Michel-Ange §
I §
L’an 1474, le 6 mars, un lundi, quatre heures avant le jour, naquit, au château de Caprese, dans le territoire d’Arezzo, un enfant du sexe masculin qui reçut sur les fonts de baptême le nom de Michel-Angelo.
Singulière prédestination, et qu’il est presque impossible d’attribuer au hasard : Sanzio ! Buonarotti ! les deux plus grands peintres de l’Italie et du monde ont reçu tous les deux, en naissant, le nom d’un ange ! et, rapprochement plus bizarre encore : Raphaël n’est-il pas l’ange de la tendresse, de la pitié et de l’amour ? Michel n’est-il pas l’ange de la justice, de la force, de l’extermination ?
Le père de cet enfant qui venait de naître était Ludovico di Leonardo di Buonarotti, podestat de Chiusi et de Caprese, descendant des illustres comtes de Canossa, une des plus anciennes familles de la Toscane.
J’en demande bien pardon aux savants biographes qui m’ont précédé, mais je me permettrai de rectifier tout d’abord une erreur, qui n’a pas, du reste, une très grande importance pour les faits qui vont suivre. Le père de Michel-Ange s’appelait Ludovic, ou, si vous l’aimez mieux, Louis Buonarotti. C’était son grand-père qui s’appelait Léonard. Les Italiens du XVe siècle, par un usage emprunté aux anciens, signaient, à côté de leur nom, celui de leur père, qui se trouvait ainsi précéder le nom de famille. Comme, en général, les historiens du grand artiste dont j’entreprends de raconter la vie à mon tour ont fort maltraité le podestat de Caprese pour avoir contrarié la vocation de son fils, j’ai voulu réhabiliter le nom du pauvre Léonard, auquel il ne revient aucune part du blâme, attendu qu’il était mort depuis longtemps lorsque son petit-fils vint au monde.
Ce n’est donc pas de la pédanterie que je fais, je vous prie de le croire ; c’est tout simplement une bonne œuvre.
Messer Ludovico en était au dernier mois de sa charge lorsqu’il plut au ciel de lui envoyer cet enfant, qui devait lui donner tant de souci et tant de gloire. Il fit donc ses préparatifs de départ pour quitter le lieu de sa résidence, et retourner dans sa terre de Settignano aussitôt après la cérémonie du baptême. Plus tard, il n’hésita pas à placer ses autres fils dans le commerce, profession que les Florentins regardaient comme une des plus nobles, et à laquelle ils durent en partie leur puissance. Cependant le bon podestat rêvait pour son aîné un avenir plus brillant, une carrière plus ambitieuse et plus illustre. Il le destinait à lui succéder dans les emplois civils. Un jour, son petit Michel-Angelo deviendrait podestat, secrétaire, ambassadeur, gonfalonier peut-être ! tant il était loin, le digne homme, de penser qu’il venait de pousser dans sa famille un maçon !… comme il le disait depuis dans sa naïve colère.
Tout est providentiel dans la vie des grands hommes ! Settignano est un pays de carrières, où l’on rencontre plus d’ouvriers que de savants. La seule nourrice qu’on put donner au futur magistrat était la femme d’un scarpellino. L’enfant, vigoureux et robuste, grandit en plein air et au soleil ; il mania de ses petites mains, durcies de bonne heure, le ciseau et la pierre ; ses premiers cris furent dominés et couverts par le grincement de la scie et par le bruit du marteau.
Je vous laisse à penser quelle piteuse mine dut faire le pauvre enfant lorsqu’on lui mit un petit manteau sur l’épaule, une barrette au front, une grammaire sous le bras, et qu’on l’envoya décliner des noms et conjuguer des verbes chez messire Francesco d’Urbino.
C’est un instinct chez les pères que cette rage de forcer leurs enfants à embrasser précisément la carrière pour laquelle ils ont le moins de goût et le moins de dispositions. Soyez poète comme Ovide et Pétrarque, on vous farcira la tête de droit romain et de décrétales ; soyez artiste comme Michel-Ange ou Cellini, on vous forcera à apprendre le grec ou à jouer de la flûte.
Dante s’est écrié dans un de ses accès de haute indignation :
… Ma voi torcete alla religione
Tal ch’era nato a cingersi la spada,
E fate re di tal ch’è da sermone :
Onde la traccia voztra è fuor di strada !
« Mais vous tournez à la religion celui qui était né pour ceindre une épée ; vous voulez faire un roi de celui qui n’était bon qu’à prêcher. C’est pourquoi vous marchez hors de la route ! »
La leçon n’a profité à personne, et tous les pères du monde se conduiront de la sorte jusqu’à la fin des siècles. Le père Buonarotti, tout podestat qu’il était, ne fit pas une trop longue résistance. Il est vrai qu’il avait affaire à plus entêté que lui. Mais, après tout, le pauvre homme ne manquait pas d’excuses. Tous les enfants commencent par dessiner des nez au charbon, et tous les enfants ne deviennent pas des Michel-Ange. Lorsqu’il vit que la fatalité s’en mêlait, et que son malheureux fils préférait décidément la brosse aux bouquins et la truelle à la plume, il se résigna, avec peine sans doute, avec humeur, avec emportement ; mais enfin il se résigna.
La vérité est que messire Ludovic jouait de malheur. À l’école même où il avait son fils, il se trouva un petit polisson nommé Granacci, qui lui fournissait en secret des modèles à copier. C’était comme fait exprès. Un jour, le drôle alla jusqu’à débaucher Michel-Ange, et l’entraîna avec lui à l’atelier, ou, comme on disait alors par un mot bien plus noble, à la boutique de son maître. Granacci présenta hardiment son jeune camarade à Ghirlandajo, qui lui fit un accueil des plus gracieux, et lui demanda s’il n’avait pas quelque essai à lui montrer. Le petit Michel-Ange, dont le caractère était naturellement timide et farouche, rougit légèrement, et baissa les yeux sans répondre ; mais, apprivoisé par les encouragements du maître, il finit par tirer de sa poche une gravure qu’il avait coloriée avec un grand travail et une patience inouïe. C’était une estampe de Martin Schœne de Hollande, représentant la tentation de saint Antoine. Le sujet ne pouvait manquer de séduire une imagination jeune et ardente. C’étaient des groupes de démons hideux et grotesques, excitant le saint ermite à grands coups de bâton. Non-seulement Michel-Ange donna une nouvelle vie à la gravure par le contraste des ombres et par l’éclat des couleurs, mais il en corrigea le dessin à sa manière, tourna bizarrement quelques figures, écarquilla les yeux, fendit les bouches, hérissa les crinières, fit grimacer les maudits dans les postures les plus étranges et les plus variées, et sut tirer d’un travail mécanique un tableau original et saisissant. Le maître, étonné et un peu jaloux de cette précocité de génie, contemplait l’ouvrage en silence, se demandant tout bas s’il ne devait pas étouffer par un froid mépris cette gloire naissante qui menaçait bientôt d’absorber sa propre gloire et celle de bien d’autres ; mais, l’admiration l’emportant sur l’envie, il s’écria qu’il n’avait rien vu de plus beau, et, montrant du doigt le jeune homme, il ajouta en soupirant :
– C’est une étoile qui se lève, mais qui éclipsera plus d’un astre qui maintenant brille au ciel, couronné de lumière et entouré de satellites !
Le lendemain, Dominique Ghirlandajo frappait à la porte de l’ex-podestat de Caprese.
Messire Ludovic le reçut avec cette cordialité parfaite et cette bienveillance presque fraternelle qui régnait alors entre tous les citoyens du même parti, et qui leur permettait de s’appeler, quoique très éloignés matériellement l’un de l’autre, du doux nom de voisins.
– Je viens vous demander une grâce, messer Buonarotti, dit le peintre après les premiers compliments, et j’espère que vous ne voudrez pas me la refuser.
– Parlez, maître Ghirlandajo, répondit Ludovic avec ce léger ton de suffisance que laissent toujours les charges de l’État, même chez les plus excellents et les plus affables. Avez-vous besoin de conseils ? Disposez librement de mon expérience et de mes lumières. Avez-vous besoin d’appui ? Ma famille et mes amis sont à vos ordres. Avez-vous besoin d’argent ? Ma bourse est à vous.
– Je vous rends mille grâces, messire ; votre courtoisie m’est bien connue, et je ne manquerai pas d’avoir recours à vos bontés si l’occasion s’en présente. Mais je ne viens vous demander pour le moment ni conseils, ni argent, ni soutien.
– Et que venez-vous donc me demander, maître Ghirlandajo ?
L’artiste hésita un instant avant d’entamer une négociation qui ne laissait pas que d’être un peu délicate, vu l’humeur assez difficile du vieux gentilhomme.
Mais, déguisant aussitôt ses inquiétudes sous l’air le plus naturel qu’il put prendre, il ajouta d’un ton passablement dégagé :
– Je viens vous demander votre fils pour en faire un artiste.
À une proposition aussi inattendue, le podestat bondit sur sa chaise, et fut pris d’une violente envie de jeter son voisin par la fenêtre. Mais, comprimant tout à coup sa colère par une de ces réactions subites parfaitement explicables chez le père de Michel-Ange, il fit appeler son fils, lui lança un regard d’une expression indéfinissable, et, sans adresser un seul mot au peintre ébahi, qui ne comprenait rien à cette pantomime, et commençait à désirer vivement de se trouver ailleurs, il s’approcha de la table, trempa une plume dans l’encrier, et se mit à écrire sur un parchemin, répétant tout haut les paroles à mesure qu’il les traçait.
« L’an 1488, le premier jour d’avril, moi, Ludovic, fils de Léonard de Buonarotti, je place mon fils Michel-Ange chez Dominique et David Ghirlandajo, pour trois ans à dater de ce jour, et aux conditions suivantes : le susdit Michel-Ange s’engage à rester chez ses maîtres, pendant ces trois années, en qualité d’apprenti pour s’exercer dans la peinture, et faire, en outre, tout ce que ses maîtres lui ordonneront ; et, pour prix de ses services, Dominique et David lui payeront la somme de vingt-quatre florins : six la première année, huit la seconde, et dix la dernière ; en tout, quatre-vingt-seize livres. »
– Et maintenant, maître Ghirlandajo, ajouta l’homme d’une voix qu’il essaya de rendre ferme, veuillez me payer douze livres, premier à-compte du salaire de mon fils. Voici ma quittance.
En prononçant ces mots, Buonarotti fut vraiment sublime de dignité, d’abnégation, de douleur. Brutus, en signant l’arrêt de mort de son enfant, ne dut pas avoir une autre voix, un autre regard !
Ghirlandajo s’empressa de payer le prix convenu, ne se souciant pas d’irriter davantage par des paroles inutiles l’irascible aristocrate, et tout fut dit.
Le podestat se leva gravement, accompagna le visiteur jusqu’à la porte ; et, montrant son fils d’un geste digne et sévère :
– Vous pouvez emmener ce garçon, dit-il ; faites-en ce que bon vous semblera ; il vous appartient désormais.
Quant à Michel-Ange, il franchit d’un seul bond l’escalier paternel, et, arrivé dans la rue, jeta sa toque en l’air, signe de fête et de réjouissance.
II §
Le vœu le plus ardent du jeune homme s’était donc réalisé tout à coup et comme par enchantement ; il avait brûlé sa grammaire ! il ne verrait plus la figure bilieuse et contractée de François d’Urbin, l’impitoyable pédant qui avait torturé son enfance ! Il était apprenti, presque valet, chez les Ghirlandajo, mais il se sentait plus libre que l’air, plus heureux qu’un Médicis.
Il pouvait barbouiller les murs à volonté, dessiner des cartons, broyer des couleurs. Si un peu de terre glaise lui tombait par hasard sous la main, il pouvait la modeler à sa fantaisie, sans craindre à chaque instant qu’on ne vînt le tirer par l’oreille ; et, si un vieux couteau rouillé se trouvait sous ses pas, il pouvait s’en faire un ciseau. Il lui arrivait parfois de balayer l’atelier, c’est vrai ; mais, malgré tout ce qu’une pareille fonction pouvait avoir d’humiliant pour un descendant des Canossa, il ramassait dans les balayures tantôt une plume, tantôt un pinceau, dont il faisait son profit. Un jour, il trouva du marbre, et, ce jour-là, le jeune apprenti n’aurait pas changé sa condition contre celle de gonfalonier de Florence.
Michel-Ange débuta, dans la boutique de Ghirlandajo, par un coup qui ne pouvait appartenir qu’à lui. Au lieu de se laisser corriger comme la plupart des élèves, il corrigea les dessins de son maître ; sa copie valait toujours mieux que l’original. Ghirlandajo, en homme supérieur, loin de se fâcher d’une telle hardiesse, en sourit doucement et encouragea son apprenti par de nobles louanges. Mais, si le maître lui pardonna, ses camarades lui gardèrent rancune, et il dut comprendre bientôt qu’on n’est pas impunément un grand artiste à treize ans !
Un compatriote, un élève, un ami, un des plus chauds admirateurs du divin Buonarotti (c’est la seule épithète qu’il lui donne dans ses Mémoires), Benvenutto Cellini enfin, cet homme étrange et puissant, qui avait tant de rapports de génie et de caractère avec le grand Michel-Ange, nous initie aux mystères de cette haine aveugle et jalouse que lui avaient vouée en secret ses compagnons d’apprentissage.
Voici le récit textuel de l’orfèvre florentin :
« Vers ce temps (c’était en 1518, trente ans après l’événement ; Cellini n’en avait que dix-huit, et il ressentait avec toute la vivacité de la jeunesse l’outrage fait à Michel-Ange), vers ce temps, écrit Benvenuto, arriva à Florence un sculpteur nommé Pierre Torregiani ; il venait d’Angleterre, où il avait passé plusieurs années. Cet homme, en voyant mes dessins et mes travaux, me dit : « Je suis venu à Florence pour enlever le plus de jeunes gens que je puis ; je dois faire un grand ouvrage pour mon roi (le roi d’Angleterre), et je ne veux pour mes aides que mes compatriotes ; et, comme ta manière de travailler et de dessiner est plus celle d’un sculpteur que d’un orfèvre, je t’emmène, et je te rendrai du même coup savant et riche. »
» C’était un homme hardi et fier que ce Torregiani, d’une grande beauté et d’une noble tournure. Son air, ses gestes, sa voix sonore, étaient plus d’un soldat que d’un artiste : il avait un froncement de sourcil à effrayer les gens les plus résolus, et, tous les jours, il venait me raconter quelques-uns de ses exploits avec ces bêtes d’Anglais (textuel).
» Un jour, nous causions de Michel-Ange Buonarotti ; Torregiani, en tenant à la main un dessin que je venais de copier d’après le grand artiste (il divinissimo), me dit : « Le Buonarotti et moi, nous allions travailler tout enfants à l’église du Carmine, dans la chapelle de Masaccio ; et, comme il avait l’habitude de railler tous ceux qui dessinaient avec lui, un jour, m’étant fâché plus que de coutume, je serrai la main et lui donnai sur le visage un si violent coup de poing, que je sentis se briser sous mes doigts l’os et le cartilage du nez, si bien qu’il en portera la marque toute sa vie. »
» Ces paroles, ajoute le jeune homme indigné, me révoltèrent tellement, moi qui avais constamment sous les yeux les œuvres du divin Michel-Ange, et j’en conçus pour Torregiani une haine si implacable, que non seulement l’envie me passa de le suivre en Angleterre, mais encore que je ne pouvais plus ni le voir ni le sentir. »
Noble et généreuse colère ! digne à la fois de celui qui l’inspire et de celui qui la ressent ! Il est vrai que Michel-Ange, à son insu peut-être, commettait tous les jours un nouveau crime qui devait attirer sur lui la vengeance de ses camarades et la jalousie de ses maîtres : le malheureux enfant ne pouvait parvenir à se corriger de son génie !
Un jour, on lui donna un portrait à copier ; la copie achevée, il la rend à celui qui lui avait prêté le portrait au lieu de l’original. C’était, je crois, un peintre de ses amis. Le brave homme, tout connaisseur qu’il était, ne s’aperçoit pas de la ruse. Jugez de sa confusion lorsque l’anecdote vint à s’ébruiter. Le maudit espiègle avait un peu enfumé la peinture, afin de lui donner cet air antique qui ajoute tant de prix aux tableaux, pour ceux qui jugent un tableau d’après la date plutôt que d’après le mérite.
Une autre fois, il s’en alla bras-dessus bras-dessous avec son camarade Granacci dans les jardins de Saint-Marc, où l’on entassait à grands frais des fragments de statues et des débris de bas-reliefs, tout un musée d’antiquailles, comme les appelait plus tard Cellini.
C’était une rage, à cette époque, de ressusciter l’antiquité, et de tuer, à coups de grec et de latin, la nationalité italienne, déjà près de s’éteindre. La villa Careggi était transformée en académie ; Ange Politien, Pic de la Mirandole, Marsilio Ficino, élégants esprits, charmants poètes, merveilleux polyglottes, entouraient le prince, et traitaient les affaires de État en stances parfumées et en petits vers anacréontiques dignes d’Horace et de Catulle. On faisait la cour aux femmes dans la langue de Platon ; on discutait les dogmes d’après Aristote ; on conspirait sur le plan de Salluste ; on montait sur l’échafaud entre deux hémistiches. Laurent le Magnifique, adoré des artistes, exécré par les patriotes, endormait sa patrie aux accords de sa lyre, et, nouveau Néron, à la cruauté près, étouffait les derniers élans d’un cœur généreux sous une pluie de fleurs. À la religion du Christ avait déjà succédé le paganisme, et la liberté allait bientôt expirer sur le bûcher de Savonarole.
Dante et Michel-Ange sont les deux hommes qui ont résumé la nationalité italienne. L’un a chanté sur son berceau, l’autre a pleuré sur son agonie. Mais ne devançons pas les événements, et tâchons de bien connaître l’enfant avant de juger l’homme. Je disais donc que l’apprenti de Ghirlandajo entra dans les jardins de Médicis. Il y trouva quelques-uns de ses amis les tailleurs de pierre qui l’avaient bercé à Settignano. On l’accueillit, on le fêta, comme bien vous pouvez le croire ; on lui montra les plus beaux trésors du musée improvisé. Michel-Ange contemplait avidement tous ces chefs-d’œuvre mutilés par le temps, et remis sur l’autel par la vénération de ses contemporains. La beauté antique le frappait sans l’enivrer. À son admiration d’artiste se mêlait malgré lui une secrète amertume, une jalousie instinctive, un violent désir, non pas d’imiter, mais de dépasser les anciens. Du fond de son âme, il sentait monter à sa tête les vapeurs d’un orgueil infini, un secret désespoir d’avoir été devancé par des hommes plus heureux, qui, pour être immortels, n’avaient eu qu’à copier la nature ! tandis que lui, venu trop tard, comment s’y prendrait-il pour faire mieux ? Ces pensées durent aigrir son caractère, porté naturellement à la méditation et à l’isolement. À l’âge où les autres enfants s’épanouissent à la joie et au bonheur, il était déjà caustique et sauvage. Qu’aurait-il dit, grand Dieu ! si, au moment où il se promenait dans les jardins de Saint-Marc, il eût pu savoir que, quatre ou cinq années auparavant, dans la petite ville d’Urbin, était né un artiste, l’incarnation la plus complète et la plus pure de ce beau idéal qu’il enviait chez les anciens, et que le monde adorerait cet artiste sous le nom de Raphaël ?
Les ouvriers de Laurent le Magnifique ne pouvant deviner les idées qui se pressaient en foule dans l’esprit du jeune homme, et connaissant ses goûts pour les pierres, lui offrirent un morceau de marbre. On le laissa maître d’en faire ce qu’il voudrait, et de revenir aux jardins autant de fois qu’il lui ferait plaisir. Michel-Ange, pour toute réponse, se saisit d’un ciseau, se débarrassa de sa veste, et se mit à ébaucher à grands coups de marteau une tête de faune.
La boutique de Ghirlandajo fut désertée à son tour, comme l’avait été l’école de messer Francesco, et cela au grand déplaisir du maître, qui perdait dans son apprenti un puissant auxiliaire, et à la grande satisfaction des élèves, qui voyaient s’éloigner un rival détesté.
Un jour, comme il achevait la tête de son vieux faune, un homme d’une quarantaine d’années, d’une figure assez laide, et d’une mise très négligée, s’arrêta devant lui, et le regarda faire en silence. Michel-Ange travaillait avec ardeur, sans prendre garde à l’inconnu, et se souciant aussi peu de lui que de la poussière de marbre qui tombait sous son ciseau.
Quand il eut donné le dernier coup à son œuvre, l’enfant se recula un peu, comme font les artistes, pour mieux juger de l’effet de sa tête, et en parut fort satisfait. C’est là probablement que l’attendait le témoin muet de cette scène.
Celui-ci s’avança lentement, et, posant la main sur l’épaule du jeune sculpteur :
– Mon ami, lui dit-il avec un léger sourire, si vous voulez bien le permettre, j’aurai une observation à vous faire.
Michel-Ange se tourna vivement vers lui, avec cet air goguenard et insolent que prendrait un rapin de nos jours vis-à-vis d’un bourgeois.
– Une observation ? Vous ?…
Ces trois mots furent prononcés avec une grande lenteur.
– Une critique, si vous l’aimez mieux.
– Sur la tête de mon faune ?
– Sur la tête de votre faune.
– Et qui êtes-vous, monsieur, pour vous croire le droit de critiquer mon travail ?
– Peu vous importe qui je suis, pourvu que ma critique soit juste.
– Et qui décidera, monsieur, entre vous et moi, lequel de nous deux a raison ?
– Je vous en laisse juge vous-même.
– Voyons, monsieur, parlez ! s’écria Michel-Ange en se croisant les bras d’un air de défi.
– N’avez-vous pas voulu faire un vieux faune qui rit aux éclats ?
– Sans doute ; c’est bien facile à comprendre.
– Eh bien, ajouta le critique en riant, où avez-vous vu des vieillards qui aient toutes les dents à leur bouche ?
L’enfant rougit jusqu’au blanc des yeux et se mordit la lèvre. La remarque était juste. Il attendit que le bourgeois eût tourné le dos, et, d’un seul coup de ciseau, il enleva deux dents à son faune. Pour rendre l’illusion plus complète, il songea même à creuser la gencive ; mais, comme il n’avait pas d’instrument pour percer le marbre, il remit le reste de la besogne au lendemain.
Dès que le jardin fut ouvert, Michel-Ange était à son poste ; mais le faune avait disparu. À la place où il avait laissé son marbre, il retrouva le bourgeois de la veille.
– Où est donc ma tête ? demanda le jeune sculpteur d’un air courroucé.
– On l’a enlevée par mes ordres, répondit l’inconnu avec son flegme ordinaire.
– Et qui êtes-vous, monsieur, pour donner des ordres dans les jardins de Laurent le Magnifique ?
– Suivez-moi, et vous le saurez.
– Je vous suivrai pour vous forcer à me rendre mon faune.
– Peut-être serez-vous content de le laisser où il est.
– Nous verrons !
– Nous verrons.
L’inconnu prit le chemin du palais, toujours avec le même calme, et se disposait à franchir l’escalier, lorsque l’enfant, l’arrêtant par le bras, lui dit, d’un air moitié timide, moitié colère :
– Où allez-vous donc, monsieur ? Croyez-vous qu’on pénètre dans les appartements du prince ? Dans ses jardins, passe encore, puisqu’il veut bien le permettre. Nous allons nous faire jeter à la porte.
L’inconnu traversa l’antichambre. Les serviteurs se levèrent sur son passage, les gardes le saluèrent avec respect.
Michel-Ange le suivait, de plus en plus inquiet.
– Serait-il un employé du palais ? se dit-il, un peu troublé de son aventure. En ce cas, j’ai eu tort de lui parler si durement. Bah ! après tout, mon faune m’appartient, et il devra bien me le rendre. Mon œuvre est à moi. S’il y tient absolument, je lui payerai le marbre.
L’inconnu traversa les galeries et les salons, sans que personne songeât à lui défendre l’entrée.
– Diable ! fit Michel-Ange, serait-ce le secrétaire lui-même que j’ai traité de la sorte ? Je viens de faire là une belle équipée.
L’inconnu, sans se détourner, poussa la porte d’un cabinet royalement meublé et enrichi d’objets d’art de la plus grande valeur.
L’enfant s’arrêta sur le seuil, interdit et tremblant : son assurance venait de le quitter tout à coup ; il se crut sérieusement perdu ; il venait d’offenser un personnage assez puissant pour entrer chez Laurent de Médicis sans se faire annoncer. Comme il essayait de balbutier une excuse, il leva les yeux, et vit son vieux faune posé sur une riche console.
– Tu vois bien, mon ami, lui dit l’inconnu toujours avec son ton de bonté et de douceur, que, si j’ai fait enlever ton faune du jardin, c’était pour le placer dans un endroit plus convenable.
– Mais, mon Dieu ! s’écria le jeune artiste pris d’une nouvelle inquiétude, que dira le prince en voyant cette pauvre ébauche au milieu de tant d’ouvrages précieux ?
– Le prince te tend la main, mon ami ; viens la serrer.
Tout autre serait tombé à genoux. Michel-Ange, ému jusqu’aux larmes, baissa la tête et serra cordialement la main que Laurent le Magnifique venait de lui tendre.
– Désormais, te voilà de la maison, mon ami ; tu travailleras chez moi ; tu dîneras à ma table ; je ne ferai aucune différence entre toi et mes enfants. Va, passe dans ma garde-robe, et fais-toi donner un beau manteau violet, tout à fait pareil à ceux que portent, les jours de fête, Pierre et Jean de Médicis.
– Monseigneur, répondit l’enfant attendri, avant de profiter de vos dons, permettez-moi de courir chez mon père ; je veux qu’il soit de moitié dans mon bonheur. Il m’a chassé de sa maison en enfant paresseux et indigne, je veux y retourner en homme obéissant et soumis. Je connais mon père ; il est inflexible mais juste, et il comprendra, d’après ce qui m’arrive, que, loin de me repentir, j’ai le droit de m’enorgueillir de ma faute. À dater de ce jour, je puis me présenter partout, même chez moi ; car Laurent de Médicis, le premier homme de son siècle, m’a sacré artiste.
– C’est bien, mon enfant ; tu peux retourner chez ton père et lui annoncer que ma protection s’étendra également sur toute sa famille. Dès aujourd’hui, je lui permets de se présenter au palais pour me demander l’emploi qui lui conviendra le mieux dans Florence.
Le vieux Buonarotti déjeunait tranquillement dans sa chambre, dont il n’avait pas voulu sortir après l’aventure de son fils, lorsqu’un coup violent, suivi d’une tempête de coups plus violents encore, vint ébranler la porte. Le podestat courut ouvrir lui-même, et recula de trois pas à l’aspect de Michel-Ange, qu’il ne reconnut pas au premier abord. Pâle, haletant, la tête nue, les vêtements en désordre, couvert de poussière et de plâtre, l’enfant ne fit qu’un bond de la porte jusqu’à son père, pour se jeter dans ses bras.
– Loin de moi, malheureux ! s’écria le podestat, que tant d’audace rendait tremblant de colère.
– Mon père, mon père, écoutez-moi, de grâce, avant de me chasser.
– N’approche pas, fils indigne et dégénéré ; ne me souille pas de ta boue.
– Mais, au nom du ciel, écoutez-moi un seul instant.
– Tu veux donc me forcer à te maudire ?…
– Je viens du palais de Médicis…
– Je ne veux pas savoir d’où tu viens, ni ce que tu fais. Cela te regarde, et non plus moi ; j’avais un fils, autrefois, qui s’appelait Michel-Ange. Il devait être, du moins je l’espérais, la gloire, le soutien de ma famille, la consolation de mes vieux jours ; mais ce fils ingrat et rebelle, je ne l’ai plus, Dieu merci ; je l’ai vendu à maître Ghirlandajo pour dix-huit florins…
– Au nom de ma mère, écoutez-moi… Me voici à vos genoux.
– Retourne chez tes maçons ; c’est là ta place.
– Ma place ! dit Michel-Ange se relevant avec fierté ; ma place est dans les appartements du prince, mon père ; ma place est parmi les premiers artistes de Florence ; ma place est à la table de Laurent le Magnifique…
– Mon Dieu ! mon Dieu ! il devient fou, le malheureux ! s’écria le pauvre père passant de la colère à l’effroi.
– Mais suivez-moi, mon père, s’écria Michel-Ange de cette voix brève et forte qui ne permet plus de douter ; suivez-moi, vous verrez. Je vous dis, moi, que c’est Laurent lui-même qui m’a serré la main, qui m’a mené chez lui, qui vous attend, qui vous offre un emploi… celui que vous voudrez, pardieu ! est-ce qu’on marchande avec Michel-Ange ?
Le vieux Buonarotti était renversé ; il tenait sa tête à deux mains comme pour concentrer ses idées, et se demandait, dans une anxiété extrême, lequel des deux, de lui ou de son fils, avait perdu la raison.
Michel-Ange, sans lui laisser le temps de réfléchir, ou plutôt de s’égarer davantage, l’entraîna, moitié de gré, moitié de force, jusqu’au palais du Magnifique. Le podestat croyait rêver. Les gardes ne croisèrent pas les hallebardes pour leur barrer le passage, et les courtisans se rangeaient respectueusement à leur approche.
Quand ils furent arrivés au cabinet du prince, un page leva la portière, et le vieux Buonarotti, suivi de son fils, se trouva en présence de Laurent.
– Messire Buonarotti, lui dit le prince en venant courtoisement à sa rencontre, je vous ai fait déranger pour vous demander la permission de garder auprès de moi Michel-Ange, et pour vous féliciter d’avoir en lui un enfant qui sera le premier artiste de son siècle. Ma maison sera la sienne ; quant à son traitement, vous le fixerez vous-même. Je ne mets à tout cela qu’une condition, votre fils a dû vous le dire : c’est que vous me demanderez l’emploi qui conviendra le plus à vos goûts ou à vos habitudes. Il vous est accordé d’avance.
Ludovic se recueillit un peu avant de répondre. Un instant avait suffi à cette nature énergique et fière pour se remettre de son émotion et de sa surprise. Il se rappela que celui qui lui parlait était comme lui citoyen de Florence, et, lui tendant la main sans roideur, mais sans bassesse, il lui parla comme un égal a droit de parler à son égal.
– Je crois que mon fils, dit-il d’une voix ferme, sera payé au-delà de ce qu’il mérite, si on porte son traitement à cinq ducats par mois.
– Et pour vous, messire Buonarotti ?
– Pour moi, Laurent ?… Il y a à la douane un petit emploi vacant qui ne peut être donné qu’à un citoyen ; cet emploi, je le demande, parce que je suis sûr de le remplir avec honneur.
– Tu seras toujours pauvre, mon cher Ludovic, répondit Médicis en riant, puisque, ayant le choix d’un emploi, tu bornes ton ambition à une petite place dans la douane.
– C’est bien assez pour le père d’un maçon !
III §
Le bonheur de Michel-Ange ne devait cependant pas avoir une longue durée. À peine avait-il eu le temps de commencer quelques travaux de sculpture que l’on conserve encore aujourd’hui comme de précieuses reliques : un bas-relief représentant, à ce que prétend Vasari, le combat des Centaures, une Vierge dans le style de Donatello, une statue d’Hercule, suivant les uns en marbre, suivant les autres en bronze, que personne n’a vue, ses biographes exceptés, que tout à coup Laurent le Magnifique, frappé d’une maladie mystérieuse et incurable, alla s’éteindre à Careggi, au milieu de ses rhéteurs. – Nous avons raconté sa mort ailleurs. – Il finit comme il avait vécu, plus en poète qu’en chrétien. Les arts et les lettres perdirent un Mécène ; Michel-Ange, lui, perdait plus qu’un protecteur, il perdait un ami.
Il rentra chez son père, accablé d’un profond chagrin. À dix-huit ans, il voyait déjà se briser sa carrière, et tant de magnifiques espérances s’envolaient en un seul jour.
Pierre de Médicis, l’héritier, le successeur de Laurent, débuta par jeter dans un puits le médecin de son père. Cela promettait peu pour ceux qui resteraient au service du nouveau prince.
Cependant Michel-Ange fut appelé un matin à la cour. Il neigeait fort ce jour-là, et le frère de Léon X s’était éveillé avec de grands projets. On n’est pas Médicis pour rien.
– Maître, dit-il au jeune sculpteur, je veux que tu me fasses une figure colossale, un géant, qui s’élève tout à coup, comme par enchantement, dans une cour, et dépasse de toute la hauteur de sa tête les créneaux de mon palais. Puisque mon père t’avait choisi pour son sculpteur ordinaire, ton génie ne doit pas être au-dessous de cette tâche. Va, et mets-toi au travail.
– Mais en quelle matière voulez-vous cette statue ?
– La matière ? répondit Pierre en riant. Tu en trouveras dans la cour tant que tu voudras. Il doit y avoir au moins trois pieds de neige.
– C’est juste, dit Michel-Ange avec amertume, je suis à vos gages, comme j’étais aux gages de votre père ; seulement, lorsqu’il commandait des statues, il préférait le marbre à la neige. Chacun ses goûts, monseigneur !
Puis il ajouta tout bas en s’éloignant :
– À tel prince tel monument. Va, pauvre esprit, lâche cœur, ta grandeur ne durera guère plus longtemps que ta statue.
Il n’en remplit pas moins les ordres du prince avec une scrupuleuse exactitude ; et, son colosse achevé, avant qu’un rayon du soleil vînt le fondre, il se retira dans une cellule de San-Spirito, où il passait les nuits et les jours, sombre, triste, isolé, pleurant son bienfaiteur et méditant sur les destinées de sa pauvre patrie.
C’est dans sa retraite austère, entouré des cadavres provenant d’un hôpital attaché au couvent, à la lueur d’une lampe, que Michel-Ange se livra à cette longue et persévérante étude de l’anatomie, qui devait être sa passion dominante. Armé de son scalpel, il interrogeait les muscles, étudiait les fibres, mettait à nu la charpente du corps humain. Le fruit de ses veilles fut un crucifix en bois, un peu plus grand que nature, dont il fit don au prieur du monastère qui lui avait ouvert un asile, où il avait pu du moins travailler en paix, et se dérober à la honte de ces tristes jours.
Florence, enfin poussée à bout, chassa Pierre de Médicis comme on chasse un valet. Un pauvre ménestrel, nommé Cardière, dont l’emploi avait consisté à faire de la musique tous les soirs pour endormir Laurent le Magnifique, avait prédit à Pierre, peu de jours avant la catastrophe, ce qui devait lui arriver. Son maître, disait-il, lui était apparu, pâle, sanglant, les vêtements déchirés, et lui avait ordonné à plusieurs reprises d’annoncer à son fils le malheur qui le menaçait. Mais Pierre, en esprit fort, s’était moqué du musicien et de son rêve. Quant au pauvre Cardière, il n’insista pas. Il n’avait pas oublié le puits de Careggi.
Ce fut à cette époque que commencèrent les pérégrinations de Michel-Ange, de Venise à Bologne et de Bologne à Rome. À Venise, il se trouva bientôt sans argent et sans travail. À Bologne, il y avait une loi qui forçait les étrangers à porter sur l’ongle du pouce un cachet de cire rouge ; faute de ce singulier passe-port, Michel-Ange se fit arrêter, et fut condamné à une amende de cinquante livres. Mais Jean-François Aldovrandi, gentilhomme d’esprit et de cœur, prenant sous sa protection le jeune étranger, fit casser le jugement, et l’accueillit chez lui par une noble et généreuse hospitalité. Là, Michel-Ange passa les soirées à lire Dante et Pétrarque, et les jours à travailler à des ouvrages que la bienveillance de son hôte lui avait procurés.
Ce fut alors qu’il fit pour l’autel de Saint-Dominique, dans l’église dédiée à ce saint, deux petites figures de deux à trois pieds, l’une représentant saint Pétrone, et l’autre un petit ange à genoux, d’une douceur et d’une grâce charmantes. Il paraît que ces deux statues, si minces qu’en fussent les proportions, eurent un tel succès, qu’un sculpteur de l’endroit menaça sérieusement Michel-Ange de l’assassiner. La haine des rivaux augmentait en raison du talent de l’artiste. Il y avait progrès, comme on voit : à Florence, c’étaient des coups de poing ; à Bologne, c’étaient des coups de poignard.
Il se hâta de retourner dans sa patrie, qui respirait un peu après la tourmente. On fait remonter à cette époque l’exécution d’un petit Saint Jean et celle d’un Amour endormi, auquel son propriétaire cassa un bras, et qu’il fit passer ensuite pour antique. La plaisanterie réussit pour le statuaire comme elle avait réussi pour la statue, et le mystifié, cette fois, fut un cardinal, qui paya deux cents ducats un morceau de sculpture dont il n’eût voulu pour rien s’il l’avait su moderne. Il est vrai que l’artiste ne toucha que trente écus sur cette somme ; car il avait vendu l’Amour comme étant réellement de lui, sans compter que tout l’or du monde n’aurait pu décider Michel-Ange à mutiler si cruellement son œuvre. Mais Son Éminence fut punie par où elle avait péché. Des connaisseurs de cette force sont la providence des brocanteurs.
Par un hasard des plus singuliers, Michel-Ange, tout en dessinant à la plume une main qui est restée, racontait à un ami du cardinal qu’il était l’auteur de la petite statue que Son Éminence avait achetée de seconde main comme antique. Émerveillé du talent de ce jeune homme, et frappé par une révélation si extraordinaire, l’ami du cardinal engagea Michel-Ange à le suivre à Rome, où il ne manquerait pas d’occasions de travailler et de se faire connaître. L’artiste accepta, et à peine eut-il fait son entrée dans la ville éternelle, que les commandes abondèrent de toutes parts, et que son nom cessa d’être obscur.
Le premier ouvrage, qu’il fit pour Giacomo Galli, est le Bacchus de la galerie de Florence. Le dieu est couronné de pampres ; sa figure est souriante, son regard, déjà voilé par l’ivresse, se porte avec amour sur une coupe qu’il tient de la main droite. Il semble déjà ne plus s’apercevoir de ce qui se passe autour de lui ; car un charmant petit satyre, prodige de malice et d’espièglerie, mange impudemment des raisins qu’il vient de dérober au dieu des buveurs.
Au Bacchus succéda presque immédiatement le beau groupe de la Pieta, exécuté par ordre du cardinal de Saint-Denis. C’est Marie qui soutient sur ses genoux le corps de son fils, qu’on vient de détacher de la croix. Le succès qu’obtint ce groupe lors de sa première exposition fut tel, que Vasari ne trouve pas de mots assez hyperboliques pour en faire l’éloge. À en juger par l’avis des contemporains, jamais ni les anciens ni les modernes n’avaient atteint une telle hauteur dans l’idéal de l’art, jamais le marbre n’avait été travaillé avec un soin si exquis, avec une si désespérante facilité. Cependant, au milieu de ce concert de louanges si justement méritées, la critique reprocha à l’artiste d’avoir fait la mère presque aussi jeune que le fils.
– La mère du Christ était vierge, répondit durement Michel-Ange, et la chasteté de l’âme conserve la fraîcheur des traits. Il est juste, il est permis de croire que Dieu, pour rendre témoignage de la pureté de Marie, a voulu lui laisser longtemps l’éclat de la jeunesse et la puissance de la beauté.
Malgré cette leçon, la critique ne s’avoua pas vaincue ; mais aussi, malgré la critique, et peut-être à cause d’elle, de nombreux admirateurs stationnaient devant le groupe de la Pieta. Un jour que Michel-Ange se trouvait mêlé à la foule, il entendit un étranger demander à son voisin :
– Savez-vous quel est l’auteur de ce groupe ? Le voisin, qui était apparemment un de ces hommes qui savent tout, répondit sur-le-champ et sans la moindre hésitation :
– Certainement, monsieur ; l’auteur de ce groupe est Gobbo de Milan.
– C’est juste, dit tout bas Michel-Ange, je n’avais oublié qu’une chose : c’est d’y mettre mon nom.
La Pieta était le second grand ouvrage du sculpteur de Florence : aussi la question de l’étranger n’était-elle pas sans excuse. Aujourd’hui, il n’est pas un homme qui, en voyant ce groupe, même sans prendre garde à la signature, même sans en avoir jamais entendu parler, ne s’écrie aussitôt :
– Michel-Ange !
Retourné à Florence pour affaires, il tira d’un énorme bloc de marbre massacré par Simon de Fiesole une statue colossale de David. Michel-Ange avait alors vingt-cinq ans, et déjà son caractère absolu et hautain ne pouvait supporter aucune observation. Malheur à ceux qui se permettaient une remarque ! il les accablait de sa colère ou les raillait impitoyablement.
Le trop célèbre Soderini, tout gonfalonier qu’il était, en fit à ses frais l’expérience. Le brave homme, aussi habile connaisseur qu’il était fort politique, voulut dire son mot sur le David ; le nez lui semblait trop gros.
– Qu’à cela ne tienne, seigneur illustrissime, répondit l’artiste de son air le plus hypocrite.
Et, ayant pris dans le creux de sa main un peu de poussière de marbre, il donna deux ou trois coups de marteau sans toucher la statue.
– À la bonne heure ! s’écria le gonfalonier transporté, voilà un David ! vous lui avez donné la vie.
– C’est à vous qu’il la doit, monseigneur.
Après cela, étonnez-vous que Machiavel, en parlant du même Soderini, l’ait si bien traité dans ces quatre vers où il raconte que, le bon gonfalonier s’étant présenté par mégarde à la porte des enfers, Pluton lui ferma la porte au nez, et lui dit :
– Que viens-tu faire ici, âme stupide ? Va-t’en aux limbes des enfants.
Cependant, si le pauvre gonfalonier était bête, comme cela paraît historiquement démontré, il n’était pas avare. Il donna quatre cents écus de Florence à Michel-Ange, et le chargea de peindre à fresque une partie de la salle du conseil. Léonard de Vinci était chargé de l’autre moitié.
Léonard avait choisi pour sujet de sa fresque la victoire remportée sur Piccinino, général du duc de Milan. On voyait au premier plan une mêlée de cavalerie et une prise d’étendard.
À Michel-Ange était échu un épisode de la guerre de Pise.
Ordinairement, une bataille, surtout à une époque où les soldats sont bardés de fer, offre peu de ressources à un artiste qui excelle dans le nu.
Mais le génie de Michel-Ange ne s’arrêta pas pour si peu.
Un incident qui, pour un autre peintre, serait passé inaperçu, illumina soudainement les idées du grand artiste, et son carton fut composé.
Accablés par une chaleur étouffante, les soldats florentins se baignaient dans l’Arno, lorsque les Pisans font tout à coup une sortie. L’ennemi paraît, on crie aux armes, on se presse, on se foule : les uns, à moitié nus, sautent sur leur épée ; d’autres, avec des efforts inouïs, s’empressent de faire glisser leurs vêtements sur leurs membres mouillés. Le tambour bat ; l’impatience et le désespoir se peignent sur les traits des malheureux fantassins qui ne peuvent rejoindre leur drapeau.
