Alexandre Dumas

1847

Les Quarante-cinq

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Première partie §

I. La porte Saint-Antoine §

Etiamsi omnes !

Le 26 octobre de l’an 1585, les barrières de la porte Saint-Antoine se trouvaient encore, contre toutes les habitudes, fermées à dix heures et demie du matin.

À dix heures trois quarts, une garde de vingt Suisses, qu’on reconnaissait à leur uniforme pour être des Suisses des petits cantons, c’est-à-dire des meilleurs amis du roi Henri III, alors régnant, déboucha de la rue de la Mortellerie et s’avança vers la rue Saint-Antoine qui s’ouvrit devant eux et se referma derrière eux : une fois hors de cette porte, ils allèrent se ranger le long des haies qui, à l’extérieur de la barrière, bordaient les enclos épars de chaque côté de la route, et, par sa seule apparition, refoula bon nombre de paysans et de petits bourgeois venant de Montreuil, de Vincennes ou de Saint-Maur pour entrer en ville avant midi, entrée qu’ils n’avaient pu opérer la porte se trouvant fermée, comme nous l’avons dit.

S’il est vrai que la foule amène naturellement le désordre avec elle, on eût pu croire que, par l’envoi de cette garde, M. le prévôt voulait prévenir le désordre qui pouvait avoir lieu à la porte Saint-Antoine.

En effet, la foule était grande ; il arrivait par les trois routes convergentes, et cela à chaque instant, des moines des couvents de la banlieue, des femmes assises de côté sur les bâts de leurs ânes, des paysans dans des charrettes, lesquelles venaient s’agglomérer à cette masse déjà considérable que la fermeture inaccoutumée des portes arrêtait à la barrière, et tous, par leurs questions plus ou moins pressantes, formaient une espèce de rumeur faisant basse continue, tandis que parfois quelques voix, sortant du diapason général, montaient jusqu’à l’octave de la menace ou de la plainte.

On pouvait encore remarquer, outre cette masse d’arrivants qui voulaient entrer dans la ville, quelques groupes particuliers qui semblaient en être sortis. Ceux-là, au lieu de plonger leur regard dans Paris par les interstices des barrières, ceux-là dévoraient l’horizon, borné par le couvent des Jacobins, le prieuré de Vincennes et la croix Faubin, comme si, par quelqu’une de ces trois routes formant éventail, il devait leur arriver quelque Messie.

Les derniers groupes ne ressemblaient pas mal aux tranquilles îlots qui s’élèvent au milieu de la Seine, tandis qu’autour d’eux, l’eau, en tourbillonnant et en se jouant, détache, soit une parcelle de gazon, soit quelque vieux tronc de saule qui finit par s’en aller en courant après avoir hésité quelque temps sur les remous.

Ces groupes, sur lesquels nous revenons avec insistance parce qu’ils méritent toute notre attention, étaient formés, pour la plupart, par des bourgeois de Paris fort hermétiquement calfeutrés dans leurs chausses et leurs pourpoints ; car, nous avions oublié de le dire, le temps était froid, la bise agaçante, et de gros nuages, roulant près de terre, semblaient vouloir arracher aux arbres les dernières feuilles jaunissantes qui s’y balançaient encore tristement.

Trois de ces bourgeois causaient ensemble, ou plutôt deux causaient et le troisième écoutait.

Exprimons mieux notre pensée et disons : le troisième ne paraissait pas même écouter, tant était grande l’attention qu’il mettait à regarder vers Vincennes.

Occupons-nous d’abord de ce dernier.

C’était un homme qui devait être de haute taille lorsqu’il se tenait debout ; mais en ce moment, ses longues jambes, dont il semblait ne savoir que faire lorsqu’il ne les employait pas à leur active destination, étaient repliées sous lui, tandis que ses bras, non moins longs proportionnellement que ses jambes, se croisaient sur son pourpoint. Adossé à la haie, convenablement étayé sur les buissons élastiques, il tenait, avec une obstination qui ressemblait à la prudence d’un homme qui désire n’être point reconnu, son visage, caché derrière sa large main, risquant seulement un œil dont le regard perçant dardait entre le médium et l’annulaire écartés à la distance strictement nécessaire pour le passage du rayon visuel.

À côté de ce singulier personnage, un petit homme, grimpé sur une butte, causait avec un gros homme qui trébuchait à la pente de cette même butte, et se raccrochait à chaque trébuchement aux boutons du pourpoint de son interlocuteur.

C’étaient les deux autres bourgeois, formant, avec ce personnage assis, le nombre cabalistique trois, que nous avons annoncé dans un des paragraphes précédents.

– Oui, maître Miton, disait le petit homme au gros ; oui, je le dis et je le répète, qu’il y aura cent mille personnes autour de l’échafaud de Salcède, cent mille au moins. Voyez, sans compter ceux qui sont déjà sur la place de Grève, ou qui se rendent à cette place des différents quartiers de Paris, – voyez, que de gens ici, et ce n’est qu’une porte. – Jugez donc, puisqu’en comptant bien, nous en trouverions seize, des portes.

– Cent mille, c’est beaucoup, compère Friard, répondit le gros homme ; beaucoup, croyez-moi, suivront mon exemple, et n’iront pas voir écarteler ce malheureux Salcède, dans la crainte d’un hourvari, et ils auront raison.

– Maître Miton, maître Miton, prenez garde, répondit le petit homme, vous parlez là comme un politique. Il n’y aura rien, absolument rien, je vous en réponds.

Puis, voyant que son interlocuteur secouait la tête d’un air de doute :

– N’est-ce pas, monsieur ? continua-t-il en se retournant vers l’homme aux longs bras et aux longues jambes, qui, au lieu de continuer à regarder du côté de Vincennes, venait, sans ôter sa main de dessus son visage, venait, disons-nous, de faire un quart de conversion et de choisir la barrière pour point de mire de son attention.

– Plaît-il ? demanda celui-ci, comme s’il n’eût entendu que l’interpellation qui lui était adressée et non les paroles précédant cette interpellation qui avaient été adressées au second bourgeois.

– Je dis qu’il n’y aura rien en Grève aujourd’hui.

– Je crois que vous vous trompez, et qu’il y aura l’écartèlement de Salcède, répondit tranquillement l’homme aux longs bras.

– Oui, sans doute ; mais j’ajoute qu’il n’y aura aucun bruit à propos de cet écartèlement.

– Il y aura le bruit des coups de fouet que l’on donnera aux chevaux.

– Vous ne m’entendez pas. Par bruit j’entends émeute ; or, je dis qu’il n’y aura aucune émeute en Grève : s’il avait dû y avoir émeute, le roi n’aurait pas fait décorer une loge à l’Hôtel-de-Ville pour assister au supplice avec les deux reines et une partie de la cour.

– Est-ce que les rois savent jamais quand il doit y avoir des émeutes ? dit en haussant les épaules, avec un air de souveraine pitié, l’homme aux longs bras et aux longues jambes.

– Oh ! oh ! fit maître Miton en se penchant à l’oreille de son interlocuteur, voilà un homme qui parle d’un singulier ton : le connaissez-vous, compère ?

– Non, répondit le petit homme.

– Eh bien, pourquoi lui parlez-vous donc alors ?

– Je lui parle pour lui parler.

– Et vous avez tort ; vous voyez bien qu’il n’est point d’un naturel causeur.

– Il me semble cependant, reprit le compère Friard assez haut pour être entendu de l’homme aux longs bras, qu’un des grands bonheurs de la vie est d’échanger sa pensée.

– Avec ceux qu’on connaît, très bien, répondit maître Miton, mais non avec ceux que l’on ne connaît pas.

– Tous les hommes ne sont-ils pas frères ? comme dit le curé de Saint-Leu, ajouta le compère Friard d’un ton persuasif.

– C’est-à-dire qu’ils l’étaient primitivement ; mais, dans des temps comme les nôtres, la parenté s’est singulièrement relâchée, compère Friard. Causez donc avec moi, si vous tenez absolument à causer, et laissez cet étranger à ses préoccupations.

– C’est que je vous connais depuis longtemps, vous, comme vous dites, et je sais d’avance ce que vous me répondrez, tandis qu’au contraire peut-être cet inconnu aurait-il quelque chose de nouveau à me dire.

– Chut ! il vous écoute.

– Tant mieux, s’il nous écoute ; peut-être me répondra-t-il. Ainsi donc, monsieur, continua le compère Friard en se tournant vers l’inconnu, vous pensez qu’il y aura du bruit en Grève ?

– Moi, je n’ai pas dit un mot de cela.

– Je ne prétends pas que vous l’ayez dit, continua Friard d’un ton qu’il essayait de rendre fin ; je prétends que vous le pensez, voilà tout.

– Et sur quoi appuyez-vous cette certitude ? seriez-vous sorcier, monsieur Friard ?

– Tiens ! il me connaît ! s’écria le bourgeois au comble de l’étonnement, et d’où me connaît-il ?

– Ne vous ai-je pas nommé deux ou trois fois, compère ? dit Miton en haussant les épaules comme un homme honteux devant un étranger du peu d’intelligence de son interlocuteur.

– Ah ! c’est vrai, reprit Friard, faisant un effort pour comprendre, et comprenant, grâce à cet effort ; c’est, sur ma parole, vrai ; eh bien ! puisqu’il me connaît, il va me répondre. Eh bien ! monsieur, continua-t-il en se retournant vers l’inconnu, je pense que vous pensez qu’il y aura du bruit en Grève, attendu que si vous ne le pensiez pas vous y seriez, et qu’au contraire vous êtes ici… ha !

Ce ha ! prouvait que le compère Friard avait atteint, dans sa déduction, les bornes les plus éloignées de sa logique et de son esprit.

– Mais vous, monsieur Friard, puisque vous pensez le contraire de ce que vous pensez que je pense, répondit l’inconnu, en appuyant sur mots prononcés déjà par son interrogateur et répétés par lui, pourquoi n’y êtes-vous pas, en Grève ? Il me semble cependant que le spectacle est assez réjouissant pour que les amis du roi s’y foulent. Après cela, peut-être me répondrez-vous que vous n’êtes pas des amis du roi, mais de ceux de M. de Guise, et que vous attendez ici les Lorrains qui, dit-on, doivent faire invasion dans Paris pour délivrer M. de Salcède.

– Non, monsieur, répondit vivement le petit homme, visiblement effrayé de ce que supposait l’inconnu ; non, monsieur, j’attends ma femme, mademoiselle Nicole Friard, qui est allée reporter vingt-quatre nappes au prieuré des Jacobins, ayant l’honneur d’être blanchisseuse particulière de don Modeste Gorenflot, abbé dudit prieuré des Jacobins. Mais pour en revenir au hourvari dont parlait le compère Miton, et auquel je ne crois pas ni vous non plus, à ce que vous dites du moins…

– Compère, compère ! s’écria Miton, regardez donc ce qui se passe.

Maître Friard suivit la direction indiquée par le doigt de son compagnon, et vit qu’outre les barrières dont la fermeture préoccupait déjà si sérieusement les esprits, on fermait encore la porte.

Cette porte fermée, une partie des Suisses vint s’établir en avant du fossé.

– Comment ! comment ! s’écria Friard pâlissant, ce n’est point assez de la barrière, et voilà qu’on ferme la porte, maintenant !

– Eh bien ! que vous disais-je ? répondit Miton, pâlissant à son tour.

– C’est drôle, n’est-ce pas ? fit l’inconnu en riant.

Et, en riant, il découvrit, entre la barbe de ses moustaches et celle de son menton, une double rangée de dents blanches et aiguës qui paraissaient merveilleusement aiguisées par l’habitude de s’en servir au moins quatre fois par jour.

À la vue de cette nouvelle précaution prise, un long murmure d’étonnement et quelques cris d’effroi s’élevèrent de la foule compacte qui encombrait les abords de la barrière.

– Faites faire le cercle ! cria la voix impérative d’un officier.

La manœuvre fut opérée à l’instant même, mais non sans encombre : les gens à cheval et les gens en charrette, forcés de rétrograder, écrasèrent ça et là quelques pieds et enfoncèrent à droite et à gauche quelques côtes dans la foule.

Les femmes criaient, les hommes juraient ; ceux qui pouvaient fuir fuyaient en se renversant les uns sur les autres.

– Les Lorrains ! les Lorrains ! cria une voix au milieu de tout ce tumulte.

Le cri le plus terrible, emprunté au pâle vocabulaire de la peur, n’eût pas produit un effet plus prompt et plus décisif que ce cri :

– Les Lorrains ! ! !

– Eh bien ! voyez-vous ? voyez-vous ? s’écria Miton tremblant, les Lorrains, les Lorrains, fuyons !

– Fuir, et où cela ? demanda Friard.

– Dans cet enclos, s’écria Miton en se déchirant les mains pour saisir les épines de cette haie sur laquelle était moelleusement assis l’inconnu.

– Dans cet enclos, dit Friard ; cela vous est plus aisé à dire qu’à faire, maître Miton. Je ne vois pas de trou pour entrer dans cet enclos, et vous n’avez pas la prétention de franchir cette haie qui est plus haute que moi.

– Je tâcherai, dit Miton, je tâcherai. Et il fit de nouveaux efforts.

– Ah ! prenez donc garde, ma bonne femme ! cria Friard du ton de détresse d’un homme qui commence à perdre la tête, votre âne me marche sur les talons. Ouf ! monsieur le cavalier, faites donc attention, votre cheval va ruer. Tudieu ! charretier, mon ami, vous me fourrez le brancard de votre charrette dans les côtes.

Pendant que maître Miton se cramponnait aux branches de la haie pour passer par-dessus, et que le compère Friard cherchait vainement une ouverture pour se glisser par-dessous, l’inconnu s’était levé, avait purement et simplement ouvert le compas de ses longues jambes, et d’un simple mouvement, pareil à celui que fait un cavalier pour se mettre en selle, il avait enjambé la haie sans qu’une seule branche effleurât son haut-de-chausse.

Maître Miton l’imita en déchirant le sien en trois endroits, mais il n’en fut point ainsi du compère Friard, qui, ne pouvant passer ni par-dessous ni par-dessus, et, de plus en plus menacé d’être écrasé par la foule, poussait des cris déchirants, lorsque l’inconnu allongea son grand bras, le saisit à la fois par sa fraise et par le collet de son pourpoint, et, l’enlevant, le transporta de l’autre côté de la haie avec la même facilité qu’il eût fait d’un enfant.

– Oh ! oh ! oh ! s’écria maître Miton, réjoui de ce spectacle et suivant des yeux l’ascension et la descente de son ami maître Friard, vous avez l’air de l’enseigne du Grand-Absalon.

– Ouf ! s’écria Friard en touchant le sol, que j’aie l’air de tout ce que vous voudrez, me voilà de l’autre côté de la haie, et grâce à monsieur. Puis, se redressant pour regarder l’inconnu à la poitrine duquel il atteignait à peine : Ah ! monsieur, continua-t-il, que d’actions de grâces ! Monsieur, vous êtes un véritable Hercule, parole d’honneur, foi de Jean Friard. Votre nom, monsieur, le nom de mon sauveur, le nom de mon… ami ?

Et le brave homme prononça en effet ce dernier mot avec l’effusion d’un cœur profondément reconnaissant.

– Je m’appelle Briquet, monsieur, répondit l’inconnu, Robert Briquet, pour vous servir.

– Et vous m’avez déjà considérablement servi, monsieur Robert Briquet, j’ose le dire ; oh ! ma femme vous bénira ; Mais, à propos, ma pauvre femme ! ô mon Dieu, mon Dieu ! elle va être étouffée dans cette foule. Ah ! maudits Suisses qui ne sont bons qu’à faire écraser les gens !

Le compère Friard achevait à peine cette apostrophe, qu’il sentit tomber sur son épaule une main lourde comme celle d’une statue de pierre.

Il se retourna pour voir quel était l’audacieux qui prenait avec lui une pareille liberté.

Cette main était celle d’un Suisse.

– Foulez-fous qu’on vous assomme, mon bedit ami ? dit le robuste soldat.

– Ah ! nous sommes cernés ! s’écria Friard.

– Sauve qui peut ! ajouta Miton.

Et tous deux, grâce à la haie franchie, ayant l’espace devant eux, gagnèrent le large, poursuivis par le regard railleur et le rire silencieux de l’homme aux longs bras et aux longues jambes qui, les ayant perdus de vue, s’approcha du Suisse qu’on venait de placer là en vedette.

– La main est bonne, compagnon, dit-il, à ce qu’il paraît ?

– Mais foui, moussieu, pas mauvaise, pas mauvaise.

– Tant mieux, car c’est chose importante, surtout si les Lorrains venaient comme on le dit.

– Ils ne fiennent bas.

– Non ?

– Bas di tout.

– D’où vient donc alors que l’on ferme cette porte ! Je ne comprends pas.

– Fous bas besoin di gombrendre, répliqua le Suisse en riant aux éclats de sa plaisanterie.

– C’être chuste, mon gamarate, très chuste, dit Robert Briquet, merci.

Et Robert Briquet s’éloigna du Suisse pour se rapprocher d’un autre groupe, tandis que le digne Helvétien, cessant de rire, murmurait :

– Bei Gott !… Ich glaube er spottet meiner. – Was ist das für ein Mann, der sich erlaubt einen Schweizer seiner kœniglichen Majestaet auszulachen ?

Ce qui, traduit en français, voulait dire :

– Vrai Dieu ! je crois que c’est lui qui se moque de moi. Qu’est-ce que c’est donc que cet homme qui ose se moquer d’un Suisse de Sa Majesté ?

II. Ce qui se passait à l’extérieur de la porte Saint-Antoine §

Un de ces groupes était formé d’un nombre considérable de citoyens surpris hors de la ville par cette fermeture inattendue des portes. Ces citadins entouraient quatre ou cinq cavaliers d’une tournure fort martiale et que la clôture de ces portes gênait fort, à ce qu’il paraît, car ils criaient de tous leurs poumons :

– La porte ! la porte !

Lesquels cris, répétés par tous les assistants avec des recrudescences d’emportement, occasionnaient dans ces moments-là un bruit d’enfer.

Robert Briquet s’avança vers ce groupe, et se mit à crier plus haut qu’aucun de ceux qui le composaient :

– La porte ! la porte !

Il en résulta qu’un des cavaliers, charmé de cette puissance vocale, se retourna de son côté, le salua et lui dit :

– N’est-ce pas honteux, monsieur, qu’on ferme une porte de ville en plein jour, comme si les Espagnols ou les Anglais assiégeaient Paris ?

Robert Briquet regarda avec attention celui qui lui adressait la parole et qui était un homme de quarante à quarante-cinq ans.

Cet homme, en outre, paraissait être le chef de trois ou quatre autres cavaliers qui l’entouraient.

Cet examen donna sans doute confiance à Robert Briquet, car aussitôt il s’inclina à son tour et répondit :

– Ah ! monsieur, vous avez raison, dix fois raison, vingt fois raison ; mais, ajouta-t-il, sans être trop curieux, oserais-je vous demander quel motif vous soupçonnez à cette mesure ?

– Pardieu ! dit un assistant, la crainte qu’ils ont qu’on ne leur mange leur Salcède.

– Cap de Bious ! dit une voix, triste mangeaille.

Robert Briquet se retourna du côté où venait cette voix dont l’accent lui indiquait un Gascon renforcé, et il aperçut un jeune homme de vingt ou vingt-cinq ans, qui appuyait sa main sur la croupe du cheval de celui qui lui avait paru le chef des autres.

Le jeune homme était nu-tête ; sans doute il avait perdu son chapeau dans la bagarre.

Maître Briquet paraissait un observateur ; mais, en général, ses observations étaient courtes ; aussi détourna-t-il rapidement son regard du Gascon, qui sans doute lui parut sans importance, pour le ramener sur le cavalier.

– Mais, dit-il, puisqu’on annonce que ce Salcède appartient à M. de Guise, ce n’est déjà point un si mauvais ragoût.

– Bah ! on dit cela ? reprit le Gascon curieux ouvrant de grandes oreilles.

– Oui, sans doute, on dit cela, on dit cela, répondit le cavalier en haussant les épaules ; mais, par le temps qui court, on dit tant de sornettes.

– Ah ! ainsi, hasarda Briquet avec son œil interrogateur et son sourire narquois, ainsi, vous croyez, monsieur, que Salcède n’est point à M. de Guise ?

– Non seulement je le crois, mais j’en suis sûr, répondit le cavalier. Puis comme il vit que Robert Briquet, en se rapprochant de lui, faisait un mouvement qui voulait dire : Ah bah ! et sur quoi appuyez-vous cette certitude ? il continua :

– Sans doute, si Salcède eût été au duc, le duc ne l’eût pas laissé prendre, ou tout au moins ne l’eût pas laissé amener ainsi de Bruxelles à Paris, pieds et poings liés, sans faire au moins en sa faveur une tentative d’enlèvement.

– Une tentative d’enlèvement, reprit Briquet, c’était bien hasardeux ; car enfin, qu’elle réussît ou qu’elle échouât, du moment où elle venait de la part de M. de Guise, M. de Guise avouait qu’il avait conspiré contre le duc d’Anjou.

– M. de Guise, reprit sèchement le cavalier, n’eût point été retenu par cette considération, j’en suis sûr, et, du moment où il n’a ni réclamé ni défendu Salcède, c’est que Salcède n’est point à lui.

– Cependant, excusez si j’insiste, continua Briquet ; mais ce n’est pas moi qui invente ; il paraît certain que Salcède a parlé.

– Où cela ? devant les juges ?

– Non, pas devant les juges, monsieur, à la torture.

– N’est-ce donc pas la même chose ? demanda maître Robert Briquet, d’un air qu’il essayait inutilement de rendre naïf.

– Non, certes, ce n’est pas la même chose, il s’en faut : d’ailleurs on prétend qu’il a parlé soit ; mais on ne répète point ce qu’il a dit.

– Vous m’excuserez encore, monsieur, reprit Robert Briquet : on le répète et très longuement même.

– Et qu’a-t-il dit ? voyons ! demanda avec impatience le cavalier ; parlez, vous qui êtes si bien instruit.

– Je ne me vante pas d’être bien instruit, monsieur, puisque je cherche au contraire à m’instruire près de vous, répondit Briquet.

– Voyons ! entendons-nous ! dit le cavalier avec impatience ; vous avez prétendu qu’on répétait les paroles de Salcède ; ses paroles, quelles sont-elles ? dites.

– Je ne puis répondre, monsieur, que ce soient ses propres paroles, dit Robert Briquet qui paraissait prendre plaisir à pousser le cavalier.

– Mais enfin, quelles sont celles qu’on lui prête ?

– On prétend qu’il a avoué qu’il conspirait pour M. de Guise.

– Contre le roi de France sans doute ? toujours même chanson !

– Non pas contre Sa Majesté le roi de France, mais bien contre Son Altesse monseigneur le duc d’Anjou.

– S’il a avoué cela…

– Eh bien ? demanda Robert Briquet.

– Eh bien ! c’est un misérable, dit le cavalier en fronçant le sourcil.

– Oui, dit tout bas Robert Briquet ; mais s’il a fait ce qu’il a avoué, c’est un brave homme. Ah ! monsieur, les brodequins, l’estrapade et le coquemar font dire bien des choses aux honnêtes gens.

– Hélas ! vous dites là une grande vérité, monsieur, dit le cavalier en se radoucissant et en poussant un soupir.

– Bah ! interrompit le Gascon qui, en allongeant la tête dans la direction de chaque interlocuteur, avait tout entendu, bah ! brodequins, estrapade, coquemar, belle misère que tout cela ! Si ce Salcède a parlé, c’est un coquin, et son patron un autre.

– Oh ! oh ! fit le cavalier ne pouvant réprimer un soubresaut d’impatience, – vous chantez bien haut, monsieur le Gascon.

– Moi ?

– Oui, vous.

– Je chante sur le ton qu’il me plaît, cap de Bious ! tant pis pour ceux à qui mon chant ne plaît pas.

Le cavalier fit un mouvement de colère.

– Du calme ! dit une voix douce en même temps qu’impérative, dont Robert Briquet chercha vainement à reconnaître le propriétaire.

Le cavalier parut faire un effort sur lui-même ; cependant il n’eut pas la puissance de se contenir tout à fait.

– Et connaissez-vous bien ceux dont vous parlez, monsieur ? demanda-t-il au Gascon.

– Si je connais Salcède ?

– Oui.

– Pas le moins du monde.

– Et le duc de Guise ?

– Pas davantage.

– Et le duc d’Alençon ?

– Encore moins.

– Savez-vous que M. de Salcède est un brave ?

– Tant mieux ; il mourra bravement alors.

– Et que M. de Guise, quand il veut conspirer, conspire lui-même ?

– Cap de Bious ! que me fait cela ?

– Et que M. le duc d’Anjou, autrefois M. d’Alençon, a fait tuer ou laissé tuer quiconque s’est intéressé à lui, – La Mole, – Coconas, – Bussy et le reste ?

– Je m’en moque.

– Comment ! vous vous en moquez ?

– Mayneville ! Mayneville ! murmura la même voix.

– Sans doute, je m’en moque. Je ne sais qu’une chose, moi, sang-dieu ! j’ai affaire à Paris aujourd’hui même, ce matin, et à cause de cet enragé de Salcède, on me ferme les portes au nez. Cap de Bious ! ce Salcède est un bélître, et encore tous ceux qui avec lui sont cause que les portes sont fermées au lieu d’être ouvertes.

– Oh ! oh ! voici un rude Gascon, murmura Robert Briquet, et nous allons voir sans doute quelque chose de curieux.

Mais cette chose curieuse à laquelle s’attendait le bourgeois n’arrivait aucunement. Le cavalier, à qui cette dernière apostrophe avait fait monter le sang au visage, baissa le nez, se tut et avala sa colère.

– Au fait, vous avez raison, dit-il, foin de tous ceux qui nous empêchent d’entrer à Paris !

– Oh ! oh ! se dit Robert Briquet, qui n’avait perdu ni les nuances du visage du cavalier, ni les deux appels qui avaient été faits à sa patience : ah ! ah ! il paraît que je verrai une chose plus curieuse encore que celle à laquelle je m’attendais.

Comme il faisait cette réflexion, un son de trompe retentit, et presque aussitôt les Suisses, fendant toute cette foule avec leurs hallebardes, comme s’ils découpaient un gigantesque pâté de mauviettes, séparèrent les groupes en deux morceaux compacts qui s’allèrent aligner de chaque côté du chemin, en laissant le milieu vide.

Dans ce milieu, l’officier dont nous avons parlé, et à la garde duquel la porte paraissait confiée, passa avec son cheval, allant et revenant ; puis, après un moment d’examen qui ressemblait à un défi, il ordonna aux trompes de sonner.

Ce qui fut exécuté à l’instant même, et fit régner dans toutes les masses un silence qu’on eût cru impossible après tant d’agitation et de vacarme.

Alors le crieur, avec sa tunique fleurdelisée, portant sur sa poitrine un écusson aux armes de Paris, s’avança, un papier à la main, et lut de cette voix nasillarde toute particulière aux lecteurs :

« Savoir faisons à notre bon peuple de Paris et des environs que les portes seront closes d’ici à une heure de relevée, et que nul ne pénétrera dans la ville avant cette heure, et cela par la volonté du roi et par la vigilance de M. le prévôt de Paris. »

Le crieur s’arrêta pour reprendre haleine. Aussitôt l’assistance profita de cette pause pour témoigner son étonnement et son mécontentement par une longue huée, que le crieur, il faut lui rendre cette justice, soutint sais sourciller.

L’officier fit un signe impératif avec la main, et aussitôt le silence se rétablit.

Le crieur continua sans trouble et sans hésitation, comme si l’habitude l’avait cuirassé contre ces manifestations à l’une desquelles il venait d’être en butte.

« Seront exceptés de cette mesure ceux qui se présenteront porteurs d’un signe de reconnaissance, ou qui seront bien et dûment appelés par lettres et mandats.

Donné en l’hôtel de la prévôté de Paris, sur l’ordre exprès de Sa Majesté, le 26 octobre de l’an de grâce 1585. »

– Trompes, sonnez !

Les trompes poussèrent aussitôt leurs rauques aboiements.

À peine le crieur eut-il cessé de parler que, derrière la haie des Suisses et des soldats, la foule se mit à onduler comme un serpent dont les anneaux se gonflent et se tordent.

– Que signifie cela ? se demandait-on chez les plus paisibles ; sans doute encore quelque complot !

– Oh ! oh ! c’est pour nous empêcher d’entrer à Paris, sans nul doute, que la chose a été combinée ainsi, dit en parlant à voix basse à ses compagnons le cavalier qui avait supporté avec une si étrange patience les rebuffades du Gascon : ces Suisses, ce crieur, ces verrous, ces troupes, c’est pour nous ; sur mon âme j’en suis fier.

– Place ! place ! vous autres, cria l’officier qui commandait le détachement. Mille diables ! vous voyez bien que vous empêchez de passer ceux qui ont le droit de se faire ouvrir les portes.

– Cap de Bious ! j’en sais un qui passera quand tous les bourgeois de la terre seraient entre lui et la barrière, dit, en jouant des coudes, ce Gascon qui, par ses rudes répliques, s’était attiré l’admiration de maître Robert Briquet.

Et, en effet, il fut en un instant dans l’espace vide qui s’était formé, grâce aux Suisses, entre les deux haies des spectateurs.

Qu’on juge si les yeux se portèrent avec empressement et curiosité sur un homme, favorisé à ce point d’entrer quand il était enjoint de demeurer dehors.

Mais le Gascon s’inquiéta peu de tous ces regards d’envie ; il se campa fièrement en faisant saillir à travers son maigre pourpoint vert tous les muscles de son corps, qui semblaient autant de cordes tendues par une manivelle intérieure. Ses poignets secs et osseux dépassaient de trois bons pouces ses manches râpées ; il avait le regard clair, les cheveux jaunes et crépus, soit de nature, soit de hasard, car la poussière entrait pour un bon dixième dans leur couleur. Ses pieds, grands et souples, s’emmanchaient à des chevilles nerveuses et sèches comme celles d’un daim. À l’une de ses mains, à une seule, il avait passé un gant de peau brodé, tout surpris de se voir destiné à protéger cette autre peau plus rude que la sienne ; de son autre main il agitait une baguette de coudrier.

Il regarda un instant autour de lui ; puis, pensant que l’officier dont nous avons parlé était la personne la plus considérable de cette troupe, il marcha droit à lui.

Celui-ci le considéra quelque temps avant de lui parler.

Le Gascon sans se démonter le moins du monde en fit autant.

– Mais vous avez perdu votre chapeau, ce me semble ? lui dit-il.

– Oui, monsieur.

– Est-ce dans la foule ?

– Non, je venais de recevoir une lettre de ma maîtresse. Je la lisais, cap de Bious ! près de la rivière, à un quart de lieue d’ici, quand tout à coup un coup de vent m’enlève lettre et chapeau. Je courus après la lettre, quoique le bouton de mon chapeau fût un seul diamant. Je rattrapai ma lettre ; mais quand je revins au chapeau, le vent l’avait emporté dans la rivière, et la rivière dans Paris ! – il fera la fortune de quelque pauvre diable ; tant mieux !

– De sorte que vous êtes nu-tête ?

– Ne trouve-t-on pas de chapeaux à Paris, cap de Bious ! j’en achèterai un plus magnifique, et j’y mettrai un diamant deux fois gros comme le premier.

L’officier haussa imperceptiblement les épaules ; mais, si imperceptible que fût ce mouvement, il n’échappa point au Gascon.

– S’il vous plait ? fit-il.

– Vous avez une carte ? demanda l’officier.

– Certes que j’en ai une, et plutôt deux qu’une.

– Une seule suffira si elle est en règle.

– Mais je ne me trompe pas, continua le Gascon en ouvrant des yeux énormes ; eh ! non, cap de Bious ! je ne me trompe pas ; j’ai le plaisir de parler à M. de Loignac ?

– C’est possible, monsieur, répondit sèchement l’officier, visiblement peu charmé de cette reconnaissance.

– À monsieur de Loignac, mon compatriote ?

– Je ne dis pas non.

– Mon cousin ?

– C’est bon, votre carte ?

– La voici.

Le Gascon tira de son gant la moitié d’une carte découpée avec art.

– Suivez-moi, dit Loignac sans regarder la carte, vous et vos compagnons, si vous en avez ; nous allons vérifier les laissez-passer.

Et il alla prendre poste près de la porte.

Le Gascon à tête nue le suivit.

Cinq autres individus suivirent le Gascon à tête nue.

Le premier était couvert d’une magnifique cuirasse si merveilleusement travaillée qu’on eut cru qu’elle sortait des mains de Benvenuto Cellini. Cependant, comme le patron sur lequel cette cuirasse avait été faite avait un peu passé de mode, cette magnificence éveilla plutôt le rire que l’admiration.

Il est vrai qu’aucune autre partie du costume de l’individu porteur de cette cuirasse ne répondait à la splendeur presque royale du prospectus.

Le second qui emboîta le pas était suivi d’un gros laquais grisonnant et maigre, et hâlé comme il l’était, semblait le précurseur de don Quichotte comme son serviteur pouvait passer pour le précurseur de Sancho.

Le troisième parut portant un enfant de dix mois entre ses bras, suivi d’une femme qui se cramponnait à sa ceinture de cuir, tandis que deux autres enfants, l’un de quatre ans, l’autre de cinq, se cramponnaient à la robe de la femme.

Le quatrième apparut boitant et attaché à une longue épée.

Enfin, pour clore la marche, un jeune homme d’une belle mine s’avança sur un cheval noir, poudreux, mais d’une belle race.

Celui-là, près des autres, avait l’air d’un roi.

Forcé de marcher assez doucement pour ne pas dépasser ses collègues, peut-être d’ailleurs intérieurement satisfait de ne point marcher trop près d’eux, ce jeune homme demeura un instant sur les limites de la haie formée par le peuple.

En ce moment il se sentit tirer par le fourreau de son épée, et se pencha en arrière.

Celui qui attirait son attention par cet attouchement était un jeune homme aux cheveux noirs, à l’œil étincelant, petit, fluet, gracieux, et les mains gantées.

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda le cavalier.

– Monsieur, une grâce.

– Parlez, mais parlez vite, je vous prie : vous voyez que l’on m’attend.

– J’ai besoin d’entrer en ville, monsieur, besoin impérieux, comprenez-vous ? – De votre côté, vous êtes seul, et avez besoin d’un page qui fasse encore honneur à votre bonne mine.

– Eh bien ?

– Eh bien, donnant donnant : faites-moi entrer, je serai votre page.

– Merci, dit le cavalier ; mais je ne veux être servi par personne.

– Pas même par moi ? demanda le jeune homme avec un si étrange sourire que le cavalier sentit se fondre l’enveloppe de glace où il avait tenté d’enfermer son cœur.

– Je voulais dire que je ne pouvais pas être servi.

– Oui, je sais que vous n’êtes pas riche, monsieur Ernauton de Carmainges, dit le jeune page.

Le cavalier tressaillit ; mais, sans faire attention à ce tressaillement, l’enfant continua :

– Aussi ne parlerons-nous pas de gages, et c’est vous au contraire, si vous m’accordez ce que je vous demande, qui serez payé, et cela au centuple des services que vous m’aurez rendus ; laissez-moi donc vous servir, je vous prie en songeant que celui qui vous prie, a ordonné quelquefois.

Le jeune homme lui serra la main, ce qui était bien familier pour un page ; puis se retournant vers le groupe de cavaliers que nous connaissons déjà :

– Je passe, moi, dit-il, c’est le plus important ; vous Mayneville, tâchez d’en faire autant par quelque moyen que ce soit.

– Ce n’est pas tout que vous passiez, répondit le gentilhomme ; il faut qu’il vous voie.

– Oh ! soyez tranquille, du moment où j’aurai franchi cette porte, il me verra.

– N’oubliez pas le signe convenu.

– Deux doigts sur la bouche, n’est-ce pas ?

– Oui, maintenant que Dieu vous aide.

– Eh bien, fit le maître du cheval noir, – mons le page, nous décidons-nous ?

– Me voici, maître, répondit le jeune homme, et il sauta légèrement en croupe derrière son compagnon qui alla rejoindre les cinq autres élus occupés à exhiber leurs cartes et à justifier de leurs droits.

– Ventre de biche ! dit Robert Briquet qui les avait suivis des yeux, – voilà tout un arrivage de Gascons, ou le diable m’emporte !

III. La revue §

Cet examen que devaient passer nos six privilégiés que nous avons vus sortir des rangs du populaire pour se rapprocher de la porte, n’était ni bien long, ni bien compliqué.

Il s’agissait de tirer une moitié de carte de sa poche et de la présenter à l’officier, lequel la comparait à une autre moitié, et si, en la rapprochant, ces deux moitiés s’emboîtaient en faisant un tout, les droits du porteur de la carte étaient établis.

Le Gascon à tête nue s’était approché le premier. Ce fut en conséquence par lui que la revue commença.

– Votre nom ? demanda l’officier.

– Mon nom, monsieur l’officier ? il est écrit sur cette carte sur laquelle vous verrez encore autre chose.

– N’importe ! votre nom ? répéta l’officier avec impatience ; ne savez-vous pas votre nom ?

– Si fait, je le sais ; cap de Bious ! et je l’aurais oublié que vous pourriez me le dire, puisque nous sommes compatriotes et même cousins.

– Votre nom ? mille diables ! Croyez-vous que j’aie du temps à perdre en reconnaissances ?

– C’est bon. Je me nomme Perducas de Pincornay.

– Perducas de Pincornay ? reprit M. de Loignac, à qui nous donnerons désormais le nom dont l’avait salué son compatriote. Puis jetant les yeux sur la carte :

– Perducas de Pincornay, 26 octobre 1585, à midi précis.

– Porte Saint-Antoine, ajouta le Gascon en allongeant son doigt noir et sec sur la carte :

– Très bien ! en règle : entrez, fit M. de Loignac pour couper court à tout dialogue ultérieur entre lui et son compatriote ; à vous maintenant, dit-il au second.

