Notice preliminaire §
Nous donnons dans cette Notice une grande place à nos prédécesseurs de 1821. Leur Avertissement a une saveur passionnée qui ne nous déplaît pas trop, quoique nous soyons beaucoup refroidis sur certains points, et que La Harpe, Geoffroy, Grosier, Royou ne nous intéressent plus guère. Diderot leur a survécu, comme Voltaire à Patouillet et à Nonotte ; et s’ils se sont permis quelques sottises qui ont pu un moment tromper le public sur la valeur de leur adversaire, ces sottises leur sont, suivant les lois naturelles, retombées sur le nez.
Voici donc, tout d’abord, l’Avertissement de l’édition Brière :
« Le baron d’Holbach avait tiré de la misère le jeune La Grange ; il avait reconnu en lui une âme droite et un esprit honnête, et de telles qualités éveillèrent toujours la sollicitude de ce philosophe bienfaisant ; il lui, servit de père, le guida par ses conseils, et lui confia ensuite l’éducation de ses enfants. Ce fut à sa demande que La Grange entreprit la traduction de Lucrèce, publiée en 1768, et celle de Sénèque qu’il n’eut pas le temps de revoir. Il consacra huit années à cette dernière traduction ; mais une mort prématurée ne lui permit pas de s’occuper des notes qu’il se proposait d’y joindre pour corriger le texte dans les endroits où il était altéré, et pour éclaircir les passages où Sénèque rappelle, d’une manière vague, des faits peu connus de l’histoire ancienne.
« Naigeon se chargea de ce travail, et il publia la nouvelle traduction de Sénèque en 1778.
« C’est à la sollicitation de d’Holbach que La Grange avait traduit Lucrèce et Sénèque ; ce fut aussi pour répondre aux instances de cet ami des lettres et de la philosophie, et à celles de Naigeon, que Diderot écrivit la vie de Sénèque, d’après Tacite, Suétone et Sénèque lui-même. Mais pour bien apprécier les mœurs et le caractère du philosophe romain, pour bien juger les reproches qu’on lui a faits, Diderot dut pénétrer dans l’histoire des empereurs romains, et il fut ainsi amené à tracer le tableau le plus animé des règnes de Claude et de Néron.
« Quoique cet éloquent Essai soit l’ouvrage de la vieillesse de l’auteur, on voit qu’il reproduisit, dans toute sa force, le génie mâle des anciens historiens.
« Ce qui, surtout, est digne de remarque, c’est que malgré l’enthousiasme qu’il a répandu dans son apologie de Sénèque, il ne lui passe ni ses défauts, ni ses erreurs les plus légères ; il le redresse avec le courage et la franchise d’un ami.
« L’Essai sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude et de Néron, parut au mois de décembre 1778 1.
« Ce frontispice 2, dit Marmontel, manquait à la collection des œuvres de Sénèque, traduites par La Grange. Un des écrivains les plus célèbres de notre siècle a bien voulu en décorer l’ouvrage de son ami, et le plus précieux monument qui nous reste de la philosophie ancienne s’est vu dignement couronné. »
« Mais Diderot avait parlé de la vertu, comme un homme qui en connaissait la douceur et la dignité ; pouvait-il éviter la haine et le mépris des frelons de notre littérature ?
« Aussi l’Année littéraire, que Voltaire appelait souvent avec raison l’Ane littéraire ; le Journal de littérature, de M. l’abbé Grosier ; l’abbé Royou, dans le Journal de Monsieur, et le Journal de Paris se déchaînèrent avec violence contre l’éloquent apologiste de Sénèque.
« Diderot avait préparé une réponse à ces critiques ; mais le ton injurieux et la mauvaise foi des aristarques lui inspirèrent un tel dégoût, qu’il renonça à la publier. Il se borna à insérer, dans la seconde édition 3 publiée en 1782, sous ce titre : Essai sur les règnes de Claude et de Néron, et sur les mœurs et les écrits de Sénèque, pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe, une partie de la défense de Sénèque et de son apologiste, que Marmontel avait donnée dans les Mercure des 15 et 25 décembre 1778, et quelques répliques aux attaques qui pouvaient prêter aux éclaircissements les plus curieux.
« Nous avons indiqué, par des notes, les journaux d’où ces objections étaient tirées. Quant aux invectives de l’abbé Royou, dans le Journal de Monsieur, nous n’avons pu les indiquer. Ce journal a obtenu si peu de succès dans le temps, que le recueil n’en a point été conservé ; [p. 5] et, malgré les recherches les plus minutieuses, nous n’avons pu nous le procurer dans aucune bibliothèque publique ou particulière..
« On peut juger, par les objections que Diderot a citées pour les réfuter, combien les aristarques mettaient d’emportement et de violence dans leurs invectives. Nous avons acquis la preuve que les articles de l’Année littéraire (et ce sont les plus orduriers qui aient été publiés par les nobles détracteurs de Sénèque et de Diderot) étaient de Geoffroy.
« Ce critique croyait-il porter atteinte aux plus beaux génies du siècle dernier, en les traitant de goujats philosophiques 4 ? Ce sentiment était bien digne d’un élève des jésuites. Marmontel l’avait déjà reconnu, quand il dit de lui : « Que signifierait le blâme ou l’éloge de celui qui aurait intrépidement persisté, au milieu des huées de la nation, dans un imbécile acharnement contre Voltaire et la plupart de nos grands hommes ? Quand il arrive à un censeur de cette espèce de défendre un Suilius, c’est peut-être sa cause qu’il défend. »
« Le rapprochement devient bien plus frappant lorsqu’on se rappelle que, même de nos jours, Geoffroy persistait encore dans cet imbécile acharnement contre Voltaire et que ce moderne Suilius a donné plus d’une preuve de la vénalité que Diderot reproche à l’ancien détracteur de Sénèque5.
« Si l’on ne peut s’empêcher de blâmer l’acharnement avec lequel les Royou, les Grosier, les Geoffroy, tous ces ennemis déclarés du philosophe et de la philosophie, ont. attaqué l’apologiste de Sénèque, du moins ils ont eu le mérite de s’exposer à être réfutés par l’auteur qui vivait alors. Mais que pensera-t-on de M. de La Harpe, qui, ne pouvant ignorer que Diderot, occupé de toute sa force, comme il l’a dit lui-même, à défendre l’innocence d’un homme mort il y a deux mille ans, et sans autre motif de le justifier que le vif intérêt qu’il prend à la vertu calominiée, a attendu que vingt années fussent écoulées depuis la mort de Diderot pour oser, dans un examen prétendu de ses écrits, charger sa mémoire des plus odieuses calomnies ?
« La Harpe, dit Chénier, dans son Tableau de la littérature, autre« fois partisan de la philosophie, en devint l’ennemi acharné quand son « cœur fut touché par la grâce ; mais la grâce, en lui prodiguant la foi, ne lui avait donné ni l’équité, ni la dialectique. Aussi les sentences qu’il a portées contre les philosophes célèbres sont-elles cassées par le tribunal de l’opinion publique ; et quand, par exemple, il combat les deux idées fondamentales des livres d’Helvétius, on voit, par ses propres arguments, qu’il s’est épargné le temps et la peine de bien comprendre les opinions qu’il croit réfuter. »
« Lorsque Chénier a porté ce jugement sur La Harpe, il ne connaissait pas le libelle publié depuis sous le titre : De la philosophie du dix-huitième siècle, où La Harpe ne se borne pas seulement à juger la philosophie de Diderot, comme il avait jugé celle d’Helvétius. Dans cet ouvrage.il tronque et il renouvelle les objections déjà présentées par les anciens journalistes, et réfutées par Diderot ; puis il attribue à l’auteur de l’Essai sur Sénèque des ouvrages que l’on sait ne point être de lui. Il l’oppose ainsi aux écrivains les plus médiocres et les plus inconnus, en feignant d’opposer l’auteur à lui-même. Et rien, dans ce cas, ne saurait justifier l’ignorance du critique passionné, si ce n’est sa mauvaise foi.
« Nous engageons tout lecteur impartial à recourir, avant de lire le livre de La Harpe, à la réfutation qu’en a donnée le savant auteur du Dictionnaire des anonymes et pseudonymes 6 , dans le Nouveau Supplément au Cours de littérature de M. de La Harpe. »
Il nous reste peu de choses à ajouter à ce qui précède. Cependant nous devons insister sur la différence des deux éditions de 1778 et de 1782. La première est un travail sévère et qui forme un ensemble dans lequel il n’y a guère d’autre disparate que la note concernant J.-J. Rousseau. Mais ce fut surtout cette note qui donna lieu aux reproches qui assaillirent alors Diderotet le forcèrent à se défendre. La plume une fois reprise, il ne sut pas la déposer à temps, et c’est ce qui donne à cette seconde édition une physionomie indécise et troublée. Le panégyrique de Sénèque et l’apologie de Diderot s’y confondent trop ; et Grimm avait raison de signaler comme un défaut ce désordre qui porte l’auteur de Paris à Rome, de Rome à Paris ; du règne de Claude à celui de Louis XV: et de Tacite à l’abbé Royou.
« Ce défaut, continue Grimm, ne rend l’ouvrage ni moins piquant [p. 7] ni moins original. » Cela est vrai, mais, pour notre part, nous aurions préféré que, au lieu d’intercaler, quelquefois sans souci des transitions, sa défense dans le texte primitif, Diderot eût conservé ce texte sans remaniements et donné à part sa réponse aux critiques.
Le livre ne put paraître que sous une permission tacite. L’auteur fut même un instant menacé de la Bastille. Au fond, malgré ses défauts, l’Essai est un dés ouvrages où Diderot fait preuve de la plus solide érudition ; et l’on voit, comme dît Mme de Vandeul, qu’il a réellement lu tout ce qui, de près ou de loin, touchait à son héros.
Une édition a été publiée en 1820, Paris, Aug. Delalain, in-12, sous le titre de Vie de Sénèque ou Essai, etc. C’est l’édition de 1782, qu’ont reproduite les éditeurs des Œuvres de Diderot, ; depuis Naigeon.
Il y a eu deux traductions en allemand,: l’une par Garlieb Hanker ; Dessau, 4788, in-8° ; l’autre, signée du pseudonyme F… L… Epheu, Leipzig, 1794, in-8°. Nous ne les avons pas vues, et nous ne les citons que d’après la Bibliographie biographique d’Œttinger. Eusèbe Salverte annonçait en l’an IX une traduction en anglais par M. Duckett.
Quant à la fameuse note sur Rousseau, elle était pressentie. Dès le 20 juillet 1778, les Mémoires secrets contenaient cette remarque traîtresse: « M. Diderot est un de ceux qui craignent le plus la publicité des Mémoires de Rousseau.. Il dit qu’ayant passé près de vingt ans de sa vie dans la plus grande intimité, avec lui, il ne doute pas que ce cynique, ne dissimulant rien et nommant chacun par son nom, n’ait révélé beaucoup de choses qu’il préférerait de voir rester dans l’oubli. On jugerait par ses discours que Rousseau était un méchant homme au fond. »
La querelle à ce sujet fut très-vive et dura longtemps, elle se réveilla à propos de la publication, par Ginguéné, de Lettres sur les Confessions de J.-J. Rousseau (1791). A.-A. Barbier répondit à Ginguené, en même temps qu’à La Harpe, dans le Nouveau Supplément cité plus haut. « Ces Lettres, dit-il, malgré une apparence de modération et une profession d’impartialité, sont pourtant très-partiales. La note de Diderot, continue-t-il, contre l’auteur des Confessions, fut une représaille beaucoup trop violente ; je la blâme comme M.Ginguené, parce que je veux de la justice et de la mesure en tout. On traite Rousseau dans cette note de scélérat et d’hypocrite ; je crois, moi, comme mylord Maréchal, qu’il n’était que malade. Mais ce que M. Ginguené ne veut pas avouer, et ce qui est certain, c’est que Jean-Jacques fut l’agresseur, et violemment agresseur et à plusieurs reprises. La note insérée dans la Lettre sur les spectacles était une injure sanglante’ dont M. Ginguené ne juge pas à propos de parler ; car il a autant de bonne foi dans ses réticences que dans ses raisonnements. Cette note latine, tirée de l’Ecclésiastique, reproche à Diderot l’insulte orgueilleuse, la trahison du secret de [p. 8] l’amitié et les atteintes perfides (Excepta improperio, et superbia, et mysterii revelatione et plaga dolosa). M. Ginguené serait bien capable d’objecter sérieusement que Diderot n’est pas nommé dans cette note ; mais, par bonheur, Rousseau nous dit lui-même dans ses Confessions qu’il eut soin de désigner Diderot de manière à ce que personne ne s’y méprît, parce que son intention était de rendre par ce moyen leur rupture publique. Il ne manqua pas son coup, et Diderot, qui avait alors un monde d’ennemis que lui avait faits l’Encyclopédie, resta sous le coup sans pouvoir le repousser, vu que, grâces aux précautions de Rousseau, que l’on qualifiera comme on voudra, Diderot était indiqué du doigt, mais non pas nominativement, et qu’il était tout simple qu’il ne dît pas au public : C’est moi.
« A l’égard des démêlés qui donnèrent lieu à cette note hostile, je ne me crois pas permis de les raconter, parce que les deux personnes intéressées sont encore vivantes, et que l’une des deux est une femme 7. Toute discussion à ce sujet me paraît contraire aux bienséances sociales, et d’ailleurs est fort inutile à la cause que je soutiens ; car, d’abord, toutes deux sont très-honorablement traitées dans les Confessions, et celle qui donne tout le tort à Rousseau dans cette occasion, non-seulement n’essuie de lui aucun reproche, mais même en reçoit les plus grands éloges par sa véracité, son équité, sa générosité. Or, la justification de Diderot n’est-elle pas complète, lorsque l’homme qui, par sa position et le nature des circonstances, est l’arbitre irrécusable de la querelle, condamne formellement Rousseau, lui écrit qu’il ne peut plus le voir après ses injustices et ses calomnies envers Diderot et atteste l’innocence, de celui-ci, dont personne ne peut déposer plus sûrement que lui8 ?
« Y a-t-il plus de justice à qualifier de violent délire la note de Diderot dont j’ai parlé ci-dessus, à dire que cette note est coupable ? Diderot n’est pas plus coupable de n’avoir pas cru que Rousseau n’était que fou, que ne l’est M. Ginguené de ne pas mettre sur le compte de cette folie, qu’il avoue, tous les prétendus crimes que Jean-Jacques suppose tramés contre lui. Il n’y a de part et d’autre que de l’erreur. Or, observez que Diderot, peint des plus noires couleurs dans la note de Rousseau qui précède la sienne de vingt ans, ne faisait qu’user d’un droit naturel en lui rendant tous les titres injurieux qu’il en avait reçus. Il n’y a point là dedans de délire ; car Diderot injustement chargé d’imputations atroces (comme je l’ai prouvé) devait regarder Rousseau comme un très-méchant homme, dès qu’il ne le regardait pas comme un insensé. » (Pages 235-37, 254-55 du Nouveau Supplément.)
A Monsieur Naigeon9 §
Cet essai, que les mêmes, lectures multipliées ont porté successivement d’un très-petit nombre de pages à l’étendue de ce volume, est le fruit de mon travail, ou, pour mieux dire, de mon loisir pendant un des plus doux intervalles de ma vie. J’étais à la campagne, presque seul, libre de soins et d’inquiétudes, laissant couler les heures sans autre dessein que de me trouver le soir, à la fin de la journée, comme on se trouve quelquefois le matin après une nuit occupée d’un rêve agréable. Les années ne m’avaient laissé aucune de ces passions qui tourmentent, rien de l’ennui qui leur succède : j’avais perdu le goût de ces frivolités auxquelles l’espoir d’en jouir longtemps donne tant d’importance. Assez voisin du terme où tout s’évanouit, je n’ambitionnais que l’approbation de ma conscience et le suffrage de quelques amis. Plus jaloux de préparer des regrets après ma mort, que d’obtenir des éloges de mon vivant, je m’étais dit : « Quand le peu que j’ai fait et le peu qui me reste à faire périraient avec moi, qu’est-ce que le genre humain y perdrait ? qu’y perdrais-je moi-même ? » Je ne voulais point amuser ; je voulais moins encore être applaudi : j’avais un plus digne objet, celui d’examiner sans partialité la vie et les ouvrages de Sénèque, de venger un grand homme, s’il était calomnié, ou, s’il me paraissait coupable, de gémir de ses faiblesses, et de profiter de ses sages et fortes leçons. Telles étaient les dispositions dans lesquelles j’écrivais, et telles sont les dispositions dans lesquelles il serait à souhaiter qu’on me lût.
[p. 10]Chaque âge écrit et lit à sa manière : la jeunesse aime les événements ; la vieillesse, les réflexions. Une expérience que je proposerais volontiers à l’homme de soixante-cinq ou six ans, qui jugerait les miennes ou trop longues, ou trop fréquentes, ou trop étrangères au sujet10, ce serait d’emporter avec lui, dans la retraite, Tacite, Suétone et Sénèque ; de jeter négligemment sur le papier les choses qui l’intéresseraient, les idées qu’elles réveilleraient dans son esprit, les pensées de ces auteurs qu’il voudrait retenir, les sentiments qu’il éprouverait, n’ayant d’autre dessein que celui de s’instruire sans se fatiguer : et je suis presque sûr que, s’arrêtant aux endroits où je me suis arrêté, comparant son siècle aux siècles passés, et tirant des circonstances et des caractères les mêmes conjectures sur ce que le présent nous annonce, sur ce qu’on peut espérer ou craindre de l’avenir, il referait cet ouvrage à peu près tel qu’il est. Je ne compose point, je ne suis point auteur ; je lis ou je converse, j’interroge ou je réponds. Si l’on n’entend que moi, on me reprochera d’être décousu, peut-être même obscur, surtout aux endroits où j’examine les ouvrages de Sénèque ; et l’on me lira, je ne dis pas avec autant de plaisir, comme on lit les Maximes de La Rochefoucauld, et un chapitre de La Bruyère : mais si l’on jette alternativement les yeux sur la page de Sénèque et sur la mienne, on remarquera dans celle-ci plus d’ordre, plus de clarté, selon qu’on se mettra plus fidèlement à ma place, qu’on aura plus ou moins d’analogie avec le philosophe et avec moi ; et l’on ne tardera pas à s’apercevoir que c’est autant mon âme que je peins, que celle des différents personnages qui s’offrent à mon récit. Aucune preuve n’a la même force, aucune idée la même évidence, aucune image le même charme pour tous les esprits ; mais je serais, je l’avoue, beaucoup moins flatté que l’homme de génie se retrouvât dans quelques-unes de mes pensées, que s’il arrivait à l’homme de bien de se reconnaître dans mes sentiments.
[p. 11]J’aurais pu ne recueillir des règnes de Claude et de Néron que les endroits où Sénèque est en action, et ne montrer que cette grande figure isolée ; mais il m’a semblé que, placé au centre du tableau, on sentirait plus fortement la difficulté et la dignité de son rôle : le gladiateur antique serait plus intéressant, s’il avait en face son antagoniste. D’ailleurs cette manière s’accommodait mieux avec ma nonchalance. Quand on ne présente sur la toile qu’un seul personnage, il faut le peindre avec la vérité, la force et la couleur de Van Dyck ; et qui est-ce qui sait faire un Van Dyck ? Ce livre, si c’en est un, ressemble à mes promenades. Rencontré-je un beau point de vue ? je m’arrête, et j’en jouis. Je hâte ou je ralentis mes pas, selon la richesse ou la stérilité des sites : toujours conduit par ma rêverie, je n’ai d’autre soin que de prévenir le moment de la lassitude.
Au reste, mon ami, peut-être n’ai-je rien fait de ce que vous attendiez de moi. Peut-être eussiez-vous désiré, pour me servir ici de vos propres termes, « que, me livrant à toute la chaleur de mon âme, et à toute la fougue de mon imagination, je vous montrasse Sénèque, comme autrefois je vous avais montré Richardson : » mais, pour cela, au lieu de plusieurs mois, il fallait ne m’accorder qu’un jour. En revanche, disposez de mon travail comme il vous plaira ; vous êtes le maître d’approuver, de contredire, d’ajouter, de retrancher. Une obligation que je vous aurai toujours, à vous et à M. le baron d’Holbach, une marque signalée de votre estime, c’est de m’avoir proposé une tâche qui plaisait infiniment à mon cœur : : plût à Dieu qu’elle eût été moins disproportionnée à mes forces, et que vous vous fussiez rappelé, l’un et l’autre, le Quid ferre recusent, Quid valeant humeri ! (HORAT. de Art. pœt. v. 39 et 40.)
La belle chose que j’aurais produite, si le talent de l’avocat eût répondu à la grandeur de la cause ! L’apologie d’un Sénèque ! le tableau des règnes d’un Claude et d’un Néron ! quels sujets à traiter, si j’avais su faire pour l’innocence du philosophe ce que vous avez fait pour l’intelligence de ses écrits !
Votre tâche, moins agréable que la mienne, n’était guère moins difficile à remplir : elle exigeait une connaissance approfondie de la langue, des usages, des coutumes, des mœurs, de l’état des sciences et des arts au temps de Sénèque. Comment [p. 12] parvient-on à développer des manœuvres d’atelier, comme vous l’avez fait ? Je l’ignore ; et cependant je ne suis pas novice dans cette matière. Il y a telles de vos notes qui sollicitent une place dans les savants recueils de notre Académie des inscriptions : d’autres montrent de la finesse, du goût, de la philosophie, de la hardiesse ; toutes annoncent l’ami des hommes, l’ennemi des méchants, et l’admirateur du génie. Les savants et les ignorants de bonne foi vous ont rendu justice : les savants, qui ont apprécié la difficulté de vos recherches ; les ignorants de bonne foi, comme moi, pour qui vous avez dissipé les obscurités de Sénèque.
Si les hommes avaient sous la tombe quelque notion de ce qui se passe sur la terre, de quels sentiments de reconnaissance pour vous, pour M. le baron d’Holbach, pour vos dignes collègues MM. Desmarets et d’Arcet, cette victime prématurée d’Épi cure et de Zénon, l’honnête et laborieux La Grange, ne serait-il pas pénétré ? Toutes les opinions sur les âmes des morts, qui me touchent ou qui me flattent, je les embrasse ; et il me semble, dans ce moment, que je vois l’ombre de notre cher La Grange errer autour de votre lampe, tandis que vos nuits se passent soit à compléter ou éclaircir son ouvrage, soit à rapprocher en cent endroits sa traduction du vrai sens de l’original. Je l’entends, il vous dit : ; « Celui qui renferme dans une urne la cendre négligée d’un inconnu, fait un acte pieux ; celui qui élève un monument à son ami, donne de l’éclat à sa piété : que ne vous dois-je pas, à vous qui vous occupez de ma gloire ! »
Hélas ! il a dépendu de moi que le philosophe Sénèque me dît aussi : « Il y a près de dix-huit siècles que mon nom demeure opprimé sous la calomnie ; et je trouve en toi un apologiste ! Que te suis-je ? et quelle liaison, épargnée par le temps, peut-il subsister entre nous ? serais-tu quelqu’un de mes descendants ? Et que t’importe qu’on me croie ou vicieux ou vertueux ? »
O Sénèque ! tu es et tu seras à jamais, avec Socrate, avec tous les illustres malheureux, avec tous les grands hommes de l’antiquité, un des plus doux liens entre mes amis et moi, entre les hommes instruits de tous les âges, et leurs amis. Tu es resté le sujet de nos fréquents entretiens ; et tu resteras le sujet des leurs. Tu aurais été l’organe de la justice des siècles, si j’avais [p. 13] été à ta place, et toi à la mienne. Combien de fois, pour parler de toi dignement, n’ai-je pas envié la précision et le nerf, la grandeur et la véhémence de ton discours, lorsque tu parles de la vertu ? Si ton honneur te fut plus cher que ta vie, dis-moi, les lâches qui ont flétri ta mémoire n’ont-ils pas été plus cruels que celui qui te fit couper les veines ? Je me soulagerai en te vengeant de l’un et des autres.
Pourquoi faut-il, mon ami, que les accusations soient écoutées avec tant d’avidité, et les apologies reçues avec tant d’indifférence ? La faute, réelle ou supposée, se répand avec éclat: le reproche circule de bouche en bouche avec une feinte pitié ; la ville en retentit de toutes parts. Si la calomnie disparaît à la mort de l’homme obscur, la célébrité lui sert de véhicule, et la porte jusques aux siècles les plus reculés ; penchée sur l’urne du grand homme, elle continue d’en remuer, la cendre avec son poignard. A la fin, un défenseur s’est-il élevé ? la perversité des accusateurs et l’innocence de l’accusé sont-elles également évidentes ? l’on se tait ; la justification passe sans bruit, tombe dans l’oubli, et l’innocent n’en est guère moins suspecté. Ce fameux scélérat de Philippe ne connaissait que trop bien l’effet de la calomnie, lorsqu’il disait à ses courtisans : Calomniez, toujours ; si la blessure guérit, la cicatrice restera 11.
Mais, au défaut du succès, on ne nous ravira point à vous, à moi, et à quelques autres écrivains qui m’ont précédé dans la même carrière, et dont le travail ne m’a pas été inutile, la gloire de la tentative. A cet avantage tâchons, mon ami, d’en ajouter [p. 14] un second, plus précieux peut-être : qu’il ne vous suffise pas d’avoir éclairci les passages les plus obscurs du philosophe ; qu’il ne me suffise pas d’avoir lu ses ouvrages, reconnu la pureté de ses mœurs, et médité les principes de sa philosophie : prouvons que nous avons su, l’un et l’autre, profiter de ses conseils. Si nous interrogions Sénèque, et qu’il pût nous répondre, il nous dirait : « Voilà la vraie manière de louer mes écrits, et d’honorer ma mémoire. »
Essai
sur les règnes
de Claude et de Néron.
Livre premier. §
I. §
Lucius Annæus Sénèque naquit à Cordoue, ville célèbre de l’Espagne ultérieure, agrandie, sinon fondée par le préteur Marcellus, l’an de Rome 585 ; colonie patricienne qui donna des citoyens, des sénateurs, des magistrats à la république, privilége dont les provinces de l’Empire jouissaient encore sous le règne d’Auguste.
Le surnom d’Annœa signifie ou la vieille famille, ou la famille des vieillards, des bonnes gens, dont la rencontre était d’un heureux augure.
On appelait hybrides12 les enfants d’un père étranger ou d’une [p. 16] mère étrangère : c’étaient des espèces de citoyens bâtards, dont le vice de la naissance se réparait par le mérite, les services, les alliances, la faveur ou la loi. La famille Annœa fut-elle espagnole ou hybride ? on l’ignore.
Le père, ou même l’aïeul de Sénèque, fut de l’ordre des chevaliers. La première illustration de ce nom ne remonte pas au delà, et les Sénèques étaient du nombre de ceux qu’on appelait hommes nouveaux.
Le père se distingua par ses qualités personnelles et par ses ouvrages. Il avait recueilli les harangues grecques et latines de plus de cent orateurs fameux sous le règne d’Auguste, et ajouté à la fin de chacune un jugement sévère. Cent orateurs fameux sous le seul règne d’Auguste ! Quelle épidémie ! Depuis la renaissance des lettres jusqu’à nos jours, l’Europe entière n’en fournirait pas autant. Des dix livres de Controverses que Sénèque le père écrivit, il ne nous en est parvenu qu’environ la moitié, avec quelques fragments des cinq derniers. Sa mémoire était prodigieuse : il pouvait répéter jusqu’à deux mille mots, dans le même ordre13 qu’il les avait entendus.
Soit que la plaisanterie des républicains en général ait quelque chose de dur, soit que Sénèque le père fût d’une humeur caustique, un jour14 il entre dans l’école du professeur en éloquence Cestius, au moment où il se disposait à réfuter la Milonienne. Cestius, après avoir jeté sur lui-même un regard de complaisance, selon son usage, dit : « Si j’étais gladiateur, je serais Fuscius ; pantomime, Batyle ; cheval, Mélission… — Et comme tu es un fat, ajouta Sénèque, tu es un grand fat. » On éclate de rire. On cherche des yeux l’écervelé qui a tenu ce propos. Les élèves s’assemblent autour de Sénèque, et le supplient de ne pas tourmenter leur maître. Sénèque y consent, à condition que Cestius déclarera juridiquement qu’il est moins éloquent que Cicéron ; aveu qu’on n’en put obtenir.
Le discours de Cestius est à regretter. Ce serait une chose instructive et curieuse que la réfutation de Cicéron par un orateur de ce temps.
Rien de plus sensé que la réflexion de Sénèque le père sur [p. 17] la dignité de l’art oratoire, dont le chevalier romain Blandus donna le premier des leçons, fonction qui jusqu’alors n’avait été exercée que par des affranchis : « Je ne conçois pas, dit-il, comment il est honteux d’enseigner ce qu’il est honnête d’apprendre. » (SENEC. Controvers. lib. II, præfat.)
On le citait parmi les bons déclamateurs. Les noms de "déclamateurs et de sophistes n’avaient point alors l’acception défavorable qu’on y attacha depuis et que nous y joignons.
La déclamation était une espèce d’apprentissage de l’éloquence appliquée à des sujets anciens ou fictifs ; une gymnastique, où l’athlète essayait des forces qu’il devait employer dans la suite aux choses publiques ; une introduction à l’art oratoire, comme les héroïdes en étaient une à l’art dramatique.
Dans la suite, ce fut la ressource d’un goût national qui, au défaut d’objets importants, s’exerçait sur des frivolités ; un besoin de pérorer, qu’on satisfaisait sans se compromettre ; le premier pas vers la corruption de l’éloquence, qui commençait à perdre de sa simplicité, de sa grandeur, et à prendre le ton emphatique de l’école et du théâtre.
Nous donnons aujourd’hui le nom de déclamateurs à la sorte d’énergumènes contre laquelle Pétrone se déchaîne avec tant de véhémence à l’entrée de son roman satirique ; « ces gens, dit-il, qui crient sur la place : Citoyens, c’est à votre service que j’ai perdu cet œil, je vous demande un conducteur qui me ramène dans ma maison ; car ces jarrets, dont les muscles sont coupés, refusent le soutien au reste de mon corps. » (PÉTRONE, Satir., init.)
II. §
Helvia ou Helbia, mère de Sénèque, était Espagnole d’origine.
L’aïeul de Sénèque avait eu deux femmes. (SÉNÈQUE, Consolation à Helvia, cha. XVII, note première. ) Helvia était du premier lit, sa sœur du second ; leur père était vivant et résidait en Espagne : elles avaient été élevées dans une maison austère, où les mœurs anciennes s’étaient conservées. (Id. ibid., chap. XVI.)
Helvia était instruite (Id. ibid.) ; son père lui avait donné [p. 18] une assez forte teinture des beaux-arts. La mère de Cicéron était de la même famille, et Helvia portait un nom deux fois illustré : l’une parla naissance du premier des orateurs, l’autre par la naissance du premier des philosophes romains.
La sœur d’Helvia jouit de la réputation la plus intacte (Id. ibid., chap. XVII), et obtint le plus grand respect pendant un séjour de seize ans en Egypte, chez un peuple léger et frivole 15. Elle perdit en mer son époux, oncle de Sénèque. Au milieu de la tempête, dans l’horreur d’un naufrage prochain, sur un vaisseau sans agrès, la crainte de la mort ne la sépara point du cadavre, qu’elle emporta à travers les flots, moins occupée de son salut que de ce précieux dépôt. Sénèque parle de ce fait comme un témoin oculaire. (Id. ibid., chap. XVII.)
III. §
Marcus Annæus, époux d’Helvia, vint à Rome sous le règne d’Auguste, quinze ou seize ans avant la mort de ce prince. Peu de temps après, Helvia s’y rendit avec sa sœur et ses trois enfants, Marcus Novatus, l’aîné, qui prit dans la suite le nom de Junius Gallion, dont il fut adopté ; Lucius Annæus, le second, dont nous écrivons la vie ; et Lucius Annæus Méla, le plus jeune. Ils furent mariés tous trois. Junius Gallion eut une fille appelée Novatilla : Sénèque en parle dans sa Consolation à Helvia comme d’un enfant aimable.
C’est au tribunal de Gallion, proconsul en Achaïe, que S. Paul (voyez les Actes des Apôtres, chap. CVIII, v 12 et suiv.) fut traîné par des Juifs fanatiques. « Si cet homme, leur dit-il, était coupable d’une injustice ou d’un crime, j’appuierais votre poursuite de toute mon autorité ; mais puisqu’il ne s’agit que du texte de votre loi, d’une dispute de mots, décidez-la vousmêmes : ces matières ne sont pas de ma compétence, et je ne m’en mêle pas. »
Ce discours est un modèle à proposer aux magistrats en [p. 19] pareille circonstance16. Jusque-là Gallion a parlé et s’est conduit en homme sage ; mais lorsqu’il voit les Grecs Gentils, qui haïssaient les Juifs, se jeter sur Sosthènes, grand prêtre de la synagogue, et le maltraiter sans respect pour son autorité, il oublie sa fonction ; il devait ajouter,’ ce me semble : « Disputez tant qu’il vous plaira, mais point de coups ; le premier qui frappera, je le fais saisir et mettre au cachot. »
IV. §
Lucius Annæus Sénèque était d’un tempérament délicat, et sa mère ne le conserva que par des soins assidus : il fut toute sa vie incommodé de fluxions, et tourmenté, dans sa vieillesse, d’asthme, d’étouffements ou de palpitations ; car l’expression suspirium, dont il se sert (Lettres LIV et LXXVIII) au défaut d’un mot grec17, convient également à ces trois maladies. « Le suspirium, dit-il, est court ; l’accès n’en dure guère plus d’une heure, mais il ressemble à l’ouragan : de toutes les indispositions que j’ai souffertes, c’est la plus fâcheuse. »
Il était maigre et décharné : cette légère disgrâce de la nature lui sauva la vie dans un âge plus avancé ; et je ne doute point qu’il n’ait fait allusion à cette circonstance, lorsqu’il a dit (Lettre LXXVIII) que « la maladie avait quelquefois prolongé la vie à des hommes qui ont été redevables de leur salut aux signes de mort qui paraissaient en eux. »
V. §
Caligula, ennemi de la vertu et jaloux des talents, avait surtout de la prétention à l’éloquence : il fut tenté de faire mourir [p. 20] Sénèque (DION, Hist. Rom., lib. LIX) au sortir d’une plaidoirie où celui-ci avait été fort applaudi. Caligula eût épargné un crime à Néron, sans une courtisane à laquelle il confia son projet atroce: « Ne voyez-vous pas, lui dit cette femme (DION, ubi supr., cap. XIX, sub fine) , que cet avocat tombe de consomption ? Eh ! pourquoi ôter la vie à un moribond… ? » Dans le nombre de ces créatures qui naissent pour le malheur des peuples, pour la honte des règnes, et qui ont conseillé le forfait tant de fois, en voilà donc une qui le prévient.
Monstre aussi inconséquent qu’insensé, tu affectes le mépris pour les ouvrages18 de Sénèque, tu les appelles des amas de gravier sans ciment, arenam sine calce ; et tu veux le faire mourir !
Peu s’en fallut que le Zoïle couronné, condamnant à l’oubli les noms d’Homère19, de Virgile et de Tite-Live, ne fît enlever des bibliothèques les ouvrages et les statues des deux derniers.
Ce prince, d’un goût si délicat, faisait transporter de la Grèce en Italie les plus parfaites statues des dieux, auxquelles on coupait la tête pour y substituer la sienne.
Une excessive frugalité et des études continues achevèrent de détruire la santé de Sénèque.
Annæus Méla fut père du poëte Lucain, de cet enfant, neveu du philosophe Sénèque, qui devait un jour, dit Tacite, soutenir si dignement la splendeur du nom. O Tacite ! ô censeur si rigoureux des talents et des actions, est-ce ainsi que vous avez dû parler de la Pharsale, après avoir lu l’Enéide20 ? Vous traitez [p. 21] avec le dernier mépris les conspirateurs de Pison, et vous faites grâce à un délateur de sa mère ! Si vous donnez le nom de monstre à Néron, devenu parricide par la crainte de perdre l’Empire, quel nom donnerez-vous à Lucain, qui devient également parricide21 par l’espoir de sauver sa vie ? Je ne méprise pas Lucain comme poëte, mais je le déteste comme homme, et je persiste à croire qu’il a fait aux siens plus de honte par son crime que d’honneur par ses vers. Qui de nous voudrait avoir été ou son père ou son fils ?
VII. §
Je ne sais si les égards des cadets pour les aînés étaient d’usage dans toutes les familles, ou particuliers à celle des Sénèque ; mais on remarque dans le philosophe un grand respect pour son frère Gallion, qu’il appelle son maître ; titre accordé soit à la reconnaissance des soins qu’il avait eus de sa première éducation, soit à la simple natu-majorité, si souvent représentative de l’autorité paternelle 22.
Tacite (Annal, lib. XVI, cap. XVII) ne nous donne ni une opinion très-avantageuse, ni une idée très-défavorable de Méla. Il s’abstint des honneurs par l’ambition des richesses. Il resta chevalier romain, se promit plus de crédit de l’administration des biens du prince que de l’exercice de la magistrature, et [p. 22] préféra la fonction d’intendant du palais, ou de publicain, au titre de consulaire. Trop d’ardeur à recueillir la fortune de son fils Lucain, après sa mort, souleva contre lui Fabius Romanus, intime ami du poëte. Romanus contrefait des lettres, sur lesquelles le père et le fils sont soupçonnés d’être les complices de Pison. Ces lettres s’ont présentées à Méla par ordre de Néron, avide de sa dépouille. Méla, à qui l’expérience de ces temps avait appris quel était le but de cette affaire, et quelle en serait la fin, la termina par le moyen le plus court et le plus usité : ce fut de se faire couper les veines. Il mourut de la même mort que son frère, avec autant de courage, mais avec moins de gloire ; laissant par son testament de grandes sommes à Tigellin et à Capiton, son gendre, afin d’assurer le reste de ses richesses à ses héritiers légitimes. (TACIT. Annal., lib. XVI, cap. XVII.) Si la liaison du poëte Lucain avec un scélérat tel que Romanus vous surprend ; si vous ne pouvez supposer que Lucain, qu’un homme d’une aussi grande pénétration, se soit aussi grossièrement trompé dans le choix d’un ami, ni que la conformité de caractères les ait attachés l’un à l’autre, interrogez les mânes d’Acilia 23 .
VIII. §
Annæus Méla aurait été aussi un homme distingué, s’il était permis d’en croire un père qui parle à son fils, et dont les éloges ne sont parfois que des conseils adroitement déguisés. Sénèque le père écrit à son fils Méla (Préface du second livre des Controverses de Sénèque le père) : « Vous avez la plus grande aversion pour les fonctions civiles, et pour la bassesse des démarches sans lesquelles on n’y parvient pas. Votre passion est de n’en avoir aucune, pour vous livrer sans réserve à l’étude de l’éloquence, de cet art qui facilite l’accès à tous les autres, et qui instruit ceux mêmes qu’il ne s’attache pas. N’imaginez pas que j’use de finesses à dessein d’irriter votre goût pour un travail qui vous réussit : satisfait du rang de votre père, mettez à l’abri du sort la meilleure partie de vous-même. Vous avez plus d’élévation dans l’esprit que vos frères ; à un talent supérieur pour les bonnes connaissances, vous réunissez une belle âme : vous
[p. 23]pourriez être corrompu par l’excellence même de votre génie. Vos frères se sont livrés à des soins ambitieux, en se destinant au barreau ; ils ont poursuivi des honneurs dont il faut redouter jusqu’aux avantages qu’on s’en promet. Il fut un temps où je me sentais un attrait violent vers la même carrière ; j’en étais le panégyriste, j’en connaissais les dangers, et cependant j’exhortais vos frères à la suivre, mais avec honneur : ils naviguent, et je vous retiens dans le port… » Malgré le jugement de Tacite, la candeur de ce discours laisse peu de doute sur la sincérité du père et sur les grandes qualités du fils.
IX. §
Sénèque arrive à Rome sous Auguste ; il était dans l’âge d’adolescence, au temps où les rites judaïques et égyptiens furent proscrits 24 , la cinquième année du règne de Tibère. Il avait observé cette flamme, ou comète (Quœstion. natural. lib. I, cap. I), dont l’apparition précéda la mort d’Auguste. Ainsi il entendit parler la langue latine dans sa plus grande pureté ; ce n’est point un auteur de la basse latinité : il écrivit avant les deux Pline, Martial, Stace, Silius Italicus, Lucain, Juvénal, Quintilien, Suétone et Tacite. La latinité n’a commencé à s’altérer que cent ans après lui25.
X. §
Sénèque le père eut de la réputation, et acquit de la fortune ; il vit les dernières années du règne de Tibère. Il avait servi de maître en éloquence à son fils ; c’est du moins l’opinion26 de Juste Lipse. Cet art était alors sur son déclin : et comment ce grand art, qui demande une âme libre, un esprit élevé, se soutiendrait-il chez une nation qui demande l’esclavage ? La tyrannie imprime un caractère de bassesse à toutes sortes de productions ; la langue même n’est pas à couvert de son influence: en effet, est-il indifférent pour un enfant d’entendre autour de son berceau le murmure pusillanime de la servitude, ou les accents nobles et fiers de la liberté ? Voici les progrès nécessaires de la dégradation : au ton de la franchise qui compromettrait, succède le ton de la finesse qui s’enveloppe, et celui-ci fait place à la flatterie qui encense, à la duplicité qui ment avec impudence, à la rusticité révoltée qui insulte sans ménagement, ou à l’obscurité circonspecte qui voile l’indignation. L’art oratoire ne pourrait même durer chez des peuples libres, s’il ne s’occupait d’affaires importantes, et ne conduisait l’homme d’une naissance obscure aux premières fonctions de l’Etat. Ne cherchez la véritable éloquence que sous les gouvernements où elle produit de grands effets et obtient de grandes récompenses27.
XL §
Sénèque, qui avait fait ses premières études sous les dernières années d’Auguste, et plaidé ses premières causes sous les premières années de Tibère et de Caligula, quitte le barreau, et se livre à la philosophie avec une ardeur que la prudence de son père ne peut arrêter. Je dis la prudence ; car un père tendre qui craint pour son enfant, le détournera toujours d’une science qui apprend à connaître la vérité et qui encourage à la dire, sous des prêtres qui vendent le mensonge, des magistrats qui le protégent, et des souverains qui détestent la philosophie, parce qu’ils n’ont que des choses fâcheuses à entendre du défenseur des droits de l’humanité : dans un temps où l’on ne saurait prononcer le nom d’un vice sans être soupçonné de s’adresser au ministre [p. 25] ou à son maître 28 ; le nom d’une vertu, sans paraître rabaisser son siècle par l’éloge des mœurs anciennes, et passer pour satirique ou frondeur ; rappeler un forfait éloigné, sans montrer du doigt quelque personnage vivant ; une action héroïque, sans donner une leçon ou faire un reproche. A des époques plus voisines de nos temps, vous n’eussiez pas dit qu’il n’avait manqué à tel grand qu’un Tibère pour être un Séjan ; à telle femme, qu’un Néron pour être une Poppée, sans donner lieu aux applications les plus odieuses : que faire donc alors ? S’abstenir de penser ? Non, mais de parler et d’écrire.
XII. §
Le père de Sénèque fit d’inutiles efforts pour arracher son fils à la philosophie: Sénèque se lia avec les personnages de son temps les plus renommés par l’étendue de leurs connaissances et l’austérité de leurs mœurs, le stoïcien Attale29, le pythagorisant Socion, l’éclectique Fabianus Papirius, et Démétrius30 le cynique.
Quand il entendait parler Attale contre les vices et les erreurs du genre humain, il le regardait comme un être d’un ordre supérieur. « Attale, ajoute Sénèque (Lettre XVIII) se disait roi, [p. 26] et je le trouvais plus qu’un roi, puisqu’il faisait comparaître les rois au tribunal de sa censure. En l’écoutant, j’avais pitié du genre humain. »
Le pythagorisant Socion le détermina à s’abstenir de la chaudes animaux, régime qui convenait à sa santé ; mais à l’expulsion des cultes étrangers, dont les prosélytes étaient désignés par l’abstinence de certaines viandes, son père, qui haïssait encore moins la philosophie qu’il ne craignait une délation, le ramena à la vie commune, et lui persuada facilement de faire meilleure chère. (Lettre CVIII.)
Il dit de Fabianus Papirius : « Ce ne sont pas des phrases qui sortent de sa bouche, ce sont des mœurs. » (Lettre c.)
De Démétrius : « La nature semble ne l’avoir fait que pour prouver que ce grand homme était incorruptible, et notre siècle incorrigible ; héros dont la sagesse est accomplie, quoiqu’il n’en convienne pas ; dont la constance est inébranlable dans ses projets ; et dont l’éloquence, sans apprêt, sans recherche d’expressions, répond à la raideur de ses préceptes, et marche fièrement vers son but, n’ayant pour guide qu’une impétuosité naturelle. Je ne doute point que la Providence ne lui ait donné à la fois ces vertus et cette éloquence, afin que notre siècle trouvât en lui un censeur et un modèle. » (De Benefic, lib. VII, cap. VIII.)
Voici comme il en parle dans un autre endroit : « Je ne m’arrête qu’avec les gens de bien, de quelque pays, de quelques siècles qu’ils soient ; j’en digère mieux mes pensées. Le vertueux Démétrius est sans cesse avec moi ; je le mène partout. Je quitte ces hommes vêtus de pourpre, pour m’entretenir avec un homme à demi nu : je l’admire ; et comment ne l’admirerais-je pas ? je vois qu’il ne lui manque rien. » (Lettre LXII.)
C’est à ce Démétrius que Caligula, qui désirait se l’attacher, fit offrir deux cents talents ; c’est ce personnage qui répondit au négociateur : « Deux cents talents ! la somme est forte ; mais allez dire à votre maître que, pour me tenter, ce ne serait pas trop de sa couronne » (De Benefic, lib. VII, cap. XI) : propos qu’on traiterait d’insolence, s’il échappait à la fierté d’un philosophe de nos jours.
Démétrius disait à un affranchi enorgueilli de sa fortune : « Je serai aussi riche que toi, lorsque je m’ennuierai d’être [p. 27] homme de bien. » (Apud SENEC, Natural. Quœst. lib. IV, præf.)
C’est le même dont Vespasien punit les propos par l’exil, châtiment qui ne le rendit pas plus réservé. L’empereur, instruit de ses récentes invectives, n’y répondit que par un mot qu’un grand prince de nos jours a ingénieusement parodié31 : « Tu mets tout en œuvre pour que je te fasse mourir ; moi, je ne tue point un chien qui m’aboie32. »
Sénèque ne se laisse point ici transporter de reconnaissance ou d’enthousiasme : il était vieux, et le rival de ses maîtres, lorsqu’il s’en expliquait avec un homme instruit, Lucilius, qui les avait personnellement connus ; et si les éloges de Sénèque n’eussent pas été vrais, le courtisan n’aurait pas manqué d’en plaisanter.
Mais pourquoi ne voit-on plus leurs pareils ? Est-ce que la nature a cessé d’en produire ? Non : j’en pourrais citer qui, pauvres et obscurs, ont cultivé avec succès les sciences et les arts ; ils étaient affamés et presque nus, sans se plaindre, sans discontinuer leurs travaux. Si leurs semblables sont rares, c’est qu’il est plus difficile encore de résister à l’éducation domestique et à l’influence des mœurs générales qu’à la misère : ce sont deux moules qui altèrent la force originelle du caractère. Qui est-ce qui oserait aujourd’hui braver le ridicule et le mépris ? Diogène, parmi nous, habiterait sous un toit, mais non dans un tonneau ; il ne ferait dans aucune contrée de l’Europe le rôle qu’il fit dans Athènes. L’âme indépendante et ferme qu’il avait reçue, peut-être l’eût-il conservée ; mais il n’aurait point dit à un de nos petits souverains, comme à Alexandre le Grand : Retire-toi de mon soleil.
Ce n’est pas sans dessein que j’ai peint ces philosophes. A présent, me sera-t-il permis de citer le vieux proverbe : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es ? Que penserait-on d’un ministre qui aurait rassemblé et gardé toute sa vie autour de sa personne des hommes de cette trempe, un Attale, un Socion, un Fabianus Papirius, un Démétrius ? Les philosophes [p. 28] les plus savants, les plus rigides et les plus considérés de son temps, voilà les amis constants de Sénèque. Fut-ce l’intérêt, la vanité, ou la conformité de principes, de caractère et de mœurs qui forma et cimenta cette inaltérable intimité ? L’intérêt ? Mais si l’on en croit les calomniateurs de Sénèque, celui-ci ne sut pas donner ; et si l’on s’en rapporte à l’histoire, les autres ne surent ni demander ni recevoir. La vanité ? Leur liaison commença dans un temps où Sénèque n’était qu’un citoyen obscur ; et l’on imagine qu’elle aurait duré, malgré l’avarice, la bassesse et l’hypocrisie de celui-ci ! que le philosophe qui rejeta avec tant de mépris les avances de son souverain, aurait gardé quelque ménagement pour un faux disciple ! Cela ne se peut. Il faut ou que ces illustres personnages justifient Sénèque, ou que le vicieux Sénèque les accuse. Si Sénèque leur en imposa, détracteurs , ils furent moins pénétrants que vous. S’ils l’avaient démasqué, une seule fois dans leur vie, et sans aucun motif, ils se montrèrent bien indulgents ou bien vils. Mais je vous le demande à vous-mêmes, cette indulgence, cet avilissement, peut-on les supposer dans des âmes austères et grandes, dont l’inflexibilité, la hauteur, la fierté, amenèrent si souvent l’exil et la mort ?
XIII. §
Sénèque faisait grand cas des stoïciens rigoristes ; mais il était stoïcien mitigé, et peut-être même éclectique33, raisonnant avec Socrate, doutant avec Carnéade, luttant contre la nature avec Zenon, et cherchant à s’y conformer avec Épicure, ou à s’élever au-dessus d’elle avec Diogène. Des principes de la secte il n’embrasse que ceux qui détachent de la vie, de la fortune 34, de la gloire, de tous ces biens au milieu desquels on [p. 29] peut être malheureux, qui inspirent le mépris de la mort, et qui donnent à l’homme et la résignation qui accepte l’adversite, et la force qui la supporte : doctrine qui convient et qu’on suit d’instinct sous les règnes des tyrans, comme le soldat prend son bouclier au moment de l’action ; mais doctrine qu’on se garde bien d’embrasser et de professer à la cour voluptueuse d’un prince dissolu. La philosophie du courtisan, ainsi que la religion du prêtre ambitieux, est celle du maître. Porter les livrées du Zénonisme à côté d’un Néron, c’est prendre l’habit de Quesnel sous le ministère d’un Fleury ou d’un Maurepas35. On n’est pas maladroit à ce point.
Ce que des sollicitations appuyées par l’autorité paternelle purent obtenir de Sénèque, ce fut de se présenter au barreau. (Lettre XLIX.)
Lorsque le philosophe désespère de faire le bien, il se renferme, et s’éloigne des affaires publiques ; il renonce à la fonction inutile et périlleuse ou de défendre les intérêts de ses concitoyens, ou de discuter leurs prétentions réciproques, pour s’occuper, dans le silence et l’obscurité de la retraite, des dissensions intestines de sa raison avec ses penchants ; il s’exhorte à la vertu, et apprend à se raidir contre le torrent des mauvaises mœurs qui entraîne autour de lui la masse générale de la nation.
Mais des hommes vertueux, reconnaissant la dépravation de notre âge, fuient le commerce de la multitude et le tourbillon des sociétés avec autant de soin qu’ils en apporteraient à se mettre à couvert d’une tempête ; et la solitude est un port où ils se retirent. Ces sages auront beau se cacher loin de la foule des pervers, ils seront connus des dieux et des hommes qui aiment la vertu. De cet honorable exil, où ils vivent au sein de la paix, ils verront sans envie l’admiration du vulgaire prodiguée à des fourbes qui le séduisent, et les récompenses des grands versées sur des bouffons qui les flattent ou qui les amusent…36 (Gal. de Prœcog., cap. I.)
XIV. §
Sur ce que le père de Sénèque avait obtenu de la coudescendance de son fils, il pressentit ce qu’il en pourrait encore obtenir, et il réussit à lui persuader de quitter le barreau, de déparer par le laticlave la robe modeste du philosophe qu’il avait reprise, et de se montrer entre les candidats ou prétendants aux dignités de l’État. On ne s’étonnera pas de l’indolence de Sénèque, engagé malgré lui dans cette carrière ; mais il avait une belle-mère ambitieuse, active, qui se chargea de toutes les démarches qui répugnaient au stoïcien37 ; une tante qui avait accompagné Helvia, sa sœur, à Rome ; qui avait apporté dans cette ville le jeune Sénèque entre ses bras ; dont les soins maternels l’avaient garanti d’une maladie dangereuse, et qui réunit son crédit à celui d’Helvia. Celle-là n’avait jamais eu la hardiesse d’approcher des grands, et de solliciter les gens en place ; elle surmonta sa timidité naturelle en faveur de son neveu : sa modestie vraiment agreste, si on l’eût comparée à l’effronterie des femmes de son temps, son goût pour le repos, ses mœurs paisibles, sa vie retirée, ne l’empêchèrent pas de se mêler dans la foule tumultueuse des clients. Peut-être la tante n’eût-elle pas réussi sans le mérite personnel de son neveu ; mais une réflexion qui n’en est pas moins juste, c’est qu’une des caractéristiques des siècles de corruption est que la vertu et les talents isolés ne conduisent à rien, et que les femmes honnêtes ou déshonnêtes mènent à tout, celles-ci par le vice, celles-là par l’espoir qu’on a de les corrompre et de les avilir ; c’est toujours le vice qui sollicite et qui obtient, ou le vice présent, ou le vice attendu.
XV. §
Après avoir quitté la philosophie pour le barreau, et le barreau pour les affaires, Sénèque quitta les affaires et la questure 2 pour revenir à la philosophie, dont il donna des leçons publiques, servant la patrie plus utilement dans son école que [p. 31] dans la magistrature ; car que pouvait-il faire de mieux sous des souverains tels qu’un Caligula, un Claude, un Néron, que d’inspirer à ses concitoyens le mépris de la richesse, des dignités et de tous les dangereux avantages qui les exposaient à perdre la vie ?
On fixe la date de sa préture, à son retour d’entre les rochers de la mer de Corse38, où il fut relégué, les uns disent comme confident, les autres comme complice des infidélités de Julie, fille de Germanicus et sœur de Caïus, accusée d’adultère par Messaline.
- — Par Messaline ?
- — Oui, par Messaline.
- — Celle qui s’enveloppait la tête d’un voile à la chute du jour ?
- — Elle-même.
- — Qui, femme de l’empereur, eut l’incroyable audace d’épouser publiquement Silius, son amant ? celle dont Juvénal a dit :
Ostenditque tuum, generose Britannice, ventrem ;
JUVÉNAL, Satir, VI, vers 124.
vers sublime qui inspire plus d’horreur qu’une page d’éloquence, et même de grande éloquence ?
- — Elle-même, vous dis-je. Mais, pour éclaircir ce fait, il est à propos de jeter un coup d’œil sur le règne de .Claude et le caractère de cet empereur.
XVI. §
De longues et fréquentes maladies affligèrent les premières années de sa vie. On le mit sous la conduite d’un muletier, qui ne changea pas de fonctions auprès de son élève (SUETON. in Claud., cap. II), qu’il traitait comme une bête de somme. Livie, son aïeule, ne lui parlait qu’avec dédain ; sa mère Antonia39 disait d’un sot par excellence : Il est plus bête que [p. 32] mon fils Claude (SUETON. in Claud., cap. III) ; et Livilla, sa sœur, ne cessait de plaindre le peuple romain, à qui le sort destinait un pareil maître. On affaiblit sa tête, on avilit son âme, on lui inspira la crainte et la méfiance : rebuté de sa famille, et repoussé des hommes de son rang, il se livra à la canaille et aux vices de la canaille. Appelé par Caïus à la cour, il en est le jouet (Id. ibid., cap. vu) : à table, il s’endort après le repas ; on lui met ses brodequins aux mains ; on lui lance des noyaux d’olives et de dattes en présence de ses parents qui n’en sont point offensés : peu s’en fallut qu’on ne vît Caïus monté sur un cheval consulaire, lorsqu’il décerna le consulat à son oncle. Claude avait été bafoué jusqu’à l’âge de cinquante ans. On le tira par force (Id. ibid., cap. x. DION, in Claudio, lib. LX, cap. I) de dessous une tapisserie où il s’était caché pendant qu’on assassinait son neveu. Il est enlevé au milieu du tumulte des factions ; il est transporté clans le camp malgré lui : on le conduisait au trône impérial, et il croyait aller au supplice. Qui se le persuaderait ? Caïus, après sa mort, trouva des vengeurs40. Valérius Asiaticus dit: « Je voudrais l’avoir tué ; » et ce mot, prononcé fièrement, en impose. Cependant le soldat veut un maître, pour n’en avoir qu’un ; le sénat veut la liberté, pour être le maître : Cassius Chéréa crie (JOSEPH. Antiq. Judaic. lib. XIX, cap. IV, § 4) que ce n’était pas la peine de se délivrer d’un frénétique pour servir sous un imbécile ; et il ordonne au centurion Lupus de mettre à mort Cœsonia, femme de Caïus. Ses courtisans l’avaient abandonnée ; elle était assise à terre (Id. ibid., lib. XIX, cap. n, § 4, et SUETON. in Caligul., cap. LIX, in fine) , à côté du cadavre de son mari, tenant dans ses bras sa fille, encore enfant, et déplorant leur commune destinée. Au silence et à l’air féroce du centurion, elle comprit qu’elle touchait à sa dernière heure ; elle dit : « L’empereur vivrait encore, s’il m’avait écoutée, » et tendit la gorge au centurion, qui brisa la tête de l’enfant contre la muraille, après avoir égorgé la mère. Cet acte de cruauté et [p. 33] quelques autres révoltent le peuple ; il se sépare des sénateurs ; la division se met entre ceux-ci ; le camp persiste dans son choix, et Claude allait être proclamé, lorsque les députés du sénat le conjurent de ne pas s’emparer par la force d’une autorité qui lui serait conférée d’un unanime et libre consentement (Id. ibid., lib. XIX, cap. IV, § 2). « Ce que vous me demandez, leur répondit-il, ne dépend pas de moi. On pouvait redouter la puissance impériale entre les mains d’un prince qui n’écoutait que ses caprices : assurez le sénat qu’on n’a rien de semblable à craindre. »
XVII. §
Ce qui se passe entre l’assassinat cle Caïus et l’élection de Claude, est une image fidèle de la perplexité des esclaves, lorsqu’ils se sont affranchis par la révolte. Délivrés du malheur présent, ils ne savent comment assurer leur bonheur à venir. Le cadavre sanglant de prince assassiné se présente à leur imagination : ils doutent s’ils n’ont pas commis un forfait, ils se troublent, ils s’effrayent ; leurs têtes sont étonnées. Sans vues, sans principes, sans plans, s’ils s’occupent de quelque chose, c’est d’échapper aux vengeurs du tyran qui n’est plus, et non de lui donner un digne successeur ; d’où il arrive que la mort d’un despote se réduit à conduire au trône un autre despote.
XVIII. §
Claude proclamé, et tranquillement assis sur le trône (SUÉTONE in Claudio, cap. XI ; Confier quœ DION, lib. LX, cap. III), annonce le pardon des injures qu’on lui a faites, et pardonne. Il brûle les deux registres de Caïus (SUÉTONE , in Caligul., cap. XLIX ; Confier quœ DION, lib. LIX, cap. XXVI, et lib. LX, cap. IV), l’un intitulé le poignard, l’autre l’épée. Il fait enlever de nuit (DION, in Claudio, lib. IX, cap. IV) les statues de cet empereur, et ne souffre pas que sa mémoire soit flétrie41. Il revoit les différents jugements rendus sous le dernier règne ; il en confirme quelques-uns, il en annule d’autres. Il défend de léguer ses [p. 34] biens à César 42 , et de poursuivre qui que ce soit (DION, in Claud., lib. LX, cap. III), sous le prétexte de lèse-majesté. Il publie deux édits tels qu’on aurait pu les attendre du plus sage des princes : l’un assurait aux enfants la succession de leurs pères ; l’autre annonçait au peuple la sécurité du souverain. Il rappelle d’exil les deux sœurs de Caïus (DION, in Claud., lib. LX, cap. IV) ; Antiochus (Id. ibid., cap. VIII) est remis en possession de la Commagène ; Mithridate, libérien, délivré de ses fers ; un autre Mithridate, déclaré prince du Bosphore Cimmérien ; Agrippa, roi de Judée, décoré des ornements consulaires ; Hérode, son frère, de ceux de la préture ; des sommes immenses envahies, retournent aux légitimes et premiers possesseurs ; d’autres léguées, aux véritables héritiers ; pour comble de tant de bienfaits, le poids accablant de l’impôt général 43 est allégé. Les meilleures opérations se font quelquefois sous les plus mauvais règnes, et réciproquement.
On creuse un port à l’embouchure du Tibre (Id. ibid., cap. XI) ; on tente le dessèchement du lac Fucin44 ; les limites de l’Empire sont étendues.
[p. 35]A la seconde époque de son règne, où l’on voit, par une foule d’actions atroces, combien l’autorité souveraine est ombrageuse ; la pusillanimité, cruelle ; et l’imbécillité, crédule ; toute vertu n’est pas encore éteinte dans son cœur. Il déclare libre l’esclave que son maître abandonnera dans la maladie (DION, ubi suprà, cap. XXIX) ; et coupable d’homicide, le maître qui tuerait son esclave malade45. Incertain sur la manière de modérer la sévérité de la procédure ancienne clans l’exclusion des sénateurs mal famés : « Que chacun, dit-il, s’examine ; qu’on demande la permission de sortir du sénat, nous l’accorderons ; et confondant sur une même liste et ceux qui se retireront librement, et ceux que nous chasserions, la modestie des uns affaiblira l’ignominie des autres. » C’est ainsi qu’il sait concilier la clémence avec la justice, ou peut-être les enfreindre l’une et l’autre : si la retraite des innocents excusait les coupables, celle des coupables accusait-les innocents. Son discours à Méherdate, quittant Rome pour se rendre chez les Parthes, qui lui avaient déféré la couronne, est celui d’un père à son fils : « Ayez de la bonté, ayez de la justice ; vous en serez d’autant plus révéré des barbares, que le règne de ces vertus leur est moins connu… » (Apud TACIT. Annal., lib. XII, cap. XI.) Il réprime la licence du peuple au théâtre, et défend aux usuriers de prêter aux enfants de famille.
D’après les actions et les discours qui précèdent, que fautil penser de Claude, dont le nom est si décrié ? Que faut-il penser de tant de souverains qui n’ont ni rien fait ni rien dit d’aussi sage ?
XIX. §
Malheureux dans le choix de ses femmes (SUETON. in Claud., cap. XXVI), il est forcé, par raison d’État, de renoncer à Emilia Lépida, petite-fille d’Auguste. Le jour fixé pour la célébration [p. 36] des noces, une maladie lui enlève Livia Camilla, descendante du dictateur de ce nom. l répudie Plautia Urgulanilla, surprise entre les bras d’un affranchi ; il chasse du palais Pétina, de mœurs irréprochables, mais d’une humeur et d’un orgueil que Claude même ne put supporter. A celle-ci succéda Messaline, fameuse par ses débauches ; et à Messaline, Agrippine, non moins fameuse par son ambition.
Bientôt on ne retrouve ni l’homme équitable ni le prince clément : Claude, subjugué par Messaline46, entouré de l’eunuque Posidès, des affranchis Félix, Harpocras, Caliste, Pallas et Narcisse, qui abusent de ses terreurs, de son penchant à la crapule, et de sa passion pour les femmes ; l’administration a passé de ses mains au pouvoir d’une troupe de scélérats aux ordres des deux derniers.
On vend publiquement (DION, in Claud., lib. LX, cap. XVII) les magistratures, les sacerdoces, le droit de bourgeoisie, la justice, l’injustice ; les favoris ligués exercent un monopole général. Claude se plaint de l’indigence de son trésor (SUETON. in Claud., cap. XXVIII) ; on lui répond « qu’il serait assez riche, s’il plaisait à ses affranchis de l’admettre en tiers. »
On dispose, à son insu, des dignités, des commandements, des grâces et des châtiments ; on révoque ses dons et ses ordres, on ne tient aucun compte de ses jugements ; on supprime les brevets qu’il a signés, on en suppose d’autres. C’est la débauche de Messaline, l’avidité ou les ombrages des affranchis, qui désignent les citoyens à la mort : la débauche de Messaline, les femmes dont elle est jalouse, les hommes qui se refusent à ses plaisirs ; l’avidité des affranchis, ceux qui sont opulents ; leurs ombrages, ceux qui ont du crédit.
Claude n’est rien sur le trône, rien dans son palais ; il le sait, il l’avoue. Il eût dit de deux édifices publics dont on lui aurait présenté les modèles : « Voilà le plus beau, mais ce n’est pas celui qu’ils choisiront… » Il eût dit d’un de ses ministres : « Il faudra bien qu’il succombe : il n’y a que moi qui le soutienne… » Faible, mais sensé, s’il eût opiné dans son conseil, il eût dit : « Mon avis est le meilleur ; ils ne l’ont pas suivi, je [p. 37] crois qu’ils s’en repentiront… » Il disait au sénat : « Cette femme que je produis en témoignage a été l’affranchie et la femme de chambre de ma mère ; elle m’a toujours regardé comme son maître. Il y a dans ma maison des gens qui n’en usent pas aussi bien. »
La faiblesse qui ne sait ni empêcher le mal, ni ordonner le bien, multiplie la tyrannie47.
XX. §
Claude était comme abruti. Il signe le contrat de mariage de Silius avec sa femme, il déshérite son propre fils par une adoption ; quelquefois il oublie qui il est (TACIT. Annal, lib. XI, cap. XXXI), où il est, en quel lieu, en quel moment, à qui il parle ; il invite à souper des citoyens qu’il a fait mourir la veille ; à table, il demande à un des convives pourquoi sa femme ne l’a pas accompagné, et cette femme n’était plus ; après la mort de Messaline, il se plaint de ce que l’impératrice tarde si longtemps à paraître48.
Un plaideur le tire à l’écart, et lui dit qu’il a rêvé, la nuit dernière, qu’on assassinait l’empereur en sa présence ; l’instant d’après, le fourbe, apercevant son adversaire, s’écrie : « Voilà l’homme de mon rêve… » et sur-le-champ on traîne le malheureux au supplice (SUETON. in Claud., cap. XXXVII). Ce ridicule stratagème est employé par Messaline et Narcisse contre Appius Silanus (Id. ibid. ; Confier quœ DION, in Claud., lib. LX, cap. XIV). Appius en perd la vie, et l’affranchi est remercié de veiller sur les jours de César, même en dormant.
La vie privée de Claude montre ce que le mépris des parents, secondé d’une mauvaise éducation, peut sur l’esprit et le caractère d’un enfant valétudinaire.
Les premières années de son règne, marquées par l’amour de la justice et du travail, la clémence, la libéralité et d’autres qualités rares, l’auraient mis au nombre des hommes excellents et des bons souverains, si la méfiance, la faiblesse, la crainte ne l’avaient pas livré à des infâmes. Les dernières nous apprennent jusqu’où une prostituée et deux esclaves peuvent disposer d’un monarque, le dépraver et l’avilir49.
XXI. §
Tel était l’état des choses à la cour de Claude, lorsque Julie, sœur de Caïus, y reparut. Cette femme avait de l’esprit, de la beauté, et ne devait son crédit ni à Messaline, ni aux affranchis, dont il fallait être ou les instruments ou les victimes. L’éclat avec lequel Sénèque s’était montré au barreau, l’avait conduit à l’intimité des personnes du plus haut rang, et surtout du malheureux Britannicus ; il ne pouvait être que haï de ceux dont ses principes et ses mœurs faisaient la satire. Combien de mots qui n’étaient dans sa bouche que des maximes générales, et qu’il était facile à la méchanceté des courtisans d’envenimer par des applications particulières ! Le philosophe aura dit, je le suppose, que la débauche avilit, et que, dans les femmes surtout, elle altère tous les sentiments honnêtes : croit-on que, sans être persuadé qu’il désignât la femme de l’empereur, on ne l’en ait pas accusé auprès d’elle, et traité ses discours de pédanterie insolente ? D’ailleurs Messaline, jalouse de l’ascendant de la nièce sur l’esprit de l’oncle, redoutait le génie pénétrant de Sénèque, qui pouvait éclairer Claude sur les désordres de sa maison et les vexations des affranchis. La perte de Sénèque et de Julie fut donc résolue. Messaline dit à Caliste, à Pallas, à [p. 39] Narcisse : « Cette femme ne se conduit que par les avis d’un homme attaché, de tous les temps, à Germanicus, son père : qui sait ce que ce Sénèque peut conseiller, et ce que cette Julie peut oser ? Si l’on n’écrase d’aussi dangereux personnages, on risque d’en être écrasé… » Le résultat de ces inquiétudes fut de donner un motif criminel aux fréquentes visites que Sénèque rendait à Julie. En conséquence, on présente à Claude une plainte juridique : Julie est accusée d’adultère50 ; on nomme Sénèque. Claude, à qui sa nièce était mieux connue, rejette l’accusation ; et Messaline n’en est que plus irritée, ses complices n’en sont que plus effrayés. Quel parti prendront-ils ? celui qu’ils étaient dans l’usage de prendre, et dont nous les verrons bientôt user les uns contre les autres pour s’exterminer réciproquement. A l’insu de l’empereur, de l’autorité privée de Messaline et des affranchis, Julie est enlevée, envoyée en exil, et mise à mort. On insiste sur l’éloignement de Sénèque, et Claude le signe.
XXII. §
Sénèque ne fut, comme on voit, ni l’amant de Julie, ni le confident de ses intrigues. Il était âgé d’environ quarante ans, sage, prudent et valétudinaire ; il était marié, il avait des enfants, il aimait sa femme, il en était aimé ; il jouissait de l’estime et du respect de sa famille, de ses amis et de ses concitoyens ; sentiment qu’on n’accorde pas aussi unanimement à un hypocrite de vertu. Julie était à la fleur de l’âge, dans une cour voluptueuse, entourée de jeunes ambitieux qui se seraient empressés à lui plaire, s’ils avaient pu se flatter d’y réussir. Julie périt, et son prétendu complice n’est qu’exilé.
L’exil de Sénèque est l’ouvrage d’une infâme, d’un stupide, et de trois scélérats, dont le témoignage fut appuyé, si l’on veut, de la plaisanterie des courtisans, des bruits vagues de la ville, et des clameurs d’un Suilius, que je ne tarderai pas à démasquer. Mais que peuvent de pareilles autorités contre le caractère de l’homme ?
Sénèque n’est point coupable ; non, il ne l’est point. Mais il me plaît cle négliger le témoignage de l’histoire, et d’en croire à l’imputation de la dernière des prostituées, à la crédulité du dernier des imbéciles, et aux calomnies impudentes d’un Suilius, le plus méprisable des hommes de ce temps. Je veux que Julie ait confié ses amours à Sénèque ; ou que Sénèque au milieu des élégants de la cour, se soit proposé de captiver le cœur de Julie, et qu’il y ait réussi : qu’en conclurai-je ? Que le philosophe a eu son moment de vanité, son jour de faiblesse. Exigerai-je de l’homme, même du sage, qu’il ne bronche pas une fois dans le chemin de la vertu ? Si Sénèque avait à me répondre, ne pourrait-il pas me dire, comme Diogène à celui qui lui reprochait d’avoir rogné les espèces : « Il est vrai : ce que tu es à présent, je le fus autrefois ; mais tu ne deviendras jamais ce que je suis… » (DIOGÈNE LÆRCE, dans la Vie de Diogène le Cynique, lib. VI, segm. LVI.) Sénèque, aussi sincère et plus modeste, nous fait l’aveu ingénu qu’il a connu trop tard la route du vrai bonheur (Epître VIII) et que, las de s’égarer, il la montre aux autres. Hâtons-nous de profiter de ses leçons ; et si nous connaissons par expérience ce qu’il en coûte pour vaincre ses passions et résister à l’attrait des circonstances, soyons indulgents, et n’imitons pas les hommes corrompus qui, pour se trouver des semblables, sont de plus cruels accusateurs que les gens de bien.
On avait tout à craindre du ressentiment de Julie, tant qu’elle vivrait. Sénèque était un personnage également innocent, et moins redoutable ; il suffisait de le réduire au silence, et d’empêcher qu’il n’employât son éloquence à venger l’honneur de Julie.
XXIII. §
Tandis que Claude s’occupe de la réforme des mœurs publiques, la dissolution se promène dans son palais, le masque levé. Vinicius (DION, in Claud., lib. LX, cap. XXVII) est empoisonné, et son crime est d’avoir dédaigné les faveurs de Messaline. Avant Vinicius, Appius Silanus avait eu le même sort (Id. ibid., cap. XIV) et pour la même cause. Un fameux pantomime, appelé Mnester, devient en même temps la passion de Messaline et de Poppée. Soit crainte ou politique, Mnester préfère Poppée à l’impératrice ; Poppée est aussitôt accusée d’adultère avec [p. 11] Valérius. Et qui fut l’accusateur cle Valérius et de Poppée ? qui fut l’agent de Messaline ? Le détracteur de Sénèque, Suilius.
Claude donne Mnester pour esclave à sa femme, et Messaline s’empare des superbes jardins de Valérius.
Suilius suit le cours de ses délations (TACIT. Annal, lib. XI, cap. IV) ; il attaque et perd deux chevaliers illustres, surnommés Pétra, soupçonnés par Messaline d’avoir favorisé l’intrigue de Poppée et de Mnester.
Les succès de Suilius font éclore une multitude d’imitateurs de sa scélératesse et de son audace (Id. ibid., cap. V).
Samius se tue en présence même de Suilius, qui avait reçu quarante mille écus de notre monnaie de ce client qu’il trahissait (Id. ibid., cap. V et VI).
XXIV. §
Les défenseurs de la loi Cincia (Id. ibid., cap. V et VI) rappellent, à l’occasion de ce forfait, l’exemple des anciens orateurs, aux yeux desquels le seul digne prix de l’éloquence fut l’immortalité de leur nom51. « Penser autrement, c’était réduire la reine des beaux-arts à un vil esclavage. L’intégrité de l’orateur chancelle à l’aspect d’un grand intérêt. La défense gratuite diminuera le nombre des procès. De nos jours, si l’on fomente les haines, si l’on pousse aux délations, si on suppose des injures, ou si on les aggrave, c’est qu’il en est de la frénésie des plaideurs comme des maladies épidémiques : celles-ci enrichissent les médecins, celle-là fait la fortune de l’avocat. Par quels moyens les Asinius et les Messala parmi les anciens, les Aruntius et les Eserninus, nos contemporains, sont-ils parvenus au faîte des honneurs ? C’est autant par leur noble désintéressement que par leur sublime talent. »
Leurs adversaires répondaient : « Quel est l’homme assez présomptueux pour se promettre l’immortalité ? Par de longues études nous préparons à la faiblesse un appui contre la force : on ne s’élève point à cette importante fonction sans endommager sa fortune, on ne l’exerce point sans nuire à ses intérêts ; tandis qu’on s’occupe des affaires d’autrui, on néglige les siennes. Le militaire a sa paye, l’agriculteur ses récoltes : il n’est point de travail sans un salaire. Un généreux dédain pouvait convenir aux Asinius et aux Messala, comblés de richesses par leurs généraux Auguste et Antoine ; aux Eserninus et aux Aruntius, héritiers de familles opulentes ; mais les Clodius et les Curion ne reçurent-ils pas des sommes considérables de leurs clients ? Qui sommes-nous ? Des sénateurs indigents que la suspension des armes réduit aux seules ressources de la paix. Comment le plébéien soutiendra-t-il la dignité de sa robe ? Que deviendront les études, si l’on se condamne à la pauvreté en les cultivant ? »
Moins les raisons contraires à la loi étaient honnêtes 52, plus Claude les jugea dictées par la nécessité ; et il permit aux avocats de prendre jusqu’à dix mille sesterces.
De peur que le prêtre n’avilisse la dignité de son état par la pauvreté, on en exige un patrimoine : ne serait-il pas également important d’exiger de l’avocat une fortune honnête, de peur qu’il ne soit tenté de sacrifier à ses besoins la vérité dont il est l’organe, et l’innocence dont il est le défenseur ?
XXV. §
Messaline est entraînée à une dernière infamie par l’attrait de son énormité. C’est un excès d’impudence et de folie, dit Tacite, qui passerait pour une fable, s’il n’en existait encore des témoins53.
Messaline épouse publiquement son amant Silius.
Le consul désigné54, et la femme du prince, au centre d’une [p. 42] ville où tout se fait et se dit, se rendent, au jour marqué, à l’heure indiquée, au lieu convenu ; des témoins signent leur contrat : Messaline entend et répète solennellement les prières des auspices ; elle sacrifie dans les temples ; on célèbre un festin de noces ; elle occupe sa place parmi les convives, elle se prête aux caresses de son nouvel époux ; ils passent la nuit ensemble, livrés à toute la licence du lit conjugal. La maison du prince en frémit d’horreur ; les affranchis concertent comment, sans se compromettre, ils instruiront l’empereur de sa honte. Deux courtisanes, séduites par de l’argent et des promesses, se chargent de la délation. A cette nouvelle, ce n’est pas d’indignation, de fureur, c’est de terreur que Claude est saisi ; il s’écrie55 : Suisje encore empereur ? Silius l’est-il ? Dans le parti opposé, l’ivresse a fait place à l’effroi : au moment où l’on apprend que Claude est instruit, et qu’il accourt pour se venger, Messaline se réfugie dans les jardins de Lucullus, Silius au forum ; le reste se disperse. Des centurions les saisissent ou dans leur fuite, ou dans leurs asiles, et les chargent de chaînes. Messaline est résolue d’aller à son époux (TACIT. Annal, cap. XXXII). Britannicus et Octavie se jetteront au cou de leur père ; Vibidia, la plus ancienne des vestales, implorera la clémence du souverain pontife ; elle se précipitera aux pieds de César, et tiendra ses genoux embrassés. « Telle est la solitude de la disgrâce (Id. ibid.) , que Messaline n’a pour tout cortége que ces trois personnes. Elle traverse à pied la ville entière : de lassitude, elle se jette dans un de ces tombereaux qui transportent les immondices des jardins. » Quelle destinée ! et qu’elle est juste ! Elle entre dans la voie d’Ostie ; elle ne rencontre la pitié nulle part : la turpitude de sa vie et le souvenir de ses forfaits l’ont éloignée 56.
Cependant la terreur de Claude durait ; il ne voit à ses côtés que des assassins ; tantôt il se déchaîne contre sa femme, tantôt il s’attendrit sur ses enfants ; dans ses agitations, les uns gardent le silence ; d’autres, affectant une indignation perfide, s’écrient: Quel crime ! Quel forfait ! Déjà Messaline est à la portée de la [p. 44] vue (TACIT. Annal, lib. XI, cap. XXXIV) ; on entend : « C’est la mère d’Octavie, c’est la mère de Britannicus. Écoutez la mère d’Octavie et de Britannicus… » Mais on occupait les oreilles de Claude du récit du mariage ; ses yeux, d’un long mémoire de débauche : il était à l’entrée de la ville ; ses enfants allaient se présenter à lui : on les écarte ; Vibidia est renvoyée à ses fonctions. On détourne Claude, on le conduit dans la maison de Silius (Id. ibid., cap. XXXV). On lui montre, sous le vestibule, une statue élevée au père de Silius, contre les défenses du sénat ; dans les appartements, les meubles précieux des Néron, des Drusus, la récompense honteuse de son déshonneur. De là on le fait passer au camp : Narcisse harangue le soldat ; il s’élève des cris : on demande les noms des coupables ; ils sont nommés, et leur sang coule. Rentré dans le palais, l’empereur y trouve une table somptueusement servie ; il mange, il boit, il s’enivre (Id. ibid., lib. XI, cap. XXXVII) ; dans la chaleur du vin57, il dit : « Demain, qu’on fasse paraître la malheureuse, et qu’elle se défende… » Sa colère s’affaiblissait ; il n’y avait pas un moment à perdre, la nuit s’approchait : si Messaline est introduite, la chambre, le lit nuptial peuvent amener un retour de tendresse. Narcisse prend son parti, sort brusquement, et ordonne au tribun et aux centurions, au nom de César, qu’on fasse mourir Messaline. Ils vont ; et pour s’assurer de l’exécution, ils sont précédés de l’affranchi Evodus.
Evodus trouve (Id. ibid.) l’impératrice étendue par terre clans les jardins de Lucullus, où elle était retournée. A côté d’elle était assise Lépida, sa mère58, Lépida, qui s’était séparée de Messaline dans la prospérité, et qui s’en est rapprochée clans le malheur. « Qu’attendez-vous (Id. ibid.) ? lui disait-elle ; qu’un bourreau porte la main sur vous ? Vous êtes à la fin de la vie ; il ne s’agit plus que de mourir sans honte. » Mais il ne restait rien d’honnête 59 clans une âme souillée, aucune force dans une âme flétrie par la volupté. La mère et la fille s’abandonnaient à la douleur, lorsque les portes s’ouvrent avec violence. Le tribun, debout [p. 45] devant Messaline, garde le silence ; l’affranchi l’accable d’invectives grossières. C’est alors qu’elle sent l’horreur de sa situation ; sa main tremblante saisit un poignard, qu’elle approche tantôt de sa gorge, tantôt de sa poitrine, sans se frapper. Le tribun la perce d’un seul coup, et laisse le cadavre à sa mère.
Ainsi périt cette femme qui avait tant de fois appris à Narcisse à se passer des ordres de son maître.
Claude était encore à table (TACIT. Annal, lib. XI, cap. XXXVIII), lorsqu’on lui annonça que Messaline était morte, on ne lui dit pas si c’était de sa propre main ou de la main d’un autre, et il ne s’en informa pas ; on lui verse à boire, et il continue son repas comme de coutume. Les jours suivants, on ne lui remarque pas le moindre signe de haine, de satisfaction, de tristesse ou de colère ; la joie des accusateurs de sa femme, les larmes de ses enfants ne réveillent en lui aucun sentiment naturel. Les statues de Messaline enlevées, son nom effacé de tous les endroits publics et particuliers par ordre du sénat, accélèrent l’oubli de cette femme. Les honneurs de la questure sont déférés à Narcisse, et la vengeance la plus juste devient la source des plus grands maux.
XXVI. §
Outre les vices de l’administration de Claude, livré à ses femmes et à ses affranchis, il en est d’autres qu’il faut imputer à son mauvais jugement.
La gratification accordée au soldat après son avénement au trône, devint une nécessité pour ses successeurs 60.
Le titre de citoyen romain s’avilit par la multitude de ceux à qui on le conféra. De deux choses l’une: ou laisser partout ce beau nom à la place des dieux qu’on enlevait, et le rendre aussi étendu que l’Empire ; ou le renfermer dans ses anciennes limites, la mer et les Alpes.
Auguste, sollicité par Tibère et par Livie, refusa le droit de bourgeoisie à leurs protégés, et dit à l’impératrice, dont le client fut exempté du tribut, « qu’il valait mieux nuire au fisc qu’à la dignité du nom romain. »
[p. 46]Une faute aussi grave que les précédentes, ce fut d’ouvrir les portes du sénat à des affranchis, à leurs descendants, et à des étrangers : il importait bien davantage que ce corps fût honoré que d’être nombreux.
XXVII. §
Claude ne pouvait rester sans épouse, et il ne pouvait en prendre une sans en être gouverné. De là de vives disputes sur le choix entre les affranchis ; entre les prétendantes, une égale chaleur à faire valoir leurs avantages.
Les intrigues de Pallas, les caresses d’Agrippine, des assiduités que la parenté autorisait, obtiennent à la nièce de l’empereur (TACIT. Annal, lib. XII, cap. II) la préférence sur ses rivales. Elle n’a pas encore le titre d’impératrice, mais elle en exerce l’autorité. Elle roule dans sa tête le projet de marier à son fils, Octavie, la fille de Claude. Mais Octavie est fiancée à Silanus : qu’importe ? le censeur Vitellius accusera Silanus61 d’inceste avec Junia Calvina, sa sœur. Des licences que le seul mariage autorise62 et le bruit qui s’en répand accélèrent l’union de Claude avec sa nièce. Mais cette union est contrariée par l’usage et les mœurs, qui la déclarent incestueuse : qu’importe ? Vitellius lèvera cet obstacle, et le sénat opinera à recourir à la contrainte, si l’empereur a des scrupules.
Toutes ces choses s’exécutent : Octavie est mariée à Domitius Néron, Calvina est exilée63 et Silanus se tue. Lollia, à qui on ne pouvait reprocher qu’un crime, mais un crime qui ne se pardonne pas, celui d’avoir disputé (Id. ibid., cap. XXII) à Agrippine la main de Claude, est accusée d’interroger, sur le mariage [p. 47] de l’empereur, des magiciens, des Chaldéens, les prêtres d’Apollon à Colophone. La protection de Claude lui devient inutile ;’ elle est exilée et dépouillée d’une immense fortune. Calpurnia (Id. ibid.) , dont César a loué la beauté sans dessein, subit le même sort. Calpurnia n’est qu’exilée ; Lollia est forcée de se tuer, et dans cet intervalle le mariage de Claude et d’Agrippine s’est consommé.
XXVIII. §
Rome alors change de face (Id., ibid., cap. XII) : l’empire est asservi à une femme qui n’en laisse pas flotter les rênes au gré de sa passion ; elle sait les tenir avec le bras vigoureux d’un homme : sévère en public ; hautaine dans son palais ; chaste, à moins que son ambition n’en ordonne autrement ; dévorée de la soif de l’or, et l’accumulant par toutes sortes de voies, sous prétexte des besoins futurs de l’État, mais en effet pour s’attacher ses créatures, en fournissant à leur insatiable avidité.
Alors l’adoption de Domitius Néron, sollicitée par Agrippine et pressée par son amant Pallas (Id. ibid., cap. XXV), est proposée au sénat et confirmée d’un concert unanime de ces vils magistrats, dont Juvénal (Salir, IV, vers. 37 et seq.) , non moins satirique, mais plus plaisant et plus gai qu’à son ordinaire, rassemble les successeurs autour d’un énorme turbot, délibérant gravement sur les moyens de l’apprêter sans le dépecer. On ôte à Britannicus jusqu’à ses esclaves (DION, in Claud., lib. LX, cap. XXXII). Ceux d’entre les centurions (TACIT. Annal. lib. XII, cap. XLI) et les tribuns que la pitié intéresse à ce jeune prince spolié de ses droits à l’empire, sont écartés ou par l’exil, ou avancés à des postes plus honorables : on exclut ceux de ses affranchis qu’on ne peut corrompre. Britannicus et Néron se sont rencontrés et salués, l’un du nom de Britannicus, l’autre du nom de Domitius. Agrippine crie (Id. ibid.) « que l’adoption est comptée pour rien, que l’on annule dans le palais ce que l’empereur et le sénat ont statué, que, si les auteurs de ces pernicieux conseils ne sont pas châtiés, leur méchanceté renversera l’État. » Claude, en condamnant à la mort les plus sages instituteurs de son fils, le livre aux créatures d’une belle-mère.
Cependant Agrippine (Id., loc. cit., cap. XLII) n’ose pas tout [p. 48] ce qu’elle ambitionne. Lusius Géta et Rufius Crispinus, attachés par reconnaissance aux enfants de Messaline, sont dépouillés du commandement cle la garde prétorienne, et ce poste est conféré à Afranius Rurrhus, connu par ses talents militaires 64.
On ne reproche point à Sénèque l’adoption cle Domitius Néron ; Burrhus n’est pas tout à fait absous cle cette injustice.
XXIX. §
Agrippine, jalouse de s’annoncer autrement que par des forfaits, sollicite le rappel de Sénèque65 et obtient la fin de son exil avec la préture. Son dessein était de plaire au peuple, qui avait une haute opinion de la sagesse et des talents de ce philosophe ; de mettre Domitius, dès son enfance, sous un aussi grand maître, et cle s’étayer cle ses conseils pour s’assurer l’administration des affaires. Maîtresse de tout sous le règne présent, elle s’occupait de loin à rester maîtresse de tout sous le règne suivant ; elle s’était promis du ressentiment de Sénèque contre Claude66, et de la reconnaissance du service qu’elle venait de lui rendre, qu’il ferait cause commune avec elle contre son époux et qu’il apprendrait à son élève à ramper.
Les grands, une fois corrompus, ne cloutent de rien : devenus étrangers à la dignité d’une âme élevée, ils en attendent ce qu’ils ne balanceraient pas d’accorder ; et lorsque nous ne nous avilissons pas à leur gré, ils osent nous accuser d’ingratitude. Celui qui, dans une cour dissolue, accepte ou sollicite des grâces, ignore le prix qu’on y mettra quelque jour. Ce jour-là, il se trouvera entre le sacrifice de son devoir, de son honneur et l’oubli du bienfait ; entre le mépris de lui-même et la haine de son protecteur. L’expérience ne prouve que trop qu’il n’est ni aussi commun ni aussi facile qu’on l’imaginerait de se tirer avec noblesse et fermeté de cette dangereuse [p. 49] alternative. Un ministre honnête ne gratifiera point un méchant : mais un méchant n’hésitera pas à recevoir les grâces d’un ministre, quel qu’il soit ; il n’a rien à risquer, il est prêt à tout.
XXX. §
Sénèque avait été relégué dans la Corse. Son exil durait depuis environ huit ans : comment le supporta-t-il ? Avec courage 67. Heureux par la culture des lettres et les méditations de la philosophie, dans une position qui aurait peut-être fait votre désespoir et le mien ; sur un rocher qui, considéré, dit-il (Consolation à Helvia, chap. vi), par les productions, est stérile ; par les habitants, barbare ; par l’aspect du local, sauvage ; par la nature du climat, malsain. C’est de là qu’il écrit à sa mère (Id. ibid., cap. xvii et cap. iv) : « Je suis content, comme si tout était bien ; et, dans le vrai, tout n’est-il pas bien, si l’homme se voit avec complaisance et si la tranquillité habite le fond de son cœur ? J’ai la passion de connaître, et j’observe la nature : pour me délasser d’occupations sérieuses, je passe à des études légères. »
Il ajoute une observation singulière ; c’est que, malgré l’horreur du lieu (Id. ibid., chap. vi), on y trouve plus d’étrangers que de naturels. C’est un phénomène commun aux grandes villes, où l’on vient de toutes parts chercher la fortune, et aux lieux déserts, où l’on est sûr de trouver le repos et la liberté. L’homme n’est sédentaire que dans les campagnes, où il est [p. 50] attaché à la glèbe ; encore ne faut-il pas qu’il soit écrasé par les impôts et que, de tout le blé qu’il a fait croître, il ne lui en reste pas une gerbe pour se nourrir.
XXXI. §
Mais comment concilier le discours de Sénèque dans sa Consolation à Helvia, sa mère, avec le ton pusillanime et rampant de sa Consolation à Polybe ? Je vais supposer ici, avec le savant et judicieux éditeur de la traduction de Sénèque68, que cet ouvrage est du philosophe, en attendant que je puisse exposer les raisons très-fortes que j’ai de croire le contraire69.
Rien de plus naturel et de plus facile à comprendre, et pour celui qui a éprouvé la longue infortune, et pour celui qui a un peu étudié le cœur humain. L’île et les rochers battus de la mer de Corse ne pouvaient être qu’un séjour ingrat pour le philosophe arraché subitement d’entre les bras de sa mère, au moment où, après une longue séparation, ils jouissaient du plaisir d’être réunis ; enlevé à sa patrie, à ses parents, à ses amis ; valétudinaire, loin des occupations utiles et des distractions agréables de la ville ; réduit à chercher en lui-même des [p. 51] ressources contre tant de privations affligeantes, comme on prétend que l’ours s’alimente durant les hivers rigoureux. Eh bien, Sénèque, brisé par une vie triste et pénible qui durait au moins depuis trois ans, désolé de la mort de sa femme et d’un de ses enfants, aura atténué sa misère pour tempérer la douleur de sa mère, et l’aura exagérée pour exciter la commisération de l’empereur. Qu’aura-t-il fait autre chose que ce que la nature inspire au malheureux ? Écoutez-le, et vous reconnaîtrez que la plainte surfait toujours un peu son affliction.