L’apparition de ce chef-d’œuvre jeta les premiers artistes de l’époque dans une stupéfaction profonde. De tous les points de l’Italie, on vint l’admirer, le copier, l’étudier à l’envi. San-Gallo, Ghirlandajo, Granacci, André del Sarto, Sansovino, le Rosso, Perin del Vaga, et Raphaël lui-même, tous, tant qu’ils étaient alors, enfants ou vieillards, maîtres ou élèves, s’inclinèrent en silence devant l’artiste souverain qui, d’un seul pas de géant, franchissait la carrière, et touchait aux dernières limites du sublime, au-delà desquelles Dieu a dit à l’art : « Tu n’iras pas plus loin. »
Je laisse parler Benvenuto Cellini ; car ce fut à l’occasion de ce même dessin, copié par lui, comme par tous les autres, que le brutal Torregiani jugea à propos de se vanter de son affreuse anecdote.
« Tant que ce carton resta debout, dit textuellement Cellini dans ses Mémoires, il fut l’école du monde. Quoique le divin Michel-Ange ait fait, depuis, la grande chapelle du pape Jules, il n’atteignit jamais à la moitié du talent qu’il avait montré dans ce chef-d’œuvre ; il ne remonta jamais à l’éclat de cette première étude. »
C’était le moment ou jamais de poignarder Michel-Ange.
Ce n’eût point été assez : la haine a des calculs atroces, et l’envie a ses inspirations diaboliques. On pardonna à l’artiste, mais l’œuvre paya pour lui. Tôt ou tard, on aurait raison de l’homme, tandis que l’œuvre était immortelle.
L’an 1512, au milieu de l’émeute, au moment où la République expirait, et où les Médicis rentraient en vainqueurs, Baccio Bandinelli, de lâche et exécrable mémoire, se glissa, à pas de loup, traîtreusement, un poignard à la main, dans la salle ou était exposé le chef-d’œuvre ; et, tandis qu’on s’égorgeait dans la rue, le misérable, assassin à la fois et voleur, enfonça plusieurs fois le couteau dans le carton, le mit en lambeaux, le foula aux pieds, et en emporta les débris.
Pourquoi faut-il que la lâcheté de cet homme l’ait protégé contre les coups de Cellini !
« J’étais bien décidé, raconte Benvenuto, à le jeter par terre et à le fouler aux pieds partout où je l’aurais rencontré. Arrivé à la place Saint-Dominique, j’aperçus Bandinelli qui entrait dans la même place par le côté opposé. Rempli plus que jamais de mon sanglant projet, je me jetai à sa rencontre ; mais je n’eus pas plus tôt levé les yeux sur ce misérable, que je le vis sans armes, monté sur un méchant mulet qui avait bien moins l’air de mulet que d’âne, et se traînant après un petit garçon d’une dizaine d’années. Bandinelli, en me voyant, pâlit comme un mort, et trembla de la tête aux pieds. Je compris que ce serait trop de lâcheté que de tuer ce lâche, et je lui dis : « N’aie pas peur, vil poltron, tu n’es pas digne de mes coups. »
IV §
Alexandre VI, le terrible Roderigo Borgia, venait de mourir empoisonné par un flacon de son propre vin qu’il avait préparé pour d’autres. Le siècle était vengé. Les orphelins des nombreuses victimes que cette famille incestueuse et meurtrière avait plongées dans le deuil, voyant porter sur les bras des valets le cadavre du pape enflé, noir, hideusement défiguré, s’écriaient en tremblant : « Laissez passer la justice de Dieu ! »
Jules II monta sur le trône de saint Pierre. C’était un homme d’une vaste ambition, d’un caractère de fer, hautain, inflexible, impérieux, avide de dominer, impétueux dans sa colère, emporté dans ses ordres, ne souffrant pas de réplique, et brisant sous ses pieds tout ce qui osait lui faire obstacle.
Un seul trait peindra l’homme.
Lorsque le pape chargea Michel-Ange de faire son portrait, voici en quels termes il formula sa commande :
– Tu vas, dit-il à son sculpteur, me jeter en bronze une statue colossale que tu placeras sur le portail de Saint-Pétrone. Voici mille ducats à compte. Lorsque tu auras besoin d’argent, adresse-toi directement à moi. Fais bien vite ton modèle, et tâche que cela soit digne à la fois de Jules II et de Michel-Ange.
– J’ai mon dessin tout prêt, répondit Michel-Ange. Votre Sainteté, de la main droite, donnera sa bénédiction, comme de juste ; dans sa main gauche, je placerai un livre…
– Un livre ? un livre ? interrompit Jules II avec fureur. Une épée, par saint Paul ! Je n’entends rien, moi, à vos grimoires ! tandis qu’à l’épée, c’est autre chose, et je défie le plus habile…
Quelques jours après, étant venu à l’atelier de l’artiste pour voir si l’ouvrage avançait, il dit en souriant :
– Tout cela est fort bien. Mais, dis-moi, ta statue donne-t-elle la bénédiction ou la malédiction ?
– Elle menace ce peuple, s’il n’est pas sage, répliqua Michel-Ange.
Le peuple ne fut pas sage, en effet ; car, en 1511, il brisa la statue du pape.
Mais revenons aux premiers jours du pontificat de Jules II. À peine fut-il sur le trône, qu’il appela Michel-Ange. Un tel artiste était digne de comprendre un tel pape.
Jules II réfléchit plusieurs mois sur l’ouvrage auquel il emploierait le plus grand sculpteur de son siècle. Nous l’avons dit, l’ambition du pape n’avait pas de bornes, sa soif de gloire et de grandeur était insatiable. Oubliant peut-être la parole de Dieu : Regnum meum non est de mundo, il se prit à rêver l’immortalité sur la terre. Dès lors son choix ne fut plus douteux.
Il fit venir l’artiste devant lui, et lui tint ce langage :
– Si tu étais chargé de faire un tombeau pour Jules II, quel serait ton dessin pour un tel monument ?
– Je voudrais, répondit Michel-Ange après s’être recueilli un instant, que la grandeur du tombeau répondît à la grandeur du pontife qui l’ordonne. La forme générale du monument serait un parallélogramme de trente pieds de longueur sur quinze de large ; sa hauteur serait au moins de trente pieds. Quarante statues, sans compter les bas-reliefs, enrichiraient ce mausolée, couronné par un groupe de figures représentant l’apothéose de Votre Sainteté. Quatre Victoires, deux sous la forme féminine, deux sous la forme virile, seraient aux deux côtés du monument, écrasant sous leurs pieds des esclaves ou des rebelles. Seize statues de sept à huit pieds, représentant les provinces vaincues ou les Vertus captives, rivées par leurs chaînes au tombeau de celui qui a, de son vivant, dompté l’orgueil des premières et fait la gloire des secondes. Huit colosses de dix à douze pieds de haut orneraient la partie supérieure de l’attique. Enfin, on entrerait dans l’intérieur du massif par les deux petits côtés, et on trouverait une rotonde, au centre de laquelle serait placé le sarcophage.
Le pape écoutait en silence, et regardait fixement l’artiste, inspiré par la hauteur du sujet, et s’occupant avec le plus grand sang-froid de ce palais mortuaire, sans se douter des pensées sombres et lugubres qu’il jetait au cœur du vieillard qui devait l’habiter.
Ceux qui connaissent le caractère italien et l’aversion instinctive qu’on ressent dans ce pays pour la mort et pour les idées qui s’y rapportent, comprendront facilement ce qu’il y a de majestueux et d’étrange dans l’entretien de ces deux hommes, dont l’un ordonne son tombeau, que l’autre lui explique avec le plus grand soin et dans ses plus petits détails.
Lorsque le sculpteur eut fini, Jules II ne fit qu’une seule objection.
– Où placerons-nous cet immense monument ?
– J’y ai pensé, répliqua Michel-Ange. Votre tombeau, tel que je le rêve, ne tiendrait pas dans le vieux Saint-Pierre. Mais nous avons la Tribuna, dont Nicolas V a fait jeter les fondements. J’achèverai la nouvelle église sur les dessins de Rosselino, et la chapelle sera digne du tombeau.
– Et combien pourrait coûter cette nouvelle construction ?
– Cent mille écus à peu près.
– Deux cent mille s’il le faut, répondit le pape.
– Je puis donc partir pour Carrare ?
– À l’instant même, et n’oublie pas de t’adresser à moi, sans intermédiaire, toutes les fois que tu auras besoin de me parler. Ou plutôt, ajouta le pape en se ravisant, je ferai jeter un pont de ma chambre à ton atelier, et j’irai te voir, moi, et te gronder lorsque l’ouvrage sera en retard. Adieu, Michel-Ange ; tu m’as compris.
Je n’essayerai point ici de donner une idée du bonheur que dut éprouver Michel-Ange en sortant du Vatican. Ceux qui ont le sentiment du beau, du sublime dans les arts ; ceux qui ont gémi longtemps sous l’obsession d’une idée fixe, implacable, dont la réalisation ne dépend pas de leurs forces ; ceux qui ont conçu dans la fièvre de leur imagination ou dans le délire du rêve un projet immense, gigantesque, impossible, et qui voient tout à coup les obstacles s’aplanir, la pensée prendre un corps, l’impossible reculer ses limites, ceux-là seulement pourront comprendre ce qui dut se passer dans l’âme de l’artiste en ce moment inespéré et suprême.
Tandis qu’un peuple d’ouvriers, placé sous ses ordres, vidait de leurs plus beaux marbres les entrailles de Carrare, lui, silencieux, pensif, assiégé de ses images gigantesques, s’arrêtait debout sur un grand rocher isolé qui surplombe la mer.
– Pourquoi ne creuserais-je pas ce roc ? se disait-il souvent dans les transports de son imagination brûlante ? pourquoi n’enfoncerais-je pas mes ciseaux dans les flancs de la montagne ? Sous ma main, le rocher deviendrait un colosse qui épouvanterait au loin les navigateurs. Mon nom serait gravé sur le granit en caractères ineffaçables ; mon œuvre, à moi, serait éternelle comme l’œuvre de Dieu… Mais, patience ! j’aurai bientôt aussi mes montagnes de marbre, et toute une création d’êtres surnaturels et grandioses surgira sous ma main puissante. Je n’aurai qu’à leur dire : « Vivez ! » et ils vivront !
Va, pauvre grand homme, berce-toi de ton rêve ! élève ta Babel aux nuages ! Tandis que, dans ton orgueil insensé, tu te crois l’égal de Dieu, un reptile, un insecte, moins que cela, le dernier des courtisans a piqué ton œuvre au cœur et tout s’est évanoui en fumée.
Tu ne te connais pas en intrigue, mon maître. Le génie est quelque chose, mais le savoir-faire est tout dans ce monde. La fierté, la droiture, l’honneur, sont d’excellentes qualités, à coup sûr ; mais elles réussissent médiocrement chez une certaine classe d’hommes ; celui-là monte plus haut qui sait descendre plus bas. Qui se humiliat exaltabitur. As-tu déjà oublié le mot de l’Évangile ?
Laisse donc là tes projets et tes folies, tes montagnes sculptées et tes châteaux fantastiques. Tu as assez regardé le ciel et la mer ! Vite ! à l’atelier, mon maître ; on t’a perdu dans l’esprit du pape.
La place Saint-Pierre était encombrée, presque couverte des énormes blocs de marbre transportés de Carrare. Un dernier débarquement avait eu lieu au quai du Tibre, et Michel-Ange, qui vivait, par habitude, dans l’isolement le plus complet, ignorant ce qui venait de se passer à la cour pendant son absence, monta au Vatican, pour demander l’argent qui revenait aux matelots.
On lui répond que Sa Sainteté n’est pas visible.
Quelques jours après, il se rend de nouveau chez le pape.
Comme il traversait l’antichambre, un valet lui barre le passage, et lui dit sèchement qu’il ne peut entrer.
– Malheureux ! tu ne sais pas à qui tu parles, s’écrie un prélat qui avait reconnu Michel-Ange.
– Je le sais fort bien, réplique impudemment le laquais, et je m’acquitte de mes ordres.
– C’est bien, répond l’artiste indigné, quand le pape m’enverra chercher, vous lui direz que, moi non plus, je n’y suis pas.
Une heure après, il partait pour Florence.
Mais Jules II n’était pas homme à laisser échapper ainsi de ses mains un artiste qu’il considérait comme étant à ses gages.
En apprenant la réponse et la fuite de Michel-Ange, la colère du pape éclata. Cinq courriers, les uns sur les autres, partent au galop pour ramener le fugitif. Voyant que les prières ne servaient à rien, les messagers de Jules voulurent employer la force. Mais Michel-Ange sauta sur ses armes, et, d’une voix terrible :
– Si vous avancez, dit-il, je vous tue.
Les messagers, intimidés, laissèrent Michel-Ange continuer son chemin.
La colère du pape ne connut plus de bornes. Il menaça de mettre Florence à feu et à sang si on ne lui rendait pas son sculpteur. Soderini reçut trois brefs en trois jours ; le premier promettait à l’artiste amnistie et pardon ; le second déclarait la guerre à la République ; le troisième annonçait que, si Michel-Ange ne partait pas pour Rome dans les vingt-quatre heures, tous les Florentins seraient excommuniés.
– Tu veux donc nous perdre tous ? disait le pauvre gonfalonier tremblant de peur.
– Ah ! ah ! répondait Michel-Ange, cela lui apprendra à me défendre sa porte.
– Mais je ne puis pas te garder ici, malheureux.
– Eh bien, je m’en irai chez le Grand Turc !
– Chez le Grand Turc ?
– Oui ! il me traitera mieux que le pape, j’en suis bien sûr. D’ailleurs, il a l’intention de jeter un pont de Constantinople à Péra, et il m’a fait faire des propositions magnifiques.
– Va chez le diable, si tu veux ; mais délivre-nous de la colère du pape.
Cependant Jules II, tenant sa parole, s’avançait à la tête d’une armée. Il avait pris Bologne, et montrait une grande joie de sa victoire. Michel-Ange, changeant tout à coup d’avis, entra dans la ville conquise, et se présenta au pape.
Jules II était à table, au palais des Seize, où il logeait provisoirement, lorsqu’on lui annonça l’arrivée du sculpteur. Il fit signe qu’on l’introduisît, et, ne pouvant plus contenir sa colère à la vue du rebelle, il s’écria d’une voix altérée :
– Tu devais venir à nous, et tu as attendu, au contraire, que nous vinssions à toi.
Michel-Ange avait fléchi un genou ; mais, malgré cette attitude de soumission et de respect, on lisait sur ses traits plutôt l’orgueil que le repentir. Sombre, muet, le sourcil froncé, il semblait dire au pape : Non homini sed Petro.
Tous les témoins de cette scène tremblaient pour le pauvre sculpteur ; mais, comme on connaissait l’impétuosité du pape, personne n’osa prendre la parole. Seul, le cardinal Soderini, digne frère du gonfalonier, voulant conjurer l’orage, commença à présenter les excuses de l’artiste.
– Saint-père, pardonnez à cet homme, car il ne savait pas ce qu’il faisait… Les artistes, si vous les tirez de leur art, sont tous ainsi… S’il a péché, c’est par erreur, par ignorance.
Jules II n’y tint plus, et, frappant d’un coup de canne le maladroit cardinal, il s’écria d’une voix de tonnerre :
– Comment, malheureux, tu oses dire des injures à mon sculpteur ! C’est toi qui es l’ignorant et le pécheur ; ôte-toi de mes yeux.
Et, comme le pauvre prélat, tout troublé, restait à sa place, immobile d’étonnement et de peur :
– Jetez-moi cet indiscret par la fenêtre, ajouta le pape exaspéré.
Les valets eurent beaucoup de peine pour mettre Son Éminence à la porte.
Comme on voit, les Soderini jouaient de malheur.
Le soir même, Jules II et Michel-Ange étaient les meilleurs amis du monde. Ces deux hommes s’entendaient à merveille. Il fallait un tel ouvrier à un tel maître. Le pape posa pour son portrait, et partit pour Rome en priant le sculpteur de l’y rejoindre aussitôt sa statue finie.
– Songez, Michel-Ange, que mon tombeau vous attend.
Telles furent les dernières paroles de Sa Sainteté.
Michel-Ange employa seize mois à cette statue colossale. C’était quinze mois de plus qu’il n’en fallait à ses ennemis pour renouer sourdement leur intrigue. Cette fois, Bramante était à leur tête, et, au nombre des rivaux qu’on opposait à Michel-Ange, on comptait Raphaël.
Heureusement pour notre artiste, Jules II portait le même entêtement dans ses amitiés que dans ses antipathies : plus on s’efforça de lui peindre Michel-Ange sous un fâcheux aspect, plus il s’obstina à le combler de sa faveur. La jalousie aveugle et la haine maladroite de ces hommes servit mille fois mieux Michel-Ange que n’eussent pu le faire l’amitié la plus franche et le plus généreux dévouement.
Les courtisans ne se tinrent pas pour battus, et, changeant tout à coup de tactique, au lieu de critiquer leur ennemi commun, ils commencèrent à le louer outre mesure. Seulement, leurs éloges étaient plus perfides et plus venimeux que leurs calomnies. Michel-Ange était un grand sculpteur, on l’exalta comme peintre. Ce moyen, tout grossier qu’il est, a réussi de tout temps. Le coup porta comme d’habitude. Michel-Ange ne perdit pas la grâce du pape, mais le pape oublia son tombeau.
Il y a, dans la vie de cet homme extraordinaire que nous essayons de faire connaître à nos lecteurs, un moment solennel et terrible, dont nul drame humain ne saurait présenter l’équivalent.
C’était en 1508 ; Michel-Ange, arrivé de Bologne, descend au Vatican, encore tout essoufflé de sa course, poudreux, couvert de sueur. Le pape le reçoit dans ses bras, l’accable de bontés et de caresses.
– Et ma statue ?
– Terminée. Le bronze est très bien venu. Le portrait de Votre Sainteté, trois fois plus grand que nature, respire la majesté et la terreur. Une épée nue brille dans votre main gauche, comme vous l’avez désiré.
– Et, maintenant, causons de nos grands projets ; tout ton temps m’appartient, j’espère ?
– Je suis aux ordres de Votre Sainteté. Nouveaux témoignages d’amitié et de bienveillance.
Le pape se lève aussitôt, et, s’appuyant sur le bras de son artiste favori, s’empresse de lui montrer tout ce qui s’est fait en son absence : les constructions de San-Gallo, les travaux de Bramante, les fresques de Raphaël. Michel-Ange, toujours équitable, même envers ses ennemis, ne tarit pas en éloges. Ils traversent la place Saint-Pierre. Les énormes blocs de Carrare sont encore là, attendant, sollicitant presque le ciseau du grand sculpteur.
Enfin, après avoir parcouru en tous sens l’église, les jardins, le Palais, Jules II et Michel-Ange entrent dans la chapelle Sixtine. Le jour commençait à baisser.
Le pape s’arrêta au milieu de cette vaste chapelle, et, levant sa main vers la voûte, il laissa échapper ce peu de paroles comme une chose parfaitement naturelle :
– Depuis la mort de mon oncle, la décoration de ce beau monument est restée inachevée dans sa plus grande partie. Je veux qu’on dise : « Jules II a terminé ce que Sixte IV avait commencé. » Voilà l’ouvrage que je te destine. Tu seras à la fois l’architecte, le peintre, le décorateur. À toi cette voûte immense. Remplis-la de fresques et d’ornements, peuple-la d’innombrables figures. On n’a connu, jusqu’ici, qu’un seul côté de ton génie ; je veux que le monde apprenne, en admirant le plafond de la Sixtine, que Michel-Ange est aussi grand peintre qu’il est inimitable sculpteur.
Michel-Ange regarda le pape dans les yeux pour voir s’il parlait sérieusement.
– Eh bien, tu ne me réponds pas ? reprit le pape.
– Je crois n’avoir pas bien entendu, reprit l’artiste étonné.
– Je t’ai choisi pour peindre à fresque le plafond de la chapelle Sixtine ; as-tu compris, cette fois ?
– Votre Sainteté se rit de son pauvre serviteur.
– Comment cela, maître Buonarotti ?
– Mon métier est de manier le ciseau et le maillet, je n’ai jamais peint de ma vie, j’ignore jusqu’aux procédés mécaniques de la fresque. Il est vrai que j’ai dessiné un carton pour la salle du conseil à Florence ; mais c’était un dessin, voilà tout. Comment voulez-vous qu’à mon âge je change tout à coup de carrière ? Encore une fois, cela ne saurait être sérieux, et Votre Sainteté veut sans doute m’éprouver.
– J’ai dit : « Je le veux ; » c’est à toi d’obéir.
– Et moi, je vous dis, saint-père, que cette idée n’est pas venue, qu’elle ne pouvait pas venir à Votre Sainteté. C’est un piège infâme que me tendent mes ennemis. Si je refuse, je reste là dans un coin, sans ouvrage, et j’encours votre disgrâce ; si j’accepte, j’échouerai infailliblement, et j’y perdrai le peu de réputation que j’ai acquise dans mon art. Eh bien, non, j’aime encore mieux endurer la colère de Votre Sainteté, que m’exposer à une honte certaine. Mon parti est pris. Je pars à l’instant même pour Florence.
– Cette fois, nous y mettrons bon ordre ! s’écria Jules II.
Et il se retira brusquement, laissant l’artiste en proie à son muet désespoir.
Ce qui se passa alors dans l’âme de Michel-Ange, il n’y a que Dieu et lui qui l’aient su. L’histoire n’a pas d’exemple de pareilles tortures. S’il ne succomba pas à ce coup, c’est qu’il était doué vraiment d’une force surhumaine.
Figurez-vous un homme qui a déjà quarante statues dans sa tête, qui n’a plus qu’à frapper sur le marbre pour voir jaillir et s’animer ses créations gigantesques, qui arrive heureux et confiant pour se mettre à l’œuvre ; figurez-vous ce même homme, par un effort sublime, inouï, désespéré, changeant tout à coup de plan, de but, de moyens, oubliant son peuple de pierre, et évoquant tout un royaume d’ombres et de couleurs, passant d’un art à l’autre dans l’intervalle d’une nuit ! Quelle lutte immense ! quel magnifique spectacle ! C’est là le plus éclatant triomphe de la volonté humaine.
Le lendemain, Jules II trouva l’artiste à la même place où il l’avait laissé la veille ; il avait la tête baissée vers la terre, le regard fixe, les bras croisés sur la poitrine, et paraissait absorbé par une méditation profonde. Les souffrances de cette longue nuit avaient bien laissé quelques traces sur ses joues flétries, sur ses yeux rouges et secs ; mais le feu du génie rayonnait sur son front.
– Eh bien ? dit le pape.
– J’accepte, répondit Michel-Ange.
– J’en étais sûr. Crois-moi, Michel-Ange, tes ennemis, en croyant te nuire, t’ont ménagé un nouveau triomphe.
– Qu’on fasse à l’instant venir Bramante pour construire les échafauds.
Pris dans ses propres filets, l’envieux architecte essaya du moins de faire partager les travaux de la voûte entre Michel-Ange et Raphaël, son propre neveu. Mais Jules II fut inébranlable. Bramante reçut sèchement l’ordre de préparer les planches et les cordes nécessaires pour la charpente des échafaudages.
Quant à Michel-Ange, il s’était enfermé, la rage au cœur, la fièvre à la tête, et refusait de voir qui que ce fût au monde.
Lorsque tout fut prêt, le fougueux artiste montra ses dessins, et voulut s’en remettre, pour l’estimation de son travail, à Julien de San-Gallo, un de ses principaux ennemis. Mais, cette fois, la haine et l’envie eurent aussi leur pudeur. San-Gallo proposa la somme de mille ducats, et le marché fut passé immédiatement.
Après quoi, Michel-Ange se dirigea vers la Sixtine, et, adressant pour la première fois la parole à Bramante, lui dit, en présence du pape, avec un ton de hauteur et d’ironie insultante :
– Comment vous y prendrez-vous, maître, pour m’élever cet échafaud ?
– Mais… comme l’art l’exige, répondit Bramante avec non moins de fierté.
– C’est-à-dire ?…
– C’est-à-dire, monsieur, puisque vous semblez ignorer les premières règles du métier que vous venez d’embrasser, que je ferai pratiquer des trous dans la voûte ; que, de ces trous, je ferai descendre des cabestans, et que ces cabestans soutiendront le plancher mobile sur lequel vous travaillerez.
– À merveille, maître Bramante ; mais me permettez-vous une simple question ?
– Faites…
– Comment boucherez-vous ces trous, lorsque mes peintures seront terminées ?
– On y pourvoira, répondit Bramante avec humeur.
Michel-Ange haussa les épaules, et, appelant à voix haute le maître charpentier :
– Maître, lui dit-il, prends tous ces cordages, je te les donne ; tu peux les vendre à ton profit : ce sera la dot de tes deux pauvres filles.
Puis il expliqua au pape étonné par quel mécanisme ingénieux et simple il entendait construire son échafaud, au moyen de contre-fiches détachées des murs, et sur le modèle qui a été suivi depuis dans tous ces grands ouvrages.
Les jours suivants, il fit venir de Florence Jacques de Sandro, Ange de Donnino, Bujiardini, Granani, enfin les peintres les plus connus dans la pratique de la fresque. Il les fit monter sur son échafaud, leur livra un pan de muraille, et les fit travailler à côté de lui. Deux ou trois heures lui suffirent pour être au fait du mécanisme qu’il ignorait. Il les paya largement, abattit ce qu’ils venaient de faire, se renferma seul dans la chapelle, et ne voulut plus voir personne.
Sans aides, sans manœuvres, sans apprentis, il trempait lui-même la chaux, faisait son crépi, broyait ses couleurs. Ce qu’il dut dépenser de travail opiniâtre et de patience infinie pour vaincre de petits obstacles matériels qui ne tiennent qu’à la pratique d’un art, c’est incalculable et prodigieux. Souvent un peu plus ou un peu moins d’eau, une couche plus mince ou plus épaisse, la moindre misère, enfin, faisait moisir et tomber sa fresque à demi terminée. Ce qui était un embarras sérieux et presque insurmontable pour le pauvre Michel-Ange n’était qu’un jeu pour le savant San-Gallo et autres grands esprits de sa trempe, et, pour peu qu’on eût voulu avoir recours à leur haute expérience et à leurs profondes lumières, ils vous auraient expliqué doctoralement les qualités du granit ou du travertino, la dose d’eau convenable pour bien pétrir un enduit, le temps strictement nécessaire pour le délayement ou la dessiccation de la chaux, etc., etc. C’est ainsi que va le monde ! Aussi, quoi qu’en ait pu dire le vieux Buonarotti, le grand Michel-Ange ne faisait qu’un maçon fort médiocre.
Mais le génie se joue des grandes comme des petites difficultés. Déjà la couleur et la chaux obéissent au maître souverain, comme lui avaient obéi le marbre et le bronze. La matière domptée, il ne lui restait plus qu’à dérouler sa vaste épopée biblique, conçue en une seule nuit ! La pensée du Dante, le divin poète, incarnée sous une autre forme, dans l’artiste divin, se traduisait en peinture. Même originalité de conception, même grandeur de style, même aspiration puissante vers la sublime unité.
Tous les deux ont embrassé dans leur vaste composition la création entière, l’ordre de la série des temps, depuis la chute des anges rebelles jusqu’au jugement suprême.
Je ne m’arrêterai pas à décrire le poème de la Sixtine à ceux qui ne l’ont pas vu, comme je ne traduirai pas l’épopée dantesque à ceux qui ne l’ont pas sentie : ce serait parler musique aux sourds et couleurs aux aveugles.
Michel-Ange n’avait employé que vingt mois à son œuvre immense. Le jour où il descendit des échafaudages, ses yeux s’étaient tellement habitués à regarder en haut, qu’il ne pouvait plus les tourner vers la terre. Touchant et douloureux symbole du génie, obligé encore à faire route avec les hommes après avoir habité quelque temps les régions célestes.
Au milieu des tourments de toute sorte qui assiégèrent Michel-Ange pendant cette grande épreuve, il faut compter aussi les impatiences, les ennuis, les menaces du bouillant pontife. Tout vieux et tout cassé qu’il était, cet homme indomptable montait à chaque instant sur l’échafaud, se glissait sous la voûte, grondait, conseillait, pressait le pauvre artiste, qui eût donné volontiers ce qui lui restait d’années à vivre pour qu’on le laissât travailler en paix.
Un jour, c’étaient des remarques sur l’emploi trop sobre de couleurs brillantes et sur la pauvreté des dorures.
Et l’artiste de répondre :
– Saint-père, les hommes que j’ai peints là-haut ne portaient point d’or dans leur temps ; c’étaient de saints personnages, qui avaient l’amour de la pauvreté et le mépris des richesses.
Une autre fois, c’étaient des plaintes et des exclamations sur la lenteur de l’artiste.
– Quand finiras-tu donc ? s’écriait le pape.
– Quand je serai satisfait, répondait Michel-Ange.
Enfin, comme la Toussaint approchait, le pape monta une dernière fois sur la charpente, et signifia brièvement au peintre qu’il voulait, ce jour-là, lui, Jules II, à qui personne n’avait jamais résisté, dire la messe dans sa chapelle.
– Mais, si je n’ai pas fini ce jour-là ?… riposta le peintre avec une égale impatience.
– Si tu n’as pas fini… si tu n’as pas fini… je te ferai jeter à bas de cet échafaud.
– C’est qu’il est homme à le faire comme il le dit, pensa Michel-Ange.
Et, le soir même, l’échafaud fut enlevé.
Je n’essayerai même pas de décrire l’impression foudroyante et terrible que fit ce chef-d’œuvre lorsqu’il fut livré à l’admiration du public. Alors, comme aujourd’hui, la voûte de la Sixtine fut considérée comme le prodige le plus étonnant de l’art humain. Michel-Ange avait trente-sept ans lorsqu’il acheva ses peintures.
Deux ans après, le pape mourut, et Michel-Ange pleura amèrement sa mort. Ces deux caractères étaient faits l’un pour l’autre. Jules II ne pouvait plus se passer de Michel-Ange. On raconte que, peu de temps avant la mort du pape, une scène fort vive eut lieu entre lui et Michel-Ange, à l’occasion d’un congé que demandait ce dernier pour aller voir la fête de Saint-Jean à Florence, scène qui se termina, comme toujours, par un redoublement d’amitié et de faveur. On assure même que le pauvre vieillard, sentant peut-être que sa fin approchait, et ne voulant pas laisser un souvenir amer au cœur de l’artiste qu’il avait le plus estimé, lui fit faire de touchantes excuses, et lui envoya un cadeau de cinq cents ducats pour s’amuser pendant la fête.
Enfin, Jules II est le seul qui ait osé gronder, menacer, maltraiter Michel-Ange ; il alla même, un jour, jusqu’à lever sa canne sur lui ! Et cependant le grand artiste ne put jamais se consoler de sa perte ; et cependant, après son domestique Urbino, Jules II est sans doute l’homme que Michel-Ange a le plus aimé sur cette terre !
V §
L’avènement de Léon X marqua une époque de travaux stériles, d’amers dégoûts et de sourdes persécutions dans la vie de Michel-Ange. Il était écrit que la destinée de cet homme se briserait de temps à autre comme un torrent sur le roc, pour rejaillir ensuite plus impétueuse et plus fière. Pendant neuf longues années, nous n’entendons parler de Michel-Ange qu’à une occasion qui fait le plus grand honneur à son âme d’artiste et à ses sentiments de citoyen.
L’académie de Florence avait envoyé des députés à Léon X, le suppliant de rendre à sa patrie les cendres du Dante Alighieri, l’auguste et malheureux exilé, qui avait, deux siècles auparavant, rendu son dernier soupir à Ravenne.
Dans ses jours d’inaction forcée et de sombre tristesse, Michel-Ange lisait les chants du poète florentin, traçant sur la marge, à la plume, tous les objets qui frappaient son imagination. Admirable chef-d’œuvre, et qui serait d’un prix inestimable aujourd’hui, s’il n’avait péri à la mer. Quel autre que Michel-Ange était digne de traduire et d’illustrer le Dante ?
À la première nouvelle de la démarche qu’on allait essayer auprès du pontife, l’artiste s’émut. Ce fut avec un généreux élan, avec une vive et ardente sympathie qu’il s’associa à cette œuvre de réparation et de justice. Nous lisons au bas de la supplique originale, qui existe encore aux archives de Florence, ces nobles paroles :
« Moi, Michel-Ange, sculpteur, adresse la même prière à Votre Sainteté, offrant de faire au divin poète un tombeau digne de lui. »
Hélas ! faudra-t-il donc maudire Léon X, le Mécène tant célébré, qui a donné son nom au siècle, pour ne pas avoir accepté l’office du sculpteur, pour avoir privé le monde d’un tel monument ?
Mais par quelle suite de contrariétés ou d’intrigues Michel-Ange en était-il arrivé à n’avoir plus autre chose à faire qu’à lire et commenter les vers du Dante ? Il faut remonter à la source de ces tristes débats.
Jules II, un peu avant sa mort, avait fait promettre à son artiste qu’il se remettrait à son tombeau, réduit à des proportions plus modestes. Les cardinaux Santi-Quattro et Aginense, nommés par le pape exécuteurs testamentaires, avaient reçu la promesse de Michel-Ange qu’il reprendrait aussitôt les statues qu’il avait commencées, comme pour donner un essai des différentes séries de figures qui devaient orner le monument. De ce nombre était le magnifique guerrier écrasant son captif, qu’on appelle généralement du nom de Victoire et le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens, dont nous parlerons plus tard. Michel-Ange allait donc se livrer de nouveau à son art favori, lorsque Léon X intervint, et, au nom de cette vertu qu’ont les papes sur la terre de lier et de délier ce qui leur fait plaisir, ordonna à l’artiste de le suivre immédiatement à Florence pour s’occuper de la façade de Saint-Laurent. Quant à Jules II, puisqu’il était mort, il avait bien le temps d’attendre son tombeau.
Michel-Ange obéit. À peine a-t-il eu le temps de présenter un projet, nouvelle commission de Léon X. On oblige Michel-Ange à partir pour Carrare. Nous l’avons déjà vu, ce voyage lui portait malheur. Ce fut pendant son premier séjour à Carrare qu’on le desservit auprès de Jules II ; son second départ fut le signal de nouvelles attaques.
Seulement, la première fois, on se contenta de dénigrer son talent ; la seconde fois, on alla jusqu’à calomnier sa probité.
On persuada au pape, – et cela fait honneur à la calomnie, quand on songe que ce pape était Léon X, – on lui persuada, dis-je, que Michel-Ange, par de misérables calculs d’argent, préférait les marbres de Carrare à ceux de Seravezza, en Toscane. Aussitôt l’ordre lui fut donné de commencer l’exploitation des nouvelles carrières.
Michel-Ange, avec une docilité surprenante chez un tel homme, quitte sur-le-champ Carrare et se rend à Pietra-Santa. Il y perd des années entières, prend des peines infinies pour extraire les nouveaux marbres, pour ouvrir des routes praticables, et pour transporter les matériaux jusqu’au bord de la mer. Lorsque, après tant de soins, après tant de labeurs, il arrive à Florence, le pape ne songeait plus à Saint-Laurent, qui attend encore sa façade.
Cette fois, l’artiste, irrité, se renferma dans sa hauteur, et ne daigna plus se montrer dans une cour où on osait si effrontément lui manquer de respect.
Ce fut vers la même époque, nous avons du moins tout lieu de le croire, qu’éclata cette dissension tristement célèbre entre Raphaël et Michel-Ange, les deux premiers génies de leur siècle ; dissension fâcheuse et regrettable sous tous les rapports, dont il faut absoudre la mémoire des deux illustres rivaux, et dont la responsabilité tout entière retombe sur ces hommes médiocres et jaloux qui se glissent on ne sait comment dans l’intimité des grands artistes, pour flatter leurs passions et pour envenimer leurs querelles.
Les biographes rapportent que Michel-Ange, dans un mouvement de colère, se serait écrié avec dédain, que la peinture à l’huile n’était qu’un art de femme, bon tout au plus pour les gens aisés et pour les paresseux. Il protégea visiblement Sébastien del Piombo, et dessina de sa propre main plusieurs tableaux coloriés seulement par ce peintre, entre autres la Résurrection de Lazare, que le bon frère Sébastien eut la naïveté d’opposer à la Transfiguration de Raphaël.
Sur ces entrefaites, Léon X mourut empoisonné. Les arts et les lettres perdirent en lui un protecteur que Michel-Ange n’eut pas à regretter pour son compte. Pendant tout le temps de son pouvoir, le pape florentin s’était montré constamment hostile à son compatriote. Adrien VI, Flamand d’origine, succéda à Léon. Mais ce fut encore pis pour notre artiste. Le nouveau pape eut la singulière idée de faire jeter à bas le plafond de la Sixtine, sous prétexte qu’il ressemblait plus à un bain public qu’à une voûte d’église.
Il fut même question de traduire Michel-Ange en justice, au sujet du tombeau de Jules II, pour lequel il avait touché des avances, et qu’il ne se hâtait pas de terminer. Le sculpteur, frémissant de rage, voulut courir à Rome. Mais le cardinal de Médicis, qui fut bientôt Clément VII, l’exhorta à prendre patience, et lui fit bâtir, en attendant, la bibliothèque et la sacristie de San-Lorenzo, les deux premiers ouvrages d’architecture exécutés par Michel-Ange. Il avait alors quarante ans.
Cependant le duc d’Urbin, neveu de Jules II, trouvant les procédures trop lentes à son gré, eut recours à un moyen plus expéditif pour obliger Michel-Ange à reprendre le monument de son oncle. Il le fit menacer, comme cela se pratiquait dans ces temps de justice sommaire, d’un bon coup de poignard entre les côtes, s’il ne se montrait pas plus docile et plus accommodant. On voit que ce bon duc d’Urbin entendait les affaires à merveille. Clément VII, monté sur le trône, pour le désespoir de Benvenuto Cellini, ayant appelé Michel-Ange auprès de lui, lui donna un conseil qui eût fait honneur à un jurisconsulte.
– Mon cher Buonarotti, lui dit le pape à l’oreille, au lieu de vous défendre, vous n’avez qu’à attaquer les héritiers de Jules II. Il est vrai que vous avez reçu des à-compte ; mais, au prix dont on paye aujourd’hui vos statues, l’argent que vous avez touché ne couvre pas les travaux que vous avez faits. Amenez-les donc devant les tribunaux, et, de débiteur, vous deviendrez créancier.
– J’aime mieux terminer le monument, répondit sèchement l’artiste.
Et il retourna immédiatement à Florence.
Déjà tout le monde était en armes, comme le dit Benvenuto ; une cohue de brigands, ramassés de tous les coins de l’Europe, se rua sur la ville éternelle, et la mit à feu et à sang. Cellini se vanta d’avoir tué lui-même le connétable de Bourbon, chef de cette armée de vandales, d’un coup d’arquebuse à la tête.
Cependant Florence, par un effort désespéré et suprême, secouait une dernière fois le joug des Médicis. On s’assembla pour délibérer sur la forme du nouveau gouvernement ; et ce fut alors qu’au sein du conseil populaire éclata cette motion unique dans l’histoire :
On proposa de nommer Jésus-Christ roi de Florence.
Le nouveau roi passa, comme on le pense, à une grande majorité ; cependant, par une opposition systématique, et qui fait le plus grand honneur à l’extrême gauche de ce temps-là, on trouva dans l’urne du scrutin vingt boules noires.
Jésus-Christ fut donc proclamé roi de Florence, et on inscrivit sur les drapeaux de la République :
Jesus-Christus, rex florentini populi S. P. decreto electus.
Cette élection, tout irréprochable qu’elle était au fond, et toute régulière qu’elle parût dans la forme, ne laissa pas que de flatter médiocrement Clément VII. Il se hâta, nouveau Coriolan, de lancer sur sa patrie une avalanche de barbares, qui s’écriaient du haut de ces riantes collines d’où l’on aperçoit la ville des fleurs :
– Prépare tes brocards, ô Florence ! nous venons les acheter à mesure de pique.
Alors commença cet admirable siège, soutenu par treize mille hommes, contre une armée qui en comptait plus de trente-quatre mille. Le peuple se défendit héroïquement pendant onze mois. Huit mille citoyens périrent sur la brèche ; mais ils tuèrent au pape quatorze mille soldats.
Michel-Ange n’hésita pas entre le peuple et la famille de ses bienfaiteurs. Nommé membre du comité des Neuf, et chef des fortifications de la ville, il fit le tour des remparts et déclara que, si on ne prenait pas sur-le-champ les mesures les plus énergiques, les Médicis entreraient quand ils le voudraient. Mais le parti des nobles, qui méditait peut-être déjà la reddition de Florence, fit semblant de trouver ses précautions excessives, et accusa le grand artiste de lâcheté et de peur. Michel-Ange ne tint pas à cet outrage, et, se faisant le soir même ouvrir une porte, il se retira à Venise, comme autrefois le héros d’Homère sous sa tente.
Les envoyés de Florence ne tardèrent pas à le rejoindre. Ils le trouvèrent, comme toujours, triste, austère et rêveur, au fond d’une des rues les plus isolées de la Giudecca. On l’entoura, on le supplia d’oublier tous les torts que le gouvernement provisoire avait pu avoir envers lui.
Au nom de la liberté et de la patrie, Michel-Ange voulut en vain résister. Il céda, et, de retour à Florence, reprit ses fonctions de général et de stratégiste, à la tête des défenseurs de la ville.
C’était trop tard. La dernière heure de l’indépendance italienne avait sonné. Charles-Quint avait jeté son épée dans la balance. L’artillerie grondait nuit et jour. Les plus braves étaient tombés sous le feu ennemi. Les vieillards et les femmes, minés par les souffrances, dévorés par la faim, couverts de cendres et de deuil, s’assemblaient sur les places, ou se prosternaient dans les églises, jurant à Dieu de mourir avant que de se rendre.
Michel-Ange s’était retranché dans le clocher de San-Miniato. Deux canons braqués sur les assiégeants, et tonnant sans cesse, avertissaient l’ennemi que, tant que cette forteresse tiendrait, il n’y avait pas d’espoir d’entrer dans Florence. C’était là, au sommet de cette antique tour, dominant le mont et la plaine, que s’était réfugiée la liberté italienne, au cœur du dernier des Italiens.
Bientôt le clocher de San-Miniato devint le point de mire des boulets ennemis. Michel-Ange sourit fièrement de cette attaque insensée, et, du haut de l’entablement de la tour, il fit couler jusqu’en bas des matelas de laine, qui amortissaient les coups et préservaient le précieux monument de la fureur de ces vandales. Certes, si Florence avait pu être sauvée, Michel-Ange en aurait eu la gloire. Déjà sa fermeté, son courage, les ressources de son vaste génie ranimaient l’espoir des assiégés, et jetaient la crainte et le doute dans le camp de l’ennemi, lorsque tout à coup on entendit dans les rues des cris, des alarmes, des pleurs de femmes et des imprécations de soldats : Malatesta était vendu aux Médicis, et l’infâme Valori avait livré sa patrie.