L’homme à la cuirasse s’approcha.

– Votre carte ? demanda Loignac.

– Eh quoi ? monsieur de Loignac, s’écria celui-ci, ne reconnaissez-vous pas le fils de l’un de vos amis d’enfance que vous avez fait sauter vingt fois sur vos genoux ?

– Non.

– Pertinax de Montcrabeau, reprit le jeune homme avec étonnement ; vous ne le reconnaissez pas ?

– Quand je suis de service, je ne reconnais personne, monsieur. Votre carte.

Le jeune homme à la cuirasse tendit sa carte.

– Pertinax de Montcrabeau, 26 octobre, midi précis, porte Saint-Antoine. Passez.

Le jeune homme passa, et, un peu étourdi de la réception, alla rejoindre Perducas, qui attendait l’ouverture de la porte.

Le troisième Gascon s’approcha ; c’était le Gascon à la femme et aux enfants.

– Votre carte ? demanda Loignac.

Sa main obéissante plonge aussitôt dans une petite gibecière de peau de chèvre qu’il portait au côté droit.

Mais ce fut inutilement : embarrassé qu’il était par l’enfant qu’il portait dans ses bras, il ne trouvait point le papier qu’on lui demandait.

– Que diable faites-vous de cet enfant, monsieur ? vous voyez bien qu’il vous gêne.

– C’est mon fils, monsieur de Loignac.

– Eh bien ! déposez votre fils à terre.

Le Gascon obéit ; l’enfant se mit à hurler.

– Ah ça ! vous êtes donc marié ? demanda Loignac.

– Oui, monsieur l’officier.

– À vingt ans ?

– On se marie jeune chez nous, vous le savez bien, monsieur de Loignac, vous qui vous êtes marié à dix-huit.

– Bon ! fit Loignac, en voilà encore un qui me connaît.

La femme s’était approchée pendant ce temps, et les enfants, pendus à sa robe, l’avaient suivie.

– Et pourquoi ne serait-il point marié ? demanda-t-elle en se redressant et en écartant de son front hâlé ses cheveux noirs que la poussière du chemin y fixait comme une pâte ; est-ce que c’est passé de mode de se marier à Paris ? Oui, monsieur, il est marié, et voici encore deux autres enfants qui l’appellent leur père.

– Oui, mais qui ne sont que les fils de ma femme, monsieur de Loignac, comme aussi ce grand garçon qui tient derrière ; avancez, Militor, et saluez monsieur de Loignac, notre compatriote.

Un garçon de seize à dix-sept ans, vigoureux, agile et ressemblant à un faucon par son œil rond et son nez crochu, s’approcha les deux mains passées dans sa ceinture de buffle ; il était vêtu d’une bonne casaque de laine tricotée, portait sur ses jambes musculeuses un haut-de-chausse en peau de chamois, et une moustache naissante ombrageait sa lèvre à la fois insolente et sensuelle.

– C’est Militor, mon beau-fils, monsieur de Loignac, le fils aîné de ma femme, qui est une Chavantrade, parente des Loignac, Militor de Chavantrade, pour vous servir. Saluez donc, Militor.

Puis se baissant vers l’enfant qui se roulait en criant sur la route :

– Tais-toi, Scipion, tais-toi, petit, ajouta-t-il tout en cherchant sa carte dans toutes ses poches.

Pendant ce temps, Militor, pour obéir à l’injonction de son père, s’inclinait légèrement et sans sortir ses mains de sa ceinture.

– Pour l’amour de Dieu, monsieur, votre carte ! s’écria Loignac, impatienté.

– Venez ça et m’aidez, Lardille, dit à sa femme le Gascon tout rougissant.

Lardille détacha l’une après l’autre les deux mains cramponnées à sa robe, et fouilla elle-même dans la gibecière et dans les poches de son mari.

– Rien ! dit-elle, il faut que nous l’ayons perdue.

– Alors, je vous fais arrêter, dit Loignac.

Le Gascon devint pâle.

– Je m’appelle Eustache de Miradoux, dit-il, et je me recommanderai de M. de Sainte-Maline, mon parent.

– Ah ! vous êtes parent de Sainte-Maline, dit Loignac un peu radouci. Il est vrai que, si on les écoutait, ils sont parents de tout le monde ! eh bien, cherchez encore, et surtout cherchez fructueusement.

– Voyez, Lardille, voyez dans les hardes de vos enfants, dit Eustache, tremblant de dépit et d’inquiétude.

Lardille s’agenouilla devant un petit paquet de modestes effets, qu’elle retourna en murmurant.

Le jeune Scipion continuait de s’égosiller ; il est vrai que ses frères de mère, voyant qu’on ne s’occupait pas d’eux, s’amusaient à lui entonner du sable dans la bouche.

Militor ne bougeait pas ; on eût dit que les misères de la vie de famille passaient au-dessous ou au-dessus de ce grand garçon sans l’atteindre.

– Eh ! fit tout à coup monsieur de Loignac ; que vois-je là-bas, sur la manche de ce dadais, dans une enveloppe de peau ?

– Oui, oui, c’est cela ! s’écria Eustache triomphant ; c’est une idée de Lardille, je me le rappelle maintenant ; elle a cousu cette carte sur Militor.

– Pour qu’il portât quelque chose, dit ironiquement de Loignac. Fi ! le grand veau ! qui ne tient même pas ses bras ballants, dans la crainte de porter ses bras.

Les lèvres de Militor blêmirent de colère, tandis que son visage se marbrait de rouge sur le nez, le menton et les sourcils.

– Un veau n’a pas de bras ; grommela-t-il avec de méchants yeux, il a des pattes comme certaines gens de ma connaissance.

– La paix ! dit Eustache ; vous voyez bien, Militor, que monsieur de Loignac nous fait l’honneur de plaisanter avec nous.

– Non, pardioux ! je ne plaisante pas, répliqua Loignac, et je veux au contraire que ce grand drôle prenne mes paroles comme je les dis. S’il était mon beau-fils, je lui ferais porter mère, frère, paquet, et, corbleu ! je monterais dessus le tout, quitte à lui allonger les oreilles pour lui prouver qu’il n’est qu’un âne.

Militor perdit toute contenance, Eustache parut inquiet ; mais sous cette inquiétude perçait je ne sais quelle joie de cette humiliation infligée à son beau-fils.

Lardille, pour trancher toute difficulté et sauver son premier-né des sarcasmes de M. de Loignac, offrit à l’officier la carte, débarrassée de son enveloppe de peau.

M. de Loignac la prit et lut.

– Eustache de Miradoux, 26 octobre, midi précis, porte Saint-Antoine.

– Allez donc, dit-il, et voyez si vous n’oubliez pas quelqu’un de vos marmots, beaux ou laids.

Eustache de Miradoux reprit le jeune Scipion entre ses bras, Lardille s’empoigna de nouveau à sa ceinture, les deux enfants saisirent derechef la robe de leur mère, et cette grappe de famille, suivie du silencieux Militor, alla se ranger près de ceux qui attendaient après l’examen subi.

– La peste ! murmura Loignac entre ses dents, en regardant Eustache de Miradoux et les siens faire leur évolution, la peste de soldats que M. d’Épernon aura là.

Puis se retournant :

– Allons, à vous ! dit-il.

Ces paroles s’adressaient au quatrième postulant.

Il était seul et fort raide, réunissant le pouce et le médium pour donner des chiquenaudes à son pourpoint gris de fer et en chasser la poussière ; sa moustache, qui paraissait faite de poils de chat, ses yeux verts et étincelants, ses sourcils dont l’arcade formait un demi-cercle saillant au-dessus de deux pommettes saillantes, ses lèvres minces enfin imprimaient à sa physionomie ce type de défiance et de parcimonieuse réserve auquel on reconnaît l’homme qui cache aussi bien le fond de sa bourse que le fond de son cœur.

– Chalabre, 26 octobre, midi précis, porte Saint-Antoine. C’est bon, allez ! dit Loignac.

– Il y aura des frais de route alloués au voyage, je présume, fit observer doucement le Gascon.

– Je ne suis pas trésorier, Monsieur, dit sèchement Loignac, je ne suis encore que portier, passez.

Chalabre passa.

Derrière Chalabre venait un cavalier jeune et blond, qui, en tirant sa carte, laissa tomber de sa poche une clé et plusieurs tarots.

Il déclara s’appeler Saint-Capautel, et sa déclaration étant confirmée par sa carte qui se trouva être en règle, il suivit Chalabre.

Restait le sixième qui, sur l’injonction du page improvisé, était descendu de cheval et qui exhiba à M. de Loignac une carte sur laquelle on lisait :

« Ernauton de Carmainges, 26 octobre, midi précis, porte Saint-Antoine. »

Tandis que M. de Loignac lisait, le page, descendu de son côté, s’occupait à cacher sa tête en rattachant la gourmette parfaitement attachée du cheval de son faux maître.

– Le page est à vous, monsieur ? demanda Loignac à Ernauton en lui désignant du doigt le jeune homme.

– Vous voyez, monsieur le capitaine, dit Ernauton qui ne voulait mentir ni trahir, vous voyez qu’il bride mon cheval.

– Passez, fit Loignac en examinant avec attention M. de Carmainges dont la figure et la tournure paraissaient lui mieux convenir que celles de tous les autres.

– En voilà un supportable au moins, murmura-t-il.

Ernauton remonta à cheval ; le page, sans affectation, mais sans lenteur, l’avait précédé et se trouvait déjà mêlé au groupe de ses devanciers.

– Ouvrez la porte, dit Loignac, et laissez passer ces six personnes et les gens de leur suite.

– Allons, vite, vite, mon maître, dit le page, en selle, et partons.

Ernauton céda encore une fois à l’ascendant qu’exerçait sur lui cette bizarre créature, et la porte étant ouverte, il piqua son cheval et s’enfonça, guidé par les indications du page, jusque dans le cœur du faubourg Saint-Antoine.

Loignac fit derrière les six élus refermer la porte, au grand mécontentement de la foule qui, la formalité remplie, croyait qu’elle allait passer à son tour, et qui, voyant son attente trompée, témoigna bruyamment son improbation.

Maître Miton qui avait, après une course effrénée à travers champs, repris peu à peu courage et qui, tout en sondant le terrain à chaque pas, avait fini par revenir à la place d’où il était parti, maître Miton hasarda quelques plaintes sur la façon arbitraire dont la soldatesque interceptait les communications.

Le compère Friard, qui avait réussi à retrouver sa femme et qui, protégé par elle, paraissait ne plus rien craindre, le compère Friard contait à son auguste moitié les nouvelles du jour, enrichies de commentaires de sa façon.

Enfin les cavaliers, dont l’un avait été nommé Mayneville par le petit page, tenaient conseil pour savoir s’ils ne devaient pas tourner le mur d’enceinte, dans l’espérance assez bien fondée d’y trouver une brèche, d’entrer dans Paris sans avoir besoin de se présenter plus longtemps à la porte Saint-Antoine ou à aucune autre.

Robert Briquet, en philosophe qui analyse, et en savant qui extrait la quintessence, Robert Briquet, disons-nous, s’aperçut que tout ce dénoûment de la scène que nous venons de raconter allait se faire près de la porte, et que les conversations particulières des cavaliers, des bourgeois et des paysans ne lui apprendraient plus rien.

Il s’approcha donc le plus qu’il put d’une petite baraque qui servait de loge au portier et qui était éclairée par deux fenêtres, l’une s’ouvrant sur Paris, l’autre sur la campagne.

À peine était-il installé à ce nouveau poste qu’un homme, accourant de l’intérieur de Paris au grand galop de son cheval, sauta à bas de sa monture, et, entrant dans la loge, apparut à la fenêtre.

– Ah ! ah ! fit Loignac.

– Me voici, monsieur de Loignac, dit cet homme.

– Bien, d’où venez-vous ?

– De la porte Saint-Victor.

– Votre bordereau ?

– Cinq.

– Les cartes ?

– Les voici.

Loignac prit les cartes, les vérifia, et écrivit sur une ardoise qui paraissait avoir été préparée à cet effet, le chiffre 5.

Le messager partit.

Cinq minutes ne s’étaient point écoulées que deux autres messagers arrivaient.

Loignac les interrogea successivement ; et toujours à travers son guichet.

L’un venait de la porte Bourdelle, et apportait le chiffre 4.

L’autre de la porte du Temple, et annonçait le chiffre 6.

Loignac écrivit avec soin ces chiffres sur son ardoise.

Ces messagers disparurent comme les premiers et furent successivement remplacés par quatre autres, lesquels arrivaient :

Le premier, de la porte Saint-Denis, avec le chiffre 5 ;

Le second, de la porte Saint-Jacques, avec le chiffre 3 ;

Le troisième, de la porte Saint-Honoré, avec le chiffre 8 ;

Le quatrième, de la porte Montmartre, avec le chiffre 4.

Un dernier apparut enfin, venant de la porte Bussy, et apportant le chiffre 4.

Alors Loignac aligna avec attention, et tout bas, les lieux et les chiffres suivants :

 


Porte Saint-Victor 5
Porte Bourdelle 4
Porte du Temple 6
Porte Saint-Denis 5
Porte Saint-Jacques 3
Porte Saint-Honoré 8
Porte Montmartre 4
Porte Bussy 4
Enfin porte Saint-Antoine 6
__ Total, quarante-cinq, ci 45

 

– C’est bien.

– Maintenant, cria Loignac d’une voix forte, ouvrez les portes, et entre qui veut !

Les portes s’ouvrirent.

Aussitôt chevaux, mules, femmes, enfants, charrettes, se ruèrent dans Paris, au risque de s’étouffer dans l’étranglement des deux piliers du pont-levis.

En un quart d’heure s’écoula, par cette vaste artère qu’on appelait la rue Saint-Antoine, tout l’amas du flot populaire qui, depuis le matin, séjournait autour de cette digue momentanée.

Les bruits s’éloignèrent peu à peu.

M. de Loignac remonta à cheval avec ses gens. Robert Briquet, demeuré le dernier, après avoir été le premier, enjamba flegmatiquement la chaîne du pont en disant :

– Tous ces gens-là voulaient voir quelque chose, et ils n’ont rien vu, même dans leurs affaires ; moi je ne voulais rien voir, et je suis le seul qui ait vu quelque chose. C’est engageant, continuons ; mais à quoi bon continuer ? j’en sais, pardieu ! bien assez. Cela me sera-t-il bien avantageux de voir déchirer M. de Salcède en quatre morceaux ? Non, pardieu ! D’ailleurs j’ai renoncé à la politique.

Allons dîner ; le soleil marquerait midi s’il y avait du soleil ; il est temps.

Il dit, et rentra dans Paris avec son tranquille et malicieux sourire.

IV. La loge en grève de S. M. le roi Henri III §

Si nous suivions maintenant jusqu’à la place de Grève, où elle aboutit, cette voie populeuse du quartier Saint-Antoine, nous retrouverions dans la foule beaucoup de nos connaissances ; mais tandis que tous ces pauvres citadins, moins sages que Robert Briquet, s’en vont, heurtés, coudoyés, meurtris, les uns derrière les autres, nous préférons, grâce au privilège que nous donnent nos ailes d’historien, nous transporter sur la place elle-même, et quand nous aurons embrassé tout le spectacle d’un coup d’œil, nous retourner un instant vers le passé, afin d’approfondir la cause après avoir contemplé l’effet.

On peut dire que maître Friard avait raison en portant à cent mille hommes au moins le chiffre des spectateurs qui devaient s’entasser sur la place de Grève et aux environs pour jouir du spectacle qui s’y préparait. Paris tout entier s’était donné rendez-vous à l’Hôtel-de-Ville, et Paris est fort exact ; Paris ne manque pas une fête, et c’est une fête, et même une fête extraordinaire, que la mort d’un homme, lorsqu’il a su soulever tant de passions, que les uns le maudissent et que les autres le louent, tandis que le plus grand nombre le plaint.

Le spectateur qui réussissait à déboucher sur la place soit par le quai, près du cabaret de l’Image Notre Dame, soit par le porche même de la place Beaudoyer, apercevait tout d’abord, au milieu de la Grève, les archers du lieutenant de robe courte, Tanchon, et bon nombre de Suisses et de chevau-légers entourant un petit échafaud élevé de quatre pieds environ.

Cet échafaud, si bas qu’il n’était visible que pour ceux qui l’entouraient, ou pour ceux qui avaient le bonheur d’avoir place à quelque fenêtre, attendait le patient dont les moines s’étaient emparés depuis le matin, et que, suivant l’énergique expression du peuple, ses chevaux attendaient pour lui faire faire le grand voyage.

En effet, sous un auvent de la première maison après la rue du Mouton, sur la place, quatre vigoureux chevaux du Perche, aux crins blancs, aux pieds chevelus, battaient le pavé avec impatience et se mordaient les uns les autres, en hennissant, au grand effroi des femmes qui avaient choisi cette place de leur bonne volonté, ou qui avaient été poussées de ce côté par la foule.

Ces chevaux étaient neufs ; à peine quelquefois, par hasard, avaient-ils, dans les plaines herbeuses de leur pays natal, supporté sur leur large échine l’enfant joufflu de quelque paysan attardé au retour des champs, lorsque le soleil se couche.

Mais après l’échafaud vide, après les chevaux hennissants, ce qui attirait d’une façon plus constante les regards de la foule, c’était la principale fenêtre de l’Hôtel-de-Ville, tendue de velours rouge et or, et au balcon de laquelle pendait un tapis de velours, orné de l’écusson royal.

C’est qu’en effet cette fenêtre était la loge du roi.

Une heure et demie sonnait à Saint-Jean en Grève, lorsque cette fenêtre, pareille à la bordure d’un tableau, s’emplit de personnages qui venaient poser dans leur cadre.

Ce fut d’abord le roi Henri III, pâle, presque chauve, quoiqu’il n’eût à cette époque que trente-quatre à trente-cinq ans ; l’œil enfoncé dans son orbite bistrée, et la bouche toute frémissante de contractions nerveuses.

Il entra, morne, le regard fixe, à la fois majestueux et chancelant, étrange dans sa tenue, étrange dans sa démarche, ombre plutôt que vivant, spectre plutôt que roi ; mystère toujours incompréhensible et toujours incompris pour ses sujets, qui, en le voyant paraître, ne savaient jamais s’ils devaient crier : Vive le roi ! ou prier pour son âme.

Henri était vêtu d’un pourpoint noir passementé de noir ; il n’avait ni ordre ni pierreries ; un seul diamant brillait à son toquet, servant d’agrafe à trois plumes courtes et frisées. Il portait dans sa main gauche un petit chien noir que sa belle-sœur, Marie Stuart, lui avait envoyé de sa prison, et sur la robe soyeuse duquel brillaient ses doigts fins et blancs comme des doigts d’albâtre.

Derrière lui venait Catherine de Médicis, déjà voûtée par l’âge, car la reine-mère pouvait avoir à cette époque de soixante-six à soixante-sept ans, mais pourtant encore la tête ferme et droite, lançant sous son sourcil froncé par l’habitude un regard acéré, et, malgré ce regard, toujours mate et froide comme une statue de cire sous ses habits de deuil éternel.

Sur la même ligne apparaissait la figure mélancolique et douce de la reine Louise de Lorraine, femme de Henri III, compagne insignifiante en apparence, mais fidèle en réalité, de sa vie bruyante et infortunée.

La reine Catherine de Médicis marchait à un triomphe.

La reine Louise assistait à un supplice.

Le roi Henri traitait là une affaire.

Triple nuance qui se lisait sur le front hautain de la première, sur le front résigné de la seconde, et sur le front nuageux et ennuyé du troisième.

Derrière les illustres personnages que le peuple admirait, si pâles et si muets, venaient deux beaux jeunes gens : l’un de vingt ans à peine, l’autre de vingt-cinq ans au plus.

Ils se tenaient par le bras, malgré l’étiquette qui défend devant les rois, – comme à l’église devant Dieu, – que les hommes paraissent s’attacher à quelque chose.

Ils souriaient :

Le plus jeune avec une tristesse ineffable, l’aîné avec une grâce enchanteresse : ils étaient beaux, ils étaient grands, ils étaient frères.

Le plus jeune s’appelait Henri de Joyeuse, comte de Bouchage ; l’autre, le duc Anne de Joyeuse. Récemment encore il n’était connu que sous le nom d’Arques ; mais le roi Henri, qui l’aimait par-dessus toutes choses, l’avait fait, depuis un an, pair de France, en érigeant en duché-pairie la vicomte de Joyeuse.

Le peuple n’avait pas pour ce favori la haine qu’il portait autrefois à Maugiron, à Quélus et à Schomberg, haine dont d’Épernon seul avait hérité.

Le peuple accueillit donc le prince et les deux frères par de discrètes, mais flatteuses acclamations.

Henri salua la foule gravement et sans sourire, puis il baisa son chien sur la tète.

Alors, se retournant vers les jeunes gens :

– Adossez-vous à la tapisserie, Anne, dit-il à l’aîné ; ne vous fatiguez pas à demeurer debout : ce sera long peut-être.

– Je l’espère bien, interrompit Catherine, – long et bon, sire.

– Vous croyez donc que Salcède parlera, ma mère ? demanda Henri.

– Dieu donnera, je l’espère, cette confusion à nos ennemis. Je dis nos ennemis, car ce sont vos ennemis aussi, ma fille, ajouta-t-elle en se tournant vers la reine, qui pâlit et baissa son doux regard.

Le roi hocha la tête en signe de doute.

Puis, se retournant une seconde fois vers Joyeuse, et voyant que celui-ci se tenait debout malgré son invitation :

– Voyons, Anne, dit-il, faites ce que j’ai dit ; adossez-vous au mur, ou accoudez-vous sur mon fauteuil.

– Votre Majesté est en vérité trop bonne, dit le jeune duc, et je ne profiterai de la permission que quand je serai véritablement fatigué.

– En nous n’attendrons pas que vous le soyez, n’est-ce pas, mon frère ? dit tout bas Henri.

– Sois tranquille, répondit Anne des yeux plutôt que de la voix.

– Mon fils, dit Catherine, ne vois-je pas du tumulte là-bas, au coin du quai ?

– Quelle vue perçante ! ma mère ; – oui, en effet, je crois que vous avez raison. Oh ! les mauvais yeux que j’ai, moi, qui ne suis pas vieux pourtant !

– Sire, interrompit librement Joyeuse, ce tumulte vient du refoulement du peuple sur la place par la compagnie des archers. C’est le condamné qui arrive, bien certainement.

– Comme c’est flatteur pour des rois, dit Catherine, de voir écarteler un homme qui a dans les veines une goutte de sang royal !

Et en disant ces paroles, son regard pesait sur Louise.

– Oh ! Madame, pardonnez-moi, épargnez-moi, dit la jeune reine avec un désespoir qu’elle essayait en vain de dissimuler ; non, ce monstre n’est point de ma famille, et vous n’avez point voulu dire qu’il en était.

– Certes, non, dit le roi ; – et je suis bien certain que ma mère n’a point voulu dire cela.

– Eh ! mais, fit aigrement Catherine, il tient aux Lorrains, et les Lorrains sont vôtres, madame ; je le pense, du moins. Ce Salcède vous touche donc, et même d’assez près.

– C’est-à-dire, interrompit Joyeuse avec une honnête indignation qui était le trait distinctif de son caractère, et qui se faisait jour en toute circonstance contre celui qui l’avait excitée, quel qu’il fût, c’est-à-dire qu’il touche à M. de Guise peut-être, mais point à la reine de France.

– Ah ! vous êtes là, monsieur de Joyeuse, dit Catherine avec une hauteur indéfinissable, et rendant une humiliation pour une contrariété. Ah ! vous êtes là ? Je ne vous avais point vu.

– J’y suis, non seulement de l’aveu, mais encore par l’ordre, du roi, madame, répondit Joyeuse en interrogeant Henri du regard. Ce n’est pas une chose si récréative que de voir écarteler un homme, pour que je vienne à un pareil spectacle si je n’y étais forcé.

– Joyeuse a raison, madame, dit Henri ; il ne s’agit ici ni de Lorrains, ni de Guise, ni surtout de la reine ; il s’agit de voir séparer en quatre morceaux M. de Salcède, c’est-à-dire un assassin qui voulait tuer mon frère.

– Je suis mal en fortune aujourd’hui, dit Catherine en pliant tout à coup, ce qui était sa tactique la plus habile, je fais pleurer ma fille, et, Dieu me pardonne ! je crois que je fais rire M. de Joyeuse.

– Ah ! madame, s’écria Louise en saisissant les mains de Catherine, est-il possible que Votre Majesté se méprenne à ma douleur ?

– Et à mon respect profond, ajouta Anne de Joyeuse, en s’inclinant sur le bras du fauteuil royal.

– C’est vrai, c’est vrai, répliqua Catherine, enfonçant un dernier trait dans le cœur de sa belle-fille. Je devrais savoir combien il vous est pénible, ma chère enfant, de voir dévoiler les complots de vos alliés de Lorraine ; et, bien que vous n’y puissiez mais, vous ne souffrez pas moins de cette parenté.

– Ah ! quant à cela, ma mère, c’est un peu vrai, dit le roi, cherchant à mettre tout le monde d’accord ; car enfin, cette fois, nous savons à quoi nous en tenir sur la participation de MM. de Guise à ce complot.

– Mais, sire, interrompit plus hardiment qu’elle n’avait fait encore Louise de Lorraine, – Votre Majesté sait bien qu’en devenant reine de France, j’ai laissé mes parents tout en bas du trône.

– Oh ! s’écria Anne de Joyeuse, vous voyez que je ne me trompais pas, sire ; voici le patient qui paraît sur la place. Corbleu ! la vilaine figure !

– Il a peur, dit Catherine ; il parlera.

– S’il en a la force, dit le roi. Voyez donc, ma mère, sa tête vacille comme celle d’un cadavre.

– Je ne m’en dédis pas, sire, dit Joyeuse, il est affreux.

– Comment voudriez-vous que ce fût beau, un homme dont la pensée est si laide ? Ne vous ai-je point expliqué, Anne, les rapports secrets du physique et du moral, comme Hippocrate et Galenus les comprenaient et les ont expliqués eux-mêmes ?

– Je ne dis pas non, sire ; mais je ne suis pas un élève de votre force, moi, et j’ai vu quelquefois de fort laids hommes être de très braves soldats. N’est-ce pas, Henri ?

Joyeuse se retourna vers son frère, comme pour appeler son approbation à son aide ; mais Henri regardait sans voir, écoutait sans entendre ; il était plongé dans une profonde rêverie ; ce fut donc le roi qui répondit pour lui.

– Eh ! mon Dieu ! mon cher Anne, s’écria-t-il, qui vous dit que celui-là ne soit pas brave ? Il l’est pardieu ! comme un ours, comme un loup, comme un serpent. Ne vous rappelez-vous pas ses façons ? Il a brûlé, dans sa maison, un gentilhomme normand, son ennemi. Il s’est battu dix fois, et a tué trois de ses adversaires ; il a été surpris faisant de la fausse monnaie, et condamné à mort pour ce fait.

– À telles enseignes, dit Catherine de Médicis, qu’il a été gracié par l’intercession de M. le duc de Guise, votre cousin, ma fille.

Cette fois, Louise était à bout de ses forces ; elle se contenta de pousser un soupir.

– Allons, dit Joyeuse, voilà une existence bien remplie, et qui va finir bien vite.

– J’espère, monsieur de Joyeuse, dit Catherine, qu’elle va, au contraire, finir le plus lentement possible.

– Madame, dit Joyeuse en secouant la tête, je vois là-bas sous cet auvent de si bons chevaux et qui me paraissent si impatients d’être obligés de demeurer là à ne rien faire, que je ne crois pas à une bien longue résistance des muscles, tendons et cartilages de M. de Salcède.

– Oui, si l’on ne prévoyait point le cas ; mais mon fils est miséricordieux, ajouta la reine avec un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à elle ; il fera dire aux aides de tirer mollement.

– Cependant, madame, objecta timidement la reine, je vous ai entendu dire ce matin à madame de Mercœur, il me semble cela du moins, que ce malheureux ne subirait que deux tirades.

– Oui-dà, s’il se conduit bien, dit Catherine ; en ce cas, il sera expédié le plus couramment possible ; mais vous entendez, ma fille, et je voudrais, puisque vous vous intéressez à lui, que vous puissiez le lui faire dire : qu’il se conduise bien, cela le regarde.

– C’est que, madame, dit la reine, Dieu ne m’ayant point, comme à vous, donné la force, je n’ai pas grand cœur à voir souffrir.

– Eh bien ! vous ne regarderez point, ma fille.

Louise se tut.

Le roi n’avait rien entendu ; il était tout yeux, car on s’occupait d’enlever le patient de la charrette qui l’avait apporté, pour le déposer sur le petit échafaud.

Pendant ce temps, les hallebardiers, les archers et les Suisses avaient fait élargir considérablement l’espace, en sorte que, tout autour de l’échafaud, il régnait un vide assez grand pour que tous les regards distinguassent Salcède, malgré le peu d’élévation de son piédestal funèbre.

Salcède pouvait avoir trente-quatre à trente-cinq ans : il était fort et vigoureux ; les traits pâles de son visage, sur lequel perlaient quelques gouttes de sueur et de sang, s’animaient quand il regardait autour de lui d’une indéfinissable expression, tantôt d’espoir, tantôt d’angoisse.

Il avait tout d’abord jeté les yeux sur la loge royale ; mais comme s’il eût compris qu’au lieu du salut c’était la mort qui lui venait de là, son regard ne s’y était point arrêté.

C’était à la foule qu’il en voulait, c’était dans le sein de cette orageuse mer qu’il fouillait avec ses yeux ardents et avec son âme frémissante au bord de ses lèvres.

La foule se taisait.

Salcède n’était point un assassin vulgaire : Salcède était d’abord de bonne naissance, puisque Catherine de Médicis, qui se connaissait d’autant mieux en généalogie qu’elle paraissait en faire fi, avait découvert une goutte de sang royal dans ses veines ; en outre, Salcède avait été un capitaine de renom. Cette main, liée par une corde honteuse, avait vaillamment porté l’épée ; cette tête livide sur laquelle se peignaient les terreurs de la mort, terreurs que le patient eût renfermées sans doute au plus profond de son âme, si l’espoir n’y avait tenu trop de place, cette tête livide avait abrité de grands desseins.

Il résultait de ce que nous venons de dire que, pour beaucoup de spectateurs, Salcède était un héros ; pour beaucoup d’autres une victime ; quelques-uns le regardaient bien comme un assassin, mais la foule a grand peine d’admettre dans ses mépris, au rang des criminels ordinaires, ceux-là qui ont tenté ces grands assassinats qu’en registré le livre de l’histoire en même temps que celui de la justice.

Aussi racontait-on dans la foule que Salcède était né d’une race de guerriers, que son père avait combattu rudement M. le cardinal de Lorraine, ce qui lui avait valu une mort glorieuse au milieu du massacre de la Saint-Barthélemy, mais que plus tard le fils, oublieux de cette mort, ou plutôt sacrifiant sa haine à une certaine ambition pour laquelle les populations ont toujours quelque sympathie, que ce fils, disons-nous, avait pactisé avec l’Espagne et avec les Guises pour anéantir, dans les Flandres, la souveraineté naissante du duc d’Anjou, si fort haï des Français.

On citait ses relations avec Baza et Balouin, auteurs présumés du complot qui avait failli coûter la vie au duc François, frère de Henri III ; on citait l’adresse qu’avait déployée Salcède dans toute cette procédure pour échapper à la roue, au gibet et au bûcher sur lesquels fumait encore le sang de ses complices ; seul il avait, par des révélations fausses et pleines d’artifice, disaient les Lorrains, alléchés ses juges, à tel point que, pour en savoir plus, le duc d’Anjou, l’épargnant momentanément, l’avait fait conduire en France, au lieu de le faire décapiter à Anvers ou à Bruxelles ; il est vrai qu’il avait fini par en arriver au même résultat ; mais dans le voyage qui était le but de ses révélations, Salcède espérait être enlevé par ses partisans ; malheureusement pour lui il avait compté sans M. de Bellièvre, lequel, chargé de ce dépôt précieux, avait fait si bonne garde que ni Espagnols, ni Lorrains, ni ligueurs n’en avaient approché d’une lieue.

À la prison, Salcède avait espéré ; Salcède avait espéré à la torture ; sur la charrette, il avait espéré encore ; sur l’échafaud, il espérait toujours. Ce n’est point qu’il manquât de courage ou de résignation ; mais il était de ces créatures vivaces qui se défendent jusqu’à leur dernier souffle avec cette ténacité et cette vigueur que la force humaine n’atteint pas toujours chez les esprits d’une valeur secondaire.

Le roi ne perdait pas plus que le peuple cette pensée incessante de Salcède.

Catherine, de son côté, étudiait avec anxiété jusqu’au moindre mouvement du malheureux jeune homme ; mais elle était trop éloignée pour suivre la direction de ses regards et remarquer leur jeu continuel.

À l’arrivée du patient, il s’était élevé comme par enchantement, dans la foule, des étages d’hommes, de femmes et d’enfants ; chaque fois qu’il apparaissait une tête nouvelle au-dessus de ce niveau mouvant, mais déjà toisé par l’œil vigilant de Salcède, il l’analysait tout entière dans un examen d’une seconde qui suffisait comme un examen d’une heure à cette organisation surexcitée, en qui le temps, devenu si précieux, décuplait ou plutôt centuplait toutes les facultés.

Puis ce coup d’œil, cet éclair lancé sur le visage inconnu et nouveau, Salcède redevenait morne et tournait autre part son attention.

Cependant le bourreau avait commencé à s’emparer de lui, et il l’attachait par le milieu du corps au centre de l’échafaud.

Déjà même, sur un signe de maître Tanchon, lieutenant de robe courte et commandant l’exécution, deux archers, perçant la foule, étaient allés chercher les chevaux.

Dans une autre circonstance ou dans une autre intention, les archers n’eussent pu faire un pas au milieu de cette masse compacte ; mais la foule savait ce qu’allaient faire les archers, et elle se serrait et elle faisait passage, comme, sur un théâtre encombré, on fait toujours place aux acteurs chargés de rôles importants.

En ce moment, il se fit quelque bruit à la porte de la loge royale, et l’huissier, soulevant la tapisserie, prévint LL. MM. que le président Brisson et quatre conseillers, dont l’un était le rapporteur du procès, désiraient avoir l’honneur de converser un instant avec le roi au sujet de l’exécution.

– C’est à merveille, dit le roi.

Puis se retournant vers Catherine :

– Eh bien ! ma mère, continua-t-il, vous allez être satisfaite ?

Catherine fit un léger signe de tête en témoignage d’approbation.

– Faites entrer ces messieurs, reprit le roi.

– Sire, une grâce, demanda Joyeuse.

– Parle, Joyeuse, fit le roi, et pourvu que ce ne soit pas celle du condamné…

– Rassurez-vous, sire.

– J’écoute.

– Sire, il y a une chose qui blesse particulièrement la vue de mon frère et surtout la mienne, ce sont les robes rouges et les robes noires ; que Votre Majesté soit donc assez bonne pour nous permettre de nous retirer.

– Comment ! vous vous intéressez si peu à mes affaires, monsieur de Joyeuse, que vous demandez à vous retirer dans un pareil moment ! s’écria Henri.

– N’en croyez rien, sire, tout ce qui touche Votre Majesté est d’un profond intérêt pour moi ; mais je suis d’une misérable organisation, et la femme la plus faible est, sur ce point, plus forte que moi. Je ne puis voir une exécution que je n’en sois malade huit jours. Or, comme il n’y a plus guère que moi qui rie à la cour depuis que mon frère, je ne sais pas pourquoi, ne rit plus, jugez ce que va devenir ce pauvre Louvre, déjà si triste, si je m’avise, moi, de le rendre plus triste encore. Ainsi, par grâce, sire…

– Tu veux me quitter, Anne ? dit Henri avec un accent d’indéfinissable tristesse.

– Peste, sire ! vous êtes exigeant : une exécution en Grève, c’est la vengeance et le spectacle à la fois, et quel spectacle ! celui dont, tout au contraire de moi ; vous êtes le plus curieux ; la vengeance et le spectacle ne vous suffisent pas, et il faut encore que vous jouissiez en même temps de la faiblesse de vos amis.

– Reste, Joyeuse, reste ; tu verras que c’est intéressant.

– Je n’en doute pas ; je crains même, comme je l’ai dit à Votre Majesté, que l’intérêt ne soit porté à un point où je ne puisse plus le soutenir ; ainsi vous permettez, n’est-ce pas, sire ?

– Allons, dit Henri III en soupirant, fais donc à ta fantaisie ; ma destinée est de vivre seul.

Et le roi se retourna, le front plissé, vers sa mère, craignant qu’elle n’eût entendu le colloque qui venait d’avoir lieu entre lui et son favori.

Catherine avait l’ouïe aussi fine que la vue ; mais lorsqu’elle ne voulait pas entendre, nulle oreille n’était plus dure que la sienne.

Pendant ce temps, Joyeuse s’était penché à l’oreille de son frère et lui avait dit :

– Alerte, alerte, du Bouchage ! tandis que ces conseillers vont entrer, glisse-toi derrière leurs grandes robes, et esquivons-nous ; le roi dit oui maintenant, dans cinq minutes il dira non.

– Merci, merci, mon frère, répondit le jeune homme ; j’étais comme vous, j’avais hâte de partir.

– Allons, allons, voici les corbeaux qui paraissent, disparais, tendre rossignol.

En effet, derrière MM. les conseillers, on vit fuir, comme deux ombres rapides, les deux jeunes gens.

Sur eux retomba la tapisserie aux pans lourds.

Quand le roi tourna la tête, ils avaient déjà disparu.

Henri poussa un soupir et baisa son petit chien.

V. Le supplice §

Les conseillers se tenaient au fond de la loge du roi, debout et silencieux, attendant que le roi leur adressât la parole.

