Salon de 1761 §
À mon ami M. Grimm §
Voici, mon ami, les idées qui m’ont passé par la tête à la vue des tableaux qu’on a exposés cette année au Salon. Je les jette sur le papier sans me soucier ni de les trier ni de les écrire. Il y en aura de vraies ; il y en aura de fausses. Tantôt vous me trouverez trop sévère, tantôt trop indulgent. Je condamnerai peut-être où vous approuveriez ; je ferai grâce où vous condamneriez ; vous exigeriez encore où je serai content. Peu m’importe. La seule chose que j’aie à cœur, c’est de vous épargner quelques instants que vous emploierez mieux ; dussiez-vous les passer à côté de Dom Antonio, et au milieu de cannetons.
Peinture §
Louis Michel Vanloo §
8 pieds de hauteur, sur 6 pieds de largeur.
Le premier tableau qui m’ait arrêté est le portrait du roi. Il est beau, bien peint, et on le dit très ressemblant. Le peintre a placé le monarque debout, sur une estrade. Il passe. Il a la tête nue. Sa longue chevelure descend en boucles sur ses épaules. Il est vêtu du grand habit de cérémonie. Sa main droite est appuyée sur le bâton royal. Il tient de la gauche un chapeau chargé de plumes. Le manteau royal qui couvre sa poitrine et ses épaules, descendant entre le fond du tableau et ses jambes, qu’on voit depuis le milieu de la cuisse, achève de détacher ces parties de la toile, et celles-ci entraînent les autres. Seulement ce volume d’hermine qui bouffe tout autour du haut de la figure, la rend un peu courte, et cette espèce de vêtement lui donne moins la majesté d’un roi que la dignité d’un président au Parlement.
Dumont le Romain §
14 pieds de large, sur 10 de haut.
Vous savez que je n’ai jamais approuvé le mélange des êtres réels et des êtres allégoriques ; et le tableau qui a pour sujet la publication de la paix en 1749 ne m’a pas fait changer d’avis. Les êtres réels perdent de leur vérité à côté des êtres allégoriques, et ceux-ci jettent toujours quelque obscurité dans la composition. Le morceau dont il s’agit n’est pas sans effet. Il est peint avec hardiesse et force. C’est certainement l’ouvrage d’un maître. Toutes les figures allégoriques sont d’un côté ; et tous les personnages réels de l’autre. À gauche de celui qui regarde, la Paix qui descend du ciel et qui présente au monarque une branche d’olivier qu’il reçoit et qu’il remet à la femme symbolique de la ville de Paris ; d’un côté la générosité qui verse des dons ; de l’autre un génie armé d’un glaive qui menace la Discorde terrassée sous les pieds du monarque ; les rivières de Seine et de Marne étonnées et satisfaites. À droite, le prévôt des marchands et les échevins en longues robes[,] en rabats et en perruques volumineuses, avec des mines d’une largeur et d’un ignoble qu’il faut voir. On prendrait au premier coup d’œil, le monarque pour un Thesée qui revient victorieux du [Minotaure]. La figure symbolique de la ville est simple, bien drapée, bien noble, d’un beau caractère, bien disposée ; mais elle est du siècle de Jules Caesar ou de Julien. Le contraste de ces figures antiques et modernes ferait croire que le tableau est un composé de deux pièces rapportées, l’une d’aujourd’hui et l’autre qui fut peinte il y a quelque mille ans ; et l’abbé Galliani vous séparerait cela avec des ciseaux qui [laisseraient] d’un côté tout le plat et tout le ridicule, et de l’autre tout l’antique qui serait supportable et que chacun interpréterait à sa fantaisie. On trouverait cent traits de l’histoire grecque ou romaine auxquels cela reviendrait. Le peintre a eu une idée forte, mais il n’a pas su en tirer parti. Il a élevé son héros sur le corps même de la Discorde dont les cuisses sont foulées par les pieds de cette figure. Mais après avoir appuyé un des pieds sur les cuisses, pourquoi l’autre n’a-t-il pas pressé la poitrine ? pourquoi cette action ne l’écrase-t-elle pas ; ne lui tient-elle pas la bouche entrouverte, ne lui fait-elle pas sortir les yeux de la tête ; ne me la montre-t-elle pas prête à être étouffée ? comme elle est, libre de la tête, des bras et de tout le haut de son corps, si elle s’avisait de se secouer avec violence, elle renverserait le monarque, et mettrait les dieux, les échevins et le peuple en désordre. En vérité la figure symbolique de la capitale est une belle figure. Voyez-la. J’espère que vous serez aussi satisfait de la générosité, de la paix et des fleuves.
Carle Vanloo §
Huit pieds de haut, sur cinq de large.
Quoi qu’en dise le cher abbé, la Magdelaine dans le désert n’est qu’un tableau très agréable. C’est bien la faute du peintre qui pouvait avec peu de chose le rendre sublime. Mais c’est que ce Carle Vanloo n’a point de génie. La Magdelaine est assise sur un bout de sa natte. Sa tête renversée appuie contre le rocher ; elle a les yeux tournés vers le ciel. Ses regards semblent y chercher son Dieu. À sa droite est une croix faite de deux branches d’arbre ; à sa gauche sa natte roulée, et l’entrée d’une petite caverne. Mais tous ces objets me paraissent peints d’une touche trop douce et trop uniforme. On ne sait si les rochers sont de la vapeur ou de la pierre couverte de mousse. Combien la sainte n’en serait-elle pas devenue plus intéressante et plus pathétique, si la solitude, le silence, et l’horreur du désert avaient été dans le local. Cette pelouse est trop verte. Cette herbe trop molle. Cette caverne est plutôt l’asile de deux amants heureux que la retraite d’une femme affligée et pénitente. Belle sainte, venez ; entrons dans cette grotte, et là nous nous rappellerons peut-être quelques moments de votre première vie. Sa tête ne se détache pas assez du fond. Ce bras gauche est vrai, je le crois ; mais la position de la figure le fait paraître petit et maigre. J’ai été tenté de trouver les cuisses et les jambes un peu trop fortes. Si on eût rendu la caverne sauvage ; si on l’eût couverte d’arbustes, vous conviendrez qu’on n’aurait pas eu besoin de ces deux mauvaises têtes de chérubin qui empêchent que la Magdelaine ne soit seule. Ne feraient-elles que cet effet, elles seraient bien mauvaises.
Il est du même peintre ; et il a 5 pieds de haut sur 4 de large.
Il y a longtemps que le tableau de notre amie Mad Geoffrin, connu sous le nom de la Lecture, est jugé pour vous. Pour moi, je trouve que les deux jeunes filles, charmantes à la vérité, d’une physionomie douce et fine, se ressemblent trop d’action, de figure et d’âge. Le jeune homme qui lit a l’air un peu benêt. Avec son visage long ; son air indolent et fade, on le prendrait pour un robin déguisé. Et puis il a la mâchoire épaisse. Il me fallait là une de ces têtes plus rondes qu’ovales, de ces mines vives, et animées. On dit que la petite fille qui est à côté de la gouvernante et qui s’amuse à faire voler un oiseau qu’elle a lié par la patte, est un peu longue. Quant à la gouvernante qui examine l’impression de la lecture sur ses jeunes élèves, elle est à merveille. Seulement j’aimerais mieux que son attention n’eût pas suspendu son travail. Ces femmes ont tant d’habitude d’épier et de coudre en même temps que l’un n’empêche pas l’autre. Au reste malgré les petits défauts que je reprends dans le tableau de la Magdelaine et dans celui-ci, ce sont deux morceaux rares. Rien à redire ni au dessin, ni à la couleur, ni à la disposition des objets. Tout ce que l’art porté à un haut point y a pu mettre de perfection y est. La différence qu’il y a entre la Magdelaine du Correge et celle de Vanloo ; c’est qu’on s’approche tout doucement par derrière de la Magdelaine du Correge, qu’on se baisse sans faire le moindre bruit, et qu’on prend le bas de son vêtement seulement pour voir si les formes sont aussi belles là-dessous qu’elles se dessinent au dehors ; au lieu qu’on ne forme nulle entreprise sur celle de Vanloo. La première a bien encore une autre grandeur, une autre tête, une autre noblesse ; et cela sans que la volupté y perde rien.
Du même. De trois pieds de large, sur cinq de haut.
C’est un joli sujet que la Première offrande à l’Amour. Ce devait être un madrigal en peinture ; mais le maudit peintre, toujours peintre et jamais homme sensible, homme délicat, homme d’esprit, n’y a rien mis, ni expression, ni grâces, ni timidité, ni crainte ni pudeur ni ingénuité. On ne sait ce que c’est. Il faut convenir que rendre l’idée de la première guirlande, du premier sacrifice, du premier soupir amoureux, du premier désir d’un cœur jusqu’alors innocent, n’était pas une chose facile. Falconet ou Bouclier s’en serait peut-être tiré.
Du même De trois pieds et demi de haut.
L’Amour menaçant. C’est une seule figure debout ; vue de faces ; un enfant qui tient un arc tendu et armé de sa flèche toujours dirigée vers celui qui le regarde ; il n’y a aucun point où il soit en sûreté. Le peuple fait grand cas de cette idée du peintre. C’est une misère à mon sens. Il a fallu que le milieu de l’arc répondît au milieu de la poitrine de la figure. La corde s’est projetée sur le bois de l’arc ; la corde et le bois sur l’enfant, et toute la longueur de la flèche s’est réduite à un petit morceau de fer luisant qu’on reconnaît à peine. Et puis toute la position est fausse. Quiconque veut décocher une flèche, prend son arc de la main gauche, étend ce bras, place sa flèche, saisit la corde et la flèche, de la main droite, les tire à lui de toute sa force, avance une jambe en avant, et recule en arrière, s’efface le corps un peu sur un côté, se penche vers l’endroit qu’il menace, et se déploie dans toute sa longueur. Alors tout s’aperçoit. Tout prend sa juste mesure. La figure a un air d’activité, de force et de menace ; et la flèche est une flèche, et non un morceau de fer de quelques lignes. Je ne sais, mon ami, si vous aurez remarqué que les peintres n’ont pas la même liberté que les poètes, dans l’usage des flèches de l’Amour. En poésie, ces flèches partent, atteignent et blessent. Cela ne se peut en peinture. Dans un tableau l’Amour menace de sa flèche, mais il ne la peut jamais lancer sans produire un mauvais effet. Ici le physique répugne. On oublie l’allégorie ; et ce n’est plus un homme percé d’une métaphore, mais un homme percé d’un trait réel qu’on aperçoit. La première fois que vous rencontrerez sous vos yeux, la Saison de l’Albane où ce peintre a fait descendre Jupiter dans les antres de Vulcain, au milieu des Amours qui forgent des traits, et que vous verrez ce dieu blessé au milieu du corps d’un de ces traits, par un petit Amour insolent, vous me direz l’effet que vous éprouverez à l’aspect de cette flèche à demi enfoncée dans le corps et dont le bois paraît à l’extérieur. Je suis sûr que vous en frissonnerez.
Il y a encore de Mr Carle Vanloo deux tableaux représentant des jeux d’enfants, que je néglige, parce que je ne finirais point, s’il fallait vous parler de tout.
