Charles Dickens

1861

Les grandes espérances

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Tome premier §

Chapitre I. §

Le nom de famille de mon père étant Pirrip, et mon nom de baptême Philip, ma langue enfantine ne put jamais former de ces deux mots rien de plus long et de plus explicite que Pip. C’est ainsi que je m’appelai moi-même Pip, et que tout le monde m’appela Pip.

Si je donne Pirrip comme le nom de famille de mon père, c’est d’après l’autorité de l’épitaphe de son tombeau, et l’attestation de ma sœur, Mrs Joe Gargery, qui a épousé le forgeron. N’ayant jamais vu ni mon père, ni ma mère, même en portrait puisqu’ils vivaient bien avant les photographes, la première idée que je me formai de leur personne fut tirée, avec assez peu de raison, du reste, de leurs pierres tumulaires. La forme des lettres tracées sur celle de mon père me donna l’idée bizarre que c’était un homme brun, fort, carré, ayant les cheveux noirs et frisés. De la tournure et des caractères de cette inscription : Et aussi Georgiana, épouse du ci-dessus, je tirai la conclusion enfantine que ma mère avait été une femme faible et maladive. Les cinq petites losanges de pierre, d’environ un pied et demi de longueur, qui étaient rangées avec soin à côté de leur tombe, et dédiées à la mémoire de cinq petits frères qui avaient quitté ce monde après y être à peine entrés, firent naître en moi une pensée que j’ai religieusement conservée depuis, c’est qu’ils étaient venus en ce monde couchés sur leurs dos, les mains dans les poches de leurs pantalons, et qu’ils n’étaient jamais sortis de cet état d’immobilité.

Notre pays est une contrée marécageuse, située à vingt milles de la mer, près de la rivière qui y conduit en serpentant. La première impression que j’éprouvai de l’existence des choses extérieures semble m’être venue par une mémorable après-midi, froide, tirant vers le soir. À ce moment, je devinai que ce lieu glacé, envahi par les orties, était le cimetière ; que Philip Pirrip, décédé dans cette paroisse, et Georgiana, sa femme, y étaient enterrés ; que Alexander, Bartholomew, Abraham, Tobias et Roger, fils desdits, y étaient également morts et enterrés ; que ce grand désert plat, au delà du cimetière, entrecoupé de murailles, de fossés, et de portes, avec des bestiaux qui y paissaient çà et là, se composait de marais ; que cette petite ligne de plomb plus loin était la rivière, et que cette vaste étendue, plus éloignée encore, et d’où nous venait le vent, était la mer ; et ce petit amas de chairs tremblantes effrayé de tout cela et commençant à crier, était Pip.

« Tais-toi ! s’écria une voix terrible, au moment où un homme parut au milieu des tombes, près du portail de l’église. Tiens-toi tranquille, petit drôle, où je te coupe la gorge ! »

C’était un homme effrayant à voir, vêtu tout en gris, avec un anneau de fer à la jambe ; un homme sans chapeau, avec des souliers usés et troués, et une vieille loque autour de la tête ; un homme trempé par la pluie, tout couvert de boue, estropié par les pierres, écorché par les cailloux, déchiré par les épines, piqué par les orties, égratigné par les ronces ; un homme qui boitait, grelottait, grognait, dont les yeux flamboyaient, et dont les dents claquaient, lorsqu’il me saisit par le menton.

« Oh ! monsieur, ne me coupez pas la gorge !… m’écriai-je avec terreur. Je vous en prie, monsieur…, ne me faites pas de mal !…

– Dis-moi ton nom, fit l’homme, et vivement !

– Pip, monsieur…

– Encore une fois, dit l’homme en me fixant, ton nom… ton nom ?…

– Pip… Pip… monsieur…

– Montre-nous où tu demeures, dit l’homme, montre-nous ta maison. »

J’indiquai du doigt notre village, qu’on apercevait parmi les aulnes et les peupliers, à un mille ou deux de l’église.

L’homme, après m’avoir examiné pendant quelques minutes, me retourna la tête en bas, les pieds en l’air et vida mes poches. Elles ne contenaient qu’un morceau de pain. Quand je revins à moi, il avait agi si brusquement, et j’avais été si effrayé, que je voyais tout sens dessus dessous, et que le clocher de l’église semblait être à mes pieds ; quand je revins à moi, dis-je, j’étais assis sur une grosse pierre, où je tremblais pendant qu’il dévorait mon pain avec avidité.

« Mon jeune gaillard, dit l’homme, en se léchant les lèvres, tu as des joues bien grasses. »

Je crois qu’effectivement mes joues étaient grasses, bien que je fusse resté petit et faible pour mon âge.

« Du diable si je ne les mangerais pas ! dit l’homme en faisant un signe de tête menaçant, je crois même que j’en ai quelque envie. »

J’exprimai l’espoir qu’il n’en ferait rien, et je me cramponnai plus solidement à la pierre sur laquelle il m’avait placé, autant pour m’y tenir en équilibre que pour m’empêcher de crier.

« Allons, dit l’homme, parle ! où est ta mère ?

– Là, monsieur ! » répondis-je.

Il fit un mouvement, puis quelques pas, et s’arrêta pour regarder par-dessus son épaule.

« Là, monsieur ! repris-je timidement en montrant la tombe. Aussi Georgiana. C’est ma mère !

– Oh ! dit-il en revenant, et c’est ton père qui est là étendu à côté de ta mère ?

– Oui, monsieur, dis-je, c’est lui, défunt de cette paroisse.

– Ah ! murmura-t-il en réfléchissant, avec qui demeures-tu, en supposant qu’on te laisse demeurer quelque part, ce dont je ne suis pas certain ?

– Avec ma sœur, monsieur… Mrs Joe Gargery, la femme de Joe Gargery, le forgeron, monsieur.

– Le forgeron… hein ? » dit-il en regardant le bas de sa jambe.

Après avoir pendant un instant promené ses yeux alternativement sur moi et sur sa jambe, il me prit dans ses bras, me souleva, et, me tenant de manière à ce que ses yeux plongeassent dans les miens, de haut en bas, et les miens dans les siens, de bas en haut, il dit :

« Maintenant, écoute-moi bien, c’est toi qui vas décider si tu dois vivre. Tu sais ce que c’est qu’une lime ?

– Oui, monsieur…

– Tu sais aussi ce que c’est que des vivres ?

– Oui, monsieur… »

Après chaque question, il me secouait un peu plus fort, comme pour me donner une idée plus sensible de mon abandon et du danger que je courais.

« Tu me trouveras une lime… »

Il me secouait.

« Et tu me trouveras des vivres… »

Il me secouait encore.

« Tu m’apporteras ces deux choses… »

Il me secouait plus fort.

« Ou j’aurai ton cœur et ton foie… »

Et il me secouait toujours.

J’étais mortellement effrayé et si étourdi, que je me cramponnai à lui en disant :

« Si vous vouliez bien ne pas tant me secouer, monsieur, peut-être n’aurais-je pas mal au cœur, et peut-être entendrais-je mieux… »

Il me donna une secousse si terrible, qu’il me sembla voir danser le coq sur son clocher. Alors il me soutint par les bras, dans une position verticale, sur le bloc de pierre, puis il continua en ces termes effrayants :

« Tu m’apporteras demain matin, à la première heure, une lime et des vivres. Tu m’apporteras le tout dans la vieille Batterie là-bas. Tu auras soin de ne pas dire un mot, de ne pas faire un signe qui puisse faire penser que tu m’as vu, ou que tu as vu quelque autre personne ; à ces conditions, on te laissera vivre. Si tu manques à cette promesse en quelque manière que ce soit, ton cœur et ton foie te seront arrachés, pour être rôtis et mangés. Et puis, je ne suis pas seul, ainsi que tu peux le croire. Il y a là un jeune homme avec moi, un jeune homme auprès duquel je suis un ange. Ce jeune homme entend ce que je te dis. Ce jeune homme a un moyen tout particulier de se procurer le cœur et le foie des petits gars de ton espèce. Il est impossible, à n’importe quel moucheron comme toi, de le fuir ou de se cacher de lui. Tu auras beau fermer la porte au verrou, te croire en sûreté dans ton lit bien chaud, te cacher la tête sous les couvertures, et espérer que tu es à l’abri de tout danger, ce jeune homme saura s’approcher de toi et t’ouvrir le ventre. Ce n’est qu’avec de grandes difficultés que j’empêche en ce moment ce jeune homme de te faire du mal. J’ai beaucoup de peine à l’empêcher de fouiller tes entrailles. Eh bien ! qu’en dis-tu ? »

Je lui dis que je lui procurerais la lime dont il avait besoin, et toutes les provisions que je pourrais apporter, et que je viendrais le trouver à la Batterie, le lendemain, à la première heure.

« Répète après moi : « Que Dieu me frappe de mort, si je ne fais pas ce que vous m’ordonnez, » fit l’homme.

Je dis ce qu’il voulut, et il me posa à terre.

« Maintenant, reprit-il, souviens-toi de ce que tu promets, souviens-toi de ce jeune homme, et rentre chez toi !

– Bon… bonsoir… monsieur, murmurai-je en tremblant.

– C’est égal ! dit-il en jetant les yeux sur le sol humide. Je voudrais bien être grenouille ou anguille. »

En même temps il entoura son corps grelottant avec ses grands bras, en les serrant tellement qu’ils avaient l’air d’y tenir, et s’en alla en boitant le long du mur de l’église. Comme je le regardais s’en aller à travers les ronces et les orties qui couvraient les tertres de gazon, il sembla à ma jeune imagination qu’il éludait, en passant, les mains que les morts étendaient avec précaution hors de leurs tombes, pour le saisir à la cheville et l’attirer chez eux.

Lorsqu’il arriva au pied du mur qui entoure le cimetière, il l’escalada comme un homme dont les jambes sont roides et engourdies, puis il se retourna pour voir ce que je faisais. Je me tournai alors du côté de la maison, et fis de mes jambes le meilleur usage possible. Mais bientôt, regardant en arrière, je le vis s’avancer vers la rivière, toujours enveloppé de ses bras, et choisissant pour ses pieds malades les grandes pierres jetées çà et là dans les marais, pour servir de passerelles, lorsqu’il avait beaucoup plu ou que la marée y était montée.

Les marais formaient alors une longue ligne noire horizontale, la rivière formait une autre ligne un peu moins large et moins noire, les nuages, eux, formaient de longues lignes rouges et noires, entremêlées et menaçantes. Sur le bord de la rivière, je distinguais à peine les deux seuls objets noirs qui se détachaient dans toute la perspective qui s’étendait devant moi : l’un était le fanal destiné à guider les matelots, ressemblant assez à un casque sans houppe placé sur une perche, et qui était fort laid vu de près ; l’autre, un gibet, avec ses chaînes pendantes, auquel on avait jadis pendu un pirate. L’homme, qui s’avançait en boitant vers ce dernier objet, semblait être le pirate revenu à la vie, et allant se raccrocher et se reprendre lui-même. Cette pensée me donna un terrible moment de vertige ; et, en voyant les bestiaux lever leurs têtes vers lui, je me demandais s’ils ne pensaient pas comme moi. Je regardais autour de moi pour voir si je n’apercevais pas l’horrible jeune homme, je n’en vis pas la moindre trace ; mais la frayeur me reprit tellement, que je courus à la maison sans m’arrêter.

Chapitre II. §

Ma sœur, Mrs Joe Gargery, n’avait pas moins de vingt ans de plus que moi, et elle s’était fait une certaine réputation d’âme charitable auprès des voisins, en m’élevant, comme elle disait, « à la main. » Obligé à cette époque de trouver par moi-même la signification de ce mot, et sachant parfaitement qu’elle avait une main dure et lourde, que d’habitude elle laissait facilement retomber sur son mari et sur moi, je supposai que Joe Gargery était, lui aussi, élevé à la main.

Ce n’était pas une femme bien avenante que ma sœur ; et j’ai toujours conservé l’impression qu’elle avait forcé par la main Joe Gargery à l’épouser. Joe Gargery était un bel homme ; des boucles couleur filasse encadraient sa figure douce et bonasse, et le bleu de ses yeux était si vague et si indécis, qu’on eût eu de la peine à définir l’endroit où le blanc lui cédait la place, car les deux nuances semblaient se fondre l’une dans l’autre. C’était un bon garçon, doux, obligeant, une bonne nature, un caractère facile, une sorte d’Hercule par sa force, et aussi par sa faiblesse.

Ma sœur, Mrs Joe, avec des cheveux et des yeux noirs, avait une peau tellement rouge que je me demandais souvent si, peut-être, pour sa toilette, elle ne remplaçait pas le savon par une râpe à muscade. C’était une femme grande et osseuse ; elle ne quittait presque jamais un tablier de toile grossière, attaché par derrière à l’aide de deux cordons, et une bavette imperméable, toujours parsemée d’épingles et d’aiguilles. Ce tablier était la glorification de son mérite et un reproche perpétuellement suspendu sur la tête de Joe. Je n’ai jamais pu deviner pour quelle raison elle le portait, ni pourquoi, si elle voulait absolument le porter, elle ne l’aurait pas changé, au moins une fois par jour.

La forge de Joe attenait à la maison, construite en bois, comme l’étaient à cette époque plus que la plupart des maisons de notre pays. Quand je rentrai du cimetière, la forge était fermée, et Joe était assis tout seul dans la cuisine. Joe et moi, nous étions compagnons de souffrances, et comme tels nous nous faisions des confidences ; aussi, à peine eus-je soulevé le loquet de la porte et l’eus-je aperçu dans le coin de la cheminée, qu’il me dit :

« Mrs Joe est sortie douze fois pour te chercher, mon petit Pip ; et elle est maintenant dehors une treizième fois pour compléter la douzaine de boulanger.

– Vraiment ?

– Oui, mon petit Pip, dit Joe ; et ce qu’il y a de pire pour toi, c’est qu’elle a pris Tickler avec elle. »

À cette terrible nouvelle, je me mis à tortiller l’unique bouton de mon gilet et, d’un air abattu, je regardai le feu. Tickler était un jonc flexible, poli à son extrémité par de fréquentes collisions avec mon pauvre corps.

« Elle se levait sans cesse, dit Joe ; elle parlait à Tickler, puis elle s’est précipitée dehors comme une furieuse. Oui, comme une furieuse, » ajouta Joe en tisonnant le feu entre les barreaux de la grille avec le poker.

– Y a-t-il longtemps qu’elle est sortie, Joe ? dis-je, car je le traitais toujours comme un enfant, et le considérais comme mon égal.

– Hem ! dit Joe en regardant le coucou hollandais, il y a bien cinq minutes qu’elle est partie en fureur… mon petit Pip. Elle revient !… Cache-toi derrière la porte, mon petit Pip, et rabats l’essuie-mains sur toi. »

Je suivis ce conseil. Ma sœur, Mrs Joe, entra en poussant la porte ouverte, et trouvant une certaine résistance elle en devina aussitôt la cause, et chargea Tickler de ses investigations. Elle finit, je lui servais souvent de projectile conjugal, par me jeter sur Joe, qui, heureux de cette circonstance, me fit passer sous la cheminée, et me protégea tranquillement avec ses longues jambes.

« D’où viens-tu, petit singe ? dit Mrs Joe en frappant du pied. Dis-moi bien vite ce que tu as fait pour me donner ainsi de l’inquiétude et du tracas, sans cela je saurai bien t’attraper dans ce coin, quand vous seriez cinquante Pips et cinq cents Gargerys.

– Je suis seulement allé jusqu’au cimetière, dis-je du fond de ma cachette en pleurant et en me grattant.

– Au cimetière ? répéta ma sœur. Sans moi, il y a longtemps que tu y serais allé et que tu n’en serais pas revenu. Qui donc t’a élevé ?

– C’est toi, dis-je.

– Et pourquoi y es-tu allé ? Voilà ce que je voudrais savoir, s’écria ma sœur.

– Je ne sais pas, dis-je à voix basse.

– Je ne sais pas ! reprit ma sœur, je ne le ferai plus jamais ! Je connais cela. Je t’abandonnerai un de ces jours, moi qui n’ai jamais quitté ce tablier depuis que tu es au monde. C’est déjà bien assez d’être la femme d’un forgeron, et d’un Gargery encore, sans être ta mère ! »

Mes pensées s’écartèrent du sujet dont il était question, car en regardant le feu d’un air inconsolable, je vis paraître, dans les charbons vengeurs, le fugitif des marais, avec sa jambe ferrée, le mystérieux jeune homme, la lime, les vivres, et le terrible engagement que j’avais pris de commettre un larcin sous ce toit hospitalier.

« Ah ! dit Mrs Joe en remettant Tickler à sa place. Au cimetière, c’est bien cela ! C’est bien à vous qu’il appartient de parler de cimetière. Pas un de nous, entre parenthèses, n’avait soufflé un mot de cela. Vous pouvez vous en vanter tous les deux, vous m’y conduirez un de ces jours, au cimetière. Ah ! quel j…o…l…i c…o…u…p…l…e vous ferez sans moi ! »

Pendant qu’elle s’occupait à préparer le thé, Joe tournait sur moi des yeux interrogateurs, comme pour me demander si je prévoyais quelle sorte de couple nous pourrions bien faire à nous deux, si le malheur prédit arrivait. Puis il passa sa main gauche sur ses favoris, en suivant de ses gros yeux bleus les mouvements de Mrs Joe, comme il faisait toujours par les temps d’orage.

Ma sœur avait adopté un moyen de nous préparer nos tartines de beurre, qui ne variait jamais. Elle appuyait d’abord vigoureusement et longuement avec sa main gauche, le pain sur la poitrine, où il ne manquait pas de ramasser sur la bavette, tantôt une épingle, tantôt une aiguille, qui se retrouvait bientôt dans la bouche de l’un de nous. Elle prenait ensuite un peu (très-peu de beurre) à la pointe d’un couteau, et l’étalait sur le pain de la même manière qu’un apothicaire prépare un emplâtre, se servant des deux côtés du couteau avec dextérité, et ayant soin de ramasser ce qui dépassait le bord de la croûte. Puis elle donnait le dernier coup de couteau sur le bord de l’emplâtre, et elle tranchait une épaisse tartine de pain que, finalement, elle séparait en deux moitiés, l’une pour Joe, l’autre pour moi.

Ce jour-là, j’avais faim, et malgré cela je n’osai pas manger ma tartine. Je sentais que j’avais à réserver quelque chose pour ma terrible connaissance et son allié, plus terrible encore, le jeune homme mystérieux. Je savais que Mrs Joe dirigeait sa maison avec la plus stricte économie, et que mes recherches dans le garde-manger pourraient bien être infructueuses. Je me décidai donc à cacher ma tartine dans l’une des jambes de mon pantalon.

L’effort de résolution nécessaire à l’accomplissement de ce projet me paraissait terrible. Il produisait sur mon imagination le même effet que si j’eusse dû me précipiter d’une haute maison, ou dans une eau très-profonde, et il me devenait d’autant plus difficile de m’y résoudre finalement, que Joe ignorait tout. Dans l’espèce de franc-maçonnerie, déjà mentionnée par moi, qui nous unissait comme compagnons des mêmes souffrances, et dans la camaraderie bienveillante de Joe pour moi, nous avions coutume de comparer nos tartines, à mesure que nous y faisions des brèches, en les exposant à notre mutuelle admiration, comme pour stimuler notre ardeur. Ce soir-là, Joe m’invita plusieurs fois à notre lutte amicale en me montrant les progrès que faisait la brèche ouverte dans sa tartine ; mais, chaque fois, il me trouva avec ma tasse de thé sur un genou et ma tartine intacte sur l’autre. Enfin, je considérai que le sacrifice était inévitable, je devais le faire de la manière la moins extraordinaire et la plus compatible avec les circonstances. Profitant donc d’un moment où Joe avait les yeux tournés, je fourrai ma tartine dans une des jambes de mon pantalon.

Joe paraissait évidemment mal à l’aise de ce qu’il supposait être un manque d’appétit, et il mordait tout pensif à même sa tartine des bouchées qu’il semblait avaler sans aucun plaisir. Il les tournait et retournait dans sa bouche plus longtemps que de coutume, et finissait par les avaler comme des pilules. Il allait saisir encore une fois, avec ses dents, le pain beurré et avait déjà ouvert une bouche d’une dimension fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il s’aperçut que ma tartine avait disparu.

L’étonnement et la consternation avec lesquels Joe avait arrêté le pain sur le seuil de sa bouche et me regardait, étaient trop évidents pour échapper à l’observation de ma sœur.

« Qu’y a-t-il encore ? dit-elle en posant sa tasse sur la table.

– Oh ! oh ! murmurait Joe, en secouant la tête d’un air de sérieuse remontrance, mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, ça ne passera pas, tu n’as pas pu la mâcher, mon petit Pip, mon ami !

– Qu’est-ce qu’il y a encore, voyons ? répéta ma sœur avec plus d’aigreur que la première fois.

– Si tu peux en faire remonter quelque parcelle, en toussant, mon petit Pip, fais-le, mon ami ! dit Joe. Certainement chacun mange comme il l’entend, mais encore, ta santé !… ta santé !… »

À ce moment, ma sœur furieuse avait attrapé Joe par ses deux favoris et lui cognait la tête contre le mur, pendant qu’assis dans mon coin je les considérais d’un air vraiment piteux.

« Maintenant, peut-être vas-tu me dire ce qu’il y a, gros niais que tu es ! » dit ma sœur hors d’haleine.

Joe promena sur elle un regard désespéré, prit une bouchée désespérée, puis il me regarda de nouveau :

« Tu sais, mon petit Pip, dit-il d’un ton solennel et confidentiel, comme si nous eussions été seuls, et en logeant sa dernière bouchée dans sa joue, tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le dernier à faire aucun mauvais rapport contre toi ; mais faire un pareil coup… »

Il éloigna sa chaise pour regarder le plancher entre lui et moi ; puis il reprit :

« Avaler un pareil morceau d’un seul coup !

– Il a avalé tout son pain, n’est-ce pas ? s’écria ma sœur.

– Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe, en me regardant, sans faire la moindre attention à Mrs Joe, et ayant toujours sous la joue sa dernière bouchée, que j’ai avalé aussi, moi qui te parle… et souvent encore… quand j’avais ton âge, et j’ai vu bien des avaleurs, mais je n’ai jamais vu avaler comme toi, mon petit Pip, et je m’étonne que tu n’en sois pas mort ; c’est par une permission du bon Dieu ! »

Ma sœur s’élança sur moi, me prit par les cheveux et m’adressa ces paroles terribles :

« Arrive, mauvais garnement, qu’on te soigne ! »

Quelque brute médicale avait, à cette époque, remis en vogue l’eau de goudron, comme un remède très-efficace, et Mrs Joe en avait toujours dans son armoire une certaine provision, croyant qu’elle avait d’autant plus de vertu qu’elle était plus dégoûtante. Dans de meilleurs temps, un peu de cet élixir m’avait été administré comme un excellent fortifiant ; je craignis donc ce qui allait arriver, pressentant une nouvelle entrave à mes projets de sortie. Ce soir-là, l’urgence du cas demandait au moins une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l’introduisit dans la gorge, pour mon plus grand bien, en me tenant la tête sous son bras, comme un tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte pour une demi-pinte, qu’il dut avaler, bon gré, mal gré, pendant qu’il était assis, mâchant tranquillement et méditant devant le feu, parce qu’il avait peut-être eu mal au cœur. Jugeant d’après moi, je puis dire qu’il y aurait eu mal après, s’il n’y avait eu mal avant.

La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme, soit un enfant ; mais quand ce secret fardeau se trouve lié à un autre fardeau, enfoui dans les jambes d’un pantalon, c’est (je puis l’avouer) une grande punition. La pensée que j’allais commettre un crime en volant Mrs Joe, l’idée que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je n’avais jamais pensé qu’il eût aucun droit sur les ustensiles du ménage ; cette pensée, jointe à la nécessité dans laquelle je me trouvais de tenir sans relâche ma main sur ma tartine, pendant que j’étais assis ou que j’allais à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des marais venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me semblait entendre au dehors la voix de l’homme à la jambe ferrée, qui m’avait fait jurer le secret, me criant qu’il ne pouvait ni ne voulait jeûner jusqu’au lendemain, mais qu’il lui fallait manger tout de suite. D’autre fois, je pensais que le jeune homme, qu’il était si difficile d’empêcher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien céder à une impatience constitutionnelle, ou se tromper d’heure et se croire des droits à mon cœur et à mon foie ce soir même, au lieu de demain ! S’il est jamais arrivé à quelqu’un de sentir ses cheveux se dresser sur sa tête, ce doit être à moi. Mais peut-être cela n’est-il jamais arrivé à personne.

C’était la veille de Noël, et j’étais chargé de remuer, avec une tige en cuivre, la pâte du pudding pour le lendemain, et cela de sept à huit heures, au coucou hollandais. J’essayai de m’acquitter de ce devoir sans me séparer de ma tartine, et cela me fit penser une fois de plus à l’homme chargé de fers, et j’éprouvai alors une certaine tendance à sortir la malheureuse tartine de mon pantalon, mais la chose était bien difficile. Heureusement, je parvins à me glisser jusqu’à ma petite chambre, où je déposai cette partie de ma conscience.

« Écoute ! dis-je, quand j’eus fini avec le pudding, et que je revins prendre encore un peu de chaleur au coin de la cheminée avant qu’on ne m’envoyât coucher. Pourquoi tire-t-on ces grands coups de canon, Joe ?

– Ah ! dit Joe, encore un forçat d’évadé !

– Qu’est-ce que cela veut dire, Joe ? »

Mrs Joe, qui se chargeait toujours de donner des explications, répondit avec aigreur :

« Échappé ! échappé !… » administrant ainsi la définition comme elle administrait l’eau de goudron.

Tandis que Mrs Joe avait la tête penchée sur son ouvrage d’aiguille, je tâchai par des mouvements muets de mes lèvres de faire entendre à Joe cette question :

« Qu’est-ce qu’un forçat ? »

Joe me fit une réponse grandement élaborée, à en juger les contorsions de sa bouche, mais dont je ne pus former que le seul mot : « Pip !… »

« Un forçat s’est évadé hier soir après le coup de canon du coucher du soleil, reprit Joe à haute voix, et on a tiré le canon pour en avertir ; et maintenant on tire sans doute encore pour un autre.

– Qu’est-ce qui tire ? demandai-je.

– Qu’est-ce que c’est qu’un garçon comme ça ? fit ma sœur en fronçant le sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur éternel tu fais… Ne fais pas de questions, et on ne te dira pas de mensonges. »

Je pensais que ce n’était pas très-poli pour elle-même de me laisser entendre qu’elle me dirait des mensonges, si je lui faisais des questions. Mais elle n’était jamais polie avec moi, excepté quand il y avait du monde.

À ce moment, Joe vint augmenter ma curiosité au plus haut degré, en prenant beaucoup de peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui faire prendre la forme d’un mot qui, au mouvement de ses lèvres, me parut être :

« Boudé… »

Je regardai naturellement Mrs Joe et dis :

« Elle ? »

Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il répéta le mouvement avec plus d’énergie encore ; je ne compris pas davantage.

« Mistress Joe, dis-je comme dernière ressource, je voudrais bien savoir… si cela ne te fait rien… où l’on tire le canon ?

– Que Dieu bénisse cet enfant ! s’écria ma sœur d’un ton qui faisait croire qu’elle pensait tout le contraire de ce qu’elle disait. Aux pontons !

– Oh ! dis-je en levant les yeux sur Joe, aux pontons ! »

Joe me lança un regard de reproche qui disait :

« Je te l’avais bien dit1.

– Et s’il te plaît, qu’est-ce que les pontons ? repris-je.

– Voyez-vous, s’écria ma sœur en dirigeant sur moi son aiguille et en secouant la tête de mon côté, répondez-lui une fois, et il vous fera de suite une douzaine de questions. Les pontons sont des vaisseaux qui servent de prison, et qu’on trouve en traversant tout droit les marais.

– Je me demande qui on peut mettre dans ces prisons, et pourquoi on y met quelqu’un ? » dis-je d’une manière générale et avec un désespoir calme.

C’en était trop pour Mrs Joe, qui se leva immédiatement.

« Je vais te le dire, méchant vaurien, fit-elle. Je ne t’ai pas élevé pour que tu fasses mourir personne à petit feu ; je serais à blâmer et non à louer si je l’avais fait. On met sur les pontons ceux qui ont tué, volé, fait des faux et toutes sortes de mauvaises actions, et ces gens-là ont tous commencé comme toi par faire des questions. Maintenant, va te coucher, et dépêchons ! »

On ne me donnait jamais de chandelle pour m’aller coucher, et en gagnant cette fois ma chambre dans l’obscurité, ma tête tintait, car Mrs Joe avait tambouriné avec son dé sur mon crâne, en disant ces derniers mots et je sentais avec épouvante que les pontons étaient faits pour moi ; j’étais sur le chemin, c’était évident ! J’avais commencé à faire des questions, et j’étais sur le point de voler Mrs Joe.

Depuis cette époque, bien reculée maintenant, j’ai souvent pensé combien peu de gens savent à quel point on peut compter sur la discrétion des enfants frappés de terreur. Cependant, rien n’est plus déraisonnable que la terreur. J’éprouvais une terreur mortelle en pensant au jeune homme qui en voulait absolument à mon cœur et à mes entrailles. J’éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur à la jambe ferrée. J’éprouvais une terreur mortelle de moi-même, depuis qu’on m’avait arraché ce terrible serment ; je n’avais aucun espoir d’être délivré de cette terreur par ma toute-puissante sœur, qui me rebutait à chaque tentative que je faisais ; et je suis effrayé rien qu’en pensant à ce qu’un ordre quelconque aurait pu m’amener à faire sous l’influence de cette terreur.

Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut pour me sentir entraîné vers les pontons par le courant de la rivière. En passant près de la potence, je vis un fantôme de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je ferais mieux d’aborder et d’être pendu tout de suite que d’attendre. J’aurais eu peur de dormir, quand même j’en aurais eu l’envie, car je savais que c’était à la première aube que je devais piller le garde-manger. Il ne fallait pas songer à agir la nuit, car je n’avais aucun moyen de me procurer de la lumière, si ce n’est en battant le briquet, ou une pierre à fusil avec un morceau de fer, ce qui aurait produit un bruit semblable à celui du pirate agitant ses chaînes.

Dès que le grand rideau noir qui recouvrait ma petite fenêtre eût pris une légère teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le plancher, produisait un craquement qui me semblait crier : « Au voleur !… Réveillez-vous, mistress Joe !… Réveillez-vous !… » Arrivé au garde-manger qui, vu la saison, était plus abondamment garni que de coutume, j’eus un moment de frayeur indescriptible à la vue d’un lièvre pendu par les pattes. Il me sembla même qu’il fixait sur moi un œil beaucoup trop vif pour sa situation. Je n’avais pas le temps de rien vérifier, ni de choisir ; en un mot, je n’avais le temps de rien faire. Je pris du pain, du fromage, une assiette de hachis, que je nouai dans mon mouchoir avec la fameuse tartine de la veille, un peu d’eau-de-vie dans une bouteille de grès, que je transvasai dans une bouteille de verre que j’avais secrètement emportée dans ma chambre pour composer ce liquide enivrant appelé « jus de réglisse », remplissant la bouteille de grès avec de l’eau que je trouvai dans une cruche dans le buffet de la cuisine, un os, auquel il ne restait que fort peu de viande, et un magnifique pâté de porc. J’allais partir sans ce splendide morceau, quand j’eus l’idée de monter sur une planche pour voir ce que pouvait contenir ce plat de terre si soigneusement relégué dans le coin le plus obscur de l’armoire et que je découvris le pâté, je m’en emparai avec l’espoir qu’il n’était pas destiné à être mangé de sitôt, et qu’on ne s’apercevrait pas de sa disparition, de quelque temps au moins.

Une porte de la cuisine donnait accès dans la forge ; je tirai le verrou, j’ouvris cette porte, et je pris une lime parmi les outils de Joe. Puis, je remis toutes les fermetures dans l’état où je les avais trouvées ; j’ouvris la porte par laquelle j’étais rentré le soir précédent ; je m’élançai dans la rue, et pris ma course vers les marais brumeux.

Chapitre III. §

C’était une matinée de gelée blanche très-humide. J’avais trouvé l’extérieur de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme si quelque lutin y avait pleuré toute la nuit, et qu’il lui eût servi de mouchoir de poche. Je retrouvai cette même humidité sur les haies stériles et sur l’herbe desséchée, suspendue comme de grossières toiles d’araignée, de rameau en rameau, de brin en brin ; les grilles, les murs étaient dans le même état, et le brouillard était si épais, que je ne vis qu’en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de notre village, indication qui ne servait à rien car on ne passait jamais par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience oppressée en faisant un fantôme, me montrant la rue des Pontons.

Le brouillard devenait encore plus épais, à mesure que j’approchais des marais, de sorte qu’au lieu d’aller vers les objets, il me semblait que c’étaient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était extrêmement désagréable pour un esprit coupable. Les grilles et les fossés s’élançaient à ma poursuite, à travers le brouillard, et criaient très-distinctement : « Arrêtez-le ! Arrêtez-le !… Il emporte un pâté qui n’est pas à lui !… » Les bestiaux y mettaient une ardeur égale et écarquillaient leurs gros yeux en me lançant par leurs naseaux un effroyable : « Holà ! petit voleur !… Au voleur ! Au voleur !… » Un bœuf noir, à cravate blanche, auquel ma conscience troublée trouvait un certain air clérical, fixait si obstinément sur moi son œil accusateur, que je ne pus m’empêcher de lui dire en passant :

« Je n’ai pas pu faire autrement, monsieur ! Ce n’est pas pour moi que je l’ai pris ! »

Sur ce, il baissa sa grosse tête, souffla par ses naseaux un nuage de vapeur, et disparut après avoir lancé une ruade majestueuse avec ses pieds de derrière et fait le moulinet avec sa queue.

Je m’avançais toujours vers la rivière. J’avais beau courir, je ne pouvais réchauffer mes pieds, auxquels l’humidité froide semblait rivée comme la chaîne de fer était rivée à la jambe de l’homme que j’allais retrouver. Je connaissais parfaitement bien le chemin de la Batterie, car j’y étais allé une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais, qu’assis sur un vieux canon, il m’avait dit que, lorsque je serais son apprenti et directement sous sa dépendance, nous viendrions là passer de bons quarts d’heure. Quoi qu’il en soit, le brouillard m’avait fait prendre un peu trop à droite ; en conséquence, je dus rebrousser chemin le long de la rivière, sur le bord de laquelle il y avait de grosses pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la marée. En me hâtant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un fossé que je savais n’être pas éloigné de la Batterie, quand j’aperçus l’homme assis devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras croisés et la tête penchée en avant, sous le poids du sommeil.

Je pensais qu’il serait content de me voir arriver aussi inopinément avec son déjeuner. Je m’approchai donc de lui et le touchai doucement à l’épaule. Il bondit sur ses pieds, mais ce n’était pas le même homme, c’en était un autre !

Et pourtant cet homme était, comme l’autre, habillé tout en gris ; comme l’autre, il avait un fer à la jambe ; comme l’autre, il boitait, il avait froid, il était enroué ; enfin c’était exactement le même homme, si ce n’est qu’il n’avait pas le même visage et qu’il portait un chapeau bas de forme et à larges bords. Je vis tout cela en un moment, car je n’eus qu’un moment pour voir tout cela ; il me lança un gros juron à la tête, puis il voulut me donner un coup de poing ; mais si indécis et si faible qu’il me manqua et faillit lui-même rouler à terre car ce mouvement le fit chanceler ; alors, il s’enfonça dans le brouillard, en trébuchant deux fois et je le perdis de vue.

« C’est le jeune homme ! » pensai-je en portant la main sur mon cœur.

Et je crois que j’aurais aussi ressenti une douleur au foie, si j’avais su où il était placé.

J’arrivai bientôt à la Batterie. J’y trouvai mon homme, le véritable, s’étreignant toujours et se promenant çà et là en boitant, comme s’il n’eût pas cessé un instant, toute la nuit, de s’étreindre et de se promener en m’attendant. À coup sûr, il avait terriblement froid, et je m’attendais presque à le voir tombé inanimé et mourir de froid à mes pieds. Ses yeux annonçaient aussi une faim si épouvantable que, quand je lui tendis la lime, je crois qu’il eût essayé de la manger, s’il n’eût aperçu mon paquet. Cette fois, il ne me mit pas la tête en bas, et me laissa tranquillement sur mes jambes, pendant que j’ouvrais le paquet et que je vidais mes poches.

« Qu’y a-t-il dans cette bouteille ? dit-il.

– De l’eau-de-vie, » répondis-je.

Il avait déjà englouti une grande partie du hachis de la manière la plus singulière, plutôt comme un homme qui a une hâte extrême de mettre quelque chose en sûreté, que comme un homme qui mange ; mais il s’arrêta un moment pour boire un peu de liqueur. Pendant tout ce temps, il tremblait avec une telle violence, qu’il avait toute la peine du monde à ne pas briser entre ses dents le goulot de la bouteille.

« Je crois que vous avez la fièvre, dis-je.

– Tu pourrais bien avoir raison, mon garçon, répondit-il.

– Il ne fait pas bon ici, repris-je, vous avez dormi dans les marais, ils donnent la fièvre et des rhumatismes.

– Je vais toujours manger mon déjeuner, dit-il, avant qu’on ne me mette à mort. J’en ferais autant, quand même je serais certain d’être repris et ramené là-bas, aux pontons, après avoir mangé ; et je te parie que j’avalerai jusqu’au dernier morceau. »

Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du pâté, tout à la fois : jetant dans le brouillard qui nous entourait des yeux inquiets, et souvent arrêtant, oui, arrêtant jusqu’au jeu des mâchoires pour écouter. Le moindre bruit, réel ou imaginaire, le murmure de l’eau, ou la respiration d’un animal le faisait soudain tressaillir, et il me disait tout à coup :

« Tu ne me trahis pas, petit diable ?… Tu n’as amené personne avec toi ?

– Non, monsieur !… non !

– Tu n’as dit à personne de te suivre ?

– Non !

– Bien ! disait-il, je te crois. Tu serais un fier limier, en vérité, si à ton âge tu aidais déjà à faire prendre une pauvre vermine comme moi, près de la mort, et traquée de tous côtés, comme je le suis. »

Il se fit dans sa gorge un bruit assez semblable à celui d’une pendule qui va sonner, puis il passa sa manche de toile grossière sur ses yeux.

Touché de sa désolation, et voyant qu’il revenait toujours au pâté de préférence, je m’enhardis assez pour lui dire :

« Je suis bien aise que vous le trouviez bon.

– Est-ce toi qui as parlé ?

– Je dis que je suis bien aise que vous le trouviez bon…

– Merci, mon garçon, je le trouve excellent. »

Je m’étais souvent amusé à regarder manger un gros chien que nous avions à la maison, et je remarquai qu’il y avait une similitude frappante dans la manière de manger de ce chien et celle de cet homme. Il donnait des coups de dent secs comme le chien ; il avalait, ou plutôt il happait d’énormes bouchées, trop tôt et trop vite, et regardait de côté et d’autres en mangeant, comme s’il eût craint que, de toutes les directions, on ne vînt lui enlever son pâté. Il était cependant trop préoccupé pour en bien apprécier le mérite, et je pensais que si quelqu’un avait voulu partager son dîner, il se fût jeté sur ce quelqu’un pour lui donner un coup de dent, tout comme aurait pu le faire le chien, en pareille circonstance.

« Je crains bien que vous ne lui laissiez rien, dis-je timidement, après un silence pendant lequel j’avais hésité à faire cette observation : il n’en reste plus à l’endroit où j’ai pris celui-ci.

– Lui en laisser ?… À qui ?… dit mon ami, en s’arrêtant sur un morceau de croûte.

– Au jeune homme. À celui dont vous m’avez parlé. À celui qui se cache avec vous.

– Ah ! ah ! reprit-il avec quelque chose comme un éclat de rire ; lui !… oui !… oui !… Il n’a pas besoin de vivres.

– Il semblait pourtant en avoir besoin, » dis-je.

L’homme cessa de manger et me regarda d’un air surpris.

« Il t’a semblé ?… Quand ?…

– Tout à l’heure.

– Où cela ?

– Là-bas !… dis-je, en indiquant du doigt ; là-bas, où je l’ai trouvé endormi ; je l’avais pris pour vous. »

Il me prit au collet et me regarda d’une manière telle, que je commençai à croire qu’il était revenu à sa première idée de me couper la gorge.

« Il était habillé tout comme vous, seulement, il avait un chapeau, dis-je en tremblant, et… et… (j’étais très-embarrassé pour lui dire ceci), et… il avait les mêmes raisons que vous pour m’emprunter une lime. N’avez-vous pas entendu le canon hier soir ?

– Alors on a tiré ! se dit-il à lui-même.

– Je m’étonne que vous ne le sachiez pas, repris-je, car nous l’avons entendu de notre maison, qui est plus éloignée que cet endroit ; et, de plus, nous étions enfermés.

– C’est que, dit-il, quand un homme est dans ma position, avec la tête vide et l’estomac creux, à moitié mort de froid et de faim, il n’entend pendant toute la nuit que le bruit du canon et des voix qui l’appellent… Écoute ! Il voit des soldats avec leurs habits rouges, éclairés par les torches, qui s’avancent et vont l’entourer ; il entend appeler son numéro, il entend résonner les mousquets, il entend le commandement : en joue !… Il entend tout cela, et il n’y a rien. Oui… je les ai vus me poursuivre une partie de la nuit, s’avancer en ordre, ces damnés, en piétinant, piétinant… j’en ai vu cent… et comme ils tiraient !… Oui, j’ai vu le brouillard se dissiper au canon, et, comme par enchantement, faire place au jour !… Mais cet homme ; il avait dit tout le reste comme s’il eût oublié ma réponse ; as-tu remarqué quelque chose de particulier en lui ?

– Il avait la face meurtrie, dis-je, en me souvenant que j’avais remarqué cette particularité.

– Ici, n’est-ce pas ? s’écria l’homme, en frappant sa joue gauche, sans miséricorde, avec le plat de la main.

– Oui… là !

– Où est-il ? »

En disant ces mots, il déposa dans la poche de sa jaquette grise le peu de nourriture qui restait.

« Montre-moi le chemin qu’il a pris, je le tuerai comme un chien ! Maudit fer, qui m’empêche de marcher ! Passe-moi la lime, mon garçon. »

Je lui indiquai la direction que l’autre avait prise, à travers le brouillard. Il regarda un instant, puis il s’assit sur le bord de l’herbe mouillée et commença à limer le fer de sa jambe, comme un fou, sans s’inquiéter de moi, ni de sa jambe, qui avait une ancienne blessure qui saignait et qu’il traitait aussi brutalement que si elle eût été aussi dépourvue de sensibilité qu’une lime. Je recommençais à avoir peur de lui, maintenant que je le voyais s’animer de cette façon ; de plus j’étais effrayé de rester aussi longtemps dehors de la maison. Je lui dis donc qu’il me fallait partir ; mais il n’y fit pas attention, et je pensai que ce que j’avais de mieux à faire était de m’éloigner. La dernière fois que je le vis, il avait toujours la tête penchée sur son genou, il limait toujours ses fers et murmurait de temps à autre quelque imprécation d’impatience contre ses fers ou contre sa jambe. La dernière fois que je l’entendis, je m’arrêtai dans le brouillard pour écouter et j’entendis le bruit de la lime qui allait toujours.

Chapitre IV. §

Je m’attendais, en rentrant, à trouver dans la cuisine un constable qui allait m’arrêter ; mais, non-seulement il n’y avait là aucun constable, mais on n’avait encore rien découvert du vol que j’avais commis. Mrs Joe était tout occupée des préparatifs pour la solennité du jour, et Joe avait été posté sur le pas de la porte de la cuisine pour éviter de recevoir la poussière, chose que malheureusement sa destinée l’obligeait à recevoir tôt ou tard, toutes les fois qu’il prenait fantaisie à ma sœur de balayer les planchers de la maison.

« Où diable as-tu été ? »

Tel fut le salut de Noël de Mrs Joe, quand moi et ma conscience nous nous présentâmes devant elle.

Je lui dis que j’étais sorti pour entendre chanter les noëls.

« Ah ! bien, observa Mrs Joe, tu aurais pu faire plus mal. »

Je pensais qu’il n’y avait aucun doute à cela.

« Si je n’étais pas la femme d’un forgeron, et ce qui revient au même, une esclave qui ne quitte jamais son tablier, j’aurais été aussi entendre les noëls, dit Mrs Joe, je ne déteste pas les noëls, et c’est sans doute pour cette raison que je n’en entends jamais.

Joe, qui s’était aventuré dans la cuisine après moi, pensant que la poussière était tombée, se frottait le nez avec un petit air de conciliation pendant que sa femme avait les yeux sur lui ; dès qu’elle les eut détournés, il mit en croix ses deux index, ce qui signifiait que Mrs Joe était en colère2. Cet état était devenu tellement habituel, que Joe et moi nous passions des semaines entières à nous croiser les doigts, comme les anciens croisés croisaient leurs jambes sur leurs tombes.

Nous devions avoir un dîner splendide, consistant en un gigot de porc mariné aux choux et une paire de volailles rôties et farcies. On avait fait la veille au matin un magnifique mince-pie, (ce qui expliquait qu’on n’eût pas encore découvert la disparition du hachis), et le pudding était en train de bouillir. Ces énormes préparatifs nous forcèrent, avec assez peu de cérémonie, à nous passer de déjeuner.

« Je ne vais pas m’amuser à tout salir, après avoir tout nettoyé, tout lavé comme je l’ai fait, dit Mrs Joe, je vous le promets ! »

On nous servit donc nos tartines dehors, comme si, au lieu d’être deux à la maison, un homme et un enfant, nous eussions été deux mille hommes en marche forcée ; et nous puisâmes notre part de lait et d’eau à même un pot sur la table de la cuisine, en ayant l’air de nous excuser humblement de la grande peine que nous lui donnions. Cependant Mrs Joe avait fait voir le jour à des rideaux tout blancs et accroché un volant à fleurs tout neuf au manteau de la cheminée, pour remplacer l’ancien ; elle avait même découvert tous les ornements du petit parloir donnant sur l’allée, qui n’étaient jamais découverts dans un autre temps, et restaient tous les autres jours de l’année enveloppés dans une froide et brumeuse gaze d’argent, qui s’étendait même sur les quatre petits caniches en faïence blanche qui ornaient le manteau de la cheminée, avec leurs nez noirs et leurs paniers de fleurs à la gueule, en face les uns des autres et se faisant pendant. Mrs Joe était une femme d’une extrême propreté, mais elle s’arrangeait pour rendre sa propreté moins confortable et moins acceptable que la saleté même. La propreté est comme la religion, bien des gens la rendent insupportable en l’exagérant.

Ma sœur avait tant à faire qu’elle n’allait jamais à l’église que par procuration, c’est à dire quand Joe et moi nous y allions. Dans ses habits de travail, Joe avait l’air d’un brave et digne forgeron ; dans ses habits de fête, il avait plutôt l’air d’un épouvantail dans de bonnes conditions que de toute autre chose. Rien de ce qu’il portait ne lui allait, ni ne semblait lui appartenir. Toutes les pièces de son habillement étaient trop grandes pour lui, et lorsqu’à l’occasion de la présente fête il sortit de sa chambre, au son joyeux du carillon, il représentait la Misère revêtue des habits prétentieux du dimanche. Quant à moi, je crois que ma sœur avait eu quelque vague idée que j’étais un jeune pécheur, dont un policeman-accoucheur s’était emparé, et qu’il lui avait remis pour être traité selon la majesté outragée de la loi. Je fus donc toujours traité comme si j’eusse insisté pour venir au monde, malgré les règles de la raison, de la religion et de la morale, et malgré les remontrances de mes meilleurs amis. Toutes les fois que j’allais chez le tailleur pour prendre mesure de nouveaux habits, ce dernier avait ordre de me les faire comme ceux des maisons de correction et de ne me laisser sous aucun prétexte, le libre usage de mes membres.

Joe et moi, en nous rendant à l’église, devions nécessairement former un tableau fort émouvant pour les âmes compatissantes. Cependant ce que je souffrais en allant à l’église, n’était rien auprès de ce que je souffrais en moi-même. Les terreurs qui m’assaillaient toutes les fois que Mrs Joe se rapprochait de l’office, ou sortait de la chambre, n’étaient égalées que par les remords que j’éprouvais de ce que mes mains avaient fait. Je me demandais, accablé sous le poids du terrible secret, si l’Église serait assez puissante pour me protéger contre la vengeance de ce terrible jeune homme, au cas où je me déciderais à tout divulguer. J’eus l’idée que je devais choisir le moment où, à la publication des bans, le vicaire dit : « Vous êtes priés de nous en donner connaissance, » pour me lever et demander un entretien particulier dans la sacristie. Si, au lieu d’être le saint jour de Noël, c’eût été un simple dimanche, je ne réponds pas que je n’eusse procuré une grande surprise à notre petite congrégation, en ayant recours à cette mesure extrême.

M. Wopsle, le chantre, devait dîner avec nous, ainsi que M. Hubble ; le charron, et Mrs Hubble ; et aussi l’oncle Pumblechook (oncle de Joe, que Mrs Joe tâchait d’accaparer), fort grainetier de la ville voisine, qui conduisait lui-même sa voiture. Le dîner était annoncé pour une heure et demie. En rentrant, Joe et moi nous trouvâmes le couvert mis, Mrs Joe habillée, le dîner dressé et la porte de la rue (ce qui n’arrivait jamais dans d’autres temps), toute grande ouverte pour recevoir les invités. Tout était splendide. Et pas un mot sur le larcin.

La compagnie arriva, et le temps, en s’écoulant, n’apportait aucune consolation à mes inquiétudes. M. Wopsle, avec un nez romain, un front chauve et luisant, possédait, en outre, une voix de basse dont il n’était pas fier à moitié. C’était un fait avéré parmi ses connaissances, que si l’on eût pu lui donner une autre tête, il eût été capable de devenir clergyman, et il confessait lui-même que si l’Église eût été « ouverte à tous, » il n’aurait pas manqué d’y faire figure ; mais que l’Église n’étant pas « accessible à tout le monde, » il était simplement, comme je l’ai dit, notre chantre. Il entonnait les réponses d’une voix de tonnerre qui faisait trembler, et quand il annonçait le psaume, en ayant soin de réciter le verset tout entier, il regardait la congrégation réunie autour de lui d’une manière qui voulait dire : « Vous avez entendu mon ami, là-bas derrière ; eh bien ! faites-moi maintenant l’amitié de me dire ce que vous pensez de ma manière de répéter le verset ? »

C’est moi qui ouvris la porte à la compagnie, en voulant faire croire que c’était dans nos habitudes, je reçus d’abord M. Wopsle, puis Mrs Hubble, et enfin l’oncle Pumblechook. – N. B. Je ne devais pas l’appeler mon oncle, sous peine des punitions les plus sévères.

« Mistress Joe, dit l’oncle Pumblechook, homme court et gros et à la respiration difficile, ayant une bouche de poisson, des yeux ternes et étonnés, et des cheveux roux se tenant droits sur son front, qui lui donnaient toujours l’air effrayé, je vous apporte, avec les compliments d’usage, madame, une bouteille de Sherry, et je vous apporte aussi, madame, une bouteille de porto. »

Chaque année, à Noël, il se présentait comme une grande nouveauté, avec les mêmes paroles exactement, et portant ses deux bouteilles comme deux sonnettes muettes. De même, chaque année à la Noël, Mrs Joe répliquait comme elle le faisait ce jour-là :

« Oh !… mon… on… cle… Pum… ble… chook !… c’est bien bon de votre part ! »

De même aussi, chaque année à la Noël, l’oncle Pumblechook répliquait : comme il répliqua en effet ce même jour :

« Ce n’est pas plus que vous ne méritez… Êtes-vous tous bien portants ?… Comment va le petit, qui ne vaut pas le sixième d’un sou ? »

C’est de moi qu’il voulait parler.

En ces occasions, nous dînions dans la cuisine, et l’on passait au salon, où nous étions aussi empruntés que Joe dans ses habits du dimanche, pour manger les noix, les oranges, et les pommes. Ma sœur était vraiment sémillante ce jour-là, et il faut convenir qu’elle était plus aimable pour Mrs Hubble que pour personne. Je me souviens de Mrs Hubble comme d’une petite personne habillée en bleu de ciel des pieds à la tête, aux contours aigus, qui se croyait toujours très-jeune, parce qu’elle avait épousé M. Hubble je ne sais à quelle époque reculée, étant bien plus jeune que lui. Quant à M. Hubble, c’était un vieillard voûté, haut d’épaules, qui exhalait un parfum de sciure de bois ; il avait les jambes très-écartées l’une de l’autre ; de sorte que, quand j’étais tout petit, je voyais toujours entre elles quelques milles de pays, lorsque je le rencontrais dans la rue.

Au milieu de cette bonne compagnie, je ne me serais jamais senti à l’aise, même en admettant que je n’eusse pas pillé le garde-manger. Ce n’est donc pas parce que j’étais placé à l’angle de la table, que cet angle m’entrait dans la poitrine et que le coude de M. Pumblechook m’entrait dans l’œil, que je souffrais, ni parce qu’on ne me permettait pas de parler (et je n’en avais guère envie), ni parce qu’on me régalait avec les bouts de pattes de volaille et avec ces parties obscures du porc dont le cochon, de son vivant, n’avait eu aucune raison de tirer vanité. Non ; je ne me serais pas formalisé de tout cela, s’ils avaient voulu seulement me laisser tranquille ; mais ils ne le voulaient pas. Ils semblaient ne pas vouloir perdre une seule occasion d’amener la conversation sur moi, et ce jour-là, comme toujours, chacun semblait prendre à tâche de m’enfoncer une pointe et de me tourmenter. Je devais avoir l’air d’un de ces infortunés petits taureaux que l’on martyrise dans les arènes espagnoles, tant j’étais douloureusement touché par tous ces coups d’épingle moraux.

Cela commença au moment où nous nous mîmes à table. M. Wopsle dit les Grâces d’un ton aussi théâtral et aussi déclamatoire, du moins cela me fait cet effet-là maintenant, que s’il eût récité la scène du fantôme d’Hamlet ou celle de Richard III, et il termina avec la même emphase que si nous avions dû vraiment lui en être reconnaissants. Là-dessus, ma sœur fixa ses yeux sur moi, et me dit d’un ton de reproche :

« Tu entends cela ?… rends grâces… sois reconnaissant !

– Rends surtout grâces, dit M. Pumblechook, à ceux qui t’ont élevé, mon garçon. »

Mrs Hubble secoua la tête, en me contemplant avec le triste pressentiment que je ne ferais pas grand’chose de bon, et demanda :

« Pourquoi donc les jeunes gens sont-ils toujours ingrats ? »

Ce mystère moral sembla trop profond pour la compagnie, jusqu’à ce que M. Hubble en eût, enfin, donné l’explication en disant :

« Parce qu’ils sont naturellement vicieux. »

Et chacun de répondre :

« C’est vrai ! »

Et de me regarder de la manière la plus significative et la plus désagréable.

La position et l’influence de Joe étaient encore amoindries, s’il est possible, quand il y avait du monde ; mais il m’aidait et me consolait toujours quand il le pouvait ; par exemple, à dîner, il me donnait de la sauce quand il en restait. Ce jour-là, la sauce était très-abondante et Joe en versa au moins une demi-pinte dans mon assiette.

Un peu plus tard M. Wopsle fit une critique assez sévère du sermon et insinua dans le cas hypothétique où l’Église « aurait été ouverte à tout le monde » quel genre de sermon il aurait fait. Après avoir rappelé quelques-uns des principaux points de ce sermon, il remarqua qu’il considérait le sujet comme mal choisi ; ce qui était d’autant moins excusable qu’il ne manquait certainement pas d’autres sujets.

« C’est encore vrai, dit l’oncle Pumblechook. Vous avez mis le doigt dessus, monsieur ! Il ne manque pas de sujets en ce moment, le tout est de savoir leur mettre un grain de sel sur la queue comme aux moineaux. Un homme n’est pas embarrassé pour trouver un sujet, s’il a sa boîte à sel toute prête. »

M. Pumblechook ajouta, après un moment de réflexion :

« Tenez, par exemple, le porc, voilà un sujet ! Si vous voulez un sujet, prenez le porc !

– C’est vrai, monsieur, reprit M. Wopsle, il y a plus d’un enseignement moral à en tirer pour la jeunesse. »

Je savais bien qu’il ne manquerait pas de tourner ses yeux vers moi en disant ces mots.

« As-tu écouté cela, toi ?… Puisses-tu en profiter, » me dit ma sœur d’un ton sévère, en matière de parenthèse.

Joe me donna encore un peu de sauce.

« Les pourceaux, continua M. Wopsle de sa voix la plus grave, en me désignant avec sa fourchette, comme s’il eût prononcé mon nom de baptême, les pourceaux furent les compagnons de l’enfant prodigue. La gloutonnerie des pourceaux n’est-elle pas un exemple pour la jeunesse ? (Je pensais en moi-même que cela était très-bien pour lui qui avait loué le porc d’être aussi gras et aussi savoureux.) Ce qui est détestable chez un porc est bien plus détestable encore chez un garçon.

– Ou chez une fille, suggéra M. Hubble.

– Ou chez une fille, bien entendu, monsieur Hubble, répéta M. Wopsle, avec un peu d’impatience ; mais il n’y a pas de fille ici.

– Sans compter, dit M. Pumblechook, en s’adressant à moi, que tu as à rendre grâces de n’être pas né cochon de lait…

– Mais il l’était, monsieur ! s’écria ma sœur avec feu, il l’était autant qu’un enfant peut l’être. »

Joe me redonna encore de la sauce.

« Bien ! mais je veux parler d’un cochon à quatre pattes, dit M. Pumblechook. Si tu étais né comme cela, serais-tu ici maintenant ? Non, n’est-ce pas ?

– Si ce n’est sous cette forme, dit M. Wopsle en montrant le plat.

– Mais je ne parle pas de cette forme, monsieur, repartit M. Pumblechook, qui n’aimait pas qu’on l’interrompît. Je veux dire qu’il ne serait pas ici, jouissant de la vue de ses supérieurs et de ses aînés, profitant de leur conversation et se roulant au sein des voluptés. Aurait-il fait tout cela ?… Non, certes ! Et quelle eût été ta destinée, ajouta-t-il en me regardant de nouveau ; on t’aurait vendu moyennant une certaine somme, selon le cours du marché, et Dunstable, le boucher, serait venu te chercher sur la paille de ton étable ; il t’aurait enlevé sous son bras gauche, et, de son bras droit il t’aurait arraché à la vie à l’aide d’un grand couteau. Tu n’aurais pas été « élevé à la main »… Non, rien de la sorte ne te fût arrivé ! »

Joe m’offrit encore de la sauce, que j’avais honte d’accepter.

« Cela a dû être un bien grand tracas pour vous, madame, dit Mrs Hubble, en plaignant ma sœur.

– Un enfer, madame, un véritable enfer, répéta ma sœur. Ah ! si vous saviez !… »

Elle commença alors à passer en revue toutes les maladies que j’avais eues, tous les méfaits que j’avais commis, toutes les insomnies dont j’avais été cause, toutes les mauvaises actions dont je m’étais rendu coupable, tous les endroits élevés desquels j’étais tombé, tous les trous au fond desquels je m’étais enfoncé, et tous les coups que je m’étais donné. Elle termina en disant que toutes les fois qu’elle aurait désiré me voir dans la tombe, j’avais constamment refusé d’y aller.

Je pensais alors, en regardant M. Wopsle, que les Romains avaient dû pousser à bout les autres peuples avec leurs nez, et que c’est peut-être pour cette raison qu’ils sont restés le peuple remuant que nous connaissons. Quoi qu’il en soit, le nez de M. Wopsle m’impatientait si fort que pendant le récit de mes fautes, j’aurais aimé le tirer jusqu’à faire crier son propriétaire. Mais tout ce que j’endurais pendant ce temps n’est rien auprès des affreux tourments qui m’assaillirent lorsque fut rompu le silence qui avait succédé au récit de ma sœur, silence pendant lequel chacun m’avait regardé, comme j’en avais la triste conviction, avec horreur et indignation.

« Et pourtant, dit M. Pumblechook qui ne voulait pas abandonner ce sujet de conversation, le porc… bouilli… est un excellent manger, n’est-ce pas ?

– Un peu d’eau-de-vie, mon oncle ? » dit ma sœur.

Ô ciel ! le moment était venu ! l’oncle allait trouver qu’elle était faible ; il le dirait ; j’étais perdu ! Je me cramponnai au pied de la table, et j’attendis mon sort.

Ma sœur alla chercher la bouteille de grès, revint avec elle, et versa de l’eau-de-vie à mon oncle, qui était la seule personne qui en prît. Ce malheureux homme jouait avec son verre ; il le soulevait, le plaçait entre lui et la lumière, le remettait sur la table ; et tout cela ne faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps, Mrs Joe, et Joe lui-même faisaient table nette pour recevoir le pâté et le pudding.

Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me cramponnais toujours avec une énergie fébrile au pied de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis enfin la misérable créature porter le verre à ses lèvres, rejeter sa tête en arrière et avaler la liqueur d’un seul trait. L’instant d’après, la compagnie était plongée dans une inexprimable consternation. Jeter à ses pieds ce qu’il tenait à la main, se lever et tourner deux ou trois fois sur lui-même, crier, tousser, danser dans un état spasmodique épouvantable, fut pour lui l’affaire d’une seconde ; puis il se précipita dehors et nous le vîmes, par la fenêtre, en proie à de violents efforts pour cracher et expectorer, au milieu de contorsions hideuses, et paraissant avoir perdu l’esprit.

Je tenais mon pied de table avec acharnement, pendant que Mrs Joe et Joe s’élancèrent vers lui. Je ne savais pas comment, mais sans aucun doute je l’avais tué. Dans ma terrible situation, ce fut un soulagement pour moi de le voir rentrer dans la cuisine. Il en fit le tour en examinant toutes les personnes de la compagnie, comme si elles eussent été cause de sa mésaventure ; puis il se laissa tomber sur sa chaise, en murmurant avec une grimace significative :

« De l’eau de goudron ! »

J’avais rempli la bouteille d’eau-de-vie avec la cruche à l’eau de goudron, pour qu’on ne s’aperçût pas de mon larcin. Je savais ce qui pouvait lui arriver de pire. Je secouais la table, comme un médium de nos jours, par la force de mon influence invisible.

« Du goudron !… s’écria ma sœur, étonnée au plus haut point. Comment l’eau de goudron a-t-elle pu se trouver là ? »

Mais l’oncle Pumblechook, qui était tout puissant dans cette cuisine, ne voulut plus entendre un seul mot de cette affaire : il repoussa toute explication sur ce sujet en agitant la main, et il demanda un grog chaud au gin. Ma sœur, qui avait commencé à réfléchir et à s’alarmer, fut alors forcée de déployer toute son activité en cherchant du gin, de l’eau chaude, du sucre et du citron. Pour le moment, du moins, j’étais sauvé ! Je continuai à serrer entre mes mains le pied de la table, mais cette fois, c’était avec une affectueuse reconnaissance.

Bientôt je repris assez de calme pour manger ma part de pudding. M. Pumblechook lui-même en mangea sa part, tout le monde en mangea. Lorsque chacun fut servi, M. Pumblechook commença à rayonner sous la bienheureuse influence du grog. Je commençais, moi, à croire que la journée se passerait bien, quand ma sœur dit à Joe de donner des assiettes propres… pour manger les choses froides.

Je ressaisis le pied de la table, que je serrai contre ma poitrine, comme s’il eût été le compagnon de ma jeunesse et l’ami de mon cœur. Je prévoyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais que j’étais réellement perdu.

« Vous allez en goûter, dit ma sœur en s’adressant à ses invités avec la meilleure grâce possible ; vous allez en goûter, pour faire honneur au délicieux présent de l’oncle Pumblechook ! »

Devaient-ils vraiment y goûter ! qu’ils ne l’espèrent pas !

« Vous saurez, dit ma sœur en se levant, que c’est un pâté, un savoureux pâté au jambon. »

La société se confondit en compliments. L’oncle Pumblechook, enchanté d’avoir bien mérité de ses semblables, s’écria :

« Eh bien ! mistress Joe, nous ferons de notre mieux ; donnez-nous une tranche dudit pâté. »

Ma sœur sortit pour le chercher. J’entendais ses pas dans l’office. Je voyais M. Pumblechook aiguiser son couteau. Je voyais l’appétit renaître dans les narines du nez romain de M. Wopsle. J’entendais M. Hubble faire remarquer qu’un morceau de pâté au jambon était meilleur que tout ce qu’on pouvait s’imaginer, et n’avait jamais fait de mal à personne. Quant à Joe, je l’entendis me dire à l’oreille :

« Tu y goûteras, mon petit Pip. »

Je n’ai jamais été tout à fait certain si, dans ma terreur, je proférai un hurlement, un cri perçant, simplement en imagination, ou si les oreilles de la société en entendirent quelque chose. Je n’y tenais plus, il fallait me sauver ; je lâchai le pied de la table et courus pour chercher mon salut dans la fuite.

Mais je ne courus pas bien loin, car, à la porte de la maison, je me trouvai en face d’une escouade de soldats armés de mousquets. L’un d’eux me présenta une paire de menottes en disant :

« Ah ! te voilà !… Enfin, nous le tenons ; en route !… »

Chapitre V. §

L’apparition d’une rangée de soldats faisant résonner leurs crosses de fusils sur le pas de notre porte, causa une certaine confusion parmi les convives. Mrs Joe reparut les mains vides, l’air effaré, en faisant entendre ces paroles lamentables :

« Bonté divine !… qu’est devenu… le pâté ? »

Le sergent et moi nous étions dans la cuisine quand Mrs Joe rentra. À ce moment fatal, je recouvrai en partie l’usage de mes sens. C’était le sergent qui m’avait parlé ; il promena alors ses yeux sur les assistants, en leur tendant d’une manière engageante les menottes de sa main droite, et en posant sa main gauche sur mon épaule.

« Pardonnez-moi, mesdames et messieurs, dit le sergent, mais comme j’en ai prévenu ce jeune et habile fripon, avant d’entrer, je suis en chasse au nom du Roi et j’ai besoin du forgeron.

– Et peut-on savoir ce que vous lui voulez ? reprit ma sœur vivement.

– Madame, répondit le galant sergent, si je parlais pour moi, je dirais que c’est pour avoir l’honneur et le plaisir de faire connaissance avec sa charmante épouse ; mais, parlant pour le Roi, je réponds que je viens pour affaires. »

Ce petit discours fut accueilli par la société comme une chose plutôt agréable que désagréable, et M. Pumblechook murmura d’une voix convaincue :

« Bien dit, sergent.

– Vous voyez, forgeron, continua le sergent qui avait fini par découvrir Joe ; nous avons eu un petit accident à ces menottes ; je trouve que celle-ci ne ferme pas très-bien, et comme nous en avons besoin immédiatement, je vous prierai d’y jeter un coup d’œil sans retard. »

Joe, après y avoir jeté le coup d’œil demandé, déclara qu’il fallait allumer le feu de la forge et qu’il y avait au moins pour deux heures d’ouvrage.

« Vraiment ! alors vous allez vous y mettre de suite, dit le sergent ; comme c’est pour le service de Sa Majesté, si un de mes hommes peut vous donner un coup de main, ne vous gênez pas. »

Là-dessus, il appela ses hommes dans la cuisine. Ils y arrivèrent un à un, posèrent d’abord leurs armes dans un coin, puis ils se promenèrent de long en large, comme font les soldats, les mains croisées négligemment sur leurs poitrines, s’appuyant tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre, jouant avec leurs ceinturons ou leurs gibernes, et ouvrant la porte de temps à autre pour lancer dehors un jet de salive à plusieurs pieds de distance.

Je voyais toutes ces choses sans avoir conscience que je les voyais, car j’étais dans une terrible appréhension. Mais commençant à remarquer que les menottes n’étaient pas pour moi, et que les militaires avaient mieux à faire que de s’occuper du pâté absent, je repris encore un peu de mes sens évanouis.

« Voudriez-vous me dire quelle heure il est ? dit le sergent à M. Pumblechook, comme à un homme dont la position, par rapport à la société, égalait la sienne.

– Deux heures viennent de sonner, répondit celui-ci.

– Allons, il n’y a pas encore grand mal, fit le sergent après réflexion ; quand même je serais forcé de rester ici deux heures, ça ne fera rien. Combien croyez-vous qu’il y ait d’ici aux marais… un quart d’heure de marche peut-être ?…

– Un quart d’heure, justement, répondit Mrs Joe.

– Très-bien ! nous serons sur eux à la brune, tels sont mes ordres ; cela sera fait : c’est on ne peut mieux.

– Des forçats, sergent ? demanda M. Wopsle, en manière d’entamer la conversation.

– Oui, répondit le sergent, deux forçats ; nous savons bien qu’ils sont dans les marais, et qu’ils n’essayeront pas d’en sortir avant la nuit. Est-il ici quelqu’un qui ait vu semblable gibier ? »

Tout le monde, moi excepté, répondit : « Non, » avec confiance. Personne ne pensa à moi.

« Bien, dit le sergent. Nous les cernerons et nous les prendrons plus tôt qu’ils ne le pensent. Allons, forgeron, le Roi est prêt, l’êtes-vous ? »

Joe avait ôté son habit, son gilet, sa cravate, et était passé dans la forge, où il avait revêtu son tablier de cuir. Un des soldats alluma le feu, un autre se mit au soufflet, et la forge ne tarda pas à ronfler. Alors Joe commença à battre sur l’enclume, et nous le regardions faire.

Non seulement l’intérêt de cette éminente poursuite absorbait l’attention générale, mais il excitait la générosité de ma sœur. Elle alla tirer au tonneau un pot de bière pour les soldats, et invita le sergent à prendre un verre d’eau-de-vie. Mais M. Pumblechook dit avec intention :

« Donnez-lui du vin, ma nièce, je réponds qu’il n’y a pas de goudron dedans. »

Le sergent le remercia en disant qu’il ne tenait pas essentiellement au goudron, et qu’il prendrait volontiers un verre de vin, si rien ne s’y opposait. Quand on le lui eût versé, il but à la santé de Sa Majesté, avec les compliments d’usage pour la solennité du jour, et vida son verre d’un seul trait.

« Pas mauvais, n’est-ce pas, sergent ? dit M. Pumblechook.

– Je vais vous dire quelque chose, répondit le sergent, je soupçonne que ce vin-là sort de votre cave. »

M. Pumblechook se mit à rire d’une certaine manière, en disant :

« Ah !… ah !… et pourquoi cela ?

– Parce que, reprit le sergent en lui frappant sur l’épaule, vous êtes un gaillard qui vous y connaissez.

– Croyez-vous ? dit M. Pumblechook en riant toujours. Voulez-vous un second verre ?

– Avec vous, répondit le sergent, nous trinquerons. Quelle jolie musique que le choc des verres ! À votre santé… Puissiez-vous vivre mille ans, et ne jamais en boire de plus mauvais ! »

Le sergent vida son second verre et paraissait tout prêt à en vider un troisième. Je remarquai que, dans son hospitalité généreuse, M. Pumblechook semblait oublier qu’il avait déjà fait présent du vin à ma sœur ; il prit la bouteille des mains de Mrs Joe, et en fit les honneurs avec beaucoup d’effusion et de gaieté. Moi-même j’en bus un peu. Il alla jusqu’à demander une seconde bouteille, qu’il offrit avec la même libéralité, quant on eut vidé la première.

En les voyant aller et venir dans la forge, gais et contents, je pensai à la terrible trempée qui attendait, pour son dîner, mon ami réfugié dans les marais. Avant le repas, ils étaient beaucoup plus tranquilles et ne s’amusaient pas le quart autant qu’ils le firent après ; mais le festin les avait animés et leur avait donné cette excitation qu’il produit presque toujours. Et maintenant qu’ils avaient la perspective charmante de s’emparer des deux misérables ; que le soufflet semblait ronfler pour ceux-ci, le feu briller à leur intention et la fumée s’élancer en toute hâte, comme si elle se mettait à leur poursuite ; que je voyais Joe donner des coups de marteau et faire résonner la forge pour eux, et les ombres fantastiques sur la muraille, qui semblaient les atteindre et les menacer, pendant que la flamme s’élevait et s’abaissait ; que les étincelles rouges et brillantes jaillissaient, puis se mouraient, le pâle déclin du jour semblait presqu’à ma jeune imagination compatissante s’affaiblir à leur intention… les pauvres malheureux…

Enfin, la besogne de Joe était terminée. Les coups de marteau et la forge s’étaient arrêtés. En remettant son habit, Joe eut le courage de proposer à quelques-uns de nous d’aller avec les soldats pour voir comment les choses se passeraient. M. Pumblechook et M. Hubble s’excusèrent en donnant pour raison la pipe et la société des dames ; mais M. Wopsle dit qu’il irait si Joe y allait. Joe répondit qu’il ne demandait pas mieux, et qu’il m’emmènerait avec la permission de Mrs Joe. C’est à la curiosité de Mrs Joe que nous dûmes la permission qu’elle nous accorda ; elle n’était pas fâchée de savoir comment tout cela finirait, et elle se contenta de dire :

« Si vous me ramenez ce garçon la tête brisée et mise en morceaux à coups de mousquets, ne comptez pas sur moi pour la raccommoder. »

Le sergent prit poliment congé des dames et quitta M. Pumblechook comme un vieux camarade. Je crois cependant que, dans ces circonstances difficiles, il exagérait un peu ses sentiments à l’égard de M. Pumblechook, lorsque ses yeux se mouillèrent de larmes naissantes. Ses hommes reprirent leurs mousquets et se remirent en rang. M. Wopsle, Joe et moi reçûmes l’ordre de rester à l’arrière-garde, et de ne plus dire un mot dès que nous aurions atteint les marais. Une fois en plein air, je dis à Joe :

« J’espère, Joe, que nous ne les trouverons pas. »

Et Joe me répondit :

« Je donnerais un shilling pour qu’ils se soient sauvés, mon petit Pip. »

Aucun flâneur du village ne vint se joindre à nous ; car le temps était froid et menaçant, le chemin difficile et la nuit approchait. Il y avait de bons feux dans l’intérieur des maisons, et les habitants fêtaient joyeusement le jour de Noël. Quelques têtes se mettaient aux fenêtres pour nous regarder passer ; mais personne ne sortait. Nous passâmes devant le poteau indicateur, et, sur un signe du sergent, nous nous arrêtâmes devant le cimetière, pendant que deux ou trois de ses hommes se dispersaient parmi les tombes ou examinaient le portail de l’église. Ils revinrent sans avoir rien trouvé. Alors nous reprîmes notre marche et nous nous enfonçâmes dans les marais. En passant par la porte de côté du cimetière, un grésil glacial, poussé par le vent d’est, nous fouetta le visage, et Joe me prit sur son dos.

À présent que nous étions dans cette lugubre solitude, où l’on ne se doutait guère que j’étais venu quelques heures auparavant, et où j’avais vu les deux hommes se cacher, je me demandai pour la première fois, avec une frayeur terrible, si le forçat, en supposant qu’on l’arrêtât, n’allait pas croire que c’était moi qui amenais les soldats ? Il m’avait déjà demandé si je n’étais pas un jeune drôle capable de le trahir, et il m’avait dit que je serais un fier limier si je le dépistais. Croirait-il que j’étais à la fois un jeune drôle et un limier de police, et que j’avais l’intention de le trahir ?

Il était inutile de me faire cette question alors ; car j’étais sur le dos de Joe, et celui-ci s’avançait au pas de course, comme un chasseur, en recommandant à M. Wopsle de ne pas tomber sur son nez romain et de rester avec nous. Les soldats marchaient devant nous, un à un, formant une assez longue ligne, en laissant entre chacun d’eux un intervalle assez grand. Nous suivions le chemin que j’avais voulu prendre le matin, et dans lequel je m’étais égaré à cause du brouillard, qui ne s’était pas encore dissipé complètement, ou que le vent n’avait pas encore chassé. Aux faibles rayons du soleil couchant, le phare, le gibet, le monticule de la Batterie et le bord opposé de la rivière, tout paraissait plat et avoir pris la teinte grise et plombée de l’eau.

Perché sur les larges épaules du forgeron, je regardais au loin si je ne découvrirais pas quelques traces des forçats. Je ne vis rien ; je n’entendis rien. M. Wopsle m’avait plus d’une fois alarmé par son souffle et sa respiration difficiles ; mais, maintenant, je savais parfaitement que ces sons n’avaient aucun rapport avec l’objet de notre poursuite. Il y eut un moment où je tressaillis de frayeur. J’avais cru entendre le bruit de la lime… Mais c’était tout simplement la clochette d’un mouton. Les brebis cessaient de manger pour nous regarder timidement, et les bestiaux, détournant leurs têtes du vent et du grésil, s’arrêtaient pour nous regarder en colère, comme s’ils nous eussent rendus responsables de tous leurs désagréments ; mais à part ces choses et le frémissement de chaque brin d’herbe qui se fermait à la fin du jour, on n’entendait aucun bruit dans la silencieuse solitude des marais.

Les soldats s’avançaient dans la direction de la vieille Batterie, et nous les suivions un peu en arrière, quand soudain tout le monde s’arrêta, car, sur leurs ailes, le vent et la pluie venaient de nous apporter un grand cri. Ce cri se répéta ; il semblait venir de l’est, à une assez grande distance ; mais il était si prolongé et si fort qu’on aurait pu croire que c’étaient plusieurs cris partis en même temps, s’il eût été possible à quelqu’un de juger quelque chose dans une si grande confusion de sons.

Le sergent en causait avec ceux des hommes qui étaient le plus rapproché de lui, quand Joe et moi les rejoignîmes. Après s’être concertés un moment, Joe (qui était bon juge) donna son avis. M. Wopsle (qui était un mauvais juge) donna aussi le sien. Enfin, le sergent, qui avait la décision, ordonna qu’on ne répondrait pas au cri, mais qu’on changerait de route, et qu’on se rendrait en toute hâte du côté d’où il paraissait venir. En conséquence, nous prîmes à droite, et Joe détala avec une telle rapidité, que je fus obligé de me cramponner à lui pour ne pas perdre l’équilibre.

C’était une véritable chasse maintenant, ce que Joe appela aller comme le vent, dans les quatre seuls mots qu’il prononça dans tout ce temps. Montant et descendant les talus, franchissant les barrières, pataugeant dans les fossés, nous nous élancions à travers tous les obstacles, sans savoir où nous allions. À mesure que nous approchions, le bruit devenait de plus en plus distinct, et il nous semblait produit par plusieurs voix : quelquefois il s’arrêtait tout à coup ; alors les soldats aussi s’arrêtaient ; puis, quand il reprenait, les soldats continuaient leur course avec une nouvelle ardeur et nous les suivions. Bientôt, nous avions couru avec une telle rapidité, que nous entendîmes une voix crier :

« Assassin ! »

Et une autre voix :

« Forçats !… fuyards !… gardes !… soldats !… par ici !… Voici les forçats évadés !… »

Puis toutes les voix se mêlèrent comme dans une lutte, et les soldats se mirent à courir comme des cerfs. Joe fit comme eux. Le sergent courait en tête. Le bruit cessa tout à coup. Deux de ses hommes suivaient de près le sergent, leurs fusils armés et prêts à tirer.

« Voilà nos deux hommes ! s’écria le sergent luttant déjà au fond d’un fossé. Rendez-vous, sauvages que vous êtes, rendez-vous tous les deux ! »

L’eau éclaboussait… la boue volait… on jurait… on se donnait des coups effroyables… Quand d’autres hommes arrivèrent dans le fossé au secours du sergent, ils s’emparèrent de mes deux forçats l’un après l’autre, et les traînèrent sur la route ; tous deux blasphémant, se débattant et saignant. Je les reconnus du premier coup d’œil.

« Vous savez, dit mon forçat, en essuyant sa figure couverte de sang avec sa manche en loques, que c’est moi qui l’ai arrêté, et que c’est moi qui vous l’ai livré ; vous savez cela.

– Cela n’a pas grande importance ici, dit le sergent, et cela vous fera peu de bien, mon bonhomme, car vous êtes dans la même situation. Vite, des menottes !

– Je n’en attends pas de bien non plus, dit mon forçat avec un rire singulier. C’est moi qui l’ai pris ; il le sait, et cela me suffit. »

L’autre forçat était effrayant à voir : il avait la figure toute déchirée ; il ne put ni remuer, ni parler, ni respirer, jusqu’à ce qu’on lui eût mis les menottes ; et il s’appuya sur un soldat pour ne pas tomber.

« Vous le voyez, soldats, il a voulu m’assassiner ! furent ses premiers mots.

– Voulu l’assassiner ?… dit mon forçat avec dédain, allons donc ! est-ce que je sais ce que c’est que vouloir et ne pas faire ?… Je l’ai arrêté et livré aux soldats, voilà ce que j’ai fait ! Non seulement je l’ai empêché de quitter les marais, mais je l’ai amené jusqu’ici, en le tirant par les pieds. C’est un gentleman, s’il vous plaît, que ce coquin. C’est moi qui rends au bagne ce gentleman… l’assassiner !… Pourquoi ?… quand je savais faire pire en le ramenant au bagne ! »

L’autre râlait et s’efforçait de dire :

« Il a voulu me tuer… me tuer… vous en êtes témoins.

– Écoutez ! dit mon forçat au sergent, je me suis échappé des pontons ; j’aurais bien pu aussi m’échapper de vos pattes : voyez mes jambes, vous n’y trouverez pas beaucoup de fer. Je serais libre, si je n’avais appris qu’il était ici ; mais le laisser profiter de mes moyens d’évasion, non pas !… non pas !… Si j’étais mort là-dedans, et il indiquait du geste le fossé où nous l’avions trouvé, je ne l’aurais pas lâché, et vous pouvez être certain que vous l’auriez trouvé dans mes griffes. »

L’autre fugitif, qui éprouvait évidemment une horreur extrême à la vue de son compagnon, répétait sans cesse :

« Il a voulu me tuer, et je serais un homme mort si vous n’étiez pas arrivés…

– Il ment ! dit mon forçat avec une énergie féroce ; il est né menteur, et il mourra menteur. Regardez-le… n’est-ce pas écrit sur son front ? Qu’il me regarde en face, je l’en défie. »

L’autre, s’efforçant de trouver un sourire dédaigneux, ne réussit cependant pas, malgré ses efforts, à donner à sa bouche une expression très-nette ; il regarda les soldats, puis les nuages et les marais, mais il ne regarda certainement pas son interlocuteur.

« Le voyez-vous, ce coquin ? continua mon forçat. Voyez comme il me regarde avec ses yeux faux et lâches. Voilà comment il me regardait quand nous avons été jugés ensemble. Jamais il ne me regardait en face. »

L’autre, après bien des efforts, parvint à fixer ses yeux sur son ennemi en disant :

« Vous n’êtes pas beau à voir. »

Mon forçat était tellement exaspéré qu’il se serait précipité sur lui, si les soldats ne se fussent interposés.

« Ne vous ai-je pas dit, fit l’autre forçat, qu’il m’assassinerait s’il le pouvait ? »

On voyait qu’il tremblait de peur ; et il sortait de ses lèvres une petite écume blanche comme la neige.

« Assez parlé, dit le sergent, allumez des torches. »

Un des soldats, qui portait un panier au lieu de fusil, se baissa et se mit à genoux pour l’ouvrir. Alors mon forçat, promenant ses regards pour la première fois autour de lui, m’aperçut. J’avais quitté le dos de Joe en arrivant au fossé, et je n’avais pas bougé depuis. Je le regardais, il me regardait ; je me mis à remuer mes mains et à remuer ma tête ; j’avais attendu qu’il me vît pour l’assurer de mon innocence. Il ne me fut pas bien prouvé qu’il comprît mon intention, car il me lança un regard que je ne compris pas non plus ; ce regard ne dura qu’un instant ; mais je m’en souviens encore, comme si je l’eusse considéré une heure durant, et même pendant toute une journée.

Le soldat qui tenait le panier se fût bientôt procuré de la lumière, et il alluma trois ou quatre torches, qu’il distribua aux autres. Jusqu’alors il avait fait presque noir ; mais en ce moment l’obscurité était complète. Avant de quitter l’endroit où nous étions, quatre soldats déchargèrent leurs armes en l’air. Bientôt après, nous vîmes d’autres torches briller dans l’obscurité derrière nous, puis d’autres dans les marais et d’autres encore sur le bord opposé de la rivière.

« Tout va bien ! dit le sergent. En route !

Nous marchions depuis peu, quand trois coups de canons retentirent tout près de nous, avec tant de force que je croyais avoir quelque chose de brisé dans l’oreille.

« On vous attend à bord, dit le sergent à mon forçat ; on sait que nous vous amenons. Avancez, mon bonhomme, serrez les rangs. »

Les deux hommes étaient séparés et entourés par des gardes différents. Je tenais maintenant Joe par la main, et Joe tenait une des torches. M. Wopsle aurait voulu retourner au logis, mais Joe était déterminé à tout voir, et nous suivîmes le groupe des soldats et des prisonniers. Nous marchions en ce moment sur un chemin pas trop mauvais qui longeait la rivière, en faisant çà et là un petit détour où se trouvait un petit fossé avec un moulin en miniature et une petite écluse pleine de vase. En me retournant, je voyais les autres torches qui nous suivaient, celles que nous tenions jetaient de grandes lueurs de feu sur les chemins, et je les voyais toutes flamber, fumer et s’éteindre. Autour de nous, tout était sombre et noir ; nos lumières réchauffaient l’air qui nous enveloppait par leurs flammes épaisses. Les prisonniers n’en paraissaient pas fâchés, en s’avançant au milieu des mousquets. Comme ils boitaient, nous ne pouvions aller très-vite, et ils étaient si faibles que nous fûmes obligés de nous arrêter deux ou trois fois pour les laisser reposer.

Après une heure de marche environ, nous arrivâmes à une hutte de bois et à un petit débarcadère. Il y avait un poste dans la hutte. On questionna le sergent. Alors nous entrâmes dans la hutte où régnait une forte odeur de tabac et de chaux détrempée. Il y avait un bon feu, une lampe, un faisceau de mousquets, un tambour et un grand lit de camp en bois, capable de contenir une douzaine de soldats à la fois. Trois ou quatre soldats, étendus tout habillés sur ce lit, ne firent guère attention à nous ; mais ils se contentèrent de lever un moment leurs têtes appesanties par le sommeil, puis les laissèrent retomber. Le sergent fit ensuite une espèce de rapport et écrivit quelque chose sur un livre. Alors, seulement, le forçat que j’appelle l’autre, fut emmené entre deux gardes pour passer à bord le premier.

Mon forçat ne me regarda jamais, excepté cette fois. Tout le temps que nous restâmes dans la hutte, il se tint devant le feu, en me regardant d’un air rêveur ; ou bien, mettant ses pieds sur le garde-feu, il se retournait et considérait tristement ses gardiens, comme pour les plaindre de leur récente aventure. Tout à coup, il fixa ses yeux sur le sergent, et dit :

« J’ai quelque chose à dire sur mon évasion. Cela pourra empêcher d’autres personnes d’être soupçonnées à cause de moi.

– Dites ce que vous voulez, répondit le sergent qui le regardait les bras croisés ; mais ça ne servira à rien de le dire ici. L’occasion ne vous manquera pas d’en parler là-bas avant de… vous savez bien ce que je veux dire…

– Je sais, mais c’est une question toute différente et une tout autre affaire ; un homme ne peut pas mourir de faim, ou du moins, moi, je ne le pouvais pas. J’ai pris quelques vivres là-bas, dans le village, près de l’église.

– Vous voulez dire que vous les avez volés, dit le sergent.

– Oui, et je vais vous dire où. C’est chez le forgeron.

– Holà ! dit le sergent en regardant Joe.

– Holà ! mon petit Pip, dit Joe en me regardant.

– C’étaient des restes, voilà ce que c’était, et une goutte de liqueur et un pâté.

– Dites-donc, forgeron, avez-vous remarqué qu’il vous manquât quelque chose, comme un pâté ? demanda le sergent.

– Ma femme s’en est aperçue au moment même où vous êtes entré, n’est-ce pas, mon petit Pip ?

– Ainsi donc, dit mon forçat en tournant sur Joe des yeux timides sans les arrêter sur moi, ainsi donc, c’est vous qui êtes le forgeron ? Alors je suis fâché de vous dire que j’ai mangé votre pâté.

– Dieu sait si vous avez bien fait, en tant que cela me concerne, répondit Joe en pensant à Mrs Joe. Nous ne savons pas ce que vous avez fait, mais nous ne voudrions pas vous voir mourir de faim pour cela, pauvre infortuné !… N’est-ce pas, mon petit Pip ? »

Le bruit que j’avais déjà entendu dans la gorge de mon forçat se fit entendre de nouveau, et il se détourna. Le bateau revint le prendre et la garde qui était prête ; nous le suivîmes jusqu’à l’embarcadère, formé de pierres grossières, et nous le vîmes entrer dans la barque qui s’éloigna aussitôt, mise en mouvement par un équipage de forçats comme lui. Aucun d’eux ne paraissait ni surpris, ni intéressé, ni fâché, ni bien aise de le revoir ; personne ne parla, si ce n’est quelqu’un, qui dans le bateau cria comme à des chiens :

« Nagez, vous autres, et vivement ! »

Ce qui était le signal pour faire jouer les rames. À la lumière des torches, nous pûmes distinguer le noir ponton, à très-peu de distance de la vase du rivage, comme une affreuse arche de Noé. Ainsi ancré et retenu par de massives chaînes rouillées, le ponton semblait, à ma jeune imagination, être enchaîné comme les prisonniers. Nous vîmes le bateau arriver au ponton, le tourner, puis disparaître. Alors on jeta le bout des torches dans l’eau. Elles s’éteignirent, et il me sembla que tout était fini pour mon pauvre forçat.

Chapitre VI. §

L’état de mon esprit, à l’égard du larcin dont j’avais été déchargé d’une manière si imprévue, ne me poussait pas à un aveu complet, mais j’espérais qu’il sortirait de là quelque chose de bon pour moi.

Je ne me souviens pas d’avoir ressenti le moindre remords de conscience en ce qui concernait Mrs Joe, quand la crainte d’être découvert m’eut abandonné. Mais j’aimais Joe, sans autre raison, peut-être, dans les premiers temps, que parce que ce cher homme se laissait aimer de moi ; et, quant à lui, ma conscience ne se tranquillisa pas si facilement. Je sentais fort bien, (surtout quand je le vis occupé à chercher sa lime) que j’aurais dû lui dire toute la vérité. Cependant, je n’en fis rien, par la raison absurde que, si je le faisais, il me croirait plus coupable que je ne l’étais réellement. La crainte de perdre la confiance de Joe, et dès lors de m’asseoir dans le coin de la cheminée, le soir, sans oser lever les yeux sur mon compagnon, sur mon ami perdu pour toujours, tint ma langue clouée à mon palais. Je me figurais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus le soir, au coin du feu, caressant ses beaux favoris, sans penser qu’il méditait sur ma faute. Je m’imaginais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus me regarder, comme il le faisait bien souvent, et comme il l’avait encore fait hier et aujourd’hui, quand on avait apporté la viande et le pudding sur la table, sans se demander si je n’avais pas été visiter l’office. Je me persuadais que si Joe savait tout, il ne pourrait plus, dans nos futures réunions domestiques, remarquer que sa bière était plate ou épaisse, sans que je fusse convaincu qu’il s’imaginait qu’il y avait de l’eau de goudron, et que le rouge m’en monterait à la face. En un mot, j’étais trop lâche pour faire ce que je savais être bien, comme j’avais été trop lâche pour éviter ce que je savais être mal. Je n’avais encore rien appris du monde, je ne suivais donc l’exemple de personne. Tout à fait ignorant, je suivis le plan de conduite que je me traçais moi-même.

Comme j’avais envie de dormir un peu après avoir quitté le ponton, Joe me prit encore une fois sur ses épaules pour me ramener à la maison. Il dut être bien fatigué, car M. Wopsle n’en pouvait plus et était dans un tel état de surexcitation que si l’Église eût été accessible à tout le monde, il eût probablement excommunié l’expédition tout entière, en commençant par Joe et par moi. Avec son peu de jugement, il était resté assis sur la terre humide, pendant un temps très-déraisonnable, si bien qu’après avoir ôté sa redingote, pour la suspendre au feu de la cuisine, l’état évident de son pantalon aurait réclamé les mêmes soins, si ce n’eût été commettre un crime de lèse-convenances.

Pendant ce temps, on m’avait remis sur mes pieds et je chancelais sur le plancher de la cuisine comme un petit ivrogne ; j’étais étourdi, sans doute parce que j’avais dormi, et sans doute aussi à cause des lumières et du bruit que faisaient tous ces personnages qui parlaient tous en même temps. En revenant à moi, grâce à un grand coup de poing qui me fut administré par ma sœur entre les deux épaules, et grâce aussi à l’exclamation stimulante : « Allons donc !… A-t-on jamais vu un pareil gamin ! » j’entendis Joe leur raconter les aveux du forçat, et tous les invités s’évertuer à chercher par quel moyen il avait pu pénétrer jusqu’au garde-manger. M. Pumblechook découvrit, après une mystérieux examen des lieux, qu’il avait dû gagner d’abord le toit de la forge, puis le toit de la maison, et que de là il s’était laissé glisser, à l’aide d’une corde, par la cheminée de la cuisine ; et comme M. Pumblechook était un homme influent et positif, et qu’il conduisait lui-même sa voiture, au vu et au su de tout le monde, on admit que les choses avaient dû se passer ainsi qu’il le disait. M. Wopsle eut beau crier : « Mais non ! Mais non ! » avec la faible voix d’un homme fatigué, comme il n’apportait aucune théorie à l’appui de sa négation et qu’il n’avait pas d’habit sur le dos, on n’y fit aucune attention, sans compter qu’il se dégageait une vapeur épaisse du fond de son pantalon, qu’il tenait tourné vers le feu de la cuisine pour en faire évaporer l’humidité. On comprendra que tout cela n’était pas fait pour inspirer une grande confiance.

C’est tout ce que j’entendis ce soir là, jusqu’au moment où ma sœur m’empoigna comme un coupable, en me reprochant d’avoir dormi sous les yeux de toute la société, et me mena coucher en me tirant par la main avec une violence telle, qu’en marchant je faisais autant de bruit que si j’eusse traîné cinquante paires de bottes sur les escaliers. Mon esprit, tendu et agité dès le matin, ainsi que je l’ai déjà dit, resta dans cet état longtemps encore, après qu’on eût laissé tomber dans l’oubli ce terrible sujet, dont on ne parla plus que dans des occasions tout à fait exceptionnelles.

Chapitre VII. §

À cette époque, quand je lisais dans le cimetière les inscriptions des tombeaux, j’étais juste assez savant pour les épeler, et encore le sens que je formais de leur construction, n’était-il pas toujours très-correct. Par exemple, je comprenais que : « Épouse du ci-dessus » était un compliment adressé à mon père dans un monde meilleur ; et si, sur la tombe d’un de mes parents défunts, j’avais lu n’importe quel titre de parenté suivi de ces mots : « du ci-dessus », je n’aurais pas manqué de prendre l’opinion la plus triste de ce membre de la famille. Mes notions théologiques, que je n’avais puisées que dans le catéchisme, n’étaient pas non plus parfaitement exactes, car je me souviens que lorsqu’on m’invitait à suivre « le droit chemin » durant toute ma vie, je supposais que cela voulait dire qu’il me fallait toujours suivre le même chemin pour rentrer ou sortir de chez nous, sans jamais me détourner, en passant par la maison du charron ou bien encore par le moulin.

Je devais être, dès que je serais en âge, l’apprenti de Joe ; jusque là, je n’avais pas à prétendre à aucune autre dignité, qu’à ce que Mrs Joe appelait être dorloté, et que je traduisais, moi, par être trop bourré. Non seulement je servais d’aide à la forge, mais si quelque voisin avait, par hasard, besoin d’un mannequin pour effrayer les oiseaux, ou de quelqu’un pour ramasser les pierres, ou faire n’importe quelle autre besogne du même genre, j’étais honoré de cet emploi. Cependant, afin de ménager la dignité de notre position élevée de ne pas la compromettre, on avait placé sur le manteau de la cheminée de la cuisine une tirelire dans laquelle, on le disait à tout le monde, tout ce que je gagnais était versé. Mais j’ai une vague idée que mes épargnes ont dû contribuer un jour à la liquidation de la Dette Nationale. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais, pour ma part, espéré participer à ce trésor.

La grande tante de M. Wopsle tenait une école du soir dans le village, c’est-à-dire que c’était une vieille femme ridicule, d’un mérite fort restreint, et qui avait des infirmités sans nombre ; elle avait l’habitude de dormir de six à sept heures du soir, en présence d’enfants qui payaient chacun deux pence par semaine pour la voir se livrer à ce repos salutaire. Elle louait un petit cottage, dont M. Wopsle occupait l’étage supérieur, où nous autres écoliers l’entendions habituellement lire à haute voix, et quelquefois frapper de grands coups de pied sur le plancher. On croyait généralement que M. Wopsle inspectait l’école une fois par semaine, mais ce n’était qu’une pure fiction ; tout ce qu’il faisait, dans ces occasions, c’était de relever les parements de son habit, de passer la main dans ses cheveux, et de nous débiter le discours de Marc Antoine sur le corps de César ; puis venait invariablement l’ode de Collins sur les Passions, après laquelle je ne pouvais m’empêcher de comparer M. Wopsle à la Vengeance rejetant son épée teinte de sang et vociférant pour ramasser la trompette qui doit annoncer la Guerre. Je n’étais pas alors ce que je devins plus tard : quand j’atteignis l’âge des passions et que je les comparai à Collins et à Wopsle, ce fut au grand désavantage de ces deux gentlemen.

La grand’tante de M. Wopsle, indépendamment de cette maison d’éducation, tenait dans la même chambre une petite boutique de toutes sortes de petites choses. Elle n’avait elle-même aucune idée de ce qu’elle avait en magasin, ni de la valeur de ces objets ; mais il y avait dans un tiroir un mémorandum graisseux, qui servait de catalogue et indiquait les prix. À l’aide de cet oracle infaillible, Biddy présidait à toutes les transactions commerciales. Biddy était la petite-fille de la grand’tante de M. Wopsle. J’avoue que je n’ai jamais pu trouver à quel degré elle était parente de ce dernier. Biddy était orpheline comme moi ; comme moi aussi elle avait été élevée à la main. Elle se faisait surtout remarquer par ses extrémités, car ses cheveux n’étaient jamais peignés, ses mains toujours sales, et ses souliers n’étant jamais entrés qu’à moitié, laissaient sortir ses talons. Je ferai remarquer que cette description ne doit s’appliquer qu’aux jours de la semaine ; les Dimanches elle se nettoyait à fond pour se rendre à l’église.

Grâce à mon application, et bien plus avec l’aide de Biddy qu’avec celle de la grand’tante de M. Wopsle, je m’escrimais avec l’alphabet comme avec un buisson de ronces, et j’étais très-fatigué et très-égratigné par chaque lettre. Ensuite, je tombai parmi ces neuf gredins de chiffres, qui semblaient chaque soir prendre un nouveau déguisement pour éviter d’être reconnus. Mais à la fin, je commençai à lire, écrire et calculer, le tout à l’aveuglette et en tâtonnant, et sur une très-petite échelle.

Un soir, j’étais assis dans le coin de la cheminée, mon ardoise sur les genoux, m’évertuant à écrire une lettre à Joe. Je pense que cela devait être une année au moins après notre expédition dans les marais, car c’était en hiver et il gelait très-fort. J’avais devant moi, par terre, un alphabet auquel je me reportais à tout moment ; je réussis donc, après une ou deux heures de travail, à tracer cette épître :

« Mont chaiR JO j’ai ce Pair queux tU es bien PortaNt, j’aI ce Pair Osi qUe je seré bien TO capabe dE Td JO, Alor NouseronT Contan et croy moa ToN amI PiP. »

Je dois dire qu’il n’était pas indispensable que je communiquasse avec Joe par lettres, d’autant plus qu’il était assis à côté de moi, et que nous étions seuls ; mais je lui remis de ma propre main cette missive, écrite sur l’ardoise avec le crayon, et il la reçut comme un miracle d’érudition.

« Ah ! mon petit Pip ! s’écria Joe en ouvrant ses grands yeux bleus ; je dis, mon petit Pip, que tu es un fier savant, toi !

– Je voudrais bien être savant, » lui répondis-je.

Et en jetant un coup d’œil sur l’ardoise, il me sembla que l’écriture suivait une légère inclination de bas en haut.

« Ah ! ah ! voilà un J, dit Joe, et un O, ma parole d’honneur ! Oui, un J et un O, mon petit Pip, ça fait Joe. »

Jamais je n’avais entendu Joe lire à haute voix aussi longtemps, et j’avais remarqué à l’église, le dernier Dimanche, alors que je tenais notre livre de prières à l’envers, qu’il le trouvait tout aussi bien à sa convenance que si je l’eusse tenu dans le bon sens. Voulant donc saisir la présente occasion de m’assurer si, en enseignant Joe, j’aurais affaire à un commençant, je lui dis :

« Oh ! mais, lis le reste, Joe.

– Le reste… Hein !… mon petit Pip ?… dit Joe en promenant lentement son regard sur l’ardoise, une… deux… trois… Eh bien, il y a trois J et trois O, ça fait trois Joe, Pip ! »

Je me penchai sur Joe, et en suivant avec mon doigt, je lui lus la lettre tout entière.

« C’est étonnant, dit Joe quand j’eus fini, tu es un fameux écolier.

– Comment épelles-tu Gargery, Joe ? lui demandai-je avec un petit air d’indulgence.

– Je ne l’épelle pas du tout, dit Joe.

– Mais en supposant que tu l’épelles ?

– Il ne faut pas le supposer, mon petit Pip, dit Joe, quoique j’aime énormément la lecture.

– Vraiment, Joe ?

– Énormément. Mon petit Pip, dit Joe, donne-moi un bon livre ou un bon journal, et mets-moi près d’un bon feu, et je ne demande pas mieux. Seigneur ! ajouta-t-il après s’être frotté les genoux durant un moment, quand on arrive à un J et à un O, on se dit comme cela, j’y suis enfin, un J et un O, ça fait Joe ; c’est une fameuse lecture tout de même ! »

Je conclus de là, qu’ainsi que la vapeur, l’éducation de Joe était encore en enfance. Je continuai à l’interroger :

« Es-tu jamais allé à l’école, quand tu étais petit comme moi ?

– Non, mon petit Pip.

– Pourquoi, Joe ?

– Parce que, mon petit Pip, dit Joe en prenant le poker, et se livrant à son occupation habituelle quand il était rêveur, c’est-à-dire en se mettant à tisonner le feu ; je vais te dire. Mon père, mon petit Pip, s’adonnait à la boisson, et quand il avait bu, il frappait à coups de marteau sur ma mère, sans miséricorde, c’était presque la seule personne qu’il eût à frapper, excepté moi, et il me frappait avec toute la vigueur qu’il aurait dû mettre à frapper son enclume. Tu m’écoutes, et… tu me comprends, mon petit Pip, n’est-ce pas ?

– Oui, Joe.

– En conséquence, ma mère et moi, nous quittâmes mon père à plusieurs reprises ; alors ma mère, en s’en allant à son ouvrage, me disait : « Joe, s’il plaît à Dieu, tu auras une bonne éducation. » Et elle me mettait à l’école. Mais mon père avait cela de bon dans sa dureté, qu’il ne pouvait se passer longtemps de nous : donc, il s’en venait avec un tas de monde faire un tel tapage à la porte des maisons où nous étions, que les habitants n’avaient qu’une chose à faire, c’était de nous livrer à lui. Alors, il nous emmenait chez nous, et là il nous frappait de plus belle ; comme tu le penses bien, mon petit Pip, dit Joe en laissant le feu et le poker en repos pour réfléchir ; tout cela n’avançait pas mon éducation.

– Certainement non, mon pauvre Joe !

– Cependant, prends garde, mon petit Pip, continua Joe, en reprenant le poker, et en donnant deux ou trois coups fort judicieux dans le foyer, il faut rendre justice à chacun : mon père avait cela de bon, vois-tu ? »

Je ne voyais rien de bon dans tout cela ; mais je ne le lui dis pas.

« Oui, continua Joe, il fallait que quelqu’un fît bouillir la marmite ; sans cela, la marmite n’aurait pas bouilli du tout, sais-tu ?… »

Je le savais et je le lui dis.

« En conséquence, mon père ne m’empêchait pas d’aller travailler ; c’est ainsi que je me mis à apprendre mon métier actuel, qui était aussi le sien, et je travaillais dur, je t’en réponds, mon petit Pip. Je vins à bout de le soutenir jusqu’à sa mort et de le faire enterrer convenablement, et j’avais l’intention de faire écrire sur sa tombe : « Souviens-toi, lecteur, que, malgré ses torts, il avait eu du bon dans sa dureté. »

Joe récita cette épitaphe avec un certain orgueil, qui me fit lui demander si par hasard il ne l’aurait pas composée lui-même.

« Je l’ai composée moi-même, dit Joe, et d’un seul jet, comme qui dirait forger un fer à cheval d’un seul coup de marteau. Je n’ai jamais été aussi surpris de ma vie ; je ne pouvais en croire mes propres yeux ; à te dire vrai, je ne pouvais croire que c’était mon ouvrage. Comme je te le disais, mon petit Pip, j’avais eu l’intention de faire graver cela sur sa tombe ; mais la poésie ne se donne pas : qu’on la grave en creux ou en relief, en ronde ou en gothique, ça coûte de l’argent, et je n’en fis rien. Sans parler des croquemorts, tout l’argent que je pus épargner fut pour ma mère. Elle était d’une pauvre santé et bien cassée, la pauvre femme ! Elle ne tarda pas à suivre mon père et à goûter à son tour la paix éternelle. »

Les gros yeux bleus de Joe se mouillèrent de larmes ; il en frotta d’abord un, puis l’autre, avec le pommeau du poker, objet peu convenable pour cet usage, il faut l’avouer.

« J’étais bien isolé, alors, dit Joe, car je vivais seul ici. Je fis connaissance de ta sœur, tu sais, mon petit Pip… »

Et il me regardait comme s’il n’ignorait pas que mon opinion différât de la sienne ;

« … et ta sœur est un beau corps de femme. »

Je regardai le feu pour ne pas laisser voir à Joe le doute qui se peignait sur ma physionomie.

« Quelles que soient les opinions de la famille ou du monde à cet égard, mon petit Pip, ta sœur est, comme je te le dis… un… beau… corps… de… femme…, » dit Joe en frappant avec le poker le charbon de terre à chaque mot qu’il disait.

Je ne trouvai rien de mieux à dire que ceci :

« Je suis bien aise de te voir penser ainsi, Joe.

– Et moi aussi, reprit-il en me pinçant amicalement, je suis bien aise de le penser, mon petit Pip… Un peu rousse et un peu osseuse, par-ci par là ; mais qu’est-ce que cela me fait, à moi ? »

J’observai, avec beaucoup de justesse, que si cela ne lui faisait rien à lui, à plus forte raison, cela ne devait rien faire aux autres.

« Certainement ! fit Joe. Tu as raison, mon petit Pip ! Quand je fis la connaissance de ta sœur, elle me dit comment elle t’élevait « à la main ! » ce qui était très-bon de sa part, comme disaient les autres, et moi-même je finis par dire comme eux. Quant à toi, ajouta Joe qui avait l’air de considérer quelque chose de très-laid, si tu avais pu voir combien tu étais maigre et chétif, mon pauvre garçon, tu aurais conservé la plus triste opinion de toi-même !

– Ce que tu dis là n’est pas très-consolant, mais ça ne fait rien, Joe.

– Mais ça me faisait quelque chose à moi, reprit-il avec tendresse et simplicité. Aussi, quand j’offris à ta sœur de devenir ma compagne ; quand à l’église et d’autres fois, je la priais de m’accompagner à la forge, je lui dis : « Amenez le pauvre petit avec vous… Que Dieu bénisse le pauvre cher petit, il y a place pour lui à la forge ! »

J’éclatai en sanglots et saisis Joe par le cou, en lui demandant pardon. Il laissa tomber le poker pour m’embrasser, et me dit :

« Nous serons toujours les meilleurs amis du monde, mon petit Pip, n’est-ce pas ?… Ne pleure pas, mon petit Pip… »

Après cette petite interruption, Joe reprit :

« Eh bien ! tu vois, mon petit Pip, où nous en sommes ; maintenant, en te tenant dans mes bras et sur mon cœur, je dois te prévenir que je suis affreusement triste, oui, tout ce qu’il y a de plus triste ; mais il ne faut pas que Mrs Joe s’en doute. Il faut que cela reste un secret, si je puis m’exprimer ainsi. Et pourquoi un secret ? Le pourquoi, je vais te le dire, mon petit Pip. »

Il avait repris le poker, sans lequel il semblait ne pouvoir mener à bonne fin sa démonstration.

« Ta sœur s’est adonnée au gouvernement.

– Adonnée au gouvernement, Joe ? repris-je étonné ; car il m’était venu la drôle d’idée (je craignais et j’allais même jusqu’à espérer) que Joe s’était séparé de sa femme en faveur des Lords de l’Amirauté ou des Lords de la Trésorerie.

– Adonnée au gouvernement, répéta Joe ; je veux dire par là qu’elle nous gouverne, toi et moi.

– Oh !

– Et elle ne tient pas à avoir chez elle des gens instruits, continua Joe, et moi moins qu’un autre, dans la crainte que je ne secoue le joug comme un rebelle, vois-tu. »

J’allais demander pourquoi il ne le faisait pas, quand Joe m’arrêta.

« Attends un peu, je sais ce que tu veux dire, mon petit Pip, attends un peu ! Je ne nie pas que Mrs Joe ne nous traite quelquefois comme des nègres, et qu’à certaines époques elle ne nous tombe dessus avec une violence que nous ne méritons pas : à ces époques, quand ta sœur a la tête montée, mon petit Pip, je dois avouer que je la trouve un peu brusque. »

Joe n’avait dit ces paroles qu’après avoir regardé du côté de la porte, et en baissant la voix.

« Pourquoi je ne me révolte pas ?… Voilà ce que tu allais me demander, quand je t’ai interrompu, Pip ?

– Oui, Joe.

– Eh bien ! dit Joe en passant son poker dans sa main gauche, afin de pouvoir caresser ses favoris de sa main droite, ta sœur est un esprit fort, un esprit fort, un esprit fort, tu m’entends bien ?

– Qu’est-ce que c’est que cela ? » demandai-je, dans l’espoir de l’empêcher d’aller plus loin.

Mais Joe était mieux préparé pour sa définition que je ne m’y étais attendu ; il m’arrêta par une argumentation évasive, et me répondit en me regardant en face :

« Elle !… mais moi, je ne suis pas un esprit fort, reprit Joe en cessant de me regarder en face, et ce que je vais te dire est parfaitement sérieux, mon petit Pip. Je vois toujours ma pauvre mère, mourant à petit feu et ne pouvant goûter un seul jour de tranquillité pendant sa vie ; de sorte que je crains toujours d’être dans la mauvaise voie et de ne pas faire tout ce qu’il faut pour rendre une femme heureuse, et je préfère de beaucoup être un peu malmené moi-même ; je voudrais qu’il n’existât pas de Tickler pour toi, mon petit Pip ; je voudrais faire tout tomber sur moi, mais tu vois que je n’y puis absolument rien. »

Malgré mon jeune âge, je crois que de ce moment j’eus une nouvelle admiration pour Joe. Dès lors nous fûmes égaux comme nous l’avions été auparavant ; mais, à partir de ce jour, je crois que je considérai Joe avec un nouveau sentiment, et que ce sentiment partait du fond de mon cœur.

« Quoi qu’il en soit, dit Joe, en se levant pour alimenter le feu, huit heures vont sonner au coucou hollandais, et elle n’est pas encore rentrée… J’espère bien que la jument de l’oncle Pumblechook ne l’a pas jetée à terre. »

Mrs Joe allait de temps à autre faire quelques petites tournées avec l’oncle Pumblechook. C’était surtout les jours de marché. Elle l’aidait en ces circonstances à acheter les objets de consommation ou de ménage, dont l’acquisition réclame les conseils d’une femme, car l’oncle Pumblechook était célibataire et n’avait aucune confiance dans sa domestique. Ce jour-là étant jour de marché, cela expliquait donc l’absence de Mrs Joe.

Joe arrangeait le feu, balayait devant la cheminée, puis nous allions à la porte pour écouter si l’on n’entendait pas venir la voiture de l’oncle Pumblechook. La nuit était froide et sèche, le vent pénétrant, il gelait ferme, un homme serait mort en passant cette nuit-là dans les marais. Je levais les yeux vers les étoiles, et je me figurais combien il devait être terrible pour un homme de les regarder en se sentant mourir de froid, sans trouver de secours ou de pitié dans cette multitude étincelante.

« Voilà la jument ! dit Joe ; elle sonne comme un carillon ! »

Effectivement, le bruit des fers de la jument se faisait entendre sur la route durcie par la gelée ; l’animal trottait même plus gaiement qu’à son ordinaire. Nous plaçâmes dehors une chaise pour aider à descendre Mrs Joe, après avoir avivé le foyer de façon à ce qu’elle pût apercevoir la lumière par la fenêtre, et s’assurer que rien n’était en désordre dans la cuisine. Quand nous eûmes terminé tous ces préparatifs, les voyageurs étaient arrivés à la porte, enveloppés jusqu’aux yeux. Mrs Joe descendit sans trop de peine et l’oncle Pumblechook aussi. Ce dernier vint nous rejoindre à la cuisine, après avoir étendu une couverture sur le dos de son cheval. Ils avaient si froid tous les deux, qu’ils semblaient attirer toute la chaleur du foyer.

« Allons, dit Mrs Joe, en ôtant à la hâte son manteau et en rejetant vivement en arrière son chapeau, qui resta suspendu par les cordons derrière son épaule ; si ce garçon-là ne montre pas de reconnaissance ce soir, il n’en montrera jamais ! »

J’avais l’air aussi reconnaissant qu’on peut l’avoir, quand on ne sait pas pourquoi on doit exprimer sa gratitude.

« Il faut seulement espérer, dit ma sœur, qu’on ne le choiera pas trop ; mais je crains bien le contraire.

– Soyez sans inquiétude, ma nièce, dit M. Pumblechook, il n’y a rien à craindre avec elle. »

Elle ?… Je levai les yeux sur Joe en lui faisant signe des lèvres et des sourcils : « Elle ? » Joe me répondit par un mouvement tout à fait semblable : « Elle ? » Ma sœur ayant surpris son mouvement, il passa le revers de sa main sur son nez, en la regardant avec l’air conciliant qui lui était habituel en ces occasions.

« Eh bien ! dit ma sœur de sa voix hargneuse, qu’est-ce que tu as à regarder ainsi ?… le feu est-il à la maison ?

– Quelqu’un, hasarda poliment Joe, a dit : Elle.

– Et c’est bien Elle qu’il faut dire, je suppose, dit ma sœur, à moins que tu ne prennes miss Havisham pour un homme ; mais j’espère que tu n’es pas encore assez bête pour cela.

– Miss Havisham de la ville ? dit Joe.

– Y a-t-il une miss Havisham à la campagne ? repartit ma sœur. Elle a besoin que ce garçon aille là-bas et il y va, et il tâchera d’être content, ajouta-t-elle en levant la tête, comme pour m’encourager à être gai et content, ou bien je m’en mêlerai. »

J’avais entendu parler de miss Havisham. Qui n’avait pas entendu parler de miss Havisham à plusieurs milles à la ronde comme d’une dame immensément riche et morose, habitant une vaste maison, à l’aspect terrible, fortifiée contre les voleurs, et qui vivait d’une manière fort retirée ?

« Assurément ! dit Joe étonné. Mais je me demande comment elle a connu mon petit Pip !

– Imbécile ! dit ma sœur, qui t’a dit qu’elle le connût ?

– Quelqu’un, reprit Joe avec beaucoup d’égards, a dit qu’elle le demandait et qu’elle avait besoin de lui.

– Et n’a-t-elle pas pu demander à l’oncle Pumblechook, s’il ne connaissait pas un garçon qui pût la distraire ? Ne se peut-il pas que l’oncle Pumblechook soit un de ses locataires et qu’il aille quelquefois, nous ne te dirons pas si c’est tous les trois mois, ou tous les six mois, ce qui serait t’en dire trop long, mais quelquefois, payer son loyer ? Et n’a-t-elle pas pu demander à l’oncle Pumblechook s’il connaissait quelqu’un qui pût lui convenir, et l’oncle Pumblechook, qui pense à nous sans cesse, quoique tu croies peut-être tout le contraire, Joseph, ajouta-t-elle d’un ton de profond reproche, comme si Joe eût été le plus endurci des neveux, n’a-t-il pas bien pu parler de ce garçon, de cette mauvaise tête-là ? Je déclare solennellement que moi, je ne l’aurais pas fait !

– Très-bien ! s’écria l’oncle Pumblechook, voilà qui est parfaitement clair et précis, très-bien ! très-bien ! Maintenant, Joseph, tu sais tout.

– Non, Joseph, reprit ma sœur, toujours d’un ton de reproche, tandis que Joe passait et repassait le revers de sa main sous son nez, tu ne sais pas encore tout, quoi que tu en puisses penser, et quoi que tu puisses croire que tu le sais ; mais il n’en est rien, car tu ne sais pas que l’oncle Pumblechook, prenant à cœur tout ce qui nous concerne, et voyant que l’entrée de ce garçon chez miss Havisham, était un premier pas vers la fortune, m’a offert de l’emmener ce soir même dans sa voiture ; de le garder la nuit chez lui ; et de le présenter lui-même à miss Havisham demain matin. Eh ! mon Dieu, qu’est-ce donc que je fais là ? s’écria ma sœur tout à coup, en rejetant son chapeau par un mouvement de désespoir, je reste là à causer avec des imbéciles, des bêtes brutes, pendant que l’oncle Pumblechook attend ; que la jument s’enrhume à la porte ; et que ce mauvais sujet-là est encore tout couvert de crotte et de saletés, depuis le bout des cheveux jusqu’à la semelle de ses souliers ! »

Sur ce, elle fondit sur moi comme un aigle sur un agneau ; elle me saisit la tête, me la plongea à plusieurs reprises dans un baquet plein d’eau, me savonna, m’essuya, me bourra, m’égratigna, et me ratissa jusqu’à ce que je ne fusse plus moi-même. (Je puis remarquer ici que je m’imagine connaître mieux qu’aucune autorité vivante, les sillons et les cicatrices que produit une alliance, en repassant et repassant sans pitié sur un visage humain.)

Quand mes ablutions furent terminées, on me fit entrer dans du linge neuf, de l’espèce la plus rude, comme un jeune pénitent dans son cilice ; on m’empaqueta dans mes habits les plus étroits, mes terribles habits ! puis on me remit entre les mains de M. Pumblechook, qui me reçut officiellement comme s’il eût été le shériff, et qui débita le speech suivant : je savais qu’il avait manqué mourir en le composant :

« Mon garçon, sois toujours reconnaissant envers tes parents et tes amis, mais surtout envers ceux qui t’ont élevé, à la main !

– Adieu, Joe !

– Dieu te bénisse, mon petit Pip ! »

Je ne l’avais jamais quitté jusqu’alors, et, grâce à mon émotion, mêlée à mon eau de savon, je ne pus tout d’abord voir les étoiles en montant dans la carriole ; bientôt cependant, elles se détachèrent une à une sur le velours du ciel, mais sans jeter aucune lumière sur ce que j’allais faire chez miss Havisham.

Chapitre VIII. §

La maison de M. Pumblechook, située dans la Grande Rue, était poudreuse, comme doit l’être toute maison de blatier et de grainetier. Je pensais, à part moi, qu’il devait être un homme bienheureux, avec une telle quantité de petits tiroirs dans sa boutique ; et je me demandais, en regardant dans l’un des tiroirs inférieurs, et en considérant les petits paquets de papier qui y étaient entassés, si les graines et les oignons qu’ils contenaient étaient essentiellement désireux de sortir un jour de leur prison pour aller germer en plein champ.

C’était le lendemain matin de mon arrivée que je me livrai à ces remarques. La veille au soir, on m’avait envoyé coucher dans un grenier si bas de plafond, dans le coin où était le lit, que je calculai qu’une fois dans ce lit les tuiles du toit n’étaient guère à plus d’un pied au-dessus de ma tête. Ce même matin, je découvris qu’il existait une grande affinité entre les graines et le velours à côtes. M. Pumblechook portait du velours à côtes, ainsi que son garçon de boutique ; de sorte qu’il y avait une odeur générale répandue sur le velours à côtes qui ressemblait tellement à l’odeur des graines, et dans les graines une telle odeur de velours à côtes, qu’on n’aurait pu dire que très-difficilement laquelle des deux odeurs dominait. Je remarquai en même temps que M. Pumblechook paraissait réussir dans son commerce en regardant le sellier de l’autre côté de la rue, lequel sellier semblait n’avoir autre chose à faire dans l’existence qu’à mettre ses mains dans ses poches et à fixer le carrossier, qui, à son tour, gagnait sa vie en contemplant, les deux bras croisés, le boulanger qui, de son côté, ne quittait pas des yeux le mercier ; celui-ci se croisait aussi les bras et dévisageait l’épicier, qui, sur le pas de sa porte, bayait à l’apothicaire. L’horloger, toujours penché sur une petite table avec son verre grossissant dans l’œil, et toujours espionné par un groupe de commères à travers le vitrage de la devanture de sa boutique, semblait être la seule personne, dans la Grande-Rue, qui donnât vraiment quelque attention à son travail.

M. Pumblechook et moi nous déjeunâmes à huit heures dans l’arrière-boutique, tandis que le garçon de magasin, assis sur un sac de pois dans la boutique même, savourait une tasse de thé et un énorme morceau de pain et de beurre. Je considérais M. Pumblechook comme une pauvre société. Sans compter qu’ayant été prévenu par ma sœur que mes repas devaient avoir un certain caractère de diète mortifiante et pénitentielle, il me donna le plus de mie possible, combinée avec une parcelle inappréciable de beurre, et mit dans mon lait une telle quantité d’eau chaude, qu’il eût autant valu me retrancher le lait tout à fait ; de plus, sa conversation roulait toujours sur l’arithmétique. Le matin, quand je lui dis poliment bonjour, il me répondit :

« Sept fois neuf, mon garçon ? »

Comment aurais-je pu répondre, interrogé de cette manière, dans un pareil lieu et l’estomac creux ! J’avais faim ; mais avant que j’eusse le temps d’avaler une seule bouchée, il commença une addition qui dura pendant tout le déjeuner.

« Sept ?… et quatre ?… et huit ?… et six ?… et deux ?… et dix ?… »

Et ainsi de suite. Après chaque nombre, j’avais à peine le temps de mordre une bouchée, ou de boire une gorgée, pendant qu’étalé dans son fauteuil et ne songeant à rien, il mangeait du jambon frit et un petit pain chaud, de la manière la plus gloutonne, si j’ose me servir de cette expression irrévérencieuse.

On comprendra que je vis arriver avec bonheur le moment de nous rendre chez miss Havisham ; quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur la manière dont j’allais être reçu sous le toit de cette dame. En moins d’un quart d’heure, nous arrivâmes à la maison de miss Havisham qui était construite en vieilles briques, d’un aspect lugubre, et avait une grande grille en fer. Quelques-unes des fenêtres avaient été murées ; le bas de toutes celles qui restaient avait été grillé. Il y avait une cour devant la maison, elle était également grillée, de sorte qu’après avoir sonné, nous dûmes attendre qu’on vînt nous ouvrir. En attendant, je jetai un coup d’œil à l’intérieur, bien que M. Pumblechook m’eût dit :

« Cinq et quatorze ? »

Mais je fis semblant de ne pas l’entendre. Je vis que d’un côté de la maison il y avait une brasserie ; on n’y travaillait pas et elle paraissait n’avoir pas servi depuis longtemps.

On ouvrit une fenêtre, et une voix claire demanda :

« Qui est là ? »

À quoi mon compagnon répondit :

« Pumblechook.

– Très-bien ! » répondit la voix.

Puis la fenêtre se referma, et une jeune femme traversa la cour avec un trousseau de clefs à la main.

« Voici Pip, dit M. Pumblechook.

– Ah ! vraiment, répondit la jeune femme, qui était fort jolie et paraissait très-fière. Entre, Pip. »

M. Pumblechook allait entrer aussi quand elle l’arrêta avec la porte :

« Oh ! dit-elle, est-ce que vous voulez voir miss Havisham ?

– Oui, si miss Havisham désire me voir, répondit M. Pumblechook désappointé.

– Ah ! dit la jeune femme, mais vous voyez bien qu’elle ne le désire pas. »

Elle dit ces paroles d’une façon qui admettait si peu d’insistance que, malgré sa dignité offensée, M. Pumblechook ne put protester, mais il me lança un coup d’œil sévère, comme si je lui avais fait quelque chose ! et il partit en m’adressant ces paroles de reproche :

« Mon garçon, que ta conduite ici fasse honneur à ceux qui t’ont élevé à la main ! »

Je craignais qu’il ne revînt pour me crier à travers la grille :

« Et seize ?… »

Mais il n’en fit rien.

Ma jeune introductrice ferma la grille, et nous traversâmes la cour. Elle était pavée et très-propre ; mais l’herbe poussait entre chaque pavé. Un petit passage conduisait à la brasserie, dont les portes étaient ouvertes. La brasserie était vide et hors de service. Le vent semblait plus froid que dans la rue, et il faisait entendre en s’engouffrant dans les ouvertures de la brasserie, un sifflement aigu, semblable au bruit de la tempête battant les agrès d’un navire.

Elle vit que je regardais du côté de la brasserie, et elle me dit :

« Tu pourrais boire tout ce qui se brasse de bière là-dedans, aujourd’hui, sans te faire de mal, mon garçon.

– Je le crois bien, mademoiselle, répondis-je d’un air rusé.

– Il vaut mieux ne pas essayer de brasser de la bière dans ce lieu, elle surirait bientôt, n’est-ce pas, mon garçon ?

– Je le crois, mademoiselle.

– Ce n’est pas que personne soit tenté de l’essayer, ajouta-t-elle, et la brasserie ne servira plus guère. Quant à la bière, il y en a assez dans les caves pour noyer Manor House tout entier.

– Est-ce que c’est là le nom de la maison, mademoiselle ?

– C’est un de ses noms, mon garçon.

– Elle en a donc plusieurs, mademoiselle ?

– Elle en avait encore un autre, l’autre nom était Satis, qui, en grec, en latin ou en hébreu, je ne sais lequel des trois, et cela m’est égal, veut dire : Assez.

– Maison Assez ? dis-je. Quel drôle de nom, mademoiselle.

– Oui, répondit-elle. Cela signifie que celui qui la possédait n’avait besoin de rien autre chose. Je trouve que, dans ce temps-là, on était facile à contenter. Mais dépêchons, mon garçon. »

Bien qu’elle m’appelât à chaque instant : « Mon garçon, » avec un sans-gêne qui n’était pas très-flatteur, elle était de mon âge, à très-peu de chose près. Elle paraissait cependant plus âgée que moi, parce qu’elle était fille, belle et bien mise, et elle avait avec moi un petit air de protection, comme si elle eût eu vingt et un ans et qu’elle eût été reine.

Nous entrâmes dans la maison par une porte de côté ; la grande porte d’entrée avait deux chaînes, et la première chose que je remarquai, c’est que les corridors étaient entièrement noirs, et que ma conductrice y avait laissé une chandelle allumée. Mon introductrice prit la chandelle ; nous passâmes à travers de nombreux corridors, nous montâmes un escalier : tout cela était toujours tout noir, et nous n’avions que la chandelle pour nous éclairer.

Nous arrivâmes enfin à la porte d’une chambre ; là, elle me dit :

« Entre…

– Après vous, mademoiselle, » lui répondis-je d’un ton plus moqueur que poli.

À cela elle me répliqua :

« Voyons, pas de niaiseries, mon garçon ; c’est ridicule, je n’entre pas. »

Et elle s’éloigna avec un air de dédain ; et ce qui était pire, elle emporta la chandelle.

Je n’étais pas fort rassuré ; cependant je n’avais qu’une chose à faire, c’était de frapper à la porte. Je frappai. De l’intérieur, quelqu’un me cria d’entrer. J’entrai donc, et je me trouvai dans une chambre assez vaste, éclairée par des bougies, car pas le moindre rayon de soleil n’y pénétrait. C’était un cabinet de toilette, à en juger par les meubles, quoique la forme et l’usage de la plupart d’entre eux me fussent inconnus ; mais je remarquai surtout une table drapée, surmontée d’un miroir doré, que je pensai, à première vue devoir être la toilette d’une grande dame.

Je n’aurais peut-être pas fait cette réflexion sitôt, si dès en entrant, je n’avais vu, en effet, une belle dame assise à cette toilette, mais je ne saurais le dire. Dans un fauteuil, le coude appuyé sur cette table et la tête penchée sur sa main, était assise la femme la plus singulière que j’eusse jamais vue et que je verrai jamais.

Elle portait de riches atours, dentelles, satins et soies, le tout blanc ; ses souliers mêmes étaient blancs. Un long voile blanc tombait de ses cheveux ; elle avait sur la tête une couronne de mariée ; mais ses cheveux étaient tout blancs. De beaux diamants étincelaient à ses mains et autour de son cou et quelques autres étaient restés sur la table. Des habits moins somptueux que ceux qu’elle portait étaient à demi sortis d’un coffre et éparpillés alentour. Elle n’avait pas entièrement terminé sa toilette, car elle n’avait chaussé qu’un soulier ; l’autre était sur la table près de sa main, son voile n’était posé qu’à demi ; elle n’avait encore ni sa montre ni sa chaîne, et quelques dentelles, qui devaient orner son sein, étaient avec ses bijoux, son mouchoir, ses gants, quelques fleurs et un livre de prières, confusément entassées autour du miroir.

Ce ne fut pas dans le premier moment que je vis toutes ces choses, quoique j’en visse plus au premier abord qu’on ne pourrait le supposer. Mais je vis bien vite que tout ce qui me paraissait d’une blancheur extrême, ne l’était plus depuis longtemps ; cela avait perdu tout son lustre, et était fané et jauni. Je vis que dans sa robe nuptiale, la fiancée était flétrie, comme ses vêtements, comme ses fleurs, et qu’elle n’avait conservé rien de brillant que ses yeux caves. On voyait que ces vêtements avaient autrefois recouvert les formes gracieuses d’une jeune femme, et que le corps sur lequel ils flottaient maintenant s’était réduit, et n’avait plus que la peau et les os. J’avais vu autrefois à la foire une figure de cire représentant je ne sais plus quel personnage impassible, exposé après sa mort. Dans une autre occasion, j’avais été voir, à la vieille église de nos marais, un squelette couvert de riches vêtements qu’on venait de découvrir sous le pavé de l’église. En ce moment, la figure de cire et le squelette me semblaient avoir des yeux noirs qu’ils remuaient en me regardant. J’aurais crié si j’avais pu.

« Qui est là ? demanda la dame assise à la table de toilette.

– Pip, madame.

– Pip ?

– Le jeune homme de M. Pumblechook, madame, qui vient… pour jouer.

– Approche, que je te voie… approche… plus près… plus près… »

Ce fut lorsque je me trouvai devant elle et que je tâchai d’éviter son regard, que je pris une note détaillée des objets qui l’entouraient. Je remarquai que sa montre était arrêtée à neuf heures moins vingt minutes, et que la pendule de la chambre était aussi arrêtée à la même heure.

« Regarde-moi, dit miss Havisham, tu n’as pas peur d’une femme qui n’a pas vu la lumière du soleil depuis que tu es au monde ? »

Je regrette d’être obligé de constater que je ne reculai pas devant l’énorme mensonge, contenu dans ma réponse négative.

« Sais-tu ce que je touche là, dit-elle en appuyant ses deux mains sur son côté gauche.

– Oui, madame. »

Cela me fit penser au jeune homme qui avait dû me manger le cœur.

« Qu’est-ce ?

– Votre cœur.

– Oui, il est mort ! »

Elle murmura ces mots avec un regard étrange et en sourire de Parque, qui renfermait une espèce de vanité. Puis, ayant tenu ses mains sur son cœur pendant quelques moments, elle les ôta lentement, comme si elles eussent pressé trop fortement sa poitrine.

« Je suis fatiguée, dit miss Havisham ; j’ai besoin de distraction… je suis lasse des hommes et des femmes… Joue. »

Je pense que le lecteur le plus exigeant voudra bien convenir que, dans les circonstances présentes, il eût été difficile de me donner un ordre plus embarrassant à remplir.

« J’ai de singulières idées quelquefois, continua-t-elle, et j’ai aujourd’hui la fantaisie de voir quelqu’un jouer. Là ! là !… fit-elle en agitant avec impatience les doigts de sa main droite ; joue !… joue !… joue !… »

Un moment la crainte de voir venir ma sœur m’aider, comme elle l’avait promis, me donna l’idée de courir tout autour de la chambre, en galopant comme la jument de M. Pumblechook, mais je sentis mon incapacité de remplir convenablement ce rôle, et je n’en fis rien. Je continuai à regarder miss Havisham d’une façon qu’elle trouva sans doute peu aimable, car elle me dit :

« Es-tu donc maussade et obstiné ?

– Non madame, je suis bien fâché de ne pouvoir jouer en ce moment. Oui, très-fâché pour vous. Si vous vous plaignez de moi, j’aurai des désagréments avec ma sœur, et je jouerais, je vous l’assure, si je le pouvais, mais tout ici est si nouveau, si étrange, si beau… si triste !… »

Je m’arrêtai, craignant d’en dire trop, si ce n’était déjà fait, et nous nous regardâmes encore tous les deux.

Avant de me parler, elle jeta un coup d’œil sur les habits qu’elle portait, sur la table de toilette, et enfin sur elle-même dans la glace.

« Si nouveau pour lui, murmura-t-elle ; si vieux pour moi ; si étrange pour lui ; si familier pour moi ; si triste pour tous les deux ! Appelle Estelle. »

Comme elle continuait à se regarder dans la glace, je pensai qu’elle se parlait à elle-même et je me tins tranquille.

« Appelle Estelle, répéta-t-elle en lançant sur moi un éclair de ses yeux. Tu peux bien faire cela, j’espère ? Vas à la porte et appelle Estelle. »

Aller dans le sombre et mystérieux couloir d’une maison inconnue, crier : « Estelle ! » à une jeune et méprisante petite créature que je ne pouvais ni voir ni entendre, et avoir le sentiment de la terrible liberté que j’allais prendre, en lui criant son nom, était presque aussi effrayant que de jouer par ordre. Mais elle répondit enfin, une étoile brilla au fond du long et sombre corridor… et Estelle s’avança, une chandelle à la main.

Miss Havisham la pria d’approcher, et prenant un bijou sur la table, elle l’essaya sur son joli cou et sur ses beaux cheveux bruns.

« Ce sera pour vous un jour, dit-elle, et vous en ferez bon usage. Jouez aux cartes avec ce garçon.

– Avec ce garçon ! Pourquoi ?… ce n’est qu’un simple ouvrier ! »

Il me sembla entendre miss Havisham répondre, mais cela me paraissait si peu vraisemblable :

« Eh bien ! vous pouvez lui briser le cœur !

– À quoi sais-tu jouer, mon garçon ? me demanda Estelle avec le plus grand dédain.

– Je ne joue qu’à la bataille, mademoiselle.

– Eh bien ! battez-le, » dit miss Havisham à Estelle.

Nous nous assîmes donc en face l’un de l’autre.

C’est alors que je commençai à comprendre que tout, dans cette chambre, s’était arrêté depuis longtemps, comme la montre et la pendule. Je remarquai que miss Havisham remit le bijou exactement à la place où elle l’avait pris. Pendant qu’Estelle battait les cartes, je regardai de nouveau sur la table de toilette et vis que le soulier, autrefois blanc, aujourd’hui jauni, n’avait jamais été porté. Je baissai les yeux sur le pied non chaussé, et je vis que le bas de soie, autrefois blanc et jaune à présent, était complètement usé. Sans cet arrêt dans toutes choses, sans la durée de tous ces pâles objets à moitié détruits, cette toilette nuptiale sur ce corps affaissé m’eût semblé un vêtement de mort, et ce long voile un suaire.

Miss Havisham se tenait immobile comme un cadavre pendant que nous jouions aux cartes ; et les garnitures et les dentelles de ses habits de fiancée semblaient pétrifiées. Je n’avais encore jamais entendu parler des découvertes qu’on fait de temps à autre de corps enterrés dans l’antiquité, et qui tombent en poussière dès qu’on y touche, mais j’ai souvent pensé depuis que la lumière du soleil l’eût réduite en poudre.

« Il appelle les valets des Jeannots, ce garçon, dit Estelle avec dédain, avant que nous eussions terminé notre première partie. Et quelles mains il a !… et quels gros souliers ! »

Je n’avais jamais pensé à avoir honte de mes mains, mais je commençai à les trouver assez médiocres. Son mépris de ma personne fut si violent, qu’il devint contagieux et s’empara de moi.

Elle gagna la partie, et je donnai les cartes pour la seconde. Je me trompai, justement parce que je ne voyais qu’elle, et que la jeune espiègle me surveillait pour me prendre en faute. Pendant que j’essayais de faire de mon mieux, elle me traita de maladroit, de stupide et de malotru.

« Tu ne me dis rien d’elle ? me fit remarquer miss Havisham ; elle te dit cependant des choses très-dures, et tu ne réponds rien. Que penses-tu d’elle ?

– Je n’ai pas besoin de le dire.

– Dis-le moi tout bas à l’oreille, continua miss Havisham, en se penchant vers moi.

– Je pense qu’elle est très-fière, lui dis-je tout bas.

– Après ?

– Je pense qu’elle est très-jolie.

– Après ?

– Je pense qu’elle a l’air très-insolent. »

Elle me regardait alors avec une aversion très-marquée.

« Après ?

– Je pense que je voudrais retourner chez nous.

– Et ne plus jamais la voir, quoiqu’elle soit jolie ?

– Je ne sais pas si je voudrais ne plus jamais la voir, mais je voudrais bien m’en aller à la maison tout de suite.

– Tu iras bientôt, dit miss Havisham à haute voix. Continuez à jouer ensemble. »

Si je n’avais déjà vu une fois son sourire de Parque, je n’aurais jamais cru que le visage de miss Havisham pût sourire. Elle paraissait plongée dans une méditation active et incessante, comme si elle avait le pouvoir de transpercer toutes les choses qui l’entouraient, et il semblait que rien ne pourrait jamais l’en tirer. Sa poitrine était affaissée, de sorte qu’elle était toute courbée ; sa voix était brisée, de sorte qu’elle parlait bas ; un sommeil de mort s’appesantissait peu à peu sur elle. Enfin, elle paraissait avoir le corps et l’âme, le dehors et le dedans, également brisés, sous le poids d’un coup écrasant.

Je continuai la partie avec Estelle, et elle me battit ; elle rejeta les cartes sur la table, après me les avoir gagnées, comme si elle les méprisait pour avoir été touchées par moi.

« Quand reviendras-tu ici ? dit miss Havisham. Voyons… »

J’allais lui faire observer que ce jour-là était un mercredi, quand elle m’interrompit avec son premier mouvement d’impatience, c’est-à-dire en agitant les doigts de sa main droite :

« Là !… là !… je ne sais rien des jours de la semaine… ni des mois… ni des années… Viens dans six jours. Tu entends ?

– Oui, madame.

– Estelle, conduisez-le en bas. Donnez-lui quelque chose à manger, et laissez-le aller et venir pendant qu’il mangera. Allons, Pip, va ! »

Je suivis la chandelle pour descendre, comme je l’avais suivie pour monter. Estelle la déposa à l’endroit où nous l’avions trouvée. Jusqu’au moment où elle ouvrit la porte d’entrée, je m’étais imaginé qu’il faisait tout à fait nuit, sans y avoir réfléchi ; la clarté subite du jour me confondit. Il me sembla que j’étais resté pendant de longues heures dans cette étrange chambre, qui ne recevait jamais d’autre clarté que celle des chandelles.

« Tu vas attendre ici, entends-tu, mon garçon » dit Estelle.

Et elle disparut en fermant la porte.

Je profitai de ce que j’étais seul dans la cour pour jeter un coup d’œil sur mes mains et sur mes souliers. Mon opinion sur ces accessoires ne fut pas des plus favorables ; jamais, jusqu’ici, je ne m’en étais préoccupé, mais je commençais à ressentir tout le désagrément de ces vulgarités. Je résolus de demander à Joe pourquoi il m’avait appris à appeler Jeannots les valets des cartes. J’aurais désiré que Joe eût été élevé plus délicatement, au moins j’y aurais gagné quelque chose.

Estelle revint avec du pain, de la viande et un pot de bière ; elle déposa la bière sur une des pierres de la cour, et me donna le pain et la viande sans me regarder, aussi insolemment qu’on eût fait à un chien en pénitence. J’étais si humilié, si blessé, si piqué, si offensé, si fâché, si vexé, je ne puis trouver le vrai mot, pour exprimer cette douleur, Dieu seul sait ce que je souffris, que les larmes me remplirent les yeux. À leur vue, la jeune fille eut l’air d’éprouver un vif plaisir à en être la cause. Ceci me donna la force de les rentrer et de la regarder en face ; elle fit un signe de tête méprisant, ce qui signifiait qu’elle était bien certaine de m’avoir blessé ; puis elle se retira.

Quand elle fut partie, je cherchai un endroit pour cacher mon visage et pleurer à mon aise. En pleurant, je me donnais de grands coups contre les murs, et je m’arrachai une poignée de cheveux. Telle était l’amertume de mes émotions, et si cruelle était cette douleur sans nom, qu’elles avaient besoin d’être contrecarrées.

Ma sœur, en m’élevant comme elle l’avait fait, m’avait rendu excessivement sensible. Dans le petit monde où vivent les enfants, n’importe qui les élève, rien n’est plus délicatement perçu, rien n’est plus délicatement senti que l’injustice. L’enfant ne peut être exposé, il est vrai, qu’à une injustice minime, mais l’enfant est petit et son monde est petit ; son cheval à bascule ne s’élève qu’à quelques pouces de terre pour être en proportion avec lui, de même que les chevaux d’Irlande sont faits pour les Irlandais. Dès mon enfance, j’avais eu à soutenir une guerre perpétuelle contre l’injustice : je m’étais aperçu, depuis le jour où j’avais pu parler, que ma sœur, dans ses capricieuses et violentes corrections, était injuste pour moi ; j’avais acquis la conviction profonde qu’il ne s’ensuivait pas, de ce qu’elle m’élevait à la main, qu’elle eût le droit de m’élever à coups de fouet. Dans toutes mes punitions, mes jeûnes, mes veilles et autres pénitences, j’avais nourri cette idée, et, à force d’y penser dans mon enfance solitaire et sans protection, j’avais fini par me persuader que j’étais moralement timide et très-sensible.

À force de me heurter contre le mur de la brasserie et de m’arracher les cheveux, je parvins à calmer mon émotion ; je passai alors ma manche sur mon visage et je quittai le mur où je m’étais appuyé. Le pain et la viande étaient très-acceptables, la bière forte et pétillante, et je fus bientôt d’assez belle humeur pour regarder autour de moi.