Le roi se laissa attendre un instant, puis, se retournant de leur côté :

– Eh bien ! messieurs, – quoi de nouveau ? demanda-t-il. Bonjour, monsieur le président Brisson.

– Sire, répondit le président avec sa dignité facile que l’on appelait à la cour sa courtoisie de huguenot, nous venons supplier Votre Majesté, ainsi que l’a désiré M. de Thou, de ménager la vie du coupable. Il a sans doute quelques révélations à faire, et en lui promettant la vie on les obtiendrait.

– Mais, dit le roi, ne les a-t-on pas obtenues, monsieur le président ?

– Oui, sire, – en partie : – est-ce suffisant pour Votre Majesté ?

– Je sais ce que je sais, messire.

– Votre Majesté sait alors à quoi s’en tenir sur la participation de l’Espagne dans cette affaire ?

– De l’Espagne ? oui, monsieur le président, et même de plusieurs autres puissances.

– Il serait important de constater cette participation, sire.

– Aussi, interrompit Catherine, le roi a-t-il l’intention, monsieur le président, de surseoir à l’exécution, si le coupable signe une confession analogue à ses dépositions devant le juge qui lui a fait infliger la question.

Brisson interrogea le roi des yeux et du geste.

– C’est mon intention, dit Henri, et je ne le cache pas plus longtemps ; vous pouvez vous en assurer, monsieur Brisson, en faisant parler au patient par votre lieutenant de robe.

– Votre Majesté n’a rien de plus à recommander ?

– Rien. Mais pas de variation dans les aveux, ou je retire ma parole. – Ils sont publics, ils doivent être complets.

– Oui, sire. – Avec les noms des personnages compromis ?

– Avec les noms, tous les noms !

– Même lorsque ces noms seraient entachés, par l’aveu du patient, de haute trahison et révolte au premier chef ?

– Même lorsque ces noms seraient ceux de mes plus proches parents ! dit le roi.

– Il sera fait comme Votre Majesté l’ordonne.

– Je m’explique, monsieur Brisson ; ainsi donc, pas de malentendu. On apportera au condamné du papier et des plumes ; il écrira sa confession, montrant par là publiquement qu’il s’en réfère à notre miséricorde et se met à notre merci. Après, nous verrons.

– Mais je puis promettre ?

– Eh oui ! promettez toujours.

– Allez, messieurs, dit le président en congédiant les conseillers.

Et ayant salué respectueusement le roi, il sortit derrière eux.

– Il parlera, sire, dit Louise de Lorraine toute tremblante ; il parlera, et Votre Majesté fera grâce. Voyez comme l’écume nage sur ses lèvres.

– Non, non, il cherche, dit Catherine ; il cherche et pas autre chose. Que cherche-t-il donc ?

– Parbleu ! dit Henri III, ce n’est pas difficile à deviner ; il cherche M. le duc de Parme, M. le duc de Guise ; il cherche monsieur mon frère, le roi très catholique. Oui, cherche ! cherche ! attends ! crois-tu que la place de Grève soit lieu plus commode pour les embuscades que la route des Flandres ? crois-tu que je n’aie pas ici cent Bellièvre pour t’empêcher de descendre de l’échafaud où un seul t’a conduit ?

Salcède avait vu les archers partir pour aller chercher les chevaux. Il avait aperçu le président et les conseillers dans la loge du roi, – puis il les avait vus disparaître : il comprit que le roi venait de donner l’ordre du supplice.

Ce fut alors que parut sur sa bouche livide cette sanglante écume remarquée par la jeune reine : le malheureux, dans la mortelle impatience qui le dévorait, se mordait les lèvres jusqu’au sang.

– Personne ! personne ! murmurait-il, pas un de ceux qui m’avaient promis secours ! Lâches ! lâches ! lâches !…

Le lieutenant Tanchon s’approcha de l’échafaud, et s’adressant au bourreau :

– Préparez-vous, maître, dit-il.

L’exécuteur fit un signe à l’autre bout de la place, et l’on vit les chevaux, fendant la foule, laisser derrière eux un tumultueux sillage qui, pareil à celui de la mer, se referma sur eux.

Ce sillage était produit par les spectateurs que refoulait ou renversait le passage rapide des chevaux ; mais le mur démoli se refermait aussitôt, et parfois les premiers devenaient les derniers, et réciproquement, – car les forts se lançaient dans l’espace vide.

On put voir alors au coin de la rue de la Vannerie, lorsque les chevaux y passèrent, un beau jeune homme de notre connaissance sauter au bas de la borne sur laquelle il était monté, poussé par un enfant qui paraissait quinze à seize ans à peine, et qui paraissait fort ardent à ce terrible spectacle.

C’était le page mystérieux et le vicomte Ernauton de Carmainges.

– Eh ! vite, vite, glissa le page à l’oreille de son compagnon, jetez-vous dans la trouée, il n’y a pas un instant à perdre.

– Mais nous serons étouffés, répondit Ernauton, – vous êtes fou, mon petit ami.

– Je veux voir, – voir de près, dit le page d’un ton si impérieux qu’il était facile de voir que cet ordre partait d’une bouche qui avait l’habitude du commandement.

Ernauton obéit.

– Serrez les chevaux, serrez les chevaux, dit le page ; ne les quittez pas d’une semelle, ou nous n’arriverons pas.

– Mais avant que nous arrivions, vous serez mis en morceaux.

– Ne vous inquiétez pas de moi. – En avant ! en avant !

– Les chevaux vont ruer.

– Empoignez la queue du dernier ; jamais un cheval ne rue quand on le tient de la sorte.

Ernauton subissait malgré lui l’influence étrange de cet enfant ; il obéit, s’accrocha aux crins du cheval, tandis que de son côté le page s’attachait à sa ceinture.

Et au milieu de cette foule onduleuse comme une mer, épineuse comme un buisson, laissant ici un pan de leur manteau, là un fragment de leur pourpoint, plus loin la fraise de leur chemise, ils arrivèrent en même temps que l’attelage à trois pas de l’échafaud sur lequel se tordait Salcède, dans les convulsions du désespoir.

– Sommes-nous arrivés ? murmura le jeune homme suffoquant et hors d’haleine, quand il sentit Ernauton s’arrêter.

– Oui, répondit le vicomte, – heureusement, – car j’étais au bout de mes forces.

– Je ne vois pas.

– Passez devant moi.

– Non, non, pas encore… Que fait-on ?

– Des nœuds coulants à l’extrémité des cordes.

– Et lui, que fait-il ?

– Qui, lui ?

– Le patient.

– Ses yeux tournent autour de lui comme ceux de l’autour qui guette.

Les chevaux étaient assez près de l’échafaud pour que les valets de l’exécuteur attachassent aux pieds et aux poings de Salcède les traits fixés à leurs colliers.

Salcède poussa un rugissement quand il sentit autour de ses chevilles le rugueux contact des cordes, qu’un nœud coulant serrait autour de sa chair.

Il adressa alors un suprême, un indéfinissable regard à toute cette immense place dont il embrassa les cent mille spectateurs dans le cercle de son rayon visuel.

– Monsieur, lui dit poliment le lieutenant Tanchon, vous plaît-il de parler au peuple avant que nous ne procédions ?

Et il s’approcha de l’oreille du patient pour ajouter tout bas :

– Un bon aveu… pour la vie sauve.

Salcède le regarda jusqu’au fond de l’âme.

Ce regard était si éloquent qu’il sembla arracher la vérité du cœur de Tanchon et la fit remonter jusque dans ses yeux, où elle éclata.

Salcède ne s’y trompa point ; il comprit que le lieutenant était sincère et tiendrait ce qu’il promettait.

– Vous voyez, continua Tanchon, on vous abandonne ; plus d’autre espoir en ce monde que celui que je vous offre.

– Eh bien ! dit Salcède avec un rauque soupir, faites faire silence, je suis prêt à parler.

– C’est une confession écrite et signée que le roi exige.

– Alors déliez-moi les mains et donnez-moi une plume, je vais écrire.

– Votre confession ?

– Ma confession, soit.

Tanchon, transporté de joie, n’eut qu’un signe à faire ; le cas était prévu. Un archer tenait toutes choses prêtes : il lui passa l’écritoire, les plumes, le papier, que Tanchon déposa sur le bois même de l’échafaud.

En même temps on lâchait de trois pieds environ la corde qui tenait le poignet droit de Salcède, et on le soulevait sur l’estrade pour qu’il pût écrire.

Salcède, assis enfin, commença par respirer avec force et par faire usage de sa main pour essuyer ses lèvres et relever ses cheveux qui tombaient humides de sueur sur ses genoux.

– Allons, allons, dit Tanchon, mettez-vous à votre aise, et écrivez bien tout.

– Oh ! n’ayez pas peur, répondit Salcède en allongeant sa main vers la plume ; soyez tranquille, je n’oublierai pas ceux qui m’oublient, moi.

Et sur ce mot il hasarda un dernier coup d’œil.

Sans doute le moment était venu pour le page de se montrer ; car, saisissant la main d’Ernauton :

– Monsieur, lui dit-il, par grâce, prenez-moi dans vos bras et soulevez-moi au-dessus des têtes qui m’empêchent de voir.

– Ah ça ! mais vous êtes insatiable, jeune homme, en vérité.

– Encore ce service, monsieur.

– Vous abusez.

– Il faut que je voie le condamné, entendez-vous ? il faut que je le voie.

Puis, comme Ernauton ne répondait pas assez vivement sans doute à l’injonction :

– Par pitié, monsieur, par grâce ! dit-il, je vous en supplie !

L’enfant n’était plus un tyran fantasque, mais un suppliant irrésistible.

Ernauton le souleva dans ses bras, non sans quelque étonnement de la délicatesse de ce corps qu’il serrait entre ses mains.

La tête du page domina donc les autres têtes.

Justement Salcède venait de saisir la plume en achevant sa revue circulaire.

Il vit cette figure du jeune homme et demeura stupéfait.

En ce moment les deux doigts du page s’appuyèrent sur ses lèvres. Une joie indicible épanouit aussitôt le visage du patient ; on eût dit l’ivresse du mauvais riche quand Lazare laisse tomber une goutte d’eau sur sa langue aride.

Il venait de reconnaître le signal qu’il attendait avec impatience et qui lui annonçait du secours.

Salcède, après une contemplation de plusieurs secondes, s’empara du papier que lui offrait Tanchon, inquiet de son hésitation, et il se mit à écrire avec une fébrile activité.

– Il écrit ! il écrit ! murmura la foule.

– Il écrit ! répéta la reine-mère avec une joie manifeste.

– Il écrit ! dit le roi ; par la mordieu ! je lui ferai grâce.

Tout à coup Salcède s’interrompit pour regarder encore le jeune homme.

Le jeune homme répéta le même signe, et Salcède se remit à écrire.

Puis, après un intervalle plus court, il s’interrompit encore pour regarder de nouveau.

Cette fois le page fit signe des doigts et de la tête.

– Avez-vous fini ? dit Tanchon qui ne perdait pas de vue son papier.

– Oui, fit machinalement Salcède.

– Signez, alors.

Salcède signa sans jeter sur le papier ses yeux qui restaient rivés sur le jeune homme. Tanchon avança la main vers la confession.

– Au roi, au roi seul ! dit Salcède.

Et il remit le papier au lieutenant de robe courte, mais avec hésitation, et comme un soldat vaincu qui rend sa dernière arme.

– Si vous avez bien avoué tout, dit le lieutenant, vous êtes sauf, monsieur de Salcède.

Un sourire mélangé d’ironie et d’inquiétude se fit jour sur les lèvres du patient, qui semblait interroger impatiemment son interlocuteur mystérieux.

Enfin Ernauton, fatigué, voulut déposer son gênant fardeau ; il ouvrit les bras : le page glissa jusqu’à terre.

Avec lui disparut la vision qui avait soutenu le condamné.

Lorsque Salcède ne le vit plus, il le chercha des yeux ; puis, comme égaré :

– Eh bien ! cria-t-il, eh bien !

Personne ne lui répondit.

– Eh ! vite, vite, hâtez-vous ! dit-il ; le roi tient le papier, il va lire !

Nul ne bougea.

Le roi dépliait vivement la confession.

– Oh ! mille démons ! cria Salcède, se serait-on joué de moi ? Je l’ai cependant bien reconnue. C’était elle, c’était elle !

À peine le roi eut-il parcouru les premières lignes qu’il parut saisi d’indignation. Puis il pâlit et s’écria :

– Oh ! le misérable ! – oh ! le méchant homme !

– Qu’y a-t-il, mon fils ? demanda Catherine.

– Il y a qu’il se rétracte, ma mère ; – il y a qu’il prétend n’avoir jamais rien avoué.

– Et ensuite ?

– Ensuite il déclare innocents et étrangers à tous complots MM. de Guise.

– Au fait, balbutia Catherine, si c’est vrai ?

– Il ment ! s’écria le roi ; il ment comme un païen !

– Qu’en savez-vous, mon fils ? MM. de Guise sont peut-être calomniés. – Les juges ont peut-être, dans leur trop grand zèle, interprété faussement les dépositions.

– Eh ! madame, s’écria Henri ne pouvant se maîtriser plus longtemps, – j’ai tout entendu.

– Vous, mon fils ?

– Oui, moi.

– Et quand cela, s’il vous plaît ?

– Quand le coupable a subi la gêne, – j’étais derrière un rideau ; je n’ai pas perdu une seule de ses paroles, et chacune de ses paroles m’entrait dans la tête comme un clou sous le marteau.

– Eh bien ! faites-le parler avec la torture, puisque la torture il lui faut ; ordonnez que les chevaux tirent.

Henri, emporté par la colère, leva la main.

Le lieutenant Tanchon répéta ce signe.

Déjà les cordes avaient été rattachées aux quatre membres du patient : quatre hommes sautèrent sur les quatre chevaux ; quatre coups de fouet retentirent, et les quatre chevaux s’élancèrent dans des directions opposées.

Un horrible craquement et un horrible cri jaillirent à la fois du plancher de l’échafaud. On vit les membres du malheureux Salcède bleuir, s’allonger et s’injecter de sang ; sa face n’était plus celle d’une créature humaine, c’était le masque d’un démon.

– Ah ! trahison ! trahison ! cria-t-il. Eh bien ! je vais parler, je veux parler, je veux tout dire ! Ah ! maudite duch…

La voix dominait les hennissements des chevaux et les rumeurs de la foule ; mais tout à coup elle s’éteignit.

– Arrêtez ! arrêtez ! cria Catherine.

Il était trop tard. La tête de Salcède, naguère raidie par la souffrance et la fureur, retomba tout à coup sur le plancher de l’échafaud.

– Laissez-le parler, vociféra la reine-mère. Arrêtez, mais arrêtez donc !

L’œil de Salcède était démesurément dilaté, fixe, et plongeant obstinément dans le groupe où était apparu le page.

Tanchon en suivait habilement la direction.

Mais Salcède ne pouvait plus parler, il était mort.

Tanchon donna tout bas quelques ordres à ses archers, qui se mirent à fouiller la foule dans la direction indiquée par les regards dénonciateurs de Salcède.

– Je suis découverte, dit le jeune page à l’oreille d’Ernauton ; par pitié, aidez-moi, secourez-moi, monsieur ; ils viennent ! ils viennent !

– Mais que voulez-vous donc encore ?

– Fuir : ne voyez-vous point que c’est moi qu’ils cherchent ?

– Mais qui êtes-vous donc ?

– Une femme… sauvez-moi ! protégez-moi !

Ernauton pâlit, mais la générosité l’emporta sur l’étonnement et la crainte.

Il plaça devant lui sa protégée, lui fraya un chemin à grands coups de pommeau de dague et la poussa jusqu’au coin de la rue du Mouton, vers une porte ouverte.

Le jeune page s’élança et disparut dans cette porte qui semblait l’attendre et qui se referma derrière lui.

Il n’avait pas même eu le temps de lui demander son nom ni où il le retrouverait.

Mais en disparaissant, le jeune page, comme s’il eût deviné sa pensée, lui avait fait un signe plein de promesses.

Libre alors, Ernauton se retourna vers le centre de la place, et embrassa d’un même coup d’œil l’échafaud et la loge royale.

Salcède était étendu raide et livide sur l’échafaud.

Catherine était debout, livide et frémissante dans la loge.

– Mon fils, dit-elle enfin en essuyant la sueur de son front, mon fils, vous ferez bien de changer votre maître des hautes œuvres, c’est un ligueur !

– Et à quoi donc voyez-vous cela, ma mère ? demanda Henri.

– Regardez, regardez !

– Eh bien ! je regarde.

– Salcède n’a souffert qu’une tirade, et il est mort.

– Parce qu’il était trop sensible à la douleur.

– Non pas ! non pas ! fit Catherine avec un sourire de mépris arraché par le peu de perspicacité de son fils, mais parce qu’il a été étranglé par dessous l’échafaud avec une corde fine, au moment où il allait accuser ceux qui le laissent mourir. Faites visiter le cadavre par un savant docteur, et vous trouverez, j’en suis sûre, autour de son cou le cercle que la corde y aura laissé.

– Vous avez raison, dit Henri, dont les yeux étincelèrent un instant, mon cousin de Guise est mieux servi que moi.

– Chut ! chut ! mon fils, dit Catherine, pas d’éclat, on se moquerait de nous ; car cette fois encore c’est partie perdue.

– Joyeuse a bien fait d’aller s’amuser autre part, dit le roi ; on ne peut plus compter sur rien en ce monde, même sur les supplices. Partons, mesdames, partons !

VI. Les deux Joyeuse §

Messieurs de Joyeuse, comme nous l’avons vu, s’étaient dérobés pendant toute cette scène par les derrières de l’Hôtel-de-Ville, et laissant aux équipages du roi leurs laquais qui les attendaient avec des chevaux, ils marchaient côte à côte dans les rues de ce quartier populeux, qui ce jour-là étaient désertes, tant la place de Grève avait été vorace de spectateurs.

Une fois dehors ils avaient marché se tenant par le bras, mais sans s’adresser la parole.

Henri, si joyeux naguère, était préoccupé et presque sombre.

Anne semblait inquiet et comme embarrassé de ce silence de son frère.

Ce fut lui qui rompit le premier le silence.

– Eh bien ! Henri, demanda-t-il, où me conduis-tu ?

– Je ne vous conduis pas, mon frère, je marche devant moi, répondit Henri comme s’il se réveillait en sursaut.

– Désirez-vous aller quelque part, mon frère ?

– Et toi ?

Henri sourit tristement.

– Oh ! moi, dit-il, peu m’importe où je vais.

– Tu vas cependant quelque part chaque soir, dit Anne, car chaque soir tu sors à la même heure pour ne rentrer qu’assez avant dans la nuit, et parfois pour ne pas rentrer du tout.

– Me questionnez-vous, mon frère ? demanda Henri avec une charmante douceur mêlée d’un certain respect pour son aîné.

– Moi te questionner ? dit Anne, Dieu m’en préserve ; les secrets sont à ceux qui les gardent.

– Quand vous le désirerez, mon frère, répliqua Henri, je n’aurai pas de secrets pour vous ; vous le savez bien.

– Tu n’auras pas de secrets pour moi, Henri ?

– Jamais, mon frère ; n’êtes-vous pas à la fois mon seigneur et mon ami ?

– Dame ! je pensais que tu en avais avec moi, qui ne suis qu’un pauvre laïque ; je pensais que tu avais notre savant frère, ce pilier de la théologie, ce flambeau de la religion, ce docte architecte de cas de conscience de la cour, qui sera cardinal un jour, que tu te confiais à lui, et que tu trouvais en lui à la fois confession, absolution, et qui sait ?… et conseil ; car, dans notre famille, ajouta Anne en riant, on est bon à tout, tu le sais : témoin notre très cher père.

Henri du Bouchage saisit la main de son frère et la lui serra affectueusement.

– Vous êtes pour moi plus que directeur, plus que confesseur, plus que père, mon cher Anne, dit-il, je vous répète que vous êtes mon ami.

– Alors, mon ami, pourquoi de gai que tu étais, t’ai-je vu peu à peu devenir triste, et pourquoi, au lieu de sortir le jour, ne sors-tu plus maintenant que la nuit ?

– Mon frère, je ne suis pas triste, répondit Henri en souriant.

– Qu’es-tu donc ?

– Je suis amoureux.

– Bon ! et cette préoccupation ?

– Vient de ce que je pense sans cesse à mon amour.

– Et tu soupires en me disant cela ?

– Oui.

– Tu soupires, toi, Henri, comte du Bouchage, toi le frère de Joyeuse, toi que les mauvaises langues appellent le troisième roi de France. Tu sais que M. de Guise est le second, si toutefois ce n’est pas le premier ; toi qui es riche, toi qui es beau, toi qui seras pair de France, comme moi, et duc, comme moi, à la première occasion que j’en trouverai ; tu es amoureux, tu penses et tu soupires ; tu soupires, toi qui as pris pour devise : Hilariter (joyeusement).

– Mon cher Anne, tous ces dons du passé ou toutes ces promesses de l’avenir n’ont jamais compté pour moi au rang des choses qui devaient faire mon bonheur. Je n’ai point d’ambition.

– C’est-à-dire que tu n’en as plus.

– Ou du moins que je ne poursuis pas les choses dont vous parlez.

– En ce moment peut-être ; mais plus tard tu y reviendras.

– Jamais, mon frère. Je ne désire rien. Je ne veux rien.

– Et tu as tort, mon frère. Quand on s’appelle Joyeuse, c’est-à-dire un des plus beaux noms de France ; quand on a son frère favori du roi, on désire tout, on veut tout, et l’on a tout.

Henri baissa mélancoliquement et secoua sa tête blonde.

– Voyons, dit Anne, nous voici bien seuls, bien perdus. Le diable m’emporte, nous avons passé l’eau, si bien que nous voilà sur le pont de la Tournelle, et cela, sans nous en être aperçus.

Je ne crois pas que sur cette grève isolée, par cette bise froide, près de cette eau verte, personne vienne nous écouter. As-tu quelque chose de sérieux à me dire, Henri ?

– Rien, rien, sinon que je suis amoureux, et vous le savez déjà, mon frère, puisque tout à l’heure je vous l’ai avoué.

– Mais, que diable ! ce n’est point sérieux cela, dit Anne en frappant du pied. Moi aussi, par le pape ! je suis amoureux.

– Pas comme moi, mon frère.

– Moi aussi, je pense quelquefois à ma maîtresse.

– Oui, mais pas toujours.

– Moi aussi, j’ai des contrariétés, des chagrins même.

– Oui, mais vous avez aussi des joies, car on vous aime.

– Oh ! j’ai de grands obstacles aussi ; on exige de moi de grands mystères.

– Ou exige ? vous avez dit : On exige, mon frère. Si votre maîtresse exige, elle est à vous.

– Sans doute qu’elle est à moi, c’est-à-dire à moi et à M. de Mayenne ; car, confidence pour confidence, Henri, j’ai justement la maîtresse de ce paillard de Mayenne, une fille folle de moi, qui quitterait Mayenne à l’instant même, si elle n’avait peur que Mayenne ne la tuât : c’est son habitude de tuer les femmes, tu sais. Puis je déteste ces Guises, et cela m’amuse… de m’amuser aux dépens de l’un d’eux. Eh bien ! je te le dis, je te le répète, j’ai parfois des contraintes, des querelles, mais je n’en deviens pas sombre comme un chartreux pour cela ; je n’en ai pas les yeux gros. Je continue de rire, sinon toujours, au moins de temps en temps. Voyons, dis-moi qui tu aimes, Henri ; ta maîtresse est-elle belle au moins ?

– Hélas ! mon frère, ce n’est point ma maîtresse.

– Est-elle belle ?

– Trop belle.

– Son nom ?

– Je ne le sais pas.

– Allons donc !

– Sur l’honneur.

– Mon ami, je commence à croire que c’est plus dangereux encore que je ne le pensais. – Ce n’est point de la tristesse, par le pape ! c’est de la folie.

– Elle ne m’a parlé qu’une seule fois, ou plutôt elle n’a parlé qu’une seule fois devant moi, et depuis ce temps je n’ai pas même entendu le son de sa voix.

– Et tu ne t’es pas informé ?

– À qui ?

– Comment ! à qui ? aux voisins.

– Elle habite une maison à elle seule et personne ne la connaît.

– Ah ça ! mais est-ce une ombre ?

– C’est une femme, grande et belle comme une nymphe, sérieuse et grave comme l’ange Gabriel.

– Comment l’as-tu connue ? où l’as-tu rencontrée ? – Un jour je poursuivais une jeune fille au carrefour de la Gypecienne ; j’entrai dans le petit jardin qui attient à l’église, il y a là un banc sous les arbres. Êtes-vous jamais entré dans ce jardin, mon frère ?

– Jamais ; n’importe, continue ; il y a là un banc sous des arbres, après ?

– L’ombre commençait à s’épaissir ; je perdis de vue la jeune fille, et, en la cherchant, j’arrivai à ce banc.

– Va, va, j’écoute.

– Je venais d’entrevoir un vêtement de femme de ce côté, j’étendis les mains.

– Pardon, monsieur, me dit tout à coup la voix d’un homme que je n’avais pas aperçu, pardon.

Et la main de cet homme m’écarta doucement, mais avec fermeté.

– Il osa te toucher, Joyeuse.

– Écoute, cet homme avait le visage caché dans une sorte de froc ; je le pris pour un religieux, puis il m’imposa par le ton affectueux et poli de son avertissement, car en même temps qu’il me parlait, il me désignait du doigt, à dix pas, cette femme dont le vêtement blanc m’avait attiré de ce côté, et qui venait de s’agenouiller devant ce banc de pierre, comme si c’eût été un autel.

Je m’arrêtai, mon frère. C’est vers le commencement de septembre que cette aventure m’arriva : l’air était tiède ; les violettes et les roses que font pousser les fidèles sur les tombes de l’enclos m’envoyaient leurs délicats parfums ; la lune déchirait un nuage blanchâtre derrière le clocheton de l’église, et les vitraux commençaient à s’argenter à leur faîte, tandis qu’ils se doraient en bas du reflet des cierges allumés. Mon ami, soit majesté du lieu, soit dignité personnelle, cette femme à genoux resplendissait pour moi dans les ténèbres comme une statue de marbre et comme si elle eût été de marbre réellement. Elle m’imprima je ne sais quel respect qui me fit froid au cœur.

Je la regardais avidement.

Elle se courba sur le banc, l’enveloppa de ses deux bras, y colla les lèvres, et aussitôt je vis ses épaules onduler sous l’effort de ses soupirs et de ses sanglots ; jamais vous n’avez ouï de pareils accents, mon frère ; jamais fer acéré n’a déchiré si douloureusement un cœur !

Tout en pleurant, elle baisait la pierre avec une ivresse qui m’a perdu ; ses larmes m’ont attendri, ses baisers m’ont rendu fou.

– Mais c’est elle, par le pape ! qui était folle, dit Joyeuse ; est-ce que l’on baise une pierre ainsi, est-ce que l’on sanglote ainsi pour rien ?

– Oh ! c’était une grande douleur qui la faisait sangloter, c’était un profond amour qui lui faisait baiser cette pierre ; seulement, qui aimait-elle ? qui pleurait-elle ? pour qui priait-elle ? je ne sais.

– Mais cet homme, tu ne l’as pas questionné ?

– Si fait.

– Et que t’a-t-il répondu ?

– Qu’elle avait perdu son mari.

– Est-ce qu’on pleure un mari de cette façon-là ? dit Joyeuse ; voilà, pardieu ! une belle réponse ; et tu t’en es contenté ?

– Il l’a bien fallu, puisqu’il n’a pas voulu m’en faire d’autre.

– Mais cet homme lui-même, quel est-il ?

– Une sorte de serviteur qui habite avec elle.

– Son nom ?

– Il a refusé de me le dire.

– Jeune ? vieux ?

– Il peut avoir de vingt-huit à trente ans…

– Voyons, après ?… Elle n’est pas restée toute la nuit à prier et à pleurer, n’est-ce pas ?

– Non : quand elle eut fini de pleurer, c’est-à-dire quand elle eut épuisé ses larmes, quand elle eut usé ses lèvres sur le banc, elle se leva, mon frère ; il y avait dans cette femme un tel mystère de tristesse qu’au lieu de m’avancer vers elle, comme j’eusse fait pour toute autre femme, je me reculai ; ce fut elle alors qui vint à moi ou plutôt de mon côté, car, moi, elle ne me voyait même pas ; alors un rayon de la lune frappa son visage, et son visage m’apparut illuminé, splendide : il avait repris sa morne sévérité ; plus une contraction, plus un tressaillement, plus de pleurs, seulement, le sillon humide qu’ils avaient tracé. Ses yeux seuls brillaient encore ; sa bouche s’entr’ouvrait doucement pour respirer la vie qui, un instant, avait paru prête à l’abandonner ; elle fit quelques pas avec une molle langueur, et pareille à ceux qui marchent en rêve ; l’homme alors courut à elle et la guida, car elle semblait avoir oublié qu’elle marchait sur la terre. Oh ! mon frère, quelle effrayante beauté, quelle surhumaine puissance ! je n’ai jamais rien vu qui lui ressemblât sur la terre ; quelquefois seulement dans mes rêves, quand le ciel s’ouvrait, il en était descendu des visions pareilles à cette réalité.

– Après, Henri, après ? demanda Anne, prenant malgré lui intérêt à ce récit dont il avait d’abord eu l’intention de rire.

– Oh ! voilà qui est bientôt fini, mon frère ; son serviteur lui dit quelques mots tout bas, et alors elle baissa son voile. Il lui disait que j’étais là sans doute ; mais elle ne regarda même pas de mon côté, elle baissa son voile, et je ne la vis plus, mon frère ; il me sembla que le ciel venait de s’obscurcir, et que ce n’était plus une créature vivante, mais une ombre échappée à ces tombeaux, qui, parmi les hautes herbes, glissait silencieusement devant moi.

Elle sortit de l’enclos ; je la suivis.

De temps en temps l’homme se retournait et pouvait me voir, car je ne me cachais pas, tout étourdi que je fusse : que veux-tu ? j’avais encore les anciennes habitudes vulgaires dans l’esprit, l’ancien levain grossier dans le cœur.

– Que veux-tu dire, Henri ? demanda Anne ; je ne comprends pas.

Le jeune homme sourit.

– Je veux dire, mon frère, reprit-il, que ma jeunesse a été bruyante, que j’ai cru aimer souvent, et que toutes les femmes, pour moi jusqu’à ce moment, ont été des femmes à qui je pouvais offrir mon amour.

– Oh ! oh ! qu’est donc celle-là ? fit Joyeuse en essayant de reprendre sa gaîté quelque peu altérée, malgré lui, par la confidence de son frère. Prends garde, Henri, tu divagues, ce n’est donc pas une femme de chair et d’os, celle-là ?

– Mon frère, dit le jeune homme en enfermant la main de Joyeuse dans une fiévreuse étreinte, mon frère, dit-il si bas que son souffle arrivait à peine à l’oreille de son aîné, aussi vrai que Dieu m’entend, je ne sais pas si c’est une créature de ce monde.

– Par le pape ! dit-il, tu me ferais peur, si un Joyeuse pouvait jamais avoir peur.

Puis, essayant de reprendre sa gaîté :

– Mais enfin, dit-il, toujours est-il qu’elle marche, qu’elle pleure et qu’elle donne très bien des baisers ; toi-même me l’as dit, et c’est, ce me semble, d’un assez bon augure cela, cher ami. Mais ce n’est pas tout : voyons, après, après ?

– Après, il y a peu de chose. Je la suivis donc, elle n’essaya point de se dérober à moi, de changer de chemin, de faire fausse route ; elle ne semblait même point songer à cela.

– Eh bien ! où demeurait-elle ?

– Du côté de la Bastille, dans la rue de Lesdiguières ; à sa porte, son compagnon se retourna et me vit.

– Tu lui fis alors quelque signe pour lui donner à entendre que tu désirais lui parler ?

– Je n’osai pas ; c’est ridicule ce que je vais te dire, mais le serviteur m’imposait presque autant que la maîtresse.

– N’importe, tu entras dans la maison ?

– Non, mon frère.

– En vérité, Henri, j’ai bien envie de te renier pour un Joyeuse ; mais au moins tu revins le lendemain ?

– Oui, mais inutilement, inutilement à la Gypecienne, inutilement à la rue de Lesdiguières.

– Elle avait disparu ?

– Comme une ombre qui se serait envolée.

– Mais enfin tu t’informas ?

– La rue a peu d’habitants, nul ne put me satisfaire ; je guettais l’homme pour le questionner, il ne reparut pas plus que la femme ; cependant une lumière, que je voyais briller le soir à travers les jalousies, me consolait en m’indiquant qu’elle était toujours là. J’usai de cent moyens pour pénétrer dans la maison : lettres, messages, fleurs, présents, tout échoua. Un soir la lumière disparut à son tour et ne reparut plus ; la dame, fatiguée de mes poursuites sans doute, avait quitté la rue de Lesdiguières ; nul ne savait sa nouvelle demeure.

– Cependant tu l’as retrouvée, cette belle sauvage ?

– Le hasard l’a permis ; je suis injuste, mon frère, c’est la Providence qui ne veut pas que l’on traîne la vie. Écoutez : en vérité, c’est étrange. Je passais dans la rue de Bussy, il y a quinze jours, à minuit ; vous savez, mon frère, que les ordonnances pour le feu sont sévèrement exécutées ; eh bien ! non seulement je vis du feu aux vitres d’une maison, mais encore un incendie véritable qui éclatait au deuxième étage.

Je frappai vigoureusement à la porte, un homme parut à la fenêtre.

– Vous avez le feu chez vous ! lui criai-je.

– Silence, par pitié ! me dit-il, silence, je suis occupé à l’éteindre.

– Voulez-vous que j’appelle le guet ?

– Non, non au nom du ciel, n’appelez personne !

– Mais cependant si l’on peut vous aider.

– Le voulez-vous ? alors venez, et vous me rendrez un service dont je vous serai reconnaissant toute ma vie.

– Et comment voulez-vous que je vienne ?

– Voici la clef de la porte.

Et il me jeta la clef par la fenêtre. Je montai rapidement les escaliers et j’entrai dans la chambre théâtre de l’incendie.

C’était le plancher qui brûlait : j’étais dans le laboratoire d’un chimiste. En faisant je ne sais quelle expérience, une liqueur inflammable s’était répandue à terre : de là l’incendie.

Quand j’entrai, il était déjà maître du feu, ce qui fit que je pus le regarder.

C’était un homme de vingt-huit à trente ans ; du moins il me parut avoir cet âge : une effroyable cicatrice lui labourait la moitié de la joue, une autre lui sillonnait le crâne ; sa barbe touffue cachait le reste de son visage.

– Je vous remercie ; mais, vous le voyez, tout est fini maintenant ; si vous êtes aussi galant homme que vous en avez l’air, ayez la bonté de vous retirer, car ma maîtresse pourrait entrer d’un moment à l’autre, et elle s’irriterait en voyant à cette heure un étranger chez moi, ou plutôt chez elle.

Le son de cette voix me frappa d’inertie et presque d’épouvante. J’ouvris la bouche pour lui crier : Vous êtes l’homme de la Gypecienne, l’homme de la rue de Lesdiguières, l’homme de la dame inconnue ; car vous vous rappelez, mon frère, qu’il était couvert d’un froc, que je n’avais pas vu son visage, que j’avais entendu sa voix seulement. J’allais lui dire cela, l’interroger, le supplier, quand tout à coup une porte s’ouvrit et une femme entra.

– Qu’y a-t-il donc, Rémy ? demanda-t-elle en s’arrêtant majestueusement sur le seuil de la porte, et pourquoi ce bruit ?

Oh ! mon frère, c’était elle, plus belle encore au feu mourant de l’incendie qu’elle ne m’avait apparu aux rayons de la lune ! c’était elle, c’était cette femme dont le souvenir incessant me rongeait le cœur !

Au cri que je poussai, le serviteur me regarda plus attentivement à son tour.

– Merci, monsieur, me dit-il encore une fois, merci ; mais, vous le voyez, le feu est éteint. Sortez, je vous en supplie, sortez.

– Mon ami, lui dis-je, vous me congédiez bien durement.

– Madame, dit le serviteur, c’est lui.

– Qui, lui ? demanda-t-elle.

– Ce jeune cavalier que nous avons rencontré dans le jardin de la Gypecienne, et qui nous a suivis rue de Lesdiguières.

Elle arrêta alors son regard sur moi, et à ce regard je compris qu’elle me voyait pour la première fois.

– Monsieur, dit-elle, par grâce, éloignez-vous !

J’hésitais, je voulais parler, prier ; mais les paroles manquaient à mes lèvres ; je restais immobile et muet, occupé à la regarder.

– Prenez garde, monsieur, dit le serviteur avec plus de tristesse que de sévérité, prenez garde, vous forceriez madame à fuir une seconde fois.

– Oh ! qu’à Dieu ne plaise ! répondis-je en m’inclinant ; mais, madame, je ne vous offense point cependant.

Elle ne me répondit point. Aussi insensible, aussi muette, aussi glacée que si elle ne m’eût point entendu, elle se retourna, et je la vis disparaître graduellement dans l’ombre, descendant les marches d’un escalier sur lequel son pas ne retentissait pas plus que ne l’eût fait le pas d’un fantôme.

– Et voilà tout ? demanda Joyeuse.

– Voilà tout. Alors le serviteur me conduisit jusqu’à la porte, en me disant :

– Oubliez, monsieur, au nom de Jésus et de la Vierge Marie, je vous en supplie, oubliez !

Je m’enfuis, éperdu, égaré, stupide, serrant ma tête entre mes deux mains, et me demandant si je ne devenais pas fou.

Depuis, je vais chaque soir dans cette rue, et voilà pourquoi, en sortant de l’Hôtel-de-Ville, mes pas se sont dirigés tout naturellement de ce côté ; chaque soir, disais-je, je vais dans cette rue, je me cache à l’angle d’une maison qui est en face de la sienne, sous un petit balcon dont l’ombre m’enveloppe entièrement ; une fois sur dix, je vois passer de la lumière dans la chambre qu’elle habite : c’est là ma vie, c’est là mon bonheur.