Pastorales et paysages de Boucher. §
Quelles couleurs ! quelle variété ! quelle richesse d’objets et d’idées ! cet homme a tout, excepté la vérité. I1 n’y a aucune partie de ses compositions qui séparée des autres ne vous plaise ; l’ensemble même vous séduit. On se demande, mais où a-t-on vu des bergers vêtus avec cette élégance et ce luxe ? quel sujet a jamais rassemblé dans un même endroit, en pleine campagne, sous les arches d’un pont, loin de toute habitation, des femmes, des hommes, des enfants, des bœufs, des vaches, des moutons, des chiens, des bottes de paille, de l’eau, du feu, une lanterne, des réchauds, des cruches, des chaudrons ? que fait là cette femme charmante, si bien vêtue, si propre, si voluptueuse ? et ces enfants qui jouent et qui dorment sont-ce les siens ? et cet homme qui porte [du] feu qu’il va renverser sur sa tête, est-ce son époux ? que veut-il faire de ces charbons allumés ? où les a-t-il pris ? quel tapage d’objets disparates [!] on en sent toute l’absurdité ; avec tout cela, on ne saurait quitter le tableau. Il vous attache. On y revient. C’est un vice si agréable. C’est une extravagance si inimitable et si rare. Il y a tant d’imagination, d’effet, de magie et de facilité ! Quand on a longtemps regardé un paysage tel que celui que nous venons d’ébaucher, on croit avoir tout vu. On se trompe. On y retrouve une infinité de choses d’un prix ! Personne n’entend comme Boucher l’art de la lumière et des ombres. Il est fait pour tourner la tête à deux sortes de gens ; son élégance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa coquetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées ; sa débauche, doivent captiver les petits-maîtres, les petites femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la sévérité de l’art ; comment résisteraient-ils au saillant, au libertinage, à l’éclat, aux pompons, aux tétons, aux fesses, à l’épigramme de Boucher. Les artistes qui voient jusqu’où cet homme a surmonté les difficultés de la peinture et pour qui c’est tout que ce mérite qui n’est guère bien connu que d’eux, fléchissent le genou devant lui. C’est leur dieu. Les autres n’en font nul cas. Au reste ce peintre est à peu près en peinture ce que l’Arioste est en poésie. Celui qui est enchanté de l’un est inconséquent s’il n’est pas fou de l’autre. Ils ont ce me semble, la même imagination, le même goût, le même style, le même coloris. Boucher a un faire qui lui appartient tellement, que dans quelque morceau de peinture qu’on lui donnât une figure à exécuter, on la lui restituerait sur-le-champ.
M. Pierre §
Il y a de Mr Pierre une Descente de croix ; une Fuite en Egypte ; la Décollation de St Jean Baptiste, et le Jugement de Paris. Je ne sais ce que cet homme devient. Il est riche. Il a eu de l’éducation. Il a fait le voyage de Rome. On lui donne de l’esprit ; rien ne le presse de finir un ouvrage. D’où vient donc la médiocrité de presque toutes ses compositions ? Il a 9 pieds de haut sur six de large. Il est de Jeaurat.Mais je passais le Songe de Joseph ; c’est que ce Songe de Joseph n’est autre chose qu’un homme qui s’est endormi la tête au- dessous des pieds d’un ange. Si vous y voyez davantage, à la bonne heure.
De Pierre. Il a 18 pieds de haut, sur 10 de large.
Pierre, mon ami, votre Christ, avec sa tête livide et pourrie, est un noyé qui a séjourné quinze jours au moins dans les filets de St Clou. Qu’il est bas [!] qu’il est ignoble [!] Pour vos femmes, et le reste de votre composition, je conviens qu’il y a de la beauté ; des caractères de l’expression ; de la sévérité de couleur ; mais mettez la main sur la conscience, et rendez gloire à la vérité ! Votre Descente de croix n’est-elle pas une imitation de celle du Carrache qui est au Palais Royal et que vous connaissez bien. Il y a dans le tableau du Carrache une mère du Christ assise, et dans le vôtre aussi. Cette mère se meurt de douleur dans le Carrache, et chez vous aussi. Cette douleur attache toute l’action des autres personnages du Carrache, et des vôtres. La tête de son fils est posée sur ses genoux dans le Carrache, et dans notre ami Pierre. Les femmes du Carache sont effrayées du péril de cette mère expirante, et les vôtres aussi. Le Carrache a placé sur le fond une Ste Anne qui s’élance vers sa fille, en poussant les cris les plus aigus, avec un visage où les traces de la longue douleur se confondent avec celles du désespoir ; vous avez mis sur le fond du vôtre un homme qui fait à peu près le même effet. Avec cette différence, que votre Christ, comme je vous l’ai déjà dit a l’air d’un noyé ou d’un supplicié, et que celui du Carrache est plein de noblesse ; que votre Vierge est froide et contournée en comparaison de celle du Carrache ; voyez l’action de cette main immobile posée sur la poitrine de son fils ; ce visage tiré ; cet air de pâmoison ; cette bouche entrouverte ; ces yeux fermés ; et cette Ste Anne, qu’en dites vous [?] Sachez, l’ami Pierre, qu’il ne faut pas copier ou copier mieux, et de quelque manière qu’on fasse, il ne faut pas médire de ses modèles.
La fuite en Egypte est traitée d’une manière Tableau de 5 pieds piquante et neuve ; mais le peintre n’a pas su de haut sur quatre de large. tirer parti de son idée. La Vierge passe sur le Du même. fond du tableau, portant entre ses bras l’enfant Jesus. Elle est suivie de Joseph et de l’âne qui porte le bagage. Sur le devant sont des pâtres prosternés, les mains tournées de son côté et lui souhaitant un heureux voyage. Le beau tableau, si le peintre avait su faire des montagnes au pied desquelles la Vierge eût passé ; s’il eût su faire ses montagnes bien droites, bien escarpées et bien majestueuses ; s’il eût su les couvrir de mousses et d’arbustes sauvages ; s’il eût su donner à sa Vierge de la simplicité, de la beauté, de la grandeur, de la noblesse ; si le chemin qu’elle eût suivi eût conduit dans les sentiers de quelque forêt bien solitaire, et bien détournée ; s’il eût pris son moment au point du jour ou à sa chute. Mais rien de tout cela. C’est qu’il n’a pas senti la richesse de son idée. C’est un sujet à refaire.
Il est de trois pieds de haut, sur quatre de large. Du même.
La Décollation de St Jean, encore pauvre production. Le corps du saint est à terre ; l’exécuteur tient le couteau avec lequel il a séparé la tête ; il montre cette tête séparée à Herodiade. Cette tête est livide, comme s’il y avait plusieurs jours d’écoulés depuis l’exécution. Il n’en tombe pas une goutte de sang. La jeune fille qui tient le plat sur lequel elle sera posée, détourne la tête, en tendant le plat ; cela est bien ; mais l’Herodiade paraît frappée d’horreur ? ce n’est pas cela ; il faut d’abord qu’elle soit belle ; puis qu’elle le soit de cette sorte de beauté qui s’allie avec la fermeté, la tranquillité et la joie féroce. Ne voyez-vous pas que ce mouvement d’horreur l’excuse ? qu’il est faux ? et qu’il rend votre composition froide et commune. Voici le discours qu’il fallait que je lusse sur le visage d’Herodiade. Prêche à présent. Appelle-moi adultère à présent. Tu as enfin obtenu le prix de ton insolence. Cet homme n’a pas senti l’effet du sang qui eût descendu le long du bras de l’exécuteur, et arrosé le cadavre même. Mais je l’entends qui me répond, et qui est-ce qui eût osé regarder cela ? J’aime bien les tableaux de ce genre dont on détourne la vue ; pourvu que ce ne soit pas de dégoût, mais d’horreur. Qu’est-ce qu’il y a de plus horrible que l’action et le sang-froid de la Judith de Rubens [?] Elle tient le sabre et elle l’enfonce tranquillement dans la gorge d’Holoferne.
Si le roi de Prusse s’entend un peu en peinture, que fera-t-il de ce mauvais Jugement de Paris [?] Qu’est-ce que ce Paris ? est-ce un pâtre ? est-ce un galant ? Donne-t-il, refuse-t-il la pomme ? Le moment est mal choisi. Paris a jugé. Déjà une des déesses perdues dans les nues est hors de la scène ; l’autre retirée dans un coin est en mauvaise humeur. Venus est à son triomphe, et oublie ce qui se passe à côté d’elle. Paris n’y pense pas davantage. C’est, mon ami, comme je crois vous l’avoir déjà dit, que tout l’effet d’un pareil tableau, dépend du paysage, du moment du jour, et de la solitude ; si des déesses viennent déposer leurs vêtements et exposer leurs charmes les plus secrets aux yeux d’un mortel, c’est sans doute dans un endroit de la terre écarté. Que la scène se passe donc au bout de l’univers ; que l’horizon soit caché de tous côtés par de hautes montagnes ; que tout annonce l’éloignement des regards indiscrets ; que de nombreux troupeaux paissent dans la prairie et sur les coteaux ; que le taureau poursuive en mugissant la génisse ; que deux béliers se menacent de la corne, pour une brebis qui paît tranquillement auprès ; qu’un bouc jouisse à l’écart d’une chèvre ; que tout ressente la présence de Venus, et m’inspire la corruption du juge ; tout, excepté le chien de Paris, que je ferais dormir à ses pieds. Que Paris me paraisse un pâtre important. Qu’il soit jeune, vigoureux, et d’une beauté rustique ; qu’il soit assis sur un bout de rocher ; que de vieux arbres qui ont pris racine sur ce rocher et qui le couronnent, entrelacent leurs branches touffues au-dessus de sa tête ; que le soleil penche vers son couchant ; que ses rayons, dorant le sommet des montagnes et la sommité des arbres viennent éclairer pour un moment encore le lieu de la scène ; que les trois déesses soient en présence de Paris ; que Venus semble de préférence arrêter ses regards ; qu’elles soient toutes les trois si belles, que je ne sache moi-même à qui accorder la pomme ; que chacune ait sa beauté particulière ; qu’elles soient toutes nues ; que Venus ait seulement son ceste, Pallas son casque ; Junon son bandeau. Point de vêtement que ce qui sert à désigner. Point d’Amour qui décoche un trait ; ou qui écarte adroitement un voile. Ces idées sont trop petites. Point de Graces. Les Graces étaient à la toilette de Venus, mais elles n’ont point accompagné la déesse. D’ailleurs le secours de l’Amour et des Graces en affaiblirait d’autant la victoire de Venus. C’est la pauvreté d’idées qui fait employer ces faux accessoires. Que Paris tienne la pomme, mais qu’il ne l’offre pas. Qu’il soit dans l’ombre ; que la lumière qui vient d’en haut arrive sur les déesses diversement rompue par les arbres, pénétrés par les rayons du soleil ; qu’elle se partage sur elles et les éclaire diversement. Que le peintre s’en serve pour faire sortir tout l’éclat de Venus. Venus ne redoute pas la lumière. Après Venus, Junon est la moins pudique des trois déesses. J’aimerais assez qu’on ne vît Minerve que par le dos, et qu’elle fût la moins éclairée. Que tout particulièrement annonce un grand silence, une profonde solitude, et la chute du jour. Voilà, mes amis, ce qu’il faut savoir imaginer et exécuter, quand on se propose un pareil sujet. En se passant de ces choses, on fait un mauvais et très mauvais tableau. Mais je n’ai parlé que de l’ordonnance du tableau, que du site, que du paysage, que du local ; mais qui est-ce qui imaginera le caractère et la tête de Paris ? qui est-ce qui donnera aux déesses leurs vraies physionomies ? qui est-ce qui me montrera leurs perplexités ? et celle du juge ; en un mot qui est-ce qui donnera l’âme à la scène [?] Ce ne sera ni moi, ni l’ami Pierre. Sans le charme du paysage, quelque bien qu’on se tire des figures, on ne réussira qu’à moitié ; sans les figures et leurs caractères bien pris, sans l’âme ; quel que soit le charme du paysage, on n’aura qu’un petit succès. Il faut réunir les deux conditions.
Nattier §
Il est de 5 pieds sur 4.
Le portrait de feu madame Infante en habit de chasse est détestable. Cet homme-là n’a donc point d’amis qui lui dise la vérité.
Hallé §
Il n’y a pas un morceau de Mr le professeur Halle qui vaille.
De Halle. Dix pieds en carré.
Les Génies de la poésie, de l’histoire, de la physique et de l’astronomie, sujets de dessus de portes, dont on se propose de faire une tapisserie ; c’est un charivari d’enfants. Toile immense, et beaucoup de couleurs.
Je ne sais si Mr le professeur Halle est un grand dessinateur ; mais il est sans génie. Il ne connaît pas la nature. Il n’a rien dans la tête, et c’est un mauvais peintre. Encore une fois, je ne me connais points en dessin ; et c’est toujours le côté par lequel l’artiste se défend contre le littérateur. Les autres ne s’entendent pas plus en dessin que moi. Nous ne voyons jamais le nu. La religion et le climat s’y opposent. Il n’en est pas de nous ainsi que des Anciens qui avaient des bains, des gymnases, peu d’idées de la pudeur, des dieux et des déesses faits d’après des modèles humains, un climat chaud, un culte libertin ; nous ne savons ce que c’est que les belles proportions. Ce n’est pas sur une fille prostituée, sur un soldat aux gardes qu’on envoie chercher quatre fois par an que cette connaissance s’acquiert. Et puis nos ajustements corrompent les formes. Nos cuisses sont coupées par des jarretières, le corps de nos femmes étranglé par des corps, nos pieds défigurés par des chaussures étroites et dures. Nous avons deux jugements opposés de la beauté ; l’un de convention, l’autre d’étude. Ces jugements d’après [lesquels] nous appelons beau dans la rue ce que nous appellerons laid dans l’atelier, et alternativement ne nous permettent pas d’avoir une certaine sévérité de goût. Car il ne faut pas croire qu’on fasse, comme on veut, abstraction de ses préjugés.