La capitulation qui ouvrait les portes aux nouveaux maîtres de Florence promettait une amnistie générale. On va voir comment les Médicis tinrent parole. Six des plus illustres citoyens eurent la tête tranchée ; les autres furent condamnés à la déportation ou à l’exil. On fouilla la maison de Michel-Ange, depuis les caves jusqu’aux greniers ; mais l’artiste avait disparu. Réfugié, suivant les uns, chez un ami ; enfermé, suivant les autres, dans le clocher de San-Nicolo-oltr’Arno, il dépista les limiers des Médicis, et défia la colère du pape.
Enfin, Clément VII, fatigué de ce jeu, eut le bon esprit de comprendre que, s’il arrivait à mettre la main sur l’artiste, ce qui, d’ailleurs, n’était pas facile, il n’aurait qu’une tête de moins ou un prisonnier de plus, tandis qu’en lui laissant la liberté et la vie, sa famille y gagnerait un monument de plus et un ennemi de moins.
Ce fut donc, cette fois, le juge qui s’inclina devant le coupable. On lui fit faire toute espèce d’offres et de promesses, à la condition qu’il reprendrait ses ciseaux, et s’occuperait, sans aucun délai, des mausolées de Julien et de Laurent de Médicis.
Dans la sacristie de Saint-Laurent, comme dans tous ses chefs-d’œuvre, Michel-Ange a voulu sortir des routes battues ; génie impatient et souverain, il a dédaigné la règle, méprisé la tradition, brisé les entraves. Sa devise à lui, en peinture comme en sculpture, en sculpture comme en architecture, est de n’imiter personne et de ne point avoir d’imitateurs.
On voit, en entrant, les deux tombeaux, l’un à droite, l’autre à gauche, adossés aux murs de la chapelle. L’ordonnance et la décoration du local s’harmonient merveilleusement aux masses de la sculpture et à la disposition des statues. Dans deux niches latérales, au-dessus des sarcophages, sont placées les statues des princes. Sur chacune des tombes, aux deux côtés inclinés du couvercle, sont couchées deux statues allégoriques. Tout cela est simple et grand. Rien ne trouble dans cette paisible retraite la méditation ou la prière. La pureté des lignes, l’harmonie de la composition, l’unité de l’ensemble, tout vous attire et vous domine par un charme mystérieux.
À droite est Julien de Médicis : – c’est l’énergie, c’est la résolution, c’est la force. À ses pieds sont couchés la Nuit et le Jour.
À gauche est Laurent : – c’est la méditation, c’est le calme, c’est la pensée ; aussi cette statue admirable a été nommée il Pensieroso. Les deux figures allégoriques, couchées sur le tombeau de Laurent, représentent, dit-on, le Crépuscule et l’Aurore. Va pour l’Aurore et le Crépuscule ; ce que nous affirmons, c’est qu’on n’a jamais rien vu de plus parfaitement beau, dans l’idéal moderne, que ces quatre allégories et ces deux portraits de Michel-Ange. Il ne s’agit pas de commentaires et d’analyse : les six statues sont vivantes.
Entre les deux tombeaux, Michel-Ange a placé la Madone et l’Enfant Jésus. Ce groupe magnifique n’est pas terminé. L’attitude et le mouvement de la Vierge sont admirables de naturel et de douceur. L’Enfant Jésus a plus d’énergie que de grâce.
Tel est aussi le caractère général qu’on remarque dans la figure du Christ tenant la croix, exécutée par Michel-Ange vers ce temps, pendant son séjour à Rome, et placée dans l’église de la Minerve. Dans cet ouvrage, un des plus achevés que nous ait laissés Buonarotti, le Sauveur des hommes inspire plus de terreur que de confiance ; mais jamais peut-être l’imitation du corps humain n’a atteint sous le ciseau du grand sculpteur un degré de vérité plus complet et plus frappant.
La renommée de ce grand chef-d’œuvre franchit rapidement les Alpes, et nous avons sous les yeux une lettre de François Ier, adressée au sieur Michel-Angelo Buonarotti, par laquelle le roi chevalier supplie l’artiste de vouloir bien lui accorder la permission de mouler sa statue.
Voici textuellement cette lettre curieuse, qui honore également le roi qui l’écrit et l’artiste auquel elle est adressée :
« Sieur Michel-Angelo,
» Pour ce que j’ai grand désir d’avoir quelques besognes de votre ouvrage, j’ai donné charge à l’abbé de Saint-Martin de Troyes (François Primatice), présent porteur que j’envoye par delà les monts, d’en recouvrer, vous priant, si vous avez quelques choses excellentes faites à son arrivée, les lui vouloir bailler, en les vous bien payant (digne roi !), ainsi que je lui ai donné charge, et davantage de vouloir être content pour l’amour de moi qu’il molle le Christ de Minerve et la Notre-Dame de la Febre, afin que j’en puisse orner l’une de mes chapelles comme de choses qu’on m’assure être des plus exquises et excellentes en votre art.
» Priant Dieu, sieur Michel-Ange, qu’il vous ait en sa garde.
» Escrit à Saint-Germain en Laye, le 6iii jour de février mil cinq cent et quarante-six.
» Signé : FRANÇOIS.
» Signé : LAUBÉPINE.
Puisque nous sommes aux éloges contemporains, après la lettre du roi, citons quatre vers qu’on doit probablement à un homme du peuple, et qu’on trouva affichés à la statue allégorique de la Nuit, sur le tombeau de Julien :
La Notte che tu vedi in si dolci atti
Dormire, fu da un Angelo scolpita
In questo sasso, e perchè dorme ha vita.
Destala se nol credi, e parleratti.
« La Nuit, que tu vois dormir dans une si douce attitude, a été sculptée dans ce marbre par un Ange ; et, puisqu’elle dort, c’est qu’elle est vivante. Éveille-la, si tu en doutes ; elle parlera. »
Michel-Ange répondit par cet autre quatrain aux vers du poète inconnu :
Grato m’è il sonno e più l’esser di sasso
Mentre che il danno e la vergogna dura ;
Non veder, non sensir m’è gran ventura.
Pero non mi destar ! deh ! parla basso !
« Il me plaît de dormir, encore plus d’être de pierre, tant que durent la honte et l’esclavage. Ne pas voir, ne pas sentir, m’est un bonheur suprême. Ne m’éveille donc point, de grâce ; parle bas. »
VI §
Alexandre de Médicis, ivre d’orgies et de sang, régnait à Florence, en attendant que Lorenzino, ce Brutus du XVIe siècle, vînt en délivrer sa patrie, en égorgeant le bâtard sur un lit de débauche.
Une page de Benvenuto (le lecteur connaît déjà notre prédilection pour les Mémoires de l’artiste florentin) nous fait assister à l’exposition de ce drame, et nous peint les deux personnages avec une vérité de couleurs à laquelle aucun récit ne pourrait atteindre.
« J’avais fini la médaille à ma manière, raconte Cellini, et je l’avais enfermée dans une petite boîte (c’était le portrait d’Alexandre). Je dis alors au duc : « Monseigneur, soyez tranquille, votre médaille sera supérieure à celle du pape Clément ; et cela est bien naturel, car la médaille du pape est la première que j’ai faite ; et messer Lorenzo, ici présent, qui est un homme d’un grand génie et d’un immense savoir, me donnera le sujet d’un beau revers pour votre médaille. » À ces paroles, Lorenzo répondit brusquement : « Je ne songe à autre chose qu’à te donner un revers digne de Son Excellence. » Le duc sourit, et, ayant regardé Lorenzo, lui dit : « Laurent, faites-lui son revers, et il le gravera ici et ne nous quittera point. – Je le ferai le plus tôt que je pourrai, » répliqua vivement Lorenzo, « et je compte faire une chose qui étonnera le monde. »
Le duc, qui le prenait tantôt pour un fou, tantôt pour un poltron, se roula sur son lit et rit beaucoup de ces paroles.
Après la mort du tyran, François Soderini s’écria en voyant Benvenuto :
– Voilà le revers de la médaille que t’avait promis Lorenzino.
Or, ce même duc Alexandre eut, un jour, la fantaisie d’inviter Michel-Ange à monter à cheval pour faire avec lui le tour des remparts. Buonarotti fit répondre à Son Excellence qu’il n’avait pas de temps à perdre et partit immédiatement pour Rome. À Rome, un nouveau procès l’attendait. Les procureurs du duc d’Urbin, avec cette ténacité qui caractérise les gens de loi de tout temps et de tout pays, avaient remis en train l’affaire du tombeau. De son côté, Clément VII, qui avait bien le droit d’avoir une volonté à lui, s’était promis qu’ils n’en viendraient pas à bout. Aussi ne manquait-il pas d’exhorter l’artiste à tenir bon : ce que faisant, la bénédiction de Sa Sainteté lui serait octroyée.
Mais Michel-Ange, qui avait plus envie au fond de terminer le monument que de tomber dans les mains du duc Alexandre, s’arrangea avec les procureurs, c’est-à-dire qu’il en passa par tout ce qu’ils voulurent, et se remit sérieusement au tombeau de Jules II.
Le dessin de ce mausolée, qui devait être en origine le plus grand monument de ce genre que les hommes eussent jamais vu, avait été réduit à une simple façade en marbre, adossée au mur de l’église de Saint-Pierre-aux-Liens.
Jules II avait lui-même choisi cette église pour l’endroit où serait placé son tombeau. Il aimait ce titre cardinalin de Saint-Pierre-aux-Liens. Sixte IV, son oncle, qui avait jeté les bases de la grandeur de sa famille, l’avait porté le premier. Lui-même avait été cardinal de San-Pietro-in-Vincoli pendant trente-deux ans, et, devenu pape, avait transmis cette dignité au plus chéri de ses neveux.
Par une de ces fatalités qui s’attaquent aussi bien aux œuvres d’art qu’à la vie des artistes, tous les pouvoirs divins et humains sont venus s’opposer à l’achèvement de ce tombeau, quelque réduites, quelque amoindries qu’en fussent successivement les proportions.
De tous ces projets avortés, la seule statue vraiment digne de Michel-Ange qui nous reste, est le Moïse, et encore cette statue, tout admirable et terrible qu’elle est, arrachée à sa destination première, déplacée de son point de vue naturel, isolée de l’ensemble dont elle devait faire partie dans la pensée de l’artiste, ne produit-elle pas aujourd’hui la moitié de l’effet qu’elle aurait dû produire élevée à vingt pieds de hauteur, assise éternellement au bord de l’immense tombeau, entre le ciel et la terre, au milieu d’un cortège de prophètes et de sibylles, à la place que lui avait marquée le sculpteur.
Je plains les critiques qui ont voulu mesurer ce géant à leur taille de nains : tant de grandeur les écrase. C’est ici qu’il faut sentir au lieu de raisonner. Rien dans ce chef-d’œuvre ne rappelle un précédent quelconque, une idée reçue, une tradition même lointaine ; rien ne ressemble à l’antique, au classique, ni par la conception, ni par le style, ni par la forme. C’est un rêve étrange et colossal, traduit dans le marbre, dans une nuit d’insomnie et de terreur ; c’est une inspiration biblique de la plus haute puissance, et telle que Dante lui seul saurait nous la décrire. Tout est naturel et formidable dans cette personnification sublime, qui surpasse de cent coudées les héros des âges fabuleux.
Entrez dans l’église San-Pietro-in-Vincoli, seul à la nuit tombante ; contemplez à la lueur incertaine du crépuscule cette apparition surhumaine, et vous serez saisi d’un de ces épouvantements hyperboliques que produit sur une imagination fiévreuse la lecture de l’Apocalypse.
Le demi-dieu est assis dans sa majesté olympienne. Un de ses bras est appuyé sur la table de la loi ; l’autre est ramené en avant avec la superbe nonchalance d’un homme qui n’a besoin que d’un froncement de sourcil pour se faire obéir de la multitude. Une barbe épaisse et séculaire se répand par flots sur sa vaste poitrine, comme un torrent qui déborde. Le caractère agreste et primitif de ce grand pasteur de peuples est empreint dans chaque muscle de son corps, dans chaque pli de son vêtement. Le double rayon que la vision de Jéhovah a laissé comme une marque indélébile sur le front du prophète ressemble d’une manière frappante à la double corne acérée qui vient de percer la tête d’un bouc. Cet ensemble d’énergie sauvage et de force animale ajoute je ne sais quoi d’étrange et de redoutable à la physionomie du colosse ; car, en vérité, homme ou monstre, réalité ou symbole, cet être pense, et le peuple hébreu, comme l’a dit un poète n’aurait pas eu tout à fait tort de se prosterner devant lui. Dieu lui eût pardonné peut-être !
Pendant que Michel-Ange travaillait à son Moïse, Clément VII, à l’exemple de Jules II, ne le laissait pas tranquille un instant. C’était une ruse pour tous ces papes d’exiger du pauvre artiste toujours autre chose que ce qu’il était en train de faire. Pour obtenir quelque répit, il dut promettre au pape qu’il s’occuperait en même temps du carton du Jugement dernier. Mais Clément VII n’était pas homme à se payer de paroles ; il surveillait l’ouvrage en personne, et Buonarotti était obligé de passer continuellement du ciseau au crayon, et de la plume au maillet. Le Jugement ! le Moïse ! voilà deux ouvrages de peu d’importance et qu’il est facile de mener de front ! Et cependant il le fallait, Sa Sainteté n’entendait pas raison.
Un jour, on vint annoncer à Michel-Ange qu’il ne recevrait pas sa visite ordinaire : Clément VII était mort. L’artiste respira tout juste le temps du conclave.
Le nouveau pape, Paul III, n’eut rien de plus pressé que de se présenter à l’atelier de Buonarotti, suivi pompeusement de dix cardinaux. On reconnaît bien là le nouvel élu !
– Ah çà ! dit le saint-père d’un ton tout à fait décidé, j’espère bien que dorénavant tout ton temps m’appartiendra, maître Buonarotti ?
– Que Votre Sainteté daigne m’excuser, repartit Michel-Ange, mais je viens de signer un engagement avec le duc d’Urbin, qui me force à terminer le tombeau du pape Jules.
– Comment ! s’écria Paul III, voilà trente ans que j’ai un désir, et, maintenant que je suis pape, je ne pourrais le satisfaire !
– Mais le contrat, saint-père, le contrat !
– Où est-il, ce contrat, que je le déchire ?
– Comment ! s’écria à son tour le cardinal de Mantoue, qui faisait partie du cortège ; mais que Votre Sainteté regarde le Moïse, que maître Michel-Ange vient d’achever : cette statue seule suffirait, et au delà, pour honorer la mémoire de Jules.
– Maudit flatteur ! murmura tout bas Michel-Ange.
– Allons, allons, je prends l’affaire sur moi, dit le pape. Tu ne feras que trois statues de ta main : d’autres sculpteurs se chargeront du reste, et je réponds du consentement du duc d’Urbin. Et maintenant, maître, à la Sixtine. Il y a là un grand mur vide qui vous attend.
Que pouvait répondre Michel-Ange à une volonté si précise, si nettement exprimée ? Il finit de son mieux ses deux statues de la Vie active et de la Vie contemplative, la Rachel et la Lia symboliques de Dante ; et, ne voulant pas tirer profit du nouvel arrangement qu’on le forçait de subir, déposa quinze cent quatre-vingts ducats sur les quatre mille qu’il avait reçus, pour solder, sur ses propres bénéfices, le prix des travaux confiés aux autres artistes.
Ayant ainsi terminé cette malencontreuse affaire, qui lui avait causé tant de tracas et tant d’ennuis, Michel-Ange put enfin s’occuper exclusivement de l’exécution de son Jugement dernier, à laquelle il n’employa pas moins de huit à neuf ans.
Cet immense et unique tableau, où la figure humaine est représentée dans toutes les attitudes possibles, où tous les sentiments, toutes les passions, tous les reflets de la pensée, tous les élans de l’âme sont rendus avec une perfection inimitable, n’a jamais eu jusqu’ici, n’aura jamais de pendant dans le domaine de l’art.
Cette fois, le génie de Michel-Ange s’attaquait tout bonnement à l’infini. Le sujet de cette vaste composition, la manière dont elle est conçue et exécutée, la variété admirable et la savante disposition des groupes, la hardiesse inimaginable et la fermeté des contours, le contraste de la lumière et des ombres, les difficultés, je dirais presque les impossibilités vaincues, comme en se jouant, et avec un bonheur qui tient du prodige, l’unité de l’ensemble, la perfection des détails font du Jugement dernier l’œuvre la plus complète, le plus grand tableau qui existe. Cela est large et grandiose comme effet, et pourtant chaque partie de cette prodigieuse peinture gagne infiniment à être vue et étudiée de près ; et nous ne connaissons pas de tableau de chevalet travaillé avec une telle patience et fini avec un tel amour.
Le peintre ne pouvait choisir qu’une scène, quelques groupes isolés, dans ce drame épouvantable qui se jouera le dernier jour dans la vallée de Josaphat, où toutes les générations seront entassées. Et cependant admirez la toute-puissance du génie ! rien qu’avec un seul épisode, dans un espace borné, et par la seule expression du corps humain, l’artiste a su vous frapper d’étonnement et de terreur, et vous faire assister réellement à la suprême catastrophe.
Au bas du tableau, à peu près vers le milieu, on aperçoit la barque infernale, souvenir fantasque, emprunté à la tradition païenne, d’après laquelle le poète d’abord, et le peintre ensuite, se sont plus à revêtir un maudit de la figure et de l’emploi de Caron.
« Caron, le diable aux yeux de braise, rassemble d’un geste toutes ces âmes et frappe de son aviron celles qui s’arrêtent. »1
Il est impossible de se faire une idée de la science incroyable déployée par Michel-Ange dans toutes les contorsions de ces damnés, entassés les uns sur les autres dans la barque fatale. Tout ce que la douleur, le désespoir, la rage, peuvent produire sur les muscles humains de contractions violentes, de tortures visibles, de crispations affreuses, est rendu dans ce groupe avec une évidence à donner le frisson aux plus insensibles. À gauche de cette barque, on voit l’ouverture béante d’une caverne ; c’est l’entrée du Purgatoire, où quelques démons se désespèrent de n’avoir plus d’âmes à tourmenter.
Ce premier groupe qui s’offre naturellement à l’attention du spectateur est celui des morts, que l’éclat de la trompette éternelle a réveillés dans leurs tombeaux. Les uns secouent leur linceul, d’autres entr’ouvrent avec peine leur paupière appesantie par un si long sommeil. Il y a vers l’angle du tableau un moine qui montre de sa main gauche le divin juge ; ce moine est le portrait de Michel-Ange. Le second groupe est formé par les ressuscités qui montent d’eux-mêmes au jugement. Ces figures, dont plusieurs sont sublimes d’expression, s’élèvent plus ou moins légères vers l’espace, suivant le fardeau des péchés dont elles vont rendre compte.
Le troisième groupe, toujours en montant à la droite du Christ, est celui des bienheureuses. Il y a parmi toutes ces saintes, dont les unes montrent l’instrument de leur supplice, les autres les stigmates de leur martyre, une tête admirable de beauté et de tendresse : c’est une mère qui protège sa fille, en tournant vers le Christ des yeux remplis de foi et d’espoir.
Au-dessus de la foule des saintes, on voit un quatrième groupe d’esprits angéliques, les uns portant la croix, les autres la couronne d’épines, instruments et attributs de la passion du Sauveur.
Le cinquième groupe, parallèle au quatrième que nous venons d’indiquer, est aussi composé d’anges ; tels nous les révèle du moins l’éclat de leur jeunesse et la légèreté aérienne de leurs mouvements ; et ceux-là aussi portent, comme en triomphe, d’autres emblèmes de l’expiation divine, la colonne, l’échelle, l’éponge.
Au-dessus de ces anges, et sur le même plan qu’occupent les saintes, à la gauche du Christ, est le chœur des justes ; les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, les saints personnages forment le sixième groupe.
Le septième est le plus horrible, et celui dans lequel l’art de Michel-Ange se montre dans toute son effrayante grandeur : ce sont les proscrits foudroyés par l’arrêt et entraînés au supplice par les anges rebelles. Le spectateur le plus froid ne saurait résister à un tel spectacle. On se croit dans l’enfer ; on entend les cris de douleur et les grincements de dents des misérables, qui, suivant la terrible expression dantesque, désirent en vain une seconde mort.
Les huitième, neuvième et dixième groupes, qui occupent le bas de la composition, sont formés, comme nous l’avons dit, par la barque de Caron, par la grotte du Purgatoire, et les anges du jugement, au nombre de huit, soufflant de toutes leurs forces dans leur trompette d’airain pour convoquer les morts des quatre points de la terre.
Enfin, dans un onzième groupe, au centre à peu près de la partie supérieure du tableau, au milieu des deux foules de bienheureux, assis sur les nuages, le souverain juge, d’un mouvement terrible, lance la malédiction sur les réprouvés : Ite maledicti in ignem œternum. La Vierge détourne la tête, et frissonne. À la droite du Christ est Adam, à sa gauche est saint Pierre. C’est la même place que leur avait assignée Dante dans son Paradis.
Cette œuvre immense fut découverte au public le jour de Noël 1541. Elle avait coûté huit années de travail. Michel-Ange avait alors soixante-sept ans.
Plusieurs anecdotes relatives à ce grand tableau sont parvenues jusqu’à nous.
On raconte que le pape, scandalisé de la nudité de certaines figures, nudité que fut chargé d’habiller dans la suite Daniel de Volterre, fit dire à Michel-Ange qu’il eût à les couvrir.
Michel-Ange répondit avec sa brusquerie ordinaire :
– Vous direz au pape qu’il s’occupe un peu moins de corriger mes peintures, ce qui est très aisé, et qu’il s’occupe un peu plus de réformer les hommes, ce qui est très difficile.
On dit que maître Biaggio, maître de cérémonies de Paul III, ayant accompagné le pape dans une visite que Sa Sainteté voulut faire à la fresque de Michel-Ange, lorsqu’elle n’était qu’à moitié terminée, se permit de dire aussi son opinion sur le tableau du Jugement.
– Saint-Père, dit le bon messer Biaggio, si je dois exprimer mon avis, ce tableau me paraît plus propre à figurer dans une taverne que dans la chapelle d’un pape.
Malheureusement pour le maître de cérémonies, Michel-Ange se trouva derrière lui et ne perdit pas un mot du compliment de messer Biaggio. À peine le pape fut-il sorti, que l’artiste irrité, voulant faire un exemple qui dégoûtât à jamais les critiques, plaça bien et dûment dans son enfer le brave messer Biaggio, sous le déguisement peu flatteur de Minos. C’était toujours le procédé de Dante, lorsqu’il avait à se venger de quelqu’un de ses ennemis.
Je vous laisse à penser les lamentations et les plaintes du pauvre maître de cérémonies, lorsqu’il se vit damné de la sorte. Il se jeta aux pieds du pape, déclarant qu’il ne se relèverait pas, que Sa Sainteté ne l’eût fait tirer de l’enfer : c’était le plus pressant. Quant à la punition que méritait le peintre pour cet affreux sacrilège, messer Biaggio s’en remettait entièrement à la haute impartialité du saint-père.
– Messer Biaggio, répondit Paul III avec tout le sérieux qu’il put garder, vous savez que j’ai reçu de Dieu un pouvoir absolu dans le ciel et sur la terre, mais je ne puis rien en enfer ; ainsi restez-y.
Pendant que Michel-Ange travaillait à son tableau du Jugement, il tomba de l’échafaud et se blessa gravement à la jambe. Aigri par la douleur et pris d’un accès de misanthropie, le peintre s’enferma chez lui et ne voulut voir personne.
Mais il comptait sans son médecin ; et le médecin, cette fois, était au moins aussi entêté que le malade. Cet excellent ministre d’Esculape se nommait Baccio Rontini. Ayant appris par hasard l’accident survenu au grand artiste, il se présente chez lui et frappe inutilement à la porte. Personne ne répond.
Il crie, il s’emporte, il appelle à haute voix les voisins, les domestiques. Silence complet. Il va chercher une échelle, la dresse contre la façade de la maison, et essaye d’entrer par les croisées. Les fenêtres sont hermétiquement closes, et les volets sont solides.
Que faire ? Tout autre à la place du médecin aurait quitté la partie ; mais Rontini n’était pas homme à se décourager pour si peu. Il descend avec beaucoup de peine dans la cave, remonte avec non moins de travail dans la chambre de Buonarotti, et, moitié de gré, moitié de force, soigne, triomphalement, la jambe de son ami.
Il était temps : l’artiste, exaspéré par ses souffrances, s’était résolu à se laisser mourir.
VII §
À peine Michel-Ange avait-il terminé le Jugement, que Paul III, dont l’ambition paraissait grandir en raison du génie et de la renommée de Michel-Ange, voulut avoir aussi sa chapelle, comme Sixte IV avait eu la sienne. Il fit donc bâtir le nouveau monument par l’architecte Antoine San-Gallo, et chargea Buonarotti de la décoration et des peintures, en lui recommandant toutefois de choisir ses sujets dans la vie des apôtres et particulièrement dans celle de saint Paul. C’était aussi une allusion à son nom.
La chapelle fut appelée Pauline, et Michel-Ange, fidèle au programme du pape, y peignit deux tableaux, que l’emplacement peu favorable et les dégradations souffertes font paraître bien inférieurs aux fresques de la Sixtine. Les sujets de ces deux tableaux sont le Crucifiement de saint Pierre et la Conversion de saint Paul. Ce sont les derniers ouvrages de Michel-Ange en peinture.
Ses tableaux de chevalet sont fort rares. Nous avons déjà parlé de son antipathie et de son mépris pour la peinture à l’huile. Nous savons que Michel-Ange avait fait pour Alphonse, duc de Ferrare, un tableau représentant les amours de Léda. Lorsqu’il avait été question de fortifier Florence, Michel-Ange avait été envoyé à Ferrare pour y étudier le plan des fortifications de cette ville.
Alphonse le reçut avec les plus grands témoignages de déférence et d’estime, lui montra ses travaux, et s’entretint longtemps avec lui de forts, de contrescarpes et de tactique militaire. Mais, au moment où l’artiste voulut prendre congé :
– Vous êtes mon prisonnier, s’écria le duc en riant, et je commettrais une trop grande faute si je vous laissais partir sans obtenir de vous la promesse formelle que vous ferez quelque chose pour moi, statue ou tableau, peu m’importe, pourvu que ce soit de la main de Michel-Ange. Ce n’est qu’à ce prix que vous obtiendrez votre liberté.
Michel-Ange promit. Mais, lorsqu’un aide de camp du duc Alphonse vint réclamer la promesse de la part de son maître, il s’y prit si gauchement que l’artiste, indigné de sa sottise, le renvoya durement et sans vouloir rien lui donner.
L’envoyé du duc, meilleur soldat apparemment que connaisseur, avait dit en voyant le tableau :
– Quoi ! n’est-ce que ça ?
Il avait peut-être ajouté tout bas le digne homme : « Ce n’était pas la peine de me déranger pour si peu. »
– Quel est votre état ? demanda sévèrement Michel-Ange.
– Je suis marchand, répondit le courtisan voulant faire de l’esprit.
C’était un coup de patte donné aux Florentins, célèbres de tout temps pour leur commerce.
– Eh bien, vous avez fait ici de mauvaises affaires pour votre patron. Allez-vous-en comme vous êtes venu.
Puis, se tournant vers un des garçons de l’atelier appelé Antonio Mini, il lui dit d’une voix radoucie :
– Mon cher Antonio, tu n’es pas riche et tu as deux sœurs à marier ; viens ici, prends cette Léda, et vends-la pour ton compte.
Ce tableau fut acheté par François Ier, et on n’en a plus entendu parler.
Les autres tableaux détachés qu’on cite comme étant de Buonarotti ont été peints, en général, sur ses dessins, par Daniel de Volterre ou frère Sébastien del Piombo.
De ce nombre sont le Sommeil de l’Enfant Jésus, la Prière au Jardin des Olives, les crucifix de Plaisance et de Bologne, la Flagellation de Naples, et la Déposition de Viterbe.
Mais il est temps désormais de considérer Michel-Ange sous le troisième aspect de cette trinité de génie, qui, incarnée dans un seul homme, le rend le plus complet et le plus prodigieux artiste qui ait jamais existé.
La devise de Buonarotti était trois cercles entrelacés, emblème parlant de cette triple couronne que lui a décernée la postérité.
Comme architecte, Michel-Ange nous a laissé la sacristie et la bibliothèque de Saint-Laurent, le couronnement du palais Farnèse, l’église de Saint-Jean-des-Florentins, le Capitole, et la miraculeuse coupole de Saint-Pierre de Rome.
Antoine de San-Gallo venait de mourir ; Raphaël et Bramante l’avaient précédé au tombeau. Michel-Ange venait d’atteindre sa soixante et douzième année, et il avait acquis plus que tout autre le droit, après tant de travaux et tant de succès, de passer les derniers jours de sa vie dans un vénérable repos, lorsque Paul III vint le supplier, presque au nom de Dieu, de prendre la direction de Saint-Pierre.
Voici à quelle occasion le pape avait songé à Michel-Ange, comme étant le seul homme propre à se charger de cet immense fardeau.
Peu de jours avant la mort de San-Gallo, comme il avait été question de fortifier un des quartiers de Rome qu’on appelle le Borgo, Paul III voulut ouvrir une sorte de concours, où plusieurs hommes célèbres dans les différentes branches des arts seraient admis à donner leur opinion. Comme de juste, San-Gallo eut le premier la parole en sa qualité de premier architecte et de favori du pape. San-Gallo développa donc son plan de fortifications avec cette morgue hautaine et ce ton d’assurance qui n’admettent pas la possibilité d’une objection.
Tous les autres membres de l’assemblée se rangèrent exactement du côté de l’architecte. Michel-Ange, interrogé à son tour, refusa d’abord de répondre ; mais, pressé par le pape, il finit par donner un avis contraire de tout point à celui de San-Gallo.
L’architecte furieux répondit avec l’orgueil d’un pédant et l’insolence d’un favori :
– Vous n’êtes pas compétent en ces matières, mon maître ; parlez-nous de statues et de tableaux, à la bonne heure, c’est là votre état ; vous n’êtes qu’un peintre et un sculpteur.
– Tout au contraire, monsieur, répliqua fièrement Michel-Ange, je suis peu de chose dans les arts dont vous parlez ; mais, pour ce qui est de fortifications, j’en sais un peu plus que vous et les vôtres.
Le plan de Michel-Ange fut adopté, et, depuis ce jour, le pape l’avait nommé in petto architecte de Saint-Pierre.
L’histoire de ce grand monument, qui est resté la plus grande merveille que les hommes aient élevée sur la terre, formerait à elle seule un volume.
Constantin en posa la première pierre vers l’an 324. Honorius y fit mettre des portes d’argent massif en 626 ; en 846, les Sarrasins les emportèrent. Pendant les XIIIe et XVIe siècles, plusieurs papes firent réparer l’antique basilique. Nicolas V avait conçu le projet de rebâtir Saint-Pierre sur les dessins de Léon-Baptiste Alberti ; mais à peine les nouveaux murs étaient-ils hors de terre, que ce pape mourut, et tout resta en abandon.
Enfin, le 18 avril 1506, Jules II, qui entrait alors dans sa soixante et treizième année, eut la gloire de poser la première pierre de la nouvelle construction. Bramante, Raphaël, Julien di San-Gallo, Fra Joconde de Vérone, continuèrent successivement l’édifice. Des sommes énormes, incalculables, vinrent s’engloutir dans le gouffre de cette œuvre immense, qui paraissait destinée, moderne Babel, à n’être jamais terminée.
Lorsque Paul III eut recours, comme à une dernière ancre de salut, à la haute science, à l’austère probité de Buonarotti, l’entreprise de Saint-Pierre était devenue un champ honteusement ouvert à tous les trafics, à toutes les cupidités, à toutes les dilapidations. Cent cinquante ans de travaux et deux millions de dépenses n’auraient pas suffi pour venir à bout de cette forêt de clochers, de coupoles, de flèches, de colonnes, de portiques, d’arcades, d’ornements de tous les goûts et de tous les âges, que l’activité des architectes avait multipliés et entassés dans ce projet multiforme.
Michel-Ange éloigna de lui ce calice tant qu’il put ; il savait à quels dégoûts, à quels combats de toute sorte était réservée sa vieillesse.
« Dieu m’est témoin, écrivait-il à Vasari, que c’est contre mon gré et uniquement par force que j’ai accepté l’entreprise de Saint-Pierre. »
Dans une lettre à Ammanati, il disait en parlant de son modèle :
« S’il l’emporte, je ne puis qu’y perdre beaucoup ; c’est ce que vous me ferez plaisir de faire entendre au pape, car je ne suis pas bien portant. »
Mais, malgré ses refus réitérés, force lui fut enfin d’accepter. Il se fit présenter le modèle de son prédécesseur. Les élèves et les partisans de San-Gallo, qui prévoyaient que l’avènement de Michel-Ange mettrait un terme à leur pillage organisé, en lui présentant les plans de leur maître, s’écrièrent avec amertume :
– C’est un pré où il y aura toujours à faucher.
– Vous dites plus vrai que vous ne pensez, répondit Michel-Ange ; il ne manque à ce beau dessin qu’une chose : c’est l’unité.
En quinze jours, il fit son modèle en relief, qui ne coûta que vingt-cinq écus. Il avait fallu quatre ans pour exécuter le modèle de San-Gallo, et il avait coûté cinq mille cent quatre-vingt-quatre écus d’or.
Le lendemain du jour où fut exposé le nouveau plan de Michel-Ange, un décret ou motu proprio du pape le nommait architecte et directeur en chef des constructions de Saint-Pierre.
Buonarotti n’exigea qu’une seule condition, et sur celle-là il fut inébranlable : c’est que ses fonctions seraient gratuites. Il voulait prêcher par l’exemple.
Armé des pouvoirs les plus absolus, l’austère et inflexible vieillard se présenta à Saint-Pierre. Il fit abattre l’ouvrage de San-Gallo, et chassa sans pitié cette troupe honteuse d’intrigants et de pillards, comme le Christ avait chassé jadis les marchands de son temple.
De toutes parts le nouvel édifice s’éleva comme par enchantement, dans ses simples et majestueuses proportions, sur le plan d’une croix grecque. En trois années, Michel-Ange banda les quatre nefs, termina les deux grands escaliers qui conduisent au sommet des voûtes, fortifia les arcs, renforça les piliers. L’édifice grandissait à vue d’œil. Le but du grand artiste était d’empêcher désormais tout remaniement, toute profanation que la cupidité ou l’envie auraient pu tenter contre son projet. Enfin, Paul III, avant sa mort, qui arriva en 1549, eut la consolation de voir la forme de la grande basilique irrévocablement arrêtée.
La même ordonnance corinthienne régnait au dehors comme au-dedans. Les hémicycles de deux croisées, les compartiments de leurs voûtes, leurs chapelles et les fenêtres qui les éclairent étaient terminés. Enfin, on vit s’élever, en pierre travertine, le soubassement extérieur, d’où devait s’élancer au ciel, au moyen d’un seul rang de colonnes, cette admirable coupole, le nec plus ultra de l’art humain.
Pendant dix-sept années consécutives, et quelles que fussent d’ailleurs les contrariétés et les déboires de toute sorte éprouvés par Michel-Ange, soit par le changement de différents papes qui se succédèrent, soit par les calomnies et les cabales de ses nombreux ennemis, il ne cessa jamais de travailler, avec autant d’activité que de désintéressement, à cette grande œuvre, dont il regardait désormais l’achèvement comme le plus sacré de ses devoirs.
Nous lisons dans une de ses lettres, où il répond aux offres et aux instances qu’on lui faisait de la part du duc de Toscane, qui l’invitait à se rendre auprès de lui :
« Obtenez de Sa Seigneurie qu’avec sa permission, je puisse suivre la construction de Saint-Pierre jusqu’à ce que je l’aie amenée au point qu’on ne puisse plus lui donner une autre forme. Si je quittais auparavant, je serais la cause d’une grande ruine, d’une grande honte, et d’un grand péché ! » Son but fut atteint. Après sa mort, cette immense voûte fut exécutée religieusement sur son modèle par Giacomo della Porta et Domenico Fontana. On poussa à tel point le respect pour ce qu’on regardait avec raison comme la dernière volonté du grand artiste, que Pie IV destitua un Pirro Ligorio pour s’être permis de s’en écarter.
Ainsi l’église de Saint-Pierre doit évidemment son existence à Michel-Ange, et, quoiqu’on l’ait prolongée par la suite en croix latine, le génie de Michel-Ange plane tout entier sur cette œuvre. C’est là le véritable tombeau que sa grande âme doit habiter si elle vient jamais visiter la terre ; c’est là le seul monument digne du grand artiste.
VIII §
Malgré tant de gloire et tant de travaux, malgré une vie si remplie d’années, d’épreuves et de triomphes, la vieillesse de Michel-Ange fut triste et désolée. Il survivait seul à son siècle. Bramante, San-Gallo, Raphaël, tous ses compagnons, tous ses rivaux, tous ses ennemis étaient morts. Il avait vu s’élever et disparaître tant de princes, tant de rois, tant de papes ! Sombre et taciturne vieillard, il restait seul debout sur les débris de sa nation avilie, et (comble d’infortune !), après avoir porté l’art au plus haut degré auquel un homme puisse atteindre, il ne laissait après lui ni élèves ni imitateurs, la seule postérité qu’ambitionne un artiste !
Dans ses heures de noire tristesse et d’inconsolable amertume, il secouait le poids des souvenirs en frappant à coups redoublés sur le marbre. Il ébauchait ainsi un dernier groupe qu’il destinait à orner son tombeau. C’était toujours son sujet favori, le Christ mort sur les genoux de sa mère. La pierre volait en éclats sous le poignet encore ferme de l’indomptable vieillard. Une ligne de plus, et c’en eût été fait : le marbre aurait été brisé, le groupe perdu ; l’artiste en eût été quitte pour le donner à un de ses garçons d’atelier.
Sobre pour lui, généreux pour les autres, il vivait souvent d’un morceau de pain ; il donnait des sommes énormes à ses neveux, à ses serviteurs, aux pauvres, surtout aux artistes. Âpre au travail, ennemi du plaisir, sérieux, grave, austère, il aimait la solitude, et fuyait les hommes. Ne transigeant jamais avec ses devoirs, sévère envers les autres, et plus encore envers lui-même, haïssant la lâcheté, et méprisant la sottise, sa vie est irréprochable d’un bout à l’autre : c’est une vertu stoïque, un caractère antique.
Il s’éteignit doucement, d’une fièvre lente, le 17 février 1563, âgé de quatre-vingt-huit ans onze mois et quinze jours.
Son testament fut dicté en peu de mots : « Je laisse mon âme à Dieu, mon corps à la terre, mes biens à mes plus proches parents. » Vasari nous a conservé son portrait : « La tête ronde, le front carré et spacieux, les tempes saillantes, le nez écrasé (par le coup de Torregiani), les yeux plus petits que grands, d’un brun assez foncé et tachetés de points jaunes et bleus, le sourcil peu garni, les lèvres minces, le menton bien proportionné, la barbe peu épaisse et se partageant en deux touffes égales vers le milieu du menton. »
Michel-Ange était d’une taille moyenne, avait les épaules larges et le corps bien proportionné, un tempérament sec et nerveux. Il n’eut que deux maladies dans le cours de sa longue vie. Sa complexion était saine et robuste.
On ne lui connut qu’un seul amour, et c’était plutôt un amour platonique, une admiration respectueuse et tendre pour Vittoria Colonna, cette femme célèbre à tant de titres, et qui a laissé un beau nom dans l’histoire de la poésie italienne. Michel-Ange se reprochait amèrement de n’avoir pas osé lui baiser le front au lieu de la main la dernière fois qu’il la vit. Sa véritable passion était l’art.
Cet amour platonique inspira à Buonarotti plusieurs poésies dans le goût et dans le style de Pétrarque. Mais, à travers cette limpide et transparente poésie, on sent percer je ne sais quoi de plus énergique et de plus arrêté. C’est la griffe du lion.
L’affection la plus sérieuse de Michel-Ange est celle qu’il porta à son domestique Urbino. Malgré ses quatre-vingt-deux ans, il voulut le veiller tout le temps de sa dernière maladie, et passa plusieurs nuits à son chevet sans se déshabiller. Michel-Ange lui avait déjà donné vingt mille francs pour qu’il n’eût pas à servir un autre maître.
Nous terminerons ce rapide essai sur la vie du grand homme par une lettre qu’il adressait à Vasari après la mort de son pauvre Urbino. Ce peu de lignes feront connaître le cœur de Michel-Ange mieux que tout ce que nous pourrions ajouter. Nous ne saurions trouver un plus simple et plus touchant modèle de rare sensibilité et de mélancolie profonde.
« M. Giorgio mio caro,
» Je puis mal écrire ; cependant j’essayerai de répondre à votre lettre.
» Vous savez que mon Urbino est mort. Dieu, en me l’enlevant, m’a donné un grand enseignement ; mais c’est pour moi une perte immense, une douleur infinie. Tant qu’il a vécu, la vie m’a été chère ; en mourant, il m’a appris à mourir, et j’attends la mort, non pas avec crainte, mais avec désir, avec joie.
» Je l’ai gardé vingt-six ans, et je l’ai trouvé rare et fidèle ; et, maintenant que je l’avais fait riche, et que j’espérais qu’il allait devenir le soutien et l’appui de ma vieillesse, je l’ai perdu, et il ne me reste d’autre espoir que de le revoir en paradis.
» La mort heureuse qu’il vient de faire m’est une preuve éclatante que Dieu a écouté mes vœux. Mon pauvre Urbino n’a eu d’autre regret en mourant que de me laisser dans ce monde de trahisons et de misère, quoique la plus grande partie de moi, il l’ait emportée avec lui, et que ma vie ne soit plus désormais qu’une immense douleur !
» Je me recommande à vous.
» MICHEL-ANGELO BUONAROTTI. »
Après cela, pourquoi irions-nous répéter les pompes vaines du cercueil, et l’ostentation vaniteuse des princes, et l’enthousiasme commandé des poètes, tout ce bruit importun qu’on fait sur la tombe des grands hommes ! Mieux eût valu enterrer Michel-Ange au pied d’un autel, et lui laisser pour tout monument ce beau groupe de la Pieta qu’il sculptait dans les derniers jours de sa vie. Quel mausolée peut être digne d’un tel homme ?
La postérité sait son histoire en trois mots :
Écrivain et poète élégant, citoyen austère, stratégiste célèbre, il a laissé, dans trois arts différents, les trois plus grands ouvrages qui existent :
Le Jugement, le Moïse et la coupole de Saint-Pierre.