Assurément c’était un lieu abandonné. Le pigeonnier de la cour de la brasserie était désert, la girouette avait été ébranlée et tordue par quelque grand vent, qui aurait fait songer les pigeons à la mer, s’il y avait eu quelques pigeons pour s’y balancer ; mais il n’y avait plus de pigeons dans le pigeonnier, plus de chevaux dans les écuries, plus de cochons dans l’étable, plus de bière dans les tonneaux ; les caves ne sentaient ni le grain ni la bière ; toutes les odeurs avaient été évaporées par la dernière bouffée de vapeur. Dans une ancienne cour, on voyait un désert de fûts vides, répandant une certaine odeur âcre, qui rappelait de meilleurs jours ; mais la fermentation était un peu trop avancée pour qu’on pût accepter ces résidus comme échantillons de la bière qui n’y était plus, et, sous ce rapport, ces abandonnés n’étaient pas plus heureux que les autres.

À l’autre bout de la brasserie, il y avait un jardin protégé par un vieux mur qui, cependant, n’était pas assez élevé pour m’empêcher d’y grimper, de regarder par-dessus, et de voir que ce jardin était le jardin de la maison. Il était couvert de broussailles et d’herbes sauvages ; mais il y avait des traces de pas sur la pelouse et dans les allées jaunes, comme si quelqu’un s’y promenait quelquefois. J’aperçus Estelle qui s’éloignait de moi ; mais elle me semblait être partout ; car, lorsque je cédai à la tentation que m’offraient les fûts, et que je commençai à me promener sur la ligne qu’ils formaient à la suite les uns des autres, je la vis se livrant au même exercice à l’autre bout de la cour : elle me tournait le dos, et soutenait dans ses deux mains ses beaux cheveux bruns ; jamais elle ne se retourna et disparut au même instant. Il en fut de même dans la brasserie ; lorsque j’entrai dans une grande pièce pavée, haute de plafond, où l’on faisait autrefois la bière et où se trouvaient encore les ustensiles des brasseurs. Un peu oppressé par l’obscurité, je me tins à l’entrée, et je la vis passer au milieu des feux éteints, monter un petit escalier en fer, puis disparaître dans une galerie supérieure, comme dans les nuages.

Ce fut dans cet endroit et à ce moment, qu’une chose très-étrange se présenta à mon imagination. Si je la trouvai étrange alors, plus tard je l’ai considérée comme bien plus étrange encore. Je portai mes yeux un peu éblouis par la lumière du jour sur une grosse poutre placée à ma droite, dans un coin, et j’y vis un corps pendu par le cou ; ce corps était habillé tout en blanc jauni, et n’avait qu’un seul soulier aux pieds. Il me sembla que toutes les garnitures fanées de ses vêtements étaient en papier, et je crus reconnaître le visage de miss Havisham, se balançant, en faisant des efforts pour m’appeler. Dans ma terreur de voir cette figure que j’étais certain de ne pas avoir vue un moment auparavant, je m’en éloignai d’abord, puis je m’en approchai ensuite, et ma terreur s’accrut au plus haut degré, quand je vis qu’il n’y avait pas de figure du tout.

Il ne fallut rien moins, pour me rappeler à moi, que l’air frais et la lumière bienfaisante du jour, la vue des personnes passant derrière les barreaux de la grille et l’influence fortifiante du pain, de la viande et de la bière qui me restaient. Et encore, malgré cela, ne serais-je peut-être pas revenu à moi aussitôt que je le fis, sans l’approche d’Estelle, qui, ses clefs à la main, venait me faire sortir. Je pensai qu’elle serait enchantée, si elle s’apercevait que j’avais eu peur, et je résolus de ne pas lui procurer ce plaisir.

Elle me lança un regard triomphant en passant à côté de moi, comme si elle se fût réjouie de ce que mes mains étaient si rudes et mes chaussures si grossières, et elle m’ouvrit la porte et se tint de façon à ce que je devais passer devant elle. J’allais sortir sans lever les yeux sur elle, quand elle me toucha à l’épaule.

« Pourquoi ne pleures-tu pas ?

– Parce que je n’en ai pas envie.

– Mais si, dit-elle, tu as pleuré ; tu as les yeux bouffis, et tu es sur le point de pleurer encore. »

Elle se mit à rire d’une façon tout à fait méprisante, me poussa dehors et ferma la porte sur moi. Je rendis tout droit chez M. Pumblechook. J’éprouvai un immense soulagement en ne le trouvant pas chez lui. Après avoir dit au garçon de boutique quel jour je reviendrais chez miss Havisham, je me mis en route pour regagner notre forge, songeant en marchant à tout ce que j’avais vu, et repassant dans mon esprit : que je n’étais qu’un vulgaire ouvrier ; que mes mains étaient rudes et mes souliers épais ; que j’avais contracté la déplorable habitude d’appeler les valets des Jeannots ; que j’étais bien plus ignorant que je ne l’avais cru la veille, et qu’en général, je ne valais pas grand’chose.

Chapitre IX. §

Quand j’arrivai à la maison, ma sœur se montra fort en peine de savoir ce qui se passait chez miss Havisham, et m’accabla de questions. Je me sentis bientôt lourdement secoué par derrière, et je reçus plus d’un coup dans la partie inférieure du dos ; puis elle frotta ignominieusement mon visage contre le mur de la cuisine, parce que je ne répondais pas avec assez de prestesse aux questions qu’elle m’adressait.

Si la crainte de n’être pas compris existe chez les autres petits garçons au même degré qu’elle existait chez moi, chose que je considère comme vraisemblable, car je n’ai pas de raison pour me croire une monstruosité, c’est la clef de bien des réserves. J’étais convaincu que si je décrivais miss Havisham comme mes yeux l’avaient vue, je ne serais pas compris, et bien que je ne la comprisse moi-même qu’imparfaitement, j’avais l’idée qu’il y aurait de ma part quelque chose de méchant et de fourbe à la présenter aux yeux de Mrs Joe telle qu’elle était en réalité. La même suite d’idées m’amena à penser que je ne devais pas parler de miss Estelle. En conséquence, j’en dis le moins possible, et ma pauvre tête dut essuyer à plusieurs reprises les murs de la cuisine.

Le pire de tout, c’est que cette vieille brute de Pumblechook, attiré par une dévorante curiosité de savoir tout ce que j’avais vu et entendu, arriva au grand trot de sa jument, au moment de prendre le thé, pour tâcher de se faire donner toutes sortes de détails ; et la simple vue de cet imbécile, avec ses yeux de poisson, sa bouche ouverte, ses cheveux d’un blond ardent, dressés par une attente curieuse, et son gilet, soulevé par sa respiration mathématique, ne firent que renforcer mes réticences.

« Eh bien ! mon garçon, commença l’oncle Pumblechook, dès qu’il fut assis près du feu, dans le fauteuil d’honneur, comment t’en es-tu tiré là-bas.

– Assez bien, monsieur, » répondis-je.

Ma sœur me montra son poing crispé.

« Assez bien ? répéta Pumblechook ; assez bien n’est pas une réponse. Dis-nous ce que tu entends par assez bien, mon garçon. »

Peut-être le blanc de chaux endurcit-il le cerveau jusqu’à l’obstination : ce qu’il y a de certain, c’est qu’avec le blanc de chaux du mur qui était resté sur mon front, mon obstination s’était durcie à l’égal du diamant. Je réfléchis un instant, puis je répondis, comme frappé d’une nouvelle idée :

« Je veux dire assez bien… »

Ma sœur eut une exclamation d’impatience et allait s’élancer sur moi. Je n’avais aucun moyen de défense, car Joe était occupé dans la forge, quand M. Pumblechook intervint.

« Non ! calmez-vous… laissez-moi faire, ma nièce… laissez-moi faire. »

Et M. Pumblechook se tourna vers moi, comme s’il eût voulu me couper les cheveux, et dit :

« D’abord, pour mettre de l’ordre dans nos idées, combien font quarante-trois pence ? »

Je calculai les conséquences qui pourraient résulter, si je répondais : « Quatre cents livres, » et les trouvant contre moi, j’en retranchai quelque chose comme huit pence. M. Pumblechook me fit alors suivre après lui la table de multiplication des pence et dit :

« Douze pence font un shilling, donc quarante pence font trois shillings et quatre pence. »

Puis il me demanda triomphalement :

« Eh bien ! maintenant, combien font quarante-trois pence ? »

Ce à quoi je répondis après une mûre réflexion :

« Je ne sais pas. »

M. Pumblechook me secoua alors la tête comme un marteau pour m’enfoncer de force le nombre dans la cervelle et dit :

« Quarante-trois pence font-ils sept shillings, six pence trois liards, par hasard ?

– Oui, dis-je.

– Mon garçon, recommença M. Pumblechook en revenant à lui et se croisant les bras sur la poitrine, comment est miss Havisham ?

– Elle est grande et noire, dis-je.

– Est-ce vrai, mon oncle ? » demanda ma sœur.

M. Pumblechook fit un signe d’assentiment, duquel je conclus qu’il n’avait jamais vu miss Havisham, car elle n’était ni grande ni noire.

« Bien ! fit M. Pumblechook, c’est le moyen de le prendre ; nous allons savoir ce que nous désirons.

– Je voudrais bien, mon oncle, dit ma sœur, que vous le preniez avec vous ; vous savez si bien en faire ce que vous voulez.

– Maintenant, mon garçon, que faisait-elle, quand tu es entré ?

– Elle était assise dans une voiture de velours noir, » répondis-je.

M. Pumblechook et ma sœur se regardèrent tout étonnés, comme ils en avaient le droit, et répétant tous deux :

« Dans une voiture de velours noir ?

– Oui, répondis-je. Et miss Estelle, sa nièce, je pense, lui tendait des gâteaux et du vin par la portière, sur un plateau d’or, et nous eûmes tous du vin et des gâteaux sur des plats d’or, et je suis monté sur le siège de derrière pour manger ma part, parce qu’elle me l’avait dit.

– Y avait-il là d’autres personnes ? demanda mon oncle.

– Quatre chiens, dis-je.

– Gros ou petits ?

– Énormes ! m’écriai-je ; et ils se sont battus pour avoir quatre côtelettes de veau, renfermées dans un panier d’argent. »

Mrs Joe et M. Pumblechook se regardèrent de nouveau avec étonnement. J’étais tout à fait monté, complètement indifférent à la torture, et je comptais leur en dire bien d’autres.

« Où était cette voiture, au nom du ciel ? demanda ma sœur.

– Dans la chambre de miss Havisham. »

Ils se regardèrent encore.

« Mais il n’y avait pas de chevaux, ajoutai-je, en repoussant avec force l’idée des quatre coursiers richement caparaçonnés, que j’avais eu d’abord la singulière pensée d’y atteler.

– Est-ce possible, mon oncle ? demanda Mrs Joe ; que veut dire cet enfant ?

– Je vais vous l’expliquer, ma nièce, dit M. Pumblechook. Mon avis est que ce doit être une chaise à porteurs ; elle est bizarre, vous le savez, très-bizarre et si extraordinaire, qu’il n’y aurait rien d’étonnant qu’elle passât ses jours dans une chaise à porteurs.

– L’avez-vous jamais vue dans cette chaise ? demanda Mrs Joe.

– Comment l’aurais-je pu ? reprit-il, forcé par cette question, quand jamais de ma vie je ne l’ai vue, même de loin.

– Bonté divine ! mon oncle, et pourtant vous lui avez parlé ?

– Vous savez bien, continua l’oncle, que lorsque j’y suis allé, la porte était entr’ouverte ; je me tenais d’un côté, elle de l’autre, et nous nous causions de cette manière. Ne dites pas, ma nièce, que vous ne saviez pas cela. Quoi qu’il en soit, ce garçon est allé chez elle pour jouer. À quoi as-tu joué, mon garçon ?

– Nous avons joué avec des drapeaux, » dis-je.

Je dois avouer que je suis très-étonné aujourd’hui, quand je me rappelle les mensonges que je fis en cette occasion.

« Des drapeaux ? répéta ma sœur.

– Oui, dis-je ; Estelle agitait un drapeau bleu et moi un rouge, et miss Havisham en agitait un tout parsemé d’étoiles d’or ; elle l’agitait par la portière de sa voiture, et puis nous brandissions nos sabres en criant : Hourra ! hourra !

– Des sabres ?… répéta ma sœur ; où les aviez-vous pris ?

– Dans une armoire, dis-je, où il y avait des pistolets et des confitures et des pilules. Le jour ne pénétrait pas dans la chambre, mais elle était éclairée par des chandelles.

– Cela est vrai, ma nièce, dit M. Pumblechook avec un signe de tête plein de gravité, je puis vous garantir cet état de choses, car j’en ai moi-même été témoin. »

Tous deux me regardèrent, et moi-même, prenant un petit air candide, je les regardai aussi, en plissant avec ma main droite la jambe droite de mon pantalon.

S’ils m’eussent adressé d’autres questions, je me serais indubitablement trahi, car j’étais sur le point de déclarer qu’il y avait un ballon dans la cour, et j’aurais même hasardé cette absurde déclaration, si mon esprit n’eût pas balancé entre ce phénomène et un ours enfermé dans la brasserie. Cependant, ils étaient tellement absorbés par les merveilles que j’avais déjà présentées à leur admiration, que j’échappai à cette dangereuse alternative. Ce sujet les occupait encore, quand Joe revint de son travail et demanda une tasse de thé. Ma sœur lui raconta ce qui m’était arrivé, plutôt pour soulager son esprit émerveillé que pour satisfaire la curiosité de mon bon ami Joe.

Quand je vis Joe ouvrir ses grands yeux bleus et les promener autour de lui, en signe d’étonnement, je fus pris de remords ; mais seulement en ce qui le concernait lui, sans m’inquiéter en aucune manière des deux autres. Envers Joe, mais envers Joe seulement, je me considérais comme un jeune monstre, pendant qu’ils débattaient les avantages qui pourraient résulter de la connaissance et de la faveur de miss Havisham. Ils étaient certains que miss Havisham ferait quelque chose pour moi, mais ils se demandaient sous quelle forme. Ma sœur entrevoyait le don de quelque propriété rurale. M. Pumblechook s’attendait à une récompense magnifique, qui m’aiderait à apprendre quelque joli commerce, celui de grainetier, par exemple. Joe tomba dans la plus profonde disgrâce pour avoir osé suggérer que j’étais, aux yeux de miss Havisham, l’égal des chiens qui avaient combattu héroïquement pour les côtelettes de veau.

« Si ta tête folle ne peut exprimer d’idées plus raisonnables que celles-là, dit ma sœur, et que tu aies à travailler, tu ferais mieux de t’y mettre de suite. »

Et le pauvre homme sortit sans mot dire.

Quand M. Pumblechook fut parti, et que ma sœur eut gagné son lit, je me rendis à la dérobée dans la forge, où je restai auprès de Joe jusqu’à ce qu’il eût fini son travail, et je lui dis alors :

« Joe, avant que ton feu ne soit tout à fait éteint, je voudrais te dire quelque chose.

– Vraiment, mon petit Pip ! dit Joe en tirant son escabeau près de la forge ; dis-moi ce que c’est, mon petit Pip.

– Joe, dis-je en prenant la manche de sa chemise et la roulant entre le pouce et l’index, tu te souviens de tout ce que j’ai dit sur le compte de miss Havisham.

– Si je m’en souviens, dit Joe ; je crois bien, c’est merveilleux !

– Oui, mais c’est une terrible chose, Joe ; car tout cela n’est pas vrai.

– Que dis-tu, mon petit Pip ? s’écria Joe frappé d’étonnement. Tu ne veux pas dire, j’espère, que c’est un…

– Oui, je dois te le dire, à toi, tout cela c’est un mensonge.

– Mais pas tout ce que tu as raconté, bien sûr ; tu ne prétends pas dire qu’il n’y a pas de voiture en velours noir, hein ? »

Je continuai à secouer la tête.

« Mais au moins, il y avait des chiens, mon petit Pip ; mon cher petit Pip, s’il n’y avait pas de côtelettes de veau, au moins il y avait des chiens ?

– Non, Joe.

– Un chien, dit Joe, rien qu’un tout petit chien ?

– Non, Joe, il n’y avait rien qui ressemblât à un chien. »

Joe me considérait avec le plus profond désappointement.

« Mon petit Pip, mon cher petit Pip, ça ne peut pas marcher comme ça, mon garçon, où donc veux-tu en venir ?

– C’est terrible, n’est-ce pas ?

– Terrible !… s’écria Joe ; terrible !… Quel démon t’a poussé ?

– Je ne sais, Joe, répliquai-je en lâchant sa manche de chemise et m’asseyant à ses pieds dans les cendres ; mais je voudrais bien que tu ne m’aies pas appris à appeler les valets des Jeannots, et je voudrais que mes mains fussent moins rudes et mes souliers moins épais. »

Alors je dis à Joe que je me trouvais bien malheureux, et que je n’avais pu m’expliquer devant Mrs Joe et M. Pumblechook, parce qu’ils étaient trop durs pour moi ; qu’il y avait chez miss Havisham une fort jolie demoiselle qui était très-fière ; qu’elle m’avait dit que j’étais commun ; que je savais bien que j’étais commun, mais que je voudrais bien ne plus l’être ; et que les mensonges m’étaient venus, je ne savais ni comment ni pourquoi…

C’était un cas de métaphysique aussi difficile à résoudre pour Joe que pour moi. Mais Joe voulut éloigner tout ce qu’il y avait de métaphysique dans l’espèce et en vint à bout.

« Il y a une chose dont tu peux être bien certain mon petit Pip, dit Joe, après avoir longtemps ruminé. D’abord, un mensonge est un mensonge, de quelque manière qu’il vienne, et il ne doit pas venir ; n’en dis plus, mon petit Pip ; ça n’est pas le moyen de ne plus être commun, mon garçon, et quant à être commun, je ne vois pas cela très-clairement : tu es d’une petite taille peu commune, et ton savoir n’est pas commun non plus.

– Si, je suis ignorant et emprunté, Joe.

– Mais vois donc cette lettre que tu m’as écrite hier soir, c’est comme imprimé ! J’ai vu des lettres, et lettres écrites par des messieurs très-comme il faut, encore, et elles n’avaient pas l’air d’être imprimées.

– Je ne sais rien, Joe ; tu as une trop bonne opinion de moi, voilà tout.

– Eh bien, mon petit Pip, dit Joe, que cela soit ou que cela ne soit pas, il faut commencer par le commencement ; le roi sur son trône, avec sa couronne sur sa tête, avant d’écrire ses actes du Parlement, a commencé par apprendre l’alphabet, alors qu’il n’était que prince royal… Ah ! ajouta Joe avec un signe de satisfaction personnelle, il a commencé par l’A et a été jusqu’au Z, je sais parfaitement ce que c’est, quoique je ne puisse pas dire que j’en ai fait autant. »

Il y avait de la sagesse dans ces paroles, et elles m’encouragèrent un peu.

« Ne faut-il pas mieux, continua Joe en réfléchissant, rester dans la société des gens communs plutôt que d’aller jouer avec ceux qui ne le sont pas ? Ceci me fait penser qu’il y avait peut-être un drapeau ?

– Non, Joe.

– Je suis vraiment fâché qu’il n’y ait pas eu au moins un drapeau, mon petit Pip. Cela finira par arriver aux oreilles de ta sœur. Écoute, mon petit Pip, ce que va te dire un véritable ami, si tu ne réussis pas à n’être plus commun, en allant tout droit devant toi, il ne faut pas songer que tu pourras le faire en allant de travers. Ainsi donc, mon petit Pip, ne dis plus de mensonges, vis bien et meurs en paix.

– Tu ne m’en veux pas, Joe ?

– Non, mon petit Pip, non ; mais je ne puis m’empêcher de penser qu’ils étaient joliment audacieux, ces chiens qui voulaient manger les côtelettes de veau, et un ami qui te veut du bien te conseille d’y penser quand tu monteras te coucher ; voilà tout, mon petit Pip, et ne le fais plus. »

Quand je me trouvai dans ma petite chambre, disant mes prières, je n’oubliai pas la recommandation de Joe ; et pourtant mon jeune esprit était dans un tel état de trouble, que longtemps après m’être couché, je pensais encore comment miss Estelle considèrerait Joe, qui n’était qu’un simple forgeron : et combien ses mains étaient rudes, et ses souliers épais ; je pensais aussi à Joe et à ma sœur, qui avaient l’habitude de s’asseoir dans la cuisine, et je réfléchissais que moi-même j’avais quitté la cuisine pour aller me coucher ; que miss Havisham et Estelle ne restaient jamais à la cuisine ; et qu’elles étaient bien au-dessus de ces habitudes communes. Je m’endormis en pensant à ce que j’avais fait chez miss Havisham, comme si j’y étais resté des semaines et des mois au lieu d’heures, et comme si c’eût été un vieux souvenir au lieu d’un événement arrivé le jour même.

Ce fut un jour mémorable pour moi, car il apporta de grands changements dans ma destinée ; mais c’est la même chose pour chacun. Figurez-vous un certain jour retranché dans votre vie, et pensez combien elle aurait été différente. Arrêtez-vous, vous qui lisez ce récit, et figurez-vous une longue chaîne de fil ou d’or, d’épines ou de fleurs, qui ne vous eût jamais lié, si, à un certain et mémorable jour, le premier anneau ne se fût formé.

Chapitre X. §

Un ou deux jours après, un matin en m’éveillant, il me vint l’heureuse idée que le meilleur moyen pour n’être plus commun était de tirer de Biddy tout ce qu’elle pouvait savoir sur ce point important. En conséquence, je déclarai à Biddy, un soir que j’étais allé chez la grand’tante de M. Wopsle, que j’avais des raisons particulières pour désirer faire mon chemin en ce monde, et que je lui serais très-obligé si elle voulait bien m’enseigner tout ce qu’elle savait. Biddy, qui était la fille la plus obligeante du monde, me répondit immédiatement qu’elle ne demandait pas mieux, et elle mit aussitôt sa promesse à exécution.

Le système d’éducation adopté par la grand’tante de M. Wopsle, pouvait se résoudre ainsi qu’il suit : Les élèves mangeaient des pommes et se mettaient des brins de paille sur le dos les uns des autres, jusqu’à ce que la grand’tante de M. Wopsle, rassemblant toute son énergie, se précipitât indistinctement sur eux, armée d’une baguette de bouleau, en faisant une course effrénée. Après avoir reçu le choc avec toutes les marques de dérision possibles, les élèves se formaient en ligne, et faisaient circuler rapidement, de main en main, un livre tout déchiré. Le livre contenait, ou plutôt avait contenu ; un alphabet, quelques chiffres, une table de multiplication et un syllabaire. Dès que ce livre se mettait en mouvement, la grand’tante de M. Wopsle tombait dans une espèce de pâmoison, provenant de la fatigue ou d’un accès de rhumatisme. Les élèves se livraient alors entre eux à l’examen de leurs souliers, pour savoir celui qui pourrait frapper le plus fort avec son pied. Cet examen durait jusqu’au moment où Biddy arrivait avec trois Bibles, tout abîmées et toutes déchiquetées, comme si elles avaient été coupées avec le manche de quelque chose de rude et d’inégal, et plus illisibles et plus mal imprimées qu’aucune des curiosités littéraires que j’aie jamais rencontrées depuis, elles étaient mouchetées partout, avec des taches de rouille et avaient, écrasés entre leurs feuillets, des spécimens variés de tous les insectes du monde. Cette partie du cours était généralement égayée par quelques combats singuliers entre Biddy et les élèves récalcitrants. Lorsque la bataille était terminée, Biddy nous indiquait un certain nombre de pages, et alors nous lui lisions tous à haute voix ce que nous pouvions, ou plutôt ce que nous ne pouvions pas. C’était un bruit effroyable ; Biddy conduisait cet orchestre infernal, en lisant elle-même d’une voix lente et monotone. Aucun de nous n’avait la moindre notion de ce qu’il lisait. Quand ce terrible charivari avait duré un certain temps, il finissait généralement par réveiller la grand’tante de M. Wopsle, et elle attrapait un des gens par les oreilles et les lui tirait d’importance. Ceci terminait la leçon du soir, et nous nous élancions en plein air en poussant des cris de triomphe. Je dois à la vérité de faire observer qu’il n’était pas défendu aux élèves de s’exercer à écrire sur l’ardoise, ou même sur du papier, quand il y en avait ; mais il n’était pas facile de se livrer à cette étude pendant l’hiver, car la petite boutique où l’on faisait la classe, et qui servait en même temps de chambre à coucher et de salon à la grand’tante de M. Wopsle, n’était que faiblement éclairée, au moyen d’une chandelle sans mouchettes.

Il me sembla qu’il me faudrait bien du temps pour me dégrossir dans de pareilles conditions. Néanmoins, je résolus d’essayer, et, ce soir-là, Biddy commença à remplir l’engagement qu’elle avait pris envers moi, en me faisant faire une lecture de son petit catalogue, et en me prêtant, pour le copier à la main, un grand vieux D, qu’elle avait copié elle-même du titre de quelque journal, et que, jusqu’à présent, j’avais toujours pris pour une boucle.

Il va sans dire qu’il y avait un cabaret dans le village, et que Joe aimait à y aller, de temps en temps, fumer sa pipe. J’avais reçu l’ordre le plus formel de passer le prendre aux Trois jolis bateliers, en revenant de l’école, et de le ramener à la maison, à mes risques et périls. Ce fut donc vers les Trois jolis bateliers que je dirigeai mes pas.

À côté du comptoir, il y avait aux Trois jolis bateliers une suite de comptes d’une longueur alarmante, inscrits à la craie sur le mur près de la porte. Ces comptes semblaient n’avoir jamais été réglés ; je me souvenais de les avoir toujours vus là, ils avaient même toujours grandi en même temps que moi, mais il y avait une grande quantité de craie dans notre pays, et sans doute les habitants ne voulaient négliger aucune occasion d’en tirer parti.

Comme c’était un samedi soir, je trouvai le chef de l’établissement regardant ces comptes d’un air passablement renfrogné ; mais comme j’avais affaire à Joe et non à lui, je lui souhaitai tout simplement le bonsoir et passai dans la salle commune, au fond du couloir, où il y avait un bon feu, et où Joe fumait sa pipe en compagnie de M. Wopsle et d’un étranger. Joe me reçut comme de coutume, en s’écriant :

« Holà ! mon petit Pip, te voilà mon garçon ! »

Aussitôt l’étranger tourna la tête pour me regarder. C’était un homme que je n’avais jamais vu, et il avait l’air fort mystérieux. Sa tête était penchée d’un côté, et l’un de ses yeux était constamment à demi fermé, comme s’il visait quelque chose avec un fusil invisible. Il avait une pipe à la bouche, il l’ôta ; et après en avoir expulsé la fumée, sans cesser de me regarder fixement, il me fit un signe de tête. Je répondis par un signe semblable. Alors il continua le même jeu et me fit place à côté de lui.

Mais comme j’avais l’habitude de m’asseoir à côté de Joe toutes les fois que je venais dans cet endroit, je dis :

« Non, merci, monsieur. »

Et je me laissai tomber à la place que Joe m’avait faite sur l’autre banc. L’étranger, après avoir jeté un regard sur Joe et vu que son attention était occupée ailleurs, me fit de nouveaux signes ; puis il se frotta la jambe d’une façon vraiment singulière, du moins ça me fit cet effet-là.

« Vous disiez, dit l’étranger en s’adressant à Joe, que vous êtes forgeron.

– Oui, répondit Joe.

– Que voulez-vous boire, monsieur ?… À propos, vous ne m’avez pas dit votre nom. »

Joe le lui dit, et l’étranger l’appela alors par son nom.

« Que voulez-vous boire, monsieur Gargery, c’est moi qui paye pour trinquer avec vous ?

– À vous dire vrai, répondit Joe, je n’ai pas l’habitude de trinquer avec personne, et surtout de boire aux frais des autres, mais aux miens.

– L’habitude, non, reprit l’étranger ; mais une fois par hasard n’est pas coutume, et un samedi soir encore ! Allons ! dites ce que vous voulez, monsieur Gargery.

– Je ne voudrais pas vous refuser plus longtemps, dit Joe ; du rhum.

– Soit, du rhum, répéta l’étranger. Mais monsieur voudra-t-il bien, à son tour, témoigner son désir ?

– Du rhum, dit M. Wopsle.

– Trois rhums ! cria l’étranger au propriétaire du cabaret, et trois verres pleins !

– Monsieur, observa Joe, en manière de présentation, est un homme qui vous ferait plaisir à entendre, c’est le chantre de notre église.

– Ah ! ah ! dit l’étranger vivement, en me regardant de côté, l’église isolée, à droite des marais, tout entourée de tombeaux ?

– C’est cela même, » dit Joe.

L’étranger, avec une sorte de murmure de satisfaction à travers sa pipe, mit sa jambe sur le banc qu’il occupait à lui seul. Il portait un chapeau de voyage à larges bords, et par-dessous un mouchoir roulé autour de sa tête, en manière de calotte, de sorte qu’on ne voyait pas ses cheveux. Il me sembla que sa figure prenait en ce moment une expression rusée, suivie d’un éclat de rire étouffé.

« Je ne connais pas très-bien ce pays, messieurs, mais il me semble bien désert du côté de la rivière.

– Les marais ne sont pas habités ordinairement, dit Joe.

– Sans doute !… sans doute !… mais ne pensez-vous pas qu’il peut y venir quelquefois des Bohémiens, des vagabonds, ou quelque voyageur égaré ?

– Non, dit Joe ; seulement par-ci, par-là, un forçat évadé, et ils ne sont pas faciles à prendre, n’est-ce pas, monsieur Wopsle ? »

M. Wopsle, se souvenant de sa déconvenue, fit un signe d’assentiment dépourvu de tout enthousiasme.

« Il paraît que vous en avez poursuivi ? demanda l’étranger.

– Une fois, répondit Joe, non pas que nous tenions beaucoup à les prendre, comme vous pensez bien ; nous y allions comme curieux, n’est-ce pas, mon petit Pip ?

– Oui, Joe. »

L’étranger continuait à me lancer des regards de côté, comme si c’eût été particulièrement moi qu’il visât avec son fusil invisible, et dit :

« C’est un gentil camarade que vous avez là ; comment l’appelez-vous ?

– Pip, dit Joe.

– Son nom de baptême est Pip ?

– Non, pas son nom de baptême.

– Son surnom, alors ?

– Non, dit Joe, c’est une espèce de nom de famille qu’il s’est donné à lui-même, quand il était tout enfant.

– C’est votre fils ?

– Oh ! non, dit Joe en méditant, non qu’il fût nécessaire de réfléchir là-dessus ; mais parce que c’était l’habitude, aux Trois jolis bateliers, de réfléchir profondément sur tout ce qu’on disait, pendant que l’on fumait ; oh !… non. Non, il n’est pas mon fils.

– Votre neveu ? dit l’étranger.

– Pas davantage, dit Joe, avec la même apparence de réflexion profonde. Non… je ne veux pas vous tromper… il n’est pas mon neveu.

– Que diable vous est-il donc alors ? » demanda l’étranger, qui me parut pousser bien vigoureusement ses investigations.

M. Wopsle prit alors la parole, comme quelqu’un qui connaissait tout ce qui a rapport aux parentés, sa profession lui faisant un devoir de savoir par cœur jusqu’à quel degré de parenté il était interdit à un homme d’épouser une femme, et il expliqua les liens qui existaient entre Joe et moi. M. Wopsle ne termina pas sans citer avec un air terrible un passage de Richard III, et il s’imagina avoir dit tout ce qu’il y avait à dire sur ce sujet, quand il eut ajouté :

« Comme dit le poète ! »

Ici, je dois remarquer qu’en parlant de moi, M. Wopsle trouvait nécessaire de me caresser les cheveux et de me les ramener jusque dans les yeux. Je ne pouvais concevoir pourquoi tous ceux qui venaient à la maison me soumettaient toujours au même traitement désagréable, dans les mêmes circonstances. Cependant, je ne me souviens pas d’avoir jamais été, dans ma première enfance, le sujet des conversations de notre cercle de famille ; mais quelques personnes à large main me favorisaient de temps en temps de cette caresse ophtalmique pour avoir l’air de me protéger.

Pendant tout ce temps, l’étranger n’avait regardé personne que moi ; et, cette fois, il me regardait comme s’il se déterminait à faire feu sur l’objet qu’il visait depuis si longtemps. Mais il ne dit plus rien, jusqu’au moment où l’on apporta les verres de rhum ; alors son coup partit, mais de la façon la plus singulière.

Il se fit comprendre par une pantomime muette, qui s’adressait spécialement à moi. Il mêlait son grog au rhum, et il le goûtait tout en me regardant, non pas avec la cuiller qu’on lui avait donnée, mais avec une lime.

Il me fit cela de manière à ce que personne autre que moi ne le vît, et quand il eût fini, il essuya la lime et la mit dans sa poche de côté. Dès que j’aperçus l’instrument, je reconnus mon forçat et la lime de Joe. Je le regardai sans pouvoir faire un mouvement ; j’étais tout à fait fasciné ; mais il s’appuyait alors sur son banc, sans s’inquiéter davantage de moi, et il se mit à parler de navets.

Il y avait en Joe un tel besoin de se purifier et de se reposer tranquillement avant de rentrer à la maison, qu’il osait rester une demi-heure de plus dans la vie active le samedi que les autres jours. C’était une délicieuse demi-heure qui venait de se passer à boire ensemble du grog au rhum. Alors Joe se leva pour partir et me prit par la main.

« Attendez un moment, monsieur Gargery, dit l’étranger, je crois avoir quelque part dans ma poche un beau shilling tout neuf, et, si je le trouve, ce sera pour ce petit. »

Il le dénicha au milieu d’une poignée d’autres pièces de peu de valeur, l’enveloppa dans du papier chiffonné et me le donna.

« C’est pour toi, dit-il, pour toi seul, tu entends ? »

Je le remerciai, en écarquillant sur lui mes yeux plus qu’il ne convenait à un enfant bien élevé, et en me cramponnant à la main de Joe. Il dit bonsoir à celui-ci, ainsi qu’à M. Wopsle, qui sortit en même temps que nous, et il me fit un dernier signe de son bon œil, non pas en me regardant, car il le ferma ; mais quelles merveilles ne peut-on pas opérer avec un clignement d’œil !

En rentrant à la maison, j’aurais pu parler tout à mon aise, si j’en avais eu l’envie, car M. Wopsle nous quitta à la porte des Trois jolis bateliers, et Joe marcha tout le temps, la bouche toute grande ouverte, pour se la rincer et faire passer l’odeur du rhum, en absorbant le plus d’air possible. J’étais comme stupéfié par le changement qui s’était opéré chez mon ancienne et coupable connaissance, et je ne pouvais penser à autre chose.

Ma sœur n’était pas de trop mauvaise humeur quand nous entrâmes dans la cuisine, et Joe profita de cette circonstance extraordinaire pour lui parler de mon shilling tout neuf.

« C’est une pièce fausse, j’en mettrais ma main au feu, dit Mrs Joe d’un air de triomphe ; sans cela, il ne l’aurait pas donnée à cet enfant. Voyons cela. »

Je sortis le shilling du papier, et il se trouva qu’il était parfaitement bon.

« Mais qu’est-ce que cela ? dit Mrs Joe, en rejetant le shilling et en saisissant le papier, deux banknotes d’une livre chacune ! »

Ce n’était en effet rien moins que deux grasses banknotes d’une livre, qui semblaient avoir vécu dans la plus étroite intimité avec tous les marchands de bestiaux du comté. Joe reprit son chapeau et courut aux Trois jolis bateliers, pour les restituer à leur propriétaire. Pendant son absence, je m’assis sur mon banc ordinaire, et je regardai ma sœur d’une manière significative, car j’étais à peu près certain que l’homme n’y serait plus.

Bientôt Joe revint dire que l’homme était parti, mais que lui Joe avait laissé un mot à l’hôtelier des Trois jolis bateliers, relativement aux banknotes. Alors ma sœur les enveloppa avec soin dans un papier, et les mit dans une théière purement ornementale qui était placée sur une cheminée du salon de gala. Elles restèrent là bien des nuits, bien des jours, et ce fut un cauchemar incessant pour mon jeune esprit.

Quand je fus couché, je revis l’étranger me visant toujours avec son arme invisible, et je pensais combien il était commun, grossier et criminel de conspirer secrètement avec des condamnés, chose à laquelle jusque là je n’avais pas pensé. La lime aussi me tourmentait, je craignais à tout moment de la voir reparaître. J’essayai bien de m’endormir en pensant que je reverrais miss Havisham le mercredi suivant ; j’y réussis, mais dans mon sommeil, je vis la lime sortir d’une porte et se diriger vers moi, sans pourtant voir celui qui la tenait, et je m’éveillai en criant.

Chapitre XI. §

Le jour indiqué, je me rendis chez miss Havisham ; je sonnai avec beaucoup d’hésitation, et Estelle parut. Elle ferma la porte après m’avoir fait entrer, et, comme la première fois, elle me précéda dans le sombre corridor où brûlait la chandelle. Elle ne parut faire attention à moi que lorsqu’elle eut la lumière dans la main, alors elle me dit avec hauteur :

« Tu vas passer par ici aujourd’hui. »

Et elle me conduisit dans une partie de la maison qui m’était complètement inconnue.

Le corridor était très-long, et semblait faire tout le tour de Manor House. Arrivée à une des extrémités, elle s’arrêta, déposa à terre sa chandelle et ouvrit une porte. Ici le jour reparut, et je me trouvai dans une petite cour pavée, dont la partie opposée était occupée par une maison séparée, qui avait dû appartenir au directeur ou au premier employé de la défunte brasserie. Il y avait une horloge au mur extérieur de cette maison. Comme la pendule de la chambre de miss Havisham et comme la montre de miss Havisham, cette horloge était arrêtée à neuf heures moins vingt minutes.

Nous entrâmes par une porte qui se trouvait ouverte dans une chambre sombre et très-basse de plafond. Il y avait quelques personnes dans cette chambre ; Estelle se joignit à elles en me disant :

« Tu vas rester là, mon garçon, jusqu’à ce qu’on ait besoin de toi. »

« Là, » était la fenêtre, je m’y accoudai, et je restai « là, » dans un état d’esprit très-désagréable, et regardant au dehors.

La fenêtre donnait sur un coin du jardin fort misérable et très-négligé, où il y avait une rangée de vieilles tiges de choux et un grand buis qui, autrefois, avait été taillé et arrondi comme un pudding ; il avait à son sommet de nouvelles pousses de couleur différente, qui avaient altéré un peu sa forme, comme si cette partie du jardin avait touché à la casserole et s’était roussie. Telle fut, du moins, ma première impression, en contemplant cet arbre. Il était tombé un peu de neige pendant la nuit ; partout ailleurs elle avait disparu, mais là elle n’était pas encore entièrement fondue, et, à l’ombre froide de ce bout de jardin, le vent la soufflait en petits flocons qui venaient fouetter contre la fenêtre, comme s’ils eussent voulu entrer pour me lapider.

Je m’aperçus que mon arrivée avait arrêté la conversation, et que les personnes qui se trouvaient réunies dans cette pièce avaient les yeux fixés sur moi. Je ne pouvais rien voir, excepté la réverbération du feu sur les vitres, mais je sentais dans les articulations une gêne et une roideur qui me disaient que j’étais examiné avec une scrupuleuse attention.

Il y avait dans cette chambre trois dames et un monsieur. Je n’avais pas été cinq minutes à la croisée, que, d’une manière ou d’une autre, ils m’avaient tous laissé voir qu’ils n’étaient que des flatteurs et des hâbleurs ; mais chacun prétendait ne pas s’apercevoir que les autres étaient des flatteurs et des hâbleurs, parce que celui ou celle qui aurait admis ce soupçon aurait pu être accusé d’avoir les mêmes défauts.

Tous avaient cet air inquiet et triste, de gens qui attendent le bon plaisir de quelqu’un, et la plus bavarde des dames avait bien de la peine à réprimer un bâillement, tout en parlant. Cette dame, qui avait nom Camille, me rappelait ma sœur, avec cette différence qu’elle était plus âgée, et que son visage, au premier coup d’œil, m’avait paru avoir des traits plus grossiers. Je commençais à penser que c’était une grâce du ciel si elle avait des traits quelconques, tant était haute et pâle la muraille inanimée que présentait sa face.

« Pauvre chère âme ! dit la dame avec une vivacité de manières tout à fait semblable à celle de ma sœur. Il n’a d’autre ennemi que lui-même.

– Il serait bien plus raisonnable d’être l’ennemi de quelqu’un, dit le monsieur ; bien plus naturel !

– Mon cousin John, observa une autre dame, nous devons aimer notre prochain.

– Sarah Pocket, repartit le cousin John, si un homme n’est pas son propre prochain, qui donc l’est ? »

Mis Pocket se mit à rire ; Camille rit aussi, et elle dit en réprimant un bâillement :

« Quelle idée ! »

Mais ils pensèrent, à ce que je crois, que cela était aussi une bien bonne idée. L’autre dame, qui n’avait pas encore parlé, dit avec emphase et gravité :

« C’est vrai !… c’est bien vrai !

– Pauvre âme ! continua bientôt Camille (je savais qu’en même temps tout ce monde-là me regardait). Il est si singulier ! croirait-on que quand la femme de Tom est morte, il ne pouvait pas comprendre l’importance du deuil que doivent porter les enfants ? « Bon Dieu ! » disait-il, « Camille, à quoi sert de mettre en noir les pauvres petits orphelins ?… Comme Mathew ! Quelle idée !…

– Il y a du bon chez lui, dit le cousin John, il y a du bon chez lui ; je ne nie pas qu’il n’y ait du bon chez lui, mais il n’a jamais eu, et n’aura jamais le moindre sentiment des convenances.

– Vous savez combien j’ai été obligée d’être ferme, dit Camille. Je lui ai dit : « Il faut que cela soit, pour « l’honneur de la famille ! » Et je lui ai répété que si l’on ne portait pas le deuil, la famille était déshonorée. Je discourai là-dessus, depuis le déjeuner jusqu’au dîner, au point d’en troubler ma digestion. Alors il se mit en colère et, en jurant, il me dit : « Eh bien ! faites « comme vous voudrez ! » Dieu merci, ce sera toujours une consolation pour moi de pouvoir me rappeler que je sortis aussitôt, malgré la pluie qui tombait à torrents, pour acheter les objets de deuil.

– C’est lui qui les a payés, n’est-ce pas ? demanda Estelle.

– On ne demande pas, ma chère enfant, qui les a payés, reprit Camille ; la vérité, c’est que je les ai achetées, et j’y penserai souvent avec joie quand je serai forcée de me lever la nuit. »

Le bruit d’une sonnette lointaine, mêlé à l’écho d’un bruit ou d’un appel venant du couloir par lequel j’étais arrivé, interrompit la conversation et fit dire à Estelle :

« Allons, mon garçon ! »

Quand je me retournai, ils me regardèrent tous avec le plus souverain mépris, et, en sortant, j’entendis Sarah Pocket qui disait :

« J’en suis certaine. Et puis après ? »

Et Camille ajouta avec indignation :

« A-t-on jamais vu pareille chose ! Quelle i… dé… e… »

Comme nous avancions dans le passage obscur, Estelle s’arrêta tout à coup en me regardant en face, elle me dit d’un ton railleur en mettant son visage tout près du mien :

« Eh bien ?

– Eh bien, mademoiselle ? » fis-je en me reculant.

Elle me regardait et moi je la regardais aussi, bien entendu.

« Suis-je jolie ?

– Oui, je vous trouve très-jolie.

– Suis-je fière ?

– Pas autant que la dernière fois, dis-je.

– Pas autant ?

– Non. »

Elle s’animait en me faisant cette dernière question, et elle me frappa au visage de toutes ses forces.

« Maintenant, dit-elle, vilain petit monstre, que penses-tu de moi ?

– Je ne vous le dirai pas.

– Parce que tu vas le dire là-haut… Est-ce cela ?

– Non ! répondis-je, ce n’est pas cela.

– Pourquoi ne pleures-tu plus, petit misérable ?

– Parce que je ne pleurerai plus jamais pour vous, » dis-je.

Ce qui était la déclaration la plus fausse qui ait jamais été faite, car je pleurais intérieurement, et Dieu sait la peine qu’elle me fit plus tard.

Nous continuâmes notre chemin, et, en montant, nous rencontrâmes un monsieur qui descendait à tâtons.

« Qui est-là ? demanda le monsieur, en s’arrêtant et en me regardant.

– Un enfant, dit Estelle.

C’était un gros homme, au teint excessivement brun, avec une très-grosse tête et avec de très-grosses mains. Il me prit le menton et me souleva la tête pour me voir à la lumière. Il était prématurément chauve, et possédait une paire de sourcils noirs qui se tenaient tout droits ; ses yeux étaient enfoncés dans sa tête, et leur expression était perçante et désagréablement soupçonneuse ; il avait une grande chaîne de montre, et sur la figure de gros points noirs où sa barbe et ses favoris eussent été, s’il les eût laissé pousser. Il n’était rien pour moi, mais par hasard j’eus l’occasion de le bien observer.

« Tu es des environs ? dit-il.

– Oui, monsieur, répondis-je.

– Pourquoi viens-tu ici ?

– C’est miss Havisham qui m’a envoyé chercher, monsieur.

– Bien. Conduis-toi convenablement. J’ai quelque expérience des jeunes gens, ils ne valent pas grand’chose à eux tous. Fais attention, ajouta-t-il, en mordant son gros index et en fronçant ses gros sourcils, fais attention à te bien conduire. »

Là-dessus, il me lâcha, ce dont je fus bien aise, car sa main avait une forte odeur de savon, et il continua à monter l’escalier. Je me demandais à moi-même si ce n’était pas un docteur ; mais non, pensai-je, ce ne peut être un docteur, il aurait des manières plus douces et plus avenantes. Du reste, je n’eus pas grand temps pour réfléchir à ce sujet, car nous nous trouvâmes bientôt dans la chambre de miss Havisham, où elle et tous les objets qui l’entouraient étaient exactement dans le même état où je les avais laissés. Estelle me laissa debout près de la porte, et j’y restai jusqu’à ce que miss Havisham jetât les yeux sur moi.

« Ainsi donc, dit-elle sans la moindre surprise, les jours convenus sont écoulés ?

– Oui, madame, c’est aujourd’hui…

– Là !… là !… là !… fit-elle avec son impatient mouvement de doigts, je n’ai pas besoin de le savoir. Es-tu prêt à jouer ? »

Je fus obligé de répondre avec un peu de confusion.

« Je ne pense pas, madame.

– Pas même aux cartes ? demanda-t-elle avec un regard pénétrant.

– Si, madame, je puis faire cela, si c’est nécessaire.

– Puisque cette maison te semble vieille et triste, dit miss Havisham avec impatience, et puisque tu ne veux pas jouer, veux-tu travailler ? »

Je répondis à cette demande de meilleur cœur qu’à la première, et je dis que je ne demandais pas mieux.

« Alors, entre dans cette chambre, dit-elle en me montrant avec sa main ridée une porte qui était derrière moi, et attends-moi là jusqu’à ce que je vienne. »

Je traversai le palier, et j’entrai dans la chambre qu’elle m’avait indiquée. Le jour ne pénétrait pas plus dans cette chambre que dans l’autre, et il y régnait une odeur de renfermé qui oppressait. On venait tout récemment d’allumer du feu dans la vieille cheminée, mais il était plus disposé à s’éteindre qu’à brûler, et la fumée qui persistait à séjourner dans cette chambre, semblait encore plus froide que l’air, et ressemblait au brouillard de nos marais. Quelques bouts de chandelles placés sur la tablette de la grande cheminée éclairaient faiblement la chambre : ou, pour mieux dire, elles n’en troublaient que faiblement l’obscurité. Elle était vaste, et j’ose affirmer qu’elle avait été belle ; mais tous les objets qu’on pouvait apercevoir étaient couverts de poussière, dans un état complet de vétusté, et tombaient en ruine. Ce qui attirait d’abord l’attention, c’était une longue table couverte d’une nappe, comme si la fête qu’on était en train de préparer dans la maison s’était arrêtée en même temps que les pendules. Un surtout, un plat du milieu, de je ne sais quelle espèce, occupait le centre de la table ; mais il était tellement couvert de toiles d’araignées, qu’on n’en pouvait distinguer la forme. En regardant cette grande étendue jaunâtre, il me sembla y voir pousser un immense champignon noir, duquel je voyais entrer et sortir d’énormes araignées aux corps mouchetés et aux pattes cagneuses. On eût dit que quelque événement de la plus grande importance venait de se passer dans la communauté arachnéenne.

J’entendais aussi les souris qui couraient derrière les panneaux des boiseries, comme si elles eussent été sous le coup de quelque grand événement ; mais les perce-oreilles n’y faisaient aucune attention, et s’avançaient en tâtonnant sur le plancher et en cherchant leur chemin, comme des personnes âgées et réfléchies, à la vue courte et à l’oreille dure, qui ne sont pas en bons termes les unes avec les autres.

Ces créatures rampantes avaient captivé toute mon attention, et je les examinais à distance, quand miss Havisham posa une de ses mains sur mon épaule ; de l’autre main elle tenait une canne à bec de corbin sur laquelle elle s’appuyait, et elle me faisait l’effet de la sorcière du logis.

« C’est ici, dit-elle en indiquant la table du bout de sa canne ; c’est ici que je serai exposée après ma mort… C’est ici qu’on viendra me voir. »

J’éprouvais une crainte vague de la voir s’étendre sur la table et y mourir de suite, c’eût été la complète réalisation du cadavre en cire de la foire. Je tremblai à son contact.

« Que penses-tu de l’objet qui est au milieu de cette grande table… me demanda-t-elle en l’indiquant encore avec sa canne ; là, où tu vois des toiles d’araignées ?

– Je ne devine pas, madame.

– C’est un grand gâteau… un gâteau de noces… le mien ! »

Elle regarda autour de la chambre, puis se penchant sur moi, sans ôter sa main de mon épaule :

« Viens !… viens !… viens ! Promène-moi… promène-moi. »

Je jugeai d’après cela que l’ouvrage que j’avais à faire était de promener miss Havisham tout autour de la chambre. En conséquence, nous nous mîmes en mouvement d’un pas qui, certes, aurait pu passer pour une imitation de celui de la voiture de mon oncle Pumblechook.

Elle n’était pas physiquement très-forte ; et après un moment elle me dit :

« Plus doucement ! »

Cependant nous continuions à marcher d’un pas fort raisonnable ; elle avait toujours sa main appuyée sur mon épaule, et elle ouvrit la bouche pour me dire que nous n’irions pas plus loin, parce qu’elle ne le pourrait pas. Après un moment, elle me dit :

« Appelle Estelle ! »

J’allai sur le palier et je criai ce nom comme j’avais fait la première fois. Quand sa lumière parut, je revins auprès de miss Havisham, et nous nous remîmes en marche.

Si Estelle eût été la seule spectatrice de notre manière d’agir, je me serais senti déjà suffisamment humilié ; mais comme elle amena avec elle les trois dames et le monsieur que j’avais vus en bas, je ne savais que faire. La politesse me faisait un devoir de m’arrêter ; mais miss Havisham persistait à me tenir l’épaule, et nous continuions avec la même ardeur notre promenade insensée. Pour ma part, j’étais navré à l’idée qu’ils allaient croire que c’était moi qui faisais tout cela.

« Chère miss Havisham, dit miss Sarah Pocket, comme vous avez bonne mine !

– Ça n’est pas vrai ! dit miss Havisham, je suis jaune et n’ai que la peau sur les os. »

Camille rayonna en voyant miss Pocket recevoir cette rebuffade, et elle murmura en contemplant miss Havisham d’une manière tout à fait triste et compatissante :

« Pauvre chère âme ! certainement, elle ne doit pas s’attendre à ce qu’on lui trouve bonne mine… la pauvre créature. Quelle idée !…

– Et vous, comment vous portez-vous, vous ? » demanda miss Havisham à Camille.

Nous étions alors tout près de cette dernière, et j’allais en profiter pour m’arrêter ; mais miss Havisham ne le voulait pas ; nous poursuivîmes donc, et je sentis que je déplaisais considérablement à Camille.

« Merci, miss Havisham, continua-t-elle, je vais aussi bien que je puis l’espérer.

– Comment cela ?… qu’avez-vous ?… demanda miss Havisham, avec une vivacité surprenante.

– Rien qui vaille la peine d’être dit, répliqua Camille ; je ne veux pas faire parade de mes sentiments. Mais j’ai pensé à vous toute la nuit, et cela plus que je ne l’aurais voulu.

– Alors, ne pensez pas à moi.

– C’est plus facile à dire qu’à faire, répondit tendrement Camille, en réprimant un soupir, tandis que sa lèvre supérieure tremblait et que ses larmes coulaient en abondance. Raymond sait de combien de gingembre et de sels j’ai été obligée de faire usage toute la nuit, et combien de mouvements nerveux j’ai éprouvés dans ma jambe. Mais tout cela n’est rien quand je pense à ceux que j’aime… Si je pouvais être moins affectueuse et moins sensible, j’aurais une digestion plus facile et des nerfs de fer. Je voudrais bien qu’il en fût ainsi ; mais, quant à ne plus penser à vous pendant la nuit… ô quelle idée ! »

Ici, elle éclata en sanglots.

Je compris que le Raymond en question n’était autre que le monsieur présent, et qu’il était en même temps M. Camille. Il vint au secours de sa femme, et lui dit en manière de consolation :

« Camille… ma chère… c’est un fait avéré que vos sentiments de famille vous minent, au point de rendre une de vos jambes plus courte que l’autre.

– Je ne savais pas, dit la digne dame, dont je n’avais encore entendu la voix qu’une seule fois, que penser à une personne vous donnât des droits sur cette même personne, ma chère. »

Miss Sarah Pocket, que je contemplais alors, était une petite femme, vieille, sèche, à la peau brune et ridée ; elle avait une petite tête qui semblait faite en coquille de noix et une grande bouche, comme celle d’un chat sans les moustaches. Elle répétait sans cesse :

« Non, en vérité, ma chère… Hem !… hem !…

– Penser, ou ne pas penser, est chose assez facile, dit la grave dame.

– Quoi de plus facile ? appuya miss Sarah Pocket.

– Oh ! oui ! oui ! s’écria Camille, dont les sentiments en fermentation semblaient monter de ses jambes jusqu’à son cœur. Tout cela est bien vrai. L’affection poussée à ce point est une faiblesse, mais je n’y puis rien… Sans doute, ma santé serait bien meilleure s’il en était autrement ; et cependant, si je le pouvais, je ne voudrais pas changer cette disposition de mon caractère. Elle est la cause de bien des peines, il est vrai ; mais c’est aussi une consolation de sentir qu’on la possède. »

Ici, nouvel éclat de sentiments.

Miss Havisham et moi ne nous étions pas arrêtés une seule minute pendant tout ce temps : tantôt faisant le tour de la chambre, tantôt frôlant les vêtements des visiteurs, et tantôt encore mettant entre eux et nous toute la longueur de la lugubre pièce.

« Voyez, Mathew ! dit Camille. Il ne fraye jamais avec mes parents et s’inquiète fort peu de mes liens naturels ; il ne vient jamais ici savoir des nouvelles de miss Havisham ! J’en ai été si choquée, que je me suis accrochée au sofa avec le lacet de mon corset, et que je suis restée étendue pendant des heures, insensible, la tête renversée, les cheveux épars et les jambes je ne sais pas comment…

– Bien plus hautes que votre tête, mon amour, dit M. Camille.

– Je suis resté dans cet état des heures entières, à cause de la conduite étrange et inexpliquable de Mathew, et personne ne m’a remerciée.

– En vérité ! je dois dire que cela ne m’étonne pas, interposa la grave dame.

– Vous voyez, ma chère, ajouta miss Sarah Pocket, une doucereuse et charmante personne, on serait tenté de vous demander de qui vous attendiez des remercîments, mon amour.

– Sans attendre ni remercîments ni autre chose, reprit Camille, je suis restée dans cet état, pendant des heures, et Raymond est témoin de la manière dont je suffoquais, et de l’inefficacité du gingembre, à tel point qu’on m’entendait de chez l’accordeur d’en face, et que ses pauvres enfants, trompés, croyaient entendre roucouler des pigeons à distance… et, après tout cela, s’entendre dire… »

Ici Camille porta la main à sa gorge comme si les nouvelles combinaisons chimiques qui s’y formaient l’eussent suffoquée.

Au moment où le nom de Mathew fut prononcé, miss Havisham m’arrêta et s’arrêta aussi en levant les yeux sur l’interlocutrice. Ce changement eut quelque influence sur les mouvements nerveux de Camille et les fit cesser.

« Mathew viendra me voir à la fin, dit miss Havisham avec tristesse, quand je serai étendue sur cette table. Ici… dit-elle en frappant la table avec sa béquille, ici sera sa place ! là, à ma tête ! La vôtre et celle de votre mari, là ! et celle de Sarah Pocket, là ! et celle de Georgiana, là ! À présent, vous savez tous où vous vous mettrez quand vous viendrez me voir pour la dernière fois. Et maintenant, allez ! »

À chaque nom, elle avait frappé la table à un nouvel endroit avec sa canne, après quoi elle me dit :

« Promène-moi !… promène-moi !… »

Et nous recommençâmes notre course.

« Je suppose, dit Camille, qu’il ne nous reste plus qu’à nous retirer. C’est quelque chose d’avoir vu, même pendant si peu de temps, l’objet de mon affection. J’y penserai, en m’éveillant la nuit, avec tendresse et satisfaction. Je voudrais voir à Mathew cette consolation. Je suis résolue à ne plus faire parade de mes sensations ; mais il est très-dur de s’entendre dire qu’on souhaite la mort d’une de ses parentes, qu’on s’en réjouit, comme si elle était un phénix et de se voir congédiée… Quelle étrange idée ! »

M. Camille allait intervenir au moment où Mrs Camille mettait sa main sur son cœur oppressé et affectait une force de caractère qui n’était pas naturelle et devait renfermer, je le prévoyais, l’intention de tomber en pâmoison, quand elle serait dehors. Elle envoya de la main un baiser à miss Havisham et disparut.

Sarah Pocket et Georgiana se disputaient à qui sortirait la dernière ; mais Sarah était trop polie pour ne pas céder le pas ; elle se glissa avec tant d’adresse derrière Georgiana, que celle-ci fut obligée de sortir la première. Sarah Pocket fit donc son effet séparé en disant ces mots :

« Soyez bénie, chère miss Havisham ! »

Et en ayant, sur sa petite figure de coquille de noix, un sourire de pitié pour la faiblesse des autres.

Pendant qu’Estelle les éclairait pour descendre, miss Havisham continuait de marcher, en tenant toujours sa main sur mon épaule ; mais elle se ralentissait de plus en plus. À la fin, elle s’arrêta devant le feu, et dit, après l’avoir regardé pendant quelques secondes :

« C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance, Pip. »

J’allais lui en souhaiter encore un grand nombre, quand elle leva sa canne.

« Je ne souffre pas qu’on en parle jamais, pas plus ceux qui étaient ici tout à l’heure que les autres. Ils viennent me voir ce jour-là, mais ils n’osent pas y faire allusion. »

Bien entendu, je n’essayai pas, moi non plus, d’y faire allusion davantage.

« À pareil jour, bien longtemps avant ta naissance, ce monceau de ruines, qui était alors un gâteau, dit-elle en montrant du bout de sa canne, mais sans y toucher, l’amas de toiles d’araignées qui était sur la table, fut apporté ici. Lui et moi, nous nous sommes usés ensemble ; les souris l’ont rongé, et moi-même j’ai été rongée par des dents plus aiguës que celles des souris. »

Elle porta la tête de sa canne à son cœur, en s’arrêtant pour regarder la table, et contempla ses habits autrefois blancs, aujourd’hui flétris et jaunis comme elle, la nappe autrefois blanche et aujourd’hui jaunie et flétrie comme elle, et tous les objets qui l’entouraient et qui semblaient devoir tomber en poussière au moindre contact.

« Quand la ruine sera complète, dit-elle, avec un regard de spectre, et lorsqu’on me déposera morte dans ma parure nuptiale, sur cette table de repas de noces, tout sera fini… et la malédiction tombera sur lui… et le plus tôt sera le mieux : pourquoi n’est-ce pas aujourd’hui ! »

Elle continuait à regarder la table comme si son propre cadavre y eût été étendu. Je gardai le silence. Estelle revint, et elle aussi se tint tranquille. Il me sembla que cette situation dura longtemps, et je m’imaginai qu’au milieu de cette profonde obscurité, de cette lourde atmosphère, Estelle et moi allions aussi commencer à nous flétrir.

À la fin, sortant tout à coup et sans aucune transition de sa contemplation, miss Havisham dit :

« Allons ! jouez tous deux aux cartes devant moi ; pourquoi n’avez-vous pas encore commencé ? »

Là-dessus nous rentrâmes dans la chambre et nous nous assîmes en face l’un de l’autre, comme la première fois : comme la première fois je fus battu, et comme la première fois encore, miss Havisham ne nous quitta pas des yeux ; elle appelait mon attention sur la beauté d’Estelle, et me forçait de la remarquer en lui essayant des bijoux sur la poitrine et dans les cheveux.

Estelle, de son côté, me traita comme la première fois, à l’exception qu’elle ne daigna pas me parler. Quand nous eûmes joué une demi-douzaine de parties, on m’indiqua le jour où je devais revenir, et l’on me fit descendre dans la cour, comme précédemment, pour me jeter ma nourriture comme à un chien. Puis on me laissa seul, aller et venir, comme je le voudrais.

Il n’est pas très-utile de rechercher s’il y avait une porte dans le mur du jardin la première fois que j’y avais grimpé pour regarder dans ce même jardin, et si elle était ouverte ou fermée. C’est assez de dire que je n’en avais pas vu alors, et que j’en voyais une maintenant. Elle était ouverte, et je savais qu’Estelle avait reconduit les visiteurs, car je l’avais vue s’en revenir la clef dans la main ; j’entrai dans le jardin et je le parcourus dans tous les sens. C’était un lieu solitaire et tranquille ; il y avait des tranches de melons et de concombres, qui, mêlées à des restes de vieux chapeaux et de vieux souliers, avaient produit, en se décomposant, une végétation spontanée, et par-ci, par-là, un fouillis de mauvaises herbes ressemblant à un poêlon cassé.

Quand j’eus fini d’examiner le jardin et une serre, dans laquelle il n’y avait rien qu’une vigne détachée et quelques tessons de bouteilles, je me retrouvai dans le coin que j’avais vu par la fenêtre. Ne doutant pas un seul instant que la maison ne fût vide, j’y jetai un coup d’œil par une autre fenêtre, et je me trouvai, à ma grande surprise, devant un grand jeune homme pâle, avec des cils roux et des cheveux clairs.

Ce jeune homme pâle disparut pour reparaître presque aussitôt à côté de moi. Il était occupé devant des livres au moment où je l’avais aperçu, et alors je vis qu’il était tout tâché d’encre.

« Holà ! dit-il, mon garçon ! »

Holà ! est une interpellation à laquelle, je l’ai remarqué souvent, on ne peut mieux répondre que par elle-même. Donc, je lui dis :

« Holà ! en omettant, avec politesse, d’ajouter : mon garçon !

– Qui t’a dit de venir ici ?

– Miss Estelle.

– Qui t’a permis de t’y promener ?

– Miss Estelle.

– Viens et battons-nous, » dit le jeune homme pâle.

Pouvais-je faire autrement que de le suivre ? Je me suis souvent fait cette question depuis : mais pouvais-je faire autrement ? Ses manières étaient si décidées, et j’étais si surpris que je le suivis comme sous l’influence d’un charme.

« Attends une minute, dit-il, avant d’aller plus loin, il est bon que je te donne un motif pour combattre ; le voici ! »

Prenant aussitôt un air fort irrité, il se frotta les mains l’une contre l’autre, jeta délicatement un coup de pied derrière lui, me tira par les cheveux, se frotta les mains encore une fois, courba sa tête et s’élança dans cette position sur mon estomac.

Ce procédé de taureau, outre qu’il n’était pas soutenable, au point de vue de la liberté individuelle, était manifestement désagréable pour quelqu’un qui venait de manger. En conséquence, je me jetai sur lui une première fois, puis j’allais me précipiter une seconde, quand il dit :

« Ah !… ah !… vraiment ! »

Et il commença à sauter en avant et en arrière, d’une façon tout à fait extraordinaire et sans exemple pour ma faible expérience.

« Ce sont les règles du jeu, dit-il en sautant de sa jambe gauche sur sa jambe droite ; ce sont les règles reçues ! »

Il retomba alors sur sa jambe gauche.

« Viens sur le terrain, et commençons les préliminaires ! »

Il sautait à droite, à gauche, en avant, en arrière, et se livrait à toutes sortes de gambades, pendant que je le regardais dans le plus grand étonnement.

J’étais secrètement effrayé, en le voyant si adroit et si alerte ; mais je sentais, moralement et physiquement, qu’il n’avait aucun droit à enfoncer sa tête dans mon estomac, aussi irrévérencieusement qu’il venait de le faire. Je le suivis donc, sans mot dire, dans un enfoncement retiré du jardin, formé par la jonction de deux murs, et protégé par quelques broussailles. Après m’avoir demandé si le terrain me convenait, et avoir obtenu un : Oui ! fort crânement articulé par moi, il me demanda la permission de s’absenter un moment, et revint promptement avec une bouteille d’eau et une éponge imbibée de vinaigre.

« C’est pour nous deux, » dit-il en plaçant ces objets contre le mur.

Alors, il retira non seulement sa veste et son gilet, mais aussi sa chemise, d’une façon qui prouvait tout à la fois sa légèreté de conscience, son empressement et une certaine soif sanguinaire.

Bien qu’il ne parût pas fort bien portant, et qu’il eût le visage couvert de boutons et une échancrure à la bouche, ces effrayants préparatifs ne laissèrent pas que de m’épouvanter. Je jugeai qu’il devait avoir à peu près mon âge, mais il était bien plus grand et il avait une manière de se redresser qui m’en imposait beaucoup. Du reste, c’était un jeune homme ; il était habillé tout en gris, quand il n’était pas déshabillé pour se battre, bien entendu, et il avait des coudes, et des genoux et des poings, et des pieds considérablement développés, comparativement au reste de sa personne.

Je sentis mon cœur faiblir en le voyant me toiser avec une certaine affectation de plaisir, et examiner ma charpente anatomique comme pour choisir un os à sa convenance. Jamais je n’ai été aussi surpris de ma vie, que lorsqu’après lui avoir assené mon premier coup, je le vis couché sur le dos, me regardant avec son nez tout sanglant et me présentant son visage en raccourci.

Il se releva immédiatement, et après s’être épongé avec une dextérité vraiment remarquable, il recommença à me toiser. La seconde surprise manifeste que j’éprouvai dans ma vie, ce fut de le voir sur le dos une deuxième fois, me regardant avec un œil tout noir.

Son courage m’inspirait un grand respect : il n’avait pas de force, ne tapait pas bien dur, et de plus, je le renversais à chaque coup ; mais il se relevait en un moment, s’épongeait ou buvait à même la bouteille, en se soignant lui-même avec une satisfaction apparente et un air triomphant qui me faisaient croire qu’il allait enfin me donner quelque bon coup. Il fut bientôt tout meurtri ; car, j’ai regret à le dire, plus je frappais, et plus je frappais fort ; mais il se releva, et revint sans cesse à la charge, jusqu’au moment où il reçut un mauvais coup qui l’envoya rouler la tête contre le mur : encore après cela, se releva-t-il en tournant rapidement sur lui-même, sans savoir où j’étais ; puis enfin, il alla chercher à genoux son éponge et la jeta en l’air en poussant un grand soupir et en disant :

« Cela signifie que tu as gagné ! »

Il paraissait si brave et si loyal que, bien que je n’eusse pas cherché la querelle, ma victoire ne me donnait qu’une médiocre satisfaction. Je crois même me rappeler que je me regardais moi-même comme une espèce d’ours ou quelque autre bête sauvage. Cependant, je m’habillai en essuyant par intervalle mon visage sanglant, et je lui dis :

« Puis-je vous aider ? »

Et il me répondit :

« Non, merci ! »

Ensuite, je lui dis :

« Je vous souhaite une bonne après-midi. »

Et il me répondit :

« Moi de même. »

En arrivant dans la cour, je trouvai Estelle, attendant avec ses clefs ; mais elle ne me demanda ni où j’avais été, ni pourquoi je l’avais fait attendre. Son visage rayonnait comme s’il lui était arrivé quelque chose d’heureux. Au lieu d’aller droit à la porte, elle s’arrêta dans le passage pour m’attendre.

« Viens ici !… tu peux m’embrasser si tu veux. »

Je l’embrassai sur la joue qu’elle me tendait. Je crois que je serais passé dans le feu pour l’embrasser ; mais je sentais que ce baiser n’était accordé à un pauvre diable tel que moi que comme une menue pièce de monnaie, et qu’il ne valait pas grand’chose.

Les visiteurs, les cartes et le combat m’avaient retenu si longtemps que, lorsque j’approchai de la maison, les dernières lueurs du soleil disparaissaient derrière les marais, et le fourneau de Joe faisait flamboyer une longue trace de feu au travers de la route.

Chapitre XII. §

Je n’étais pas fort rassuré sur le compte du jeune homme pâle. Plus je pensais au combat, plus je me rappelais les traits ensanglantés de ce jeune homme, plus je sentais qu’il devait m’être fait quelque chose pour l’avoir mis dans cet état. Le sang de ce jeune homme retomberait sur ma tête, et la loi le vengerait. Sans avoir une idée bien positive de la peine que j’encourais, il était évident pour moi que les jeunes gars du village ne devaient pas aller dans les environs ravager les maisons des gens bien posés et rosser les jeunes gens studieux de l’Angleterre sans attirer sur eux quelque punition sévère. Pendant plusieurs jours, je restai enfermé à la maison, et je ne sortis de la cuisine qu’après m’être assuré que les policemen du comté n’étaient pas à mes trousses, tout prêts à s’élancer sur moi. Le nez du jeune homme pâle avait tâché mon pantalon, et je profitai du silence de la nuit pour laver cette preuve de mon crime. Je m’étais écorché les doigts contre les dents du jeune homme, et je torturais mon imagination de mille manières pour trouver un moyen d’expliquer cette circonstance accablante quand je serais appelé devant les juges.

Quand vint le jour de retourner au lieu témoin de mes actes de violence, me terreurs ne connurent plus de bornes. Les envoyés de la justice venus de Londres tout exprès ne seraient-ils pas en embuscade derrière la porte ? Miss Havisham ne voudrait-elle pas elle-même tirer vengeance d’un crime commis dans sa maison, et n’allait-elle pas se lever sur moi, armée d’un pistolet et m’étendre mort à ses pieds ? N’aurait-on pas soudoyé une bande de mercenaires pour tomber sur moi dans la brasserie et me frapper jusqu’à la mort ? J’avais, je dois le dire, une assez haute opinion du jeune homme pâle pour le croire étranger à toutes ces machinations ; elles se présentaient à mon esprit, ourdies par ses parents, indignés de l’état de son visage et excités par leur grand amour pour ses traits de famille.

Quoi qu’il en soit, je devais aller chez miss Havisham, et j’y allai. Chose étrange ! rien de notre lutte n’avait transpiré, on n’y fit pas la moindre allusion, et je n’aperçus pas le plus petit homme, jeune ou pâle ! Je retrouvai la même porte ouverte, j’explorai le même jardin, je regardai par la même fenêtre, mais mon regard se trouva arrêté par des volets fermés intérieurement. Tout était calme et inanimé. Ce fut seulement dans le coin où avait eu lieu le combat que je pus découvrir quelques preuves de l’existence du jeune homme ; il y avait là des traces de sang figé, et je les couvris de terre pour les dérober aux yeux des hommes.

Sur le vaste palier qui séparait la chambre de miss Havisham de l’autre chambre où était dressée la longue table, je vis une chaise de jardin, une de ces chaises légères montées sur des roues et qu’on pousse par derrière. On l’avait apportée là depuis ma dernière visite, et dès ce moment je fus chargé de pousser régulièrement miss Havisham, dans cette chaise, autour de sa chambre et autour de l’autre, quand elle se trouvait fatiguée de me pousser par l’épaule. Nous faisions ces voyages d’une chambre à l’autre sans interruption, quelquefois pendant trois heures de suite. Ces voyages ont dû être extrêmement nombreux, car il fut décidé que je viendrais tous les deux jours à midi pour remplir ces fonctions, et je me rappelle très-bien que cela dura au moins huit ou dix mois.

À mesure que nous nous familiarisions l’une avec l’autre, miss Havisham me parlait davantage et me faisait quelquefois des questions sur ce que je savais et sur ce que je comptais faire. Je lui dis que j’allais être l’apprenti de Joe ; que je ne savais rien, et que j’avais besoin d’apprendre toute chose, avec l’espoir qu’elle m’aiderait à atteindre ce but tant désiré. Mais elle n’en fit rien ; au contraire, elle semblait préférer me voir rester ignorant. Elle ne me donnait jamais d’argent, mais seulement mon dîner, et elle ne parla même jamais de me payer mes services.

Estelle était toujours avec nous ; c’était toujours elle qui me faisait entrer et sortir, mais elle ne m’invita plus jamais à l’embrasser. Quelquefois elle me tolérait, d’autres fois elle me montrait une certaine condescendance ; tantôt elle était très-familière avec moi, tantôt elle me disait énergiquement qu’elle me haïssait. Miss Havisham me demandait quelquefois tout bas et quand nous étions seuls : « Pip, n’est-elle pas de plus en plus jolie ? » Et quand je lui répondais : « Oui, » ce qui était vrai, elle semblait s’en réjouir secrètement. Aussi, tandis que nous jouions aux cartes, miss Havisham nous regardait avec un bonheur d’avare, quels que pussent être les caprices d’Estelle. Et quand ces caprices devenaient si nombreux et si contradictoires que je ne savais plus que dire ni que faire, miss Havisham l’embrassait avec amour et lui murmurait dans l’oreille quelque chose qui sonnait comme ceci : « Désespérez-les tous, mon orgueil et mon espoir !… désespérez-les tous sans remords ! »

Il y avait une chanson dont Joe se plaisait à fredonner des fragments pendant son travail, elle avait pour refrain : le vieux Clem. C’était, à vrai dire, une singulière manière de rendre hommage à un saint patron ; mais, je crois bien que le vieux Clem lui-même ne se gênait pas beaucoup avec ses forgerons. C’était une chanson qui imitait le bruit du marteau sur l’enclume ; ce qui excusait jusqu’à un certain point l’introduction du nom vénéré du vieux Clem. À la fin, on devait frapper son voisin d’un coup de poing en criant : « Battez, battez vieux Clem !… Soufflez, soufflez le feu, vieux Clem !… Grondez plus fort, élancez-vous plus haut ! » Un jour, miss Havisham me dit, peu après avoir pris place dans sa chaise roulante, et en agitant ses doigts avec impatience :

« Là !… là !… là !… chante… »

Je me mis à chanter tout en poussant la machine. Il arriva qu’elle y prît un certain goût, et qu’elle répétât tout en roulant autour de la grande table et de l’autre chambre. Souvent même Estelle se joignait à nous ; mais nos accords étaient si réservés, qu’à nous trois nous faisions moins de bruit dans la vieille maison que le plus léger souffle du vent.

Qu’allais-je devenir avec un pareil entourage ? Comment empêcher son influence sur mon caractère ? Faut-il s’étonner si, de même que mes yeux, mes pensées étaient éblouies quand je sortais de ces chambres obscures pour me retrouver dehors à la clarté du jour ?

Peut-être me serais-je décidé à parler à Joe du jeune homme pâle, si je ne m’étais pas lancé d’abord dans ce dédale d’exagérations monstrueuses que j’ai déjà avouées. Je sentais parfaitement que Joe ne manquerait pas de voir dans ce jeune homme pâle un voyageur digne de monter dans le carrosse en velours noir. En conséquence je gardai sur lui le silence le plus profond. D’ailleurs, la frayeur qui m’avait saisi tout d’abord en voyant miss Havisham et Estelle se concerter, ne faisait qu’augmenter avec le temps. Je ne mis donc toute ma confiance qu’en Biddy, et c’est à elle seule que j’ouvris mon cœur. Pourquoi me parut-il naturel d’agir ainsi, et pourquoi Biddy prenait-elle un intérêt si grand à tout ce que je lui disais ? Je l’ignorais alors, bien que je pense le savoir aujourd’hui.

Pendant ce temps, les conciliabules allaient leur train dans la cuisine du logis, et mon pauvre esprit était agité et aigri des ennuis et des désagréments qui en résultaient toujours. Cet âne de Pumblechook avait coutume de venir le soir pour causer de moi et de mon avenir avec ma sœur, et je crois réellement (avec moins de repentir que je n’en devrais éprouver) que si alors j’avais pu ôter la clavette de l’essieu de sa voiture, je l’eusse fait avec plaisir. Ce misérable homme était si borné et d’une faiblesse d’esprit telle qu’il ne pouvait parler de moi et de ce que je deviendrais sans m’avoir devant lui, comme si cela eût pu y faire quelque chose, et il m’arrachait ordinairement de mon escabeau (en me tirant par le collet de ma veste) et me faisait quitter le coin où j’étais si tranquille, pour me placer devant le feu comme pour me faire rôtir. Il commençait ainsi en s’adressant à ma sœur :

« Voici un garçon, ma nièce, un garçon que vous avez élevé à la main. Tiens-toi droit, mon garçon, relève la tête et ne sois pas ingrat pour eux, comme tu l’es toujours. Voyons, ma nièce, qu’y a-t-il à faire pour ce garçon ? »

Et alors il me rebroussait les cheveux, ce dont, je l’ai déjà dit, je n’ai jamais témoigné la moindre reconnaissance à personne, et me tenait devant lui en me tirant par la manche : spectacle bête et stupide qui ne pouvait être égalé en bêtise et en stupidité que par M. Pumblechook lui-même.

Ma sœur et lui se livraient alors aux supputations les plus absurdes sur miss Havisham, et sur ce qu’elle ferait de moi et pour moi. Je finissais toujours par pleurer de dépit, et j’avais toutes les peines du monde à ne pas me jeter sur lui pour le battre. Pendant ces conversations, chaque fois que ma sœur m’interpellait, cela me causait une douleur aussi forte que si l’on m’eût arraché une dent, et Pumblechook, qui se voyait déjà mon patron, promenait sur moi le regard dépréciateur d’un entrepreneur qui se voit engagé dans une affaire peu lucrative.

Joe ne prenait aucune part à ces discussions ; mais Mrs Joe lui adressait assez souvent la parole, car elle voyait clairement qu’elle n’était pas d’accord avec lui relativement à ce qu’on ferait de moi. J’étais en âge d’être l’apprenti de Joe, et toutes les fois que ce dernier, assis pensif auprès du feu, tenait le poker entre ses genoux, et dégageait la cendre qui obstruait les barres inférieures du foyer, ma sœur devinait facilement dans cette innocente action une protestation contre ses idées. Elle ne manquait jamais alors de se jeter sur lui, de le secouer vigoureusement, et de lui arracher le poker des mains, de sorte que ces débats avaient toujours une fin orageuse. Tout à coup et sans le moindre prétexte, ma sœur se retournait sur moi, me secouait rudement et me jetait ces mots à la figure :

« Allons ! En voilà assez !… Va te coucher, tu nous as donné assez de peine pour une soirée, j’espère ! »

Comme si c’eût été moi qui les eusse priés en grâce de tourmenter ma pauvre existence.

Cet état de chose dura longtemps, et il eût pu durer plus longtemps encore, mais un jour que miss Havisham se promenait, comme à l’ordinaire, en s’appuyant sur mon épaule, elle s’arrêta subitement et, se penchant sur moi, elle me dit, avec un peu d’humeur :

« Tu deviens grand garçon, Pip ! »

Je pensai que je devais lui faire entendre, par un regard méditatif, que c’était sans doute le résultat de circonstances sur lesquelles je n’avais aucun pouvoir.

Elle n’en dit pas davantage pour cette fois, mais elle s’arrêta bientôt pour me considérer encore, et un moment après elle recommença de nouveau en fronçant les sourcils et en faisant la mine. Le jour suivant, quand notre exercice quotidien fut fini, et que je l’eus reconduite à sa table de toilette, elle appela mon attention au moyen du mouvement impatient des ses doigts.

« Redis-moi donc le nom de ton forgeron ?

– Joe Gargery, madame.

– C’est chez lui que tu devais entrer en apprentissage ?

– Oui, miss Havisham.

– Tu aurais mieux fait d’y entrer tout de suite. Crois-tu que Gargery consente à venir ici avec toi, et à apporter ton acte de naissance ? »

Je répondis que Joe ne manquerait pas de se trouver très-honoré de venir.

« Alors, qu’il vienne.

– À quelle heure voulez-vous qu’il vienne, miss Havisham ?

– Là !… là !… Je ne connais plus rien aux heures… mais qu’il vienne bientôt et seul avec toi. »

Lorsque le soir je rentrai à la maison et que je fis part à Joe du message dont j’étais chargé pour lui, ma sœur monta sur ses grands chevaux et s’exalta plus que je ne l’avais encore vue. Elle nous demanda si nous la prenions pour un paillasson, tout au plus bon pour essuyer mes souliers, et comment nous osions en user ainsi avec elle et pour quelle société nous avions l’amabilité de la croire faite ? Quand elle eut épuisé ce torrent de questions et d’injures, elle éclata en sanglots et jeta un chandelier à la tête de Joe, mit son tablier de cuisine, ce qui était toujours un très-mauvais signe, et commença à tout nettoyer avec une ardeur sans pareille. Non contente d’un nettoyage à sec, elle prit un seau et une brosse, et fit tant de gâchis, qu’elle nous força à nous réfugier dans la cour de derrière. Il était dix heures du soir quand nous nous risquâmes à rentrer. Alors, ma sœur demanda à brûle-pourpoint à Joe pourquoi il n’avait pas épousé une négresse ? Joe ne répondit rien, le pauvre homme, mais il se mit à caresser ses favoris de l’air le plus piteux du monde, et il me regardait, comme s’il pensait réellement qu’il eût tout aussi bien fait.

Chapitre XIII. §

J’éprouvai une vive contrariété, le lendemain matin, en voyant Joe revêtir ses habits du dimanche, pour m’accompagner chez miss Havisham. Cependant, je ne pouvais pas lui dire qu’il était beaucoup mieux dans ses habits de travail, puisqu’il avait cru nécessaire de faire toilette, car je savais que c’était uniquement pour moi qu’il avait pris toute cette peine, et qu’il se gênait horriblement en portant un faux-col tellement haut par derrière, qu’il lui relevait les cheveux sur le sommet de la tête comme un plumet.

Pendant le déjeuner, ma sœur annonça son intention de nous accompagner à la ville, en disant que nous la laisserions chez l’oncle Pumblechook, et que nous irions la reprendre « quand nous en aurions fini avec nos belles dames. » Manière de s’exprimer, qui, soit dit en passant, était d’un mauvais présage pour Joe. La forge fut donc fermée pour toute la journée, et Joe écrivit à la craie sur sa porte (ainsi qu’il avait coutume de le faire dans les rares occasions où il quittait son travail) le mot « SORTI, » accompagné d’une flèche tracée dans la direction qu’il avait prise.

Nous partîmes pour la ville. Ma sœur ouvrait la marche avec son grand chapeau de castor, elle portait un panier tressé en paille avec la même solennité que si c’eût été le grand sceau d’Angleterre. De plus elle avait une paire de socques, un châle râpé et un parapluie, bien que le temps fût clair et beau. Je ne sais pas bien si tous ces objets étaient emportés par pénitence ou par ostentation ; mais je crois plutôt qu’ils étaient exhibés pour faire voir qu’on les possédait. Beaucoup de dames, imitant Cléopâtre et d’autres souveraines, aiment, lorsqu’elles voyagent, à traîner après elles leurs richesses et à s’en faire un cortège d’apparat.

En arrivant chez M. Pumblechook, ma sœur nous quitta et entra avec fracas. Il était alors près de midi ; Joe et moi nous nous rendîmes donc directement à la maison de miss Havisham. Comme à l’ordinaire, Estelle vint ouvrir la porte, et dès qu’elle parut, Joe ôta son chapeau et, en le tenant par le bord, il se mit à le balancer d’une main dans l’autre, comme s’il eût eu d’importantes raisons d’en connaître exactement le poids.

Estelle ne fit attention ni à l’un ni à l’autre, mais elle nous conduisit par un chemin que je connaissais très-bien. Je la suivais et Joe venait le dernier. Quand je tournai la tête pour regarder Joe, je le vis qui continuait à peser son chapeau avec le plus grand soin. Je remarquai en même temps qu’il marchait sur la pointe des pieds.

Estelle nous invita à entrer. Je pris donc Joe par le pan de son habit, et je l’introduisis en présence de miss Havisham. Miss Havisham était assise devant sa table de toilette, et leva aussitôt les yeux sur nous.

« Oh ! dit-elle à Joe. Vous êtes le mari de la sœur de ce garçon ? »

Je n’aurais jamais imaginé mon cher et vieux Joe si changé. Il restait là, immobile, sans pouvoir parler, avec sa touffe de cheveux en l’air et la bouche toute grande ouverte, comme un oiseau extraordinaire attendant une mouche au passage.

« Vous êtes le mari de la sœur de cet enfant-là ? répéta miss Havisham.

– C’est-à-dire, mon petit Pip, me dit Joe d’un ton excessivement poli et confiant, que lorsque j’ai courtisé et épousé ta sœur, j’étais, comme on dit, si tu veux bien me permettre de le dire, un garçon… »

La situation devenait fort embarrassante, car Joe persistait à s’adresser à moi, au lieu de répondre à miss Havisham.

« Bien, dit miss Havisham, vous avez élevé ce garçon avec l’intention d’en faire votre apprenti, n’est-ce pas, monsieur Gargery ?

– Tu sais, mon petit Pip, répliqua Joe, que nous avons toujours été bons amis, et que nous avons projeté de partager peines et plaisir ensemble, à moins que tu n’aies quelque objection contre la profession ; que tu ne craignes le noir et la suie, par exemple, ou à moins que d’autres ne t’en aient dégoûté, vois-tu, mon petit Pip…

– Cet enfant-là a-t-il jamais fait la moindre objection ?… A-t-il du goût pour cet état ?

– Tu dois le savoir, mon petit Pip, mieux que personne, repartit Joe ; c’était jusqu’à présent le plus grand désir de ton cœur. »

Et il répéta avec plus de force, de raisonnement, de confiance et de politesse que la première fois :

« N’est-ce pas, mon petit Pip, que tu ne fais aucune objection, et que c’est bien le plus grand désir de ton cœur ? »

C’est en vain que je m’efforçais de lui faire comprendre que c’était à miss Havisham qu’il devait s’adresser ; plus je lui faisais des signes et des gestes, plus il devenait expansif et poli à mon égard.

« Avez-vous apporté ses papiers ? demanda miss Havisham.

– Tu le sais, mon petit Pip, répliqua Joe avec une petite moue de reproche. Tu me les as vu mettre dans mon chapeau, donc tu sais bien où ils sont… »

Sur ce, il les retira du chapeau et les tendit, non pas à miss Havisham, mais à moi. Je commençais à être un peu honteux de mon compagnon, quand je vis Estelle, qui était debout derrière le fauteuil de miss Havisham, rire avec malice. Je pris les papiers des mains de Joe et les tendis à miss Havisham.

« Espériez-vous quelque dédommagement pour les services que m’a rendus cet enfant ? dit-elle en le fixant.

– Joe, dis-je, car il gardait le silence, pourquoi ne réponds-tu pas ?…

– Mon petit Pip, repartit Joe, en m’arrêtant court, comme si on l’avait blessé, je trouve cette question inutile de toi à moi, et tu sais bien qu’il n’y a qu’une seule réponse à faire, et que c’est : Non ! Tu sais aussi bien que moi que c’est : Non, mon petit Pip ; pourquoi alors me le fais-tu dire ?… »

Miss Havisham regarda Joe d’un air qui signifiait qu’elle avait compris ce qu’il était réellement, et elle prit un petit sac placé sur la table à côté d’elle.

« Pip a mérité une récompense en venant ici, et la voici. Ce sac contient vingt-cinq guinées. Donne-le à ton maître, Pip. »

Comme s’il eût été tout à fait dérouté par l’étonnement que faisaient naître en lui cette étrange personne et cette chambre non moins étrange, Joe, même en ce moment, persista à s’adresser à moi :

« Ceci est fort généreux de ta part, mon petit Pip, dit-il, et c’est avec reconnaissance que je reçois ton cadeau, bien que je ne l’aie pas plus cherché ici qu’ailleurs. Et maintenant, mon petit Pip, continua Joe en me faisant passer du chaud au froid instantanément, car il me semblait que cette expression familière s’adressait à miss Havisham ; et maintenant, mon petit Pip, pouvons-nous faire notre devoir ? Peut-il être fait par tous deux, ou bien par l’un ou par l’autre, ou bien par ceux qui nous ont offert ce généreux présent… pour être… une satisfaction pour le cœur de ceux… qui… jamais… »

Ici Joe sentit qu’il s’enfonçait dans un dédale de difficultés inextricables, mais il reprit triomphalement par ces mots :

« Et moi-même bien plus encore ! »

Cette dernière phrase lui parut d’un si bon effet, qu’il la répéta deux fois.

« Adieu, Pip, dit miss Havisham. Reconduisez-les, Estelle.

– Dois-je revenir, miss Havisham ? demandai-je.

– Non, Gargery est désormais ton maître. Gargery, un mot. »

En sortant, je l’entendis dire à Joe d’une voix distincte :

« Ce petit s’est conduit ici en brave garçon, et c’est sa récompense. Il va sans dire que vous ne compterez sur rien de plus. »

Je ne sais comment Joe sortit de la chambre ; je n’ai jamais bien pu m’en rendre compte, mais je sais qu’au lieu de descendre, il monta tranquillement à l’étage supérieur, qu’il resta sourd à toutes mes observations et que je fus forcé de courir après lui pour le remettre dans le bon chemin. Une minute après, nous étions sortis, la porte était refermée, et Estelle était partie !

Dès que nous fûmes en plein air, Joe s’appuya contre un mur et me dit :

« C’est étonnant ! »

Et il resta longtemps sans parler, puis il répéta à plusieurs reprises :

« Étonnant !… très-étonnant !… »

Je commençais à croire qu’il avait perdu la raison. À la fin, il allongea sa phrase et dit :

« Je t’assure, mon petit Pip, que c’est on ne peut plus étonnant ! »

J’ai des raisons de penser que l’intelligence de Joe s’était éclairée par ce qu’il avait vu, et que, pendant notre trajet jusqu’à la maison de Pumblechook, il avait ruminé et adopté un projet subtil et profond. Mes raisons s’appuient sur ce qui se passa dans le salon de Pumblechook, où nous trouvâmes ma sœur en grande conversation avec le grainetier détesté.

« Eh bien ! s’écria ma sœur ; que vous est-il arrivé ? Je m’étonne vraiment que vous daigniez revenir dans une aussi pauvre société que la nôtre. Oui, je m’en étonne vraiment !

– Miss Havisham, dit Joe en me regardant, comme s’il cherchait à faire un effort de mémoire, nous a bien recommandé de présenter ses… Était-ce ses compliments ou ses respects, mon petit Pip ?

– Ses compliments, dis-je.

– C’est ce que je croyais, répondit Joe : ses compliments à Mrs Gargery.

– Grand bien me fasse ! observa ma sœur, quoique cependant elle fût visiblement satisfaite.

– Elle voudrait, continua Joe en me regardant de nouveau, et en faisant un effort de mémoire, que l’état de sa santé lui eût… permis… n’est-ce pas, mon petit Pip ?

– D’avoir le plaisir… ajoutai-je.

– … De recevoir des dames, ajouta Joe avec un grand soupir.

– C’est bien, dit ma sœur, en jetant un regard adouci à M. Pumblechook. Elle aurait pu envoyer ses excuses un peu plus tôt, mais il vaut mieux tard que jamais. Et qu’a-t-elle donné à ce jeune gredin-là ?

– Rien ! dit Joe, rien !… »

Mrs Joe allait éclater, mais Joe continua :

« Ce qu’elle donne, elle le donne à ses parents, c’est-à-dire elle le remet entre les mains de sa sœur mistress J. Gargery… Telles sont ses paroles : J. Gargery. Elle ne pouvait pas savoir, ajouta Joe avec un air de réflexion, si J. veut dire Joe ou Jorge. »

Ma sœur se tourna du côté de Pumblechook, qui polissait avec le creux de la main, les bras de son fauteuil, et lui faisait des signes de tête, en regardant alternativement le feu et elle, comme un homme qui savait tout et avait tout prévu.

« Et combien avez-vous reçu ? demanda ma sœur en riant.

– Que penserait l’honorable compagnie, de dix livres ? demanda Joe.

– On dirait, repartit vivement ma sœur, que c’est assez bien… ce n’est pas trop… mais enfin, c’est assez…

– Eh bien ! il y a plus que cela, » dit Joe.

Cet épouvantable imposteur de Pumblechook s’empressa de dire, sans cesser toutefois de polir le bras de son fauteuil :

« Plus que cela, ma nièce…

– Vous plaisantez ? fit ma sœur.

– Non pas, ma nièce, dit Pumblechook ; mais attendez un peu. Continuez, Joseph, continuez.

– Que dirait-on de vingt livres ? continua Joe.

– Mais on dirait que c’est très-beau, continua ma sœur.

– Eh ! bien, dit Joe, c’est plus de vingt livres. »

Cet hypocrite de Pumblechook continuait ses signes de tête, et dit en riant.

« Plus que cela, ma nièce… Très-bien ! Continuez, Joseph, continuez.

– Eh bien ! pour en finir, dit Joe en tendant le sac à ma sœur, c’est vingt-cinq livres que miss Havisham a données.

– Vingt-cinq livres, ma nièce, répéta cette vile canaille de Pumblechook, en prenant les mains de ma sœur. Et ce n’est pas plus que vous ne méritez. Ne vous l’avais-je pas dit, lorsque vous m’avez demandé mon opinion ? et je souhaite que cet argent vous profite. »

Si le misérable s’en était tenu là, son rôle eût été assez abject ; mais non, il parla de sa protection d’un ton qui surpassa toutes ces hypocrisies antérieures.

« Voyez-vous, Joseph, et vous, ma nièce, dit-il en me tiraillant par le bras, je suis de ces gens qui vont jusqu’au bout et surmontent tous les obstacles quand une fois ils ont commencé quelque chose. Ce garçon doit être engagé comme apprenti, voilà mon système ; engagez-le donc sans plus tarder.

– Nous savons, mon oncle Pumblechook, dit ma sœur en serrant le sac dans ses mains, que nous vous devons beaucoup.

– Ne vous occupez pas de moi, ma nièce, repartit le diabolique marchand de graines, un plaisir est un plaisir ; mais ce garçon doit être engagé par tous les moyens possibles, et je m’en charge. »

Il y avait un tribunal à la maison de ville, tout près de là, et nous nous rendîmes auprès des juges pour m’engager, par contrat, à être l’apprenti de Joe. Mais ce qui ne me sembla pas drôle du tout, c’est que Pumblechook me poussait devant lui, comme si j’avais fouillé dans une poche, ou incendié un meuble. Tout le monde croyait que j’avais commis quelque mauvaise action et que j’avais été pris en flagrant délit, car j’entendais des gens autour de moi qui disaient : « Qu’a-t-il fait ? » Et d’autres : « Il est encore tout jeune ; mais il a l’air d’un mauvais drôle, n’est-ce pas ? » Un personnage, à l’aspect bienveillant, alla même jusqu’à me donner un petit livre, orné d’une vignette sur bois, représentant un jeune mauvais sujet, portant un attirail de chaînes, aussi complet que celui de l’étalage d’un marchand de saucisses et intitulé : « POUR LIRE DANS MA CELLULE. »

C’était un endroit singulier, que la grande salle où nous entrâmes. Les bancs me parurent encore plus grands que ceux de l’église. Il y avait beaucoup de spectateurs pressés sur ces bancs, et des juges formidables, dont l’un avait la tête poudrée. Les uns se couchaient dans leur fauteuil, croisaient leurs bras, prenaient une prise de tabac, et s’endormaient. Les autres écrivaient ou lisaient le journal. Il y avait aussi plusieurs sombres portraits appendus aux murs et qui parurent à mes yeux peu connaisseurs un composé de sucre d’orge et de taffetas gommé. C’est là que, dans un coin, mon identité fut dûment reconnue et attestée, le contrat passé, et que je fus engagé. M. Pumblechook me soutint pendant tous ces petits préliminaires, comme si l’on m’eût conduit à l’échafaud.

En sortant, et après nous être débarrassés des enfants, que l’espoir de me voir torturer publiquement avait excités au plus haut point, et qui furent très-désappointés en voyant que mes amis m’entouraient, nous rentrâmes chez Pumblechook. Les vingt-cinq livres avaient mis ma sœur dans une telle joie, qu’elle voulut absolument dîner au Cochon bleu, pour fêter cette bonne aubaine, et Pumblechook partit avec sa voiture pour ramener au plus vite les Hubbles et M. Wopsle.

Je passai une bien triste journée, car il semblait admis d’un commun accord que j’étais de trop dans cette fête, et, ce qu’il y a de pire, c’est qu’ils me demandaient tous, de temps en temps, quand ils n’avaient rien de mieux à faire, pourquoi je ne m’amusais pas.

Et que pouvais-je répondre, si ce n’est que je m’amusais beaucoup, quand, hélas ! je m’ennuyais à mourir ?

Quoi qu’il en soit, ils étaient tous grands, sensés raisonnables et pouvaient faire ce qu’ils voulaient et ils en profitaient. Le vil Pumblechook, à qui revenait l’honneur de tout cela, occupait le haut de la table, et quand il entama son speech sur mon engagement, il eut soin d’insinuer hypocritement que je serais passible d’emprisonnement si je jouais aux cartes, si je buvais des liqueurs fortes, ou si je rentrais tard, ou bien encore si je fréquentais de mauvaises compagnies ; ce qu’il considérait, d’après mes précédents, comme inévitable. Il me mit debout sur une chaise, à côté de lui, pour illustrer ses suppositions et rendre ses remarques plus palpables.

Les seuls autres souvenirs qui me restent de cette grande fête de famille, c’est qu’on ne voulut pas me laisser dormir, et que toutes les fois que je fermais les yeux, on me réveillait pour me dire de m’amuser ; puis, que très-tard dans la soirée, M. Wopsle nous récita l’ode de Collins et il jeta à terre son sabre taché de sang avec un tel fracas, que le garçon accourut nous dire : « Que les gens du dessous nous présentaient leurs compliments, et nous faisaient dire que nous n’étions pas Aux armes des Bateleurs ; » puis que tous les convives étaient de belle humeur, et qu’en rentrant au logis ils chantaient : Viens belle dame. M. Wopsle faisait la basse avec sa voix terriblement sonore, se vantait de connaître les affaires particulières de chacun, et affirmait qu’il était l’homme qui, malgré ses gros yeux dont on ne voyait que le blanc, et sa faiblesse, l’emportait encore sur tout le reste de la société.

Enfin, je me souviens qu’en rentrant dans ma petite chambre, je me trouvai très-misérable, et que j’avais la conviction profonde que je ne prendrais jamais goût au métier de Joe. Je l’avais aimé d’abord ce métier ; mais d’abord, ce n’était plus maintenant !

Chapitre XIV. §

C’est une chose bien misérable que d’avoir honte de sa famille, et sans doute cette noire ingratitude est-elle punie comme elle le mérite ; mais ce que je puis certifier, c’est que rien n’est plus misérable.

La maison n’avait jamais eu de grands charmes pour moi, à cause du caractère de ma sœur, mais Joe l’avait sanctifiée à mes yeux, et j’avais cru qu’on pouvait y être heureux. J’avais considéré notre parloir comme un des plus élégants salons ; j’avais vu dans la porte d’entrée le portail d’un temple, dont on attendait l’ouverture solennelle pour faire un sacrifice de volailles rôties ; la cuisine m’avait semblé un lieu fort convenable, si ce n’est magnifique, et j’avais regardé la forge comme le seul chemin brillant qui devait me conduire à la virilité et à l’indépendance. En moins d’une année, tout cela avait changé. Tout me paraissait maintenant commun et vulgaire, et pour un empire je n’aurais pas voulu que miss Havisham et Estelle vissent rien qui en dépendît.

Était-ce la faute du malheureux état de mon esprit ? Était-ce la faute de miss Havisham ? Était-ce la faute de ma sœur ? À quoi bon chercher à m’en rendre compte ? Le changement s’était opéré en moi, c’en était fait ; bon ou mauvais, avec ou sans excuse, c’était un fait !

Dans le temps, il m’avait semblé qu’une fois dans la forge, en qualité d’apprenti de Joe, avec mes manches de chemise retroussées, je serais distingué et heureux. J’avais alors enfin atteint ce but tant désiré, et tout ce que je sentais, c’est que j’étais noirci par la poussière de charbon, et que j’avais la mémoire chargée d’un poids tellement pesant qu’auprès de lui, l’enclume n’était qu’une plume. Il m’est arrivé plus tard dans ma vie (comme dans la plupart des existences) des moments où j’ai cru sentir un épais rideau tomber sur tout ce qui faisait l’intérêt et le charme de la mienne, pour ne me laisser que la vue de mes ennuis et de mes tracas : mais jamais ce rideau n’est tombé si lourd ni si épais que lorsque j’entrevis mon existence toute tracée devant moi dans la nouvelle voie où j’entrais comme apprenti de Joe.

Je me souviens qu’à une époque plus reculée j’avais coutume d’aller le dimanche soir m’asseoir dans le cimetière quand la nuit était close. Là, je comparais ma propre perspective à celle des marais que j’avais sous les yeux et je trouvais de l’analogie entre elles en pensant combien elles étaient plates et basses toutes les deux et combien était sombre le brouillard qui s’étendait sur le chemin qui menait à la mer. J’étais du reste aussi découragé le premier jour de mon apprentissage que je le fus par la suite ; mais je suis heureux de penser que jamais je n’ai murmuré une plainte à l’oreille de Joe pendant tout le temps que dura mon engagement. C’est même à peu près la seule chose dont je puisse m’enorgueillir et dont je sois aise de me souvenir.

Car, quoiqu’on puisse m’attribuer le mérite d’avoir persévéré, ce n’est pas à moi qu’il appartient, mais bien à Joe. Ce n’est pas parce que j’étais fidèle à ma parole, mais bien parce que Joe l’était, que je ne me suis pas sauvé de chez lui pour me faire soldat ou matelot. Ce n’est pas parce que j’avais un grand amour de la vertu et du travail, mais parce que Joe avait ces deux amours que je travaillais avec une bonne volonté et un zèle très-suffisants. Il est impossible de savoir jusqu’à quel point peut s’étendre dans le monde l’heureuse influence d’un cœur honnête et bienfaisant, mais il est très-facile de reconnaître combien on a été soi-même influencé par son contact, et je sais parfaitement que toute la joie que j’ai goûtée pendant mon apprentissage venait du simple contentement de Joe et non pas de mes aspirations inquiètes et mécontentes. Qui peut dire ce que je voulais ? Puis-je le dire moi-même, puisque je ne l’ai jamais bien su ? Ce que je redoutais, c’était d’apercevoir, à une heure fatale, en levant les yeux, Estelle me regarder par la fenêtre de la forge au moment où j’étais le plus noir et où je paraissais le plus commun. J’étais poursuivi par la crainte qu’un jour ou l’autre elle me découvrît, les mains et le visage noircis, en train de faire ma besogne la plus grossière, et qu’elle me mépriserait. Souvent, le soir, quand je tirais le soufflet de la forge pour Joe et que nous entonnions la chanson du Vieux Clem, le souvenir de la manière dont je la chantais avec miss Havisham me montait l’imagination, et je croyais voir dans le feu la belle figure d’Estelle, ses jolis cheveux flottants au gré du vent, et ses yeux me regarder avec dédain. Souvent, dans de tels instants, je me détournais et je portais mes regards sur les vitres de la croisée, que la nuit détachait en noir sur la muraille, il me semblait voir Estelle retirer vivement sa tête, et je croyais qu’elle avait fini par me découvrir, et qu’elle était là.

Quand notre journée était terminée et que nous allions souper, la cuisine et le repas me semblaient prendre un air plus vulgaire encore que de coutume, et mon mauvais cœur me rendait plus honteux que jamais de la pauvreté du logis.

Chapitre XV. §

Je devenais trop grand pour occuper plus longtemps la chambre de la grand’tante de M. Wopsle. Mon éducation, sous la direction de cette absurde femme, se termina, non pas cependant avant que Biddy ne m’eût fait part de tout ce qu’elle avait appris au moyen du petit catalogue des prix, voire même une chanson comique qu’elle avait achetée autrefois pour un sou, et qui commençait ainsi :

Quand à Londres nous irons

Ron, ron, ron,

Ron, ron, ron,

Faut voir quelle figure nous ferons

Ron, ron, ron.

Mais mon désir de bien faire était si grand, que j’appris par cœur cette œuvre remarquable, et cela de la meilleure foi du monde. Je ne me souviens pas, du reste, d’avoir jamais mis en doute le mérite de l’œuvre, si ce n’est que je pensais, comme je le fais encore aujourd’hui, qu’il y avait dans les ron, ron, tant de fois répétés, un excès de poésie. Dans mon avidité de science, je priai M. Wopsle de vouloir bien laisser tomber sur moi quelques miettes intellectuelles, ce à quoi il consentit avec bonté. Cependant, comme il ne m’employait que comme une espèce de figurant qui devait lui donner la réplique, et dans le sein duquel il pouvait pleurer, et qui tour à tour devait être embrassé, malmené, empoigné, frappé, tué selon les besoins de l’action, je déclinai bientôt ce genre d’instruction, mais pas assez tôt cependant pour que M. Wopsle, dans un accès de fureur dramatique, ne m’eût au trois quarts assommé.

Quoi qu’il en soit, j’essayais d’inculquer à Joe tout ce que j’apprenais. Cela semblera si beau de ma part, que ma conscience me fait un devoir de l’expliquer. Je voulais rendre Joe moins ignorant et moins commun, pour qu’il fût plus digne de ma société et qu’il méritât moins les reproches d’Estelle.

La vieille Batterie des marais était le lieu choisi pour nos études ; nos accessoires consistaient en une ardoise cassée et un petit bout de crayon. Joe y ajoutait toujours une pipe et du tabac. Je n’ai jamais vu Joe se souvenir de quoi que ce soit d’un dimanche à l’autre, ni acquérir sous ma direction la moindre connaissance quelconque. Cependant il fumait sa pipe à la Batterie d’un air plus intelligent, plus savant même, que partout ailleurs. Il était persuadé qu’il faisait d’immenses progrès, le pauvre homme ! Pour moi, j’espère toujours qu’il en faisait.

J’éprouvais un grand calme et un grand plaisir à voir passer les voiles sur la rivière et à les regarder s’enfoncer au delà de la jetée, et quand quelquefois la marée était très-basse, elles me paraissaient appartenir à des bateaux submergés qui continuaient leur course au fond de l’eau. Lorsque je regardais les vaisseaux au loin en mer, avec leurs voiles blanches déployées je finissais toujours, d’une manière ou d’une autre, par penser à miss Havisham et à Estelle, et, lorsqu’un rayon de lumière venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile, sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l’eau, cela me produisait le même effet. Miss Havisham et Estelle, l’étrange maison et l’étrange vie qu’on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel rapport direct ou indirect avec tout ce qui était pittoresque.

Un dimanche que j’avais donné congé à Joe, parce qu’il semblait avoir pris le parti d’être plus stupide encore que d’habitude, pendant qu’il savourait sa pipe avec délices, et que moi, j’étais couché sur le tertre d’une des batteries, le menton appuyé sur ma main, voyant partout en perspective l’image de miss Havisham et celle d’Estelle, aussi bien dans le ciel que dans l’eau, je résolus enfin d’émettre à leur propos une pensée qui, depuis longtemps, me trottait dans la tête :

« Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite à miss Havisham ?

– Et pourquoi, mon petit Pip ? dit Joe après réflexion.

– Pourquoi, Joe ?… Pourquoi rend-on des visites ?

– Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-être qui…, dit Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite à miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose, ou que tu attends quelque chose d’elle.

– Mais, ne pourrais-je lui dire que je n’ai besoin de rien… que je n’attends rien d’elle.

– Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe ; mais elle pourrait te croire, ou croire tout le contraire. »

Joe sentit comme moi qu’il avait dit quelque chose de fin, et il se mit à aspirer avec ardeur la fumée de sa pipe, pour n’en pas gâter les effets par une répétition.

« Tu vois, mon petit Pip, continua Joe aussitôt que ce danger fut passé, miss Havisham t’a fait un joli présent ; eh bien ! après t’avoir fait ce joli présent, elle m’a pris à part pour me dire que c’était tout.

– Oui, Joe, j’ai entendu ce qu’elle t’a dit.

– Tout ! répéta Joe avec emphase.

– Oui, Joe, je t’assure que j’ai entendu.

– Ce qui voulait dire, sans doute, mon petit Pip : tout est terminé entre nous… restons chacun chez nous… vous au nord, moi au midi… Rompons tout à fait. »

J’avais pensé tout cela, et j’étais très-désappointé de voir que Joe avait la même opinion, car cela rendait la chose plus vraisemblable.

« Mais, Joe…

– Oui, mon pauvre petit Pip.

– … Voilà près d’un an que je suis ton apprenti, et je n’ai pas encore remercié miss Havisham de ce qu’elle a fait pour moi. Je n’ai pas même été prendre de ses nouvelles, ou seulement témoigné que je me souvenais d’elle.

– C’est vrai, mon petit Pip, et à moins que tu ne lui offres une garniture complète de fers, ce qui, je le crains bien, ne serait pas un présent très-bien choisi, vu l’absence totale de chevaux…

– Je ne veux pas parler de souvenirs de ce genre-là ; je ne veux pas lui faire de présents. »

Mais Joe avait dans la tête l’idée d’un présent, et il ne voulait pas en démordre.

« Voyons, dit-il, si l’on te donnait un coup de main pour forger une chaîne toute neuve pour mettre à la porte de la rue ? Ou bien encore une grosse ou deux de pitons à vis, dont on a toujours besoin dans un ménage ? Ou quelque joli article de fantaisie, tel qu’une fourchette à rôties pour faire griller ses muffins, ou bien un gril, si elle veut manger un hareng saur ou quelque autre chose de semblable.

– Mais Joe, je ne parle pas du tout de présent, interrompis-je.

– Eh bien ! continua Joe, en tenant bon comme si j’eusse insisté, à ta place, mon petit Pip, je ne ferais rien de tout cela, non en vérité, rien de tout cela ! Car, qu’est-ce qu’elle ferait d’une chaîne de porte, quand elle en a une qui ne lui sert pas ? Et les pitons sont sujets à s’abîmer… Quant à la fourchette à rôties, elle se fait en laiton et ne nous ferait aucun honneur, et l’ouvrier le plus ordinaire se fait un gril, car un gril n’est qu’un gril, dit Joe en appuyant sur ces mots, comme s’il eût voulu m’arracher une illusion invétérée. Tu auras beau faire, mais un gril ne sera jamais qu’un gril, je te le répète, et tu ne pourras rien y changer.

– Mon cher Joe, dis-je en l’attrapant par son habit dans un mouvement de désespoir ; je t’en prie, ne continue pas sur ce ton : je n’ai jamais pensé à faire à miss Havisham le moindre cadeau.

– Non, mon petit Pip, fit Joe, de l’air d’un homme qui a enfin réussi à en persuader un autre. Tout ce que je puis te dire, c’est que tu as raison, mon petit Pip.

– Oui, Joe ; mais ce que j’ai à te dire, moi, c’est que nous n’avons pas trop d’ouvrage en ce moment, et que, si tu pouvais me donner une demi-journée de congé, demain, j’irais jusqu’à la ville pour faire une visite à miss Est… Havisham.

– Quel nom as-tu dit là ? dit gravement Joe ; Esthavisham, mon petit Pip, ce n’est pas ainsi qu’elle s’appelle, à moins qu’elle ne se soit fait rebaptiser.

– Je le sais… Joe… je le sais…, c’est une erreur ; mais que penses-tu de tout cela ?

En réalité, Joe pensait que c’était très-bien, si je le trouvais moi-même ainsi ; mais il stipula positivement que si je n’étais pas reçu avec cordialité ou si je n’étais pas encouragé à renouveler une visite qui n’avait d’autre objet que de prouver ma gratitude pour la faveur que j’avais reçue, cet essai serait le premier et le dernier. Je promis de me conformer à ces conditions.

Joe avait pris un ouvrier à la semaine, qu’on appelait Orlick. Cet Orlick prétendait que son nom de baptême était Dolge, chose tout à fait impossible ; mais cet individu était d’un caractère tellement obstiné, que je crois bien qu’il savait parfaitement que ce n’était pas vrai, et qu’il avait voulu imposer ce nom dans le village pour faire affront à notre intelligence. C’était un gaillard aux larges épaules, doué d’une grande force ; jamais pressé et toujours lambinant. Il semblait même ne jamais venir travailler à dessein, mais comme par hasard ; et quand il se rendait aux Trois jolis bateliers pour prendre ses repas, ou quand il s’en allait le soir, il se traînait comme Caïn ou le Juif errant, sans savoir le lieu où il allait, ni s’il reviendrait jamais. Il demeurait chez l’éclusier, dans les marais, et tous les jours de la semaine, il arrivait de son ermitage, les mains dans les poches, et son dîner soigneusement renfermé dans un paquet suspendu à son cou, ou ballottant sur son dos. Les dimanches, il se tenait toute la journée sur la barrière de l’écluse, et se balançait continuellement, les yeux fixés à terre ; et quand on lui parlait, il les levait, à demi fâché et à demi embarrassé, comme si c’eût été le fait le plus injurieux et le plus bizarre qui eût pu lui arriver.

Cet ouvrier morose ne m’aimait pas. Quand j’étais tout petit et encore timide, il me disait que le diable habitait le coin le plus noir de la forge, et qu’il connaissait bien l’esprit malin. Il disait encore qu’il fallait tous les sept ans allumer le feu avec un jeune garçon, et que je pouvais m’attendre à servir incessamment de fagot. Mon entrée chez Joe comme apprenti confirma sans doute le soupçon qu’il avait conçu qu’un jour ou l’autre je le remplacerais, de sorte qu’il m’aima encore moins, non qu’il ait jamais rien dit ou rien fait qui témoignât la moindre hostilité ; je remarquai seulement qu’il avait toujours soin d’envoyer ses étincelles de mon côté, et que toutes les fois que j’entonnais le Vieux Clem, il partait une mesure trop tard.

Le lendemain, Dolge Orlick était à son travail, quand je rappelai à Joe le congé qu’il m’avait promis. Orlick ne dit rien sur le moment, car Joe et lui avaient justement entre eux un morceau de fer rouge qu’ils battaient pendant que je faisais aller la forge ; mais bientôt il s’appuya sur son marteau et dit :

« Bien sûr, notre maître !… vous n’allez pas accorder des faveurs rien qu’à l’un de nous deux… Si vous donnez au petit Pip un demi-jour de congé, faites-en autant pour le vieux Orlick. »

Il avait environ vingt-quatre ans, mais il parlait toujours de lui comme d’un vieillard.

« Et que ferez-vous d’un demi-jour de congé si je vous l’accorde ? dit Joe.

– Ce que j’en ferai ?… Et lui, qu’est-ce qu’il en fera ?… J’en ferai toujours bien autant que lui, dit Orlick.

– Quant à Pip, il va en ville, dit Joe.

– Eh bien ! le vieil Orlick ira aussi en ville, repartit le digne homme. On peut y aller deux. Il n’y a peut-être pas que lui qui puisse aller en ville.

– Ne vous fâchez pas, dit Joe.

– Je me fâcherai si c’est mon plaisir, grommela Orlick. Allons, notre maître, pas de préférences dans cette boutique ; soyez homme ! »

Le maître refusa de continuer à discuter sur ce sujet jusqu’à ce que l’ouvrier se fût un peu calmé. Orlick s’élança alors sur la fournaise, en tira une barre de fer rouge, la dirigea sur moi comme s’il allait me la passer au travers du corps, lui fit décrire un cercle autour de ma tête et la posa sur l’enclume, où il se mit à jouer du marteau, il fallait voir, comme si c’eût été sur moi qu’il frappait, et que les étincelles qui jaillissaient de tous côtés eussent été des gouttes de mon sang. Finalement, quand il eut tant frappé qu’il se fut échauffé et que le fer se fut refroidi, il se reposa sur son marteau et dit :

« Eh bien ! notre maître ?

– Êtes-vous raisonnable maintenant ? demanda Joe.

– Ah ! oui, parfaitement, répondit brusquement le vieil Orlick.

– Alors, comme en général vous travaillez aussi bien qu’un autre, dit Joe, ce sera congé pour tout le monde. »

Ma sœur était restée silencieuse dans la cour, d’où elle entendait tout ce qui se disait. Par habitude, elle écoutait et espionnait sans le moindre scrupule. Elle parut inopinément à l’une des fenêtres.

« Comment ! fou que tu es, tu donnes des congés à de grands chiens de paresseux comme ça ! Il faut que tu sois bien riche, par ma foi, pour gaspiller ton argent de cette façon ! Je voudrais être leur maître…

– Vous seriez le maître de tout le monde si vous l’osiez, riposta Orlick avec une grimace de mauvais présage.

– Laissez-la dire, fit Joe.

– Je pourrais être le maître de tous les imbéciles et de tous les coquins, repartit ma sœur, et je ne pourrais pas être le maître de tous les imbéciles sans être celui de votre patron, qui est le roi des buses et des imbéciles… et je ne pourrais pas être le maître des coquins sans être votre maître, à vous, qui êtes le plus lâche et le plus fieffé coquin de tous les coquins d’Angleterre et de France. Et puis !…

– Vous êtes une vieille folle, mère Gargery, dit l’ouvrier de Joe, et si cela suffit pour faire un bon juge de coquins, vous en êtes un fameux !

– Laissez-la tranquille, je vous en prie, dit Joe.

– Qu’avez-vous dit ? s’écria ma sœur en commençant à pousser des cris ; qu’avez-vous dit ? Que m’a-t-il dit, Pip ?… Comment a-t-il osé m’appeler en présence de mon mari ?… Oh !… oh !… oh !… »

Chacune de ces exclamations était un cri perçant. Ici, je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que chez ma sœur, comme chez presque toutes les femmes violentes que j’ai connues, la passion n’était pas une excuse, puisque je ne puis nier qu’au lieu d’être emportée malgré elle par la colère, elle ne s’efforçât consciencieusement et de propos délibéré de s’exciter elle-même et n’atteignît ainsi par degrés une fureur aveugle.

« Comment, reprit-elle, comment m’a-t-il appelée devant ce lâche qui a juré de me défendre ?… Oh ! tenez-moi !… tenez-moi !…

– Ah ! murmura l’ouvrier entre ses dents, si tu étais ma femme, je te mettrais sous la pompe et je t’arroserais convenablement.

– Je vous dis de la laisser tranquille, répéta Joe.

– Oh ! s’entendre traiter ainsi ! s’écria ma sœur arrivée à la seconde période de sa colère, oh ! s’entendre donner de tels noms par cet Orlick ! dans ma propre maison !… Moi ! une femme mariée !… en présence de mon mari !… Oh !… oh !… oh !… »

Ici, ma sœur, après avoir crié et frappé du pied pendant quelques minutes, commença à se frapper la poitrine et les genoux, puis elle jeta son bonnet en l’air et se tira les cheveux. C’était sa dernière étape avant d’arriver à la rage. Ma sœur était alors une véritable furie ; elle eut un succès complet. Elle se précipita sur la porte qu’heureusement j’avais eu le soin de fermer.

Que pouvait faire Joe après avoir vu ses interruptions méconnues, si ce n’est de s’avancer vers son ouvrier et de lui demander pourquoi il s’interposait entre lui et Mrs Joe, et ensuite s’il était homme à venir sur le terrain. Le vieil Orlick vit bien que la situation exigeait qu’on en vînt aux mains, et il se mit aussitôt sur la défensive. Sans prendre seulement le temps d’ôter leurs tabliers de cuir, ils s’élancèrent l’un sur l’autre comme deux géants, mais personne, à ma connaissance du moins, n’aurait pu tenir longtemps contre Joe. Orlick roula bientôt dans la poussière de charbon, ni plus ni moins que s’il eût été le jeune homme pâle, et ne montra pas beaucoup d’empressement à sortir de cette situation piteuse. Alors Joe alla ouvrir la porte et ramassa ma sœur, qui était tombée sans connaissance près de la fenêtre (pas avant toutefois d’avoir assisté au combat). On la transporta dans la maison, on la coucha, et on fit tout ce qu’on put pour la ranimer, mais elle ne fit que se débattre et se cramponner aux cheveux de Joe. Alors suivit ce calme singulier et ce silence étrange qui succèdent à tous les orages, et je montai m’habiller avec une vague sensation que j’avais déjà assisté à une pareille scène, que c’était dimanche et que quelqu’un était mort.

Quand je descendis, je trouvai Joe et Orlick qui balayaient, sans autres traces de leur querelle qu’une fente à l’une des narines d’Orlick, ce qui était loin de l’embellir, et ce dont il aurait parfaitement pu se passer. Un pot de bière avait été apporté des Trois jolis bateliers, et les deux géants se la partageaient de la manière la plus paisible du monde. Ce calme eut sur Joe une influence sédative et philosophique. Il me suivit sur la route pour me faire, en signe d’adieu, une réflexion qui pouvait m’être utile :

« Du bruit, mon petit Pip, et de la tranquillité, mon petit Pip, voilà la vie ! »

Avec quelles émotions ridicules (car nous trouvons comiques chez l’enfant les sentiments qui sont sérieux chez l’homme fait), avec quelles émotions, dis-je, me retrouvais-je sur le chemin qui conduisait chez miss Havisham ! Cela importe peu. Il en est de même du nombre de fois que je passai et repassai devant la porte avant de pouvoir prendre sur moi de sonner. Il importe également fort peu que je raconte comment j’hésitai si je m’en retournerais sans sonner, ce que je n’aurais pas manqué de faire si j’en avais eu le temps.

Miss Sarah Pocket, et non Estelle, vint m’ouvrir.

« Comment ! c’est encore toi ? dit miss Pocket. Que veux-tu ? »

Quand je lui eus dit que j’étais seulement venu pour savoir comment se portait miss Havisham, Sarah délibéra si elle me renverrait ou non à mon ouvrage. Mais ne voulant pas prendre sur elle une pareille responsabilité, elle me laissa entrer, et revint bientôt me dire sèchement que je pouvais monter.

Rien n’était changé, et miss Havisham était seule.

« Eh bien ! dit-elle en fixant ses yeux sur moi, j’espère que tu n’as besoin de rien, car tu n’auras rien.

– Non, miss Havisham ; je voulais seulement vous apprendre que j’étais très-content de mon état, et que je vous suis on ne peut plus reconnaissant.

– Là !… là !… fit-elle en agitant avec rapidité ses vieux doigts. Viens de temps en temps, le jour de ta naissance. Ah ! s’écria-t-elle tout à coup en se tournant vers moi avec sa chaise, tu cherches Estelle, n’est-ce pas ? »

J’avais en effet cherché si j’apercevais Estelle, et je balbutiai que j’espérais qu’elle allait bien.

« Elle est loin, dit miss Havisham, bien loin. Elle apprend à devenir une dame. Elle est plus jolie que jamais, et elle est fort admirée de tous ceux qui la voient. Sens-tu que tu l’as perdue ? »

Il y avait dans la manière dont elle prononça ces derniers mots tant de malin plaisir, et elle partit d’un éclat de rire si désagréable que j’en perdis le fil de mon discours. Miss Havisham m’évita la peine de le reprendre en me renvoyant. Quand Sarah, la femme à la tête en coquille de noix, eut refermé la porte sur moi, je me sentis plus mécontent que jamais de notre intérieur, de mon état et de toutes choses. Ce fut tout ce qui résulta de ce voyage.

Comme je flânais le long de la Grande-Rue, regardant d’un air désolé les étalages des boutiques en me demandant ce que j’achèterais si j’étais un monsieur, qui pouvait sortir de chez le libraire, sinon M. Wopsle ? M. Wopsle avait entre les mains la tragédie de George Barnwell3, pour laquelle il venait de débourser six pence, afin de pouvoir la lire d’un bout à l’autre sans en passer un mot en présence de Pumblechook, chez qui il allait prendre le thé. Aussitôt qu’il me vit, il parut persuadé qu’un hasard providentiel avait placé tout exprès sur son chemin un apprenti pour l’écouter, sinon pour le comprendre. Il mit la main sur moi et insista pour que je l’accompagnasse chez M. Pumblechook. Sachant que l’on ne serait pas très-gai chez nous, que les soirées étaient très-noires et les chemins mauvais ; de plus, qu’un compagnon de route, quel qu’il fût, valait mieux que de n’avoir pas de compagnon du tout, je ne fis pas grande résistance. En conséquence, nous entrions chez M. Pumblechook au moment où les boutiques et les rues s’allumaient.

N’ayant jamais assisté à aucune autre représentation de George Barnwell, je ne sais pas combien de temps cela dure ordinairement, mais je sais bien que ce soir là nous n’en fûmes pas quittes avant neuf heures et demie, et que, quand M. Wopsle entra à Newgate, je pensais qu’il n’en sortirait jamais pour aller à la potence, et qu’il était devenu beaucoup plus lent que dans un autre moment de sa déplorable carrière. Je pensai aussi qu’il se plaignait un peu trop, après tout, d’être coupé dans sa fleur, comme s’il n’avait pas perdu toutes ses feuilles les unes après les autres en s’agitant depuis le commencement de sa vie. Ce qui me frappait surtout c’étaient les rapports qui existaient dans toute cette affaire avec mon innocente personne. Quand Barnwell commença à mal tourner, je déclare que je me sentis positivement identifié avec lui. Pumblechook s’en aperçut, et il me foudroya de son regard indigné, et Wopsle aussi prit la peine de me présenter son héros sous le plus mauvais jour. Tour à tour féroce et insensé, on me fait assassiner mon oncle sans aucune circonstance atténuante ; Millwood avait toujours été rempli de bontés pour moi, et c’était pure monomanie chez la fille de mon maître d’avoir l’œil à ce qu’il ne me manquât pas un bouton. Tout ce que je puis dire pour expliquer ma conduite dans cette fatale journée, c’est qu’elle était le résultat inévitable de ma faiblesse de caractère. Même après qu’on m’eut pendu et que Wopsle eut fermé le livre, Pumblechook continua à me fixer en secouant la tête et disant :

« Profite de l’exemple, mon garçon, profite de l’exemple. »

Comme si c’eût été un fait bien avéré que je n’attendais, au fond de mon cœur, que l’occasion de trouver un de mes parents qui voulût bien avoir la faiblesse d’être mon bienfaiteur pour préméditer de l’assassiner.

Il faisait nuit noire quand je me mis en route avec M. Wopsle. Une fois hors de la ville, nous nous trouvâmes enveloppés dans un brouillard épais, et, je le sentis en même temps, d’une humidité pénétrante. La lampe de la barrière de péage nous parut une grosse tache, elle ne semblait pas être à sa place habituelle, et ses rayons avaient l’air d’une substance solide dans la brume. Nous en faisions la remarque, en nous étonnant que ce brouillard se fût élevé avec le changement de vent qui s’était opéré, quand nous nous trouvâmes en face d’un homme qui se dandinait du côté opposé à la maison du gardien de la barrière.

« Tiens ! nous écriâmes-nous en nous arrêtant, Orlick ici !

– Ah ! répondit-il en se balançant toujours, je m’étais arrêté un instant dans l’espoir qu’il passerait de la compagnie.

– Vous êtes en retard ? » dis-je.

Orlick répondit naturellement :

« Et vous, vous n’êtes pas en avance.

– Nous avons, dit M. Wopsle, exalté par sa récente représentation, nous avons passé une soirée littéraire très-agréable, M. Orlick. »

Orlick grogna comme un homme qui n’a rien à dire à cela, et nous continuâmes la route tous ensemble. Je lui demandai s’il avait passé tout son congé en ville.

« Oui, répondit-il, tout entier. Je suis arrivé un peu après vous, je ne vous ai pas vu, mais vous ne deviez pas être loin. Tiens ! voilà qu’on tire encore le canon.

– Aux pontons ? dis-je.

– Il y a des oiseaux qui ont quitté leur cage, les canons tirent depuis la brune ; vous allez les entendre tout à l’heure. »

En effet, nous n’avions fait que quelques pas quand le boum ! bien connu se fit entendre, affaibli par le brouillard, et il roula pesamment le long des bas côtés de la rivière, comme s’il eût poursuivi et atteint les fugitifs.

« Une fameuse nuit pour se donner de l’air ! dit Orlick. Il faudrait être bien malin pour attraper ces oiseaux-là cette nuit. »

Cette réflexion me donnait à penser, je le fis en silence. M. Wopsle, comme l’oncle infortuné de la tragédie, se mit à penser tout haut dans son jardin de Camberwell. Orlick, les deux mains dans ses poches, se dandinait lourdement à mes côtés. Il faisait très-sombre, très-mouillé et très-crotté, de sorte que nous nous éclaboussions en marchant. De temps en temps le bruit du canon nous arrivait et retentissait sourdement le long de la rivière. Je restais plongé dans mes pensées. Orlick murmurait de temps en temps :

« Battez !… battez !… vieux Clem ! »

Je pensais qu’il avait bu ; mais il n’était pas ivre.

Nous atteignîmes ainsi le village. Le chemin que nous suivions nous faisait passer devant les Trois jolis bateliers ; l’auberge, à notre grande surprise (il était onze heures), était en grande agitation et la porte toute grande ouverte. M. Wopsle entra pour demander ce qu’il y avait, soupçonnant qu’un forçat avait été arrêté ; mais il en revint tout effaré en courant :

« Il y a quelque chose qui va mal, dit-il sans s’arrêter. Courons chez vous, Pip… vite… courons !

– Qu’y a-t-il ? demandai-je en courant avec lui, tandis qu’Orlick suivait à côté de moi.

– Je n’ai pas bien compris ; il paraît qu’on est entré de force dans la maison pendant que Joe était sorti ; on suppose que ce sont des forçats ; ils ont attaqué et blessé quelqu’un. »

Nous courions trop vite pour demander une plus longue explication, et nous ne nous arrêtâmes que dans notre cuisine. Elle était encombrée de monde, tout le village était là et dans la cour. Il y avait un médecin, Joe et un groupe de femmes rassemblés au milieu de la cuisine. Ceux qui étaient inoccupés me firent place en m’apercevant, et je vis ma sœur étendue sans connaissance et sans mouvement sur le plancher, où elle avait été renversée par un coup furieux asséné sur le derrière de la tête, pendant qu’elle était tournée du côté du feu. Décidément, il était écrit qu’elle ne se mettrait plus jamais en colère tant qu’elle serait la femme de Joe.

Chapitre XVI. §

La tête remplie de George Barnwell, je ne fus d’abord pas éloigné de croire qu’à mon insu j’étais pour quelque chose dans l’attentat commis sur ma sœur, ou que, dans tous les cas, étant son plus proche parent et passant généralement pour lui avoir quelques obligations, j’étais plus que tout autre exposé à devenir l’objet de légitimes soupçons. Mais quand le lendemain, à la brillante clarté du jour, je raisonnai de l’affaire en entendant discuter autour de moi, je la considérai sous un jour tout à fait différent et en même temps plus raisonnable.

Joe avait été fumer sa pipe aux Trois jolis bateliers, depuis huit heures un quart jusqu’à dix heures moins un quart. Pendant son absence, ma sœur s’était mise à la porte et avait échangé le bonsoir avec un garçon de ferme, qui rentrait chez lui. Cet homme ne put dire positivement à quelle heure il avait quitté ma sœur, il dit seulement que ce devait être avant neuf heures. Quand Joe rentra à dix heures moins cinq minutes, il la trouva étendue à terre et s’empressa d’appeler à son secours. Le feu paraissait avoir peu brûlé et n’était pas éteint ; la mèche de la chandelle pas trop longue ; il est vrai que cette dernière avait été soufflée.

Rien dans la maison n’avait disparu ; rien n’avait été touché, si ce n’est la chandelle éteinte qui était sur la table, entre la porte et ma sœur, et qui était derrière elle, quand elle faisait face au feu et avait été frappée. Il n’y avait aucun dérangement dans le logis, si ce n’est celui que ma sœur avait fait elle-même en tombant et en saignant. Il s’y trouvait en revanche une pièce de conviction qui ne manquait pas d’une certaine importance. Ma sœur avait été frappée avec quelque chose de dur et de lourd ; puis, une fois renversée, on lui avait lancé à la tête ce quelque chose avec beaucoup de violence. En la relevant, Joe retrouva derrière elle un fer de forçat qui avait été limé en deux.

Après avoir examiné ce fer de son œil de forgeron, Joe déclara qu’il y avait déjà quelque temps qu’il avait été limé. Les cris et la rumeur parvinrent bientôt aux pontons, et les personnes qui en arrivèrent pour examiner le fer confirmèrent l’opinion de Joe ; elles n’essayèrent pas de déterminer à quelle époque ce fer avait quitté les pontons, mais elles affirmèrent qu’il n’avait été porté par aucun des deux forçats échappés la veille ; de plus, l’un des deux forçats avait déjà été repris et il ne s’était pas débarrassé de ses fers.

Sachant ce que je savais, je ne doutais pas que ce fer ne fût celui de mon forçat, ce même fer que je l’avais vu et entendu limer dans les marais. Cependant, je ne l’accusais pas d’en avoir fait usage contre ma sœur, mais je soupçonnais qu’il était tombé entre les mains d’Orlick ou de l’étranger, celui qui m’avait montré la lime, et que l’un de ces deux individus avait pu seul s’en servir d’une manière aussi cruelle.

Quant à Orlick, exactement comme il nous l’avait dit au moment où nous l’avions rencontré à la barrière, on l’avait vu en ville pendant toute la soirée ; il était entré dans plusieurs tavernes avec diverses personnes, et il était revenu avec M. Wopsle et moi. Il n’y avait donc rien contre lui, si ce n’est la querelle, et ma sœur s’était querellée plus de mille fois avec lui, comme avec tout le monde. Quant à l’étranger, aucune dispute ne pouvait s’être élevée entre ma sœur et lui, s’il était venu réclamer ses deux banknotes, car elle était parfaitement disposée à les lui restituer. Il était d’ailleurs évident qu’il n’y avait pas eu d’altercation entre ma sœur et l’assaillant, qui était entré avec si peu de bruit et si inopinément, qu’elle avait été renversée avant d’avoir eu le temps de se retourner.

N’était-il pas horrible de penser que, sans le vouloir, j’avais procuré l’instrument du crime. Je souffrais l’impossible, en me demandant sans cesse si je ne ferais pas disparaître tout le charme de mon enfance en racontant à Joe tout ce qui s’était passé. Pendant les mois qui suivirent, chaque jour je répondais négativement à cette question, et, le lendemain, je recommençais à y réfléchir. Cette lutte venait, après tout, de ce que ce secret était maintenant un vieux secret pour moi ; je l’avais nourri si longtemps, qu’il était devenu une partie de moi-même, et que je ne pouvais plus m’en séparer. En outre, j’avais la crainte qu’après avoir été la cause de tant de malheurs, je finirais probablement par m’aliéner Joe s’il me croyait. Mais me croirait-il ? Ces réflexions me décidèrent à temporiser ; je résolus de faire une confession pleine et entière si j’entrevoyais une nouvelle occasion d’aider à découvrir le coupable.

Les constables et les hommes de Bow Street, de Londres, séjournèrent à la maison pendant une semaine ou deux. Ils ne firent pas mieux en cette circonstance que ne font d’ordinaire les agents de l’autorité en pareil cas, du moins d’après ce que j’ai lu ou entendu dire. Ils arrêtèrent des gens à tort et à travers, et se buttèrent la tête contre toutes sortes d’idées fausses en persistant, comme toujours, à vouloir arranger les circonstances d’après les probabilités, au lieu de chercher les probabilités dans les circonstances. Aussi les voyait-on à la porte des Trois jolis bateliers avec l’air réservé de gens qui en savent beaucoup plus qu’ils ne veulent en dire, et cela remplissait tout le village d’admiration. Ils avaient des façons aussi mystérieuses en saisissant leurs verres que s’ils eussent saisi le coupable lui-même ; pas tout à fait, cependant, puisqu’ils n’en firent jamais rien.

Longtemps après le départ de ces dignes représentants de la loi, ma sœur était encore au lit très-malade. Elle avait la vue toute troublée, de sorte qu’elle voyait les objets doubles, et souvent elle saisissait un verre ou une tasse à thé imaginaire au lieu d’une réalité. L’ouïe était chez elle gravement affectée, la mémoire aussi, et ses paroles étaient inintelligibles. Quand, plus tard, elle put descendre de sa chambre, il me fallut tenir mon ardoise constamment à sa portée pour qu’elle pût écrire ce qu’elle ne pouvait articuler ; mais, comme elle écrivait fort mal, qu’elle était médiocrement forte sur l’orthographe, et que Joe n’était pas non plus un habile lecteur, il s’élevait entre eux des complications extraordinaires, que j’étais toujours appelé à résoudre.

Cependant son caractère s’était considérablement amélioré, elle était devenue même assez patiente. Un tremblement nerveux s’empara de tous ses membres, et ils prirent une incertitude de mouvement qui fit partie de son état habituel ; puis, après un intervalle de trois mois, à peine pouvait-elle porter sa main à sa tête, et elle tombait souvent pendant plusieurs semaines dans une tristesse voisine de l’aberration d’esprit. Nous étions très-embarrassés pour lui trouver une garde convenable, lorsqu’une circonstance fortuite nous vint en aide. La grand’tante de M. Wopsle mourut, et celui-ci, voyant l’état dans lequel ma sœur était tombée, laissa Biddy venir la soigner.

Ce fut environ un mois après la réapparition de ma sœur dans la cuisine, que Biddy arriva chez nous avec une petite boîte contenant tous les effets qu’elle possédait au monde. Ce fut une bénédiction pour nous tous et surtout pour Joe, car le cher homme était bien abattu, en contemplant continuellement la lente destruction de sa femme, et il avait coutume, le soir, en veillant à ses côtés, de tourner sur moi de temps à autre ses yeux bleus humides de larmes, en me disant :

« C’était un si beau corps de femme ! mon petit Pip. »

Biddy entra de suite en fonctions et prodigua à ma sœur les soins les plus intelligents, comme si elle n’eût fait que cela depuis son enfance. Joe put alors jouir en quelque sorte de la plus grande tranquillité qu’il eût jamais goûtée durant tout le cours de sa vie, et il eut le loisir de pousser de temps en temps jusqu’aux Trois jolis bateliers, ce qui lui fit un bien extrême. Une chose étonnante, c’est que les gens de la police avaient tous plus ou moins soupçonné le pauvre Joe d’être le coupable sans qu’il s’en doutât, et que, d’un commun accord, ils le regardaient comme un des esprits les plus profonds qu’ils eussent jamais rencontrés.

Le premier triomphe de Biddy, dans sa nouvelle charge, fut de résoudre une difficulté que je n’avais jamais pu surmonter, malgré tous mes efforts. Voici ce que c’était :

Toujours et sans cesse ma sœur avait tracé sur l’ardoise un chiffre qui ressemblait à un T ; puis elle avait appelé notre attention sur ce chiffre, comme une chose dont elle avait particulièrement besoin. J’avais donc passé en revue tous les mots qui commençaient par un T, depuis Tabac jusqu’à Tyran. À la fin, il m’était venu dans l’idée que cette lettre avait assez la forme d’un marteau, et, ayant prononcé ce mot à l’oreille de ma sœur, elle avait commencé à frapper sur la table en signe d’assentiment. Là-dessus, j’avais apporté tous nos marteaux les uns après les autres, mais sans succès. Puis j’avais pensé à une béquille. J’en empruntai une dans le village, et, plein de confiance, je vins la mettre sous les yeux de ma sœur, mais elle se mit à secouer la tête avec une telle rapidité, que nous eûmes une grande frayeur : faible et brisée comme elle était, nous craignîmes qu’elle ne se disloquât le cou.

Quand ma sœur eut remarqué que Biddy la comprenait très-vite, le signe mystérieux reparut sur l’ardoise. Biddy l’examina avec attention, entendit mes explications, regarda ma sœur, me regarda, regarda Joe, puis elle courut à la forge, suivie par Joe et par moi.

« Mais oui, c’est bien cela ! s’écria Biddy, ne voyez-vous pas que c’est lui ! »

C’était Orlick ! Il n’y avait pas de doute, elle avait oublié son nom et ne pouvait l’indiquer que par son marteau. Biddy le pria de venir dans la cuisine. Orlick déposa tranquillement son marteau, essuya son front avec son bras, puis avec son tablier, et vint en se dandinant avec cette singulière démarche hésitante et sans-souci qui le caractérisait.

Je m’attendais, je le confesse, à entendre ma sœur le dénoncer ; mais les choses tournèrent tout autrement. Elle manifesta le plus grand désir d’être en bons termes avec lui ; elle montra qu’elle était contente qu’on le lui eût amené, et parla de lui offrir quelque chose à boire. Elle examinait sa contenance, comme si elle eût particulièrement souhaité de s’assurer qu’il prenait sa réception en bonne part. Elle manifestait le plus grand désir de se le concilier, et elle avait vis-à-vis de lui cet air d’humble soumission que j’ai souvent remarqué chez les enfants en présence d’un maître sévère. Dans la suite, elle ne passa pas un jour sans dessiner le marteau sur son ardoise, et sans qu’Orlick vînt en se dandinant se placer devant elle, avec sa mine hargneuse, comme s’il ne savait pas plus que moi ce qu’il voulait faire.

Chapitre XVII. §

Je suivis le cours de mon apprentissage, qui ne fut varié, en dehors des limites du village et des marais, par une autre circonstance remarquable, que par le retour de l’anniversaire de ma naissance, qui me fit rendre ma seconde visite chez miss Havisham. Je trouvai Sarah Pocket remplissant toujours sa charge à la porte, et miss Havisham dans l’état où je l’avais laissée. Miss Havisham me parla d’Estelle de la même manière et dans les mêmes termes. L’entrevue ne dura que quelques minutes. En partant, miss Havisham me donna une guinée et me dit de revenir à mon prochain anniversaire. Disons une fois pour toutes que cela devint une habitude annuelle. J’essayai, la première fois, de refuser poliment la guinée, mais ce refus n’eut d’autre effet que de me faire demander avec colère si j’avais compté sur davantage. Après cela, je la pris sans rien dire.

Tout était si peu changé, dans la vieille et triste maison, dans la lumière jaune de cette chambre obscure, et dans ce spectre flétri, assis devant la table de toilette, qu’il me semblait que le temps s’était arrêté comme les pendules, dans ce mystérieux endroit où, pendant que tout vieillissait au dehors, tout restait dans le même état. La lumière du jour n’entrait pas plus dans la maison que mes souvenirs et mes pensées ne pouvaient m’éclairer sur le fait actuel ; et cela m’étonnait sans que je pusse m’en rendre compte, et sous cette influence je continuai à haïr de plus en plus mon état et à avoir honte de notre foyer.

Imperceptiblement, je commençai à m’apercevoir qu’un grand changement s’était opéré chez Biddy. Les quartiers de ses souliers étaient relevés maintenant jusqu’à sa cheville, ses cheveux avaient poussé, ils étaient même brillants et lisses, et ses mains étaient toujours propres. Elle n’était pas jolie ; étant commune, elle ne pouvait ressembler à Estelle ; mais elle était agréable, pleine de santé, et d’un caractère charmant. Il n’y avait pas plus d’un an qu’elle demeurait avec nous ; je me souviens même qu’elle venait de quitter le deuil, quand je remarquai un soir qu’elle avait des yeux expressifs, de bons et beaux yeux.