Mais nous voilà bien loin du professeur Halle et de ses tableaux. Et il n’y a pas grand mal à cela. Je laisse là tous ses petits tableaux, ses deux pastorales où il y a la fausseté de Boucher, sans son imagination, sa facilité et son esprit, la Femme qui amuse son enfant avec un moulin à vent, sa Sainte Famille que je n’ai point aperçue ni moi ni personne, la Femme qui dessine à l’encre de la Chine, et j’en viens à sa grande composition. C’est un Saint Vincent de Paul qui prêche. Quel prédicateur ! et quel auditoire.
Tableau de 11 pieds de haut, sur six de large.
Le St est assis. Il a la main droite étendue ; il tient son bonnet carré de la droite, et il est penché vers son auditoire attentif, mais tranquille. Je voudrais bien que Mr le professeur [me dît] quel est le moment qu’il a choisi. Ce bonnet carré m’apprend que le sermon commence ou qu’il finit ; mais lequel des deux. Et puis ces deux instants sont également froids. Quand un artiste introduit dans une composition un saint embrasé de l’amour de Dieu et prêchant sa loi à des peuples et qu’il lui met un bonnet carré à la main, comme à un homme qui entre dans une compagnie et qui la salue poliment, je lui dirais volontiers, Vous vous mêlez d’un métier de génie et vous n’êtes qu’un butor. Faites autre chose. Il n’y a que deux mauvais moments, et c’est précisément l’un des deux que vous prenez. Il n’était pourtant trop difficile d’imaginer qu’au milieu de la péroraison, l’orateur eût été transporté, et que son auditoire eût partagé sa passion. Et puis croyez-vous qu’il fût indifférent de savoir, avant de prendre le crayon ou le pinceau, quel était le sujet du sermon ; si c’était ou l’effroi des jugements de Dieu, ou la confiance dans la miséricorde de Dieu, ou le respect pour les choses saintes, ou la vérité de la religion, ou la commisération pour les pauvres, ou un mystère, ou un point de morale, ou le danger des passions, ou les devoirs de l’état, ou la fuite du monde. Ignorez-vous ce que votre orateur dit ? Comment saurez-vous le visage qu’il doit avoir, et l’impression qui se doit mêler dans les visages de vos auditeurs, avec l’attention ? Ne sentez-vous pas que si le sermon est des jugements de Dieu, votre orateur aura l’air sombre et recueilli, et que votre auditoire prendra le même caractère ; que si le sermon est de l’amour de Dieu, votre orateur aura les yeux tournés vers le ciel, et qu’il sera dans une extase que les peuples qui l’écoutent partageront ; que s’il prêche la commisération pour les pauvres, il aura le regard attendri et touché, et qu’il en sera de même de ses auditeurs. Allez sous le cloître des Chartreux ; voyez le tableau de la Prédication, et dites-moi s’il y a le moindre doute que le sermon ne soit de la sévérité des jugements de Dieu. Et où vous avez-vous pris votre auditoire ? Des petites femmes, des jeunes garçons, des sœurs du pot, des enfants, pas un homme de poids. Comme cela est distribué, et peint ! c’est un des plus grands éventails que j’aie vus de ma vie ; j’en excepte deux figures qui sont à gauche sur le devant ; c’est une femme qui tient son enfant. Elle me paraît si bien peinte, si bien dessinée, de si bon goût ; l’enfant est si bien aussi,que si Mr le professeur voulait être sincère, il nous dirait où il a fait cet emprunt. Mais abandonnons ce pauvre Mr Halle à son sort et passons à un homme qui en vaut bien un autre. C’est Vien. Mais auparavant j’observerai qu’à parler à la rigueur un peintre quelquefois par un tour de tête particulier préférera un moment tranquille à un moment agité [.] Mais à quels efforts de génie ne s’engage-t-il pas alors ? quels caractères de tête ne faudra-t-il pas qu’il donne à son orateur, et à ses auditeurs ? par combien de beautés, les unes techniques, les autres d’invention et de détail ne faudra-t-il pas qu’il rachète le choix défavorable de l’instant [?] Alors point de milieu. Sa composition est plate ou sublime. Halle a choisi l’instant défavorable dans sa prédication de St Vincent de Paule ; mais sa composition n’est pas sublime.
Vien §
Vien a de la vérité, de la simplicité, une grande sagesse dans ses compositions. Il paraît s’être proposé Le Sueur pour modèle. Il a plusieurs qualités de ce grand maître ; mais il lui manque sa force et son génie. Je crois que Le Sueur a aussi le goût plus austère.
Vien. Il est de 14 pieds de large, sur 9 pieds, 4 pouces de haut.
Zephire et Flore, morceau de plafond. Ce sont deux figures liées par des guirlandes sur un fond bleu. Le Zephire me paraît avoir de la légèreté. La Flore est une figure muette qui ne me dit rien. Ce morceau ne m’a appris qu’une chose c’est que nos fripons de brocanteurs ont certainement vendu à notre ami le baron un morceau coupé d’un plafond pour un tableau. Il n’y a point de commerce où il y ait tant de mauvaise foi que dans celui des tableaux. On vous engoue d’une croûte qu’on vous fait acheter au poids de l’or ; on vous dégoûte d’un morceau excellent. On vous donne un tableau d’un maître, d’une école, pour un tableau d’un autre maître ou d’une autre école ; une copie pour un original ; on vernit. On repeint. On allonge. On rogne. À tout moment les plus fins y sont pris.
Du même. Il est de 5 pieds sur 4.
Psyché qui vient avec sa lampe surprendre et voir l’Amour endormi. Les deux figures sont de chair ; mais elles n’ont ni l’élégance, ni la grâce, ni la délicatesse qu’exigeait le sujet. L’Amour me paraît grimacer. Psyche n’est point cette femme qui vient en tremblant sur la pointe du pied ; je n’aperçois point sur son visage ce mélange de crainte, de surprise d’amour, de désir et d’admiration qui devrait y être. Elle devrait avoir la bouche entrouverte, et craindre de respirer. C’est son amant qu’elle voit, qu’elle voit pour la première fois, au hasard de le perdre. Quelle joie de le voir et de le voir si beau ? O que nos peintres ont peu d’esprit! qu’ils connaissent peu la nature ! la tête de Psyche devrait être penchée vers l’Amour ; le reste de son corps porté en arrière, comme il l’est lorsqu’on s’avance vers un lieu où l’on craint d’entrer et dont on est prêt à s’enfuir, un pied posé et l’autre effleurant la terre ; et cette lampe, en doit-elle laisser tomber la lumière sur les yeux de l’Amour ? ne doit-elle pas la tenir écartée, et interposer sa main, pour en amortir la clarté. Ce serait un moyen d’éclairer ce morceau d’une manière bien piquante. Mais ils ne songent à rien. Ces gens-là n’ont jamais vu une mère qui vient la nuit voir son enfant au berceau, une lampe à la main, et qui craint de l’éveiller. Ils ne savent pas que les paupières ont une espèce de transparence.
Du même. Il est de 9 pouces de haut, sur 2 pieds de large.
La Jeune Grecque qui orne un vase de bronze, avec une guirlande [de] fleurs. Le sujet est charmant ; mais qu’exige-t-il ? une grande pureté de dessin, une grande simplicité de draperie, une élégance infinie dans toute la figure ? je demande si cela y est ; de l’ingénuité, de l’innocence et de la délicatesse dans le caractère de la tête ? je demande si cela y est. Toute la grâce possible dans les bras et dans leur action ? je demande encore si cela y est. Tenez, mon ami. C’est que c’était là le sujet d’un bas-relief et non d’un tableau.
Du même. Il est de 11 pieds de haut, sur 6 de large.
Je n’ai remarqué ni l’Hebé du même peintre, ni la Musique, ni ses autres tableaux. Pour son Germain qui donne une médaille à Ste Genevieve, je crois que celui qui ne voit pas avec la plus grande satisfaction ce morceau, n’est pas digne d’admirer Le Sueur. Rien ne m’en paraît sublime, mais tout m’en paraît beau. Je n’y trouve rien qui me transporte, mais tout m’en plaît et m’arrête. Il y règne d’abord une tranquillité, une convenance d’actions, une vérité de disposition qui charment. Le St Germain est assis. Il est vêtu de ses habits pontificaux. La jeune sainte est à genoux devant lui. Il lui présente la médaille. Elle étend la main pour la recevoir. Derrière St Germain, il y a un autre évêque et quelques autres ecclésiastiques ; derrière la sainte, son père et sa mère. Son père qui a l’air d’un bon homme ; sa mère, pénétrée d’une joie qu’elle ne peut contenir. Entre la sainte et l’évêque, un aumônier en grand surplis, un peu penché, d’un beau caractère et qui fait le plus bel effet. Autour de l’aumônier, des peuples qui s’élèvent sur leurs pieds et qui cherchent à voir la sainte. La sainte est dans la première jeunesse.
Son vêtement est simple ; sa taille élégante et légère. Ce sont l’innocence et la grâce même. Le vieil évêque a le caractère qu’il doit avoir. Et puis une lumière douce, diffuse sur toute la composition comme on la voit dans la nature, large, s’affaiblissant ou se fortifiant d’une manière imperceptible. Point de places luisantes ; point de taches noires. Et puis une vérité, et une sagesse qui vous attachent secrètement. On est au milieu de la cérémonie. On la voit ; et rien ne vous détrompe. Peu de tableaux au Salon où il y ait autant à louer ; aucun où il y ait moins à reprendre. Les natures ne sont ici ni poétiques, ni grandes ; c’est la chose même, sans presque aucune exagération. Ce n’est pas la manière de Rubens ; ce n’est pas le goût des écoles italiennes. C’est la vérité qui est de tous les temps et de toutes les contrées.
Deshays §
J’avais bien de l’impatience d’arriver à Deshays. Ce peintre, mon ami, est à mon sens le premier peintre de la nation. Il a plus de chaleur et de génie que Vien ; et il ne le cède aucunement pour le dessin et pour la couleur à Vanloo qui ne fera jamais rien qu’on puisse comparer à son St André et à son Saint Victor. Deshays me rappelle les temps de Santerre, de Boulogne, de Le Brun, de Sueur et des grands artistes du siècle passé. Il a de la force et de l’austérité dans sa couleur. Il imagine des choses frappantes. Son imagination est pleine de grands caractères. Qu’ils soient à lui, ou qu’il les ait empruntés des maîtres qu’il a étudiés, il est sûr qu’il sait se les approprier et qu’on n’est pas tenté en regardant ses compositions de l’accuser de plagiat. Sa scène vous attache et vous touche. Elle est grande, pathétique et violente. Il n’y eut sur le St Barthelemi qu’il exposa au dernier Salon, qu’une seule voix, et ce fut celle de l’admiration. Son St Victor et son St Andre de cette année ne lui sont point inférieurs.
Il est de 10 pieds de haut, sur 6 de large.
Il y a des passions bien difficiles à rendre. Presque jamais on ne les a vues dans la nature. Où donc en est modèle ? où le peintre les trouve-t-il ? qu’est-ce qui me détermine, moi, à prononcer qu’il a trouvé la vérité ? le fanatisme et son atrocité muette règnent sur tous les visages de son tableau de St Victor ; elle est dans ce vieux préteur qui l’interroge ; et dans ce pontife qui tient un couteau qu’il aiguise ; et dans le saint dont les regards décèlent l’aliénation d’esprit, et dans les soldats qui l’ont saisi et qui le tiennent. Ce sont autant de têtes étonnées. Comme ces figures sont distribuées, caractérisées, drapées ! comme tout en est simple et grand ! l’affreuse, mais la belle poésie ! le préteur est élevé sur son estrade. Il ordonne. La scène se passe au-dessous. Les beaux accessoires ! ce Jupiter brisé ; cet autel renversé ; ce brasier répandu ; quel effet entre ces natures féroces ne produit point ce jeune acolyte, d’une physionomie douce et charmante agenouillé entre le sacrificateur et le saint. À gauche de celui qui regarde le tableau, le préteur et ses assistants élevés sur une estrade ; au-dessous du même côté, le sacrificateur, son dieu et son autel renversé ; à côté vers le milieu, le jeune acolyte ; vers la droite le St debout, et lié ; derrière le saint les soldats qui l’ont amené. Voilà le tableau. Ils disent que le St Victor a plus l’air d’un homme qui insulte, qui brave, que d’un homme ferme et tranquille qui ne craint rien et qui attend. Laissons-les dire. Rappelons-nous les vers que Corneille a mis dans la bouche de Polyeucte. Imaginons d’après ces vers la figure du fanatique qui les prononce, et nous verrons le St Victor de Deshays.