Titien §
Au nom seul de Titien, ce Rubens de l’Italie, ce peintre enthousiaste et passionné de la couleur et de la forme, mille idées de volupté, de plaisir et d’amour se réveillent dans les cœurs les plus froids, dans les imaginations les plus engourdies. Ce ne sont plus les hautes conceptions de Léonard, ni les Vierges idéales de Raphaël, ni les formidables dessins de Michel-Ange. Le temps des suaves rêveries, des inspirations célestes, des épouvantements bibliques est passé ; nous sommes en pleine Renaissance, en pleine orgie, au milieu de cette Venise ardente et sensuelle, et ivre comme une fille de joie. Ce sont des Vénus aux contours voluptueux, des Bacchantes aux poses lascives, de royales courtisanes à la beauté éclatante, aux dévorantes ardeurs. Ce sont de frais paysages remplis d’ombre et de mystère ; des groupes d’enfants nus se jouant sur un sable d’or ou sur un gazon d’émeraude ; des chœurs mélodieux et invisibles chantant des hymnes tout empreints de la poésie d’Horace et de Tibulle. Ce sont de blondes chevelures ruisselant sur des seins d’albâtre, de tendres et langoureux regards noyés dans les larmes du bonheur ; c’est une exubérance de chairs bondissantes à donner le frisson ; c’est la pourpre, c’est le sang, c’est la vie.
S’il est vrai, comme nous croyons l’avoir prouvé, que Michel-Ange est le Dante de la peinture italienne, Titien en est l’Arioste.
Nous n’étonnerons pas nos lecteurs, habitués qu’ils sont aux brusques revirements de la mode, en leur avouant, dès le début de cette notice, que le roi des coloristes vénitiens a été, dans ces derniers temps, en butte à toute espèce d’injures de la part des néobyzantins, s’il nous est permis de créer un mot pour désigner cette classe de fanatiques. Il est de toute évidence que ceux qui n’apprécient dans le corps que le squelette, qui n’adorent que le gris dans la couleur, doivent préférer Giotto à Titien et Cimabue à Giorgione.
Quant à moi, je le confesse en toute humilité, quoique j’aie renoncé pour ma part et tout comme un autre à Satan et à ses pompes, je ne crois pas avoir contracté implicitement l’obligation de mettre à l’index les tableaux de Titien et de Rubens. Je pousserai plus loin ma franchise en proclamant tout haut ma prédilection pour les écoles vénitienne et flamande.
Titien Vecelli est né en 1477 dans la Pieve, petit château situé sur la frontière du Friuli, chef-lieu des sept communes de Cador.
Ici, l’historien Ridolfi, que j’ai, entre autres, sous les yeux, se lance à perte de vue dans une phrase interminable, que je ne me sens pas l’haleine de poursuivre jusqu’au bout, pour prouver que la Pieve est entourée de hautes montagnes, de vallées profondes, de torrents, de précipices, dont je fais grâce au lecteur, comme aussi des dispositions naturelles et presque innées de l’enfant, des prodiges qui accompagnèrent sa venue au monde, de son horoscope enfin, que tout biographe un peu distingué se croyait alors en devoir de tirer pour l’homme dont il allait raconter la vie.
Titien a cela de commun avec Michel-Ange, qu’il est né gentilhomme. Son père s’appelait Gregorio Vecelli ; ses aïeux remontent, dit-on, au XIIe siècle, et notre artiste eut le privilège de pouvoir se choisir un patron sans sortir de sa famille. Saint Titien, évêque d’Oderzo, était un Vecelli.
On remarquera en passant que Titien est un nom de baptême : à ces causes, il ne peut être précédé d’un article. Dire le Titien, comme on en a généralement l’habitude, c’est commettre la même faute que si l’on disait le Raphaël ou le Michel-Ange. Ce n’est, du reste, qu’un péché véniel contre les lois de la grammaire ; et, comme l’usage, à tout prendre, excuse et justifie les coupables, notre absolution leur est acquise et octroyée d’avance.
Titien n’avait pas six ans que déjà, à en croire ses biographes, il donnait des preuves non équivoques de son merveilleux génie. On sait avec quelle ardeur d’investigation et avec quel aplomb de certitude les faiseurs de notices, ces prophètes après coup, recherchent dans l’enfance des grands hommes tout ce qui aurait pu faire deviner ce qu’ils seraient un jour. Un détail très curieux, et qui sort un peu de la banalité de ces pronostics calqués les uns sur les autres, nous a été conservé précieusement. Tous les gamins, ceux qui deviendront de grands peintres comme ceux qui ne seront rien du tout, commencent par barbouiller les murs à la craie ou au charbon. Ici se révèle déjà le prodigieux instinct de Titien pour la couleur. Dédaignant, dès ses premières années, le trait et le dessin, il s’en allait dans les jardins, dans les prés, le long des haies, cueillant les fleurs les plus belles et les plus éclatantes ; il les admirait, les comparait, s’enivrait de leur vue : la blancheur du lis, l’incarnat de la rose, la pourpre de l’œillet, les mille nuances de ces vivantes pierreries, le plongeaient dans une muette extase. Le parfum n’était qu’un luxe, je dirais presque un défaut, pour cet étrange enfant, qui devait être un jour le plus grand coloriste de son siècle.
Une fois en possession de cette immense et magique palette que la nature a semée dans les champs, le petit Titien n’avait plus besoin ni de crayon ni de plume pour esquisser ses figures. Il pressait tout bonnement le suc de ses plus belles fleurs, et la fresque était aussitôt conçue qu’exécutée. Les habitants de Cador purent ainsi admirer longtemps une très jolie tête de Vierge que le jeune Vecelli avait peinte sur un chapiteau par ce procédé aussi simple que charmant. On venait la voir de tous les côtés ; et ce fut je ne sais quel envieux et brutal architecte qui fit jeter à bas la peinture, le chapiteau et la façade, sous prétexte qu’ils gênaient le passage.
Une autre particularité qui a paru digne de remarque aux admirateurs du grand peintre, c’est que l’homme qui passe pour lui avoir donné les premières leçons de son art est un certain Antonio Rossi, artiste de quelque valeur, dont il reste à Cador deux ou trois peintures à la détrempe, entre autres une Vierge sur son trône, entourée de petits anges qui ne manquent pas de correction et de grâce. Au bas de ce petit tableau, que l’on conserve religieusement dans l’oratoire de M. Zamberlani, on lit en toutes lettres l’inscription suivante : Opus Antonii RUBEI. Or, je vous le demande, quelle bonne fortune pour les étymologistes qui ont foi dans la prédestination des noms propres ! Titien, le précurseur de Rubens, a eu pour premier maître Antonio Rossi : en italien, c’est exactement le même nom rendu immortel par le Michel-Ange néerlandais. Ne dirait-on pas que la Providence s’en est mêlée ?
Mais laissons désormais le côté merveilleux et poétique pour aborder franchement l’histoire. Il est certain qu’après avoir reçu quelques conseils de Sebastiano Zuccati, le jeune Titien fut envoyé par son père à Venise pour faire de sérieuses études sous la direction de Jean Bellini.
Les deux frères Bellini, Jean et Gentile, liés par la plus tendre amitié, quoique séparés d’atelier et d’affaires, avaient alors la réputation d’être les dessinateurs les plus corrects et les plus purs de l’école vénitienne, à laquelle, comme on sait, on a de tout temps reproché de pécher par le dessin. Jean se distinguait surtout par une ardeur de nouveauté et par des idées de progrès qui ne laissaient point d’étonner chez un homme foncièrement classique. Rien de plus commun que ces contrastes chez les fortes natures. D’un côté, le génie les entraîne et les porte malgré elles vers tout ce qui est grand, vers tout ce qui est beau, vers tout ce qui est neuf ; de l’autre, le préjugé les retient, la règle les enchaîne, l’autorité les arrête. Le cœur bout, la tête raisonne. À quoi bon avoir des ailes au front quand on a du plomb aux pieds ?
Comme il n’entre point dans notre plan d’écrire la biographie de Bellini, nous ne pouvons résister à l’envie de raconter une anecdote qui montre à quel point les élans de l’âme étaient en guerre ouverte avec les prescriptions de l’école chez ce peintre austère et compassé. D’ailleurs, mieux on aura connu le maître, mieux on connaîtra l’élève.
On avait peint jusqu’alors à la détrempe. Tout à coup un bruit se répand, sur la place Saint-Marc, qu’il vient d’arriver à Venise un peintre sicilien nommé Antonello de Messine, et possesseur de secrets admirables pour préparer et broyer les couleurs. La nouvelle est colportée d’atelier en atelier et n’y trouve que des incrédules ou des détracteurs. Gentile lui-même n’hésite pas à traiter le Sicilien d’aventurier et de charlatan. Mais son frère, mieux avisé, au lieu de mêler sa voix à ce chœur de railleries et de reproches dont on accable en général les novateurs, se prit à réfléchir profondément et n’eut plus qu’une pensée : ce fut celle de s’emparer du secret, d’étudier le procédé d’Antonello.
Une fois son projet arrêté, rien ne lui coûta plus pour atteindre son but ; l’ardeur de l’artiste l’emporta sur les scrupules du dévot ; il ne recula pas devant la ruse et le mensonge, et voici comment il s’y prit pour surprendre le secret de son rival :
Un jour, Jean Bellini mit son plus riche pourpoint de satin, sa plus belle toque de velours, ses plus blanches plumes et son médaillon le plus artistement travaillé. Quant à l’air noble et dégagé, quant aux façons de gentilhomme et de cavalier, il n’eut rien à changer à sa manière d’être habituelle ; car rien ne ressemble plus pour l’élégance et pour la noblesse aux beaux seigneurs vénitiens de cette merveilleuse époque, que les peintres qui nous en ont laissé les portraits.
Ainsi déguisé, notre artiste se présenta à l’atelier de son confrère et le pria en grâce de faire au plus vite son portrait, pressé qu’il était de partir pour un assez long voyage ; quant au prix, le gentilhomme s’engagea d’avance à le laisser fixer par le peintre lui-même. Antonello, trompé par la bonne mine de l’inconnu, n’eut garde de laisser échapper une si belle occasion, et répondit à Sa Seigneurie que, si elle daignait poser, rien ne l’empêchait de commencer immédiatement son esquisse.
Il s’y mit en effet, et, en moins de deux heures, les contours étaient tracés ; Antonello avança assez la tête pour que le gentilhomme pût se reconnaître. La ressemblance était parfaite ; mais ce qui paraissait étonner beaucoup l’inconnu, c’était le ton des chairs et une certaine morbidezza de coloris dont on n’avait pas d’exemple jusqu’alors.
– Ah ! ah ! fit le Sicilien d’un air capable, je sais ce qui occupe Votre Seigneurie ; ceci tient à un procédé que j’ai inventé, et dont vos peintres vénitiens ne se doutent pas seulement.
Antonello se vantait évidemment : il n’avait pas inventé la peinture à l’huile ; il l’avait apprise en Flandre, de Jean de Bruges.
– Y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander en quoi consiste ce nouveau procédé ? répondit le gentilhomme, qui ne perdait pas un mouvement de son confrère.
– Nullement, reprit le Sicilien ; voyez-vous ce flacon, monseigneur ?
– À merveille.
– Ce flacon contient une espèce d’élixir très coûteux, extrait par moi de certaines herbes qu’on trouve dans les environs de l’Etna. On verse quelques gouttes de cette liqueur dans une soucoupe, on trempe le pinceau dans la soucoupe et l’on produit des tons qui ont toute l’apparence de la vie.
– C’est singulier ! fit le gentilhomme de son air le plus naturel, j’aurais cru que votre élixir était tout bonnement de l’huile de lin.
Antonello rougit et regarda fixement l’inconnu ; mais, comme rien ne décelait, ni dans la voix, ni dans l’attitude de ce dernier, qu’il attachât la moindre importance à sa découverte, le Sicilien s’étendit longuement sur les qualités et sur les vertus secrètes de son liquide et sur les soins infinis qu’il fallait prendre pour l’extraire et pour l’employer. Le Vénitien fit semblant d’être parfaitement convaincu, et l’on parla d’autre chose.
Deux jours après, le portrait était fini ; le gentilhomme le paya largement et l’emporta : le tour était fait.
Il est possible que Jean Bellini ait passé le reste de sa vie à prier Dieu de lui pardonner son mensonge ; mais il avait appris la peinture à l’huile.
Ce fut à cette époque justement que Titien fut envoyé par son père chez Bellini. Le bouillant jeune homme ne pouvait tomber plus mal à propos. Dans son ardeur d’expiation, et voulant sanctifier par l’usage un secret qu’il devait à la ruse, il avait décidé de ne peindre que des sujets de dévotion et de pénitence. Jamais il ne s’était montré si sévère dans le choix et dans l’exécution de ses tableaux. C’étaient des moines d’une maigreur effrayante, des martyrs dans toutes les angoisses et les convulsions de leurs tortures, des vierges au front désolé, aux joues creuses, aux yeux remplis de larmes et de douleur. Sans doute, on ne pouvait voir ces saintes images sans être ému de pitié, pénétré de repentir ; sans doute, Jean Bellini eut la gloire et le mérite d’enrichir plus d’un couvent par les pieuses offrandes que venaient déposer les fidèles au pied de ses tableaux, de convertir plus d’un pécheur endurci, par la contrition profonde, par l’humilité sincère et par l’édifiante charité que respiraient de leurs toiles ses sombres cénobites, ses belles et illustres pénitentes.
Mais songez quelle triste mine dut faire ce pauvre Titien, tout bouillant de jeunesse, de liberté et d’amour, lorsqu’il se vit claquemuré dans cet austère atelier au plafond gothique, aux noires parois, aux étroites ogives, entre deux filières de saints squelettes et de madones jaunies ! autant eût valu l’enfermer dans un couvent, le jeter dans un cachot, le descendre tout vivant dans un tombeau ! Aussi le pauvre garçon n’avait-il pas assez de regrets pour ses chères montagnes, pas assez de larmes pour ses vallées fleuries où il allait ramasser si joyeusement ses couleurs, pas assez de soupirs pour sa riante chambrette de la Pieve, nid aérien d’où il contemplait tous les soirs, au soleil couchant, avec les yeux d’un artiste déjà vieux et le cœur d’un amoureux de vingt ans, un immense et poétique horizon.
Effrayé de l’imagination brûlante et des tendances sensuelles de son élève, Jean Bellini le soumit à un régime plus sévère que les autres. Les Vierges et les Madeleines, quelle que fût la sécheresse de leurs contours et la roideur de leurs poses, lui furent absolument interdites. À peine si on lui permit les petits anges jouant du luth ou de la viole. Mais le Saint Sébastien percé de flèches, le Job sur son fumier, le saint Antoine, moins la tentation, devinrent sa ration journalière. Encore une fois, pauvre Titien ! lui qui ne rêvait que Vénus et bacchantes, que soie et velours, que riches seigneurs et royales courtisanes ! Il fallut se résigner.
Nous avons de lui plusieurs tableaux qui appartiennent à cette époque. Un je ne sais quoi de vaporeux, de tendre, de charmant s’y fait jour, malgré les ordres du maître : c’est d’abord l’ange Raphaël tenant par la main le petit Tobie, tel qu’on le voit encore dans l’église de Sainte-Catherine à Venise ; ce sont plusieurs portraits sur bois, suivant l’usage adopté plus communément alors ; c’est une crèche, où il n’a pu se défendre de mettre un peu de sa grâce ; c’est une Vierge assez maigre, flanquée de saint Roch et de saint Sébastien, le tout à la détrempe, dont il fit don à la paroisse de la commune ; et grand nombre de peintures dans le même style et de la même manière, dont le catalogue serait trop long et trop monotone.
Comme tous les maîtres qui font leur métier en conscience, Jean Bellini s’appliqua avec persévérance, avec zèle, avec obstination, à faucher dans cette riche et féconde nature tout ce qu’elle avait de trop jeune, de trop vigoureux, de trop luxuriant. Il émonda soigneusement le jeune arbre qui lui avait été confié ; puis, voyant que la chose lui réussissait à merveille, et quittant la serpette pour le rabot, il se mit en devoir de faire disparaître les aspérités et les nœuds de ce robuste et glorieux rejeton dont il avait déjà coupé les branches et les fleurs. Il en avait fait un tronc ; il en voulut faire une planche, ce à quoi s’opposa Titien de toutes ses forces.
Sur ces entrefaites, il arriva un de ces événements desquels dépendent quelquefois, sans qu’on s’en doute, la destinée d’un homme et l’avenir d’un artiste. Bellini reçut dans sa boutique, au nombre de ses élèves les plus assidus, un jeune homme de Castel-Franco. On l’appelait Georges tout court.
C’était un grand et beau garçon de haute taille, d’une noble tournure et d’une prestance herculéenne ; un de ces hommes heureusement doués par la nature qui n’ont qu’à se montrer pour captiver de gré ou de force la sympathie de tous ceux qui les entourent. Brave, enjoué, spirituel, railleur, mais d’un cœur excellent, d’un caractère aimable, d’un courage à toute épreuve, il fut accueilli par ses camarades à bras et à cœur ouverts, comme un ange envoyé par le ciel pour faire diversion aux ennuis de l’atelier, à la monotonie claustrale de l’école de Bellini. Plus d’une fois, le maître vénitien se repentit de ne pas avoir fermé sa porte à ce hardi tapageur ; mais, dominé par les nobles qualités de son élève, admirant dans toute la candeur et la probité de son âme le talent très réel dont il donnait des preuves, attiré secrètement vers lui par ce désir irrésistible qui le portait vers tous ceux qui se distinguaient dans l’art, Jean Bellini tolérait ses escapades et fermait les yeux sur ses défauts, non sans les lui faire payer toutefois par de longs sermons et de sévères réprimandes. Georges courbait la tête et prenait un faux air de résignation tant que l’orage grondait ; mais, dès qu’il apercevait du coin de l’œil un rayon de soleil prêt à poindre sur le front du maître, il relevait ses beaux cheveux noirs, fixait sur le terrible prédicateur ses grands yeux étonnés, et, d’un mot, d’un sourire, d’un geste, ramenait la gaieté dans l’atelier. Les élèves l’avaient surnommé Giorgione à cause de sa bonne humeur et de l’ascendant qu’il avait pris sur eux tous ; la postérité lui a confirmé ce nom.
On devine qu’un tel homme devait devenir immédiatement l’ami, le compagnon, le frère, le modèle de Titien ; comme tous les cœurs jeunes et enthousiastes, il s’éprit d’une admiration sans bornes, d’une vive amitié pour Giorgione ; on ne pouvait voir l’un sans l’autre. Si Giorgione choisissait un sujet, Titien le copiait, l’imitait ou le reproduisait aussitôt. La manière franche et hardie de son camarade, ses tons chauds et vigoureux, ses contrastes habilement ménagés d’ombre et de lumière, mais surtout la vivacité, la grâce, la douceur de ses figures, la délicatesse, le moelleux, la transparence de son coloris, lui souriaient beaucoup plus que le dessin correct mais froid de Bellini. Ce fut toute une révélation impérieuse et soudaine pour le génie de Titien. Égaler, surpasser Giorgione, voilà son but, sa seule et légitime ambition.
Un jour que les deux amis se promenaient bras-dessus bras-dessous dans les rues de Venise, comme ils en avaient pris l’habitude, ils rencontrèrent trois jeunes gens de leur connaissance : c’étaient des sculpteurs. La conversation tomba d’abord sur un cheval de bronze d’André Verrochio ; c’était le succès du jour. Lorsque chacun eut émis son opinion plus ou moins favorable sur le nouvel ouvrage, on en vint à discuter lequel des deux arts, de la peinture ou de la sculpture, méritait la prééminence.
– La réponse me paraît bien simple, fit le plus jeune des nouveaux venus, et je ne sais vraiment s’il y a quelqu’un qui puisse en douter sérieusement.
– Et lequel de ces deux arts vous paraît donc le plus digne ? demanda Giorgione avec son air railleur.
– Pardieu ! la sculpture.
– Ah !… et pourquoi cela, mon maître ?
– Parce que c’est un art plus difficile, répondit le premier statuaire.
– Parce que c’est un art plus durable, ajouta le second.
– Parce que c’est un art plus complet, acheva le troisième.
– Messieurs, vous êtes en majorité, fit Titien en souriant, et vous abusez de votre force, c’est-à-dire de votre nombre.
– Laissez-moi parler jusqu’au bout ! s’écria Giorgione, s’animant dans la dispute et serrant le bras de son ami. Un art plus complet, un art plus durable, un art plus difficile, comment l’entendez-vous, messieurs ?
– Sans doute, reprit le premier sculpteur, pour manier le pinceau, une femme suffirait au besoin ; tandis que, pour tailler la pierre, pour couler le bronze et pour ciseler le marbre, il faut la main d’un homme.
– Un art plus durable ? répéta le peintre en s’adressant à son second interlocuteur.
– Évidemment, mon cher Giorgione, la toile s’use, les murs se fendent, le bois tombe en poussière ; tandis que le marbre, l’or ou le bronze défient le temps et réalisent l’éternité.
– Un art plus complet ?
– Ceci n’a pas besoin de démonstration, ce me semble, fit le troisième sculpteur. La peinture ne peut rendre qu’un seul côté de la figure humaine, tandis que notre art, à nous, représente le corps en entier ; vous n’avez qu’à faire le tour de la statue et vous ne perdez aucun aspect de l’objet reproduit.
– Vous dites donc, mes maîtres, répondit lestement Giorgione lorsqu’il les eut laissés achever, vous dites donc que la peinture est un art facile et vulgaire, à la portée des enfants et des femmes ?
– Permettez, Giorgione.
– Je n’ai pas fini, s’écria le peintre en frappant du pied la terre. Vous dites que votre art doit l’emporter sur la peinture parce que le temps détruit plus vite les tableaux que les statues. Ainsi, mes maîtres, la poésie et la musique seraient, à votre avis, des arts souverainement méprisables, parce que la note se perd dans l’espace, parce que le vers confié à une simple feuille de papier s’anéantit en peu d’années, et vit précisément ce que vivent les feuilles ? Mais vous oubliez, messieurs, que l’imprimerie a été inventée pour reproduire et perpétuer le livre, la mosaïque et la gravure pour reproduire et éterniser le tableau.
– Mais…
– Silence ! vous prétendez enfin que la peinture est un art incomplet parce qu’elle ne saurait rendre qu’un seul côté de l’image. Eh bien, messieurs, que diriez-vous si, d’un seul coup d’œil et sans vous obliger le moins du monde à faire le tour de mon tableau, comme vous êtes bien forcés de le faire pour votre statue, je vous montrais le dos, la face et les deux profils d’une figure ?
– Nous dirions, maître, que vous faites des miracles ; ce qui est tout simplement absurde.
– Parions donc ! s’écria Giorgione en rassurant du regard son ami Titien.
– Nous tenons le pari, répondirent d’une voix les trois sculpteurs.
– Eh bien, messieurs, cent sequins, si je réussis à vous peindre une figure ainsi que je viens de vous le dire.
– De profil, de dos et de face ?
– Parfaitement.
– Va pour les cent sequins. Mais qui sera juge du pari ?
– Vous-mêmes, messieurs.
– Et combien de jours vous faudra-t-il pour achever ce tableau ?
– Quatre, messieurs ; autant de jours que la figure humaine a de côtés.
– Mais c’est une folie ! et c’est vraiment vous voler votre argent !
– Peut-être.
– Voyons, Titien, vous qui êtes le plus raisonnable, tâchez donc de faire comprendre à votre ami que cent sequins ne sont pas si vite gagnés, surtout au métier que vous faites dans l’atelier du bonhomme Bellini.
– Prenez garde, je dirais que vous avez reculé.
– Mais c’est de l’entêtement.
– Comme vous le dites.
– Une fois, deux fois, vous ne retirez pas votre pari ?
– Je le double.
– C’est dit. Dans quatre jours, ou il nous faut les deux cents sequins, ou le tableau merveilleux.
Et les trois sculpteurs se séparèrent en riant des deux peintres, et n’eurent rien de plus pressé que de remplir Venise de l’étrange défi que venait de leur porter Giorgione, et qu’ils n’avaient accepté que dans le but de le punir de sa folle présomption.
Dès que les jeunes gens se furent éloignés, Titien, comprenant que son ami venait de s’engager dans une entreprise impossible, plutôt dans l’intention de railler ses rivaux que dans l’espoir de réussir, lui offrit sa bourse et réclama une moitié du pari.
– Nous ne sommes pas bien riches, mon cher Giorgione, ajouta-t-il d’un ton affectueux ; mais je prendrai sur mes nuits, et, avec une douzaine de crucifix et d’Ecce Homo, que je m’efforcerai de faire bien maigres et bien effrayants, nous nous tirerons d’affaire. Que la volonté de Dieu et la tienne soient faites !
– Sois tranquille, mon pauvre ami, répondit Giorgione ; je n’en veux pas à ta bourse, qui est bien plus dégarnie que la mienne, et je ne me pardonnerais de ma vie de t’avoir forcé à peindre des christs et des madones malgré toi. C’est assez de sainteté pendant le jour ; les nuits sont à nous, à nos amours, à nos rêves.
– Que comptes-tu faire alors ?
– Eh ! pardieu ! je gagnerai le pari, et cet argent nous servira pour mener quelques jours de bonne et joyeuse vie dont nous avons grand besoin, ma foi ; car, au régime auquel nous soumet maître Bellini, nous deviendrions bientôt méconnaissables, et nos maîtresses se sauveraient de nous en faisant le signe de la croix.
– Et comment t’y prendras-tu, mon pauvre Georges, pour faire l’impossible ?
– Tu verras.
Voici, en effet, l’ingénieux moyen auquel eut recours le compagnon et le frère de Titien.
Il représenta un guerrier, qui, tournant le dos au spectateur, se mirait dans une fontaine, laquelle reflétait ainsi dans ses eaux limpides le devant de la figure. À gauche du guerrier était suspendue son armure polie et brillante, dont il venait de se dépouiller et dans laquelle on voyait le côté gauche, reproduit avec une fidélité et une exactitude irréprochables. À la droite de son guerrier, Giorgione avait placé un miroir qui montrait le côté droit, et complétait ainsi, par une invention aussi bizarre que neuve, les quatre côtés du corps humain.
Tout Venise voulut voir et admirer ce curieux chef-d’œuvre, et les trois jeunes gens qui avaient provoqué le pari s’exécutèrent de bonne grâce, et furent les premiers à proclamer partout la supériorité incontestable de Giorgione.
Les deux amis, se voyant tout à coup maîtres d’une somme qu’ils n’avaient jamais espéré posséder, se hâtèrent d’en jouir ; et, comme le plus cher de leurs vœux avait été de déserter pour quelques jours l’atelier de Bellini, ils disparurent sans donner de leurs nouvelles. Ce fut là ce qui les perdit, ou plutôt ce qui les sauva : car c’est de ce moment que datent la réputation de Giorgione et l’heureux changement de manière et de style auquel Titien a dû sa gloire ; Titien, d’abord l’ami, l’imitateur, le disciple presque de Giorgione, et bientôt son émule, son rival, son vainqueur.
Jean Bellini n’était pas homme à pardonner à ses deux apprentis leur incroyable escapade ; aussi, lorsque le dernier sequin eut été rejoindre les cent quatre-vingt-dix-neuf autres, et que les deux compagnons se réveillant sans argent, sans travail et sans maîtresses, s’en retournèrent le visage contrit et l’oreille basse à l’atelier, furent-ils jetés à la porte sans rémission et sans miséricorde.
– Eh bien, tant pis ! s’écria Giorgione, dont le caractère hautain passait brusquement de la prière à l’irritation ; puisqu’il ne veut plus nous recevoir, montrons-nous heureux de le quitter. Allons-nous-en à l’aventure, et, si tu m’en crois, Titien, tu rendras grâce au ciel, comme moi, de nous avoir donné une bonne fois l’occasion d’envoyer au diable ce saint homme. Nous louerons une chambre sur le canalazzo et nous vivrons comme nous pourrons : qu’en dis-tu ?
– Je dis, Giorgione, que je suis ton ami et ton frère, et que je te suivrai partout où il te plaira de me conduire.
– Ainsi soit-il.
– J’ai deux bras qui ne savent guère rester croisés, et, depuis que je t’ai vu travailler, Giorgione, j’ai compris ce que c’était que la véritable peinture. Tu verras, ton nouvel élève ne te fera pas trop rougir.
– Et je te réponds, Titien, que l’ouvrage ne nous manquera pas. Par exemple, il ne faudra pas, au commencement, faire trop les difficiles. Tu penses bien qu’on n’ira pas nous donner tout de suite des églises et des palais à décorer, et que les rois, les cardinaux, l’empereur et le pape ne se montreront pas très empressés de poser devant deux garnements de notre espèce. Ma foi, je leur pardonne. À leur place, j’en ferais autant. Que veux-tu ! ils en seront quittes pour nous payer le double lorsque enfin la fantaisie leur prendra de se faire portraiter par maître Georges Barbarelli de Castel-Franco et maître Titien Vecelli de Cador. En attendant…
– Oui, au fait, en attendant… c’est le plus pressé.
– Eh bien, nous peindrons des boîtes, des bahuts, des consoles, des dossiers de chaises, des bois de lit, des paravents, des enseignes, des boutiques, des façades, tout ce qu’on voudra enfin, pourvu qu’on nous paye et qu’on ne nous demande pas des anachorètes, c’est là l’important.
– Va pour les boîtes et pour les paravents ; mais, si tu veux bien le permettre, en attendant les reines, les princesses et les favorites, qui ne peuvent manquer bientôt d’avoir recours à mes pinceaux, je commencerai par le portrait de ma maîtresse.
– Pourquoi pas de la mienne ?
De telle sorte, ou à peu près, étaient les entretiens de Titien et de Giorgione, les deux plus grands coloristes de l’école vénitienne, à cette heureuse époque de leur vie. C’était, en effet, le bon temps pour les artistes. Les Vénitiens étaient fous de peinture. Les portes, les tentures, les meubles, les moindres objets de toilette ou de luxe étaient surchargés de festons, de masques, de figurines, à rendre jalouse l’antiquité. C’était une profusion d’ornements, d’emblèmes, de sujets mythologiques de la plus charmante fantaisie et du goût le plus pur ; une admiration passionnée et exclusive pour la beauté, pour la couleur et pour la forme. Sur la façade des maisons, des églises et des bâtiments publics, on jetait pour des milliers d’écus de chefs-d’œuvre, dont le moindre fragment précieusement conservé fait aujourd’hui la gloire d’un palais ou la richesse d’une galerie.
Comme ils l’avaient espéré avec raison, l’ouvrage ne manqua pas aux deux amis. En peu de temps, Titien sut s’approprier si bien la manière de Giorgione, que les plus savants connaisseurs n’auraient pu distinguer les tableaux de l’un de ceux de l’autre. Plusieurs portraits sont attribués encore aujourd’hui indistinctement à Titien ou à Giorgione. Pas un seul nuage de rivalité ou de jalousie ne vint, à cette époque, troubler leur douce et sereine amitié. L’ouvrage se vendait en commun, et les deux peintres se partageaient en frères le prix aussi bien que la gloire.
Ce fut vers cette époque que Titien, âgé de trente ans environ, fit le portrait d’un gentilhomme de l’illustre maison Barbarigo avec lequel il était lié. Il est prouvé que Vasari se trompe en affirmant que notre peintre n’avait que dix-huit ans lorsqu’il acheva ce chef-d’œuvre ; car c’en était véritablement un, et le succès de vogue qu’il obtint parmi les artistes et les praticiens de Venise n’a pas d’égal dans les annales de l’art. On n’avait jamais vu une carnation plus vraie et plus vivante ; le sang coulait sous l’épiderme, les cheveux se comptaient, on pouvait distinguer tous les points d’une étoffe de satin argenté. Cette fois, non seulement Titien avait égalé son ami Giorgione, mais encore il l’avait surpassé.
Ce fut là probablement le premier levain de discorde qui, les camarades aidant, changea d’abord en froideur, et presque en aversion par la suite, la tendre amitié des deux peintres. Les commandes ne se bornèrent plus à la décoration de quelques meubles ou à quelques portraits d’amis. On commença à les charger de plusieurs fresques pour orner les portiques des maisons et les façades des palais.
Un incendie avait détruit, en 1504, le vaste entrepôt de marchandises appelé le Fondaco de Tedeschi, et comme, en cette bienheureuse et regrettable époque, rien ne restait étranger aux arts, lorsqu’il fallut reconstruire et décorer les nouveaux bâtiments, le doge Lorédan, dont Giorgione avait fait le portrait, voulant le récompenser en quelque sorte, lui fit accorder la façade qui donne sur le canal. Barbarigo, que Titien avait peint, comme nous l’avons dit, en obtint autant pour son ami ; et notre artiste fut chargé de l’autre côté de l’édifice qui donne sur le port.
Les deux anciens élèves de Bellini rivalisèrent d’éclat, de coloris, de richesse dans ces fresques merveilleuses, qui firent l’admiration des contemporains et dont le temps ne nous a presque pas laissé de traces aujourd’hui. L’invention de Giorgione était plus savante et plus compliquée : c’étaient des trophées, des colonnes, des perspectives à perte de vue ; des cavaliers armés de toute arme, des esclaves nus et courbés dans des postures étranges, des géomètres, le compas à la main, mesurant gravement la mappemonde ; tout ce qui pouvait enfin donner une idée de son entente du clair-obscur et de l’anatomie humaine, de ses connaissances en architecture, et de sa supériorité dans les accessoires et dans les détails ; mais Titien l’emporta par la grâce des figures, par la fierté des attitudes et par le fini de sa fresque.
On admirait, dans la partie des peintures qui lui était échue, une femme nue d’une beauté admirable, d’une finesse de traits qui aurait pu sembler prodigieuse même dans un tableau, d’un charme inouï ; un adolescent, nu aussi, debout sur une corniche, serrant dans ses bras un morceau d’étoffe en guise de voile, d’une grâce ravissante ; et plusieurs autres figures remarquables par la délicatesse des carnations ou par l’arrangement des draperies.
Mais ce qui excita surtout l’enthousiasme, ce fut une Judith placée sur la porte d’entrée, posant son pied gauche sur la tête tranchée d’Holopherne, et tenant dans sa main droite un glaive encore rouge et fumant. Au lieu de la servante traditionnelle, Titien, comptant sans doute sur l’effet du contraste, a fait suivre sa terrible veuve d’un esclave armé, d’une mâle et vigoureuse prestance. Rien de plus beau, de plus fini, de plus saisissant que ce groupe. Et cependant ce n’était qu’un coup d’essai pour Titien.
Tout le monde (excepté les intimes) ignorait que Titien fût l’auteur de la plus belle moitié des fresques du Fondaco. L’ouvrage entier était signé par Giorgione. Or, il arriva que, lorsque les peintures furent découvertes, les amis de Giorgione le comblèrent de félicitations et d’éloges ; mais tous, tant qu’ils étaient, s’accordaient à dire que, quoique l’œuvre entière fût digne de lui, cependant, dans la façade qui donnait sur le pont, Giorgione s’était surpassé, et qu’il n’y avait pas de comparaison possible entre ses géomètres et sa Judith !
Le coup fut mortel à l’âme déjà ulcérée de Giorgione, d’autant plus qu’il paraissait porté de bonne foi, et qu’il l’était peut-être, car Vasari lui-même s’y est trompé. La jalousie de l’artiste étouffa la tendresse de l’ami. Giorgione s’enferma et refusa de voir Titien. Tous les efforts de ce dernier furent inutiles pour rentrer en grâce, ou pour obtenir du moins un mot d’explication sur cette étrange rupture ; et il dut se borner à regretter la perte d’un ami, qu’il venait de blesser si cruellement et à son insu.
Malheureuse destinée que celle de Giorgione ! Il eut deux amis qu’il aima par-dessus toutes choses, Titien et Morto da Feltre ; mais, par-dessus ses deux amis, il aimait, de toutes les forces de sa vie, de toute l’ardeur de ses pensées, de toutes les facultés de son âme, deux choses qui étaient son existence même : sa gloire et sa maîtresse. La première lui fut ravie par Titien, et le pauvre artiste tomba dans une mélancolie profonde ; la seconde lui fut enlevée par Morto da Feltre, et l’amant délaissé en mourut de douleur.
Ne pouvant plus rester dans une ville où il venait de perdre ce qu’il avait de plus cher au monde, l’amitié de son frère, de son compagnon, de son maître, Titien préféra s’exiler. Le savoir à deux pas de lui et ne pas pouvoir lui parler, le serrer dans ses bras, se faire pardonner ses torts involontaires, était un sacrifice au-dessus de ses forces. Le séjour de Venise sans Giorgione lui était devenu insupportable.
Il partit d’abord pour Vicence, et nous le suivrons désormais dans sa longue et glorieuse carrière, affranchi de tous liens de servitude et de reconnaissance, et planant comme l’aigle, libre et seul dans l’espace. Les magistrats de Vicence s’empressèrent de mettre à profit le passage de Titien dans leur ville. Ils le prièrent de décorer le salon d’audience de leur tribunal, lui laissant le choix du sujet. Titien leur fit sur-le-champ un Jugement de Salomon, leçon on ne peut plus appropriée à la circonstance, mais dont il est douteux que les juges vicentins aient tiré aucun profit.
Après Vicence, Titien voulut visiter Padoue. Or, il est impossible de rester deux heures à Padoue sans que les Padouans vous demandent quelque chose pour leur patron saint Antoine : de l’argent, si vous êtes riche ; des prières si vous êtes pauvre ; des privilèges, si vous êtes roi ; des vers, si vous êtes poète ; des tableaux, si vous êtes peintre. Titien se trouvait précisément dans l’une des conditions voulues. Quelle que fût l’aversion que le pieux Bellini lui avait inspirée pour les sujets sacrés, il fallut se résigner. Mais, cette fois, notre ardent coloriste s’en tira à sa satisfaction, sinon à son honneur. Ses tableaux furent des compositions toutes profanes, où le saint n’entra que par force et parce que l’artiste ne pouvait se dispenser de l’y mettre.
La première de ces fresques représente une femme jeune et belle au front pur, aux regards brillants, aux cheveux emprisonnés dans une résille d’or et de perles. Tout dans cette noble tête respire la dignité, l’innocence, la candeur ; néanmoins son mari a osé la soupçonner de trahison. Mais le saint, prenant parti pour la femme outragée, présente au père incrédule un charmant petit enfant, prodige de grâce et de mignardise, et dissipe dans le cœur du jaloux jusqu’à l’ombre du doute par un de ces mots de l’âme que l’accent de la probité, de la conviction, de la foi, rend irrésistibles. Une joie enivrante éclate dans les yeux de la femme réhabilitée, le repentir et la tendresse gagnent le père, tandis que, dans un coin du tableau, les demoiselles de la suite chuchotent malicieusement, et semblent dire que plus d’une femme de leur connaissance aurait besoin de l’intervention du saint en pareille circonstance et ne la mériterait pas autant que leur maîtresse.
Le second sujet traité par Titien est d’un sentiment exquis et d’une poésie touchante. C’est un tout jeune homme qui, dans un accès d’aveugle fureur, ayant lancé un coup de pied à sa mère et comprenant aussitôt l’impiété de son action, vient de se couper la jambe en expiation de son crime. Le malheureux enfant, baigné dans son sang, expire de honte et de douleur sur le sein de sa pauvre mère désolée, qui préférerait mille fois être foulée aux pieds pourvu qu’on lui rendît son fils. Le saint, touché de tant d’amour et de tant de repentir, guérit le blessé et console la mère, au grand ébahissement d’un groupe de soldats et de gens du peuple qu’on voit rester muets de surprise et glacés d’épouvante en présence d’un si grand miracle.
La troisième et dernière fresque peinte par notre artiste à la requête des Padouans et à l’intention de saint Antoine n’est ni la moins hardie pour la conception, ni la moins heureuse pour la forme. Il s’agit aussi d’un jaloux ; mais, cette fois, le terrible cavalier à l’armure de fer, au surcot blanc rayé de lames rouges, ne se contente pas de douter : il a poignardé sa femme. Heureusement, le saint s’est chargé de réparer la brutale et inique vengeance du bourreau, dont les yeux s’étaient dessillés trop tard à la vue du sang de la victime. L’épouse est ressuscitée, et la confusion, la joie, la reconnaissance, contrastent de la manière la plus énergique sur les traits bronzés du meurtrier. Je ne parle pas d’un très beau paysage qui encadre et complète cette magnifique peinture. On sait que Titien a été un des inventeurs et des plus grands maîtres du paysage historique.
Les trois fresques que je viens de décrire, précieusement conservées dans l’école de Saint-Antoine à Padoue, ont été copiées par Varotari Boschini et par le chevalier d’Arpino. Ridolfi, Ticozzi et les autres biographes et appréciateurs du grand peintre ne tarissent pas en éloges ; et le premier n’hésite pas à affirmer que, par ces travaux, Titien fit oublier le nom de tous les artistes qui avaient peint avant lui à Padoue.
On devine facilement que le succès des trois miracles de saint Antoine devait valoir à Titien d’autres commandes dans le même genre. À son grand désespoir, il fut donc chargé d’un nouveau tableau d’église, et, pour comble de malheur, le sujet en était tellement circonscrit et les dimensions si étroites, que le pauvre peintre ne put trouver aucun biais pour échapper à ce qu’il regardait comme une véritable persécution. Tout ce qu’il put faire, ce fut de glisser dans le tableau les portraits de ses amis aux lieu et place de saint Sébastien, de saint Roch, de saint Côme et de saint Damien. Mince consolation, comme on voit !
Ce fut probablement vers la même époque et sous l’empire de ces tristes pensées que, ne pouvant nullement se soustraire à la peinture religieuse, à laquelle il avait cru dire un éternel adieu en quittant l’atelier de Bellini, il voulut s’en donner à cœur joie. Par une brusque réaction qu’on ne peut attribuer qu’au désespoir, les murs de la petite chambre qu’il habitait à Padoue, le plafond, les meubles, furent en un instant barbouillés de saints, de patriarches, de prophètes, de sibylles, d’apôtres, d’innocents, de martyrs, un paradis complet auquel rien ne manquait que la bonne intention de l’artiste. Ce fut là, à en croire Ridolfi, l’origine de la belle gravure du Triomphe du Christ, publiée par Titien en 1508, et dont Vasari parle avec éloge.
Revenu à Venise en 1511 après la mort de Giorgione, il fut chargé de terminer, dans la salle du conseil, une fresque laissée inachevée, les uns disent par Bellini, les autres par le malheureux Giorgione lui-même. C’est le moment où l’empereur Frédéric Ier baise le pied d’Alexandre III dans l’église de Saint-Marc. Titien changea la composition presque en entier, et, sous le costume et l’action historiques, représenta les traits de ses amis ou d’illustres contemporains, comme il en avait pris l’habitude. On remarquait, dit-on, parmi les personnages qui formaient la suite du pape, Pierre Bembo, Jacques Sannazaro, Ludovic Arioste, André Navagero, Augustin Bevazzano, Gaspard Contarini, Marco Musuro, frère Gioconde, Antonio Trono, Domenico Trivisano, Paolo Cappello, Marco Grimani ; enfin, toute une cour de gentilshommes, d’artistes, de cardinaux, de poètes. On voyait à côté de l’empereur, don Gonzalès Ferrante de Cordoue, le grand capitaine ; le comte de San-Severino, Bartolommeo Liviani, et grand nombre d’illustres guerriers dont les portraits, copiés d’après nature par un homme tel que Titien, donneraient un prix incalculable à cette fresque si elle n’avait malheureusement péri dans l’incendie de 1577.