– Quel bonheur ! s’écria Joyeuse.

– Hélas ! je le perds si j’en désire un autre.

– Mais si tu te perds toi-même avec cette résignation ?

– Mon frère, dit Henri avec un triste sourire, que voulez-vous, je me trouve heureux ainsi.

– C’est impossible.

– Que veux-tu, le bonheur est relatif ; je sais qu’elle est là, qu’elle vit là, qu’elle respire là ; je la vois à travers la muraille, ou plutôt il me semble la voir ; si elle quittait cette maison, si je passais encore quinze jours comme ceux que je passai quand je l’eus perdue, mon frère, je deviendrais fou ou je me ferais moine.

– Non pas, mordieu ! il y a déjà bien assez d’un fou et d’un moine dans la famille ; restons-en là maintenant, mon cher ami.

– Pas d’observations, Anne, pas de railleries ; les observations seraient inutiles, les railleries ne feraient rien.

– Et qui te parle d’observations et de railleries ?

– À la bonne heure. Mais…

– Laisse-moi seulement te dire une chose.

– Laquelle ?

– C’est que tu t’y es pris comme un franc écolier.

– Je n’ai fait ni combinaisons ni calculs, je ne m’y suis pas pris, je me suis abandonné à quelque chose de plus fort que moi. Quand un courant vous emporte, mieux vaut suivre le courant que de lutter contre lui.

– Et s’il conduit à quelque abîme ?

– Il faut s’y engloutir, mon frère.

– C’est ton avis ?

– Oui.

– Ce n’est pas le mien, et à ta place…

– Qu’eussiez-vous fait, Anne ?

– Assez, certainement, pour savoir son nom, son âge ; à ta place…

– Anne, Anne, vous ne la connaissez pas.

– Non, mais je te connais. Comment, Henri, vous aviez cinquante mille écus que je vous ai donnés sur les cent mille dont le roi m’a fait cadeau à sa fête…

– Ils sont encore dans mon coffre, Anne : pas un ne manque.

– Mordieu ! tant pis ; s’ils n’étaient pas dans votre coffre, la femme serait dans votre alcôve.

– Oh ! mon frère.

– Il n’y a pas de : oh ! mon frère ; un serviteur ordinaire se vend pour dix écus, un bon pour cent, un excellent pour mille, un merveilleux pour trois mille. Voyons maintenant, supposons le phénix des serviteurs ; rêvons le dieu de la fidélité, et moyennant vingt mille écus, par le pape, il sera à vous ! Donc il vous restait cent trente mille livres pour payer le phénix des serviteurs. Henri, mon ami, vous êtes un niais.

– Anne, dit Henri en soupirant, il y a des gens qui ne se vendent pas ; il y a des cœurs qu’un roi même n’est pas assez riche pour acheter.

Joyeuse se calma.

– Eh bien, je l’admets, dit-il ; mais il n’en est pas qui ne se donnent.

– À la bonne heure.

– Eh bien ! qu’avez-vous fait pour que le cœur de cette belle insensible se donnât à vous ?

– J’ai la conviction, Anne, d’avoir fait tout ce que je pouvais faire.

– Allons donc, comte du Bouchage, vous voyez une femme triste, enfermée, gémissante, et vous vous faites plus triste, plus reclus, plus gémissant, c’est-à-dire plus assommant qu’elle-même ! En vérité, vous parliez des façons vulgaires de l’amour, et vous êtes banal comme un quartenier. Elle est seule, faites-lui compagnie ; elle est triste, soyez gai ; elle regrette, consolez-la, et remplacez.

– Impossible, mon frère.

– As-tu essayé ?

– Pourquoi faire ?

– Dame ! ne fût-ce que pour essayer. Tu es amoureux, dis-tu ?

– Je ne connais pas de mot pour exprimer mon amour.

– Eh bien ! dans quinze jours, tu auras ta maîtresse.

– Mon frère !

– Foi de Joyeuse. Tu n’as pas désespéré, je pense ?

– Non, car je n’ai jamais espéré.

– À quelle heure la vois-tu ?

– À quelle heure je la vois ?

– Sans doute.

– Mais je vous ai dit que je ne la voyais pas, mon frère.

– Jamais ?

– Jamais.

– Pas même à sa fenêtre ?

– Pas même son ombre, vous dis-je.

– Il faut que cela finisse. Voyons, a-t-elle un amant ?

– Je n’ai jamais vu un homme entrer dans sa maison, excepté ce Remy dont je vous ai parlé.

– Comment est la maison ?

– Deux étages, petite porte sur un degré, terrasse au-dessus de la deuxième fenêtre.

– Mais par cette terrasse, ne peut-on entrer ?

– Elle est isolée des autres maisons.

– Et en face, qu’y a-t-il ?

– Une autre maison à peu près pareille, quoique plus élevée, ce me semble.

– Par qui est habitée cette maison ?

– Par une espèce de bourgeois.

– De méchante ou de bonne humeur ?

– De bonne humeur, car parfois je l’entends rire tout seul.

– Achète-lui sa maison.

– Qui vous dit qu’elle soit à vendre ?

– Offre-lui-en le double de ce qu’elle vaut.

– Et si la dame m’y voit ?

– Eh bien ?

– Elle disparaîtra encore, tandis qu’en dissimulant ma présence, j’espère qu’un jour ou l’autre je la reverrai.

– Tu la reverras ce soir.

– Moi ?

– Va te camper sous son balcon à huit heures.

– J’y serai comme j’y suis chaque jour, mais sans plus d’espoir que les autres jours.

– À propos ! l’adresse au juste ?

– Entre la porte Bussy et l’hôtel Saint-Denis, presque au coin de la rue des Augustins, à vingt pas d’une grande hôtellerie ayant enseigne ; À l’Épée du fier Chevalier.

– Très bien, à huit heures, ce soir.

– Mais que ferez-vous ?

– Tu le verras, tu l’entendras. En attendant, retourne chez toi, endosse tes plus beaux habits, prends tes plus riches joyaux, verse sur tes cheveux tes plus fines essences ; ce soir tu entres dans la place.

– Dieu vous entende, mon frère !

– Henri, quand Dieu est sourd, le diable ne l’est pas. Je te quitte, ma maîtresse m’attend ; non, je veux dire la maîtresse de M. de Mayenne. Par le pape ! celle-là n’est point une bégueule.

– Mon frère !

– Pardon, beau servant d’amour ; je ne fais aucune comparaison entre ces deux dames, sois-en bien persuadé, quoique, d’après ce que tu me dis, j’aime mieux la mienne, ou plutôt la nôtre. Mais elle m’attend, et je ne veux pas la faire attendre. Adieu, Henri, à ce soir.

– À ce soir, Anne.

Les deux frères se serrèrent la main et se séparèrent.

L’un, au bout de deux cents pas, souleva hardiment et laissa retomber avec bruit le heurtoir d’une belle maison gothique sise au parvis Notre-Dame.

L’autre s’enfonça silencieusement dans une des rues tortueuses qui aboutissent au Palais.

VII. En quoi l’épée du fier chevalier eut raison sur le rosier d’amour. §

Pendant la conversation que nous venons de rapporter, la nuit était venue, enveloppant de son humide manteau de brumes la ville si bruyante deux heures auparavant.

En outre, Salcède mort, les spectateurs avaient songé à regagner leurs gîtes, et l’on ne voyait plus que des pelotons éparpillés dans les rues, au lieu de cette chaîne non interrompue de curieux qui dans la journée étaient descendus ensemble vers un même point.

Jusqu’aux quartiers les plus éloignés de la Grève, il y avait des restes de tressaillements bien faciles à comprendre après la longue agitation du centre.

Ainsi du côté de la porte Bussy, par exemple, où nous devons nous transporter à cette heure pour suivre quelques-uns des personnages que nous avons mis en scène au commencement de cette histoire, et pour faire connaissance avec des personnages nouveaux ; à cette extrémité, disons-nous, on entendait bruire, comme une ruche au coucher du soleil, certaine maison teintée en rose et relevée de peintures bleues et blanches, qui s’appelait la Maison de l’Épée du fier Chevalier, et qui cependant n’était qu’une hôtellerie de proportions gigantesques, récemment installée dans ce quartier neuf.

En ce temps-là Paris ne comptait pas une seule bonne hôtellerie qui n’eût sa triomphante enseigne. L’Épée du fier Chevalier était une de ces magnifiques exhibitions destinées à rallier tous les goûts, à résumer toutes les sympathies.

On voyait peint sur l’entablement le combat d’un archange ou d’un saint contre un dragon, lançant, comme le monstre d’Hippolyte, des torrents de flamme et de fumée. Le peintre, animé d’un sentiment héroïque et pieux tout à la fois, avait mis dans les mains du fier chevalier, armé de toutes pièces, non pas une épée, mais une immense croix avec laquelle il tranchait en deux, mieux qu’avec la lame la mieux acérée, le malheureux dragon dont les morceaux saignaient sur la terre.

On voyait au fond de l’enseigne, ou plutôt du tableau, car l’enseigne méritait bien certainement ce nom, on voyait des quantités de spectateurs levant leurs bras en l’air, tandis que, dans le ciel, des anges étendaient sur le casque du fier chevalier des lauriers et des palmes.

Enfin au premier plan, l’artiste, jaloux de prouver qu’il peignait tous les genres, avait groupé des citrouilles, des raisins, des scarabées, des lézards, un escargot sur une rose ; enfin deux lapins, l’un blanc, l’autre gris, lesquels, malgré la différence des couleurs, ce qui eût pu indiquer une différence d’opinions, se grattaient tous les deux le nez, en réjouissance probablement de la mémorable victoire remportée par le fier chevalier sur le dragon parabolique qui n’était autre que Satan.

Assurément, ou le propriétaire de l’enseigne était d’un caractère bien difficile, ou il devait être satisfait de la conscience du peintre. En effet, son artiste n’avait pas perdu une ligne de l’espace, et s’il eût fallu ajouter un ciron au tableau, la place eût manqué.

Maintenant avouons une chose, et cet aveu, quoique pénible, est imposé à notre conscience d’historien : il ne résultait pas de cette belle enseigne que le cabaret s’emplit comme elle aux bons jours ; au contraire, par des raisons que nous allons expliquer tout à l’heure et que le public comprendra, nous l’espérons, il y avait, nous ne dirons pas même parfois, mais presque toujours, de grands vides à l’hôtellerie du Fier Chevalier.

Cependant, comme on dirait de nos jours, la maison était grande et confortable ; bâtie carrément, cramponnée au sol par de larges bases, elle étendait superbement, au-dessus de son enseigne, quatre tourelles contenant chacune sa chambre octogone ; le tout bâti, il est vrai, en pans de bois ; mais coquet et mystérieux comme doit l’être toute maison qui veut plaire aux hommes et surtout aux femmes ; mais là gisait le mal.

On ne peut pas plaire à tout le monde. Telle n’était pas cependant la conviction de dame Fournichon, hôtesse du Fier Chevalier. En conséquence de cette conviction, elle avait engagé son époux à quitter une maison de bains dans laquelle ils végétaient, rue Saint-Honoré, pour faire tourner la broche et mettre le vin en perce au profit des amoureux du carrefour Bussy, et même des autres quartiers de Paris. Malheureusement pour les prétentions de dame Fournichon, son hôtellerie était située un peu bien voisinement du Pré-aux-Clercs, de sorte qu’il venait, attirés à la fois par le voisinage et l’enseigne, à l’Épée du fier Chevalier, tant de couples prêts à se battre, que les autres couples moins belliqueux fuyaient comme peste la pauvre hôtellerie, dans la crainte du bruit et des estocades. Ce sont gens paisibles et qui n’aiment point à être dérangés que les amoureux, de sorte que, dans ces petites tourelles si galantes, force était de ne loger que des soudards, et que tous les Cupidons, peints intérieurement sur les panneaux de bois par le peintre de l’enseigne, avaient été ornés de moustaches et d’autres appendices plus ou moins décents par le charbon des habitués.

Aussi, dame Fournichon prétendait-elle, non sans raison jusque-là, il faut bien le dire, que l’enseigne avait porté malheur à la maison, et elle affirmait que si on avait voulu s’en rapporter à son expérience, et peindre au-dessus de la porte, et au lieu de ce fier chevalier et de ce hideux dragon qui repoussaient tout le monde, quelque chose de galant, comme par exemple, le Rosier d’Amour, avec des cœurs enflammés au lieu de roses, toutes les âmes tendres eussent élu domicile dans son hôtellerie.

Malheureusement, maître Fournichon, incapable d’avouer qu’il se repentait de son idée et de l’influence que cette idée avait eue sur son enseigne, ne tenait aucun compte des observations de sa ménagère, et répondait en haussant les épaules que lui, ancien porte-hocqueton de M. Danville, devait naturellement rechercher la clientèle des gens de guerre ; il ajoutait qu’un reître, qui n’a à penser qu’à boire, boit comme six amoureux et que ne payât-il que la moitié de l’écot, on y gagne encore, puisque les amoureux les plus prodigues ne paient jamais comme trois reîtres.

D’ailleurs, concluait-il, le vin est plus moral que l’amour.

À ces paroles, dame Fournichon haussait à son tour des épaules assez dodues pour qu’on interprétât malignement ses idées en matière de moralité.

Les choses en étaient dans le ménage Fournichon à cet état de schisme, et les deux époux végétaient au carrefour Bussy, comme ils avaient végété rue Saint-Honoré, quand une circonstance imprévue vint changer la face des choses et faire triompher les opinions de maître Fournichon, à la plus grande gloire de cette digne enseigne, où chaque règne de la nature avait son représentant.

Un mois avant le supplice de Salcède, à la suite de quelques exercices militaires qui avaient eu lieu dans le Pré-aux-Clercs, dame Fournichon et son époux étaient installés, selon leur habitude, chacun à une tourelle angulaire de leur établissement, oisifs, rêveurs et froids, parce que toutes les tables et toutes les chambres de l’hôtellerie du Fier Chevalier étaient complètement vides.

Ce jour-là le Rosier d’Amour n’avait pas donné de roses.

Ce jour-là, l’Épée du fier Chevalier avait frappé dans l’eau.

Les deux époux regardaient donc tristement la plaine d’où disparaissaient, s’embarquant dans le bac de la tour de Nesle pour retourner au Louvre, les soldats qu’un capitaine venait de faire manœuvrer, et tout en les regardant et en gémissant sur le despotisme militaire qui forçait de rentrer à leur corps de garde des soldats qui devaient naturellement être si altérés, ils virent ce capitaine mettre son cheval au trot et s’avancer, avec un seul homme d’ordonnance, dans la direction de la porte Bussy.

Cet officier tout emplumé, tout fier sur son cheval blanc, et dont l’épée au fourreau doré relevait un beau manteau de drap de Flandre, fut en dix minutes en face de l’hôtellerie.

Mais comme ce n’était pas à l’hôtellerie qu’il se rendait, il allait passer outre, sans avoir même admiré l’enseigne, car il paraissait soucieux et préoccupé, ce capitaine, quand maître Fournichon, dont le cœur défaillait à l’idée de ne pas étrenner ce jour-là, se pencha hors de sa tourelle en disant :

– Vois donc, femme, le beau cheval !

Ce à quoi madame Fournichon, saisissant la réplique en hôtelière accorte, ajouta :

– Et le beau cavalier donc !

Le capitaine, qui ne paraissait pas insensible aux éloges, de quelque part qu’ils lui vinssent, leva la tête comme s’il se réveillait en sursaut. Il vit l’hôte, l’hôtesse et l’hôtellerie, arrêta son cheval et appela son ordonnance.

Puis, toujours en selle, il regarda fort attentivement la maison et le quartier.

Fournichon avait dégringolé quatre à quatre les marches de son escalier et se tenait à la porte, son bonnet roulé entre ses deux mains.

Le capitaine, ayant réfléchi quelques instants, descendit de cheval.

– N’y a-t-il personne ici ? demanda-t-il.

– Pour le moment, non, monsieur, répondit l’hôte humilié.

Et il s’apprêtait à ajouter :

– Ce n’est cependant pas l’habitude de la maison.

Mais dame Fournichon, comme presque toutes les femmes, était plus perspicace que son mari ; elle se hâta, en conséquence, de crier du haut de sa fenêtre :

– Si monsieur cherche la solitude, il sera parfaitement chez nous.

Le cavalier leva la tête, et voyant cette bonne figure, après avoir entendu cette bonne réponse, il répliqua :

– Pour le moment, oui ; c’est justement ce que je cherche, ma bonne femme.

Dame Fournichon se précipita aussitôt à la rencontre du voyageur, en se disant :

– Pour cette fois, c’est le Rosier d’Amour qui étrenne, et non l’Épée du fier Chevalier.

Le capitaine qui, à cette heure, attirait l’attention des deux époux, et qui mérite d’attirer en même temps celle du lecteur, ce capitaine était un homme de trente à trente-cinq ans, qui paraissait en avoir vingt-huit, tant il avait soin de sa personne. Il était grand, bien fait, d’une physionomie expressive et fine ; peut-être, en l’examinant bien, eût-on trouvé quelque affectation dans son grand air ; affecté ou non, son air était grand.

Il jeta aux mains de son compagnon la bride d’un magnifique cheval qui battait d’un pied la terre, et lui dit :

– Attends-moi ici, en promenant les chevaux.

Le soldat reçut la bride et obéit.

Une fois entré dans la grande salle de l’hôtellerie, il s’arrêta, et jetant un regard de satisfaction autour de lui.

– Oh ! oh ! dit-il, une si grande salle et pas un buveur ! très bien !

Maître Fournichon le regardait avec étonnement, tandis que madame Fournichon lui souriait avec intelligence.

– Mais, continua le capitaine, il y a donc quelque chose dans votre conduite ou dans votre maison qui éloigne de chez vous les consommateurs ?

– Ni l’un ni l’autre, monsieur, Dieu merci, répliqua madame Fournichon ; seulement le quartier est neuf, et, quant aux clients, nous choisissons.

– Ah ! fort bien, dit le capitaine.

Maître Fournichon daignait pendant ce temps approuver de la tête les réponses de sa femme.

– Par exemple, ajouta-t-elle avec un certain clignement d’yeux, qui révélait l’auteur du projet du Rosier d’Amour, par exemple, pour un client comme Votre Seigneurie, on en laisserait volontiers aller douze.

– C’est poli, ma belle hôtesse, merci.

– Monsieur veut-il goûter le vin ? dit Fournichon de sa moins rauque voix.

– Monsieur veut-il visiter les logis ? dit madame Fournichon de sa voix la plus douce.

– L’un et l’autre, s’il vous plaît, répondit le capitaine.

Fournichon descendit au cellier, tandis que sa femme indiquait à son hôte l’escalier conduisant aux tourelles, sur lequel déjà, retroussant son jupon coquet, elle le précédait, en faisant craquer à chaque marche un vrai soulier de Parisienne.

– Combien pouvez-vous loger de personnes ici ? demanda le capitaine lorsqu’il fut arrivé au premier.

– Trente personnes, dont dix maîtres.

– Ce n’est point assez, belle hôtesse, répondit le capitaine.

– Pourquoi cela, monsieur ?

– J’avais un projet, n’en parlons plus.

– Ah ! monsieur, vous ne trouverez certainement pas mieux que l’hôtellerie du Rosier d’Amour.

– Comment ! du Rosier d’Amour ?

– Du Fier Chevalier, je veux dire, et à moins d’avoir le Louvre et ses dépendances…

L’étranger attacha sur elle un singulier regard.

– Vous avez raison, dit-il, et à moins d’avoir le Louvre…

Puis à part :

– Pourquoi pas, continua-t-il ; ce serait plus commode et moins cher.

Vous dites donc, ma bonne dame, reprit-il tout haut, que vous pourriez à demeure recevoir ici trente personnes ?

– Oui, sans doute.

– Mais pour un jour ?

– Oh ! pour un jour, quarante et même quarante-cinq.

– Quarante-cinq ? parfandious ! c’est juste mon compte.

– Vraiment ! voyez donc comme c’est heureux !

– Et sans que cela fasse esclandre au dehors ?

– Quelquefois, le dimanche, nous avons ici quatre-vingts soldats.

– Et pas de foule devant la maison, pas d’espion parmi les voisins ?

– Oh ! mon Dieu, non ; nous n’avons pour voisin qu’un digne bourgeois qui ne se mêle des affaires de personne, et pour voisine qu’une dame qui vit si retirée que depuis trois semaines qu’elle habite le quartier, je ne l’ai pas encore vue ; tous les autres sont de petites gens.

– Voilà qui me convient à merveille.

– Oh ! tant mieux, fit madame Fournichon.

– Et d’ici en un mois, continua le capitaine, retenez bien ceci, madame, d’ici en un mois…

– Le 26 octobre alors ?

– Précisément, le 26 octobre.

– Eh bien ?

– Eh bien, le 26 octobre, je loue votre hôtellerie.

– Tout entière ?

– Tout entière. Je veux faire une surprise à quelques compatriotes, officiers, ou tout au moins gens d’épée pour la plupart, qui viennent à Paris chercher fortune ; d’ici là ils auront reçu avis de descendre chez vous.

– Et comment auront-ils reçu cet avis, si c’est une surprise que vous leur faites ? demanda imprudemment madame Fournichon.

– Ah ! répondit le capitaine, visiblement contrarié par la question ; ah ! si vous êtes curieuse ou indiscrète, parfandious !…

– Non, non, monsieur, se hâta de dire madame Fournichon effrayée.

Fournichon avait entendu ; aux mots : officiers ou gens d’épée, son cœur avait battu d’aise.

Il accourut.

– Monsieur, s’écria-t-il, vous serez le maître ici, le despote de la maison, et sans questions, mon Dieu ! Tous vos amis seront les bienvenus.

– Je n’ai pas dit mes amis, mon brave, dit le capitaine avec hauteur ; j’ai dit mes compatriotes.

– Oui, oui, les compatriotes de Sa Seigneurie ; c’est moi que me trompais.

Dame Fournichon tourna le dos avec humeur : les roses d’amour venaient de se changer en buissons de hallebardes.

– Vous leur donnerez à souper, continua le capitaine.

– Très bien.

– Vous les ferez même coucher au besoin, si je n’avais pu encore préparer leurs logements.

– À merveille.

– En un mot, vous vous mettrez à leur entière discrétion, sans le moindre interrogatoire.

– C’est dit.

– Voilà trente livres d’arrhes.

– C’est marché fait, monseigneur ; vos compatriotes seront traités en rois, et si vous voulez vous en assurer en goûtant le vin…

– Je ne bois jamais ; merci.

Le capitaine s’approcha de la fenêtre et appela le gardien des chevaux.

Maître Fournichon pendant ce temps avait fait une réflexion.

– Monseigneur, dit-il (depuis la réception des trois pistoles si généreusement payées à l’avance, maître Fournichon appelait l’étranger monseigneur), monseigneur, comment reconnaître-je ces messieurs ?

– C’est vrai, parfandious ! j’oubliais ; donnez-moi de la cire, du papier et de la lumière.

Dame Fournichon apporta tout.

Le capitaine appuya sur la cire bouillante le chaton d’une bague qu’il portait à la main gauche.

– Tenez, dit-il, vous voyez cette figure ?

– Une belle femme, ma foi.

– Oui, c’est une Cléopâtre ; eh bien ! chacun de mes compatriotes vous apportera une empreinte pareille ; vous hébergerez donc le porteur de cette empreinte ; c’est entendu, n’est-ce pas ?

– Combien de temps ?

– Je ne sais point encore ; vous recevrez mes ordres à ce sujet.

– Nous les attendrons.

Le beau capitaine descendit l’escalier, se remit en selle et partit au trot de son cheval.

En attendant son retour, les époux Fournichon empochèrent leurs trente livres d’arrhes, à la grande joie de l’hôte qui ne cessait de répéter :

– Des gens d’épée ! allons, décidément l’enseigne n’a pas tort, et c’est par l’épée que nous ferons fortune.

Et il se mit à fourbir toutes ses casseroles, en attendant le fameux 26 octobre.

VIII. Silhouette de Gascon §

Dire que dame Fournichon fut absolument aussi discrète que le lui avait recommandé l’étranger, nous ne l’oserions pas. D’ailleurs elle se croyait sans doute dégagée de toute obligation envers lui, par l’avantage qu’il avait donné à maître Fournichon à l’endroit de l’Épée du fier Chevalier ; mais comme il lui restait encore plus à deviner qu’on ne lui en avait dit, elle commença, pour établir ses suppositions sur une base solide, par chercher quel était le cavalier inconnu qui payait si généreusement l’hospitalité à ses compatriotes. Aussi ne manqua-t-elle point d’interroger le premier soldat qu’elle vit passer sur le nom du capitaine qui avait passé la revue.

Le soldat, qui probablement était d’un caractère plus discret que son interlocutrice, lui demanda d’abord, avant de répondre, à quel propos elle faisait cette question.

– Parce qu’il sort d’ici, répondit madame Fournichon, qu’il a causé avec nous, et qu’on est bien aise de savoir à qui l’on parle.

Le soldat se mit à rire.

– Le capitaine qui commandait la revue ne serait pas entré à l’Épée du Fier Chevalier, madame Fournichon, dit-il.

– Et pourquoi cela ? demanda l’hôtesse ; il est donc trop grand seigneur pour cela ?

– Peut-être.

– Eh bien, si je vous disais que ce n’est pas pour lui qu’il est entré à l’hôtellerie du Fier Chevalier ?

– Et pour qui donc ?

– Pour ses amis.

– Le capitaine qui commandait la revue ne logerait pas ses amis à l’Épée du fier Chevalier, j’en réponds.

– Peste ! comme vous y allez, mon brave homme ! Et quel est donc ce monsieur qui est trop grand seigneur pour loger ses amis au meilleur hôtel de Paris ?

– Vous voulez parler de celui qui commandait la revue, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Eh bien ! ma bonne femme, celui qui commandait la revue est purement et simplement M. le duc Nogaret de Lavalette d’Épernon, pair de France, colonel général de l’infanterie du roi, et un peu plus roi que Sa Majesté elle-même. Eh bien ! qu’en dites-vous, de celui-là ?

– Que si c’est lui qui est venu, il m’a fait honneur.

– L’avez-vous entendu dire parfandious ?

– Eh ! eh ! fit la dame Fournichon, qui avait vu bien des choses extraordinaires dans sa vie, et à qui le mot parfandious n’était pas tout à fait inconnu.

Maintenant on peut juger si le 26 octobre était attendu avec impatience.

Le 25 au soir, un homme entra, portant un sac assez lourd, qu’il déposa sur le buffet de Fournichon.

– C’est le prix du repas commandé pour demain, dit-il.

– À combien par tête ? demandèrent ensemble les deux époux.

– À six livres.

– Les compatriotes du capitaine ne feront-ils donc ici qu’un seul repas ?

– Un seul.

– Le capitaine leur a donc trouvé un logement ?

– Il paraît.

Et le messager sortit malgré les questions du Rosier et de l’Épée, et sans vouloir davantage répondre à aucune d’elles.

Enfin le jour tant désiré se leva sur les cuisines du Fier Chevalier.

Midi et demi venait de sonner aux Augustins, quand des cavaliers s’arrêtèrent à la porte de l’hôtellerie, descendirent de cheval et entrèrent.

Ceux-là étaient venus par la porte Bussy et se trouvaient naturellement les premiers arrivés, d’abord parce qu’ils avaient des chevaux, ensuite parce que l’hôtellerie de l’Épée était à cent pas à peine de la porte Bussy.

Un d’eux même, qui paraissait leur chef, tant par sa bonne mine que par son luxe, était venu avec deux laquais bien montés.

Chacun d’eux exhiba son cachet à l’image de Cléopâtre et fut reçu par les deux époux avec toutes sortes de prévenances, surtout le jeune homme aux deux laquais.

Cependant, à l’exception de ce dernier, les nouveaux arrivants ne s’installèrent que timidement et avec une certaine inquiétude ; on voyait que quelque chose de grave les préoccupait, surtout lorsque machinalement ils portaient leur main à leur poche.

Les uns demandèrent à se reposer, les autres à parcourir la ville avant le souper ; le jeune homme aux deux laquais s’informa s’il n’y avait rien de nouveau à voir dans Paris.

– Ma foi, dit dame Fournichon, sensible à la bonne mine du cavalier, si vous ne craignez pas la foule et si vous ne vous effrayez pas de demeurer sur vos jambes quatre heures de suite, vous pouvez vous distraire en allant voir M. de Salcède, un Espagnol, qui a conspiré.

– Tiens, dit le jeune homme, c’est vrai ; j’ai entendu parler de cette affaire ; j’y vais, pardioux !

Et il sortit avec ses deux laquais.

Vers deux heures arrivèrent par groupes de quatre et cinq une douzaine de voyageurs nouveaux.

Quelques-uns d’entre eux arrivèrent isolés.

Il y en eut même un qui entra en voisin, sans chapeau, une badine à la main ; il jurait contre Paris, où les voleurs sont si audacieux que son chapeau lui avait été pris du côté de la Grève, en traversant un groupe, et si adroits qu’il n’avait jamais pu voir qui le lui avait pris.

Au reste, c’était sa faute ; il n’aurait pas dû entrer dans Paris avec un chapeau orné d’une si magnifique agrafe.

Vers quatre heures il y avait déjà quarante compatriotes du capitaine installés dans l’hôtellerie des Fournichon.

– Est-ce étrange ? dit l’hôte à sa femme, ils sont tous Gascons.

– Que trouves-tu d’étrange à cela ? répondit la dame ; le capitaine n’a-t-il pas dit que c’étaient des compatriotes qu’il recevait ?

– Eh bien ?

– Puisqu’il est Gascon lui-même, ses compatriotes doivent être Gascons.

– Tiens, c’est vrai, dit l’hôte.

– Est-ce que M. d’Épernon n’est pas de Toulouse ?

– C’est vrai, c’est vrai ; tu tiens donc toujours pour M. d’Épernon ?

– Est-ce qu’il n’a pas lâché trois fois le fameux parfandious ?

– Il a lâché le fameux parfandious ? demanda Fournichon inquiet ; qu’est-ce que cet animal-là ?

– Imbécile ! c’est son juron favori.

– Ah ! c’est juste.

– Ne vous étonnez donc que d’une chose, c’est de n’avoir que quarante Gascons, quand vous devriez en avoir quarante-cinq.

Mais, vers cinq heures, les cinq autres Gascons arrivèrent, et les convives de l’Épée se trouvèrent au grand complet.

Jamais surprise pareille n’avait épanoui des visages de Gascons : ce furent pendant une heure des sandioux, des mordioux, des cap de Bious, des élans enfin de joie si bruyante, qu’il sembla aux époux Fournichon que toute la Saintonge, que tout le Poitou, tout l’Aunis et tout le Languedoc avaient fait irruption dans leur grande salle.

Quelques-uns se connaissaient : ainsi Eustache de Miradoux vint embrasser le cavalier aux deux laquais, et lui présenta Lardille, Militor et Scipion.

– Et par quel hasard es-tu à Paris ? demanda celui-ci.

– Mais toi-même, mon cher Sainte-Maline ?

– J’ai une charge dans l’armée, et toi ?

– Moi, je viens pour affaire de succession.

– Ah ! ah ! tu traînes donc toujours après toi la vieille Lardille ?

– Elle a voulu me suivre.

– Ne pouvais-tu partir secrètement, au lieu de t’embarrasser de tout ce monde qu’elle traîne après ses jupes ?

– Impossible, c’est elle qui a ouvert la lettre du procureur.

– Ah ! tu as reçu la nouvelle de cette succession par une lettre ? demanda Sainte-Maline.

– Oui, répondit Miradoux.

Puis se hâtant de changer la conversation :

– N’est-ce pas singulier, dit-il, que cette hôtellerie soit pleine, et ne soit pleine que de compatriotes ?

– Non, ce n’est point singulier ; l’enseigne est appétissante pour des gens d’honneur, interrompit notre ancienne connaissance Perducas de Pincorney, en se mêlant à la conversation.

– Ah ! ah ! c’est vous, compagnon, dit Sainte-Maline, vous ne m’avez toujours pas expliqué ce que vous alliez me raconter vers la place de Grève, lorsque cette grande foule nous a séparés ?

– Et qu’allais-je vous expliquer ? demanda Pincorney en rougissant quelque peu.

– Comment, entre Angoulême et Angers, je vous ai rencontré sur la route, comme je vous vois aujourd’hui, à pied, une badine à la main et sans chapeau.

– Cela vous préoccupe, monsieur ?

– Ma foi, oui, dit Sainte-Maline ; il y a loin de Poitiers ici, et vous venez de plus loin que de Poitiers.

– Je venais de Saint-André de Cubsac.

– Voyez-vous ; et comme cela, sans chapeau ?

– C’est bien simple.

– Je ne trouve pas.

– Si fait, et vous allez comprendre. Mon père a deux chevaux magnifiques, auxquels il tient de telle façon qu’il est capable de me déshériter après le malheur qui m’est arrivé.

– Et quel malheur vous est-il arrivé ?

– Je promenais l’un des deux, le plus beau, quand tout à coup un coup d’arquebuse part à dix pas de moi, mon cheval s’effarouche, s’emporte et prend la route de la Dordogne.

– Où il s’élance ?

– Parfaitement.

– Avec vous ?

– Non ; par bonheur, j’avais eu le temps de me glisser à terre ; sans cela je me noyais avec lui.

– Ah ! ah ! la pauvre bête s’est donc noyée ?

– Pardioux ! vous connaissez la Dordogne, une demi-lieue de large.

– Et alors ?

– Alors, je résolus de ne pas rentrer à la maison, et de me soustraire le plus loin possible à la colère paternelle.

– Mais votre chapeau ?

– Attendez donc, que diable ! mon chapeau, il était tombé.

– Comme vous ?

– Moi, je n’étais pas tombé ; je m’étais laissé glisser à terre ; un Pincorney ne tombe pas de cheval : les Pincorney sont écuyers au maillot.

– C’est connu, dit Sainte-Maline ; mais votre chapeau ?

– Ah ! voilà, mon chapeau ?

– Oui.

– Mon chapeau était donc tombé ; je me mis à sa recherche, car c’était ma seule ressource, étant sorti sans argent.

– Et comment votre chapeau pouvait-il vous être une ressource ? insista Sainte-Maline, décidé à pousser Pincorney à bout.

– Sandioux ! et une grande ! Il faut vous dire que la plume de ce chapeau était retenue par une agrafe en diamant que S. M. l’empereur Charles V donna à mon grand-père, lorsqu’en se rendant d’Espagne en Flandre il s’arrêta dans notre château.

– Ah ! ah ! et vous avez vendu l’agrafe et le chapeau avec. Alors, mon cher ami, vous devez être le plus riche de nous tous, et vous auriez bien dû, avec l’argent de votre agrafe, acheter un second gant ; vous avez des mains dépareillées : l’une est blanche comme une main de femme, l’autre est noire comme une main de nègre.

– Attendez donc : au moment où je me retournais pour chercher mon chapeau, je vois un corbeau énorme qui fond dessus.

– Sur votre chapeau ?

– Ou plutôt sur mon diamant ; vous savez que cet animal dérobe tout ce qui brille : il fond donc sur mon diamant et me le dérobe.

– Votre diamant ?

– Oui, monsieur. Je le suis des yeux d’abord ; puis ensuite, en courant, je crie : Arrêtez ! arrêtez ! au voleur ! La peste ! au bout de cinq minutes il était disparu, et jamais plus je n’en ai entendu parler.

– De sorte qu’accablé par cette double perte…

– Je n’ai plus osé rentrer dans la maison paternelle, et je me suis décidé à venir chercher fortune à Paris.

– Bon ! dit un troisième, le vent s’est donc changé en corbeau ? Je vous ai entendu, ce me semble, raconter à M. de Loignac qu’occupé à lire une lettre de votre maîtresse, le vent vous avait emporté lettre et chapeau, et qu’en véritable Amadis, vous aviez couru après la lettre, laissant aller le chapeau où bon lui semblait ?

– Monsieur, dit Sainte-Maline, j’ai l’honneur de connaître M. d’Aubigné, qui, quoique fort brave soldat, manie assez bien la plume ; narrez-lui, quand vous le rencontrerez, l’histoire de votre chapeau, et il fera un charmant conte là-dessus.

Quelques rires à demi étouffés se firent entendre.

– Eh ! eh ! messieurs, dit le Gascon irritable, rirait-on de moi par hasard ?

Chacun se retourna pour rire plus à l’aise.

Perducas jeta un regard inquisiteur autour de lui et vit près de la cheminée un jeune homme qui cachait sa tête dans ses mains ; il crut que celui-là n’en agissait ainsi que pour se mieux cacher.

Il alla à lui.

– Eh ! monsieur, dit-il, si vous riez, riez au moins en face, que l’on voie votre visage.

Et il frappa sur l’épaule du jeune homme, qui releva un front grave et sévère.

Le jeune homme n’était autre que notre ami Ernauton de Carmainges, encore tout étourdi de son aventure de la Grève.

– Je vous prie de me laisser tranquille, monsieur, lui dit-il, et surtout, si vous me touchez encore, de ne me toucher que de la main où vous avez un gant ; vous voyez bien que je ne m’occupe pas de vous.

– À la bonne heure, grommela Pincorney, si vous ne vous occupez pas de moi, je n’ai rien à dire.

– Ah ! monsieur, fit Eustache de Miradoux à Carmainges, avec les plus conciliantes intentions, vous n’êtes pas gracieux pour notre compatriote.

– Et de quoi diable vous mêlez-vous, monsieur ? reprit Ernauton de plus en plus contrarié.

– Vous avez raison, monsieur, dit Miradoux en saluant, cela ne me regarde point.

Et il tourna les talons pour aller rejoindre Lardille, assise dans un coin de la grande cheminée ; mais quelqu’un lui barra le passage.