Je fis cette découverte au moment où je levais le nez d’une tâche que j’étais en train de faire : je copiais quelques pages d’un livre que je voulais apprendre par cœur, et je m’exerçais, par cet innocent stratagème, à faire deux choses à la fois. En voyant Biddy qui me regardait et m’observait, je posai ma plume sur la table, et Biddy arrêta son aiguille, mais sans la quitter.

« Biddy, dis-je, comment fais-tu donc ? Ou je suis très-bête, ou tu es très-intelligente.

– Qu’est-ce donc que je fais ?… je ne sais pas, » répondit Biddy en souriant.

C’était elle qui conduisait tout notre ménage, et étonnamment bien encore, mais ce n’est pas de cette habileté que je voulais parler, quoiqu’elle m’eût étonné bien souvent.

« Comment peux-tu faire, Biddy, dis-je, pour apprendre tout ce que j’apprends ? »

Je commençais à tirer quelque vanité de mes connaissances, car pour les acquérir, je dépensais mes guinées d’anniversaire et tout mon argent de poche, bien que je comprenne aujourd’hui qu’à ce prix là le peu que je savais me revenait extrêmement cher.

« Je pourrais te faire la même question, dit Biddy ; comment fais-tu ?

– Le soir, quand je quitte la forge, chacun peut me voir me mettre à l’ouvrage, moi ; mais toi, Biddy, on ne t’y voit jamais.

– Je suppose que j’attrape la science comme un rhume, » dit tranquillement Biddy.

Et elle reprit son ouvrage.

Poursuivant mon idée, renversé dans mon fauteuil en bois, je regardais Biddy coudre, avec sa tête penchée de côté. Je commençais à voir en elle une fille vraiment extraordinaire, car je me souvins qu’elle était très-savante en tout ce qui concernait notre état, qu’elle connaissait les noms de nos outils et les termes de notre ouvrage. En un mot, Biddy savait théoriquement tout ce que je savais, et elle aurait fait un forgeron tout aussi accompli que moi, si ce n’est davantage.

« Biddy, dis-je, tu es une de ces personnes qui savent tirer parti de toutes les occasions ; tu n’en avais jamais eu avant de venir ici, vois maintenant ce que tu as appris. »

Biddy leva les yeux sur moi, puis se remit à coudre.

« C’est moi qui ai été ton premier maître, n’est-ce pas, Pip ? dit-elle.

– Biddy ! m’écriai-je frappé d’étonnement. Comment, tu pleures ?…

– Non, dit Biddy en riant, pourquoi t’imagines-tu cela ? »

Ce n’était pas une illusion que je me faisais, j’avais vu une larme brillante tomber sur son ouvrage. Je me rappelai quel pauvre souffre-douleur elle avait été jusqu’au jour où la grand’tante de M. Wopsle avait perdu la mauvaise habitude de vivre, habitude si difficile à perdre pour certaines personnes. Je me rappelais les misérables circonstances au milieu desquelles elle s’était trouvée dans la pauvre boutique et dans la bruyante école du soir. Je réfléchissais que, même dans ces temps malheureux, il devait y avoir eu en Biddy quelque talent caché, qui se développait maintenant, car dans mon premier mécontentement de moi-même, c’est à elle que j’avais demandé aide et assistance. Biddy causait tranquillement, elle ne pleurait plus, et il me semblait, en songeant à tout cela et en la regardant, que je n’avais peut-être pas été suffisamment reconnaissant envers elle ; que j’avais été trop réservé, et surtout que je ne l’avais pas assez honorée, ce n’est peut-être pas précisément le mot dont je me servais dans mes méditations, de ma confiance.

« Oui, Biddy, dis-je, après avoir mûrement réfléchi, tu as été mon premier maître, et cela à une époque où nous ne pensions guère nous trouver un jour réunis dans cette cuisine.

– Ah ! la pauvre créature ! s’écria Biddy, comme si cette remarque lui eût rappelé qu’elle avait oublié pendant quelques instants d’aller voir si ma sœur avait besoin de quelque chose, c’est malheureusement vrai !

– Eh bien ! dis-je, il faut causer ensemble un peu plus souvent, et pour moi, je te consulterai aussi comme autrefois. Dimanche prochain, allons faire une tranquille promenade dans les marais, Biddy, et nous causerons tout à notre aise. »

Ma sœur ne restait jamais seule ; mais Joe voulut bien prendre soin d’elle toute l’après-midi du dimanche, et Biddy et moi nous sortîmes ensemble. C’était par un beau jour d’été. Quand nous eûmes traversé le village, passé l’église et puis le cimetière, et que nous fûmes sortis des marais, j’aperçus les voiles des vaisseaux gonflées par le vent ; et je commençai alors, comme toujours, à mêler miss Havisham et Estelle aux objets que j’avais sous les yeux. Nous nous assîmes au bord de la rivière, où l’eau en bouillonnant venait se briser sous nos pieds ; et ce doux murmure rendait encore le paysage plus silencieux qu’il ne l’eût été sans lui. Je trouvai que l’heure et le lieu étaient admirablement choisis pour faire mes plus intimes confidences à Biddy.

« Biddy, dis-je, après lui avoir recommandé le secret, je veux devenir un monsieur.

– Oh ! moi, à ta place, je n’y tiendrais pas ! répondit-elle ; ça n’est pas la peine.

– Biddy, repris-je d’un ton un peu sévère, j’ai des raisons toutes particulières pour vouloir devenir un monsieur.

– Tu dois les savoir mieux que personne, Pip ; mais ne penses-tu pas être plus heureux tel que tu es ?

– Biddy ! m’écriai-je avec impatience, je ne suis pas heureux du tout comme je suis. Je suis dégoûté de mon état et de la vie que je mène. Je n’ai jamais pu y prendre goût depuis le commencement de mon apprentissage. Voyons, Biddy, ne sois donc pas bête.

– Ai-je dit quelque bêtise ? dit Biddy en levant tranquillement les yeux et les sourcils. J’en suis fâchée, je ne l’ai pas fait exprès. Tout ce que je désire, c’est de te voir heureux et en bonne position.

– Eh bien ! alors, sache une fois pour toutes que jamais je ne serai heureux ; qu’au contraire, Biddy, je serai toujours misérable, tant que je ne mènerai pas une vie autre que celle que je mène aujourd’hui.

– C’est dommage ! » dit Biddy en secouant la tête avec tristesse.

Dans ce singulier combat que je soutenais avec moi-même, j’avais si souvent pensé que c’était dommage de penser ainsi, qu’au moment où Biddy avait traduit en paroles ses sensations et les miennes, je fus presque sur le point de verser des larmes de dépit et de chagrin. Je lui répondis qu’elle avait raison ; que je sentais que cela était très-regrettable, mais que je n’y pouvais rien.

« Si j’avais pu m’y habituer, dis-je en arrachant quelques brins d’herbe pour donner le change à mes sentiments, comme le jour où, dans la brasserie de miss Havisham, j’avais arraché mes cheveux et les avais foulés aux pieds ; si j’avais pu m’y faire, ou si seulement j’avais pu conserver la moitié du goût que j’avais pour la forge, quand j’étais tout petit, je sais que cela eût beaucoup mieux valu pour moi. Toi, Joe et moi, nous n’eussions manqué de rien. Joe et moi, nous eussions été associés après mon apprentissage, et j’aurais pu t’épouser et nous serions venus nous asseoir ici par un beau dimanche, bien différents l’un pour l’autre de ce que nous sommes aujourd’hui. J’aurais toujours été assez bon pour toi, n’est-ce pas Biddy ? »

Biddy soupira en regardant les vaisseaux passer au loin et répondit :

« Oui, je ne suis pas très-difficile. »

Je ne pouvais prendre cela pour une flatterie ; mais je savais qu’elle n’y mettait pas de mauvaise intention.

« Au lieu de cela, dis-je en continuant à arracher quelques brins d’herbe et à en mâcher un ou deux ; vois comme je vis, mécontent et malheureux… Et que m’importerait d’être grossier et commun, si personne ne me l’avait dit ! »

Biddy se retourna tout à coup de mon côté et me regarda avec plus d’attention qu’elle n’avait regardé les vaisseaux.

« Ce n’était pas une chose très-vraie ni très-polie à dire, fit-elle en détournant les yeux aussitôt. Qui t’a dit cela ? »

Je fus déconcerté, car je m’étais lancé dans mes confidences sans savoir où j’allais ; il n’y avait pas à reculer maintenant, et je répondis :

« La charmante jeune demoiselle qui est chez miss Havisham. Elle est plus belle que personne ne l’a jamais été ; je l’admire et je l’adore, et c’est à cause d’elle que je veux devenir un monsieur. »

Après cette folle confession, je jetai toute l’herbe que j’avais arrachée dans la rivière, comme si j’avais eu envie de la suivre et de me jeter après elle.

« Est-ce pour lui faire éprouver du dépit, ou pour lui plaire, que tu veux devenir un monsieur ? demanda Biddy, après un moment de silence.

– Je n’en sais rien, répondis-je de mauvaise humeur.

– Parce que, si c’est pour lui donner du dépit, continua Biddy, je crois que tu y parviendras plus facilement en ne tenant aucun compte de ses paroles ; et si c’est pour lui plaire, je pense qu’elle n’en vaut pas la peine. Du reste, tu dois le savoir mieux que personne. »

C’était exactement ce que j’avais pensé bien des fois, et ce que, dans ce moment, me paraissait de la plus parfaite évidence ; mais comment moi, pauvre garçon de village, aurais-je pu éviter cette inconséquence étonnante, dans laquelle les hommes les plus sages et les meilleurs tombent chaque jour ?

« Tout cela peut être vrai, dis-je à Biddy, mais je la trouve si belle ! »

En disant ces mots, je détournai brusquement ma figure, je saisis une bonne poignée de cheveux de chaque côté de ma tête, et je les arrachai violemment, tout en ayant bien conscience, pendant tout ce temps, que la folie de mon cœur était si absurde et si déplacée que j’aurais bien mieux fait, au lieu de détourner ma face et de me tirer les cheveux, de cogner ma tête contre une muraille pour la punir d’appartenir à un idiot tel que moi.

Biddy était la plus raisonnable des filles, et elle n’essaya plus de me convaincre. Elle mit sa main, main fort agréable, quoiqu’un peu durcie par le travail, sur les miennes ; elle les détacha gentiment de mes cheveux, puis elle me frappa doucement sur l’épaule pour tâcher de m’apaiser, tandis que, la tête dans ma manche, je versai quelques larmes, exactement comme j’avais fait dans la brasserie, et je sentis vaguement au fond de mon cœur qu’il me semblait que j’étais fort maltraité par quelqu’un ou par tout le monde, je ne sais lequel des deux.

« Je me réjouis d’une chose, dit Biddy, c’est que tu aies senti que tu pouvais m’accorder ta confiance, Pip, et d’une autre encore, c’est que tu sais que je la mériterai toujours, et que je ferai tout pour la conserver. Quant à ta première institutrice, pauvre institutrice qui a tant elle-même à apprendre ! si elle était ton institutrice en ce moment-ci, elle sait bien quelle leçon elle te donnerait, mais ce serait une rude leçon à apprendre ; et, comme maintenant tu en sais plus qu’elle, ça ne servirait à rien. »

En disant cela, Biddy soupira et eut l’air de me plaindre ; puis elle se leva, et me dit avec un changement agréable dans la voix :

« Allons-nous un peu plus loin ou rentrons-nous à la maison ?

– Biddy ! m’écriai-je en me levant, en jetant mes bras à son cou et en l’embrassant, je te dirai toujours tout.

– Jusqu’au jour où tu seras devenu un monsieur, dit Biddy.

– Tu sais bien que je ne serai jamais un vrai monsieur, ce sera donc toujours ainsi, non pas que j’aie quelque chose à te dire, car tu sais maintenant tout ce que je pense et tout ce que je sais.

– Ah ! murmura Biddy, en portant ses yeux sur l’horizon ; puis elle reprit sa plus douce voix pour me dire de nouveau : allons-nous un peu plus loin ou rentrons-nous à la maison ? »

Je dis à Biddy que nous irions un peu plus loin. C’est ce que nous fîmes ; et cette charmante après-midi d’été se changea en un soir d’été magnifique. Je commençais à me demander si je n’étais pas infiniment mieux sous tous les rapports, et plus naturellement placé dans les conditions où je me trouvais depuis mon enfance, que de jouer à la bataille dans une chambre éclairée par une chandelle, où les pendules étaient arrêtées et où j’étais méprisé par Estelle. Je pensais que ce serait un grand bonheur si je pouvais m’ôter Estelle de la tête, ainsi que toutes mes folles imaginations et tous mes souvenirs, et si je pouvais prendre goût au travail, m’y attacher et réussir. Je me demandais si Estelle étant à côté de moi à la place de Biddy, elle ne m’eût pas rendu très-malheureux. J’étais obligé de convenir que cela était très-certain, et je me dis à moi-même :

« Pip, quel imbécile tu fais, mon pauvre garçon ! »

Nous parlions beaucoup tout en marchant, et tout ce que disait Biddy me semblait juste. Biddy n’était jamais impolie ni capricieuse ; elle n’était pas Biddy un jour et une autre personne le lendemain. Elle eût éprouvé de la peine et non du plaisir à me faire du chagrin, et elle eût de beaucoup préféré blesser son propre cœur que de blesser le mien. Comment se faisait-il donc que je ne l’aimais pas mieux que l’autre ?

« Biddy, disais-je, tout en retournant au logis, je voudrais que tu puisses me ramener au sens commun.

– Je le voudrais aussi, répondit Biddy.

– Si seulement je pouvais devenir amoureux de toi… Ne te fâche pas si je parle aussi franchement à une vieille connaissance…

– Oh ! pas du tout, mon cher Pip, dit Biddy ; ne t’inquiète pas de moi.

– Si je pouvais seulement le faire, c’est tout ce qu’il me faudrait.

– Mais tu le vois, mon pauvre Pip, tu ne pourras jamais, » dit Biddy.

À ce moment de la soirée, la chose ne me paraissait pas aussi invraisemblable qu’elle m’eût paru si nous avions discuté cette question quelques heures auparavant. Je dis donc que je n’en étais pas tout à fait sûr. Biddy dit qu’elle en était bien certaine, et elle le dit d’une manière décisive. Au fond de mon cœur, je sentais qu’elle avait raison, et cependant j’étais peu satisfait de la voir si affirmative sur ce point.

En approchant du cimetière, nous eûmes à traverser un remblai et à franchir une barrière près de l’écluse. Nous vîmes apparaître tout à coup le vieil Orlick ; il sortait de l’écluse, des joncs ou de la vase.

« Hola ! fit-il, où allez-vous donc, vous deux ?

– Où irions-nous, si ce n’est à la maison ?

– Eh bien ! je veux que le diable m’emporte si je ne vais pas avec vous pour vous voir rentrer ! »

C’était sa manie, à cet homme, de vouloir que le diable l’emportât. Peut-être n’attachait-il pas d’importance à ce mot, mais il s’en servait comme de son nom de baptême pour en imposer au pauvre monde et faire naître l’idée de quelque chose d’épouvantablement nuisible. Lorsque j’étais plus jeune, je me figurais généralement que si le diable m’emportait personnellement, il ne le ferait qu’avec un croc recourbé, bien trempé et bien pointu. Biddy n’était pas d’avis qu’il vînt avec nous, et elle me disait tout bas :

« Ne le laisse pas venir, je ne l’aime pas. »

Comme moi-même je ne l’aimais pas non plus, je pris la liberté de lui dire que nous le remerciions beaucoup, mais que nous n’avions pas besoin qu’on nous vît rentrer. Orlick accueillit mes paroles avec un éclat de rire et s’arrêta ; mais bientôt après, il nous suivit à distance, tout en clopinant.

Voulant savoir si Biddy le soupçonnait d’avoir prêté la main à la tentative d’assassinat contre ma sœur, dont celle-ci n’avait jamais pu rendre compte, je lui demandai pourquoi elle ne l’aimait pas.

« Oh ! dit-elle en le regardant par-dessus son épaule, pendant qu’il tâchait de nous rattraper d’un pas lourd, c’est que je crains qu’il ne m’aime.

– T’a-t-il jamais dit qu’il t’aimait ? demandai-je d’un air indigné.

– Non, dit Biddy, en jetant de nouveau un regard en arrière ; il ne me l’a jamais dit ; mais il se met à danser devant moi toutes les fois qu’il s’aperçoit que je le regarde. »

Quelque nouveau et singulier que me parût ce témoignage d’attachement, je ne doutais pas un seul instant de l’exactitude de l’interprétation de Biddy. Je m’échauffais à l’idée que le vieil Orlick osât l’admirer, comme je me serais échauffé s’il m’eût outragé moi-même.

« Mais cela n’a rien qui puisse t’intéresser, ajouta Biddy avec calme.

– Non, Biddy, c’est vrai ; seulement je n’aime pas cela, et je ne l’approuve pas.

– Ni moi non plus, dit Biddy, bien que cela doive t’être bien égal.

– Absolument, lui dis-je ; mais je dois avouer que j’aurais une bien faible opinion de toi, Biddy, s’il dansait devant toi, de ton propre consentement. »

J’eus l’œil sur Orlick par la suite, et toutes les fois qu’une circonstance favorable se présentait pour qu’il manifestât à Biddy l’émotion qu’elle lui causait, je me mettais entre lui et elle, pour atténuer cette démonstration. Orlick avait pris pied dans la maison de Joe, surtout depuis l’affection que ma sœur avait prise pour lui ; sans cela, j’aurais essayé de le faire renvoyer. Orlick comprenait parfaitement mes bonnes intentions à son égard, et il y avait de sa part réciprocité, ainsi que j’eus l’occasion de l’apprendre par la suite. Or, comme si mon esprit n’eût pas été déjà assez troublé, j’en augmentai encore la confusion en pensant, à certains jours et à certains moments, que Biddy valait énormément mieux qu’Estelle, et que la vie de travail simple et honnête dans laquelle j’étais né n’avait rien dont on dût rougir, mais qu’elle offrait au contraire des ressources fort suffisantes de considération et de bonheur. Ces jours-là, j’arrivais à conclure que mon antipathie pour le pauvre vieux Joe et la forge s’était dissipée, et que j’étais en bon chemin pour devenir l’associé de Joe et le compagnon de Biddy… quand tout à coup un souvenir confus des jours passés chez miss Havisham fondait sur moi comme un trait meurtrier, et bouleversait de nouveau mes pauvres esprits. Une fois troublés, j’avais de la peine à les rassembler, et souvent, avant que j’eusse pu m’en rendre maître, ils se dispersaient dans toutes les directions, à la seule idée que peut-être, après tout, une fois mon apprentissage terminé, miss Havisham se chargerait de ma fortune.

Si mon apprentissage eût continué, je n’ose affirmer que je serais resté jusqu’au bout dans ces mêmes perplexités ; mais il fut interrompu prématurément, ainsi qu’on va le voir.

Chapitre XVIII. §

C’était un samedi soir de la quatrième année de mon apprentissage chez Joe. Un groupe entourait le feu des Trois jolis Bateliers et prêtait une oreille attentive à M. Wopsle, qui lisait le journal à haute voix. Je faisais partie de ce groupe.

Un crime qui causait grande rumeur dans le public venait d’être commis, et M. Wopsle, en le racontant, avait l’air d’être plongé dans le sang jusqu’aux sourcils. Il appuyait sur chaque adjectif exprimant l’horreur, et s’identifiait avec chacun des témoins de l’enquête. Nous l’entendions gémir comme la victime : « C’en est fait de moi ! » et comme l’assassin, mugir d’un ton féroce : « Je vais régler votre compte ! » Il nous fit la déposition médicale, en imitant sans s’y tromper le praticien de notre endroit. Il bégaya en tremblant comme le vieux gardien de la barrière qui avait entendu les coups, avec une imitation si parfaite de cet invalide à moitié paralysé, qu’il était permis de douter de la compétence morale de ce témoin. Entre les mains de M. Wopsle, le coroner devint Timon d’Athènes, et le bedeau, Coriolan. M. Wopsle était enchanté de lui-même et nous en étions tous enchantés aussi. Dans cet agréable état d’esprit, nous rendîmes un verdict de meurtre avec préméditation.

Alors, et seulement alors, je m’aperçus de la présence d’un individu étranger au pays qui était assis sur le banc en face de moi, et qui regardait de mon côté. Un certain air de mépris régnait sur son visage, et il mordait le bout de son énorme index, tout en examinant les figures des spectateurs qui entouraient M. Wopsle.

« Eh bien ! dit-il à ce dernier, dès que celui-ci eut terminé sa lecture, vous avez arrangé tout cela à votre satisfaction, je n’en doute pas ? »

Chacun leva les yeux et tressaillit, comme si c’eût été l’assassin. Il nous regarda d’un air froid et tout à fait sarcastique.

« Coupable, c’est évident, fit-il. Allons, voyons, dites !

– Monsieur, répondit M. Wopsle, sans avoir l’air de vous connaître, je n’hésite pas à vous répondre : coupable, en effet ! »

Là-dessus, nous reprîmes tous assez de courage pour faire entendre un léger murmure d’approbation.

« Je le savais, dit l’étranger, je savais ce que vous pensiez et ce que vous disiez ; mais je vais vous faire une question. Savez-vous, ou ne savez-vous pas que la loi anglaise suppose tout homme innocent, jusqu’à ce qu’on ait prouvé… prouvé… et encore prouvé qu’il est coupable.

– Monsieur, commença M. Wopsle, en ma qualité d’Anglais, je…

– Allons ! dit l’étranger à M. Wopsle, en mordant son index, n’éludez pas la question. Ou vous le savez, ou vous ne le savez pas. Lequel des deux ? »

Il tenait sa tête en avant, son corps en arrière, d’une façon interrogative, et il étendait son index vers M. Wopsle.

« Allons, dit-il, le savez-vous ou ne le savez-vous pas ?

– Certainement, je le sais, répondit M. Wopsle.

– Alors, pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ? Je vais vous faire une autre question, continua l’étranger, en s’emparant de M. Wopsle, comme s’il avait des droits sur lui : Savez-vous qu’aucun des témoins n’a encore subi de contre-interrogatoire ? »

M. Wopsle commençait :

« Tout ce que je puis dire, c’est que… »

Quand l’étranger l’arrêta.

« Comment, vous ne pouvez pas répondre : oui ou non !… Je vais vous éprouver encore une fois. »

Il étendit son doigt vers lui.

« Attention ! Savez-vous ou ne savez-vous pas qu’aucun des témoins n’a encore subi de contre-interrogatoire ?… Allons, je ne vous demande qu’un mot : Oui ou non ? »

M. Wopsle hésita, et nous commencions à avoir de lui une assez pauvre opinion.

« Allons, dit l’étranger, je viens à votre secours ; vous ne le méritez pas, mais j’y viens. Jetez un coup d’œil sur ce papier que vous tenez à la main. Qu’est-ce que c’est ?

– Qu’est-ce que c’est ? répéta M. Wopsle interloqué.

– Est-ce, continua l’étranger, d’un ton sarcastique et soupçonneux, est-ce le papier imprimé dans lequel vous venez de lire ?

– Sans doute.

– Sans doute. Maintenant, revenons à ce journal, et dites-moi s’il constate que le prisonnier a dit positivement que ses conseils légaux lui avaient conseillé de réserver sa défense ?

– J’ai lu cela tout à l’heure, commença M. Wopsle.

– Qu’importe ce que vous avez lu ? Vous pouvez lire le Pater à rebours si cela vous fait plaisir, et cela a dû vous arriver plus d’une fois. Cherchez dans le journal… Non, non, non mon ami, pas en haut de la colonne, vous devez bien le savoir ; en bas, en bas. »

Nous commencions tous à voir en M. Wopsle un homme rempli de subterfuges.

« Eh bien ! y êtes-vous ?

– Voici, di M. Wopsle.

– Bien. Suivez maintenant le passage et dites-moi s’il annonce positivement que le prisonnier a dit que ses conseils légaux lui ont conseillé de réserver sa défense. Allons ! y a-t-il de cela ?

– Ce ne sont pas là les mots exacts, répondit M. Wopsle.

– Pas les mots exacts, soit, répéta l’inconnu avec amertume, mais est-ce bien la même substance ?

– Oui, dit M. Wopsle.

– Oui ! répéta l’étranger en promenant son regard sur la compagnie et tenant sa main étendue vers le témoin Wopsle ; et maintenant je vous demande ce que vous pensez d’un homme qui, ayant ce passage sous les yeux, peut s’endormir tranquillement après avoir déclaré coupable un de ses semblables, sans même l’avoir entendu ? »

Nous nous mîmes tous à soupçonner que M. Wopsle n’était pas du tout l’homme que nous avions pensé jusque-là, et que la vérité sur son compte commençait à se faire jour.

« Et souvenez-vous que ce même homme, continua l’étranger en dirigeant lourdement son doigt vers M. Wopsle, que ce même homme pourrait être appelé à siéger comme juré dans ce même procès, après s’être ainsi prononcé d’avance, et qu’il retournerait au sein de sa famille et mettrait tranquillement sa tête sur son oreiller, après avoir juré d’écouter avec impartialité, et de juger de même, entre le roi, notre souverain maître, et le prisonnier amené à la barre, et de rendre un verdict basé sur l’entière évidence… Que Dieu lui vienne en aide ! »

Nous étions tous persuadés maintenant que l’infortuné M. Wopsle avait été trop loin, et qu’il ferait mieux d’abandonner cette voie dangereuse pendant qu’il en était encore temps. L’étrange individu, avec un air d’autorité incontestable et une manière de nous faire comprendre qu’il savait sur chacun de nous quelque chose de secret, qu’il ne tenait qu’à lui de dévoiler, quitta sa place et vint se placer dans l’espace laissé libre entre les bancs, où il resta debout devant le feu, sa main gauche dans sa poche et l’index de sa main droite dans sa bouche.

« D’après les informations que j’ai reçues, dit-il, en nous passant en revue, j’ai quelque raison de croire qu’il y a parmi vous un forgeron du nom de Joseph ou Joe Gargery. Qui est-ce ?

– Le voici, » fit Joe.

L’étrange individu lui fit signe de quitter sa place, ce que Joe fit aussitôt.

« Vous avez un apprenti, continua l’étranger, vulgairement connu sous le nom de Pip. Est-il ici ?

– Me voici, » m’écriai-je.

L’étranger ne me reconnut pas, mais moi je le reconnus pour être le même monsieur que j’avais rencontré sur l’escalier, lors de ma seconde visite à miss Havisham. Il était trop reconnaissable pour que j’eusse pu l’oublier. Je l’avais reconnu dès que je l’avais aperçu sur le banc, occupé à nous regarder, et maintenant qu’il avait la main sur mon épaule, je pouvais l’examiner tout à mon aise. C’était bien la même tête large, le même teint brun, les mêmes yeux, les mêmes sourcils épais, la même grosse chaîne de montre, les mêmes gros points noirs à la place de la barbe et des favoris, et jusqu’à l’odeur de savon que j’avais sentie sur sa grande main.

« Je désire avoir un entretien particulier avec vous deux, dit-il, après m’avoir examiné à loisir. Cela demandera quelque temps ; peut-être ferions-nous mieux de nous rendre chez vous. Je préfère ne pas commencer ici la communication que j’ai à vous faire. Après, vous en raconterez à vos amis, peu ou beaucoup, comme il vous plaira, cela ne me regarde pas. »

Au milieu d’un imposant silence, nous sortîmes tous les trois des Trois jolis Bateliers. Tout en marchant, l’étranger jetait de temps à autre un regard de mon côté ; et il lui arrivait aussi parfois de mordre son doigt. En approchant de la maison, Joe, ayant un vague pressentiment que la circonstance devait être importante et demandait une certaine cérémonie, courut en avant pour ouvrir la grande porte. Notre conférence eut lieu dans le salon de gala, que rehaussait fort peu l’éclat d’une seule chandelle.

L’étrange personnage commença par s’asseoir devant la table, tira à lui la chandelle et parcourut quelques paperasses contenues dans son portefeuille, puis il déposa ce portefeuille sur la table, mit la chandelle un peu de côté, et après avoir cherché à découvrir dans l’obscurité l’endroit où Joe et moi nous étions placés :

« Je me nomme Jaggers, dit-il, et je suis homme de loi à Londres, où mon nom est assez connu. J’ai une affaire singulière à traiter avec vous, et je commence par vous dire que ce n’est pas moi personnellement qui l’ai conçue ; si l’on m’avait demandé mon avis, je ne serais pas ici… On ne me l’a pas demandé, c’est pourquoi vous me voyez. Je fais ce que j’ai à faire comme agent confidentiel d’un autre, rien de plus, rien de moins. »

Trouvant sans doute qu’il ne nous distinguait pas assez bien de sa place, il se leva, jeta une de ses jambes sur le dos d’une chaise, et resta ainsi, un pied sur la chaise et l’autre à terre.

« Maintenant, Joseph Gargery, je suis porteur d’une offre pour vous débarrasser de ce jeune homme, votre apprenti. Refuseriez-vous d’annuler son contrat, s’il vous le demandait dans son intérêt et ne demanderiez-vous pas de dédommagement ?

– Que Dieu me garde de demander quoi que ce soit, pour aider mon petit Pip à parvenir ! dit Joe tout étonné, en ouvrant de grands yeux.

– Que Dieu me garde est très-pieux, mais n’a absolument rien à faire ici, répondit Jaggers. La question est : Voulez-vous quelque chose pour cela ? Demandez-vous quelque chose ?

– La réponse, riposta sévèrement Joe est : Non ! »

Il me semble qu’à ce moment M. Jaggers regarda Joe comme s’il découvrait un fameux niais, à cause de son désintéressement ; mais j’étais trop surpris et ma curiosité trop éveillée pour en être bien certain.

« Très-bien, dit M. Jaggers ; rappelez-vous ce que vous venez d’admettre, et n’essayez pas de revenir là-dessus tout à l’heure.

– Qui est-ce qui essaye de revenir sur quoi que ce soit ? repartit Joe.

– Je ne dis pas qu’on essaye. Connaissez-vous certain proverbe ?

– Oui, je connais les proverbes, dit Joe.

– Mettez-vous alors dans la tête qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, et que quand on peut tenir, il ne faut pas lâcher. Mettez-vous bien cela dans la tête, n’est-ce pas ? répéta M. Jaggers, en fermant les yeux et en faisant un signe de tête à Joe, comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose qu’il oubliait. Maintenant, revenons à ce jeune homme et à la communication que j’ai à vous faire. Il a de grandes espérances. »

Joe et moi nous ouvrîmes la bouche et nous nous regardâmes l’un l’autre.

« Je suis chargé de lui apprendre, dit M. Jaggers en jetant son doigt de mon côté, qu’il doit prendre immédiatement possession d’une fort belle propriété ; de plus, que c’est le désir du possesseur actuel de cette belle propriété qu’il sorte sans retard de ses habitudes actuelles et soit élevé en jeune homme comme il faut ; en jeune homme qui a de grandes espérances. »

Mon rêve était éclos, les folles fantaisies de mon imagination étaient dépassées par la réalité, miss Havisham se chargeait de ma fortune sur une grande échelle.

« Maintenant, monsieur Pip, poursuivit l’homme de loi, c’est à vous que j’adresse ce qui me reste à dire. Primo, vous saurez que la personne qui m’a donné mes instructions exige que vous portiez toujours le nom de Pip. Vous n’avez nulle objection, je pense, à faire ce petit sacrifice à vos grandes espérances. Mais si vous voyez quelques objections, c’est maintenant qu’il faut les faire. »

Mon cœur battait si vite et les oreilles me tintaient si fort, que c’est à peine si je pus bégayer :

« Je n’ai aucune objection à faire à toujours porter le nom de Pip.

– Je pense bien ! Secundo, monsieur Pip, vous saurez que le nom de la personne… de votre généreux bienfaiteur doit rester un profond secret pour tous et même pour vous jusqu’à ce qu’il plaise à cette personne de le révéler. Je suis à même de vous dire que cette personne se réserve de vous dévoiler ce mystère de sa propre bouche, à la première occasion. Cette envie lui prendra-t-elle ? je ne saurais le dire, ni personne non plus… Maintenant, vous devez bien comprendre qu’il vous est très-positivement défendu de faire aucune recherche sur ce sujet, ou même aucune allusion, quelque éloignée qu’elle soit, sur la personne que vous pourriez soupçonner. Dans toutes les communications que vous devez avoir avec moi, si vous avez des soupçons au fond de votre cœur, gardez-les. Il est inutile de chercher dans quel but on vous fait ces défenses ; qu’elles proviennent d’un simple caprice ou des raisons les plus graves et les plus fortes, ce n’est pas à vous de vous en occuper. Voilà les conditions que vous devez accepter dès à présent, et vous engager à remplir. C’est la seule chose qui me reste à faire des instructions que j’ai reçues de la personne qui m’envoie, et pour laquelle je ne suis pas autrement responsable… Cette personne est la personne sur laquelle reposent toutes vos espérances. Ce secret est connu seulement de cette personne et de moi. Encore une fois ces conditions ne sont pas difficiles à observer ; mais si vous avez quelques objections à faire, c’est le moment de les produire. »

Je balbutiai de nouveau avec la même difficulté :

« Je n’ai aucune objection à faire à ce que vous me dites.

– Je pense bien ! Maintenant, monsieur Pip, j’ai fini d’énumérer mes stipulations. »

Bien qu’il m’appelât M. Pip et commençât à me traiter en homme, il ne pouvait se débarrasser d’un certain air important et soupçonneux ; il fermait même de temps en temps les yeux et jetait son doigt de mon côté tout en parlant, comme pour me faire comprendre qu’il savait sur mon compte bien des choses dont il ne tenait qu’à lui de parler.

« Nous arrivons, maintenant, dit-il, aux détails de l’arrangement. Vous devez savoir que, quoique je me sois servi plus d’une fois du mot : espérances, on ne vous donnera pas que des espérances seulement. J’ai entre les mains une somme d’argent qui suffira amplement à votre éducation et à votre entretien. Vous voudrez bien me considérer comme votre tuteur. Oh ! ajouta-t-il, comme j’allais le remercier, sachez une fois pour toutes qu’on me paye mes services et que sans cela je ne les rendrais pas. Il faut donc que vous receviez une éducation en rapport avec votre nouvelle position, et j’espère que vous comprendrez la nécessité de commencer dès à présent à acquérir ce qui vous manque. »

Je répondis que j’en avais toujours eu grande envie.

« Il importe peu que vous en ayez toujours eu l’envie, monsieur Pip, répliqua M. Jaggers, pourvu que vous l’ayez maintenant. Me promettez-vous que vous êtes prêt à entrer de suite sous la direction d’un précepteur ? Est-ce convenu ?

– Oui, répondis-je, c’est convenu.

– Très-bien. Maintenant, il faut consulter vos inclinations. Je ne trouve pas que ce soit agir sagement ; mais je fais ce qu’on m’a dit de faire. Avez-vous entendu parler d’un maître que vous préfériez à un autre ? »

Je n’avais jamais entendu parler d’aucun maître que de Biddy et de la grand’tante de M. Wopsle, je répondis donc négativement.

« Je connais un certain maître, qui, je crois, remplirait parfaitement le but que l’on se propose, dit M. Jaggers, je ne vous le recommande pas, remarquez-le bien, parce que je ne recommande jamais personne ; le maître dont je parle est un certain M. Mathieu Pocket.

– Ah ! fis-je tout saisi, en entendant le nom du parent de miss Havisham, le Mathieu dont Mrs et M. Camille avaient parlé, le Mathieu qui devait être placé à la tête de miss Havisham, quand elle serait étendue morte sur la table.

– Vous connaissez ce nom ? » dit M. Jaggers, en me regardant d’un air rusé et en clignant des yeux, en attendant ma réponse.

Je répondis que j’avais déjà entendu prononcer ce nom.

« Oh ! dit-il, vous l’avez entendu prononcer ; mais qu’en pensez-vous ? »

Je dis, ou plutôt j’essayai de dire, que je lui étais on ne peut plus reconnaissant de cette recommandation.

« Non, mon jeune ami ! interrompit-il en secouant tout doucement sa large tête. Recueillez-vous… cherchez… »

Tout en me recueillant, mais ne trouvant rien, je répétai que je lui étais très-reconnaissant de sa recommandation.

« Non, mon jeune ami, fit-il en m’interrompant de nouveau ; puis, fronçant les sourcils et souriant tout à la fois : Non… non… non… c’est très-bien, mais ce n’est pas cela. Vous êtes trop jeune pour que je me contente de cette réponse : recommandation n’est pas le mot, monsieur Pip ; trouvez-en un autre. »

Me reprenant, je lui dis alors que je lui étais fort obligé de m’avoir indiqué M. Mathieu Pocket.

« C’est mieux ainsi ! » s’écria M. Jaggers.

Et j’ajoutai :

« Je serais bien aise d’essayer de M. Mathieu Pocket.

– Bien ! Vous ferez mieux de l’essayer chez lui. On le préviendra. Vous pourrez d’abord voir son fils qui est à Londres. Quand viendrez-vous à Londres ? »

Je répondis en jetant un coup d’œil du côté de Joe, qui restait immobile et silencieux :

« Je suis prêt à m’y rendre de suite.

– D’abord, dit M. Jaggers, il vous faut des habits neufs, au lieu de ces vêtements de travail. Disons donc d’aujourd’hui en huit jours… Vous avez besoin d’un peu d’argent… faut-il vous laisser une vingtaine de guinées ? »

Il tira de sa poche une longue bourse, compta avec un grand calme vingt guinées, qu’il mit sur la table et les poussa devant moi. C’était la première fois qu’il retirait sa jambe de dessus la chaise. Il se rassit les jambes écartées, et se mit à balancer sa longue bourse en lorgnant Joe de côté.

« Eh bien ! Joseph Gargery, vous paraissez confondu ?

– Je le suis, dit Joe d’un ton très-décidé.

– Il a été convenu que vous ne demanderiez rien pour vous, souvenez-vous-en.

– Ça a été convenu, répondit Joe, c’est bien entendu et ça ne changera pas, et je ne vous demanderai jamais rien de semblable.

– Mais, dit M. Jaggers en balançant sa bourse, si j’avais reçu les instructions nécessaires pour vous faire un cadeau comme compensation ?

– Comme compensation de quoi ? demanda Joe.

– De la perte de ses services. »

Joe appuya sa main sur mon épaule, aussi délicatement qu’une femme. J’ai souvent pensé depuis qu’il ressemblait, avec son mélange de force et de douceur, à un marteau à vapeur, qui peut aussi bien broyer un homme que frapper légèrement une coquille d’œuf.

« C’est avec une joie que rien ne peut exprimer, dit-il, et de tout mon cœur, que j’accueille le bonheur de mon petit Pip. Il est libre d’aller aux honneurs et à la fortune, et je le tiens quitte de ses services. Mais ne croyez pas que l’argent puisse compenser pour moi la perte de l’enfant que j’ai vu grandir dans la forge, et qui a toujours été mon meilleur ami !… »

Ô ! bon et cher Joe, que j’étais si près de quitter avec tant d’indifférence, je te vois encore passer ton robuste bras de forgeron sur tes yeux ! Je vois encore ta large poitrine se gonfler, et j’entends ta voix expirer dans des sanglots étouffés ! Ô ! cher, bon, fidèle et tendre Joe ! Je sens le tremblement affectueux de ta grosse main sur mon bras aussi solennellement aujourd’hui que si c’était le frôlement de l’aile d’un ange.

Mais, à ce moment, j’encourageais Joe. J’étais ébloui par ma fortune à venir, et il me semblait impossible de revenir sur mes pas par les sentiers que nous avions parcourus ensemble. Je suppliai Joe de se consoler, puisque, comme il le disait, nous avions toujours été les meilleurs amis du monde, et, comme je le disais, moi, que nous le serions toujours. Joe s’essuya les yeux avec celle de ses mains qui restait libre, et il n’ajouta pas un seul mot.

M. Jaggers avait vu et entendu tout cela, comme un homme prévenu que Joe était l’idiot du village, et moi son gardien. Quand ce fut fini, il pesa dans sa main la bourse qu’il avait cessé de faire balancer.

« Maintenant, Joseph Gargery, je vous avertis que ceci est votre dernier recours. Je ne connais pas de demi-mesures : si vous voulez le cadeau que je suis chargé de vous faire, parlez et vous l’aurez ; si, au contraire, comme vous le prétendez… »

Ici, à mon grand étonnement, il fut interrompu par les brusques mouvements de Joe, qui tournait autour de lui, ayant grande envie de tomber sur lui et de lui administrer quelques vigoureux coups de poing.

« Je prétends, cria Joe, que si vous venez dans ma maison pour me harceler et m’insulter, vous allez sortir ! Oui, je le dis et je vous le répète, si vous êtes un homme, sortez ! Je sais ce que je dis, ce que j’ai dit une fois, je n’en démords jamais ! »

Je pris Joe à part, il se calma aussitôt, et se contenta simplement de me répéter d’une manière fort obligeante et comme un avertissement poli pour ceux que cela pouvait concerner, qu’il ne se laisserait ni harceler ni insulter chez lui. M. Jaggers s’était levé pendant les démonstrations peu pacifiques de Joe, et il avait gagné la porte sans bruit, il est vrai, mais aussi sans témoigner la moindre disposition à rentrer. Il m’adressa de loin les dernières recommandations que voici :

« Eh bien, monsieur Pip, je pense que plus tôt vous quitterez cette maison et mieux vous ferez, puisque vous êtes destiné à devenir un monsieur comme il faut : que ce soit donc dans huit jours. Vous recevrez d’ici là mon adresse ; vous pourrez prendre un fiacre en arrivant à Londres, et vous vous ferez conduire directement chez moi. Comprenez que je n’exprime aucune opinion quelconque sur la mission toute de confiance dont je suis chargé ; je suis payé pour la remplir, et je la remplis. Surtout, comprenez bien cela, comprenez-le bien. »

En disant cela, il jetait son doigt tour à tour dans la direction de chacun de nous ; je crois même qu’il aurait continué à parler longtemps s’il n’avait pas vu que Joe pouvait devenir dangereux ; mais il partit. Il me vint dans l’idée de courir après lui, comme il regagnait les Trois jolis Bateliers, où il avait laissé une voiture de louage.

« Pardon, monsieur Jaggers, m’écriai-je.

– Eh bien ! dit-il en se retournant, qu’est-ce qu’il y a encore ?

– Je désire faire tout ce qui est convenable, monsieur Jaggers, et suivre vos conseils. J’ai donc pensé qu’il fallait vous les demander. Y aurait-il quelque inconvénient à ce que je prisse congé de tous ceux que je connais dans ce pays avant de partir ?

– Non, dit-il en me regardant comme s’il avait peine à me comprendre.

– Je ne veux pas dire dans le village seulement, mais aussi dans la ville.

– Non, dit-il, il n’y a aucun inconvénient à cela. »

Je le remerciai et retournai en courant à la maison. Joe avait déjà eu le temps de fermer la grande porte, de mettre un peu d’ordre au salon de réception, et il était assis devant le feu de la cuisine, avec une main sur chacun de ses genoux, regardant fixement les charbons enflammés. Je m’assis comme lui devant le feu, et, comme lui, je me mis à regarder les charbons, et nous gardâmes ainsi le silence pendant assez longtemps.

Ma sœur était dans son coin, enfoncée dans son fauteuil à coussins, et Biddy cousait, assise près du feu. Joe était placé près de Biddy et moi près de Joe, dans le coin qui faisait face à ma sœur. Plus je regardais les charbons brûler, plus je devenais incapable de lever les yeux sur Joe. Plus le silence durait, plus je me sentais incapable de parler.

Enfin je parvins à articuler :

« Joe, as-tu dit à Biddy ?…

– Non, mon petit Pip, répondit Joe sans cesser de regarder le feu et tenant ses genoux serrés comme s’il avait été prévenu qu’ils avaient l’intention de se séparer. J’ai voulu te laisser le plaisir de le lui dire toi-même, mon petit Pip.

– J’aime mieux que cela vienne de toi, Joe.

– Alors, dit Joe, mon petit Pip devient un richard, Biddy, que la bénédiction de Dieu l’accompagne ! »

Biddy laissa tomber son ouvrage et leva les yeux sur moi. Joe leva ses deux genoux et me regarda. Quant à moi, je les regardai tous les deux. Après un moment de silence, ils me félicitèrent de tout leur cœur, mais je sentais qu’il y avait une certaine nuance de tristesse dans leurs félicitations. Je pris sur moi de bien faire comprendre à Biddy, et à Joe par Biddy, que je considérais que c’était une grave obligation pour mes amis de ne rien savoir et de ne rien dire sur la personne qui me protégeait et qui faisait ma fortune. Je fis observer que tout cela viendrait en temps et lieu ; mais que, jusque-là, il ne fallait rien dire, si ce n’est que j’avais de grandes espérances, et que ces grandes espérances venaient d’un protecteur inconnu. Biddy secoua la tête d’un air rêveur en reprenant son ouvrage, et dit qu’en ce qui la regardait particulièrement elle serait discrète. Joe, sans ôter ses mains de dessus ses genoux, dit :

« Et moi aussi, mon petit Pip, je serai particulièrement discret. »

Ensuite, ils recommencèrent à me féliciter, et ils s’étonnèrent même à un tel point de me voir devenir un monsieur, que cela finit par ne me plaire qu’à moitié.

Biddy prit alors toutes les peines imaginables pour donner à ma sœur une idée de ce qui était arrivé. Mais, comme je l’avais prévu, tous ses efforts furent inutiles. Elle rit et agita la tête à plusieurs reprises, puis elle répéta après Biddy ces mots :

« Pip… fortune… Pip… fortune… »

Mais je doute qu’ils aient eu plus de signification pour elle qu’un cri d’élection, et je ne puis rien trouver de plus triste pour peindre l’état de son esprit.

Je ne l’aurais jamais pu croire si je ne l’eusse éprouvé, mais à mesure que Joe et Biddy reprenaient leur gaieté habituelle je devenais plus triste. Je ne pouvais être, bien entendu, mécontent de ma fortune, mais il se peut cependant que, sans bien m’en rendre compte, j’aie été mécontent de moi-même.

Quoi qu’il en soit, je m’assis, les coudes sur mes genoux et ma tête dans mes mains, regardant le feu, pendant que Biddy et Joe parlaient de mon départ et de ce qu’ils feraient sans moi, et de toutes sortes de choses analogues. Toutes les fois que je surprenais l’un d’eux me regardant (ce qui leur arrivait souvent, surtout à Biddy), je me sentais offensé comme s’ils m’eussent exprimé une sorte de méfiance, quoique, Dieu le sait, tel ne fût jamais leur sentiment, soit qu’ils exprimassent leur pensée par parole ou par action.

À ce moment je me levai pour aller voir à la porte, car pour aérer la pièce, la porte de notre cuisine restait ouverte pendant les nuits d’été. Je regardai les étoiles et je les considérais comme de très-pauvres, très-malheureuses et très-humbles étoiles d’être réduites à briller sur les objets rustiques, au milieu desquels j’avais vécu.

« Samedi soir, dis-je, lorsque nous nous assîmes pour souper, de pain de fromage et de bière, dans cinq jours nous serons à la veille de mon départ : ce sera bientôt venu.

– Oui, mon petit Pip, observa Joe dont la voix résonna creux dans son gobelet de bière, ce sera bientôt venu !

– Oh ! oui, bientôt, bientôt venu ! fit Biddy.

– J’ai pensé, Joe, qu’en allant à la ville lundi pour commander mes nouveaux habits, je ferais bien de dire au tailleur que j’irais les essayer chez lui, ou plutôt qu’il doit les porter chez M. Pumblechook ; il me serait on ne peut plus désagréable d’être toisé par tous les habitants du village.

– M. et Mrs Hubble seraient sans doute bien aise de te voir dans ton nouveau joli costume, mon petit Pip, dit Joe, en coupant ingénieusement son pain et son fromage sur la paume de sa main gauche et en lorgnant mon souper intact, comme s’il se fût souvenu du temps où nous avions coutume de comparer nos tartines. Et Wopsle aussi, et je ne doute pas que les Trois jolis Bateliers ne regardassent ta visite comme un grand honneur que tu leur ferais.

– C’est justement ce que je ne veux pas, Joe. Ils en feraient une affaire d’État, et ça ne m’irait guère.

– Ah ! alors, mon petit Pip, si ça ne te va pas… »

Alors Biddy me dit tout bas, en tenant l’assiette de ma sœur :

« As-tu pensé à te montrer à M. Gargery, à ta sœur et à moi ? Tu nous laisseras te voir, n’est-ce pas ?

– Biddy, répondis-je avec un peu de ressentiment, tu es si vive, qu’il est bien difficile de te suivre.

– Elle a toujours été vive, observa Joe.

– Si tu avais attendu un moment de plus, Biddy, tu m’aurais entendu dire que j’apporterai mes habits ici dans un paquet la veille de mon départ. »

Biddy ne dit plus rien. Lui pardonnant généreusement, j’échangeai avec elle et Joe un bonsoir affectueux, et je montai me coucher. En arrivant dans mon réduit, je m’assis et promenai un long regard sur cette misérable petite chambre, que j’allais bientôt quitter à jamais pour parvenir à une position plus élevée. Elle contenait, elle aussi, des souvenirs de fraîche date, et en ce moment je ne pus m’empêcher de la comparer avec les chambres plus confortables que j’allais habiter, et je sentis dans mon esprit la même incertitude que j’avais si souvent éprouvée en comparant la forge à la maison de miss Havisham, et Biddy à Estelle.

Le soleil avait dardé gaiement tout le jour sur le toit de ma mansarde, et la chambre était chaude. J’ouvris la fenêtre et je regardai au dehors. Je vis Joe sortir doucement par la sombre porte d’en bas pour aller faire un tour ou deux en plein air. Puis je vis Biddy aller le retrouver et lui apporter une pipe qu’elle lui alluma. Jamais il ne fumait si tard, et il me sembla qu’en ce moment il devait avoir besoin d’être consolé d’une manière ou d’une autre.

Bientôt il vint se placer à la porte située immédiatement au-dessous de ma fenêtre. Biddy y vint aussi. Ils causaient tranquillement ensemble, et je sus bien vite qu’ils parlaient de moi, car je les entendis prononcer mon nom à plusieurs reprises. Je n’aurais pas voulu en entendre davantage quand même je l’aurais pu. Je quittai donc la petite fenêtre et je m’assis sur mon unique chaise, à côté de mon lit, pensant combien il était étrange que cette première nuit de ma brillante fortune fût la plus triste que j’eusse encore passée.

En regardant par la fenêtre ouverte, je vis les petites ondulations lumineuses qui s’élevaient de la pipe de Joe. Je m’imaginai que c’étaient autant de bénédictions de sa part, non pas offertes avec importunité ou étalées devant moi, mais se répandant dans l’air que nous partagions. J’éteignis ma lumière et me mis au lit. Ce n’était plus mon lit calme et tranquille d’autrefois ; et je n’y devais plus dormir de mon ancien sommeil, si doux et si profond !

Chapitre XIX. §

Le jour apporta une différence considérable dans ma manière d’envisager les choses et mon avenir en général, et l’éclaircit au point qu’il ne me semblait plus le même. Ce qui pesait surtout d’un grand poids sur mon esprit, c’était la réflexion qu’il y avait encore six jours entre le moment présent et celui de mon départ, car j’étais poursuivi par la crainte que, dans cet intervalle, il pouvait subvenir quelque chose d’extraordinaire dans Londres, et qu’à mon arrivée je trouverais peut-être cette ville considérablement bouleversée, sinon complètement rasée.

Joe et Biddy me témoignaient beaucoup de sympathie et de contentement quand je parlais de notre prochaine séparation, mais ils n’en parlaient jamais les premiers. Après déjeuner, Joe alla chercher mon engagement d’apprentissage dans le petit salon ; nous le jetâmes au feu et je sentis que j’étais libre. Tout fraîchement émancipé, je m’en allai à l’église avec Joe, et je pensai que peut-être le ministre n’aurait pas lu ce qui concerne le riche et le royaume des cieux s’il avait su tout ce qui se passait.

Après notre dîner, je sortis seul avec l’intention d’en finir avec les marais et de leur faire mes adieux. En passant devant l’église je sentis, comme je l’avais déjà senti le matin une compassion sublime pour les pauvres créatures destinées à s’y rendre tous les dimanches de leur vie, puis enfin à être couchées obscurément sous ces humbles tertres verts. Je me promis de faire quelque chose pour elles, un jour ou l’autre, et je formai le projet d’octroyer un dîner composé de roast-beef, de plum-pudding, d’une pinte d’ale et d’un gallon de condescendance à chaque personne du village.

Si jusqu’alors j’avais souvent pensé avec un certain mélange de honte à ma liaison avec le fugitif que j’avais autrefois rencontré au milieu de ces tombes, quelles ne furent pas mes pensées ce jour-là, dans le lieu même qui me rappelait le misérable grelottant et déguenillé, avec son fer et sa marque de criminel ! Ma consolation était que cela était arrivé il y avait déjà longtemps ; qu’il avait sans doute été transporté bien loin ; qu’il était mort pour moi, et qu’après tout, il pouvait être véritablement mort pour tout le monde.

Pour moi, il n’y avait plus de tertres humides, plus de fossés, plus d’écluses, plus de bestiaux au pâturage ; ceux que je rencontrais me parurent, à leur démarche morne et triste, avoir pris un air plus respectueux, et il me sembla qu’ils retournaient leur tête pour voir, le plus longtemps possible, le possesseur d’aussi grandes espérances.

« Adieu, compagnons monotones de mon enfance, dès à présent, je ne pense qu’à Londres et à la grandeur, et non à la forge et à vous ! »

Je gagnai, en m’exaltant, la vieille Batterie ; je m’y couchai et m’endormis, en me demandant si miss Havisham me destinait à Estelle.

Quand je m’éveillai, je fus très-surpris de trouver Joe assis à côté de moi, et fumant sa pipe. Joe salua mon réveil d’un joyeux sourire et me dit :

« Comme c’est la dernière fois, mon petit Pip, j’ai pris sur moi de te suivre.

– Et j’en suis bien content, Joe.

– Merci, mon petit Pip.

– Tu peux être certain, Joe, dis-je quand nous nous fûmes serré les mains, que je ne t’oublierai jamais.

– Non, non, mon petit Pip ! dit Joe d’un air convaincu, j’en suis certain. Ah ! ah ! mon petit Pip, il suffit, Dieu merci, de se le bien fourrer dans la tête pour en être certain ; mais j’ai eu assez de mal à y arriver… Le changement a été si brusque, n’est-ce pas ? »

Quoi qu’il en soit, je n’étais pas des plus satisfaits de voir Joe si sûr de moi. J’aurais aimé à lui voir montrer quelque émotion, ou à l’entendre dire : « Cela te fait honneur, mon petit Pip, » ou bien quelque chose de semblable. Je ne fis donc aucune remarque à la première insinuation de Joe, me contentant de répondre à la seconde, que la nouvelle était en effet venue très-brusquement, mais que j’avais toujours souhaité devenir un monsieur, et que j’avais souvent songé à ce que je ferais si je le devenais.

« En vérité ! dit-il, tu y as pensé ?

– Il est bien dommage aujourd’hui, Joe, que tu n’aies pas un peu plus profité, quand nous apprenions nos leçons ici, n’est-ce pas ?

– Je ne sais pas trop, répondit Joe, je suis si bête. Je ne connais que mon état, ç’a toujours été dommage que je sois si terriblement bête, mais ça n’est pas plus dommage aujourd’hui que ça ne l’était… il y a aujourd’hui un an… Qu’en dis-tu ? »

J’avais voulu dire qu’en me trouvant en position de faire quelque chose pour Joe, j’aurais été apte à remplir une position plus élevée. Il était si loin de comprendre mes intentions, que je songeai à en faire part de préférence à Biddy.

En conséquence, quand nous fûmes rentrés à la maison, et que nous eûmes pris notre thé, j’attirai Biddy dans notre petit jardin qui longe la ruelle, et après avoir stimulé ses esprits, en lui insinuant d’une manière générale que je ne l’oublierais jamais, je lui dis que j’avais une faveur à lui demander.

« Et cette faveur, Biddy, dis-je, c’est que tu ne laisseras jamais échapper l’occasion de pousser Joe un tant soit peu.

– Le pousser, comment et à quoi ? demanda Biddy en ouvrant de grands yeux.

– Joe est un brave et digne garçon ; je pense même que c’est le plus brave et le plus digne garçon qui ait jamais vécu ; mais il est un peu en retard dans certaines choses ; par exemple, Biddy, dans son instruction et dans ses manières. »

Bien que j’eusse regardé Biddy en parlant, et bien qu’elle ouvrît des yeux énormes quand j’eus parlé, elle ne me regarda pas.

« Oh ! ses manières ! est-ce que ses manières ne sont pas convenables ? demanda Biddy en cueillant une feuille de cassis.

– Ma chère Biddy, elles conviennent parfaitement ici…

– Oh ! elles sont très-bien ici, interrompit Biddy en regardant avec attention la feuille qu’elle tenait à la main.

– Écoute-moi jusqu’au bout : si je devais faire arriver Joe à une position plus élevée, comme j’espère bien le faire, lorsque je serai parvenu moi-même, on n’aurait pas pour lui les égards qu’il mérite.

– Et ne penses-tu pas qu’il le sache ? » demanda Biddy.

C’était là une question bien embarrassante, car je n’y avais jamais songé, et je m’écriai sèchement :

« Biddy ! que veux-tu dire ? »

Biddy mit en pièces la feuille qu’elle tenait dans sa main, et, depuis, je me suis toujours souvenu de cette soirée, passée dans notre petit jardin, toutes les fois que je sentais l’odeur du cassis. Puis elle dit :

« N’as-tu jamais songé qu’il pourrait être fier ?

– Fier !… répétai-je avec une inflexion pleine de dédain.

– Oh ! il y a bien des sortes de fierté, dit Biddy en me regardant en face et en secouant la tête. L’orgueil n’est pas toujours de la même espèce.

– Qu’est-ce que tu veux donc dire ?

– Non, il n’est pas toujours de la même espèce, Joe est peut-être trop fier pour abandonner une situation qu’il est apte à remplir, et qu’il remplit parfaitement. À dire vrai, je pense que c’est comme cela, bien qu’il puisse paraître hardi de m’entendre parler ainsi, car tu dois le connaître beaucoup mieux que moi.

– Allons, Biddy, je ne m’attendais pas à cela de ta part, et j’en éprouve bien du chagrin… Tu es envieuse et jalouse, Biddy, tu es vexée de mon changement de fortune, et tu ne peux le dissimuler.

– Si tu as le cœur de penser cela, repartit Biddy, dis-le, dis-le et redis-le, si tu as le cœur de le penser !

– Si tu as le cœur d’être ainsi, Biddy, dis-je avec un ton de supériorité, ne le rejette pas sur moi. Je suis vraiment fâché de voir… d’être témoin de pareils sentiments… c’est un des mauvais côtés de la nature humaine. J’avais l’intention de te prier de profiter de toutes les occasions que tu pourrais avoir, après mon départ, de rendre Joe plus convenable, mais après ce qui vient de se passer, je ne te demande plus rien. Je suis extrêmement peiné de te voir ainsi, Biddy, répétai-je, c’est… c’est un des vilains côtés de la nature humaine.

– Que tu me blâmes ou que tu m’approuves, repartit Biddy, tu peux compter que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, et, quelle que soit l’opinion que tu emportes de moi, elle n’altèrera en rien le souvenir que je garderai de toi. Cependant, un monsieur comme tu vas l’être ne devrait pas être injuste, » dit Biddy en détournant la tête.

Je redis encore une fois avec chaleur que c’était un des vilains côtés de la nature humaine. Je me trompais dans l’application de mon raisonnement, mais plus tard, les circonstances m’ont prouvé sa justesse, et je m’éloignai de Biddy, en continuant d’avancer dans la petite allée, et Biddy rentra dans la maison. Je sortis par la porte du jardin, et j’errai au hasard jusqu’à l’heure du souper, songeant combien il était étrange et malheureux que la seconde nuit de ma brillante fortune fût aussi solitaire et triste que la première.

Mais le matin éclaircit encore une fois ma vue et mes idées. J’étendis ma clémence sur Biddy, et nous abandonnâmes ce sujet. Ayant endossé mes meilleurs habits, je me rendis à la ville d’aussi bon matin que je pouvais espérer trouver les boutiques ouvertes, et je me présentai chez M. Trabb, le tailleur. Ce personnage était à déjeuner dans son arrière-boutique ; il ne jugea pas à propos de venir à moi, mais il me fit venir à lui.

« Eh bien, s’écria M. Trabb, comme quelqu’un qui fait une bonne rencontre ; comment allez-vous, et que puis-je faire pour vous ? »

M. Trabb avait coupé en trois tranches son petit pain chaud et avait fait trois lits sur lesquels il avait étendu du beurre frais, puis il les avait superposés les uns sur les autres. C’était un bienheureux vieux garçon. Sa fenêtre donnait sur un bienheureux petit verger, et il y avait un bienheureux coffre scellé dans le mur, à côté de la cheminée, et je ne doutais pas qu’une grande partie de sa fortune n’y fût enfermée dans des sacs.

« M. Trabb, dis-je, c’est une chose désagréable à annoncer, parce que cela peut paraître de la forfanterie, mais il m’est survenu une fortune magnifique. »

Un changement s’opéra dans toute la personne de M. Trabb. Il oublia ses tartines de beurre, quitta la table et essuya ses doigts sur la nappe en s’écriant :

« Que Dieu ait pitié de mon âme ! »

– Je vais chez mon tuteur, à Londres, dis-je en tirant de ma poche et comme par hasard quelques guinées sur lesquelles je jetai complaisamment les yeux, et je désirerais me procurer un habillement fashionable. Je vais vous payer, ajoutai-je, craignant qu’il ne voulût me faire mes vêtements neufs que contre argent comptant.

– Mon cher monsieur, dit M. Trabb en s’inclinant respectueusement et en prenant la liberté de s’emparer de mes bras et de me faire toucher les deux coudes l’un contre l’autre, ne me faites pas l’injure de me parler de la sorte. Me risquerai-je à vous féliciter ? Me ferez-vous l’honneur de passer dans ma boutique ? »

Le garçon de M. Trabb était bien le garçon le plus effronté de tout le pays. Quand j’étais entré, il était en train de balayer la boutique ; il avait égayé ses labeurs en balayant sur moi ; il balayait encore quand j’y revins, accompagné de M. Trabb, et il cognait le manche du balai contre tous les coins et tous les obstacles possibles, pour exprimer, je ne le comprenais que trop bien, que l’égalité existait entre lui et n’importe quel forgeron, mort ou vif.

« Cessez ce bruit, dit M. Trabb avec une grande sévérité, ou je vous casse la tête ! Faites-moi la faveur de vous asseoir, monsieur. Voyez ceci, dit-il en prenant une pièce d’étoffe ; et, la déployant, il la drapa au-dessus du comptoir, en larges plis, afin de me faire admirer son lustre, c’est un article charmant. Je crois pouvoir vous le recommander, parce qu’il est réellement extra-supérieur ! Mais je vais vous en faire voir d’autres. Donnez-moi le numéro 4 ! » cria-t-il au garçon, en lui lançant une paire d’yeux des plus sévères, car il prévoyait que le mauvais sujet allait me heurter avec le numéro 4, ou me faire quelque autre signe de familiarité.

M. Trabb ne quitta pas des yeux le garçon, jusqu’à ce qu’il eût déposé le numéro 4 sur la table qui se trouvait à une distance convenable. Alors, il lui ordonna d’apporter le numéro 5 et le numéro 8.

« Et surtout plus de vos farces, dit M. Trabb, ou vous vous en repentirez, mauvais garnement, tout le restant de vos jours. »

M. Trabb se pencha ensuite sur le numéro 4, et avec un ton confidentiel et respectueux tout à la fois, il me le recommanda comme un article d’été fort en vogue parmi la Nobility et la Gentry, article qu’il considérait comme un honneur de pouvoir livrer à ses compatriotes, si toutefois il lui était permis de se dire mon compatriote.

« M’apporterez-vous les numéros 5 et 8, vagabond ! dit alors M. Trabb ; apportez-les de suite, ou je vais vous jeter à la porte et les aller chercher moi-même ! »

Avec l’assistance de M. Trabb, je choisis les étoffes nécessaires pour confectionner un habillement complet, et je rentrai dans l’arrière-boutique pour me faire prendre mesure ; car, bien que M. Trabb eût déjà ma mesure, et qu’il s’en fût contenté jusque là, il me dit, en manière d’excuse, qu’elle ne pouvait plus convenir dans les circonstances actuelles, que c’était même de toute impossibilité. Ainsi donc, M. Trabb me mesura et calcula dans l’arrière-boutique comme si j’eusse été une propriété et lui le plus habile des géomètres ; il se donna tant de peine, que j’emportai la conviction que la plus ample facture ne pourrait le dédommager suffisamment. Quand il eut fini et qu’il fut convenu qu’il enverrait le tout chez M. Pumblechook, le jeudi soir, il dit en tenant sa main sur la serrure de l’arrière-boutique :

« Je sais bien, monsieur, que les élégants de Londres ne peuvent en général protéger le commerce local ; mais si vous vouliez venir me voir de temps en temps, en qualité de compatriote, je vous en serais on ne peut plus reconnaissant. Je vous souhaite le bonjour, monsieur, bien obligé !… La porte ! »

Ce dernier mot était à l’adresse du garçon, qui ne se doutait pas le moins du monde de ce que cela signifiait ; mais je le vis se troubler et défaillir pendant que son maître m’époussetait avec ses mains, tout en me reconduisant. Ma première expérience de l’immense pouvoir de l’argent fut qu’il avait moralement renversé le garçon du tailleur Trabb.

Après ce mémorable événement, je me rendis chez le chapelier, chez le cordonnier et chez le bonnetier, tout en me disant que j’étais comme le chien de la mère Hubbart, dont l’équipement réclamait les soins de plusieurs genres de commerce. J’allai aussi au bureau de la diligence retenir ma place pour le samedi matin. Il n’était pas nécessaire d’expliquer partout qu’il m’était survenu une magnifique fortune, mais toutes les fois que je disais quelque chose à ce sujet, les boutiquiers cessaient aussitôt de regarder avec distraction par la fenêtre donnant sur la Grande-Rue, et concentraient sur moi toute leur attention. Quand j’eus commandé tout ce dont j’avais besoin, je me rendis chez Pumblechook, et en approchant de sa maison, je l’aperçus debout sur le pas de la porte.

Il m’attendait avec une grande impatience ; il était sorti de grand matin dans sa chaise, et il était venu à la forge et avait appris la grande nouvelle : il avait préparé une collation dans la fameuse salle de Barnwell, et il avait ordonné à son garçon de se tenir sous les armes dans le corridor, lorsque ma personne sacrée passerait.

« Mon cher ami, dit M. Pumblechook en me prenant les deux mains, quand nous nous trouvâmes assis devant la collation, je vous félicite de votre bonne fortune ; elle est on ne peut plus méritée… oui… bien… méritée !… »

Ceci venait à point, et je crus que c’était de sa part une manière convenable de s’exprimer.

« Penser, dit M. Pumblechook, après m’avoir considéré avec admiration pendant quelques instants, que j’aurai été l’humble instrument de ce qui arrive, est pour moi une belle récompense ! »

Je priai M. Pumblechook de se rappeler que rien ne devait jamais être dit, ni même jamais insinué sur ce point.

« Mon jeune et cher ami, dit M. Pumblechook, si toutefois vous voulez bien me permettre de vous donner encore ce nom… »

Je murmurai assez bas :

« Certainement… »

Là-dessus, M. Pumblechook me prit de nouveau les deux mains, et communiqua à son gilet un mouvement qui aurait pu passer pour de l’émotion, s’il se fût produit moins bas.

« Mon jeune et cher ami, comptez que, pendant votre absence je ferai tout mon possible pour que Joseph ne l’oublie pas ; Joseph !… ajouta M. Pumblechook d’un ton de compassion ; Joseph ! Joseph !… »

Là-dessus il secoua la tête en se frappant le front, pour exprimer sans doute le peu de confiance qu’il avait en Joseph.

« Mais, mon jeune et cher ami, continua M. Pumblechook, vous devez avoir faim, vous devez être épuisé ; asseyez-vous. Voici un poulet que j’ai fait venir du Cochon bleu. Voici une langue qui m’a été envoyée du Cochon bleu, et puis une ou deux petites choses qui viennent également du Cochon bleu. J’espère que vous voudrez bien y faire honneur. Mais, reprit-il tout à coup, en se levant immédiatement après s’être assis, est-ce bien vrai ? Ai-je donc réellement devant les yeux celui que j’ai fait jouer si souvent dans son heureuse enfance !… Permettez-moi, permettez… »

Ce « permettez » voulait dire : « Permettez-moi de vous serrer les mains. » J’y consentis. Il me serra donc les mains avec tendresse, puis il se rassit.

« Voici du vin, dit M. Pumblechook. Buvons… rendons grâces à la fortune. Puisse-t-elle toujours choisir ses favoris avec autant de discernement ! Et pourtant je ne puis, continua-t-il en se levant de nouveau ; non, je ne puis croire que j’aie devant les yeux celui qui… et boire à la santé de celui que… sans lui exprimer de nouveau combien… ; mais, permettez, permettez-moi… »

Je lui dis que je permettais tout ce qu’il voulait. Il me donna une seconde poignée de main, vida son verre et le retourna sens dessus dessous. Je fis comme lui, et si je m’étais retourné moi-même, au lieu de retourner mon verre, le vin ne se serait pas porté plus directement à mon cerveau.

M. Pumblechook me servit l’aile gauche du poulet et la meilleure tranche de la langue ; il ne s’agissait plus ici des débris innommés du porc, et je puis dire que, comparativement, il ne prit aucun soin de lui-même.

« Ah ! pauvre volaille ! pauvre volaille ! tu ne pensais guère, dit M. Pumblechook en apostrophant le poulet sur son plat, quand tu n’étais encore qu’un jeune poussin, tu ne pensais guère à l’honneur qui t’était réservé ; tu n’espérais pas être un jour servie sur cette table et sous cet humble toit à celui qui… Appelez cela de la faiblesse si vous voulez, dit M. Pumblechook en se levant, mais permettez… permettez !… »

Je commençais à trouver qu’il était inutile de répéter sans cesse la formule qui l’autorisait. Il le comprit, et agit en conséquence. Mais comment put-il me serrer si souvent les mains sans se blesser avec mon couteau ? Je n’en sais vraiment rien.

« Et votre sœur, continua-t-il, après qu’il eût mangé quelques bouchées sans se déranger ; votre sœur qui a eu l’honneur de vous élever à la main, il est bien triste de penser qu’elle n’est plus capable de comprendre ni d’apprécier tout l’honneur… permettez !… »

Voyant qu’il allait encore s’élancer sur moi, je l’arrêtai.

« Nous allons boire à sa santé ! dis-je.

– Ah ! s’écria M. Pumblechook en se laissant retomber sur sa chaise, complètement foudroyé d’admiration, voilà comment vous savez reconnaître, monsieur, – je ne sais pas à qui « monsieur » s’adressait, car il n’y avait personne avec nous, et cependant ce ne pouvait être à moi, – c’est ainsi que vous savez reconnaître les bons procédés, monsieur… toujours bon et toujours généreux. Une personne vulgaire, dit le servile Pumblechook en reposant son verre sans y avoir goûté et en le reprenant en toute hâte, pourrait me reprocher de dire toujours la même chose, mais permettez !… permettez !… »

Quand il eut fini, il reprit sa place et but à la santé de ma sœur.

« Ne nous aveuglons pas, dit M. Pumblechook, son caractère n’était pas exempt de défauts, mais il faut espérer que ses intentions étaient bonnes. »

À ce moment, je commençai à remarquer que sa face devenait rouge. Quant à moi, je sentais ma figure me cuire comme si elle eût été plongée dans du vin.

J’avertis M. Pumblechook que j’avais donné ordre qu’on apportât mes nouveaux habits chez lui. Il s’étonna que j’eusse bien voulu le distinguer et l’honorer à ce point. Je lui fis part de mon désir d’éviter l’indiscrète curiosité du village. Il m’accabla alors de louanges et me porta incontinent aux cieux. Il n’y avait, à l’entendre, absolument que lui qui fût digne de ma confiance, et, en un mot, il me suppliait de la lui continuer. Il me demanda tendrement si je me souvenais des jeux de mon enfance et du temps où nous nous amusions à compter, et comment nous étions allés ensemble pour contracter mon engagement d’apprentissage, et combien il avait toujours été l’idéal de mon imagination et l’ami de mon choix. Aurai-je bu dix fois autant de verres de vin que j’en avais bu, j’aurais toujours pu comprendre qu’il n’avait jamais été tel qu’il le disait dans ses relations avec moi, et du fond de mon cœur j’aurais protesté contre cette idée. Cependant je me souviens que je restai convaincu après tout cela que je m’étais grandement trompé sur son compte, et qu’en somme, il était un bon, jovial et sensible compagnon.

Petit à petit, il prit une telle confiance en moi, qu’il en vint à me demander avis sur ses propres affaires. Il me confia qu’il se présentait une excellente occasion d’accaparer et de monopoliser le commerce du blé et des grains, et que s’il pouvait agrandir son établissement, il réaliserait toute une fortune ; mais qu’une seule chose lui manquait pour ce magnifique projet, et que cette chose était la plus importante de toutes ; qu’en un mot, c’étaient les capitaux, mais qu’il lui semblait, à lui, Pumblechook, que si ces capitaux étaient versés dans l’affaire par un associé anonyme, lequel associé anonyme n’aurait autre chose à faire qu’à entrer et à examiner les livres toutes les fois que cela lui plairait, et à venir deux fois l’an prendre sa part des bénéfices, à raison de 50 pour 100 ; qu’il lui semblait donc, répéta-t-il, que c’était là une excellente proposition à faire à un jeune homme intelligent et possesseur d’une certaine fortune, et qu’elle devait mériter son attention. Il voulait savoir ce que j’en pensais, car il avait la plus grande confiance dans mon opinion. Je lui répondis :

« Attendez un peu. »

L’étendue et la clairvoyance contenues dans cette manière de voir le frappèrent tellement, qu’il ne me demanda plus la permission de me serrer les mains ; mais il m’assura qu’il devait le faire autrement. Il me les serra en effet de nouveau.

Nous vidâmes la bouteille, et M. Pumblechook s’engagea à vingt reprises différentes à avoir l’œil sur Joseph, je ne sais pas quel œil, et à me rendre des services aussi efficaces que constants, je ne sais pas quels services. Il m’avoua pour la première fois de sa vie, après en avoir merveilleusement gardé le secret, qu’il avait toujours dit, en parlant de moi :

« Ce garçon n’est pas un garçon ordinaire, et croyez-moi, son avenir ne sera pas celui de tout le monde. »

Il ajouta avec des larmes dans son sourire, que c’était une chose bien singulière à penser aujourd’hui. Et moi je dis comme lui. Enfin je me trouvai en plein air, avec la vague persuasion qu’il y avait certainement quelque chose de changé dans la marche du soleil, et j’arrivai à moitié endormi à la barrière, sans seulement m’être douté que je m’étais mis en route.

Là, je fus réveillé par M. Pumblechook, qui m’appelait. Il était bien loin dans la rue, et me faisait des signes expressifs de m’arrêter. Je m’arrêtai donc, et il arriva tout essoufflé.

« Non, mon cher ami, dit-il, quand il eût recouvré assez d’haleine pour parler ; non, je ne puis faire autrement… Je ne laisserai pas échapper cette occasion de recevoir encore une marque de votre amitié. Permettez à un vieil ami qui veut votre bien… permettez… »

Nous échangeâmes pour la centième fois une poignée de mains, et il ordonna avec la plus grande indignation à un jeune charretier qui était sur la route de me faire place et de s’ôter de mon chemin. Il me donna alors sa bénédiction et continua à me faire signe en agitant sa main, jusqu’à ce que j’eusse disparu au tournant de la route. Je me jetai dans un champ, et je fis un long somme sous une haie, avant de rentrer à la maison.

Je n’avais qu’un maigre bagage à emporter avec moi à Londres ; car bien peu, du peu que je possédais, pouvait convenir à ma nouvelle position. Je commençai néanmoins à tout empaqueter dans l’après-dînée. J’emballai follement jusqu’aux objets dont je savais avoir besoin le lendemain matin, me figurant qu’il n’y avait pas un moment à perdre.

Le mardi, le mercredi, le jeudi passèrent, et le vendredi matin je me rendis chez M. Pumblechook, où je devais mettre mes nouveaux habits avant d’aller rendre visite à miss Havisham. M. Pumblechook m’abandonna sa propre chambre pour m’habiller. On y avait mis des serviettes toutes blanches pour la circonstance. Il va sans dire que mes habits neufs me procurèrent du désappointement. Il est vraisemblable que depuis qu’on porte des habits, tout vêtement neuf et impatiemment attendu n’a jamais répondu de tout point aux espérances de celui pour lequel il a été fait. Mais après avoir porté les miens pendant environ une demi-heure, et avoir pris une infinité de postures devant la glace exiguë de M. Pumblechook, en faisant d’incroyables efforts pour voir mes jambes, ils me parurent aller mieux. Comme c’était jour de marché à la ville voisine, située à environ dix milles, M. Pumblechook n’était pas chez lui. Je ne lui avais pas précisé le jour de mon départ et il était probable que je n’échangerais plus de poignées de mains avec lui avant de partir. Tout cela était pour le mieux, et je sortis dans mon nouveau costume, honteux d’avoir à passer devant le garçon de boutique et soupçonnant, après tout, que je n’étais pas plus à mon avantage personnel que Joe dans ses habits des dimanches. Je fis un grand détour pour me rendre chez miss Havisham, et j’eus beaucoup de peine pour sonner à la porte, à cause de la roideur de mes doigts, renfermés dans des gants trop étroits. Sarah Pocket vint m’ouvrir. Elle recula littéralement en me voyant si changé ; son visage de coquille de noix passa instantanément du brun au vert et du vert au jaune.

« Toi !… fit-elle !… toi, bon Dieu !… que veux-tu ?

– Je vais partir pour Londres, miss Pocket, dis-je, et je désirerais vivement faire mes adieux à miss Havisham. »

Sans doute on ne m’attendait pas, car elle me laissa enfermé dans la cour, pendant qu’elle allait voir si je devais être introduit. Elle revint peu après et me fit monter, sans cesser de me regarder durant tout le trajet.

Miss Havisham prenait de l’exercice dans la chambre à la longue table. Elle s’appuyait comme toujours sur sa béquille. La chambre était éclairée, comme précédemment par une chandelle. Au bruit que nous fîmes en entrant, elle s’arrêta pour se retourner. Elle se trouvait justement en face du gâteau moisi des fiançailles.

« Vous pouvez rester, Sarah, dit-elle. Eh ! bien, Pip ?

– Je pars pour Londres demain matin, miss Havisham. »

J’étais on ne peut plus circonspect sur ce que je devais dire.

« Et j’ai cru bien faire en venant prendre congé de vous.

– C’est très-bien, Pip, dit-elle en décrivant un cercle autour de moi avec sa canne, comme si elle était la fée bienfaisante qui avait changé mon sort, et qui eût voulu mettre la dernière main à son œuvre.

– Il m’est arrivé une bien bonne fortune depuis la dernière fois que je vous ai vue, miss Havisham, murmurai-je, et j’en suis bien reconnaissant, miss Havisham !

–Là ! là ! dit-elle, en tournant les yeux avec délices vers l’envieuse et désappointée Sarah, j’ai vu M. Jaggers, j’ai appris cela, Pip. Ainsi donc tu pars demain ?

– Oui, miss Havisham.

– Et tu es adopté par une personne riche ?

– Oui, miss Havisham.

– Une personne qu’on ne nomme pas ?

– Non, miss Havisham.

– Et M. Jaggers est ton tuteur ?

– Oui, miss Havisham.

Elle se complaisait dans ces questions et ces réponses, tant était vive sa joie en voyant le désappointement jaloux de Sarah Pocket.

« Eh bien ! continua-t-elle, tu as à présent une carrière ouverte devant toi. Sois sage, mérite ce qu’on fait pour toi, et profite des conseils de M. Jaggers. »

Elle fixait les yeux tantôt sur moi, tantôt sur Sarah, et la figure que faisait Sarah amenait sur son visage ridé un cruel sourire.

« Adieu, Pip, tu garderas toujours le nom de Pip, tu entends bien !

– Oui, miss Havisham.

– Adieu, Pip. »

Elle étendit la main ; je tombai à genoux, je la saisis et la portai à mes lèvres. Je n’avais pas prévu comment je devais la quitter, et l’idée d’agir ainsi me vint tout naturellement au moment voulu. Elle lança sur Sarah un regard de triomphe, et je laissai ma bienfaitrice les deux mains posées sur sa canne, debout au milieu de cette chambre tristement éclairée, à côté du gâteau moisi des fiançailles, que ses toiles d’araignées dérobaient à la vue.

Sarah Pocket me conduisit jusqu’à la porte, comme si j’eusse été un fantôme qu’elle eût souhaité voir dehors. Elle ne pouvait revenir du changement qui s’était opéré en moi, et elle en était tout à fait confondue. Je lui dis :

« Adieu, miss Pocket. »

Elle se contenta de me regarder fixement, et paraissait trop préoccupée pour se douter que je lui avais parlé. Une fois hors de la maison, je me rendis, avec toute la célérité possible, chez Pumblechook. J’ôtai mes habits neufs, j’en fis un paquet, et je revins à la maison, vêtu de mes habits ordinaires, beaucoup plus à mon aise, à vrai dire, quoique j’eusse un paquet à porter.

Et maintenant, ces six jours qui devaient s’écouler si lentement, étaient passés, et bien rapidement encore, et le lendemain me regardait en face bien plus fixement que je n’osais le regarder. À mesure que les six soirées s’étaient d’abord réduites à cinq, puis à quatre, puis à trois, enfin à deux, je me plaisais de plus en plus dans la société de Joe et de Biddy. Le dernier soir, je mis mes nouveaux vêtements pour leur faire plaisir, et je restai dans ma splendeur jusqu’à l’heure du coucher. Nous eûmes pour cette occasion un souper chaud, orné de l’inévitable volaille rôtie, et pour terminer nous bûmes un peu de liqueur. Nous étions tous très-abattus, et nous essayions vainement de paraître de joyeuse humeur.

Je devais quitter notre village à cinq heures du matin, portant avec moi mon petit portemanteau. J’avais dit à Joe que je voulais partir seul. Mon but, je le crois et je le crains, était, en agissant ainsi, d’éviter le contraste choquant qui se serait produit entre Joe et moi, si nous avions été ensemble jusqu’à la diligence. J’avais tout fait pour me persuader que l’égoïsme était étranger à ces arrangements, mais une fois rentré dans ma petite chambre, où j’allais dormir pour la dernière fois, je fus bien forcé d’admettre qu’il en était autrement. J’eus un instant l’idée de descendre pour prier Joe de vouloir bien m’accompagner le lendemain matin, mais je n’en fis rien.

Toute la nuit, je vis des diligences qui, toutes, se rendaient en tout autre endroit qu’à Londres ; elles étaient attelées, tantôt de chiens, tantôt de chats, tantôt de cochons, tantôt d’hommes, mais nulle part je ne voyais la moindre trace de chevaux. Je rêvai de voyages manqués et fantastiques, jusqu’au point du jour, moment où les oiseaux commencèrent à chanter. Alors je me levai, et m’étant habillé à demi, je m’assis à la croisée pour jouir une dernière fois de la vue, et là je me rendormis.

Biddy s’était levée de grand matin pour me préparer à déjeuner. Bien que je ne dormisse pas une heure à la fenêtre, je sentis la fumée du feu de la cuisine, lorsque je m’éveillai, et j’eus l’idée terrible que l’après-midi devait être avancée. Quand j’eus entendu pendant longtemps le bruit des tasses, et que je pensai que tout était prêt, je me fis violence pour descendre, et malgré tout je restais là. Je passai mon temps à dessangler mon portemanteau, à l’ouvrir et à le fermer alternativement, jusqu’au moment où Biddy me cria de descendre et qu’il était déjà tard.

Je déjeunai précipitamment et sans appétit, après quoi je me levais de table, en disant avec une sorte de gaieté forcée :

« Allons, je suppose qu’il est l’heure de partir. »

Alors j’embrassai ma sœur, qui riait en agitant la tête dans son fauteuil comme d’habitude ; j’embrassai Biddy, et je jetai mes bras autour du cou de Joe. Je pris ensuite mon petit portemanteau et je partis. Bientôt j’entendis du bruit, et je regardai derrière moi : je vis Joe qui jetait un vieux soulier4. Je m’arrêtai pour agiter mon chapeau, et le bon Joe agitait son bras vigoureux au-dessus de sa tête, en criant de toutes ses forces :

« Hourra ! »

Quant à Biddy, elle cachait sa tête dans son tablier.

Je m’éloignai d’un bon pas, pensant en moi-même qu’il était plus facile de partir que je ne l’avais supposé, et en réfléchissant à l’effet qu’auraient produit les vieux souliers jetés après la diligence en présence de toute la Grande-Rue. Je me mis à siffler, comme si cela ne me faisait rien de partir ; mais le village était tranquille et silencieux, et les légères vapeurs du matin se levaient solennellement comme si elles eussent voulu me laisser apercevoir l’univers tout entier. J’avais été si petit et si innocent dans ces lieux ; au delà, tout était si nouveau et si grand pour moi, que bientôt, en poussant un gros soupir, je me mis à fondre en larmes. C’était près du poteau indicateur qui se trouve au bout du village, et j’y appuyai ma main en disant :

« Adieu, ô mon cher, mon bien cher ami ! »

Nous ne devrions jamais avoir honte de nos larmes, car c’est une pluie qui disperse la poussière, qui recouvre nos cœurs endurcis. Je me trouvais bien mieux quand j’eus pleuré : j’étais plus chagrin, je comprenais mieux mon ingratitude ; en un mot, j’étais meilleur. Si j’avais pleuré plus tôt, j’aurais dit à Joe de m’accompagner.

Ces larmes m’émurent à un tel point, qu’elles recommencèrent à couler à plusieurs reprises pendant mon paisible voyage, et que de la voiture, apercevant encore au loin la ville, je délibérais, le cœur gonflé, si je ne descendrais pas au prochain relais, et si je ne retournerais pas à la maison pour y faire des adieux plus tendres. On changea de chevaux, et je n’avais encore rien résolu ; cependant, je me consolai en pensant que je pourrais descendre et retourner au relais suivant, lorsque nous repartîmes. Pendant que mon esprit était ainsi occupé, je m’imaginais voir, dans un homme qui suivait la même route que nous, l’exacte ressemblance de Joe, et mon cœur battait avec force, comme s’il eût été possible que ce fût lui.

Nous relayâmes encore, puis encore, enfin il fut trop tard et nous étions trop loin pour que je continuasse à penser à retourner sur mes pas. Le brouillard s’était entièrement et solennellement levé, et le monde s’étendait devant moi.

FIN DE LA PREMIÈRE PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.

Chapitre XX. §

Le voyage de notre ville à la métropole dura environ cinq heures. Il était un peu plus de midi lorsque la diligence à quatre chevaux dans laquelle j’étais placé s’engagea dans le labyrinthe commercial de Cross-Keys, de Wood-Street, de Cheapside, de Londres, en un mot.

Nous autres Anglais, nous avions particulièrement, à cette époque, décidé que c’était un crime de lèse-nation que de mettre en doute qu’il pût y avoir au monde quelque chose de mieux que nous et tout ce que nous possédons : autrement, pendant que j’errais dans l’immensité de Londres, je me serais, je le crois, demandé souvent si la grande ville n’était pas tant soit peu laide, tortueuse, étroite et sale.

M. Jaggers m’avait dûment envoyé son adresse. C’était dans la Petite-Bretagne, et il avait eu soin d’écrire sur sa carte : « En sortant de Smithfield et près du bureau de la diligence. » Quoi qu’il en soit, un cocher de fiacre qui semblait avoir autant de collets à son graisseux manteau que d’années, m’emballa dans sa voiture après m’avoir hissé sur un nombre infini de marchepieds, comme s’il allait me conduire à cinquante milles. Il mit beaucoup de temps à monter sur un siège recouvert d’une vielle housse vert pois, toute rongée, usée par le temps, et déchiquetée par les vers. C’était un équipage merveilleux, avec six grandes couronnes de comte sur les panneaux, et derrière, quantité de choses tout en loques, pour supporter je ne sais combien de laquais, et une flèche en bas pour empêcher les piétons amateurs de céder à la tentation de remplacer les laquais.

J’avais à peine eu le temps de goûter les douceurs de la voiture et de penser combien elle ressemblait à une cour à fumier et à une boutique à chiffons, tout en cherchant pourquoi les sacs où les chevaux devaient manger se trouvaient à l’intérieur, quand je vis le cocher se préparer à descendre, comme si nous allions nous arrêter. Effectivement, nous nous arrêtâmes bientôt dans une rue à l’aspect sinistre, devant un certain bureau dont la porte était ouverte, et sur laquelle on lisait : M. JAGGERS.

« Combien ? demandai-je au cocher.

– Un shilling, me répondit-il, à moins que vous ne vouliez donner davantage. »

Naturellement, je ne voulais pas donner davantage, et je le lui dis.

« Alors, c’est un shilling, observa le cocher. Je ne tiens pas à me faire une affaire avec lui, je le connais. »

Il cligna de l’œil et secoua la tête en prononçant le nom de M. Jaggers.

Quand il eut pris son shilling et qu’il eut employé un certain temps à remonter sur son siège, il se décida à partir ; ce qui parut apporter un grand soulagement à son esprit. J’entrai dans le premier bureau avec mon porte-manteau à la main, et je demandai si M. Jaggers était chez lui.

« Il n’y est pas, répondit le clerc, il est à la Cour. Est-ce à M. Pip que j’ai l’honneur de parler ? »

Je fis un signe affirmatif.

« M. Jaggers a dit que vous l’attendiez dans son cabinet. Il n’a pu dire combien de temps il serait absent, ayant une cause en train, mais je suppose que son temps étant très-précieux, il ne sera que le temps strictement nécessaire. »

Sur ces mots, le clerc ouvrit une porte et me fit entrer dans une pièce retirée, donnant sur le derrière. Là, je trouvai un individu borgne, entièrement vêtu de velours, et portant des culottes courtes. Cet individu, se trouvant interrompu dans la lecture de son journal, s’essuya le nez avec sa manche.

« Allez attendre dehors, Mike, » dit le clerc.

Je commençai à balbutier que j’espérais ne pas être importun, quand le clerc poussa l’individu dehors avec si peu de cérémonie que j’en fus tout étonné. Puis, lui jetant sa casquette sur les talons d’un air de moquerie, il me laissa seul.

Le cabinet de M. Jaggers recevait la lumière d’en haut. C’était un lieu fort triste. Le vitrage était tout de pièces et de morceaux, comme une tête cassée, et les maisons voisines, toutes déformées, semblaient se pencher pour me regarder au travers. Il n’y avait pas autant de paperasses que je m’attendais à en trouver ; mais il y avait des objets singuliers que je ne m’attendais pas du tout à voir. Par exemple, on pouvait contempler dans ce lieu singulier un vieux pistolet rouillé, un sabre dans son fourreau, plusieurs boîtes et plusieurs paquets à l’aspect étrange, et sur une tablette deux effroyables moules en plâtre, de figures particulièrement enflées et tirées autour du nez. Le fauteuil à dossier de M. Jaggers était recouvert en crin noir et avait des rangées de clous en cuivre tout autour, comme un cercueil. Il me semblait le voir s’étaler dans ce fauteuil et mordre son index devant ses clients. La pièce était petite, et les clients paraissaient avoir l’habitude de s’appuyer contre le mur, car il était, surtout en face du fauteuil de M. Jaggers, tout graisseux, sans doute par le frottement continuel des épaules. Je me rappelais en effet que l’individu borgne s’était glissé adroitement contre la muraille, quand j’avais été la cause innocente de son expulsion.

Je m’assis sur la chaise des clients, placée tout contre le fauteuil de M. Jaggers, et je fus fasciné par la sombre atmosphère du lieu. Je me souviens d’avoir remarqué que le clerc avait, comme son patron, l’air de savoir toujours quelque chose de désavantageux sur chacun des gens qui se présentaient devant lui. Je me demandais en moi-même combien il y avait de clercs à l’étage supérieur, et s’ils avaient tous la même puissance nuisible sur leurs semblables ? Je m’étonnais de voir tant de vieille paille dans la chambre, et je me demandais comment elle y était venue ? J’étais curieux de savoir si les deux figures enflées étaient de la famille de M. Jaggers, et je me demandais pourquoi, s’il était réellement assez infortuné pour avoir eu deux parents d’aussi mauvaise mine, il les reléguait sur cette tablette poudreuse, exposés à être noircis par les mouches, au lieu de leur donner une place au foyer domestique ? Je n’avais, bien entendu, aucune idée de ce que c’était qu’un jour d’été à Londres, et mon esprit pouvait bien être oppressé par l’air chaud et étouffant et par la poussière et le gravier qui couvraient tous les meubles. Cependant, je continuai à rester assis et à attendre dans l’étroit cabinet de M. Jaggers, tout étonné de ce que je voyais, jusqu’au moment où il me devint impossible de supporter plus longtemps la vue des deux bustes placés en face du fauteuil de M. Jaggers. Je me levai donc, et je sortis.

Quand je dis au clerc que j’allais faire un tour et prendre l’air en attendant le retour de M. Jaggers, il me conseilla d’aller jusqu’au bout de la rue, de tourner le coin, et m’apprit que là je tomberais dans Smithfield. En effet, j’y fus bientôt. Cette ignoble place, toute remplie d’ordures, de graisse, de sang et d’écume semblait m’attacher et me retenir. J’en sortis avec toute la promptitude possible, en tournant dans une rue où j’aperçus le grand dôme de Saint-Paul, qui se penchait pour me voir, par-dessus une construction lugubre, qu’un passant m’apprit être la prison de Newgate. En suivant le mur de la prison, je trouvai le chemin couvert de paille, pour étouffer le bruit des voitures. Je jugeai par là, et par la quantité de gens qui stationnaient tout alentour, en exhalant une forte odeur de bière et de liqueurs, que les jugements allaient leur train.

Pendant que je regardais autour de moi, un employé de justice, excessivement sale et à moitié ivre, me demanda si je ne désirais pas entrer pour entendre prononcer un jugement ou deux ; il m’assura qu’il pouvait me faire avoir une place de devant, moyennant la somme d’une demi-couronne ; que pour ce prix modique je verrais tout à mon aise le Lord Grand-Juge avec sa grande robe et sa grande perruque ; il m’annonçait ce terrible personnage comme on annonce les figures de cire, mais bientôt il me l’offrit au prix réduit de dix-huit pence. Comme je déclinais sa proposition, sous prétexte de rendez-vous, il eut la bonté de me faire entrer dans une cour, et de me montrer l’endroit où on rangeait les potences, et aussi celui où on fouettait publiquement. Ensuite, il me montra la porte par laquelle les condamnés passent pour se rendre au supplice ; augmentant l’intérêt que devait exciter en moi cette terrible porte, en me donnant à entendre que le surlendemain, à huit heures du matin, quatre de ces malheureux devaient passer par là pour être pendus sur une seule ligne. C’était horrible et cela me fit concevoir une triste idée de Londres, d’autant plus que celui qui avait voulu me faire voir le Lord Grand-Juge portait, des pieds à la tête, jusqu’à son mouchoir inclusivement, des habits qui, évidemment, dans l’origine, ne lui avaient pas appartenu, et qu’il devait avoir achetés, du moins je l’avais en tête, à vil prix chez le bourreau. Dans ces circonstances, je crus en être quitte à bon compte en lui donnant un shilling.

Je passai à l’étude pour demander si M. Jaggers était rentré. Là j’appris qu’il était encore absent, et je sortis de nouveau. Cette fois je fis le tour de la Petite-Bretagne en tournant par le clos Bartholomé. J’appris alors que d’autres personnes que moi attendaient le retour de M. Jaggers. Il y avait deux hommes à l’aspect mystérieux qui longeaient le clos Bartholomé, occupés, tout en causant, à mettre le bout de leurs souliers entre les pavés. L’un disait à l’autre, au moment où ils passaient près de moi pour la première fois :

« Jaggers le ferait si cela était à faire. »

Il y avait un rassemblement de deux femmes et de trois hommes dans un coin. Une des deux femmes versait des larmes sur son châle, et l’autre, tout en la tirant par son châle, la consolait en disant :

« Jaggers est pour lui, Mélia, que veux-tu de plus ? »

Or, pendant que je flânais dans le clos Bartholomé, un petit juif borgne survint. Il était accompagné d’un autre petit juif qu’il envoya faire une commission. En l’absence du messager, je remarquai que ce juif, qui sans doute était d’un tempérament nerveux, se livrait à une gigue d’impatience sous un réverbère, tout en répétant avec une sorte de frénésie ces mots :

« Oh ! Zazzerz !… Zazzerz !… Zazzerz !… Tous les autres ne valent pas le diable ! C’est Zazzerz qu’il me faut. »

Ces témoignages de la popularité de mon tuteur me firent une profonde impression, et j’admirai, en m’étonnant plus que jamais.

À la fin, en regardant à travers la grille de fer du clos Bartholomé, dans la Petite Bretagne, je vis M. Jaggers qui traversait la rue et venait de mon côté. Tous ceux qui l’attendaient le virent en même temps que moi. Ce fut un véritable assaut. M. Jaggers mit une main sur mon épaule, m’entraîna et me fit marcher à ses côtés sans me dire une seule parole, puis il s’adressa à ceux qui le suivaient.

Il commença par les deux hommes mystérieux :

« Je n’ai rien à vous dire, fit M. Jaggers en leur montrant son index ; je n’en veux pas savoir davantage : quant au résultat, c’est une flouerie, je vous ai toujours dit que c’était une flouerie !… Avez-vous payé Wemmick ?

– Nous nous sommes procuré l’argent ce matin, monsieur, dit un des deux hommes d’un ton soumis, tandis que l’autre interrogeait la physionomie de M. Jaggers.

– Je ne vous demande ni quand ni comment vous vous l’êtes procuré… Wemmick l’a-t-il ?

– Oui, monsieur, répondirent les deux hommes en même temps.

– Très-bien ! Alors, vous pouvez vous en aller, je ne veux plus rien entendre ! dit M. Jaggers en agitant sa main pour les renvoyer. Si vous me dites un mot de plus, j’abandonne l’affaire.

– Nous avons pensé, monsieur Jaggers…, commença un des deux hommes en ôtant son chapeau.

– C’est ce que je vous ai dit de ne pas faire, dit M. Jaggers. Vous avez pensé… à quoi et pourquoi faire ?… je dois penser pour vous. Si j’ai besoin de vous, je sais où vous trouver. Je n’ai pas besoin que vous veniez me trouver. Allons, assez, pas un mot de plus ! »

Les deux hommes se regardèrent pendant que M. Jaggers agitait sa main pour les renvoyer, puis ils se retirèrent humblement sans proférer une parole.

« À vous, maintenant ! dit M. Jaggers, s’arrêtant tout à coup pour s’adresser aux deux femmes qui avaient des châles, à celles que les trois hommes venaient de quitter. Oh ! Amélie, est-ce vrai ?

– Oui, M. Jaggers.

– Et vous souvenez-vous, repartit M. Jaggers, que sans moi vous ne seriez pas et ne pourriez pas être ici ?

– Oh ! oui, vraiment, monsieur ! répondirent simultanément les femmes, que Dieu vous garde, monsieur, nous le savons bien !

– Alors, dit M. Jaggers, pourquoi venez-vous ici ?

– Mon billet, monsieur, fit la femme qui pleurait.

– Hein ? fit M. Jaggers ; une fois pour toutes, si vous ne pensez pas que votre billet soit en bonnes mains, je le sais, moi ; et si vous veniez ici pour m’ennuyer avec votre billet, je ferai un exemple de vous et de votre billet en le laissant glisser de mes mains. Avez-vous payé Wemmick ?

– Oh ! oui, monsieur, jusqu’au dernier penny.

– Très-bien. Alors vous avez fait tout ce que vous aviez à faire. Dites un mot… un seul mot de plus… et Wemmick va vous rendre votre argent. »

Cette terrible menace nous débarrassa immédiatement des deux femmes. Il ne restait plus personne que le juif irritable qui avait déjà, à plusieurs reprises, porté à ses lèvres le pan de l’habit de M. Jaggers.

« Je ne connais pas cet homme, dit M. Jaggers toujours du même ton peu engageant. Que veut cet individu ?

– Mon zer monzieur Zazzerz, ze zuis frère d’Abraham Lazaruz !

– Qu’est-ce ? dit M. Jaggers ; lâchez mon habit. »

L’homme ne lâcha prise qu’après avoir encore une fois baisé le pan de l’habit de M. Jaggers, et il répliqua :

« Abraham Lazaruz, zoupzonné pour l’arzenterie.

– Trop tard ! dit M. Jaggers, trop tard ! je suis pour l’autre partie !…

– Saint père ! monzieur Zazzerz… trop tard !… s’écria l’homme nerveux en pâlissant, ne dites pas que vous êtes contre Abraham Lazaruz !

– Si… dit M. Jaggers, et c’est une affaire finie… Allez vous-en !

– Monzieur Zazzerz, seulement une demi-minute. Mon couzin est en ce moment auprès de M. Wemmick pour lui offrir ce qu’il voudra. Monzieur Zazzerz ! un quart de minute. Si vous avez reçu de l’autre partie une somme d’argent, quelle qu’elle soit, l’argent ne fait rien ! Monzieur Zazzerz !… Monzieur !… »

Mon tuteur se débarrassa de l’importun avec un geste de suprême indifférence et le laissa se trémousser sur le pavé comme s’il eût été chauffé à blanc. Nous gagnâmes la maison sans plus d’interruption. Là, nous trouvâmes le clerc et l’homme en veste de velours et en casquette garnie de fourrures.

« Mike est là, dit le clerc en quittant son tabouret et s’approchant confidentiellement de M. Jaggers.

– Oh ! dit M. Jaggers en se tournant vers l’homme qui ramenait une mèche de ses cheveux sur son front comme le taureau de Cock Robin tirait le cordon de la sonnette. Votre homme vient cette après-midi. Eh bien !

– Eh bien ! M. Jaggers, dit Mike avec la voix d’un homme qui a un rhume chronique ; après bien de la peine, j’en ai trouvé un qui pourra faire l’affaire.

– Qu’est-il prêt à jurer ?

– Monsieur Jaggers, dit Mike en essuyant cette fois son nez avec sa casquette de fourrure ; en somme je crois qu’il jurera n’importe quoi. »

M. Jaggers devenait de plus en plus irrité.

« Je vous avais cependant averti d’avance, dit-il en montrant son index au client craintif, que si vous supposiez avoir le droit de parler de la sorte ici, je ferais de vous un exemple. Comment ! infernal scélérat que vous êtes, osez-vous me parler ainsi ? »

Le client parut effrayé, et en même temps embarrassé comme un homme qui n’a pas conscience de ce qu’il a fait.

« Cruche ! dit le clerc en le poussant du coude, tête creuse ! Pourquoi lui dites-vous cela en face ?

– Allons, répondez-moi vivement, mauvais garnement, dit mon tuteur d’un ton sévère : encore une fois et pour la dernière, qu’est-ce que l’homme que vous m’amenez est prêt à jurer ? »

Mike regardait mon tuteur dans le blanc des yeux, comme s’il eût cherché à y lire sa leçon, puis il répliqua lentement :

« Il donnera des renseignements d’un caractère général, ou bien il jurera qu’il a passé avec la personne toute la nuit en question.

– Allons, maintenant, faites bien attention : dans quelle position sociale est cet homme ? »

Mike regardait tantôt sa casquette, tantôt le plancher, tantôt le plafond ; puis il tourna les yeux vers moi et vers le clerc, avant de risquer sa réponse, et en faisant beaucoup de mouvements, il se prit à dire :

« Nous l’avons habillé comme… »

Mon tuteur s’écria tout à coup :

« Ah ! vous y tenez !… vous y tenez !… »

– Cruche !… » ajouta le clerc en lui donnant encore une fois un grand coup de coude.

Après de nouvelles hésitations, Mike partit et recommença :

« Il est habillé en homme respectable, comme qui dirait un pâtissier.

– Est-il là ? demanda M. Jaggers.

– Je l’ai laissé, répondit Mike, assis sur le pas d’une porte au coin de la rue.

– Faites-le passer devant cette fenêtre, que je le voie. »

La fenêtre indiquée était celle de l’étude. Nous nous approchâmes tous les trois derrière le grillage, et nous vîmes le client passer comme par hasard en compagnie d’un grand escogriffe à l’air sinistre, vêtu de blanc et portant un chapeau en papier. Ce marmiton était loin d’être à jeun, il avait un certain œil poché qui était devenu vert et jaune, vu son état de convalescence, et qu’il avait peint pour le dissimuler.

« Dites-lui qu’il emmène son témoin sur-le-champ, dit mon tuteur au clerc avec un profond dégoût, et demandez-lui ce qu’il entend que je fasse d’un pareil individu. »

Mon tuteur m’emmena ensuite dans son propre appartement, et, tout en déjeunant avec des sandwiches et un flacon de Sherry, il m’apprit en ce moment les dispositions qu’il avait prises pour moi. Je devais me rendre à l’Hôtel Barnard, chez M. Pocket junior, où un lit avait été préparé pour me recevoir ; je devais rester avec M. Pocket junior jusqu’au lundi ; et, ce jour-là je devais me rendre avec lui chez M. son père afin de pouvoir décider si je pourrais m’y plaire. J’appris aussi quelle serait ma pension ; elle était fort convenable. Mon tuteur tira de son tiroir pour me les donner les adresses de plusieurs négociants auxquels je devais recourir pour mes vêtements et tout ce dont je pourrais avoir besoin.

« Vous serez satisfait du crédit qu’on vous accordera, monsieur Pip, dit mon tuteur, dont la bouteille de Sherry répandait autant d’odeur que le fût lui-même, pendant qu’il se rafraîchissait à la hâte ; mais je serai toujours à même de suspendre votre pension, si je vous trouve jamais ayant affaire aux policemen. Il est certain que vous tournerez mal d’une façon ou d’une autre, mais ce n’est pas de ma faute. »

Quand j’eus réfléchi pendant quelques instants sur cette opinion encourageante, je demandai à M. Jaggers si je pouvais envoyer chercher une voiture. Il me répondit que cela n’en valait pas la peine, que j’étais très-près de ma destination, et que Wemmick m’accompagnerai si je le désirais.

J’appris alors que Wemmick était le clerc que j’avais vu dans l’étude. On sonna un autre clerc occupé en haut et qui vint prendre la place de Wemmick pendant que Wemmick serait absent. Je l’accompagnai dans la rue après avoir serré les mains de mon tuteur. Nous trouvâmes une foule de gens qui rôdaient devant la porte ; mais Wemmick sut se frayer un chemin au milieu d’eux en leur disant doucement, mais d’un ton déterminé :

« Je vous dis que c’est inutile ; il n’a absolument rien à vous dire. »

Nous pûmes donc bientôt nous en débarrasser, et nous poursuivîmes notre chemin en marchant côte à côte.

Chapitre XXI. §

Je jetai les yeux sur M. Wemmick, tout en marchant à côté de lui, pour voir à quoi il ressemblait en plein jour. Je trouvai que c’était un homme sec, plutôt court que grand, ayant une figure de bois, carrée, dont les traits semblaient avoir été dégrossis au moyen d’un ciseau ébréché, il y avait quelques endroits qui auraient formé des fossettes si l’instrument eût été plus fin et la matière plus délicate, mais qui, de fait, n’étaient que des échancrures : le ciseau avait tenté trois ou quatre de ces embellissements sur son nez, mais il les avait abandonnés sans faire le moindre effort pour les parachever. Je jugeai qu’il devait être célibataire, d’après l’état éraillé de son linge, et il semblait avoir supporté bien des pertes, car il portait au moins quatre anneaux de deuil, sans compter une broche représentant une dame et un saule pleureur devant une tombe surmontée d’une urne. Je remarquai aussi que plusieurs anneaux et un certain nombre de cachets pendaient à sa chaîne de montre, comme s’il eût été surchargé de souvenirs d’amis qui n’étaient plus. Il avait des yeux brillants, petits, perçants et noirs, des lèvres minces et entr’ouvertes, et avec cela, selon mon estimation, il devait avoir de quarante à cinquante ans.

« Ainsi donc vous n’êtes encore jamais venu à Londres ? me dit M. Wemmick.

– Non, dis-je.

– J’ai moi-même été autrefois aussi neuf que vous ici, dit M. Wemmick, c’est une drôle de chose à penser aujourd’hui.

– Vous connaissez bien tout Londres, maintenant ?

– Mais oui, dit M. Wemmick, je sais comment tout s’y passe.

– C’est donc un bien mauvais lieu ? demandai-je plutôt pour dire quelque chose que pour me renseigner.

– Vous pouvez être floué, volé et assassiné à Londres ; mais il y a partout des gens qui vous en feraient autant.

– Il y a peut-être quelque vieille rancune entre vous et ces gens-là ? dis-je pour adoucir un peu cette dernière phrase.

– Oh ! je ne connais pas les vieilles rancunes, repartit M. Wemmick. Il n’y a guère de vieille rancune quand il n’y a rien à y gagner.

– C’est encore pire.

– Vous croyez cela ? reprit M. Wemmick.

– Ma foi, je ne dis pas non. »

Il portait son chapeau sur le derrière de la tête et regardait droit devant lui, tout en marchant avec indifférence dans les rues comme s’il n’y avait rien qui pût attirer son attention. Sa bouche était ouverte comme le trou d’une boîte aux lettres, et il avait l’air de sourire machinalement. Nous étions déjà en haut d’Holborn Hill, avant que j’eusse pu me rendre compte qu’il ne souriait pas du tout, et que ce n’était qu’un mouvement mécanique.

« Savez-vous où demeure M. Mathieu Pocket ? demandai-je.

– Oui, dit-il, à Hammersmith, à l’ouest de Londres.

– Est-ce loin ?

– Assez… à peu près cinq milles.

– Le connaissez-vous ?

– Mais vous êtes un véritable juge d’instruction, dit M. Wemmick en me regardant d’un air approbateur, oui, je le connais…, je le connais !… »

Il y avait une espèce de demi-dénégation dans la manière dont il prononça ces mots qui m’oppressa, et je jetai un regard de côté sur le bloc de sa tête dans l’espoir d’y trouver quelque signe atténuant un peu le texte quand il m’avertit que nous étions arrivés à l’Hôtel Barnard. Mon oppression ne diminua pas à cette nouvelle, car j’avais supposé que cet établissement était un hôtel tenu par M. Barnard, auprès duquel le Cochon bleu de notre ville n’était qu’un simple cabaret. Cependant, je trouvai que Barnard n’était qu’un esprit sans corps, ou, si vous préférez, une fiction, et son hôtel le plus triste assemblage de constructions mesquines qu’on ait jamais entassées dans un coin humide pour y loger un club de matous.

Nous entrâmes dans cet asile par une porte à guichet, et nous tombâmes, par un passage de communication, dans un mélancolique petit jardin carré, qui me fit l’effet d’un cimetière sans sépulture ni tombeaux. Je crus voir qu’il y avait dans ce lieu les plus affreux arbres, les plus affreux pierrots, les plus affreux chats et les plus affreuses maisons, au nombre d’une demi-douzaine à peu près, que j’eusse jamais vus. Je m’aperçus que les fenêtres de cette suite de chambres, qui divisaient ces maisons, avaient à chaque étage des jalousies délabrées, des rideaux déchirés, des pots à fleurs desséchés, des carreaux brisés, des amas de poussière et de misérables haillons, pendant que les écriteaux : À LOUER – À LOUER – À LOUER – À LOUER, se penchaient sur moi en dehors des chambres vides, comme si de nouveaux infortunés ne pouvaient se résoudre à les occuper, et que la vengeance de l’âme de Barnard devait être lentement apaisée par le suicide successif des occupants actuels et par leur enterrement non sanctifié. Un linceul, dégoûtant de suie et de fumée, enveloppait cette création abandonnée de Barnard. Voilà tout ce qui frappait la vue aussi loin qu’elle pouvait s’étendre, tandis que la pourriture sèche et la pourriture humide et toutes les pourritures muettes qui existaient de la cave au grenier, également négligés, la mauvaise odeur des rats et des souris, des punaises et des remises qu’on avait sous la main, s’adressaient à mon sens olfactif et semblaient gémir à mes oreilles :

« Voilà la Mixture de Barnard, essayez-en. »

Cela réalisait si peu la première de mes grandes espérances, que je jetai un regard de désappointement sur M. Wemmick.

« Ah ! dit-il en se méprenant, cette retraite vous rappelle la campagne ; c’est comme à moi. »

Il me conduisit par un coin en haut d’un escalier qui me parut s’effondrer lentement sous la poussière dont il était encombré ; de sorte qu’au premier jour les locataires de l’étage supérieur, en sortant de chez eux, pouvaient se trouver dans l’impossibilité de descendre. Sur l’une des portes, on lisait : M. POCKET JUNIOR, et écrit à la main, sur la boîte aux lettres : va bientôt rentrer.

« Il ne pensait sans doute pas que vous seriez arrivé si matin, dit M. Wemmick. Vous n’avez plus besoin de moi ?

– Non, je vous remercie, dis-je.

– Comme c’est moi qui tiens la caisse, dit M. Wemmick, il est probable que nous nous verrons assez souvent. Bonjour !

– Bonjour !

J’avançai la main, et M. Wemmick commença par la regarder, comme s’il croyait que je lui demandais quelque chose, puis il me regarda, et dit en se reprenant :

« Oh ! certainement oui… vous avez donc l’habitude de donner des poignées de main ? »

J’étais quelque peu confus, en pensant que cela n’était plus de mode à Londres ; mais je répondis que oui.

« J’en ai si peu l’habitude maintenant, dit M. Wemmick ; cependant, croyez que je suis bien aise de faire votre connaissance. Bonjour. »

Quand nous nous fûmes serré les mains et qu’il fut parti, j’ouvris la fenêtre donnant sur l’escalier, et je manquai d’avoir la tête coupée, car les cordes de la poulie étaient pourries et la fenêtre retomba comme une guillotine5. Heureusement cela fut si prompt que je n’avais pas eu le temps de passer ma tête au dehors. Après avoir échappé à cet accident, je me contentai de prendre une idée confuse de l’hôtel à travers la fenêtre incrustée de poussière, regardant tristement dehors, et me disant que décidément Londres était une ville infiniment trop vantée.

L’idée que M. Pocket junior se faisait du mot « bientôt », n’était certes pas la mienne, car j’étais devenu presque fou, à force de regarder dehors, et j’avais écrit, avec mon doigt, mon nom plusieurs fois sur la poussière de chacun des carreaux de la fenêtre avant d’entendre le moindre bruit de pas dans l’escalier. Peu à peu cependant, parut devant moi le chapeau, puis la tête, la cravate, le gilet, le pantalon et les bottes d’un gentleman à peu près semblable à moi. Il portait sous chacun de ses bras un sac en papier et un pot de fraises dans une main. Il était tout essoufflé.

« Monsieur Pip ? dit-il.

– Monsieur Pocket ? dis-je.

– Mon cher ! s’écria-t-il, je suis excessivement fâché, mais j’ai appris qu’il arrivait à midi une diligence de votre pays, et j’ai pensé que vous prendriez celle-là. La vérité, c’est que je suis sorti pour vous, non pas que je vous donne cela pour excuse, mais j’ai pensé qu’arrivant de la campagne, vous seriez bien aise de goûter un petit fruit après votre dîner, et je suis allé moi-même au marché de Covent Garden pour en avoir de bons. »

Pour une raison à moi connue, j’éprouvais la même impression que si mes yeux allaient me sortir de la tête ; je le remerciai de son attention intempestive, et je me demandais si c’était un rêve.

« Mon Dieu ! dit M. Pocket junior, cette porte est si dure… »

Comme il allait mettre les fraises en marmelade, en se débattant avec la porte, et laisser tomber les sacs en papier qui étaient sous son bras, je le priai de me permettre de les tenir. Il me les confia avec un agréable sourire ; puis il se battit derechef avec la porte comme si c’eût été une bête féroce ; elle céda si subitement, qu’il fut rejeté sur moi, et que moi, je fus rejeté sur la porte d’en face. Nous éclatâmes de rire tous deux.

Mais je sentais encore davantage mes yeux sortir de ma tête, et j’étais de plus en plus convaincu que tout cela était un rêve.

« Entrez donc, je vous prie, dit M. Pocket junior, permettez-moi de vous montrer le chemin. C’est un peu dénudé ici, mais j’espère que vous vous y conviendrez jusqu’à lundi. Mon père a pensé que vous préféreriez passer la soirée de demain avec moi plutôt qu’avec lui, et si vous avez envie de faire une petite promenade dans Londres, je serai certainement très-heureux de vous faire voir la ville. Quant à notre table, vous ne la trouverez pas mauvaise, j’espère ; car elle sera servie par le restaurant de la maison, et (est-il nécessaire de le dire) à vos frais. Telles sont les recommandations de M. Jaggers. Quant à notre logement, il n’est pas splendide, parce que j’ai mon pain à gagner et mon père n’a rien à me donner ; d’ailleurs je ne serais pas disposé à rien recevoir de lui, en admettant qu’il pût me donner quelque chose. Ceci est notre salon, juste autant de chaises, de tables, de tapis, etc., qu’on a pu en détourner de la maison. Vous n’avez pas à me remercier pour le linge de table, les cuillers, les fourchettes, parce que je les fais venir pour vous du restaurant. Ceci est ma petite chambre à coucher ; c’est un peu moisi, mais tout ce qui a appartenu à la maison Barnard est moisi. Ceci est votre chambre, les meubles ont été loués exprès pour vous ; j’espère qu’ils vous suffiront. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous le procurerai. Ces chambres sont retirées, et nous y serons seuls ; mais nous ne nous battrons pas, j’ose le dire. Mais, mon Dieu ! pardonnez-moi, vous tenez les fruits depuis tout ce temps ; passez-moi ces paquets, je vous prie, je suis vraiment honteux… »

Pendant que j’étais placé devant M. Pocket junior, occupé à lui redonner les paquets, une…, deux… je vis dans ses yeux le même étonnement que je savais être dans les miens, et il dit en se reculant :

« Que Dieu me bénisse ! vous êtes le jeune garçon que j’ai trouvé rôdant…

– Et vous, dis-je, vous êtes le jeune homme pâle de la brasserie ! »

Chapitre XXII. §

Le jeune homme pâle et moi, nous restâmes en contemplation l’un devant l’autre, dans la chambre de l’Hôtel Barnard, jusqu’au moment où nous partîmes d’un grand éclat de rire.

« Est-il possible !… Est-ce bien vous ? dit-il.

– Est-il possible ! Est-ce bien vous ? » dis-je.

Et puis nous nous contemplâmes de nouveau, et de nouveau nous nous remîmes à éclater de rire.

« Eh bien ! dit le jeune homme pâle en avançant sa main d’un air de bonne humeur, c’est fini, j’espère, et vous serez assez magnanime pour me pardonner de vous avoir battu comme je l’ai fait ? »

Je compris à ce discours que M. Herbert Pocket (car Herbert était le prénom du jeune homme pâle), confondait encore l’intention et l’exécution ; mais je fis une réponse modeste, et nous nous serrâmes chaleureusement les mains.

« Vous n’étiez pas encore en bonne passe de fortune à cette époque ? dit Herbert Pocket.

– Non, répondis-je.

– Non, répéta-t-il, j’ai appris que c’était arrivé tout dernièrement. Je cherchais moi-même quelque bonne occasion de faire fortune à ce moment.

– En vérité ?

– Oui, miss Havisham m’avait envoyé chercher pour voir si elle pourrait me prendre en affection, mais elle ne l’a pas pu… ou dans tous les cas elle ne l’a pas fait. »

Je crus poli de remarquer que j’en étais très-étonné.

« C’est une preuve de son mauvais goût ! dit Herbert en riant ; mais c’est un fait. Oui, elle m’avait envoyé chercher pour une visite d’essai, et si j’étais sorti avec succès de cette épreuve, je suppose qu’on aurait pourvu à mes besoins ; peut-être aurais-je été le…, comme vous voudrez l’appeler, d’Estelle.

– Qu’est-ce que cela ? » demandai-je tout à coup avec gravité.

Il était occupé à arranger ses fruits sur une assiette, tout en parlant ; c’est probablement ce qui détournait son attention, et avait été cause que le vrai mot ne lui était pas venu.

« Fiancé ! reprit-il, promis… engagé… comme vous voudrez, ou tout autre mot de cette sorte.

– Comment avez-vous supporté votre désappointement ? demandai-je.

– Bah ! dit-il, ça m’était bien égal. C’est une sauvage.

– Miss Havisham ? dis-je.

– Je ne dis pas cela pour elle : c’est d’Estelle que je voulais parler. Cette fille est dure, hautaine et capricieuse au dernier point ; elle a été élevée par miss Havisham pour exercer sa vengeance sur tout le sexe masculin.

– Quel est son degré de parenté avec miss Havisham ?

– Elle ne lui est pas parente, dit-il ; mais miss Havisham l’a adoptée.

– Pourquoi se vengerait-elle sur tout le sexe masculin ? comment cela ?…

– Comment, monsieur Pip, dit-il, ne le savez-vous pas ?

– Non, dis-je.

– Mon Dieu ! mais c’est toute une histoire, nous la garderons pour le dîner. Et maintenant, permettez-moi de vous faire une question. Comment étiez-vous venu là le jour que vous savez ? »

Je le lui dis, et il m’écouta avec attention jusqu’à ce que j’eusse fini ; puis il se mit à rire de nouveau, et il me demanda si j’en avais souffert dans la suite. Je ne lui fis pas la même question, car ma conviction sur ce point était parfaitement établie.

« M. Jaggers est votre tuteur, à ce que je vois, continua-t-il.

– Oui.

– Vous savez qu’il est l’homme d’affaires et l’avoué de miss Havisham, et qu’il a sa confiance quand nul autre ne l’a ? »

Ceci m’amenait, je le sentais, sur un terrain dangereux. Je répondis, avec une contrainte que je n’essayai pas de déguiser, que j’avais vu M. Jaggers chez miss Havisham le jour même de notre combat ; mais que c’était la seule fois, et que je croyais qu’il n’avait, lui, aucun souvenir de m’avoir jamais vu.

« Il a eu l’obligeance de proposer mon père pour être votre précepteur, et il est venu le voir à ce sujet. Sans doute il avait connu mon père par ses rapports avec miss Havisham. Mon père est le cousin de miss Havisham, non pas que cela implique des relations très-suivies entre eux, car il n’est qu’un bien mauvais courtisan, et il ne cherche pas à se faire bien voir d’elle. »

Herbert Pocket avait des manières franches et faciles qui étaient très-séduisantes. Je n’avais jamais vu personne alors, et je n’ai jamais vu personne depuis qui exprimât plus fortement, tant par la voix que par le regard, une incapacité naturelle de faire quoi que ce soit de vil ou de dissimulé. Il y avait quelque chose de merveilleusement confiant dans tout son air, et, en même temps, quelque chose me disait tout bas qu’il ne réussirait jamais et qu’il ne serait jamais riche. Je ne sais pas comment cela se faisait. J’eus cette conviction absolue dès le premier jour de notre rencontre et avant de nous mettre à table ; mais je ne saurais définir par quels moyens.

C’était toujours un jeune homme pâle ; il avait dans toute sa personne une certaine langueur acquise, qu’on découvrait même au milieu de sa belle humeur et de sa gaieté, et qui ne semblait pas indiquer une nature vigoureuse. Son visage n’était pas beau, mais il était mieux que beau, car il était extrêmement gai et affable. Son corps était un peu gauche, comme dans le temps où mes poings avaient pris avec lui les libertés qu’on connaît ; mais il semblait de ceux qui doivent toujours paraître légers et jeunes. Les confections locales de M. Trabb l’auraient-elles habillé plus gracieusement que moi ? C’est une question. Mais ce dont je suis certain, c’est qu’il portait ses habits, quelque peu vieux, beaucoup mieux que je ne portais les miens, qui étaient tout neufs.

Comme il se montrait très-expansif, je sentis que pour des gens de nos âges la réserve de ma part serait peu convenable en retour. Je lui racontai donc ma petite histoire, en répétant à plusieurs reprises, et avec force, qu’il m’était interdit de rechercher quel était mon bienfaiteur. Je lui dis un peu plus tard, qu’ayant été élevé en forgeron de campagne, et ne connaissant que fort peu les usages de la politesse, je considèrerais comme une grande bonté de sa part qu’il voulût bien m’avertir à demi-mot toutes les fois qu’il me verrait sur le point de faire quelque sottise.

« Avec plaisir, dit-il, bien que je puisse prédire que vous n’aurez pas besoin d’être averti souvent. J’aime à croire que nous serons souvent ensemble, et je serais bien aise de bannir sur-le-champ toute espèce de contrainte entre nous. Vous plaît-il de m’accorder la faveur de commencer dès à présent à m’appeler par mon nom de baptême, Herbert ? »

Je le remerciai, en disant que je ne demandais pas mieux et, en échange, je l’informai que mon nom de baptême était Philip.

« Je ne donne pas dans Philip, dit-il en souriant, cela sonne mal et me rappelle l’enfant de la fable du syllabaire, qui est un paresseux et tombe dans une mare, ou bien qui est si gras qu’il ne peut ouvrir les yeux et par conséquent rien voir, ou si avare qu’il enferme ses gâteaux jusqu’à ce que les souris les mangent, ou si déterminé, qu’il va dénicher des oiseaux et est mangé par des ours, qui vivent très-près dans le voisinage. Je vais vous dire ce qui me conviendrait. Nous sommes en bonne harmonie, et vous avez été forgeron, rappelez-vous le… Cela vous serait-il égal ?…

– Tout ce que vous me proposerez me sera égal, répondis-je ; mais je ne vous comprends pas.

– Vous serait-il égal que je vous appelasse Haendel ? Il y a un charmant morceau de musique de Haendel, intitulé l’Harmonieux forgeron.

– J’aimerais beaucoup ce nom.

– Alors, mon cher Haendel, dit-il en se retournant comme la porte s’ouvrait, voici le dîner, et je dois vous prier de prendre le haut de la table, parce que c’est vous qui m’offrez à dîner. »

Je ne voulus rien entendre à ce sujet. En conséquence, il prit le haut de la table et je me mis en face de lui. C’était un excellent petit dîner, qui alors me parut un véritable festin de Lord Maire ; il avait d’autant plus de valeur, qu’il était mangé dans des circonstances particulières, car il n’y avait pas de vieilles gens avec nous, et nous avions Londres tout autour de nous ; mais ce plaisir était encore augmenté par un certain laisser aller bohème qui présidait au banquet ; car, tandis que la table était, comme l’aurait pu dire M. Pumblechook, le temple du luxe, étant entièrement fournie par le restaurant, l’encadrement de la pièce où nous nous tenions était comparativement mesquin, et avait une apparence peu appétissante. J’étonnais le garçon par mes habitudes excentriques et vagabondes de mettre les couverts sur le plancher, où il se précipitait après eux, le beurre fondu sur le fauteuil, le pain sur les rayons des livres, le fromage dans le panier à charbon, et la volaille bouillie dans le lit de la chambre voisine, où je trouvai encore le soir, en me mettant au lit, beaucoup de son persil et de son beurre, dans un état de congélation des moins gracieux : tout cela rendit la fête délicieuse, et, quand le garçon n’était pas là pour me surveiller, mon plaisir était sans mélange.

Nous étions déjà avancés dans notre dîner, quand je rappelai à Herbert sa promesse de me parler de miss Havisham.

« C’est vrai, reprit-il, je vais m’acquitter tout de suite. Permettez-moi de commencer, Haendel, par vous faire observer qu’à Londres, on n’a pas l’habitude de mettre son couteau dans sa bouche, par crainte d’accident, et que, bien que la fourchette soit réservée pour cet usage, il ne faut pas la faire entrer plus loin qu’il est nécessaire. C’est à peine digne d’être remarqué, mais il vaut mieux faire comme tout le monde. J’ajouterai qu’on ne tient pas sa cuiller sur sa main, mais dessous. Cela a un double avantage, vous arriverez plus facilement à la bouche, ce qui, après tout, est l’objet principal, et vous épargnez, dans une infinité de cas, à votre épaule droite, l’attitude qu’on prend en ouvrant des huîtres. »

Il me fit ces observations amicales d’une manière si enjouée, que nous en rîmes tous les deux, et qu’à peine cela me fit-il rougir.

« Maintenant, continua-t-il, parlons de miss Havisham. Miss Havisham, vous devez le savoir, a été une enfant gâtée. Sa mère mourut qu’elle n’était encore qu’une enfant, et son père ne sut rien lui refuser. Son père était gentleman campagnard, et, de plus, il était brasseur. Je ne sais pourquoi il est très-bien vu d’être brasseur dans cette partie du globe, mais il est incontestable que, tandis que vous ne pouvez convenablement être gentleman et faire du pain, vous pouvez être aussi gentleman que n’importe qui et faire de la bière, vous voyez cela tous les jours.

– Cependant un gentleman ne peut tenir un café, n’est-ce pas ? dis-je.

– Non, sous aucun prétexte, répondit Herbert ; mais un café peut retenir un gentleman. Eh bien ! donc, M. Havisham était très-riche et très-fier, et sa fille était de même.

– Miss Havisham était fille unique ? hasardai-je.

– Attendez un peu, j’y arrive. Non, elle n’était pas fille unique. Elle avait un frère consanguin. Son père s’était remarié secrètement… avec sa cuisinière, je pense.

– Je croyais qu’il était fier ? dis-je.

– Mon bon Haendel, certes, oui, il l’était. Il épousa sa seconde femme secrètement, parce qu’il était fier, et peu de temps après elle mourut. Quand elle fut morte, il avoua à sa fille, à ce que je crois, ce qu’il avait fait ; alors le fils devint membre de la famille et demeura dans la maison que vous avez vue. En grandissant, ce fils devint turbulent, extravagant, désobéissant ; en un mot, un mauvais garnement. Enfin, son père le déshérita ; mais il se radoucit à son lit de mort, et le laissa dans une bonne position, moins bonne cependant que celle de miss Havisham… Prenez un verre de vin, et excusez-moi de vous dire que la société n’exige pas que nous vidions si stoïquement et si consciencieusement notre verre, et que nous tournions son fond sens dessus dessous, en appuyant ses bords sur notre nez. »

Dans l’extrême attention que j’apportais à son récit, je m’étais laissé aller à commettre cette inconvenance. Je le remerciai en m’excusant :

« Pas du tout, » me dit-il.

Et il continua.

« Miss Havisham était donc une héritière, et, comme vous pouvez le supposer, elle était fort recherchée comme un bon parti. Son frère consanguin avait de nouveau une fortune suffisante ; mais ses dettes d’un côté, de nouvelles folies de l’autre, l’eurent bientôt dissipée une seconde fois. Il y avait une plus grande différence de manière d’être, entre lui et elle, qu’il n’y en avait entre lui et son père, et on suppose qu’il nourrissait contre elle une haine mortelle, parce qu’elle avait cherché à augmenter la colère du père. J’arrive maintenant à la partie cruelle de l’histoire, m’arrêtant seulement, mon cher Haendel, pour vous faire remarquer qu’une serviette ne peut entrer dans un verre. »

Il me serait tout à fait impossible de dire pourquoi j’essayais de faire entrer la mienne dans mon verre : tout ce que je sais, c’est que je me surpris faisant, avec une persévérance digne d’une meilleure cause, des efforts inouïs pour la comprimer dans ces étroites limites. Je le remerciai de nouveau en m’excusant, et de nouveau avec la même bonne humeur, il me dit :

« Pas du tout, je vous assure. »

Et il reprit :

« Alors apparut dans le monde, c’est-à-dire aux courses, dans les bals publics, ou n’importe où il vous plaira un certain monsieur qui fit la cour à miss Havisham. Je ne l’ai jamais vu, car il y a vingt-cinq ans que ce que je vous raconte est arrivé, bien avant que vous et moi ne fussions au monde, Haendel ; mais j’ai entendu mon père dire que c’était un homme élégant, et justement l’homme qu’il fallait pour plaire à miss Havisham. Mais ce que mon père affirmait le plus fortement, c’est que sans prévention et sans ignorance, on ne pouvait le prendre pour un véritable gentleman ; mon père avait pour principe qu’un homme qui n’est pas vraiment gentleman par le cœur, n’a jamais été, depuis que le monde existe, un vrai gentleman par les manières. Il disait aussi qu’aucun vernis ne peut cacher le grain du bois, et que plus on met de vernis dessus, plus le grain devient apparent. Très-bien ! Cet homme serra de près miss Havisham, et fit semblant de lui être très-dévoué. Je crois que jusqu’à ce moment, elle n’avait pas montré beaucoup de sensibilité, mais tout ce qu’elle en possédait se montra certainement alors. Elle l’aima passionnément. Il n’y a pas de doute qu’elle l’idolâtrât. Il exerçait une si forte influence sur son affection par sa conduite rusée, qu’il en obtint de fortes sommes d’argent et l’amena à racheter à son frère sa part de la brasserie, que son père lui avait laissé par faiblesse, à un prix énorme, et en lui faisant prendre l’engagement, que lorsqu’il serait son mari, il gérerait de tout. Votre tuteur ne faisait pas partie, à cette époque, des conseils de miss Havisham, et elle était trop hautaine et trop éprise pour se laisser conseiller par quelqu’un. Ses parents étaient pauvres et intrigants, à l’exception de mon père. Il était assez pauvre, mais il n’était ni avide, ni jaloux, et c’était le seul qui fût indépendant parmi eux. Il l’avertit qu’elle faisait trop pour cet homme, et qu’elle se mettait trop complètement à sa merci. Elle saisit la première occasion qui se présenta d’ordonner à mon père de sortir de sa présence et de sa maison, et mon père ne l’a jamais revue depuis. »

À ce moment du récit de mon convive je me rappelai que miss Havisham avait dit : « Mathieu viendra me voir à la fin, quand je serai étendue morte sur cette table, » et je demandai à Herbert si son père était réellement si fâché contre elle.

« Ce n’est pas cela, dit-il, mais elle l’a accusé, en présence de son prétendu, d’être désappointé d’avoir perdu tout espoir de faire ses affaires en la flattant ; et s’il y allait maintenant, cela paraîtrait vrai, à lui comme à elle. Revenons à ce prétendu pour en finir avec lui. Le jour du mariage fut fixé, les habits de noce achetés, le voyage qui devait suivre la noce projeté, les gens de la noce invités, le jour arriva, mais non pas le fiancé : il lui écrivit une lettre…

– Qu’elle reçut, m’écriai-je, au moment où elle s’habillait pour la cérémonie… à neuf heures moins vingt minutes…

– À cette heure et à ces minutes, dit Herbert en faisant un signe de tête affirmatif, heures et minutes auxquelles elle arrêta ensuite toutes les pendules. Ce qui, au fond de tout cela, fit manquer le mariage, je ne vous le dirai pas parce que je ne le sais pas… Quand elle se releva d’une forte maladie qu’elle fit, elle laissa tomber toute la maison dans l’état de délabrement où vous l’avez vue et elle n’a jamais regardé depuis la lumière du soleil.

– Est-ce là toute l’histoire ? demandai-je après quelque réflexion.

– C’est tout ce que j’en sais, et encore je n’en sais autant que parce que j’ai rassemblé moi-même tous ces détails, car mon père évite toujours d’en parler, et même lorsque miss Havisham m’invita à aller chez elle, il ne me dit que ce qui était absolument nécessaire pour moi de savoir. Mais il y a une chose que j’ai oubliée : on a supposé que l’homme dans lequel elle avait si mal placé sa confiance a agi, dans toute cette affaire, de connivence avec son frère ; que c’était une intrigue ourdie entre eux et dont ils devaient se partager les bénéfices.

– Je suis surpris alors qu’il ne l’ait pas épousée pour s’emparer de toute la fortune, dis-je.

– Peut-être était-il déjà marié, et cette cruelle mystification peut avoir fait partie du plan de son frère, dit Herbert ; mais faites attention que je n’en suis pas sûr du tout.

– Que sont devenus ces deux hommes ? demandai-je après avoir réfléchi un instant.

– Ils sont tombés dans une dégradation et une honte plus profonde encore si c’est possible ; puis la ruine est venue.

– Vivent-ils encore ?

– Je ne sais pas.

– Vous disiez tout à l’heure qu’Estelle n’était pas parente de miss Havisham, mais seulement adoptée par elle. Quand a-t-elle été adoptée ?

Herbert leva les épaules.

« Il y a toujours eu une Estelle depuis que j’ai entendu parler de miss Havisham. Je ne sais rien de plus. Et maintenant, Haendel, dit-il en laissant là l’histoire, il y a entre nous une parfaite entente : vous savez tout ce que je sais sur miss Havisham.

– Et vous aussi, repartis-je, vous savez tout ce que je sais.

– Je le crois. Ainsi donc il ne peut y avoir entre vous et moi ni rivalité ni brouille, et quant à la condition attachée à votre fortune que vous ne devez pas chercher à savoir à qui vous la devez, vous pouvez compter que cette corde ne sera ni touchée ni même effleurée par moi, ni par aucun des miens. »

En vérité, il dit cela avec une telle délicatesse, que je sentis qu’il n’y aurait plus à revenir sur ce sujet, bien que je dusse rester sous le toit de son père pendant des années. Et pourtant il y avait dans ses paroles tant d’intention, que je sentis qu’il comprenait aussi parfaitement que je le comprenais moi-même, que miss Havisham était ma bienfaitrice.

Je n’avais pas songé tout d’abord qu’il avait amené la conversation sur ce sujet pour en finir une fois pour toutes et rendre notre position nette ; mais après cet entretien nous fûmes si à l’aise et de si bonne humeur, que je m’aperçus alors que telle avait été son intention. Nous étions très-gais et très-accorts, et je lui demandai, tout en causant, ce qu’il faisait. Il me répondit :

« Je suis capitaliste assureur de navires. »

Je suppose qu’il vit mon regard errer autour de la chambre à la recherche de quelque chose qui rappelât la navigation ou le capital, car il ajouta :

« Dans la Cité. »

J’avais une haute idée de la richesse et de l’importance des assureurs maritimes de la Cité, et je commençai à penser avec terreur que j’avais renversé autrefois ce jeune assureur sur le dos, que j’avais noirci son œil entreprenant et fait une entaille à sa tête commerciale. Mais alors, à mon grand soulagement, l’étrange impression qu’Herbert Pocket ne réussirait jamais, et ne serait jamais riche, me revint à l’esprit. Il continua :

« Je ne me contenterai pas à l’avenir d’employer uniquement mes capitaux dans les assurances maritimes ; j’achèterai quelques bonnes actions dans les assurances sur la vie, et je me lancerai dans quelque conseil de direction ; je ferai aussi quelques petites choses dans les mines, mais rien de tout cela ne m’empêchera de charger quelques milliers de tonnes pour mon propre compte. Je crois que je ferai le commerce, dit-il en se renversant sur sa chaise, avec les Indes Orientales, j’y ferai les soies, les châles, les épices, les teintures, les drogues et les bois précieux. C’est un commerce intéressant.

– Et les profits sont grands ? dis-je.

– Énormes ! » dit-il.

L’irrésolution me revint, et je commençai à croire qu’il avait encore de plus grandes espérances que les miennes.

« Je crois aussi que je ferai le commerce, dit-il en mettant ses pouces dans les poches de son gilet, avec les Indes Occidentales, pour le sucre, le tabac et le rhum, et aussi avec Ceylan, spécialement pour les dents d’éléphants.

– Il vous faudra un grand nombre de vaisseaux, dis-je.

– Une vraie flotte, » dit-il.

Complètement ébloui par les magnificences de ce programme, je lui demandai dans quelle direction naviguaient le plus grand nombre des vaisseaux qu’il avait assurés.

« Je n’ai pas encore fait une seule assurance, répondit-il, je cherche à me caser. »

Cette occupation semblait en quelque manière plus en rapport avec l’Hôtel Barnard, aussi je dis d’un ton de conviction :

« Ah !… ah !…

– Oui, je suis dans un bureau d’affaires, et je cherche à me retourner.

– Ce bureau est-il avantageux ? demandai-je.

– À qui ?… Voulez-vous dire au jeune homme qui y est ? demanda-t-il pour réponse.

– Non, à vous ?

– Mais, non, pas à moi… »

Il dit cela de l’air de quelqu’un qui compte avec soin avant d’arrêter une balance.

« Cela ne m’est pas directement avantageux, c’est-à-dire que cela ne me rapporte rien et j’ai à… m’entretenir. »

Certainement l’affaire n’avait pas l’air avantageuse, et je secouai la tête comme pour dire qu’il serait difficile d’amasser un grand capital avec une pareille source de revenu.

« Mais c’est ainsi qu’il faut s’y prendre, dit Herbert Pocket. Vous êtes posé quelque part ; c’est le grand point. Vous êtes dans un bureau d’affaires, vous n’avez plus qu’à regarder tout autour de vous ce qui vous conviendra le mieux. »

Je fus frappé d’une chose singulière : c’est que pour chercher des affaires il fallût être dans un bureau ; mais je gardai le silence, m’en rapportant complètement à son expérience.

« Alors, continua Herbert, le vrai moment arrive où vous trouvez une occasion ; vous la saisissez au passage, vous fondez dessus, vous faites votre capital et vous êtes établi. Quand une fois votre capital est fait, vous n’avez plus rien à faire qu’à l’employer. »

Sa manière de se conduire ressemblait beaucoup à celle qu’il avait tenue dans le jardin le jour de notre rencontre. C’était bien toujours la même chose. Il supportait sa pauvreté comme il avait supporté sa défaite, et il me semblait qu’il prenait maintenant toutes les luttes et tous les coups de la fortune comme il avait pris les miens autrefois. Il était évident qu’il n’avait autour de lui que les choses les plus nécessaires, car tout ce que je remarquais sur la table et dans l’appartement finissait toujours par avoir été apporté pour moi du restaurant ou d’autre part.

Cependant, malgré qu’il s’imaginât avoir fait sa fortune, il s’en faisait si peu accroire, que je lui sus un gré infini de ne pas s’en enorgueillir.

C’était une aimable qualité à ajouter à son charmant naturel, et nous continuâmes à être au mieux. Le soir nous sortîmes pour aller faire un tour dans les rues, et nous entrâmes au théâtre à moitié prix. Le lendemain nous fûmes entendre le service à l’abbaye de Westminster. Dans l’après-midi, nous visitâmes les parcs. Je me demandais qui ferrait tous les chevaux que je rencontrais ; j’aurais voulu que ce fût Joe.

Il me semblait, en supputant modérément le temps qui s’était écoulé depuis le dimanche où j’avais quitté Joe et Biddy, qu’il y avait plusieurs mois. L’espace qui nous séparait participa à cette extension, et nos marais se trouvèrent à une distance impossible à évaluer. L’idée que j’aurais pu assister ce même dimanche aux offices de notre vieille église, revêtu de mes vieux habits des jours de fêtes, me semblait une réunion d’impossibilités géographiques et sociales, solaires et lunaires. Pourtant, au milieu des rues de Londres, si encombrées de monde et si brillamment éclairées le soir, j’éprouvais une espèce de remords intime d’avoir relégué si loin la pauvre vieille cuisine du logis ; et, dans le silence de la nuit, le pas de quelque maladroit imposteur de portier, rôdant çà et là dans l’Hôtel Barnard sous prétexte de surveillance, tombaient sourdement sur mon cœur.