Cet ouvrage valut à son auteur une place d’environ trois cents écus, espèce de sinécure sous le titre de Senseria del fondaco de Tedeschi, que le doge accordait au meilleur peintre de la ville, à la charge pour l’artiste de faire le portrait du susdit doge et de ses successeurs ; portraits qui lui étaient payés, du reste, huit écus, prix coûtant.
On voit qu’il n’y avait pas jusqu’alors de quoi mener cette existence voluptueuse et brillante qui avait été le rêve de Titien. Mais patience ! après les cardinaux et les doges, les princes et les empereurs vont venir. Les rêves se changeront en réalité.
Vers la fin de l’année 1514, et lorsque notre artiste s’y attendait le moins, don Alphonse d’Este, duc régnant de Ferrare, le fit appeler à sa cour. Titien s’y rendit aussitôt le cœur rempli d’heureux pressentiments ; car, à cette époque, la cour de Ferrare passait pour être la plus brillante et la plus magnifique d’Italie, et il n’y avait pas de grand poète, pas d’artiste célèbre, pas d’illustre savant, qui n’y fût admis et honoré suivant ses mérites.
Dès que le duc eut appris l’arrivée du peintre vénitien, il alla au-devant de lui et lui fit avec beaucoup de grâce les honneurs de sa royale hospitalité.
Titien pouvait alors avoir environ trente-sept ans. Le caractère de cette noble et belle tête, dont lui-même nous a conservé le type dans de nombreux et saisissants portraits, était donc alors nettement arrêté. Sa taille haute et fière, son front élevé, ses grands yeux pleins de mouvement et d’ardeur, son profit droit et sévère, sa longue barbe bouclée naturellement, tout l’ensemble de cette belle et imposante figure captivait la sympathie et inspirait le respect. Ses manières étaient d’une rare distinction, sa conversation vive et attachante, son sourire affectueux et plein de charme. Quoique pauvre, il était vêtu avec recherche, et pas un gentilhomme de la cour d’Alphonse n’aurait trouvé à reprendre dans l’élégance et dans le goût de son costume.
Le prince devina du premier coup d’œil à qui il avait affaire, et, voulant traiter son hôte plutôt en gentilhomme qu’en artiste :
– Seigneur Titien, lui dit-il, veuillez considérer cette maison comme la vôtre, et y vivre en pleine et entière liberté. Le plus doux de nos désirs, le plus sincère de nos souhaits, c’est qu’elle vous soit assez agréable pour que vous ne songiez pas à nous quitter de sitôt. Nous veillerons à ce que le séjour de Ferrare ne vous fasse pas trop regretter votre belle Venise. Songez que, dans notre cour, le plaisir passe avant les affaires. Si cependant, dans vos heures de loisir, vous veniez à reprendre vos pinceaux, nous savons trop ce que le soin de votre réputation et votre talent vous impose, pour ne pas nous souvenir en temps et lieu que le gentilhomme qui a bien voulu honorer notre cour de sa présence est le premier peintre de Venise.
– Hélas ! monseigneur, répondit Titien avec une modestie qui n’avait rien d’hypocrite, mon nom est encore bien obscur, et je n’ai pu donner que des preuves assez faibles de ce que Votre Altesse veut bien appeler mon talent, pour mériter une pareille réception.
– Vous ne nous ferez pas le tort, j’espère, de supposer que nous ignorions les chefs-d’œuvre dont vous avez enrichi les églises de Padoue et de Venise ?
– Quoi ! monseigneur, vous auriez vu ces tableaux ?
– Et la plupart de ceux que vous avez faits dans l’atelier de Bellini.
– Vous n’avez donc vu de moi que des saints, des sujets religieux, des tableaux d’église ? demanda Titien avec un véritable découragement, et sans cesse poursuivi par les spectres ascétiques qu’il avait en horreur.
– Alors vous savez ce que nous attendons de vous ?
– Hélas ! je m’en doute, répondit tristement Titien. Votre Altesse m’ordonne de décorer son oratoire ou d’achever quelque fresque pour la cathédrale.
– Si telle est votre volonté, je m’y soumets d’avance ; car vous devez bien croire, maître, que tout ce qui sort de votre pinceau m’est également précieux. Cependant, je vous avoue, sauf votre avis, seigneur Titien, que je préférerais des sujets moins sévères : quelque caprice, quelque fantaisie où vous pussiez déployer largement les trésors de votre riche imagination.
– Dites-vous vrai, monseigneur ? s’écria Titien ne pouvant contenir sa joie.
– Par exemple, vous conviendrait-il de terminer, ou plutôt de recommencer ces deux bacchanales que vous voyez à peine esquissées dans ce boudoir ?
– Oh ! tout de suite, monseigneur.
– Pardon, maître ; mais vous oubliez nos conventions : les affaires après les plaisirs.
– Mais vous ne savez pas, monseigneur, s’écria le peintre avec un accent profond de reconnaissance, vous ne savez pas quel bien vous me faites en me laissant enfin libre de jeter sur les murs, sur le bois, sur la toile, tout ce qui me viendra à la pensée. J’ai trente-huit ans bientôt, je peins depuis que j’ai l’usage de ma raison ; eh bien, jusqu’à présent, on ne m’a commandé que des ouvrages contraires à mon goût, à mes idées, à ma nature. Tenez, monseigneur, je suis aussi bon chrétien qu’un autre, et j’espère, à la fin de mes jours, avoir fourni mon contingent aux églises aussi bien que peintre d’Italie ; mais, en vérité, plus d’une fois, me voyant contraint à subir des sujets que je vénérais sans doute, mais qui ne m’offraient pas un champ assez vaste pour y déployer tout ce que je me sens dans l’âme de poésie et d’ardeur, je crois, Dieu me pardonne ! que j’y ai apporté moins de dévotion et de zèle que je ne l’eusse fait si l’on m’avait permis de suivre l’impression du moment.
– Eh bien, puisque vous êtes si pressé de vous mettre à l’œuvre, je ne pousserai pas l’abnégation jusqu’au point de vous en empêcher ; et, dès demain, si vous le désirez, vous pourrez commencer vos dessins.
– Oh ! je m’en passerai, monseigneur, ma tête est trop pleine et ma main trop impatiente ; quelques traits me suffiront ; je brûle de montrer à Votre Altesse que, si ses bontés ont devancé mes services, je n’en ai pas moins, par mon empressement à la servir, fait tout mon possible pour mériter ses bontés.
En effet, dès le lendemain de sa réception à la cour, Titien se mit à l’œuvre. Pour montrer de prime abord combien il était devenu supérieur à son maître, il termina un tableau que Bellini avait laissé inachevé, en adoucit les contours, donna plus de grâce et de souplesse aux draperies, et entoura la maigre composition d’un délicieux paysage qui changea tellement le tableau primitif, que le duc ne put pas le reconnaître.
Puis, quand il eut ainsi en quelque sorte essayé ses forces et tâté son génie, il prit tout son essor, et, se livrant aux caprices de son imagination et aux chers souvenirs de la poésie mythologique, il fit trois tableaux, trois véritables chefs-d’œuvre, de grandeur égale à celui de son maître, et représentant, les deux premiers, le triomphe de Bacchus, et le dernier, celui des Amours.
Il faudrait le style d’Arioste pour donner une idée de ces trois prodiges d’invention, de beauté et de grâce. Jamais Titien lui-même n’a atteint une pareille perfection. Le Dominiquin, Poussin, l’Albane en ont étudié et copié les plus beaux groupes ; et, lorsque le cardinal Ludovisi, qui avait hérité de deux de ces tableaux, en fit un hommage au roi d’Espagne, Boschini raconte que le grand Dominiquin, se trouvant présent à l’emballage, ne put retenir ses larmes.
On voyait, dans le premier tableau, le vainqueur des Indes au moment de s’élancer de son char attelé des deux panthères symboliques, à la vue de la belle Ariane abandonnée par Thésée. Frappé par ces charmes célestes que la douleur embellit, le dieu laisse tomber ses pampres et son thyrse, et, pâle, haletant, éperdu, les yeux brûlants de volupté et de désirs, les bras tendus, les lèvres frémissantes, se jette aux pieds de la belle délaissée, et lui jure par les eaux du Styx, serment que Jupiter lui-même ne saurait enfreindre, que, si elle veut se laisser adorer par son divin consolateur, chacune de ses larmes sera changée en une étoile éblouissante. À côté du char de Bacchus, et non sans une légère hésitation dans les jambes, se tenait Pampinus, son petit satyre favori, au front plein de pudeur juvénile, aux joues colorées comme la fraise mûre, aux dents de perles, aux lèvres de grenade. L’enfant tirait par la corde le veau dévoué au sacrifice, en mémoire de Penthée déchiré par les bacchantes. Venaient ensuite, dans les mouvements les plus voluptueux, dans les danses les plus effrénées, dans les poses les plus lascives, les ministres du dieu, hommes et femmes, plongés dans une complète ivresse ; les uns se démenant follement pour se débarrasser des couleuvres dont ils étaient enlacés ; les autres agitant au-dessus de leur tête des sistres et des cymbales avec une rage et une clameur étourdissantes. Silène fermait le convoi, couronné de pampres et de raisins mûrs, roulant son ventre aussi rond et aussi plein qu’un tonneau, traînant avec effort ses vieilles jambes avinées, et calé des deux côtés par deux esclaves plus ivres et plus chancelants que lui, et qui, loin de lui prêter secours, imprimaient d’étranges soubresauts à sa marche oblique, et lui faisaient décrire les zigzags les plus hétéroclites et les plus réjouissants. Aux dernières lignes de l’horizon, on voyait le navire de l’infidèle déployer ses voiles au vent, et, tout au loin dans le ciel, brillait d’un pur éclat la nouvelle constellation d’Ariane.
Le second tableau se composait également d’un grand nombre de suivants de Bacchus, les uns couchés, les autres assis sur les bords d’un ruisseau de vin du plus beau vermeil, ruisseau qui prenait sa source au sein d’une colline au sommet de laquelle un joyeux satyre prenait un grand tas de raisins et alimentait sans cesse ce torrent de rubis qui en découlait. Rien de plus gracieux, de plus riant, de plus pur que ces jeunes échansons offrant dans des coupes d’opale le nectar de la treille à leurs fraîches compagnes ; rien de plus frappant de vérité et d’énergie que ces buveurs toujours altérés se vautrant dans des flots de falerne ; rien de plus voluptueux que ces jeunes femmes échevelées tourbillonnant dans des danses folles ou tombant épuisées sur le gazon, les tresses ondées en spirales d’or, les yeux noyés d’ivresse et d’amour ! On dit que, dans une de ces prêtresses de la Luxure antique, l’artiste a peint sa Violante, une femme qu’il a beaucoup aimée, et qu’on peut la reconnaître à un petit bouquet de violettes qui s’épanouissent sur son sein, et à un petit carton passé dans sa ceinture, sur lequel est écrit en lettres microscopiques le nom de Titien.
Enfin, dans le dernier chef-d’œuvre destiné à orner le précieux boudoir du duc Alphonse, notre peintre laissa un libre cours à sa fantaisie et créa une scène ravissante, un de ces délicieux petits poèmes tout empreints du génie de la Grèce, qu’Anacréon eût enviés. Le tableau représentait un gazon d’un vert d’émeraude coupé par de larges bandes de fleurs des couleurs les plus vivaces et les plus éclatantes ; de jeunes arbres au tronc élancé, aux branches touffues, aux fruits d’or et de pourpre, entouraient ce pré merveilleux et paraissaient le défendre également des ardeurs du soleil et des regards des profanes. Sur ces arbres, sur cette herbe, sur ces fleurs, le peintre vénitien lâcha un essaim d’Amours, sa volière d’oiseaux gazouilleurs, sa pléiade de petits enfants joufflus et mutins, qui ont servi de modèle aux bambins de l’Albane et aux séraphins de Zampiéri. Il est impossible de rêver des motifs plus gracieux, plus variés, plus charmants. Les uns cueillent des fruits et les jettent à leurs petits camarades, qui les reçoivent dans des corbeilles de jonc finement tressées ; les autres, les deux mains et les deux pieds accrochés à la branche, se balancent dans l’air et se bercent dans un hamac de feuilles ; celui-ci tend son arc et paraît prêt à décocher sa flèche à son voisin, qui se pose carrément avec une crânerie bouffonne et lui présente sa blanche poitrine ; deux autres s’essayent à qui sait mieux donner ou recevoir des baisers ; ceux-là sont tout occupés à tourmenter un pauvre lièvre qui n’avait pas cru commettre un si grand crime en broutant quelques feuilles oubliées ; cinq ou six des plus tapageurs de la bande se tiennent par les mains et dansent en rond avec une fougue et un entrain au-dessus de leur âge. Et dans tout cela rien de maniéré, rien de contourné, rien de ce que nous appelons spirituel, et qui a fait plus tard la gloire de Watteau. C’est large et beau comme une idylle de Théocrite, c’est simple et grand comme une églogue de Virgile ; c’est la nature même prise sur le fait.
Nous n’essayerons pas de peindre le ravissement d’Alphonse d’Este quand il se vit, grâce à Titien, possesseur de ces merveilleuses peintures. Eût-il ajouté à ses États un tiers de l’Italie, il n’en eût pas été plus content. Dès ce moment, Titien fut son peintre favori ; il le combla de caresses, de présents, d’honneurs. Il le pria de faire son portrait, lui donna autant de séances que le peintre exigea, adopta avec docilité le costume et la pose préférés par Titien, et, l’œuvre achevée, le rémunéra largement, sans se croire pour cela libéré envers le grand artiste.
– Car, ajoutait le duc dans l’expansion de son âme, la moitié de mes terres ne suffirait pas à payer un si beau travail.
Toutes les fois que Titien parlait de s’absenter ou de retourner à Venise, c’étaient des prières, des brouilles, des bouderies sans fin. Le prince ne pouvait faire un pas sans lui. Plus tard, quand il fallut enfin accéder à sa demande, Alphonse l’accompagna lui-même, lui fit de fréquentes visites, et, faveur inouïe ! le reçut dans son Bucentaure, où n’avaient le droit de s’asseoir que les membres de la famille ducale, pour le ramener à Ferrare.
Ce fut à la cour d’Alphonse que Titien connut l’Arioste et se lia avec lui de la plus sincère et durable affection. Que de fois ces deux hommes, si bien faits pour se comprendre, se communiquèrent leurs idées, et rivalisèrent, l’un par l’éclat du style, l’autre par la magie du coloris, à rendre la même image ! Titien fit le portrait de l’auteur du Furioso, qui le lui rendit bien en lui consacrant deux ou trois vers dans son poème immortel.
Un jour, comme cela arrivait souvent à la table du prince, vers la fin du repas, on parla peinture, et un courtisan, tout frais débarqué d’un voyage qu’il venait de faire en Flandre et en Hollande, mit en avant le nom d’Albrecht Durer. Les avis se partagèrent. Les uns rendirent justice à l’artiste nurembergeois, dont la réputation était grande en Italie, surtout pour ses gravures, que Raphaël lui-même tenait constamment exposées dans son atelier ; les autres, soit par amour-propre national, soit pour flatter le duc, qui ne comprenait pas qu’il pût y avoir au monde un autre peintre que Titien, crurent devoir faire aux éloges du voyageur beaucoup de restrictions. Les critiques ne manquèrent pas. On reprochait au graveur allemand la dureté, la roideur de ses contours, une recherche trop minutieuse de détails qui le faisait tomber dans le sec et dans le maniéré.
Titien prit le parti d’Albrecht, et le défendit avec une éloquence, une vivacité, une chaleur, qu’il n’eût peut-être pas employées pour un propre frère.
– Prenez-y garde, messieurs, dit-il avec force, il est plus facile de critiquer Durer que de l’imiter ; et je connais peu d’artistes capables d’achever une tête comme ce diable d’Allemand ; que dis-je, une tête ! un cheveu, un cil, un pli de manteau ; c’est d’un fini miraculeux, d’une exactitude inouïe, d’une perfection désespérante.
– Je suis bien aise, seigneur Titien, s’écria le gentilhomme qui avait soulevé la discussion, d’avoir en vous un auxiliaire si digne et si compétent.
Titien s’inclina.
– Albrecht Durer ! poursuivit le courtisan, enhardi par le silence des convives, l’inventeur de l’eau-forte, la gloire de l’Allemagne ! Demandez à André del Sarte s’il s’est bien trouvé de copier quelques-unes de ses gravures. Je vous assure, messieurs, que, dans tous les pays que j’ai visités, le plus petit tableau signé Durer, la plus mince estampe portant le nom du grand orfèvre de Nuremberg, se vendait son pesant d’or. Mais vous, mon maître, dit-il en se tournant vers Titien, vous dont le jugement a tant de poids et dont la parole a tant de puissance, dites donc à ces messieurs qu’il n’est pas seulement difficile, mais impossible, pour tous nos artistes d’Italie, quels qu’ils soient, fût-ce Titien lui-même, de surpasser Durer dans son genre.
Une immense exclamation de surprise éclata de tous les coins de la table. Titien sourit, et, après avoir apaisé de la main le tumulte qui s’était élevé en sa faveur, répondit au gentilhomme avec modestie et avec franchise à la fois :
– Je n’irai pas si loin, monsieur ; je crois que rien n’est impossible à l’homme doué de volonté et de patience.
– Ainsi, maître, demanda le duc, qui jusqu’alors avait gardé le silence, vous vous sentez de force à imiter la manière de cet inimitable artiste.
– J’essayerai, du moins, et, si Votre Altesse a quelque pan de mur ou quelque battant de porte à me donner, je tâcherai d’y peindre un Christ dont j’ai déjà l’idée depuis quelques jours dans la tête, et je m’efforcerai de mon mieux d’atteindre l’exactitude et le fini des maîtres allemands.
– Je croyais, dit Alphonse, que les sujets religieux n’étaient pas ceux que vous préfériez dans votre art !
– Pardon, monseigneur, répondit vivement Titien : quand j’y étais forcé, c’est vrai ; mais, depuis que Votre Altesse m’a rendu généreusement ma liberté, j’ai hâte d’en faire bon usage ; et, à dater de ce moment, je vous promets que les églises et les couvents auront autant de mes tableaux que les villes et les palais. Je vous avouerai, monseigneur, que, dans mes dernières bacchanales, j’ai laissé un peu trop courir la main au gré de ma fantaisie, et je ne serais pas fâché d’en faire un peu pénitence.
– À ce compte, messire Ludovic, dit le prince en s’adressant à l’Arioste, nous aurons bientôt de vous quelque trilogie biblique, en expiation de votre très profane et très licencieux Orlando.
– J’attendrai, pour me convertir, dit en riant l’Arioste, que le cardinal Bembo m’en donne l’exemple. Son Éminence vient de publier son Canzoniere en l’honneur de sa maîtresse, et elle n’a pas encore songé, que je sache, à traduire en vers les psaumes de David.
– Allons, vous êtes le plus incorrigible païen que je connaisse.
– Après vous, monseigneur.
On se leva de table au milieu d’un feu roulant d’épigrammes, qu’échangeaient entre eux les écrivains, les philosophes et les beaux esprits de la cour d’Alphonse ; et, dix minutes après, personne ne songea plus à Albrecht Durer, à ses ouvrages et aux débats qu’ils avaient soulevés.
Mais Titien s’en souvenait, lui ! Le lendemain, dès que le jour fut assez clair pour qu’il pût distinguer les couleurs, il s’enferma dans une chambre, et, ne trouvant pas une place vide, tant la peinture était prodiguée au palais d’Alphonse, il esquissa, sur la porte d’une armoire, ce fameux Christ de la Monnaie, transporté depuis dans la galerie de Dresde ; et en peu de semaines il le finit avec tant de patience, avec tant de travail, avec tant d’amour, que l’ambassadeur impérial, qui se trouvait alors à Ferrare, protecteur-né et partisan enthousiaste d’Albrecht Durer, avoua lui-même que jamais peintre allemand n’avait rien créé de si parfait ; que Lanzi, dans son histoire, s’est complètement rangé de l’avis de l’ambassadeur en proclamant que rien n’était à la fois plus minutieux comme détail, et plus saisissant comme effet ; que Vasari enfin, lequel n’est certes pas un des plus chauds admirateurs de notre artiste, ne peut s’empêcher d’appeler son Christ une œuvre merveilleuse et étonnante, maravigliosa e stupenda !
Mais un événement des plus singuliers qui soient arrivés à Titien, dans sa vie si longue et si pleine, l’attendait à la cour d’Alphonse. Les biographes le rapportent en quelques lignes ; mais nous n’avons pu résister à la tentation de nous y arrêter un peu plus longuement, et de le mettre en scène, pour ainsi dire ; car il donne en même temps une idée des mœurs de l’époque et de l’immense faveur dont jouissait notre artiste.
Titien, nous l’avons dit, était lié avec les plus grands seigneurs, avec les plus belles dames de Ferrare. Il rivalisait avec les uns d’éclat, de luxe, d’opulence ; il obtenait auprès des autres les succès les plus brillants et les plus enviés. Brave, généreux, passionné, il avait bien de quoi faire tourner la tête aux trois quarts des femmes. Si le dernier quart résistait, eh bien, Titien n’avait qu’à montrer d’une main son chevalet, de l’autre ses pinceaux.
Quelle est la femme qui, dans un siècle si épris de l’art, si enthousiaste de la forme, si fou de poésie, eût renoncé à l’espoir, à la certitude d’être éternellement belle, éternellement désirée, éternellement adorée dans une toile du Titien ?
Aussi comptez les doges, les guerriers, les papes, les empereurs, les poètes, les princes, les cardinaux, qui ont mendié un portrait du grand artiste ; comptez les femmes qui se sont estimées heureuses de poser devant lui, depuis la maîtresse de monseigneur de La Casa, un cardinal, jusqu’à la femme du sultan Soleiman ; depuis Marcella, descendante des anciens Marcellus, jusqu’à Trène, de Spilimberghi, son élève en peinture.
Cet engouement était si universel, ce délire si grand, que la jalousie se taisait devant Titien ; et les amants eux-mêmes le suppliaient de vouloir bien peindre leurs maîtresses, heureux s’il pouvait les choisir pour modèle d’une de ses Vénus ou d’une de ses bacchantes. Avoir de la main de Titien un portrait de la femme qu’on aime, mais c’était la posséder deux fois, comme le disait en très beaux vers un poète du temps.
Un jour donc que le duc Alphonse crut avoir assez comblé son favori pour qu’il pût lui demander une grâce à son tour, il le pria de faire le portrait en pied de donna Laura Eustochio d’Este, duchesse régnante de Ferrare.
– Écoutez-moi, mon cher Titien, lui dit le duc avec le ton de la plus affectueuse intimité ; vous saurez, parce que tout se sait à la cour, que c’est la beauté prodigieuse de ma femme qui m’a porté à l’épouser. C’est vous dire assez clairement, je crois, que mon plus grand désir au monde serait de la voir, grâce à vos pinceaux, hors des atteintes du temps. Maintenant, le manteau ducal de la princesse tombera-t-il devant vous, comme la robe de la jeune fille est tombée devant moi, et obtiendrez-vous de ma femme ce que j’ai obtenu de ma favorite ? Je ne sais ; ceci vous regarde. Mais retenez bien, maître, qu’il me serait doux de posséder cette beauté céleste, qui a eu tant d’empire sur moi, reflétée, comme dans un miroir fidèle, sans voile et sans draperies, dans un de vos ravissants tableaux, pour pouvoir en jouir doublement pendant ma vie, et pour que ceux qui la verront après ma mort telle que je l’ai vue, telle que je l’ai adorée, puissent dire en l’admirant : « Puisque cette femme était si belle, il n’a pas eu tort de l’épouser. »
– Monseigneur, répondit Titien d’une voix ferme, quoique l’artiste ne voie jamais qu’un modèle dans la femme qui pose devant lui, fût-elle reine, cependant, je l’avouerai à Votre Altesse, j’ai vu si peu de fois madame la duchesse depuis que j’ai l’honneur d’être à sa cour, et, le peu de fois que je l’ai vue, elle m’a paru si pleine de dignité et de froideur à mon égard, que je n’oserais jamais me permettre, même d’après vos ordres, de lui indiquer quel costume ou quelle attitude siérait le mieux à sa beauté ; mais il me semble qu’un mot de Votre Altesse suffirait.
– Bien loin de là, mon cher Titien, interrompit le duc : tu ne connais pas les femmes ! il suffit que leur mari veuille une chose pour qu’elles désirent tout à fait le contraire. Combien d’objections, combien de remontrances, combien de reproches il me faudrait endurer ! Elle me soutiendrait que je ne la respecte pas, que je ne l’aime plus, que je n’en suis point jaloux ; que sais-je ? ce serait à n’en plus finir. Tandis que, toi, tu parles en artiste : on t’écoute, on te croit ; et, lorsque Titien a dit : « Sur mon honneur, madame, je puis faire de vous une Vénus ! » quelle est la femme qui voudrait le démentir ?
– Encore une fois, monseigneur, dispensez-moi, je vous prie…
– Au revoir, Titien. Tu sais mon désir : tire-toi de là comme tu pourras. La duchesse t’attend.
Et, sans vouloir plus rien entendre, il tourna le dos à l’artiste, et se retira dans ses appartements. Titien n’eut pas le temps de réfléchir sur son étrange situation ; car, dès que le duc se fut éloigné, deux pages vinrent l’avertir que madame la duchesse était prête à le recevoir.
Figurez-vous une de ces vastes pièces que les architectes du XVe siècle disposaient si merveilleusement pour faire valoir tous les embellissements de la sculpture, tous les caprices de la fresque, tous les trésors de l’orfèvrerie. De grands rideaux de velours cramoisi, aux franges d’or et aux glands constellés de perles, tempéraient l’éclat de la lumière, et ne laissaient pénétrer dans la chambre qu’un demi-jour mystérieux et doux ; des tables de porphyre et de lapis-lazuli supportaient des vases antiques d’un prix incalculable provenant des fouilles de Terni et de Corneto ; d’immenses fauteuils au bois sculpté offraient, dans les précieuses et chatoyantes tapisseries dont ils étaient recouverts, l’histoire de Psyché et l’enlèvement de Proserpine ; un magnifique tapis d’Orient amortissait le bruit des pas, et invitait au silence et au repos ; des orangers en fleur s’élançaient du fond de l’âtre, comme pour essayer la température et protester contre le luxe inutile d’une cheminée ; des cassolettes incrustées de corail brûlaient aux quatre coins, et répandaient dans l’air tiède de la chambre leurs enivrants parfums ; enfin, que dirai-je ! c’est peut-être dans ces appartements, dont la fastueuse réalité dépassait l’imagination la plus richement douée, que l’Arioste et le Tasse vinrent chercher la première idée de tous les enchantements d’Armide et d’Alcine.
La duchesse était assise ou plutôt étendue sur un divan si moelleux, qu’il eût cédé à la pression de l’air ; trois de ses plus belles filles d’honneur lui renouvelaient sans cesse un dossier de coussins des couleurs les plus vives et du plus précieux travail ; un jeune page d’une admirable beauté, qui rappelait par son sourire ingénu et par ses longs cheveux bouclés les anges de Raphaël, agitait doucement un éventail de plumes de paon ; au pied du divan se tenait accroupi un petit esclave éthiopien qui ne paraissait pas avoir d’autres fonctions que de faire ressortir, par le contraste, la blancheur de sa maîtresse lorsqu’elle posait de temps à autre, par distraction, le bout de ses doigts sur son épaule noire comme l’ébène et froide comme la peau d’un serpent.
Titien fut introduit dans ce sanctuaire par les deux pages qui étaient venus le chercher. Le peintre s’arrêta sur le seuil comme saisi de vertige, sans faire un pas, sans prononcer un mot, sans lever un regard. Il croyait avoir été transporté tout à coup dans une de ces régions enchantées qu’on ne voit qu’en rêve. À un signe imperceptible de leur maîtresse, les trois jeunes filles avancèrent un siège ; quatre négrillons sortis de dessous terre apportèrent le chevalet, la palette, les pinceaux, tout ce qu’il fallait pour travailler ; le page à l’éventail vint prendre Titien par la main et l’invita gracieusement à s’asseoir ; enfin le petit Éthiopien, espèce de tabouret vivant, qui paraissait destiné à une immobilité éternelle, se déplia comme poussé par un ressort, et offrit des crayons à l’artiste. Puis, lorsque tout fut arrangé pour la séance, tout ce monde silencieux et empressé, sans attendre un nouveau signe, salua profondément et disparut ; la porte par laquelle était entré Titien se referma d’elle-même ; une lourde portière armoriée glissa sur la tringle, et la duchesse et le peintre restèrent complètement seuls.
Nous renonçons à donner la plus faible idée de la beauté de cette femme ; elle est historique. Laure était vêtue d’une robe de velours noir à manches tailladées qui faisait admirablement ressortir la blancheur éclatante de sa peau. Ses cheveux disparaissaient sous une riche coiffure de voiles brodés et de pierreries éblouissantes ; ses bras étaient nus, et sa main royale, qu’elle avait laissée retomber sur son genou, se détachait sur la sombre étoffe, comme une de ces mains d’albâtre posées par le sculpteur sur un coussin de velours.
Lorsque Titien fut assez remis de son émotion pour que l’artiste pût répondre de l’homme, il leva les yeux et regarda la duchesse. C’était la première fois qu’il osait fixer le regard sur elle si directement et si longtemps, car, ainsi qu’il venait de le dire au duc Alphonse, le peintre s’était toujours senti intimidé à l’approche de cette femme à l’air noble, au regard sévère ; et, ce qu’il n’avait pas jugé nécessaire d’ajouter, c’est qu’il avait cru remarquer que la duchesse paraissait mettre autant de soin à l’éviter qu’il se sentait peu de penchant à aller au-devant d’elle. Aussi ils se fuyaient par une convention tacite, sans que d’un côté le respect qu’il avait pour la femme de son protecteur, sans que de l’autre l’admiration qu’elle avait pour l’artiste, en éprouvassent la moindre atteinte. Mais, se rappelant cette fois qu’il était là par les ordres du prince et pour faire son métier, Titien maîtrisa son trouble et regarda, comme nous l’avons dit, hardiment cette femme. Loin d’éviter ce regard assez impertinent, la duchesse en parut charmée, et y répondit par un gracieux sourire. Chose étrange ! il croyait avoir vu cette figure autrefois, dans ses rêves peut-être, ou parmi ces idéales beautés que l’artiste voit passer devant ses yeux à l’heure de l’inspiration. Quoi qu’il en fût, Titien se garda bien de faire part à la princesse de sa nouvelle préoccupation, et, s’approchant du chevalet, il dit d’un ton respectueux :
– Madame, me voici à vos ordres.
– Me trouvez-vous bien ainsi, maître ? demanda la duchesse.
Le son de cette voix fit tressaillir le peintre. Si d’abord il avait douté, maintenant il était sûr que ce n’était pas la première fois qu’il voyait cette femme ; mais dans quel pays, à quelle époque l’avait-il rencontrée ? C’est ce qu’il ne pouvait pas se rappeler.
La duchesse répéta sa demande avec un petit mélange de raillerie et d’impatience.
– Parfaitement, madame, répondit Titien.
Et il se mit à esquisser rapidement les contours de la tête.
– Cependant, ajouta-t-il après un moment avec une légère hésitation, si Votre Altesse voulait bien découvrir un peu plus ses cheveux, je crois que son portrait y gagnerait beaucoup.
– Comment donc, seigneur Titien ! mais vos conseils sont des lois.
Et la duchesse déroula ses voiles et ôta ses pierreries avec une grâce adorable.
– Quelle magnifique chevelure ! se dit l’artiste étonné en voyant cette blonde cascade ruisseler comme une pluie d’or sur la neige du cou et sur le nacré des épaules. Certes, j’ai vu cette femme ; mais elle n’était point si belle, ses charmes n’avaient pas atteint ce développement prodigieux qui en fait aujourd’hui le plus beau modèle qu’un peintre puisse désirer !
Titien travaillait de verve et d’entrain ; jamais il ne s’était senti mieux inspiré ; sa main fiévreuse entassait couleur sur couleur pour arriver, par l’habile gradation des demi-teintes, à cette transparence lumineuse des chairs qui a été le désespoir de ses imitateurs. Il avait peu de couleurs sur sa palette ; on sait là-dessus ses principes. Il disait souvent qu’un bon peintre ne doit connaître et employer que trois couleurs, le blanc, le rouge et le noir ; mais il possédait à fond la science et la magie des contrastes. Personne n’a su tirer parti comme lui du clair-obscur ; personne n’a obtenu de plus merveilleux résultats avec des procédés plus simples, nous dirions presque grossiers. Il n’avait qu’à jeter une draperie d’un blanc ferme et mat à côté d’une figure nue, et vous eussiez dit que cette figure était composée du plus beau cinabre ; cependant le peintre ne s’était servi que d’un peu de terre rouge et d’un peu de laque aux contours et vers l’extrémité. Son secret consistait souvent à laisser tomber sur ses tableaux une lumière haute et tranchante, et à diminuer graduellement ses demi-teintes jusqu’aux parties extrêmes, qu’il touchait avec force pour leur donner plus de relief et d’éclat qu’ils n’en ont dans la nature. Dans les chairs, il évitait les tons trop violents, les ombres trop fortes, quoiqu’on les voie ainsi dans la réalité. Dans ses portraits, il concentrait la lumière et la vie, l’énergie et la vigueur dans les yeux, dans le nez et dans la bouche, laissant flotter le reste dans une demi-teinte douce et incertaine, ce qui favorisait beaucoup la vérité de ses physionomies et l’animation de ses têtes. Quant à l’expression et à la ressemblance, on sait qu’il n’y a pas eu d’homme au monde qui ait égalé Titien, et il n’y en aura peut-être pas à l’avenir qui puisse jamais en approcher.
Lorsque la tête et une partie des épaules furent assez avancées pour que l’artiste pût satisfaire la curiosité de son modèle, Titien permit à la duchesse de jeter les yeux sur la toile. En se voyant si belle et si frappante, donna Laura d’Este ne put retenir un cri d’admiration et de surprise.
– Vous voyez, madame, s’écria le peintre avec feu, que j’ai eu raison de conseiller à Votre Altesse de se débarrasser de sa lourde coiffure. Si elle veut m’en croire, il en sera de même de la robe. Tenez, madame, écoutez un avis d’artiste : dégagez tout à fait ces épaules d’un modèle si parfait, votre poitrine plus ferme que le marbre, votre torse dont les lignes sont si pures. Eh ! par la mort ! ce n’est pas pour peindre un morceau d’étoffe ou un nœud de ruban que Dieu nous a donné la moitié de sa puissance, car je puis créer aussi, madame ; et, lorsque votre beauté céleste, chef-d’œuvre de Dieu, sera tombée en poussière, elle vivra encore, elle vivra longtemps dans ma toile !
À ces mots prononcés d’une voix forte et vibrante, les yeux du Titien s’étaient animés d’un éclat sublime ; ses joues s’étaient colorées, son front rayonnait. L’homme avait disparu pour faire place à l’artiste dans tout l’éclat de son génie, dans toute l’exaltation de son âme, dans la sainte et terrible majesté de son divin sacerdoce !
– On m’avait bien dit de me défier du Titien, reprit lestement la duchesse, tout en suivant mot pour mot les injonctions du peintre ; je crois bien que messire Arioste n’est pas le plus grand flatteur de la cour.
– Eh ! madame, si vous ne me croyez pas, croyez-en ce miroir ; il n’a pas, plus que moi, d’intérêt à vous tromper.
Et Titien poussa vers elle une magnifique Léda en marbre couchée sur un piédestal roulant, et tenant dans ses mains une très belle glace de Venise.
À mesure que la duchesse, docile aux volontés de l’artiste, découvrait successivement son pied, sa jambe, son genou, tout ce corps admirable qui lui avait valu la couronne de Ferrare, Titien croyait ressaisir sa ressemblance, ses souvenirs flottaient moins incertains ; il ne lui manquait plus qu’un nom et une date, et il allait la reconnaître.
Cependant l’éblouissante esquisse touchait à sa fin ; la chair bondissait sous le pinceau, la pourpre courait dans les veines ; un seul obstacle irritait Titien, c’étaient les derniers plis de ce velours qui faisait tache au milieu de cette neige vivante, et empêchait son chef-d’œuvre de se produire dans tout l’éclat de sa superbe et rayonnante beauté.
– Heureux l’artiste, s’écria-t-il avec amertume, qui put sculpter la Vénus antique dans sa sublime et chaste nudité ! Il n’avait pas devant lui des diamants et des étoffes ! Oh ! si un pareil bonheur m’était donné, j’en jure Dieu ! la Vénus de Médicis aurait aujourd’hui son pendant !
– Mais regardez-moi donc, maître ! fit la duchesse en riant.
Titien se retourna brusquement et poussa un cri.
La femme de don Alphonse de Ferrare avait laissé tomber ses derniers vêtements et s’était couchée sur son divan exactement dans la pose de cette divine Vénus du Titien, qu’on peut admirer encore aujourd’hui dans la galerie de Florence.
– Grand Dieu ! je ne me trompe pas, dit Titien en se précipitant vers elle.
– Enfin !
– C’est vous !
– C’est moi, votre modèle… votre Laurette ! Ingrat ! vous m’aviez donc oubliée ?
– Je n’en reviens pas. La fille du pauvre Zuanetto…
– Qui venait poser pour un morceau de pain dans votre atelier de Venise, est la souveraine de Ferrare… Et ce qu’il y a de plus étonnant dans cette étonnante aventure, c’est que son ancien maître et seigneur se soit obstiné à ne vouloir reconnaître la duchesse de Ferrare que quand elle est redescendue à son humble condition de modèle.
– Je me disais bien que ces traits ne m’étaient pas inconnus.
– C’est heureux ! Au fait, je ne vous en veux pas. Il s’est passé, depuis ce temps, plus de douze années, et je dois être bien changée.
– Et comment avez-vous pu parvenir… ?
– À épouser don Alphonse ? C’est tout simple : il m’a vue, il m’a aimée ; et je suis devenue sa femme. Rien de plus logique.
– Et il vous aime ; j’en ai la preuve…
– Il m’adore. Depuis le jour de votre arrivée à Ferrare, il m’obsède pour ce portrait. J’ai résisté tant que j’ai pu ; mais enfin j’ai dû céder pour ne pas le rendre sérieusement malheureux. Et Dieu sait si je redoutais ce moment… car…
Et la jeune femme s’interrompit pour laisser échapper un soupir.
– Je conçois : vous m’évitiez par prudence…
– Par honte.
Titien baissa la tête et tomba dans une profonde rêverie. Quand il eut repris assez de sang-froid pour sortir de sa pénible situation :
– Allons, madame, dit-il avec bonté, mais avec calme, reprenez votre belle robe et rajustez votre coiffure. Cette esquisse est à présent inutile, et je la finirai plus tard. J’ai dans mon atelier un portrait de vous tel que le duc le désire. Je veux vous peindre aussi pour vos sujets. Puisque le sort a mis une couronne sur votre front, il ne sera pas dit que je vous en aie privée, même en peinture.
– Mais que dira mon mari ?
– Il ne peut être que content. Au lieu d’un portrait qu’il m’avait commandé, il en aura deux, l’un en Vénus, l’autre en duchesse.
Trois jours après, Titien était parti pour Venise.
Nous serons désormais obligé de glisser rapidement sur les tableaux dont l’inépuisable fécondité de cet homme vraiment prodigieux a rempli le monde. Pour les décrire, même sommairement, il nous faudrait au moins dix volumes.
Il fit pour le beau-père de Giovanni de Castel-Bolognese un très beau paysage avec un pâtre nu et une villageoise qui lui offre des flûtes ; pour l’église des Pères-Mineurs, l’Ascension de la Vierge ; une Conception pour la chapelle de la famille Pesara ; pour la petite église de Saint-Nicolas, Saint Nicolas d’abord, puis Saint François, puis Sainte Catherine, et enfin Saint Sébastien. C’est de ce dernier tableau, contenant les quatre saints que nous venons de nommer, que Vasari a fait une si singulière critique en disant que le peintre ne s’était pas beaucoup gêné ; car, sans employer d’autre artifice, il avait tout bonnement représenté son saint Sébastien comme un homme de chair et d’os, avec des muscles et des nerfs véritables, saignant par ses blessures à vous donner le frisson. On l’eût dit vivant ! ce qui, pour un peintre classique, était au moins d’une très grande inconvenance.
Finalement, pour l’église de Saint-Roch, Titien fit un tableau représentant le Christ avec sa croix sur l’épaule et avec une corde au cou tirée par un juif ; tableau qui, de l’aveu de Vasari – dont le nom revient si souvent sous notre plume – attira tellement la dévotion et les offrandes des fidèles, qu’il rapporta en peu d’années plus d’argent à l’église que n’en eurent jamais gagné à eux deux Titien et Giorgione pendant leur vie entière.
Cependant les portraits allaient leur train. C’étaient les doges Lorédano et Grimani, accompagnés de leurs saints protecteurs ; c’était Andrea Gritti, un des plus illustres capitaines de la République, flanqué, comme d’habitude, de son bienheureux patron ; c’étaient Pierre Lando, et André Venieri prosterné aux pieds de la Vierge.
On comprend que tous ces grands seigneurs, tous ces doges puissants ne se tenaient pas quittes envers Titien pour un rouleau d’or ou pour une maigre pension ; c’était à qui le comblerait de plus d’amitié, à qui lui procurerait le plus de distractions, à qui lui obtiendrait le plus de commandes.
C’est ainsi qu’il fut chargé du grand tableau du Martyre de saint Pierre, qui passa pour un des plus beaux tableaux du monde, et que nous avons possédé quelque temps à Paris avec la Transfiguration de Raphaël. Ainsi, à la requête d’Andrea Gritti, le sénat de Venise lui demanda les batailles de Ghiaradadda et de Spoleti, devenues malheureusement la proie des flammes. Ainsi, à la prière de Contarini, il fit ce magnifique Christ assis à table entre Cléophas et saint Luc, dont le propriétaire, le trouvant trop beau pour une galerie privée, fit hommage au gouvernement, lequel l’exposa à l’admiration publique dans le salon doré qui précédait la grande salle du conseil des Dix.
Mais l’homme qui se montra le plus reconnaissant envers Titien, ce fut l’écrivain le plus populaire, le poète le plus admiré, le critique le plus spirituel, le plus puissant et le plus redouté de son siècle ; hélas ! faudra-t-il le nommer ? ce fut Pierre Arétin.