Du même. Il est 14 pieds de haut, sur six de large.
Son St André a un genou sur le chevalet. Il y monte. Un bourreau l’embrasse par le corps et le traîne d’une main par sa draperie et de l’autre par les cuisses. Un autre le frappe d’un fouet. Un troisième lie et prépare un faisceau de verges. Des soldats écartent la foule. Une mère plus voisine de la scène que les autres garantit son enfant avec inquiétude. Il faut voir l’effroi et la curiosité de l’enfant.
Le saint a les bras élevés, la tête renversée et les regards tournés vers le ciel. Une barbe touffée couvre son menton. La constance, la foi, l’espérance, et la douleur sont fondues sur son visage qui est d’un caractère simple, fort, rustique et pathétique. On souffre beaucoup à le voir. Une grosse draperie jetée sur le haut de sa tête retombe sur ses épaules ; toute la partie supérieure de son corps est nue par devant. Ce sont bien les chairs, les rides, les muscles roides et secs, toutes les traces de la vieillesse. Il est impossible de regarder longtemps sans terreur cette scène d’inhumanité et de fureur. Toutes les figures sont grandes. La couleur vraie. La scène se passe sous la tribune du préteur et de ses assistants ; à droite de celui qui regarde, le préteur dans sa tribune avec ses assistants ; au- dessous un bourreau et le chevalet ; vers le milieu de l’autre côté du chevalet, le saint debout appuyé d’un genou sur le chevalet, derrière le saint, un bourreau qui le frappe de verges ; aux pieds de celui-ci, un autre bourreau qui lie un faisceau de verges ; derrière ces deux licteurs, un soldat qui repousse la foule. Voilà la machine. Il faut voir après cela, les détails ; les têtes de ces satellites ; leurs actions ; le caractère du préteur et de ses assistants ; toute la figure du saint ; tout le mouvement de la scène. Ma foi, ou il faut brûler tout ce que les plus grands peintres de temples ont fait de mieux, ou compter Deshays parmi eux.
Il est de 8 pieds de haut, sur 6 de large.
Tout est beau dans le St Benoit qui près de mourir vient recevoir le viatique à l’autel, et l’acolyte qui est derrière le célébrant ; et le célébrant avec son dos voûté, et sa tête rase et penchée ; et le jeune enfant vêtu de blanc qui est à genoux et à côté du célébrant, et le second acolyte qui placé debout derrière le saint le soutient un peu, et les assistants. La distribution des figures, la couleur, les caractères des têtes, en un mot toute la composition me ferait le plus grand plaisir, si le St Benoit était comme je le souhaite, et ce me semble comme le moment l’exige. C’est un moribond. C’est un homme embrasé de l’amour de son Dieu qu’il vient recevoir à l’autel, malgré la défaillance de ses forces. Je demande s’il est permis au peintre de l’avoir fait aussi droit, aussi ferme sur ses genoux ; je demande si malgré la pâleur de son visage, on ne lui accorde pas plusieurs années de vie ; je demande s’il n’eût pas été mieux que ses membres se fussent dérobés sous lui ; qu’il eût été soutenu par deux ou trois religieux ; qu’il eût eu les bras un peu étendus, la tête renversée en arrière, avec la mort sur les lèvres et l’extase sur le visage avec un rayon de sa joie.
Mais, mon ami, s’il eût donné cette expression forte à son St Benoit, voyez ce qui en serait rejailli sur le reste. Ce léger changement sur la principale figure aurait influé sur toutes les autres. Le célébrant au lieu d’être droit, touché de commisération se serait incliné davantage. La peine et la douleur auraient été plus fortes dans tous les assistants. Voilà un morceau de peinture d’après lequel on ferait toucher à l’œil à de jeunes élèves qu’en altérant une seule circonstance on altère toutes les autres, ou la vérité disparaît. On en ferait un excellent chapitre de la force de l’unité. Il faudrait conserver la même ordonnance, les mêmes figures, et proposer d’exécuter le tableau d’après différentes suppositions qu’on ferait sur le communiant.
Du même. Il est de 11 pieds de haut, sur six de large.
Le St Pierre délivré de la prison est un morceau ordinaire. La tête en est belle ; mais on se rappelle le même sujet peint dans un des tableaux placés autour de la nef de Notre-Dame ; et l’on sent tout à coup que le peintre de ce dernier a mieux entendu l’effet des ténèbres sur la lumière artificielle. La lumière des Deshays est pâle et blafarde. Celle de son prédécesseur est rougeâtre, obscure, foncée, on y discerne ces masses de corpuscules qui voltigent dans les rayons et leur donnent de la forme. Il y a là plus de silence, plus d’effroi, plus de nuit.
La Sainte Anne faisant lire la Ste Vierge ; ce n’est pas cela. La Ste Anne fait une lecture et la Ste Vierge l’écoute. Il faut que je vous avoue une bonne fantaisie. Vous en rirez, mais qu’est-ce que cela fait ? notre ami Le Romain ne peut pas souffrir les anges à cause de leurs ailes ; moi je suis choqué des mains jointes dans les sujets tirés de l’histoire ancienne sacrée ou profane. Chaque peuple a ses signes de vénération ; et il me semble que l’action de joindre les mains n’est ni des idolâtres anciens, ni des juifs, ni même des premiers chrétiens. J’ai dans la tête que la date des mains jointes est nouvelle.
Le goût de Boucher gagne, surtout dans les petites compositions. Cela me fâche. Voyez les Caravanes de Deshays. Il semble qu’il ait renoncé à sa couleur, à sa sévérité, à son caractère, pour prendre la touche et la manière de son confrère.
On a placé le St Benoit de Deshays vis-à-vis du St Germain de Vien. Au premier coup d’œil, on croirait que ces deux morceaux sont de la même main. Cependant, avec un peu d’attention, on trouve plus de douceur dans Vien, et plus de nerf dans Deshays. Mais on reconnaît toujours deux élèves de Le Sueur.
Amédée Van Loo §
Baptême de J C. Il est de 11 pieds, 5 pouces de haut, sur 7 pieds, 4 pouces de large.
Le Baptême de J. C. La Guérison miraculeuse de St Roch ; et les Satyres sont quatre tableaux d’Amedée Vanloo. Les deux de la mythologie chrétienne mauvais ; les deux de la mythologie païenne excellents. Je dirai du Baptême, comme j’ai dit du Sommeil de Joseph ; que l’un est un baptême, comme l’autre est un sommeil. Je vois ici un homme qui dort, là un homme à qui l’on verse de l’eau sur la tête. Toute composition dont on s’en tient à nommer le sujet, sans ajouter ni éloge ni critique, est médiocre. Du même. Guérison miraculeuse de St Roch. Il est de 8 pieds de haut, sur 5 de large.C’est bien pis, quand on cherche le sujet, et qu’après l’avoir appris ou deviné, on s’en tient à dire, comme de la Guérison miraculeuse de St Roch ; c’est un pauvre assis à terre, vis-à-vis d’un ange qui lui dit je ne sais quoi.
Les Familles de satyres. Elles ont chacune 4 pieds, 6 pouces de haut, sur 3 pieds, 6 pouces de large.
En revanche, les deux Familles de satyres me font un vrai plaisir. J’aime ce satyre à moitié ivre, qui semble avec ses lèvres humer et savourer encore le vin ; j’aime ses tréteaux rustiques ; ses enfants ; sa femme qui sourit et se plaît à l’achever. Il y a là-dedans de la poésie, de la passion, des chairs, du caractère.
Est-ce que l’idée de ce tonneau percé par l’autre satyre ; ces jets de vin qui tombent dans la bouche de ses petits enfants étendus à terre sur la paille ; ces enfants gras et potelés ; cette femme qui se tient les côtés de rire de la manière dont son mari allaite ses enfants pendant son absence, ne vous plaît pas [?] Et puis voyez comme cela est peint. Est-ce que ces chairs-là ne sont pas bien vraies [?] Est-ce que tous ces êtres bizarres là n’ont pas bien la physionomie de leur espèce capripède [?]
Il me semble que nos peintres sont devenus coloristes. Les années passées, le Salon avait, s’il m’en souvient, un air sombre, terne et grisâtre. Son coup d’œil, a ce me semble un autre effet. Il approche davantage de celui d’une foire qui se tiendrait en pleine campagne, où il y aurait des prés, des bois, des arbres, des champs, et une foule d’habitants de la ville et de la campagne diversement vêtus et mêlés les uns avec les autres ; comme à la foire de Bezon. Ma comparaison est singulière, mais elle est juste, et je vous jure que nos peintres n’en seraient pas mécontents.
La couleur est dans un tableau, ce que le style est dans un morceau de littérature. Il y a des auteurs qui pensent ; il y a des peintres qui ont de l’idée. Il y a des auteurs qui savent distribuer leur matière ; il y a des peintres qui savent ordonner un sujet. Il y a des auteurs qui ont de l’exactitude et de la justesse. Il y a des peintres qui connaissent la nature et qui savent dessiner. Mais de tous les temps le style et la couleur ont été des choses précieuses et rares. C’est le style qui assure l’immortalité à un ouvrage de littérature ; c’est cette qualité qui charme les contemporains de l’auteur, et qui charmera les siècles à venir. La couleur d’un morceau de peinture passe, et la réputation d’un grand peintre ne se transmet à la postérité que par les qualités que la gravure peut conserver ; et quelquefois la gravure ôte des défauts à un tableau et quelquefois aussi elle lui en donne. S’il y a des statues, par exemple, dans un tableau ; vous ne prendrez jamais ces statues pour des personnages vivants. Elles ne sont jamais équivoques en peinture, sur la toile. Il n’en est pas de même sur le cuivre. Voyez le tableau d’Esther et d’Assuerus peint par le Poussin, et le même morceau gravé par Poilly.
Challe §
Cleopatre expirante. Socrate condamné. Un guerrier qui raconte ses aventures. Le Socrate est de 8 pieds de large, sur 6 pieds, 6 pouces de haut.
Des trois tableaux de Challe, la Cleopatre expirante, le Socrate sur le point de boire la ciguë, et le Guerrier qui raconte ses aventures, on n’en remarque aucun, et l’on a tort. Le Socrate condamné en vaut la peine autant qu’aucun autre morceau du Salon. Je sais grand gré à [notre] Napolitain de l’avoir déterré dans le coin obscur où on l’a placé. Il parait avoir été peint il y a cent ans ; mais il est bien plus vieux encore pour la manière que pour la couleur. On dirait que c’est une copie d’après quelques bas-reliefs antiques. Il y règne une simplicité, une tranquillité, surtout dans la figure principale, qui n’est guère de notre temps. Le
Socrate est nu. Il a les jambes croisées. Il tient la coupe. Il parle. Il n’est pas plus ému que s’il faisait une leçon de philosophie. C’est le plus sublime sang-froid. Il n’y avait qu’un homme d’un goût exquis qui pût remarquer ce morceau. Non est omnium.Il faut être fait à la sagesse de l’art antique. Il faut avoir beaucoup vu de bas reliefs ; beaucoup de médailles ; beaucoup de pierres gravées. Le Socrate est la seule figure très apparente. Les philosophes qui se désolent sont enfoncés et comme perdus dans un fond obscur et noir. Cela veut être vu de plus près. L’enfant qui recueille sur des tablettes les dernières paroles de Socrate me paraît très beau et de caractère, et de couleur, et de simplicité, et de lumière. Cependant il faut attendre que ce morceau soit décroché et mis sur le chevalet pour confirmer ou rétracter ce jugement. S’il se soutient de près, nous nous écrierons tous : Comment est-il arrivé à Challe de faire une belle chose [?]
