité dirigée par Heep tout seul. HEEP, le seul HEEP est le grand ressort de cette machine. HEEP, le seul HEEP est un faussaire et un fripon. »

Uriah devint bleu, de pâle qu’il était ; il bondit pour s’emparer de la lettre, et la mettre en morceaux. M. Micawber, avec une dextérité couronnée de succès, lui attrapa les doigts à la volée, avec la règle, et mit sa main droite hors de combat. Uriah laissa tomber son poignet comme si on le lui avait cassé. Le bruit que fit le coup était aussi sec que s’il avait frappé sur un morceau de bois.

« Que le diable vous emporte ! dit Uriah en se tordant de douleur, je vous revaudrai ça.

– Approchez seulement, vous, vous Heep, tas d’infamie, s’écria M. Micawber, et si votre tête est une tête d’homme et non de diable, je la mets en pièces. Approchez, approchez ! »

Je n’ai jamais rien vu, je crois, de plus risible que cette scène. M. Micawber faisait le moulinet avec sa règle, en criant : « Approchez ! approchez ! » tandis que Traddles et moi, nous le poussions dans un coin, d’où il faisait des efforts inimaginables pour sortir.

Son ennemi grommelait entre ses dents en frottant sa main meurtrie ; il prit son mouchoir pour l’envelopper, puis il se rassit sur sa table, les yeux baissés, d’un air sombre.

Quand M. Micawber se fut un peu calmé, il reprit sa lecture.

« Le traitement qui me décida à entrer au service de… Heep (il s’arrêtait toujours avant de prononcer ce nom, pour y mettre plus de vigueur) n’avait été provisoirement fixé qu’à vingt-deux shillings six pences par semaine. Le reste devait être réglé d’après mon travail au bureau, ou plutôt, pour dire la vérité, d’après la bassesse de ma nature, d’après la cupidité de mes désirs, d’après la pauvreté de ma famille, d’après la ressemblance morale, ou plutôt immorale, qui pourrait exister entre moi et… Heep ! Ai-je besoin de dire que bientôt je me vis contraint de solliciter de… Heep des secours pécuniaires pour venir en aide à mistress Micawber et à notre famille infortunée, qui ne faisait que s’accroître au milieu de nos malheurs ! Ai-je besoin de dire que cette nécessité avait été prévue par… Heep et que les avances qu’il me faisait étaient garanties par des reconnaissances conformes aux lois de ce pays ? Ai-je besoin d’ajouter que ce fut ainsi que cette araignée perfide m’attira dans la toile qu’elle avait tissée pour ma perte ? »

M. Micawber était tellement fier de ses talents épistolaires, tout en décrivant un si douloureux état de choses, qu’il semblait avoir oublié le chagrin ou l’anxiété que lui avait jadis causé la réalité. Il continuait :

« Ce fut alors que… Heep commença à me favoriser d’une certaine dose de confiance qui lui était nécessaire pour que je vinsse en aide à ses plans infernaux. Ce fut alors que, pour me servir du langage de Shakespeare, je commençai à languir, à dépérir, à m’étioler. On me demandait constamment ma coopération pour falsifier des documents et pour tromper un individu que je désignerai sous le nom de M. W… M. W… ignorait tout ; on l’abusait de toutes les manières, sans que ce scélérat de… Heep cessât de témoigner au pauvre malheureux une reconnaissance et une amitié sans bornes. C’était déjà assez vilain, mais, comme l’observe le prince de Danemark avec cette hauteur de philosophie qui distingue l’illustre ornement de l’ère d’Élisabeth, « c’est le reste qui est le pis. »

M. Micawber fut si charmé de cette heureuse citation que, sous prétexte de ne plus savoir où il en était de sa lecture, il nous relut ce passage deux fois de suite.

« Je n’ai pas l’intention, reprit-il, de vous donner le détail de toutes les petites fraudes qu’on a pratiquées contre l’individu désigné sous le nom de M. W…, et auxquelles j’ai prêté un concours tacite ; cette lettre ne saurait les contenir, mais je les ai recueillies ailleurs. Lorsque je cessai de discuter en moi-même la douloureuse alternative où je me trouvais de toucher ou non mon traitement, de manger ou de mourir de faim, de vivre ou de ne pas vivre, je résolus de m’appliquer à découvrir et à exposer tous les crimes commis par… Heep au détriment de ce malheureux monsieur. Stimulé par le conseiller silencieux qui veillait au dedans de ma conscience et par un conseiller non moins touchant, que je nommerai brièvement miss W…, je cherchai à établir, non sans peine, une série d’investigations secrètes, remontant, si je ne me trompe, à une période de plus de douze mois. »

Il lut ce passage comme si c’était un acte du parlement, et parût singulièrement étonné de la majesté des expressions.

« Voici ce dont j’accuse… Heep, » dit-il en regardant Uriah, et en plaçant sa règle sous son bras gauche, de façon à pouvoir la retrouver en cas de besoin.

Nous retenions tous notre respiration, Heep, je crois, plus que personne.

« D’abord, dit M. Micawber, quand les facultés de M. W… devinrent, par des causes qu’il est inutile de rappeler, troubles et faibles, Heep s’étudia à compliquer toutes les transactions officielles. Plus M. W… était impropre à s’occuper d’affaires, plus Heep voulait le contraindre à s’en occuper. Dans de tels moments, il fit signer à M. W… des documents d’une grande importance, pour d’autres qui n’en avaient aucune. Il amena M. W… à lui donner l’autorisation d’employer une somme considérable qui lui avait été confiée, prétendant qu’on avait à payer des charges très-onéreuses déjà liquidées ou qui même n’avaient jamais existé. Et, en même temps, il mettait au compte de M. W… l’invention d’une indélicatesse si criante ; dont il s’est servi depuis pour torturer et contraindre M. W… à lui céder sur tous les points.

– Vous aurez à prouver tout cela, Copperfield ! dit Uriah en secouant la tête d’un air menaçant. Patience !

– Monsieur Traddles, demandez à… Heep qui est-ce qui a demeuré dans cette maison après lui, dit M. Micawber en s’interrompant dans sa lecture ; voulez-vous ?

– Un imbécile qui y demeure encore, dit Uriah d’un air dédaigneux.

– Demandez à… Heep s’il n’a pas, par hasard, possédé certain livre de mémorandum dans cette maison, dit M. Micawber ; voulez-vous ? »

Je vis Uriah cesser tout à coup de se gratter le menton.

« Ou bien, demandez-lui, dit M. Micawber, s’il n’en a pas brûlé un dans cette maison. S’il vous dit oui, et qu’il vous demande où sont les cendres de cet agenda, adressez-le à Wilkins Micawber, et il apprendra des choses qui lui seront peu agréables. »

M. Micawber prononça ces paroles d’un ton si triomphant qu’il parvint à alarmer sérieusement la mère, qui s’écria avec la plus vive agitation :

« Uriah ! Uriah ! Soyez humble et tentez d’arranger l’affaire, mon enfant !

– Mère, répliqua-t-il, voulez-vous vous taire ? Vous avez peur, et vous ne savez ce que vous dites. Humble ! répéta-t-il, en me regardant d’un air méchant. Je les ai humiliés il y a déjà longtemps, tout humble que je suis ! »

M. Micawber rentra tout doucement son menton dans sa cravate, puis il reprit :

« Secundo. Heep a plusieurs fois, à ce que je puis croire et savoir…

– Les belles preuves ! murmura Uriah d’un ton de soulagement. Ma mère, restez donc tranquille.

– Nous tâcherons d’en trouver de meilleures pour vous achever, monsieur, » répondit M. Micawber.

« Secundo. Heep a plusieurs fois, à ce que je puis croire et savoir, fait des faux, en imitant dans divers papiers, livres et documents, la signature de M. W…, particulièrement dans une circonstance dont je pourrai donner la preuve, par exemple, de la manière suivante, à savoir… »

M. Micawber aimait singulièrement à entasser ainsi des formules officielles, mais cela ne lui était pas particulier, je dois le dire. C’est plutôt la règle générale. Bien souvent j’ai pu remarquer que les individus appelés à prêter serment, par exemple, semblent être dans l’enchantement quand ils peuvent enfiler des mots identiques à la suite les uns des autres pour exprimer une seule idée ; ils disent qu’ils détestent, qu’ils haïssent et qu’ils exècrent, etc., etc. Les anathèmes étaient jadis conçus d’après le même principe. Nous parlons de la tyrannie des mots, mais nous aimons bien aussi à les tyranniser ; nous aimons à nous en faire une riche provision qui puisse nous servir de cortège dans les grandes occasions ; il nous semble que cela nous donne de l’importance, que cela a bonne façon. De même que dans les jours d’apparat nous ne sommes pas très-difficiles sur la qualité des valets qui endossent notre livrée, pourvu qu’ils la portent bien et qu’ils fassent nombre ; de même nous n’attachons qu’une importance secondaire au sens ou à l’utilité des mots que nous employons pourvu qu’ils défilent à la parade. Et, de même qu’on s’attire des ennemis en affichant trop la magnificence de ses livrées, ou du moins que des esclaves trop nombreux se révoltent contre leurs maîtres, de même aussi je pourrais citer un peuple qui s’est attiré de grands embarras et s’en attirera bien d’autres pour avoir voulu conserver un répertoire trop riche de synonymes dans son vocabulaire national.

M. Micawber continua sa lecture en se léchant les barbes.

« … Par exemple, de la manière suivante, à savoir : M. W… était malade, il était fort probable que sa mort amènerait des découvertes propres à détruire l’influence de… Heep sur la famille W… ce que je puis affirmer, moi, soussigné, Wilkins Micawber… à moins qu’on ne pût obtenir de sa fille de renoncer par affection filiale à toute investigation du passé ; dans cette prévision, le susdit… Heep jugea prudent d’avoir un acte tout prêt, comme lui venant de M. W…, établissant que les sommes ci-dessus mentionnées avaient été avancées par… Heep à M. W…, pour le sauver du déshonneur. La vérité est que cette somme n’a jamais été avancée par lui. C’est… Heep qui a forgé les signatures de ce document ; il y a mis le nom de M. W… et, en dessous, une attestation de Wilkins Micawber. J’ai en ma possession, dans son agenda, plusieurs imitations de la signature de M. W… un peu endommagées par les flammes, mais encore lisibles. Jamais de ma vie je n’ai soussigné un pareil acte. J’ai en ma possession le document original. »

Uriah Heep tressaillit, puis il tira de sa poche un trousseau de clefs et ouvrit un tiroir ; mais, changeant soudainement de résolution, il se tourna de nouveau vers nous sans y regarder.

« Et j’ai le document… reprit M. Micawber en jetant les yeux tout autour de lui, comme s’il relisait le texte d’un sermon… en ma possession, c’est-à-dire, je l’avais ce matin quand j’ai écrit ceci ! mais, depuis, je l’ai remis à M. Traddles.

– C’est parfaitement vrai, dit Traddles.

– Uriah ! Uriah ! cria sa mère, soyez humble et arrangez-vous avec ces messieurs. Je sais que mon fils sera humble, si vous lui donnez le temps de la réflexion. Monsieur Copperfield, vous savez comme il a toujours été humble ! »

Il était curieux de voir la mère rester fidèle à ses vieilles habitudes de ruse, pendant que le fils les repoussait à présent comme inutiles.

« Ma mère, dit-il en mordant avec impatience le mouchoir qui enveloppait sa main, vous feriez mieux de prendre tout de suite un fusil chargé et de tirer sur moi.

– Mais je vous aime, Uriah ! s’écria mistress Heep. » Et certainement elle l’aimait et il avait de l’affection pour elle : quelque étrange que cela puisse paraître, c’était un couple bien assorti. « Je ne peux pas souffrir de vous entendre insulter ces messieurs, vous n’y gagnerez rien. Je l’ai dit tout de suite à monsieur, quand il m’a affirmé, en descendant l’escalier, qu’on savait tout ; j’ai promis que vous seriez humble, et que vous répareriez vos torts. Oh ! voyez comme je suis humble, moi, messieurs, et ne l’écoutez pas.

– Mais, ma mère, dit-il d’un air de fureur en tournant vers moi son doigt long et maigre, voilà Copperfield qui vous aurait volontiers donné cent livres sterling pour en savoir moitié moins que vous n’en avez dit depuis un quart d’heure. C’était à moi qu’il en voulait par-dessus tout, convaincu que j’avais été le principal moteur de cette affaire : je ne cherchai pas à le détromper.

– C’est plus fort que moi, Uriah, cria sa mère. Je ne peux pas vous voir ainsi vous exposer au danger par fierté. Mieux vaut être humble comme vous l’avez toujours été. »

Il resta un moment silencieux à dévorer son mouchoir, puis il me dit avec un grognement sourd :

« Avez-vous encore quelque chose à avancer ? S’il y a autre chose, dites-le. Qu’est-ce que vous attendez ? »

M. Micawber reprit sa lettre ; il était trop heureux de pouvoir reprendre un rôle dont il était tellement satisfait.

« Tertio. Enfin je suis en état de prouver, d’après les livres falsifiés de… Heep, et d’après l’agenda authentique de… Heep, que pendant nombre d’années… Heep s’est servi des faiblesses et des défauts de M. W… pour arriver à ses infâmes desseins. Dans ce but, il a su même employer les vertus, le sentiment d’honneur, l’affection paternelle de l’infortuné M. W… Tout cela sera démontré par moi, grâce au petit carnet, en partie calciné (que je n’ai pas pu comprendre tout d’abord, lorsque mistress Micawber le découvrit accidentellement dans notre domicile, au fond du coffre destiné à contenir les cendres consumées sur notre foyer domestique). Pendant des années, M. W… a été trompé et volé de toutes les façons imaginables par l’avare, le faux, le perfide… Heep. Le but suprême de… Heep, après sa passion pour le gain, c’était de prendre un empire absolu sur M. et miss W… (Je ne dis rien de ses vues ultérieures sur icelle.) Son dernier acte fut, il y a quelques mois, d’amener M. W… à abandonner sa part de l’association et même à vendre le mobilier de sa maison, à condition qu’il recevrait exactement et fidèlement de… Heep une rente viagère payable tous les trois mois. Peu à peu, on a si bien embrouillé toutes les affaires, que l’infortuné M. W… n’a plus été capable de s’y retrouver. On a établi de faux états du domaine dont M. W… répond, à une époque où M. W… s’était lancé dans des spéculations hasardeuses, et n’avait pas entre les mains la somme dont il était moralement et légalement responsable. On a déclaré qu’il avait emprunté de l’argent à un intérêt fabuleux, tandis que… Heep avait frauduleusement soustrait cet argent à M. W… On a dressé un catalogue inouï de chicanes inconcevables. Enfin le malheureux M. W… crut à la banqueroute de sa fortune, de ses espérances terrestres, de son honneur, et ne vit plus de salut que dans le monstre à forme humaine qui, en se rendant indispensable, avait su perpétrer la ruine de cette famille infortunée. (M. Micawber aimait beaucoup l’expression de monstre à figure humaine, qui lui semblait neuve et originale.) Tout ceci, je puis le prouver, et probablement bien d’autres choses encore ! »

Je murmurai quelques mots à l’oreille d’Agnès qui pleurait de joie et de tristesse à côté de moi ; il se fit un mouvement dans la chambre, comme si M. Micawber avait fini. Mais il reprit du ton le plus grave ! « Je vous demande pardon, » et continua avec un mélange d’extrême abattement et d’éclatante joie, la lecture de sa péroraison :

« J’ai fini. Il me reste seulement à établir la vérité de ces accusations ; puis à disparaître, avec une famille prédestinée au malheur, d’un lieu où nous semblons être à charge à tout le monde. Ce sera bientôt un fait accompli. On peut supposer avec quelque raison que notre plus jeune enfant expirera le premier d’inanition, lui qui est le plus frêle de tous ; les jumeaux le suivront. Qu’il en soit ainsi ! Quant à moi, mon séjour à Canterbury a déjà bien avancé les choses ; la prison pour dettes et la misère feront le reste. J’ai la confiance que le résultat heureux d’une enquête longuement et péniblement exécutée, au milieu de travaux incessants et de craintes douloureuses, au lever du soleil comme à son coucher, et pendant l’ombre de la nuit, sous le regard vigilant d’un individu qu’il est superflu d’appeler un démon, et dans l’angoisse que me causait la situation de mes infortunés héritiers, répandra sur mon bûcher funèbre quelques gouttes de miséricorde. Je n’en demande pas davantage. Qu’on me rende seulement justice, et qu’on dise de moi comme de ce noble héros maritime, auquel je n’ai pas la prétention de me comparer, que ce que j’ai fait, je l’ai fait, en dépit d’intérêts égoïstes ou mercenaires,

Par amour pour la vérité,

Pour l’Angleterre et la beauté.

« Je suis pour la vie, etc., etc.

« Wilkins Micawber. »

M. Micawber plia sa lettre avec une vive émotion, mais avec une satisfaction non moins vive, et la tendit à ma tante comme un document qu’elle aurait sans doute du plaisir à garder.

Il y avait dans la chambre un coffre-fort en fer : je l’avais déjà remarqué lors de ma première visite. La clef était sur la serrure. Un soupçon soudain sembla s’emparer d’Uriah ; il jeta un regard sur M. Micawber, s’élança vers le coffre-fort, et l’ouvrit avec fracas. Il était vide.

« Où sont les livres ? s’écria-t-il, avec une effroyable expression de rage. Un voleur a dérobé mes livres ! »

M. Micawber se donna un petit coup de règle sur les doigts :

« C’est moi : vous m’avez remis la clef comme à l’ordinaire, un peu plus tôt même que de coutume, et j’ai ouvert le coffre.

– Soyez sans inquiétude, dit Traddles. Ils sont en ma possession. J’en prendrai soin, d’après les pouvoirs que j’ai reçus.

– Vous êtes donc un recéleur ? cria Uriah.

– Dans des circonstances comme celles-ci, certainement oui, » répondit Traddles.

Quel fut mon étonnement quand je vis ma tante, qui jusque-là avait écouté avec un calme parfait, ne faire qu’un bond vers Uriah Heep et le saisir au collet !

« Vous savez ce qu’il me faut ? dit ma tante.

– Une camisole de force, dit-il.

– Non. Ma fortune ! répondit ma tante. Agnès, ma chère, tant que j’ai cru que c’était votre père qui l’avait laissé perdre, je n’ai pas soufflé mot : Trot lui-même n’a pas su que c’était entre les mains de M. Wickfield que je l’avais déposée. Mais, maintenant que je sais que c’est à cet individu de m’en répondre, je veux l’avoir ! Trot, venez la lui reprendre ! »

Je suppose que ma tante croyait sur le moment retrouver sa fortune dans la cravate d’Uriah Heep, car elle la secouait de toutes ses forces. Je m’empressai de les séparer, en assurant ma tante qu’il rendrait jusqu’au dernier sou tout ce qu’il avait acquis indûment. Au bout d’un moment de réflexion, elle se calma et alla se rasseoir, sans paraître le moins du monde déconcertée de ce qu’elle venait de faire (je ne saurais en dire autant de son chapeau).

Pendant le quart d’heure qui venait de s’écouler, mistress Heep s’était épuisée à crier à son fils d’être « humble ; » elle s’était mise à genoux devant chacun de nous successivement, en faisant les promesses les plus extravagantes. Son fils la fit rasseoir, puis se tenant près d’elle d’un air sombre, le bras appuyé sur la main de sa mère, mais sans rudesse, il me dit avec un regard féroce :

« Que voulez-vous que je fasse ?

– Je m’en vais vous dire ce qu’il faut faire, dit Traddles.

– Copperfield n’a donc pas de langue ? murmura Uriah. Je vous donnerais quelque chose de bon cœur, si vous pouviez m’affirmer, sans mentir, qu’on la lui a coupée.

– Mon Uriah va se faire humble, s’écria sa mère. Ne l’écoutez pas, mes bons messieurs !

– Voilà ce qu’il faut faire, dit Traddles. D’abord, vous allez me remettre, ici même, l’acte par lequel M. Wickfield vous faisait l’abandon de ses biens.

– Et si je ne l’ai pas ?

– Vous l’avez, dit Traddles, ainsi nous n’avons pas à faire cette supposition. »

Je ne puis m’empêcher d’avouer que je rendis pour la première fois justice, en cette occasion, à la sagacité et au bon sens simple et pratique de mon ancien camarade.

« Ainsi donc, dit Traddles, il faut vous préparer à rendre gorge, à restituer jusqu’au dernier sou tout ce que votre rapacité a fait passer entre vos mains. Nous garderons en notre possession tous les livres et tous les papiers de l’association ; tous vos livres et tous vos papiers ; tous les comptes et reçus ; en un mot, tout ce qui est ici.

– Vraiment ? Je ne suis pas décidé à cela, dit Uriah. Il faut me donner le temps d’y penser.

– Certainement, répondit Traddles, mais en attendant, et jusqu’à ce que tout soit réglé à notre satisfaction, nous prendrons possession de toutes ces garanties, et nous vous prierons, ou s’il le faut, nous vous contraindrons de rester dans votre chambre, sans communiquer avec qui que ce soit.

– Je ne le ferai pas, dit Uriah en jurant comme un diable.

– La prison de Maidstone est un lieu de détention plus sûr, reprit Traddles, et bien que la loi puisse tarder à nous faire justice, et nous la fasse peut-être moins complète que vous ne le pourriez, cependant il n’y a pas de doute qu’elle ne vous punisse. Vous le savez aussi bien que moi. Copperfield, voulez-vous aller à Guildhall chercher deux policemen ? »

Ici mistress Heep tomba de nouveau à genoux, elle conjura Agnès d’intercéder en leur faveur, elle s’écria qu’il était très-humble, qu’elle en était bien sûre, et que s’il ne faisait pas ce que nous voulions, elle le ferait à sa place. Et en effet, elle aurait fait tout ce qu’on aurait voulu, car elle avait presque perdu la tête, tant elle tremblait pour son fils chéri ; quant à lui, à quoi bon se demander ce qu’il aurait pu faire, s’il avait eu un peu plus de hardiesse ; autant vaudrait demander ce que ferait un vil roquet animé de l’audace d’un tigre. C’était un lâche, de la tête aux pieds ; et, en ce moment plus que jamais, il montrait bien la bassesse de sa nature par son air mortifié et son désespoir sombre.

« Attendez ! cria-t-il d’une voix sourde, en essuyant ses joues couvertes de sueur. Ma mère, pas tant de bruit ! Qu’on leur donne ce papier ! Allez le chercher.

– Voulez-vous avoir la bonté de lui prêter votre concours, monsieur Dick ? dit Traddles.

Tout fier de cette commission dont il comprenait la portée, M. Dick accompagna mistress Heep, comme un chien de berger accompagne un mouton. Mais mistress Heep lui donna peu de peine ; car elle rapporta, non-seulement le document demandé, mais même la boîte qui le contenait, où nous trouvâmes un livre de banque, et d’autres papiers qui furent utiles plus tard.

« Bien, dit Traddles en les recevant. Maintenant, monsieur Heep, vous pouvez vous retirer pour réfléchir ; mais dites-vous bien, je vous prie, que vous n’avez qu’une chose à faire, comme je vous l’ai déjà expliqué, et qu’il faut la faire sans délai. »

Uriah traversa la chambre sans lever les yeux, en se passant la main sur le menton, puis s’arrêtant à la porte, il me dit :

« Copperfield, je vous ai toujours détesté. Vous n’avez jamais été qu’un parvenu, et vous avez toujours été contre moi.

– Je vous ai déjà dit, répondis-je, que c’est vous qui avez toujours été contre le monde entier par votre fourberie et votre avidité. Songez désormais que jamais la fourberie et l’avidité ne savent s’arrêter à temps, même dans leur propre intérêt. C’est un fait aussi certain que nous mourrons un jour.

– C’est peut-être un fait aussi incertain que ce qu’on nous enseignait à l’école, dit-il avec un ricanement expressif, à cette même école où j’ai appris à être si humble, de neuf heures à onze heures, on nous disait que le travail était une malédiction ; de onze heures à une heure, que c’était un bien, une bénédiction, et que sais-je encore ? Vous nous prêchez là des doctrines à peu près aussi conséquentes que ces gens-là. L’humilité vaut mieux que tout cela, c’est un excellent système. Je n’aurais pas sans elle si bien enlacé mon noble associé, je vous en réponds… Micawber, vieil animal, vous me payerez ça ! »

M. Micawber le regarda d’un air de souverain mépris jusqu’à ce qu’il eut quitté la chambre, puis il se tourna vers moi, et me proposa de me donner le plaisir de venir voir la confiance se rétablir entre lui et mistress Micawber. Après quoi, il invita toute la compagnie à contempler une si touchante cérémonie.

« Le voile qui nous a longtemps séparés, mistress Micawber et moi, s’est enfin déchiré, dit M. Micawber ; mes enfants et l’auteur de leur existence peuvent maintenant se rapprocher sans rougir les uns des autres. »

Nous lui avions tous beaucoup de reconnaissance, et nous désirions lui en donner un témoignage, autant du moins que nous le permettait le désordre de nos esprits : aussi, aurions-nous tous volontiers accepté son offre, si Agnès n’avait été forcée d’aller retrouver son père, auquel on n’avait encore osé que faire entrevoir une lueur d’espérance ; il fallait d’ailleurs que quelqu’un montât la garde auprès d’Uriah. Traddles se consacra à cet emploi où M. Dick devait bientôt venir le relayer ; ma tante, M. Dick et moi, nous accompagnâmes M. Micawber. En me séparant si précipitamment de ma chère Agnès, à qui je devais tant, et en songeant au danger dont nous l’avions sauvée peut-être ce jour-là, car qui aurait su si son courage n’aurait pas succombé dans cette lutte ? je me sentais le cœur plein de reconnaissance pour les malheurs de ma jeunesse qui m’avaient amené à connaître M. Micawber.

Sa maison n’était pas loin ; la porte du salon donnait sur la rue, il s’y précipita avec sa vivacité habituelle, et nous nous trouvâmes au milieu de sa famille. Il s’élança dans les bras de mistress Micawber en s’écriant : « Emma, mon bonheur et ma vie ! » Mistress Micawber poussa un cri perçant et serra M. Micawber sur son cœur. Miss Micawber, qui était occupée à bercer l’innocent étranger dont me parlait mistress Micawber dans sa lettre, fut extrêmement émue. L’étranger sauta de joie. Les jumeaux témoignèrent leur satisfaction par diverses démonstrations incommodes, mais naïves. Maître Micawber, dont l’humeur paraissait aigrie par les déceptions précoces de sa jeunesse, et dont la mine avait conservé quelque chose de morose, céda à de meilleurs sentiments et pleurnicha.

« Emma ! dit M. Micawber, le nuage qui voilait mon âme s’est dissipé. La confiance qui a si longtemps existé entre nous revit à jamais ! Salut, pauvreté ! s’écria-t-il en versant des larmes. Salut, misère bénie ! que la faim, les haillons, la tempête, la mendicité soient les bienvenus ! Salut ! La confiance réciproque nous soutiendra jusqu’à la fin ! »

En parlant ainsi, M. Micawber embrassait tous ses enfants les uns après les autres, et faisait asseoir sa femme, poursuivant de ses saluts, avec enthousiasme, la perspective d’une série d’infortunes qui ne me paraissaient pas trop désirables pour sa famille ; et les invitant tous à venir chanter en chœur dans les rues de Canterbury, puisque c’était la seule ressource qui leur restât pour vivre.

Mais mistress Micawber venait de s’évanouir, vaincue par tant d’émotions ; la première chose à faire, même avant de songer à compléter le chœur en question, c’était de la faire revenir à elle. Ma tante et M. Micawber s’en chargèrent ; puis on lui présenta ma tante, et mistress Micawber me reconnut.

« Pardonnez-moi, cher monsieur Copperfield, dit la pauvre femme en me tendant la main, mais je ne suis pas forte, et je n’ai pu résister au bonheur de voir disparaître tant de désaccord entre M. Micawber et moi.

– Sont-ce là tous vos enfants, madame ? dit ma tante.

– C’est tout ce que nous en avons pour le moment, répondit mistress Micawber…

– Grand Dieu ! ce n’est pas là ce que je veux dire, madame, reprit ma tante. Ce que je vous demande, c’est si tous ces enfants-là sont à vous ?

– Madame, répartit M. Micawber, c’est bien le compte exact.

– Et ce grand jeune homme-là, dit ma tante d’un air pensif, qu’est-ce que vous en faites ?

– Lorsque je suis venu ici, dit M. Micawber, j’espérais placer Wilkins dans l’Église, ou, pour parler plus correctement, dans le chœur. Mais il n’y a pas de place de ténor vacante dans le vénérable édifice, qui fait à juste titre la gloire de cette cité ; et il a… en un mot, il a pris l’habitude de chanter dans des cafés, au lieu de s’exercer dans une enceinte consacrée.

– Mais c’est à bonne intention, dit mistress Micawber avec tendresse.

– Je suis sûr, mon amour, reprit M. Micawber, qu’il a les meilleures intentions du monde ; seulement, jusqu’ici, je ne vois pas trop à quoi cela lui sert. »

Ici maître Micawber reprit son air morose et demanda avec quelque aigreur ce qu’on voulait qu’il fît. Croyait-on qu’il pût se faire charpentier de naissance, ou forgeron sans apprentissage ? autant lui demander de voler dans les airs comme un oiseau ! Voulait-on qu’il allât s’établir comme pharmacien dans la rue voisine ? Ou bien pouvait-il se précipiter devant la Cour, aux prochaines assises, pour y prendre la parole comme avocat ? Ou se faire entendre de force à l’Opéra, et emporter les bravos de haute lutte ? Ne voulait-on pas qu’il fût prêt à tout faire, sans qu’on lui eût rien appris ?

Ma tante réfléchit un instant, puis :

« Monsieur Micawber, dit-elle, je suis surprise que vous n’ayez jamais songé à émigrer.

– Madame, répondit M. Micawber, c’était le rêve de ma jeunesse ; c’est encore le trompeur espoir de mon âge mûr ; » et à propos de cela, je suis pleinement convaincu qu’il n’y avait jamais pensé.

« Eh ! dit ma tante, en jetant un regard sur moi, quelle excellente chose ce serait pour vous et pour votre famille, monsieur et mistress Micawber !

– Et des fonds ? madame, des fonds ? s’écria M. Micawber, d’un air sombre.

– C’est là la principale, pour ne pas dire la seule difficulté, mon cher monsieur Copperfield, ajouta sa femme.

– Des fonds ! dit ma tante, mais vous nous rendez, vous nous avez rendu un grand service. Je puis bien le dire, car on sauvera certainement bien des choses de ce désastre ; et que pourrions-nous faire de mieux pour vous, que de vous procurer des fonds pour cet usage ?

«– Je ne saurais l’accepter en pur don, dit M. Micawber avec foi, mais si on pouvait m’avancer une somme suffisante, à un intérêt de cinq pour cent, sous ma responsabilité personnelle, je pourrais rembourser petit à petit, à douze, dix-huit, vingt-quatre mois de date, par exemple » pour me laisser le temps d’amasser…

– Si on pouvait ? répondit ma tante. On le peut, et on le fera, pour peu que cela vous convienne. Pensez-y bien tous deux, David a des amis qui vont partir pour l’Australie : si vous vous décidez à partir aussi, pourquoi ne profiteriez-vous pas du même bâtiment ? Vous pourriez vous rendre service mutuellement. Pensez-y bien, monsieur et mistress Micawber. Prenez du temps et pesez mûrement la chose.

– Je n’ai qu’une question à vous adresser, dit mistress Micawber : le climat est sain, je crois ?

– Le plus beau climat du monde, dit ma tante.

– Parfaitement, reprit mistress Micawber. Alors, voici ce que je vous demande : l’état du pays est-il tel qu’un homme distingué comme M. Micawber, puisse espérer de s’élever dans l’échelle sociale ? Je ne veux pas dire, pour l’instant, qu’il pourrait prétendre à être gouverneur ou à quelque fonction de cette nature, mais trouverait-il un champ assez vaste pour le développement expansif de ses grandes facultés ?

– Il ne saurait y avoir nulle part un plus bel avenir, pour un homme qui a de la conduite et de l’activité, dit ma tante.

– Pour un homme qui a de la conduite et de l’activité, répéta lentement mistress Micawber. Précisément il est évident pour moi que l’Australie est le lieu où M. Micawber trouvera la sphère d’action légitime pour donner carrière à ses grandes qualités.

– Je suis convaincu, ma chère madame, dit M. Micawber, que c’est dans les circonstances actuelles, le pays, le seul pays où je puisse établir ma famille ; quelque chose d’extraordinaire nous est réservé sur ce rivage inconnu. La distance n’est rien, à proprement parler ; et bien qu’il soit convenable de réfléchir à votre généreuse proposition, je vous assure que c’est purement une affaire de forme. »

Jamais je n’oublierai comment, en un instant, il devint l’homme des espérances les plus folles, et se vit emporté déjà sur la roue de la fortune, ni comment mistress Micawber se mit à discourir à l’instant sur les mœurs du kangourou ? Jamais je ne pourrai penser à cette rue de Canterbury, un jour de marché, sans me rappeler en même temps de quel air délibéré il marchait à nos côtés ; il avait déjà pris les manières rudes, insouciantes et voyageuses d’un colon lointain ; il fallait la voir examiner en passant les bêtes a cornes, de l’œil exercé d’un fermier d’Australie.

Chapitre XXIII. Encore un regard en arrière. §

Il faut que je fasse encore ici une pause. Ô ! ma femme-enfant, je revois devant moi, sereine et calme, au milieu de la foule mobile qui agite ma mémoire, une figure qui me dit, avec son innocente tendresse et sa naïve beauté : « Arrêtez-vous pour songer à moi ; retournez-vous pour jeter un regard sur la petite fleur qui va tomber et se flétrir ! »

Je m’arrête. Tout le reste pâlit et s’efface à mes yeux. Je me retrouve avec Dora, dans notre petite maison. Je ne sais pas depuis combien de temps elle est malade, j’ai une si longue habitude de la plaindre, que je ne compte plus le temps. Il n’est pas bien long peut-être à le détailler par mois et par jours, mais pour moi qui en souffre comme elle à tous les moments de la journée, Dieu ! qu’il parait long et pénible !

On ne me dit plus : « Il faut encore quelques jours. » Je commence à craindre en secret de ne plus voir le jour où ma femme-enfant reprendra sa course au soleil avec Jip, son vieux camarade.

Chose singulière ! il a vieilli presque subitement ; peut-être ne trouve-t-il plus, auprès de sa maîtresse, cette gaieté qui le rendait plus jeune et plus gaillard ; il se traîne lentement, il voit à peine, il n’a plus de force, et ma tante regrette le temps où il aboyait à son approche, au lieu de ramper comme il le fait à présent, jusqu’à elle, sans quitter le lit de Dora et de lécher doucement la main de son ancienne ennemie, qui est toujours au chevet du lit de ma femme.

Dora est couchée : elle nous sourit avec son charmant visage ; jamais elle ne se plaint ; jamais elle ne prononce un mot d’impatience. Elle dit que nous sommes tous très-bons pour elle, que son cher mari se fatigue à la soigner, que ma tante ne dort plus, qu’elle est toujours, au contraire, près d’elle, bonne, active et vigilante. Quelquefois les deux petites dames qui ressemblent à des oiseaux viennent la voir, et alors nous causons de notre jour de noces et de tout cet heureux temps.

Quel étrange repos dans toute mon existence d’alors, au dedans comme au dehors ! Assis dans cette paisible petite chambre, je vois ma femme-enfant tourner vers moi ses yeux bleus : ses petits doigts s’entrelacent dans les miens. Bien des heures s’écoulent ainsi ; mais, dans toutes ces heures uniformes, il y a trois épisodes qui me sont plus présents encore à l’esprit que les autres.

Nous sommes au matin ; Dora est toute belle, grâce aux soins de ma tante : elle me montre comme ses cheveux frisent encore sur l’oreiller, comme ils sont longs et brillants, et comme elle aime à les laisser flotter à l’aise dans son filet.

« Ce n’est pas que j’en sois fière, » dit-elle en me voyant sourire, vilain moqueur, mais c’est parce que vous les trouviez beaux ; et parce que, quand j’ai commencé à penser à vous, je me regardais souvent dans la glace, en me demandant si vous ne seriez pas bien aise d’en avoir une mèche. Oh ! comme vous faisiez des folies, mon Dody, le jour où je vous en ai donné une !

– C’est le jour où vous étiez en train de copier des fleurs que je vous avais offertes, Dora, et où je vous ai dit combien je vous aimais.

– Ah ! mais, moi, je ne vous ai pas dit alors, reprit Dora, comme j’ai pleuré sur ces fleurs, en pensant que vous aviez vraiment l’air de m’aimer ! Quand je pourrai courir comme autrefois, David, nous irons revoir les endroits où nous avons fait tant d’enfantillages, n’est-ce pas ? Nous reprendrons nos vieilles promenades ? et nous n’oublierons pas mon pauvre papa.

– Oui certainement, et nous serons encore bien heureux ; mais il faut vous dépêcher de vous guérir, ma chérie !

– Oh ! ce ne sera pas long ! je vais déjà beaucoup mieux, sans que ça paraisse. »

Maintenant nous sommes au soir ; je suis assis dans le même fauteuil, auprès du même lit, le même doux visage tourné vers moi. Nous avons gardé un moment le silence ; elle me sourit. J’ai cessé de transporter chaque jour dans le salon mon léger fardeau. Elle ne quitte plus son lit.

« Dody !

– Ma chère Dora !

– Ne me trouvez pas trop déraisonnable, après ce que vous m’avez appris l’autre jour de l’état de M. Wickfield, si je vous dis que je voudrais voir Agnès ? J’ai bien envie de la voir !

– Je vais lui écrire, ma chérie.

– Vraiment ?

– À l’instant même.

– Comme vous êtes bon, David ! soutenez-moi sur votre bras. En vérité, mon ami, ce n’est pas une fantaisie, un vain caprice, j’ai vraiment besoin de la voir !

– Je conçois cela, et je n’ai qu’à le lui dire ; elle viendra tout de suite.

– Vous êtes bien seul quand vous descendez au salon maintenant, murmura-t-elle en jetant ses bras autour de mon cou.

– C’est bien naturel, mon enfant chérie, quand je vois votre place vide !

– Ma place vide ! Elle me serre contre son cœur, sans rien dire. Vraiment, je vous manque donc, David ? reprend-elle avec un joyeux sourire. Moi qui suis si sotte, si étourdie, si enfant ?

– Mon trésor, qui donc me manquerait sur la terre comme vous ?

– Oh, mon mari ! je suis si contente et si fâchée, pourtant ! Elle se serre encore plus contre moi, et m’entoure de ses deux bras. Elle rit, puis elle pleure ; enfin elle se calme, elle est heureuse.

« Oui, bien heureuse ! dit-elle. Vous enverrez à Agnès toutes mes tendresses, et vous lui direz que j’ai grande envie de la voir, je n’ai plus d’autre envie.

– Excepté de vous guérir, Dora.

– Oh ! David ! quelquefois, je me dis… vous savez que j’ai toujours été une petite sotte !… que ce jour là n’arrivera jamais !

– Ne dites pas cela, Dora ! Mon amour, ne vous mettez pas de ces idées-là dans la tête.

– Je ne peux pas, David, et je ne le voudrais pas d’ailleurs. Mais cela ne m’empêche pas d’être très-heureuse, quoique j’éprouve de la peine à penser que mon cher mari se trouve bien seul, devant la place vide de sa femme-enfant. »

Cette fois, il fait nuit ; je suis toujours auprès d’elle. Agnès est arrivée ; elle a passé avec nous un jour entier. Nous sommes restés la matinée avec Dora : ma tante, elle et moi. Nous n’avons pas beaucoup causé, mais Dora a eu l’air parfaitement heureux et paisible. Maintenant nous sommes seuls.

Est-il bien vrai que ma femme-enfant va bientôt me quitter ! On me l’a dit ; hélas ! ce n’était pas nouveau pour mes craintes ; mais je veux en douter encore. Mon cœur se révolte contre cette pensée. Bien des fois, aujourd’hui, je l’ai quittée pour aller pleurer à l’écart. Je me suis rappelé que Jésus pleura sur cette dernière séparation des vivants et des morts. J’ai repassé dans mon cœur cette histoire pleine de grâce et de miséricorde. J’ai cherché à me soumettre, à prendre courage ; mais, je le crains, sans y réussir tout à fait. Non, je ne peux admettre qu’elle touche à sa fin. Je tiens sa main dans les miennes ; son cœur repose sur le mien ; je vois son amour pour moi tout vivant encore. Je ne puis m’empêcher, me défendre d’une pâle et faible espérance qu’elle me sera conservée.