« Mais vous défendez Sénèque comme un homme ordinaire. »
- — C’est que le plus grand homme n’est pas toujours admirable, et que Turenne est encore un héros après avoir révélé le secret de l’État à sa maîtresse70. Il n’y a guère que l’enthousiasme ou la dureté des organes qui garantissent d’une espèce d’hypocrisie commune à ceux qui souffrent. Nous sortons d’une table somptueuse, nous respirons le parfum des fleurs, nous goûtons la fraîcheur de l’ombre dans des jardins délicieux, ou, si la saison l’exige, nous sommes renfermés entre des paravents dans des appartements bien chauds ; nous digérons, nonchalamment étendus sur des coussins renflés par le duvet, lorsque nous jugeons le philosophe Sénèque : nous ne sommes pas en Corse, nous n’y sommes pas depuis trois ans, nous n’y sommes pas seuls. Censeurs, ne vous montrez pas si sévères ; car je ne vous en croirai pas meilleurs.
XXXII. §
Mais le règne de Claude s’échappe : la scène va changer et nous montrer le philosophe Sénèque à côté du plus méchant des princes, dans la cruelle alternative d’encourir le soupçon de pusillanimité, d’avarice, d’ambition, de vanité, s’il reste à la cour ; ou le reproche d’avoir manqué à son élève, à son prince, à sa patrie, à son devoir, et sacrifié inutilement sa vie, s’il s’éloigne. Quelque parti qu’il prenne, il sera blâmé.
Pallas venait de proposer une loi contre les femmes qui s’abandonneraient à des esclaves (TACIT. Annal, lib. XII, [p. 52] cap. LUI), Pallas l’affranchi ! Pallas, l’amant d’Agrippine ! L’empereur et le sénat ferment les yeux sur cet excès d’impudence ; la loi passe ; on décerne à Pallas les ornements de la préture avec une gratification de quinze millions de sesterces. Claude dit que « Pallas, satisfait de l’honneur, persiste dans son ancienne pauvreté ; » et un sénatus-consulte, gravé sur l’airain, affiche publiquement l’éloge d’une modération digne des premiers siècles de Rome, dans un affranchi riche de plus de trois cents millions de sesterces.
Néron plaide pour les habitants. d’Ilion (TACIT., loc. cit., cap. LVIII et XLI) ; il prend la robe virile avant l’âge : on propose de lui décerner le consulat à vingt ans ; en attendant, il sera consul désigné, il exercera l’autorité proconsulaire hors de la ville, on le nommera prince de la jeunesse.
Les jeux de la jeunesse, ou troyens, remontaient aux temps les plus reculés, à la descente d’Énée en Italie. C’étaient des combats et des courses à cheval où les enfants des grandes et des basses conditions, partagés en troupes opposées, se disputaient la victoire. Ascagne, fils d’Énée, les introduisit dans Albe, d’où ils passèrent à Rome, et s’y perpétuèrent jusque sous les empereurs. On les célébrait dans le cirque ; et celui qui présidait à cet exercice militaire s’appelait prince de la jeunesse, titre qu’on n’accordait qu’au successeur de César.
C’est ainsi qu’Agrippine suivait ses projets ; c’est ainsi qu’elle conduisait, pas à pas son fils à l’autorité souveraine.
XXXIII. §
Claude donne des marques assez claires de repentir sur son mariage avec Agrippine, et sur l’adoption de Néron (SUETON. in Claudio, cap. XLIII). Il dicte un testament ; il fait signer ce testament par tous les magistrats : il lui échappe, dans l’ivresse (TACIT. Annal, lib. XII, cap. LXIV-LXV), qu’il est de sa destinée de souffrir les désordres de ses épouses et de les punir ensuite. Sur ce propos, Agrippine conçoit la nécessité d’agir sans délai ; mais, par un ressentiment de femme, elle oublie, un moment son péril pour s’occuper de la perte de Domitia Lépida.
[p. 53]Domitia était petite-nièce d’Auguste et sœur de Domitius. Il y avait entre elle et Agrippine peu d’inégalité d’âge, de beauté et de richesses: ; elles étaient toutes deux sans pudeur, toutes deux violentes, et se le disputaient autant par les vices que par les avantages de la fortune et de la naissance. C’était à qui, de la tante ou de la nièce, dominerait Néron. Agrippine opposait les menaces aux caresses et aux présents de Lépida. Lépida est accusée de sortilége et de troubles excités en Calabre par ses esclaves ; condamnée et mise à mort, malgré les remontrances et la protection de Narcisse, qui commençait à démêler les desseins ambitieux d’Agrippine, et qui voyait un péril égal à servir sous Néron et sous Britannicus.
Claude est empoisonné avec des champignons par la fameuse Locuste, longtemps un des instruments nécessaires de l’État 71. La force du tempérament de Claude l’emporta sur son art. Agrippine s’adresse au médecin Xénophon, homme supérieur, qui n’aurait pas été, je crois, fort émerveillé de la distinction subtile d’un fameux archiatre de nos jours entre l’assassinat positif et l’assassinat négatif, mais qui ne connaissait pas mieux que le facultatiste le péril auquel on s’expose en commençant un forfait et la récompense qu’on s’assure en le consommant. Xénophon, sous prétexte de faciliter le vomissement, se sert d’une plume enduite d’un poison plus violent, et Claude expire. Sa mort est celée jusqu’à ce que tout soit disposé pour la tranquille et sûre proclamation de Néron (TACIT., loc. cit., cap. lxviii).
Le Sénat s’assemble (Id. ibid., cap. LXVIII-LXIX) ; les consuls et les prêtres font des vœux pour la santé d’un prince déjà. mort. Agrippine semble succomber à la douleur ; elle serre Britannicus clans ses bras ; elle retient par de pareils artifices Antonia et Octavie : toutes les portes sont gardées ; de temps en temps elle fait répandre que l’empereur est mieux. C’est ainsi qu’elle amusait l’espoir du soldat et laissait arriver le moment prédit par les Chaldéens, lorsque, le troisième jour des ides d’octobre, avant midi, les portes du palais s’ouvrent et laissent voir au peuple son maître.
XXXIV. §
Claude meurt âgé de soixante-quatre ans72. Il n’était ni sans études ni sans lettres ; il sut écrire et parler la langue grecque ; il était orateur et historien élégant dans la sienne. Il se montra d’abord juste, modeste, sage, et fut aimé : alternativement pénétrant et stupide, patient et emporté, circonspect et extravagant, je le trouve plus faible que méchant. Il voulut persuader qu’il avait contrefait la démence (SUET. in Claud., cap. xxxviii) pour échapper à Caïus : on n’en crut rien. Il donna lieu au proverbe que, pour être heureux, il fallait être né sot ou roi 73. Pour être très-heureux, que fallait-il naître ? Son règne fut ce qu’il devait être : le résultat d’une organisation viciée, d’une mauvaise éducation, de la méfiance, de la pusillanimité, de la faiblesse, d’un goût effréné pour les femmes, de la crapule, de quelques vertus et de plusieurs vices contradictoires. Sans la fermeté, les autres qualités du prince sont inutiles ; sans la dignité, il descend de son rang et se mêle dans la foule, audessus de laquelle sa tête majestueuse doit toujours paraître élevée. Il en est des rois comme des femmes, pour lesquelles la familiarité a toujours quelque fâcheuse conséquence.
La scène va changer encore. Après la mort d’un souverain, les yeux inquiets des ministres, des courtisans, des grands, des politiques, de la nation, se fixent sur son successeur. On pèse ses premières démarches ; on prête l’oreille, et l’on interprète ses propos les plus indifférents ; on étudie ses penchants, on épie ses goûts, on cherche à démêler son caractère, on attend que le masque se lève. Que le courtisan dé la veille est vieux le lendemain ! Combien d’hommes importants tombent tout à coup dans le néant ! Ceux qui approchent le nouveau maître se composent un visage équivoque, qui n’est ni celui de la joie ou de l’ingratitude, ni celui de la tristesse ou de l’indécence. On disait à l’un d’entre eux : « On ne vous a point vu à la cour depuis la mort du roi… » Il répondit : « C’est que je n’ai point encore trouvé ma physionomie d’événement… « Quelque imperceptibles que [p. 55] soient les changements dans l’administration, un tact fin les saisit, et le jour qui suit l’inauguration est un jour de pronostics.
XXXV. §
Néron s’acquitte d’abord du rôle d’affligé. L’oraison funèbre était un hommage d’étiquette chez les Romains, ainsi que de nos jours ; il prononça celle de Claude (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. iii) et s’étendit sur l’ancienneté de son origine, les consulats et les triomphes de ses aïeux, son goût pour les lettres et les bonnes études, la prospérité constante de l’Empire sous son règne. Jusque-là l’attention, la satisfaction même de l’auditoire se soutint74 ; mais lorsqu’il en vint au bon jugement et à la profonde politique du prince, personne ne put s’empêcher de rire ; cependant le discours était de Sénèque, qui y avait mis beaucoup d’art. On avait apparemment oublié les premières années de Claude, et l’on ne se souvenait que des dernières. Mais ce grand art dont Tacite fait l’éloge au moment même où il nous apprend que l’orateur fut sifflé, quel était-il donc ? Incessamment j’en dirai ma pensée.
Que ma conjecture soit fausse ou vraie, quelle tâche que le panégyrique d’un prince vicieux ; d’avoir à prononcer le mensonge dans la tribune de la vérité ; à louer la continence des mœurs privées devant une famille, devant un peuple que les débauches ont scandalisé ; la bravoure, devant des soldats témoins de la lâcheté ; la douceur de l’administration devant des sujets qui ont vécu sous la terreur de la tyrannie, et qui gémissent encore sous le poids des vexations ! Je vois dans cette conjoncture deux sortes de lâches, et l’orateur impudent qui préconise, et le peuple qui écoute avec patience : si le peuple avait un peu d’âme, il mettrait en pièces et l’orateur et le mausolée. Voilà la leçon, la grande leçon qui instruirait le successeur. Quelle différence de ces usages et de celui de ces sages Égyptiens, qui exposaient sur la terre le cadavre nu du prince décédé et qui lui faisaient son procès75 ! A qui appartient-il, si ce n’est au [p. 56] ministre des dieux, de sévir, après la mort, contre la perversité de celui que sa puissance a garanti des lois pendant sa vie et de crier, comme on l’entendit autour du corps de Commode : Aux crocs ! qu’on le déchire, qu’on le traîne ! Aux gémonies, aux gémonies76 !
La première oraison funèbre qu’on entendit à Rome fut prononcée par le consul Publius Valérius Publicola : ce fut celle de Junius Brutus, son collègue, l’année qui suivit l’extinction de la royauté ; et c’est aux acclamations du peuple, dans cette circonstance, qu’il faut rapporter l’usage qui s’introduisit de consacrer la mémoire d’un grand homme, après son décès, par l’éloge qu’en ferait un grand homme. Qu’on me dise si ces deux conditions se sont trouvées souvent réunies. Qu’on me dise si des honneurs également rendus aux vices par un vicieux sont bien flatteurs pour la vertu, bien édifiants pour l’auditeur, bien instructifs pour le prince régnant.
La vertu obtint sans doute le premier éloge funèbre, comme le premier monument ; mais ces hommages, devenus si communs, auraient été bien rares, si l’esprit de leur institution dans Rome s’était conservé. Quoi donc ! n’aurait-il pas mieux valu que l’oraison funèbre n’eût jamais été faite que d’avoir été si souvent avilie ? Et je demanderai si un bon souverain qui placerait entre ses dernières volontés la défense de prononcer son panégyrique après sa mort donnerait une bien grande preuve de sa modestie ?
Si j’avais un reproche à faire à Sénèque, ce ne serait pas d’avoir écrit l’Apocoloquintose, ou la métamorphose de Claude en citrouille ; mais d’en avoir composé l’oraison funèbre.
XXXVI. §
Cependant on sait que le philosophe s’était proposé d’attacher son élève à ses devoirs, sinon par goût, du moins par pudeur, en mettant dans sa bouche des discours remplis de sagesse, qu’il rougirait peut-être un jour de démentir. Quoi de plus conséquent à ce projet que d’exposer le César Claude à la risée publique ? Pouvait-il dire à Néron d’une manière plus énergique : « Prince, entendez-vous ? si vous gouvernez mal, c’est ainsi que vous serez traité lorsqu’on ne vous craindra plus… » Et l’historien ne nous suggère-t-il pas ce soupçon, lorsqu’il nous apprend que Sénèque avait mis beaucoup d’art dans son discours ? Ne serait-ce pas de cet art secret dont il le loue ?
« Vous êtes bien ingénieux, me dira-t-on, lorsqu’il s’agit de justifier Sénèque… » Je le suis bien moins que ses détracteurs pour le noircir.
J’ai ma façon de lire l’histoire. M’offre-t-elle le récit de quelque fait qui déshonore l’humanité ? Je l’examine avec la sévérité la plus rigoureuse ; tout ce que je puis avoir de sagacité, je l’emploie à découvrir quelques contradictions qui me le rendent suspect. Il n’en est pas ainsi lorsqu’une action est belle, noble, grande. Je ne m’avise jamais de disputer contre le plaisir que je ressens à partager le nom d’homme avec celui qui l’a faite. Je dirai plus ; il est selon mon cœur, et peut-être est-il encore selon la justice, de hasarder une opinion qui tende à blanchir un personnage illustre, contre des autorités qui contredisent la teneur de sa vie, de sa doctrine, et l’estime générale dont il a joui. Je me fais honneur d’un pyrrhonisme qu’il est facile d’attaquer, mais qu’il ne serait pas trop honnête de blâmer.
XXXVII. §
Néron fut le seul des empereurs qui eut besoin de l’éloquence d’autrui (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. iii). César se plaça sur la ligne des plus grands orateurs : Auguste eut le discours prompt et facile qui convient à un souverain. Personne ne connut comme Tibère la valeur des expressions ; clair, lorsqu’il n’était pas obscur à dessein. La tête troublée de Caligula laissa de l’énergie à son éloquence : Claude s’exprimait avec élégance, quand il s’était préparé.
XXXVIII. §
Après les honneurs rendus à la cendre de Claude77, Néron fait son entrée au sénat. Il ne manque ni de conseil ni d’exemple pour bien gouverner ; il n’apporte au trône ni haine ni ressentiment. Il n’a d’autre plan à suivre dans l’administration que celui d’Auguste, il n’en connaît pas un meilleur : les abus récents dont on murmure seront réformés. Il n’attirera point à lui seul la décision des affaires ; le sort des accusateurs et des accusés, balancé clandestinement dans l’intérieur du palais, ne dépendra plus des intérêts d’un petit nombre de gens en faveur. Rien à sa cour ne se fera par argent ou par intrigue ; il ne confondra point les revenus de l’État avec les siens. Que le sénat rentre dès ce moment dans ses anciens droits ; que les peuples de l’Italie et de ses provinces aient à se pourvoir aux tribunaux des consuls, et que les audiences du sénat soient sollicitées par ses magistrats. Il se renfermera clans le devoir de sa place, le soin des armées : le sénat sera maître de faire les règlements qu’il jugera de quelque utilité ; les avocats ne recevront à l’avenir ni argent ni présent, et les questeurs désignés ne se ruineront plus en spectacles de gladiateurs.
Souverains qui montez sur le trône, je vous invite à lire et à méditer ce discours.
Agrippine prétend que cette dernière dispense renverse les ordonnances de Claude (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. v) ; l’avis des Pères l’emporte sur le sien. Cependant elle jouissait d’une autorité illimitée ; son fils avait donné pour mot du guet, La meilleure des mères (Id. ibid., cap. ii et v, et SUETON. in Nerone, cap. ix) : les sénateurs s’assemblaient dans le palais, et Agrippine, à la faveur d’une porte dérobée, couverte d’un voile, entendait leurs délibérations sans être vue (Id. ibid., cap. v).
Si, comme on n’en saurait douter, Sénèque composa le discours que l’empereur prononça à son avénement au trône (DION l’assure, in Nerone, lib. LXI, cap. iii), certes il montra bien qu’il était vraiment homme d’État, et qu’il n’ignorait pas [p. 59] en quoi consiste la grandeur d’un prince, la splendeur d’un règne, et la félicité d’un peuple.
Il fit ordonner par le sénat (Id. ibid., cap. v) que ce discours serait gravé sur des tables d’airain, et lu publiquement tous les ans au mois de janvier. Ces tables étaient des chaînes de même métal78, dont il se hâtait de charger le tigre encore innocent et jeune79.
XXXIX. §
On a beaucoup loué le regret que Néron témoigna de savoir écrire, à la première sentence capitale qu’il eut à signer80. Je trouve dans ce trait de l’hypocrisie ; j’admire davantage Néron, lorsque, partageant le consulat avec C. Antistius, et les magistrats prêtant le serment d’obéissance aux ordonnances des empereurs, il en dispensa son collègue81.
XL. §
Il faut distinguer trois époques dans la durée de l’institution de Sénèque, ainsi que dans l’âme de son élève. Le maître en conçoit les plus hautes espérances ; il voit ses mœurs se corrompre, et il s’en afflige : lorsque ses vices, sa cruauté, sa dépravation, ses fureurs se sont développés, il veut se retirer.
Trajan82 disait que peu de princes pouvaient se flatter d’avoir égalé Néron pendant les cinq dernières années de son règne ; et rien n’est plus vrai. Mais comment ce prince put-il renoncer à un bonheur aussi grand, après en avoir joui si longtemps ? Que des fainéants, des imbéciles, des souverains à qui leurs sujets ont été aussi étrangers qu’eux à leurs sujets ; à qui on s’est bien gardé de donner des instituteurs tels qu’un Sénèque et un Rurrhus ; qu’on a tenus, depuis le berceau jusqu’au moment où ils arrivent au trône, clans une ignorance totale de leurs devoirs, aient continué de régner comme ils ont commencé, je n’en serai point surpris. Mais que ceux qui ont vu les transports d’un peuple immense dont ils étaient adorés, qui en ont entendu les acclamations autour de leur char, que des bénédictions continues ont accompagnés depuis le seuil de leur palais à leur sortie, jusqu’au seuil de leur palais à leur rentrée, deviennent méchants, se fassent haïr, et bravent l’imprécation ; je ne le conçois pas : à moins que ce ne soit clans un âge avancé, lorsque l’âme d’un prince s’est affaiblie ; lorsqu’après une longue prospérité, de longues disgrâces l’ont humilié ; lorsqu’il est accablé sous le malheur ; lorsqu’incapable de tenir les rênes de l’empire, il est forcé de les confier à des fous, à des ignorants, à des fanatiques, qui abusent des préjugés de son enfance, de sa caducité, de ses terreurs, pour flétrir la gloire de son aurore : il y en a des exemples, et cela se conçoit. Hélas ! ces malheureux souverains mourraient de douleur, sans les momeries dont on use pour leur en imposer par le fantôme de leur grandeur passée.
XLI. §
Claude était né bon ; des courtisans pervers le rendirent méchant : Néron, né méchant, ne put jamais devenir bon sous les meilleurs instituteurs. La vie de Claude est parsemée d’actions louables : il vient un moment où celle de Néron cesse d’en offrir.
Le choix de l’instituteur d’un prince devrait être le privilége de la nation entière qu’il gouvernera.
Plautus Latéranus (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xi), accusé d’adultère avec Messaline, sera chassé du sénat ; Néron plaidera sa cause et le rétablira dans sa dignité. Sénèque, par la harangue qu’il composera dans cette circonstance et plusieurs autres, justifiera bien les sages institutions qu’il donne à son prince, en même temps qu’il montrera sa supériorité dans l’art oratoire ; mais il manquera son but. C’est en vain qu’il se propose de lier son élève83, pour l’avenir, à l’exercice de la clémence et à la pratique des vertus : cette ruse innocente, capable de donner à un jeune souverain, et à ses propres yeux et aux yeux de la nation, un caractère qu’il n’oserait démentir tant qu’il lui resterait quelque pudeur, ne prévaudra pas sur une nature aussi perverse que celle de Néron.
XLII. §
Le meurtre de Junius Silanus, commis par les intrigues d’Agrippine, à l’insu de son fils, est le premier des forfaits du nouveau règne (Id. ibid., cap. i, init.). Le peuple désignait au trône Silanus : on avait fait mourir son frère, on craignait un vengeur : c’était trop de l’un de ces deux crimes.
Narcisse est jeté dans un cachot (Id. ibid., cap. i) : ce scélérat que les lois devaient revendiquer, excédé de la rigueur de sa prison, se donne la mort. Néron désira de sauver un affranchi 84 dont l’avarice et la prodigalité s’accordaient si bien avec ses vices encore cachés, et ne put y réussir.
Les meurtres allaient se multiplier (Id. ibid., cap. ii), sans la résistance de Rurrhus et de Sénèque. Ces deux instituteurs du [p. 62] jeune prince réunissaient pour le bien85, chose rare, un crédit qu’ils partageaient également à différents titres. Burrhus était préfet ou gouverneur de Rome, emploi important qui le rendait maître de toute l’Italie : Sénèque était chargé des affaires du cabinet ; il était l’orateur du prince ; il dressait les édits, minutait les lettres circulaires, nommait aux gouvernements des provinces, et veillait au maintien du bon ordre dans le palais86. Voici les portraits que Tacite nous en a laissés87. L’un, c’est Rurrhus, de mœurs austères, formait Néron à l’art militaire : l’autre, Sénèque, tempérant d’affabilité la sagesse, lui enseignait l’éloquence. Tous les deux agissaient de concert pour diriger plus facilement vers des plaisirs licites la jeunesse fougueuse de leur élève, s’il arrivait que la vertu fût pour lui sans attrait. Ils n’avaient alors à lutter l’un et l’autre que contre la fière Agrippine 88, tourmentée de tous les délires d’un pouvoir illégitime, et soutenue par Pallas, l’auteur du mariage incestueux et de la funeste adoption qui avait perdu Claude. Mais Néron n’était pas d’un caractère à fléchir sous des esclaves, et il commençait à se dégoûter de la triste arrogance d’un affranchi qui se méconnaissait.
XLIII. §
Il y eut un moment où, à travers les propos de la ville, on remarqua la confiance que l’on avait dans ces deux personnages.
[p. 63]Il se répand un bruit tumultueux que les Parthes renouvellent leurs entreprises sur l’Arménie, et que Rhadamiste, qu’ils ont chassé, las d’une souveraineté si souvent acquise et perdue, renonce à la guerre ; et l’on disait, dans une capitale où l’on se plaît à discourir (TACIT., loc. cit. ; Annal, lib. XII, cap. vi) : « Comment un prince à peine sorti de sa dix-septième année pourrat-il soutenir un tel fardeau ?… Quel espoir pour l’État, qu’un adolescent en tutelle sous une femme !… Ses instituteurs dirigeront-ils les batailles, les siéges, et les autres opérations de la guerre ?… Cependant ce serait pis encore, si ces soins étaient tombés sur un imbécile affaibli par les années, et subjugué par des esclaves… Mais une expérience qui s’étend à beaucoup d’objets, a déjà distingué Sénèque et Rurrhus 89. »
Il se présenta une autre circonstance où le philosophe, par sa présence d’esprit, tira de perplexité et l’empereur et les assistants, dans une occasion où la dignité de César et l’honneur de la république paraissaient compromis. Les ambassadeurs d’Arménie haranguaient Néron : Agrippine s’avance, disposée à monter sur le tribunal, et à présider à ses côtés. On reste immobile et muet ; on ne sait quel parti prendre90. Alors Sénèque s’approche de l’oreille du prince, et lui dit : « Allez au-devant de votre mère. » Mais une femme d’esprit ne se trompe point à cette marque de respect ; une femme hautaine en est blessée, une femme vindicative s’en souvient.
Cette cérémonie m’en rappelle une autre : c’est l’audience publique que Néron accorde à Tiridate. Ce prince met un genou en terre, et dit à César : « Seigneur, un descendant d’Arsacès, le frère des rois Vologèse et Pacorus, se déclare votre esclave. Je viens vous rendre, comme à mon Dieu, les mêmes hommages. qu’au Soleil. Mon rang sera celui que vous me marquerez : car vous me tenez lieu de la fortune et du destin. »
Il n’y a que la bassesse de ce discours qui puisse excuser l’insolence de la réponse de Néron :
« Je vous félicite d’être venu jouir de ma présence. Ce trône que votre père n’a pu vous laisser, sur lequel les efforts de vos [p. 64] frères ne vous ont pas soutenu, je vous le donne. Je vous fais roi d’Arménie, afin que vous sachiez, eux et vous, que je puis, quand il me plaît, ôter et accorder des couronnes. »
Dans quelle abjection ces orgueilleux Romains avaient plongé l’univers ! Que serions-nous, si cette tyrannique puissance avait duré ? Barbares, accourez et rompez les fers des nations futures.
Un des hommes les plus sages que Rome ait produits disait: « Si les rois sont des bêtes féroces qui dévorent les peuples, quelle bête est-ce donc que le peuple romain qui dévore les rois ? »
XLIV. §
Sénèque parvint au consulat sous Néron, s’il faut s’en rapporter à un sénatus-consulte daté des calendes de septembre, sous le consulat d’Ànnæus Sénèque et de Trébellius Maximus. On prétend qu’ils ne furent l’un et l’autre que subrogés aux consuls ordinaires : mais qu’importe ce fait à la gloire de Sénèque, plus honoré dans la mémoire des hommes par une page choisie de ses ouvrages, que par l’exercice des premières dignités de l’Empire, surtout sous un Tibère, un Caligula, un Claude, un Néron ; dans un temps et dans une cour où les grandes places confondant les honnêtes gens avec les fripons, les noms les plus distingués avec la vile populace, les ineptes et les gens instruits, il y avait moins de courage à les dédaigner qu’à les accepter ; et où ce que l’on pouvait s’en promettre de plus avantageux dépendait de quelque circonstance qui vous en délivrât par un exil honorable ou par une mort glorieuse ?
Que Sénèque ait ou n’ait pas obtenu le consulat, il est constant qu’au retour de son exil, il parut avec l’éclat de la haute faveur, et bientôt après avec celui de la grande opulence.
XLV. §
« Mais que faisaient à la cour d’un Claude, dans le palais d’un Néron, un Rurrhus, un Sénèque ? étaient-ils à leur place ? »
Hélas ! non : mais c’était au temps et à l’expérience à leur apprendre que l’élève qu’on leur avait confié n’était pas digne de leurs soins ; que l’empereur qu’ils approchaient ne méritait [p. 65] ni leur attachement, ni leurs leçons, ni leurs services, ni leurs conseils.
« Mais pourquoi s’enfoncer dans l’antre de la bête ? »
J’observerai d’abord que Néron régna douze ans, et qu’il fut pendant les cinq premières années un excellent empereur. Ensuite je demanderai si le philosophe n’avait pas bien mérité du peuple romain, en lui épargnant cinq années de calamité, et si un prodige aussi étonnant ne suffisait pas pour soutenir son espoir et prolonger sa patience. Puis j’inviterai le petit nombre de lecteurs qui se piquent d’impartialité, de peser mûrement la réponse qui me reste à faire à ce reproche et à quelques autres tant de fois répétés.
XLVI. §
Sénèque fut appelé à la cour de Néron sur l’éclat de ses talents et de ses vertus, par une femme ambitieuse qui avait à se réconcilier avec la nation, et à qui toute la rigidité des principes du philosophe était mal connue, ou qui s’était promis de la briser. Lorsqu’il cessa d’être l’instituteur du souverain, il en devint le ministre. Ce sont deux rôles qu’il est important de distinguer. Il ne se hâta point de désespérer d’un jeune prince qu’il avait placé et qu’il se promettait de ramener au rang des grands souverains. Qui est-ce qui ignore que le véritable attachement a sa source dans les soins qu’on a pris, et dans les services qu’on a rendus91 ? Qui est-ce qui ne connaît pas la longue persévérance avec laquelle un père attend le retour d’un enfant égaré ? Le cœur d’un instituteur vertueux pour son élève est le même que celui d’un père pour son enfant ; et si l’élève est empereur, s’il tient en. ses mains le bonheur et le malheur de l’univers, un crime, j’ose en faire la question, le plus grand des crimes, amené par un fatal enchaînement de circonstances où il faut qu’une mère périsse par son fils, ou le fils par sa mère, suffirat-il pour affranchir l’instituteur de ses fonctions, le ministre de ses devoirs ? Je vois l’homme honnête et sensible se désoler, [p. 66] s’éloigner, tourner ses regards en arrière, s’arrêter, revenir sur ses pas, et craindre de se retirer trop tôt. L’homme pénétrant sent l’importunité de sa présence et de ses conseils : l’homme ferme garde son poste, voit approcher sa perte, et la brave ; il n’a recouvré sa liberté qu’au moment d’une disgrâce évidente, la veille de sa mort. C’est ce que fit Sénèque. Mettez-vous à la place du philosophe, de l’instituteur et du ministre, et tâchez de vous conduire mieux que lui.
« Comme il est aisé à ceux qui sont au rivage d’où ils contemplent oisivement quelque maître pilote combattant la fureur des vents et des flots, de dire : Cet homme-là devrait gouverner sa barque d’autre façon ; tandis que, s’ils avaient en main le timon, ils se trouveraient sans comparaison plus empêchés, ou même feraient un triste naufrage : ainsi arrive-t-il que plusieurs pensent que Sénèque n’a philosophé que par livres. Pour moi, je l’estime autant et plus philosophe d’effet que de nom… » Et ce n’est pas Montaigne qui s’exprime ainsi, comme on pourrait en avoir le soupçon.
« La retraite ou la vérité pouvait certes lui coûter la vie ; mais à quoi sert donc la philosophie, si ce n’est dans les moments périlleux ? »
Elle sert à se soustraire au péril, selon que le bien général, le bien particulier, et même quelquefois son propre bien l’exigeront ; et c’est là ce qui distingue le sage de l’insensé.
« La philosophie consiste-t-elle à prêcher aux autres l’inflexibilité de la vertu, le mépris de la vie, et à s’en dispenser soi-même ? »
Le philosophe qui donne le précepte sans l’exemple, ne remplit que la moitié de sa tâche. Sénèque écrivit, vécut et mourut comme un sage. Ce n’est pas le sentiment de Suilius et de ses disciples, mais c’est celui de Tacite.
« Il ne faut pas prêcher aux autres ce qu’on est incapable de faire. »
J’ai dit assez d’absurdités en ma vie pour m’y connaître, et j’aurais bien perdu le seul fruit que j’en pouvais tirer, si cette maxime ne m’en paraissait pas une bien conditionnée. Il faut prêcher aux autres tout ce qui est bon et louable, qu’on en soit incapable ou capable.
Ne nous prêche-t-on pas d’être grands penseurs, grands [p. 67] écrivains, hommes excellents ? Et nos prédicateurs ont-ils ces qualités ? Si par hasard ils né les avaient pas, faudrait-il pour cela leur attacher des cadenas aux lèvres ? On instruit par le précepte, on instruit par l’exemple ; chacune de ces leçons a son avantage. Heureux celui qui peut nous les présenter toutes deux, et qui, doué du talent d’Horace, ajoute avec sa modestie : « Si je ne suis pas l’instrument qui coupe, je serai du moins la pierre qui l’aiguise ! » (De Arte pœtica, v. 348.)
L’homme sensé aurait dit à Sénèque : « Quand tu désespérerais de corriger Néron, vis et reste pour le bonheur des contrées dont il t’a confié l’administration. Plus un prince est inappliqué, ignorant, dissolu, faible ou féroce, plus le sage en place est un homme précieux. Parce que tu risques de n’être qu’un moniteur incommode, faut-il que tu cesses d’être un ministre utile ? »
J’ai dit et je continuerai de dire aux hommes publics, lorsqu’ils seront excédés de dégoûts : « Il ne faut pas s’en aller ; il faut être chassé. »
On ne pouvait abandonner trop tôt Néron à sa perversité, sans commettre une faute grave : il n’y en avait aucune à l’abandonner trop tard, à ne lui dire qu’à la dernière extrémité : « Je me lasse de faire des efforts superflus. Sois méchant, puisque tu veux l’être ; je ne m’y opposerai pas davantage. » Oui, si Sénèque eût attendu la mort à côté de son élève, près de son souverain ; si son sang eût arrosé les pieds de Tigellin et de Poppée, je ne l’en admirerais que davantage. L’homme de bien n’est jamais parfaitement inutile ; il meurt toujours trop tôt.
« Mais les amis de Sénèque lui auraient-ils conseillé de rester, au hasard de périr ? »
Je ne doute nullement qu’ils n’eussent été et que Sénèque ne les crût assez généreux pour lui donner ce conseil. Que s’ensuit-il ? précisément le contraire de ce qu’on en infère : qu’ils n’en étaient que plus dignes qu’il se conservât pour eux.
« Sénèque, tu n’obtiendras rien de Néron, ni pour les autres ni pour toi. »
Pour faire le bien, un ministre des provinces a mille occasions par jour où le consentement de César lui est inutile ; tout autant pour prévenir ou réparer le mal : c’est la prérogative inséparable de son poste. Les amis, les parents, les bons [p. 68] citoyens qui avaient été attachés au philosophe, ne furent persécutés qu’après sa mort.
On s’écriera : « Combien Sénèque est heureux ! ses yeux n’ont pas vu ce forfait. »
Et pourquoi ne se serait-on pas écrié : « Quel malheur que Sénèque ne soit plus ! Hélas ! peut-être que ce forfait n’eût pas été commis. »
« S’il se commet un forfait, on dira : Sénèque ne l’a-t-il point approuvé ? »
Sénèque ! un homme célèbre par ses talents, ses mœurs, sa famille, ses dignités, ses liaisons ! D’ailleurs, que lui auraient importé les propos du vulgaire ? c’était à sa conscience à le conseiller, à l’accuser ou à l’absoudre.
« Mais il ne fut jamais permis de mépriser une accusation ignominieuse. »
Il y eut autrefois à Tarente un petit génie, une espèce de philosophe, appelé Pythagore ; à Utique, un certain Caton ; dans l’Église, je ne sais quel apôtre, nommé Paul, qui prononcent exactement le contraire.
Mettons-nous un moment à la place de Novius Priscus, de Pauline, de Méla, de Gallion, d’un parent, d’un ami, d’un client, de quelques-uns de ceux que le ministre exposait par sa mort ou par sa retraite, et demandons-nous s’il nous arriverait d’appeler du nom de bassesse la ferme résolution de garder son poste, et de songer à notre salut. Quelle que soit notre réponse, voici la pensée de Sénèque, à qui je ne prête point ici des sentiments qu’il n’eut pas ; il dit : « Je crois avoir plus fait pour mes amis d’allonger ma vie, que si je fusse mort pour eux.
« Je n’ai pas considéré combien résolument je pouvais mourir, mais combien irrésolument ils le pouvaient souffrir.
« Je me suis contraint à vivre, et c’est quelquefois magnanimité que de vivre. »
Tel est le langage de sa philosophie et de son cœur ; telle fut la règle de sa conduite.
Lorsqu’à travers le prestige de quelques signes de vertu, Sénèque et Burrhus eurent démêlé dans Néron un germe de cruauté et d’autres vices prêts à éclore, ils s’occupèrent, sinon à l’étouffer, du moins à en retarder le développement.
« Mais cette funeste découverte ; ils ne tardèrent pas à la [p. 69] faire. On lit dans le vieux scoliaste de Juvénal92, que Sénèque disait en confidence à ses amis que le lion reviendrait promptement à sa férocité naturelle, s’il lui arrivait une fois de tremper sa langue dans le sang. Ils se déterminèrent donc à élever, à rester à côté d’une bête féroce. »
Que prouve évidemment ce passage ? C’est qu’au moment du pronostic la langue du tigre n’était pas encore ensanglantée. Serait-ce donc un reproche à faire à Sénèque et à Burrhus, que de l’avoir enchaînée pendant cinq ans ? Interrogeons le philosophe avant que de le juger : « Sénèque, qu’as-tu fait de Néron ?
- — J’en ai fait tout ce qu’il était possible d’en faire. J’ai emmuselé l’animal féroce ; sans moi, il. eût dévoré cinq ans plus tôt. »
Mais qui est-ce qui sera assez hardi pour marquer aux instituteurs d’un souverain, au ministre d’un grand empire, à un Sénèque, à un Burrhus, le moment où il leur convient de quitter leur poste ; au sage, le moment où il lui convient de mourir93 ?
Pélopidas disait à ses amis, à ses soldats désolés autour de son lit funéraire : « La vraie gloire ne consiste ni à mourir, ni à vivre ; mais à bien faire l’un et l’autre. »
« Mais puisque Sénèque reste à la cour après les beaux jours de Néron, donc il a eu quelque complaisance pour le vice et pour le crime ? »
Puisque Burrhus reste à la cour après les beaux jours de Néron, donc il a eu quelque complaisance pour le vice et pour le crime. Puisque Thraséas a pris et gardé la robe sénatoriale pendant le long avilissement de la magistrature, donc il en a partagé la bassesse et les vices. Fénelon, Montausier, Bossuet ont fait un long séjour dans une cour voluptueuse et dissolue : [p. 70] donc ils ont approuvé les mauvaises mœurs, donc ils ont eu quelque complaisance pour la dépravation. Avec cette logique, combien on outragerait d’hommes vertueux et d’honnêtes femmes qui habitaient la cour sous le règne suivant !
Après avoir lu ce qui précède, un citoyen aussi justement révéré par ses talents qui l’ont conduit aux grandes places, que par les vertus qui l’y désignaient94, me disait : « Avec tout cela, ne vous promettez pas de justifier Sénèque aux yeux de tout le monde… » Je suis bien loin de cette prétention, lui répondisje. Lorsque j’exhumais le philosophe, j’entendais les cris que j’allais exciter. C’est clans une cinquantaine d’années, c’est lorsque je ne serai plus, qu’on rendra justice à Sénèque, si mon apologie me survit.
Sénèque et Burrhus sont deux soldats en sentinelle qui doivent garder leur poste jusqu’à ce que la mort vienne les en relever ; ce qu’ils firent. Et ce qui me confond, c’est la légèreté avec laquelle des hommes frivoles prescrivent des règles de conduite à des personnages d’une prudence consommée, et placés dans la plus orageuse des cours ; et cela, sans en connaître les intrigues secrètes, les brigues, les mouvements, les caractères, les vues, les intérêts, les craintes, les espérances, les projets qui changent avec les circonstances, les circonstances qui changent d’un jour à l’autre ; sans que leurs fausses conjectures sur ce qui se passe à deux lieues des bords de la Seine leur inspire la moindre incertitude sur ce qui s’est passé il y a deux mille ans sur les rives du Tibre. Ils parlent, non comme s’ils étaient sous le vestibule de la maison dorée, mais dans le boudoir de Poppée. Qu’ils parlent donc, puisqu’ils trouvent des auditeurs assez patients pour les écouter, et un apologiste assez imbécile pour leur répondre95.
XLVII. §
Dans l’impossibilité d’inspirer au prince dissolu l’austérité de mœurs qu’ils professaient, ses instituteurs essayèrent96 de substituer à la fureur des voluptés illicites et grossières le goût des plaisirs délicats et permis. Mais quels pouvaient être le fruit de leur exemple et l’effet de leurs discours sur un prince mal né, et d’ailleurs environné d’esclaves corrompus et de femmes perdues, qui en applaudissant à ses penchants, lui peignaient Sénèque et Burrhus comme deux pédagogues importuns ; l’un, plus fait pour pérorer dans l’ombre d’une école, que pour être admis à l’intimité d’un empereur ; l’autre, plus propre à commander dans un camp à la soldatesque, qu’à représenter dans un palais ?
Pline l’Ancien dit qu’il eût été moins affligeant de voir Néron consulter les esprits infernaux que les favorites. Ce qu’il y a d’hommes pervers dans une cour se pressent autour d’elles, fléchissent le genou devant elles ; et elles avilissent tout ce qui les approche. Elles sont protectrices-nées des scélérats, persécutrices infatigables des honnêtes gens. Assises sur le trône à côté du maître, il y a deux autorités : elles ont leur parti, leur, conseil, leurs audiences ; l’empire du souverain, est moins tyrannique, moins capricieux que le leur. Elles plient à leur gré la volonté de leur amant, elles déposent les ministres, elles donnent des généraux aux armées, elles en tracent la marche sur une carte avec des mouches, et vingt mille hommes sont égorgés.
Dans un État purement monarchique, tel que la France, une maîtresse avare ou dissipatrice ruine le peuple. Dans une monarchie limitée, où l’autorité du peuple tempère celle du roi, une maîtresse avare ou dissipatrice qui le ruine, le rend esclave de ses sujets.
Soit par curiosité, par esprit d’intrigue, par intérêt ou par vanité, en tout temps, mais surtout dans les circonstances orageuses, les femmes cherchent à captiver les chefs de parti. Le cardinal de Retz n’était pas beau ; cependant il n’y eut presque [p. 72] pas une femme qui ne cherchât à lui plaire, et la reine même disait de lui qu’on n’était jamais laid quand on avait les dents belles.
XLVIII. §
Octavie, avec toutes ses qualités estimables, les conseils de Sénèque et de Burrhus, et l’appui d’Agrippine, ne put ou fixer l’inconstance ou vaincre la répugnance et échapper au dégoût de Néron. Il accorde sa confiance à deux jeunes infâmes d’une rare beauté (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xii), Othon et Sénécion, liés entre eux d’une amitié suspecte. Il se prend de fantaisie pour une affranchie nommée Acte. Agrippine. est instruite de cette intrigue : elle éclate, elle crie qu’une vile créature est devenue son égale ; une esclave sa belle-fille. Par ses fureurs déplacées, elle aliène l’esprit de son fils ; et Sénèque, à qui le prince semble se livrer dans cette conjoncture, jouit d’une confiance et d’une autorité qu’il partageait avec elle. Sa position n’en devint que plus difficile : ramener l’empereur à Octavie, la tentative était honnête, mais inutile : approuver sa passion pour Acté, cela ne convenait ni à son caractère ni à ses fonctions ; cependant l’instituteur, plus prudent que la mère, la regarda comme un frein qui modérerait, du moins pour un temps, la fougueuse intempérance du jeune homme et sauverait du trouble et de l’ignominie les plus illustres familles 97.
Mais il fallait dérober, soit à Agrippine, soit a, Octavie, soit au peuple, cette basse inclination ; en conséquence, Annæus Sérénus (Id. ibid., cap. xiii) se prêta à un rôle singulier : ce fut de feindre du goût pour Acté, et de prendre sur lui la profusion du souverain.
« Sérénus, ami de Sénèque ! »
Oui, ami de Sénèque. Qu’en concluez-vous ? Que Sénèque eut des liaisons d’amitié avec un homme de cour. J’en conviens. Mais le philosophe approuvera-t-il la condescendance du courtisan ? Tacite l’en accuse-t-il ? Non.
« Sérénus, intime ami de Sénèque ! »
Oui, intime ami de Sénèque. Ce serait user d’une dialectique assez commode pour nous impliquer dans toutes les fausses [p. 73] démarches de nos amis, et pour déshonorer les hommes les uns par les autres, que d’accuser Sénèque par Sérénus.
« Et comment supposer que Sénèque n’ait pas approuvé la passion du prince ? »
Et pourquoi joindre deux rôles qui peuvent être séparés ? Dans cette circonstance chacun fit le sien : le courtisan en trompant l’œil jaloux d’Agrippine, et l’œil curieux du peuple romain ; le philosophe, en prévenant un inceste par l’entremise de la favorite.
Il y a des circonstances où la conduite du courtisan et du philosophe peut être la même : alors, le courtisan est sage, et le philosophe est prudent ; le motif seul distingue leurs procédés. Quel qu’il soit, le courtisan ne devient pas philosophe, non plus que le philosophe ne devient courtisan. Mais voyons s’il serait si difficile de justifier Sérénus.
XLIX. §
Est-ce par nos mœurs ou par celles du temps qu’il convient d’apprécier les actions ? N’y a-t-il aucune différence entre la vertu d’un siècle et celle d’un autre, entre la vertu de la cour et celle d’un cloître ?
La philosophie se ressent plus ou moins des circonstances. Le duel, qui n’est qu’un atroce assassinat, a-t-il, aux yeux de nos moralistes les plus sévères, cet abominable caractère dans une contrée où, pour un geste, pour un mot, des idées bizarres d’honneur commandent, sous peine d’ignominie, d’égorger ou d’être égorgé ?
Un homme instruit et véridique racontait qu’un pieux fondateur d’ordre, un saint personnage que l’Église a canonisé, consulté par son frère, homme d’épée, sur la conduite qu’il avait à tenir avec un ennemi violent qui l’avait gravement insulté, ne lui dit point : « Tu ne tueras pas ; si l’on t’a frappé sur une joue, tends l’autre ; » mais qu’il se mit à genoux, et que, levant les mains au ciel, il adressa cette prière à Dieu : « Dieu miséricordieux, je te rends grâce de m’avoir conduit dans cet asile où je n’ai point d’injure à craindre ni à venger ; sans cela, l’insolent qui m’aurait outragé serait déjà mort. »
Lecteur, je vous entends, vous condamnez le moine à prendre [p. 74] l’habit du militaire, et le militaire à prendre l’habit du moine ; mais blâmez-vous celui-ci ?
Et comment la philosophie ne fléchirait-elle pas un peu, lorsque la religion et la loi se relâchent de leur raideur ? La discipline ecclésiastique n’arrête plus la femme adultère, la tête échevelée, la face collée contre terre, à la porte du temple, et le ministre de la justice ose prendre sur lui de tempérer la sévérité de la loi contre les duellistes.
Si l’esprit de galanterie devient national, et si la légèreté forme le caractère d’un peuple, la constance de certains engagements également proscrits par la morale austère, la loi civile et la loi religieuse, les rend respectables, et le délit est affaibli par l’influence des mœurs générales.
Mes raisonnements et la conduite de Sérénus déplairont sans doute à des personnages sévères, ou qui, affectant la sévérité, pèsent les actions dans la balance du cloître, qui confondent le vice avec le crime, et qui s’imaginent que des instituteurs gouvernent un élève empereur, comme un gardien de capucins dispose d’un frère lai.
Dans un temps où le souverain pouvait, sans scandale, renfermer dans un sérail sept cents concubines, je doute que nous eussions eu les idées que nous avons de l’adultère et de la fornication.
Vous n’êtes pas un prêtre chrétien, mais un brahmine, et je vous dis : « Vous croyez peut-être que vous rougiriez’ de vous promener dans les rues avec une clochette pendue où vous savez, que vous repousseriez la femme dévote qui s’agenouillerait pour la baiser ; et que si vous étiez invité par quelque jeune et pieuse Indienne à lui faire l’honneur d’entrer dans sa maison, vous balanceriez à laisser vos sandales à la porte. Erreur, monsieur l’abbé98 ; vous les laisseriez tout comme un autre, et là, vous édifieriez à la mode du pays, comme vous édifiez ici à la mode du vôtre. »
Ce n’est plus en France, c’est à Cochin que je vous place, et je vous dis : « Dans ce pays, les prêtres ont persuadé au peuple et au souverain qu’une de leurs prérogatives est de faire goûter aux jeunes mariées les premiers plaisirs douloureux de l’hymen, [p. 75] et vous vous persuadez peut-être que vous vous refuseriez à cette œuvre pie. Erreur, monsieur l’abbé ; à Cochin, comme à Paris, vous auriez toute la ferveur de votre état. »
Dans Athènes, je ne me serais pas fait eumolpide, parce que je ne me suis jamais senti un attrait bien puissant pour le service des autels ; mais j’aurais pris la robe d’Aristote, celle de Platon, ou endossé le froc de Diogène.
Il faut convenir qu’à côté d’un Tibère, un plaisant personnage à supposer, c’est un casuiste de Sorbonne.
J’ignore votre âge ; je n’ai aucune répugnance à vous accorder des mœurs pures. Mais si vous étiez jeune et un peu libertin, et qu’un de nos graves citoyens vous surprît à la chute du jour, la tête enveloppée dans votre manteau, entrant dans un lieu suspect, ou en sortant, vous adresserait-il le divin propos de Caton : « C’est bien fait, mon enfant, persistez dans la sagesse, Macte virtute esto ? Au lieu de vous précipiter sur la femme d’autrui, c’est là qu’il faut aller éteindre la chaleur qui vous tourmente… »
A Rome, aujourd’hui, du moins je m’en suis laissé faire le conte, une jeune fille va à l’église, se confesse, entend la messe, communie, et, au sortir de la sainte table, sa mère l’accompagne dans l’atelier d’un artiste de vingt-deux ans, à qui elle sert de modèle. Toute nue ! Oui, monsieur l’abbé, toute nue.
« Sénèque et Burrhus ne sont-ils pas plutôt deux honnêtes gens que deux vertueux philosophes, lorsqu’ils se prêtent au vice, et qu’ils le condamnent, sans oser l’empêcher ? »
Ils ne se prêtent point au vice ; Sénèque ne donna point à Néron la courtisane Acté, mais il opposa la jalousie de cette femme à la passion d’un fils pour sa mère : c’est un fait qu’il n’est permis ni d’ignorer ni de travestir. Et quand il en serait autrement, quel mal y aurait-il à prévenir un forfait par de l’indulgence pour une faiblesse ? Si Sénèque et Burrhus n’empêchèrent point Néron de répudier Octavie,. c’est qu’ils n’en eurent point le pouvoir : on n’ordonne pas la sagesse à son souverain comme à son enfant.
[p. 76]Il me semble voir un de nos pudiques censeurs arracher la jeune esclave du lit de son maître ; il me semble entendre la mère de celui-ci lui applaudir, l’encourager et lui dire : « Fort bien, chassez cette petite courtisane, et envoyez-moi mon fils, que j’aime tendrement, comme vous savez, afin que je le console et lui pardonne un goût qui me choquait, et qui croisait mes desseins honnêtes. »
L. §
Mais je suppose que, par le plus absurde usage de son éloquence, Sénèque eût fait renvoyer la courtisane et jeté le fils entre les bras de sa mère : alors que n’eût-on pas dit ? et je demande quel est l’homme d’une assez étonnante pénétration pour soupçonner qu’en prévenant un inceste, il accélérerait un parricide ? S’il fallait que Néron couchât avec sa mère, ou qu’il la tuât, je demande de ces deux crimes quel est celui qu’il fallait préférer ? Mais, censeurs, ne vous tourmentez pas autour de ce cas de conscience : ce sont les imprudences d’Agrippine, ce fut son ambition, et non le dégoût de Néron qui la perdirent.
Le fruit de l’innocent artifice de Sénèque est évident, et j’ignore encore, je l’avoue, quel eût été celui d’une conduite opposée, si ce n’est peut-être qu’après avoir couché avec la femme impudique, Néron eût ensuite assassiné la mère ambitieuse : celui qui promena ses regards lascifs sur le cadavre d’Agrippine était capable de ces deux crimes.
Dans cette circonstance, s’il y avait eu quelques reproches à faire à Sénèque et à Burrhus, la furibonde Agrippine les leur aurait-elle épargnés ?
Mais d’où naissent toutes ces puériles difficultés ? De ce que le censeur ne croit pas facilement aux vertus philosophiques. C’est la méfiance intéressée d’un augure. Un autre dira : Ni moi, trop aisément aux vertus sacerdotales ; et ce sera la méfiance d’un philosophe. Pour moi, qui n’ai l’honneur d’être ni philosophe ni augure, je crois facilement aux vertus, et il me faut des preuves bien nettes pour me faire croire aux crimes. Que le censeur soit bon ou méchant, je gagerais bien qu’il s’accommodera de ce tour d’esprit : il convient et à l’homme vertueux qui cherche son semblable, et à l’hypocrite qui cherche une dupe.
[p. 77]L’effronterie, ajoutera-t-il peut-être, est l’apanage d’une certaine profession, et Sénèque était philosophe.
Et Démocrite, et Société, et Platon, et Cicéron, et MarcAurèle l’étaient aussi, et, d’après la réflexion du critique, il est à présumer qu’il ne l’est pas.
Celui qui dîne et soupe du mensonge n’aime pas celui qui prêche la vérité.
Il graverait volontiers sur la tombe de Sénèque les lignes énergiques avec lesquelles l’historien Tacite peint un stoïcien hypocrite. « Il affectait la gravité de la secte stoïcienne, il avait le manteau et la physionomie d’une école honnête ; mais il était perfide, mais il était fourbe, mais cet extérieur imposant masquait l’avarice et la débauche. »
Et voilà l’homme qu’on va reconnaître pour le héros de Tacite ! A-t-on jamais dit plus expressément que cet historien était ou un imposteur ou un sot ? Voilà le personnage que Tertullien et d’anciens Pères de l’Église ont rangé dans la classe des chrétiens de préférence à celle des philosophes, traité d’hypocrite, d’âme insidieuse, de vil usurier et de voluptueux libertin ; et cela avec une intrépidité plus injurieuse encore pour Tertullien et d’anciens docteurs que pour Sénèque et Tacite. Cela serait propre à faire penser que les gens de cette robe détestent plus cordialement encore ceux qu’ils comptent au nombre de leurs ennemis, qu’ils ne s’estiment et se respectent entre eux, et qu’ils tiennent moins à l’honneur de leurs chefs qu’au déshonneur d’un philosophe. Il avait raison, l’honnête incrédule, qui répondait à son prélat, qui lui disait : « Je donnerais bien vingt mille écus pour vous voir au pied de nos autels… » — « Monseigneur en donnerait bien quarante mille pour me savoir en mauvais lieu. »
Si le vice se couvrit quelquefois dans Rome de l’habit du philosophe, il y fut souvent enveloppé du vêtement sacerdotal. En France, ce ne fut ni dans la magistrature, ni dans l’art militaire, ni dans les académies, ni parmi le peuple, que Molière alla chercher le modèle de l’hypocrite. De son temps, le janséniste reconnaissait le jésuite dans Tartufe, et le jésuite y reconnaissait le janséniste ; mais, en le montrant sur la scène le cou oblique, les yeux radoucis, le chapeau rabattu, avec le petit collet et le manteau, le poëte ne laissa point de doute sur l’état du personnage.
[p. 78]Si l’épitaphe que le critique destine à Sénèque ne lui convenait pas, nous lui trouverions encore une place. L’hypocrisie est de toutes les conditions ; mais où ce vice doit-il être le plus commun, si ce n’est clans celle où les mauvaises mœurs seraient le plus scandaleuses ? Si l’on demandait quel était l’uniforme de celui qui disait de l’hypocrisie que c’était un vice dont il ne serait pas difficile de faire l’apologie, s’y tromperait-on ? Quelles étaient les fonctions de ceux que le Christ appelait des sépulcres blanchis ? En nommerait-on d’autres que certains docteurs de la loi ?
Semblable aux séminaires des augures, entre toutes les écoles des philosophes, celle de Zénon devait être la mieux pourvue d’hypocrites ; et semblable encore à nos séminaires, c’est de là que devaient sortir les hommes de la vertu la plus haute et de la méchanceté la plus raffinée.
L’hypocrisie est l’attribut distinctif de la classe, sans être le vice commun de tous les individus qui la composent. Socrate était philosophe, Charles Borromée était prêtre ; et Socrate ne fut point un effronté, ni Charles Borromée un hypocrite.
Mais voulez-vous exposer Socrate à des invectives atroces, à des imputations mille fois réfutées, ressusciter des Anites et des Mélites ? écrivez l’apologie de Socrate. Ceci n’est point une conjecture, c’est un fait. Un pieux et savant ecclésiastique prussien publia, il y a quelques années, la vie de ce philosophe : aussitôt des cris s’élevèrent ; l’on persuada aux peuples que leur pasteur était païen, et le pauvre curé n’eut plus un enfant à baptiser.
Que conclure de tout ce qui précède ? Qu’il fallait exister à Rome, vivre à la cour de Néron, connaître et partager les préjugés populaires, être mêlé dans les intrigues du palais, pour juger sainement une action de l’espèce dont il s’agit. Un philosophe païen n’a pu voir la conduite de Sérénus de l’œil d’un prêtre chrétien.
« Mais je n’existais pas à Rome, et je n’habitai jamais le palais des empereurs. »
Il est vrai ; mais je ne suis point accusateur, je suis apologiste.
« Accusateur ou apologiste, suis-je dispensé d’être juste ? »
Non, mais tout étant égal d’ailleurs, voit-on les mêmes
[p. 79]inconvénients à défendre un accusé qu’à condamner un innocent ?
Cette circonstance de la vie de Sénèque n’est pas la seule où je me sois aperçu que, quelque parti que le philosophe, l’instituteur et le ministre eût pris, il n’aurait pas échappé à la censure de la malignité. Pour moi, qui ne m’estime ni plus vertueux, ni mieux instruit, ni plus circonspect que Sénèque et Burrhus, je présume qu’ils ont fait l’un et l’autre ce qu’il y avait de mieux à faire, et je laisse aux détracteurs le courage et le soin de leur donner des leçons de prudence.
« Mais sous prétexte de sauver l’honneur des familles, ils se déshonorèrent eux-mêmes. »
Lisez Tacite, et vous serez convaincu que ce ne fut point un prétexte, mais une terreur que l’avenir ne justifia que trop. Lisez Tacite, et vous verrez une femme honnête mise à mort pour n’avoir pas voulu accepter la main et partager le lit de Néron.
« Sénèque est le héros de Tacite. »
Voilà un singulier reproche. Oui, le héros de Tacite, son contemporain ; de Tacite, le plus sévère des juges.
Il faut être l’ami d’un Tacite ; c’est par un Tacite qu’il faut être loué. Il ne faut point être loué par les calomniateurs des grands hommes, et il est au moins indifférent d’en être blâmé. Dans la suite, il ne dépendit pas de cette fière Agrippine, mieux conseillée, de descendre à des complaisances, de recevoir Acté, et de rendre son palais l’asile obscur des vices de son fils.
LI. §
Parmi les vêtements les plus somptueux des mères et des femmes des empereurs, parmi leurs plus riches ornements, Néron (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xiii-xiv) ordonne le choix d’une parure qu’on présentera de sa part à Agrippine. Le présent est reçu de mauvaise grâce par cette femme, que la possession du sceptre n’aurait pas dédommagée de l’ambition de gouverner. On impute aux mauvais conseils de Pallas le peu de succès de la parure, et Néron dit de cet affranchi disgracié : Pallas vient d’abdiquer. (Id. ibid. : Non absurde dixisse : Ire Pallantem, ut ejuraret.)
[p. 80]Pallas était l’amant et le confident d’Agrippine99. Alors cette femme ne se connaît plus ; elle se répand en invectives, en menaces, qui retentissent jusqu’aux oreilles du prince: « Britannicus 100 est en âge de régner : c’est le vrai sang de Claude, c’est l’héritier légitime du trône, occupé par un intrus à la faveur d’une adoption, qui n’y est assis que pour outrager sa mère. Je veux, ajoute-t-elle, qu’on divulgue tous les désastres d’une maison infortunée, et mon mariage incestueux, et mes empoisonnements. Grâce à la justice des immortels et à ma prudence, il me reste une ressource : le fils de Claude est vivant ; je le montrerai à l’armée. On entendra d’un côté la fille de Germanicus ; de l’autre, l’estropié Burrhus, l’exilé Sénèque ; celui-là avec son bras mutilé, celui-ci avec son ton de rhéteur, ambitionnant le gouvernement de l’univers… » En parlant ainsi, elle menace du geste, elle accumule imprécation sur imprécation, elle atteste Claude entre les dieux, elle évoque les mânes infernaux de Silanus, elle tire des ténèbres tant de forfaits inutilement commis, elle en appelle la vengeance.
A ce discours, le trouble s’empare de Néron. Britannicus touchait à sa quatorzième année : le nommer le véritable successeur de Claude, c’était le proscrire ; et bientôt il est empoisonné à table (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xvi), au milieu des jeunes convives de son âge, qui se dispersent d’effroi, sous les yeux étonnés d’Agrippine et d’Octavie, sous les yeux immobiles des courtisans, qui les tiennent attachés sur Néron101.
Sous Claude, les délateurs ont un salaire fixé par la loi Papia.
Lorsqu’on a fait une condition publique et avouée de la délation, où est le maître en sûreté contre son esclave, le grand en sûreté contre son souverain ? Il y a des fonctions infâmes, malheureusement nécessaires au bon ordre de la société : elles doivent entrer dans le plan de la police, mais non dans celui de la législation ; et la police bien entendue ne remplira pas les maisons et les rues de scélérats pour garantir les citoyens de quelques-uns.
[p. 81]Sous Néron, une empoisonneuse, Locuste, est protégée, récompensée, tient école et fait des élèves dans son art (SUETON. in Nerone, cap. XXXIII).
LII. §
Mais comment les détracteurs de Sénèque l’impliqueront-ils dans cet horrible événement ? Diront-ils qu’il le conseilla ? non.. Qu’il l’approuva ? non ; mais qu’il composa avec une froideur stoïque l’édit hypocrite qui excusait la précipitation des obsèques du prince : comme si cet édit n’était pas plutôt de la fonction du ministre au département de la ville, que du ministre au département des provinces ; comme s’il s’agissait d’une pièce d’éloquence, et comme, si Néron, que nous entendrons bientôt répondre à Sénèque avec tant de finesse, n’en savait pas assez pour dicter lui-même quelques lignes aussi simples. Mais qu’on lise Tacite (Annal., lib. XIII, cap. xvii), et qu’on juge.
Pour excuser la précipitation des funérailles de Britannicus, l’empereur déclara par un édit que, « suivant le règlement de nos ancêtres, il faut soustraire les morts du premier âge aux regards du peuple, au lieu d’attirer une foule de spectateurs par une pompe et des éloges funèbres ; que, pour lui, privé du secours de son frère, il n’avait d’espérance que dans la république, et que le sénat et le peuple romain devaient redoubler d’attention en faveur d’un prince resté seul d’une maison destinée à gouverner l’univers. »
Une chose qui me surprend toujours également, c’est l’infatigable et cruel acharnement à tourmenter Tacite pour trouver des torts à Sénèque.
LIII. §
La mort de Britannicus annonce à Agrippine ce qu’on peut attenter sur elle.
Dans cette déplorable conjoncture, des personnages qui affectaient une probité scrupuleuse (Id. ibid., cap. xviii), partageant entre eux des palais, des maisons de campagne, ne manquèrent, pas de censeurs. Peut-être Burrhus et Sénèque furent-ils du nombre des gratifiés ; et je m’étonne que les [p. 82] ennemis du philosophe, parmi tant de reproches, aient omis celui-ci. Mais l’historien l’avait prévenu, en nous dévoilant la politique de Néron, qui détournait de sa personne les regards publics, en attachant les yeux de l’envie sur ceux qu’il lui exposait décorés des dépouilles odieuses dont il les forçait de se couvrir102.
« Mais Sénèque faisait peut-être allusion à cette triste circonstance, lorsqu’il disait: Il ne m’est pas toujours permis de refuser ; quelquefois je serai forcé de recevoir un bienfait: un tyran cruel, ombrageux, prompt à s’irriter, regarderait mon refus comme une injure. —Non, Sénèque, non ; le philosophe a dû refuser les dons du tyran. Plus les dons sont illégitimes, plus le refus doit être opiniâtre: il n’y a point de force majeure contre la probité103. »
LIV. §
Agrippine demeure inflexible104 ; elle serre Octavie dans ses bras, tient des assemblées secrètes avec ses confidents, entasse des sommes sur les sommes que son avarice avait accumulées, accueille les tribuns et les centurions, vante les vertus des [p. 83] nobles, les désigne par leurs noms, et semble former un parti et chercher un chef. Néron en est instruit ; il casse la garde militaire attachée, suivant l’usage, à la femme de l’empereur, et la garde de Germanie qu’il y avait ajoutée par honneur pour sa mère ; il l’éloigne, pour la séparer des courtisans ; il la relègue dans un palais précédemment occupé par Antonia ; il ne la visite qu’entouré de centurions, l’embrasse froidement, et la quitte.
Quels étaient donc les projets d’Agrippine ? Ne voulait-elle qu’intimider son fils ? Mais alors pourquoi tenir ces démarches secrètes, et se conduire précisément comme si elle se fût proposé de lui ôter le trône et la vie ?
LV. §
Après la disgrâce de l’impératrice105, sa demeure est déserte ; elle n’est visitée que de quelques femmes amenées par la pitié, par la curiosité, par le plaisir cruel de jouir de son humiliation, par la haine : Julia Silana est du nombre de ces dernières (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xix).
C’était une femme célèbre par sa beauté, sa naissance et ses galanteries ; elle avait autrefois vécu dans l’intimité avec Agrippine ; mais elle s’en était séparée, emportant avec elle un ressentiment profond d’une injure toujours grave entre les femmes106.
Silana aurait peut-être pardonné à Agrippine la rupture de son mariage avec Sextius Africanus, mais non d’avoir réussi dans ce projet, en répétant sans cesse au jeune homme qu’elle n’était plus qu’une vieille débauchée.
Elle suscite contre Agrippine (Id. ibid., cap. xix-xx) deux délateurs ; à des accusations surannées on en ajoute une nouvelle : le projet d’une révolution en faveur de Rubellius Plautus, issu d’Auguste. Cette imposture est mystérieusement confiée à un affranchi de Domitia, tante de l’empereur, et l’ennemie [p. 84] d’Agrippine ; un autre affranchi court pendant la nuit au palais, qui lui était ouvert en qualité de bouffon107, et y porte l’alarme. Le tyran, dont l’inquiétude est irritée par la chaleur du vin, crie : « Qu’elle périsse, et que son Burrhus soit dépouillé surle-champ du commandement de la garde prétorienne. » Burrhus devait ce poste à Agrippine : moins sa reconnaissance était douteuse, plus sa personne était suspecte. Sénèque ne balance pas à prendre la défense de son collègue, et lui sauve l’affront de cette disgrâce108.
Telle est la condition malheureuse des tyrans : ils ne peuvent se confier ni dans les gens de bien, qu’ils éloignent, ni dans les méchants, qui leur restent.
LVI. §
Néron tremblant, et pressé de se délivrer de sa mère (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xx), ne fait grâce à Burrhus, et ne consent au délai de sa vengeance, qu’à la condition qu’on en fera justice sur-le-champ, si le crime est constaté ; ils iront au point du jour l’instruire, et l’interroger ; ils auront des affranchis pour témoins. Qu’elle se justifie, ou qu’elle meure.
On ne peut non plus louer ou blâmer ces deux personnages dans cette circonstance où ils obéissent aux ordres du souverain, qu’on ne pourrait louer ou blâmer aujourd’hui des commissaires du roi dans une affaire de haute trahison. Sénèque et Burrhus auraient mis la tête d’Agrippine en péril, s’ils s’étaient récusés. Il serait horrible, de dire de Sénèque que s’il n’est pas le bourreau de sa souveraine, il en veut être le jugé ; il serait d’une injustice criante de ne pas adresser la même insulte à Burrhus : cependant on a fait l’un et l’autre.
S’il y a de quoi s’étonner, ce n’est pas qu’ils aient accepté la commission que César leur a donnée, c’est qu’entre tant de scélérats qui l’environnaient, qui connaissaient les désirs de son âme sanguinaire, et qui n’auraient pas mieux demandé que de [p. 85] le servir à son gré, il ait choisi deux personnages intègres que le souvenir de bienfaits reçus ne pouvait manquer d’incliner à l’indulgence.
Le refus, en pareil cas, ne peut naître que de la certitude du crime d’un ami qu’on répugnerait à condamner, ou de la crainte politique de nuire à son propre avancement, à sa propre fortune, si l’on osait prendre sa défense.
Sénèque et Burrhus paraissent devant Agrippine. Cette femme conservant toute sa fierté répond (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xxi) : « Je ne m’étonne pas que la tendresse maternelle soit inconnue à une Silana qui n’a jamais eu d’enfant ; une mère ne change pas de fils comme une vile créature sans mœurs change d’amants ; qu’un Iturius, un Calvisius ne voient à la dissipation de leur fortune que la ressource de se vendre à une femme décrépite, il ne s’ensuit pas qu’on puisse me noircir, ni moi, ni mon fils, de l’exécrable projet d’un parricide. Si Domitia ne me le disputait que de tendresse pour Néron, je l’en remercierais ; mais c’est un plan de tragédie qu’elle concerte avec son amant Atimétus et son histrion Paris. Tandis que, par ma politique, Néron est adopté, revêtu de l’autorité consulaire, désigné consul, conduit au trône, que faisait cette femme à Baïes ? des viviers pour l’amusement de mon fils. Qu’on me convainque d’avoir suscité les cohortes de la ville, ébranlé la fidélité des provinces, corrompu des esclaves, proposé le meurtre à des affranchis ; quoi donc, pourrais-je vivre, et Britannicus régner ? Que Plautus, que tout autre devienne le maître, manquerai-je d’ennemis qui m’accusent, non de paroles échappées, dans la colère d’une mère, au délire de sa tendresse, mais de crimes dont on n’obtient le pardon que d’un fils ? »
Ce discours émeut tous les assistants (Id. ibid.) : on s’occupe à la calmer ; elle demande à voir son fils, elle le voit. Il n’est question, dans cette entrevue, ni de son innocence, qu’une apologie indécente pouvait rendre suspecte, ni de ses bienfaits, dont elle ne pouvait parler sans paraître les reprocher : les délateurs sont châtiés, ses amis sont récompensés.
LVII. §
Burrhus et Pallas sont accusés de conspiration. Burrhus conspirer avec l’affranchi Pallas ! Ils sont absous (TACIT. Annal. lib. XIII, cap. XXIII). On fut moins satisfait de l’innocence de Pallas, que blessé de son orgueil: on lui objecte le témoignage de ses affranchis, ses complices ; il répond (Id. ibid.) : « Je ne fais jamais entendre mes volontés, chez moi, que de l’œil et du geste ; s’il faut que je m’explique, je ne converse pas avec mes gens, j’écris. »
LVIII. §
Néron erre la nuit dans les rues de la ville, court les lieux de débauche, force les magasins des marchands, frappe, insulte, est insulté, frappé. L’exemple du souverain accroît la licence : des inconnus s’attroupent, et mettent Rome au pillage. Néron est vigoureusement repoussé par un jeune sénateur, assez étourdi pour reconnaître son souverain, et assez lâche pour se tuer ensuite109. Il était nuit, il n’y avait point de témoin ; la belle occasion perdue !
LIX. §
Voici le moment de faire connaître le seul détracteur de Sénèque, l’homme dont ses ennemis, tant anciens que modernes, n’ont été que les échos.
Un délateur vénal et formidable, un scélérat justement exécré de la multitude des citoyens, un prévaricateur, un concussionnaire, qui ne pardonnait pas à Sénèque le châtiment de ses extorsions : Suilius110, autrefois questeur de Germanicus, chassé [p. 87] de l’Italie par le sénat, et relégué dans une île par l’ordre de Tibère, punition qui parut sévère dans le moment, mais qu’on regarda comme un trait de sagesse de l’empereur, après le rappel du coupable ; un homme que le siècle suivant vit également vénal, plus puissant, et jouissant de l’amitié du prince dont il fit, sans revers, un long et jamais un bon usage.
Suilius avait été humilié, mais ne l’avait pas été au gré de ses ennemis111. Pour achever de l’écraser, on renouvela le sénatus-consulte et la loi Cincia contre la rapacité des avocats. Il se présenta devant les juges, là, se livrant à une audace naturelle, que le grand âge affranchissait de toute retenue, il se déchaîna contre Sénèque (TACIT. Ann. lib. XIII, cap. xlii) : « Il hait, disait-il, les amis de Claude, sous lequel il a souffert un exil bien mérité ; auteur d’écrits frivoles qu’il fait admirer à de jeunes ignorants, il est jaloux de quiconque emploie une véritable et saine éloquence à la défense des citoyens. Suilius a été questeur de Germanicus ; Sénèque, corrupteur de la maison de ce prince. Recevoir de la gratitude d’un client la récompense d’un service honorable, serait-ce donc un plus grand crime que de séduire les filles de nos empereurs ? Par quelle espèce de philosophie, suivant quelles maximes des sages, a-t-il amassé trois cents millions de sesterces en quatre ans ? A Rome, il enveloppe clans ses filets et les testaments et les biens de ceux qui n’ont pas d’héritiers ; ses usures exorbitantes épuisent l’Italie et ses provinces. Suilius jouit d’un bien modique, acquis par son travail ; il bravera l’accusateur, le péril, tout, plutôt que d’aller flétrir une gloire ancienne et légitime aux pieds de ce parvenu. »
Quel est celui qui parle ainsi ? Qui le croirait ? Un impudent enrichi par la délation112, le plus infâme des métiers ; l’auteur de la mort violente d’une foule de citoyens de l’un et de l’autre sexe ; un scélérat dont les crimes appelaient la hache, ou qu’ils envoyaient au roc Tarpéien, et que les lois trop indulgentes reléguèrent aux îles Baléares.
[p. 88]Outre ses prévarications au barreau, il était encore accusé de concussion et de péculat dans son gouvernement d’Asie. Ces délits exigeant de longues informations, et dans des contrées éloignées, on revint sur des forfaits dont les témoins étaient présents113.
C’est ce même Suilius que Messaline, sous le règne de Claude, déchaîna contre Valérius114 et Poppée.
C’est le discours qui précède que les Dion Cassius, les Xiphilins, et la nuée des détracteurs de Sénèque, depuis son siècle jusqu’au nôtre, ont successivement paraphrasé115. Il faut, ce me semble, être tourmenté d’une cruelle répugnance à croire aux gens de bien, pour s’en rapporter aux imputations d’un Suilius, d’un délateur par état, d’un furieux, souillé, accusé, et puni de mille forfaits.
LX. §
Mais instruisons en règle le procès de Suilius.
Suilius est accusé de concussion et de péculat pendant son gouvernement en Asie. Que répond-il ? Rien.
Par ses délations, Suilius a réduit Pomponius à s’engager dans une émeute civile ; Julie, fille de Drusus, et Poppéa Sabina à se tuer : il a fait périr Valérius Asiaticus, Lusius Saturninus, Cornélius Lupus, et une multitude de chevaliers romains ; on lui impute toutes les atrocités du règne de Claude. Que répond-il ? Il répond qu’il n’a fait qu’obéir aux volontés de l’empereur.
Néron lui coupe la parole, et lui réplique que Claude ne fit jamais accuser personne.
Suilius se rejette sur les ordres de Messaline, et on lui demande pourquoi sa voix seule a-t-elle été employée à servir les fureurs d’une femme impudique, et s’il n’est pas juste que le ministre de sa cruauté soit puni des crimes dont il a reçu le salaire ?
[p. 89]D’un côté, un Suilius, un délateur par état, un furieux souillé, accusé, puni de mille crimes ; un malfaiteur dont le témoignage n’aurait pas été admis au tribunal des lois ! De l’autre côté, un Sénèque ! Quoi ! les actions, le caractère, la teneur de la vie d’un scélérat laisseraient son accusation dans toute sa force ? Quoi ! les actions, le caractère, la teneur de la vie d’un homme de bien, malheureusement accusé, ne formeraient aucune présomption en faveur de son innocence ? La méchanceté notoire et la probité reconnue pèseraient également dans les balances de la justice et dans les nôtres ? Cela ne sera point, cela ne se peut, cela n’est point, en notre pouvoir ; il faut qu’une légitime et nécessaire prépondérance devienne la première récompense de la vertu, et le premier châtiment du vice.
« Mais Suilius articulant en présence du prince, du sénat et du peuple, des faits calomnieux, n’eût-il pas été le plus fou des hommes ? »
Et pourquoi ne l’eût-il pas été ? C’était un des plus méchants. Personne ne doutait de l’innocence des liaisons du philosophe avec Julie ; cependant, lorsque ce Suilius le traduisait comme corrupteur de la famille impériale, le peuple, le sénat, le prince entendirent une fausse accusation qui diffamait au moins également et César et le philosophe. La faute de Sénèque aurait été avérée, que l’accusateur n’en aurait pas été moins impudent ; et l’on sera surpris que celui qui osa le plus ait osé le moins116 !
LXI. §
C’est ici que j’ai dit clans la première édition de cet Essai 117 : « Si, par une bizarrerie qui n’est pas sans exemple, il paraissait [p. 91] jamais un ouvrage où d’honnêtes gens fussent impitoyablement déchirés par un artificieux scélérat, qui, pour donner quelque vraisemblance à ses injustes et cruelles imputations, se peindrait lui-même de couleurs odieuses ; anticipez sur le moment, et demandez-vous à vous-mêmes si un impudent, un Cardan, qui s’avouerait coupable de mille méchancetés, serait un garant bien cligne de foi ; ce que la calomnie aurait dû lui coûter, et ce qu’un forfait de plus ou de moins ajouterait à la turpitude secrète d’une vie cachée pendant plus de cinquante ans sous le masque le plus épais de l’hypocrisie ? Jetez loin de vous son infâme libelle, et craignez que, séduits par une éloquence perfide, et entraînés par les exclamations aussi puériles qu’insensées de ses enthousiastes, vous ne finissiez par devenir ses complices. Détestez l’ingrat qui dit du mal de ses bienfaiteurs ; détestez l’homme atroce qui ne balance pas à noircir ses anciens amis ; détestez le lâche qui laisse sur sa tombe la révélation des secrets qui lui ont été confiés, ou qu’il a surpris de son vivant. Pour moi, je jure que mes yeux ne seraient jamais souillés de la lecture de son écrit ; je proteste que je préférerais ses invectives à ses éloges118. Mais ce monstre a-t-il jamais existé ? Je ne le pense pas. »
Ce paragraphe de mon ouvrage a fait un grand bruit ; et j’espère qu’on me pardonnera de quitter un moment mon sujet pour me livrer à une justification qu’on se croit en droit de me demander.
« On a dit que ma sortie s’adressait à Jean-Jacques Rousseau. »
Ce Jean-Jacques, a-t-il fait un ouvrage tel que celui que je désigne ? A-t-il calomnié ses anciens amis ? A-t-il décelé l’ingratitude la plus noire envers ses bienfaiteurs ? A-t-il déposé sur sa tombe la révélation de secrets confiés ou surpris ? Cette lâche et cruelle indiscrétion peut-elle semer le trouble clans des familles unies, et allumer de longues haines entre des gens qui s’aiment ? Je dirai, j’écrirai sur son monument : Ce Jean-Jacques que vous [p. 92] voyez fut un pervers. Censeurs, j’en appelle à vous-mêmes, interrogez ceux qui vous entourent ; bons ou méchants, je n’en récuse aucun.
Jean-Jacques n’a-t-il rien fait de pareil ? Ce n’est plus de lui que j’ai parlé.
Existe-t-il, a-t-il jamais existé un méchant assez artificieux pour donner de la consistance aux horreurs qu’il débite d’autrui par les horreurs qu’il confesse de lui-même ? J’ai protesté que je n’en croyais rien. Censeurs, à qui donc en voulez-vous ? S’il y a quelqu’un à blâmer, c’est vous ; j’ai ébauché une tête hideuse, et vous avez écrit le nom du modèle au-dessous.
Ceux d’entre les gens du monde qui jugent sans partialité, ont dit : Les mémoires secrets dont il est question n’existentils pas ? La querelle est finie. Existent-ils ? Il faut convenir qu’il est fou, qu’il est atroce d’immoler, en mourant, ses amis, ses ennemis pour servir de cortége à son ombre : de sacrifier la reconnaissance, la discrétion, la fidélité, la décence, la tranquillité domestique à la rage orgueilleuse de faire parler de soi clans l’avenir ; en un mot, de vouloir entraîner tout son siècle dans son tombeau, pour grossir sa poussière.
Ils ont ajouté : Ce morceau de l’auteur sur Jean-Jacques, si c’est à lui qu’il s’adresse, est violent. Mais que penser d’un homme qui laisse, après sa mort, des Mémoires où certainement plusieurs personnes sont maltraitées, et qui y joint la précaution odieuse de n’en permettre la publicité que quand il n’y sera plus ; lui, pour être attaqué ; celui qu’il attaque, pour se défendre ? Que Jean-Jacques dédaigne tant qu’il lui plaira le jugement de la postérité, mais qu’il ne suppose pas ce mépris dans les autres. On veut laisser une mémoire honorée ; on le veut pour les siens, pour ses amis, et même peut-être pour les indifférents. Jean-Jacques écrit bien ; mais, par son caractère ombrageux, il était sujet à voir mal : témoin sa haine contre M. D’Alembert, contre Voltaire, et ses procédés avec milord Maréchal, M. Dusaulx, et une infinité d’autres, entre lesquels on pourrait citer l’auteur de l’Essai sur la vie et sur les écrits de Sénèque. C’est ainsi qu’il a perdu vingt respectables amis. Trop d’honnêtes gens auraient tort, s’il avait eu raison..-. Nous désirerions qu’on fixât notre opinion sur un homme que ses plus ardents défenseurs n’absoudraient de méchanceté qu’en [p. 93] l’accusant de folie… Que les Confessions de Jean-Jacques paraissent ou ne paraissent pas, l’auteur n’en aura pas moins employé un temps considérable de sa vie à composer de sang-froid un ouvrage diffamatoire que l’honnêteté d’un dépositaire ou la honte tardive de l’auteur aura lacéré ; il n’en aura pas moins appelé la malédiction du ciel sur le téméraire qui oserait le supprimer. Nous louerons son repentir, mais sa faute n’en sera que plus évidente, et n’en déposera qu’avec plus de force contre le caractère moral du libelliste… Si l’on eût imprimé dans les papiers publics : Jean-Jacques, en mourant, a reconnu l’injustice cruelle qu’il avait commise envers un ami qui lui écrivait : « Et vous croyez en Dieu, et vous porterez ce crime à son tribunal !… » si l’on eût publié qu’en présence d’un nombre de témoins, il avait mis en cendres ses indignes Confessions, ses ennemis se seraient tus, les admirateurs de son talent l’auraient placé parmi les premiers écrivains de la nation, et les fanatiques de ses vertus rangé même sur la ligne des saints, sans que personne eût réclamé, si ce n’est peut-être des envieux de toute vertu par état, et les détracteurs de tout mérite par métier… Si l’auteur de l’Essai sur la vie et les écrits de Sénèque a peu ménagé Jean-Jacques, s’il y a de la véhémence dans son apostrophe, du moins on n’y remarquera pas une présomption plus révoltante que la sévérité, plus insultante que l’injure.
Non, censeurs, non ; ce n’est point la crainte d’être maltraité dans l’écrit posthume de Jean-Jacques qui m’a fait parler. Je vous suis mal connu. Je savais par un des hommes les plus véridiques, M. Dusaulx, de l’Académie des inscriptions, et par d’autres personnes à qui Rousseau n’avait pas dédaigné de lire ses Confessions, que j’étais malheureusement épargné entre un grand nombre de personnes qu’il y déchirait. Cette fois je n’étais que le vengeur d’autrui.
Pour m’assurer de la sublime vertu de Jean-Jacques, on me renvoie à ses écrits ; c’est me renvoyer aux sermons d’un prédicateur, pour m’assurer de ses mœurs et de sa croyance. Cependant j’y consens, mais à la condition que, pour s’assurer de la vertu de Sénèque, les censeurs me permettront de renvoyer tout autre que le fanatique de Jean-Jacques aux écrits de Sénèque et aux Annales de Tacite. Je ne suis pas trop exigeant, ce me semble.
[p. 94]Nous avons chacun notre saint. Jean-Jacques est celui du censeur, Sénèque est le mien ; avec cette différence entre nos saints, que celui du censeur s’est plus d’une fois prosterné secrètement aux pieds du mien ; avec cette différence entre le censeur et moi, que le censeur n’a pas vécu à côté de saint Sénèque, et qu’après avoir fréquenté dix-sept ans clans la cellule de saint Jean-Jacques, à égalité de sens, je dois le connaître un peu mieux que lui. Nous sommes peut-être deux fanatiques ; mais le plus ridicule, si je ne me trompe, est celui qui se moque de son semblable.
LXII. §
Qu’un homme 119 qui n’aurait vécu avec Jean-Jacques qu’un instant, se rendît le garant public, soit du blâme, soit de l’éloge que le disert atrabilaire aurait distribué sur une classe de citoyens que cet homme n’aurait guère fréquentée davantage ; si ce procédé n’était pas une noirceur, ce serait du moins une légèreté de cervelle, une intempérance de langue difficile à pardonner.
LXIII. §
Qu’un autre120, dominé par son enthousiasme, rende un pompeux hommage à la cendre d’un mort, sans s’apercevoir que son oraison funèbre devient la satire de ses propres amis vivants, de citoyens qu’il estime tous, et parmi lesquels il en est quelques-uns qu’il honore ; sa faute serait grave, sans doute ; mais la noblesse du sentiment qui l’animait sollicitera de l’indulgence, et on lui en accordera.
LXIV. §
« Il est lâche d’attaquer Rousseau, parce qu’il est mort. » Sur quoi on demandera si Sénèque est moins mort que
Rousseau, et s’il est plus facile au premier de répondre. « On a fait une lâche injure aux mânes de Rousseau. » On n’a point fait insulte aux mânes de Rousseau, on n’a pu
souffrir que ses mânes insultassent aux vivants. Je ne me [p. 95] reprocherai jamais d’avoir prévenu les effets d’une grande calomnie, au moment où la rumeur générale en annonçait le prochain éclat.
« Jean-Jacques fut le plus éloquent de nos écrivains. »
Je préférerais un petit volume qui contiendrait l’Éloge de Descartes, celui de Marc-Aurèle 121, et quelques pages à choix de l’Histoire naturelle, à tous les ouvrages de Rousseau. S’il fut éloquent, il faut avouer que personne ne fit un plus mauvais usage de l’éloquence.
« Il en fut le plus vertueux. »
Il y en a très-peu d’entre eux que je ne crusse insulter en pensant ainsi.
LXV. §
J’en demande pardon à mon premier éditeur, je fais trèsgrand cas des ouvrages du citoyen de Genève. Il m’objectera ici ce qu’il m’a dit plusieurs fois : qu’il n’y a peut-être pas une idée principale, folle ou sage, qui lui appartienne, que la préférence de l’état sauvage sur l’état civilisé, n’est qu’une vieille querelle réchauffée ; qu’on avait fait cent fois avant lui l’apologie de l’ignorance contre les progrès des sciences et des arts ; qu’on retrouve partout la base et les détails de son Contrat social ; qu’un homme d’un peu de goût ne s’avisera jamais de comparer son Hèloïse avec les romans de Richardson, qu’il a pris pour modèle ; que son Devin du village n’est aujourd’hui que de la très-petite musique ; que, si l’on avait un enfant à élever, on laisserait les idées fausses ou exagérées d’Emile, pour se conformer aux sages préceptes de Locke ; que l’on ne clouta jamais que les langes où nous emprisonnons les nouveau-nés, ne les fissent pâtir, et ne les déformassent ; qu’on lit dans la plupart des moralistes et des médecins122, que les mères [p. 96] exposaient leur santé et manquaient à leur devoir en refusant à leurs enfants la nourriture qui gonflait leurs mamelles, et que c’est autant la fréquence des accidents que l’éloquence de Rousseau qui les a persuadées. Que ces observations soient fausses ou vraies, Jean-Jacques aura toujours entre les littérateurs le mérite des grands coloristes en peinture, dont les productions ne sont pas moins recherchées des amateurs, malgré les incorrections du dessin et les négligences du costume.
Jean-Jacques eût été chef de secte il y a deux cents ans ; en tout temps, démagogue clans sa patrie. Le séjour et la solitude des forêts l’ont perdu : on ne s’améliore pas dans les bois avec le caractère qu’il y portait, et le motif qui l’y conduisait. Ce qui lui est arrivé, je l’avais prédit.
LXVI. §
Mais par quel prodige celui qui a écrit la Profession de foi du vicaire savoyard ; qui a tourné le dieu du pays en dérision, en le peignant comme un agréable qui aimait le bon vin ; qui ne haïssait pas les courtisanes et qui fréquentait volontiers chez les fermiers généraux ; celui qui traitait les mystères de la religion de logogriphes absurdes et puérils, et ses miracles de contes de Peau d’Ane, a-t-il, après sa mort, tant de zélés partisans dans les classes de citoyens le plus opposées d’intérêt, de sentiments et de caractère ?
La réponse est facile : c’est qu’il s’était fait anti-philosophe ; c’est qu’entre ses fanatiques, ceux qui traîneraient au bûcher [p. 97] l’indiscret qui aurait proféré la moitié de ses blasphèmes, haïssent plus leurs ennemis qu’ils n’aiment leur Dieu ; c’est qu’entre ses fanatiques, ceux qui n’accordent aux opinions religieuses ni grande certitude, ni grande importance, haïssent encore moins les prêtres que les philosophes ; c’est que nombre de vieilles dévotes ont été, comme de raison, de l’avis de leurs directeurs ; c’est que nombre de jeunes femmes ont été séduites par la chaleur de ses peintures voluptueuses ; c’est qu’entre les gens du monde la plupart ont oublié son traité de l’Inégalité des conditions, ou le lui ont pardonné en faveur de son aversion pour des moralistes sévères qu’ils redoutent, pour d’insolents et tristes penseurs qui osent préférer les talents et la vertu à l’opulence et aux dignités ; c’est qu’entre les hommes de lettres, quelques-uns par esprit de religion politique, d’autres par adulation, ont dû faire cause commune avec des protecteurs puissants dont ils attendent des grâces, et que ceux à qui le caractère et la morale pratique de Jean-Jacques étaient le mieux connus, n’en prisaient pas moins son talent, et se confondaient avec ses admirateurs.
« Mais, après avoir vécu vingt années avec des philosophes, comment Jean-Jacques devint-il anti-philosophe ? »
Précisément comme il se fit catholique parmi les protestants, protestant parmi les catholiques, et qu’au milieu des catholiques et des protestants il professa le déisme ou le socinianisme.
Comme il écrivait dans la même semaine deux lettres à Genève, par l’une desquelles il exhortait ses concitoyens à la paix, et par l’autre, il soufflait dans leurs esprits la vengeance et la révolte.
Comme il plaida la cause des Iroquois à Paris, et comme il eût plaidé la nôtre dans les forêts du Canada.
Comme il écrivit contre les spectacles, après avoir fait des comédies.
Comme il prétendit que nous n’avions point, que nous n’aurions jamais de musique, lorsque nous croyions en avoir une, et que nous en avions une, lorsqu’il était presque décidé que nous n’en aurions jamais.
Comme il se déchaîna contre les lettres, qu’il avait cultivées toute sa vie.
[p. 98]Comme il calomnia l’homme qu’il estimait le plus, après avoir avoué son innocence, et comme il le rechercha après l’avoir calomnié.
Comme, en prêchant contre la licence des mœurs, il composa un roman licencieux.
Comme, après avoir mis les jésuites à la tête des moines les plus dangereux, il fut sur le point de prendre leur défense, lorsque l’autorité civile les eut bannis du royaume, et l’autorité ecclésiastique retranchés du corps religieux.
Il me protestait un jour qu’il était chrétien. « Je le croirais volontiers, lui répondis-je ; vous êtes chrétien comme JésusChrist était juif.
- — Que peu s’en fallait qu’il ne crût à la résurrection.
- — Vous y croyez comme Pilate, lorsqu’il demandait si JésusChrist était mort. »
Lorsque le programme de l’Académie de Dijon parut, il vint me consulter sur le parti qu’il prendrait. « Le parti que vous prendrez, lui dis-je, c’est celui que personne ne prendra. —Vous avez raison, » me repliqua-t-il.
Ce qu’il a écrit à M. de Malesherbes, il me l’a dit vingt fois : « Je me sens le cœur ingrat ; je hais les bienfaiteurs, parce que le bienfait exige de la reconnaissance, que la reconnaissance est un devoir ; et que le devoir m’est insupportable. »
« Mais pourquoi cette habitude de dix-sept ans, dans la cellule d’un moine qu’on méprise ? »
Demandez à un amant trompé la raison de son opiniâtre attachement pour une infidèle, et vous apprendrez le motif de l’opiniâtre attachement d’un homme de lettres pour un homme de lettres d’un talent distingué.
Demandez à un bienfaiteur la raison de son attachement ou de ses regrets sur un ingrat, et vous apprendrez qu’entre tous les liens qui serrent les hommes, un des plus difficiles à rompre est celui du bienfait dont l’amour-propre est flatté.
« Mais est-il bien d’attendre la mort de l’ingrat, du méchant, pour s’expliquer sur sa méchanceté ? »
Sans doute, lorsque sa méchanceté lui survit, et que, morto il serpente, non è morto il veleno. Sans doute, lorsque la plainte eût entraîné, de son vivant, des éclaircissements [p. 99] nuisibles à la réputation et au repos d’un nombre de gens de bien.
« Et qui est-ce qui nous garantira ce que vous avancez, à présent que le vrai contradicteur ne subsiste plus ? »
Vingt, trente témoins honnêtes et non récusables, dont les voix se sont élevées au moment où elles ont pu se faire entendre sans fâcheuses conséquences ; au moment où il fallait s’opposer à la méchanceté la plus raffinée, si l’on ne voulait pas en partager la noirceur.