Quand on voit de quel respect, de quelle vénération, de quel culte les contemporains ont entouré cet homme, dont le nom seul est une honte aujourd’hui, une injure, je dirai presque un outrage à la pudeur, on hésite, on n’ose point affirmer si c’est par la plus infernale hypocrisie, par le charlatanisme le plus impudent, par les hâbleries les plus éhontées que ce misérable est parvenu à en imposer à son siècle ; ou bien s’il faut le regarder comme un de ces génies étranges et incompris, comme un de ces froids théoriciens qui trempent dans l’infamie sans s’y souiller, comme un de ces hommes enfin qui valent beaucoup mieux que leur réputation et que leurs œuvres. L’Arioste l’a chanté dans son poème ; tous les poètes, tous les artistes le consultaient comme un oracle ; les cardinaux lui cédaient la place d’honneur ; les capitaines, les rois, les empereurs s’inclinaient devant lui. On l’appelait, et il s’appelait lui-même le Fléau des princes !
Cet homme a été l’ami de Titien comme de tout ce qui avait un titre quelconque à l’admiration ou à l’estime de son époque. Un des biographes de notre peintre, M. James Northote, qui lui a consacré deux volumes, en a employé au moins un tiers à sa correspondance avec l’Arétin. Nous qui n’avons ni le même espace, ni le même loisir, nous nous bornons, pour faire connaître cet étonnant personnage, qui a rendu de si grands services à notre artiste, à reproduire quelques lignes seulement d’une lettre, et celle-là n’est pas de Titien, mais de Vasari, l’homme le plus irréprochable sous le rapport de la conduite et des mœurs.
Nous choisissons au hasard, entre mille.
« Messer Pietro divinissimo… »
On ne lui donne jamais d’autre titre, le très-divin.
« Divinissimo e unico pœta messer Pietro Aretino.
» Si, dans l’espace de quelques mois, je ne suis pas allé vous voir, il n’est pas que je n’aie songé à vous à chaque instant, et que je ne me sois pas trouvé, en esprit, mille fois l’heure devant votre auguste présence. Rien que de penser à vous et de contempler votre image me suffit pour me rappeler sans cesse la divinité de votre vertu, admirée par les hommes les plus rares ; car, en vérité, parmi ce que la nature a produit de plus merveilleux, vos nobles qualités sont la chose la plus digne et la plus admirable que je connaisse. Je dois être bien fier puisque, dans mon jeune âge, un homme tel que vous a bien voulu m’appeler son fils, et ne m’a pas jugé indigne d’occuper une place dans ses livres. Ce sont assurément vos affectueux conseils qui ont ramené ma jeunesse égarée, c’est à vous que je dois de m’être plongé dans l’étude et dans d’honorables travaux, par lesquels je mériterai d’être encore vivant après ma mort, et j’honorerai par mes œuvres les œuvres de mes bienfaiteurs. Le premier ouvrage qui sortira de mes mains sera pour la maison du magnifique Octavien (de Médicis) lequel vous baise les mains et se recommande à vous, etc., etc. »
Or, l’Arétin, dont Titien avait fait le portrait, et qui n’avait pour s’acquitter envers le peintre ni commandes à lui donner, ni pensions à lui offrir, prit tout simplement une plume et une feuille de papier et le recommanda à son ami l’empereur Charles-Quint.
Ce fut la source des grandeurs de Titien. C’était en 1530 ; Charles-Quint était venu à Bologne pour recevoir la couronne impériale des mains de Clément VII. Il fit immédiatement appeler Titien auprès de lui, et, l’ayant reçu avec les marques de la plus insigne faveur, le pria de se mettre sur-le-champ à son portrait. L’empereur, étonné, n’en croyait pas ses yeux, quand il se vit assis sur son grand cheval de bataille, couvert de sa plus belle armure, dans une attitude si majestueuse et si fière, que ses sujets s’inclinaient devant la toile avec crainte et respect. Il donna pour le moment à son peintre mille écus d’or, lui en promit autant pour chaque portrait qu’il ferait de Sa Majesté impériale, et l’assura que, dès que la politique lui laisserait un moment de repos, il s’occuperait de son artiste de sorte qu’il n’eût pas à se repentir de lui avoir été recommandé.
Avant que Titien eût pris congé, deux généraux de la suite de l’empereur le supplièrent tout bas de faire aussi leur portrait. Le premier, don Antonio de Leyva, le paya royalement ; le second, le marquis de Vasto, qui était plus pauvre, le pria d’accepter une pension annuelle de cinquante écus d’or sur son château de Léon.
Qu’était devenu ce temps où les doges de la république sérénissime croyaient tout faire pour leur fils bien-aimé en lui payant ses portraits huit écus pièce !
Dès que l’empereur eut quitté Bologne, Titien s’empressa de retourner à Venise pour éblouir les habitants de cette ville par son luxe improvisé et par sa renommée colossale. Hélas ! quel est l’homme assez fort pour résister à la tentation de vouloir briller dans un pays où ses premières années se sont écoulées dans l’ombre, dans les privations, dans la misère ! quel est le pays assez généreux pour pardonner cette faiblesse à ses enfants de génie ? L’envie la plus violente fit bientôt justice de cette rapide et incroyable fortune. Les Vénitiens, qui se seraient précipités au-devant de la gondole du grand artiste s’il avait dû en descendre en haillons et en larmes, le cœur brisé et l’escarcelle vide, sans nom, sans avenir, sans espoir ; les compatriotes, les camarades, les amis qui avaient des phrases toutes faites pour le consoler de ses échecs, en les lui rappelant avec adresse, pour l’abreuver de fiel tout en ayant l’air de lui présenter l’éponge d’une commisération dérisoire, cette foule égoïste et fausse affecta de fermer les yeux et de détourner la tête pour ne point voir son triomphe.
Heureusement Titien – et c’est là une compensation providentielle pour les grands génies – était trop occupé de ses œuvres pour écouter le bruit sourd qui se faisait autour de lui ; il avait les yeux fixés trop haut pour discerner la calomnie s’agitant dans l’ombre et rampant dans la poussière. Les travaux se succédaient sans trêve dans cette vie si laborieuse et si féconde. C’est à fatiguer la mémoire du plus patient faiseur de catalogues. Comment jeter quelque clarté dans ce chaos de chefs-d’œuvre de toute dimension, de tout genre et de toute époque ? Nous les prendrons pêle-mêle, au hasard, comme ils tombent sous notre plume. Malheur à celui qui voudrait suivre les fils de Vasari et de Ridolfi pour se reconnaître au milieu de ce labyrinthe ! jamais écheveau plus embrouillé n’a été offert pour guide à la curiosité des explorateurs.
Les années, les mois, les jours de Titien peuvent se compter par des tableaux. Nous avons de lui, vers le même temps, un Saint Jean pour l’église de Rialto, un grand tableau de l’Ascension que le peintre destinait aux religieuses de Murano, et que, sur le refus de ces bonnes sœurs, il envoya à l’impératrice Isabelle ; une Vierge avec l’Enfant Jésus, entourés du plus brillant cortège de saints, pour les pères de Saint-Nicolas de Frari ; et enfin un Ecce Homo montré au peuple par Pilate du haut d’un escalier. Titien se consolait de l’aridité du sujet en fourrant, de gré ou de force, les portraits de ses amis ou de ses protecteurs dans ses compositions historiques, sans se soucier de l’anachronisme. Ainsi, Pilate est son ami Partenio, qui a dû être médiocrement flatté de ce choix ; Charles-Quint et Soleiman sont rangés côte à côte au bas de l’escalier, sous le costume de deux chevaliers de la suite de Pilate ; et le peintre lui-même s’est réservé un petit coin de toile comme pour voir du fond de son tableau quel effet produirait sur le spectateur la flétrissante et douloureuse exposition de l’Homme-Dieu.
Le portrait est la passion de Titien. Rien n’est plus éblouissant, plus somptueux et plus bizarre que les ajustements dont il se plaisait à revêtir ses modèles. Il nous a laissé un portrait du cardinal Hippolyte de Médicis dans un costume bourgeois d’une richesse inouïe. Le cardinal, émerveillé, supplia l’artiste de le suivre à Bologne, où l’appelaient ses fonctions d’ambassadeur. Là, il lui demanda un second portrait, mais, cette fois, armé de pied en cap, comme il convenait à une éminence guerrière. Nouveau portrait de Charles-Quint, nouveaux portraits du marquis de Vasto, du duc de Gonzaga, qui fut assez heureux pour se faire suivre par Titien jusqu’à Mantoue et pour en obtenir la figure des douze Césars. Les douze empereurs, quoique copiés exactement d’après les statues et les médailles anciennes, paraissaient si vivants et si vrais, qu’on eût dit qu’ils étaient peints d’après nature.
À Ferrare, il peignit Paul III, qui fit tout au monde pour l’avoir à Rome. Mais ses efforts échouèrent pour le moment, parce qu’un engagement antérieur appelait notre artiste à Urbin. Là, il fit le portrait du duc régnant, François-Marie de la Rovère, et de donna Eléonore, sa femme, outre une Madeleine et une Vénus de toute beauté.
En 1511, Titien, âgé de soixante et quatre ans déjà2 et au plus beau de sa carrière, fit, pour le maître-autel de San-Spirito-sur-la-Lagune, un magnifique tableau du Saint-Esprit, et, peu de temps après, il enrichit la voûte de la même église de trois fresques que les artistes trouvèrent admirables. Tout en menant de front ces travaux d’une grande variété et d’une difficulté extrême, il terminait, à ses moments perdus, les portraits de Giovanni de Médicis, du duc d’Albe, d’Elisabeth Massola, et de la petite Adria, fille de Partenio, ravissante et angélique créature qu’il a peinte au moment d’enfiler son aiguille.
Trévise montre avec orgueil une Annonciation, et une Résurrection de Notre-Seigneur, entourée d’un groupe de petits chérubins les plus charmants qu’on puisse voir.
À Vérone, on conserve la célèbre Assomption, qui a fait, avec tant d’autres chefs-d’œuvre, le voyage de Paris, et qui, comme tant d’autres chefs-d’œuvre, après ce pèlerinage forcé, est enfin retournée à sa place. Un des apôtres qu’on admire dans ce tableau est, selon l’habitude, le portrait vivant de l’architecte San-Micheli.
À Brescia, il plaça sur le maître-autel de San-Nazzaro un grand tableau à cinq compartiments, contenant le Christ, la Vierge et les saints, tableau qui satisfit tellement les magistrats de la ville, que l’on confia à Titien trois peintures de quatorze pieds de haut sur quatorze de large pour la salle du palais.
Malheureusement, le feu a tout détruit, et il ne nous reste plus qu’une gravure de Cyclopes d’une facture très curieuse.
À Milan, dans l’église de Sainte-Marie-des-Grâces, il fit le fameux Christ à la couronne d’épines, dont la divine et touchante figure exprime avec tant de vérité la douleur et la honte, qu’en présence d’une si grande misère un sentiment de compassion irrésistible s’empare des esprits les plus froids et des âmes les plus sceptiques. Comme on le voit, Titien tenait religieusement la promesse qu’il avait faite à Dieu et aux hommes qu’une fois libre et maître absolu de son travail, l’église aurait autant de ses tableaux que la ville.
Enfin le cardinal Farnèse sut s’y prendre d’une manière si délicate et si adroite, qu’il l’attira à Rome en l’année 1545 ; ce que le Vénitien, soit paresse, soit appréhension, soit antipathie, avait toujours refusé. On devine l’empressement que mirent les chefs les plus illustres de l’école romaine à recevoir un aussi grand artiste. Néanmoins, à cette généreuse et cordiale hospitalité de génie à génie, à l’admiration profonde qu’inspiraient les œuvres du grand coloriste, à l’amitié sincère qu’on lui témoignait, il se mêla, je ne dirai pas de l’envie, mais quelques préventions peut-être injustes, quelques critiques dont l’impartialité était douteuse quoique la source en fût honnête et la bonne foi incontestable.
Vasari nous a conservé un entretien fort curieux qui aurait eu lieu entre lui et Michel-Ange au sujet de Titien. Je n’affirmerai pas que le Plutarque des peintres n’eût point gardé un peu de rancune à son rival de Venise, qui avait hérité des trois tableaux de San-Spirito, confiés d’abord à Vasari. D’ailleurs, comme, à tout prendre, Vasari appartient, par la théorie aussi bien que par la pratique, à cette classe de peintres qui subordonnent la couleur au dessin, il est tout simple que son admiration pour Titien ne fût pas sans réserve. Mais, pour ceux qui connaissent le caractère de Vasari, sa droiture, sa noblesse, sa haute justice, il est impossible de s’arrêter à l’idée qu’il soit descendu à inventer une conversation qui n’est pas très flatteuse pour son rival. Voici donc ce qu’il raconte :
Titien, comme on peut le croire, dès son arrivée à Rome, fut accablé de commandes. Paul III avait mis à sa disposition les appartements du Belvédère. On le traitait comme un prince du sang. Titien se mit bientôt à l’œuvre. D’abord il esquissa pour le pape un Ecce Homo, un de ses sujets favoris, comme la Pieta l’était pour Michel-Ange ; puis une Madeleine : c’était toujours la beauté, quoique en larmes ; c’était toujours la royauté, la pourpre, le sang, quoique par dérision et dans le supplice.
Mais le duc Octave, un des plus grands seigneurs de la cour, ne s’en tint pas à des sujets sacrés ; il demanda un Adonis se détachant à regret des bras de Vénus, et une Danaé accueillant dans son sein le puissant Jupiter, qui a dû, lui aussi, pour réussir plus sûrement, se transformer en pluie d’or !
Titien était en train de terminer sa Danaé, lorsqu’un jour on frappa à la porte de son atelier. C’était Vasari accompagné du vieux Michel-Ange.
Revenu depuis peu de Naples, Vasari avait été présenté à Titien par le cardinal Farnèse, leur patron à tous deux, et s’était empressé de se mettre à la disposition du peintre vénitien pour lui faire les honneurs de Rome. Et maintenant, il remplissait son plus précieux devoir de cicerone et de guide en lui amenant le grand Buonarotti. Aussi pouvez-vous bien vous douter avec quelle explosion de reconnaissance, d’enthousiasme et de respect fut accueillie une si belle visite.
Michel-Ange s’arrêta longtemps devant le tableau de la Danaé. Ce dut être un magnifique et imposant spectacle que ce peintre de soixante-sept ans, le premier de son école, le plus grand coloriste de son siècle, admiré par les peuples, servi par les rois, se tenant humble et silencieux comme un disciple en présence du grand Buonarotti, et épiant, avec la plus vive anxiété, dans les yeux de son juge, le moindre signe d’approbation ou du blâme.
Après avoir longtemps observé l’œuvre de Titien avec ce coup d’œil de l’aigle à qui rien n’échappe, Michel-Ange lui en fit les compliments et les éloges les plus magnifiques, comme on fait devant l’auteur, remarque malicieusement le biographe. Mais un imperceptible froncement de sourcil, dont Titien, tout entier à la joie de se voir apprécié par un tel homme, ne s’était pas aperçu, avait montré à Vasari que Michel-Ange, soit réserve, soit courtoisie, n’exprimait pas sa pensée tout entière.
Aussi, dès qu’ils furent sortis, l’artiste écrivain s’empressa-t-il de demander à son vénérable compatriote et ami quel était son avis réel sur le talent de Titien.
– Je vous l’ai déjà dit, répondit brusquement l’inflexible vieillard, il n’y a pas assez d’éloges pour le génie de cet homme ; je n’ai rien vu de plus parfait que son coloris, de plus élevé que son style. Mais c’est grand dommage qu’à Venise on n’apprenne pas à dessiner de bonne heure et que l’école vénitienne ne soit pas plus sévère ; car, si l’art et l’étude avaient fait pour cet homme ce que Dieu et la nature ont fait pour lui, en vérité, je vous le dis, on ne pourrait faire en ce monde ni plus ni mieux !
Hélas ! ce jugement, quelque dur qu’il puisse paraître aux compatriotes et aux admirateurs de l’artiste vénitien, a été confirmé par la postérité. Il est vrai que Michel-Ange le jugeait ainsi sur deux tableaux de second ordre, et qu’en parlant tout haut de Titien, il rêvait tout bas à Raphaël.
Cependant, vers la même époque, Titien achevait les deux portraits du duc Octave et du cardinal Farnèse, deux chefs-d’œuvre d’une perfection désespérante, auxquels le critique le plus austère n’aurait pu trouver l’ombre d’un défaut. En cela, Michel-Ange lui rendait pleine justice. D’après l’énergique expression de Buonarotti, Titien n’avait pas d’égal pour contrefaire la vie (contraffare il vivo). Rien de plus vrai que ce mot, auquel l’admiration publique se chargea de donner une sanction éclatante. Titien venait d’exposer sur une terrasse son portrait de Paul III pour faire sécher le vernis. Tous les bourgeois qui, venant à passer par là, fixaient les yeux sur la toile, croyant que c’était réellement le pape qui prenait le frais sur son balcon, s’inclinaient respectueusement et faisaient de grandes révérences. L’anecdote est rapportée par Benedetto Varchi, un des historiens les plus graves et les plus véridiques que possède l’Italie.
Qu’on pense si le pape mit tout en œuvre pour garder auprès de lui un tel artiste. Des dons, des honneurs, des privilèges pour le père, des bénéfices, des évêchés, pour les enfants, des offres de toutes sortes furent mises en jeu pour le fixer à Rome ; on alla jusqu’à lui proposer la charge du piombo, espèce de sinécure restée vacante par la mort de frère Sébastien, et qui rapportait trois à quatre cents écus. Mais Titien ne se plaisait pas à la cour de Rome. Il n’y trouvait ni le faste qui aurait pu lui faire oublier l’amitié de ses intimes, ni l’amitié qui aurait pu le dédommager de cette vie splendide et bruyante, si conforme à ses goûts.
Il retourna donc à Venise, où l’attendaient les causeries du foyer, les discussions franches, quoiqu’un peu aigres, les vérités dures, mais au fond bienveillantes et affectueuses. Partenio, Sansovino, Francesco le mosaïste, passaient tous les jours une heure ou deux dans son atelier, et c’était un assaut continuel de gaieté et d’esprit, de savants discours et de propos frivoles, de fines railleries et de touchants souvenirs. Titien était-il complètement heureux ? Nous ne le croyons pas. Il en avait l’air, du moins.
L’année 1548 touchait à sa fin, lorsque l’empereur Charles-Quint l’appela à sa cour. L’empressement que mit Titien à se rendre aux ordres de César, la pompe qu’il déploya dans ce voyage, le cortège de palefreniers, de serviteurs et de pages qu’il traîna à sa suite, prouvent que, s’il éprouva quelque tristesse en quittant ses amis, ses regrets furent bien vite étouffés par l’amour du bruit, de l’éclat, de la gloire, qui semble avoir été sa passion dominante.
Il marchait, en effet, vers l’apogée de sa fortune. L’empereur déclarait, à la face de deux mondes qui lui étaient soumis, qu’il ne voulait d’autre peintre que Titien. De même qu’Alexandre ne voulait être peint que par Apelles, de même Charles-Quint faisait défense à tous les autres peintres d’aborder son portrait. Titien avait à la cour ses grandes et ses petites entrées, et suivait l’empereur dans tous ses voyages ; seul il pénétrait dans les appartements de César sans être annoncé. Enfin Charles-Quint voulut lui-même lui conférer l’insigne de ses ordres, et le créa comte et chevalier.
Le diplôme impérial est conçu dans des termes si honorables pour Titien, et contient de si curieux détails, que nous ne pouvons résister au désir d’en reproduire une partie. Ce singulier document est écrit en latin, et daté de Barcelone, en l’an de grâce 1553. En voici le commencement ; nous traduisons mot à mot :
« Charles V, par la divine clémence, empereur auguste des Romains, roi d’Allemagne, d’Espagne, des Deux-Siciles, de Jérusalem, de Hongrie, des Indes, etc.
» À notre respectable, fidèle et bien-aimé Titien de Vecelli, illustre chevalier de l’Éperon d’or, et comte du palais sacré de Latran, de notre cour et de notre impérial consistoire, – la grâce césaréenne et tous les biens.
» Ayant été notre constante habitude, – depuis que, sous les auspices divins, nous avons été élevé à la hauteur de la dignité impériale, – de combler de nos grâces, faveurs et bienveillances ceux-là surtout qu’on a jugés les plus illustres et les plus dignes, pour leur fidélité et pour leur respect envers nous et le saint-empire romain, pour leurs mœurs exemplaires, pour leurs hautes vertus et pour leur excellence dans les arts ;
» Considérant ta fidélité éprouvée et ton parfait dévouement envers nous et le saint-empire romain, et, outre tes rares vertus et les brillantes qualités de ton génie, ton art exquis de peindre et de saisir admirablement les ressemblances, dans lequel art tu nous as semblé mériter le nom de l’Apelles de ce siècle ;
» Attendu que, d’après l’exemple de nos prédécesseurs Alexandre le Grand et Octavien-Auguste, dont l’un ne voulut être peint que par Apelles, et l’autre ne confia son portrait qu’aux plus excellents maîtres de son temps (dans la juste crainte que, par leurs mauvaises peintures, des artistes ignorants ne fissent tort à leur gloire auprès de la postérité), nous aussi nous n’avons confié qu’à toi seul le soin de faire notre portrait, et nous avons pu ainsi acquérir la preuve de ta facilité et de ton bonheur (facilitatem et felicitatem) en un tel art, – nous t’avons jugé digne de nos faveurs impériales, et nous avons voulu prouver hautement notre clémence envers toi, et donner à la postérité un éclatant témoignage de ton mérite.
» Ainsi, de notre propre mouvement, en parfaite connaissance de cause, et après mûre réflexion, ouï le conseil de nos bien-aimés princes, comtes, barons et autres dignitaires du saint-empire, dans la plénitude de notre pouvoir césaréen, nous te faisons, créons, nommons comte du sacré palais de Latran, de notre cour et de notre impérial consistoire, t’en octroyons le titre par les présentes, t’élevons à cette haute dignité, t’agrégeons et ascrivons3 au nombre des autres comtes palatins ; ordonnons, par le présent édit impérial, que dorénavant tu pourras et devras jouir, user et profiter de tous les privilèges, grâces, droits, immunités, honneurs, exemptions et libertés dont jouissent les comtes palatins par coutume ou par droit, etc. »
Suit la liste des privilèges accordés aux comtes palatins, privilèges qui ne sont pas d’une légère importance : créer des notaires, nommer des juges, légitimer des bâtards, et une foule d’autres droits que nos rois constitutionnels seraient très heureux d’avoir aujourd’hui.
Mais Charles-Quint ne s’en tient pas là, et, une fois en train de récompenser son artiste, il n’est pas satisfait qu’il n’ait anobli à perpétuité toute sa famille.
« Pour te prouver donc toute notre bienveillance, poursuit généreusement l’empereur, et la plénitude de notre grâce, et afin que ta postérité tout entière soit honorée et prise en considération dans ta personne, afin que tes descendants, guidés par la tradition de tes vertus, encouragés par notre munificence, puissent voir en toi non seulement un exemple à imiter, mais aussi la source et l’origine de leur gloire et de leur grandeur ; nous vous nommons, créons et faisons NOBLES, dans les formes, toi, Titien, et tous tes enfants légitimes de l’un et de l’autre sexe, déjà nés ou encore à naître, ainsi que leurs héritiers et descendants à perpétuité ; et vous accordons, par les présentes, le nom, le titre, le rang, la dignité et les insignes de noblesse : nous vous nommons et déclarons aussi nobles qu’on peut l’être dans la plus haute condition humaine, comme si vous étiez nés de noble race, de maison et de famille nobles, procréés par quatre aïeuls paternels et maternels ; nous voulons et nous exigeons que tous les personnages les plus éminents par leur rang, par leur grade et par leur dignité, vous reconnaissent et vous estiment comme leurs égaux. Nous décrétons et ordonnons expressément que toi, Titien de Vecelli, et tous tes enfants, héritiers et successeurs, maintenant et toujours, dans le temps à venir, en tout lieu et en tout pays, soit en jugement, soit hors de jugement, dans les affaires spirituelles et temporelles, ecclésiastiques ou profanes, dans tous les exercices, actes ou négoces, vous jouissiez des mêmes honneurs, privilèges, dignités, droits, offices, libertés, grâces, etc., dont jouissent tous les nobles de notre race, engendrés et procréés par quatre aïeuls paternels et maternels, etc. »
Nous supprimons le reste de ce long document pour ne pas fatiguer le lecteur. La partie du diplôme où Titien est nommé chevalier, et dans laquelle on lui octroie le glaive, l’éperon, la robe et la ceinture d’or n’est pas la moins curieuse. Comme on voit, Charles-Quint ne mettait pas de bornes à ses impériales faveurs. Non seulement il descendait à la postérité la plus reculée, mais il remontait au passé le plus lointain, il évoquait de leur tombeau les ancêtres de Titien pour honorer dans leur personne son artiste favori. À voir de quelle façon déplorable quelques artistes contemporains arrangent dans leurs toiles ceux que nous appelons nos grands hommes, on s’explique facilement la susceptibilité du puissant empereur qui s’est mis, du reste, à l’abri de tout reproche sous les noms d’Alexandre et d’Auguste. On comprend qu’aucune récompense, si exorbitante qu’elle nous paraisse aujourd’hui, ne dut lui sembler assez haute pour l’homme qui transmettait ainsi son image aux siècles à venir, pure de la moindre tache et de toute odieuse profanation. Cependant l’étoile de Titien devait encore monter d’un degré et atteindre la plus prodigieuse hauteur à laquelle une destinée d’artiste puisse parvenir.
Il avait alors soixante et seize ans. L’empereur, déjà vieux, posait devant lui pour la troisième fois. Sur le point de quitter le trône pour s’enfermer dans un cloître, Charles-Quint avait voulu être peint dans toute sa splendeur et avait choisi pour ce dernier portrait son costume le plus brillant et sa plus riche armure. Titien, entraîné, comme toujours, par sa fougueuse ardeur, que l’âge était loin d’avoir domptée, assis devant son chevalet, ébauchait rapidement son esquisse, lorsque le pinceau lui tomba de la main. Avant que personne eût eu le temps de bouger, l’empereur se baissa et, ramassant le pinceau, qui roulait par terre, le présenta respectueusement à l’artiste.
– Sire, s’écria Titien ému jusqu’aux larmes, sire, que faites-vous !
– Titien est digne d’être servi par César, répondit l’empereur.
Je sais que quelques biographes racontent cette anecdote comme étant arrivée plusieurs années auparavant, et en placent la scène à Bologne ; mais j’ai suivi la version de Ridolfi, qui est la plus vraisemblable ; et cet hommage rendu par la royauté au génie, de vieillard à vieillard, m’a paru plus touchant.
Qu’on s’imagine si les grands de la cour durent se montrer jaloux de ces marques de distinction inouïe que l’inflexible étiquette espagnole n’accordait même pas aux princes souverains. La faveur dont jouissait Titien paraissait une chose tellement monstrueuse et inusitée, que les plus zélés courtisans crurent de leur devoir, dans l’intérêt même de la royauté, d’en faire quelques observations à l’empereur. À cela Charles-Quint se contenta de répondre qu’on trouve facilement des princes et même des rois, mais qu’il ne connaissait au monde qu’un seul Titien.
Mais notre artiste n’était pas homme à endurer le moindre signe de froideur de la part des personnes avec lesquelles il était obligé de se trouver tous les jours ; et, quoique pénétré de reconnaissance pour les bontés dont l’empereur l’avait comblé, il sollicita et obtint la permission de faire un voyage en Allemagne.
Avant son départ, il termina le portrait du terrible Philippe II, alors prince royal, et accepta le titre et le traitement de peintre de la cour.
Il est inutile d’insister sur les réceptions qui attendaient Titien dans les pays qu’il daignait visiter. Son voyage fut un véritable triomphe : les princes, les rois venaient à sa rencontre et s’estimaient heureux s’il voulait leur vendre, n’importe à quel prix, la moindre esquisse ; plus heureux encore s’il les jugeait dignes d’immortaliser leurs traits sur une toile.
À Inspruck, il fit le portrait de Ferdinand, roi des Romains, de la reine Marie sa femme, et de leurs sept filles, sept princesses charmantes groupées en un seul tableau, chef-d’œuvre de composition et de coloris. Il peignit également le prince Maximilien, qui fut élu empereur par la suite ; le cardinal de Trento, et une foule d’autres personnages illustres dont le nombre est incalculable. Il en fut de même dans les autres villes qu’il parcourut, semant partout sur ses pas des chefs-d’œuvre. On peut se faire une idée de l’accueil que Titien trouva en Allemagne, quand on songe qu’après cinq ans de séjour dans ce pays, ayant toujours vécu splendidement comme il en avait l’habitude, il rapporta à Venise onze mille écus d’or, et des présents tellement considérables, que le doge François Veniero en fut ébloui.
– Que pouvons-nous faire pour vous, s’écria-t-il avec découragement, lorsque les rois et les empereurs vous donnent de telles preuves de leur estime ?
– Monseigneur, répondit Titien, vous me rendrez bien heureux et bien fier en m’accordant la grâce que je vais vous demander.
– Parlez, maître ; elle vous est octroyée d’avance.
– Eh bien, monseigneur, je demande à terminer les fresques de la salle du conseil, gratuitement et à mes frais.
– Vous êtes un grand artiste et un digne citoyen, reprit le doge ; votre offre est agréée, et le sénat vous en remerciera au nom de Venise.
Cependant l’empereur, quoique éloigné de son peintre, ne cessait pas de lui envoyer commande sur commande, et, à chaque nouveau tableau, c’étaient de nouveaux présents, de nouveaux titres, de nouvelles faveurs. Titien fut nommé gentilhomme de la chambre impériale.
L’artiste ne voulut pas être en reste avec le monarque, et lui expédia coup sur coup un Saint Sébastien qu’on lui avait demandé par les lettres les plus pressantes ; un grand tableau contenant une Vue du Paradis, et une Vierge des Douleurs, peinte admirablement sur pierre, ainsi que le prouve un fragment de lettre que nous avons sous les yeux. En voici quelques mots :
« Invittissimo Cesare,
» Je rends grâce à la divine Majesté que le tableau de la Vierge des Douleurs, que j’ai peint sur pierre, soit parvenu à votre impériale présence comme je le désirais. Si Votre Majesté en est satisfaite, tous mes vœux sont comblés ; s’il en était autrement, je prie Votre Majesté qu’elle daigne me l’apprendre, et je m’efforcerai de la contenter ; etc. »
Le dernier ouvrage que Titien envoya de Venise à son empereur, ce fut, selon toutes les probabilités, une grande toile allégorique dans laquelle est représentée la Religion poursuivie par l’Hérésie, tableau qui nous paraît plus encore dans les goûts de Philippe II que dans ceux de Charles-Quint.
Après la mort de l’empereur, Titien continua à servir Sa Majesté Catholique en qualité de peintre ordinaire. Mais l’inquisition donnait tant à faire au nouveau roi, et les ministres étaient tellement occupés des hérétiques, qu’on oublia de payer la pension de notre artiste, et il dut s’adresser souvent au roi pour réclamer le prix de ses travaux.
À ce sujet, on raconte une anecdote assez curieuse. Entre autres tableaux commandés par le roi catholique, Titien reçut la commission de lui faire une Madeleine. Philippe II avait tracé lui-même au peintre le programme le plus austère ; il avait détaillé les cordes, les clous, les fléaux dont sa sombre imagination se plaisait à torturer la belle pécheresse. Cependant, avec les meilleures intentions, le peintre, emporté par ses penchants sensuels, donna aux traits de sa Madeleine beaucoup plus de séduction et de charme que de componction et de douleur. Les chairs éclataient sous son pinceau, vermeilles et frémissantes, malgré les marbrures du fouet et les déchirements du cilice ; les cheveux gardaient leur souplesse et leur parfum, malgré la poussière dont on les avait couverts ; les yeux lançaient, à travers les larmes, des éclairs de volupté et d’amour. En un mot, c’était la belle courtisane de Magdale plutôt avant qu’après le péché.
Mais, au moment de mettre la dernière main à son œuvre, Titien s’aperçut tout bonnement qu’il venait de reproduire les traits d’une Vénus ou de toute autre divinité païenne qui lui étaient restés gravés dans la mémoire d’après la vue d’un marbre antique. L’ouvrage n’en était pas moins irréprochable sous le rapport de l’art ; mais il y avait tout lieu de présumer que Philippe II refuserait de payer une Danaé ou une Léda quand il avait commandé une Madeleine.
Voici l’expédient auquel eut recours l’artiste :
En face de son atelier demeurait une jeune fille d’une grande beauté dont on ne connaissait pas les parents, et que la misère avait réduite à se livrer, pour un demi-florin par séance, au pénible métier de modèle. D’abord le chagrin, les veilles et les privations de toute sorte avaient laissé leurs traces sur son front abattu, sur ses joues pâles et amaigries ; ensuite un air de distinction et de candeur naturelles l’élevait au-dessus des créatures de son espèce. Enfin notre peintre l’avait remarquée quelquefois, à ses heures perdues, appuyée languissamment au rebord de sa croisée, les yeux mouillés de larmes et absorbée dans une rêverie profonde.
Titien la fit venir chez lui, et lui proposa de poser pour la tête de sa Madeleine, s’engageant à lui payer quatre florins la séance, à la condition qu’elle restât constamment debout et immobile dans la pose que l’artiste lui aurait indiquée, sans jamais demander un instant de repos, quelle que fût la fatigue ou la douleur qu’elle éprouvât.
La jeune fille, enchantée d’une offre aussi magnifique, promit tout ce qu’on voulut, et la séance commença sur-le-champ.
Au bout d’une demi-heure, fatiguée de rester toujours dans la même attitude, elle pria humblement le peintre de lui accorder, malgré leurs conventions, une seconde de répit.
Titien fit semblant de ne pas entendre, et continua son tableau avec plus d’ardeur et d’attention.
Après un quart d’heure, nouvelle demande de la part du modèle, nouveau silence de la part de l’artiste.
Enfin, lorsqu’une heure se fut écoulée, la pauvre fille, ne résistant plus à la souffrance, renouvela sa prière au peintre, et, sans attendre sa permission, s’affaissa sur elle-même.
Mais alors Titien, se montrant dominé par une grande colère, lui reprocha durement d’avoir manqué à sa promesse, et la menaça, par les mots les plus cruels, de la chasser de l’atelier sans lui donner un sou du prix convenu, si elle ne reprenait pas sa pose à l’instant même.
La malheureuse enfant, brisée d’humiliation et de douleur, se leva sans dire mot et reprit sa première attitude, tandis que des larmes amères et abondantes coulaient silencieusement le long de ses joues.
– C’est fait ! s’écria Titien d’une voix triomphante ; c’est là l’expression que je cherchais.
Et, après avoir donné quatre ou cinq coups de pinceau, il courut à la jeune fille, la serra dans ses bras avec une tendresse paternelle, essuya ses larmes et la porta lui-même sur un lit de repos.
– Mon enfant, lui dit-il, tu m’as aidé à faire un chef-d’œuvre, il est juste qu’il t’en revienne ta part. Voilà les quatre florins pour ta séance d’aujourd’hui ; et voici ta dot, ajouta-t-il en lui mettant un rouleau d’or dans la main. Je te marierai à un de mes élèves, pour que tu n’aies plus à poser si longtemps.
Philippe II demeura frappé d’admiration et de stupeur à la vue du tableau de Titien. Quoique son opinion fût depuis longtemps fixée sur le génie du peintre, son attente fut dépassée. Jamais l’artiste vénitien n’avait atteint à une telle hauteur. Le roi lui en fit les éloges les plus flatteurs, et lui demanda gracieusement, par une lettre écrite de sa main, qu’avait donc sa Madeleine pour se désoler et pleurer ainsi ?
– Sire, lui répondit Titien, elle vous supplie, les larmes aux yeux, de me faire payer l’arriéré des pensions que votre auguste père a bien voulu me léguer.
Philippe II comprit, et, par une lettre datée de Barcelone, le 8 mars 1564, il ordonna au vice-roi de Naples et au gouverneur de Milan de satisfaire, sans aucun retard, aux justes exigences d’un homme qui avait servi et servait encore Sa Majesté à sa grande satisfaction.
En peu de jours, Titien avait terminé deux copies ou plutôt deux reproductions de la Madeleine. La première fut vendue à Silvio Badaoro pour cent écus d’argent, prix qui fut bientôt quintuplé après la mort du premier acquéreur. L’autre resta dans la famille du peintre, et passe pour l’un des objets les plus précieux de ce précieux héritage.
Titien fit aussi pour le roi catholique des tableaux représentant Vénus et Adonis, Andromède délivrée par Persée, Europe enlevée par Jupiter sous la forme d’un taureau et quelques autres sujets mythologiques traités avec une grâce charmante et un rare bonheur.
Mais l’œuvre qui dut le plus flatter Philippe II, et dans laquelle Titien parut concentrer les derniers efforts de son génie, est la Cène du Seigneur, que le peintre envoya à Sa Majesté Catholique avec une lettre qui nous a été précieusement conservée. Voici en quels termes notre artiste parle au roi de son tableau :
« Sire,
» La Cène de Notre-Seigneur que j’avais promise à Votre Majesté est enfin, grâce à Dieu, parvenue à son terme après sept ans, depuis le jour que je l’ai commencée et que j’y ai travaillé incessamment, avec l’intention de laisser à Votre Majesté, dans mes derniers jours, le plus grand témoignage de mon ancien dévouement. Plaise à Dieu qu’elle paraisse à votre jugement éclairé telle que je me suis efforcé de la rendre dans le seul but de vous plaire ! Je la livrerai un de ces jours à votre secrétaire, don Garcia Hernando, selon les ordres de Votre Majesté. En attendant, je viens supplier votre clémence infinie, si mes longs services ont trouvé quelque grâce auprès de Votre Majesté, de vouloir bien donner ses ordres afin que je ne sois plus longtemps tourmenté par ses ministres, pour le payement de mes pensions, en Espagne et dans la chambre de Milan, et que je puisse terminer en paix ce peu de jours que j’ai encore à vivre aux gages de Votre Majesté. De telle façon, Votre Majesté se montrera non moins pieuse envers la mémoire de César, son auguste père, en exécutant ses ordres, que fidèle à ses propres intérêts ; car, une fois débarrassé des mille tracasseries que j’ai à subir pour toucher mes faibles appointements, j’emploierai tout mon temps à vous servir dans mon art ; je ne serai plus obligé de gaspiller la plus grande partie de mes jours à écrire çà et là à vos chargés de pouvoirs, à mon grand détriment, et presque toujours en vain, pour en tirer ce peu d’argent qui me revient avec tant de peine après une si longue attente. Je suis bien convaincu, sire très-clément, que, si Votre Majesté connaissait mes chagrins, son cœur, si généreux et si compatissant, en serait ému, et j’en aurais bientôt la preuve. Il est vrai que Votre Majesté daigne me délivrer des bons ; mais rien ne m’est payé suivant l’intention et la teneur de ses ordres. C’est pourquoi je me vois forcé de me jeter aux pieds de mon seigneur catholique pour prier sa clémence de vouloir bien mettre un terme à mon infortune, afin que Votre Majesté ne soit plus ennuyée de mes plaintes, et que je puisse désormais, libre de tout souci, me dévouer à son service. Je vous baise les mains catholiques !
» Venise, 5 août 1564. »
De Votre Majesté,
» Le très-dévoué, très-humble serviteur,
» TIZIANO. »
Il est profondément triste de voir un vieillard de quatre-vingt-sept ans obligé de réclamer en termes si humiliants le prix de ses travaux. Mais il faut avouer, pour être juste, que la honte d’une telle conduite retombe tout entière sur les ministres de Philippe II. Dès que le roi en eut connaissance, il s’empressa de donner les ordres les plus énergiques pour que le peintre fût payé à l’instant même, et lui envoya, comme un dédommagement du retard qu’il venait d’éprouver et comme un témoignage d’intérêt, un cadeau de deux mille écus.
Cependant Titien ne passait point un jour sans produire un nouveau chef-d’œuvre.
Aux portraits que nous avons déjà cités, il faut ajouter ceux de Jules II et de Clément VII ; des cardinaux de Médicis, Accelli et Bembo, dans son extrême vieillesse ; de François Ier de France, d’Édouard d’Angleterre et du prince son fils ; du duc de Savoie, des doges Trivisano et Lando ; de François Sforza, duc de Milan ; du marquis de Pescara et de don Diego de Mendoza.
Il faut ajouter aux lettrés dont l’effigie a été rendue immortelle plus encore par le pinceau de Titien que par leurs propres œuvres, Sperone Speroni, Frascatoro, Francesco Fileto, Torquato Bembo, Paolo dal Ponte, Beccatello, Nicolo Zono, Alessandro degli Organi, Pietro de Benedetti, Antonio degli Episcopi, Nicolo Crasso, Francesco Assonica, etc.
Il n’est pas de ville, pas de musée, pas de cour de quelque importance, en Europe, qui ne possède aujourd’hui un tableau de Titien.
À Vienne, on admire le magnifique portrait de la duchesse de Ferrare dont nous avons parlé ; la Danaé, une Notre-Dame d’une beauté merveilleuse, etc. ;
À Londres, les Douze Césars, Saint Sébastien, la Naissance du Sauveur, un Joaillier vu de trois côtés, Lucrèce au moment de se tuer, la Madone avec l’Enfant Jésus, Sainte Catherine, Saint Dominique, etc. ;
À Florence, le portrait du cardinal Hippolyte de Médicis, en costume hongrois, dont il a été déjà question, un Vieillard, deux Vénus, une Femme à moitié nue avec trois satyres, etc. ;
À Modène, une Vierge tenant dans ses bras l’Enfant Jésus, qui parle à saint Paul ; le portrait d’Alphonse Ier, celui d’un sénateur vénitien, une Femme en costume antique, un prêtre, le portrait de Ludovic Arioste, un petit Saint Jean, Saint Joseph, une Vénus, etc. ;
À Rome, on voit plusieurs effigies de la Vierge, une magnifique Vénus endormie, deux Femmes à la fontaine, deux Pâtres jouant de la flûte, plusieurs saints, et les deux Triomphes de Bacchus et des Amours, que nous avons déjà décrits.
À Gênes, il existe le groupe de Vénus et Adonis, une Naissance du Seigneur, et le Voyage de la Vierge en Égypte.
À Vérone, un portrait de Charles V, deux de la famille d’Anna, un croquis de la Madeleine, trois sujets de Sainte Catherine, une Vierge avec l’Enfant Jésus et Saint Jean, etc.
Anvers conserve plusieurs sujets de dévotion, un tableau de Pyrame mourant, une Vierge adorant son Fils, avec Saint Jérôme habillé en cardinal, Saint François, l’Archange Michel, Saint Jérôme priant devant sa grotte, une Jeune fille, les portraits de Daniel Barbazo et de Pierre Arétin, un Patriarche, un Orfèvre, une Veuve d’une admirable beauté, la Fille du Titien, la Vierge entourée des saints Antoine, François et Jérôme, sous un arbre, etc.