De 5 pieds 10 pouces de haut, sur 5 pieds de largeur.
La Cleopatre se meurt, et le serpent est encore sur son sein. Que fait là ce serpent ? mais s’il eût été bien loin, comme le choix du moment l’exigeait, qui est-ce qui aurait reconnu Cleopatre. C’est que le choix du moment est vicieux ; il fallait prendre celui où cette femme altière déterminée à tromper l’orgueil romain qui la destinait à orner un triomphe, se découvre la gorge, sourit au serpent, mais de ce souris dédaigneux qui retombe sur le vainqueur auquel elle va échapper et se fait mordre le sein. Peut-être l’expression eût-elle été plus terrible et plus forte, si elle eût souri au serpent attaché à son sein. Celle de la douleur serait misérable ; celle du désespoir commune. Le choix du moment où elle expire ne donne point une Cleopatre, il ne donne qu’une femme expirante de la morsure d’un serpent. Ce n’est plus l’histoire de la reine d’Alexandrie. C’est un accident de la vie.
Il est de 4 pieds, 6 pouces, sur 3 pieds, 6 pouces.
Je ne sais ce que c’est que ce Guerrier qui raconte ses aventures. Je ne l’ai point vu ; mais je voudrais bien voir de près le Socrate condamné.
Chardin §
On a de Chardin un Bénédicité ; des animaux ; des vanneaux ; quelques autres morceaux. C’est toujours une imitation très fidèle de la nature, avec le faire qui lui est propre ; un faire rude et comme heurté ; une nature basse, commune et domestique. Il y a longtemps que ce peintre ne finit plus rien. Il ne se donne plus la peine de faire des pieds et des mains. Il travaille comme un homme de qualité qui a du talent, de la facilité et qui se contente d’esquisser sa pensée en quatre coups de pinceau. Il s’est mis à la tête des peintres négligés, après avoir fait un grand nombre de morceaux qui lui ont mérité une place distinguée parmi les artistes de la première classe. Chardin est homme d’esprit, et personne peut-être ne parle mieux que lui de la peinture. Il y a au salon de l’Académie, un tableau de réception qui montre qu’il a entendu la magie des couleurs. Il a répandu cette magie dans quelques autres compositions où se trouvant jointe au dessin, à l’invention, et à une extrême vérité, tant de qualités réunies en font dès à présent des morceaux d’un grand prix. Chardin a de l’originalité dans son genre. Cette originalité passe de sa peinture dans la gravure. Quand on a vu un de ses tableaux, on ne s’y trompe plus ; on le reconnaît partout. Voyez sa Gouvernante avec ses enfants, et vous aurez vu son Bénédicité.
de la Tour §
Les pastels de Mr de la Tour sont toujours comme il les sait faire. Ceux qu’il a exposés cette année n’ajouteront ni n’ôteront à sa réputation.
Francisque Millet §
Je ne sais ce que c’est que le St Roch de Millet, ni moi ni personne. On a caché le Repos de la Vierge dans un endroit opposé au jour, où il est impossible de l’apercevoir, et c’est vraisemblablement un bon office de Mr Chardin, qui a ordonné cette année le Salon. Ses petits paysages sont confondus avec un grand nombre d’autres du même genre qui ne sont pas sans mérite et qu’on ne serait ni fâché ni vain de posséder.
Boizot §
Telemaque qui raconte ses aventures à Calipso. Il est de 3 pieds de large, sur 2 pieds 6 pouces de haut.
Ah, Monsieur Chardin, si Boizot eût été de vos amis, vous auriez mis son Telemaque chez Calipso, dans l’endroit obscur à côté du Repos de la Vierge de Millet. Imaginez, mon ami ; que la scène se passe à table. On ne reconnaît Calipso qu’[à] une sottise qu’elle fait ; c’est de présenter une pêche à Telemaque, qui a bien plus d’esprit que la nymphe et Mr Boizot, car il continue le récit de ses aventures sans prendre le fruit qu’on lui offre. Pourrez-vous me dire ce qui se passe dans la tête imbécile d’un artiste, lorsque ayant à caractériser une Calipso, il n’imagine rien de mieux que de lui faire faire les honneurs de la table [?] et cette pêche présentée et le bonnet carré de St Vincent de Paule ne sont-ce pas deux idées bien ridicules [?]
L’Enfant §
Dessin de batailles.
Les deux dessins de batailles de L’Enfant existent là bien clandestinement. Ces deux batailles sont pourtant celles de Laufelt et de Fontenoi. C’est qu’il n’y a rien de si ingrat que le genre de Vandermeule. C’est qu’il faut être un grand coloriste, un grand dessinateur, un grand paysagiste, un savant et délicat imitateur de la nature ; avoir une prodigieuse variété de ressource dans l’imagination ; inventer une infinité d’accidents particuliers, de petites actions, exceller dans les détails, posséder toutes les qualités d’un grand peintre et cela dans un haut degré, pour contrebalancer la froideur, la monotonie et le dégoût de ces longues files parallèles de soldats ; de ces corps de troupes oblongs ou carrés, et la symétrie de notre tactique. Le temps des mêlées, des avantages de l’adresse et de la force de corps, et des grands tableaux de bataille est passé ; à moins qu’on ne fasse d’imagination, ou qu’on ne remonte aux siècles d’Alexandre et de Caesar.
Le Bel §
Il est de 4 pieds, 4 pouces de large ; sur 3 pieds, 6 pouces de haut.
Le Soleil couchant de Mr Lebel arrêtera l’attention de tous ceux qui aiment le Claude Lorins. Il a très bien rendu un effet de nature très difficile à rendre, c’est l’affaiblissement et la couleur de la lumière du soleil, lorsqu’elle s’élance à travers les vapeurs dont l’atmosphère est quelquefois chargée à l’horizon. Le brouillard éclairé est palpable dans ce morceau. Il a de la profondeur ; il s’élève de dessus la toile ; l’œil s’y enfonce ; et celui qui a vu une fois le soleil rougeâtre, obscurci, n’éclairant fortement qu’un endroit, se lever ou se coucher par un temps nébuleux, reconnaîtra ce phénomène dans le morceau de Mr Lebel. L’éloge détaillé que nous faisons de son tableau, prouvera au moins que nous avons bien plus de plaisir à louer qu’à reprendre.
Je ne sais ce que c’est que la Petite chapelle sur le chemin de Conflans.
Pour le morceau où l’on voit l’intérieur d’une cour de village ; cela est si faible, si uni, si léché, qu’on croirait que c’est une copie. Ce n’est pas là Teniers. Ce n’est pas même notre Genevois. J’aime mieux regarder sa découpure au travers d’un verre que le tableau de Mr Bel. L’un est froid et l’autre a de l’invention, de la chaleur et du mouvement.
Oudry §
Si vous avez vu le Retour de chasse d’Oudri, et son Chat sauvage pris au piège, vous en mettrez ici ce que vous en savez.
Bachelier §
Vous n’imagineriez jamais que les Amusements de l’enfance de Bachelier, c’est cet énorme tableau qui a dix pieds de hauteur, sur vingt pieds de long. Il y a des enfants qui grimpent à des arbres ; il y en a qui sont montés sur des boucs, sur des béliers ; il y en a de toutes sortes d’espèces et de couleur ; mais point de vérité. Ils sont habillés comme jamais des enfants ne l’ont été ; tout cela a un air de mascarade qui fait fort mal avec [l’]air de paysage et de bergerie ; et puis des chèvres, des brebis, des chiens, des animaux, qu’on ne reconnaît point. Une exagération qui tient partout de la bacchanale. Avec tout cela, mon ami, de quoi faire une belle tapisserie. C’est que la tapisserie ne demande pas la même vérité que la peinture ; c’est qu’il faut songer à la durée, à la gaieté d’un appartement, à un autre effet. Aussi les objets sont-ils ici tous détachés les uns des autres ; ce sont des groupes isolés, des masses de couleurs tranchantes, sur un fond très éclairé. Cet homme a de l’esprit ; et avec cela il ne fera jamais rien qui vaille. Il y a dans sa tête des liens qui garrottent son imagination et elle ne s’en affranchira jamais, quelque secousse qu’elle se donne. Si vous causiez un instant avec lui, vous croiriez qu’elle va s’échapper et se mettre en liberté ; mais bientôt vous reconnaîtriez que les liens sont au-dessus des efforts, et qu’il faudra que cela se remue toute la vie, sans se dresser et partir.
Du même. Il a 9 pieds de haut sur 6 de large.
Avez-vous jamais rien vu de si mauvais avec tant de prétention que ce Milon de Crotone. Premièrement c’est la tête et le bras du Laocon antique. Mais le Laocoon a saisi avec ce bras un des serpents dont il cherche à se débarrasser, et le Milon de Bachelier se laisse bêtement dévorer une jambe par un loup qu’il étranglerait avec sa main libre, s’il songeait à s’en servir. Mais le Laocoon est dans une situation violente, mais d’aplomb ; et l’on ne sait pourquoi le Milon de Bachelier ne tombe pas à la renverse. Et puis pour le rendre souffrant, il l’a fait contourné, convulsé, strapassé. Mon ami Bachelier, retournez à vos fleurs et à vos animaux. Si vous différez, vous oublierez de faire des fleurs et des animaux, et vous n’apprendrez point à faire de l’histoire et des hommes.
Sa Fable du cheval et du loup est fort bien. C’est un grand tableau en encaustique qu’il a réduit et mis à l’huile. Les animaux sont bien, et le paysage a de la grandeur et de la noblesse ; mais l’eau qui s’échappe du pied du rocher ressemble à de la crème fouettée, à force de vouloir être écumeuse.
Son Chat d’Angora qui guette un oiseau est on ne peut mieux ; physionomie traîtresse ; longs poils bien peints ; etc…
Il y a de l’esprit, du mouvement, et de la chaleur dans l’esquisse de la Descente de Croix. J’aimerais mieux avoir croqué ces figures-là où l’on ne discerne presque rien encore que leur action avec l’ordonnance générale, que de m’être épuisé après ce mauvais Milon de Crotone.
Vernet §
Deux vues différentes de Bayonne.
Les deux Vues de Bayonne que Mr Vernet a données cette année sont belles ; mais il s’en manque beaucoup qu’elles intéressent et qu’elles attirent autant que ses compositions précédentes. Cela tient au moment du jour qu’il a choisi. La chute du jour a noirci et obscurci tous les objets. Il y a toujours un grand travail ; une grande variété ; beaucoup de vérité ; beaucoup de talent ; mais on dirait volontiers en les regardant, À demain lorsque le soleil sera levé. Il est sûr que Mr Vernet n’a pas peint ces deux morceaux à l’heure qu’on choisirait pour les admirer. C’est un peu sur la réputation bien acquise de l’auteur qu’on va les regarder.
Roslin §
Si vous voulez avoir mon sentiment sur les autres tableaux de Vernet, il faudra que je fasse encore un tour au Salon. Mon ami, vous êtes d’une impatience qui me désespère ; vous ne me laissez pas le temps de me contenter. Si vous m’eussiez accordé un jour de plus, j’aurais mis la moitié plus de choses, dans la moitié moins d’espace. Ce Salon-ci n’est point du tout comme les précédents ; il n’y a presque pas un tableau qui ne vaille un mot d’éloge ou de critique. Mais pour Dieu, dites-moi un peu comment il se fait que ce griffonnage peut vous servir aujourd’hui, et vous serait inutile demain. Vous me tyrannisez, mon poulet ; vous me tyrannisez, et vous n’en faites pas mieux, ni moi non plus.
Il est de 14 pieds de large sur 10 de haut.
Le tableau où Mr Roslin a peint le Roi reçu à l’hôtel de ville par Mr le gouverneur, le prévôt des marchands et les échevins, après sa maladie et son retour de Metz est la meilleure satire que j’aie vue de nos usages, de nos perruques et de nos ajustements. Le roi et sa suite occupent tout un côté du tableau ; la Ville et ses officiers occupent l’autre côté. Il faut voir la platitude de nos petits pourpoints, de nos hautes chausses qui prennent la cuisse de juste, de nos sachets à cheveux, de nos manches et de nos boutonnières et le ridicule de ces énormes perruques magistrales, et l’ignoble de ces larges faces bourgeoises. Ce n’est pas qu’un talent extraordinaire ne puisse tirer parti de cela ; car quelle est la difficulté que le génie ne surmonte pas. Et puis ce monarque long, sec, maigre, élancé, vu de profil, avec une petite tête couverte d’un chapeau retapé n’a-t-il pas l’air d’un escroc qui a la vue basse. Ce n’est pas lui, c’est certainement ce seigneur à large panse qui est si magnifiquement vêtu et qui a la contenance si avantageuse, qui arrête les premiers regards et qu’il faut regarder comme le principal personnage du tableau. Il couvre le roi qu’on cherche et qu’on ne distingue que parce qu’il a la tête couverte.