LXVII. §
Rousseau n’est plus. Quoiqu’il eût accepté de la plupart d’entre nous, pendant de longues années, tous les secours de la bienfaisance et tous les services de l’amitié, et qu’après avoir reconnu et confessé mon innocence, il m’ait perfidement et lâchement insulté, je ne l’ai ni persécuté ni haï. J’estimais l’écrivain, mais je n’estimais pas l’homme ; et le mépris est un sentiment froid qui ne pousse à aucun procédé violent. Tout mon ressentiment s’est réduit à repousser les avances réitérées qu’il a faites pour se rapprocher de moi : la confiance n’y était plus.
Je n’en veux point à sa mémoire : mais si Jean-Jacques fut un homme de bien, on en pourrait conclure, et les méchants en ont conclu, qu’il avait été longtemps entouré de pervers. Luimême, en plusieurs endroits de ses ouvrages, a suggéré cette conséquence à la malice de son lecteur ; et plus il est devenu célèbre par son talent et l’austérité prétendue de ses mœurs, plus il me semblait important de rompre le silence.
Ce n’est point une satire que j’écris, c’est mon apologie, c’est celle d’un assez grand nombre de citoyens qui me sont chers ; c’est un devoir sacré que je remplis. Si je ne m’en suis pas acquitté plus tôt, si je n’entre pas ici dans un détail de faits sans réplique, plusieurs d’entre ses défenseurs connaissent mes raisons, les approuvent, et je les nommerais sans balancer, s’il leur était permis de s’expliquer avec franchise, sans tomber dans une criminelle indiscrétion. Mais Rousseau lui-même, dans un ouvrage posthume où il vient de se déclarer fou, orgueilleux, hypocrite et menteur, a levé un coin du voile : le temps [p. 100] achèvera, et justice sera faite du mort, lorsqu’on le pourra sans affliger les vivants. Pour moi, j’ai dit tout ce que je pouvais dire sans m’exposer à des reproches, et je n’y reviendrai plus. Je rentre dans Rome, et je reprends le journal de mes lectures 123.
LXVIII. §
La paix règne entre l’empereur et sa mère, jusqu’au moment de l’intrigue de Néron avec Poppée. « De tous les avantages qu’une femme peut avoir124, il ne manquait à celle-ci que la vertu125. Sa mère, la plus belle des Romaines de son temps, lui avait transmis ses attraits avec sa noblesse. Sa fortune était assortie à sa naissance, sa conversation aimable et polie, son esprit agréable et même juste ; elle cachait sous un front modeste le goût effréné du plaisir. Elle se montrait rarement en [p. 101] public, mais toujours le visage à demi voilé, et laissant un aiguillon à la curiosité du désir. Sans aucune distinction des personnes, le seul intérêt disposait de ses faveurs. » Je n’aurais point parlé de cette femme, née pour le malheur de son siècle, la seule maîtresse aimée de Néron, et la plus redoutable ennemie d’Agrippine, sans les excès auxquels se porta celle-ci pour soutenir son crédit et ruiner celui de sa rivale, et sans le rôle difficile de Sénèque dans ces conjonctures critiques.
Je ne me persuaderai jamais que ni Burrhus126 ni Sénèque aient approuvé le renvoi d’Octavie ; mais un soupçon dont j’aurai peine à me détendre, c’est qu’ils n’aient ressenti une satisfaction secrète à trouver dans la faveur de Poppée un contre-poids127 à l’autorité d’Agrippine. Avec tout le mépris possible pour le vice, l’indignation la plus vraie contre le crime, on ne s’en dissimule pas les avantages passagers.
« Poppée était mariée à un chevalier romain, Rufus Crispinus. Othon, las de ne la posséder que par un commerce de galanterie, l’enleva à Crispinus et devint son époux. Soit imprudence, soit ambition, il vante à Néron les grâces et l’esprit de sa femme (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. XLVI). S’il eût eu le projet de l’en rendre amoureux, il ne s’y serait pas pris autrement. L’empereur est introduit auprès de Poppée : elle feint d’être éprise des charmes du prince128 ; elle n’y saurait résister. Lorsqu’elle s’en est assuré la conquête, elle devient capricieuse ; elle met en jeu toutes les ruses, toute la coquetterie d’une courtisane consommée. Après une ou deux nuits129, si Néron veut la retenir, elle se répand en éloges de son mari, elle tient à [p. 102] son état. C’est Othon qui sait allier l’élévation des sentiments à la magnificence ; c’est dans Othon qu’on est frappé de la dignité d’un souverain : Néron, passionné pour une esclave, a contracté, dans la familiarité d’une Acte, un petit esprit, les sentiments vils et intéressés d’une créature de cet état. »
Son projet était d’amener le divorce d’Octavie et d’épouser Néron : mais quel espoir de succès du vivant d’Agrippine ? Elle s’occupe à lui rendre sa mère odieuse et suspecte ; elle joint la raillerie aux accusations (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. i). « Vous êtes un empereur, vous ? vous n’êtes qu’un enfant qu’on mène à la lisière… Si Agrippine ne veut pour belle-fille qu’une ennemie de son fils, qu’on rende Poppée à son époux ; qu’on les exile tous deux : il me sera moins fâcheux d’apprendre au bout de l’univers la honte dont on couvre le souverain que d’en être témoin130. » Ce discours artificieux est suivi de larmes plus artificieuses encore.
LXIX. §
Les extorsions et l’avidité des publicains excitent des cris (Id. ibid., lib. XIII, cap. L et LI) ; Néron est tenté de supprimer tout impôt. A Rome, cette seule action eût balancé bien des crimes aux yeux de ses sujets, aux yeux même de la postérité ; les énormes revenus des provinces, sagement économisés, auraient satisfait aux dépenses publiques.
Mais au moment où il se propose de soulager le peuple écrasé, il fait déclarer, par une loi, qu’il suffira d’être accusé dans ses paroles ou dans ses actions pour subir la poursuite du crime de lèse-majesté (SUETON. in Neron., cap. xxxii) ; et la vie des personnes n’est plus en sûreté, et il n’y a plus de fortune qu’on ne puisse envahir.
On a dit qu’il n’y avait point de grand génie sans une nuance de folie131 : cela me paraît du moins aussi vrai de toute grande scélératesse ; et, sans quelques exemples subsistants du contraire, j’en dirais autant de la puissance illimitée.
S’il n’est point de gouvernement où des circonstances [p. 103] urgentes n’exigent l’infraction des lois naturelles, la violation des droits de l’homme et l’oubli des prérogatives des sujets, il n’y en a point où certaines conjonctures n’autorisent la résistance de ceux-ci ; d’où naît l’extrême difficulté de définir et de circonscrire avec exactitude le crime de haute trahison. Qui est-ce qui se rendit coupable du crime de lèse-majesté ? fut-ce les Romains ou Néron ?
A chaque ligne de ses sages instructions aux députés pour la confection des lois, l’habile et grande souveraine du Nord dit, du crime de lèse-majesté, qu’elle n’y croit pas. Il faut montrer de la sécurité quand on en jouit ; il en faudrait montrer bien davantage, si l’on n’en jouissait pas. C’est la conscience du despote qui lui inspire, c’est sa terreur qui lui dicte ces édits qui n’apprennent à la nation qu’une chose : c’est que son oppresseur connaît le sort qu’il mérite, et qu’il a peur. Si le prince est bon, ces édits sont inutiles ; s’il est méchant, ils sont dangereux : la vraie cuirasse du tyran, c’est l’audace.
LXX. §
On lit dans Suétone (In Néron., cap. xxviii. Confer quœ TACIT. Annal., lib. XIV, cap. ii) que Néron conçut de la passion pour sa mère, et qu’il n’allait point en litière avec elle sans que ses désirs incestueux ne laissassent des traces indiscrètes sur ses vêtements : Quoties lectica cum mater veheretur, libidinatum inceste, ac maculis vestis proditum affirmant. On y lit encore qu’il admit entre ses courtisanes une femme dont tout le mérite était de ressembler à l’impératrice. Si ces faits sont avérés, la démarche d’Agrippine se conçoit.
Cette femme, en qui d’ailleurs l’ambition et l’habitude du crime132 avaient étouffé ce reste de pudeur, le dernier sacrifice des femmes perdues, et presque toujours la consommation de leur perversité, projette de captiver le cœur de son fils (voyez TACIT., ibid.) : elle se pare, elle sort la nuit de son palais ; elle se montre au milieu de la joie tumultueuse d’un festin et de l’ivresse du prince et de ses convives. Elle se jette entre les [p. 104] bras de Néron : des baisers lascifs, on passe à d’autres caresses, les préludes du crime133. Sénèque est informé de cette scène scandaleuse : aux artifices d’une femme il oppose la jalousie et les frayeurs d’une autre. Acté, à sa première entrevue avec l’empereur, lui dira: « Y pensez-vous, votre mère y pense-t-elle ? Savez-vous, seigneur, qu’elle fait trophée de sa passion ? Prenez-y garde, vous allez passer pour un incestueux ; et il est à craindre, et Agrippine ne l’ignore pas, que les armées refusent d’obéir à un sacrilége abhorré des dieux. »
LXXI. §
Ce discours, suggéré par Sénèque et appuyé de ses remontrances, eut son effet. De ce jour, Néron évita toute entrevue secrète avec sa mère (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. iii) ; et, ce que Sénèque n’avait pas prévu134, de ce jour le projet de s’en délivrer fut arrêté dans son esprit. Il ne fut plus question que de savoir si ce serait par le poison, par le fer ou d’une autre manière. Le poison était incertain, le fer évident. L’affranchi Anicet, préfet de la flotte de Misène, haïssant Agrippine qui le détestait, propose la construction d’un vaisseau où le plafond de la chambre de l’impératrice, surchargé de plomb, tomberait sur sa tête, en même temps que la cale s’ouvrirait sous ses pieds. L’expédient fut approuvé. La circonstance était favorable : la cour devait passer à Baïes les cinq jours consacrés à Cérès. Pour y attirer Agrippine, Néron lui écrit les lettres les plus tendres et les plus séduisantes ; il dit, avec une franchise qui en impose même aux courtisans, « que les pères et mères ont des droits ; que les enfants doivent supporter leurs vivacités135, et qu’il faut en étouffer le ressentiment. » Ces discours sont rendus à Agrippine : elle oublie et les affaires désagréables que son fils lui a suscitées depuis son exil de la cour et les insultes des passants de terre et de mer aux environs de sa retraite ; elle vient (Id. ibid.). Néron s’avance [p. 105] au-devant d’elle sur le rivage, à la descente d’Antium ; il lui présente la main, il l’embrasse et la conduit à Baules, maison de campagne baignée par les eaux qui forment un coude entre le promontoire de Misène et le lac de Baïes. Mais le projet du vaisseau avait transpiré, et Agrippine se fait porter en litière de Baules jusqu’à Baïes, où elle soupe. A table, Néron se place au-dessous d’elle, l’entretient tantôt avec familiarité, tantôt avec dignité, joint aux. caresses des confidences importantes, prolonge le repas, l’accompagne jusqu’au fatal bâtiment qui doit la recevoir, lui baise les yeux, et semble ne s’en séparer qu’à regret136 ; soit, dit Tacite, pour que rien ne manquât à sa dissimulation ; soit que les derniers regards de sa mère sur lui, ses derniers regards sur sa mère suspendissent sa férocité. Ce dernier sentiment fait trop d’honneur à Néron et n’en fait pas assez à la pénétration de Tacite.
Agrippine rassurée (et comment ne l’eût-elle pas été ?) entre dans le vaisseau, suivie de deux seules personnes de sa cour : Crépéréius Gallus et Acéronia, une de ses femmes. La mer était calme et la nuit brillante, comme si les dieux voulaient rendre le forfait évident137. Crépéréius était debout à côté du gouvernail ; Acéronia, penchée au pied du lit d’Agrippine, s’attendrissait en entretenant sa maîtresse du repentir de Néron et la félicitait sur son retour en faveur, lorsque le plafond de la chambre où Agrippine était couchée tombe et écrase Crépéréius. Agrippine fut garantie par le dais solide de son lit : le mécanisme inférieur manque son effet. Le vaisseau ne s’entr’ouvre pas ; on travaille à le submerger ; mais la maladresse, le trouble et la mésintelligence laissent à Agrippine et à Acéronia le temps de se jeter à la mer. Soit d’imprudence, selon Tacite138, soit de générosité, la suivante crie du milieu des flots : « Sauvez-moi, je suis la mère de l’empereur ; » et à l’instant elle est assommée sous des coups de rames et de crocs. Agrippine, plus circonspecte, ne reçoit qu’une légère blessure à l’épaule : tandis [p. 106] qu’elle nage, des barques vont à sa rencontre, la reçoivent et la déposent à sa maison de campagne par la voie du lac Lucrin (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. v).
Là, elle réfléchit. L’horrible projet de son fils est manifeste : elle dissimule, elle fait instruire Néron de son péril et de son salut ; elle le doit, sans doute, à la bonté des dieux et à la fortune du prince ; qu’il se tranquillisât et qu’il ne vînt point, son état actuel demandait du repos (Id. ibid., cap. vi).
LXXII. §
A cette nouvelle inattendue, la terreur s’empare de Néron (Id. ibid., cap. vii, sub init.) : il voit Agrippine, transportée de fureur, ameuter les esclaves, animer le peuple, soulever les troupes, faire retentir de ses cris le sénat, les places publiques, raconter son naufrage, montrer sa blessure et révéler les meurtres de ses amis. Si elle paraît en sa présence, que lui répondra-t-il ?
Il fait appeler Sénèque et Burrhus 139. Étaient-ils, n’étaient-ils pas instruits du projet de la nuit précédente ? Après cet attentat, jugeront-ils l’affaire tellement engagée, qu’il fallait que Néron pérît, si l’on ne prévenait Agrippine ? Ce qu’il y a de certain, c’est que le monstre s’expliqua nettement avec ses instituteurs. L’horreur les saisit. « Parlez, leur dit Néron, et songez que vous répondrez de l’événement sur vos têtes. » Sénèque regarde Burrhus. et lui demande s’il faut ordonner aux soldats d’égorger la mère de l’empereur. Burrhus répond que les prétoriens, dévoués à la famille des Césars, et à qui la mémoire de Germanicus est présente, ne porteront jamais des mains meurtrières sur sa fille ; puis, s’adressant à Néron, il ajoute : « Je commande à de braves soldats ; si vous avez besoin d’assassins, cherchez-les ailleurs : et que votre Anicet n’achève-t-il ce qu’il vous a promis140 ? » Anicet y consent, et Néron dit avec [p. 107] indignation : « Je règne d’aujourd’hui, et c’est à un affranchi que je le dois141. »
Et c’est à un affranchi que je le dois. Je m’arrête sur ces mots : ils ont plus de force que tout ce que je pourrais ajouter pour la justification de Sénèque et de Burrhus, et je sens qu’il faut abandonner ceux qu’ils ne convaincront pas de leur innocence, à l’invincible et barbare opiniâtreté avec laquelle ils cherchent des crimes.
LXXIII. §
Le seul parti qui restait à prendre dans ces horribles circonstances, c’est, dit un homme de grand sens, celui qu’on prit plus tard, de délivrer le monde d’un monstre ; mais, ajoute-t-il, les seuls hommes de la terre à qui il n’était pas permis de tuer Néron, c’étaient Sénèque et Burrhus.
En effet, ébauchons la rumeur populaire sur cet assassinat, s’il avait eu lieu.
« Ils l’ont tué, comme leur propre sécurité et nos maux leur en donnaient le conseil. — De qui parlez-vous ?
- — Je parle de Sénèque, de Burrhus et de Néron.
- — Quoi ! Néron n’est plus ! Est-il bien vrai ?
- — Il n’est plus ; grâces en soient rendues aux dieux, et aux deux hommes courageux qui nous en ont délivrés.
- — Mais ses instituteurs, ses ministres !
- — Oui, mais de vertueux personnages qu’il osait consulter sur un parricide. Ils ont bien fait, vous dis-je.
- — Leur élève !
- — Un fils dénaturé.
- — Leur souverain !
- — Une bête féroce.
- — Pour qui sauver ? une Agrippine !
- — Une femme qui saura régner, une mère à qui il devait le trône qu’il occupait.
- — Un trône usurpé sur l’héritier légitime par une longue suite de forfaits !
- — Et pour récompense de ces forfaits dont il avait recueilli le fruit, l’exil clans un vieux château, où des centurions s’avançaient pour la poignarder.
- — Mais un fils menacé par sa mère, ne doit-il pas savoir mourir ?
- — Une mère, dites-vous ? dites un assassin qui avait déjà rompu le lien qui pouvait arrêter la main vengeresse d’un fils. La conservation personnelle n’est-elle pas la première des lois dans l’ordre de la nature ? Ce cri cesse-t-il de retentir un moment au fond du cœur de tout être vivant ? Quand une mère nous donne le jour, n’en recevons-nous pas et l’amour de la vie, et l’horreur de notre destruction ? Existe-t-il, a-t-il jamais existé sur le trône un prince qui eût balancé dans cette conjoncture ?
- — Vous ne me persuadez pas.
- — Tant pis pour vous, si le bien général vous touche si peu. » Un souverain placé sur le trône ou par des conjurés, ou par
des rebelles, se trouve sans cesse entre l’injustice, s’il leur accorde tout, et l’ingratitude, s’il leur refuse quelque chose. Fatigué de cette longue et pénible contrainte, il ne s’en affranchit communément que par la disgrâce, l’exil, ou même la mort de ceux qui semblent ne l’avoir servi qu’à la condition de le subjuguer, et dont le mécontentement et la puissance le menaceraient du sort fatal de son prédécesseur. Alors il encourt et le blâme général de la nation, qui ignore quel est le prix de la sécurité pour un prince, combien il est jaloux de son autorité ; et les reproches de l’historien, qui n’est souvent qu’un écho lointain de la rumeur populaire.
Il y aurait trois grands plaidoyers à faire ; l’un pour Sénèque et Burrhus, un second pour Néron, un troisième pour Agrippine. Hommes sensés, imaginez tout ce qu’il vous serait possible d’alléguer pour et contre les accusés, et dites-moi quelle serait votre pensée. Vous presserez-vous d’absoudre, ou de condamner, ou de gémir sur la destinée des gens de bien jetés entre des scélérats puissants ?
[p. 109]Si Sénèque et Burrhus avaient tué Néron, est-on bien certain qu’une Agrippine, une mère politique n’aurait pas envoyé au supplice deux hommes qui auraient eu la témérité de la venger sans son aveu ?
LXXIV. §
« Mais les choses en étaient-elles venues au point qu’il fallait que le fils pérît par sa mère, ou la mère par son fils ? C’est une chose invraisemblable. »
Pour vous, censeurs, mais non pour Tacite. Si nous nous permettons d’ajouter ou de retrancher au récit de l’historien, il n’y a plus rien de vrai ni de faux.
Le discours de Burrhus semble prouver que l’attentat du vaisseau lui était connu : le savait-il avant, ou l’apprit-il après l’exécution ? L’étonnement, qui ôte à Sénèque sa promptitude à parler, prouve son ignorance.
Quoi qu’il en soit, il ne faut accuser ni Burrhus ni Sénèque d’une faible résistance, surtout lorsqu’on avouera que la brusque réponse de Burrhus amena sa fin tragique.
On jugera mal la position et la conduite des honnêtes gens que leur mauvais destin avait approchés de Néron, si l’on oublie à quel prince ils avaient affaire ; qu’on ne s’explique pas avec son prince comme avec son ami, ni avec un Néron comme avec un autre prince.
Burrhus et Sénèque en dirent assez pour marquer leur profonde horreur, exciter la fureur, les menaces, les reproches de Néron, et exposer leur vie.
Il y a des circonstances, telles que celles-ci, où le discours perdra toute sa force, si l’on ne se peint pas le ton, le regard, le maintien de celui qui parle : il faut voir la consternation sur le visage de Sénèque, l’indignation sur celui de Burrhus.
Il est un silence qui peut déconcerter le plus déterminé scélérat, surtout lorsqu’il est soutenu du regard imposant d’un père, d’un ami, d’un instituteur, d’un ministre, d’un personnage de grande autorité, à l’aspect duquel le cœur a pris l’habitude de tressaillir. Mais ce symptôme, muet de la plus forte indignation aura-t-il quelque effet ? On l’ignore, on n’y pense pas. Ce n’est point pour disculper ces deux vertueux personnages que Tacite a dit que leurs remontrances auraient été inutiles : [p. 110] il me fait entendre qu’elles furent aussi énergiques qu’elles pouvaient l’être, et que, plus fortement prononcées, elles auraient occasionné trois meurtres au lieu d’un.
« Mais il est triste de voir Sénèque à côté de Néron, après le meurtre d’Agrippine. »
Mais Burrhus, qu’on n’a jamais accusé, ne se retira pas.
« Il est triste de l’y voir occupé à apaiser les remords d’un parricide. »
C’est ce que fit Burrhus, et ce que Sénèque ne fit point.
« Peut-être n’était-il pas sûr de sortir du palais. »
Mais il était utile d’y rester pour l’Empire, pour la famille de Sénèque, pour ses amis, pour nombre de bons citoyens. Quoi donc ! après l’assassinat d’Agrippine, n’y avait-il plus de bien à faire pour un homme éclairé, ferme, juste, chargé d’un détail immense d’affaires, et capable, par son autorité, ses lumières, son courage, sa bienfaisance, de porter des secours, d’accorder des grâces, de réparer des malheurs, d’arrêter ou de prévenir des vexations, d’empêcher des déprédations, d’éloigner les ineptes, d’élever aux places les hommes distingués par leurs connaissances et leurs vertus ? L’enceinte du palais ne circonscrivait pas le district du philosophe ; ce n’est point un précepteur qui a pris son élève au sortir des mains des femmes, et qu’on garde par reconnaissance : c’est un instituteur qui est devenu ministre.
Sénèque se dit à lui-même : La Providence m’a placé dans ce poste ; je le garderai malgré la haine de Poppée, les intrigues des affranchis, l’importunité de ma présence pour César. S’ils ont à m’égorger, c’est dans le palais qu’ils m’égorgeront.
LXXV. §
Burrhus meurt ; la vertu est privée d’un de ses chefs. Néron se livre aux partisans du vice ; et les secours, dit l’historien, diminuent à mesure que les maux s’accroissent. J’invite le lecteur à méditer ces lignes, et à nous apprendre, si, consulté par le philosophe incertain s’il s’éloignera ou s’il restera, il ne lui dira pas : « Vous éloigner après la mort de votre collègue ! c’est donc afin que la vertu demeure sans protecteur, et que la scélératesse s’exerce sans obstacle. ? »
[p. 111]« Mais Sénèque fit-il quelque bien, empêcha-t-il quelque mal ? »
Fit-il quelque bien ? On lui attribuait tout le bien qui se faisait dans l’Empire, et c’est ainsi qu’on irritait la jalousie de César : mais n’eût-il que sauvé l’honneur à une seule honnête femme ; conservé un fils à son père, mie fille à sa mère, la vie ou la fortune à un bon citoyen ; tranquillisé les provinces ; protégé un innocent ; montré un front sévère aux scélérats dont l’empereur était entouré ; croisé les vues sanguinaires d’une favorite, d’un esclave ; hâté la disgrâce d’un affranchi ; secondé les efforts de Burrhus, et prévenu les reproches qu’on n’aurait pas manqué de lui adresser s’il s’en était séparé, et d’adresser à Burrhus s’il eût abandonné son collègue clans une conjoncture pareille (reproches que nous avons entendus de nos jours142 ; tant cette énorme bête qu’on appelle le peuple, s’est toujours ressemblé), Sénèque et Burrhus auraient été blâmables et blâmés d’avoir quitté la cour ou renoncé à la vie. Je ne doute point qu’ils n’aient longtemps persévéré dans leurs fonctions, l’un par égard pour l’autre, et que Burrhus n’ait souvent arrêté Sénèque, et Sénèque arrêté Burrhus.
Quelque parti que prenne Sénèque, le même grief se présente. Reste-t-il ? c’est par la crainte de mourir: s’éloigne-t-il ? c’est encore par la crainte de mourir.
« D’accord: ils auraient occasionné deux meurtres, et n’auraient pas empêché le premier ; mais la vertu songe au devoir, et oublie la vie. »
La vertu songe à la vie, lorsque le devoir l’ordonne.
Oui, je conviens que Sénèque et Burrhus se sont trouvés plusieurs fois entre une mort prochaine et une obéissance déshonorante.
« Quoi ! l’obéissance est déshonorante ; et vous consentez qu’on obéisse ? »
Assurément, le déshonneur est dans l’opinion des hommes, l’innocence est en nous. Ferai-je le mal qu’on approuvera, ou le bien qui sera désapprouvé ? Sera-ce la voix du peuple ou celle de ma conscience que j’écouterai ? Sages Catons, conseillez-moi.
Les hommes ordinaires peuvent s’en imposer sur le motif qui les détermine ? Mais Sénèque fut-il un homme ordinaire ?
[p. 112]Craignit-il de perdre la vie ? Le stoïcien en faisait si peu de cas ! La richesse ? Ce n’était guère à ses yeux que la vaine décoration de sa dignité. En s’éloignant, en se cachant dans la retraite, il était possible que le tyran cruel l’oubliât ; en restant à la cour, où sa présence gênait, où l’on était blessé de ses discours, où il laissait échapper le plus souverain mépris pour les courtisanes, le péril était imminent.
« Mais l’instituteur ne devait-il pas la vérité à son élève ? » Sénèque n’était plus un instituteur ; son élève était un empereur. Il y a peut-être encore des princes dissolus et méchants : je voudrais bien savoir quel est celui d’entre les ministres du Très-Haut qui oserait leur porter des remontrances qu’ils n’auraient point appelées ; comment ce zèle déplacé, cette indiscrète audace seraient reçus du souverain, et jugés par les peuples ? Comment ces respectables et sages personnages se conduisentils dans ces conjonctures ? Malgré l’imposante autorité de leur caractère, ils prient, ils gémissent et se taisent. Exigera-t-on plus du philosophe païen que du prélat chrétien ? Et osera-t-il impunément ce qu’on blâmerait dans un pasteur avec une ouaille de son troupeau ?
LXXVI. §
Sénèque et Burrhus ont parlé, ont parlé fortement, et il leur en a coûté la vie ; mais je supposerai qu’il se sont tus. Entre le conseil, l’approbation et le silence, n’est-il point de distinction à faire ? Quand je me tairais sur l’art indigne de noircir, de calomnier, de diffamer les grands hommes par des cloutes ingénieux, des soupçons mal fondés, un bizarre commentaire des historiens ; le conseillerai-je, l’approuverai-je, en serai-je moins profondément affligé ? Dieu me garde d’avoir à mes côtés d’aussi dangereux interprètes de nos sentiments secrets !
« Comparons Sénèque à Papinien, chargé par l’empereur Sévère de l’éducation de ses deux fils. L’un de ses élèves, Caracalla, a poignardé son frère sur le sein même de leur mère Julie. Ce monstre, déjà revêtu de tout le pouvoir d’un empereur, presse Papinien de persuader au peuple que Géta, son frère, était coupable, et avait mérité la mort. Papinien lui répond : Accuser une victime innocente, c’est ajouter un second [p. 113] fratricide au premier. Caracalla, indigné de cette résistance, fait environner Papinien de soldats qui tiennent la hache levée sur sa tête, et lui dit : « Si tu ne veux pas accuser mon frère, du moins justifie-moi, et trouve quelque excuse à mon action.
PAPINIEN.
Et tu crois qu’il m’est aussi facile de pallier un forfait qu’à toi de le commettre ?
CARACALLA.
Meurs donc.
PAPINIEN.
Me voilà prêt ; frappe, soldat… »
La tête de Papinien tombe ; et le censeur ajoute : « Voilà le courage de la vertu, et Sénèque n’en a que l’amour ; il ressemble dans ce moment au commun des hommes. »
Censeurs, ajustez cette scène au théâtre, et soyez sûrs d’un grand effet ; mais si vous eussiez lu les observations de mon éditeur sur cet événement, vous vous fussiez bien gardés d’en faire une page historique, et nous n’eussions point entendu Papinien parler très-éloquemment quelques années après sa mort. Mais quand on conviendrait de la vérité de l’entretien de Caracalla avec Papinien, il resterait toujours à examiner si la résolution de celui-ci convenait également à Burrhus, ministre de la ville et du palais, et à Sénèque, ministre des provinces.
« Veut-on que Sénèque ait composé l’apologie du meurtre d’Agrippine ? S’il l’a écrite le poignard sur la gorge ou le bâillon sur les lèvres, on pourra, dit-on, l’excuser, mais non lui pardonner : car la vertu qui brave la mort n’est peut-être pas un devoir de l’homme. »
Et comment décorerait-on de ce nom sacré, dont la véritable notion est fondée sur l’utilité publique, un indiscret enthousiasme qui n’entraînerait qu’une longue suite de forfaits ?
« Y avait-il à craindre que le peuple romain ne se révoltât et ne renversât du trône l’assassin de sa mère ? Et quand cette révolution serait arrivée, aurait-ce donc été un si grand malheur ? »
Très-grand, si la révolution ne pouvait guère s’exécuter qu’en faisant couler des flots de sang. Le plus détestable des tyrans a toujours un puissant parti ; et certes, ce n’était pas sans raison que Pison balança si longtemps, qu’il prit tant de [p. 114] précautions funestes, et qu’il s’assura d’un si grand nombre de conjurés, lui qui avait tous les jours sa victime sous ses mains, lui qui fut tenté plusieurs fois de l’immoler en plein théâtre.
« Si cet événement pouvait renverser l’État, n’était-il pas plus certain que Néron le renverserait ? »
Je ne le pense pas. Le sénat avili restait sans autorité, les troupes prétoriennes sans discipline, le peuple sans énergie. La concurrence de deux prétendants au trône impérial pouvait, ainsi que l’expérience le confirma dans la suite, allumer une guerre civile. Peu s’en fallut que les magistrats ne fussent tous massacrés par les cohortes, et les cohortes par le peuple, après le meurtre de Caligula. Il importait beaucoup que le prince qui tenait le sceptre, le gardât, surtout dans l’incertitude où l’on était de le déposer en de moins mauvaises mains, et avec l’espoir, fondé sur cinq années de prospérité, que la lassitude du crime et le dégoût de la débauche amèneraient des jours plus heureux.
A la vérité, rien ne prouve mieux la haine générale qu’on portait à Néron, que les cris de joie qui s’élevèrent au moment de sa chute ; mais ce concert des volontés se serait évanoui plus promptement qu’il ne s’était formé, si le plus méchant des princes n’avait pas été en même temps le plus lâche des hommes. Il ne s’agissait dans ce moment que de faire tomber une ou deux têtes, pour voir ce troupeau d’esclaves rebelles se disperser, les magistrats se prosterner, les prêtres faire fumer l’encens et couler le sang dans les temples, et le reste renfermé et tremblant dans ses maisons.
Sénèque et Burrhus étaient deux hommes que les bienfaits d’Agrippine rendaient suspects à un tyran ombrageux, et que leurs vertus rendaient odieux à un prince dissolu.
Lorsqu’on ajoute : Et que ne persuadaient-ils à Néron d’exiler ou de renfermer Agrippine143 ? on perd de vue le caractère violent du fils, l’ambition et la puissance de la mère, la haine que tous les citoyens portaient à l’un, le vif intérêt qu’ils avaient [p. 115] pris au péril de l’autre, et la politique de princes moins féroces qui ont sacrifié leur propre sang à leur sécurité dans des circonstances moins critiques. Lisez ce qui suit, et accusez encore Sénèque et Burrhus, si vous l’osez.
Les yeux du tigre étincelaient de fureur, lorsque Agérinus se présente de la part d’Agrippine. Anicet jette furtivement un poignard à ses pieds, crie que c’est un assassin dépêché par Agrippine, et le fait charger de chaînes (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. vu).
LXXVII. §
Cependant (Id. ibid., cap. VIII, toto cap.) le bruit du péril d’Agrippine s’était répandu ; on l’attribuait au hasard : le peuple accourt en tumulte sur le rivage. Ici l’on monte sur les jetées, là sur les barques ; les uns s’avancent dans les flots, autant que la profondeur des eaux le permet ; les autres ont les bras étendus vers la mer ; la côte retentit de plaintes, de vœux, de questions diverses, de réponses vagues ; elle brille de flambeaux sur toute sa longueur. On apprend que l’impératrice est sauvée, et l’on se disposait à l’aller féliciter, lorsqu’à la vue d’un bataillon armé et menaçant, la foule se disperse. Anicet investit la maison, les portes en sont brisées ; on se saisit des esclaves qui se présentent, on pénètre à l’appartement de l’impératrice : il y avait peu de monde, la terreur de l’irruption en avait écarté le concours ; il était éclairé d’une faible lumière. Agrippine n’avait à ses côtés qu’une de ses femmes : personne ne se présentant de la part de son fils, pas même Agérinus, son effroi s’accroît de moment en moment. Le rivage avait changé de face, il était désert ; des cris subits s’y faisaient entendre par intervalle, tout annonçait le malheur extrême. La suivante d’Agrippine s’éloignant: Et toi, tu m’abandonnes aussi ! lui dit sa maîtresse144. A l’instant elle aperçoit Anicet, accompagné du triérarque Herculéus et du centurion de flotte Oloaritus. « Si vous me visitez de la part de Néron, leur dit-elle, allez lui apprendre que je suis guérie ; si vous venez m’assassiner, je ne croirai point que mon fils ait ordonné un parricide. »
[p. 116]Elle était dans son lit : les meurtriers l’environnent, le triérarque lui décharge un coup de bâton sur la tête. Agrippine, le milieu du corps avancé vers le centurion, qui tirait son glaive, lui dit : Frappe mon ventre… ; et elle expire percée de plusieurs coups145. On dit que des Chaldéens, qu’elle avait consultés sur son fils, lui avaient prédit qu’il régnerait et qu’il tuerait sa mère. Qu’il me tue, avait-elle répondu, pourvu qu’il règne 146.
Croirait-on qu’il y eût une circonstance capable d’ajouter à l’horreur de ce forfait ? Qui l’aurait imaginée, si l’histoire ne nous l’avait transmise ? C’est que, sa mère assassinée, Néron court147 assouvir son impure curiosité sur son cadavre ; il le contemple, il y porte les mains, il en loue certaines parties, il en blâme d’autres, et demande à boire.
LXXVIII. §
Cependant ce crime plonge le scélérat et superstitieux Néron clans un silence stupide ; la terreur le saisit, sa conscience se révolte : tandis qu’il fait courir le bruit que sa mère, convaincue d’un attentat sur sa personne sacrée, s’est défaite ellemême, il voit son image, il en est poursuivi (SUETON. in Neron., cap.xxxiv, et TACIT. Annal., lib. XIV, cap. x), il voit les Euménides avec leurs serpents et leurs torches ; il essaye en vain de fléchir ses mânes par un sacrifice magique. Son supplice durait, encore lors de son voyage en Grèce ; il n’ose se présenter à l’initiation des mystères d’Éleusine, effrayé et retenu par la voix du crieur, qui ordonnait aux impies et aux scélérats de s’éloigner.
Dans les premiers jours, il s’agite (TACIT., ibid.) , il se lève la nuit, il croit que le jour amènera son châtiment et la fin de sa vie. Les centurions et les tribuns sont les premiers dont la basse flatterie le rassure. Invités par Burrhus, ils lui [p. 117] prennent la main et le félicitent. Invités par Burrhus !… Ses amis vont aux temples rendre grâce aux dieux. Pendant toute sa vie, autant de forfaits, autant de sacrifices : les maisons regorgeaient du sang des hommes ; le sang des animaux ruisselait aux autels des dieux. Les villes de la Campanie lui marquent leur allégresse par des députations et par des sacrifices : cependant il jouait l’affliction ; il regrettait le péril dont il était délivré ; il pleurait.
LXXIX. §
Le sénat et les grands de Rome avaient donné l’exemple aux,peuples de la Campanie (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xii). On immolait de tout côté des victimes : on ordonnait des jeux annuels aux fêtes de Cérès, jours où la prétendue conspiration d’Agrippine avait été découverte ; on décernait une statue d’or à Minerve dans le palais, en face de celle du parricide. Le jour de la naissance d’Agrippine était écrit dans les fastes entre les jours funestes.
Mais les lieux ne changent pas148 comme les visages. Le crime était fixé devant les yeux du parricide par le redoutable aspect de la mer et des collines. Il se retire à Naples, d’où il écrit au sénat (Apud TACIT., liv. XIV, cap. x) :
« Que l’assassin Agérinus, affranchi d’Agrippine, et son confident le plus intime, a été surpris avec un poignard.
« Qu’Agrippine est morte par la même fureur qui lui avait inspiré le crime.
« Qu’elle prétendait s’associer à l’Empire, exiger le serment des prétoriens, et soumettre le sénat et le peuple aux ordres d’une femme.
« Que, son projet manqué, de ressentiment contre les soldats, les sénateurs et le peuple, elle s’est opposée à toutes gratifications, et qu’elle a suscité des délateurs contre les personnes les plus distinguées.
« Avec quelle difficulté ne l’a-t-on pas empêchée de forcer les portes du sénat, et de dicter ses volontés aux nations étrangères ?
[p. 118]« Agrippine a causé tous les désordres du règne de Claude.
« Sa mort est un coup de la fortune de Rome ; son naufrage le prouve. »
Cette lettre, devenue publique, détourne les yeux de dessus le cruel Néron ; et l’on ne s’entretient plus que de l’indiscrétion de Sénèque, qui l’avait dictée149.
« La lettre adressée au sénat, une indiscrétion ! »
C’est l’expression de Tacite. Il n’est question dans l’historien que d’un bruit populaire qu’il n’approuve ni ne désapprouve, et par lequel Sénèque est taxé d’une faute qu’il n’a pas même commise : car il n’y a nulle indiscrétion dans la lettre de Sénèque, et la rumeur ne l’accuse ni de crime, ni de lâcheté, ni de bassesse. Pourquoi faut-il que nous nous montrions pires que la canaille, dont le caractère est de tout envenimer ?
Il me semble, pour moi, qu’on ne mit ni à la conduite de Sénèque, ni à la mort d’Agrippine, l’importance que nous y mettons, et je n’en suis pas surpris.
Avancez ou reculez la date d’un événement qui causa l’allégresse publique, et vous produirez la consternation. Voulezvous entendre les gémissements de la France ? Abrégez de quatre à cinq lustres le règne de Louis XIV. Que ne m’est-il permis de montrer, par des exemples moins éloignés, combien les esprits sont diversement affectés selon les moments ! Néron meurt exécré ; quelques années plus tôt, Néron mourait regretté.
Agrippine était odieuse aux Romains, mais la présence du péril suspendit la haine. Sénèque ne colora point un forfait, il le nia. Il est à présumer que le peuple n’avait point lu l’écrit dont il parlait ; et lorsque nous affectons tant de sévérité, nous allons au delà du récit de l’histoire et du jugement des contemporains. Les détracteurs du philosophe lui reprochent, sur le témoignage de Dion Cassius (Voyez DION, in Néron, lib. LXI, cap. xii), d’avoir conseillé à Néron l’assassinat de sa mère, calomnie aussi invraisemblable qu’atroce, et d’ailleurs réfutée par le silence de Tacite, historien d’un tout autre poids que [p. 119] Dion, mieux instruit que lui sur les faits, et assez voisin des temps où ils sont arrivés pour avoir pu les savoir de ceux mêmes qui en avaient été les témoins. Il est également faux que Sénèque consentit au meurtre d’Agrippine : la question qu’il se hâte de faire à Burrhus 150 eût inspiré de l’horreur à tout autre qu’un Néron151. A l’égard de cette lettre que le parricide écrivit à ce méprisable sénat qu’on amusait par des momeries, auxquelles il répondait par d’autres momeries, je pense que ce ne fut point à ce corps sans autorité, sans âme, sans pudeur, sans dignité, qui avait déjà présenté au meurtrier sa félicitation et aux Immortels ses actions de grâces ; mais que ce fut aux citoyens, parmi lesquels il y avait encore quelques braves gens à redouter, que cet écrit, dont le peuple connut l’existence et non le contenu, fut réellement adressé. Après un exécrable forfait auquel il n’y avait plus de remède, que restaitil à faire, sinon d’en prévenir, s’il était possible, d’autres que des troubles et des conspirations auraient amenés ? Sénèque a-t-il accusé Agrippine d’une seule action dont elle ne fût capable ? Après l’attentat du vaisseau, que ne devait-on pas craindre du ressentiment de cette femme ? Cette question n’est pas de moi, elle est de Tacite152.
LXXX. §
Au reste, les accusations précédentes sont si graves, que je me propose d’y revenir. En attendant, je vais rapporter un passage de Montaigne153 qui se présente sous ma plume, et que j’aime mieux déplacé qu’omis : ce que l’auteur des Essais dit de Dion est indistinctement applicable à tous les censeurs de Sénèque. « le ne crois aulcunement le tesmoignage de Dion : car, oultre qu’il est inconstant, qui, aprez avoir appellé Seneque tressage tantost, et tantost ennemy mortel des vices de Neron, le faict ailleurs avaricieux, usurier, ambitieux, lasche, voluptueux et contrefaisant le philosophe à faulses enseignes, sa vertu paroist si vifve et vigoreuse en ses escripts, et la deffense y est si claire à aulcune de ces imputations, comme de sa richesse et despense excessifve, que ie n’en croirois aulcun tesmoignage, au contraire ; et dadvantage, il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens romains, que les grecs et estrangiers : or, Tacitus et les aultres parlent tres honnorablement et de sa vie et de sa mort, et nous le peignent en toutes choses personnage tres excellent et tres vertueux ; et ie ne veulx alleguer aultre reproche contre le iugement de Dion, que cettuy cy, qui est inévitable ; c’est qu’il a le sentiment si malade aux affaires romaines, qu’il ose soubtenir la cause de Iulius Cæsar contre Pompeius, et d’Antonius contre Cicero. »
LXXXI. §
Cependant Néron s’inquiète (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xiii) sur l’accueil qui l’attend dans Rome, à son retour de la Campanie. Restera-t-il au peuple quelque affection pour lui ? retrouvera-t-il quelque soumission clans le sénat ? Les scélérats qui l’environnaient, et jamais il n’y en eut tant à la cour, lui répondaient : « Le nom d’Agrippine est détesté ; sa mort fait qu’on redouble de zèle pour vous : venez, reconnaissez par vousmême combien vous êtes adoré. » Ils demandent à précéder sa marche, et en effet les hommages du peuple vont surpasser leurs promesses. Les sénateurs sont vêtus de soie, ils fendent [p. 121] les flots de la multitude qui les arrête sur leur passage ; des femmes, des enfants sont distribués par groupes, selon leur sexe : on a élevé des gradins en amphithéâtre, comme, on en trouve aux spectacles et dans les fêtes triomphales, et ces gradins sont couverts de citoyens et de citoyennes. Telle fut l’entrée de Néron, couvert et fumant du sang de sa mère (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xiii).
Connaissez à présent, souverains, la valeur de ces acclamations qui vous suivent dans vos capitales, de ce concours d’hommes qui entourent vos superbes équipages : il n’y a que votre conscience qui puisse vous garantir la sincérité de ces démonstrations. Ce qu’on fait aujourd’hui pour vous, on le fit autrefois pour un parricide : songez combien il faut que vous soyez méprisés ou haïs, lorsque vos sujets sont rares et gardent le silence sur votre passage. Et vous, censeurs, appréciez l’indignation des Romains sur le meurtre d’Agrippine.
LXXXII. §
Néron était tourmenté (Id. ibid., cap. xiv) depuis longtemps de la fantaisie de conduire un char et de jouer de la guitare, deux exercices peu séants à la majesté de César. Sénèque et Burrhus154 jugèrent à propos de se prêter à l’un de ces goûts, de peur d’avoir à condescendre à tous les deux. On fit donc construire dans la vallée du Vatican une enceinte où Néron pût se satisfaire sans se donner en spectacle (Id. ibid.).
Dans la suite, se flattant de le corriger par la honte155, ils brisèrent la clôture et montrèrent au peuple son empereur cocher. Ce moyen produisit l’effet contraire à celui qu’ils en attendaient : les applaudissements d’une capitale où il ne restait pas un sentiment d’honneur, une idée de la dignité, irritèrent et accrurent le mal. Lorsqu’un peuple n’est pas un frondeur dangereux, il est le plus séducteur des courtisans. Quoi ! sage Sénèque, prudent Burrhus, vous vous étiez promis qu’on sifflerait sur son char le parricide devant lequel on venait de se [p. 122] prosterner ; qu’une chose tout au plus indécente ou ridicule inspirerait du mépris à ceux que le plus exécrable des forfaits n’avait pas pénétrés d’horreur ?
Il ne tarde pas à instituer les jeux de la jeunesse (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xv), à monter sur la scène, à chante) -, à jouer de la guitare en public. Il appelle le musicien Terpnus (SUETON. in Neron., cap. xx, xxi, xxiii et xxiv), il l’entend, il prend ses leçons, il s’assujettit à tous les préceptes de l’art, il se range parmi les concurrents aux prix ; il se conforme aux lois prescrites aux musiciens de profession, de ne se point asseoir malgré la lassitude, de n’essuyer la sueur du visage qu’avec un pan de sa robe, de ne point cracher, de ne se point moucher en présence du peuple. Il capte la bienveillance des auditeurs, il fléchit le genou devant eux, il joint les mains, et demande de l’indulgence. Il est jaloux de la prééminence, au point de faire traîner dans les égouts les statues érigées aux grands maîtres qui l’avaient précédé. Il corrompt par des largesses, il entraîne par son exemple les descendants des familles les plus illustres (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xv) : ni l’âge, ni la dignité, ni la naissance, ni le sexe, ne dispensent d’apprendre et d’exercer l’art des histrions.
Il est entouré de poëtes : il jette des hémistiches ; ils s’écrient : Beau ! merveilleux ! sublime ! et se fatiguent ( Id. ibid., cap. xvi) à enchâsser les mots de l’empereur dans des vers dénués de naturel, vides d’enthousiasme et bigarrés de différents styles.
La bassesse gagne jusqu’aux philosophes : des hommes à longue barbe, d’une morale austère, d’un triste maintien, se montrent, sans pudeur, au milieu des fêtes licencieuses de la cour. Néron leur accorde quelques instants après ses repas : comme ils étaient d’opinions diverses, il s’amuse à les mettre aux prises. Ils disputent tandis qu’il digère ( Id. ibid).
J’ose penser que Tibère par sa politique, Caligula par ses extravagances, Claude par son imbécillité, et Néron par sa cruauté, ont été moins funestes à la république en versant à grands flots le sang des plus illustres familles, qu’en souillant celui qu’ils épargnaient. Néron, par ses meurtres, ravit sans doute de grands hommes à l’État ; mais, par la corruption, il le peupla d’hommes sans caractère : ses prédécesseurs avaient [p. 123] commencé la ruine des mœurs, il la combla, Si l’on convient de la vérité de cette réflexion, combien de princes, moins féroces, ont été d’ailleurs aussi coupables, aussi méprisables que lui ! Le massacre des particuliers pouvait se réparer avec le temps : le mal fait à la nation entière dura malgré les exemples, l’administration, les préceptes et les édits des Titus, des Trajan, des Marc-Aurèle et des Julien.
Les proscriptions de Sylla, celles d’Auguste font frémir les âmes sensibles. Ceux qui pensent voient des suites tout autrement fâcheuses à la douce tyrannie de ce dernier. Un prêtre catholique156, aussi pieux qu’instruit, a dit à cette occasion « que les gens de lettres avaient mis leurs bienfaiteurs au rang des grands hommes, longtemps avant que l’Église plaçât les siens au rang des saints ; et que l’une de ces apothéoses n’était pas moins vile que l’autre157. »
LXXXIII. §
Dion ( In Nerone, lib. LXI, cap. xx) compte Sénèque et Burrhus parmi les spectateurs, et impute à Sénèque un rôle indigne, je ne dis pas d’un philosophe, mais de tout honnête homme à sa place. « Ils étaient là, dit-il, comme deux maîtres, suggérant je ne sais quoi à leur élève ; et lorsqu’il avait joué et chanté, ils frappaient des mains, agitant leurs vêtements, et entraînant la multitude par leur exemple158. »
Ce qui est surtout remarquable dans cette dernière calomnie de Dion, c’est l’impudence et la maladresse avec lesquelles cet homme pervers, aveuglé par la haine qu’il portait à tous les gens de bien, avance un fait démenti même par les infâmes courtisans du plus infâme des princes, qui, pour perdre Sénèque, l’accusaient du rôle opposé. « Il se moque de vous, disaient-ils à Néron ; il parodie vos vers et votre chant 159. » Et à qui parlaient-ils ainsi ? à un homme cruel, jaloux de son talent. Lorsque cet historien cherche à diffamer Sénèque, il est un complice de ces courtisans, mais plus cruel qu’eux : ils n’en voulaient qu’à sa vie, Dion en veut à sa mémoire.
Tacite ne nomme que Burrhus (Annal, lib. XIV, cap. xv). Le philosophe ne descendit point de la dignité de son caractère et de ses fonctions, quoiqu’il ne se dissimulât point le péril auquel son austérité l’exposait. Si Burrhus en pliant, et Sénèque en se raidissant, ne réussirent point, c’est qu’il est une perversité naturelle plus forte que toutes les leçons de la sagesse. L’instituteur peut s’éloigner, lorsque son élève se cache de lui ; le ministre est perdu, si son maître rougit ou pâlit à son aspect, s’il en est évité, si l’on craint de l’entendre: bientôt il se trouve des âmes basses qui lui persuadent de s’en délivrer par l’exil ; des âmes sanguinaires, par la mort. Le prince, quand il n’est [p. 125] pas une bête féroce, prend le premier parti ; un Néron trouve le second plus court.
Le militaire n’eut pas l’inflexibilité du philosophe : au théâtre, où le maître du monde, histrion et joueur de flûte de profession, se prosternait devant les juges160, Burrhus joignit son suffrage aux leurs, affligé, mais applaudissant ; mœrens, ac laudans. (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xv.)
Malheureuse condition des gens de bien qui vivent à côté d’un prince vicieux ! Combien de fois ils sont obligés de faire violence à leur caractère ! Cependant il y a cette différence entre le courtisan et le philosophe, que l’un épie l’occasion de flatter, et que l’autre la fuit ; que l’un souffre de sa dissimulation, en rougit, se la reproche, et que l’autre s’en applaudit.
Les vices des rois encouragent les vicieux, et rendent pusillanimes les gens de bien qui les approchent. Ceux-ci craignent d’offenser ; ceux-là redoublent de turpitude pour plaire. La conduite des uns fait l’apologie, celle des autres la satire des mœurs du souverain. Telle est à ses yeux l’importance du service de son adulateur, l’importunité des discours, du silence même de l’homme vrai, que le premier arrive à un pouvoir quelquefois illimité ; et le second, toujours à une disgrâce plus ou moins prompte. Ce n’est pas sous un Tibère, sous un Néron seulement ; c’est de tous les temps, et dans toutes les cours, qu’il y a plus de faveur à se promettre du métier de proxénète que des fonctions de grand ministre, et que l’on peut sans conséquence déshonorer une nation par la perte d’une bataille, mais non adresser un mot ou un geste de mépris à une favorite.
On demandera peut-être pourquoi il n’y a guère qu’une opinion sur le caractère et la conduite de Burrhus, et qu’on est partagé de jugement sur Sénèque. C’est qu’on exige moins apparemment d’un militaire que d’un sage ; c’est que le philosophe ne s’occupe point à dénigrer l’homme vertueux de la cour, et que l’homme de cour s’amuse souvent à dénigrer le philosophe.
LXXXIV. §
Burrhus meurt (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. II-LII), sans qu’on pût assurer si ce fut de poison, de maladie, ou de l’un et de l’autre. Le souvenir de ses éminentes qualités le fit longtemps regretter.
Le crédit de Sénèque tombe à la mort de Burrhus 161. Il arriva au philosophe, après la mort du militaire, ce qui serait arrivé au militaire après la mort du philosophe. Il perdit son autorité, et l’empereur se tourna vers les partisans du vice.
Tigellin étudie les défiances de son maître, et règle ses accusations sur ses découvertes. « Plautus, dit-il à Néron, est opulent, actif, et du nombre de ceux qui réunissent à l’affectation des mœurs antiques l’arrogance des stoïciens, gens intrigants et brouillons162. » Et voilà comment un courtisan artificieux prépare de loin la perte d’un philosophe.
Mais veut-on un exemple terrible de la scélératesse d’un autre courtisan ? Sous le règne de Claude, Messaline, jalouse de Poppée, à qui le pantomime Mnester, l’objet de la passion de ces deux femmes, avait donné la préférence, et pressée de s’emparer des superbes jardins de Valérius, médite sa perte et celle de sa rivale. Poppée est accusée d’adultère avec Valérius, et la puissance de celui-ci rendue suspecte à l’empereur. Valérius se présente devant Claude et se défend ; Claude incline à l’absoudre. Messaline en pâlit, elle pleure ; et, sous prétexte d’aller baigner ses yeux, elle sort et recommande à Vitellius de ne pas lâcher sa proie. Vitellius se jette aux pieds de Claude, se désole, rappelle à l’empereur son ancienne intimité avec Valérius, leur éducation commune à la cour d’Antonia sa mère, les services de l’accusé, ses exploits récents, et conclut… Je m’arrête d’horreur : qui ne croirait que Vitellius profite de l’absence de Messaline pour sauver la vie à un homme de bien sans se compromettre ?… Vitellius conclut à ce que la clémence de [p. 127] l’empereur laisse à Valérius le choix du genre de mort qui lui conviendra ; grâce qui fut accordée163.
LXXXV. §
Il est difficile de décider si Néron fut plus cruel qu’impudique, ou plus impudique que cruel. Il épouse l’eunuque Sporus (SUETON. in Neron., cap. xxviii-xxix), et il est épousé par l’affranchi Doryphore. Après un de ces festins monstrueux où l’on voyait réunies et confondues la profusion, la crapule, la joie tumultueuse (TACIT. Annal, lib. XV, cap. xxxvii), il se couvre la tête d’un voile nuptial ; les aruspices sont appelés ; la dot est stipulée, le lit préparé ; les torches de l’hymen sont allumées : il se marie à Pithagoras, un des infâmes acteurs de la fête, et se soumet, à la clarté des lumières, à ce que la nuit couvre de ses ombres dans l’union légitime des deux sexes164.
Sa cruauté se délasse dans la débauche. Agrippine n’est plus : pourquoi différerait-il de répudier Octavie ? Qu’importent ses vertus165, si le nom de son père et la valeur du peuple la rendent suspecte ? Octavie est accusée d’adultère (Id. ibid., lib. XIV, cap. LX-LXI), et exilée. Le respect et la pitié élèvent leurs voix. Néron s’effraye : Octavie est rappelée166 ; les statues de Poppée [p. 128] sont renversées : le peuple attroupé porte sur ses épaules les images d’Octavie ; elles sont couronnées de fleurs et placées dans les temples. On court au palais ; la foule remplit les appartements de l’empereur, elle crie qu’il se montre ; mais des soldats la menacent du glaive, et la dispersent à coups de fouet. Et c’est ainsi que le zèle indiscret du peuple a, dans tous les temps, desservi le mérite et perdu l’innocence.
Cependant Poppée est aux genoux de Néron (TACIT. Annal. lib. XIV, cap. LXI.) : « Votre main, lui dit-elle, m’est plus chère que la vie ; mais je ne la dispute point. Rendez-la à Octavie. Songez seulement au danger que vous courez vous-même, si l’on peut attenter impunément à ma personne. Les clients et les esclaves d’Octavie ont osé pendant la paix ce qu’on redouterait à peine de la guerre ; ils se sont armés : cette fois, il ne leur a manqué qu’un chef ; ils le trouveront dans une seconde émeute. Que fait cette femme dans la Campanie ? Pourquoi celle qui peut, absente, disposer du peuple à son gré, ne marcherait-elle pas à Rome ? Quel mal ai-je fait ? Suis-je donc si coupable d’avoir donné naissance à un héritier légitime des Césars ? Le fils d’un joueur de flûte égyptien leur paraît-il plus digne de la puissance impériale ? Subissez le joug d’Octavie, si votre sécurité l’exige ; mais que ce soit de gré, et non de force. Quand on ne sait pas s’affranchir et se venger, il faut du moins sauver la bienséance. »
D’après ce discours artificieux, l’accusation d’adultère est reprise (Id. ibid., lib. XIV, cap. LXII, LXIII et LXIV). Le scélérat par caractère et par habitude, Anicet 167, s’avoue [p. 129] lui-même coupable du crime ; on y joint celui de la révolte. On déclare par un édit que celle qu’on avait répudiée pour cause de stérilité s’est livrée au préfet de la flotte, et fait avorter ; et, sur-ler-champ, on la relègue dans l’île de Pandataria, abandonnée, à l’âge de vingt ans, à des soldats et à des centurions ; et quelques jours après son exil, elle est condamnée à mourir. Les veines lui sont ouvertes ; elle expire étouffée par la vapeur d’un bain trop chaud ; sa tête est séparée de son corps et présentée à sa rivale.
La débauche et l’artifice sont les moindres défauts de Poppée. La douceur de ses charmes masquait une âme atroce ; c’était une Furie sous le visage des Grâces.
LXXXVI. §
Sénèque est accusé, dans ces circonstances, de tremper dans une conspiration qui n’existait pas encore, et à laquelle peutêtre l’accusation donna lieu. Romanus le déféra clandestinement comme complice de Pison. Sénèque se justifie et fait retomber avec force l’accusation sur l’accusateur (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. LXV).
Thraséas, qui s’était prêté aux premières adulations du sénat ( Id. ibid., cap. xii, et lib. XVI, cap. xxi), se retire de ses assemblées après le meurtre d’Agrippine. Au milieu de tant d’honnêtes gens disgraciés et mis à mort, il eût été honteux pour un Thraséas de rester en faveur et d’échapper à la cruauté du tyran. Dans l’intervalle de sa disgrâce et de sa mort, Néron se vante168, en présence de Sénèque, de s’être réconcilié avec Thraséas ; Le philosophe ne balança pas à l’en féliciter, quoiqu’il vît dans les propos de Néron la proscription de Thraséas décidée, et que, par sa franchise, il risquât de signer la sienne. Y a-t-il beaucoup de courtisans à qui la perfidie de leur maître fût aussi bien connue, et qui eussent osé lui parler comme Sénèque à Néron ? Dans cette circonstance légère, je le vois se [p. 130] présenter au percusseur, et il ne me montre pas moins de courage que lorsqu’il verse son sang dans un bain. Au dernier moment, il accepte la mort qui vient à lui avec le centurion ; ici, il s’avance fièrement au-devant d’elle.
Sénèque eut toutes les sortes de courage : celui des principes, celui du caractère et celui du devoir.
Les réflexions suivantes me répugnent ; plusieurs fois j’ai pris la plume pour les effacer ; mais elles font sortir d’une manière si forte la partialité des détracteurs de Sénèque, et elles attaquent si faiblement le grand caractère de Thraséas, que je les ai laissées. On se plaît à opposer le rôle du militaire à celui du philosophe, et l’on oublie que le premier entendit des reproches sur le vif intérêt qu’il prenait à la police du théâtre de Syracuse, tandis que les objets d’une tout autre conséquence, la guerre, la paix, les lois, les impôts et les mœurs sollicitaient inutilement son attention. Il répondit « qu’en s’occupant de petites choses, il montrait assez, pour l’honneur du sénat, qu’on n’aurait pas négligé les grandes, s’il eût été permis de s’en mêler. » Je demande si cette réponse frivole est bien cligne d’un magistrat que les prérogatives de son ordre autorisaient à parler, à ouvrir un avis et à requérir qu’on en délibérât. Thraséas reste inutile dans un sénat déshonoré, et personne ne l’en blâme ! Sénèque garde une place dangereuse et pénible, où il peut encore servir le prince et la patrie, et on ne lui pardonne pas ! Quels censeurs de nos actions ! quels juges !
LXXXVII. §
Sénèque vivait encore à la cour de Néron lors d’un désastre que les uns attribuent au hasard (TACIT. Annal, lib. XV, cap. xxxviii), d’autres à la méchanceté de ce prince ; mais, certes, le plus étendu et le plus terrible que la violence des flammes eût causé dans Rome. Ce fut à la partie du cirque adossée d’un côté au mont Palatin, de l’autre au mont Célius, que l’incendie se déclara. Le feu prend en un même instant à des magasins de marchandises combustibles et les embrase tous à la fois : rapide à sa naissance, le vent ajoute à son activité, et le défaut de maisons revêtues de gros murs, ou de temples munis de remparts, favorise ses progrès ; il ravage les espaces [p. 131] de niveau, il monte, il redescend avec plus de force. Sa vitesse rend les secours impraticables dans une ville telle que l’ancienne Rome, coupée de rues tortueuses, étroites, et d’une énorme longueur. Le gémissement des femmes effrayées, la lenteur des vieillards, la faiblesse des enfants, un concours tumultueux d’hommes qui pensent à leur salut, qui s’occupent de celui des autres, qui entraînent ou qui attendent les impotents, qui se hâtent, qui s’arrêtent, embarrassent tout. Tandis qu’on regarde derrière soi, on est enveloppé par devant ou par les côtés : échappé à l’embrasement du quartier prochain, on tombe inopinément dans l’embrasement d’un quartier éloigné ; incertain sur ce qu’il faut faire, sur ce qu’il faut éviter, ou l’on s’écrase dans les rues, ou l’on se couche dans les champs, ou l’on se réfugie dans les tombeaux : libres de pourvoir à leur sûreté, plusieurs se précipitent dans les flammes manquant de vivres, et désespérés de la perte de ceux qui leur étaient chers. On n’ose garantir sa propre maison: ce sont de toutes parts des gens qui menacent, si l’on essaye d’arrêter le feu ; d’autres qui lancent, à la vue du peuple, des torches enflammées, et qui crient qu’ils y sont autorisés, soit en conséquence d’ordres réels, soit à dessein d’étendre le pillage.
Il serait difficile de dénombrer les maisons, les palais et les temples détruits (TACIT. Annal, lib. XV, cap. XII), les anciens monuments de la religion, tels que le temple consacré par Servilius Tullius, le grand autel et la Basilique dédiés par l’Arcadien Évandre à Hercule présent, la chapelle que Romulus voua à Jupiter Stateur, le palais de Numa, le temple de Vesta. Les pénates du peuple romain, les dépouilles de tant de peuples vaincus, les chefs-d’œuvre des arts de la Grèce, les exemplaires authentiques des premières productions du génie, tout périt ; et au milieu de la splendeur de Rome nouvelle, les vieillards déploraient la perte irréparable d’une infinité de choses précieuses.
L’incendie dura six jours et sept nuits. Néron, spectateur du haut de la tour de Mécène, en habit de théâtre, chante l’embrasement de Troie. Il défend de fouiller les décombres : on en tire à son profit les restes de la fortune des incendiés ; et, pour la réparation du désastre, il exige des contributions qui ruinent la ville et les provinces169. Il dit : « Faisons en sorte que tout [p. 132] m’appartienne170. » L’indiscrétion d’un souverain laisse quelquefois échapper la secrète pensée des autres : ils se taisent, mais leurs vexations parlent.
LXXXVIII. §
Sénèque, enfin, révolté de tant de crimes et de sacriléges, demanda sa retraite171.
Il avait des envieux ; il eut des calomniateurs : et quel est l’homme d’une médiocrité assez rassurante, pour jouir sans trouble de l’intimité du prince ?
On intenta contre lui différentes accusations. L’accroissement d’une fortune immense, et déjà portée au delà de ce qui convient à un homme privé, l’occupait sans cesse ; il captait la faveur des citoyens ; peu s’en fallait qu’il ne l’emportât sur le prince par les délices de ses jardins et la magnificence de ses campagnes : il n’accordait qu’à lui seul le talent de l’éloquence ; depuis que Néron avait pris du goût pour la poésie, il s’exerçait plus souvent dans ce genre de littérature ; son mépris pour les amusements de l’empereur ne se contraignait pas même en public ; il rabaissait la force de César à maîtriser un cheval, et se moquait de sa voix, lorsqu’il chantait. Jusques à quand le croira-t-on l’auteur de tout ce qui se fait de bien dans l’Etat ? César n’est plus un enfant, César est à la fleur de l’âge ; il est temps que César se débarrasse de ses maîtres : pour s’instruire, César n’at-il pas d’assez grands exemples dans ses ancêtres ? (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. LII.)
LXXXIX. §
Ces imputations n’étaient point ignorées de Sénèque172 ; il en était informé par ceux en qui il restait quelque intérêt pour la vertu. L’empereur l’éloignant de son intimité avec un dédain [p. 133] qui s’accroissait de jour en jour, il demanda une audience qui lui fut accordée, et dans laquelle il tint le discours qui suit:
« Seigneur, il y a quatorze ans qu’on m’approcha de votre personne, et que l’espoir de l’Empire me fut confié ; il y en a huit que vous régnez. Dans cet intervalle vous m’avez comblé de tant d’honneurs et de richesses, qu’il ne manque à ma félicité que d’en modérer l’excès. Les grands exemples dont je me servirai ne seront pas de mon rang, mais du vôtre. Votre aïeul, Auguste, permit à Agrippa de se retirer à. Mytilène ; à Mécène, de jouir, dans la ville même, de l’oisiveté d’un asile éloigné. L’un l’avait suivi dans les camps, l’autre avait exercé sous ses ordres plusieurs fonctions pénibles : tous deux avaient été magnifiquement récompensés, mais pour des services importants. Des leçons données, pour ainsi dire, dans l’ombre, mais illustrées par l’honneur d’avoir concouru aux premiers soins de votre jeunesse, n’étaient que trop bien acquittées : et cependant, seigneur, vous avez rassemblé sur moi une faveur sans bornes, une richesse immense ; c’est à tel point, que je me dis souvent à moi-même : Né dans la province, et dans l’ordre des chevaliers, on te compte parmi les grands de la ville ! Homme nouveau, tu brilles entre les nobles, parmi les citoyens décorés d’une longue illustration ! Cette âme à qui la modicité suffisait, qu’est-elle devenue ? Celui qui plante de si beaux jardins, qui se promène dans ,ces maisons de campagne, qui possède tant de terres, qui jouit d’un énorme revenu, c’est Sénèque !
« Mon unique défense, c’est qu’il ne m’a pas été permis de m’opposer à votre libéralité : mais nous avons comblé la mesure ; vous, en m’accordant tout ce que le prince peut accorder à son ami ; moi, en recevant tout ce qu’un ami peut accepter de son prince. L’excès irrite l’envie : à la hauteur qui vous place audessus d’elle et de toutes les choses de la terre, vous lui échappez ; mais elle pèse sur moi, et j’ai besoin d’un appui. A la guerre, en voyage, si j’étais excédé de fatigue, je solliciterais du secours : c’est ainsi que j’en use dans le chemin de la vie. Je suis vieux, incapable des moindres soins, et dans l’impossibilité de porter plus loin le fardeau de mon opulence, je demande qu’on m’en soulage. Ordonnez, seigneur, à vos intendants de prendre l’administration de mes biens," et de les réunir aux vôtres. Je ne me précipite, point dans l’indigence ; et dépouillé de ces choses dont [p. 131] l’éclat m’éblouit, la portion de temps qui m’était ravie par le soin de ces campagnes et de ces jardins, retournera à la culture de mon esprit. Vous êtes dans la vigueur de l’âge ; une assez longue expérience vous a rendu familier l’art de gouverner : souffrez que vos amis se reposent dans l’âge avancé ; il vous sera même glorieux d’avoir élevé à la grandeur celui qui pouvait supporter la médiocrité. » (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. LIII-LIV.) Voici la réponse de Néron, telle à peu près qu’il la fit : « Si je réplique sur-le-champ à ce discours prémédité, c’est une des premières obligations que je vous ai ; vous m’avez appris à résoudre facilement et les difficultés prévues et les inopinées. Agrippa et Mécène obtinrent de mon ancêtre le repos après les travaux ; mais Auguste était dans un âge où son autorité suppléait à la variété de leurs instructions, et il ne dépouilla ni l’un ni l’autre de ce qu’ils tenaient de sa munificence. Ils en avaient bien mérité par leurs services à la guerre, et dans les périls où il avait passé sa jeunesse ; et je crois qu’en pareille circonstance, ni votre bras ni vos armes ne m’auraient manqué. Vous avez soutenu mon enfance, prêté à ma jeunesse votre raison, vos conseils et vos préceptes : c’est tout ce que ma position exigeait, et la mémoire de ces services me restera tant que je vivrai. Ces jardins, ces campagnes que vous tenez de moi, sont choses casuelles ; et quel que soit le prix qu’on y mette, des hommes dont le mérite n’était pas à comparer au vôtre, auront été mieux gratifiés. Je rougirais de nommer les affranchis plus riches que vous : c’est à ma honte, si celui qui occupe la première place dans mon cœur, n’est pas le plus opulent des Romains.
« Vous avez une santé ferme : votre âge, propre à l’administration des affaires, est encore celui des jouissances ; et je ne fais que commencer à régner. Vous croiriez-vous donc plus élevé par moi, que Vitellius, trois fois consul, ne l’a été par Claude ? Et ma libéralité ne peut-elle accumuler sur vous ce que Volusius sut amasser par de longues épargnes173 ? S’il vous paraît que, [p. 135] clans les sentiers glissants, je cède à la pente de la jeunesse, que ne m’arrêtez-vous ? Cette vigueur d’une âme exercée, que ne la déployez-vous tout entière à mon secours ? Ce ne sera point de votre modération, si vous me restituez mes dons, ni de votre repos, si vous quittez votre prince ; c’est de mon avarice, c’est de l’effroi de ma cruauté que le peuple s’entretiendra. L’éloge de votre, modestie dût-il particulièrement l’occuper, serait-il séant à l’homme sage de s’illustrer en avilissant un ami ? » (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. LV-LVI.)
La dignité, l’esprit, le sentiment même, et l’air de vérité qui règnent dans ce discours, font frissonner. J’ai de la peine à croire que Néron se soit aussi franchement avoué avare et cruel, à moins qu’il ne convînt adroitement d’un vice qu’on ne lui connaissait pas, pour pallier celui qu’on lui reprochait, la cruauté.
Ensuite ce prince, disposé par caractère174 et exercé par habitude à voiler sa haine sous de fausses caresses, approche sa joue de la joue de Sénèque, et l’embrasse.
XC. §
Le discours affectueux de Néron n’en imposa point à Sénèque. Sûr de sa disgrâce, il persista à demander sa retraite, l’obtint avec peine, et changea tout à coup son genre de vie (Id. ibid., cap. LVI). Il se dépouilla des prérogatives d’un pouvoir qui s’éclipsait. Ce concours de visitants politiques et curieux, qui venaient officieusement épier sa conduite, surprendre ses discours, et qui continuaient à l’obséder, parce qu’ils n’étaient pas encore assurés de sa perte, fut éloigné : sa porte fut fermée ; il ne souffrit plus ce cortége de clients qui l’environnaient au sortir de sa maison. On le voyait peu dans la ville ; sa mauvaise santé et son goût pour l’étude lui servirent de prétextes auprès du souverain, qui se félicitait, et qui peut-être lui aurait fait un crime de son absence. Sa mort suivit de près cette réforme. La disgrâce confirmée trouva le philosophe détaché de toutes ces importantes frivolités dont la privation rend aux hommes [p. 130] ordinaires le moment du repos et de la liberté si fâcheux, et la vie privée si ennuyeuse. La pureté de sa conscience et le souvenir de ses actions adoucissaient l’amertume des journées qu’il passait dans l’attente de la proscription.
On se proposa d’abord de s’en défaire par la voie secrète du poison (TACIT. Annal, lib. XV, cap. XLV). Néron aurait préféré sans doute la ressource d’imputer à Sénèque même sa propre mort, de l’accuser de faiblesse, ou même de rejeter cette grande perte sur la nécessité du châtiment : mais, soit que Cléonicus, un des affranchis de Sénèque, qu’on avait corrompu, ressentît à l’aspect de son maître une horreur qu’un parricide ne devait pas éprouver au souvenir de son instituteur, soit que le philosophe eût soupçonné l’attentat, il ne fut pas exécuté.
Depuis ce moment, il ne se nourrissait plus que de fruits sauvages, et ne se désaltérait que de l’eau courante des ruisseaux 175.
Quel spectacle pour l’imagination, que le possesseur d’une richesse immense, tourmenté par la soif, par la faim, et par la terreur, pire que le besoin ; errant dans ses magnifiques jardins, et réduit à la condition indigente des animaux ! Dis-nous toimême, grand philosophe, homme véridique, quelles furent alors ta consolation et ta force ? La vertu, la vertu, qui te restait, et dont le tyran ne pouvait te dépouiller ; le tyran, qui t’aurait peut-être laissé la vie, s’il eût été en son pouvoir de t’ôter la vertu.
XCI. §
Tandis que Néron suit le cours de ses forfaits ; qu’il fait mourir sa tante (SUETON. in Neron., cap. xxxiv), et s’empare de ses biens ; .que, pour épouser Statilia, il ordonne le meurtre de son mari ; celui d’Antonie (Id. ibid., cap. xxxv), fille de Claude, qui refuse de prendre dans son lit la place de Poppée ; que tous ses amis ou parents subissent le même sort, entre autres le jeune Aulus Plautius, qu’il viole avant de l’envoyer au supplice ; qu’on noie Rufinus Crispinus, fils d’Othon et de Poppée, pour s’être [p. 137] amusé à jouer à l’empereur ; Tuscus, son frère de lait, pour s’être lavé, pendant son gouvernement en Egypte, dans des bains préparés pour le souverain ; de riches affranchis qui avaient travaillé, sous Claude, à son adoption ; le vieux Pallas176, qui lui faisait attendre trop longtemps sa dépouille ; et que, d’après la réponse d’un astrologue (SUETON. in Nerone, cap. xxxvi), consulté sur l’apparition d’une comète, que ces sortes de présages ne se détournent que par des meurtres expiatoires, la proscription de ce qui reste de plus illustre dans Rome est décidée ; il se forme deux conjurations : l’une de Pison, à Rome ; l’autre de Vinicius, à Bénévent.
XCII. §
Des sénateurs (TACIT. Annal, lib. XV, cap. XLVIII), des chevaliers, des hommes de toutes les conditions, des femmes même entrent à l’envi dans celle de Pison ; les uns par ambition, les autres par amour du bien public, Lucain par un petit ressentiment de poëte177.
Elle échoua par l’indiscrétion d’Épicharis et les lâches conseils de la femme d’un affranchi ( Id. ibid., cap. LI, LIV et LV).
A l’instant les conjurés sont saisis et confrontés ( Id. ibid., cap. LVI). Chose incroyable ! ils meurent presque tous avec courage après s’être entr’accusés lâchement ; un instant sépare deux rôles aussi opposés. S’ils méprisaient la vie, que ne mouraient-ils en silence ? S’ils craignaient la mort, pourquoi mouraient-ils sans se plaindre ?
Néron, pour conserver l’Empire, a fait massacrer sa mère : l’action de Lucain est plus révoltante ; pour conserver sa vie, il dénonce Acilia, sa mère ( Id., ibid.). O Lucain ! tu l’emporterais sur Homère, que ton ouvrage serait à jamais fermé pour moi. Je te hais, je te méprise ; je ne te lirai plus.
Subrius répond à Néron, qui lui demande comment il a pu trahir son serment ( Id. ibid., cap. LXVII) : « Je te haïssais.
[p. 138]Nul soldat ne te fut plus fidèle, tant que tu méritas d’être aimé ; j’ai commencé à te détester lorsque tu es devenu assassin, empoisonneur, parricide, et cocher, et comédien, et incendiaire. »
Et toi, Sulpicius, pourquoi as-tu conjuré ? (TACIT. Annal. lib. XV, cap. LXVIII.) « Pourquoi ? c’est que ta mort était l’unique remède à tes vices. »
Comme on creusait la fosse de Subrius, et qu’on ne la creusait ni assez longue ni assez large, il dit ironiquement : « Ils n’en savent pas même assez pour cela178 ! »
Il dit au tribun Niger, qui lui recommande de présenter sa tête avec courage : Puisses-tu en montrer autant à la frapper 179 !
Il semble que la cruauté du maître avait accru celle des bourreaux. Niger, qui n’avait pu décapiter Subrius en deux coups, disait gaiement à l’empereur qu’il l’avait tué une fois et demie180.
Rome alors était pleine d’astrologues et de diseurs de bonne aventure. Les arts mensongers sur l’avenir, qui se lient également bien avec l’athéisme et la superstition, sont également interrogés et par le bonheur qu’on attend, et par le malheur qu’on éprouve. Le rôle des fourbes qui les professent est de rendre suspects ceux qu’on veut perdre, de divulguer des secrets qu’on veut trahir sans se compromettre ; de faire échouer des projets, d’en suggérer ; de prévenir, de pressentir le peuple ; d’inspirer, de calmer des terreurs : plus le peuple est malheureux, le tyran ombrageux et les grands inquiets, plus on craint l’avenir, plus l’on supporte impatiemment le présent, moins on a d’énergie en soi ; plus on a recours aux dieux, plus les arts divinatoires sont en crédit. On est pieux et crédule dans les alarmes, on a des pressentiments ; et il est quelquefois difficile de discerner le pressentiment de l’instinct de la raison, du tact des vraisemblances. Alors l’homme ferme s’exhorte et se résout ; la femme et l’homme faible courent au devin. Il était dangereux de s’adresser à ces imposteurs, qui d’ailleurs vendaient [p. 139] leurs mensonges fort cher : il en coûta à la fille de Soranus son collier, ses présents de noce et la vie à son père ( TACIT. Annal, lib. XVI, cap. xxx).
XCIII. §
Au meurtre de Plautius Latéranus, désigné consul, succéda le meurtre le plus agréable à Néron, celui de Sénèque181 ; non qu’il eût acquis quelque preuve qui l’impliquât manifestement dans la conjuration de Pison ; mais il fallait exécuter par le fer ce qu’on avait inutilement tenté par le poison. Jusqu’à ce moment, le seul Natalis avait déposé que, pendant la maladie de Sénèque, on l’avait dépêché auprès de lui pour se plaindre de ce que son accès était interdit à Pison et lui représenter qu’il serait mieux de cultiver leur amitié par des entrevues familières : à quoi Sénèque avait répondu que des visites réciproques et de fréquents entretiens ne convenaient ni à l’un ni à l’autre ; qu’au reste, son salut était attaché à. celui de Pison.
Natalis, qui connaissait la haine secrète de l’empereur contre Sénèque182, se promettait de se sauver en le perdant.
Granius Silvanus, tribun de cohorte, eut ordre de présenter à Sénèque cette délation (TACIT. Annal, lib. XV, cap. LX) et de savoir de lui s’il y reconnaissait le discours de Natalis et sa réponse. Soit de hasard, soit à dessein, ce jour Sénèque avait quitté la Campanie et s’était arrêté, avec sa femme, dans une métairie, à quatre milles de Rome.
Le tribun est arrivé. Il est nuit : il a entouré la maison de soldats ; il a communiqué ses ordres au philosophe, qui prenait un repas avec sa femme Pauline.
Sénèque répondit que Natalis était venu chez lui ; qu’il s’était plaint, au nom de Pison, que sa maison lui fût fermée, et qu’il s’était excusé par sa mauvaise santé et son goût pour le repos ; du reste, qu’il n’avait aucun motif de préférer le salut [p. 140] d’un homme privé à sa propre sûreté, que son caractère ne l’inclinait point à la dissimulation, et que personne ne le savait mieux que Néron, qui avait plus souvent éprouvé sa franchise que sa complaisance183.
XCIV. §
Cependant le tribunal sanguinaire du prince, les conseillers intimes de ses fureurs, Poppée et Tigellin, sont rassemblés184 : le tribun fait son rapport. Néron demande si Sénèque se dispose à mourir. Le tribun répond185 qu’il ne lui a remarqué aucun signe d’effroi, rien de triste sur le visage, rien d’altéré dans les paroles. Aussitôt il lui fut enjoint de retourner et d’annoncer à Sénèque sa proscription.
Pourquoi le tyran aurait-il été si satisfait et si pressé de plonger ses mains dans le sang de son instituteur et de son ministre, si celui-ci avait été le complaisant de ses vices et l’approbateur de ses forfaits ? Jamais Néron n’avait ordonné des meurtres avec plus de joie : Lœtissima cœdes.
Fabius Rusticus dit que le tribun prit un autre chemin, s’arrêta chez le préfet Fénius, lui confia l’ordre de César et lui demanda s’il obéirait, et que Fénius lui conseilla de n’y pas manquer. Telle était alors la bassesse de tous. Il n’y avait pas jusqu’à ce Silvanus, conspirateur lui-même, qui ne secondât des forfaits dont il avait juré la vengeance. Cependant le tribun épargne à Sénèque l’horreur de le voir et de l’entendre, en introduisant un des centurions, qui déclare au philosophe que son dernier instant est venu.
Celui-ci, sans s’émouvoir, demande les tablettes de son testament. Sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis et leur dit que, « puisqu’il ne lui était pas permis de reconnaître [p. 141] leurs bons offices, il lui restait cependant un legs, et de tous ceux qu’il avait à leur faire, le plus précieux 186, l’image de sa vie, dont ils ne conserveraient pas le souvenir sans être applaudis de leur amour pour les connaissances honnêtes et de leur constance en amitié. » En même temps, il arrête leur larmes ou par des discours simples, ou d’une manière plus énergique, et les ramène à la fermeté en leur demandant : « Et ces préceptes de la sagesse, où sont-ils ? et ces méditations assidues sur les périls imminents de la vie, à quoi donc servent-elles ? A qui la férocité de Néron n’est-elle pas connue ? Après le meurtre de sa mère187 et de son frère, il ne lui restait plus qu’à tremper ses mains dans le sang d’un homme qui s’était occupé à lui former le cœur et l’esprit. »
Le silence de Sénèque sur Burrhus, dans ce moment, m’inclinerait à croire que celui-ci ne mourut point d’une mort violente, ou que du moins Sénèque l’ignorait, ou ne le pensait pas. Rien n’était plus naturel, dans cette circonstance, que de s’associer [p. 142] celui avec qui l’on avait partagé les mêmes fonctions, s’il en avait reçu la même récompense.
Après ces discours et quelques autres qui semblaient s’adresser à tous, il embrasse sa femme ; et, attendri188 malgré la résistance actuelle de sa fermeté, il la prie, il la supplie de modérer son affliction, de ne la point éterniser et de permettre à des diversions honnêtes189 et à la contemplation d’une vie consacrée à la vertu d’adoucir les regrets de la perte de son époux. Pauline proteste que la sentence de mort leur est commune et appelle la main du percusseur. Sénèque ne s’oppose point à une aussi noble résolution, autant par tendresse pour une femme uniquement chérie que par crainte des injures auxquelles elle resterait exposée. « Je vous avais indiqué, lui dit-il190, les consolations de la vie ; vous préférez une mort glorieuse, et je ne vous en envierai point l’exemple. Dans une séparation qui exige autant de force, que notre constance soit égale et votre fin plus glorieuse… » Et à l’instant, et d’un même coup, le fer leur ouvre les veines des bras. Sénèque étant avancé en âge, exténué par l’excès de la diète, et son sang s’échappant lentement, il se coupe les veines des jambes et des cuisses. Mais de peur que la vue des cruelles angoisses qui l’excédaient ne brisât l’âme de son épouse et que le spectacle du tourment de cette femme ne lui arrachât un mouvement d’impatience, il lui persuada de se retirer dans un autre appartement. Alors il appelle des secrétaires ; et, inspiré par son éloquence jusqu’au dernier moment, il dicte plusieurs choses qu’on a publiées dans ses propres termes, et auxquelles je m’abstiens de toucher, dit Tacite191.
[p. 143]La mort naturelle par l’hémorrhagie des veines est rare ; elle est lente ; elles s’affaissent à mesure qu’elles se vident et l’effusion du sang est suspendue. Pourquoi les tyrans n’ordonnaient-ils pas la blessure au cœur ou là section des artères, dont on périt si rapidement ? Pourquoi les victimes n’en faisaient-elles pas le choix ? Pourquoi ne s’enfonçaient-elles pas ou ne se faisaient-elles pas enfoncer le poignard au-dessus de la clavicule gauche, comme elles l’avaient vu cent fois pratiquer [p. 144] aux gladiateurs ? L’homme craint-il de mourir trop vite et metil tant de prix à un instant de plus ?
Le récit qui précède est traduit des Annales de Tacite. Interprète fidèle de cet auteur sublime et profond, nous n’aurions pu sans témérité, j’ai presque dit sans sacrilége, y ajouter ou en retrancher un seul mot. Si nous lui avons ôté quelque chose, c’est son laconisme et son énergie ; et l’on imagine bien que c’est malgré nous192.
[p. 145]Le meurtre de Sénèque suivit de près la conspiration de Pison. Les complices de celui-ci étaient des hommes distingués dans tous les états de. la république, et ils ne jettent les yeux ni sur Thraséas, ni sur Burrhus ; ils ne pardonnent pas à leur chef de s’être montré quelquefois sur la scène avec l’empereur, et aucun d’eux ne reproche à Sénèque ni ses vices particuliers, ni son avarice, ni son ambition, ni sa bassesse, ni l’édit après la mort de Britannicus, ni la lettre au sénat après la mort [p. 146] d’Agrippine, ni son commerce avec Julie, ni ses complaisances pour la lubricité du tyran : tous le regardent comme un homme qui s’est élevé au faîte de la vertu, et dont la célébrité n’est souillée d’aucune tache.
Des écrivains sans pudeur et sans talent manqueront à des personnages qui ont honoré leur siècle et dont nous respectons la mémoire ; ils feront pis ; ils insulteront la nation, ils en insulteront les hommes célèbres : leurs invectives, je ne dis pas tolérées, mais autorisées, s’adresseront à ceux qui en occupent les premières places ; et cependant il faudra s’imposer une modération qu’on aurait de la peine à garder dans sa propre cause ! Hélas ! oui.
Le nombre de ceux que le public méprise assez pour leur accorder le franc-parler, est très petit, et j’entends murmurer autour de moi que ce serait se manquer à soi-même que de se mettre à leur unisson.
XCV. §
Sénèque, né peu de temps avant la mort d’Auguste, la huitième année de l’ère chrétienne, mourut la huitième année du règne de Néron, vers l’an 61 de J.-C. Ainsi, après avoir consumé un temps considérable et pris des soins infinis pour faire de son élève un grand empereur, il n’attendit son retour à la vertu que trois ou quatre ans.
Il avait eu deux femmes. La première s’appelait Helvia, et voici comment il en parle193 : « Le soir, lorsque ma lampe est éteinte et que l’heure m’a séparé de ce censeur de mes pensées, de ce témoin de mes actions, de cet appui de ma conduite, j’y supplée par un examen scrupuleux. Je me rappelle ce que j’ai dit, ce que j’ai fait. Je ne me dissimule rien, je ne me passe rien.
[p. 147]Eh ! pourquoi craindrais-je de me voir tel que je suis, lorsque je puis m’adresser à moi-même ce que j’aurais entendu de sa bouche ? Sénèque, tu as mal dit ; Sénèque, tu as mal fait : n’y retourne plus, et je te.pardonne. »
La seconde, celle qui vient d’assister à la mort de Sénèque, et de mêler son sang à celui de son époux, s’appelait Pauline ; elle était jeune et belle et Sénèque âgé. On ne pardonne rien aux hommes d’un certain ordre ; on pèse leurs plus indifférentes actions dans une balance rigoureuse. Et cette balance, qui la tient ? On le sait. Tout s’acquitte dans ce monde-ci, et la naissance, et les richesses, et les honneurs, et les talents : la possession même de la vertu n’est pas gratuite, et tant mieux.
On fit un crime au vieux philosophe d’avoir pris une jeune femme. Et qu’importe, si cette jeune femme est honnête ? si le vieux philosophe en était tendrement aimé ? Vous qui entr’ouvrîtes les rideaux du lit nuptial pour repaître vos yeux et vous amuser d’une scène indécente ou ridicule, jugez à présent s’il entra dans la sainte union de Sénèque et de Pauline, aucune de ces vues si déshonnêtes et si communes, qui compensent, aux yeux des parents et des époux intéressés, l’extrême disparité d’âge ; mais dont la nature trompée se venge par la perte des mœurs, l’incertitude des naissances, et le trouble domestique.
XCVI. §
Néron n’avait aucun motif particulier de haïr Pauline ; il lui conserva la vie, par la crainte que sa mort ne rendît sa cruauté plus odieuse. Les soldats, ses affranchis, ses esclaves fermèrent ses blessures et arrêtèrent son sang. Il est incertain si elle y consentit 194 : mais comme le vulgaire est prompt à voir en tout le mauvais côté, on ne manqua pas de répandre que, tant qu’elle avait redouté l’implacable Néron, elle avait ambitionné de finir avec son époux ; mais qu’aussitôt qu’elle s’était flattée d’un meilleur sort, elle avait cédé à la douceur, d’exister. Elle en jouit peu d’années, gardant à Sénèque un souvenir digne d’éloge, et montrant, par la pâleur de son visage et la [p. 148] maigreur de ses membres, combien le principe de la vie s’était affaibli en elle.
XCVII. §
Cependant Sénèque, dont la mort était retardée par la lenteur de l’effusion, pria Statius Annæus, qui lui était connu depuis longtemps pour un habile médecin et pour un ami sûr, de lui administrer le poison que les Athéniens préparaient à ceux q ue les lois condamnaient publiquement à la mort. On le lui présenta : il le but, mais sans effet ; ses membres étaient froids, et son corps fermé à l’activité du venin. Enfin, il entre dans un bain chaud ; il prend un peu d’eau qu’il répand sur ses esclaves les plus proches de lui, ajoutant : A Jupiter libérateur. Au sortir de ce bain, dont la vapeur l’avait suffoqué, il est porté sur un bûcher195 sans appareil, ainsi qu’il l’avait recommandé dans un testament où il avait pourvu à ses funérailles, et qu’il avait écrit dans les jours de sa grande puissance et de son extrême richesse. ;
Il n’est pas difficile de discerner le motif de l’historien lorsqu’il insiste sur la modestie des dispositions dernières d’un homme aussi riche que Sénèque. Ces marbres qui ne couvrent que de la poussière, attestent la vénération des peuples, le respect des parents, la reconnaissance des amis, ou ne sont que des monuments durables de la vanité des vivants et des morts.
XCVIII. §
La richesse de Sénèque, prodigieuse pour un simple particulier, était exorbitante pour un philosophe ; elle se montait environ à quarante millions de notre monnaie196 : il n’alla point à elle, il la reçut quand elle vint à lui.
La succession que son père lui laissa était considérable.
[p. 149]Dans la Consolation qu’il écrivit, de la Corse, à Helvia, sa mère, il lui dit 197 : « Ayant des parents, vous avez avantagé vos fils déjà riches, jamais vous n’usâtes de notre crédit ; il ne vous est revenu de nos honneurs que de la joie à recueillir, et des dépenses à faire. Lorsque la mort de notre père vous rendit la dépositaire de notre fortune, vous en prîtes les mêmes soins que de la vôtre, et vous ne négligeâtes aucun moyen de l’augmenter. » Elle s’était encore accrue par des placements avantageux ; les largesses de son élève y mirent le comble. On l’a déjà entendu sur les inconvénients de ces dons : « Seigneur, a-t-il dit à Néron, je vous rends grâces de vos bontés ; mais je ne saurais vous dissimuler les propos affligeants qu’elles vont exciter. On dira : le voilà donc ce stoïcien si frugal, ce modeste philosophe, à qui peu de chose suffit. Voyez et ses jardins et ses terres, et ses campagnes à Nomentanum, à Albina, à Baïes, et les énormes capitaux qu’il a placés, et ses tables198 de cèdre à pieds d’ivoire ; il n’en a guère moins de cinquante199, et la plus simple payerait une grosse métairie : qu’on m’assure la centième partie de son revenu, et demain je laisse croître ma barbe, et j’endosse la robe de Zénon. Seigneur, reprenez vos bienfaits, ces bruits cesseront, et je serai mieux connu. »
XCIX. §
Dion200 accuse Sénèque d’avoir prêté à. usure ; il attribue la guerre britannique à la dureté avec laquelle il exigea, dit-il, des Bretons 201 le remboursement de ses capitaux en entier, sans être divisés en plusieurs payements.