« Je veux vous parler, David. Je veux vous dire une chose que j’ai souvent pensé à vous dire, depuis quelque temps. Vous voulez bien ? ajouta-t-elle avec un doux regard.

– Oui, certainement, mon enfant. Pourquoi ne le voudrais-je pas ?

– Ah ! c’est que je ne sais pas ce que vous en penserez ; peut-être vous l’êtes-vous déjà dit vous-même ? peut-être l’avez-vous déjà pensé ? David, mon ami, je crois que j’étais trop jeune. »

Je pose ma tête près de la sienne sur l’oreiller ; elle plonge ses yeux dans les miens et me parle tout doucement. Petit à petit, à mesure qu’elle avance, je sens, le cœur brisé, qu’elle me parle d’elle-même comme au passé.

« Je crois, mon ami, que j’étais trop jeune. Je ne parle pas seulement de mon âge, j’étais trop jeune d’expérience, de pensées, trop jeune en tout. J’étais une pauvre petite créature. Peut-être eût-il mieux valu que nous ne nous fussions aimés que comme des enfants, pour l’oublier ensuite ? Je commence à craindre que je ne fusse pas en état de faire une femme. »

J’essaye d’arrêter mes larmes, et de lui répondre : « Oh ! Dora, mon amour, vous ne l’étiez pas moins que moi de faire un mari !

– Je n’en sais rien. Et elle secouait comme jadis ses longues boucles. Peut-être. Mais si j’avais été plus en état de me marier, cela vous aurait peut-être fait du bien aussi. D’ailleurs, vous avez beaucoup d’esprit et moi je n’en ai pas.

– Est-ce que nous n’avons pas été très-heureux, ma petite Dora »

– Oh ! moi, j’ai été bien heureuse, bien heureuse. Mais, avec le temps, mon cher mari se serait lassé de sa femme-enfant. Elle aurait été de moins en moins sa compagne. Il aurait senti tous les jours davantage ce qui manquait à son bonheur. Elle n’aurait pas fait de progrès. Cela vaut mieux ainsi.

– Ô Dora, ma bien-aimée, ne me dites pas cela. Chacune de vos paroles a l’air d’un reproche !

– Vous savez bien que non, répond-elle en m’embrassant. Ô mon ami, vous n’avez jamais mérité cela de moi, et je vous aimais bien trop pour vous faire, sérieusement, le plus petit reproche ; c’était mon seul mérite, sauf celui d’être jolie, du moins vous le trouviez… Êtes-vous bien seul en bas David ?

– Oh ! oui, bien seul !

– Ne pleurez pas… Mon fauteuil est-il toujours là !

– À son ancienne place.

– Oh ! comme mon pauvre ami pleure ! Chut ! Chut ! Maintenant promettez-moi une chose. Je veux parler à Agnès. Quand vous descendrez, priez Agnès de monter chez moi, et pendant que je causerai avec elle, que personne ne vienne, pas même ma tante. Je veux lui parler à elle seule. Je veux parler à Agnès toute seule ! »

Je lui promets de lui envoyer tout de suite Agnès ; mais je ne peux pas la quitter ; j’ai trop de chagrin.

« Je vous disais que cela valait mieux ainsi ! murmure-t-elle en me serrant dans ses bras. Oh ! David, plus tard vous n’auriez pas pu aimer votre femme-enfant plus que vous ne le faites ; plus tard, elle vous aurait causé tant d’ennuis et de désagréments, que peut-être vous l’auriez moins aimée. J’étais trop jeune et trop enfant, je le sais. Cela vaut bien mieux ainsi ! »

Je vais dans le salon et j’y trouve Agnès ; je la prie de monter. Elle disparaît, et je reste seul avec Jip.

Sa petite niche chinoise est près du feu ; il est couché sur son lit de flanelle ; il cherche à s’endormir en gémissant. La lune brille de sa plus douce clarté. Et mes larmes tombent à flots, et mon triste cœur est plein d’une angoisse rebelle, il lutte douloureusement contre le coup qui le châtie, oh ! oui bien douloureusement.

Je suis assis au coin du feu, je songe, avec un vague remords, à tous les sentiments que j’ai nourris en secret depuis mon mariage. Je pense à toutes les petites misères qui se sont passées entre Dora et moi, et je sens combien on a raison de dire que ce sont toutes ces petites misères qui composent la vie. Et je revois toujours devant moi la charmante enfant, telle que je l’ai d’abord connue, embellie par mon jeune amour, comme par le sien, de tous les charmes d’un tel amour. Aurait-il mieux valu, comme elle me le disait, que nous nous fussions aimés comme des enfants, pour nous oublier ensuite ? Cœur rebelle, répondez.

Je ne sais comment le temps se passe ; enfin je suis rappelé à moi par le vieux compagnon de ma petite femme, il est plus agité, il se traîne hors de sa niche, il me regarde, il regarde la porte, il pleure parce qu’il veut monter.

« Pas ce soir, Jip ! pas ce soir ! » Il se rapproche lentement de moi, il lèche ma main, et lève vers moi ses yeux qui ne voient plus qu’à peine.

« Oh, Jip ! peut-être plus jamais ! » Il se couche à mes pieds, s’étend comme pour dormir, pousse un gémissement plaintif : il est mort.

« Oh ! Agnès ! venez, venez voir ! »

Car Agnès vient de descendre en effet. Son visage est plein de compassion et de douleur, un torrent de larmes s’échappe de ses yeux, elle me regarde sans me dire un mot, sa main me montre le ciel !

« Agnès ? »

C’est fini. Je ne vois plus rien ; mon esprit se trouble, et au même instant, tout s’efface de mon souvenir.

Chapitre XXIV. Les opérations de M. Micawber. §

Ce n’est pas le moment de dépeindre l’état de mon âme sous l’influence de cet horrible événement. J’en vins à croire que l’avenir était fermé pour moi, que j’avais perdu à jamais toute activité et toute énergie, qu’il n’y avait plus pour moi qu’un refuge : le tombeau, je n’arrivai que par degrés à ce marasme languissant, qui m’aurait peut-être dominé dès les premiers moments, si mon affliction n’avait été troublée d’abord, et augmentée plus tard par des événements que je vais raconter dans la suite de cette histoire. Quoiqu’il en soit, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se passa un certain temps avant que je comprisse toute l’étendue de mon malheur ; je croyais presque que j’avais déjà traversé mes plus douloureuses angoisses, et je trouvais une consolation à méditer sur tout ce qu’il y avait de beau et de pur dans cette histoire touchante qui venait de finir pour toujours.

À présent même, je ne me rappelle pas distinctement l’époque où on me parla de faire un voyage, ni comment nous fûmes amenés à penser que je ne trouverais que dans le changement de lieu et de distractions, la consolation et le repos dont j’avais besoin. Agnès exerçait tant d’influence sur tout ce que nous pensions, sur tout ce que nous disions, sur tout ce que nous faisions, pendant ces jours de deuil, que je crois pouvoir lui attribuer ce projet. Mais cette influence s’exerçait si paisiblement, que je n’en sais pas davantage.

Je commençais à croire que, lorsque j’associais jadis la pensée d’Agnès au vieux vitrail de l’église, c’était par un instinct prophétique de ce qu’elle serait pour moi, à l’heure du grand chagrin qui devait fondre un jour sur ma vie. En effet, à partir du moment que je n’oublierai jamais, où elle m’apparut debout, la main levée vers le ciel, elle fut, pendant ces heures si douloureuses, comme une sainte dans ma demeure solitaire ; lorsque l’ange de la mort descendit près de Dora, ce fut sur le sein d’Agnès qu’elle s’endormit, le sourire sur les lèvres ; je ne le sus qu’après, lorsque je fus en état d’entendre ces tristes détails. Quand je revins à moi, je la vis à mes côtés, versant des larmes de compassion, et ses paroles pleines d’espérance et de paix, son doux visage qui semblait descendre d’une région plus pure et plus voisine du ciel, pour se pencher sur moi, vinrent calmer mon cœur indocile, et adoucir mon désespoir.

Il faut poursuivre mon récit.

Je devais voyager. C’était, à ce qu’il parait, une résolution arrêtée entre nous dès les premiers moments. La terre ayant reçu tout ce qui pouvait périr de celle qui m’avait quitté, il ne me restait plus qu’à attendre ce que M. Micawber appelait le dernier acte de la pulvérisation de Heeps, et le départ des émigrants.

Sur la demande de Traddles, qui fut pour moi, pendant mon affliction, le plus tendre et le plus dévoué des amis, nous retournâmes à Canterbury, ma tante, Agnès et moi. Nous nous rendîmes tout droit chez M. Micawber qui nous attendait. Depuis l’explosion de notre dernière réunion, Traddles n’avait cessé de partager ses soins entre la demeure de M. Micawber et celle de M. Wickfield. Quand la pauvre mistress Micawber me vit entrer, dans mes vêtements de deuil, elle fut extrêmement émue, il y avait encore dans ce cœur-là beaucoup de bon, malgré les tracas et les souffrances prolongées qu’elle avait subis depuis tant d’années.

« Eh bien ! monsieur et mistress Micawber, dit ma tante, dès que nous fûmes assis, avez-vous songé à la proposition d’émigrer que je vous ai faite ?

– Ma chère madame, reprit M. Micawber, je ne saurais mieux exprimer la conclusion à laquelle nous sommes arrivés. Mistress Micawber, votre humble serviteur, et je puis ajouter nos enfants, qu’en empruntant le langage d’un poète illustre, et en vous disant avec lui :

Notre barque aborda au rivage,

Et de loin je vois sur les flots

Le navire et ses matelots,

Préparer tout pour le voyage.

– À la bonne heure ! dit ma tante. J’augure bien pour vous de cette décision qui fait honneur à votre bon sens.

– C’est vous, madame, qui nous faites beaucoup d’honneur, répondit-il ; puis, consultant son carnet : Quant à l’assistance pécuniaire qui doit nous mettre à même de lancer notre frêle canot sur l’océan des entreprises, j’ai pesé de nouveau ce point capital, et je vous propose l’arrangement suivant, que j’ai libellé, je n’ai pas besoin de le dire, sur papier timbré, d’après les prescriptions des divers actes du Parlement relatifs à cette sorte de garanties : j’offre le remboursement aux échéances ci-dessous indiquées, dix-huit mois, deux ans, et deux ans et demi. J’avais d’abord proposé un an, dix-huit mois, et deux ans ; mais je craindrais que le temps ne fût un peu court pour amasser quelque chose. Nous pourrions, à la première échéance, ne pas avoir été favorisés dans nos récoltes, » et M. Micawber regardait par toute la chambre comme s’il y voyait quelques centaines d’ares d’une terre bien cultivée, « ou bien il se pourrait que nous n’eussions pas encore serré nos grains. On ne trouve pas toujours des bras comme on veut, je le crains, dans cette partie de nos colonies où nous devrons désormais lutter contre la fécondité luxuriante d’un sol vierge encore.

– Arrangez cela comme il vous plaira, monsieur, dit ma tante.

– Madame, répliqua-t-il, mistress Micawber et moi, nous sentons vivement l’extrême bonté de nos amis et de nos parents. Ce que je désire, c’est d’être parfaitement en règle, et parfaitement exact. Nous allons tourner un nouveau feuillet du livre de la vie, nous allons essayer d’un ressort inconnu et prendre en main un levier puissant : je tiens, pour moi, comme pour mon fils, à ce que ces arrangements soient conclus, comme cela se doit, d’homme à homme. »

Je ne sais si M. Micawber attachait à cette dernière phrase un sens particulier. Je ne sais si jamais ceux qui l’emploient sont bien sûrs que cela veuille dire quelque chose, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il aimait beaucoup cette locution, car il répéta, avec une toux expressive : « Comme cela se doit, d’homme à homme. »

« Je propose, dit M. Micawber, des lettres de change ; elles sont en usage dans tout le monde commerçant (c’est aux juifs, je crois, que nous devons en attribuer l’origine, et ils n’ont su que trop y conserver encore une bonne part, depuis ce jour) ; je les propose parce que ce sont des effets négociables. Mais si on préférait toute autre garantie, je serais heureux de me conformer aux vœux énoncés à ce sujet : Comme cela se doit d’homme à homme. »

Ma tante déclara que, quand on était décidé des deux côtés à consentir à tout, il lui semblait qu’il ne pouvait s’élever aucune difficulté. M. Micawber fut de son avis.

« Quant à nos préparatifs intérieurs, madame, reprit M. Micawber avec un sentiment d’orgueil, permettez-moi de vous dire comment nous cherchons à nous rendre propres au sort qui nous sera désormais dévolu. Ma fille aînée se rend tous les matins à cinq heures, dans un établissement voisin, pour y acquérir le talent, si l’on peut ainsi parler, de traire les vaches. Mes plus jeunes enfants étudient, d’aussi près que les circonstances le leur permettent, les mœurs des porcs et des volailles qu’on élève dans les quartiers moins élégants de cette cité : deux fois déjà, on les a rapportés à la maison, pour ainsi dire, écrasés par des charrettes. J’ai moi-même, la semaine passée, donné toute mon attention à l’art de la boulangerie, et mon fils Wilkins s’est consacré à conduire des bestiaux, lorsque les grossiers conducteurs payés pour cet emploi lui ont permis de leur rendre gratis quelques services en ce genre. Je regrette, pour l’honneur de notre espèce, d’être obligé d’ajouter que de telles occasions ne se présentent que rarement ; en général, on lui ordonne, avec des jurements effroyables, de s’éloigner au plus vite.

– Tout cela est à merveille, dit ma tante du ton le plus encourageant. Mistress Micawber n’est pas non plus restée oisive, J’en suis persuadée ?

– Chère madame, répondit mistress Micawber, de son air affairé, je dois avouer que je n’ai pas jusqu’ici pris une grande part à des occupations qui aient un rapport direct avec la culture ou l’élevage des bestiaux, bien que je me propose d’y donner toute mon attention lorsque nous serons là-bas. Le temps que j’ai pu dérober à mes devoirs domestiques, je l’ai consacré à une correspondance étendue avec ma famille. Car j’avoue, mon cher monsieur Copperfield, ajouta mistress Micawber, qui s’adressait souvent à moi, probablement parce que jadis elle avait l’habitude de prononcer mon nom au début de ses discours, j’avoue que, selon moi, le temps est venu d’ensevelir le passé dans un éternel oubli ; ma famille doit aujourd’hui donner la main à M. Micawber, M. Micawber doit donner la main à ma famille : il est temps que le lion repose à côté de l’agneau, et que ma famille se réconcilie avec M. Micawber.

Je déclarai que c’était aussi mon avis.

« C’est du moins sous cet aspect, mon cher monsieur Copperfield, que j’envisage les choses. Quand je demeurais chez nous avec papa et maman, papa avait l’habitude de me demander, toutes les fois qu’on discutait une question dans notre petit cercle : « Que pense mon Emma de cette affaire ? » Peut-être papa me montrait-il plus de déférence que je n’en méritais, mais cependant, il m’est permis naturellement d’avoir mon opinion sur la froideur glaciale qui a toujours régné dans les relations de M. Micawber avec ma famille ; je puis me tromper, mais enfin j’ai mon opinion.

– Certainement. C’est tout naturel, madame, dit ma tante.

– Précisément, continua mistress Micawber. Certainement, je puis me tromper, c’est même très-probable, mais mon impression individuelle, c’est que le gouffre qui sépare M. Micawber et ma famille, est venu de ce que ma famille a craint que M. Micawber n’eût besoin d’assistance pécuniaire. Je ne puis m’empêcher de croire qu’il y a des membres de ma famille, ajouta-t-elle avec un air de grande pénétration, qui ont craint de voir M. Micawber leur demander de s’engager personnellement pour lui, en lui prêtant leur nom. Je ne parle pas ici de donner leurs noms pour le baptême de nos enfants ; mais ce qu’ils redoutaient, c’était qu’on ne s’en servît pour des lettres de change, qui auraient ensuite couru le risque d’être négociées à la Banque. »

Le regard sagace avec lequel mistress Micawber nous annonçait cette découverte, comme si personne n’y avait jamais songé, sembla étonner ma tante qui répondit un peu brusquement :

« Eh bien ! madame, à tout prendre, je ne serais pas étonnée que vous eussiez raison.

– M. Micawber est maintenant sur le point de se débarrasser des entraves pécuniaires qui ont si longtemps entravé sa marche ; il va prendre un nouvel essor dans un pays où il trouvera une ample carrière pour déployer ses facultés ; point extrêmement important à mes yeux ; les facultés de M. Micawber ont besoin d’espace. Il me semble donc que ma famille devrait profiter de cette occasion pour se mettre en avant. Je voudrais que M. Micawber et ma famille se réunissent dans une fête donnée… aux frais de ma famille ; un membre important de ma famille y porterait un toast à la santé et à la prospérité de M. Micawber, et M. Micawber y trouverait l’occasion de leur développer ses vues.

– Ma chère, dit M. Micawber, avec quelque vivacité, je crois devoir déclarer tout de suite que, si j’avais à développer mes vues devant une telle assemblée, elle en serait probablement choquée : mon avis étant qu’en masse votre famille se compose de faquins impertinents, et, en détail, de coquins fieffés.

– Micawber, dit mistress Micawber, en secouant la tête, non ! Vous ne les avez jamais compris, et ils ne vous ont jamais compris, voilà tout. »

M. Micawber toussa légèrement.

« Ils ne vous ont jamais compris, Micawber, dit sa femme. Peut-être en sont-ils incapables. Si cela est, il faut les plaindre, et j’ai compassion de leur infortune.

– Je suis extrêmement fâché, ma chère Emma, dit M. Micawber, d’un ton radouci, de m’être laissé aller à des expressions qu’on peut trouver un peu vives. Tout ce que je veux dire, c’est que je peux quitter cette contrée sans que votre famille se mette en avant pour me favoriser… d’un adieu, en me poussant de l’épaule pour précipiter mon départ ; enfin, j’aime autant m’éloigner d’Angleterre, de mon propre mouvement, que de m’y faire encourager par ces gens-là. Cependant, ma chère, s’ils daignaient répondre à votre communication, ce qui d’après notre expérience à tous deux, me semble on ne peut plus improbable, je serais bien loin d’être un obstacle à vos désirs. »

La chose étant ainsi décidée à l’amiable, M. Micawber offrit le bras à mistress Micawber, et jetant un coup d’œil sur le tas de livres et de papiers placés sur la table, devant Traddles, il déclara qu’ils allaient se retirer pour nous laisser libres ; ce qu’ils firent de l’air le plus cérémonieux.

« Mon cher Copperfield, dit Traddles en s’enfonçant dans son fauteuil, lorsqu’ils furent partis, et en me regardant avec un attendrissement qui rendait ses yeux plus rouges encore qu’à l’ordinaire, et donnait à ses cheveux les attitudes les plus bizarres, je ne vous demande pas pardon de venir vous parler d’affaires : je sais tout l’intérêt que vous prenez à celles-ci, et cela pourra d’ailleurs apporter quelque diversion à votre douleur. Mon cher ami, j’espère que vous n’êtes pas trop fatigué ?

– Je suis tout prêt, lui dis-je après un moment de silence. C’est à ma tante qu’il faut penser d’abord. Vous savez tout le mal qu’elle s’est donné ?

– Sûrement, sûrement, répondit Traddles : qui pourrait l’oublier !

– Mais ce n’est pas tout, repris-je. Depuis quinze jours, elle a de nouveaux chagrins ; elle n’a fait que courir dans Londres tous les jours. Plusieurs fois elle est sortie le matin de bonne heure, pour ne revenir que le soir. Hier encore, Traddles, avec ce voyage en perspective, il était près de minuit quand elle est rentrée. Vous savez combien elle pense aux autres. Elle ne veut pas me dire le sujet de ses peines. »

Ma tante, le front pâle et sillonné de rides profondes, resta immobile à m’écouter. Quelques larmes coulèrent lentement sur ses joues, elle mit sa main dans la mienne.

« Ce n’est rien, Trot, ce n’est rien. C’est fini. Vous le saurez un jour. Maintenant, Agnès, ma chère, occupons-nous de nos affaires.

– Je dois rendre à M. Micawber la justice de dire, reprit Traddles, que bien qu’il n’ait pas su travailler utilement pour son propre compte, il est infatigable quand il s’agit des affaires d’autrui. Je n’ai jamais rien vu de pareil. S’il a toujours eu cette activité dévorante, il doit avoir à mon compte au moins deux cents ans, à l’heure qu’il est. C’est quelque chose d’extraordinaire que l’état dans lequel il se met, que la passion avec laquelle il se plonge, jour et nuit, dans l’examen des papiers et des livres de compte : je ne parle pas de l’immense quantité de lettres qu’il m’a écrites, quoique nous soyons porte à porte : souvent même il m’en passe à travers la table, quand il serait infiniment plus court de nous expliquer de vive voix.

– Des lettres ! s’écrie ma tante. Mais je suis sûre qu’il ne rêve que par lettres !

– Et M. Dick, dit Traddles, lui aussi il a fait merveille ! Aussitôt qu’il a été délivré du soin de veiller sur Uriah Heep, ce qu’il a fait avec un soin inouï, il s’est dévoué aux intérêts de M. Wickfield, et il nous a véritablement rendu les plus grands services, en nous aidant dans nos recherches, en faisant mille petites commissions pour nous, en nous copiant tout ce dont nous avions besoin.

– Dick est un homme très-remarquable, s’écria ma tante, je l’ai toujours dit. Trot, vous le savez !

– Je suis heureux de dire, miss Wickfield, poursuivit Traddles, avec une délicatesse et un sérieux vraiment touchants, que pendant votre absence l’état de M. Wickfield s’est grandement amélioré. Délivré du poids qui l’accablait depuis si longtemps, et des craintes terribles qui l’éprouvaient, ce n’est plus le même homme. Il retrouve même souvent la faculté de concentrer sa mémoire et son attention sur des questions d’affaires, et il nous a aidés à éclaircir plusieurs points épineux sur lesquels nous n’aurions peut-être jamais pu nous former un avis sans son aide. Mais je me hâte d’en venir aux résultats, qui ne seront pas longs à vous faire connaître ; je n’en finirais jamais si je me mettais à vous conter en détail tout ce qui me donne bon espoir pour l’avenir. »

Il était aisé de voir que cet excellent Traddles disait cela pour nous faire prendre courage, et pour permettre à Agnès d’entendre prononcer le nom de son père sans inquiétude ; mais nous n’en fûmes pas moins charmés tous.

« Voyons ! dit Traddles, en classant les papiers qui étaient sur la table. Nous avons examiné l’état de nos fonds, et, après avoir mis en ordre des comptes dont les uns étaient fort embrouillés sans mauvaise intention, et dont les autres étaient embrouillés et falsifiés à dessein, il nous parait évident que M. Wickfield pourrait aujourd’hui se retirer des affaires, sans rester le moins du monde en déficit.

– Que Dieu soit béni ! dit Agnès, avec une fervente reconnaissance.

– Mais, dit Traddles, il lui resterait si peu de chose pour vivre (car même à supposer qu’il vendit la maison, il ne posséderait plus que quelques centaines de livres sterling), que je crois devoir vous engager à réfléchir, miss Wickfield, s’il ne ferait pas mieux de continuer à gérer les propriétés dont il a été si longtemps chargé. Ses amis pourraient, vous sentez, l’aider de leurs conseils, maintenant qu’il serait affranchi de tout embarras. Vous-même, miss Wickfield, Copperfield et moi…

– J’y ai pensé, Trotwood, dit Agnès en me regardant, et je crois que cela ne peut pas, que cela ne doit pas être ; même sur les instances d’un ami auquel nous devons tant, et auquel nous sommes si reconnaissants.

– J’aurais tort de faire des instances, reprit Traddles. J’ai cru seulement devoir vous en donner l’idée. N’en parlons plus.

– Je suis heureuse de vous entendre, répondit Agnès avec fermeté, car cela me donne l’espoir, et presque la certitude que nous pensons de même, cher monsieur Traddles, et vous aussi, cher Trotwood. Une fois mon père délivré d’un tel fardeau, que pourrais-je souhaiter ? Rien autre chose que de le voir soulagé d’un travail si pénible, et de pouvoir lui consacrer ma vie, pour lui rendre un peu de l’amour et des soins dont il m’a comblée. Depuis des années, c’est ce que je désire le plus au monde. Rien ne pourrait me rendre plus heureuse que la pensée d’être chargée de notre avenir, si ce n’est le sentiment que mon père ne sera plus accablé par une trop pesante responsabilité.

– Avez-vous songé à ce que vous pourriez faire, Agnès ?

– Souvent, cher Trotwood. Je ne suis pas inquiète. Je suis certaine de réussir. Tout le monde me connaît ici, et l’on me veut du bien, j’en suis sûre. Ne craignez pas pour moi. Nos besoins ne sont pas grands. Si je peux mettre en location notre chère vieille maison, et tenir une école, je serai heureuse de me sentir utile. »

En entendant cette voix ardente, émue, mais paisible, j’avais si présent le souvenir de la vieille et chère maison, autrefois ma demeure solitaire, que je ne pus répondre un seul mot : j’avais le cœur trop plein. Traddles fit semblant de chercher une note parmi ses papiers.

« À présent, miss Trotwood, dit Traddles, nous avons à nous occuper de votre fortune.

– Eh bien ! monsieur, répondit ma tante en soupirant ; tout ce que je peux vous en dire, c’est que si elle n’existe plus, je saurai en prendre mon parti ; et que si elle existe encore, je serai bien aise de la retrouver.

– C’était je crois, originairement, huit mille livres sterling, dans les consolidés ? dit Traddles.

– Précisément ! répondit ma tante.

– Je ne puis en retrouver que cinq, dit Traddles d’un air perplexe.

– Est-ce cinq mille livres ou cinq livres ? dit ma tante avec le plus grand sang-froid.

– Cinq mille livres, repartit Traddles.

– C’était tout ce qu’il y avait, répondit ma tante. J’en avais vendu moi-même trois mille, dont mille pour votre installation, mon cher Trot ; j’ai gardé le reste. Quand j’ai perdu ce que je possédais, j’ai cru plus sage de ne pas vous parler de cette dernière somme, et de la tenir en réserve pour parer aux événements. Je voulais voir comment vous supporteriez cette épreuve, Trot ; vous l’avez noblement supportée, avec persévérance, avec dignité, avec résignation. Dick a fait de même. Ne me parlez pas, car je me sens les nerfs un peu ébranlés. »

Personne n’aurait pu le deviner à la voir si droite sur sa chaise, les bras croisés ; elle était au contraire merveilleusement maîtresse d’elle-même.

« Alors je suis heureux de pouvoir vous dire, s’écrie Traddles d’un air radieux, que nous avons retrouvé tout votre argent.

– Surtout que personne ne m’en félicite, je vous prie, dit ma tante… Et comment cela, monsieur ?

– Vous croyiez que M. Wickfield avait mal à propos disposé de cette somme ? dit Traddles.

– Certainement, dit ma tante. Aussi je n’ai pas eu de peine à garder le silence. Agnès, ne me dites pas un mot !

– Et le fait est, dit Traddles, que vos fonds avaient été vendus en vertu des pouvoirs que vous lui aviez confiés ; je n’ai pas besoin de vous dire par qui, ni sur quelle signature. Ce misérable osa plus tard affirmer et même prouver, par des chiffres, à M. Wickfield, qu’il avait employé la somme (d’après des instructions générales, disait-il) pour pallier d’autres déficits et d’autres embarras d’affaires. M. Wickfield n’a pris d’autre participation à cette fraude, que d’avoir la malheureuse faiblesse de vous payer plusieurs fois les intérêts d’un capital qu’il savait ne plus exister.

– Et à la fin, il s’en attribua tout le blâme, ajouta ma tante ; il m’écrivit alors une lettre insensée où il s’accusait de vol, et des crimes les plus odieux. Sur quoi je lui fis une visite un matin, je demandai une bougie, je brûlai sa lettre, et je lui dis de me payer un jour, si cela lui était possible, mais en attendant, s’il ne le pouvait pas, de veiller sur ses propres affaires pour l’amour de sa fille… Si on me parle, je sors de la chambre ! »

Nous restâmes silencieux ; Agnès se cachait la tête dans ses mains.

« Eh bien, mon cher ami, dit ma tante après un moment, vous lui avez donc arraché cet argent ?

– Ma foi ! dit Traddles, M. Micawber l’avait si bien traqué et s’était muni de tant de preuves irrésistibles que l’autre n’a pas pu nous échapper. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que je crois en vérité que c’est encore plus par haine pour Copperfield que pour satisfaire son extrême avarice, qu’il avait dérobé cet argent. Il me l’a dit tout franchement. Il n’avait qu’un regret, c’était de n’avoir pas dissipé cette somme, pour vexer Copperfield et pour lui faire tort.

– Voyez-vous ! dit ma tante en fronçant les sourcils d’un air pensif, et en jetant un regard sur Agnès. Et qu’est-il devenu ?

– Je n’en sais rien. Il est parti, dit Traddles, avec sa mère, qui ne faisait que crier, supplier, confesser tout. Ils sont partis pour Londres, par la diligence de soir, et je ne sais rien de plus sur son compte, si ce n’est qu’il a montré pour moi en partant la malveillance la plus audacieuse. Il ne m’en voulait pas moins qu’à M. Micawber ; j’ai pris cette déclaration pour un compliment, et je me suis fait un plaisir de le lui dire.

– Croyez-vous qu’il ait quelque argent, Traddles ? lui demandai-je.

– Oh ! oui, j’en suis bien convaincu, répondit-il en secouant la tête d’un air sérieux. Je suis sûr que, d’une façon ou d’une autre, il doit avoir empoché un joli petit magot. Mais je crois, Copperfield, que si vous aviez l’occasion de l’observer plus tard dans le cours de sa destinée, vous verriez que l’argent ne l’empêchera pas de mal tourner. C’est un hypocrite fini ; quoi qu’il fasse, soyez sûr qu’il ne marchera jamais que par des voies tortueuses. C’est le seul plaisir qui le dédommage de la contrainte extérieure qu’il s’impose. Comme il rampe sans cesse à plat ventre pour arriver à quelque petit but particulier, il se fera toujours un monstre de chaque obstacle qu’il rencontrera sur son chemin ; par conséquent il poursuivra de sa haine et de ses soupçons chacun de ceux qui le gêneront dans ses vues, fût-ce le plus innocemment du monde. Alors ses voies deviendront de plus en plus tortueuses, au moindre ombrage qu’il pourra prendre. Il n’y a qu’à voir sa conduite ici pour s’en convaincre.

– C’est un monstre de bassesse comme on n’en voit pas, dit ma tante.

– Je n’en sais trop rien, répliqua Traddles d’un air pensif. Il n’est pas difficile de devenir un monstre de bassesse, quand on veut s’en donner la peine.

– Et M. Micawber ? dit ma tante.

– Ah ! réellement, dit Traddles d’un air réjoui, je ne peux pas m’empêcher de donner encore les plus grands éloges à M. Micawber. Sans sa patience et sa longue persévérance, nous n’aurions fait rien qui vaille. Et il ne faut pas oublier que M. Micawber a bien agi, par pur dévouement : quand on songe à tout ce qu’il aurait pu obtenir d’Uriah Heep, en se faisant payer son silence !

– Vous avez bien raison, lui dis-je.

– Et maintenant que faut-il lui donner ? demanda ma tante.

– Oh ! avant d’en venir là dit Traddles d’un air un peu déconcerté, j’ai cru devoir, par discrétion, omettre deux points dans l’arrangement fort peu légal (car il ne faut pas se dissimuler qu’il est fort peu légal d’un bout à l’autre) de cette difficile question. Les billets souscrits par M. Micawber au profit d’Uriah, pour les avances qu’il lui faisait…

– Eh bien ! il faut les lui rembourser, dit ma tante.

– Oui, mais je ne sais pas quand on voudra s’en servir contre lui, ni où ils sont, reprit Traddles en écarquillant les yeux ; et je crains fort que d’ici à son départ, M. Micawber ne soit constamment arrêté ou saisi pour dettes.

– Alors il faudra le mettre constamment en liberté, et faire lever chaque saisie, dit ma tante. À quoi cela monte-t-il en tout ?

– Mais, M. Micawber a porté avec beaucoup d’exactitude ces transactions (il appelle ça des transactions) sur son grand-livre, reprit Traddles en souriant, et cela monte à cent trois livres sterling et cinq shillings.

– Voyons, que lui donnerons-nous, cette somme-là comprise ? dit ma tante. Agnès, ma chère, nous reparlerons plus tard ensemble de votre part proportionnelle dans ce petit sacrifice… Eh bien ! combien dirons-nous ? Cinq cents livres ? »

Nous prîmes la parole en même temps, sur cette offre, Traddles et moi. Nous insistâmes tous deux pour qu’on ne remît à M. Micawber qu’une petite somme à la fois, et que, sans le lui promettre d’avance, on soldât à mesure ce qu’il devait à Uriah Heep. Nous fûmes d’avis qu’on payât le passage et les frais d’installation de la famille, qu’on leur donnât en outre cent livres sterling, et qu’on eût l’air de prendre au sérieux l’arrangement proposé par M. Micawber pour payer ces avances : il lui serait salutaire de se sentir sous le coup de cette responsabilité. À cela j’ajoutai que je donnerais sur son caractère quelques détails à M. Peggotty, sur qui je savais qu’on pouvait compter. On pourrait aussi confier à M. Peggotty le soin de lui avancer plus tard cent livres sterling en sus de ce qu’il aurait déjà reçu au départ. Je me proposais encore d’intéresser M. Micawber à M. Peggotty, en lui confiant, de l’histoire de ce dernier, ce qu’il me semblerait utile ou convenable de ne lui point cacher, afin de les amener à s’entr’aider mutuellement, dans leur intérêt commun. Nous entrâmes tous chaudement dans ces plans ; et je puis dire par avance qu’en effet la plus parfaite bonne volonté et la meilleure harmonie ne tardèrent pas à régner entre les deux parties intéressées.

Voyant que Traddles regardait ma tante d’un air soucieux, je lui rappelai qu’il avait fait allusion à deux questions dont il devait nous parler.

« Votre tante m’excusera et vous aussi, Copperfield, si j’aborde un sujet aussi pénible, dit Traddles en hésitant, mais je crois nécessaire de le rappeler à votre souvenir. Le jour où M. Micawber nous a fait cette mémorable dénonciation, Uriah Heep a proféré des menaces contre le mari de votre tante. »

Ma tante inclina la tête, sans changer de position, avec le même calme apparent.

« Peut-être, continua Traddles, n’était-ce qu’une impertinence en l’air.

– Non, répondit ma tante.

– Il y avait donc… je vous demande bien pardon… une personne portant ce titre… ? dit Traddles, et elle était sous sa coupe ?

– Oui, mon ami, » dit ma tante.

Traddles expliqua, et d’une mine allongée, qu’il n’avait pas pu aborder ce sujet, et que dans l’arrangement qu’il avait fait, il n’en était pas question, non plus que des lettres de créance contre M. Micawber ; que nous n’avions plus aucun pouvoir sur Uriah Heep, et que s’il était à même de nous faire du tort, ou de nous jouer un mauvais tour, aux uns ou aux autres, il n’y manquerait certainement pas.

Ma tante gardait le silence ; quelques larmes coulaient sur ses joues.

« Vous avez raison, dit-elle. Vous avez bien fait d’en parler.

– Pouvons-nous faire quelque chose, Copperfield ou moi ? demanda doucement Traddles.

– Rien, dit ma tante. Je vous remercie mille fois. Trot, mon cher, ce n’est qu’une vaine menace. Faites rentrer M. et mistress Micawber. Et surtout ne me dites rien ni les uns ni les autres. » En même temps, elle arrangea les plis de sa robe, et se rassit, toujours droite comme à l’ordinaire, les yeux fixés sur la porte.

« Eh bien, M. et mistress Micawber, dit ma tante en les voyant entrer, nous avons discuté la question de votre émigration, je vous demande bien pardon de vous avoir laissés si longtemps seuls ; voici ce que nous vous proposons. »

Puis elle expliqua ce qui avait été convenu, à l’extrême satisfaction de la famille, petits et grands, là présents. M. Micawber en particulier fut tellement enchanté de trouver une si belle occasion de pratiquer ses habitudes de transactions commerciales, en souscrivant des billets, qu’on ne put l’empêcher de courir immédiatement chez le marchand de papier timbré. Mais sa joie reçut tout à coup un rude choc ; cinq minutes après, il revint escorté d’un agent du shériff, nous informer en sanglotant que tout était perdu. Comme nous étions préparés à cet événement, et que nous avions prévu la vengeance d’Uriah Heep, nous payâmes aussitôt la somme, et, cinq minutes après, M. Micawber avait repris sa place devant la table, et remplissait les blancs de ses feuilles de papier timbré avec une expression de ravissement, que nulle autre occupation ne pouvait lui donner, si ce n’est celle de faire du punch. Rien que de le voir retoucher ses billets avec un ravissement artistique, et les placer à distance pour mieux en voir l’effet, les regarder du coin de l’œil, et inscrire sur son carnet les dates et les totaux, enfin contempler son œuvre terminée, avec la profonde conviction que c’était de l’or en barre, il ne pouvait y avoir de spectacle plus amusant.

« Et maintenant, monsieur, si vous me permettez de vous le dire, ce que vous avez de mieux à faire, dit ma tante après l’avoir observé un moment en silence, c’est de renoncer pour toujours à cette occupation.

– Madame, répondit M. Micawber, j’ai l’intention d’inscrire ce vœu sur la page vierge de notre nouvel avenir. Mistress Micawber peut vous le dire. J’ai la confiance, ajouta-t-il, d’un ton solennel, que mon fils Wilkins n’oubliera jamais qu’il vaudrait mieux pour lui plonger son poing dans les flammes que de manier les serpents qui ont répandu leur venin dans les veines glacées de son malheureux père ! » Profondément ému, et transformé en une image du désespoir, M. Micawber contemplait ces serpents invisibles avec un regard rempli d’une sombre haine (quoi qu’à vrai dire, on y retrouvât encore quelques traces de son ancien goût pour ces serpents figurés), puis il plia les feuilles et les mit dans sa poche.

La soirée avait été bien remplie. Nous étions épuisés de chagrin et de fatigue ; sans compter que ma tante et moi nous devions retourner à Londres le lendemain. Il fut convenu que les Micawber nous y suivraient, après avoir vendu leur mobilier ; que les affaires de M. Wickfield seraient réglées le plus promptement possible, sous la direction de Traddles, et qu’Agnès viendrait ensuite à Londres. Nous passâmes la nuit dans la vieille maison qui, délivrée maintenant de la présence des Heep, semblait purgée d’une pestilence, et je couchai dans mon ancienne chambre, comme un pauvre naufragé qui est revenu au gîte.

Le lendemain nous retournâmes chez ma tante, pour ne pas aller chez moi, et nous étions assis tous deux à côté l’un de l’autre, comme par le passé, avant d’aller nous coucher, quand elle me dit :

« Trot, avez-vous vraiment envie de savoir ce qui me préoccupait dernièrement ?

– Oui certainement, ma tante, aujourd’hui, moins que jamais, je ne voudrais vous voir un chagrin ou une inquiétude dont je n’eusse ma part.

– Vous avez déjà eu assez de chagrins vous-même, mon enfant, dit ma tante avec affection, sans que j’y ajoute encore mes petites misères. Je n’ai pas eu d’autre motif, mon cher Trot, de vous cacher quelque chose.

– Je le sais bien. Mais dites-le-moi maintenant.

– Voulez-vous sortir en voiture avec moi demain matin ? me demanda ma tante.

– Certainement.

– À neuf heures, reprit-elle, je vous dirai tout, mon ami. »

Le lendemain matin, nous montâmes en voiture pour nous rendre à Londres. Nous fîmes un long trajet à travers les rues, avant d’arriver devant un des grands hôpitaux de la capitale. Près du bâtiment, je vis un corbillard très-simple. Le cocher reconnut ma tante, elle lui fit signe de la main de se mettre en marche, il obéit, nous le suivîmes.

« Vous comprenez maintenant, Trot, dit ma tante. Il est mort.

– Est-il mort à l’hôpital ?

– Oui. »

Elle était assise, immobile, à côté de moi, mais je voyais de nouveau de grosses larmes couler sur ses joues.

« Il y était déjà venu une fois, reprit ma tante. Il était malade depuis longtemps, c’était une santé détruite. Quand il a su son état, pendant sa dernière maladie, il m’a fait demander. Il était repentant ; très-repentant.

– Et je suis sûr que vous y êtes allée ! ma tante.

– Oui. Et j’ai passé depuis bien des heures près de lui.