Je ne sais si Mr de Marigni ressemble ; mais on le voit assis dans son portrait, la tête bien droite, la main gauche étendue sur une table, la main droite sur la hanche, et les jambes bien cadencées. Je déteste ces attitudes apprêtées. Est-ce qu’on se campe jamais comme cela? et c’est le directeur de nos académies de peinture, sculpture, architecture qui souffre qu’on le contourne ainsi ? il faut que ni le peintre ni l’homme n’aient vu de leur vie un portrait de Vandick, ou bien c’est qu’ils n’en font point de cas.
Il y a d’autres portraits de Roslin que je n’ai pu regarder après celui de Mr de Marigni.
Desportes §
Vous me permettrez de laisser là le Chien Desportes blanc, les Déjeuners, le gibier et les fruits de Desportes. Je veux mourir s’il en reste la moindre trace dans ma mémoire. Puisqu’ils sont là, je les aurai pourtant vus.
De Machy §
Le 1er a 5 pieds de haut sur 4 pieds de large. Le second 19 pouces de haut, sur 13 de large.
L’Intérieur de l’église de Sainte Genevieve et la Vue du péristyle du Louvre sont deux morceaux dont le sujet est intéressant. Qui est-ce qui n’est pas curieux de voir d’avance un édifice qu’on élève à si grands frais ? et qui est-ce qui peut se promettre de vivre dix ans, qu’on emploiera à l’achever ? Le péristyle du Louvre est un si grand et si beau monument. On a quelquefois demandé à quoi cette décoration somptueuse était utile. Ceux qui ont fait cette question n’ont pas remarqué qu’elle conduit aux deux pavillons qui sont à ses extrémités ; et que les portes de l’appartement du monarque s’ouvrent dans cette galerie. J’avoue que si au lieu d’ouvrir une porte de dessous, on eût construit un grand et vaste escalier à la place de cette porte ; qu’on eût décoré cet escalier comme il convenait ; le morceau d’architecture en eût été mieux entendu et plus beau. Mais il ne faut pas l’attaquer du côté de l’utilité. Dans les jours de fêtes, où la cour peut-elle être mieux placée que sous ce péristyle ? s’il faut qu’un monarque se montre quelquefois à son peuple, l’endroit ne doit-il pas répondre par sa grandeur et par sa magnificence à un usage aussi solennel [?]
Il y a encore de Mr de Machy l’Intérieur d’un temple et deux petits tableaux de ruines. Ceux-ci et les précédents sont bien peints. Ils font de l’effet. Ce sont des masses qui en imposent par leur grandeur ; et le petit nombre de figures que l’artiste y a répandues m’ont paru de bon goût.
En général il faut peu de figures dans les temples, dans les ruines et les paysages, lieux dont il ne faut presque point rompre le silence ; mais on exige que ces figures soient exquises. Ce sont communément des gens ou qui passent, ou qui méditent, ou qui errent, ou qui habitent ou qui se reposent.
Drouais §
Dans un grand nombre de petites compositions qui ne sont pas sans mérite, on distingue le Jeune élève de Mr Drouais. Il était impossible d’imaginer une mine où il y eût plus de gentillesse, et de malice ; comme ce chapeau est fait ? comme ces cheveux sont jetés ! c’est la mollesse et la blancheur des chairs de son âge. Et puis une intelligence de lumière tout à fait rare et précieuse. Cet enfant passe et regarde en passant. Il va sans doute à l’Académie. Il porte un carton sous son bras droit, et sa main gauche est appuyée sur ce carton. Je voudrais bien que ce petit tableau m’appartînt. Je le mettrais sous une glace, afin d’en conserver longtemps la fraîcheur.
Juliart §
On ne dit rien des paysages de Mr Juliart.
Voiriot §
On loue un portrait de Mr Gilbert de Voisin peint par Voiriot.
Doyen §
Il est de 15 pieds, 9 pouces de largeur, sur 14 de hauteur.
Mais voici une des plus grandes compositions du Salon. C’est le Combat de Diomede et d’Enée, sujet tiré du cinquième livre de l’Iliade d’Homere. J’ai relu à l’occasion du tableau de Doyen cet endroit du poète. Ah, mon ami, il y a là soixante vers à décourager l’homme le mieux appelé à la poésie. C’est un enchaînement de situations terribles et délicates, et toujours la couleur et l’harmonie qui conviennent.
Voici, si j’avais été peintre, le tableau qu’Homere m’eût inspiré. On aurait vu Enée renversé aux pieds de Diomede. Venus serait accourue pour le secourir. Elle eût laissé tomber une gaze qui eût dérobé son fils à la fureur du héros grec. Au-dessus de la gaze qu’elle aurait tenue suspendue de ses doigts délicats, se serait montrée la tête divine de la déesse, sa gorge d’albâtre, ses beaux bras, et le reste de son corps mollement balancé dans les airs. J’aurais élevé Diomede sur un amas de cadavres. Le sang eût coulé sous ses pieds. Terrible dans son aspect et son attitude, il eût menacé la déesse de son javelot. Cependant les Grecs et les Troyens se seraient entr’égorgés autour de lui. On aurait vu le char d’Enée fracassé, et l’écuyer de Diomede saisissant ses chevaux fougueux. Pallas aurait plané sur la tête de Diomede. Apollon aurait secoué à ses yeux sa terrible égide. Mars, enveloppé d’une nue obscure se serait repu de ce spectacle terrible. On n’aurait vu que sa tête effrayante, le bout de sa pique, et le nez de ses chevaux. Iris aurait déployé l’arc-en-ciel au loin. J’aurais choisi, comme vous voyez le moment qui eût précédé la blessure de Venus ; Mr Doyen au contraire a préféré le moment qui suit.
Il a élevé son Diomede sur un tas de cadavres. Il est terrible. Effacé sur un de ses côtés, il porte le fer de son javelot en arrière. Il insulte à Venus qu’on voit au loin renversée entre les bras d’Iris. Le sang coule de sa main blessée le long de son bras. Pallas plane sur la tête de Diomede. Apollon, enveloppé d’une nuée, se jette entre le héros grec et Enée qu’on voit renversé. Le dieu l’effraye de son regard et de son égide. Cependant on se massacre et le sang coule de tous côtés. À droite le Scamandre et ses nymphes se sauvent d’effroi. À gauche des chevaux sont abattus ; un guerrier renversé sur le visage a l’épaule traversée d’un javelot qui s’est rompu dans la blessure ; le sang ruisselle sur le cadavre, et sur la crinière blanche d’un cheval, et dégoutte de cette crinière dans les eaux du fleuve qui en sont ensanglantées.
Cette composition est toute d’effroi. Le moment qui précédait la blessure eût offert le contraste du terrible et du délicat ; Venus, la déesse de la volupté, toute nue, au milieu du sang et des armes, secourant son fils contre un homme terrible qui l’eût menacée de sa lance.
Quoi qu’il en soit, le tableau de Mr Doyen produit un grand effet. Il est plein de feu, de grandeur, de mouvement et de poésie. Son fleuve est beau. Ses nymphes sont belles. La tête de son Apollon est d’un beau caractère. Cet homme traversé du javelot rompu dont le sang va mouiller la crinière blanche du cheval abattu et teindre les eaux, donne de la terreur. L’attitude de son héros est fière, et son regard méprisant et féroce. On aurait pu lui donner plus de noblesse dans le visage ; rendre ces cadavres fraîchement égorgés moins livides ; écarter la confusion, du groupe d’Enée, d’Apollon, du nuage et des cadavres, en y conservant le désordre, et éviter quelques autres défauts qui échappent dans la chaleur de la composition et qui tiennent à la jeunesse de l’artiste. Mais le génie y est, et le jugement viendra sûrement. Ce peintre sait ordonner, et imaginer. Sa machine est grande. Ses figures se remuent. Il ne craint pas le travail.
On reproche à ses dieux de n’être qu’esquissés ; c’est qu’on n’a pas encore saisi l’esprit de sa composition. Dans son tableau les dieux sont d’une taille commune et les hommes sont gigantesques. Les premiers ne sont que des génies tutélaires. Il a voulu que ces figures fussent aériennes ; et cette imagination me paraît de génie. Seulement il ne l’a pas assez fait sentir. Il fallait pour cela leur donner encore plus de transparence, plus de légèreté, moins de corps et de solidité ; mais en revanche leur chercher un caractère divin, et les mettre dans une activité incroyable ; comme on les voit dans le morceau de Bouchardon où Ulisse évoque l’ombre de Tiresias, et où cette foule de démons étranges accourent à son sacrifice. Voilà dans ces démons à peu près le caractère que Doyen devait donner à ses divinités. Alors plus sa Venus aurait été aérienne ; plus sa Pallas et son Apollon auraient eu de cette nature, plus on aurait été satisfait.
Le peintre a fait sagement de s’écarter ici du poète. Dans l’Iliade les hommes sont plus grands que nature ; mais les dieux sont d’une stature immense. Imaginez qu’Apollon fait en quatre pas le tour de l’horizon, enjambant de montagne en montagne. Si le peintre eût gardé cette proportion entre ses figures, les hommes auraient été des pygmées, et l’ouvrage aurait perdu son intérêt et son effet. C’eût été la querelle des dieux et non celle des hommes. Mais ayant à donner l’avantage de la grandeur à ses héros sur ses dieux, que vouliez-vous que le peintre fît de ceux-ci, sinon des génies, des ombres, des démons. Ce n’est pas l’idée qui a péché. C’est l’exécution. Il fallait racheter la légèreté, la transparence et la fluidité de ces figures, par une énergie, une étrangeté, et une vie toute extraordinaire. En un mot, c’étaient des démons qu’il fallait faire.
Encore un mot, mon ami, sur ce morceau. C’est que dans l’instant choisi par Doyen, il a fallu donner l’air de la douleur à la déesse du plaisir ; c’est que les chevaux d’Enée d’origine céleste étaient une proie importante, et qu’il ne fallait pas oublier que Diomede avait recommandé à son écuyer de s’en emparer, s’il sortait victorieux du combat ; c’est qu’après la blessure de Venus, Diomede est tranquille ; c’est que Venus est hors de la scène. etc…
Avec tout cela ; excepté Deshays, je ne crois pas qu’il y ait un peintre à l’Académie en état de faire ce tableau.
La Jeune Indienne de Tangiaor est un portrait dans le costume et avec les ornements du pays.
Mais en voilà bien assez sur Doyen. Je vous fais grâce de trois autres tableaux. Une Jeune personne occupée à lire une brochure avec un chien sur ses genoux ; l’Harmonie sous la forme d’une Venus ailée qui joue de la harpe et l’Espérance qui nourrit l’Amour. Je me rappelle vaguement ce dernier qui m’a paru médiocre.
Parrocel §
Il est de 8 pieds, 9 pouces.
L’Adoration des rois de Parocel est si faible, si faible, et d’invention et de dessin et de couleur. Parocel est à Vien, comme Vien est à Le Sueur. Vien est la moyenne proportionnelle aux deux autres. Mais dites-moi, mon ami, quand on a la composition d’un sujet par Rubens présente à l’imagination, comment on peut avoir le courage de tenter le même sujet. Il me semble qu’un grand peintre qui a précédé est plus incommode pour ses successeurs qu’un grand littérateur pour nous. L’imagination me semble plus tenace que la mémoire. J’ai les tableaux de Raphael plus présents que les vers de Corneille, que les beaux morceaux de Racine. Il y a des figures qui ne me quittent point. Je les vois. Elles me suivent. Elles m’obsèdent. Par exemple, un certain Saint Barnabé qui déchire ses vêtements sur sa poitrine ; et tant d’autres. Comment ferais-je pour écarter ces spectres-là ? et comment les peintres font-ils ? il y a dans l’Adoration de Parocel un coussin qui me choque étrangement. Dites-moi, s’il vous plaît, comment un coussin de couleur a pu se trouver dans une étable, où la misère nous réfugie, et où l’haleine de deux animaux réchauffe un nouveau-né contre la rigueur de la saison. Les artistes sont tellement aux beautés techniques, qu’ils négligent toutes ces impertinences-là dans le jugement qu’ils portent d’une production. Faudra-t-il que nous les imitions ? et pourvu que les ombres et les lumières soient bien entendues, que le dessin soit pur, que la couleur soit vraie, que les caractères soient beaux, serons-nous satisfaits ?