Le lundi matin, à neuf heures moins un quart, Herbert alla à son bureau pour se faire son rapport à lui-même et prendre l’air de ce même bureau, comme on dit, à ce que je crois toujours, et je l’accompagnai. Il devait en sortir une heure ou deux après, pour me conduire à Hammersmith, et je devais l’attendre dans les environs. Il me sembla que les œufs d’où sortaient les jeunes assureurs étaient incubés dans la poussière et la chaleur, comme les œufs d’autruche, à en juger par les endroits où ces petits géants se rendaient le lundi matin. Le bureau où Herbert tenait ses séances ne me fit pas l’effet d’un bon Observatoire ; il était à un second étage sur la cour, d’une apparence très-sale, très-maussade sous tous les rapports, et avait vue sur un autre second étage également sur la cour, d’où il devait être impossible d’observer bien loin autour de soi.

J’attendis jusqu’à près de midi. J’allai faire un tour à la Bourse ; je vis des hommes barbus, assis sous les affiches des vaisseaux en partance, que je pris pour de grands marchands, bien que je ne puisse comprendre pourquoi aucun d’eux ne paraissait avoir sa raison. Quand Herbert vint me rejoindre, nous allâmes déjeuner dans un établissement célèbre, que je vénérai alors beaucoup, mais que je crois aujourd’hui avoir été la superstition la plus abjecte de l’Europe, et où je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il y avait beaucoup plus de sauce sur les nappes, sur les couteaux et sur les habits des garçons que dans les plats. Cette collation faite à un prix modéré, eu égard à la graisse qu’on ne nous fit pas payer, nous retournâmes à l’Hôtel Barnard, pour chercher mon petit portemanteau, et nous prîmes ensuite une voiture pour Hammersmith, où nous arrivâmes vers trois heures de l’après-midi. Nous n’avions que peu de chemin à faire pour gagner la maison de M. Pocket. Soulevant le loquet d’une porte, nous entrâmes immédiatement dans un petit jardin donnant sur la rivière, où les enfants de M. Pocket prenaient leurs ébats, et, à moins que je ne me sois abusé sur un point où mes préjugés ou mes intérêts n’étaient pas en jeu, je remarquai que les enfants de M. et Mrs Pocket ne s’élevaient pas, ou n’étaient pas élevés, mais qu’ils se roulaient.

Mrs Pocket était assise sur une chaise de jardin, sous un arbre ; elle lisait, les jambes croisées sur une autre chaise de jardin ; et les deux servantes de Mrs Pocket se regardaient pendant que les enfants jouaient.

« Maman, dit Herbert, c’est le jeune M. Pip. »

Sur ce, Mrs Pocket me reçut avec une apparence d’aimable dignité.

« Mister Alick et miss Jane ! cria une des bonnes à deux enfants, si vous courez comme cela contre ces buissons, vous tomberez dans la rivière, et vous vous noierez, et alors que dira votre papa ? »

En même temps, cette bonne ramassa le mouchoir de Mrs Pocket, et dit :

« C’est au moins la sixième fois, madame, que vous le laissez tomber ! »

Sur quoi Mrs Pocket se mit à rire, et dit :

« Merci, Flopson. »

Puis, s’installant sur une seule chaise, elle continua sa lecture. Son visage prit une expression sérieuse, comme si elle eût lu depuis une semaine ; mais, avant qu’elle eût pu lire une demi-douzaine de lignes, elle leva les yeux sur moi, et dit :

« J’espère que votre maman se porte bien ? »

Cette demande inattendue me mit dans un tel embarras, que je commençai à dire de la façon la plus absurde du monde, qu’en vérité si une telle personne avait existé, je ne doutais pas qu’elle ne se fût bien portée, qu’elle ne lui en eût été bien obligée, et qu’elle ne lui eût envoyé ses compliments, quand la bonne vint à mon aide.

« Encore !… dit-elle en ramassant le mouchoir de poche ; si ça n’est pas la septième fois !… Que ferez-vous cette après-midi, madame ? »

Mrs Pocket regarda son mouchoir d’un air inexprimable, comme si elle ne l’eût jamais vu ; ensuite, en le reconnaissant, elle dit avec un sourire :

« Merci, Flopson. »

Puis elle m’oublia, et reprit sa lecture.

Maintenant que j’avais le temps de les compter, je vis qu’il n’y avait pas moins de six petits Pockets, de grandeurs variées, qui se roulaient de différentes manières.

J’arrivai à peine au total, quand un septième se fit entendre dans des régions élevées, en pleurant d’une façon navrante.

« N’est-ce pas Baby6 ? dit Flopson d’un air surpris ; dépêchez-vous, Millers, d’aller voir. »

Millers, qui était la seconde bonne, gagna la maison, et peu à peu l’enfant qui pleurait se tut et resta tranquille, comme si c’eût été un jeune ventriloque auquel on eût fermé la bouche avec quelque chose. Mrs Pocket lut tout le temps, et j’étais très-curieux de savoir quel livre ce pouvait être.

Je suppose que nous attendions là que M. Pocket vînt à nous ; dans tous les cas, nous attendions. J’eus ainsi l’occasion d’observer un remarquable phénomène de famille. Toutes les fois que les enfants s’approchaient par hasard de Mrs Pocket en jouant, ils se donnaient des crocs-en-jambe et se roulaient sur elle, et cela avait toujours lieu à son étonnement momentané et à leurs plus pénibles lamentations. Je ne savais comment expliquer cette singulière circonstance, et je ne pouvais m’empêcher de former des conjectures sur ce sujet, jusqu’au moment où Millers descendit avec le Baby, lequel Baby fut remis entre les mains de Flopson, laquelle Flopson allait le passer à Mrs Pocket, quand elle alla donner la tête la première contre Mrs Pocket. Baby et Flopson furent heureusement rattrapés par Herbert et moi.

« Miséricorde ! Flopson, dit Mrs Pocket en quittant son livre, tout le monde tombe ici.

– Miséricorde vous-même, vraiment, madame ! repartit Flopson en rougissant très-fort, qu’avez-vous donc là ?

– Ce que j’ai là, Flopson ? demanda Mrs Pocket.

– Mais c’est votre tabouret ! s’écria Flopson ; et si vous le tenez sous vos jupons comme cela, comment voulez-vous qu’on ne tombe pas ?… Tenez, prenez le Baby, madame, et donnez-moi votre livre. »

Mrs Pocket fit ce qu’on lui conseillait et fit maladroitement danser l’enfant sur ses genoux, pendant que les autres enfants jouaient alentour. Cela ne durait que depuis fort peu de temps, quand Mrs Pocket donna sommairement des ordres pour qu’on les rentrât tous dans la maison pour leur faire faire un somme. C’est ainsi que, dans ma première visite, je fis cette seconde découverte, que l’éducation des petits Pockets consistait à tomber et à dormir alternativement. Dans ces circonstances, lorsque Flopson et Millers eurent fait rentrer les enfants dans la maison, comme un petit troupeau de moutons, et quand M. Pocket en sortit pour faire ma connaissance, je ne fus pas très-surpris en trouvant que M. Pocket était un gentleman dont le visage avait l’air perplexe, et qui avait sur la tête des cheveux très-gris et en désordre, comme un homme qui ne peut pas parvenir à trouver le vrai moyen d’arriver à son but.

Chapitre XXIII. §

« Je suis bien aise de vous voir, me dit M. Pocket, et j’espère que vous n’êtes pas fâché de me voir non plus, car je ne suis pas, ajouta-t-il avec le sourire de son fils, un personnage bien effrayant. »

Il avait l’air assez jeune, malgré son désordre et ses cheveux très-gris, et ses manières semblaient tout à fait naturelles. Je veux dire par là qu’elles étaient dépourvues de toute affectation. Il y avait quelque chose de comique dans son air distrait, qui eût été franchement burlesque, s’il ne s’était aperçu lui-même qu’il était bien près de l’être. Quand il eut causé un moment avec moi, il dit, en s’adressant à Mrs Pocket, avec une contraction un peu inquiète de ses sourcils, qui étaient noirs et beaux :

« Belinda, j’espère que vous avez bien reçu M. Pip ? »

Elle regarda par-dessus son livre et répondit :

« Oui. »

Elle me sourit alors, mais sans savoir ce qu’elle faisait, car son esprit était ailleurs ; puis elle me demanda si j’aimerais à goûter un peu de fleur d’oranger. Comme cette question n’avait aucun rapport éloigné ou rapproché avec aucun sujet, passé ou futur, je considérai qu’elle l’avait lancée comme le premier pas qu’elle daignait faire dans la conversation générale.

Je découvris en quelques heures, je puis le dire ici sans plus tarder, que Mrs Pocket était fille unique d’un certain chevalier, mort d’une façon tout à fait accidentelle, qui s’était persuadé à lui-même que défunt son père aurait été fait baronnet, sans l’opposition acharnée de quelqu’un, opposition basée sur des motifs entièrement personnels. J’ai oublié de qui, si toutefois je l’ai jamais su. Était-ce du souverain, du premier ministre, du chancelier, de l’archevêque de Canterbury ou de toute autre personne ? Je ne sais ; mais en raison de ce fait, entièrement supposé, il s’était lié avec tous les nobles de la terre. Je crois que lui-même avait été créé chevalier pour s’être rendu maître, à la pointe de la plume, de la grammaire anglaise, dans une adresse désespérée, copiée sur vélin, à l’occasion de la pose de la première pierre d’un édifice quelconque, et pour avoir tendu à quelque personne royale, soit la truelle, soit le mortier. Peu importe pourquoi ; il avait destiné Mrs Pocket à être élevée, dès le berceau, comme une personne qui, dans l’ordre des choses, devait épouser un personnage titré, et de laquelle il fallait éloigner toute espèce de connaissance plébéienne. On avait réussi à faire si bonne garde autour de la jeune miss, d’après les intentions de ce père judicieux, qu’elle avait toutes sortes d’agréments acquis et brillants, mais qu’elle était du reste parfaitement incapable et inutile. Avec ce caractère si heureusement formé, dans la première fleur de jeunesse, il n’avait pas encore décidé s’il se destinerait aux grandeurs administratives ou aux grandeurs cléricales. Comme pour arriver aux unes ou autres, ce n’était qu’une question de temps, lui et Mrs Pocket avaient pris le temps par les cheveux (qui, à en juger par leur longueur, semblaient avoir besoin d’être coupés) et s’étaient mariés à l’insu du père judicieux. Le père judicieux, n’ayant rien à accorder ou à refuser que sa bénédiction, avait magnifiquement passé ce douaire sur leurs têtes, après une courte résistance, et avait assuré à M. Pocket que sa femme était un trésor digne d’un prince. M. Pocket avait installé ce trésor de prince dans les voies du monde tel qu’il est, et l’on suppose qu’il n’y prit qu’un bien faible intérêt. Cependant Mrs Pocket était en général l’objet d’une pitié respectueuse, parce qu’elle n’avait pas épousé un personnage titré, tandis que, de son côté, M. Pocket était l’objet d’une espèce de reproche tacite, parce qu’il n’avait jamais su acquérir la moindre distinction honorifique.

M. Pocket me conduisit dans la maison et me montra ma chambre, qui était une chambre agréable, et meublée de façon à ce que je pusse m’y trouver confortablement. Il frappa ensuite aux portes de deux chambres semblables et me présenta à leurs habitants, qui se nommaient Drummle et Startop. Drummle, jeune homme à l’air vieux et d’une structure lourde, était en train de siffler. Startop, plus jeune d’années et d’apparence, lisait en tenant sa tête comme s’il eût craint qu’une très-forte charge de science ne la fît éclater.

M. et Mrs Pocket avaient tellement l’air d’être chez les autres, que je me demandais qui était réellement en possession de la maison et les laissait y vivre, jusqu’à ce que j’eusse découvert que cette grande autorité était dévolue aux domestiques. C’était peut-être une assez agréable manière de mener les choses pour s’éviter de l’embarras, mais elle paraissait coûteuse, car les domestiques sentaient qu’ils se devaient à eux-mêmes de bien manger, de bien boire, et de recevoir nombreuse compagnie à l’office. Ils accordaient une table très-généreusement servie à M. et Mrs Pocket ; cependant il me parut toujours que l’endroit où il était de beaucoup préférable d’avoir sa pension était la cuisine ; en supposant toutefois le pensionnaire en état de se défendre, car moins d’une semaine après mon arrivée, une dame du voisinage, personnellement inconnue de la famille, écrivit pour dire qu’elle avait vu Millers battre le Baby. Ceci affligea grandement Mrs Pocket, qui fondit en larmes à la réception de cette lettre, et s’écria qu’il était vraiment extraordinaire que les voisins ne pussent s’occuper de leurs affaires.

J’appris peu à peu, par Herbert particulièrement, que M. Pocket avait étudié à Harrow et à Cambridge, où il s’était distingué, et qu’ayant eu le bonheur d’épouser Mrs Pocket à un âge peu avancé, il avait changé de voie et avait pris l’état de rémouleur universitaire. Après avoir repassé un certain nombre de lames émoussées, dont les possesseurs, lorsqu’ils étaient influents, lui promettaient toujours de l’aider dans son avancement, mais oubliaient toujours de le faire, quand une fois les lames avaient quitté la meule, il s’était fatigué de ce pauvre travail et était venu à Londres. Là, après avoir vu s’évanouir graduellement ses plus belles espérances, il avait, sous le prétexte de faire des lectures, appris à lire à diverses personnes qui n’avaient pas eu occasion de le faire ou qui l’avaient négligé ; puis il en avait refourbi plusieurs autres ; de plus, en raison de ses connaissances littéraires, il s’était chargé de compilations et de corrections bibliographiques ; et tout cela, ajouté à des ressources particulières, très-modérées, avait finir par maintenir la maison sur le pied où je la voyais.

M. et Mrs Pocket avaient un pernicieux voisinage ; c’était une dame veuve, d’une nature tellement sympathique, qu’elle s’accordait avec tout le monde, bénissait tout le monde, et répandait des sourires ou des larmes sur tout le monde, selon les circonstances. Cette dame s’appelait Coiler, et j’eus l’honneur de lui offrir le bras pour la conduire à table le jour de mon installation. Elle me donna à entendre, en descendant l’escalier, que c’était un grand coup pour cette chère Mrs Pocket et pour ce cher M. Pocket, de se voir dans la nécessité de recevoir des pensionnaires chez eux.

« Ceci n’est pas pour vous, me dit-elle dans un débordement d’affection et de confidence, il y avait un peu moins de cinq minutes que je la connaissais ; s’ils étaient tous comme vous, ce serait tout autre chose. Mais cette chère Mrs Pocket, dit Mrs Coiler, après le désappointement qu’elle a éprouvé de si bonne heure, non qu’il faille blâmer ce cher M. Pocket, a besoin de tant de luxe et d’élégance…

– Oui, madame, dis-je pour l’arrêter, car je craignais qu’elle ne se prît à pleurer.

– Et elle est d’une nature si aristocratique !…

– Oui, madame, dis-je encore dans le même but que la première fois.

– Que c’est dur, continua Mrs Coiler, de voir l’attention et le temps de ce cher M. Pocket détournés de cette chère Mrs Pocket ! »

Tandis que j’accordais toute mon attention à mon couteau, à ma fourchette, à ma cuillère, à mes verres et aux autres instruments de destruction qui se trouvaient sous ma main, il se passa quelque chose, entre Mrs Pocket et Drummle, qui m’apprit que Drummle, dont le nom de baptême était Bentloy, était actuellement le plus proche héritier, moins un, d’un titre de baronnet, et plus tard, je sus que le livre que j’avais vu dans le jardin entre les mains de Mrs Pocket, était un traité de blason, et qu’elle connaissait la date exacte à laquelle son grand-papa aurait figuré dans le livre, s’il avait jamais dû y figurer. Drummle parlait peu ; mais, dans ces rares moments de loquacité, il me fit l’effet d’une espèce de garçon boudeur ; il parlait comme un des élus et reconnaissait Mrs Pocket comme femme et comme sœur. Excepté eux et Mrs Coiler, la pernicieuse voisine, personne ne prit le moindre intérêt à cette partie de la conversation, et il me sembla qu’elle était pénible pour Herbert. Elle promettait de durer encore longtemps, lorsque le groom vint annoncer un malheur domestique. En effet, la cuisinière avait manqué son rôti. À mon indicible surprise, je vis alors pour la première fois M. Pocket se livrer, pour soulager son esprit, à une démonstration qui me sembla fort extraordinaire, mais qui ne parut faire aucune impression sur les autres convives, et avec laquelle je me familiarisai bientôt comme tout le monde. Étant en train de découper, il posa sur la table son couteau et sa fourchette, passa ses deux mains dans ses cheveux en désordre et parut faire un violent effort pour se soulever avec leur aide. Après cela, voyant qu’il ne soulevait pas sa tête d’une ligne, il continua tranquillement ce qu’il était en train de faire.

Ensuite, Mrs Coiler changea de sujet et commença à me faire des compliments. Cela me plut pendant quelques instants ; mais elle me flatta si brutalement, que le plaisir ne dura pas longtemps. Elle avait une manière serpentine de s’approcher de moi, lorsqu’elle prétendait s’intéresser sérieusement aux localités et aux amis que j’avais quittés, qui ressemblait à celle de la vipère à langue fourchue, et quand, par hasard, elle s’adressait à Startop, lequel lui parlait fort peu, ou à Drummle, qui lui parlait moins encore, je les enviais d’être à l’autre bout de la table.

Après dîner, on amena les enfants, et Mrs Coiler se livra aux commentaires les plus flatteurs, sur leurs yeux, leurs nez ou leurs jambes. C’était un moyen bien trouvé pour former leur esprit. Il y avait quatre petites filles et deux petits garçons, sans compter le baby, qui était l’un ou l’autre, et le prochain successeur du Baby, qui n’était encore ni l’un ni l’autre. Ils furent introduits par Flopson et Millers, comme si ces deux sous-officiers avaient été envoyés pour recruter des enfants, et avaient enrôlé ceux-ci. Mrs Pocket regardait ses jeunes bambins, qui auraient dû être nobles, comme si elle avait déjà eu le plaisir de les voir quelque part, mais ne sachant pas au juste ce qu’elle en voulait faire.

« Donnez-moi votre fourchette, madame, et prenez le Baby, dit Flopson. Ne le prenez pas de cette manière, ou vous allez lui mettre la tête sous la table. »

Ainsi prévenue, Mrs Pocket prit le Baby de l’autre sens, et lui mit la tête sur la table ; ce qui fut annoncé, à tous ceux qui étaient présents, par une affreuse secousse.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! rendez-le-moi, madame, dit Flopson, Miss Jane, venez danser devant le Baby, oh ! venez ! venez ! »

Une des petites filles, une simple fourmi, qui semblait avoir prématurément pris sur elle de s’occuper des autres, quitta sa place près de moi et se mit à danser devant le Baby jusqu’à ce qu’il cessât de crier, et se mît à rire. Alors tous les enfants éclatèrent de rire, et M. Pocket, qui pendant tout le temps avait essayé à deux reprises différentes de se soulever par les cheveux, se prit à rire également, et nous rîmes tous, pour manifester notre grande satisfaction.

Flopson, à force de secouer le Baby et de faire mouvoir ses articulations, comme celles d’une poupée d’Allemagne, parvint à le déposer, sain et sauf, dans le giron de Mrs Pocket, et lui donna le casse-noisette pour s’amuser, recommandant en même temps à Mrs Pocket de bien faire attention que les branches de cet instrument n’étaient pas de nature à vivre en parfait accord avec les yeux de l’enfant, et chargea sévèrement miss Jane d’y veiller. Les deux bonnes quittèrent ensuite l’appartement et se disputèrent vivement sur l’escalier, avec un groom débauché, qui avait servi à table, et qui avait perdu au jeu la moitié des boutons de sa veste.

Je me sentis l’esprit très-mal à l’aise quand je vis Mrs Pocket, tout en mangeant des quartiers d’oranges trempés dans du vin sucré, entamer une discussion avec Drummle à propos de deux baronnies, oubliant tout à fait le Baby qui, sur ses genoux, exécutait des choses vraiment effroyables avec le casse-noisette. À la fin, la petite Jane, voyant le jeune cerveau de son petit frère en danger, quitta doucement sa place, et, employant une foule de petits artifices, elle parvint à éloigner l’arme dangereuse. Mrs Pocket finissait au même instant son orange, et n’approuvant pas cela, elle dit à Jane :

« Oh ! vilaine enfant ! comment oses-tu ?… Va t’asseoir de suite…

– Chère maman, balbutia la petite fille, le Baby pouvait se crever les yeux.

– Comment oses-tu me répondre ainsi ? reprit Mrs Pocket ; va te remettre sur ta chaise, à l’instant. »

La dignité de Mrs Pocket était si écrasante, que je me sentais tout embarrassé, comme si j’avais fait moi-même quelque chose pour la mettre en colère.

« Belinda, reprit M. Pocket, de l’autre bout de la table, comment peux-tu être si déraisonnable ? Jane ne l’a fait que pour empêcher le Baby de se blesser.

– Je ne permets à personne de se mêler du Baby, dit Mrs Pocket ; je suis surprise, Mathieu, que vous m’exposiez à un pareil affront.

– Bon Dieu ! s’écria M. Pocket poussé à bout, doit-on laisser les enfants se tuer à coups de casse-noisette sans essayer de les sauver ?

– Je ne veux pas que Jane se mêle du Baby, dit Mrs Pocket, avec un regard majestueux, à l’adresse de l’innocente petite coupable ; je connais, j’espère, la position de mon grand-papa. En vérité, Jane… »

M. Pocket mit encore ses mains dans ses cheveux, et, cette fois, il se souleva réellement à quelques pouces de sa chaise.

« Écoutez ceci, s’écria-t-il en s’adressant aux éléments, ne sachant plus à qui demander secours, faut-il que les Babies des pauvres gens se tuent, à coups de casse-noisette, à cause de la position de leur grand-papa ? »

Puis il se souleva encore, et garda le silence.

Nous tenions tous les yeux fixés sur la nappe, avec embarras, pendant que tout cela se passait. Une pause s’ensuivit pendant laquelle l’honnête Baby, qu’on ne pouvait pas maintenir en repos, se livra à une série de sauts et de mouvements pour aller avec la petite Jane, qui me parut le seul membre de la famille, hors les domestiques, avec lequel il eût envie de se mettre en rapport.

« Monsieur Drummle, dit Mrs Pocket, voulez-vous sonner Flopson ? Jane, désobéissante petite créature, va te coucher. Et toi, Baby chéri, viens avec maman. »

Le Baby avait un noble cœur, et il protesta de toutes ses forces ; il se plia en deux et se jeta en arrière par-dessus le bras de Mrs Pocket ; puis il exhiba à la compagnie une paire de bas tricotés et de jambes à fossettes au lieu de sa douce figure ; finalement on l’emporta dans un accès de mutinerie terrible. Après tout, il finit par gagner la partie, car quelques minutes après, je le vis à travers la fenêtre, dans les bras de la petite Jane.

On laissa les cinq autres enfants seuls à table, parce que Flopson avait une occupation secrète qui ne regardait personne ; et je pus alors me rendre compte des relations qui existaient entre eux et M. Pocket. On le verra par ce qui va suivre. M. Pocket, avec l’embarras naturel à son visage échauffé et à ses cheveux en désordre, les regarda pendant quelques minutes comme s’il ne se rendait pas bien compte comment ils couchaient et mangeaient dans l’établissement, et pourquoi la nature ne les avait pas logés chez une autre personne ; puis, d’une manière détournée et jésuitique, il leur fit certaines questions :

« Pourquoi le petit Joe a-t-il ce trou à son devant de chemise ? »

Celui-ci répondit :

« Papa, Flopson devait le raccommoder quand elle aurait le temps.

– Comment la petite Fanny a-t-elle ce panaris ? »

Celle-ci répondit :

« Papa, Millers allait lui mettre un cataplasme, quand elle l’a oublié. »

Puis il se laissa aller à sa tendresse paternelle, leur donna à chacun un shilling, et leur dit d’aller jouer. Dès qu’ils furent sortis, il fit un effort violent pour se soulever par les cheveux et ne plus penser à ce malencontreux sujet.

Dans la soirée, on fit une partie sur l’eau. Comme Drummle et Startop avaient chacun un bateau, je résolus d’avoir aussi le mien et de les battre tous deux.

J’étais assez fort dans la plupart des exercices en usage chez les jeunes gens de la campagne ; mais, comme je sentais que je n’avais pas assez d’élégance et de genre pour la Tamise, pour ne rien dire des autres rivières, je résolus de me placer de suite sous la direction d’un homme qui avait remporté le prix aux dernières régates, et à qui mes nouveaux amis m’avaient présenté quelque temps auparavant. Cette autorité pratique me rendit tout confus, en disant que j’avais un bras de forgeron. S’il avait su combien son compliment avait été près de lui faire perdre son élève, je doute qu’il l’eût fait.

Un bon souper nous attendait à la maison, et je pense que nous nous serions tous bien amusés, sans une circonstance des plus désagréables. M. Pocket était de bonne humeur quand une servante entra et dit :

« Monsieur, je voudrais vous parler, s’il vous plaît.

– Parler à votre maître ? dit Mrs Pocket, dont la dignité se révolta encore. Comment ! y pensez-vous ? Allez parler à Flopson, ou parlez-moi… à un autre moment.

– Je vous demande pardon, madame, repartit la servante ; je désire parler tout de suite, et parler à mon maître. »

Là-dessus, M. Pocket sortit de la salle, et jusqu’à son retour nous fîmes de notre mieux pour prendre patience.

« Voilà quelque chose de joli, Belinda, dit M. Pocket, en revenant, avec une expression de chagrin et même de désespoir sur le visage ; voilà la cuisinière qui est étendue ivre-morte sur le plancher de la cuisine, et qui a mis dans l’armoire un énorme morceau de beurre frais, tout près à être vendu comme graisse ! »

Mrs Pocket montra aussitôt une aimable émotion, et dit :

« C’est encore cette odieuse Sophie !

– Que veux-tu dire, Belinda ? demanda M. Pocket.

– Oui, c’est Sophie qui vous l’a dit, fit Mrs Pocket ; ne l’ai-je pas vue de mes yeux et entendue de mes oreilles, revenir tout à l’heure ici et demander à vous parler ?

– Mais ne m’a-t-elle pas emmené en bas, Belinda, répondit M. Pocket, montré la situation dans laquelle se trouvait la cuisinière et jusqu’au paquet de beurre ?

– Et vous la défendez, Mathieu, dit Mrs Pocket, quand elle fait mal ? »

M. Pocket fit entendre un grognement terrible.

« Suis-je la petite fille de grand-papa pour n’être rien dans la maison ? dit Mrs Pocket ; sans compter que la cuisinière a toujours été un très-bonne et très-respectable femme, qui a dit, en venant s’offrir ici, qu’elle sentait que j’étais née pour être duchesse. »

Il y avait un sofa près duquel se trouvait M. Pocket ; il se laissa tomber dessus, dans l’attitude du Gladiateur mourant. Sans abandonner cette posture, il dit d’une voix creuse :

« Bonsoir, monsieur Pip. »

Alors je pensai qu’il était temps de le quitter pour m’en aller coucher.

Chapitre XXIV. §

Deux ou trois jours après, quand je me fus bien installé dans ma chambre, que j’eus fait plusieurs courses dans Londres et commandé à mes fournisseurs tout ce dont j’avais besoin, M. Pocket et moi nous eûmes une longue conversation ensemble. Il en savait plus sur ma carrière future que je n’en savais moi-même, car il m’apprit que M. Jaggers lui avait dit que n’étant destiné à aucune profession, j’aurais une éducation suffisante, si je pouvais m’entretenir avec la pension moyenne que reçoivent les jeunes gens dont les familles se trouvent dans une bonne situation de fortune. J’acquiesçai, cela va sans dire, ne sachant rien qui allât à l’encontre.

Il m’indiqua certains endroits de Londres où je trouverais les rudiments des choses que j’avais besoin de savoir, et moi je l’investis des fonctions de directeur et de répétiteur pour toutes mes études. Il espérait qu’avec une direction intelligente, je ne rencontrerais que peu de difficultés et serais bientôt en état de me dispenser de toute autre aide que la sienne. Par le ton avec lequel il me dit cela, et par beaucoup d’autres choses semblables, il sut admirablement gagner ma confiance, et je puis dire dès à présent qu’il remplit toujours ses engagements envers moi, avec tant de zèle et d’honorabilité, qu’il me rendit zélé à remplir honorablement les miens envers lui. S’il m’avait montré l’indifférence d’un maître, je lui aurais, en retour, montré celle d’un écolier ; il ne me donna aucun prétexte semblable, et nous agissions tous deux avec une égale justice. Je ne le considérai jamais comme un homme ayant quelque chose de grotesque en lui, ou quoique ce soit qui ne fût sérieux, honnête et bon dans ses rapports de professeur avec moi.

Une fois ces points réglés, et quand j’eus commencé à travailler avec ardeur, il me vint dans l’idée que, si je pouvais garder ma chambre dans l’Hôtel Barnard, mon existence serait agréablement variée, et que mes manières ne pourraient que gagner dans la société d’Herbert. M. Pocket ne fit aucune objection à cet arrangement ; mais il pensa qu’avant de rien décider à ce sujet, il devait être soumis à mon tuteur. Je compris que sa délicatesse venait de la considération, que ce plan épargnerait quelques dépenses à Herbert. En conséquence, je me rendis dans la Petite Bretagne, et je fis part à M. Jaggers de mon désir.

« Si je pouvais acheter les meubles que je loue maintenant, dis-je, et deux ou trois autres petites choses, je serais tout à fait comme chez moi dans cet appartement.

– Faites donc, dit M. Jaggers avec un petit sourire, je vous ai dit que vous iriez bien. Allons, combien vous faut-il ? »

Je dis que je ne savais pas combien.

« Allons, repartit M. Jaggers, combien ?… cinquante livres ?

– Oh ! pas à beaucoup près autant.

– Cinq livres ? » dit M. Jaggers.

C’était une si grande chute, que je dis tout désappointé :

« Oh ! plus que cela.

– Plus que cela ? Eh ?… dit M. Jaggers, en se posant pour attendre ma réponse, les mains dans ses poches, la tête de côté et les yeux fixés sur le mur qui était derrière moi : combien de plus ?

– Il est si difficile de fixer une somme, dis-je en hésitant.

– Allons, dit M. Jaggers, arrivons-y : deux fois cinq, est-ce assez ?… trois fois cinq, est-ce assez ?… quatre fois cinq, est-ce assez ?… »

Je dis que je pensais que ce serait magnifique.

« Quatre fois cinq feront magnifiquement votre affaire, vraiment ! dit M. Jaggers en fronçant les sourcils, et que faites-vous de quatre fois cinq ?

– Ce que j’en fais ?

– Ah ! dit M. Jaggers, combien ?

– Je suppose que vous en faites vingt livres, dis-je en souriant.

– Ne vous inquiétez pas de ce que j’en fais, mon ami, observa M. Jaggers, en secouant et en agitant sa tête d’une manière contradictoire ; je veux savoir ce que vous en ferez, vous ?

– Vingt livres naturellement !

– Wemmick ! dit M. Jaggers en ouvrant la porte de son cabinet, prenez le reçu de M. Pip et comptez-lui vingt livres. »

Cette manière bien accusée de traiter les affaires me fit une impression très-profonde, et qui n’était pas des plus agréables. M. Jaggers ne riait jamais, mais il portait de grandes bottes luisantes et craquantes, et en appuyant ses mains sur ses bottes, avec sa grosse tête penchée en avant et ses sourcils rapprochés pour attendre ma réponse, il faisait craquer ses bottes, comme si elles eussent ri d’un rire sec et méfiant. Comme il sortit en ce moment, et que Wemmick était assez causeur, je dis à Wemmick que j’avais peine à comprendre les manières de M. Jaggers.

« Dites-lui cela, et il le prendra comme un compliment, répondit Wemmick. Il ne tient pas à ce que vous le compreniez. Oh ! ajouta-t-il, car je paraissais surpris, ceci n’est pas personnel ; c’est professionnel… professionnel seulement. »

Wemmick était à son pupitre ; il déjeunait et grignotait un biscuit sec et dur, dont il jetait de temps en temps de petits morceaux dans sa bouche ouverte, comme s’il les mettait à la poste.

« Il me fait toujours l’effet, dit Wemmick, de s’amuser à tendre un piège à homme, et de le veiller de près. Tout d’un coup, clac ! vous êtes pris ! »

Sans remarquer que les pièges à hommes n’étaient pas au nombre des aménités de cette vie, je dis que je le supposais très-adroit.

« Profond, dit Wemmick, comme l’Australie, en indiquant avec sa plume le parquet du cabinet, pour faire comprendre que l’Australie était l’endroit du globe le plus symétriquement opposé à l’Angleterre. S’il y avait quelque chose de plus profond que cette contrée, ajouta Wemmick en portant sa plume sur le papier, ce serait lui. »

Je lui dis ensuite que je supposais que le cabinet de M. Jaggers était une bonne étude. À quoi Wemmick répondit :

« Excellente ! »

Je lui demandai encore s’ils étaient beaucoup de clercs. Il me dit :

« Nous ne courons pas beaucoup après les clercs, parce qu’il n’y a qu’un Jaggers, et que les clients n’aiment pas à l’avoir de seconde main. Nous ne sommes que quatre. Voulez-vous voir les autres ? Je puis dire que vous êtes des nôtres. »

J’acceptai l’offre. Lorsque M. Wemmick eut mis tout son biscuit à la poste et m’eut compté mon argent, qu’il prit dans la cassette du coffre-fort, la clef duquel coffre-fort il gardait quelque part dans son dos, et qu’il l’eût tirée de son collet d’habit comme une queue de cochon en fer, nous montâmes à l’étage supérieur. La maison était sombre et poussiéreuse, et les épaules graisseuses, dont on voyait les marques dans le cabinet de M. Jaggers semblaient s’être frottées depuis des années contre les parois de l’escalier. Sur le devant du premier étage, un commis qui semblait être quelque chose d’intermédiaire entre le cabaretier et le tueur de rats, gros homme pâle et bouffi, était très-occupé avec trois ou quatre personnages de piètre apparence, qu’il traitait avec aussi peu de cérémonie qu’on paraissait traiter généralement toutes les personnes qui contribuaient à remplir les coffres de M. Jaggers.

« En train de trouver des preuves pour Old Bailey, » dit M. Wemmick en sortant.

Dans la chambre au-dessus de celle-ci, un mollasse petit basset de commis, aux cheveux tombants, dont la tonte semblait avoir été oubliée depuis sa plus tendre enfance, était également occupé avec un homme à la vue faible, que M. Wemmick me présenta comme un fondeur qui avait son creuset toujours brûlant, et qui me fondrait tout ce que je voudrais. Il était dans un tel état de transpiration, qu’on eût dit qu’il essayait son art sur lui-même. Dans une chambre du fond, un homme haut d’épaules, à la figure souffreteuse, enveloppé d’une flanelle sale, vêtu de vieux habits noirs, qui avaient l’air d’avoir été cirés, se tenait penché sur son travail, qui consistait à faire de belles copies et à remettre au net les notes des deux autres employés, pour servir à M. Jaggers.

C’était là tout l’établissement. Quand nous regagnâmes l’étage inférieur, Wemmick me conduisit dans le cabinet de M. Jaggers, et me dit :

« Vous êtes déjà venu ici.

– Dites-moi, je vous prie, lui demandai-je, en apercevant encore les deux bustes au regard étrange, quels sont ces portraits ?

– Ceux-ci, dit Wemmick, en montant sur une chaise et soufflant la poussière qui couvrait les deux horribles têtes avant de les descendre, ce sont deux célébrités, deux fameux clients, qui nous ont valu un monde de crédit. Ce gaillard-là… – mais tu as dû, vieux coquin, descendre de ton armoire pendant la nuit, et mettre ton œil sur l’encrier, pour avoir ce pâté-là sur ton sourcil, – a assassiné son maître.

– Cela lui ressemble-t-il ? demandai-je en reculant devant cette brute, pendant que Wemmick crachait sur son sourcil et l’essuyait avec sa manche.

– Si cela lui ressemble !… mais c’est lui-même, le moule a été fait à Newgate, aussitôt qu’il a été décroché. – Tu avais de l’amitié pour moi, n’est-ce pas, mon vieux gredin ? » dit Wemmick, en interpellant le buste.

Il m’expliqua ensuite cette singulière apostrophe, en touchant sa broche, et en disant :

« Il l’a fait faire exprès pour moi.

– Est-ce que cet autre animal a eu la même fin ? dis-je. Il a le même air.

– Vous avez deviné, dit Wemmick, c’est l’air de tous ces gens-là ; on dirait qu’on leur a saisi la narine avec du crin et un petit hameçon. Oui, il a eu la même fin. C’est, je vous assure une fin toute naturelle ici. Il avait falsifié des testaments, et c’est cette lame, si ce n’est pas lui, qui a envoyé dormir les testateurs supposés. – Tu étais un avide gaillard, malgré tout, dit M. Wemmick, en commençant à apostropher le second buste ; et tu te vantais de pouvoir écrire le grec ; tu étais un fier menteur ; quel menteur tu faisais ! Je n’en ai jamais vu de pareil à toi ! »

Avant de remettre son défunt ami sur sa tablette, Wemmick toucha la plus grosse de ses bagues de deuil, et dit :

« Il l’a envoyée acheter, la veille, tout exprès pour moi. »

Tandis qu’il mettait en place l’autre buste, et qu’il descendait de la chaise, il me vint à l’idée que tous les bijoux qu’il portait provenaient de sources analogues. Comme il n’avait montré aucune discrétion sur ce sujet, je pris la liberté de le lui demander, quand il se retrouva devant moi, occupé à épousseter ses mains.

« Oh ! oui, dit-il, ce sont tous des cadeaux de même genre ; l’un amène l’autre. Vous voyez, voilà comment cela se joue, et je ne les refuse jamais. Ce sont des curiosités. Elles ont toujours quelque valeur, peut-être n’en ont-elles pas beaucoup ; mais, après tout, on les a et on les porte. Cela ne signifie pas grand’chose pour vous, avec vos brillants dehors, mais pour moi, l’étoile qui me guide me dit : « Accepte tout ce qui se peut porter. »

Quand j’eus rendu hommage à cette théorie, il continua d’un ton affable :

« Si un de ces jours vous n’aviez rien de mieux à faire, et qu’il vous fût agréable de venir me voir à Walworth, je pourrais vous offrir un lit, et je considèrerais cela comme un grand honneur pour moi. Je n’ai que peu de choses à vous montrer : seulement deux ou trois curiosités, que vous serez peut-être bien aise de voir. Je raffole de mon petit bout de jardin et de ma maison de campagne. »

Je lui dis que je serais enchanté d’accepter son hospitalité.

« Merci ! dit-il alors, nous considèrerons donc la chose comme tout à fait entendue. Venez lorsque cela vous fera plaisir. Avez-vous déjà dîné avec M. Jaggers ?

– Pas encore.

– Eh bien ! dit Wemmick, il vous donnera du vin et du bon vin. Moi, je vous donnerai du punch et du punch qui ne sera pas mauvais. Maintenant je vais vous dire quelque chose : Quand vous irez dîner chez M. Jaggers, faites attention à sa gouvernante.

– Verrai-je quelque chose de bien extraordinaire ?

– Vous verrez, dit Wemmick, une bête féroce apprivoisée. Vous allez me dire que ça n’est pas si extraordinaire ; je vous répondrai que cela dépend de la férocité naturelle de la bête et de son degré de soumission. Je ne veux pas amoindrir votre opinion de la puissance de M. Jaggers, mais faites-y bien attention. »

Je lui dis que je le ferais avec tout l’intérêt et toute la curiosité que cette communication éveillait en moi ; et, au moment où j’allais partir, il me demanda si je ne pouvais pas disposer de cinq minutes pour voir M. Jaggers à l’œuvre.

Pour plusieurs raisons, et surtout parce que je ne savais pas bien clairement à quelle œuvre nous allions voir M. Jaggers, je répondis affirmativement. Nous plongeâmes dans la Cité, et nous entrâmes dans un tribunal de police encombré de monde, où un individu assez semblable au défunt qui avait du goût pour les broches, se tenait debout à la barre et mâchait quelque chose, tandis que mon tuteur faisait subir à une femme un interrogatoire ou contre-interrogatoire, je ne sais plus lequel. Il la frappait de terreur, et en frappait également le tribunal et toutes les personnes présentes. Si quelqu’un, à quelque classe qu’il appartînt, disait un mot qu’il n’approuvait pas, il demandait aussitôt son expulsion. Si quelqu’un ne voulait pas admettre son affirmation, il disait :

« Je saurai bien vous y forcer ! »

Et si, au contraire, quelqu’un l’admettait, il disait :

« Maintenant, je vous tiens ! »

Les juges tremblaient au seul mouvement de son doigt. Les voleurs, les policemen étaient suspendus, avec un ravissement mêlé de crainte, à ses paroles, et tremblaient quand un des poils de ses sourcils se tournait de leur côté. Pour qui était-il ? Que faisait-il ? Je ne pouvais le deviner, car il me paraissait tenir la salle tout entière comme sous la meule d’un moulin. Je sais seulement que quand je sortis sur la pointe des pieds, il n’était pas du côté des juges, car par ses récriminations il faisait trembler convulsivement sous la table les jambes du vieux gentleman qui présidait, et qui représentait sur ce siège la loi et la justice britanniques.

Chapitre XXV. §

Bentley Drummle, qui avait le caractère assez mal fait pour voir dans un livre une injure personnelle que lui faisait l’auteur, ne reçut pas la nouvelle connaissance qu’il faisait en moi dans une meilleure disposition d’esprit. Lourd de tournure, de mouvements et de compréhension, son apathie se révélait dans l’expression inerte de son visage et dans sa grosse langue, qui semblait s’étaler maladroitement dans sa bouche, comme il s’étalait lui-même dans la chambre. Il était paresseux, fier, mesquin, réservé et méfiant. Il appartenait à une famille de gens riches du comté de Sommerset, qui avaient nourri cet amalgame de qualités jusqu’au jour où ils avaient découvert qu’il avançait en âge et n’était qu’un idiot. Ainsi donc Bentley Drummle était entré chez M. Pocket quand il avait une tête de plus que ce dernier en hauteur, et une demi-douzaine de têtes de plus que la plupart des autres hommes en largeur.

Startop avait été gâté par une mère trop faible et gardé à la maison, au lieu d’être envoyé en pension ; mais il était profondément attaché à sa mère, et il l’admirait par-dessus toutes choses au monde ; il avait les traits délicats comme ceux d’une femme, et était, – « comme vous pouvez le voir, bien que vous ne l’ayez jamais vu, » me disait Herbert, – tout le portrait de sa mère. Il était donc tout naturel que je me prisse d’amitié pour lui plus que pour Drummle.

Dans les premières soirées de nos parties de canotage, nous ramions, côte à côte, en revenant à la maison, nous parlant d’un bateau à l’autre, tandis que Drummle suivait seul notre sillage sur les bords en saillie, et parmi les roseaux ; il s’approchait toujours des rives comme un animal amphibie, qui se trouve mal à l’aise lorsqu’il est poussé par la marée dans le vrai chemin. Il me semble toujours le voir nous suivre dans l’ombre et sur les bas-fonds, pendant que nos deux bateaux glissaient au milieu du fleuve, au soleil couchant, ou aux rayons de la lune.

Herbert était mon camarade et mon ami intime. Je lui offris la moitié de mon bateau, ce qui fut pour lui l’occasion de fréquents voyages à Hammersmith, et comme j’avais la moitié de son appartement, cela m’amenait souvent à Londres. Nous avions coutume d’aller et de venir à toute heure d’un endroit à l’autre. J’éprouve encore de l’affection pour cette route (bien qu’elle ne soit plus ce qu’elle était alors) embellie par les impressions d’une jeunesse pleine d’espoir et qui n’a pas été encore éprouvée.

J’avais déjà passé un ou deux mois dans la famille de M. Pocket, lorsque M. et Mrs Camille firent leur apparition. Camille était la sœur de M. Pocket. Georgiana, que j’avais vue chez miss Havisham, le même jour, fit aussi son apparition. C’était une de ces cousines, vieilles filles, difficiles à digérer, qui donnent à leur roideur le nom de religion, et à leur gaieté le nom d’humour. Ces gens là me haïssaient avec toute la haine de la cupidité et du désappointement. Il va sans dire qu’ils me cajolaient dans ma prospérité avec la bassesse la plus vile. Quant à M. Pocket, ils le regardaient comme un grand enfant n’ayant aucune notion de ses propres intérêts, et ils lui témoignaient cependant la complaisante déférence que je leur avais entendu exprimer à son égard. Ils avaient un profond mépris pour Mrs Pocket, mais ils convenaient que la pauvre âme avait éprouvé un cruel désappointement dans sa vie, parce que cela faisait rejaillir sur eux un faible rayon de considération.

Tel était le milieu dans lequel je m’étais installé, et dans lequel je devais continuer mon éducation. Je contractai bientôt des habitudes coûteuses, et je commençai par dépenser une quantité d’argent, qui, quelque temps auparavant, m’aurait paru fabuleuse ; mais, tant bien que mal, je pris goût à mes livres. Je n’avais d’autre mérite que d’avoir assez de sens pour m’apercevoir de mon insuffisance. Entre M. Pocket et Herbert, je fis quelques progrès. J’avais sans cesse l’un ou l’autre sur mes épaules pour me donner l’élan qui me manquait et m’aplanir toutes les difficultés. Si j’avais moins travaillé j’aurais été infailliblement un aussi grand niais que Drummle.

Je n’avais pas revu M. Wemmick depuis quelques semaines, lorsqu’il me vint à l’idée de lui écrire un mot pour lui proposer de l’accompagner chez lui un soir ou l’autre. Il me répondit que cela lui ferait bien plaisir, et qu’il m’attendrait à son étude à six heures. Je m’y rendis et je le trouvai en train de glisser dans son dos la clef de son coffre-fort au moment où l’horloge sonnait.

« Avez-vous pensé aller à pied jusqu’à Walworth ? dit-il.

– Certainement, dis-je, si cela vous va.

– On ne peut mieux, répondit Wemmick, car j’ai eu toute la journée les jambes sous mon bureau, et je serai bien aise de les allonger. Je vais maintenant vous dire ce que j’ai pour souper, M. Pip : j’ai du bœuf bouilli préparé à la maison, une volaille froide rôtie, venue de chez le rôtisseur ; je la crois tendre, parce que le rôtisseur a été juré dans une de nos causes l’autre jour ; or, nous lui avons rendu la besogne facile ; je lui ai rappelé cette circonstance en lui achetant la volaille, et je lui ai dit : « Choisissez-en une bonne, mon vieux brave, parce que si vous avions voulu vous clouer à votre banc pour un jour ou deux de plus, nous l’aurions pu facilement. » À cela il me répondit : « Laissez-moi vous offrir la meilleure volaille de la boutique. » Je le laissai faire, bien entendu. Jusqu’à un certain point, ça peut se prendre et se porter. Vous ne voyez pas d’objection, je suppose, à ce que j’aie à dîner un vieux ?… »

Je croyais réellement qu’il parlait encore de la volaille, jusqu’à ce qu’il ajoutât :

« Parce que j’ai chez moi un vieillard qui est mon père. »

Je lui dis alors ce que la politesse réclamait.

« Ainsi donc, vous n’avez pas encore dîné avec M. Jaggers ? continua-t-il tout en marchant.

– Pas encore.

– Il me l’a dit cet après-midi, en apprenant que vous veniez. Je pense que vous recevrez demain une invitation qu’il doit vous envoyer, il va aussi inviter vos camarades ; ils sont trois, n’est-ce pas ? »

Bien que je n’eusse pas l’habitude de compter Drummle parmi mes amis intimes, je répondis :

« Oui.

– Oui, il va inviter toute la bande… »

J’eus peine à prendre ce mot pour un compliment.

« Et quel que soit le menu, il sera bon. Ne comptez pas d’avance sur la variété, mais vous aurez la qualité. Il y a encore quelque chose de drôle chez lui, continua Wemmick après un moment de silence, il ne ferme jamais ni ses portes ni ses fenêtres pendant la nuit.

– Et on ne le vole jamais ?

– Jamais, répondit Wemmick ; il dit, et il le redit à qui veut l’entendre : « Je voudrais voir l’homme qui me volera. » Que Dieu vous bénisse ! si je ne l’ai pas entendu cent fois, je ne l’ai pas entendu une, dire dans notre étude, aux voleurs : « Vous savez où je demeure : on ne tire jamais de verrous chez moi. Pourquoi n’y essayeriez-vous pas quelque bon coup ? Allons, est-ce que cela ne vous tente pas ? » Pas un d’entre eux, monsieur, ne serait assez hardi pour l’essayer, pour amour ni pour argent.

– Ils le craignent donc beaucoup ? dis-je.

– S’ils le craignent ! dit Wemmick, je crois bien qu’ils le craignent ! Malgré cela, il est rusé jusque dans la défiance qu’il a d’eux. Point d’argenterie, monsieur, tout métal anglais jusqu’à la dernière cuiller.

– De sorte qu’ils n’auraient pas grand’chose, observai-je, quand bien même ils…

– Ah ! mais, il aurait beaucoup, lui, dit Wemmick en m’interrompant, et ils le savent. Il aurait leurs têtes ; les têtes de grand nombre d’entre eux. Il aurait tout ce qu’il pourrait obtenir, et il est impossible de dire ce qu’il n’obtiendrait pas, s’il se l’était mis dans la tête. »

J’allais me laisser aller à méditer sur la grandeur de mon tuteur quand Wemmick ajouta :

« Quant à l’absence d’argenterie, ce n’est que le résultat de sa profondeur naturelle, vous savez. Une rivière a sa profondeur naturelle, et lui aussi, il a sa profondeur naturelle. Voyez sa chaîne de montre, elle est vraie, je pense.

– Elle est très-massive, dis-je.

– Massive, répéta Wemmick, je le crois, et sa montre à répétition est en or et vaut cent livres comme un sou. Monsieur Pip, il y a quelque chose comme sept cents voleurs dans cette ville qui savent tout ce qui concerne cette montre ; il n’y a pas un homme, une femme ou un enfant parmi eux qui ne reconnaîtrait le plus petit anneau de cette chaîne, et qui ne le laisserait tomber, comme s’il était chauffé à blanc, s’il se laissait aller à y toucher. »

En commençant par ce sujet, et passant ensuite à une conversation d’une nature plus générale, M. Wemmick et moi nous sûmes tromper le temps et la longueur de la route jusqu’au moment où il m’annonça que nous étions entrés dans le district de Walworth.

Cela me parut être un assemblage de ruelles retirées, de fossés et de petits jardins, et présenter l’aspect d’une retraite assez triste. La maison de Wemmick était un petit cottage en bois, élevé au milieu d’un terrain disposé en plates bandes ; le faîte de la maison était découpé et peint de manière à simuler une batterie munie de canons.

« C’est mon propre ouvrage, dit Wemmick ; c’est gentil, n’est-ce pas ? »

J’approuvai hautement l’architecture et l’emplacement. Je crois que c’était la plus petite maison que j’eusse jamais vue ; elle avait de petites fenêtres gothiques fort drôles, dont la plus grande partie étaient fausses, et une porte gothique si petite qu’on pouvait à peine entrer.

« C’est un véritable mât de pavillon, dit Wemmick, et les dimanches j’y hisse un vrai drapeau, et puis, voyez : quand j’ai passé ce pont, je le relève ainsi, et je coupe les communications. »

Le pont était une planche qui était jetée sur un fossé d’environ quatre pieds de large et deux de profondeur.

Il était vraiment plaisant de voir avec quel orgueil et quelle promptitude il le leva, tout en souriant d’un sourire de véritable satisfaction, et non pas simplement d’un sourire machinal.

« À neuf heures, tous les soirs, heure de Greenwich, dit Wemmick, le canon part. Tenez, le voilà ! En l’entendant partir, ne croyez-vous pas entendre une véritable couleuvrine ? »

La pièce d’artillerie en question était montée dans une forteresse séparée, construite en treillage, et elle était protégée contre les injures du temps par une ingénieuse combinaison de toile et de goudron formant parapluie.

« Plus loin, par derrière, dit Wemmick, hors de vue, comme pour empêcher toute idée de fortifications, car j’ai pour principe quand j’ai une idée de la suivre jusqu’au bout et de la maintenir ; je ne sais pas si vous êtes de cette opinion…

– Bien certainement, dis-je.

– Plus loin, par derrière, reprit Wemmick, nous avons un cochon, des volailles et des lapins. Souvent, je secoue mes pauvres petits membres et je plante des concombres, et vous verrez à souper quelle sorte de salade j’obtiens ainsi, monsieur, dit Wemmick en souriant de nouveau, mais sérieusement cette fois, et en secouant la tête. Supposer, par exemple, que la place soit assiégée, elle pourrait tenir un diable de temps avec ses provisions. »

Il me conduisit ensuite à un berceau, à une douzaine de mètres plus loin, mais auquel on arrivait par des détours si nombreux, qu’il fallait véritablement un certain temps pour y parvenir. Nos verres étaient déjà préparés dans cette retraite, et notre punch rafraîchissait dans un lac factice sur le bord duquel s’élevait le berceau. Cette pièce d’eau, avec une île dans le milieu, qui aurait pu servir de saladier pour le souper, était de forme circulaire et on avait construit à son centre une fontaine qui, lorsqu’on faisait mouvoir un petit moulin en ôtant le bouchon d’un tuyau, jouait avec assez de force pour mouiller complètement le dos de la main.

« C’est moi qui suis mon ingénieur, mon charpentier, mon jardinier, mon plombier ; c’est moi qui fais tout, dit Wemmick en réponse à mes compliments. Eh bien, ça n’est pas mauvais ; tout cela efface les toiles d’araignées de Newgate, et ça plaît au vieux. Il vous est égal d’être présenté de suite au vieux, n’est-ce pas ? Ce serait une affaire faite. »

J’exprimai la bonne disposition dans laquelle je me trouvais, et nous entrâmes au château. Là, nous trouvâmes, assis près du feu, un homme très-âgé, vêtu d’un paletot de flanelle, propre, gai, présentable, bien soigné, mais étonnamment sourd.

« Eh bien ! vieux père, dit Wemmick en serrant les mains du vieillard d’une manière à la fois cordiale et joviale, comment allez-vous ?

– Ça va bien, John, ça va bien, répondit le vieillard.

– Vieux père, voici M. Pip, dit Wemmick, je voudrais que vous pussiez entendre son nom. Faites-lui des signes de tête, M. Pip, il aime ça… faites-lui des signes de tête, s’il vous plaît, comme si vous étiez de son avis !

– C’est une jolie maison qu’a là mon fils, monsieur, dit le vieillard, pendant que j’agitais la tête avec toute la rapidité possible ; c’est un joli jardin d’agrément, monsieur ; après mon fils, ce charmant endroit et les magnifiques travaux qu’on y a exécutés devraient être conservés intacts par la nation pour l’agrément du peuple.

– Vous en êtes aussi fier que Polichinelle, n’est-ce pas, vieux ? dit Wemmick, dont les traits durs s’adoucissaient pendant qu’il contemplait le vieillard. Tenez, voilà un signe de tête pour vous, dit-il en lui en faisant un énorme. Tenez, en voilà un autre… Vous aimez cela, n’est-ce pas ?… Si vous n’êtes pas fatigué, M. Pip, bien que je sache que c’est fatigant pour les étrangers, voulez-vous lui en faire encore un ? Vous ne vous imaginez pas combien cela lui plaît. »

Je lui en fis plusieurs, ce qui le mit en charmante humeur. Nous le laissâmes occupé à donner à manger aux poules, et nous nous assîmes pour prendre notre punch sous le berceau, où Wemmick me dit en fumant une pipe qu’il lui avait fallu bien des années pour amener sa propriété à son état actuel de perfection.

« Est-elle à vous, M. Wemmick ?

– Oh ! oui, dit Wemmick, il y a pas mal de temps que je l’ai. Par Saint-Georges ! c’est une propriété dont le sol m’appartient.

– Vraiment ? J’espère que M. Jaggers l’admire.

– Il ne l’a jamais vue, dit Wemmick ; il n’en a jamais entendu parler, ni jamais vu le vieux, ni jamais entendu parler de lui. Non, les affaires sont une chose et la vie privée en est une autre. Quand je vais à l’étude, je laisse le château derrière moi, de même que, quand je viens au château, je laisse aussi l’étude derrière moi. Si cela ne vous est pas désagréable, vous m’obligerez en faisant de même ; je ne tiens pas à ce qu’on parle de mes affaires. »

D’après cela, je sentis que ma bonne foi était engagée, et que je devais obtempérer à la demande. Le punch étant très-bon, nous restâmes à boire et à causer jusqu’à près de neuf heures.

« Le moment de tirer le canon approche, dit alors Wemmick, en déposant sa pipe, c’est le régal du vieux. »

Nous rentrâmes au château et nous y trouvâmes le vieillard occupé à rougir un pocker. C’était un de ces préliminaires indispensables à cette grande cérémonie nocturne, et ses yeux exprimaient l’attente la plus vive. Wemmick était là, la montre sous les yeux, attendant le moment de prendre le fer des mains du vieillard pour se rendre à la batterie. Il le prit, sortit, et bientôt le canon partit, en faisant un bruit qui fit trembler la pauvre petite boîte de cottage comme si elle allait tomber en pièces, et résonner tous les verres et jusqu’aux tasses à thé. Là-dessus le vieux, qui aurait, je crois, été lancé hors de son fauteuil s’il ne s’était pas retenu à ses bras, s’écria d’une voix exaltée :

« Il est parti !… je l’ai entendu !… »

Et je lui fis des signes de tête jusqu’au moment où je pus lui dire, ce qui n’était pas une figure de rhétorique, qu’il m’était absolument impossible de le voir.

Wemmick employa le temps qui s’écoula entre cet instant et le souper à me faire admirer sa collection de curiosités. La plupart étaient d’une nature criminelle. C’était la plume avec laquelle avait été commis un faux célèbre, un ou deux rasoirs de distinction, quelques mèches de cheveux et plusieurs confessions manuscrites formulées après la condamnation, et auxquelles M. Wemmick attachait une valeur particulière, comme n’étant toutes, pour me servir de ses propres paroles, « qu’un tas de mensonges, monsieur. » Ces dernières étaient agréablement disséminées parmi des petits spécimens de porcelaine de Chine, des verres et diverses bagatelles sans importance, faites de la main de l’heureux possesseur de ce muséum, et quelques pots à tabac, ornés par le vieux. Tout cela se voyait dans cette chambre du château, où j’avais été introduit tout d’abord, et qui servait non seulement de salle de réception, mais aussi de cuisine, à en juger par un poêlon accroché au mur, et certaine mécanique en cuivre qui se trouvait au-dessus du foyer, et qui sans doute était destinée à suspendre le tournebroche.

On était servi par une petite fille très-propre, qui donnait des soins au vieillard pendant le jour. Quand elle eut mis le couvert, le pont fut baissé pour lui donner passage, et elle se retira pour aller se coucher. Le souper était excellent, et bien que le château fût sujet à des odeurs de fumier ; qu’il eût un arrière-goût de noix gâtées ; et que le cochon aurait pu être tenu plus à l’écart, je fus me coucher, enchanté de la réception qui m’avait été faite. Comme il n’y avait aucune autre pièce au-dessus de ma petite chambre-tourelle et que le plafond qui me séparait du mât de pavillon était très-mince, il me sembla, lorsque je fus couché sur le dos dans mon lit, que ce bâton s’appuyait sur mon front et s’y balançait toute la nuit.

Wemmick était debout de très-grand matin, et je crains bien de l’avoir entendu cirer lui-même mes souliers. Après cela il se mit à jardiner et je le voyais, de ma fenêtre gothique, faisant semblant d’occuper le vieillard, et lui faisant des signes de tête de la manière la plus dévouée et la plus affectueuse. Notre déjeuner fut aussi bon que le souper, et à huit heures et demie précises, nous partîmes pour la Petite Bretagne. À mesure que nous avancions, Wemmick devenait de plus en plus sec et de plus en plus dur, et sa bouche reprenait la forme du trou d’une boîte aux lettres. À la fin, lorsque nous fûmes arrivés au lieu de ses occupations et qu’il tira la clef du collet de son habit, il paraissait ne pas plus se soucier de sa propriété de Walworth que si le château, le pont-levis, le berceau, le lac, la fontaine et le vieux lui-même, eussent été lancés dans l’espace par la dernière décharge du canon.

Chapitre XXVI. §

Il arriva, ainsi que Wemmick me l’avait prédit, que j’allais bientôt avoir l’occasion de comparer l’intérieur de mon tuteur avec celui de son clerc-caissier. Mon tuteur était dans son cabinet et se lavait les mains avec son savon parfumé. Quand j’arrivai dans l’étude il m’appela et me fit, pour moi et mes amis, l’invitation que Wemmick m’avait préparé à recevoir.

« Sans cérémonie ! stipula-t-il : pas d’habits de gala, et mettons cela à demain. »

Je lui demandai où il faudrait aller, car je ne savais pas où il demeurait, et je crois que c’était uniquement pour ne pas démordre de son système de ne jamais convenir d’une chose, qu’il répliqua :

« Venez me prendre ici, et je vous conduirai chez moi. »

Je profite de l’occasion pour faire remarquer qu’il se lavait en quittant ses clients comme fait un dentiste ou un médecin. Il avait près de sa chambre un cabinet préparé pour cet usage, et qui sentait le savon parfumé comme une boutique de parfumeur. Là, il avait derrière la porte une serviette d’une dimension peu commune, et il se lavait les mains, les essuyait et les séchait sur cette serviette toutes les fois qu’il rentrait du tribunal, ou qu’un client quittait sa chambre. Quand mes amis et moi nous vînmes le prendre le lendemain à six heures, il paraissait avoir eu à s’occuper d’une affaire plus compliquée et plus noire qu’à l’ordinaire, car nous le trouvâmes la tête enfoncée dans son cabinet, lavant non seulement ses mains, mais se baignant la figure dans sa cuvette en se gargarisant le gosier. Et même, quand il eut fait tout cela et qu’il eut employé toute la serviette à se bien essuyer, il prit son canif et gratta ses ongles avant de mettre son habit, pour en effacer toute trace de sa nouvelle affaire. Il y avait comme de coutume, lorsque nous sortîmes de la rue, quelques personnes qui rôdaient à l’entour de la maison et qui désiraient évidemment lui parler ; mais il y avait quelque chose de si concluant dans l’auréole de savon parfumé qui entourait sa personne, qu’elles en restèrent là pour cette fois. En s’avançant vers l’ouest, il fut reconnu à chaque instant par quelqu’un des visages qui encombraient les rues.

Dans ces occasions, il ne manqua jamais de me parler un peu plus haut, mais il ne reconnut personne et ne sembla pas remarquer que quelqu’un le reconnût.

Il nous conduisit dans Gerrard Street, au quartier de Soho, à une maison située au sud de cette rue. C’était une maison assez belle dans son genre, mais qui avait grand besoin d’être repeinte, et dont les fenêtres étaient fort sales. Il prit la clef, ouvrit la porte, et nous entrâmes tous dans un vestibule en pierre, nu, triste et paraissant peu habité. En haut d’un escalier, sombre et noir, était une enfilade de trois pièces, également sombres et noires, qui formaient le premier étage. Les panneaux des murs étaient entourés de guirlandes sculptées, et pendant que mon tuteur était au milieu de ces sculptures, nous priant d’entrer, je pensais que je savais bien à quelles guirlandes elles ressemblaient.

Le dîner était servi dans la plus confortable de ces pièces ; la seconde était le cabinet de toilette, la troisième la chambre à coucher. Il nous dit qu’il occupait toute la maison, mais qu’il ne se servait guère que de l’appartement dans lequel nous nous trouvions. La table était convenablement servie, sans argenterie véritable bien entendu. Près de sa chaise se trouvait un grand dressoir qui supportait une quantité de carafes et de bouteilles, et quatre assiettes de fruits pour le dessert. Je remarquai que chaque chose était posée à sa portée, et qu’il distribuait chaque objet lui-même.

Il y avait une bibliothèque dans la chambre. Je vis, d’après le dos des livres, qu’ils traitaient généralement de lois criminelles, de biographies criminelles, de procès criminels, de jugements criminels, d’actes du Parlement et d’autres choses semblables. Tout le mobilier était bon et solide, comme sa chaîne et sa montre ; mais il avait un air officiel, et l’on n’y voyait aucun ornement de fantaisie. Dans un coin était une petite table couverte de papiers, avec une lampe à abat-jour ; Jaggers semblait ainsi apporter avec lui au logis l’étude et ses travaux, et les voiturer le soir pour se mettre au travail.

Comme il avait à peine vu, jusqu’à ce moment, mes trois compagnons ; car, lui et moi, nous avions marché ensemble, il se tint appuyé contre la cheminée après avoir sonné, et les examina avec attention. À ma grande surprise, il parut aussitôt s’intéresser principalement, sinon exclusivement au jeune Drummle.

« Pip, dit-il en posant sa large main sur mon épaule et en m’attirant vers la fenêtre, je ne les distingue pas l’un de l’autre ; lequel est l’araignée ?

– L’araignée ? dis-je.

– Le pustuleux, le paresseux, le sournois…, quel est celui qui est couperosé ?

– C’est Bentley Drummle, répliquai-je ; celui au visage délicat est Startop. »

Sans faire la moindre attention au visage délicat, il répondit :

« Bentley Drummle est son nom ?… Vraiment !… J’ai du plaisir à regarder ce gaillard-là… »

Il commença immédiatement à parler à Drummle, ne se laissant pas rebuter par sa lourde manière de répondre et ses réticences ; mais apparemment incité au contraire à lui arracher des paroles. Je les regardais tous les deux, quand survint entre eux et moi la gouvernante, qui apportait le premier plat du dîner.

C’était une femme d’environ quarante ans, je suppose ; mais j’ai pu la croire plus vieille qu’elle n’était réellement, comme la jeunesse a l’habitude de faire. Plutôt grande que petite, elle avait une figure vive et mobile, extrêmement pâle, de grands yeux bleus flétris, et une quantité de cheveux flottants. Je ne saurais dire si c’était une affection du cœur qui tenait ses lèvres entr’ouvertes, comme si elle avait des palpitations, et qui donnait à son visage une expression curieuse d’étonnement et d’agitation ; mais je sais que j’avais été au théâtre voir jouer Macbeth un ou deux soirs auparavant, et que son visage me paraissait animé d’un air féroce, comme les visages que j’avais vu sortir du chaudron des sorcières.

Elle mit le plat sur la table, toucha tranquillement du doigt mon tuteur au bras, pour lui notifier que le dîner était prêt, et disparut. Nous prîmes place autour de la table ronde, et mon tuteur garda Drummle d’un côté, tandis que Startop s’asseyait de l’autre. C’était un fort beau plat de poisson que la gouvernante avait mis sur la table. Nous eûmes ensuite un gigot de mouton des meilleurs ; et puis après une volaille également bien choisie. Les sauces, les vins et tous les accessoires étaient d’excellente qualité et nous furent servies de la main même de notre hôte, qui les prenait sur son dressoir ; quand ils avaient fait le tour de la table, il les replaçait sur le même dressoir. De même il nous passait des assiettes propres, des couteaux et des fourchettes propres pour chaque plat, et déposait ensuite ceux que nous lui rendions dans deux paniers placés à terre près de sa chaise. Aucun autre domestique que la femme de ménage ne parut. Elle apportait tous les plats, et je continuais à trouver sa figure toute semblable à celles que j’avais vues sortir du chaudron. Des années après, je fis apparaître la terrible image de cette femme en faisant passer un visage qui n’avait d’autre ressemblance naturelle avec le sien que celle qui provenait de cheveux flottants derrière un bol d’esprit de vin enflammé dans une chambre obscure.

Poussé à observer tout particulièrement la gouvernante, tant pour son extérieur extraordinaire que pour ce que m’en avait dit Wemmick, je remarquai que toutes les fois qu’elle se trouvait dans la salle, elle tenait les yeux attentivement fixés sur mon tuteur, et qu’elle retirait promptement ses mains des plats qu’elle mettait avec hésitation devant lui, comme si elle eût craint qu’il ne la rappelât et n’essayât de lui parler pendant qu’elle était proche, s’il avait eu quelque chose à lui dire. Je crus apercevoir dans ses manières le sentiment intime de ceci, et d’un autre côté l’intention de toujours le tenir caché.

Le dîner se passa gaiement ; et, bien que mon tuteur semblât suivre plutôt que conduire la conversation, je voyais bien qu’il cherchait à deviner le côté faible de nos caractères. Pour ma part, j’étais en train d’exprimer mes tendances à la prodigalité et aux dépenses, et mon désir de protéger Herbert, et je me vantais de mes grandes espérances, avant d’avoir l’idée que j’avais ouvert la bouche. C’était la même chose pour chacun de nous, mais pour Drummle encore plus que pour tout autre ; ses dispositions à railler les autres avec envie et soupçon se firent jour avant qu’on n’eût enlevé le poisson.

Ce n’est pas alors, mais seulement quand on fut au fromage, que notre conversation tomba sur nos plaisirs nautiques, et qu’on railla Drummle de sa manière amphibie de ramer, le soir, derrière nous. Là-dessus, Drummle informa notre hôte qu’il préférait de beaucoup jouir à lui seul de notre place sur l’eau à notre compagnie, et que, sous le rapport de l’adresse, il était plus que notre maître, et que, quant à la force, il pourrait nous hacher comme paille. Par une influence invisible, mon tuteur sut l’animer, le faire arriver à un degré qui n’était pas éloigné de la fureur, à propos de cette plaisanterie, et il se prit à mettre son bras à nu et à le mesurer, pour montrer combien il était musculeux ; et nous nous mîmes tous à mettre nos bras à nu, et à les mesurer de la façon la plus ridicule.

À ce moment, la gouvernante desservait la table : mon tuteur ne faisait pas attention à elle ; mais, le profil tourné de côté, il s’appuyait sur le dos de sa chaise en mordant le bout de son index, et témoignait à Drummle un intérêt que je ne m’expliquais pas le moins du monde. Tout à coup il laissa tomber comme une trappe sa large main sur celle de la gouvernante, qu’elle étendait par-dessus la table. Il fit ce mouvement si subitement et si subtilement, que nous en laissâmes là notre folle dispute.

« Si vous parlez de force, dit M. Jaggers, je vais vous faire voir un poignet. Molly, faites voir votre poignet. »

La main de Molly, prise au piège, était sur la table ; mais elle avait déjà mis son autre main derrière son dos.

« Maître, dit-elle à voix basse, les yeux fixés sur lui, attentifs et suppliants, je vous en prie !…

– Je vais vous faire voir un poignet, répéta M. Jaggers avec une immuable détermination de le montrer. Molly, faites-leur voir votre poignet.

– Maître, fit-elle de nouveau, je vous en prie !…

– Molly, dit M. Jaggers sans la regarder, mais regardant au contraire obstinément de l’autre côté de la salle, faites-leur voir vos deux poignets, faites-les voir, allons ! »

Il lui prit la main, et tourna et retourna son poignet sur la table. Elle avança son autre main et tint ses deux poignets l’un à côté de l’autre.

Ce dernier poignet était complètement défiguré et couvert de cicatrices profondes dans tous les sens. En tenant ses mains étendues en avant, elle quitta des yeux M. Jaggers, et les tourna d’un air d’interrogation sur chacun de nous successivement.

« Voilà de la force, dit M. Jaggers en traçant tranquillement avec son index les nerfs du poignet ; très-peu d’hommes ont la force de poignet qu’a cette femme. Ces mains ont une force d’étreinte vraiment remarquable. J’ai eu occasion de voir bien des mains, mais je n’en ai jamais vu de plus fortes sous ce rapport, soit d’hommes, soit de femmes, que celles-ci. »

Pendant qu’il disait ces mots d’une façon légèrement moqueuse, elle continuait à regarder chacun d’entre nous, l’un après l’autre, en suivant l’ordre dans lequel nous étions placés. Dès qu’il cessa de parler, elle reporta ses yeux sur lui.

« C’est bien, Molly, dit M. Jaggers en lui faisant un léger signe de tête ; on vous a admirée, et vous pouvez vous en aller. »

Elle retira ses mains et sortit de la chambre. M. Jaggers, prenant alors les carafons sur son dressoir, remplit son verre et fit circuler le vin.

« Il va être neuf heures et demie, messieurs, dit-il, et il faudra tout à l’heure nous séparer. Je vous engage à faire le meilleur usage possible de votre temps. Je suis aise de vous avoir vus tous. M. Drummle, je bois à votre santé ! »

Si son but, en distinguant Drummle, était de l’embarrasser encore davantage, il réussit parfaitement. Dans son triomphe stupide, Drummle montra le mépris morose qu’il faisait de nous, d’une manière de plus en plus offensante, jusqu’à ce qu’il devînt positivement intolérable. À travers toutes ces phases, M. Jaggers le suivit avec le même intérêt étrange. Drummle semblait en ce moment trouver du bouquet au vin de M. Jaggers.

Dans notre peu de discrétion juvénile, je crois que nous bûmes trop et je sais que nous parlâmes aussi beaucoup trop. Nous nous échauffâmes particulièrement à quelque grossière raillerie de Drummle, sur notre penchant à être trop généreux et à dépenser notre argent. Cela me conduisit à faire remarquer, avec plus de zèle que de tact, qu’il avait mauvaise grâce à parler ainsi, lui à qui Startop avait prêté de l’argent en ma présence, il y avait à peine une semaine.

« Eh bien ! repartit Drummle, il sera payé.

– Je ne veux pas dire qu’il ne le sera pas, répliquai-je ; mais cela devrait vous faire retenir votre langue sur nous et notre argent, je pense.

– Vous pensez ! repartit Drummle. Ah ! Seigneur !

– J’ose dire, continuai-je avec l’intention d’être très-mordant, que vous ne prêteriez d’argent à aucun de nous, si nous en avions besoin.

– Vous dites vrai, répondit Drummle ; je ne vous prêterais pas une pièce de six pence. D’ailleurs, je ne la prêterais à personne.

– Vous préfèreriez la demander dans les mêmes circonstances, je crois ?

– Vous croyez ? répliqua Drummle. Ah ! Seigneur ! »

Cela devenait d’autant plus maladroit, qu’il était évident que je n’obtiendrais rien de sa stupidité sordide. Je dis donc, sans avoir égard aux efforts d’Herbert pour me retenir :

« Allons, M. Drummle, puisque nous sommes sur ce sujet, je vais vous dire ce qui s’est passé, entre Herbert que voici et moi, quand vous lui avez emprunté de l’argent.

– Je n’ai pas besoin de savoir ce qui s’est passé entre Herbert que voici et vous, grommela Drummle, et je pense, ajouta-t-il en grommelant plus bas, que nous pourrions aller tous deux au diable pour en finir.

– Je vous le dirai cependant, fis-je, que vous ayez ou non besoin de le savoir. Nous avons dit qu’en le mettant dans votre poche, bien content de l’avoir, vous paraissiez vous amuser beaucoup de ce qu’il avait été assez faible pour vous le prêter. »

Drummle éclata de rire ; et il nous riait à la face, avec ses mains dans ses poches et ses épaules rondes jetées en arrière : ce qui voulait dire que c’était parfaitement vrai, et qu’il nous tenait tous pour des ânes.

Là-dessus Startop l’entreprit, bien qu’avec plus de grâce que je n’en avais montrée, et l’exhorta à être un peu plus aimable.

Startop était un garçon vif et plein de gaieté, et Drummle était exactement l’opposé. Ce dernier était toujours disposé à voir en lui un affront direct et personnel. Ce dernier répondit d’une façon lourde et grossière, et Startop essaya d’apaiser la discussion, en faisant quelques légères plaisanteries qui nous firent tous rire. Piqué de ce petit succès, plus que de toute autre chose, Drummle, sans menacer, sans prévenir, tira ses mains de ses poches, laissa tomber ses épaules, jura, s’empara d’un grand verre et l’aurait lancé à la tête de son adversaire, sans la présence d’esprit de notre amphitryon, qui le saisit au moment où il s’était levé dans cette intention.

« Messieurs, dit M. Jaggers, posant résolument le verre sur la table et tirant sa montre à répétition en or, par sa chaîne massive, je suis excessivement fâché de vous annoncer qu’il est neuf heures et demie. »

Sur cet avis, nous nous levâmes tous pour partir. Startop appelait gaiement Drummle : « Mon vieux, » comme si rien ne s’était passé ; mais le vieux était si peu disposé à répondre, qu’il ne voulut même pas regagner Hammersmith en suivant le même côté du chemin ; de sorte qu’Herbert et moi, qui restions en ville, nous les vîmes s’avancer chacun d’un côté différent de la rue, Startop marchant le premier, et Drummle se traînant derrière, rasant les maisons, comme il avait coutume de nous suivre dans son bateau.

Comme la porte n’était pas encore fermée, j’eus l’idée de laisser Herbert seul un instant, et de retourner dire un mot à mon tuteur. Je le trouvai dans son cabinet de toilette, entouré de sa provision de bottes ; il y allait déjà de tout cœur et se lavait les mains, comme pour ne rien garder de nous.

Je luis dis que j’étais remonté pour lui exprimer combien j’étais fâché qu’il se fût passé quelque chose de désagréable, et que j’espérais qu’il ne m’en voudrait pas beaucoup.

« Peuh !… dit-il en baignant sa tête et parlant à travers les gouttes d’eau. Ce n’est rien, Pip ; cependant je ne déteste pas cette araignée. »

Il s’était tourné vers moi, en secouant la tête, en soufflant et en s’essuyant.

« Je suis bien aise que vous l’aimiez, monsieur ; mais je ne l’aime pas, moi.

– Non, non, dit mon tuteur avec un signe d’assentiment ; n’ayez pas trop de choses à démêler avec lui… Tenez-vous aussi éloigné de lui que possible… Mais j’aime cet individu, Pip ; c’est un garçon de la bonne espèce. Ah ! si j’étais un diseur de bonne aventure ! »

Regardant par-dessus sa serviette, son œil rencontra le mien ; puis il dit, en laissant retomber sa tête dans les plis de la serviette et en s’essuyant les deux oreilles :

« Vous savez ce que je suis ?… Bonsoir, Pip.

– Bonsoir, monsieur. »

Environ un mois après cela, le temps que l’Araignée devait passer chez M. Pocket était écoulé, et au grand contentement de toute la maison, à l’exception de Mrs Pocket, Drummle rentra dans sa famille, et regagna son trou.

Chapitre XXVII. §

« Mon cher monsieur Pip,

« Je vous écris la présente, à la demande de M. Gargery, pour vous faire savoir qu’il va se rendre à Londres, en compagnie de M. Wopsle. Il serait bien content s’il lui était permis d’aller vous voir. Il compte passer à l’Hôtel Barnard, mardi, à neuf heures du matin. Si cela vous gênait, veuillez y laisser un mot. Votre pauvre sœur est toujours dans le même état où vous l’avez laissée. Nous parlons de vous tous les soirs dans la cuisine, et nous nous demandons ce que vous faites et ce que vous dites pendant ce temps-là. Si vous trouvez que je prends ici des libertés, excusez-les pour l’amour des jours passés. Rien de plus, cher monsieur Pip, de

« Votre reconnaissante et à jamais affectionnée servante,

« Biddy.

« P. S. Il désire très-particulièrement que je vous écrive ces deux mots : What larks7. Il dit que vous comprendrez. J’espère et je ne doute pas que vous serez charmé de le voir, quoique vous soyez maintenant un beau monsieur, car vous avez toujours eu bon cœur, et lui, c’est un digne, bien digne homme. Je lui ai tout lu, excepté seulement la dernière petite phrase, et il désire très-particulièrement que je vous répète encore : What larks. »

Je reçus cette lettre par la poste, le lundi matin. Le rendez-vous était donc pour le lendemain. Qu’il me soit permis de confesser exactement avec quels sentiments j’attendis l’arrivée de Joe.

Ce n’était pas avec plaisir, bien que je tinsse à lui par tant de liens. Non ; c’était avec un trouble considérable, un peu de mortification et un vif sentiment de mauvaise humeur en pensant à son manque de manières. Si j’avais pu l’empêcher de venir, en donnant de l’argent, j’en aurais certainement donné. Ce qui me rassurait le plus, c’est qu’il venait à l’Hôtel Barnard et non pas à Hammersmith, et que conséquemment il ne tomberait pas sous la griffe de Drummle. Je n’avais pas d’objection à laisser voir Joe à Herbert ou à son père, car je les estimais tous les deux ; mais j’aurais été très-vexé de le laisser voir par Drummle, pour lequel je n’avais que du mépris. C’est ainsi que, dans la vie, nous commettons généralement nos plus grandes bassesses et nos plus grandes faiblesses pour des gens que nous méprisons.

J’avais commencé à décorer nos chambres, tantôt d’une manière tout à fait inutile, tantôt d’une manière mal appropriée, et ces luttes avec le délabrement de l’Hôtel Barnard ne laissaient pas que d’être fort coûteuses. À cette époque, nos chambres étaient bien différentes de ce que je les avais trouvées, et je jouissais de l’honneur d’occuper une des premières pages dans les registres des tapissiers voisins. J’avais été bon train dans les derniers temps, et j’avais même poussé les choses jusqu’à m’imaginer de faire mettre des bottes à un jeune garçon ; c’était même des bottes à revers. On aurait pu dire que c’était moi qui étais le domestique, car lorsque j’eus pris ce monstre dans le rebut de la famille de ma blanchisseuse, et que je l’eus affublé d’un habit bleu, d’un gilet canari, d’une cravate blanche, de culottes beurre frais et des bottes susdites, je dus lui trouver peu de travail à faire, mais beaucoup de choses à manger, et, avec ces deux terribles exigences, il troublait ma vie.

Ce fantôme vengeur reçut l’ordre de se trouver à son poste, dès huit heures du matin, le mardi suivant, dans le vestibule ; c’étaient deux pieds carrés, garnis de tapis ; et Herbert me suggéra l’idée de certains mets pour le déjeuner, qu’il supposait devoir être du goût de Joe. Bien que je lui fusse sincèrement obligé de l’intérêt et de la considération qu’il témoignait pour mon ami, j’avais en même temps un vague soupçon que si Joe fût venu pour le voir, lui, il n’aurait pas été à beaucoup près aussi empressé.

Quoi qu’il en soit, je vins en ville le lundi soir pour être prêt à recevoir Joe. Je me levai de grand matin pour faire donner à la salle à manger et au déjeuner leur plus splendide apparence. Malheureusement, la matinée était pluvieuse, et un ange n’aurait pu s’empêcher de voir que Barnard répandait des larmes de suie en dehors des fenêtres, comme si quelque ramoneur gigantesque avait pleuré au-dessus des toits.

À mesure que le moment approchait, j’aurais voulu fuir, mais le Vengeur, suivant les ordres reçus, était dans le vestibule, et bientôt j’entendis Joe dans l’escalier. Je devinais que c’était Joe, à sa manière bruyante de monter les marches, ses souliers de grande tenue étant toujours trop larges, et au temps qu’il mit à lire les noms inscrits sur les portes des autres étages pendant son ascension. Lorsqu’enfin il s’arrêta à notre porte, j’entendis ses doigts suivre les lettres de mon nom, et ensuite j’entendis distinctement respirer, à travers le trou de la serrure ; finalement, il donna un unique petit coup sur la porte, et Pepper, tel était le nom compromettant du Vengeur, annonça :

« M. Gargery ! »

Je crus que Joe ne finirait jamais de s’essuyer les pieds, et que j’allais être obligé de sortir pour l’enlever du paillasson ; mais à la fin, il entra.

« Joe, comment allez-vous, Joe ?

– Pip, comment allez-vous, Pip ? »

Avec son bon et honnête visage, ruisselant et tout luisant d’eau et de sueur, il posa son chapeau entre nous sur le plancher, et me prit les deux mains et les fit manœuvrer de haut en bas, comme si j’eusse été la dernière pompe brevetée.

« Je suis aise de vous voir, Joe… Donnez-moi votre chapeau. »

Mais Joe, prenant avec soin son chapeau dans ses deux mains, comme si c’eût été un nid garni de ses œufs, ne voulait pas se séparer de cette partie de sa propriété, et s’obstinait à parler par-dessus de la manière la plus incommode du monde.

« Comme vous avez grandi ! dit Joe, comme vous avez gagné !… Vous êtes devenu tout à fait un homme de bonne compagnie. »

Joe réfléchit pendant quelques instants avant de trouver ces mots :

« … À coup sûr, vous ferez honneur à votre roi et à votre pays.

– Et vous, Joe, vous avez l’air tout à fait bien.

– Dieu merci ! dit Joe, je suis également bien ; et votre sœur ne va pas plus mal, et Biddy est toujours bonne et obligeante, et tous nos amis ne vont pas plus mal, s’ils ne vont pas mieux ; excepté Wopsle qui a fait une chute. »

Et pendant tout ce temps, prenant toujours grand soin du nid d’oiseaux qu’il tenait dans ses mains, Joe roulait ses yeux tout autour de la chambre et suivait les dessins à fleur de ma robe de chambre.

« Il a fait une chute, Joe ?

– Mais oui, dit Joe en baissant la voix ; il a quitté l’église pour se mettre au théâtre ; le théâtre l’a donc amené à Londres avec moi, et il a désiré, dit Joe en plaçant le nid d’oiseaux sous son bras gauche et en se penchant comme s’il y prenait un œuf avec sa main droite, vous offrir ceci comme je voudrais le faire moi-même. »

Je pris ce que Joe me tendait. C’était l’affiche toute chiffonnée d’un petit théâtre de la capitale, annonçant, pour cette semaine même, les premiers débuts du célèbre et renommé Roscius, amateur de province, dont le jeu sans pareil, dans les pièces les plus tragiques de notre poète national, venait de produire dernièrement une si grande sensation dans les cercles dramatiques de la localité.

« Étiez-vous à cette représentation, Joe ? demandai-je.

– J’y étais, dit Joe avec emphase et solennité.

– A-t-il fait une grande sensation ?

– Mais oui, dit Joe ; on lui a jeté certainement beaucoup de pelures d’oranges : particulièrement au moment où il voit le fantôme. Mais je m’en rapporte à vous, monsieur, est-ce fait pour encourager un homme et lui donner du cœur à l’ouvrage, que d’intervenir à tout moment entre lui et le fantôme, en disant : Amen. Un homme peut avoir eu des malheurs et avoir été à l’église, dit Joe en baissant la voix et en prenant le ton de l’étonnement et de la persuasion, mais ce n’est pas une raison pour qu’on le pousse à bout dans un pareil moment. C’est à dire que si l’ombre du propre père de cet homme ne peut attirer son attention, qu’est-ce donc qui le pourra, monsieur ? Encore bien plus quand son affliction est malheureusement si légère, que le poids des plumes noires la chasse. Essayez de la fixer comme vous pourrez. »

À ce moment, l’air effrayé de Joe, qui paraissait aussi terrifié que s’il eût vu un fantôme, m’annonça qu’Herbert venait d’entrer dans la chambre. Je présentai donc Joe à Herbert, qui avança la main, mais Joe se recula et continua à tenir le nid d’oiseaux.

« Votre serviteur, monsieur, dit-il, j’espère que vous et Pip… »

Ici ses yeux tombèrent sur le groom qui déposait des rôties sur la table, et son regard semblait indiquer si clairement qu’il considérait ce jeune gentleman comme un membre de la famille, que je le regardai en fronçant les sourcils, ce qui l’embarrassa encore davantage.

« Je parle de vous deux, messieurs ; j’espère que vous vous portez bien, dans ce lieu renfermé ? Car l’endroit où nous sommes peut-être une excellente auberge, selon les goûts et les opinions que l’on a à Londres, dit Joe confidentiellement ; mais quant à moi, je n’y garderais pas un cochon, surtout si je voulais l’engraisser sainement et le manger de bon appétit. »

Après avoir émis ce jugement flatteur sur les mérites de notre logement, et avoir montré incidemment sa tendance à m’appeler monsieur, Joe, invité à se mettre à table, chercha autour de la chambre un endroit convenable où il pût déposer son chapeau, comme s’il ne pouvait trouver une place pour un objet si rare : il finit par le poser sur l’extrême bord de la cheminée, d’où ce malheureux chapeau ne tarda pas à tomber à plusieurs reprises.

« Prenez-vous du thé ou du café, monsieur Gargery ? demanda Herbert, qui faisait toujours les honneurs du déjeuner.

– Je vous remercie, monsieur répondit Joe en se roidissant des pieds à la tête ; je prendrai ce qui vous sera la plus agréable à vous-même.

– Préférez-vous le café ?

– Merci, monsieur, répondit Joe, évidemment embarrassé par cette question, puisque vous êtes assez bon pour choisir le café, je ne vous contredirai pas ; mais ne trouvez-vous pas que c’est un peu échauffant ?

– Du thé, alors ? » dit Herbert en lui en versant.

Ici, le chapeau de Joe tomba de la cheminée ; il se précipita pour le ramasser et le posa exactement au même endroit, comme s’il eût fallu absolument, selon les règles de la bienséance, qu’il retombât presque aussitôt.

« Quand êtes-vous arrivé ici, monsieur Gargery ?

– Était-ce hier dans l’après-midi ? répondit Joe après avoir toussé dans sa main, comme s’il avait eu le temps d’attraper un rhume depuis qu’il était arrivé. Non, non… Oui, oui…, c’était hier dans l’après-midi, dit-il avec une apparence de sagesse mêlée de soulagement et de stricte impartialité.

– Avez-vous déjà vu quelque chose à Londres ?

– Mais oui, monsieur, fit Joe. M. Wopsle et moi, nous sommes allés tout droit au grand magasin de cirage, mais nous n’avons pas trouvé que cela répondît aux belles affiches rouges posées sur les murs. Je veux dire, ajouta Joe en matière d’explication, quand à ce qui est de l’archi-tec-ta-to-ture… »

Je crois réellement que Joe aurait encore prolongé ce mot, qui exprimait pour moi un genre d’architecture de ma connaissance, si son attention n’eût été providentiellement détournée par son chapeau qui roulait de nouveau à terre. En effet, ce chapeau exigeait de lui une attention constante et une vivacité d’œil et de main assez semblable à celle d’un joueur de cricket8.

Il joua avec ce couvre-chef d’une manière surprenante, et déploya une grande adresse, tantôt se précipitant sur lui et le rattrapant au moment où il glissait à terre, tantôt l’arrêtant à moitié chemin, le heurtant partout, et le faisant rebondir comme un volant à tous les coins de la chambre, et contre toutes les fleurs du papier qui garnissait le mur, avant de pouvoir s’en emparer et le sentir en sûreté ; puis, finalement, le laissant tomber dans le bol à rincer les tasses, où je pris la liberté de mettre la main dessus.

Quant à son col de chemise et à son col d’habit, c’étaient deux problèmes à étudier, mais également insolubles. Pourquoi faut-il qu’un homme se gêne à ce point, pour se croire complètement habillé ! Pourquoi faut-il qu’il croie nécessaire de faire pénitence en souffrant dans ses habits de fête. Alors Joe tomba dans une si inexplicable rêverie, que sa fourchette en resta suspendue, entre son assiette et sa bouche. Ses yeux se portaient dans de si étranges directions ; il était affligé d’une toux si extraordinaire et se tenait si éloigné de la table, qu’il laissa tomber plus de morceaux qu’il n’en mangeait, prétendant ensuite qu’il n’avait rien laissé échapper ; et je fus très-content, au fond du cœur, quand Herbert nous quitta pour se rendre dans la Cité.

Je n’avais ni assez de sens ni assez de sentiment pour reconnaître que tout cela était de ma faute, et que si j’avais été plus sans cérémonie avec Joe, Joe aurait été plus à l’aise avec moi. Je me sentais gêné et à bout de patience avec lui ; il avait ainsi amoncelé des charbons ardents sur ma tête.

« Puisque nous sommes seuls maintenant, monsieur… commença Joe.

– Joe, interrompis-je d’un ton chagrin, comment pouvez-vous m’appeler monsieur ? »

Joe me regarda un instant avec quelque chose d’indécis dans le regard qui ressemblait à un reproche. En voyant sa cravate de travers, ainsi que son col, j’eus conscience qu’il avait une sorte de dignité qui sommeillait en lui.

« Nous sommes seuls, maintenant, reprit Joe, et comme je n’ai ni l’intention ni le loisir de rester ici bien longtemps, je vais conclure dès à présent, en commençant par vous apprendre ce qui m’a procuré le plaisir que vous me faites en ce moment. Car si ce n’était pas, dit Joe avec son ancien air de bonne franchise, que mon seul désir est de vous être utile, je n’aurais pas eu l’honneur de rompre le pain en compagnie de gentlemen tels que vous deux, et dans leur propre demeure. »

Je désirais si peu revoir le regard qu’il m’avait déjà jeté, que je ne lui fis aucun reproche sur le ton qu’il prenait.

« Eh bien ! monsieur, continua Joe, voilà ce qui s’est passé ; je me trouvais aux Trois jolis Bateliers, l’autre soir, Pip… »

Toutes les fois qu’il revenait à son ancienne affection, il m’appelait Pip, et quand il retombait dans ses ambitions de politesse, il m’appelait monsieur.

« Alors, dit Joe en reprenant son ton cérémonieux, Pumblechook arriva dans sa charrette ; il était toujours le même… identique… et me faisant quelquefois l’effet d’un peigne qui m’aurait peigné à rebrousse poil, en se donnant par toute la ville comme si c’était lui qui eût été votre camarade d’enfance, et comme si vous le regardiez comme le compagnon de vos jeux.

– Allons donc ! mais c’était vous, Joe.

– Je l’avais toujours cru, Pip, dit Joe en branlant doucement la tête, bien que cela ne signifie pas grand’chose maintenant, monsieur. Eh bien ! Pip, ce même Pumblechook, ce faiseur d’embarras, vint me trouver aux Trois jolis Bateliers (où l’ouvrier vient boire tranquillement une pinte de bière et fumer une pipe sans faire d’abus), et il me dit : « Joseph, miss Havisham désire vous parler.

– Miss Havisham, Joe ?

– Elle désire vous parler ; ce sont les paroles de Pumblechook. »

Joe s’assit et leva les yeux au plafond.

« Oui, Joe ; continuez, je vous prie.

– Le lendemain, monsieur, dit Joe en me regardant comme si j’étais à une grande distance de lui, après m’être fait propre, je fus voir miss A.

– Miss A, Joe, miss Havisham ?

– Je dis, monsieur, répliqua Joe avec un air de formalité légale, comme s’il faisait son testament, miss A ou autrement miss Havisham. Elle s’exprima ainsi qu’il suit : « Monsieur Gargery, vous êtes en correspondance avec M. Pip ? » Ayant en effet reçu une lettre de vous, j’ai pu répondre que je l’étais. Quand j’ai épousé votre sœur, monsieur, j’ai dit : « Je le serai ; » et, interrogé par votre amie, Pip, j’ai dit : « Je le suis. » – Voudrez-vous lui dire alors, dit-elle, qu’Estelle est ici, et qu’elle serait bien aise de le voir ? »

Je sentais mon visage en feu, en levant les yeux sur Joe. J’espère qu’une des causes lointaines de cette douleur devait venir de ce que je sentais que si j’avais connu le but de sa visite, je lui aurais donné plus d’encouragement.

« Biddy, continua Joe, quand j’arrivai à la maison et la priai de vous écrire un petit mot, Biddy hésita un moment : « Je sais, dit-elle, qu’il sera plus content d’entendre ce mot de votre bouche ; c’est jour de fête, si vous avez besoin de le voir, allez-y. » J’ai fini, monsieur, dit Joe en se levant, et, Pip, je souhaite que vous prospériez et réussissiez de plus en plus.

– Mais vous ne vous en allez pas tout de suite, Joe ?

– Si fait, je m’en vais, dit Joe.

– Mais vous reviendrez pour dîner, Joe ?

– Non, je ne reviendrai pas, » dit Joe.

Nos yeux se rencontrèrent, et tous les « monsieur » furent bannis du cœur de cet excellent homme, quand il me tendit la main.

« Pip ! mon cher Pip, mon vieux camarade, la vie est composée d’une suite de séparations de gens qui ont été liés ensemble, s’il m’est permis de le dire : l’un est forgeron, un autre orfèvre, celui-ci bijoutier, celui-là chaudronnier ; les uns réussissent, les autres ne réussissent pas. La séparation entre ces gens-là doit venir un jour ou l’autre, et il faut bien l’accepter quand elle vient. Si quelqu’un a commis aujourd’hui une faute, c’est moi. Vous et moi ne sommes pas deux personnages à paraître ensemble dans Londres, ni même ailleurs, si ce n’est quand nous sommes dans l’intimité et entre gens de connaissance. Je veux dire entre amis. Ce n’est pas que je sois fier, mais je n’ai pas ce qu’il faut, et vous ne me verrez plus dans ces habits. Je suis gêné dans ces habits, je suis gêné hors de la forge, de notre cuisine et de nos marais. Vous ne me trouveriez pas la moitié autant de défauts, si vous pensiez à moi et si vous vous figuriez me voir dans mes habits de la forge, avec mon marteau à la main, voire même avec ma pipe. Vous ne me trouveriez pas la moitié autant de défauts si, en supposant que vous ayez eu envie de me voir, vous soyez venu mettre la tête à la fenêtre de la forge et regarder Joe, le forgeron, là, devant sa vieille enclume, avec son vieux tablier brûlé, et attaché à son vieux travail. Je suis terriblement triste aujourd’hui ; mais je crois que, malgré tout, j’ai dit quelque chose qui a le sens commun. Ainsi donc, Dieu te bénisse, mon cher petit Pip, mon vieux camarade, Dieu te bénisse ! »

Je ne m’étais pas trompé, en m’imaginant qu’il y avait en lui une véritable dignité. La coupe de ses habits m’était aussi indifférente, quand il eut dit ces quelques mots, qu’elle eût pu l’être dans le ciel. Il me toucha doucement le front avec ses lèvres et partit. Aussitôt que je fus revenu suffisamment à moi, je me précipitai sur ses pas, et je le cherchai dans les rues voisines, mais il avait disparu.

Chapitre XXVIII. §

Il était clair que je devais me rendre à notre ville dès le lendemain, et dans les premières effusions de mon repentir, il me semblait également clair que je devais descendre chez Joe. Mais quand j’eus retenu ma place à la voiture pour le lendemain, quand je fus allé chez M. Pocket, et quand je fus revenu, je n’étais en aucune façon convaincu de la nécessité de ce dernier point, et je commençai à chercher quelque prétexte et à trouver de bonnes raisons pour descendre au Cochon bleu :

« Je serais un embarras chez Joe, pensai-je ; je ne suis pas attendu, et mon lit ne sera pas prêt. Je serai trop loin de miss Havisham. Elle est exigeante et pourrait ne pas le trouver bon. »

On n’est jamais mieux trompé sur terre que par soi-même, et c’est avec de tels prétextes que je me donnai le change. Que je reçoive innocemment et sans m’en douter une mauvaise demi-couronne fabriquée par un autre, c’est assez déraisonnable, mais qu’en connaissance de cause je compte pour bon argent des pièces fausses de ma façon, c’est assurément chose curieuse ! Un étranger complaisant, sous prétexte de mettre en sûreté et de serrer avec soin mes banknotes pour moi s’en empare, et me donne des coquilles de noix ; qu’est-ce que ce tour de passe-passe auprès du mien, si je serre moi-même mes coquilles de noix, et si je les fais passer à mes propres yeux pour des banknotes.

Après avoir décidé que je devais descendre au Cochon bleu, mon esprit resta dans une grande indécision. Emmènerais-je mon groom avec moi ou ne l’emmènerais-je pas ? C’était bien tentant de se représenter ce coûteux mercenaire avec ses bottes, prenant publiquement l’air sous la grande porte du Cochon bleu. Il y avait quelque chose de presque solennel à se l’imaginer introduit comme par hasard dans la boutique du tailleur, et confondant de surprise admiratrice l’irrespectueux garçon de Trabb. D’un autre côté, le garçon de Trabb pouvait se glisser dans son intimité et lui dire beaucoup de choses ; ou bien, hardi et méchant comme je le connaissais, il le poursuivrait peut-être de ses huées jusque dans la Grande Rue. Ma protectrice pourrait aussi entendre parler de lui, et ne pas m’approuver. D’après tout cela, je résolus de laisser le Vengeur à la maison.

C’était pour la voiture de l’après-midi que j’avais retenu ma place ; et comme l’hiver était revenu, je ne devais arriver à destination que deux ou trois heures après le coucher du soleil. Notre heure de départ de Cross Keys était fixée à deux heures. J’arrivai un quart d’heure en avance, suivi du Vengeur, si je puis parler ainsi d’un individu qui ne me suivait jamais, quand il lui était possible de faire autrement.

À cette époque, on avait l’habitude de conduire les condamnés au dépôt par la voiture publique, et comme j’avais souvent entendu dire qu’ils voyageaient sur l’impériale, et que je les avais vus plus d’une fois sur la grande route balancer leurs jambes enchaînées au-dessus de la voiture, je ne fus pas très-surpris quand Herbert, en m’apercevant dans la cour, vint me dire que deux forçats allaient faire route avec moi ; mais j’avais une raison, qui commençait à être une vieille raison, pour trembler malgré moi des pieds à la tête quand j’entendais prononcer le mot forçat.

« Cela ne vous inquiète pas, Haendel ? dit Herbert.

– Oh ! non !

– Je croyais que vous paraissiez ne pas les aimer.

– Je ne prétends pas que je les aime, et je suppose que vous ne les aimez pas particulièrement non plus ; mais ils me sont indifférents.

– Tenez ! les voilà, dit Herbert, ils sortent du cabaret ; quel misérable et honteux spectacle ! »

Les deux forçats venaient de régaler leur gardien, je suppose, car ils avaient avec eux un geôlier, et tous les trois s’essuyaient encore la bouche avec leurs mains. Les deux malheureux étaient attachés ensemble et avaient des fers aux jambes, des fers dont j’avais déjà vu un échantillon, et ils portaient un habillement que je ne connaissais que trop bien aussi. Leur gardien avait une paire de pistolets et portait sous son bras un gros bâton noueux, mais il paraissait dans de bons termes avec eux et se tenait à leur côté, occupé à voir mettre les chevaux à la voiture. Ils avaient vraiment l’air de faire partie de quelque exhibition intéressante, non encore ouverte, et lui, d’être leur directeur. L’un était plus grand et plus fort que l’autre, et on eût dit que, selon les règles mystérieuses du monde des forçats, comme des gens libres, on lui avait alloué l’habillement le plus court. Ses bras et ses jambes étaient comme de grosses pelotes de cette forme et son accoutrement le déguisait d’une façon complète. Cependant, je reconnus du premier coup son clignotement d’œil. J’avais devant moi l’homme que j’avais vu sur le banc, aux Trois jolis Bateliers, certain samedi soir, et qui m’avait mis en joue avec son fusil invisible !

Il était facile de voir que jusqu’à présent il ne me reconnaissait pas plus que s’il ne m’eût jamais vu de sa vie. Il me regarda de côté, et ses yeux rencontrèrent ma chaîne de montre ; alors il se mit à cracher comme par hasard, puis il dit quelques mots à l’autre forçat, et ils se mirent à rire ; ils pivotèrent ensuite sur eux-mêmes en faisant résonner leurs chaînes entremêlées, et finirent par s’occuper d’autre chose. Les grands numéros qu’ils avaient sur le dos, leur enveloppe sale et grossière comme celle de vils animaux ; leurs jambes enchaînées et modestement entourées de mouchoirs de poche, et la manière dont tous ceux qui étaient présents les regardaient et s’en tenaient éloignés, en faisaient, comme l’avait dit Herbert, un spectacle des plus désagréables et des plus honteux.

Mais ce n’était pas encore tout. Il arriva que toute la rotonde de la voiture avait été retenue par une famille quittant Londres, et qu’il n’y avait pas d’autre place pour les deux prisonniers que sur la banquette de devant, derrière le cocher. Là-dessus, un monsieur de mauvaise humeur, qui avait pris la quatrième place sur cette banquette, se mit dans une violente colère, et dit que c’était violer tous les traités que de le mêler à une si atroce compagnie ; que c’était pernicieux, infâme, honteux, et je ne sais plus combien d’autres choses. À ce moment les chevaux étaient attelés et le cocher impatient de partir. Nous nous préparâmes tous à monter, et les prisonniers s’approchèrent avec leur gardien, apportant avec eux cette singulière odeur de mie de pain, d’étoupe, de fil de caret, de pierre enfumée qui accompagne la présence des forçats.

– Ne prenez pas la chose si mal, monsieur, dit le gardien au voyageur en colère, je me mettrai moi-même auprès de vous, et je les placerai tout au bout de la banquette. Ils ne vous adresseront pas la parole, monsieur, vous ne vous apercevrez pas qu’ils sont là.

– Et il ne faut pas m’en vouloir, grommela le forçat que j’avais reconnu ; je ne tiens pas à partir, je suis tout disposé à rester, en ce qui me concerne ; la première personne venue peut prendre ma place.

– Ou la mienne, dit l’autre d’un ton rude, je ne vous aurais gêné ni les uns ni les autres si l’on m’eût laissé faire. »

Puis ils se mirent tous deux à rire, à casser des noix, en crachant les coquilles tout autour d’eux, comme je crois réellement que je l’aurais fait moi-même à leur place si j’avais été aussi méprisé.

À la fin, on décida qu’on ne pouvait rien faire pour le monsieur en colère, et qu’il devait ou rester, ou se contenter de la compagnie que le hasard lui avait donnée ; de sorte qu’il prit sa place sans cesser cependant de grogner et de se plaindre, puis le gardien se mit à côté de lui. Les forçats s’installèrent du mieux qu’ils purent, et celui des deux que j’avais reconnu s’assit si près derrière moi que je sentais son souffle dans mes cheveux.

« Adieu, Haendel ! » cria Herbert quand nous nous mîmes en mouvement.

Et je songeai combien il était heureux qu’il m’eût trouvé un autre nom que celui de Pip.

Il est impossible d’exprimer avec quelle douleur je sentais la respiration du forçat me parcourir, non-seulement derrière la tête, mais encore toute l’épine dorsale ; c’était comme si l’on m’eût touché la moelle au moyen de quelque acide mordant et pénétrant au point de me faire grincer des dents. Il semblait avoir un bien plus grand besoin de respirer qu’un autre homme et faire plus de bruit en respirant ; je sentais qu’une de mes épaules remontait et s’allongeait par les efforts que je faisais pour m’en préserver.

Le temps était horriblement dur, et les deux forçats maudissaient le froid. Avant d’avoir fait beaucoup de chemin, nous étions tous tombés dans une immobilité léthargique, et quand nous eûmes passé la maison qui se trouve à mi-route, nous ne fîmes autre chose que de somnoler, de trembler et de garder le silence. Je m’assoupis moi-même en me demandant si je ne devais pas restituer une couple de livres sterling à ce pauvre misérable avant de le perdre de vue, et quel était le meilleur moyen à employer pour y parvenir. Tout en réfléchissant ainsi, je sentis ma tête se pencher en avant comme si j’allais tomber sur les chevaux. Je m’éveillai tout effrayé et repris la question que je m’adressais à moi-même.

Mais je devais l’avoir abandonnée depuis plus longtemps que je ne le pensais, puisque, bien que je ne pusse rien reconnaître dans l’obscurité, aux lueurs et aux ombres capricieuses de nos lanternes, je devinais les marais de notre pays, au vent froid et humide qui soufflait sur nous. Les forçats, en se repliant sur eux-mêmes pour avoir plus chaud et pour que je pusse leur servir de paravent, se trouvaient encore plus près de moi. Les premiers mots que je leur entendis échanger quand je m’éveillai répondaient à ceux de ma propre pensée.

« Deux banknotes d’une livre.

– Comment les a-t-il eues ? dit le forçat que je ne connaissais pas.

– Comment le saurais-je ? repartit l’autre. Quelqu’un les lui aura données, des amis, je pense.

– Je voudrais, dit l’autre avec une terrible imprécation contre le froid, les avoir ici.

– Les deux billets d’une livre, ou les amis ?

– Les deux billets d’une livre. Je vendrais tous les amis que j’ai et que j’ai eus pour un seul, et je trouverais que c’est un fameux marché. Eh bien ! il disait donc ?…

– Il disait donc, reprit le forçat que j’avais reconnu : tout fut dit et fait en une demi-minute derrière une pile de bois, à l’arsenal de la Marine. Vous allez être acquitté ? Je le fus. Trouverai-je le garçon qui l’a nourri, qui a gardé son secret, et lui donnerai-je les deux billets d’une livre ? Oui, je le trouverai. Et c’est ce que j’ai fait.

– Vous êtes fou ! grommela l’autre. Moi je les aurais dépensés à boire et à manger. Il était sans doute bien naïf. Vous dites qu’il ne savait rien sur votre compte ?

– Non, pas la moindre chose. Autres bandes, autres vaisseaux. Il avait été jugé pour rupture de ban et condamné.

– Est-ce là sur l’honneur, la seule fois que vous ayez travaillé dans cette partie du pays ?

– C’est la seule fois.

– Quelle est votre opinion sur l’endroit ?

– Un très-vilain endroit ; de la vase, du brouillard, des marais et du travail. Du travail, des marais, du brouillard et de la vase. »

Ils témoignèrent tous deux de leur aversion pour le pays avec une grande énergie de langage, et après avoir épuisé ce sujet il ne leur resta plus rien à dire.

Après avoir entendu ce dialogue j’aurais assurément dû descendre et me cacher dans la solitude et dans l’ombre de la route, si je n’avais pas tenu pour certain que cet homme ne pouvait avoir aucun soupçon de mon identité. En vérité, non seulement ma personne était si changée, mais j’avais des habits si différents et j’étais dans des circonstances si opposées qu’il n’était pas probable qu’il pût me reconnaître sans quelque secours accidentel. Pourtant ce fait seul d’être avec lui sur la voiture était assez étrange pour me remplir de crainte et me faire penser qu’à l’aide de la moindre coïncidence il pourrait à tout moment me reconnaître, soit en entendant prononcer mon nom, soit en m’entendant parler. Pour cette raison, je résolus de descendre aussitôt que nous toucherions à la ville et de me mettre ainsi hors de sa portée. J’exécutai ce projet avec succès. Mon petit portemanteau se trouvait dans le coffre, sous mes pieds ; je n’avais qu’à tourner un ressort pour m’en emparer ; je le jetai avant moi, puis je descendis devant le premier réverbère et posai les pieds sur les premiers pavés de la ville. Quant aux forçats, ils continuèrent leur chemin avec la voiture, et, comme je savais vers quel endroit de la rivière ils devaient être dirigés, je voyais dans mon imagination le bateau des forçats les attendant devant l’escalier vaseux. J’entendis encore une voix rude s’écrier : « Au large, vous autres ! » comme à des chiens. Je voyais de nouveau cette maudite arche de Noé, ancrée au loin, dans l’eau noire et bourbeuse.

Je n’aurais pu dire de quoi j’avais peur, car mes craintes étaient vagues et indéfinies, mais j’avais une grande frayeur. En gagnant l’hôtel je sentais qu’une terreur épouvantable, surpassant de beaucoup la simple appréhension d’une reconnaissance pénible ou désagréable, me faisait trembler ; je crois même qu’elle ne prit aucune forme distincte, et qu’elle ne fut même pendant quelques minutes qu’un souvenir des terreurs de mon enfance.

La salle à manger du Cochon bleu était vide, je n’avais pas encore commandé mon dîner, et j’étais à peine assis quand le garçon me reconnut. Il s’excusa de son peu de mémoire et me demanda s’il fallait envoyer Boots chez M. Pumblechook.

« Non, dis-je, certainement non ! »

Le garçon, c’était lui qui avait apporté le Code de commerce le jour de mon contrat, parut surpris et profita de la première occasion qui se présenta pour placer à ma portée un vieil extrait crasseux d’un journal de la localité avec tant d’empressement que je le pris et lus ce paragraphe :

« Nos lecteurs n’apprendront pas sans intérêt, à propos de l’élévation récente et romanesque à la fortune d’un jeune ouvrier serrurier de nos environs (quel thème, disons-le en passant, pour la plume magique de notre compatriote Toby, le poète de nos colonnes, bien qu’il ne soit pas encore universellement connu), que le premier patron du jeune homme, son compagnon et son ami, est un personnage très-respecté, qui n’est pas étranger au commerce des grains, et dont les magasins, éminemment commodes et confortables, sont situés à moins d’une centaine de milles de la Grande Rue. Ce n’est pas sans éprouver un certain plaisir personnel que nous le citons comme le Mentor de notre jeune Télémaque, car il est bon de savoir que notre ville a également produit le fondateur de la fortune de ce dernier. De la fortune de qui ? demanderont les sages aux sourcils contractés et les beautés aux yeux brillants de la localité. Nous croyons que Quentin Metsys fut forgeron à Anvers. » – VERB. SAP.

J’ai l’intime conviction, basée sur une grande expérience, que si, dans les jours de ma prospérité, j’avais été au pôle nord, j’y aurais trouvé quelqu’un, Esquimau errant ou homme civilisé, pour me dire que Pumblechook avait été mon premier protecteur et le fondateur de ma fortune.

Chapitre XXIX. §

De bonne heure j’étais debout et dehors. Il était encore trop tôt pour aller chez miss Havisham ; j’allai donc flâner dans la campagne, du côté de la villa qu’habitait miss Havisham, qui n’était pas du même côté que Joe : remettant au lendemain à aller chez ce dernier. En pensant à ma patronne, je me peignais en couleurs brillantes les projets qu’elle formait pour moi.

Elle avait adopté Estelle, elle m’avait en quelque sorte adopté aussi ; il ne pouvait donc manquer d’être dans ses intentions de nous unir. Elle me réservait de restaurer la maison délabrée, de faire entrer le soleil dans les chambres obscures, de mettre les horloges en mouvement et le feu aux foyers refroidis, d’arracher les toiles d’araignées, de détruire la vermine ; en un mot d’exécuter tous les brillants haut faits d’un jeune chevalier de roman et d’épouser la princesse. Je m’étais arrêté pour voir la maison en passant, et ses murs de briques rouges calcinées, ses fenêtres murées, le lierre vert et vigoureux embrassant jusqu’au chambranle des cheminées, avec ses tendons et ses ramilles, comme si ses vieux bras sinueux eussent caché quelque mystère précieux et attrayant dont je fusse le héros. Estelle en était l’inspiration, cela va sans dire, comme elle en était l’âme ; mais quoiqu’elle eût pris un très-grand empire sur moi et que ma fantaisie et mon espoir reposassent sur elle, bien que son influence sur mon enfance et sur mon caractère eût été toute puissante, je ne l’investis pas, même en cette matinée romantique, d’autres attributs que ceux qu’elle possédait. C’est avec intention que je mentionne cela maintenant parce que c’est le fil conducteur au moyen duquel on pourra me suivre dans mon pauvre labyrinthe. Selon mon expérience, les sentiments de convention d’un amant ne peuvent pas toujours être vrais. La vérité pure est que, lorsque j’aimai Estelle d’un amour d’homme, je l’aimai parce que je la trouvais irrésistible. Une fois pour toutes j’ai senti, à mon grand regret, très-souvent pour ne pas dire toujours, que je l’aimais malgré la raison, malgré les promesses, malgré la tranquillité, malgré l’espoir, malgré le bonheur, malgré enfin tous les découragements qui pouvaient m’assaillir. Une fois pour toutes, je ne l’en aimais pas moins, tout en le sachant parfaitement, et cela n’eut pas plus d’influence pour me retenir, que si je m’étais imaginé très-sérieusement qu’elle eût toutes les perfections humaines.

Je calculai ma promenade de façon à arriver à la porte comme dans l’ancien temps. Quand j’eus sonné d’une main tremblante, je tournai le dos à la porte, en essayant de reprendre haleine et d’arrêter les battements de mon cœur. J’entendis la porte de côté s’ouvrir, puis des pas traverser la cour ; mais je fis semblant de ne rien entendre, même quand la porte tourna sur ses gonds rouillés.

Enfin, me sentant touché à l’épaule, je tressaillis et me retournai. Je tressaillis bien davantage alors, en me trouvant face à face avec un homme vêtu de vêtements sombres. C’était le dernier homme que je me serais attendu à voir occuper le poste de portier chez miss Havisham.

« Orlick !

– Ah ! c’est que voyez-vous, il y a des changements de position encore plus grands que le vôtre. Mais entrez, entrez ! j’ai reçu l’ordre de ne pas laisser la porte ouverte. »

J’entrai ; il la laissa retomber, la ferma et retira la clef.

« Oui, dit-il en se tournant, après m’avoir assez malhonnêtement précédé de quelques pas dans la maison, c’est bien moi !

– Comment êtes-vous venu ici ?

– Je suis venu ici sur mes jambes, répondit-il, et j’ai apporté ma malle avec moi sur une brouette.

– Êtes-vous ici pour le bien ?

– Je n’y suis pas pour le mal, au moins, d’après ce que je suppose ? »

Je n’en étais pas bien certain ; j’eus le loisir de songer en moi-même à sa réponse, pendant qu’il levait lentement un regard inquisiteur du pavé à mes jambes, et de mes bras à ma tête.

« Alors vous avez quitté la forge ? dis-je.

– Est-ce que ça a l’air d’une forge, ici ? répliqua Orlick, en jetant un coup d’œil méprisant autour de lui ; maintenant prenez-le pour une forge si cela vous fait plaisir. »

Je lui demandai depuis combien de temps il avait quitté la forge de Gargery.

« Un jour est ici tellement semblable à l’autre, répliqua-t-il, que je ne saurais le dire sans en faire le calcul. Cependant, je suis venu ici quelque temps après votre départ.

– J’aurais pu vous le dire, Orlick.

– Ah ! fit-il sèchement, je croyais que vous étiez parti pour être étudiant. »

En ce moment, nous étions arrivés à la maison, où je vis que sa chambre était placée juste à côté de la porte, et qu’elle avait une petite fenêtre donnant sur la cour. Dans de petites proportions, elle ressemblait assez au genre de pièces appelées loges, généralement habitées par les portiers à Paris ; une certaine quantité de clefs étaient accrochées au mur ; il y ajouta celle de la rue. Son lit, à couvertures rapiécées, se trouvait derrière, dans un petit compartiment ou renfoncement. Le tout avait un air malpropre, renfermé et endormi comme une cage à marmotte humaine, tandis que lui, Orlick, apparaissait sombre et lourd dans l’ombre d’un coin près de la fenêtre, et semblait être la marmotte humaine pour laquelle cette cage avait été faite. Et cela était réellement.

« Je n’ai jamais vu cette chambre, dis-je, et autrefois il n’y avait pas de portier ici.

– Non, dit-il, jusqu’au jour où il n’y eut plus aucune porte pour défendre l’habitation, et que les habitants considérassent cela comme dangereux à cause des forçats et d’un tas de canailles et de va-nu-pieds qui passent par ici. Alors on m’a recommandé pour remplir cette place comme un homme en état de tenir tête à un autre homme, et je l’ai prise. C’est plus facile que de souffler et de jouer du marteau. – Il est chargé ; il l’est ! »

Mes yeux avaient rencontré, au-dessus de la cheminée, un fusil à monture en cuivre, et ses yeux avaient suivi les miens.

« Eh bien, dis-je, ne désirant pas prolonger davantage la conversation, faut-il monter chez miss Havisham ?

– Que je sois brûlé si je le sais ! répondit-il en s’étendant et en se secouant. Mes ordres ne vont pas plus loin. Je vais frapper un coup sur cette cloche avec le marteau, et vous suivrez le couloir jusqu’à ce que vous rencontriez quelqu’un.

– Je suis attendu, je pense.

– Qu’on me brûle deux fois, si je puis le dire ! » répondit-il.

Là-dessus, je descendis dans le long couloir qu’autrefois j’avais si souvent foulé de mes gros souliers, et il fit résonner sa cloche. Au bout du passage, pendant que la cloche vibrait encore, je trouvai Sarah Pocket, qui me parut avoir verdi et jauni à cause de moi.

« Oh ! dit-elle, est-ce vous, monsieur Pip ?

– Moi-même, miss Pocket. Je suis aise de vous dire que M. Pocket et sa famille se portent bien.

– Sont-ils un peu plus sages ? dit Sarah, en secouant tristement la tête. Il vaudrait mieux qu’ils fussent sages que bien portants. Ah ! Mathieu ! Mathieu !… vous savez le chemin, monsieur ?

– Passablement, car j’ai monté cet escalier bien souvent dans l’obscurité. »

Je le gravis alors avec des bottes bien plus légères qu’autrefois et je frappai, de la même manière que j’avais coutume de le faire, à la porte de la chambre de miss Havisham.

« C’est le coup de Pip, dit-elle immédiatement ; entrez, Pip. »

Elle était dans sa chaise, auprès de la vieille table, toujours avec ses vieux habits, les deux mains croisées sur sa canne, le menton appuyé dessus, et les yeux tournés du côté du feu. À côté d’elle était le soulier blanc qui n’avait jamais été porté, et une dame élégante que je n’avais jamais vue, était assise, la tête penchée sur le soulier, comme si elle le regardait.

« Entrez, Pip, continua miss Havisham, sans détourner les yeux. Entrez, Pip. Comment allez-vous, Pip ? Ainsi donc, vous me baisez la main comme si j’étais une reine ? Eh ! eh bien ?… »

Elle me regarda tout à coup sans lever les yeux, et répéta d’un air moitié riant, moitié de mauvaise humeur :

« Eh bien ?

– J’ai appris, mis Havisham, dis-je un peu embarrassé, que vous étiez assez bonne pour désirer que je vinsse vous voir : je suis venu aussitôt.

– Eh bien ? »

La dame qu’il me semblait n’avoir jamais vue avant, leva les yeux sur moi et me regarda durement. Alors je vis que ses yeux étaient les yeux d’Estelle. Mais elle était tellement changée, tellement embellie ; elle était devenue si complètement femme, elle avait fait tant de progrès dans tout ce qui excite l’admiration, qu’il me semblait n’en avoir fait aucun. Je m’imaginais, en la regardant, que je redevenais un garçon commun et grossier. C’est alors que je sentis toute la distance et l’inégalité qui nous séparaient, et l’impossibilité d’arriver jusqu’à elle.

Elle me tendit la main. Je bégayai quelque chose sur le plaisir que j’avais à la revoir, et sur ce que je l’avais longtemps, bien longtemps espéré.

« La trouvez-vous très-changée, Pip ? demanda miss Havisham avec son regard avide et en frappant avec sa canne sur une chaise qui se trouvait entre elles deux, et pour me faire signe de m’asseoir.

– Quand je suis entré, miss Havisham, je n’ai absolument rien reconnu d’Estelle, ni son visage, ni sa tournure, mais maintenant je reconnais bien que tout cela appartient bien à l’ancienne…

– Comment ! vous n’allez pas dire à l’ancienne Estelle ? interrompit miss Havisham. Elle était fière et insolente, et vous avez voulu vous éloigner d’elle, ne vous en souvenez-vous pas ? »

Je répondis avec confusion qu’il y avait très-longtemps de tout cela, qu’alors je ne m’y connaissais pas… et ainsi de suite. Estelle souriait avec un calme parfait, et dit qu’elle avait conscience que j’avais parfaitement raison, et qu’elle avait été désagréable.

« Et lui !… est-il changé ? demanda miss Havisham.

– Énormément ! dit Estelle en m’examinant.

– Moins grossier et moins commun, » dit miss Havisham en jouant avec les cheveux d’Estelle.

Et elle se mit à rire, puis elle regarda le soulier qu’elle tenait à la main, et elle se mit à rire de nouveau et me regarda. Elle posa le soulier à terre. Elle me traitait encore en enfant ; mais elle cherchait à m’attirer.

Nous étions dans la chambre fantastique, au milieu des vieilles et étranges influences qui m’avaient tant frappé, et j’appris qu’elle arrivait de France, et qu’elle allait se rendre à Londres. Hautaine et volontaire comme autrefois, ces défauts étaient presque effacés par sa beauté, qui était quelque chose d’extraordinaire et de surnaturel ; je le pensais, du moins, désireux que j’étais de séparer ses défauts de sa beauté. Mais il était impossible de séparer sa présence de ces malheureux et vifs désirs de fortune et d’élégance qui avaient tourmenté mon enfance, de toutes ces mauvaises aspirations qui avaient commencé par me rendre honteux de notre pauvre logis et de Joe, de toutes ces visions qui m’avaient fait voir son visage dans le foyer ardent, dans les éclats du fer, jusque sur l’enclume, qui l’avaient fait sortir de l’obscurité de la nuit, pour me regarder à travers la fenêtre de la forge et disparaître ensuite… En un mot, il m’était impossible de la séparer, dans le passé ou dans le présent, des moments les plus intimes de mon existence.

Il fut convenu que je passerais tout le reste de la journée chez miss Havisham ; que je retournerais à l’hôtel le soir, et le lendemain à Londres. Quand nous eûmes causé pendant quelque temps, miss Havisham nous envoya promener dans le jardin abandonné. En y entrant, Estelle me dit que je devais bien la rouler un peu comme autrefois.

Estelle et moi entrâmes donc dans le jardin, par la porte près de laquelle j’avais rencontré le jeune homme pâle, aujourd’hui Herbert ; moi, le cœur tremblant et adorant jusqu’aux ourlets de sa robe ; elle, entièrement calme et bien certainement n’adorant pas les ourlets de mon habit. En approchant du lieu du combat, elle s’arrêta et dit :

« Il faut que j’aie été une singulière petite créature, pour me cacher et vous regarder combattre ce jour-là, mais je l’ai fait, et cela m’a beaucoup amusée.

– Vous m’en avez bien récompensé.

– Vraiment ! répliqua-t-elle naturellement, comme si elle se souvenait à peine. Je me rappelle que je n’étais pas du tout favorable à votre adversaire, parce que j’avais vu de fort mauvais œil qu’on l’eût fait venir ici pour m’ennuyer de sa compagnie.

– Lui et moi, nous sommes bons amis maintenant, lui dis-je.

– Vraiment ! Je crois me souvenir que vous faites vos études chez son père ?

– Oui. »

C’est avec répugnance que je répondis affirmativement, car cela me donnait l’air d’un enfant, et elle me traitait déjà suffisamment comme tel.

« En changeant de position pour le présent et l’avenir, vous avez changé de camarades ? dit Estelle.

– Naturellement, dis-je.

– Et nécessairement, ajouta-t-elle d’un ton fier, ceux qui vous convenaient autrefois comme société ne vous conviendraient plus aujourd’hui ? »

En conscience, je doute fort qu’il me restât en ce moment la plus légère intention d’aller voir Joe ; mais s’il m’en restait une ombre, cette observation la fit évanouir.

« Vous n’aviez en ce temps-là aucune idée de la fortune qui vous était destinée ? dit Estelle.

– Pas la moindre. »

Son air de complète supériorité en marchant à côté de moi, et mon air de soumission et de naïveté en marchant à côté d’elle formaient un contraste que je sentais parfaitement : il m’eût encore fait souffrir davantage, si je ne l’avais considéré comme venant absolument de moi, qui étais si éloigné d’elle par mes manières, et en même temps si rapproché d’elle par ma passion.

Le jardin était trop encombré de végétation pour qu’on y pût marcher à l’aise, et quand nous en eûmes fait deux ou trois fois le tour, nous rentrâmes dans la cour de la brasserie. Je lui montrai avec finesse l’endroit où je l’avais vue marcher sur les tonneaux le premier jour des temps passés, et elle me dit en accompagnant ses paroles d’un regard froid et indifférent :

« Vraiment !… ai-je fait cela ? »

Je lui rappelai l’endroit où elle était sortie de la maison pour me donner à manger et à boire, et elle me répondit :

« Je ne m’en souviens pas.

– Vous ne vous souvenez pas de m’avoir fait pleurer ? dis-je.

– Non, » fit-elle en secouant la tête et en regardant autour d’elle.

Je crois vraiment que son peu de mémoire, et surtout son indifférence me firent pleurer de nouveau en moi-même, et ce sont ces larmes-là qui sont les larmes les plus cuisantes de toutes celles que l’on puisse verser.

« Vous savez, dit Estelle, d’un air de condescendance qu’une belle et ravissante femme peut seule prendre, que je n’ai pas de cœur… si cela peut avoir quelque rapport avec ma mémoire. »

Je me mis à balbutier quelque chose qui indiquait assez que je prenais la liberté d’en douter… que je savais le contraire… qu’il était impossible qu’une telle beauté n’ait pas de cœur…

« Oh ! j’ai un cœur qu’on peut poignarder ou percer de balles, sans doute, dit Estelle, et il va sans dire que s’il cessait de battre, je cesserais de vivre, mais vous savez ce que je veux dire : je n’ai pas la moindre douceur à cet endroit-là. Non ; la sympathie, le sentiment, autant d’absurdités selon moi. »

Qu’était-ce donc qui me frappait chez elle pendant qu’elle se tenait immobile à côté de moi et qu’elle me regardait avec attention ? Était-ce quelque chose qui m’avait frappé chez miss Havisham ? Dans quelques-uns de ses regards, dans quelques-uns de ses gestes, il y avait une légère ressemblance avec miss Havisham ; c’était cette ressemblance qu’on remarque souvent entre les enfants et les personnes avec lesquelles ils ont vécu longtemps dans la retraite, ressemblance de mouvements, d’expression entre des visages qui, sous d’autres rapports, sont tout à fait différents. Et pourtant je ne pouvais lui trouver aucune similitude de traits avec miss Havisham. Je regardai de nouveau, et bien qu’elle me regardât encore, la ressemblance avait disparu.

Qu’était-ce donc ?…

« Je parle sérieusement, dit Estelle, sans froncer les sourcils (car son front était uni) autant que son visage s’assombrissait. Si nous étions destinés à vivre longtemps ensemble, vous feriez bien de vous pénétrer de cette idée, une fois pour toutes. Non, fit-elle en m’arrêtant d’un geste impérieux, comme j’entrouvrais les lèvres, je n’ai accordé ma tendresse à personne, et je n’ai même jamais su ce que c’était. »

Un moment après, nous étions dans la brasserie abandonnée, elle m’indiquait du doigt la galerie élevée d’où je l’avais vue sortir le premier jour, et me dit qu’elle se souvenait d’y être montée, et de m’avoir vu tout effarouché. En suivant des yeux sa blanche main, cette même ressemblance vague, que je ne pouvais définir, me traversa de nouveau l’esprit. Mon tressaillement involontaire lui fit poser sa main sur mon bras, et immédiatement le fantôme s’évanouit encore et disparut.

Qu’était-ce donc ?…

« Qu’avez-vous ? demanda Estelle. Êtes-vous effrayé ?

– Je le serais, si je croyais ce que vous venez de dire, répondis-je pour finir.

– Alors vous ne le croyez pas ? N’importe, je vous l’ai dit, miss Havisham va bientôt vous le rappeler. Faisons encore un tour de jardin, puis vous rentrerez. Allons ! il ne faut pas pleurer sur ma cruauté : aujourd’hui, vous serez mon page ; donnez-moi votre épaule. »

Sa belle robe avait traîné à terre, elle la relevait alors d’une main et de l’autre me touchait légèrement l’épaule en marchant. Nous fîmes encore deux ou trois tours dans ce jardin abandonné, qui pour moi paraissait tout en fleurs. Les végétations jaunes et vertes qui sortaient des fentes du vieux mur eussent-elles été les fleurs les plus belles et les plus précieuses, qu’elles ne m’eussent pas laissé un plus charmant souvenir.

Il n’y avait pas entre nous assez de différence d’années pour l’éloigner de moi : nous étions presque du même âge, quoi que bien entendu elle parût plus âgée que moi ; mais l’air d’inaccessibilité que lui donnaient sa beauté et ses manières me tourmentait au milieu de mon bonheur ; cependant, j’avais l’assurance intime que notre protectrice nous avait choisis l’un pour l’autre. Malheureux garçon !

Enfin, nous rentrâmes dans la maison et j’appris avec surprise que mon tuteur était venu voir miss Havisham pour affaires, et qu’il reviendrait dîner. Les vieilles branches des candélabres de la chambre avaient été allumées pendant notre absence, et miss Havisham m’attendait dans son fauteuil.

Je dus pousser le fauteuil comme par le passé, et nous commençâmes notre lente promenade habituelle autour des cendres du festin nuptial. Mais dans cette chambre funèbre, avec cette image de la mort, couchée dans ce fauteuil et fixant ses yeux sur elle, Estelle paraissait plus belle, plus brillante que jamais, et je tombai sous un charme encore plus puissant.

Le temps s’écoula ainsi, l’heure du dîner approchait, et Estelle nous quitta pour aller à sa toilette. Nous nous étions arrêtés près du centre de la longue table et miss Havisham, un de ses bras flétris hors du fauteuil, reposait sa main crispée sur la nappe jaunie.

Estelle ayant retourné la tête et jeté un coup d’œil par-dessus son épaule, avant de sortir, miss Havisham lui envoya de la main un baiser ; elle imprima à ce mouvement une ardeur dévorante, vraiment terrible dans son genre. Puis Estelle étant partie, et nous restant seuls, elle se tourna vers moi, et me dit à voix basse :

« N’est-elle pas belle… gracieuse… bien élevée ? Ne l’admirez-vous pas ?

– Tous ceux qui la voient doivent l’admirer, miss Havisham. »

Elle passa son bras autour de mon cou et attira ma tête contre la sienne, toujours appuyée sur le dos de son fauteuil.

« Aimez-la… Aimez-la !… Aimez-la… Comment est-elle avec vous ? »

Avant que j’eusse eu le temps de répondre, si toutefois j’avais pu répondre à une question si délicate, elle répéta :

« Aimez-la !… Aimez-la !… Si elle vous traite avec faveur, aimez-la !… Si elle vous accable, aimez-la !… Si elle déchire votre cœur en morceaux, et à mesure qu’il deviendra plus vieux et plus fort, il saignera davantage, aimez-la !… aimez-la !… aimez-la !… »

Jamais je n’avais vu une ardeur aussi passionnée que celle avec laquelle elle prononçait ces mots. Je sentais autour de mon cou les muscles de son bras amaigri se gonfler sous l’influence de la passion qui la possédait.

« Écoutez-moi, Pip, je l’ai adoptée pour qu’on l’aime, je l’ai élevée pour qu’on l’aime, je lui ai donné de l’éducation pour qu’on l’aime, j’en ai fait ce qu’elle est afin qu’elle pût être aimée, aimez-la !… »

Elle répétait le mot assez souvent pour ne laisser aucun doute sur ce qu’elle voulait dire ; mais si le mot souvent répété eût été un mot de haine, au lieu d’être un mot d’amour, tels que désespoir, vengeance, mort cruelle, il n’aurait pu résonner davantage à mes oreilles comme une malédiction.

« Je vais vous dire, fit-elle dans le même murmure passionné et précipité, ce que c’est que l’amour vrai : c’est le dévouement aveugle, l’abnégation entière, la soumission absolue, la confiance et la foi contre vous-même et contre le monde entier, l’abandon de votre âme et de votre cœur tout entier à la personne aimée. C’est ce que j’ai fait ! »

Lorsqu’elle arriva à ces paroles et à un cri sauvage qui les suivit, je la retins par la taille, car elle se soulevait sur son fauteuil, enveloppée dans sa robe qui lui servait de suaire, et s’élançait dans l’espace comme si elle eût voulu se briser contre la muraille et tomber morte.

Tout ceci se passa en quelques secondes. En la remettant dans son fauteuil, je crus sentir une odeur qui ne m’était pas inconnue ; en me tournant, j’aperçus mon tuteur dans la chambre.

Il portait toujours, je crois ne pas l’avoir dit encore, un riche foulard, de proportions imposantes, qui lui était d’un grand secours dans sa profession. Je l’ai vu remplir de terreur un client ou un témoin, en déployant avec cérémonie ce foulard, comme s’il allait se moucher immédiatement, puis s’arrêtant, comme s’il voyait bien qu’il n’aurait pas le temps de le faire avant que le client ou le témoin ne se fussent compromis ; le client ou le témoin, à demi compromis, imitant son exemple, s’arrêtait immédiatement, comme cela devait être. Quand je le vis dans la chambre, il tenait cet expressif mouchoir de poche des deux mains et nous regardait. En rencontrant mon œil, il dit clairement, par une pause momentanée et silencieuse, tout en conservant son attitude : « En vérité ! C’est singulier ! » Puis il se servit de son mouchoir comme on doit s’en servir, avec un effet formidable.

Miss Havisham l’avait vu en même temps que moi. Comme tout le monde, elle avait peur de lui. Elle fit de violents efforts pour se remettre, et balbutia qu’il était aussi exact que toujours.

« Toujours exact, répéta-t-il en venant à moi ; comment ça va-t-il, Pip ? Vous ferai-je faire un tour, miss Havisham ? Ainsi donc, vous voilà ici, Pip ? »

Je lui dis depuis quand j’étais arrivé, et comment miss Havisham avait désiré que je vinsse voir Estelle. Ce à quoi il répliqua :

« Ah ! c’est une très-jolie personne ! »

Puis il poussa devant lui miss Havisham dans son fauteuil avec une de ses grosses mains, et mit l’autre dans la poche de son pantalon, comme si ladite poche était pleine de secrets.

« Eh ! Pip ! combien de fois aviez-vous déjà vu miss Estelle, dit-il en s’arrêtant.

– Combien !…

– Ah ! combien de fois ? Dix mille fois ?

– Oh ! non, pas aussi souvent.

– Deux fois ?

– Jaggers, interrompit miss Havisham, à mon grand soulagement, laissez donc mon Pip tranquille, et descendez dîner avec lui. »

Il s’exécuta, et nous descendîmes ensemble l’escalier. Pendant que nous nous rendions aux appartements séparés en traversant la cour du fond, il me demanda combien de fois j’avais vu miss Havisham manger et boire, me donnant comme de coutume à choisir entre cent fois et une fois.

Je réfléchis et je répondis :

« Jamais !

– Et jamais vous ne la verrez, Pip, reprit-il avec un singulier sourire ; elle n’a jamais souffert qu’on la voie faire l’un ou l’autre depuis qu’elle a adopté ce genre de vie. La nuit elle erre au hasard dans la maison et prend la nourriture qu’il lui faut.

– Permettez, monsieur, dis-je, puis-je vous faire une question ?

– Vous le pouvez, dit-il, mais je suis libre de refuser d’y répondre. Voyons votre question.

– Le nom d’Estelle est-il Havisham, ou bien… »

Je n’avais rien à ajouter.

« Ou qui ? dit-il.

– Est-ce Havisham ?

– C’est Havisham.

Cela nous mena jusqu’à la table où elle et Sarah Pocket nous attendaient. M. Jaggers présidait. Estelle s’assit en face de lui. Nous dînâmes fort bien, et nous fûmes servis par une servante que je n’avais jamais vue pendant mes allées et venues, mais qui, je le sais, avait toujours été employée dans cette mystérieuse maison. Après dîner, on plaça devant mon tuteur une bouteille de vieux porto ; il était évident qu’il se connaissait en vins, et les deux dames nous laissèrent. Je n’ai jamais vu autre part, même chez M. Jaggers, rien de pareil à la réserve que M. Jaggers affectait dans cette maison. Il tenait ses regards baissés sur son assiette, et c’est à peine si pendant le dîner il les dirigea une seule fois sur Estelle. Quand elle lui parlait, il écoutait et répondait, mais ne la regardait jamais, du moins je ne m’en aperçus pas. De son côté, elle le regardait souvent avec intérêt et curiosité, sinon avec méfiance ; mais il n’avait jamais l’air de se douter de l’attention dont il était l’objet. Pendant tout le temps que dura le dîner, il semblait prendre un malin plaisir à rendre Sarah Pocket plus jaune et plus verte, en revenant souvent dans la conversation à mes espérances ; mais là encore il semblait ne se douter de rien, il allait jusqu’à paraître arracher, et il arrachait en effet, bien que je ne susse pas comment, des renseignements sur mon innocent individu.

Quand lui et moi restâmes seuls, il se posa et il se répandit sur toute sa personne un air de tranquillité parfaite, conséquence probable des informations qu’il possédait sur tout le monde en général. C’en était réellement trop pour moi. Il contre-examinait jusqu’à son vin quand il n’avait rien d’autre sous la main ; il le plaçait entre la lumière et lui, le goûtait, le retournait dans sa bouche, puis l’avalait, posait le verre, le reprenait, regardait de nouveau le vin, le sentait, l’essayait, le buvait, remplissait de nouveau son verre, le contre-examinait encore jusqu’à ce que je fusse aussi inquiet que si j’avais su que le vin lui disait quelque chose de désagréable sur mon compte. Trois ou quatre fois, je crus faiblement que j’allais entamer la conversation ; mais toutes les fois qu’il me voyait sur le point de lui demander quelque chose, il me regardait, son verre à la main, en tournant et retournant son vin dans sa bouche, comme pour me faire remarquer que c’était inutile de lui parler puisqu’il ne pourrait pas me répondre.

Je crois que miss Pocket sentait que ma présence la mettait en danger de devenir folle et d’aller peut-être jusqu’à déchirer son bonnet, lequel était un affreux bonnet, une espèce de loque en mousseline, et à semer le plancher de ses cheveux, lesquels n’avaient assurément jamais poussé sur sa tête. Elle ne reparut que plus tard lorsque nous remontâmes chez miss Havisham pour faire un whist. Pendant notre absence, miss Havisham avait, d’une manière vraiment fantastique, placé quelques-uns de ses plus beaux bijoux de sa table de toilette dans les cheveux d’Estelle, sur son sein et sur ses bras, et je vis jusqu’à mon tuteur qui la regardait par-dessous ses épais sourcils, et levait un peu les yeux quand cette beauté merveilleuse se trouvait devant lui avec son brillant éclat de lumière et de couleur.

Je ne dirai rien de la manière étonnante avec laquelle il gardait tous ses atouts au whist, et parvenait, au moyen de basses cartes qu’il avait dans la main, à rabaisser complètement la gloire de nos rois et de nos reines, ni de la conviction que j’avais qu’il nous regardait comme trois innocentes et pauvres énigmes qu’il avait devinées depuis longtemps. Ce dont je souffrais le plus, c’était l’incompatibilité qui existait entre sa froide personne et mes sentiments pour Estelle ; ce n’était pas parce que je savais que je ne pourrais jamais me décider à lui parler d’elle, ni parce que je savais que je ne pourrais jamais supporter de l’entendre faire craquer ses bottes devant elle, ni parce que je savais que je ne pourrais jamais me résigner à le voir se laver les mains près d’elle : c’était parce que je savais que mon admiration serait toujours à un ou deux pieds au-dessus de lui, et que mes sentiments seraient regardés par lui comme une circonstance aggravante.

On joua jusqu’à neuf heures, et alors il fut convenu que, lorsque Estelle viendrait à Londres j’en serais averti, et que j’irais l’attendre à la voiture. Puis je lui dis bonsoir, je lui serrai la main et je la quittai.

Mon tuteur occupait au Cochon bleu la chambre voisine de la mienne. Jusqu’au milieu de la nuit les paroles de miss Havisham : « Aimez-la ! aimez-la ! aimez-la ! » résonnèrent à mon oreille. Je les adaptai à mon usage, et je répétais à mon oreille : « Je l’aime !… je l’aime !… je l’aime !… » plus de cent fois. Alors un transport de gratitude envers miss Havisham s’empara de moi en songeant qu’Estelle m’était destinée, à moi, autrefois le pauvre garçon de forge. Puis je pensais avec crainte qu’elle n’entrevoyait pas encore cette destinée sous le même jour que moi. Quand commencerait-elle à s’y intéresser ? Quand me serait-il donné d’éveiller son cœur muet et endormi ?