– Il est mort la veille de notre voyage à Canterbury ? »

Ma tante me fit signe que oui. « Personne ne peut plus lui faire de tort à présent, dit-elle. Vous voyez que c’était une vaine menace. »

Nous arrivâmes au cimetière d’Hornsey. « J’aime mieux qu’il repose ici que dans la ville, dit ma tante. Il était né ici. »

Nous descendîmes de voiture, et nous suivîmes à pied le cercueil jusqu’au coin de terre dont j’ai gardé le souvenir, et où on lut le service des morts. Tu es poussière et

« Il y a trente-six ans, mon ami, que je l’avais épousé, me dit ma tante, lorsque nous remontâmes en voiture. Que Dieu nous pardonne à tous. »

Nous nous rassîmes en silence, et elle resta longtemps sans parler, tenant toujours ma main serrée dans les siennes. Enfin elle fondit tout à coup en larmes, et me dit :

« C’était un très-bel homme quand je l’épousai, Trot… Mais grand Dieu, comme il avait changé ! »

Cela ne dura pas longtemps. Ses pleurs la soulagèrent, elle se calma bientôt, et reprit sa sérénité, « C’est que j’ai les nerfs un peu ébranlés, me disait-elle, sans cela je ne me serais pas ainsi laissée aller à mon émotion. Que Dieu nous pardonne à tous ! »

Nous retournâmes chez elle à Highgate, et là nous trouvâmes un petit billet qui était arrivé par le courrier du matin, de la part de M. Micawber.

« Canterbury, vendredi.

« Chère madame, et vous aussi, mon cher Copperfield, le beau pays de promesse qui commençait à poindre à l’horizon est de nouveau enveloppé d’un brouillard impénétrable, et disparaît pour toujours des yeux d’un malheureux naufragé, dont l’arrêt est porté !

« Un autre mandat d’arrêt vient en effet d’être lancé par Heep contre Micawber (dans la haute cour du Banc du roi à Westminster), et le défendeur est la proie du shériff revêtu de l’autorité légale dans ce bailliage.

Voici le jour, voici l’heure cruelle.

Le front de bataille chancelle ;

D’un air superbe Édouard, victorieux,

M’apporte l’esclavage et des fers odieux.

« Une fois retombé dans les fers, mon existence sera de courte durée (les angoisses de l’âme ne sauraient se supporter quand une fois elles ont atteint un certain point ; je sens que j’ai dépassé ces limites). Que Dieu vous bénisse ! Qu’il vous bénisse ! Un jour peut-être, quelque voyageur, visitant par des motifs de curiosité, et aussi, je l’espère, de sympathie, le lieu où l’on renferme les débiteurs dans cette ville, réfléchira longtemps, en lisant gravées sur le mur, avec l’aide d’un clou rouillé,

« Ces obscures initiales :

« W.M.

« P. S. Je rouvre cette lettre pour vous dire que notre commun ami, M. Thomas Traddles qui ne nous a pas encore quittés, et qui paraît jouir de la meilleure santé, vient de payer mes dettes et d’acquitter tous les frais, au nom de cette noble et honorable miss Trotwood ; ma famille et moi nous sommes au comble du bonheur. »

Chapitre XXV. La tempête. §

J’arrive maintenant à un événement qui a laissé dans mon âme des traces terribles et ineffaçables, à un événement tellement uni à tout ce qui précède cette partie de ma vie que, depuis les premières pages de mon récit, il a toujours grandi à mes yeux, comme une tour gigantesque isolée dans la plaine, projetant son ombre sur les incidents qui ont marqué même les jours de mon enfance.

Pendant les années qui suivirent cet événement, j’en rêvais sans cesse. L’impression en avait été si profonde que, durant le calme des nuits, dans ma chambre paisible, j’entendais encore mugir le tonnerre de sa furie redoutable. Aujourd’hui même il m’arrive de revoir cette scène dans mes rêves, bien qu’à de plus rares intervalles. Elle s’associe dans mon esprit au bruit du vent pendant l’orage, au nom seul du rivage de l’Océan. Je vais essayer de la raconter, telle que je la vois de mes yeux, car ce n’est pas un souvenir, c’est une réalité présente.

Le moment approchait où le navire des émigrants allait mettre à la voile : ma chère vieille bonne vint à Londres ; son cœur se brisa de douleur à notre première entrevue. J’étais constamment avec elle, son frère et les Micawber, qui ne les quittaient guère ; mais je ne revis plus Émilie.

Un soir, j’étais seul avec Peggotty et son frère. Nous en vînmes à parler de Ham. Elle nous raconta avec quelle tendresse il l’avait quittée, toujours calme et courageux. Il ne l’était jamais plus, disait-elle, que quand elle le croyait le plus abattu par le chagrin. L’excellente femme ne se lassait jamais de parler de lui, et nous mettions à entendre ses récits le même intérêt qu’elle mettait à nous les faire.

Nous avions renoncé, ma tante et moi, à nos deux petites maisons de Highgate : moi, pour voyager, et elle pour retourner habiter sa maison de Douvres. Nous avions pris, en attendant, un appartement dans Covent-Garden. Je rentrais chez moi ce soir-là, réfléchissant à ce qui s’était passé entre Ham et moi, lors de ma dernière visite à Yarmouth, et je me demandais si je ne ferais pas mieux d’écrire tout de suite à Émilie, au lieu de remettre une lettre pour elle à son oncle, au moment où je dirais adieu à ce pauvre homme sur le tillac, comme j’en avais d’abord formé le projet. Peut-être voudrait-elle, après avoir lu ma lettre, envoyer par moi quelque message d’adieu à celui qui l’aimait tant. Mieux valait lui en faciliter l’occasion.

Avant de me coucher, je lui écrivis. Je lui dis que j’avais vu Ham, et qu’il m’avait prié de lui dire ce que j’ai déjà raconté plus haut. Je le répétai fidèlement, sans rien ajouter. Lors même que j’en aurais eu le droit, je n’avais nul besoin de rien dire de plus. Ni moi, ni personne, nous n’aurions pu rendre plus touchantes ses paroles simples et vraies. Je donnai l’ordre de porter cette lettre le lendemain matin, en y ajoutant seulement pour M. Peggotty la prière de la remettre à Émilie. Je ne me couchai qu’à la pointe du jour.

J’étais alors plus épuisé que je ne le croyais ; je ne m’endormis que lorsque le ciel paraissait déjà à l’horizon, et la fatigue me tint au lit assez tard le lendemain. Je fus réveillé par la présence de ma tante à mon chevet, quoiqu’elle eût gardé le silence. Je sentis dans mon sommeil qu’elle était là, comme cela nous arrive quelquefois.

« Trot, mon ami, dit-elle en me voyant ouvrir les yeux, je ne pouvais pas me décider à vous réveiller. M. Peggotty est ici ; faut-il le faire monter ? »

Je répondis que oui ; il parut bientôt.

« Maître Davy, dit-il quand il m’eut donné une poignée de main, j’ai remis à Émilie votre lettre, et voici le billet qu’elle a écrit après l’avoir lu. Elle vous prie d’en prendre connaissance et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, d’être assez bon pour vous en charger.

– L’avez-vous lu ? » lui dis-je.

Il hocha tristement la tête ; je l’ouvris et je lus ce qui suit :

« J’ai reçu votre message. Oh ! que pourrais-je vous dire pour vous remercier de tant de bonté et d’intérêt ?

« J’ai serré votre lettre contre mon cœur. Elle y restera jusqu’au jour de ma mort. Ce sont des épines bien aiguës, mais elles me font du bien. J’ai prié par là-dessus. Oh ! oui, j’ai bien prié. Quand je songe à ce que vous êtes, et à ce qu’est mon oncle, je comprends ce que Dieu doit être, et je me sens le courage de crier vers lui.

« Adieu pour toujours, mon ami ; adieu pour toujours dans ce monde. Dans un autre monde, si j’obtiens mon pardon, peut-être me retrouverai-je enfant et pourrai-je venir alors vous retrouver ? Merci, et que Dieu vous bénisse ! Adieu, adieu pour toujours ! »

Voilà tout ce qu’il y avait dans sa lettre, avec la trace de ses larmes.

« Puis-je lui dire que vous n’y voyez pas d’inconvénient, maître Davy, et que vous serez assez bon pour vous en charger ? me demanda M. Peggotty quand j’eus fini ma lecture.

– Certainement, lui dis-je, mais je réfléchissais…

– Oui, maître Davy ?

– J’ai envie de me rendre à Yarmouth. J’ai plus de temps qu’il ne m’en faut pour aller et venir avant le départ du bâtiment. Il ne me sort pas de l’esprit, lui et sa solitude ; si je puis lui remettre la lettre d’Émilie et vous charger de dire à votre nièce, à l’heure du départ, qu’il l’a reçue, cela leur fera du bien à tous deux. J’ai accepté solennellement la commission dont il me chargeait, l’excellent homme, je ne saurais m’en acquitter trop complètement. Le voyage n’est rien pour moi. J’ai besoin de mouvement, cela me calmera. Je partirai ce soir. »

Il essaya de me dissuader, mais je vis qu’il était au fond de mon avis, et cela m’aurait confirmé dans mon intention si j’en avais eu besoin. Il alla au bureau de la diligence, sur ma demande, et prit pour moi une place d’impériale. Je partis le soir par cette même route que j’avais traversée jadis, au milieu de tant de vicissitudes diverses.

« Le ciel ne vous paraît-il pas bien étrange ce soir ? dis-je au cocher à notre premier relais. Je ne me souviens pas d’en avoir jamais vu un pareil.

– Ni moi non plus ; je n’ai même jamais rien vu d’approchant, répondit-il. C’est du vent, monsieur. Il y aura des malheurs en mer, j’en ai peur, avant longtemps. »

C’était une confusion de nuages sombres et rapides, traversés ça et là par des bandes d’une couleur comme celle de la fumée qui s’échappe du bois mouillé : ces nuages s’entassaient en masses énormes, à des profondeurs telles que les plus profonds abîmes de la terre n’en auraient pu donner l’idée, et la lune semblait s’y plonger tête baissée, comme si, dans son épouvante de voir un si grand désordre dans les lois de la nature, elle eût perdu sa route à travers le ciel. Le vent, qui avait soufflé avec violence tout le jour, recommençait avec un bruit formidable. Le ciel se chargeait toujours de plus en plus.

Mais à mesure que la nuit avançait et que les nuages précipitaient leur course, noirs et serrés, sur toute la surface du ciel, le vent redoublait de fureur. Il était tellement violent que les chevaux pouvaient à peine faire un pas. Plusieurs fois, au milieu de l’obscurité de la nuit (nous étions à la fin de septembre, et les nuits étaient déjà longues), le conducteur s’arrêta, sérieusement inquiet pour la sûreté de ses passagers. Des ondées rapides se succédaient, tombant comme des lames d’acier, et nous étions bien aises de nous arrêter chaque fois que nous trouvions quelque mur ou quelque arbre pour nous abriter, car il devenait impossible de continuer à lutter contre l’orage.

Au point du jour, le vent redoubla encore de fureur. J’avais vu à Yarmouth des coups de vent que les marins appelaient des canonnades, mais jamais je n’avais rien vu de pareil, rien même qui y ressemblât. Nous arrivâmes très-tard à Norwich, disputant à la tempête chaque pouce de terrain, à partir de quatre lieues de Londres, et nous trouvâmes sur la place du marché une quantité de personnes qui s’étaient levées au milieu de la nuit, et au bruit de la chute des cheminées. On nous dit, pendant que nous changions de chevaux, que de grandes feuilles de tôle avaient été enlevées de la tour de l’église et lancées par le vent dans une rue voisine, qu’elles barraient absolument ; d’autres racontaient que des paysans, venus des villages d’alentour, avaient vu de grands arbres déracinés dont les branches éparses jonchaient les routes et les champs. Et cependant, loin de s’apaiser, l’orage redoublait toujours de violence.

Nous avançâmes péniblement : nous approchions de la mer, qui nous envoyait ce vent redoutable. Nous n’étions pas encore en vue de l’Océan, que déjà des flots d’écume venaient nous inonder d’une pluie salée. L’eau montait toujours, couvrant jusqu’à plusieurs milles de distance le pays plat qui avoisine Yarmouth. Tous les petits ruisseaux, devenus des torrents, se répandaient au loin. Lorsque nous aperçûmes la mer, les vagues se dressaient à l’horizon de l’abîme en furie, comme des tours et des édifices, sur un rivage éloigné. Quand enfin nous entrâmes dans la ville, tous les habitants, sur le seuil de la porte, venaient d’un air inquiet, les cheveux au vent, voir passer la malle-poste qui avait eu le courage de voyager pendant cette terrible nuit.

Je descendis à la vieille auberge, puis je me dirigeai vers la mer, en trébuchant le long de la rue, couverte de sable et d’herbes marines encore tout inondées d’écume blanchâtre ; à chaque pas j’avais à éviter de recevoir une tuile sur la tête ou à m’accrocher à quelque passant, au détour des rues, pour n’être pas entraîné par le vent. En approchant du rivage, je vis, non-seulement les marins, mais la moitié de la population de la ville, réfugiée derrière des maisons ; on bravait parfois la furie de l’orage pour contempler la mer, mais on se dépêchait de revenir à l’abri, comme on pouvait, en faisant mille zigzags pour couper le vent.

J’allai me joindre à ces groupes : on y voyait des femmes en pleurs ; leurs maris étaient à la pêche du hareng ou des huîtres ; il n’y avait que trop de raisons de craindre que leurs barques n’eussent été coulées à fond avant qu’ils pussent chercher quelque part un refuge. De vieux marins secouaient la tête et se parlaient à l’oreille, en regardant la mer, d’abord, puis le ciel ; des propriétaires de navires se montraient parmi eux, agités et inquiets ; des enfants, pêle-mêle, dans les groupes, cherchaient à lire dans les traits des vieux loups de mer ; de rigoureux matelots, troublés et soucieux, se réfugiaient derrière un mur pour diriger vers l’Océan leurs lunettes d’approche, comme s’ils étaient en vedette devant l’ennemi.

Lorsque je pus contempler la mer, en dépit du vent qui m’aveuglait, des pierres et du sable qui volaient de toute part, et des formidables mugissements des flots, je fus tout confondu de ce spectacle. On voyait des murailles d’eau qui s’avançaient en roulant, puis s’écroulaient subitement de toute leur hauteur ; on aurait dit qu’elles allaient engloutir la ville. Les vagues, en se retirant avec un bruit sourd, semblaient creuser sur la grève des caves profondes, comme pour miner le sol. Lorsqu’une lame blanche se brisait avec fracas, avant d’atteindre le rivage, chaque fragment de ce tout redoutable, animé de la même furie, courait, dans sa colère, former un autre monstre pour un assaut nouveau. Les collines se transformaient en vallées, les vallées redevenaient des collines, sur lesquelles s’abattait tout à coup quelque oiseau solitaire ; l’eau bouillonnante venait bondir sur la grève, masse tumultueuse qui changeait sans cesse de forme et de place, pour céder bientôt l’espace à des formes nouvelles ; le rivage idéal qui semblait se dresser à l’horizon montrait et cachait tour à tour ses clochers et ses édifices ; les nuages s’enfuyaient épais et rapides ; on eût cru assister à un soulèvement, à un déchirement suprême de la nature entière.

Je n’avais pas aperçu Ham parmi les marins que ce vent mémorable (car on se le rappelle encore aujourd’hui, comme le plus terrible sinistre qui ait jamais désolé la côte) avait rassemblés sur le rivage ; je me rendis à sa chaumière ; elle était fermée, je frappai en vain. Alors je gagnai par de petits chemins le chantier où il travaillait. J’appris là qu’il était parti pour Lowestoft où on l’avait demandé pour un radoub pressé que lui seul pouvait faire, mais qu’il reviendrait le lendemain matin de bonne heure.

Je retournai à l’hôtel, et, après avoir fait ma toilette de nuit, j’essayai de dormir, mais en vain ; il était cinq heures de l’après-midi. Je n’étais pas depuis cinq minutes au coin du feu, dans la salle à manger, quand le garçon entra sous prétexte de mettre tout en ordre, ce qui lui servait d’excuse pour causer. Il me dit que deux bateaux de charbon venaient de sombrer, avec leur équipage, à quelques milles de Yarmouth, et qu’on avait vu d’autres navires bien en peine à la dérive, qui s’efforçaient de s’éloigner du rivage : le danger était imminent.

« Que Dieu ait pitié d’eux, et de tous les pauvres matelots ! dit-il ; que vont-ils devenir, si nous avons encore une nuit comme la dernière ! »

J’étais bien abattu ; mon isolement et l’absence de Ham me causaient un malaise insurmontable. J’étais sérieusement affecté, sans bien m’en rendre compte, par les derniers événements, et le vent violent auquel je venais de rester longtemps exposé avait troublé mes idées. Tout me semblait si confus que j’avais perdu le souvenir du temps et de la distance. Je n’aurais pas été surpris, je crois, de rencontrer dans les rues de Yarmouth quelqu’un que je savais devoir être à Londres. Il y avait, sous ce rapport, un vide bizarre dans mon esprit. Et pourtant il ne restait pas oisif, mais il était absorbé dans les pensées tumultueuses que me suggérait naturellement ce lieu, si plein pour moi de souvenirs distincts et vivants.

Dans cet état, les tristes nouvelles que me donnait le garçon sur les navires en détresse s’associèrent, sans aucun effort de ma volonté, à mon anxiété au sujet de Ham. J’étais convaincu qu’il aurait voulu revenir de Lowestoft par mer, et qu’il était perdu. Cette appréhension devint si forte que je résolus de retourner au chantier avant de me mettre à dîner, et de demander au constructeur s’il croyait probable que Ham pût songer à revenir par mer. S’il me donnait la moindre raison de le croire, je partirais pour Lowestoft, et je l’en empêcherais en le ramenant avec moi.

Je commandai mon dîner, et je me rendis au chantier. Il était temps ; le constructeur, une lanterne à la main, en fermait la porte. Il se mit à rire, quand je lui posai cette question, et me dit qu’il n’y avait rien à craindre : jamais un homme dans son bon sens, ni même un fou, ne songerait à s’embarquer par un pareil coup de vent ; Ham Peggotty moins que tout autre, lui qui était né dans le métier.

Je m’en doutais d’avance, et pourtant je n’avais pu résister au besoin de faire cette question, quoique je fusse tout honteux en moi-même de la faire. J’avais repris le chemin de l’hôtel. Le vent semblait encore augmenter de violence, s’il est possible. Ses hurlements, et le fracas des vagues, le claquement des portes et des fenêtres, le gémissement étouffé des cheminées, le balancement apparent de la maison qui m’abritait, et le tumulte de la mer en furie, tout cela était plus effrayant encore que le matin, la profonde obscurité venait ajouter à l’ouragan ses terreurs réelles et imaginaires.

Je ne pouvais pas manger, je ne pouvais pas me tenir tranquille, je ne pouvais me fixer à rien : il y avait en moi quelque chose qui répondait à l’orage extérieur, et bouleversait vaguement mes pensées orageuses. Mais au milieu de cette tempête de mon âme, qui s’élevait comme les vagues rougissantes, je retrouvais constamment en première ligne mon inquiétude sur le sort de Ham.

On emporta mon dîner sans que j’y eusse pour ainsi dire touché, et j’essayai de me remonter avec un ou deux verres de vin. Tout était inutile. Je m’assoupis devant le feu sans perdre le sentiment ni du bruit extérieur, ni de l’endroit où j’étais. C’était une horreur indéfinissable qui me poursuivait dans mon sommeil, et lorsque je me réveillai, ou plutôt lorsque je sortis de la léthargie qui me clouait sur ma chaise, je tremblais de tout mon corps, saisi d’une crainte inexplicable.

Je marchai dans la chambre, j’essayai de lire un vieux journal, je prêtai l’oreille au bruit du vent, je regardai les formes bizarres que figurait la flamme du foyer. À la fin, le tic-tac monotone de la pendule contre la muraille m’agaça tellement les nerfs, que je résolus d’aller me coucher.

Je fus bien aise de savoir, par une nuit pareille, que quelques-uns des domestiques de l’hôtel étaient décidés à rester sur pied jusqu’au lendemain matin. Je me couchai horriblement las et la tête lourde ; mais, à peine dans mon lit, ces sensations disparurent comme par enchantement, et je restai parfaitement réveillé, avec la plénitude de mes sens.

Pendant des heures j’écoutai le bruit du vent et de la mer ; tantôt je croyais entendre des cris dans le lointain, tantôt c’était le canon d’alarme qu’on tirait, tantôt des maisons qui s’écroulaient dans la ville. Plusieurs fois je me levai, et je m’approchai de la fenêtre, mais je n’apercevais à travers les vitres que la faible lueur de ma bougie, et ma figure pâle et bouleversée qui s’y réfléchissait au milieu des ténèbres.

À la fin, mon agitation devint telle que je me rhabillai en toute hâte, et je redescendis. Dans la vaste cuisine, où pendaient aux solives de longues rangées d’oignons et de tranches de lard, je vis les gens qui veillaient, groupés ensemble autour d’une table qu’on avait exprès enlevée de devant la grande cheminée pour la placer près de la porte. Une jolie servante qui se bouchait les oreilles avec son tablier, tout en tenant les yeux fixés sur la porte, se mit à crier quand elle m’aperçut, me prenant pour un esprit ; mais les autres eurent plus de courage, et furent charmés que je vinsse leur tenir compagnie. L’un d’eux me demanda si je croyais que les âmes des pauvres matelots qui venaient de périr avec les bateaux de charbon, n’auraient pas, en s’envolant, été éteintes par l’orage.

Je restai là, je crois, deux heures. Une fois, j’ouvris la porte de la cour et je regardai dans la rue solitaire. Le sable, les herbes marines et les flaques d’écume encombrèrent le passage en un moment ; je fus obligé de me faire aider pour parvenir à refermer la porte et la barricader contre le vent.

Il y avait une sombre obscurité dans ma chambre solitaire, quand je finis par y rentrer ; mais j’étais fatigué, et je me recouchai ; bientôt je tombai dans un profond sommeil, comme on tombe, en songe, du haut d’une tour au fond d’un précipice. J’ai le souvenir que pendant longtemps j’entendais le vent dans mon sommeil ; bien que mes rêves me transportassent en d’autres lieux et au milieu de scènes bien différentes. À la fin, cependant, tout sentiment de la réalité disparut, et je me vis, avec deux de mes meilleurs amis dont je ne sais pas le nom, au siège d’une ville qu’on canonnait à outrance.

Le bruit du canon était si fort et si continu, que je ne pouvais parvenir à entendre quelque chose que j’avais le plus grand désir de savoir ; enfin, je fis un dernier effort et je me réveillai. Il était grand jour, huit ou neuf heures environ : c’était l’orage que j’entendais et non plus les batteries ; on frappait à ma porte et on m’appelait.

« Qu’y a-t-il ? m’écriai-je.

– Un navire qui s’échoue tout près d’ici. »

Je sautai à bas de mon lit et je demandai quel navire c’était ?

« Un schooner qui vient d’Espagne ou de Portugal avec un chargement de fruits et de vin. Dépêchez-vous, monsieur, si vous voulez le voir ! On dit qu’il va se briser à la côte, au premier moment. »

Le garçon redescendit l’escalier quatre à quatre ; je m’habillai aussi vite que je pus, et je m’élançai dans la rue.

Le monde me précédait en foule ; tous couraient dans la même direction, vers la plage. J’en dépassai bientôt un grand nombre, et j’arrivai en présence de la mer en furie.

Le vent s’était plutôt un peu calmé, mais quel calme ! C’était comme si une demi-douzaine de canons se fussent tus, parmi les centaines de bouches à feu qui résonnaient à mon oreille pendant mon rêve. Quant à la mer, toujours plus agitée, elle avait une apparence bien plus formidable encore que la veille au soir. Elle semblait s’être gonflée de toutes parts ; c’était quelque chose d’effrayant que de voir à quelle hauteur s’élevaient ses vagues immenses qui grimpaient les unes sur les autres pour rouler au rivage et s’y briser avec bruit.

Au premier moment, le rugissement du vent et des flots, la foule et la confusion universelle, joints à la difficulté que j’éprouvais à résister à la tempête, troublèrent tellement mes sens que je ne vis nulle part le navire en danger : je n’apercevais que le sommet des grandes vagues. Un matelot à demi nu, debout à côté de moi, me montra, de son bras tatoué, où l’on voyait l’image d’une flèche, la pointe vers la main, le côté gauche de la plage. Mais alors, grand Dieu ! je ne le vis que trop, ce malheureux navire, et tout près de nous.

Un des mâts était brisé à six ou huit pieds du pont, et gisait, étendu de côté, au milieu d’une masse de voiles et de cordages. À mesure que le bateau était ballotté par le roulis et le tangage qui ne lui laissaient pas un moment de repos, ces ruines embarrassantes battaient le flanc du bâtiment comme pour en crever la carcasse ; on faisait même quelques efforts pour les couper tout à fait et les jeter à la mer, car, lorsque le roulis nous ramenait en vue le tillac, je voyais clairement l’équipage à l’œuvre, la hache à la main. Il y en avait un surtout, avec de longs cheveux bouclés, qui se distinguait des autres par son activité infatigable. Mais en ce moment, un grand cri s’éleva du rivage, dominant le vent et la mer : les vagues avaient balayé le pont, emportant avec elles, dans l’abîme bouillonnant, les hommes, les planches, les cordages, faibles jouets pour sa fureur !

Le second mât restait encore debout, enveloppé de quelques débris de voiles et de cordes à demi détachées qui venaient le frapper en tous sens. Le vaisseau avait déjà touché, à ce que me dit à l’oreille la voix rauque du marin ; il se releva, puis il toucha de nouveau. J’entendis bientôt la même voix m’annoncer que le bâtiment craquait par le travers, et ce n’était pas difficile à comprendre, on voyait bien que l’assaut livré au navire était trop violent pour que l’œuvre de la main des hommes pût y résister longtemps. Au moment où il me parlait, un autre cri, un long cri de pitié partit du rivage, en voyant quatre hommes sortir de l’abîme avec le vaisseau naufragé, s’accrocher au tronçon du mât encore debout, et, au milieu d’eux, ce personnage aux cheveux frisés dont on avait admiré tout à l’heure l’énergie.

Il y avait une cloche à bord, et, tandis que le vaisseau se démenait comme une créature réduite à la folie par le désespoir, nous montrant tantôt toute l’étendue du pont dévasté qui regardait la grève, tantôt sa quille qui se retournait vers nous pour se replonger dans la mer, la cloche sonnait sans repos le glas funèbre de ces infortunés que le vent portait jusqu’à nous. Le navire s’abîma de nouveau dans les eaux, puis il reparut : deux des hommes avaient été engloutis. L’angoisse des témoins de cette scène déchirante augmentait toujours. Les hommes gémissaient en joignant les mains ; les femmes criaient et détournaient la tête. On courait çà et là sur la plage en appelant du secours, là où tout secours était impossible. Moi-même, je conjurais un groupe de matelots que je connaissais, de ne pas laisser ces deux victimes périr ainsi sous nos yeux.

Ils me répondirent, dans leur agitation (je ne sais comment, dans un pareil moment, je pus seulement les comprendre), qu’une heure auparavant on avait essayé, mais sans succès, de mettre à la mer le canot de sauvetage, et que, comme personne n’aurait l’audace de se jeter à l’eau avec une corde dont l’extrémité resterait sur le rivage, il n’y avait absolument rien à tenter. Tout à coup je vis le peuple s’agiter sur la grève, il s’entr’ouvrait pour laisser passer quelqu’un. C’était Ham qui arrivait en courant de toutes ses forces.

J’allai à lui ; je crois en vérité que c’était pour le conjurer d’aller au secours de ces infortunés. Mais, quelque ému que je fusse d’un spectacle si nouveau et si terrible, l’expression de son visage, et son regard dirigé vers la mer, ce regard que je ne lui avais vu qu’une fois, le jour de la fuite d’Émilie, réveillèrent en moi le sentiment de son danger. Je jetai mes bras autour de lui ; je criai à ceux qui m’entouraient de ne pas l’écouter, que ce serait un meurtre, qu’il fallait l’empêcher de quitter le rivage.

Un nouveau cri retentit autour de nous ; nous vîmes la voile cruelle envelopper à coups répétés celui des deux qu’elle put atteindre et s’élancer triomphant vers l’homme au courage indomptable qui restait seul au mât.

En présence d’un tel spectacle, et devant la résolution calme et désespérée du brave marin accoutumé à exercer tant d’empire sur la plupart des gens qui se pressaient autour de lui, je compris que je ne pouvais rien contre sa volonté ; autant aurait valu implorer les vents et les vagues.

« Maître David, me dit-il en me serrant affectueusement les mains, si mon heure est venue, qu’elle vienne ; si elle n’est pas venue, vous me reverrez. Que le Dieu du ciel vous bénisse ! qu’il vous bénisse tous, camarades ! Apprêtez tout : je pars ! »

On me repoussa doucement, on me pria de m’écarter ; puisqu’il voulait y aller, à tort ou à raison ; je ne ferais, par ma présence, que compromettre les mesures de sûreté qu’il y avait à prendre, en troublant ceux qui en étaient chargés. Dans la confusion de mes sentiments et de mes idées, je ne sais ce que je répondis ou ce qu’on me répondit, mais je vis qu’on courait sur la grève ; on détacha les cordes d’un cabestan, plusieurs groupes s’interposèrent entre lui et moi. Bientôt seulement je le revis debout, seul, en costume de matelot, une corde à la main, enroulée autour du poignet, une autre à la ceinture, pendant que les plus vigoureux se saisissaient de celle qu’il venait de leur jeter à ses pieds.

Le navire allait se briser ; il n’y avait pas besoin d’être du métier pour s’en apercevoir. Je vis qu’il allait se fendre par le milieu, et que la vie de cet homme, abandonné au haut du mât, ne tenait plus qu’à un fil ; pourtant il y restait fermement attaché. Il avait un béret de forme singulière, d’un rouge plus éclatant que celui des marins ; et, tandis que les faibles planches qui le séparaient de la mort roulaient et craquaient sous ses pieds, tandis que la cloche sonnait d’avance son chant de mort, il nous saluait en agitant son bonnet. Je le vis, en ce moment, et je crus que j’allais devenir fou, en retrouvant dans ce geste le vieux souvenir d’un ami jadis bien cher.

Ham regardait la mer, debout et immobile, avec le silence d’une foule sans haleine derrière lui, et devant lui la tempête, attendant qu’une vague énorme se retirât pour l’emporter. Alors il fit un signe à ceux qui tenaient la corde attachée à sa ceinture, puis s’élança au milieu des flots, et en un moment, il commençait contre eux la lutte, s’élevant avec leurs collines, retombant au fond de leurs vallées, perdu sous des monceaux d’écume, puis rejeté sur la grève. On se dépêcha de le retirer.

Il était blessé. Je vis d’où j’étais du sang sur son visage, mais lui, il ne sembla pas s’en apercevoir. Il eut l’air de leur donner à la hâte quelques instructions pour qu’on le laissât plus libre, autant que je pus en juger par un mouvement de son bras, puis il s’élança de nouveau.

Il s’avança vers le navire naufragé, luttant contre les flots, s’élevant avec leurs collines, retombant au fond de leurs vallées, perdu sous les monceaux d’écume, repoussé vers le rivage, puis ramené vers le vaisseau, hardiment et vaillamment. La distance n’était rien, mais la force du vent et de la mer rendait la lutte mortelle. Enfin, il approchait du navire, il en était si près, qu’encore un effort et il allait s’y accrocher, lorsque, voyant une montagne immense, verte, impitoyable, rouler de derrière le vaisseau vers le rivage, il s’y précipita d’un bond puissant ; le vaisseau avait disparu !

Je vis sur la mer quelques fragments épars ; en courant à l’endroit où on l’attirait sur le rivage, je n’aperçus plus que de faibles débris, comme si c’étaient seulement les fragments de quelque misérable futaille. La consternation était peinte sur tous les visages. On tira Ham à mes pieds… insensible… mort. On le porta dans la maison la plus voisine, et maintenant, personne ne m’empêcha plus de rester près de lui, occupé avec tous les autres à tenter tout au monde pour le ramener à la vie ; mais la grande vague l’avait frappé à mort ; son noble cœur avait pour toujours cessé de battre.

J’étais assis près du lit, longtemps après que tout espoir avait cessé ; un pêcheur qui m’avait connu jadis, lorsque Émilie et moi nous étions des enfants, et qui m’avait revu depuis, vint m’appeler à voix basse.

« Monsieur, me dit-il avec de grosses larmes qui coulaient sur ses joues bronzées, sur ses lèvres tremblantes, pâles comme la mort ; monsieur, pouvez-vous sortir un moment ? »

Dans son regard, je retrouvai le souvenir qui m’avait frappé tout à l’heure. Frappé de terreur, je m’appuyai sur le bras qu’il m’offrait pour me soutenir.

« Est-ce qu’il y a, lui dis-je, un autre corps sur le rivage ?

– Oui, me répondit-il.

– Est-ce quelqu’un que je connais ? »

Il ne répondit rien.

Mais il me conduisit sur la grève, et là, où jadis, enfants tous deux, elle et moi nous cherchions des coquilles, là où quelques débris du vieux bateau détruit par l’ouragan de la nuit précédente, étaient épars au milieu des galets ; parmi les ruines de la demeure qu’il avait désolée, je le vis couché, la tête appuyée sur son bras, comme tant de fois jadis je l’avais vu s’endormir dans le dortoir de Salem-House.

Chapitre XXVI. La nouvelle et l’ancienne blessure. §

Vous n’aviez pas besoin, ô Steerforth, de me dire le jour où je vous vis pour la dernière fois, ce jour que je ne croyais guère celui de nos derniers adieux ; non, vous n’aviez plus besoin de me dire « quand vous penserez à moi, que ce soit avec indulgence ! » Je l’avais toujours fait ; et ce n’est pas à la vue d’un tel spectacle que je pouvais changer.

On apporta une civière, on l’étendit dessus, on le couvrit d’un pavillon, on le porta dans la ville. Tous les hommes qui lui rendaient ce triste devoir l’avaient connu, ils avaient navigué avec lui, ils l’avaient vu joyeux et hardi. Ils le transportèrent, au bruit des vagues, au bruit des cris tumultueux qu’on entendait sur leur passage, jusqu’à la chaumière où l’autre corps était déjà.

Mais, quand ils eurent déposé la civière sur le seuil, ils se regardèrent, puis se tournèrent vers moi, en parlant à voix basse. Je compris pourquoi ils sentaient qu’on ne pouvait les placer côte à côte dans le même lieu de repos.

Nous entrâmes dans la ville, pour le porter à l’hôtel. Aussitôt que je pus recueillir mes pensées, j’envoyai chercher Joram, pour le prier de me procurer une voiture funèbre, qui pût l’emporter à Londres cette nuit même. Je savais que moi seul je pouvais m’acquitter de ce soin et remplir le douloureux devoir d’annoncer à sa mère l’affreuse nouvelle, et je voulais remplir avec fidélité ce devoir pénible.

Je choisis la nuit pour mon voyage, afin d’échapper à la curiosité de toute la ville au moment du départ. Mais, bien qu’il fût près de minuit quand je partis de l’hôtel, dans ma chaise de poste, suivi par derrière de mon précieux dépôt, il y avait beaucoup de monde qui attendait. Tout le long des rues, et même à une certaine distance sur la route, je vis des groupes nombreux ; mais enfin je n’aperçus plus que la nuit sombre, la campagne paisible, et les cendres d’une amitié qui avait fait les délices de mon enfance.

Par un beau jour d’automne, à peu près vers midi, lorsque le sol était déjà parfumé de feuilles tombées, tandis que les autres, nombreuses encore, avec leurs teintes nuancées de jaune, de rouge et de violet, toujours suspendues à leurs rameaux, laissaient briller le soleil au travers, j’arrivai à Highgate. J’achevai le dernier mille à pied, songeant en chemin à ce que je devais faire, et laissant derrière moi la voiture qui m’avait suivi toute la nuit, en attendant que je lui fisse donner l’ordre d’avancer.

Lorsque j’arrivai devant la maison, je la revis telle que je l’avais quittée. Tous les stores étaient baissés, pas un signe de vie dans la petite cour pavée, avec sa galerie couverte qui conduisait à une porte depuis longtemps inutile. Le vent s’était apaisé, tout était silencieux et immobile.

Je n’eus pas d’abord le courage de sonner à la porte ; et lorsque je m’y décidai, il me sembla que la sonnette même, par son bruit lamentable, devait annoncer le triste message dont j’étais porteur. La petite servante vint m’ouvrir, et me regardant d’un air inquiet, tandis qu’elle me faisait passer devant elle, elle me dit :

« Pardon, monsieur, seriez-vous malade ?

– Non, c’est que j’ai été très-agité, et je suis fatigué.

– Est-ce qu’il y a quelque chose, monsieur ? Monsieur James ?

– Chut ! lui dis-je. Oui, il est arrivé quelque chose, que j’ai à annoncer à mistress Steerforth. Est-elle chez elle ? »

La jeune fille répondit d’un air inquiet que sa maîtresse sortait très-rarement à présent, même en voiture ; qu’elle gardait la chambre, et ne voyait personne, mais qu’elle me recevrait. Sa maîtresse était dans sa chambre, ajouta-t-elle, et miss Dartle était près d’elle. « Que voulez-vous que je monte leur dire de votre part ? »

Je lui recommandai de s’observer pour ne pas les effrayer, de remettre seulement ma carte et de dire que j’attendais en bas. Puis je m’arrêtai dans le salon, je pris un fauteuil. Le salon n’avait plus cet air animé qu’il avait autrefois, et les volets étaient à demi fermés. La harpe n’avait pas servi depuis bien longtemps. Le portrait de Steerforth, enfant, était là. À côté, le secrétaire où sa mère serrait les lettres de son fils. Les relisait-elle jamais ? les relirait-elle encore ?

La maison était si calme, que j’entendis dans l’escalier le pas léger de la petite servante. Elle venait me dire que mistress Steerforth était trop malade pour descendre ; mais, que si je voulais l’excuser et prendre la peine de monter, elle serait charmée de me voir. En un instant, je fus près d’elle.

Elle était dans la chambre de Steerforth ; et non pas dans la sienne : je sentais qu’elle l’occupait, un souvenir de lui, et que c’était aussi pour la même raison qu’elle avait laissé là, à leur place accoutumée, une foule d’objets dont elle était entourée, souvenirs vivants des goûts et des talents de son fils. Elle murmura, en me disant bonjour, qu’elle avait quitté sa chambre, parce que, dans son état de santé, elle ne lui était pas commode, et prit un air imposant qui semblait repousser tout soupçon de la vérité.

Rosa Dartle se tenait, comme toujours, auprès de son fauteuil. Du moment où elle fixa sur moi ses yeux noirs, je vis qu’elle comprenait que j’apportais de mauvaises nouvelles. La cicatrice parut au même instant. Elle recula d’un pas, comme pour échapper à l’observation de mistress Steerforth, et m’épia d’un regard perçant et obstiné qui ne me quitta plus.

« Je regrette de voir que vous êtes en deuil, monsieur, me dit mistress Steerforth.

– J’ai eu le malheur de perdre ma femme, lui dis-je.

– Vous êtes bien jeune pour avoir éprouvé un si grand chagrin, répondit-elle. Je suis fâchée, très-fâchée de cette nouvelle. J’espère que le temps vous apportera quelque soulagement.

– J’espère, dis-je en la regardant, que le temps nous apportera à tous quelque soulagement. Chère mistress Steerforth, c’est une espérance qu’il faut toujours nourrir, même au milieu de nos plus douloureuses épreuves. »

La gravité de mes paroles et les larmes qui remplissaient mes yeux l’alarmèrent. Ses idées parurent tout à coup s’arrêter, pour prendre un autre cours.

J’essayai de maîtriser mon émotion, quand je prononçai doucement le nom de son fils, mais ma voix tremblait. Elle se le répéta deux ou trois fois à elle-même à voix basse. Puis, se tournant vers moi, elle me dit, avec un calme affecté :

« Mon fils est malade ?

– Très-malade.

– Vous l’avez vu ?

– Je l’ai vu.

– Vous êtes réconciliés ? »

Je ne pouvais pas dire oui, je ne pouvais pas dire non. Elle tourna légèrement la tête vers l’endroit où elle croyait retrouver à ses côtés Rosa Dartle, et je profitai de ce moment pour murmurer à Rosa, du bout des lèvres : « Il est mort. »

Pour que mistress Steerforth n’eût pas l’idée de regarder derrière elle et de lire sur le visage ému de Rosa la vérité qu’elle n’était pas encore préparée à savoir, je me hâtai de rencontrer son regard, car j’avais vu Rosa Dartle lever les mains au ciel avec une expression violente d’horreur et de désespoir, puis elle s’en était voilé la figure avec angoisse.