C’était Militor, avec ses deux mains dans sa ceinture et son rire narquois sur les lèvres.

– Dites donc, beau-papa ? fit le vaurien.

– Après ?

– Qu’en dites-vous ?

– De quoi ?

– De la façon dont ce gentilhomme vous a rivé votre clou ?

– Heim !

– Il vous a secoué de la belle façon.

– Ah ! tu as remarqué cela, toi ? dit Eustache essayant de tourner Militor.

Mais celui-ci fit échouer la manœuvre en se portant à gauche et en se retrouvant de nouveau devant lui.

– Non seulement moi, continua Militor, mais encore tout le monde ; voyez comme chacun rit autour de nous.

Le fait est qu’on riait, mais pas plus de cela que d’autre chose.

Eustache devint rouge comme un charbon.

– Allons, allons, beau-papa, ne laissez pas refroidir l’affaire, dit Militor.

Eustache se dressa sur ses ergots et s’approcha de Carmainges.

– On prétend, monsieur, lui dit-il, que vous avez voulu m’être particulièrement désagréable ?

– Quand cela ?

– Tout à l’heure.

– À vous ?

– À moi.

– Et qui prétend cela ?

– Monsieur, dit Eustache en montrant Militor.

– Alors, monsieur, répondit Carmainges en appuyant ironiquement sur la qualification, alors monsieur est un étourneau.

– Oh ! oh ! fit Militor furieux.

– Et je l’engage, continua Carmainges, à ne point venir donner du bec sur moi, ou sinon je me rappellerai les conseils de M. de Loignac.

– M. de Loignac n’a point dit que je fusse un étourneau, monsieur.

– Non, il a dit que vous étiez un âne : préférez-vous cela ? Bien peu m’importe à moi ; si vous êtes un âne, je vous sanglerai ; si vous êtes un étourneau, je vous plumerai.

– Monsieur, dit Eustache, c’est mon beau-fils ; traitez-le mieux, je vous prie, par égard pour moi.

– Ah ! voilà comme vous me défendez, beau-papa ! s’écria Militor exaspéré ; s’il en est ainsi, je me défendrai mieux tout seul.

– À l’école, les enfants ! dit Ernauton, à l’école !

– À l’école ! s’écria Militor en s’avançant, le poing levé, sur M. de Carmainges ; j’ai dix-sept ans, entendez-vous, monsieur ?

– Et moi, j’en ai vingt-cinq, dit Ernauton ; voilà pourquoi je vais vous corriger selon vos mérites.

Et le saisissant par le collet et par la ceinture, il le souleva de terre et le jeta, comme il eût fait d’un paquet, par la fenêtre du rez-de-chaussée, dans la rue, et cela tandis que Lardille poussait des cris à faire crouler les murs.

– Maintenant, ajouta tranquillement Ernauton, beau-père, belle-mère, beau-fils et toutes les familles du monde, j’en fais de la chair à pâté, si l’on veut me déranger encore.

– Ma foi, dit Miradoux, je trouve qu’il a raison, moi : pourquoi l’agacer, ce gentilhomme ?

– Ah ! lâche ! lâche ! qui laisse battre son fils ! s’écria Lardille en s’avançant vers Eustache et en secouant ses cheveux épars.

– Là, là, là, fit Eustache, du calme, cela lui fera le caractère.

– Ah ça ! dites donc, on jette donc des hommes par la fenêtre ici ? dit un officier en entrant : que diable ! quand on se livre à ces sortes de plaisanteries, on devrait crier au moins : Gare là-dessous !

– Monsieur de Loignac ! s’écrièrent une vingtaine de voix.

– Monsieur de Loignac ! répétèrent les quarante-cinq.

Et à ce nom, connu par toute la Gascogne, chacun se leva et se tut.

IX. M. de Loignac §

Derrière M. de Loignac entra à son tour Militor, moulu de sa chute et cramoisi de colère.

– Serviteur, messieurs, dit Loignac ; nous menons grand bruit, ce me semble. – Ah ! ah ! maître Militor a encore fait le hargneux, à ce qu’il paraît, et son nez en souffre.

– On me paiera mes coups, grommela Militor en montrant le poing à Carmainges.

– Servez, maître Fournichon, cria Loignac, et que chacun soit doux avec son voisin, si c’est possible. Il s’agit, à partir de ce moment, de s’aimer comme des frères.

– Hum ! fit Sainte-Maline.

– La charité est rare, dit Chalabre en étendant sa serviette sur son pourpoint gris de fer, de manière à ce que, quelle que fût l’abondance des sauces, il ne lui arrivât aucun accident.

– Et s’aimer de si près, c’est difficile, ajouta Ernauton : il est vrai que nous ne sommes pas ensemble pour longtemps.

– Voyez, s’écria Pincorney qui avait encore les railleries de Sainte-Maline sur le cœur, on se moque de moi parce que je n’ai point de chapeau, et l’on ne dit rien à M. de Montcrabeau, qui va dîner avec une cuirasse du temps de l’empereur Pertinax dont il descend selon toute probabilité… Ce que c’est que la défensive !

Montcrabeau, piqué au jeu, se redressa, et avec une voix de fausset :

– Messieurs, dit-il, je l’ôte : avis à ceux qui aiment mieux me voir avec des armes offensives qu’avec des armes défensives.

Et il délaça majestueusement sa cuirasse en faisant signe à son laquais, gros grison d’une cinquantaine d’années, de s’approcher de lui.

– Allons, la paix ! la paix ! fit M. de Loignac, et mettons-nous à table.

– Débarrassez-moi de cette cuirasse, je vous prie, dit Pertinax à son laquais.

Le gros homme la lui prit des mains.

– Et moi, lui dit-il tout bas, ne vais-je point dîner aussi ? Fais-moi donc servir quelque chose, Pertinax, je meurs de faim.

Cette interpellation, si étrangement familière qu’elle fût, n’excita aucun étonnement chez celui auquel elle était adressée.

– J’y ferai mon possible, dit-il ; mais, pour plus grande certitude, enquérez-vous de votre côté.

– Hum ! fit le laquais d’un ton maussade, voilà qui n’est point rassurant.

– Ne vous reste-t-il absolument rien ? demanda Pertinax.

– Nous avons mangé notre dernier écu à Sens.

– Dame ! voyez à faire argent de quelque chose.

Il achevait à peine, quand on entendit crier dans la rue, puis sur le seuil de l’hôtellerie :

– Marchand de vieux fer ! qui vend son fer et sa ferraille ?

À ce cri, madame Fournichon courut vers la porte, tandis que Fournichon transportait majestueusement les premiers plats sur la table.

Si l’on en juge d’après l’accueil qui lui fut fait, la cuisine de Fournichon était exquise.

Fournichon, ne pouvant faire face à tous les compliments qui lui étaient adressés, voulut admettre sa femme à leur partage.

Il la chercha des yeux, mais inutilement : elle avait disparu.

Il l’appela.

– Que fait-elle donc ? demanda-t-il à un marmiton en voyant qu’elle ne venait pas.

– Ah ! maître, un marché d’or, répondit celui-ci. Elle vend toute votre vieille ferraille pour de l’argent neuf.

– J’espère qu’il n’est pas question de ma cuirasse de guerre ni de mon armet de bataille ! s’écria Fournichon en s’élançant vers la porte.

– Et non, et non, dit Loignac, puisque l’achat des armes est défendu par ordonnance du roi.

– N’importe, dit Fournichon.

Et il courut vers la porte.

Madame Fournichon rentrait triomphante.

– Eh bien, qu’avez-vous ? dit-elle en regardant son mari tout effaré.

– J’ai qu’on me prévient que vous vendez mes armes.

– Après ?

– C’est que je ne veux pas qu’on les vende, moi !

– Bah ! puisque nous sommes en paix, mieux valent deux casseroles neuves qu’une vieille cuirasse.

– Ce doit cependant être un assez pauvre commerce que celui du vieux fer, depuis cet édit du roi dont parlait tout à l’heure M. de Loignac ! dit Chalabre.

– Au contraire, monsieur, dit dame Fournichon, et depuis longtemps ce même marchand-là me tentait avec ses offres. Ma foi, aujourd’hui je n’ai pu y résister, et retrouvant l’occasion, je l’ai saisie. Dix écus, monsieur, sont dix écus, et une vieille cuirasse n’est jamais qu’une vieille cuirasse.

– Comment ! dix écus ! fit Chalabre ; si cher que cela ? diable !

Et il devint pensif.

– Dix écus ! répéta Pertinax en jetant un coup d’œil éloquent sur son laquais ; entendez-vous, monsieur Samuel ?

Mais M. Samuel n’était déjà plus là.

– Ah ça ! mais, dit M. de Loignac, ce marchand-là risque la corde, ce me semble ?

– Oh ! c’est un brave homme, bien doux et bien arrangeant, reprit madame Fournichon.

– Mais que fait-il de toute cette ferraille ?

– Il la revend au poids.

– Au poids ! fit Loignac, et vous dites qu’il vous a donné dix écus ? de quoi ?

– D’une vieille cuirasse et d’une vieille salade.

– En supposant qu’elles pesassent vingt livres à elle deux, c’est un demi-écu la livre. Parfandious ! comme dit quelqu’un de ma connaissance, ceci cache un mystère !

– Que ne puis-je tenir ce brave homme de marchand en mon château ! dit Chalabre dont les yeux s’allumèrent, je lui en vendrais trois milliers pesant, de heaumes, de brassards et de cuirasses.

– Comment ! vous vendriez les armures de vos ancêtres ? dit Sainte-Maline d’un ton railleur.

– Ah ! monsieur, dit Eustache de Miradoux, vous auriez tort ; ce sont des reliques sacrées.

– Bah ! dit Chalabre ; à l’heure qu’il est, mes ancêtres sont des reliques eux-mêmes, et n’ont plus besoin que de messes.

Le repas allait s’échauffant, grâce au vin de Bourgogne dont les épices de Fournichon accéléraient la consommation.

Les voix montaient à un diapason supérieur, les assiettes sonnaient, les cerveaux s’emplissaient de vapeurs au travers desquelles chaque Gascon voyait tout en rose, excepté Militor qui songeait à sa chute, et Carmainges qui songeait à son page.

– Voilà beaucoup de gens joyeux, dit Loignac à son voisin, qui justement était Ernauton, et ils ne savent pas pourquoi.

– Ni moi non plus, répondit Carmainges. Il est vrai que, pour mon compte, je fais exception, et ne suis pas le moins du monde en joie.

– Vous avez tort, quant à vous, monsieur, reprit Loignac ; car vous êtes de ceux pour qui Paris est une mine d’or, un paradis d’honneurs, un monde de félicités.

Ernauton secoua la tête.

– Eh bien, voyons !

– Ne me raillez pas, monsieur de Loignac, dit Ernauton ; et vous qui paraissez tenir tous les fils qui font mouvoir la plupart de nous, faites-moi du moins cette grâce de ne point traiter le vicomte Ernauton de Carmainges en comédien de bois.

– Je vous ferai encore d’autres grâces que celle-là, monsieur le vicomte, dit Loignac en s’inclinant avec politesse ; je vous ai distingué au premier coup d’œil entre tous, vous dont l’œil est fier et doux, et cet autre jeune homme là-bas dont l’œil est sournois et sombre.

– Vous l’appelez ?

– M. de Sainte-Maline.

– Et la cause de cette distinction, monsieur, si cette demande n’est pas toutefois une trop grande curiosité de ma part ?

– C’est que je vous connais, voilà tout.

– Moi, fit Ernauton surpris ; moi, vous me connaissez ?

– Vous et lui, lui et tous ceux qui sont ici.

– C’est étrange.

– Oui, mais c’est nécessaire.

– Pourquoi est-ce nécessaire ?

– Parce qu’un chef doit connaître ses soldats.

– Et que tous ces hommes…

– Seront mes soldats demain.

– Mais je croyais que M. d’Épernon…

– Chut ! Ne prononcez pas ce nom-là ici, ou plutôt ici ne prononcez aucun nom ; ouvrez les oreilles et fermez la bouche, et puisque j’ai promis de vous faire toutes grâces, prenez d’abord ce conseil comme un acompte.

– Merci, monsieur, dit Ernauton.

Loignac essuya sa moustache, et se levant :

– Messieurs, dit-il, puisque le hasard réunit ici quarante-cinq compatriotes, vidons un verre de ce vin d’Espagne à la prospérité de tous les assistants.

Cette proposition souleva des applaudissements frénétiques.

– Ils sont ivres pour la plupart, dit Loignac à Ernauton : ce serait un bon moment pour faire raconter à chacun son histoire, mais le temps nous manque.

Puis haussant la voix :

– Holà ! maître Fournichon, dit-il, faites sortir d’ici tout ce qui est femmes, enfants et laquais.

Lardille se leva en maugréant ; elle n’avait point achevé son dessert.

Militor ne bougea point.

– M’a-t-on entendu là-bas ? dit Loignac avec un coup d’œil qui ne souffrait pas de réplique… Allons, allons, à la cuisine, monsieur Militor !

Au bout de quelques instants, il ne restait plus dans la salle que les quarante-cinq convives et M. de Loignac.

– Messieurs, dit ce dernier, chacun de vous sait qui l’a fait venir à Paris, ou du moins s’en doute. Bon, bon, ne criez pas son nom ; vous le savez, cela suffit. Vous savez aussi que vous êtes venus pour lui obéir.

Un murmure d’assentiment s’éleva de toutes les parties de la salle ; seulement, comme chacun savait uniquement la chose qui le concernait et ignorait que son voisin fût venu, mu par la même puissance que lui, tous se regardèrent avec étonnement.

– C’est bien, dit Loignac ; vous vous regarderez plus tard, messieurs. Soyez tranquilles, vous avez le temps de faire connaissance. Vous êtes donc venus pour obéir à cet homme, reconnaissez-vous cela ?

– Oui ! oui ! crièrent les quarante-cinq, nous le reconnaissons.

– Eh bien, pour commencer, continua Loignac, vous allez partir sans bruit de cette hôtellerie pour venir habiter le logement qu’on vous a désigné.

– À tous ? demanda Sainte-Maline.

– À tous.

– Nous sommes tous mandés, nous sommes tous égaux ici, continua Perducas dont les jambes étaient si incertaines qu’il lui fallut, pour maintenir son centre de gravité, passer un bras autour du cou de Chalabre.

– Prenez donc garde, dit celui-ci, vous froissez mon pourpoint.

– Oui, tous égaux, reprit Loignac, devant la volonté du maître.

– Oh ! oh ! monsieur, dit en rougissant Carmainges, pardon, mais on ne m’avait pas dit que M. d’Épernon s’appellerait mon maître.

– Attendez.

– Ce n’est point cela que j’avais compris.

– Mais attendez donc, maudite tête !

Il se fit de la part du plus grand nombre un silence curieux, et de la part de quelques autres un silence impatient.

– Je ne vous ai pas dit encore qui serait votre maître, messieurs…

– Oui, dit Sainte-Maline ; mais vous avez dit que nous en aurions un.

– Tout le monde a un maître ! s’écria Loignac ; mais si votre air est trop fier pour s’arrêter où vous venez de dire, cherchez plus haut ; non seulement je ne vous le défends pas, mais je vous y autorise.

– Le roi, murmura Carmainges.

– Silence, dit Loignac, vous êtes venus ici pour obéir, obéissez donc ; en attendant voici un ordre que vous allez me faire le plaisir de lire à haute voix, monsieur Ernauton.

Ernauton déplia lentement le parchemin que lui tendait M. de Loignac, et lut à haute voix :

« Ordre à M. de Loignac d’aller prendre, pour les commander, les quarante-cinq gentilshommes que j’ai mandés à Paris, avec l’assentiment de Sa Majesté.

NOGARET DE LA VALETTE,

Duc d’Épernon. »

Ivres ou rassis, tous s’inclinèrent : il n’y eut d’inégalités que dans l’équilibre, lorsqu’il fallut se relever.

– Ainsi, vous m’avez entendu, dit M. de Loignac : il s’agit de me suivre à l’instant même. Vos équipages et vos gens demeureront ici, chez maître Fournichon qui en aura soin, et où je les ferai reprendre plus tard ; mais, pour le présent, hâtez-vous, les bateaux attendent.

– Les bateaux ? répétèrent tous les Gascons ; nous allons donc nous embarquer ?

Et ils échangèrent entre eux des regards affamés de curiosité.

– Sans doute, dit Loignac, que vous allez vous embarquer. Pour aller au Louvre, ne faut-il point passer l’eau ?

– Au Louvre, au Louvre ! murmurèrent les Gascons joyeux ; cap de Bious ! nous allons au Louvre !

Loignac quitta la table, fit passer devant lui les quarante-cinq, en les comptant comme des moutons, et les conduisit par les rues jusqu’à la tour de Nesle.

Là se trouvaient trois grandes barques qui prirent chacune quinze passagers à bord et s’éloignèrent du rivage.

– Que diable allons-nous faire au Louvre ? se demandèrent les plus intrépides, dégrisés par l’air froid de la rivière, et fort mesquinement couverts pour la plupart.

– Si j’avais ma cuirasse au moins ! murmura Pertinax de Moncrabeau.

X. L’homme aux cuirasses §

Pertinax avait bien raison de regretter sa cuirasse absente, car à cette heure justement, par l’intermédiaire de ce singulier laquais que nous avons vu parler si familièrement à son maître, il venait de s’en défaire à tout jamais.

En effet, sur ces mots magiques prononcés par madame Fournichon : dix écus, le valet de Pertinax avait couru après le marchand.

Comme il faisait déjà nuit et que sans doute le marchand de ferraille était pressé, ce dernier avait déjà fait une trentaine de pas lorsque Samuel sortit de l’hôtel.

Celui-ci fut donc obligé d’appeler le marchand de ferraille.

Celui-ci s’arrêta avec crainte et jeta un coup d’œil perçant sur l’homme qui venait à lui ; mais le voyant chargé de marchandises, il s’arrêta.

– Que voulez-vous, mon ami ? lui dit-il.

– Eh ! pardieu ! dit le laquais d’un air fin, ce que je veux, c’est faire affaire avec vous.

– Eh bien, alors faisons vite.

– Vous êtes pressé ?

– Oui.

– Oh ! vous me donnerez bien le temps de souffler, que diable !

– Sans doute, mais soufflez vite, on m’attend.

Il était évident que le marchand conservait une certaine défiance à l’endroit du laquais.

– Quand vous aurez vu ce que je vous apporte, dit ce dernier, comme vous me paraissez amateur, vous prendrez votre temps.

– Et que m’apportez-vous ?

– Une magnifique pièce, un ouvrage dont… Mais vous ne m’écoutez pas.

– Non, je regarde.

– Quoi ?

– Vous ne savez donc pas, mon ami, dit l’homme aux cuirasses, que le commerce des armes est défendu par un édit du roi ?

Et il jetait autour de lui des regards inquiets.

Le laquais jugea qu’il était bon de paraître ignorer.

– Je ne sais rien, moi, dit-il ; j’arrive de Mont-de-Marsan.

– Ah ! c’est différent alors, dit l’homme aux cuirasses, que cette réponse parut rassurer un peu ; mais quoique vous arriviez de Mont-de-Marsan, continua-t-il, vous savez cependant déjà que j’achète des armes ?

– Oui, je le sais.

– Et qui vous a dit cela ?

– Sangdioux ! nul n’a eu besoin de me le dire, et vous l’avez crié assez fort tout à l’heure.

– Où cela ?

– À la porte de l’hôtellerie de l’Épée du fier Chevalier.

– Vous y étiez donc ?

– Oui.

– Avec qui ?

– Avec une foule d’amis.

– Avec une foule d’amis ? Il n’y a jamais personne d’ordinaire à cette hôtellerie.

– Alors, vous avez dû la trouver bien changée ?

– En effet. Mais d’où venaient tous ces amis ?

– De Gascogne, comme moi.

– Êtes-vous au roi de Navarre ?

– Allons donc ! nous sommes Français de cœur et de sang.

– Oui, mais huguenots ?

– Catholiques comme notre saint père le pape, Dieu merci, dit Samuel en ôtant son bonnet ; mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, il s’agit de cette cuirasse.

– Rapprochons-nous un peu des murs, s’il vous plaît ; nous sommes par trop à découvert en pleine rue.

Et ils remontèrent de quelques pas jusqu’à une maison de bourgeoise apparence, aux vitraux de laquelle on n’apercevait aucune lumière.

Cette maison avait sa porte sous une sorte d’auvent formant balcon. Un banc de pierre accompagnait sa façade, dont il faisait le seul ornement.

C’était en même temps l’utile et l’agréable, car il servait d’étriers aux passants pour monter sur leurs mules ou sur leurs chevaux.

– Voyons cette cuirasse, dit le marchand, quand ils furent arrivés sous l’auvent.

– Tenez.

– Attendez ; on remue, je crois, dans la maison.

– Non, c’est en face.

Le marchand se retourna.

En effet, en face il y avait une maison à deux étages, dont le second s’éclairait parfois fugitivement.

– Faisons vite, dit le marchand en palpant la cuirasse.

– Hein ! comme elle est lourde ! dit Samuel.

– Vieille, massive, hors de mode.

– Objet d’art.

– Six écus, voulez-vous ?

– Comment ! six écus ! et vous en avez donné dix là-bas pour un vieux débris de corselet !

– Six écus, oui ou non, répéta le marchand.

– Mais considérez donc les ciselures ?

– Pour revendre au poids, qu’importent les ciselures ?

– Oh ! oh ! vous marchandez ici, dit Samuel, et là-bas vous avez donné tout ce qu’on a voulu.

– Je mettrai un écu de plus, dit le marchand avec impatience.

– Il y a pour quatorze écus, rien que de dorures.

– Allons, faisons vite, dit le marchand, ou ne faisons pas.

– Bon, dit Samuel, vous êtes un drôle de marchand : vous vous cachez pour faire votre commerce ; vous êtes en contravention avec les édits du roi, et vous marchandez les honnêtes gens.

– Voyons, voyons, ne criez pas comme cela.

– Oh ! je n’ai pas peur, dit Samuel en haussant la voix ; je ne fais pas un commerce illicite, et rien ne m’oblige à me cacher.

– Voyons, voyons, prenez dix écus et taisez-vous.

– Dix écus ? Je vous dis que l’or seul le vaut ; ah ! vous voulez vous sauver ?

– Mais non ; quel enragé !

– Ah ! c’est que si vous vous sauvez, voyez-vous, je crie à la garde, moi !

En disant ces mots, Samuel avait tellement haussé la voix qu’autant eût valu qu’il eût effectué sa menace sans la faire.

À ce bruit, une petite fenêtre s’était ouverte au balcon de la maison contre laquelle le marché se faisait ; et le grincement qu’avait produit cette fenêtre en s’ouvrant, le marchand l’avait entendu avec terreur.

– Allons, allons, dit-il, je vois bien qu’il faut faire tout ce que vous voulez ; voilà quinze écus, et allez-vous-en.

– À la bonne heure, dit Samuel en empochant les quinze écus.

– C’est bien heureux.

– Mais ces quinze écus sont pour mon maître, continua Samuel, et il me faut bien aussi quelque chose pour moi.

Le marchand jeta les yeux autour de lui en tirant à demi sa dague du fourreau. Évidemment il avait l’intention de faire à la peau de Samuel un accroc qui l’eût dispensé à tout jamais de racheter une cuirasse pour remplacer celle qu’il venait de vendre ; mais Samuel avait l’œil alerte comme un moineau qui vendange, et il recula en disant :

– Oui, oui, bon marchand, je vois ta dague ; mais je vois encore autre chose : cette figure au balcon qui te voit aussi.

Le marchand, blême de frayeur, regarda dans la direction indiquée par Samuel, et vit en effet au balcon une longue et fantastique créature, enveloppée dans une robe de chambre en fourrures de peaux de chat : cet argus n’avait perdu ni une syllabe ni un geste de la dernière scène.

– Allons, allons, vous faites de moi ce que vous voulez, dit le marchand avec un rire pareil à celui du chacal qui montre ses dents, voilà un écus en plus. Et que le diable vous étrangle ! ajouta-t-il tout bas.

– Merci, dit Samuel ; bon négoce !

Et saluant l’homme aux cuirasses, il disparut en ricanant.

Le marchand, demeuré seul dans la rue, se mit à ramasser la cuirasse de Pertinax et à l’enchâsser dans celle de Fournichon.

Le bourgeois regardait toujours, puis quand il vit le marchand bien empêché :

– Il paraît, monsieur, lui dit-il, que vous achetez des armures ?

– Mais non, monsieur, répondit le malheureux marchand ; c’est par hasard et parce que l’occasion s’en est présentée ainsi.

– Alors, le hasard me sert à merveille.

– En quoi, monsieur ? demanda le marchand.

– Imaginez-vous que j’ai justement là, à la portée de ma main, un tas de vieilles ferrailles qui me gênent.

– Je ne vous dis pas non ; mais pour le moment, vous le voyez, j’en ai tout ce que j’en puis porter.

– Je vais toujours vous les montrer.

– Inutile, je n’ai plus d’argent.

– Qu’à cela ne tienne, je vous ferai crédit ; vous m’avez l’air d’un parfait honnête homme.

– Merci, mais on m’attend.

– C’est étrange comme il me semble que je vous connais ! fit le bourgeois.

– Moi ? dit le marchand essayant inutilement de réprimer un frisson.

– Regardez donc cette salade, dit le bourgeois amenant avec son long pied l’objet annoncé, car il ne voulait point quitter la fenêtre de peur que le marchand ne se dérobât.

Et il déposa la salade dans la main du marchand.

– Vous me connaissez, dit celui-ci, c’est-à-dire que vous croyez me connaître ?

– C’est-à-dire que je vous connais. N’êtes-vous point…

Le bourgeois sembla chercher ; le marchand resta immobile et attendant.

– N’êtes-vous pas Nicolas ?

La figure du marchand se décomposa, on voyait le casque trembler dans sa main.

– Nicolas ? répéta-t-il.

– Nicolas Truchou, marchand quincaillier, rue de la Cossonnerie.

– Non, non, répliqua le marchand qui sourit et respira en homme quatre fois heureux.

– N’importe, vous avez une bonne figure ; il s’agit donc de m’acheter l’armure complète, cuirasse, brassards et épée.

– Faites attention que c’est commerce défendu, monsieur.

– Je le sais, votre vendeur vous l’a crié assez haut tout à l’heure.

– Vous avez entendu ?

– Parfaitement ; vous avez même été large en affaire : c’est ce qui m’a donné l’idée de me mettre en relations avec vous ; mais, soyez tranquille, je n’abuserai pas, moi ; je sais ce que c’est que le commerce : j’ai été négociant aussi.

– Ah ! et que vendiez-vous ?

– Ce que je vendais ?

– Oui.

– De la faveur.

– Bon commerce, monsieur.

– Aussi j’y ai fait fortune, et vous me voyez bourgeois.

– Je vous en fais mon compliment.

– Il en résulte que j’aime mes aises, et que je vends toute ma ferraille parce qu’elle me gêne.

– Je comprends cela.

– Il y a encore là les cuissards ; ah ! et puis les gants.

– Mais je n’ai pas besoin de tout cela.

– Ni moi non plus.

– Je prendrai seulement la cuirasse.

– Vous n’achetez donc que des cuirasses ?

– Oui.

– C’est drôle, car enfin vous achetez pour revendre au poids ; vous l’avez dit du moins, et du fer est du fer.

– C’est vrai, mais, voyez-vous, de préférence…

– Comme il vous plaira : achetez la cuirasse, ou plutôt, vous avez raison, allez, n’achetez rien du tout.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que, dans des temps comme ceux où nous vivons, chacun a besoin de ses armes.

– Quoi ! en pleine paix ?

– Mon cher ami, si nous étions en pleine paix, il ne se ferait pas un tel commerce de cuirasses, ventre de biche ! Ce n’est point à moi qu’on dit de ces choses-là.

– Monsieur ?

– Et si clandestin surtout.

Le marchand fit un mouvement pour s’éloigner.

– Mais, en vérité, plus je vous regarde, dit le bourgeois, plus je suis sûr que je vous connais ; non, vous n’êtes pas Nicolas Truchou, mais je vous connais tout de même.

– Silence.

– Et si vous achetez des cuirasses.

– Eh bien ?

– Eh bien, je suis sûr que c’est pour accomplir une œuvre agréable à Dieu.

– Taisez-vous !

– Vous m’enchantez, dit le bourgeois en tendant par le balcon un immense bras dont la main alla s’emmancher à la main du marchand.

– Mais qui diable êtes-vous ? demanda celui-ci qui sentit sa main prise comme dans un étau.

– Je suis Robert Briquet, surnommé la terreur du schisme, ami de l’Union, et catholique enragé ; maintenant je vous reconnais positivement.

Le marchand devint blême.

– Vous êtes Nicolas… Grimbelot, corroyeur à la Vache sans os.

– Non, vous vous trompez. Adieu, maître Robert Briquet ; enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Et le marchand tourna le dos au balcon.

– Comment, vous vous en allez ?

– Vous le voyez bien.

– Sans me prendre ma ferraille ?

– Je n’ai pas d’argent sur moi, je vous l’ai dit.

– Mon valet vous suivra.

– Impossible.

– Alors, comment faire ?

– Dame ! restons comme nous sommes.

– Ventre de biche ! je m’en garderais bien, j’ai trop grande envie de cultiver votre connaissance.

– Et moi de fuir la vôtre, répliqua le marchand qui, cette fois, se résignant à abandonner ses cuirasses et à tout perdre plutôt que d’être reconnu, prit ses jambes à son cou et s’enfuit.

Mais Robert Briquet n’était pas homme à se laisser battre ainsi ; il enfourcha son balcon, descendit dans la rue sans avoir presque besoin de sauter, et en cinq ou six enjambées il atteignit le marchand.

– Êtes-vous fou, mon ami ? dit-il en posant sa large main sur l’épaule du pauvre diable ; si j’étais votre ennemi, si je voulais vous faire arrêter, je n’aurais qu’à crier : le guet passe à cette heure dans la rue des Augustins ; mais non, vous êtes mon ami, ou le diable m’emporte ! et la preuve, c’est que maintenant je me rappelle positivement votre nom.

Cette fois le marchand se mit à rire.

Robert Briquet se plaça en face de lui.

– Vous vous nommez Nicolas Poulain, dit-il, vous êtes lieutenant de la prévôté de Paris ; je me souvenais bien qu’il y avait du Nicolas là-dessous.

– Je suis perdu ! balbutia le marchand.

– Au contraire, vous êtes sauvé ; ventre de biche ! vous ne ferez jamais pour la bonne cause ce que j’ai intention de faire, moi.

Nicolas Poulain laissa échapper un gémissement.

– Voyons, voyons, du courage, dit Robert Briquet ; remettez-vous ; vous avez trouvé un frère, frère Briquet ; prenez une cuirasse, je prendrai les deux autres : je vous fais cadeau de mes brassards, de mes cuissards et de mes gants par dessus le marché ; allons, en route, et vive l’Union !

– Vous m’accompagnez ?

– Je vous aide à porter ces armes qui doivent vaincre les Philistins : montrez-moi la route, je vous suis.

Il y eut dans l’âme du malheureux lieutenant de la prévôté un éclair de soupçon bien naturel, mais qui s’évanouit aussitôt qu’il eut brillé.

– S’il voulait me perdre, se murmura-t-il à lui-même, eût-il avoué qu’il me connaissait ?

Puis tout haut :

– Allons, puisque vous le voulez absolument, venez avec moi, dit-il.

– À la vie, à la mort ! cria Robert Briquet en serrant d’une main la main de son allié, tandis que de l’autre il levait triomphalement en l’air sa charge de ferraille.

Tous deux se mirent en route.

Après vingt minutes de marche, Nicolas Poulain arriva dans le Marais ; il était tout en sueur, tant à cause de la rapidité de la marche que du feu de leur conversation politique.

– Quelle recrue j’ai faite ! murmura Nicolas Poulain en s’arrêtant à peu de distance de l’hôtel de Guise.

– Je me doutais que mon armure allait de ce côté, pensa Briquet.

– Ami, dit Nicolas Poulain en se retournant avec un geste tragique vers Briquet, tout confit en airs innocents, avant d’entrer dans le repaire du lion, je vous laisse une dernière minute de réflexion ; il est temps de vous retirer si vous n’êtes pas fort de votre conscience.

– Bah ! dit Briquet, j’en ai vu bien d’autres : Et non intremuit medulla mea, déclama-t-il ; ah ! pardon, vous ne savez peut-être pas le latin ?

– Vous le savez, vous ?

– Comme vous voyez.

– Lettré, hardi, vigoureux, riche, quelle trouvaille ! se dit Poulain ; allons, entrons.

Et il conduisit Briquet à la gigantesque porte de l’hôtel de Guise, qui s’ouvrit au troisième coup du heurtoir de bronze.

La cour était pleine de gardes et d’hommes enveloppés de manteaux qui la parcouraient comme des fantômes.

Il n’y avait pas une seule lumière dans l’hôtel.

Huit chevaux sellés et bridés attendaient dans un coin.

Le bruit du marteau fit retourner la plupart de ces hommes, lesquels formèrent une espèce de haie pour recevoir les nouveaux venus.

Alors Nicolas Poulain, se penchant à l’oreille d’une sorte de concierge qui tenait le guichet entrebâillé, lui déclina son nom.

– Et j’amène un bon compagnon, ajouta-t-il.

– Passez, messires, dit le concierge.

– Portez ceci aux magasins, fit alors Poulain en remettant à un garde les trois cuirasses, plus la ferraille de Robert Briquet.

– Bon ! il y a un magasin, se dit celui-ci ; de mieux en mieux : pesté ! quel organisateur vous faites, messire prévôt ?

– Oui, oui, l’on a du jugement, répondit Poulain en souriant avec orgueil ; mais venez que je vous présente.

– Prenez garde, dit le bourgeois, je suis excessivement timide. Qu’on me tolère, c’est tout ce que je veux ; quand j’aurai fait mes preuves, je me présenterai tout seul, comme dit le Grec, par mes faits.

– Comme il vous plaira, répondit le lieutenant de la prévôté ; attendez-moi donc ici.

Et il alla serrer la main de la plupart des promeneurs.

– Qu’attendons-nous donc encore ? demanda une voix.

– Le maître, répondit une autre voix.

En ce moment, un homme de haute taille venait d’entrer dans l’hôtel ; il avait entendu les derniers mots échangés entre les mystérieux promeneurs.

– Messieurs, dit-il, je viens en son nom.

– Ah ! c’est monsieur de Mayneville ! s’écria Poulain.

– Eh ! mais me voilà en pays de connaissance, se dit Briquet à lui-même, et en étudiant une grimace qui le défigura complètement.

– Messieurs, nous voilà au complet ; délibérons, reprit la voix qui s’était fait entendre la première.

– Ah ! bon, dit Briquet, et de deux ; celui-ci c’est mon procureur, maître Marteau.

Et il changea de grimace avec une facilité qui prouvait combien les études physionomiques lui étaient familières.

– Montons, messieurs, fit Poulain.

M. de Mayneville passa le premier, Nicolas Poulain le suivit ; les hommes à manteaux vinrent après Nicolas Poulain, et Robert Briquet après les hommes à manteaux.

Tous montèrent les degrés d’un escalier extérieur aboutissant à une voûte.

Robert Briquet montait comme les autres, tout en murmurant :

– Mais le page, ou donc est ce diable de page ?

XI. Encore la Ligue §

Au moment où Robert Briquet montait l’escalier à la suite de tout le monde, en se donnant un air assez décent de conspirateur, il s’aperçut que Nicolas Poulain, après avoir parlé à plusieurs de ses mystérieux collègues, attendait à la porte de la voûte.

– Ce doit être pour moi, se dit Briquet.

En effet, le lieutenant de la prévôté arrêta son nouvel ami au moment même où il allait franchir le redoutable seuil.

– Vous ne m’en voudrez point, lui dit-il : mais la plupart de nos amis ne vous connaissent point et désirent prendre des informations sur vous avant de vous admettre au conseil.

– C’est trop juste, répliqua Briquet, et vous savez que ma modestie naturelle avait déjà prévu cette objection.

– Je vous rends justice, répliqua Poulain, vous êtes un homme accompli.

– Je me retire donc, poursuivit Briquet, bien heureux d’avoir vu en un soir tant de braves défenseurs de l’Union catholique.

– Voulez-vous que je vous reconduise ? demanda Poulain.

– Non, merci, ce n’est point la peine.

– C’est que l’on peut vous faire des difficultés à la porte ; cependant d’un autre côté, on m’attend.

– N’avez-vous pas un mot d’ordre pour sortir ? Je ne vous reconnaîtrais point là, maître Nicolas ; ce ne serait pas prudent.

– Si fait.

– Et bien ! donnez-le-moi.

– Au fait ! puisque vous êtes entré…

– Et que nous sommes amis.

– Soit ; vous n’avez qu’à dire : Parme et Lorraine.

– Et le portier m’ouvrira ?

– À l’instant même.

– Très bien, merci. Allez à vos affaires, je retourne aux miennes.

Nicolas Poulain se sépara de son compagnon et alla rejoindre ses collègues.

Briquet fit quelques pas comme s’il allait redescendre dans la cour, mais arrivé à la première marche de l’escalier, il s’arrêta pour explorer les localités.

Le résultat de ses observations fut que la voûte s’allongeait parallèlement au mur extérieur, qu’elle abritait par un large auvent. Il était évident que cette voûte aboutissait à quelque salle basse, propre à cette mystérieuse réunion à laquelle Briquet n’avait pas eu l’honneur d’être admis.

Ce qui le confirma dans cette supposition, qui devint bientôt une certitude, c’est qu’il vit apparaître une lumière à une fenêtre grillée, percée dans ce mur, et défendue par une espèce d’entonnoir en bois, comme on en met aujourd’hui aux fenêtres des prisons ou des couvents, pour intercepter la vue du dehors et ne laisser que l’air et l’aspect du ciel.