Mon Dieu ! je croyais ces émotions grandes et nobles, et je ne pensais pas qu’il y avait quelque chose de bas et de petit à rester éloigné de Joe parce que je savais qu’elle avait et qu’elle devait avoir un profond dédain pour lui. Il n’y avait qu’un jour que Joe avait fait couler mes larmes, mais elles avaient bien vite séché !… Dieu me pardonne ! elles avaient bien vite séché !…

FIN DU PREMIER VOLUME.

Tome second. §

Chapitre I. §

Le matin, après avoir bien considéré la chose, tout en m’habillant au Cochon bleu, je résolus de dire à mon tuteur que je ne savais pas trop si Orlick était bien le genre d’homme qui convenait pour remplir un poste de confiance chez miss Havisham.

« Sans doute, il n’est pas tout à fait le genre d’homme qu’il faut, Pip, dit mon tuteur, sachant d’avance à quoi s’en tenir sur son compte ; parce que l’homme qui remplit un poste de confiance n’est jamais le genre d’homme qu’il faut. »

Et il sembla ravi de trouver que ce poste en particulier n’était pas tenu exceptionnellement par quelqu’un du genre qu’il fallait, et il m’écouta d’un air satisfait pendant que je lui racontais ce que je savais d’Orlick.

« Très-bien, Pip, dit-il quand j’eus fini, je passerai tout à l’heure pour remercier notre ami. »

Un peu alarmé par cette promptitude d’action, j’opinai pour un peu de délai, et je ne lui cachai même pas que notre ami lui-même serait peut-être assez difficile à manier.

« Oh ! allons donc ! dit mon tuteur en laissant passer le bout de son mouchoir de poche avec une entière confiance, je voudrais bien le voir discuter la chose avec moi ! »

Comme nous devions retourner ensemble à Londres par la voiture de midi, et que j’avais déjeuné avec une si grande appréhension de voir paraître Pumblechook, que je pouvais à peine tenir ma tasse, cela me fournit l’occasion de dire que j’avais besoin de marcher et que j’irais en avant sur la route de Londres, pendant que M. Jaggers irait à ses affaires, s’il voulait bien prévenir le cocher que je reprendrais ma place quand la voiture me rejoindrait. Je pus ainsi fuir le Cochon bleu aussitôt après déjeuner. En faisant un détour d’un couple de milles, en pleine campagne, derrière la propriété de Pumblechook, je retombai dans la grande rue, un peu au delà de ce traquenard, et je me sentis comparativement en sûreté.

Ce me fut un grand plaisir de me retrouver dans la vieille et silencieuse ville, et il ne m’était pas trop désagréable de me voir, par-ci par-là, reconnu et lorgné. Un ou deux boutiquiers sortirent même de leurs boutiques, et marchèrent un peu en avant de moi, dans la rue, afin de pouvoir se retourner, comme s’ils avaient oublié quelque chose, et se trouver face à face avec moi pour me contempler. Dans ces occasions, je ne sais pas qui d’eux ou de moi faisait le pire semblant : eux de ne pas me regarder, moi de ne pas les voir ; toujours est-il que ma position me semblait une position distinguée, et que je n’en étais pas du tout mécontent, quand le sort jeta sur mon chemin ce mécréant sans nom, le garçon du tailleur Trabb.

En portant les yeux à une certaine distance en avant, j’aperçus ce garçon, qui approchait en se battant les flancs avec un grand sac bleu qui était vide. Jugeant qu’un regard tranquille et indifférent, jeté sur lui comme par hasard, était ce qui me convenait le mieux et ce qui parviendrait probablement à conjurer son mauvais esprit, je m’avançai avec une grande placidité de visage, et je me félicitais déjà de mon succès, quand tout à coup les genoux du garçon de Trabb s’entre-choquèrent, ses cheveux se dressèrent, sa casquette tomba, tous ses membres tremblèrent avec violence, il chancela enfin sur la route, en criant à la populace :

« Au secours !… soutenez-moi !… j’ai peur !… »

Il feignait d’être au comble de la terreur et de la prostration, par l’effet de la dignité de ma démarche et de toute ma personne. Quand je passai à côté de lui, ses dents claquèrent à grand bruit dans sa bouche, et il se prosterna dans la poussière, avec tous les signes d’une humiliation profonde.

C’était une chose bien dure à supporter, mais ça n’était encore rien que cela. Je n’avais pas fait deux cents pas, quand, à mon inexprimable terreur, à mon juste étonnement et à ma profonde indignation, je vis de nouveau le garçon Trabb qui approchait. Il venait de tourner le coin d’une rue ; son sac bleu était passé sur son épaule, ses yeux reflétaient un honnête empressement, et la détermination de gagner au plus vite la maison de Trabb se lisait dans sa démarche. Cette fois, ce fut avec une espèce d’épouvante qu’il eut l’air de me découvrir. Il éprouva les mêmes effets que la première fois, mais avec un mouvement de rotation ; il courut autour de moi tout en chancelant, les genoux faibles et tremblants, et les mains levées comme pour demander miséricorde. Ses prétendues souffrances furent une grande jubilation pour les spectateurs ; quant à moi, j’étais littéralement confondu.

Je n’avais pas dépassé de beaucoup la poste aux lettres, quand de nouveau j’aperçus le garçon de Trabb, débusquant par un chemin détourné. Cette fois, il était entièrement changé ; il portait le sac bleu de la manière dégagée dont je portais mon pardessus et se carrait en face de moi, de l’autre côté de la rue, suivi d’une foule joyeuse de jeunes amis, auxquels il criait de temps en temps, en agitant la main et en prenant un air superbe :

« Je ne vous connais pas ! je ne vous connais pas ! »

Les mots ne pourraient donner une idée de l’outrage et du ridicule lancés sur moi par le garçon de Trabb, quand, passant à côté de moi, il tirait son col de chemise, frisait ses cheveux, appuyait son poing sur la hanche, tout en se carrant d’une manière extravagante, en balançant ses coudes et son corps, et en criant à ceux qui le suivaient :

« Connais pas !… connais pas !… Sur mon âme, je ne vous connais pas !… »

Son ignominieux cortège se mit immédiatement à pousser des cris et à me poursuivre sur le pont. Ces cris ressemblaient à ceux d’une basse-cour extrêmement effrayée, dont les volatiles m’auraient connu quand j’étais forgeron ; ils mirent le comble à ma honte lorsque je quittai la ville, et me poursuivirent jusqu’en plein champ.

Mais, à moins d’avoir, en cette occasion, ôté la vie au garçon de Trabb, je ne sais réellement pas aujourd’hui ce que j’aurais pu faire, sinon de me résigner à endurer ce supplice. Lui chercher querelle dans la rue ou tirer de lui une autre réparation que le meilleur sang de son cœur, eût été futile et dégradant. C’était d’ailleurs un garçon que personne ne pouvait atteindre, un serpent invulnérable et astucieux, qui, traqué dans un coin, s’échappait entre les jambes de celui qui le poursuivait, en sifflant dédaigneusement. J’écrivis cependant, par le courrier du lendemain, à M. Trabb pour lui dire que M. Pip se devait à lui-même de cesser à l’avenir tout rapport avec un homme qui pouvait oublier ce qu’il devait aux intérêts de la société, au point d’employer un garçon qui excitait le dégoût et le mépris de tous les gens respectables.

La voiture, portant dans ses flancs M. Jaggers, arriva en temps opportun. Je repris donc ma place sur l’impériale et j’arrivai à Londres, sauf, mais non sain, car mon cœur était déchiré. Dès mon arrivée, j’envoyai à Joe une morue et une bourriche d’huîtres, comme offrande expiatoire, en réparation de ce que je n’étais pas allé moi-même lui faire une visite ; puis je me rendis à l’hôtel Barnard.

Je trouvai Herbert en train de dîner avec des viandes froides, et enchanté de me revoir. Ayant envoyé le Vengeur au restaurant pour demander une addition au dîner, je sentis que je devais ce soir-là même ouvrir mon cœur à mon camarade et ami. Cette confidence ne regardant aucunement le Vengeur qui était dans le vestibule, et cette pièce, vue par le trou de la serrure, ne paraissait guère qu’une antichambre, je l’envoyai au spectacle. Je ne pourrais donner une meilleure preuve de la dureté de mon esclavage, vis-à-vis de ce maître, que les dégradantes subtilités auxquelles j’étais forcé d’avoir recours pour lui trouver de l’emploi. J’avais si peu de ressources, que souvent je l’envoyais au coin de Hyde Park pour voir quelle heure il était.

Quand nous eûmes fini de dîner, les pieds posés sur les chenets, je lui dis :

« Mon cher Herbert, j’ai quelque chose de très-particulier à vous communiquer.

– Mon cher Haendel, répondit-il, j’écouterai avec attention et déférence ce que vous voudrez bien me confier.

– Cela me concerne, Herbert, dis-je, ainsi qu’une autre personne. »

Herbert se croisa les pieds, regarda le feu, la tête penchée de côté, et, l’ayant vainement regardé pendant un moment, il me regarda de nouveau, parce que je ne continuais pas.

« Herbert, dis-je en mettant ma main sur son genou, j’aime… j’adore Estelle. »

Au lieu d’être abasourdi, Herbert répliqua comme si de rien n’était :

« C’est juste ! Eh bien ?

– Eh bien ! Herbert, est-ce là tout ce que vous me dites : Eh bien ?

– Après ? voulais-je dire, fit Herbert ; il va sans dire que je sais cela.

– Comment savez-vous cela ? dis-je.

– Comment je le sais, Haendel ?… Mais par vous.

– Je ne vous l’ai jamais dit.

– Vous ne me l’avez jamais dit ?… Vous ne m’avez jamais dit non plus quand vous vous êtes fait couper les cheveux, mais j’ai eu assez d’intelligence pour m’en apercevoir. Vous l’avez toujours adorée, depuis que je vous connais. Vous êtes arrivé ici avec votre adoration et votre portemanteau ! Jamais dit !… mais vous ne m’avez dit que cela du matin au soir. En me racontant votre propre histoire, vous m’avez dit clairement que vous aviez commencé à l’adorer la première fois que vous l’aviez vue, quand vous étiez tout jeune, tout jeune.

– Très-bien, alors, dis-je, nullement fâché de cette nouvelle lumière jetée sur mon cœur. Je n’ai jamais cessé de l’adorer, et elle est devenue la plus belle et la plus adorable des créatures. Je l’ai vue hier, et si je l’adorais déjà, je l’adore doublement maintenant.

– Il est heureux pour vous alors, Haendel, dit Herbert, que vous ayez été choisi pour elle, et que vous lui soyez destiné. Sans nous occuper de ce qu’il nous est défendu de rechercher, nous pouvons nous risquer à dire qu’il ne peut y avoir de doute entre nous sur ce point. Mais savez-vous ce qu’Estelle pense de cette adoration ?

Je secouai tristement la tête.

« Oh ! elle en est à mille lieues.

– Patience, mon cher Haendel ; vous avez le temps, vous avez le temps ! Mais vous avez encore quelque chose à me dire ?

– Je suis honteux de le dire, répondis-je, et pourtant il n’y a pas plus de mal à le dire qu’à le penser : vous m’appelez un heureux mortel… sans doute je le suis. Hier je n’étais encore qu’un pauvre garçon de forge ; aujourd’hui, je suis… quoi ?…

– Dites un bon garçon, si vous voulez finir votre phrase, répondit Herbert en souriant et en pressant mes mains dans les siennes, un bon garçon, un curieux mélange d’impétuosité et d’hésitation, de hardiesse et de défiance, d’animation et de rêverie. »

Je m’arrêtai un instant pour considérer si mon caractère contenait réellement un pareil mélange. Je n’en retrouvai pas les éléments ; mais je pensais que cela ne valait pas la peine d’être discuté.

« Quand je demande ce que je suis aujourd’hui, Herbert, continuai-je, je traduis en parole la pensée qui me préoccupe le plus ; vous dites que je suis heureux ! Je sais que je n’ai rien fait pour m’élever, et que c’est la fortune seule qui a tout fait. C’est avoir eu bien de la chance, et pourtant quand je pense à Estelle…

– Et quand vous n’y pensez pas, êtes-vous plus tranquille ? interjeta Herbert, les yeux fixés sur le feu, ce qui me parut très-bon et très-sympathique de sa part.

– … Alors, mon cher Herbert, je ne puis vous dire combien je me sens dépendant de tout et incertain de l’avenir, et à combien de centaines de hasards je m’en sens exposé. Tout en évitant le terrain défendu, comme vous l’avez fait si judicieusement tout à l’heure, je puis encore dire que toutes mes espérances dépendent de la constance d’une personne, – sans nommer personne, – et m’affliger de voir ces espérances encore si vagues et si indéfinies. »

En disant cela, je soulageai mon esprit de tout ce qui l’avait toujours tourmenté plus ou moins ; mais, sans nul doute, depuis la veille plus que jamais.

« Maintenant, Haendel, répliqua Herbert de son ton gai et encourageant, il me semble que les angoisses d’une tendre passion nous font regarder le défaut de notre cheval avec un verre grossissant, et détournent notre attention de ses qualités. Ne m’avez-vous pas raconté que votre tuteur, M. Jaggers, vous avait dit, dès le début, que vous n’aviez pas que des espérances ? Et même, s’il ne vous l’avait pas dit, bien que ce soit là un très-grand si, j’en conviens, ne pensez-vous pas que de tous les hommes de Londres, M. Jaggers serait le dernier à continuer ses relations actuelles avec vous, s’il n’était pas sûr de son terrain ? »

Je répondis que je ne pouvais nier que ce fût là un grand point, et, comme il arrive souvent en pareil cas, je le dis en ayant l’air de faire avec répugnance une concession à la vérité et à la justice, et comme si j’avais réprimé le besoin de le nier !

« Je crois bien que c’est un grand point, dit Herbert, et je crois aussi que vous seriez bien embarrassé d’en trouver un plus grand. Du reste, vous devez attendre le bon plaisir de votre tuteur comme il doit attendre le bon plaisir de ses clients. Vous aurez vingt et un ans avant de savoir où vous en êtes ; peut-être alors recevrez-vous quelque nouvel éclaircissement. Dans tous les cas, vous serez plus près de le recevoir, car il faut bien que cela vienne à la fin.

– Quel charmant caractère vous avez, dis-je en admirant avec reconnaissance l’entrain de ses manières.

– Ce doit être, dit Herbert, car je n’ai guère que cela. Je dois reconnaître que le bon sens de ce que je viens de dire n’est pas de moi, mais de mon père. La seule remarque que je lui ai jamais entendu faire sur votre situation, c’est cette conclusion : « La chose est faite et arrangée, ou sans cela M. Jaggers ne s’en mêlerait pas. » Et maintenant, avant d’en dire davantage sur mon père, ou le fils de mon père, et de vous rendre confidence pour confidence, j’éprouve le besoin de me rendre sérieusement désagréable à vos yeux, positivement repoussant.

– Vous n’y réussirez pas, dis-je.

– Oh ! si ! dit-il. Une… deux… trois… et je commence, Haendel, mon bon ami… »

Quoi qu’il parlât d’un ton fort léger, il était très-ému.

« J’ai pensé, depuis que nous causons ici, les pieds sur les barreaux de la grille, que votre mariage avec Estelle ne peut être assurément une condition de votre héritage, si votre tuteur ne vous en a jamais parlé. Ai-je raison de comprendre ainsi ce que vous m’avez dit, qu’il n’a jamais fait allusion à elle, en aucune manière, directement ou indirectement ; que votre protecteur pouvait avoir des vues quant à votre mariage futur ?

– Jamais.

– Maintenant, Haendel, je ne veux pas vous faire de peine, sur mon âme et sur mon honneur ! Ne lui étant pas engagé, ne pouvez-vous vous détacher d’elle ? Je vous ai dit que j’allais être désagréable. »

Je détournai la tête, car quelque chose de glacial et d’inattendu fondait sur moi, comme le vent des vieux marais venant de la mer ; un sensation pénible comme celle qui m’avait subjugué le matin où j’avais quitté la forge, quand le brouillard se levait solennellement, et quand j’avais mis la main sur le poteau indicateur de notre village, fit de nouveau battre mon cœur. Il y eut entre nous un silence de quelques instants.

« Oui, mais mon cher Haendel, continua Herbert, comme si nous avions parlé au lieu de garder le silence, ce qui rend la chose très-sérieuse, c’est qu’elle a pris d’aussi fortes racines dans la poitrine d’un garçon que la nature et les circonstances ont fait si romanesque ! Songez à la manière dont elle a été élevée, et songez à miss Havisham. Songez à ce qu’elle est par elle-même. Mais voilà que je deviens repoussant et que vous me haïssez : cela peut amener des événements malheureux.

– Je sais tout ce que vous pouvez me dire, Herbert, repris-je en continuant de tenir ma tête tournée, mais je ne puis m’empêcher de l’aimer.

– Vous ne pouvez vous en détacher ?

– Non, cela m’est impossible !

– Vous ne pouvez pas essayer, Haendel ?

– Non, cela m’est impossible !

– Eh bien ! dit Herbert en se levant et se secouant vivement, comme s’il avait dormi, et se mettant vivement à remuer le feu, maintenant, je vais essayer de devenir agréable ! »

Il fit le tour de la chambre, secoua les rideaux, mit les chaises à leur place, rangea les livres et tout ce qui traînait, regarda dans le vestibule, jeta un coup d’œil dans la boîte aux lettres, ferma la porte et revint prendre sa chaise au coin du feu, où il s’assit, en berçant sa jambe gauche entre ses deux bras.

« Je vais vous dire un ou deux mots, Haendel, touchant mon père et le fils de mon père. Je crains qu’il soit à peine nécessaire, pour le fils de mon père, de vous faire remarquer que l’établissement de mon père n’est pas tenu d’une façon bien brillante.

– Il y a toujours plus qu’il ne faut, Herbert, dis-je, pour dire quelque chose d’encourageant.

– Oh ! oui ; c’est aussi ce que dit le balayeur et aussi la marchande de poisson, qui demeure dans la rue qui se trouve derrière. Sérieusement, Haendel, car le sujet est assez sérieux, vous savez ce qui en est aussi bien que moi. Je crois qu’il fut un temps où mon père s’occupait encore de quelque chose ; mais si ce temps a jamais existé, il n’est plus. Puis-je vous demander si vous avez déjà eu l’occasion de remarquer dans votre pays que les enfants, qui ne sont pas positivement de bons partis, sont toujours très-particulièrement pressés de se marier ? »

Cette question était si singulière, que je lui demandai en retour :

« En est-il ainsi ?

– Je ne sais pas, dit Herbert, et c’est ce que j’ai besoin de savoir, parce que c’est positivement le cas avec nous. Ma pauvre sœur Charlotte, qui venait après moi et qui est morte avant sa quatorzième année, en est un exemple frappant. La petite Jane est de même ; son désir d’être maritalement établie pourrait vous faire croire qu’elle a passé sa courte existence dans la contemplation perpétuelle du bonheur domestique. Le petit Alick, qui est encore en robe, a déjà pris des arrangements pour son union avec une jeune personne très-convenable de Kew, et, en vérité, je pense qu’à l’exception du Baby, nous sommes tous fiancés.

– Alors, vous aussi, vous l’êtes ? dis-je.

– Je le suis, dit Herbert, mais c’est un secret. »

Je l’assurai de ma discrétion, et je le priai de me faire la faveur de me donner de plus longs détails. Il avait parlé avec tant de délicatesse et de sympathie de ma faiblesse, que j’avais besoin de savoir quelque chose de sa force.

« Puis-je demander le nom de la personne ? dis-je.

– Clara, dit Herbert.

– Habite-t-elle Londres ?

– Oui. Peut-être dois-je dire, fit Herbert, qui était devenu très-abattu et très-faible depuis que nous avions abordé cet intéressant sujet, qu’elle est un peu au-dessous des absurdes notions de famille de ma mère. Son père était employé aux vivres dans la marine ; je crois que c’était une espèce de purser9.

– Qu’est-il maintenant ?

– Maintenant, il est invalide, répondit Herbert.

– Vivant… sur ?…

– À un premier étage, dit Herbert, qui n’y était pas du tout, car j’avais voulu parler de ses moyens d’existence. Je ne l’ai jamais vu depuis que je connais Clara, car il ne quitte pas sa chambre, qui est au-dessus, mais je l’ai entendu constamment aller et venir et faire un vacarme effroyable en roulant quelque terrible instrument sur le plancher. »

Herbert me regarda et se mit à rire de tout son cœur, et recouvra en un moment ses manières enjouées ordinaires.

« Ne vous attendez-vous pas à le voir ?

– Oh ! oui, je m’attends toujours à le voir, répondit Herbert, parce que je ne l’entends jamais sans m’attendre à le voir passer à travers le plancher, mais je ne sais pas combien de temps les solives pourront y tenir. »

Quand il eut encore ri de tout son cœur, il redevint inquiet, et me dit que dès qu’il aurait réalisé un capital, il avait l’intention d’épouser cette jeune personne. Puis il ajouta comme une chose fort mélancolique, mais allant de soi :

« Mais on ne peut se marier, vous le savez, tant qu’on ne s’est pas encore tiré d’affaire. »

Comme nous étions à contempler le feu, et que je pensais combien le capital était quelquefois un rêve difficile à réaliser, je mis mes mains dans mes poches. Un morceau de papier plié, qui se trouvait dans l’une d’elles, attira mon attention. Je l’ouvris, et je vis que c’était le programme de théâtre que j’avais reçu de Joe, et qui annonçait le célèbre amateur de province, le Roscius en renom.

« Dieu me bénisse ! m’écriai-je involontairement ; c’est pour ce soir ! »

Ceci changea notre sujet de conversation en un moment, et nous résolûmes immédiatement de nous rendre au théâtre. Donc, lorsque j’eus pris l’engagement de consoler et d’aider Herbert dans son affaire de cœur, par tous les moyens praticables et impraticables, quand Herbert m’eut dit que sa fiancée me connaissait déjà de réputation, et que je lui serais présenté, et quand nous eûmes scellé d’une chaude poignée de main notre mutuelle confidence, nous soufflâmes nos bougies, nous arrangeâmes notre feu, et après avoir fermé notre porte, nous nous mîmes en quête de M. Wopsle et d’Hamlet, prince de Danemark.

Chapitre II10. §

À notre arrivée en Danemark11, nous trouvâmes le roi et la reine de ce pays dans deux fauteuils élevés sur une table de cuisine, et tenant leur cour. Toute la noblesse danoise était là ; elle se composait d’un jeune gentilhomme enfoui dans des bottes en peau de chamois, qu’il avait probablement héritées d’un ancêtre géant ; d’un vénérable pair à figure sale, qui paraissait n’être sorti des rangs du peuple que dans un âge très-avancé ; et d’une personne avec un peigne dans les cheveux, les deux jambes recouvertes de soie blanche, et présentant une apparence toute féminine. Mon éminent compatriote, M. Wopsle, chargé du rôle d’Hamlet, se tenait sournoisement à part, les bras croisés, et j’aurais pu désirer que ses boucles de cheveux et son front eussent été plus vraisemblables.

Plusieurs petites circonstances curieuses transpiraient à mesure que l’action se déroulait. Le défunt roi paraissait non seulement avoir été atteint d’un rhume au moment de sa mort, mais l’avoir emporté avec lui dans la tombe, et l’avoir rapporté en sortant. Le royal fantôme portait aussi un fantôme de manuscrit autour de son bâton de commandement, qu’il avait l’air de consulter de temps en temps, et cela avec une tendance évidente à perdre l’endroit où il en était resté, ce qui résultait sans doute de son état de mortalité. C’est ce qui, je pense, amena la galerie à conseiller à l’ombre de tourner la page, recommandation qu’elle prit extrêmement mal. Il faut aussi faire remarquer que cet esprit majestueux, qui avait l’air, en faisant son apparition, d’avoir marché longtemps et d’avoir parcouru une distance énorme, sortait d’un mur, immédiatement contigu. Cela fut cause que les terreurs qu’il inspirait furent reçues avec dérision. La reine de Danemark, dame très-gaillarde, fut considérée par le public comme ayant trop de cuivre sur sa personne. Son menton se réunissait à son diadème par une large bande de ce métal, comme si elle eût eu un mal de dents formidable. Sa taille était ceinte d’une autre bande, et chacun de ses bras également, de sorte qu’on lui donnait tout haut le nom de grosse caisse. Le jeune gentilhomme, dans les bottes de son ancêtre, était très-insuffisant pour représenter tout d’une haleine à lui seul, un marin habile, un acteur ambulant, un fossoyeur, un prêtre et un personnage de la plus haute importance, assistant à l’assaut d’armes devant la cour, et qui par son œil habile et son jugement sain, était appelé à juger les plus beaux coups. Cela amena graduellement le public à manquer graduellement d’indulgence pour lui, et lorsque enfin on le reconnut dans les saints ordres, se refusant à célébrer le service funèbre, l’indignation générale ne connut plus de bornes et le poursuivit sous la forme de coquilles de noix. En dernier lieu, Ophélia fut en proie à une folie si lente et si musicale, que, lorsque au moment voulu, elle eut ôté son écharpe de mousseline blanche, qu’elle l’eut pliée et entourée, un mauvais plaisant du parterre, qui depuis longtemps rafraîchissait son nez impatient contre une barre de fer du premier rang, s’écria :

« Maintenant que le moutard est couché, qu’on nous donne à souper. »

Ce qui, pour ne pas dire davantage, était tout à fait hors de propos.

Tous ces incidents s’accumulaient d’une manière folâtre sur mon infortuné compatriote. Toutes les fois que le prince indécis avait à faire une question ou à éclairer un doute, le public l’y aidait. Comme par exemple, à la question : s’il était plus noble à l’esprit de souffrir, quelques-uns crièrent :

« Oui ! »

Quelques-uns :

« Non ! »

Et d’autres, penchant pour les deux opinions, dirent :

« Voyons, à pile ou face ! »

C’était tout à fait une conférence d’avocats. Quand il demanda pourquoi un être comme lui ramperait entre le ciel et la terre, il fut encouragé par les cris :

« Écoutez ! Écoutez ! »

Lorsqu’il parut avec son bas en désordre (ce désordre exprimé, selon l’usage, par un pli très-propre à la partie supérieure, pli que l’on obtient, je crois, à l’aide d’un fer à repasser), une discussion s’éleva dans la galerie, à propos de la pâleur de sa jambe, et le public demanda si elle était occasionnée par la peur que lui avait faite le fantôme. Lorsqu’il saisit le flageolet qui ressemblait énormément à une petite flûte dont on avait joué dans l’orchestre, et qu’on venait de mettre dehors, on lui demanda, à l’unanimité, le Rule Britannia. Quand il recommanda à l’accompagnateur de ne pas massacrer l’air, le mauvais plaisant dit :

« Et vous non plus, vous êtes bien plus mauvais que lui. »

Et j’éprouve de la peine à ajouter que des éclats de rire accueillirent M. Wopsle dans chacune de ces occasions.

Mais ses plus rudes épreuves furent dans le cimetière, qui avait l’apparence d’une forêt vierge, avec une sorte de petit vestiaire d’un côté, et une porte à tourniquet de l’autre. Quand M. Wopsle, en manteau noir, fut aperçu passant au tourniquet, on avertit amicalement le fossoyeur, en criant :

« Attention ! voilà l’entrepreneur des pompes funèbres qui vient voir comment vous travaillez ! »

Je crois qu’il est bien connu, que dans un pays constitutionnel, M. Wopsle ne pouvait décemment pas rendre le crâne après avoir moralisé dessus, sans s’essuyer les doigts avec une serviette blanche, qu’il tira de son sein ; mais même cette action, innocente et indispensable, ne passa pas sans le commentaire :

« Garçon !… »

L’arrivée du corps pour l’enterrement, dans une grande boîte noire, vide, avec le couvercle ouvert et retombant en dehors, fut le signal d’une joie générale, qui s’accrut encore par la découverte, parmi les porteurs, d’un individu, sujet à l’identification. La joie suivit M. Wopsle, dans sa lutte avec Laërte sur le bord de la tombe de l’orchestre et ne se ralentit pas jusqu’au moment où il renversa le Roi de dessus la table de cuisine et qu’il fut mort à force de se tenir les pieds en l’air.

Nous avions fait au commencement quelques timides efforts pour applaudir M. Wopsle, mais avec trop d’insuccès pour persister. Nous étions donc restés tranquilles, tout en souffrant pour lui, mais riant tout bas, néanmoins, de l’un à l’autre. Je riais tout le temps, malgré moi, tant cela était comique, et pourtant j’avais une espèce d’impression qu’il y avait quelque chose de positivement beau dans l’élocution de M. Wopsle : non pas que j’en aie peur à cause de mes anciennes relations, mais parce qu’elle était très-lente, terrible, montante et descendante, et qu’elle ne ressemblait en aucune manière à la façon dont un homme, dans les circonstances naturelles de la vie ou de la mort, s’est jamais exprimé sur quoi que ce soit. Quand la tragédie fut finie, et qu’on eût rappelé et hué notre ami, je dis à Herbert :

« Partons sur-le-champ de peur de le rencontrer. »

Nous descendîmes en toute hâte, mais pas assez vite cependant. À la porte se trouvait une espèce de juif, avec des sourcils extrêmement épais et crasseux. Il m’aperçut comme nous avancions, et me dit quand nous passâmes à côté de lui :

« M. Pip et son ami ? »

L’identité de M. Pip et de son ami ayant été avouée, il continua :

« M. Waldengarver, serait bien aise d’avoir l’honneur…

– Waldengarver ? » répétai-je.

Immédiatement Herbert me dit à l’oreille :

« C’est Wopsle, sans doute.

– Oh ! bien, dis-je, faut-il vous suivre ?

– Quelques pas, s’il vous plaît. »

Quand nous fûmes dans un couloir retiré, il se retourna pour me demander :

« Quel air lui avez-vous trouvé ? c’est moi qui l’ai habillé. »

Je ne savais pas de quoi il avait l’air, si ce n’est d’un conducteur d’enterrement avec l’addition d’un grand soleil ou d’une étoile danoise pendue à son cou, par un ruban bleu – ce qui lui avait donné l’air d’être assuré par quelque compagnie extraordinaire d’assurance contre l’incendie. Mais je répondis qu’il m’avait paru très-convenable.

« Quand il arrive à la tombe, il fait admirablement valoir son manteau ; mais, de la coulisse, il m’a semblé que quand il voit le fantôme dans l’appartement de la reine, il aurait pu tirer meilleur parti de ses bas. »

Je fis un signe d’assentiment, et nous tombâmes, en passant par une sale petite porte volante, dans une sorte de caisse d’emballage où il faisait très-chaud et où M. Wopsle se débarrassait de ses vêtements danois. Il y avait juste assez de place pour nous permettre de regarder par-dessus nos épaules, en tenant ouverte la porte ou le couvercle de la caisse.

« Messieurs, dit M. Wopsle, je suis fier de vous voir. J’espère, monsieur Pip, que vous m’excuserez de vous avoir fait prier de venir. J’ai eu le bonheur de vous connaître autrefois, et le drame a toujours eu des droits particuliers à l’estime des nobles et des riches. »

En même temps, M. Waldengarver, dans une effroyable transpiration, cherchait à se débarrasser de son deuil princier.

« Retournez les bas ! monsieur Waldengarver, dit le possesseur de cette partie du costume, ou vous les crèverez, vous les crèverez, et vous crèverez trente-cinq shillings. Shakespeare n’a jamais été interprété avec une plus belle paire de bas. Tenez-vous tranquille sur votre chaise, et laissez-moi faire. »

Sur ce, il se mit à genoux et commença à dépouiller sa victime qui, le premier bas ôté, serait infailliblement tombée à la renverse avec sa chaise, s’il y avait eu de la place pour tomber n’importe comment.

Je n’avais pas osé dire jusqu’alors un seul mot sur la représentation ; mais en ce moment M. Waldengarver nous regarda avec satisfaction, et dit :

« Messieurs, comment vous a-t-il semblé que cela marchait, vu de face ? »

Herbert répondit derrière moi, me poussant en même temps :

« Supérieurement ! »

Je répétai :

« Supérieurement !

– Comment avez-vous trouvé que j’ai rendu le personnage, messieurs ? » dit M. Waldengarver, presque avec un ton de protection, si ce n’est tout à fait.

Herbert répondit de derrière, en me poussant de nouveau :

« Merveilleux ! complet ! »

Et je répétai hardiment, comme si je l’avais inventé et comme si je devais appuyer sur ces mots :

« Merveilleux ! complet !

– Je suis aise d’avoir votre approbation, messieurs, dit M. Waldengarver, avec un air de dignité, tout en se cognant en même temps contre la muraille et en se retenant au siège du fauteuil.

– Mais je vais vous dire une chose, monsieur Waldengarver, dit l’homme qui lui retirait ses bas, que vous ne comprenez pas, maintenant faites attention, je ne crains pas qu’on dise le contraire, je vous dis donc que vous vous trompez quand vous placez vos jambes de profil. Le dernier Hamlet que j’ai habillé faisait la même faute aux répétitions, jusqu’au jour où je lui fis mettre un grand pain à cacheter rouge sur chaque genou ; puis, à la dernière répétition, j’allai me mettre de face, monsieur, au fond du parterre, et toutes les fois que son rôle le plaçait de profil, je criais : « Je ne « vois pas les pains à cacheter ! » À la représentation, tout marcha le mieux du monde. »

M. Waldengarver me sourit, comme pour me dire :

« Un fidèle serviteur, je flatte sa manie. »

Puis il dit très-haut :

« Mes vues sont un peu classiques et abstraites pour eux ; mais ils progresseront, ils progresseront. »

Herbert et moi nous répétâmes ensemble :

« Oh ! sans doute ils progresseront.

– Avez-vous remarqué, messieurs, dit M. Waldengarver, qu’il y avait un homme à la galerie qui voulait jeter du ridicule sur le service… je veux dire la représentation ? »

Nous répondîmes lâchement que nous croyions avoir remarqué quelque chose de semblable, et j’ajoutai que, sans doute, cet homme était ivre.

« Oh ! non pas ! non pas, monsieur ! Il n’était pas ivre ; celui qui l’emploie veille à cela, monsieur : il ne lui permettrait pas de s’enivrer.

– Vous connaissez celui qui l’emploie » dis-je.

M. Wopsle ferma les yeux et les rouvrit, exécutant ces mouvements avec une grande lenteur.

« Vous avez dû remarquer, messieurs, dit-il, un âne ignorant et beuglant, à la gorge pelée, qui a une expression de basse malignité sur le visage ; il a essayé, je ne dirai pas joué, le rôle de Claudius, roi de Danemark. C’est celui qui l’emploie, messieurs, voilà sa profession ! »

Sans savoir exactement si j’aurais été plus fâché pour M. Wopsle, s’il eût été au désespoir, j’étais, quoi qu’il en soit, si fâché pour lui, et je compatissais tellement à son sort, que je profitai de l’instant où il se retournait pour faire mettre ses bretelles, ce qui nous forçait à rester en dehors de la porte, pour demander à Herbert ce qu’il pensait de l’avoir à souper. Herbert dit qu’il pensait qu’il serait bien de l’inviter. En conséquence je lui fis mon invitation et il vint avec nous à l’hôtel Barnard, enveloppé jusqu’aux yeux. Nous le traitâmes de notre mieux, et il resta jusqu’à deux heures du matin, en passant en revue son succès et en développant ses plans. J’ai oublié ce qu’ils étaient en détail, mais j’ai un souvenir général qu’il voulait commencer par ressusciter le théâtre pour finir par l’anéantir, d’autant plus que sa mort le laisserait dans un abandon complet, et sans aucune chance d’espoir.

Après tout cela, je gagnai mon lit dans un état piteux ; je pensai à Estelle, je rêvai que toutes mes espérances étaient évanouies, et que je devais donner ma main en légitime mariage à la Clara d’Herbert, ou jouer Hamlet avec le fantôme de miss Havisham, devant vingt mille personnes, sans en savoir les vingt premiers mots.

Chapitre III. §

Un des jours suivants, tandis que j’étais occupé avec mes livres et M. Pocket, je reçus par la poste une lettre, dont la seule enveloppe me jeta dans un grand émoi, car bien que je n’eusse jamais vu l’écriture de l’adresse, je devinai sur-le-champ de qui elle venait. Elle ne commençait pas par « Cher monsieur Pip, » ni par « Cher Pip, » ni par « Cher monsieur, » ni par Cher n’importe qui, mais ainsi :

« Je dois venir à Londres après-demain, par la voiture de midi ; je crois qu’il a été convenu que vous deviez venir à ma rencontre. C’est dans tous les cas le désir de miss Havisham, et je vous écris pour m’y conformer. Elle vous envoie ses souvenirs.

« Toute à vous,

« ESTELLE. »

Si j’en avais eu le temps, j’aurais probablement commandé plusieurs habillements complets pour cette occasion ; mais comme je ne l’avais pas, je dus me contenter de ceux que j’avais. Mon appétit me quitta instantanément, et je ne goûtai ni paix ni repos que le jour indiqué ne fût arrivé ; non cependant que sa venue m’apportât l’un ou l’autre, car alors ce fut pire que jamais. Je commençai par rôder autour du bureau des voitures, bien avant que la voiture eût seulement quitté le Cochon bleu de notre ville. Je le savais parfaitement, et pourtant il me semblait qu’il n’y avait pas de sécurité à quitter de vue le bureau pendant plus de cinq minutes de suite. J’avais déjà passé la première demi-heure d’une garde de quatre ou cinq heures dans cet état d’excitation, quand M. Wemmick se heurta contre moi.

« Holà ! ah ! monsieur Pip ! dit-il, comment ça va-t-il ? Je ne pensais pas que ce fût ici que vous dussiez faire votre faction. »

Je lui expliquai que je venais attendre quelqu’un qui devait arriver par la voiture, et je lui demandai des nouvelles de son père et du château.

« Tous les deux sont florissants. Merci ! dit-il, le vieux surtout, c’est un fameux père, il aura quatre-vingt-deux ans à son prochain anniversaire ; j’ai envie de tirer quatre-vingt-deux coups de canon, si toutefois les voisins ne se plaignent pas, et si mon canon peut supporter un pareil service. Mais on ne parle pas de cela à Londres. Où pensez-vous que j’aille ?

– À l’étude, dis-je, car il était tourné dans cette direction.

– Tout près, répondit Wemmick, car je vais à Newgate. Nous sommes en ce moment dans l’affaire d’un banquier qui a été volé. Je suis allé jusque sur la route, pour avoir une idée de la scène où l’action s’est passée, et là-dessus je dois avoir un mot ou deux d’entretien avec notre client.

– Est-ce que votre client a commis le vol ? demandai-je.

– Que Dieu ait pitié de votre âme et de votre corps, non ! répondit Wemmick sèchement ; mais il en est accusé comme vous ou moi pourrions l’être. L’un de nous, vous le savez, pourrait aussi bien en être accusé.

– Seulement nous ne le sommes ni l’un ni l’autre, répondis-je.

– En vérité, dit Wemmick en me touchant la poitrine du bout du doigt, vous êtes un profond gaillard, monsieur Pip. Vous serait-il agréable de jeter un coup d’œil sur Newgate ?… Avez-vous le temps ? »

J’avais tant de temps à perdre que la proposition m’agréa comme un soulagement malgré ce qu’elle avait d’inconciliable avec mon ardent désir de ne pas perdre de vue le bureau des voitures. Je murmurais donc que j’allais m’informer si j’avais le temps d’aller avec lui. J’entrai dans le bureau et demandai au commis, avec la plus stricte précision, le moment le plus rapproché auquel on attendait la voiture, ce que je savais d’avance tout aussi bien que lui. Je rejoignis alors M. Wemmick, et, faisant semblant de consulter ma montre, et d’être surpris du renseignement que j’avais reçu, j’acceptai son offre.

En quelques minutes, nous arrivâmes à Newgate et nous traversâmes la loge où quelques fers étaient suspendus aux murailles nues, à côté des règlements de l’intérieur de la prison. À cette époque, les prisons étaient fort négligées, et la période de réaction exagérée, suite inévitable de toutes les erreurs publiques qui en est toujours la punition la plus lourde et la plus longue, était encore loin. Alors les criminels n’étaient pas mieux logés et mieux nourris que les soldats (pour ne point parler des pauvres), et ils mettaient rarement le feu à leur prison, dans le but excusable d’ajouter à la saveur de leur soupe. Quand Wemmick me fit entrer, c’était l’heure des visites. Un cabaretier circulait avec de la bière, et les prisonniers, derrière les barreaux des grilles, en achetaient et causaient à des amis : c’était, à vrai dire, une scène repoussante, laide, sale et affligeante.

Je remarquai que Wemmick marchait au milieu des prisonniers comme un jardinier marcherait au milieu de ses plantes. Cette idée me vint quand je le vis aborder un grand gaillard qui était arrivé la nuit, et qu’il lui dit :

« Eh bien ! capitaine Tom, nous voilà donc ici ? Ah ! vraiment !… Eh ! n’est-ce pas Black Bill qui est là-bas derrière la fontaine ?… Mais je ne vous ai pas vu depuis deux mois. Comment vous trouvez-vous ici ? »

S’arrêtant devant les barreaux, il écoutait les paroles inquiètes et précipitées des prisonniers, mais ne parlait jamais à plus d’un à la fois. Wemmick, avec sa bouche en forme de boîte aux lettres, dans une parfaite immobilité, les regardait pendant qu’ils parlaient comme s’il voulait prendre tout particulièrement note des pas qu’ils avaient fait depuis sa dernière visite vers l’avenir qui les attendait après leur jugement.

Il était très-populaire, et je vis qu’il jouait le rôle familier et bon enfant dans les affaires de M. Jaggers ; bien qu’il y eût dans toute sa personne un peu de la dignité de M. Jaggers, qui empêchait qu’on l’approchât au delà de certaines limites. En reconnaissant successivement chaque client, il leur faisait un signe de tête, arrangeait son chapeau de ses deux mains sur sa tête, pinçait davantage sa bouche, et finissait par remettre ses mains dans ses poches. Une ou deux fois il eut des difficultés à propos des à-comptes sur les honoraires. Alors, s’éloignant le plus possible de l’argent offert en quantité insuffisante, il disait :

« C’est inutile, mon garçon, je ne suis qu’un subordonné ; je ne puis prendre cela. N’agissez pas ainsi avec un subordonné. Si vous ne pouvez pas fournir le montant, mon garçon, vous feriez mieux de vous adresser à un autre patron. Ils sont nombreux dans la profession, vous savez, et ce qui ne vaut pas la peine pour l’un est suffisant pour l’autre. C’est ce que je vous recommande en ma qualité de subordonné. Ne prenez pas une peine inutile, à quoi bon ? À qui le tour ? »

C’est ainsi que nous nous promenâmes dans la serre de Wemmick jusqu’à ce qu’il se tournât vers moi, et me dît :

« Faites attention à l’homme auquel je vais donner une poignée de main. »

Je n’aurais pas manqué de le faire sans y être engagé, car il n’avait encore donné de poignée de main à personne.

Presque aussitôt qu’il eut fini de parler, un gros homme roide, que je vois encore en écrivant, dans un habit olive à la mode, avec une certaine pâleur s’étendant sur son teint naturellement rouge, et des yeux qui allaient et venaient de tous côtés quand il essayait de les fixer, arriva à un des coins de la grille, et porta la main à son chapeau, qui avait une surface graisseuse et épaisse comme celle d’un bouillon froid, en faisant un salut militaire demi-sérieux, demi-plaisant.

« Bien à vous, colonel ! dit Wemmick. Comment allez-vous, colonel ?

– Très-bien, monsieur Wemmick.

– On a fait tout ce qu’il était possible de faire, mais les preuves étaient trop fortes contre nous, colonel.

– Oui, elles étaient trop fortes, monsieur, mais ça m’est égal.

– Non, non, dit Wemmick froidement, ça ne vous est pas égal. Puis se tournant vers moi : Il a servi Sa Majesté cet homme, il a été soldat dans la ligne, il s’est fait remplacer.

– En vérité ? » dis-je.

Et les yeux de l’homme me regardèrent, puis ils regardèrent par-dessus ma tête, puis tout autour de moi, et enfin il passa ses mains sur ses lèvres et se mit à rire.

« Je crois que je sortirai d’ici lundi, monsieur, dit-il à Wemmick.

– Peut-être ! répondit mon ami, mais on ne sait pas.

– Je suis aise d’avoir eu la chance de vous dire adieu, monsieur Wemmick, dit l’homme en passant sa main entre les barreaux.

– Merci ! dit Wemmick en lui donnant une poignée de main, moi de même colonel.

– Si ce que j’avais sur moi quand j’ai été pris avait été du vrai, monsieur Wemmick, dit l’homme sans vouloir retirer sa main, je vous aurais demandé la faveur de porter une autre bague en reconnaissance de vos attentions.

– Je prends votre bonne volonté pour le fait, dit Wemmick. À propos, vous étiez un grand amateur de pigeons ? »

L’homme leva les yeux en l’air.

« On m’a dit que vous aviez une race remarquable de culbutants, ajouta Wemmick, pourriez-vous dire à un de vos amis de m’en apporter une paire si vous n’en avez plus besoin ?

– Ce sera fait, monsieur.

– Très-bien ! dit Wemmick, on aura soin d’eux. Bonjour, colonel ; adieu. »

Ils se serrèrent de nouveau les mains, et, en nous éloignant, Wemmick me dit :

« C’est un faux monnayeur, excellent ouvrier. Le rapport du recorder sera fait aujourd’hui. Il est sûr d’être exécuté lundi… Une paire de pigeons a bien son prix. »

Là-dessus, il tourna la tête, et fit signe à cette plante morte, puis il promena les yeux autour de lui en sortant de la cour comme s’il eût considéré quelle autre plante il pourrait bien mettre à sa place.

En sortant de la prison par la loge, je vis que l’importance de mon tuteur n’était pas moins bien appréciée par les porte-clefs que par ceux qu’ils gardaient.

« Eh bien ! monsieur Wemmick, dit l’un d’eux qui nous retenait entre deux portes garnies de pointes de fer et de clous, en ayant soin de fermer l’une avant d’ouvrir l’autre, qu’est-ce que va faire M. Jaggers de cet assassin de l’autre côté de l’eau ? Va-t-il en faire un meurtrier sans préméditation ou autre chose ?… Que va-t-il faire de lui ?

– Pourquoi ne le lui demandez-vous pas ? répondit Wemmick.

– Oh ! oui, n’est-ce pas ? dit le porte-clefs.

– Vous voyez, monsieur Pip, voilà la manière d’en user avec ces gens-là, observa Wemmick. Ils ne se gênent pas pour me faire des questions à moi, le subordonné, mais vous ne les prendrez jamais à en faire à mon patron.

– Est-ce que ce jeune homme est un des apprentis ou un des membres de votre étude ? demanda le porte-clefs en riant de l’humeur de Wemmick.

– Tenez, le voilà encore ! s’écria Wemmick, je vous l’ai dit : il fait au subordonné une seconde question avant qu’on ait répondu à la première. Eh bien ! quand M. Pip serait l’un des deux ?

– Mais alors, dit le porte-clefs en riant de nouveau, il connaît M. Jaggers ?

– Ya ! cria Wemmick en regardant le porte-clefs d’une façon burlesque, vous êtes aussi muet qu’une de vos clefs quand vous avez affaire à mon patron, vous le savez bien. Faites-nous sortir, vieux renard, ou je vous fais intenter par lui une action pour emprisonnement illégal. »

Le porte-clefs se mit à rire et nous souhaita le bonsoir ; puis il continua de rire après nous, par-dessus les piques du guichet quand nous descendîmes dans la rue.

« Faites attention, monsieur Pip, me dit gravement Wemmick à l’oreille en prenant mon bras pour se montrer plus confidentiel ; je crois que ce qu’il y a de plus fort chez M. Jaggers c’est la manière dont il se tient. Il est toujours si fier que sa roideur constante fait partie de ses immenses capacités. Ce faux-monnayeur n’eût pas plus osé se passer de lui que ce porte-clefs n’eût osé lui demander ses intentions dans une de ses causes. Alors, entre sa roideur et eux il introduit ses subordonnés, voyez-vous ; et, de cette manière, il les tient corps et âme. »

J’admirai fort la subtilité de mon tuteur. Mais, à vrai dire, j’eusse désiré de tout mon cœur, et ce n’est pas la première fois, avoir un tuteur d’une capacité moindre.

M. Wemmick et moi nous nous séparâmes à l’étude de la Petite Bretagne, où les clients de M. Jaggers abondaient comme de coutume, et je retournai me mettre en faction dans la rue du bureau des voitures, ayant encore deux ou trois heures devant moi. Je passai tout ce temps à penser combien il était étrange pour moi de me voir poursuivi et entouré de toute cette infection de prison et de crimes : pendant mon enfance, dans nos marais isolés, par un soir d’hiver, je l’avais rencontrée d’abord ; elle avait ensuite déjà reparu à deux reprises différentes comme une tache à demi effacée mais non enlevée, et je ne pouvais l’empêcher de se mêler à ma fortune et à mes progrès dans le monde. Je pensais aussi à la belle Estelle, si fière et si distinguée qui venait à moi, et je songeais avec une extrême horreur au contraste qui existait entre elle et la prison. J’aurais donné beaucoup alors pour que Wemmick ne m’eût pas rencontré ou bien que je ne lui eusse pas cédé en allant avec lui. Je sentais que j’allais retrouver Newgate toujours et partout, imprégné jusque dans mes habits et dans l’air que je respirais. Je secouai la poussière de la prison restée à mes pieds ; je l’enlevai de mes habits et l’exhalai de mes poumons. J’étais si troublé au souvenir de la personne qui allait venir, je me trouvais tellement indigne d’elle que je n’eus plus conscience du temps. La voiture me parut donc arriver assez promptement après tout, et je n’étais pas encore débarrassé de la souillure de conscience que m’avait communiquée la serre de M. Wemmick, quand je vis Estelle passer sa tête à la portière et me faire signe en agitant la main.

Qu’était donc cette ombre sans nom qui passait encore dans cet instant ?

Chapitre IV. §

Dans ses fourrures de voyage, Estelle semblait plus délicatement belle qu’elle n’avait encore paru, même à mes yeux. Ses manières aussi étaient plus séduisantes qu’elle ne leur avait permis d’être jusqu’alors vis-à-vis de moi, et je crus voir dans ce changement l’influence de miss Havisham.

Nous étions dans la cour de l’hôtel : elle m’indiquait ses bagages. Quand nous les eûmes tous assemblés, je me souvins, n’ayant pensé qu’à elle pendant tout le temps, que je ne savais pas où elle allait.

« Je vais à Richmond, me dit-elle. Nous avons appris qu’il y a deux Richmond : l’un dans le comté de Surrey, l’autre dans le comté d’York. Le mien est le Richmond de Surrey. C’est à dix milles d’ici. Je dois prendre une voiture et vous devez me conduire. Voici ma bourse, et vous devez y puiser pour toutes mes dépenses. Oh ! il faut la prendre ! Nous n’avons le choix ni vous ni moi, il faut obéir à nos instructions. Ni vous ni moi ne sommes libres de suivre notre propre impulsion. »

À son regard en me donnant la bourse, j’espérai qu’il y avait dans ses paroles une intention plus intime. Elle les dit avec une nuance de hauteur, mais cependant sans déplaisir.

« Il va falloir envoyer chercher une voiture, Estelle. Voulez-vous vous reposer un peu ici ?

– Oui, je dois me reposer un peu ici. Je dois prendre un peu de thé et vous devez veiller sur moi pendant tout ce temps. »

Elle passa son bras sous le mien, comme si on lui eût dit qu’elle devait le faire, et je priai un garçon qui regardait la voiture de l’air d’un homme qui n’avait jamais vu pareille chose de sa vie, de nous conduire à une chambre particulière. Là-dessus, il tira une serviette, comme si c’était un talisman magique sans lequel il ne trouverait jamais son chemin dans l’escalier, et nous conduisit dans le trou le plus noir de l’établissement, meublé d’un diminutif de miroir, article tout à fait superflu, vu l’exiguïté du lieu, d’un ravier à anchois, d’un huilier à sauces et des socques de quelqu’un. Sur les objections que je fis, il nous mena dans une autre pièce, où se trouvait une table pour trente couverts, et dans la cheminée de cette même chambre, on voyait une feuille de papier arrachée à un cahier de copie sous un boisseau de charbon de terre. Le garçon prit mes ordres qui ne consistaient qu’à demander un peu de thé pour ma compagnie, et nous quitta.

J’ai cru et je crois que l’air de cette chambre, avec sa forte combinaison d’odeur d’étable et d’odeur de soupe, aurait pu induire à penser que le département des transports n’allait pas très-bien et que le propriétaire de l’entreprise faisait bouillir les chevaux pour le département des vivres ; cependant cette chambre était tout pour moi, puisque Estelle y était ; je pensais qu’avec elle j’aurais pu y être heureux pour la vie. Remarquez que je n’y étais pas du tout heureux, à ce moment-là, et que je le savais bien.

« Où allez-vous, à Richmond ? demandai-je à Estelle.

– Je vais demeurer, dit-elle, à grand frais, chez une dame du pays qui a le pouvoir, ou du moins elle le dit, de me mener partout, de me présenter, de me montrer le monde, et de me montrer au monde.

– Je suppose que vous serez enchantée du changement et de l’admiration qui vous sera témoignée.

– Oui, je le suppose aussi. »

Elle répondit avec tant d’insouciance, que je lui dis :

« Vous parlez de vous-même comme si vous étiez une autre.

– Où avez-vous appris comment je parle des autres ? Allons ! allons ! dit Estelle, avec un charmant sourire, vous ne vous attendez pas à me voir aller à votre école ; je parle à ma manière. Comment vous trouvez-vous chez M. Pocket ?

– J’y suis tout à fait bien. Du moins… »

Il me sembla alors que je venais de baisser dans son esprit.

« Du moins ? répéta Estelle.

– Aussi bien que je puis être partout où vous n’êtes pas.

– Quel niais vous faites ! dit Estelle avec beaucoup de calme ; comment pouvez-vous dire de pareilles absurdités ? M. Pocket est, je crois, bien supérieur au reste de la famille ?

– Très-supérieur, en vérité. Il n’est l’ennemi de personne.

– N’ajoutez pas : que de lui-même, interrompit Estelle, car je hais ces sortes de gens ; mais il est réellement désintéressé et au-dessus des petitesses de la jalousie et du dépit, du moins à ce que j’ai entendu dire ?

– J’ai tout lieu de le dire, je vous assure.

– Vous n’avez pas lieu de le dire de tous les siens, dit Estelle en me faisant signe de la tête, avec une expression tout à la fois grave et railleuse, car ils assomment miss Havisham de rapports et d’insinuations qui vous sont peu favorables. Ils vous espionnent, dénaturent tout ce que vous faites, et écrivent contre vous des lettres quelquefois anonymes. Vous êtes enfin le tourment de leur vie. Vous pouvez à peine vous faire une idée de la haine que ces gens-là ont pour vous.

– J’espère qu’ils ne parviennent pas à me nuire ? » dis-je.

Au lieu de répondre, Estelle se mit à rire. Ceci me parut très-singulier et je fixai les yeux sur elle dans une grande perplexité. Quand elle cessa, et elle n’avait pas ri du bout des lèvres, mais avec une gaieté réelle, je dis d’un ton défiant dont je me servais avec elle :

« J’espère que cela ne vous amuserait pas, s’ils me faisaient du mal ?

– Non, non, soyez-en sûr ? dit Estelle ; vous pouvez être certain que je ris parce qu’ils échouent. Oh ! quelles tortures ces gens-là éprouvent avec miss Havisham ! »

Elle se mit à rire de nouveau, et maintenant qu’elle m’avait dit pourquoi, son rire continuait à me paraître singulier ; je ne pouvais m’empêcher de douter qu’il fût naturel, et il me semblait trop fort pour la circonstance. Je pensai qu’il devait y avoir là-dessous plus de choses que je n’en savais. Elle comprit ma pensée et y répondit.

« Il n’est pas facile, même pour vous, dit-elle, de comprendre la satisfaction que j’éprouve à voir contrecarrer ces gens-là, et quel sentiment délicieux je ressens quand ils se rendent ridicules. Vous n’avez pas été élevé dans cette étrange maison depuis l’enfance ; moi, je l’ai été. Votre jeune esprit n’a pas été aigri par leurs intrigues contre vous, on ne l’a pas étouffé sans défense, sous le masque de la sympathie et de la compassion : moi, j’ai éprouvé cela. Vous n’avez pas, petit à petit, ouvert vos grands yeux d’enfant sur toutes ces impostures : moi, je l’ai fait ! »

Estelle ne riait plus ; elle n’allait pas non plus chercher ses souvenirs dans des endroits sans profondeur. Je n’aurais pas voulu être la cause de son regard en ce moment pour toutes mes belles espérances.

« Je puis vous dire deux choses, continua Estelle : d’abord, malgré le proverbe qui dit : pierre qui roule finit par s’user, vous pouvez être certain que ces gens-là ne pourront jamais, même dans cent ans, vous pardonner sous aucun prétexte le pied sur lequel vous êtes avec miss Havisham. Ensuite, c’est à vous que je dois de les voir si occupés et si lâches sans nul résultat, et là-dessus, je vous tends la main. »

Comme elle me l’offrait franchement, car son air sombre n’avait été que momentané, je la pris et la portai à mes lèvres.

« Que vous êtes un garçon ridicule ! dit Estelle ; ne voudrez-vous donc jamais recevoir un avis ? ou embrassez-vous ma main avec les pensées que j’avais le jour où je vous laissai autrefois embrasser ma joue ?

– Quelles pensées ? dis-je.

– Il faut que je réfléchisse un moment. Des pensées de mépris pour les vils flatteurs et les intrigants.

– Si je dis oui, pourrai-je encore embrasser votre joue ?

– Vous auriez dû le demander avant de toucher ma main. Mais oui, si vous voulez. »

Je me penchai, et son visage resta calme, comme celui d’une statue.

« Maintenant, dit Estelle en s’échappant à l’instant même où je touchai sa joue, vous devez vous occuper de me faire donner du thé et de me conduire à Richmond. »

Son retour à ce ton, comme si notre réunion nous était imposée et que nous fussions de simples marionnettes, me fit de la peine ; mais tout me fit de la peine dans cette rencontre. Quelque pût être son ton avec moi, c’eût été folie de prendre confiance et d’y mettre toutes mes espérances, et pourtant je continuai à me leurrer contre toute raison et tout espoir. Pourquoi le répéter mille fois ? C’est ainsi qu’il en fut toujours.

Je sonnai pour le thé et le garçon revint avec son fil magique ; il apporta peu à peu une cinquantaine d’accessoires à ce breuvage, mais de thé, pas une goutte : un plateau, des tasses et des soucoupes, des assiettes, des couteaux et des fourchettes, y compris le couteau à découper, des cuillers de différentes dimensions, des salières, un modeste petit muffin enfermé avec une extrême précaution sous une forte cloche en fer : Moïse dans les roseaux, représenté par un appétissant morceau de beurre dans une quantité de persil, un pain pâle avec une tête poudrée, puis des tartines triangulaires recouvertes par deux épreuves d’impression et reposant sur les barres du foyer de la cuisine, et enfin une grosse fontaine de famille, avec laquelle le garçon entra en chancelant, son visage exprimant la fatigue et la souffrance. Après une absence assez prolongée à ce moment du repas, il revint enfin avec une cassette de belle apparence, contenant des petites brindilles et des petites feuilles. Je les plongeai dans l’eau chaude, et de tous ces préparatifs, je parvins à extraire une tasse de je ne sais quoi pour Estelle.

La note payée, après avoir laissé quelque souvenir au garçon, sans oublier le valet d’écurie et la femme de chambre ; en un mot, ayant semé des pourboires partout sans avoir contenté personne, et la bourse d’Estelle considérablement allégée, nous montâmes dans notre voiture de poste et nous partîmes. Tournant dans Cheapside, et montant la rue de Newgate, nous nous trouvâmes bientôt sous les murs dont j’avais tant de honte.

« Quel est cet endroit ? » demanda Estelle.

D’abord, je voulais faire semblant de ne pas le connaître ; ensuite, je le lui dis. Elle regarda par la portière, puis rentra aussitôt sa tête en murmurant :

« Les misérables ! »

Pour rien au monde, je n’aurais pas alors avoué ma visite.

« M. Jaggers, dis-je, pour changer la conversation, et mettre adroitement Estelle sur une autre voie, passe pour être plus que toute autre personne de Londres dans les secrets de cet affreux endroit.

– Il est plus que personne dans les secrets de tous les endroits, je pense, dit Estelle à voix basse.

– Vous avez été habituée à le voir souvent, je suppose ?

– J’ai été habituée à le voir à des intervalles très-irréguliers, d’aussi longtemps que je m’en souvienne ; mais je ne le connais pas mieux maintenant que je ne le connaissais avant de pouvoir parler. Où en êtes-vous avec lui ? avancez-vous dans son intimité ?

– Une fois accoutumé à ses manières méfiantes, dis-je, je m’y suis assez bien fait.

– Êtes-vous intimes ?

– J’ai dîné avec lui, à sa maison particulière.

– J’imagine, dit Estelle en frissonnant, que ce doit être une maison curieuse.

– Oui, c’est une maison très-curieuse. »

Je m’étais promis d’être circonspect et de ne pas parler trop librement de mon tuteur avec elle ; mais étant sur ce sujet, je me serais laissé aller à décrire le dîner de Gerrard Street, si nous n’étions pas arrivés tout à coup devant la lumière d’un bec de gaz. Il parut, tout le temps que nous le vîmes, jeter une flamme très-vive, avivée encore par cet inexplicable sentiment que j’avais déjà éprouvé, et lorsque nous l’eûmes dépassé, je restai pendant quelques moments tout ébloui, comme si un éclair venait de passer devant mes yeux.

La conversation tomba sur autre chose, et principalement sur la route que nous suivions en voyageant, et sur les endroits remarquables de Londres de ce côté de la ville, et ainsi de suite. La grande ville lui était presque inconnue, me dit-elle, car elle n’avait jamais quitté les environs de miss Havisham jusqu’à son départ pour la France, et elle n’avait fait qu’y passer en allant et en revenant. Je lui demandai si mon tuteur devait beaucoup s’occuper d’elle pendant qu’elle resterait à Richmond ; ce à quoi elle répondit avec feu :

« Dieu m’en préserve ! »

Et rien de plus.

Cependant, il m’était impossible de ne pas voir qu’elle mettait tous ses soins à m’attirer, qu’elle se rendait très-séduisante : elle n’avait pas besoin de prendre tant de peine. Mais cela ne me rendait pas plus heureux. Elle tenait mon cœur dans sa main, parce qu’elle avait la volonté de s’en emparer, de le briser et de le jeter au vent, et non parce qu’elle avait pour moi la moindre tendresse. Voilà ce que je sentais.

En traversant Hammersmith, je lui montrai la demeure de M. Mathieu Pocket, en lui disant que ce n’était pas bien éloigné de Richmond, et que j’espérais bien la voir quelquefois.

« Oh ! oui, vous me verrez… Vous viendrez quand vous le jugerez convenable… On doit vous annoncer à la famille… On vous a même déjà annoncé. »

Je lui demandai si c’était une famille nombreuse que celle dont elle allait faire partie.

« Non, il n’y a que deux personnes : la mère et la fille ; la mère est une dame d’un certain rang, je crois, mais qui ne dédaigne pas d’augmenter son revenu.

– Je m’étonne que miss Havisham ait pu se séparer de vous encore une fois et si tôt.

– Cela fait partie de ses projets sur moi, Pip, dit Estelle avec un soupir comme si elle était fatiguée. Je dois lui écrire constamment et la voir régulièrement, et lui dire comment je vais, moi et mes bijoux, car ils sont presque tous à moi maintenant. »

C’était la première fois qu’elle m’eût encore appelé par mon nom ; sans doute elle le fit avec intention, et sachant bien que je ne le laisserais pas tomber à terre.

Nous arrivâmes à Richmond, hélas ! bien trop vite. Le lieu de notre destination était une maison près de la prairie, une vieille et grave maison où les paniers, la poudre et les mouches, les habits brodés, les bas rembourrés, les manchettes et les épées avaient eu leurs beaux jours, mais il y avait longtemps. Quelques vieux arbres devant la maison étaient encore coupés d’une façon aussi surannée et aussi peu naturelle que les paniers, les perruques et les anciens habits à pans roides ; mais le moment n’était pas loin où leurs places dans la grande procession des morts allaient être désignées, et ils ne devaient pas tarder à s’y mêler pour suivre la route silencieuse qui mène à l’oubli et au repos.

Une sonnette à vieux timbre, qui, j’ose le dire, avait souvent dit dans son temps à la maison : « Voici le panier vert, voici l’épée à poignée de diamant, voici les souliers à talons rouges, et le bleu solitaire, » résonna gravement dans le clair de lune, et deux servantes, rouges comme des cerises, vinrent en voltigeant recevoir Estelle.

Les malles ne tardèrent pas à disparaître sous la porte d’entrée ; elle me donna la main et un sourire, et disparut également après m’avoir dit bonsoir. Et cependant je ne quittai pas des yeux la maison, pensant quel bonheur ce serait de vivre près d’elle, tout en sachant que je ne serais jamais heureux avec elle, mais toujours misérable.

Je remontai en voiture pour retourner à Hammersmith ; j’y montai avec un cœur malade et j’en sortis avec un cœur plus malade encore. À notre porte, je trouvai la petite Jane Pocket qui revenait d’une petite soirée, escortée par son petit amoureux, malgré qu’il fût sujet de Flopson.

M. Pocket n’était pas encore rentré ; il faisait une lecture au dehors, car c’était un excellent professeur d’économie domestique, et ses traités sur la manière d’élever les enfants et de diriger les domestiques étaient considérés comme les meilleurs ouvrages écrits sur ces matières. Mais Mrs Pocket était à la maison et se trouvait dans un léger embarras, parce qu’on avait donné à son petit Baby un étui rempli d’aiguilles pour le faire tenir tranquille pendant l’inexplicable absence de Millers avec un de ses parents, soldat dans l’infanterie de la garde, et il mangeait plus d’aiguilles qu’il n’était facile d’en retrouver, soit en faisant une petite opération, soit en administrant quelque tonique, à un enfant d’un âge aussi tendre.

M. Pocket était aussi justement renommé pour donner d’excellents avis pratiques et pour avoir une perception saine et nette des choses, beaucoup de jugement ; j’avais quelque idée, sentant mon cœur si malade, de le prier de vouloir bien recevoir mes confidences ; mais ayant par hasard aperçu Mrs Pocket qui lisait son livre sur les titres et les dignités, après avoir prescrit le lit comme remède souverain pour le Baby, je pensai que je ferais tout aussi bien de m’abstenir.

Chapitre V. §

En m’habituant à mes espérances, j’étais arrivé insensiblement à observer l’effet qu’elles produisaient sur moi et sur ceux qui m’entouraient ; et tout en me dissimulant autant que possible leur action sur mon caractère, je savais très-bien que cette action n’était pas bonne de tout point. Je vivais dans un état de malaise chronique en songeant à ma conduite envers Joe, et ma conscience n’était pas plus à l’aise à l’égard de Biddy. Souvent, quand je m’éveillais la nuit, je pensais avec un grand abattement d’esprit que j’aurais été plus heureux et meilleur si je n’avais jamais vu la figure de miss Havisham et si j’étais arrivé à l’âge d’homme, content d’être le compagnon de Joe, dans la vieille et honnête forge. Bien souvent aussi, le soir, quand j’étais seul, assis devant le feu, je pensais qu’après tout il n’y avait pas de feu comme celui de la forge et celui de notre cuisine.

Cependant Estelle était si inséparable de mes insomnies et de mes agitations d’esprit, que j’étais réellement confus en m’apercevant de l’effet prodigieux qu’elle produisait sur moi, c’est-à-dire qu’en supposant que je n’eusse pas eu d’autres préoccupations et d’autres espérances, et que j’eusse simplement continué de penser à elle, je ne pouvais parvenir à me persuader que mon état eût été beaucoup meilleur. Quant à l’influence de ma position sur les autres, je n’étais pas dans le même embarras, et je vis, bien qu’un peu obscurément peut-être, qu’elle ne profitait à personne, et surtout qu’elle ne profitait pas à Herbert. Mes habitudes coûteuses entraînaient sa nature facile à des dépenses qu’il n’était pas en état de supporter, corrompaient la simplicité de sa vie et mêlaient à sa tranquillité des inquiétudes et des regrets. Je n’avais pas le moindre remords d’avoir amené sans le savoir les autres membres de la famille Pocket aux pauvres ruses qu’ils pratiquaient, parce que ces petitesses étaient dans leur nature et auraient été provoquées par n’importe qui si je les avais laissés sommeiller. Mais avec Herbert c’était bien différent. Je me reprochais souvent de lui avoir rendu le mauvais service d’encombrer ses chambres, modestement garnies, de meubles plus luxueux et aussi inutiles les uns que les autres, et d’avoir mis à sa disposition le Vengeur à gilet jaune serin.

De sorte que, pour augmenter de plus en plus notre petit confortable, je commençai dès ce moment à contracter une quantité de dettes. Il m’était presque impossible de commencer sans qu’Herbert en fît autant ; il suivit donc bientôt mon exemple. D’après l’idée que nous suggéra Startop, nous nous fîmes présenter à un club appelé les Pinsons du Bocage, institution dont je n’ai jamais bien deviné le but, si ce n’est que les membres devaient dîner à grands frais une fois tous les quinze jours pour se quereller entre eux le plus possible après dîner et s’amuser à griser les six garçons de service, de façon à leur faire descendre les escaliers sur la tête. Je sais que ces remarquables fins sociales s’accomplissaient si invariablement qu’Herbert et moi nous ne trouvâmes rien de mieux à dire dans le premier toast de la réunion que la magnifique phrase suivante : « Messieurs, puisse ce premier accord de bons sentiments régner toujours parmi les Pinsons du Bocage. » Les Pinsons dépensaient follement leur argent. L’hôtel où nous dînions était situé dans Covent Garden, et le premier Pinson que je vis quand j’eus l’honneur de faire partie du Bocage fut Bentley Drummle, qui, à cette époque, se promenait par la ville dans un cabriolet à lui, et causait un dommage considérable aux bornes des coins de rues. Quelquefois il s’élançait de son équipage par-dessus le tablier, la tête la première, et je le vis dans une occasion descendre à la porte du Bocage de cette manière imprévue exactement comme du charbon de terre. Mais ici j’anticipe un peu, car je n’étais pas encore Pinson et ne pouvais l’être, selon les lois jurées par la société, avant ma majorité.

Confiant dans mes propres ressources, j’aurais volontiers pris sur moi les dépenses d’Herbert, mais Herbert était fier, et je ne pouvais lui faire une semblable proposition. Ainsi, il se mettait de tous côtés dans l’embarras, et continuait à se préoccuper vivement des moyens qu’il pourrait trouver pour tâcher d’en sortir. Quand, petit à petit, nous arrivâmes à passer ensemble de longues heures, je remarquai qu’il considérait sa position présente et future d’un œil désespéré au déjeuner ; puis qu’il commençait à la considérer avec un peu plus d’espoir vers midi, qu’il retombait dans ses inquiétudes vers l’heure du dîner ; qu’il semblait apercevoir le capital indispensable assez nettement dans le lointain après le dîner, qu’il le réalisait vers minuit, et que, vers dix heures du matin, le désespoir le reprenait au point qu’il parlait d’acheter une carabine et de partir pour l’Amérique avec l’intention bien arrêtée de forcer les buffles à faire sa fortune.

J’étais ordinairement à Hammersmith la moitié de la semaine environ, et quand j’étais à Hammersmith j’allais à Richmond. Herbert venait souvent à Hammersmith quand j’y étais, et je pense que ces jours-là son père entrevoyait vaguement que l’occasion qu’il cherchait n’avait pas encore paru ; mais que, eu égard à la manie générale de tomber, remarquable dans cette famille, il devait nécessairement finir par tomber sur quelque chose d’avantageux. Pendant ce temps-là, M. Pocket grisonnait et essayait plus souvent que jamais de se tirer les cheveux pour sortir de ses perplexités, tandis que Mrs Pocket donnait des crocs-en-jambe à toute la famille à l’aide de son tabouret, lisait son livre de blason, perdait son mouchoir de poche, nous parlait de son grand-papa et enseignait au Baby à se conduire, en le faisant mettre au lit toutes les fois qu’il attirait son attention.

Comme je suis maintenant en train de résumer toute une époque de ma vie dans le but de déblayer la route devant moi, je ne puis mieux faire que de compléter la description de nos habitudes et de notre manière de vivre à l’Hôtel Barnard.

Nous dépensions le plus d’argent que nous pouvions, et nous obtenions en échange aussi peu que les gens auxquels nous avions affaire se mettaient dans la tête de nous donner. Nous étions toujours plus ou moins gênés, et la plupart de nos connaissances se trouvaient dans la même condition. Une heureuse fiction nous faisait croire que nous nous amusions constamment, et une ombre de vérité nous faisait voir que nous n’y arrivions jamais, et j’avais une entière certitude que notre cas, sous ce dernier rapport, était assez commun.

Chaque matin Herbert se rendait dans la Cité pour regarder autour de lui s’il ne voyait pas quelque moyen de sortir d’embarras. Je lui rendais souvent visite dans la sombre chambre du fond dans laquelle il vivait avec une bouteille d’encre, une patère à chapeau, une boîte à charbon, une boîte à ficelle, un almanach, un pupitre, un tabouret et une règle, et je ne me rappelle pas l’avoir vu faire autre chose que d’attendre l’occasion de faire la fortune si patiemment espérée. Si nous avions fait tout ce que nous entreprenions aussi fidèlement qu’Herbert, nous aurions pu former une république de toutes les vertus. Il n’avait rien autre chose à faire, le pauvre garçon, si ce n’est de se rendre à une certaine heure de l’après-midi au Lloyd pour voir son patron, je pense. Il ne faisait jamais autre chose au Lloyd, à ma connaissance du moins, que d’en revenir. Quand il voyait les choses très-sérieusement et qu’il fallait positivement trouver quelque expédient, il allait à la Bourse à l’heure des affaires, il entrait, il sortait et exécutait une sorte de contredanse lugubre au milieu des magnats de la finance.

« Car, me disait Herbert en rentrant dîner, un jour qu’il sortait de cette réunion, je trouve que l’occasion ne vient pas toute seule, Haendel, et qu’il faut aller la trouver… et c’est ce que je fais. »

Si nous avions eu moins d’attachement l’un pour l’autre, je crois que, par mauvaise humeur, nous nous serions querellés régulièrement tous les matins. Je détestais au delà de toute expression cet appartement qui m’avait fait faire tant de folies, et, dans ces moments de repentir, je ne pouvais supporter la vue de la livrée du Vengeur, qui me paraissait plus coûteuse alors et moins rémunératrice qu’à tout autre moment de la journée. À mesure que mes dettes s’accumulaient, le déjeuner prenait une forme de plus en plus creuse, et dans une certaine occasion, menacé par lettres de poursuites légales qui n’étaient pas tout à fait étrangères à la bijouterie, comme le disait certain papier griffonné que j’avais sous les yeux, j’allai jusqu’à saisir le Vengeur par le collet et à l’enlever de terre, de sorte qu’il se trouvait en l’air comme un Cupidon botté, sous prétexte qu’il nous manquait un petit pain.

À certains jours, ou plutôt à des jours incertains, car ils dépendaient de notre humeur, je disais à Herbert, comme si je venais de faire une découverte remarquable :

« Mon cher Herbert, nous nous enfonçons.

– Mon cher Haendel, me répondait Herbert, en toute sincérité, croyez-le si vous le voulez, mais ces mêmes mots, par une étrange coïncidence, étaient sur mes lèvres.

– Alors, Herbert, répliquais-je, voyons à voir clair dans nos affaires. »

Nous éprouvions toujours une profonde satisfaction en prenant jour dans cette intention ; je m’imaginais toujours que c’était là traiter les affaires ; que c’était le moyen de prendre l’ennemi à la gorge, et je sais qu’Herbert pensait comme moi.

Nous commandions quelque chose de délicat et de rare, pour dîner, avec une bouteille de quelque chose sortant aussi de l’ordinaire, afin de fortifier nos esprits et d’être en état de bien examiner les choses. Le dîner fini, nous mettions sur la table un paquet de plumes, de l’encre en abondance et une quantité raisonnable de papier blanc et de papier buvard, car il nous avait paru convenable d’avoir une papeterie bien montée.

Je prenais alors une feuille de papier et j’écrivais en haut de la page, et d’une belle main :

ÉTAT DES DETTES DE PIP.

Ajoutant avec soin :

« Hôtel Barnard. »

Et la date.

Herbert aussi prenait une feuille de papier et écrivait la même formule :

ÉTAT DES DETTES D’HERBERT.

Chacun de nous se reportait alors à un monceau de papiers placé à son côté, et qui avaient été jetés dans des tiroirs après avoir été usés et déchirés dans les poches, ou à demi brûlés pour allumer les bougies, plantés dans le coin des glaces pendant des semaines, ou autrement avariés. Le bruit de nos plumes sur le papier nous calmait considérablement, et parfois même je trouvais autant de mérite au travail édifiant que nous entreprenions que si nous avions réellement payé nos dettes. Au point de vue méritoire, ces deux choses me semblaient à peu près égales.

Quand nous avions écrit un certain temps, je demandais à Herbert où il en était.

« Elles montent, Haendel, disait-il, elles montent, sur ma parole ! »

Herbert se grattait préalablement la tête à la vue de ces chiffres accumulés !

« Soyez ferme, Herbert, répondais-je en me couchant sur ma plume avec une nouvelle ardeur ; regardez la chose en face ; voyez dans vos affaires, fixez-les jusqu’à les dévisager.

– C’est ce que je voudrais, Haendel ; seulement, ce sont elles qui me dévisagent. »

Mon ton résolu n’en produisait pas moins son effet, et Herbert se remettait au travail. Un moment après, il cessait de nouveau, sous prétexte qu’il n’avait pas la facture de Cobb ou de Lobb, ou de Nobb, selon la circonstance.

« Alors, Herbert, évaluez à peu près à quelle somme elle peut monter ; prenez un chiffre rond et portez-le sur votre liste.

– Quel garçon de ressource vous faites, mon ami, répondait-il avec admiration. Réellement, vous avez des dispositions remarquables pour les affaires. »

C’est ce que je pensais, et en ces occasions j’étais très-convaincu que je méritais la réputation d’un homme d’affaires de première force : prompt, décisif, énergique, précis, et de sang-froid. Quand j’avais porté toutes mes dettes sur ma liste, je pointais et numérotais les factures. Chaque fois que j’inscrivais un numéro, j’éprouvais une véritable sensation de plaisir. Quand je n’avais plus rien à numéroter, je pliais toutes mes factures d’une manière uniforme, j’inscrivais le montant sur le dos de chacune d’elles et les liais en un seul paquet symétrique ; puis je faisais la même opération pour les comptes d’Herbert, qui convenait modestement qu’il n’avait pas mon génie administratif, et qui sentait que j’avais apporté quelque lumière dans ses affaires.

Mon système avait encore un autre côté brillant : c’était ce que j’appelais « laisser une marge. » Supposons, par exemple, que les dettes d’Herbert se montassent à cent soixante-quatre livres quatre shillings et deux pence, je disais :

« Laissez une marge, et portez-les à deux cents livres. »

Ou, supposons que les miennes montassent à quatre fois autant, je laissais une marge et je les portais à sept cents livres. J’avais la plus haute opinion de la sagesse de cette marge. Mais je suis forcé de convenir, en regardant en arrière, que je crois que ce fut un système coûteux, car nous recommencions aussitôt à faire de nouvelles dettes, pour combler la marge ; et quelquefois, vu les idées de liberté et de solvabilité qu’elle comportait, nous étions promptement forcés d’avoir recours à une nouvelle marge.

À la suite d’un examen de ce genre, il y avait généralement un calme, un repos, un vertueux silence, qui me donnait pour le moment une opinion admirable de moi-même. Satisfait de mes efforts, de ma méthode et des compliments d’Herbert, je restais assis, avec son paquet symétrique et le mien posé devant moi sur la table, au milieu des diverses fournitures de bureau, me figurant être une sorte de banquier plutôt qu’un simple particulier tel que j’étais.

En ces occasions solennelles, nous fermions notre porte d’entrée, afin de ne pas être dérangés. Un soir, je venais de tomber dans cet état de béatitude, quand nous entendîmes une lettre glisser dans la fente de ladite porte, et tomber sur le plancher.

« C’est pour vous, Haendel, dit Herbert qui était sorti et rentrait en la tenant, et j’espère que ce n’est rien de mauvais. »

Il faisait allusion au lourd cachet noir de l’enveloppe et à sa bordure noire.

La lettre était signée Trabb et Co ; elle contenait simplement que j’étais un honoré monsieur, et qu’ils prenaient la liberté de m’informer que Mrs Gargery avait quitté ce monde le lundi dernier à six heures vingt minutes du soir, et que ma présence était réclamée à l’enterrement le lundi suivant, à trois heures de l’après-midi.

Chapitre VI. §

C’était la première fois qu’une tombe s’ouvrait sur la route de ma vie, et la brèche qu’elle fit sur ce terrain uni fut extraordinaire. La figure de ma sœur dans son fauteuil, auprès du feu de la cuisine, me poursuivit nuit et jour. Mon esprit ne pouvait se figurer que ce fauteuil pût se passer d’elle, et quoiqu’elle n’eût tenu depuis longtemps que peu de place dans ma pensée, je me sentis pourchassé par les idées les plus étranges. Tantôt je croyais qu’elle courait après moi dans la rue, tantôt qu’elle frappait à la porte. Dans ma chambre, avec laquelle elle n’avait jamais eu le moindre rapport, je m’imaginais perpétuellement entendre le son de sa voix, voir sa figure couverte de la pâleur de la mort, et apercevoir la forme de son corps.

Mon enfance avait été telle, que je pouvais à peine me souvenir de ma sœur avec tendresse ; mais je suppose qu’une certaine somme de regrets peut exister sans beaucoup d’affection. Sous cette influence, et peut-être pour compenser l’absence d’un sentiment plus doux, je fus saisi d’une violente indignation contre l’assassin qui l’avait fait tant souffrir, et je sentais qu’avec des preuves suffisantes, j’aurais été capable de poursuivre de ma vengeance Orlick, ou tout autre, jusqu’à la dernière extrémité.

Ayant écrit à Joe pour lui offrir des consolations et pour l’assurer que je me rendrais à l’enterrement, je passai les jours qui suivirent dans le curieux état d’esprit que je viens de décrire. Au jour fixé, je partis de grand matin, et descendis au Cochon bleu, assez à temps pour aller à pied jusqu’à la forge.

C’était un jour d’été. Tout en marchant, le temps où j’étais une pauvre petite créature sans appui, et où ma sœur ne m’épargnait pas, me revenait vivement à l’esprit, mais en teintes légères et adoucies. Le souffle même des fèves et des trèfles murmurait à mon cœur qu’un jour viendrait où il serait bon pour ma mémoire que ceux qui marcheraient sous le soleil fussent apaisés en pensant à moi, comme je l’étais en pensant à ma sœur.

Enfin, j’arrivai en vue de la maison. Je vis que Trabb et Co avaient commandé tout ce qui était nécessaire pour les funérailles, et qu’ils avaient pris possession de la demeure de Joe. Deux êtres sinistres et ridicules, tenant chacun une canne recouverte d’un crêpe noir, comme si cet instrument pouvait communiquer la plus petite consolation à qui que ce fût, étaient postés devant la porte de la maison ; je reconnus l’un d’eux, un petit postillon renvoyé du Cochon bleu pour avoir versé un jeune couple dans un fossé le matin même du mariage, par suite de son état d’ivresse qui l’obligeait à monter à cheval en tenant ses deux bras croisés autour du cou de l’animal. Tous les enfants du village, et la plupart des femmes admiraient ces noires sentinelles, et les fenêtres closes de la maison et de la forge. Quand j’arrivai, une des deux sentinelles, l’ancien postillon, frappa à la porte pensant que j’étais trop épuisé par la douleur pour qu’il me restât la force de frapper moi-même.

L’autre, un charpentier qui avait autrefois mangé deux oies sans boire, à la suite d’un pari, ouvrit la porte et me fit entrer dans le petit salon. M. Trabb avait accaparé la meilleure table, à laquelle il avait mis toutes les rallonges, et où il étalait une espèce de bazar de deuil, à grand renfort d’épingles également noires. Au moment de mon arrivée, il finissait d’entourer le chapeau de quelqu’un d’un long crêpe, noir comme un négrillon d’Afrique. Il tendit la main pour prendre le mien, et moi, me méprenant sur son mouvement, et troublé par la circonstance, je lui serrai les mains avec toutes les marques d’une ardente affection.

Le pauvre cher Joe, embarrassé dans un petit manteau noir, attaché par un gros nœud sous son menton, était assis tout seul à l’autre bout de la chambre, où, comme conducteur du deuil, il avait été placé par Trabb. Quand je me penchai pour lui dire :

« Cher Joe, comment vous portez-vous ? »

Il répondit :

« Pip !… mon petit Pip, vous l’avez connue lorsqu’elle était une bien belle… »

Et il saisit ma main sans rien dire de plus.

Biddy avait l’air très-propre et très-modeste dans ses vêtements noirs ; elle allait et venait tranquillement, et se rendait très-utile. Quand j’eus parlé à Biddy, j’allai m’asseoir auprès de Joe, et je commençai à me demander dans quelle partie du salon… elle… ma sœur… se trouvait. L’air du salon exhalait une odeur de gâteau ; je cherchai autour de moi la table des rafraîchissements. On ne pouvait la voir que lorsqu’on s’était habitué à l’obscurité, mais il y avait dessus un plum-cake coupé par morceaux, des oranges coupées aussi, et des sandwichs, et des biscuits, et deux carafes que j’avais bien connues comme ornement, mais que je n’avais jamais vu servir de ma vie, l’une pleine de porto, l’autre de sherry. Devant cette table, se tenait le servile Pumblechook, enveloppé dans un manteau noir, et ayant plusieurs mètres de crêpe à son chapeau : tantôt il se bourrait, et tantôt il faisait d’obséquieux mouvements pour attirer mon attention. Dès qu’il eut réussi, il vint à moi en répandant autour de lui une odeur de sherry et de gâteau et il me dit d’une voix émue :

« Permettez, cher monsieur… »

Et il exécuta ce qu’il me demandait la permission de faire. Je découvris aussi M. et Mrs Hubble ; cette dernière dans le silencieux paroxysme de douleur commandé par la circonstance, se tenait dans un coin. Nous devions tous suivre le convoi, bien entendu après avoir été affublés par Trabb comme de ridicules paquets.

« C’est-à-dire, Pip, me dit tout bas Joe, au moment où nous allions être ce que M. Trabb appelait rangés dans le salon deux à deux, – ce qui avait terriblement l’air de la répétition de quelque drame burlesque, – c’est-à-dire, monsieur, que je l’aurais de préférence portée à l’église moi-même, avec trois ou quatre amis, qui seraient venus à mon aide de bon cœur et avec de bons bras ; mais il a fallu considérer ce que les voisins en diraient, et s’ils ne penseraient pas que c’eût été lui manquer de respect.

– Tous les mouchoirs dehors ! cria en ce moment M. Trabb d’une voix affairée. Les mouchoirs dehors, nous sommes prêts ! »

Nous portâmes donc nos mouchoirs à nos visages, comme si nous saignions du nez, et nous nous mîmes deux par deux. Joe et moi. Biddy et Pumblechook. M. et Mrs Hubble. On fit faire à la dépouille mortelle de ma sœur le tour par la porte de la cuisine ; et, comme c’est un point important dans un convoi funèbre que les six porteurs soient étouffés et aveuglés sous une horrible housse en velours noir à bordure blanche, le convoi ressemblait à un monstre aveugle avec douze jambes humaines, se traînant et avançant sous la direction des deux conducteurs – le postillon et son camarade.

Les voisins cependant approuvaient hautement ce cérémonial, et on nous admira beaucoup lorsque nous traversâmes le village. La partie la plus jeune et la plus agitée de la commune se précipitait à travers le cortège sans s’inquiéter de le couper, ou restait à nous attendre pour nous voir défiler aux endroits les plus avantageux. Alors les plus intrépides criaient d’un ton exalté à notre approche des coins où ils stationnaient :

« Les voici !… les voilà !…

Et nous n’étions pas du tout réjouis. Pendant cette marche je fus on ne peut plus vexé par l’abject Pumblechook qui se trouvant derrière moi persista tout le long du chemin – croyant avoir une attention délicate – à arranger mon crêpe flottant et à étendre les plis de mon manteau. Plus tard mon attention fut attirée par l’expressif orgueil de M. et de Mrs Hubble qui se gonflaient et s’enorgueillissaient démesurément de faire partie d’un convoi si distingué.

Nous aperçûmes enfin la ligne des marais qui s’étendait lumineuse devant nous, avec les voiles des vaisseaux sur la rivière, dont ils semblaient sortir, et nous arrivâmes au cimetière, auprès des tombes de mes parents, que je n’avais jamais connus :

FEU PHILIP PIRRIP

de cette paroisse

et aussi

GEORGIANA

épouse du ci-dessus.

On déposa tranquillement ma sœur dans la terre, pendant que les alouettes chantaient dans les airs, et qu’un vent léger faisait se jouer sur le sol les magnifiques ombres des nuages et des arbres.

Je ne parlerai pas de la conduite toute mondaine de Pumblechook devant la tombe. Je dirai seulement que toutes ses politesses m’étaient adressées, et que même, lorsqu’on lut ces nobles passages des Écritures qui rappellent à l’humanité qu’elle n’a rien apporté en ce monde, et qu’elle n’en peut rien emporter, et comment elle passe comme une ombre, je l’entendis grommeler je ne sais quoi sous forme de réserve mentale, d’un jeune monsieur de sa connaissance qui venait d’arriver à une immense fortune, d’une manière tout à fait inattendue. Quand nous rentrâmes il eut la hardiesse de me dire qu’il aurait souhaité que ma sœur pût connaître que je lui avais fait tant d’honneur et de me laisser entendre qu’elle eut considéré que sa mort ne payait pas trop un tel honneur. De retour à la maison, il but ce qui restait de sherry, et M. Hubble but le porto, et tous deux se mirent à causer de choses et d’autres, ce qui, je l’ai remarqué depuis, est l’habitude générale dans ces occasions, comme si les survivants étaient d’une tout autre race que le défunt et reconnus immortels. Enfin, Pumblechook partit avec M. et Mrs Hubble pour passer la soirée chez eux, j’en étais convaincu, et pour dire au Trois jolis bateliers qu’il était le fondateur de ma fortune et mon premier bienfaiteur.

Quand ils furent tout partis, et quant Trabb et ses hommes, mais non son garçon, eurent serré l’appareil de leurs momeries dans des sacs, et qu’ils furent partis aussi, la maison me parut plus saine. Bientôt après, Biddy, Joe et moi, nous nous assîmes devant un dîner froid ; mais nous dînâmes dans le salon, et non dans la vieille cuisine, et Joe était si excessivement attentif à ce qu’il faisait avec son couteau, sa fourchette et la salière et tout le reste, qu’il y avait une grande gêne entre nous. Mais après dîner, quand je lui eus fait prendre sa pipe pour aller flâner avec lui dans la forge, et que nous nous fûmes assis ensemble sur le grand bloc de pierre dans la rue, tout alla mieux. J’avais remarqué qu’après l’enterrement Joe avait changé ses habits, de manière à établir un compromis entre ses vêtements du dimanche et ceux de tous les jours : il avait ainsi l’air plus naturel et paraissait réellement l’homme qu’il était.

Il fut enchanté de la prière que je lui fis de me faire coucher dans mon ancienne petite chambre, et moi je fus enchanté aussi, car je crus avoir fait quelque chose de grand en présentant cette requête. Quand les ombres de la nuit furent venues, je saisis une occasion d’entraîner Biddy dans le jardin, pour avoir avec elle une petite conversation.

« Biddy, dis-je, je pense que tu aurais bien pu m’écrire quelques mots sur ces tristes choses.

– Pensez-vous, monsieur Pip ? dit Biddy. J’aurais écrit, si j’y avais pensé.

– Ne crois pas que j’ai l’intention d’être dur, quand je dis que je crois que tu aurais dû y avoir pensé.

– Croyez-vous, monsieur Pip ? »

Elle était si calme et il y avait un air si gentil, si doux et si bon dans toute sa personne, que je ne pouvais supporter l’idée de la faire pleurer encore. Après avoir considéré un moment ses yeux baissés, pendant qu’elle marchait à côté de moi, je changeai donc de conversation.

« Je suppose qu’il te sera difficile de rester ici maintenant, chère Biddy.

– Oh ! je ne le puis, monsieur Pip, dit Biddy d’un ton de regret mais cependant de profonde conviction. J’ai parlé à Mrs Hubble, et je dois aller chez elle demain ; j’espère qu’ensemble nous pourrons avoir soin de M. Gargery jusqu’à ce qu’il ait pris ses arrangements.

– Comment vas-tu vivre, Biddy ? Si tu as besoin d’ar…

– Comment je vais vivre ? répéta Biddy avec une rougeur fugitive, je vais vous le dire, monsieur Pip. Je vais tâcher d’obtenir la place de maîtresse dans la nouvelle école qu’on finit de bâtir ici ; je puis me faire bien recommander par tous les voisins, et j’espère être à la fois appliquée et patiente, et m’instruire moi-même en instruisant les autres. Vous savez, monsieur Pip, continua Biddy avec un sourire, en levant les yeux sur moi, les nouvelles écoles ne sont pas comme les anciennes ; mais j’ai appris beaucoup, grâce à vous, depuis ce temps-là, et j’ai eu le temps de faire des progrès.

– Je pense que tu feras toujours des progrès, Biddy, dans n’importe quelle circonstance.

– Ah ! pourvu que ce ne soit pas du mauvais côté de la nature humaine ! » murmura Biddy.

C’était moins un reproche intentionnel à mon adresse, qu’une pensée involontairement échappée.

« Eh bien ! pensai-je, je vais aussi laisser de côté ce sujet-là. »

Je continuai à marcher à côté de Biddy, qui tenait toujours les yeux fixés à terre.

« Je ne connais pas les détails de la mort de ma sœur, Biddy.

– Il y a peu de chose à en dire. La pauvre créature ! Elle était dans un de ses accès, bien qu’ils fussent plutôt moindres que plus forts dans ces derniers temps. Il y a quatre jours, dans la soirée, elle sortit de son apathie ordinaire, juste au moment du thé, et dit très-distinctement : « Joe ! » Comme elle n’avait pas dit un seul mot depuis longtemps, je courus chercher M. Gargery dans la forge. Elle me faisait signe qu’elle désirait le voir assis à côté d’elle, et voulait que je misse ses bras autour de son cou. C’est ce que je fis, et elle appuya sa main sur son épaule, toute contente et toute satisfaite, et bientôt après, elle dit encore une fois : « Joe, » et puis une fois : « Pardon, » et une fois : « Pip. » Et elle ne releva plus jamais sa tête, et ce fut juste une heure après que nous l’étendîmes sur son lit, parce que nous vîmes qu’elle était morte. »

Biddy pleura… Le sombre jardin, et la rue, et les étoiles qui se montraient, tout cela était trouble à mes yeux.

– On n’a jamais rien découvert, Biddy ?

– Rien.

– Sais-tu ce qu’Orlick est devenu ?

– À la couleur de ses habits, je dois penser qu’il travaille dans les carrières.

– Tu l’as donc revu ? Pourquoi regardes-tu maintenant cet arbre sombre dans la rue ?

– C’est là que j’ai vu Orlick le soir de la mort de votre sœur.

– Et tu l’as encore revu depuis, Biddy ?

– Oui, je l’ai vu là depuis que nous nous promenons ici. C’est inutile, ajouta Biddy en posant la main sur mon bras, comme j’allais m’élancer dehors. Vous savez que je ne voudrais pas vous tromper : il n’est pas resté une minute là, et il est parti. »

Cela raviva mon indignation de voir Biddy poursuivie par cet individu, et je me sentis outré contre lui. Je le dis à Biddy, et j’ajoutai que je donnerais n’importe quelle somme, et que je prendrais toutes les peines du monde pour le faire partir du pays. Par degrés, elle m’amena à des paroles plus calmes ; elle me dit combien Joe m’aimait, et qu’il ne s’était jamais plaint de rien : – elle n’ajouta pas de moi, il n’en était pas besoin ; je savais ce qu’elle voulait dire, – mais qu’il remplissait toujours les devoirs de son état ; qu’il avait le bras solide, la langue calme et bon cœur.

« En effet, il serait impossible de dire trop de bien de lui, dis-je ; Biddy, nous parlerons souvent de ces choses ; car, sans doute, je viendrai souvent ici ; maintenant, je ne vais pas laisser le pauvre Joe seul. »

Biddy ne répliqua pas un mot.

« Biddy, ne m’entends-tu pas ?

– Oui, monsieur Pip.

– Sans te demander pourquoi tu m’appelles monsieur Pip, ce qui me paraît être de mauvais goût, fais-moi savoir ce que tu veux dire ?

– Ce que je veux dire ? demanda Biddy timidement.

– Biddy, dis-je, en appuyant avec force, je t’en prie, dis-moi ce que tu veux dire par là ?

– Par là ? dit Biddy.

– Allons, ne répète pas comme un écho ; autrefois, tu ne répétais pas ainsi, Biddy.

– Autrefois ? dit Biddy ; oh ! monsieur Pip ! autrefois !… »

Je songeai que je ferais bien d’abandonner aussi ce sujet. Cependant, après un autre tour silencieux dans le jardin, je repris :

« Biddy, j’ai dit tout à l’heure que je reviendrais souvent voir Joe. Tu n’as rien répondu… Dis-moi pourquoi, Biddy ?

– Êtes-vous donc bien sûr que vous viendrez le voir souvent ? demanda Biddy, s’arrêtant dans l’étroite allée du jardin et me regardant à la clarté des étoiles d’un œil clair et pur.

– Oh ! mon Dieu, dis-je, comme désespérant de faire entendre raison à Biddy, voilà qui est vraiment un très-mauvais côté de la nature humaine. N’en dis pas davantage, s’il te plaît, Biddy, cela me fait trop de peine. »

Par cette raison dominante, je tins Biddy à distance pendant le souper, et, quand je montai à mon ancienne petite chambre, je pris congé d’elle aussi froidement que le permettait le souvenir du cimetière et de l’enterrement. Toutes les fois que je me réveillais dans la nuit, et cela m’arriva tous les quarts d’heure, je pensais à la méchanceté, à l’injure, à l’injustice que Biddy m’avait faites.

Je devais partir de grand matin. De grand matin, je fus debout, et regardant, sans être vu, par la fenêtre de la forge, je restai là pendant plusieurs minutes, contemplant Joe, déjà au travail, et rayonnant de santé et de force.

« Adieu, cher Joe. Non, ne l’essuyez pas, pour l’amour de Dieu ! Donnez-moi votre main noircie ; je reviendrai bientôt et souvent.

– Jamais trop tôt, monsieur, et jamais trop souvent, Pip. » dit Joe.

Biddy m’attendait à la porte de la cuisine avec une tasse de lait encore chaud et du pain grillé.

« Biddy, dis-je en lui tendant la main avant de partir, je ne suis pas fâché, mais je suis blessé.

– Non, ne soyez pas blessé, dit-elle avec émotion ; que je sois seule blessée, si j’ai manqué de générosité. »

Et de nouveau comme autrefois, le brouillard se levait devant mon chemin. Voulait-il me dire, comme je suis tenté de le croire, que je ne reviendrais pas, et que Biddy avait raison ? S’il voulait le dire, hélas ! il avait deviné juste.

Chapitre VII. §

Herbert et moi, nous allions de mal en pis, dans le sens de l’accroissement de nos dettes. Tout en regardant dans nos affaires et laissant des marges, nous vivions comme devant, et le temps s’écoulait, malgré cela, comme il a l’habitude de faire ; et j’atteignis ma majorité, accomplissant ainsi la prédiction d’Herbert, que j’en arriverais là avant de savoir le secret de ma destinée.

Herbert lui-même avait atteint sa majorité huit mois avant moi. Comme il n’avait rien d’autre que sa majorité à attendre, l’événement ne fit pas une grande sensation dans l’Hôtel Barnard. Mais nous avions envisagé le vingt et unième anniversaire de ma naissance avec une multitude de conjectures et d’espérances, pensant tous deux que mon tuteur ne pouvait éviter de me dire quelque chose de positif en cette occasion.

J’avais eu soin de bien faire savoir, dans la Petite Bretagne, quand arriverait mon jour de naissance. La veille, je reçus un mot officiel de Wemmick, m’informant que M. Jaggers serait bien aise que je prisse la peine de passer chez lui à cinq heures, dans l’après-midi de cet heureux jour. Ceci nous convainquit que quelque chose de décisif allait arriver, et me jeta dans un trouble extraordinaire, au moment où je me rendais à l’étude de mon tuteur, avec une ponctualité modèle.

Dans la pièce d’entrée, Wemmick m’offrit ses félicitations et se frotta incidemment le nez avec un morceau de papier de soie qu’il tenait plié et que je me plaisais à regarder ; mais il ne me dit rien de plus, et me fit signe d’entrer dans le cabinet de mon tuteur. On était en novembre, et mon tuteur se tenait devant le feu, le dos appuyé contre la cheminée, les mains sous les pans de son habit.

« Eh bien ! Pip, je dois vous appeler monsieur Pip, aujourd’hui. Recevez mes félicitations, monsieur Pip. »

Nous échangeâmes une poignée de mains ; c’était un faible donneur de poignée de mains, et je le remerciai.

« Asseyez-vous, monsieur Pip, » dit mon tuteur.

Comme j’étais assis et qu’il conservait son attitude et fronçait ses sourcils en regardant ses bottes, je me sentis dans une position peu agréable, qui me rappela le jour d’autrefois où j’avais été mis sur la pierre d’un tombeau. Les deux bustes sinistres de la console n’étaient pas loin de lui, et ils avaient l’air de tenter un effort stupide et apoplectique pour se mêler à la conversation.

« Maintenant, mon jeune ami, débuta mon tuteur, comme si j’étais un témoin sur la sellette, je vais avoir un mot ou deux de conversation avec vous.

– Tout ce qu’il vous plaira, monsieur.

– À combien estimez-vous, dit M. Jaggers en se penchant d’abord pour regarder à terre, puis, rejetant sa tête en arrière pour regarder au plafond ; à combien estimez-vous le montant de ce que vous dépensez pour vivre ?

– Pour vivre, monsieur ?

– Oui, répéta M. Jaggers en regardant toujours au plafond, le montant ? »

Et alors, en regardant tout autour de la chambre, il porta le mouchoir qu’il tenait à la main près de son nez.

J’avais si souvent regardé dans mes affaires, que j’avais entièrement perdu toute idée que j’avais pu avoir de ce qu’elles étaient réellement. Je me reconnus donc avec chagrin tout à fait incapable de répondre à cette question. Cette réplique parut agréable à M. Jaggers, qui dit :

« Je le pensais bien ! »

Et il se moucha d’un air satisfait.

« Maintenant que je vous ai fait une question, mon ami, avez-vous quelque chose à me demander ?

– Ce serait sans doute un grand soulagement pour moi, de vous faire plusieurs questions, monsieur ; mais je me souviens de la défense que vous m’avez faite.

– Adressez-moi une question, dit M. Jaggers.

– Dois-je connaître le nom de mon bienfaiteur aujourd’hui ?

– Non ; demandez autre chose.

– Cette confidence doit-elle m’être faite bientôt ?

– Mettez cela de côté pour le moment, dit M. Jaggers, et demandez autre chose. »

Je cherchai en moi-même, mais il me parut impossible d’éviter cette question :

« Ai…-je quelque chose à recevoir, monsieur ? »

Là-dessus M. Jaggers s’écria d’une voix triomphante :

« Je pensais bien que nous y viendrions ! »

Et il appela Wemmick pour lui demander le morceau de papier, Wemmick parut, le donna et disparut.

« Maintenant, monsieur Pip, dit M. Jaggers, faites attention, s’il vous plaît ; vous n’avez pas trop mal tiré sur nous, votre nom paraît assez souvent sur le livre de caisse de Wemmick ; mais vous avez des dettes, cela va sans dire ?

– Je crains bien qu’il ne faille dire oui, monsieur.

– Vous savez qu’il faut dire oui, n’est-ce pas ? dit M. Jaggers.

– Oui, monsieur.

– Je ne vous demande pas ce que vous devez, parce que vous ne le savez pas, et que, si vous le saviez, vous ne le diriez pas… Oui… oui… mon ami ! s’écria M. Jaggers en agitant son index, en voyant que j’allais protester, il est assez probable que, quand même vous le voudriez, vous ne le pourriez pas. J’en sais plus long là-dessus que vous. Maintenant, prenez ce morceau de papier. Vous le tenez ?… Très-bien !… Allons, dépliez-le et dites-moi ce que c’est.

– C’est une banknote, dis-je, de cinq cents livres.

– C’est une banknote de cinq cents livres, et c’est une jolie somme d’argent ! Qu’en dites-vous ?

– Comment pourrais-je dire autrement !

– Ah ! mais, répondez à ma question, dit M. Jaggers.

– Indubitablement.

– Vous trouvez que c’est indubitablement une jolie somme. Eh bien ! cette jolie somme, monsieur Pip, vous appartient ; c’est un présent qu’on vous fait aujourd’hui ; c’est un à-compte sur vos espérances, et c’est à raison de cette belle somme par an, et pas d’une plus grande, que vous devez vivre, jusqu’à ce que le donateur du tout se présente. C’est-à-dire que vous arrangerez vos affaires d’argent comme vous l’entendrez, et vous recevrez de Wemmick cent vingt-cinq livres par trimestre, jusqu’à ce que vous communiquiez directement avec la source principale, et non plus avec celui qui n’est qu’un simple agent. Comme je vous l’ai déjà dit, je ne suis qu’un simple agent, j’exécute mes instructions et je suis payé pour cela. Je les crois imprudentes, mais je ne suis pas payé pour donner mon opinion sur leur mérite. »

Je commençais à exprimer ma reconnaissance pour mon bienfaiteur inconnu, et pour la générosité grande avec laquelle il me traitait, quand M. Jaggers m’arrêta.

« Je ne suis pas payé, dit-il froidement, pour rapporter vos paroles à qui que ce soit. »

Puis il rassembla les pans de son habit, comme il avait rassemblé les éléments de la conversation, et se mit à regarder ses bottes, les sourcils froncés, comme s’il les eût soupçonnées de mauvaises intentions contre lui.

Après un silence, je lui dis :

« Il y avait tout à l’heure, monsieur Jaggers, une question que vous avez désiré me voir écarter un instant ; j’espère ne rien faire de mal en la faisant de nouveau.

– Qu’est-ce que c’est ? » dit-il.

J’aurais pu prévoir qu’il ne m’aiderait jamais, mais j’étais aussi embarrassé pour refaire cette question que si elle eût été tout à fait neuve ; je dis en hésitant :

« Mais, mon patron… cette source principale dont vous m’avez parlé, M. Jaggers… doit-il bientôt… ? »

Ici j’eus la délicatesse de m’arrêter.

« Doit-il bientôt ? quoi ? dit M. Jaggers, ça n’est pas une question, çà, vous le savez.

– … Venir à Londres ? dis-je, après avoir cherché une forme précise de mots ; ou m’appellera-t-il autre part ?

– Pour ceci, répliqua Jaggers, en fixant pour la première fois ses yeux profondément enfoncés, il faut vous rappeler le soir où nous nous sommes rencontrés dans votre village. Que vous ai-je dit alors, Pip ?

– Vous m’avez dit, monsieur Jaggers, qu’il pourrait se passer des années avant que cette personne se fît connaître.

– C’est cela même, dit M. Jaggers ; eh bien, voilà ma réponse… »

Comme nous nous regardions tous les deux, je sentis mon cœur battre plus fort par le désir ardent de tirer quelque chose de lui, et en sentant qu’il battait plus fort et que mon tuteur s’en apercevait, je sentais aussi que j’avais moins de chance de tirer quelque chose de lui.

« Pensez-vous que cela dure encore des années, monsieur Jaggers ? »

M. Jaggers secoua la tête, non pour répondre négativement à ma question, mais pour indiquer qu’il ne pouvait répondre n’importe comment, et les deux horribles bustes, aux visages grimaçants, semblaient, lorsque mes yeux se portaient sur eux, être sous le coup d’un pénible effort, en voyant leur attention suspendue comme s’ils allaient éternuer.

« Allons, dit M. Jaggers en réchauffant le gras de ses jambes avec le dos de ses mains, je vais être précis avec vous, mon ami Pip. C’est une question qu’il ne faut pas faire ; vous le comprendrez mieux quand je vous dirai que cela pourrait me compromettre. Allons, je vais aller un peu plus avant avec vous, je vous dirai même quelque chose de plus. »

Il se pencha tellement, pour froncer les sourcils, du côté de ses bottes, qu’il pouvait se frotter le gras des jambes dans la pose qu’il avait prise.

« Quand cette personne se fera connaître, dit M. Jaggers en se redressant, vous et elle règlerez vos affaires ensemble ; quand cette personne se fera connaître, mon rôle dans cette affaire cessera ; quand cette personne se fera connaître, il ne sera pas nécessaire que j’en sache davantage. Voilà tout ce que j’ai à dire. »

Nous nous regardâmes l’un l’autre ; puis je détournai les yeux, et les portai sur le plancher, en réfléchissant. De ces dernières paroles, je tirai la conclusion que miss Havisham, avec ou sans raison, ne l’avait pas mis dans sa confidence au sujet de ses projets sur Estelle ; qu’il en éprouvait quelque ressentiment et même de la jalousie, ou que réellement il s’opposait à ces projets, et ne voulait pas s’en occuper. Quand je relevai les yeux, je vis qu’il n’avait cessé tout le temps de me regarder malicieusement, et qu’il le faisait encore.

« Si c’est là tout ce que vous avez à me dire, monsieur, remarquai-je, il ne me reste plus rien à ajouter. »

Il fit un signe d’assentiment, tira sa montre tant redoutée des voleurs, et me demanda où j’allais dîner. Je lui répondis :

« Chez moi avec Herbert. »

Et, comme conséquence naturelle, je lui demandai s’il voudrait bien nous honorer de sa compagnie. Il accepta aussitôt l’invitation, mais il insista pour partir sur-le-champ avec moi, afin que je ne fisse pas d’extra pour lui. Il avait d’abord une ou deux lettres à écrire et, bien entendu, ses mains à laver.

« Alors, dis-je, je vais aller dans le cabinet à côté, causer avec Wemmick. »

Le fait est que, lorsque les cinq cents livres étaient tombées dans ma poche, une pensée m’était venue à l’esprit ; elle s’y était déjà présentée souvent, et il me semblait que Wemmick était une excellente personne à consulter sur une pensée de cette sorte.

Il avait déjà fermé sa caisse, et faisait ses préparatifs de départ. Il avait quitté son pupitre, sorti les deux chandeliers de son bureau graisseux, les avait placés en ligne avec les mouchettes sur une tablette près de la porte, tout près d’être éteints ; il avait éparpillé son feu, apprêté son chapeau et son pardessus, et se frappait la poitrine avec sa clef, comme si c’était un bon exercice après les affaires.

« Monsieur Wemmick, dis-je, j’ai besoin de votre opinion. J’ai le plus grand désir d’être utile à un ami… »

Wemmick pinça sa boîte aux lettres et secoua la tête, comme si son opinion était morte pour toute fatale faiblesse de cette sorte.

« Cet ami, continuai-je, essaye d’entrer dans la vie commerciale, mais il n’a pas d’argent et trouve les commencements difficiles et décourageants… Je voudrais, d’une manière ou d’une autre, l’aider à commencer…

– Avec de l’argent comptant ? dit Wemmick d’un ton plus sec que de la sciure de bois.

– Avec un peu d’argent comptant, et peut-être aussi en anticipant un peu sur mes espérances.

– Monsieur Pip, dit Wemmick, j’aimerais à récapituler avec vous sur mes doigts, s’il vous plaît, les noms des divers ponts jusqu’à Chelsea. Voyons : il y a le pont de Londres, un ; Southwark, deux ; Blackfriars, trois ; Waterloo, quatre ; Westminster, cinq ; Wauxhall, six ; Chelsea, sept.12

Il avait marqué chaque pont à son tour, en frappant avec la poignée de sa clef sur la paume de sa main :

« Il n’y en a pas moins de sept à choisir, vous voyez.

– Je ne vous comprends pas, dis-je.

– Choisissez votre pont, monsieur Pip, repartit Wemmick, promenez-vous sur votre pont, et lancez votre argent dans la Tamise par-dessus l’arche centrale de votre pont, et vous en connaîtrez la fin. Rendez service à un ami, prêtez-lui de l’argent, et vous pourrez également en savoir la fin ; mais c’est une fin moins agréable et moins profitable. »

J’aurais pu mettre un journal à la poste dans sa bouche, tant il l’entrebâillait après avoir dit cela.

« C’est bien décourageant, dis-je.

– Je n’ai pas voulu faire autre chose.

– Alors, votre opinion, dis-je légèrement indigné, est qu’un homme ne devrait jamais…

– Placer un avoir portatif chez un ami, dit Wemmick, certainement non ; à moins qu’il ne veuille se débarrasser de l’ami ; et alors, le tout est de savoir quelle somme portative il peut falloir pour se débarrasser de lui.

– Et c’est là votre dernier mot, monsieur Wemmick !

– C’est là ! répondit-il, mon dernier mot… ici…

– Ah ! dis-je en le pressant, car je croyais voir jour derrière lui. Mais serait-ce votre dernier mot chez vous, à Walworth.

– Monsieur Pip, répliqua-t-il avec gravité, Walworth est un endroit, et cette étude en est un autre, de même que mon père est une personne, et que M. Jaggers est une autre personne : il ne faut pas les confondre l’un avec l’autre. Mes sentiments de Walworth doivent être pris à Walworth ; ici, dans cette étude, il ne faut compter que sur mes sentiments officiels.

– Très-bien, dis-je, considérablement soulagé ; alors j’irai vous trouver à Walworth, vous pouvez y compter.

– Monsieur Pip, répondit-il, vous y serez le bienvenu, comme connaissance personnelle et privée. »

Nous avions dit tout cela à voix basse, sachant bien que les oreilles de mon tuteur étaient les plus fines parmi les plus fines. Comme il se montrait dans l’embrasure de sa porte, en essuyant ses mains, Wemmick mit son pardessus et se tint prêt à éteindre les chandelles. Nous descendîmes dans la rue tous les trois ensemble, et, sur le pas de la porte, Wemmick prit de son côté, M. Jaggers et moi de l’autre.

Je ne pus m’empêcher de désirer plus d’une fois ce soir là que M. Jaggers eût dans Gerrard Street, ou un vieux, ou un canon, ou quelque chose, ou quelqu’un pour le piquer un peu et dérider son front. C’était une considération désagréable pour un vingt-et-unième anniversaire de naissance et cela ne valait guère la peine de songer qu’on atteignait sa majorité pour entrer dans un monde méfiant où il fallait toujours être sur ses gardes comme il le faisait. Il était mille fois mieux informé et plus intelligent que Wemmick et pourtant j’aurais mille fois préféré avoir Wemmick à dîner que lui. M. Jaggers ne me rendit pas seul mélancolique, car lorsqu’il fut parti Herbert me dit en fixant les yeux sur le feu, qu’il lui semblait avoir commis une mauvaise action et l’avoir oubliée, tant il se sentait abattu et coupable.

Chapitre VIII. §

Pensant que le dimanche était le jour le plus convenable pour aller consulter M. Wemmick à Walworth, je consacrai l’après-midi du dimanche suivant à un pèlerinage au château. En arrivant devant les créneaux, je trouvai le pavillon flottant et le pont-levis levé ; mais, sans me laisser décourager par ces démonstrations de défiance et de résistance, je sonnai à la porte, et fus admis de la manière la plus pacifique.

« Mon fils, monsieur, dit le vieillard, après avoir assuré le pont-levis, avait dans l’idée que le hasard pourrait vous amener aujourd’hui, et il m’a chargé de vous dire qu’il serait bientôt de retour de sa promenade de l’après-midi. Il est très-réglé dans ses promenades, mon fils… très-réglé en toutes choses, mon fils. »

Je faisais des signes de tête au vieillard, comme Wemmick lui-même aurait pu faire, et nous entrâmes nous mettre près du feu.

« C’est à son étude que vous avez fait la connaissance de mon fils, monsieur ? » dit le vieillard en gazouillant selon son habitude, tout en se chauffant les mains à la flamme.

Je fis un signe affirmatif.

« Ah ! j’ai entendu dire que mon fils était très-habile dans sa partie, monsieur. »

Je fis plusieurs signes successifs.

« Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Il s’occupe de jurisprudence. »

Je fis des signes sans interruption.

« Ce qui me surprend beaucoup chez mon fils, dit le vieillard, car il n’a pas été élevé dans cette partie, mais dans la tonnellerie. »

Curieux de savoir ce que le vieillard connaissait de la réputation de M. Jaggers, je lui hurlai ce nom à l’oreille. Il me jeta dans une grande confusion en se mettant à rire de tout son cœur, et en répliquant d’une manière très-fine :

« Non, à coup sûr, vous avez raison ! »

Et, à l’heure qu’il est, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire, ni de la plaisanterie qu’il croyait que j’avais faite.

Comme je ne pouvais pas rester à lui faire perpétuellement des signes de tête, je lui demandai en criant s’il avait exercé la profession de tonnelier. À force de hurler ce mot plusieurs fois, en frappant doucement sur le ventre du vieillard, pour mieux attirer son attention, je réussis enfin à me faire comprendre.

« Non, dit-il, un magasin… un magasin… d’abord, là-bas. »

Il semblait me montrer la cheminée ; mais je crois qu’il voulait dire à Liverpool.

« Et puis, dans la Cité de Londres, ici. Cependant, ayant une infirmité, car j’ai l’oreille dure, monsieur… »

J’exprimai par gestes le plus grand étonnement.

« Oui, j’ai l’oreille dure, et voyant cette infirmité, mon fils s’est mis dans la jurisprudence et il a pris soin de moi, et petit à petit il a créé cette élégante et belle propriété. Mais pour en revenir à ce que vous disiez, vous savez, poursuivit le vieillard en riant de nouveau, je dis : non, à coup sûr ; vous avez raison. »

Je me demande modestement si mon extrême ingénuité m’aurait jamais mis à même de dire quelque chose qui l’aurait amusé moitié autant que cette plaisanterie imaginaire, quand j’entendis tout à coup un clic-clac dans le mur d’un côté de la cheminée, et que je vis s’ouvrir un carré montrant une petite planchette, sur laquelle on lisait :

JOHN.

Le vieillard suivait mes yeux, et s’écria d’une voix triomphante :

« Mon fils est rentré ! »

Et tous deux nous nous rendîmes au pont-levis.

On aurait vraiment payé pour voir Wemmick m’adressant un salut de l’autre côté du fossé, pendant que nous aurions pu nous serrer la main par-dessus, avec la plus grande facilité. Le vieux était si enchanté de faire manœuvrer le pont-levis, que je n’offris pas de l’aider ; je me tins tranquille, jusqu’au moment où Wemmick eût traversé et m’eût présenté à miss Skiffins. C’était une jeune femme qui l’accompagnait.

Miss Skiffins avait l’air d’être en bois, et ouvrait la bouche comme celui qui l’escortait. Elle pouvait avoir deux ou trois ans de moins que Wemmick, et, à juger par l’apparence, elle paraissait assez à son aise ; la coupe de ses vêtements, depuis le haut de la taille, par derrière et par devant, la faisait ressembler beaucoup à un cerf-volant, et j’aurais pu trouver sa robe d’un orange un peu trop décidé et ses gants d’un vert un peu trop intense, mais elle paraissait être une excellente personne, et montrait les plus grands égards pour le vieux. Je ne fus pas longtemps à découvrir qu’elle rendait de fréquentes visites au château, car lorsque nous entrâmes, et que je complimentai Wemmick sur son ingénieux moyen de s’annoncer à son père, il me pria de fixer, pour un instant, mon attention de l’autre côté de la cheminée, et disparut. Bientôt on entendit un autre clic-clac, et un autre petit carré s’ouvrit, sur lequel on lisait :

MISS SKIFFINS.

Alors, le carré de miss Skiffins se ferma et celui de John s’ouvrit. Ensuite, miss Skiffins et John s’ouvrirent ensemble, et finalement ils se fermèrent ensemble. Lorsque Wemmick revint de faire manœuvrer ces petites mécaniques, j’exprimai toute l’admiration qu’elles m’inspiraient, et il me dit :

« Vous savez, elles sont toutes deux agréables et utiles au père, et par saint Georges, monsieur, c’est une chose digne de remarque, que de tous les gens qui viennent à cette porte, le secret de ces ressorts n’est connu que du vieux, de miss Skiffins et de moi !

– Et c’est M. Wemmick qui les a faits, ajouta miss Skiffins, de son imagination et de sa propre main. »

Miss Skiffins ôta son chapeau, mais elle garda ses gants verts pendant toute la soirée, comme un signe visible et extérieur qu’il y avait compagnie. Wemmick m’invita à aller faire un tour dans la propriété pour jouir de l’effet de l’île pendant l’hiver. Pensant qu’il agissait ainsi pour me fournir l’occasion de prendre ses sentiments de Walworth, j’en profitai aussitôt que nous fûmes sortis du château.

Ayant bien réfléchi à ce sujet, je l’abordai, comme s’il n’en avait jamais été question auparavant. J’appris à Wemmick que j’étais inquiet sur le compte d’Herbert Pocket, et je lui dis comment nous nous étions d’abord rencontrés, et comment nous nous étions battus. Je dis quelques mots en passant de la famille d’Herbert, de son caractère, de son peu de ressources personnelles, et de la pension inexacte et insuffisante qu’il recevait de son père. Je fis allusion aux avantages que j’avais tirés de sa société dans mon ignorance primitive et mon peu d’usage du monde, et j’avouai que je craignais de ne l’avoir que fort mal payé de retour, et qu’il aurait mieux réussi sans moi et mes espérances. Tenant miss Havisham à un plan très-éloigné, je laissai entrevoir que j’aurais désiré prendre des arrangements avec lui pour son avenir, ayant la certitude qu’il possédait une âme généreuse, et qu’il était au-dessus de tout soupçon d’ingratitude ou de mauvais desseins.

« Pour toutes ces raisons, dis-je à Wemmick, et parce qu’il est mon compagnon et mon ami, et parce que j’ai une grande affection pour lui, je souhaiterais de faire refléter sur lui quelques rayons de ma bonne fortune, et, en conséquence, je viens demander conseil à votre expérience et à votre connaissance des hommes et des affaires, et savoir de vous comment, avec mes ressources, je pourrais assurer à Herbert un revenu réel, une centaine de livres par an, par exemple, pour le tenir en bon espoir et bon courage, et graduellement lui acheter une petite part dans quelque association. »

En concluant, je priai Wemmick de bien comprendre que je désirais tenir ce service secret, sans qu’Herbert en eût connaissance ou soupçon, et qu’il n’y avait personne autre au monde à qui je pusse demander conseil. Je terminai en posant ma main sur son épaule, et en disant :

« Je ne puis m’empêcher de me fier à vous, bien que je sache que cela vous embarrasse ; mais c’est votre faute, puisque vous m’avez vous-même amené ici. »

Wemmick garda le silence pendant un moment, puis il dit avec une sorte d’élan :

« Sachez-le, monsieur Pip, je dois vous dire une chose, c’est que cela est diablement bien à vous !

– Dites que vous m’aiderez à faire le bien alors.

– Diable ! répliqua Wemmick en secouant la tête, ça n’est pas mon affaire.

– Ce n’est pas non plus ici votre maison d’affaires, dis-je.

– Vous avez raison, répondit-il ; vous frappez le clou sur la tête, monsieur Pip ; je vais y réfléchir, si vous le voulez bien, et je pense que tout ce que vous voulez faire peut être fait petit à petit. Skiffins (c’est le frère de mademoiselle) est un comptable ; je le verrai et lui dirai votre projet.

– Je vous remercie dix mille fois.

– Au contraire, dit-il, c’est à moi de vous remercier ; car, bien que nous agissions strictement sous notre responsabilité privée et personnelle, on peut dire cependant qu’il reste toujours autour de nous quelques toiles d’araignée de Newgate, et cela les enlève. »

Après avoir causé quelques moments de plus, nous rentrâmes au château, où nous trouvâmes miss Skiffins en train de préparer le thé. La responsabilité du pain rôti était laissée au vieux, et cet excellent homme y mettait une telle ardeur, que ses yeux me semblaient être en danger de fondre.

Le repas que nous allions faire n’était pas seulement nominal, c’était une vigoureuse réalité. Le vieillard avait préparé une telle pyramide de rôties bourrées, que c’est à peine si je pouvais le voir par-dessus, tandis qu’il accrochait le gril au sommet de la barre supérieure de la grille à charbon de terre après les avoir enlevées et les avoir remplacées par d’autres qui commençaient à fumer. De son côté miss Skiffins brassait une telle quantité de thé que le cochon relégué dans un endroit retiré en fut fortement excité et qu’il manifesta à plusieurs reprises son désir de prendre part à la fête.

Le pavillon avait été baissé, le canon tiré à l’heure dite et je me sentais aussi séparé du reste du monde, qui n’était pas Walworth, que si le fossé avait eu trente pieds de largeur et autant de profondeur. Rien ne troublait la tranquillité du château, si ce n’est le bruit que faisaient en s’ouvrant de temps à autre John et miss Skiffins, ces petites portes semblaient en proie à quelque infirmité spasmodique et sympathique, et je me sentis mal à l’aise jusqu’à ce que j’y fusse habitué. D’après la nature méthodique des arrangements de miss Skiffins, je conclus qu’elle faisait le thé tous les dimanches soir, et je soupçonnai certaine broche classique qu’elle portait, représentant le profil d’une femme peu séduisante, avec un nez aussi mince que le premier quartier de la lune, d’être un cadeau de Wemmick.

Nous mangeâmes toutes les rôties et bûmes du thé en proportion, et il était réjouissant de voir combien après le repas nous étions tous chauds et graisseux. Le vieux surtout aurait pu passer pour un vieux chef de tribu sauvage nouvellement huilé ; après un moment de repos, miss Skiffins, en l’absence de la petite servante, qui, à ce qu’il paraît, se retirait dans le sein de sa famille les après-midi du dimanche, lava les tasses à thé, comme une dame qui le fait pour s’amuser, et de manière à ne pas se compromettre vis-à-vis d’aucun de nous ; puis elle remit ses gants verts, et nous nous groupâmes autour du feu. Alors Wemmick dit :

« Maintenant, vieux père, lisez-nous le journal. »

Wemmick m’expliqua, pendant que le vieux tirait ses lunettes, que c’était une vieille habitude, et que le vieillard éprouvait une satisfaction infinie à lire le journal à haute voix.

« Je ne chercherai pas de prétexte pour l’en empêcher, dit Wemmick ; car il a si peu de plaisir… Y êtes-vous, vieux père ?

– J’y suis, John, j’y suis ! répondit le vieillard, en voyant qu’on lui parlait.

– Faites-lui seulement un signe de tête de temps en temps, quand il quittera le journal des yeux, dit Wemmick, et il sera heureux comme un roi. Nous écoutons, vieux père.

– Très-bien, John, très-bien ! repartit le joyeux vieillard, si content et si affairé, que c’était vraiment charmant de le voir.

Le vieillard, en lisant, me rappela la classe de la grand’tante de M. Wopsle, avec cette plaisante particularité, que sa voix semblait sortir par le trou de la serrure. Comme il avait besoin que les chandelles fussent près de lui, et comme il était toujours sur le point de brûler, soit sa tête, soit le journal, il demandait autant de surveillance qu’un moulin à poudre. Mais Wemmick était également infatigable dans sa douceur et dans sa vigilance, et le vieux continuait à lire, sans se douter des nombreux dangers dont on le sauvait à tout moment. Toutes les fois qu’il levait les yeux sur nous, nous exprimions tous le plus grand intérêt et la plus grande attention, et nous lui faisions des signes de tête jusqu’à ce qu’il continuât.

Comme Wemmick et miss Skiffins étaient assis l’un à côté de l’autre, et comme j’étais, moi, dans un coin obscur, j’observai une extension longue et graduelle de la bouche de M. Wemmick, en même temps que son bras se glissait lentement et graduellement autour de la taille de miss Skiffins. Avec le temps, je vis paraître sa main de l’autre côté de miss Skiffins ; mais, à ce moment, miss Skiffins l’arrêta doucement avec son gant vert, ôta son bras, comme si c’eût été une partie de son propre vêtement, et, avec le plus grand sang-froid, le déposa sur la table devant elle. Le calme de miss Skiffins, pendant cette opération, était un des spectacles les plus remarquables que j’eusse encore vus, et on aurait presque pu croire qu’elle le faisait machinalement.

Bientôt je vis le bras de Wemmick qui recommençait à disparaître, et graduellement je le perdis de vue. Un peu après, sa bouche commença à s’élargir de nouveau. Après un intervalle d’incertitude qui, pour moi du moins, fut tout à fait fatigant et presque pénible, je vis sa main paraître de l’autre côté de miss Skiffins. Aussitôt miss Skiffins l’arrêta avec le calme d’un placide boxeur, ôta cette ceinture ou ceste, comme la première fois, et la posa sur la table. Supposant que la table était l’image du sentier de la vertu, je dois déclarer que, pendant tout le temps que dura la lecture du vieux, le bras de Wemmick s’éloigna continuellement de ce sentier, et y fut non moins continuellement ramené par miss Skiffins.

À la fin, le vieillard tomba dans un léger assoupissement. Ce fut le moment pour Wemmick de produire une petite bouilloire, un plateau et des verres, ainsi qu’une bouteille noire à bouchon de porcelaine, représentant quelque dignitaire clérical, à l’aspect rubicond et gaillard. À l’aide de tous ces ustensiles, nous eûmes tous quelque chose de chaud à boire, sans excepter le vieux, qui ne tarda pas à se réveiller. Miss Skiffins composait le mélange, et je remarquai qu’elle et Wemmick burent dans le même verre. J’étais sans doute trop bien élevé pour offrir de reconduire miss Skiffins jusque chez elle ; et dans ces circonstances, je pensai que je ferais mieux de partir le premier. C’est ce que je fis, après avoir pris cordialement congé du vieillard, et passé une soirée extrêmement agréable.

Avant qu’une semaine fût écoulée, je reçus un mot de Wemmick, daté de Walworth, et m’informant qu’il espérait avoir avancé l’affaire dont nous nous étions occupés, et qu’il serait bien aise de me voir à ce sujet. Je me rendis donc de nouveau plusieurs fois à Walworth, et cependant je l’avais souvent vu et revu dans la Cité ; mais nous n’ouvrions jamais la bouche sur ce sujet dans la Petite Bretagne ou ses environs. Le fait est que nous trouvâmes un jeune et honorable négociant ou courtier maritime, établi depuis peu, et qui demandait un aide intelligent, en même temps qu’un capital, et qui, dans un temps déterminé, aurait besoin d’un associé. Un traité secret fut signé entre lui et moi au sujet d’Herbert ; je lui versai comptant la moitié de mes cinq cents livres, et je pris l’engagement de lui faire divers autres versements, les uns à certaines échéances sur mon revenu, les autres à l’époque où j’entrerais en possession de ma fortune. Le frère de miss Skiffins dirigea la négociation ; Wemmick s’en occupa tout le temps, mais ne parut jamais.

Toute cette affaire fut si habilement conduite, que Herbert ne soupçonna pas un instant que j’y fusse pour quelque chose. Jamais je n’oublierai le visage radieux avec lequel il rentra à la maison, une certaine après-midi, et me dit comme une grande nouvelle qu’il s’était abouché avec un certain Claricker, c’était le nom du jeune marchand, et que Claricker lui avait témoigné à première vue une sympathie extraordinaire, et qu’il croyait que la chance de réussir était enfin venue. À mesure que ses espérances prenaient plus de consistance et que son visage devenait plus radieux, il dut voir en moi un ami de plus en plus affectueux ; car j’eus là la plus grande difficulté à retenir des larmes de bonheur et de triomphe en le voyant si heureux. À la fin, la chose se fit, et le jour qu’il entra dans la maison Claricker, il me parla pendant toute la soirée avec l’animation du plaisir et du succès. Je pleurai alors réellement et abondamment, en allant me coucher, et en pensant que mes espérances avaient fait au moins un peu de bien à quelqu’un.

Maintenant commence à poindre un grand événement dans ma vie, et qui la fit dévier de sa route. Mais avant que je raconte, et que je passe à tous les changements qui s’ensuivirent, je dois consacrer un chapitre à Estelle. C’est bien peu accorder au sujet qui, depuis si longtemps, remplissait mon cœur.

Chapitre IX. §

Si la vieille maison sombre qui se trouve près de la pelouse à Richmond est jamais hantée après ma mort, assurément ce sera par mon esprit. Oh ! combien de fois… combien de nuits… combien de jours… mon esprit inquiet a-t-il visité cette maison quand Estelle y demeurait ! Que mon corps fût n’importe où, mon âme errait, errait, errait sans cesse dans cette maison.

La dame chez laquelle on avait placé Estelle s’appelait Mrs Brandley ; elle était veuve et avait une fille de quelques années plus âgée qu’Estelle. La mère paraissait jeune et la fille vieille. Le teint de la mère était rosé, celui de la jeune fille était jaune. La mère donnait dans la frivolité, la fille dans la théologie. Elles étaient dans ce qu’on appelle une bonne position ; elles faisaient fréquemment des visites et recevaient un grand nombre de personnes. Je ne sais s’il subsistait entre ces dames et Estelle la moindre communauté de sentiments ; mais il était convenu qu’elles lui étaient nécessaires, et qu’elle leur était nécessaire. Mrs Brandley avait été l’amie de miss Havisham, avant l’époque où cette dernière s’était retirée du monde.

Dans la maison de Mrs Brandley, comme au dehors, je souffris toutes les espèces de torture de la part d’Estelle, et à tous les degrés inimaginables. La nature de mes relations avec elle, qui me mettait dans des termes de familiarité sans me mettre dans ceux de la faveur, contribuait à me rendre fou. Elle se servait de moi pour tourmenter ses autres admirateurs ; et elle usait de cette même familiarité, entre elle et moi, pour traiter avec un mépris incessant mon dévouement pour elle. Si j’avais été son secrétaire, son intendant, son frère de lait, un parent pauvre ; si j’avais été son plus jeune frère ou son futur mari, je n’aurais pu me croire plus loin de mes espérances que je l’étais, si près d’elle. Le privilège de l’appeler par son nom et de l’entendre m’appeler par le mien, devint dans plus d’une occasion une aggravation de mes tourments ; il rendait presque fous de dépit ses autres amants, mais je ne savais que trop qu’il me rendait presque fou moi-même.

Elle avait des admirateurs sans nombre ; sans doute ma jalousie voyait un admirateur dans chacun de ceux qui l’approchaient ; mais il y en avait encore beaucoup trop, sans compter ceux-là.

Je la voyais souvent à Richmond, j’entendais souvent parler d’elle en ville, et j’avais coutume de la promener souvent sur l’eau avec les Brandleys. Il y avait des pique-niques, des fêtes de jour, des spectacles, des opéras, des concerts, des soirées et toutes sortes de plaisirs, auxquels je l’accompagnais toujours, et qui étaient autant de douleurs pour moi. Jamais je n’eus une heure de bonheur dans sa société, et pourtant, pendant tout le temps que duraient les vingt-quatre heures, mon esprit se réjouissait du bonheur de rester avec elle jusqu’à la mort.

Pendant toute cette partie de notre existence, et elle dura, comme on le verra tout à l’heure, ce que je croyais alors être un long espace de temps, elle ne quitta pas ce ton froid qui dénotait que notre liaison nous était imposée ; par moments seulement il y avait un soudain adoucissement dans ses paroles, ainsi que dans mes manières, et elle semblait me plaindre.

« Pip !… Pip !… dit-elle un soir en s’adoucissant un peu, pendant que nous étions retirés dans l’embrasure d’une fenêtre de la maison de Richmond, ne voudrez-vous donc jamais vous tenir pour averti ?

– De quoi ?…

– De moi.

– Averti de ne pas me laisser attirer par vous, est-ce là ce que vous voulez dire, Estelle ?

– Ce que je veux dire ? Si vous ne savez pas ce que je veux dire, vous êtes aveugle. »

J’aurais pu répliquer que l’amour avait la réputation d’être aveugle ; mais par la raison que j’avais d’être toujours retenu, et ce n’était pas là la moindre de mes misères, par un sentiment qu’il n’était pas généreux à elle de m’imposer quand elle savait qu’elle ne pouvait se dispenser d’obéir à miss Havisham, je craignais toujours que cette certitude de sa part ne me plaçât d’une façon désavantageuse vis-à-vis de son orgueil et que je ne fusse cause d’une secrète rébellion dans son cœur.

« Dans tous les cas, dis-je, je n’ai reçu d’autre avertissement que celui-ci ; car vous-même m’avez écrit de me rendre près de vous.

– C’est vrai, » dit Estelle avec ce sourire indifférent et froid qui me glaçait toujours.

Après avoir regardé un instant au dehors dans le crépuscule, elle continua :

« Miss Havisham désire m’avoir une journée à Satis House ; vous pouvez m’y conduire et me ramener si vous le voulez. Elle préfèrerait que je ne voyageasse pas seule, et elle refuse de recevoir ma femme de chambre, car elle a horreur de s’entendre adresser la parole par de telles gens. Pouvez-vous me conduire ?

– Si je puis vous conduire, Estelle !…

– Vous le pouvez ?… Alors, ce sera pour après-demain, si vous le voulez bien ; vous payerez tous les frais de ma bourse. Voilà les conditions de votre voyage avec moi.

– Et je dois obéir ? » dis-je.

Ce fut la seule invitation que je reçus pour cette visite, de même que pour toutes les autres. Miss Havisham ne m’écrivait jamais, et je n’avais seulement jamais vu son écriture. Nous partîmes le surlendemain, et nous la trouvâmes dans la chambre où je l’avais vue la première fois. Il est inutile d’ajouter qu’il n’y avait aucun changement à Satis House.

Miss Havisham fut encore plus terriblement affectueuse avec Estelle qu’elle ne l’avait été la dernière fois que je les avais vues ensemble. Je dis le mot avec intention, car il y avait positivement quelque chose de terrible dans l’énergie de ses regards et de ses embrassements. Elle mangeait des yeux la beauté d’Estelle, elle mangeait ses paroles, elle mangeait ses gestes, elle mordait ses doigts tremblants, comme si elle eût dévoré la belle créature qu’elle avait élevée.

Puis d’Estelle, elle reportait les yeux sur moi avec un regard inquisiteur, qui semblait fouiller dans mon cœur et sonder ses blessures.

« Comment agit-elle avec vous, Pip ?… Comment agit-elle avec vous ?… » me demanda-t-elle encore avec son ton brusque et sec de sorcière, même en présence d’Estelle.

Quand, le soir, nous fûmes assis devant son feu brillant, elle fut encore plus pressante. Alors, tenant la main d’Estelle, passive sous son bras et serrée dans la sienne, elle lui arracha, à force de lui rappeler le contenu de ses lettres, les noms et les conditions des hommes qu’elle avait fascinés ; et tout en s’étendant sur ce sujet, avec l’ardeur d’un esprit malade et mortellement blessé, miss Havisham posa son autre main sur sa canne, appuya son menton dessus, et me dévisagea avec ses yeux pâles et brillants. C’était un véritable spectre.

Je vis par tout cela, tout malheureux que j’en étais, et malgré le sens amer de dépendance et même de dégradation que cela éveillait en moi, qu’Estelle était destinée à assouvir la vengeance de miss Havisham sur les hommes, et qu’elle ne me serait pas donnée avant qu’elle ne l’eût satisfaite pendant un certain temps. Je voyais en cela la raison pour laquelle elle m’avait été destinée d’avance. En l’envoyant pour séduire, tourmenter et faire le mal, miss Havisham avait la maligne assurance qu’elle était hors de l’atteinte de tous les admirateurs, et que tous ceux qui parieraient sur ce coup étaient sûrs de perdre. Je vis en cela que moi aussi j’étais tourmenté par une perversion d’ingénuité, quoique le prix me fût réservé. Je vis en cela la raison pour laquelle on me tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle mon tuteur refusait de se compromettre par la connaissance formelle d’un tel plan. En un mot, je vis en cela miss Havisham telle que je l’avais vue la première fois, et telle que je la voyais devant mes yeux, et je vis en tout cela comme l’ombre de la sombre et malsaine maison dans laquelle sa vie était cachée au soleil.

Les bougies qui éclairaient cette chambre étaient placées dans les branches de candélabres fixées au mur ; elles étaient très-élevées et brûlaient avec cette tristesse calme d’une lumière artificielle, dans un air rarement renouvelé. En regardant la pâle lueur qu’elles répandaient, en voyant la pendule arrêtée et les vêtements de noces de miss Havisham flétris, épars sur la table et à terre ; en voyant l’horrible figure de miss Havisham, avec son ombre fantastique, que le feu projetait agrandie sur le mur et sur le plafond, je reconnus en toute chose la confirmation de l’explication à laquelle mon esprit s’était arrêté, répétée de mille manières et retombant sur moi. Mes pensées pénétrèrent dans la grande chambre, de l’autre côté du palier, où la table était servie ; et je vis la même explication écrite dans les toiles d’araignée amoncelées sur tout, dans la marche des araignées sur la nappe, dans les traces des souris qui rentraient, leurs petits cœurs tout en émoi, derrière les panneaux, et dans les groupes des insectes sur le plancher, aussi bien que dans leur manière d’avancer ou de s’arrêter.

Il arriva, à l’occasion de cette visite, que quelques mots piquants s’élevèrent entre Estelle et miss Havisham. C’était la première fois que je voyais une discussion entre elles.

Nous étions assis près du feu, comme je l’ai dit tout à l’heure. Miss Havisham tenait encore le bras d’Estelle passé sous le sien, et elle serrait encore la main d’Estelle dans la sienne, quand Estelle essaya peu à peu de se dégager. Elle avait montré plus d’une fois une impatience hautaine, et avait plutôt enduré cette furieuse affection qu’elle ne l’avait acceptée ou rendue.

« Comment ! dit miss Havisham en jetant sur elle ses yeux étincelants, vous êtes fatiguée de moi ?

– Je ne suis qu’un peu fatiguée de moi-même, répondit Estelle en dégageant son bras, et en s’approchant de la grande cheminée, où elle resta les yeux fixés sur le feu.

– Dites la vérité, ingrate que vous êtes ! s’écria miss Havisham en frappant avec colère le plancher de sa canne ; vous êtes fatiguée de moi ! »

Estelle, avec un grand calme, leva les yeux sur elle, puis elle les rabaissa sur le feu ; son corps gracieux et son charmant visage exprimaient une froide impassibilité devant la colère de l’autre, qui était presque cruelle.

« Cœur de pierre ! s’écria miss Havisham, cœur froid !… froid !…

– Quoi !… dit Estelle en conservant son attitude d’indifférence pendant qu’elle s’appuyait contre la cheminée, et en ne remuant que les yeux, vous me reprochez d’être froide ?… vous !…

– Ne l’êtes-vous pas ? repartit fièrement miss Havisham.

– Vous devriez savoir, dit Estelle, que je suis ce que vous m’avez faite ; prenez-en toutes les louanges et tout le blâme ; prenez-en tout le succès et tout l’insuccès : en un mot, prenez-moi.