[p. 150]Qui est ce Dion ? ce Dion que Crevier appelle le calomniateur éternel de tous les Romains vertueux202 ; qui a osé, sans s’appuyer d’aucune autorité, accuser Cicéron d’un commerce incestueux avec sa fille Tullia, et qui s’est déchaîné contre Cassius, Brutus, les hommes les plus renommés par leurs vertus, sans qu’on puisse trouver à cette étrange fureur d’autres raisons, dit JusteLipse 203, qu’une incurable perversité de jugement et de mœurs ? Ce Dion était de Nicée en Bithynie : il s’occupa toute sa vie à décrier le mérite qui l’offusquait ; il s’attacha particulièrement à Sénèque, distinction flatteuse. Ses mensonges maladroits, à force d’être exagérés, manquèrent leur effet, même sur la crédulité. Il fut gouverneur de province, et deux fois consul ; récompense du vil métier d’intrigant, de courtisan et de flatteur qu’il exerça sous trois règnes.
Et voilà le témoignage qu’on allègue contre Sénèque, l’homme qu’on oppose à Tacite, qui le précéda de plus d’un siècle204, au censeur des hommes le plus sévère, qui fut le contemporain et l’admirateur de notre philosophe !
C. §
Mais ce n’est pas à Dion que nous avons à répondre, c’est au crédule abréviateur de Dion, à Xiphilin, espèce de fou, [p. 151] homme méchant, esprit bizarre : car ce sont deux observations très-judicieuses ; l’une, de La Mothe-le-Vayer 205, « qu’il est incroyable que Dion, après avoir loué si hautement la sagesse de Sénèque dans son cinquante-neuvième livre, se soit contredit si grossièrement, en le diffamant, comme il fait, selon le texte de Xiphilin ; l’autre, de Juste Lipse206, « qu’il faut qu’un tel faiseur d’épitome ait pris les accusations de Suilius, ou de quelque autre aussi méchant, pour les vrais sentiments de Dion. »
On lit dans Dion207 : « Lucius Annæus Sénèque surpassa en sagesse tous les Romains de son temps, et beaucoup d’autres personnages renommés. Ce ne fut ni par quelque faute qu’il eût commise, ou dont il fût soupçonné, qu’il courut le danger de la proscription. »
Quoi qu’il en soit, les détracteurs de Sénèque ont-ils recherché les moyens par lesquels sa fortune s’était accumulée ? Nullement. Se sont-ils informés de l’usage qu’il en a fait ? Diton que son coffre-fort ait été fermé à ses parents, à ses amis indigents ? On mentirait. Lui reproche-t-on quelques-uns de ces vices qui naissent de la sordide ou folle opulence, l’avarice ou la dissipation, la dureté, le déréglement des mœurs, l’insolence, l’amour désordonné du faste, le goût des plaisirs sensuels, cette magnificence extérieure qui humilie les grands, qui confond les différents états de la société, qui élève le millionnaire au niveau des hommes décorés des premières places, et qui insulte à la misère publique ? On mentirait encore. Mettra-t-on sur la même ligne un Sénèque, l’instituteur du prince, son ami, l’âme de ses conseils, avec un Pallas, un Narcisse, un Tigellin, les ministres de sa débauche et de ses cruautés ? On ne peut, sans conséquence, ni s’approcher ni s’éloigner du tyran toujours ombrageux. S’il est fâcheux d’accepter ses dons, il n’est [p. 152] pas moins dangereux de les rejeter208. Je voudrais bien qu’on nous apprît ce que les censeurs de Sénèque. auraient fait à sa place. J’oserais assurer que le mépris du philosophe pour sa propre richesse était plus vrai que celui d’un Suilius, d’un Dion, d’un Xiphilin, et de tous leurs échos, tant anciens que modernes.
CI. §
« Sénèque, prédicateur de la pauvreté, jouissait de quarante millions : on le sait, vous en convenez, et l’on ignore les bonnes actions qu’il a faites, les malheureux qu’il a soulagés. »
Si l’exécrable Suilius mit le comble à son infamie par les imputations qu’il hasarda contre Sénèque ; si Dion Cassius se déshonora de son temps et chez la postérité en appuyant les calomnies d’un Suilius ; si le moine Xiphilin ne fut pas soupçonné, sans motif et sans blâme, d’infidélité dans son épitome de Dion Cassius, je demande ce qu’il faudrait penser d’un moderne qui se tourmenterait, après deux mille ans écoulés, pour trouver à Sénèque des torts que le plus méchant de ses contemporains, un audacieux scélérat qui avait eu le bonheur d’échapper au dernier supplice, n’aurait pas eu l’impudence de lui reprocher ?
[p. 153]On n’en est pas aux premières notions de la justice, si l’on ignore que des conjectures suffisent pour absoudre, et qu’il faut des faits positifs pour inculper. Censeurs, quelle différence entre votre rôle et le mien ! Je cherche un innocent, et vous, semblables à d’atroces criminalistes qui s’éloignent du tribunal, chagrins de n’avoir pas un accusé à envoyer au gibet, vous vous fatiguez à chercher un coupable, et vous souffrez de ne l’avoir pas trouvé.
Suilius fit un crime à Sénèque de l’immensité de sa fortune ; un disciple moderne de Suilius ne balance pas d’en flétrir l’emploi. Qu’en peut-on conclure ? Que, si ce moderne avait possédé la richesse du philosophe, personne n’aurait ignoré l’excellent usage qu’il en aurait fait sans doute, et que peut-être il aurait oublié que les largesses de la main droite doivent être secrètes pour la main gauche.
C’est une étrange logique que de ranger au nombre des vicieux les hommes rares qui ont envié à l’admiration de leurs concitoyens les grandes actions qu’ils ont faites. Quant à moi, ce sont mes héros. J’aime à me persuader qu’une multitude de bonnes œuvres sont cachées sous la tombe, et j’accorderai sans répugnance à nos aristarques des motifs personnels pour être d’un avis contraire. L’homme vertueux et le méchant peuvent également chercher les ténèbres.
« On a le droit d’être sévère sur les mœurs de celui qui donne des leçons de sagesse. »
Mais ce droit-là, qui est-ce qui l’a ? encore si c’était un Thraséas chez les" anciens, un Montausier chez les modernes, qui jugeassent le philosophe, à la rigueur on prendrait patience.
Mais joignons-nous pour un moment aux ennemis du philosophe opulent, et interrogeons-le sur l’usage de sa richesse… Sénèque, que fais-tu de tant d’argent ?— « Ce que j’en fais, on le sait. Je préviens l’un, je m’acquitte avec un autre ; je secours celui-ci, j’ai pitié de celui-là ; je pourvois au besoin d’un troisième. Quelquefois je force à recevoir ; je ne place jamais mieux mon argent que quand je le donne. »
Voilà le témoignage que Sénèque était forcé par ses détracteurs de se rendre à lui-même, et cela à la face de Rome, où personne ne le contredit, pas même Suilius.
[p. 154]Ce qui me confond, c’est qu’au milieu de ces déclamations violentes contre Sénèque, qui accepta les bienfaits de Néron malgré lui, je ne trouve pas un mot contre les hommes de la république les plus distingués par leur naissance et leurs dignités, qui les sollicitèrent. D’où naît cette partialité ? Je le sais: c’est qu’ils n’étaient que des grands, et que Sénèque était un sage.
Quoi donc ! ce titre impose-t-il une force, une élévation d’âme, dont toutes les autres conditions sont dispensées ? Ce qu’on interdit au philosophe, le noble le fera sans s’avilir ! Si telle est l’opinion des grands et du peuple, on ne saurait penser ni plus dignement de la philosophie, ni plus bassement de toutes les autres sortes d’illustration.
CII. §
J’insiste. Quelle si grande importance cette énorme fortune, qui n’excédait toutefois ni le rang d’un ministre, ni la fatigue de ses fonctions, ni le mérite de ses services, ni celle de plusieurs affranchis ; cette richesse si reprochée, peut-être plus encore enviée, pouvait-elle avoir aux yeux d’un homme né de parents sages et modestes, innocent et frugal comme eux, dont la vertu ne souffrit pas la moindre atteinte de l’air empesté de la cour la plus dissolue, et qui osait adresser des vérités dures à un prince dont le sourcil froncé et l’œil serein n’étaient que deux arrêts de mort différents ?
Eh bien ! l’opulence de Sénèque était donc bien connue, et les bonnes actions qu’il a faites, et les malheureux qu’il a secourus, bien ignorés ? Oui, de ceux qui parlent de ses ouvrages sans les avoir lus, et qui jugent de sa vie sans en être instruits ; de ceux qui exigeront peut-être plus de croyance pour leurs propos que pour les discours publics qu’il s’adresse à luimême, qu’il adresse à sa mère, à sa femme, à ses frères, à ses connaissances, à tous ses concitoyens, à son souverain, sur l’usage de sa richesse.
Un auteur qui ne ménage pas Sénèque, dit de son opulence : « Une partie était employée en magnifiques jardins, maisons de plaisance, terres, possessions loin et près de Rome ; davantage, un palais à la ville, plein de toutes sortes de meubles précieux.
[p. 155]Mais pour tout cela, Sénèque ne s’enorgueillit aucunement ; ains redoutait la fortune et se souvenait de son ancienne condition. »
« Sénèque a très-habilement disserté sur les bienfaits : s’il s’était signalé par sa bienfaisance, comment, dans les places qu’il occupait, ne l’aurait-on pas su ? »
Voilà le raisonnement des censeurs ; voici le mien, que je crois un peu plus solide. Au milieu des envieux de sa richesse, des détracteurs de sa vie, d’hommes jaloux de ses talents et de ses dignités ; coupable d’inhumanité, de dureté, d’avarice, comment, dans les places qu’il occupait, ces vices ne lui auraientils pas été reprochés par Tacite, par quelques-uns de ses contemporains véridiques ?
Il y a des vertus dont on ne loue pas les particuliers ; ce sont celles qui, communes à la pluralité des citoyens, forment les mœurs nationales ; qualités du siècle, et non de l’homme. Telle était la fidélité à son serment, avant et même après les guerres puniques. S’il faut admirer Régulus, c’est lorsqu’il s’oppose à l’échange des captifs, et non lorsqu’il retourne à Carthage, où le tonneau hérissé de pointes l’attendait. Telle était encore la bienfaisance chez les anciens Romains, dont l’esprit s’était conservé dans la famille des Sénèque. Mais les censeurs ne sont pas gens à se contenter de présomptions lorsqu’il s’agit de croire le bien. Puisqu’il leur faut absolument des garants de la munificence de Sénèque, je vais leur en citer un : c’est le plus véhément des poètes satiriques, c’est Juvénal, qui vivait à Rome au commencement du règne de Néron, sous le ministère de Sénèque, et qui disait, plus de trente ans après la mort du philosophe, à l’avare et crapuleux Virron : « On ne vous demande pas de ces présents tels qu’un Sénèque en envoyait à de simples connaissances, à des amis malaisés ; on n’exige de vous ni les largesses de Cotta, ni celles du bon Pison. Nous ne sommes plus au temps où les titres et les faisceaux illustraient moins que la libéralité : je n’ai garde’ de vous proposer ces modèles. »
Nemo petit, modicis quæ mittebantur amicisA Seneca ; quas Piso bonus, quæ Cotta solebatLargiri : namque et titulis, et fascibus olimMajor habebatur donandi gloria…
Censeurs, êtes-vous satisfaits ? C’est ainsi que Juvénal écrivait de cet homme, dont la richesse fut bien connue et la bienfaisance ignorée.
Ces vers ne sont pas les seuls où le poëte fasse l’éloge de Sénèque ; ailleurs, il s’écrie : « Qui est-ce qui balancera de préférer le philosophe expirant dans un bain, à l’empereur qui lui fait couper les veines ?… »
« En résignant ses biens, Sénèque insinue à Néron qu’il serait de sa gloire de les lui conserver. »
J’ai lu et relu le discours du philosophe à César, et je confesse mon peu de sagacité ; je n’y ai rien remarqué, mais rien de cet artifice. On aurait bien dû nous éclairer sur ce point et ne pas s’en tenir à une assertion.
« Malgré le Traité des Bienfaits, ouvrage délicat et senti, on ne voit pas que Sénèque en soit devenu plus libéral. »
Si l’on ne voit pas que Sénèque en soit devenu plus libéral, c’est la faute des censeurs et non celle du philosophe, à qui ses concitoyens demandent et qui leur rend compte de l’emploi de son opulence.
Mais si le silence d’un peuple pendant la vie de l’homme, et celui des historiens après sa mort, nous autorisaient à le blâmer, nous blâmerions souvent les hommes les plus vertueux. Combien d’illustres personnages dont la bravoure n’a pas été préconisée ? donc ils étaient des lâches ; l’humanité ? donc ils étaient des âmes impitoyables ; la sensibilité ? donc ils avaient des cœurs de bronze ; la générosité ? donc ils furent avares ; la force d’âme ? donc ils furent pusillanimes.
Les regards du peuple et les récits de l’histoire ne s’arrêtent que sur les fonctions principales ; c’est le général que l’on considère dans César, le républicain dans Caton d’Utique, l’austérité des mœurs dans Caton le Censeur. Quant aux vertus domestiques, elles font l’entretien secret des parents, des amis, des commensaux, des autres familiers de la maison qui en jouissent. On ne sait si la libéralité fut une des vertus de Burrhus et de Thraséas, et il est à présumer que Sénèque n’eût point écrit sa propre satire dans un ouvrage délicat et senti, s’il eût manqué de bienfaisance et de sensibilité.
S’il m’était permis de citer mes contemporains sans les offenser peut-être par une association de noms incompatibles, je [p. 157] demanderais aux critiques s’ils connaissent, de l’un de ces personnages, d’autre qualité que son éloquence et son mépris pouries grandes places, lorsqu’il s’est bien assuré de l’impossibilité de servir utilement la patrie ; de son collègue, que l’universalité de ses lumières et la sagesse de ses vues sur l’administration de la chose publique, l’amour lé plus inébranlable de la félicité nationale, avec une force peu commune et constamment dirigée contre les obstacles qui s’y opposaient ; du dernier de ses successeurs, que son désintéressement, l’ambition de la vraie gloire, et le sacrifice de son repos à des fonctions pénibles, à des haines et à des calomnies qui vont se multipliant chaquejour ? Voilà sans doute les qualités dont on parle aujourd’hui et dont l’avenir s’entretiendra ; mais n’ont-ils donc que celles-là209 ?
L’homme de génie est connu de la postérité, l’homme en* est ignoré. Que sait-on d’Homère, d’Archimède, de Démosthène, d’Euripide, de Sophocle ? Que sait-on de Descartes ? Qu’il fut un géomètre, un grand penseur persécuté par des fanatiques. De Newton ? Qu’il fit trois découvertes,, dont une seule l’aurait immortalisé. La vie de son célèbre antagoniste n’est guère moins obscure.
Les personnages de quelque importance à la cour, au sénat, à l’armée, sous les règnes de Claude et de Néron, ont tous été bien connus ; Sénèque seul en aura imposé à ses contemporains, et c’était aux censeurs de notre temps qu’il était réservé de lui arracher le masque ! Ils en savent là-dessus plus que Tacite, qu’ils accuseront de partialité, au hasard de calomnier deux grands hommes à la fois : cependant que devient la certitude de l’histoire, si l’on peut contester le témoignage de Tacite ?
Nous devons à Plutarque et à quelques autres biographes anciens, et nos neveux devront à Moréri, à Bayle, à Chaufepié, à Marchand, à Fontenelle, à D’Alembert, à Condorcet, à notre Académie française, la connaissance utile des vertus sociales ou des défauts domestiques qui rendirent agréables ou fâcheux le commerce des hommes célèbres dont ils admireront les ouvrages 210.
[p. 158]La manie d’imputer des vices sur le silence des contemporains ne peut naître, selon moi, que d’une perversité originelle de caractère, ou d’une jalousie inhérente à l’état que l’on professe.
CIII. §
Las du spectacle de la débauche et du crime, Sénèque veut s’éloigner: Néron le retient ; et voici ce que Sénèque lui fait entendre, s’il ne le lui dit pas expressément : « Je sais que ma présence et mes reproches vous importunent ; mais c’est votre faute, et non la mienne. N’attendez de moi que la vérité : je vous respecte, mais je la respecte plus que vous211 ; et je me consolerais plus facilement de vous avoir déplu que de l’avoir offensée. » Certes, ce n’est pas là le discours d’un homme attaché à la faveur, aux honneurs, aux richesses, à la vie. J’en atteste les gens de cour.
Dans la conduite, les discours et les écrits de Sénèque, on voit un homme, un philosophe qui, affermi sur le témoignage de sa conscience, marche, avec une fierté dédaigneuse, au milieu des bruits calomnieux de quelques citoyens qui attaquent sa vertu et ses talents, par une basse jalousie qui souffre de la richesse qu’il possède, des honneurs dont il est décoré, et de la considération générale dont il jouit : et en quel temps cela ne s’est-il pas fait ?
Qu’on rapproche le discours précédent de celui qu’il tient [p. 159] au tribun Silvanus quelques instants avant que de mourir, et l’on admirera, dans une fermeté aussi soutenue, l’homme dont Pline le Naturaliste a dit 212 qu’il avait bien connu le néant et la futilité des grandeurs humaines, le sage à qui elles n’en avaient point imposé ; le philosophe qui avait passé les jours et les nuits à converser avec lui-même, et à se convaincre de la vanité de ces richesses, dont on aime à se persuader que la possession l’avait enivré.
Pour rentrer dans le palais de Néron, plus puissant que jamais, il ne lui en aurait coûté qu’un mot flatteur ; mais il mourra plutôt que de le dire.
« Tous ces beaux axiomes de morale que Sénèque a dictés, ajoutent quelques-uns de ses détracteurs, c’est une sottise de croire qu’il les ait pratiqués. C’était un homme comme nous ; peut-être un peu moins subjugué par les opinions vulgaires. »
C’est-à-dire, cet héroïsme philosophique est au-dessus de moi ; donc il est au-dessus d’un autre : donc il n’y a point de pareils héros. Voilà une singulière logique.
CIV. §
Je sais qu’il ne faut pas conclure la pureté des mœurs de la sagesse des discours, et qu’il peut arriver qu’un pervers, écrive et parle aussi disertement de la vertu qu’un homme vertueux : mais ce pervers n’est pas un Sénèque, n’a pas consumé sa vie à méditer les devoirs du sage, et à donner des. leçons de stoïcisme à ses amis, à sa mère, à ses tantes, à ses frères, à presque tous les ordres de citoyens, et ne s’est pas laissé couper les veines plutôt que de se démentir. La vie publique de Sénèque n’était ignorée de personne : et comment aurait-il fait pour dérober à ses entours la connaissance de sa »vie privée ? Vicieux, de quel front aurait-il prêché la vertu à son élève ? La moindre contradiction entre ses mœurs et ses préceptes ne l’aurait-elle pas exposé à la risée des courtisans ? Il faut avouer ou que Sénèque a été un des hommes les plus vertueux, ou de tous les prédicateurs le plus impudent. Un vicieux qui poursuit [p. 160] le vice avec la constance et l’âcreté de Sénèque ! Un philosophe qui passe ses journées à écrire, et qui n’écrit pas une ligne qui ne soit une satire sanglante de lui-même ! Un méchant dont la fonction habituelle est de faire des gens de bien ! Cela se conçoit-il ? Cette hypocrisie est le rôle exclusif, le privilége d’un certain état ; mais Sénèque n’était point augure ; ce qu’on a dit d’Épicure, on peut le dire de lui : que celui qu’il ne corrigeait pas, était un déterminé scélérat à renvoyer aux tribunaux des enfers.
CV. §
Jeune seigneur, toi qui ne pris aucun des vices de la cour, où ton rang et ta naissance t’appelaient ; toi qui es fait pour croire aux vertus, parce que ton âme en est remplie ; tu ne permettras pas que ce frontispice où l’on a vu le masque séduisant de la vertu sur le visage du vice, reparaisse à la tête de l’ouvrage ingénieux et profond de ton aïeul : tu briseras ce buste injurieux au-dessous duquel on lit Sénèque ; et tu ne souffriras pas qu’il insulte à jamais au plus digne des mortels 213.
J’avoue qu’il était difficile que le grand détracteur des vertus humaines fît un meilleur choix. Si Sénèque fut un hypocrite, le sage n’est qu’une chimère.
Mais la vertu est donc une chose bien affligeante, une chose bien précieuse, même aux yeux des méchants, à en juger par leur acharnement à nous en dépouiller ? Encore leur pardonnerait-on leur indigence, s’ils s’enrichissaient en travaillant à nous appauvrir, si la malignité était le seul vice dont ils fussent souillés. Mais quels furent, et quels seront dans tous les temps les calomniateurs de Sénèque ? Des courtisans perfides, des adulateurs par état, la race la plus abjecte ; des Tibère, des Caligula, les oppresseurs des hommes dont ils devaient être les [p. 161] pères, avec le nombreux cortége des menteurs subalternes qui servent leurs haines, et qui encensent leurs folies 214.
Il y aura dans tous les temps des scélérats mercenaires, à qui il ne manquera que le talent et la circonstance pour être des Anyte et des Tigellin. Que l’hypocrisie ou la perversité de l’homme en place leur fasse signe, ils accourront, ils diront : « Seigneur, parle ; quel est l’homme de bien qu’il te faut immoler ? nous voilà prêts. » Ils se sont dit : Que nous importe le déshonneur, pourvu qu’on nous protége, et qu’on nous gratifie ?
CVI. §
Après la découverte de la conjuration de Pison, Néron est un tigre devenu fou. Si le tyran ne meurt pas sous le coup, sa puissance et sa férocité s’en accroissent avec son effroi. Des enfants des conjurés, les uns sont chassés de Rome, exterminés par la faim ou par le poison ; d’autres massacrés dans un repas avec leurs instituteurs et leurs esclaves (SUETON. in Neron., cap. xxxvi ).
Quelle suite d’assassinats215 ! Salvidiénus a loué à des étrangers [p. 162] les magasins dépendants de sa maison (SUETON. in Neron., cap. xxxvii), proche de la place publique ; il mourra. Cassius Longinus a placé l’image de Cassius parmi celles de ses ancêtres ; il mourra. Silanus affecte la dignité impériale ; il mourra. Pétus Thraséas a le front sévère d’un censeur ; il mourra. Fier d’avoir tant osé impunément, Néron se vante qu’avant lui aucun souverain n’a su ce qu’on peut sur le trône. Il projette l’extinction de l’ordre sénatorial, qui n’est pas encore assez vil à son gré.
On prononce devant lui le proverbe grec, Que tout périsse après ma mort (SUETON. in Neron., cap. xxxviii) ; ’ÈpO Savovroç yaîa (JU^OTÎTCO TCupt : il reprend, è ;;.ou Çûvro ;, de mon vivant. Rien de plus touchant que la mort de Vétus, de Sentia, sa belle-mère, et de Pollutia, sa fille (TACIT. Annal, lib. XVI, cap. x et xi). Pollutia venait de recevoir dans le pan de sa robe la tête sanglante de son époux. Vétus abandonne tout à ses esclaves, excepté trois lits funéraires, sur lesquels ces trois victimes se font couper les veines avec le même fer, dans le même appartement, n’ayant de vêtements que ce qu’en exige la pudeur. On les plonge dans le bain, où ils expirent ; le père, les yeux attachés sur sa fille ; l’aïeule, sur sa petite-fille ; celle-ci, sur les deux autres ; tous trois invoquant en même temps les dieux, tous trois les conjurant de hâter leur mort, et de leur épargner la douleur de survivre à ce qu’ils ont de plus cher. La nature suivit l’ordre de l’âge ; Sentia mourut la première, et Pollutia la dernière.
Novius Priscus est exilé à titre d’ami de Sénèque (TACIT. Annal, lib. XV, cap. LXXI).
Junius Gallion, frère de Sénèque, effrayé, demande grâce ( Id. ibid., cap. LXXIII-LXXIV).
Annæus Méla, frère de Sénèque et de Gallion, se fait ouvrir les veines.
Et tandis que le sang des bons citoyens coule, on continue de remercier les dieux.
CVII. §
Cependant il se répandait que Subrius Flavius, de concert avec les centurions, avait arrêté, dans une assemblée, non si [p. 163] secrète que Sénèque n’en eût eu connaissance, qu’on assassinerait Pison après que celui-ci aurait assassiné Néron, et que l’Empire serait conféré au philosophe216, homme d’une réputation sans tache, et éminemment doué de toutes les vertus. On faisait dire à Flavius : « Chasser un joueur de harpe pour prendre un chanteur, l’État en sera-t-il moins déshonoré ? » (TACIT. Annal. lib. XV, cap. LXV.)
Quel mortel eût plus dignement occupé le trône ? et quel bonheur pour les Romains !
Il est rare que l’oppression, quand elle est extrême, n’inspire pas aux peuples quelque résolution salutaire ; mais, selon les circonstances, c’est ou une véritable crise qui termine le mal, ou le sanglot d’un agonisant, un dernier mouvement convulsif qui tombe rapidement et sans effet. Le nerf nécessaire à l’exécution est coupé, et l’on continue de souffrir et de se plaindre, si la tyrannie le permet : car elle va quelquefois jusqu’à exiger un front serein de l’esclave qui porte le désespoir au fond de son cœur. Un soupir, une larme indiscrète serait punie de mort : tel fut sous Tibère le sort d’une mère accusée d’avoir pleuré son fils217.
Mais quand les Romains, d’un concert unanime, et rassemblés en corps, seraient venus présenter la couronne impériale à Sénèque, l’aurait-il acceptée ? Le médecin s’éloigne, lorsque le malade est désespéré. Il est un temps où il ne faut ni commander ni obéir : que faire donc ? Fuir.
« Dion n’est point contraire à Tacite clans les détails de la conjuration de Pison. »
Donc Sénèque aspirait à l’Empire. Ce Sénèque à qui l’on reproche trop d’esprit, et dont Messaline redoutait la pénétration, tient la conduite d’un imbécile : on le voit sans cesse occupé de dérober au sénat, au peuple, à la nation, les ridicules et les forfaits du souverain qu’il se propose de détrôner. [p. 164] Ou l’imputation des censeurs, ou la marche des factieux est à faire pitié.
CVIII. §
Cependant il fallait justifier et la disgrâce et la mort d’un personnage connu et révéré dans toute l’étendue de l’Empire. On pense bien que les courtisans ne manquèrent pas à leur devoir. Que ne dirent-ils pas ? Que le public ne crut-il pas ? Ennemi des hommes de génie, et des hommes vertueux qui le blessent encore davantage, il ne discuta point les imputations faites à Sénèque : est-ce que le peuple discute ? Il crut le mal, comme il le croirait aujourd’hui ; il est méchant, mais il est encore plus sot.
Cette crédulité populaire, je la conçois : mais d’où naît, dans les hommes instruits, une indigne et vile petitesse d’esprit qui existait avant Sénèque, et qui s’est perpétuée de son temps jusqu’au nôtre ? D’où nous vient, à nous, qui n’avons aucun intérêt à démêler avec les grands hommes de l’antiquité, l’étrange manie de décrier leurs vertus ? Eh quoi ! la justice, la bienfaisance, l’humanité, la patience, la modération, l’héroïsme patriotique ne sont-ils pas dignes de notre admiration et de nos éloges, en quelque lieu que se montrent ou que se soient montrées ces grandes qualités, à Constantinople, à Pékin, à Londres, dans Athènes l’ancienne, ou dans Rome la moderne ? Qu’avonsnous de mieux à souhaiter que de les retrouver ? Quoi de plus conséquent à notre sécurité et à notre bonheur, que de les encourager ? Et me blâmera-t-on si je m’indigne ou si je m’afflige, lorsque je vois un homme de bien218 faire cause commune [p. 165] avec un pervers, tel que Suilius ou un Dion Cassius ; un homme de jugement, préférer le témoignage du moine Xiphilin à celui de Tacite ; un homme distingué par ses vertus, ses connaissances et ses travaux, appuyer de son suffrage de vils délateurs ; oublier qu’il ne faut calomnier ni les vivants ni les morts, et que, si l’injure faite aux vivants est plus nuisible, celle qu’on fait aux morts est plus lâche ; parler de la vie publique et privée d’un philosophe décédé il y a près de deux mille ans, et dans une contrée éloignée, avec une légèreté qu’on ne se permettrait pas s’il était question d’un citoyen qui vivait hier, et dont la demeure n’était séparée de la nôtre que de la largeur d’une rue ou de l’épaisseur d’un mur mitoyen ; attester, avec une assurance qui étonne, des faits contredits par les historiens contemporains les plus graves et les plus sévères, et décider d’un ton magistral, que Sénèque ne sut pas mieux soutenir sa gloire que celle de son disciple Néron ? Où ? quand ? à quelle occasion ?… Soutenir la gloire d’un Néron !… Qu’il fut avare. Quelle preuve a-t-il donnée de ce vice, et quelle preuve en apporte-t-on ? Ce censeur en sait-il plus que Juvénal ?… Que Tacite s’est vainement efforcé de le justifier. Tacite le justifie, mais sans effort : il raconte des faits dont il était sans doute un peu mieux instruit que nous ; et il les raconte avec simplicité, comme il convenait à un grand historien tel que lui, et avec la circonspection qu’il devait à un personnage tel que Sénèque… Qu’il préconisa le meurtre d’Agrippine. On a vu, dans quelques-uns des paragraphes précédents, le peu de fondement de cette calomnie ; il est donc inutile d’insister davantage sur ce sujet. J’ajouterai seulement ici que Sénèque ne préconisa point le meurtre d’Agrippine : préconiser, c’est faire l’éloge. Dans Rome personne n’ignorait que Néron avait assassiné sa mère, et il eût été de la dernière indécence d’en convenir. De quoi s’agissait-il donc après que le crime fut commis ? d’en prévenir les suites. Sénèque obéit à un maître féroce, en adressant au sénat, ou plutôt au peuple, au nom de l’empereur, quelques motifs qui pouvaient en affaiblir l’atrocité. Ces actions, ce n’est pas dans le fond d’une retraite paisible où la sécurité nous environne, dans une bibliothèque, devant un pupitre, qu’on les juge sainement : c’est dans l’antre de la bête féroce qu’il faut être ou se supposer ; devant elle, sous ses yeux étincelants, ses ongles tirés, sa gueule entr’ouverte [p. 166] et dégouttante du sang d’une mère ; c’est là qu’il faut dire à la bête : « Tu vas me déchirer, je n’en doute pas ; mais je ne ferai rien de ce que tu me commandes. » Qu’il est aisé de braver le danger d’un autre, de lui prescrire de l’intrépidité, de disposer de sa vie ! Encore, quel eût été le fruit de ce sacrifice ? un nouveau crime. Quel si grand avantage y avait-il donc pour la république, que Sénèque fût égorgé plus tôt ? D’ailleurs, qui est-ce qui était présent, lorsque Néron imposa cette tâche au philosophe ? Qui sait ce que celui-ci dit au tyran ? Qui sera assez juste appréciateur des circonstances où l’Empire se trouvait, pour oser blâmer la condescendance de Sénèque. Ne diminuons pas le nombre des honnêtes gens, il y en a dejà si peu219 ; ne ternissons pas la mémoire des hommes vertueux, ils sont si rares. Assez d’autres exemples consoleront la méchanceté, sans y ajouter celui d’un sage… Qu’il perdit d’une manière honteuse une vie qu’il avait lâchement conservée. Voilà ce que fait dire la fureur d’arrondir une phrase. Sois vrai, et tu seras ensuite bel esprit, si tu peux. Faut-il que, pour flatter mon oreille, tu blesses la vérité, et que, pour être harmonieux, tu deviennes calomniateur ? J’appellerai de cette accusation au récit que Tacite nous a laissé de la vie et de la mort de Sénèque… Qu’il eut besoin des exhortations de sa femme pour se résoudre à mourir. C’est un nouveau mensonge aussi impudent que le premier. Jamais homme ne mourut avec plus de fermeté et de sang-froid. Je lis qu’il exhorta sa femme à vivre ; mais je ne lis point qu’elle l’ait exhorté à mourir. Je lis qu’il consola Pauline et ses amis ; mais je ne lis point qu’il se soit désolé… Qu’il eut besoin de son exemple. Traduire le passage de l’historien par Je consens que vous m’en donniez l’exemple, au lieu de traduire : « Le grand exemple que vous allez donner, en préférant ibrement une mort glorieuse à une vie amusée, est une gloire que je ne puis avoir, et que je ne vous envierai point ; » c’est connaître aussi mal la langue de Tacite que l’âme de Sénèque. Beaucoup de braves Romains, avant notre philosophe, avaient su mourir dignement ; je ne me rappelle aucune Romaine de ce temps qui ait refusé de survivre à son époux : voici donc un [p. 167] homme qui se croit mieux instruit que Tacite. Mais qui est-il, et dans quelle heureuse contrée a-t-il vécu, pour n’avoir jamais vu d’illustres innocents calomniés et persécutés ; pour n’avoir jamais entendu les actions les plus criminelles imputées à de grands hommes, même à de saints personnages, et le public imbécile… que dis-je ? et quelquefois des gens éclairés, joindre leurs voix à la sienne, et répéter ses discours ?
Dans ces temps voisins de la naissance du christianisme, et à l’époque de la fureur des tyrans déchaînés contre cette doctrine, n’accusait-on pas les chrétiens d’égorger un enfant dans leurs assemblées nocturnes, et de se repaître de ses membres sanglants ? Néron ne les traduisit-il pas, ne les châtia-t-il pas des plus horribles supplices, comme auteurs de l’incendie de Rome ? (TACIT. Annal, lib. XV, cap. XLIV.) Si la Providence n’eût arrêté dans ses décrets que la religion de Jésus-Christ, malgré les efforts, ou grâce aux efforts des persécuteurs, embrasserait toute la terre, et durerait autant que les siècles, les prêtres du paganisme, les historiens idolâtres ne nous auraient-ils pas transmis ces atrocités ? Et s’il fût arrivé à un homme de bien d’examiner les principes et les mœurs des apôtres, des disciples, des fidèles, et de les rejeter comme deux calomnies impudentes, absurdes, incroyables, peut-être lui en aurait-il coûté la liberté, peut-être la vie ; mais en eût-il été moins sensé, moins courageux, moins juste ? Ce que cet honnête païen eût osé pour les chrétiens, je le fais pour un honnête païen220.
CIX. §
Mais à quoi tendent toutes ces disputes pour et contre les mœurs d’un philosophe ? Que nous importe la contradiction vraie ou fausse de la conduite de Sénèque avec sa morale ? Quelles qu’aient été ses actions, ses principes en sont-ils moins certains ? Ce qu’il a écrit du caractère et des suites de l’ambition, de l’avarice, de la dissipation, de l’injustice, de la colère, de la [p. 168] perfidie, de la lâcheté, de toutes les passions, de tous les vices, de toutes les vertus, du vrai bonheur, du malheur réel, des dignités, de la fortune, de la douleur, de la vie, de la mort, en est-il moins conforme à l’expérience et à la raison ? Aucunement. Nous n’avons pas besoin de l’exemple de Sénèque pour savoir qu’il est plus aisé de donner un bon conseil que de le suivre. Tâchons donc d’en user à son égard comme avec tous les autres précepteurs du genre humain ; faisons ce qu’ils nous disent, sans trop nous soucier de ce qu’ils font : malheur à eux, s’ils disent ce qu’ils ne pensent pas ; malheur à eux, s’ils font le contraire de ce qu’ils pensent.
CX. §
Mais nous avons vu mourir l’instituteur ; voyons mourir le disciple : opposons les derniers moments de l’homme vertueux aux derniers moments du scélérat.
Rome, que le sang des nations a été bien vengé dans tes propres murs ! Aux proscriptions de Sylla succèdent les proscriptions des triumvirs ; à l’oppresseur de ta liberté, un tyran flatteur ; à celui-ci, un tyran sombre et fourbe ; à celui-ci, un tyran insensé ; à celui-ci, un tyran imbécile ; à ce dernier, un tyran féroce ; la peste à l’incendie. Tes maisons se remplissent de cadavres (TACIT. Annal, lib. XVI, cap. XIII), tes rues de convois. Les esclaves, les maîtres expirent au milieu des gémissements des enfants, des époux : ceux-ci, après avoir assisté les mourants, pleuré les morts, sont déposés à côté d’eux, sur un même bûcher. Heureux les sénateurs, les chevaliers, les grands, les hommes vertueux qu’une calamité générale dérobera aux fureurs de Néron !
Ce fut alors qu’on publia des prodiges de toute espèce : des oiseaux funèbres s’étaient abattus sur le Capitole ; la terre avait été secouée par des tremblements ; le feu du ciel avait embrasé les enseignes militaires ; une truie avait mis bas un petit qui avait les serres d’un épervier ; une femme était accouchée d’un serpent ; le figuier ruminal221 avait perdu ses branches.
[p. 169]Ces bruits ont été et seront partout des avant-coureurs des grandes révolutions. Lorsqu’un peuple les désire, l’imagination agitée par le malheur, et s’attachant à tout ce qui semble lui en promettre la fin, invente et lie des événements qui n’ont aucun rapport entre eux. C’est l’effet d’un malaise semblable à celui qui précède la crise dans les maladies : il s’élève un mouvement de fermentation secrète au dedans de la cité ; la terreur réalise ce qu’elle craint, la crédulité dénature ce qu’elle entend ; il y a des plaintes sourdes, il échappe des mots ; on remarque de l’inquiétude sur les visages, du désordre clans la conduite habituelle des personnages importants ; les amis se séparent, les ennemis se rapprochent ; le commerce, plus réservé pendant le jour, est plus fréquent pendant la nuit ; il erre dans les rues des hommes qui s’enveloppent, qui se hâtent, qui se dérobent ; les têtes exaltées qui ne s’expliquent rien, mais que tout frappe ont des visions, tiennent des discours prophétiques, et débitent des rêveries qui subissent, en passant de bouche en bouche, mille interprétations diverses, entre lesquelles il est difficile qu’il ne s’en trouve quelques-unes symboliques de la catastrophe qui suit.
Les prodiges sont rares sous les règnes heureux, et l’on en est moins effrayé.
CXI. §
Le désir de l’impunité n’est pas le seul obstacle aux entreprises périlleuses ; mais on veut tout prévoir, on craint d’abandonner quelque chose au hasard. Le moment du succès s’échappe, tandis qu’on s’occupe à l’assurer ; et c’est ainsi qu’un Néron continue de régner, et qu’un Guise manque la couronne. Si Subrius eût écouté son courage, et qu’il eût poignardé le tyran en plein théâtre, à l’aspect d’un peuple entier témoin d’un si noble forfait, comme il en avait conçu le dessein, il ne laissait rien à faire à Vindex. Tandis que les conjurés de Pison temporisent entre l’espérance et la crainte, la conjuration se découvre, et ils périssent tous.
CXII. §
Il y avait environ neuf ans222 que la terre gémissait sous le monstre, lorsque le ciel en fit justice. Vindex soulève la province des Gaules qu’il commandait en qualité de propréteur, et Galba, les Espagnes. Alors le tyran perd la raison ; il se roule à terre, déchire ses vêtements, il se frappe. Dans son délire, il projette de faire massacrer et les gouverneurs de provinces, et les commandants d’armées : il abandonnera aux légions le pillage des Gaules, il brûlera Rome ; au milieu de l’embrasement, on lâchera des bêles féroces sur le peuple. Un moment après il veut se présenter aux rebelles, il prend les faisceaux : il ne se vengera pas, il versera des larmes ; on sera touché de son repentir : la paix va ramener l’allégresse, il en médite les chants. Il ordonne ses équipages (SUETON. in Néron., cap. XLIV), et surtout que ses instruments de musique ne soient pas oubliés. On coupe les cheveux à ses concubines, elles seront armées de haches et de boucliers, à la manière des amazones. Les tribus de Rome sont convoquées sous les drapeaux ; personne ne s’y rend : il arrache aux maîtres leurs esclaves ; il exige le tribut de tous les ordres de l’état, l’impôt annuel des locations : le fisc ne recevra que de la monnaie en or et en argent le plus pur, et nouvellement frappée. Il est effrayé par des pronostics : les armées ont embrassé la cause de Vindex ( Id. ibid., cap. XLVII), il en apprend la nouvelle à table, il déchire la lettre, il renverse la table, il brise deux vases précieux, il demande du poison à Locuste : il s’est retiré dans les jardins de Servilius, tandis qu’on prépare des vaisseaux à Ostie pour sa fuite ; les tribuns et les centurions des gardes prétoriennes refusent de l’accompagner. Un d’eux lui dit ( Id. ibid.) : Est-il donc si difficile de mourir ? Ses pensées ne sont plus les mômes : il ne se retirera plus chez les Parthes, il n’ira plus se prosterner aux pieds de Galba ; il montera dans la tribune aux harangues, il demandera grâce, et se restreindra au gouvernement de l’Egypte : on lui déclare qu’il sera mis en pièces avant que d’arriver à la place publique.
[p. 171]Il se couche, il s’éveille au milieu de la nuit ; ses gardes l’ont abandonné : il s’élance de son lit, il fait appeler ses amis, il n’en a plus ; il court à leurs portes, qu’il trouve fermées. Il rentre dans son palais, que les sentinelles ont pillé ; il présente sa gorge à couper à un gladiateur, qui lui refuse son bras ; il court vers le Tibre, il est trop lâche pour s’y précipiter ; il revient. Un affranchi (SUETON. in Neron., cap. XLVIII) lui offre un asile dans sa petite campagne ; il accepte, il s’y rend en tunique, les jambes nues, et la tête enveloppée : il sent la terre trembler sous ses pas, ses yeux sont frappés d’un éclair ; il entend les imprécations des passants contre lui, leurs vœux pour Galba. Il descend de cheval, il arrive, les pieds et les vêtements déchirés par des ronces, aux murs du jardin de l’affranchi ; il y entre, en rampant, par une ouverture qu’on a creusée sous la terre, et qui le conduit à une salle étroite, où il s’étend sur un mauvais matelas couvert d’un vieux manteau. Il ordonne sa fosse sur la mesure de son corps ; il pleure, il s’écrie 223 : Quelle fin pour un si grand musicien ! Malheureux ! tu n’en serais pas là, si tu avais su gouverner comme tu savais chanter. Le sénat l’a déclaré ennemi de la patrie, on le cherche pour le traîner au supplice : il se saisit de deux poignards ; il se dit224 : « Tu prolonges une vie infâme d’une manière honteuse ; ce que tu fais n’est pas digne d’un empereur : prends ton parti ; allons, Néron, exhorte-toi. » Les cavaliers qui ont ordre de le saisir vivant, sont à la porte ; il les entend. A l’aide d’Epaphrodite, son secrétaire, il s’enfonce un des deux poignards dans la gorge ; il expirait lorsque le centurion entra : ses yeux agrandis et fixes inspiraient l’effroi.
CXIII. §
Le monstre n’est plus. Je m’arrête immobile devant son cadavre ; à chaque forfait que je me rappelle, je sens mon indignation redoubler : mais que lui importe ? il ne me voit point.
[p. 172]C’est en vain que je lui reproche les meurtres d’Agrippine, de Burrhus, de Sénèque, de Thraséas, de Vêtus et de sa famille ; il ne m’entend plus : les Furies se sont éloignées, et sa cendre repose aussi tranquillement que celle de l’homme vertueux. Qui est-ce qui absoudra les dieux de sa vie, et de la mort de ses instituteurs ? Tant de crimes sont-ils suffisamment expiés par le supplice d’un moment ? Est-il vrai que le ciel fit assez pour un Sénèque, lorsqu’il le créa bon ; et qu’un Néron en fut assez châtié, lorsqu’il le créa méchant ? Je le crois, oui, je le crois ; et s’il fallait opter entre le sort d’un scélérat fortuné, et celui d’un homme de bien malheureux, certes je ne balancerais pas. Quel est le motif d’un choix aussi décidé ? La persuasion qu’il n’y a point de méchant qui n’ait souvent désiré d’être bon, et que le bon ne désira jamais d’être méchant.
CXIV. §
Mais Tibère, Caligula, Claude, Néron ont-ils été coupables de toutes les scélératesses dont on les accuse ? Surtout la peinture des infamies clandestines de leurs palais n’a-t-elle point été chargée ? Qui est-ce qui n’a pas entendu de nos jours les scandaleux récits dont on amuse l’ineptie populaire, dont elle se repaît avec avidité, et qu’elle se plaît à répandre ? L’histoire des poissons225 de Tibère n’a rien de plus ridicule, ni peut-être de plus vrai. Mais que nous importe ? les crimes imputés sont une partie du châtiment légitime des crimes commis.
CXV. §
Une singularité aussi remarquable que surprenante dans le caractère de Tibère et de Néron, c’est la patience226 avec laquelle [p. 173] ils supportèrent l’injure et la satire. Tibère lisait les libelles, y répondait dans le sénat, et n’en recherchait pas les auteurs. Néron ne se montra dans aucune circonstance aussi indulgent qu’envers ceux qui l’attaquaient par des mots ou des vers épigrammatiques. Il livrait l’empereur à la raillerie, mais non le musicien.
Le préteur Lucius Antistius, sans aucun sujet de mécontentement, compose des vers outrageants contre Néron (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. XLVIII et XLIX), et les lit à table au milieu d’une assemblée nombreuse. Il est déféré : le sénat se partage d’avis ; le jugement est renvoyé à Néron, qui répond : « Comme je m’étais proposé de modérer votre rigueur, je suis bien éloigné de m’opposer à votre clémence ; ordonnez d’Antistius ce qu’il vous plaira, vous êtes même les maîtres de l’absoudre227. »
Au milieu des flatteries, le consul désigné Cerialis Anisius dit un mot délié que Néron entendit sans doute, et dont il ne s’offensa point ; il opinait à ce qu’on élevât un temple au divin Néron, honneur qu’on ne rendait aux souverains qu’après leur mort228.
On publia contre lui nombre d’épigrammes grecques et latines assez mauvaises, à en juger par celles que Suétone nous a transmises (SUETON. in Neron., cap. XXXIX). Il en connut les auteurs ; et, loin de sévir, il obtint du sénat le pardon de ceux qui furent dénoncés.
Un acteur des farces atellanes, appelé Datus, chantait un air qui commençait par ces mots : Bonjour, mon père ; bonjour, ma mère, et qui finissait par ceux-ci : Vous irez bientôt chez Pluton. Par le geste de quelqu’un qui boit, il désigna la mort de Claude ; par celui de quelqu’un qui nage, la mort d’Agrippine ; et par un troisième qui s’étendait à la ronde, la perte du sénat ( Id. ibid.) : il fut exilé. Une pareille insolence serait plus sévèrement châtiée de nos jours.
Rien ne le choquait autant dans les libelles de Vindex que le [p. 174] dédain de son talent musical 229. Il avait sur cet art une idée assez juste ; c’est qu’il ne produisait ses grands effets que dans les assemblées nombreuses230.
CXVI. §
Sénèque lui avait appris la langue grecque, l’histoire, l’éloquence et la poésie. Il fit des vers médiocres avec assez de facilité (SUETON. in Néron., cap. LII) ; il ne fit aucun progrès dans l’art oratoire.
Il se refusa entièrement à l’étude de la philosophie, d’après le conseil d’Agrippine, sa mère, qui lui persuada que cette science était nuisible à un souverain231, c’est-à-dire, à un tyran ; car c’était la valeur du mot dans la bouche d’une femme aussi impérieuse.
Quoi ! l’art de modérer ses passions, de connaître ses devoirs et de les remplir, d’exercer la clémence et la justice, de connaître les vraies limites de son pouvoir, les prérogatives inaliénables de l’homme, de les respecter ; cet art, dis-je, est nuisible à un souverain, et il ne doit point entrer dans le plan de l’éducation d’un prince !
Ce conseil d’Agrippine est celui que donneront toujours aux enfants des rois ceux qui se proposeront de les abrutir pour les gouverner : il est important pour eux qu’ils soient vicieux et fainéants. Mais Agrippine apprit, avec le temps, qu’on ne travaille pas impunément à rendre son maître sot et méchant. Puissent les imitateurs de sa politique recevoir la même récompense qu’elle en obtint !
Agrippine publia que son fils Néron, au berceau, avait été gardé par deux serpents ; Néron ne convenait que d’un.
On reproche à Sénèque232 d’avoir interdit à son élève la lecture des anciens orateurs ; et cela pour fixer sur lui seul toute [p. 175] son admiration. Quelle ineptie ! Sénèque permettait sans doute à Néron la lecture de ses propres ouvrages, où il dit de Cicéron : « Cet orateur dont la majesté répond à celle de l’Empire233. »
CXVII. §
Jusqu’ici nous n’avons vu que l’homme de cour, l’instituteur de Néron, et son ministre ; il nous reste à connaître le philosophe, ou le précepteur du genre humain.
Mais, avant que d’entrer dans cette nouvelle carrière, nous avons d’abord à répondre à quelques autres réflexions défavorables sur le caractère et les mœurs de Sénèque ; ensuite à montrer, par des autorités, que des personnages célèbres ont parlé de ce philosophe avec plus de dignité et de force que moi. On trouvera au milieu de cet ouvrage ce que les écrivains ont coutume de mettre à la tête des leurs ; ce ne sera qu’une légère bizarrerie de plus.
CXVIII. §
Un jeune auteur que j’aime, que j’estime même quelquefois, et que je n’en traiterai pas avec plus d’égards, parce que je suis dans l’usage de lui parler sincèrement, a publié la plus laconique, mais la satire la plus violente qu’on ait encore faite de Sénèque et de Burrhus. Les précédents ennemis de Sénèque semblent n’avoir que délayé dans un grand nombre de pages ce qu’il a concentré dans une. Il dit :
« Sénèque, chargé par état de braver la mort en présentant à son disciple les remontrances de la vertu (ce qu’il fit, et ce qui lui coûta la vie), le sage Sénèque, plus attentif à entasser des richesses qu’à remplir ce périlleux devoir, se contente de faire diversion à la cruauté du tyran, en favorisant sa luxure. »
Vous vous trompez, jeune homme ; Sénèque eut des richesses, mais il n’en eut pas la passion. Vous avouerez, en rougissant, la fausseté de votre seconde imputation, si vous prenez la peine de lire l’historien, à présent que vous êtes en état de l’entendre.
« Il souscrit par un honteux silence à la mort de quelques braves citoyens qu’il aurait dû défendre. »
Où avez-vous pris cela ? Qui sont vos garants ? Échappé du collége depuis quatre à cinq ans, et, grâce à l’éducation que vous y aviez reçue, à peine assez instruit pour lire Tacite un peu couramment ; sans lumières, sans la moindre expérience [p. 177] de la vie, ni des personnes, ni des alternatives effrayantes où la perfidie de notre destinée nous engage, ni de la difficulté de marcher d’un pas assuré sur la ligne étroite qui sépare le bien du mal, vous n’écoutez que votre imagination bouillante, et vous jugez l’homme d’après un modèle fantastique dont l’usage du monde et votre propre péril ne tarderont pas à vous détromper. C’est lorsque vous aurez été aux prises avec vous-même, et que vous aurez éprouvé l’agonie du sage, que vous serez désolé des injures atroces que vous avez adressées au plus vertueux, et j’ajouterais au plus malheureux des hommes, si jamais la vertu pouvait être profondément malheureuse. Je vous connais depuis assez longtemps : vous êtes naturellement indulgent, vous avez l’âme honnête et sensible ; vingt fois l’on vous a entendu mettre à la défense du coupable plus d’intérêt et plus de chaleur qu’il n’osait en prendre à sa propre cause. Comment avez-vous subitement perdu cette heureuse et rare disposition ? Hélas ! je le vois ; c’est moins à vous-même qu’il faut imputer votre indiscrétion qu’aux grammairiens qui vous ont élevé, et qui, sous prétexte de garantir votre goût de la corruption, éloignèrent de vos yeux les graves leçons du philosophe. Si l’on eût autant exercé votre esprit à la méditation des conseils de Sénèque, qu’on exerça votre oreille à mesurer et à sentir le nombre enchanteur d’une période de l’orateur romain, vous auriez du moins suspendu votre jugement.
« Lui-même, présageant sa chute prochaine par celle de ses amis, moins intrépide avec tout son stoïcisme que l’épicurien Pétrone ; las d’échapper au poison, en se nourrissant des fruits de son jardin, et de se désaltérer au courant d’un ruisseau, s’en va misérablement proposer l’échange de ses richesses contre, une vie dont il avait prêché le néant, qu’il n’aurait pas été fâché de conserver, et qu’il ne put racheter à ce prix : châtiment digne des soins avec lesquels il les avait accumulées. »
Jeune homme, vous confondez l’ordre des faits. L’attentat du poison, et la vie inquiète du philosophe dans ses jardins, sont postérieurs à sa retraite de la cour. Mais il s’agit bien de ces puériles inexactitudes ! Ce que je voudrais que vous me dissiez, à présent que votre jugement s’est perfectionné par l’étude, la réflexion et l’expérience ; que vous savez comment Sénèque a vécu, comment il est mort, et que ses ouvrages et [p. 178] ses principes vous sont devenus familiers ; c’est si, revenant de sang-froid sur ces lignes emportées, vous n’en êtes pas aussi honteux, aussi indigné, aussi sincèrement affligé que moi ?
Autrefois on condamnait le mauvais poète à effacer avec sa langue des vers insipides ; dites-moi, quel devrait être le châtiment de l’auteur d’un libelle contre le sage ?
« On dira que je traite ce philosophe un peu durement. »
Et vous, jeune homme, qu’en pensez-vous ?
« Mais il n’est guère possible sur le récit de Tacite, de le juger plus favorablement. »
Et vous vous êtes cru en état de lire Tacite, de l’entendre, de l’apprécier, à peine initié dans sa langue, et n’ayant pour toute mesure des actions que les misérables cahiers de morale aristotélique que l’on vous dictait sur les bancs de l’école, avec quelques chapitres de Nicole, qu’un professeur janséniste vous commentait le dernier jour de la semaine !
« Et pour dire ma pensée en deux mots, ni Sénèque ni Burrhus ne sont pas d’aussi honnêtes gens qu’on nous les peint. »
Et qui est-ce qui prononce avec ce ton de suffisance de deux célèbres personnages que leurs talents et leurs vertus conduisirent aux premières fonctions de l’Empire romain ; qui firent, pendant cinq années sur un règne de quatorze, du prince le plus malheureusement né, un des meilleurs souverains ; qui jouirent d’une considération générale pendant leur vie ; qui scellèrent de leur sang leur fidélité à remplir leurs devoirs, et qui laissèrent, après une mort violente, de longs regrets à tous les bons citoyens de Rome ? Un enfant, un étourdi, en qui malheureusement quelque facilité d’écrire avait devancé le sens commun. Et qui est cet étourdi, cet enfant ? C’est moi 234, c’est moi à l’âge de trente ans ; et c’est moi qui lui adresse cette leçon, âgé de plus de soixante235.
CXIX. §
Il faut convenir que les ennemis de nos philosophes ressemblent quelquefois merveilleusement aux détracteurs de Sénèque.
[p. 180]Si cette glorieuse conformité n’était pas la seule, et si l’on ne pouvait montrer du respect pour l’ancien sans en être pénétré pour les modernes, pourquoi ne se trouverait-il pas dans quelques siècles éloignés d’imbéciles imitateurs des Pères de l’Église qui les inscriraient aussi dans le catalogue des saints, attente [p. 181] dont ils seraient sans doute infiniment flattés ? Quoi qu’il en arrive dans l’avenir, que béni soit à jamais celui d’entre eux à qui nous devons la Morale universelle236. Puissent les pères et les mères en recommander la lecture journalière à leurs enfants ! Puissent les miens être fidèles à la promesse qu’ils m’ont faite [p. 182] d’en méditer toute leur vie les utiles et sages leçons ! Si l’on désire connaître la règle de nos devoirs, et le code auquel nous sommes soumis de cœur et d’esprit, il y a quelques années qu’il a paru sous ce titre.
CXX. §
« L’homme perce dans le philosophe Sénèque. »
La philosophie n’anéantit pas l’homme. Hélas ! il n’y a que trop d’exemples que la religion même n’opère pas ce prodige.
« L’esprit de Sénèque est en contradiction avec son caractère. »
Je ne ferai pas ce reproche aux critiques ; je suis trèsdisposé à leur croire le caractère de leur esprit et l’esprit de leur caractère. De tous les Athéniens, le plus sage n’était pas aussi heureusement né : il pratiqua la vertu malgré le penchant naturel qui le portait au vice. Quand on se mêle de louer et de blâmer, encore faudrait-il avoir quelque notion précise de ce qui mérite le blâme ou la louange. Que Sénèque eût étayé sa faiblesse naturelle des principes de la philosophie la plus roide, je ne l’en estimerais que davantage. Tous les jours un magistrat sensible laisse étouffer par le cri de la justice la voix intérieure de la commisération qui le sollicite. C’est une espèce de lutte à laquelle le censeur est sans doute parfaitement étranger. « N’est-il pas très-ridicule de voir un grave personnage parler de vertu avec des pointes ? »
Très-ridicule assurément ; mais c’est précisément lorsque Sénèque parle de vertu qu’il est enthousiaste, et cesse d’être subtil. Si l’on me demandait cent exemples où il s’en est expliqué avec énergie et dignité, je me chargerais de les produire. Sénèque, qui connaissait l’esprit de la cour, de la ville et de la canaille, prévoit les calomnies auxquelles sa richesse, sa puissance, la faveur et la munificence de César vont l’exposer ; il ne se les dissimule pas à lui-même, ni à son élève. Qu’ont fait les ennemis du philosophe ? Ils se sont associés aux détracteurs que le philosophe met en scène, et ils ont ajouté : « Voilà donc les reproches qu’on vous fera, et l’on fera bien : car vous les aurez mérités. »
De bonne foi, croit-on qu’un homme d’esprit (et l’on en accorde à Sénèque) soit assez indiscret pour s’adresser, par la [p. 183] bouche de ses détracteurs, des invectives que sa propre conscience avouerait, et assez maladroit pour se les adresser devant un disciple capable de le prendre au mot ?
Je suppose qu’un de nos aristarques hebdomadaires dise familièrement à son ami : « Vous voyez ce qui m’est arrivé depuis que je me suis engagé dans celte triste et misérable carrière. Je savais bien qu’on ne manquerait pas de m’accuser d’ignorance, de partialité, de méchanceté, de vénalité, d’hypocrisie, de mauvaise foi ; mais c’est vous qui l’avez voulu. » N’ést-il pas évident que le critique qui s’expliquerait avec cette franchise, ne se reconnaîtrait aucune de ces qualités odieuses, ou que, s’il en méritait le reproche, il ne parlerait pas ainsi ?
« Était-ce donc un si grand mérite de n’avoir pas été le corrupteur de son élève ? »
Non ; mais en était-ce donc un si mince que d’en avoir fait, en dépit de la nature, un grand empereur, et cela pendant cinq années, presque la moitié de son règne ?
« Sénèque n’était point un sage, et Tacite n’en disconvient pas. »
Si, parcourant l’histoire de l’Église ou la vie des saints, je recueillais tout le mal que ces humbles personnages ont dit d’eux-mêmes, et que je citasse contre eux l’autorité de Baillet ou de Fleuri, quel est l’homme sensé qu’une aussi étrange absurdité ne fît éclater de rire ? La méchanceté est aussi quelquefois un peu trop bête.
« Sénèque a dit : Le clément Néron. »
Il est vrai, il l’a dit dans un ouvrage que le philosophe lui a dédié. Il y avait des épithètes d’usage qui précédaient les noms des empereurs, comme les faisceaux précédaient leurs personnes, et c’était alors au Pio, Clementi, Augusto, Divo Tiberio, Caligulœ, Neroni, qu’on les adressait, comme on dirait aujourd’hui d’un pape ambitieux et dissolu, Sa Sainteté ; d’un vil et bas cardinal, Son Eminence ; d’un très-méprisable prélat, Sa Grandeur, et d’un troupeau d’indignes personnages, Messeigneurs.
« Pour attaquer Agrippine, il n’y avait qu’à dire que Dion était un imposteur. »
Pour attaquer Agrippine, il n’y avait qu’à lire Tacite à l’endroit où l’historien l’introduit au milieu d’une des débauches nocturnes du palais. Que Dion soit un imposteur ou non, [p. 184] il est certain que l’auteur des Annales est véridique et que le mal que j’ai dit de cette femme, dont l’ambition démesurée avait révolté les esprits, cunctis cupientibus infringi matris potentiam, et dans laquelle la fureur de régner avait étouffé le sentiment de la nature et rompu le frein de la pudeur, est fort au-dessous du mal que j’en aurais pu dire sans la calomnier.
On lit dans un auteur grave que j’ai déjà cité quelquefois : « Agrippine, fille, sœur, femme et mère d’empereurs, fut d’un esprit composé de toutes sortes de méchancetés. »
Il est rare qu’un ouvrage ait encore trouvé des lecteurs aussi sévères que le mien.
« Agrippine se promettait une grande part dans l’administration de l’Empire ; il fallait donc que cette princesse, qui ne manquait pas de lumières et qui connaissait les hommes, comptât déjà beaucoup sur la souplesse philosophique du personnage. Il semble que le rappel d’exil ne fait pas beaucoup d’honneur à l’exilé. »
Ce n’est pas à Sénèque, c’est à la sagacité d’Agrippine, c’est à ses vues que le rappel du philosophe ne fait pas infiniment d’honneur. Quelles seront en effet ses leçons et quels en furent les fruits ? Les leçons ? celles de la philosophie, qui déplaisait à Agrippine au point de dire à son fils que cette étude ne convenait point à un empereur. Les fruits ? cinq années d’un règne envié par Trajan.
Quel est celui qui, sans être un sot, ne s’est jamais trompé dans la bonne ou mauvaise opinion qu’il avait conçue des hommes ? On en conclura contre moi tout ce qu’on voudra ; mais j’avoue que dix-sept ans de suite j’ai été la dupe d’un artificieux hypocrite.
L’histoire ne nous a point laissé douter des raisons du rappel de Sénèque. J’aime mieux en croire Agrippine sur ses fureurs contre Sénèque et Burrhus, qu’elle ne sépare point ; et si les censeurs le permettent, je préférerai le témoignage de Tacite au leur. Or celui-ci dit expressément qu’Agrippine ne sollicita le rappel d’exil et la préture pour Sénèque qu’afin de se rendre agréable au peuple et de rompre la continuité de ses forfaits par une action louable, ne malis tantum facinoribus innotesceret, en approchant de son fils un instituteur célèbre par ses lumières et par ses vertus.
[p. 185]On dirait que l’historien pénétrant ait pressenti et prévenu toutes les imputations de la méchanceté.
Mais si quelque aristarque s’avisait d’ajouter que Sénèque ne put se défendre d’élever le fils dans les principes de sa mère, ne dirait-on pas que ce propos est d’un ignorant qui n’a pas lu une ligne de l’histoire, ou d’un vicieux qui débite à tort et à travers tout ce qui se présente à sa tête déréglée ?
La souplesse philosophique du stoïcien Sénèque ! C’est précisément comme si l’on disait la souplesse évangélique de l’abbé de Rancé ou d’un prieur des Camaldules.
« Sénèque engage son ami Sérénus. »
Sénèque n’engage point son ami Sérénus ; mais à quoi l’eût-il engagé, si le fait est vrai ? A dérober au public un vil attachement qu’il n’était en son pouvoir ni d’empêcher ni de rompre ; à le soustraire à la connaissance de la jalouse, ambitieuse et furibonde Agrippine, d’une femme passionnée, impérieuse et capable de se porter aux plus fâcheuses extrémités. Et la condescendance de Sérénus vous paraît horrible ? Censeurs, vous transplanterez-vous toujours de vos greniers, de la poussière de vos bancs, de l’ombre de vos écoles, au milieu des palais des rois, et prononcerez-vous intrépidement de la vie des cours d’après vos principes monastiques et votre régime collégial ?
« Sénèque soutient Acté contre Agrippine. »
Cela est faux ; Sénèque se sert d’Acté contre l’incestueuse Agrippine.
« Messaline redoutait le génie pénétrant de Sénèque. Il ne fallait pas, ce nous semble, être trop pénétrant pour apercevoir les désordres de la maison de Claude. »
Moins il fallait de pénétration pour apercevoir les désordres de la maison de Claude, plus un observateur très-fin était à redouter.
« Messaline ne pouvait guère redouter que Sénèque, qui d’ailleurs n’était qu’un simple particulier, songeât à la perdre dans l’esprit d’un prince incapable d’écouter un sage conseil et d’en profiter. »
Messaline était et devait être ombrageuse, comme l’ont été. et le seront toujours ceux qui abusent ou de la faveur, ou de l’imbécillité, ou de la faiblesse des souverains : ils ne souffrent à leur côté que des complices et des complices subalternes ; leur [p. 186] jalousie écarte les autres. Claude n’était pas stupide au point de ne pouvoir être éclairé sur la manière artificieuse dont on le dépouillait de son autorité. Il eût poussé la stupidité à cet incroyable excès, que les scélérats devaient encore craindre Sénèque, du moins comme un spectateur austère. Ce n’était, il est vrai, qu’un simple particulier ; mais un particulier fort avancé dans l’estime publique et l’intimité des grands. D’ailleurs, c’est Tacite qui prête ce motif à Messaline.
« Racine, qui avait un tact si fin, un sentiment si exquis du beau moral, regardait Sénèque comme un charlatan. »
Ce jugement valait bien la peine d’être appuyé d’une citation. Mais si Racine, en appliquant ce tact si fin, ce sentiment si exquis du beau moral à l’examen du caractère de Sénèque, crut reconnaître un hypocrite, Burrhus, essayé à la même coupelle, ne lui aurait paru qu’un lâche courtisan. Le vrai, c’est qu’un militaire convenait mieux à la scène dramatique qu’un philosophe ; le vrai, c’est que, par ses opinions religieuses, Racine n’était pas disposé à accorder au paganisme quelque vertu réelle.
« J’ai préféré la conduite de Sénèque à celle de Burrhus. »
Et je persiste. Avant l’assassinat d’Agrippine, la conduite de Sénèque et de Burrhus est la même : ce sont deux grands hommes, deux grands ministres ; au moment où la mort d’Agrippine est résolue et leur est confiée, je les trouve également innocents. Après la mort d’Agrippine, tous les deux restent à la cour ; mais l’un y fait le rôle de courtisan, l’autre celui de censeur. Lorsque le spectre du crime a chassé le prince de la Campanie, Burrhus engage les soldats à fléchir le genou devant le parricide, à le féliciter sur le péril dont il est délivré et à baiser des mains encore fumantes du sang d’une mère ; il loue l’histrion et le cocher. Cependant les gens de cour traduisent Sénèque comme un parodiste du chanteur et un médisant du conducteur du char.
« J’ai placé Néron au-dessus d’Auguste. »
J’avais alors présentes à l’esprit les horreurs du triumvirat et la longue période pendant laquelle on ne pouvait trop louer Néron. Tant que les censeurs ne fixeront point de date, leurs minutieuses observations tomberont à faux.
CXXI. §
Si je m’arrête ici, ce n’est pas que cette première partie de ma tâche ne pût être plus étendue. Passons à la seconde.
Pline l’Ancien, que nous avons déjà cité, a dit de Sénèque qu’il ne s’en était point laissé imposer par la vanité des choses de la vie : Seneca minime mirator inanium..
Tertullien et d’anciens Pères de l’Église, touchés de l’éclatante piété de Sénèque, se l’ont associé en l’appelant nôtre : Tarn clarœ pietatis, ut Terlullianus ut Prisci appellant nostrum.
Quelques conciles ne dédaignèrent pas de s’appuyer de son autorité.
Le savant et pieux évêque de Freisingen, Othon, regardé Sénèque moins comme un philosophe païen que comme un chrétien : Lucium Senecam non lam philosophum quam christianum.
Au sentiment d’Érasme, si vous le lisez comme un auteur païen, vous le trouverez chrétien : Si legas illum ut paganum, scripsit christiane.
Il a dans l’école de Zenon le rang de Paul dans l’Église de Jésus-Christ : Ejus esse loci, apud suos, cujus sit Paulus apud christianos.
« Aucuns, Dion entre autres, l’ont accusé d’avarice, d’ambition, d’adultère et d’autres tels vices, à qui je ne dédaignerais pas faire réponse, puisque tant de doctes, anciens et modernes, et la vie et la mort de Sénèque disent le contraire ; et serait bien aisé à qui voudrait tailler à Dion une robe de son drap, de trouver en lui beaucoup de choses impertinentes et mal séantes au nom dont il fait profession ; mais il vaut mieux réfuter les calomnies évidentes par le silence que par longs discours… » Et ce témoignage n’est pas de l’auteur des Essais.
Nos autres aristarques n’en savent pas plus que celui qui a écrit ce qui suit : « Il est impossible de lire les ouvrages de Sénèque sans se sentir plus indépendant du sort, plus courageux, plus affermi contre la douleur et la mort, plus attaché à ses devoirs, plus éclairé sur ses besoins réels ; enfin, meilleur sous tous les rapports, et surtout plus sensible aux charmes de la vertu. »
[p. 188]Un de nos anciens écrivains avait pensé de Sénèque comme le moderne estimable que nous venons de citer. « Pour se résoudre contre les durs et fâcheux événements de la vie, acquiescer doucement à la Providence ; pour mépriser le moment et aspirer à l’immortalité bienheureuse ; pour réprimer l’insolence des passions étranges qui nous emportent souvent haut et bas et pour jouir d’un grand repos parmi tant de tempêtes et naufrages, je ne sache, entre les païens, historien, philosophe, orateur, ni auteur quelconque que je voulusse préférer à Sénèque. Il y en a peu qui lui soient comparables, et la plupart le suivent de fort loin. »
Le Portique, l’Académie et le Lycée de la Grèce n’ont rien produit de comparable à Sénèque pour la philosophie morale. Et de qui imaginer a- t-on que soit cet éloge ? Il est de Plutarque.
Quintilien, dont j’examinerai les opinions ailleurs, dit de Sénèque, qui n’était ni son ami, ni son auteur favori, qu’il fut versé dans tous les genres d’éloquence : In omni genere eloquentiœ versatum.
Qu’il eut un génie abondant et facile : Ingenium facile et copiosum.
Un grand fonds d’étude et de connaissance : Plurimum studii.
Qu’il est un redoutable fléau du vice : Eximius vitiorum insectator.
Qu’il y a beaucoup à louer, beaucoup même à admirer clans ses ouvrages : Multa probanda, multa etiam admiranda.
Que, clans les bons ouvrages de cet âge, avec la force d’Afranius et la sagesse d’Afer on retrouve encore l’abondance de Sénèque : In his quos ipsi vidimus, copiam Senecœ, vires Afrani, maturitatem Afri reperimus.
Tout le bien que nos aristarques disent de Quintilien, je le pense comme eux ; mais pensent-ils comme moi tout le bien que Quintilien dit de Sénèque ?
Ils citent Quintilien contre Sénèque ; et voilà ce que ce Quintilien, dont ils font tant de cas, dit de Sénèque, pour lequel ils affectent tant de mépris.
Érasme a dit: « Peu s’en faut que je ne m’écrie : Sancte Socrates ; » j’ai dit : « Peu s’en faut que je ne m’écrie : Sancte
[p. 189]Seneca ; » et je ne sache pas qu’on ait accusél’érudit de Rotterdam d’indiscrétion, et moins encore d’impiété. Si un prélat l’avait rangé parmi les disciples de Jésus-Christ, il aurait plus osé que moi, sans qu’on se fût avisé de lui reprocher qu’il opposait un philosophe païen aux héros du christianisme. Pourquoi tant d’indulgence pour Othon et pour Érasme ? C’est qu’il n’y a plus de mal à leur faire : ils sont morts.
CXXII. §
Après avoir considéré Sénèque comme instituteur et ministre, un de nos meilleurs aristarques, le considérant comme philosophe et comme auteur, dit : « N’y a-t-il donc que le goût à former dans cette foule de jeunes citoyens ? N’en veut-on faire que de beaux diseurs ? Est-il plus essentiel pour eux de bien parler que de bien faire ? Pourquoi donc arracher de leurs mains les ouvrages de Sénèque ? »
Un des plus grands vices, à mon avis, de notre éducation, soit publique, soit domestique, c’est de nous inspirer un si violent amour de la vie, de si grandes frayeurs de la mort, qu’on ne voit plus que des esclaves troublés au moindre choc qui menace leur chaîne. Or je désirerais qu’on nous indiquât un auteur, ancien ou moderne, qui se fût élevé avec autant de force contre une pusillanimité qui rend notre condition pire que celle des animaux, et qui nous soumet si bassement à toutes sortes de tyrannies, ou, pour me servir de l’expression énergique d’un commentateur d’Epictète, Arrien, qui ait frappé des coups plus violents sur les deux anses par lesquelles l’homme robuste et le prêtre adroit saisissent le faible pour le conduire à leur gré.
J’ai ajouté que, bien qu’il fût triste de sortir des écoles au bout d’un assez grand nombre d’années précieuses sans avoir appris les langues anciennes, presque les seules choses qu’on y enseigne, du moins jusque sur le seuil de la philosophie, cette éducation, telle qu’elle était, me semblait une utile ressource pour des parents à qui leur occupation journalière ou leur insuffisance ne laissait pas le temps ou la capacité d’élever euxmêmes leurs enfants, ou à qui la médiocrité de fortune ne permettait pas de les faire élever sous leurs yeux ; que la journée collégiale serait mieux distribuée en deux portions, dont l’une [p. 190] serait employée à nous rendre moins ignorants, et l’autre à nous rendre moins vicieux ; qu’un choix de préceptes moraux tirés de Sénèque, et mis en ordre par un habile professeur, fournirait d’excellentes leçons de sagesse à de jeunes élèves qui, jusqu’à présent, en avaient été privés par un injuste dédain237.
CXXIII. §
L’un dira : « La morale de Sénèque est toujours présentée sous les fleurs d’une diction précieuse et recherchée. Ce philosophe m’a paru tantôt sublime, et tantôt ridicule ; aussi faible dans sa conduite que fastueux dans le discours ; un courtisan que ses intrigues et ses livres rendent suspect : en un mot, il a plus d’une fois surpris mon admiration, comme il a pareillement surpris mon mépris. »
Mais un autre répliquera : « Le charme attaché à la lecture des écrits de Sénèque n’est pas un amusement frivole, ni l’histoire de sa vie un vain attrait de curiosité. Profond penseur, moraliste pur et sublime, ce grand caractère frappe, intéresse, attache : son langage est celui de la raison la plus ferme et de la sagesse la plus austère ; son esprit paraît emprunter sa force et sa vigueur d’une âme élevée et courageuse ; l’énergie de ses [p. 191] pensées n’est que celle de ses sentiments ; la vertu la plus mâle fait tout son génie. »
Mais on lira dans un troisième : « Les ouvrages de Sénèque impriment clans le cœur un profond amour de la vertu. On sent l’âme s’élever, et l’homme s’ennoblir, en se pénétrant des maximes du sage. Comme l’historien de sa vie, je ne les lis jamais sans m’apercevoir que je ne les ai pas encore assez lues. »
« Les reproches dont on flétrit Sénèque lui ont été faits par des hommes pervers, tels que l’infâme délateur Suilius, tandis qu’il a pour lui le suffrage du vertueux Tacite, dont on peut opposer avec avantage l’estime seule à tous les ennemis du philosophe. »
« Je ne lis pas souvent Sénèque, je lui préfère d’autres auteurs où il y a peut-être moins de beautés ; mais quand je le lis, je vois qu’il a parlé de la vertu en homme qui en connaissait la dignité, et en éprouvait la douceur. »
De ces jugements divers, quel est le vrai ?
Pour accuser un grand homme, il faut des faits qui ne puissent être contredits ; pour défendre un homme qui a vécu, écrit, pensé, et qui est mort comme Sénèque, il est honnête, il est même juste de se livrer à toutes les conjectures qui le disculpent surtout lorsque l’histoire le permet. Cette récompense, l’homme de bien l’obtient au tribunal des lois, s’il arrive qu’il y soit malheureusement traduit par des circonstances fâcheuses. La cause d’un citoyen vertueux et honoré s’instruit-elle comme celle d’un citoyen obscur et suspect ?
Juges, quel est celui que vous avez assis sur la sellette ? C’est Sénèque. Quel est son accusateur ? Un seul témoin récusable. Dans cette grande cause quel est le rapporteur ? Un historien sévère, dont toutes les conclusions sont en sa faveur.
CXXIV. §
Nous nous arrêtons avec intérêt devant les portraits des hommes célèbres ou fameux ; nous cherchons à y démêler quelques traits caractéristiques de leur héroïsme ou de leur scélératesse, et il est rare que notre imagination ne nous serve pas à souhait. Tous les bustes de Sénèque m’ont paru médiocres ; la [p. 192] tête de sa figure au bain est ignoble : sa véritable image, celle qui vous frappera d’admiration, qui vous inspirera le respect, et qui ajoutera à mon apologie la force qui lui manque, elle est dans ses écrits. C’est là qu’il faut aller chercher Sénèque, et qu’on le verra.
M. Carter, savant antiquaire anglais, nous apprend dans son Voyage de Gibraltar à Malaga, qu’il subsiste encore en Espagne des monuments élevés à la mémoire de Sénèque. Il a trouvé à Mescania, ville municipale romaine, les restes d’une inscription où le nom d’Annœus Seneca s’est conservé, et dont il fixe la date avant la soixantième année de l’ère chrétienne et la mort de notre philosophe. Il ajoute qu’on montre à Cordoue la casa de Seneca, la maison de Sénèque, et au voisinage d’une des portes de la ville, el lugar de Seneca, la métairie de Sénèque. On s’arrête avec respect à l’entrée de la chaumière de l’instituteur, on recule d’horreur devant les ruines du palais de l’élève. La curiosité du voyageur est la même ; mais les sentiments qu’il éprouve sont bien différents : ici il voit l’image de la vertu ; dans cet endroit, il erre au milieu des spectres du crime ; il plaint et bénit le philosophe, il maudit le tyran.
Il est à croire que Sénèque avait parcouru l’Egypte, où son oncle était préfet ; ce qu’il dit de cette contrée et du fleuve qui la fertilise238, semble confirmer cette conjecture. On prétend même qu’il s’était avancé jusque sur les confins de l’Inde, et Pline nous apprend qu’il en avait écrit 239.
CXXV. §
Sénèque a beaucoup écrit, et je n’en suis pas étonné ; il avait tant d’amour pour le travail, et il était doué d’un génie si facile et si fécond. « Je ne passe pas, nous dit-il, une seule [p. 193] journée oisive. Je donne à l’étude une partie de la nuit ; je ne me livre pas au sommeil, j’y succombe : je sens mes yeux appesantis, comme prêts à tomber de leurs orbites, sans cesser de les tenir attachés sur l’ouvrage. Je me suis séparé de la société, et j’ai renoncé à toutes les distractions de la vie. Je m’occupe de nos neveux ; je médite quelque chose qui me survive, et qui leur soit salutaire : ce sont des espèces de recettes contre leurs infirmités (Lettre xviii). »
C’est ainsi qu’on se fait un nom parmi ses contemporains et chez les races futures. Quels que soient les avantages qu’on attache au commerce des gens du monde pour un savant, un philosophe et même un homme de lettres, et bien que j’en connaisse les agréments, j’oserai croire que son talent et ses mœurs se trouveront mieux de la société de ses amis, de la solitude, de la lecture des grands auteurs, de l’examen de son propre cœur et du fréquent entretien avec soi ; et que trèsrarement il aura occasion d’entendre dans le cercle le mieux composé, quelque chose d’aussi bon que ce qu’il se dira dans la retraite.
Milord Shaftesbury a intitulé un de ses ouvrages : le Soliloque ou Avis à un Auteur240. Celui qui se sera étudié lui-même, sera bien avancé dans la connaissance des autres, s’il n’y a, comme je le pense, ni vertu qui soit étrangère au méchant, ni vice qui soit étranger au bon.
Si l’on excepte la Consolation à Marcia, à Helvia et à Polybe, qu’il écrivit pendant son exil en Corse, ce qui nous est parvenu de ses ouvrages est le fruit des heures du jour et des nuits qu’il dérobait à ses fonctions, à la cour et au sommeil.
CXXVI. §
Nous avons perdu ses poëmes, ses tragédies, ses discours oratoires, ses livres du mouvement de la terre, son traité du mariage, celui de la superstition, ses abrégés historiques, ses exhortations et ses dialogues. Il suffit de ce qui nous reste, pour regretter ce qui nous manque.
[p. 194]Les tragédies publiées sous le nom du poëte Sénèque, sont un recueil de productions de différents auteurs ; et il n’y a point d’autorité qui nous permette de les attribuer à Sénèque.
Je ne dis rien de son commerce épistolaire avec saint Paul241, ouvrage ou d’un écolier qui s’essayait dans la langue latine, ou d’un admirateur de la doctrine et des vertus du philosophe, jaloux de l’associer aux disciples de Jésus-Christ.
CXXVII. §
On trouve dans Sénèque un grand nombre de traits sublimes : c’est cependant un auteur de beaucoup, mais de beaucoup d’esprit, plutôt qu’un écrivain de grand goût. J’aurai de l’indulgence pour le style épistolaire, je conviendrai que la familiarité de ce genre admet des pensées et des expressions qu’on s’interdirait dans un autre ; mais quoique pleines de belles choses, ses lettres, assez naturelles dans la traduction, ne m’en paraîtront pas moins recherchées dans l’original242.
[p. 195]L’antiquité ne nous a point transmis de cours de morale aussi étendu que le sien 243. Parmi quelques préceptes qui répugnent à la nature, et dont la pratique rigoureuse ajouterait peut-être à la misère de notre condition244 (conséquence d’une philosophie trop raide, du moins pour la généralité des hommes, à qui elle demandait au delà de ce qu’elle espérait en obtenir), il y en a sans nombre avec lesquels il est important de se familiariser, qu’il faut porter dans sa mémoire, graver dans son cœur, comme autant de règles inflexibles de sa conduite, sous peine de manquer aux devoirs les plus sacrés, et d’arriver au malheur, le terme presque nécessaire de l’ignorance et de la méchanceté : il faut les tenir d’une bonne éducation, ou les devoir à Sénèque. Que ce philosophe soit donc notre manuel assidu : expliquons-le à nos enfants, mais ne leur en permettons la lecture que dans l’âge mûr, lorsqu’un commerce habituel avec les grands auteurs, tant anciens que modernes, aura mis leur goût en sûreté. Sa manière est précise, vive, [p. 196] énergique, serrée ; mais elle n’est pas large. Ses imitateurs ne s’élèveront jamais à la hauteur de ses beautés originales ; et il serait à craindre que les jeunes gens, captivés par les défauts séduisants de ce modèle-, n’en devinssent que d’insipides et ridicules copistes. C’est ainsi que je pensai de Sénèque dans un temps où il me paraissait plus essentiel de bien dire que de bien faire, d’avoir du style que des mœurs, et de me conformer plus aux préceptes de Quintilien, qu’aux leçons de la sagesse.
On verra, clans la suite de cet Essai, aux endroits où je me propose d’examiner les différents jugements qu’on a portés de ses ouvrages, l’influence qu’ont eue sur le mien l’expérience de la vie, et la maturité d’un âge où, si l’on m’eût demandé : Que faites-vous ? je n’aurais pas répondu : Je lis les Institutions de l’Art oratoire ; mais j’aurais dit avec Horace : Je cherche ce. que c’est que le vrai, l’honnête, le décent, et je suis tout entier à cette étude245.
De combien de grandes et belles pensées, d’idées ingénieuses, et même bizarres, on dépouillerait quelques-uns de nos plus célèbres écrivains 246, si l’on restituait à Plutarque, à Sénèque, à Machiavel, et à Montaigne, ce qu’ils en ont pris sans [p. 197] les citer ! J’aime la franchise de ce dernier : « Mon livre, dit-il (Essais, liv. II, chap. xxxii), est maçonné des dépouilles des [p. 198] deux autres. » Je permets d’emprunter, mais non de voler, moins encore d’injurier celui qu’on a volé.
Essai
sur les règnes
de Claude et de Néron
Livre second §
A MONSIEUR NAIGEON
Je vais parler des ouvrages de Sénèque sans prévention et sans partialité : usant avec lui d’un privilége dont il ne se départit avec aucun autre philosophe, j’oserai quelquefois le contredire. Quoique l’ordre, selon lequel le traducteur en a rangé les traités, ne soit pas celui de leur date, je m’y conformerai, parce que je ne vois aucun avantage à m’en éloigner. Cette courte analyse achèvera de dévoiler le fond de l’âme de Sénèque, le secret de sa vie privée, et les principes qui servaient de base à sa philosophie spéculative et pratique.
Je vais donc commencer par les Lettres, transportant dans l’une ce qu’il aura dit dans une autre, généralisant ses maximes, les restreignant, les commentant, les appliquant à ma manière247, [p. 200] quelquefois les confirmant, quelquefois les réfutant ; ici, présentant au censeur le philosophe derrière lequel je me tiens caché ; là, faisant le rôle contraire, et m’offrant à des flèches qui ne blesseront que Sénèque caché derrière moi.
Des lettres de Sénèque §
I. §
Les Lettres de Sénèque sont adressées à Lucilius, son ami, et son élève dans la philosophie stoïcienne : Lucilius, je vous réclame ; vous êtes mon ouvrage. Ils étaient âgés tous les deux : Nous ne sommes plus jeunes. Lucilius, né dans une condition médiocre, s’était élevé par son mérite au rang de chevalier romain, et avait obtenu la place d’intendant en Sicile.
La matière traitée dans cette correspondance, est trèsétendue : c’est presque un cours de morale complet ; je vais le suivre. Mais pour m’épargner à moi-même, et aux autres, la sécheresse et le dégoût d’une tablé, j’indiquerai, chemin faisant, quelques-uns des traits qui m’ont le plus frappé, ce que je voudrais avoir recueilli de ma lecture ; et surtout qu’on ne se persuade pas qu’il n’y ait rien ni à remarquer, ni à apprendre dans celles dont je n’annoncerai que. le sujet. Lisez le reste de mon ouvrage comme vous liriez les pensées détachées de La Rochefoucauld.
La première est sur le temps : Sénèque dit, et ne dit que trop vrai,« qu’une partie de la vie se passe à mal faire, la plus grande à ne rien faire, presque entière à faire autre chose que ce qu’on devrait. »
« Où est l’homme qui sache apprécier le temps, compter les jours, et se rappeler qu’il meurt à chaque instant ? »
« Je me trouve dans le cas des gens ruinés sans qu’il y ait de leur faute ; tout le monde les excuse, personne ne les assiste. »
Il traite dans la deuxième des voyages.
« Le voyageur a beaucoup d’hôtes, et peu d’amis… . » Il [p. 202] ressemble au possesseur d’un palais qui passerait sa vie à parcourir ses riches et vastes appartements, sans s’arrêter un instant dans celui que son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses amis, ses concitoyens occupent.
Et dans la même, des lectures, autre sorte de voyages.
« Ne pouvant lire autant de livres que vous en pouvez acquérir, n’en acquérez qu’autant que vous en pourrez lire. »
« On lit pour se rendre habile : si on lisait pour se rendre meilleur, bientôt on deviendrait plus habile. »
« Si vous consultez la nature sur le travail et sur le repos, elle vous répondra qu’elle a fait le jour et la nuit. »
C’est là qu’il dit d’Épicure : « Je passe dans le camp ennemi en espion, mais non en déserteur. »
Si vous avez à faire choix d’un ami, lisez la troisième, où l’on trouve, entre autres, cette maxime de Pomponius :
« Il y a des yeux tellement accoutumés aux ténèbres, qu’ils voient trouble au grand jour. »
« Ne faites rien que votre ennemi ne puisse savoir. »
La quatrième vous affranchira des terreurs de la mort, et des sollicitudes de la vie.
« Le tyran me fera conduire, où ?… Où je vais. »
« Un,mal n’est pas grand, quand il est le dernier des maux. La perte la moins à craindre est celle qui ne peut être suivie de regrets. »
« Celui qui ne veut que satisfaire à la faim, à la soif, aux besoins de la nature, ne se morfond point à la porte des grands, n’essuie ni leurs regards dédaigneux, ni leur politesse insultante. »
»
Frappez à cette porte pour autrui, n’y frappez jamais pour vous.
Dans la cinquième, sur la singularité, il adresse à Lucilius des conseils dont quelques-uns d’entre nous pourraient profiter.
[p. 203]« N’allez pas, à l’exemple de certains philosophes, moins curieux de faire des progrès que du bruit, affecter, dans votre extérieur, vos occupations, votre genre de vie, une originalité qui vous distingue248 : vous vous interdirez cet habillement bizarre, cette chevelure hérissée, cette barbe hétéroclite, et toutes ces voies détournées pour arriver à la considération. Eh ! le nom de philosophe n’est déjà que trop odieux, avec quelque modestie qu’on le porte ! — N’y aura-t-il donc aucune différence entre nous et le vulgaire ? — Il y en aura ; mais je veux qu’on y regarde de près pour l’apercevoir. »
« Il faut que la vie du sage soit un mélange de bonnes mœurs et de mœurs publiques… » Qu’en pense Diogène ? Celuici dirait à son élève : Que ta vie ne soit point un mélange bigarré de bonnes mœurs et de mœurs publiques… « Il faut qu’on l’admire, et qu’on s’y reconnaisse… » Il importe peu que des fous t’admirent ; et si le peuple se reconnaît en toi, ce sera presque toujours tant pis pour toi.
« Je n’aime à apprendre que pour enseigner. »
Je n’aime à apprendre que pour être moins ignorant… « La plus belle découverte cesserait de me plaire, si elle n’était que pour moi… » La découverte la plus simple, ne fût-elle que pour moi, me plairait encore. Ce n’est pas que je n’aime aussi à répandre le peu que je sais. Si le hasard m’offre une belle page ignorée, j’en jouis doublement, et par l’admiration qu’elle me cause, et par l’espoir de l’indiquer à mes amis.
« Philosophe, où en es-tu ?… » Heureux celui qui s’est fait cette question, et qui s’est répondu : Je commence à me réconcilier avec moi-même !
Voulez-vous savoir ce que c’est que la véritable amitié ? vous l’apprendrez dans la sixième.
« Combien d’hommes, dit-il, ont plutôt manqué d’amitié que d’amis !… » Le contraire ne serait-il pas aussi vrai ? et ne pourrait-on pas dire : Combien d’hommes ont plutôt manqué d’amis que d’amitié ?
[p. 204]L’amour est l’ivresse de l’homme adulte : l’amitié est la passion de la jeunesse ; c’est alors que j’étais lui, qu’il était moi. Ce n’était point un choix réfléchi ; je m’étais attaché je ne sais par quel instinct secret de la conformité. S’il eût été sage, je ne l’aurais pas aimé ; je ne l’aurais pas aimé, s’il eût été fou : il me le fallait sage ou fou de cette manière. J’éprouvais ses plaisirs, ses peines, ses goûts, ses aversions ; nous courions les mêmes hasards : s’il avait une fantaisie, j’étais surpris de ne l’avoir pas eue le premier ; dans l’attaque, dans la défense, jamais, jamais il ne nous vint en pensée d’examiner qui de nos adversaires ou de nous avait tort ou raison : nous n’avions qu’une bourse ; je n’étais indigent que quand il était pauvre. S’il eût été tenté d’un forfait, quel parti aurais-je pris ? Je l’ignore : j’aurais été déchiré de l’horreur de son projet, si j’en avais été frappé, et de la douleur de l’abandonner seul à son mauvais sort. Qu’est devenue cette manière d’exister si une, si violente et si douce ? A peine m’en souviens-je ; l’intérêt personnel l’a successivement affaiblie. Je suis vieux, et je m’avoue, non sans amertume et sans regret, qu’on a des liaisons d’habitude dans l’âge avancé ; mais qu’il ne reste en nous, à côté de nous, que le vain simulacre de l’amitié249.
.......Jam proximus ardetUcalegon.
Cet Ucalegon du poëte, c’est vous, c’est moi : on ne pense guère à la maison d’autrui, quand le feu est à la nôtre.
Ah ! les amis ! les amis ! il en est un ; ne compte fermement que sur celui-là : c’est celui dont tu as si longtemps et si souvent éprouvé la bienveillance et la perfidie ; qui t’a rendu tant de bons et de mauvais offices ; qui t’a donné tant de bons et de mauvais conseils ; qui t’a tenu tant de propos flatteurs, et adressé tant de vérités dures, et dont tu passes les journées à te louer et à te plaindre. Tu pourras survivre à tous les autres ; celui-ci ne t’abandonnera qu’à la mort : c’est toi ; tâche d’être ton meilleur ami.