La belle et noble figure que celle de la mère… Ah ! quelle ressemblance ! quelle ressemblance !… était tournée vers moi avec un regard fixe. Sa main se porta à son front. Je la suppliai d’être calme et de se préparer à entendre ce que j’avais à lui dire ; j’aurais mieux fait de la conjurer de pleurer, car elle était là comme une statue.

« La dernière fois que je suis venu ici, repris-je d’une voix défaillante, miss Dartle m’a dit qu’il naviguait de côté et d’autre. L’avant-dernière nuit a été terrible sur mer. S’il était en mer cette nuit-là, et près d’une côte dangereuse, comme on le dit, et si le vaisseau qu’on a vu était bien celui qui…

– Rosa ! dit mistress Steerforth, venez ici. »

Elle y vint, mais de mauvaise grâce, avec peu de sympathie. Ses yeux étincelaient et lançaient des flammes, elle fit éclater un rire effrayant.

« Enfin, dit-elle, votre orgueil est-il apaisé, femme insensée ? maintenant qu’il vous a donné satisfaction… par sa mort ! Vous m’entendez ? par sa mort ! »

Mistress Steerforth était retombée roide sur son fauteuil : elle n’avait fait entendre qu’un long gémissement en fixant sur elle ses yeux tout grands ouverts.

« Oui ! cria Rosa en se frappant violemment la poitrine, regardez-moi, pleurez et gémissez, et regardez-moi ! Regardez ! dit-elle en touchant du doigt sa cicatrice, regardez le beau chef-d’œuvre de votre fils mort ! »

Le gémissement que poussait de temps en temps la pauvre mère m’allait au cœur. Toujours le même, toujours inarticulé et étouffé, toujours accompagné d’un faible mouvement de tête, mais sans aucune altération dans les traits ; toujours sortant d’une bouche pincée et de dents serrées comme si les mâchoires étaient fermées à clef et la figure gelée par la douleur.

« Vous rappelez-vous le jour où il a fait cela ? continua Rosa. Vous rappelez-vous le jour où, trop fidèle au sang que vous lui avez mis dans les veines, dans un transport d’orgueil, trop caressé par sa mère, il m’a fait cela, il m’a défigurée pour la vie ? Regardez-moi, je mourrai avec l’empreinte de son cruel déplaisir ; et puis pleurez et gémissez sur votre œuvre !

– Miss Dartle, dis-je d’un ton suppliant, au nom du ciel !

– Je veux parler ! dit-elle en me regardant de ses yeux de flamme. Taisez-vous ! Regardez-moi, vous dis-je ; orgueilleuse mère d’un fils perfide et orgueilleux ! Pleurez, car vous l’avez nourri ; pleurez, car vous l’avez corrompu ! pleurez sur lui pour vous et pour moi. »

Elle serrait convulsivement les mains ; la passion semblait consumer à petit feu cette frêle et chétive créature.

« Quoi ! c’est vous qui n’avez pu lui pardonner son esprit volontaire ! s’écria-t-elle, c’est vous qui vous êtes offensée de son caractère hautain ; c’est vous qui les avez combattus, en cheveux blancs, avec les mêmes armes que vous lui aviez données le jour de sa naissance ! C’est vous, qui, après l’avoir dressé dès le berceau pour en faire ce qu’il est devenu, avez voulu étouffer le germe que vous aviez fait croître. Vous voilà bien payée maintenant de la peine que vous vous êtes donnée pendant tant d’années !

– Oh ! miss Dartle, n’êtes-vous pas honteuse ! quelle cruauté !

– Je vous dis, répondit-elle, que je veux lui parler. Rien au monde ne saurait m’en empêcher, tant que je resterai ici. Ai-je gardé le silence pondant des années, pour ne rien dire maintenant ? Je l’aimais mieux que vous ne l’avez jamais aimé ! dit-elle en la regardant d’un air féroce. J’aurais pu l’aimer, moi, sans lui demander de retour. Si j’avais été sa femme, j’aurais pu me faire l’esclave de ses caprices, pour un seul mot d’amour, une fois par an. Oui, vraiment, qui le sait mieux que moi ? Mais vous, vous étiez exigeante, orgueilleuse, insensible, égoïste. Mon amour à moi aurait été dévoué… il aurait foulé aux pieds vos misérables rancunes. »

Les yeux ardents de colère, elle en simulait le geste en écrasant du pied le parquet.

« Regardez ! dit-elle, en frappant encore sur sa cicatrice. Quand il fut d’âge à mieux comprendre ce qu’il avait fait, il l’a vu et il s’en est repenti. J’ai pu chanter pour lui faire plaisir, causer avec lui, lui montrer avec quelle ardeur je m’intéressais à tout ce qu’il faisait ; j’ai pu, par ma persévérance, arriver à être assez instruite pour lui plaire, car j’ai cherché à lui plaire et j’y ai réussi. Quand son cœur était encore jeune et fidèle, il m’a aimée ; oui, il m’a aimée. Bien des fois, quand il venait de vous humilier par un mot de mépris, il m’a serrée, moi, contre son cœur ! »

Elle parlait avec une fierté insultante qui tenait de la frénésie, mais aussi avec un souvenir ardent et passionné, d’un amour dont les cendres assoupies laissaient jaillir quelque étincelle d’un feu plus doux.

« J’ai eu l’humiliation après… j’aurais dû m’y attendre, s’il ne m’avait pas fascinée par ses ardeurs d’enfant… j’ai eu l’humiliation de devenir pour lui un jouet, une poupée, bonne à servir de passe-temps à son oisiveté, à prendre et à quitter, pour s’en amuser, suivant l’inconstante humeur du moment. Quand il s’est lassé de moi, je me suis lassée aussi. Quand il n’a plus songé à moi, je n’ai pas cherché à regagner mon pouvoir sur lui ; j’aurais autant pensé à l’épouser, si on l’avait forcé à me prendre pour femme. Nous nous sommes séparés l’un de l’autre sans un mot. Vous l’avez peut-être vu, et vous n’en avez pas été fâchée. Depuis ce jour, je n’ai plus été pour vous deux qu’un meuble insensible, qui n’avait ni yeux, ni oreilles, ni sentiment, ni souvenirs. Ah ! vous pleurez ? Pleurez sur ce que vous avez fait de lui. Ne pleurez pas sur votre amour. Je vous dis qu’il y a eu un temps où je l’aimais mieux que vous ne l’avez jamais aimé ! »

Elle jetait un regard de colère sur cette figure immobile, dont les yeux ne bougeaient pas, et elle ne s’attendrissait pas plus sur les gémissements répétés de la mère, que s’ils sortaient de la bouche d’une statue.

« Miss Dartle, lui dis-je, s’il est possible que vous ayez le cœur assez dur pour ne pas plaindre cette malheureuse mère…

– Et moi, qui me plaindra ? reprit-elle avec amertume. C’est elle qui a semé. Le vent récolte la tempête.

– Et si les défauts de son fils… continuai-je.

– Les défauts ! s’écria-t-elle en fondant en larmes passionnées. Qui ose dire du mal de lui ? Il valait dix mille fois mieux que les amis auxquels il avait fait l’honneur de les élever jusqu’à lui !

– Personne ne peut l’avoir aimé plus que moi, personne ne lui conserve un plus cher souvenir, répondis-je. Ce que je voulais dire, c’est que, lors même que vous n’auriez pas compassion de sa mère, lors même que les défauts du fils, car vous ne les avez pas ménagés vous-même…

– C’est faux, s’écria-t-elle en arrachant ses cheveux noirs, je l’aimais !

– Lors même, repris-je, que ses défauts ne pourraient, dans un pareil moment, être bannis de votre souvenir, vous devriez du moins regarder cette pauvre femme comme si vous ne l’aviez jamais vue auparavant, et lui porter secours. »

Mistress Steerforth n’avait pas bougé, pas fait un geste. Elle restait immobile, froide, le regard fixe ; continuant à gémir de temps en temps, avec un faible mouvement de la tête, mais sans donner autrement signe de vie. Tout d’un coup, miss Dartle s’agenouilla devant elle, et commença à lui desserrer sa robe.

« Soyez maudit ! dit-elle, en me regardant avec une expression de rage et de douleur réunies. Maudite soit l’heure où vous êtes jamais venu ici ! Malédiction sur vous ! sortez. »

Je quittai la chambre, mais je rentrai pour sonner, afin de prévenir les domestiques. Elle tenait dans ses bras, la forme impassible de mistress Steerforth, elle l’embrassait en pleurant, elle l’appelait, elle la pressait sur son sein comme si c’eût été son enfant. Elle redoublait de tendresse pour rappeler la vie dans cet être inanimé. Je ne redoutais plus de les laisser seules ; je redescendis sans bruit, et je donnai l’alarme dans la maison, en sortant.

Je revins à une heure plus avancée de l’après-midi ; nous couchâmes le fils sur un lit, dans la chambre de sa mère. On me dit qu’elle était toujours de même ; miss Dartle ne la quittait pas ; les médecins étaient auprès d’elle ; on avait essayé de bien des remèdes, mais elle restait dans le même état, toujours comme une statue, faisant entendre seulement, de temps en temps, un gémissement plaintif.

Je parcourus cette maison funeste ; je fermai tous les volets. Je finis par ceux de la chambre où il reposait. Je soulevai sa main glacée et je la plaçai sur mon cœur ; le monde entier n’était pour moi que mort et silence. Seulement, par intervalles, j’entendais éclater le douloureux gémissement de la mère.

Chapitre XXVII. Les émigrants. §

J’avais encore une chose à faire avant de céder au choc de tant d’émotions. C’était de cacher à ceux qui allaient partir ce qui venait d’arriver, et de les laisser entreprendre leur voyage dans une heureuse ignorance. Pour cela, il n’y avait pas de temps à perdre.

Je pris M. Micawber à part ce soir-là, et je lui confiai le soin d’empêcher cette terrible nouvelle d’arriver jusqu’à M. Peggotty. Il s’en chargea volontiers et me promit d’intercepter tous les journaux, qui, sans cette précaution, pourraient la lui révéler.

« Avant d’arriver jusqu’à lui, monsieur, dit M. Micawber en se frappant la poitrine, il faudra plutôt que cette triste histoire me passe à travers le corps ! »

M. Micawber avait pris, depuis qu’il était question pour lui de s’adapter à un nouvel état de société, des airs de boucanier aventureux, pas encore précisément en révolte avec la loi, mais sur le qui-vive, et le chapeau sur le coin de l’oreille. On aurait pu le prendre pour un enfant du désert, habitué depuis longtemps à vivre loin des confins de la civilisation, et sur le point de retourner dans ses solitudes natales.

Il s’était pourvu, entre autres choses, d’un habillement complet de toile cirée et d’un chapeau de paille, très-bas de forme, enduit à l’extérieur de poix ou de goudron. Dans ce costume grossier, un télescope commun de simple matelot sous le bras, tournant à chaque instant vers le ciel un œil de connaisseur, comme s’il s’attendait à du mauvais temps, il avait un air bien plus nautique que M. Peggotty. Il avait, pour ainsi dire, donné le branle-bas dans toute sa famille. Je trouvai mistress Micawber coiffée du chapeau le plus hermétiquement fermé et le plus discret, solidement attaché sous le menton, et revêtue d’un châle qui l’entortillait, comme on m’avait entortillé chez ma tante, le jour où j’allai la voir pour la première fois, c’est-à-dire comme un paquet, avant de se consolider à la taille par un nœud robuste. Miss Micawber, à ce que je pus voir, ne s’était pas non plus oubliée pour parer au mauvais temps, quoiqu’elle n’eût rien de superflu dans sa toilette. Maître Micawber était à peine visible à l’œil nu, dans sa vaste chemise bleue, et sous l’habillement de matelot le plus velu que j’aie jamais vu de ma vie. Quant aux enfants, on les avait emballés, comme des conserves, dans des étuis imperméables. M. Micawber et son fils aîné avaient retroussé leurs manches, pour montrer qu’ils étaient prêts à donner un coup de main n’importe où, à monter sur le pont et à chanter en chœur avec les autres pour lever l’ancre : « yeo, – démarre, – yeo, » au premier commandement.

C’est dans cet appareil que nous les trouvâmes tous, le soir, réunis sous l’escalier de bois qu’on appelait alors les marches de Hungerford ; ils surveillaient le départ d’une barque qui emmenait une partie de leurs bagages. J’avais annoncé à Traddles le cruel événement qui l’avait douloureusement ému ; mais il sentait comme moi qu’il fallait le tenir secret, et il venait m’aider à leur rendre ce dernier service. Ce fut là que j’emmenai M. Micawber à l’écart, et que j’obtins de lui la promesse en question.

La famille Micawber logeait dans un sale petit cabaret borgne, tout à fait au pied des Marches de Hungerford, et dont les chambres à pans de bois s’avançaient en saillie sur la rivière. La famille des émigrants excitant assez de curiosité dans le quartier, nous fûmes charmés de pouvoir nous réfugier dans leur chambre. C’était justement une de ces chambres en bois sous lesquelles montait la marée. Ma tante et Agnès étaient là, fort occupées à confectionner quelques vêtements supplémentaires pour les enfants. Peggotty les aidait ; sa vieille boîte à ouvrage était devant elle, avec son mètre, et ce petit morceau de cire qui avait traversé, sain et sauf, tant d’événements.

J’eus bien du mal à éluder ses questions ; bien plus encore à insinuer tout bas, sans être remarqué, à M. Peggotty, qui venait d’arriver, que j’avais remis la lettre et que tout allait bien. Mais enfin, j’en vins à bout, et les pauvres gens étaient bien heureux. Je ne devais pas avoir l’air très-gai, mais j’avais assez souffert personnellement pour que personne ne pût s’en étonner.

« Et quand le vaisseau met-il à la voile, monsieur Micawber ? » demanda ma tante.

M. Micawber jugea nécessaire de préparer par degrés ma tante, ou sa femme, à ce qu’il avait à leur apprendre, et dit que ce serait plus tôt qu’il ne s’y attendait la veille.

« Le bateau vous a prévenus, je suppose ? dit ma tante.

– Oui, madame, répondit-il.

– Eh bien ! dit ma tante, on met à la voile…

– Madame, répondit-il, je suis informé qu’il faut que nous soyons à bord, demain matin, avant sept heures.

– Eh ! dit ma tante, c’est bien prompt. Est-ce un fait certain, monsieur Peggotty ?

– Oui, madame. Le navire descendra la rivière avec la prochaine marée. Si maître Davy et ma sœur viennent à Gravesend avec nous, demain dans l’après-midi, ils nous feront leurs adieux.

– Vous pouvez en être sûr, lui dis-je.

– Jusque là, et jusqu’au moment où nous serons en mer, reprit M. Micawber en me lançant un regard d’intelligence, M. Peggotty et moi, nous surveillerons ensemble nos malles et nos effets. Emma, mon amour, dit M. Micawber en toussant avec sa majesté ordinaire, pour s’éclaircir la voix, mon ami M. Thomas Traddles a la bonté de me proposer tout bas de vouloir bien lui permettre de commander tous les ingrédients nécessaires à la composition d’une certaine boisson, qui s’associe naturellement dans nos cœurs, au rosbif de la vieille Angleterre ; je veux dire… du punch. Dans d’autres circonstances, je n’oserais demander à miss Trotwood et à miss Wickfield… mais…

– Tout ce que je peux vous dire, répondit ma tante, c’est que, pour moi, je boirai à votre santé et à votre succès avec le plus grand plaisir, monsieur Micawber.

– Et moi aussi ! dit Agnès, en souriant. »

M. Micawber descendit immédiatement au comptoir, et revint chargé d’une cruche fumante. Je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il pelait les citrons avec son couteau poignard, qui avait, comme il convenait au couteau d’un planteur consommé, au moins un pied de long, et qu’il l’essuyait avec quelque ostentation sanguinaire, sur la manche de son habit. Mistress Micawber et les deux aînés de leurs enfants étaient munis aussi de ces formidables instruments ; quant aux plus jeunes, on leur avait attaché à chacun, le long du corps, une cuiller de bois pendue à une bonne ficelle. De même aussi, pour prendre un avant-goût de la vie à bord, ou de leur existence future au milieu des forêts, M. Micawber se complut à offrir du punch à mistress Micawber et à sa fille, dans d’horribles petits pots d’étain, au lieu d’employer les verres dont il y avait une pleine tablette sur le buffet ; quant à lui, il n’avait jamais été si ravi que de boire dans sa propre pinte d’étain, et de la remettre ensuite bien soigneusement dans sa poche, à la fin de la soirée.

« Nous abandonnons, dit M. Micawber, le luxe de notre ancienne patrie. » Et il semblait y renoncer avec la plus vive satisfaction. « Les citoyens des forêts ne peuvent naturellement pas s’attendre à retrouver là les raffinements de cette terre de liberté. »

Ici, un petit garçon vint dire qu’on demandait en bas M. Micawber.

« J’ai un pressentiment, dit mistress Micawber, en posant sur la table son pot d’étain, que c’est un membre de ma famille !

– S’il en est ainsi, ma chère, fit observer M. Micawber avec la vivacité qui lui était habituelle lorsqu’il abordait ce sujet, comme le membre de votre famille, quel qu’il puisse être, mâle ou femelle, nous a fait attendre fort longtemps, peut-être ce membre voudra-t-il bien attendre aussi que je sois prêt à le recevoir.

– Micawber, dit sa femme à voix basse, dans un moment comme celui-ci…

– Il n’y aurait pas de générosité, dit M. Micawber en se levant, à vouloir se venger de tant d’offenses ! Emma, je sens mes torts.

– Et d’ailleurs, ce n’est pas vous qui en avez souffert, Micawber, c’est ma famille. Si ma famille sent enfin de quel bien elle s’est volontairement privée, si elle veut nous tendre maintenant la main de l’amitié, ne la repoussons pas.

– Ma chère, reprit-il, qu’il en soit ainsi !

– Si ce n’est pas pour eux, Micawber, que ce soit pour moi.

– Emma, répondit-il, je ne saurais résister à un pareil appel. Je ne peux pas, même en ce moment, vous promettre de sauter au cou de votre famille ; mais le membre de votre famille, qui m’attend en bas, ne verra point son ardeur refroidie par un accueil glacial. »

M. Micawber disparut et resta quelque temps absent ; mistress Micawber n’était pas sans quelque appréhension qu’il ne se fût élevé quelque discussion entre lui et le membre de sa famille. Enfin, le même petit garçon reparut, et me présenta un billet écrit au crayon avec l’en-tête officielle : « Heep contre Micawber. »

J’appris par ce document que M. Micawber, se voyant encore arrêté, était tombé dans le plus violent paroxysme de désespoir ; il me conjurait de lui envoyer par le garçon son couteau poignard et sa pinte d’étain, qui pourraient lui être utiles dans sa prison, pendant les courts moments qu’il avait encore à vivre. Il me demandait aussi, comme dernière preuve d’amitié, de conduire sa famille à l’hospice de charité de la paroisse, et d’oublier qu’il eût jamais existé une créature de son nom.

Comme de raison, je lui répondis, en m’empressant de descendre pour payer sa dette ; je le trouvai assis dans un coin, regardant d’un air sinistre l’agent de police qui s’était saisi de sa personne. Une fois relâché, il m’embrassa avec la plus vive tendresse, et se dépêcha d’inscrire cet item sur son carnet, avec quelques notes, où il eut bien soin, je me le rappelle, de porter un demi-penny que j’avais omis, par inadvertance, dans le total.

Cet important petit carnet lui remémora justement une autre transaction, comme il l’appelait. Quand nous fûmes remontés, il me dit que son absence avait été causée par des circonstances indépendantes de sa volonté ; puis il tira de sa poche une grande feuille de papier, soigneusement pliée, et couverte d’une longue addition. Au premier coup-d’œil que je jetai dessus, je me dis que je n’en avais jamais vu d’aussi monstrueuse sur un cahier d’arithmétique. C’était, à ce qu’il paraît, un calcul d’intérêt composé sur ce qu’il appelait « le total principal de quarante et une livres dix shillings onze pence et demi, » à des échéances diverses. Après avoir soigneusement examiné ses ressources et comparé les chiffres, il en était venu à établir la somme qui représentait le tout, intérêt et principal, pour deux années quinze mois et quatorze jours, à dater du moment présent. Il en avait souscrit, de sa plus belle main, un billet à ordre qu’il remit à Traddles, avec mille remercîments, pour acquit de sa dette intégrale (comme cela se doit d’homme à homme).

« C’est égal, j’ai toujours le pressentiment, dit mistress Micawber en secouant la tête d’un air pensif, que nous retrouverons ma famille à bord avant notre départ définitif. »

M. Micawber avait évidemment un autre pressentiment sur le même sujet, mais il le renfonça dans son pot d’étain, et avala le tout.

« Si vous avez, durant votre passage, quelque occasion d’écrire en Angleterre, mistress Micawber, dit ma tante ; ne manquez pas de nous donner de vos nouvelles.

– Ma chère miss Trotwood, répondit-elle ; je serai trop heureuse de penser qu’il y a quelqu’un qui tienne à entendre parler de nous ; je ne manquerai pas de vous écrire. M. Copperfield, qui est depuis si longtemps notre ami, n’aura pas, j’espère, d’objection à recevoir, de temps à autre, quelque souvenir d’une personne qui l’a connu avant que les jumeaux eussent conscience de leur propre existence. »

Je répondis que je serais heureux d’avoir de ses nouvelles, toutes les fois qu’elle aurait l’occasion d’écrire.

« Les facilités ne nous manqueront pas, grâce à Dieu, dit M. Micawber ; l’Océan n’est à présent qu’une grande flotte, et nous rencontrerons sûrement plus d’un vaisseau pendant la traversée. C’est une plaisanterie que ce voyage, dit M. Micawber, en prenant son lorgnon ; une vraie plaisanterie. La distance est imaginaire. »

Quand j’y pense, je ne puis m’empêcher de sourire. C’était bien là M. Micawber… Autrefois, lorsqu’il allait de Londres à Canterbury, il en parlait comme d’un voyage au bout du monde ; et maintenant qu’il quittait l’Angleterre pour l’Australie, il semblait qu’il partît pour traverser la Manche.

« Pendant le voyage, j’essayerai, dit M. Micawber, de leur faire prendre patience en leur défilant mon chapelet, et j’ai la confiance que, durant nos longues soirées, on ne sera pas fâché d’entendre les mélodies de mon fils Wilkins, autour du feu. Quand mistress Micawber aura le pied marin, et qu’elle ne se sentira plus mal au cœur (pardon de l’expression), elle leur chantera aussi sa petite chansonnette. Nous verrons, à chaque instant, passer près de nous, des marsouins et des dauphins ; sur le bâbord comme sur le tribord, nous découvrirons à tout moment des objets pleins d’intérêt. En un mot, dit M. Micawber, avec son antique élégance, il est probable que nous aurons autour de nous tant de sujets de distraction, que, lorsque nous entendrons crier : « Terre, » en haut du grand mât, nous serons on ne peut pas plus étonnés ! »

Là-dessus, il brandit victorieusement son petit pot d’étain, comme s’il avait déjà accompli le voyage, et qu’il vînt de passer un examen de première classe devant les autorités maritimes les plus compétentes.

« Pour moi, ce que j’espère surtout, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber ; c’est qu’un jour nous revivrons dans notre ancienne patrie, en la personne de quelques membres de notre famille. Ne froncez pas le sourcil, Micawber ! ce n’est pas à ma propre famille que je veux faire allusion, c’est aux enfants de nos enfants. Quelque vigoureux que puisse être le rejeton transplanté, dit mistress Micawber en secouant la tête, je ne saurais oublier l’arbre d’où il sera sorti ; et lorsque notre race sera parvenue à la grandeur et à la fortune, j’avoue que je serai bien aise de penser que cette fortune viendra refluer dans les coffres de la Grande-Bretagne.

« Ma chère, dit M. Micawber, que la Grande-Bretagne se tire de là comme elle pourra ; je suis forcé de dire qu’elle n’a jamais fait grand’chose pour moi, et que je ne m’inquiète pas beaucoup de ce qu’elle deviendra.

– Micawber, continua mistress Micawber ; vous avez tort. Quand vous partez, Micawber, pour un pays lointain, ce n’est pas pour affaiblir, c’est pour fortifier le lien qui nous unit à Albion.

– Le lien en question, ma chère amie, reprit M. Micawber, ne m’a pas, je le répète, chargé d’assez d’obligations personnelles, pour que je redoute le moins du monde d’en former d’autres.

– Micawber, repartit mistress Micawber, je vous le répète, vous avez tort ; vous ne savez pas vous-même de quoi vous êtes capable, Micawber ; c’est là-dessus que je compte pour fortifier, même en vous éloignant de votre patrie, le lien qui vous unit à Albion. »

M. Micawber s’assit dans son fauteuil, les sourcils légèrement froncés ; il avait l’air de n’admettre qu’à demi les idées de mistress Micawber, à mesure qu’elle les énonçait, bien qu’il fût profondément pénétré de la perspective qu’elle ouvrait devant lui.

« Mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, je désire que M. Micawber comprenne sa position. Il me paraît extrêmement important, qu’à dater du jour de son embarquement, M. Micawber comprenne sa position. Vous me connaissez assez, mon cher monsieur Copperfield, pour savoir que je n’ai pas la vivacité d’humeur de M. Micawber. Moi, je suis, qu’il me soit permis de le dire, une femme éminemment pratique. Je sais que nous allons entreprendre un long voyage ; je sais que nous aurons à supporter bien des difficultés et bien des privations, c’est une vérité trop claire ; mais je sais aussi ce qu’est M. Micawber, je sais mieux que lui ce dont il est capable. Voilà pourquoi je regarde comme extrêmement important que M. Micawber comprenne sa position.

– Mon amour, répondit-il ; permettez-moi de vous faire observer qu’il m’est impossible de comprendre ma position dans le moment présent.

– Je ne suis pas de cet avis, Micawber, reprit-elle ; pas complètement du moins. Mon cher monsieur Copperfield, la situation de M. Micawber n’est pas comme celle de tout le monde ; M. Micawber se rend dans un pays éloigné, précisément pour se faire enfin connaître et apprécier pour la première fois de sa vie. Je désire que M. Micawber se place sur la proue de ce vaisseau, et qu’il dise d’une voix assurée : « Je viens conquérir ce pays ! Avez-vous des honneurs ? avez-vous des richesses ? avez-vous des fonctions largement rétribuées ? qu’on me les apporte ; elles sont à moi ! »

M. Micawber nous lança un regard qui voulait dire : Il y a ma foi ! beaucoup de bon dans ce qu’elle dit là.

« En un mot, dit mistress Micawber, du ton le plus décisif, je veux que M. Micawber soit le César de sa fortune. Voilà comment j’envisage la véritable position de M. Micawber, mon cher monsieur Copperfield. Je désire qu’à partir du premier jour de ce voyage, M. Micawber se place sur la proue du vaisseau, pour dire : « Assez de retard comme cela, assez de désappointement, assez de gêne ; c’était bon dans notre ancienne patrie, mais voici la patrie nouvelle ; vous me devez une réparation ! apportez-la-moi. »

M. Micawber se croisa les bras d’un air résolu, comme s’il était déjà debout, dominant la figure qui décorait la proue du navire.

« Et s’il comprend sa position, dit mistress Micawber, n’ai-je pas raison de dire que M. Micawber fortifiera le lien qui l’unit à la Grande-Bretagne, bien loin de l’affaiblir ? Prétendra-t-on qu’on ne ressentira pas jusques dans la mère patrie, l’influence de l’homme important, dont l’astre se lèvera sur un autre hémisphère ? Aurais-je la faiblesse de croire qu’une fois en possession du sceptre de la fortune et du génie en Australie, M. Micawber ne sera rien en Angleterre ? Je ne suis qu’une femme, mais je serais indigne de moi-même et de papa, si j’avais à me reprocher cette absurde faiblesse ! »

Dans sa profonde conviction qu’il n’y avait rien à répondre à ces arguments, mistress Micawber avait donné à son ton une élévation morale que je ne lui avais jamais connue auparavant.

« C’est pourquoi, dit-elle ; je souhaite d’autant plus que nous puissions revenir habiter un jour le sol natal ; M. Micawber sera peut-être, je ne saurais me dissimuler que cela est très-probable, M. Micawber sera un grand nom dans le Livre de l’histoire, et ce sera le moment, pour lui, de reparaître glorieux dans le pays qui lui avait donné naissance, et qui n’avait pas su employer ses grandes facultés.

– Mon amour, repartit M. Micawber, il m’est impossible de ne pas être touché de votre affection ; je suis toujours prêt à m’en rapporter à votre bon jugement. Ce qui sera, sera ! Le ciel me préserve de jamais vouloir dérober à ma terre natale la moindre part des richesses qui pourront, un jour, s’accumuler sur nos descendants !

– C’est bien, dit ma tante, en se tournant vers M. Peggotty ; et je bois à votre santé à tous ; que toute sorte de bénédictions et de succès vous accompagnent ! »

M. Peggotty mit par terre les deux enfants qu’il tenait sur ses genoux, et se joignit à M. et à mistress Micawber pour boire, en retour, à notre santé ; puis les Micawber et lui se serrèrent cordialement la main, et en voyant un sourire venir illuminer son visage bronzé, je sentis qu’il saurait bien se tirer d’affaire, établir sa bonne renommée, et se faire aimer partout où il irait.

Les enfants eurent eux-mêmes la permission de tremper leur cuiller de bois dans le pot de M. Micawber, pour s’associer au vœu général ; après quoi ma tante et Agnès se levèrent et prirent congé des émigrants. Ce fut un douloureux moment. Tout le monde pleurait ; les enfants s’accrochaient à la robe d’Agnès, et nous laissâmes le pauvre M. Micawber dans un violent désespoir, pleurant et sanglotant à la lueur d’une seule bougie, dont la simple clarté, vue de la Tamise, devait donner à sa chambre l’apparence d’un pauvre fanal.

Le lendemain matin, j’allai m’assurer qu’ils étaient partis. Ils étaient montés dans la chaloupe à cinq heures du matin. Je compris quel vide laissent de tels adieux, en trouvant à la misérable petite auberge, où je ne les avais vus qu’une seule fois, un air triste et désert, maintenant qu’ils en étaient partis.

Le surlendemain, dans l’après-midi, nous nous rendîmes à Gravesend, ma vieille bonne et moi ; nous trouvâmes le vaisseau environné d’une foule de barques, au milieu de la rivière. Le vent était bon, le signal du départ flottait au haut du mât. Je louai immédiatement une barque, et nous pénétrâmes à bord, à travers la confusion étourdissante à laquelle le navire était en proie.

M. Peggotty nous attendait sur le pont. Il me dit que M. Micawber venait d’être arrêté de nouveau (et pour la dernière fois), à la requête de M. Heep, et que, d’après mes instructions, il avait payé le montant de la dette, que je lui rendis aussitôt. Puis il nous fit descendre dans l’entre-pont, et là, se dissipèrent les craintes que j’avais pu concevoir, qu’il ne vint à savoir ce qui s’était passé à Yarmouth. M. Micawber s’approcha de lui, lui prit le bras d’un air d’amitié et de protection, et me dit à voix basse que, depuis l’avant-veille, il ne l’avait pas quitté.

C’était pour moi un spectacle si étrange, l’obscurité me semblait si grande, et l’espace si resserré, qu’au premier abord, je ne pus me rendre compte de rien ; mais peu à peu mes yeux s’habituèrent à ces ténèbres, et je me crus au centre d’un tableau de Van Ostade. On apercevait au milieu des poutres, des agrès, des ralingues du navire, les hamacs, les malles, les caisses, les barils composant le bagage des émigrants ; quelques lanternes éclairaient la scène ; plus loin, la pâle lueur du jour pénétrait par une écoutille ou une manche à vent. Des groupes divers se pressaient en foule ; on faisait de nouveaux amis, on prenait congé des anciens, on parlait, on riait, on pleurait, on mangeait et on buvait ; les uns, déjà installés dans les quelques pieds de parquet qui leur étaient assignés, s’occupaient à disposer leurs effets, et plaçaient de petits enfants sur des tabourets ou dans leurs petites chaises ; d’autres, ne sachant où se caser, erraient d’un air désolé. Il y avait des enfants qui ne connaissaient encore la vie que depuis huit jours, et des vieillards voûtés qui semblaient ne plus avoir que huit jours à la connaître ; des laboureurs qui emportaient avec leurs bottes quelque motte du sol natal, et des forgerons, dont la peau allait donner au nouveau-monde un échantillon de la suie et de la fumée de l’Angleterre ; dans l’espace étroit de l’entre-pont, on avait trouvé moyen d’entasser des spécimens de tous les âges et de tous les états.

En jetant autour de moi un coup d’œil, je crus voir, assise à côté d’un des petits Micawber, une femme dont la tournure me rappelait Émilie. Une autre femme se pencha vers elle pour l’embrasser, puis s’éloigna rapidement à travers la foule, me laissant un vague souvenir d’Agnès. Mais au milieu de la confusion universelle, et du désordre de mes pensées, je la perdis bientôt de vue ; je ne vis plus qu’une chose, c’est qu’on donnait le signal de quitter le pont à tous ceux qui ne partaient pas ; que ma vieille bonne pleurait à côté de moi, et que mistress Gummidge s’occupait activement d’arranger les effets de M. Peggotty, avec l’assistance d’une jeune femme, vêtue de noir, qui me tournait le dos.

« Avez-vous encore quelque chose à me dire, maître Davy ? me demanda M. Peggotty ; n’auriez-vous pas quelque question à me faire pendant que nous sommes encore là ?

« Une seule, lui dis-je. Marthe… »

Il toucha le bras de la jeune femme que j’avais vue près de lui, elle se retourna, c’était Marthe.

« Que Dieu vous bénisse, excellent homme que vous êtes ! m’écriai-je ; vous l’emmenez avec vous ? »

Elle me répondit pour lui, en fondant en larmes. Il me fut impossible de dire un mot, mais je serrai la main de M. Peggotty ; et si jamais j’ai estimé et aimé un homme au monde, c’est bien celui-là.

Les étrangers évacuaient le navire. Mon plus pénible devoir restait encore à accomplir. Je lui dis ce que j’avais été chargé de lui répéter, au moment de son départ, par le noble cœur qui avait cessé de battre. Il en fut profondément ému. Mais, lorsqu’à son tour, il me chargea de ses compliments d’affection et de regret pour celui qui ne pouvait plus les entendre, je fus bien plus ému encore que lui.

Le moment était venu. Je l’embrassai. Je pris le bras de ma vieille bonne tante en pleurs, nous remontâmes sur le pont. Je pris congé de la pauvre mistress Micawber. Elle attendait toujours sa famille d’un air inquiet ; et ses dernières paroles furent pour me dire qu’elle n’abandonnerait jamais M. Micawber.

Nous redescendîmes dans notre barque ; à une petite distance, nous nous arrêtâmes pour voir le vaisseau prendre son élan. Le soleil se couchait. Le navire flottait entre nous et le ciel rougeâtre : on distinguait le plus mince de ses espars et de ses cordages sur ce fond éclatant. C’était si beau, si triste, et en même temps si encourageant, de voir ce glorieux vaisseau immobile encore sur l’onde doucement agitée, avec tout son équipage, tous ses passagers, rassemblés en foule sur le pont, silencieux et tête nue, que je n’avais jamais rien vu de pareil.

Le silence ne dura qu’un moment. Le vent souleva les voiles, le vaisseau s’ébranla ; trois hourrahs retentissants, partis de toutes les barques, et répétés à bord vinrent d’écho en écho mourir sur le rivage. Le cœur me faillit à ce bruit, à la vue des mouchoirs et des chapeaux qu’on agitait en signe d’adieu, et c’est alors que je la vis.

Oui, je la vis à côté de son oncle, toute tremblante contre son épaule. Il nous montrait à sa nièce, elle nous vit à son tour, et m’envoya de la main un dernier adieu. Allez, pauvre Émilie ! belle et frêle plante battue par l’orage ! Attachez-vous à lui comme le lierre, avec toute la confiance que vous laisse votre cœur brisé, car il s’est attaché à vous avec toute la force de son puissant amour.

Au milieu des teintes roses du ciel, elle, appuyée sur lui, et lui la soutenant dans ses bras, ils passèrent majestueusement et disparurent. Quand nous tournâmes nos rames vers le rivage, la nuit était tombée sur les collines du Kent… Elle était aussi tombée sur moi, bien ténébreuse.

Chapitre XXVIII. Absence. §

Oh ! oui, une nuit bien longue et bien ténébreuse, troublée par tant d’espérances déçues, tant de chers souvenirs, tant d’erreurs passées, tant de chagrins stériles, tant de regrets amers qui venaient la hanter comme des spectres nocturnes.

Je quittai l’Angleterre, sans bien comprendre encore toute la force du coup que j’avais à supporter. Je quittai tous ceux qui m’étaient chers et je m’en allai ; je croyais que j’en étais quitte, et que tout était fini comme cela. De même que, sur un champ de bataille, un soldat vient de recevoir une balle mortelle sans savoir seulement qu’il est blessé ; de même, laissé seul avec mon cœur indiscipliné, je ne me doutais pas non plus de la profonde blessure contre laquelle il allait avoir à lutter.

Je le compris enfin, mais non point tout d’un coup ; ce ne fut que petit à petit et comme brin à brin. Le sentiment de désolation que j’emportais en m’éloignant ne fit que devenir plus vif et plus profond d’heure en heure. Ce n’était d’abord qu’un sentiment vague et pénible de chagrin et d’isolement. Mais il se transforma, par degrés imperceptibles, en un regret sans espoir de tout ce que j’avais perdu, amour, amitié, intérêt : de tout ce que l’amour avait brisé dans mes mains ; une première foi, une première affection, le rêve entier de ma vie. Que me restait-il désormais ? un vaste désert qui s’étendait autour de moi sans interruption, presque sans horizon.

Si ma douleur était égoïste, je ne m’en rendais pas compte. Je pleurais sur ma femme-enfant, enlevée si jeune, à la fleur de son avenir. Je pleurais sur celui qui aurait pu gagner l’amitié et l’admiration de tous, comme jadis il avait su gagner la mienne. Je pleurais sur le cœur brisé qui avait trouvé le repos dans la mer orageuse ; je pleurais sur les débris épars de cette vieille demeure, où j’avais entendu souffler le vent du soir, quand je n’étais encore qu’un enfant.

Je ne voyais aucune issue à cet abîme de tristesse où j’étais tombé. J’errais de lieu en lieu, portant partout mon fardeau avec moi. J’en sentais tout le poids, je pliais sous le faix, et je me disais dans mon cœur que jamais il ne pourrait être allégé.

Dans ces moments de crise et de découragement, je croyais que j’allais mourir. Parfois je me disais que je voulais mourir au moins près des miens, et je revenais sur mes pas, pour être plutôt avec eux. D’autrefois, je continuais mon chemin, j’allais de ville en ville, poursuivant je ne sais quoi devant moi, et voulant laisser derrière moi je ne sais quoi non plus.

Il me serait impossible de retracer une à une toutes les phases douloureuses que j’eus à traverser dans ma détresse. Il y a de ces rêves qu’on ne saurait décrire que d’une manière vague et imparfaite ; et quand je prends sur moi de me rappeler cette époque de ma vie, il me semble que c’est un de ces rêves-là qui me reviennent à l’esprit. Je revois, en passant, des villes inconnues, des palais, des cathédrales, des temples, des tableaux, des châteaux et des tombes, des rues fantastiques, tous les vieux monuments de l’histoire et de l’imagination. Mais non, je ne les revois pas, je les rêve, portant toujours partout mon fardeau pénible, et ne reconnaissant qu’à peine les objets qui passent et disparaissent dans cette fantasmagorie de mon esprit. Ne rien voir, ne rien entendre, uniquement absorbé dans le sentiment de ma douleur, voilà la nuit qui tomba sur mon cœur indiscipliné, mais sortons-en… comme je finis par en sortir, Dieu merci !… Il est temps de secouer ce long et triste rêve, et de quitter les ténèbres pour une nouvelle aurore.

Pendant plusieurs mois je voyageai ainsi, avec ce nuage obscur sur l’esprit. Des raisons mystérieuses semblaient m’empêcher de reprendre le chemin de mon pays natal, et m’engager à poursuivre mon pèlerinage. Tantôt je prenais ma course de pays en pays, sans me reposer, sans m’arrêter nulle part. Tantôt je restais longtemps au même endroit, sans savoir pourquoi. Je n’avais ni but, ni mobile.

J’étais en Suisse. Je revenais d’Italie, par un des grands passages à travers les Alpes, où j’errais, avec un guide, dans les sentiers écartés des montagnes. Si ces solitudes majestueuses parlaient à mon cœur, je n’en savais en vérité rien. J’avais trouvé quelque chose de merveilleux et de sublime dans ces hauteurs prodigieuses, dans ces précipices horribles, dans ces torrents mugissants, dans ces chaos de neige et de glace, mais c’était tout ce que j’y avais vu.