Briquet pensa bien que cette fenêtre était celle de la salle des réunions, et que si l’on pouvait arriver jusqu’à elle, l’endroit serait favorable à l’observation, et que, placé à cet observatoire, l’œil pouvait facilement suppléer aux autres sens.

Seulement la difficulté était d’arriver à cet observatoire et d’y prendre place pour voir sans être vu.

Briquet regarda autour de lui.

Il y avait dans la cour les pages avec leurs chevaux, les soldats avec leurs hallebardes, et le portier avec ses clefs ; en somme, tous gens alertes et clairvoyants.

Par bonheur, la cour était fort grande et la nuit fort noire.

D’ailleurs, pages et soldats, ayant vu disparaître les affidés sous la voûte, ne s’occupaient plus de rien, et le portier, sachant les portes bien closes et l’impossibilité où l’on était de sortir sans le mot de passe, ne s’occupait plus que de préparer son lit pour la nuit et de soigner un beau coquemar de vin épicé qui tiédissait devant le feu.

Il y a dans la curiosité des stimulants aussi énergiques que dans les élans de toute passion. Ce désir de savoir est si grand qu’il a dévoré la vie de plus d’un curieux.

Briquet avait été trop bien renseigné jusque-là pour ne point désirer de compléter ses renseignements. Il jeta un second regard autour de lui, et, fasciné par la lumière que renvoyait cette fenêtre sur les barreaux de fer, il crut voir dans ce signal d’appel, et dans ces barreaux si reluisants, quelque provocation pour ses robustes poignets.

En conséquence, résolu d’atteindre son entonnoir, Briquet se glissa le long de la corniche qui, du perron qu’elle semblait continuer comme ornement, aboutissait à cette fenêtre, et suivit le mur comme aurait pu le faire un chat ou un singe marchant appuyé des mains et des pieds aux ornements sculptés dans la muraille même.

Si les pages et les soldats eussent pu distinguer dans l’ombre cette silhouette fantastique glissant sur le milieu du mur sans support apparent, ils n’eussent certes pas manqué de crier à la magie, et plus d’un, parmi les plus braves, eût senti hérisser ses cheveux.

Mais Robert Briquet, ne leur laissa point le temps de voir ses sorcelleries.

En quatre enjambées, il toucha les barreaux, s’y cramponna, se tapit entre ces barreaux et l’entonnoir, de telle façon que du dehors il ne pût être aperçu, et que du dedans il fût à peu près masqué par le grillage.

Briquet ne s’était pas trompé, et il fut dédommagé amplement de ses peines et de son audace, lorsqu’une fois il en fut arrivé là.

En effet, son regard embrassait une grande salle éclairée par une lampe de fer à quatre becs, et remplie d’armures de toute espèce, parmi lesquelles, en cherchant bien, il eût pu certainement reconnaître ses brassards et son gorgerin.

Ce qu’il y avait là de piques, d’estocs, de hallebardes et de mousquets rangés en pile ou en faisceaux, eût suffi à armer quatre bons régiments.

Briquet donna cependant moins d’attention à la superbe ordonnance de ces armes qu’à l’assemblée chargée de les mettre en usage ou de les distribuer. Ses yeux ardents perçaient la vitre épaisse et enduite d’une couche grasse de fumée et de poussière, pour deviner les visages de connaissance sous les visières ou les capuchons.

– Oh ! oh ! dit-il, voici maître Crucé, notre révolutionnaire ; voici notre petit Brigard, l’épicier au coin de la rue des Lombards ; voici maître Leclerc, qui se fait appeler Bussy, et qui, n’eût certes pas osé commettre un tel sacrilège du temps que le vrai Bussy vivait. Il faudra quelque jour que je demande à cet ancien maître, en fait d’armes, s’il connaît la botte secrète dont un certain David de ma connaissance est mort à Lyon. Peste ! la bourgeoisie est grandement représentée, mais la noblesse… ah ! M. de Mayneville ; Dieu me pardonne ! il serre la main de Nicolas Poulain : c’est touchant, on fraternise. Ah ! ah ! ce M. de Mayneville est donc orateur ? il se pose, ce me semble, pour prononcer une harangue ; il a le geste agréable et roule des yeux persuasifs.

Et, en effet, M. de Mayneville avait commencé un discours.

Robert Briquet secouait la tête, tandis que M. de Mayneville parlait, non pas qu’il pût entendre un seul mot de la harangue ; mais il interprétait ses gestes et ceux de l’assemblée.

– Il ne semble guère persuader son auditoire. Crucé lui fait la grimace, Lachapelle-Marteau lui tourne le dos, et Bussy-Leclerc hausse les épaules. Allons, allons, monsieur de Mayneville, parlez, suez, soufflez, soyez éloquent, ventre de biche ! Oh ! à la bonne heure, voici les gens de l’auditoire qui se raniment. Oh ! oh ! on se rapproche, on lui serre la main, on jette en l’air les chapeaux ; diable !

Briquet, comme nous l’avons dit, voyait et ne pouvait entendre ; mais nous qui assistons en esprit aux délibérations de l’orageuse assemblée, nous allons dire au lecteur ce qui venait de s’y passer.

D’abord Crucé, Marteau et Bussy s’étaient plaints à M. de Mayneville de l’inaction du duc de Guise.

Marteau, en sa qualité de procureur, avait pris la parole.

– Monsieur de Mayneville, avait-il dit, vous venez de la part du duc Henri de Guise ? – Merci. – Et nous vous acceptons comme ambassadeur ; mais la présence du duc lui-même nous est indispensable. Après la mort de son glorieux père, à l’âge de dix-huit ans, il a fait adopter à tous les bons Français le projet de l’Union et nous a enrôlés tous sous cette bannière. Selon notre serment, nous avons exposé nos personnes et sacrifié notre fortune pour le triomphe de cette sainte cause ; et voilà que, malgré nos sacrifices, rien ne progresse, rien ne se décide. Prenez garde, monsieur de Mayneville, les Parisiens se lasseront ; or, Paris une fois las, que fera-t-on en France ? M. le duc devrait y songer.

Cet exorde obtint l’assentiment de tous les ligueurs, et Nicolas Poulain surtout se distingua par son zèle à l’applaudir.

M. de Mayneville répondit avec simplicité.

– Messieurs, si rien ne se décide, c’est que rien n’est mûr encore. Examinez la situation, je vous prie. M. le duc et son frère, M. le cardinal, sont à Nancy en observation : l’un met sur pied une armée destinée à contenir les huguenots de Flandre, que M. le duc d’Anjou veut jeter sur nous pour nous occuper ; l’autre expédie courrier sur courrier à tout le clergé de France, et au pape, pour faire adopter l’Union. M. le duc de Guise sait ce que vous ne savez pas, messieurs, c’est que cette vieille alliance, mal rompue entre le duc d’Anjou et le Béarnais, est prête à se renouer. Il s’agit d’occuper l’Espagne du côté de la Navarre, et de l’empêcher de nous envoyer des armes et de l’argent. Or, M. le duc veut être, avant de rien faire et surtout avant de venir à Paris, en état de combattre l’hérésie et l’usurpation. Mais, à défaut de M. de Guise, nous avons M. de Mayenne qui se multiplie comme général et comme conseiller, et que j’attends d’un moment à l’autre.

– C’est-à-dire, interrompit Bussy, et ce fut à ce moment qu’il haussa les épaules, c’est-à-dire que vos princes sont partout où nous ne sommes pas, et jamais où nous avons besoin qu’ils soient. Que fait madame de Montpensier, par exemple ?

– Monsieur, madame de Montpensier est entrée ce matin à Paris.

– Et personne ne l’a vue ?

– Si fait, monsieur.

– Et quelle est cette personne ?

– Salcède.

– Oh ! oh ! fit toute l’assemblée.

– Mais, dit Crucé, elle s’est donc rendue invisible ?

– Pas tout à fait, mais insaisissable, je l’espère.

– Et comment sait-on qu’elle est ici ? demanda Nicolas Poulain ; je ne présume pas que ce soit Salcède qui vous l’ait dit.

– Je sais qu’elle est ici, répondit Mayneville, parce que je l’ai accompagnée jusqu’à la porte Saint-Antoine.

– J’ai entendu dire qu’on avait fermé les portes, interrompit Marteau qui convoitait l’occasion de placer un second discours.

– Oui, monsieur, répondit Mayneville avec son éternelle politesse dont aucune attaque ne pouvait le faire sortir.

– Comment se les est-elle fait ouvrir alors ?

– À sa façon.

– Et elle a le pouvoir de se faire ouvrir les portes de Paris ? dirent les ligueurs, jaloux et soupçonneux comme sont toujours les petits lorsqu’ils s’allient aux grands.

– Messieurs, dit Mayneville, il se passait ce matin aux portes de Paris une chose que vous paraissez ignorer ou du moins ne savoir que vaguement. La consigne avait été donnée de ne laisser franchir la barrière qu’à ceux qui seraient porteurs d’une carte d’admission : de qui devait être signée cette carte ? je l’ignore. Or, devant nous, à la porte Saint-Antoine, cinq ou six hommes dont quatre assez pauvrement vêtus et d’assez mauvaise mine, six hommes sont venus ; ils étaient porteurs de ces cartes obligées et nous ont passé devant la face. Quelques-uns d’entre eux avaient l’insolente bouffonnerie des gens qui se croient en pays conquis. – Quels sont ces hommes, quelles sont ces cartes ? répondez-nous, messieurs de Paris, vous qui avez charge de ne rien ignorer touchant les affaires de votre ville.

Ainsi, Mayneville, d’accusé, s’était fait accusateur, ce qui est le grand art de l’art oratoire.

– Des cartes, des gens insolents, des admissions exceptionnelles aux portes de Paris ; oh ! oh ! que veut dire cela ? demanda Nicolas Poulain tout rêveur.

– Si vous ne savez pas ces choses, vous qui vivez ici, comment les saurions-nous, nous qui vivons en Lorraine, passant tout notre temps à courir sur les routes pour joindre les deux bouts de ce cercle qu’on appelle l’Union ?

– Et ces gens, enfin, comment venaient-ils ?

– Les uns à pied, les autres à cheval ; les uns seuls, d’autres avec des laquais.

– Sont-ce des gens du roi ?

– Trois ou quatre avaient l’air de mendiants.

– Sont-ce des gens de guerre ?

– Ils n’avaient que deux épées à eux six.

– Ce sont des étrangers ?

– Je les suppose Gascons.

– Oh ! firent quelques voix avec un accent de mépris.

– N’importe, dit Bussy, fussent-ils Turcs, ils doivent éveiller notre attention. On s’informera d’eux. Monsieur Poulain, c’est votre affaire. Mais tout cela ne nous dit rien des affaires de la Ligue.

– Il y a un nouveau plan, répondit M. de Mayneville. Vous saurez demain que Salcède, qui nous avait déjà trahis et qui devait nous trahir encore, non seulement n’a point parlé, mais encore s’est rétracté sur l’échafaud ; et cela grâce à la duchesse qui, entrée à la suite d’un de ces porteurs de cartes, a eu le courage de pénétrer jusqu’à l’échafaud, au risque d’être broyée mille fois, et de se faire voir au patient, au risque d’être reconnue. C’est en ce moment que Salcède s’est arrêté dans son effusion : un instant après, notre brave bourreau l’arrêtait dans son repentir. Ainsi, messieurs, vous n’avez rien à craindre du côté de nos entreprises de Flandre. Ce secret terrible s’en est allé roulant dans une tombe.

Ce fut cette dernière phrase qui rapprocha les ligueurs de M. de Mayneville.

Briquet devinait leur joie à leurs mouvements. Cette joie inquiétait beaucoup le digne bourgeois, qui parut prendre une résolution soudaine.

Il se laissa glisser du haut de son entonnoir sur le pavé de la cour, et se dirigea vers la porte où, sur l’énonciation des deux mots : Parme et Lorraine, le portier lui livra passage.

Une fois dans la rue, maître Robert Briquet respira si bruyamment que l’on comprenait que depuis bien longtemps il retenait son souffle.

Le conciliabule durait toujours ; l’histoire nous apprend ce qui s’y passait.

M. de Mayneville apportait de la part des Guises, aux insurgés futurs de Paris, tout le plan de l’insurrection.

Il ne s’agissait de rien moins que d’égorger les personnages importants de la ville, connus pour tenir en faveur du roi, de parcourir les rues en criant : Vive la messe ! mort aux politiques ! et d’allumer ainsi une Saint-Barthélemy nouvelle avec les vieux débris de l’ancienne ; seulement, dans celle-ci, on confondait les catholiques mal pensants avec les huguenots de toute espèce.

En agissant ainsi on servait deux dieux, celui qui règne au ciel et celui qui allait régner sur la France :

L’Éternel et M. de Guise.

XII. La chambre de sa majesté Henri III au Louvre §

Dans cette grande chambre du Louvre, où déjà tant de fois nos lecteurs sont entrés avec nous et où nous avons vu le pauvre roi Henri III dépenser de si longues et de si cruelles heures, nous allons le retrouver encore une fois, non plus roi, non plus maître, mais abattu, pâle, inquiet et livré sans réserve à la persécution de toutes les ombres que son souvenir évoque incessamment sous ces voûtes illustres.

Henri était bien changé depuis cette mort fatale de ses amis que nous avons racontée ailleurs : ce deuil avait passé sur sa tête comme un ouragan dévastateur, et le pauvre roi, qui, se souvenant sans cesse qu’il était un homme, n’avait mis sa force et sa confiance que dans les affections privées, s’était vu dépouiller, par la mort jalouse, de toute confiance et de toute force, anticipant ainsi sur le moment terrible où les rois vont à Dieu, seuls, sans amis, sans garde et sans couronne.

Henri III avait été cruellement frappé : tout ce qu’il aimait était successivement tombé au tour de lui. Après Schomberg, Quélus et Maugiron tués en duel par Livarot et Antraguet, Saint-Mégrin avait été assassiné par M. de Mayenne : les plaies étaient restées vives et saignantes… L’affection qu’il portait à ses nouveaux favoris, d’Épernon et Joyeuse, ressemblait à celle qu’un père qui a perdu ses meilleurs enfants reporte sur ceux qui lui restent : tout en connaissant parfaitement les défauts de ceux-ci, il les aime, il les ménage, il les garde pour ne donner sur eux aucune prise à la mort.

Il avait comblé de biens d’Épernon, et cependant il n’aimait d’Épernon que par soubresauts et par caprice ; en de certains moments même il le haïssait. C’est alors que Catherine, cette impitoyable conseillère en qui veillait toujours la pensée, comme la lampe dans le tabernacle, c’est alors que Catherine, incapable de folies même dans sa jeunesse, prenait la voix du peuple pour fronder les affections du roi.

Jamais elle ne lui eût dit, quand il vidait le trésor pour ériger en duché la terre de Lavalette et l’agrandir royalement, jamais elle ne lui eût dit : Sire, haïssez ces hommes qui ne vous aiment pas, ou, ce qui est bien pis, qui ne vous aiment que pour eux. Mais voyait-elle le sourcil du roi se froncer, l’entendait-elle, dans un moment de lassitude, accuser d’Épernon d’avarice ou de couardise, elle trouvait aussitôt le mot inflexible qui résumait tous les griefs du peuple et de la royauté contre d’Épernon, et qui creusait un nouveau sillon dans la haine royale.

D’Épernon, Gascon incomplet, avait pris, avec sa finesse et sa perversité native, la mesure de la faiblesse royale ; il savait cacher son ambition, ambition vague, et dont le but lui était encore inconnu à lui-même ; seulement son avidité lui tenait lieu de boussole pour se diriger vers le monde lointain et ignoré que lui cachaient encore les horizons de l’avenir, et c’était d’après cette avidité seule qu’il se gouvernait.

Le trésor se trouvait-il par hasard un peu garni, on voyait surgir et s’approcher d’Épernon, le bras arrondi et le visage riant ; le trésor était-il vide, il disparaissait, la lèvre dédaigneuse et le sourcil froncé, pour s’enfermer, soit dans son hôtel, soit dans quelqu’un de ses châteaux, où il pleurait misère jusqu’à ce qu’il eût pris le pauvre roi par la faiblesse du cœur et tiré de lui quelque don nouveau.

Par lui le favoritisme avait été érigé en métier, métier dont il exploitait habilement tous les revenus possibles. D’abord il ne passait pas au roi le moindre retard à payer aux échéances ; puis, lorsqu’il devint plus tard courtisan et que les bises capricieuses de la faveur royale furent revenues assez fréquentes pour solidifier sa cervelle gasconne, plus tard, disons-nous, il consentit à se donner une part du travail, c’est-à-dire à coopérer à la rentrée des fonds dont il voulait faire sa proie.

Cette nécessité, il le sentait bien, l’entraînait à devenir, de courtisan paresseux, ce qui est le meilleur de tous les états, courtisan actif, ce qui est la pire de toutes les conditions. Il déplora bien amèrement alors les doux loisirs de Quélus, de Schomberg et de Maugiron, qui, eux, n’avaient de leur vie parlé affaires publiques ni privées, et qui convertissaient si facilement la faveur en argent et l’argent en plaisirs ; mais les temps avaient changé : l’âge de fer avait succédé à l’âge d’or ; l’argent ne venait plus comme autrefois : il fallait aller à l’argent, fouiller, pour le prendre, dans les veines du peuple, comme dans une mine à moitié tarie. D’Épernon se résigna et se lança en affamé dans les inextricables ronces de l’administration, dévastant ça et là sur son passage, et pressurant sans tenir compte des malédictions, chaque fois que le bruit des écus d’or couvrait la voix des plaignants.

* * * * *

L’esquisse rapide et bien incomplète que nous avons tracée du caractère de Joyeuse peut montrer au lecteur quelle différence il y avait entre les deux favoris qui se partageaient, nous ne dirons pas l’amitié, mais cette large portion d’influence que Henri laissait toujours prendre sur la France et sur lui-même à ceux qui l’entouraient. Joyeuse, tout naturellement et sans y réfléchir, avait suivi la trace et adopté la tradition des Quélus, des Schomberg, des Maugiron et des Saint-Mégrin : il aimait le roi et se faisait insoucieusement aimer par lui ; seulement tous ces bruits étranges qui avaient couru sur la merveilleuse amitié que le roi portait aux prédécesseurs de Joyeuse, étaient morts avec cette amitié ; aucune tache infâme ne souillait cette affection presque paternelle de Henri pour Joyeuse. D’une famille de gens illustres et honnêtes, Joyeuse avait du moins en public le respect de la royauté, et sa familiarité ne dépassait jamais certaines bornes. Dans le milieu de la vie morale, Joyeuse était un ami véritable d’Henri ; mais ce milieu ne se présentait guère. Anne était jeune, emporté, amoureux, égoïste ; c’était peu pour lui d’être heureux par le roi et de faire remonter le bonheur vers sa source ; c’était tout pour lui d’être heureux de quelque façon qu’il le fût. Brave, beau, riche, il brillait de ce triple reflet qui fait aux jeunes fronts une auréole d’amour. La nature avait trop fait pour Joyeuse, et Henri maudissait quelquefois la nature, qui lui avait laissé, à lui roi, si peu de chose à faire pour son ami.

Henri connaissait bien ces deux hommes, et les aimait sans doute à cause du contraste. Sous son enveloppe sceptique et superstitieuse, Henri cachait un fonds de philosophie qui, sans Catherine, se fût développé dans un sens d’utilité remarquable.

Trahi souvent, Henri ne fut jamais trompé.

C’est donc avec cette parfaite intelligence du caractère de ses amis, avec cette profonde connaissance de leurs défauts et de leurs qualités, qu’éloigné d’eux, isolé, triste, dans cette chambre sombre, il pensait à eux, à lui, à sa vie, et regardait dans l’ombre ces funèbres horizons déjà dessinés dans l’avenir pour beaucoup de regards moins clairvoyants que les siens.

Cette affaire de Salcède l’avait fort assombri. Seul entre deux femmes dans un pareil moment, Henri avait senti son dénûment ; la faiblesse de Louise l’attristait ; la force de Catherine l’épouvantait. Henri sentait enfin en lui cette vague et éternelle terreur qu’éprouvent les rois marqués par la fatalité, pour qu’une race s’éteigne en eux et avec eux.

S’apercevoir en effet que, quoique élevé au-dessus de tous les hommes, cette grandeur n’a pas de base solide ; sentir qu’on est la statue qu’on encense, l’idole qu’on adore ; mais que les prêtres et le peuple, les adorateurs et les ministres, vous inclinent ou vous relèvent selon leur intérêt, vous font osciller selon leur caprice, c’est, pour un esprit altier, la plus cruelle des disgrâces. Henri le sentait vivement et s’irritait de le sentir.

Et cependant, de temps en temps, il se reprenait à l’énergie de sa jeunesse éteinte en lui bien avant la fin de cette jeunesse.

– Après tout, se disait-il, pourquoi m’inquiéterais-je ? Je n’ai plus de guerres à subir ; Guise est à Nancy, Henri à Pau ; l’un est obligé de renfermer son ambition en lui-même, l’autre n’en a jamais eu.

Les esprits se calment ; nul Français n’a sérieusement envisagé cette entreprise impossible de détrôner son roi ; cette troisième couronne promise par les ciseaux d’or de madame de Montpensier n’est qu’un propos de femme blessée dans son amour-propre ; ma mère seule rêve toujours à son fantôme d’usurpation, sans pouvoir sérieusement me montrer l’usurpateur ; mais moi, qui suis un homme, moi qui suis un cerveau jeune encore malgré mes chagrins, je sais à quoi m’en tenir sur les prétendants qu’elle redoute.

Je rendrai Henri de Navarre ridicule, Guise odieux, et je dissiperai, l’épée à la main, les ligues étrangères. Par la mordieu ! je ne valais pas mieux que je ne vaux aujourd’hui, à Jarnac et à Montcontour.

Oui, continuait Henri en laissant retomber sa tête sur sa poitrine ; oui, mais, en attendant, je m’ennuie, et c’est mortel de s’ennuyer. Eh ! voilà mon seul, mon véritable conspirateur, l’ennui ! et ma mère ne me parle jamais de celui-là.

Voyez, s’il me viendra quelqu’un ce soir ! Joyeuse avait tant promis d’être ici de bonne heure : il s’amuse, lui ; mais comment diable fait-il pour s’amuser ? D’Épernon ? ah ! celui-là, il ne s’amuse pas : il boude : il n’a pas encore touché sa traite de vingt-cinq mille écus sur les pieds fourchus ; eh bien, ma foi ! qu’il boude tout à son aise.

– Sire, dit la voix de l’huissier, M. le duc d’Épernon.

Tous ceux qui connaissent les ennuis de l’attente, les récriminations qu’elle suggère contre les personnes attendues, la facilité avec laquelle se dissipe le nuage lorsque la personne paraît, comprendront l’empressement que mit le roi à ordonner que l’on avançât un pliant pour le duc.

– Ah ! bonsoir, duc, dit-il, je suis enchanté de vous voir.

D’Épernon s’inclina respectueusement.

– Pourquoi donc n’êtes-vous point venu voir écarteler ce coquin d’Espagnol ; vous saviez bien que vous aviez une place dans ma loge, puisque je vous l’avais fait dire ?

– Sire, je n’ai pas pu.

– Vous n’avez pas pu ?

– Non, sire, j’avais affaire.

– Ne dirait-on pas, en vérité, qu’il est mon ministre avec sa mine d’une coudée, et qu’il vient m’annoncer qu’un subside n’a pas été payé, dit Henri en levant les épaules.

– Ma foi, sire, dit d’Épernon prenant au bond la balle, Votre Majesté est dans le vrai ; le subside n’a pas été payé, et je suis sans un écu.

– Bon, fit Henri impatient.

– Mais, reprit d’Épernon, ce n’est point de cela qu’il s’agit, et je me hâte de le dire à Votre Majesté, car elle pourrait croire que ce sont là les affaires dont je me suis occupé.

– Voyons ces affaires, duc.

– Votre Majesté sait ce qui s’est passé au supplice de Salcède.

– Parbleu, puisque j’y étais.

– On a tenté d’enlever le condamné.

– Je n’ai pas vu cela.

– C’est le bruit qui court par la ville cependant.

– Bruit, sans cause et sans résultat : on n’a pas remué.

– Je crois que Votre Majesté est dans l’erreur.

– Et sur quoi bases-tu ta croyance ?

– Sur ce que Salcède a démenti devant le peuple ce qu’il avait dit devant les juges.

– Ah ! vous savez déjà cela, vous ?

– Je tâche de savoir tout ce qui intéresse Votre Majesté.

– Merci, mais où voulez-vous en venir avec ce préambule ?

– À ceci : un homme qui meurt comme Salcède est mort en bien bon serviteur, sire.

– Eh bien ! après ?

– Le maître qui a de tels serviteurs est bien heureux : voilà tout.

– Et tu veux dire que je n’ai pas de tels serviteurs, moi, ou plutôt que je n’en ai plus ? Tu as raison, si c’est cela que tu veux dire.

– Ce n’est pas cela que je veux dire. Votre Majesté trouverait dans l’occasion, et je puis en répondre mieux que personne, des serviteurs aussi fidèles qu’en a trouvés le maître de Salcède.

– Le maître de Salcède, le maître de Salcède ! nommez donc une fois les choses par leur nom, vous tous qui m’entourez. Comment s’appelle-t-il ce maître ?

– Votre Majesté doit le savoir mieux que moi, elle qui s’occupe de politique.

– Je sais ce que je sais. Dites-moi ce que vous savez, vous.

– Moi, je ne sais rien ; seulement je me doute de beaucoup de choses.

– Bon ! dit Henri ennuyé, vous venez ici pour m’effrayer et me dire des choses désagréables, n’est-ce pas ? Merci, duc, je vous reconnais bien là.

– Allons, voilà que Votre Majesté me maltraite, dit d’Épernon.

– C’est assez juste, je crois.

– Non pas, sire. L’avertissement d’un homme dévoué peut tomber à faux ; mais cet homme n’en fait pas moins son devoir en donnant cet avertissement.

– Ce sont mes affaires.

– Ah ! du moment que Votre Majesté le prend ainsi, vous avez raison, sire ; n’en parlons donc plus.

Ici, il se fit un silence que le roi rompit le premier.

– Voyons, dit-il, ne m’assombris pas, duc. Je suis déjà lugubre comme un Pharaon d’Égypte en sa pyramide. Égaie-moi.

– Ah ! sire, la joie ne se commande point.

Le roi frappa la table de son poing avec colère.

– Vous êtes un entêté, un mauvais ami, duc ! s’écria-t-il. Hélas ! hélas ! je ne croyais pas avoir tout perdu en perdant mes serviteurs d’autrefois.

– Oserais-je faire remarquer à Votre Majesté qu’elle n’encourage guère les nouveaux ?

Ici le roi fit une nouvelle pause pendant laquelle, pour toute réponse, il regarda cet homme, dont il avait fait la haute fortune, avec une expression des plus significatives.

D’Épernon comprit.

– Votre Majesté me reproche ses bienfaits, dit-il du ton d’un Gascon achevé. Moi, je ne lui reproche pas mon dévoûment.

Et le duc, qui ne s’était pas encore assis, prit le pliant que le roi avait fait préparer pour lui.

– Lavalette, Lavalette, dit Henri avec tristesse, tu me navres le cœur, toi qui as tant d’esprit, toi qui pourrais, par ta bonne humeur, me faire gai et joyeux. Dieu m’est témoin que je n’ai point entendu parler de Quélus, si brave ; de Schomberg, si bon ; de Maugiron, si chatouilleux sur le point de mon honneur. Non, il y avait même en ce temps-là Bussy, Bussy, qui n’était point à moi si tu veux, mais que je me fusse acquis si je n’avais craint de donner de l’ombrage aux autres ; Bussy, qui est la cause involontaire de leur mort, hélas ! Où en suis-je venu, que je regrette même mes ennemis ! Certes, tous quatre étaient de braves gens. Eh ! mon Dieu ! ne te fâche point de ce que je dis là. Que veux-tu, Lavalette, ce n’est point ton tempérament de donner à chaque heure du jour de grands coups de rapière sur tout venant ; mais enfin, cher ami, si tu n’es pas aventureux et haut à la main, tu es facétieux, fin, de bon conseil parfois. Tu connais toutes mes affaires, comme cet autre ami plus humble avec lequel je n’éprouvai jamais un seul moment d’ennui.

– De qui Votre Majesté veut-elle parler ? demanda le duc.

– Tu devrais lui ressembler, d’Épernon.

– Mais encore faut-il que je sache qui Votre Majesté regrette.

– Oh ! pauvre Chicot, où es-tu ?

D’Épernon se leva tout piqué.

– Eh bien ! que fais-tu ? dit le roi.

– Il paraît, sire, que Votre Majesté est en mémoire aujourd’hui ; mais, en vérité, ce n’est pas heureux pour tout le monde.

– Et pourquoi cela ?

– C’est que Votre Majesté, sans y songer peut-être, me compare à messire Chicot, et que je me sens assez peu flatté de la comparaison.

– Tu as tort, d’Épernon. Je ne puis comparer à Chicot qu’un homme que j’aime et qui m’aime. C’était un solide et ingénieux serviteur que celui-là.

Et Henri poussa un profond soupir.

– Ce n’est pas pour ressembler à maître Chicot, je présume, que Votre Majesté m’ait fait duc et pair, dit d’Épernon.

– Allons, ne récriminons pas, dit le roi avec un si malicieux sourire que le Gascon, si fin et si impudent qu’il fût à la fois, se trouva plus mal à l’aise devant ce sarcasme timide qu’il ne l’eût été devant un reproche flagrant.

– Chicot m’aimait, continua Henri, et il me manque ; voilà tout ce que je puis dire. Oh ! quand je songe qu’à cette même place où tu es ont passé tous ces jeunes hommes, beaux, braves et fidèles ; que là-bas, sur le fauteuil où tu as posé ton chapeau, Chicot s’est endormi plus de cent fois !

– Peut-être était-ce fort spirituel, interrompit d’Épernon ; mais, en tout cas, c’était peu respectueux.

– Hélas ! continua Henri, ce cher ami n’a pas plus d’esprit que de corps aujourd’hui.

Et il agita tristement son chapelet de têtes de mort, qui fit entendre un cliquetis lugubre comme s’il eût été fait d’ossements réels.

– Eh ! qu’est-il donc devenu, votre Chicot ? demanda insoucieusement d’Épernon.

– Il est mort ! répondit Henri, mort comme tout ce qui m’a aimé !

– Eh bien ! sire, reprit le duc, je crois en vérité qu’il a bien fait de mourir ; il vieillissait, beaucoup moins cependant que ses plaisanteries, et l’on m’a dit que la sobriété n’était pas sa vertu favorite. De quoi est mort le pauvre diable, sire, d’indigestion ?

– Chicot est mort de chagrin, mauvais cœur, répliqua aigrement le roi.

– Il l’aura dit pour vous faire rire une dernière fois.

– Voilà qui te trompe : c’est qu’il n’a pas même voulu m’attrister par l’annonce de sa maladie. C’est qu’il savait combien je regrette mes amis, lui qui tant de fois m’a vu les pleurer.

– Alors c’est son ombre qui est revenue.

– Plût à Dieu que je le revisse, même en ombre ! Non, c’est son ami, le digne prieur Gorenflot, qui m’a écrit cette triste nouvelle.

– Gorenflot ! qu’est-ce que cela ?

– Un saint homme que j’ai fait prieur des Jacobins, et qui habite ce beau couvent hors de la porte Saint-Antoine, en face de la croix Faubin, près de Bel-Esbat.

– Fort bien ! quelque mauvais prêcheur à qui Votre Majesté aura donné un prieuré de trente mille livres et à qui elle se garde bien de le reprocher.

– Vas-tu devenir impie à présent ?

– Si cela pouvait désennuyer Votre Majesté, j’essaierais.

– Veux-tu te taire, duc ; tu offenses Dieu !

– Chicot l’était bien impie, lui, et il me semble qu’on lui pardonnait.

– Chicot est venu dans un temps où je pouvais encore rire de quelque chose.

– Alors, Votre Majesté a tort de le regretter.

– Pourquoi cela ?

– Si elle ne peut plus rire de rien, Chicot, si gai qu’il fût, ne lui serait pas d’un grand secours.

– L’homme était bon à tout, et ce n’est pas seulement à cause de son esprit que je le regrette.

– Et à cause de quoi ? Ce n’est point à cause de son visage, je présume, car il était fort laid, mons Chicot.

– Il avait des conseils sages.

– Allons ! je vois que, s’il vivait, Votre Majesté en ferait un garde des sceaux, comme elle a fait un prieur de ce frocard.

– Allez, duc, ne riez pas, je vous prie, de ceux qui m’ont témoigné de l’affection et pour qui j’en ai eu moi-même. Chicot, depuis qu’il est mort, m’est sacré comme un ami sérieux, et quand je n’ai point envie de rire, j’entends que personne ne rie.

– Oh ! soit, sire ; je n’ai pas plus envie de rire que Votre Majesté. Ce que j’en disais, c’est que tout à l’heure vous regrettiez Chicot pour sa belle humeur ; c’est que tout à l’heure vous me demandiez de vous égayer, tandis que maintenant vous désirez que je vous attriste… Parfandious ! Oh ! pardon, sire, ce maudit juron m’échappe toujours.

– Bien, bien, maintenant je suis refroidi ; maintenant je suis au point où tu voulais me voir quand tu as commencé la conversation par de sinistres propos. Dis-moi donc tes mauvaises nouvelles, d’Épernon ; il y a toujours chez le roi la force d’un homme.

– Je n’en doute pas, sire.

– Et c’est heureux, car, mal gardé comme je le suis, si je ne me gardais point moi-même, je serais mort dix fois le jour.

– Ce qui ne déplairait pas à certaines gens que je connais.

– Contre ceux-là, duc, j’ai les hallebardes de mes Suisses.

– C’est bien impuissant à atteindre de loin.

– Contre ceux qu’il faut atteindre de loin, j’ai les mousquets de mes arquebusiers.

– C’est gênant pour frapper de près : pour défendre une poitrine royale, ce qui vaut mieux que des hallebardes et des mousquets, ce sont de bonnes poitrines.

– Hélas ! dit Henri, voilà ce que j’avais autrefois, et dans ces poitrines de nobles cœurs. Jamais on ne fût arrivé à moi du temps de ces vivants remparts qu’on appelait Quélus, Schomberg, Saint-Luc, Maugiron et Saint-Mégrin.

– Voilà donc ce que Votre Majesté regrette ? demanda d’Épernon, comptant saisir sa revanche en prenant le roi en flagrant délit d’égoïsme.

– Je regrette les cœurs qui battaient dans ces poitrines, avant toutes choses, dit Henri.

– Sire, dit d’Épernon, si j’osais, je ferais remarquer à Votre Majesté que je suis Gascon, c’est-à-dire prévoyant et industrieux ; que je tâche de suppléer par l’esprit aux qualités que m’a refusées la nature ; en un mot, que je fais tout ce que je puis, c’est-à-dire tout ce que je dois, et que par conséquent j’ai le droit de dire : Advienne que pourra !

– Ah ! voilà comme tu t’en tires, toi ; tu viens me faire grand étalage des dangers vrais ou faux que je cours, et quand tu es parvenu à m’effrayer, tu te résumes par ces mots : Advienne que pourra !… Bien obligé, duc.

– Votre Majesté veut donc bien croire un peu à des dangers ?

– Soit : j’y croirai si tu me prouves que tu peux les combattre.

– Je crois que je le puis.

– Tu le peux ?

– Oui, sire.

– Je sais bien. Tu as tes ressources, tes petits moyens, renard que tu es !

– Pas si petits.

– Voyons, alors.

– Votre Majesté consent-elle à se lever ? – Pourquoi faire ?

– Pour venir avec moi jusqu’aux anciens bâtiments du Louvre.

– Du côté de la rue de l’Astruce ?

– Précisément à l’endroit où l’on s’occupait de bâtir un garde-meubles, projet qui a été abandonné depuis que Votre Majesté ne veut plus d’autres meubles que des prie-Dieu et des chapelets de têtes de mort.

– À cette heure ?

– Dix heures sonnent à l’horloge du Louvre ; ce n’est pas si tard, il me semble.

– Que verrai-je dans ces bâtiments ?

– Ah ! dame ! si je vous le dis, c’est le moyen que vous ne veniez pas.

– C’est bien loin, duc.

– Par les galeries, on y va en cinq minutes, sire.

– D’Épernon, d’Épernon.

– Eh bien, sire ?

– Si ce que tu veux me faire voir n’est pas très curieux, prends garde.

– Je vous réponds, sire, que ce sera curieux.

– Allons donc, fit le roi en se soulevant avec un effort.

Le duc prit son manteau et présenta au roi son épée ; puis, prenant un flambeau de cire, il se mit à précéder dans la galerie Sa Majesté très chrétienne, qui le suivit d’un pas traînant.

XIII. Le Dortoir §

Quoiqu’il ne fût encore que dix heures, comme l’avait dit d’Épernon, un silence de mort envahissait déjà le Louvre ; à peine, tant le vent soufflait avec rage, entendait-on le pas alourdi des sentinelles et le grincement des ponts-levis.

En moins de cinq minutes, en effet, les deux promeneurs arrivèrent aux bâtiments de la rue de l’Astruce, qui avaient conservé ce nom, même depuis l’édification de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Le duc tira une clef de son aumônière, descendit quelques marches, traversa une petite cour, ouvrit une porte cintrée, enfermée sous des ronces jaunissantes, et dont le bas s’embarrassait encore dans de longues herbes.

Il suivit pendant dix pas une route sombre, au bout de laquelle il se trouva dans une cour intérieure que dominait à l’un de ses angles un escalier de pierre.

Cet escalier aboutissait à une vaste chambre, ou plutôt à un immense corridor.

D’Épernon avait aussi la clef de ce corridor.

Il en ouvrit doucement la porte, et fit remarquer à Henri l’étrange aménagement qui, cette porte ouverte, frappait tout d’abord les yeux.

Quarante-cinq lits le garnissaient : chacun de ces lits était occupé par un dormeur.