[p. 205]« Le philosophe Attalus préférait un ami à faire à un ami déjà fait… » Un peintre célèbre court après un voleur, et lui offre un tableau fini pour l’ébauche que le voleur avait enlevée de dessus son chevalet. Il me déplaît qu’on en fasse autant en amitié.
J’ai vu l’amour, j’ai vu l’amitié héroïque ; le spectacle des deux amis m’a plus touché que celui des deux amants. D’un côté c’était la raison, de l’autre la passion, qui faisait de grandes choses ; l’homme et l’animal.
« Les présents de la fortune ? » Dites ses piéges.
Il conseille, Lettre vu, la fuite du monde. « Je ne rapporte jamais de la société les mœurs que j’y ai portées. »
Quel est celui d’entre nous assez sage, ou assez corrompu, qui n’en puisse dire autant ?
« Rien de plus nuisible aux bonnes mœurs que la fréquentation des spectacles… » Des spectacles de Rome, cela se peut ; des nôtres, je ne le crois pas.
A propos des spectacles de son temps, qui n’étaient que des exécutions, Sénèque dit : « Un homme a-t-il volé250 ? qu’on le pende. A-t-il assassiné ? qu’on le tue. Mais toi, malheureux spectateur, qu’as-tu fait pour assister à la potence ?… » Cela est beau.
« Il est dur de vivre sous la nécessité, mais il n’y a point de nécessité d’y vivre. »
« Arracher à Caton son poignard, c’est lui envier son immortalité. »
« La vertu a perdu de son prix pour celui qui se surfait celui de la vie. »
Malheur à celui que quelqu’une de ces pensées, que je jette au hasard à mesure que la lecture du philosophe me les offre, ne plongera pas dans la méditation !
[p. 206]« Rien de plus commun qu’un vieillard qui commence à vivre. » Rien de plus commun qu’un vieillard qui meurt avant que d’avoir vécu. La plupart des hommes meurent le hochet à la main.
« L’homme puissant craint autant de maux qu’il en peut faire… » D’où naît donc cet abus si fréquent de la puissance ? C’est que l’effet naturel de la force est d’inspirer l’audace, et que l’effet naturel du pouvoir est d’affaiblir la crainte.
« Le désespoir des esclaves immole autant d’hommes que les caprices des rois… » Je le désirerais.
« L’esclave a-t-il sur son maître le droit de vie et de mort ?… » Qui peut en douter ? Puissent tous ces malheureux enlevés, vendus, achetés, revendus, et condamnés au rôle de la bête de somme, en être un jour aussi fortement persuadés que moi !
Ici, il apostrophe les Romains ; il leur reproche d’enseigner la cruauté à leur souverain, qui ne saurait l’apprendre. Sénèque n’avait pas encore démêlé le caractère de son élève, et son commerce épistolaire avec Lucilius commença apparemment pendant les cinq premières années du règne de Néron.
« La route du précepte est longue, celle de l’exemple est courte. Les disciples de Socrate et d’Épicure profitèrent plus de leurs mœurs que de leurs discours… » (Lettre vi. ) Il résulte de cette maxime, applicable surtout à l’éducation des enfants, qu’il faut leur adresser rarement de ces préceptes dont la vérité ne peut être constatée que par une longue expérience ; mais parlez sensément, agissez toujours bien devant eux. C’est ainsi que les Romains préparaient à la république des magistrats, des guerriers et des orateurs. Vous serez difficile sur la compagnie dans laquelle vous pourrez les admettre, si vous pensez qu’il y a tel mot, telle action, capable de détruire le fruit de plusieurs années.
Heureux les enfants nés de parents élevés aux grandes places ! ils entendent, dès le berceau, parler des grandes choses.
L’activité du sage est le sujet de la huitième.
[p. 207]Dans la neuvième, où il en caractérise l’amitié, il prétend qu’on refait, aussi aisément un ami perdu, que Phidias une statue brisée. Je n’en crois rien. Quoi ! l’homme à qui je confierai mes pensées les plus secrètes, qui me soutiendra dans les pas glissants de la vie, qui me fortifiera par la sagesse de ses conseils et la continuité de son exemple ; qui sera le dépositaire de ma fortune, de ma liberté, de ma vie, de mon honneur ; sur les mœurs duquel les hommes seront autorisés à juger des miennes ; je dis plus, l’homme que je pourrai interroger sans crainte, dont je ne redouterai point la confidence ; dont, pour me servir de l’expression de génie du chancelier Bacon, j’oserai éclairer le fond de la caverne, sans sentir vaciller le flambeau dans ma main ; cet homme se refait en un jour, en un mois, en un an ! Eh ! malheureusement la durée de la vie y suffit à peine ; et c’est un fait bien connu des vieillards, qui aiment mieux rester seuls, que de s’occuper à retrouver un ami.
Lorsque notre philosophe se demande à lui-même ce qu’il s’est promis en prenant un ami ; et qu’il se répond : « D’avoir quelqu’un pour qui mourir, qui accompagner en exil, qui sauver aux dépens de mes jours… » il est grand, il est sublime ; mais il a changé d’avis.
Lorsque, comparant l’amour et l’amitié, il ajoute que l’amour est presque la folie de l’amitié, il est délicat. Lorsqu’il répond à la question : quelle sera la vie du sage sur une plage déserte, dans le fond d’un cachot ? celle de Jupiter dans la dissolution des mondes, il montre une âme forte. De pareilles idées ne viennent qu’à des hommes d’une trempe rare.
II. §
Il traite, dans la dixième, de la solitude.
« Cratès disait à un jeune homme : Que fais-tu là seul ? Le jeune homme lui répondit : Je m’entretiens avec moi-même. Prends garde, lui répliqua le philosophe, de t’entretenir avec un flatteur… » Le sot cesse d’être un sot pour le moment où il nous flatte, et nous dirions volontiers de lui : Mais cet homme n’est pourtant pas trop bête.
[p. 208]« Vivez avec les hommes comme si les dieux vous voyaient ; parlez aux dieux comme si les hommes vous entendaient. »
Dans la onzième, des avantages de la vieillesse, de la mort, et du suicide.
La manière dont les habitants de sa campagne, son fermier, son jardinier, ses arbres, ses charmilles lui rappellent son grand âge, est charmante… « Qu’est-ce que cet homme qu’on a posté là, et qu’on ne tardera pas d’y exposer ? Où a-t-on trouvé ce squelette ? Le beau passe-temps de m’apporter ici les morts du voisinage ! — Quoi ! vous ne reconnaissez pas Félicion, le fils de votre métayer, à qui vous avez donné tant de jouets quand il était enfant ? »
Dans la douzième, des effets de la philosophie sur les défauts et sur les vices.
Dans la treizième, du courage que donne la vertu, et du dessouci251 de l’avenir.
« Le sage qui craint l’opinion, ressemble à un général qui s’ébranle à la vue d’un nuage de poussière élevé par un troupeau. »
« Espérer au lieu de craindre, c’est remplacer un mal par un autre. »
Dans la quatorzième, des soins du corps.
« Donnons-lui des soins, mais prêts à le précipiter dans les flammes, au moindre signal de la raison, de l’honneur, du devoir. »
« L’administration d’une république livrée à des brigands, n’est pas digne du sage… » Hommes publics, consolez-vous, si votre disgrâce est arrivée, ou si le mauvais génie de l’Etat veut qu’elle arrive.
« Le sage ne provoquera point le courroux des grands… » Maxime pusillanime : c’est le condamner à taire la vérité.
[p. 209]On dit : Vivre d’abord, ensuite philosopher… C’est le peuple qui parle ainsi. Mais le sage dit: Philosopher d’abord, et vivre ensuite, si l’on peut, ou aimer la vertu avant la vie.
Si le philosophe ne croyait pas que la périlleuse vérité qu’il va dire fructifiera dans l’avenir, il se tairait. Il parle en attendant un grand prince, un grand ministre qui exécute ; il aime la vertu, il la pratique : il fait peu de cas de la vie, il méprise la mort. Un d’entre eux disait : « La nature qui a fait le tyran terrible, m’a fait sans peur. » S’il peut conserver la vie en attaquant.le vice, il le fera ; mais s’il est impossible de vivre, et de dire la vérité, il fera son métier. Quoi ! l’apôtre de la vérité n’aurait pas le même courage que l’apôtre du mensonge !
On ne fait point une tragédie de la mort de celui qui craint l’échafaud, et qui va lâchement apostasier au pied d’un tribunal. Il ignore que sa mort sera plus instructive que tous ses écrits.
« Le sage dans la prospérité me montre l’apôtre de la vertu ; dans l’adversité, son martyr. »
Pourquoi le sang du philosophe ne serait-il pas aussi fécond que celui des martyrs ? C’est qu’il est. plus facile de croire que de bien faire.
« Il y a trois passions qu’il ne faut point exciter : la haine, l’envie, le mépris. »
Cela est plus digne du moine de Rabelais, que du disciple de Zénon. C’est vous, Sénèque, qui m’avez appris à vous répondre. Il y a des hommes dont il est glorieux d’être haï ; le tourment de l’envie est toujours un éloge ; le mépris n’est souvent qu’une affectation… « Craignons l’admiration… » Et pourquoi ? Faisons tout ce qui peut en mériter.
Il s’entretient avec son ami, Lettres xv, xvi, xvn, xvm, xix, des exercices du corps, de l’utilité de la philosophie, de la richesse, de la pauvreté, des persécutions, de la calomnie ; qu’il faut embrasser la philosophie sans délai ; des amusements du sage, de la colère, des passions, des vices, des vertus, des avantages du repos, de la société, des fonctions publiques, du bonheur, du malheur.
[p. 210]« Le même mot peut sortir de la bouche d’un sage et d’un fou. »
« La sagesse, comme l’or, est l’équivalent de toute richesse. »
« La richesse est souvent la fin d’une misère, et le commencement d’une autre. »
« Le philosophe a son ennemi et sa discipline comme le militaire : pour vaincre, la bravoure seule ne suffit pas. »
On dit : Ce fait, de qui le tenez-vous ? « Ce témoin est suspect ; c’est son père, c’est son ami, c’est son collègue, c’est son protecteur, c’est son client… » Qui est-ce qui vous contredit ainsi ? C’est l’envie, l’envie que vous affligez par le récit d’une belle action.
Les préceptes de Sénèque sont austères ; mais l’expérience journalière et l’usage du monde en confirment la vérité : on ne les conteste que par la vanité ou par la faiblesse.
C’est dans sa Lettre xx qu’il dit aux grands, aux gens en place, un mot simple, mais qu’ils devraient avoir sans cesse à la bouche, s’ils sentaient vivement les inconvénients de leur élévation : « Quand viendra le jour heureux où l’on ne me mentira plus ? »
Je ne relis point les ouvrages de Sénèque sans m’apercevoir que je ne les ai point encore assez lus.
Quel est l’objet de la philosophie ? c’est de lier les hommes par un commerce d’idées, et par l’exercice d’une bienfaisance mutuelle.
La philosophie nous ordonne-t-elle de nous tourmenter ? Non.
Dans la Lettre viii, sur l’activité du sage, il parle des drames mixtes, dont le ton est grave, et le genre moyen entre la tragédie et la comédie. Ce genre eut-il aussi des détracteurs chez les Anciens252 ? Il ne le dit pas.
III. §
Selon lui, Lettre xiv, « la philosophie est une espèce de sacerdoce révéré des gens de bien, respecté même de ceux qui ne sont méchants qu’à demi ; et celui qui jette de la boue au philosophe, est une espèce d’impie. » Non, non, Suilius, Aristophanes modernes, jamais la dépravation ne sera assez générale, assez durable, assez puissante, ou la ligue de l’ignorance et du vice contre la science et la vertu assez forte, pour empêcher la philosophie d’être vénérable et sacrée.
Ne nous engageons point dans les querelles. Méprisons les propos de l’impudent ; soyons convaincus qu’il n’y a que des hommes abjects qui osent nous insulter. Ne soyons pas plus offensés de leurs injures, que nous ne serions flattés de leur éloge ; abandonnons le pervers à sa honte secrète.
- — Est-ce qu’il en éprouve ?
- — Je le crois, depuis qu’un de ces infâmes salariés des grands pour déchirer les gens de bien, a dit d’une satire de commande, qu’il n’était pas bien sûr d’être content de l’avoir faite. Un des châtiments de la folie est de se déplaire à ellemême.
L’ouvrage de Sénèque est un champ où l’on trouve toujours à glaner. Je vois que dans l’opulence il s’exerçait à la pauvreté ; au milieu des richesses, il se rit de la peine inutile que la fortune s’est donnée.
« Dieux, accordez-moi la sagesse, et je vous tiens quittes du reste… » Mais, Sénèque, dans votre système, est-ce que les dieux accordent la sagesse ? La sagesse n’est-elle pas l’ouvrage du sage ? Et n’est-ce pas la raison pour laquelle, dans votre enthousiasme, vous avez élevé quelquefois le sage au-dessus des dieux, sages par leur nature, sans efforts et sans mérite ?
Dans les pensées de Sénèque les plus subtiles, dans ses opinions les plus paradoxales, il y a presque toujours un côté juste.
Comme il n’y a presque aucune proposition sur les mœurs qui soit vraie sans exception, il arrive souvent au moraliste [p. 212] d’assurer le pour et le contre ; selon qu’il se renferme dans la loi générale, ou qu’il ne considère qu’un cas particulier, l’homme lui paraîtra grand ou petit.
Il dit, Lettre xxi, à propos de la vraie gloire du sage : « En vain Atticus aurait eu pour gendre Agrippa253, pour descendants Tibère et Drusus ; parmi ces noms illustres le sien serait ignoré, si le prince des orateurs ne lui eût adressé quelques lettres. Lucilius, si la gloire vous touche, les miennes vous feront plus connaître que toutes vos dignités : qui saurait qu’il exista un Idoménée sans celles d’Epicure ? »
Il ajoute : « J’ai aussi quelques droits sur les races futures ; je puis sauver un nom de l’oubli, et partager mon immortalité avec un ami…. » Qu’on doit être heureux par cette pensée ! En effet, quoi de plus doux que de croire qu’on enrichira sa nation d’un grand nom de plus ? Ne se félicite-t-on pas d’avoir pris naissance dans une contrée célèbre par les hommes rares qu’elle a produits ? Est-il de plus flatteuse espérance que de laisser à ses parents, à ses amis, à ses descendants, aux étrangers, aux siens, à l’univers, un sujet d’admiration, d’entretien et de regrets ? Qui est-ce qui a fait cet ouvrage, ce poëme, ce tableau, cette statue, cette colonnade ? C’est un Français, c’est Bouchardon, c’est Pigalle ; c’était l’ami de mon grand-père, voilà son buste. Avec quel plaisir mon père, qui l’avait vu dans sa jeunesse, nous entretenait de son maintien, de son caractère et [p. 213] de ses opinions ! Voilà la maison qu’il habitait, on la visite encore. La république a doté une de ses arrière-nièces254 ; un citoyen bienfaisant tira de l’indigence un de ses descendants, qui n’avait d’autre mérite que de porter son nom. Malheur à l’homme personnel qui lira cette page avec dédain ! Si par hasard c’est un artiste distingué, croyez qu’il n’est sincère ni avec vous ni avec lui-même.
Une sorte de reconnaissance délicate s’unit à une curiosité digne d’éloge, pour nous intéresser à l’histoire privée de ceux dont nous admirons les ouvrages. Le lieu de leur naissance, leur éducation, leur caractère, la date de leurs productions, l’accueil qu’elles reçurent dans le temps, leurs penchants, leurs goûts honnêtes ou malhonnêtes, leurs amitiés, leurs fantaisies, leurs travers, leur forme extérieure, les traits de leur visage, tout ce qui les concerne, arrête l’attention de la postérité. Nous aimons à visiter leurs demeures, nous éprouverions une douce émotion à l’ombre d’un arbre sous lequel ils se seraient reposés ; nous voudrions voir et converser avec les sages dont les travaux ont augmenté le pouvoir de la vertu et les trésors de la vérité. Sans ce tribut, la sagesse accumulée des siècles serait un don gratuitement accordé à des ingrats.
« Mes concitoyens ne m’ont point élevé aux honneurs ; Idoménée, ils ont mieux fait, ils m’en ont ôté le désir… » Ce mot est d’Epicure.
Notre stoïcien, conduit à la porte des jardins dé ce philosophe, y grave une inscription qui atteste l’austérité de l’un, et l’impartialité de l’autre. La voici :
« Passant, tu peux t’arrêter ici ; la volupté y donne la loi.
Quoi ! c’est de la farine détrempée que tu me présentes, c’est d’eau que tu remplis ma coupe !
- — Assurément ; à ma table, les mets apaisent la faim, la boisson n’irrite pas la soif : voilà ma volupté. »
« Agissez toujours, Lucilius, comme si Épicure vous regardait. »
C’est ainsi que Sénèque pensait de ce philosophe, si mal connu, et tant calomnié. On ne s’est pas acharné avec moins
214 ESSAI SUR LES RÈGNES
de fureur sur la doctrine cl’Épicure, que sur les mœurs de Sénèque.
IV. §
Je lis dans un auteur moderne255 : « On oppose Sénèque comme un bouclier impénétrable à tous les traits qu’on peut lancer sur Épicure. Il est vrai que l’apologie que Sénèque a faite d’Épicure est formelle ; mais il est à craindre que, loin de justifier l’un, elle ne donne des soupçons contre l’autre. Si, à l’honneur d’Épicure, leurs doctrines avaient des apparences communes, ce serait à la honte de Zénon. »
Lorsque Sénèque fait l’éloge d’Épicure, il ne décrie point Zenon, non plus qu’il ne préconise celui-ci, lorsqu’il attaque le premier. C’est un juge impartial qui pèse ce que chaque secte enseigne de contraire ou de conforme à la vérité, et qui s’en explique avec franchise. Si les talents sublimes et les vertus transcendantes de l’académicien des Inscriptions, qui a enrichi l’histoire critique de la philosophie de son examen de la vie et de la doctrine d’Épicure, ne m’étaient parfaitement connus, je penserais qu’un auteur qui se sert de l’éloge de l’une des écoles pour les rendre toutes deux suspectes, est un mauvais logicien, s’il pense ce qu’il écrit, ou un dangereux hypocrite, s’il écrit ce qu’il ne pense pas.
Un littérateur du jour aurait-il la vanité de se croire mieux instruit des sentiments d’Épicure, dont les ouvrages nous manquent, qu’un ancien philosophe, qu’un Sénèque, qui les avait sous les yeux ?
Qu’Épicure et Zénon se soient accordés l’un et l’autre à regarder la vertu comme le plus essentiel de tous les biens, et qu’ils en aient eu les mêmes idées, que s’ensuit-il ? que l’épicurien n’en était pas moins corrompu, et que le stoïcien en était peut-être moins sage ? Voilà une étrange conclusion.
Eh ! c’est bien assez de condamner Épicure, sans lui associer aussi lestement le philosophe Sénèque, son apologiste ; Sénèque, que saint Jérôme, qui n’était pas le plus tolérant [p. 215] des Pères de l’Église, loue pour la pureté de sa morale, la sainteté de sa vie, et qu’il a inscrit dans le catalogue des auteurs sacrés256.
« 0 Dieu, je vois à tes côtés un Sénèque à qui tu rends le prix du sang qu’il eût versé pour toi ; un Épictète qui te chérit dans les fers ; un Antonin qui ne te méconnut pas sur le trône : j’y vois un Tite qui regrettait les instants où il avait négligé de faire du bien aux hommes ; un Aristide qui honora la pauvreté, et qui préféra le nom de juste aux honneurs et aux richesses ; un Régulus qui sourit aux bourreaux ; et je vois loin de toi des barbares qui, la croix à la main, assouvissent leurs fureurs, et réussiraient à te faire haïr, si l’homme vertueux pouvait t’imputer leurs atrocités… » Ces lignes énergiques ne sont pas de moi ; mais je les envie à l’auteur anonyme d’un Éloge de Socrate257,
Sénèque ne ferme presque pas une de ses Lettres sans la sceller de quelques maximes d’Épicure ; et ces maximes sont toujours d’un grand, sens, et d’une sagesse merveilleuse : quelle honte pour le zénonisme !
V. §
C’est dans la Lettre XXII sur les conseils et sur les affaires, que Sénèque dit des goûts passagers de l’ambition : « C’est un amant qui querelle avec sa maîtresse ; n’allez pas prendre un moment d’humeur pour une rupture. » Croit-on que cette pensée déparât celles de La Rochefoucauld ? Il ajoute: « Nous mourons plus mauvais que nous ne naissons. Je t’avais engendré, nous dit la nature, sans désirs, sans crainte, sans superstition, sans perfidie, sans vice… Cela est-il bien vrai ?… Retourne comme tu es venu. La vie nous corrompt. »
« Vicieux, je te condamne à quitter ou le vice ou la vie. Choisis. »
[p. 216]En parcourant les Lettres xxiii et xxiv sur la philosophie, source des vrais plaisirs, sur le passé, le présent, le futur, les craintes de l’avenir, les terreurs de la mort, je me suis rappelé l’endroit où Horace recommande au poëte la lecture des feuillets de Socrate: on pourrait lui dire avec plus de raison encore :
Rem tibi Senecæ poterunt ostendere chartæ.
Si tu crains d’être un poëte exsangue258, un diseur de puérilités sonores ; si tu veux connaître les.vices, les vertus, les passions, les devoirs de l’homme dans toutes les conditions et les circonstances, lis Sénèque.
Homme pusillanime, si les deux grands fantômes, la douleur et la mort, t’effrayent, lis Sénèque.
« Que veulent dire ces fouets armés de pointes aiguës, ces chevalets, cet attirail de supplices ? Quoi ! ce n’est que de la douleur ! Ce n’est rien, ou elle finira promptement. A quoi bon ces glaives, ces feux, ces bourreaux qui frémissent autour de moi ? Quoi ! ce n’est que la mort ! Mon esclave la bravait hier. »
Il s’occupe, Lettre xxv, des dangers de la solitude : si l’homme se retire dans la forêt par vanité ou par misanthropie, s’il y porte une âme pleine de fiel, il ne tardera pas à y devenir une bête féroce ; celui dont il y prendra conseil, est un méchant qui achèvera de le pervertir.
Telle homme se croit sage, tandis que sa folie sommeille.
C’est dans une des Lettres qui suivent qu’il dit au philosophe : « Que fais-tu là ?… » et que le philosophe lui répond : « Hélas ! couché dans une même vaste infirmerie, je m’entretiens avec les autres malades… » On est vraiment touché de cette modestie.
Il écrit, Lettres xxvi, xxvii, xxviii et xxix, des avantages de la vieillesse, de la vertu, du vrai bonheur, des voyages, des [p. 217] conseils indiscrets. On voit, dans cette dernière, qu’il y avait aussi à Rome des hommes pervers qu’on se plaisait à associer aux philosophes en général, dans le dessein cruel de souiller la pureté des uns par la turpitude des autres. Ce fait me rappelle l’auteur de l’Anti-Sénèque259, et la constante affectation des ennemis de la philosophie à le citer parmi les hommes sages et éclairés, dont la vie se passe à chercher la vérité, et à pratiquer la vertu. Si ces calomniateurs des gens de bien n’étaient pas étrangers à tout sentiment honnête, ils rougiraient de placer ce nom justement décrié, à côté des noms les plus respectables et les plus respectés.
VI. §
La Mettrie est un auteur sans jugement, qui a parlé de la doctrine de Sénèque sans la connaître ; qui lui a supposé toute l’âpreté du stoïcisme, ce qui est faux ; qui n’a pas écrit une seule bonne ligne dans son Traité du Bonheur, qu’il ne l’ait ou prise dans notre philosophe, ou rencontrée par hasard, ce qui n’est et ne pouvait malheureusement être que très-rare ; qui confond partout les peines du sage avec les tourments du méchant, les inconvénients légers de la science avec les suites funestes de l’ignorance: dont on reconnaît la frivolité de l’esprit dans ce qu’il dit, et la corruption du cœur dans ce qu’il n’ose dire ; qui prononce ici que l’homme est pervers par sa nature, et qui fait, ailleurs, de la nature des êtres, la règle de leurs devoirs, et la source de leur félicité ; qui semble s’occuper à tranquilliser le scélérat dans le crime, le corrompu dans ses vices ; dont les sophismes grossiers, mais dangereux par la gaîté dont il les assaisonne, décèlent un écrivain qui n’a pas les premières idées des vrais fondements de la morale, de cet arbre immense dont la tête touche aux cieux et les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s’il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau, qu’on déshonore en l’en dépouillant ; dont le chaos de raison et d’extravagance ne peut être regardé sans dégoût que par ces lecteurs futiles qui [p. 218] confondent la plaisanterie avec l’évidence, et à qui l’on a tout prouvé, quand on les a fait rire ; dont les principes, poussés jusqu’à leurs dernières conséquences, renverseraient la législation, dispenseraient les parents de l’éducation de leurs enfants, renfermeraient aux Petites-Maisons l’homme courageux qui lutte sottement contre ses penchants déréglés, assureraient l’immortalité au méchant qui s’abandonnerait sans remords aux siens ; et dont la tête est si troublée, et les idées sont à tel point décousues, que, dans la même page, une assertion sensée est heurtée par une assertion folle, et une assertion folle par une assertion sensée ; en sorte qu’il est aussi facile de le défendre que de l’attaquer. La Mettrie, dissolu, impudent, bouffon, flatteur, était fait pour la vie des cours, et la faveur des grands. Il est mort comme il devait mourir, victime de son intempérance et de sa folie ; il s’est tué par ignorance de l’art qu’il professait260.
Je n’accorde le titre de philosophe qu’à celui qui s’exerce constamment à la recherche de la vérité et à la pratique de la vertu ; et lorsque je rayerai de ce nombre un homme corrompu dans ses mœurs et ses opinions, puis-je me promettre que les ennemis de la philosophie se tairont ? Non.
Voltaire, diront-ils, en a fait l’éloge. Il s’agit bien de ce que Voltaire en aura dit dans une ode anacréontique ! mais de ce qu’un homme de bien en doit penser d’après ses écrits qui sont entre nos mains et d’après les mœurs qu’il professait.
J’admire Voltaire comme un des hommes les plus étonnants qui aient encore paru, et c’est de très-bonne foi que je le publie ; mais je ne suis pas toujours de son avis, et ce ne sera pas dans [p. 219] une pièce de poésie fugitive que j’irai chercher le sentiment de Voltaire, et moins encore puiser le mien sur la philosophie et la morale d’un écrivain.
VII. §
Dans la même Lettre, Sénèque cite un beau mot d’Épicure sur les jugements populaires. « Jamais je n’ai voulu plaire au peuple : ce que je sais n’est pas de son goût ; et ce qui serait de son goût, je ne le sais pas. »
La contrainte des gouvernements despotiques rétrécit l’esprit sans qu’on s’en aperçoive : machinalement on s’interdit une certaine classe d’idées fortes, comme on s’éloigne d’un obstacle qui nous blesserait ; et lorsqu’on s’est accoutumé à cette marche pusillanime et circonspecte, on revient difficilement à une marche audacieuse et franche. On ne pense, on ne parle avec force que du fond de son tombeau ; c’est là qu’il faut se placer, c’est de là qu’il faut s’adresser aux hommes. Celui qui conseilla au philosophe de laisser un testament de mort261, eut une idée utile et grande. Je souhaite pour le progrès des sciences, pour l’honneur des académies, pour le bonheur de ses amis et pour l’intérêt du malheureux, qu’il nous fasse attendre le sien longtemps.
« A Paris, diriez-vous cela ?
- — Non. Je me suis trouvé l’âme d’un homme libre dans la contrée qu’on appelle des esclaves, et l’âme d’un esclave dans la contrée qu’on appelle des hommes libres.
- — Jusqu’à présent je n’ai rien entendu de vous qui m’ait fait autant de plaisir. »
C’est la fin d’une conversation dans le cabinet d’une grande souveraine262.
Lisez la Lettre xxx, de la mort et de la nécessité de l’attendre de pied ferme ; et vous me direz ensuite ce qu’il y a de nouveau sur ce sujet dans nos écrivains modernes. Quoi de plus délicat que ce mot : « L’âme s’échappe du vieillard sans effort ; [p. 220] elle est sur le bord de sa lèvre… ? » Quoi de plus sensé que ce qui suit : « Qu’est-ce que ces noms d’empereur, de sénateur, de questeur, de chevalier, d’affranchi, d’esclave… ? » ou en style moderne, de rois, de grands, de nobles, de roturiers, de paysans ? « Ce que c’est ? répond-il, Lettre xxxi, des titres inventés pour enorgueillir les uns et dégrader les autres. N’avons-nous pas tous le ciel au-dessus de nos têtes ! »
Il vous exhortera à la philosophie, Lettre xxxii ; il vous dira, Lettre xxxiii, que, dans un ouvrage de l’art, il faut que la beauté de l’ensemble fixant le premier coup d’œil, on n’aperçoive pas les détails ; et que, dans un ouvrage de philosophie ou de littérature, les beaux vers, les sentences sont les dernières choses à louer.
Il encourage Lucilius à l’étude de la philosophie, Lettre xxxiv, et le félicite sur ses progrès. Il prouve, Lettre xxxv, qu’il ne peut y avoir d’amitié qu’entre les gens de bien. La mort d’un ami ravit à l’homme vertueux un témoin de ses vertus ; au méchant, un complice, peut-être indiscret, de ses crimes. Les avantages du repos, les vœux du vulgaire, le mépris de la mort, texte auquel il ne se lasse point de revenir ; le courage que donne la philosophie, les dangers de la prospérité, l’éloquence qui convient au sage, la voix de la divinité qui est en nous, ou la conscience, la rareté des gens de bien l’occupent depuis la Lettre xxxvi jusqu’à la Lettre LI.
VIII. §
Voici un paragraphe de la Lettre XLI : je le trouve si beau, que je ne puis m’empêcher de le transcrire. « S’il s’offre à vos regards une vaste forêt, peuplée d’arbres antiques, dont les cimes montent jusqu’aux nues et dont les rameaux entrelacés vous dérobent l’aspect du ciel, cette hauteur démesurée, ce silence profond, ces masses d’ombres que la distance épaissit et rend continues, tant de signes ne vous intiment-ils pas la présence d’un Dieu ? Sur un antre creusé dans un énorme rocher, s’il s’élève une montagne, cette profonde, immense, obscure cavité ne vous frappera-t-elle pas d’une terreur religieuse ? L’éruption d’un fleuve souterrain a fait dresser des [p. 221] autels ; les fontaines d’eaux thermales ont un culte ; l’opacité de certains lacs les a rendus sacrés. Et lorsque vous rencontrerez un homme tranquille dans le péril, serein dans l’adversité, intrépide au sein des orages, qui, placé sur la ligne des dieux, voit les faibles mortels sous ses pieds, le respect n’inclinera pas votre front ?… Pour être descendu du ciel, le sage ne s’est pas expatrié. Les rayons du soleil qui se répandent sur la terre tiennent au globe lumineux d’où ils sont élancés ; ainsi l’âme du grand homme, de l’homme vertueux, envoyée d’en haut pour nous montrer la divinité de plus près, séjourne à nos côtés sans oublier le lieu de son origine. Elle le regarde, elle y aspire, elle y reste comme attachée… » Telles sont les pointes de Sénèque, lorsqu’il parle de Dieu, de la vertu et de l’homme vertueux.
Il dit à Lucilius, Lettre xxxvi : « On blâme votre ami d’avoir embrassé le repos, abandonné ses places et préféré l’obscurité de la retraite aux nouveaux honneurs qui l’attendaient. Exhortez-le à se mettre au-dessus de l’opinion : chaque jour il fera sentir à ses censeurs qu’il a choisi le parti le plus avantageux… » Pour lui, peut-être ; mais pour la société ? Il y a dans le stoïcisme un esprit monacal qui me déplaît ; c’est cependant une philosophie à porter à la cour, près des grands, dans l’exercice des fonctions publiques, ou c’est une voix perdue qui crie dans le désert. J’aime le sage en évidence, comme l’athlète sur l’arène : l’homme fort ne se reconnaît que dans les occasions où il y a de la force à montrer. Ce célèbre danseur qui déployait ses membres sur la scène avec tant de légèreté, de noblesse et de grâces, n’était dans la rue. qu’un homme dont vous n’eussiez jamais deviné le rare talent.
Il dit, Lettre xxxviii, « que la morale a plus d’énergie par ses pensées détachées. » Je suis de son avis ; ces pensées sont autant de clous d’airain qui s’enfoncent dans l’âme et qu’on n’en arrache point.
Il dit, Lettre XLI : « Dans le sein de l’homme vertueux, j’ignore quel Dieu, mais il habite un Dieu… » Belle idée ! Sénèque pouvait ajouter : Et dans le sein du méchant, j’ignore quel démon, mais il habite un démon.
[p. 222]Lettre XLII. « Qu’est-ce que l’homme léger ? C’est un oiseau que vous ne tenez que par l’aile ; au premier instant il vous échappera et ne vous laissera dans la main qu’une plume. »
Je trouve, Lettre XLIII, sur la vie cachée, que ce fut moins l’orgueil que la honte qui créa les portiers chez les Romains. De la manière dont on vivait, entrer dans une maison sans se faire annoncer, c’était prendre le maître ou la maîtresse en flagrant délit.
Lettre XLIV. « La philosophie est la vraie noblesse : nul n’a vécu pour la gloire d’autrui. »
« Savez-vous quels sont les aïeux vraiment dignes d’être enviés ? C’est Socrate, c’est Cléanthe, Épicure, Zenon, Platon ; mais le hasard de la naissance ne vous les donnera pas… » Sachez vivre et mourir comme eux ; vous aurez recueilli leur héritage, et vous serez compté parmi leurs descendants.
Lettre XLV. Les chicanes futiles de la dialectique seront méprisées de tout bon esprit ; n’en déplaise, dit Sénèque, à nos stoïciens, que j’approuve ou blâme à mon gré, « parce que je ne m’asservis à aucun maître, que je ne porte la livrée de personne, et qu’en respectant les sentiments des grands hommes, je ne renonce pas au mien263. »
Même cause, même effet, en tout temps et partout. Celui qui connaîtra l’esprit du stoïcisme ne sera point étonné qu’un amalgame de philosophie et de théologie ait fait, des disciples de Zénon, des moulins à sophismes et des bluteurs de mots.
Lettre XLVI. Il fait l’éloge d’un ouvrage de Lucilius.
Il dénombre, Lettre XLVII, la multitude des esclaves. « C’est un consulaire subjugué par sa vieille femme ; un riche, par sa servante ; un jeune noble, par des filles de théâtre : cette dernière servitude, la plus volontaire de toutes, est la plus honteuse. »
« Tu te crois libre, et tu baises furtivement la main d’une jeune esclave ! »
[p. 223]« Il n’est pas de roi, dit-il ailleurs, Lettre XLIV, qui ne descende d’un esclave, ni d’esclave qui ne descende d’un roi… » Il n’y a point de cour où l’on n’eût besoin d’un officier dont la fonction fût de se trouver tous les matins au chevet du monarque et de lui citer cette maxime commune.
Après avoir exposé, Lettre XLVIII, les devoirs de l’amitié, il s’écrie de deux amis : « Ce sont des hommes solidaires sous le destin… » Et après avoir traité, Lettre XLIX, de la mort et de la brièveté de la vie, il tombe sans ménagement sur les puérilités de la dialectique de son école. « Aujourd’hui, dit-il, la rapidité du temps me confond, ou parce que le terme approche, ou parce que je commence à calculer mes pertes. Eh ! laissez là vos arguties : j’ai sur les bras une grande affaire. La mort me poursuit, la vie m’échappe : conseillez-moi. »
« Qui construisit le premier vaisseau ? Qui donna les premiers jeux ? L’Aventin a-t-il toujours été dans l’enceinte de Rome ? Ce passage ne doit-il pas être restitué de cette manière ? N’est-ce pas ainsi qu’il faut entendre cette légende ? Cette médaille est-elle ancienne ou moderne ? A quelle époque a-t-elle été frappée ? Voilà des recherches bien dignes d’un homme ! Ne vaudrait-il pas mieux ne s’occuper de rien, que de ces riens ; tandis que l’art de se rendre heureux, qu’on étudierait toute sa vie, serait encore ignoré ?… » Cette sentence austère de Sénèque brûle quelques milliers de volumes… Est-elle juste ? ne l’est-elle pas ? et faudrait-il, en effet, dédaigner toute étude qui n’aurait pas un rapport immédiat avec la connaissance des devoirs et la pratique des vertus ?
IX. §
Mais, pour reposer le lecteur de cet examen continu des lettres de Sénèque, après l’avoir instruit sans dissimulation de ce que les détracteurs du philosophe ont bien ou mal pensé de ses mœurs, nous allons l’instruire, avec la même sincérité, de ce qu’ils ont bien ou mal pensé de son style et de ses écrits. Ils ont dit « que Sénèque avait moins d’âme et de sensibilité que de bel esprit. »
[p. 224]Le bel esprit et la sensibilité sont deux qualités estimables et rares. Ce qu’ils objectent à Sénèque, ils auraient pu l’objecter à Fontenelle. Mais la bonne logique est une qualité que rien ne peut remplacer, et qu’on ne possède pas sans s’apercevoir qu’un homme doué, à mesure égale, de jugement et d’imagination, de véhémence et de finesse, de bel esprit et de sentiment, est un être de raison.
« Que, pour juger si Sénèque avait de la sensibilité, ils avaient parcouru en entier la Consolation à Helvia. »
C’est qu’au lieu de la parcourir en entier, il fallait s’arrêter sur quelques pages.
« Qu’il s’agissait de consoler sa propre mère affligée de l’exil de son propre fils. Que fait Sénèque ? Il lui envoie soixante à quatre-vingts pages de laborieux et longs raisonnements pour lui prouver qu’il n’est pas malheureux ; et là-dessus il lui cite toutes les colonies qui se sont formées dans le monde. Là peine qu’il se donne, l’air d’effort qui règne dans cette Consolation, montre partout une âme mal à l’aise qui veut persuader qu’il est content. Toujours l’auteur et le sophiste, presque jamais l’homme vrai et le fils sensible. »
A ce jugement nous en allons opposer un autre. Sénèque écrivait ce traité dans la force de l’âge et la vigueur de l’esprit ; il est plein de sentiment et d’éloquence : il y a mis plus d’ordre que dans aucun de ses ouvrages. « Helvia, dit-il à sa mère, vous ne devez vous affliger ni sur votre fils ni sur vous. L’exil, la pauvreté, l’ignominie, le mépris, ces terreurs du vulgaire, ne sont pour moi que des fantômes vains. Si ma mère était ambitieuse, elle regretterait peut-être un appui ; mon absence l’accablerait, si la force de son âme ne l’élevait au-dessus de son sexe. Elle cherchera la consolation dans les conseils de la sagesse, et l’y trouvera. Elle n’est pas isolée ; elle tournera ses regards sur mes frères et sur ses petits-fils : elle donnera ses soins à ceux-ci, et ces soins auront de la douceur pour elle ; elle jettera ses bras autour d’une sœur qu’elle aime, qui la chérit, et dont l’exemple la soutiendra… » Sénèque termine son écrit par l’éloge de cette sœur.
[p. 225]De ces deux jugements, le dernier est de Juste Lipse. Il me paraît que celui-ci n’ignorait pas, lui, ce qu’il convenait de dire,, non pas seulement à un fils, mais à un philosophe ; non pas seulement à un philosophe, mais à un stoïcien ; non pas seulement à une mère, mais à une femme forte.
« Que, semblable à cet orgueilleux stoïcien qui, tourmenté par une goutte violente, même en jetant des cris épouvantables, ne voulait pas avouer que la goutte fût un mal, Sénèque assure que l’exil n’a rien de triste pour lui. »
Racontons le fait tel que l’histoire nous l’a transmis. Vainqueur en Orient et Occident, Pompée, à son retour de Syrie, se rendit à Rhodes, dans le dessein d’entendre Posidonius. En approchant du seuil de la maison que le philosophe habitait, il défend de frapper à la porte selon l’usage ; il y fait déposer les faisceaux. Il apprend que Posidonius est malade ; cependant il ne peut se résoudre à quitter l’île sans avoir vu et salué l’homme rare qu’il était venu chercher ; il le voit, il le salue, et lui marque quelque regret de s’en séparer sans l’avoir entendu. Et pourquoi, lui dit Posidonius, ne m’entendriez-vous pas ? Non, la douleur du corps ne fera pas qu’un personnage tel que vous m’ait inutilement visité… Alors il commence à parler. Il démontrait qu’il n’y a de bon et d’avantageux que ce qui est honnête, lorsque, les feux ardents de la goutte interrompant son discours, il dit : O douleur ! tu es importune, mais tu n’obtiendras jamais de moi l’aveu que tu sois un mal.
Où est ce ridicule orgueil de Posidonius ? Où sont ces cris épouvantables ? En quoi le philosophe a-t-il démenti et la dignité de son caractère et les principes de sa secte ? Qui est-ce qui accusera Pompée de s’être écarté de sa route pour un homme indigne de cet honneur ? Eh bien ! je n’exigerai pas de Sénèque plus de fermeté dans son exil, que Posidonius n’en montra dans son entretien avec Pompée.
Le sauvage chantera dans le cadre, et le stoïcien ne dissertera pas dans la goutte !
Il faut être attaqué d’une étrange antipathie pour la vérité et pour la Vertu, lorsqu’on se résout de gaieté de cœur à défigurer des faits aussi indifférents.
Un autre Aristarque a dit de la Consolation à Helvia : « Cet [p. 226] ouvrage décèle le plus beau génie, et développe le plus excellent caractère ; c’est un chef-d’œuvre de sentiment, et un grand monument de la constance philosophique. Nous nous transportons en Corse avec les hautes idées que nous avons conçues du personnage, et c’est de l’admiration même que nous lui portons que naît la sévérité de notre jugement… » Cela est fortement pensé, mais il ne faut pas oublier que le plus grand homme est un homme. Un des beaux préceptes de la morale naturelle et évangélique, c’est de se mettre à la place de l’accusé : que le plus innocent d’entre vous lui jette la première pierre. On excède la sévérité des lois, lorsqu’on pèse les actions sans égard pour ies circonstances. Mais ce Sénèque, que faisait-il entre les rochers de Corse ? Il observait la nature, il écrivait ses questions de physique, il composait des poëmes, il était occupé des peines de sa mère : s’il ne supporta pas son exil avec la plus grande fermeté, sa Consolation à Helvia n’est qu’un beau morceau d’éloquence, qu’il ne faut pas appeler un grand monument de la constance philosophique. Mais après avoir, chemin faisant, saisi l’occasion de venger Posidonius à Rhodes, et Sénèque en Corse, revenons à notre sujet. On a dit :
X. §
« Que Sénèque s’était condamné lui-même dans sa trentetroisième Lettre, lorsqu’il avait prononcé des pensées remarquables, qu’elles marquaient un homme sans génie. »
J’ouvre cette lettre et j’y lis : « Des pensées remarquables et saillantes annoncent une composition inégale. Le plus grand arbre n’excitera aucune admiration, si tous ceux de la forêt lui ressemblent. Toutes les histoires, tous les poëmes sont pleins de ces sortes de maximes. »
Et Sénèque accuse en cet endroit tous les historiens de manquer de génie ? tous les poëtes de manquer de génie ?
Qui est-ce qui a plus de pensées remarquables, qui est-ce qui a plus écrit par lignes saillantes, que La Rruyère et La Rochefoucauld ? Et La Rochefoucauld manque de génie ?
Le génie est souvent inégal. Avec un peu de justesse et de [p. 227] réflexion on n’aurait pas fait dire à Sénèque ce qu’il ne dit pas ; et, en méditant un peu sur la comparaison de la pensée saillante avec l’arbre qui se distingue dans la forêt par sa hauteur, on aurait entendu, ce qu’il dit.
« Que l’effet d’un ouvrage dépend infiniment de l’expression, et surtout de la disposition. »
Cela est vrai, bien qu’il y ait des ouvrages bien distribués qui fatiguent, et qu’il y en ait d’écrits avec pureté qui ennuient : tels seraient ceux d’un harmonieux et beau discoureur, bien compassé, bien arrondi, bien cadencé, et qui manquerait d’idées, ou qui n’en aurait que de communes.
Sénèque a du style et de l’ordre ; pour s’en convaincre, il suffirait de suivre les énoncés des chapitres d’un de ses traités les plus étendus, celui de la Colère. Il commence par définir la chose, peine que les Anciens se donnent rarement. La plupart des autres ouvrages du philosophe sont des impromptus faits au courant de la plume au milieu du tumulte et des intrigues de la cour, dans les intervalles dérobés aux fonctions de l’instituteur, à la pénible administration des provinces ; dans l’horreur d’un exil ; la nuit ; assis à une table frugale ; sur une grande route, des tablettes à la main ; en traversant les places publiques ; dans la maladie, à côté des bains : il ne compose pas, il verse sur le papier son esprit et son âme ; il ne s’épuise point à donner de la cadence à sa phrase, il m’exhorte, il s’exhorte lui-même à la pratique de la vertu ; il sonde le fond de son cœur, il ne se ménage pas. La censure d’un ennemi aurait moins de sévérité que la sienne : le chrétien n’examine pas sa conscience avec plus de rigueur ; et nous serions assez contents de nous-même, s’il nous était venu quelques-unes, je ne dis pas de ces pensée fortes et profondes qui arrachaient de l’admiration à Quintilien, mais de ces idées fines qu’on lui reproche.
« Qu’ils ne balancent pas à s’en tenir au sentiment du cardinal du Perron264 et de l’abbé d’Olivet, qui trouvaient plus [p. 228] en deux pages de Cicéron, qui pense beaucoup265, qu’en dix pages de Sénèque, qui tourne sans cesse autour de la même pensée, revenant sans cesse sur ses pas. »
On a répondu qu’il était question d’un ancien philosophe, et qu’ils citaient un grammairien du xviiie siècle, et un théologien courtisan du xvie ; c’est-à-dire, un homme à qui la morale austère de Sénèque était odieuse, et un érudit à qui elle était étrangère.
Sénèque revient quelquefois sur la même pensée ; mais la richesse de son expression y répand toujours une nuance délicate que nous sentons, et qui la diversifie ; c’est ainsi qu’à chaque ligne il fait le charme de l’homme de goût, et le tourment du traducteur. Avec un peu d’équité, on avouerait qu’une de ses pensées substantielles, soufflée au chalumeau de l’orateur ou du moraliste nombreux, remplirait quatre longues pages de son style harmonieux et diffus : on ne lit jamais l’un sans être tenté de l’étendre ; l’autre, sans être tenté de le resserrer.
XI. §
« Que Sénèque n’est qu’un rhéteur. »
N’est-ce pas être trop sévère que d’envelopper sous cette injurieuse dénomination l’auteur des Questions naturelles, des [p. 229] sublimes traités des Bienfaits et de la Colère, de tant de lettres pleines d’idées fines, de pensées délicates, et, au jugement même de Quintilien, de morceaux admirables ? Pour prononcer avec cette suffisance, ne faudrait-il pas y être autorisé par quelques preuves de son savoir-faire en éloquence et en philosophie ? Et quand on égalerait Fénelon dans la prose, Racine ou Voltaire dans la poésie, serait-on dispensé de garder un ton modéré, à moins qu’il ne fût question de défendre l’innocence calomniée ?’ Alors je permets le ton véhément, non parce que je le prends, mais parce que je l’approuve.
« Je ne dirai rien à ces aristarques-là de leur rhétorique sur le mot de rhéteur : j’ignore quels sont leurs talents pour juger des mots, leurs titres pour juger des choses, leurs droits pour juger des personnes, s’ils se connaissent en style et en génie ; mais je crois qu’il serait encore plus facile de se faire couper les veines, que de rassembler dans un ouvrage, toute la morale et tout l’esprit qu’on trouve dans celui de Sénèque. Son apologiste mérite d’être applaudi, ne fût-ce que pour avoir osé le défendre contre cette populace de pédants et d’écoliers mal appris. Ce public, fauteur imbécile de leur malignité, je le compare à Philippe II, qui avait promis la noblesse à celui qui assassinerait le prince d’Orange, ou aux triumvirs qui élevaient aux premières places ceux qui leur apportaient les têtes des citoyens les plus distingués. »
Telle est l’opinion sur Sénèque et sur ses détracteurs, d’un auteur266 dont les ouvrages pleins de sentiment, de vérité, d’élégance et de noblesse, ont été traduits dans toutes les langues, et dureront plus qu’elles.
XII. §
« Que Sénèque a le défaut capital d’affaiblir presque toujours l’importance du sujet qu’il traite par la subtilité de ses idées. »
N’est-il pas singulier qu’entre tant de critiques, tous d’accord sur ce reproche, aucun ne se soit avisé de l’appuyer de [p. 230] quelques citations ? Au reste, c’est un de ceux qu’on a faits à notre sublime Corneille, au profond chancelier Bacon, et qui, bien interprété, signifie qu’ils ont été en même temps de beaux esprits et de grands génies. Ces pensées fines qui déparent un peu leurs écrits, semblables à l’humble violette qui, dans la forêt, croît au pied des grands arbres, embelliraient souvent les nôtres. Nous sommes aussi incapables de tomber dans leurs défauts, que d’atteindre à leurs beautés. Il faut convenir qu’en effet il serait bien fâcheux que, du même traité qui fournirait au physicien un grand moyen d’interroger la nature, le fabuliste pût encore emprunter le sujet d’un apologue charmant, et que le sublime moraliste en nous entretenant des lois, les eût comparées aux buissons, qui présentent aux troupeaux un abri, mais un abri sous lequel ils ne peuvent entrer, et d’où ils ne peuvent sortir sans y laisser de leur toison.
« Qu’un philosophe n’a pas le droit d’être un mauvais écrivain. »
J’en conviens ; mais on m’avouera que son style ne sera pas celui de l’orateur : il s’occupera plus de la chose que de l’expression, de la clarté que de l’élégance, de la précision que du nombre. Ce n’est pas à l’oreille, c’est à la raison qu’il s’adresse ; et si telle forme du discours lui paraît porter dans les esprits avec plus de force la lumière et la conviction, fût-elle moins harmonieuse, il ne balancera pas à la préférer.
Le philosophe n’a pas le droit d’être un mauvais écrivain ; mais je crois qu’il a bien celui de hausser les épaules, lorsque des enfants qui en sont à peine à l’alphabet d’une langue morte, prononcent sur la pureté de style d’un auteur qui apprenait à la parler de son père, de sa mère, de ses concitoyens, à Rome, sous le règne d’Auguste.
Ainsi que nos écrivains modernes les plus châtiés et les plus purs ont des expressions qui sont de leurs siècles, Sénèque en a qui sont du sien : mais si, à l’ouverture de la page, on présentait son ouvrage à nos aristarques, et qu’on les défiât d’y marquer une ligne, un mot de mauvaise latinité, je crois que le plus habile d’entre eux serait fort embarrassé.
Un érudit, qui en savait à lui seul plus que mille d’entre nous réunis, disait de notre auteur : « Il écrit tanquam pour
[p. 231]velut ou pour utsi ; œque quam pour œque atque ; quum maxime pour quam maxime ; adversus pour erga ; sed pour sed et ; il use fréquemment du pronom réciproque sui, sibi, se. Je le remarque, mais je ne l’en blâme pas… » Et voilà les importantes différences qui distinguaient non le style, mais la langue de Sénèque de la langue de Cicéron, au jugement d’Érasme.
XIII. §
« Que Sénèque fut le corrupteur du goût romain. »
Comme Voltaire a été le corrupteur du goût français : car nos aristarques ont avancé l’un et l’autre.
Cependant il me semblait avoir ouï dire de tous côtés, à la mort de ce grand homme, que la littérature venait de perdre son appui, le bon goût son défenseur ; les tyrans qui vexent le monde et les menteurs qui le trompent, leur plus redoutable fléau. Malgré l’imposante réclamation de ses ennemis, pour cette fois, sans tirer à conséquence, je serai de l’avis de la multitude.
« Qu’il y a de grands rapports entre Sénèque et Voltaire. »
Tant mieux pour l’un et pour l’autre ; et je ne crois pas qu’on fit un mauvais compliment au plus fameux de nos aristarques, si on lui disait qu’il y a de grands rapports entre Voltaire, Sénèque et lui. En attendant, il pourrait, ce me semble, se dispenser d’aller au-devant de cette cruelle injure.
XIV. §
« Le désir de briller qui domine dans les ouvrages de Sénèque, caractérise plutôt le rhéteur que le philosophe. »
Penser fortement, s’exprimer d’une manière claire, laconique et précise, raisonner partout conséquemment aux mêmes principes, montrer constamment le même amour du vrai, le même goût du bon, du beau, du décent, de l’honnête, cela est d’un philosophe et de Sénèque, et non d’un rhéteur, pour qui il n’y a ni vérité qu’il ne puisse obscurcir, ni mensonge qu’il ne puisse colorer267.
[p. 232]Sénèque parle d’après la chaleur de son âme et l’élévation de son caractère. S’il étincelle, c’est comme le diamant ou les astres, dont la nature est d’étinceler. Le reprendre d’une affectation de briller, c’est reprocher à l’hirondelle la légèreté de son vol : il a le ton du bel esprit comme un autre a le ton de la suffisance, sans s’en clouter.
XV. §
« Sénèque n’a donc point de défauts ? »
Il en a, et je crois lui en avoir remarqué. Ne se laisse-t-il jamais emporter au delà des limites de l’exactitude par sa manière forte et vive de sentir ? C’est un reproche que je lui ai fait. Puisque je l’ai souvent contredit, j’ai donc pensé qu’il s’était trompé. S’est-il en effet trompé ? C’est, me disait un ami, ce qu’une seconde lecture m’apprendra.
Pour moi, je ne doute point qu’on ne fît une excellence apologie de Sénèque contre son apologiste, et j’aurais certainement grand plaisir à la lire : car je désire aussi sincèrement d’avoir tort quand je l’attaque, que d’avoir raison quand je le défends.
Un littérateur moderne qui s’est signalé dans presque tous les genres, dit : « Le génie de Sénèque est d’une trempe singulièrement fine et délicate ; il vise à la subtilité, et son style est d’un homme qui ne veut rien dire de commun ni d’une façon commune ; mais son expression ne laisse pas d’être souvent sublime avec simplicité, et énergique sans effort. »
C’est le même qui ajoute « que, si l’on trouve l’apologiste de Sénèque trop indulgent sur la conduite du philosophe à la cour de Néron, du moins on ne peut pas être plus sévère en jugeant ses ouvrages. »
Et j’ajouterai que, si Sénèque vivait, il serait bien plus fâché d’avoir fait un mauvais raisonnement qu’une mauvaise phrase.
XVI. §
Mon éditeur m’a envoyé les passages suivants, dont l’auteur ou les auteurs lui sont apparemment connus.
[p. 233]« Sénèque pétrit les âmes ; il y plante des mœurs, il en chasse les terreurs, il y éteint l’amour du luxe et le goût du faste. Ces grands effets exigent un style plein de chaleur et de force, tel que le sien. Si vous le comparez à Cicéron, ici, c’est un étang, là, c’est un fleuve rapide… Animos et mores format, excitat a formidine, a luxu et fastu reprimit. Hœc omnia fortiter et calide agenda sunt, et oratio talis habenda ; an non fecit ? Ciceronem in eo génère confer : stagnum dices ; hanc, flumen rapidum.
« Le mouvement et la véhémence sont deux qualités qui lui sont communes avec Démosthène… àewoV/). ; quœ mirabilem illum fecit oratorem, eum illo certe ei communis est.
« Je ne l’entends point accuser de sécheresse et d’aridité sans éclater de rire… Ut ridere merito sit illos qui siccum et aridum nobis dicunt.
« Sénèque, je dirai hardiment de toi, qu’aucun des philosophes des siècles passés ne t’égala, qu’aucun des siècles suivants ne te surpassa dans la philosophie morale. Reçois une palme que tous les efforts de tes détracteurs ne t’enlèveront non plus qu’on n’arracherait à Hercule sa massue… Itaque audacter pro te, Seneca, ferimus, in philosophia et prœsertim morali parte vicisti qui fuerunt, qui erunt. Accipe palmam non magis quam Herculi clavim, omnes omnia faciant, extorquendam. »
Je rougis presque de défendre par des autorités la cause d’un philosophe. En effet, que signifient-elles ? Que tel savant personnage a pensé de cette manière ; comme si l’homme le plus savant n’était pas sujet à l’erreur.
XVII. §
« Qu’on a cité un long passage de Montaigne qui ne fait pas grand cas de Cicéron, et qui estime beaucoup Sénèque, et que, malgré ce témoignage, on préférera la manière de Cicéron à celle de Sénèque, même dans les traités philosophiques. »
Si nous avons eu la témérité de préférer la manière du philosophe à celle de l’orateur, c’est du moins avec l’auteur [p. 234] des Essais ; c’est avec Jean-Jacques, qui nous rappelle Sénèque en cent endroits, et qui ne doit pas une ligne à Cicéron. « Ce n’est pas à Montaigne comme homme de goût, bien qu’il n’en manque pas, mais comme bon juge en philosophie morale, que votre éditeur en appelle. Il y a longtemps que je pensais avec l’auteur des Essais que Cicéron est un grand musicien, mais qui prélude trop longtemps avant que de jouer sa pièce, et qui me semble, en la jouant, trop soucieux d’être écouté. Je ne le lis guère, parce qu’il m’offre sans cesse un artiste épris de son talent, qui, la baguette à la main, me marque l’excellence de sa composition, que j’aimerais autant admirer ailleurs que sur son chevalet. J’appuierai mon sentiment du témoignage d’un auteur grave que je ne serais pas trop fâché d’exposer à la légèreté de vos critiques, et c’est la raison pour laquelle je ne vous le nommerai pas. »
Les lignes qui précèdent, et celles qui suivent, m’ont été adressées sans doute par un amateur de Sénèque ; j’ai transcrit les premières sans vanité, parce qu’elles étaient à la louange d’un autre, et sans indiscrétion, parce qu’il n’y a rien que d’honnête.
Ego Marcum Tullium magni semper feci ; sed si hodie viveret, stylum immutaret. Seneca, qui eum ingenio et judicio longissime superavit, usus est dicendi génère auribus sui temporis accommodalo, nec de imitatione Tulliana unquam cogitavit, jaclatœ puritati arenam suam sine calce prœferens… Certe mirari satis non possum eorum ingénia qui, quidquid altum spirat, inflatum et tumidum appellant… « J’ai toujours fait grand cas de Cicéron ; mais s’il vivait aujourd’hui, je crois qu’il changerait son style. Sénèque, qui l’a surpassé de fort loin en esprit et en jugement, s’est fait un genre d’éloquence analogue aux oreilles de son temps ; il ne se proposa point de marcher sur les traces de Cicéron, préférant à une élégance si vantée son gravier sans ciment… Une chose qui m’étonne toujours, c’est le tour de tête de ces gens qui taxent d’exagération et d’enflure tout ce qui porte un certain caractère de grandeur. »
« Que, si Montaigne a dit qu’il ne trouvait que du vent dans Cicéron, c’est une gasconnade ridicule du philosophe de la Garonne. »
[p. 235]Une gasconnade ridicule ! Il me semble qu’on aurait pu s’exprimer plus décemment sur un aussi grand penseur, sur un aussi grand écrivain, sur un auteur original qui a passé pour le bréviaire des honnêtes gens, qui n’est pas encore tombé de leurs mains, et qui pourrait bien y rester à jamais. Jusqu’à ce que la suffisance soit devenue la mesure du mérite, il faudrait se garder d’en prendre le ton.
On oppose ici le jugement de Bayle à celui de Montaigne… Eh bien ! ce sont deux grandes autorités entre lesquelles il s’agit de se décider. Lorsque Bayle a dit de l’orateur romain qu’il renfermait dans une période de six lignes ce, que Sénèque mettait dans six périodes, qui tiennent chacune huit à neuf lignes, il a oublié qu’aucun écrivain n’est plus concis, plus coupé, plus serré que notre philosophe. Un savant qui n’était pas inférieur à Bayle en érudition littéraire, et qui, certes, l’emportait sur lui dans la connaissance des langues anciennes, me semble avoir mieux caractérisé le style de Sénèque, lorsqu’il a dit de cet auteur qu’il avait de l’abondance avec brièveté, abundantiam in brevitate, et de la véhémence avec facilité.
« Que Montaigne est suspect. »
Et pourquoi ? Montaigne, qui parlait la langue des Anciens comme la sienne, et dont les citations sans nombre montrent combien la lecture lui en était familière, s’entendait en style et en bonne logique.
« Qu’on n’a jamais cité Montaigne en fait de goût. »
Montaigne est riche en expressions, il est énergique, il est philosophe, il est grand peintre et grand coloriste. Il déploie en cent endroits tout ce que l’éloquence a de force ; il est tout ce qu’il lui plaît d’être. Il a tout le goût que l’on pouvait avoir de son temps, et qui convenait à son sujet. C’est lui qui a dit de la mort : « Je me plonge stupidement et tête baissée dans cette profondeur muette qui m’engloutit et m’étouffe en un moment, plein d’insipidité et d’indolence. La mort, qui n’est qu’un quart d’heure de passion sans conséquence et sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers268. » Cela n’est pas trop religieux, [p. 236] mais cela est beau. Il y a dans son inimitable ouvrage mille endroits de la même force.
Il faut y lire le morceau sur sa manière de lutter contre les Anciens.
Parmi le grand nombre de jugements divers qu’il prononce au chapitre des livres, il n’y en a pas un où l’on ne reconnaisse un tact sûr et délicat.
Ne dédaignons ni son analyse de quelques beaux vers de Lucrèce, ni ce qu’il ajoute sur la véritable éloquence et sur les langues.
XVIII. §
Un critique aura bien du goût lorsqu’il sentira celui de Montaigne : il est condamné à n’en point avoir, si la richesse, la chaleur et la vie du passage suivant lui échappent.
- — « Mais les Lettres de Sénèque ?… »
- — J’y reviendrai quand je pourrai ; partout où je me trouve bien, j’y reste, et ce que je dirais ne vaudra pas ce que Montaigne va dire.
« I’ay veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps (et moi aussi) : encores qu’ils s’estouffent en naissant, nous ne laissons pas de preveoir le train qu’ils eussent prins, s’ils eussent vescu leur aage ; car il n’est que de trouver le bout du fil, on en desvide tant qu’on veult ; et il y a plus loing de rien à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle là iusques à la plus grande. Or, les premiers qui sont abbruvez de ce commencement d’estrangeté, venant à semer leur histoire, sentent, par les oppositions qu’on leur faict, où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque pièce faulse : oultre ce, que, par une fureur industrieuse et naturelle , de nourrir les rumeurs269, nous faisons naturellement conscience de rendre ce qu’on nous a preste, sans quelque usure et accession de nostre creu. L’erreur particulière faict premièrement l’erreur publicque ; et, à son tour aprez, l’erreur publicque faict l’erreur particulière. Ainsi va tout ce bastiment, s’est offant et [p. 237] formant de main en main, de manière que le plus esloingné tesmoing en est mieulx instruict que le plus voisin ; et le dernier informé, mieulx persuadé que le premier, c’est un progrez naturel : car quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de charité de la persuader à un aultre ; et, pour ce faire, ne craind point d’adiouster, de son invention, autant qu’il veoid estre nécessaire en son conte, pour suppleer à la resistance et au default qu’il pense estre en la conception d’aultruy. Moy mesme, qui fois singuliere conscience de mentir, et qui ne me soulcie gueres de donner creance et auctorité à ce que ie dis, m’apperçeois toutesfois aux propos que i’ai en main, qu’estant eschauffé, ou par la resistance d’un aultre, ou par la propre chaleur de ma narration, ie grossis et enfle mon subiect par voix,’ mouvements, vigueur et force de paroles, et encores par extension et amplification, non sans interest de la verité naïfve : mais ie le fois en condition pourtant, qu’au premier qui me ramene, et qui me demande la verité nue et crue, ie quitte soubdain mon effort, et la luy donne sans exaggeration, sans emphase et remplissage. La parole vifve et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à l’hyperbole. Il n’est rien à quoy communément les hommes soyent plus tendus, qu’à donner voye à leurs opinions : où le moyen ordinaire nous fault, nous y adioustons le commandement, la force, le fer et le feu. Il y a du malheur d’en estre là, que la meilleure touche de la verité ce soit la multitude des croyants, en une presse où les fols surpassent de tant les sages en nombre. ( Essais, liv. III, chap. xi.)
Je donnerais volontiers la meilleure de mes pages pour celle-là.
- — Fort bien, me dira-t-on ; mais l’on vous a déjà accusé d’avoir écrit en faveur du suicide et contre la Providence ; ne craignez-vous pas qu’on vous reproche ici de prêcher l’incrédulité ?
- — Il faut s’attendre à tout, et aller toujours son chemin.
XIX. §
Je vais passer rapidement sur les Lettres qui suivent ; on formerait un volume de ce qu’elles offrent de remarquable.
[p. 238]L’éloge de Lucilius ; la description des bains de Baïes ; les différentes classes de sages ; que peu d’hommes connaissent leurs défauts ; les infirmités auxquelles notre philosophe était sujet ; la maison de Vatia, à l’entrée de laquelle on aurait pu graver, comme au fronton de la plupart de nos palais : CI-GIT LE BONHEUR ; son séjour à Baïes ; la possibilité de méditer, d’étudier, d’écrire au milieu du tumulte ; du premier mouvement dans la passion ; de la division des êtres, selon Platon ; de la disette de la langue latine ; de la différence de la joie et de la volupté ; de l’objet méprisable des vœux et des prières du vulgaire ; de la soumission du sage à la nécessité : « La nécessité n’est que pour le rebelle ; le sage n’obéit point au destin ; ils veulent tous deux ; » voilà ce qui remplit l’espace de la Lettre XLIXe à la LXIIe, où notre philosophe se reproche d’avoir pleuré sans mesure la perte de son ami Sérénus, et nous dit : « Vous avez inhumé votre ami ; eh bien, cherchez quelqu’un à aimer ; » comme si ce quelqu’un-là se trouvait en un moment. Il ajoute : « La douleur est, de tous les tableaux, celui dont le spectateur se lasse le plus promptement : récente, elle intéresse ; vieille, elle est fausse ou insensée ; l’on s’en moque, et l’on fait bien. » Cela est-il vrai ? Il m’a semblé qu’on l’admirait, qu’on la louait et qu’on la fuyait.
Quoi ! l’on se moque d’un époux, d’un amant, d’un fils, inconsolable de la mort de sa femme, de sa maîtresse, de son père, de son ami ! Il n’en est rien ; et pour répondre à Sénèque clans sa manière, je lui dirai : « Nous sommes touchés de tout ce qui nous promet des regrets éternels. Nous voulons nous survivre à nous-mêmes dans le cœur de ceux que nous laissons après nous. Le tribut que la tendresse décerne à la cendre des autres, nous est garant de celui que les personnes que nous chérissons et qui nous chérissent, rendront à la nôtre ; et comme nous nous sommes flattés que, si nous venions à les perdre, nous ne les oublierions jamais, nous les accuserions volontiers d’ingratitude s’il nous venait en pensée qu’un jour nous en serions oubliés. L’expérience journalière ne nous détrompe point d’une aussi douce illusion : notre vanité nous excepte d’une loi générale ; et nous ajoutons foi à cette espèce d’engagement des vivants avec les morts, comme des femmes si souvent trompées croient encore aux serments d’un dernier amant. Si on laisse [p. 239] l’homme qui pleure seul avec sa douleur, tant mieux ; c’est la meilleure compagnie qu’il puisse avoir : pour celui qui a les regards attachés sur l’urne de sa femme ou de sa fille, est-il rien de plus importun que la présence de celui qui rit ? »
XX. §
Sénèque prétend, Lettre L, « que le vice est dans l’âme une plante étrangère ; que la vertu s’y trouve dans son terrain, et qu’elle s’y enracine de plus en plus, parce qu’elle est dans l’ordre de la nature, dont le vice est l’ennemi… » Cela est-il bien vrai ? Pourquoi donc tant de vicieux, et si peu de vertueux, au milieu de tant de prédicateurs de vertu ? Pourquoi tant de besoin et si peu de succès de l’éducation dans la jeunesse ? tant de conseils et si peu de fruit dans l’adolescence et dans l’âge viril ? tant de fous dans la vieillesse ? tant d’indocilité dans l’esprit, au milieu de la ruine des sens ? La passion parle toujours la première, et la raison se tait, ou ne parle que tard et à voix basse. Sénèque ne se contredit-il pas, lorsqu’il reproche à Apicius d’inviter à la débauche une jeunesse portée au mal, même sans exemple ?
A l’en croire, « les bois tortus peuvent être redressés, les poutres courbées s’amollissent à la chaleur humide : pourquoi donc, ajoute-t-il, l’âme même endurcie dans le vice ne se corrigerait-elle pas ?… » Je parlerais contre l’expérience, si je niais la possibilité de ce prodige ; mais, mon respectable philosophe, les raisons que vous empruntez de la flexibilité et de la mollesse de la substance spirituelle sont bien frivoles. N’êtesvous pas en contradiction avec vous-même, lorsque vous assurez ailleurs que la vertu une fois acquise l’est pour toujours, que la vertu ne se désapprend pas ? Hélas ! c’est alors qu’on serait tenté de convenir avec vous que la substance spirituelle est bien flexible, bien molle ; mais si elle est telle pour revenir du mal au bien, telle elle doit être aussi pour retourner du bien au mal.
Il raconte au même endroit une petite anecdote domestique. Il garda la folle de sa femme, comme une des charges de sa succession. « J’ai peu de goût, dit-il, pour ces espèces de [p. 240] monstres ; et si j’avais à m’amuser d’un fou, je ne l’irais pas chercher hors de moi. Elle a perdu subitement la vue : mais une chose incroyable et vraie, c’est qu’elle ignore qu’elle est aveugle, et ne cesse de prier son conducteur de la déloger d’une maison où l’on ne voit goutte. Nous rions d’elle, et nous lui ressemblons. »
Lettre LII. « Le moraliste’ devrait rougir de honte, si l’on oublie la vertu dont il parle pour remarquer son éloquence… » En général, quelle que soit la cause que vous plaidiez, qu’on ne vous trouve éloquent que quand vous vous serez tu ; c’est à la force et à la durée des impressions que vous aurez faites, à ramener, de réflexion, sur votre talent.
Sénèque était si faible, si glacé, qu’il nous dit, Lettre LVII, qu’il passait presque l’hiver entier entre des couvertures.
On voit, Lettre LVIII, que la langue latine s’était appauvrie, comme la nôtre, en se polissant : effet de l’ignorance et d’une fausse délicatesse ; de l’ignorance, qui laisse tomber en désuétude des mots utiles ; d’une fausse délicatesse, qui proscrit ceux qui blessent l’oreille ou gênent la prononciation. Alors, des expressions d’Ennius et d’Attius étaient surannées, comme plusieurs de Rabelais, de Montaigne, de Malherbe et de Régnier le sont aujourd’hui. Au temps de Sénèque, Virgile commençait à vieillir. De toutes les machines, il n’y en a aucune qui travaille autant que la langue, aucune d’aussi orgueilleuse et d’aussi passive que l’oreille ; et l’une et l’autre tendent à se délivrer d’un malaise léger, mais continu.
Il dit, sur la vieillesse, « qu’il est doux de rester longtemps avec soi, quand on est devenu soi-même un spectacle consolant pour soi ; cependant qu’il y a plus d’inconvénients à attendre les infirmités, et à vivre trop longtemps, qu’à mourir trop tôt, et qu’on n’est pas loin de la peur de finir, quand on laisse arriver le destin sans oser faire un pas au-devant de lui… » Et j’ajouterai : A quoi bon rester, quand on n’est plus propre qu’à corrompre le bonheur, à troubler les devoirs, et à empoisonner les jours de ceux que la reconnaissance et la tendresse attachent à notre côté ? N’attendons pas qu’ils nous donnent congé ; nous avons vécu, permettons-leur de vivre. Et ne [p. 241] craignons pas que ce conseil soit funeste aux vieillards ; ils ont tous la peur de mourir : la vie n’est vraiment dédaignée que par ceux qui peuvent se la promettre longue ; ils ne la connaissent pas, comment y attacheraient-ils de l’importance ou du mépris ? Ils vivent comme ils font tout le reste, sans y réfléchir.
XXI. §
Sénèque dit, Lettre LX : « L’enfant croît au milieu de la malédiction de ses parents ; » et si l’on se rappelle les actions dont il est témoin, les propos qu’il entend dans le foyer paternel, on ne trouvera pas l’expression exagérée.
Lettre LXIII : « De toutes ces femmes tendres qu’on a eu tant de peine à retirer du bûcher, à séparer du cadavre de leurs époux, citez-m’en une qui ait eu des larmes pour un mois. »
Le jour de la mort d’un époux est un jour d’hypocrisie solennelle.
Elle trahissait hier celui qu’elle pleure aujourd’hui.
Le deuil a fermé la porte aux amis, mais non pas à l’amant.
Le cadavre de l’époux est sous le vestibule, et l’adultère dans son lit.
Le consolateur n’est qu’un importun qui vient rappeler l’humidité dans des yeux secs.
Lettre LXIV, où il traite de la vénération pour les anciens philosophes : « Tous, dit-il, ne sont pas dignes d’applaudir au philosophe. Quelle douceur trouverait-il à l’éloge de celui dont le blâme ne le touche pas ? On n’ambitionne la louange que de celui dont on craindrait le reproche. » Fabianus parlait en public ; mais on l’écoutait avec décence : quelquefois il s’élevait un cri d’admiration, mais arraché, mais produit par la grandeur des idées.
« Sachons mettre de la différence entre les applaudissements de l’école et ceux du théâtre. »
Et pourquoi ? Ils sont accordés les uns et les autres à la vertu et au talent… « Gardez toutes ces démonstrations bruyantes pour les arts qui captent les suffrages ; la vertu ne veut que des [p. 242] respects… » Je crains que ces distinctions ne soient plus subtiles que solides. Au théâtre le spectateur, dans l’école le disciple ne rompent le silence que parce qu’ils ne peuvent plus le garder. L’enthousiasme est le même, et ce n’est pas à l’homme, c’est à la chose grande, honnête, que le premier applaudissement est adressé… « Le philosophe a beaucoup perdu à s’être trop familiarisé… » Je n’en crois rien… « Il lui faudrait un sanctuaire au lieu d’une place… » L’endroit où il s’explique dignement est toujours un sanctuaire… « Il faut à la philosophie des prêtres, et non des courtiers… » Je ne lui veux ni les uns ni les autres.
Il expose, Lettre LXV, les opinions de Platon, d’Aristote et des stoïciens, sur le monde : on voit ici 270 que le système de l’optimisme n’est pas d’hier, et que celui des indiscernables fut connu dès le temps du proverbe : qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, et que l’homme et le fleuve ont changé.
La Lettre LXVI, sur l’égalité des biens et des maux, n’est qu’un tissu de sophismes.
Il traite, Lettre LXVII, du bon ; et Lettre LXVIII, du repos du sage, qu’il arrache de ce recoin du globe pour le lancer dans les plaines de l’immensité. Je consens qu’il y fasse un tour, mais je ne veux pas qu’il y séjourne : s’expatrier ainsi, ce serait n’être ni parent, ni ami, ni citoyen… « Le stoïcien voit, du haut des cieux, combien c’est un siége bas qu’un tribunal, une chaise curule… » De dessus une chaise curule, un tribunal, on voit combien c’est un rôle insensé que de se perdre dans les nues : vues monastiques et antisociales. J’aime mieux ce qui suit :
« C’est une puérilité que de se retirer de la foule, pour l’appeler : c’est appeler la foule que de faire de sa retraite la nouvelle publique. » C’est une sotte vanité que de s’affliger ou de s’offenser quand elle ne vient pas ; c’est ajouter à l’éclat que de la repousser quand elle vient. Et qu’importe qu’on parle ou qu’on se taise de vous, pourvu que vous vous retiriez à temps ? Le malade craint-il ou souhaite-t-il qu’on dise qu’il s’est mis au lit ?
[p. 243]« Attaquer ses vices quand on est vieux, c’est lutter contre un ennemi victorieux, lorsqu’on n’a plus ni force ni courage. A peine un siècle suffirait-il pour discipliner des passions accoutumées à une longue licence. »
XXII. §
Ici Sénèque ne permet au sage de se mêler de l’administration publique ni dans toutes les contrées, ni en tout temps, ni pour toujours.
Il me semble que je l’entends s’adresser en ces termes au candidat qui le consulte : « Vous présumez trop de votre amour pour le bien ; votre santé délicate ne suffira pas à la fatigue de votre place ; vous êtes d’un caractère trop faible ou trop raide ; colère et caustique, vous ne sympathiserez pas avec les habitants de la cour. Vous allez vous précipiter datas un chaos d’affaires d’où ni votre zèle, ni vos talents supérieurs ne vous tireront pas. Vous serez desservi par ceux même qui vous appellent à l’administration : vos subalternes vous trahiront, vos prôneurs vous feront des ennemis, vos enthousiates vous nuiront ; vous serez malhonnêtement attaqué, peut-être trop vivement défendu ; vos projets les plus sages seront ou rejetés par l’envie, ou croisés par l’intérêt personnel ou par la haine : il viendra un moment où vous ne saurez ni comment rester, ni comment sortir. Préférez le repos ; vivez avec vous-même et avec vos livres ; dans les temps de peste, on se renferme. »
L’homme d’état qui craint de perdre sa place, n’osera jamais de grandes choses ; son oreille, toujours ouverte aux sollicitations des hommes puissants, est toujours fermée aux plaintes du peuple. Il faut qu’il sache attendre sa disgrâce sans pâlir, l’apprendre sans murmurer ; il faut qu’il dise : « Mon maître avait un bon serviteur ; il n’en veut plus, tant pis pour lui : il serait bien singulier que Ménès pût se passer de Diogène, et que Diogène ne pût se passer de Menès271. » Il est des circonstances où les hommes revêtus des premières places ne sont pas élevés ; ils sont en l’air.
La Lettre LXIX est de l’inconvénient des fréquents voyages.
XXIII. §
La Lettre LXX est du suicide.
Voici les causes principales du suicide. Si les opérations du gouvernement précipitent dans une misère subite un grand nombre de sujets, attendez-vous à des suicides. On se défera fréquemment de la vie partout où l’abus des jouissances conduit à l’ennui, partout où le luxe et les mauvaises mœurs nationales rendent le travail plus effrayant que la mort, partout où des superstitions lugubres et un climat triste concourront à produire et à entretenir la mélancolie ; partout où des opinions moitié philosophiques, moitié théologiques, inspireront un égal mépris de la vie et de la mort.
Les stoïciens pensaient que la notion générale de bienfaiteur ne nous faisant point un devoir de garder un présent que nous n’avons pas sollicité, et qui nous gêne, soit que la vie fût un bien ou fût un mal, la doctrine du suicide n’était nullement incompatible avec l’existence des dieux. Ils allaient plus loin : le suicide que la loi civile et la loi religieuse proscrivent également, est un des points fondamentaux de la secte ; selon cette école, « le sage ne vit qu’autant qu’il doit, non autant qu’il le pourrait : le bonheur n’est pas de vivre ; mais le devoir,mais le bonheur est de bien vivre ( Lettre LXX ). »
Les opinions tombent ou se propagent selon les circonstances ; et quelles circonstances plus favorables à la doctrine dû suicide, que celles où un geste, un mot, une médisance, une calomnie, le ressentiment d’une femme, la haine d’un affranchi, une grande fortune, la délation d’un esclave mécontent ou corrompu, la jalousie, la cupidité, l’ombrage d’un tyran nous envoyaient au supplice dans le moment le plus inattendu ? C’est alors qu’il faut dire aux hommes : mourir ( Ibid. ) plus tôt ou plus tard, n’est rien ; bien ou mal mourir, voilà la chose importante : bien mourir, c’est se soustraire au danger de vivre mal. La fortune peut tout sur celui qui vit encore ; rien, contre celui qui sait mourir… Le centurion va venir… Eh bien, il faut l’attendre. Pourquoi se charger de sa fonction, et épargner l’odieux de ta mort au tyran qui l’envoie ? Mais que j’attende ou n’attende [p. 245] pas, le vieux centurion des dieux, le temps, est toujours en marche. La sagesse éternelle n’a ouvert (Lettre LXX) qu’une porte pour entrer dans la vie, et en a ouvert mille pour en sortir. On n’est pas en droit de se plaindre de la vie ; elle ne retient personne. Vous vous en trouvez bien ? vivez ; mal ? mourez. Les moyens de mourir ne manquent qu’à celui qui manque de courage. Si c’est une faiblesse de mourir parce qu’on souffre, c’est une folie de vivre pour souffrir. Mourir, c’est quitter un jeu de hasard où il y a plus à perdre qu’à gagner. Pourquoi craignons-nous de mourir ? ( Ibid.) C’est que nous sommes d’anciens locataires que l’habitude a familiarisés avec les incommodités de notre domicile : c’est une ridicule terreur d’être pis qui nous empêche de déloger. Notre croyance dans les dieux est bien faible, ou nous avons de l’Être suprême une étrange opinion, si nous éprouvons tant d’aversion à l’aller trouver. La frayeur du moribond calomnie le ciel. Est-ce un bon père, ou un tyran farouche, qui t’attend ? »
« La nature n’est qu’une succession continue de naissances et de morts (Lettre LXXI). Les corps composés se dissolvent ; les corps dissous se recomposent. C’est dans ce cercle infini que s’accomplissent les travaux du grand architecte. »
« Dans une attaque d’asthme, je fus tenté plusieurs fois, dit encore Sénèque, de rompre avec la vie (Lettre LXXVIII) ; mais je fus retenu par la vieillesse d’un père qui m’aimait tendrement. Je songeai moins à la force que j’avais pour me donner la mort, qu’à celle qui lui manquait pour supporter la perte de son fils. »
Les hommes ne se considèrent pas assez comme dépositaires du bonheur, même de l’honneur de ceux,auxquels ils sont attachés par les liens du sang, de l’amitié, de la confraternité. La honte d’une action rejaillit sur les parents ; les amis sont au moins accusés d’un mauvais choix ; un corps, une secte entière est calomniée272. Il est rare qu’on ne fasse du mal qu’à soi.
XXIV. §
En lisant Sénèque, on se demande plusieurs fois pourquoi les Romains se donnaient la mort ; pourquoi les femmes romaines la recevaient avec une tranquillité, un sang-froid tout voisin de l’indifférence ? Les combats sanglants du cirque où ils voyaient mourir si fréquemment, avaient-ils rendu leur âme féroce ? Le mépris de la vie s’élevait-il sur les ruines du sentiment de l’humanité ? Revenaient-ils du spectacle convaincus que la douleur de ce passage qui nous effraye, est bien peu de chose, puisqu’elle ne suffisait pas pour ôter aux gladiateurs la force de tomber avec grâce, et d’expirer selon les lois de la gymnastique 273 ?
Ce n’était ni par dégoût, ni par ennui que les Anciens se donnaient la mort ; c’est qu’ils la craignaient moins que nous, et qu’ils faisaient moins de cas de la vie. Le dialogue suivant n’aurait point eu lieu entre deux Romains :
« Voyez-vous cet endroit ? C’est la bonde de l’étang, le lieu des eaux le plus profond. Vingt fois j’ai été tenté de m’y jeter.
- — Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
- — Je mis ma main dans l’eau, et je la trouvai trop froide.
- — Dans un autre moment, vous l’auriez trouvée trop chaude ; celui qui tâte l’eau, ne s’y jette pas. »
Les conseils, le courage philosophique sont les deux sujets de la Lettre LXXI. Rien de plus grand et de plus beau que la peinture du courage philosophique… « Élevez votre âme, mon cher Lucilius ; renoncez à des recherches frivoles, à une philosophie minutieuse, qui rétrécit le génie. »
[p. 247]« Il faut une grande âme pour apprécier de grandes choses… Les petites âmes portent dans les grandes choses le vice qui est en elles… » C’est la raison pour laquelle on donne le nom de têtes exaltées à ceux qui marquent une violente indignation contre des vices communs qu’on partage, ou qu’on a quelque intérêt à ménager. Pour fréquenter sans honte les grands pervers, et pour en capter la faveur sans rougir, on amoindrit leur perversité ; c’est autant pour soi que pour eux qu’on sollicite de l’indulgence. Mon enfant, je crains bien que vous n’ayez le cœur corrompu, lorsqu’on cessera de vous reprocher une tête exaltée. Puissiez-voùs mériter cette injure jusqu’à la fin de votre vie274 !
XXV. §
« Il n’y a point de vent favorable (Lettre LXXI) pour qui ne sait pas dans quel port il veut entrer… » Cela est vrai ; mais la maxime contraire ne l’est-elle pas également, et le stoïcien ne pouvaitr-il pas dire : il n’y a point de vent contraire pour celui à qui tout port convient, et qui se trouve aussi bien dans la tempête que dans le calme ?
Il prouve, Lettre LXXII, que la sagesse ne souffre point de délai ; et Lettre LXXIII, que le philosophe n’est point un séditieux, un mauvais citoyen.
Et comment pourrait-on être de bonne foi, et regarder le philosophe comme un ennemi de l’État et des lois, le détracteur des magistrats et de ceux qui président à l’administration publique ? Qui est-ce qui leur doit autant que lui ? Sont-ce des courtisans placés au centre du tourbillon, avides d’honneurs et de richesses ; pour qui le prince fait tout, sans jamais avoir fait assez ; dont la cupidité s’accroît à mesure qu’on leur accorde ? Des hommes que sa munificence ne saurait assouvir, quelque étendue qu’elle soit, l’aimeraient-ils aussi sincèrement que celui qui tient de son autorité une sécurité essentielle à la recherche de la vérité, un repos nécessaire à l’exercice de son génie ?
[p. 248]« Le commerçant dont la cargaison est la plus riche, est celui qui doit le plus d’actions de grâces à Neptune. »
Le magistrat rend la justice ; le philosophe apprend au magistrat ce que c’est que le juste et l’injuste. Le militaire défend la patrie ; le philosophe apprend au militaire ce que c’est qu’une patrie. Le prêtre recommande au peuple l’amour et le respect pour les dieux ; le philosophe apprend au prêtre ce que c’est que les dieux. Le souverain commande à tous ; le philosophe apprend au souverain quelle est l’origine et la limite de son autorité. Chaque homme a des devoirs à remplir dans sa famille et dans la société ; le philosophe apprend à chacun quels sont ces devoirs. L’homme est exposé à l’infortune et à la douleur ; le philosophe apprend à l’homme à souffrir.
Si l’on attenta quelquefois à la vie du prince, fut-ce le philosophe ? Si l’on écrivit contre lui un libelle, fut-ce le philosophe ? Si l’on prêcha des maximes séditieuses275, fut-ce dans son école ? A-t-il été le précepteur de Bavaillac ou de Jean Châtel ? C’est le philosophe qui sent un bienfait ; c’est lui qui est prompt à le reconnaître, et à s’en acquitter par son aveu.
XXVI. §
Ce sujet mériterait bien d’être traité de nos jours. La question se réduirait à savoir s’il est licite, ou non, de s’expliquer librement sur la religion, le gouvernement et les mœurs.
Il me semble que si, jusqu’à ce jour, l’on eût gardé le silence sur la religion, les peuples seraient encore plongés dans les superstitions les plus grossières et les plus dangereuses. Si la république avait le irnême droit au temps de l’idolâtrie, nous serions encore idolâtres : on fit boire la ciguë à Socrate sans injustice ; les Néron et les Dioclétien ne furent point d’atroces persécuteurs 276.
Il me semble que, si, jusqu’à ce jour, l’on eût gardé le silence sur le gouvernement, nous gémirions encore sous les entraves du gouvernement féodal ; l’espèce humaine serait divisée en un petit nombre de maîtres et une multitude d’esclaves ; ou nous n’aurions point de lois ou nous n’en aurions que de mauvaises ; Sidney n’eût point écrit, Locke n’eût point écrit, Montesquieu n’eût point écrit ; et il faudrait compter au nombre des mauvais citoyens ceux qui se sont occupés avec le plus de succès de l’objet le plus important au bonheur des sociétés, et à la splendeur des États.
Il me semble enfin que, si, jusqu’à ce jour, l’on eût gardé le silence sur les mœurs, nous en serions encore à savoir ce que c’est que la vertu, ce que c’est que le vice. Interdire toutes ces discussions, les seules qui soient dignes d’occuper un bon esprit, c’est éterniser le règne de l’ignorance et de la barbarie.
Un philosophe disait un jour à un jeune homme qui avait rassemblé dans un petit ouvrage une foule d’autorités recueillies [p. 250] de nos jurisconsultes en faveur de l’intolérance et de la persécution : « Sais-tu ce que tu as fait ? Tu as passé ton temps à ramasser des fils d’araignée pour en ourdir une corde à étrangler l’homme de bien et l’homme courageux. »
Sénèque démontre, Lettre LXXIV, qu’il n’y a de bon que ce qui est honnête ; et Lettre LXXV, que la philosophie n’est point une science de mots. « En quoi, dit-il, consiste la liberté du sage ? A ne craindre ni les hommes ni les dieux. »
On est philosophe ou stoïcien dans toute la rigueur du terme, lorsqu’on sait dire, comme le jeune Spartiate : Je ne serai point esclave (Lettre LXXVII).
Oh ! la belle éducation que celle où l’on nous aurait appris à nous fracasser la tête contre une muraille, plutôt que de porter un vase d’ordures ! (Ibid.)
« Celui qui s’est rendu maître de soi, s’est affranchi de toute servitude. »
" On donne du temps et des soins à tout ; il n’y a que la vertu dont on ne s’occupe que quand on n’a rien à faire. »
« L’homme vertueux ne craint ni la mort ni les dieux. »
« L’opulence pourra vous venir d’elle-même ; peut-être les honneurs vous seront-ils déférés sans que vous les sollicitiez, et les dignités vous seront-elles jetées. Il n’en sera pas ainsi de la vertu : vous ne l’obtiendrez que de vous-même, et vous ne l’obtiendrez pas d’un médiocre effort. Mais, à votre avis, la certitude de s’emparer de tous les biens d’un coup de main ne mérite-t-elle pas une pénible tentative ? »
« S’il faut s’immoler pour la patrie, s’il faut mourir pour le salut de vos concitoyens, que ferez-vous ?
- — Je mourrai.
- — Mais songez-y, votre sacrifice sera suivi de l’oubli, et payé d’ingratitude.
- — Que m’importe ? je n’envisage que mon action ; ces accessoires lui sont étrangers, et je mourrai… »
Voilà l’esprit qui domine dans toute la morale de Sénèque. Il ne dit pas un mot qui n’inspire l’héroïsme, et c’est la raison [p. 251] peut-être pour laquelle il est si peu lu, et si peu goûté. On ferme l’oreille à des avis qu’on ne se sent pas la force de suivre ; ils importunent parce qu’ils humilient.
On a dit de celui qui se plaisait à la lecture d’Homère, qu’il avait déjà fait un grand progrès dans la littérature. On pourrait dire de celui qui se plaît à la lecture de Sénèque, qu’il a déjà, fait un grand pas dans le chemin de la vertu.
XXVII. §
On voit, Lettre LXXVI, que Sénèque ne rougit point de prendre des leçons dans un âge avancé.
« Admirez, dit-il à Lucilius, combien je suis de bonne foi avec vous, par la nature du secret que je vais vous: confier. Je fais un cours de philosophie : voici le cinquième jour que je me rends à l’école dès la huitième heure. Ne serait-ce pas le comble de la folie que de ne pas apprendre parce qu’on n’a pas appris ? Je suis donc redevenu écolier ! Pourquoi non ? Et plût à Dieu que ce travers, si c’en est un, fût le seul de ma vieillesse ! Que dira-t-on ? Ce qu’on voudra ; il faut savoir entendre l’injure de l’ignorant, et se mettre au-dessus de son mépris. »
« Quoi ! la vieillesse ne m’empêchera pas d’aller au théâtre, et de me faire porter au cirque ? il ne se donnera pas un combat de gladiateurs sans moi, et je n’oserai me transporter chez un philosophe ! Sachez toutefois que, dans l’école où je vais m’instruire, j’enseigne aussi quelque chose ; c’est qu’il faut apprendre jusque dans la vieillesse. Un fameux joueur de flûte attirera un grand concours ; et l’endroit où l’on enseigne ce que c’est qu’un homme, comment on le devient, restera désert ! »
XXVIII. §
« La science et la vertu sont deux grandes choses. Celui qui est sans vertu, possesseur de tout le reste, est rejeté… » Rejeté ! Où ? par qui ? Le méchant a-t-il de l’esprit ? il sera recherché par celui qui s’ennuie ; de la richesse ? à deux heures sa cour [p. 252] sera pleine de clients, et sa table environnée de parasites ; des dignités ? on se pressera dans ses antichambres 277.