Greuze §
Il paraît que notre ami Greuze a beaucoup travaillé. On dit que le portrait de Mr le Dauphin ressemble beaucoup. Celui de Babuti beau-père de Greuze est de toute beauté ; et ces yeux éraillés et larmoyants ; et cette chevelure ; et ces chairs ; et cette vie, et ces détails de vieillesse qui sont infinis au bas du visage et autour du col ; il les a tous rendus, et cependant sa peinture est large. Son portrait peint par lui-même a du feu, de l’action, de la vie ; mais il me plaît moins que celui de son beau-père. Cette petite Blanchisseuse qui, penchée sur sa terrine, presse du linge entre ses mains est charmante ; mais c’est une coquine à qui je ne me fierais pas. J’aime ma santé. Tous les ustensiles de son ménage sont d’une grande vérité. Je serais seulement tenté d’avancer son tréteau un peu plus sous ses fesses, afin qu’elle fût mieux assise. Le portrait de madame Greuze en vestale. Cela une vestale ! Greuse, mon cher, vous vous moquez de nous. Avec ses mains croisées sur sa poitrine ; ce visage long ; cet âge ; ces grands yeux tristement tournés vers le ciel ; cette draperie ramenée à grands plis sur la tête, c’est une mère de douleurs, mais d’un petit caractère, et un peu grimaçante. Ce morceau ferait honneur à Coypel, mais il ne vous en fait pas. Il y a une grande variété d’actions, de physionomies, et de caractères dans tous ces petits fripons dont les uns occupent cette pauvre Marchande de marrons, et les autres la volent. Ce Berger qui tient un chardon à la main et qui tente le sort pour savoir s’il est aimé de sa bergère, ne signifie pas grand chose. À l’élégance du vêtement, à l’éclat des couleurs, on le prendrait presque pour un morceau de Boucher ; et puis si on ne savait pas le sujet, on ne le devinerait jamais. Le Paralytique qui est secouru par ses enfants et que le peintre a appelé le Fruit de la bonne éducation est un tableau de mœurs où l’on voit que ce genre fournira des compositions capables de faire honneur aux talents et aux sentiments de l’artiste. Le vieillard est dans son fauteuil. Ses pieds sont supportés par un tabouret. Sa tête, celle de son fils, et celle de sa femme sont d’une beauté rare. Greuse a beaucoup d’esprit et de goût. Lorsqu’il travaille, il est tout à son ouvrage. Il s’affecte profondément. Il porte dans la société le caractère du sujet qu’il traite dans son atelier ; triste ou gai ; folâtre ou sérieux ; galant ou réservé selon la chose qui venait d’occuper son pinceau. C’est un beau dessin que celui du Fermier incendié. Une mère sur le visage de laquelle la douleur et la misère se montrent ; des filles aussi affligées et aussi misérables, couchées à terre autour d’elle ; des enfants affamés qui se disputent un morceau de pain sur ses genoux ; un autre qui mange à la dérobée dans un coin ; le père de cette famille qui s’adresse à la commisération des passants. Tout est pathétique et vrai. J’aime assez dans un tableau un personnage qui parle au spectateur sans sortir du sujet. La scène est supposée au coin d’une rue. Le lieu en pourrait être mieux choisi. Pourquoi n’avoir placé tous ces infortunés sur les débris incendiés de leur chaumière ? J’aurais vu les ravages du feu ; des murs renversés ; des poutres à demi consumées ; et une foule d’autres objets touchants et pittoresques. Il y a des têtes qui sont autant de petits tableaux très vrais, entre lesquels on distingue l’enfant qui boude, et la petite fille qui se repose sur sa chaise.
Guérin §
Je ne sais ce que c’est que les petits tableaux de Mr Guerin.
Roland de la Porte §
Mais on fait cas d’un crucifix peint en bronze par Mr Roland de la Porte ; et en effet ce crucifix est beau, et il est tout à fait hors de la toile. Le bronze s’éclaire d’une manière propre au métal, que le peintre a rendue parfaitement. Il y a toute l’illusion possible. Mais il faut avouer aussi que le genre est facile et que des artistes d’un talent médiocre d’ailleurs y ont excellé. Je me souviens de deux bas-reliefs d’Oudri sur lesquels on portait la main. La main touchait une surface plane, et l’œil toujours séduit voyait un relief ; en sorte qu’on aurait pu demander au philosophe de ces deux sens dont les témoignages se contredisaient, lequel était un menteur.
Briard §
Enfin, mon ami, il y a d’un monsieur Briard un Passage des âmes du purgatoire au Ciel. Ce peintre a relégué son purgatoire dans un coin de son tableau. Il ne s’en échappe que quelques figures perdues sur une toile d’une étendue immense, rari nantes in gurgite vasto. Pour se tirer d’un pareil sujet, il eût fallu la force d’idées, de couleurs, et d’imagination de Rubens, et tenter une de ces machines que les Italiens appellent opera da stupire. Une tête féconde et hardie aurait ouvert le gouffre de feu au bas de son tableau. Il en eût occupé toute l’étendue et toute la profondeur. Là on aurait vu des hommes de tout âge, de tout sexe, de tout état, toutes les espèces de douleurs, et de passions, une infinité d’actions diverses, des âmes emportées, d’autres qui [seraient] retombées ; celles-ci se seraient élancées ; celles-là auraient tendu les mains et les bras. On eût entendu mille gémissements. Le Ciel représenté au-dessus aurait reçu les âmes délivrées. Elles auraient été présentées à la gloire éternelle par des anges qu’on aurait vus monter et descendre, et se plonger dans le gouffre dont les flammes dévorantes les auraient respectés. Avant que de prendre son pinceau, il faut avoir frissonné vingt fois de son sujet ; avoir perdu le sommeil ; s’être levé pendant la nuit, et couru en chemise et pied nu jeter sur le papier ses esquisses, à la lueur d’une lampe de nuit.
Sculpture §
Nous voilà sorti des tableaux. Nous allons entrer dans la sculpture. Autant cette année la peinture est riche au Salon, autant la sculpture y est pauvre. Beaucoup de bustes, peu de frappants. Le Moine. Par Le Moine, celui de madame de Pompadour, rien. De la Clairon, rien. D’une jeune fille, rien. Ceux de Crebillon et de Restout valent mieux.
Falconet §
De Falconet. Le buste de Falconet médecin. Beau, très beau. On ne saurait plus ressemblant. Quand nous aurons perdu ce vénérable vieillard, nous demanderons où est son buste, et nous l’irons revoir. Aussi cette tête-là prêtait bien à l’art. Elle est chauve. Un grand nez. De grosses rides et bien profondes. Un grand front. De longues cordes de vieillesse tendues du dessous de la mâchoire, le long du col, jusqu’à la poitrine ; une bouche d’une forme particulière. De sérénité ; de l’ingénuité, et de la bonhomie. La Douce mélancolie, et la Petite fille qui cache l’arc de l’Amour ; rien. Deux groupes de femmes en plâtre, pour des chandeliers ; belles figures, d’un caractère simple, noble et antique. En vérité, je n’ai rien vu de cet artiste qui fût mieux.
Vassé §
Huit ou dix morceaux de Vassé, et pas un qui m’ait frappé. La sculpture n’offrant jamais qu’une figure isolée, ou qu’un groupe de deux ou trois, je crois qu’on y souffre moins encore la médiocrité qu’en peinture. Le buste du père Le Cointe n’est assurément pas une mauvaise chose, ni la Nymphe qui se regarde dans l’eau ; ni le Vase, ni les autres morceaux. Mais que m’importe que vous soyez supportable, si l’art exige que vous soyez sublime.
Challe §
L’idée et l’exécution du Jeune Turenne endormi sur l’affût d’un canon, me plaisent. Seulement il est mal que l’enfant soit aussi long que le canon.
C’est une fort belle chose que le Berger Phorbas qui détache de l’arbre Œdipe enfant qui y était suspendu par les pieds. L’enfant, ou je me trompe fort, est sublime. Il crie ; il sent le bras qui le secourt ; il le saisit ; il le serre.
Il y a une grande commisération sur le visage de Phorbas. Vous me direz qu’il est un peu campé. Mais comme il a de la peine à atteindre de la main la branche où la courroie est nouée, cette contrainte détermine son attitude. J’ai bien un autre petit chagrin. C’est que son action est équivoque. Et qu’on ne sait s’il suspend ou s’il détache. On s’élève également sur la pointe du pied pour suspendre et pour détacher. On étend également un bras. On soutient également le corps. La courroie est également lâche.
Le Bacchus nouvellement né et soustrait par Mercure à la jalousie de Junon ne me déplaît pas. Le reste est commun.
Caffieri §
Le buste de Rameau par Caffieri est frappant. On l’a fait maigre et sec, comme il l’est ; et l’on a très bien attrapé sa finesse affectée et son souris précieux.
Pajou §
Entre plusieurs morceaux de Pajou, aucun qu’on puisse comparer au buste de Le Moine qu’il exposa au dernier Salon. Cependant un Ange de beau caractère ; et deux portraits en terre cuite, qui se font remarquer.
d’Huès §
Les quatre bas-reliefs d’Huès représentant huit Vertus qui portent des guirlandes m’ont aussi paru de grand goût. Et hoc sapit antiquitatem ; et de caractères et de draperies.
Peut-être y a-t-il de belles choses et parmi les tableaux dont je ne vous ai point parlé, et parmi les sculptures dont je ne vous parle pas ; c’est qu’ils ont été muets et qu’ils ne m’ont rien dit.
Gravure §
Cochin §
Vous avez raison, ce dessin au crayon rouge représentant Lycurgue blessé dans une sédition, mérite d’être regardé : le passage subit de la fureur à la commisération dans cette populace effrénée qui le poursuit est bien rendu. Il y a une diversité étonnante d’attitudes, de visages et de caractères. Cela me semble de grand goût. C’est un magnifique tableau dans un petit espace. Mais le Licurgue est manqué ; c’est une figure campée, une jambe en avant et l’autre en arrière. Cette action de montrer du doigt son œil crevé, fût-elle de l’histoire, n’en serait ni moins petite ni moins puérile. Un homme comme Lycurgue, qui sait se posséder dans un pareil instant, s’arrête tout court, laisse tomber ses bras, a les deux jambes parallèles, et se laisse voir plutôt qu’il ne se montre. Toute action plus marquée serait fausse et mesquine. Je suis fâché de ce défaut qui gâte un très beau dessin. Si je rencontre Cochin, la vérité m’échappera, et il saura ce que je pense.
Casanove §
Reste, mon ami, pour m’acquitter de ma promesse à vous dire un mot des morceaux de Casanove ; mais que vous dirai-je de sa Bataille. Il faut la voir ; comment rendre le mouvement, la mêlée, le tumulte d’une foule d’hommes jetés confusément les uns à travers les autres ; comment peindre cet homme renversé qui a la tête fracassée et dont le sang s’échappe entre les doigts de la main qu’il porte à sa blessure ; et ce cavalier qui, monté sur un cheval blanc, foule les morts et les mourants. Il perdra la vie avant que de quitter son drapeau. Il le tient d’une main ; de l’autre il menace d’un revers de sabre celui qui lui appuie un coup de pistolet ; pendant qu’un autre lui saisit le bras ; comment sortira-t-il de danger. Un cheval tient le sien mordu par le col ; un fantassin est prêt à lui enfoncer sa pique dans le poitrail. Le feu, la poussière, et la fumée, éclairent d’un côté et couvrent de l’autre une multitude infinie d’actions qui remplissent un vaste champ de bataille. Quelle couleur ! quelle lumière ! quelle étendue de scène. Les cuirasses rouges, vertes ou bleues, selon les objets qui s’y peignent, sont toujours d’acier. C’est pour la machine, une des plus fortes compositions qu’il y ait au Salon. On reproche à Casanove d’avoir donné un peu trop de fraîcheur à ses vêtements. Cela se peut. On dit que son atmosphère n’est pas assez poudreuse. Cela se peut. Que les petites lumières partielles des sabres, des casques, des fusils et des cuirasses heurtées trop rudement, font, ce qu’on appelle, papilloter le tout, surtout quand on regarde ce tableau de près. Cela se peut encore. On dit que cet effet ressemble à celui du plafond d’une galerie éclairée par la surface d’une eau vacillante. Cela se peut encore. Avec tous ces défauts, c’est un grand et beau tableau. Moi qui aime à mettre les choses en place, je le transporte d’imagination dans un des appartements du château de Postdam.