– Oh ! regardez-la ! regardez-la !… s’écria miss Havisham avec amertume ; regardez-la ! si dure, si ingrate, dans la maison même où elle a été élevée… où je l’ai pressée sur cette poitrine brisée, alors qu’elle saignait encore, et où je lui ai prodigué des années de tendresse !

– Du moins je n’ai pas pris part au contrat, dit Estelle, car si je savais marcher et parler quand on le fit, c’était tout ce que je pouvais faire. Mais que voulez-vous dire ? Vous avez été très-bonne pour moi, et je vous dois tout… Que voudriez-vous ?

– Votre affection, répliqua l’autre.

– Vous l’avez.

– Je ne l’ai pas, dit miss Havisham.

– Ma mère adoptive, répliqua Estelle sans perdre la grâce aisée de son attitude, sans élever la voix comme faisait l’autre, sans céder jamais ni à la tendresse, ni à la colère ; ma mère adoptive, je vous ai dit que je vous dois tout… Tout ce que je possède est à vous, tout ce que vous m’avez donné, vous pouvez le reprendre. Au delà je n’ai rien, et si vous me demandez de vous rendre ce que vous ne m’avez jamais donné, mon devoir et ma reconnaissance ne peuvent faire l’impossible.

– Ne lui ai-je jamais donné d’affection ? s’écria miss Havisham en se tournant vers moi avec fureur. Ne lui ai-je jamais donné une affection brûlante, pleine de jalousie en tout temps, et de douleur cuisante, quand elle me parle ainsi ! Qu’elle dise que je suis folle !… qu’elle dise que je suis folle…

– Pourquoi vous appellerai-je folle, repartit Estelle, moi plus que les autres ? Est-il quelqu’un au monde qui sache vos projets à moitié aussi bien que moi ?… est-il quelqu’un au monde qui sache à moitié aussi bien que moi quelle mémoire nette vous avez ?… Moi qui suis restée au même foyer, sur ce petit tabouret qui est encore à côté de vous, à apprendre vos leçons et à lire dans vos yeux, quand votre visage m’étonnait et m’effrayait.

– Leçons et moments bientôt oubliés !… gémit miss Havisham, leçons et moments bien oubliés !…

– Non pas oubliés, repartit Estelle, non pas oubliés, mais recueillis dans ma mémoire… Quand m’avez-vous trouvée sourde à vos enseignements ? quand m’avez-vous trouvée inattentive à vos leçons ?… quand m’avez-vous vue laisser pénétrer ici, dit-elle, en appuyant la main sur son cœur, quelque chose que vous en aviez exclu ?… Soyez juste envers moi.

– Si fière !… si fière !… gémit miss Havisham en rejetant ses cheveux gris à l’aide de ses deux mains.

– Qui m’a appris à être fière ? répondit Estelle, qui me vantait quand j’apprenais ma leçon ?…

– Si dure !… si dure !… gémit miss Havisham avec le même mouvement.

– Qui m’a appris à être dure ? repartit Estelle ; qui me comblait d’éloges quand j’apprenais ma leçon ?…

– Mais être fière et dure envers moi !… cria miss Havisham en étendant ses bras, Estelle !… Estelle !… Estelle !… être fière et dure envers moi !… »

Estelle la considéra pendant un moment avec une sorte d’étonnement calme, mais sans être autrement troublée. Quand ce moment fut passé, elle reporta ses yeux sur le feu.

« Je ne puis comprendre, dit-elle en levant les yeux après un silence, pourquoi vous êtes si peu raisonnable quand je viens vous voir après une aussi longue séparation. Je n’ai jamais oublié vos malheurs et leurs causes ; je ne vous ai jamais été infidèle, ni à vos enseignements non plus ; je n’ai jamais montré de faiblesse dont je puisse me repentir.

– Serait-ce donc de la faiblesse que de me rendre mon amour ? s’écria miss Havisham ; mais oui… oui… elle l’appellerait ainsi !

– Je commence à comprendre, dit Estelle comme en se parlant à elle-même, après une seconde minute d’étonnement calme, et à deviner presque comment cela s’est fait : si vous eussiez élevé votre fille adoptive, dans la sombre retraite de cet appartement, sans jamais lui laisser voir qu’il existait quelque chose comme la lumière du soleil, à laquelle elle n’avait jamais vu une seule fois votre visage ; si vous eussiez fait cela et qu’ensuite, dans un but quelconque, vous eussiez voulu lui faire comprendre la lumière et tout ce qui s’y rattache, vous eussiez été désappointée et mécontente… »

Miss Havisham, sa tête dans sa main, faisait entendre des gémissements étouffés et se balançait sur sa chaise, mais ne faisait pas de réponse.

« Ou, dit Estelle, ce qui eût été plus naturel, si vous lui eussiez appris, dès que vous avez vu poindre son intelligence, avec votre extrême énergie et votre puissance, qu’il existait quelque chose comme la lumière, mais que cette chose devait être son ennemie, sa destructrice, et qu’elle devait toujours se détourner d’elle, car puisqu’elle vous avait flétrie elle ne manquerait pas de la flétrir aussi… si vous eussiez fait cela, et qu’après, dans un but quelconque, vous eussiez voulu l’exposer naturellement à la lumière et qu’elle n’eût pu la supporter, vous eussiez été désappointée et mécontente ?… »

Miss Havisham écoutait ou semblait écouter, car je ne pouvais voir son visage ; mais elle ne fit pas encore de réponse.

« Ainsi, dit Estelle, il faut me prendre telle qu’on m’a faite… Les qualités ne sont pas les miennes et les défauts ne sont pas davantage les miens, mais les deux réunis font un ensemble qui est moi. »

Miss Havisham gisait sur le plancher, je sais à peine comment, au milieu des débris fanés de ses habits de fiancée qui le jonchaient. Je profitai de ce moment – j’en avais cherché un dès le début – pour quitter l’appartement, après avoir recommandé par un geste à Estelle de prendre soin de miss Havisham. Quand je sortis, Estelle était encore debout devant la grande cheminée, exactement comme elle était restée pendant toute cette scène.

Les cheveux de miss Havisham étaient épars sur le plancher, parmi les restes de ses vêtements de mariée. C’était un spectacle navrant à contempler.

Aussi est-ce le cœur oppressé que je marchai pendant une heure et plus à la lueur des étoiles, dans la cour, dans la brasserie et dans le jardin en ruines. Quand à la fin j’eus le courage de revenir dans la chambre, je trouvai Estelle assise aux genoux de miss Havisham, faisant quelques points à l’un de ces vieux objets de toilette qui tombaient en pièces, et qui m’ont souvent rappelé depuis les guenilles fanées des vieilles bannières que j’ai vues pendues dans les cathédrales. Ensuite, Estelle et moi nous jouâmes aux cartes comme autrefois ; seulement, nous étions forts maintenant, et nous jouions aux jeux français. La soirée se passa ainsi, et je gagnai mon lit.

Je couchai dans le bâtiment séparé, de l’autre côté de la cour. C’était la première fois que je couchais à Satis House, et le sommeil refusa de venir me visiter. Mille fois je vis miss Havisham. Elle était tantôt d’un côté de mon oreiller, tantôt de l’autre, au pied du lit, à la tête, derrière la porte entr’ouverte du cabinet de toilette, dans le cabinet de toilette, dans la chambre au-dessus, dans la chambre au-dessous… partout. À la fin, quand la nuit lente à passer, atteignit deux heures, je sentis que je ne pouvais plus absolument supporter de rester couché en ce lieu et qu’il valait mieux me lever. Je me levai donc, je m’habillai, et, traversant la cour, je passai par le long couloir en pierres, avec l’intention de gagner la cour extérieure et de m’y promener pour tâcher de soulager mon esprit. Mais je ne fus pas plutôt dans le couloir que j’éteignis ma lumière, car je vis miss Havisham s’y promener comme un fantôme, en faisant entendre un faible cri. Je la suivis à distance, et je la vis monter l’escalier. Elle tenait à la main une chandelle qu’elle avait sans doute prise dans l’un des candélabres de sa chambre. C’était vraiment fantastique à contempler à la lumière. Étant resté au bas de l’escalier, je sentais l’air renfermé de la salle du festin, sans pouvoir voir miss Havisham ouvrir la porte, et je l’entendais marcher là, puis retourner à sa chambre, et revenir dans la première pièce sans jamais cesser son petit cri. Un moment après, j’essayai dans l’obscurité de sortir ou de retourner sur mes pas, mais je ne pus faire ni l’un ni l’autre, jusqu’à ce que quelques rayons de lumière pénétrant à l’intérieur me permissent de voir où je posais les mains. Pendant tout le temps que je mis à descendre l’escalier, j’entendais ses pas, je voyais la lumière passer au-dessus, et j’entendais sans cesse son petit cri.

Avant notre départ, le lendemain, il ne fut plus question du différend qui s’était élevé entre elle et Estelle, et il n’en fut plus jamais question dans aucune autre occasion. Il y eut cependant quatre occasions semblables, si je m’en souviens bien. Je n’ai jamais non plus remarqué le moindre changement dans les manières de miss Havisham vis-à-vis d’Estelle, si ce n’est qu’il y avait quelque chose comme de la crainte mêlée à sa tendresse emportée.

Il m’est impossible de tourner cette première page de ma vie, sans y mettre le nom de Bentley Drummle ; sans cela, c’est avec joie que je n’en parlerais pas.

En une certaine occasion, le club des Pinsons était réuni en grand nombre ; les bons sentiments roulaient comme de coutume, c’est-à-dire que personne ne s’accordait ; le pinson-président rappelait le Bocage à l’ordre. Drummle n’avait pas encore porté de toast à une dame, ainsi que le voulait la constitution de la société, et c’était le tour de cette brute ce jour-là. Il m’avait semblé le voir me narguer de son vilain rire, pendant que les carafes circulaient ; comme il n’y avait aucune sympathie entre nous, cela pouvait bien être et ne m’étonnait pas : mais quelle fut ma surprise et mon indignation quand il invita la compagnie à porter un toast à Estelle !

« Estelle, qui ? dis-je.

– Qu’est-ce que cela vous fait ? repartit Drummle.

– Estelle, d’où ? dis-je. Vous êtes obligé de le dire. »

Et, de fait, il était obligé de le dire, en sa qualité de Pinson.

« De Richmond, messieurs, dit Drummle, et c’est une beauté sans égale.

– Est-ce qu’il sait ce que c’est qu’une beauté sans égale, ce misérable idiot ? dis-je à l’oreille d’Herbert.

– Je connais cette dame, dit Herbert par-dessus la table, quand on eut fait honneur au toast.

– Vraiment ? dit Drummle, ô Seigneur ! »

C’était la seule réplique, à l’exception du bruit des verres et des assiettes que cette épaisse créature était capable de faire, mais j’en fus tout aussi irrité que si elle eût été pétrie d’esprit. Je me levai aussitôt de ma place, et dis que je ne pouvais m’empêcher de regarder comme une impudence de la part de l’honorable « pinson de venir devant le Bocage, » – nous nous servions fréquemment de cette expression, « venir devant le Bocage » comme d’une tournure parlementaire convenable ; – devant le Bocage, proposer la santé d’une dame sur le compte de laquelle il ne savait rien du tout. Là-dessus, M. Drummle se leva et demanda ce que je voulais dire par ces paroles. Ce à quoi je répondis, sans plus d’explications, que sans doute il savait où l’on me trouvait.

Si après cela il était possible, dans un pays chrétien, de se passer de sang, était une question sur laquelle les pinsons n’étaient pas d’accord. Le débat devint même si vif, qu’au moins six des plus honorables membres dirent à six autres, pendant la discussion, que sans doute ils savaient où on les trouvait. Cependant il fut décidé à la fin, le Bocage était une cour d’honneur, que si M. Drummle apportait le plus léger certificat de la dame, constatant qu’il avait l’honneur de la connaître, M. Pip exprimerait ses regrets comme gentleman et comme pinson, de s’être laissé emporter à une ardeur qui… On convint que la pièce devait être produite le lendemain, dans la crainte que notre honneur se refroidît pendant le délai ; et, le lendemain, Drummle arriva avec un petit mot poli de la main d’Estelle, dans lequel elle avouait qu’elle avait eu l’honneur de danser plusieurs fois avec lui. Cela ne me laissait d’autre ressource que de regretter de m’être laissé emporter par une ardeur qui… et surtout de répudier comme insoutenable l’idée qu’on pouvait me trouver quelque part. Drummle et moi, nous restâmes à nous regarder l’un l’autre, sans rien dire pendant l’heure que dura la contestation dans laquelle le Bocage était engagé. Finalement, on déclara que la motion tendant à la reprise du bon accord était votée à une immense majorité.

J’en parle ici légèrement, mais ce ne fut pas une petite affaire pour moi, car je ne puis exprimer exactement quelle peine je ressentis en pensant qu’Estelle montrât la moindre faveur à un individu si méprisable, si lourd, si maladroit, si stupide et si inférieur. À l’heure qu’il est, je crois pouvoir attribuer à quelque pur sentiment de générosité et de désintéressement, qui se mêlait à mon amour pour elle, d’avoir pu endurer l’idée qu’elle s’appuyait sur cet animal. Sans doute, j’aurais souffert de n’importe quelle préférence, mais un objet plus digne m’aurait causé une autre espèce de tristesse et un degré de chagrin différent.

Il me fut facile de découvrir, et je découvris bientôt que Drummle avait commencé ses assiduités auprès d’elle, et qu’elle lui avait permis d’agir ainsi. Pendant un certain temps, il fut toujours à sa poursuite, et lui et moi, nous nous rencontrions chaque jour, et il s’obstinait d’une façon stupide, et Estelle le retenait, soit en l’encourageant, soit en le décourageant, tantôt le flattant presque, tantôt le méprisant ouvertement, quelquefois ayant l’air de le connaître très-bien, d’autres fois se souvenant à peine qui il était.

L’araignée, comme l’appelait M. Jaggers, était accoutumée à attendre, et elle avait la patience de sa race. Ajoutez à cela qu’il avait une confiance stupide dans son argent et dans la haute position de sa famille qui, quelquefois, lui était d’un grand secours, en lui tenant lieu de concentration et de but déterminé. Ainsi l’araignée, tout en épiant de près Estelle, épiait plusieurs insectes plus brillants, et souvent elle se détortillait et tombait à propos sur une autre proie.

À un certain bal, à Richmond, il y avait alors des bals presque partout, où Estelle avait éclipsé toutes les autres beautés, cet absurde Drummle s’attacha tellement à elle, et avec tant de tolérance de sa part, que je résolus d’en dire quelques mots à Estelle. Je saisis la première occasion qui se présenta. Ce fut pendant qu’elle attendait Mrs Brandley pour s’en aller. Elle était assise seule au milieu des fleurs, prête à partir. J’étais avec elle, car presque toujours je les conduisais dans ces réunions, et je les ramenais jusque chez elles.

« Êtes-vous fatiguée, Estelle ?

– Assez, Pip.

– Vous devez l’être.

– Dites plutôt que je ne devrais pas l’être, car j’ai à écrire ma lettre pour Satis House avant de me coucher.

– Pour en revenir à votre triomphe de ce soir, dis-je, c’est assurément un très-pauvre triomphe, Estelle.

– Que voulez-vous dire ?… Je ne sais pas s’il y a eu quelque triomphe ce soir.

– Estelle, dis-je, jetez les yeux sur cet individu qui nous regarde dans le coin là-bas.

– Pourquoi le regarderais-je ? répondit Estelle en fixant les yeux sur moi au lieu de le regarder. Qu’y a-t-il dans cet individu du coin là-bas, pour me servir de vos paroles, que j’aie besoin de voir ?

– En effet, c’est justement la question que je voulais vous faire, car il a voltigé autour de vous pendant toute la soirée.

– Les papillons de nuit et toutes sortes de vilaines bêtes, répondit Estelle en jetant un regard de son côté, voltigent autour d’une chandelle allumée : la chandelle peut-elle l’empêcher ?

– Non, dis-je ; mais Estelle ne peut-elle l’empêcher, elle ?…

– Eh bien, dit-elle en riant, après un moment, peut-être… oui… comme vous voudrez…

– Mais, Estelle, laissez-moi parler. Cela me rend malheureux de vous voir encourager un homme aussi généralement méprisé que Drummle… Vous savez qu’il est méprisé ?

– Eh bien ? dit-elle.

– Vous savez qu’il est commun au dedans comme au dehors ; que c’est un individu d’un mauvais caractère, bas et stupide.

– Eh bien ? dit-elle.

– Vous savez qu’il n’a d’autre recommandation que son argent et une ridicule lignée d’ancêtres insignifiants, n’est-ce pas ?

– Eh bien ? » dit-elle encore.

Et chaque fois qu’elle disait ce mot, elle ouvrait ses jolis yeux plus grands.

Afin de vaincre la difficulté et de me débarrasser de ce monosyllabe, je m’en emparai et dis avec chaleur :

« Eh bien ! cela me rend malheureux. »

En ce moment, si j’avais pu croire qu’elle favorisât Drummle avec l’idée de me rendre malheureux, moi, j’aurais eu le cœur moins navré ; mais, selon sa manière habituelle, elle me mit si entièrement hors de la question, que je ne pouvais rien croire de la sorte.

« Pip, dit Estelle en promenant ses yeux autour de la chambre, ne vous effrayez pas de cet effet sur vous, cela peut avoir le même effet sur d’autres, et peut-être faut-il que ce soit ainsi, cela ne vaut pas la peine de discuter.

– Oui, dis-je, parce que je ne peux pas supporter qu’on dise : Elle répand ses grâces et ses charmes sur un rustre, le plus vil de tous.

– Je puis bien le supporter, moi, dit Estelle.

– Oh ! ne soyez pas si fière, Estelle et si inflexible.

– Il m’appelle fière et inflexible, dit Estelle en ouvrant ses mains, et il me reproche de m’abaisser pour un rustre !

– Sans doute vous le faites ! dis-je un peu vivement ; car je vous ai vue lui adresser des regards et des sourires, ce soir même, comme jamais vous ne m’en adressez à moi.

– Voulez-vous donc, dit Estelle, en se tournant tout à coup avec un regard fixe et sérieux, sinon fâché, que je vous trompe et que je vous tende des pièges !

– Le trompez-vous et lui tendez-vous des pièges, Estelle ?

– Oui, à lui et à beaucoup d’autres, à tous, excepté à vous. Voici Mrs Brandley, je n’en dirai pas davantage… »

. . . . . . . . . . . . . . .

Et maintenant que j’ai rempli ce chapitre du sujet qui remplissait aussi mon cœur et le fait souffrir encore, je passe à l’événement qui me menaçait depuis longtemps, événement qui avait commencé à se préparer avant que je susse qu’il y avait une Estelle au monde, et dans les jours où son intelligence de baby commençait à être faussée par les principes destructifs de miss Havisham.

Dans le conte oriental, la lourde dalle qui doit un jour tomber sur le trône dans l’enivrement de la victoire, est lentement extraite de la carrière ; le souterrain que doit traverser la corde pour amener ce gros bloc à sa place est lentement creusé à travers plusieurs lieues de roc ; la pierre est lentement soulevée et fixée à la voûte ; la corde y est passée et tirée lentement à travers la voie creusée jusqu’au grand anneau de fer. Tout est prêt après des peines infinies, et, l’heure arrivée, le sultan est éveillé dans le silence de la nuit, et la hache aiguisée qui doit séparer la corde du grand anneau de fer est dans sa main, il en frappe un coup, la corde est coupée, s’en va au loin, et la voûte tombe. De même pour moi : tout ce qui de près ou de loin devait concourir au dénoûment inévitable, avait été accompli. En un instant le coup fut frappé, et le faîte de mes belles illusions s’écroula sur moi !

Chapitre X. §

J’avais vingt-trois ans, et pas un seul mot n’était venu m’éclairer sur mes espérances, et mon vingt-troisième anniversaire était passé depuis une semaine. Il y avait plus d’un an que nous avions quitté l’Hôtel Barnard. Nous habitions dans le quartier du Temple, nos chambres donnaient sur la rivière.

M. Pocket et moi nous avions depuis quelque temps cessé nos relations primitives, bien que nous continuassions à être dans les meilleurs termes. Malgré mon inhabileté à m’occuper de quelque chose, inhabileté qui venait, je l’espère, de la manière incomplète et irrégulière avec laquelle je disposais de mes ressources, j’avais du goût pour la lecture, et je lisais régulièrement un certain nombre d’heures par jour. L’affaire d’Herbert allait de mieux en mieux, et tout continuait à marcher pour moi, comme je l’ai dit à la fin du dernier chapitre.

Les affaires d’Herbert l’avaient envoyé à Marseille. J’étais seul, et je me trouvais tout triste d’être seul. Découragé et inquiet, espérant depuis longtemps que le lendemain ou la semaine suivante éclairerait ma route, et depuis longtemps toujours désappointé, je ressentais avec tristesse l’absence du joyeux visage et de la réplique toujours prête de mon ami.

Il faisait un temps affreux, orageux et humide, et la boue, la boue, l’affreuse boue était épaisse dans toutes les rues. Depuis plusieurs jours, un immense voile de plomb s’était appesanti sur Londres, venant de l’Est, et il s’étendait sans cesse, comme si dans l’Est il y avait une éternité de nuages et de vents. Si furieuses avaient été les bouffées de la tempête, que les hautes constructions de la ville avaient eu le plomb arraché de leurs toitures. Dans la campagne, des arbres avaient été déracinés et des ailes de moulin emportées. De tristes nouvelles arrivaient de la côte, on annonçait des naufrages et des morts. De violentes pluies avaient accompagné ces rafales de vent. Le jour qui finissait, au moment où je m’asseyais pour lire, avait été le plus terrible de tous.

Des changements ont été faits dans cette partie du Temple depuis cette époque, et il ne présente pas aujourd’hui l’aspect isolé qu’il avait alors, il n’est pas non plus aussi exposé à la rivière. Nous demeurions au dernier étage, et le vent, en remontant la rivière, faisait trembler notre maison cette nuit-là, comme des décharges de canon ou les brisants de la mer. Quand la pluie s’en mêla et vint fouetter contre les fenêtres, je pensai, en levant les yeux et en les voyant remuer, que j’aurais pu facilement me figurer être dans un phare battu par l’orage. Par moments, la fumée retombait dans la cheminée, comme si elle ne pouvait se décider à sortir par un temps pareil, et quand j’ouvris les portes pour regarder dans l’escalier, je vis que les lampes étaient éteintes, et quand je reformais un abat-jour de mes mains pour regarder à travers les fenêtres noires (il était impossible de les ouvrir si peu que ce fût), je vis que les lampes de la cour l’étaient également, et les réverbères, sur les ponts et sur les quais, vacillaient, et les feux de charbon dans les bateaux, sur la rivière, étaient emportés par le vent, comme des éclats de fer rouge dans la pluie.

Je lisais, ayant ma montre posée devant moi sur la table, et m’étais proposé de fermer mon livre à onze heures, comme d’habitude. J’entendis Saint-Paul et toutes les églises de la Cité, les unes avant, les unes en même temps, les autres après, sonner cette heure. Le son luttait contre le vent, qui l’entrecoupait, et j’écoutais cette lutte, quand soudain j’entendis des pas dans l’escalier.

Je ne sais quel mouvement d’inexplicable folie me fit tressaillir, et trouver un affreux rapport entre ces pas et celui de ma sœur morte… mais, peu importe : cela se passa aussitôt. J’écoutai de nouveau, et j’entendis le bruit des pas qui se rapprochait. Me souvenant alors que les lampes de l’escalier étaient éteintes, je pris la mienne et sortis sur le carré. Celui qui montait s’était arrêté en voyant ma lampe, car tout était tranquille.

« Il y a quelqu’un en bas, n’est-ce pas ? criai-je en cherchant à voir.

– Oui, répondit une voix sortant de l’obscurité.

– À quel étage allez-vous ?

– Au dernier, chez M. Pip.

– C’est mon nom… Vous ne m’apportez pas de mauvaises nouvelles ?

– Non, aucune mauvaise nouvelle, » répondit la voix.

Et l’homme continua à monter.

Je me tenais sur l’escalier avec ma lampe au dehors de la rampe, et il passa bientôt sous sa lumière. C’était une lampe à abat-jour, faite pour n’éclairer que le livre, et son cercle de lumière était très-restreint, de sorte que l’homme qui montait l’escalier ne fit qu’y apparaître un moment et rentrer aussitôt dans l’obscurité. Mais ce moment m’avait suffi pour voir un visage qui m’était étranger, et qui me regardait d’un air satisfait et heureux de me voir.

Changeant la lampe de place à mesure que l’homme avançait, je vis qu’il était chaudement, mais grossièrement vêtu, comme quelqu’un qui a l’habitude de voyager sur mer ; qu’il avait de long cheveux gris, qu’il pouvait avoir environ soixante ans, que c’était un homme robuste et solide sur ses jambes, et qu’il était bruni et endurci par les injures du temps. Lorsqu’il arriva à l’avant-dernière marche, et que la lumière de ma lampe nous éclaira tous les deux, je vis avec une sorte d’étonnement stupide qu’il me tendait ses deux mains.

« Que voulez-vous, je vous prie ? lui demandai-je.

– Ce que je veux, reprit-il. Ah ! oui… je vais vous le dire, si vous le permettez.

– Voulez-vous entrer ?…

– Oui, répondit-il ; je désire entrer, monsieur. »

Je lui avais fait cette question d’une façon peu hospitalière, car j’étais encore sous l’impression de la joie et de la satisfaction qui brillaient sur son visage lorsqu’il m’avait reconnu, et je m’imaginais que cela semblait impliquer qu’il s’attendait à m’y voir répondre. Je le conduisis dans la chambre que je venais de quitter, et, ayant posé la lampe sur la table, je lui demandai le plus poliment possible de vouloir bien s’expliquer.

Il regarda autour de lui d’un air vraiment étrange, d’un air de plaisir extrême, comme s’il avait quelque raison de s’intéresser aux choses qu’il admirait ; puis il ôta son chapeau et un pardessus d’étoffe grossière. Alors, je vis que sa tête était chauve et ridée, et que ses longs cheveux gris poussaient seulement sur les côtés ; mais je ne voyais rien qui me l’expliquât le moins du monde, au contraire. Un moment après, je le vis qui me tendait encore une fois ses deux mains.

« Que voulez-vous dire ? » demandai-je, supposant que c’était un fou.

Il cessa un instant de me regarder, et passa lentement sa main droite sur sa tête.

« C’est un grand désappointement pour un homme, dit-il d’une voix rude et cassée, qui a désiré si longtemps ce moment et qui est venu de si loin… Mais il ne faut pas vous blâmer pour cela, ni blâmer personne de nous. Je vais parler dans une demi-minute… Donnez-moi une demi-minute, s’il vous plaît. »

Il s’assit dans une chaise placée devant le feu, et se couvrit le front de sa large main calleuse. Je le regardais avec attention, et je me reculais un peu pour le voir à distance ; mais je ne le reconnaissais pas.

« Il n’y a personne ici, n’est-ce pas ? dit-il en regardant par-dessus son épaule, n’est-ce pas ?

– Pourquoi, vous qui m’êtes étranger et qui entrez pour la première fois chez moi, à pareille heure, pourquoi me faites-vous cette question ? lui dis-je.

– Vous êtes un malin, répondit-il en secouant la tête avec un ton d’affection que je ne pouvais comprendre et qui m’exaspérait. Je suis bien aise que vous soyez devenu malin ! Mais n’essayez pas de me tromper, vous seriez fâché de l’avoir fait. »

J’abandonnai l’intention qu’il avait devinée, car je venais à ce moment de le reconnaître ! Je ne pouvais me rappeler aucun de ses traits, et pourtant je le reconnaissais ! Car si le vent et la pluie avaient chassé les années qui s’étaient écoulées depuis et dispersé tous les objets qui nous entouraient lors de notre rencontre, pour nous ramener au cimetière où nous nous étions rencontrés, dans des situations bien différentes, je n’aurais pas pu reconnaître mon forçat plus distinctement que je le reconnaissais, en le voyant assis dans le fauteuil près du feu. Il n’était pas nécessaire qu’il tirât une lime de sa poche et qu’il me la montrât… qu’il ôtât le mouchoir de son cou pour le rouler autour de sa tête… il n’était pas nécessaire qu’il se serrât avec ses deux bras et qu’il fît en frissonnant le tour de la chambre, en se retournant vers moi pour tâcher de se faire reconnaître… Je l’avais reconnu avant qu’il ne m’aidât par aucun de ces signes, bien qu’un instant auparavant je n’eusse pas le moindre soupçon sur son identité.

Il revint à l’endroit où je me trouvais, et il me tendit encore ses deux mains. Ne sachant que faire, car dans mon étonnement j’avais perdu mon sang-froid, je lui abandonnai mes mains avec répugnance. Il les serra cordialement, les porta à ses lèvres, les baisa et les retint encore.

« Vous avez noblement agi, mon cher ami, dit-il ; brave Pip !… Et je ne l’ai jamais oublié ! »

Il fit un mouvement comme s’il allait m’embrasser, mais je posai une main sur sa poitrine et je le repoussai.

« Arrêtez ! dis-je, modérez-vous ! Si vous êtes reconnaissant de ce que j’ai fait pour vous quand je n’étais qu’un enfant, j’espère que, pour me montrer votre reconnaissance, vous avez modifié votre genre de vie. Si vous êtes venu ici pour me remercier, cela n’était pas nécessaire. Cependant vous m’avez découvert, il doit y avoir quelque chose de bon dans le sentiment qui vous a conduit ici, et je ne vous repousserai pas, mais assurément vous devez comprendre que je… »

Mon attention était tellement éveillée par la singularité de ses regards fixés sur moi, que les mots moururent sur mes lèvres.

« Vous disiez, fit-il observer quand nous nous fûmes toisés en silence, qu’assurément je dois comprendre… que dois-je assurément comprendre ?

– Que je ne puis désirer renouveler connaissance avec vous, dans les circonstances différentes dans lesquelles je me trouve. Je suis aise de croire que vous vous êtes repenti, et que vous êtes devenu meilleur… je suis aise de vous le dire… je suis aise que vous ayez pensé que je méritais d’être remercié et que vous soyez venu me remercier ; mais nos routes dans la vie sont différentes. Cependant vous êtes mouillé et vous paraissez fatigué, voulez-vous boire quelque chose avant de partir ? »

Il avait replacé son mouchoir à son cou, et n’avait cessé de m’observer en en mordant un long bout.

« Je pense, répondit-il en conservant le bout du mouchoir dans sa bouche, et sans cesser de m’observer, que je veux bien boire, merci, avant de m’en aller. »

Il y avait un plateau tout prêt sur un des bouts de la table ; je l’approchai du feu et lui demandai ce qu’il voulait boire. Il toucha l’une des bouteilles, sans regarder ni parler, et je lui fis un grog chaud au rhum. J’essayai, en le préparant, d’empêcher ma main de trembler ; mais je ne cessais de le voir, appuyé sur le dos de sa chaise, avec le long bout de son mouchoir évidemment oublié entre ses dents, et son regard m’empêchait de maîtriser ma main. Quand enfin je lui tendis le verre, je vis avec un nouvel étonnement que ses yeux étaient remplis de larmes.

Jusqu’à ce moment, je n’avais pas cherché à cacher mon désir de le voir partir ; mais je fus attendri pas son émotion, et j’eus un moment de remords.

« J’espère, dis-je en versant vivement quelque chose pour moi dans un verre, et en approchant une chaise de la table, que vous ne pensez plus que je vous ai parlé rudement tout à l’heure ; je n’en avais pas l’intention, et je le regrette si je l’ai fait. Je veux vous savoir content et heureux. »

Comme je portais le verre à mes lèvres, il regarda avec surprise le bout de son mouchoir, qui tomba de sa bouche quand il l’ouvrit et me tendit les mains. Je lui donnai les miennes. Alors il but et passa sa main sur ses yeux et sur son front.

« Comment vivez-vous ? demandai-je.

– J’ai été fermier, éleveur de moutons, et j’ai fait beaucoup d’autres commerces dans le Nouveau-Monde, dit-il, bien loin d’ici… au delà des mers.

– J’espère que vous avez réussi ?

– J’ai merveilleusement réussi. Bien d’autres, de ceux qui sont partis avec moi ont réussi également bien ; mais aucun n’a réussi comme moi, je suis connu pour cela.

– Je suis aise de l’apprendre.

– J’espérais vous entendre parler ainsi, mon cher ami. »

Sans m’arrêter à chercher à comprendre le sens de ces paroles, ni le ton avec lequel il les disait, je passai à un sujet qui venait de se présenter à mon esprit.

« Avez-vous revu un messager que vous m’avez envoyé ? demandai-je, depuis qu’il a rempli votre commission ?

– Jamais… Je n’y tiens pas.

– Il m’a fidèlement apporté les deux billets d’une livre ; j’étais un pauvre enfant alors, comme vous savez, et pour un pauvre enfant, c’était une petite fortune. Mais, comme vous, j’ai réussi depuis ce temps-là. Laissez-moi vous les rendre ; vous pourrez les donner à quelque autre enfant. »

Je tirai ma bourse de ma poche.

Il suivit mes mouvements, pendant que je mettais ma bourse sur la table et que je tirais les deux billets d’une livre qu’elle contenait. Ils étaient neufs et propres. Je les dépliai et les lui tendis. Tout en continuant à me regarder, il les plaça l’un sur l’autre, les plia pendant longtemps, les tordit, les alluma à la lampe, et en laissa tomber les cendres sur le plateau.

« Puis-je m’enhardir, dit-il alors, avec un sourire qui ressemblait à une grimace, et une grimace qui ressemblait à un sourire, à vous demander comment vous avez réussi depuis que nous nous sommes rencontrés dans les marais glacés de là-bas.

– Comment ?…

– Ah ! »

Il vida son verre, se leva, et se tint debout auprès du feu, avec sa lourde main brunie, posée sur le manteau de la cheminée. Il mit un pied sur les barres de la grille, pour le chauffer et le sécher, et le soulier humide commença à fumer ; mais il n’y fit pas plus d’attention qu’au feu, et ne cessa pas de me regarder fixement. C’est alors seulement que je commençais à trembler.

Quand mes lèvres s’ouvrirent pour former quelques mots, le son ne put sortir, et je fis un effort pour lui dire, bien que je ne pusse le faire distinctement, que j’avais été choisi pour hériter de quelque bien.

« Une simple vermine comme moi peut-elle demander quel genre de bien ? dit-il.

– Je ne sais pas, balbutiai-je.

– Une simple vermine peut-elle demander à qui est ce bien ? dit-il.

– Je ne sais pas, balbutiai-je encore.

– Pourrais-je deviner ? dit le forçat. Voyons… sur votre revenu depuis que vous avez atteint votre majorité, mettons comme premier chiffre cinq ? »

Mon cœur battait inégalement comme un lourd marteau. Je me levai de ma chaise et posai ma main sur son dossier, en le regardant avec avidité.

« Venons au tuteur, continua-t-il ; il doit y avoir eu un tuteur, ou quelque chose d’approchant, pendant votre minorité, quelque homme de loi peut-être. La première lettre du nom de cet homme de loi ne serait-elle pas un J ? »

Toute la vérité de ma position fondit sur moi comme la foudre ; et ses déceptions, ses dangers, ses hontes et ses conséquences de toutes sortes, arrivèrent en si grand nombre, que j’en fus renversé, et que je fus obligé de faire des efforts inouïs pour retrouver ma respiration.

« Mettons, reprit-il, que celui qui emploie l’homme de loi, dont le nom commence par un J, et pourrait bien être Jaggers, mettons, dis-je, qu’il soit arrivé à Portsmouth, qu’il y ait débarqué, et qu’il ait voulu venir vous voir… Vous me demandiez tout à l’heure comment je vous avais découvert… Voilà comment je vous ai découvert… J’ai écrit de Portsmouth à une personne de Londres pour avoir votre adresse ; le nom de cette personne, disons-le, est Wemmick. »

Je n’aurais pu prononcer un seul mot, quand il se fût agi de sauver ma vie. Je me tenais debout, une main sur le dos de la chaise, et l’autre sur ma poitrine ; il me semblait que je suffoquais. Je le regardais avec terreur. Bientôt je me cramponnai à la chaise, car la chambre commençait à danser et à tourner. Il me prit, me porta sur le sofa, m’étendit sur les coussins et plia un genou devant moi, approchant le visage que je reconnaissais bien maintenant, et qui me faisait trembler, tout près du mien.

– Oui, Pip, mon cher ami, j’ai fait de vous un gentleman !… C’est moi qui ai tout fait ! J’ai juré ce jour-là que lorsque je gagnerais une guinée, cette guinée serait à vous… J’ai juré plus tard que si, en spéculant, je devenais riche, vous seriez riche… J’ai mené la vie dure afin qu’elle soit douce pour vous… J’ai travaillé ferme, afin que vous n’eussiez pas besoin de travailler… Je ne vous dis pas cela pour que vous m’ayez de l’obligation… Non, pas le moins du monde… Je le dis pour que vous sachiez que ce chien méprisable et pourchassé qui vous doit la vie s’est élevé au point de pouvoir faire un gentleman. Oui, un gentleman, car vous l’êtes, mon cher Pip !… »

L’horreur que j’éprouvais pour cet homme, la terreur que j’éprouvais à sa vue, la répugnance avec laquelle je m’éloignais de lui n’auraient pas été plus grandes, si c’eût été une bête féroce.

« Voyez, Pip, je suis votre second père… vous êtes mon fils… plus qu’un fils pour moi !… Je n’ai mis de l’argent de côté que pour que vous le dépensiez… Quand je gardais les moutons dans une hutte solitaire, ne voyant d’autres visages que des visages de moutons, si bien que j’oubliais comment étaient faits les visages d’hommes ou de femmes ; je voyais le vôtre… Souvent je laissais tomber mon couteau en mangeant dans ma hutte, et je disais : « Voilà encore le garçon qui me regarde pendant que je bois et mange. » Je vous ai souvent vu là, aussi clairement que je vous ai vu jadis dans les marais brumeux. « Que Dieu me fasse mourir ! » disais-je chaque fois ; et je sortais en plein air pour le dire à ciel ouvert, « si je ne fais pas un gentleman de ce garçon, le jour où j’aurai ma liberté et de l’argent ! » Voyez, l’appartement que vous habitez n’est-il pas meublé comme pour un lord ? Ah ! les lords !… Vous pouvez parier de l’argent avec eux car vous en avez plus qu’eux ! »

Dans sa chaleur et son triomphe, malgré qu’il sût que je m’étais presque trouvé mal, il ne remarqua pas quel accueil je faisais à ses discours. C’était la seule consolation que j’eusse.

« Voyez, continua-t-il en prenant ma montre dans ma poche, et examinant une des bagues que j’avais aux doigts, pendant que je fuyais son contact comme s’il eût été un serpent ; une montre en or, et une belle encore ! Voilà qui est d’un gentleman, j’espère ! Un diamant entouré de rubis ; voilà qui est d’un gentleman, j’espère !… Voyez quel linge beau et fin !… Quels habits !… Il n’y a pas mieux !… Et des livres aussi, dit-il en promenant ses yeux autour de la chambre, par centaines sur des rayons !… Et vous les lisez, n’est-ce pas ? J’ai vu que vous aviez lu quand je suis entré, ha !… ha !… ha !… Vous me les lirez, cher ami, vous me les lirez ! Et s’ils sont écrits en langue étrangère que je ne comprenne pas, j’en serai tout aussi fier que si je les comprenais. »

Il prit encore une fois mes mains et les porta à ses lèvres pendant que mon sang se glaçait dans mes veines.

« Est-ce que cela vous gêne que je parle, Pip ? dit-il après avoir passé encore une fois sa manche sur ses yeux et sur son front pendant qu’il se faisait dans sa gorge ce bruit d’horloge dont je me souvenais si bien. Et il me paraissait encore plus horrible dans cet état de surexcitation. Vous ne pouvez mieux faire que de vous tenir tranquille, mon cher ami, vous n’avez pas souhaité ce moment, comme moi je l’ai souhaité, vous n’y étiez pas préparé comme j’y étais. Mais n’avez-vous jamais pensé que ce pouvait être moi ?

– Oh ! non ! non ! répondis-je. Jamais !… jamais !…

– Eh bien ! vous le voyez, c’est moi et moi seul qui ai tout fait ; personne ne s’en est mêlé que moi et M. Jaggers.

– Personne autre ? demandai-je.

– Non, dit-il d’un air surpris, qui donc cela serait-il ? Eh ! mon cher enfant, comme vous avez bon air ! Il y a de beaux yeux quelque part… Eh ! n’est-ce pas qu’il y a quelque part de beaux yeux auxquels vous aimez à penser ? »

Ô Estelle !… Estelle !…

« Ils seront à vous, mon cher enfant, si l’argent peut vous les procurer. Non qu’un gentleman comme vous, posé comme vous, ne puisse les obtenir par lui-même, mais l’argent vous aidera ! Il faut que je finisse ce que j’étais en train de vous dire, cher garçon. Dans cette hutte et par mon travail, j’eus de l’argent que mon maître me laissa (il avait été comme moi, et il mourut) ; j’eus ma liberté et je travaillai pour mon compte. Tout ce que je tentai, je le tentai pour vous… Que Dieu me détruise si ce que je tentais n’était pas pour vous ! Tout réussit merveilleusement. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je suis renommé pour cela. C’est l’argent qu’on m’avait laissé et les gains de la première année que j’envoyais à M. Jaggers, le tout pour vous, quand, d’après les instructions contenues dans ma lettre, il est allé vous chercher. »

Oh ! mieux eût valu qu’il ne fût jamais venu ! qu’il m’eût laissé à la forge. J’étais loin d’être content, et pourtant, comparativement, j’étais heureux !

« Et alors, mon cher ami, ce fut une récompense pour moi de savoir en secret que je faisais un gentleman. Les maudits chevaux des colons pouvaient lancer la poussière sur moi pendant que je marchais. Que me disais-je ? Je me disais : « Je fais un gentleman meilleur que vous ne le serez jamais ! » Quand l’un d’eux disait à un autre : « C’était un forçat il y a quelques années, et c’est aujourd’hui un individu aussi grossier et ignorant qu’il est heureux. » Que disais-je ? Je me disais : « Si je ne suis pas un gentleman, et si je n’ai pas d’instruction, je possède quelqu’un qui l’est et qui en a. Vous tous, vous possédez des troupeaux et de la terre. Qui de vous possède un gentleman élevé à Londres ?… » Voilà comme je me suis soutenu, et voilà comme je me suis mis dans l’idée que je viendrais certainement un jour voir mon cher enfant, et me faire connaître à lui, devant son propre foyer. »

Il appuya ses mains sur mon épaule… Je tremblais à la pensée que peut-être sa main était tachée de sang.

« Cela n’était pas chose facile pour moi, Pip, de quitter ces pays là-bas, et cela n’était pas sûr non plus, mais je tins bon ; et plus c’était difficile, plus je tins bon, car j’étais résolu, et je l’avais dans l’esprit. Enfin j’ai réussi, mon cher enfant, j’ai réussi ! »

J’essayai de mettre de l’ordre dans mes idées, mais j’étais comme foudroyé. Pendant toute cette scène j’avais cru entendre plutôt le vent et la pluie que mon interlocuteur ; maintenant encore je ne pouvais séparer sa voix de leurs voix, quoique celles-ci se fissent entendre et que la sienne gardât le silence.

« Où allez-vous me mettre ? demanda-t-il bientôt ; il faut me mettre quelque part, mon cher garçon.

– Pour dormir ? dis-je.

– Oui, pour dormir longtemps et profondément, répondit-il, car j’ai été trempé et secoué par la mer depuis des mois.

– Mon ami et mon camarade, dis-je, est absent, vous prendrez sa place.

– Il ne va pas revenir demain, n’est-ce pas ?

– Non, dis-je en répondant machinalement malgré les efforts extrêmes que je faisais, non, pas demain.

– Parce que, voyez-vous, mon cher enfant, dit-il en baissant la voix et posant un long doigt sur ma poitrine pour mieux m’impressionner, il faut de la prudence…

– Comment dites-vous ?… de la prudence ?…

– Par Dieu ! c’est la mort !

– Comment, la mort ?

– J’ai été envoyé là-bas pour la vie, c’est la mort quand on en revient ; il en est revenu beaucoup depuis quelques années, et je serais certainement pendu si j’étais pris. »

Cela suffisait… le malheureux homme, après m’avoir chargé de ses chaînes d’or et d’argent pendant des années, avait risqué sa vie pour me venir voir, et je le tenais maintenant dans mes mains ! Si je l’eusse aimé au lieu de le haïr, si j’eusse été attiré à lui par la plus forte admiration et par une affection sans bornes, au lieu de me reculer de lui avec répugnance, cela n’eût pas été si malheureux, son salut eût été la tendre et naturelle préoccupation de mon cœur.

Mon premier soin fut de fermer les volets, de façon à ce que l’on ne vît pas la lumière du dehors, et ensuite de fermer et de verrouiller la porte. Pendant que j’étais occupé de cette manière, il s’était remis à table, buvait du rhum et mangeait des biscuits. En le voyant ainsi, il me semblait voir mon forçat des marais prendre son repas ; il me semblait presque que tout à l’heure il allait se baisser pour limer sa chaîne…

Après avoir été dans la chambre d’Herbert fermer toute communication entre elle et l’escalier qui séparait la chambre où nous avions eu cette conversation, je lui demandai s’il voulait se coucher. Il me répondit que oui, et me pria de lui donner un peu de mon linge de gentleman pour mettre le lendemain matin. Je lui en apportai et le lui préparai, et mon sang se glaça encore une fois dans mes veines, quand il me prit les deux mains pour me dire :

« Bonsoir. »

Je le quittai sans savoir comment. Je refis du feu dans la pièce où nous avions causé, et je m’assis auprès, craignant de me remettre au lit. Pendant une heure encore, je restai trop étonné pour pouvoir penser, et ce ne fut que lorsque je commençai à penser, que je sentis combien j’étais malheureux, et jusqu’à quel point le vaisseau sur lequel j’avais navigué était en pièces.

Les intentions de miss Havisham à mon égard étaient un simple rêve. Estelle ne m’était pas destinée ; on ne me souffrait à Satis House que comme une utilité, et pour servir d’aiguillon pour les parents avides ; comme une espèce de mannequin, au cœur mécanique, sur lequel on s’exerçait quand on n’avait pas d’autre sujet sous la main. Ce furent là mes premières souffrances. Mais la douleur la plus aiguë et la plus profonde de toutes, c’était que ce forçat, coupable d’un crime que j’ignorais, était exposé à être arrêté dans cette même chambre où je me trouvais plongé dans mes réflexions, et pendu à la porte d’Old Bailey, et que j’avais abandonné Joe.

Je ne serais pas retourné alors auprès de Joe, je ne serais pas retourné alors auprès de Biddy pour aucune considération que ce fût, simplement je suppose, parce que le sentiment de mon indigne conduite envers eux était plus fort que toute autre considération. Aucune sagesse sur terre n’aurait pu me donner le contentement que j’aurais trouvé dans leur simplicité et leur constante amitié. Mais jamais… jamais… jamais je ne pourrais revenir sur ce qui était fait.

Dans chaque rafale de vent et à chaque redoublement de pluie, j’entendais les agents de police. Deux fois, j’aurais juré qu’on frappait et que l’on parlait bas à la porte. Sous l’impression de ces craintes, je commençai à m’imaginer et à me rappeler que j’avais eu de mystérieux avis sur l’arrivée de cet homme. Que, pendant des semaines, j’avais rencontré dans les rues des visages que je pensais ressembler au sien. Que ces ressemblances étaient devenues de plus en plus nombreuses à mesure que son voyage sur mer approchait de son terme. Que son mauvais esprit avait envoyé ces messagers au mien, et que maintenant par cette nuit orageuse, il était aussi bon qu’il le disait, et avec moi.

Avec cette foule de réflexions, vint celle qu’avec mes yeux d’enfant, j’avais vu en lui un homme d’une violence désespérée ; que j’avais entendu l’autre forçat dire, à plusieurs reprises, qu’il avait essayé de l’assassiner ; que je l’avais vu dans le fossé le battre et le déchirer comme un bête féroce. Rempli de ces souvenirs, tout me faisait peur, jusqu’au mouvement de la flamme, et tout me semblait dire que je n’étais pas en sûreté, enfermé là avec le déporté dans le silence de cette nuit furieuse et solitaire. Je sentis comme une terreur palpable, qui se dilata jusqu’à remplir la chambre, et me poussa à prendre la chandelle pour aller voir mon terrible fardeau.

Il avait roulé un mouchoir autour de sa tête, et son visage paraissait abattu dans son sommeil ; mais il dormait tranquillement, bien qu’il eût un pistolet posé sur son oreiller. Assuré de son sommeil, je retirai doucement la clef, pour la mettre en dehors, et je lui donnai un tour avant de me rasseoir auprès du feu. Peu à peu, je glissai de la chaise sur le plancher. Quand je m’éveillai, sans avoir perdu pendant mon sommeil la perception de mon malheur, les horloges des églises de l’Est de Londres sonnaient cinq heures. Les chandelles étaient usées, le feu était mort, et le vent et la pluie rendaient plus intense encore l’épaisse obscurité de la nuit.

FIN DE LA DEUXIÈME PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.

Chapitre XI. §

Ce fut heureux pour moi d’avoir à prendre des précautions pour assurer (autant que possible) la sécurité de mon terrible visiteur ; car cette pensée, en occupant mon esprit dès mon réveil, écarta toutes les autres et les tint confusément à distance.

L’impossibilité de le tenir caché dans l’appartement était évidente : et en essayant de le faire, on aurait évidemment provoqué les soupçons. Il est vrai que je n’avais plus mon groom à mon service ; mais j’étais espionné par une vieille femelle, assistée d’un sac à haillons vivant, qu’elle appelait sa nièce ; et vouloir les tenir éloignées d’une des chambres c’eût été donner naissance à leur curiosité et à leurs soupçons. Elles avaient toutes les deux la vue faible, ce que j’avais longtemps attribué à leur manière de regarder par le trou des serrures, et elles étaient toujours sur mon dos, quand je ne le demandais pas ; c’était même, en outre de l’habitude de voler, l’unique qualité qu’elles possédaient. Pour ne pas avoir l’air de faire de mystère avec ces gens-là, je résolus d’annoncer dans la matinée que mon oncle était arrivé inopinément de la province.

Je pris cette résolution, tout en cherchant dans l’obscurité les moyens de me procurer de la lumière. N’en finissant pas, je fus obligé de descendre à la loge pour prier le concierge de venir avec sa lanterne. En descendant à tâtons l’escalier obscur, je tombai sur quelque chose, et ce quelque chose était un homme accroupi dans un coin.

L’homme ne répondit pas quand je lui demandai ce qu’il faisait là ; il se déroba au contact de ma main, sans prononcer une parole : je courus à la loge du concierge du Temple et criai au portier d’accourir promptement, lui disant ce qui venait de m’arriver. Le vent soufflant avec plus de force que jamais, nous n’osâmes pas risquer la lumière de la lanterne pour allumer les lampes de l’escalier, mais nous examinâmes l’escalier du bas en haut, sans trouver personne. Il me vint alors à l’idée que cet homme avait pu se glisser dans mon appartement. J’allumai ma chandelle à celle du portier, et, le laissant à la porte, je visitai avec soin toutes nos chambres, sans oublier celle où dormait mon terrible visiteur. Tout était tranquille, et, assurément, il n’y avait personne que lui dans l’appartement.

Je craignais qu’il n’y eût quelque guet-apens sur l’escalier dans cette nuit terrible, et je demandai au portier, dans l’espoir d’en tirer quelque explication, tout en lui versant à la porte un verre d’eau-de-vie, s’il n’avait pas ouvert à plusieurs individus ayant visiblement bien dîné.

« Oui, dit-il, à trois reprises différentes : l’un demeure dans la Cour de la Fontaine, les deux autres dans la rue Basse, et je les ai vus tous sortir. »

Le seul homme qui habitât la maison dont mon appartement faisait partie était à la campagne depuis plusieurs semaines, et il n’était certainement pas rentré pendant la nuit, car nous avions vu son cadenas à sa porte en montant.

« La nuit est si mauvaise, monsieur, dit le portier en me rendant le verre, qu’il est venu peu de monde à ma porte ; en outre des trois individus dont je vous ai parlé je ne me souviens pas qu’il soit entré personne depuis environ onze heures ; un étranger vous a demandé à cette heure-là.

– Oui, mon oncle, murmurai-je.

– Vous l’avez vu, monsieur ?

– Oui !… oh ! oui…

– Ainsi que la personne qui était avec lui ?

– La personne qui était avec lui ? répétai-je.

– J’ai jugé que la personne était avec lui, repartit le portier, car elle s’est arrêtée en même temps que lui quand il m’a parlé, et l’a suivi lorsqu’il a continué son chemin.

– Quel genre d’homme était-ce ? »

Le portier ne l’avait pas particulièrement remarqué ; il pensait que c’était un ouvrier, autant qu’il pouvait se le rappeler : il avait une sorte de vêtement couleur poussière et par-dessus un habit noir. Le portier faisait moins d’attention à cette circonstance que je n’en faisais moi-même, et cela tout naturellement, car il n’avait pas les mêmes raisons que moi pour y attacher de l’importance.

Quand je me fus débarrassé de lui, ce que je crus bon de faire sans prolonger davantage ces explications, j’eus l’esprit fort troublé par ces deux circonstances coïncidant ensemble, bien qu’on pût leur donner séparément une innocente solution : l’inconnu de l’escalier pouvait être quelque dîneur en ville attardé, qui s’était trompé de maison et qui pouvait être monté jusque sur mon escalier et là s’être assoupi ; peut-être aussi mon visiteur sans nom avait-il amené quelqu’un avec lui pour lui montrer le chemin. Cependant tout cela avait un vilain air pour moi, porté à la méfiance et à la crainte comme je l’étais depuis les événements survenus pendant ces dernières heures.

J’activai mon feu, qui brûlait avec un faible éclat à cette heure matinale, et je m’assoupis devant la cheminée. Il me semblait avoir sommeillé toute une nuit, quand les horloges sonnèrent six heures. Comme l’aurore ne devait paraître que dans une grande heure et demie, je m’assoupis de nouveau, tantôt m’éveillant accablé, entendant des conversations diffuses sur des riens, tantôt prenant pour le tonnerre le vent qui grondait dans la cheminée, et finissant enfin par tomber dans un profond sommeil, dont je fus réveillé en sursaut par le grand jour.

Pendant tout ce temps, il m’avait été impossible de bien considérer ma situation, et je ne pouvais encore le faire. Je n’avais pas encore la faculté de fixer mon attention, ou je ne le faisais que d’une façon tout à fait incohérente. Quant à former un plan pour l’avenir, j’aurais plutôt formé un éléphant. En ouvrant les volets, en voyant la triste et humide matinée, le ciel gris de plomb, en passant d’une chambre à l’autre, en me rasseyant ensuite en grelottant devant le feu pour attendre ma servante, je songeais bien combien j’étais malheureux, mais je me rendais à peine compte pourquoi, ni depuis combien de temps je l’étais, ni à quel jour de la semaine je faisais cette réflexion, ni même qui j’étais, moi qui la faisais.

À la fin, la vieille femme et sa nièce arrivèrent. Cette dernière avait une tête assez difficile à distinguer du plumeau qu’elle tenait à la main. Elles parurent surprises de me voir déjà levé et auprès du feu. Je leur dis que mon oncle était arrivé pendant la nuit, qu’il dormait encore, et que le menu du déjeuner devait être modifié en conséquence. Puis je me lavai et m’habillai pendant qu’elles roulaient les meubles çà et là en faisant de la poussière, et c’est ainsi que, dans une sorte de rêve ou de demi-sommeil, je me retrouvai assis devant le feu, l’attendant, lui, pour déjeuner.

Bientôt sa porte s’ouvrit et il parut. Je ne pouvais prendre sur moi de le regarder, et je trouvais qu’il avait encore plus mauvais air au grand jour.

« Je ne sais même pas, dis-je à voix basse pendant qu’il prenait place à table, de quel nom vous appeler. J’ai dit que vous étiez mon oncle.

– C’est cela, mon cher enfant, appelez-moi votre oncle.

– Vous aviez sans doute pris un nom à bord du vaisseau ?

– Oui, mon cher ami, j’avais pris le nom de Provis.

– Avez-vous l’intention de conserver ce nom ?

– Mais, oui, mon cher enfant, il est aussi bon qu’un autre, à moins que vous n’en préfériez un plus convenable.

– Quel est votre vrai nom ? lui demandai-je à voix basse.

– Magwitch, me répondit-il sur le même ton, et Abel est mon nom de baptême.

– Pour quel état avez-vous été élevé ?

– Pour l’état de vermine, mon cher enfant. »

Il répondait tout à fait sérieusement en se servant de ce mot comme s’il indiquait une profession.

« En venant dans le Temple, hier soir… dis-je m’arrêtant soudain pour me demander intérieurement si c’était bien la soirée précédente, car cela me semblait bien éloigné.

– Oui, mon cher enfant…

– Quand vous vous êtes arrêté à la porte pour demander au portier où je restais, y avait-il quelqu’un avec vous ?

– Avec moi ?… Non, mon cher ami.

– Mais y avait-il quelqu’un à la porte ?… dis-je.

– Je ne l’ai pas remarqué, répliqua-t-il d’un air équivoque, ne connaissant pas les êtres de la maison ; mais je pense qu’il est entré quelqu’un en même temps que moi.

– Êtes-vous connu dans Londres ?

– J’espère que non, » dit-il en traçant sur son cou une ligne avec son doigt.

Ce geste me fit éprouver une chaleur et un malaise indicibles.

– Étiez-vous connu dans Londres autrefois ?

– Pas énormément, mon cher ami, j’étais presque toujours en province.

– Avez-vous été… jugé… à Londres ?

– Quelle fois ? dit-il avec un regard rusé.

– La dernière fois ? »

Il fit un signe de tête affirmatif et ajouta :

« C’est comme cela que j’ai fait connaissance avec Jaggers : Jaggers était pour moi. »

J’allais lui demander pour quel crime il avait été condamné ; mais il prit un couteau, lui fit faire le moulinet en disant :

« Mais peu importe ce que j’ai pu faire ; c’est réglé et payé. »

Il se mit à déjeuner.

Il mangeait avec une avidité tout à fait désagréable, et, dans toutes ses actions, il se montrait grossier, bruyant et insatiable. Il avait perdu quelques-unes de ses dents depuis que je l’avais vu manger dans les marais ; et en retournant ses aliments dans sa bouche et mettant sa tête de côté pour les faire passer sous les dents les plus fortes, il ressemblait terriblement en ce moment à un vieux chien affamé. Si j’avais eu de l’appétit en me mettant à table, il me l’aurait certainement enlevé, et je serais resté loin de lui comme je l’étais alors, retenu par une aversion insurmontable et les yeux tristement fixés sur la nappe.

« Je suis un fort mangeur, mon cher ami, dit-il en manière d’excuse polie, quand il eut fini son repas, mais je l’ai toujours été ; s’il eût été dans ma constitution d’être moins fort mangeur j’aurais éprouvé moins d’embarras. Pareillement, il me faut ma pipe. Quand je me suis mis à garder les moutons de l’autre côté du monde, je crois que je serais devenu moi-même un mouton fou de tristesse si je n’avais pas eu ma pipe. »

En disant cela, il se leva de table, et, mettant sa main dans la poche de côté de son vêtement, il en tira une pipe courte et noire, et une poignée de ce tabac appelé tête de nègre. Ayant bourré sa pipe, il remit le surplus du tabac dans sa poche, comme si c’eût été un tiroir. Alors il prit avec les pincettes un charbon ardent et y alluma sa pipe, puis il tourna le dos à la cheminée, en renouvelant son mouvement favori de tendre ses deux mains en avant pour prendre les miennes.

« Et voilà, dit-il, en levant et abaissant alternativement mes mains prises dans les siennes, tout en fumant sa pipe, et voilà le gentleman que j’ai fait ! C’est bien lui-même ! Cela me fait du bien de vous regarder, Pip. Tout ce que je demande, c’est d’être près de vous et de vous regarder, mon cher enfant ! »

Je dégageai mes mains dès que cela me fut possible, et je découvris que je commençais tout doucement à me familiariser avec l’idée de ma situation. Je compris à qui j’étais enchaîné, et combien fortement je l’étais, en entendant sa voix rude, et en voyant sa tête chauve et ridée, avec ses touffes de cheveux gris fer de chaque côté.

« Je ne veux pas voir mon gentleman à pied dans la boue des rues, il ne faut pas qu’il y ait de boue à ses souliers. Mon gentleman doit avoir des chevaux, Pip, des chevaux de selle et des chevaux d’attelage, des chevaux de tout genre pour que son domestique monte et conduise tour à tour ! Bon Dieu ! des colons auraient des chevaux, et des chevaux pur-sang, s’il vous plaît, et mon gentleman, à Londres, n’en aurait pas ! Non, non ; nous leur montrerons ce que nous savons faire !… N’est-ce pas, Pip ? »

Il sortit de sa poche un grand et épais portefeuille tout gonflé de papiers et le jeta sur la table.

« Il y a dans ce portefeuille quelque chose qui vaut la peine d’être dépensé, mon cher enfant ; c’est à vous ; tout ce que j’ai n’est pas à moi, mais bien à vous, usez-en sans crainte : il y en a encore au lieu d’où vient celui-ci. Je suis venu du pays là-bas pour voir mon gentleman dépenser son argent en véritable gentleman ; ce sera mon seul plaisir ; mais il sera grand, et malheur à vous tous ! continua-t-il en faisant claquer ses doigts avec bruit. Malheur à vous tous, depuis le juge avec sa grande perruque, jusqu’au colon faisant voler la poussière au nez des passants ; je vous ferai voir un plus parfait gentleman que vous tous ensemble !

– Arrêtez, dis-je, presque dans un accès de crainte et de dégoût. J’ai besoin de vous parler ; j’ai besoin de savoir ce qu’il faut faire ; j’ai besoin de savoir comment vous éviterez le danger, combien de temps vous allez rester, et quels sont vos projets.

– Tenez, Pip, dit-il en mettant tout à coup sa main sur mon bras d’une manière attristée et soumise ; d’abord, tenez, je me suis oublié il y a une demi-minute. Ce que j’ai dit était petit, oui, c’était petit, très-petit. Tenez, Pip, voyez, je ne veux plus être si petit.

– D’abord, repris-je en soupirant, quelles précautions peut-on prendre pour vous empêcher d’être reconnu et arrêté ?

– Non, mon cher enfant, dit-il du même ton que précédemment, cela ne peut pas passer ; c’est de la petitesse ; je n’ai pas mis tant d’années à faire un gentleman sans savoir ce qui lui est dû. Tenez, Pip, j’ai été petit ; voilà ce que j’ai été, très-petit, voyez-vous, mon cher enfant. »

J’étais sur le point de céder à un rire nerveux et irrité, en répliquant :

« J’ai tout vu. Au nom du ciel, ne vous arrêtez pas à cela.

– Oui ; mais, tenez, continua-t-il ; mon cher enfant, je ne suis pas venu de si loin pour me montrer petit. Voyons, continuez, mon cher ami : vous disiez…

– Comment vous préserver du danger qui vous menace ?

– Mais, mon cher enfant, le danger n’est pas si grand que vous le croyez. Si l’on ne m’a pas encore reconnu, le danger est insignifiant. Il y a Jaggers, il y a Wemmick, il y a vous : quel autre pourrait me dénoncer ?

– Ne risquez-vous pas qu’on vous reconnaisse dans la rue ? dis-je.

– Mais, répondit-il, ce n’est pas trop à craindre. Je n’ai pas l’intention de me faire mettre dans les journaux sous le nom de A. M…, revenu de Botany Bay. Les années ont passé, et quel est celui qui y gagne ? Cependant, voyez-vous, Pip, quand même le danger aurait été cinquante fois plus grand, je serais venu vous voir tout de même, voyez-vous, Pip.

– Et combien de temps comptez-vous rester ?

– Combien de temps ? fit-il en ôtant sa pipe noire de sa bouche et en laissant retomber sa mâchoire pendant qu’il me regardait ; je ne m’en retournerai pas, je suis venu pour toujours.

– Où allez-vous demeurer ? dis-je. Que faut-il faire de vous ?… Où serez-vous en sûreté ?

– Mon cher ami, répondit-il, il y a des perruques qu’on peut se procurer pour de l’argent, et qui vous changent totalement ; il y a la poudre, les lunettes et les habits noirs, et mille autres choses. D’autres l’ont fait déjà avec succès, et ce que d’autres ont fait, d’autres peuvent le faire encore. Quant à mon logement et à ma manière de vivre, mon cher enfant, donnez-moi votre opinion.

– Vous voyez les choses d’une manière plus calme, aujourd’hui, dis-je ; mais vous étiez plus sérieux hier, en jurant qu’il y allait de votre mort.

– Et je le jure encore, dit-il en remettant sa pipe dans sa bouche ; et la mort par la corde, en pleine rue, pas bien loin d’ici, et il est nécessaire que vous compreniez parfaitement qu’il en est ainsi. Eh ! quoi ? quand on en est où j’en suis, retourner serait aussi mauvais que de rester, pire même ; sans compter, Pip, que je suis ici, parce que depuis des années, je désire être près de vous. Quant à ce que je risque, je suis un vieil oiseau maintenant, qui a vu en face toutes sortes de pièges, depuis qu’il a des plumes, et qui ne craint pas de percher sur un épouvantail. Si la mort se cache dedans, qu’elle se montre, et je la regarderai en face, et alors seulement j’y croirai, mais pas avant. Et maintenant, laissez-moi regarder encore une fois mon gentleman ! »

Il me prit de nouveau par les deux mains, et m’examina de l’air admirateur d’un propriétaire, en fumant tout le temps avec complaisance.

Il me sembla que je n’avais rien de mieux à faire que de lui retenir dans les environs un logement tranquille, dont il pourrait prendre possession au retour d’Herbert, que j’attendais sous deux ou trois jours. Je jugeai que, de toute nécessité, je devais confier ce secret à Herbert. En laissant même de côté l’immense consolation que je devais éprouver en le partageant avec lui, cela me paraissait tout simple. Mais cela ne paraissait pas simple à M. Provis (j’avais résolu de lui donner ce nom) et il ne voulut consentir à ce que j’avertisse Herbert qu’après l’avoir vu et avoir jugé favorablement de sa physionomie.

« Et encore, alors, mon cher enfant, dit-il en tirant de sa poche une graisseuse petite Bible noire à fermoir, nous lui ferons prêter serment. »

Déclarer que mon terrible protecteur portait ce petit livre noir partout avec lui dans le seul but de faire jurer les gens dans les circonstances importantes, ce serait déclarer ce dont je n’ai jamais été parfaitement sûr ; mais ce que je puis dire, c’est que je ne l’en ai jamais vu en faire un autre usage. Le livre lui-même semblait avoir été dérobé à quelque cour de justice, et peut-être la connaissance de cette origine, combinée avec la propre expérience de Provis en cette matière, le faisait-il compter sur le pouvoir de sa Bible, comme sur une sorte de charme ou de sortilège légal. En le voyant tirer ce livre de sa poche, je me souvins comment il m’avait fait jurer fidélité dans le cimetière, il y avait longtemps, et comment il s’était représenté lui-même, la veille au soir, jurant sans cesse, dans sa solitude, qu’il accomplirait ses résolutions.

Comme il portait pour le moment une espèce de vareuse de marin, qui lui donnait l’air d’un marchand de perroquets ou de cigares, je discutai ensuite avec lui le vêtement qu’il pourrait mettre le plus convenablement. Il avait une foi extraordinaire dans la vertu des culottes courtes comme déguisement, et il avait, dans son idée, esquissé un costume qui devait faire de lui quelque chose tenant le milieu entre un doyen et un dentiste. Ce fut après des difficultés extrêmes que je l’amenai à prendre des habits qui lui donnèrent l’air d’un fermier aisé ; et il fut convenu qu’il se ferait couper les cheveux courts, et qu’il se mettrait un peu de poudre. Enfin, comme il n’avait encore été vu, ni de ma femme de ménage ni de sa nièce, nous conclûmes qu’il devait se dérober à leurs regards, jusqu’à ce que son changement de costume fût complet.

Il semblait qu’il était bien simple de prendre une décision sur ces précautions ; mais dans l’état d’éblouissement, pour ne pas dire de folie où je me trouvais, je n’en vins à bout que vers deux ou trois heures de l’après-midi. Il devait rester enfermé dans l’appartement pendant que je serais sorti, et n’ouvrir la porte sous aucun prétexte.

Il y avait à ma connaissance, dans Essex Street, une maison meublée convenable, dont les derrières donnaient sur le Temple, et étaient presque à portée de voix de ma fenêtre. C’est à cette maison que je me rendis tout d’abord, et je fus assez heureux pour retenir le second étage pour mon oncle, M. Provis. Je fus ensuite de boutique en boutique pour les achats nécessaires à son déguisement. La chose faite, je me rendis pour mon propre compte à la Petite Bretagne. M. Jaggers était à son bureau ; mais, en me voyant entrer, il se leva immédiatement et se fut mettre auprès du feu.

« Maintenant, Pip, dit-il, soyez circonspect.

– Je le serai, monsieur, répondis-je, car j’avais bien songé pendant la route à ce que j’allais dire.

– Ne vous compromettez pas, dit M. Jaggers, et ne compromettez personne… Vous entendez… personne… Ne me dites rien… je n’ai besoin de rien savoir… je ne suis pas curieux… »

Tout de suite, je m’aperçus qu’il savait que l’homme était venu.

« J’ai simplement besoin, monsieur Jaggers, dis-je, de m’assurer que ce qu’on m’a dit est vrai. Je n’ai pas le moindre espoir que ce ne soit pas vrai, mais je puis au moins tâcher de le vérifier. »

M. Jaggers fit un signe d’assentiment.

« Mais n’avez-vous pas dit : « On m’a dit ou on m’a informé ? » me demanda-t-il en tournant la tête de l’autre côté sans me regarder, et en fixant le plancher comme quelqu’un qui écoute. « Dit » impliquerait une communication verbale. Vous ne pouvez pas avoir eu, vous le savez, de communication verbale avec un homme qui se trouve dans la Nouvelle-Galles du Sud.

– Je dirai alors : « on m’a informé, » monsieur Jaggers.

– Bien.

– J’ai été informé, par un homme du nom d’Abel Magwitch, qu’il est le bienfaiteur resté si longtemps inconnu.

– C’est bien l’homme, dit M. Jaggers, de la Nouvelle-Galles du Sud.

– Et lui seul ? dis-je.

– Et lui seul, dit M. Jaggers.

– Je ne suis pas assez déraisonnable, monsieur, pour vous rendre le moins du monde responsable de mes erreurs et de mes suppositions erronées, mais j’ai toujours supposé que c’était miss Havisham.

– Comme vous le dites, Pip, repartit M. Jaggers, en tournant froidement les yeux vers moi et en mordant son index, je n’en suis pas du tout responsable.

– Et cependant cela paraissait si probable, dis-je, le cœur brisé.

– Il n’y avait pas la moindre preuve, Pip, dit M. Jaggers en secouant la tête et en rassemblant les basques de son habit, ne jugez pas sur l’apparence, ne jugez jamais que sur des preuves. Il n’y a pas de meilleure règle.

– Je n’ai plus rien à dire, fis-je avec un soupir, après avoir gardé un moment le silence. J’ai vérifié les informations que j’avais reçues, et c’est tout.

– Et Magwitch de la Nouvelle-Galles du Sud s’étant enfin fait connaître, dit M. Jaggers, vous devez comprendre, Pip, avec quelle rigidité, dans mes rapports avec vous, j’ai toujours gardé la stricte ligne du fait… Je n’ai jamais dévié, si peu que ce soit, de la stricte ligne du fait… vous le savez parfaitement.

– Parfaitement, monsieur.

– Je communiquai à Magwitch… de la Nouvelle-Galles du Sud… la première fois qu’il m’écrivit… de la Nouvelle-Galles du Sud… l’avis qu’il ne devait pas s’attendre à me voir jamais dévier de la stricte ligne du fait. Je lui communiquai aussi un autre avis. Il me paraissait avoir fait une vague allusion dans sa lettre à quelque espoir lointain de venir vous visiter en Angleterre. Je le prévins que je ne voulais plus entendre parler de cela ; qu’il n’était pas probable qu’il obtînt sa grâce, qu’il était expatrié pour le reste de sa vie, et qu’en se présentant en ce pays il commettait un acte de félonie, qui le mettait sous le coup du maximum de la peine prononcée par la loi. Je donnai cet avis à Magwitch, dit M. Jaggers en me regardant sévèrement. Je lui écrivis à la Nouvelle-Galles du Sud, et, sans doute, il aura réglé sa conduite là-dessus.

– Sans doute, dis-je.

– J’ai appris par Wemmick, continua M. Jaggers, sans cesser de me regarder sévèrement, qu’il a reçu une lettre, datée de Portsmouth, d’un colon du nom de Parvis ou…

– Ou Provis, dis-je.

– Ou Provis… Merci, Pip… peut-être est-ce Provis… peut-être savez-vous ce qu’est Provis ?

– Oui, dis-je.

– Vous savez que c’est Provis ; il a reçu, disais-je, une lettre datée de Portsmouth, d’un colon du nom de Provis qui demandait quelques renseignements sur votre adresse, pour le compte de Magwitch. Wemmick lui a envoyé ces détails, à ce que je pense, par le retour du courrier. C’est probablement par Provis que vous avez reçu les explications de Magwitch… de la Nouvelle-Galles du Sud ?

– C’est par Provis, répondis-je.

– Adieu, Pip, dit M. Jaggers en me tendant la main ; je suis bien aise de vous avoir vu. En écrivant par la poste à Magwitch… de la Nouvelle-Galles du Sud… ou en communiquant avec lui par le canal de Provis, ayez la bonté de lui dire que les détails et les pièces justificatives de notre long compte vous seront envoyés en même temps que la balance de compte, car il existe encore une balance. Adieu, Pip ! »

Nous échangeâmes une poignée de main, et il me regarda sévèrement, aussi longtemps qu’il put me voir. En arrivant à la porte, je tournai la tête : il continuait à me regarder sévèrement pendant que les deux affreux bustes de la tablette semblaient essayer d’ouvrir leurs paupières, et de faire sortir de leur gosier ces mots :

« Oh ! quel homme ! »

Wemmick était sorti, mais eût-il été à son pupitre, il n’aurait rien pu faire pour moi.

Je rentrai tout droit au Temple, où je trouvai le terrible Provis en train de boire du grog au rhum et de fumer tranquillement sa tête de nègre.

Le lendemain, on apporta les habits que j’avais commandés. Il me sembla (et j’en éprouvais un grand désappointement), que tout ce qu’il mettait lui allait moins bien que tout ce qu’il ôtait. Selon moi, il y avait en lui quelque chose qui enlevait tout espoir de le pouvoir déguiser. Plus je l’habillais, mieux je l’habillais, et plus il ressemblait au fugitif à la démarche lourde que j’avais vu dans nos marais. L’effet qu’il produisait sur mon imagination inquiète était sans doute dû à son vieux visage et à ses manières qui me devenaient plus familières, mais je crois aussi qu’il traînait une de ses jambes comme si le poids des fers y eût été encore ; je crois que, des pieds à la tête, il y avait du forçat jusque dans les veines de cet homme.

Les influences de la vie solitaire, sous la hutte, se voyaient aussi dans tout son extérieur et lui donnaient un air sauvage qu’aucun vêtement ne pouvait atténuer. Ajoutez-y les traces de la vie flétrie qu’il avait menée parmi les hommes, et par-dessus tout le sentiment intime qui le possédait d’être épié et d’être obligé de se cacher. Dans toutes ses façons de s’asseoir et de se tenir debout, de manger et de boire, d’aller et de venir en haussant les épaules malgré lui, de prendre son grand coutelas à manche de corne, de l’essuyer sur ses jambes et de couper son pain, de lever à ses lèvres des verres légers et des tasses légères avec le même effort de la main que si c’eussent été de grossiers gobelets, de couper un morceau de son pain et d’essuyer avec le peu de sauce qui restait sur son assiette comme pour ne rien perdre de sa portion, puis d’essuyer avec ce même pain le bout de ses doigts, ensuite d’avaler le tout ; dans ces manières et dans une foule d’autres petites circonstances sans nom, qui se présentaient à toute minute de la journée, on devinait très-clairement le prisonnier, le criminel, l’homme qui ne s’appartient pas !

C’est lui qui avait eu l’idée de mettre un peu de poudre, et j’avais cédé la poudre après l’avoir emporté pour les culottes courtes ; mais je n’en puis mieux comparer l’effet qu’à celui du rouge sur un mort, tant ce qui avait le plus besoin d’être atténué reparaissait horriblement à travers cette légère couche d’emprunt. Cela fut abandonné aussitôt qu’essayé, et il garda ses cheveux gris et courts. Outre cette impression, les mots ne peuvent rendre ce que me faisait ressentir, en même temps, le terrible mystère de sa vie, encore scellé pour moi. Quand il s’endormait, étreignant de ses mains nerveuses les bras de son fauteuil, et que sa tête chauve, sillonnée de rides profondes, retombait sur sa poitrine, je le regardais, je me demandais ce qu’il avait fait, je l’accusais de tous les crimes connus jusqu’à ce que ma terreur fût au comble ; alors, je me levais pour le fuir. Chaque heure augmentait l’horreur que j’avais de lui, et je crois que, malgré tout ce qu’il avait fait pour moi et malgré les risques qu’il pouvait courir, j’aurais cédé à l’impulsion qui m’éloignait de lui sans retour, si je n’avais eu la certitude qu’Herbert devait revenir bientôt.

Une fois, pendant la nuit, je sautai positivement à bas de mon lit, et je commençai à mettre mes plus mauvais habits avec l’intention de l’abandonner précipitamment, en lui laissant tout ce que je possédais, et de m’enrôler comme simple soldat dans un des régiments partant pour les Indes. Nul fantôme ne m’eût causé plus de terreur dans ces chambres isolées, pendant ces longues soirées et ces nuits sans fin, avec le vent qui soufflait et la pluie qui battait sans relâche la fenêtre. Un fantôme d’ailleurs n’aurait pu être arrêté et pendu à cause de moi, et la considération que cet homme pouvait l’être et la crainte qu’il le fût, n’ajoutaient pas peu à mes terreurs.

Quand il ne dormait pas, il jouait le plus souvent à une espèce de Patience très-compliquée avec un paquet de cartes toutes déchirées, qui était sa propriété, jeu que je n’avais jamais vu jusqu’alors et que je n’ai jamais revu depuis, et il marquait ses coups en fichant son coutelas dans la table ; quand il ne jouait pas, il me disait :

« Lisez-moi quelque chose… dans une langue étrangère… mon cher enfant ! »

Il ne comprenait pas un seul mot de ce que je lisais, mais il se tenait devant le feu en m’examinant de l’air d’un homme qui montre un prodige, et le suivant de l’œil entre les doigts de la main avec laquelle je garantissais mon visage de l’éclat de la lumière, je le voyais faire un appel muet aux meubles et les inviter à prendre note des progrès que j’avais faits. Le savant de la légende, poursuivi par la créature difforme qu’il a eu l’impiété de créer, n’était pas plus malheureux que moi, poursuivi par la créature qui m’avait fait, et je me reculais de lui avec une répulsion d’autant plus forte qu’il m’admirait davantage et était plus épris de moi. J’insiste sur ces détails ; je le sens comme si cela avait duré une année, et cela ne dura environ que cinq jours.

J’attendais Herbert à tout moment, et je n’osais pas sortir, si ce n’est pour faire prendre l’air à Provis quand la nuit était venue. Enfin, un soir après dîner que j’étais très-fatigué et que je m’étais laissé aller à un demi-sommeil, car mes nuits avaient été agitées et mon repos troublé par des rêves affreux, je fus réveillé par le pas tant désiré qui montait l’escalier. Provis, qui, lui aussi, avait dormi, se leva au bruit que je fis, et en un moment je vis son coutelas briller dans sa main.

« Ne craignez rien, c’est Herbert, » dis-je.

Et Herbert entra aussitôt, portant sur lui la vive fraîcheur de deux cents lieues de France.

« Haendel, mon cher ami, comment allez-vous ? comment allez-vous ? et encore une fois comment allez-vous ? Il me semble qu’il y a douze mois que je suis parti ! Mais j’ai dû être longtemps absent, en effet, car vous êtes devenu tout maigre et tout pâle. Haendel, mon… Oh ! je vous demande pardon ! »

Il fut arrêté dans son babil et dans son effusion de poignées de mains par la vue de Provis, qui le regardait fixement et qui préparait son coutelas tout en cherchant autre chose dans une autre poche.

« Herbert, mon ami, dis-je en fermant les portes pendant qu’Herbert restait étonné et immobile ; il est arrivé quelque chose de bien étrange, c’est une visite pour moi.

– C’est bien, mon cher enfant, dit Provis en s’avançant avec son petit livre noir à fermoir. Et alors, s’adressant à Herbert : Prenez-le dans votre main droite, et que Dieu vous frappe de mort sur place si jamais dans aucun cas vous vous parjurez. Baisez-le !

– Faites ce qu’il désire, » dis-je à Herbert.

Herbert me regardait avec étonnement et paraissait très-mal à l’aise ; néanmoins, il fit ce que je lui demandais, et Provis lui dit en lui serrant aussitôt les mains :

« Maintenant vous êtes lié par votre serment, vous savez, et ne croyez jamais au mien si Pip ne fait pas de vous un gentleman. »

Chapitre XII. §

C’est en vain que j’essayerais de décrire l’étonnement et l’inquiétude d’Herbert quand lui, moi et Provis nous nous assîmes devant le feu et que je lui confiai le secret tout entier. Je voyais mes propres sentiments se refléter sur ses traits, et surtout ma répugnance envers l’homme qui avait tant fait pour moi.

Mais ce qui eût suffi pour creuser un abîme entre cet homme et nous, s’il n’y avait eu rien d’autre pour nous diviser, c’eût été son triomphe pendant mon récit. À part le regret profond qu’il avait de s’être montré petit dans une certaine occasion, depuis son retour, point sur lequel il se mit à fatiguer Herbert, dès que ma révélation fut terminée, il n’avait pas la moindre idée qu’il me fût possible de trouver quelque chose à reprendre dans ma bonne fortune. Il se vantait d’avoir fait de moi un gentleman et d’être venu pour me voir soutenir ce rôle avec ses grandes ressources, tout autant pour moi que pour lui-même ; que c’était une vanité fort agréable pour tous deux, et que, tous deux, nous devions en être très-fiers. Telle était la conclusion parfaitement établie dans son esprit.

« Car, voyez-vous, vous qui êtes l’ami de Pip, dit-il à Herbert après avoir discouru pendant un moment, je sais très-bien qu’une fois, depuis mon retour, j’ai été petit pendant une demi-minute. J’ai dit à Pip que je savais que j’avais été petit ; mais ne vous inquiétez pas de cela, je n’ai pas fait de Pip un gentleman, et Pip ne fera pas un gentleman de vous, sans que je sache ce qui vous est dû à tous les deux. Vous, mon cher enfant, et vous, l’ami de Pip ; vous pouvez tous deux compter me voir toujours gentiment muselé. À dater de cette demi-minute, où je me suis laissé entraîner à une petitesse, je suis muselé ; je suis muselé maintenant, et je serai toujours muselé.

– Certainement, » dit Herbert.

Mais il paraissait ne pas trouver en cela de consolation suffisante, et restait embarrassé et troublé.

Nous avions hâte de voir arriver l’instant où il irait prendre possession de son logement et de rester ensemble, mais il éprouvait évidemment une certaine crainte à nous laisser seuls, et il ne partit que tard. Il était plus de minuit quand je le conduisis par Essex Street à sa sombre porte, où je le laissai sain et sauf. Quand elle se referma sur lui, j’éprouvais le premier moment de tranquillité que j’eusse éprouvé depuis le soir de son arrivée.

Cependant, je n’avais pas entièrement perdu le souvenir de l’homme que j’avais trouvé sur l’escalier ; j’avais toujours regardé autour de moi, lorsque le soir je menais mon hôte prendre l’air, et en le ramenant ; et maintenant encore, je regardais tout autour de moi. Il est difficile, dans une grande ville, de ne pas soupçonner qu’on vous épie quand on a conscience de courir quelque danger en étant suivi ; je ne pouvais cependant me persuader que les gens auprès desquels je passais s’occupassent de mes mouvements. Les quelques personnes qui passaient suivaient leurs différents chemins, et les rues étaient désertes quand je rentrai dans le Temple. Personne n’était sorti par la porte en même temps que nous. Personne ne rentra par la porte en même temps que moi. En passant près de la fontaine, je vis les fenêtres de derrière éclairées ; elles paraissaient brillantes et calmes, et en restant quelques moments sous la porte de la maison où je demeurais, avant de monter, je pus remarquer que la cour du Jardin était aussi tranquille et silencieuse que l’escalier, quand je le montai.

Herbert me reçut les bras ouverts, et jamais je n’avais encore senti si complètement la douceur d’avoir un ami. Après qu’il m’eût adressé quelques paroles de sympathie et d’encouragement, nous nous assîmes pour examiner la situation et voir ce qu’il fallait faire.

La chaise que Provis avait occupée était encore à la place où elle avait été pendant toute la soirée ; car il avait une manière à lui de s’emparer d’un endroit, de s’y établir en remuant sans cesse, et en se mouvant par le même cercle de petits mouvements habituels, avec sa pipe, son tabac tête de nègre, son coutelas, son paquet de cartes et je ne sais quoi encore, comme si tout cela était inscrit d’avance sur une ardoise. Sa chaise était, dis-je, restée où il l’avait laissée. Herbert la prit sans y faire attention ; mais un instant après, il la quitta brusquement, la mit de côté et en prit une autre. Il n’est pas besoin de dire après cela, qu’il avait conçu une aversion profonde pour mon protecteur, et je n’eus pas besoin non plus d’avouer la mienne. Nous échangeâmes cette confidence sans proférer une seule syllabe.

« Eh ! bien, dis-je à Herbert, quand je le vis établi sur une autre chaise, que faut-il faire ?

– Mon pauvre cher Haendel, répondit-il en se tenant la tête dans les mains, je suis trop abasourdi pour réfléchir à quoi que ce soit.

– Et moi aussi, j’ai été abasourdi quand ce coup est venu fondre sur moi. Cependant il faut faire quelque chose. Il veut faire de nouvelles dépenses, avoir des chevaux, des voitures, et afficher des dehors de prodigalité de toute espèce. Il faut l’arrêter d’une manière ou d’une autre.

– Vous voulez dire que vous ne pouvez accepter…

– Comment le pourrais-je ? dis-je, comme Herbert s’arrêtait. Pensez-y donc !… Regardez-le ! »

Un frisson involontaire nous parcourut tout le corps.

« Cependant, Herbert, j’entrevois l’affreuse vérité. Il m’est attaché, très-fortement attaché. Vit-on jamais une destinée semblable !

– Mon pauvre cher Haendel ! répéta Herbert.

– Et puis, dis-je en coupant court à ses bienfaits, en ne recevant pas de lui un seul penny de plus, songez à ce que je lui dois déjà ! et puis, je suis couvert de dettes, très-lourdes pour moi qui n’ai plus aucune espérance, qui n’ai pas appris d’état et qui ne suis bon à rien.

– Allons !… allons !… allons !… fit Herbert, ne dites pas bon à rien.

– À quoi suis-je bon ? Je ne sais qu’une chose à laquelle je sois bon, et cette chose est de me faire soldat, et je le serais déjà, cher Herbert, si je n’avais voulu d’abord prendre conseil de votre amitié et de votre affection. »

Ici je m’attendris, bien entendu, et bien entendu aussi Herbert, après avoir saisi chaleureusement ma main, prétendit ne pas s’en apercevoir.

« Mon cher Haendel, dit-il après un moment de réflexion, l’état de soldat ne fera pas l’affaire… Si vous étiez décidé à renoncer à sa protection et à ses faveurs, je suppose que vous ne le feriez qu’avec l’espoir vague de lui rendre un jour ce que vous en avez déjà reçu. Cet espoir ne serait pas grand, si vous vous faisiez soldat ! sans compter que c’est absurde. Vous seriez bien mieux dans la maison de Claricker, toute petite qu’elle soit ; je suis sur le point de m’y associer, vous savez. »

Pauvre garçon ! il ne soupçonnait pas avec quel argent.

« Mais il y a une autre question, dit Herbert ; Provis est un homme ignorant et résolu qui a eu longtemps une idée fixe. Plus que cela, il me paraît (je puis me tromper sur son compte), être un homme désespéré et d’un caractère très-violent.

– Je le sais, répondis-je ; laissez-moi vous raconter quelle preuve j’en ai eue. »

Et je lui dis, ce que j’avais passé sous silence dans mon récit, la rencontre avec l’autre forçat.

« Voyez alors, dit Herbert ; pensez qu’il vient ici au péril de sa vie pour la réalisation de son idée fixe. Au moment de cette réalisation, après toutes ses peines et son espoir, vous minez le terrain sous ses pieds, vous détruisez ses projets, et vous lui enlevez le fruit de ses labeurs. Ne voyez-vous rien qu’il puisse faire sous le coup d’un tel désappointement ?

– Oui, Herbert, j’y ai songé et j’en ai rêvé ; depuis la fatale soirée de son arrivée, rien n’a été plus présent à mon esprit que la crainte de le voir se faire arrêter lui-même.

– Alors, vous pouvez compter, dit Herbert, qu’il y aurait grand danger à ce qu’il s’y exposât ; c’est là le pouvoir qu’il exercera sur vous tant qu’il sera en Angleterre, et ce serait le plan qu’il adopterait infailliblement si vous l’abandonniez. »

Je fus tellement frappé d’horreur à cette idée, qui s’était tout d’abord présentée à mon esprit, que je me regardais en quelque sorte déjà comme son meurtrier. Je ne pus rester en place sur ma chaise, et je me mis à marcher çà et là à travers la chambre, en disant à Herbert que, même si Provis était reconnu et arrêté malgré lui, je n’en serais pas moins malheureux, bien qu’innocent. Oui, et j’étais si malheureux, en l’ayant loin ou près de moi, que j’eusse de beaucoup préféré travailler à la forge tous les jours de ma vie, que d’en arriver là ! Mais il n’y avait pas à sortir de cette question : Que fallait-il faire ?

« La première et la principale chose à faire, dit Herbert, c’est de l’obliger à quitter l’Angleterre. Dans ce cas, vous partiriez avec lui, et alors il ne demanderait pas mieux que de s’en aller.

– Mais en le conduisant n’importe où, pourrai-je l’empêcher de revenir ?

– Mon bon Haendel, n’est-il pas évident qu’avec Newgate dans la rue voisine, il y a plus de chances ici que partout ailleurs à ce que vous lui fassiez adopter votre idée et le rendiez plus docile. Si l’on pouvait se servir de l’autre forçat ou de n’importe quel événement de sa vie pour trouver le prétexte de le faire partir…

– Là, encore ! dis-je en m’arrêtant devant Herbert, et tenant en avant mes mains ouvertes, comme si elles contenaient le désespoir de la cause ; je ne connais rien de sa vie, je suis devenu presque fou l’autre soir, lorsqu’étant assis, je l’ai vu devant moi, si lié à mon bonheur et à mon malheur, et pourtant je le connais à peine, si ce n’est pour être l’affreux misérable qui m’a terrifié pendant deux jours de mon enfance ! »

Herbert se leva et passa son bras sous le mien ; nous marchâmes lentement, de long en large, en paraissant étudier le tapis.

« Haendel ! dit Herbert en s’arrêtant, vous êtes bien convaincu que vous ne pouvez plus accepter d’autres bienfaits de lui, n’est-ce pas ?

– Parfaitement… Assurément, vous le seriez aussi, si vous étiez à ma place.

– Et vous êtes convaincu que vous devez rompre avec lui ?

– Herbert, pouvez-vous me le demander ?

– Et vous avez et êtes obligé d’avoir assez de tendresse pour la vie qu’il a risquée pour vous, pour comprendre que vous devez l’empêcher, s’il est possible, de la risquer en pure perte… Alors, vous devez le faire sortir d’Angleterre avant de bouger un doigt pour vous tirer vous-même d’embarras. Une fois cela fait, au nom du ciel ! tâchez de vous tirer d’affaire, et nous verrons cela ensemble, mon cher et bon camarade. »

Ce fut une consolation de se serrer les mains là-dessus, et de marcher encore de long en large n’ayant que cela de fait.

« Maintenant, Herbert, dis-je, pour tâcher d’apprendre quelque chose de son histoire, je ne connais qu’un moyen : c’est de la lui demander de but en blanc.

– Oui… demandez-la-lui, dit Herbert, quand nous serons réunis à déjeuner demain matin. »

En effet, il avait dit, en quittant Herbert, qu’il viendrait déjeuner avec nous.

Après avoir arrêté ce projet, nous allâmes nous coucher. J’eus les rêves les plus étranges, et je m’éveillai sans m’être reposé. En m’éveillant, je repris aussi la crainte que j’avais perdue pendant la nuit, de le voir découvert et arrêté pour rupture de ban. Une fois éveillé, cette crainte ne me quitta plus.

Provis arriva à l’heure convenue, tira son coutelas et se mit à table. Il avait fait les plus beaux projets pour que son gentleman se montrât le plus magnifiquement et agît en véritable gentleman, et il m’excitait à entamer promptement le portefeuille qu’il avait laissé en ma possession. Il considérait nos chambres et son logement comme des résidences provisoires, et me conseillait de chercher tout de suite une maisonnette élégante, dans laquelle il pourrait avoir un « pied-à-terre, » près de Hyde Park. Quand il eut fini de déjeuner, et pendant qu’il essuyait son couteau sur son pantalon, je lui dis sans aucun préambule :

« Hier soir, après que vous fûtes parti, j’ai parlé à mon ami de la lutte dans laquelle les soldats vous avaient trouvé engagé dans les marais, au moment où nous sommes arrivés ; vous en souvenez-vous ?

– Si je m’en souviens ! dit-il, je crois bien !

– Nous désirons savoir quelque chose sur cet homme et sur vous. Il est étrange de savoir si peu sur votre compte à tous deux, et particulièrement sur vous, que ce que j’en ai pu dire à mon ami la nuit dernière. Ce moment n’est-il pas aussi bien choisi qu’un autre pour en apprendre davantage ?

– Eh bien, dit-il après avoir réfléchi, vous êtes engagé par serment, vous savez, vous, l’ami de Pip.

– Assurément ! répondit Herbert.

– Pour tout ce que je dis, vous savez, dit-il en insistant, le serment s’applique à tout.

– C’est ainsi que je le comprends.

– Et voyez-vous, tout ce que j’ai fait est fini et payé. »

Il insista de nouveau.

« Comme vous voudrez. »

Il sortit sa pipe noire et allait la remplir de tête de nègre, quand, jetant les yeux sur le paquet de tabac qu’il tenait à la main, il parut réfléchir que cela pourrait embrouiller le fil de son récit. Il le rentra, ficha sa pipe dans une des boutonnières de son habit, étendit une main sur chaque genou, et, après avoir considéré le feu d’un œil irrité pendant quelques moments, il se tourna vers nous et raconta ce qui suit.

Chapitre XIII. §

« Cher garçon, et vous, ami de Pip, je ne vais pas aller par quatre chemins pour vous dire ma vie, comme une chanson ou un livre d’histoire, mais je vais vous la dire courte et facile à saisir ; je vais vous la raconter tout de suite en deux phrases d’anglais.

« En prison et hors de prison, en prison et hors de prison, en prison et hors de prison.

« Vous en savez tout ce qu’il y a à en savoir.

« Voilà ma vie en grande partie, jusqu’au jour où l’on m’embarqua, peu après que j’eusse fait la connaissance de Pip.

« On a fait de moi tout ce qu’il est possible, excepté qu’on ne m’a pas pendu.

« J’ai été enfermé aussi soigneusement qu’une théière d’argent.

« J’ai été transporté par-ci, transporté par-là.

« J’ai été mis à la porte de cette ville-ci ; j’ai été mis à la porte de cette ville-là.

« On m’a attaché à un chantier.

« On m’a fouetté, tourmenté et réduit au désespoir.

« Je n’ai pas plus d’idée de l’endroit où je suis né que vous, si j’en ai autant.

« D’aussi loin que je me souvienne, je me vois dans le comté d’Essex, volant des navets pour me nourrir.

« Quelqu’un m’avait abandonné, un homme, un chaudronnier. Il avait emporté le feu avec lui, et j’avais très-froid.

« J’ai su que mon nom était Magwitch, et mon nom de baptême Abel.

« Comment l’ai-je su ?

« De même, sans doute, que j’ai appris que les oiseaux dans les haies s’appelaient pinsons, pierrots, grives.

« J’aurais pu supposer que ce n’étaient que des mensonges ; seulement, comme il arriva que les noms des oiseaux étaient vrais, j’ai supposé que le mien l’était aussi.

« Je ne brillais ni par le dehors ni par le dedans ; et, de si loin que je puisse me souvenir, il n’y avait pas une âme qui supportât la vue du petit Abel Magwitch, sans en être effrayée, sans le repousser ou sans le faire prendre et arrêter.

« Je fus pris, pris et repris, au point que j’ai grandi en prison.

« On me fit la réputation d’être incorrigible.

« – Voilà un incorrigible mauvais sujet, » disait-on aux visiteurs de la prison, en me montrant du doigt. « Ce garçon-là, on peut le dire, est fait pour les prisons. »

« Alors ils me regardaient et je les regardais, et quelques-uns d’entre eux mesuraient ma tête : ils auraient mieux fait de mesurer mon estomac.

« D’autres me donnaient de petits livres religieux, que je ne pouvais lire, et me tenaient des discours que je ne pouvais comprendre.

« Ils parlaient sans cesse du diable, mais qu’est-ce que j’avais à faire avec le diable ?

« Il fallait bien mettre quelque chose dans mon estomac, n’est-ce pas ?

« Mais voilà que je deviens petit, et je sais ce qui vous est dû, mon cher enfant, et à vous aussi, cher ami de Pip, n’ayez aucune crainte que je sois petit.

« Tout en errant, mendiant, volant, travaillant quelquefois, quand je le pouvais, pas aussi souvent que vous pourriez le croire, à moins que vous ne vous demandiez à vous-mêmes si vous auriez été bien disposés à me donner de l’ouvrage. Un peu braconnier, un peu laboureur, un peu roulier, un peu moissonneur, un peu colporteur et un peu de toutes ces choses qui ne rapportent rien et vous mettent dans la peine, je devins homme.

« Un soldat déserteur, qui se tenait caché jusqu’au menton sous un tas de pommes de terre, m’apprit à lire, et un géant ambulant qui, chaque fois qu’il signait son nom, gagnait un sou, m’apprit à écrire.

« Je n’étais plus enfermé aussi souvent qu’autrefois, mais j’usais encore ma bonne part de clefs et de verrous.

« Aux courses d’Epson, il y a quelque chose comme vingt ans, je fis la connaissance d’un homme, auquel j’aurais fendu le crâne avec ce coutelas, aussi facilement qu’une patte de homard, si je n’avais craint d’en faire sortir le diable.

« Compeyson était son vrai nom, et c’est l’homme, mon cher enfant, que vous m’avez vu assommer dans le fossé, ainsi que vous l’avez raconté à votre camarade hier soir quand j’ai été parti.

« Il se posait en gentleman, ce Compeyson : il avait été au collège et avait de l’instruction. C’était un homme au doux langage, et qui était initié aux manières des gens comme il faut. Il avait bonne tournure et bon air.

« La veille de la grande course, je le trouvai sur la bruyère, dans une baraque que je connaissais déjà. Il était, ainsi que plusieurs autres personnes, assis autour des tables, quand j’arrivai, et le maître de la baraque, qui me connaissait et aimait à plaisanter, l’interpella pour lui dire en me montrant :

« – Je crois que voilà un homme qui fera votre affaire. »

« Compeyson m’examina avec attention, et je l’examinai aussi.

« Il avait une montre et une chaîne, une bague, une épingle de cravate et de beaux habits.

« – À en juger sur les apparences, vous n’êtes pas dans une bonne passe ? me dit Compeyson.

« – Non, monsieur, et je n’y ai jamais été beaucoup. »

« Je sortais en effet de la prison de Kingston pour vagabondage ; j’aurais pu y être pour quelque chose de plus, mais ce n’était pas.

« – La fortune peut changer ; peut-être la vôtre va-t-elle tourner, dit Compeyson.

« – J’espère que cela se peut. Il y a de la place, dis-je.

« – Que savez-vous faire ? dit Compeyson.

« – Manger et boire, dis-je, si vous voulez me trouver les choses nécessaires. »

« Compeyson se mit à rire, et m’examina scrupuleusement, il me donna cinq shillings, et prit rendez-vous pour le lendemain soir au même endroit.

« Je vins trouver Compeyson le lendemain soir au même endroit, et Compeyson me proposa d’être son homme et son associé.

« Et quelles étaient les affaires de Compeyson dans lesquelles nous devions être associés ?

« Les affaires de Compeyson, c’était d’escroquer, de faire des faux, de passer des billets de banque volés, et ainsi de suite. Tous les tours que Compeyson pouvait trouver dans sa cervelle, sans compromettre sa peau, et dont il pouvait tirer profit, et laisser toute la responsabilité à un autre : telles étaient les affaires de Compeyson.

« Il n’avait pas plus de cœur qu’une lime de fer. Il était froid comme un mort. Et il avait la tête de diable dont j’ai parlé plus haut. Il y avait avec Compeyson un autre homme qu’on appelait Arthur. Ce n’était pas un nom de baptême, mais un surnom. Il était à son déclin ; on aurait cru voir une ombre.

« Quelques années auparavant, lui et Compeyson avaient eu une mauvaise affaire avec une dame riche, et ils en avaient tiré pas mal d’argent ; mais Compeyson jouait et pariait, et il avait tout perdu. Arthur se mourait dans une horrible misère, et la femme de Compeyson (que Compeyson battait constamment), prenait pitié de lui quand elle pouvait, mais Compeyson n’avait pitié de rien, ni de personne.

« J’aurais pu prendre conseil d’Arthur ; mais je n’en fis rien, et je ne prétends pas que ce fût par scrupule ; mais à quoi cela m’aurait-il servi, mon cher enfant, et vous, cher camarade de Pip ?

« Je commençai donc avec Compeyson, et je fus un faible outil dans ses mains.

« Arthur demeurait dans le grenier de la maison de Compeyson (qui était près de Bentford), et Compeyson tenait un compte exact de son logement et de sa pension, pour le jour où il trouverait plus d’avantages à le trahir.

« Mais Arthur eut bientôt réglé lui-même son compte.

« La deuxième ou la troisième fois que je le vis, il arriva tout hors de lui, et avec toutes les allures de la folie, dans le parloir de Compeyson, à une heure très-avancée de la soirée, n’ayant sur lui qu’une chemise de flanelle et ses cheveux tout mouillés, il dit à la femme de Compeyson :

« – Sally, Elle est actuellement près de moi là-haut, et je ne puis me débarrasser d’elle ; elle est tout en blanc, avec des fleurs blanches dans les cheveux, et elle est horriblement folle, et elle tient un linceul dans ses bras, et elle dit qu’elle le jettera sur moi à cinq heures du matin.

« – Mais fou que vous êtes, dit Compeyson, ne savez-vous pas que celle dont vous voulez parler a une forme humaine ? et comment pourrait-elle être entrée là-haut sans passer par la porte, par la fenêtre ou par l’escalier ?

« – Je ne sais pas comment elle y est venue, dit Arthur en frissonnant d’horreur, mais elle est dans le coin au pied du lit, horriblement folle, et à l’endroit où son cœur est brisé, où vous l’avez brisé, il y a des gouttes de sang. »

« Compeyson parlait haut, mais en réalité il était lâche.

« – Monte avec ce radoteur malade, dit-il à sa femme ; et, vous, Magwitch, donnez-lui un coup de main, voulez-vous ?

« Mais, quant à lui, il ne bougea pas.

« La femme de Compeyson et moi, nous reconduisîmes Arthur pour le remettre au lit, et il divagua d’une manière horrible.

« – Regardez-la donc !… criait-il, en montrant un endroit où nous n’apercevions absolument rien, elle secoue le linceul sur moi !… Ne la voyez-vous pas ?… Voyez ses yeux !… N’est-ce pas horrible de la voir toujours folle ? »

« Puis il s’écria :

« – Elle va l’étendre sur moi !… Ah ! c’en est fait de moi !… Enlevez-le-lui ! enlevez-le-lui !… »

« Puis, tout en s’attachant à nous, il continuait à parler au fantôme et à lui répondre, jusqu’à ce que je crus à moitié le voir moi-même.

« La femme de Compeyson, qui était habituée à ces crises, lui donna un peu de liqueur pour calmer ses visions, et bientôt il devint plus tranquille.

« – Oh ! elle est partie, son gardien est-il venu la chercher ? dit-il.

« – Oui, répondit la femme de Compeyson.

« – Lui avez-vous dit de l’enfermer au verrou ?

« – Oui.

« – Et de lui enlever cette vilaine chose ?

« – Oui… oui… c’est fait.

« – Vous êtes une bonne créature, dit-il, ne me quittez pas, et quoi que vous fassiez, je vous remercie. »

« Il demeura assez tranquille, jusqu’à cinq heures moins cinq minutes.

« Alors il s’élança en criant, en criant très-fort :

« – La voilà ! Elle a encore le linceul… Elle le déploie !… Elle sort du coin !… Elle approche du lit… Tenez-moi tous les deux, chacun d’un côté… Ne la laissez pas me toucher… Ah !… elle m’a manqué cette fois… Empêchez-la de me le jeter sur les épaules !… Ne la laissez pas me soulever pour le passer autour de moi… Elle me soulève… tenez-moi ferme. »

« Puis il se souleva lui-même avec effort, et nous découvrîmes qu’il était mort.

« Compeyson vit dans ce fait un bon débarras pour tous deux.

« Lui et moi, nous commençâmes bientôt les affaires, et il débuta par me faire un serment (étant toujours très-rusé) sur mon livre, ce petit livre noir, mon cher enfant, sur lequel j’ai fait jurer votre camarade.

« Pour ne pas entrer dans le détail des choses que Compeyson conçut et que j’exécutai, ce qui demanderait une semaine, je vous dirai simplement, mon cher enfant, et vous, le camarade de Pip, que cet homme m’enveloppa dans de tels filets, qu’il fit de moi son nègre et son esclave.

« J’étais toujours endetté vis-à-vis de lui, toujours à ses ordres, toujours travaillant, toujours courant des dangers.

« Il était plus jeune que moi, mais il était rusé et instruit, et il était, sans exagération, cinq cents fois plus fort que moi.

« Ma maîtresse, pendant ces rudes temps… mais je m’arrête, je n’en ai pas encore parlé. »

Il chercha autour de lui d’une manière confuse, comme s’il avait perdu le fil de ses souvenirs, et tourna son visage vers le feu, et étendit ses mains dans toute leur largeur sur ses genoux, les leva et les remit en place :

« Il n’est pas nécessaire d’aborder ce sujet, » dit-il.

Et, regardant encore une fois autour de lui :

« Le temps que je passai avec Compeyson fut presque aussi dur que celui qui l’avait précédé. Cela dit, tout est dit.

« Vous ai-je dit comment je fus jugé seul pour les méfaits que j’avais commis pendant que j’étais avec Compeyson ? »

Je répondis négativement.

« Eh bien ! dit-il, j’ai été jugé et condamné. J’avais déjà été arrêté sur des soupçons, deux ou trois fois pendant les trois ou quatre ans que cela dura ; mais les preuves manquaient ; à la fin, Compeyson et moi, nous fûmes tous deux mis en jugement sous l’inculpation d’avoir mis en circulation des billets volés, et il y avait encore d’autres charges derrière.

« – Défendons-nous chacun de notre côté, et n’ayons aucune communication, » me dit Compeyson.

« Et ce fut tout.

« J’étais si pauvre, que je vendis tout ce que je possédais, excepté ce que j’avais sur le dos, afin d’avoir Jaggers pour moi.

« Quand on nous amena au banc des accusés, je remarquai tout d’abord combien Compeyson avait bonne tournure et l’air d’un gentleman, avec ses cheveux frisés et ses habits noirs et son mouchoir blanc, et combien, moi, j’avais l’air d’un misérable tout à fait vulgaire.

« Quand on lut l’acte d’accusation, et qu’on chercha à prouver notre culpabilité, je remarquai combien on pesait lourdement sur moi et légèrement sur lui.

« Quand les témoins furent appelés, je remarquai comment on pouvait jurer que c’était toujours moi qui m’étais présenté – comment c’était toujours à moi que l’argent avait été payé – comment c’était toujours moi qui semblais avoir fait la chose et profité du gain.

« Mais quand ce fut le tour de la défense, je vis plus distinctement encore quel était le plan de Compeyson ; car son avocat avait dit :

« – Milord et Messieurs, vous avez devant vous, côte à côte sur le même banc, deux individus que vous ne devez pas confondre : l’un, le plus jeune, bien élevé, dont on parlera comme il convient ; l’autre, mal élevé, auquel on parlera comme il convient. L’un, le plus jeune, qu’on voit rarement apparaître dans les affaires de la cause, si jamais on l’y voit, est seulement soupçonné ; l’autre, le plus âgé, qu’on voit toujours agir dans ces mêmes affaires, mène le crime au logis. Pouvez-vous balancer, s’il n’y a qu’un coupable dans cette affaire, à dire lequel ce doit être ? et, s’il y en a deux, lequel est pire que l’autre ? »

« Et ainsi de suite, et quand on arriva aux antécédents, il se trouva que Compeyson avait été en pension, que ses camarades de pension étaient dans telle ou telle position ; plusieurs témoins l’avaient connu au club et dans le monde, et n’avaient que de bons renseignements à donner sur lui.

« Quant à moi, j’étais en récidive et l’on m’avait vu constamment par voies et chemins, dans les maisons de correction et sous clef.

« Quand vint le moment de parler aux juges, qui donc, sinon Compeyson, leur parla, en laissant retomber de temps en temps son visage dans son mouchoir blanc, et avec des vers dans son discours encore ! Moi, je pus seulement dire :

« – Messieurs, cet homme, qui est à côté de moi, est le plus fameux scélérat… »

« Quand vint le verdict, ce fut pour Compeyson qu’on réclama l’indulgence, en conséquence de ses bons antécédents, de la mauvaise compagnie qu’il avait fréquentée, et aussi en considération de toutes les informations qu’il avait données contre moi.

« Moi je n’entendis d’autre mot que le mot : coupable !

« Et quand je dis à Compeyson :

« – Une fois sorti du tribunal, je t’écraserai le visage, misérable ! »

« Ce fut Compeyson qui demanda protection au juge et l’on mit deux geôliers entre nous.

« Il en eut pour sept ans, et moi pour quatorze, et encore le juge, en le condamnant, ajouta qu’il le regrettait, parce qu’il aurait pu bien tourner.

« Quant à moi, le juge voyait bien que j’étais un vieux pécheur, aux passions violentes, ayant tout ce qu’il fallait pour devenir pire… »

Provis était petit à petit arrivé à un grand état de surexcitation ; mais il se retint, poussa deux ou trois soupirs, avala sa salive un nombre de fois égal, et, étendant vers moi sa main comme pour me rassurer :

« Je ne vais pas me montrer petit, cher enfant, » dit-il.

Il s’était échauffé à tel point, qu’il tira son mouchoir et s’essuya la figure, la tête, le cou et les mains avant de pouvoir continuer.

« Je dis à Compeyson que je jurais de lui écraser le visage, et je m’écriai :

« – Que Dieu écrase le mien, si je ne le fais pas ! »

« Nous étions tous deux sur le même ponton, mais je ne pus l’approcher de longtemps, malgré tous mes efforts. Enfin, j’arrivai derrière lui, et je lui frappai sur l’épaule pour le faire retourner et le souffleter ; on nous aperçut et on me saisit. Le cachot noir du ponton n’était pas des plus solides pour un habitué des cachots, qui savait nager et plonger. Je gagnai le rivage, et me cachai au milieu des tombeaux, enviant ceux qui y étaient couchés. C’est alors que je vous vis pour la première fois, mon cher enfant ! »

Il me regardait d’un œil affectueux, qui le rendait encore plus horrible à mes yeux, quoique j’eusse ressenti une grande pitié pour lui.

« C’est par vous, mon cher enfant, que j’appris que Compeyson se trouvait aussi dans les marais. Sur mon âme, je crois presque qu’il s’était sauvé par frayeur et pour s’éloigner de moi, ignorant que c’était moi qui avais gagné le rivage. Je le poursuivis, je le souffletai.

« – Et maintenant, lui dis-je, comme il ne peut rien m’arriver de pire, et que je ne crains rien pour moi-même, je vais vous ramener au ponton. »

« Et je l’aurais traîné par les cheveux, en nageant, si j’en avais eu le temps, et certainement, je l’aurais ramené à bord sans les soldats, qui nous arrêtèrent tous les deux.

« Malgré tout, il finit par s’en tirer ; il avait de si bons antécédents ! Il ne s’était évadé que rendu à moitié fou par moi et par mes mauvais traitements. Il fut puni légèrement ; moi, je fus mis aux fers ; puis on me ramena devant le tribunal, et je fus condamné à vie. Je n’ai pas attendu la fin de ma peine, mon cher enfant, et vous, le camarade de Pip, puisque me voici. »

Il s’essuya encore, comme il l’avait fait auparavant, puis il tira lentement de sa poche son paquet de tabac ; il ôta sa pipe de sa boutonnière, la remplit lentement, et se mit à fumer.

« Il est mort ? demandai-je après un moment de silence.

– Qui cela, mon cher enfant ?

– Compeyson.

– Il espère que je le suis, s’il est vivant, soyez-en sûr, dit-il avec un regard féroce. Je n’ai plus jamais entendu parler de lui. »

Pendant ce temps, Herbert avait écrit quelques mots au crayon sur l’intérieur de la couverture d’un livre.

Il me passa doucement le livre, pendant que Provis fumait sa pipe, les yeux tournés vers le feu, et je lus :

« LE JEUNE HAVISHAM S’APPELAIT ARTHUR ; COMPEYSON EST L’HOMME QUI A PRÉTENDU AIMER MISS HAVISHAM. »

Je fermai le livre en faisant un léger signe de tête à Herbert, et je mis le livre de côté ; et sans rien dire, ni l’un ni l’autre, nous regardâmes tous les deux Provis, pendant qu’il fumait sa pipe auprès du feu.

Chapitre XIV. §

Pourquoi m’arrêtais-je pour chercher combien, parmi les craintes suscitées par Provis, il y en avait qui se rapportaient à Estelle ? Pourquoi ralentirais-je ma course pour comparer l’état d’esprit dans lequel j’étais lorsque j’ai essayé de me débarrasser de la souillure de la prison avant de la rencontrer au bureau des voitures, avec l’état d’esprit dans lequel j’étais alors en réfléchissant à l’abîme qu’il y avait entre Estelle, dans tout l’orgueil de sa beauté, et le forçat évadé que je cachais. La route n’en serait pas plus douce, le but n’en serait pas meilleur ; il ne serait pas plus vite atteint, ni moi moins exténué.

Le récit de Provis avait fait naître une nouvelle crainte dans mon esprit, ou plutôt il avait donné une forme et une direction plus précises à la crainte qu’il y avait déjà. Si Compeyson était vivant et découvrait que Provis était de retour, la conséquence n’était pas douteuse pour moi. Que Compeyson eût une crainte mortelle de lui, personne ne pouvait le savoir mieux que moi, et l’on avait peine à s’imaginer qu’un homme comme celui qu’il nous avait dépeint hésiterait à se débarrasser d’un ennemi redouté par le moyen le plus sûr, c’est-à-dire en se faisant son dénonciateur.

Je n’avais jamais soufflé ni ne voulais jamais souffler un mot d’Estelle à Provis ; du moins, j’en prenais la résolution : mais je dis à Herbert qu’avant de partir, je croyais devoir aller voir miss Havisham et Estelle. Cette idée me vint quand nous nous retrouvâmes seuls, le soir du jour où Provis nous avait raconté son histoire. Je résolus d’aller à Richmond le lendemain, et j’y allai.

Quand j’arrivai chez Mrs Brandley, la femme de chambre d’Estelle vint me dire qu’Estelle était allée à la campagne.

« Où ?

– À Satis House, comme de coutume.

– Non pas comme de coutume, dis-je, car elle n’y est jamais allée sans moi. Quand doit-elle revenir ? »

Il y avait dans la réponse qu’on me fit un air de réserve qui augmenta ma perplexité. Cette réponse fut que la femme de chambre croyait qu’Estelle ne reviendrait que pour peu de temps. Je ne pouvais rien tirer de cela, si ce n’est qu’on avait voulu que je n’en tirasse rien, et je rentrai chez moi dans un inconcevable état de contrariété.

J’eus une autre consultation de nuit avec Herbert, après que Provis fut rentré chez lui (je le reconduisais toujours, et j’avais toujours soin de bien regarder autour de moi), et nous résolûmes de ne rien dire de mes projets de départ, jusqu’à mon retour de chez miss Havisham. En même temps, Herbert et moi nous devions réfléchir séparément à ce qu’il conviendrait le mieux de dire à Provis, pour le déterminer à quitter l’Angleterre avec moi. Ferions-nous semblant de craindre qu’il ne fût sous le coup d’une surveillance suspecte, ou moi, qui n’étais jamais sorti de notre pays, proposerais-je un voyage sur le continent ? Nous savions tous les deux que je n’avais qu’à proposer et qu’il consentirait à tout ce que je voudrais, et nous étions pleinement convaincus que nous ne pouvions courir plus longtemps les chances de la situation présente.

Le lendemain j’eus la bassesse de feindre que j’étais tenu, selon ma promesse, d’aller voir Joe ; mais j’étais capable de toutes les bassesses envers Joe ou en son nom. Provis devait se montrer extrêmement prudent pendant mon absence, et Herbert devait se charger de veiller sur lui à ma place. Je ne devais rester absent qu’une seule nuit, et, à mon retour, je promettais de donner satisfaction à son impatience de me voir commencer sur une grande échelle la vie de gentleman. Il me vint même à l’idée, comme à Herbert, qu’il serait aisé de le déterminer à passer sur le continent, sous prétexte de faire des achats pour monter notre maison.

Ayant ainsi déblayé le chemin pour mon expédition chez miss Havisham, je partis par la voiture du matin, avant le jour, et j’étais déjà en pleine campagne quand le soleil se leva, boitant et grelottant, enveloppé dans des lambeaux de nuages et des haillons de brouillard, comme un mendiant. Quand nous arrivâmes au Cochon bleu, après un trajet humide, qui rencontrai-je sous la porte, un cure-dent en main, regardant la voiture, sinon Bentley Drummle ?

De même qu’il faisait semblant de ne pas me voir, je fis semblant, moi aussi, de ne pas le reconnaître. C’était un bien pauvre semblant pour tous deux, d’autant plus pauvre que nous rentrâmes tous les deux dans l’auberge, où il venait de terminer son déjeuner et où je commandai le mien. Ce fut comme du poison pour moi de le trouver en ville, car je savais très-bien pourquoi il était venu.

Faisant semblant de lire un vieux journal graisseux, qui n’avait rien d’à moitié aussi lisible dans ses nouvelles locales que les nouvelles étrangères, sur les cafés, les conserves, les sauces à poisson, le beurre fondu et les vins dont il était couvert, comme s’il avait gagné la rougeole d’une manière tout à fait irrégulière, je m’assis à ma table pendant qu’il se tenait devant le feu. Par degrés, je vis une insulte grave dans sa persistance à rester devant le feu et je me levai, déterminé à me chauffer à ses côtés. Il me fallut passer ma main derrière ses jambes pour prendre le poker afin de tisonner le feu, mais j’eus encore l’air de ne pas le connaître.

« Est-ce exprès ? dit M. Drummle.

– Oh ! dis-je, le poker en main, est-ce vous… est-ce possible ?… Comment vous portez-vous ? Je me demandais qui pouvait ainsi masquer le feu… »

Sur ce, je me mis à tisonner avec ardeur. Après cela, je me plantai côte à côte de M. Drummle, les épaules rejetées en arrière et le dos au feu.

« Vous venez d’arriver ? dit M. Drummle en me poussant un peu avec son épaule.

– Oui, dis-je en le poussant de la même manière.

– Quel sale et vilain endroit ! dit Drummle ; n’est-ce pas votre pays ?

– Oui, répondis-je ; on m’a dit qu’il ressemblait beaucoup à votre Shropshire.

– Pas le moins du monde, » dit Drummle.

Alors M. Drummle regarda ses bottes, et je regardai les miennes ; puis il regarda les miennes et je regardai les siennes.

« Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ? demandai-je, résolu à ne pas céder un pouce du feu.

– Assez longtemps pour en être fatigué, répondit Drummle en faisant semblant de bâiller, mais également résolu à ne pas bouger.

– Restez-vous longtemps ici ?

– Je ne puis vous dire, répondit Drummle. Et vous ?

– Je ne puis vous dire, » répondis-je.

Je sentis en ce moment, au frémissement de mon sang, que si l’épaule de M. Drummle avait empiété d’une épaisseur de cheveu de plus sur ma place, je l’aurais jeté par la fenêtre. Je sentis en même temps que si mon épaule montrait une semblable prétention, M. Drummle m’aurait jeté par la première ouverture venue. Il se mit à siffler un peu, je fis comme lui.

« N’y a-t-il pas une grande étendue de marais par là ? dit Drummle.

– Oui. Eh bien, après ? » dis-je.

M. Drummle me regarda, puis après il regarda mes bottes, puis enfin il dit :

« Oh ! »

Et il se mit à rire.

« Vous vous amusez, monsieur Drummle ?

– Non, dit-il, pas particulièrement ; je vais faire une promenade à cheval, je veux explorer ces marais pour mon plaisir. Il y a dans les villages environnants, à ce qu’on m’a dit, de curieuses petites auberges et de jolies petites forges. Est-ce vrai ? Garçon !

– Monsieur ?

– Mon cheval est-il prêt ?

– Il est devant la porte, monsieur.

– Écoutez-moi bien à présent : la dame ne montera pas à cheval aujourd’hui, le temps est trop mauvais.

– Très-bien, monsieur.

– Et je ne rentrerai pas, parce que je dîne chez cette dame.

– Très-bien, monsieur. »

Alors Drummle me regarda. Il y avait sur son grand visage en hure de brochet un air de triomphe insolent qui me fendit le cœur. Triste comme je l’étais, cela m’exaspéra au point que je me sentis porté à le prendre dans mes bras et à l’asseoir sur le feu.

Une chose était évidente pour tous les deux : c’est que, jusqu’à ce qu’on vînt à notre secours, ni l’un ni l’autre ne pouvait quitter le feu. Nous étions donc devant le feu, épaule contre épaule, pied contre pied, avec nos mains derrière le dos, sans bouger d’un pouce. Malgré le brouillard, le cheval se voyait en dehors de la porte. Mon déjeuner était sur la table ; celui de Drummle était enlevé ; le garçon m’invita à commencer ; je fis un signe de tête, et tous deux nous restâmes à nos places.

« Êtes-vous allé au Bocage depuis la dernière fois ? dit Drummle.

– Non, dis-je, j’ai eu bien assez des Pinsons la dernière fois que j’y suis allé.

– Est-ce le jour où nous avons différé d’opinion ?

– Oui, répondis-je très-sèchement.

– Allons ! allons ! on vous a laissé assez tranquille, dit Drummle d’un ton moqueur ; vous n’auriez pas dû vous laisser emporter.

– M. Drummle, dis-je, vous n’êtes pas compétent pour donner un avis sur ce sujet. Quand je me laisse emporter (non pas que j’admette l’avoir fait à cette occasion), je ne lance pas de verres à la tête des gens.

– Moi, j’en lance, » dit Drummle.

Après l’avoir regardé deux ou trois fois, en examinant son état d’excitation et de fureur croissantes, je dis :

« Monsieur Drummle, je n’ai pas cherché cette conversation, et je ne la trouve pas agréable.

– Assurément, elle ne l’est pas, dit-il avec dédain et par-dessus son épaule, mais cela m’est absolument égal.

– Et, en conséquence, continuai-je, avec votre permission, j’insinuerai que nous n’ayons à l’avenir aucune espèce de rapports.

– C’est tout à fait mon opinion, dit Drummle, et c’est ce que j’aurais insinué moi-même ou plutôt fait sans insinuation ; mais, ne perdez pas votre calme, n’avez-vous pas assez perdu sans cela ?

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

– Garçon ! » dit Drummle, en manière de réponse.

Le garçon reparut.

« Par ici !… écoutez et comprenez bien : la jeune dame ne sort pas aujourd’hui, et je dîne chez la jeune dame.

– Parfaitement, monsieur. »

Après que le garçon eût touché de la paume de sa main ma théière qui se refroidissait rapidement ; qu’il m’eût regardé d’un air suppliant et qu’il eût quitté la pièce, Drummle, tout en ayant pris soin de ne pas bouger l’épaule qui me touchait, prit un cigare de sa poche, en mordit le bout, mais ne fit pas mine de bouger. Je bouillais, j’étouffais, je sentais que nous ne pourrions pas dire un seul mot de plus sans faire intervenir le nom d’Estelle, et que je ne pourrais supporter de le lui entendre prononcer. En conséquence, je tournai froidement les yeux de l’autre côté du mur, comme s’il n’y avait personne dans la chambre, et je me forçai au silence. Il est impossible de dire combien de temps nous aurions pu rester dans cette position ridicule, sans l’arrivée de trois fermiers aisés, amenés, je pense, par le garçon ; ils entrèrent dans la salle en déboutonnant leurs paletots et en se frottant les mains, et comme ils s’avançaient vers le feu, nous fûmes obligés de leur céder la place.

Je vis Drummle, par la fenêtre, saisir les rênes de son cheval et se mettre en selle, avec sa manière maladroite et brutale, en chancelant à droite, à gauche, en avant et en arrière. Je croyais qu’il était parti, quand il revint demander du feu pour le cigare qu’il tenait à la bouche, et qu’il avait oublié d’allumer. Un homme, dont les vêtements étaient couverts de poussière, apporta ce qu’il réclamait. Je ne pourrais pas dire d’où il sortait, était-ce de la cour intérieure, de la rue ou d’autre part ? Et comme Drummle se penchait sur sa selle en allumant son cigare, en riant et en tournant la tête du côté des fenêtres de l’auberge, le balancement d’épaules et le désordre des cheveux de cet homme me fit souvenir d’Orlick.

Trop complètement hors de moi pour m’inquiéter si c’était lui ou non ou pour toucher au déjeuner, je lavai ma figure et mes mains salies par le voyage, et je me rendis à la mémorable vieille maison, qu’il eût été beaucoup plus heureux pour moi de n’avoir jamais vue, et dans laquelle jamais je n’aurais dû entrer.

Chapitre XV. §

Dans la chambre où était la table de toilette et où les bougies brûlaient accrochées à la muraille, je trouvai miss Havisham et Estelle. Miss Havisham, assise sur un sofa près du feu, et Estelle sur un coussin à ses pieds. Estelle tricotait et miss Havisham la regardait. Toutes deux levèrent les yeux quand j’entrai, et toutes deux remarquèrent du changement en moi. Je vis cela au regard qu’elles échangèrent.

« Et quel vent, dit miss Havisham, vous pousse ici, Pip ? »

Bien qu’elle me regardât fixement, je vis qu’elle était quelque peu confuse. Estelle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les yeux sur nous, puis se remit à travailler. Je m’imaginai lire dans le mouvement de ses doigts, aussi clairement que si elle me l’eût dit dans l’alphabet des sourds-muets, qu’elle s’apercevait que j’avais découvert mon bienfaiteur.

« Miss Havisham, dis-je, je suis allé à Richmond pour parler à Estelle, et, trouvant que le vent l’avait poussée ici, je l’ai suivie. »

Miss Havisham me faisant signe pour la troisième ou quatrième fois de m’asseoir, je pris la chaise placée auprès de la table de toilette que j’avais vue si souvent occupée par elle. Avec toutes ces ruines à mes pieds et autour de moi, il me semblait que c’était bien en ce jour la place qui me convenait.

« Ce que j’ai à dire à miss Estelle, miss Havisham, je le dirai devant vous dans quelques moments. Cela ne vous surprendra pas, cela ne vous déplaira pas. Je suis aussi malheureux que vous ayez jamais pu désirer me voir. »

Miss Havisham continuait à me regarder fixement. Je voyais au mouvement des doigts d’Estelle pendant qu’ils travaillaient qu’elle était attentive à ce que je disais, mais elle ne levait pas les yeux.

« J’ai découvert quel est mon protecteur. Ce n’est pas une heureuse découverte, et il n’est pas probable qu’elle élève jamais ni ma réputation, ni ma position, ni ma fortune, ou quoi que ce soit. Il y a des raisons qui m’empêchent d’en dire davantage : ce n’est pas mon secret, mais celui d’un autre. »

Comme je gardais le silence pendant un moment, regardant Estelle et cherchant comment continuer, miss Havisham répéta :

« Ce n’est pas votre secret, mais celui d’un autre, eh bien ?…

– Quand pour la première fois vous m’avez fait venir ici, miss Havisham, quand j’appartenais au village là-bas, que je voudrais bien n’avoir jamais quitté, je suppose que je vins réellement ici comme tout autre enfant aurait pu y venir, comme une espèce de domestique, pour satisfaire vos caprices et en être payé.

– Ah ! Pip ! répliqua miss Havisham en secouant la tête avec calme, vous croyez…

– Est-ce que M. Jaggers ?…

– M. Jaggers, dit miss Havisham en me répondant d’une voix ferme, n’avait rien à faire là-dedans et n’en savait rien. S’il est mon avoué et s’il est celui de votre bienfaiteur, c’est une coïncidence. Il a de semblables relations avec un assez grand nombre de personnes, et cela a pu arriver naturellement ; mais, n’importe comment cette coïncidence est arrivée, soyez convaincu qu’elle n’a été amenée par personne. »

Tout le monde aurait pu voir dans son visage hagard qu’il n’y avait jusqu’ici ni subterfuge ni dissimulation dans ce qu’elle venait de dire.

« Mais lorsque je suis tombé dans l’erreur où je suis resté si longtemps, du moins vous m’y avez entretenu ? dis-je.

– Oui, répondit-elle en faisant encore un signe, je vous ai laissé aller.

– Était-ce de la bonté ?

– Qui suis-je ? s’écria miss Havisham en frappant sa canne sur le plancher et se laissant emporter par une colère si subite qu’Estelle leva sur elle des yeux surpris, qui suis-je, pour l’amour de Dieu, pour avoir de la bonté ? »

J’avais élevé une bien faible plainte et je n’avais même pas eu l’intention de le faire. Je le lui dis lorsqu’elle se rassit plus calme après cet éclat.

« Eh bien !… eh bien !… eh bien !… dit-elle, après ?…

– J’ai été généreusement payé ici pour mes anciens services, dis-je pour la calmer, en étant mis en apprentissage, et je n’ai fait ces questions que pour me renseigner personnellement. Ce qui suit a un but différent, et, je l’espère, plus désintéressé. En entretenant mon erreur, miss Havisham, vous avez voulu punir et contrarier – peut-être sauriez-vous trouver mieux que moi les termes qui pourraient exprimer votre intention sans vous offenser – vos égoïstes parents.

– Je l’ai fait, dit-elle, mais ils l’ont voulu, et vous aussi. Quelle a été mon histoire pour que je me donne la peine de les avertir ou de les supplier, eux ou vous, pour qu’il en soit autrement ? Vous vous êtes tendu vos propres pièges, et ce n’est pas moi qui les ai tendus… »

Après avoir attendu qu’elle redevînt calme, car ses paroles éclataient en cascades sauvages et inattendues, je continuai :

« J’ai été jeté dans une famille de vos parents, miss Havisham, et je suis resté constamment au milieu d’eux depuis mon arrivée à Londres. Je sais qu’ils ont été de bonne foi et trompés sur mon compte comme je l’ai été moi-même, et je serais faux et bas si je ne vous disais pas, que cela vous soit agréable ou non, que vous faites sérieusement injure à M. Mathieu Pocket et à son fils Herbert si vous supposez qu’ils sont autre chose que généreux, droits, ouverts, et incapables de quoi que ce soit de vil ou de lâche.

– Ce sont vos amis ? dit miss Havisham.

– Ils se sont faits mes amis, dis-je, quand ils supposaient que j’avais pris leur place et quand Sarah Pocket, miss Georgina et mistress Camille n’étaient pas mes amis, je pense. »

Le contraste de mes amis avec le reste de sa famille semblait, j’étais bien aise de le voir, les mettre bien avec elle. Elle me regarda avec des yeux perçants pendant un moment, puis elle dit avec calme :

« Que demandez-vous pour eux ?

– Rien, dis-je, si ce n’est que vous ne les confondiez pas avec les autres. Il se peut qu’ils soient du même sang, mais, croyez-moi, ils ne sont pas de la même nature. »

Miss Havisham répéta, en continuant à me regarder avec avidité :

« Que demandez-vous pour eux ?

– Je ne suis pas assez rusé, vous le voyez, répondis-je sentant bien que je rougissais un peu, pour pouvoir vous cacher, quand bien même je le désirerais, que j’ai quelque chose à vous demander, miss Havisham : si vous pouviez disposer de quelque argent pour rendre à mon ami Herbert un service pour le reste de ses jours… mais ce service, par sa nature, doit être rendu sans qu’il s’en doute, je vous dirai comment.

– Pourquoi faut-il que cela se fasse sans qu’il s’en doute ? demanda-t-elle en appuyant sa main sur sa canne afin de me regarder plus attentivement.

– Parce que, dis-je, j’ai commencé moi-même à lui rendre service il y a plus de deux ans sans qu’il le sache, et que je ne veux pas être trahi. Par quelles raisons suis-je incapable de continuer ? Je ne puis vous le dire. C’est une partie du secret d’un autre et non pas le mien. »

Elle détourna peu à peu les yeux de moi et les porta sur le feu. Après l’avoir contemplé pendant un temps qui, dans le silence, à la lumière des bougies qui brûlaient lentement, me parut bien long, elle fut réveillée par l’écroulement de quelques charbons enflammés, et regarda de nouveau de mon côté, d’abord d’une manière vague, puis avec une attention graduellement concentrée. Pendant tout ce temps Estelle tricotait toujours. Quand miss Havisham eut arrêté son attention sur moi, elle dit, en parlant comme s’il n’y avait pas eu d’interruption dans notre conversation :

« Ensuite ?…

– Estelle, dis-je en me tournant vers elle en essayant de maîtriser ma voix tremblante, vous savez que je vous aime, vous savez que je vous aime depuis longtemps, et que je vous aime tendrement… »

Ainsi interpellée, Estelle leva les yeux sur mon visage, et ses doigts continuèrent leur travail, et elle me regarda sans changer de contenance. Je vis que miss Havisham portait les yeux tantôt de moi à elle, tantôt d’elle à moi.

« J’aurais dit cela plus tôt sans ma longue erreur. Cette erreur m’avait fait espérer que miss Havisham nous destinait l’un à l’autre, et, pensant que vous ne pouviez rien y faire vous-même, quelles que fussent vos intentions, je me suis retenu de le dire, mais je dois l’avouer maintenant. »

Sans rien perdre de sa contenance impassible et ses doigts allant toujours, Estelle secoua la tête.

« Je sais, dis-je en réponse à ce mouvement, je sais que je n’ai pas l’espoir de pouvoir jamais vous appeler ma femme, Estelle. J’ignore ce que je vais devenir, combien malheureux je serai, où j’irai. Cependant, je vous aime, je vous ai aimée depuis la première fois que je vous ai vue dans cette maison. »

En me regardant, parfaitement impassible et les doigts toujours occupés, elle secoua de nouveau la tête. Je repris :

« Il eût été bien cruel, horriblement cruel à miss Havisham de jouer avec la sensibilité et la candeur d’un pauvre garçon, de me torturer pendant toutes ces années dans un vain espoir et pour un but inutile si elle avait songé à la gravité de ce qu’elle faisait ; mais je pense qu’elle n’en avait pas conscience. Je crois qu’en endurant ses propres souffrances elle a oublié les miennes, Estelle. »

Je vis miss Havisham porter la main à son cœur et l’y retenir pendant qu’elle continuait à me regarder, ainsi qu’Estelle, tour à tour.

« Il me semble, dit Estelle avec un grand calme, qu’il y a des sentiments, des fantaisies, je ne sais pas comment les appeler, que je suis incapable de comprendre. Quand vous dites que vous m’aimez, je sais ce que vous voulez dire quant à la formation des mots, mais rien de plus. Vous ne dites rien à mon cœur… vous ne touchez rien là… Je m’inquiète peu de ce que vous pouvez dire… j’ai essayé de vous en avertir… Dites, ne l’ai-je pas fait ?

– Oui, répondis-je d’un ton lamentable.

– Oui, mais vous n’avez pas voulu vous tenir pour averti, car vous avez cru que je ne le pensais pas. Ne l’avez-vous pas cru ?

– J’ai cru et espéré que vous ne le pensiez pas, vous si jeune, si peu éprouvée et si belle, Estelle. Assurément ce n’est pas dans la nature.

– C’est dans ma nature, répondit-elle ; puis elle ajouta en appuyant sur les mots : C’est dans mon for intérieur. Je fais une grande différence entre vous et les autres en vous en disant autant. Je ne puis faire davantage.

– N’est-il pas vrai, dis-je, que Bentley Drummle est ici en ville et qu’il vous recherche ?

– C’est parfaitement vrai, répondit-elle en parlant de lui avec l’indifférence du plus entier mépris.

– N’est-il pas vrai que vous l’encouragez, que vous sortez à cheval avec lui, et qu’il dîne avec vous aujourd’hui même ? »

Elle parut un peu surprise de voir que je connaissais tous ces détails, mais elle répondit encore :

« C’est parfaitement vrai !

– Vous pouvez l’aimer, Estelle ! »

Ses doigts s’arrêtèrent pour la première fois quand elle répliqua avec un peu de colère :

« Que vous ai-je dit ? Croyez-vous encore après cela que je ne sois pas telle que je le dis ?

– Vous ne l’épouserez jamais Estelle ? »

Elle se tourna vers miss Havisham et réfléchit un instant en tenant son ouvrage dans ses mains, puis elle dit :

« Pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité ? On va me marier avec lui. »

Je laissai tomber ma tête dans mes mains ; mais je pus me contenir mieux que je ne pouvais l’espérer, eu égard à la douleur que j’éprouvai en lui entendant prononcer ces paroles. Quand je relevai la tête, miss Havisham avait un air si horrible, que j’en fus impressionné, même dans le bouleversement extrême de ma douleur.

« Estelle, chère, très-chère Estelle, ne permettez pas à miss Havisham de vous précipiter dans cet abîme. Mettez-moi de côté pour toujours. Vous l’avez fait, je le sais bien, mais donnez votre main à quelque personne plus digne que Drummle. Miss Havisham vous donne à lui comme pour témoigner le plus profond mépris, et faire la plus grande injure qu’on puisse faire à tous les hommes beaucoup meilleurs qui vous admirent, et aux quelques-uns qui vous aiment vraiment. Parmi ces quelques-uns il peut y en avoir un qui vous aime aussi tendrement, bien qu’il ne vous ait pas aimé aussi longtemps que moi. Prenez-le et je le supporterai avec courage pour l’amour de vous ! »

Mon ardeur éveilla en elle un étonnement qui me fit supposer qu’elle était touchée de compassion, et que tout à coup j’étais devenu intelligible à son esprit.

« Je vais, dit-elle encore d’un ton plus doux, l’épouser. On s’occupe des préparatifs de mon mariage, et je serai bientôt mariée. Pourquoi mêlez-vous ici injustement le nom de ma mère adoptive ? C’est par ma propre volonté que tout se fait.

– C’est par votre propre volonté, Estelle, que vous vous jetez dans les bras d’une brute ?

– Dans les bras de qui devrais-je me jeter ? repartit-elle avec un sourire. Devrais-je me jeter dans les bras de l’homme qui sentirait le mieux (s’il y a des gens qui sentent de pareilles choses) que je n’ai rien pour lui ?… Là !… c’en est fait, je ferai assez bien et mon mari aussi. Quant à me précipiter dans ce que vous appelez un abîme, miss Havisham voulait me faire attendre et ne pas me marier encore ; mais je suis fatiguée de la vie que j’ai menée ; elle n’a que très-peu de charmes pour moi, et je suis d’avis d’en changer. N’en dites pas davantage. Nous ne nous comprendrons jamais l’un l’autre.

– Une vile brute ! une telle stupide brute ! criai-je désespéré.

– Ne craignez pas que je sois un ange pour lui, dit Estelle ; je ne le serai pas. Allons, voici ma main. Séparons-nous là-dessus, enfant et homme romanesque.

– Ô Estelle, répondis-je, pendant que mes larmes tombaient en abondance sur sa main, malgré tous mes efforts pour les retenir, quand même je resterais en Angleterre et que je pourrais me tenir la tête haute devant les autres, comment pourrais-je voir en vous la femme de Drummle !

– Enfantillage !… enfantillage !… dit-elle, cela passera avec le temps.

– Jamais, Estelle !

– Vous ne penserez plus à moi dans une semaine.

– Ne plus penser à vous ! Vous faites partie de mon existence, partie de moi-même. Vous avez été dans chaque ligne que j’ai lue depuis la première fois que je suis venu ici, n’étant encore qu’un pauvre enfant bien grossier et bien vulgaire, dont, même alors, vous avez blessé le cœur. Vous avez été dans tous les rêves d’avenir que j’ai faits depuis. Sur la rivière, sur les voiles des vaisseaux, sur les marais, dans les nuages, dans la lumière, dans l’obscurité, dans le vent, dans la mer, dans les bois, dans les rues, vous avez été la personnification de toutes les fantaisies gracieuses que mon esprit ait jamais conçues. Les pierres avec lesquelles sont bâties les plus solides constructions de Londres ne sont pas plus réelles ou plus impossibles à déplacer par vos mains, que votre présence et votre influence l’ont été et le seront toujours pour moi, ici et partout. Estelle, jusqu’à la dernière heure de ma vie, il faut que vous restiez une partie de ma nature, une partie du peu de bien et une partie du mal qui est en moi. Mais pendant notre séparation, je vous associerai seulement au bien, et je vous y maintiendrai toujours fidèlement, car vous devez m’avoir fait beaucoup plus de bien que de mal. Quelle que soit la douleur aiguë que je ressente maintenant… oh ! Dieu vous garde ! Dieu vous pardonne ! »

Dans quelle angoisse de malheur j’arrachai de mon cœur ces paroles entrecoupées ? je ne le sais. Elles montèrent à mes lèvres comme le sang d’une blessure interne. Je tins sa main sur mes lèvres pendant un moment, et je la quittai. Mais toujours dans la suite, je me suis souvenu, et bientôt après à plus forte raison, que, tandis qu’Estelle me regardait seulement avec un étonnement mêlé d’incrédulité, la figure de spectre de miss Havisham, dont la main couvrait encore son cœur, semblait trahir, dans un terrible regard, la pitié et le remords.

Tout est dit, tout est fini ! Tout était si bien dit et si bien fini, que, lorsque je franchis la porte, la lumière du jour paraissait d’une couleur plus sombre que lorsque j’étais entré. Pendant un instant, je me cachai parmi les ruelles et les passages, et ensuite je partis pour faire à pied toute la route jusqu’à Londres. Car j’avais à ce moment tellement repris mes esprits, que je réfléchis que je ne pouvais pas retourner à l’hôtel et y voir Drummle ; que je ne pourrais pas supporter d’être assis dans la voiture et m’entendre adresser la parole ; que je ne pouvais rien faire de mieux pour moi-même que de me fatiguer.