Dans les sociétés corrompues, les avantages du vice sont évidents ; son châtiment est au fond du cœur, on ne l’aperçoit point. C’est presque le contraire de la vertu.
Sénèque prétend encore qu’il est indifférent qu’on ensemence une vaste étendue de terre, qu’on jouisse de grands revenus, qu’on reçoive les hommages d’un cortège nombreux, qu’on boive des liqueurs délicieuses dans de brillants cristaux… Cela serait à souhaiter ; mais cela n’était pas plus à Rome de son temps, que cela n’est à Paris du nôtre.
Il n’en est pas moins vrai que le bon vaisseau (Lettre LXXVI), ce n’est pas celui qui est le plus richement chargé, et la bonne épée, celle dont la poignée est damasquinée et le ceinturon enrichi de pierreries : il n’en est pas moins vrai qu’on se moque de temps en temps de l’idole de boue devant laquelle on se prosterne ; mais on se prosterne.
Il entretient Lucilius, Lettre LXXVII, de la flotte d’Alexandrie, et de la mort de Marcellinus.
C’est là « qu’en généralisant le mot de César à un soldat qui lui demandait la mort, et l’adressant à la multitude de ceux qui craignent de mourir , on dirait presque à tous les hommes : Tu crains de mourir ! Est-ce que tu vis ? »
« A les entendre (Ibid.) , il n’y aurait point de vie qui ne fût trop courte… » Celle des grands hommes, des hommes vertueux, des hommes utiles, l’est toujours : c’est ce qu’annonce le deuil public, après leur trépas. Il eût mieux valu, sans doute, que l’auteur de Mahomet, d’Alzire, de Brulus, de Tancrède, et de tant d’autres chefs-d’œuvre, mourût quinze jours plus tôt, au retour de son triomphe ; mais il vaudrait encore mieux qu’il [p. 253] vécût. Comment se remplira le vide immense qu’il a laissé dans presque tous les genres de littérature ? Je dirais que ce fut le plus grand homme que la nature ait produit, que je trouverais des approbateurs ; mais si je dis qu’elle n’en avait point encore produit, et qu’elle n’en produira peut-être pas un aussi extraordinaire, il n’y aura guère que ses ennemis qui me contrediront.
« Je veux vivre.
- — Et pourquoi veux-tu vivre ?
- — Parce que je suis homme de bien ; parce qu’en mourant je serai regretté du malheureux que je ne secourrai plus ; parce qu’en m’en allant, je laisserai vacante une place dont je remplis les fonctions avec activité, intelligence et fidélité… Quoi ! stoïcien, ces motifs ne te satisfont pas ?
- — Non, mourir est une des fonctions de la vie.
- — Mais cette fonction, assez indifférente en soi, est fâcheuse pour ma femme, pour mes enfants, pour mes concitoyens, et je la remplirai le plus tard qu’il me sera possible.
- — A ce compte, il n’y a point de vie qui ne soit trop courte.
- — De vie bien employée ? Il n’en faut pas douter. Le méchant endurci, je l’exhorterais sans scrupule à se tuer ; mais l’homme de bien qui se tue, commet le crime de lèse-société, et j’arrêterai sa main si je puis. »
Sénèque dit, à propos de Marcellinus, je crois : « L’homme fort se reconnaît jusque sur son oreiller278. »
Sénèque dit de lui-même : « Depuis longtemps je n’ai rien à gagner ni à perdre… » Cela est faux de tout point… « J’ai plus de provision qu’il ne m’en faut pour une carrière qu’il m’est indifférent de fournir plus loin… » Sénèque, instituteur d’un jeune prince à qui votre présence en impose, ministre des provinces de l’Italie, redoutable antagoniste des courtisans vicieux, protecteur des honnêtes gens, quelque bien que vous ayez fait, est-ce qu’il ne vous en reste plus à faire ?
Il parle, Lettre LXXVIII, des maladies, et du motif qui l’empêcha de se délivrer d’une existence douloureuse ; Lettre LXXIX, de Charybde, de Scylla et de l’Etna.
[p. 254]On rencontre dans cet auteur des mots d’une délicatesse charmante, aux endroits où on les attend le moins. C’est là qu’il dit de la gloire, qu’elle est à la vertu ce que l’ombre est au corps, Lettre LXXIX ; que l’amour de la vertu est un élan continuel de l’âme vers son origine céleste ; que c’est être né pour bien peu de monde que de n’avoir vécu que pour son siècle, et que, pour un œil perçant, le mensonge est diaphane.
XXIX. §
Lettre LXXX, de la frivolité des spectacles, et des avantages de la pauvreté.
Il est bien aisé, dira-t-on, de faire l’éloge de la pauvreté quand on regorge de richesses. C’est alors qu’il est bien plus difficile encore d’être pauvre, quand on n’est pas un avare ; et c’est ce que Sénèque sut faire. Il est bien plus difficile de n’être pas corrompu par la richesse, et Sénèque ne le fut point. Censeurs, suspendez un moment votre jugement ; voyez ce que la richesse produit sur tous ceux qui vous environnent, et songez que, pour empoisonner vos ennemis, il ne vous manque qu’un puits d’or.
« La misère, la maladie, le mépris, l’ennui, la vieillesse, la douleur, la méchanceté, l’intolérance, l’injustice, les persécutions, la tyrannie ; tous les vices, toutes les infortunes sont autant d’orateurs éloquents qui nous exhortent à mourir. »
Lettre LXXXI, des bienfaits et de la reconnaissance.
a Vous vous plaignez d’un ingrat ! si c’est le premier que vous ayez fait, homme bienfaisant, félicitez-vous ou de votre bon jugement, ou de votre bonne fortune. »
« Parlez au bienfait comme le brave centurion à son soldat : Camarade, il faut aller, mais il ne faut pas revenir. »
« Si vous avez à peser un service avec une injure, juge dans votre propre cause, la prudence veut que vous ajoutiez du poids aux services que vous avez reçus, et que vous en ôtiez à l’injure qu’on vous a faite. »
« Au fond du cœur reconnaissant, le bienfait porte intérêt. »
[p. 255]Un homme disait qu’il ne pouvait s’empêcher de haïr celui qui lui faisait du bien279. Quel impertinent orgueil ! On lui répondit : Si vous êtes conséquent, vous devez aimer à la folie celui qui vous fait dû mal. Eh ! mon ami, accepte mes offres ; je ne te demande en retour que l’impunité du service que je te rends.
Lettre LXXXII, de la mollesse. C’est là qu’apostrophant l’efféminé, il lui dit : « 0 l’homme vraiment digne d’être livré à la vie ! »
Toute la philosophie se réduit au mépris de la vie, au mépris de la mort et à l’amour de la vertu. Ce texte laconique fournit à Sénèque une abondance incroyable d’idées neuves, originales, ingénieuses, fortes, délicates, souvent grandes, quelquefois sublimes. En le lisant, j’ai plusieurs fois été forcé de m’écrier : Non, je ne serai jamais un sage ! Ses pensées sur la mort me paraissaient si roides, que, m’appliquant à moi-même le mot que je viens de citer sur un lâche qui craignait de mourir, je me suis dit : 0 l’homme vraiment digne d’être livré à la vie !
« La mort, image du sommeil, l’est aussi de la vie inoccupée. »
« La demeure de l’oisif est un sépulcre. »
Si vous demandez pourquoi Sénèque revient si souvent sur le mépris de la vie et de la mort, c’est que vous ne pensez pas qu’au moment qu’il vous parle, le licteur vous lie les mains.
" On craint autant d’être nulle part que d’être dans les enfers… » Je l’ai entendu dire, mais je n’en ai rien cru.
« Si vous balancez, c’est fait de la gloire… » Quoi ! un instant d’agonie flétrirait une action héroïque ! Ah ! Sénèque, vous êtes trop sévère. La difficulté de vaincre un ennemi ajoute à l’éclat de la victoire.
Dans la même Lettre, il revient encore sur les subtilités de l’école de Zenon : « Si on l’en croyait, on proscrirait celte [p. 256] science à l’aide de laquelle on environne de pièges celui qu’on interroge, pour le conduire à des aveux imprévus, à des réponses contraires à sa pensée. Il faut être plus simple quand on cherche la vérité. » Un mal n’est pas glorieux : la mort est glorieuse : donc la mort n’est pas un mal ! Ce ne fut pas une pareille sottise que Léonidas adressa aux défenseurs des Thermopyles : « Compagnons, leur dit-il, dînez comme des hommes qui, ce soir, doivent souper aux enfers. »
Les sujets des Lettres LXXXIII, LXXXIV, LXXXV, LXXXVI et LXXXVII, sont très-variés. Il s’agit de la présence de Dieu à nos pensées ; de ses infirmités ; des vains raisonnements des stoïciens sur l’ivresse ; de son régime : « Je me baigne à froid, dit-il ; à ce bain succède un dîner sans table, après lequel je n’ai pas besoin de me laver les mains. » (Lettre LXXXIII.)
XXX. §
On voit et dans les ouvrages et dans la vie privée de Sénèque, que son bonheur était parfaitement isolé de sa richesse, que son régime était austère, et qu’il pouvait tomber dans la pauvreté, je ne dis pas sans se plaindre, mais sans s’en apercevoir.
« La vertu, dit-il, Lettre LXXVI, passe entre la bonne et la mauvaise fortune, et jette sur l’une et l’autre un regard de mépris. »
Sénèque fut encore moins enorgueilli de sa vertu que de sa richesse. Sa vertu me le fait respecter ; la modestie de ses aveux me le fait aimer.
« Mon matelas est à terre, et moi sur mon matelas (Lettre LXXXVII). Des deux vêtements que j’ai, l’un me sert de drap, l’autre de couverture. Nous dînons avec des figues. Mes tablettes font ma bonne chère quand j’ai du pain, et me tiennent lieu de pain quand il me manque. Ma voiture est grossière, et mes mules sont si maigres, qu’on voit bien qu’elles fatiguent. J’en rougis ; je ne suis donc pas sage. Celui qui rougit d’une mauvaise voiture, sera vain d’une belle. Ah ! Sénèque, tu tiens encore au jugement des passants. »
[p. 257]Celui qui parle ainsi de lui-même, vaut bien plus qu’il ne veut se faire valoir.
Je lis, Lettre LXXXV : « Quoi ! dans une lutte qui intéresse le bonheur de l’homme et la gloire des dieux, je ne rougirais pas de me présenter avec une alêne… " C’est le défaut qu’on reproche à Sénèque, mais on n’en cite aucun exemple, et je défie ses détracteurs d’en citer un seul sur la vertu, où le ton ne réponde pas à l’importance du sujet.
XXXI. §
N’est-ce pas une chose bien singulière d’entendre Sénèque, Lettre LXXXVII, réduire l’étude des beaux-arts à l’inutilité pour le sage, et attacher de l’importance à savoir si le temps existe par lui-même, s’il y a quelque chose d’antérieur à la durée, si elle a commencé avant le monde ; si elle existait avant les choses, ou les choses avant elle.
J’avoue que, s’il y a des questions oiseuses et étrangères à la sagesse, ce s’ont celles-là. J’en dis autant des disputes sur la nature de l’âme.
« N’apprendrai-je jamais à ignorer quelque chose ? »
Dites beaucoup de choses, si vous voulez en bien savoir une.
Nausiphanès prétend que l’on ne peut non plus démontrer l’existence que la non-existence des êtres ; Parménide, que rien de ce que nous voyons n’existe réellement ; Zénon d’Élée, qu’il n’existe rien. On ne comprend guère ni comment des hommes célèbres chez les Anciens ont avancé d’aussi étranges paradoxes, ni comment ils ont été renouvelés de nos jours par des hommes non moins célèbres ; mais, à la honte de la raison humaine, ce qu’on ne conçoit point du tout, c’est comment ces sophistes n’ont jamais été solidement réfutés. L’évêque de Cloyne a dit : « Soit que je monte au haut des montagnes, soit que je descende dans les vallées, ce n’est jamais que moi que j’aperçois ; donc il est possible qu’il n’existe que moi…280 » Et Berkeley attend encore [p. 258] une réponse. Lier l’existence réelle de son propre corps avec la sensation, n’est point une chose facile.
Ses Lettres sur la lecture, les exhortations et les conseils, l’opinion des péripatéticiens sur les passions, la maison de campagne de Scipion l’Africain, les bains anciens et les bains de son temps, la culture des oliviers, la frugalité, le luxe et les richesses, sont pleines de principes et de détails intéressants. En voici quelques-uns, tels qu’ils se présentent à ma mémoire.
Le salaire d’un acteur (Lettre LXXX) était de cinq mesures de froment et de cinq deniers. Celui qui disait à Ménélas : « Si tu ne restes en repos, tu périras de ma main… » cet autre qui débitait avec emphase ces vers : « Je commande dans Argos, Pélops m’a laissé un vaste empire… » étaient payés à tant par jour, et couchaient clans un grenier. Comment concilier ces faits avec la fortune immense et la juste considération dont jouissaient un Roscius et d’autres comédiens ? car Sénèque ne fait ici aucune distinction d’un bon et d’un mauvais acteur, et parle évidemment de ceux qui jouaient les premiers rôles. Ces hommes rares étaient apparemment enrichis par les gratifications des Scipions, des Lélius, qui les admettaient à leur table et qui savaient apprécier l’utilité de leurs talents.
Sans Sénèque et Martial, combien de mots, de traits historiques, d’anecdotes, d’usages, nous aurions ignorés !
La conformité de nos mœurs et de celles de son temps est quelquefois si singulière, qu’on revient de la traduction à l’original pour s’en assurer. « Je voudrais bien, dit-il, Lettre LXXXVII, que Caton rencontrât un de nos élégants, précédé de ses coureurs, de ses postillons, de ses nègres, tous enveloppés dans le même tourbillon de poussière… » On se croirait presque sur la route de Versailles.
« Pour connaître la vraie hauteur de l’homme, voyez-le nu. »
Savez-vous l’inscription commune à toute société ? La voici : « C’est ici qu’on voit un nain sur la montagne, et un colosse au fond d’un puits. »
[p. 259]« Point de gloire sans le malheur. Point de haine plus dangereuse que celle qui naît de la honte d’un bienfait qu’on ne saurait acquitter (Lettre LXXXI)… » Je le sais par expérience.
« Lorsque Attalus parle, la vérité qui se fait entendre par sa bouche éloquente s’empare de moi, me transporte ; mais, sorti de son école, rentré dans la société, le commerce des gens du monde a bientôt éteint la chaleur qu’il m’avait communiquée. »
« Je ne m’abstiens pas, je me contiens ; ce qui est plus difficile. »
« Attalus faisait grand cas des lits durs : celui où je couche à mon âge ne reçoit pas l’empreinte de mon corps. »
Ah ! si les maîtres savaient profiter de la raison saine et de l’âme bouillante de leurs innocents et jeunes élèves !
Ces traits que j’ai transcrits sans ordre, se trouvent, les uns dans les Lettres qui précèdent, les autres dans celles qui suivent.
XXXII. §
L’enthousiasme de la vertu lui dictait, dans la Lettre LXXXVIII, tous ces paralogismes que la manie de se singulariser a ressuscités de nos jours281.
« La force, dit-il, Lettre LXXXVIII, n’éprouve point de terreurs ; elle les brave, elle en triomphe : les beaux-arts accroîtront-ils en nous cette qualité ?… » Pourquoi non ?
« La probité, ce trésor de l’âme humaine, que rien ne peut séduire, avec laquelle l’homme dit : Frappez, brûlez, tuez, je ne trahirai point un secret… les beaux-arts la donneront-ils ? élèveront-ils à ces sentiments magnanimes ?… » Comme la morale et la philosophie.
Que Sénèque pousse son énumération aussi loin qu’il voudra, je persisterai dans la même réponse, et je lui dirai, d’après mon expérience, d’après l’expérience des bons et des méchants, que [p. 260] l’imitation d’une action vertueuse par la peinture, la sculpture, l’éloquence, la poésie et la musique, nous touche, nous enflamme, nous élève, nous porte au bien, nous indigne contre le vice aussi violemment que les leçons les plus insinuantes, les plus vigoureuses, les plus démonstratives de la philosophie. Exposons les tableaux de la vertu, et il se trouvera des copistes. L’espèce d’exhortation qui s’adresse à l’âme par l’entremise des sens, outre sa permanence, est plus à la portée du commun des hommes. Lé peuple se sert mieux de ses yeux que de son entendement. Les images prêchent, prêchent sans cesse, et ne blessent point l’amour-propre. Ce n’est pas sans dessein ni sans fruit que les temples sont décorés de peintures qui nous montrent ici la bonté ; là, le courroux des dieux. Raphaël est peut-être aussi éloquent sur la toile, que Bossuet dans une chaire.
XXXIII. §
Dans la Lettre LXXXIX, il expose les divisions de la philosophie ; puis se repliant, selon son usage, sur la morale, il gourmande, avec beaucoup d’éloquence, l’avarice, l’abus de la richesse, et l’extravagance du luxe.
« Eh quoi ? toujours les mêmes réprimandes ? Et vous toujours les mêmes fautes ? »
« On ne peut, dit-il, Lettre LXXXIX, avoir la vertu sans l’aimer. » Cela est vrai. « On ne peut l’aimer, ajoute-t-il, sans l’avoir. » Cela ne me le paraît pas.
Il a consacré la Lettre XC à l’éloge de la philosophie et à la réfutation de Posidonius.
« Nous devons aux dieux de vivre, à la philosophie de bien vivre. »
C’est à cette Lettre que je renverrai celui qui sera curieux de connaître la délicatesse et la vigueur du pinceau de Sénèque. Ici le philosophe s’est complu à nous peindre d’une manière belle et touchante les premiers âges du monde. Mais ce bonheur des hommes anciens n’est-il pas chimérique ? La félicité serait-elle le lot de la barbarie, et la misère celui des temps policés ? Le bonheur de mon espèce m’est si cher, que [p. 261] je suis toujours tenté de croire aux romans qu’on m’en fait : cela me laisse l’espoir d’un âge où le plus vertueux serait le plus puissant.
Posidonius pensait que, dans les siècles de l’homme innocent, le commandement était déposé dans la main des sages ; que les sages contenaient le bras de l’homme violent et protégeaient le faible contre le fort ; qu’ils conseillaient, qu’ils dissuadaient ; qu’ils indiquaient ce qui était utile ou nuisible ; que leur prudence pourvoyait aux besoins des peuples ; que leurcourage écartait les périls dont ils étaient menacés ; que leur bienfaisance accroissait la félicité générale ; que la souveraineté était un fardeau, et non une distinction ; que ce n’était point un riche héritage, mais une charge onéreuse ; qu’une puissance accordée pour protéger n’était pas tentée de vexer ; qu’on obéissait sans murmure, parce qu’on commandait sans tyrannie ; et que la plus grande menace d’un roi était d’abdiquer.
Jusque-là Sénèque est assez d’accord avec Posidonius ; mais lorsque celui-ci fait honneur au sage de l’invention des sciences et des arts, enfants de l’oisiveté, de la curiosité, de l’ennui, du besoin, des plaisirs et du temps, Sénèque s’oppose à toutes,ces prétentions exagérées ; et je crois qu’il a raison.
XXXIV. §
Vous trouverez, dans la Lettre XCI, le récit de l’incendie de Lyon, avec des réflexions sur ce terrible événement.
Dans la Lettre XCII, qui est fort belle, la réfutation du principe fondamental des Épicuriens, qui plaçaient le souverain bien dans la volupté.
Dans la Lettre XCIII, la mort de Métronax ; et que la vie ne se doit pas mesurer par sa durée, mais par son activité.
« Est-ce à vous d’obéir à la nature, ou à la nature de vous obéir ? »
« La vie courte de l’homme utile ressemble au plus précieux des métaux, qui a beaucoup de poids sous un petit volume. »
[p. 262]« Celui qui a fait de grandes choses, vit après sa mort ; celui qui n’a rien fait est mort de son vivant. »
« Combien d’années Caton a-t-il vécu ? Caton vit encore ; il s’adresse à nous, il s’adresse à nos neveux. Il a laissé sur la terre le modèle impérissable de l’homme vertueux. »
Là, Sénèque assure que rien n’est plus commun que des hommes équitables envers les hommes, et rien de plus rare que des hommes équitables envers les dieux. Je crois les uns et les autres fort rares, et les premiers peut-être plus encore que les seconds.
Dans la Lettre XCIV, l’union de la philosophie parénétique, ou de préceptes, avec la philosophie dogmatique. Cette Lettre est pleine de sens ; il y a plus de substance dans une de ses pages, que dans tous les volumes des détracteurs de Sénèque. Il y compare le courtisan à ces insectes dont la piqûre imperceptible, accompagnée d’une démangeaison agréable, est suivie d’une enflure douloureuse ; et il la termine par la sortie la plus violente contre Alexandre et les conquérants.
Ce serait à tort que les philosophes modernes se glorifieraient du mépris qu’il ont jeté sur ces fameux assassins : il y a près de deux mille ans que Sénèque en avait fait justice.
Chaque individu participe plus ou moins aux vices de sa nation. Sénèque, Galien et Tacite en sont des exemples frappants. Sénèque s’est laissé éblouir des victoires du peuple romain ; son indignation s’exhale contre les conquêtes d’Alexandre, et il ne s’aperçoit pas, ou se dissimule, que celles des Romains ont été plus longues, plus sanglantes et plus injustes. Galien, qui certes n’était pas un homme ordinaire, croyait aux rêves, aux amulettes et aux maléfices ; et Tacite paraît avoir donné dans les prestiges de l’astrologie judiciaire et les miracles de son temps.
XXXV. §
Voici comment il raconte ceux de Vespasien, § LXXXI, liv. IV de ses Histoires. « César attendait clans Alexandrie le retour des vents d’été et une mer navigable, lorsque le ciel manifesta par des prodiges de la prédilection pour ce prince. Un Alexan- [p. 263] drin de la lie du peuple, mais connu par son infirmité, se jeta à ses genoux, et le supplia avec gémissement, au nom de Sérapis, le plus révéré des dieux chez cette nation superstitieuse, de le guérir de la cécité, en daignant humecter de sa salive les orbites de ses yeux. Un autre, paralysé d’une main, également inspiré par le dieu, lui demandait de la presser de son pied.. D’abord l’empereur ne leur accorda que de la plaisanterie et du mépris. Balançant ensuite entre les instances réitérées de ces malades, les flatteries de ses courtisans et la crainte d’un reproche de vanité, il ordonna aux médecins d’examiner si leurs maladies étaient de nature à céder à des secours humains. Quelques-uns prononcèrent que la faculté de voir n’était pas entièrement détruite dans l’un, qu’on la lui rendrait en dissipant les obstacles, et que, par des moyens énergiques et salutaires, l’art restituerait à l’autre l’usage de ses membres ; mais que peut-être il était dans les décrets des dieux que la cure s’opérât merveilleusement par l’entremise de César ; qu’au reste, si le remède sollicité produisait un heureux effet, l’honneur en serait pour l’empereur, et le ridicule pour ces affligés, s’il n’en produisait aucun. Vespasien, persuadé que rien n’était au-dessus de sa fortune, et que l’incroyable même était au-dessous de sa puissance, prend un visage serein, satisfait aux vœux des deux malades, au milieu d’une multitude attentive à l’événement, et aussitôt l’aveugle voit, et le paralysé se sert de sa main. Ces deux faits sont attestés aujourd’hui par des témoins oculaires qui n’ont à se promettre de leurs mensonges aucune sorte de récompense. » D’après ce récit, je me demande si ces miracles sont vrais ou s’ils sont faux ; et j’avoue qu’après y avoir bien réfléchi, je vois presque autant d’inconvénient à les rejeter qu’à les admettre.
XXXVI. §
L’homme peuple est le plus sot et le plus méchant des hommes : se dépopulariser282, ou se rendre meilleur, c’est la même chose.
La voix du philosophe qui contrarie celle.du peuple, est la voix de la raison.
[p. 264]La voix du souverain qui contrarie celle du peuple, est la voix de la folie.
C’est avec une espèce d’indignation que je l’entends avancer, dans la même Lettre, qu’il ne trouve rien de plus froid, de plus déplacé à la tête d’un édit ou d’une loi, qu’un préambule qui les motive. « Prescrivez-moi, ajoute-t-il, ce que vous voulez que je fasse ; je ne veux pas m’instruire, mais obéir. »
J’en demande pardon à Sénèque, mais ce propos est celui d’un vil esclave qui n’a besoin que d’un tyran. J’obéis plus volontiers, quand la raison des ordres que je reçois m’est connue. Lorsque notre philosophe dit ailleurs que les lois contribuent au bonheur quand elles sont autant des enseignements que des ordres, ne se réfute-t-il pas lui-même ?
Quoique nous ayons vu de nos jours des souverains vendre leurs sujets et s’entr’échanger des contrées283, une société d’hommes n’est pas un troupeau de bêtes : les traiter de la même manière, c’est insulter à l’espèce humaine. Les peuples et leurs chefs se doivent un respect mutuel ; et, Faites ce que je vous dis, car tel est mon bon plaisir, serait la phrase la plus méprisante qu’un monarque pût adresser à ses sujets, si ce n’était pas une vieille formule de l’aristocratie transmise d’âge en âge, depuis les temps barbares de la monarchie, jusqu’à ses temps policés. Je décerne un autel au ministre qui daigna le premier nous rendre raison de la volonté de notre maître. Quant au souverain qui croira pouvoir, sans descendre de son rang, substituer à la phrase usuelle celle qui suit : « Faites ce que je vous dis, parce qu’il y va de votre sûreté, de votre liberté et de votre bonheur ; » je lui décerne une statue d’or, avec cette inscription : Des hommes relevèrent à un de leurs semblables.
« Il arrive quelquefois à la crainte de philosopher, et à l’ennui de raisonner sagement. »
« On serait tenté de croire que la bonne fortune est incompatible avec le bon jugement. »
« On honore assez l’Être suprême en l’imitant. »
[p. 265]« On continue de vivre par faiblesse et par courage. »
" L’homme sage vivra, non pas autant qu’il lui convient, mais autant que la nécessité l’exigera. Il se commandera la vie. quand la sécurité des siens en dépendra : il y a de la grandeur à rester pour les autres… » C’est d’après ces sages principes que Sénèque et Burrhus gardèrent leur poste après la mort d’Agrippine.
Je lis dans la Lettre XCIV : « Le nombre des médecins est à proportion des maladies, et les maladies à proportion des cuisiniers…284 » On pourrait ajouter : et les maladies difficiles à guérir à proportion de la multitude des remèdes ; et les vices à proportion du nombre des lois.
« 0 bizarrerie incroyable ! le meurtre, puni quand il est commis clandestinement, est ordonné par le décret du sénat, et exigé par la frénésie du peuple. »
« 0 bizarrerie incroyable ! le faste des tables est soumis à la censure ; et l’on ne s’élève point à la censure sans une profusion publique et scandaleuse. »
En quel endroit du monde ne remarque-t-on pas cette contradiction des usages et des lois ?
Il faut laisser subsister la loi parce qu’elle est sage. Il faudrait réformer l’usage, mais cela ne se peut : c’est la folie générale de toute une nation, à laquelle le remède serait peutêtre pire que le mal ; ce serait un acte de despotisme. Celui qui pourrait nous contraindre au bien, pourrait aussi nous contraindre au mal. Un premier despote, juste, ferme et éclairé, est un fléau ; un second despote, juste, ferme et éclairé, est un fléau plus grand ; un troisième qui ressemblerait aux deux premiers, en faisant oublier aux peuples leur privilège, consommerait leur esclavage285.
La société ressemble à une voûte : si la clef, ou le premier voussoir pèse trop, l’édifice n’est tôt ou tard qu’un amas de ruines.
XXXVII. §
La Lettre xcv ne le cède en rien à la précédente : Sénèque y prouve que la philosophie parénétique, ou de préceptes, ne suffit pas. Lorsque Saint-Évremond s’expliquait si légèrement sur Sénèque, il ne l’avait pas lu.
Un de ces hommes frivoles, qu’on appelait de son temps d’agréables débauchés, un épicurien sensuel, un bel esprit, était peu fait, par son état, son caractère et ses mœurs, pour apprécier les ouvrages de Sénèque, et goûter ses principes austères. Voici mot à mot le jugement que Saint-Évremond portait de Sénèque et de lui-même.
« Je vous avouerai, dit-il avec la dernière impudence, que j’estime beaucoup plus la personne que les ouvrages de ce philosophe. »
Saint-Evremond, ainsi que la plupart de ceux qui ont parlé de Sénèque, soit en bien soit en mal, ne connaissait ni ses ouvrages ni sa personne.
« J’estime le précepteur de Néron, l’amant d’Agrippine, l’ambitieux qui prétendait à l’Empire. »
Sénèque ne fut l’amant ni d’Agrippine ni de Julie ; la méchanceté le soupçonna seulement, sur l’intimité qui régnait entre lui et celle-ci, d’avoir été le confident de ses intrigues. SaintEvremond n’est que l’écho de Dion, ou du moine Xiphilin, l’écho de l’infâme Suilius.
Sénèque corrupteur de Julie, estimé par Saint-Évremond, n’en resterait pas moins exposé à la censure des hommes qui ont un peu de morale. Quoique la dépravation ait fait de grands progrès depuis un siècle, nous n’en sommes pas encore venus jusqu’à louer l’adultère.
Sénèque n’eut point l’ambition de régner. Néron ne put jamais l’impliquer dans la conjuration de Pison ; et pour assurer qu’il n’ignorait pas que les conjurés avaient résolu de l’élever à l’Empire, il faut s’en rapporter à un bruit populaire286.
[p. 267]Il ne suffit pas de faire une jolie phrase, il faut encore y mettre de la vérité.
« Du philosophe et de l’écrivain je ne fais pas grand cas. »
C’est être bien difficile ; c’est l’être plus que Quintilien, qui n’aimait pas Sénèque, plus que Columelle, Plutarque, Juvénal, Fronto, Martial, Sidonius Apollinaris, Aulu-Gelle, Tertullien, Lactance, saint Augustin, saint Jérôme, Juste Lipse, Érasme, Montaigne et beaucoup d’autres, qui se sont illustrés comme philosophes et comme littérateurs. Il y a plus de saine morale dans ses écrits que dans aucun autre auteur ancien, et plus d’idées dans une de ses lettres que dans les quinze volumes de Saint-Évremond.
« Sa latinité n’a rien de celle du temps d’Auguste, rien de facile, rien de naturel. »
Cela se peut ; mais c’est un bien léger défaut, surtout pour d’aussi pauvres connaisseurs que nous dans une langue morte. Sa latinité est celle de Pline l’Ancien, de Pline le Jeune et de Tacite : en admirons-nous moins ces auteurs ? Tacite n’écrit pas comme Tite-Live ; cependant quel est l’homme d’un peu de génie qui ne préfère le penseur profond à l’écrivain élégant, le nerf de l’un à l’harmonie de l’autre ? On est souvent pur et plat, sublime et barbare ; on met souvent le plus grand choix des mots à dire des riens, et l’on dit de grandes choses d’un style très-négligé, très-incorrect.
« Toutes pointes, toutes imaginations qui sentent plus la chaleur d’Afrique ou d’Espagne que la lumière de Grèce ou d’Italie. »
Sans doute, il y a dans Sénèque des jeux de mots, des concetti, des pointes qui me blessent autant que Saint-Évremond ; des imaginations ouvertes, dont il faut moins accuser le manque de génie que l’enthousiasme du stoïcisme, et que je voudrais, non supprimer, mais adoucir. La pensée de Sénèque peut très-souvent être comparée à une belle femme sous une parure recherchée ; Quintilien, le rival de Sénèque, s’en était bien aperçu : « Cet auteur, dit-il, fourmille de beautés, il a des sentiments de la plus grande délicatesse. On y rencontre à chaqu e [p. 268] page des idées sublimes qui forcent l’admiration… » Et, n’en déplaise à Saint-Évremond, Quintilien est un juge un peu plus sûr que lui.
« Néron avait auprès de lui des petits-maîtres fort délicats, qui traitaient Sénèque de pédant. «
Saint-Évremond en a fait tout à l’heure un amant d’Agrippine ; ici, il en fait un pédant. S’entend-il bien lui-même ? connaît-il ceux qu’il appelle des petits-maîtres ? un Tigellin, un Pallas, un Narcisse, un Sporus, un Athénagoras, un troupeau d’infâmes débauchés, de corrupteurs, d’adulateurs d’un monstre, de scélérats dignes du dernier supplice, en comparaison desquels le plus vicieux de nos courtisans est un homme de bien. Il est glorieux d’être ridicule aux yeux de tels personnages ; c’est presque leur ressembler que de les nommer sans indignation. Néron fut plus cruel qu’eux, mais ils furent plus vils que lui.
Sénèque a dit : « Une âme qui connaît la vérité, qui sait distinguer le bien du mal ; qui n’apprécie les choses que d’après leur nature, sans égard pour l’opinion ; qui se porte clans tout l’univers par la pensée, en étudie la marche prodigieuse et revient de la contemplation à la pratique ; dont la grandeur et la force ont pour base la justice ; qui sait résister aux menaces comme aux caresses ; qui commande à la mauvaise fortune comme à la bonne ; qui s’élève au-dessus des événements nécessaires ou contingents ; qui ne voudrait pas de la beauté sans la décence, de la force sans la tempérance et la frugalité ; une âme intrépide, inébranlable, que la violence ne peut abattre, que le sort ne peut ni humilier ni enorgueillir ; une telle âme est l’image de la vertu, etc.. » Voilà le philosophe dont SaintEvremond a osé dire qu’il ne lisait jamais les écrits sans s’éloigner des sentiments qu’il voulait lui inspirer ; voilà les pointes avec lesquelles il écrivait de la vertu.
« Sa vertu fait peur… » C’est que sa vertu n’a ni l’afféterie, ni les petites grâces, ni les petites mines d’une femme de cour. Sa vertu fait peur : oui, aux efféminés, aux flatteurs, aux enfants et peut-être même à l’homme que la nature n’a pas destiné au rôle de Régulus ou de Caton, si l’occasion s’en présente, et par [p. 269] conséquent à beaucoup de monde, à Saint-Évremond, à moi ; avec cette différence qu’il est fier de sa faiblesse, et que je suis honteux de la mienne ; qu’il plaisante de cette vertu, et que je me prosterne devant elle.
« Il me parle tant de la mort et me laisse des idées si noires, que je fais ce qui m’est possible pour ne pas profiter de ma lecture. »
Saint-Évremond n’est pas digne de l’école où il s’est glissé ; et il n’écouterait pas sans pâlir l’histoire des derniers moments d’Épicure, son martre.
« Il est ridicule qu’un homme qui vivait dans l’abondance et se conservait avec tant de soin, ne prêchât que la pauvreté et la mort. ».
Celui qui s’exprime ainsi n’a jamais lu les ouvrages de Sénèque et n’en connaît guère que les titres ; sa vie privée lui est inconnue. Sénèque était frugal ; riche, il vivait comme s’il eût été pauvre, parce qu’il pouvait le devenir en un instant : sa fortune était le fonds de sa bienfaisance ; son luxe, la décoration incommode de son état : c’était ses amis qui jouissaient de son opulence ; il n’en recueillait que l’embarras de la conserver et la difficulté d’en faire un bon usage.
Le vrai ridicule, c’est celui d’un vieillard frivole prononçant d’une manière aussi tranchée et d’un ton aussi indécent sur les écrits, la doctrine et les mœurs d’un personnage aussi respectable que Sénèque.
Le vrai ridicule c’est de permettre de lire Sénèque et de l’imiter quand on en sera réduit à se couper les veines : lorsqu’on en est là, il n’est plus temps de lire. Quand on n’a pas lu et relu Sénèque d’avance, on l’imite mal. Il me semble que j’entends Sénèque, s’adressant à Saint-Évremond, lui dire : « Et qui est-ce qui n’est pas exposé d’un moment à l’autre à avoir les veines coupées ? Si ce n’est par la cruauté d’un tyran, ce sera par le décret de là nature. Et qu’importe que votre sang soit versé ou par un centurion ou par un phlébotomiste ? par la fluxion de poitrine ou par la proscription, en mourrez-vous moins ? en serez-vous moins obligé de savoir mourir ? » Lorsque la corruption est systématique et que le vice est devenu les
[p. 270]mœurs de l’homme, il n’y a pas plus de remède qu’à la vieillesse.
J’ai apostrophé Saint-Évremond parce que, devant la justice également à ceux qui sont et à ceux qui ne sont plus, je parle aux morts comme s’ils étaient vivants, et aux vivants comme s’ils étaient morts.
On a écrit autrefois des libelles contre les honnêtes gens comme on en écrit aujourd’hui ; mais peu sont parvenus jusqu’à nous.
Nos bibliothèques immenses, le commun réceptacle et des productions du génie et des immondices des lettres, conserveront indistinctement les unes et les autres. Un jour viendra où les libelles publiés contre les hommes les plus illustres de ce siècle seront tirés de la poussière par des méchants animés du même esprit qui les a dictés ; mais il s’élèvera, n’en doutons point, quelque homme de bien indigné qui décèlera la turpitude de leurs calomniateurs, et par qui ces auteurs célèbres seront mieux défendus et mieux vengés que Sénèque ne l’est par moi.
Le vice des ignorants est d’enchérir sur les invectives des méchants, dans la crainte de n’en paraître que les échos. Les détracteurs modernes de Sénèque ont été beaucoup plus cruels que les anciens ; les douze lignes d’un Suilius ont enfanté des volumes d’injures atroces.
XXXVIII. §
La Lettre XCVI est de la résignation ; la XCVIIe, du jugement de Clodius : lisez-la, si vous voulez frémir de la dépravation romaine, même au temps de Caton. Un jeune libertin s’introduit, à la faveur d’un déguisement, dans le lieu de la célébration des mystères de la bonne déesse et déshonore la femme de César ; il est appelé devant les tribunaux et renvoyé absous. Mais quel fut le prix de la corruption des juges ? De grandes sommes d’argent. C’eût été comme aujourd’hui et dans tous les temps. Avec ces sommes d’argent on stipula la prostitution de plusieurs femmes désignées et la jouissance déjeunes gens de la première distinction. Nous le cédons autant aux Romains dissolus qu’aux Romains vertueux.
[p. 271]Dans la XCVIIIe il dévoile la frivolité des biens extérieurs ; et dans la XCIXe il veut que le style de l’orateur soit énergique, celui du poëte tragique, sublime, et que le poëte comique ait de la finesse.
Le philosophe se soutiendra par la grandeur des choses.
Les Lettres C, CI, CII et CIII nous instruisent de la mort du fils de Marcellus et de la modération dans la douleur ; du caractère des ouvrages de Fabianus Papirius ; de la différence du style oratoire et du style philosophique ; de la mort de Sénécion ; de la célébrité dans les siècles à venir ; des terreurs paniques: Dans celle-ci, il dit à Lucilius : « Que la philosophie vous corrige de vos vices, mais qu’elle n’attaque pas ceux des autres ; qu’elle se garde bien de se déclarer hautement contre les mœurs publiques… » Il me semble que Sénèque a fait, toute sa vie, le contraire de ce qu’il prescrit ici, et qu’il a bien fait. A quoi donc sert la philosophie, si elle se tait ? Ou parlez, ou renoncez au titre d’instituteur du genre humain. Vous serez persécuté ; c’est votre destinée ; on vous fera boire la ciguë, Socrate l’a bien bue avant vous ; on vous emprisonnera, on vous exilera, on brûlera vos ouvrages, on vous fera peut-être vous-même monter sur un bûcher… Vous pâlissez ! la frayeur vous prend ! et vous voulez attaquer les mauvaises lois, les mauvaises mœurs, les superstitions régnantes, les vices, les vexations, les actes de la tyrannie ! Quittez votre robe magistrale, ou sachez renoncer au repos: votre état est un état de guerre ; vous n’avez pas seulement affaire aux erreurs et aux vices, mais encore aux aveugles et aux vicieux ; votre unique souci, c’est d’avoir raison. Ménager les préjugés, c’est manquer à la vérité ; ménager les vices, c’est rougir de la vertu…
Cet ouvrage sera bien mauvais, s’il n’irrite pas la haine et n’excite pas les cris de la méchanceté. Elle souffrirait patiemment que je lui enlevasse une de ses victimes ! Je ne m’y attends pas. Heureusement, entre les ennemis de la philosophie, si les uns ont la perversité des Tigellin, ils n’en ont pas la puissance ; et si les autres en ont la puissance, ils n’en ont pas la perversité ; ceux qui pourraient me nuire ne le voudront pas, et ceux qui le voudraient ne le pourront [p. 272] pas287. Si je vous disais qu’un merveilleux critique a découvert, après de profondes méditations, que D’Alembert était un idiot, un pauvre mathématicien, un mauvais écrivain, un malhonnête homme, et que le pain que nous mangeons était un poison, la proscription des tripots de jeu une loi injuste, j’aurais rendu cet homme aussi absurde, aussi ridicule qu’on peut l’être, cependant il ne m’en arriverait rien.
XXXIX. §
Sénèque parle, Lettre CIV, de sa faible santé, et de la tendresse de sa seconde femme Pauline. « Mes études, dit-il (Lettre LXXVIII), m’ont sauvé : c’est à la philosophie que je dois la vie, et c’est la moindre des obligations que je lui ai… » Il ajoute, dans une autre Lettre (Lettre CIV) : « Ne pouvant obtenir de Pauline d’en être aimé d’une manière plus courageuse, elle a obtenu de moi que je m’aimerais avec plus de faiblesse… » De là il passe au peu d’effet des voyages dans les maladies de l’âme.
Il prétend, Lettre cv, que les vertus sont corporelles : vaines disputes de mots.
La Lettre CVI contient de bons préceptes de conduite.
La CVIIe est une exhortation dans les adversités.
Il enseigne, Lettre CVIII, la manière de lire et d’écouter les philosophes. Si le lecteur a eu la patience de me lire jusqu’ici, j’espère qu’il ne se rebutera pas pour quelques lignes de plus,- en revanche, je m’engage à plus de brièveté dans l’examen des autres ouvrages.
« Le sage peut-il être utile au sage ? Chaque homme a-t-il son bon génie ?… » et, à ce sujet, le mot d’Épicure, qui ne demandait que du pain et de l’eau pour être l’égal de Jupiter. A quoi bon les sophismes et les chicanes clans la philosophie ? A la déshonorer. Les mauvaises habitudes se déracinent-elles facilement ? Telle est la matière des Lettres CIX, CX, CXI et CXII.
[p. 273]Il dit, Lettre CX : « Soit que vous soyez sous la protection d’une Providence, ou abandonné au basard, l’imprécation la plus terrible que vous puissiez faire contre un ennemi, c’est qu’il- le devienne de lui-même. . »
« Ne vous applaudissez pas trop de mépriser le superflu ; vous vous applaudirez quand vous en serez venu à mépriser le nécessaire… » Ou je me trompe fort, ou mépriser le superflu est d’un sage, et mépriser le nécessaire, d’un fou.
« Épicure demande du pain et de l’eau : s’il est honteux de faire consister son bonheur dans l’or et l’argent, il ne l’est pas moins de le faire dépendre du pain et de l’eau… » Je voudrais bien savoir où est la honte de ne pas vouloir mourir de soif et de faim. On n’est pas heureux pour .avoir l’absolu nécessaire ; mais on est très-malheureux de ne l’avoir pas.
Lettre CXII, il désespère de l’amendement de l’ami de Lucilius : « il n’y a rien de bien à faire d’un homme de cet âge. »
Lettre CXIII, il se moque un peu de ses bons amis les stoïciens, qui disputaient entre eux si les vertus étaient des animaux… En vérité, lorsqu’on voit des hommes tels qu’un Cléanthe, un Chrysippe, s’occuper de pareilles frivolités, on serait tenté d’attacher peu d’importance à la perte de leurs ouvrages, et de les ranger dans la classe des Albert le Grand, des Scot, et autres péripatéticiens, dont la réputation s’est évanouie avec l’ignorance de leur siècle,
Là, il se déchaîne derechef contre Alexandre : ailleurs, il s’adresse à ces hommes qui feraient peut-être assez peu de cas de la vertu, s’il ne leur était permis d’en afficher le faste ; qui en ont toujours, et d’aussi mauvaise grâce, le mot à la bouche que les femmes sauvages leur perle pendue à la lèvre, et qui semblent nous dire, par leurs continuels apophthegmes : « Écoutez-moi, regardez-moi ; c’est moi qui suis sage. » Si tu l’étais vraiment, tu t’occuperais moins à le persuader, tu le serais sans .ostentation ; la vertu obscure, la vertu même couverte d’une ignominie non méritée, ne serait pas sans attraits pour toi.
[p. 274]« Si vous refusez d’être juste sans gloire, vous serez quelquefois exposé à l’être avec ignominie. Alors, si vous avez une âme vraiment grande, la mauvaise renommée, encourue par des voies honnêtes, ne sera pas sans charme pour vous. »
XL. §
Si Sénèque a montré de la finesse et du goût dans quelqu’une de ses Lettres, c’est dans la CXIVe, où il examine l’influence des mœurs publiques et du caractère particulier sur l’éloquence et le style. Mécène écrivait comme il s’habillait ; son discours fut mou, négligé, lâche comme son vêtement. Sénèque ne veut pas que le philosophe, l’orateur même, s’occupe beaucoup de l’élégance et de la pureté du style ; il l’aime mieux véhément qu’apprêté.
Les richesses font-elles le bonheur ? L’opinion des péripatéticiens sur l’utilité des passions est-elle vraie ? Quelle différence le stoïcien met-il entre la sagesse et le sage ? Qu’est-ce que le bon ? Qu’est-ce que l’honnête ? Quels sont nos besoins et nos désirs naturels ? Quelle est l’origine de nos idées du bon et de l’honnête ? En quoi consiste la constance du sage ? Les animaux ont-ils le sentiment de leur état ? De la vie réglée, de l’extravagance du luxe, de la frugalité. Le souverain bien réside-t-il dans l’entendement ? Sa notion y est-elle innée ? ou les premières idées de la vie ont-elles pour base, ainsi que les éléments de toute science et de tout art, quelques phénomènes acquis par les sens ? Voilà le reste des questions agitées depuis la Lettre CXVe jusqu’à la CXXIVe et dernière.
Lettre CXVI : « Un jeune fou demandait à Panétius si le sage pouvait être amoureux. Panétius lui répondit : Oui, le sage. »
Lettre CXXI : « L’accomplissement de vos désirs les plus vifs a souvent été la source de vos plus grandes peines… » En effet, combien il m’est arrivé de fois de soupirer après le malheur !
Lettre CXXII : « Discerner la vérité au milieu de l’erreur générale, c’est le caractère du génie. Opposer son sentiment à celui de tout un peuple, c’est l’indice d’une âme forte. »
[p. 275]Il serait difficile de citer un sentiment honnête, un précepte de sagesse, un exemple de beau, qui ne se trouvât dans ces Lettres. On y voit partout un penseur délicat, subtil et profond, un homme de bien. Cependant où ont-elles été écrites ? A la cour la plus dissolue. Dans quel temps ? Au temps de la plus grande dépravation des mœurs. Elles sont au nombre de cent vingt-quatre ; et dans aucune, pas un seul mot qui sente l’hypocrisie. Ici, sa pensée s’échappe librement de son esprit ; là, son âme et sa tête s’échauffent de concert : il est indigné, il est violent, mais à travers les différents mouvements qui l’agitent, toujours vrai, toujours lui. Je suppose que ce recueil tombât entre les mains d’un homme de sens, mais assez étranger à la philosophie pour ignorer le nom de Sénèque ; et qu’après la lecture de ces Lettres, on lui demandât ce qu’il pense de l’auteur. Balancerait-il à répondre qu’on n’écrit ainsi que quand on a reçu de la nature une élévation, une force d’âme peu commune ? Et réussirait-on à lui persuader le contraire, surtout si l’on faisait passer successivement sous ses yeux les autres ouvrages de Sénèque, et qu’on terminât cet Essai par l’histoire de sa vie et le récit de sa mort ? Ne serait-il pas tenté de s’écrier de Sénèque, comme Érasme de Socrate : Sancte Seneca ?
Deux grands philosophes firent deux grandes éducations : Aristote éleva Alexandre ; Sénèque éleva Néron.
Les deux hommes le plus sages, les deux plus grands philosophes, l’un d’Athènes, l’autre de Rome, sont morts d’une mort violente288 ; tous deux ont été tourmentés pendant leur vie, et calomniés après leur mort. Vous qui marchez sur leurs traces, plaignez-vous si vous l’osez.
Les Lettres de Sénèque sont trop pleines, trop substantielles, pour être lues sans interruption. C’est un aliment solide qu’il faut se donner le temps de digérer.
Consolation à Marcia §
XLI. §
Éloge de Marcia. Exemples, inutilité de la douleur. Incertitude des événements. Liaison de la vie avec la mort. Sort dont son fils était menacé. Discours du père à sa fille.
Marcia était fille de Crémutius Cordus, à qui l’on fit un crime d’avoir loué Brutus, et appelé Cassius le dernier des Romains, dans une histoire qu’il venait de publier. Crémutius se laissa mourir de faim, pour se soustraire à la haine de Séjan. Alors, par une mort volontaire, on affligeait des scélérats privés du plaisir d’assassiner. Les livres de Crémutius furent condamnés au feu ; sa fille les conserva.
On lit dans cet ouvrage de Sénèque que les flammes avaient consumé la plus grande partie des monuments des lettres romaines ; trait qui ne peut avoir rapport à l’incendie de Néron, postérieur à cette Consolation.
Le philosophe débute avec une fermeté, une noblesse dont tout homme qui a de l’élévation et quelque génie, sera frappé. Son exorde n’est indigne ni de Démosthène, ni de Cicéron, ni de Bossuet. Sénèque propose à Marcia l’exemple d’Octavie après la mort de Marcellus, et celui de Livie après la mort de Drusus : il assied à côté d’elle le philosophe Aréus : ce qu’Aréus disait à Livie, il l’adresse à Marcia. Après Aréus, c’est Cordus qui parle à sa fille. Aux traits empruntés de l’histoire, il fait succéder les raisons de la philosophie, l’apologie de la mort, le tableau des dangers de la vie, l’apothéose de son fils admis au rang des Immortels ; et il finit par une très-belle prosopopée, dans laquelle Cordus, du haut des cieux, relève l’âme abattue de Marcia, sa fille.
XLII. §
Il me semble que la Consolation est un genre d’ouvrage peu commun chez les Anciens, et tout à fait négligé des modernes. Nous louons les morts qui ne nous entendent pas ; nous ne disons rien aux vivants qui s’affligent à nos côtés. Cependant à quoi l’homme éloquent peut-il mieux employer son talent qu’à essuyer les larmes de celui qui souffre, à l’arracher à sa douleur pour le rendre à ses devoirs ; à le réconcilier avec la vie, avec ses parents, avec ses amis, par la considération du bien qui lui reste à faire ; à déchirer le crêpe qui voile le ciel aux regards du malheureux, et à restituer la sérénité au spectacle de la nature ? Ce serait d’ailleurs un moyen très-délicat de louer le mort, s’il en valait la peine.
A quelque heure du jour ou de la nuit qu’Ariste lise ces lignes, il se rappellera ce que Pithias lui disait, lorsqu’après la perte d’une épouse chérie, il s’écriait, en versant un torrent de larmes : « Il n’y a plus de bonheur pour moi dans ce monde. — Il n’y a plus de bonheur pour vous dans ce monde ! et vous êtes opulent, et il existe autour de vous tant de malheureux à soulager289 ! »
La vie d’Ariste a bien prouvé, jusqu’à ce jour, qu’entre toutes les consolations qu’on pouvait lui proposer, Pithias avait rencontré celle qui convenait à son ami : le temps lui en offrit d’autres qui n’étaient pas moins solides.
XLIII. §
Il y avait trois ans que Marcia pleurait la mort de son père, lorsque Sénèque lui adressa cet ouvrage.
Je tiendrai parole: je me contenterai d’indiquer quelquesuns des beaux traits qu’on y lit.
[p. 278]« Ce ne sont pas les pleurs qu’on se permet, qui prolongent le spectacle de la douleur ; ce sont ceux qu’on se commande. »
Rien de plus ingénieux que la comparaison du voyage de la vie avec le voyage de Syracuse.
« Vous vous embarquez pour Syracuse ; qui que vous soyez, connaissez les avantages et les inconvénients de votre voyage. Vous verrez le bras de la mer qui sépare l’île du continent ; vous côtoierez l’abîme si célébré par la fable, et dont le vent impétueux du midi change la surface paisible en un gouffre où les vaisseaux vont se perdre ; vous boirez les eaux limpides de l’Aréthuse, qui semble traverser celles de la mer sans en prendre l’amertume ; vous visiterez les lieux où la puissance d’Athènes vint échouer ; vous entrerez dans ces prisons ou rochers creusés à une profondeur incroyable, séjour de la douleur et des gémissements ; vous jouirez du spectacle étonnant d’une ville dont la vaste enceinte renfermerait des États. Si les hivers de la contrée sont doux, ses étés sont funestes. Là, vous trouverez un tyran, ennemi de la liberté, étranger à toute justice, à qui la philosophie ne put inspirer un sentiment d’humanité, quelque respect pour les lois ; plongé dans la débauche au milieu d’un troupeau d’émulés, de fauteurs et de compagnons de sa lubricité ; des tyrans subalternes à la merci desquels la fortune et la vie des citoyens sont abandonnées, des assassins soudoyés, un sénat sans force et sans dignité, des prêtres sans mœurs, tous les vices du luxe, tous les crimes de la misère, toutes les perfidies de l’intérêt personnel, toutes les alarmes suscitées par le despotisme, l’espionnage et les délations ; vous entendrez les imputations de la jalousie accréditées par la haine, et répétées par l’ennui ; vous tomberez dans un chaos de forfaits et de vertus. Vous voilà bien prévenu ; si vous vous trouvez mal de votre séjour en Sicile, ne vous en prenez qu’à vous. Je vous entends ; vous ne vous êtes pas mis en mer librement, c’est le sort qui vous a jeté dans Syracuse : j’en conviens ; mais qui vous y retient ?… » Sénèque compare ensuite l’homme prêt à entrer dans le monde, avec le voyageur embarqué pour Syracuse ; et le, discours qu’il adresse au premier sur la limite de l’existence et du néant, est d’un philosophe instruit pour son [p. 279] siècle, et d’un orateur éloquent dans tous les temps. On serait tenté de croire que la peinture de Syracuse est celle de Rome sous Tibère ou sous Caligula.
XLIV. §
" L’affliction devient la volupté lugubre d’une âme infortunée… » La vérité de cette pensée ne sera sentie que des âmes tendres.
« Sylla prit le surnom d’Heureux, sans redouter ni la haine des hommes, sur le malheur desquels il avait fondé sa prospérité, ni la jalousie des dieux, complices de l’excès et de la durée de son bonheur. »
En prenant au pied des autels le surnom à !Heureux, il se mit sous la protection des dieux ; son assassin aurait commis un sacrilège. Je n’en regarderai pas moins son impunité comme un prodige de la générosité romaine.
« La douleur des animaux est violente et courte… » Est-ce une raison pour blâmer la douleur profonde et durable de l’homme ? La brute ! beau modèle à proposer à l’homme affligé !
« Que l’homme connaît peu la misère de son état, s’il ne regarde pas la mort comme la plus belle invention de la nature ! »
« Vous enviez à votre fils la destinée de votre père, et vous le plaignez sur un sort que votre père a désiré. »
Les motifs que Sénèque emploie dans ses consolations, sont une cruelle Satire du règne des tyrans : je me plais à l’avouer ; combien il en faudrait effacer de lignes aujourd’hui !
« Les funérailles des enfants sont toujours prématurées lorsque les mères y assistent. »
Idée touchante, qui a tout à fait le caractère de l’ancien temps, et le tour homérique.
Au chapitre XVIII, dans l’endroit où il arrête un des ancêtres de Marcia sur la limite de l’existence et du néant, le livre des destinées lui est ouvert, et la nature lui dit : « Tu connais à [p. 280] présent les biens et les maux qui t’attendent, toi et ta longue postérité ; veux-tu être, ou ne pas être ?… » Puis il ajoute : « Marcia, on a choisi pour vous. "
" Je vois toutes les misères de la vie ; mais à côté d’elle, je vois la mort. »
Il faut convenir que ce motif de consolation donne une haute idée de la fermeté de caractère dans la personne à qui l’on ose le proposer. Les sentiments religieux à part, quelle est celle d’entre nos femmes à qui l’on pourrait dire : Vous ne sauriez cesser de souffrir ? mourez.
« Votre fils est mort trop tôt ? Et Pompée, et Cicéron, et Caton, et tant d’autres, ont vécu trop d’une année, trop d’un jour… » Cela est beau.
Ce qui suit est de tous les pays et de tous les temps. « Voyez la multitude des mères qui se désolent sur leurs enfants vivants : votre fils a échappé à la perversité de son siècle, et vous le regrettez ! »
J’ai à côté de ma table, tandis que je prononce tout haut ces dernières lignes que je viens d’écrire, une mère290 qui me répond : « Avec tout cela, je veux conserver mes enfants… » Mais puisque vous êtes à chaque instant menacée de les perdre, apprenez ce que vous auriez à vous dire si ce malheur vous arrivait.
Sénèque évoque des cieux l’âme de Crémutius, qui s’adresse à sa fille ; et la Consolation finit par ce morceau d’éloquence, qui mérite d’être lu.
De la Colère §
XLV. §
Il faut connaître cette passion ; il faut la dompter en soi, il faut l’éviter dans les autres. Quels en sont les symptômes ? Quelles sont ses définitions ? L’homme colère en est-il la seule victime ? Est-elle dans la nature ? Est-elle utile, même modérée ? Augmente-t-elle la force ? ajoute-t-elle au courage ? Y a-t-il des circonstances qui l’excusent, ou qui la justifient ? Marque-t-elle une âme faible, ou une âme forte ?
Ce traité est adressé à un homme très-doux, à Annæus Novatus, celui des frères de Sénèque qui prit dans la suite le nom de Junius Gallion.
On a pensé que l’instituteur l’avait écrit à l’usage de son élève ; je n’en crois rien. Les leçons de sagesse qu’il y donne sont si générales, qu’à peine en distinguerait-on quelques-unes applicables aux souverains en particulier, et encore moins au prince dont on lui avait confié l’éducation. Elles ont le caractère de la secte, et le ton du Portique ; elles ne sentent en aucun endroit ni le palais de l’empereur, ni le fond de la caverne du tigre.
Si Sénèque, en généralisant ses préceptes, s’était proposé d’instruire Néron sans l’offenser, il aurait montré de la prudence et de la finesse ; mais cette circonspection se concilie mal avec la franchise d’un philosophe et la roideur d’un stoïcien.
Sénèque est ici grand moraliste, excellent raisonneur, et de temps en temps peintre sublime. Une réflexion qui se présente
[p. 282]après la lecture de ce traité, c’est qu’il est parfait dans son genre, et que l’auteur a épuisé son sujet.
Si l’on y rencontre quelques opinions hasardées, ce sont des corollaires outrés de la philosophie qu’il avait embrassée.
« La colère est une courte folie, un délire passager… Les bêtes sont dépourvues de colère… » Et pourquoi de la colère, plutôt que de l’amour, de la haine, de la jalousie et des autres passions ?… « C’est que la colère ne naît que dans les êtres susceptibles de raison… » Dites de mémoire et de sentiment. Mais pourquoi les animaux en seraient-ils dénués ? Je crains bien que, dans cet endroit et quelques autres, Sénèque n’ait donné des limites trop étroites aux qualités intellectuelles de l’animal.
« Les animaux sont privés des vertus et des vices de l’homme… » Je n’en crois rien, pas plus que l’homme soit privé des vices et des vertus de l’animal ; il n’y a de différence réelle que dans les vêtements.
« La colère n’est pas conforme à la nature de l’homme… » Je ne connais pas de passion plus conforme à la nature de l’homme. La colère est un effet de l’injure ; et la sagesse de la nature a placé le ressentiment dans le cœur de l’homme, pour suppléer au défaut de la loi. Il était important qu’il se vengeât lui-même au temps où il n’y avait aucun tribunal protecteur de ses droits. Sans la colère et le ressentiment, le faible était abandonné sans ressource à la tyrannie du fort, et la nature eût fait autour de quelques-uns de ses violents enfants une multitude innombrable d’esclaves.
" La vertu serait bien à plaindre, si la raison avait besoin du secours des vices… » (Livre I, chap. x.) C’est que les passions ne sont pas des vices : selon l’usage qu’on en fait, ce sont ou des vices ou des vertus. Les grandes passions anéantissent les fantaisies, qui naissent toutes de la frivolité et de l’ennui. Je ne conçois pas comment un être sensible peut agir sans passion. Le magistrat juge sans passion ; mais c’est par goût ou par passion qu’il est magistrat.
Quoi, Sénèque ! (Livre I, chap. XII.) « Le sage n’entrera pas en colère, si l’on égorge son père, si l’on enlève sa femme, si l’on viole sa fille sous ses yeux ?… »
[p. 283]- — Non…
- — Vous me demandez l’impossible, le nuisible peut-être. Il ne s’agit pas de se conduire ici en homme, c’est presque dire en indifférent ; mais en père, en fils, en époux. Socrate est en colère lorsqu’il dit à son esclave : Comme je te battrais, si je n’étais pas en colère !
« Il est (livre I, chap. XIV) impossible que l’homme de bien n’entre pas en colère contre le méchant, disait Théophraste…
- — Ainsi, lui répond Sénèque, on sera d’autant plus colère qu’on sera meilleur… »
Vous vous trompez, répliquerai-je à Sénèque ; vous oubliez la distinction que vous avez faite vous-même de l’homme colère, et de l’homme qui se met en colère. Dites : ainsi, l’indignation contre le méchant sera d’autant plus forte qu’on aimera davantage la vertu ; et je serai de votre avis.
L’indignation contre le méchant, la bienveillance pour l’homme de bien, sont deux sortes d’enthousiasme également dignes d’éloge.
« C’est la multitude des méchants qui doit réprimer la colère du sage… » C’est, cerne semble, cette multitude qui doit l’irriter. Qu’un pervers soit assis parmi des magistrats, qu’il y ait au pied des autels un ministre scandaleux, à peine en serai-je surpris ; mais si la masse d’un sénat ou d’un clergé est corrompue, comment retiendrai-je mon indignation ?
« Pourquoi s’irriter contre celui qui se trompe ?… » Le méchant se trompe presque toujours dans son calcul, presque jamais dans son projet. Pour faire son bien, il n’ignore pas qu’il fait le mal d’autrui. S’il n’était que fou, j’en aurais pitié.
« S’il fallait se fâcher contre le méchant, on se mettrait souvent en colère contre soi-même… » C’est ce qu’on fait, et pas aussi souvent qu’on le devrait.
XLVI. §
Pison condamne à mort un soldat pour être retourné du fourrage ; sans son camarade (livre I, chap. XVI). Ce soldat présentait sa gorge au glaive, lorsque son camarade reparut. Ces [p. 284] deux hommes se tenant embrassés, sont reconduits, aux acclamations du camp, dans la tente de Pison, qui dit à l’un : « Toi, tu mourras, parce que tu as été condamné à mourir ; à l’autre : Toi, tu mourras, parce que tu as occasionné la condamnation de celui-là ; et au centurion : Toi, pour n’avoir pas obéi… » A ce récit, dites-moi, que se passe-t-il en votre âme ? Est-ce que vous ne sentez pas la fureur s’en emparer ? Est-ce que vous ne criez pas à ces trois malheureux : Lâches, que faites-vous ? Quoi ! vous vous laissez égorger sans résistance ! Suivez-moi : élançons-nous tous les quatre sur cette bête féroce, poignardons-la, et qu’après il soit fait de nous tout ce que l’on voudra ; nous ne mourrons pas du moins sans être vengés. Je le sens au bouillonnement de mon sang ; j’en conviens, c’est la passion qui me transporte, et qui m’associe dans ce moment aux trois soldats exécutés il y a deux mille ans. Mais si je suis fou, qui est-ce qui osera blâmer ma folie ?
Oui, j’ai dit à Lucain, délateur d’Acilia, sa mère : Je te hais, je te méprise ; je ne te lirai plus… Et je ne m’en dédis pas. A chaque beau vers, à chaque sentiment vertueux, je verrais l’ombre d’Acilia s’élever entre son fils et moi ; et je croirai sans peine que le censeur n’est pas sujet à ces apparitions-là.
Ici, je fais cause commune avec trois soldats, et je ne suis pas le maître de sentir autrement. C’est que chacun a son caractère. Il est des hommes que le vice révolte trop fortement peutêtre, ils ne s’y feront jamais : toute leur vie ils éprouveront une profonde indignation à l’aspect de l’injustice ; les malheurs publics ou particuliers leur feront verser des larmes ; ils s’affligeront douloureusement sur la vertu qui souffre ; ils seront délicieusement attendris sur la vertu récompensée. Que les événements se passent à côté d’eux, ou qu’ils se soient passés il y a deux mille ans, ils y sont également présents ; leur cœur, d’intelligence avec leur imagination, franchit la distance des temps et des lieux. Poètes tragiques, dites-moi, ne sont-ce pas là les spectateurs que vous désirez ? Ils sont pourtant bien ridicules.
XLVII. §
La passion et la raison ne se contredisent pas toujours ; l’une commande quelquefois ce que l’autre approuve.
[p. 285]La raison est tranquille ou furieuse.
La différence que Sénèque met entre la colère et la cruauté me paraît juste. L’homme colère est violent ; l’homme cruel est froid.
Mais si le spectacle de l’injustice excite la colère, Socrate ne rapportera jamais dans sa maison le visage avec lequel il en est sorti… Tant mieux ; Socrate ne m’en paraîtra que plus vertueux.
« Il y a plus d’inconvénient à être craint que méprisé… » Assurément ; cependant il vaut mieux inspirer de la crainte que de s’exposer au mépris.
En parlant de certaines lois, Sénèque dit qu’elles ont été faites contre des hommes qu’on supposait ne devoir jamais exister… Il me semble que c’est le contraire qu’il fallait dire. La loi serait absurde, sans l’existence présupposée d’un coupable, fût-ce d’un parricide, et d’un infracteur : j’ajoute et d’un infracteur, car il y a toujours deux délits commis à la fois : l’action proscrite par la loi, et l’infraction de la loi qui proscrit l’action.
Dans le chapitre où Sénèque examine cette pensée, Qu’on me haïsse, pourvu qu’on me craigne ; il s’écrie : « La crainte ! quelle compensation à la haine ! Qu’on te haïsse ! eh bien, est-ce pour qu’on t’approuve ?… Non… Pour qu’on t’obéisse ?… Non… Pourquoi donc ? Pour qu’on te craigne ! A ce prix, je ne voudrais pas même être aimé. » (Livre I, chap. XVI.)
Parmi les idées de Sénèque, je me plais encore plus à citer celles qui montrent la bonté de son âme, que celles qui montrent la beauté de son esprit, parce que je fais plus de cas de l’une de ces qualités que de l’autre ; parce que j’aimerais mieux avoir fait une belle action qu’une belle page ; parce que c’est la défense des Calas, et non la tragédie de Mahomet que j’envierais à Voltaire.
- — Mais ce Mahomet est en même temps un ouvrage de génie, et une bonne action.
- — J’en conviens.
- — Le génie est plus rare que la bienfaisance.
- — D’accord.
- — Il se trouva en un jour trois cents hommes qui se firent égorger pour la patrie, et, parmi ces trois cents hommes, il n’y en avait pas un seul capable de faire un vers d’Euripide ou de Sophocle.
- — Je n’en cloute pas ; mais ils sauvèrent la patrie.
Tite-Live dit d’un Romain : « C’était plutôt une âme grande que vertueuse… » « N’en croyez rien, répond Sénèque ; il faut être vertueux, ou renoncer à être grand. »
0 Sénèque, homme si bon, je suis fâché de la préférence que tu donnes au rôle cruel de Démocrite, qui se rit des malheureux humains, sur le rôle compatissant d’Heraclite, qui pleurait sur la folie de ses frères (livre II, chap. x).
Je ne crois pas qu’il y eût d’homme moins disposé par caractère à la philosophie stoïcienne que Sénèque, doux, humain, bienfaisant, tendre, compatissant. Il n’était stoïcien que par la tête : aussi à tout moment son cœur l’emporte-t-il hors de l’école de Zenon.
XLVIII. §
Il n’y a presque aucune condition dans la société qui ne puisât dans Sénèque d’excellents préceptes de conduite. Il avait médité l’homme dans la retraite, il l’avait vu en action dans le grand tourbillon du monde. Pères, et vous, instituteurs de la jeunesse, lisez et relisez le chapitre XXI du même livre.
Sénèque emploie souvent des moyens subtils ; mais les moyens simples et solides ne lui échappent pas.
« Avec votre égal la vengeance est douteuse ; avec votre supérieur, c’est une folie ; avec votre inférieur, c’est une lâcheté. »
Le chapitre XXX est très-beau.
Il dit, chapitre XXXI : « Tous les hommes portent au fond de leurs âmes les mêmes sentiments que les rois ; ils voudraient pouvoir tout contre les autres, et que les autres ne pussent rien contre eux. »
[p. 287]Le beau recueil qu’on formerait des mots singuliers qu’il nous a conservés ! Tel est celui du courtisan (livré II, chap. XXXIII) à qui l’on demandait comment il était parvenu à une si longue vieillesse (et comment, pouvait-on ajouter, il avait conservé une aussi constante faveur), et qui répondit : En recevant des outrages et en en remerciant.
Prexaspe dit à Cambyse, assassin de son fils, dont il vient de percer le cœur d’une flèche : Apollon lui-même n’aurait pas tiré plus juste… Harpagus dit à son souverain, qui lui fait servir les têtes de ses enfants, dont il venait de lui faire manger les membres : Tous les mets sont agréables à la table des rois… Et cette bassesse, mon philosophe, remplit votre âme de colère, votre bouche d’imprécations !. Je vous en loue, mais vous avez oublié vos principes sur la colère. Lorsque vous vous écriez : « Un père laisser le meurtre de son fils sans une vengeance proportionnée à l’atrocité du crime !… » vous sentez juste ; mais, de stoïcien que vous étiez, vous vous êtes fait homme.
XLIX. §
C’est, je crois, dans le traité de la Colère (livre III, chap. XXXVI) qu’il parle du soliloque, la pratique habituelle de Sextius. A la fin de la journée, retiré dans sa chambre à coucher, Sextius s’asseyait sur la sellette. Là, juge et criminel en même temps, il s’interrogeait et se répondait : De quel défaut t’es-tu corrigé aujourd’hui ? Quel penchant vicieux as-tu combattu ? En quoi vaux-tu mieux ? Le vice s’intimidera, quand il saura que tous les soirs il sera mis à la question. Est-il rien de plus louable, de plus utile que cette espèce d’inquisition291 ? Quel sommeil que celui qui succède à cette enquête ! Qu’il est doux, tranquille, profond, lorsque l’âme a reçu des éloges, des réprimandes et des conseils ; lorsque, censeur de sa propre conduite, on a informé sans partialité contre soi ! « Voilà, dit Sénèque, une fonction de la magistrature que je me suis réservée : tous les jours je comparais à mon propre tribunal, [p. 288] et j’y plaide pour et contre Sénèque ; je fais, de propos délibéré et de gré, ce que des circonstances fâcheuses font faire aux méchants et aux fous… » Ah ! si j’y avais pensé ! Je n’ai su ce que je disais… Il ne fallait pas en agir ainsi… La belle occasion qui m’a échappé !… C’est à l’aide d’une longue expérience, et de ces reproches réitérés, qu’on devient peu à peu meilleur, et quelquefois plus méchant ; car le méchant systématique a son soliloque comme l’homme de bien : l’un se reproche le mal qu’il a fait ; l’autre, le mal qu’il a manqué de faire.
« La nature nous a formés pour la vertu… » C’est le préjugé d’un homme de bien qui a oublié ce qu’il a fait d’efforts et de sacrifices pour devenir vertueux. Combien de passions violentes et naturelles clans le franc sauvage ! Dans l’état policé, mille vicieux pour un sage… « Le chemin de la vertu n’est ni raide ni escarpé… » Le chemin de la vertu est taillé dans un roc escarpé. Celui que de longs et pénibles travaux ont conduit à son sommet, s’y tient difficilement : après avoir longtemps gravi, il marche sur une planche étroite et élastique, entre des précipices, Sénèque, c’est vous-même qui l’avez dit… « Éprouver la colère est un supplice… » Mais l’étouffer est un tourment… « Est-il donc si difficile de se vaincre soi-même… ? » Très-difficile. Quoi de plus pénible, quoi de plus incommode à manier que les passions ? Ce sont vos propres termes. Sénèque montre la vertu facile aux méchants qu’il veut corriger, et facile aux bons qu’il veut encourager.
La raison sans les passions serait presque un roi sans sujets.
De la Clémence §
L. §
Ce traité est adressé à Néron, au commencement de la seconde année de son règne ; aussi le ton en est-il noble et élevé, le style souvent ingénieux, mais plus simple, moins haché, et, s’il m’est permis d’emprunter une expression, de la peinture, plus large.
C’est la plus adroite et la plus forte leçon qu’il fût possible de donner à un jeune prince dont on avait pressenti le penchant à la cruauté. Si l’on m’assurait que dans les années de sa perversité jamais les regards de Néron ne tombèrent fortuitement sur la couverture de cet ouvrage sans que le trouble et les remords ne s’élevassent au fond de son cœur, je serais tenté de le croire.
On y est introduit par l’éloge de l’empereur ; d’où l’on passe à la nature de la clémence, à ses motifs, à son utilité pour tous les hommes, à sa nécessité pour un souverain, et aux moyens d’acquérir, de conserver et de fortifier en soi cette vertu.
Néron monta sur le trône à dix-huit ans ; on voit en cet endroit que le philosophe avait découvert la bête féroce sous la figure humaine. Il y a des exemples, des réflexions, des conseils qu’aucun orateur n’aurait l’indécence de proposer à un autre prince que Néron. Ce n’est qu’à un tigre qu’on dit : Ne soyez point un tigre.On trouvera, au chapitre XXIV, des traits qui justifieront ma pensée. Au reste, les rois, les magistrats, les pères, les instituteurs, les maîtres, tous ceux qui ont quelque autorité sur les autres, y apprendront à juger des circonstances [p. 290] où il convient de pardonner ou de punir, et à discerner la ligne étroite qui sépare la clémence de l’injustice.
Si l’on doute que Sénèque sache penser de grandes choses, et les rendre avec noblesse, j’en appellerai au discours qu’il a mis dans la bouche de Néron, au premier chapitre de ce traité ; et je demanderai s’il y a quelques pages plus belles en aucun auteur, sans en excepter l’historien Tacite.
LI. §
Le voici, ce discours : « Qu’il est doux de pouvoir se dire à soi-même : Seul d’entre les mortels, j’ai été choisi pour représenter les dieux sur la terre ! Arbitre absolu de la vie et de la mort chez toutes les nations, le sort et des peuples et des individus fut déposé dans mes mains. C’est par ma bouche que la force déclare ce qu’il convient d’accorder, et la justice ce qu’il convient de refuser. C’est de mes réponses que les royaumes et les cités reçoivent les motifs et de leur désolation et de leur allégresse. Nulle partie du monde n’est florissante que par ma faveur. Ces milliers de glaives que la paix retient dans leurs fourreaux, d’un clin d’œil je les en ferai sortir. C’est moi qui décide quelles nations seront anéanties ou transférées, affranchies ou réduites en servitude ; quels souverains seront faits esclaves, quels fronts seront ceints du bandeau royal ; quelles villes on détruira, quelles autres s’élèveront sur leurs ruines. Malgré cette puissance illimitée, on ne peut me reprocher un seul châtiment injuste. Je ne me suis livré ni à la colère, ni à la fougue de la jeunesse, ni à la témérité des uns, ni à l’opiniâtreté des autres, qui lassent les âmes les plus tranquilles, ni à la cruelle ambition, si commune dans les maîtres de la terre, de manifester leur pouvoir par la terreur. Avare du sang le plus vil, le titre d’homme est une recommandation suffisante auprès de moi. A ma cour, la sévérité marche voilée, et la clémence se montre à visage découvert. J’ai tiré les lois de l’obscurité, et je m’observe comme si je leur devais compte de mes actions. Je suis touché de la jeunesse de l’un, de la caducité de l’autre, de la faiblesse de celui-ci, de la considération de celui-là ; et au défaut d’un motif de commisération, je pardonne pour me complaire à moi-
[p. 291]même. Dieux immortels, paraissez, interrogez-moi sur mon administration ; je suis prêt à vous répondre. »
Je ne connais point d’auteur moderne qui ait plus d’analogie avec un auteur païen, que Corneille avec Sénèque.
Si Racine doit à Tacite la belle scène entre Agrippine et son fils, Corneille doit à Sénèque celle d’Auguste et de Cinna (Voyez le chapitre IX du premier livre).
Quelle étrange révolution les années ont apportée dans mon caractère ! Lorsque j’entends Agamemnon dire à Iphigénie :
Vous y serez, ma fille,
je suis encore touché ; mais lorsque j’entends Auguste dire à un perfide :
Soyons amis, Cinna,
mes yeux se remplissent de larmes292.
LII. §
Néron fut clément par dissimulation dans sa jeunesse, et Auguste par lassitude dans sa vieillesse.
Le traité de Sénèque n’ayant pas corrigé Néron, celui-ci dut concevoir secrètement une haine d’autant plus profonde contre un peintre hardi, qui mettait d’avance sous ses yeux le hideux portrait qui lui ressemblerait un jour.
Dans cet ouvrage, les conséquences des principes de l’auteur le mènent à des assertions difficiles à digérer. Il prononce décidément que la compassion est un défaut réel ; que la cruauté et la compassion sont deux extrêmes, l’une de la sévérité, l’autre de la clémence : ce qui m’inclinait d’abord à croire qu’en passant du latin dans notre langue, le mot compatir avait changé d’acception ; ou que l’influence des mœurs générales sur les notions du vice et de la vertu faisait traiter de faiblesse à Rome ce que nous regardons comme un sentiment d’humanité. Mais il est évident, par ce qui suit, que l’opinion de Sénèque est la pure [p. 292] doctrine de Zenon, qui regardait la grandeur d’âme comme incompatible avec la crainte et le chagrin, et la leçon d’une école dont le sage était sans pitié, parce que la pitié était un état pénible de l’âme. Zenon disait et Sénèque après Zenon : « Mais sans compassion ni pitié, notre philosophe fera tout ce que fait l’homme sensible et compatissant… » J’en doute ; en secourant celui qui souffre, l’homme sensible et compatissant se soulage lui-même.
« C’est la clémence qui distingue le monarque du tyran… » Ne serait-ce pas plutôt la justice, source du respect et de l’amour des peuples ?
LIII. §
« Le plus misérable des hommes, c’est le tyran. »
Les deux faits qui suivent montrent que l’esprit des peuples s’écarte souvent de l’esprit des lois. Érixon, chevalier romain, fait périr son fils à coups de fouet. On s’attroupe autour de lui ; les pères, les mères et les enfants l’attaquent, et le.percent de leurs stylets : l’autorité d’Auguste le garantit à peine de la fureur populaire ; et la clémence de Titus Arius, qui se contenta d’exiler son fils, juridiquement convaincu d’avoir attenté à sa vie, reçut un applaudissement général. La circonspection de l’empereur dans cette conjoncture est digne d’éloge. Je renvoie à mon auteur, que je n’ai pas résolu de copier page à page.
« La bienfaisance garde le souverain pendant le jour ; l’amour de ses sujets est sa garde nocturne. »
« Le souverain est l’âme d’un corps politique, dont les membres sont sans cesse agités par ses vices et par ses vertus. »
« Le pardon que le souverain accorde à un citoyen, est un acte de clémence envers la république. »
« Le souverain dit : Il n’y a personne qui ne puisse tuer contre la loi. Je suis le seul qui puisse sauver malgré elle… » Oui, mais partout où c’est la prérogative de la souveraineté, il n’y a plus de loi.
« Avant que d’agir d’autorité, jeune souverain, demandezvous à vous-même si c’est ainsi qu’en useraient les dieux que vous avez pris pour modèles. »
[p. 293]« Un écuyer rendrait son cheval ombrageux, s’il ne lui faisait sentir de temps en temps une main caressante. Il n’est point d’animal plus sujet à se cabrer que l’homme. »
« C’est un beau, mais rare spectacle, que celui d’un prince impunément offensé. »
" Il est dangereux d’instruire une nation du grand nombre des citoyens pervers ; c’est donner aux esclaves la liste de leurs maîtres. »
« La commisération pleure en condamnant ; la justice sévère a l’œil sec ; la cruauté insultante l’a riant. »
De la Providence §
LIV. §
Il y a une Providence ; les désordres physiques et moraux n’en contredisent pas la notion : ce que nous regardons comme des maux n’est tel que dans notre imagination ; quand ils seraient ce qu’ils nous paraissent, nous ne pourrions nous en prendre aux dieux, qui ont placé sous nos mains tant de moyens pour nous en délivrer. « Si vous souffrez, c’est que vous voulez souffrir : vous échapperez à la mauvaise fortune quand il vous plaira ; mourez. »
Ce traité est dédié au même Lucilius à qui les Lettres sont adressées ; c’est la solution d’une grande difficulté.
Ou le monde est éternel, ou il ne l’est pas. S’il est éternel, voilà donc un être absolu et indépendant de la puissance des dieux ; s’il ne l’est pas, il a été créé.
S’il a été créé ; avant sa création, ou il manquait quelque chose à la gloire et à la félicité des dieux, et les dieux étaient malheureux ; ou il ne manquait rien à leur gloire ni à leur félicité, et, cela supposé, la création du monde, superflue pour eux, n’eut pour objet que l’avantage des êtres créés.
Si la création du monde n’eut pour objet que l’avantage des êtres créés, pourquoi y eut-il des bons et des méchants ? pourquoi y vit-on le juste opprimé, et le méchant oppresseur ?
Cela ne s’est fait que par impuissance, ou par mauvaise [p. 295] volonté ; par impuissance, si c’était un vice auquel il était impossible d’obvier ; par mauvaise volonté, s’il était possible d’obvier à ce vice, et qu’on ne l’ait pas fait.
On pardonne un mauvais ouvrage à un ouvrier indigent, on ne le pardonne point aux dieux ; tout ce qui sort de leurs mains doit être parfait.
Si la nature de l’ouvrage ne comportait pas la perfection, pourquoi ne pas demeurer en repos ? pourquoi s’exposer, sans nécessité et sans fruit, à la honte de n’avoir rien fait qui vaille ?
Cette difficulté d’enfants a occupé dans tous les siècles les tètes les plus fortes. Elle est proposée tous les jours sur les bancs de nos écoles, présentée dans les cahiers de nos théologiens avec la plus grande vigueur, et résolue, comme tout le monde le sait, de la manière la plus claire.
LV. §
Ici Sénèque se charge de la cause des dieux. Il ouvre leur apologie par un tableau majestueux de la grande machine de l’univers.
Il fait l’éloge de la vertu ; la vertu, le lien commun des hommes et des dieux.
Rien de plus énergique que la peinture des illustres malheureux : « Vous enviez leur courage et leur gloire, et vous oseriez reprocher aux dieux les terribles épreuves qui rendent ces hommes si grands à vos yeux ! »
« Dieu est un père, mais un père qui élève rudement ses enfants. Le Spartiate hait-il son fils, lorsque, sous les coups de verges dont il le déchire, son sang ruisselle au pied de l’autel de Diane ? »
Démétrius disait aux dieux : « Dieux immortels, que voulezvous de moi ? Mon fils ? le voilà. Un de mes membres ? choisissez : je ne vous obéis point, je suis de votre avis. »
« Scévola réchauffant sa main sur le sein de sa maîtresse, est-il plus heureux que lorsque son bras s’enflamme, et tombe en gouttes ardentes sur un brasier ? Non, mais c’est alors qu’il est grand. »
[p. 296]Il faut convenir que la difficulté si insoluble pour tous les autres systématiques s’évanouit dans l’école de Zenon.
- — Quoi ! l’ulcère qui dévore ce malade depuis le premier instant de sa naissance, et qui le dévorera jusqu’à sa mort, n’est pas un mal ?
- — Non.
- — N’entendez-vous pas ses cris ?
- — Il a tort de crier.
Vous direz que cela a l’air d’une plaisanterie inhumaine ; soit. Mais gardez-vous de dédaigner un ouvrage plein d’idées sublimes, qui vous détrompera ou qui vous affermira dans votre opinion. Lisez-le pour le bel endroit où Sénèque incline la tête de Jupiter vers la terre, et attache les regards du maître de l’univers sur Régulus et sur Caton. « 0 Jupiter (livre I, chap. II) s’écrie-t-il, voici deux athlètes dignes de ton admiration: un homme de courage aux prises avec la mauvaise fortune, quoi de plus grand ? Caton debout au milieu des ruines du monde, quoi de plus beau ? »
Mais, dit l’Épicurien, si la vertu de Caton ne put éclater sans l’ambition de César, pourquoi créer l’un et l’autre ? Accorder aux dieux la puissance d’intervertir l’ordre de la nature, c’est rendre la difficulté insoluble… Vous aurez de la peine à me persuader que le père des dieux et des hommes se soit plu à voir entrer Régulus dans un tonneau hérissé de pointes… Vous avez raison ; j’aimerais mieux être Socrate qu’Anyte : mais à quoi bon pour Socrate, pour Anyte et pour les dieux, l’existence d’Anyte et de Socrate ?
C’est par des faveurs apparentes que le ciel punit le méchant ; c’est par des revers qui vous semblent cruels, et qui ne sont rien, que la Providence illustre le bon. Jupiter dit à celui-ci : De quoi te plains-tu ? je t’ai fait mon égal.
Cela se peut, répond le méchant ; mais moi, pourquoi m’avoir fait tel que je suis, et tel que tu savais que je serais ?… Dis, malheureux, et tel que tu voulais être.
Et d’après cette réplique, voilà nos raisonneurs enfoncés dans les ténèbres de la liberté de l’homme et de la prescience des dieux.
[p. 297]Et quel parti prend l’homme sage entre ces disputeurs ? Il montre au chrétien le ciel du doigt, et excuse au fond de son cœur le philosophe que ce spectacle ne convainc pas.
LVI. §
Il n’appartient qu’à l’honnête homme d’être athée. Le méchant qui nie l’existence de Dieu est juge et partie ; c’est un homme qui craint et qui sait qu’il doit craindre un vengeur à venir des mauvaises actions qu’il a commises. L’homme de bien, au contraire, qui aimerait tant à se flatter d’un rémunérateur futur de ses vertus, lutte contre son propre intérêt. L’un plaide pour lui-même, l’autre plaide contre lui. Le premier ne peut jamais être certain du vrai motif qui détermine sa façon de philosopher ; l’autre ne peut douter qu’il ne soit entraîné par l’évidence dans une opinion si opposée aux espérances les plus douces et les plus flatteuses dont il pourrait se bercer293.
« L’homme vertueux ne diffère des dieux que par la durée de l’existence et l’étendue de la puissance. »
" Les dieux ne laissent tomber la prospérité que sur les âmes abjectes et vulgaires… » Cela n’est pas vrai : tel homme que l’infortune eût trouvé, grand, mourra sans l’avoir connue.
« Le grand homme soupire après les traverses… » Cela n’est pas vrai : il ne les craint ni présentes ni éloignées, mais il ne les appelle pas.
« Ceux que le ciel épargne sont faits pour plier sous les maux… » Cela n’est pas vrai. On voit tous les jours plier sous les maux des hommes que le ciel n’épargne pas. Sénèque, sous un autre prince que Néron, n’aurait pas moins été Sénèque : Sénèque, oublié dans sa retraite par le cruel Néron, n’en aurait pas été moins prêt à mourir comme il est mort. Celui qui ne [p. 298] s’est pas montré sur la brèche n’est point un lâche. Il ne faut pas calomnier la prospérité ; le bonheur n’est pas toujours un signe du mépris des dieux.
Ce traité finit par une prosopopée de Jupiter à l’homme vertueux ; elle est très-éloquente.
Des Bienfaits §
LVII. §
Savoir accorder et recevoir des bienfaits.
Ce traité des Bienfaits en est un en même temps de la reconnaissance et de l’ingratitude. Si les ingrats sont communs, Sénèque montre qu’il s’en faut prendre aussi fréquemment aux défauts des bienfaiteurs qu’aux vices du cœur humain.
La matière y est épuisée ; il n’a été fait ni pour Néron ni pour Ebucius Libéralis, à qui il est adressé, mais pour tous les hommes. Il est antérieur aux Lettres à Lucilius. On en citerait difficilement un autre, soit ancien, soit moderne, qui contînt un aussi grand nombre de pensées fines et délicates, de préceptes divins, de sentiments que je dirais presque célestes.
Je l’avais lu trois fois de suite, et à la quatrième lecture j’en humectais encore les feuillets de quelques larmes, non de celles qu’on donne au récit d’un grand malheur, à la tragédie, à Iphigénie, à Mérope : elles sont mêlées de plaisir et de peine ; mais de celles qui coulent délicieusement lorsque l’âme est émue de quelque grande action, d’un sentiment délicat ; qui naissent de l’admiration et que j’accorde aux héros de Corneille. Combien j’étais satisfait de mes bienfaiteurs ! Combien je l’étais encore davantage de ce philosophe qui disait des hommes puissants qui s’étaient ressouvenus de lui et des hommes puissants qui l’avaient oublié : « C’est à l’oubli de ces derniers que je dois le goût de la retraite, l’amour de l’étude dans un âge avancé, le meilleur emploi que l’homme puisse faire du petit nombre de
[p. 300]journées qui lui restent ; je ne remercie que ceux-ci parce qu’ils ne se doutent pas de ma reconnaissance. »
LVIII. §
On est convaincu, entraîné, en lisant le traité, de la Colère ; on est attendri, touché, en lisant celui des Bienfaits. L’un est plein de force ; l’autre de finesse ; là, c’est la raison qui commande ; ici, c’est la délicatesse du sentiment qui charme. Sénèque parle au cœur, et n’en est pas moins convaincant ; car le cœur a son évidence. Il y a le goût dans les mœurs comme le tact dans les beaux-arts : le jugement que l’un porte des actions, est aussi prompt et aussi sûr que le jugement que l’autre porte des ouvrages.
Si je voulais citer des maximes, ce traité m’en offrirait sans nombre. J’y lirais :
« La bienfaisance est-elle votre vertu ? vous obligeriez encore sans l’espoir de trouver un homme reconnaissant. La valeur de la chose donnée n’accroît pas toujours le prix du bienfait. »
« Il y a des bienfaits qui doivent être secrets ; ce sont ceux qui secourent : il y en a qui doivent être publics ; ce sont ceux qui honorent. »
Les services les plus importants sont ignorés. Le secret et le silence sont les conditions d’un pacte entre le bienfaiteur délicat et son obligé ; et ces conditions sont également sacrées pour tous deux. Le bienfaiteur peut dire : Si vous parlez, vous serez un ingrat ; l’obligé : S’il vous échappe un mot indiscret, vous m’aurez desservi.
Si vous demandez à Sénèque quel est l’emploi de la richesse, vous n’en apprendrez pas ce qu’il en faut faire, mais ce qu’il en a fait. « Ces biens, tant qu’on en demeure possesseur, ne sont que de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des terres, des maisons, des tableaux. Ebucius, voulez-vous les ennoblir ! donnez-les ; ce seront des bienfaits… » Et je croirais que celui qui parle ainsi à son ami, à ses concitoyens, aura joui de l’opulence, et que cette opulence sera demeurée stérile entre ses mains ? On me persuaderait aussi tôt que l’auteur de l’ Imitation de Jésus fut un homme incrédule et dissolu.
LIX. §
Comment une nation marquera-t-elle sa reconnaissance au philosophe ? Par la couronne civique, ob servatos cives. La feuille de chêne l’honorera sans appauvrir l’État. C’est une feuille de chêne qu’emporteront avec eux le sage en mourant, le ministre en sortant de place.
« Il n’y a quelquefois aucune différence entre le présent d’un ami et le vœu d’un ennemi. »
" Refusez à votre ami l’or qu’il porterait chez une courtisane. »
Je reprocherais volontiers à Sénèque d’avilir la bienfaisance, lorsqu’il compare le secret d’obliger avec l’art de la courtisane, qui rend ses faveurs piquantes en les variant selon le caractère de ses amants (liv. I, chap. XIV).