À Padoue, on montre aux étrangers une Madeleine, un Christ portant sa croix, et un tableau allégorique représentant je ne sais quel rêve emprunté à la philosophie de Platon.
À Ferrare, on voit plusieurs saints, entre autres un groupe traité avec une grâce infinie : c’est la Vierge mère serrant Jésus dans ses bras, tandis que le petit Précurseur attire vers lui l’agneau symbolique.
À Venise, on admire un vieux sénateur en robe noire, plusieurs saints, plusieurs paysages et un grand nombre de portraits.
Naples, Paris, Dresde, Madrid, etc., possèdent plusieurs tableaux, gravures ou dessins dont il serait très long et surtout très inutile de donner une aride analyse, ou la simple nomenclature.
Enfin, pour ne pas transformer cette notice en catalogue, nous nous bornerons à rappeler la magnifique Vierge au Rosier, une des plus belles peintures de Titien, achetée par Jean Neinst, gentilhomme hollandais.
Lorsque Vasari alla, en 1566, voir Titien à Venise, il le trouva assis devant son chevalet, et s’étonna qu’un homme si âgé pût encore apporter tant d’ardeur dans son travail et tant de vivacité dans sa conversation ; cependant il vécut et travailla encore dix ans.
Il envoyait à Ancôme un Christ sur la croix au pied de laquelle on voyait saint Jean et saint Dominique ; plus, un Saint François recevant les stigmates des mains d’un séraphin. Il achevait pour Venise le Martyre de Saint Laurent, et un petit tableau de Saint Jérôme ayant d’un côté la croix, d’un autre le lion. Il ornait le plafond de la confrérie de San-Giovanni d’une Vision de l’Apocalypse, et encadrait sa peinture d’un dédale inextricable et merveilleux de ramages, de petits enfants, d’arabesques, de ces ravissantes fantaisies de la Renaissance, connues en Italie sous le nom de grottesche, ainsi que l’atteste Benvenuto Cellini.
Dans tous ces travaux, même âpreté, même hardiesse, même énergie de conception et de coloris. La vue du vieillard se troublait, son dos se courbait en voûte, la brosse tremblait dans sa main, mais l’âme survivait ardente et fière, comme une lame qui aurait usé le fourreau.
C’est aux derniers moments de sa vie qu’appartient cette Transfiguration pour l’église de San-Salvatore, chef-d’œuvre d’improvisation, esquissé à larges traits, avec une sûreté de touche, une fermeté de dessin, une vigueur de tons qui seraient prodigieux même dans un homme au plus fort de sa carrière et dans la fleur de son âge.
À ce sujet, on raconte une anecdote qui montre à quel point le caractère de Titien fut indomptable et entier jusqu’à la fin. Comme pendant à sa Transfiguration, il avait destiné à l’église de San-Salvatore une Annonciation de Marie. Rien de plus admirable que le mouvement d’effroi et de stupeur qui se manifeste chez la Vierge à l’apparition soudaine et inattendue de l’ange ; cependant la divine colombe plane sur la tête de l’élue de Dieu, au milieu d’un chœur de séraphins, et se prépare à accomplir le profond mystère de l’Incarnation.
Or, il arriva que les patrons de l’église, honnêtes bourgeois dont les connaissances en fait d’art n’allaient pas très loin, croyant remarquer dans le tableau quelques parties plus faibles, évidemment sacrifiées par le peintre en vertu de l’éternelle loi des contrastes, eurent l’imprudence de demander à Titien si cette peinture était bien de lui.
Le vieillard, indigné, sans répondre un mot à ces bonnes gens, qu’il se contenta de foudroyer du regard, fit signe à un de ses valets de lui apporter un pinceau, et, d’une main tremblante d’émotion et de colère, il traça dans un coin du tableau ces trois mots formidables : Titianus fecit, fecit !
L’atelier de Titien était devenu le rendez-vous de toutes les célébrités de l’époque. On venait de tous les coins du monde en pèlerinage pour voir le vénérable vieillard. Henri III, roi de France et de Pologne, escorté des ducs de Ferrare, de Mantoue et d’Albino, voulut rendre au plus grand peintre de son siècle une visite solennelle. Il causa longtemps avec le peintre des honneurs que celui-ci avait reçus à la cour de Charles-Quint et des rois Ferdinand et Philippe ; il admira tous ses tableaux, et, ayant fait choix de ceux qui lui plaisaient le plus, il demanda à Titien de fixer lui-même la somme, qu’on s’empresserait de lui remettre à l’instant.
Le vieillard sourit, et, se levant avec effort de son siège et s’inclinant respectueusement :
– Votre Majesté, dit-il, me fera la grâce d’accepter ces tableaux comme un témoignage de ma reconnaissance. Je ne reçois pas d’argent de mes hôtes.
Il vivait royalement. Sa maison était remplie de valets, de pages, d’estafiers, à en rendre jaloux les palais des doges. Affable, enjoué, spirituel, bienveillant, il savait se faire aimer même par ses rivaux. On lui pardonnait son bonheur. Aucun artiste n’a peut-être gagné des sommes plus énormes, et ne les a dépensées avec plus de générosité et plus de plaisir. Un jour, deux cardinaux espagnols, monseigneur Pacheco et monseigneur Granella, se présentèrent inopinément chez lui et lui demandèrent à dîner. Titien les retint dans l’atelier pour retoucher leurs portraits, et, ayant saisi un moment où l’on ne faisait pas attention à lui, il s’approcha d’une croisée et jeta sa bourse à un des domestiques avec ce peu de mots :
– J’ai du monde à dîner.
Une heure après, on servait à Leurs Éminences un repas d’une splendeur royale et d’une magnificence inouïe.
Jamais existence d’artiste ne fut plus longue, plus brillante, plus respectée, plus constamment heureuse. Titien ne connut ni le chagrin, ni l’adversité, ni l’envie ; aucun nuage n’obscurcit ses jours d’une sérénité inaltérable. Il ne lui fallait plus qu’un an pour atteindre le siècle, lorsqu’il fut frappé, en 1576, par l’épidémie, au milieu de ses travaux.
Malgré le deuil et la consternation dans lesquels était plongée Venise, malgré le danger évident que présentait, en temps de peste, un rassemblement de personnes si nombreux et si pressé, on lui ordonna des obsèques solennelles dans l’église de Saint-Luc. Chaque famille fit taire sa douleur privée pour rendre, au risque de la vie, un hommage de regrets et de larmes au peintre auguste qui était la plus belle gloire de sa patrie.
Comme on l’a vu par cette rapide esquisse que nous venons de soumettre au lecteur, il n’y a pas eu de peintre chrétien qui ait produit un nombre de tableaux religieux égal à celui que Titien nous a laissé. Et cependant, dans la mémoire des peuples, dans le jugement des critiques, dans l’opinion de la postérité, Titien n’est que le peintre des Vénus, des Danaé, des belles reines et des royales courtisanes ; c’est l’artiste le plus complet, le plus sensuel et le plus païen de la Renaissance.
Il épousa, en 1512, une citoyenne honorable de Venise, que quelques biographes ont appelée Lucia, d’autres Cecilia. Il en eut quatre enfants, dont trois seuls survécurent : Pomponio, Horace et Lavinia. Pomponio embrassa l’état ecclésiastique et eut l’honneur de passer pour le plus mauvais prêtre de son temps, qui en eut cependant de bien détestables. Paresseux, débauché, ivrogne, dissipateur, il trouva moyen de fondre en peu de temps son patrimoine, ses prébendes, ses pensions et l’héritage paternel, et mourut littéralement sur la paille. Horace, d’un caractère doux, de mœurs paisibles, rangé, studieux, modeste, tout à fait le revers de son aîné, cultiva la peinture, et porta avec assez de bonheur le lourd fardeau du nom paternel. Enfin, Lavinia (que quelques-uns appellent Jeanne, d’autres Cornélie, – les biographes ne sont jamais d’accord), naquit en 1530, et causa la mort de sa mère. Comme on peut bien l’imaginer, cette délicieuse et belle enfant fut la bien-aimée de son père.
Dans les plus beaux tableaux de Titien, il y a toujours une image, un trait, un souvenir de sa fille. Il la reproduisit dans toutes les formes, et sous tous les noms. C’est sa Flora, c’est sa Violante, c’est sa plus poétique inspiration, son plus chaste rêve : – c’est l’unique et sérieuse passion de sa vie.
Raphaël §
Si vous parcourez l’Italie, et, au milieu de l’Italie, la belle Florence ; si vous visitez la splendide Galerie des Offices, entrez dans la salle des peintres, et là, au-dessus du portrait du Pérugin, au-dessous de celui de Michel-Ange, cherchez une tête aux suaves contours, aux longs cheveux noirs, aux grands yeux pleins de mélancolie, au teint pâle, au cou frêle et gracieux comme la tige d’un lis ; puis, lorsque vous l’aurez reconnue sur le signalement que nous vous donnons, tombez à genoux, qui que vous soyez, pourvu que vous soyez artiste ; vous êtes devant le peintre au nom d’ange et à l’angélique talent ; vous êtes devant le divin Raphaël ; car le hasard s’est amusé parfois à harmonier des noms avec des individus ; car la nature a pris parfois plaisir à réunir dans une seule ressemblance le génie de l’âme avec les traits de la figure.
Voyez ce vieillard qui descend solitaire et sombre les degrés de Saint-Pierre, sans un ami qui le soutienne, sans un disciple qui l’accompagne : c’est l’exécuteur des vengeances célestes, c’est l’archange Michel. Voyez ce jeune homme qui monte au Vatican, entouré d’une cour de cardinaux et d’une armée d’élèves : c’est l’ange des miséricordes infinies, c’est Raphaël. Aussi, s’ils se rencontrent, écoutez-les :
– Accompagné comme un roi ! dit Michel-Ange.
– Seul comme le bourreau ! répond Raphaël. Et maintenant que nous avons dit cette vie de lutte et d’agitation que subit l’auteur du Jugement dernier, disons cette vie de bonheur et de triomphe à laquelle n’eut qu’à se laisser aller l’auteur de la Transfiguration.
Un jour de vendredi saint, en l’an de grâce 1483, à cette heure même où le Christ avait rendu le dernier soupir, naquit, de Jean Sanzio, un enfant qui reçut le nom de Raphaël.
Ce Jean Sanzio était d’une vieille famille, de la famille des Santi. Quelques savants oisifs se sont amusés à donner la preuve de cette intéressante vérité, comme s’il était important de savoir de qui descendait Jean Sanzio, quand on sait que Raphaël est descendu de lui.
De l’enfance de Raphaël, on ne sait rien ; quelle éducation il reçut, on l’ignore. Les lettres du peintre d’Urbin, qui sont parvenues jusqu’à nous, sont presque toutes écrites dans le patois maternel. D’ailleurs, Jean Sanzio n’avait pas eu l’intention, comme Léonard Buonarotti, de faire de son fils un podestat : il avait tout d’abord décidé que le jeune Raphaël serait peintre ; or, au lieu de lui mettre des livres sous le bras, il lui avait mis un pinceau à la main. Tout enfant, le jeune Raphaël copiait donc les tableaux de son père, qui était un pauvre maître ; dans ses moments perdus, il étudiait la nature, qui est une riche et grande maîtresse.
Raphaël avait atteint l’âge de quatorze ans, lorsqu’un jour son père s’aperçut qu’il n’avait plus rien à lui apprendre. Le maître en réputation à cette époque était Pierre Vanucci, dit le Pérugin. Jean partit avec son fils pour Pérouse, et, sur ses instances, il eut le bonheur de le voir entrer dans l’atelier de celui qu’on regardait avec raison comme le premier maître de son temps.
Un ouvrage de Raphaël, que l’on cite comme antérieur à son entrée chez le Pérugin, est une Madone peinte à fresque dans la cour de la maison paternelle.
Jamais inspiration n’avait été si heureuse. Si un maître convenait à Raphaël, c’est le Pérugin ; si un élève convenait au Pérugin, c’était Raphaël. Nom d’ange et chaste talent, tout cela grandissait dans l’ombre de cette belle école ombrienne, dont le tombeau de saint François d’Assise s’était fait le centre. Ce fut là que le jeune élève étudia ces douces têtes de Vierge, dont il perfectionna l’ovale, mais dont il ne dépassa jamais l’idéalité, et ces majestueuses têtes de vieillard qui sont restées comme des modèles d’expression. Quant au degré où en était arrivé l’art à cette époque, on peut, si l’on veut s’en faire une idée, jeter un coup d’œil sur les écoles contemporaines que fondaient Léonard de Vinci à Milan, Jean Bellini à Venise, Francia à Bologne, et Dominique Ghirlandaio à Florence.
Au bout de deux ou trois ans d’étude chez le Pérugin, Raphaël avait, sinon surpassé son maître, du moins atteint une si grande perfection dans sa propre manière, qu’il était difficile de distinguer dans un tableau, fait par eux de compagnie, les portions exécutées par le Pérugin, des portions exécutées par Raphaël. Or, quel âge avait le jeune Sanzio quand son génie se fondait déjà ainsi dans le talent de son maître ? Dix-sept ou dix-huit ans à peine !
Vers cette époque, des affaires d’intérêt appelèrent le Pérugin à Florence, et l’y retinrent pendant quelque temps. Raphaël se trouva libre : le jeune oiseau essaya timidement son aile, et, ayant pris son vol, alla s’abattre à Citta-di-Castello.
C’était l’époque de l’art par excellence : on eût dit que tous les Italiens, jusqu’aux tyrans, avaient le cœur artiste. À peine eut-on appris dans la ville qu’un élève du Pérugin venait d’arriver, et que cet élève était le favori et travaillait côte à côte avec le maître, que les braves habitants de la ville vinrent lui demander un tableau : ce tableau, dont le sujet lui fut donné, est le Saint Nicolas de Tolentino, autrement dit le Saint Nicolas aux Ermites, dont Vasari fait mention en disant que, si le tableau n’eût pas été signé du nom de Raphaël, on eût pu le prendre pour une des meilleures œuvres du Pérugin.
Ce tableau est aujourd’hui au Vatican, près de la Transfiguration : c’est le départ, c’est l’arrivée, c’est l’alpha, c’est l’oméga, c’est le talent naissant, c’est le génie arrivé à son apogée. Il y a tout un monde de production entre ces deux tableaux.
C’est de la même époque, et du même voyage que date encore une autre composition qu’il fit pour l’église Saint-Dominique, représentant un Christ en croix accompagné de deux anges recueillant, chacun dans un calice, l’un le sang qui sort de la main, l’autre le sang qui jaillit du côté ; au-dessus de la tête de Jésus est le Père éternel, au pied de la croix sont la Sainte Vierge, Sainte Marie-Madeleine, Saint Jean et un autre saint.
Ce tableau fait encore aujourd’hui partie, à ce que je crois, de la belle galerie du cardinal Fesch.
Puis le seigneur Fermo, chez lequel Morcelli l’a vu, possédait encore un autre tableau de Raphaël : c’était un Enfant Jésus dormant tandis que la Vierge soulève le voile dont il est couvert ; saint Joseph les regarde, appuyé sur un bâton, et, le long de ce bâton, on lisait l’inscription suivante :
R. S. V. A. A. XVII. P.
c’est-à-dire :
RAPHAEL SANCTIVS VRBINAS ANNO VTATIS XVII PINXIT.
Maintenant, est-ce en revenant à Pérouse, est-ce avant de quitter cette ville que Raphaël avait fait, pour Madeleine degli Oddi, le tableau de l’Assomption dont parle Vasari, et qu’il regarde déjà comme une œuvre de maître ? C’est ce qui importe beaucoup aux chronologistes, mais ce qui importe très peu à nos lecteurs. Il est de cette période : voilà tout ce qu’il est important de savoir. Tant il y a qu’en quittant sa boutique (comme on appelait alors l’atelier du peintre), Pierre Vanucci avait laissé à Pérouse un écolier, et qu’en rentrant à Pérouse il y retrouva un maître.
À partir de ce moment, Raphaël commença cette carrière si glorieusement parcourue ; mais, soit reconnaissance, soit doute de lui-même, Sanzio continue de s’appuyer sur Pérugin. En 1501, c’est-à-dire à dix-huit ans, il fait, pour l’église Saint-François à Citta-di-Castello, le fameux Sposalizio (que la gravure de Longhi a popularisé dans toute l’Europe), qui passa longtemps pour un original, et qui n’était qu’une copie du même tableau exécuté par le Pérugin, en 1495, pour l’autel Saint-Joseph, à Pérouse ; mais une copie comme pouvait être une copie de Raphaël, exécutée avec une supériorité de pinceau déjà si visible, que Vasari (malgré son admiration pour Michel-Ange) dit, en parlant de ce tableau : Cosa mirabile, a vedere le difficolta che andava cercando ; c’est-à-dire que c’était déjà chose admirable que de voir les difficultés que le jeune maître se faisait un plaisir de s’imposer pour les vaincre.
Vers cette époque, le Pinturicchio, élève de Pérugin comme Raphaël, mais plus âgé que lui d’une quinzaine d’années, fut appelé à Sienne par le cardinal François Piccolomini, pour décorer la bibliothèque qui avait été élevée, par le pape Pie II, dans la cathédrale de cette ville. Une fois en face de cette gigantesque opération, il comprit qu’il n’était pas de taille à l’accomplir seul ; et, ayant songé à son jeune camarade Sanzio, dont il avait souvent admiré l’habile composition et le pinceau facile, il lui écrivit de venir le joindre.
Raphaël était à cet âge où l’on ne demande qu’à mettre au-dehors ce qu’on a en soi, n’importe en faveur de qui. Il accepta la proposition de celui que, dans sa modestie juvénile, il regardait comme un second maître, et (s’il faut en croire Vasari, qui prétendait, à l’époque où il écrivait sa Vie des Peintres, avoir encore bon nombre d’esquisses entre les mains) fit la majeure partie des cartons d’après lesquels furent exécutés les dix tableaux qui composaient l’ornementation de cette bibliothèque.
Cet ouvrage du Pinturicchio eut un grand retentissement. On y trouva une richesse de composition, une largeur d’ordonnance et une habileté d’exécution inconnues jusqu’alors. L’avenir, en laissant le Pinturicchio un artiste secondaire, et en faisant de Sanzio le prince des peintres, révéla le mystère de ce progrès : le progrès, c’était Raphaël.
Vers cette époque, le jeune artiste fit un premier voyage à Florence ; mais il reste peu de traces de ce voyage. Florence était préoccupée en ce moment de la lutte de deux génies du premier ordre : c’était en 1503, et Léonard de Vinci et Michel-Ange faisaient ces fameux cartons dont nous avons déjà parlé en racontant la vie de ce dernier. Aussi Raphaël, manquant de protecteurs, trop jeune pour recourir à l’intrigue, à peu près inconnu encore ou connu seulement comme élève du Pérugin, ou second du Pinturicchio, ne laissa-t-il aucune trace de son passage. Cependant il en avait vu assez pour désirer revenir : cette arène lui avait paru digne de lui. Il avait hâte de venir écrire son nom au milieu des noms célèbres qui faisaient de Florence, à cette époque, la reine des arts. Il retourna donc dans sa patrie, y resta un an à peu près, et revint cette fois porteur d’une lettre de la duchesse d’Urbin pour ce bon gonfalonier perpétuel, Pierre Soderini, que Machiavel, son secrétaire, a immortalisé par une épigramme. La lettre était conçue en ces termes :
« Magnifique et très-haut seigneur, en même temps que père très respectable4.
» Celui qui vous remettra cette lettre est Raphaël, peintre d’Urbin, lequel, ayant de bonnes dispositions dans son art, a décidé qu’il passerait quelque temps à Florence dans le but d’étudier, et, comme son père, très excellent homme, m’est fort attaché, et que le fils est un courtois et gentil garçon, que j’aime de tout mon cœur, et que je désire voir réussir, je le recommande à Votre Seigneurie, aussi chaudement que je puis, la priant, pour l’amour de moi, de lui prêter en toute occasion aide et faveur, assurant à Votre Seigneurie que je tiendrai comme étant rendus à moi-même tous les services qu’elle lui rendra, et que j’en serai on ne peut plus reconnaissante à Votre Seigneurie, à laquelle je me recommande aussi moi-même.
» JOANNA FELTRIA DA RUVERE,
» Ducissa sorae, et urbis praefectissima.
» Urbini, prima octobris 1504. »
Heureux Raphaël qui entrait dans le monde sous les auspices d’une femme !
On comprend que, porteur d’une pareille lettre, le jeune artiste fut le bienvenu. D’ailleurs, c’était un bon homme, au bout du compte, que ce Pierre Soderini, qui commandait à Michel-Ange deux statues gigantesques et qui se contentait, en les payant le prix convenu, de faire à l’irascible sculpteur quelques observations sur le nez de l’une d’elles ; allez demander à nos artistes s’ils ne s’abonneraient pas à de si douces critiques de la part des turcarets qui occupent leurs pinceaux.
Il est vrai que nos artistes ne sont pas des Michel-Ange.
Soderini recommanda donc à son tour son jeune protégé aux premiers de la ville, à Thaddée Taddei, à Laurent Nasi et à Ange Doni ; quant à ses confrères les artistes, le jeune Sanzio était déjà assez connu pour se recommander à eux de lui-même : c’est de cette époque que data sa liaison avec Rodolphe Ghirlandaio, Aristote de San-Gallo, probablement frère Bartholomée, et peut-être Francia.
Au reste, sur la recommandation du gonfalonier, chacun s’empressa près de Raphaël : Thaddée Taddei lui offrit un logement dans sa maison et une place à sa table, et, de plus, il lui commanda deux tableaux ; de son côté, Laurent Nasi lui commanda une Sainte Famille, et Ange Doni lui fit faire son portrait et celui de Madeleine, sa femme.
Ces deux tableaux de Thaddée Taddei furent vendus depuis : l’un quatre mille écus romains à l’archiduc Ferdinand d’Autriche, l’autre vingt-quatre mille écus au gouvernement anglais.
Quant à la Vierge de Laurent Nasi, qui est, si je ne me trompe, la Vierge au chardonneret, elle faillit disparaître en 1548, lorsqu’un éboulement du mont Saint-Georges engloutit le palais de Laurent Nasi : ensevelie sous les ruines, on la retrouva en morceaux ; ces morceaux furent rejoints, rajustés et restaurés, et c’est encore un des plus beaux tableaux de la Galerie de Florence.
De leur côté, les portraits d’Ange et de Madeleine Doni, sans être perdus tout à fait, furent longtemps égarés ; transportés très anciennement, et l’on ne sait de quelle manière, à Avignon, on ignora longtemps ce qu’ils étaient devenus ; reportés en Italie, ils ont été, il y a quelques années, achetés par le grand-duc, et sont deux des plus riches joyaux de cet écrin artistique qu’on appelle le palais Pitti.
Pendant que Raphaël se livrait à ces travaux, il apprit la mort de son père. Hélas ! le pauvre Jean Sanzio n’avait vu que l’aurore de la gloire de Raphaël ; si son père l’eût vu monter en triomphateur l’escalier du Vatican, c’eût été vraiment un trop heureux père.
Le duc d’Urbin l’arrêta au passage, et, tout vêtu de deuil, tout baigné de pleurs qu’il était, il lui fallut faire, pour Guidobaldo de Montefeltro, deux Vierges, un Christ au jardin des Oliviers, et trois autres petits tableaux, dont deux sont aujourd’hui au musée du Louvre.
L’un est Saint Georges à cheval, l’autre Saint Michel combattant les monstres.
En 1505, Raphaël quitta Urbin pour n’y plus rentrer.
Selon toute probabilité, ce fut à Pérouse, sa ville adoptive, que Raphaël retourna en quittant sa ville natale. C’est donc là que nous le retrouvons exécutant trois grands ouvrages.
Le premier, qui était destiné à l’église des Pères servites, représentait la Vierge entre saint Jean-Baptiste et saint Nicolas ; ce tableau est aujourd’hui en Angleterre.
Le second, qui était une fresque, représente le Christ dans sa gloire, et Dieu le Père et ses anges, ayant six saints assis, trois de chaque côté ; cette fresque, signée en grosses lettres du nom de Raphaël, et portant la date de 1505, fut exécutée pour les Camaldules de Saint-Sévère.
Le troisième était destiné aux religieuses de Saint-Antoine : c’était ce qu’on appelait alors une Piété. Nous avons expliqué, à propos de Michel-Ange, ce que c’était que una Pieta. La Vierge tenait son fils mort sur ses genoux ; quatre saints, deux saints et deux saintes, saint Pierre et saint Paul, sainte Cécile et sainte Catherine, complétaient l’ensemble de ce tableau, dont la figure principale, selon la condition stipulée dans le contrat, et sur la demande des bonnes religieuses, devait être drapée. En outre, le Père Éternel, placé dans un cadre demi-circulaire dominait cette composition, tandis que le marchepied de l’autel était accompagné de trois petits sujets représentant l’un le Christ au jardin, l’autre le Christ portant sa croix, le troisième le Christ mort sur les genoux de sa mère.
Un beau jour, les pauvres religieuses eurent besoin d’argent : cinq tableaux de Raphaël étaient un véritable trésor ; la composition fut démembrée et vendue pièce à pièce.
On ne sait ce que sont devenus les petits sujets ; mais le grand, après avoir passé par le palais Colonna à Rome, est devenu la propriété de la Galerie royale de Naples.
Ces trois tableaux exécutés, Raphaël se sentit pris du besoin de retourner à Florence : vainement Atalanta Bablioni voulut-elle le retenir, lui offrant de lui payer au poids de l’or une Déposition de croix. Sanzio ne voulut prendre avec elle d’autre engagement que de lui envoyer le carton de cette composition aussitôt qu’il serait à Florence ; Raphaël tint cette promesse ; et, le carton envoyé, il revint plus tard exécuter la peinture.
Maintenant, quelle cause si impérieuse ramenait Sanzio à Florence ? Ce besoin de lutte que tout homme fort sent en lui-même. Pour l’artiste, il n’y a existence que s’il y a combat, et il ne se sent vivre que vainqueur par la joie ou vaincu par la douleur.
Puis on parlait énormément à cette époque de ces deux fameux cartons de Michel-Ange et de Léonard de Vinci, qui allaient enfin être exposés au palais de la Seigneurie. Raphaël, qui avait sans doute déjà vu quelques tableaux de Léonard, ne devait connaître absolument rien de Michel-Ange que sa statue de David, ou quelque autre bloc de marbre taillé. Il lui restait donc à étudier le dessin de cet homme étrange qui, sans être peintre, a laissé la plus gigantesque peinture qui soit connue dans le monde entier.
En attendant qu’il pût faire cette grande étude en face de ce grand rival, Raphaël partagea son temps entre l’atelier de Fra Bartolomeo et la chapelle del Carmine, peinte il y avait déjà soixante ans par Masaccio. L’ami vivant et le maître mort possédaient chacun une qualité qui manquait spécialement à l’école du Pérugin : c’était, pour le premier, la vigueur des tons, la largeur du pinceau et la science des demi-teintes ; c’était, pour le second, la variété de l’ajustement et la justesse de l’expression.
Mais Raphaël avait un de ces heureux génies qui, doués par-dessus toute chose de la puissance d’assimilation, absorbent, comme l’abeille fait du suc des fleurs, les qualités qui font l’individualité de ses rivaux, et se compose à soi une magnifique manière de toutes ces manières différentes.
En échange, Raphaël apprit à Fra Bartolomeo la perspective, que celui-ci ignorait entièrement, et qui faisait la première base des études dans l’école du Pérugin ; ce dont on peut s’assurer en voyant ce fameux tableau de Sposalizio, que Raphaël exécuta à dix-huit ans.
Quant à Masaccio, son jeune successeur ne pouvait que l’admirer ; et il prouva cette admiration à la postérité en copiant, plus tard, son Adam et Ève des loges du Vatican, et l’ange qui tient l’épée flamboyante.
Enfin arriva l’an 1506, et le fameux carton, tant promis et tant vanté, parut.
Il est difficile de se rendre compte de la sensation que ce dessin, regardé alors par tous comme le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, produisit sur Raphaël : trop jeune encore, trop nourri des principes chastes et sévères de l’école chrétienne, pour apprécier cette étrange étude anatomique, ne se sentant probablement aucune sympathie pour cette exhibition de tendons, de muscles et de nerfs il dut admirer sans doute, mais comme on admire une de ces choses qu’on aime autant voir faites par un autre que par soi-même. Il lui fallait toute la maturité de talent que devaient amener les huit ou dix années suivantes, pour que l’indiscrétion de Bramante, à l’endroit de la chapelle Sixtine, pût faire faire à Raphaël l’Incendie du bourg.
Mais, pour le moment, on ne trouve dans ce génie, si impressionnable cependant, aucune trace de l’effet produit par le carton de Michel-Ange. Comme la sensitive, le jeune et timide Sanzio s’était retiré au rude toucher de cet homme ; et ce fut un grand bonheur pour l’art.
Raphaël imitant Michel-Ange aurait sauté par dessus sa seconde manière.
Aussi, après avoir vu ce carton, Raphaël se retira-t-il chez son ami Fra Bartolomeo, et exécuta-t-il le carton de la Déposition de croix destinée à la chapelle Baglioni.
Peut-être cependant un des personnages qui concourent à cette composition doit-il quelque chose au carton de Michel-Ange. C’est l’homme qui monte à reculons, et dans lequel on voit la double expression de la douleur morale et de l’effort physique.
Puis, après ce tableau, vient la Vierge à la jardinière, cette suave composition que Sanzio exécuta pour Sienne, et qui porte la date de 1507.
Ce fut vers ce temps sans doute qu’arriva à Raphaël quelque lettre de son oncle Bramante, architecte de Jules II ; car nous voyons tout à coup le jeune homme abandonner ses tableaux, commencer sa Belle Jardinière, dont il laisse la draperie bleue à peindre à son ami Ghirlandaio, et son tableau de l’Assomption, qu’il s’était engagé à exécuter par un contrat daté de 1505, et sur lequel il avait déjà reçu un à-compte de trente ducats d’or. Ce tableau ne devait jamais être fini par Raphaël, et ce furent Francesco Penni et Jules Romain qui l’achevèrent.
C’est que la réputation de Raphaël était parvenue à la cour des papes, et Jules II l’appelait près de lui pour peindre les fameuses salles du Vatican – les Stanze.
Enfin l’ambition de Raphaël était donc comblée ; il allait lutter avec les premiers génies de l’époque ; Michel-Ange l’attendait à Rome, Léonard de Vinci allait y venir.
Jules II accueillit Raphaël de manière à confirmer toutes les espérances que Bramante lui avait données dans sa lettre. Le fougueux pontife, ardent comme un général qui a une victoire à remporter, ordonna à Sanzio de se mettre à l’œuvre à l’instant même, lui livrant la salle de la Segnatura pour son champ de bataille.
Tout le monde connaît les Stanze, ou pour avoir vu les fresques originales, ou pour avoir vu les gravures qu’en ont faites Volpato et Morghen. Nous ne nous appesantirons donc pas sur les détails. D’ailleurs, toutes les formes d’éloge ont été épuisées. Que dirions-nous après Vasari, le premier biographe, et après Quatremère de Quincy, le dernier historien de Raphaël ?
Seulement, lorsque Jules II vit l’École d’Athènes, la première des quatorze fresques qu’exécuta Sanzio, il fut tellement émerveillé, qu’il donna sur-le-champ l’ordre de gratter tous les travaux qu’avaient déjà exécutés les autres peintres dans les autres salles. Or, ces autres peintres étaient les peintres les plus renommés de l’époque : c’étaient Lucca Signorelli, Pietro della Francesca, Bartolomeo della Gatta, Bramantino de Milan, Antonio Razzi et le Pérugin.
Mais Raphaël se souvint qu’il était élève du dernier, et, sur sa recommandation, on respecta les peintures de la salle de Charlemagne, qui étaient du Pérugin.
À partir de ce moment, l’existence de Raphaël fut un triomphe continuel. Viveva da principe. Il vivait en prince, dit Vasari ; oui, certes, en véritable prince, car il était jeune, il était riche, il était resplendissant de renommée, et, plus que tout cela, il était beau.
Oui, beau de cette beauté douce et intéressante, où le caractère de l’homme se mêle en quelque sorte à la faiblesse de la femme ; beau surtout quand on le regardait longtemps, et l’on regarde toujours longtemps les hommes de génie : beau d’élégance et de mélancolie, beau malgré ses membres un peu grêles et son cou trop élancé, beau surtout de ce long regard qui, s’arrêtant sur chaque femme, semblait dire : « Aimez-moi, je sais aimer. »
Puis, avec cela, il était bon, doux, affable, souriant sans cesse : – il n’était point envieux, car c’était lui qu’on enviait.
Et il fallait bien que ce fût ainsi ; car, dans cette armée d’élèves dont il était entouré, il ne se trouva point, je ne dirai pas un rival, mais un ennemi ; tous s’empressaient à ses ordres, tous accouraient à un signe, tous lui obéissaient comme à un maître, tous l’adoraient comme un dieu.
Chacun faisait le sacrifice de sa gloire particulière à la gloire du maître ; toute individualité s’absorbait dans le génie qui dirigeait l’immense mouvement ; trois cents bras exprimaient une seule pensée ; trois cents âmes vivaient dans une seule âme.
Cela ne rappelle-t-il pas ces milliers de bienheureux dont parle Dante, dont toutes les âmes forment un oiseau gigantesque et resplendissant, qui chante les louanges du Seigneur ?
Maintenant, laissons de côté toutes ces misérables petites querelles de Raphaël et de Michel-Ange, et suivons l’élu de la terre et du ciel dans sa splendide carrière.
Ce fut alors, grâce à cette multiplicité d’action que lui donnaient ses élèves, que Raphaël entreprit ces travaux gigantesques qu’une existence octogénaire aurait eu peine à achever.
En effet, en même temps qu’il dessine des compositions sans fin, que Marc-Antoine reproduit par la gravure, en même temps qu’il exécute les fresques des Stanze, les Prophètes et les Sibylles d’Augustin Chigi, qu’il bâtit les Loggie et qu’il les couvre d’arabesques, il trace dans la Farnésine la composition de sa Galatée, embrassant ainsi d’un seul coup l’expression entière de l’art contemporain depuis l’art idéaliste jusqu’à l’art païen.
Puis, tout pressé qu’il est par Jules II ou par Léon X, tout sollicité qu’il est par François Ier, il trouve encore le temps de faire, pour François Encolani, de Bologne, la splendide Vision d’Ezéchiel, et pour Sigismond Conti, la merveilleuse Vierge de Foligno.
Puis, après avoir fini la première salle du Vatican, qui contient la Dispute du Saint-Sacrement, École d’Athènes, le Parnasse et la Jurisprudence, il ouvre, vers le commencement de 1510, les portes de la seconde salle, et commence à exécuter son Miracle de Bolsena, son Héliodore battu de verges, sa Délivrance de saint Pierre, et son Attila.
Comme nous l’avons fait pour la première salle, nous nous contenterons de renvoyer nos lecteurs aux gravures et aux originaux, en constatant seulement que l’Héliodore battu de verges est peut-être, comme composition et comme exécution, le chef-d’œuvre de Raphaël.
Maintenant, passons, pour suivre l’artiste dans son travail, passons, dis-je, du dedans au dehors, des Stanze aux Loggie.
Bramante était mort : ce second père de Raphaël, auquel Raphaël devait autant qu’à son véritable père Jean Sanzio ; Léon X, qui, ne sachant plus de quels honneurs accabler Raphaël, pour le fixer à sa cour, Léon X, qui devait en arriver à lui offrir enfin le chapeau de cardinal, Léon X venait de nommer Raphaël son architecte.
Il s’agissait d’abord, dans ce nouvel emploi, de continuer la cour du Vatican, dont Bramante avait planté les fondations. Raphaël la porta à trois étages de galeries faisant saillie au-dehors : ces saillies, ouvertes en portiques, furent exécutées sur le modèle en bois qu’en fit Sanzio lui-même.
Raphaël avait d’avance, lorsqu’il fit le modèle, son plan arrêté. Il voulait essayer d’un nouveau genre d’ornement ; il voulait, pour qu’aucune branche de l’art ne lui échappât, faire de la décoration antique.
Au reste, l’idée ne venait pas entièrement de lui. Un certain Morto da Feltro, fouilleur acharné, cité par Vasari, avait déjà, à force de remuer la terre, défoncé quelques tombeaux, dans lesquels s’étaient conservés certains ornements, qu’il avait appelés grottesche – de la localité dans laquelle il les avait rencontrés : grotte.
Raphaël avait déjà pu apprécier, d’après les travaux de Morto da Feltro, tout l’avantage qu’un homme pouvait tirer de cette imitation de l’antique, lorsque la nouvelle lui arriva qu’on venait de découvrir les thermes de Titus.
Raphaël n’était pas homme à attendre que les renseignements lui vinssent par un autre que lui-même : il descendit un des premiers, un flambeau à la main, dans ces longues salles souterraines, qui, conservées par leur ensevelissement même, avaient gardé toute la fraîcheur de leurs coloris. Il comprit à l’instant même tout le parti que lui offrait ce genre d’ornementation, inconnu jusqu’alors, et il rêva ses Loges.
C’était l’époque de féerie où tout rêve pouvait passer à l’état de réalité. Le plan des Loggie fut fait : les galeries furent construites, et les parois, préparées et couvertes de l’enduit approprié à la fresque, ne tardèrent pas à offrir leurs grands portiques aux pinceaux du maître.
Raphaël avait juste sous la main l’homme qu’il lui fallait pour l’exécution de ce gracieux travail. Cet homme, c’était un de ses élèves chéris, nommé Jean d’Udine ; c’était encore un de ces hommes chez lesquels le charme du talent répond à la sonorité du nom. Jean d’Udine exécutait d’ordinaire, dans les tableaux de Raphaël, les fleurs, les fruits et les accessoires ; c’était lui qui avait fait les instruments du tableau de Sainte Cécile. Il descendit avec lui dans les thermes, il lui dévoila tout son plan ; puis il l’invita à rechercher, à l’aide de la chimie, les éléments qui composaient le stuc à l’aide duquel les anciens moulaient les ornements et les figures en bas-relief. À cette époque, tout peintre était chimiste ; Jean d’Udine se mit à l’œuvre et vint, au bout de quelques jours, annoncer à Raphaël qu’il avait trouvé le procédé qu’il cherchait.
Raphaël avait déjà fait une partie de ses dessins.
On peut examiner l’ensemble de ce magnifique travail dans l’ouvrage de Volpato, dont les belles gravures embrassent l’universalité des Loggie. On y verra le même grand peintre, le même grand poète, le même grand penseur que dans les œuvres qui passent pour des œuvres bien autrement importantes.
Et c’est ici que le vulgaire se trompe étrangement. La foule, qui n’assiste pas à la genèse de la pensée, croit toujours, lorsqu’un grand producteur l’éblouit par de nombreuses productions, que ce qu’elle appelle les choses supérieures se fait lentement, et que ce qu’elle appelle les choses inférieures se fait vite. Rien ne se fait vite, rien ne se fait lentement : chaque chose prend sa place dans la vie, son temps dans l’éternité. Dieu a mis le même soin au ciron qu’à l’éléphant.
Vers ce même temps, comme nous l’avons dit, c’est-à-dire en 1513, Raphaël avait exécuté son tableau de Sainte Cécile, dont Jean d’Udine avait fait les instruments : ce tableau était destiné à la chapelle San-Giovanni in Monte à Bologne. Il l’adressa à son vieil ami Francia, en le priant d’en surveiller le déballement, et, si quelque accident lui était arrivé, de le réparer à l’aide de son pinceau paternel.
C’est ici l’occasion de réparer une grave erreur de Vasari.
Francia et Sanzio étaient liés d’une vieille amitié. Lorsqu’ils s’étaient connus, leur manière était à peu près la même. Tous deux suivaient scrupuleusement les traditions de l’art idéaliste que Francia devait, comme Pérugin, honorer jusqu’à la fin de sa vie, tandis que Raphaël, génie impressionnable s’il en fut, conquérant éternel de tout ce qu’il trouvait beau, devait, dans sa triple manière, embrasser toutes les formes de l’art, explorer tout le champ du beau. Bref, Raphaël, comme un pont hardi jeté sur un abîme de dix-huit siècles, était l’homme qui devait réunir le siècle de Périclès au siècle de Léon X.
Veut-on voir à quel degré d’amitié en était venu le chef de l’école bolonaise avec celui qui devait être le chef de l’école romaine ? Voici la traduction littérale d’une lettre de Raphaël à Francia :
« Maître Francesco, mon très cher,
» Je reçois à ce moment votre portrait parfaitement conditionné et sans accident aucun, qui m’est remis par Bazzoto. Je vous en remercie mille fois. Il est admirable et si vivant, que parfois je me trompe et crois, en le voyant, que c’est vous-même que je vois, et qu’il va me parler. De mon côté, je vous supplie de compatir à ma situation et de me pardonner la lenteur que je mets à m’acquitter de ma promesse. J’ai de si graves et de si sérieuses occupations, que je n’ai pu, selon que je m’y étais engagé envers vous, finir mon portrait de ma propre main. J’aurais pu vous l’envoyer fait par quelqu’un de mes élèves et retouché par moi, mais cela ne me convient pas : ce serait d’ailleurs faire connaître que mon portrait ne peut égaler le vôtre. Ainsi donc, encore une fois, ayez par grâce pitié de votre pauvre Raphaël. Vous savez ce que c’est que de n’avoir pas une heure de liberté à soi, n’est-ce pas ! et d’être soumis à un maître. Je vous envoie néanmoins par le même messager qui, dans six jours part pour vous rejoindre, un autre dessin : c’est celui de la Nativité, fort différent, comme vous le verrez, de l’exécution, et que vous vous êtes tant plu à louer, comme vous faites toujours au reste et d’une façon si gracieuse, quand les choses viennent de moi, que je me sens rougir d’être si fort vanté. Je vous envoie donc, comme je vous le dis, cette bagatelle qui vous fera plaisir, je le sais, et que je vous prie de recevoir comme un signe d’obéissance et d’amitié. Si, en échange, je recevais votre Judith, je la rangerais, je vous le jure, au nombre des choses qui me sont les plus chères et les plus précieuses.
» Monseigneur le dataire attend avec une grande anxiété sa petite, et le cardinal Riario sa grande Madone, comme vous l’entendrez vous-même de la bouche de Bazzoto. Quant à moi, je les admirerai, soyez-en sûr, avec ce goût et ce plaisir avec lequel j’ai toujours vu ce qui venait de vous, ne connaissant rien de plus beau, de plus religieux et de mieux fait que ce que vous faites. Et maintenant, ayez bon courage, enveloppez-vous de votre prudence accoutumée, et soyez certain que je sens vos afflictions comme si elles étaient miennes. Aimez-moi toujours comme je vous aime, du fond du cœur.