Un soir, je descendais, avant le coucher du soleil, au fond d’une vallée où je devais passer la nuit. À mesure que je suivais le sentier autour de la montagne d’où je venais de voir l’astre du jour bien au-dessus de moi, je crus sentir le goût du beau et l’instinct d’un bonheur tranquille s’éveiller chez moi, sous la douce influence de ce spectacle paisible, et ranimer dans mon cœur une faible lueur de ces émotions depuis longtemps inconnues. Je me souviens que je m’arrêtai dans ma marche avec une espèce de chagrin dans l’âme qui ne ressemblait plus à l’accablement et au désespoir. Je me souviens que je fus tenté d’espérer qu’il n’était pas impossible qu’il vînt à s’opérer en moi quelque bienheureux changement.

Je descendis dans la vallée au moment où le soleil du soir dorait les cimes couvertes de neige qui allaient le masquer comme d’un nuage éternel. La base de la montagne qui formait la gorge où se trouvait situé le petit village, était d’une riche verdure ; au-dessus de cette joyeuse végétation croissaient de sombres forêts de sapins, qui fendaient ces masses de neige comme un coin, et soutenaient l’avalanche. Plus haut, on voyait des rochers grisâtres, des sentiers raboteux, des glaçons et de petites oasis de pâturage qui allaient se perdre dans la neige dont la cime des monts était couronnée. Ça et là, sur le revers de la montagne, quelques points sur la neige, et chaque point était une maison. Tous ces chalets solitaires, écrasés par la grandeur sublime des cimes gigantesques qui les dominaient, paraissaient trop petits, en comparaison, pour des jouets d’enfant. Il en était de même du village, groupé dans la vallée, avec son pont de bois jeté sur le ruisseau qui tombait en cascade sur les rochers brisés, et courait à grand bruit au milieu des arbres. On entendait au loin, dans le calme du soir, une espèce de chant ; c’étaient les voix des bergers, et en voyant un nuage, éclatant des feux du soleil couchant, flotter à mi-côte sur le flanc de la montagne, je croyais presque entendre sortir de son sein les accents de cette musique sereine qui n’appartenait pas à la terre. Tout d’un coup, au milieu de cette grandeur imposante, la voix, la grande voix de la nature me parla ; docile à son influence secrète, je posai sur le gazon ma tête fatiguée, je pleurai comme je n’avais pas pleuré encore depuis la mort de Dora.

J’avais trouvé quelques instants auparavant un paquet de lettres qui m’attendait, et j’étais sorti du village pour les lire pendant qu’on préparait mon souper. D’autres paquets s’étaient égarés, et je n’en avais pas reçu depuis longtemps. Sauf une ligne ou deux, pour dire que j’étais bien et que j’étais arrivé à cet endroit, je n’avais eu ni le courage ni la force d’écrire une seule lettre depuis mon départ.

Le paquet était entre mes mains. Je l’ouvris, et je reconnus l’écriture d’Agnès.

Elle était heureuse, comme elle nous l’avait dit, de se sentir utile. Elle réussissait dans ses efforts, comme elle l’avait espéré. C’était tout ce qu’elle me disait sur son propre compte. Le reste avait rapport à moi.

Elle ne me donnait pas de conseils ; elle ne me parlait pas de mes devoirs ; elle me disait seulement, avec sa ferveur accoutumée, qu’elle avait confiance en moi. Elle savait, disait-elle, qu’avec mon caractère je ne manquerais pas de tirer une leçon salutaire du chagrin même qui m’avait frappé. Elle savait que les épreuves et la douleur ne feraient qu’élever et fortifier mon âme. Elle était sûre que je donnerais à tous mes travaux un but plus noble et plus ferme, après le malheur que j’avais eu à souffrir. Elle qui se réjouissait tant du nom que je m’étais déjà fait, et qui attendait avec tant d’impatience les succès qui devaient l’illustrer encore, elle savait bien que je continuerais à travailler. Elle savait que dans mon cœur, comme dans tous les cœurs vraiment bons et élevés, l’affliction donne de la force et non de la faiblesse… De même que les souffrances de mon enfance avaient contribué à faire de moi ce que j’étais devenu ; de même des malheurs plus grands, en aiguisant mon courage, me rendraient meilleur encore, pour que je pusse transmettre aux autres, dans mes écrits, l’enseignement que j’en avais reçu moi-même. Elle me remettait entre les mains de Dieu, de celui qui avait recueilli dans son repos mon innocent trésor ; elle me répétait qu’elle m’aimait toujours comme une sœur, et que sa pensée me suivait partout, fière de ce que j’avais fait, mais infiniment plus fière encore de ce que j’étais destiné à faire un jour.

Je serrai sa lettre sur mon cœur, je pensai à ce que j’étais une heure auparavant, lorsque j’écoutais les voix qui expiraient dans le lointain : et en voyant les nuages vaporeux du soir prendre une teinte plus sombre, toutes les couleurs nuancées de la vallée s’effacer ; la neige dorée sur la cime des montagnes se confondre avec le ciel pâle de la nuit, je sentis la nuit de mon âme passer et s’évanouir avec ces ombres et ces ténèbres. Il n’y avait pas de nom pour l’amour que j’éprouvais pour elle, plus chère désormais à mon cœur qu’elle ne l’avait jamais été.

Je relus bien des fois sa lettre, je lui écrivis avant de me coucher. Je lui dis que j’avais eu grand besoin de son aide, que sans elle je ne serais pas, je n’aurais jamais été ce qu’elle croyait, mais qu’elle me donnait l’ambition de l’être, et le courage de l’essayer.

Je l’essayai en effet. Encore trois mois, et il y aurait un an que j’avais été si douloureusement frappé. Je résolus de ne prendre aucune résolution avant l’expiration de ce terme, mais d’essayer seulement de répondre à l’estime d’Agnès. Je passai tout ce temps-là dans la petite vallée où j’étais et dans les environs.

Les trois mois écoulés, je résolus de rester encore quelque temps loin de mon pays ; de m’établir pour le moment dans la Suisse, qui m’était devenue chère par le souvenir de cette soirée ; de reprendre une plume, de me remettre au travail.

Je me conformai humblement aux conseils d’Agnès ; j’interrogeai la nature, qu’on n’interroge jamais en vain ; je ne repoussai plus loin de moi les affections humaines. Bientôt j’eus presque autant d’amis dans la vallée, que j’en avais jadis à Yarmouth, et quand je les quittai à l’automne pour aller à Genève, ou que je vins les retrouver au printemps, leurs regrets et leur accueil affectueux m’allaient au cœur, comme s’ils me les adressaient dans la langue de mon pays.

Je travaillais ferme et dur ; je commençais de bonne heure et je finissais tard. J’écrivais une nouvelle dont je choisis le sujet en rapport avec mes peines récentes ; je l’envoyai à Traddles, qui s’entremit pour la publication, d’une façon très-avantageuse à mes intérêts ; et le bruit de ma réputation croissante fut porté jusqu’à moi par le flot de voyageurs que je rencontrais sur mon chemin. Après avoir pris un peu de repos et de distraction, je me remis à l’œuvre avec mon ardeur d’autrefois, sur un nouveau sujet d’imagination, qui me plaisait infiniment. À mesure que j’avançais dans l’accomplissement de cette tâche, je m’y attachais de plus en plus, et je mettais toute mon énergie à y réussir. C’était mon troisième essai en ce genre. J’en avais écrit à peu près la moitié, quand je songeai, dans un intervalle de repos, à retourner en Angleterre.

Depuis longtemps, sans nuire à mon travail patient et à mes études incessantes, je m’étais habitué à des exercices robustes. Ma santé, gravement altérée lorsque j’avais quitté l’Angleterre, s’était entièrement rétablie. J’avais beaucoup vu ; j’avais beaucoup voyagé, et j’espère que j’avais appris quelque chose dans mes voyages.

J’ai raconté maintenant tout ce qu’il me paraissait utile de dire sur cette longue absence… Cependant, j’ai fait une réserve. Si je l’ai faite, ce n’est pas que j’eusse l’intention de taire une seule de mes pensées, car, je l’ai déjà dit, ce récit est ma mémoire écrite. J’ai voulu garder pour la fin ce secret enseveli au fond de mon âme. J’y arrive à présent.

Je ne puis sonder assez avant ce secret de mon propre cœur pour pouvoir dire à quel moment je commençai à penser que j’aurais pu jadis faire d’Agnès l’objet de mes premières et de mes plus chères espérances. Je ne puis dire à quelle époque de mon chagrin j’en vins à songer que, dans mon insouciante jeunesse, j’avais rejeté loin de moi le trésor de son amour. Peut-être avais-je recueilli quelque murmure de cette lointaine pensée chaque fois que j’avais eu le malheur de sentir la perte ou le besoin de ce quelque chose qui ne devait jamais se réaliser et qui manquait à mon bonheur. Mais c’est une pensée que je n’avais voulu accueillir, quand elle s’était présentée, que comme un regret mêlé de reproche pour moi-même lorsque la mort de Dora me laissa triste et seul dans le monde.

Si, à cette époque, je m’étais trouvé souvent près d’Agnès peut-être, dans ma faiblesse, eussé-je trahi ce sentiment intime. Ce fut là la crainte vague qui me poussa d’abord à rester loin de mon pays. Je n’aurais pu me résigner à perdre la plus petite part de son affection de sœur, et, mon secret une fois échappé, j’aurais mis entre nous deux une barrière jusque-là inconnue.

Je ne pouvais pas oublier que le genre d’affection qu’elle avait maintenant pour moi était mon œuvre ; que, si jamais elle m’avait aimé d’un autre amour, et parfois je me disais que cela avait peut-être existé dans son cœur, je l’avais repoussé. Quand nous n’étions que des enfants, je m’étais habitué à le regarder comme une chimère. J’avais donné tout mon amour à une autre femme ; je n’avais pas fait ce que j’aurais pu faire ; et si Agnès était aujourd’hui pour moi ce qu’elle était, une sœur, et non pas une amante, c’était moi qui l’avais voulu : son noble cœur avait fait le reste.

Lorsque je commençai à me remettre, à me reconnaître et à m’observer, je songeai qu’un jour peut-être, après une longue attente, je pourrais réparer les fautes du passé ; que je pourrais avoir le bonheur indicible de l’épouser. Mais en s’écoulant, le temps emporta cette lointaine espérance. Si elle m’avait jamais aimé, elle ne devait m’en être que plus sacrée ; n’avait-elle pas toutes mes confidences ? Ne l’avais-je pas mise au courant de toutes mes faiblesses ? Ne s’était-elle pas immolée jusqu’à devenir ma sœur et mon amie ? Cruel triomphe sur elle-même ! Si au contraire elle ne m’avait jamais aimé, pouvais-je croire qu’elle m’aimerait à présent ?

Je m’étais toujours senti si faible en comparaison de sa persévérance et de son courage ! maintenant je le sentais encore davantage. Quoique j’eusse pu être pour elle, ou elle pour moi, si j’avais été autrefois plus digne d’elle, ce temps était passé. Je l’avais laissé fuir loin de moi. J’avais mérité de la perdre.

Je souffris beaucoup dans cette lutte ; mon cœur était plein de tristesse et de remous, et pourtant je sentais que l’honneur et le devoir m’obligeaient à ne pas venir faire offrande à cette personne si chère, de mes espérances évanouies, moi qui, par un caprice frivole, étais allé en porter l’hommage ailleurs, quand elles étaient dans toute leur fraîcheur de jeunesse. Je ne cherchais pas à me cacher que je l’aimais, que je lui étais dévoué pour la vie, mais je me répétais qu’il était trop tard, à présent, pour rien changer à la nature de nos relations convenues.

J’avais souvent réfléchi à ce que me disait ma Dora quand elle me parlait, à ses derniers moments, de ce qui nous serait arrivé dans notre ménage, si nous avions eu de plus longs jours à passer ensemble ; j’avais compris que bien souvent les choses qui ne nous arrivent pas ont sur nous autant d’effet en réalité que celles qui s’accomplissent. Cet avenir dont elle s’effrayait pour moi, c’était maintenant une réalité que le destin m’avait envoyée pour me punir, comme elle l’aurait fait tôt ou tard, même auprès d’elle, si la mort ne nous avait pas séparés auparavant. J’essayai de songer à tous les heureux effets qu’aurait pu exercer sur moi l’influence d’Agnès, pour devenir plus courageux, moins égoïste, plus attentif à veiller sur mes défauts et à corriger mes erreurs. Et c’est ainsi qu’à force de penser à ce qui aurait pu être, j’arrivai à la conviction sincère que cela ne serait jamais.

Voilà quel était le sable mouvant de mes pensées ; voilà dans quel accès de perplexités et de doutes je passai les trois ans qui s’écoulèrent depuis mon départ, jusqu’au jour où je repris le chemin de ma patrie. Oui, il y avait trois ans que le vaisseau, chargé d’émigrants, avait mis à la voile ; et c’était trois ans après qu’au même endroit, à la même heure, au toucher du soleil, j’étais debout sur le pont du paquebot qui me ramenait en Angleterre, les yeux fixés sur l’onde aux teintes roses, où j’avais vu réfléchir l’image de ce vaisseau.

Trois ans ! c’est bien long dans son ensemble, quoique ce soit bien court en détail ! Et mon pays m’était bien cher, et Agnès aussi !… Mais elle n’était pas à moi… jamais elle ne serait à moi… Cela aurait pu être autrefois, mais c’était passé !…

Chapitre XXIX. Retour. §

Je débarquai à Londres par une froide soirée d’automne. Il faisait sombre et il pleuvait ; en une minute, je vis plus de brouillard et de boue que je n’en avais vu pendant toute une année. J’allai à pied de la douane à Charing-Cross sans trouver de voiture. Quoiqu’on aime toujours à revoir d’anciennes connaissances, en retrouvant sur mon chemin les toits en saillie et les gouttières engorgées comme autrefois, je ne pouvais pas m’empêcher de regretter que mes vieilles connaissances ne fussent pas un peu plus propres.

J’ai souvent remarqué, et je suppose que tout le monde en a fait autant, qu’au moment où l’on quitte un lieu qui vous est familier, il semble que votre départ y donne le signal d’une foule de changements à vue. En regardant par la portière de la voiture, et en remarquant qu’une vieille maison de Fish-Street, qui depuis plus d’un siècle n’avait certainement jamais vu ni maçon, ni peintre, ni menuisier, avait été jetée par terre en mon absence, qu’une rue voisine, célèbre pour son insalubrité et ses incommodités de tout genre que leur antiquité avait rendues respectables, se trouvait assainie et élargie, je m’attendais presque à trouver que la cathédrale de Saint-Paul allait me paraître plus vieille encore qu’autrefois.

Je savais qu’il s’était opéré des changements dans la situation de plusieurs de mes amis. Ma tante était depuis longtemps retournée à Douvres, et Traddles avait commencé à se faire une petite clientèle peu de temps après mon départ. Il occupait à présent un petit appartement dans Grays’inn, et dans une de ses dernières lettres, il me disait qu’il n’était pas sans quelque espoir d’être prochainement uni à la meilleure fille de monde.

On m’attendait chez moi pour Noël, mais on ne se doutait pas que je dusse venir sitôt. J’avais pressé à dessein mon arrivée, afin d’avoir le plaisir de leur faire une surprise. Et pourtant j’avais l’injustice de sentir un frisson glacé, comme si j’étais désappointé de ne voir personne venir au-devant de moi et de rouler tout seul en silence à travers les rues assombries par le brouillard.

Cependant, les boutiques et leurs gais étalages me remirent un peu ; et lorsque j’arrivai à la porte du café de Grays’inn, j’avais repris de l’entrain. Au premier moment, cela me rappela cette époque de ma vie, bien différente pourtant, où j’étais descendu à la Croix d’Or, et les changements survenus depuis ce temps-là. C’était bien naturel.

« Savez-vous où demeure M. Traddles ? » demandai-je au garçon en me chauffant à la cheminée du café.

« Holborn-Court, monsieur, n° 2.

– M. Traddles commence à être connu parmi les avocats n’est-il pas vrai ?

– C’est probable, monsieur, mais je n’en sais rien.

Le garçon, qui était entre deux âges et assez maigre, se tourna vers un garçon d’un ordre supérieur, presque une autorité, un vieux serviteur robuste, puissant, avec un double menton, une culotte courte et des bas noirs ; il se leva de la place qu’il occupait au bout de la salle dans une espèce de banc de sacristain, où il était en compagnie d’une boîte de menue monnaie, d’un almanach des adresses, d’une liste des gens de loi et de quelques autres livres ou papiers.

« M. Traddles ? dit le garçon maigre, n° 2, dans la cour. »

Le vieillard majestueux lui fit signe de la main qu’il pouvait s’en aller et se tourna gravement vers moi.

« Je demandais, lui dis-je, si M. Traddles, qui demeure au n° 2, dans la cour, ne commence pas à se faire un nom parmi les avocats ?

– Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là, dit le garçon, d’une riche voix de basse-taille. »

Je me sentis tout humilié pour Traddles.

« C’est sans doute un tout jeune homme ? dit l’imposant vieillard en fixant sur moi un regard sévère. Combien y a-t-il qu’il plaide à la cour ?

– Pas plus de trois ans, » répondis-je.

On ne devait pas s’attendre qu’un garçon qui m’avait tout l’air de résider dans le même coin du même café depuis quarante ans, s’arrêtât plus longtemps à un sujet aussi insignifiant. Il me demanda ce que je voulais pour mon dîner.

Je sentis que j’étais revenu en Angleterre, et réellement Traddles me fit de la peine. Il n’avait pas de chance. Je demandai timidement un peu de poisson et un biftek, et je me tins debout devant le feu, à méditer sur l’obscurité de mon pauvre ami.

Tout en suivant des yeux le garçon en chef, qui allait et venait, je ne pouvais m’empêcher de me dire que le jardin où s’était épanouie une fleur si prospère était pourtant d’une nature bien ingrate pour la produire. Tout y avait un air si roide, si antique, si cérémonieux, si solennel ! Je regardai, autour de la chambre, le parquet couvert de sable, probablement comme au temps où le garçon en chef était encore un petit garçon, si jamais il l’avait été, ce qui me paraissait très-invraisemblable : les tables luisantes, où je voyais mon image réfléchie jusqu’au fin fond de l’antique acajou ; les lampes bien frottées, qui n’avaient pas une seule tache ; les bons rideaux verts, avec leurs bâtons de cuivre poli, fermant bien soigneusement chaque compartiment séparé ; les deux grands feux de charbon bien allumés ; les carafes rangées dans le plus bel ordre, et remplies jusqu’au goulot, pour montrer qu’à la cave elles n’étaient pas embarrassées de trouver des tonneaux entiers de vieux vin de Porto première qualité. Et je me disais, en voyant tout cela, qu’en Angleterre la renommée, aussi bien qu’une place honorable au barreau, n’étaient pas faciles à prendre d’assaut. Je montai dans ma chambre pour changer, car mes vêtements étaient trempés ; et cette vaste pièce toute boisée (elle donnait sur l’arcade qui conduisait à Grays’inn), et ce lit paisible dans son immensité, flanqué de ses quatre piliers, à côté duquel se pavanait, dans sa gravité indomptable, une commode massive, semblaient de concert prophétiser un pauvre avenir à Traddles, comme à tous les jeunes audacieux qui voulaient aller trop vite. Je descendis me mettre à table, et tout, dans cet établissement, depuis l’ordre solennel du service jusqu’au silence qui y régnait… faute de convives, car la cour était encore en vacances, tout semblait condamner avec éloquence la folle présomption de Traddles, et lui prédire qu’il en avait encore pour une vingtaine d’années avant de gagner sa vie dans son état.

Je n’avais rien vu de semblable à l’étranger, depuis mon départ, et toutes mes espérances pour mon ami s’évanouirent. Le garçon en chef m’avait abandonné, pour se vouer au service d’un vieux monsieur revêtu de longues guêtres, auquel on servit un flacon particulier, de Porto qui sembla sortir de lui-même du fond de la cave, car il n’en avait même pas demandé. Le second garçon me dit à l’oreille que ce vieux gentleman était un homme d’affaires retiré qui demeurait dans le square ; qu’il avait une grande fortune qui passerait probablement après lui à la fille de sa blanchisseuse ; on disait aussi qu’il avait dans son bureau un service complet d’argenterie tout terni faute d’usage, quoique de mémoire d’homme on n’eût jamais vu chez lui qu’une cuiller et une fourchette dépareillées. Pour le coup, je regardai décidément Traddles comme perdu, et ne conservai plus pour lui la moindre espérance. Comme cela ne m’empêchait pas de désirer avec impatience de voir ce brave garçon, je dépêchai mon dîner, de manière à ne pas me faire honneur dans l’estime du chef de la valetaille, et je me dépêchai de sortir par la porte de derrière. J’arrivai bientôt au n° 2 dans la cour, et je lus une inscription destinée à informer qui de droit, que M. Traddles occupait un appartement au dernier étage. Je montai l’escalier, un vieil escalier délabré, faiblement éclairé, à chaque palier, par un quinquet fumeux dont la mèche, couronnée de champignons, se mourait tout doucement dans sa petite cage de verre crasseux.

Tout en trébuchant contre les marches, je crus entendre des éclats de rire : ce n’était pas un rire de procureur ou d’avocat, ni même celui d’un clerc d’avocat ou de procureur, mais de deux ou trois jeunes filles en gaieté. Mais en m’arrêtant pour prêter l’oreille, j’eus le malheur de mettre le pied dans un trou où l’honorable société de Gray’s-inn avait oublié de faire remettre une planche ; je fis du bruit en tombant, et quand je me relevai, les rires avaient cessé.

Je grimpai lentement, et avec plus de précaution, le reste de l’escalier ; mon cœur battait bien fort quand j’arrivai à la porte extérieure où on lisait le nom de M. Traddles : elle était ouverte. Je frappai, on entendit un grand tumulte à l’intérieur, mais ce fut tout. Je frappai encore.

Un petit bonhomme à l’air éveillé, moitié commis et moitié domestique, se présenta, tout hors d’haleine, mais en me regardant effrontément, comme pour me défier d’en apporter la preuve légale.

« M. Traddles est-il chez lui ?

– Oui, monsieur, mais il est occupé.

– Je désire le voir. »

Après m’avoir examiné encore un moment, le petit espiègle se décida à me laisser entrer, et, ouvrant la porte toute grande, il me conduisit d’abord dans un vestibule en miniature, puis dans un petit salon où je me trouvai en présence de mon vieil ami (également hors d’haleine) assis devant une table, le nez sur des papiers.

« Bon Dieu ! s’écria Traddles en levant les yeux vers moi : s’est Copperfield ! Et il se jeta dans mes bras, où je le tins longtemps enlacé.

– Tout va bien, mon cher Traddles ?

– Tout va bien, mon cher, mon bon Copperfield, et je n’ai que de bonnes nouvelles à vous donner. »

Nous pleurions de joie tous les deux.

« Mon cher ami, dit Traddles qui, dans sa satisfaction, s’ébouriffait les cheveux, quoique ce fût bien peu nécessaire, mon cher Copperfield, mon excellent ami, que j’avais perdu depuis si longtemps et que je retrouve enfin, comme je suis content de vous voir ! Comme vous êtes bruni ! Comme je suis content ! Ma parole d’honneur, mon bien-aimé Copperfield, je n’ai jamais été si joyeux ! non, jamais. »

De mon côté, je ne pouvais pas non plus exprimer mon émotion. J’étais hors d’état de dire un mot.

« Mon cher ami ! dit Traddles. Et vous êtes devenu si fameux ! Mon illustre Copperfield ! Bon Dieu ! mais d’où venez-vous, quand êtes-vous arrivé ? Qu’est-ce que vous étiez devenu ? »

Sans attendre une réponse à toutes ses questions, Traddles qui m’avait installé dans un grand fauteuil, près du feu, s’occupait d’une main à remuer vigoureusement les charbons, tandis que de l’autre il me tirait par ma cravate, la prenant sans doute pour ma redingote. Puis, sans prendre le temps de déposer les pincettes, il me serrait à grands bras, et je le serrais à grands bras, et nous riions tous deux, et nous nous essuyions les yeux : puis nous rasseyant, nous nous donnions des masses de poignées de main éternelles par-devant la cheminée.

« Quand on pense, dit Traddles, que vous étiez si près de votre retour, et que vous n’avez pas assisté à la cérémonie !

– Quelle cérémonie ? mon cher Traddles.

– Comment ! s’écria Traddles, en ouvrant les yeux comme autrefois. Vous n’avez donc pas reçu ma dernière lettre ?

– Certainement non, s’il y était question d’une cérémonie.

– Mais, mon cher Copperfield, dit Traddles, en passant ses doigts dans ses cheveux, pour les redresser sur sa tête avant de rabattre ses mains sur mes genoux, je suis marié !

– Marié ! lui dis-je, en poussant un cri de joie.

– Eh ! oui, Dieu merci ! dit Traddles, par la révérend Horace, avec Sophie, en Devonshire. Mais, mon cher ami, elle est là, derrière le rideau de la fenêtre. Regardez ! »

Et, à ma grande surprise, la meilleure fille du monde sortit, riant et rougissant à la fois, de sa cachette. Jamais vous n’avez vu mariée plus gaie, plus aimable, plus honnête, plus heureuse, plus charmante, et je ne pus m’empêcher de le lui dire sur-le-champ. Je l’embrassai, en ma qualité de vieille connaissance, et je leur souhaitai du fond du cœur toute sorte de prospérités.

« Mais, quelle délicieuse réunion ! dit Traddles. Comme vous êtes bruni, mon cher Copperfield ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis donc heureux !

– Et moi ! lui dis-je.

– Et moi donc ! dit Sophie, riant et rougissant de plus belle.

– Nous sommes tous aussi heureux que possible, dit Traddles. Jusqu’à ces demoiselles qui sont heureuses ! Mais, à propos, je les oubliais !

– Vous les oubliiez ? dis-je.

– Oui, ces demoiselles, dit Traddles, les sœurs de Sophie. Elles demeurent avec nous. Elles sont venues voir Londres. Le fait est que… est-ce vous qui êtes tombé dans l’escalier, Copperfield ?

– Oui, vraiment, lui répondis-je en riant.

– Eh bien, quand vous êtes tombé dans l’escalier, j’étais à batifoler avec elles. Le fait est que nous jouions à cache-cache. Mais comme cela ne paraîtrait pas convenable à Westminster-Hall, et qu’il faut respecter le décorum de sa profession, devant les clients, elles ont bien vite décampé. Et maintenant, je suis sûr qu’elles nous écoutent, dit Traddles, en jetant un coup d’œil du côté de la porte de l’autre chambre.

– Je suis fâché, lui dis-je, en riant de nouveau, d’avoir été la cause d’une pareille débandade.

– Sur ma parole, reprit Traddles d’un ton ravi, vous ne diriez pas ça si vous les aviez vues se sauver, quand elles vous ont entendu frapper, et revenir au galop ramasser leurs peignes qu’elles avaient laissé tomber, et disparaître de nouveau, comme de petites folles. Mon amour, voulez-vous les appeler ? »

Sophie sortit en courant, et nous entendîmes rire aux éclats dans la pièce voisine.

« Quelle agréable musique, n’est-ce pas, mon cher Copperfield ? dit Traddles. C’est charmant à entendre ; il faut ça pour égayer ce vieil appartement. Pour un malheureux garçon qui a vécu seul toute sa vie, c’est délicieux, c’est charmant. Pauvres filles ! elles ont tant perdu en perdant Sophie !… car c’est bien, je vous assure, Copperfield, la meilleure fille ! Aussi, je suis charmé de les voir s’amuser. La société des jeunes filles est quelque chose de délicieux, Copperfield. Ce n’est pas précisément conforme au décorum de ma profession ; mais c’est égal, c’est délicieux. »

Je remarquai qu’il me disait tout cela avec un peu d’embarras : je compris que par bonté de cœur, il craignait de me faire de la peine, en me dépeignant trop vivement les joies du mariage, et je me hâtai de le rassurer en disant comme lui, avec une vivacité d’expression qui parut le charmer.

« Mais à dire vrai, reprit-il, nos arrangements domestiques, d’un bout à l’autre, ne sont pas trop d’accord avec ma profession, mon cher Copperfield. Même, le séjour de Sophie ici, ce n’est pas trop conforme au décorum de la profession, mais nous n’avons pas d’autre logement. Nous nous sommes embarqués sur un radeau, et nous sommes décidés à ne pas faire les difficiles. D’ailleurs Sophie est une si bonne ménagère ! Vous serez surpris de voir comme elle a casé ces demoiselles. C’est à peine si je le comprends moi-même.

– Combien donc en avez-vous ici ? demandai-je.

– L’aînée, la Beauté, est ici, me dit Traddles, à voix basse ; Caroline et Sarah aussi, vous savez, celle que je vous disais qui a quelque chose à l’épine dorsale : elle va infiniment mieux. Et puis après cela, les deux plus jeunes, que Sophie a élevées, sont aussi avec nous. Et Louisa donc, elle est ici !

– En vérité ! m’écriai-je.

– Oui, dit Traddles. Eh bien ! l’appartement n’a que trois chambres, mais Sophie a arrangé tout cela d’une façon vraiment merveilleuse, et elles sont toutes casées aussi commodément que possible. Trois dans cette chambre, dit Traddles, en m’indiquant une porte, et deux dans celle-là. »

Je ne pus m’empêcher de regarder autour de moi, pour chercher où pouvaient se loger M. et mistress Traddles. Traddles me comprit.

« Ma foi ! dit-il, comme je vous disais tout à l’heure, nous ne sommes pas difficiles ; la semaine dernière, nous avons improvisé un lit ici, sur le plancher. Mais il y a une petite chambre au-dessous du toit… une jolie petite chambre… quand une fois on y est arrivé. Sophie y a collé elle-même du papier pour me faire une surprise ; et c’est notre chambre à présent. C’est un charmant petit trou. On a de là une si belle vue !

« Et enfin, vous voilà marié, mon cher Traddles. Que je suis content !

– Merci, mon cher Copperfield, dit Traddles, en me donnant encore une poignée de main. Oui, je suis aussi heureux qu’on peut l’être. Voyez-vous votre vieille connaissance ! me dit-il en me montrant d’un air de triomphe le vase à fleurs, et voilà le guéridon à dessus de marbre. Tout notre mobilier est simple et commode. Quant à l’argenterie, mon Dieu ! nous n’avons pas même une petite cuiller !

– Eh bien ! vous en gagnerez, dis-je gaiement.

– C’est cela, répondit Traddles, on les gagnera. Nous avons comme de raison des espèces de petites cuillers pour remuer notre thé : mais c’est du métal anglais.

– L’argenterie n’en sera que plus brillante le jour où vous en aurez, lui dis-je.

– C’est justement ce que nous disons, s’écria Traddles. Voyez-vous, mon cher Copperfield, et il reprit de nouveau son ton confidentiel, quand j’ai eu plaidé dans le procès de Doe dem Gipes contre Wigzell, où j’ai bien réussi, je suis allé en Devonshire, pour avoir une conversation sérieuse avec le révérend Horace. J’ai appuyé sur ce fait que Sophie qui est, je vous assure, Copperfield, la meilleure fille du monde…

– J’en suis certain, dis-je.

– Ah ! vous avez bien raison, reprit Traddles. Mais je m’éloigne, ce me semble, de mon sujet. Je crois que je vous parlais du révérend Horace ?

– Vous me disiez que vous aviez appuyé sur le fait…

– Ah ! oui… sur le fait que nous étions fiancés depuis longtemps, Sophie et moi, et que Sophie, avec la permission de ses parents ne demandait pas mieux que de m’épouser… continua Traddles avec son franc et honnête sourire d’autrefois… sur le pied actuel, c’est-à-dire avec le métal anglais. J’ai donc proposé au révérend Horace de consentir à notre union. C’est un excellent pasteur, Copperfield, on devrait en faire un évêque, ou au moins lui donner de quoi vivre à son aise ; je lui demandai de consentir à nous unir si je pouvais seulement me voir à la tête de deux cent cinquante livres sterling dans l’année, avec l’espérance, pour l’année prochaine, de me faire encore quelque chose de plus, et de me meubler en sus un petit appartement. Comme vous voyez, je pris la liberté de lui représenter que nous avions attendu bien longtemps, et que d’aussi bons parents ne pouvaient pas s’opposer à l’établissement de leur fille, uniquement parce qu’elle leur était extrêmement utile, à la maison… Vous comprenez ?

– Certainement, ce ne serait pas juste.

– Je suis bien aise que vous soyez de mon avis, Copperfield, reprit Traddles, parce que, sans faire le moindre reproche au révérend Horace, je crois que les pères, les frères, etc., sont souvent égoïstes en pareil cas. Je lui ai fait aussi remarquer que je ne désirais rien tant au monde que d’être utile aussi à la famille, et que si je faisais mon chemin, et que, par malheur, il lui arrivât quelque chose… je parle du révérend Horace…

– Je vous comprends.

– Ou à mistress Crewler, je serais trop heureux de servir de père à leurs filles. Il m’a répondu d’une façon admirable et très-flatteuse pour moi, en me promettant d’obtenir le consentement de mistress Crewler. On a eu bien de la peine avec elle. Ça lui montait des jambes à la poitrine, et puis à la tête…

– Qu’est-ce qui lui montait comme ça ? demandai-je.

– Son chagrin, reprit Traddles d’un air sérieux. Tous ses sentiments font de même. Comme je vous l’ai déjà dit une fois, c’est une femme supérieure, mais elle a perdu l’usage de ses membres. Quand quelque chose la tracasse, ça la prend tout de suite par les jambes ; mais dans cette occasion, c’est monté à la poitrine, et puis à la tête, enfin cela lui est monté partout, de manière à compromettre le système entier de la manière la plus alarmante. Cependant, on est parvenu à la remettre à force de soins et d’attentions, et il y a eu hier six semaines que nous nous sommes mariés. Vous ne sauriez vous faire une idée, Copperfield, de tous les reproches que je me suis adressés en voyant la famille entière pleurer et se trouver mal dans tous les coins de la maison ! Mistress Crewler n’a pas pu se résoudre à me voir avant notre départ ; elle ne pouvait pas me pardonner de lui enlever son enfant, mais au fond c’est une si bonne femme ! elle s’y résigne maintenant. J’ai reçu d’elle, ce matin même, une charmante lettre.

– En un mot, mon cher ami, lui dis-je, vous êtes aussi heureux que vous méritez de l’être.

– Oh ! comme vous me flattez ! dit Traddles en riant. Mais le fait est que mon sort est digne d’envie. Je travaille beaucoup, et je lis du droit toute la journée. Je suis sur pied tous les jours dès cinq heures du matin, et je n’y pense seulement pas. Pendant la journée, je cache ces demoiselles à tous les yeux, et le soir, nous nous amusons tant et plus. Je vous assure que je suis désolé de les voir partir mardi, la veille de la Saint-Michel… Mais les voilà ! dit Traddles, coupant court à ses confidences pour me dire d’un ton de voix plus élevé : Monsieur Copperfield, miss Crewler, miss Sarah, miss Louisa, Margaret et Lucy ! »

C’était un vrai bouquet de roses : elles étaient si fraîches et si bien portantes, et toutes jolies ; miss Caroline était très-belle, mais il y avait dans le brillant regard de Sophie une expression si tendre, si gaie, si sereine, que j’étais sûr que mon ami ne s’était pas trompé dans son choix. Nous nous établîmes tous près du feu, tandis que le petit espiègle qui s’était probablement essoufflé à tirer des cartons les papiers pour les étaler sur la table, s’empressait maintenant de les enlever pour les remplacer par le thé ; puis il se retira en fermant la porte de toutes ses forces. Mistress Traddles, toujours tranquille et gaie, se mit à faire le thé et à surveiller les rôties qui grillaient dans un coin devant le feu.

Tout en se livrant à cette occupation, elle me dit qu’elle avait vu Agnès. « Tom l’avait menée dans le Kent pour leur voyage de noce, elle avait vu ma tante, qui se portait très-bien, ainsi qu’Agnès, et on n’avait parlé que de moi. Tom n’avait pas cessé de penser à moi, disait-elle, tout le temps de mon absence. » Tom était son autorité en toutes matières ; Tom était évidemment l’idole de sa vie, et il n’y avait pas de danger qu’il y eût une secousse capable d’ébranler cette idole-là sur son piédestal ; elle y avait trop de confiance ; elle lui avait de tout son cœur, prêté foi et hommage quand même.

La déférence que Traddles et elle témoignaient à la Beauté, me plaisait beaucoup. Je ne sais pas si je trouvais cela bien raisonnable, mais c’était encore un trait délicieux de leur caractère, en harmonie avec le reste. Je suis sûr que si Traddles se prenait parfois à regretter de n’avoir pu encore se procurer les petites cuillers d’argent, c’était seulement quand il passait une tasse de thé à la Beauté. Si sa douce petite femme était capable de se glorifier de quelque chose au monde, je suis convaincu que c’était uniquement d’être la sœur de la Beauté.

Je remarquai que les caprices de cette jeune personne étaient envisagés par Traddles et sa femme comme un titre légitime qu’elle tenait naturellement de ses avantages physiques. Si elle était née la reine de la ruche, et qu’ils fussent nés les abeilles ouvrières, je suis sûr qu’ils n’auraient pas reconnu avec plus de plaisir la supériorité de son rang.

Mais c’était surtout leur abnégation qui me charmait. Rien ne pouvait mieux faire leur éloge que l’orgueil avec lequel tous deux parlaient de leurs sœurs, et leur parfaite soumission à toutes les fantaisies de ces demoiselles. À chaque instant, on appelait Traddles pour le prier d’apporter ceci ou d’emporter cela : de monter une chose ou d’en descendre une autre, ou d’en aller chercher une troisième. Quant à Sophie, les autres ne pouvaient rien faire sans elle. Une des sœurs était décoiffée, et Sophie était la seule qui pût remettre ses cheveux en ordre. Quelqu’une avait oublié un air, et il n’y avait que Sophie qui pût la remettre sur la voie. On cherchait le nom d’un village du Devonshire, et il n’y avait que Sophie qui pût le savoir. S’il fallait écrire aux parents, on comptait sur Sophie pour trouver le temps d’écrire le matin avant le déjeuner. Quand l’une d’elles lâchait une maille dans son tricot, Sophie était en réquisition pour réparer l’erreur. C’étaient elles qui étaient maîtresses du logis ; Sophie et Traddles n’étaient-là que pour les servir. Je ne sais combien d’enfants Sophie avait pu soigner dans son temps, mais je crois qu’il n’y a jamais eu chanson d’enfant, en anglais, qu’elle ne sût sur le bout du doigt, et elle en chantait à la douzaine, l’une après l’autre, de la petite voix la plus claire du monde, au commandement de ses sœurs, qui voulaient avoir chacune la leur, sans oublier la Beauté, qui ne restait pas en arrière ; j’étais vraiment enchanté. Avec tout cela, au milieu de toutes leurs exigences, les sœurs avaient toutes le plus grand respect et la plus grande tendresse pour Sophie et son mari. Quand je me retirai, Traddles voulut m’accompagner jusqu’à l’hôtel, et je crois que jamais je n’avais vu une tête, surtout une tête surmontée d’une chevelure si obstinée, rouler entre tant de mains pour recevoir pareille averse de baisers. Bref, c’était une scène à laquelle je ne pus m’empêcher de penser avec plaisir longtemps après avoir dit bonsoir à Traddles. Je ne crois pas que la vue d’un millier de roses épanouies dans une mansarde du vieux bâtiment de Gray’s-inn eût jamais pu l’égayer autant. L’idée seule de toutes ces jeunes filles du Devonshire cachées au milieu de tous ces vieux jurisconsultes et dans ces graves études de procureurs, occupées à faire griller des rôties et à chanter tout le jour parmi les parchemins poudreux, la ficelle rouge, les vieux pains à cacheter, les bouteilles d’encre, le papier timbré, les baux et procès-verbaux, les assignations et les comptes de frais et fournitures ; c’était pour moi un rêve aussi amusant et aussi fantastique que si j’avais vu la fabuleuse famille du Sultan inscrite sur le tableau des avocats, avec l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et le fleuve qui roule des paillettes d’or, installés dans Gray’s-inn-Hall. Ce qu’il y a de sûr, c’est que lorsque j’eus quitté Traddles, et que je me retrouvai dans mon café, je ne songeais plus le moins du monde à plaindre mon vieux camarade. Je commençai à croire à ses succès futurs, en dépit de tous les garçons en chef du Royaume-Uni.