« Placez vos bienfaits avec choix : le manque de reconnaissance est le vice d’un autre ; le manque de jugement est le vôtre. »
« N’acceptez le bienfait que de celui à qui vous accorderiez les droits sacrés de l’amitié. »
« Les vœux de l’homme reconnaissant qui ne peut s’acquitter d’un bienfait, transfèrent sa dette aux dieux. »
« Que me rapportera le bienfait ? Ce qu’il vous rapportera ? toujours le souvenir d’une bonne action. »
Une femme célèbre par son esprit, ses ’amis et sa bienfaisance 294, disait : « Il fut un temps où j’occupais les grands artistes ; aujourd’hui j’aime mieux occuper les artistes indigents. J’écoutais mon goût ; j’obéis à mon cœur. »
Rien de plus délicat et de plus vrai que le chapitre VI, sur la question : Si l’ingratitude peut être traduite au tribunal des lois. « Eh ! dit Sénèque, n’est-il pas plus honnête de laisser quelques méchants impunis, que de faire soupçonner la multitude de perfidie ? »
[p. 302]Ce que Sénèque dit des honneurs accordés à des descendants infâmes, par reconnaissance pour leurs aïeux illustres, me déplaît. Ce n’est point par autrui, c’est par soi qu’on mérite ou qu’on démérite. C’est mal défendre les dieux que de leur faire dire : « Que tel inepte soit roi, parce que ses ancêtres n’ont pas obtenu le sceptre qu’ils méritaient ; que tel inepte soit roi, parce que ses descendants n’obtiendront pas le sceptre qu’ils mériteront… » C’est une singulière compensation que celle d’une injustice par une autre.
LX. §
Voici encore un endroit où je ne puis être de l’avis de notre philosophe. Alexandre fait don d’une ville à un simple particulier , qui refuse un présent qui lui semble trop important pour lui : « Je n’examine pas ce qu’il te convient de recevoir, mais ce qu’il me convient de donner… » Sénèque ajoute : « Le mot est d’un fou… » Ce n’est point le mot d’un fou, c’est celui d’un souverain généreux et grand : qu’est-ce qu’une ville pour le maître du monde ?
Et pourquoi ce particulier aurait-il été incapable de bien administrer la cité ? Serait-ce son refus qui le ferait présumer ? J’aurais, ce me semble, plus de confiance dans la modestie qui s’éloigne des grands emplois, que dans l’ambition qui les poursuit.
Aux maximes qui précèdent ajoutons quelques-uns de ces faits intéressants qu’elles encadrent.
Les disciples de Socrate offraient des présents à leur maître, et chacun d’eux à proportion de sa fortune. Eschine, qui était pauvre, lui dit : « Je n’ai rien qui soit digne de vous, et ce n’est que de ce moment que je sens mon indigence. Je vous donne le seul bien que je possède : c’est moi-même ; ce présent, tel qu’il est, je vous prie de ne pas le dédaigner, et de songer que les autres, en vous donnant beaucoup, s’en sont encore plus réservé.
- — Et pourquoi, lui répondit Socrate, votre présent ne serait-il pas considérable, à moins que vous ne vous estimiez bien [p. 303] peu ? J’aurai soin de vous rendre à vous-même meilleur que je ne vous ai reçu… » Si ce fait vous était connu, songez, lecteur, que beaucoup d’autres l’ignorent : j’aimerais mieux instruire celui qui ne sait pas, que de plaire à celui qui sait.
« Vous ne connaissez pas l’amitié, si, lorsque vous donnez un ami, vous ne sentez pas la valeur du présent : les amis sont si rares ! les amis sont si difficiles à trouver !… » On ne refait donc pas un ami, comme Phidias une statue brisée ?
Voici comment il s’exprime sur Alexandre : « Alexandre (liv. I, chap. XIII) ne fut, dès sa jeunesse, qu’un brigand, un destructeur de nations, un fléau pour ses amis comme pour ses ennemis, un barbare qui mit le souverain bien à faire trembler les hommes. »
Je ne me rappelle plus à quel propos cette sortie violente se trouve dans le traité des Bienfaits ; mais je suis sûr qu’elle n’y est pas déplacée. Le style de Sénèque est coupé, mais ses idées sont liées.
LXI. §
Sénèque pressentait sans doute les reproches qu’on lui ferait lorsqu’il écrivait295 (liv. II, chap. XVIII) : « Il ne m’est pas toujours possible de refuser ; quelquefois je serai forcé de recevoir un bienfait ; un tyran cruel, ombrageux, prompt à s’irriter, regarderait mon refus comme une insulte… » Cette maxime pouvait lui coûter la vie.
Sénèque exclut du nombre des bienfaiteurs les animaux. Sans m’engager de répondre à ses raisons, je ne puis m’empêcher d’exiger du bestiaire quelque reconnaissance pour le lion qui le reconnut et qui le défendit. Parce qu’un moment après, l’animal bienfaisant avait oublié le service rendu, le bestiaire était-il dispensé de s’en souvenir ? Répondre que oui, n’est-ce pas mettre l’homme et l’animal sur la même ligne ? Il me semble que j’aurais mauvaise opinion de celui à qui son chien aurait sauvé la vie, et qui ne l’en aimerait pas davantage.
Notre philosophe accuse l’homme d’ingratitude lorsqu’il ose reprocher à la nature de n’avoir pas rassemblé sur lui tous ses
[p. 304]dons. Me permettra-t-on d’ajouter une raison à toutes celles qu’il en donne, et de la proposer à sa manière ?
Homme, songe que c’est à la faiblesse de tes organes que tu dois la qualité qui te distingue des animaux. Ambitionnes-tu le regard perçant de l’aigle ? tu regarderas sans cesse ; l’odorat du chien ? tu flaireras du matin au soir. L’organe de ton jugement est resté le prédominant et le maître ; il eût été l’esclave d’un de tes sens trop vigoureux : de là ta perfectibilité. S’il existe dans ton cerveau une fibre plus énergique que lés autres, tu n’es plus propre qu’à une chose, tu es un homme de génie : l’animal et l’homme de génie se touchent. Si l’érection, la faim, la soif vous avaient tourmenté sans cesse, que sauriez-vous, que seriez-vous devenu296 ?
La justesse et la force des arguments de Sénèque, plaidant la cause des enfants contre les pères, subjuguent ma raison ; mais mon cœur se révolte contre cette ingrate dialectique. J’aime mieux m’exagérer le bienfait paternel que d’affaiblir la reconnaissance filiale. Je demanderai si, dans le nombre de ces enfants qui prirent leurs pères sur leurs épaules et qui les transportèrent le long des torrents de la lave enflammée (liv. III, chap. XXXVII) qui découlait des flancs de l’Etna et qui brûlait leurs pieds, il y en eut un seul qui eût osé dire à sa mère : Nous sommes quittes. Mes oreilles se ferment à ce propos, et mon imagination se livre à un spectacle plus doux : je vois les pères, les mères se précipiter sur leurs enfants et les baigner de leurs larmes ; je vois les enfants essuyer ces larmes de leurs mains, et dans ce moment j’ignore quels sont les plus heureux. Je suis père, j’ai des enfants ; et c’est ainsi que je sens.
Sénèque dit ailleurs « que les pères aiment plus leurs enfants qu’ils n’en sont aimés… » Le fait est vrai ; mais je trouve plus d’esprit que de solidité dans la raison qu’il en donne… « C’est, ajoute le philosophe, que les pères se voient revivre clans leurs enfants, et que les enfants se voient mourir dans leurs pères… » Ce sont les soins que nous donnons à nos enfants qui nous y attachent, et ce sont ces soins mêmes qui les gênent souvent et qui les détachent de nous. Leur reconnaissance ne commence [p. 305] que lorsqu’une expérience plus ou moins tardive les a convaincus de l’importance de nos leçons ; que quand ils ont des enfants qu’ils tourmentent comme nous les avons tourmentés. Entre plusieurs enfants, quel est celui qui sera le plus cher à sa mère ? l’enfant qu’elle aura allaité. S’il vient à mourir, elle pleurera et la perte de son enfant et la perte de ses peines. Ce n’est pas au jeu seulement, c’est en amour, c’est en amitié, c’est en mille et mille circonstances qu’on court après son argent. « Si vous craignez de perdre votre amant, acceptez ses présents ; si vous craignez de perdre le goût que vous avez pour lui, ne les acceptez pas… » La femme qui donnait ce conseil à son amie avait de la raison et de la finesse.
Rienfaiteur, si tu m’humilies, tu entendras de moi le discours du citoyen sauvé de la proscription des triumvirs par un ami de César, qui lui rappelait trop souvent ce bienfait. Je te dirai (liv. II, chap. XI) : « Rends-moi à César ; jusques à quand me répéteras-tu : Je t’ai sauvé, je t’ai arraché du supplice ? Je te dois la vie, si je m’en souviens ; la mort, si tu, m’en fais souvenir ; rien, si tu m’as sauvé par vanité. Ne cesseras-tu pas de me traîner à ton char ? Ne me laisseras-tu pas oublier mon malheur ? Sans toi, je n’aurais été mené en triomphe qu’une fois. »
LXII. §
Peut-on quelquefois rappeler le service qu’on a rendu ? Sénèque répond à cette question en introduisant un soldat vétéran (liv. V, chap. XXIV), accusé d’avoir exercé des violences contre ses voisins, et plaidant en présence de Jules César sa cause, qu’on instruisait avec chaleur… « Vous souvenez-vous, mon général, d’une entorse que vous vous donnâtes au talon ? C’était en Espagne, près du Sucron.
« César dit : Je m’en souviens.
- — Et lorsque vous voulûtes vous reposer, par un soleil ardent, à l’ombre d’un, arbre peu touffu, le seul qui eût pu croître parmi les rochers pointus dont le sol était hérissé ; vous souvenez-vous qu’un de vos soldats étendit sur vous son manteau ?
- — Si je me le rappelle ? répondit César : j’étais même dévoré par la soif ; et comme la douleur de mon pied ne me permettait
pas d’aller à la fontaine voisine, je m’y traînais, lorsqu’un de mes soldats m’apporta de l’eau dans son casque.
- — Et l’homme et le casque, dites, mon général, les reconnaîtriez-vous ?
- — Pour le casque, non ; pour l’homme, je le crois : mais à quoi cela revient-il ? car, certes, tu n’es pas cet homme-là.
- — Vous ne devez pas me reconnaître : car alors j’étais sain, j’avais tous mes membres, mais depuis j’ai perdu un œil à la bataille de Monda, et l’on m’a trépané : vous ne reconnaîtriez pas davantage le casque ; il a été fendu sous le sabre d’un Espagnol. »
César, étonné, défendit qu’on inquiétât ce soldat, et lui adjugea les terres en litige. Cependant pourquoi un bon soldat ne serait-il pas un mauvais voisin ? Et voilà ce que peut l’éloquence !
LXIII. §
Le chapitre III du VIe livre est très-ferme, très-beau, et j’en conseillerais la lecture à celui qui veut savoir le moyen de donner de la consistance à des choses passagères, qui, par ellesmêmes, n’en ont aucune.
J’indiquerais bien les chapitres XXXII, XXXIII et XXXIV du même livre aux souverains : mais quand le philosophe leur aurait appris qu’un bien dont les plus grandes fortunes sont privées, qu’un bien qui manque à ceux qui possèdent tout, est un ami qui sache dire la vérité, qui arrache au concert trop harmonieux de la flatterie un grand, enivré par la foule des imposteurs, amené jusqu’à l’ignorance du vrai, jusqu’à la haine du vrai, par l’habitude d’entendre, non des choses salutaires et honnêtes, mais des choses douces et empoisonnées ; un ami, où le trouveront-ils ? Quand cet ami les aurait convaincus de l’importance d’être entourés de gens de bien, les appelleraientils auprès de leur personne ? et quand ils les y auraient appelés, comment les y garderaient-ils ?
Que nous serions heureux, si nous réfléchissions sur les avantages que nous devons à notre médiocrité, et dont les hautes conditions sont privées ! Nous avons presque autant de ressources [p. 307] pour devenir bons, qu’ils en ont pour devenir méchants. Ils usent aussi bien des leurs que nous usons mal des nôtres ; d’où il arrive que nous sommes tous corrompus.
Sénèque remarque (liv. VI, chap. XXXII) « que c’est le caractère des rois de regretter les morts pour outrager les vivants, et de louer la hardiesse à dire la vérité dans ceux dont ils n’ont plus à craindre de l’entendre. »
Le poëte Rabirius met un très-beau mot dans la bouche d’Antoine mourant (liv. VI, chap. III) : Je n’ai plus que ce que j’ai donné. Et pourquoi ne dirais-je pas aussi à la fortune : Enlève-moi ce qui me reste, et tu ne me feras pas mourir tout à fait indigent.
Si la lecture de Sénèque tourmente le méchant, l’homme de bien y trouve souvent son éloge.
Dans ce traité des Bienfaits, à chaque chapitre, on croit que tout est dit, et cependant il n’en est rien. Sénèque ne montre dans aucun autre de ses ouvrages autant de fécondité. Les auteurs du siècle de la grande éloquence ont su communément présenter leurs idées d’une manière plus simple et plus imposante ; mais en avaient-ils autant que Sénèque ?
De la Tranquillité de l’âme §
LXIV. §
Qu’est-ce que la tranquillité de l’âme ? Comment la perdons-nous ? Comment pouvons-nous la recouvrer ?
Ce traité est adressé à Sérénus, capitaine des gardes de Néron, ami de Sénèque, qui se reprocha clans la suite l’excessive douleur que sa mort lui causa. Pline nous apprend {Hist. natur. lib. XXII, cap. XXIII) que Sérénus périt avec tous ses convives, empoisonnés par des champignons.
On présume que cet ouvrage est un des premiers écrits de Sénèque ; qu’il le composa 297 peu de temps après son retour de la Corse ; qu’il ne jouissait pas encore d’une grande opulence et qu’il était mal affermi dans la philosophie, bien qu’il eût adressé à Marcia et à Helvia des Consolations qui ne sont pas d’un stoïcien néophyte et qu’il eût donné des leçons publiques cle zénonisme.
Il se montre ici flottant entre l’obscurité de la retraite et l’éclat des fonctions publiques. La fortune l’éblouit, le désir d’une grande réputation le tourmente ; il le sent, il s’en accuse : il se relègue dans la classe de ceux qui oscillent entre le vice et la vertu, et qui ne sont ni assez corrompus pour être comptés parmi les méchants, ni assez vertueux pour être comptés parmi les bons. On est charmé de la franchise avec laquelle il dévoile le fond de son cœur. Il dit : « J’ai des vices qui m’attaquent à force ouverte ; j’en ai qui épient le moment de me [p. 309] surprendre, espèces d’ennemis avec lesquels on ne peut ni se tenir en armes comme dans les temps de guerre, ni jouir de la sécurité comme pendant la paix. Je suis économe, simple dans mon vêtement, frugal : cependant le spectacle du faste et de l’opulence m’en impose ; je m’en sépare, sinon corrompu, du moins triste ; je doute si le palais d’où je sors n’est pas le domicile du bonheur. Je ne suis pas dans les horreurs de la tempête, mais j’ai le mal de mer ; je ne suis pas malade, mais je ne me porte pas bien. »
Le stoïcien était valétudinaire toute sa vie ; sa philosophie trop forte était une. espèce de profession religieuse qu’on n’embrassait que par enthousiasme, où l’on faisait vœu d’apathie, et sous laquelle on restait de chair, avec quelque zèle qu’on travaillât à se pétrifier. Sénèque se désespère d’être un homme.
Mais d’où lui venait sa perplexité ? Son âme avait-elle été brisée par la longueur et la dureté de son exil ? L’horreur des antres de la Corse avait-elle embelli à ses yeux les palais des grands ; la solitude dans laquelle il avait passé huit années, donné de nouveaux charmes à la société ; et les rochers arides et déserts aiguisé les attraits de la capitale ? Ou le rôle d’Hercule, au sortir de la forêt de Némée, entre le chemin qui conduit à la gloire et celui qui mène au plaisir, nous serait-il commun à tous ? Je n’en doute pas. Entre tant de pygmées, pas un qui n’ait éprouvé l’agonie d’Hercule, et qui ne se soit trouvé al bivio. Quelque parti que prenne Sénèque, ce ne sera point l’adulation de lui-même qui le perdra.
LXV. §
Ce traité offre d’excellentes réflexions sur l’emploi de son temps et de son talent, sur l’essai de ses forces ; sur la vanité des richesses, lorsqu’on voit un affranchi de Pompée plus opulent que son maître ; sur la résignation aux peines de son état et aux traverses de la vie : et cette morale est toujours relevée par des anecdotes intéressantes.
Caligula dit, par forme de conversation, à Canus Julius : « A propos, j’ai donné l’ordre de votre supplice… » Julius lui
[p. 310]répond : « Je vous rends grâces, prince très-excellent, " (Chapitre XIV.)
Il jouait aux échecs lorsque le centurion arriva : « Au moins, dit-il à son adversaire, n’allez pas, après ma mort, vous vanter de m’avoir gagné…298 » et à ses amis : « Ce grand problème de l’immortalité des âmes, dont vous avez tant disputé, dans un moment il sera résolu pour moi. »
Le philosophe qui l’accompagnait au lieu du supplice, lui. ayant demandé, au moment où la hache était levée sur son cou, à quoi il pensait : « J’épie, lui répondit-il, à cet instant si court de la mort, si mon âme apercevra sa sortie du corps… » (Chap. XIV.) On n’a jamais philosophé si longtemps.
Depuis le siècle de Néron jusqu’à nos jours, les sectateurs de la doctrine d’Épicure n’ont cessé de nous montrer un des leurs, appelant la mollesse et les plaisirs à ses derniers instants, et allant à la mort avec la même nonchalance qu’il aurait continué de vivre. Certes, je n’ai garde de blâmer la manière facile dont le voluptueux Pétrone mourut ; mais je trouve autant de fermeté, autant d’indifférence, et plus de dignité dans la mort de Canus Julius. Était-il possible de porter le mépris ou pour la vie, ou pour l’empereur, ou pour l’un et l’autre, au delà de ce qu’il en a mis dans sa réponse à Caligula ? A-t-on jamais exprimé ce mépris d’une manière plus simple et plus fine ? Pétrone est à table299 ; il se fait lire des vers en mourant. Julius, en attendant le centurion, s’amuse à jouer aux échecs. Quoi de plus tranquille, et même de plus gai, que ses discours à son adversaire et à ses amis.
Pour un disciple d’Épicure qui sait accepter la mort quand elle vient, Zenon peut en citer nombre des siens qui n’ont pas hésité d’aller au-devant d’elle.
Mais, à parler vrai des uns et des autres, chacun d’eux
[p. 311]se soumit à la nécessité selon ses principes et son caractère.
LXVI. §
Si vous lisez le traité de Sénèque, combien cet extrait vous paraîtra court et pauvre ! Il y montre une grande connaissance du cœur de l’homme, et des différents états de la société. Ici, il peint l’ambitieux qui se résout à des actions malhonnêtes, et qui s’afflige de s’être déshonoré sans fruit, lorsque le succès n’a pas répondu à ses viles et sourdes intrigues. Là, c’est le même personnage qui s’enfonce dans la retraite, ou l’envie dont il est dévoré fait des vœux pour la chute de ses rivaux. Il semble qu’il ait vécu parmi nous, qu’il ait interrogé et qu’il ait entendu répondre un de nos oisifs excédé de fatigue et d’ennui.
« Quel est votre projet du jour ?
- — Ma foi, je n’en sais rien ; je sortirai, je verrai du monde, et je deviendrai ce qu’on voudra. »
C’est, je crois, dans le même traité qu’il dit de Diogène, « que celui qui doute de son bonheur, peut aussi douter de la félicité des dieux, qui n’ont ni argent, ni propriété, ni besoin… »
De la Vie heureuse §
LXVII. §
Point de bonheur sans la vertu300.
Sénèque adresse ce petit traité, qu’on peut regarder comme son apologie et la satire des faux épicuriens, à Gallion, son frère. « 0 Gallion, mon frère, tous les hommes veulent être heureux ; mais tous sont aveugles lorsqu’il s’agit d’examiner en quoi consiste le bonheur. »
Notre philosophe avait rencontré la vraie base de la morale. A parler rigoureusement, il n’y a qu’un devoir : c’est d’être heureux : il n’y a qu’une vertu : c’est la justice.
Avant que d’entrer dans quelques détails sur cet écrit, qu’on peut analyser en peu de mots, il faut que je jette un coup d’œil sur la morale des Anciens, et sur les progrès successifs de cette science importante. Tout ce qu’elle a de plus élevé, de plus profond, les Anciens l’avaient dit, mais sans liaison : ce n’était point le résultat de la méditation qui pose des principes, et qui en tire des conséquences ; c’étaient des élans isolés et brusques d’âmes fortes et grandes.
Qui est-ce qui inspirait à l’Iroquois 2 de se précipiter au milieu des Ilots en courroux, pour ravir à la mort des Européens naufragés sur ces côtes et près de périr ? Lorsque ces malheureux sont prosternés tremblants aux genoux de leurs [p. 313] ennemis, qui est-ce qui fit dire au chef des sauvages : « Relevezvous, ne craignez rien : tout à l’heure vous étiez des hommes malheureux, et nous vous avons secourus ; demain vous serez nos ennemis, et nous vous égorgerons ? »
Le fait que je vais raconter, je le tiens d’un missionnaire de Cayenne, témoin oculaire. Plusieurs nègres marrons avaient été pris, et il n’y avait point de bourreaux pour les exécuter. On promit la vie à celui d’entre eux qui consentirait à supplicier ses camarades, c’est-à-dire, au plus méchant. Aucun n’acceptant la proposition, un colon ordonne à un de ses nègres de les pendre, sous peine d’être pendu lui-même. Ce nègre demande à passer un moment dans sa cabane, comme pour se préparer à obéir à l’ordre qu’il a reçu ; là, il saisit une hache, s’abat le poignet, reparaît, et présentant à son maître un bras mutilé, dont le sang ruisselait : « A présent, lui dit-il, fais-moi pendre mes camarades301 ! - »
Voilà donc un homme sans éducation, sans principes, réduit par son état à la condition de la brute, qui s’abat un poignet plutôt que de s’avilir. N’oublions jamais que le serviteur peut valoir mieux que son maître.
Qui est-ce qui a placé un sentiment aussi héroïque dans l’âme de celui-là ? Est-ce l’étude ? est-ce la réflexion ? est-ce la connaissance approfondie des devoirs ? Nullement. Dans les premiers temps, les hommes qui se sont distingués par les actions les plus surprenantes, étaient asservis aux plus grossiers préjugés. Le rêve d’une vieille femme avait peut-être mis les armes à la main du brave Iroquois qu’on vient d’entendre parler si fièrement à ses ennemis. Un autre chef leur eût peut-être impitoyablement cassé la tête.
Il n’y a pas de science plus évidente et plus simple que la morale pour l’ignorant ; il n’y en a pas de plus épineuse et de plus obscure pour le savant. C’est peut-être la seule où l’on ait tiré les corollaires les plus vrais, les plus éloignés et les plus hardis, avant que d’avoir posé des principes. Pourquoi cela ? C’est qu’il y a des héros longtemps avant qu’il y ait des raisonneurs. C’est le loisir qui fait les uns, c’est la circonstance [p. 314] qui fait les autres : le raisonneur se forme dans les écoles, qui s’ouvrent tard ; le héros naît dans les périls, qui sont de tous les temps. La morale est en action dans ceux-ci, comme elle est en maxime clans les poètes : la maxime est sortie de la tête du poëte, comme Minerve de la tête de Jupiter… Souvent il faudrait un long discours au philosophe pour démontrer ce que l’homme du peuple a subitement senti302.
LXVIII. §
Qu’est-ce que le bonheur ?… Ce n’est pas une question à résoudre au jugement de la multitude.
« Lorsqu’il s’agira du bonheur, ne me dites pas, comme si vous aviez recueilli les opinions au sénat : Voilà l’avis du plus grand nombre. »
Qu’est-ce que la multitude ?
- — Un troupeau d’esclaves. Pour être heureux, il faut être libre : le bonheur n’est pas fait pour celui qui a d’autres maîtres que son devoir.
- — Mais le devoir n’est-il pas impérieux ? et s’il faut que je serve, qu’importe sous quel maître ?
- — Il importe beaucoup : le devoir est un maître dont on ne saurait s’affranchir sans tomber dans le malheur ; c’est avec la chaîne du devoir qu’on brise toutes les autres.
Le stoïcisme n’est autre chose qu’un traité de la liberté prise dans toute son étendue.
Si cette doctrine, qui a tant de points communs avec les cultes religieux, s’était propagée comme les autres superstitions, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus ni esclaves ni tyrans sur la terre.
Mais qu’est-ce que le bonheur, au jugement du philosophe ?…* C’est la conformité habituelle des pensées et des actions aux lois de la nature.
[p. 315]Et qu’est-ce que la nature ? qu’est-ce que ses lois ? Il n’aurait pas été mal de s’expliquer sur ces deux points ; car il est évident que la nature nous porte avec violence et nous éloigne avec horreur d’objets que le stoïcien exclut de la notion du bonheur.
Mais Sénèque écrivait à Gallion, homme instruit,, que les définitions que l’on exige ici auraient ramené aux premiers éléments de la philosophie.
L’homme heureux du stoïcien est celui qui ne connaît d’autre bien que la vertu, d’autre mal que le vice ; qui n’est abattu ni enorgueilli par les événements ; qui dédaigne tout ce qu’il n’est ni le maître de se procurer, ni le maître de garder, et pour qui le mépris des voluptés est la volupté même.
Voilà peut-être l’homme parfait ; mais l’homme parfait est-il l’homme de la nature ?
« Quand on est inaccessible à la volupté, on l’est à la douleur… » Voilà un de ces corollaires de la doctrine stoïcienne auquel on n’arrive que par une longue chaîne de sophismes. Une statue qui aurait la conscience de son existence serait presque le sage et l’homme heureux de Zenon… « Il faut vivre selon la nature… » Mais la nature, dont la main bienfaisante et prodigue a répandu tant de biens autour de notre berceau, nous en interdit-elle la jouissance ? Le stoïcien se refuse-t-il à la délicatesse des mets, à la saveur des fruits, à l’ambroisie des vins, au parfum des fleurs, aux caresses de la femme ?… « Non ; mais il n’en est pas l’esclave… » Ni l’épicurien non plus. Si vous interrogez celui-ci, il vous dira qu’entre toutes les voluptés, la plus douce est celle qui naît de la vertu. Il ne serait pas difficile de concilier ces deux écoles sur la morale. La vertu d’Épicure est celle d’un homme du monde ; et celle, de Zenon, d’un anachorète. La vertu d’Épicure est un peu trop confiante peut-être ; celle de Zenon est certainement trop ombrageuse. Le disciple d’Épicure risque d’être séduit ; celui de Zenon, de se décourager. Le premier a sans cesse la lance en arrêt contre la volupté ; le second vit sous la même tente, et badine avec elle.
LXIX. §
Il me semble que, dans la nature, le corps est le tyran de l’âme, par les passions effrénées et les besoins sans cesse renaissants ; et qu’au contraire, dans l’état de société, il n’en est ni l’esclave ni le tyran : ce sont deux associés qui se commandent et s’obéissent alternativement. Quand j’ai mangé, je médite ; et quand j’ai médité, il faut que je mange.
La philosophie stoïcienne est une espèce de théologie pleine de subtilités ; et je ne connais pas de doctrine plus éloignée de la nature que celle de Zenon.
La recherche du vrai bonheur conduit Sénèque à l’examen de la volupté d’Épicure ; et voici comment il s’en explique ( chap. XIII) : « Pour moi, dit-il, je pense, et j’ose l’avouer contre l’opinion de nos stoïciens, que la morale de ce philosophe est saine, et même austère pour celui qui l’approfondit ; sa volupté est renfermée dans les limites les plus étroites. La loi que nous prescrivons à la vertu, il l’impose à la volupté ; il veut qu’elle soit subordonnée à la nature : et ce qui suffit à la nature, est bien mince pour la débauche. Ceux qui se pressent en foule à la porte de ses jardins, ne savent pas combien la volupté qu’on y professe est tempérante et sobre ; ils y sont attirés par l’espoir d’y trouver l’apologie de leurs vices : ces faux disciples avaient besoin d’une autorité respectable, et ils ont calomnié le maître dont ils ont emprunté le manteau. »
« Épicure fut un héros déguisé en femme. »
La volupté naît à côté de la vertu, comme le pavot au pied de l’épi ; mais ce n’est point pour la fleur narcotique qu’on a labouré.
Il paraît que le mot volupté, mal entendu, rendit Épicure odieux, ainsi que le mot intérêt, aussi mal entendu, excita le murmure des hypocrites et des ignorants contre un philosophe moderne 303.
Des efféminés, des lâches corrompus, pour échapper à l’ignominie [p. 317] qu’ils méritaient par la dépravation de leurs mœurs, se dirent sectateurs de la volupté, et le furent en effet ; mais c’était de la leur, et non de celle d’Épicure. Pareillement des gens qui n’avaient jamais attaché au mot intérêt d’autre idée que celle de l’or et de l’argent, se révoltèrent contre une doctrine qui donnait l’intérêt pour le mobile de toutes nos actions ; tant il est dangereux en philosophie de s’écarter du sens usuel et populaire des mots.
LXX. §
De l’apologie de l’épicurisme, Sénèque passe à l’apologie de la philosophie en général. Combien j’ai été satisfait, en lisant les chapitres XVII et XVIII, d’y trouver les mêmes impertinences adressées à Sénèque, et par les mêmes personnages que de nos jours ! On lui disait, comme à nos sages :
« Vous parlez d’une façon, et vous vivez d’une autre. » (Chap. XVIII.)
« Ames perverses, sachez que les Platon, les Épicure, les Zenon entendirent autrefois le même reproche. Ce n’est pas de nous que nous parlons, c’est de la vertu. Quand nous faisons le procès aux vices, nous commençons par les nôtres : quand je le pourrai, je vivrai comme je dois. Et le moyen de ne pas paraître trop riche à des gens qui n’ont pas trouvé que Démétrius304 fût assez pauvre ? »
« Lorsque vous parlez de nos mœurs, ou vous les connaissez, ou vous ne les connaissez pas. Si vous ne les connaissez pas, taisez-vous, et ne vous exposez pas au nom d’infâmes calomniateurs ; si vous les connaissez, citez nos mauvaises, actions. »
« Nous ne nous sommes rien prescrit aussi fortement (chap. XXVI) que de ne pas régler notre conduite sur vos opinions. Continuez vos injurieux propos : ce sont pour nous les vagissements d’enfants qui souffrent. »
LXXI. §
Voici comme on attaquait autrefois le stoïcien Sénèque, et la manière dont il se défendait.
[p. 318]« Si donc (chap. XVII, XVIII, XIX, XX et XXI) un de ces détracteurs de la philosophie vient me dire, comme ils disent tous : Pourquoi votre conduite ne répond-elle pas à vos discours ? Pourquoi ce ton soumis avec vos supérieurs ? pourquoi regarder l’argent comme une chose nécessaire, et sa perte comme un malheur ? pourquoi ces larmes, lorsqu’on vous annonce la mort de votre femme ou de" votre ami ? qu’est-ce que cet intérêt si délicat sur l’article de votre réputation, cette sensibilité si exquise à la piqûre la plus légère de la satire ? pourquoi vos terres sont-elles plus cultivées que les besoins naturels ne l’exigent ? pourquoi ces préceptes austères de frugalité à des tables somptueusement servies ? pourquoi ces meubles recherchés, ces vins, plus vieux que vous, ces projets qui se succèdent sans fin, ces arbres qui ne rendent que de l’ombre ? pourquoi votre femme porte-t-elle à ses oreilles la fortune d’une famille opulente ? que signifient ces étoffes précieuses dont vos esclaves sont couverts ? pourquoi le service est-il un art dans vos salles à manger ? à quoi bon ces vaisseaux d’argent, pourquoi sont-ils si curieusement arrangés ? et ces maîtres dans l’art de découper les viandes, quelle figure font-ils autour d’un philosophe ? Ajoutez, si vous voulez, pourquoi ces possessions au delà des mers, ces biens immenses dont vous n’avez pas même l’état ? N’est-il pas également honteux de ne pas connaître vos esclaves, si vous en avez peu, ou d’en avoir un si grand nombre, que votre mémoire n’y suffise pas ?… Sont-ce là tous vos reproches ? Je vais vous aider, et vous en fournir auxquels vous ne pensez pas. Pourquoi ? pourquoi ? Écoutez, et retenez bien ma réponse. C’est que je ne suis pas un sage ; et, pour ménager de l’aliment à votre malignité, c’est que je ne le serai jamais. L’épicurien Diodore vient de se tuer : c’est un insensé, disent les uns ; les autres, c’est un téméraire. Vous attaquez la vie du stoïcien, et la mort de l’épicurien : il est donc bien intéressant pour vous qu’on ne croie pas aux gens de bien ! Si les partisans de la vertu sont vicieux, qu’êtes-vous donc ? S’ils ne conforment pas leur conduite à leurs leçons, c’est qu’elles sont sublimes, ces leçons ; c’est que la pratique en est difficile. Et ces sublimes leçons, dites-vous, quelles sont-elles ? Les voici. Je verrai la mort avec autant de fermeté que j’en entends parler. Je me résoudrai aux travaux, quelque durs qu’ils soient. Je mépriserai la richesse absente [p. 319] comme présente ; ni plus triste pour la savoir ailleurs, ni plus vain pour l’avoir chez moi. Que la fortune vienne à moi, ou qu’elle me quitte, je ne m’en douterai pas. Les terres d’autrui me seront comme si elles m’appartenaient, et les miennes comme si elles appartenaient à autrui. Né pour tous les hommes, tous les hommes seront nés pour moi. Mes biens, je ne les posséderai point en avare, je ne les dissiperai point en prodigue : je jugerai de mes bienfaits sur le mérite de celui qui lés aura reçus, s’il en est digne, je ne croirai pas avoir beaucoup fait. Ma conscience, et non votre opinion, sera la règle de ma vie ; mon propre témoignage prévaudra auprès de moi sur celui de tout un peuple. Je me rendrai agréable à mes amis, je serai indulgent pour mes ennemis, j’irai au-devant des demandes honnêtes, je saurai que l’univers est ma patrie ; je vivrai, je mourrai sans crainte, parce que j’aurai toujours chéri la vertu, et que je n’aurai nui à la liberté de personne, ni à la mienne. 0 vous, qui haïssez la vertu et ses adorateurs, mordez, déchirez, continuez d’outrager les gens de bien : mais sachez du moins qu’au temps où Caton louait les Curius, les Coruncanus, et qu’au siècle où la possession de quelques lames d’argent exposait à la réprimande du censeur, lui, Caton, jouissait de quatre cent mille sesterces ; sachez que, s’il lui fût survenu une plus grande fortune, il ne l’aurait pas rejetée (chap. XXI). Où le sort peut-il mieux placer la richesse que chez un dépositaire qui saura l’employer avec jugement, et la lui restituer sans plainte ? La richesse m’appartient, et vous lui appartenez ; le sage ne l’a pas dérobée : elle n’est point souillée de sang ; elle n’est ni le fruit de l’extorsion, ni le produit d’un gain sordide : elle sortira de chez lui d’une manière aussi innocente qu’elle y est entrée. Il n’y aura que l’envie, qui souffrait lorsqu’elle la vit arriver, qui pourra sourire quand elle la verra s’en aller. Il donnera… Vous ouvrez les oreilles, vous tendez la main ! mais il ne donne qu’aux gens de bien. »
Tout ce qui précède, tout ce que j’omets, tout ce qui suit, est très-beau. Quand on cite Sénèque, on ne sait ni où commencer, ni où s’arrêter. Les philosophes modernes pourraient dire à leurs détracteurs ce que le sage de Sénèque disait aux siens (chap. XXIV) : « Ne vous permettez pas de juger ceux qui [p. 320] valent mieux que vous ; nous possédons déjà un des premiers avantages de la vertu, c’est de déplaire aux méchants. Soyez moins empressés de surprendre nos défauts, et regardez aux vôtres, dont les uns éclatent, les autres sont cachés dans vos entrailles, qu’ils dévorent. En attendant, les exemples, les exhortations ne sont pas à mépriser : laissez-nous donc prêcher la vertu ; peut-être un jour ferons-nous mieux. »
LXXII. §
Il serait à souhaiter que les philosophes modernes, sourds aux cris de l’envie, et connaissant mieux le prix et la douceur du repos, suivissent l’exemple du sage Fontenelle305 ; se fissent, comme lui, un système de bonheur indépendant des opinions et des jugements du vulgaire, et se dissent froidement : « Je n’ai jamais lu aucun des ouvrages de mes ennemis306 ; je n’ai ni le droit de les mépriser, parce que j’ignore s’ils ont du talent, ou s’ils en manquent ; ni celui de les haïr, puisqu’ils ne m’ont pas fait le moindre mal, puisqu’ils ne m’ont pas donné un instant d’humeur pendant le jour, ni un quart d’heure d’insomnie pendant la nuit. Où en serions-nous, si des hommes pervers pouvaient rendre faux ce qui est vrai, mauvais ce qui est bon, laid ce qui est beau ? Le vrai, le bon et le beau forment à mes yeux un groupe de trois grandes figures, autour desquelles la méchanceté peut élever un tourbillon de poussière qui les dérobe un moment aux regards des gens de bien ; mais, le moment qui suit, le nuage disparaît, et elles se montrent aussi vénérables que jamais. Si j’ai raison, il est inutile que je me [p. 321] défende ; si j’ai tort, ma défense ne me donnera pas raison. Je me suis fait un oreiller sur lequel il est difficile de troubler mon repos : et qui est-ce qui sait mieux que moi ce qu’il faut que je me dise et ce qu’il faudrait que je fisse pour me rendre meilleur ? »
Du loisir ou
de la Retraite du sage §
LXXIII. §
On ne peut guère douter que ce petit traité ne soit la continuation de celui qui précède.
La retraite qui nous rapproche de nous-mêmes, en nous séparant de la foule qui nous heurte, restitue à notre marche son égalité.
« L’homme est né pour méditer, et pour agir. Il est habitant, du monde, et citoyen d’Athènes. Il sert la grande république dans la solitude, et la petite dans les tribunaux ou dans le ministère. »
« Épicure dit que le sage ne prendra point de part aux affaires publiques, si quelque chose ne l’y oblige. »
« Zenon, que le sage prendra part aux affaires publiques, à moins que quelque chose ne l’en empêche. »
Mais l’énumération des obstacles est fort étendue. Par exemple, si la république est trop corrompue, et qu’il n’y ait aucun espoir de la sauver ; si les moyens souffraient des contradictions insurmontables ; si l’État est la proie des méchants, le sage se sacrifierait inutilement.
En effet, au milieu des brigues et des cabales de l’ambition, parmi cette foule de calomniateurs qui empoisonnent les meilleures actions ; entouré d’envieux qui font échouer les projets les plus utiles, tantôt pour vous en ravir l’honneur, tantôt pour [p. 323] se ménager de petits avantages ; de ces politiques ombrageux qui épient les progrès que vous faites dans la faveur du souverain et du peuple, pour saisir le moment où il convient de vous desservir et cle vous renverser ; de cette nuée de méchants subalternes qui ont intérêt à la durée des maux, et qui pressentent la tendance de vos opérations ; qu’a-t-on de mieux à faire que de renoncer aux fonctions d’État ? N’est-on utile qu’en produisant des candidats, en secourant les peuples, en défendant les accusés, en récompensant les hommes industrieux, en opinant pour la paix ou pour la guerre ?… Non ; mais je ne mettrai pas sur la même ligne celui qui médite et celui qui agit. Sans doute la vie retirée est plus douce ; mais la vie occupée est plus utile et plus honorable : il ne faut passer de l’une à l’autre qu’avec circonspection ; c’est même l’avis de Sénèque.
« Et qu’importe, ajoute-t-il, par quels motifs le sage embrasse la retraite, si c’est lui qui manque à l’État, ou si c’est l’État qui lui manque ?… » Il importe beaucoup : s’il manque à l’État, c’est un mauvais citoyen ; si l’État lui manque, l’État est insensé.
Sénèque dispense encore le sage de l’administration, s’il manque d’autorité, de force et de santé. Un homme s’est montré dé nos jours plus intrépide que le stoïcien ne l’exige307.
En passant en revue tous les gouvernements, Sénèque n’en trouvait pas un seul auquel le sage pût convenir, et qui pût convenir au sage.
« S’il est mécontent de la république, comme il ne manquera pas d’arriver, pour peu qu’il soit difficile, où se retirera-t-il ? Dans Athènes, où Socrate fut condamné, et d’où Aristote s’enfuit pour ne le pas être ? A Carthage, le théâtre continuel des dissensions ? »
En passant en revue plusieurs de nos gouvernements, le sage serait encore de l’avis de Sénèque.
LXXIV. §
Après des siècles d’une oppression générale, puisse la révolution qui vient de s’opérer au delà des mers, en offrant à tous les habitants de l’Europe un asile contre le fanatisme et la tyrannie, instruire eaux qui gouvernent les hommes, sur le légitime usage de leur autorité ! Puissent ces braves Américains, qui ont mieux aimé voir leurs femmes outragées, leurs enfants égorgés, leurs habitations détruites, leurs champs ravagés, leurs villes incendiées, verser leur sang et mourir, que de perdre la plus petite portion de leur liberté, prévenir l’accroissement énorme et l’inégale distribution de la richesse, le luxe, la mollesse, la corruption des mœurs, et pourvoir au maintien de leur liberté et à la durée de leur gouvernement ! Puissent-ils reculer, au moins pour quelques siècles, le décret prononcé contre toutes les choses de ce monde ; décret qui les a condamnés à avoir leur naissance, leur temps de vigueur, leur décrépitude et leur fin ! Puisse la terre, engloutir celle de leurs provinces assez puissante un jour et assez insensée pour chercher les moyens de subjuguer les autres ! Puisse dans chacune d’elles ou ne jamais naître, ou mourir sur-le-champ sous le glaive du bourreau, ou par le poignard d’un Brutus, le citoyen assez puissant un jour, et assez ennemi de son propre bonheur, pour former le projet de s’en rendre le maître !
Qu’ils songent que le bien général ne se fait jamais que par nécessité, et que le temps fatal pour les gouvernements est celui de la prospérité, et non celui de l’adversité.
Qu’on lise au premier paragraphe de leurs annales : « Peuples de l’Amérique septentrionale, rappelez-vous à jamais que la puissance dont vos pères vous ont affranchis, maîtresse des mers et des terres, il n’y avait qu’un moment, fut conduite sur le penchant de sa ruine par l’abus de la prospérité. »
L’adversité occupe les grands talents ; la prospérité les rend inutiles, et porte aux premiers emplois les ineptes, les riches corrompus, et les méchants.
Qu’ils songent que la vertu couve souvent le germe de la tyrannie.
Si le grand homme est longtemps à la tête des affaires, il y devient despote. S’il y est peu de temps, l’administration se
[p. 325]relâche et languit sous une suite d’administrateurs communs.
Qu’ils songent que ce n’est ni par l’or, ni même par la multitude des bras, qu’un État se soutient, mais par les mœurs.
Mille hommes qui ne craignent pas pour leur vie, sont plus redoutables que dix mille qui craignent pour leur fortune.
Que chacun d’eux ait dans sa maison, au bout de son champ, à côté de son métier, à côté de sa charrue, son fusil, son épée, et sa baïonnette.
Qu’ils soient tous soldats.
Qu’ils songent que, si, dans les circonstances qui permettent la délibération, le conseil des vieillards est le bon ; dans les instants de crise, la jeunesse est communément mieux avisée que la vieillesse.
LXXV. §
Sénèque pense que la nature nous a faits pour méditer et pour agir ; mais lorsque les circonstances réduisent le philosophe à la vie contemplative, il est encore une gloire à laquelle il peut prétendre. « Chrysippe et Zenon, dans leur retraite, ont mieux mérité du genre humain que s’ils avaient conduit des armées, occupé des emplois, et promulgué des lois… » Vaut-il mieux avoir éclairé le genre humain, qui durera toujours, que d’avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir ? Faut-il être l’homme de tous les temps, ou l’homme de son siècle ? C’est un problème difficile à résoudre.
Auguste, ce maître de l’univers, cet homme qui réglait d’un mot le sort des nations, regardait le jour qui le délivrerait de sa grandeur, comme le plus fortuné de sa vie. Cependant il mourut empereur, et fit bien. Rien de plus difficile que de se défaire de l’habitude de commander, si ce n’est de celle d’obéir : l’esclave a perdu son âme quand il a perdu son maître ; comme le chien égaré dans les rues, il crie jusqu’à ce qu’il ait retrouvé la maison où il est nourri d’eau et de pain, et assommé de coups de bâton.
Quelles mœurs, quelles effroyables mœurs que celles des Romains ! Je ne parle pas de la débauche, mais de ce caractère féroce qu’ils tenaient apparemment de l’habitude des combats du Cirque. Je frémis lorsque j’entends un de ces citoyens, blasé [p. 326] sur les plaisirs, las des voluptés de la Campanie, du silence et des forêts du Brutium, des superbes édifices de Tarente, se dire à lui-même : « Je m’ennuie ; retournons à la ville : je me sens le besoin de voir couler du sang. » Et ce mot est celui d’un efféminé !
On ne tardera pas à devenir cruel partout où l’on circulera parmi des bourreaux et des assassins, partout où l’on verra au pied des autels et sur les places publiques une continuelle effusion de sang. Lorsque je compte les prêtres et les temples, les jeux du Cirque et ses victimes, Rome ancienne me semble une grande boucherie où l’on donnait leçon d’inhumanité.
LXXVI. §
Ici Sénèque s’exhorte à l’examen des choses, sans partialité, sans cette haine implacable que sa secte a vouée à toutes les autres.
D’où venait cette intolérance des stoïciens ? De la même source que celle des dévots outrés. Ils ont de l’humeur, parce qu’ils luttent contre la nature, qu’ils se privent et qu’ils souffrent. S’ils voulaient s’interroger sincèrement sur la haine qu’ils portent à ceux qui professent une morale moins austère, ils s’avoueraient qu’elle naît de la jalousie secrète d’un bonheur qu’ils envient, et qu’ils se sont interdit, sans croire aux récompenses qui les dédommageront de leur sacrifice ; ils se reprocheraient leur peu de foi, et cesseraient de soupirer après la félicité de l’épicurien dans cette vie, et la félicité du stoïcien dans l’autre.
Consolation à Helvia §
LXXVII. §
Helvia était mère de Sénèque. Elle resta orpheline presque en naissant, et passa sous l’autorité d’une belle-mère. Quelque indulgence qu’on suppose dans une belle-mère, ce n’est pas sans, difficulté qu’on parvient à lui plaire. Un oncle qui la chérissait lui fut enlevé au moment où elle l’attendait, les bras ouverts, à son retour d’Egypte : dans le même mois elle perdit son époux. L’absence de ses enfants la laissa seule sous le poids de cette affliction. Sa vie n’avait été qu’un tissu d’alarmes, de périls et de douleurs, lorsqu’elle recueillit les cendres de trois de ses petitsfils, dans le même pan de sa robe où elle les avait reçus en naissant. Vingt jours s’étaient écoulés .depuis les funérailles du fils de Sénèque, lorsque le père fut séparé d’elle par l’exil. Ce dernier événement est le sujet de la Consolation.
Cet ouvrage, écrit dans la situation la plus cruelle et la contrée la plus affreuse, est plein d’âme et d’éloquence. Le beau génie et l’excellent caractère du philosophe s’y développent en entier. Il s’y montre sous une multitude de formes diverses : il est érudit, naturaliste, philosophe, historien, moraliste, religieux, sans s’écarter de son sujet. On ne saurait s’empêcher d’accorder de l’admiration et de l’estime à l’homme sensible qui réunit tant de vertus et tant de talents.
C’est parce que tout serait à citer de ce bel écrit, que j’en citerai peu de chose. Sénèque dit à sa mère :
« J’espère que vous ne refuserez pas à un fils à qui vous [p. 328] n’avez jamais rien refusé, la grâce de mettre un terme à vos regrets. »
« Vous me croyez malheureux ; je ne le suis pas, je ne puis le devenir. »
« Je ne me suis jamais fié à la fortune : tous les avantages que je tenais de sa faveur, les richesses, les honneurs, la gloire, je les ai possédés de manière qu’elle pût les reprendre sans m’affliger ; j’ai toujours laissé entre elle et moi un grand intervalle. »
Si cela n’eût pas été vrai, comment aurait-il eu le front de le dire à sa mère ? Et Helvia n’aurait-elle pas été dans le cas de lui répondre : « Mon fils, vous mentez ? »
« En quelque lieu que l’homme de bien soit relégué, il y trouve la nature, la mère commune de tous les hommes, et sa vertu personnelle. »
« De tous les points de la terre, nos regards se dirigent également vers le ciel, et le séjour de l’homme est à la même distance de la demeure des immortels. »
« Est-on malheureux dans un exil vers lequel on attire les regrets des citoyens vertueux ? Le beau jour pour Marcellus exilé, que celui où Brutus ne pouvait le quitter, et César n’osa l’aller voir ! Brutus était affligé, et César honteux de revenir sans Marcellus. »
« Un grand homme debout est encore un homme grand à terre. »
« L’homme a un penchant naturel à se déplacer… » Je ne le pense pas ; cette maxime contredit et les philosophes et les poètes, qui tous ont unanimement reconnu et préconisé l’attrait du sol. Ainsi que tous les animaux, l’homme ne s’éloigne du lieu de sa naissance que d’un assez court intervalle ; cet intervalle est limité par ses besoins et par ses forces ; il le mesure sur la fatigue du retour. Il ne quitte son berceau que quand il en est chassé. Le lièvre et le cerf, qui vont si vite, changent rarement de forêt ; l’aigle plane presque toujours au-dessus des mêmes montagnes. Le sol rappelle l’homme des pays lointains, où l’intérêt ne l’a point transporté sans l’arracher des bras de [p. 329] son père, de sa mère, de ses frères, de sa femme, de ses enfants, de ses concitoyens : il s’est retourné plus d’une fois ; ses mains se sont portées, ses yeux baignés de larmes se sont fixés vers la ville, sur le rivage qu’il venait de quitter.
Sénèque ajoute : « De vos enfants, l’un est parvenu aux dignités par son mérite ; la sagesse de l’autre les a dédaignées : jouissez de la considération de celui-là, du loisir de celui-ci, de la tendresse de tous deux. Gallion a recherché la grandeur pour vous honorer ; Mêla, le repos, pour n’être qu’à vous. Le sort a voulu que l’un vous servît d’appui, l’autre de consolateur. Vous êtes défendue par le crédit du premier ; vous jouissez de la tranquillité du second : ils se disputeront de zèle, et l’amour des deux suppléera à la perte d’un seul. »
« Le sexe n’est point une excuse pour celle qui n’en montra jamais aucune des faiblesses. »
Et Sénèque n’est pas pathétique, lorsqu’il fait dire à Helvia : « Je suis privée dès embrassements de mon fils ! je ne jouis plus de sa présence, de sa conversation. Où est-il, le mortel chéri dont la vue dissipait la tristesse de mon front, dont le sein recevait le dépôt de mes inquiétudes ? Que sont devenus ces entretiens dont je ne sentis jamais la satiété ? ces études auxquelles j’assistais avec un plaisir si rare dans une femme ? Et cette tendresse qu’on laissait éclater à ma rencontre, cette joie ingénue qui se déployait à mon approche, je la cherche, et je ne la trouve plus ! » ■
Et Sénèque n’est pas pathétique, lorsqu’il ajoute : « Vous revoyez les lieux témoins de nos caresses et de nos repas ! ce dernier entretien, si capable de déchirer une âme, vous vous le rappelez. Combien vous souffrîtes ! combien vous aviez souffert jusqu’à ce moment ! C’est à travers des cicatrices que votre sang a recommencé de couler ! ».
Et Sénèque n’est pas pathétique, lorsqu’il continue : « Tournez vos yeux sur mes frères ! tant qu’ils vous resteront, vous sera-t-il permis de vous plaindre de la fortune ?… Tournez vos yeux sur vos petits-enfants : quelles larmes ne suspendrait pas leur innocente gaieté ? quelle tristesse ne céderait pas à leurs [p. 330] jeux enfantins ?… Puisse la cruauté du destin s’épuiser sur moi seul, victime expiatrice pour toute ma famille ! Serrez entre vos bras Novatilla… Songez à votre père : tant que votre père vivra, ce serait un crime à sa fille de croire qu’elle a trop vécu… Je ne vous parlais pas de votre sœur. C’est sur ses genoux que je suis entré clans Rome ; ce sont ses soins maternels qui m’ont conservé la vie ; c’est son crédit qui m’a conduit à la questure. Jetez vos bras autour d’elle, réfugiez-vous clans son sein… Je sais que vos pensées reviendront souvent sur moi, parce qu’il est naturel de porter la main à la partie douloureuse ; mais sur ce que vous connaissez de mes principes et de l’emploi de mes journées, jugez si je puis être malheureux. »
« Je ne m’aperçois de la pauvreté que par l’absence des soins que la richesse entraîne… Quand les serments furent-ils respectés ? Ce fut au temps où l’on jurait par des dieux d’argile… Lequel des deux estimerai-je davantage, ou de celui qui sait vivre d’un morceau de pain, ou de César, qui dépense en un souper cent millions de sesterces ?… Tout se fait à temps. C’est lorsque Apicius donne aux citoyens des leçons publiques de gourmandise, que les philosophes sont chassés de Rome… Apicius se trouve indigent avec dix millions de sesterces, et se tue. Peu de chose suffit à la nature, rien ne suffit à la cupidité. La nature a rendu facile ce qu’elle a rendu nécessaire. »
LXXVIII. §
Lorsque je commençai cet ouvrage, ou plutôt mes lectures, je ne me proposai pas seulement de recueillir quelques-unes des belles pensées de Sénèque ; j’avais encore le dessein d’y joindre les anecdotes historiques qui rendent ses ouvrages si intéressants et si précieux.
C’est dans cette Consolation à Helvia, si je ne me trompe, qu’il raconte que, dans la foule des citoyens qui gémissaient sur le sort d’Aristide, que l’on conduisait au supplice, il y eut un impudent qui lui cracha au visage. Phocion essuya la même avanie ; d’où je conclus que la populace d’Athènes était plus vile que la nôtre. On ne t’aurait pas fait la même insulte, à toi, ô le plus haï, le plus méprisable et le plus méprisé des hommes ! Je
[p. 331]ne te nomme pas, mais tu te reconnaîtras, si tu me lis… Tu rougis ! tu pâlis ! tu. t’es reconnu 308.
L’histoire ancienne, qui nous entretient sans cesse de grands personnages, attache si rarement nos regards sur la multitude, que nous ne l’imaginons pas, dans les temps passés, aussi grossière, aussi perverse que de nos jours : peu s’en faut que nous ne croyions qu’on ne traversait pas une rue d’Athènes sans être coudoyé par un Démosthène ou par un Cimon. Et l’avenir pourrait bien croire, à moins que l’esprit philosophique ne s’introduise à la fin dans l’histoire, qu’on ne traversait pas une rue de Paris sans coudoyer un N***, un Malesherbes ou un Turgot309.
Sénèque n’aurait laissé que ce morceau, qu’il aurait droit au respect des gens de bien et à l’éloge de la postérité. Lorsqu’il s’occupait des chagrins de sa mère, il était bien plus à plaindre qu’elle.
DE LA
Brièveté de la vie §
LXXIX. §
On présume que le Paulinus à qui Sénèque adresse ce traité, était père de Pauline, la seconde femme de Sénèque. Il exerçait à Rome une charge très-importante, la surintendance générale des vivres.
« La vie n’est courte, dit Sénèque, que par le mauvais emploi qu’on en fait. »
« Perdre sa vie, c’est tromper le décret des dieux. »
« Se cacher son âge, c’est vouloir mentir au destin. »
On ne lit point ce traité sans s’appliquer à soi-même la plupart des sages réflexions dont il est parsemé. Un homme de lettres310 se plaignait de la rapidité du temps. Un de ses amis, témoin de ses regrets311, et sachant d’ailleurs combien il était prodigue du sien, l’interrompit en lui citant ce passage de Sénèque : Tu te plains de la brièveté de la vie, et tu te laisses voler la tienne. « On ne me vole point ma vie, répondit le philosophe ; je la donne : et qu’ai-je de mieux à faire que d’en accorder une portion à celui qui m’estime assez pour solliciter ce présent ? Quelle comparaison d’une belle ligne, quand je saurais l’écrire, à une belle action ? On n’écrit la belle ligne que pour exhorter à la bonne action, qui ne se fait pas ; on n’écrit la belle ligne que pour accroître sa réputation : et l’on ne pense pas qu’au bout d’un nombre d’années assez courtes, et [p. 333] qui s’écoulent avec rapidité, il sera très-indifférent qu’il y ait au frontispice de la Pétréide, THOMAS, ou un autre nom ; on ne pense pas que le point important n’est pas que la chose soit faite par un autre ou par soi, mais qu’elle soit faite et bien faite par un méchant même ou par un homme de bien ; on prise plus l’éloge des autres que celui de sa conscience. On ne me louera, j’en conviens, ni dans ce moment où je suis, ni quand je ne serai plus ; mais je m’en estimerai moi-même, et l’on m’en aimera davantage. Ce n’est point un mauvais échange que celui de la bienfaisance dont la récompense est sûre, contre de la célébrité qu’on n’obtient pas toujours, et qu’on n’obtient jamais sans inconvénient. Je n’ai jamais regretté le temps que j’ai donné aux autres, je n’en dirais pas autant de celui que j’ai employé pour moi. Peut-être m’en imposé-je par des illusions spécieuses, et ne suis-je prodigue de mon temps que par le peu de cas que j’en fais : je ne dissipe que la chose que je méprise ; on me la demande comme rien, et je l’accorde de même. Il faut bien que cela soit ainsi, puisque je blâmerais en d’autres ce que j’approuve en moi. »
Fort bien, répliquera Sénèque (chap. III) : « mais le temps que tu t’es laissé ravir par une maîtresse, celui que tu as perdu à quereller avec ta femme, tes domestiques et tes enfants ; en amusements, en distractions, en débauches de table, en visites inutiles, en courses aussi fatigantes que superflues ? tes passions, tes goûts, tes fantaisies, tes folies n’ont-elles pas mis tes jours et tes nuits au pillage, sans que tu t’en sois aperçu ?… »
Les journées sont longues et les années sont courtes pour l’homme oisif : il se traîne péniblement du moment de son lever jusqu’au moment de son coucher ; l’ennui prolonge sans fin cet intervalle de douze à quinze heures, dont il compte toutes les minutes : de jours d’ennui en jours d’ennui, est-il arrivé à la fin de l’année ? il lui semble que le premier de janvier touche immédiatement au dernier de décembre, parce qu’il ne s’intercale dans cette durée aucune action qui la divise. Travaillons donc : le travail, entre autres avantages, a celui de raccourcir les journées, et d’étendre la vie.
Le vieillard occupé, dont le travail assidu augmentera sans relâche la somme des connaissances, laissera toujours entre le jeune homme et lui à peu près la même différence d’instruction, [p. 334] et la société de celui-ci ne lui déplaira jamais. Il n’en est pas ainsi du vieillard oisif ; il s’avance vers un moment où, honteux d’être devenu l’écolier d’un adolescent, il fuira un commerce où la supériorité qu’on aura prise sur lui par l’étude, et qui s’accroîtra par les progrès successifs de l’esprit humain, l’humiliera sans cesse, et l’affligera. Lisons donc tant que nos yeux nous le permettront, et tâchons d’être au moins les égaux de nos enfants. Plutôt s’user que se rouiller.
Si le ciel nous exauçait, l’impatience de nos craintes, de nos espérances, de nos souhaits, de nos peines, de nos plaisirs, abrégerait notre vie des deux tiers. Être bizarre, tu crains la fin de ta vie, et, en une infinité de circonstances, tu hâtes la célérité du temps ! Il ne tient pas à toi qu’entre l’instant où tu es et l’instant où tu voudrais être, les jours, les mois, les années intermédiaires ne soient anéanties : la chose que tu attends n’est rien peut-être, ou presque rien ; et celle que tu sacrifierais volontiers, est tout !
LXXX. §
Sénèque (chap. I) prétend qu’Aristote intenta à la nature un procès indigne d’un sage sur la longue vie qu’elle accorde à quelques animaux, tandis qu’elle a marqué un terme si court à l’homme, né pour tant de choses importantes… « Nous n’avons pas trop peu de temps, lui dit-il ; nous en perdons trop… » Certes, ce n’était pas un reproche à faire au plus laborieux des philosophes… « La vie serait assez longue, et suffirait pour achever les plus grandes entreprises, si nous savions en bien placer les instants… » Cela est-il vrai ? La course de notre vie est déjà fort avancée lorsque nous sommes capables de quelque chose de grand, et celui qui avait formé le projet de te faire admirer des Français, en leur mettant ton ouvrage sous les yeux, est mort avant que d’avoir mis la dernière main à son travail 312… Sénèque, adressez ces reproches aux hommes dissipés, mais épargnez-les à Aristote ; épargnez-les à vous-même, et à
[p. 335]tant d’hommes célèbres que la mort a surpris au milieu des plus belles entreprises. Je suis bien loin de sentir comme vous ; je regrette que vos semblables soient mortels.
Je n’aurais pas de peine à trouver dans Sénèque plus d’un endroit où il se plaint de la multiplicité des affaires et de la rapidité des heures. L’animal sait, en naissant, tout Ge qu’il lui importe de savoir ; l’homme meurt lorsque son éducation est à peine achevée.
En faisant le procès à Aristote, il le fait aussi à Hippocrate, qui a ouvert son sublime et profond ouvrage des Aphorismes par ces mots : « L’art est long, la vie courte, le jugement difficile, l’expérience périlleuse, et l’occasion fugitive… » C’est à l’imperfection actuelle de la médecine, malgré les travaux d’une multitude d’hommes de génie, ajoutés et surajoutés successivement aux travaux de ce grand homme, à justifier l’archiatre et le philosophe. N’en déplaise à Sénèque, quand on a comparé la difficulté de perfectionner une science, de se perfectionner soimême, avec la rapidité de nos jours, on trouve que l’homme qui a ménagé ses moments avec la plus grande économie, qui ne s’en est laissé dérober aucun par facilité, qui n’a rien perdu de ses heures par maladie, par paresse ou par négligence, et qui est parvenu à l’extrême vieillesse, a cependant bien peu vécu.
LXXXI. §
Encore si les obstacles ne venaient que de l’étendue et de la difficulté de la chose ! Mais combien de fois n’arrive-t-il pas que les préjugés, les usages, les coutumes, les religions, les [p. 336] lois mêmes s’opposent aux progrès ! J’en citerai l’anatomie pour exemple. Nos gymnases publics de médecine et de chirurgie, quoique les moins utiles à l’instruction, ont seuls le droit de demander des cadavres au grand hôpital, qui ne leur en fournit pas le trentième du besoin. La plupart sont infectés de scorbut, d’ulcères, d’abcès et d’autres maladies contagieuses. Les écoles particulières , plus instructives, où l’élève travaille de lui-même et s’exerce aux opérations, vont aux cimetières : on corrompt les fossoyeurs, on force les grilles, on escalade les murs, on s’expose aux animaux qui veillent dans ces enclos publics, et aux châtiments de la police, pour s’emparer de corps à demi pourris, et funestes à l’artiste qui les ouvre, et à l’auditeur qui les approche.
Quand la science cesse de s’en occuper, que deviennent les restes ? On ne les brûle pas sans se constituer en dépense, et sans exciter des vapeurs nuisibles : souvent on les jette dans les rues, au grand scandale du citoyen, incertain si cette cuisse n’est pas celle de son père, et cet organe, celui même où il a pris naissance ; on les porte à la rivière, au hasard d’être surpris par la garde, traîné chez un commissaire, et de la maison du commissaire conduit en prison.
Chez les peuples anciens, en Egypte, on n’embaumait pas sans disséquer ; en Grèce, on abandonnait au scalpel les suppliciés ; à Sparte, les enfants condamnés à l’apothète par leur difformité, à Rome, sous les premiers rois, les nouveau-nés exposés par l’indigence, les malfaiteurs et les ennemis tués les armes à la main.
Les médecins qui suivirent les armées de Marc-Aurèle profitèrent de ce privilège. On lit dans les Déclamations de Sénèque le père que, malgré l’usage des bûchers, on fouillait les viscères des morts pour y trouver les causes des infirmités des vivants.
En Espagne, où la médecine et la chirurgie sont peu cultivées, ces sciences obtiennent cependant tous les secours dont elles ont besoin. En Prusse, ces secours sont faciles et gratuits.
Si l’étude de l’anatomie est contrariée dans la capitale, c’est pis encore à Lyon, à Bordeaux, à Montpellier, dans toutes nos provinces. Il n’y a qu’à Strasbourg où l’on m’a assuré que tous
[p. 337]les cadavres bourgeois étaient livrés au démonstrateur sans aucune rétribution.
Et nous nous appelons policés, et nous ignorons que plus une science qui ne s’apprend point dans les livrés est importante, plus les moyens de s’y perfectionner doivent être libres et multipliés ! Ce que je dis ici dans le texte pouvait être mis en note ; mais je veux qu’il soit lu, et j’espère que des voix réunies s’élèveront utilement contre les abus. J’ai souhaité que la digne et respectable femme 313 qu’on ne saurait trop louer et qui nous a prouvé sans réplique qu’avec une somme très-modique 314, un malade pouvait être mieux soigné dans un hôpital que clans sa propre maison, ne laissât pas dévorer aux vers, sans avantage pour nous, les cadavres des malheureux que ses secours n’auront pu conserver315.
LXXXII. §
Je ne suis pas plus satisfait de ce que Sénèque vient d’adresser à Aristote, que de ce qu’il va dire à Paulinus (chap. XVIII, XIX).
« Songez à combien d’inquiétudes vous expose un emploi aussi considérable. Vous avez affaire à des estomacs qui n’entendent ni l’équité, ni la raison. Vous êtes le médecin d’un de ces maux urgents qu’il faut traiter et guérir à l’insu des malades. Croyez-vous qu’il y ait aucune comparaison entre passer son temps à surveiller aux fraudes des marchands de blé, à la négligence des magasiniers, à prévenir l’humidité qui échauffe et gâte les grains, à empêcher que la mesure et le poids n’en soient altérés ; et vous occuper de connaissances importantes et sublimes sur la nature des dieux, le sort qui les attend, leur félicité ?… » Je répondrais à Sénèque : C’est la première qui me paraît la plus urgente et la plus utile… « On ne manquera pas, dites-vous (chap. XVIII), de gens d’une exacte probité, d’une stricte attention… » Vous vous trompez : on trouvera cent con1.
[p. 338]templateurs oisifs pour un homme actif ; cent rêveurs sur les choses d’une autre vie pour un bon administrateur des choses de celle-ci. Votre doctrine tend à enorgueillir des paresseux et des fous, et à dégoûter les bons princes et les bons magistrats, les citoyens vraiment essentiels. Si Paulinus fait mal son devoir, Rome sera dans le tumulte ; si Paulinus fait mal son devoir, Sénèque manquera de pain. Le philosophe est un homme estimable partout, mais plus au sénat que dans l’école, plus dans un tribunal que dans une bibliothèque, et la sorte d’occupations que vous dédaignez est vraiment celle que j’honore ; elle demande de la fatigue, de l’exactitude, de la probité ; et les hommes doués de ces qualités vous semblent communs ! Lorsque j’en verrai qui se seront fait un nom dans la magistrature (chap.XIX), au barreau, loin de croire qu’ils ont perdu leurs années pour qu’une seule portât leur nom, je serai désolé de n’en pouvoir compter une aussi belle dans toute ma vie. Combien il faut en avoir consumé dans l’étude et dérobé aux plaisirs, aux passions, au sommeil, pour obtenir celle-là ! Sage est celui qui médite sans cesse sur l’épitaphe que le doigt de la justice mettra sur son tombeau.
LXXXIII. §
Turannius (chap. XX) a abdiqué les places où il servait utilement sa patrie, et s’est condamné au repos, quand il avait encore des forces d’esprit et de corps ; et lorsque Turannius se fait mettre au lit et pleurer par ses gens, comme s’il eût été mort, Turannius vous paraît ridicule ? Dans un autre moment, vous eussiez dit que Turannius avait fait de lui-même et cle ceux qui quittent la république trop tôt, une satire forte, une critique sublime.
« Si quelques-uns de vos concitoyens ont été souvent revêtus des charges de la magistrature, ne leur portez point envie. »
- — J’y consens, il ne faut porter envie à personne.
- — « S’ils se sont rendus célèbres au barreau, ne leur portez point envie. »
- — Et pourquoi ?
- — C’est qu’ils ont acquis cette célébrité aux dépens de leur vie. »
- — Et quelle est la célébrité qu’on acquiert autrement !
- — « C’est qu’ils ont perdu leurs années. »
- — Quoi ! les années consacrées au bien général sont des années perdues !
- — « Les hommes (chap, XX) obtiennent plus facilement de la loi que d’eux-mêmes la fin de leurs travaux. »
- — Je les en loue.
- — « Personne ne pense à la mort. »
- — Il est bien de penser à la mort, mais afin de se hâter de rendre sa vie utile.
C’est un défaut si général que de se laisser emporter au delà des limites de la vérité, par l’intérêt de la cause qu’on défend, qu’il faut pardonner quelquefois à Sénèque.
LXXXIV. §
« Apprendre à vivre, c’est apprendre à mourir… » Et apprendre à mourir, c’est apprendre à bien vivre.
J’en vois sans nombre qui se meuvent ; mais quel est celui d’entre eux qui vit ? Auguste écrase ses concitoyens, ses collègues, ses parents, ses amis ; il verse des flots de sang sur la terre et sur les mers ; il porte ses armes dans la Macédoine, la Sicile, l’Asie, l’Egypte, la Syrie, presque sur toutes les côtes ; las d’assassiner des Romains, ses soldats massacrent des peuples étrangers. Tandis qu’il s’occupe à pacifier les Alpes, à dompter des ennemis confondus avec les sujets de l’Empire, à porter ses limités au delà du Rhin, de l’Euphrate et du Danube, on aiguise des poignards contre lui dans son palais, au Capitole : les désordres de sa fille assiègent sa vieillesse et rassemblent de nouveaux périls autour de son ’trône. Appelez-vous cela vivre ? Ambitionnez-vous cette destinée ?
« L’homme arrive au bord de sa fosse, comme le distrait à l’entrée de sa maison. »
« Cet autre, c’est un fainéant que les bras de ses esclaves ont tiré du bain, déposé sur un siège, et qui leur demande s’il
[p. 340]est assis… » Cela ? c’est un homme vivant ? C’est un mort qui parle.
Il ne faut pas lire les ouvrages de Sénèque comme de simples leçons de philosophie, comme des conseils de la sagesse, mais comme les saintes exhortations d’un ministre des dieux, plus occupé de consterner le vicieux que d’éclairer l’ignorant. Partout où il parle de la vertu, de ses prérogatives, de la frivolité des grandeurs de la terre, c’est avec un enthousiasme qu’on partage quand on a quelque sentiment du vrai, du bon, de l’honnête et du beau, c’est d’un ton solennel qui en impose quand on n’est pas un déterminé scélérat.
Le stoïcisme a dénaturé tous les mots ; et celui qui n’en connaîtrait que les acceptions communes entendrait mal la doctrine de cette école, et la plupart de ses assertions lui paraîtraient absurdes ou paradoxales.
Je n’ai pas lu le chapitre III sans rougir : c’est mon histoire 316. Heureux celui qui n’en sortira point convaincu qu’il n’a vécu qu’une très-petite partie de sa vie !
Ce traité est très-beau ; j’en recommande la lecture à tous les hommes, mais surtout à ceux qui tendent à la perfection dans les beaux-arts. Ils apprendront combien ils ont peu travaillé, et que c’est aussi souvent à la perte du temps qu’au manque de talent, qu’il faut attribuer la médiocrité des productions en tout genre.
De la Constance du sage §
LXXXV. §
De la constance du sage, ou de l’injure, de l’ignominie, de l’arrogance, de la vengeance, de la force, de la sécurité, du chemin qui conduit à la vertu.
Je ne crois pas que le vicieux puisse supporter la lecture de Sénèque, à moins qu’il ne se soit fait un système de perversité qui le garantisse de la honte et du remords ; ou que, né scélérat et bouffon317, il n’ait le courage de se moquer de la vertu.
Ce traité est adressé à Sérénus. Si le chemin par lequel le stoïcien conduit l’homme au bonheur est escarpé, en revanche, rien n’est si facile à suivre que la pente qu’il lui indique pour se soustraire à l’infortune.
« Insensé ! pourquoi gémir ? Qu’attends-tu ? la fin de tes maux d’un hasard ? tandis qu’elle se présente à toi de tous côtés. Vois ce précipice : c’est par là qu’on descend à la liberté ; vois cette mer, ce fleuve, ce puits : la liberté est cachée au fond de leurs eaux ; vois cet arbre : elle est suspendue à chacune de ses branches ; porte ta main à ta gorge, pose-la sur ton cœur : ce sont autant d’issues à la servitude ; il n’y a pas une cle tes veines par laquelle ton malheur ne puisse s’échapper… » Cette morale, elle est inspirée à un Sénèque par un Caligulal
LXXXVI. §
Plus j’y réfléchis, plus il me semble que nous aurions tous besoin d’une teinte légère de stoïcisme, mais qu’elle serait surtout utile aux grands hommes.
[p. 342]Quoi ! tu t’es immortalisé par une multitude d’ouvrages sublimes dans tous les genres de littérature ; ton nom, prononcé avec admiration et respect dans toutes les contrées du globe policé, passera à la postérité la plus reculée et ne périra qu’au milieu des ruines du monde ; tu es le premier et seul poëte épique de la nation ; tu ne manques ni d’élévation ni d’harmonie ; et si tu ne possèdes pas l’une de ces qualités au degré de Racine, l’autre au degré de Corneille, on ne saurait te refuser une force tragique qu’ils n’ont pas ; tu as fait entendre la voix de la philosophie sur la scène, tu l’as rendue populaire. Quel est celui des Anciens et des modernes qu’on puisse te comparer dans la poésie légère ? Tu nous as fait connaître Locke et Newton, Shakspeare et Congreve ; la pudeur ne prononcera pas le nom de ta Pucelle ; mais le génie, mais le goût l’auront sans cesse entre leurs mains ; mais les grâces la cacheront dans leur sein. La critique dira de tes ouvrages historiques tout ce qu’elle voudra ; mais elle ne niera point qu’on ne remporte de cette lecture une haine profonde contre tous les méchants qui ont fait et qui font le malheur de l’humanité, soit en l’opprimant, soit en la trompant ; dans tes romans et tes contes, pleins de chaleur, de raison et d’originalité, j’entrevois partout la sage Minerve sous le masque de Momus.
Après avoir soutenu le bon goût par tes préceptes et par tes écrits, tu t’es illustré par des actions éclatantes ; on t’a vu prendre courageusement la défense de l’innocence opprimée ; tu as restitué l’honneur à une famille flétrie par des magistrats imprudents ; tu as jeté les fondements d’une ville318 à tes dépens ; les dieux ont prolongé ta vie, sans infirmités, jusqu’à l’extrême vieillesse ; tu n’as pas connu l’infortune ; si l’indigence approcha de toi, ce ne fut que pour implorer et recevoir tes secours ; toute une nation t’a rendu des hommages que ses souverains ont rarement obtenus d’elle ; tu as reçu les honneurs du triomphe dans ta patrie, la capitale la plus éclairée de l’univers : quel est celui d’entre nous qui ne donnât sa vie pour un jour comme le tien ? Et la piqûre d’un insecte envieux, jaloux, malheureux, pourra corrompre ta félicité ! Ou tu ignores ce que tu vaux, ou tu ne fais pas assez de cas de nous : connais enfin ta [p. 343] hauteur, et sache qu’avec quelque force que les flèches soient lancées, elles n’atteignent point le ciel. C’est exiger des méchants et des fous une tâche trop difficile, que de prétendre qu’ils s’abstiendront de nuire ; leur impuissance ne me les rend pas moins haïssables : un vêtement impénétrable m’a garanti du poignard ; mais celui qui m’a frappé n’en est pas moins un lâche assassin… Hélas ! tu étais, lorsque je te parlais ainsi !
LXXXVII. §
Ce livre de la Constance du Sage est une belle apologie du stoïcisme, et une preuve sans réplique de l’âpreté de cette philosophie dans la spéculation, et de son impossibilité dans la pratique. Je crois qu’il serait plus difficile d’être stoïcien à Paris, qu’il ne le fut à Rome ou dans Athènes.
A tout moment on est tenté de dire à Sénèque et aux autres rigoristes ; Vos remèdes, superflus pour l’homme sain, sont trop violents pour l’homme malade. Il faut en user avec la multitude comme les maîtres en gymnastique : c’est par un long exercice et des sauts modérés, qu’ils préparent leurs élèves à franchir un large fossé ; encore, entre ces élèves, y en a-t-il dont les jambes sont si faibles, si pesantes, les muscles des cuisses si mous, que, quelque soin qu’ils se donnent, ils n’en feront jamais que de mauvais sauteurs. Que faut-il apprendre à ceux-là ? A marcher. Et à ceux qui ont peine à marcher ? A se traîner.
Je ne le dissimulerai pas, je suis révolté du mot de Stilpon319, et du commentaire de Sénèque (chap. VI, et Epist. IX). « Je me suis échappé à travers les décombres de ma maison ; j’ai trempé mes pieds dans les ruisseaux du sang de mes concitoyens égorgés ; j’ai vu ma patrie jetée dans l’esclavage ; mes filles m’ont été ravies ; au milieu du désastre général je ne sais ce [p. 344] qu’elles sont devenues ; mais qu’est-ce que cela me fait, à moi ?… » Qu’est-ce que cela te fait, homme de bronze ?… « Je n’ai rien perdu… » Si tu n’as rien perdu, il faut que tu te sois étrangement isolé de tout ce qui nous est cher, de toutes les choses sacrées pour les autres hommes. Si ces objets ne tiennent au stoïcien que comme son vêtement, je ne suis point stoïcien, et je m’en fais gloire ; ils tiennent à ma peau, on ne saurait me séparer d’eux sans me déchirer, sans me faire pousser des cris. Si le sage tel que toi ne se trouve qu’une fois, tant mieux ; s’il faut lui ressembler, je jure de n’être jamais sage.
« On imagine à peine que l’homme soit capable de tant de grandeur et de fermeté… » Dites de stupidité féroce. Mais le rôle de Stilpon était-il vrai ? Je le crois, parce que j’aime mieux lui supposer une insensibilité que j’abhorre, qu’une hypocrisie que je mépriserais. Soldats, tuez ces infâmes usuriers qui ont perdu les registres de rapines sur lesquels ils attachaient des regards pleins de joie, et qui, dans leur désespoir, offrent leurs poitrines nues à la pointe de vos glaives ; mais ce tigre qui semble s’amuser du désastre de sa ville et qui foule d’un pied tranquille les cadavres de ses parents, de ses amis, de ses concitoyens, ne l’épargnez pas.
« Il y a autant de différence entre les stoïciens et les autres philosophes, qu’entre l’homme et la femme… » Cela serait plus exact des cyniques.
« La plaisanterie coûta la vie à Caligula… » J’ai toujours désiré que le despote fût plaisant. L’homme supporte l’oppression, mais non le mépris ; il répond tôt ou tard à une ironie par un coup de poignard.
En lisant ce que la raison dictait à notre philosophe sur l’affront, l’injure et la vengeance, je regrettais le chapitre qu’il eût ajouté à son ouvrage s’il eût vécu chez des barbares, où l’on est déshonoré quand l’on ne se venge pas d’un mot ou d’un geste méprisant, et où l’on est poursuivi par des lois rigoureuses et ruiné, si l’on se venge.
Exiger trop de l’homme, ne serait-ce pas un moyen de n’en rien obtenir ?
La Consolation à Polybe §
LXXXVIII. §
Tout meurt ; l’affliction est vaine ; nous naissons pour le malheur ; les morts ne veulent point être regrettés ; Polybe doit un exemple de courage : l’étude le consolera.
Pour que le lecteur juge sainement de cet ouvrage, qui a attiré tant de reproches à Sénèque, il est à propos, ce me semble, de s’arrêter un moment sur la position de l’auteur dont il porte le nom, et sur le caractère du courtisan auquel il est adressé.
Polybe, un des affranchis de Claude, ne fut point le complice de ceux qui abusaient de la faveur du prince imbécile pour disposer de la fortune, de la liberté et de la vie des citoyens ; il serait injuste de le confondre avec un Narcisse, un Pallas, un Caliste : il n’avait point de liaison avec Messaline, et on ne le trouve impliqué dans aucun de ses forfaits ; c’était un homme instruit qui cultivait les lettres à la cour, et qui exerçait, sans ambition et sans intrigue, une fonction importante qui l’approchait de l’empereur, et qui l’aurait mis à portée de faire beaucoup de mal, s’il en avait été capable. L’amour de l’étude est toujours un préjugé favorable aux mœurs.
Est-ce le même personnage dont il est parlé dans l’Apocoloquintose, et que le satirique mêle parmi ceux qui précédèrent Claude aux enfers ? Je l’ignore.
Sénèque s’était illustré au barreau : il avait obtenu la questure, et il l’avait quittée pour revenir à l’étude de la sagesse ; il avait une grande réputation à ménager. Ce n’était [p. 346] point un novice dans l’école de Zenon ; il avait donné des exemples domestiques et des leçons publiques de stoïcisme. Il avait écrit les Consolations à Marcia et à Helvia, sa mère ; deux ouvrages fondés sur les principes les plus roides de la secte. C’est au commencement de la troisième année de son exil, à l’âge d’environ quarante ans, qu’il entreprit de consoler Polybe de la mort d’un frère, perte récente dont il était profondément affligé.
Il faut en convenir, il est incertain si l’auteur de cet ouvrage se montre plus rampant et plus vil dans les éloges outrés qu’il adresse à Polybe, que dans les flatteries dégoûtantes qu’il prodigue à l’empereur : ce n’est point un poëte qui chante, c’est un philosophe qui disserte ; et je ne suis point étonné que dans un traité plein de recherches, de raison, de goût, de sentiment et de chaleur, un des auteurs modernes qui pense et s’exprime avec le plus d’élévation, ait versé sans mesure son mépris sur la Consolation à Polybe. Mais je pense que, même en supposant que Sénèque l’eût écrite, s’il avait pesé les circonstances, s’il s’était placé dans l’île de Corse, s’il eût moins considéré ce que l’on exige du philosophe, que ce que la nature de l’homme comporte, peut-être aurait-il été moins sévère ; et j’aurais désiré qu’avant de s’abandonner à sa noble indignation, il eût examiné si la supposition était vraie.
S’il ne s’agissait ici que d’excuser une faiblesse, je renverrais à la préface que M. Naigeon, éditeur de la traduction de Sénèque, a mise à la tête de la Consolation à Polybe, où, clans un petit nombre de pages écrites avec élégance et sensibilité, il a montré le jugement le plus sain et l’âme la plus honnête ; mais c’est une autre tâche que je me suis proposée.
Les jugements successifs qu’on a portés de la Consolation à Polybe, ont été aussi divers qu’ils pouvaient l’être. D’abord le scandale a été général ; ensuite on a souhaité que cet écrit ne fût pas de Sénèque, puis on a clouté qu’il en fût. Il restait un pas à faire : c’était de prétendre qu’il n’en était pas ; et c’est ce que je vais prouver, autant que la nature du sujet et la brièveté que je me suis prescrite me le permettront.
LXXXIX. §
Si l’on en croit Dion Cassius (Hist. rom. lib. LXI, cap. X), là Consolation à Polybe ne subsiste plus. Que Sénèque320, honteux de l’avoir écrite, l’ait effacée, comme Dion, son ennemi, l’assure, il n’en est pas moins vrai que nous ne pouvons pas juger de celle qui n’existe plus d’après celle qui nous reste.
Lorsque la malignité fut instruite que la Consolation à Polybe ne subsistait plus, elle eut beau jeu pour en substituer une autre à sa place. Mais il n’était pas facile de publier, sous le nom de Sénèque, un ouvrage entier qui pût en imposer ; aussi n’avons-nous qu’un fragment qui commence au vingtième chapitre.
Et qu’est-ce que ce fragment ? Un centon d’idées ramassées dans les écrits antérieurs et postérieurs de Sénèque, sans précision et sans nerf ; la rapsodie de quelque courtisan, une rabutinade 321. Je l’ai lue et relue : je ne sais si mon esprit et mon oreille étaient préoccupés ; mais il m’a semblé constamment que je n’entendais qu’un mauvais écho de Sénèque. Cependant le philosophe avait conservé dans son exil toute la fermeté de son âme, toute la force de son jugement. J’en appelle à la Consolation à Helvia.
La Consolation à Polybe n’eut point d’effet et n’en devait point avoir. Polybe était trop habile courtisan pour solliciter le rappel d’un homme qui lui était aussi supérieur que Sénèque.
Polybe n’avait garde cle se brouiller avec Messaline en s’intéressant pour un citoyen aimé, plaint, honoré, considéré, dont elle avait causé la disgrâce et dont elle pouvait redouter le ressentiment.
Ces réflexions si simples, Sénèque ne les fait pas, et il ne balance pas à s’adresser à Polybe ! Cela est aussi trop maladroit.
Juste Lipse, qui n’était pas un critique vulgaire, obsédé du [p. 348] doute que ce fragment fût de Sénèque, a été tenté de le rayer du nombre de ses ouvrages 322, et je n’en suis pas surpris : celui qui le jugeait digne d’un bas courtisan, était bien fait pour le juger indigne de Sénèque.
XC. §
Dès le premier chapitre, on sent l’ironie. Polybe y est placé à côté des hommes du premier ordre : les écrits de Polybe brilleront aussi longtemps que la puissance de la langue latine durera, que les grâces de la langue grecque subsisteront ; son nom passera à la postérité la plus reculée, aussi célèbre que le nom des auteurs qu’il a égalés, ou, si sa modestie s’y refuse, auxquels il s’est associé. Et qu’est-ce que Polybe avait fait ? Il avait mis en prose Homère et Virgile. Les excellents traducteurs sont très-rares, j’en conviens ; mais peut-on sérieusement les appeler des pontifes dévoués au culte des Muses qui les réclament ? .
Si Polybe n’était pas tout à fait un sot, il a dû sentir qu’on se moquait de lui ; et si Sénèque s’est moqué de Polybe, certes ce n’était pas le moyen d’obtenir la fin de son exil.
S’il y a des choses qu’on ne dit point à un homme d’esprit, il y en a d’autres que le courtisan le plus maladroit ne communique point à son maître. De bonne foi, Polybe aurait-il eu le front de lire à Claude, quelque borné qu’on le suppose, que son secrétaire pour les belles-lettres était l’Atlas de l’Empire et portait le fardeau du. monde sur ses épaules ? Sous Louis XIV, cette exagération en beaux vers aurait amené la disgrâce d’un Colbert.
Polybe recueillera les actions de César et fera passer aux siècles futurs les hauts faits dont il est témoin ; Claude lui fournira lui-même le sujet de l’histoire et le modèle du style historique,.. Je demande si l’on a pu dire gravement de pareilles sottises d’un prince imbécile, et les dire à un courtisan délicat.
Je rie sais ce que c’est que la moquerie, si ce qui suit n’en est pas.
« 0 fortune ! il t’en eût bien peu coûté pour épargner un outrage à celui que tu ne comblas de bienfaits qu’avec connais1.
[p. 349]sance de cause… » La fortune avait cessé d’être aveugle pour Polybe.
« 0 fortune ! jusqu’à présent tu avais épargné ce grand personnage. »
« 0 fortune ! tu t’es repentie de tes faveurs ; quelle barbarie ! »
« Tu as ravi à Polybe son frère ; quel attentat ! »
« 0 destin ! tu as envoyé à Polybe la plus grande des douleurs, à l’exception de la perte de César. »
« Polybe est dans le deuil ; Polybe est dans la tristesse, et il jouit de la vue de César ! »
« Polybe est un ingrat, s’il se plaint lorsque César est content. »
« Polybe regrette son frère, et César lui survit ! »
« Cruelle destinée ! tu ne rends point de justice au mérite. »
« En attaquant Polybe, tu as voulu montrer que César même ne garantissait pas de tes coups… »
" Polybe, l’affranchi Polybe fixe les yeux d’un empire. »
« Si Polybe s’afflige de la mort de son frère, on se reprochera " de l’avoir admiré. »
« Les travaux cle César ont procuré à tous la commodité de ne rien faire. »
« Le malheur de mon exil n’a point encore tari mes larmes… » Sénèque a pleuré dans son exil !
« Si notre affliction doit durer, économisons nos pleurs… Ne dépensons pas tout à la fois. »
« Polybe pleure son frère mort, et César se porte bien ! »
« Les yeux cle Polybe ne se sèchent pas en contemplant un dieu !…" Le dieu Claude !
« 0 fortune ! si tu n’as pas résolu la perte du monde, conserve César ! »
« Polybe, conduisez-vous en grand capitaine et dérobez au camp le chagrin d’une journée malheureuse. »
« A quoi bon vous laisser dessécher par une douleur dont votre frère attend la fin ? »
« On s’étonnera qu’une âme si faible ait produit d’aussi grandes choses. »
Si ce n’est pas là persifler impudemment et le secrétaire
[p. 350]Polybe, et le César Claude, et le philosophe Sénèque, que l’on fait parler ainsi, je n’y entends rien.
Polybe est peint comme un bas courtisan, Sénèque comme un lâche : Claude est plus cruellement traité ; on en fait le plus grand des souverains.
Tout est outré, tout est exagéré, au point de faire éclater de rire.
Pour avoir l’âme brisée par le chagrin, on n’est ni vil ni sot.
Je trouve le caractère de la satire plus marqué dans la Consolation à Polybe que dans le Prince de Machiavel 323.
Mais si la Consolation à Polybe est une satire, tout s’explique, et l’on ne peut plus reprocher à Sénèque l’amertume de l’ Apocoloquintose.
Quoi ! Sénèque aurait eu la bassesse d’adresser à Claude les flatteries les plus outrées pendant sa vie et les plus cruelles invectives après sa mort ! C’était à faire tramer dans le Tibre le dernier des esclaves.
Ou Sénèque n’est point l’auteur de la Consolation à Polybe, ou c’est une satire, ou Sénèque n’a point écrit l’Incucurbitation de Claude.
XCI. §
Par quels exemples console-t-on l’affranchi Polybe ? Par les exemples d’Auguste, de Pompée, de Scipion, de Lucullus, des plus grands personnages de l’Empire. Et qui est-ce qui le con1.
[p. 351]sole ? C’est l’empereur lui-même. Si ce n’est pas là un usage ironique des disparates, c’en est un abus bien insipide ; si ce n’est pas une bonne satire, c’est un bien plat ouvrage.
Un satirique ne se soucie guère d’être conséquent ; pourvu qu’il déchire, cela lui suffit : aussi ne suis-je point surpris de lire ici : « Le destin a rendu commun à tous la destruction, le plus grand des maux, afin que l’égalité de son décret en adoucît la rigueur… ; » et ailleurs : « Les grands hommes pourraient s’indigner avec justice de n’être pas exceptés de la loi générale. »
Et c’est un stoïcien qui dit que la destruction est le plus grand des maux ! Ce n’est pas en un endroit, c’est en cent, que Sénèque prononce que c’est le plus grand des biens, puisque c’est la fin de tous les maux, et que la perte la moins terrible est celle qui n’est suivie d’aucun regret. Jamais Sénèque n’a varié sur ces principes, les fondamentaux de la secte.
Je trouve le satirique très-délié lorsqu’il introduit Sénèque s’adressant soit à la justice, soit à la clémence de l’empereur : « Que Claude me reconnaisse pour innocent, ou qu’il veuille que je sois coupable, je regarderai sa décision comme un bienfait… Les coups de la foudre sont justes lorsqu’ils sont respectés de celui qu’elle a frappé… » Il était difficile de le faire renoncer à son innocence d’une manière plus adroite, à la vérité, mais plus indigne d’un philosophe, et d’un philosophe tel que Sénèque. Reconnaît-on à ces traits l’homme qui se fera couper les veines plutôt que de dire un mot flatteur à son élève ?