Il était plus de minuit quand je traversai le pont de Londres. Passant par les étroits labyrinthes des rues qui, à cette époque, longeaient à l’ouest la rive du fleuve qui faisait partie du comté de Middlesex, mon plus court chemin pour gagner le Temple était de suivre la rivière par Whitefriars. On ne m’attendait que le lendemain, mais j’avais mes clefs, et si Herbert était couché, je pouvais gagner mon lit sans le déranger.

Comme il arrivait rarement que j’entrasse par la porte de Whitefriars, quand le Temple était fermé, et que j’étais très-crotté et très-fatigué, je ne me formalisai pas, en voyant le portier m’examiner avec beaucoup d’attention en tenant la porte entr’ouverte pour me laisser passer. Pour aider sa mémoire je lui dis mon nom.

« Je n’en étais pas bien certain, monsieur, mais je le pensais. Voici une lettre, monsieur ; la personne qui l’a apportée a dit que vous soyez assez bon pour la lire à la lanterne. »

Très-surpris de cette recommandation, je pris la lettre. Elle était adressée à Philip Pip, Esquire, et au haut de l’enveloppe étaient ces mots : « VEUILLEZ LIRE CETTE LETTRE ICI MÊME. » Je l’ouvris, le portier m’éclairait, et je lus de la main de Wemmick :

« NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS ! »

Chapitre XVI. §

M’éloignant de la porte du Temple aussitôt après avoir lu cet avis, je gagnai de mon mieux Fleet Street ; là je montai dans un fiacre attardé, et me fit conduire aux Hummums, dans Covent Gardon. À cette époque, on pouvait toujours y trouver un lit à n’importe quelle heure de la nuit ; le portier en me donnant accès à son guichet toujours ouvert, alluma la chandelle qui venait la première en ligne sur son casier, et me conduisit droit à la chambre dont le numéro venait le premier sur sa liste. C’était une sorte de voûte, au rez-de-chaussée sur le derrière, avec un lit monstre, à quatre colonnes, couvrant en despote la place tout entière, mettant arbitrairement une de ses jambes dans la cheminée et une autre dans la porte, en écrasant le misérable petit lavabo d’une manière complètement divine et juste.

Comme j’avais demandé une veilleuse, le garçon de service m’avait apporté, avant de me quitter, la bonne vieille veilleuse constitutionnelle des temps vertueux, un objet semblable au fantôme d’une canne qui se cassait instantanément quand on y touchait, auquel on ne pouvait rien allumer, et qui était placé solitairement au fond d’une haute tour en fer-blanc, percée de trous ronds, qui sur le mur, avaient l’air d’yeux tout grands ouverts. Quand je fus dans mon lit, étendu, les pieds endoloris, fatigué et misérable, je m’aperçus que je ne pouvais pas plus fermer mes yeux que je n’aurais pu fermer ceux de cet Argus indiscret. Ainsi, dans l’ombre et le silence de la nuit, nous nous regardions fixement.

Quelle nuit affreuse, agitée, horrible et longue !… Il y avait dans la chambre une odeur inhospitalière de suie froide et de poussière chaude, et en regardant dans les recoins du ciel de lit au-dessus de ma tête, je songeai au grand nombre de mouches bleues qui volent chez les bouchers, aux perce-oreilles du marché, aux vers de la campagne qui devaient être là attendant l’été prochain. Ceci me conduisit à me demander si quelques-uns de ces insectes tombaient quelquefois, et alors je m’imaginais sentir de petites chutes sur mon visage. Une suite de pensées désagréables me suggéra que j’avais un autre voisinage plus redoutable sur mon dos. Après être resté couché tout éveillé pendant un certain temps, les voix extraordinaires qui se dégagent du silence nocturne commencèrent à se faire entendre. Le cabinet murmurait, la cheminée soupirait, le petit lavabo craquait, et une corde de guitare vibrait de temps à autre dans la commode. Vers le même instant, les yeux sur la muraille prirent une nouvelle expression, et dans chacun de ces yeux indiscrets, je voyais écrit : NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS !

Toutes les fantaisies et les bruits de la nuit qui m’assiégeaient disaient le même refrain : NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS ! Cette phrase s’insinuait dans tout ce que je pensais, comme l’aurait fait une douleur physique. Il n’y avait pas longtemps, j’avais lu dans les journaux qu’un inconnu était venu aux Hummums dans la nuit, s’était mis au lit, s’était suicidé, et que le lendemain matin on l’avait trouvé baigné dans son sang. Il me vint dans l’idée que cet inconnu avait dû occuper cette même voûte, et je me levai pour m’assurer qu’il n’y avait pas de traces rouges. Alors j’ouvris la porte pour regarder dans les couloirs et me ranimer un peu à la vue d’une lumière lointaine, près de laquelle je savais que le garçon de service dormait. Mais pendant tout ce temps, je me demandais : « Pourquoi ne dois-je pas rentrer chez moi ?… Que peut-il être arrivé à la maison ?… Si j’y rentrais, y trouverais-je Provis en sûreté ?… » Ces questions occupaient à tel point mon esprit, qu’on aurait pu supposer qu’il n’y avait plus de place pour d’autres réflexions. Même lorsque je pensais à Estelle, et à la manière dont nous nous étions quittés ce jour-là pour toujours, et quand je me rappelais les circonstances de notre séparation, et tous ses regards, et toutes ses intonations, et le mouvement de ses doigts pendant qu’elle tricotait, même alors j’étais poursuivi ici, là et partout par cet avertissement : NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS ! Quand à la fin je m’assoupis, à force d’épuisement d’esprit et de corps, cela devint un immense verbe imaginaire, qu’il me fallut conjuguer à l’impératif présent : Ne rentre pas chez toi ; qu’il ne rentre pas chez lui ; ne rentrons pas chez nous ; qu’ils ne rentrent pas chez eux ; et puis virtuellement : Je ne puis pas et je ne dois pas rentrer chez moi ; je ne pouvais pas, ne voulais pas et ne devais pas rentrer chez moi, jusqu’à ce que je sentisse que j’allais devenir fou. Je me roulai sur l’oreiller et regardai les grands ronds fixes sur la muraille.

J’avais recommandé que l’on m’éveillât à sept heures, car il était clair que je devais voir Wemmick avant tout autre personne, et également clair que c’était là une circonstance pour laquelle il ne fallait lui demander que ses sentiments de Walmorth. Ce fut pour moi un grand soulagement de sortir de la chambre où j’avais passé la nuit si misérablement, et il ne fut pas nécessaire de frapper deux fois à la porte pour me faire sauter de ce lit d’inquiétudes.

À huit heures, j’étais en vue des murs du château. La petite servante entrait justement dans la forteresse avec deux petits pains chauds. Je passai la poterne et franchis le pont-levis, en même temps qu’elle. J’arrivai ainsi sans être annoncé, pendant que Wemmick préparait le thé pour lui et pour son père. Une porte ouverte m’offrait en perspective le vieux au lit.

« Tiens ! monsieur Pip, dit Wemmick, vous êtes donc revenu ?

– Oui, répondis-je, mais je ne suis pas rentré chez moi.

– C’est très-bien ! dit-il en se frottant les mains, j’ai laissé un mot pour vous à chacune des portes du Temple, à tout hasard. Par quelle porte êtes-vous entré ? »

Je le lui dis :

« J’irai à toutes les autres dans la journée, dit Wemmick, et je détruirai les lettres. C’est une bonne règle de ne jamais laisser de preuves écrites, quand on peut l’éviter, parce qu’on ne sait jamais si cela ne servira pas contre soi un jour. Je vais prendre une liberté avec vous. Vous est-il égal de faire cuire cette saucisse pour le vieux ? »

Je répondis que je serais enchanté de le faire.

« Alors, vous pouvez aller à votre ouvrage, Mary Anne, dit Wemmick à la petite servante, ce qui nous laisse seuls, vous voyez, monsieur Pip, » ajouta-t-il en clignant de l’œil pendant qu’elle s’éloignait.

Je le remerciai de son amitié et de sa prudence, et nous continuâmes à causer à voix basse, pendant que je faisais griller la saucisse et qu’il beurrait la mie du petit pain de son père.

« Maintenant, monsieur Pip, vous savez, nous nous comprenons. Nous sommes dans nos capacités personnelles et privées, et ce n’est pas d’aujourd’hui que nous sommes engagés dans une transaction confidentielle. Les sentiments officiels sont une chose ; mais nous sommes extra-officiels pour le moment. »

Je fis un signe d’assentiment cordial. J’étais tellement surexcité, que j’avais déjà enflammé la saucisse du vieux comme une torche et que j’avais été obligé de l’éteindre.

« J’ai accidentellement appris hier matin, me trouvant dans un certain lieu, où je vous ai conduit une fois… même entre vous et moi, il vaut mieux ne pas dire les noms, quand on peut l’éviter…

– Beaucoup mieux, dis-je ; je vous comprends.

– J’ai appris là, par hasard, hier matin, dit Wemmick, qu’une certaine personne, qui n’est pas entièrement étrangère aux colonies et qui n’est pas non plus dénuée d’un certain avoir… je ne sais pas qui cela peut être réellement, nous ne nommerons pas cette personne…

– C’est inutile, dis-je.

– … avait fait quelques petits tours dans certaine partie du monde où vont bien des gens, pas toujours pour satisfaire leurs inclinations personnelles, et qui n’est pas tout à fait sans rapports avec les dépenses du gouvernement. »

En regardant sa figure je fis un véritable feu d’artifice de la saucisse du vieux, et cela apporta une grande distraction dans mon attention et dans celle de Wemmick. Je lui fis mes excuses.

« Cette personne disparaissant de cet endroit, et personne n’entendant plus parler d’elle dans les environs, dit Wemmick, on a formé des conjectures et soulevé des théories : j’ai aussi appris que vous aviez été surveillé dans votre appartement de la Cour du Jardin au Temple, et que vous pourriez l’être encore.

– Par qui ? dis-je.

– Je ne voudrais pas entrer dans ces détails, dit Wemmick évasivement, cela pourrait empiéter sur ma responsabilité officielle. J’ai appris cela comme j’ai appris bien d’autres choses curieuses en d’autres temps, dans le même lieu. Je ne vous dis pas cela sur des informations reçues, je l’ai entendu. »

Il me prit des mains la fourchette à rôtir et la saucisse tout en parlant, et disposa convenablement sur un petit plateau le déjeuner de son père. Avant de le lui servir, il entra dans sa chambre avec une serviette propre, qu’il attacha sous le menton du vieillard. Il le souleva, mit son bonnet de nuit de côté, et lui donna un air tout à fait crâne. Ensuite il plaça son déjeuner devant lui avec grand soin, et dit :

« C’est bien, n’est-ce pas, vieux père ? »

Ce à quoi le joyeux vieillard répondit :

« Très-bien ! John, mon garçon, très-bien ! »

Comme il paraissait tacitement entendu que le vieux n’était pas dans un état présentable, je pensais qu’en conséquence il fallait le regarder comme invisible, et je fis semblant d’ignorer complètement tout ce qui se passait.

« Cette surveillance exercée sur moi dans mon appartement, surveillance que j’avais déjà eu quelque raison de soupçonner, dis-je à Wemmick quand il revint, est inséparable de la personne à laquelle vous avez fait allusion, n’est-ce pas ? »

Wemmick prit un air très-sérieux :

« Je ne puis pas vous assurer cela d’après ce que j’en sais. Je veux dire que je ne puis pas vous affirmer qu’il en a été ainsi d’abord ; mais, ou cela est, ou sera, ou est en grand danger d’être. »

Comme je voyais que sa position à la Petite Bretagne l’empêchait d’en dire davantage, et que je savais (et je lui en étais très-reconnaissant) combien il sortait de sa voie ordinaire, en me disant ce qu’il me disait, je ne pus pas le presser ; mais je lui dis, après un moment de méditation, que j’aimerais bien lui faire une question, le laissant juge d’y répondre ou de n’y pas répondre, comme il le voudrait, certain que j’étais que ce qu’il ferait serait bien. Il posa son déjeuner et croisant les bras et pinçant ses manches de chemise (il trouvait commode de rester chez lui sans habit), il me fit signe aussitôt de faire ma question.

« Vous avez entendu parler d’un homme de mauvaise conduite, dont le vrai nom est Compeyson ? »

Il me répondit par un autre signe.

« Vit-il encore ? »

Un autre signe.

« Est-il à Londres ? »

Il me fit encore un signe, comprima excessivement sa boîte aux lettres, me fit un dernier signe, et continua son déjeuner.

« Maintenant, dit Wemmick, que les questions sont faites, ce qu’il dit avec emphase et répéta pour ma gouverne, j’arrive à ce que je fis après avoir entendu ce que j’avais entendu. Je me rendis à la Cour du Jardin pour vous trouver. Ne vous trouvant pas, je fus chez Claricker, pour trouver M. Herbert.

– Et vous l’avez trouvé ? fis-je avec inquiétude.

– Et je l’ai trouvé. Sans prononcer un seul nom, sans entrer dans aucun détail, je lui ai fait entendre que s’il avait connaissance qu’il y ait quelqu’un… Tom, Jack, ou Richard dans votre appartement, ou dans le voisinage immédiat, il ferait mieux d’éloigner Tom, Jack, ou Richard, pendant que vous étiez absent.

– Il a dû être bien embarrassé ?

– Bien embarrassé ?… Pas le moins du monde, parce que je lui ai fait entendre qu’il n’était pas prudent d’essayer de trop éloigner Tom, Jack, ou Richard, pour le présent. Monsieur Pip, je vais vous dire quelque chose. Dans les circonstances présentes, il n’y a rien de tel qu’une grande ville, quand une fois l’on y est. N’ouvrez pas trop tôt la porte, restez tranquille, laissez les choses se remettre un peu avant d’essayer d’ouvrir, même pour laisser entrer l’air du dehors. »

Je le remerciai de ses bons avis, et je lui demandai ce qu’avait fait Herbert.

« M. Herbert, dit Wemmick, après être resté immobile pendant une demi-heure, a trouvé un moyen. Il m’a confié sous le sceau du secret, qu’il recherchait une jeune dame, qui a, comme vous le savez sans doute, un père alité, lequel père ayant été quelque chose comme purser, couche dans un lit d’où il peut voir les vaisseaux monter et descendre le fleuve. Vous connaissez probablement cette jeune dame ?…

– Pas personnellement, » dis-je.

La vérité est que la jeune dame en question avait vu en moi un camarade dépensier, qui ne pouvait que nuire à Herbert, et que, lorsque Herbert avait proposé de me présenter à elle, elle avait accueilli sa proposition avec un empressement si modéré, que Herbert avait été obligé de me confier l’état des choses, en me disant qu’il fallait laisser s’écouler quelque temps avant de faire sa connaissance. Quand j’avais entrepris de faire la carrière d’Herbert à son insu, j’avais supporté l’indifférence de sa fiancée avec une joyeuse philosophie. Lui et elle, de leur côté, n’avaient pas été très-désireux d’introduire une troisième personne dans leurs entrevues, et, bien que j’eusse l’assurance de m’être depuis élevé dans l’estime de Clara, et que la jeune dame et moi échangions depuis quelque temps des messages et des souvenirs, par l’entremise d’Herbert, je ne l’avais néanmoins jamais vue. Quoi qu’il en soit, je ne fatiguais pas Wemmick avec ces détails.

« M. Herbert me demanda, dit Wemmick, si la maison aux fenêtres cintrées qui se trouve à côté de la rivière, dans l’espace compris entre Limehouse et Greenwich, et qui est tenue, à ce qu’il paraît, par une très-respectable veuve, qui a un des étages supérieurs à louer, ne pourrait pas, selon moi, servir de retraite momentanée à Tom, Jack, ou Richard ? Je trouvai cela très-convenable pour trois raisons que je vais vous donner : primo, c’est loin de votre quartier et loin de l’agglomération ordinaire des rues grandes ou petites ; secundo, sans en approcher vous-même, vous pourriez toujours être à portée d’avoir de nouvelles de Tom, Jack ou Richard, par M. Herbert ; tertio, après un certain temps, et quand cela sera prudent, si vous voulez glisser Tom, Jack, ou Richard à bord de quelque paquebot étranger, c’est tout près. »

Réconforté par ces considérations, je remerciai Wemmick à plusieurs reprises, et je le priai de continuer.

« Eh bien ! monsieur, M. Herbert se jeta dans l’affaire avec une ferme volonté, et vers neuf heures, hier soir, il installait Tom, Jack, ou Richard, n’importe lequel, ni vous ni moi n’avons besoin de le savoir, dans la maison avec le plus grand succès. À l’ancien logement, on laissa entendre qu’il était appelé à Douvres ; et de fait, il prit la route de Douvres, et fit un coude pour revenir. Maintenant, un autre grand avantage de tout cela, c’est que tout a été fait sans vous, et que si quelqu’un a épié vos mouvements, on saura que vous étiez loin, à plusieurs milles, et occupé de tout autre chose. Cela détournera les soupçons et les embrouillera, et c’est pour la même raison que je vous ai recommandé, quand même vous reviendriez hier soir, de ne pas rentrer chez vous. Cela apportera encore plus de confusion, c’est tout ce qu’il faut. »

Wemmick ayant terminé son déjeuner, regarda sa montre et commença à mette son paletot.

« Et maintenant, monsieur Pip, dit-il, les mains encore dans ses manches, j’ai probablement fait tout ce que je pouvais faire ; mais si je puis faire davantage au point de vue de Walworth et dans ma capacité strictement personnelle et privée, je serai aise de le faire. Voici l’adresse. Il ne peut y avoir d’inconvénient à ce que vous alliez ce soir voir par vous-même que tout est bien pour Tom, Jack ou Richard, avant de rentrer chez vous. Mais quand une fois vous serez retourné chez vous, ce qui est une autre raison pour que vous n’y soyez pas rentré hier soir, ne revenez pas ici. Vous y êtes le bienvenu, c’est certain, monsieur Pip… »

Ses mains n’étaient pas encore tout à fait sorties des manches de son habit, je les pris et les secouai.

« Et… laissez-moi finalement appuyer sur un point important pour vous. »

En disant cela, il mit ses mains sur mes épaules, et il ajouta d’une voix basse et solennelle tout à la fois :

« Tâchez ce soir de vous emparer de ses valeurs portatives ; vous ne savez pas ce qui peut lui arriver. Ayez soin qu’il n’arrive rien à ses valeurs portatives. »

Désespérant tout à fait de bien faire comprendre à Wemmick mes intentions sur ce point, je lui dis que j’essayerais.

« Il est l’heure, dit Wemmick, et il faut que je parte. Si vous n’aviez rien de mieux à faire jusqu’à la nuit, voilà ce que je vous conseillerais de faire. Vous semblez très-fatigué, et cela vous ferait beaucoup de bien de passer une journée tranquille avec le vieux ; il va se lever tout à l’heure, et vous mangerez un petit morceau de… vous vous rappelez le cochon ?…

– Sans doute, dis-je.

– Eh bien ! un petit morceau de cette pauvre petite bête. Cette saucisse que vous avez grillée en était. C’était sous tous les rapports, un cochon de première qualité. Goûtez-le, quand ce ne serait que parce que c’est une vieille connaissance. Adieu, père ! dit-il avec un air joyeux.

– Adieu, John, adieu mon garçon ! » cria le vieillard, de l’intérieur de la maison.

Je m’endormis bientôt devant le feu de Wemmick, et le vieux et moi nous goûtâmes la société l’un de l’autre, en dormant plus ou moins pendant toute la journée. Nous eûmes pour dîner une queue de porc et des légumes récoltés sur la propriété, et je faisais des signes de tête au vieux, avec une bonne intention, toutes les fois que je manquais de le faire accidentellement. Quand il fit tout à fait nuit, je laissai le vieillard préparer le feu pour faire rôtir le pain, et je jugeai, au nombre de tasses à thé, aussi bien qu’aux regards qu’il lançait aux deux petites portes de la muraille, que miss Skiffins était attendue.

Chapitre XVII. §

Huit heures avaient sonné avant que je fusse arrivé à l’endroit où l’air commence à se parfumer de l’odeur des copeaux et de la sciure de bois provenant des chantiers de construction de bateaux, et des fabricants de mâts, de rames et de poulies qui se trouvent au bord de l’eau. Toute cette partie des rives du fleuve, en aval du pont, m’était inconnue, et quand je me trouvai près de la Tamise, je vis que l’endroit que je cherchais n’était pas où je l’avais supposé, et qu’il n’était rien moins que facile à trouver. On l’appelait le Moulin du Bord de l’Eau, près du Bassin aux Écus (Mill Pond Bank, Chinks’s Basin), et je n’avais d’autre indication pour arriver près du Bassin au Écus, que de savoir qu’il se trouvait dans les environs de la Vieille Corderie de Cuivre Vert (Old Green Copper Rope Walk).

Il est bien inutile de dire combien je vis de vaisseaux en réparation dans les bassins d’échouage, combien de vieilles carcasses de navires en train d’être démolies, quel amas de limon et d’autres lies, laissées par la marée ; quels chantiers de construction et de démolition de bateaux ; quelles ancres rouillées, mordant aveuglément dans la terre, quoique hors de service depuis des années ; quel amas incommensurable de tonneaux et de madriers accumulés, et dans combien de champs de cordes, qui n’étaient pas la Vieille Corderie que je cherchais, je faillis maintes fois me perdre. Après avoir plusieurs fois touché à ma destination, et m’en être autant de fois éloigné, j’arrivai inopinément, par un détour, au Moulin du Bord de l’Eau. C’était une sorte de lieu assez frais, tout bien considéré, où le vent de la rivière avait assez de place pour se retourner, et où il y avait deux ou trois arches et un tronçon de vieux moulin en ruines ; et puis il y avait la Vieille Corderie, dont je pouvais distinguer l’étroite et longue perspective au clair de lune, le long d’une série de poteaux en bois plantés en terre, qui ressemblaient à de vieux râteaux à glaner, et qui, en vieillissant, avaient perdu presque toutes leurs dents.

Choisissant parmi les quelques habitations étranges qui entourent le Moulin du Bord de l’Eau, une maison à façade en bois à trois étages de fenêtres cintrées, pas à travées, ce qui n’est pas du tout la même chose, j’examinai la plaque de la porte, et j’y lus : Mrs WHIMPLE. C’était le nom que je cherchais. Je frappai, et une femme âgée, à l’air aimable et aisé, vint m’ouvrir. Elle fut immédiatement remplacée par Herbert, qui me conduisit en silence dans le parloir et ferma la porte. Il me semblait étrange de voir son visage, qui m’était familier, tout à fait chez lui dans ce quartier et dans cette chambre, qui m’étaient si peu familiers, et je me surpris le regardant, avec autant d’étonnement que je regardais le buffet du coin avec ses verres et ses porcelaines de Chine, les coquillages sur la cheminée et les gravures coloriées sur la muraille, représentant la mort du capitane Cook, le lancement d’un vaisseau, et Sa Majesté le roi George III en perruque de cocher en grande tenue, en culottes de peau et en bottes à revers, sur la terrasse de Windsor.

« Tout va bien, Haendel, dit Herbert, et il est très-content, quoique très-désireux de vous voir. Ma chère Clara est avec son père ; et, si vous voulez attendre jusqu’à ce qu’elle descende, je vous la présenterai ; puis, ensuite, nous monterons là-haut… C’est son père ! »

J’avais entendu un grognement plaintif au-dessus de ma tête, et probablement mon visage avait exprimé une muette interrogation.

« Je crains que ce ne soit un triste et vieux routier, dit Herbert en souriant. Mais je ne l’ai jamais vu. Ne sentez-vous pas le rhum ? Il ne le quitte pas.

– Le rhum ? dis-je.

– Oui, repartit Herbert, et vous pouvez vous imaginer comment il calme sa goutte. Il persiste aussi à garder toutes les provisions là-haut dans sa chambre et à les distribuer. Il les entasse sur des planches au-dessus de sa tête, et il pèse tout ; sa chambre doit avoir l’air de la boutique d’un épicier. »

Pendant qu’il parlait ainsi, le grognement de tout à l’heure était devenu un rugissement prolongé, puis il s’éteignit.

« Quelle autre conséquence pouvait-il en résulter, dit Herbert en manière d’explication, s’il a voulu couper le fromage ? Un homme qui a la goutte dans la main droite, et partout ailleurs, peut-il s’attendre à trancher un double Gloucester sans se faire mal ? »

Il paraissait s’être fait très-mal, car il fit entendre un autre rugissement, rugissement furieux cette fois-ci.

« Avoir Provis pour locataire de l’étage supérieur est une véritable aubaine pour Mrs Whimple, dit Herbert, car il est certain qu’en général personne ne supporterait ce bruit. C’est une curieuse maison, Haendel, n’est-ce pas ? »

C’était une curieuse maison, en vérité, mais elle était remarquablement propre et bien tenue.

« Mrs Whimple, dit Herbert, quand je lui fis cette remarque, est le modèle des ménagères, et je ne sais réellement pas ce que ferait ma Clara sans son aide maternelle, car Clara n’a plus sa mère, Haendel, ni aucun parent dans le monde, après le vieux Gruff and Grim13.

– Assurément ce n’est pas son nom, Herbert ?

– Non, non, dit Herbert, c’est le nom que je lui ai donné. Son nom est M. Barley. Mais quelle bénédiction pour le fils de mon père et de ma mère d’aimer une fille qui n’a pas de parents, et qui ne peut jamais se tracasser elle-même, ni tracasser les autres à propos de sa famille. »

Herbert m’avait dit, dans une première occasion, et me rappela alors, qu’il avait d’abord connu miss Clara Barley quand elle terminait son éducation dans une pension d’Hammersmith, et que, lorsqu’elle avait été rappelée à la maison pour soigner son père, lui et elle avaient confié leur affection à la maternelle Mrs Whimple, par laquelle elle avait toujours été protégée depuis avec une bonté et une discrétion sans égales. Il était entendu que quoi que ce fût d’une nature tendre ne pouvait être confié au vieux Barley, par la raison qu’il n’entendait absolument rien aux sujets plus psychologiques que la goutte, le rhum et les fournitures de vivres.

Pendant que nous causions ainsi à voix basse, et que le grognement soutenu du vieux Barley vibrait dans la poutre qui traversait le plafond, la porte du parloir s’ouvrit, et une très-jolie fille, élancée, aux yeux bleus, âgée d’environ vingt ans, entra, tenant un panier à la main. Herbert la débarrassa tendrement du panier, et me la présenta en rougissant :

« Clara », me dit-il.

C’était réellement une personne bien charmante, et elle aurait pu passer pour une fée captive que cet ogre brutal de vieux Barley avait forcée à le servir.

« Tenez, dit Herbert, en me montrant le panier, avec un sourire tendre et compatissant ; voici le souper de la pauvre Clara, qu’on lui sert tous les soirs. Voici sa ration de pain et sa tranche de fromage, et voici son rhum que je bois. Voici le déjeuner de M. Barley pour demain, il est tout prêt à cuire : deux côtelettes de mouton, trois pommes de terre, un peu de pois cassés, un peu de farine, deux onces de beurre, une pincée de sel et tout ce poivre noir. Tout cela est cuit ensemble et servi chaud. Qu’on me pende, si ce n’est pas une excellente chose pour la goutte ! »

Il y avait quelque chose de si naturel et de si charmant dans la manière résignée avec laquelle Clara regardait ces provisions une à une, à mesure que Herbert en faisait l’énumération, et quelque chose de si confiant, de si aimant et de si innocent dans la manière modeste avec laquelle elle s’abandonnait au bras d’Herbert, qui l’enlaçait, et quelque chose de si doux en elle, qui avait tant besoin de protection au Moulin du Bord de l’Eau, près du Bassin aux Écus et de la Vieille Corderie de Cuivre Vert, avec le vieux Barley grognant dans la poutre, que je n’aurais pas voulu défaire l’engagement qui existait entre elle et Herbert pour tout l’argent contenu dans le portefeuille que je n’avais jamais ouvert.

Je la regardai avec plaisir et admiration, quand tout à coup le grognement redevint un rugissement, et on entendit à l’étage au-dessus un effroyable bruit, comme si un géant à jambe de bois essayait de percer le plafond pour venir à nous. Sur ce, Clara dit à Herbert :

« Papa me demande, mon ami ! »

Et elle se sauva.

« Voilà un vieux gueux que vous aurez de la peine à comprendre, dit Herbert. Que croyez-vous qu’il demande, Haendel ?

– Je ne sais pas, dis-je, quelque chose à boire.

– C’est cela même ! s’écria Herbert, comme si j’avais deviné quelque chose de très-difficile. Il a son grog préparé dans un petit baril, sur sa table. Attendez un moment, et vous allez entendre Clara le soulever pour lui en faire prendre. Là ! la voilà ! »

On entendit alors un autre rugissement, avec une secousse prolongée à la fin.

« Maintenant, dit Herbert, le silence s’étant rétabli, il boit… Puis le grognement ayant encore raisonné dans la poutre, il est recouché », ajouta Herbert.

Clara revint bientôt après, et Herbert m’accompagna en haut pour voir l’objet de nos soins. En passant devant la porte de M. Barley, nous l’entendîmes murmurer d’une voix enrouée, dans un ton qui s’élevait et s’abaissait comme le vent, le refrain suivant, dans lequel je substitue un bon souhait à quelque chose de tout à fait opposé.

« Oh ! soyez tous bénis !… Voici le vieux Bill Barley… le vieux Bill Barley… Soyez tous bénis… Voici le vieux Bill Barley à plat sur le dos, mordieu !… couché à plat sur le dos, comme une vieille limande blessée. Voici votre vieux Bill Barley… Soyez tous bénis… oh ! soyez tous bénis !… »

Herbert m’apprit que l’invisible Barley conversait avec lui-même jour et nuit, en manière de consolation, ayant souvent, quand il faisait jour, l’œil sur un télescope, qui était ajusté sur son lit, pour lui permettre de surveiller le fleuve.

Je trouvai Provis, confortablement installé dans ses deux petites chambres, en haut de la maison ; elles étaient fraîches et bien aérées, et on y entendait beaucoup moins M. Barley qu’au-dessous. Il n’exprima nulle alarme, et parut n’en ressentir aucune qui valût la peine d’être mentionnée ; mais je fus frappé de son adoucissement indéfinissable ; je n’aurais pu dire alors comment ce changement s’était opéré, et dans la suite, quand je l’ai essayé, je n’ai jamais pu me rappeler comment cela avait pu se faire ; mais c’était un fait certain.

Les réflexions que m’avait permis de faire un jour de repos avaient eu pour résultat ma détermination bien arrêtée de ne rien lui dire à l’égard de Compeyson ; car d’après ce que je savais, son animosité contre cet homme pouvait le conduire à le chercher, et à précipiter ainsi sa propre perte. En conséquence, quand Herbert et moi fûmes assis avec lui devant le feu, je lui demandai avant tout s’il s’en rapportait au jugement et aux sources d’information de Wemmick.

« Ah ! Ah ! mon cher ami, répondit-il, avec un grave signe de tête, Jaggers le connaît.

– Alors j’ai causé avec Wemmick, dis-je, et je suis venu pour vous dire quelle prudence il m’a recommandée et quels conseils il m’a donnés. »

Je le fis exactement, avec la réserve que je viens de dire, et je lui appris comment Wemmick avait entendu dire à Newgate (était-ce des employés ou des prisonniers, je ne pouvais le dire) qu’il était sous le coup de soupçons, et que mon logement avait été surveillé, comment Wemmick avait recommandé qu’il restât caché pendant quelque temps, et que moi je restasse éloigné de lui, et ce que Wemmick avait dit à propos de son éloignement. J’ajoutai que, bien entendu, quand il serait temps, je partirais avec lui, ou que je le suivrais de près, selon ce qui paraîtrait plus prudent au jugement de Wemmick. Je ne touchai pas à ce qui devait suivre ; car, en vérité, je n’étais pas du tout tranquille, et ce n’était pas très-clair dans mon propre esprit, maintenant que je voyais Provis dans cette condition plus douce, et cependant dans un péril imminent, à cause de moi. Quant à changer ma manière de vivre, en augmentant mes dépenses, je lui demandai si dans les circonstances présentes, difficiles et peu viables, cela ne serait pas simplement ridicule, sinon pire.

Il ne put nier ceci et même il se montra très-raisonnable. Son retour était une entreprise très-aventureuse ; il l’avait toujours considérée ainsi, disait-il. Il ne ferait rien pour la rendre désespérée et il avait peu à craindre pour sa sûreté avec de si bons soutiens.

Herbert, qui avait tenu les yeux fixés sur le feu en réfléchissant, dit alors :

« D’après les suggestions de Wemmick, il m’est venu à l’idée une chose qui pourra être de quelque utilité. Nous sommes tous les deux bons canotiers, Haendel, et nous pourrions lui faire descendre nous-mêmes la rivière, quand le moment sera venu. De cette manière, il n’y aurait à louer ni bateau, ni bateliers, et cela nous épargnerait au moins le risque d’être soupçonnés ; et tous risques sont bons à éviter. Sans nous inquiéter de la saison, ne pensez-vous pas que ce serait une bonne chose si vous commenciez dès à présent à avoir un bateau à l’escalier du Temple, et si vous preniez l’habitude de monter et de descendre la rivière de temps en temps ? Une fois que vous en auriez pris l’habitude, personne n’y fera attention et ne s’en inquiètera. Faites-le vingt fois ou cinquante fois, et il n’y aura rien d’étonnant à ce que vous le fassiez une vingt et unième ou une cinquante et unième fois. »

Ce plan me plut, et Provis en fut tout à fait enthousiasmé. Nous convînmes qu’il serait mis à exécution, et que Provis ne nous reconnaîtrait jamais, si nous venions à descendre au delà du pont, passé le Moulin du Bord de l’Eau. Mais nous décidâmes ensuite qu’il baisserait le store de la partie orientale de sa fenêtre toutes les fois qu’il nous verrait et que tout serait pour le mieux.

Notre conférence étant alors terminée, et tout étant arrangé, je me levai pour partir, faisant observer à Herbert que lui et moi nous ferions mieux de ne pas rentrer ensemble, et que j’allais prendre une demi-heure d’avance sur lui.

« Je n’aime pas à vous laisser ici, dis-je à Provis, bien que je ne doute pas que vous ne soyez plus en sûreté ici que près de moi. Adieu !

– Cher enfant, répondit-il, en me serrant les mains, je ne sais pas quand nous nous reverrons et je n’aime pas le mot : adieu ! dites-moi bonsoir !

– Bonsoir ! Herbert nous servira d’intermédiaire, et quand le moment arrivera, soyez certain que je serai prêt. Bonsoir ! bonsoir ! »

Comme nous pensions qu’il valait mieux qu’il restât dans son appartement, nous le quittâmes sur le palier devant sa porte, tenant une lumière par-dessus la rampe pour nous éclairer. En me retournant vers lui, je pensais à la première nuit de son retour, où nos positions étaient renversées, et où je supposais peu que j’aurais jamais le cœur gros et inquiet en me séparant de lui, comme je l’avais en ce moment.

Le vieux Barley grognait et jurait quand nous repassâmes devant sa porte ; il paraissait n’avoir pas cessé, et n’avoir pas l’intention de cesser. Quand nous arrivâmes au pied de l’escalier, je demandai à Herbert si Provis avait conservé son nom. Il répondit que bien certainement non, et que le locataire était M. Campbell. Il m’expliqua aussi que tout ce qu’on savait en ce lieu de ce M. Campbell, c’était qu’on le lui avait recommandé, à lui Herbert, et qu’il avait un grand intérêt personnel à ce qu’on eût bien soin de lui, et qu’il vécut d’une vie retirée. Ainsi quand nous entrâmes dans le salon où Mrs Whimple et Clara travaillaient, je ne dis rien de l’intérêt que je portais à M. Campbell, mais je le gardai pour moi.

Quand j’eus pris congé de la jolie et charmante fille aux yeux noirs, et de la bonne femme qui avait voué une honnête sympathie à une petite affaire d’amour véritable, je fus impressionné en remarquant combien la Vieille Corderie de Cuivre Vert était devenue un lieu tout à fait différent. Le vieux Barley pouvait être vieux comme les montagnes et jurer comme un régiment tout entier. Mais il y avait compensation de jeunesse, de foi et d’espérance dans le Bassin aux Écus, en quantité suffisante pour déborder. Je pensai ensuite à Estelle et à notre séparation, et je rentrai chez moi bien triste.

Tout était aussi tranquille que jamais dans le Temple ; les fenêtres des chambres récemment occupées par Provis, étaient sombres et tranquilles, et il n’y avait personne dans la Cour du Jardin. Je passai deux ou trois fois devant la fontaine, avant de descendre les marches qui me séparaient de mon appartement, mais j’étais tout à fait seul. Découragé et fatigué comme je l’étais, je m’étais couché aussitôt arrivé. En rentrant, Herbert vint près de mon lit et me fit le même rapport. Ouvrant ensuite une des fenêtres, il regarda dehors à la lueur du clair de lune, et me dit que le pavé était aussi solennellement solitaire que celui d’une cathédrale à la même heure.

Le lendemain, je m’occupai à la recherche du bateau, et je ne fus pas long à trouver ce que je cherchais. J’amenai mon embarcation devant l’escalier du Temple, et l’attachai à un endroit où je pouvais l’atteindre en une ou deux minutes, puis je commençai à me promener dedans comme pour m’exercer, quelquefois seul, quelquefois avec Herbert. Je sortais souvent, malgré le froid, la pluie et le grésil, et quand je fus sorti ainsi un certain nombre de fois, personne ne fit plus attention à moi. Je me tins d’abord au-dessus du pont de Black-Friars, mais, à mesure que les heures de la marée changèrent, j’avançai vers le pont de Londres. C’était le vieux pont de Londres en ce temps-là, et à certaines marées, il y avait là un courant de marée et un remous qui lui donnaient une mauvaise réputation. La première fois que je passai le Moulin du Bord de l’Eau, Herbert et moi nous tenions une paire de rames, et, en allant comme en revenant, nous vîmes le store du côté de l’est se baisser. Herbert allait rarement moins de trois fois par semaine au Moulin, et jamais il ne m’apportait un mot de nouvelles qui fût le moins du monde alarmant. Cependant je savais qu’il y avait des motifs de s’alarmer, et je ne pouvais me débarrasser de l’idée que j’étais surveillé. Une fois cette idée adoptée, elle ne me quitta plus, et il serait difficile de calculer combien de personnes innocentes je soupçonnais de m’épier.

En un mot, j’étais toujours rempli de craintes pour l’homme hardi qui se cachait. Herbert m’avait dit quelquefois qu’il trouvait du plaisir à se tenir à l’une de nos fenêtres quand la nuit était venue, et, quand la marée descendait, de penser qu’elle coulait avec tout ce qu’elle portait vers Clara. Mais je pensais avec horreur qu’elle coulait vers Magwitch, et que toute marque noire à sa surface pouvait être des gens à sa poursuite, s’en allant doucement, silencieusement, et sûrement pour l’arrêter.

Chapitre XVIII. §

Quelques semaines se passèrent sans apporter aucun changement. Nous attendions Wemmick, et il ne donnait aucun signe de vie. Si je ne l’avais pas connu hors de la Petite Bretagne, et si je n’avais jamais joui du privilège d’être sur un pied d’intimité au château, j’aurais pu douter de lui, mais le connaissant comme je le connaissais, je n’en doutai pas un seul instant.

Mes affaires positives prenaient un triste aspect, et plus d’un créancier me pressait pour de l’argent. Je commençais, moi-même, à connaître le besoin d’argent (je veux dire d’argent comptant dans ma poche), et j’atténuai ce besoin en vendant quelques objets de bijouterie, dont on se passe facilement ; mais j’avais décidé que ce serait une action lâche de continuer à prendre de l’argent de mon bienfaiteur, dans l’état d’incertitude de pensées et de projets où j’étais. En conséquence, je lui renvoyai, par Herbert, le portefeuille intact, pour qu’il le gardât, et je sentis une sorte de satisfaction – était-elle réelle ou fausse ? je le sais à peine – de n’avoir pas profité de sa générosité, depuis qu’il s’était révélé à moi.

Comme le temps s’écoulait, l’idée qu’Estelle était mariée s’empara de moi. Craignant de la voir confirmée, bien que ce ne fût rien moins qu’une conviction, j’évitais de lire les journaux, et je priai Herbert (auquel j’avais confié cette circonstance, lors de notre dernière entrevue) de ne jamais m’en parler. Pourquoi gardais-je avec soin ce misérable et dernier lambeau de la robe de l’Espérance, déchirée et emportée par le vent ? Pourquoi, vous qui lisez ceci, avez-vous commis la même inconséquence, l’an dernier, le mois dernier, la semaine dernière ?

C’était une vie malheureuse que celle que je menais, et son anxiété dominante dépassait toutes les autres anxiétés comme une haute montagne s’élève au-dessus d’une chaîne de montagnes, et ne disparaissait jamais de ma vue. Cependant aucune nouvelle cause de terreur ne s’élevait que je ne sautasse à bas de mon lit avec la nouvelle crainte qu’il était découvert, et que j’écoutasse avec anxiété les pas d’Herbert rentrant le soir de peur qu’il fût plus léger que de coutume et chargé de mauvaises nouvelles : malgré tout cela ou plutôt à cause de tout cela les choses allaient leur train. Condamné à l’inaction, à une inquiétude et à un doute continuels, je ramais çà et là dans mon bateau, et j’attendais… j’attendais… j’attendais… du mieux que je le pouvais.

Il y avait des marées où, après avoir descendu la rivière, je ne pouvais remonter son remous furieux à l’endroit des arches et de l’éperon du vieux pont de Londres. Alors je laissais mon bateau à un wharf près de la Douane, pour qu’on l’amenât ensuite aux escaliers du Temple. Je le faisais assez volontiers, car cela servait à me faire connaître, ainsi que mon bateau, des gens de ce côté de l’eau. Cette circonstance insignifiante amena deux rencontres dont je vais dire quelques mots.

Une après-midi, vers la fin du mois de février, j’abordai au wharf à la nuit tombante. J’étais descendu jusqu’à Greenwich avec la marée, et je remontais avec la marée. La journée avait été superbe, mais le brouillard s’était élevé après le coucher du soleil, et j’avais eu beaucoup de peine à me frayer un chemin parmi les navires. En descendant, comme en remontant, j’avais vu le signal à la fenêtre : tout allait bien.

Comme la soirée était âpre, et que j’avais très-froid, je pensais à me réconforter, en dînant tout de suite ; et comme j’avais des heures de tristesse et de solitude devant moi avant de rentrer au Temple, je me promis, après le dîner d’aller au théâtre. Le théâtre où M. Wopsle avait remporté son incontestable triomphe était de ce côté de l’eau (il n’existe plus nulle part aujourd’hui), et c’est à ce théâtre que je résolus d’aller. Je savais que M. Wopsle n’avait pas réussi à faire revivre le drame, mais qu’il avait au contraire aidé à sa décadence. On l’avait vu annoncé modestement sur les affiches comme un nègre fidèle à côté d’une petite fille de noble naissance et d’un singe. Herbert l’avait vu remplir le rôle d’un Tartare rapace et facétieux, avec une tête rouge comme une brique et un chapeau impossible tout couvert de sonnettes.

Je dînai à l’endroit qu’Herbert et moi nous appelions la gargote géographique, où il y avait une mappemonde sur les rebords des pots à bière et sur chaque demi-mètre de la nappe, et des cartes tracées avec le jus sur chaque couteau, – aujourd’hui, c’est à peine s’il y a une seule gargote dans le domaine du Lord Maire qui ne soit pas géographique, – et je passai le temps à faire des boulettes de mie de pain, à regarder les becs de gaz, et à cuire dans la chaude atmosphère des dîners. Bientôt je me levai pour me rendre au théâtre.

Là je vis un vertueux maître d’équipage au service de Sa Majesté, excellent homme, bien que j’eusse pu lui désirer un pantalon moins serré dans certains endroits et plus serré dans d’autres, qui enfonçait tous les petits chapeaux des hommes sur leurs yeux, quoiqu’il fût très-généreux et brave, et qu’il eût désiré que personne ne payât d’impôts, et qu’il fût très-patriote. Ce maître d’équipage avait un sac d’argent dans sa poche, qui faisait l’effet d’un pudding dans son linge14, et avec cet avoir, il épousait une jeune personne versée dans les fournitures de literie, au milieu de grandes réjouissances ; toute la population de Portsmouth (au nombre de neuf au dernier recensement) se tournait vers la plage pour se frotter les mains, échanger des poignées de mains avec les autres et chanter à tue-tête : « Remplissez nos verres ! Remplissez nos verres ! » Un certain balayeur de navires, au teint foncé, qui ne voulait ni boire ni rien faire de ce qu’on lui proposait, et dont le cœur, disait ouvertement le maître d’équipage, devait être aussi noir que la figure, proposa à deux autres de ses camarades de mettre dans l’embarras tous ceux qui étaient là, ce qui fut si bien exécuté (la famille du balayeur ayant une influence politique considérable), qu’il fallut une demi-soirée pour arranger les choses, et alors tout fut mené par l’intermédiaire d’un petit épicier avec un chapeau blanc, des guêtres noires, un nez rouge, qui entra dans une horloge avec un gril à la main pour écouter, sortir et frapper par derrière avec son gril ceux qu’il ne pouvait pas convaincre de ce qu’il avait entendu. Ceci amena M. Wopsle (dont on n’avait pas encore entendu parler) ; il entra portant une étoile et une jarretière, comme grand plénipotentiaire envoyé par l’amirauté, pour dire que les balayeurs devaient aller en prison sur le champ, et qu’il apportait le pavillon anglais au maître d’équipage, comme un faible témoignage des services publics qu’il avait rendus. Le maître d’équipage, ému pour la première fois, essuya respectueusement son œil avec le pavillon ; puis, éclatant de joie, et s’adressant à M. Wopsle :

« Avec la permission de Votre Honneur, dit-il, je sollicite l’autorisation de lui offrir la main. »

M. Wopsle le lui permit avec une dignité gracieuse et fut immédiatement conduit dans un coin poussiéreux, pendant que tout le monde dansait une gigue. C’est de ce coin, et en promenant sur le public un œil mécontent qu’il m’aperçut.

La seconde pièce était la dernière nouvelle grande pantomime de Noël, dans la première scène de laquelle je fus peiné de découvrir M. Wopsle. Il entra en scène en grands bas de laine rouge, avec un visage phosphorescent et une masse de franges écarlates en guise de cheveux. Puis le génie de l’Amour ayant besoin d’un aide, à cause de la brutalité paternelle d’un fermier ignorant, qui s’opposait au choix de sa fille, évoqua un enchanteur sentencieux et arrivant des Antipodes, quelque peu secoué, après un voyage apparemment rude. M. Wopsle parut dans ce nouveau rôle avec un chapeau pointu et un ouvrage de nécromancie en un volume sous le bras. Le but du voyage de cet enchanteur étant principalement d’écouter ce qu’on lui disait, ce qu’on lui chantait, ce qu’on lui criait, de voir ce qu’on lui dansait et lui montrait, avec des feux de diverses couleurs, il avait pas mal de temps à lui, et je remarquai, avec une grande surprise qu’il passait ce temps à regarder de mon côté, comme s’il se perdait en étonnement.

Il y avait quelque chose de si remarquable dans l’état croissant de l’œil de M. Wopsle, et tant de choses semblaient tourbillonner dans son esprit et y devenir confuses, que je n’y comprenais plus rien. J’y pensais encore en sortant du théâtre, une heure après, et en le trouvant qui m’attendait près de la porte.

« Comment vous portez-vous ? dis-je en lui donnant une poignée de mains, pendant que nous descendions dans la rue. Je me suis aperçu que vous me voyiez.

– Si je vous voyais, monsieur Pip ! répondit-il ; mais oui, je vous voyais. Mais qui donc était là aussi ?

– Qui ?

– C’est étrange, dit M. Wopsle, retombant dans son regard perdu. Et cependant je jurerais que c’est lui. »

Prenant l’alarme, je suppliai M. Wopsle de s’expliquer.

« Je ne sais pas si je l’aurais remarqué d’abord, si vous n’eussiez pas été là, dit M. Wopsle, continuant du même ton vague ; ce n’est pas certain, pourtant je le crois. »

Involontairement, je regardai autour de moi, comme j’avais l’habitude de le faire, en rentrant au logis, car ces paroles mystérieuses me donnaient le frisson.

« Oh ! on ne peut plus le voir, dit M. Wopsle, il est sorti avant moi ; je l’ai vu partir. »

Avec les raisons que j’avais d’être méfiant, j’allai jusqu’à soupçonner ce pauvre acteur. J’entrevoyais un dessein de m’arracher quelque aveu par surprise. Je le regardai donc en marchant, mais je ne disais rien.

« Je me figurais follement qu’il devait être avec vous, monsieur Pip, jusqu’à ce que je m’aperçusse que vous ne saviez pas qu’il était là, assis derrière vous comme un fantôme. »

Mon premier frisson me reprit, mais j’étais résolu à ne pas parler encore, car j’étais tout à fait convaincu, d’après les paroles de Wopsle, qu’il devait avoir été choisi pour m’amener à parler de ce qui concernait Provis. J’étais, bien entendu, parfaitement assuré que Provis n’était pas là.

« Je vois que je vous étonne, monsieur Pip, je le vois bien ; mais c’est bien étrange. Vous aurez peine à croire ce que je vais vous dire ; je pourrais à peine le croire moi-même, si vous me le disiez.

– Vraiment ! dis-je.

– Non, vraiment, monsieur Pip. Vous vous souvenez d’un certain jour de Noël, alors que vous n’étiez encore qu’un enfant ; je dînais chez Gargery, et des soldats vinrent frapper à la porte pour faire réparer une paire de menottes.

– Je m’en souviens très-bien.

– Et vous vous souvenez qu’ils poursuivaient deux forçats ; que nous y allâmes avec eux ; que Gargery vous portait sur son dos, et que je me mis à la tête, et que vous vous teniez aussi près de moi que possible ?

– Je me souviens très-bien de tout cela. »

Mieux qu’il ne le croit, pensai-je, excepté ce dernier détail.

« Et vous vous souvenez que nous les trouvâmes tous les deux dans un fossé, et qu’ils se battaient, et que l’un avait été rudement frappé et blessé au visage par l’autre ?

– Je les vois encore.

– Et que les soldats allumèrent des torches et mirent les deux forçats au milieu d’eux, et que nous avons été les voir emmener au delà des marais ; que la lumière des torches éclairait leurs visages ; j’insiste sur ce détail, que la lumière des torches éclairait leurs visages, parce que tout était nuit noire autour de nous.

– Oui, dis-je, je me souviens de tout cela.

– Eh bien ! monsieur Pip, un de ces deux prisonniers était derrière vous ce soir ; je le voyais par-dessus votre épaule.

– Attention ! pensai-je. Lequel des deux supposiez-vous que c’était ? lui demandai-je.

– Celui qui a été maltraité, répondit-il aussitôt ; et je jurerais que je l’ai vu. Plus j’y pense, plus je suis certain que c’est lui.

– C’est très-curieux, dis-je en prenant le meilleur air que je pus pour lui faire croire que cela ne me faisait rien. C’est très-curieux, en vérité ! »

Je ne puis exagérer l’inquiétude extraordinaire dans laquelle cette conversation me jeta, ni la terreur étrange que je ressentais en songeant que Compeyson avait été derrière moi comme un fantôme. Car s’il était sorti un moment de ma pensée depuis que Provis était en sûreté, c’était dans le moment même qu’il avait été le plus près de moi ; et penser que je m’en doutais si peu, que j’étais si peu sur mes gardes après toutes les précautions que j’avais prises, c’était comme si, après avoir fermé une enfilade de cent portes pour l’éloigner, je l’eusse retrouvé à mon bras ! Je ne pouvais pas douter non plus qu’il n’eût pas été là, et que si légère que fût une apparence de danger autour de nous, le danger était toujours proche et menaçant.

Je demandai à M. Wopsle à quel moment l’homme était entré.

« Je ne puis vous le dire. Je vous ai vu, et par-dessus votre épaule j’ai vu l’homme. Ce n’est qu’après l’avoir vu pendant quelque temps que j’ai commencé à le reconnaître ; mais je l’ai tout de suite, vaguement, associé à vous, et j’ai su qu’il avait, d’une manière ou d’une autre, quelque rapport avec vous, au temps où vous habitiez notre village.

– Comment était-il vêtu ?

– Convenablement, mais sans rien de particulier ; en noir, à ce que je pense.

– Son visage était-il défiguré ?

– Non, je ne crois pas. »

Je ne le croyais pas non plus, bien que dans mon état de préoccupation je n’eusse pas fait beaucoup attention aux gens placés derrière moi ; je pensais cependant qu’il était probable qu’un visage défiguré aurait attiré mon attention.

Quand M. Wopsle m’eut fait part de tout ce qu’il pouvait se rappeler ou de tout ce que je pouvais lui arracher, et quand je lui eus offert un léger rafraîchissement, pour le remettre de ses fatigues de la soirée, nous nous séparâmes. Il était entre minuit et une heure quand j’arrivai au Temple, et les portes étaient fermées. Il n’y avait personne près de moi, ni sur ma route, ni quand j’arrivai à la maison.

Herbert était rentré, et nous tînmes un conseil très-sérieux auprès du feu. Mais il n’y avait rien à faire, si ce n’est de communiquer à Wemmick ce que j’avais découvert ce soir-là, et de lui rappeler que nous attendions sa décision. Comme je pensais que je pourrais le compromettre si j’allais trop souvent à son château, je lui fis cette communication par lettre. Je l’écrivis avant de me mettre au lit, et je sortis pour la mettre à la poste. Personne encore n’était derrière moi. Herbert et moi nous convînmes que nous n’avions rien à faire que d’être très-prudents, et nous fûmes réellement très-prudents, plus que prudents même si c’est possible ; et pour ma part je n’approchais jamais du Bassin aux Écus, excepté quand j’y passais en bateau, et alors je ne regardais le Moulin du Bord de l’Eau que comme j’aurais regardé tout autre chose.

Chapitre XIX. §

La seconde des deux rencontres dont j’ai parlé dans le chapitre précédent arriva une semaine environ après celle-ci. J’avais encore laissé mon bateau au wharf, en aval du pont. L’après-midi n’était pas encore avancée ; je n’avais pas décidé où je dînerais ; j’avais flâné dans Cheapside et j’y flânais encore, le plus inoccupé de tous ceux qui allaient et venaient autour de moi, quand la large main de quelqu’un qui venait derrière moi tomba sur mon épaule. C’était la main de M. Jaggers, et il la passa sous mon bras.

« Puisque nous allons du même côté, Pip, nous pouvons causer ensemble. Où allez-vous ?

– Au Temple, je crois, dis-je.

– Vous ne le savez pas exactement ? dit M. Jaggers.

– Mais, repris-je, heureux pour une fois de pouvoir le forcer à m’interroger, je ne crois pas, car je suis encore indécis.

– Vous allez dîner, dit M. Jaggers, vous ne craignez pas d’admettre cela, je suppose ?

– Non, répondis-je, je ne crains pas d’admettre cela.

– Et vous n’êtes pas invité ?

– Je ne crains pas d’admettre non plus que je ne suis pas invité.

– Alors, dit M. Jaggers, venez dîner avec moi. »

J’allais m’excuser quand il ajouta :

« Wemmick y sera. »

Je changeai donc mon refus en acceptation, les quelques mots que j’avais prononcés pouvant servir de commencement à l’une comme à l’autre phrase. Nous longeâmes Cheapside et nous gagnâmes la Petite Bretagne pendant que les lumières commençaient à jaillir brillamment des devantures des boutiques, et que les allumeurs de réverbères, trouvant à peine assez de place pour poser leurs échelles dans la foule qui montait et descendait continuellement, ouvraient plus d’yeux rouges dans le brouillard qui s’élevait que ma tour, servant de veilleuse, n’avait ouvert d’yeux blancs sur la muraille fantastique des Hummums.

À l’étude de la Petite Bretagne, il y eut le courrier ordinaire, le lavage des mains, le mouchage des chandelles, et la fermeture de la caisse qui terminait les occupations de la journée. Pendant que je me tenais devant le feu de M. Jaggers, sa flamme, en s’élevant et en s’abaissant, donnait aux deux bustes de la tablette la même apparence que s’ils avaient joué avec moi un jeu diabolique et à qui baisserait les yeux le premier. Quand à la paire de grasses et communes chandelles du bureau, elles éclairaient tristement M. Jaggers, qui écrivait dans son coin, et elles étaient décorées de sales feuilles de papier, qui les entouraient comme un linceul en souvenir d’une quantité de clients pendus.

Nous nous rendîmes tous trois ensemble à Gerrard Street dans une voiture de place. Dès que nous y arrivâmes, on servit le dîner. Bien que je n’eusse pas dû songer à faire dans cette maison la moindre allusion aux sentiments que Wemmick professait chez lui, cependant je n’aurais eu aucune objection à rencontrer de temps en temps un coup d’œil amical de sa part. Mais il n’en devait pas être ainsi. Toutes les fois qu’il levait les yeux de dessus la table, c’était pour les porter sur M. Jaggers, et il était sec et froid avec moi comme s’il y eût eu deux Wemmick, et que celui qui était devant moi eût été le mauvais.

« Avez-vous envoyé la lettre de miss Havisham à M. Pip, Wemmick ? demanda M. Jaggers quand nous eûmes commencé à dîner.

– Non, monsieur, répondit Wemmick ; elle allait partir par la poste quand vous êtes entré avec M. Pip dans l’étude, la voici. »

Il la tendit à son patron au lieu de me la donner.

« C’est une lettre de deux lignes, Pip, dit M. Jaggers en me la passant, que m’a envoyée miss Havisham parce qu’elle n’était pas sûre de votre adresse. Elle me dit qu’elle désire vous voir pour une petite affaire dont vous lui aviez parlé. Irez-vous ?…

– Oui, dis-je en jetant les yeux sur la lettre qui était conçue exactement en ces termes.

– Quand croyez-vous pouvoir y aller ?

– J’ai une affaire urgente à terminer, dis-je en regardant Wemmick qui mangeait du poisson, cela m’empêche de pouvoir préciser l’époque, mais peut-être irai-je de suite.

– Si M. Pip a l’intention d’y aller tout de suite, dit Wemmick à M. Jaggers, il n’est pas nécessaire qu’il fasse une réponse, n’est-ce pas ? »

Recevant ceci comme un avertissement qu’il valait mieux ne pas mettre de retard, je décidai que j’irais le lendemain, et je le dis. Wemmick but un verre de vin et regarda M. Jaggers d’un air à la fois boudeur et satisfait, mais il ne me regarda pas.

« Ainsi, Pip, dit M. Jaggers, notre ami Drummle a joué ses cartes et il a gagné la partie. »

Tout ce que je pus faire ce fut d’ébaucher un signe d’assentiment.

« Ah ! c’est un garçon qui promet, dans son genre ; mais il pourrait bien ne pas pouvoir suivre ses inclinations. Le plus fort finira par l’emporter ; mais le plus fort est encore à trouver. S’il allait l’être, et s’il la battait…

– Assurément, interrompis-je la tête et le cœur en feu, vous ne pensez pas qu’il soit assez scélérat pour agir ainsi, monsieur Jaggers ?

– Je n’ai pas dit cela, Pip, je fais une supposition. S’il arrivait à la battre, il se peut qu’il ait la force pour lui ; si c’était une question d’intelligence, il ne le ferait certainement pas. Il serait bien difficile de donner une opinion sur ce qu’un individu de cette espèce peut devenir dans telle circonstance, parce qu’il y a autant de chance pour l’un comme pour l’autre de ces deux résultats.

– Expliquez-moi donc cela.

– Un garçon comme notre ami Drummle, répondit M. Jaggers, ou bat ou rampe. Il peut ramper et se plaindre, ou ramper et ne pas se plaindre, mais il bat ou il rampe. Demandez à Wemmick ce qu’il en pense.

– Il bat ou il rampe, dit Wemmick sans s’adresser à moi le moins du monde.

– Ainsi, voici pour Mrs Bentley Drummle, dit M. Jaggers en prenant une carafe de vin de choix sur son buffet, et remplissant nos verres et le sien, et puisse la question de suprématie se terminer à la satisfaction de madame ! ce ne sera jamais à la satisfaction de madame et de monsieur. Voyons donc, Molly, Molly, Molly, comme vous êtes lente aujourd’hui ! »

Molly était à côté de lui quand il lui adressa la parole, et elle mettait un plat sur la table. Quand elle retira ses mains, elle recula d’un pas ou deux, murmura d’un ton agité quelques mots d’excuse, et un certain mouvement de ses doigts, pendant qu’elle parlait, attira mon attention.

« Qu’y a-t-il ? demanda M. Jaggers.

– Rien, seulement le sujet de votre conversation m’était quelque peu pénible. »

Les doigts de Molly s’agitaient comme lorsque l’on tricote ; elle regardait son maître, ne sachant pas si elle pouvait se retirer, ou s’il avait quelque chose de plus à lui dire, et s’il n’allait pas la rappeler si elle partait. Son regard était très-perçant ; bien certainement j’avais vu de tels yeux et de telles mains tout récemment, en une occasion mémorable !

Il la renvoya, et elle sortit vivement de la chambre ; mais elle resta devant moi aussi distinctement que si elle eût été encore là. Je regardais ces yeux, je regardais ces mains, je regardais ces cheveux flottants, et je les comparais à d’autres yeux, à d’autres mains, à d’autres cheveux que je connaissais, et je pensais à ce que tout cela pourrait être après vingt années d’une vie orageuse avec un mari brutal. Je regardai encore les yeux et les mains de la gouvernante, et je pensai à l’inexplicable sentiment qui s’était emparé de moi la dernière fois que je m’étais promené avec quelqu’un dans le jardin abandonné et à travers la brasserie en ruines, je pensais comment le même sentiment m’était revenu quand j’avais vu un visage me regarder et une main me faire des signes par la portière de la voiture ; et comment il était revenu encore une fois, et m’avait traversé comme l’éclair quand j’avais passé dans une voiture, n’étant pas seul, à travers l’éclat soudain d’une lumière dans une rue obscure, je pensais comment un anneau d’affinité qui manquait m’avait empêché de reconnaître cette identité au théâtre, et comment cet anneau qui manquait auparavant, avait été rivé par moi maintenant que je passais par hasard du nom d’Estelle aux doigts qui remuaient comme s’ils tricotaient et aux yeux attentifs, et je fus parfaitement convaincu que cette femme était la mère d’Estelle.

M. Jaggers m’avait vu avec Estelle, et il n’était pas probable que des sentiments que je ne m’étais pas donné la peine de cacher lui eussent échappé. Il fit un signe d’assentiment quand je dis que ce sujet m’était pénible, me frappa sur l’épaule, fit circuler le vin encore une fois, et continua son dîner.

Seulement deux fois encore la gouvernante reparut, et alors son séjour dans la salle fut très-court, et M. Jaggers se montra avec elle. Mais ses mains étaient les mains d’Estelle, et ses yeux étaient les yeux d’Estelle, et, quand elle aurait reparu cent fois je n’aurais été ni plus ni moins certain que ma conviction était la vérité.

Ce fut une soirée bien triste, car Wemmick buvait son vin quand la carafe passait devant lui comme s’il eût rempli un devoir, juste comme il aurait pu prendre son salaire, le premier du mois, et, les yeux sur son chef, il se tenait perpétuellement prêt à subir un contre-interrogatoire. Quand à la quantité de vin, sa bouche était aussi indifférente et prête que toute autre boîte aux lettres à recevoir sa quantité de lettres. À mon point de vue, il fut tout le temps le mauvais Wemmick, et du Wemmick de Walworth, il n’avait que l’enveloppe.

Wemmick et moi nous prîmes congé de bonne heure et nous partîmes ensemble. Même en cherchant à tâtons nos chapeaux parmi la provision de bottes de M. Jaggers, je sentis que le vrai Wemmick était en train de revenir ; et nous n’eûmes pas parcouru douze mètres de Gerrard Street, dans la direction de Walworth, que je me trouvai marchant bras dessus bras dessous avec le bon Wemmick, et que le mauvais s’était évaporé dans l’air du soir.

« Eh bien ! dit Wemmick, c’est fini. C’est un homme surprenant qui n’a pas son pareil au monde ; mais il faut se serrer quand on dîne avec lui, et je dîne bien mieux quand je ne suis pas serré. »

Je sentais que c’était bien là le cas, et je le lui dis.

« Je ne le dirais pas à d’autre qu’à vous, répondit-il, mais je sais que ce qui se dit entre vous et moi ne va pas plus loin.

– Avez-vous jamais vu la fille adoptive de miss Havisham, Mrs Bentley Drummle ? lui demandai-je.

– Non, » me répondit-il.

Pour éviter de paraître trop brusque, je lui parlai de son père et de miss Skiffins. Il prit un air fin quand je prononçai le nom de miss Skiffins, et s’arrêta dans la rue pour se moucher, avec un mouvement de tête et un geste qui n’étaient pas tout à fait exempts d’une secrète fatuité.

« Wemmick, dis-je, vous souvenez-vous de m’avoir dit, avant que j’allasse pour la première fois au domicile privé de M. Jaggers, de faire attention à sa gouvernante ?

– Vous l’ai-je dit, répliqua-t-il ; ma foi, je crois que oui ; le diable m’emporte ajouta-t-il tout à coup, je crois que je l’ai dit ! Il me semble que je ne suis pas encore tout à fait desserré.

– Vous l’avez appelée une bête féroce apprivoisée, dis-je.

– Et vous, comment l’appelez-vous ? dit-il.

– La même chose. Comment M. Jaggers l’a-t-il apprivoisée, Wemmick ?

– C’est son secret ; il y a de longues années qu’elle est avec lui.

– Je voudrais que vous me disiez son histoire : j’ai un intérêt tout particulier à la connaître. Vous savez que ce qui se dit entre nous ne va pas plus loin.

– Eh bien ! répliqua Wemmick, je ne sais pas son histoire, c’est-à-dire que je n’en sais pas tous les détails ; mais ce que j’en sais, je vais vous le dire. Nous sommes toujours dans nos capacités privées et personnelles.

– Bien entendu.

– Il y a une vingtaine d’années, cette femme fut jugée à Old Bailey pour meurtre et fut acquittée. C’était une très-belle jeune femme, et je crois qu’elle avait un peu de sang bohémien dans les veines. N’importe comment, il était assez chaud quand elle était excitée.

– Mais elle fut acquittée.

– M. Jaggers était pour elle, continua Wemmick avec un regard plein de signification, et il plaida sa cause d’une manière tout à fait surprenante. C’était une cause désespérée. Il n’était alors comparativement qu’un commençant, et sa plaidoirie fit l’admiration de tout le monde ; de fait, on peut presque dire que c’est cette affaire qui l’a posé. Il la plaida lui-même au bureau de police, jour par jour, pendant longtemps, luttant même contre le renvoi devant le tribunal, et le jour du jugement, où il ne pouvait plaider lui-même, il se tint près de l’avocat, et, chacun le sait, c’est lui qui mit tout le sel et le poivre. La personne assassinée était une femme, une femme qui avait une dizaine d’années de plus que la gouvernante, et qui était bien plus grande et bien plus forte. C’était un cas de jalousie. Toutes deux avaient mené une vie déréglée, et cette femme avait été mariée très-jeune sous le manche à balai (comme nous disons) à un coureur, et c’était une vraie furie en matière de jalousie. La femme assassinée, mieux assortie à l’homme, certainement par rapport à l’âge, fut trouvée morte dans une grange, près de Hounslow Heath. Il y avait eu une lutte violente, un combat peut-être. Elle était contusionnée, égratignée et déchirée ; elle avait été prise à la gorge, et enfin étouffée. Or, il n’y avait aucune preuve pour faire soupçonner une autre personne que cette femme, et c’est principalement sur l’impossibilité pour elle d’avoir commis le meurtre, que M. Jaggers la défendait. Vous pouvez être certain, dit Wemmick en me touchant le bras, qu’il ne fit alors aucune allusion à la force de ses poignets, bien qu’il en fasse quelquefois maintenant. »

J’avais raconté à Wemmick qu’il lui avait fait nous montrer ses poignets le jour du dîner.

« Eh bien, monsieur, continua Wemmick, il arriva… il arriva… devinez-vous ? Que cette femme fut habillée avec tant d’artifice, depuis le jour de son arrestation, qu’elle parut bien plus faible qu’elle ne l’était réellement ; ses manches surtout avaient été si habilement arrangées, que ses bras avaient une apparence tout à fait délicate. Elle avait seulement une ou deux contusions sur sa personne, et ne paraissait pas avoir été frappée à coups de pied, mais le dessus de ses mains était égratigné, et l’on se demandait si cela avait été fait avec les ongles. Alors M. Jaggers démontra qu’elle avait passé au milieu d’une très-grande quantité d’épines, qui n’étaient pas aussi hautes que sa tête, mais qu’elle ne pouvait les avoir traversées sans qu’elles eussent déchiré ses mains, et l’on trouva des parcelles de ces épines dans sa peau, et l’on s’en servit comme de preuves, aussi bien que du fait que les épines en question, après examen, avaient été trouvées brisées pour avoir été traversées, et qu’elles avaient conservé, çà et là quelques lambeaux de vêtements et des petites tâches de sang ; mais le point le plus hardi qu’il présenta fut celui-ci. On avait essayé d’établir comme preuve de sa jalousie, qu’elle était fortement soupçonnée d’avoir, vers cette même époque, et pour se venger de son amant, fait périr l’enfant qu’elle avait eu de lui, enfant âgé de trois ans. Voici de quelle manière M. Jaggers s’en tira : « Nous disons que ce ne sont pas là des marques d’ongles, mais des marques d’épines, et nous vous montrons les épines. Vous dites que ce sont des marques d’ongles, et vous avancez l’hypothèse qu’elle a fait périr son enfant. Vous devez accepter toutes les conséquences de cette hypothèse. D’après ce que nous en savons, elle peut avoir fait périr son enfant, et l’enfant, en saisissant ses mains, peut les avoir égratignées. Eh bien ! alors, pourquoi ne la jugez-vous pas pour le meurtre de son enfant ? Quant aux égratignures, si vous y tenez, nous disons que, d’après ce que nous savons, vous pouvez vous en rendre compte, prenant pour sûreté de votre argument que vous ne l’avez pas inventé. » Pour conclure, monsieur dit Wemmick, M. Jaggers était à lui seul beaucoup plus fort que tous les jurés ensemble, et ils se laissèrent convaincre.

– A-t-elle toujours été à son service depuis ?

– Oui, mais non seulement cela, dit Wemmick, elle est entrée à son service immédiatement après son acquittement, aussi calme et aussi docile qu’elle l’est maintenant. On lui a appris depuis une chose ou une autre pour faire son service, mais elle fut apprivoisée dès le commencement.

– Vous souvenez-vous du sexe de l’enfant ?

– On a dit que c’était une fille.

– Vous n’avez plus rien à me dire ce soir ?

– Rien ; j’ai reçu votre lettre, et je l’ai détruite. Rien. »

Nous échangeâmes un bonsoir affectueux, et je rentrai chez moi avec un nouvel aliment pour mes pensées, mais sans soulagement des anciennes.

Chapitre XX. §

Mettant la lettre de miss Havisham dans ma poche, afin qu’elle pût me servir de lettre de créance pour reparaître à Satis House dans le cas où sa mauvaise humeur la conduirait à montrer de la surprise en me voyant revenir si tôt, je repartis le lendemain par la voiture. Je mis pied à terre à la maison de la Mi-Voie, j’y déjeunai et je fis à pied le reste de la route ; car je tenais à entrer en ville tranquillement par les chemins peu fréquentés et en sortir de la même manière.

Le jour commençait à baisser quand je passai dans les petites ruelles tranquilles où l’écho seul répète le bruit de la Grande Rue. Les enfoncements des ruines, où les vieux moines avaient autrefois leurs réfectoires et leurs jardins, et dont les fortes murailles se prêtaient maintenant à servir d’humbles remises et d’écuries, étaient presque aussi silencieux que les vieux moines dans leurs tombeaux. Au moment où je pressais le pas pour éviter d’être observé, les cloches de la cathédrale prirent tout d’un coup pour moi un son plus triste et plus lointain qu’elles n’avaient jamais eu auparavant ; de même, les sons du vieil orgue arrivaient à mes oreilles comme une musique funèbre, et les oiseaux, en voltigeant autour de la tour grise, et en se balançant dans les grands arbres dépouillés du Prieuré, semblaient me crier que la maison était changée, et qu’Estelle en était partie pour toujours.

Une vieille femme, que je connaissais déjà comme une des servantes qui habitaient la maison supplémentaire, au delà de la cour de derrière, m’ouvrit la porte. La chandelle allumée était dans le passage sombre. Comme autrefois, je la pris et montai seul l’escalier. Miss Havisham n’était pas dans sa chambre, mais dans l’autre grande chambre, de l’autre côté du palier. Regardant à l’intérieur, après avoir frappé en vain, je la vis tout près du foyer, assise sur une chaise tout usée, et perdue dans la contemplation du feu couvert de cendres.

Faisant comme j’avais fait souvent, j’entrai et me tins debout près de la vieille cheminée où elle pouvait me voir lorsqu’elle lèverait les yeux. Il y avait dans toute sa personne un air d’affaissement extrême qui m’émut jusqu’à la compassion, quoiqu’elle m’eût fait plus de mal que je ne pouvais dire. Comme j’étais là, la plaignant et pensant qu’avec le temps, j’étais aussi devenu partie de la ruine de cette maison, ses yeux se portèrent sur moi. Elle me regarda fixement et dit à voix basse :

« Est-ce possible ?

– C’est moi, Pip. M. Jaggers m’a remis votre lettre hier, et je n’ai pas perdu de temps.

– Merci !… merci !… »

Approchant du feu une des autres chaises dégarnies, et m’asseyant, je remarquai sur son visage une expression nouvelle, comme si elle avait peur de moi.

« J’ai besoin, dit-elle, de continuer le sujet dont vous m’avez parlé la dernière fois que vous êtes venu ici, et de vous montrer que je ne suis pas de marbre… Mais peut-être vous ne croirez jamais maintenant qu’il y ait quelque chose d’humain dans mon cœur ? »

Quand j’eus dit quelques paroles pour la rassurer, elle étendit sa main droite toute tremblante, comme si elle allait me toucher, mais elle la retira avant que j’eusse compris son mouvement ou su comment l’accueillir.

« Vous avez dit, en parlant de votre ami, qu’il vous était possible de me dire comment je pourrais faire quelque chose d’utile et de bon, quelque chose que vous désirez qui soit fait, n’est-ce pas ?

– Quelque chose que j’aimerais beaucoup voir faire, oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup !

– Qu’est-ce que c’est ? »

Je commençai à lui expliquer l’histoire secrète de la position commerciale que j’avais voulu créer à Herbert. Mais je n’étais pas encore bien avancé quand je jugeai, à son air, qu’elle pensait à moi d’une manière vague, plutôt qu’à ce que je disais. Cela me parut ainsi ; car lorsque je cessai de parler, il se passa bien des moments avant qu’elle témoignât qu’elle s’en était aperçue.

« Vous arrêtez-vous, me demanda-t-elle enfin, en ayant l’air d’avoir peur de moi, parce que vous me haïssez trop pour supporter de me parler ?

– Non, non, répondis-je, comment pouvez-vous penser cela, miss Havisham ? Je me suis arrêté parce que j’ai supposé que vous n’écoutiez pas ce que je disais.

– C’est peut-être vrai, répondit-elle, en portant une main à sa tête. Recommencez, je vais regarder autre chose, attendez ! Dites maintenant. »

Elle posa ses mains sur sa canne, de la manière résolue qu’elle prenait quelquefois et regarda le feu ; son visage exprimait fortement l’effort qu’elle faisait pour être attentive. Je continuai mon explication, et je lui dis comment j’avais espéré pouvoir arriver à établir Herbert avec mes propres ressources, mais comment j’avais été désappointé. Cette partie du sujet (je le lui rappelai) contenait des matières qui ne pouvaient faire partie de mes explications ; car elles se liaient aux secrets importants d’une autre.

« Ah ! dit-elle en faisant un signe d’assentiment, mais sans me regarder. Et combien d’argent faut-il pour compléter ce que vous désirez ? »

J’étais un peu effrayé de fixer le chiffre, car il sonnait assez rondement.

« Neuf cents livres, dis-je cependant.

– Si je vous donne l’argent pour votre projet, garderez-vous mon secret comme vous avez gardé le vôtre ?

– Tout aussi fidèlement.

– Et votre esprit sera plus calme ?

– Beaucoup plus calme ?

– Êtes-vous bien malheureux maintenant ? »

Elle me fit encore cette question sans me regarder, mais avec un ton de sympathie peu ordinaire. Il me fut impossible de répondre à ce moment, car la voix me manquait. Elle passa son bras gauche sous la tête recourbée de sa canne, et y appuya doucement son front.

« Je suis loin d’être heureux, miss Havisham ; mais j’ai d’autres causes d’inquiétudes que toutes celles que vous connaissez : ce sont les secrets dont je vous ai parlé. »

Peu d’instants après, elle leva la tête et regarda de nouveau le feu.

« C’est généreux à vous de me dire que vous avez d’autres causes d’inquiétudes, mais est-ce vrai ?

– Trop vrai.

– Pip, ne puis-je donc vous servir qu’en rendant service à votre ami ? En considérant cela comme fait, n’y a-t-il rien que je puisse faire pour vous ?

– Rien. Je vous remercie pour cette question, et je vous remercie davantage encore pour la manière dont vous me la faites, mais il n’y a rien que vous puissiez faire pour moi. »

Alors elle se leva de sa chaise et chercha, dans la chambre délabrée, ce qu’il fallait pour écrire. Ne trouvant rien, elle tira de sa poche plusieurs tablettes d’ivoire jaune, montées sur or terni, et écrivit dessus avec un crayon qu’elle prit dans un étui en or terni qui pendait à son cou.

« Vous êtes toujours dans de bons termes avec M. Jaggers ?

– Très-bons, j’ai dîné avec lui hier.

– Ceci est une autorisation pour qu’il vous paye cet argent que vous dépenserez pour votre ami comme vous l’entendrez, sans en être responsable. Je ne garde pas d’argent ici ; mais si vous préférez que Jaggers ne sache rien de l’affaire, je vous l’enverrai.

– Je vous remercie, miss Havisham, je n’ai pas la moindre objection à recevoir cet argent des mains de M. Jaggers. »

Elle me lut ce qu’elle avait écrit. C’était clair et précis, et évidemment rédigé de manière à empêcher tout soupçon que je voulais tirer profit de l’argent que je recevais. Je pris les tablettes de sa main. Elle tremblait encore, et elle trembla encore davantage lorsqu’elle ôta la chaîne à laquelle le crayon était attaché et la mit dans la mienne, le tout sans me regarder.

« Mon nom est sur la première feuille. Si vous pouvez jamais écrire sous mon nom : « Je lui pardonne, » bien que depuis longtemps mon cœur brisé ne soit plus que poussière, je vous en prie, faites-le.

– Ô miss Havisham ! dis-je, je le puis maintenant. Il y a eu de fatales méprises, et ma vie a été une vie ingrate et aveugle, et j’ai trop besoin de pardon et de conseils pour agir durement avec vous. »

Elle leva pour la première fois la tête sur moi depuis qu’elle l’avait détournée, et, à mon grand étonnement, je puis même ajouter à ma terreur extrême, elle tomba à genoux à mes pieds, les mains jointes levées vers moi, comme elle avait dû les lever vers le ciel à côté de sa mère, lorsque son pauvre cœur était encore tout jeune et tout naïf.

En la voyant avec ses cheveux blancs et sa figure flétrie, agenouillée à mes pieds, je ressentis une secousse dans tout le corps. Je la suppliai de se lever et je la pris dans mes bras pour l’aider, mais elle ne fit que presser celle de mes mains qu’elle put saisir le plus facilement ; elle y appuya sa tête et pleura. Jamais jusqu’à ce moment je ne l’avais vue verser une larme, et dans l’espoir que quelque consolation lui ferait du bien, je me penchai sur elle sans parler. Elle n’était plus agenouillée alors, mais tout affaissée sur le plancher.

« Oh ! criait-elle désespérée, qu’ai-je fait ?… qu’ai-je fait ?…

– Si vous voulez parler, miss Havisham, du mal que vous m’avez fait, laissez-moi vous répondre : très-peu… Je l’aurais aimée dans n’importe quelle circonstance… Est-elle mariée ?…

– Oui. »

C’était une question inutile, car une désolation nouvelle dans cette maison me l’avait appris.

« Qu’ai-je fait !… qu’ai-je fait !… »

Elle se tordait les mains, elle arrachait ses cheveux blancs et elle répétait ce cri sans cesse et toujours :

« Qu’ai-je fait !… qu’ai-je fait !… »

Je ne savais que lui répondre ni comment la consoler. Qu’elle eût fait une chose horrible en prenant une enfant impressionnable pour la former dans le moule où son furieux ressentiment, son amour dédaigné et son orgueil blessé trouvaient une vengeance, je le savais parfaitement ; qu’en repoussant la lumière du soleil, elle avait repoussé infiniment plus ; que, dans la retraite où elle s’était confinée, elle s’était privée de mille influences naturelles et salutaires ; que son esprit, entretenu dans la solitude, fût devenu affecté comme le sont et doivent l’être et le seront tous les esprits qui renversent l’ordre indiqué par leur Créateur : je le savais également bien. Et cependant pouvais-je la regarder sans compassion, en voyant son châtiment et le malheur dans lequel elle se trouvait, et sa profonde incapacité de vivre sur cette terre où elle était placée, dans la vanité de la douleur qui était devenue chez elle une monomanie, comme la vanité de la pénitence, la vanité du remords, la vanité de l’indignité et tant d’autres monstrueuses vanités qui ont été des malédictions en ce monde ?

« Jusqu’au moment où vous lui avez parlé l’autre jour, et où j’ai vu en vous, dans une glace qui me montrait ce que j’avais autrefois souffert moi-même, je ne sais pas ce que j’ai fait… Qu’ai-je fait !… Qu’ai-je fait !… »

Et elle répéta ces mots vingt fois, cinquante fois de suite.

« Miss Havisham, dis-je, quand son cri s’éteignit, vous pouvez m’éloigner de votre esprit et de votre conscience ; mais pour Estelle c’est tout différent, et si vous pouvez diminuer un peu le mal que vous lui avez fait, en changeant une partie de sa véritable nature, il vaut mieux le faire que de vous lamenter sur le passé pendant cent ans.

– Oui ! oui ! je le sais ; mais Pip… mon cher Pip !… – Il y avait un élan de compassion toute féminine dans sa nouvelle affection pour moi – Mon cher Pip, croyez bien que lorsqu’elle est venue à moi, je voulais la sauver d’un malheur semblable au mien. D’abord, je ne voulais rien de plus.

– Bien ! bien ! dis-je, je l’espère.

– Mais lorsqu’elle a grandi en promettant d’être belle, j’ai peu à peu fait pire, et avec mes louanges, avec mes bijoux, avec mes leçons et avec ce fantôme de moi-même, toujours devant elle pour l’avertir de bien profiter de mes leçons, je lui dérobai son cœur et mis de la glace à sa place.

– Mieux eût valu, ne pus-je m’empêcher de dire, lui laisser son cœur naturel, quand il aurait dû être meurtri et brisé. »

Sur ce, miss Havisham me regarda d’un air distrait pendant un moment, puis elle reprit encore :

« Qu’ai-je fait !… qu’ai-je fait !… Si vous saviez mon histoire, dit-elle, vous auriez un peu pitié de moi et vous me comprendriez mieux.

– Miss Havisham, répondis-je aussi délicatement que je pus le faire, je crois pouvoir dire que je pense connaître votre histoire, et je l’ai connue depuis la première fois que j’ai quitté ce pays. Elle m’a inspiré une grande compassion, et je crois la comprendre, ainsi que ses influences. Ce qui s’est passé entre nous m’autorise-t-il à vous adresser une question relative à Estelle, non sur ce qu’elle est, mais sur ce qu’elle était, quand elle vint ici pour la première fois ? »

Miss Havisham était assise à terre, les bras sur la chaise en lambeaux, et la tête appuyée sur ses bras ; elle me regarda en plein quand je dis ceci, puis elle répondit :

« Continuez.

– De qui Estelle était-elle fille ? »

Elle secoua la tête.

« Vous ne savez pas ? »

Elle secoua de nouveau la tête.

« Mais M. Jaggers l’a-t-il amenée ou envoyée ici ?

Il l’a amenée ici.

Voulez-vous me dire comment cela s’est fait ? »

Elle répondit à voix basse et avec beaucoup de précaution :

« Il y avait longtemps que j’étais renfermée dans ces chambres (je ne sais pas combien il y avait de temps), quand je lui dis que je désirais avoir une jeune fille que je pusse élever, aimer et sauver de mon malheureux sort. Je l’avais vu pour la première fois lorsque je l’avais fait demander pour rendre cette maison solitaire, ayant lu son nom dans les journaux avant que le monde et moi ne nous fussions séparés. Il me dit qu’il chercherait dans ses connaissances une petite orpheline. Un soir, il l’amena ici endormie, et je l’appelai Estelle.

– Puis-je vous demander quel âge elle avait alors ?

– Deux ou trois ans ; elle-même ne sait rien, si ce n’est qu’elle était orpheline, et que je l’adoptai. »

J’étais si convaincu que la femme que j’avais vue était sa mère, que je ne demandai aucune preuve pour bien établir le fait dans mon esprit. Mais, pour tout le monde, je le pensais du moins, la parenté était claire et évidente.

Que pouvais-je espérer faire de plus en prolongeant cette entrevue : j’avais réussi en ce qui concernait Herbert ; miss Havisham m’avait dit tout ce qu’elle savait d’Estelle ; j’avais fait et dit tout ce que je pouvais pour calmer son esprit : peu importe ce que nous ajoutâmes en nous séparant ; nous nous séparâmes.

Le jour touchait à sa fin quand je descendis l’escalier et me retrouvai à l’air naturel. Je dis à la femme qui m’avait ouvert la porte lorsque j’étais entré, que je ne voulais pas la déranger en ce moment, mais que j’allais faire un tour dans la maison avant de partir, car j’avais le pressentiment que je n’y reviendrais jamais, et je sentis que le jour qui s’éteignait convenait à ma dernière visite.

À travers l’amas de fûts sur lesquels j’avais couru, il y avait si longtemps, et sur lesquels la pluie de plusieurs années était tombée depuis, les pourrissant en beaucoup d’endroits et laissant des marais et des étangs en miniature sur ceux qui se trouvaient encore debout, je gagnai le jardin dévasté. J’en fis le tour, je passai par le coin où Herbert et moi nous nous étions battus ; par les allées où Estelle et moi nous avions marché. Tout était bien froid… bien solitaire… bien triste !…

Prenant pour revenir par la brasserie, je levai le loquet rouillé d’une petite porte donnant sur le jardin, et je le traversai. J’allais sortir par la porte opposée, difficile à ouvrir maintenant, car le bois humide avait joué et gonflé ; les gonds ne tenaient plus, et le seuil était encombré par une énorme crue de champignons. Quand je tournai la tête pour regarder derrière moi, un souvenir d’enfance revint avec une force remarquable, au moment même de ce léger mouvement, et je m’imaginai voir miss Havisham pendue à la poutre. Si forte fut cette impression, que je restai sous la poutre, tremblant des pieds à la tête, avant de voir que c’était une hallucination, quoique certainement je me trouvasse là depuis un instant.

La tristesse du lieu et de l’heure et la grande terreur causée par cette illusion, bien que momentanée, me causèrent une crainte indescriptible quand je passai entre les deux portes en bois où autrefois je m’étais arraché les cheveux, après qu’Estelle eut déchiré mon cœur. Passant alors dans la première cour, j’hésitai si j’appellerais la femme pour me faire sortir par la porte fermée dont elle avait la clef, ou si je monterais d’abord pour m’assurer si miss Havisham était aussi tranquille que lorsque je l’avais quittée. Je pris cette dernière résolution, et je montai.

Je regardai dans la chambre où je l’avais laissée, et je la vis assise dans le fauteuil déchiré, sur le foyer, tout près du feu, et me tournant le dos. Au moment où je retirais ma tête pour m’éloigner tranquillement, je vis une grande flamme s’élever. Au même instant, je la vis accourir vers moi en criant, enveloppée d’un tourbillon de flammes qui s’élevait au-dessus de sa tête au moins d’autant de pieds qu’elle était haute.

J’avais un manteau à double collet, et sur mon bras un autre paletot épais. Je les saisis, je l’en entourai, je la jetai à terre et eux par-dessus ; puis je tirai la grande nappe qui était sur la table dans le même but, et avec elle tout le tas de moisissures du milieu, et toutes les vilaines choses qui s’y abritaient. Nous étions tous deux à terre, luttant comme des ennemis acharnés, et plus je la couvrais, plus elle criait et essayait de se débarrasser de moi. Comment le feu avait-il pris chez miss Havisham ? Je le sais par ce qui en résulta, mais non par ce que j’en sentis, ou pensai, ou sus, ou fis… Je ne sus rien jusqu’au moment où j’appris que nous étions sur le plancher, près de la grande table, et que je vis voler dans l’air enfumé des flammèches et des morceaux encore allumés, qui un moment auparavant, avaient été sa robe de noce fanée.

Alors je regardai autour de moi, et je vis les perce-oreilles et les araignées courant en désordre sur le plancher, et les domestiques qui arrivaient hors d’haleine en poussant des cris à la porte. Je tenais miss Havisham de toutes mes forces, malgré elle, comme un prisonnier qui pouvait s’échapper, et je ne suis pas certain si je savais qui elle était, pourquoi nous luttions, qu’elle avait été en flammes et que les flammes étaient éteintes, jusqu’au moment où je vis que les flammèches qui avaient été sur ses vêtements n’étaient plus allumées mais tombaient en pluie noire autour de nous.

Elle était insensible, et je craignais de la remuer ou même de la toucher. On envoya chercher des secours et je la tins jusqu’à ce qu’il arrivât, comme si je m’imaginais follement (je crois que je le fis) que si je la laissais aller le feu allait reparaître et la consumer. Quand je me levai, à l’arrivée du médecin et de son aide, je fus surpris de voir que j’avais les deux mains brûlées, car je n’avais senti aucune douleur.

L’examen montra qu’elle avait reçu des blessures sérieuses, mais qui, par elles-mêmes, étaient loin d’ôter tout espoir. Le danger résidait surtout dans la violence de la secousse morale. D’après l’ordre du médecin, on établit miss Havisham sur la grande table qui justement convenait parfaitement pour le pansement de ses blessures. Quand je la revis, une heure après, elle était réellement couchée où je l’avais vue frapper avec sa canne, et où je lui avais entendu dire qu’elle serait couchée un jour.

Bien que tous les vestiges de ses vêtements de fête fussent brûlés, à ce qu’on me dit, elle avait encore quelque chose de son vieil air de fiancée, car on l’avait couverte jusqu’à la gorge avec de la ouate blanche, et couchée sous un drap blanc qui recouvrait le tout, et elle conservait encore l’air du fantôme de quelque chose qui a été et qui n’est plus.

J’appris, en questionnant les domestiques, qu’Estelle était à Paris, et je fis promettre au médecin qu’il lui écrirait par le prochain courrier. Quand à la famille de miss Havisham, je pris sur moi, ne voulant communiquer qu’avec M. Mathieu Pocket, de laisser celui-ci s’arranger comme il le jugeait convenable pour informer les autres parents. Je lui écrivis le lendemain par l’entremise d’Herbert, aussitôt que je rentrai en ville.

Il y eut du mieux ce soir là quand elle parla à tous de ce qui était arrivé quoiqu’avec une certaine vivacité fébrile. Vers minuit, miss Havisham commença à déraisonner, et après cela elle arriva graduellement à répéter un nombre de fois indéfini, d’une voix basse et solennelle : « Qu’ai-je fait ! » Puis : « Quand elle vint près de moi, je voulais la sauver d’un malheur semblable au mien ; » ensuite : « Prenez ce crayon et écrivez sous mon nom : Je lui pardonne ! » Elle ne changeait jamais l’ordre de ces phrases, mais quelquefois elle oubliait un mot de l’une d’elles ; elle n’ajoutait jamais un autre mot, mais elle laissait une interruption et passait au mot suivant.

Comme je n’avais rien à faire là, et que j’avais à Londres une raison pressante d’inquiétude et de crainte, que ses divagations même ne pouvaient chasser de mon esprit, je décidai pendant la nuit que je m’en irais par la voiture du lendemain matin, mais que je marcherais un mille ou deux, et que je serais recueilli par la voiture, en dehors de la ville. Donc, vers six heures du matin, je me penchai sur miss Havisham, touchai son front de mes lèvres, au moment même où elles disaient, sans prendre garde à mon baiser :

« Prenez le crayon, et écrivez sous mon nom : « Je lui pardonne ! »

C’était la première et la dernière fois que je l’embrassai ainsi. Et jamais plus je ne la revis.

Chapitre XXI. §

Mes mains avaient été pansées deux ou trois fois pendant la nuit, et encore dans la matinée ; mon bras gauche était brûlé jusqu’au coude, et moins fortement jusqu’à l’épaule ; c’était très-douloureux, mais les flammes avaient porté dans cette direction, et je rendais grâce au ciel que cela ne fût pas plus grave. Ma main droite n’était pas assez sérieusement brûlée pour m’empêcher de remuer les doigts ; elle était bandée, bien entendu, mais d’une manière moins gênante que ma main et mon bras gauches. Je portais ceux-ci en écharpe, et je ne pouvais mettre mon paletot que comme un manteau libre sur mes épaules, et fixé au cou ; mes cheveux avaient souffert du feu, mais ma tête et mon visage étaient saufs.

Quand Herbert fut allé à Hammersmith et eut vu son père, il revint me voir, et passa la journée à me soigner. C’était le plus tendre des garde-malades ; à certains moments, il m’enlevait mes bandages, les trempait dans un liquide réfrigérant qui était tout prêt, et les replaçait avec une tendresse patiente, dont je lui étais profondément reconnaissant.

D’abord en me tenant tranquillement étendu sur le sofa, je trouvai extrêmement difficile je pourrais dire impossible de me débarrasser de l’impression de l’éclat des flammes, de leur vivacité, de leur bruit et de l’horrible odeur de brûlé. Si je m’assoupissais une minute, j’étais réveillé par les cris de miss Havisham, je la voyais courir vers moi avec ses hautes flammes au-dessus de sa tête. Cette souffrance de l’esprit était bien plus dure à supporter que toutes les douleurs corporelles que j’endurais, et Herbert, voyant cela, fit tout ce qu’il put pour tenir mon attention occupée.

Nous ne parlions ni l’un ni l’autre du bateau, mais tous deux nous y pensions ; cela se voyait à l’empressement que nous mettions à éviter ce sujet, et par notre convention – convention tacite – de faire du rétablissement de mes mains une question, non pas de semaines, mais d’heures.

Ma première question, quand je sentis qu’Herbert avait été aux nouvelles, fut, bien entendu, de lui demander si tout allait bien en aval du fleuve ? Comme il me répondit affirmativement, avec une gaieté et une confiance parfaites, nous ne reprîmes ce sujet que lorsque le jour commença à baisser. Mais alors, comme Herbert changeait les bandages, plutôt à la lueur du feu, qu’à la lueur du dehors, il y revint spontanément.

« Hier soir, je suis resté avec Provis, deux bonnes heures, Haendel.

– Où était Clara ?

– Chère petite créature ! dit Herbert. Elle est montée et descendue allant et venant chez son père toute la soirée. Il frappait perpétuellement au plancher, dès qu’il la perdait de vue un instant. Je doute cependant qu’il puisse tenir longtemps. Que voulez-vous : avec du rhum et du poivre, du poivre et du rhum ? Je crois que bientôt il ne frappera plus.

– Et alors, vous vous marierez, Herbert ?

– Comment pourrai-je prendre soin de cette chère enfant autrement ? Étendez votre bras sur le dos du sofa, mon cher ami, je vais m’asseoir là, et ôter le bandage si graduellement et si doucement, que vous ne saurez pas quand il sera enlevé. Je parlais de Provis : savez-vous, Haendel, qu’il gagne ?

– Je vous ai dit que je le croyais plus doux, la dernière fois que je l’ai vu.

– Vous me l’avez dit, et c’est la vérité. Il s’est montré très-communicatif hier soir, et il m’en a plus dit qu’il ne m’en avait dit de sa vie. Vous vous souvenez qu’il a parlé ici d’une femme avec laquelle il a eu bien des tracas ?… Est-ce que je vous ai fait mal ? »

J’avais fait un mouvement, non à son toucher, mais à ses paroles, qui m’avaient fait tressaillir.

« J’avais oublié cela, Herbert, mais je m’en souviens, maintenant que vous en parlez.

– Eh bien ! il est entré dans cette phase de sa vie, et c’est une phase bien sombre et bien affreuse. Vous la dirai-je ? Cela ne vous fatiguera-t-il pas maintenant ?

– Dites-moi tout, quand même ; répétez-moi chaque mot ! »

Herbert se pencha en avant pour regarder de plus près, comme si ma réponse avait été plus prompte et plus vive qu’il ne s’y était attendu.

« Votre tête est-elle calme ? dit-il en la touchant.

– Parfaitement, dis-je, racontez-moi ce qu’a dit Provis, mon cher Herbert.

– Il paraît… dit Herbert. – voilà ce qui s’appelle ôter délicatement un bandage, et maintenant voici la blessure à l’air : ça vous fait frissonner d’abord, mon cher ami, n’est-ce pas ? mais cela vous fera du bien tout à l’heure. – Il paraît que la femme était une jeune femme et une femme jalouse, et une femme vindicative… vindicative, Herbert, au dernier degré.

– Quel dernier degré ?

– Jusqu’au meurtre ! – Est-ce que c’est trop froid sur la partie sensible ?

– Je ne le sens pas. Comment a-t-elle tué ?… Qui a-t-elle tué ?…

– Son action ne mérite peut-être pas un nom aussi terrible, dit Herbert ; mais elle a été jugée pour cela, et c’est M. Jaggers qui l’a défendue, et le bruit de cette défense fit connaître son nom à Provis. La victime était une autre femme, plus forte, et il y avait eu lutte dans une grange. Qui avait commencé ? Qui avait tort ou raison ? Il y avait doute. Mais comment cela avait fini, ce n’était pas douteux ; car on trouva la victime étranglée.

– La femme fut-elle déclarée coupable ?

– Non ; elle fut acquittée. – Mon pauvre Haendel, je vous fais mal ?

– Il est impossible d’être plus doux, Herbert ; oui. – Et ensuite…

– Cette jeune femme acquittée et Provis, dit Herbert, avaient un petit enfant, un petit enfant que Provis aimait excessivement. Le soir de la même nuit où l’objet de sa jalousie fut étranglée, comme je vous l’ai dit, la jeune femme se présenta devant Provis un seul moment, et jura qu’elle ferait mourir l’enfant (lequel était en sa possession), et qu’il ne le reverrait jamais, puis elle disparut… Là, voici votre plus mauvais bras confortablement arrangé dans son écharpe encore une fois ; et, maintenant, il ne reste plus que la main droite, ce qui est chose bien plus facile. Je puis mieux faire par cette lumière que par une plus forte, car ma main est plus sûre quand je ne vois pas trop distinctement ces pauvres brûlures. Ne croyez-vous pas que votre respiration est affectée, mon pauvre ami, vous semblez respirer trop vite ?

– C’est possible, Herbert. – Cette femme a-t-elle tenu son serment ?

– Voilà la partie la plus sombre de la vie de Provis. Oui.

– C’est-à-dire que c’est lui qui dit : Oui.

– Mais certainement, mon cher ami, répondit Herbert d’un ton surpris, et en se penchant pour mieux voir. Il dit tout cela ; je n’en sais pas davantage.

– Non, ce n’est pas sûr.

– Maintenant, continua Herbert, avait-il maltraité la mère de l’enfant, ou bien avait-il bien traité la mère de l’enfant ? Provis ne le dit pas ; mais elle avait partagé quelque chose comme quatre ou cinq ans de la malheureuse vie qu’il nous a décrite au coin de ce feu, et il semble avoir ressenti de la pitié et de l’indulgence pour elle. Donc, craignant d’être appelé à déposer sur la disparition de l’enfant, et peut-être sur la cause de sa mort, il se cacha, se tint dans l’ombre, comme il dit, éloigné de tout, éloigné de la justice. On parla vaguement d’un certain homme du nom d’Abel, à propos duquel la jalousie s’était élevée. Après l’acquittement elle disparut, et il perdit ainsi l’enfant et la mère de l’enfant.

– Je voudrais demander…

– Un moment, cher ami, dit Herbert, et j’ai fini. Ce mauvais génie, ce Compeyson, le pire des scélérats parmi beaucoup de scélérats, sachant qu’il se tenait caché à cette époque, et connaissant les raisons qui le faisaient agir ainsi, se servit, dans la suite, de ce qu’il savait pour le faire rester pauvre et le faire travailler plus dur. Il m’a été démontré, hier soir, que c’est là le point de départ de la haine de Provis.

– J’ai besoin de savoir, dis-je, et particulièrement, Herbert, s’il vous a dit quand cela est arrivé.

– Particulièrement ? Attendez, alors que je me souvienne de ce qu’il a dit à ce sujet. L’expression dont il s’est servi était : « Il y a un nombre d’années assez rond, et presque aussitôt après j’entrai en relations avec Compeyson. » Quel âge aviez-vous, quand vous l’avez rencontré dans le petit cimetière ?

– Je crois que j’avais sept ans.

– Eh ! cela était arrivé depuis trois ou quatre ans, alors, dit-il. Et vous lui avez rappelé la petite fille si tragiquement perdue, qui aurait eu à peu près votre âge.

– Herbert, dis-je après un court silence et d’un ton précipité, me voyez-vous mieux à la lueur de la fenêtre ou à la lueur du feu ?

– À la lueur du feu, répondit Herbert, en se rapprochant encore.

– Regardez-moi.

– Je vous regarde, mon cher ami.

– Prenez-moi la main.

– Je la tiens, mon cher ami.

– Ne craignez-vous pas que j’aie un peu de fièvre, ou que ma tête ne soit un peu dérangée par l’accident de la nuit dernière ?

– Non, mon cher ami, dit Herbert, après avoir pris le temps de m’examiner. Vous êtes un peu agité, mais vous êtes tout à fait vous-même.

– Je sais que je suis bien moi-même, et l’homme que nous cachons près de la rivière là-bas est le père d’Estelle.

Chapitre XXII. §

Quel était mon but, en montrant tant de chaleur à chercher et à prouver la parenté d’Estelle ? Je ne saurais le dire. On verra tout à l’heure que la question ne se présentait pas à moi sous une forme bien distincte, jusqu’à ce qu’elle me fût formulée par une tête plus sage que la mienne.

Mais quand Herbert et moi eûmes terminé notre conversation, je fus saisi de la conviction fiévreuse, que je ne devais pas me reposer un instant, mais que je devais voir M. Jaggers, et arriver à apprendre l’entière vérité. Je ne sais réellement pas si je sentais que je faisais cela pour Estelle, ou si j’étais bien aise de reporter sur l’homme à la conservation duquel j’étais intéressé, quelques rayons de l’intérêt romanesque qui l’avait si longtemps enveloppée. Peut-être cette dernière supposition est-elle plus près de la vérité.

Quoi qu’il en soit, j’eus bien de la peine à me retenir d’aller dans Gerrard Street ce soir-là. Herbert me représenta que si je le faisais, je serais probablement obligé de garder le lit, et par conséquent incapable d’être utile lorsque la sûreté de notre fugitif dépendrait de moi. Ces sages conseils parvinrent seuls à calmer mon impatience. En répétant plusieurs fois que, quoi qu’il pût arriver, je devais aller chez M. Jaggers le lendemain, je consentis enfin à rester tranquille, à laisser panser mes blessures et à rester à la maison. De grand matin, le lendemain, nous sortîmes ensemble, et, au coin de Giltspur Street, près de Smithfield, je laissai Herbert prendre le chemin de la Cité, et je me dirigeai vers la Petite Bretagne.

Il y avait des jours périodiques où M. Jaggers et Wemmick passaient en revue les comptes de l’étude, arrêtaient les balances et mettaient tout en ordre. Dans ces occasions, Wemmick portait ses livres et papiers dans le cabinet de M. Jaggers, et un des clercs du premier étage descendait dans le premier bureau. En voyant ce clerc à la place de Wemmick, ce matin-là, j’appris que c’était le jour des balances ; mais je n’étais pas fâché de trouver M. Jaggers et Wemmick ensemble ; car Wemmick verrait alors par lui-même que je ne disais rien qui pouvait le compromettre.

Mon apparition, avec mon bras en écharpe et mon paletot jeté sur mes épaules, favorisa mon projet. Quoique j’eusse adressé à M. Jaggers un récit succinct de l’accident, aussitôt que j’étais arrivé en ville, il me restait maintenant à lui donner tous les détails ; et la singularité de la circonstance rendit notre conversation moins sèche, moins roide, et moins strictement judiciaire qu’elle ne l’était habituellement. Pendant que je narrais le désastre, M. Jaggers, selon son habitude, se tenait devant le feu. Wemmick se penchait sur le dos de sa chaise en me regardant fixement, les mains dans les poches de son paletot, et sa plume horizontalement placée dans la bouche. Les deux ignobles bustes, toujours inséparables dans mon esprit des débats officiels, paraissaient se demander en eux-mêmes s’ils ne sentaient pas le feu en ce moment.

Mon récit terminé et les questions épuisées, je produisis l’autorisation de miss Havisham de recevoir les neuf cents livres pour Herbert. Les yeux de M. Jaggers rentrèrent un peu plus profondément dans sa tête quand je lui tendis les tablettes ; mais bientôt, il les fit passer à Wemmick en lui recommandant de préparer le bon sur le banquier pour qu’il y apposât sa signature. Pendant que cela s’exécutait, je regardais Wemmick qui écrivait, et M. Jaggers qui me regardait, en s’appuyant et en s’inclinant sur ses bottes bien cirées.

« Je suis fâché, Pip, dit-il en mettant le bon dans ma poche quand il l’eut signé, que nous n’ayons rien à faire pour vous.

– Miss Havisham a eu la bonté de me demander, répondis-je, si elle pouvait faire quelque chose pour moi, et je lui ai dit que non.

– Chacun doit connaître ses affaires, » dit M. Jaggers.

Et je vis les lèvres de Wemmick former les mots : « Valeurs portatives. »

« Je ne lui aurais pas dit non, si j’avais été à votre place, dit M. Jaggers ; mais chacun doit connaître ses affaires.

– Les affaires de chacun, dit Wemmick en me lançant un regard de reproche, ce sont les valeurs portatives. »

Croyant le moment venu de continuer le thème que j’avais à cœur, je dis, en me tournant vers M. Jaggers :

« J’ai cependant demandé quelque chose à miss Havisham, monsieur. Je l’ai priée de me donner quelques renseignements sur sa fille adoptive, et elle m’a dit tout ce qu’elle savait.

– Vraiment, fit M. Jaggers en se penchant pour regarder ses bottes.

Puis en se redressant :

« Ah ! je ne pense pas que j’aurais fait cela, si j’avais été à la place de miss Havisham. Mais elle doit mieux connaître ses affaires que moi.

– J’en sais plus sur l’histoire de l’enfant adopté par miss Havisham que miss Havisham n’en sait elle-même. Je connais sa mère. »

M. Jaggers m’interrogea du regard et répéta :

« Sa mère ?…

– Il n’y a pas trois jours que j’ai vu sa mère.

– Ah ! dit M. Jaggers.

– Et vous aussi, vous l’avez vue, monsieur, et plus récemment encore.

– Ah ! dit M. Jaggers.

– Peut-être en sais-je plus de l’histoire d’Estelle que vous n’en savez vous-même, dis-je : je connais aussi son père. »

Il y eut un certain temps d’arrêt dans les manières de M. Jaggers ; il était trop maître de lui-même pour les changer ; mais il ne put s’empêcher de faire un indéfinissable mouvement d’attention ; puis il m’assura qu’il ne savait pas qui était son père. J’avais soupçonné que Provis n’était devenu le client de M. Jaggers qu’environ quatre ans plus tard, et qu’il n’avait plus alors aucune raison de faire valoir son identité. Mais je n’avais pu être certain de cette ignorance de M. Jaggers auparavant, bien que j’en fusse parfaitement certain alors.

« Ainsi, vous connaissez le père de la jeune dame, Pip ? dit M. Jaggers.

– Oui, répondis-je, et il s’appelle Provis, de la Nouvelle Galles du Sud. »

M. Jaggers lui-même tressaillit quand je dis ces mots. C’était le plus léger tressaillement qui pût échapper à un homme, le plus soigneusement réprimé et le plus vite étouffé, mais il eut un tressaillement, bien qu’il le cachât en partie en le confondant avec le mouvement qu’il fit pour prendre son mouchoir dans sa poche. Il me serait impossible de dire comment Wemmick reçut cette nouvelle. J’évitai de le regarder en ce moment, de peur que la finesse de M. Jaggers ne découvrît qu’il y avait eu entre nous quelque communication qu’il ignorerait.

« Et les preuves, Pip ? demanda M. Jaggers d’une manière calme, en arrêtant son mouchoir à mi-chemin de son nez. Est-ce Provis qui prétend cela ?

– Il ne le dit pas, dis-je, il ne l’a jamais dit, il ne connaît rien et il ne croit pas à l’existence de sa fille. »

Pour une fois, le puissant mouchoir de poche manqua son effet. Ma réponse avait été si inattendue, que M. Jaggers remit le mouchoir dans sa poche, sans compléter l’acte ordinaire, se croisa les bras, et me regarda avec une froide attention, bien qu’avec un visage impassible.

Je lui dis alors tout ce que je savais et comment je le savais, avec la seule réserve que je lui laissai croire que je tenais de miss Havisham ce qu’en réalité je tenais de Wemmick. J’agis même avec beaucoup de prudence à cet égard ; je ne regardai pas une seule fois du côté de Wemmick avant d’avoir fini tout ce que j’avais à dire, et j’avais, pendant un moment, soutenu en silence le regard de M. Jaggers. Quant à la fin je tournai les yeux du côté de Wemmick, je vis qu’il avait retiré sa plume de sa bouche, et qu’il était occupé au bureau.

« Ah ! dit enfin M. Jaggers en se rapprochant des papiers qui se trouvaient sur la table, où étions-nous, Wemmick, quand M. Pip est entré ? »

Mais je ne pouvais pas me laisser ainsi mettre de côté, et je lui adressai un appel passionné, presque indigné, pour être plus franc et plus généreux avec moi. Je lui rappelai les fausses espérances par lesquelles j’avais passé, la longueur du temps qu’elles avaient duré, la découverte que j’avais faite, et je fis allusion au danger qui pesait sur mon esprit. Je me représentai comme étant certainement bien digne d’un peu de confiance de sa part, en retour de la confidence que je venais de lui faire. Je dis que je ne le blâmais pas, que je ne le soupçonnais pas, que je ne me défiais pas de lui ; mais que j’avais besoin qu’il m’assurât de la vérité, et que s’il me demandait pourquoi j’en avais besoin, et pourquoi je pensais y avoir des droits, je lui dirais, quoique ces pauvres rêves lui importassent peu : que j’avais aimé Estelle longtemps et tendrement, et que, bien que je l’eusse perdue, et que je dusse vivre dans l’abandon, tout ce qui la concernait m’était encore plus proche et plus cher que tout autre chose au monde. Voyant que M. Jaggers se tenait immobile et silencieux, et apparemment insensible à cet appel, je me tournai vers Wemmick et dis :

« Wemmick, je vous sais un cœur tendre, j’ai vu votre charmant intérieur et votre vieux père, et tous les plaisirs innocents dans lesquels vous reposez votre vie affairée ; je vous supplie de dire un mot à M. Jaggers, et de lui représenter que, tout bien considéré, il doit être plus ouvert avec moi ! »

Je n’ai jamais vu deux hommes se regarder d’une manière plus extraordinaire que M. Jaggers et Wemmick après cette apostrophe. D’abord l’idée que Wemmick allait être remercié de sa place me traversa l’esprit, mais elle s’évanouit quand je vis M. Jaggers céder à quelque chose comme un sourire, et Wemmick devenir plus hardi.

« Qu’est-ce que tout cela ? dit M. Jaggers, vous avez un vieux père et vous vous livrez à des plaisirs innocents ?

– Eh bien ! je ne les apporte pas ici.

– Pip, dit M. Jaggers en posant sa main sur mon bras et souriant ouvertement, cet homme doit être le menteur le plus rusé de tout Londres.

– Pas le moins du monde, répondit Wemmick s’enhardissant de plus en plus, je crois que vous en êtes un autre. »

Ils échangèrent encore une fois leurs singuliers regards, chacun paraissant craindre que l’autre ne l’emportât sur lui.

« Vous avez un intérieur charmant ?

– Puisque cela ne gêne pas les affaires, repartit Wemmick, qu’est-ce que cela vous fait ? Maintenant que je vous regarde, monsieur, je ne serai pas étonné si un de ces jours vous cherchez à avoir un intérieur agréable quand vous serez fatigué du travail. »

M. Jaggers fit deux ou trois signes de tête rétrospectifs et poussa un soupir.

« Pip, dit-il, ne parlons plus de ces pauvres rêves, vous en savez sur ces sortes de choses plus que moi, car vous avez une expérience plus fraîche. Mais, à propos de cette autre affaire, je vais vous faire une supposition, mais faites attention que je n’admets rien. »

Il attendit que je déclarasse que je comprenais parfaitement qu’il avait expressément signifié qu’il n’admettait rien.

« Maintenant, Pip, dit M. Jaggers, supposez qu’une femme, dans des circonstances semblables à celles que vous avez mentionnées, ait tenu son enfant caché et ait été obligée de communiquer le fait à son conseil légal, sur l’observation faite par celui-ci, qu’il doit tout savoir pour régler la latitude de sa défense, tout, même ce qui concerne l’enfance ; supposez qu’à la même époque le conseil ait eu mission de trouver un enfant qu’une dame riche et excentrique voulait adopter et élever…

– Je vous suis, monsieur.

– Supposez que le conseil vécût dans une atmosphère de mal et que tous les enfants qu’il voyait étaient destinés, en grand nombre, à une perte certaine… Supposez qu’il voyait souvent des enfants jugés solennellement par une cour criminelle où il fallait les soulever pour qu’on les aperçût… Supposez qu’il en vît habituellement un grand nombre emprisonnés, fouettés, transportés, négligés, repoussés, ayant toutes les qualités requises par le bourreau, et grandissant pour la potence… Supposez qu’il avait raison de regarder presque tous les enfants qu’il voyait dans sa vie d’affaires comme autant de frai qui devait éclore en poissons destinés à venir dans ses filets pour être poursuivis et défendus : parjures, orphelins, endiablés d’une manière ou d’une autre…

– Je vous écoute, monsieur.

– Supposez, Pip, que dans le nombre il y avait une jolie petite fille qu’on pouvait sauver, que son père croyait morte et pour laquelle il n’osait faire aucune démarche, et à la mère de laquelle le conseil légal avait le droit de dire : « Je sais ce que vous avez fait et comment vous l’avez fait ; vous êtes arrivée de telle ou telle manière ; voilà comment vous avez attaqué, voilà comment on s’est défendu. Vous avez été çà et là. Vous avez fait telle et telle chose pour détourner les soupçons. Je vous ai suivie à la piste partout, et je puis le dire à vous et à tous, séparez-vous de l’enfant, à moins qu’il ne soit nécessaire de la produire pour nous sauver. Si vous êtes sauvée, votre enfant est sauvée aussi ; si vous êtes perdue, votre enfant est encore sauvée. » Supposez que tout cela fût fait et que la femme fût acquittée ?

– Mais si je n’admets rien de tout cela ?

– Si vous n’admettez rien de tout cela ? »

Et Wemmick répéta :

« Vous n’admettez rien de tout cela ?

– Supposez, Pip, que la passion et la crainte de la mort aient un peu ébranlé l’intelligence de cette femme, et que lorsqu’elle fut rendue à la liberté elle se soit retirée du monde et soit venue demander un asile à son conseil… Supposez qu’il l’ait prise et qu’il ait su contenir l’ancienne nature sauvage et violente de sa cliente toutes les fois qu’elle faisait mine de reparaître, en conservant sur elle son ancien pouvoir. Comprenez-vous ce cas imaginaire ?

– Parfaitement.

– Supposez que l’enfant grandît et fît un mariage d’argent ; que la mère vécût encore, que le père vécût encore, que le père et la mère, inconnus l’un à l’autre, demeurassent à des milles de stades ou de mètres, comme vous voudrez, l’un de l’autre ; que le secret fût encore un secret, excepté pour vous qui en avez eu vent : gardez-le vous-même en ce dernier cas avec beaucoup de soin.

– Je le ferai.

Et je demande à Wemmick de le garder en lui-même avec beaucoup de soin. »

Et Wemmick dit :

« Je le ferai.

– En faveur de qui voudriez-vous révéler ce secret ?… Pour le père ?… Je pense qu’il ne serait pas beaucoup meilleur pour lui que pour la mère… Pour la mère ?… Je pense que si elle a commis un pareil crime, elle ne serait plus en sûreté où elle est… Pour la fille ?… Je crois qu’il ne lui servirait à rien d’établir sa parenté pour l’édification de son mari, et de retomber dans la honte, après y avoir échappé pendant vingt ans et avec la presque certitude d’y échapper pour le reste de ses jours… Mais ajoutez le fait que vous l’avez aimée, Pip, et que vous avez fait de cette jeune fille le sujet de ces pauvres rêves qui, à une époque ou une autre, ont été dans la tête de beaucoup plus d’hommes que vous ne paraissez le penser : alors je vous dis que vous feriez mieux, et vous le ferez au plus vite, quand vous y aurez bien songé, de couper votre main gauche avec votre main droite, et ensuite de passer celle qui a coupé l’autre à Wemmick, que voilà, pour qu’il la coupe aussi. »

Je tournai les yeux vers Wemmick, dont le visage était devenu très-sérieux. Il posa gravement son index sur ses lèvres. Je fis comme lui. M. Jaggers aussi.

« Maintenant Wemmick, dit ce dernier en reprenant son ton habituel, où en étions-nous quand M. Pip est entré ? »

Me retirant de côté, pendant qu’ils travaillaient, je remarquai que les regards singuliers qu’ils avaient échangés se renouvelèrent plusieurs fois, avec cette différence cependant qu’alors chacun d’eux paraissait soupçonner, pour ne pas dire paraissait savoir, qu’il s’était laissé voir à l’autre sous un jour faible et qui n’était pas dans l’esprit de la profession. Pour cette raison, ils se montrèrent inflexibles l’un envers l’autre, M. Jaggers en se posant hautement en maître, et Wemmick en s’obstinant à se justifier, quand il trouvait la moindre occasion de le faire. Jamais je ne les avais vu en si mauvais termes, car généralement ils s’entendaient bien ensemble.

Mais ils furent heureusement secourus par l’apparition opportune de Mike, le client à casquette de loutre, qui avait l’habitude d’essuyer son nez sur sa manche, et que j’avais vu la première fois que j’étais entré dans ces murs. Cet individu qui, pour son propre compte, ou pour celui de quelques membres de sa famille, semblait toujours être dans l’embarras (l’embarras ici signifiait Newgate) venait annoncer que sa fille aînée avait été arrêtée et était inculpée de vol dans une boutique. Pendant qu’il faisait part de cette triste circonstance à Wemmick, M. Jaggers se tenait magistralement devant le feu, sans prendre part à ce qui se disait. Une larme brilla dans l’œil de Mike.

« Qu’avez-vous encore ? demanda Wemmick avec la plus profonde indignation. Pourquoi venez-vous pleurnicher ici ?

– Je ne suis pas venu pour cela, monsieur Wemmick.

– Si fait, dit Wemmick, comment osez-vous ?… Vous n’êtes pas dans un état convenable pour venir ici, si vous ne pouvez venir sans cracher comme une mauvaise plume. Qu’est-ce que cela signifie ?

– On n’est pas maître de ses sentiments, monsieur Wemmick… commença Mike.

– Ses quoi ?… demanda Wemmick tout furieux. Dites-le encore !…

– Voyons, tenez, mon brave homme, dit M. Jaggers en faisant un pas en avant et en montrant la porte, sortez de mon étude, je ne veux pas de sentiment ici. Sortez.

– C’est bien fait, dit Wemmick, sortez ! »

Donc l’infortuné Mike se retira très-humblement, et M. Jaggers et Wemmick semblèrent avoir repris leur bonne intelligence et continuèrent à travailler avec le même air de contentement que s’ils venaient de bien déjeuner ensemble.

Chapitre XXIII. §

De la Petite Bretagne je me rendis avec son bon dans ma poche chez le frère de miss Skiffins le comptable ; et le frère de miss Skiffins le comptable alla tout droit chez Clarriker et me ramena Clarriker. J’eus donc la grande satisfaction de terminer à mon gré l’affaire d’Herbert. C’était la seule bonne chose et la seule chose complète que j’avais faite depuis le jour où j’avais conçu mes grandes espérances.

Clarriker m’apprit en cette occasion que les affaires de sa maison progressaient rapidement, qu’il pouvait maintenant établir une petite succursale en Orient, ce qui était devenu très-nécessaire pour l’extension des affaires, et qu’Herbert dans sa nouvelle situation d’associé, irait la surveiller. Je vis que je devais me préparer à me séparer de mon ami avant même que mes propres affaires fussent en meilleur état. Et alors je crus réellement sentir que ma dernière ancre de salut perdait de sa solidité et que j’allais bientôt devenir le jouet des vagues et des vents.

Mais je trouvai une récompense dans la joie avec laquelle Herbert rentra le soir et me fit part de son bonheur, s’imaginant peu qu’il ne m’apprenait rien de nouveau. Il esquissait des tableaux imaginaires : il se voyait conduisant Clara Barley dans le pays des Mille et une Nuits, et j’allais les rejoindre (avec une caravane de chameaux, je crois), et nous remontions le Nil en voyant des merveilles. Sans m’exagérer la part que j’avais dans ces brillants projets, je sentais qu’Herbert était en bonne voie de réussite et que le vieux Bill Barley n’avait qu’à bien s’attacher à son poivre et à son rhum pour que sa fille ne manquât bientôt plus de rien.

Nous étions maintenant en mars. Mon bras gauche, quoique ne présentant pas de mauvais symptômes, fut long à guérir ; il m’était encore impossible de mettre un habit. Ma main droite était passablement rétablie, déformée il est vrai, mais faisant parfaitement son service.

Un lundi matin, pendant que Herbert et moi nous déjeunions, je reçus par la poste cette lettre de Wemmick :

« Walworth.

« Brûlez ceci dès que vous l’aurez lu. Au commencement de la semaine, mercredi, par exemple, vous pourriez faire ce que vous savez, si vous vous sentiez disposé à l’essayer. Brûlez. »

Quand j’eus montré cette lettre à Herbert, et que je l’eus mise au feu, pas avant pourtant de l’avoir tous deux apprise par cœur, nous songeâmes à ce qu’il fallait faire, car, bien entendu, on ne pouvait se dissimuler maintenant que j’étais incapable de rien faire.

« J’y ai bien réfléchi, dit Herbert, et je pense connaître un meilleur moyen que de prendre un batelier de la Tamise. Prenons Startop, c’est une main habile, il nous aime beaucoup, il est honorable et dévoué.

– J’y avais songé plus d’une fois. Mais que lui direz-vous, Herbert ?

– Il n’est pas nécessaire de lui en dire beaucoup. Laissons-le supposer que c’est une simple fantaisie, mais une fantaisie secrète, jusqu’à ce que le jour arrive ; alors vous lui direz qu’il y a d’urgentes raisons pour embarquer et éloigner Provis. Vous partez avec lui ?

– Sans doute.

– Où cela ? »

Il m’avait toujours semblé, dans les différentes réflexions inquiètes que j’avais faites sur ce point, que le port où nous devions nous diriger importait peu ; que ce fut à Hambourg, Rotterdam ou Anvers, la ville ne signifiait presque rien, pourvu que nous fussions hors d’Angleterre : tout steamer étranger que nous trouverions sur notre route, qui consentirait à nous prendre, ferait l’affaire. Je m’étais toujours proposé en moi-même de lui faire descendre en toute sûreté le fleuve dans le bateau ; et certainement au delà de Gravesend qui était un lieu critique pour les recherches et les questions si des soupçons s’étaient élevés. Comme les steamers étrangers quittent Londres vers l’heure de la marée, notre plan devait être de descendre le fleuve par un reflux antérieur et de nous tenir dans quelque endroit tranquille jusqu’à ce que nous puissions en gagner un. L’heure où nous serions rejoints, n’importe où cela serait, pouvait être facilement calculée en se renseignant d’avance.

Hubert consentit à tout cela, et nous sortîmes immédiatement après déjeuner, pour commencer nos investigations. Nous apprîmes qu’un steamer pour Hambourg remplirait probablement au mieux notre but, et c’est principalement sur ce vaisseau que nous reportâmes nos pensées. Mais nous prîmes note que d’autres steamers étrangers quitteraient Londres par la même marée, et nous nous félicitâmes de connaître la forme et la couleur distinctive de chacun d’eux. Nous nous séparâmes alors pour quelques heures, moi pour me procurer de suite les passeports qui seraient utiles ; Herbert pour aller trouver Startop. Nous fîmes tous deux ce que nous avions à faire, sans aucun empêchement, et, quand nous nous retrouvâmes, à une heure, tout était fait. J’avais, de mon côté, fait préparer les passeports ; Herbert avait vu Startop, et celui-ci était plus que prêt à se joindre à nous.

Ils devaient manœuvrer chacun avec une paire de rames, et moi je tiendrais le gouvernail. L’objet de mes soins devait rester assis et se tenir tranquille ; comme la vitesse n’était pas notre but nous ferions assez de chemin. Nous convînmes qu’Herbert ne rentrerait pas dîner avant d’aller au Moulin du Bord de l’Eau, ce soir ; qu’il n’irait pas du tout le lendemain soir mardi ; qu’il avertirait Provis de descendre par un escalier, le plus près possible de la maison, mercredi, quand il nous verrait approcher, et pas avant ; que tous les arrangements avec lui seraient terminés ce lundi soir, et qu’on ne communiquerait plus avec lui d’aucune manière, avant de le prendre à bord.

Ces précautions, bien convenues entre nous deux, je rentrai chez moi.

En ouvrant la porte extérieure de nos chambres, avec ma clef, je trouvai dans la boîte une lettre à mon adresse, une lettre très-sale, bien qu’elle ne fût pas mal écrite. Elle avait été apportée (pendant mon absence, bien entendu), et voici ce qu’elle contenait :

« Si vous ne craignez pas de venir aux vieux Marais, ce soir ou demain soir à neuf heures, et de venir à la maison de l’éclusier, près du four à chaux, je vous conseille d’y venir. Si vous voulez des renseignements sur votre oncle Provis, venez, ne dites rien à personne, et ne perdez pas de temps. Vous devez venir seul. Apportez la présente avec vous. »

J’avais déjà un assez grand fardeau sur l’esprit avant la réception de cette étrange missive. Que faire après ? Je ne pouvais le dire. Et, le pire de tout, c’est qu’il fallait me décider promptement, ou je manquerais la voiture de l’après-midi, qui me conduirait assez à temps pour le soir. Je ne pouvais songer à y aller le lendemain soir : c’eût été trop rapproché de l’heure de notre fuite ; et puis l’information promise pouvait avoir quelque importance pour notre fuite elle-même.

Si j’avais eu plus de temps pour réfléchir, je crois que je serais parti de même. Ayant à peine le temps de réfléchir, car ma montre me disait que la voiture allait partir dans une demi-heure, je résolus de quitter Londres. Je ne serais certainement pas parti sans les mots ayant rapport à mon oncle Provis ; mais cette lettre étant arrivée après la lettre de Wemmick et les préparatifs du matin, je me décidai.

Il est si difficile de comprendre clairement le contenu de n’importe quelle lettre, quand on est fortement agité, que je dus relire la mienne deux fois avant que la recommandation de ne rien dire à personne pût entrer machinalement dans mon esprit. Je laissai un mot au crayon pour Herbert, où je lui disais que devant partir bientôt, et ne sachant pas pour combien de temps, j’avais décidé d’aller et de revenir en tout hâte, pour m’assurer par moi-même comment miss Havisham se trouvait. J’eus, après cela, tout juste le temps de mettre mon manteau, de fermer notre appartement et de gagner le bureau des voitures par le plus court chemin. Si j’avais pris une voiture de place et passé par les rues j’aurais manqué mon but ; en allant à pied j’arrivai à la voiture au moment même où elle sortait de la cour. Quand je revins à moi je me trouvai le seul voyageur cahoté dans l’intérieur, et j’avais de la paille jusqu’aux genoux.

Je n’avais pas été réellement moi-même depuis la réception de la lettre, tant elle m’avait troublé, arrivant après la presse et les tracas du matin qui avaient été énormes, car, après avoir désiré, et longtemps attendu Herbert avec inquiétude, son avis était à la fin venu comme une surprise ; et maintenant je commençais à m’étonner de me trouver dans une voiture, et à douter si j’avais des raisons suffisantes pour m’y trouver, et à considérer si je n’allais pas descendre et m’en retourner, et à trouver des arguments pour ne jamais céder à une lettre anonyme ; en un mot, à passer par toutes les alternatives de contradiction et d’indécision, auxquelles, je le suppose, peu de gens agités sont étrangers. Cependant la mention du nom de Provis l’emporta sur tout. Je raisonnai comme j’avais déjà raisonné, si cela peut s’appeler raisonner, que, dans le cas où il lui arriverait malheur si je manquais d’y aller, je ne pourrais jamais me le pardonner.

Nous arrivâmes à la nuit close ; et le voyage me parut long et fatigant à moi qui ne pouvais voir que peu de choses de l’intérieur où j’étais, et qui, vu mon état impotent, ne pouvais monter à l’extérieur. Évitant le Cochon Bleu, je descendis à une auberge de réputation moindre, en bas de la ville, et je commandai à dîner. Pendant qu’on préparait mon repas, je me rendis à Satis House, et m’informai de miss Havisham. Elle était encore très-malade, quoique regardée comme un peu mieux.

Mon auberge avait autrefois fait partie d’un ancien couvent, et je dînai dans une petite salle commune octogone, comme celle des fonts baptismaux. Comme il m’était impossible de couper mes aliments, le vieil aubergiste le fit pour moi. Cela engagea la conversation entre nous. Il fut assez bon pour m’entretenir de ma propre histoire, en y ajoutant, bien entendu, le fait, devenu populaire, que Pumblechook avait été mon premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune.

« Connaissez-vous ce jeune homme ? dis-je.

– Si je le connais ! répéta l’aubergiste, depuis le temps où il était tout petit.

– Revient-il quelquefois dans le pays ?

– Oui, il revient, dit l’hôtelier, chez ses grands amis, de temps en temps, et il est froid pour l’homme qui l’a fait ce qu’il est.

– Pour quel homme ?

– Celui dont je veux parler, dit l’hôtelier, M. Pumblechook.

– Est-il ingrat pour d’autres ?

– Sans doute ! il le serait s’il le pouvait, répondit l’hôtelier. Mais il ne le peut pas… Et pourquoi ? Parce que Pumblechook a tout fait pour lui.

– Est-ce que Pumblechook dit cela ?

– S’il dit cela ! répéta l’hôtelier, il n’a pas besoin de le dire.

– Mais le dit-il ?

– C’est à faire devenir le sang d’un homme blanc comme du vinaigre, de l’entendre le raconter, monsieur ! » dit l’aubergiste.

Et pourtant, pensais-je en moi-même, « Joe, cher Joe, tu n’en parles jamais, toi ! Joe, affectueux et indulgent ; tu ne te plains jamais, toi ! Ni toi non plus, charmante et bonne Biddy !

– Votre appétit se ressent de votre accident, dit l’aubergiste en jetant les yeux sur le bras qui était bandé sous mon paletot. Essayez d’un morceau plus tendre.

– Non, merci, répondis-je en quittant la table pour m’approcher du feu ; je ne puis manger davantage ; veuillez enlever tout cela. »

Je n’avais jamais été frappé d’une manière plus sensible de mon ingratitude envers Joe, que par l’imposture effrontée de Pumblechook. Le faux, c’était lui ; le vrai, c’était Joe. Le plus vil, c’était lui ; le plus noble, c’était toujours Joe.

Je me sentis profondément et très-injustement humilié, quand je songeai devant le feu, pendant une heure et plus. Le bruit de l’horloge me réveilla, mais non de mon abattement et de mes remords. Je me levai, fis agrafer mon manteau sous mon cou, et sortis. J’avais d’abord cherché dans ma poche la lettre, afin de m’y reporter de nouveau, mais je ne pus la trouver. J’étais contrarié de penser qu’elle avait dû tomber dans la paille de la voiture ; je savais cependant très-bien que le lieu indiqué était la petite maison de l’éclusier, près du four à chaux, dans les marais, et à neuf heures. C’est donc vers les marais que je me dirigeai directement, car je n’avais pas de temps à perdre.

Chapitre XXIV. §

Il faisait nuit noire, quoique la pleine lune commençât à se lever, au moment où je quittais les terrains cultivés pour entrer dans les marais. Au delà de leur ligne sombre, il y avait un ruban de ciel clair, à peine assez large pour contenir la pleine lune rouge de feu. En quelques minutes, la lune avait disparu de ce champ clair, derrière des montagnes de nuages amoncelés les uns sur les autres.

Il soufflait un vent mélancolique, et les marais étaient impossibles à voir. Un étranger les eût trouvés horribles, et même pour moi, ils étaient si navrants, que j’hésitai, et que je me sentis à demi disposé à retourner sur mes pas. Mais je les connaissais bien, et j’y aurais trouvé mon chemin par une nuit encore plus noire ; d’ailleurs, étant venu jusque là, je n’avais vis-à-vis de moi-même nulle excuse pour retourner sur mes pas. J’étais venu contre mon gré, je continuai même presque involontairement.

Le chemin que je pris n’était pas celui où se trouvait notre ancienne demeure, ni celui par lequel nous avions poursuivi les forçats. En marchant, je tournais le dos aux pontons lointains, et bien que je pusse voir les vieilles lumières au loin sur les bancs de sable, je les voyais par-dessus mon épaule. Je connaissais le four à chaux, aussi bien que le Vieille Batterie, mais ils étaient éloignés de plusieurs milles l’un de l’autre ; de sorte que, si l’on avait allumé une lumière à chacun de ces points, il y aurait eu un long espace noir entre les deux clartés.

D’abord j’eus à fermer quelques clôtures après moi, et, de temps à autre, à m’arrêter, pendant que les bestiaux, couchés dans le sentier à talus, se levaient et se jetaient tout effarés parmi les herbes et les roseaux ; mais peu après, il me sembla que j’avais toute la plaine à moi seul.

Il se passa encore une demi-heure avant que j’arrivasse au four à chaux. La chaux brûlait avec une odeur lourde et étouffante, mais les feux étaient éteints et abandonnés, et l’on ne voyait aucun ouvrier. Tout près de là était une petite carrière. Elle se trouvait sur mon chemin ; on y avait travaillé dans la journée, ainsi que je le vis aux brouettes et aux outils disséminés çà et là.

En me retrouvant au niveau des marais, hors de cette excavation que le sentier traversait, je vis une lumière dans la vieille maison de l’éclusier. Je hâtai le pas, et frappai à la porte. En attendant une réponse, je regardai autour de moi, et je remarquai que l’écluse avait été abandonnée et brisée, et que la maison, qui était en bois, avec un toit en tuiles, ne supporterait pas longtemps les injures du temps, si même elle les supportait encore, et que la boue et la vase étaient recouvertes de chaux, et que la vapeur étouffante du four m’arrivait sous des formes étranges. Cependant on ne répondait pas. Je frappai de nouveau. Pas de réponse.

J’essayai le loquet. Il se baissa sous ma main et la porte céda. En regardant à l’intérieur, je vis une chandelle allumée sur la table, un banc et un matelas sur un bois de lit à roulettes. Comme il y avait un grenier au-dessus, j’appelai et je criai :

« Y a-t-il quelqu’un ici ? »

N’obtenant pas encore de réponse, je revins à la porte ne sachant que faire.

Il commençait à pleuvoir très-fort. Ne voyant rien, que ce que j’avais déjà vu, je rentrai dans la maison, et me tins à l’abri sous la porte, regardant au dehors, dans l’obscurité. Tandis que je me disais que quelqu’un avait dû venir ici récemment, et devait bientôt y revenir, sans quoi la chandelle ne brûlerait pas, il me vint à l’idée de regarder si la mèche était longue ; je me tournai pour m’en assurer, et j’avais pris la chandelle dans ma main, quand elle fut éteinte par une violente secousse ; et la première chose que je compris, c’est que j’avais été pris dans un fort nœud coulant, jeté de derrière par-dessus ma tête.

« Maintenant, dit en jurant une voix comprimée, je le tiens !

– Qu’est-ce ! m’écriai-je, en me débattant. Qui est-ce ! Au secours !… au secours !… au secours !… »

Non seulement j’avais les bras serrés contre mon corps, mais la pression sur mon bras malade me causait une douleur infinie. Parfois une forte main d’homme, d’autre fois une forte poitrine d’homme était posée contre ma bouche pour étouffer mes cris, et toujours une haleine chaude était près de moi. Je luttai sans succès dans l’obscurité pendant qu’on m’attachait au mur.

« Et maintenant, dit la voix comprimée, avec un autre juron, appelle au secours, et je ne serai pas long à en finir avec toi ! »

Faible et souffrant de mon bras malade, bouleversé par la surprise, et voyant cependant avec quelle facilité cette menace pouvait être mise à exécution, je cédai et j’essayai de dégager mon bras, si peu que ce fût, mais il était trop serré, il me semblait qu’après avoir été brûlé d’abord, on le faisait bouillir maintenant.

Des ténèbres absolues ayant succédé tout à coup à l’obscurité douteuse de la nuit, m’avertirent que l’homme avait fermé un volet. Après avoir cherché à tâtons pendant un instant, il trouva la pierre à fusil et le fer dont il avait besoin, et il commença à battre le briquet. Je fixai ma vue sur les étincelles ; elles tombaient sur une mèche sur laquelle il soufflait, une allumette à la main ; mais je ne pouvais voir que ses lèvres et le point bleu de l’allumette, et encore je me les figurais plus que je ne les voyais. La mèche était humide, ce qui n’était pas étonnant dans cet endroit, et les étincelles s’éteignaient les unes après les autres.

L’homme ne semblait pas pressé, et il continuait de frapper la pierre à fusil et le fer. Comme les étincelles tombaient en grand nombre autour de lui, je pus voir ses mains, qui touchaient presque sa figure, et supposer qu’il était assis et penché sur la table, mais rien de plus. Bientôt je vis ses lèvres bleues souffler de nouveau sur la mèche, et alors un éclat de lumière jaillit, et me montra Orlick.

Qui m’étais-je attendu à voir ? Je ne sais pas, mais ce n’était pas lui. En le voyant, je sentis que j’étais réellement dans une passe dangereuse et je tins mes yeux fixés sur lui.

Il alluma résolûment la chandelle avec l’allumette enflammée, puis il la laissa tomber et mit le pied dessus. Ensuite il mit la chandelle à une certaine distance de lui sur la table, de sorte qu’il pouvait me voir, et il s’assit sur la table les bras croisés et me regarda. Je découvris que j’étais lié à une forte échelle perpendiculaire, placée à quelques pouces de la muraille, et fixée en cet endroit pour aider à monter au grenier.

« Maintenant, dit-il, quand nous nous fûmes regardés pendant quelque temps, je te tiens.

– Déliez-moi !… Laissez-moi partir !

– Ah ! répondit-il, je te laisserai partir ! Je te laisserai partir à la lune, je te laisserai partir aux étoiles, quand il en sera temps.

– Pourquoi m’avez-vous attiré ici ?

– Ne le sais-tu pas ? dit-il avec un regard effrayant.

– Pourquoi vous êtes-vous jeté sur moi dans l’ombre ?

– Parce que je veux faire tout par moi-même. Un seul garde mieux un secret que deux. Ô mon ennemi !… mon ennemi !… »

Sa joie, au spectacle que je lui donnais, pendant qu’il était assis sur la table, les bras croisés, secouant la tête et se souriant à lui-même, montrait une méchanceté qui me faisait trembler. Pendant que je l’examinais en silence, il porta la main dans un coin à côté de lui, et prit un fusil à monture de cuivre.

« Connais-tu cela ? dit-il, en faisant mine de me mettre en joue ; sais-tu où tu l’as déjà vu ? Parle, loup !

– Oui, répondis-je.

– Tu m’as pris ma place, tu me l’as prise ! Ose donc dire le contraire !…

– Pouvais-je faire autrement ?

– Tu as fait cela, et cela serait assez, sans plus. Comment as-tu osé te mettre entre moi et la jeune femme que j’aimais ?

– Quand l’ai-je fait ?

– Quand ne l’as-tu pas fait ? C’est toi qui, constamment devant elle, donnais un vilain renom au vieil Orlick.

– C’est vous-même, vous aviez gagné ce nom vous-même, je n’aurais pu vous faire de mal, si vous ne vous en étiez pas fait à vous-même.

– Tu es un menteur, et tu aurais pris n’importe quelles peines, et dépensé n’importe quel argent, pour me faire quitter ce pays, n’est-ce pas ? dit-il en répétant les paroles que j’avais dites à Biddy la dernière fois que je l’avais vue. Maintenant, je vais t’apprendre quelque chose : tu n’aurais jamais pu prendre la peine de me faire quitter ce pays plus à propos que ce soir. Ah ! quand même cela t’aurait coûté vingt fois l’argent que tu as dit, tout jusqu’au dernier liard ! »

Comme il agitait vers moi sa lourde main, et qu’il montrait ses dents en grondant comme un tigre, je sentais qu’il avait raison.

« Qu’allez-vous me faire ?

– Je vais, dit-il, en frappant un vigoureux coup de poing sur la table, et se levant pendant que ce coup tombait, je vais t’ôter la vie ! »

Il se pencha en avant en me regardant fixement, desserra lentement son poing crispé, et le passa en travers de sa bouche comme si elle écumait pour moi, puis il se rassit.

« Tu t’es toujours retrouvé sur le chemin du vieil Orlick depuis ton enfance ; tu vas cesser d’y être ce soir même. Il ne veut plus entendre parler de toi : tu es mort ! »

Je sentais que j’étais sur le bord de ma tombe. Un instant, je cherchai autour de moi une chance de salut, mais il n’y en avait aucune.

« Plus que cela, dit-il en croisant encore une fois ses bras, et restant assis sur la table ; je ne veux pas qu’un seul morceau de ta peau, qu’un seul de tes os reste sur la terre. Je vais mettre ton corps dans le four à chaux, je voudrais en porter deux comme cela sur mes épaules : l’on supposera, après tout, ce qu’on voudra de toi, on ne saura jamais ce que tu es devenu. »

Mon esprit suivit avec une inconcevable rapidité les conséquences d’une pareille mort : le père d’Estelle croirait que je l’avais abandonné, serait pris, et mourrait en m’accusant ; Herbert lui-même douterait de moi, quand il comparerait la lettre que je lui avais laissée avec le fait que je n’étais resté qu’un moment à la porte de miss Havisham ; Joe et Biddy ignoreraient toujours quel chagrin j’avais éprouvé cette nuit-ci. Personne ne saurait jamais ce que j’avais souffert… combien j’avais voulu être sincère… par quelle agonie j’avais passé. La mort qui se dressait devant moi était horrible ; mais bien plus horrible que la mort était la crainte de laisser de mauvais souvenirs après ma mort ; mes pensées faisaient tant de chemin, que je me croyais méprisé par les générations à naître, par les enfants d’Estelle et leurs enfants : tout cela pendant que les paroles du misérable étaient encore sur ses lèvres.