Assis au coin du feu, pour penser à lui à loisir, je tombai bientôt de ces réflexions consolantes et de ces douces images dans la contemplation vague du charbon flamboyant, dont les transformations capricieuses me représentaient fidèlement les vicissitudes qui avaient troublé ma vie. Depuis que j’avais quitté l’Angleterre, trois ans auparavant, je n’avais pas revu un feu de charbon, mais, que de fois, en observant les bûches qui tombaient en cendre blanchâtre, pour se mêler à la légère poussière du foyer, j’avais cru voir avec leur braise consumée s’évanouir mes espérances éteintes à tout jamais !

Maintenant, je me sentais capable de songer au passé gravement, mais sans amertume ; je pouvais contempler l’avenir avec courage. Je n’avais plus, à vrai dire, de foyer domestique. Je m’étais fait une sœur de celle à laquelle, peut-être, j’aurais pu inspirer un sentiment plus tendre. Un jour elle se marierait, d’autres auraient des droits sur son cœur, sans qu’elle sût jamais, en prenant de nouveaux liens, l’amour qui avait grandi dans mon âme. Il était juste que je payasse la peine de ma passion étourdie. Je récoltais ce que j’avais semé.

Je pensais à tout cela, et je me demandais si mon cœur était vraiment capable de supporter cette épreuve, si je pourrais me contenter auprès d’elle d’occuper la place qu’elle avait su se contenter d’occuper auprès de moi, quand tout à coup, j’aperçus sous mes yeux une figure qui semblait sortir tout exprès du feu que je contemplais, pour raviver mes plus anciens souvenirs.

Le petit docteur Chillip, dont les bons offices m’avaient rendu le service que l’on a vu dans le premier chapitre de ce récit, était assis à l’autre coin de la salle, lisant son journal. Il avait bien un peu souffert du progrès des ans, mais c’était un petit homme si doux, si calme, si paisible, qu’il n’y paraissait guère ; je me figurai qu’il n’avait pas dû changer depuis le jour où il était établi dans notre petit salon à attendre ma naissance.

M. Chillip avait quitté Blunderstone depuis cinq ou six ans, et je ne l’avais jamais revu depuis. Il était là à lire tout tranquillement son journal, la tête penchée d’un côté et un verre de vin chaud près de lui. Il y avait dans toute sa personne quelque chose de si conciliant, qu’il avait l’air de faire ses excuses au journal de prendre la liberté de le lire.

Je m’approchai de l’endroit où il était assis en lui disant :

« Comment cela va-t-il, monsieur Chillip ? »

Il parut fort troublé de cette interpellation inattendue de la part d’un étranger, et répondit lentement, selon son habitude :

« Je vous remercie, monsieur ; vous êtes bien bon. Merci, monsieur ; et vous, j’espère que vous allez bien ?

– Vous ne vous souvenez pas de moi ?

– Mais, monsieur, reprit M. Chillip en souriant de l’air le plus doux et en secouant la tête, j’ai quelque idée que j’ai vu votre figure quelque part, monsieur, mais je ne peux pas mettre la main sur votre nom, en vérité.

– Et cependant, vous m’avez connu longtemps avant que je me connusse moi-même, répondis-je.

– Vraiment, monsieur ? dit M. Chillip. Est-ce qu’il se pourrait que j’eusse eu l’honneur de présider à…

– Justement.

– Vraiment ? s’écria M. Chillip. Vous avez probablement pas mal changé depuis lors, monsieur ?

– Probablement.

– Alors, monsieur, continua M. Chillip, j’espère que vous m’excuserez si je suis forcé de vous prier de me dire votre nom ? »

En entendant mon nom, il fut très-ému. Il me serra la main, ce qui était pour lui un procédé violent, vu qu’en général il vous glissait timidement, à deux pouces environ de sa hanche, un doigt ou deux, et paraissait tout décontenancé lorsque quelqu’un lui faisait l’amitié de les serrer un peu fort. Même en ce moment, il fourra, bien vite, après, sa main dans la poche de sa redingote et parut tout rassuré de l’avoir mise en lieu de sûreté.

« En vérité ! monsieur, dit M. Chillip après m’avoir examiné, la tête toujours penchée du même côté. Quoi ! c’est monsieur Copperfield ? Eh bien, monsieur, je crois que je vous aurais reconnu, si j’avais pris la liberté de vous regarder de plus près. Vous ressemblez beaucoup à votre pauvre père, monsieur.

– Je n’ai jamais eu le bonheur de voir mon père, lui répondis-je.

– C’est vrai, monsieur, dit M. Chillip du ton le plus doux. Et c’est un grand malheur sous tous les rapports. Nous n’ignorons pas votre renommée dans ce petit coin du monde, monsieur, ajouta M. Chillip en secouant de nouveau tout doucement sa petite tête. Vous devez avoir là, monsieur (en se tapant sur le front), une grande excitation en jeu ; je suis sûr que vous trouvez ce genre d’occupation bien fatigant, n’est-ce pas ?

– Où demeurez-vous, maintenant ? lui dis-je en m’asseyant près de lui.

– Je me suis établi à quelques milles de Bury-Saint-Edmunds, dit M. Chillip. Mistress Chillip a hérité d’une petite terre dans les environs, d’après le testament de son père ; je m’y suis installé, et j’y fais assez bien mes affaires, comme vous serez bien aise de l’apprendre. Ma fille est une grande personne, monsieur, dit M. Chillip en secouant de nouveau sa petite tête ; sa mère a été obligée de défaire deux plis de sa robe la semaine dernière. Ce que c’est ! comme le temps passe ! »

Comme le petit homme portait à ses lèvres son verre vide, en faisant cette réflexion, je lui proposai de le faire remplir et d’en demander un pour moi, afin de lui tenir compagnie.

« C’est plus que je n’ai l’habitude d’en prendre, monsieur, reprit-il avec sa lenteur accoutumée, mais je ne puis me refuser le plaisir de votre conversation. Il me semble que ce n’est qu’hier que j’ai eu l’honneur de vous soigner pendant votre rougeole. Vous vous en êtes parfaitement tiré, monsieur. »

Je le remerciai de ce compliment, et je demandai deux verres de bichof, qu’on nous apporta bientôt.

« Quel excès ! dit M. Chillip ; mais comment résister à une fortune si extraordinaire ? Vous n’avez pas d’enfant, monsieur ? »

Je secouai la tête.

« Je savais que vous aviez fait une perte, il y a quelque temps, monsieur, dit M. Chillip. Je l’ai appris de la sœur de votre beau-père ; un caractère bien décidé, monsieur !

– Mais oui, fièrement décidé, répondis-je. Où l’avez-vous vue, monsieur Chillip ?

– Ne savez-vous pas, monsieur, reprit M. Chillip avec son plus affable sourire, que votre beau-père est redevenu mon proche voisin ?

– Je n’en savais rien.

– Mais oui vraiment, monsieur. Il a épousé une jeune personne de ce pays, qui avait une jolie petite fortune, la pauvre femme ! Mais votre tête ? monsieur. Ne trouvez-vous pas que votre genre de travail doit vous fatiguer beaucoup le cerveau ? reprit-il en me regardant d’un air d’admiration. »

Je ne répondis pas à cette question, et j’en revins aux Murdstone.

« Je savais qu’il s’était remarié. Est-ce que vous êtes le médecin de la maison ?

– Pas régulièrement. Mais ils m’ont fait appeler quelquefois, répondit-il. La bosse de la fermeté est terriblement développée chez M. Murdstone et chez sa sœur, monsieur ! »

Je répondis par un regard si expressif que M. Chillip, grâce à cet encouragement et au bichof tout ensemble, imprima à sa tête deux ou trois mouvements saccadés et répéta d’un air pensif :

« Ah ! mon Dieu ! ce temps-là est déjà bien loin de nous, monsieur Copperfield !

– Le frère et la sœur continuent leur manière de vivre ? lui dis-je.

– Ah ! monsieur, répondit M. Chillip, un médecin va beaucoup dans l’intérieur des familles, il ne doit, par conséquent, avoir des yeux ou des oreilles que pour ce qui concerne sa profession ; mais pourtant, je dois le dire, monsieur, ils sont très-sévères pour cette vie, comme pour l’autre.

– Oh ! l’autre saura bien se passer de leur concours, j’aime à le croire, répondis-je ; mais que font-ils de celle-ci ? »

M. Chillip secoua la tête, remua son bichof, et en but une petite gorgée.

« C’était une charmante femme, monsieur ! dit-il d’un ton de compassion.

– La nouvelle mistress Murdstone ?

– Charmante, monsieur, dit M. Chillip, aussi aimable que possible ! L’opinion de mistress Chillip, c’est qu’on lui a changé le caractère depuis son mariage, et qu’elle est à peu près folle de chagrin. Les dames, continua-t-il d’un rire craintif, les dames ont l’esprit d’observation, monsieur.

– Je suppose qu’ils ont voulu la soumettre et la rompre à leur détestable humeur. Que Dieu lui vienne en aide ! Et elle s’est donc laissé faire ?

– Mais, monsieur, il y a eu d’abord de violentes querelles, je puis vous l’assurer, dit M. Chillip, mais maintenant ce n’est plus que l’ombre d’elle-même. Oserais-je, monsieur, vous dire en confidence que, depuis que la sœur s’en est mêlée, ils ont réduit à eux deux la pauvre femme à un état voisin de l’imbécillité ? »

Je lui dis que je n’avais pas de peine à le croire.

« Je n’hésite pas à dire, continua M. Chillip, prenant une nouvelle gorgée de bichof pour se donner du courage, de vous à moi, monsieur, que sa mère en est morte. Leur tyrannie, leur humeur sombre, leurs persécutions ont rendu mistress Murdstone presque imbécile. Avant son mariage, monsieur, c’était une jeune femme qui avait beaucoup d’entrain ; ils l’ont abrutie avec leur austérité sinistre. Ils la suivent partout, plutôt comme des gardiens d’aliénés, que comme mari et belle-sœur. C’est ce que me disait mistress Chillip, pas plus tard que la semaine dernière. Et je vous assure, monsieur, que les dames ont l’esprit d’observation : mistress Chillip surtout.

– Et a-t-il toujours la prétention de donner à cette humeur lugubre, le nom… cela me coûte à dire… le nom de religion ?

– Patience, monsieur ; n’anticipons pas, dit M. Chillip, dont les paupières enluminées attestaient l’effet du stimulant inaccoutumé où il puisait tant de hardiesse. Une des remarques les plus frappantes de mistress Chillip, une remarque qui m’a électrisé, continua-t-il de son ton le plus lent, c’est que M. Murdstone met sa propre image sur un piédestal, et qu’il appelle ça la nature divine. Quand mistress Chillip m’a fait cette remarque, monsieur, j’ai manqué d’en tomber à la renverse : il ne s’en fallait pas de cela ! Oh ! oui ! les dames ont l’esprit d’observation, monsieur.

– D’observation intuitive ! lui dis-je, à sa grande satisfaction.

– Je sois bien heureux, monsieur, de vous voir corroborer mon opinion, reprit-il. Il ne m’arrive pas souvent, je vous assure, de me hasarder à en exprimer une en ce qui ne touche point à ma profession. M. Murdstone fait parfois des discours en public, et on dit… en un mot, monsieur, j’ai entendu dire à mistress Chillip, que plus il vient de tyranniser sa femme avec méchanceté, plus il se montre féroce dans sa doctrine religieuse.

– Je crois que mistress Chillip a parfaitement raison.

– Mistress Chillip va jusqu’à dire, continua le plus doux des hommes, encouragé par mon assentiment, que ce qu’ils appellent faussement leur religion n’est qu’un prétexte pour se livrer hardiment à toute leur mauvaise humeur et à leur arrogance. Et savez-vous, monsieur, continua-t-il en penchant doucement sa tête d’un côté, que je ne trouve dans le Nouveau Testament rien qui puisse autoriser M. et miss Murdstone à une pareille rigueur ?

– Ni moi non plus.

– En attendant, monsieur, dit M. Chillip, ils se font détester, et comme ils ne se gênent pas pour condamner au feu éternel, de leur autorité privée, quiconque les déteste, nous avons horriblement de damnés dans notre voisinage ! Cependant, comme le dit mistress Chillip, monsieur, ils en sont bien punis eux-mêmes et à toute heure : ils subissent le supplice de Prométhée, monsieur ; ils se dévorent le cœur, et, comme il ne vaut rien, ça ne doit pas être régalant. Mais maintenant, monsieur, parlons un peu de votre cerveau, si vous voulez bien me permettre d’y revenir. Ne l’exposez-vous pas souvent à un peu trop d’excitation, monsieur ? »

Dans l’état d’excitation où M. Chillip avait mis son propre cerveau par ses libations répétées, je n’eus pas beaucoup de peine à ramener son attention de ce sujet à ses propres affaires, dont il me parla, pendant une demi-heure, avec loquacité, me donnant à entendre, entre autres détails intimes, que, s’il était en ce moment même au café de Gray’s-inn, c’était pour déposer, devant une commission d’enquête, sur l’état d’un malade dont le cerveau s’était dérangé par suite de l’abus des liquides.

« Et je vous assure, monsieur, que dans ces occasions-là, je suis extrêmement agité. Je ne pourrais pas supporter d’être tracassé. Il n’en faudrait pas davantage pour me mettre hors des gonds. Savez-vous qu’il m’a fallu du temps pour me remettre des manières de cette dame si farouche, la nuit où vous êtes né, monsieur Copperfield ? »

Je lui dis que je partais justement le lendemain matin pour aller voir ma tante, ce terrible dragon dont il avait eu si grand’peur ; que, s’il la connaissait mieux, il saurait que c’était la plus affectueuse et la meilleure des femmes. La seule supposition qu’il put jamais la revoir parut le terrifier. Il répondit, avec un pâle sourire : » Vraiment, monsieur ? vraiment ? » et demanda presque immédiatement un bougeoir pour aller se coucher, comme s’il ne se sentait pas en sûreté partout ailleurs, il ne chancelait pas précisément en montant l’escalier, mais je crois que son pouls, généralement si calme, devait avoir ce soir-là deux ou trois pulsations de plus encore à la minute que le jour où ma tante, dans le paroxysme de son désappointement, lui avait jeté son chapeau à la tête.

À minuit, j’allai aussi me coucher, extrêmement fatigué ; le lendemain je pris la diligence de Douvres.

J’arrivai sain et sauf dans le vieux salon de ma tante où je tombai comme la foudre pendant qu’elle prenait le thé (à propos elle s’était mise à porter des lunettes), et je fus reçu à bras ouverts, avec des larmes de joie par elle, par M. Dick, et par ma chère vieille Peggotty, maintenant femme de charge dans la maison. Lorsque nous pûmes causer un peu tranquillement, je racontai à ma tante mon entrevue avec M. Chillip, et la terreur qu’elle lui inspirait encore aujourd’hui, ce qui la divertit extrêmement. Peggotty et elle se mirent à en dire long sur le second mari de ma mère, et « cet assassin femelle qu’il appelle sa sœur, » car je crois qu’il n’y a au monde ni arrêt de parlement, ni pénalité judiciaire qui eût pu décider ma tante à donner à cette femme un nom de baptême, ou de famille, ou de n’importe quoi.

Chapitre XXX. Agnès. §

Nous causâmes en tête-à-tête, ma tante et moi, fort avant dans la nuit. Elle me raconta que les émigrants n’envoyaient pas en Angleterre une seule lettre qui ne respirât l’espérance et le contentement, que M. Micawber avait déjà fait passer plusieurs fois de petites sommes d’argent pour faire honneur à ses échéances pécuniaires, comme cela se devait d’homme à homme ; que Jeannette, qui était rentrée au service de ma tante lors de son retour à Douvres, avait fini par renoncer à son antipathie contre le sexe masculin en épousant un riche tavernier, et que ma tante avait apposé son sceau à ce grand principe en aidant et assistant la mariée ; qu’elle avait même honoré la cérémonie de sa présence. Voilà quelques-uns des points sur lesquels roula notre conversation ; au reste, elle m’en avait déjà entretenu dans ses lettres avec plus ou moins de détails. M. Dick ne fut pas non plus oublié. Ma tante me dit qu’il s’occupait à copier tout ce qui lui tombait sous la main, et que, par ce semblant de travail, il était parvenu à maintenir le roi Charles Ier à une distance respectueuse ; qu’elle était bien heureuse de le voir libre et satisfait, au lieu de languir dans un état de contrainte monotone, et qu’enfin (conclusion qui n’était pas nouvelle !) il n’y avait qu’elle qui eût jamais su tout ce qu’il valait.

« Et maintenant, Trot, me dit-elle en me caressant la main, tandis que nous étions assis près du feu, suivant notre ancienne habitude, quand est-ce que vous allez à Canterbury ?

– Je vais me procurer un cheval, et j’irai demain matin, ma tante, à moins que vous ne vouliez venir avec moi ?

– Non ! me dit ma tante de son ton bref, je compte rester où je suis.

– En ce cas, lui répondis-je, j’irai à cheval. Je n’aurais pas traversé aujourd’hui Canterbury sans m’arrêter, si c’eût été pour aller voir toute autre personne que vous. »

Elle en était charmée au fond, mais elle me répondit : « Bah, Trot, mes vieux os auraient bien pu attendre encore jusqu’à demain. » Et elle passa encore sa main sur la mienne, tandis que je regardais le feu en rêvant.

Oui, en rêvant ! car je ne pouvais me sentir si près d’Agnès sans éprouver, dans toute leur vivacité, les regrets qui m’avaient si longtemps préoccupé. Peut-être étaient-ils adoucis par la pensée que cette leçon m’était bien due pour ne pas l’avoir prévenue dans le temps où j’avais tout l’avenir devant moi ; mais ce n’en étaient pas moins des regrets. J’entendais encore la voix de ma tante me répéter ce qu’aujourd’hui je pouvais mieux comprendre : « Oh ! Trot, aveugle, aveugle, aveugle ! »

Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes. Quand je levai les yeux, je vis qu’elle m’observait attentivement. Peut-être avait-elle suivi le fil de mes pensées, moins difficile à suivre à présent que lorsque mon esprit s’obstinait dans son aveuglement.

« Vous trouverez son père avec des cheveux blancs, dit ma tante, mais il est bien mieux sous tout autre rapport : c’est un homme renouvelé. Il n’applique plus aujourd’hui sa pauvre petite mesure, étroite et bornée, à toutes les joies, à tous les chagrins de la vie humaine. Croyez-moi, mon enfant, il faut que tous les sentiments se soient bien rapetissés chez un homme pour qu’on puisse les mesurer à cette aune.

– Oui vraiment, lui répondis-je.

– Quant à elle, vous la trouverez, continua ma tante, aussi belle, aussi bonne, aussi tendre, aussi désintéressée que par le passé. Si je connaissais un plus bel éloge, Trot, je ne craindrais pas de le lui donner. »

Il n’y avait point en effet de plus bel éloge pour elle, ni de plus amer reproche pour moi ! Oh ! par quelle fatalité m’étais-je ainsi égaré !

« Si elle instruit les jeunes filles qui l’entourent à lui ressembler, dit ma tante, et ses yeux se remplirent de larmes, Dieu sait que ce sera une vie bien employée ! Heureuse d’être utile, comme elle le disait un jour ! Comment pourrait-elle être autrement ?

– Agnès a-t-elle rencontré un… Je pensais tout haut, plutôt que je ne parlais.

– Un… qui ? quoi ? dit vivement ma tante.

– Un homme qui l’aime ?

– À la douzaine ! s’écria ma tante avec une sorte d’orgueil indigné. Elle aurait pu se marier vingt fois, mon cher ami, depuis que vous êtes parti.

– Certainement ! dis-je, certainement. Mais a-t-elle trouvé un homme digne d’elle ? car Agnès ne saurait en aimer un autre. »

Ma tante resta silencieuse un instant, le menton appuyé sur sa main. Puis levant lentement les yeux :

« Je soupçonne, dit-elle, qu’elle a de l’attachement pour quelqu’un, Trot.

– Et elle est payée de retour ? lui dis-je.

– Trot, reprit gravement ma tante, je ne puis vous le dire. Je n’ai même pas le droit de vous affirmer ce que je viens de vous dire-là. Elle ne me l’a jamais confié, je ne fais que le soupçonner. »

Elle me regardait d’un air si inquiet (je la voyais même trembler) que je sentis alors, plus que jamais, qu’elle avait pénétré au fond de ma pensée. Je fis un appel à toutes les résolutions que j’avais formées, pendant tant de jours et tant de nuits de lutte contre mon propre cœur.

« Si cela était, dis-je, et j’espère que cela est…

– Je ne dis pas que cela soit, dit brusquement ma tante. Il ne faut pas vous en fier à mes soupçons. Il faut au contraire les tenir secrets. Ce n’est peut-être qu’une idée. Je n’ai pas le droit d’en rien dire.

– Si cela était, répétai-je, Agnès me le dirait un jour. Une sœur à laquelle j’ai montré tant de confiance, ma tante, ne me refusera pas la sienne. »

Ma tante détourna les yeux aussi lentement qu’elle les avait portés sur moi, et les cacha dans ses mains d’un air pensif. Peu à peu elle mit son autre main sur mon épaule, et nous restâmes ainsi près l’un de l’autre, songeant au passé, sans échanger une seule parole, jusqu’au moment de nous retirer.

Je partis le lendemain matin de bonne heure pour le lieu où j’avais passé le temps bien reculé de mes études. Je ne puis dire que je fusse heureux de penser que c’était une victoire que je remportais sur moi-même, ni même de la perspective de revoir bientôt son visage bien-aimé.

J’eus bientôt en effet parcouru cette route que je connaissais si bien, et traversé ces rues paisibles où chaque pierre m’était aussi familière qu’un livre de classe à un écolier. Je me rendis à pied jusqu’à la vieille maison, puis je m’éloignai : j’avais le cœur trop plein pour me décider à entrer. Je revins, et je vis en passant la fenêtre basse de la petite tourelle où Uriah Heep, puis M. Micawber, travaillaient naguère : c’était maintenant un petit salon ; il n’y avait plus de bureau. Du reste, la vieille maison avait le même aspect propre et soigné que lorsque je l’avais vue pour la première fois. Je priai la petite servante qui vint m’ouvrir de dire à miss Wickfield qu’un monsieur demandait à la voir, de la part d’un ami qui était en voyage sur le continent : elle me fit monter par le vieil escalier (m’avertissant de prendre garde aux marches que je connaissais mieux qu’elle) : j’entrai dans le salon ; rien n’y était changé. Les livres que nous lisions ensemble, Agnès et moi, étaient à la même place ; je revis, sur le même coin de la table, le pupitre où tant de fois j’avais travaillé. Tous les petits changements que les Heep avaient introduits de nouveau dans la maison, avaient été changés à leur tour. Chaque chose était dans le même état que dans ce temps de bonheur qui n’était plus.

Je me mis contre une fenêtre, je regardai les maisons de l’autre côté de la rue, me rappelant combien de fois je les avais examinées les jours de pluie, quand j’étais venu m’établir à Canterbury ; toutes les suppositions que je m’amusais à faire sur les gens qui se montraient aux fenêtres, la curiosité que je mettais à les suivre montant et descendant les escaliers, tandis que les femmes faisaient retentir les clic-clac de leurs patins sur le trottoir, et que la pluie maussade fouettait le pavé, ou débordait là-bas des égouts voisins sur la chaussée. Je me souvenais que je plaignais de tout mon cœur les piétons que je voyais arriver le soir à la brune tout trempés, et traînant la jambe avec leurs paquets sur le dos au bout d’un bâton. Tous ces souvenirs étaient encore si frais dans ma mémoire, que je sentais une odeur de terre humide, de feuilles et de ronces mouillées, jusqu’au souffle du vent qui m’avait dépité moi-même pendant mon pénible voyage.

Le bruit de la petite porte qui s’ouvrait dans la boiserie me fit tressaillir, je me retournai. Son beau et calme regard rencontra le mien. Elle s’arrêta et mit sa main sur son cœur ; je la saisis dans mes bras.

« Agnès ! mon amie ! j’ai eu tort d’arriver ainsi à l’improviste.

– Non, non ! Je suis si contente de vous voir, Trotwood !

– Chère Agnès, c’est moi qui suis heureux de vous retrouver encore ! »

Je la pressai sur mon cœur, et pendant un moment nous gardâmes tous deux le silence. Puis nous nous assîmes à côté l’un de l’autre, et je vis sur ce visage angélique l’expression de joie et d’affection dont je rêvais, le jour et la nuit, depuis des années.

Elle était si naïve, elle était si belle, elle était si bonne, je lui devais tant, je l’aimais tant, que je ne pouvais exprimer ce que je sentais. J’essayai de la bénir, j’essayai de la remercier, j’essayai de lui dire (comme je l’avais souvent fait dans mes lettres) toute l’influence qu’elle avait sur moi, mais non : mes efforts étaient vains. Ma joie et mon amour restaient muets.

Avec sa douce tranquillité, elle calma mon agitation ; elle me ramena au souvenir du moment de notre séparation ; elle me parla d’Émilie, qu’elle avait été voir en secret plusieurs fois ; elle me parla d’une manière touchante du tombeau de Dora. Avec l’instinct toujours juste que lui donnait son noble cœur, elle toucha si doucement et si délicatement les cordes douloureuses de ma mémoire que pas une d’elles ne manqua de répondre à son appel harmonieux, et moi, je prêtais l’oreille à cette triste et lointaine mélodie, sans souffrir des souvenirs qu’elle éveillait dans mon âme. Et comment en aurais-je pu souffrir, lorsque le sien les dominait tous et planait comme les ailes de mon bon ange sur ma vie !

« Et vous, Agnès, dis-je enfin. Parlez-moi de vous. Vous ne m’avez encore presque rien dit de ce que vous faites.

– Et qu’aurais-je à vous dire ? reprit-elle avec son radieux sourire. Mon père est bien. Vous nous retrouvez ici tranquilles dans notre vieille maison qui nous a été rendue ; nos inquiétudes sont dissipées ; vous savez cela, cher Trotwood, et alors vous savez tout.

– Tout, Agnès ? »

Elle me regarda, non sans un peu d’étonnement et d’émotion.

« Il n’y a rien de plus, ma sœur ? lui dis-je. »

Elle pâlit, puis rougit, et pâlit de nouveau. Elle sourit avec une calme tristesse, à ce que je crus voir, et secoua la tête.

J’avais cherché à la mettre sur le sujet dont m’avait parlé ma tante ; car quelque douloureuse que dût être pour moi cette confidence, je voulais y soumettre mon cœur et remplir mon devoir vis-à-vis d’Agnès. Mais je vis qu’elle se troublait, et je n’insistai pas.

« Vous avez beaucoup à faire, chère Agnès ?

– Avec mes élèves ? » dit-elle en relevant la tête ; elle avait repris sa sérénité habituelle.

« Oui. C’est bien pénible, n’est-ce pas ?

– La peine en est si douce, reprit-elle, que je serais presque ingrate de lui donner ce nom.

– Rien de ce qui est bien ne vous semble difficile, répliquai-je. »

Elle pâlit de nouveau, et, de nouveau, comme elle baissait la tête, je revis ce triste sourire.

« Vous allez attendre pour voir mon père, dit-elle gaiement, et vous passerez la journée avec nous. Peut-être même voudrez-vous bien coucher dans votre ancienne chambre ? Elle porte toujours votre nom. »

Cela m’était impossible, j’avais promis à ma tante de revenir le soir, mais je serais heureux, lui dis-je, de passer la journée avec eux.

« J’ai quelque chose à faire pour le moment, dit Agnès, mais voilà vos anciens livres, Trotwood, et notre ancienne musique.

– Je revois même les anciennes fleurs, dis-je en regardant autour de moi ; ou du moins les espèces que vous aimiez autrefois.

– J’ai trouvé du plaisir, reprit Agnès en souriant, à conserver tout ici pendant votre absence, dans le même état que lorsque nous étions des enfants. Nous étions si heureux alors !

– Oh ! oui, Dieu m’en est témoin !

– Et tout ce qui me rappelait mon frère, dit Agnès en tournant vers moi ses yeux affectueux, m’a tenu douce compagnie. Jusqu’à cette miniature de panier, dit-elle en me montrant celui qui pendait à sa ceinture, tout plein de clefs, il me semble, quand je l’entends résonner, qu’il me chante un air de notre jeunesse. »

Elle sourit et sortit par la porte qu’elle avait ouverte en entrant.

C’était à moi à conserver avec un soin religieux cette affection de sœur. C’était tout ce qui me restait, et c’était un trésor. Si une fois j’ébranlais cette sainte confiance en voulant la dénaturer, elle était perdue à tout jamais et ne saurait renaître. Je pris la ferme résolution de n’en point courir le risque. Plus je l’aimais, plus j’étais intéressé à ne point m’oublier un moment.

Je me promenai dans les rues, je revis mon ancien ennemi le boucher, aujourd’hui devenu constable, avec le bâton, signe honorable de son autorité, pendu dans sa boutique : j’allai voir l’endroit où je l’avais combattu ; et là je méditai sur miss Shepherd, et sur l’aînée des miss Jorkins, et sur toutes mes frivoles passions, amours ou haines de cette époque. Rien ne semblait avoir survécu qu’Agnès, mon étoile toujours plus brillante et plus élevée dans le ciel.

Quand je revins, M. Wickfield était rentré ; il avait loué à deux milles environ de la ville un jardin où il allait travailler presque tous les jours. Je le trouvai tel que ma tante me l’avait décrit. Nous dînâmes en compagnie de cinq ou six petites filles ; il avait l’air de n’être plus que l’ombre du beau portrait qu’on voyait sur la muraille.

La tranquillité et la paix qui régnaient jadis dans cette paisible demeure, et dont j’avais gardé un si profond souvenir, y étaient revenues. Quand le dîner fut terminé, M. Wickfield ne prenant plus le vin du dessert, et moi refusant d’en prendre comme lui, nous remontâmes tous. Agnès et ses petites élèves se mirent à chanter, à jouer et à travailler ensemble. Après le thé les enfants nous quittèrent, et nous restâmes tous trois ensemble, à causer du passé.

« J’y trouve bien des sources de regret, de profond regret et de remords, Trotwood, dit M. Wickfield, en secouant sa tête blanchie ; vous ne le savez que trop. Mais avec tout cela je serais bien fâché d’en effacer le souvenir, lors même que ce serait en mon pouvoir. »

Je pouvais aisément le croire : Agnès était à côté de lui !

« J’anéantirais en même temps, continua-t-il, celui de la patience, du dévouement, de la fidélité, de l’amour de mon enfant, et cela, je ne veux pas l’oublier, non, pas même pour parvenir à m’oublier moi-même.

– Je vous comprends, monsieur, lui dis-je doucement. Je la vénère. J’y ai toujours pensé… toujours, avec vénération.

– Mais personne ne sait, pas même vous, reprit-il, tout ce qu’elle a fait, tout ce qu’elle a supporté, tout ce qu’elle a souffert. Mon Agnès ! »

Elle avait mis sa main sur le bras de son père comme pour l’arrêter, et elle était pâle, bien pâle.

« Allons ! allons ! » dit-il, avec un soupir, en repoussant évidemment le souvenir d’un chagrin que sa fille avait eu à supporter, qu’elle supportait peut-être même encore (je pensai à ce que m’avait dit ma tante), Trotwood, je ne vous ai jamais parlé de sa mère. Quelqu’un vous en a-t-il parlé ?

– Non, monsieur.

– Il n’y a pas beaucoup à en dire… bien qu’elle ait eu beaucoup à souffrir. Elle m’a épousé contre la volonté de son père, qui l’a reniée. Elle l’a supplié de lui pardonner, avant la naissance de mon Agnès. C’était un homme très-dur, et la mère était morte depuis longtemps. Il a rejeté sa prière. Il lui a brisé le cœur. »

Agnès s’appuya sur l’épaule de son père et lui passa doucement les bras autour du cou.

« C’était un cœur doux et tendre, dit-il, il l’a brisé, je savais combien c’était une nature frêle et délicate. Nul ne le pouvait savoir aussi bien que moi. Elle m’aimait beaucoup, mais elle n’a jamais été heureuse. Elle a toujours souffert en secret de ce coup douloureux, et quand son père la repoussa pour la dernière fois, elle était faible et malade… elle languit, puis elle mourut. Elle me laissa Agnès qui n’avait que quinze jours encore, et les cheveux gris que vous vous rappelez m’avoir vus déjà la première fois que vous êtes venu ici. »

Il embrassa sa fille.

« Mon amour pour mon enfant était un amour plein de tristesse, car mon âme tout entière était malade. Mais à quoi bon vous parler de moi ? C’est de sa mère et d’elle que je voulais vous parler, Trotwood. Je n’ai pas besoin de vous dire ce que j’ai été ni ce que je suis encore, vous le devinerez bien ; je le sais. Quant à Agnès, je n’ai que faire aussi de vous dire ce qu’elle est ; mais j’ai toujours retrouvé en elle quelque chose de l’histoire de sa pauvre mère ; et c’est pour cela que je vous en parle ce soir, à présent que nous sommes de nouveau réunis, après de si grands changements. J’ai fini. »

Il baissa la tête, elle pencha vers lui son visage d’ange, qui prit, avec ses caresses filiales, un caractère plus pathétique encore après ce récit. Une scène si touchante était bien faite pour fixer d’une façon toute particulière dans ma mémoire le souvenir de cette soirée, la première de notre réunion.

Agnès se leva, et, s’approchant doucement de son piano, elle se mit à jouer quelques-uns des anciens airs que nous avions si souvent écoutés au même endroit.

« Avez-vous le projet de voyager encore ? » me demanda Agnès, tandis que j’étais debout à côté d’elle.

– Qu’en pense ma sœur ?

– J’espère que non.

– Alors, je n’en ai plus le projet, Agnès.

– Puisque vous me consultez, Trotwood, je vous dirai que mon avis est que vous n’en devez rien faire, reprit-elle doucement. « Votre réputation croissante et vos succès vous encouragent à continuer ; et lors même que je pourrais me passer de mon frère, continua-t-elle en fixant ses yeux sur moi, peut-être le temps, plus exigeant, réclame-t-il de vous une vie plus active. »

– Ce que je suis ? c’est votre œuvre, Agnès ; c’est à vous d’en juger.

– Mon œuvre, Trotwood ?

– Oui, Agnès, mon amie ! lui dis-je en me penchant vers elle, j’ai voulu vous dire, aujourd’hui, en vous revoyant, quelque chose qui n’a pas cessé d’être dans mon cœur depuis la mort de Dora. Vous rappelez-vous que vous êtes venue me trouver dans notre petit salon, et que vous m’avez montré le ciel, Agnès ?

– Oh, Trotwood ! reprit-elle, les yeux pleins de larmes. Elle était si aimante, si naïve, si jeune ! Pourrais-je jamais l’oublier ?

– Telle que vous m’êtes apparue alors, ma sœur, telle vous avez toujours été pour moi. Je me le suis dit bien des fois depuis ce jour. Vous m’avez toujours montré le ciel, Agnès ; vous m’avez toujours conduit vers un but meilleur ; vous m’avez toujours guidé vers un monde plus élevé. »

Elle secoua la tête en silence ; à travers ses larmes, je revis encore le doux et triste sourire.

« Et je vous en suis si reconnaissant, Agnès, si obligé éternellement, que je n’ai pas de nom pour l’affection que je vous porte. Je veux que vous sachiez, et pourtant je ne sais comment vous le dire, que toute ma vie je croirai en vous, et me laisserai guider par vous, comme je l’ai fait au milieu des ténèbres qui ont fui loin de moi. Quoi qu’il arrive, quelques nouveaux liens que vous puissiez former, quelques changements qui puissent survenir entre nous, je vous suivrai toujours des yeux, je croirai en vous et je vous aimerai comme je le fais aujourd’hui, et comme je l’ai toujours fait. Vous serez, comme vous l’avez toujours été, ma consolation et mon appui. Jusqu’au jour de ma mort, ma sœur chérie, je vous verrai toujours devant moi, me montrant le ciel ! »

Elle mit sa main sur la mienne et me dit qu’elle était fière de moi, et de ce que je lui disais, mais que je la louais beaucoup plus qu’elle ne le méritait. Puis elle continua à jouer doucement, mais sans me quitter des yeux.

« Savez-vous, Agnès, que ce que j’ai appris ce soir de votre père répond merveilleusement au sentiment que vous m’avez inspiré quand je vous ai d’abord connue, quand je n’étais encore qu’un petit écolier assis à vos côtés.

– Vous saviez que je n’avais pas de mère, répondit-elle avec un sourire, et cela vous disposait à m’aimer un peu.

– Plus que cela, Agnès. Je sentais, presque autant que si j’avais su cette histoire, qu’il y avait, dans l’atmosphère qui nous environnait quelque chose de doux et de tendre, que je ne pouvais m’expliquer ; quelque chose qui, chez une autre, aurait pu tenir de la tristesse (et maintenant je sais que j’avais raison), mais qui n’en avait pas chez vous le caractère. »

Elle jouait doucement quelques notes, et elle me regardait toujours.

« Vous ne riez pas de l’idée que je caressais alors ; ces folles idées, Agnès ?

– Non !

– Et si je vous disais que, même alors, je comprenais que vous pourriez aimer fidèlement, en dépit de tout découragement, aimer jusqu’à votre dernière heure, ne ririez-vous pas au moins de ce rêve ?

– Oh non ! oh non ! »

Un instant son visage prit une expression de tristesse qui me fit tressaillir, mais, l’instant d’après, elle se remettait à jouer doucement, en me regardant avec son beau et calme sourire.

Tandis que je retournais le soir à Londres, poursuivi par le vent comme par un souvenir inflexible, je pensais à elle, je craignais qu’elle ne fût pas heureuse. Moi, je n’étais pas heureux, mais j’avais réussi jusqu’alors à mettre fidèlement un sceau sur le passé ; et, en songeant à elle, tandis qu’elle me montrait le ciel, je songeais à cette demeure éternelle où je pourrais un jour l’aimer, d’un amour inconnu à la terre, et lui dire la lutte que je m’étais livrée dans mon cœur, lorsque je l’aimais ici-bas.

Chapitre XXXI. On me montre deux intéressants pénitents. §

Provisoirement… dans tous les cas, jusqu’à ce que mon livre fût achevé, c’est à dire pendant quelques mois encore… j’élus domicile à Douvres, chez ma tante ; et là, assis à la fenêtre d’où j’avais contemplé la lune réfléchie dans les eaux de la mer, la première fois que j’étais venu chercher un abri sous ce toit, je poursuivis tranquillement ma tâche.

Fidèle à mon projet de ne faire allusion à mes travaux que lorsqu’ils viennent par hasard se mêler à l’histoire de ma vie, je ne dirai point les espérances, les joies, les anxiétés et les triomphes de ma vie d’écrivain. J’ai déjà dit que je me vouais à mon travail avec toute l’ardeur de mon âme, que j’y mettais tout ce que j’avais d’énergie. Si mes livres ont quelque valeur, qu’ai-je besoin de rien ajouter ? Sinon, mon travail ne valant pas grand’chose, le reste n’a d’intérêt pour personne.

Parfois, j’allais à Londres, pour me perdre dans ce vivant tourbillon du monde, ou pour consulter Traddles sur quelque affaire. Pendant mon absence, il avait gouverné ma fortune avec un jugement des plus solides ; et, grâce à lui, elle était dans l’état le plus prospère, Comme ma renommée croissante commençait à m’attirer une foule de lettres de gens que je ne connaissais pas, lettres souvent fort insignifiantes, auxquelles je ne savais que répondre, je convins avec Traddles de faire peindre mon nom sur sa porte ; là, les facteurs infatigables venaient apporter des monceaux de lettres à mon adresse, et, de temps à autre, je m’y plongeais à corps perdu, comme un ministre de l’intérieur, sauf les appointements.

Dans ma correspondance, je trouvais parfois égarée une offre obligeante de quelqu’un des nombreux individus qui erraient dans la cour des Doctors’-Commons : on me proposait de pratiquer sous mon nom (si je voulais seulement me charger d’acheter la charge de procureur), et de me donner tant pour cent sur les bénéfices. Mais je déclinai toutes ces offres, sachant bien qu’il n’y avait que déjà trop de ces courtiers marrons en exercice, et persuadé que la cour des Commons était déjà bien assez mauvaise comme cela, sans que j’allasse contribuer à la rendre pire encore.

Les sœurs de Sophie étaient retournées en Devonshire, lorsque mon nom vint éclore sur la porte de Traddles, et c’était le petit espiègle qui répondait tout le jour, sans seulement avoir l’air de connaître Sophie, confinée dans une chambre de derrière, d’où elle avait l’agrément de pouvoir, en levant les yeux de dessus son ouvrage, avoir une échappée de vue sur un petit bout de jardin enfumé, y compris une pompe.

Mais je la retrouvais toujours là, charmante et douce ménagère, fredonnant ses chansons du Devonshire quand elle n’entendait pas monter quelques pas inconnus, et fixant par ses chants mélodieux le petit page sur son siège, dans son antichambre officielle.