» Toujours votre obligé, quand je pourrai vous être bon à quelque chose.
» Votre RAPHAËL SANZIO.
» Rome, 15 septembre 1508. »
Voilà donc, comme nous l’avions dit, le degré d’amitié où en étaient Raphaël et Francia, lorsque le premier envoya au second sa Sainte Cécile, en le priant de la déballer et de la retoucher si besoin était.
Maintenant, laissons parler Vasari :
« Le Francia désirait vivement connaître les divines peintures de Raphaël, dont il avait tant et si souvent entendu parler ; mais, déjà vieux et fatigué, Francia ne pouvait quitter sa chère Bologne ; or, il arriva sur ces entrefaites, que Raphaël fit à Rome, pour Laurent Pucci, cardinal de Santi-Quattro, un tableau de Sainte Cécile, qui était destiné à orner, à Saint-Jean-du-Mont, la chapelle où se trouve la sépulture de la bienheureuse Hélène dall’Olio ; ce tableau terminé, Raphaël l’enferma dans une caisse et l’envoya à Francia, qui, comme son ami, devait se charger de le placer sur l’autel, avec l’ornement qu’il avait arrangé ; Francia fut enchanté de cette occasion, qui lui permettait enfin de juger, chose qu’il désirait depuis longtemps, un ouvrage capital de Raphaël, et, ayant ouvert la lettre par laquelle son jeune ami le priait de retoucher les avaries que pourrait avoir subies le tableau, et même d’y faire les corrections qu’il jugerait nécessaires, il fit, dans le meilleur jour qu’il put trouver, tirer le tableau de la caisse ; mais, à la vue de cette merveille, il fut saisi d’une si grande stupeur, que, reconnaissant l’erreur et la présomption qui jusque-là lui avaient fait croire qu’il était un maître, il se sentit frappé d’une telle douleur, qu’il en mourut en peu de temps. »
Ainsi, au dire de Vasari, Francia serait mort d’envie.
Ainsi voici les deux peintres idéalistes par excellence, le Pérugin et Francia, qui, grâce à Vasari, meurent, l’un avec la réputation d’un athée, et l’autre avec celle d’un envieux ; nous avons déjà relevé l’erreur de Vasari à l’égard du Pérugin ; réhabilitons à son tour la mémoire de Francia.
Ce ne sera pas long, et quelques lignes suffiront ; Francia mourut, non pas en 1518, comme le dit Vasari, mais le 7 avril 1533, comme le constate Lanzi ; ainsi non seulement il survécut dix-neuf ans à la Sainte Cécile, mais encore treize ans à Raphaël lui-même ; l’envie était de bonne composition dans le cœur de Francia, puisqu’elle mettait dix-neuf ans à tuer un homme, qui, d’ailleurs, mourait à quatre-vingt-trois ans, âge auquel on peut mourir sans supposer qu’on a été tué par un sentiment quelconque.
Assez sur ce conte ridicule, et revenons à Raphaël.
Au milieu de tous ses grands travaux, Sanzio, qui comprenait qu’une des premières conditions du génie est la production, Sanzio, disons-nous, exécutait ces mille dessins que reproduisait le burin de Marc-Antoine, et qui sont, si on peut le dire, les mémoires de sa pensée ; essayer de les énumérer serait chose inutile, tous les musées de l’Europe en comptent un nombre plus ou moins grand, et beaucoup de cabinets particuliers possèdent des originaux incontestables ; sans doute chacun de ces dessins était le germe de quelque tableau à venir, et quelques-uns, ceux surtout qui étaient destinés à être reproduits par le burin de Marc-Antoine, offrent une telle perfection et un tel fini, qu’ils sont eux-mêmes de petits tableaux.
La seconde salle était terminée, Raphaël attaqua la troisième, qu’on appelait la torre Borgia ; mais dans celle-ci, il faut le dire, il fit peu de chose de sa propre main, ayant hâte, sans doute, d’arriver à la quatrième ; les fresques qu’on y trouve et qui indiquent cependant que la main du maître a passé par là, sont la Victoire de saint Léon sur les Sarrasins, la Justification du pape Léon III, et le Couronnement de Charlemagne.
La quatrième renferme ce fameux Incendie du bourg, objet des éternelles controverses des admirateurs de Raphaël, et des fanatiques de Michel-Ange.
Nous laisserons de côté les discussions toujours fort ennuyeuses sur un pareil sujet, et nous nous contenterons de rapporter sur ce tableau l’opinion de l’Albane, juge qui en valait bien un autre.
« L’Incendio di borgo, spettacolo spaventoso e tutto pieno di concetto, espresso con tanta chiarezza che muove a compassione ; diro soltanto d’uno ammirabile e compassionevole, in vedere quella donna che per suo scampo appena ha potuto salvare quelle due creature e quei panni, in atto di dolore di aver lasciato le altre sostanze in preda alle fiamme, quella cuffia di uno dei suoi putti significa che erano in letto agiati sulle piume, e che l’aer freddo lo fa andar ristretto. Ma gli incendi non possono mai esser grandi se non vi soffia il vento. Similmente quella bellissima giovane, ch’ajuta alzando il vaso dell’acqua, anco ad essa il vento soffia nef sottile zendado, e fa comparire la bellezza di sua persona. »
Cette quatrième et dernière salle fut terminée en 1517.
Raphaël était arrivé au plus haut degré de gloire auquel pût parvenir un artiste ; chaque jour, il recevait des lettres de quelque prince d’Italie ou de quelque roi d’Europe, qui lui demandait en suppliant quelques traits de son crayon, quelques touches de son pinceau : il avait cent artistes qui voyageaient à ses frais en Italie ou en Grèce pour lui rapporter des fragments d’antiquités ; quand il sortait, c’était, comme nous l’avons dit, entouré d’une armée d’élèves et d’admirateurs, et, quand on le voyait passer, les femmes disaient :
– Qu’il est beau !
Les hommes disaient :
– Qu’il est grand !
Le cardinal de Sainte-Bibiane, heureux et fier de s’allier à lui, lui offrit la main de sa nièce, Marie Bibiane, une des plus belles filles de Rome.
Le pape Léon X, ne sachant comment le récompenser, lui offrit le premier chapeau de cardinal qui viendrait à vaquer.
Raphaël, ayant à choisir entre le mariage et le cardinalat, demanda trois ans pour se décider.
Pendant ce temps, Marie Bibiane, qui l’aimait, mourut de douleur.
Raphaël ne voulait pas se marier, Raphaël ne voulait pas être cardinal, il voulait vivre avec la Fornarina.
Il aimait cette femme avec passion.
Aussi ne pouvait-il suffire à ses travaux et à ses amours ; la Farnésine, commencée en 1511, avait été abandonnée et reprise à plusieurs fois ; sur les instances d’Augustin Chigi, Raphaël se remit à la besogne, mais cette besogne était interrompue par de fréquentes absences ; Augustin Chigi fit suivre Raphaël, et il apprit que le beau peintre se rendait souvent jusqu’à trois ou quatre fois par jour chez la Fornarina ; le lendemain, la Fornarina était installée au palais Chigi en reine et maîtresse, et faisait les honneurs de la Farnésine à son amant.
C’est une ravissante chose, au reste, que cette Farnésine ; je ne sais rien de plus gracieux que ce poème en peinture, représentant les aventures de l’Amour et de Psyché ; en tenter la description serait chose inutile : d’ailleurs, ceux qui n’ont pas vu l’original peuvent consulter, pour les dessins, les gravures de Marc-Antoine ; pour les peintures, les gravures de Dorigny.
Maintenant, que dirons-nous de plus de Raphaël, quelle formule élogieuse emploierons-nous pour parler de l’auteur des trente ou quarante Sainte Famille éparpillées par le monde, et parmi lesquelles vingt ou vingt-cinq sont des chefs-d’œuvre ? Que dirons-nous de l’auteur des Salles, des Sibylles des Prophètes, de la Farnésine, du Saint Michel, des portraits de Jules II et de Léon X, et de vingt autres portraits dans lesquels il dépasse le Titien lui-même ?
Nous parlerons du Spasimo et de la Transfiguration.
Le Spasimo ou Portement de croix fut exécuté pour le monastère de Sainte-Marie dello Spasimo, à Palerme, et exécuté de la main de Raphaël.
Aussi ce tableau est-il, selon plusieurs excellents juges, le chef-d’œuvre de cet homme qui a fait tant de chefs-d’œuvre.
Ce fut une singulière histoire que celle de ce tableau, et il me semble parfois que les grandes choses doivent avoir leurs infortunes comme les grands hommes.
Le bâtiment qui portait le tableau en Sicile fut assailli par la tempête et poussé contre un écueil ; brisé du choc, le bâtiment s’ouvrit, et tout s’abîma, hommes et marchandises ; une seule caisse surnagea, et fut portée par le vent et par les flots sur la côte de Gênes : là, des pêcheurs l’aperçurent, la recueillirent et la tirèrent sur le rivage ; la caisse ouverte, on trouva le miraculeux tableau sans une tache, sans une avarie, et aussi sain et sauf, dit Vasari, que si les vents et les flots eussent compris que ce serait un crime trop grand que de souiller un pareil chef-d’œuvre.
Le bruit de cet événement se répandit jusqu’à Palerme, et les religieuses réclamèrent leur tableau, qu’elles croyaient perdu. Mais on ne rend pas facilement un tableau comme le Spasimo : aussi la réclamation souffrit-elle de grandes difficultés, et ne fallut-il pas moins que l’influence de Léon X pour forcer la république génoise à lâcher le chef-d’œuvre qu’elle tenait ; ce qu’elle fit cependant, mais, à ce qu’on assure, contre un riche dédommagement. Pourtant les pauvres religieuses ne devaient pas posséder longtemps leur trésor ; Philippe IV, l’ayant vu dans un voyage qu’il fit en Sicile, l’enleva secrètement et l’envoya en Espagne. Le monastère du Spasimo jeta les hauts cris ; mais Philippe IV calma ses plaintes par une rente de mille piastres. Transporté en 1810 à Paris, il fut remis sur toile en 1816, et, réclamé par l’Espagne, il se trouve aujourd’hui dans la Galerie royale de Madrid.
Parmi tous les jugements portés sur cet admirable ouvrage, nous citerons celui de Mengs.
« Comment pourrais-je parler assez dignement de l’admirable tableau connu sous le nom dello Spasimo di Sicilia ! Vous n’ignorez pas que Raphaël l’a peint à Rome, pour être placé ensuite dans l’église de Notre-Dame dello Spasimo. Cet ouvrage, comme le dit Vasari, se trouva englouti dans la mer, mais il fut retrouvé sans avoir souffert aucun dommage. De tout temps, le prix de ce tableau fut apprécié par les vrais connaisseurs, et Augustin de Venise en a donné la gravure sans rendre néanmoins la beauté de l’original.
» Il me semble incontestable que la partie la plus noble de la peinture n’est pas celle qui flatte seulement la vue ; car c’est par ce mérite que les productions de l’art plaisent aux hommes les plus ignorants, mais que les parties les plus estimables sont celles qui satisfont l’esprit et qui obtiennent le suffrage des personnes qui exercent leurs facultés intellectuelles ; si cela est, comme j’en suis persuadé, Raphaël doit être tenu pour le plus grand de tous les peintres dont les ouvrages sont venus jusqu’à nous : l’invention et la disposition de ses tableaux nous font apercevoir au premier coup d’œil ce qu’il a voulu présenter à l’esprit de ceux qui devaient les voir ; voilà pourquoi ses sujets, tranquilles ou tumultueux, terribles ou agréables, gais ou mélancoliques, n’ont rien d’incohérent avec l’idée de leur sujet ; c’est en quoi consiste la véritable magie de l’art par laquelle il émeut notre âme, et prend un si grand empire sur elle, ainsi que la poésie et l’éloquence.
» D’ailleurs, on voit distinctement dans toutes ses figures un demi-chemin d’action, c’est-à-dire qu’on aperçoit ce qu’elles faisaient avant le mouvement dans lequel elles se trouvent, et qu’on prévoit exactement, pour ainsi dire, ce qu’elles doivent faire ensuite, de sorte qu’elles ne représentent jamais de mouvement tout à fait achevé, ce qui leur donne un tel degré de vie, qu’elles semblent se mouvoir quand on les regarde avec attention : en effet, lorsqu’on examine, dans le tableau dello Spasimo di Sicilia, toutes les parties dont nous venons de parler, on se convainc facilement que, si Raphaël n’avait pas toujours été si grand dans ses productions, on pourrait dire que celle-ci est unique par sa beauté admirable.
» Vous n’ignorez pas que le sujet de ce tableau est pris de l’Écriture sainte, au moment où Jésus-Christ porte la croix au Calvaire, et que, les saintes femmes fondant en larmes, il leur dit d’un ton prophétique de ne point pleurer sur lui, mais sur leurs propres fils, en leur prédisant la ruine prochaine de Jérusalem. Raphaël, pour faire mieux comprendre cette idée, laisse apercevoir dans le lointain le Calvaire, vers lequel on monte par un chemin sinueux qui prend à la droite de la porte de la ville ; il a représenté le Sauveur au moment où, pour la première fois, il tombe à ce détour, vers lequel un officier de justice le tire avec la corde dont il le tient lié.
» Il est à croire que, comme ce tableau a été fait pour l’église de Notre-Dame-des-Douleurs, les chefs de cette église ont voulu que le peintre y introduisît la Vierge ; il se peut néanmoins que cette idée soit de l’artiste même ; quoi qu’il en soit, Raphaël a trouvé l’art de rendre tous les sujets qu’il a traités de la manière la plus noble, la plus convenable et la plus expressive.
» Comme Raphaël avait à placer dans ce tableau la mère d’une personne conduite au supplice, et injustement maltraitée, il lui a donné le caractère d’une mère malheureuse et respectable, qui, pour obtenir quelque soulagement pour son fils, se voit réduite à la cruelle nécessité d’implorer une infâme populace à prendre pitié de lui ; dans cette situation il a peint la Vierge à genoux, ne tournant pas les yeux vers son fils, à qui elle ne peut donner aucun secours, mais dans l’attitude d’une vraie suppliante faisant entendre que le Christ, qui est tombé par terre, a besoin de la compassion de celui qui le traite si inhumainement ; à cette humble expression de la Vierge, Raphaël a donné un air de noblesse et de majesté, en représentant autour d’elle la Madeleine, saint Jean, et les autres Maries qui accompagnent la mère de Dieu, et qui lui prêtent du secours en la soutenant sous les bras.
» Ces personnages paraissent tous plongés dans de tristes réflexions sur les souffrances du Christ, et principalement la Madeleine, qui semble parler au Sauveur ; saint Jean donne du secours à la Vierge ; Jésus-Christ est tombé à terre, mais sans faire paraître aucune faiblesse, ni le moindre abattement, ayant plutôt l’air d’un juge, tel que le représente l’Écriture ; et son visage, outre qu’il est dans ce tableau d’une beauté et d’une excellence, pour ainsi dire, inexprimables, semble animé d’un esprit prophétique qui répond parfaitement au sujet, non seulement par rapport à la personne représentée, qui est toujours Dieu, quoique souffrante, mais par rapport à Raphaël, qui n’a jamais donné de caractère bas à tout ce qui est susceptible de noblesse. L’attitude de toute la figure est très belle, noble et animée ; le bras gauche, qui avec une très belle main porte sur une pierre, est tout à fait étendu : cependant les plis de la large manche font apercevoir un demi-chemin d’action, car ils semblent se tenir encore en l’air et n’avoir pas fini leur chute, suivant la tendance que doit leur donner le poids spécifique de l’étoffe ; de la main droite, le Seigneur tâche d’empoigner la croix sous laquelle il succombe et semble vouloir empêcher qu’on ne la lui ôte, en cherchant à la soulever lui-même ; idée sublime, digne du grand génie de Raphaël, qui, par ce mouvement simple et qui peut-être paraîtra indifférent à bien des yeux, nous rappelle l’idée que le Sauveur du monde souffrait parce qu’il voulait bien souffrir !
» La variété de caractères qu’il a su donner aux officiers de justice n’est pas moins digne d’admiration en faisant remarquer que, parmi les hommes méchants, il y en a de plus pervers les uns que les autres ; la figure qu’on voit par le dos et qui tire le Christ avec la corde, ne paraît remplie que de la brutale impatience d’arriver avec la victime au lieu du supplice ; l’autre personnage, qui, en quelque sorte, semble soutenir la croix, paraît ému d’une espèce de compassion, qui le porte à soulager le Sauveur ; près de lui est un soldat qui, en poussant la croix sur l’épaule du Christ, exprime la plus grande iniquité en cherchant à accabler encore davantage le Seigneur, qui succombe déjà sous le fardeau de la croix.
» Plusieurs artistes, que le commun des amateurs et les peintres médiocres ont regardés comme doués de la partie de l’invention, ont absolument ignoré les détails heureux que possédait le grand Raphaël, car on voit qu’ils ont confondu à chaque instant l’invention avec la composition ; l’invention est la vraie poétique d’un tableau déjà conçu dans l’esprit du peintre, qui se le représente comme s’il avait effectivement vu, ou comme s’il avait encore devant les yeux le sujet que son imagination ou sa verve se propose de rendre. »
Voilà ce que dit Mengs, peintre médiocre, mais excellent critique, de ce chef-d’œuvre qu’on appelle lo Spasimo.
Ce fut vers ce temps que Raphaël, ainsi que nous l’avons dit, nommé successeur de Bramante comme architecte de la cour pontificale, fit le plan de Saint-Pierre. Citons encore une lettre de Raphaël qui prouve à quel point ce grand génie doutait de lui-même dans l’accomplissement de la nouvelle œuvre qu’il allait entreprendre. Cette lettre est adressée à Balthazar Castiglione. Nous la traduisons littéralement.
« Seigneur comte,
» J’ai fait, selon votre désir, les dessins que vous m’avez demandé, et ils ont satisfait tous ceux à qui je les ai montrés, si tous ceux à qui je les ai montrés ne sont point des flatteurs ; mais ils ne me suffisent pas à moi-même, car je crains qu’ils ne vous suffisent pas. Que Votre Seigneurie en choisisse donc quelqu’un, s’il y en a quelqu’un qui soit digne de son choix. Notre Saint-Père, en m’honorant, m’a chargé les épaules d’un lourd fardeau, je veux parler de la construction de Saint-Pierre ; j’espère bien cependant ne point succomber sous lui, d’autant plus que le modèle que j’en ai fait plaît à Sa Sainteté et fut loué par beaucoup de grands esprits ; mais je m’élance d’un vol plus élevé, je voudrais trouver les belles formes des édifices antiques. Je ne sais si mon vol sera celui d’Icare. Vitruve me donne de grandes lumières, et cependant point autant que je sens qu’il m’en faudrait.
» Je me trouverais un grand maître, si je pensais de la Galatée la moitié du bien que vous m’en dites ; mais, dans les paroles de Votre Seigneurie, je reconnais l’amour qu’elle me porte. Pour peindre une belle femme, il faut en voir de plus belles qu’elle encore ; mais, malheureusement, il y a pénurie de belles femmes et de bons juges, et je suis forcé de me servir de certaines fantaisies qui me viennent à l’esprit : cette fantaisie a-t-elle en soi une certaine valeur, je n’en sais rien, mais je m’étudie et me plais à l’avoir.
» Votre bien obéissant,
» RAPHAEL SANZIO. »
Malheureusement, ce modèle dont parle Sanzio est perdu. Il n’est resté qu’un seul dessin du plan de l’édifice.
Voici ce que pense de ce plan le savant historien de Raphaël, M. Quatremère de Quincy :
« Ce plan est, sans contredit, le plus beau qu’on ait imaginé et produit, selon le système des églises modernes. On sait que Bramante, dans sa conception première, s’était inspiré pour les nefs de la disposition des grands arcs de l’édifice antique appelé vulgairement le temple de la Paix, et de la construction comme de la forme du Panthéon. Pour la réunion des quatre nefs, obligé de remplacer la vieille basilique de Saint-Pierre, dont les nefs à colonnes étaient surmontées d’un plafond en bois, par une immense construction en voûte, il lui fallut substituer des pieds-droits aux colonnes et de vastes arcades au système des plates-bandes.
» Ce genre admis, Raphaël n’avait plus à délibérer sur le choix ; et il faut convenir qu’on n’a jamais tracé un plan plus simple, plus grandiose, mieux dégagé, et d’une plus parfaite harmonie. La disposition de ce qu’on appelle une croix latine est elle-même une tradition des anciennes basiliques. Qui voudra examiner chaque détail de ce plan verra qu’il n’y a aucune forme des parties circulaires, soit de l’abside, soit des deux croisillons, qui ne soit une imitation de l’intérieur du Panthéon ou de quelque autre monument antique.
» Ce n’est pas ici le lieu d’examiner quelles furent les raisons qui, dans la suite, firent renforcer et, par conséquent, augmenter de volume les supports de la coupole ; ce qui obligea d’en faire autant à la masse des pieds-droits de la nef. Si l’on considère en elle-même la disposition de l’ensemble arrêtée par Raphaël, et, en admettant que les masses de son plan aient été alors dans un juste rapport avec l’élévation qui devait leur correspondre, mais qui nous est inconnue, on est forcé d’accorder que cette disposition, très supérieure à celle d’aujourd’hui, fera toujours regretter l’abandon du premier projet. »
Mais deux palais restent debout élevés par Raphaël, et ces deux palais, Florence, la ville des merveilles, sous ce rapport, les met au nombre de ses plus beaux. L’un est le palais degli Uguccioni, situé sur la place du Grand-Duc ; l’autre est le palais Pandolfini, situé dans la rue San-Gallo. Quant à celui que Raphaël habitait lui-même in Borgo-Nuovo, on ne sait point s’il avait été bâti sur ses dessins ou sur ceux de Bramante. Il en est de même de la villa Mandama, qu’on ne sait avec certitude à qui attribuer, de Jules Romain ou de Raphaël. Nous ne parlons pas de la chapelle d’Augustin Chigi, qui est contestée, ni de la statue de Jonas, qui n’est point authentique ; cependant les traditions veulent que ces deux œuvres d’art soient de Raphaël. Nous avons dit comment Raphaël avait été nommé architecte de la cour de Rome : voici maintenant un bref, en date du mois d’août 1516, qui lui confère la surintendance générale de tous les restes d’antiquités dignes d’être conservés. Nous traduisons textuellement :
« Comme il est d’une haute importance, pour la prompte élévation du temple du prince des Apôtres, d’avoir abondamment des marbres et des pierres, attendu qu’il en faut une grande quantité, et que, plutôt que de les faire venir du dehors, sachant que les ruines de Rome en fournissent en abondance, que de tout côté on déterre des marbres de toute sorte, et que chacun à Rome ou dans les environs se met à fouiller la terre, vous, directeur de ce monument, je vous constitue président de tous les marbres et de toutes les pierres qui se découvriront désormais à Rome ou dans les environs dans un circuit de deux milles, afin que vous les achetiez, quand ils pourront convenir à la fabrique de votre bâtiment ; c’est pourquoi je recommande à toute personne de quelque état et rang qu’elle soit, noble ou non, qu’elle vous donne d’abord, à vous, notre surintendant en cette partie, connaissance de tout marbre, de quelque genre qu’il soit, qui sera découvert dans l’étendue du cercle par moi désigné ; voulant que quiconque y manquera soit puni par vous d’une amende de cent à trois cents écus d’or.
» Comme, en outre, il m’est revenu que les marbriers taillent inconsidérément, pour s’en servir, les marbres antiques, sur lesquels sont gravées des inscriptions qui souvent rappellent quelque beau fait ou quelque grande action, inscriptions qui mériteraient d’être conservées pour le progrès de la littérature et l’élégance de la langue latine, et qu’en taillant ainsi ils anéantissent ces inscriptions, je commande à tous ceux qui exercent la profession de marbrier, à Rome, qu’ils aient à ne tailler aucune pierre sans votre ordre ou votre permission, et, faute par eux de se conformer à cette recommandation, ils seront soumis à l’amende que j’ai déjà indiquée ci-dessus.
» Rome, 27 août, 3e année de notre pontificat. »
Ce fut alors surtout que la réputation de Raphaël devint populaire, car on le vit parcourir les rues de Rome, mesurant ses anciennes limites, étudiant ses antiques ruines, rétablissant l’ensemble par les détails, et, archéologue improvisé, rebâtissant la ville des empereurs.
Tout le monde connaît le magnifique rapport que fit Raphaël sur la mission dont il était chargé : longtemps on l’a attribué à Balthazar Castiglione, mais une phrase l’a restitué à son véritable auteur.
« Hélas ! dit-il, combien de beaux et précieux monuments ai-je vu détruire depuis onze ans que je suis à Rome ! »
En effet, Raphaël était à Rome depuis 1508, et, selon toute probabilité, le rapport que nous citions fut présenté au pape en 1519.
En même temps qu’il visitait Rome ainsi, Raphaël faisait les cartons pour les tapisseries du Vatican ; et, comme s’il eût eu du loisir à mettre dans des essais, il peignait à l’huile, à titre d’expérience, les deux figures de la Justice et de la Douceur.
Puis que faisait-il donc encore ? Le tableau de la Transfiguration !
À ce mot seul, on voit qu’approche la fin de cette belle existence, et l’on se sent pris d’une douce tristesse pour le jeune homme qui va mourir à l’âge où mourut Virgile, dont il comprenait si bien la poésie, et qui eût si bien compris ses tableaux.
Tout le monde connaît la Transfiguration : bonnes ou mauvaise, les figures qui la représentent se rencontrent à chaque pas. Nous ne nous appesantirons donc point sur sa valeur, c’est la composition qui dispute au Spasimo la palme des trois mille tableaux de Raphaël.
Or, comme si Dieu eût marqué pour terme au génie de l’homme le moment où ce génie va toucher à sa perfection, comme la Transfiguration était la plus belle chose qu’eût faite Raphaël, il mourut en achevant la Transfiguration.
Puis encore, comme s’il eût fallu à ce beau jeune homme, tout resplendissant de gloire, de bonheur et d’amour, une mort en harmonie avec sa royale et bienheureuse existence, il rentra un soir fatigué de plaisir, haletant de volupté, pencha sa belle tête sur son épaule, comme fait un cygne qui s’endort, et mourut épuisé de plaisir et de sang.
Voilà du moins le récit qui a prévalu. Pourquoi ? C’est que cette fin couronnait admirablement sa vie.
Vainement a-t-on voulu combattre cette tradition, tout attaquable qu’elle est peut-être ; aujourd’hui, cette tradition est passée à l’état de vérité historique.
Un vieil écrit, retrouvé par un de ces infatigables fouilleurs que possède seule l’Italie, a cependant tenté, avec quelque droit, il faut le dire, de porter atteinte à cette version. Voici le texte de cet autre renseignement mortuaire qui fut donné à M. François Cancellieri par le cardinal Antonelli :
« Raffaello Sanzio era d’indole nobilissima e delicta ; la vita sua si appigliava ad uno stame tenuissimo, in quanto al corpo, perchè era tutto spirito, oltre che le forze fisiche gli se erano di molto menomate, e che fanno maraviglia essersi potuto sostenere in se brève età. Ora trovandosi assai debile et standosi un di nella Farnesina, ebbe ordine che di presente si recasse à corte. Perchè datosi à correre, per non ritardare, giunsi in un fiato al Vaticano, tutto trefelato e sudante : et ivi standosi in vaste sale, e raggionando a longo sulla fabrica di San-Pietro, gli si raffredo il sudore sulla personna, e fu compreso testo da un male improviso. Ha onde ito à casa fu soppragiunto da una specie di perniciosa che lo trasse sventuratumente alla tomba. »
Mais, en ceci comme en toute chose, on ne crut point ce qui était ; on crut ce qui devait être.
Raphaël sentit venir la mort tout juste à temps pour la regarder venir en souriant : chrétien, au moment d’aller rendre compte à Dieu de cette splendide existence que Dieu lui avait donnée, il éloigna de lui, à ses derniers moments, celle qui les avait hâtés ; mais, honnête homme en même temps, il lui laissa un souvenir qui fut pour elle une fortune ; plus cette grande immortalité qui s’attache aux maîtresses des hommes supérieurs et qui a fait de Béatrix, de Laure et de la Fiametta, des femmes élues parmi les femmes.
La fortune de Raphaël était immense. Déjà, en 1514, c’est-à-dire six ans auparavant, il écrivait à son oncle qu’outre le bien personnel qu’il avait à Rome, et qui montait à trois mille ducats d’or, il avait, en qualité d’architecte de la cour de Rome, cinquante écus d’or par an ; de plus, une pension de trois cents ducats d’or que lui faisait Sa Sainteté, et cela, sans compter les prix presque insensés auxquels, de son vivant, avaient monté ses tableaux, que les rois et les princes seuls pouvaient acheter. Mais, avec tout cela, toujours bon et humble, il était resté le pauvre Sanzio, fils d’un pauvre peintre d’Urbin ; et il écrivait à son oncle, qu’il regardait comme son second père :
« Si bien, comme vous le voyez, que je suis riche, que je vous fais honneur, à vous, à tous nos parents et à notre patrie, mais qu’au milieu de cette richesse inattendue, je vous porte toujours dans le milieu de mon cœur, et que, lorsque je vous entends nommer, il me semble entendre nommer mon père. »
Raphaël partagea cette fortune entre deux de ses élèves qui avaient déjà partagé une partie de sa gloire. Ces deux hommes étaient François Renni, qui avait toute sa confiance, et Jules Romain, qui avait toute son amitié. Son exécuteur testamentaire fut monsignor Balthasar di Vescia, secrétaire de la daterie du pape. Le premier soin de cet exécuteur testamentaire devait être de prendre sur ses biens de quoi restaurer, dans l’église de Sainte-Marie-de-la-Rotonde une des chapelles à niche ou tabernacle qui en ornent la circonférence, et d’assigner à la fondation de cet autel une de ses maisons qu’on voit encore à Rome, rue degli Coronari, et sur laquelle on lit une inscription qui fait mention de ce legs5.
Puis, ce testament fait, Raphaël mourut à l’âge de 37 ans, le 7 avril 1520, léguant son âme à Dieu, et son nom à la postérité.
Il est impossible de se faire une idée de l’effet que produisit à Rome cette mort prématurée. Il semblait que ce doux génie fût l’ange chargé par le Seigneur de poursuivre la résurrection de la vie éternelle. En le perdant, chacun crut perdre un ami, et, lorsqu’il ferma les yeux, dit un contemporain, la Peinture se crut aveugle. – E quando gli occhi chiuse, ella quasi cieca rimase.
Raphaël fut exposé, comme c’était l’habitude du temps, au-dessous de l’échafaud qui soutenait le tableau de la Transfiguration, inachevé en quelques parties, et Rome tout entière vint saluer mort le demi-dieu qu’elle avait tant de fois adoré vivant.
Lorsqu’on annonça cette mort à Léon X, il resta longtemps abattu et comme frappé de torpeur ; puis il secoua la tête, comme pour dire qu’il perdait le plus beau diamant de sa tiare, et d’abondantes larmes coulèrent sur ses joues.
Le corps fut, selon le désir de Raphaël, porté au Panthéon, et déposé dans la chapelle à laquelle il avait laissé une dote, puis le pape fit placer sur son tombeau cette double épitaphe :
D. O. M.
Raphaeli Sanctio Joan. F. urbinati,
Pictori eminentiss. veterumque aemulo,
Cujus spirantes prope imagines si
Contemplere naturae atque artis fœdus facile inspexeris.
Julii II et Leonis X pont. max. picturae
Et architect. operibus gloriam auxit.
Vivit À. XXXVII integer integros,
Quo die natus est Deo esse desiit
vii id. april MDXX.
Ille hic est Raphael, timuit quo sospite vinci
Rerum magna parens et moriente mori.
Vis-à-vis de ce tombeau, était celui de Marie Bibiena, cette belle jeune fille qui lui avait été fiancée, et qui mourut de douleur de ne pouvoir être sa femme.
Par une tradition étrange qui s’était conservée sans fondement, mais qui enfin s’était conservée, les académiciens de Saint-Luc, sans pouvoir expliquer comment, il est vrai, possédaient, disaient-ils, le crâne de Raphaël.
Lorsque le fameux docteur Gall alla à Rome, on lui montra ce crâne, en lui demandant ce qu’il en pensait, mais sans lui dire à qui il avait appartenu. Gall l’examina, et, le rejetant dédaigneusement, répondit que c’était la tête d’un crétin.
Grande rumeur, comme on le comprend, parmi les académiciens de Saint-Luc ! grande stupéfaction parmi les admirateurs de Gall, lorsqu’ils virent dans quelle erreur le chef de l’école venait de tomber.
Gall soutint toujours que cette tête ne pouvait être celle de Raphaël.
De son côté, la congrégation des Virtuosi du Panthéon réclamait cette tête comme étant celle de son fondateur.
Le débat prenait une gravité qui amena la nécessité de s’assurer si cette tête était bien celle de Raphaël. Les parties intéressées obtinrent donc de Sa Sainteté la permission de faire ouvrir le tombeau.
Nous empruntons au bel ouvrage de M. Quatremère de Quincy, auquel nous avons déjà emprunté tant de choses, la lettre que lui écrivit à ce sujet M. Nibby, l’un des savants les plus distingués de Rome.
Voici cette lettre :
« Monsieur,
» Il est bien juste que je vous adresse, à vous qui êtes le digne admirateur et l’éloquent historien du divin Raphaël, tous les détails relatifs à la découverte de ses dépouilles mortelles. Vous savez que, depuis un siècle à peu près, l’académie de Saint-Luc exposait à la curiosité des étrangers un crâne que l’on disait être celui du peintre d’Urbin. Il y a quarante ans, pour répondre à des bruits qui semblaient révoquer en doute la vérité de cette assertion, on chercha à expliquer la circonstance qui avait mis l’Académie en possession de cette relique précieuse : on déclara qu’en 1674, lorsque Charles Maratto fit faire, par Paul Naldini, le buste de Raphaël pour le placer au Panthéon, près du tombeau qu’on lui avait érigé sous l’autel de la Madone del Sasso, le même Charles Maratto avait ouvert le tombeau et en avait extrait le crâne du peintre d’Urbin. Mais les critiques de bonne foi n’étaient point satisfaits de cette explication, et ils avertissaient constamment les étrangers de ne pas croire à cette fable ; d’ailleurs, il y a deux ans, on trouva un document authentique prouvant que ce crâne était celui de don Desiderio di Adintorio, fondateur de la société des Virtuosi du Panthéon, en 1542. Dès ce moment, il s’éleva un différend entre les membres actuels de ladite société, qui voulait recouvrer la tête de son fondateur, et l’académie de Saint-Luc, qui ne voulait pas renoncer à l’illusion, en croyant posséder le crâne du peintre d’Urbin.
» Après plusieurs mois de dispute, la congrégation des Virtuosi, qui voulait toujours recouvrer la tête de son fondateur, invita à assister à la recherche du corps de Raphaël, la commission consultative des antiquités et beaux-arts, l’académie de Saint-Luc, l’académie d’archéologie, et l’on procéda à cette mesure, qui pouvait mettre d’accord les deux parties.
» Comme j’appartiens à l’une des trois congrégations, j’ai assisté avec beaucoup de constance à tous les travaux, et je vous en parle en témoin oculaire.
» La méthode qu’on a suivie a été si singulière, qu’on peut presque la taxer de minutie. Après diverses tentatives qui n’eurent point de résultat, on creusa enfin sous l’autel même de la Vierge, en prenant pour guide ce que Vasari dit positivement dans la vie de Raphaël et dans celle de Lorenzetto, et ce qui a été rapporté dans le Catalogue des peintures et sculptures qui précède l’édition de cet auteur en 1563. On trouva bientôt une maçonnerie de la longueur du corps d’un homme : les ouvriers taillèrent la pierre avec la plus grande attention, et, après avoir creusé à la profondeur d’un pied et demi, ils trouvèrent un vide.
» Imaginez-vous les nouveaux soins que l’on prit pour procéder encore avec efficacité, mais avec tout le respect que demandait cette opération. Elle avait lieu solennellement, en présence de Son Éminence le cardinal Surla, vicaire de Sa Sainteté ; de monsignor Grimaldi, gouverneur de Rome ; de monsignor Patrizi, majordome ; de monsignor Fieschi, maître de la chambre, et de toutes les académies ci-dessus citées. Vous ne pouvez vous figurer l’enthousiasme qui s’empara de nous lorsque, par un dernier effort, on découvrit les restes d’une caisse mortuaire et le squelette tout entier étendu tel qu’il avait été placé, légèrement couvert de terre ou de poussière humide, provenant des débris de la portion supérieure de la caisse qui était décomposée, et des vêtements et des parties molles ; on reconnut clairement que le tombeau n’avait jamais été ouvert (il était difficile de croire que les autorités eussent permis cette indigne mutilation du corps de celui qui fait tant d’honneur à Rome et au siècle de Léon X), et il fut alors évidemment prouvé que le crâne de l’académie de Saint-Luc n’était pas celui de Raphaël. » Le premier soin que l’on prit fut de dégager peu à peu le corps de toute cette poussière, que, d’ailleurs, on recueillit religieusement, parce qu’on avait l’intention de la replacer dans le nouveau sarcophage. On trouva dans ces débris des morceaux assez bien conservés de la caisse, qui était de bois de pin, et des fragments de peinture qui avaient orné le couvercle, plus des morceaux d’argile du Tibre, indices qui prouvent que l’eau du fleuve y avait pénétré au moins par infiltration ; plus une stelletta de fer, sorte d’éperon dont Raphaël avait été décoré par Léon X, quelques fibules, beaucoup d’anelli de métal, partie des boutons du vêtement.
» On reconnut que la caisse avait été entièrement murée, et que c’est à cette précaution que l’on doit la conservation des vêtements.
» Le 15 décembre, on procéda à la reconnaissance du corps, qui fut déclaré appartenir à un individu du sexe masculin de petites proportions. L’acte formel fut terminé le 17. Le baron Trasmondi, professeur de chirurgie chimique, mesura le corps tel qu’il était étendu, et, après avoir fait les observations convenables sur les ossements, sur le caractère fort et prononcé qu’ils présentaient, il prouva le sexe du sujet. Le marquis Biondi, président de la Société d’archéologie, s’appuyant particulièrement sur les passages de Vasari dans la Vie de Raphaël, sur la note de Lorenzetto qui précède les œuvres de cet écrivain, imprimées en 1563, et sur la lettre de Michaël di Servettor, déclara en peu de paroles que ce que l’on voyait devant soi était le véritable corps de Raphaël. Il adjura les assistants de dire s’il y avait quelque opposition. Plus de soixante et dix personnes présentes, l’élite de la haute société du pays et de Rome littéraire, approuvèrent l’opinion de M. Biondi ; beaucoup ne répondirent que par des larmes et par les signes les plus passionnés d’attendrissement.
» On signa alors avec empressement l’acte de reconnaissance ; Pyrrhon lui-même, s’il eût été présent, n’aurait pas, de bonne foi, montré un seul doute.
» Quant à la manière dont on devait procéder pour mettre les ossements en sûreté avec la plus grande décence, on convint unanimement de s’en rapporter aux dispositions testamentaires de Raphaël lui-même, dont vous connaissez bien les dernières volontés : on décida qu’après avoir posé les ossements dans une caisse plus solide, de plomb ou de marbre, on les replacerait au même lieu, en prenant toutes les précautions contre toute inondation éventuelle du Tibre.
» On va célébrer des funérailles dignes du temple et de la gloire de Raphaël : le baron Camuccini fera le dessin de tout ce que nous avons vu, et il sera lithographié ; Girometti gravera une médaille commémorative, et moi, je suis chargé d’écrire le récit qui sera publié.
» Du 20 au 24, le public a été admis à voir le corps tel qu’il a été trouvé, et, vous qui connaissez les Romains, vous ne serez pas étonné d’apprendre que la foule de toute classe a été innombrable.
» Le 24, on a enfermé les ossements dans une caisse provisoire, en attendant la caisse de marbre ou de plomb qui sera donnée par le pape.
» Depuis, les observations de M. Trasmondi et d’autres réflexions ont prouvé la parfaite ressemblance de ce qui reste de la charpente osseuse avec les portraits de Raphaël et avec les témoignages des contemporains.
» Le corps est bien proportionné : il est haut de sept palmes, cinq onces et trois minutes (cinq pieds deux pouces trois lignes). La tête, parfaitement conservée, a toutes les dents, encore très belles, au nombre de trente et une ; la trente-deuxième de la mâchoire inférieure, à gauche, n’était point encore sortie de l’alvéole. On revoit les linéaments exacts du portrait dans École d’Athènes. Le cou était long, les bras et la poitrine délicats. Les jambes et les pieds étaient assez forts. Ce qui a surpris tout le monde avec raison, c’est qu’on a trouvé le larynx intact et encore flexible ; il était ample, et fait croire que la voix devait être étendue. Le larynx, exposé depuis à l’air, a pris une consistance d’ossification ; mais j’en ai reconnu la flexibilité, parce que je l’ai touché au moment où l’on a découvert le corps.
» Jeudi dernier, on a moulé le crâne : l’opération a réussi parfaitement. Vendredi, 18 octobre, l’urne fatale sera inhumée. Dans cette occasion, on illuminera d’une manière magnifique le Panthéon.
» Ces détails ne peuvent être que précieux pour un homme qui, comme vous, a voué un culte éternel à la mémoire de Raphaël, et qui lui a élevé un monument littéraire qui n’est pas moins admiré en Italie que dans le reste de l’Europe.
» NIBBY. »
Comme on le voit, la Société des Virtuosi avait raison.
Et Gall n’avait pas tort.
Terminons par un extrait du Diario di Roma, en date du 26 octobre 1833 :
« La dépouille mortelle de Raphaël ayant été retrouvée à l’endroit même qu’il avait ordonné pour sa sépulture, dans la Rotonde, sous l’autel de la chapelle ornée par lui et appelée della Madonna del Sasso, le souverain pontife, Grégoire XVI, ordonna qu’on prît au Muséum du Vatican un sarcophage en marbre qui serait destiné à recevoir le cercueil de bois revêtu de plomb, où le squelette de Raphaël avait été nouvellement déposé.
» Le 18 octobre au soir eut lieu la cérémonie de la nouvelle inhumation des restes de Raphaël, sous la chapelle même et sous la statue della Madonna del Sasso, sculptée, en exécution de son testament, par Lorenzo Lolli. Cette chapelle était devenue son véritable mausolée.
» La cérémonie funèbre a eu lieu avec beaucoup de pompe. L’intérieur de l’église du Panthéon a reçu une illumination funèbre.
» Le sarcophage, ayant été descendu, fut replacé à l’endroit même qu’il avait occupé précédemment. Les présidents des corps diplomatiques assistant à cette cérémonie, ayant à leur tête le chevalier Fabris, apportèrent chacun une brique, et l’arcade, ou le lieu de la sépulture, fut de nouveau murée et scellée par une construction en briques. »