Il y a du même de petits tableaux de bon goût. Ce sont des paysages, avec des soldats ; les figures sont simples ; et la couleur vigoureuse.
Il y a deux batailles en dessin qui ne sont pas déparées par celle qu’il a peinte.
Ce Casanove est dès à présent un homme à imagination, un grand coloriste ; une tête chaude et hardie ; un bon poète ; un grand peintre.
Récapitulation §
Récapitulons ; jamais nous n’avons eu un plus beau Salon. Presque aucun tableau absolument mauvais ; plus de bons que de médiocres, et un grand nombre d’excellents. Comptez mon ami ; le portrait du roi par Vanlo ; la Magdelaine dans le désert ; la Lecture ; le grand paysage de Boucher ; le St Germain qui donne une médaille à Ste Genevieve ; le St Andre de Deshays, son St Victor ; son St Benoit près de mourir ; le Socrate condamné ; le Bénédicité de Chardin ; le Soleil couchant de Lebel ; les deux Vues de Bayonne ; le Jeune élève de Drouais ; le Diomede de Doyen ; la Blanchisseuse ; le Paralytique, le Fermier brûlé, le portrait de Babuti par Greuse ; le crucifix de bronze de Roland de la Porte ; et d’autres qui ont pu m’échapper.
On ne peint plus en Flandres. On ne peint guère en Italie. La France est donc la seule contrée où cet art se soutienne et même avec quelque éclat.
Voilà bien du bavardage. Tirez de là ce qui vous conviendra. Si vous m’eussiez accordé un peu plus de temps, j’aurais été meilleur et plus court.
Adieu, mon ami. Portez-vous bien. Amusez-vous beaucoup. Incessamment j’irai partager la douceur de vos journées.
Enfui je l’ai vu, ce tableau de notre ami Greuze ; mais ce n’a pas été sans peine ; il continue d’attirer la foule. C’est un père qui vient de payer la dot de sa fille. Le sujet est pathétique, et l’on se sent gagner d’une émotion douce en le regardant. La composition m’en a paru très belle ; c’est la chose comme elle a dû se passer. Il y a douze figures ; chacune est à sa place, et fait ce qu’elle doit. Comme elles s’enchaînent toutes ! Comme elles vont en ondoyant et en pyramidant !Je me moque de ces conditions ; cependant, quand elles se rencontrent dans un morceau de peinture par hasard, sans que le peintre ait eu la pensée de les y introduire, sans qu’il leur ait rien sacrifié, elles me plaisent.
À droite de celui qui voit le morceau est un tabellion assis devant une petite table, le dos tourné au spectateur. Sur la table, le contrat de mariage, et d’autres papiers. Entre les jambes du tabellion, le plus jeune des enfants de la maison. Puis en continuant de suivre la composition de droite à gauche, une fille aînée debout, appuyée sur le dos du fauteuil de son père. Le père assis dans le fauteuil de la maison. Devant lui son gendre debout, et tenant de la main gauche le sac qui contient la dot. L’accordée debout aussi, un bras passé mollement sous celui de son fiancé ; l’autre bras saisi par la mère qui est assise au-dessous. Entre la mère et la fiancée, une sœur cadette debout, penchée sur la fiancée, et un bras jeté autour de ses épaules. Derrière ce groupe, un jeune enfant qui s’élève sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passe. Au-dessous de la mère sur le devant, une jeune fille assise qui a de petits morceaux de pain coupé dans son tablier. Tout à fait à gauche, dans le fond, et loin de la scène, deux servantes debout qui regardent. Sur la droite, un garde-manger bien propre avec ce qu’on a coutume d’y renfermer, faisant partie du fond. Au milieu une vieille arquebuse pendue à son croc. Ensuite un escalier de bois qui conduit à l’étage au-dessus. Sur le devant, à terre, dans l’espace vide que laissent les figures, proche des pieds de la mère, une poule qui conduit ses poussins auxquels la petite fille jette du pain ; une terrine pleine d’eau, et sur le bord de la terrine, un poussin, le bec en l’air, pour laisser descendre dans son jabot l’eau qu’il a bue. Voilà l’ordonnance générale, venons aux détails.
Le tabellion est vêtu de noir, culotte et bas de couleur, en manteau et en rabat, le chapeau sur la tête. Il a bien l’air un peu matois et chicanier, comme il convient à un paysan de sa profession. C’est une belle figure. Il écoute ce que le père dit à son gendre. Le père est le seul qui parle. Le reste écoute, et se tait.
L’enfant qui est entre les jambes du tabellion est excellent pour la vérité de son action et de sa couleur. Sans s’intéresser à ce qui se passe, il regarde les papiers griffonnés, et promène ses petites mains par-dessus.
On voit dans la sœur aînée qui est appuyée debout sur le dos du fauteuil de son père, qu’elle crève de douleur et de jalousie, de ce qu’on a accordé le pas sur elle à sa cadette. Elle a la tête portée sur une de ses mains, et lance sur les fiancés des regards curieux, chagrins et courroucés.
Le père est un vieillard de soixante ans, en cheveux gris, un mouchoir tortillé autour de son col. Il a un air de bonhomie qui plaît. Les bras étendus vers son gendre, il lui parle avec une effusion de cœur qui enchante.
Il semble lui dire : Jeannette est douce et sage ; elle fera ton bonheur ; songe à faire le sien… ou quelque autre chose sur l’importance des devoirs du mariage… Ce qu’il dit est sûrement touchant et honnête. Une de ses mains qu’on voit en dehors est hâlée et brune, l’autre qu’on voit en dedans, est blanche : cela est dans la nature.
Le fiancé est d’une figure tout à fait agréable. Il est hâlé de visage ; mais on voit qu’il est blanc de peau. Il est un peu penché vers son beau- père ; il prête attention à son discours ; il en a l’air pénétré ; il est fait au tour et vêtu à merveille, sans sortir de son état. J’en dis autant de tous les autres personnages.
Le peintre a donné à la fiancée une figure charmante, décente et réservée. Elle est vêtue à merveille. Ce tablier de toile blanc fait on ne peut pas mieux. Il y a un peu de luxe dans sa garniture ; mais c’est un jour de fiançailles. Il faut voir comme les plis de tous les vêtements de cette figure et des autres sont vrais ! Cette fille charmante n’est point droite, mais il y a une légère et molle inflexion dans toute sa figure et dans tous ses membres, qui la remplit de grâce et de vérité. Elle est jolie vraiment, et très jolie. Une gorge faite au tour qu’on ne voit point du tout. Mais je gage qu’il n’y a rien là qui la relève, et que cela se soutient tout seul. Plus à son fiancé, et elle n’eût pas été assez décente ; plus à sa mère ou à son père, et elle eût été fausse. Elle a le bras à demi passé sous celui de son futur époux, et le bout de ses doigts tombe et appuie doucement sur sa main ; c’est la seule marque de tendresse qu’elle lui donne, et peut-être sans le savoir elle-même. C’est une idée délicate du peintre.
La mère est une bonne paysanne qui touche à la soixantaine, mais qui a de la santé. Elle est aussi vêtue large, et à merveille. D’une main elle tient le haut du bras de sa fille ; de l’autre elle serre ce bras au-dessus du poignet. Elle est assise ; elle regarde sa fille de bas en haut ; elle a bien quelque peine à la quitter ; mais le parti est bon. Jean est un brave garçon, honnête et laborieux ; elle ne doute point que sa fille ne soit heureuse avec lui. La gaieté et la tendresse sont mêlées dans la physionomie de cette bonne mère.
Pour cette sœur cadette qui est debout à côtés de la fiancée, qui l’embrasse, et qui s’afflige sur son sein, c’est un personnage tout à fait intéressant. Elle est vraiment fâchée de se séparer de sa sœur ; elle en pleure ; mais cet incident n’attriste pas la composition ; au contraire il ajoute à ce qu’elle a de touchant. Il y a du goût et du bon goût à avoir imaginé cet épisode.
Les deux enfants dont l’un assis à côté de la mère s’amuse à jeter du pain à la poule et à sa petite famille, et dont l’autre s’élève sur la pointe du pied, et tend le col pour voir, sont charmants ; mais surtout le dernier.
Les deux servantes debout, au fond de la chambre, nonchalamment penchées l’une contre l’autre, semblent dire d’attitude et de visage : Quand est-ce que notre tour viendra ?
Et cette poule qui a mené ses poussins au milieu de la scène, et qui a cinq ou six petits comme la mère aux pieds de laquelle elle cherche sa vie, a six à sept enfants ; et cette petite fille qui leur jette du pain, et qui les nourrit. Il faut avouer que tout cela est d’une convenance parfaite avec la scène qui se passe, et avec le lieu et les personnages. Voilà un petit trait de poésie tout à fait ingénieux.
C’est le père qui attache principalement les regards ; ensuite l’époux ou le fiancé ; ensuite l’accordée, la mère, la sœur cadette ou l’aînée, selon le caractère de celui qui regarde le tableau ; ensuite le tabellion, les autres enfants, les servantes et le fond ; preuve certaine d’une bonne ordonnance.
Teniere peint des mœurs plus vraies peut-être. Il serait plus aisé de retrouver les scènes et les personnages de ce peintre ; mais il y a plus d’élégance, plus de grâce, une nature plus agréable dans Greuze ; ses paysans ne sont ni grossiers comme ceux de notre bon Flamand, ni chimériques comme ceux de Boucher. Je crois Teniere fort supérieur à Greuze pour la couleur. Je lui crois aussi beaucoup plus de fécondité. C’est d’ailleurs un grand paysagiste, un grand peintre d’arbres, de forêts, d’eaux, de montagnes, de chaumières et d’animaux.
On peut reprocher à Greuze d’avoir répété une même tête dans trois tableaux différents. La tête du père qui paye la dot est celle du père qui lit l’Ecriture sainte à ses enfants, et je crois aussi celle du paralytique, ou du moins ce sont trois frères avec un grand air de famille.
Autre défaut. Cette sœur aînée, est-ce une sœur, ou une servante ? Si c’est une servante, elle a tort d’être appuyée sur le dos de la chaise de son maître, et je ne sais pourquoi elle envie si violemment le sort de sa maîtresse. Si c’est un enfant de la maison, pourquoi cet air ignoble, pourquoi ce négligé ? Contente ou mécontente, il fallait la vêtir comme elle doit l’être aux fiançailles de sa sœur. Je vois qu’on s’y trompe ; que la plupart de ceux qui regardent le tableau, la prennent pour une servante et que les autres sont perplexes. Je ne sais si la tête de cette sœur n’est pas aussi celle de la Blanchisseuse.
Une femme de beaucoup d’esprit a remarqué que ce tableau était composé de deux natures. Elle prétend que le père, le fiancé et le tabellion, sont bien des paysans, des gens de campagne ; mais que la mère, la fiancée, et toutes les autres figures sont de la halle de Paris. La mère est une grosse marchande de fruits ou de poissons ; la fille est une jolie bouquetière. Cette observation est, au moins, fine ; voyez, mon ami, si elle est juste.
Mais il vaudrait bien mieux négliger ces bagatelles, et s’extasier sur un morceau qui présente des beautés de tous côtés. C’est certainement ce que Greuze a fait de mieux. Ce morceau lui fera honneur, et comme peintre savant dans son art, et comme homme d’esprit et de goût. Sa composition est pleine d’esprit et de délicatesse. Le choix de ses sujets marque de la sensibilité et de bonnes mœurs.
Un homme riche qui voudrait avoir un beau morceau en émail, devrait faire exécuter ce tableau de Greuze par Durand qui est habile avec les couleurs que M. de Montami a découvertes. Une bonne copie en émail est presque regardée comme un original ; et cette sorte de peinture est particulièrement destinée à copier.