Le roi regarda tous ces lits, tous ces dormeurs, puis se retournant du côté du duc avec une curiosité inquiète :

– Eh bien ! lui demanda-t-il, quels sont tous ces gens qui dorment ?

– Des gens qui dorment encore ce soir, mais qui dès demain ne dormiront plus, qu’à leur tour s’entend.

– Et pourquoi ne dormiront-ils plus ?

– Pour que Votre Majesté puisse dormir, elle.

– Explique-toi ; tous ces gens-là sont donc tes amis ?

– Choisis par moi, sire, triés comme le grain dans l’aire ; des gardes intrépides qui ne quitteront pas Votre Majesté plus que son ombre, et qui, gentilshommes tous, ayant le droit d’aller partout où Votre Majesté ira, ne laisseront personne approcher de vous à la longueur d’une épée.

– C’est toi qui as inventé cela, d’Épernon ?

– Eh ! mon Dieu, oui, moi tout seul, sire.

– On en rira.

– Non pas, on en aura peur.

– Ils sont donc bien terribles, tes gentilshommes ?

– Sire, c’est une meute que vous lancerez sur tel gibier qu’il vous plaira, et qui, ne connaissant que vous, n’ayant de relation qu’avec Votre Majesté, ne s’adresseront qu’à vous pour avoir la lumière, la chaleur, la vie.

– Mais cela va me ruiner.

– Est-ce qu’un roi se ruine jamais ?

– Je ne puis déjà point payer les Suisses.

– Regardez bien ces nouveaux venus, sire, et dites-moi s’ils vous paraissent gens de grande dépense ?

Le roi jeta un regard sur ce long dortoir qui présentait un aspect assez digne d’attention, même pour un roi accoutumé aux belles divisions architecturales.

Cette salle longue était coupée, dans toute sa longueur, par une cloison sur laquelle le constructeur avait pris quarante-cinq alcôves, placées comme autant de chapelles à côté les unes des autres, et donnant sur le passage à l’une des extrémités duquel se tenaient le roi et d’Épernon.

Une porte, percée dans chacune de ces alcôves, donnait accès dans une sorte de logement voisin.

Il résultait de cette distribution ingénieuse que chaque gentilhomme avait sa vie publique et sa vie privée.

Au public, il apparaissait par l’alcôve.

En famille, il se cachait dans sa petite loge.

La porte de chacune de ces petites loges donnait sur un balcon, courant dans toute la longueur du bâtiment.

Le roi ne comprit pas tout d’abord ces subtiles distinctions.

– Pourquoi me les faites-vous voir tous ainsi dormant dans leurs lits ? demanda le roi.

– Parce que, sire, j’ai pensé qu’ainsi l’inspection serait plus facile à faire pour Votre Majesté ; puis ces alcôves, qui portent chacune un numéro, ont un avantage, c’est de transmettre ce numéro à leur locataire : ainsi chacun de ces locataires sera, selon le besoin, un homme ou un chiffre.

– C’est assez bien imaginé, dit le roi, surtout si nous seuls conservons la clef de toute cette arithmétique. Mais les malheureux étoufferont à toujours vivre dans ce bouge.

– Votre Majesté va faire le tour avec moi si elle le désire, et entrer dans les loges de chacun d’eux.

– Tudieu ! quel garde-meubles tu viens de me faire, d’Épernon ! dit le roi, jetant les yeux sur les chaises chargées de la défroque des dormeurs. Si j’y renferme les loques de ces gaillards-là, Paris rira beaucoup.

– Il est de fait, sire, répondit le duc, que mes quarante-cinq ne sont pas très somptueusement vêtus ; mais, sire, s’ils eussent été tous ducs et pairs…

– Oui, je comprends, dit en souriant le roi, ils me coûteraient plus cher qu’ils ne vont me coûter.

– Eh bien, c’est cela même, sire.

– Combien me coûteront-ils, voyons ? Cela me décidera peut-être, car en vérité, d’Épernon, la mine n’est pas appétissante.

– Sire, je sais bien qu’ils sont un peu maigris et hâlés par le soleil qu’il fait dans nos provinces du sud, mais j’étais maigre et hâlé comme eux lorsque je vins à Paris : ils engraisseront et blanchiront comme moi.

– Hum ! fit Henri, en jetant un regard oblique sur d’Épernon.

Puis, après une pause :

– Sais-tu qu’ils ronflent comme des chantres, tes gentilshommes ? dit le roi.

– Sire, il ne faut pas les juger sur cet aperçu, ils ont très bien dîné ce soir, voyez-vous.

– Tiens, en voici un qui rêve tout haut, dit le roi en tendant l’oreille avec curiosité.

– Vraiment ?

– Oui, que dit-il donc ? écoute.

En effet, un des gentilshommes, la tête et les bras pendants hors du lit, la bouche demi-close, soupirait quelques mots avec un mélancolique sourire.

Le roi s’approcha de lui sur la pointe du pied.

– Si vous êtes une femme, disait-il, fuyez ! fuyez !

– Ah ! ah ! dit Henri, il est galant celui-là.

– Qu’en dites-vous, sire ?

– Son visage me revient assez.

D’Épernon approcha son flambeau.

– Puis il a les mains blanches, et la barbe bien peignée. – C’est le sire Ernauton de Carmainges, un joli garçon, et qui ira loin.

– Il a laissé là-bas quelque amour ébauché, pauvre diable !

– Pour n’avoir plus d’autre amour que celui de son roi, sire ; nous lui tiendrons compte du sacrifice.

– Oh ! oh ! voilà une bizarre figure qui vient après ton sire… comment donc l’appelles-tu déjà ?

– Ernauton de Carmainges.

– Ah ! oui ! peste ! quelle chemise a le numéro 34 ! on dirait d’un sac de pénitent.

– Celui-là c’est M. de Chalabre : s’il ruine Votre Majesté, lui, ce ne sera pas, je vous en réponds, sans s’enrichir un peu.

– Et cet autre visage sombre, et qui n’a pas l’air de rêver d’amour ?

– Quel numéro, sire ?

– Numéro 42.

– Fine lame, cœur de bronze, homme de ressources, M. de Sainte-Maline, sire.

– Ah ça ! mais j’y réfléchis ; sais-tu que tu as eu là une idée, Lavalette ?

– Je le crois bien ; jugez donc un peu, sire, quel effet vont produire ces nouveaux chiens de garde, qui ne quitteront pas plus Votre Majesté que l’ombre le corps ; ces molosses qu’on n’a jamais vus nulle part, et qui, à la première occasion, vont se montrer d’une façon qui nous fera honneur à tous.

– Oui, oui, tu as raison, c’est une idée. Mais attends donc.

– Quoi ?

– Ils ne vont pas me suivre comme mon ombre dans cet équipage-là, je présume. Mon corps a bonne façon, et je ne veux pas que son ombre, ou plutôt que ses ombres le déshonorent.

– Ah ! nous en revenons, sire, à la question du chiffre.

– Comptais-tu l’éluder ?

– Non pas, au contraire, c’est en toutes choses la question fondamentale ; mais à l’endroit de ce chiffre, j’ai encore eu une idée.

– D’Épernon, d’Épernon ! dit le roi.

– Que voulez-vous, sire, le désir de plaire à Votre Majesté double mon imagination.

– Allons, voyons, dis cette idée.

– Eh bien, si cela dépendait de moi, chacun de ces gentilshommes trouveraient demain matin, sur le tabouret qui porte ses guenilles, une bourse de mille écus pour le paiement du premier semestre.

– Mille écus pour le premier semestre, six mille livres par an ? allons donc ! vous êtes fou, duc ; un régiment tout entier ne coûterait point cela.

– Vous oubliez, sire, qu’ils sont destinés à être les ombres de Votre Majesté ; et, vous l’avez dit vous-même, vous désirez que vos ombres soient décemment habillées. Chacun aura donc à prendre sur ses mille écus pour se vêtir et s’armer de manière à vous faire honneur ; et sur le mot honneur, laissez la longe un peu lâche aux Gascons. Or, en mettant quinze cents livres pour l’équipement, ce serait donc quatre mille cinq cents livres pour la première année, trois mille pour la seconde et les autres.

– C’est plus acceptable.

– Et Votre Majesté accepte ?

– Il n’y a qu’une difficulté, duc. – Laquelle ?

– Le manque d’argent.

– Le manque d’argent ?

– Dame ! tu dois savoir mieux que personne que ce n’est point une mauvaise raison que je te donne là, toi qui n’as pas encore pu te faire payer ta traite.

– Sire, j’ai trouvé un moyen.

– De me faire avoir de l’argent ?

– Pour votre garde, oui, sire.

– Quelque tour de pince-maille, pensa le roi en regardant d’Épernon de côté.

Puis tout haut :

– Voyons ce moyen, dit-il.

– On a enregistré, il y a eu six mois aujourd’hui même, un édit sur les droits de gibier et de poisson.

– C’est possible.

– Le paiement du premier semestre a donné soixante-cinq mille écus que le trésorier de l’épargne a encaissés ce matin, lorsque je l’ai prévenu de n’en rien faire, de sorte qu’au lieu de verser au trésor, il tient à la disposition de Votre Majesté l’argent de la taxe.

– Je le destinais aux guerres.

– Eh bien, justement, sire. La première condition de la guerre, c’est d’avoir des hommes ; le premier intérêt du royaume, c’est la défense et la sûreté du roi ; en soldant la garde du roi, on remplit toutes ces conditions.

– La raison n’est pas mauvaise ; mais, à ton compte, je ne vois que quarante-cinq mille écus employés ; il va donc m’en rester vingt mille pour mes régiments.

– Pardon, sire, j’ai disposé, sauf le plaisir de Votre Majesté, de ces vingt mille écus.

– Ah ! tu en as disposé ?

– Oui, sire, ce sera un acompte sur ma traite.

– J’en étais sûr, dit le roi, tu me donnes une garde pour rentrer dans ton argent.

– Oh ! par exemple, sire !

– Mais pourquoi juste ce compte de quarante-cinq ? demanda le roi, passant à une autre idée.

– Voilà, sire. Le nombre trois est primordial et divin, de plus, il est commode. Par exemple, quand un cavalier a trois chevaux, jamais il n’est à pied : le second remplace le premier qui est las, et puis il en reste un troisième pour suppléer au second, en cas de blessure ou de maladie. Vous aurez donc toujours trois fois quinze gentilshommes : quinze de service, trente qui se reposeront. Chaque service durera douze heures ; et pendant ces douze heures vous en aurez toujours cinq à droite, cinq à gauche, deux devant et trois derrière. Que l’on vienne un peu vous attaquer avec une pareille garde.

– Par la mordieu ! c’est habilement combiné, duc, et je te fais mon compliment.

– Regardez-les, sire ; en vérité ils font bon effet.

– Oui, habillés ils ne seront pas mal.

– Croyez-vous maintenant que j’aie le droit de parler des dangers qui vous menacent, sire ?

– Je ne dis pas.

– J’avais donc raison ?

– Soit.

– Ce n’est pas M. de Joyeuse qui aurait eu cette idée-là.

– D’Épernon ! d’Épernon ! il n’est point charitable de dire du mal des absents.

– Parfandious ! vous dites bien du mal des présents, sire.

– Ah ! Joyeuse m’accompagne toujours. Il était avec moi à la Grève aujourd’hui, lui, Joyeuse.

– Eh bien ! moi j’étais ici, sire, et Votre Majesté voit que je ne perdais pas mon temps.

– Merci, Lavalette.

– À propos, sire, fit d’Épernon, après un silence d’un instant, j’avais une chose à demander à Votre Majesté.

– Cela m’étonnait beaucoup, en effet, duc, que tu ne me demandasses rien.

– Votre Majesté est amère aujourd’hui, sire.

– Eh ! non, tu ne comprends pas, mon ami, dit le roi dont la raillerie avait satisfait la vengeance, ou plutôt tu me comprends mal : je disais que, m’ayant rendu service, tu avais droit à me demander quelque chose ; demande donc.

– C’est différent, sire. D’ailleurs, ce que je demande à Votre Majesté, c’est une charge.

– Une charge ! toi, colonel général de l’infanterie, tu veux encore une charge ; mais elle t’écrasera.

– Je suis fort comme Samson pour le service de Votre Majesté ; je porterais le ciel et la terre.

– Demande alors, dit le roi en soupirant.

– Je désire que Votre Majesté me donne le commandement de ces quarante-cinq gentilshommes.

– Comment ! dit le roi stupéfait, tu veux marcher devant moi, derrière moi ? tu veux te dévouer à ce point, tu veux être capitaine des gardes ?

– Non pas, non pas, sire.

– À la bonne heure, que veux-tu donc alors ? parle.

– Je veux que ces gardes, mes compatriotes, comprennent mieux mon commandement que celui de tout autre ; mais je ne les précéderai ni ne les suivrai : j’aurai un second moi-même.

– Il y a encore quelque chose là-dessous, pensa Henri en secouant la tête ; ce diable d’homme donne toujours pour avoir.

Puis tout haut :

– Eh bien, soit, tu auras ton commandement.

– Secret ?

– Oui. Mais qui donc sera officiellement le chef de mes quarante-cinq ?

– Le petit Loignac.

– Ah ! tant mieux.

– Il agrée à Votre Majesté ?

– Parfaitement.

– Est-ce arrêté ainsi, sire ?

– Oui, mais…

– Mais ?

– Quel rôle joue-t-il près de toi, ce Loignac ?

– Il est mon d’Épernon, sire.

– Il te coûte cher alors, grommela le roi.

– Votre Majesté dit ?

– Je dis que j’accepte.

– Sire, je vais chez le trésorier de l’épargne chercher les quarante-cinq bourses.

– Ce soir ?

– Ne faut-il pas que nos hommes les trouvent demain sur leurs chaises.

– C’est juste. Va ; moi, je rentre chez moi.

– Content, sire ?

– Assez.

– Bien gardé dans tous les cas.

– Oui, par des gens qui dorment les poings fermés.

– Ils veilleront demain, sire.

D’Épernon reconduisit Henri jusqu’à la porte de la galerie et le quitta en se disant :

– Si je ne suis pas roi, j’ai des gardes comme un roi, et qui ne me coûtent rien, parfandious !

XIV. L’ombre de Chicot §

Le roi, nous l’avons dit il n’y a qu’un instant, n’avait jamais de déceptions sur le compte de ses amis. Il connaissait leurs défauts et leurs qualités, et il lisait, roi de la terre, aussi exactement au plus profond de leur cœur que pouvait le faire le roi du ciel.

Il avait compris tout de suite où voulait en venir d’Épernon ; mais comme il s’attendait à ne rien recevoir en échange de ce qu’il donnerait, et qu’il recevait quarante-cinq estafiers en échange de soixante-cinq mille écus, l’idée du Gascon lui parut une trouvaille.

Et puis c’était une nouveauté. Un pauvre roi de France n’est pas toujours grassement fourni de cette marchandise si rare même pour des sujets, le roi Henri III surtout qui, lorsqu’il avait fait ses processions, peigné ses chiens, aligné ses têtes de mort et poussé sa quantité voulue de soupirs, n’avait plus rien à faire.

La garde instituée par d’Épernon plut donc au roi, surtout parce qu’on en parlerait, et qu’il pourrait en conséquence lire sur les physionomies autre chose que ce qu’il y voyait tous les jours depuis qu’il était revenu de Pologne.

Peu à peu et à mesure qu’il se rapprochait de sa chambre où l’attendait l’huissier, assez intrigué de cette excursion nocturne et insolite, Henri se développait à lui-même les avantages de l’institution des quarante-cinq, et, comme tous les esprits faibles ou affaiblis, il entrevoyait, s’éclaircissant, les idées que d’Épernon avait mises en lumière dans la conversation qu’il venait d’avoir avec lui.

– Au fait, pensa le roi, ces gens-là seront sans doute fort braves : il y en aura, Dieu merci ! pour tout le monde… et puis, c’est beau, un cortège de quarante-cinq épées toujours prêtes à sortir du fourreau !

Ce dernier chaînon de sa pensée se soudant au souvenir de ces autres épées si dévouées qu’il regrettait si amèrement tout haut et plus amèrement encore tout bas, amena Henri à une tristesse profonde dans laquelle il tombait si souvent à l’époque où nous sommes parvenus, qu’on eût pu dire que c’était son état habituel. Les temps si durs, les hommes si méchants, les couronnes si chancelantes au front des rois, lui imprimèrent une seconde fois cet immense besoin de mourir ou de s’égayer, pour sortir un instant de cette maladie que déjà, à cette époque, les Anglais, nos maîtres en mélancolie, avaient baptisée du nom de spleen.

Il chercha des yeux Joyeuse, puis ne l’apercevant nulle part, il le demanda.

– M. le duc n’est point encore revenu, dit l’huissier.

– C’est bien. Appelez mes valets de chambre, et retirez-vous.

– Sire, la chambre de Votre Majesté est prête, et Sa Majesté la reine a fait demander les ordres du roi.

Henri fit la sourde oreille.

– Doit-on faire dire à Sa Majesté, hasarda l’huissier, de mettre le chevet ?

– Non pas, dit Henri, non pas. J’ai mes dévotions, j’ai mes travaux ; et puis je suis souffrant, je dormirai seul.

L’huissier s’inclina.

– À propos, dit Henri le rappelant, portez à la reine ces confitures d’Orient qui font dormir.

Et il remit son drageoir à l’huissier.

Le roi entra dans sa chambre, que les valets avaient en effet préparée.

Une fois là, Henri jeta un coup d’œil sur tous les accessoires si recherchés, si minutieux de ces toilettes extravagantes qu’il faisait naguère pour être le plus bel homme de la chrétienté, ne pouvant pas en être le plus grand roi.

Mais rien ne lui parlait plus en faveur de ce travail forcé, auquel autrefois il s’assujettissait si bravement. Tout ce qu’il y avait autrefois de la femme dans cette organisation hermaphrodite avait disparu. Henri était comme ces vieilles coquettes qui ont changé leur miroir contre un livre de messe : il avait presque horreur des objets qu’il avait le plus chéris.

Gants parfumés et onctueux, masques de toile fine imprégnés de pâtes, combinaisons chimiques pour friser les cheveux, noircir la barbe, rougir l’oreille et faire briller les yeux, il négligea tout cela encore comme il le faisait déjà depuis longtemps.

– Mon lit, dit-il avec un soupir.

Deux serviteurs le déshabillèrent, lui passèrent un caleçon de fine laine de Frise, et, le soulevant avec précaution, ils le glissèrent entre ses draps.

– Le lecteur de Sa Majesté ! cria une voix.

Car Henri, l’homme aux longues et cruelles insomnies, se faisait quelquefois endormir avec une lecture, et encore fallait-il maintenant du polonais pour accomplir le miracle, tandis qu’autrefois, c’est-à-dire primitivement, le français lui suffisait.

– Non, personne, dit Henri, ou qu’il lise des prières chez lui à mon intention. Seulement, si M. de Joyeuse rentre, amenez-le-moi.

– Mais s’il rentre tard, sire ?

– Hélas ! dit Henri, il rentre toujours tard ; mais à quelque heure qu’il rentre, vous entendez, amenez-le.

Les serviteurs éteignirent les cires, allumèrent près du feu une lampe d’essences qui donnaient des flammes pâles et bleuâtres, sorte de récréation fantasmagorique dont le roi se montrait fort épris depuis le retour de ses idées sépulcrales, puis ils quittèrent sur la pointe des pieds sa chambre silencieuse.

Henri, brave en face d’un danger véritable, avait toutes les craintes, toutes les faiblesses des enfants et des femmes. Il craignait les apparitions, il avait peur des fantômes, et cependant ce sentiment l’occupait. Ayant peur, il s’ennuyait moins. Semblable en cela à ce prisonnier qui, ennuyé de l’oisiveté d’une longue détention, répondait à ceux qui lui annonçaient qu’il allait subir la question :

– Bon, cela me fera toujours passer un instant.

Cependant, tout en suivant les reflets de sa lampe sur la muraille, tout en sondant du regard les angles les plus obscurs de la chambre, tout en essayant de saisir les moindres bruits qui eussent pu dénoncer la mystérieuse entrée d’une ombre, les yeux de Henri, fatigués du spectacle de la journée et de la course du soir, se voilèrent, et bientôt il s’endormit ou plutôt s’engourdit dans ce calme et cette solitude.

Mais les repos de Henri n’étaient pas longs. Miné par cette fièvre sourde qui usait la vie en lui pendant le sommeil comme pendant la veille, il crut entendre du bruit dans sa chambre et se réveilla.

– Joyeuse, demanda-t-il, est-ce toi ?

Personne ne répondit.

Les flammes de la lampe bleue s’étaient affaiblies ; elles ne renvoyaient plus au plafond de chêne sculpté qu’un cercle blafard qui verdissait l’or des caissons.

– Seul ! seul encore, murmura le roi. Ah ! le prophète a raison : Majesté devrait toujours soupirer. Il eût mieux fait de dire : Elle soupire toujours.

Puis, après une pause d’un instant :

– Mon Dieu ! marmotta-t-il en forme de prière, donnez-moi la force d’être toujours seul pendant ma vie, comme seul je serai après ma mort !

– Eh ! eh ! seul après ta mort, ce n’est pas sûr, répondit une voix stridente qui vibra comme une percussion métallique à quelques pas du lit ; et les vers, pour qui les prends-tu ?

Le roi, effaré, se souleva sur son séant, interrogeant avec anxiété chaque meuble de la chambre.

– Oh ! je connais cette voix, murmura-t-il.

– C’est heureux, répliqua la voix.

Une sueur froide passa sur le front du roi.

– On dirait la voix de Chicot, soupira-t-il.

– Tu brûles, Henri, tu brûles, répondit la voix.

Alors Henri, jetant une jambe hors du lit, aperçut à quelque distance de la cheminée, dans ce même fauteuil qu’il avait désigné une heure auparavant à d’Épernon, une tête sur laquelle le feu attachait un de ces reflets fauves qui seuls, dans les fonds de Rembrandt, illuminent un personnage qu’au premier coup d’œil on a peine à apercevoir.

Ce reflet descendait sur le bras du fauteuil où était appuyé le bras du personnage, puis sur son genou osseux et saillant, puis sur un cou-de-pied formant angle droit avec une jambe nerveuse, maigre et longue outre mesure.

– Que Dieu me protège ! s’écria Henri, c’est l’ombre de Chicot !

– Ah ! mon pauvre Henriquet, dit la voix, tu es donc toujours aussi niais ?

– Qu’est-ce à dire ?

– Les ombres ne parlent pas, imbécile, puisqu’elles n’ont pas de corps, et par conséquent pas de langue, reprit la figure assise dans le fauteuil.

– Tu es bien Chicot, alors ? s’écria le roi ivre de joie.

– Je ne veux rien décider à cet égard ; nous verrons plus tard ce que je suis, nous verrons.

– Comment, tu n’es donc pas mort, mon pauvre Chicot ?

– Allons, bon ! voilà que tu cries comme un aigle ; si fait, au contraire, je suis mort, cent fois mort.

– Chicot, mon seul ami !

– Au moins tu as cet avantage sur moi, de dire toujours la même chose. Tu n’es pas changé, peste !

– Mais toi, toi, dit tristement le roi, es-tu changé, Chicot ?

– Je l’espère bien.

– Chicot, mon ami, dit le roi en posant ses deux pieds sur le parquet, pourquoi m’as-tu quitté, dis ?

– Parce que je suis mort.

– Mais tu disais tout à l’heure que tu ne l’étais pas ?

– Et je le répète.

– Que veut dire cette contradiction ?

– Cette contradiction veut dire, Henri, que je suis mort pour les uns et vivant pour les autres.

– Et pour moi, qu’es-tu ?

– Pour toi je suis mort.

– Pourquoi mort pour moi ?

– C’est facile à comprendre : écoute bien.

– Oui.

– Tu n’es pas maître chez toi.

– Comment !

– Tu ne peux rien pour ceux qui te servent.

– Mons Chicot !

– Ne nous fâchons pas, ou je me fâche.

– Oui, tu as raison, dit le roi tremblant que l’ombre de Chicot ne s’évanouît ; parle, mon ami, parle.

– Eh bien donc, j’avais une petite affaire à vider avec M. de Mayenne, tu te le rappelles ?

– Parfaitement.

– Je la vide : bien ; je rosse ce capitaine sans pareil ; très bien ; il me fait chercher pour me pendre, et toi, sur qui je comptais pour me défendre contre ce héros, tu m’abandonnes ; au lieu de l’achever, tu te raccommodes avec lui. Qu’ai-je fait alors ? je me suis déclaré mort et enterré par l’intermédiaire de mon ami Gorenflot ; de sorte que depuis ce temps M. de Mayenne, qui me cherchait, ne me cherche plus.

– Affreux courage que tu as eu là, Chicot ! ne savais-tu pas la douleur que me causerait ta mort, dis ?

– Oui, c’est courageux, mais ce n’est pas affreux du tout. Je n’ai jamais vécu si tranquille que depuis que tout le monde est persuadé que je ne vis plus.

– Chicot ! Chicot ! mon ami, s’écria le roi, tu m’épouvantes, ma tête se perd.

– Ah bah ! c’est d’aujourd’hui que tu t’aperçois de cela, toi ?

Je ne sais que croire.

– Dame ! il faut pourtant t’arrêter à quelque chose : que crois-tu, voyons ?

– Eh bien ! je crois que tu es mort et que tu reviens.

– Alors je mens : tu es poli.

– Tu me caches une partie de la vérité, du moins ; mais tout à l’heure, comme les spectres de l’antiquité, tu vas me dire des choses terribles.

– Ah ! quant à cela, je ne dis pas non. Apprête-toi donc, pauvre roi !

– Oui, oui, continua Henri, avoue que tu es une ombre suscitée par le Seigneur.

– J’avouerai tout ce que tu voudras.

– Sans cela, enfin, comment serais-tu venu ici par ces corridors gardés ? comment te trouverais-tu là, dans ma chambre, près de moi ? Le premier venu entre donc au Louvre, maintenant ? c’est donc comme cela qu’on garde le roi ?

Et Henri, s’abandonnant tout entier à la terreur imaginaire qui venait de le saisir, se rejeta dans son lit, prêt à se couvrir la tête avec ses draps.

– Là, là, là, dit Chicot avec un accent qui cachait quelque pitié et beaucoup de sympathie, là, ne t’échauffe pas, tu n’as qu’à me toucher pour te convaincre.

– Tu n’es donc pas un messager de vengeance ?

– Ventre de biche ! est-ce que j’ai des cornes comme Satan ou une épée flamboyante comme l’archange Michel ?

– Alors, comment es-tu entré ?

– Tu y reviens ?

– Sans doute.

– Eh bien, comprends donc que j’ai toujours ma clef, celle que tu me donnas et que je me pendis au cou pour faire enrager les gentilshommes de ta chambre, qui n’avaient que le droit de se la pendre au derrière ; eh bien ! avec cette clef on entre, et je suis entré.

– Par la porte secrète, alors ?

– Eh ! sans doute.

– Mais pourquoi es-tu entré aujourd’hui plutôt qu’hier ?

– Ah ! c’est vrai, voilà la question ; eh bien ! tu vas le savoir.

Henri abaissa ses draps, et avec le même accent de naïveté qu’eut pris un enfant :

– Ne me dis rien de désagréable, Chicot, reprit-il, je t’en prie ; oh ! si tu savais quel plaisir me fait éprouver ta voix !

– Moi, je te dirai la vérité, voilà tout : tant pis si la vérité est désagréable.

– Ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas, dit le roi, ta crainte de M. de Mayenne ?

– C’est très sérieux, au contraire. Tu comprends : M. de Mayenne m’a fait donner cinquante coups de bâton, j’ai pris ma belle et lui ai donné cent coups de fourreau d’épée : suppose que deux coups de fourreau d’épée valent un coup de bâton, et nous sommes manche à manche ; gare la belle ! suppose qu’un coup de fourreau d’épée vaille un coup de bâton, ce peut être l’avis de M. de Mayenne ; alors il me redoit cinquante coups de bâton ou de fourreau d’épée : or, je ne crains rien tant que les débiteurs de ce genre, et je ne fusse pas même venu ici, quelque besoin que tu eusses de moi, si je n’eusses pas su M. de Mayenne à Soissons.

– Eh bien ! Chicot, cela étant, puisque c’est pour moi que tu es revenu, je te prends sous ma protection, et je veux…

– Que veux-tu ? prends garde, Henriquet, toutes les fois que tu prononces les mots : je veux, tu es prêt à dire quelque sottise.

– Je veux que tu ressuscites, que tu sortes en plein jour.

– Là ! je le disais bien.

– Je te défendrai.

– Bon.

– Chicot, je t’engage ma parole royale.

– Bast ! j’ai mieux que cela.

– Qu’as-tu ?

– J’ai mon trou, et j’y reste.

– Je te défendrai, te dis-je ! s’écria énergiquement le roi en se dressant sur la marche de son lit.

– Henri, dit Chicot, tu vas t’enrhumer ; recouche-toi, je t’en supplie.

– Tu as raison ; mais c’est qu’aussi tu m’exaspères, dit le roi en se rengainant entre ses draps. Comment, quand moi, Henri de Valois, roi de France, je me trouve assez de Suisses, d’Écossais, de gardes françaises et de gentilshommes pour ma défense, monsieur Chicot ne se trouve point content et en sûreté ?

– Écoute, voyons : comment as tu dit cela ? Tu as les Suisses…

– Oui, commandés par Tocquenot.

– Bien. Tu as les Écossais…

– Oui, commandés par Larchant.

– Très bien. Tu as les gardes françaises…

– Commandés par Crillon.

– À merveille. Et puis après ?

– Et puis après ? Je ne sais si je devrais te dire cela.

– Ne le dis pas : qui te le demande ?

– Et puis après, une nouveauté, Chicot.

– Une nouveauté ?

– Oui, figure-toi quarante-cinq braves gentilshommes.

– Quarante-cinq ! comment dis-tu cela ?

– Quarante-cinq gentilshommes.

– Où les as-tu trouvés ? ce n’est pas à Paris, en tout cas ?

– Non, mais ils y sont arrivés aujourd’hui, à Paris.

– Oui-dà ! oui-dà ! dit Chicot, illuminé d’une idée subite ; je les connais tes gentilshommes.

– Vraiment !

– Quarante-cinq gueux auxquels il ne manque que la besace.

– Je ne dis pas.

– Des figures à mourir de rire !

– Chicot, il y a parmi eux des hommes superbes.

– Des Gascons enfin, comme le colonel général de ton infanterie.

– Et comme toi, Chicot.

– Oh ! mais moi, Henri, c’est bien différent ; je ne suis plus Gascon depuis que j’ai quitté la Gascogne.

– Tandis qu’eux ?…

– C’est tout le contraire : ils n’étaient pas Gascons en Gascogne, et ils sont doubles Gascons ici.

– N’importe, j’ai quarante-cinq redoutables épées.

– Commandées par cette quarante-sixième redoutable épée qu’on appelle d’Épernon ?

– Pas précisément.

– Et par qui ?

– Par Loignac.

– Peuh !

– Ne vas-tu pas déprécier Loignac à présent ?

– Je m’en garderais fort, c’est mon cousin au vingt-septième degré.

– Vous êtes tous parents, vous autres Gascons.

– C’est tout le contraire de vous autres Valois, qui ne l’êtes jamais.

– Enfin, répondras-tu ?

– À quoi ?

– À mes quarante-cinq.

– Et c’est avec cela que tu comptes te défendre ?

– Oui, par la mordieu ! oui, s’écria Henri irrité.

Chicot, ou son ombre, car n’étant pas mieux renseigné que le roi là-dessus, nous sommes obligé de laisser nos lecteurs dans le doute ; Chicot, disons-nous, se laissa glisser dans le fauteuil, tout en appuyant ses talons au rebord de ce même fauteuil, de sorte que ses genoux formaient le sommet d’un angle plus élevé que sa tête.

– Eh bien, moi, dit-il, j’ai plus de troupes que toi.

– Des troupes ? tu as des troupes ?

– Tiens ! pourquoi pas ?

– Et quelles troupes ?

– Tu vas voir. J’ai d’abord toute l’armée que MM. de Guise se font en Lorraine.

– Es-tu fou ?

– Non pas, une vraie armée, six mille hommes au moins.

– Mais à quel propos, voyons, toi qui as si peur de M. de Mayenne, irais-tu te faire défendre précisément par les soldats de M. de Guise ?

– Parce que je suis mort.

– Encore cette plaisanterie !

– Or, c’était à Chicot que M. de Mayenne en voulait. J’ai donc profité de cette mort pour changer de corps, de nom et de position sociale.

– Alors tu n’es plus Chicot ? dit le roi.

– Non.

– Qu’es-tu donc ?

– Je suis Robert Briquet, ancien négociant et ligueur.

– Toi, ligueur, Chicot ?

– Enragé ; ce qui fait, vois-tu, qu’à la condition de ne pas voir de trop près M. de Mayenne, j’ai pour ma défense personnelle, à moi Briquet, membre de la sainte Union, d’abord l’armée des Lorrains, ci, six mille hommes ; retiens bien les chiffres.

– J’y suis.

– Ensuite cent mille Parisiens à peu près.

– Fameux soldats !

– Assez fameux pour te gêner fort, mon prince. Donc, cent mille et six mille, cent six mille ; ensuite le parlement, le pape, les Espagnols, M. le cardinal de Bourbon, les Flamands, Henri de Navarre, le duc d’Anjou.

– Commences-tu à épuiser la liste ? dit Henri impatienté.

– Allons donc ! il me reste encore trois sortes de gens.

– Dis.

– Lesquels t’en veulent beaucoup.

– Dis.

– Les catholiques d’abord.

– Ah ! oui, parce que je n’ai exterminé qu’aux trois quarts les huguenots.

– Puis les huguenots, parce que tu les as aux trois quarts exterminés.

– Ah ! oui ; et les troisièmes ?

– Que dis-tu des politiques, Henri ?

– Ah ! oui, ceux qui ne veulent ni de moi, ni de mon frère, ni de M. de Guise.

– Mais qui veulent bien de ton beau-frère de Navarre.

– Pourvu qu’il abjure.

– Belle affaire ! et comme la chose l’embarrasse, n’est-ce pas ?

– Ah ça ! mais les gens dont tu me parles là…

– Eh bien ?

– C’est toute la France.

– Justement : voilà mes troupes, à moi, qui suis ligueur. Allons, allons ! additionne et compare.

– Nous plaisantons, n’est-ce pas, Chicot ? dit Henri, sentant certains frissonnements courir dans ses veines.

– Avec cela que c’est l’heure de plaisanter, quand tu es seul contre tout le monde, mon pauvre Henriquet !

Henri prit un air de dignité tout à fait royal.

– Seul je suis, dit-il ; mais seul aussi je commande. Tu me fais voir une armée, très bien. Maintenant montre-moi un chef. Oh ! tu vas me désigner M. de Guise ; ne vois-tu pas que je le tiens à Nancy ? M. de Mayenne ? tu avoues toi-même qu’il est à Soissons ; le duc d’Anjou ? tu sais qu’il est à Bruxelles ; le roi de Navarre ? il est à Pau ; tandis que moi, je suis seul, c’est vrai, mais libre chez moi et voyant venir l’ennemi comme, du milieu d’une plaine, le chasseur voit sortir des bois environnants son gibier, poil ou plume.

Chicot se gratta le nez. Le roi le crut vaincu.

– Qu’as-tu à répondre à cela ? demanda Henri.

– Que tu es toujours éloquent, Henri ; il te reste la langue : c’est en vérité plus que je ne croyais, et je t’en fais mon bien sincère compliment ; mais je n’attaquerai qu’une chose dans ton discours.

– Laquelle ?

– Oh ! mon Dieu, rien, presque rien, une figure de rhétorique ; j’attaquerai ta comparaison.

– En quoi ?

– En ce que tu prétends que tu es le chasseur attendant le gibier à l’affût, tandis que je dis, moi, que tu es au contraire le gibier que le chasseur traque jusque dans son gîte.

– Chicot !

– Voyons, l’homme à l’embuscade, qui as-tu vu venir ? dis.

– Personne, pardieu !

– Il est venu quelqu’un cependant.

– Parmi ceux que je t’ai cités ?

– Non, pas précisément, mais à peu près.

– Et qui est venu ?

– Une femme.

– Ma sœur, Margot ?

– Non, la duchesse de Montpensier.

– Elle ! à Paris ?

– Eh ! mon Dieu, oui.

– Eh bien ! quand cela serait, depuis quand ai-je peur des femmes ?

– C’est vrai, on ne doit avoir peur que des hommes. Attends un peu alors. Elle vient en avant-coureur, entends-tu ? elle vient annoncer l’arrivée de son frère.

– L’arrivée de M. de Guise ?

– Oui.

– Et tu crois que cela m’embarrasse ?

– Oh ! toi, tu n’es embarrassé de rien.

– Passe-moi l’encre et le papier.

– Pourquoi faire ? pour signer l’ordre à M. de Guise de rester à Nancy ?

– Justement. L’idée est bonne, puisqu’elle t’est venue en même temps qu’à moi.

– Exécrable ! au contraire.

– Pourquoi ?

– Il n’aura pas plus tôt reçu cet ordre-là qu’il devinera que sa présence est urgente à Paris, et qu’il accourra.

Le roi sentit la colère lui monter au front. Il regarda Chicot de travers.

– Si vous n’êtes revenu que pour me faire des communications comme celle-là, vous pouviez bien vous tenir où vous étiez.

– Que veux-tu, Henri, les fantômes ne sont pas flatteurs.

– Tu avoues donc que tu es un fantôme ?

– Je ne l’ai jamais nié.

– Chicot !

– Allons ! ne te fâche pas, car de myope que tu es, tu deviendrais aveugle. Voyons, ne m’as-tu pas dit que tu retenais ton frère en Flandre ?

– Oui, certes, et c’est d’une bonne politique, je le maintiens.