Je ne comprenais pas, au premier abord, pourquoi je trouvais si souvent Sophie occupée à écrire sur un grand livre, ni pourquoi, dès qu’elle m’apercevait, elle s’empressait de le fourrer dans le tiroir de sa table. Mais le secret me fut bientôt dévoilé. Un jour, Traddles (qui venait de rentrer par une pluie battante) sortit un papier de son pupitre et me demanda ce que je pensais de cette écriture.

– Oh, non, Tom ! s’écria Sophie, qui faisait chauffer les pantoufles de son mari.

– Pourquoi pas, ma chère, reprit Tom d’un air ravi. Que dites-vous de cette écriture, Copperfield ?

– Elle est magnifique ; c’est tout à fait l’écriture légale des affaires. Je n’ai jamais vu, je crois, une main plus ferme.

– Ça n’a pas l’air d’une écriture de femme, n’est-ce pas ? dit Traddles.

– De femme ! répétai-je. Pourquoi pas d’un moulin à vent ? »

Traddles, ravi de ma méprise, éclata de rire, et m’apprit que c’était l’écriture de Sophie ; que Sophie avait déclaré qu’il lui fallait bientôt un copiste, et qu’elle voulait remplir cet office ; qu’elle avait attrapé ce genre d’écriture à force d’étudier un modèle ; et qu’elle transcrivait maintenant je ne sais combien de pages in-folio à l’heure. Sophie était toute confuse de ce qu’on me disait là. « Quand Tom sera juge, disait-elle, il n’ira pas le crier comme cela sur les toits. Mais Tom n’était pas de cet avis ; il déclarait au contraire qu’il en serait toujours également fier, quelles que fussent les circonstances.

« Quelle excellente et charmante femme vous avez, mon cher Traddles ! lui dis-je, lorsqu’elle fut sortie en riant.

– Mon cher Copperfield, reprit Traddles, c’est sans exception la meilleure fille du monde. Si vous saviez comme elle gouverne tout ici, avec quelle exactitude, quelle habileté, quelle économie, quel ordre, quelle bonne humeur elle vous mène tout cela !

– En vérité, vous avez bien raison de faire son éloge, repris-je. Vous êtes un heureux mortel. Je vous crois faits tous deux pour vous communiquer l’un à l’autre le bonheur que chacun de vous porte en soi-même.

– Il est certain que nous sommes les plus heureux du monde, reprit Traddles ; c’est une chose que je ne peux pas nier. Tenez ! Copperfield, quand je la vois se lever à la lumière pour mettre tout en ordre, aller faire son marché sans jamais s’inquiéter du temps, avant même que les clercs soient arrivés dans le bureau ; me composer je ne sais comment les meilleurs petits dîners, avec les éléments les plus ordinaires ; me faire des puddings et des pâtés, remettre chaque chose à sa place, toujours propre et soignée sur sa personne ; m’attendre le soir si tard que je puisse rentrer, toujours de bonne humeur, toujours prête à m’encourager, et tout cela pour me faire plaisir : non vraiment, là, il m’arrive quelquefois de ne pas y croire, Copperfield ! »

Il contemplait avec tendresse jusqu’aux pantoufles qu’elle lui avait fait chauffer, tout en mettant ses pieds dedans et les étendant sur les chenets d’un air de satisfaction.

« Je ne peux pas le croire, répétait-il. Et si vous saviez que de plaisirs nous avons ! Ils ne sont pas chers, mais ils sont admirables. Quand nous sommes chez nous le soir, et que nous fermons notre porte, après avoir tiré ces rideaux…, qu’elle a faits… où pourrions-nous être mieux ? Quand il fait beau, et que nous allons nous promener le soir, les rues nous fournissent mille jouissances. Nous nous mettons à regarder les étalages des bijoutiers, et je montre à Sophie lequel de ces serpents aux yeux de diamants, couchés sur du satin blanc, je lui donnerais si j’en avais le moyen ; et Sophie me montre laquelle de ces belles montres d’or à cylindre, avec mouvement à échappement horizontal, elle m’achèterait si elle en avait le moyen : puis nous choisissons les cuillers et les fourchettes, les couteaux à beurre, les truelles à poisson ou les pinces à sucre qui nous plairaient le plus, si nous avions le moyen : et vraiment, nous nous en allons aussi contents que si nous les avions achetés ! Une autre fois, nous allons flâner dans les squares ou dans les belles rues ; nous voyons une maison à louer, alors nous la considérons en nous demandant si cela nous conviendra quand je serai fait juge. Puis nous prenons tous nos arrangements : cette chambre-là sera pour nous, telle autre pour l’une de nos sœurs, etc., etc., jusqu’à ce que nous ayons décidé si véritablement l’hôtel peut ou non nous convenir. Quelquefois aussi nous allons, en payant moitié place, au parterre de quelque théâtre, dont le fumet seul, à mon avis, n’est pas cher pour le prix, et nous nous amusons comme des rois. Sophie d’abord croit tout ce qu’elle entend sur la scène, et moi aussi. En rentrant, nous achetons de temps en temps un petit morceau de quelque chose chez le charcutier, ou un petit homard chez le marchand de poisson, et nous revenons chez nous faire un magnifique souper, tout en causant de ce que nous venons de voir. Eh bien ! Copperfield, n’est-il pas vrai que si j’étais lord chancelier, nous ne pourrions jamais faire ça ?

– Quoi que vous deveniez, mon cher Traddles, pensai-je en moi-même, vous ne ferez jamais rien que de bon et d’aimable. À propos, lui dis-je tout haut, je suppose que vous ne dessinez plus jamais de squelettes ?

– Mais réellement, répondit Traddles en riant et en rougissant, je n’oserais jamais l’affirmer, mon cher Copperfield. Car l’autre jour j’étais au banc du roi, une plume à la main ; il m’a pris fantaisie de voir si j’avais conservé mon talent d’autrefois. Et j’ai bien peur qu’il n’y ait un squelette… en perruque… sur le rebord du pupitre. »

Quand nous eûmes bien ri de tout notre cœur, Traddles se mit à dire, de son ton d’indulgence : « Ce vieux Creakle !

– J’ai reçu une lettre de ce vieux… scélérat, lui dis-je. » car jamais je ne m’étais senti moins disposé à lui pardonner l’habitude qu’il avait prise de battre Traddles comme plâtre, qu’en voyant Traddles si disposé à lui pardonner pour lui-même.

– De Creakle le maître de pension ? s’écria Traddles. Oh ! non, ce n’est pas possible.

– Parmi les personnes qu’attire vers moi ma renommée naissante, lui dis-je en jetant un coup d’œil sur mes lettres, et qui font la découverte qu’elles m’ont toujours été très-attachées, se trouve le susdit Creakle. Il n’est plus maître de pension à présent, Traddles. Il est retiré. C’est un magistrat du comté de Middlesex. »

Je jouissais d’avance de la surprise de Traddles, mais point du tout, il n’en montra aucune.

« Et comment peut-il se faire, à votre avis, qu’il soit devenu magistrat du Middlesex ? continuai-je.

– Oh ! mon cher ami, répondit Traddles, c’est une question à laquelle il serait bien difficile de répondre. Peut-être a-t-il voté pour quelqu’un ou prêté de l’argent à quelqu’un, ou acheté quelque chose à quelqu’un, ou rendu service à quelqu’un, qui connaissait quelqu’un, qui a obtenu du lieutenant du comté qu’on le mît dans la commission ?

– En tout cas, il en est, de la commission, lui dis-je. Et il m’écrit qu’il sera heureux de me faire voir, en pleine vigueur, le seul vrai système de discipline pour les prisons ; le seul moyen infaillible d’obtenir des repentirs solides et durables, c’est-à-dire, comme vous savez, le système cellulaire. Qu’en pensez-vous ?

– Du système ? me demanda Traddles, d’un air grave.

– Non. Mais croyez-vous que je doive accepter son offre, et lui annoncer que vous y viendrez avec moi ?

– Je n’y ai pas d’objection, dit Traddles.

– Alors, je vais lui écrire pour le prévenir. Vous rappelez-vous (pour ne rien dire de la façon dont on nous traitait) que ce même Creakle avait mis son fils à la porte de chez lui, et vous souvenez-vous de la vie qu’il faisait mener à sa femme et à sa fille ?

– Parfaitement, dit Traddles.

– Eh bien, si vous lisez sa lettre, vous verrez que c’est le plus tendre des hommes pour les condamnés chargés de tous les crimes. Seulement je ne suis pas bien sûr que cette tendresse de cœur s’étende aussi à quelque autre classe de créatures humaines. »

Traddles haussa les épaules, mais sans paraître le moins du monde surpris. Je ne l’étais pas moi-même, j’avais déjà vu trop souvent de semblables parodies en action. Nous fixâmes le jour de notre visite, et j’écrivis le soir même à M. Creakle.

Au jour marqué, je crois que c’était le lendemain, mais peu importe, nous nous rendîmes, Traddles et moi, à la prison où M. Creakle exerçait son autorité. C’était un immense bâtiment qui avait dû coûter fort cher à construire. Comme nous approchions de la porte, je ne pus m’empêcher de songer au tollé général qu’aurait excité dans le pays le pauvre innocent qui aurait proposé de dépenser la moitié de la somme pour construire une école industrielle en faveur des jeunes gens, ou un asile en faveur des vieillards dignes d’intérêt.

On nous fit entrer dans un bureau qui aurait pu servir de rez-de-chaussée à la tour de Babel, tant il était solidement construit. Là nous fûmes présentés à notre ancien maître de pension, au milieu d’un groupe qui se composait de deux ou trois de ces infatigables magistrats, ses collègues, et de quelques visiteurs venus à leur suite. Il me reçut comme un homme qui m’avait formé l’esprit et le cœur, et qui m’avait toujours aimé tendrement. Quand je lui présentai Traddles, M. Creakle déclara, mais avec moins d’emphase, qu’il avait également été le guide, le maître et l’ami de Traddles. Notre vénérable pédagogue avait beaucoup vieilli ; mais ce n’était pas à son avantage. Son visage était toujours aussi méchant ; ses yeux aussi petits et un peu plus enfoncés encore. Ses rares cheveux gras et gris, avec lesquels je me le représentais toujours, avaient presque absolument disparu, et les grosses veines qui se dessinaient sur son crâne chauve n’étaient pas faites pour le rendre plus agréable à voir.

Après avoir causé un moment avec ces messieurs, dont la conversation aurait pu faire croire qu’il n’y avait dans ce monde rien d’aussi important que le suprême bien-être des prisonniers, ni rien à faire sur la terre en dehors des grilles d’une prison, nous commençâmes notre inspection. C’était justement l’heure du dîner : nous allâmes d’abord dans la grande cuisine, où l’on préparait le dîner de chaque prisonnier (qu’on allait lui passer par sa cellule), avec la régularité et la précision d’une horloge. Je dis tout bas à Traddles que je trouvais un contraste bien frappant entre ces repas si abondants et si soignés et les dîners, je ne dis pas des pauvres, mais des soldats, des marins, des paysans, de la masse honnête et laborieuse de la nation, dont il n’y avait pas un sur cinq cents qui dînât aussi bien de moitié. J’appris que le Système exigeait une forte nourriture, et, en un mot, pour en finir avec le Système, je découvris que, sur ce point comme sur tous les autres, le Système levait tous les doutes, et tranchait toutes les difficultés. Personne ne paraissait avoir la moindre idée qu’il y eût un autre système que le Système, qui valût la peine d’en parler.

Tandis que nous traversions un magnifique corridor, je demandai à M. Creakle et à ses amis quels étaient les avantages principaux de ce tout-puissant, de cet incomparable système. J’appris que c’était l’isolement complet des prisonniers, grâce auquel un homme ne pouvait savoir quoi que ce fût de celui qui était enfermé à côté de lui, et se trouvait là réduit à un état d’âme salutaire qui l’amenait enfin à la repentance et à une contrition sincère.

Lorsque nous eûmes visité quelques individus dans leurs cellules et traversé les couloirs sur lesquels donnaient ces cellules ; quand on nous eut expliqué la manière de se rendre à la chapelle, et ainsi de suite, je fus frappé de l’idée qu’il était extrêmement probable que les prisonniers en savaient plus long qu’on ne croyait sur le compte les uns des autres, et qu’ils avaient évidemment trouvé quelque bon petit moyen de correspondre ensemble. Ceci a été prouvé depuis, je crois, mais, sachant bien qu’un tel soupçon serait repoussé comme un abominable blasphème contre le Système, j’attendis, pour examiner de plus près les traces de cette pénitence tant vantée.

Mais ici, je fus encore assailli par de grands doutes. Je trouvai que la pénitence était à peu près taillée sur un patron uniforme, comme les habits et les gilets de confection qu’on voit aux étalages des tailleurs. Je trouvai qu’on faisait de grandes professions de foi, fort semblables quant au fond et même quant à la forme, ce qui me parut très-louche. Je trouvai une quantité de renards occupés à dire beaucoup de mal des raisins suspendus à des treilles inaccessibles ; mais, de tous ces renards, il n’y en avait pas un seul à qui j’eusse confié une grappe à la portée de ses griffes. Surtout je trouvai que ceux qui parlaient le plus étaient ceux qui excitaient le plus d’intérêt, et que leur amour-propre, leur vanité, le besoin qu’ils avaient de faire de l’effet et de tromper les gens, tous sentiments suffisamment démontrés par leurs antécédents, les portaient à faire de longues professions de foi dans lesquelles ils se complaisaient fort.

Cependant j’entendis si souvent parler, durant le cours de notre visite, d’un certain numéro Vingt-sept qui était en odeur de sainteté, que je résolus de suspendre mon jugement jusqu’à ce que j’eusse vu Vingt-sept. Vingt-huit faisait le pendant, c’était aussi, me dit-on, un astre fort éclatant, mais, par malheur pour lui, son mérite était légèrement éclipsé par le lustre extraordinaire de Vingt-sept. À force d’entendre parler de Vingt-sept, des pieuses exhortations qu’il adressait à tous ceux qui l’entouraient, des belles lettres qu’il écrivait constamment à sa mère, qu’il s’inquiétait de voir dans la mauvaise voie, je devins très-impatient de me trouver en face de ce phénomène.

J’eus à maîtriser quelque temps mon impatience, parce qu’on réservait Vingt-sept pour le bouquet. À la fin, pourtant, nous arrivâmes à la porte de sa cellule, et, là, M. Creakle, appliquant son œil à un petit trou dans le mur, nous apprit avec la plus vive admiration, qu’il était en train de lire un livre de cantiques.

Immédiatement il se précipita tant de têtes à la fois pour voir numéro Vingt-sept lire son livre de cantiques, que le petit trou se trouva bloqué en moins de rien par une profondeur de six ou sept têtes. Pour remédier à cet inconvénient, et pour nous donner l’occasion de causer avec Vingt-sept dans toute sa pureté, M. Creakle donna l’ordre d’ouvrir la porte de la cellule et d’inviter Vingt-sept à venir dans le corridor. On exécuta ses instructions, et quel ne fut pas l’étonnement de Traddles et le mien ! Cet illustre converti, ce fameux numéro Vingt-sept, c’était Uriah Heep !

Il nous reconnut immédiatement et nous dit, en sortant de sa cellule avec ses contorsions d’autrefois :

« Comment vous portez-vous, monsieur Copperfield ? Comment vous portez-vous, monsieur Traddles ? »

Cette reconnaissance causa parmi l’assistance une admiration générale que je ne pus m’expliquer qu’en supposant que chacun était émerveillé de voir qu’il ne fût pas fier le moins du monde et qu’il nous fit l’honneur de vouloir bien nous reconnaître.

« Eh bien, Vingt-sept, dit M. Creakle en l’admirant d’un air sentimental, comment vous trouvez-vous aujourd’hui ?

– Je suis bien humble, monsieur, répondit Uriah Heep.

– Vous l’êtes toujours, Vingt-sept, » dit M. Creakle.

Ici un autre monsieur lui demanda, de l’air d’un profond intérêt :

« Vous sentez-vous vraiment tout à fait bien ?

– Oui, monsieur, merci, dit Uriah Heep en regardant du côté de son interlocuteur, beaucoup mieux ici que je n’ai jamais été nulle part. Je reconnais maintenant mes folies, monsieur. C’est là ce qui fait que je me sens si bien de mon nouvel état. »

Plusieurs des assistants étaient profondément touchés. L’un d’entre eux, s’avançant vers lui, lui demanda, avec une extrême sensibilité, comment il trouvait le bœuf ?

« Merci, monsieur, répondit Uriah Heep en regardant du côté d’où venait cette nouvelle question ; il était plus dur hier que je ne l’aurais souhaité, mais mon devoir est de m’y résigner. J’ai fait des sottises, messieurs, dit Uriah en regardant autour de lui avec un sourire bénin, et je dois en supporter les conséquences sans me plaindre. »

Il s’éleva un murmure combiné où venaient se mêler, d’une part la satisfaction de voir à Vingt-sept un état d’âme si céleste, et de l’autre un sentiment d’indignation contre le fournisseur pour lui avoir donné quelque sujet de plainte (M. Creakle en prit note immédiatement). Cependant, Vingt-sept restait debout au milieu de nous, comme s’il sentait bien qu’il représentait là la pièce curieuse d’un muséum des plus intéressants. Pour nous porter, à nous autres néophytes, le coup de grâce et nous éblouir, séance tenante, en redoublant à nos yeux ces éclatantes merveilles, on donna l’ordre de nous amener aussi Vingt-huit.

J’avais déjà été tellement étonné, que je n’éprouvai qu’une sorte de surprise résignée quand je vis s’avancer M. Littimer lisant un bon livre.

« Vingt-huit, dit un monsieur à lunettes qui n’avait pas encore parlé, la semaine passée, vous vous êtes plaint du chocolat, mon ami. A-t-il été meilleur cette semaine ?

– Merci, monsieur, dit M. Littimer, il était mieux fait. Si j’osais faire une observation, monsieur, je crois que le lait qu’on y mêle n’est pas parfaitement pur ; mais je sais, monsieur, qu’on falsifie beaucoup le lait à Londres, et que c’est un article qu’il est difficile de se procurer naturel. »

Je crus remarquer que le monsieur en lunettes faisait concurrence avec son Vingt-huit au Vingt-sept de M. Creakle, car chacun d’eux se chargeait de faire valoir son protégé tour à tour.

« Dans quel état d’âme êtes-vous, Vingt-huit ? dit l’interrogateur en lunettes.

– Je vous remercie, monsieur, répondit M. Littimer ; je reconnais mes folies, monsieur ; je suis bien peiné quand je songe aux péchés de mes anciens compagnons, monsieur, mais j’espère qu’ils obtiendront leur pardon.

– Vous vous trouvez heureux ? continua le même monsieur d’un ton d’encouragement.

– Je vous suis bien obligé, monsieur, reprit M. Littimer ; parfaitement.

– Y a-t-il quelque chose qui vous préoccupe ? Dites-le franchement, Vingt-huit.

– Monsieur, dit M. Littimer sans lever la tête, si mes yeux ne m’ont pas trompé, il y a ici un monsieur qui m’a connu autrefois. Il peut être utile à ce monsieur de savoir que j’attribue toutes mes folies passées à ce que j’ai mené une vie frivole au service des jeunes gens, et que je me suis laissé entraîner par eux à des faiblesses auxquelles je n’ai pas eu la force de résister. J’espère que ce monsieur, qui est jeune, voudra bien profiter de cet avertissement, monsieur, et ne pas s’offenser de la liberté que je prends ; c’est pour son bien. Je reconnais toutes mes folies passées ; j’espère qu’il se repentira de même de toutes les fautes et des péchés dont il a pris sa part. »

J’observai que plusieurs messieurs se couvraient les yeux de la main comme s’ils venaient d’entrer dans une église.

« Cela vous fait honneur, Vingt-huit : je n’attendais pas moins de vous… Avez-vous encore quelques mots à dire ?

– Monsieur, reprit M. Littimer en levant légèrement, non pas les yeux, mais les sourcils seulement, il y avait une jeune femme d’une mauvaise conduite que j’ai essayé, mais en vain, de sauver. Je prie ce monsieur, si cela lui est possible, d’informer cette jeune femme, de ma part, que je lui pardonne ses torts envers moi, et que je l’invite à la repentance. J’espère qu’il aura cette bonté.

– Je ne doute pas, Vingt-huit, continua son interlocuteur, que le monsieur auquel vous faites allusion ne sente très-vivement, comme nous le faisons tous, ce que vous venez de dire d’une façon si touchante. Nous ne voulons pas vous retenir plus longtemps.

– Je vous remercie, monsieur, dit M. Littimer. Messieurs, je vous souhaite le bonjour ; j’espère que vous en viendrez aussi, vous et vos familles, à reconnaître vos péchés et à vous amender. »

Là-dessus Vingt-huit se retira après avoir lancé un regard d’intelligence à Uriah. On voyait bien qu’ils n’étaient pas inconnus l’un à l’autre et qu’ils avaient trouvé moyen de s’entendre. Quand on ferma sur lui la porte de sa cellule, on entendait chuchoter de tout côté dans le groupe que c’était là un prisonnier bien respectable, un cas magnifique.

« Maintenant, Vingt-sept, dit M. Creakle rentrant en scène avec son champion, y a-t-il quelque chose qu’on puisse faire pour vous ? Vous n’avez qu’à dire.

– Je vous demande humblement, monsieur, reprit Uriah en secouant sa tête haineuse, l’autorisation d’écrire encore à ma mère.

– Elle vous sera certainement accordée, dit M. Creakle.

– Merci, monsieur ! Je suis bien inquiet de ma mère. Je crains qu’elle ne soit pas en sûreté. »

Quelqu’un eut l’imprudence de demander quel danger elle courait ; mais un « Chut ! » scandalisé fut la réponse générale.

« Je crains qu’elle ne soit pas en sûreté pour l’éternité, monsieur, répondit Uriah en se tordant vers la voix ; je voudrais savoir ma mère dans l’état où je suis. Jamais je ne serais arrivé à cet état d’âme si je n’étais pas venu ici. Je voudrais que ma mère fût ici. Quel bonheur ce serait pour chacun qu’on pût amener ici tout le monde. »

Ce sentiment fut reçu avec une satisfaction sans limites, une satisfaction telle que ces messieurs n’avaient, je crois, encore rien vu de pareil.

« Avant de venir ici, dit Uriah en nous jetant un regard de côté, comme s’il eût souhaité de pouvoir empoisonner d’un coup d’œil le monde extérieur auquel nous appartenions ; avant de venir ici, je commettais des fautes ; mais, je puis maintenant le reconnaître, il y a bien du péché dans le monde ; il y a bien du péché chez ma mère. D’ailleurs, il n’y a que péché partout, excepté ici.

– Vous êtes tout à fait changé, dit M. Creakle.

– Oh ciel ! certainement, monsieur, cria ce converti de la plus belle espérance.

– Vous ne retomberiez pas, si on vous mettait en liberté ? demanda une autre personne.

– Oh ciel ! non, monsieur.

– Bien ! dit M. Creakle, tout ceci est très-satisfaisant. Vous vous êtes adressé à M. Copperfield, Vingt-sept, avez-vous quelque chose de plus à lui dire ?

– Vous m’avez connu longtemps avant mon entrée ici, et mon grand changement, monsieur Copperfield, dit Uriah en me regardant de telle manière que jamais je n’avais vu, même sur son visage, un plus atroce regard… Vous m’avez connu dans le temps où, malgré toutes mes fautes, j’étais humble avec les orgueilleux, et doux avec les violents ; vous avez été violent envers moi une fois, monsieur Copperfield ; vous m’avez donné un soufflet, vous savez ! »

Tableau de commisération générale. On me lance des regards indignés.

« Mais je vous pardonne, monsieur Copperfield, dit Uriah faisant de sa clémence le sujet d’un parallèle odieux, impie, que je croirais blasphémer de répéter. Je pardonne à tout le monde. Ce n’est pas à moi de conserver la moindre rancune contre qui que ce soit. Je vous pardonne de bon cœur, et j’espère qu’à l’avenir vous dompterez mieux vos passions. J’espère que M. Wickfield et miss Wickfield se repentiront, ainsi que toute cette clique de pécheurs. Vous avez été visité par l’affliction, et j’espère que cela vous profitera, mais il vous aurait été encore plus profitable de venir ici. M. Wickfield aurait mieux fait de venir ici, et miss Wickfield aussi. Ce que je puis vous souhaiter de mieux, monsieur Copperfield, ainsi qu’à vous tous, messieurs, c’est d’être arrêtés et conduits ici. Quand je songe à mes folies passées et à mon état présent, je sens combien cela vous serait avantageux. Je plains tous ceux qui ne sont pas amenés ici. »

Il se glissa dans sa cellule au milieu d’un chœur d’approbation ; Traddles et moi, nous nous sentîmes tout soulagés quand il fut sous les verrous.

Une conséquence remarquable de tout ce beau repentir, c’est qu’il me donna l’envie de demander ce qu’avaient fait ces deux hommes pour être mis en prison. C’était évidemment le dernier aveu sur lequel ils fussent disposés à s’étendre. Je m’adressai à un des deux gardiens qui, d’après l’expression de leur visage, avaient bien l’air de savoir à quoi s’en tenir sur toute cette comédie.

« Savez-vous, leur dis-je, tandis que nous suivions le corridor, quelle a été la dernière erreur du numéro vingt-sept. »

On me répondit que c’était un cas de banque.

« Une fraude sur la banque d’Angleterre ? demandai-je.

– Oui, monsieur. Un cas de fraude, de faux et de complot, car il n’était pas seul ; c’était lui qui menait la bande. Il s’agissait d’une grosse somme. On les a condamnés à la déportation perpétuelle. Vingt-sept était le plus rusé de la troupe, il avait su se tenir presque complètement dans l’ombre. Pourtant il n’a pu y réussir tout à fait. La banque n’a pu que lui mettre un grain de sel sur la queue… et ce n’était pas facile.

– Savez-vous le crime de Vingt-huit ?

– Vingt-huit, reprit le gardien, en parlant à voix basse, et par-dessus l’épaule, sans retourner la tête, comme s’il craignait que Creakle et consorts ne l’entendissent parler avec cette coupable irrévérence sur le compte de ces créatures immaculées, Vingt-huit (également condamné à la déportation) est entré au service d’un jeune maître à qui, la veille de son départ pour l’étranger, il a volé deux cent cinquante livres sterling tant en argent qu’en valeurs. Ce qui me rappelle tout particulièrement son affaire, c’est qu’il a été arrêté par une naine.

– Par qui ?

– Par une toute petite femme dont j’ai oublié le nom.

– Ce n’est pas Mowcher ?

– Précisément. Il avait échappé à toutes les poursuites, il partait pour l’Amérique avec une perruque et des favoris blonds, jamais vous n’avez vu pareil déguisement, quand cette petite femme, qui se trouvait à Southampton, le rencontra dans la rue, le reconnut de son œil perçant, courut se jeter entre ses jambes pour le faire tomber et le tint ferme, comme la mort.

– Excellente miss Mowcher ! m’écriai-je.

– C’était bien le cas de le dire, si vous l’aviez vue comme moi, debout sur une chaise, au banc des témoins, le jour du jugement. Quand elle l’avait arrêté, il lui avait fait une grande balafre à la figure, et l’avait maltraitée de la façon la plus brutale, mais elle ne l’a lâché que quand elle l’a vu sous les verrous. Et même elle le tenait si obstinément, que les agents de police ont été obligés de les emmener ensemble. Il n’y avait rien de plus drôle que sa déposition ; elle a reçu des compliments de toute la Cour, et on l’a ramenée chez elle en triomphe. Elle a dit devant le tribunal que, le connaissant comme elle le connaissait, elle l’aurait arrêté tout de même, quand elle aurait été manchotte, et qu’il eût été fort comme Samson. Et, en conscience, je crois qu’elle l’aurait fait comme elle le disait. »

C’était aussi mon opinion, et j’en estimais davantage miss Mowcher.

Nous avions vu tout ce qu’il y avait à voir. En vain nous aurions essayé de faire comprendre à un homme comme le vénérable M. Creakle, que Vingt-sept et Vingt-huit étaient des gens de caractère qui n’avaient nullement changé, qu’ils étaient ce qu’ils avaient toujours été : de vils hypocrites faits tout exprès pour cette espèce de confession publique : qu’ils savaient aussi bien que nous, que tout cela était coté à la bourse de la philanthropie et qu’on leur en tiendrait compte aussitôt qu’ils allaient être loin de leur patrie ; en un mot, que ce n’était d’un bout à l’autre qu’un calcul infâme, une imposture exécrable. Nous laissâmes là le Système et ses adhérents, et nous reprîmes le chemin de la maison, encore tout abasourdis de ce que nous venions de voir.

« Traddles, dis-je à mon ami, quand on a enfourché un mauvais dada, il vaut peut-être mieux en effet le surmener comme cela, pour le crever plus vite.

– Dieu vous entende ! » me répondit-il.

Chapitre XXXII. Une étoile brille sur mon chemin. §

Nous étions arrivés à Noël ; il y avait plus de deux mois que j’étais de retour. J’avais vu souvent Agnès. Quelque plaisir que j’éprouvasse à m’entendre louer par la grande voix du public, voix puissante pour m’encourager à redoubler d’efforts, le plus petit mot d’éloge sorti de la bouche d’Agnès valait pour moi mille fois plus que tout le reste.

J’allais à Canterbury au moins une fois par semaine, souvent davantage, passer la soirée avec elle. Je revenais la nuit, à cheval, car j’étais alors retombé dans mon humeur mélancolique… surtout quand je la quittais… et j’étais bien aise de prendre un exercice forcé pour échapper aux souvenirs du passé qui me poursuivaient dans de pénibles veilles, ou dans des rêves plus pénibles encore. Je passais donc à cheval la plus grande partie de mes longues et tristes nuits, évoquant, le long du chemin, les douloureux regrets qui m’avaient occupé pendant ma longue absence.

Ou plutôt j’écoutais l’écho de ces regrets, que j’entendais dans le lointain. C’était moi qui les avais, de moi-même, exilés si loin de moi ; je n’avais plus qu’à accepter le rôle inévitable que je m’étais fait à moi-même. Quand je lisais à Agnès les pages que je venais d’écrire, quand je la voyais m’écouter si attentivement, se mettre à rire ou fondre en larmes ; quand sa voix affectueuse se mêlait avec tant d’intérêt au monde idéal où je vivais, je songeais à ce qu’aurait pu être ma vie ; mais j’y songeais, comme jadis, après avoir épousé Dora, j’avais songé trop tard à ce que j’aurais voulu que fût ma femme.

Mes devoirs envers Agnès, qui m’aimait d’une tendresse que je ne devais point songer à troubler ; sans me rendre coupable envers elle d’un égoïsme misérable, impuissant d’ailleurs à réparer le mal ; l’assurance où j’étais, après mûre réflexion, qu’ayant volontairement gâté moi-même ma destinée, et obtenu le genre d’attachement que mon cœur impétueux lui avait demandé, je n’avais pas le droit de murmurer, et que je n’avais plus qu’à souffrir : voilà tout ce qui occupait mon âme et ma pensée ; mais je l’aimais, et je trouvais quelque consolation à me dire qu’un jour viendrait peut-être où je pourrais l’avouer sans remords, un jour bien éloigné où je pourrais lui dire : « Agnès, voilà où j’en étais quand je suis revenu près de vous ; et maintenant je suis vieux, et je n’ai jamais aimé depuis ! » Pour elle, elle ne montrait aucun changement dans ses sentiments ni dans ses manières : ce qu’elle avait toujours été pour moi, elle l’était encore ; rien de moins, rien de plus.

Entre ma tante et moi, ce sujet semblait être banni de nos conversations, non que nous eussions un parti pris de l’éviter ; mais, par une espèce d’engagement tacite, nous y songions chacun de notre côté, sans formuler en commun nos pensées. Quand, suivant notre ancienne habitude, nous étions assis le soir au coin du feu, nous restions absorbés dans ces rêveries, mais tout naturellement, comme si nous en eussions parlé sans réserve. Et cependant nous gardions le silence. Je crois qu’elle avait lu dans mon cœur, et qu’elle comprenait à merveille pourquoi je me condamnais à me taire.

Noël était proche, et Agnès ne m’avait rien dit : je commençai à craindre qu’elle n’eût compris l’état de mon âme, et qu’elle ne gardât son secret, de peur de me faire de la peine. Si cela était, mon sacrifice était inutile, je n’avais pas rempli le plus simple de mes devoirs envers elle ; je faisais chaque jour ce que j’avais résolu d’éviter. Je me décidai à trancher la difficulté ; s’il existait entre nous une telle barrière, il fallait la briser d’une main énergique.

C’était par un jour d’hiver, froid et sombre ! que de raisons j’ai de me le rappeler ! Il était tombé, quelques heures auparavant, une neige qui, sans être épaisse, s’était gelée sur le sol qu’elle recouvrait. Sur la mer, je voyais à travers les vitres de ma fenêtre le vent du nord souffler avec violence. Je venais de penser aux rafales qui devaient balayer en ce moment les solitudes neigeuses de la Suisse, et ses montagnes inaccessibles aux humains dans cette saison, et je me demandais ce qu’il y avait de plus solitaire, de ces régions isolées, ou de cet océan désert.

« Vous sortez à cheval aujourd’hui, Trot ? dit ma tante en entr’ouvrant ma porte.

– Oui, lui dis-je, je pars pour Canterbury. C’est un beau jour pour monter à cheval.

– Je souhaite que votre cheval soit de cet avis, dit ma tante, mais pour le moment il est là devant la porte, l’oreille basse et la tête penchée comme s’il aimait mieux son écurie. »

Ma tante, par parenthèse, permettait à mon cheval de traverser la pelouse réservée, mais sans se relâcher de sa sévérité pour les ânes.

« Il va bientôt se ragaillardir, n’ayez pas peur.

– En tout cas, la promenade fera du bien à son maître, dit ma tante, en regardant les papiers entassés sur ma table. Ah ! mon enfant, vous passez à cela bien des heures. Jamais je ne me serais doutée, quand je lisais un livre autrefois, qu’il eût coûté tant de peine, tant de peine à l’auteur.

Il n’en coûte guère moins au lecteur, quelquefois, répondis-je. Quant à l’auteur, son travail n’est pas pour lui sans charme, ma tante.

– Ah ! oui, dit ma tante, l’ambition, l’amour de la gloire, la sympathie, et bien d’autres choses encore, je suppose ? Eh bien ! bon voyage !

– Savez-vous quelque chose de plus, lui dis-je d’un air calme, tandis qu’elle s’asseyait dans mon fauteuil, après m’avoir donné une petite tape sur l’épaule, … savez-vous quelque chose de plus sur cet attachement d’Agnès dont vous m’aviez parlé ? »

Elle me regarda fixement, avant de me répondre :

« Je crois que oui, Trot.

– Et votre première impression se confirme-t-elle ?

– Je crois que oui, Trot. »

Elle me regardait en face, avec une sorte de doute, de compassion, et de défiance d’elle-même, en voyant que je m’étudiais de mon mieux à lui montrer un visage d’une gaieté parfaite.

« Et ce qui est bien plus fort, Trot, … dit ma tante.

– Eh bien !

– C’est que je crois qu’Agnès va se marier.

– Que Dieu la bénisse ! lui dis-je gaiement.

– Oui, que Dieu la bénisse ! dit ma tante, et son mari aussi ! »

Je me joignis à ce vœu, en lui disant adieu, et, descendant rapidement l’escalier, je me mis en selle et je partis. « Raison de plus, me dis-je en moi-même, pour hâter l’explication. »

Comme je me rappelle ce voyage triste et froid ! Les parcelles de glace, balayées par le vent, à la surface des prés, venaient frapper mon visage, les sabots de mon cheval battaient la mesure sur le sol durci ; la neige, emportée par la brise, tourbillonnait sur les carrières blanchâtres ; les chevaux fumants s’arrêtaient au haut des collines pour souffler, avec leurs chariots chargés de foin, et secouaient leurs grelots harmonieux ; les coteaux et les plaines qu’on voyait au bas de la montagne se dessinaient sur l’horizon noirâtre, comme des lignes immenses tracées à la craie sur une ardoise gigantesque.

Je trouvai Agnès seule. Ses petites élèves étaient retournées dans leurs familles ; elle lisait au coin du feu. Elle posa son livre en me voyant entrer, et m’accueillant avec sa cordialité accoutumée, elle prit son ouvrage, et s’établit dans une des fenêtres cintrées de sa vieille maison.

Je m’assis près d’elle et nous nous mîmes à parler de ce que je faisais, du temps qu’il me fallait encore pour finir mon ouvrage, du travail que j’avais fait depuis ma dernière visite. Agnès était très-gaie ; et elle me prédit en riant que bientôt je deviendrais trop fameux pour qu’on osât me parler sur de pareils sujets.

« Aussi vous voyez que je me dépêche d’user du présent, me dit-elle, et que je ne vous épargne pas les questions, tandis que cela m’est encore permis. »

Je regardais ce beau visage, penché sur son ouvrage ; elle leva les yeux, et vit que je la regardais.

« Vous avez l’air préoccupé aujourd’hui, Trotwood !

– Agnès, vous dirai-je pourquoi ? Je suis venu pour vous le dire. »

Elle posa son ouvrage, comme elle avait coutume de le faire quand nous discutions sérieusement quelque point, et me donna toute son attention.

« Ma chère Agnès, doutez-vous de ma sincérité avec vous ?

– Non ! répondit-elle avec un regard étonné.

– Doutez-vous que je sois dans l’avenir ce que j’ai toujours été pour vous ?

– Non, répondit-elle comme la première fois.

– Vous rappelez-vous ce que j’ai essayé de vous dire, lors de mon retour, chère Agnès, de la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers vous, et de l’ardeur d’affection que je vous porte ?

– Je me le rappelle très-bien, dit-elle doucement.

– Vous avez un secret, dis-je. Agnès, permettez-moi de le partager. »

Elle baissa les yeux : elle tremblait.

« Je ne pouvais toujours pas ignorer, Agnès, quand je ne l’aurais pas appris déjà par d’autres que par vous (n’est-ce pas étrange ?) qu’il y a quelqu’un à qui vous avez donné le trésor de votre amour. Ne me cachez pas ce qui touche de si près à votre bonheur. Si vous avez confiance en moi (et vous me le dites, et je vous crois), traitez-moi en ami, en frère, dans cette occasion surtout ! »

Elle me jeta un regard suppliant et presque de reproche ; puis, se levant, elle traversa rapidement la chambre comme si elle ne savait où aller, et, cachant sa tête dans ses mains, elle fondit en larmes.

Ses larmes m’émurent jusqu’au fond de l’âme, et cependant elles éveillèrent en moi quelque chose qui ranimait mon courage. Sans que je susse pourquoi, elles s’alliaient dans mon esprit au doux et triste sourire qui était resté gravé dans ma mémoire, et me causaient une émotion d’espérance plutôt que de tristesse.

« Agnès ! ma sœur ! mon amie ! qu’ai-je fait ?

– Laissez-moi sortir, Trotwood. Je ne suis pas bien. Je suis hors de moi ; je vous parlerai… une autre fois. Je vous écrirai. Pas maintenant, je vous en prie, je vous en supplie ! »

Je cherchai à me rappeler ce qu’elle m’avait dit le soir où nous avions causé, sur la nature de son affection qui n’avait pas besoin de retour. Il me sembla que je venais de traverser tout un monde en un moment.

« Agnès, je ne puis supporter de vous voir ainsi, et surtout par ma faute. Ma chère enfant, vous que j’aime plus que tout au monde, si vous êtes malheureuse, laissez-moi partager votre chagrin. Si vous avez besoin d’aide ou de conseil, laissez-moi essayer de vous venir en aide. Si vous avez un poids sur le cœur, laissez-moi essayer de vous en adoucir la peine. Pour qui donc est-ce que je supporte la vie, Agnès, si ce n’est pour vous !

– Oh ! épargnez-moi !… Je suis hors de moi !… Une autre fois ! » Je ne pus distinguer que ces paroles entrecoupées.

Était-ce une erreur ? mon amour-propre m’entraînait-il malgré moi ? Ou bien, était-il vrai que j’avais droit d’espérer, de rêver que j’entrevoyais un bonheur auquel je n’avais pas seulement osé penser ?

« Il faut que je vous parle. Je ne puis vous laisser ainsi. Pour l’amour de Dieu, Agnès, ne nous abusons pas l’un l’autre après tant d’années, après tout ce qui s’est passé ! Je veux vous parler ouvertement. Si vous avez l’idée que je doive être jaloux de ce bonheur que vous pouvez donner ; que je ne saurai me résigner à vous voir aux mains d’un plus cher protecteur, choisi par vous ; que je ne pourrai pas, dans mon isolement, voir d’un œil satisfait votre bonheur, bannissez cette pensée : vous ne me rendez pas justice. Je n’ai pas tant souffert pour rien. Vous n’avez pas perdu vos leçons. Il n’y a pas le moindre alliage d’égoïsme dans la pureté de mes sentiments pour vous. »

Elle était redevenue calme. Au bout d’un moment, elle tourna vers moi son visage pâle encore, et me dit d’une voix basse, entrecoupée par l’émotion, mais très-distincte.