Mais ce n’était pas assez d’avoir donné à Sénèque un caractère abject aux yeux du peuple et ridicule aux yeux des courtisans, il fallait encore le décrier clans sa secte ; et l’on s’y prend bien, lorsqu’on lui fait dire à Polybe : « Je ne prétends pas que vous n’éprouviez aucune tristesse ; je sais qu’il est des hommes qui ont plus de dureté que de force et de jugement ; mais il paraît que ces gens-là n’ont jamais connu les situations affligeantes ; sans quoi la fortune aurait fait disparaître cette orgueilleuse sagesse et leur aurait arraché avec leur masque l’aveu de la vérité… » Et c’est l’élève cle Démétrius, l’ami d’Attalus 324, [p. 352] l’admirateur de Posidonius, qui parle ainsi ! Non, ce n’est pas lui qui parle ainsi ; c’est ainsi qu’on le fait parler.
Mais un passage de la Consolation à Polybe qui a embarrassé tous les critiques, et dont aucun d’eux n’a tiré la conséquence qui se présentait naturellement, c’est celui où il exhorte Polybe à donner le change à sa douleur, en s’occupant de la littérature légère, de l’apologue, genre d’ouvrage, aujoute-t-il, sur lequel les Romains ne se sont pas encore essayés.
Quoi ! le littérateur Sénèque, le moraliste Sénèque ne connaissait pas les Fables de Phèdre ! Il ignorait qu’Horace avait fait la Fable du Rat de ville et du Rat des champs, et plusieurs autres ! Cela se présume-t-il ?
Quant à moi, j’en conclus que, soit que l’auteur de la Consolation à Polybe se soit proposé la satire de Sénèque, ou qu’il l’ait faite sans s’en douter, ce qui n’est pas impossible, ce mauvais fragment est beaucoup moins ancien qu’on ne le croit, puisqu’on avait déjà oublié que Phèdre avait composé des fables325. Ce qui peut ajouter quelque poids à cette conjecture, c’est la rareté des anciens exemplaires de Phèdre ; il ne nous en est parvenu qu’un seul326.
Quelle que soit l’opinion qu’on préfère sur la Consolation à Polybe, elle n’aura pas l’avantage de la vraisemblance sur la [p. 353] mienne, qui aura sur les autres l’avantage de l’indulgence et de l’honnêteté : je me serai du moins occupé de l’apologie d’un grand homme. Je me suis mis à la place de Polybe : j’ai reçu son ouvrage, je l’ai lu, et je me suis dit : Ou Sénèque se moque de moi et de l’empereur, et c’est un insolent ; ou c’est un lâche, ou c’est un sot… Un homme qui a autant d’esprit que Sénèque, ne s’expose point à un pareil dilemme, surtout lorsqu’il sollicite une grâce.
Un de nos aristarques se fait cette question : « La Consolation à Polybe est-elle de Sénèque ? Non, dit son historien… » Et il ajoute : « Nous nous rangeons de son sentiment, qu’il appuie sur des preuves portées jusqu’à l’évidence. »
Comment une assertion a-t-elle pour un critique le caractère de l’évidence, et l’assertion contradictoire a-t-elle également le caractère de l’évidence pour un autre327 ?
Fragment §
XCII. §
Sénèque composa pendant son exil une tragédie de Médée, dont il nous reste quatre vers d’un chœur, où le coryphée dit :
0 dieux ! nous vous demandons grâce. Conservez la vie, accordez la sûreté
A celui qui a dompté les mers. Épargnez-le ; épargnez le héros. Les mères ne sont-elles pas assez vengées ?
Il me semble que cette prière s’applique plus naturellement à Jason qu’à Claude, et que les conséquences qu’on pourrait en tirer contre le poëte seraient bien hasardées 1.
1. Ce chapitre n’existait pas dans la première édition.
Les Épigrammes §
XCIII. §
Sénèque avait de l’esprit, du génie, de l’imagination, de la verve ; cependant ces petits ouvrages, écrits sans grâce et sans facilité, ne donneraient pas une haute idée de son talent : tous relatifs aux désagréments de son exil, et pleins d’humeur, on n’y trouve ni un poëte qui vous séduise, ni un malheureux qui vous touche, ni un philosophe qui vous instruise. Je crois qu’on peut s’en épargner la lecture et dans la traduction et dans l’original. Ce n’est pas au premier instant de la douleur qu’on parle bien ; l’on sent trop fortement, et l’on ne pense pas assez. Les vers de Sénèque auraient été meilleurs quelques mois, quelques années peut-être après son retour de la Corse. Les plaintes ingénieuses d’Ovide à Tomes ne me feront pas changer d’avis. Il en est de l’esprit comme de la gaîté naturelle : on en a toujours, et on l’a quelquefois déplacée.
L’Apocoloquintose
ou
La métamorphose de Claude en citrouille §
XCIV. §
On est étrangement surpris, au sortir des fades éloges de la Consolation à Polybe, d’entrer dans la satire la plus virulente. Quoi ! philosophe, vous adulez bassement le souverain pendant sa vie, et vous l’insultez cruellement après sa mort !
- — Il ne pouvait 328 plus me faire de mal.
- — Cette réponse est d’un lâche et d’un ingrat ; car s’il eût été votre bienfaiteur, vous vous seriez tu, parce qu’il ne pouvait plus vous faire de bien.
- — Mais il m’a cru coupable d’adultère avec Julie.
- — Et que vous importait, si vous ne l’étiez pas ?
- — Il m’a tenu huit ans en exil.
- — Est-ce que le stoïcien souffre en exil ? Est-ce que le stoïcien se venge ? Toutes les belles choses que vous écrivîtes à Helvia, votre mère, n’étaient donc que des mensonges officieux ? Quand je vous vois poursuivre avec fureur un ennemi qui n’est plus, que faut-il que je pense de toutes ces belles maximes répandues dans votre traité sur la Colère ? N’êtes-vous, ainsi que la plupart des prédicateurs, qu’un beau parleur de vertu ? Celui qui comparera votre Consolation à Polybe avec votre [p. 357] Apocoloquintose, en concevra pour vous un mépris qui rejaillira sur votre secte : et vous n’avez pas senti cela !
Si la réponse que j’ai faite à ces reproches329 n’est pas solide, il n’y en a point.
Les Questions naturelles §
XCV §
Cet ouvrage est dédié à Néron. « Vous avez, lui dit Sénèque, un goût pour la vérité aussi vif que pour les autres vertus… » Mais de quelles vertus s’agit-il ici ? Quelle est la date de cet écrit ? Est-ce un éloge ? est-ce une leçon ? On peut haïr un homme vertueux dont la présence nous en impose ; mais je ne crois pas que le plus méchant des hommes puisse haïr la vertu et la vérité, non plus que trouver beau ce qui est hideux.
Sénèque ajoute dans un autre endroit : « Votre règne est plein d’allégresse… » Alors la terreur ne couvrait pas la capitale de ses voiles sombres ; alors toute la joie de Rome n’était pas renfermée dans le palais, et ne consistait pas dans les débauches nocturnes et les fêtes crapuleuses de la cour. L’histoire, l’expérience ne nous apprennent-elles point à distinguer différentes époques dans la vie des rois ?
Voyez la préface que l’éditeur du Sénèque de La Grange a mise à la tête de cet ouvrage, dont il était bien en état déjuger, à titre de littérateur, de philosophe, et par l’étude réfléchie qu’il a faite des sciences qui en sont l’objet. « On y trouve, dit-il, des connaissances très-vastes en plusieurs genres différents, des faits curieux sur l’histoire naturelle de la terre, de la mer, de l’air et des eaux, et des vues neuves sur les causes de certains phénomènes, que les modernes n’ont pas mieux connues que les Anciens, et qui peuvent conduire à d’autres découvertes. Sénèque, le même dans ses livres sur la physique que dans ses ouvrages moraux, vous offrira des idées ingénieuses et [p. 359] fines, des élans hardis et lumineux, toujours voisin de la vérité, qu’il touche ou qu’il côtoie, lorsqu’il marche sans autre guide que son génie. »
XCVI. §
Les Questions naturelles sont à comparer aux Lettres par l’étendue de. la matière qu’elles embrassent. Sénèque y traite de plusieurs météores, de l’arc-en-ciel, des parhélies, des parasélènes, des miroirs, du firmament, des astres, de l’atmosphère, de la terre, de l’air, du tonnerre, de l’éclair, de la foudre, des étoiles tombantes, du feu, de l’aruspicine, des eaux, des pluies, de la neige, de la grêle, des mers, des fleuves, des rivières, des lacs, des fontaines, des marais, des eaux thermales, des vapeurs, des nuages, des feux follets, du déluge, du Nil, des tremblements de terre, des volcans et des comètes. Sur chacun de ces phénomènes, il rapporte les sentiments des philosophes ; il les combat ou il les appuie, et substitue souvent ses conjectures à leurs opinions ; mais le moraliste suspend de temps en temps le rôle du physicien, et le spectacle de la nature ramène le stoïcien à son texte favori : les devoirs de l’homme.
Sénèque touchait à la vieillesse lorsqu’il acheva ce traité, dont il avait rassemblé les matériaux avant, pendant et après son exil en Corse.
XCVII. §
Une première pensée qui se présente à l’esprit en lisant cet ouvrage, c’est que la physique rationnelle a pris son essor beaucoup trop tôt. Ce ne serait peut-être pas de vingt siècles, à compter de celui-ci, que la physique expérimentale aurait rassemblé les faits nécessaires pour former une base solide à la spéculation. Observer les phénomènes, les décrire et les enregistrer, voilà le travail préliminaire ; et plus on y sacrifiera de temps -, plus on approchera de la vraie solution du grand problème qu’on s’est proposé. C’est par ce moyen, et par ce moyen seul, que l’intervalle qui sépare les phénomènes se remplira successivement par des phénomènes intercalés ; qu’il en naîtra une chaîne continue, qu’ils s’expliqueront en se touchant, et que [p. 360] la plupart de ceux qui nous présentent des aspects si divers, s’identifieront. Chaque cause rassemblera autour d’elle un nombreux cortège d’effets : ces systèmes, d’abord isolés, se fondront les uns dans les autres en s’étendant ; et de plusieurs causes il n’en restera qu’une plus ou moins lentement réduite à la condition d’effet. Le progrès de la physique consiste à diminuer le nombre des causes par la multiplication des effets : il faut donc recueillir, et sans cesse recueillir des observations ; une bonne observation vaut mieux que cent théories. Que le physicien fasse une hypothèse ; qu’il s’occupe à étayer ou à abattre cette hypothèse par des expériences ; qu’il nous apporte ensuite le résultat de ses tentatives, j’y consens ; mais qu’il nous épargne l’inutile et fastidieux détail de ses visions. Il ne s’agit pas de ce qui s’est passé clans sa tête, mais de ce qui se passe clans la nature. C’est à elle-même à s’expliquer ; il faut l’interroger, et non répondre pour elle. Suppléer à son silence par une analogie, par une conjecture, ce sera rêver ingénieusement, grandement, si l’on veut, mais ce sera rêver ; pour une fois où l’homme de génie rencontrera juste, cent fois il se trompera, et délayera une ligne vraie dans des volumes de mensonges séduisants. Combien de ces étiologies si certaines, si admirées, si généralement adoptées, ont été réduites à de spécieuses erreurs ! Combien d’autres subiront le même sort ! Et qu’on n’imagine pas que j’allège la tâche du physicien ou du naturaliste : rien de plus difficile que de bien observer, rien de plus difficile que de bien faire une expérience, rien de plus difficile que de ne tirer de l’expérience ou de l’observation que des conséquences rigoureuses ; rien de plus difficile que de se garantir de la séduction systématique, du préjugé et de la précipitation. Il ne peut y avoir qu’une théorie sur une machine qui est une, et la découverte de cette théorie est d’autant plus éloignée que la machine est compliquée. Quelle machine que l’univers ! Quand tous les faits seront-ils connus ? Entre les faits, les plus importants ou les plus féconds ne se déroberont-ils pas à jamais à notre connaissance par la faiblesse de nos organes et l’imperfection de nos instruments ? La limite du monde est-elle à la portée de nos télescopes ? Si nous possédions le recueil complet des phénomènes, il n’y aurait plus qu’une cause ou supposition. Alors on saurait peut-être si le mouvement est essentiel [p. 361] à la matière, et si la matière est créée ou incréée ; créée ou incréée, si sa diversité ne répugne pas plus à la raison que sa simplicité : car ne n’est peut-être que par notre ignorance que son unité ou homogénéité nous paraît si difficile à concilier avec la variété des phénomènes330.
XCVIII. §
Après ce raisonnable ou téméraire écart sur les principes de la physique rationnelle et de la physique expérimentale, nous allons revenir à notre véritable objet, et présenter au lecteur quelques-unes des moralités que Sénèque a répandues dans son traité des Questions naturelles.
" Le croassement du corbeau, le cri du hibou pendant la nuit, ne présagent non plus le malheur que le chant de l’alouette et du rossignol n’annonce un heureux événement ; mais ils sont lugubres, et nous penchons plus vers la crainte que vers l’espoir… » Serait-ce que dans le cours de la vie nous éprouvons plus de mal que de bien, ou que l’effroi du mal est plus violent, son souvenir plus durable que l’attrait ou la douceur du bien ? Cependant à quels dangers l’homme ne s’exposet-il pas, à quels travaux ne se résout-il pas pour arriver à d’assez frivoles jouissances ! Certainement il fait plus pour obtenir le bonheur que pour éviter le malheur : son imagination se montre sans cesse occupée à exagérer l’un, et à diminuer l’autre.
« La foudre est le plus puissant des présages : sa décision n’est révoquée ni par les entrailles des victimes, ni par le vol des oiseaux… » Est-ce qu’il y a des présages ? Pourquoi non, s’il y a des dieux ? Pourquoi non, si tout tient dans la nature ? Les augures imaginèrent une foule de distinctions théologiques pour dérober aux peuples l’absurdité de leurs sciences. Un système de mensonges ressemble plus à la vérité qu’un seul mensonge isolé ; plus on voit de choses à contredire à la fois, moins on en contredit.
[p. 362]« Les cérémonies religieuses ne sont que des frivolités consolantes pour une âme malade. L’immutabilité est le premier attribut du destin. »
« Prétendre que Jupiter, ou le destin, puisse être fléchi par un sacrifice, c’est lui prêter l’inconstance de l’homme. »
« Les prières et les vœux font partie du destin. »
" Les augures érigèrent la divination en système, et firent bien : rien n’en impose comme un corps de doctrine, une masse de principes et de conséquences. »
« Quoi de plus ridicule que Jupiter lançant ses foudres sur son temple, et brisant sa statue ; frappant des troupeaux innocents, et laissant le crime impuni ? Cela est… » Et cela s’explique.
« Le règne de la prophétie est le temps de la terreur. »
« Le soleil ne fixe nos regards que dans son éclipse. »
XCIX. §
A propos de je ne sais quelle expérience périlleuse, Sénèque dit à Lucilius : « N’y exposez que le dernier de vos esclaves… » Comme si l’esclave n’était pas un homme ! comme s’il était permis, pour satisfaire une curiosité, d’immoler son semblable ! Le célèbre Muret331 ne pensait pas ainsi. Il était dans un lit d’hôpital ; à côté de lui les gens de l’art délibéraient sur l’état d’un malade que l’opération ou le remède proposé par l’un d’eux pouvait également tuer ou sauver. Un autre avait dit : Faisons essai sur une âme vile… ; lorsqu’on entendit d’entre les rideaux de Muret une voix qui s’écriait : Comme si elle était vile, cette âme pour laquelle le Christ n’a pas dédaigné de mourir !… L’opération ne se fit pas, et le malade guérit. Ce fait est connu, mais qu’importe ? Il est des actions sur lesquelles on ne peut ramener trop souvent l’admiration des hommes. Quoi ! [p. 363] l’on écrira et l’on récrira sans cesse les histoires d’un César, d’un Pompée, qui massacrèrent des nations, et l’on ne pourra revenir sur les discours énergiques et pieux d’un Muret, qui conserva la vie à un homme332 !
« La mer, interdite à l’homme, lui épargnerait la moitié de ses guerres… » Si cette réflexion était vraie au temps de Sénèque, elle est évidente de nos jours.
« Nous allons chercher à travers les flots un nouveau inonde à dévaster… » Le beau texte pour faire honneur aux Anciens des découvertes des modernes !
C. §
Pour finir cet extrait d’une manière intéressante, j’avais à choisir entre deux morceaux : l’un est la description d’un déluge ; l’autre, une scène morale entre Sénèque, Lucilius et Gallion. J’ai donné la préférence à celui-ci, non comme au plus beau, mais comme au plus analogue à nos vues. C’est Sénèque qui va parler.
« Lucilius, vous m’aviez souvent entendu dire que Gallion, mon frère, qu’on aime trop peu quand on l’aime autant qu’on peut aimer, et qui ne connaissait pas les autres vices, avait en horreur la flatterie. Nous concertâmes d’essayer sur lui ce subtil et dangereux poison.. ; » Je n’approuverai pas ce complot. Laissons à la malice des circonstances le soin de mettre les vertus à l’épreuve ; et n’exposons point, de propos délibéré, nos amis à perdre quelque chose de l’estime que nous leur avons accordée.
« Vous commençâtes par louer son génie. Quel génie ! Le plus beau de la nation, le plus digne du culte des mortels ; un génie plein de vigueur, un génie supérieur à tous les obstacles.
[p. 361]« Cet éloge le fit reculer.
« Vous vous rejetâtes sur ses mœurs, sa modération, sa frugalité au milieu d’une opulence dont il jouissait sans l’affectation de l’orgueil et sans la fausseté du mépris.
« Il vous coupa la parole.
« Vous vous réduisîtes à admirer avec une simplicité tout à fait ingénue cette douceur de caractère, cette aménité naturelle qui captivait tous les cœurs, cette bienfaisance qui répandait sur un seul malheureux plus de pitié, plus de secours qu’un grand nombre n’en obtenait du reste des nommes ; et vous mîtes à votre éloge tant d’aisance, un air si vrai, que Gallion n’eut pas le moindre soupçon du piège. D’ailleurs, qui est-ce qui se refuse à la louange d’une vertu dont les preuves sont de notoriété publique ?
« C’est Gallion.
« Il se montra si ferme, que vous vous écriâtes qu’enfin vous aviez trouvé l’homme invincible, l’homme dont la modestie vous étonnait d’autant plus, qu’il était naturel de prêter l’oreille à des choses flatteuses à la vérité, mais reconnues, mais avouées, et d’acquiescer à la voix de sa propre conscience, qui nous les adressait par la bouche d’un ami.
« Gallion n’en sentit que plus vivement la nécessité de la résistance, et la séduction de la flatterie, lorsqu’elle emprunte le langage de la vérité.
« Lucilius, ne soyez pas mécontent de vous : vous fîtes votre rôle avec toute la finesse possible ; et si vous fûtes battu, ce fut par la supériorité seule du caractère de votre adversaire… »
Je ne m’en dédis pas : Sénèque et Lucilius me sont l’un et l’autre odieux.
Mais voici un antagoniste beaucoup plus dangereux pour Lucilius que celui-ci ne l’avait été pour Gallion : c’est Sénèque, lorsqu’il dit à Lucilius :
« Quand vous désirez des éloges, pourquoi les devoir à d’autres ? Louez-vous vous-même… » Et ce que Sénèque encourage Lucilius à se dire est très-séduisant ; puis il ajoute avec une perfidie incroyable :
[p. 365]« Peut-être croirez-vous que je cherche à vous surprendre, et à venger Gallion. Entre ces embûches, choisissez celle que vous voudrez. Je consens que vous commenciez par moi à vous méfier des adulateurs… »
Cela est très-délié ; mais ce qui suit me le paraît encore davantage.
« Lucilius, je veux converser familièrement avec vous. Il est un service important à vous rendre, et je m’en charge. Il serait facile de s’enorgueillir à celui que la nation et le souverain ont jugé digne par ses talents et ses vertus d’administrer une province qui a soutenu le choc et amené la ruine de deux grands États, le prix du sang carthaginois et du sang romain, une province qui a vu les forces réunies de quatre grands généraux, relevé la fortune de Pompée, fatigué celle de César, mis en fuite Lépide, et changé la destinée de tous les partis ; une province qui assista à un grand spectacle, celui du passage rapide de l’élévation à l’abaissement, et de la variété des efforts de la fortune contre l’édifice de la grandeur, c’est l’instructif et effrayant tableau que je tiendrai sans cesse sous vos yeux. Ce gouvernement, le plus important de l’Empire, vous eût-il été transmis en propriété par une longue suite d’illustres ancêtres, je vous dirais : Loin, loin de vous l’orgueil d’un superbe patrimoine, mais trop étranger à son possesseur. »
Sénèque, mon philosophe, mon sage, que faites-vous là ? Vous administrez sciemment, prudemment à un malade un remède empoisonné.
A présent on peut voir, livre III, chapitre XXVII, la description du déluge. Avec quels grands traits, quelle éloquence la terrible catastrophe est peinte ! A chaque ligne, le ravage et l’épouvante s’accroissent ; on est poursuivi, on se sauve devant les flots, on grimpe sur la cime des montagnes avec les malheureux qui s’y sont réfugiés ; on mêle ses cris à leurs cris, on partage leur désespoir ; on tombe avec eux dans un silence affreux, et l’on éprouve avec eux leur stupeur.
Et puis, pour sceller ma page du cachet de Sénèque, comme ce philosophe scellait la sienne du cachet d’Épicure : « Si les efforts continus d’un nombre infini de méchants n’ont point encore porté la perversité à sa dernière perfection, quelle ne
[p. 366]sera pas la lenteur des progrès de la sagesse, dont si peu d’hommes se font une affaire ! »
CI. §
Je pourrais m’arrêter ici ; ce que j’ai dit de Sénèque, sinon sans erreur, du moins sans partialité, suffirait pour bien connaître l’homme et l’auteur : mais il me reste à répondre à quelques-uns de ses détracteurs ; ce que je vais faire le plus succinctement qu’il me sera possible.
L’ingénieux et élégant abbé de Saint-Réal a nommé Sénèque dans plusieurs endroits de ses ouvrages : il y est parlé d’un entretien du philosophe avec la courtisane Épicharis ; de sa présence à une des assemblées des conspirateurs de Pison, et de son projet de monter au trône de l’Empire. Mais lorsque l’on cherche la preuve de ces faits dans l’histoire, on trouve que ce sont autant de fictions, et que Saint-Réal s’est amusé à écrire un roman333 : or, l’on ne réfute point un roman ; on désirerait seulement qu’un écrivain ne s’affranchît pas de la vérité au point de défigurer les caractères, de prêter des actions malhonnêtes à un homme de bien et d’imputer des vues insensées à un homme sage. Rien n’excuse une pareille altération de la vérité, et l’on ne peut faire un plus coupable abus de ses talents. S’il est moins dangereux, il est plus lâche de calomnier ceux qui ne sont plus et qui ne peuvent se défendre : plus on met d’art et de vraisemblance dans ses impostures, plus on est criminel ; ce qui m’inclinerait à croire que le roman historique est un mauvais genre : vous trompez l’ignorant, vous dégoûtez l’homme instruit ; vous gâtez l’histoire par la fiction , et la fiction par l’histoire. Le poëte dramatique, qui peut disposer des faits jusqu’à un certain point, garde un respect scrupuleux pour les caractères.
L’auteur d’un Dictionnaire historique en 6 vol. in-8°, dit, article Sénèque, qu’un commerce illicite avec la veuve cle Domitius le fit reléguer en Corse.
L’époux de Julie ne s’appelait point Domitius, mais Vinicius ; [p. 367] et voilà Sénèque accusé d’adultère et d’ingratitude par un écrivain qui se trompe sur le nom du bienfaiteur et du mari. Quand on assure de belles actions, on pardonne l’inexactitude : mais doit-on la même indulgence à celui qui atteste le crime ?
Il ajoute : « On ne peut douter que Sénèque ne fût un homme d’un rare génie : mais la sagesse était plus dans ses discours que dans ses mœurs ; il avait une vanité et une présomption ridicules dans un philosophe334. »
Et où avez-vous vu cela ? Dans les ouvrages de Sénèque ? Non ; vous auriez pu y lire335 : « Lorsque vous me demandez mes ouvrages, je ne m’en croirai pas plus éloquent que je ne me croirais d’une belle figure, si vous me demandiez mon portrait. » Dans Suétone ? Non. Dans Dion ? mais à l’article DION, vous dites que cet homme est taxé de bizarrerie, de partialité, d’un penchant égal à la satire et à la flatterie ; qu’il paraît avoir été l’ennemi de Sénèque… Et voilà le témoin que vous produisez contre celui-ci ! Permettriez-vous qu’on en usât ainsi avec vous, ou avec un de vos amis ?
- — Mais Sénèque est mort, et je ne suis et ne fus jamais son ami.
- — Sénèque est mort, et je suis et je serai son admirateur et son ami tant que j’existerai. Si j’ai le malheur de vivre assez longtemps pour perdre ceux qui me sont chers, Sénèque, Plutarque, Montaigne et quelques autres, viendront souvent adoucir l’ennui de la solitude où mes amis m’auront laissé ; et en attendant, je défendraices illustres morts, comme s’ils vivaient.
CIL §
Je finirai le combat par l’ennemi le plus redoutable de Sénèque ; c’est un homme de poids, c’est un écrivain de grand goût, c’est un juge sévère ; c’est Quintilien ; et pour ne pas donner à mon apologie une fausse solidité en affaiblissant ses objections, je vais les rapporter dans ses propres termes.
[p. 368]« Sénèque, dit Quintilien, s’est distingué dans tous les •genres d’éloquence. C’est à dessein que je me suis abstenu d’en parler jusqu’ici, par égard pour une prévention générale, que je hais l’homme, et que je méprise l’auteur336 : prévention fondée sur ce que je vois l’éloquence s’amollir, se dégrader, tomber ; que je résiste de toute ma force à sa chute, et que je tâche de ramener les esprits à un goût plus sévère. Sénèque était alors presque le seul auteur dont la lecture plût aux jeunes gens337 : non que je prétendisse les en détourner ; mais je ne pouvais souffrir qu’ils le préférassent à d’autres qui valent mieux que lui, et qu’il n’avait cessé de décrier338, persuadé qu’on ne pouvait approuver et leur manière et la sienne, qui en était si différente. Ses partisans le prônaient mieux qu’ils ne l’imitaient ; et ils lui étaient aussi inférieurs que Sénèque l’était lui-même aux Anciens. Plût au ciel qu’ils lui eussent ressemblé339 ! mais ils n’étaient engoués que de ses défauts : chacun d’eux en prenait ce qu’il pouvait, et ces mauvaises copies déshonoraient un modèle qu’on se vantait d’avoir bien rendu. En accordant à Sénèque nombre d’excellentes qualités340, un esprit facile et fécond, beaucoup d’étude, des connaissances étendues, il faut avouer que ses écrits ont été parsemés d’erreurs par la négligence de ses faiseurs d’extraits. Il n’y a presque pas un genre d’érudition auquel il ne se soit appliqué ; il a laissé des oraisons, des dialogues, des poésies. Philosophe peu exact341, aucun d’eux n’inspire une plus violente horreur du vice. Il a de fort belles pensées, et il en a en grand nombre ; beaucoup qui tiennent aux mœurs, et qu’il faut méditer. Quant à son style, je le trouve [p. 369] presque partout corrompu, et ses défauts sont d’autant plus dangereux qu’ils sont plus séduisants ; on désirerait qu’il eût pensé à sa manière, et qu’il eût écrit à la manière d’un autre. S’il eût dédaigné certaines beautés qui n’en sont pas, s’il eût usé plus sobrement de quelques-unes, s’il eût été moins épris de ses productions, ; si la subtilité de ses idées n’eût pas affaibli l’importance du sujet qu’il traitait, il obtiendrait aujourd’hui des savants une approbation préférable aux acclamations des enfants. Tel qu’il est, cependant, il faut le feuilleter, mais lorsqu’on aura le goût formé, et qu’on se sera affermi dans un genre d’éloquence plus austère. Voulez-vous savoir jusqu’où quelqu’un a du goût ? interrogez-le sur Sénèque. Je l’ai dit342 et je le répète : Sénèque a des pages dignes d’éloge, dignes même d’admiration ; mais il y a du choix : et ce choix, que ne l’a-t-il fait luimême 343 ? »
CIII. §
Quintilien naquit la seconde année du règne de Claude ; alors Sénèque avait quitté le barreau. Celui-ci professa la philosophie ; l’autre, l’art oratoire : tous deux furent instituteurs des grands ; mais Quintilien resta maître d’école, et Sénèque devint ministre.
Sénèque avait résisté avec courage aux inclinations vicieuses de Néron : Quintilien avait, divinisé Domitien du vivant même de ce prince sanguinaire344.
Quintilien avoue qu’on lui soupçonnait de la haine contre le [p. 370] philosophe ; il me semble que ce soupçon, qui en aurait condamné un autre au silence, devait rendre Quintilien très-circonspect.
Quintilien n’est franc ni dans sa critique, ni clans son éloge ; on y sent de la gêne.
A son avis, le style de Sénèque est corrompu : le sien n’a-t-il rien d’âpre et de barbare ? Le défaut de l’un n’excusera pas le défaut de l’autre ; mais j’espérerai de la modération, lorsque le juge sera l’accusateur, et que la sentence frappera également sur l’accusateur et sur l’accusé.
Quintilien sera-t-il plus excusable de n’être pas éloquent, en donnant des préceptes d’éloquence ; d’être dur, en prêchant l’harmonie ; incorrect, inélégant, en exaltant l’élégance et la pureté du style, que Sénèque d’être laconique et scabreux en philosophant345 ?
« Si l’on veut savoir jusqu’où quelqu’un a du goût, il faut l’interroger sur Sénèque… » Est-ce du goût pour la phrase, ou du goût pour les choses ?
Pour nous, qui professons l’impartialité, admirateurs de Sénèque et de Quintilien, nous prononcerons que leurs qualités leur appartiennent, et que leur vice est celui de leur temps, s’ils ont été vicieux. Le critique de Sénèque ne sera pas l’approbateur de Tacite, et tant pis pour lui.
Maintenant que la langue latine est morte, et que nous n’en pouvons être que de mauvais écrivains et de médiocres juges, même après y avoir donné un aussi grand nombre d’années qu’Érasme, Meursius, Sadolet, Sannazar et Muret346, je demanderai [p. 371] si c’est le fond des choses ou le style qui doit nous attacher, surtout dans les auteurs en prose.
CIV. §
Ah ! si j’avais lu plus tôt les ouvrages de Sénèque, si j’avais été imbu de ses principes à l’âge de trente ans, combien j’aurais dû de plaisirs à ce philosophe, ou plutôt combien il m’aurait épargné de peines ! 0 Sénèque ! c’est toi dont le souffle dissipe les vains fantômes de la vie ; c’est toi qui sais inspirer à l’homme de la dignité, de la fermeté, de l’indulgence pour son ami, pour son ennemi, le mépris de la fortune, de la médisance, de la calomnie, des dignités, de la gloire, de la vie, de la mort ; c’est toi qui sais parler de la vertu, et en allumer l’enthousiasme. Tu aurais plus fait pour moi que mon père, ma mère, et mes instituteurs ; ils voulaient tous me rendre bon, mais ils en ignoraient les moyens. Que je hais à présent les détracteurs de Sénèque ! Leur goût pusillanime me tenait les yeux attachés sur Cicéron, qui pouvait m’apprendre à bien dire, et me dérobait la lecture de celui qui m’aurait appris à bien faire347. Cependant [p. 372] quelle comparaison entre la pureté du style, que je n’ai point acquise avec le premier, et la pureté de l’âme, qui se serait certainement accrue, fortifiée en moi, en étudiant, en méditant, en me nourrissant du second ! A l’âge que j’ai, à l’âge où l’on ne se corrige plus, je n’ai pas lu Sénèque sans utilité pour moi-même, pour tout ce qui m’environne : il me semble que je crains moins le jugement des hommes, et que je crains davantage le mien ; il me semble que j’ai moins de regret aux années écoulées, et que je prise moins celles qui suivront ; il me semble que j’en vois mieux l’existence comme un point assez insignifiant entre un néant qui a précédé et le terme qui m’attend. Ah ! quel mal on m’a fait ! pour rendre le littérateur meilleur écrivain, on a [p. 373] empêché l’homme de devenir meilleur. Sénèque ne m’a point endurci ; mais j’avoue qu’il y a bien peu de choses qui puissent me faire crier.
CV. §
Ce n’est point sur quelques pages de Sénèque qu’on apprend à le connaître, et qu’on acquiert le droit de le juger. Lisez-le, relisez-le en entier, lisez Tacite, et jetez au feu mon apologie ; car c’est alors que vous serez vraiment convaincu que ce fut un homme d’un grand talent et d’une vertu rare, et que vous
[p. 374]mettrez ses détracteurs dans la classe des hommes les plus méchants et les plus injustes348.
CVI. §
Résumons. Sénèque n’a été ni le corrupteur de Julie, ni l’amant d’Agrippine ; son exil en Corse fut amené par une intrigue de cour. Il ne déroba point à son élève la connaissance des grands auteurs ; il en reçut des largesses que les hommes puissants sollicitaient sans pudeur, qu’il ne pouvait rejeter sans péril, et qu’il posséda sans avarice et sans faste. Comment aurait-il pu tremper dans un parricide 2 ? aurait-il été confident du projet d’assassiner Agrippine, sa bienfaitrice ? Il n’aspira point à l’empire ; Néron ne put même l’impliquer dans la conjuration de Pison. Il n’applaudit point aux goûts indécents de l’empereur. Sa conduite ne démentit jamais ses principes. La Consolation à Polybe qui nous est parvenue, n’est point celle qu’il écrivit ; le fragment qui porte son nom est ou l’essai d’un littérateur obscur, ou l’ouvrage d’un satirique qui s’était proposé de tourner en ridicule l’empereur et son ministre, d’avilir le philosophe aux yeux du peuple, d’en faire la risée de la cour et de le brouiller avec les stoïciens. Il n’eut pour ennemis, parmi ses contemporains, qu’un Suilius, homme couvert de forfaits ; qu’un Dion Cassius, le calomniateur perpétuel des grands personnages de la république ; qu’un Xiphilin, auteur bizarre, l’infidèle abréviateur de Dion ; parmi les modernes, que des têtes rétrécies par un fanatisme détracteur des vertus païennes ; pour critiques, que des ignorants qui ne l’avaient pas lu, que des envieux qui l’avaient lu avec prévention, que des épicuriens dissolus et révoltés de sa morale austère, que des littérateurs qui préféraient la pureté du style à la pureté des mœurs, une période harmonieuse à une sentence salutaire. Quant à la prétendue lettre apologétique adressée au sénat après la mort d’Agrippine, j’inviterai ceux qui seraient encore tentés de lui en faire un reproche, de revenir sur ce que j’en ai dit plus haut, et de peser mûrement ce que j’en vais dire ici.
CVII. §
On ne saurait douter que Sénèque n’en imposât au tyran, soit par l’autorité de l’homme sage sur l’homme dissolu, soit par l’exercice habituel de sa fonction d’instituteur ou de censeur. Ce furent ses efforts réunis à ceux de Burrhus qui arrêtèrent le cours des assassinats prêts à s’exécuter349. C’était le seul personnage de la cour que Néron respectât ; la haine secrète du souverain et des courtisans en était d’autant plus profonde : voilà le témoin incommode dont il fallait se délivrer, et contre lequel toutes les batteries étaient dirigées ; aussi de tous les meurtres ordonnés par le monstre, aucun ne lui fut plus agréable350 : il brisait la seule digue qui s’opposait à sa perversité. Fallait-il le seconder ? En le chargeant de la lettre apologétique, le tigre captieux lui tendait un piège : « Je vais, se disait-il à lui-même, le placer entre la mort, s’il refuse, et le déshonneur, s’il obéit. Que fera-t-il ?… » Ce qu’il fera ? Ce qu’il doit faire. Il trompera ton attente, et il continuera de te tourmenter par le spectacle imposant de la vertu. Il est l’égide de tous les gens de bien que ta fureur menace ; il la leur conservera. Il sait qu’il y a des circonstances où il y a plus de courage à vivre qu’à mourir351.
Par son refus et par sa mort, Sénèque aurait été l’assassin de tous ceux qu’il eût abandonnés à la férocité de Néron. Quelles auraient été les premières victimes d’une résistance inconsidérée ? Sa femme peut-être, ses frères, ses amis, une foule d’honnêtes et de braves citoyens.
Vous qui l’accusez, c’est à vous qu’il demande conseil dans cette conjoncture critique. Que lui eussiez-vous dit ? Je l’ignore ; mais je lui aurais dit, moi : « Quel avantage y a-t-il que Néron ajoute un second crime à un premier, et qu’il mêle le sang de son instituteur à celui de sa mère ? Sénèque ! Néron, Tigellin et Poppée ont les yeux ouverts sur vous ; ils s’attendent à un [p. 376] refus, dont votre mort, qu’ils désirent, et celle de beaucoup d’autres qu’ils ont proscrits dans leurs âmes féroces, sera la suite : les satisferez-vous ? Je me jette à vos pieds, j’embrasse vos genoux, et je vous demande grâce pour tous ces malheureux. Enverrez-vous le centurion à Novius Priscus, votre ami ? Songez que sa vie est attachée à la vôtre. Qui sait ce que deviendront vos proches lorsque vous ne serez plus ? N’en doutez pas, on leur fera un crime de votre tendresse pour eux, de leur tendresse pour vous ; on verra en eux autant de vengeurs qu’il faut exterminer.
« Blâmez-vous ce père malheureux qui se couronna de fleurs à la table de Caligula, le jour même que le tyran avait fait égorger son fils352 ? Non, sans doute. Et pourquoi ne le blâmezvous pas ? C’est qu’il lui restait un second fils. Et Néron est-il moins à redouter que Caligula ? N’avez-vous personne à conserver, et ne vous reste-il pas une mère, une épouse, des frères et des amis ?
« Si votre mort devait entraîner celle du tyran sanguinaire, nous vous dirions : Mourez, il n’y a pas à balancer ; mais vous ne serez plus, le tyran restera, et les gens de bien demeureront sans appui.
« Entre le parti qui réjouira les scélérats, et le parti qui affligera les gens de bien, y a-t-il à hésiter ?
« Vous n’êtes point un simple particulier, vous êtes un homme public ; vous ne vous appartenez point à vous seul. Ne vous considérassiez-vous que comme un de ces satellites préposés à la garde des bêtes féroces, croyez-vous qu’il vous fût permis de quitter votre poste, et de les lâcher sur vos concitoyens ? Quelle différence mettez-vous entre celles qu’on tient renfermées dans des loges, et celles qui remplissent ce palais ? les unes ne déchireront que les malfaiteurs, les autres déchireront les gens de bien.
« Ce n’est pas la méchanceté seule du souverain que vous suspendez ; vous enchaînez encore la fureur ambitieuse et de ses affranchis et de ses courtisanes. Voyez dans quelles mains vous allez déposer l’autorité souveraine !
« Craindriez-vous qu’on ne vous accusât de lâcheté ? Est-ce [p. 377] qu’on ignore combien la vie a peu de prix à vos yeux ? Et d’ailleurs, que vous importent les discours du peuple ? La vraie grandeur ne consiste-t-elle pas à faire le bien, même en s’exposant à l’ignominie ?
« Quand vous devriez mourir demain, il ne faudrait pas mourir aujourd’hui. Dans le poste que vous remplissez, qui sait le prix d’un jour, d’une heure, quel forfait vous pouvez prévenir ? Lorsqu’il sera commis, on s’écriera : Ah ! si Sénèque eût vécu ! Hélas ! votre dernier moment n’est peut-être que trop proche : il reste un homme de bien, et vous allez l’immoler ?
« Le sacrifice de la vie donne aux actions un éclat qui prouve moins la force de celui qui s’y résout que la faiblesse de celui qui s’en étonne. Un autre montrerait sans doute du courage à mourir353 ; vous en montrerez davantage à vivre : un autre ne penserait qu’à lui ; Sénèque se souviendra de ses concitoyens : un autre s’illustrerait par sa résistance ; votre condescendance sera blâmée, vous n’en doutez pas, et c’est par cette raison que vous en serez plus grand354. »
[p. 378]Que Néron exigeait-il de Sénèque ? de louer un parricide ? Non ; mais de prévenir les suites funestes d’un crime commis, en peignant au sénat et au peuple une femme ambitieuse, telle qu’était Agrippine, une mère dangereuse telle qu’était Agrippine : ce qu’il fit. Dans ce moment, dit Tacite355, les regards se détournèrent de la férocité inouïe de Néron, pour s’arrêter sur l’indiscrétion de Sénèque. Et quelle indiscrétion Sénèque avaitil commise ? Il avait avoué le crime ? Non, il ne l’avait pas avoué ; j’en appelle au récit même de Tacite. La tentative du vaisseau était connue ; quoi de mieux à faire que de la pallier, en l’imputant à la fortune de Rome ? Agrippine était morte ; quoi de mieux à faire que d’en accuser sa propre fureur ? Il était difficile de croire, ajoute Tacite356, qu’une femme échappée aux flots [p. 379] eût envoyé un assassin avec un poignard contre une flotte et des cohortes. Comme si tout audacieux n’était pas le maître de la vie d’un général, même au centre de son armée ! L’attentat prétendu d’Agérinus avait éclaté ; et il eût été, ce semble, plus imprudent de s’en taire que d’en parler.
CVIII. §
Je m’étais promis de ne plus rien publier de ce que j’écrirais : non que j’eusse pris en dédain la considération qu’on obtient par des succès littéraires ; mais nos critiques sont si amers, le public est si difficile, et l’on a reçu avec une indifférence si propre à décourager des ouvrages que je me glorifierais d’avoir faits, qu’il n’y avait guère qu’un sujet aussi intéressant pour une âme honnête et sensible, la défense d’un sage, qui pût me distraire de la sévérité de nos juges, de la satiété de nos lecteurs, de la médiocrité de mon talent et de la sagesse de mon projet357.
CIX. §
Je m’attendais à des critiques et à des injures358 ; mon attente n’a point été trompée. Avant que de répondre aux critiques, j’ai cru devoir consulter des hommes sages, et voici ce qu’ils m’ont dit.
Ce n’est pas la centième fois qu’on vous ait injurié et critiqué, sans que vous ayez répondu. Vous vous êtes bien trouvé de [p. 380] cette indifférence ou de ce mépris ; on l’a remarqué, et l’on vous en a loué : taisez-vous donc. Les feuilles éphémères de vos aristarques sont parfaitement oubliées, et l’on ne saura plus à qui vous en voulez ; en les réfutant, vous ménagerez une réplique à ceux qui les ont écrites, et vous les servirez à leur gré. Si leur honnête projet est d’affliger l’auteur qu’ils attaquent, comme on n’en saurait douter, vous les entretiendrez dans la douce persuasion qu’ils y ont réussi. Ceux d’entre vos lecteurs que votre apologie n’a pas convertis, ne changeront pas d’avis. En prolongeant de scandaleuses disputes où l’on se déchire mutuellement, vous vous prêterez à la malignité d’une certaine classe de citoyens ignorants et oisifs qui les blâment et qui s’en amusent. La fastidieuse répétition des mêmes imputations entraînera une répétition non moins fastidieuse des mêmes réponses, et il serait facile que vous gâtassiez votre ouvrage en l’allongeant. Votre réplique serait excellente, qu’elle aurait au moins l’inconvénient d’arracher à l’obscurité des ouvrages et des noms faits pour y rester. Demeurez en repos ; épargnez-vous à vous-même le mal que vous vous feriez : il est désagréable de se fâcher, et l’indignation ne laisse ni assez de sang-froid, ni assez d’esprit, ni assez de gaieté pour instruire et pour amuser. Avec quelles espèces allez-vous vous mettre aux prises ? Ces gens-là osent tout, parce qu’ils n’ont rien à perdre ni à craindre. Soyez plutôt un bon homme qu’un dangereux antagoniste, et contentez-vous du mérite de la candeur et de la simplicité : en éternisant la sottise d’autrui, souvent on éternise la sienne. Surtout ne revenez plus sur Jean-Jacques : laissez-lui la honte bien pure de sa méchanceté et de son ingratitude ; si c’est un hypocrite à démasquer, que d’autres le fassent. D’après son ouvrage posthume, cet homme n’est-il pas jugé ?
J’ai pesé mûrement ces conseils ; j’ai reconnu qu’ils étaient dictés par la raison. Mon amour pour le repos et ma paresse s’en accommodaient également ; et quoique je fusse persuadé que la philosophie ne manquerait jamais d’ennemis, et que Sénèque resterait exposé dans l’avenir aux mêmes reproches qu’on lui a faits de nos jours, surtout si l’on n’y répondait pas, j’inclinais à laisser la dispute où elle en était, lorsque je reçus les observations qui suivent. Je proteste qu’elles ne sont pas de moi. Si je les publie, c’est peut-être un peu par vanité, bien que le seul [p. 381] motif que je m’avoue, ce soit d’opposer entre eux les différents jugements qu’on a portés de mon Essai, et de montrer combien il importe de ne pas s’en rapporter à d’autres, si l’on veut avoir son opinion. L’anonyme dit :
On objecte359 : 1° à l’auteur de l’Essai sur la Vie et les Ecrits de Sénèque, « qu’il en est moins l’historien que l’apologiste… » Et nous répondrons que c’était précisément le contraire qu’il fallait dire, s’il n’a rien omis de ce qu’il était possible de savoir des mœurs de Sénèque, et s’il n’a pas su tout ce qui pouvait servir à sa défense.
2° « Que plus de sang-froid aurait peut-être prouvé plus d’impartialité… » Et moins d’intérêt pour la vérité, moins d’indignation contre la calomnie, moins de mépris pour les modernes échos des calomniateurs anciens, pour des écrivains obscurs qui prononceraient magistralement sur les écrits d’un auteur célèbre, et qui attaqueraient sans ménagement et sans pudeur les mœurs d’un malheureux illustre qu’il sera toujours honnête de défendre. Et quand sera-t-il permis à l’écrivain de se passionner, si ce n’est en plaidant la cause de la vertu ? Si l’auteur parle si vivement en faveur d’un philosophe auquel il n’est attaché par aucun lien personnel, avec quelle chaleur ne nous défendrait-il pas, si nous étions attaqués ? Êtes-vous des êtres obscurs qui n’aurez besoin d’apologistes ni pendant votre vie ni après votre mort ? ne le lisez pas. ; il écrivait pour d’autres que pour vous. On reconnaît clans son ouvrage un homme qui sent profondément ; un grand nombre de morceaux annoncent le génie et le philosophe qui n’ont pu se cacher. Il voit toujours l’homme dans le sage, et invite ceux qui n’y voudront voir que le héros de se mettre à sa place avant que de prononcer, précaution sans laquelle on sera souvent injuste, on ne sera jamais indulgent, et l’on jugera les autres comme on ne voudrait pas en être jugé. De quoi s’agit-il ? de mesurer les forces de la nature mise aux [p. 382] épreuves les plus dangereuses, et réduite à chaque instant au choix des plus dures extrémités. Telle est la fatalité des circonstances où Sénèque s’est trouvé, qu’il était impossible de tracer à l’homme une route plus difficile et plus glissante pour la vertu.
Apologue. §
Un jour il s’éleva une dispute entre un jeune homme dont on attendait encore quelque preuve de talent, et un bonhomme déjà vieux, et qui certes n’était pas sans considération dans la république des lettres. Le sujet était compliqué : il s’agissait de philosophie, d’histoire, de morale et de goût. On représenta au jeune homme qu’il avait pris avec son antagoniste un ton décidé qui ne convenait pas à son âge, un ton violent qui ne convenait à personne. Que voulez-vous ? répondit le jeune homme, je ne saurais exprimer d’une manière incertaine et faible ce dont je suis vivement persuadé… C’est-à-dire, ajouta son père, qui avait gardé le silence jusqu’à ce moment, que vous êtes naturellement emporté, insolent et présomptueux. Avec ces qualités-là vous ne vous concilierez pas une indulgence dont j’appréhende que vous n’ayez souvent besoin. Mon fils, corrigez-vous…
En mettant à part des éloges que je ne mérite pas, j’ajouterai 360 : Quelle est l’âme honnête et sensible qui, revenant sur les premières lignes de ce paragraphe, ne sera pas touché de cette manière de voir et de s’exprimer ? C’est que,
Scribendi recte, sapere est et principium et fons.HORAT. De Arte pœt., v. 353.
3° « Que l’auteur est le plus mauvais écrivain et le plus maladroit des apologistes…361 » Nous pensons, nous, que le plus précieux monument qui nous reste de la philosophie, ne pouvait être plus clignement couronné que par cet Essai que, dans le genre historique et dans le genre apologétique, il est
[p. 383]rempli de morceaux d’un grand caractère ; qu’on y reconnaît l’homme de génie, le grand écrivain, et l’homme sensible.
Et j’ajouterai que, de ces trois qualités, je n’accepte que la dernière : elle me suffit ; on peut la posséder et manquer des deux autres, qu’on possède rarement sans elle : Pectus est quod disertum facit. S’il m’arrive d’obtenir le suffrage d’un homme honnête et éclairé tel que M. Marmontel, j’en puis être flatté, mais je n’en puis être vain. Je n’ai jamais conçu comment, au milieu de tant de colosses dont la hauteur nous humilie, on osait s’estimer quelque chose. La haine est un sentiment pénible qui ne s’élève en mon âme que contre les ennemis des talents et de la vertu, mais elle y dort. Si je suis susceptible d’une indignation forte et momentanée, mon mépris s’évanouit avec le souvenir de ceux que j’ai méprisés. J’avoue cependant que, si j’avais reçu de la nature l’arme redoutable d’un Montesquieu, j’aurais difficilement résisté à la tentation de l’employer contre les détracteurs de la sagesse ancienne et moderne. Si je les croyais de bonne foi, j’en aurais pitié ; mais je les crois faux. C’est la religion politique que je déteste, parce qu’elle doit à la longue corrompre la philosophie et la vraie religion : la vraie religion, qui ne peut avoir dans ces hommes-là que des défenseurs hypocrites : la philosophie, que des amis pusillanimes ; et c’est ainsi que quelques-unes des excellentes productions que notre siècle transmettra aux siècles à venir, semblables aux écrits d’Aristote, offriront, dans une page, des autorités à l’eumolpide contre l’académicien, et à la page suivante, des autorités à l’académicien contre l’eumolpide.
4° « Que l’auteur entasse dans la vie de Sénèque un tas de faits historiques…362 » Il a suivi Tacite pas à pas. Lorsqu’il a placé son héros au milieu des personnages qui l’environnaient, il était sûr de l’agrandir ; l’esquisse des règnes sous lesquels Sénèque avait vécu, ne pouvait manquer de donner de l’intérêt, de la variété et de l’importance à son ouvrage. On oublie qu’il a fait un Essai.
S’il s’est livré à son penchant à la réflexion, nous défierons la critique d’en citer une seule ou qui ne naisse du sujet, ou qui [p. 384] n’y tienne par un fil plus ou moins délié. On n’écrit pas la vie d’un philosophe pour raconter des faits ; et quelle est celle de ses réflexions qu’on eût désiré que l’auteur supprimât ?
5° « Que l’auteur écrivait quelquefois niaisement…363 » Sur quoi nous demanderons si celui qui le trouve niais, n’est pas le même qui le traduit comme fauteur du despotisme ? Ils sont l’un et l’autre de la même force.
6° « Qu’ils sont au nombre de ces coupables aristarques qui n’ont pas admiré Sénèque autant que son ardent panégyriste semblait l’exiger, et qu’ils n’ont aucunement balancé à prendre pour eux une partie des compliments peu flatteurs qu’il leur prodigue… » Ce n’est pas l’auteur, c’est La Mothe-le-Vayer, c’est Juste Lipse, Montaigne, et nombre d’autres savants personnages, qui avaient dit, avant lui, que l’on n’entendait la satire de Sénèque que dans la bouche d’un méchant ou d’un sot. Si donc il arrivait à un critique de prendre, sans balancer, sa part de ce compliment flatteur, il n’y a point de mal à cela, et l’on peut, je crois, lui laisser le choix de l’épithète.
7° « Que l’auteur crée des expressions nouvelles…364 » Et pour le prouver, on en cite de vieilles. Mais d’ancienne ou récente création, qu’importe ? nous manquent-elles ? Peut-on compter le dessouci de la vie et l’inélégance du style parmi les mots dont la disette appauvrit notre langue ? L’exsangue de Montaigne est-il énergique ? N’aurait-il pas été regretté par Voltaire et mis au nombre des expressions que cet homme de goût se proposait de restituer au Vocabulaire de l’Académie ?
Et j’ajouterai que, si quelque terme nous manque, s’il peint à l’imagination, s’il plaît à l’oreille, je crois qu’il faut le hasarder. Les langues ne doivent-elles pas continuer de s’enrichir par la même voie qui les a tirées de leur première indigence ?
8° « Qu’il a des incorrections et des négligences…365 » Un autre aristarque366 les avait remarquées comme des fautes légères [p. 385] échappées à une plume rapide ; celui-ci avait averti que plusieurs avaient déjà disparu, que c’était une pâture qu’il fallait laisser à la malignité envieuse, et que depuis longtemps il n’avait paru d’ouvrage si digne de l’affliger.
Et j’ajouterai que je n’ai pas la vanité de prendre la partie de cette réflexion qui semble s’adresser à moi, et que nos censeurs auront sans doute le bon esprit d’en refuser la partie qui semble s’adresser à eux.
9° " Qu’il n’a point entendu le texte où saint Jérôme inscrit Sénèque dans le catalogue des saints…367 » Il a quelquefois écrit dans cette langue, et même avec élégance, ce qu’il pourrait avouer sans vanité. Il sait le latin, bien qu’il ait passé dans les écoles de la Compagnie de Jésus, ainsi que beaucoup d’autres, sans en excepter les censeurs, cinq ou six années à l’étudier, sans l’avoir appris. Si celui qui aurait fait un contre-sens ignorait le latin, personne ne le saurait. Érasme a écrit : Hieronymus Senecam recensuit in catalogo Sanctorum , passage qu’il était difficile de traduire plus fidèlement qu’il ne l’a fait.
10° « L’âme de l’auteur vaut encore mieux que sa plume…368 » Nous le connaissons assez pour assurer que, si, par hasard, il a lu ces lignes, il en a remercié le censeur ; que, si celui-ci avait débuté par cet aveu, l’homme eût abandonné l’écrivain à sa discrétion, et qu’il souhaite que l’aristarque, s’il est ecclésiastique, mérite un jour qu’on dise de lui, depuis le sanctuaire jusqu’aux coulisses de l’Opéra, qu’il est encore plus estimable par ses vertus que par ses lumières, et que, s’il n’est pas tout à fait un sublime journaliste, il est du moins un prêtre fort édifiant.
11° « Qu’il existe de nos jours une confédération philosophique… 369 » Nous ne savons ce que c’est que cette confédération, et nous sommes porté à croire que, loin d’être réelle, elle n’existe pas même dans la tête des critiques. Réelle, on serait [p. 386] trop honoré d’y être admis. Réelle ou chimérique, qu’importerait à celui qui vivrait isolé, qui ne fréquenterait guère que dans sa famille ou chez quelques amis dont il s’appliquerait depuis trente ans à cultiver l’estime, en profitant de leur exemple et de leurs conseils, et pour qui la grande ville serait circonscrite dans un espace assez étroit à la vérité, mais où il verrait circuler ceux d’entre ses concitoyens, ou d’entre les étrangers, illustres par leur naissance, leurs dignités, l’étendue et la variété de leurs connaissances ?
Et j’ajouterai que l’homme rare370 à qui l’on s’empresse de [p. 387] rendre cet hommage aurait obtenu depuis longtemps les trois sortes de lauriers dont on couronne les talents, s’il les avait ambitionnés, et que c’est la moindre partie de l’éloge qu’il mérite.
12° « Que l’aristarque ou son père a mal parlé de Sénèque… » On les en croit tous deux fort capables. D’ailleurs, que signifierait le blâme ou l’éloge de celui qui aurait intrépidement persisté, au milieu des huées de la nation, dans un imbécile acharnement contre Voltaire et la plupart de nos grands hommes ? Quand il arrive à un censeur de cette espèce de défendre un [p. 388] Suilius, c’est peut-être sa cause qu’il plaide. L’auteur de l’Essai a pensé à ces aristarques, père et fils371 ! il leur en voulait ! Hélas ! il y a nombre d’années que leur prédécesseur372, qui valait mieux [p. 389] qu’eux, est tombé dans l’oubli ; et c’est grâce à l’Écossaise de Voltaire qu’on se rappelle trois ou quatre fois par an, pendant une demi-heure, qu’il a existé un Wasp l’ancien373 qui attestait par serment et qui ne pariait pas.
Et j’ajouterai qu’il est un secret que la plupart des écrivains périodiques n’ont pas encore découvert, c’est celui d’assurer à leurs feuilles la durée d’une semaine. Cela est fâcheux.
13° « Qu’il a plu à l’auteur de peindre Suilius, Dion Cassius et Xiphilin comme les plus scélérats des hommes…374 » L’auteur a dit, d’après Tacite, que Suilius était un scélérat ; d’après Crevier, que Dion était le calomniateur éternel des grands hommes, et d’après La Mothe-le-Vayer, Juste Lipse, Bayle et Montaigne, que Xiphilin avait la tête mauvaise ; mais il n’a pas dit de tous les trois indistinctement que ce fussent des scélérats. Si, de quatre critiques, par exemple, il était démontré que l’un fût un homme d’esprit, mais de mœurs abominables375 ; le second, un juge vénal et un citoyen crapuleux376 ; le troisième, un petit ignorant sans bonne foi377 ; le quatrième, le plus insolent personnage qui eût encore porté son habit378, et qu’on l’eût assuré sur de bonnes autorités, serait-il permis d’entendre de tous les quatre ce qu’on n’avait avancé que d’un seul, qu’il fut homme d’esprit et de mœurs abominables ? L’équité ne prescrirait-elle pas de distribuer ce qui appartiendrait d’éloge ou de blâme à chacun de ces personnages ?
Et j’ajouterai : Ceci n’est pas de la mauvaise plaisanterie, mais de la bonne logique, qualité dont nos aristarques se piquent le moins. Nos critiques ont une manière de réfuter assez commode : c’est de transformer en faits démontrés des imputations vagues et contradictoires ; de répéter sans pudeur, et quelquefois avec une insigne mauvaise foi, d’anciennes accusations, sans parler des réponses qu’on y a faites ; de prononcer doctoralement [p. 390] que ces réponses ne sont pas satisfaisantes, sans se mettre en devoir de le prouver, ce qui ne serait pourtant pas trop superflu ; d’opposer à des raisonnements qu’un auteur aura jugés solides, une simple, mais péremptoire négation ; de dire un non bien ferme où l’écrivain croit avoir prouvé qu’il fallait dire oui : et c’est ainsi qu’avec le talent d’écrire deux monosyllabes, ils ont le front de s’asseoir à côté de Bayle, de Basnage ou de Le Clerc.
14° « Que l’auteur a donné des leçons de suicide… » L’auteur n’a point donné des leçons de suicide, mais il a exposé la doctrine des stoïciens, dont le suicide était un des points fondamentaux ; et ce n’est ni son opinion, ni sa faute, si Zénon prétendit que les dieux, de qui nous tenons la vie sans notre consentement, seraient des bienfaiteurs injustes et cruels, s’ils ne nous avaient laissés maîtres de disposer de leur présent lorsqu’il nous importunait.
Et j’ajouterai que la notion générale de la bienfaisance et de toute vertu est illusoire et mène droit au scepticisme, si elle n’est pas également applicable aux hommes et aux dieux.
15° « Que l’auteur avait écrit contre la Providence… » A l’occasion d’un traité de Sénèque, l’auteur a cru devoir exposer la difficulté puérile, car c’est ainsi qu’il l’appelle, à laquelle le philosophe romain autrefois, et, de nos jours, le profond Leibnitz, s’étaient proposé de répondre.
16° « Que l’auteur a commencé sa carrière dans les lettres par un ouvrage sur l’Interprétation de la Nature, et que ce livre est plein d’obscurités…379 » L’obscurité est relative à la matière que l’on traite et à la sagacité de celui qui lit. Qui sait si l’auteur n’avait pas de bonnes raisons pour n’être pas trop clair ? D’ailleurs, telle pensée, évidente pour un homme d’esprit, est inintelligible pour un autre. Les principes mathématiques de Newton et les Trecenta de Stahl380 sont bien autrement difficiles à comprendre, même pour les gens de l’art ; et s’il était permis de comparer une très-petite chose à une très-grande, on oserait
[p. 391]assurer que Buffon sera souvent lettre close pour celui qui n’entend pas l’Interprétation de la Nature.
Et j’ajouterai que, si l’on est quelquefois arrêté dans un ouvrage, l’obscurité naît de la profondeur des idées et de la distance des rapports. Le génie porte rapidement son flambeau, et l’esprit qui ne suit pas avec la même vitesse reste en arrière et tâtonne dans les ténèbres.
17° M. de Marmontel a dit381 : « Croirait-on qu’il y eût un homme assez insensé, d’un caractère assez abject pour jeter du ridicule sur la forme d’un édit où le maître ne dédaignerait pas de rendre compte de ses motifs ?… » Je répondrai à M. de Marmontel : Oui, monsieur, cet homme382 s’est trouvé parmi les critiques de l’ouvrage dont vous avez fait l’extrait et l’éloge.
18° « Qu’il n’était pas sûr pour Sénèque de s’éloigner de la cour ; que tout porte à le croire, mais que ce n’était pas une raison pour démentir ses principes. Que sont devenus le stoïcisme et le mépris de la mort ?… » Nous n’avons rien à ajouter à ce que l’auteur a dit sur cette difficulté ; nous remarquerons seulement qu’il ne doit être ni surpris ni blessé qu’on soit d’un autre avis que le sien. Ce qu’il aurait apparemment désiré, c’est que, dans une discussion importante, on fût réservé, qu’on ne décelât pas une suffisance qui ne serait fondée sur aucun titre et qu’on eût assez d’âme et de sens pour soupçonner que la chaleur de l’apologiste d’un grand homme serait tout à fait ridicule dans la bouche d’un écolier présomptueux qui se chargerait du rôle d’accusateur.
Et j’ajouterai qu’il faut être décent et s’interdire un ton qu’on pardonnerait à peine à l’écrivain le plus érudit et qu’il ne se permettrait avec personne, pas même avec des critiques injurieux, à moins que la patience ne lui échappât et ne l’exposât à sortir de son caractère et à se déplaire ensuite à luimême.
Et j’ajouterai encore, que l’aristarque qui a proposé la difficulté de ce paragraphe, ne sera pas assez injuste envers luimême et envers moi, qu’il a traité avec tant d’honnêteté et [p. 392] d’indulgence, pour s’appliquer cette petite leçon, que ceux à qui elle s’adresse ne manqueront pas de revendiquer. Il ne faut jamais s’emparer du bien d’autrui.
Je n’avais pas encore lu la lettre383 que M. Garat a publiée dans un des Mercures de 1779, qu’il se répandit que j’en étais choqué, et que l’auteur avait la bonté de s’en inquiéter. Je commencerai par le rassurer. Il y a de la vérité dans le plaisant récit de notre première entrevue ; je m’y suis reconnu, et j’ai ri du vernis léger d’ironie poétique qu’il y a répandu, et qui l’a rendu piquant. On sera tenté de me prendre pour une espèce d’original ; mais qu’est-ce que cela fait ? Est-ce donc un si grand défaut que d’avoir pu conserver, en s’agitant sans cesse dans la société, quelques vestiges de la nature, et de se distinguer par quelques côtés anguleux de la multitude de ces uniformes et plats galets qui foisonnent sur toutes les plages ? J’estime l’auteur de l’Eloge de Suger384, je ne suis point éloigné de l’aimer ; et quand il lui plaira de se retrouver devant le modèle dont il a fait l’agréable caricature, je suis prêt à le recevoir et à poser une seconde fois.
Vainqueur ou vaincu, on se retire de l’arène où l’on est descendu avec un pareil antagoniste, sans la crainte d’avoir passé les bornes d’une défense loyale. Il n’en est pas ainsi, lorsqu’on n’a pas dédaigné de prendre la lance contre des agresseurs indécents, malhonnêtes, injurieux, violents. L’invective invite l’invective. Peut-être me suis-je oublié quelquefois ; mais si cela m’est arrivé, ce ne sera que dans les endroits où la critique s’est déchaînée sans mesure contre des hommes respectables et des talents généralement avoués. Mais alors quel est l’homme assez patient, je dirai même assez ingrat, pour écouter avec une froide indifférence l’insulte adressée à des écrivains qui honorent la nation, et à qui l’on doit les heures de sa vie les plus délicieuses ? Je ne suis pas capable, et fasse le ciel que je meure avant que d’avoir été capable d’une modération que je me reprocherais.
19° « Qu’il a défendu Voltaire, Sénèque, Raynal, comme un [p. 393] énergumène. Et que lui importe, et que nous importe, à nous, un vieux stoïcien qui n’est plus385 ?… » Ce propos est celui de quelques gens du monde ; et bien interprété, il ne signifie qu’une chose : c’est qu’en général les apologies ne sont pas de leur goût ; qu’on aimerait peut-être mieux trouver le vieux stoïcien coupable qu’innocent, et qu’on a de la peine à souffrir qu’il ait vengé, sous son nom, des contemporains exposés aux mêmes calomnies, et persécutés par des détracteurs du caractère d’un Suilius..
20° « Qu’on est tout étonné de trouver à la 438e page de son ouvrage (1re édit. ) une pathétique apostrophe aux Insurgents… 386 » Ce qui n’étonnera pas, mais ce qui pourrait surprendre, c’est l’étonnement des critiques, lorsqu’on lira, page citée, que Sénèque pensait qu’il n’y avait point encore de gouvernement qui convînt au sage, et auquel le sage convînt. Quelle occasion plus simple et plus naturelle, ce nous semble, lorsque l’objet principal d’un auteur est d’enregistrer ses réflexions, que de s’arrêter un moment sur un des phénomènes les plus extraordinaires que l’histoire du monde nous ait présentés, un peuple esclave d’un peuple, une nation qui secoue tout à coup le joug de la servitude, qui s’affranchit du despotisme à l’aide des despotes, et qui, méditant sur les moyens d’assurer à jamais son bonheur avec sa liberté, prépare un asile à tous les enfants des hommes qui gémissent ou qui gémiront sous la verge de la tyrannie civile et religieuse ; que d’adresser des vœux au ciel pour le succès d’une -si digne entreprise ; que de se mêler aux délibérations de son congrès, et que d’oser prévenir une confédération naissante sur la triste et presque nécessaire influence du temps, qui amène plus ou moins rapidement la ruine des choses les plus sagement ordonnées !
Et j’ajouterai qu’après s’être choqué de cet écart, si c’en est un, par un tour d’esprit assez singulier, le critique quitte son chemin pour aller heurter rudement le digne et respectable auteur387 de l’Histoire philosophique et politique de la découverte et du commerce des deux Indes. Le plaisir d’admirer et de louer [p. 394] m’a-t-il arrêté ? j’ai tort : la fureur d’injurier l’a-t-elle jeté de côté ? il a raison. Mais il se trompe, s’il compte sur notre patience, lorsqu’il invectivera un homme connu et révéré dans toute l’Europe, qui a reçu du Hollandais les témoignages de la distinction là plus flatteuse, et auquel un ennemi qui sait rendre justice aux grands talents, vient de renvoyer un neveu fait prisonnier de guerre sur nos vaisseaux ; l’auteur d’un ouvrage plein de recherches, de hardiesse, d’éloquence et de génie. Nous lui dirons : Misérable folliculaire, taisez-vous, parce que vous ne savez ce que vous dites ; taisez-vous, parce qu’en excitant l’indignation au fond des âmes honnêtes et sensibles, vous les faites sortir de leur caractère, oublier votre nullité, et manquer à une modération dont on se repent ensuite de s’être distrait si mal à propos.
Et j’ajouterai qu’après un court éloge de Voltaire, quelques pages où je m’étais occupé de mettre la plus grande impartialité, et où je l’accusais de trop de sensibilité pour la piqûre des insectes qui s’attachaient à lui, je me suis écrié : Hélas ! tu étais lorsque je te parlais ainsi… Les critiques388 ont dit qu’ils parieraient bien que je n’aurais point parlé de cette manière au poëte lauréat ; et je leur répondrai : Ne pariez point, jurez plutôt389. J’ai pris la liberté de contredire de vive voix et par écrit M. de Voltaire, avec les égards que je devais aux années et à la supériorité de ce grand homme, mais aussi avec le ton de franchise qui me convenait, et cela sans l’offenser, sans en avoir entendu de réponses désobligeantes. Je me souviens qu’il se plaignait un jour avec amertume de la flétrissure que les magistrats imprimaient aux livres et aux personnes ; « Mais, ajoutaije, cette flétrissure qui vous afflige, est-ce que vous ne savez pas que le temps l’enlève, et la reverse sur le magistrat injuste ? La ciguë valut un temple au philosophe d’Athènes… » Alors le vieillard m’enlaçant de ses bras, et me pressant tendrement contre sa poitrine, ajouta : « Vous avez raison, et voilà ce que j’attendais de vous… » D’autres en ont éprouvé la même indulgence. D’où naît cette légèreté à juger des choses qu’on ignore, et à parler des hommes qu’on ne connaît pas ?
[p. 395]Si la vérité blesse si fréquemment, c’est un peu de la faute de celui qui la dit : ou c’est un orgueilleux qui nous humilie, ou un ignorant qui nous préceptorise, ou un grossier personnage qui nous insulte. Eh ! donnons-lui pour cortège la bienveillance, l’ingénuité, la modestie, la circonspection, ses véritables compagnes ; proposons des doutes, lorsque nous croyons avoir l’évidence : que l’honnêteté de notre discours tempère la force de nos raisons ; interrogeons, ayons l’air de nous instruire, lorsque nous sommes sûrs ; soyons indulgents pour l’erreur, surtout lorsque cette erreur décèlera une belle âme ; réservons toute notre véhémence pour le vicieux, toute l’amertume de l’ironie contre la suffisance impertinente ; et soyons certains que les ménagements inspirés par un heureux naturel, prescrits par une éducation libérale, et rendus habituels par quelque usage du monde, calmeront la révolte de l’amour-propre le plus délicat. Je ne me suis jamais écarté de ces règles sans m’en repentir. Plus la vérité est impérieuse par elle-même, plus elle doit se montrer réservée.
21° Et puis voilà le même grand homme, Voltaire, traité d’Idole à la mode par les mêmes critiques.
L’auteur de l’Essai a dit : « Toute Une nation t’a rendu des hommages que ses souverains ont rarement obtenus d’elle… » Et les critiques ont ajouté : Fade mensonge390 !… Il est vrai que de cette nation il devait en excepter le clergé.
Il a dit : « Tu as reçu les honneurs du triomphe dans la capitale la plus éclairée de l’univers… » Et les critiques ont ajouté avec une hardiesse qui ne se dément pas : Parade burlesque391 !
Voici le prélude et les suites de cette burlesque parade. Des hommes de lettres distingués lui avaient décerné une statue de son vivant392. Après sa mort, l’Académie française a placé son buste à côté de celui de Molière, dans le lieu de ses assemblées ; ensuite elle a proposé son éloge pour sujet de son prix. Cependant un grand roi393 le composait sous sa tente ; cependant
[p. 396]une grande souveraine394 acquérait sa bibliothèque, lui ordonnait un sanctuaire dans son palais, et écrivait à sa nièce : A la nièce d’un grand homme qui avait de l’amitié pour moi… Et tandis que je m’occupe à faire rougir ses ennemis de l’indécence effrénée de leurs apostilles, on le couronne sur notre théâtre, dans cet endroit où il avait si souvent excité les transports de l’admiration, versé dans nos âmes la terreur, la commisération, et fait répandre tant de larmes ; où, la première fois qu’il se montra, la nation, pénétrée de respect, s’était inclinée devant lui, et où nos grands seigneurs avaient présenté leurs hommages au vieillard attendri qui pleurait de joie, et qui disait : Vous voulez donc me faire mourir !
Une burlesque parade ! Qui est-ce qui peut lire ces mots, où l’on ne sait s’il y a plus de rage contre le mérite honoré, que de basse adulation pour le fanatisme puissant, sans éprouver l’indignation la plus profonde ? Quel étonnant mépris pour le jugement de ses concitoyens ! Quelle audacieuse indifférence [p. 397] pour le mépris de toutes les nations éclairées ! ou plutôt, quelle juste confiance dans sa propre obscurité ! S’il y a des choses qu’on ne dit que quand on croit n’être point entendu, il y en a apparemment que l’on n’écrit que quand on est bien sûr de n’être point lu. Mais comment un écrivain trouve-t-il un censeur assez intrépide pour s’associer à tant de passesse ? Comment, chez un peuple où le gouvernement ordonne des statues aux grands hommes, entre lesquelles celle de Voltaire sera placée tôt ou tard, est-on autorisé à leur adresser l’injure la plus révoltante avec approbation et privilège ? Ces contradictions, qui ne sont pas inexplicables pour nous, sont autant de scandaleuses énigmes pour les étrangers. Je lis dans une annonce de Berlin : « On a célébré aujourd’hui, à neuf heures et demie du matin, en l’église catholique de cette ville, avec toute là pompe convenable, un service solennel pour l’âme de Voltaire. Un très-grand concours de personnes distinguées ont assisté à cette cérémonie religieuse ; des aumônes considérables ont été distribuées… » — Serait-ce encore une burlesque parade que cela ? — On ajoute : « Et c’est méchamment qu’on a fait courir le bruit que le clergé français lui avait refusé la sépulture. Ce clergé si respectable n’aurait pu en user ainsi sans violer les lois de la justice, sans détruire les principes de la bonne police, et sans donner à des haines particulières une influence incompatible avec la charité chrétienne et avec toute vertu sincère et charitable… » Cependant le fait est vrai. Dans l’année où les seigneurs d’Angleterre avaient accompagné à Westminster, parmi la sépulture des rois, à côté de l’urne de Newton, les cendres de Garrick, acteur qui devait sa célébrité à sa manière de rendre les poëmes de Shakespeare, on refusait à Paris une poignée de terre, un coin de cimetière, à l’émule de Corneille et de Racine.
22° Mais quelle est la cause des invectives adressées à l’auteur de la vie de Sénèque, avec une si merveilleuse prodigalité ? Il ne croisa jamais aucun de ses censeurs sur le chemin de la fortune qu’il ne fréquente pas, ni sur celui de la vertu et de la considération, où il désirerait de les rencontrer. Nous avons beau nous interroger sur les motifs de cette largesse, nous ne les devinons pas.
[p. 398]Il a entrepris cet ouvrage à la sollicitation de quelques hommes vertueux et savants à qui il a rendu grâce de la trop bonne opinion qu’ils ont eue de ses forces. Digne d’estime ou de mépris, il serait également inutile de le défendre. On en a trouvé le style haché, abrupt, incorrect ; et peut-être l’est-il. Ce n’est pas que, dans cet écrit même et quelques autres, on ne voie clairement qu’il sait aussi, quand il lui plaît, rendre sa phrase harmonieuse : mais, pour cette fois, il ne s’en est pas soucié ; il était occupé de tout autre chose que d’une heureuse cadence. Il ne composait pas, il n’écrivait pas ; il causait librement avec son lecteur et avec lui-même ; il s’abandonnait sans réserve au sentiment de l’admiration ou de la haine, de la peine ou du plaisir qui se succédaient au fond de son cœur ; il nous en avait prévenus ; il s’instruisait, il songeait à se rendre meilleur. Il se livrait à l’influence des modèles qu’il avait sous les yeux, Sénèque, Tacite et Suétone ; peut-être en aura-t-il pris les défauts, et non l’excellence, parce que l’un était aisé et l’autre difficile. Il a usé de toute la licence de la conversation d’un ami avec ses amis, entre lesquels il n’aura pas compté ses censeurs. Si nous en croyons quelque homme de goût, avec plus de travail et de soins, il aurait fait moins bien ou plus mal. Un auteur pieux a dit : Omnis scriptura legi debet eo spiritu quo scripta est ; Tout écrit doit être lu selon l’esprit qui l’a dicté. Si nos aristarques s’étaient conformés à cette maxime, ils auraient été plus économes de ces expressions dénigrantes dont on use de nos jours et avec les auteurs qui les méritent le plus, et avec ceux qui les méritent le moins, selon l’esprit dans lequel on les lit, et qui est rarement celui dans lequel ils ont écrit.
Et j’ajouterai qu’il faut distinguer deux sortes d’harmonie : l’une qui s’amuse à flatter l’oreille par l’heureux choix des expressions , et par leur disposition nombreuse ; l’autre, beaucoup moins commune, qui a sa source clans une âme sensible, et qui est inspirée à l’écrivain selon les passions diverses dont son cœur est agité. La première convient aux récits tranquilles ; la seconde est propre à toutes les circonstances qui portent le trouble dans les idées, dans les sentiments et le discours. La douleur, quand elle parle, a le ton faible et plaintif ; celui de la colère est véhément. Le style imitatif du désordre ou de la difformité [p. 399] entasse les spondées et les élisions, et Virgile étonne lorsqu’il dit :
Monstrum horrendum, informe, ingens, oui lumen ademptum.VIRGIL. Æneid. lib. III, v. 668. (Br.)
Son vers donne à Polyphème une grandeur démesurée, et plus il est enharmonique, plus il est beau,. L’histoire des temps de calamités ne s’écrit point comme l’histoire des règnes heureux. Il y a des préceptes pour plaire à l’organe, il n’y en a point pour le blesser avec succès ; et celui qui manquera de ce double tact, ne sera jamais un bon écrivain, et sera toujours un mauvais juge.
23° Les critiques395 se félicitent des ménagements qu’ils ont gardés dans l’analyse de son Essai. Ils auraient mieux fait encore de réserver tout ce qu’ils en pouvaient avoir pour le vieux philosophe, pour l’historien des deux Indes, et pour l’homme universel qu’on regrette, et qu’on regrettera longtemps encore, si nos regrets ne doivent cesser que quand la perte en sera réparée. Cette modération nous aurait épargné, à l’auteur et à nous, quelques lignes d’humeur.
Lorsqu’un aristarque le louera de quelques avantages dans sa lutte avec Sénèque, et lui accordera des vues énergiques et même profondes, pourrait-il, en conscience, accepter cet éloge ? Ne serait-ce pas reconnaître, dans des matières importantes, une compétence qui n’est pas même avouée dans des matières frivoles ? L’aristarque aura-t-il la tête saine quand il approuve, ne l’aura-t-il plus quand il blâme ? L’auteur de l’Essai ne saurait penser ainsi. D’ailleurs, celui qui, dans un assez court intervalle de temps, l’aurait déchiré, ne l’autoriserait-il pas à douter de la solidité de son caractère et de ses principes ?
24° Cependant importe-t-il à un critique, même en littérature, d’être un homme de bien, Un bon citoyen, un ami de la vérité et de la vertu ? Nous le croyons. Cela supposé, que serait le discours qu’il s’adresserait à lui-même, et quel est celui que M. de Marmontel s’est vraisemblablement tenu ? Le voici. Il s’est dit : « Il y a certainement des défauts dans cet ouvrage,
Z|00 ESSAI SUR LES RÈGNES
et je les remarquerai ; mais fermerai-je les yeux des autres et les miens sur son utilité ? Non, sans doute ; à Dieu ne plaise que j’arrache des mains du lecteur des feuilles qui lui offriront à chaque ligne les préceptes de l’art de bien vivre et de bien mourir ! On trouve, à la vérité, l’un et l’autre dans d’autres ouvrages ; mais on ne peut trop répéter aux hommes, surtout avec une certaine force, ces utiles et grandes leçons… » Il est rare qu’aucune de ces idées se soit présentée à l’esprit de nos critiques.
Cependant un des plus indulgents a dit : « On reconnaît dans l’apologiste un écrivain qui sent profondément ; un grand nombre de morceaux annoncent l’homme de génie et le philosophe qui ne peuvent se cacher… » Je connais l’auteur de l’Essai, et je suis sûr que cet éloge flatteur ne le corrompra pas ; il s’est apprécié. Vingt à vingt-cinq années de sa vie ont été consacrées à ébaucher l’histoire de la philosophie, et la description des arts mécaniques ; on a dessiné dans les ateliers et sous ses yeux trois à quatre mille planches à travers toutes sortes de persécutions et de dégoûts. Il a fait une fortune immense à des commerçants ; il n’a pas fait la sienne, parce qu’en toute circonstance la fortune est la chose à laquelle il a le moins pensé. Il obtient de temps en temps quelques larmes et quelques applaudissements au théâtre ; le jugement qu’il porte lui-même de ses autres ouvrages, c’est qu’ils attaquent les erreurs sans attaquer les personnes, et que, s’ils n’instruisent pas toujours, ils n’offensent jamais. Et il me permettra d’ajouter qu’il serait un ingrat, s’il ne publiait que Sa Majesté Impériale de Russie l’a comblé de bienfaits dans sa patrie, et de distinctions à sa cour396 ; que c’est d’elle, et d’elle seule, qu’il a reçu la récompense de ses longs travaux ; et que, si sa bonté lui a trop accordé, c’est une faute qu’elle commettra toutes les fois qu’un peu de mérite fixera ses regards.
Et j’ajouterai que je sais, à la vérité, un assez grand nombre de choses, mais qu’il n’y a presque pas un homme qui ne sache sa chose beaucoup mieux que moi. Cette médiocrité dans tous les genres est la suite d’une curiosité effrénée et d’une fortune [p. 401] si modique qu’il ne m’a jamais été permis de me livrer tout entier à une seule branche de la connaissance humaine. J’ai été forcé toute ma vie de suivre des occupations auxquelles je n’étais pas propre, et de laisser de côté celles où j’étais appelé par mon goût, mon talent et quelque espérance de succès. Je me crois passable moraliste, parce que cette science ne suppose qu’un peu de justesse dans l’esprit, une âme bien faite, de fréquents soliloques, et la sincérité la plus rigoureuse avec soi-même, savoir s’accuser et ignorer l’art de s’absoudre.
Et j’ajouterai encore que je pourrais bien avoir été un apologiste maladroit : pour un écrivain de mauvaise foi, quelque vraisemblance que les censeurs y voient, je leur proteste qu’il n’en est rien ; personne sous le ciel ne le sait mieux que moi. D’honneur, j’ai cru bêtement avec des hommes célèbres, anciens et modernes, que Sénèque était un grand penseur, un instituteur vertueux, un grand ministre ; et si malgré toutes les peines qu’ils se sont données pour me détromper , je leur protestais que je persiste dans ma bêtise, ce serait encore de la meilleure foi du monde, et je consentirais qu’ils me prissent au mot, mais à condition qu’ils sépareraient ma cause de celles de Tacite, de Tertullien, d’Othon de Freisingen, de Montaigne, de La Mothele-Vayer, d’une infinité d’autres, et qu’ils prouveraient qu’en parlant comme ces approbateurs ont parlé, ils ont eu de l’esprit, et que je ne suis qu’un idiot ; qu’ils étaient vrais, et que je suis faux.
25° « Qu’on permettra volontiers à l’auteur d’admirer Sénèque, mais à la condition qu’il sera poli… 397 » Un journaliste qu’il ne connut jamais, à qui il n’adressa de sa vie un mot désobligeant, et qui vient, entre mille autres galanteries pareilles, de le traiter de vil apologiste 398 ; vil apologiste lui, et vils [p. 402] apologistes tous ceux qui seraient tentés d’être de son avis, et qui lui recommande la politesse : voilà ce qu’on peut appeler une leçon bien placée.
Apologiste vil de Sénèque !… Qu’on l’eût appelé fieffé sophiste, plat raisonneur, déclamateur insipide, ce sont des douceurs d’usage ; mais vil apologiste ! c’est excéder un peu, ce nous semble, la mesure des petites licences des aristarques du jour. « Et son apologiste partagera avec lui le mépris et l’indignation universelle…399 » Censeurs, reprenez vos esprits’, remettez-vous, et dites-nous comment celui qui s’occupe de toute sa force à défendre l’innocence d’un homme mort il y a deux mille ans, et qui n’a d’autre motif, en le justifiant, que le vif intérêt qu’il prend à la vertu calomniée, peut encourir le mépris et l’indignation universelle ? Savez-vous ce que vous faites ? vous mettez l’apologiste de Sénèque et le sien sur la ligne du prêtre infâme qui a publié l’Apologie de la SaintBarthélemi et de la Révocation de l’Édit de Nantes 400. Cela n’est pas bien.
Le mépris universel ! l’indignation universelle ! Censeur, il nous semble qu’en vous restreignant au terme général, vous vous seriez épargné une injure grossière et que vous l’auriez [p. 403] encore suffisamment insulté. Il faudra bien qu’il se passe de votre suffrage, et je l’y crois résolu ; mais il lui en restera à la cour, à la ville, dans les académies, parmi vos connaissances, peut-être entre vos amis, dans toutes les conditions de la société qui lit. Ces vils personnages qui, sans partager sa façon de penser sur Sénèque, approuvent sa tentative et la trouvent honnête, ne sont pas tout à fait aussi rares que vous l’imaginez. Voulez-vous que je vous révèle un secret ? C’est qu’en vous informant avec soin, vous en découvririez plus d’un sous l’habit même que vous portez. Il est vrai que ce ne sont pas de petits intrigants, des prêtres hypocrites qui courent la pension ou le bénéfice, peut-être sont-ils du nombre de ceux qui les confèrent : cela est horrible, mais cela n’en est pas moins vrai ; et un autre point qui vous surprendra davantage, c’est que ces gens-là ne sont pas sans lois, sans mœurs et sans foi. En attendant, je vous en dénonce un d’entre eux qui a dit expressément : « On sent combien elle est noble, cette apologie qui a pour objet de venger, après dix-huit siècles, un grand homme calomnié ; en même temps, on sent combien elle est difficile. Le défenseur de Sénèque ne s’est pas dissimulé cette difficulté, dont il se plaint avec une sensibilité vraiment touchante. »
26°. « Que le premier éditeur de l’Essai sur Sénèque est un apprenti philosophe…401 » Cet homme de lettres402 nous est peu [p. 404] connu, nous n’avons aucun motif personnel soit de le louer, soit de le blâmer ; mais nous savons qu’il est versé dans les langues anciennes, qu’il écrit et s’exprime purement et facilement dans quelques-unes des modernes, qu’il connaît l’antiquité ; qu’il a bien fait voir par son travail sur Sénèque et par ses notes sur l’auteur dont il a soigné l’édition, qu’il était érudit dans toute la valeur du terme ; qu’il sait penser ; qu’il a profondément médité les philosophes des temps éloignés et du nôtre ; qu’il est occupé d’un ouvrage qui présente plus de difficultés à vaincre que sa lecture n’en laisse soupçonner au commun des lecteurs, et que la physique, la chimie, les sciences et les arts ne lui sont nullement étrangers.
Et j’ajouterai que , quand l’aristarque l’appela apprenti philosophe, il eut le sens commun, sans peut-être s’en douter et s’entendre. La recherche de la vérité et la pratique de la vertu étant les deux grands objets de la philosophie, quand cesse-t-on d’être un apprenti philosophe ? Jamais. Jamais, non plus que le chrétien qui s’est proposé la perfection évangélique ne cesse d’être un apprenti chrétien. Sénèque se confesse apprenti philosophe. Il n’en est pas tout à fait du christianisme et de la philosophie comme d’une annonce ou d’une affiche403. A la place du censeur, plus je m’estimerais excellent dans mon métier, plus je tâcherais d’être modeste. Puis, m’adressant à l’approbateur de son pamphlet, je lui demanderai si quelqu’un a le privilège d’injurier un citoyen, et si un homme honnête peut laisser dire d’un autre ce qu’il serait fâché qu’on dît de lui ?
27* " Que l’ Essai sur la Vie et les Écrits de Sénèque ne se sauvera peut-être de l’oubli qu’à l’aide de la traduction à laquelle il est attaché404. » Cela se peut, mais en attendant que Sénèque [p. 405] le fasse lire dans l’avenir, il aura fait lire les utiles écrits de Sénèque à un assez grand nombre de ses concitoyens qui ne connaissaient ni l’instituteur ni le ministre, et que la fausse délicatesse des pédants avait dégoûtés de l’auteur. Ce succès éphémère lui suffit : de grands hommes de votre étoffé s’en contentent bien.
De tout le morceau qui précède, je ne réclame que les additions. Il était accompagné de deux autres ; l’un intitulé: Histoire de la Vie domestique de Jean-Jacques Rousseau ; l’autre : Instructions pour les élèves dans l’art de la critique moderne, tirées de la pratique des grands maîtres405. J’ai supprimé le premier, bien que, souvent interpellé sur la vérité des faits, il me fût impossible d’en contester aucun. Je n’ai réservé du second que le trente-septième et dernier article, que voici :
« Vous avez sous les yeux un modèle parfait de l’écrivain périodique ; mais, en vous le proposant, je craindrais de vous décourager. On peut être grand, sans s’élever à sa hauteur. De quelques singulières qualités que la nature vous ait doué ; quelque effort que vous fassiez pour les perfectionner ; quelque haine que vous portiez aux talents et aux vertus ; avec quelque art que vous sachiez entasser les erreurs de l’ignorance sur les • absurdités du paradoxe en littérature, en finance, en commerce, en politique, en législation, en histoire, en géographie et même en mathématique ; avec quelque intrépidité que vous braviez la vérité ; avec quelque arrogance ou quelque bassesse que vous vous montriez aux hommes puissants ; avec quelque audace que vous portiez un front déshonoré ; de quelque mépris que vous soyez pénétré pour l’estime publique ; quoi que vous osiez, il faut vous y résoudre, vous n’occuperez jamais que le second rang. » Il n’y a pas d’apparence que quelqu’un se reconnaisse à ce portrait ; et malheur à celui que l’on y reconnaîtrait.
Conclusion. §
CX. §
Après tant de comptes opposés que l’on vous a rendus de cet Essai sur les mœurs et les écrits de Sénèque, lecteur, ditesmoi, qu’en faut-il penser ?
Sénèque et Burrhus sont-ils d’honnêtes gens, ou ne sont-ils que deux lâches courtisans ?
Sénèque a-t-il du génie, ou n’est-il qu’un faux bel esprit ?
A-t-il parlé de la vertu comme un homme qui en connaissait la douceur et la dignité, ou comme un hypocrite que sa conduite ou ses écrits rendent également suspect ?
Suis-je un homme de bien, ou un vil apologiste ? et ma tentative, heureuse ou malheureuse, est-elle digne d’éloge ou digne de blâme ?
Si quelqu’un s’avisait de prendre ma défense comme j’ai pris celle de Sénèque, encourrait-il le mépris et l’indignation universelle ?
Sais-je ou ne sais-je pas ma langue ?
Suis-je un raisonneur ou un sophiste ? un écrivain de bonne ou de mauvaise foi ?
Mon discours a-t-il quelque solidité, ou ne suis-je qu’un déclamateur frivole ?
Ai-je de la logique et des idées, ou en manqué-je ?
Ai-je fait un bon ou un mauvais livre ? Lequel des deux ?
Si l’on ne forme qu’une classe de mes antagonistes, il est certain qu’ils ont dit pour et contre tout ce que pouvaient leur inspirer le mensonge et la vérité, la bienveillance et le dessein de nuire, la dialectique et l’artifice, le sens commun et la folie, la raison et le préjugé, l’impartialité et l’exagération, les lumières et l’ignorance, l’esprit et l’imbécillité, et que celui qui imagine-
[p. 407]rait une accusation nouvelle qui leur eût échappé, ne donnerait pas une médiocre preuve de sa sagacité406.
Abstraction faite des qualités personnelles de nos aristarques, convenez, lecteur, que vous n’en savez rien, mais rien du tout, et qu’il serait plus difficile d’accorder les horloges de la capitale que les arbitres de nos productions, quoiqu’il y ait pour eux tous une méridienne commune ; qu’un moyen sûr d’ignorer l’heure, c’est d’être entouré de pendules ; qu’il n’en faut avoir qu’une réglée par le bon goût et par le jugement, et qu’on n’en peut interroger une autre sans répéter toutes sortes de décisions contradictoires et n’avoir point d’avis à soi.
Les preuves qui se déduisent des faits sont bornées ; les conjectures du caprice et de la méchanceté sont infinies. On est dispensé de répondre aux objections de la mauvaise foi. J’ai dit: Vous qui troublez dans ses exercices celui qui visite le jour et la nuit les autels d’Apollon, bruyantes cymbales de Dodone, tintez tant qu’il vous plaira, je ne vous entends plus. Si le dernier qui parle est celui qui a raison, censeurs, parlez, et ayez raison.