« Eh bien ! loup, dit-il, avant que je te tue comme une bête, ce que j’ai l’intention de faire, et ce pourquoi je t’ai attaché, je veux encore te bien regarder et bien m’exciter, ô mon ennemi ! »

Il me vint à l’idée de crier encore au secours, bien que personne ne connût mieux que moi la solitude du lieu, et le peu d’espoir qu’il y avait d’être entendu. Mais pendant qu’il se repaissait de ma vue, je me sentis soutenu par une haine et un mépris de lui, qui scellèrent mes lèvres. Tout bien considéré, je résolus de ne pas le menacer, et de mourir sans faire une dernière et inutile résistance. Calmé par la pensée que le reste des hommes est réduit à cette cruelle extrémité, demandant pardon au ciel comme je le faisais, attendri comme je l’étais par la pensée que je n’avais pas dit adieu et ne pourrais jamais, jamais dire adieu à ceux qui m’étaient chers et que je ne pourrais jamais leur donner d’explication ni réclamer leur compassion pour mes misérables erreurs, et cependant si j’avais pu le tuer, même en ce moment, je l’aurais fait.

Il avait bu, et ses yeux étaient rouges et sanglants. À son cou pendait une grande boîte en fer-blanc, dans laquelle je l’avais souvent vu autrefois prendre sa nourriture et sa boisson. Il porta la bouteille à ses lèvres et but un long coup, et je sentais que la liqueur que je voyais filtrer sous son visage.

« Loup ! dit-il, en se croisant encore les bras, le vieil Orlick va te dire quelque chose. C’est toi qui as tué ta mégère de sœur. »

De nouveau, mon esprit, avec son inconcevable rapidité de tout à l’heure, avait épuisé tout ce qui se rapportait à l’attentat commis sur ma sœur, à sa maladie et à sa mort, avant que sa parole lente et hésitante eût formé ces mots.

« C’est vous, scélérat ! dis-je.

– Je te dis que c’est toi… je te dis que c’est toi qui as été cause de tout, répondit-il, en prenant le fusil et donnant un coup de crosse dans l’espace vide qui se trouvait entre nous. Je suis arrivé sur elle par derrière, comme je suis arrivé sur toi ce soir. Je l’ai frappée ! Je l’ai laissée pour morte, et s’il y avait eu un four à chaux tout près, comme il y en a un près de toi, elle ne serait pas revenue à la vie. Mais ce n’est pas le vieil Orlick qui a fait tout cela, c’est toi : on t’a favorisé, et on l’a maltraité et battu ! Ah ! tu vas me le payer. Tu l’as fait, maintenant tu vas le payer. »

Il but encore, et devint plus furieux : je voyais à l’inclinaison qu’il donnait à la bouteille, qu’il n’y restait presque rien. Je comprenais distinctement qu’il s’excitait avec son contenu à en finir avec moi. Je savais que chaque goutte qu’elle contenait était une goutte de ma vie ; je savais que lorsque je serais changé en une partie de cette vapeur, qui arrivait peu à peu jusqu’à moi comme un dernier avertissement, il ferait comme il avait fait pour ma sœur ; puis il se rendrait en toute hâte à la ville, où on le verrait se dandiner et boire dans les tavernes. Ma pensée rapide le poursuivait jusqu’à la ville, et se formait un tableau des rues où il se promenait, et comparait leurs lumières et leur animation avec les marais solitaires, et avec la blanche vapeur dans laquelle j’avais été dissous et qui s’étendait sur eux.

Non seulement j’aurais pu compter des années, des années et des années pendant qu’il disait une douzaine de mots ; mais ce qu’il me disait me représentait des images et non de simples mots. Dans la surexcitation et l’exaltation de mon cerveau, je ne pouvais penser à un endroit sans le voir, ni à n’importe quelles personnes sans les voir. Il est impossible de peindre la vivacité de ces images, et cependant je suivais Orlick des yeux avec autant d’attention pendant tout ce temps que le tigre prêt à s’élancer sur sa proie ! Je voyais jusqu’aux plus légers mouvements de ses doigts.

Quand il eut bu cette seconde fois, il se leva du banc sur lequel il était assis, et poussa la table de côté ; puis il prit la chandelle, et se formant un abat-jour avec sa main meurtrière, de manière à renvoyer la lumière sur moi, il se tint debout devant moi, me regarda, et parut se repaître de ma vue.

« Loup ! je vais te dire quelque chose de plus. C’est le vieil Orlick que tu as heurté sur ton escalier, l’autre nuit, dans le Temple. »

Je vis l’escalier avec ses lampes éteintes ; je vis l’ombre de la massive rampe projetée sur la muraille par la lanterne du veilleur de nuit ; je vis les chambres que je ne devais jamais plus revoir : ici une porte entr’ouverte, là une porte fermée, tous les meubles çà et là.

« Et pourquoi le vieil Orlick était-il là ? Je vais te dire quelque chose de plus, loup. Toi et elle m’avez si bien chassé de ce pays, en m’empêchant d’y gagner ma vie, que j’ai choisi de nouveaux compagnons et de nouveaux maîtres. Les uns écrivent mes lettres quand j’en ai besoin, entends-tu ? écrivent mes lettres, loup, écrivent cinquante écritures ! Ce n’est pas comme ton faquin d’individu, qui n’en sait écrire qu’une. J’ai eu la ferme intention et la ferme volonté de t’ôter la vie, depuis que tu es venu ici à l’enterrement de ta sœur ; je n’ai pas trouvé le moyen de me saisir de toi, et je t’ai suivi pour connaître tes allées et tes venues ; car, s’est dit le vieil Orlick en lui-même, d’une manière ou d’une autre, je l’attraperai ! Eh ! quoi ! en te cherchant, j’ai trouvé ton oncle Provis. Hé !… »

Le Moulin du Bord de l’Eau, le Bassin aux Écus et la Vieille Corderie, le tout si clair et si net ! Provis dans sa chambre et le signal convenu, la jolie Clara, la bonne femme si maternelle, le vieux Bill Barley sur son dos, le tout passa devant moi comme le cours rapide de ma vie, en descendant promptement vers la mer !

« Mais je te tiens et ton oncle aussi ! Quand je t’ai connu chez Gargery, tu étais un loup si petit que j’aurais dû te prendre le cou entre ce doigt et le pouce, et t’étrangler (comme j’ai pensé souvent à le faire), quand je te voyais flâner parmi les joncs, le dimanche, et tu n’avais pas encore trouvé d’oncle, toi, dans ce temps-là !… Mais pense à ce que le vieil Orlick a éprouvé, lorsqu’il a entendu dire que ton oncle Provis avait probablement traîné le fer que le vieil Orlick avait ramassé, limé en deux dans ces marais, il y a tant d’années, et qu’il a gardé jusqu’au jour où il s’en est servi pour assommer ta sœur comme un bœuf, et comme il entend t’assommer… Hein !… quand il a entendu cela… Hein ?… »

Dans sa sauvage raillerie, il approcha la chandelle si près de moi, que je tournai la tête de côté pour me garantir de la flamme.

« Ah ! s’écria-t-il en riant, après avoir recommencé cette cruelle plaisanterie, les enfants brûlés craignent le feu. Le vieil Orlick a su que tu avais été brûlé. Le vieil Orlick a appris que tu voulais faire partir ton oncle Provis en contrebande, et le vieil Orlick, qui est un second toi-même, a su que tu viendrais ce soir ! Maintenant je vais te dire quelque chose de plus, loup ! et ce sera tout. Il y a des gens qui ont été pour ton oncle Provis ce que le vieil Orlick a été pour toi. Qu’ils prennent donc garde à eux, quand il aura perdu son neveu, quand personne ne pourra trouver une seule loque des vêtements de son cher parent, ni un seul os de son corps ! Il y en a qui ne veulent pas et ne peuvent pas souffrir que Magwitch – oui, je sais son nom – vive sur la même terre qu’eux, et qui l’ont connu quand il vivait dans un autre pays, qu’il ne devait pas et ne pouvait pas quitter à leur insu sans les mettre en danger. Peut-être ce sont eux qui écrivent cinquante écritures. Ce n’est pas comme ton faquin d’individu, qui n’en écrit qu’une ! Oui, nous connaissons Compeyson, Magwitch et les galères ! »

Il approcha encore une fois la chandelle sur moi, enfuma mon visage et mes cheveux, et, pendant un instant, m’aveugla ; puis il me tourna son large dos, et replaça la chandelle sur la table. J’avais fait mentalement ma prière, et j’étais avec Joe, Biddy et Herbert avant qu’il se retournât vers moi.

Il y avait un espace vide de quelques pieds entre la table et le mur opposé. Dans cet espace, il allait et venait continuellement. Sa grande force semblait redoubler pendant qu’il se mouvait ainsi, avec ses mains pendantes, lâches et lourdes à ses côtés, et avec ses yeux furieux fixés sur moi. Il ne me restait pas le moindre espoir. Malgré la violence de mon agitation intérieure et la vigueur surprenante des images qui surgissaient en moi au milieu de pensées tumultueuses, je pouvais cependant comprendre clairement que, s’il n’avait pas été bien résolu à me faire périr dans quelques moment, à l’insu de tout être humain, il ne m’aurait jamais dit ce qu’il venait de me dire.

Tout à coup, il s’arrêta, ôta le bouchon de sa bouteille et le jeta au loin. Tout léger qu’il était, je l’entendis tomber comme un plomb ; il avala lentement, en soulevant la bouteille par degrés, et alors il ne me regarda plus ; puis il versa les quelques dernières gouttes de liqueur dans le creux de sa main, et les absorba avec une violence saccadée et en jurant horriblement ; il jeta ensuite la bouteille loin de lui, se baissa, et je vis dans sa main un maillet à manche long et lourd.

La résolution que j’avais prise ne m’abandonna pas ; sans lui adresser un seul mot d’inutile prière, je me mis à crier de toutes mes forces. Je ne pouvais remuer que ma tête et mes jambes ; mais je me débattais avec toute la force que j’avais en moi, et qui m’était jusque là inconnue. Au même instant, j’entendis des cris répondant aux miens, je vis des figures et un rayon de lumière se précipiter par la porte, et je vis Orlick se dégager du milieu d’un amas d’hommes, franchir la table d’un bond, comme une trombe, et disparaître dans l’obscurité.

Après un certain temps, je revins à moi, et je me trouvai couché, dégagé de mes liens, sur le plancher, la tête appuyée sur les genoux de quelqu’un. Mes yeux étaient fixés sur l’échelle dressée contre le mur. Ainsi en reprenant connaissance, j’appris que j’étais encore à l’endroit où je l’avais perdue.

Trop indifférent d’abord, même pour regarder qui me soutenait, je restais étendu regardant l’échelle, quand une figure vint se placer entre elle et moi. C’était la figure du garçon de Trabb.

« Je crois qu’il est mieux, dit le garçon de Trabb d’une voix douce. Mais comme il est encore pâle, hein ! »

À ces mots, le visage de celui qui me soutenait vint se placer devant le mien, et je vis que celui qui me soutenait était mon ami.

« Herbert !… bon Dieu ?

– Doucement, dit Herbert, doucement, Haendel, ne vous agitez pas.

– Et notre vieux camarade Startop ! m’écriai-je, comme lui aussi se penchait sur moi.

– Souvenez-vous de l’affaire pour laquelle il va nous aider, dit Herbert, et soyez calme. »

Cette allusion me fit redresser ; mais la douleur que me causa mon bras me fit retomber.

« Le moment n’est pas passé, Herbert, n’est-ce pas ? Quel jour sommes-nous ? Depuis combien de temps suis-je ici ? »

Car j’avais l’étrange et fatal sentiment que j’étais resté étendu là pendant longtemps : un jour et une nuit, deux jours et deux nuits, peut-être plus.

« Le moment n’est pas passé, nous sommes encore à lundi soir.

– Dieu soit béni !…

– Et vous avez toute la journée de demain mardi pour vous reposer, dit Herbert. Mais vous ne cessez pas de gémir, mon cher Haendel, quelle blessure avez-vous ? Pouvez-vous vous tenir debout ?

– Oui, oui, dis-je, je puis marcher, je n’ai d’autre blessure que la douleur que me cause ce bras. »

Ils le mirent à nu, et firent tout ce qui était en leur pouvoir pour me soulager. Mon bras était considérablement enflé et enflammé, je pouvais à peine supporter qu’on y touchât, mais ils déchirèrent leurs mouchoirs pour me faire de nouveaux bandages, et le replacèrent soigneusement dans l’écharpe, jusqu’à ce que nous puissions gagner la ville et nous procurer une lotion calmante pour mettre dessus. En peu de temps, nous eûmes fermé la porte de la maison de l’écluse, que nous laissions sombre et déserte, et nous repassions par la carrière pour rentrer en ville. Le garçon de Trabb, maintenant le commis de Trabb, marchait en avant avec une lanterne. C’était sa lumière que j’avais vu paraître à la porte, mais la lune était beaucoup plus haute que la dernière fois que je l’avais vue ; le ciel et la nuit, bien que pluvieuse, étaient beaucoup plus clairs. La vapeur blanche de la chaux passait devant nous. Pendant que nous marchions, et comme auparavant j’avais mentalement fait une prière, je fis alors une action de grâces.

Suppliant Herbert de me dire comment il était venu à mon secours, ce que d’abord il avait positivement refusé de faire en me recommandant de rester tranquille, j’appris que, dans ma précipitation, j’avais laissé tomber la lettre anonyme dans notre appartement, où en rentrant avec Startop, qu’il avait rencontré dans la rue, il l’avait trouvée très-peu de temps après mon départ. Le ton de la lettre l’avait inquiété, surtout à cause du peu de rapport qu’il y avait entre ce qu’elle disait et les quelques lignes que je lui avais laissées. Son inquiétude croissant, au lieu de céder après un quart d’heure de réflexion, il était parti pour le bureau des voitures avec Startop, qui n’avait pas mieux demandé que de l’accompagner pour demander à quelle heure partait la première voiture. Voyant que la voiture de l’après-midi était partie et trouvant que son inquiétude se changeait positivement en alarme à mesure qu’il rencontrait des obstacles, il avait résolu de partir en poste. Donc Startop et lui étaient arrivés au Cochon bleu comptant m’y trouver, ou au moins avoir quelques nouvelles de moi. Mais ne trouvant rien du tout, ils s’étaient rendus chez miss Havisham, où ils avaient perdu mes traces. Après cela, ils étaient retournés à l’hôtel (au moment sans doute où j’écoutais la version locale et populaire de mon histoire) pour prendre quelques rafraîchissements, et se procurer quelqu’un qui pût les guider dans les marais. Parmi les personnes qu’ils trouvèrent sous la porte du Cochon bleu se trouvait justement le garçon de Trabb, fidèle à son ancienne coutume de se trouver partout où il n’avait pas besoin d’être ; et le garçon de Trabb m’avait vu partir de chez miss Havisham dans la direction de mon auberge. Le garçon de Trabb s’était donc fait leur guide et ils étaient partis avec lui pour la maison de l’écluse, mais par le chemin de la ville aux marais que j’avais évité. Tout en marchant, Herbert avait réfléchi que je pouvais, après tout, avoir été appelé là dans un but qui importait à la sûreté de Provis, et pensant que, dans ce cas, il ferait peut-être mal de me déranger, il avait laissé son guide et Startop au bord de la carrière et s’était approché seul et sans bruit de la maison, deux ou trois fois, cherchant à s’assurer si tout se passait bien à l’intérieur. Comme il ne pouvait rien entendre que les sons indistincts d’une voix rude (ceci se passait pendant que mon esprit était tant occupé), il avait même fini par douter que je fusse là, quand tout à coup il m’avait entendu crier de toutes mes forces. Il avait alors répondu à mes cris, et s’était précipité dans la cabane, suivi de près par les deux autres.

Quand je dis à Herbert ce qui s’était passé dans la maison, il voulut aller immédiatement à la ville trouver un magistrat, malgré l’heure avancée, et obtenir un ordre d’arrestation ; mais j’avais déjà songé qu’une pareille démarche, en nous retenant et en nous empêchant de revenir pourrait être fatale à Provis. Il n’y avait pas à contester cette difficulté, et nous abandonnâmes toute pensée de poursuivre Orlick pour le moment. Dans ces circonstances, nous crûmes prudent de traiter légèrement la chose aux yeux du garçon de Trabb qui, j’en suis convaincu, aurait été fortement désappointé s’il avait appris que son intervention m’avait sauvé du four à chaux ; non pas que le garçon de Trabb fût d’une mauvaise nature, mais parce qu’il avait trop de vivacité non employée, et qu’il était dans sa constitution de chercher de la variété et de l’excitation aux dépens des autres.

En le quittant, je lui fis présent de deux guinées (qui semblaient faire son affaire), et je lui dis que j’étais fâché d’avoir jamais eu une mauvaise opinion de lui (ce qui ne lui fit pas la moindre impression).

Le mercredi était si près de nous, nous prîmes le parti de retourner à Londres le soir même tous les trois dans la chaise de poste, afin d’être déjà loin si l’aventure de la nuit venait à s’ébruiter. Herbert se procura une bouteille de mixture calmante pour mon bras, et, à force d’en verser sur ma blessure, pendant toute la nuit, il me fut possible de supporter la douleur pendant le voyage. Il faisait jour quand nous arrivâmes au Temple ; je me mis au lit immédiatement, et j’y restai tout le jour.

Je tremblais de tomber malade et d’être impotent pour le lendemain, et je m’étonne que cette crainte seule ne m’ait pas rendu incapable de rien faire. Cela fût arrivé sûrement, avec la fatigue et la torture morale que j’avais endurées, sans la force surnaturelle avec laquelle agissait sur moi l’idée du lendemain de ce jour, considéré avec tant d’inquiétudes, chargé de telles conséquences et de résultats impénétrables quoique si proches ! Aucune précaution ne pouvait être plus utile que d’éviter de communiquer avec Provis ce jour-là ; cependant cela augmentait encore mon inquiétude. Je tressaillais à chaque pas, à chaque bruit, croyant que Provis était découvert et arrêté, et que c’était un messager qui arrivait pour m’en informer. Je me persuadais à moi-même que je savais qu’il était arrêté ; qu’il y avait sur mon esprit quelque chose de plus qu’une crainte ou un pressentiment ; que le fait était arrivé, et que j’en avais une mystérieuse certitude. La journée se passa, et aucune mauvaise nouvelle n’arriva. Comme le jour touchait à sa fin, et que l’obscurité tombait, ma crainte vague d’être retenu par ma maladie le lendemain, s’empara de moi tout à fait ; je sentais battre mon bras brûlant et ma tête brûlante, et il me semblait que je commençais à divaguer. Je comptais jusqu’à des nombres élevés pour m’assurer de moi-même, et je répétais des fragments d’ouvrages que je savais, en prose et en vers. Il arrivait quelquefois que, pendant un court répit de mon esprit fatigué, je m’assoupissais quelques instants et que j’oubliais ; alors je me disais en me réveillant en sursaut :

« Allons ! m’y voilà, le délire s’empare de moi. »

On me laissa très-tranquille tout le jour ; on tint mon bras constamment bandé et l’on me fit prendre des calmants. Toutes les fois que je m’endormais, je me réveillais avec l’idée que j’avais eue dans la cabane de l’Écluse, qu’un long espace de temps s’était écoulé, et que l’occasion de sauver Provis était passée. Vers minuit, je me jetai en bas de mon lit, et fus trouver Herbert avec la conviction que j’avais dormi pendant vingt-quatre heures, et que le mercredi était passé. C’était le dernier effort de mon excitation épuisée ; après cela, je dormis profondément.

Le mercredi matin commençait à poindre, quand je regardai par la fenêtre. Les lumières qui vacillaient sur les ponts avaient déjà pâli, le soleil levant était comme un lac de feu à l’horizon ; le fleuve, encore sombre et mystérieux, était coupé par les ponts, qui prenaient une teinte grise et froide, et çà et là, à la partie supérieure, une touche chaude renvoyée par le ciel en feu. Comme je regardais cet amas de toits, de tours d’églises et de flèches, s’élevant dans l’air, plus clairs que de coutume, le soleil se leva, un voile parut tout à coup être enlevé de dessus la rivière, et des millions d’étincelles parurent à sa surface. De moi aussi, il me semblait qu’on avait tiré un voile, et je me sentais vaillant et fort.

Herbert était endormi dans son lit, et notre vieux camarade d’études était endormi sur le sofa. Je ne pouvais pas m’habiller sans l’aide de quelqu’un, mais je ranimai le feu qui brûlait encore et je leur préparai du café. Bientôt mes compagnons se levèrent, vaillants et forts aussi ; et nous laissâmes entrer par les fenêtres l’air vif du matin, et nous regardâmes la marée qui montait encore vers nous.

« Quand l’aiguille sera sur neuf heures, dit Herbert avec entrain, attention à nous ! et tenez-vous prêts, vous, là-bas, au Moulin du Bord de l’Eau ! »

Chapitre XXV. §

C’était un des ces jours de mars, où le soleil brille chaud et où le vent souffle froid, où l’on trouve l’été sous le soleil et l’hiver à l’ombre. Nous avions nos paletots avec nous, et je pris un sac de voyage. De tout ce que je possédais sur terre, je ne pris que les quelques objets de première nécessité qui remplissaient le sac. Où allais-je ? qu’allais-je faire ? et quand reviendrais-je ? étaient autant de questions auxquelles je ne pouvais répondre. Je n’en troublai pas mon esprit, car tout cela reposait sur la sûreté de Provis. Je me demandai seulement, au moment où je m’arrêtai à la porte pour jeter un dernier regard dans l’appartement, dans quelles circonstances différentes je devais revoir ces chambres, si jamais je les revoyais.

Nous descendîmes sans nous presser l’escalier du Temple, et nous y restâmes pendant quelque temps, comme si nous n’étions pas encore tout à fait décidés à tenter l’aventure. J’avais, bien entendu, veillé à ce que le bateau se trouvât prêt et tout en ordre. Après avoir montré un peu d’indécision, dont personne ne fut témoin, que les deux ou trois créatures amphibies appartenant à notre escalier du Temple, nous nous embarquâmes et prîmes le large, Herbert à l’avant, moi au gouvernail. La marée était haute, car alors il était huit heures et demie.

Voici quel était notre plan : la marée commençant à baisser à neuf heures, et nous emmenant jusqu’à trois heures, notre intention était de continuer quand elle remonterait, et de ramer contre elle jusqu’à la nuit. Nous serions bien alors arrivés dans ces grandes largeurs au delà de Gravesend, entre Kent et Essex, où la rivière est large et solitaire, où les habitants riverains sont peu nombreux, et où il y a des auberges éparses, çà et là, parmi lesquelles nous pourrions facilement en choisir une pour nous reposer. Nous avions l’intention d’y rester toute la nuit. Le paquebot pour Hambourg et celui pour Rotterdam devaient quitter Londres vers neuf heures, le jeudi matin, nous savions à quelle heure l’attendre, selon l’endroit où nous serions, et nous hélerions d’abord le premier, de sorte que si, par hasard, on ne pouvait nous prendre à bord, nous aurions une seconde chance. Nous connaissions les marques distinctives de chaque vaisseau.

Le soulagement que j’éprouvais en commençant enfin l’exécution de notre entreprise était si grand, qu’il m’était difficile de croire à l’état dans lequel je m’étais trouvé quelques heures auparavant. L’air vif, le soleil, le mouvement sur la rivière et le mouvement dans la rivière elle-même, l’eau qui courait avec nous, paraissant sympathiser avec nous, nous animer, nous encourager, me rafraîchissaient d’un nouvel espoir. Je me sentais intérieurement humilié d’être si peu utile dans le bateau, mais il y avait peu de meilleurs rameurs que mes deux amis, et ils ramaient avec une régularité qui devait durer tout le jour.

À cette époque, la navigation à vapeur sur la Tamise était bien loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui, et les bateaux à rames étaient bien plus nombreux. Il y avait peut-être autant de barques houillères à voiles et de bateaux côtiers qu’à présent ; mais les vaisseaux à voiles, grands et petits, n’étaient pas la dixième ou la vingtième partie aussi nombreux. De bonne heure comme il était, il y avait déjà beaucoup de bateaux à rames allant et venant, beaucoup de barques descendant avec la marée ; la navigation sur la rivière entre les ponts, en bateaux découverts, était chose plus commode et plus commune dans ce temps-là qu’aujourd’hui, et nous avancions lentement, au milieu d’un grand nombre d’esquifs et de péniches.

Nous eûmes bientôt franchi le vieux pont de Londres et le vieux marché de Billingsgate, et la Tour Blanche, et la Porte des Traîtres, et nous passâmes entre les rangées de vaisseaux. Voici les bateaux à vapeur de Leith, d’Aberdeen et de Glascow, chargeant et déchargeant des marchandises ; ils paraissent énormément élevés au-dessus de l’eau quand nous passons le long de leurs flancs ; voici les houillers par vingtaines et vingtaines, et les déchargeurs de charbon qui épongent les planches des ponts des navires, en compensation des mesures de charbon qu’ils enlèvent et qu’ils versent ensuite dans des barques. Ici est amarré le steamer qui part demain pour Rotterdam, nous en prenons bonne note ; et là, le steamer qui part demain pour Hambourg, sur le beaupré duquel nous passons ; et maintenant, assis à l’arrière, je peux voir, et mon cœur en bat plus vite, le Moulin et les escaliers du Moulin.

« Est-il là ? dit Herbert.

– Pas encore.

– C’est juste, il ne devait pas descendre avant de nous voir. Pouvez-vous voir le signal ?

– Pas bien d’ici, mais je crois le voir lui… maintenant je le vois ! Ensemble, doucement, Herbert, rentrez vos rames. »

Pendant une seule minute, nous touchons légèrement l’escalier ; Provis saute à bord, et nous reprenons le large. Il avait un manteau de matelot avec lui, une malle en toile noire, et il ressemblait autant à un pilote de rivière que mon cœur pouvait le désirer.

« Mon cher ami, dit-il, en mettant son bras sur mon épaule pendant qu’il prenait sa place, cher et fidèle enfant, c’est bien, merci, merci ! »

Nous traversons encore une rangée de vaisseaux, nous en sortons ; nous évitons les chaînes rouillées, les câbles de chanvre, les grelins et les bouées ; nous dispersons les copeaux et les éclats de bois flottants, nous fendons les amas de scories de charbon flottantes. Nous passons sous la figure de la proue du John de Sunderland, adressant un discours aux vents (comme font bien des Johns), et sous la Betzy de Yarmouth, avec sa gorge ferme et ses yeux protubérants sortant de deux pouces hors de sa tête ; nous passons devant des marteaux qui fonctionnent dans les chantiers de construction ; devant des scies qui pénètrent dans le bois ; devant des machines qui frappent à grand bruit sur des choses inconnues ; des pompes jouent dans les vaisseaux qui prennent eau, les cabestans tournent, les vaisseaux gagnent la mer, et des créatures marines échangent des jurons impossibles par-dessus les bords avec des débardeurs qui leur répondent ; nous passons… nous passons enfin sur une eau plus claire dans laquelle les mousses pourraient prendre leurs ébats, sans pêcher plus longtemps dans les eaux troubles qui sont de l’autre côté, et où les voiles festonnées peuvent se gonfler au vent.

À l’escalier où nous avions pris Provis à bord, et, toujours depuis, j’avais cherché vainement une preuve que nous étions soupçonnés, je n’en avais pas vu. Certainement nous ne l’avions pas été à ce moment-là, et certainement nous n’étions ni précédés ni suivis d’aucun bateau. Si nous avions été surveillés par quelque bateau, j’aurais nagé vers lui et je l’aurais obligé à continuer ou à déclarer son projet ; mais nous continuâmes notre route, sans la moindre apparence d’être molestés.

Provis avait mis son manteau de matelot, et semblait, comme je l’ai dit, un personnage approprié au milieu dans lequel nous nous trouvions. Il était remarquable (mais peut-être la vie misérable qu’il avait menée pouvait l’expliquer) qu’il n’était pas le moins du monde inquiet pour aucun de nous. Il n’était pas indifférent, car il me disait qu’il espérait vivre pour voir son gentleman devenir un des gentlemen les plus parfaits en pays étranger ; il n’était pas disposé à être passif ou résigné, ainsi que je le compris, mais il ne se doutait aucunement qu’on pût rencontrer le danger à moitié route. Quand le danger fondait sur lui, il lui tenait tête, mais il fallait qu’il vînt avant qu’il s’en occupât.

« Si vous saviez, mon cher ami, me dit-il, ce que c’est que d’être ici, à côté de mon cher enfant, et de fumer ma pipe après avoir passé des jours entre quatre murailles, vous m’envieriez… mais vous ne savez pas ce que c’est.

– Je crois connaître les délices de la liberté, répondis-je.

– Ah ! dit-il en secouant gravement la tête, il faut avoir été sous clefs et verrous, mon cher enfant, pour le savoir comme moi… mais je ne vais pas montrer de petitesse. »

Je ne pouvais concevoir comment, pour une idée fixe comme celle de me voir gentleman, il avait pu risquer sa liberté et même sa vie. Mais je réfléchis que peut-être la liberté sans danger était trop en dehors de toutes les habitudes de sa vie pour être pour lui ce qu’elle serait pour un autre homme. Je n’étais pas trop loin du vrai ; car il dit, après avoir fumé un peu :

« Écoutez-moi, cher ami : quand j’étais là-bas, de l’autre côté du monde, je regardais toujours de ce côté, et il me devint insipide d’y rester, car je devenais riche. Tout le monde connaissait Magwitch, et Magwitch pouvait aller et Magwitch pouvait venir, et personne ne s’occupait de lui. Ils ne sont pas aussi coulants avec moi, ici, mon cher enfant, ou du moins ils ne le seraient pas, s’ils savaient où je suis.

– Si tout va bien, dis-je, vous serez, dans quelques heures, tout à fait libre et en sûreté.

– Eh bien ! reprit-il en poussant un long soupir, je l’espère.

– Et le croyez-vous ? »

Il trempa sa main dans l’eau, par-dessus le plat bord du bateau, et dit en souriant de cet air doux, qui n’était pas nouveau pour moi :

« Oui, je suppose que je le crois, cher enfant. Il serait difficile d’être plus tranquilles et plus à notre aise que nous ne le sommes maintenant. Mais… c’est peut-être cette brise si douce et si agréable sur l’eau, qui me le fait croire… je songeais tout à l’heure, en regardant la fumée de ma pipe, que nous ne pouvons pas plus voir au delà de ces quelques heures, que nous ne pouvons voir au fond de cette rivière dont j’essaye de saisir l’eau ; et nous ne pouvons pas retenir davantage le cours du temps que je ne puis retenir cette eau ; et voyez… elle a passé à travers mes doigts, et est partie ! dit-il en levant sa main mouillée.

– Mais à votre visage, j’aurais pensé que vous étiez un peu abattu, dis-je.

– Pas le moins du monde, mon cher enfant ! Cela vient des flots qui sont si calmes, et qui murmurent si doucement à l’avant du bateau une espèce de psalmodie du dimanche. Sans compter que peut-être je deviens un peu vieux. »

Il remit sa pipe dans sa bouche avec une expression impassible et se tint calme et content, comme si nous eussions été hors d’Angleterre. Cependant il se soumettait aussi facilement, au moindre mot d’avis, que s’il eût été dans une constante terreur ; lorsque nous abordâmes pour nous procurer quelques bouteilles de bière, il allait sauter à terre, quand je lui fis comprendre que je croyais qu’il serait plus en sûreté où il était, et il dit :

« Vous croyez, mon cher enfant ? »

Et il se rassit tranquillement.

L’air était froid sur la rivière, mais c’était une belle journée, et le soleil nous envoyait des rayons joyeux. La marée descendait vite ; je prenais soin d’en profiter, et nos rames nous menaient bon train. Imperceptiblement, avec la marée qui se retirait, nous nous éloignâmes de plus en plus des bois et des coteaux, et nous nous approchâmes des bancs de vase ; mais la marée ne nous avait pas encore quittés quand nous eûmes passé Gravesend. Comme l’objet de nos soins était enveloppé dans son manteau, je passai avec intention, à une ou deux longueurs de bateau de la douane flottante, et un peu plus loin, pour reprendre le courant, le long de deux vaisseaux d’émigrants, et sous l’avant d’un gros navire de transport sur le gaillard d’avant duquel il y avait des troupes qui nous regardaient passer. Bientôt le courant se mit à faiblir et les radeaux à l’ancre à balancer, et bientôt tout balança à l’entour ; et les vaisseaux qui voulaient profiter de la nouvelle marée pour remonter le fleuve commencèrent à passer en flottes autour de nous, qui nous tenions, autant que possible, près du rivage, hors du courant, évitant avec soins les bas-fonds et les bancs de vase.

Nos rameurs s’étaient si bien reposés, en laissant de temps à autre le bateau suivre le courant, pendant une minute ou deux, qu’un quart d’heure de halte leur suffit grandement. Nous nous abritâmes au milieu de pierres limoneuses, pour manger et boire ce que nous avions avec nous, tout en veillant avec attention. Cet endroit me rappelait mon pays de marais, plat et monotone, avec son horizon triste et morne ; la rivière, en serpentant, tournait et tournait, et les grandes bouées flottantes tournaient et tournaient, et tout le reste semblait calme et arrêté. Le dernier essaim de vaisseaux avait doublé la dernière basse pointe que nous avions franchie ; la dernière barque verte, chargée de paille, avec une voile brune, l’avait suivie ; quelques bateaux de ballast, construits comme la première imitation grossière d’un bateau, faite par un enfant, étaient enfoncés profondément dans la vase ; le petit phare trapu construit sur pilotis se montrait désemparé sur ses échasses et ses supports ; les pieux gluants sortaient de la vase, les bornes rouges sortaient de la vase, les signaux de marée sortaient de la vase, et une vieille plate-forme et une vieille construction sans toit, reposaient sur la vase ; enfin, tout, autour de nous, n’était que vase et stagnation.

Nous reprîmes le large, et fîmes le plus de chemin qu’il nous fut possible. C’était bien plus dur à manœuvrer maintenant ; mais Herbert et Startop furent persévérants, et ils ramèrent, ramèrent, ramèrent, jusqu’au coucher du soleil. À ce moment, la rivière nous soulevait un peu, de sorte que nous pouvions planer au delà des rives. Nous voyions le soleil rouge au fond de l’horizon, colorant la terre d’un bleu empourpré qui noircissait à vue d’œil, et les marais solitaires et plats, et au loin les montagnes, entre lesquelles et nous il ne semblait y avoir rien de vivant, si ce n’est çà et là, sur le premier plan, une mouette mélancolique.

Comme la nuit tombait vite et que la pleine lune étant passée, la lune ne devait pas se lever de bonne heure, nous tînmes un petit conseil : il fut de courte durée, car il était clair que ce que nous avions à faire, c’était de nous arrêter à la première taverne isolée que nous pourrions trouver. On mit de nouveau les rames en mouvement, et je cherchai au loin quelque chose comme une maison. Nous continuâmes ainsi, parlant peu, pendant quatre ou cinq longs milles. Il faisait très-froid, et un bateau de charbon, venant sur nous avec son feu brillant et fumant, nous parut un intérieur confortable. La nuit était aussi sombre à ce moment qu’elle devait le rester jusqu’au jour, et le peu de lumière que nous avions semblait venir plutôt de la rivière que du ciel, quand les rames, en plongeant, reflétaient quelques étoiles.

À ce moment lugubre, nous nous sentions tous obsédés de l’idée qu’on nous suivait. La marée, en montant, battait lourdement, et à des intervalles irréguliers, contre le rivage, et toutes les fois que ce bruit nous arrivait, l’un ou l’autre d’entre nous ne manquait jamais de faire un mouvement et de regarder dans cette direction. Çà et là, le courant avait creusé dans la rive une petite crique. Nous redoutions ces sortes d’endroits, et nous les observions avec anxiété. Quelquefois l’un de nous s’écriait à voix basse :

« Qu’est-ce que ce bruit ?

– Est-ce un bateau que l’on voit là-bas ? » demandait un autre.

Puis nous retombions dans un silence de mort, et je ne cessais de penser avec impatience au bruit inaccoutumé que les rames faisaient dans les anneaux où elles étaient retenues.

À la fin, nous découvrîmes une lumière et un toit ; bientôt après, nous glissions le long d’une petite digue, faite avec des pierres qui avaient été ramassées tout près de là. Laissant les autres dans le bateau, je sautai à terre, et je trouvai que la lumière se voyait à travers la fenêtre d’une taverne. C’était un endroit assez sale et, j’ose le dire, très-connu des contrebandiers, mais il y avait un bon feu dans la cuisine, des œufs et du jambon à manger, et diverses liqueurs à boire. Il y avait aussi deux chambres à deux lits, telles quelles, comme le dit le maître de l’établissement. Il n’y avait personne dans la maison que le propriétaire, sa femme et un individu mâle, grisonnant, le garde-pavillon du petit port, qui était aussi gluant, aussi limoneux que s’il avait été enfoncé dans l’eau pour en marquer la hauteur.

Avec cet aide, je revins au bateau, et nous retournâmes tous à terre, emportant les rames, le gouvernail, la gaffe et tout ce qu’il contenait. Nous le tirâmes de l’eau pour la nuit. Nous fîmes un très-bon repas, auprès du feu de la cuisine, et nous gagnâmes les chambres à coucher. Herbert et Startop devaient en occuper une, moi et l’objet de nos soins l’autre. Nous trouvâmes l’air aussi soigneusement exclu de l’une que de l’autre, comme si l’air était fatal à la vie, et il y avait plus de linge sale et de cartons sous les lits que je n’aurais cru la famille capable d’en posséder ; mais nous nous considérâmes cependant comme bien partagés, car il nous eût été impossible de trouver un lieu plus solitaire.

Tandis que nous nous réconfortions près du feu, après notre repas, le garde, qui se tenait blotti dans un coin et qui avait une énorme paire de souliers qu’il avait exhibée pendant que nous mangions notre omelette au lard, relique intéressante qu’il avait prise il y a quelques jours aux pieds d’un matelot noyé, me demanda si j’avais vu une galiote de douanier à quatre rames remonter avec la marée ? Quand je lui eus répondu que non, il me dit :

« Ils doivent alors être descendus, et pourtant ils ont pris par en haut en quittant d’ici ; mais ils auront réfléchi que cela valait mieux, pour une raison ou pour une autre, et ils seront descendus.

– Une galiote à quatre rames, avez-vous dit ? demandai-je.

– Oui, monsieur, et il y avait dedans deux hommes assis qui ne ramaient pas.

– Sont-ils descendus à terre, et sont-ils venus ici ?

– Ils sont venus ici avec une cruche en grès de deux gallons, pour chercher de la bière. J’aurais bien voulu empoisonner la bière, dit le garde, ou y mettre quelque drogue.

– Pourquoi ?

– Je sais bien pourquoi, dit le garde. Il y en avait un qui parlait d’une voix sourde, comme s’il avait de la vase dans le gosier.

– Il croit, dit l’hôtelier, homme peu méditatif, à l’œil pâle et qui semblait compter sur son garde, il pense qu’ils étaient ce qu’ils n’étaient pas.

– Je sais ce que je pense, observa le garde.

– Vous pensez que ce sont les douaniers, Jack ? dit l’aubergiste.

– Oui, dit le garde.

– Eh bien, vous vous trompez.

– Vraiment ! »

Dans la signification infinie de sa réplique et sa confiance sans bornes dans sa perspicacité, le garde ôta un de ses énormes souliers, regarda dedans, fit tomber quelques cailloux qui s’y trouvaient sur le pavé de la cuisine et le remit. Il fit ceci de l’air d’un homme qui voit si juste qu’il peut tout se permettre.

« Que croyez-vous donc qu’ils fassent de leurs boutons ? demanda le maître de la maison, en hésitant un peu.

– Avec leurs boutons ? répondit le garde ; les semer par-dessus bord, les avaler, les semer pour récolter de petites salades. Ce qu’ils font de leurs boutons !

– Ne vous emportez pas, dit le propriétaire d’un ton mélancolique et pathétique à la fois.

– Un officier de la douane sait ce qu’il doit faire de ses boutons, dit le garde, en répétant le mot qui l’offusquait avec le plus grand mépris, quand on passe entre lui et sa lumière. Quatre rameurs et deux hommes assis ne montent pas avec une marée pour descendre avec une autre, avec ou contre le courant, sans qu’il y ait de la douane au fond de tout cela. »

Là-dessus, il sortit avec un geste de dédain, et l’aubergiste n’ayant plus personne pour la soutenir, trouva impossible de poursuivre cette conversation.

Ce dialogue nous donna à tous de l’inquiétude. À moi surtout, il m’en donna beaucoup. Un vent lugubre sifflait autour de la maison, la marée battait la berge, et j’avais le pressentiment que nous étions épiés et menacés. Une galiote à quatre rames, allant et venant d’une manière assez inusitée pour attirer l’attention, était une détestable circonstance, et je ne pouvais me débarrasser de l’appréhension qu’elle me causait. Quand j’eus amené Provis à se coucher, je sortis avec mes deux compagnons (Startop, à ce moment, connaissait l’état des choses) et nous tînmes de nouveau conseil. Resterions-nous dans la maison jusqu’à l’approche du steamer, qui devait passer vers une heure de l’après-midi environ, ou bien partirions-nous de grand matin ? Telles étaient les questions que nous discutâmes. Nous terminâmes, en décidant qu’il valait mieux rester où nous étions, et qu’une heure avant le passage du steamer seulement, nous irions nous placer sur sa route, et descendre doucement avec la marée. Ayant pris cette résolution, nous rentrâmes dans la maison et nous nous mîmes au lit.

Je me couchai, en conservant la plus grande partie de mes vêtements, et je dormis bien pendant quelques heures. Quand je m’éveillai, le vent s’était élevé, et l’enseigne de la maison (Le Vaisseau) se balançait en grinçant avec un bruit qui m’éveilla en sursaut. Me levant doucement, car l’objet de mes soins dormait profondément, je regardai par la fenêtre. Elle avait vue sur la digue où nous avions mis à sec notre bateau, et quand mes yeux se furent habitués à la lumière de la lune, perçant les nuages, je vis deux hommes qui le regardaient. Ils passèrent sous la fenêtre sans regarder autre chose, et ne descendirent pas au bord de l’eau, qui, je le voyais, était à sec, mais ils prirent par les marais, dans la direction du Nore.

Mon premier mouvement fut d’appeler Herbert, et de lui montrer les deux hommes qui s’éloignaient ; mais réfléchissant, avant d’entrer dans la chambre, qui était sur le derrière de la maison et attenant à la mienne, que lui et Startop avaient eu plus de fatigue que moi, je n’en fis rien. Retournant à ma fenêtre, je pus encore voir les deux hommes se mouvoir dans les marais, à la pâle clarté de la lune. Cependant je les perdis bientôt de vue, et, sentant que j’avais très-froid, je me couchai pour penser à cet événement, et je me rendormis.

Nous étions debout de grand matin, et pendant que nous nous promenions çà et là, avant le déjeuner, je crus qu’il fallait faire part à mes compagnons de ce que j’avais vu. Ce fut encore Provis qui se montra le moins inquiet :

« Il est très-probable que ces hommes appartiennent à la douane, dit-il tranquillement, et qu’ils ne songent pas à nous. »

J’essayai de me persuader qu’il en était ainsi, comme en effet cela pouvait se faire. Cependant je lui proposai de se rendre avec moi à une pointe éloignée que nous voyions de là, et où le bateau pourrait nous prendre à bord, vers midi. La précaution ayant paru bonne, Provis et moi nous partîmes aussitôt après le déjeuner, sans rien dire à l’auberge.

Il fumait sa pipe en marchant et il s’arrêtait parfois pour me toucher l’épaule. On aurait supposé que c’était moi qui courais des dangers et non pas lui, et qu’il cherchait à me rassurer. Nous parlions très-peu ; en approchant de la pointe indiquée, je le priai de rester dans un endroit abrité, pendant que je pousserais une reconnaissance plus avant, car c’était de ce côté que les hommes s’étaient dirigés pendant la nuit ; il y consentit, et je continuai seul. Il n’y avait pas de bateau au delà de la pointe, ni sur la rive. Rien non plus n’indiquait que des hommes se fussent embarqués là ; mais la marée était haute, et il pouvait y avoir des empreintes de pas sous l’eau.

Quand il regarda hors de son abri et qu’il vit que j’agitais mon chapeau pour lui faire signe de venir, il me rejoignit. Nous attendîmes, tantôt couchés à terre, enveloppés dans nos manteaux, et tantôt marchant pour nous réchauffer, jusqu’au moment où nous vîmes arriver notre bateau. Nous pûmes facilement nous embarquer et nous prîmes le large dans la voie du steamer. À ce moment, il n’y avait plus que dix minutes pour atteindre une heure, et nous commencions à chercher si nous pouvions apercevoir la fumée du bateau à vapeur.

Mais il était une heure et demie avant que nous l’aperçûmes, et bientôt après nous vîmes derrière lui la fumée d’un autre steamer. Comme ils arrivaient à toute vapeur, nous apprêtâmes nos deux malles, et profitant de l’occasion, nous fîmes nos adieux à Herbert et Startop. Nous avions tous échangé de cordiales poignées de main, et ni les yeux d’Herbert ni les miens n’étaient tout à fait secs, quand je vis une galiote à quatre rames venir tout à coup du bord, un peu en aval de nous, et faire force de rames dans nos eaux.

Nous avions été jusque-là séparés de la fumée du bateau à vapeur par une assez grande étendue de rivage, à cause de la courbe et du tournant de la rivière ; mais alors on le voyait avancer. Je criai à Herbert et à Startop de se maintenir en avant, dans le courant, afin qu’il vît que nous l’attendions, et je suppliai Provis de continuer à ne pas bouger, et de rester enveloppé dans son manteau. Il répondit gaiement :

« Fiez-vous à moi, mon cher enfant. »

Et il resta immobile comme une statue. Pendant ce temps, la galiote, très-habilement conduite, nous avait coupés et se maintenait à côté de nous, laissant dériver quand nous dérivions, et donnant un ou deux coups d’avirons quand nous les donnions. Des deux hommes assis, l’un tenait le gouvernail et nous regardait avec attention, comme le faisaient aussi les rameurs ; l’autre était enveloppé aussi bien que Provis : il semblait trembler et donner quelques instructions à celui qui gouvernait, pendant qu’il nous regardait. Pas un mot n’était prononcé dans l’un ni dans l’autre bateau.

Startop put voir, après quelques minutes, quel était le steamer qui venait le premier ; il me passa le mot Hambourg, à voix basse, car nous étions en face l’un de l’autre. Le bateau à vapeur approchait rapidement, et le bruit de ses roues devenait de plus en plus distinct. Je sentais que son ombre était absolument sur nous ; à ce moment, la galiote nous héla ; je répondis.

« Vous avez là un forçat en rupture de ban, dit celui qui tenait le gouvernail, c’est l’homme enveloppé dans son manteau. Il s’appelle Abel Magwitch, autrement dit, Provis. J’arrête cet homme et je lui enjoins de se rendre, et à vous de nous aider. »

À ce moment, sans donner d’ordre à son équipage, il dirigea la galiote sur nous. Les rameurs avaient donné un coup vigoureux en avant, rentré leurs avirons et arrivaient sur nous en travers ; ils tenaient notre plat-bord avant que nous eussions pu nous rendre compte de ce qu’ils voulaient faire. Cet incident produisit une grande confusion à bord du steamer, et j’entendis l’équipage nous appeler et le capitaine donner l’ordre d’arrêter les roues. Je les entendis s’arrêter, mais la galiote était lancée irrésistiblement sur nous. Au même instant, je vis l’homme qui était au gouvernail de la galiote mettre la main sur l’épaule de son prisonnier ; je vis les deux bateaux fortement secoués par la force de la marée, et je vis que toutes les mains à bord du steamer se tendaient en avant d’une manière tout à fait frénétique. Puis, au même instant, je vis Provis s’élancer, renverser l’homme qui le tenait, et enlever le manteau de l’autre homme, assis et tremblant dans la galiote. Et encore au même instant, je vis que le visage découvert était le visage de l’autre forçat d’autrefois. Et encore au même instant je vis ce visage se reculer avec une expression de terreur que je n’oublierai jamais, et j’entendis un grand cri à bord du steamer, et le bruit d’un corps lourd tombant à l’eau, et je sentis le bateau s’enfoncer sous mes pieds.

Pendant un instant, il me sembla lutter avec mille roues de moulin et mille éclats de lumières ; l’instant d’après j’étais pris à bord de la galiote. Herbert y était, Startop y était ; mais notre bateau était parti, et les deux forçats étaient partis.

Au milieu des cris poussés à bord du steamer et des furieux sifflements de sa vapeur, et de sa dérive et de notre dérive, je ne pouvais d’abord distinguer le ciel de l’eau, ni le rivage du rivage. Les hommes de la galiote regardaient en silence et avec avidité sur l’eau, à l’arrière. Bientôt un sombre objet parut, entraîné vers nous par le courant ; personne ne parlait ; le timonier tenant sa main en l’air, et tous ramaient doucement en sens contraire et dirigeaient le bateau droit devant l’objet. Quand il se trouva plus près, je vis que c’était Magwitch ; il nageait, mais difficilement. Il fut repris à bord, et aussitôt on lui mit les fers aux mains et aux pieds.

La galiote resta en place, et l’on se mit à regarder sur l’eau en silence et avec avidité. Le steamer de Rotterdam approchait, et ne comprenant pas ce qui s’était passé, arrivait à toute vapeur ; mais lorsque les deux steamers virent que la galiote était décidément arrêtée, ils s’éloignèrent de nous, et nous nous balançâmes dans leur sillage agité. On continua à chercher sur l’eau longtemps après que tout fut devenu calme et que les deux steamers eurent disparu ; mais chacun savait que c’était inutile, et qu’il n’y avait plus aucun espoir à conserver.

À la fin nous cessâmes nos recherches et nous gagnâmes le rivage à la hauteur de la taverne que nous avions quittée, et où l’on nous reçut avec assez de surprise. Là il me fut possible de procurer quelques soins à Magwitch (ce n’était plus Provis), qui avait reçu de très-fortes contusions sur la poitrine et une profonde blessure à la tête.

Il me dit qu’il croyait avoir passé sous la quille du steamer et s’être heurté la tête en remontant. Quand aux coups à la poitrine, qui rendaient sa respiration extrêmement pénible, il croyait les avoir reçus contre le bord de la galiote. Il ajouta qu’il ne prétendait pas dire ce qu’il pouvait avoir fait ou ne pas avoir fait à Compeyson, mais qu’au moment où il avait posé la main sur son manteau pour le reconnaître, ce coquin s’était reculé, et qu’ils étaient tombés tous les deux dans l’eau, quand l’homme qui l’avait arrêté, lui Magwitch, en le saisissant en dehors du bateau pour l’empêcher de se sauver, l’avait fait chavirer. Il me dit tout bas qu’ils étaient tombés en se serrant furieusement dans les bras l’un de l’autre, et qu’il y avait eu lutte sous l’eau, et qu’il était parvenu à se dégager, était remonté sur l’eau, et avait nagé jusqu’au moment où nous l’avions rattrapé.

Je n’eus jamais la moindre raison de douter de l’exacte vérité de ce qu’il me disait, l’officier qui dirigeait la galiote m’ayant fait le même récit de leur chute dans l’eau.

Je demandai à l’officier la permission de changer les vêtements mouillés du prisonnier contre d’autres habits que je pourrais acheter dans l’auberge ; il me l’accorda aussitôt, observant seulement qu’il devait saisir tout ce que le prisonnier avait sur lui. Ainsi le portefeuille que j’avais eu quelque temps dans les mains passa dans celles de l’officier. Celui-ci me donna plus tard la permission d’accompagner le prisonnier à Londres, mais il refusa cette même grâce à mes deux amis.

On désigna au garde de l’auberge du Vaisseau l’endroit où l’homme noyé avait disparu, et il entreprit de rechercher le corps aux places où il avait le plus de chance de venir au bord. Son intérêt dans cette recherche me parut s’accroître considérablement quand il apprit que le noyé avait des bas aux pieds. Il aurait probablement fallu une douzaine de noyés pour le vêtir complètement, et ce devait être la raison pour laquelle les différents objets qui composaient son costume étaient à divers degrés de délabrement.

Nous demeurâmes à la taverne jusqu’à la marée montante, et alors on porta Magwitch dans la galiote. Herbert et Startop devaient regagner Londres par terre le plus tôt qu’ils pourraient. Notre séparation fut on ne peut plus triste, et quand je pris place à côté de Magwitch, je sentis que c’était là ma place pendant tout le temps qui lui restait à vivre.

La répugnance que j’avais éprouvée pour lui avait tout à fait disparu ; et dans l’être poursuivi, blessé et enchaîné qui tenait ma main dans la sienne, je ne voyais plus qu’un homme qui avait voulu être mon bienfaiteur, et qui avait été affectueux, reconnaissant et généreux envers moi, avec une grande constance, pendant une longue suite d’années ; je ne voyais plus en lui qu’un homme meilleur pour moi que je ne l’avais été pour Joe.

Sa respiration devenait plus difficile et plus pénible à mesure que la nuit avançait, et souvent il ne pouvait réprimer un gémissement. J’essayais de le soutenir sur le bras dont je pouvais me servir dans une position facile ; mais il était horrible de penser que je ne pouvais être fâché, au fond du cœur, de ce qu’il fût grièvement blessé, puisqu’il était incontestable qu’il eût mieux valu qu’il mourût. Qu’il y eût encore des gens capables et désireux de prouver son identité, je ne pouvais en douter ; qu’il fût traité avec douceur, je ne pouvais l’espérer. Il avait en effet été présenté sous le plus mauvais jour à son premier jugement. Depuis, il avait rompu son ban, et il avait été jugé de nouveau ; il était revenu de la déportation sous le coup d’une sentence de mort, et enfin il avait occasionné la mort de l’homme qui était la cause de son arrestation.

En revenant vers le soleil couchant, que la veille nous avions laissé derrière nous, et à mesure que le flot de nos espérances semblait s’enfuir, je lui dis combien j’étais désolé de penser qu’il était revenu pour moi.

« Mon cher enfant, répondit-il, je suis très-content et j’accepte mon sort. J’ai vu mon cher enfant, et je sais qu’il peut être gentleman sans moi. »

Non, c’est ce qui n’était plus possible ; j’avais songé à cela pendant que j’étais assis côte à côte avec lui. Non. En dehors de mes inclinations personnelles, je comprenais alors l’idée de Wemmick. Je prévoyais que, condamné, ses biens seraient confisqués par la couronne.

« Voyez-vous, mon cher enfant, dit-il, il vaut mieux qu’on ne sache pas maintenant qu’un gentleman dépend de moi et m’appartient. Seulement, venez me voir comme si vous accompagniez par hasard Wemmick.

– Je ne vous quitterai pas, dis-je, si l’on me permet de rester près de vous, et s’il plaît à Dieu, je vous serai aussi fidèle que vous l’avez été pour moi. »

Je sentis sa main trembler pendant qu’il tenait la mienne, et il détourna son visage, en s’étendant au fond du bateau, et j’entendis l’ancien bruit dans sa gorge, adouci, maintenant, comme tout était adouci en lui. Il était heureux qu’il eût touché ce sujet, car cela m’avertit de ce à quoi je n’aurais autrement pensé que trop tard, de faire en sorte qu’il ne sût jamais comment avaient péri ses espérances de m’enrichir.

Chapitre XXVI. §

On le conduisit au Bureau de Police, et il aurait été immédiatement renvoyé devant la cour criminelle pour être jugé, s’il n’avait été nécessaire de rechercher auparavant un vieil officier du ponton duquel il s’était évadé autrefois, pour constater son identité. Personne n’en doutait, mais Compeyson qui avait eu l’intention d’en témoigner était mort emporté par le courant, et il se trouva qu’il n’y avait pas à cette époque dans Londres un seul employé des prisons qui pût donner la preuve réclamée. Dès mon arrivée, je m’étais rendu directement chez M. Jaggers, à sa maison particulière, pour assurer son assistance à Magwitch ; mais M. Jaggers ne voulut rien admettre en faveur de l’accusé. Il me dit que l’affaire serait terminée en cinq minutes, quand le témoin serait arrivé, et qu’aucun pouvoir sur terre ne pourrait l’empêcher d’être contre nous.

Je fis part à M. Jaggers de mon dessein de laisser ignorer à Magwitch le sort de sa fortune. M. Jaggers se fâcha contre moi, et me reprocha d’avoir laissé glisser cette fortune entre mes doigts. Il dit qu’il nous faudrait bien présenter une pétition, et essayer dans tous les cas d’en tirer quelque chose ; mais il ne me cacha pas que, bien qu’il pût y avoir un certain nombre de cas où la confiscation ne serait pas prononcée, il n’y avait dans celui-ci aucune circonstance qui permît qu’il en fût ainsi. Je compris très-bien cela. Je n’étais pas parent du condamné, ni son allié par des liens reconnus ; il n’avait rien écrit, rien prévu en ma faveur, avant son arrestation, et le faire maintenant serait tout à fait inutile. Je n’avais donc aucun droit, et je résolus d’abord, et je persistai par la suite dans la résolution que mon cœur ne s’abaisserait jamais à la tâche vaine d’essayer d’en établir un.

Il paraît qu’on avait des raisons pour supposer que le dénonciateur noyé avait espéré une récompense prélevée sur cette confiscation, et avait une connaissance approfondie des affaires de Magwitch. Quand on retrouva son corps, bien loin de l’endroit où il était tombé, il était si horriblement défiguré qu’on ne put le reconnaître qu’au contenu de ses poches, dans lesquelles il y avait des notes encore lisibles, pliées dans un portefeuille qu’il portait. Parmi ces notes se trouvaient les noms d’une certaine maison de banque de la Nouvelle Galles du Sud, où une grosse somme était placée, et la désignation de certaines terres d’une valeur considérable. Ces deux chefs d’information se trouvaient sur une liste des biens dont il supposait que j’hériterais, et que Magwitch avait donnée à M. Jaggers depuis qu’il était en prison. Son ignorance, le pauvre homme, le servait enfin : il ne douta jamais que mon héritage ne fût parfaitement en sûreté avec l’assistance de M. Jaggers.

Après un délai de trois jours, pendant lequel la poursuite avait attendu qu’on produisît le témoin du ponton, ce témoin arriva et compléta l’instruction. Magwitch fut renvoyé pour être jugé à la prochaine session des assises, qui devait commencer dans un mois.

C’est à cette sombre époque de ma vie qu’Herbert rentra un soir très-abattu et dit :

« Mon cher Haendel, je crains d’être bientôt obligé de vous quitter. »

Son associé m’ayant préparé à cette communication, je fus moins surpris qu’il ne l’avait pensé.

« Nous perdrons une belle occasion si je refuse d’aller au Caire, et je crains fort d’être forcé d’y aller, Haendel, au moment où vous aurez le plus besoin de moi.

– Herbert, j’aurai toujours besoin de vous, parce que je vous aimerai toujours ; mais ce besoin n’est pas plus grand aujourd’hui qu’à aucune autre époque.

– Vous allez être si isolé !

– Je n’ai pas le loisir de penser à cela, dis-je ; vous savez que je suis toujours avec lui, tout le temps qu’on me le permet, et que je serais avec lui toute la journée, si je le pouvais ; et quand je m’éloigne de lui, vous le savez, mes pensées sont avec lui. »

La terrible situation où se trouvait Magwitch était si effrayante pour tous deux que nous ne pouvions en parler plus clairement.

« Mon cher ami, dit Herbert, que la perspective de notre séparation, car elle est très-proche, soit mon excuse pour vous tourmenter sur vous-même. Avez-vous pensé à votre avenir ?

– Non, car j’ai eu peur de penser à n’importe quel avenir.

– Mais il ne faut pas négliger le vôtre. En vérité, mon cher Haendel, il ne faut pas le négliger. Je désirerais vous voir y songer dès à présent, faites-le, je vous en prie… si vous avez un peu d’amitié pour moi.

– Je le ferai, dis-je.

– Dans cette nouvelle succursale de notre maison, Haendel, il nous faut un… »

Je vis que sa délicatesse lui faisait éviter le mot propre : aussi je lui dis :

« Un commis ?

– Un commis, et j’espère qu’il n’est pas impossible qu’il devienne un jour (comme l’est devenu un commis de votre connaissance), un associé. Allons ! Haendel, » comme si c’était le grave commencement d’un exorde de mauvais augure, il avait abandonné ce ton, étendu son honnête main, et parlé comme un écolier.

« Clara et moi nous avons parlé et reparlé de tout cela, continua Herbert, et la chère petite créature m’a encore prié ce soir, avec des larmes dans les yeux, de vous dire que si vous vouliez venir avec nous, quand nous partirons ensemble, elle ferait son possible pour vous rendre heureux et pour convaincre l’ami de son mari qu’il est aussi son ami. Nous serions si contents, Haendel !… »

Je la remerciai de tout mon cœur, et lui aussi ; mais je dis que je n’étais pas encore certain de pouvoir me joindre à eux, comme il me l’offrait si généreusement. D’abord, mon esprit était trop occupé pour pouvoir bien examiner ce projet. En second lieu, oui, en second lieu, il y avait quelque chose d’hésitant dans ma pensée, et qu’on verra à la fin de ce récit.

« Mais si vous pensez pouvoir, Herbert, sans préjudice pour vos affaires, laisser la question pendante encore quelque temps…

– Tout le temps que vous voudrez, s’écria Herbert, six mois… un an !

– Pas aussi longtemps que cela, dis-je, deux ou trois mois au plus. »

Herbert fut très-enchanté quand nous échangeâmes une poignée de mains sur cet arrangement ; il dit qu’il avait maintenant le courage de m’apprendre qu’il croyait être obligé de partir à la fin de la semaine.

« Et Clara ? dis-je.

– La chère petite créature, répondit Herbert, restera religieusement près de son père tant qu’il vivra ; mais il ne vivra pas longtemps ; Mrs Whimple m’a confié que certainement il est en train de s’en aller.

– Sans vouloir dire une chose dure, dis-je, il ne peut mieux faire que de s’en aller.

– Je suis obligé d’en convenir, dit Herbert. Alors, je reviendrai chercher la chère petite créature, et, la chère petite créature et moi, nous nous rendrons tranquillement à l’église la plus proche. Rappelez-vous que la chère petite ne vient d’aucune famille, mon cher Haendel ; qu’elle n’a jamais regardé dans le livre rouge, et n’a aucune notion de ce qu’était son grand père. Quelle chance pour le fils de ma mère ! »

Le samedi de cette même semaine, je dis adieu à Herbert. Il était rempli de brillantes espérances, mais triste et chagrin de me quitter, lorsqu’il prit place dans une des voitures du service des ports. J’entrai dans une taverne pour écrire un petit mot à Clara, lui disant qu’il était parti en lui envoyant son amour et toutes ses tendresses, et je me rendis ensuite à mon logis solitaire, si je puis parler ainsi, car ce n’était pas un chez moi, et je n’avais de chez moi nulle part.

Sur l’escalier, je rencontrai Wemmick, qui redescendait après avoir cogné inutilement avec le dos de son index à ma porte. Je ne l’avais pas vu seul depuis notre désastreuse tentative de fuite, et il était venu dans sa capacité personnelle et privée, me donner quelques mots d’explication au sujet de cette absence prolongée.

« Feu Compeyson, dit Wemmick, avait petit à petit deviné plus de la moitié de la vérité de l’affaire, maintenant accomplie, et c’est d’après les bavardages de quelques-uns de ces gens dans l’embarras (il y a toujours quelques-uns de ces gens dans l’embarras) que j’ai appris ce que je sais. Je tenais mes oreilles ouvertes, tout en faisant semblant de les tenir fermées, jusqu’à ce que j’eusse entendu dire qu’il était absent, et je pensais que c’était le meilleur moment pour faire votre tentative. Je commence seulement à soupçonner maintenant que c’était une partie de sa politique, en homme très-adroit qu’il était, de tromper habituellement ses propres agents. Vous ne me blâmez pas, j’espère, monsieur Pip ; j’ai essayé de vous servir, et de tout mon cœur.

– Je suis aussi certain de cela, Wemmick, que vous pouvez l’être, et je vous remercie bien vivement de tout l’intérêt et de toute l’amitié que vous me portez.

– Je vous remercie, je vous remercie beaucoup. C’est une mauvaise besogne, dit Wemmick en se grattant la tête, et je vous assure que je n’avais pas été joué ainsi depuis longtemps. Ce que je regrette surtout, c’est le sacrifice de tant de valeurs portatives, mon Dieu !

– Eh moi, Wemmick, je pense au pauvre possesseur de ces valeurs.

– Oui, c’est sûr, dit Wemmick. Sans doute, rien ne peut vous empêcher de le regretter, et je mettrais un billet de cinq livres de ma poche pour le tirer de là. Mais ce que je vois, c’est ceci : feu Compeyson avait été prévenu d’avance de son retour, et il était si bien résolu à le livrer, que je ne pense pas qu’on eût pu le sauver. Cependant les valeurs portatives auraient certainement pu être sauvées. Voilà la différence entre les valeurs et leur possesseur, ne voyez-vous pas ? »

J’invitai Wemmick à monter et à prendre un verre de grog avant de partir pour Walworth. Il accepta l’invitation, et, en buvant le peu que contenait son verre, il me dit, sans aucun préambule, et après avoir paru quelque peu embarrassé :

« Que pensez-vous de mon intention de prendre un congé lundi, monsieur Pip ?

– Mais je suppose que vous n’avez rien fait de semblable durant les douze mois qui viennent de s’écouler.

– Les douze ans plutôt, dit Wemmick. Oui, je vais prendre un jour de congé ; plus que cela, je vais faire une promenade ; plus que cela, je vais vous demander de faire une promenade avec moi. »

J’allais m’excuser, comme n’étant qu’un bien pauvre compagnon, quand Wemmick me prévint.

« Je connais vos engagements, dit-il, et je sais que vous êtes rebattu de ces sortes de choses, monsieur Pip ; mais, si vous pouviez m’obliger, je le considèrerais comme une grande bonté de votre part. Ça n’est pas une longue promenade, et c’est une promenade matinale. Cela vous prendrait, par exemple (en comptant le déjeuner, après la promenade), de huit heures à midi. Ne pourriez-vous pas trouver moyen d’arranger cela ? »

Il avait tant fait pour moi à différentes reprises, que c’était en vérité bien peu de chose à faire en échange pour lui être agréable. Je lui dis que j’arrangerais cela, que j’irais ; et il fut si enchanté de mon consentement, que moi-même j’en fus satisfait. À sa demande, je convins d’aller le prendre à Walworth le lundi à huit heures et demie du matin, et nous nous séparâmes.

Exact au rendez-vous, je sonnai à la porte du château le lundi matin, et je fus reçu par Wemmick lui-même qui me sembla avoir l’air plus pincé que de coutume et avoir sur la tête un chapeau plus luisant. À l’intérieur, on avait préparé deux verres de lait au rhum et deux biscuits. Le père devait être sorti dès le matin, car en jetant un coup d’œil dans sa chambre, je remarquai qu’elle était vide.

Après nous être réconfortés avec le lait au rhum et les biscuits, et quand nous fûmes prêts à sortir pour nous promener, avec cette bienfaisante préparation dans l’estomac, je fus extrêmement surpris de voir Wemmick prendre une ligne à pêcher et la mettre sur son épaule.

« Mais nous n’allons pas pêcher ? dis-je.

– Non, répondit Wemmick ; mais j’aime à marcher avec une ligne. »

Je trouvai cela singulier ; cependant je ne dis rien et nous partîmes dans la direction de Camberwell Green ; et, quand nous y arrivâmes, Wemmick me dit tout à coup :

« Ah ! voici l’église. »

Il n’y avait rien de très-surprenant à cela ; mais cependant je fus quelque peu étonné quand il me dit, comme animé d’une idée lumineuse :

« Entrons ! »

Nous entrâmes, Wemmick laissa sa ligne sous le porche et regarda autour de lui. En même temps Wemmick plongeait dans les poches de son habit et en tira quelque chose de plié dans du papier.

« Ah ! dit-il, voici un couple de paires de gants, mettons-les ! »

Comme les gants étaient des gants de peau blancs, et comme la bouche de Wemmick avait atteint sa plus grande largeur, je commençai à avoir de forts soupçons. Ils se changèrent en certitude, quand je vis son père entrer par une porte de côté, escortant une dame.

« Ah ! dit Wemmick, voici miss Skiffins ! Si nous faisions une noce ? »

Cette discrète demoiselle était vêtue comme de coutume, excepté qu’elle était présentement occupée à substituer une paire de gants blancs à ses gants verts. Le vieux était également occupé à faire un semblable sacrifice devant l’autel de l’hyménée. Le vieux gentleman cependant éprouvait tant de difficultés à mettre ses gants, que Wemmick dut lui faire appuyer le dos contre un des piliers, puis passer lui-même derrière le pilier et les tirer pendant que, de mon côté, je tenais le vieux gentleman par la taille, afin qu’il présentât une résistance sûre et égale. Au moyen de ce plan ingénieux, ses gants furent mis dans la perfection.

Le bedeau et le prêtre parurent. On nous rangea en ordre devant la fatale balustrade. Fidèle à son idée de paraître faire tout cela sans préparatifs, j’entendis Wemmick se dire à lui-même, en prenant quelque chose dans la poche de son gilet, avant le commencement du service :

« Ah ! voici un anneau. »

J’assistais le fiancé en qualité de témoin ou de garçon d’honneur, tandis qu’une petite ouvreuse de bancs faisait semblant d’être l’amie de cœur de miss Skiffins. La responsabilité de conduire la demoiselle à l’autel était échue au vieux, ce qui amena le ministre officiant à être involontairement scandalisé. Voici ce qui arriva quand le ministre dit :

« Qui donne cette femme en mariage à cet homme ? »

Le vieux gentleman, ne sachant pas le moins du monde à quel point de la cérémonie nous étions arrivés, continua à répéter d’un air aimable et rayonnant les dix commandements, sur quoi le clergyman répéta :

« Qui donne cette femme en mariage à cet homme ? »

Le vieux gentleman n’ayant pas la moindre idée de ce qu’on lui demandait, le jeune marié s’écria de sa voix ordinaire :

« Allons, vieux père, vous savez… qui donne ? »

À quoi le vieux répliqua avec une grande volubilité, avant de répondre que c’était lui qui donnait :

« Très-bien ! John, très-bien ! mon garçon. »

Le ministre fit alors une pause de si mauvais augure, que je me demandai si nous serions complètement mariés ce jour-là.

Le mariage fut consommé cependant, et quand nous sortîmes de l’église, Wemmick ouvrit le couvercle des fonts baptismaux, y déposa ses gants blancs et le referma. Mrs Wemmick, plus prévoyante, mit ses gants blancs dans sa poche et remit ses verts.

« Maintenant, monsieur Pip, dit Wemmick en plaçant triomphalement sa ligne à pêcher sur son épaule à la sortie de l’église, dites-moi si quelqu’un supposerait en nous voyant que c’est une noce. »

On avait commandé à déjeuner à une jolie petite taverne, à un mille ou deux sur le coteau, au delà de la prairie, et il y avait une table de jeu dans la chambre, pour le cas où nous aurions voulu nous délasser l’esprit après la solennité. Il était amusant de voir que Mrs Wemmick ne repoussait plus le bras de Wemmick quand il entourait sa taille ; elle se tenait sur une chaise adossée contre la muraille, comme un violoncelle dans sa caisse, et se soumettait à se laisser embrasser comme aurait pu le faire ce mélodieux instrument.

Nous eûmes un excellent déjeuner, et toutes les fois que quelqu’un refusait quelque chose à table, Wemmick disait :

« C’est fourni par le contrat, vous savez, il ne faut pas vous effrayer. »

Je bus au nouveau couple, au vieux, au château ; je saluai la mariée, et je me rendis en un mot aussi agréable qu’il me fût possible.

Wemmick me conduisit jusqu’à la porte, et je lui serrai la main en lui souhaitant beaucoup de bonheur.

« Merci ! dit Wemmick en se frottant les mains. Elle sait si bien élever les poules ! vous n’en avez pas idée. Nous vous enverrons des œufs, et vous en jugerez par vous-même. Dites donc, monsieur Pip, dit-il en me rappelant et en me parlant à voix basse, ceci est tout à fait un de mes sentiments de Walworth, je vous prie de le croire.

« Je comprends, dis-je, il ne faut pas en parler dans la Petite Bretagne. »

Wemmick fit un signe de tête.

« Après ce que vous avez laissé échapper l’autre jour, j’aime autant que M. Jaggers ne le sache pas. Il pourrait croire que mon cerveau se dérange, ou quelque chose de la sorte. »

Chapitre XXVII. §

Magwitch resta en prison très-malade, pendant tout le temps qui s’écoula entre son arrestation et l’ouverture des assises. Il s’était brisé deux côtes, ce qui avait endommagé un de ses poumons. Il respirait avec la plus grande difficulté et une douleur qui augmentait chaque jour. C’était par suite de cette blessure qu’il parlait si bas, que c’est à peine si l’on pouvait l’entendre. Il parlait donc fort peu, mais il était toujours prêt à m’écouter, et ma première occupation fut désormais de lui dire et de lui lire ce que je savais qu’il devait entendre.

Étant beaucoup trop malade pour rester dans la prison commune, il fut transporté, après deux ou trois jours, à l’infirmerie. Cette circonstance me permit de rester souvent près de lui, ce que je n’aurais jamais pu faire autrement. En effet, sans sa maladie, il eût été mis aux fers, car il était regardé comme passé maître en évasions, et je ne sais plus quoi encore.

Bien que je le visse chaque jour, ce n’était jamais que pour quelques instants. Nos heures de séparation étaient assez longues pour que je pusse m’apercevoir des légers changements survenus sur son visage et dans son état physique. Je ne me rappelle pas y avoir vu le moindre indice favorable ; il s’usait lentement et devenait plus faible et plus malade de jour en jour, depuis celui où la porte de la prison s’était refermée sur lui.

L’espèce de soumission ou de résignation qu’il montrait était celle d’un homme épuisé. À ses manières, ou à un ou deux mots qui lui échappaient tout bas, de temps en temps, je pus soupçonner qu’il se demandait souvent s’il aurait pu être meilleur, placé dans de meilleures circonstances ; mais il n’essayait jamais de se justifier, et de faire du passé autre chose que ce qu’il avait été.

Il arriva, en deux ou trois occasions, en ma présence, qu’une des personnes chargées de le garder parla de sa détestable réputation. Un sourire passait alors sur son visage, et il tournait les yeux de mon côté d’un air confiant, comme pour me prendre à témoin que j’avais reconnu en lui quelques qualités compensatrices, même dans le temps où je n’étais encore qu’un petit garçon. Pour tout le reste, il se montra humble et repentant, et je ne l’entendis jamais se plaindre.

Quand arriva l’époque de la session des assises, M. Jaggers demanda que son jugement fût remis à la session suivante, ayant l’assurance intime qu’il ne vivrait pas jusque là, mais on le refusa. Le jour du jugement arriva, et quand il fut amené à la barre, on l’assit sur une chaise, et on ne m’empêcha pas de me placer derrière lui, et de tenir la main qu’il me tendait.

Les débats furent très-courts et très-précis, tout ce qu’on put dire en sa faveur fut dit : comment il avait pris goût aux habitudes de travail, et comment il avait réussi légalement et honorablement. Mais rien ne pouvait atténuer le fait qu’il avait rompu son ban, et qu’il était là pour en répondre devant le juge et le jury. Il était impossible, une fois le fait prouvé, de faire autrement que de le déclarer coupable.

À cette époque, on avait coutume (ainsi que j’en fis la terrible expérience dans cette session) de consacrer le dernier jour des assises au prononcé des peines et de faire un dernier effort en formulant les sentences de mort. Mais sans le spectacle ineffaçable que mon souvenir me représente encore aujourd’hui, je croirais à peine, même en écrivant ces lignes, avoir vu trente-deux hommes et femmes amenés devant le juge pour s’entendre tous condamner ensemble. Magwitch était le seul, parmi les trente-deux, qui fût assis, afin qu’il pût respirer suffisamment pour conserver un peu de vie.

Cette scène m’apparaît encore tout entière avec ses vives couleurs : je vois les gouttes d’une pluie d’avril rouler sur les fenêtres de la cour et briller aux rayons du soleil ; les trente-deux hommes et femmes entassés sur le banc des accusés, derrière lequel je me tenais, avec sa main dans la mienne, les uns arrogants, les autres frappés de terreur, quelques-uns soupirant et pleurant, d’autres se couvrant la face de leurs mains, la plupart regardant tristement autour d’eux. Il y avait eu quelques cris poussés par les femmes condamnées, mais on les avait fait taire, et un grand silence s’était établi. Les sheriffs, avec leurs grandes chaînes et leurs bouquets et autres monstrueuses babioles civiques, les crieurs, les huissiers et cette grande galerie toute pleine de monde, et cette grande audience théâtrale, tous regardaient attentivement les trente-deux accusés et le juge, mis solennellement en présence. Alors le juge leur adressa la parole. Parmi les misérables amenés devant lui, dit-il, auxquels il devait s’adresser spécialement, il y en avait un qui, dès son enfance, avait bravé les lois, et qui, après des condamnations et des emprisonnements répétés, avait enfin été condamné à la déportation pour un nombre d’années limité, et qui, avec des circonstances extrêmement audacieuses et coupables, s’était évadé et avait été repris et condamné à la déportation à vie. Ce misérable avait semblé, pendant un certain temps, être revenu de ses erreurs, tant qu’il avait été loin du théâtre de ses anciens forfaits, et il avait vécu d’une manière honnête et paisible ; mais à un moment fatal, cédant aux inclinations perverses et aux passions violentes qui l’avaient si longtemps rendu redoutable à la société, il avait quitté son asile de repos et de repentir, et était revenu dans la contrée d’où il avait été proscrit. Dénoncé bientôt, il avait réussi, pendant un certain temps, à dépister les agents de police ; mais il avait été enfin saisi au moment où il allait fuir ; il avait opposé une vive résistance, et avait causé la mort de son dénonciateur, auquel toute sa carrière était connue. Mieux que personne, il savait si c’est avec dessein et préméditation ou dans l’aveuglement de la passion. La peine prévue pour la rupture de ban et la rentrée dans le pays d’où il avait été chassé étant la peine de mort, et sa cause présentant des circonstances aggravantes, il devait se préparer à mourir.

Le soleil pénétrait par les hautes fenêtres du tribunal, à travers les brillantes gouttes de pluie qui étaient restées sur les carreaux, et étendait une large ligne de lumière entre les trente-deux coupables et le juge, et semblait, en les réunissant, rappeler à ceux qui étaient à l’audience que juges et accusés étaient absolument égaux devant celui qui sait tout et ne peut se tromper. Se levant un instant et paraissant comme un point noir dans ce rayon de lumière, le prisonnier dit :

« Milord, j’ai reçu ma sentence de mort du Tout-Puissant, et je m’incline devant la vôtre. »

Puis il se rassit. Il y eut quelques chuts, et le juge se mit à continuer ce qu’il avait à dire aux autres. Puis ils se trouvèrent tous jugés avec toutes les formalités voulues ; et il fallut en soutenir quelques-uns, tandis que certains autres sortirent du tribunal en lançant un regard hagard et méprisant. Plusieurs firent des signes à la galerie ; deux ou trois échangèrent des poignées de main ; enfin quelques-uns sortirent en mâchant des fragments d’herbe qu’ils avaient arrachés à des plantes qui se trouvaient là. Il partit le dernier de tous, parce qu’il fallut l’aider à se lever et le faire marcher lentement, et il me tint la main pendant que tous les autres sortaient, et pendant que l’auditoire se levait et mettait de l’ordre dans ses vêtements, comme on fait à l’église ou ailleurs, et se montrait du doigt un criminel ou un autre, et presque toujours lui et moi.

Je souhaitais vivement et je priai qu’il mourût avant que le rapport du recorder ne fût terminé ; mais dans la crainte qu’il ne vécût, je commençai à écrire cette nuit même une pétition au secrétaire d’État de l’intérieur, lui déclarant ce que je savais de lui, et comment il se faisait qu’il était revenu pour moi. Je la rédigeai aussi pathétiquement et avec autant de ferveur qu’il me fut possible, et quand je l’eus finie et envoyée, j’écrivis d’autres pétitions aux hommes sur l’autorité miséricordieuse desquels je comptais. J’en rédigeai même une pour la Couronne. Pendant plusieurs des jours et des nuits qui suivirent sa condamnation, je ne pris aucun repos, excepté quand je m’endormais malgré moi sur ma chaise ; j’étais complètement absorbé par ces pétitions, et quand je les eus envoyées, je ne pouvais m’éloigner des endroits où elles étaient, et je sentais que plus j’en étais près, moins je désespérais et plus j’avais d’espoir qu’elles réussiraient. Dans cette inquiétude déraisonnable et dans ce trouble d’esprit, je rôdais dans les rues le soir, autour des bureaux et des maisons où j’avais déposé ces pétitions. Aujourd’hui encore, les rues tumultueuses de l’ouest de Londres, par une nuit poussiéreuse du printemps, avec leurs rangées de sévères hôtels fermés et leurs longues files de candélabres, me remplissent de tristesse en me rappelant ce souvenir.

Les visites quotidiennes que je pouvais faire à Magwitch étaient maintenant plus courtes, et on le gardait plus strictement. Voyant ou m’imaginant qu’on me soupçonnait d’avoir l’intention de lui porter du poison, je demandai à être fouillé avant de m’asseoir à côté de lui, et je dis à l’officier qui était toujours présent que j’étais disposé à faire tout ce qui pourrait le convaincre de la sincérité de mes desseins. Personne ne se montrait dur, ni avec lui, ni avec moi. Il y avait un devoir à remplir, et on le remplissait, mais sans dureté. L’officier me donnait toujours l’assurance que le condamné était plus mal, et quelques prisonniers malades qui étaient dans la chambre, et d’autres prisonniers qui remplissaient auprès d’eux les fonctions d’infirmiers (c’étaient des malfaiteurs, mais qui n’étaient pas pour cela, Dieu merci ! incapables de bons sentiments), me faisaient toujours les mêmes rapports.

Plus les jours s’écoulaient, et plus je remarquai qu’il restait couché tranquillement, regardant le plafond blanc, avec un visage sans aucune animation, jusqu’à ce que quelques mots prononcés par moi l’illuminassent un instant, et alors il revenait à la vie. Quelquefois il lui était presque tout à fait impossible de parler ; alors il me répondait en me pressant légèrement la main, et je commençais à comprendre très-bien ce langage.

Le nombre de jours écoulés s’était élevé à dix, quand je remarquai en lui un changement plus grand que de coutume. À mon entrée, ses yeux étaient fixés vers la porte et brillaient.

« Mon cher enfant, dit-il quand je fus assis à son chevet, je pensais que vous étiez en retard, mais je savais que vous ne pouviez pas l’être.

– Il est juste l’heure, dis-je, j’attendais à la porte.

– Vous attendez toujours à la porte, mon cher enfant, n’est-il pas vrai ?

– Oui, pour ne pas perdre une minute.

– Merci, mon cher enfant, merci ; Dieu vous bénisse ! Vous ne m’avez jamais abandonné, mon cher enfant. »

Je lui serrai la main en silence, car je ne pouvais oublier que j’avais eu la pensée de l’abandonner.

« Et ce qu’il y a de mieux, dit-il, c’est que vous avez été meilleur pour moi depuis que je suis entouré d’un sombre nuage que lorsque le soleil était brillant ; voilà le mieux de tout. »

Il était couché sur le dos et respirait avec beaucoup de difficulté. Quoi qu’il pût faire et bien qu’il m’aimât tendrement, la lumière quittait son visage de plus en plus, un voile tombait sur ses yeux fixés tranquillement au plafond.

« Souffrez-vous beaucoup aujourd’hui ?

– Je ne me plains pas, cher enfant !

– Vous ne vous plaignez jamais. »

Après avoir dit ces derniers mots, il sourit, et je compris à son toucher qu’il voulait lever ma main et la porter à sa poitrine. Je la lui donnai, et il sourit encore une fois et la couvrit avec les siennes.

Le temps accordé s’écoula pendant que nous étions ainsi, mais en regardant autour de moi, je vis le gouverneur de la prison, et il me dit tout bas :

« Vous pouvez rester encore. »

Je le remerciai avec effusion et lui demandai :

« Pourrais-je lui parler, s’il peut encore m’entendre ? »

Le gouverneur s’éloigna et renvoya l’officier. Ce changement, quoique fait sans bruit, souleva le voile qui recouvrait ses yeux, et il me regarda de la façon la plus affectueuse :

« Cher Magwitch, je dois vous dire enfin… vous comprenez, n’est-ce pas, ce que je dis ?… »

Et je sentis une douce pression sur ma main.

« Vous avez eu une fille autrefois, que vous avez aimée et perdue ?… »

Une pression plus forte sur ma main.

« Elle a vécu et trouvé de puissants amis ; elle vit encore ; c’est une vraie dame ; elle est très-belle, et je l’aime ! »

Avec un dernier effort qui eût été insensible, si je ne m’y étais prêté en l’aidant, il porta ma main à ses lèvres, puis il la laissa retomber sur sa poitrine en y appuyant les deux siennes ; le regard placide levé au plafond reparut et disparut, et sa tête retomba doucement sur sa poitrine.

Me rappelant alors ce que nous avions lu ensemble, je pensais aux deux hommes qui entrèrent dans le Temple pour prier, et je ne trouvai rien de mieux à dire à son chevet que de répéter ces paroles :

« Ô Seigneur, ayez pitié de lui, c’est un pauvre pécheur. »

Chapitre XXVIII. §

Maintenant que je restais livré tout à fait à moi-même, j’annonçai mon intention de quitter l’appartement du Temple aussitôt que mon bail serait terminé, et en attendant, de le sous-louer. Je mis aussitôt des écriteaux aux fenêtres, car j’étais endetté et je n’avais que très-peu d’argent. Je commençais même sérieusement à m’alarmer de l’état de mes affaires, je devrais dire plutôt que j’aurais dû m’alarmer, si j’avais eu assez d’énergie et de calme dans l’esprit pour voir clairement la vérité au delà de l’impression du moment, et cette impression était que je tombais sérieusement malade. La dernière secousse que j’avais éprouvée avait retardé la maladie, mais n’avait pu la chasser complètement. Je voyais qu’elle me revenait maintenant ; en dehors de cela, je ne savais pas grand’chose, et je ne m’en inquiétais même pas.

Un jour ou deux je restai étendu sur le sofa ou sur le plancher, n’importe où, selon qu’il m’arrivait de me laisser tomber, la tête lourde, les jambes affaiblies, sans idée et sans force. Puis arriva une nuit qui me parut éternelle et peuplée d’inquiétudes et d’horreurs ; et quand le matin j’essayai de m’asseoir sur mon lit et de penser à mes rêves, je vis qu’il m’était impossible de le faire.

Étais-je réellement descendu dans la Cour du Jardin, au milieu du silence de la nuit, cherchant à tâtons le bateau que je supposais y être ? Étais-je revenu à moi deux ou trois fois sur l’escalier, avec grande terreur, ne sachant pas comment j’étais sorti de mon lit ? M’étais-je trouvé en train d’allumer la lampe, poursuivi par l’idée que Provis montait l’escalier et que les lumières étaient éteintes ? Avais-je été énervé d’une manière ou d’une autre, par les discours incohérents, le rire ou les gémissements de quelqu’un, et avais-je soupçonné en partie que ces sons venaient de moi-même ? Y avait-il eu une fournaise en fer placée dans un des coins noirs de la chambre, et une voix avait-elle crié sans cesse que miss Havisham y brûlait ? C’était là autant de choses que je me demandais et que j’essayais de m’expliquer en mettant un peu d’ordre dans mes idées tout en restant étendu sur mon lit. Mais il me semblait que la vapeur d’un four à chaux arrivait entre mes idées et moi et y mettait le désordre et la confusion ; c’est à travers cette vapeur qu’à la fin je vis deux hommes me regarder.

– Que voulez-vous ? demandai-je en tressaillant ; je ne vous connais pas.

– Mais, monsieur, répondit l’un d’eux en s’inclinant et en me touchant l’épaule, c’est une affaire qui sans doute sera bientôt arrangée, mais vous êtes arrêté.

– Pour quelle dette ?

– Pour cent vingt-trois livres, quinze shillings et six pence. C’est pour le compte du bijoutier, je crois.

– Que faut-il faire ?

– Le mieux serait de venir chez moi, dit l’homme ; je tiens une maison très-convenable. »

J’essayai de me lever et de m’habiller ; puis, quand je levai les yeux sur eux, je vis qu’ils se tenaient à quelque distance de mon lit et me regardaient. Je restai à ma place.

« Vous voyez mon état, dis-je, j’irais avec vous si je le pouvais ; mais, en vérité, j’en suis tout à fait incapable. Si vous m’enlevez d’ici, je crois que je mourrai en chemin. »

Peut-être répondirent-ils ou discutèrent-ils sur la situation ; autant qu’il m’en souvient, ils essayèrent de m’encourager à croire que j’étais moins mal que je ne pensais ; mais je ne sais pas ce qu’ils firent, si ce n’est qu’ils s’abstinrent de m’emmener.

Ce qui n’était que trop certain, c’est que j’avais la fièvre, que j’étais anéanti, que je souffrais beaucoup, que je perdais souvent la raison, que le temps me semblait d’une longueur démesurée, que je confondais des existences impossibles avec la mienne propre, que j’étais une des briques de la muraille, et que je suppliais qu’on m’ôtât de la place gênante où l’on m’avait mis, que j’étais l’arbre d’acier d’une vaste machine, tournant avec fracas sur un abîme, et encore que j’implorais pour mon compte personnel qu’on arrêtât la machine, et qu’à coups de marteau on séparât la part que j’y avais. Que j’aie passé par ces phases de la maladie, je le sais, parce que je m’en souviens et qu’en quelque sorte je le savais au moment même. Que j’aie lutté avec des personnes réelles, croyant avoir affaire à des assassins, et que j’aie compris tout d’un coup qu’elles me voulaient du bien, après quoi je tombais épuisé dans leurs bras et les laissais me remettre au lit, je le savais aussi en revenant à la connaissance de moi-même. Mais, par-dessus tout, je savais que chez tous ceux qui m’avaient entouré pendant ma maladie, et que j’avais cru voir passer par toutes sortes de transformations, se dilater dans des proportions infinies, il y avait eu une tendance extraordinaire à prendre plus ou moins la ressemblance de Joe.

Après avoir passé le plus mauvais moment de ma maladie, je remarquai que, tandis que tous ses autres signes caractéristiques changeaient, ce seul trait ne changeait pas. Quiconque m’approchait, prenait l’apparence de Joe. J’ouvrais les yeux dans la nuit, et qui voyais-je dans le grand fauteuil, au chevet du lit ? Joe. J’ouvrais les yeux dans le jour, et, assis sur l’appui de la fenêtre, fumant sa pipe à l’ombre de la fenêtre ouverte, qui voyais-je encore ? Joe. Je demandais une boisson rafraîchissante, et quelle était la main chérie qui me la donnait ? Celle de Joe. Je retombais sur mon oreiller après avoir bu, et quel était le visage qui me regardait avec tant d’espoir et de tendresse, si ce n’est celui de Joe !

Enfin un jour je pris courage et je dis :

« Est-ce vous, Joe ? »

Et la chère et ancienne voix de chez nous répondit :

« Quel autre pourrait-ce être, mon vieux camarade ?

– Ô Joe ! vous me brisez le cœur ! Regardez-moi avec colère, Joe… Frappez-moi, Joe… Reprochez-moi mon ingratitude… ne soyez pas si bon pour moi… »

Car Joe venait de poser sa tête sur l’oreiller, à côté de la mienne, et de passer son bras autour de mon cou, dans la joie qu’il éprouvait de me voir le reconnaître.

« Mais, oui, mon cher Pip ! mon vieux camarade, dit Joe. Vous et moi, nous avons toujours été bons amis, et quand vous serez assez bien pour sortir faire un tour de promenade… ah ! quel plaisir !… »

Après quoi Joe se retira à la fenêtre et se tint le dos tourné vers moi, en train de s’essuyer les yeux ; et comme mon extrême faiblesse m’empêchait de me lever et d’aller à lui, je restai là, murmurant ces mots de repentir :

« Ô mon Dieu ! bénissez-le, bénissez cet excellent homme et ce bon chrétien ! »

Les yeux de Joe étaient rouges quand il se retourna ; mais je tenais sa main, et nous étions heureux tous les deux.

« Combien de temps, cher Joe ?

– Vous voulez dire, Pip, combien de temps a duré votre maladie, mon cher camarade ?

– Oui, Joe.

– Nous sommes à la fin de mai, demain c’est le 1er juin.

– Êtes-vous resté ici tout le temps, cher Joe ?

– À peu près, mon vieux camarade.

– Car comme je le dis à Biddy quand la nouvelle de votre maladie nous fut apportée par une lettre venue par la poste ; il a été longtemps seul ; il est maintenant probablement marié, quoique mal récompensé des pas et des démarches qu’il a faites. Mais la richesse n’a jamais été un but pour lui, et le mariage fut toujours le plus grand désir de son cœur…

– Il est bien doux de vous entendre, Joe ! mais je vous interromps dans ce que vous disiez à Biddy…

– C’est que, voyez-vous, vous pouviez être au milieu d’étrangers, et comme vous et moi avons toujours été amis, une visite dans un pareil moment pouvait ne pas vous être désagréable, et voici les paroles de Biddy :

« Allez le trouver sans perdre de temps. » Voilà, dit Joe, en prenant un air grave, quelles furent les paroles de Biddy. Allez le trouver, a dit Biddy, sans perdre de temps. En un mot, je ne vous tromperais pas beaucoup, ajouta Joe après quelques moments de réflexion, si je vous assurais que les paroles véridiques de cette jeune femme furent : « sans perdre une seule minute de temps. »

Ici, Joe s’arrêta court, et m’apprit qu’il ne fallait me parler qu’avec une grande modération, et que je devais prendre un peu de nourriture à des intervalles fréquents, que j’y fusse ou non disposé, et que je devais me soumettre à ses ordres. Je lui baisai donc la main, et me tins tranquille pendant qu’il s’occupait à rédiger une lettre à Biddy, dans laquelle il lui envoyait mes amitiés.

Évidemment, Biddy avait appris à écrire à Joe. Dans l’état de faiblesse où je me trouvais, couché dans mon lit et le regardant, cela me fit encore pleurer de plaisir, de voir avec quel orgueil il se mit à écrire sa lettre. Mon lit, privé de ses rideaux, avait été transporté, moi dedans, dans le salon, comme la pièce la plus vaste et la mieux aérée ; on avait retiré le tapis, et la chambre était maintenue, nuit et jour, fraîche et salubre. Joe était assis devant mon bureau, relégué dans un coin, et encombré de petites bouteilles, et il était occupé à son grand travail. Il commença d’abord par choisir une plume sur le porte-plume, qu’il mania comme si c’était un coffre à gros outils ; puis il releva ses manches, comme s’il allait manœuvrer un levier ou un marteau de forge. Avant de commencer, il se mit en position, c’est-à-dire qu’il s’appuya solidement sur la table avec son coude gauche, et tint sa jambe droite bien en arrière ; et quand il commença, il fit des gros jambages, en descendant si lentement qu’on aurait pu croire qu’il leur donnait six pieds de longueur, tandis qu’à chacun des déliés qu’il faisait en remontant, j’entendais sa plume cracher énormément. Il avait la singulière idée que l’encrier était du côté où il n’était pas, et trempait constamment sa plume dans l’espace, paraissant très-satisfait du résultat. Il commit quelques lourdes fautes d’orthographe, mais, en somme, il s’acquitta très-bien de tout, et quand il eut signé son nom, et qu’avec ses deux doigts, il eut transporté un pâté final du papier sur le sommet de sa tête, il plana en quelque sorte sur la table pour juger de l’effet de son œuvre de points de vue différents, avec une satisfaction sans bornes.

Pour ne pas contrarier Joe en parlant trop, je me serais tu, même si j’avais été capable de parler beaucoup. Je remis donc au lendemain pour lui parler de miss Havisham. Il secoua la tête, quand je lui demandai si elle était rétablie :

« Elle est morte, Joe ?

– Mais c’est que, mon vieux camarade, dit Joe, d’un ton de reproche et pour y arriver, par degrés, je n’aurais pas voulu dire cela ; car ce n’est pas peu de chose à dire, mais elle n’est pas…

– … Vivante, Joe ?

– Ça c’est plus près de la vérité, dit Joe ; elle n’est pas vivante.

– A-t-elle souffert beaucoup, Joe ?

– Après que vous êtes tombé malade, environ ce que vous pourriez appeler une semaine.

– Cher Joe, avez-vous entendu dire ce qu’est devenue sa fortune ?

– Mais, mon vieux camarade, dit Joe, il me semble qu’elle avait disposé de la plus grande partie, c’est-à-dire qu’elle l’avait transmise à miss Estelle ; mais elle avait écrit de sa main un petit codicille, un jour ou deux avant l’accident, par lequel elle laissait une froide somme de quatre mille livres à M. Mathieu Pocket. Et pourquoi supposez-vous, par-dessus toutes les autres raisons, Pip, qu’elle lui ait laissé ces froides quatre mille livres ? À cause du rapport de Pip sur ledit Mathieu. Biddy m’a dit que c’était écrit comme ça, dit Joe en répétant la formule légale : « Rapport de Pip sur ledit Mathieu. » Quatre froides mille livres, Pip ! »

Je n’ai jamais pu découvrir sur quoi Joe fondait la température qu’il attribuait à ces quatre mille livres ; mais cela lui paraissait augmenter la somme, et il éprouvait un plaisir manifeste à répéter qu’elles étaient froides.

Cette nouvelle me causa une grande joie : elle mettait le sceau sur le seul bien que j’eusse jamais fait. Je demandai à Joe s’il avait entendu dire que quelques-uns des autres parents eussent eu des legs.

« Miss Sarah, dit Joe, a vingt-cinq livres par an pour acheter des pilules, parce qu’elle est bilieuse ; miss Georgiana a eu vingt livres.

– Mistress… Comment appelez-vous ces bêtes sauvages qui ont des bosses sur le dos, mon vieux camarade ?

– Camels ?15 » dis-je en me demandant à quoi il pouvait vouloir en venir.

Joe fit un signe.

« Mistress Camels. »

Je sus bientôt qu’il voulait parler de Camille. Elle a eu vingt livres pour acheter des veilleuses pour ranimer ses esprits quand elle se réveille la nuit.

L’exactitude de ces rapports était suffisamment évidente pour me donner une grande confiance dans les informations de Joe.

« Et maintenant, dit Joe, vous n’êtes pas encore assez fort, mon vieux camarade, pour ramasser plus d’une pelletée additionnelle de nouvelles aujourd’hui. Le vieil Orlick s’est introduit avec effraction dans une maison habitée.

– Chez qui ? dis-je.

– Non… mais je vous avoue que ses manières sont devenues très-bruyantes, dit Joe en forme d’excuses. Cependant la maison d’un Anglais est son château, et les châteaux ne doivent pas être forcés, excepté en temps de guerre ; et quels qu’aient été ses défauts, il était bon marchand de blé et de graines.

– C’est donc la maison de Pumblechook qui a été forcée ?

– C’est elle, Pip, dit Joe, et on a pris son tiroir, et on a pris sa caisse, et on a bu son vin, et on a mangé ses provisions, et on l’a souffleté, et on lui a tiré le nez, et on l’a attaché à son bois de lit, et on lui a donné une douzaine de coups de poing, et on lui a rempli la bouche de graines pour l’empêcher de crier ; mais il a reconnu Orlick, et Orlick est dans la prison du comté. »

Peu à peu nous pûmes causer sans restriction. Je recouvrais mes forces lentement, mais je les recouvrais, et Joe restait avec moi, et il me semblait que j’étais encore le petit Pip.

Car la tendresse de Joe était si admirablement proportionnée à mes besoins, que j’étais comme un enfant entre ses mains. Il lui arrivait de s’asseoir près de moi, et de me parler avec son ancienne confiance, son ancienne simplicité, et son ancienne protection paternelle, de sorte que j’étais tenté de croire que toute ma vie, depuis le temps où j’avais vécu dans la vieille cuisine, était une invention de la fièvre qui était partie. Il faisait tout pour moi, excepté le ménage, pour lequel il avait pris une femme très-convenable, après avoir réglé le compte de l’autre, le jour même de son arrivée.

« Je vous assure, Pip, disait-il souvent, pour expliquer cette liberté de sa part, que je l’ai trouvée en train de percer, comme un tonneau de bière, le lit de plume du lit inoccupé, et occupée à mettre les plumes dans un panier pour aller les vendre. Elle aurait ensuite percé le vôtre, et elle l’aurait vidé, vous dessus, et elle aurait emporté le charbon peu à peu dans la soupière et dans le plat aux légumes, et le vin et les liqueurs dans vos bottes à la Wellington. »

Nous attendions avec impatience le jour où je sortirais pour faire une promenade, comme nous avions attendu autrefois le jour où je devais entrer en apprentissage ; et quand ce jour arriva, et qu’on eût fait venir une voiture découverte, Joe m’enveloppa, me prit dans ses bras, me descendit et me mit dans la voiture, comme si j’étais encore la pauvre créature débile sur laquelle il avait si abondamment répandu les richesses de sa grande nature.

Joe monta à côté de moi, et nous nous dirigeâmes ensemble vers la campagne, où la végétation était déjà luxuriante, et où l’air était tout rempli des douces senteurs du printemps. C’était un dimanche. En contemplant la belle nature qui m’entourait, je pensais combien elle était embellie et changée, et combien les petites fleurs des champs avaient poussé, et combien les voix des oiseaux avaient pris de force pendant les jours et pendant les nuits, sous le soleil et sous les étoiles, pendant que j’étais resté fiévreux et brûlant sur mon lit et le souvenir d’avoir été brûlant et fiévreux vint tout à coup troubler le calme que je goûtais. Mais, quand j’entendis les cloches du dimanche, et que je regardai avec plus d’attention les splendeurs étalées autour de moi, je sentis que je n’étais pas assez reconnaissant, et que j’étais encore trop faible pour éprouver même ce sentiment, et j’appuyai ma tête sur l’épaule de Joe, comme je l’avais appuyée autrefois, quand il me conduisait à la foire ou n’importe où, et que mes impressions étaient trop fortes pour mes jeunes sens.

Après un moment je devins plus calme, et nous causâmes comme nous avions coutume de causer autrefois, couchés sur l’herbe de la vieille batterie. Il n’y avait pas le moindre changement en Joe. Ce qu’il avait été à mes yeux alors, il l’était exactement à mes yeux aujourd’hui : aussi simplement fidèle et aussi simplement droit.

Quand nous rentrâmes, et qu’il me prit et me porta si facilement à travers la cour et l’escalier, je pensai à cette soirée de Noël, si fertile en événements, où il m’avait porté à travers les marais. Nous n’avions pas encore fait la moindre allusion à mon changement de fortune, et j’ignorais aussi ce qu’il savait de ma vie dans ces derniers temps. Je doutais tant de moi-même en ce moment, et j’avais une telle confiance en lui, que je ne savais pas si je devais lui en parler, quand il ne le faisait pas.

« Avez-vous appris, Joe, lui demandai-je ce soir-là, après mûre considération, pendant qu’il fumait sa pipe à la fenêtre, avez-vous appris qui était mon protecteur ?

– J’ai entendu dire quelque chose, répondit Joe, comme si ce n’était pas miss Havisham, mon vieux camarade.

– Vous a-t-on dit qui c’était, Joe ?

– Mais j’ai entendu dire quelque chose comme si c’était la personne qui avait envoyé la personne qui vous a donné les bank-notes aux Trois jolis bateliers, Pip.

– C’était bien cela, en effet.

– C’est surprenant ! dit Joe du ton le plus placide du monde.

– Avez-vous entendu dire qu’il était mort, Joe ? demandai-je ensuite avec une défiance croissante.

– Qui ?… Celui qui vous a envoyé les bank-notes, Pip ?…

– Oui.

– Je pense, dit Joe, après avoir réfléchi longtemps, et en regardant d’une manière évasive l’appui de la fenêtre, que j’ai entendu dire d’une manière ou d’une autre qu’il lui était arrivé quelque chose comme cela.

– Avez-vous appris quelque chose de sa vie, Joe ?

– Rien de particulier, Pip.

– S’il vous plaisait d’en apprendre, Joe…, commençai-je à dire, quand Joe se leva et vint à mon sofa.

– Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit-il, nous sommes toujours les meilleurs amis, n’est-ce pas, Pip ? »

J’étais gêné pour lui répondre.

« Très-bien, alors, dit Joe, comme si j’avais répondu, tout est pour le mieux, c’est convenu ; pourquoi entrer dans des explications qui, entre deux personnes comme nous, sont des sujets inutiles ! Dieu ! pensez à votre pauvre sœur et à ses colères, et ne vous souvenez-vous plus de son bâton ?

– Si fait, je m’en souviens, Joe.

– Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit Joe, je faisais tout ce que je pouvais pour mettre une séparation entre vous et le bâton ; mais mon pouvoir n’était pas toujours égal à mes intentions, car lorsque votre pauvre sœur avait dans la tête l’idée de tomber sur vous, il était assez dans son habitude favorite de tomber sur moi, si je faisais de l’opposition, et de retomber ensuite encore plus lourdement sur vous ; j’ai souvent remarqué cela. Ce n’est pas en tiraillant la barbe d’un homme, ni en le secouant deux ou trois fois (ce dont votre sœur ne se privait pas) qu’on empêche un homme de se mettre entre un pauvre petit enfant et un châtiment ; mais quand ce pauvre petit enfant n’en est que plus sévèrement châtié, parce qu’on a secoué l’autre et tiré sa barbe, alors cet homme se dit naturellement à lui-même : « Où est le bien que tu as voulu faire ? Je t’avoue, se dit l’homme, que je vois le mal, mais que je ne vois pas le bien, je m’en rapporte à vous, monsieur, pour m’en montrer le bien. »

– L’homme dit cela ? observai-je, en voyant que Joe attendait ma réponse.

– Oui, l’homme dit cela, reprit Joe. Et a-t-il raison, cet homme, de dire cela ?

– Cher Joe, il a toujours raison.

– Bien, mon vieux camarade, dit Joe ; alors je m’en rapporte à vos paroles. S’il a toujours raison (quoiqu’en général il ait plutôt tort), il a raison quand il dit ceci : – Supposant que lorsque vous gardiez quelque petite affaire pour vous seul, alors que vous étiez petit, vous la gardiez parce que vous saviez que le pouvoir de Gargery à tenir le bâton à distance n’était pas égal à ses intentions. Donc, qu’il n’en soit plus question entre gens comme nous, et ne laissons pas échapper de remarques sur des sujets inutiles. Biddy s’est donné bien de la peine avant mon départ (car cela a été horriblement dur à me faire comprendre) pour que je visse clair dans tout ceci, et que, voyant clair, je lui donne un coup d’épaule. Ces deux choses, étant convenues, un ami véritable vous dit : N’allez à l’encontre de rien ; mangez votre souper, buvez votre eau rougie, et allez-vous mettre entre vos draps. »

La délicatesse avec laquelle Joe débita ce discours et le tact charmant et la bonté avec laquelle Biddy, dans sa finesse de femme, m’avait deviné si vite et l’avait préparé à comprendre tout cela, firent une profonde impression sur mon esprit. Mais Joe connaissait-il combien j’étais pauvre, et comment mes grandes espérances s’étaient toutes dissipées au soleil comme le brouillard de nos marais, c’est ce que j’ignorais.

Une autre chose en Joe que je ne pouvais comprendre, mais qui me peinait beaucoup, était celle-ci : à mesure que je devenais plus fort et mieux portant, Joe se montrait moins à l’aise avec moi. Pendant que j’étais faible et dans son entière dépendance, le cher homme s’était laissé aller à ses anciennes habitudes et m’avait donné tous les noms d’autrefois : « cher petit Pip ; mon vieux camarade, » qui alors étaient une délicieuse musique à mes oreilles. Moi aussi, je m’étais laissé aller à nos anciennes manières, heureux et reconnaissant de ce qu’il me laissait faire ; mais imperceptiblement, à mesure que j’y tenais davantage, Joe y tenait moins, et il commença à s’en déshabituer ; tout en m’en étonnant d’abord, j’arrivai bientôt à comprendre que la cause était en moi, et que la faute en était toute à moi.

Ah ! n’avais-je donné à Joe aucune raison de douter de ma constance et de penser que, dans la prospérité, je deviendrais froid avec lui, et que je le repousserais ! N’avais-je donné au cœur innocent de Joe aucun motif de sentir instinctivement, qu’à mesure que je reprenais des forces, son pouvoir sur moi s’affaiblirait, et qu’il ferait mieux de me lâcher à temps, et de me laisser aller avant que je ne m’affranchisse moi-même ?

C’était en allant promener dans les jardins du Temple, pour la troisième ou quatrième fois, appuyé sur le bras de Joe, que je vis bien clairement le changement qui s’était opéré en lui. Nous nous étions assis sous la chaude lumière du soleil, regardant la rivière, et il m’arriva de dire au moment où nous nous levions :

« Voyez, Joe, je puis très-bien marcher maintenant ; vous allez me voir rentrer seul.

– Il ne faudrait pas vous forcer pour cela, Pip, dit Joe ; mais je serais heureux de vous en voir capable, monsieur. »

Le dernier mot me choqua. Pourtant, comment me plaindre ? Je n’allai pas plus loin que la grille du jardin ; alors je prétendis être plus faible que je ne l’étais réellement, et je demandai à Joe de me donner le bras. Joe me le donna, mais il était pensif.

De mon côté, j’étais pensif aussi, car comment arrêter ce changement naissant en Joe ? C’était une grande perplexité pour mes pensées déchirées de remords, que j’eusse honte de lui dire exactement dans quel état je me trouvais et où j’en étais arrivé, je ne cherche pas à le cacher ; mais j’espère que les motifs de mon hésitation n’étaient pas tout à fait indignes. Il aurait voulu m’aider à sortir de tous ces petits tracas ; je le savais, et je savais qu’il ne devait pas m’aider, et que je ne devais pas souffrir qu’il m’aidât.

Ce fut une triste soirée pour tous deux ; mais, avant d’aller nous coucher, j’avais résolu d’attendre jusqu’au lendemain. Le lendemain était un dimanche, je commencerais une nouvelle vie avec la nouvelle semaine. Le lundi matin, je parlerais à Joe de son changement, je mettrais de côté ce dernier vestige de réserve, je lui dirais ce que j’avais dans la pensée (ce second point n’était pas encore tout à fait résolu), et pourquoi je ne m’étais pas décidé à aller retrouver Herbert, et alors la confiance de Joe serait reconquise pour toujours. À mesure que je me rassérénais, Joe se rassérénait aussi, et il me sembla qu’il avait pris aussi sympathiquement une résolution.

Nous passâmes tranquillement la journée du dimanche, et nous gagnâmes la campagne en voiture, pour nous promener à pied dans les champs.

« Je remercie le ciel d’avoir été malade, Joe, dis-je.

– Cher vieux Pip, mon vieux camarade ; vous en êtes maintenant presque revenu, monsieur.

– Ç’a été un temps mémorable pour moi, Joe.

– Comme pour moi, monsieur, répondit Joe.

– Nous avons passé ensemble un temps que je n’oublierai jamais, Joe. Il y a eu des jours, je le sais, que j’ai oubliés pendant un certain temps, mais jamais je n’oublierai ceux-ci.

– Pip, dit Joe paraissant un peu ému et troublé, il y a eu quelques bons moments, et, cher monsieur, ce qui a été entre nous, a été. »

Le soir, quand je fus au lit, Joe vint dans ma chambre, comme il y était venu pendant tout le temps de ma convalescence. Il me demanda si j’étais sûr d’être aussi bien portant que le matin.

« Oui, cher Joe, parfaitement.

– Et vous vous sentez toujours plus fort, mon vieux camarade ?

– Oui, cher Joe, toujours. »

Joe mit sur la couverture, à l’endroit de mon épaule, sa large et bonne main, et dit d’une voix qui me sembla étouffée :

« Bonsoir ! »

Quand je me levai le lendemain matin, reposé et plus fort, j’avais pris la pleine résolution de tout dire à Joe sans délai. Je voulais lui parler avant déjeuner. Je m’habillai aussitôt pour me rendre dans sa chambre et le surprendre ; car c’était le premier jour que je me levais matin. Je fus à sa chambre. Il n’y était pas. Non seulement il n’y était pas, mais sa malle n’y était pas non plus.

Je gagnai aussitôt la table où le déjeuner était servi, j’y trouvai une lettre. Voici les quelques mots qu’elle contenait :

« Ne voulant pas être importun, je suis parti ; car vous voilà bien rétabli, mon cher Pip, et vous serez beaucoup mieux sans

« JO. »

« P. S. Toujours les meilleurs amis. »

Inclus dans la lettre, je trouvai un reçu du montant de la dette et des frais pour lesquels j’avais été arrêté. Jusqu’à ce moment, j’avais supposé que mon créancier avait arrêté ou au moins suspendu ses poursuites pour me permettre de me rétablir complètement. Je n’avais jamais songé que Joe eût payé la somme ; mais Joe l’avait payée, et le reçu était à son nom.

Que me restait-il à faire maintenant, si ce n’est de le suivre à la chère vieille forge, et là de m’ouvrir à lui, de lui montrer mon repentir, et de soulager mon esprit et mon cœur d’un second point réservé, qui planait sur ma pensée ?

Mon idée était d’aller à Biddy, de lui montrer combien je revenais humble et repentant, de lui dire comment j’avais perdu tout ce que j’avais autrefois espéré, de lui rappeler mes anciennes confidences dans les premiers temps où je m’étais trouvé malheureux puis de lui dire enfin :

« Biddy, je crois que tu m’aimais bien autrefois, alors même que mon cœur vagabond s’écartait de toi. Si tu peux m’aimer seulement la moitié de ce que tu m’aimais autrefois ; si tu peux me prendre avec toutes mes fautes et toutes les désillusions qui sont tombées sur ma tête, et si tu peux me recevoir comme un enfant auquel on pardonne (et vraiment je suis bien chagrin, Biddy, et j’ai bien besoin d’une voix douce et d’une main consolatrice), j’espère être maintenant un peu plus digne de toi que je ne l’étais alors, pas beaucoup : mais un peu. Biddy, c’est à toi de dire si je travaillerai à la forge avec Joe, ou si j’essayerai une occupation différente dans ce pays, ou si nous irons dans quelque ville lointaine, où m’attend une situation que je n’ai point acceptée quand on me l’a offerte, car je voulais auparavant connaître ta réponse. Et maintenant, Biddy, si tu peux me dire que tu m’accompagneras en ce monde, tu en feras assurément un meilleur monde pour moi, et de moi un meilleur homme pour lui, et je ferai tous mes efforts pour en faire un meilleur monde pour toi. »

Tel était mon projet. Après trois jours de plus de convalescence, je partis pour notre vieil endroit, afin de le mettre à exécution. Tout ce qu’il me reste à dire, c’est comment j’y réussis.

Chapitre XXIX. §

La nouvelle de la lourde chute que ma haute fortune avait éprouvée, était arrivée avant moi dans mon pays natal et dans ses environs. Je trouvai le Cochon bleu au courant de la nouvelle, et je trouvai même qu’il en résultait un grand changement dans sa conduite à mon égard. Autant le Cochon avait recherché mon estime avec une chaleureuse assiduité, quand j’étais en possession de mes espérances, autant le Cochon était froid, maintenant que la fortune m’abandonnait.

Il faisait nuit quand j’arrivai très-fatigué de ce voyage, que j’avais fait si souvent et si facilement autrefois. Le Cochon bleu ne put me donner ma chambre accoutumée, laquelle était occupée (sans doute par quelqu’un qui avait des espérances) et ne put m’assigner qu’une retraite des plus humbles parmi les pigeons et les chaises de poste de la cour ; mais je goûtai un aussi profond sommeil dans ce logement que dans le plus bel appartement que le Cochon aurait pu me donner, et la qualité de mes rêves fut à peu près la même qu’elle aurait été dans la meilleure chambre à coucher.

De grand matin, pendant qu’on préparait mon déjeuner, j’allai faire un tour du côté de Satis House. Il y avait des affiches collées sur la porte et des morceaux de tapis pendus hors des fenêtres, annonçant la vente à la criée des articles de ménage, meubles et effets, pour la semaine suivante. La maison elle-même devait être vendue comme vieux matériaux et abattue. Lot 1er était écrit en grosses lettres au blanc d’Espagne sur la brasserie. Lot 2ème, sur cette partie du bâtiment principal qui était restée fermée si longtemps. D’autres lots étaient marqués sur différentes parties des constructions, et le lierre avait été arraché pour faire place aux écriteaux, et il y en avait déjà beaucoup traînant dans la poussière, et tout flétri. Entrant un instant par la porte ouverte, et regardant autour de moi de l’air maussade d’un étranger qui n’a rien à faire dans l’endroit où il se trouve, je vis le commis du commissaire-priseur se promener sur les fûts et les désigner à haute voix à un rédacteur du catalogue qui, plume en main, se faisait un pupitre provisoire du fauteuil à roues que j’avais si souvent poussé en chantant le vieux Clem.

Quand je revins au Cochon bleu pour déjeuner, je trouvai Pumblechook causant avec l’aubergiste. M. Pumblechook (qui ne paraissait pas avoir gagné depuis sa dernière aventure nocturne) m’attendait, et m’adressa la parole dans les termes suivants :

« Jeune homme, je suis fâché de vous voir tomber ; mais pouvait-on s’attendre à autre chose… pouvait-on s’attendre à autre chose… pouvait-on s’attendre à autre chose ?… »

Comme il étendait la main avec le geste magnifique d’un homme qui pardonne, et comme j’étais brisé et accablé par la maladie, et peu porté à quereller, je le laissai faire.

« William, dit M. Pumblechook au garçon, mettez un muffin sur la table. En sommes-nous vraiment là ?… en sommes-nous vraiment arrivés là ?… »

Je m’assis de mauvaise humeur devant mon déjeuner. M. Pumblechook se tint devant moi, et, avant que je n’eusse eu le temps de toucher la théière, il me versa du thé de l’air d’un bienfaiteur qui avait résolu de me rester fidèle jusqu’au dernier jour.

« William, dit M. Pumblechook avec tristesse, servez le sel ; dans des temps plus heureux, dit-il, en s’adressant à moi, je crois que vous preniez du sucre ? Preniez-vous du lait ? Oui, n’est-ce pas ? Du sucre et du lait ? William, apportez du cresson.

– Merci ! dis-je brièvement, mais je ne mange pas de cresson.

– Vous ne mangez pas de cresson ! répondit M. Pumblechook en soupirant et en agitant sa tête à plusieurs reprises, comme s’il s’y fut attendu, et comme si cette abstinence de cresson avait le moindre rapport avec ma chute. Vraiment ! les plus simples produits de la terre, vous n’en mangez pas, décidément ?… N’en apportez pas, William !… »

Je continuai mon déjeuner, et M. Pumblechook continua à rester près de moi avec son regard de poisson et sa respiration bruyante comme toujours.

« Il ne lui reste plus que la peau et les os ! pensa Pumblechook à haute voix ; et cependant, quand il partait d’ici (avec ma bénédiction, je puis le dire), quand j’étalais devant lui mon humble repas, comme l’abeille, il était frais comme une pêche. »

Cela me fit penser à la différence surprenante qu’il y avait entre la manière servile avec laquelle il m’avait offert sa main dans ma nouvelle prospérité, en disant : « Permettez… permettez… » et la clémence fastueuse avec laquelle il venait d’exhiber ces mêmes cinq gros doigts.

« Ah ! continua-t-il, en me passant le pain et le beurre, allez-vous chez Joseph ?

– Au nom du ciel ! dis-je en éclatant malgré moi, que vous importe où je vais ? laissez la théière tranquille. »

C’était la plus mauvaise voie que je pouvais prendre, parce que cela donna à Pumblechook l’occasion qu’il cherchait.

« Oui, jeune homme, dit-il en lâchant le manche de l’objet en question, et en se reculant d’un ou deux pas de ma table, parlant de manière à être entendu de l’aubergiste et du garçon qui étaient à la porte ; je laisserai cette théière tranquille, vous avez raison, jeune homme ; une fois par hasard, vous avez raison. Je m’oublie moi-même quand je prends intérêt à votre déjeuner, au point de vouloir rendre des forces à votre corps épuisé par les effets débilitants de la prodigalité, et le stimuler par la nourriture saine de vos ancêtres… Et pourtant, dit Pumblechook en se tournant vers l’aubergiste et le garçon, et en m’indiquant en allongeant le bras, voilà celui que j’ai constamment fait jouer dans les heureux jours de son enfance. Ne me dites pas que cela ne se peut pas ; je vous assure que c’est lui ! »

Un murmure étouffé des deux individus interpellés servit de réponse. Le garçon semblait même particulièrement affecté.

« C’est lui, dit Pumblechook, que j’ai promené dans ma voiture ; c’est lui que j’ai vu élever à la main ; c’est lui de la sœur duquel j’étais l’oncle par alliance. Qu’il le nie, s’il le peut ! »

Le garçon semblait convaincu que je ne pouvais pas le nier, et que cela donnait un mauvais air à l’affaire.

« Jeune homme, dit Pumblechook en me jetant sa tête en avant comme autrefois, vous allez chez Joseph… Que m’importe, me demandez-vous, où vous allez ? Je vous dis, monsieur, que vous allez chez Joseph. »

Le garçon toussa comme pour m’inviter modestement à passer là-dessus.

« Maintenant, dit Pumblechook, et tout cela avec l’air exaspéré d’un homme qui aurait défendu la cause de la vertu, et qui était parfaitement convaincant et concluant, je vous dirai ce qu’il faut dire à Joseph. Voici présent le propriétaire du Cochon bleu, qui est connu et respecté dans cette ville, et voici William, dont le nom de famille est Potkins, si je ne me trompe.

– Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit William.

– En leur présence, continua Pumblechook, je vais vous dire, jeune homme, ce que vous direz à Joseph. Vous direz : « Joseph, j’ai vu aujourd’hui mon premier bienfaiteur et le fondateur de ma fortune ; je ne dirai pas ses noms, Joseph, c’est inutile ; mais c’est ainsi qu’on veut bien l’appeler dans la ville, et j’ai vu cet homme. »

– Je jure que je ne le vois pas ici, dis-je.

– Dites cela encore ! repartit Pumblechook. Dites que vous avez dit cela, et Joseph lui-même trahira probablement sa surprise.

– Ici, vous vous méprenez sur son compte, dis-je ; je le connais mieux que vous.

– Dites, continua Pumblechook, Joseph, j’ai vu cet homme ; et cet homme ne vous veut pas de mal et ne me veut pas de mal. Il connaît votre caractère, et il sait combien vous êtes brute et ignorant, il connaît mon caractère, et il connaît mon ingratitude. Oui, Joseph, direz-vous, et ici Pumblechook agita sa tête et sa main. Il connaît mon manque total de reconnaissance, il le connaît comme personne ne peut le connaître ; vous ne le connaissez pas, vous, Joseph n’étant pas appelé à le connaître, mais cet homme le connaît. »

Tout en le reconnaissant vain et impudent, j’étais réellement abasourdi de voir qu’il avait l’aplomb de me parler ainsi.

« Joseph, direz-vous, il m’a donné le petit message que je vous répète maintenant. C’est que, dans mon abaissement, il a vu le doigt de Dieu ; il a reconnu ce doigt en le voyant, Joseph, il l’a vu distinctement. Le doigt de Dieu a tracé ces lignes : Il a payé d’ingratitude son premier bienfaiteur et le fondateur de sa fortune. Mais cet homme a dit qu’il ne se repentait pas de ce qu’il avait fait, Joseph, pas du tout ; que c’était juste, que c’était bon, que c’était bienveillant, et que si c’était à recommencer il le ferait encore.

– Il est dommage, dis-je d’un ton dédaigneux en terminant mon déjeuner interrompu, que cet homme n’ait pas énuméré ce qu’il avait fait et ce qu’il ferait encore.

– Propriétaire du Cochon bleu ! s’écria Pumblechook en s’adressant au maître de l’auberge et à William, je ne m’oppose pas à ce que vous disiez par la ville, si tel est votre désir, qu’il était juste, bon et bienveillant, et que je le ferais encore si c’était encore à faire. »

Sur ces mots, l’imposteur leur serra la main à tous deux d’un air particulier et sortit de la maison, me laissant plus étonné qu’enchanté de cette chose indéfinie qu’il soutenait, à savoir, qu’il était juste, bon et bienveillant, qu’il avait tout fait et qu’il était disposé à tout faire encore. Bientôt après lui, je quittai aussi la maison, et quand je descendis la Grand’Rue, je le vis devant sa boutique haranguer, sans doute sur le même sujet, un groupe choisi qu’il m’honora de certains coups d’œil peu favorables, quand je passai de l’autre côté de la rue.

Mais il ne fut que plus agréable pour moi de me rendre près de Biddy et de Joe, dont j’entrevoyais la grande indulgence, qui brillerait plus éclatante que jamais, en opposition avec la rudesse de cet imposteur éhonté. Je me dirigeai donc vers eux lentement, car mes jambes étaient encore bien faibles, mais avec un sentiment de contentement toujours croissant, à mesure que je m’approchais d’eux, et j’avais la conviction que je laissais l’arrogance et le manque de franchise de plus en plus loin derrière moi.

La température de juin était délicieuse, le ciel était bleu, les alouettes planaient bien haut sur les blés verts ; je trouvais ce pays bien plus beau que je ne l’avais encore trouvé. Bien des images agréables de la vie que j’aurais voulu y mener et l’idée du changement avantageux qui s’opérait dans mon caractère, quand j’aurais auprès de moi un guide dont je connaissais la foi naïve et la sagesse simple m’accompagnaient en chemin. Elles éveillaient en moi une douce émotion, car mon cœur était adouci par mon retour, et il était survenu de tels changements que j’étais comme quelqu’un qui reviendrait de lointains voyages et qui rentrerait nu-pieds dans ses foyers après avoir erré pendant plusieurs années.

La maison d’école où Biddy était maîtresse m’était inconnue : mais la petite ruelle détournée par laquelle j’entrai dans le village me fit passer devant. Je fus désappointé de trouver que c’était jour de congé : il n’y avait pas d’enfants, et la maison de Biddy était fermée. J’avais nourri l’espoir que je la verrais dans l’exercice de ses fonctions journalières avant qu’elle m’aperçût, et cet espoir était déçu.

Mais la forge n’était pas loin, et je m’y rendis en passant sous l’allée verte des beaux tilleuls, écoutant le bruit du marteau de Joe. Longtemps après que j’aurais dû l’entendre, et longtemps après que je m’étais imaginé l’entendre, je vis que ce n’était qu’une idée : tout était calme, les tilleuls étaient là comme autrefois, les aubépines et les châtaigniers y étaient aussi, et leurs fouilles faisaient entendre un harmonieux frémissement quand je m’arrêtais pour écouter ; mais les coups de marteau de Joe ne se mêlaient pas à la brise de l’été. Effrayé sans savoir pourquoi d’arriver en vue de la forge, je la vis enfin, et je vis aussi qu’elle était fermée. Pas de réverbération de feu, pas de pluie d’étincelles, pas de ronflements des soufflets, tout était fermé et tranquille.

Mais la maison n’était pas déserte et le petit salon semblait être occupé, car ses rideaux voltigeaient à la fenêtre, qui était ouverte et égayée par les fleurs. Je m’en approchai sans bruit, avec l’intention de regarder par-dessus les fleurs, quand je vis Joe et Biddy devant moi, bras dessus bras dessous.

Biddy poussa d’abord un cri comme si elle pensait que c’était mon esprit ; mais un moment après elle était dans mes bras. Je pleurais de la voir, et elle pleurait de me voir : moi parce qu’elle avait l’air si frais et charmant ; elle parce que j’avais l’air si fatigué et si pâle.

« Chère Biddy, comme tu es contente !

– Oui, cher Pip.

– Et Joe, comme vous êtes heureux !

– Oui, cher vieux Pip, mon bon camarade ! »

Je portais mes yeux de l’un à l’autre, et puis…

« C’est aujourd’hui le jour de mon mariage ! s’écria Biddy dans un transport de bonheur, et je suis la femme de Joe !… »

* * * * *

Ils m’avaient porté dans la cuisine, et j’avais la tête posée sur la vieille table de sapin. Biddy tenait une de mes mains sur ses lèvres, et je sentais sur mon épaule le contact bienfaisant de Joe.

« C’est qu’il n’était pas assez fort, ma chère, pour supporter la surprise, dit Joe.

– J’aurais dû y penser, cher Joe, dit Biddy, mais j’étais trop heureuse. »

Il étaient tous deux si transportés et si fiers de me voir, si touchés que je fusse revenu à eux, si enchantés que je fusse arrivé par hasard pour compléter la journée !…

Ma première pensée fut de remercier le ciel de n’avoir pas soufflé mot à Joe de ce dernier espoir perdu. Combien de fois, lorsqu’il était près de moi pendant ma maladie, cet aveu était-il venu sur mes lèvres ! Combien la reconnaissance de ce fait eût été irrévocable s’il était resté une heure de plus avec moi.

« Chère Biddy, dis-je, vous avez le meilleur mari qui soit dans le monde entier, et si vous aviez pu le voir auprès de mon lit, vous l’auriez… mais non, vous ne pourriez l’aimer plus que vous ne le faites.

– Non, je ne le pourrais point vraiment, dit Biddy.

– Et vous, cher Joe, vous avez la meilleure femme qui soit dans le monde entier, et elle vous rendra aussi heureux que vous méritez de l’être, cher et noble Joe. »

Joe me regarda les lèvres tremblantes, et tout franchement il porta sa manche sur ses yeux.

« Allons, Joe et Biddy, puisque vous avez été tous deux à l’église aujourd’hui, et que vous êtes en dispositions charitables et affectueuses envers le genre humain, recevez mes humbles remerciements pour tout ce que vous avez fait pour moi, et que j’ai si mal reconnu ! Je vous préviens que je vais vous quitter dans une heure, car je vais bientôt partir, et je vous promets que je ne prendrai pas de repos avant d’avoir gagné l’argent que vous m’avez donné pour empêcher qu’on me conduisît en prison, et avant de vous l’avoir envoyé. Ne pensez pas, mon cher Joe, et vous, ma bonne Biddy, que si je pouvais vous le rendre mille fois, je pourrais m’imaginer retrancher un seul liard de ce que je vous dois, ni que je le ferais si je le pouvais. »

Ils furent tous deux attendris par ces paroles, et me supplièrent de n’en pas dire davantage.

« Mais je dois en dire davantage, mon cher Joe ; j’espère que vous aurez des enfants à aimer, et qu’un jour quelque petit garçon s’assoira dans ce coin de la cheminée pendant les soirées d’hiver, et vous fera souvenir d’un autre petit garçon qui l’a quitté pour toujours. Ne lui dites pas, Joe, que j’ai été ingrat ; ne lui dites pas, Biddy, que j’ai été injuste et sans générosité. Dites-lui seulement que je vous ai honorés tous deux, parce que vous avez été tous deux bien bons et bien sincères, et dites-lui que je souhaite qu’il soit un meilleur homme que je ne l’ai été.

– Je ne lui dirai, fit Joe derrière sa manche, rien de la sorte, Pip, ni Biddy non plus, ni personne non plus.

– Et maintenant, bien que je sache que vous l’ayez déjà fait tous deux, du fond de vos excellents cœurs, je vous en prie, dites-moi tous les deux que vous me pardonnez ! Je vous en prie, laissez-moi entendre ces paroles ; que je puisse en emporter le son avec moi, et alors je pourrai croire que vous pourrez avoir confiance en moi, et avoir une meilleure opinion de moi avec le temps.

– Ô cher Pip ! mon vieux camarade, dit Joe, Dieu sait si je vous pardonne, et si j’ai quelque chose à vous pardonner !

– Ainsi soit-il ! Et Dieu sait que je vous pardonne ! répéta Biddy.

– Laissez-moi maintenant monter voir mon ancienne petite chambre et m’y reposer seul pendant quelques minutes ; puis, quand j’aurai mangé et bu avec vous, venez avec moi jusqu’au poteau du chemin, mon cher Joe et ma chère Biddy, et nous nous dirons adieu ! »

* * * * *

Je vendis tout ce que j’avais, et je mis de côté, autant qu’il me fut possible, pour faire un arrangement avec mes créanciers, qui me donnèrent un temps convenable pour m’acquitter entièrement, et je partis pour aller rejoindre Herbert. Avant qu’un mois fut écoulé, j’avais quitté l’Angleterre ; au bout de deux mois, j’étais commis chez Claricker et Co ; au bout de quatre mois, je me trouvais pour la première fois seul chargé de toute la responsabilité, car la poutre qui traversait le plafond du salon du Moulin du Bord de l’Eau avait cessé de trembler sous les imprécations du vieux Bill Barley et était maintenant en paix. Herbert était parti pour épouser Clara, et je restais seul chargé de la maison d’Orient jusqu’au jour où il revint avec elle.

Bien des années s’écoulèrent avant que je devinsse associé de la maison, mais je vécus heureux avec Herbert et sa femme, je vécus modestement et je payai mes dettes, et j’entretins une correspondance suivie avec Biddy et Joe ; ce ne fut que lorsque mon nom figura en troisième ordre dans la raison de commerce que Claricker me trahit à Herbert ; mais il déclara alors que le secret de l’association d’Herbert était resté assez longtemps sur sa conscience, et qu’il fallait qu’il le révélât. C’est ce qu’il fit, et Herbert en fut aussi touché que surpris, et le cher garçon et moi n’en restâmes pas moins amis pour cette longue dissimulation. Je ne dois pas laisser supposer que nous fûmes jamais une grande maison, ou que nous entassâmes des monceaux d’argent. Nos affaires n’étaient pas sur un grand pied, mais notre nom était honorablement connu, puis nous travaillions beaucoup, et nous réussissions très-bien. Nous devions tout à l’application et à l’habileté d’Herbert. Je m’étonnais souvent en moi-même d’avoir pu concevoir autrefois l’idée de son inaptitude, jusqu’au jour où je fus illuminé par cette réflexion, que peut-être l’inaptitude n’avait jamais été en lui, mais en moi.

Chapitre XXX. §

Depuis onze ans, je n’avais vu de mes propres yeux ni Joe ni Biddy, bien qu’ils se fussent souvent présentés à mon imagination, pendant mon séjour en Orient, quand un soir de décembre, qu’il faisait nuit depuis une heure ou deux, je posai doucement la main sur le loquet de la porte de la vieille cuisine. Je le touchai si doucement, qu’on ne m’entendit pas et je regardai à l’intérieur sans être vu. Là, fumant sa pipe à son ancienne place, près du feu de la cuisine, aussi bien conservé et aussi fort que jamais, bien qu’un peu gris, était assis Joe, et, dans le coin, abrité par la jambe de Joe, et assis sur mon petit tabouret, et regardant le feu, on voyait qui ?… Moi encore !

« Nous lui avons donné le nom de Pip en souvenir de vous, mon cher vieux camarade, dit Joe, rempli de joie, quand il me vit prendre un autre tabouret à côté de l’enfant, à qui je ne tirai pas les cheveux, et nous avons espéré qu’il grandirait un petit bout comme vous, et nous croyons que c’est ce qu’il fait. »

Je le croyais aussi, et je lui fis faire une longue promenade le lendemain matin ; nous causâmes beaucoup, nous comprenant l’un l’autre parfaitement. Je le conduisis au cimetière ; je le menai à une certaine tombe, et il me montra la pierre qui était consacrée à la mémoire de :

PHILIP PIRRIP

DÉCÉDÉ DANS CETTE PAROISSE,

ET AUSSI

GEORGIANA,

ÉPOUSE DU CI-DESSUS.

« Biddy, dis-je en causant avec elle, après le dîner, pendant que sa petite fille jouait sur ses genoux, il faudra que vous me donniez Pip un de ces jours, ou qu’au moins vous me le prêtiez.

– Non, non, dit doucement Biddy, il faut vous marier.

– C’est ce que disent Herbert et Clara ; mais je crois que je n’en ferai rien ; je me suis si bien installé chez eux, que cela n’est même pas du tout probable. Je suis tout à fait un vieux garçon. »

Biddy baissa les yeux sur son enfant, et porta ses petites mains à ses lèvres ; puis elle mit sa bonne main maternelle, avec laquelle elle l’avait touché, dans la mienne. Il y avait quelque chose dans cette action et dans la légère pression de l’anneau de mariage de Biddy, qui avait en soi une douce éloquence.

« Cher Pip, dit Biddy, êtes-vous bien sûr que votre cœur ne bat plus pour elle ?

– Oh ! oui !… Je ne le pense pas, du moins, Biddy.

– Dites-moi comme à une vieille… vieille amie, l’avez-vous tout à fait oubliée ?

– Ma chère Biddy, je n’ai rien oublié de ce qui a eu dans ma vie une grande importance, et peu de ce qui y a eu quelque importance. Mais ce pauvre rêve, comme je l’appelais autrefois, est envolé, Biddy, tout à fait envolé ! »

Cependant je savais, tout en disant cela, que j’avais une secrète intention de visiter seul, ce soir-là, l’emplacement de la vieille maison, et cela en souvenir d’elle. Oui, en souvenir d’Estelle !

J’avais d’abord entendu dire qu’elle menait une vie des plus malheureuses, et qu’elle était séparée de son mari, qui l’avait traitée très-brutalement, et qui avait la réputation d’être un composé d’orgueil, d’avarice, de méchanceté et de petitesse. J’avais appris ensuite la mort de son mari, à la suite d’un accident causé par ses mauvais traitements sur un cheval. Il y avait quelque deux ans que ce bonheur lui était arrivé, et je supposais qu’elle était remariée.

On dînait de bonne heure, chez Joe, et j’avais largement le temps, sans presser ma causerie avec Biddy, d’aller au vieil endroit avant la nuit ; mais, tout en flânant sur le chemin, pour regarder les objets d’autrefois et pour penser au passé, le jour était tout à fait tombé quand j’arrivai.

Il n’y avait plus de maison, plus de brasserie, plus de bâtiments, si ce n’est le mur du vieux jardin. L’espace vide avait été entouré d’une grossière palissade, et, en regardant par-dessus, je vis que quelques branches du vieux lierre avaient repris racine, et poussaient tranquillement en couvrant de leur verdure de petits monceaux de ruines. Une porte de la palissade se trouvant entr’ouverte, je la poussai et j’entrai.

Un brouillard froid et argenté avait voilé l’après-midi, et la lune ne s’était pas encore levée pour le disperser. Mais les étoiles brillaient au-dessus du brouillard et la lune allait paraître et la soirée n’était pas sombre. Je pouvais me retracer l’emplacement de chaque partie de la vieille maison, de la brasserie, des portes et des tonneaux. Je l’avais fait, et je regardais le long d’une allée du jardin dévasté, quand j’y aperçus une ombre solitaire.

Cette ombre montra qu’elle m’avait vu, elle s’était avancée vers moi, mais elle resta immobile. En approchant, je vis que c’était l’ombre d’une femme. Quand j’approchai davantage encore, elle fut sur le point de s’éloigner, alors elle fit un mouvement de surprise, prononça mon nom, et je m’écriai :

« Estelle !

– Je suis bien changée… Je m’étonne que vous me reconnaissiez. »

La fraîcheur de sa beauté était en effet partie, mais sa majesté si indescriptible et son charme indescriptible étaient restés. Ces perfections, je les connaissais. Ce que je n’avais pas encore vu, c’était le regard adouci, attristé de ses yeux, autrefois si fiers ; ce que je n’avais pas encore vu, c’était la pression affectueuse de sa main autrefois insensible.

Nous nous assîmes sur un banc près de là, et je dis :

« Après tant d’années, il est étrange que nous nous rencontrions, Estelle, ici même, où nous nous sommes vus pour la première fois. Y venez-vous souvent ?

– Je ne suis jamais revenue ici depuis…

– Ni moi. »

La lune commençait à se lever, et je pensai au regard placide dirigé vers le plafond blanc par celui qui n’était plus. La lune commençait à se lever, et je pensai à la pression de sa main sur ma main, quand je lui eus dit les dernières paroles qu’il eût entendues sur terre.

Estelle rompit la première le silence qui s’était établi entre nous.

« J’ai très-souvent espéré et désiré revenir, mais j’ai été empêchée par bien des circonstances. Pauvre vieille maison ! »

Le brouillard argenté fut effleuré par les premiers rayons de la lune, et les mêmes rayons effleurèrent les larmes qui coulaient de ses yeux. Ignorant que je les voyais, elle dit :

« Vous êtes-vous demandé, en marchant de long en large, comment il se fait que ce terrain soit dans cet état ?

– Oui, Estelle.

– Le terrain m’appartient. C’est le seul bien que je n’aie pas abandonné ; tout le reste m’a quitté petit à petit, mais j’ai gardé ce terrain. Il a été le sujet de la seule résistance décidée que j’aie faite pendant toutes ces années de malheur.

– Doit-on y construire ?

– Oui, on finira par là. Je suis venue ici pour lui faire mes adieux avant ce changement. Et vous, dit-elle du ton d’intérêt touchant avec lequel on parle à une personne qui va s’éloigner, resterez-vous toujours à l’étranger ?

– Toujours.

– Et vous êtes heureux, j’en suis sûre.

– Je travaille beaucoup pour avoir de quoi vivre. Donc, je suis heureux.

– J’ai souvent pensé à vous, dit Estelle.

– Vraiment ?

– Tout dernièrement, très-souvent. Il y eut un temps long et pénible, où j’éloignai de moi le souvenir de ce que j’avais repoussé quand j’ignorais ce que cela valait. Mais depuis, mon devoir n’a plus été incompatible avec ce souvenir, et je lui ai donné une place dans mon cœur.

– Vous avez toujours eu votre place dans mon cœur, » dis-je.

Et nous gardâmes encore le silence, jusqu’au moment où elle reprit :

« J’étais loin de penser que je prendrais congé de vous en quittant cet endroit ; je suis bien aise de le faire.

– Vous êtes bien aise de nous séparer encore, Estelle ? Pour moi, partir est une pénible chose ; pour moi, le souvenir de notre séparation a toujours été aussi triste que pénible…

– Mais vous m’avez dit autrefois, repartit Estelle avec animation : « Dieu vous bénisse, Dieu vous pardonne ! » Et si vous avez pu me dire cela alors, vous n’hésiterez pas à me le dire maintenant… maintenant que la souffrance a été plus forte que toutes les autres leçons, et m’a appris à comprendre ce qu’était votre cœur. J’ai été courbée et brisée, mais, je l’espère, pour prendre une forme meilleure. Soyez aussi discret et aussi bon pour moi que vous l’étiez, et dites-moi que nous sommes amis.

– Nous sommes amis, dis-je en me levant et me penchant vers elle au moment où elle se levait de son banc.

– Et continuerons-nous à rester amis séparables ? » dit Estelle.

Je pris sa main dans la mienne et nous nous rendîmes à la maison démolie ; et, comme les vapeurs du matin s’étaient levées depuis longtemps quand j’avais quitté la forge, de même les vapeurs du soir s’élevaient maintenant, et dans la vaste étendue de lumière tranquille qu’elles me laissaient voir, j’entrevis l’espérance de ne plus me séparer d’Estelle.

FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.