« Je dois à votre amitié pour moi, Trotwood, de vous déclarer que vous vous trompez. Je ne puis vous en dire davantage. Si j’ai parfois eu besoin d’appui et de conseil, ils ne m’ont pas fait défaut. Si quelquefois j’ai été malheureuse, mon chagrin s’est dissipé. Si j’ai eu à porter un fardeau, il a été rendu plus léger. Si j’ai un secret, il n’est pas nouveau… et ce n’est pas ce que vous supposez. Je ne puis ni le révéler, ni le faire partager à personne. Voilà longtemps qu’il est à moi seule, et c’est moi seule qui dois le garder.

– Agnès ! attendez ! Encore un moment ! »

Elle s’éloignait, mais je la retins. Je passai mon bras autour de sa taille. « Si quelquefois j’ai été malheureuse !… Mon secret n’est pas nouveau ! » Des pensées et des espérances inconnues venaient d’assaillir mon âme : un nouveau jour venait d’illuminer ma vie.

« Mon Agnès ! vous que je respecte et que j’honore, vous que j’aime si tendrement ! Quand je suis venu ici aujourd’hui, je croyais que rien ne pourrait m’arracher un pareil aveu. Je croyais qu’il demeurerait enseveli au fond de mon cœur, jusqu’aux jours de notre vieillesse. Mais, Agnès, si j’entrevois en ce moment l’espoir qu’un jour peut-être il me sera permis de vous donner un autre nom, un nom mille fois plus doux que celui de sœur !… »

Elle pleurait, mais ce n’étaient plus les mêmes larmes : j’y voyais briller mon espoir.

« Agnès ! vous qui avez toujours été mon guide et mon plus cher appui ! Si vous aviez pensé un peu plus à vous-même, et un peu moins à moi, lorsque nous grandissions ici ensemble, je crois que mon imagination vagabonde ne se serait jamais laissé entraîner loin de vous. Mais vous étiez tellement au-dessus de moi, vous m’étiez si nécessaire dans mes chagrins ou dans mes joies d’enfant, que j’ai pris l’habitude de me confier en vous, de m’appuyer sur vous en toute chose, et cette habitude est devenue chez moi une seconde nature qui a usurpé la place de mes premiers sentiments, du bonheur de vous aimer comme je vous aime. »

Elle pleurait toujours, mais ce n’étaient plus des larmes de tristesse ; c’étaient des larmes de joie ! Et je la tenais dans mes bras comme je ne l’avais jamais fait, comme je n’avais jamais rêvé de le faire !

« Quand j’aimais Dora, Agnès, vous savez si je l’ai tendrement aimée.

– Oui ! s’écria-t-elle vivement. Et je suis heureuse de le savoir !

– Quand je l’aimais, même alors mon amour aurait été incomplet sans votre sympathie. Je l’avais, et alors il ne me manquait plus rien. Quand je l’ai perdue, Agnès, qu’aurais-je été sans vous ? »

Et je la serrais encore dans mes bras, plus près de mon cœur : sa tête tremblante reposait sur mon épaule ; ses yeux si doux cherchaient les miens, brillant de joie à travers ses larmes !

« Quand je suis parti, mon Agnès, je vous aimais. Absent, je n’ai cessé de vous aimer toujours… De retour ici, je vous aime ! »

Alors j’essayai de lui raconter la lutte que j’avais eu à soutenir en moi-même et la conclusion à laquelle j’étais arrivé. J’essayai de lui révéler toute mon âme. J’essayai de lui faire comprendre comment j’avais cherché à la mieux connaître et à mieux me connaître moi-même ; comment je m’étais résigné à ce que j’avais cru découvrir, et comment ce jour-là même j’étais venu la trouver, fidèle à ma résolution. Si elle m’aimait assez (lui disais-je) pour m’épouser, je savais bien que ce n’était pas à cause de mes mérites personnels : je n’en avais d’autre que de l’avoir fidèlement aimée, et d’avoir beaucoup souffert ; c’était là ce qui m’avait décidé à lui tout avouer. « Et en ce moment, ô mon Agnès ! je vis briller dans tes yeux l’âme de ma femme-enfant ; elle me disait : « C’est bien ! » et je retrouvai, en toi, le plus précieux souvenir de la fleur qui s’était flétrie dans tout son éclat !

– Je suis si heureuse, Trotwood ! j’ai le cœur si plein ! mais il faut que je vous dise une chose.

– Quoi donc, ma bien-aimée ? »

Elle posa doucement ses mains sur mes épaules, et me regarda longtemps.

« Savez-vous ce que c’est ?

– Je n’ose pas y songer. Dites-le-moi, mon Agnès.

– Je vous ai aimé toute ma vie ! »

Oh ! que nous étions heureux, mon Dieu ! que nous étions heureux ! Nous ne pleurions pas sur nos épreuves passées ! (les siennes dépassaient bien les miennes !) Non, ce n’était pas sur ces épreuves d’autrefois, la source de notre joie d’aujourd’hui, que nous versions des pleurs : nous pleurions du bonheur de nous voir ainsi l’un à l’autre… pour ne jamais nous séparer.

Nous allâmes nous promener ensemble dans les champs, par cette soirée d’hiver : la nature semblait partager la joie paisible qui remplissait notre âme. Les étoiles brillaient au-dessus de nous, et, les yeux fixés sur le ciel, nous bénissions Dieu de nous avoir dirigés vers le port tranquille.

Debout ensemble à la fenêtre ouverte, nous contemplâmes la lune qui paraissait au milieu des étoiles : Agnès levait vers elle ses yeux si calmes, et moi je suivais son regard. Un long espace semblait s’entr’ouvrir devant moi, et j’apercevais dans le lointain, sur cette route laborieuse, un pauvre petit garçon déguenillé, seul et abandonné, qui ne se doutait guère qu’un jour il sentirait battre un autre cœur, surtout celui-là, contre le sien, et pourrait dire : « Il est à moi. »

L’heure du dîner approchait quand nous parûmes chez ma tante le lendemain. Peggotty me dit qu’elle était dans mon cabinet : elle mettait son orgueil à le tenir en ordre, tout prêt à me recevoir. Nous la trouvâmes lisant avec ses lunettes, au coin du feu.

« Bon Dieu ! me dit ma tante en nous voyant entrer, qu’est-ce que vous m’amenez là à la maison ?

– C’est Agnès, » lui dis-je.

Nous étions convenus de commencer par être très-discrets. Ma tante fut extrêmement désappointée. Quand j’avais dit : « C’est Agnès, » elle m’avait lancé un regard plein d’espoir ; mais, voyant que j’étais aussi calme que de coutume, elle ôta ses lunettes de désespoir, et s’en frotta vigoureusement le bout du nez.

Néanmoins, elle accueillit Agnès de grand cœur, et bientôt nous descendîmes pour dîner. Deux ou trois fois, ma tante mit ses lunettes pour me regarder, mais elle les ôtait aussitôt, d’un air désappointé, et s’en frottait le nez. Le tout au grand déplaisir de M. Dick, qui savait que c’était mauvais signe.

« À propos, ma tante, lui dis-je après dîner, j’ai parlé à Agnès de ce que vous m’aviez dit.

– Alors, Trot, dit ma tante en devenant très-rouge, vous avez eu grand tort, et vous auriez dû tenir mieux votre promesse.

– Vous ne m’en voudrez pas, ma tante, j’espère, quand vous saurez qu’Agnès n’a pas d’attachement qui la rende malheureuse.

– Quelle absurdité ! » dit ma tante.

En la voyant très-vexée, je crus qu’il valait mieux en finir. Je pris la main d’Agnès, et nous vînmes tous deux nous agenouiller auprès de son fauteuil. Elle nous regarda, joignit les mains, et, pour la première et la dernière fois de sa vie, elle eut une attaque de nerfs.

Peggotty accourut. Dès que ma tante fut remise, elle se jeta à son cou, l’appela une vieille folle et l’embrassa à grands bras. Après quoi elle embrassa M. Dick (qui s’en trouva très-honoré, mais encore plus surpris) ; puis elle leur expliqua tout. Et nous nous livrâmes tous à la joie.

Je n’ai jamais pu découvrir si, dans sa dernière conversation avec moi, ma tante s’était permis une fraude pieuse, ou si elle s’était trompée sur l’état de mon âme. Tout ce qu’elle avait dit, me répéta-t-elle, c’est qu’Agnès allait se marier, et maintenant je savais mieux que personne si ce n’était pas vrai.

Notre mariage eut lieu quinze jours après. Traddles et Sophie, le docteur et mistress Strong furent seuls invités à notre paisible union. Nous les quittâmes le cœur plein de joie, pour monter tous deux en voiture. Je tenais dans mes bras celle qui avait été pour moi la source de toutes les nobles émotions que j’avais pu ressentir, le centre de mon âme, le cercle de ma vie, ma… ma femme ! et mon amour pour elle était bâti sur le roc !

« Mon mari bien-aimé, dit Agnès, maintenant que je puis vous donner ce nom, j’ai encore quelque chose à vous dire.

– Dites-le-moi, mon amour.

– C’est un souvenir de la nuit où Dora est morte. Vous savez, elle vous avait prié d’aller me chercher ?

– Oui.

– Elle m’a dit qu’elle me laissait quelque chose. Savez-vous ce que c’était ? »

Je croyais le deviner. Je serrai plus près de mon cœur la femme qui m’aimait depuis si longtemps.

« Elle me dit qu’elle me faisait une dernière prière et qu’elle me laissait un dernier devoir à remplir.

– Eh bien ?

– Elle m’a demandé de venir un jour prendre la place qu’elle laissait vide. »

Et Agnès mit sa tête sur mon sein : elle pleura et je pleurai avec elle, quoique nous fussions bien heureux.

Chapitre XXXIII. Un visiteur. §

Je touche au terme du récit que j’ai voulu faire ; mais il y a encore un incident sur lequel mon souvenir s’arrête souvent avec plaisir, et sans lequel un des fils de ma toile resterait emmêlé.

Ma renommée et ma fortune avaient grandi, mon bonheur domestique était parfait, j’étais marié depuis dix ans. Par une soirée de printemps, nous étions assis au coin du feu, dans notre maison de Londres, Agnès et moi. Trois de nos enfants jouaient dans la chambre, quand on vint me dire qu’un étranger voulait me parler.

On lui avait demandé s’il venait pour affaire, et il avait répondu que non : il venait pour avoir le plaisir de me voir, et il arrivait d’un long voyage. Mon domestique disait que c’était un homme d’âge qui avait l’air d’un fermier.

Cette nouvelle produisit une certaine émotion ; elle avait quelque chose de mystérieux qui rappelait aux enfants le commencement d’une histoire favorite que leur mère se plaisait à leur raconter, et où l’on voyait arriver ainsi déguisée sous son manteau, une méchante vieille fée qui détestait tout le monde. L’un de nos petits garçons cacha sa tête dans les genoux de sa maman pour être à l’abri de tout danger, et la petite Agnès (l’aînée de nos enfants), assit sa poupée sur une chaise, pour figurer à sa place, et courut derrière les rideaux de la fenêtre d’où elle laissait passer la forêt de boucles dorées de sa petite tête blonde, curieuse de voir ce qui allait se passer.

« Faites entrer ! » dis-je.

Nous vîmes bientôt apparaître et s’arrêter dans l’ombre, sur le seuil de la porte, un vieillard vert et robuste, avec des cheveux gris. La petite Agnès, attirée par son air avenant, avait couru à sa rencontre pour le faire entrer, et je n’avais pas encore bien reconnu ses traits, quand ma femme, se levant tout à coup, s’écria d’une voix émue que c’était M. Peggotty.

C’était M. Peggotty ! Il était vieux à présent, mais de ces vieillesses vermeilles, vives et vigoureuses. Quand notre première émotion fut calmée et qu’il fut établi, avec les enfants sur ses genoux, devant le feu, dont la flamme illuminait sa face, il me parut aussi fort et aussi robuste, je dirai même aussi beau, pour son âge, que jamais.

« Maître Davy ! » dit-il. Et comme ce nom d’autrefois, prononcé du même temps qu’autrefois, réjouissait mon oreille ! « Maître Davy, c’est un beau jour que celui où je vous revois, avec votre excellente femme !

– Oui, mon vieil ami, c’est vraiment un beau jour ! m’écriai-je.

– Et ces jolis enfants ! dit M. Peggotty. Les belles petites fleurs que cela fait ! Maître Davy, vous n’étiez pas plus grand que le plus petit de ces trois enfants-là, quand je vous ai vu pour la première fois. Émilie était de la même taille, et notre pauvre garçon n’était qu’un petit garçon !

– J’ai changé plus que vous depuis ce temps-là, lui dis-je. Mais laissons tous ces bambins aller se coucher, et comme il ne peut pas y avoir en Angleterre d’autre gîte pour vous ce soir que celui-ci, dites-moi où je puis envoyer chercher vos bagages ? est-ce toujours le vieux sac noir qui a tant voyagé ? Et puis, tout en buvant un verre de grog de Yarmouth, nous causerons de tout ce qui s’est passé depuis dix ans.

– Êtes-vous seul ? dit Agnès.

– Oui, madame, dit-il en lui baisant la main, je suis tout seul. »

Il s’assit entre nous : nous ne savions comment lui témoigner notre joie, et en écoutant cette voix qui m’était si familière, j’étais tenté de croire qu’il en était encore au temps où il poursuivait son long voyage à la recherche de sa nièce chérie.

« Il y a une fameuse pièce d’eau à traverser, dit-il, pour rester seulement quelques semaines. Mais l’eau me connaît (surtout quand elle est salée) et les amis sont les amis ; aussi, nous voilà réunis. Tiens ! ça rime, dit M. Peggotty surpris de cette découverte ; mais, ma parole ! c’est sans le vouloir.

– Est-ce que vous comptez refaire bientôt tous ces milliers de lieues-là ? demanda Agnès.

– Oui, madame, répondit-il, je l’ai promis à Émilie avant de partir. Voyez-vous, je ne rajeunis pas à mesure que je prends des années, et si je n’étais pas venu ce coup-ci, il est probable que je ne l’aurais jamais fait. Mais j’avais trop grande envie de vous voir, maître Davy et vous, dans votre heureux ménage, avant de devenir trop vieux. »

Il nous regardait comme s’il ne pouvait pas rassasier ses yeux. Agnès écarta gaiement les longues mèches de ses cheveux gris sur son front, pour qu’il pût nous voir mieux à son aise.

« Et maintenant, racontez-nous, lui dis-je, tout ce qui vous est arrivé.

– Ça ne sera pas long, maître Davy. Nous n’avons pas fait fortune, mais nous avons prospéré tout de même. Nous avons bien travaillé pour y arriver : nous avons mené d’abord une vie un peu dure, mais nous avons prospéré tout de même. Nous avons fait de l’élève de moutons, nous avons fait de la culture, nous avons fait un peu de tout, et nous avons, ma foi ! fini par être aussi bien que nous pouvions espérer de l’être. Dieu nous a toujours protégés, dit-il en inclinant respectueusement la tête, et nous n’avons fait que réussir : c’est-à-dire, à la longue, pas du premier coup : si ce n’était hier, c’était aujourd’hui ; si ce n’était pas aujourd’hui, c’était demain.

– Et Émilie ? dîmes-nous à la fois, Agnès et moi.

– Émilie, madame, n’a jamais, depuis notre départ, fait sa prière du soir en allant se coucher, là-bas, dans les bois où nous étions établis, de l’autre côté du soleil, sans que je l’aie entendue murmurer votre nom. Quand vous l’avez eu quittée et que nous avons eu perdu de vue maître Davy, ce fameux soir qui nous a vus partir, elle a été d’abord très-abattue, et je suis sûr et certain que, si elle avait su alors ce que maître Davy avait eu la prudence et la bonté de nous cacher, elle n’aurait pas pu résister à ce coup-là. Mais il y avait à bord des pauvres gens qui étaient malades, et elle s’est occupée à les soigner ; il y avait des enfants, et elle les a soignés aussi : ça l’a distraite ; en faisant du bien autour d’elle, elle s’en est fait à elle-même.

– Quand est-ce qu’elle a appris le malheur ? lui demandai-je.

– Je le lui ai caché, après que je l’ai su moi-même, dit M. Peggotty. Nous vivions dans un lieu solitaire, mais au milieu des plus beaux arbres et des roses qui montaient jusque sur notre toit. Un jour, tandis que je travaillais aux champs, il est venu un voyageur anglais de notre Norfolk ou de notre Suffolk (je ne sais plus trop lequel des deux) ; et comme de raison, nous l’avons fait entrer, pour lui donner à boire et à manger ; nous l’avons reçu de notre mieux. C’est ce que nous faisons tous dans la colonie. Il avait sur lui un vieux journal, où se trouvait le récit de la tempête. C’est comme ça qu’elle l’a appris. Quand je suis rentré le soir, j’ai vu qu’elle le savait. »

Il baissa la voix à ces mots, et sa figure reprit cette expression de gravité que je ne lui avais que trop connue.

« Cela l’a-t-il beaucoup changée ?

– Oui, pendant longtemps, dit-il, peut-être même jusqu’à ce jour. Mais je crois que la solitude lui a fait du bien. Elle a eu beaucoup à faire à la ferme ; il lui a fallu soigner la volaille et le reste ; elle a eu du mal, ça lui a fait du bien. Je ne sais, dit-il d’un air pensif, si vous reconnaîtriez à présent notre Émilie, maître Davy !

– Elle est donc bien changée ?

– Je n’en sais rien. Je la vois tous les jours, je ne peux pas savoir ; mais il y a des moments où je trouve qu’elle est bien mince, dit M. Peggotty en regardant le feu, un peu vieillie, un peu languissante, triste, avec ses yeux bleus ; l’air délicat, une jolie petite tête un peu penchée, une voix tranquille… presque timide. Voilà mon Émilie ! »

Nous l’observions en silence, tandis qu’il regardait toujours le feu d’un air pensif.

« Les uns croient, dit-il, qu’elle a mal placé son affection, d’autres, que son mariage a été rompu par la mort. Personne ne sait ce qu’il en est. Elle aurait pu se marier, ce ne sont pas les occasions qui ont manqué ; mais elle m’a dit : « Non, mon oncle, c’est fini pour toujours. » Avec moi, elle est toujours gaie ; mais elle est réservée quand il y a des étrangers ; elle aime à aller au loin pour donner une leçon à un enfant, ou pour soigner un malade, ou pour faire quelque cadeau à une jeune fille qui va se marier, car elle a fait bien des mariages, mais sans vouloir jamais assister à une noce. Elle aime tendrement son oncle, elle est patiente ; tout le monde l’aime, jeunes et vieux. Tous ceux qui souffrent viennent la trouver. Voilà mon Émilie ! »

Il passa sa main sur les yeux, et avec un soupir à demi réprimé, il releva la tête.

« Marthe est-elle encore avec vous ? demandai-je.

– Marthe s’est mariée dès la seconde année, maître Davy. Un jeune homme, un jeune laboureur, qui passait devant notre maison en se rendant au marché avec les denrées de son maître… le voyage est de cinq cents milles pour aller et revenir… lui a offert de l’épouser (les femmes sont très-rares de ce côté-là), pour aller ensuite s’établir à leur compte dans les grands bois. Elle m’a demandé de raconter à cet homme son histoire, sans rien cacher. Je l’ai fait ; ils se sont mariés, et ils vivent à quatre cents milles de toute voix humaine. Ils n’en entendent pas d’autre que la leur, et celle des petits oiseaux.

– Et mistress Gummidge ? » demandai-je.

Il faut croire que nous avions touché là une corde sensible, car M. Peggotty éclata de rire, et se frotta les mains tout le long des jambes, de haut en bas, comme il faisait jadis quand il était de joyeuse humeur, sur le vieux bateau.

« Vous me croirez si vous voulez, dit-il ; mais figurez-vous qu’elle a trouvé un épouseur. Si le cuisinier d’un navire, qui s’est fait colon là-bas, M. Davy, n’a pas demandé mistress Gummidge en mariage, je veux être pendu ! Je ne peux pas dire mieux ! »

Jamais je n’avais vu Agnès rire de si bon cœur. L’enthousiasme subit de Peggotty l’amusait tellement, qu’elle ne pouvait se tenir ; plus elle riait et plus elle me faisait rire, plus l’enthousiasme de M. Peggotty allait croissant et plus il se frottait les jambes.

« Et qu’est-ce que mistress Gummidge a dit de ça ? demandai-je, quand j’eus repris un peu de sang-froid.

– Eh bien ! dit M. Peggotty, au lieu de lui répondre : « Merci bien, je vous suis très-obligée ; mais je ne veux pas changer de condition à l’âge que j’ai, » mistress Gummidge a saisi un baquet plein d’eau qui était à côté d’elle, et elle le lui a vidé sur la tête. Le malheureux cuisinier en était submergé. Il s’est mis à crier au secours de toutes ses forces ; si bien que j’ai été obligé d’aller à la rescousse. »

Là-dessus, M. Peggotty d’éclater de rire, et nous de lui faire compagnie.

« Mais je dois vous dire une chose, pour rendre justice à cette excellente créature, reprit-il en s’essuyant les yeux, qu’il avait pleins de larmes à force de rire. Elle nous a tenu tout ce qu’elle nous avait promis, et elle a fait mieux. C’est bien maintenant la plus obligeante, la plus fidèle, la plus honnête femme qui ait jamais existé, maître Davy. Elle ne s’est pas plainte une seule minute d’être seule et abandonnée, pas même lorsque nous nous sommes trouvés bien en peine, en face de la colonie, comme de nouveaux débarqués. Et quant à l’ancien, elle n’y a plus pensé, je vous assure, depuis son départ d’Angleterre.

– À présent, lui dis-je, parlons de M. Micawber. Vous savez qu’il a payé tout ce qu’il devait ici, jusqu’au billet de Traddles ? Vous vous le rappelez, ma chère Agnès ? par conséquent nous devons supposer qu’il réussit dans ses entreprises. Mais donnez-nous de ses dernières nouvelles. »

M. Peggotty mit en souriant la main à la poche de son gilet, et en tira un paquet de papier bien plié d’où il sortit, avec le plus grand soin, un petit journal qui avait une drôle de mine.

« Il faut vous dire, maître Davy, ajouta-t-il, que nous avons quitté les grands bois, et que nous vivons maintenant près du port de Middlebay, où il y a ce que nous appelons une ville.

– Est-ce que M. Micawber était avec vous dans les grands bois ?

– Je crois bien, dit M. Peggotty ; et il s’y est mis de bon cœur. Jamais vous n’avez rien vu de pareil. Je le vois encore, avec sa tête chauve, maître Davy, tellement inondée de sueur sous un soleil ardent, que j’ai cru qu’elle allait se fondre en eau. Et maintenant il est magistrat.

– Magistrat ? » dis-je.

M. Peggotty mit le doigt sur un paragraphe du journal, où je lus l’extrait suivant du Times de Middlebay :

« Le dîner solennel offert à notre éminent colon et concitoyen Wilkins Micawber, magistrat du district de Middlebay, a eu lieu hier dans la grande salle de l’hôtel, où il y avait une foule à étouffer. On estima qu’il n’y avait pas moins de quarante-sept personnes à table, sans compter tous ceux qui encombraient le corridor et l’escalier. La société la plus charmante, la plus élégante et la plus exclusive de Middlebay s’y était donné rendez-vous, pour venir rendre hommage à cet homme si remarquable, si estimé et si populaire. Le docteur Mell (de l’école normale de Salem-House, port Middlebay), présidait le banquet ; à sa droite était assis notre hôte illustre. Lorsqu’on a eu enlevé la nappe, et exécuté d’une manière admirable notre chant national de Non Nobis, dans lequel nous avons particulièrement distingué la voix métallique du célèbre amateur Wilkins Micawber junior, on a porté, selon l’usage, les toasts patriotiques de tout fidèle Américain, aux acclamations de l’assemblée. Dans un discours plein de sentiment, le docteur Mell a proposé la santé de notre hôte illustre, l’ornement de notre ville. « Puisse-t-il ne jamais nous quitter, que pour grandir encore, et puisse son succès parmi nous être tel, qu’il lui soit impossible de s’élever plus haut ! » Rien ne saurait décrire l’enthousiasme avec lequel ce toast a été accueilli. Les applaudissements montaient, montaient toujours, roulant avec impétuosité comme les vagues de l’Océan. À la fin on fit silence, et Wilkins Micawber se leva pour faire entendre ses remercîments. Nous n’essayerons pas, vu l’état encore relativement imparfait des ressources intellectuelles de notre établissement, de suivre notre éloquent concitoyen dans la volubilité des périodes de sa réponse, ornée des fleurs les plus élégantes. Qu’il nous suffise de dire que c’était un chef-d’œuvre d’éloquence, et que les larmes ont rempli les yeux de tous les assistants, lorsque, remontant au début de son heureuse carrière, il a conjuré les jeunes gens qui se trouvaient dans son auditoire de ne jamais se laisser entraîner à contracter des engagements pécuniaires qu’il leur serait impossible de remplir. On a encore porté des toasts au docteur Mell ; à mistress Micawber, qui a remercié par un gracieux salut de la grande porte, où une voie lactée de jeunes beautés étaient montées sur des chaises, pour admirer et pour embellir à la fois cet émouvant spectacle ; à mistress Ridger Begs (ci-devant miss Micawber) ; à mistress Mell ; à Wilkins Micawber junior (qui a fait pâmer de rire toute l’assemblée en demandant la permission d’exprimer sa reconnaissance par une chanson, plutôt que par un discours) ; à la famille de M. Micawber (bien connue, il est inutile de le faire remarquer, dans la mère patrie), etc., etc. À la fin de la séance, les tables ont disparu, comme par enchantement, pour faire place aux danseurs. Parmi les disciples de Terpsichore, qui n’ont cessé leurs ébats que lorsque le soleil est venu leur rappeler le moment du départ, on remarquait en particulier Wilkins Micawber junior et la charmante miss Héléna, quatrième fille du docteur Mell. »

Je retrouvai là avec plaisir le nom du docteur Mell ; j’étais charmé de découvrir dans cette brillante situation M. Mell, mon ancien maître d’études, le pauvre souffre-douleur de notre magistrat du Middlesex, quand M. Peggotty m’indiqua une autre page du même journal, où je lus :

À DAVID COPPERFIELD, L’ÉMINENT AUTEUR.

« Mon cher monsieur,

« Des années se sont écoulées depuis qu’il m’a été donné de contempler chaque jour, de visu, des traits maintenant familiers à l’imagination d’une portion considérable du monde civilisé.

« Mais, mon cher monsieur, bien que je sois privé (par un concours de circonstances qui ne dépendent pas de moi) de la société de l’ami et du compagnon de ma jeunesse, je n’ai pas cessé de le suivre de la pensée dans l’essor rapide qu’il a pris au haut des airs. Rien n’a pu m’empêcher, non, pas même l’Océan

Qui nous sépare en mugissant, (Burns.)

de prendre ma part des régals intellectuels qu’il nous a prodigués.

« Je ne puis donc laisser partir d’ici un homme que nous estimons et que nous respectons tous deux, mon cher monsieur, sans saisir cette occasion publique de vous remercier en mon nom et, je ne crains pas de le dire, au nom de tous les habitants de Port-Middlebay, au plaisir desquels vous contribuez si puissamment.

« Courage, mon cher monsieur ! vous n’êtes pas inconnu ici, votre talent y est apprécié. Quoique relégués dans une contrée lointaine, il ne faut pas croire pour cela que nous soyons, comme le disent nos détracteurs, ni indifférents, ni mélancoliques, ni (je puis le dire) des lourdauds. Courage, mon cher monsieur ! continuez ce vol d’aigle ! Les habitants du Port-Middlebay vous suivront à travers la nue avec délices, avec plaisir, avec instruction !

« Et parmi les yeux qui s’élèveront vers vous de cette région du globe, vous trouverez toujours, tant qu’il jouira de la vie et de la lumière,

« L’œil qui appartient à

« WILKINS MICAWBER, magistrat. »

En parcourant les autres colonnes du journal, je découvris que M. Micawber était un de ses correspondants les plus actifs et les plus estimés. Il y avait de lui une autre lettre relative à la construction d’un pont. Il y avait aussi l’annonce d’une nouvelle édition de la collection de ses chefs-d’œuvre épistolaires en un joli volume, considérablement augmentée, et je crus reconnaître que l’article en tête des colonnes du journal, en premier Paris, était également de sa main.

Nous parlâmes souvent de M. Micawber, le soir, avec M. Peggotty, tant qu’il resta à Londres. Il demeura chez nous tout le temps de son séjour, qui ne dura pas plus d’un mois. Sa sœur et ma tante vinrent à Londres, pour le voir. Agnès et moi, nous allâmes lui dire adieu à bord du navire, quand il s’embarqua ; nous ne lui dirons plus adieu sur la terre.

Mais, avant de quitter l’Angleterre, il alla avec moi à Yarmouth, pour voir une pierre que j’avais fait placer dans le cimetière, en souvenir de Ham. Tandis que, sur sa demande, je copiais pour lui la courte inscription qui y était gravée, je le vis se baisser et prendre sur la tombe un peu de terre avec une touffe de gazon.

« C’est pour Émilie, me dit-il en le mettant contre son cœur. Je le lui ai promis, maître Davy. »

Chapitre XXXIV. Un dernier regard en arrière. §

Et maintenant, voilà mon histoire finie. Pour la dernière fois, je reporte mes regards en arrière avant de clore ces pages.

Je me vois, avec Agnès à mes côtés, continuant notre voyage sur la route de la vie. Je vois autour de nous nos enfants et nos amis, et j’entends, parfois, le long du chemin, le bruit de bien des voix qui me sont chères.

Quels sont les visages qui appellent plus particulièrement mon intérêt dans cette foule dont je recueille les voix ? Tenez ! les voici qui viennent au devant de moi pour répondre à ma question !

Voici d’abord ma tante avec des lunettes d’un numéro plus fort ; elle a plus de quatre-vingts ans, la bonne vieille ; mais elle est toujours droite comme un jonc, et, par un beau froid, elle fait encore ses deux lieues à pied tout d’une traite.

Près d’elle, toujours près d’elle, voici Peggotty ma chère vieille bonne : elle aussi porte des lunettes ; le soir elle se met tout près de la lampe, l’aiguille en main, mais elle ne prend jamais son ouvrage sans poser sur la table son petit bout de cire, son mètre domicilié dans la petite maisonnette, et sa boîte à ouvrage, dont le couvercle représente la cathédrale de Saint-Paul.

Les joues et les bras de Peggotty, jadis si durs et si rouges que je ne comprenais pas, dans mon enfance, comment les oiseaux ne venaient pas le becqueter plutôt que des pommes sont maintenant tout ratatinés ; et ses yeux, qui obscurcissaient de leur éclat tous les traits de son visage dans leur voisinage, se sont un peu ternis (bien qu’ils brillent encore) ; mais son index raboteux, que je comparais jadis dans mon esprit à une râpe à muscade, est toujours le même, et quand je vois mon dernier enfant s’y accrocher en chancelant pour arriver de ma tante jusqu’à elle, je me rappelle notre petit salon de Blunderstone et le temps où je pouvais à peine marcher moi-même. Ma tante est enfin consolée de son désappointement passé : elle est marraine d’une véritable Betsy Trotwood en chair et en os, et Dora (celle qui vient après) prétend que grand’tante la gâte.

Il y a quelque chose de bien gros dans la poche de Peggotty, ce ne peut être que le livre des crocodiles ; il est dans un assez triste état, plusieurs feuilles ont été déchirées et rattachées avec une épingle, mais Peggotty le montre encore aux enfants comme une précieuse relique. Rien ne m’amuse comme de revoir, à la seconde génération, mon visage d’enfant, relevant vers moi ses yeux émerveillés par les histoires de crocodiles. Cela me rappelle ma vieille connaissance Brooks de Sheffield.

Au milieu de mes garçons, par ce beau jour d’été, je vois un vieillard qui fait des cerfs-volants, et qui les suit du regard dans les airs avec une joie qu’on ne saurait exprimer. Il m’accueille d’un air ravi, et commence, avec une foule de petits signes d’intelligence :

« Trotwood, vous serez bien aise d’apprendre que, quand je n’aurai rien de mieux à faire, j’achèverai le Mémoire, et que votre tante est la femme la plus remarquable du monde, monsieur ! »

Quelle est cette femme qui marche, courbée, en s’appuyant sur une canne ? Je reconnais sur son visage les traces d’une beauté fière qui n’est plus, quoiqu’elle cherche à lutter encore contre l’affaiblissement de son intelligence grondeuse, imbécile, égarée ? Elle est dans un jardin ; près d’elle se tient une femme rude, sombre, flétrie, avec une cicatrice à la lèvre. Écoutons ce qu’elles se disent.

« Rose, j’ai oublié le nom de ce monsieur. »

Rose se penche vers elle et lui annonce M. Copperfield.

« Je suis bien aise de vous voir, monsieur. Je suis fâchée de remarquer que vous êtes en deuil. J’espère que le temps vous apportera quelque soulagement ! »

La personne qui l’accompagne la gronde de ses distractions :

« Il n’est pas du tout en deuil ; regardez plutôt, » et elle essaye de la tirer de ses rêveries.

« Vous avez vu mon fils, monsieur, dit la vieille dame. Êtes-vous réconciliés ? »

Puis, me regardant fixement, elle porte, en gémissant, la main à son front. Tout à coup elle s’écrie, d’une voix terrible : « Rosa, venez ici. Il est mort ! » Et Rosa, à genoux devant elle, lui prodigue tour à tour ses caresses et ses reproches ; ou bien elle s’écrie dans son amertume : « Je l’aimais plus que vous ne l’avez jamais aimé ; » ou bien elle s’efforce de l’endormir sur son sein, comme un enfant malade. C’est ainsi que je les quitte ; c’est ainsi que je les retrouve toujours ; c’est ainsi que, d’année en année, leur vie s’écoule.

Mais voici un vaisseau qui revient des Indes. Quelle est cette dame anglaise, mariée à un vieux Crésus écossais, à l’air rechigné et aux oreilles pendantes ? Serait-ce par hasard Julia Mills ?

Oui, vraiment, c’est Julia Mills, toujours pimpante et pie-grièche, et voilà son nègre qui lui apporte des lettres et des cartes sur un plateau de vermeil ; voilà une mulâtresse vêtue de blanc, avec un mouchoir rouge noué autour de la tête, pour lui servir son tiffin 7 dans son cabinet de toilette. Mais Julie n’écrit plus son journal, elle ne chante plus le Glas funèbre de l’Affection ; elle ne fait que se quereller sans cesse avec le vieux Crésus écossais, une espèce d’ours jaune, au cuir tanné. Julia est plongée dans l’or jusqu’au cou : jamais elle ne parle, jamais elle ne rêve d’autre chose. Je l’aimais mieux dans le désert de Sahara.

Ou plutôt le voici, le désert de Sahara ! Car Julia a beau avoir une belle maison, une société choisie, et donner tous les jours de magnifiques dîners, je ne vois pas près d’elle de rejeton verdoyant, pas la plus petite pousse qui promette un jour des fleurs ou des fruits. Je ne vois que ce qu’elle appelle sa société : M. Jack Maldon, du haut de sa grandeur, tournant en ridicule la main qui l’y a élevé, et me parlant du docteur comme d’une antiquaille bien amusante. Ah ! Julia, si la société ne se compose pour vous que de messieurs et de dames aussi futiles, si le principe sur lequel elle repose est, avant tout, une indifférence avouée pour tout ce qui peut avancer ou retarder le progrès de l’humanité, nous aurions aussi bien fait, je crois, de nous perdre dans le désert de Sahara ; au moins nous aurions pu trouver moyen d’en sortir.

Mais le voilà, ce bon docteur, notre excellent ami ; il travaille à son Dictionnaire (il en est à la lettre D) ; qu’il est heureux entre sa femme et ses livres ! Et voilà aussi le vieux troupier : mais il en a bien rabattu et il est loin d’avoir conservé son influence d’autrefois.

Voici aussi un homme bien affairé, qui travaille au Temple dans son cabinet, ses cheveux (du moins ce qui lui en reste) sont plus récalcitrants que jamais, grâce à la friction constante qu’exerce sur sa tête sa perruque d’avocat : c’est mon bon vieil ami Traddles. Il a sa table couverte de piles de papiers, et je lui dis en regardant autour de moi :

« Si Sophie était encore votre copiste, Traddles, elle aurait terriblement de besogne !

– Oui, certainement, mon cher Copperfield ! Mais quel bon temps que celui que nous avons passé à Holborn-Court ! N’est-il pas vrai ?

– Quand elle vous disait qu’un jour vous deviendriez juge, quoique ce ne fût pas tout à fait là le bruit public en ville !

– En tout cas, dit Traddles, si jamais cela m’arrive…

– Vous savez bien que cela ne tardera pas.

– Eh bien, mon cher Copperfield, quand je serai juge, je trahirai le secret de Sophie, comme je le lui ai promis alors. »

Nous sortons bras dessus bras dessous. Je vais dîner chez Traddles en famille. C’est l’anniversaire de Sophie, et chemin faisant, Traddles ne me parle que de son bonheur présent et passé.

« Je suis venu à bout, mon cher Copperfield, d’accomplir tout ce que j’avais le plus à cœur. D’abord le révérend Horace est maintenant recteur d’une cure qui lui vaut par an quatre cent cinquante livres sterling. Après cela, nos deux fils reçoivent une excellente éducation et se distinguent dans leurs études par leur travail et leurs succès. Et puis nous avons marié avantageusement trois des sœurs de Sophie ; il y en a encore trois qui vivent avec nous ; quant aux trois autres, elles tiennent la maison du révérend Horace, depuis la mort de miss Crewler ; et elles sont toutes heureuses comme des reines.

– Excepté… dis-je.

– Excepté la Beauté, dit Traddles, oui. C’est bien malheureux qu’elle ait épousé un si mauvais sujet. Il avait un certain éclat qui l’a séduite. Mais après tout, maintenant qu’elle est chez nous, et que nous nous sommes débarrassés de lui, j’espère bien que nous allons lui faire reprendre courage. »

Traddles habite une de ces maisons peut-être dont Sophie et lui examinaient jadis la place, et distribuaient en espérance le logement intérieur, dans leurs promenades du soir. C’est une grande maison, mais Traddles serre ses papiers dans son cabinet de toilette, avec ses bottes ; Sophie et lui logent dans les mansardes, pour laisser les plus jolies chambres à la Beauté et aux autres sœurs. Il n’y a pas une chambre de réserve dans la maison, car je ne sais comment cela se fait, mais il a toujours, pour une raison ou pour une autre, une infinité de « petites sœurs » à loger. Nous ne mettons pas le pied dans une pièce qu’elles ne se précipitent en foule vers la porte, et ne viennent étouffer, pour ainsi dire, Traddles dans leurs embrassements. La pauvre Beauté est ici à perpétuité : elle reste veuve avec une petite fille. En l’honneur de l’anniversaire de Sophie, nous avons à dîner les trois sœurs mariées, avec leurs trois maris, plus le frère d’un des maris, le cousin d’un autre mari, et la sœur d’un troisième mari, qui me paraît sur le point d’épouser le cousin. Au haut bout de la grande table est assis Traddles, le patriarche, toujours bon et simple comme autrefois. En face de lui, Sophie le regarde d’un air radieux, à travers la table, chargée d’un service qui brille assez pour qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas du métal anglais.

Et maintenant ! au moment de finir ma tâche, j’ai peine à m’arracher à mes souvenirs, mais il le faut ; toutes ces figures s’effacent et disparaissent. Pourtant il y en a une, une seule, qui brille au-dessus de moi comme une lueur céleste, qui illumine tous les autres objets à mes yeux, et les domine tous. Celle-là, elle me reste.

Je tourne la tête et je la vois à côté de moi, dans sa beauté sereine. Ma lampe va s’éteindre, j’ai travaillé si tard cette nuit ; mais la chère image, sans laquelle je ne serais rien, me tient fidèlement compagnie.

Ô Agnès, ô mon âme, puisse cette image, toujours présente, être ainsi près de moi quand je serai arrivé, à mon tour, au terme de ma vie ! Puissé-je, quand la réalité s’évanouira à mes yeux, comme ses ombres vaporeuses dont mon imagination se sépare volontairement en ce moment, te retrouver encore près de moi, le doigt levé pour me montrer le ciel !

FIN.