– Maintenant, écoute, ne nous fâchons pas. Dans quel but penses-tu que M. de Guise reste à Nancy ?

– Pour y organiser une armée.

– Bien ! du calme… À quoi destine-t-il cette armée ?

– Ah ! Chicot, vous me fatiguez avec toutes ces questions.

– Fatigue-toi, fatigue-toi, Henri ! tu t’en reposeras mieux plus tard : c’est moi qui te le promets. Nous disions donc qu’il destine cette armée ?

– À combattre les huguenots du nord.

– Ou plutôt à contrarier ton frère d’Anjou, qui s’est fait nommer duc de Brabant, qui tâche de se bâtir un petit trône en Flandre, et qui te demande constamment des secours pour arriver à ce but.

– Secours que je lui promets toujours et que je ne lui enverrai jamais, bien entendu.

– À la grande joie de M. le duc de Guise. Eh bien ! Henri, un conseil ?

– Lequel ?

– Si tu feignais une bonne fois d’envoyer ces secours promis, si ce secours s’avançait vers Bruxelles, ne dût-il aller qu’à moitié chemin ?

– Ah ! oui ! s’écria Henri, je comprends ; M. de Guise ne bougerait pas de la frontière.

– Et la promesse que nous a faite madame de Montpensier, à nous autres ligueurs, que M. de Guise serait à Paris avant huit jours ?

– Cette promesse tomberait à l’eau.

– C’est toi qui l’as dit, mon maître, fit Chicot en prenant toutes ses aises. Voyons, que penses-tu du conseil, Henri ?

– Je le crois bon… cependant…

– Quoi encore ?

– Tandis que ces deux messieurs seront occupés l’un de l’autre, là-bas, au nord…

– Ah ! oui, le midi, n’est-ce pas ? tu as raison, Henri, c’est du midi que viennent les orages.

– Pendant ce temps-là, mon troisième fléau ne se mettra-t-il pas en branle ? Tu sais ce qu’il fait, le Béarnais ?

– Non, le diable m’emporte !

– Il réclame.

– Quoi ?

– Les villes qui forment la dot de sa femme.

– Bah ! voyez-vous l’insolent, à qui l’honneur d’être allié à la maison de France ne suffit pas, et qui se permet de réclamer ce qui lui appartient !

– Cahors, par exemple, comme si c’était d’un bon politique d’abandonner une pareille ville à un ennemi.

– Non, en effet, ce ne serait pas d’un bon politique ; mais ce serait d’un honnête homme, par exemple.

– Monsieur Chicot !

– Prenons que je n’ai rien dit ; tu sais que je ne me mêle pas de tes affaires de famille.

– Mais cela ne m’inquiète pas : j’ai mon idée.

– Bon !

– Revenons donc au plus pressé.

– À la Flandre ?

– J’y vais donc envoyer quelqu’un, en Flandre, à mon frère… Mais qui enverrai-je ? à qui puis-je me fier, mon Dieu ! pour une mission de cette importance ?

– Dame !…

– Ah ! j’y songe.

– Moi aussi.

– Vas-y, toi, Chicot.

– Que j’aille en Flandre, moi ?

– Pourquoi pas ?

– Un mort aller en Flandre ! allons donc !

– Puisque tu n’es plus Chicot, puisque tu es Robert Briquet.

– Bon ! un bourgeois, un ligueur, un ami de M. de Guise, faisant les fonctions d’ambassadeur près de M. le duc d’Anjou.

– C’est-à-dire que tu refuses ?

– Pardieu !

– Que tu me désobéis ?

– Moi, te désobéir ! Est-ce que je te dois obéissance ?

– Tu ne me dois pas obéissance, malheureux ?

– M’as-tu jamais rien donné qui m’engage avec toi ? Le peu que j’ai me vient d’héritage. Je suis gueux et obscur. Fais-moi duc et pair, érige en marquisat ma terre de la Chicoterie ; dote-moi de cinq cent mille écus, et alors nous causerons ambassade.

Henri allait répondre et trouver une de ces bonnes raisons comme en trouvent toujours les rois quand on leur fait de semblables reproches, lorsqu’on entendit grincer sur sa tringle la massive portière de velours.

– M. le duc de Joyeuse ! dit la voix de l’huissier.

– Eh ! ventre de biche ! voilà ton affaire ! s’écria Chicot. Trouve-moi un ambassadeur pour te représenter mieux que ne le fera messire Anne, je t’en défie !

– Au fait, murmura Henri, décidément ce diable d’homme est de meilleur conseil que ne l’a jamais été aucun de mes ministres.

– Ah ! tu en conviens donc ? dit Chicot.

Et il se renfonça dans son fauteuil en prenant la forme d’une boule, de sorte que le plus habile marin du royaume, accoutumé à distinguer le moindre point des lignes de l’horizon, n’eût pu distinguer une saillie au-delà des sculptures du grand fauteuil dans lequel il était enseveli.

M. de Joyeuse avait beau être grand-amiral de France, il n’y voyait pas plus qu’un autre.

Le roi poussa un cri de joie en apercevant son jeune favori, et lui tendit la main.

– Assieds-toi, Joyeuse, mon enfant, lui dit-il. Mon Dieu ! que tu viens tard.

– Sire, répondit Joyeuse, Votre Majesté est bien obligeante de s’en apercevoir.

Et le duc, s’approchant de l’estrade du lit, s’assit sur les coussins fleurdelisés épars à cet effet sur les marches de cette estrade.

XV. De la difficulté qu’a un roi de trouver de bons ambassadeurs §

Chicot, toujours invisible dans son fauteuil ; Joyeuse, à demi couché sur les coussins ; Henri, moelleusement pelotonné dans son lit, la conversation commença.

– Eh bien ! Joyeuse, demanda Henri, avez-vous bien vagabondé par la ville ?

– Mais oui, sire, fort bien ; merci, répondit nonchalamment le duc.

– Comme vous avez disparu vite là-bas à la Grève ?

– Écoutez, sire, franchement c’était peu récréatif ; et puis je n’aime pas à voir souffrir les hommes.

– Cœur miséricordieux !

– Non, cœur égoïste… la souffrance d’autrui me prend sur les nerfs.

– Tu sais ce qui s’est passé ?

– Où cela, sire ?

– En Grève.

– Ma foi, non.

– Salcède a nié.

– Ah !

– Vous prenez cela bien indifféremment, Joyeuse.

– Moi ?

– Oui.

– Je vous avoue, sire, que je n’ajoutais pas grande importance à ce qu’il pouvait dire ; d’ailleurs, j’étais sûr qu’il nierait.

– Mais puisqu’il a avoué.

– Raison de plus. Les premiers aveux ont mis les Guises sur leur garde ; ils ont travaillé pendant que Votre Majesté restait tranquille : c’était forcé, cela.

– Comment ! tu prévois de pareilles choses, et tu ne me les dis pas ?

– Est-ce que je suis ministre, moi, pour parler politique ?

– Laissons cela, Joyeuse.

– Sire…

– J’aurais besoin de ton frère.

– Mon frère comme moi, sire, est tout au service de Votre Majesté.

– Je puis donc compter sur lui ?

– Sans doute.

– Eh bien ! je veux le charger d’une petite mission.

– Hors de Paris ?

– Oui.

– En ce cas, impossible, sire.

– Comment cela ?

– Du Bouchage ne peut se déplacer en ce moment.

Henri se souleva sur son coude et regarda Joyeuse en ouvrant de grands yeux.

– Qu’est-ce à dire ? fit-il.

Joyeuse supporta le regard interrogateur du roi avec la plus grande sérénité.

– Sire, dit-il, c’est la chose du monde la plus facile à comprendre. Du Bouchage est amoureux, seulement il avait mal entamé les négociations amoureuses ; il faisait fausse route, de sorte que le pauvre enfant maigrissait, maigrissait…

– En effet, dit le roi, je l’ai remarqué.

– Et devenait sombre, sombre, mordieu ! comme s’il eût vécu à la cour de Votre Majesté.

Un certain grognement, parti du coin de la cheminée, interrompit Joyeuse qui regarda tout étonné autour de lui.

– Ne fais pas attention, Anne, dit Henri en riant, c’est quelque chien qui rêve sur un fauteuil. Tu disais donc, mon ami, que ce pauvre du Bouchage devenait triste.

– Oui, sire, triste comme la mort : il paraît qu’il a rencontré de par le monde une femme d’humeur funèbre ; c’est terrible, ces rencontres-là. Toutefois, avec ce genre de caractère, on réussit tout aussi bien qu’avec les femmes rieuses ; le tout est de savoir s’y prendre.

– Ah ! tu n’aurais pas été embarrassé, toi, libertin !

– Allons ! voilà que vous m’appelez libertin parce que j’aime les femmes.

Henri poussa un soupir.

– Tu dis donc que cette femme est d’un caractère funèbre ?

– À ce que prétend du Bouchage, au moins : je ne la connais pas.

– Et malgré cette tristesse, tu réussirais, toi ?

– Parbleu ! il ne s’agit que d’opérer par les contrastes ; je ne connais de difficultés sérieuses qu’avec les femmes d’un tempérament mitoyen : celles-là exigent, de la part de l’assiégeant, un mélange de grâces et de sévérité que peu de personnes réussissent à combiner. Du Bouchage est donc tombé sur une femme sombre, et il a un amour noir.

– Pauvre garçon ! dit le roi.

– Vous comprenez, sire, continua Joyeuse, qu’il ne m’a pas eu plus tôt fait sa confidence que je me suis occupé de le guérir.

– De sorte que…

– De sorte qu’à l’heure qu’il est, la cure commence.

– Il est déjà moins amoureux ?

– Non pas, sire ; mais il a espoir que la femme devienne plus amoureuse, ce qui est une façon plus agréable de guérir les gens que de leur ôter leur amour : donc, à partir de ce soir, au lieu de soupirer à l’unisson de la dame, il va l’égayer par tous les moyens possibles ; ce soir, par exemple, j’envoie à sa maîtresse une trentaine de musiciens d’Italie qui vont faire rage sous son balcon.

– Fi ! dit le roi, c’est commun.

– Comment ! c’est commun ! trente musiciens qui n’ont pas leurs pareils dans le monde entier !

– Ah ! ma foi, du diable si, quand j’étais amoureux de madame de Condé, on m’eût distrait avec de la musique.

– Oui, mais vous étiez amoureux, vous, sire.

– Comme un fou, dit le roi.

Un nouveau grognement se fit entendre, qui ressemblait fort à un ricanement railleur.

– Vous voyez bien que c’est toute autre chose, sire, dit Joyeuse en essayant, mais inutilement, de voir d’où venait l’étrange interruption. La dame, au contraire, est indifférente comme une statue, et froide comme un glaçon.

– Et tu crois que la musique fondra le glaçon, animera la statue ?

– Certainement que je le crois.

Le roi secoua la tête.

– Dame, je ne dis pas, continua Joyeuse, qu’au premier coup d’archet la dame ira se jeter dans les bras de du Bouchage : non ; mais elle sera frappée que l’on fasse tout ce bruit à son intention ; peu à peu elle s’accoutumera aux concerts, et si elle ne s’y accoutume pas, eh bien, il nous restera la comédie, les bateleurs, les enchantements, la poésie, les chevaux, toutes les folies de la terre enfin, si bien que si la gaîté ne lui revient pas, à cette belle désolée, il faudra bien au moins qu’elle revienne à du Bouchage.

– Je le lui souhaite, dit Henri ; mais laissons du Bouchage, puisqu’il serait si gênant pour lui de quitter Paris en ce moment ; il n’est pas indispensable pour moi que ce soit lui qui accomplisse cette mission ; mais j’espère que toi, qui donnes de si bons conseils, tu ne t’es pas fait esclave, comme lui, de quelque belle passion ?

– Moi ! s’écria Joyeuse, je n’ai jamais été si parfaitement libre de ma vie.

– C’est à merveille ; ainsi tu n’as rien à faire ?

– Absolument rien, sire.

– Mais je te croyais en sentiment avec une belle dame ?

– Ah ! oui, la maîtresse de M. de Mayenne ; une femme qui m’adorait.

– Eh bien !

– Eh bien, imaginez-vous que ce soir, après avoir fait la leçon à du Bouchage, je le quitte pour aller chez elle ; j’arrive la tête échauffée par les théories que je viens de développer ; je vous jure, sire, que je me croyais presque aussi amoureux que Henri ; voilà que je trouve une femme tremblante, effarée ; la première idée qui m’arrive est que je dérange quelqu’un ; j’essaie de la rassurer, inutile ; je l’interroge, elle ne répond point : je veux l’embrasser, elle détourne la tête, et comme je fronçais le sourcil, elle se fâche, se lève, nous nous querellons et elle m’avertit qu’elle ne sera plus jamais chez elle lorsque je m’y présenterai.

– Pauvre Joyeuse, dit le roi en riant, et qu’as-tu fait ?

– Pardieu ! sire, j’ai pris mon épée et mon manteau, j’ai fait un beau salut et je suis sorti sans regarder en arrière.

– Bravo, Joyeuse ! c’est courageux ! dit le roi.

– D’autant plus courageux, sire, qu’il me semblait l’entendre soupirer, la pauvre fille.

– Ne vas-tu pas te repentir de ton stoïcisme ? dit Henri.

– Non, sire ; si je me repentais un seul instant j’y courrais bien vite, vous comprenez… mais rien ne m’ôtera de l’idée que la pauvre femme me quitte malgré elle.

– Et cependant tu es parti ?

– Me voilà.

– Et tu n’y retourneras point ?

– Jamais… Si j’avais le ventre de M. de Mayenne, je ne dis pas ; mais je suis mince, j’ai le droit d’être fier.

– Mon ami, dit sérieusement Henri, c’est bien heureux pour ton salut, cette rupture-là.

– Je ne dis pas non, sire ; mais, en attendant, je vais m’ennuyer cruellement pendant huit jours, n’ayant plus rien à faire, ne sachant plus que devenir ; aussi m’a-t-il poussé des idées de paresse délicieuses ; c’est amusant de s’ennuyer, vrai… je n’en avais pas l’habitude, et je trouve cela distingué.

– Je crois bien que c’est distingué, dit le roi ; j’ai mis la chose à la mode.

– Or, voilà mon plan, sire ; je l’ai fait tout en revenant du parvis Notre-Dame au Louvre. Je me rendrai tous les jours ici en litière ; Votre Majesté dira ses oraisons, moi je lirai des livres d’alchimie ou de marine, ce qui vaudra encore mieux, puisque je suis marin. J’aurai de petits chiens que je ferai jouer avec les vôtres, ou plutôt de petits chats, c’est plus gracieux ; ensuite nous mangerons de la crème et M. d’Épernon nous fera des contes. Je veux engraisser aussi, moi ; puis, quand la femme de du Bouchage sera de triste devenue gaie, nous en chercherons une autre qui de gaie devienne triste ; cela nous changera ; mais, tout cela sans bouger, sire : on n’est décidément bien qu’assis, et très bien couché. Oh ! les bons coussins, sire ! on voit bien que les tapissiers de Votre Majesté travaillent pour un roi qui s’ennuie.

– Fi donc ! Anne, dit le roi.

– Quoi ! fi donc !

– Un homme de ton âge et de ton rang devenir paresseux et gras ; les laides idées !

– Je ne trouve pas, sire.

– Je veux t’occuper à quelque chose, moi.

– Si c’est ennuyeux, je le veux bien.

Un troisième grognement se fit entendre : on eût dit que le chien riait des paroles que venait de prononcer Joyeuse.

– Voilà un chien bien intelligent, dit Henri ; il devine ce que je veux te faire faire.

– Que voulez-vous me faire faire, sire ? voyons un peu cela.

– Tu vas te botter.

Joyeuse fit un mouvement de terreur.

– Oh ! non, ne me demandez pas cela, sire ; c’est contre toutes mes idées.

– Tu vas monter à cheval.

Joyeuse fit un bond.

– À cheval ! non pas, je ne vais plus qu’en litière ; Votre Majesté n’a donc pas entendu ?

– Voyons, Joyeuse, trêve de raillerie, tu m’entends ? tu vas te botter et monter à cheval.

– Non, sire, répondit le duc avec le plus grand sérieux, c’est impossible.

– Et pourquoi cela, impossible ? demanda Henri avec colère.

– Parce que… parce que… je suis amiral.

– Eh bien ?

– Et que les amiraux ne montent pas à cheval.

– Ah ! c’est comme cela ! fit Henri.

Joyeuse répondit par un de ces signes de tête comme les enfants en font lorsqu’ils sont assez obstinés pour ne pas répondre.

– Eh bien ! soit, monsieur l’amiral de France ; vous n’irez pas à cheval : vous avez raison, ce n’est pas l’état d’un marin d’aller à cheval ; mais c’est l’état d’un marin d’aller en bateau et en galère ; vous vous rendrez donc à l’instant même à Rouen, en bateau ; à Rouen, vous trouverez votre galère amirale : vous la monterez immédiatement et vous ferez appareiller pour Anvers.

– Pour Anvers ! s’écria Joyeuse, aussi désespéré que s’il eût reçu l’ordre de partir pour Canton ou pour Valparaiso.

– Je crois l’avoir dit, fit le roi d’un ton glacial qui établissait sans conteste son droit de chef et sa volonté de souverain ; je crois l’avoir dit, et je ne veux pas le répéter.

Joyeuse, sans témoigner la moindre résistance, agrafa son manteau, remit son épée sur son épaule et prit sur un fauteuil son toquet de velours.

– Que de peine pour se faire obéir, vertubleu ! continua de grommeler Henri ; si j’oublie quelquefois que je suis le maître, tout le monde, excepté moi, devrait au moins s’en souvenir.

Joyeuse, muet et glacé, s’inclina et mit, selon l’ordonnance, une main sur la garde de son épée.

– Les ordres, sire ? dit-il d’un voix qui, par son accent de soumission, changea immédiatement en cire fondante la volonté du monarque.

– Tu vas te rendre, lui dit-il, à Rouen où je désire que tu t’embarques, à moins que tu ne préfères aller par terre à Bruxelles.

Henri attendait un mot de Joyeuse ; celui-ci se contenta d’un salut.

– Aimes-tu mieux la route de terre ? demanda Henri.

– Je n’ai pas de préférence quand il s’agit d’exécuter un ordre, sire, répondit Joyeuse.

– Allons, boude, va ! boude, affreux caractère ! s’écria Henri. Ah ! les rois n’ont pas d’amis !

– Qui donne des ordres ne peut s’attendre qu’à trouver des serviteurs, répondit Joyeuse avec solennité.

– Monsieur, reprit le roi blessé, vous irez donc à Rouen ; vous monterez votre galère, vous rallierez les garnisons de Caudebec, Harfleur et Dieppe, que je ferai remplacer ; vous en chargerez six navires que vous mettrez au service de mon frère, lequel attend le secours que je lui ai promis.

– Ma commission, s’il vous plaît, sire ? dit Joyeuse.

– Et depuis quand, répondit le roi, n’agissez-vous plus en vertu de vos pouvoirs d’amiral ?

– Je n’ai droit qu’à obéir, et autant que je le puis, sire, j’évite toute responsabilité.

– C’est bien, monsieur le duc ; vous recevrez la commission à votre hôtel au moment du départ.

– Et quand sera ce moment, sire ?

– Dans une heure.

Joyeuse s’inclina respectueusement et se dirigea vers la porte.

Le cœur du roi faillit se rompre.

– Quoi ! dit-il, pas même la politesse d’un adieu ! Monsieur l’amiral, vous êtes peu civil ; c’est le reproche que l’on fait à messieurs les gens de mer. Allons, peut-être aurai-je plus de satisfaction de mon colonel général d’infanterie.

– Veuillez me pardonner, sire, balbutia Joyeuse, mais je suis encore plus mauvais courtisan que mauvais marin, et je comprends que Votre Majesté regrette ce qu’elle a fait pour moi.

Et il sortit, en fermant la porte avec violence, derrière la tapisserie qui se gonfla, repoussée par le vent.

– Voilà donc comme m’aiment ceux pour lesquels j’ai tant fait ! s’écria le roi. Ah ! Joyeuse ! ingrat Joyeuse !

– Eh bien ! ne vas-tu pas le rappeler ? dit Chicot en s’avançant vers le lit. Quoi ! parce que par hasard tu as eu un peu de volonté, voilà que tu te repens.

– Écoute donc, répondit le roi, tu es charmant, toi ! crois-tu qu’il soit agréable d’aller au mois d’octobre recevoir la pluie et le vent sur la mer ? je voudrais bien t’y voir, égoïste !

– Libre à toi, grand roi, libre à toi.

– De te voir par vaux et par chemins.

– Par vaux et par chemins ; c’est en ce moment-ci mon désir le plus vif que de voyager.

– Ainsi, si je t’envoyais quelque part, comme je viens d’envoyer Joyeuse, tu accepterais ?

– Non seulement j’accepterais, mais je postule, j’implore.

– Une mission ?

– Une mission.

– Tu irais en Navarre ?

– J’irais au diable, grand roi !

– Railles-tu, bouffon ?

– Sire, je n’étais pas déjà trop gai pendant ma vie, et je vous jure que je suis bien plus triste depuis ma mort.

– Mais tu refusais tout à l’heure de quitter Paris.

– Mon gracieux souverain, j’avais tort, très grand tort, et je me repens.

– De sorte que tu désires quitter Paris maintenant ?

– Tout de suite, illustre roi, à l’instant même, grand monarque !

– Je ne comprends plus, dit Henri.

– Tu n’as donc pas entendu les paroles du grand-amiral de France ?

– Lesquelles ?

– Celles où il t’a annoncé sa rupture avec la maîtresse de M. de Mayenne.

– Oui ; eh bien, après ?

– Si cette femme, amoureuse d’un charmant garçon comme le duc, car il est charmant, Joyeuse…

– Sans doute.

– Si cette femme le congédie en soupirant, c’est qu’elle a un motif.

– Probablement ; sans cela elle ne le congédierait pas.

– Eh bien, ce motif, le sais-tu ?

– Non.

– Tu ne le devines pas ?

– Non.

– C’est que M. de Mayenne va revenir.

– Oh ! oh ! fit le roi.

– Tu comprends enfin, je t’en félicite.

– Oui, je comprends ; mais cependant…

– Cependant ?

– Je ne trouve pas ta raison très forte.

– Donne-moi les tiennes, Henri, je ne demande pas mieux que de les trouver excellentes, donne.

– Pourquoi cette femme ne romprait-elle pas avec Mayenne, au lieu de renvoyer Joyeuse ? Crois-tu que Joyeuse ne lui en saurait pas assez de gré pour conduire M. de Mayenne au Pré-aux-Clercs et lui trouer son gros ventre ? Il a l’épée mauvaise, notre Joyeuse.

– Fort bien ; mais M. de Mayenne a le poignard traître, lui, si Joyeuse a l’épée mauvaise. Rappelle-toi Saint-Mégrin. – Henri poussa un soupir et leva les yeux au ciel. – La femme qui est véritablement amoureuse ne se soucie pas qu’on lui tue son amant, elle préfère le quitter, gagner du temps ; elle préfère surtout ne pas se faire tuer elle-même. On est diablement brutal dans cette chère maison de Guise.

– Ah ! tu peux avoir raison.

– C’est bien heureux.

– Oui, et je commence à croire que Mayenne reviendra ; mais toi, toi, Chicot, tu n’es pas une femme peureuse ou amoureuse ?

– Moi, Henri, je suis un homme prudent, un homme qui ai un compte ouvert avec M. de Mayenne, une partie engagée : s’il me trouve, il voudra recommencer encore ; il est joueur à faire frémir, ce bon M. de Mayenne !

– Eh bien ?

– Eh bien ! il jouera si bien que je recevrai un coup de couteau.

– Bah ! je connais mon Chicot, il ne reçoit pas sans rendre.

– Tu as raison, je lui en rendrai dix dont il crèvera.

– Tant mieux, voilà la partie finie.

– Tant pis, morbleu ! au contraire : tant pis, la famille poussera des cris affreux, tu auras toute la Ligue sur les bras, et quelque beau matin tu me diras : Chicot, mon ami, excuse-moi, mais je suis obligé de te faire rouer.

– Je dirai cela ?

– Tu diras cela, et même, ce qui est bien pis, tu le feras, grand roi. J’aime donc mieux que cela tourne autrement, comprends-tu ? Je ne suis pas mal comme je suis, j’ai envie de m’y tenir. Vois-tu, toutes ces progressions arithmétiques, appliquées à la rancune, me paraissent dangereuses ; j’irai donc en Navarre, si tu veux bien m’y envoyer.

– Sans doute, je le veux.

– J’attends tes ordres, gracieux prince.

Et Chicot, prenant la même pose que Joyeuse, attendit.

– Mais, dit le roi, tu ne sais pas si la mission te conviendra.

– Du moment où je te la demande.

– C’est que, vois-tu, Chicot, dit Henri, j’ai certains projets de brouille entre Margot et son mari.

– Diviser pour régner, dit Chicot ; il y a déjà cent ans que c’était l’A B C de la politique.

– Ainsi tu n’as aucune répugnance ?

– Est-ce que cela me regarde ? répondit Chicot ; tu feras ce que tu voudras, grand prince. Je suis ambassadeur, voilà tout ; tu n’as pas de comptes à me rendre, et pourvu que je sois inviolable… oh ! quant à cela, tu comprends, j’y tiens.

– Mais encore, dit Henri, faut-il que tu saches ce que tu diras à mon beau-frère.

– Moi, dire quelque chose ! non, non, non !

– Comment, non, non, non ?

– J’irai où tu voudras, mais je ne dirai rien du tout. Il y a un proverbe là-dessus : trop gratter…

– Alors, tu refuses donc ?

– Je refuse la parole, mais j’accepte la lettre.

« Celui qui porte la parole a toujours quelque responsabilité ; celui qui présente une lettre n’est jamais bousculé que de seconde main.

– Eh bien ! soit, je te donnerai une lettre ; cela rentre dans ma politique.

– Vois un peu comme cela se trouve ! donne.

– Comment dis-tu cela ?

– Je dis : donne.

Et Chicot étendit la main.

– Ah ! ne te figure pas qu’une lettre comme celle-là peut être écrite tout de suite ; il faut qu’elle soit combinée, réfléchie, pesée.

– Eh bien ! pèse, réfléchis, combine. Je repasserai demain à la pointe du jour, ou je l’enverrai prendre.

– Pourquoi ne coucherais-tu pas ici ?

– Ici ?

– Oui, dans ton fauteuil.

– Peste ! c’est fini. Je ne coucherai plus au Louvre ; un fantôme qu’on verrait dormir dans un fauteuil, quelle absurdité !

– Mais enfin, s’écria le roi, je veux cependant que tu connaisses mes intentions à l’égard de Margot et de son mari. Tu es Gascon ; ma lettre va faire du bruit à la cour de Navarre : on te questionnera ; il faut que tu puisses répondre. Que diable ! tu me représentes ; je ne veux pas que tu aies l’air d’un sot.

– Mon Dieu ! fit Chicot en haussant les épaules, que tu as donc l’esprit obtus, grand roi ! Comment ! tu te figures que je vais porter une lettre à deux cent cinquante lieues sans savoir ce qu’il y a dedans !

Mais sois donc tranquille, ventre de biche ! au premier coin de rue, sous le premier arbre où je m’arrêterai, je vais l’ouvrir, ta lettre. Comment ! tu envoies depuis dix ans des ambassadeurs dans toutes les parties du monde, et tu ne les connais pas mieux que cela ! Allons, mets-toi le corps et l’âme en repos, moi je retourne à ma solitude.

– Où est-elle, ta solitude ?

– Au cimetière des Grands-Innocents, grand prince.

Henri regarda Chicot avec cet étonnement qu’il n’avait pas encore pu, depuis deux heures qu’il l’avait revu, chasser de son regard.

– Tu ne t’attendais pas à tout, n’est-ce pas ? dit Chicot, prenant son feutre et son manteau : ce que c’est cependant que d’avoir des relations avec des gens de l’autre monde ! C’est dit : à demain, moi ou mon messager.

– Soit, mais encore faut-il que ton messager ait un mot d’ordre, afin qu’on sache qu’il vient de ta part, et que les portes lui soient ouvertes.

– À merveille ! si c’est moi, je viens de ma part, si c’est mon messager, il vient de la part de l’ombre.

Et sur ces paroles, il disparut si légèrement que l’esprit superstitieux de Henri douta si c’était réellement un corps ou une ombre qui avait passé par une porte sans la faire crier, sous cette tapisserie sans en agiter un des plis.

XVI. Comment et pour quelle cause Chicot était mort §

Chicot, véritable corps, n’en déplaise à ceux de nos lecteurs qui seraient assez partisans du merveilleux pour croire que nous avons eu l’audace d’introduire une ombre dans cette histoire, Chicot était donc sorti après avoir dit au roi, selon son habitude, sous forme de raillerie, toutes les vérités qu’il avait à lui dire.

Voilà ce qui était arrivé :

Après la mort des amis du roi, depuis les troubles et les conspirations fomentés par les Guises, Chicot avait réfléchi. Brave, comme on sait, et insouciant, il faisait cependant le plus grand cas de la vie qui l’amusait, comme il arrive à tous les hommes d’élite. Il n’y a guère que les sots qui s’ennuient en ce monde et qui vont chercher la distraction dans l’autre.

Le résultat de cette réflexion que nous avons indiquée, fut que la vengeance de M. de Mayenne lui parut plus redoutable que la protection du roi n’était efficace ; et il se disait, avec cette philosophie pratique qui le distinguait, qu’en ce monde rien ne défait ce qui est matériellement fait ; qu’ainsi toutes les hallebardes et toutes les cours de justice du roi de France ne raccommoderait pas, si peu visible qu’elle fût, certaine ouverture que le couteau de M. de Mayenne aurait faite au pourpoint de Chicot.

Il avait donc pris son parti en homme fatigué d’ailleurs du rôle de plaisant, qu’à chaque minute il brûlait de changer en rôle sérieux, et des familiarités royales qui, par les temps qui couraient, le conduisaient droit à sa perte.

Chicot avait donc commencé par mettre entre l’épée de M. de Mayenne et la peau de Chicot la plus grande distance possible. À cet effet, il était parti pour Beaune, dans le triple but de quitter Paris, d’embrasser son ami Gorenflot, et de goûter ce fameux vin de 1550, dont il avait été si chaleureusement question dans cette fameuse lettre qui termine notre récit de la Dame de Monsoreau.

Disons-le, la consolation avait été efficace : au bout de deux mois, Chicot s’aperçut qu’il engraissait à vue d’œil et s’aperçut aussi qu’en engraissant il se rapprochait de Gorenflot, plus qu’il n’était convenable à un homme d’esprit. L’esprit l’emporta donc sur la matière. Après que Chicot eut bu quelques centaines de bouteilles de ce fameux vin de 1550, et dévoré les vingt-deux volumes dont se composait la bibliothèque du prieuré, et dans lesquels le prieur avait lu cet axiome latin : Bonum vinum laetificat cor hominis, Chicot se sentit un grand poids à l’estomac et un grand vide au cerveau.

– Je me ferais bien moine, pensa-t-il ; mais chez Gorenflot je serais trop le maître, et dans une autre abbaye je ne le serais point assez ; certes, le froc me déguiserait à tout jamais aux yeux de M. de Mayenne ; mais, de par tous les diables ! il y a d’autres moyens que les moyens vulgaires : cherchons. J’ai lu dans un autre livre, il est vrai que celui-là n’est point dans la bibliothèque de Gorenflot : Quaere et invenies.

Chicot chercha donc, et voici ce qu’il trouva. Pour le temps, c’était assez neuf.

Il s’ouvrit à Gorenflot, et le pria d’écrire au roi sous sa dictée.

Gorenflot écrivit difficilement, c’est vrai, mais enfin il écrivit que Chicot s’était retiré au prieuré, que le chagrin d’avoir été obligé de se séparer de son maître, lorsque celui-ci s’était réconcilié avec M. de Mayenne, avait altéré sa santé, qu’il avait essayé de lutter en se distrayant, mais que la douleur avait été la plus forte, et qu’enfin il avait succombé.

De son côté, Chicot avait écrit lui-même une lettre au roi. Cette lettre, datée de 1580, était divisée en cinq paragraphes.

Chacun de ces paragraphes était censé écrit à un jour de distance et selon que la maladie faisait des progrès.

Le premier paragraphe était écrit et signé d’une main assez ferme.

Le second était tracé d’une main mal assurée, et la signature, quoique lisible encore, était déjà fort tremblée.

Il avait écrit Chic… à la fin du troisième.

Chi… à la fin du quatrième.

Enfin il y avait un C avec un pâté à la fin du cinquième.

Ce pâté d’un mourant avait produit sur le roi le plus douloureux effet.

C’est ce qui explique pourquoi il avait cru Chicot fantôme et ombre.

Nous citerions bien ici la lettre de Chicot, mais Chicot était, comme on dirait aujourd’hui, un homme fort excentrique, et comme le style est l’homme, son style épistolaire surtout était si excentrique que nous n’osons reproduire ici cette lettre, quelque effet que nous devions en attendre.

Mais on la retrouvera dans les Mémoires de l’Étoile. Elle est datée de 1580, comme nous l’avons dit, « année des grands cocuages, » ajouta Chicot.

Au bas de cette lettre, et pour ne pas laisser se refroidir l’intérêt de Henri, Gorenflot ajoutait que, depuis la mort de son ami, le prieuré de Beaune lui était devenu odieux, et qu’il aimait mieux Paris.

C’était surtout ce post-scriptum que Chicot avait eu grand peine à tirer du bout des doigts de Gorenflot. Gorenflot, au contraire, se trouvait merveilleusement à Beaune, et Panurge aussi. Il faisait piteusement observer à Chicot que le vin est toujours frelaté quand on n’est point là pour le choisir sur les lieux. Mais Chicot promit au digne prieur de venir en personne tous les ans faire sa provision de romanée, de volnay et de chambertin, et comme, sur ce point et sur beaucoup d’autres, Gorenflot reconnaissait la supériorité de Chicot, il finit par céder aux sollicitations de son ami.

À son tour, en réponse à la lettre de Gorenflot et aux derniers adieux de Chicot, le roi avait écrit de sa propre main :

« Monsieur le prieur, vous donnerez une sainte et poétique sépulture au pauvre Chicot, que je regrette de toute mon âme, car c’était non seulement un ami dévoué, mais encore un assez bon gentilhomme, quoiqu’il n’ait jamais pu voir lui-même dans sa généalogie au-delà de son trisaïeul. Vous l’entourerez de fleurs, et ferez en sorte qu’il repose au soleil, qu’il aimait beaucoup, étant du midi. Quant à vous dont j’honore d’autant mieux la tristesse que je la partage, vous quitterez, ainsi que vous m’en témoignez le désir, votre prieuré de Beaune. J’ai trop besoin à Paris d’hommes dévoués et bons clercs pour vous tenir éloigné. En conséquence, je vous nomme prieur des Jacobins, votre résidence étant fixée près la porte Saint-Antoine, à Paris, quartier que notre pauvre ami affectionnait tout particulièrement.

Votre affectionné HENRI, qui vous prie de ne pas l’oublier dans vos saintes prières. »

Qu’on juge si un pareil autographe, sorti tout entier d’une main royale, fit ouvrir de grands yeux au prieur, s’il admira la puissance du génie de Chicot, et s’il se hâta de prendre son vol vers les honneurs qui l’attendaient.

Car l’ambition avait poussé autrefois déjà, on se le rappelle, un de ces tenaces surgeons dans le cœur de Gorenflot, dont le prénom avait toujours été Modeste, et qui, depuis déjà qu’il était prieur de Beaune, s’appelait dom Modeste Gorenflot.

Tout s’était passé à la fois selon les désirs du roi et de Chicot. Un fagot d’épines, destiné à représenter physiquement et allégoriquement le cadavre, avait été enterré au soleil, au milieu des fleurs, sous un beau cep de vigne ; puis, une fois mort et enterré en effigie, Chicot avait aidé Gorenflot à faire son déménagement.

Dom Modeste s’était vu installer en grande pompe au prieuré des Jacobins. Chicot avait choisi la nuit pour se glisser dans Paris. Il avait acheté, près de la porte Bussy, une petite maison qui lui avait coûté trois cents écus ; et quand il voulait aller voir Gorenflot, il avait trois routes : celle de la ville, qui était plus courte ; celle des bords de l’eau, qui était la plus poétique ; enfin celle qui longeait les murailles de Paris, qui était la plus sûre.

Mais Chicot, qui était un rêveur, choisissait presque toujours celle de la Seine ; et comme, en ce temps, le fleuve n’était pas encore encaissé dans des murs de pierre, l’eau venait, comme dit le poète, lécher ses larges rives, le long desquelles, plus d’une fois, les habitants de la Cité purent voir la longue silhouette de Chicot se dessiner par les beaux clairs de lune.

Une fois installé, et ayant changé de nom, Chicot s’occupa à changer de visage : il s’appelait Robert Briquet, comme nous le savons déjà, et marchait légèrement courbé en avant ; puis l’inquiétude et le retour successif de cinq ou six années l’avaient rendu à peu près chauve, si bien que sa chevelure d’autrefois, crépue et noire, s’était, comme la mer au reflux, retirée de son front vers la nuque.

En outre, comme nous l’avons dit, il avait travaillé cet art si cher aux mimes anciens, qui consiste à changer, par de savantes contractions, le jeu naturel des muscles et le jeu habituel de la physionomie. Il était résulté de cette étude assidue que, vu au grand jour, Chicot était, lorsqu’il voulait s’en donner la peine, un Robert Briquet véritable, c’est-à-dire un homme dont la bouche allait d’une oreille à l’autre, dont le menton touchait le nez, et dont les yeux louchaient à faire frémir ; le tout sans grimaces, mais non sans charme pour les amateurs du changement, puisque de fine, longue et anguleuse qu’elle était, sa figure était devenue large, épanouie, obtuse et confite.

Il n’y avait que ses longs bras et ses jambes immenses que Chicot ne put raccourcir ; mais, comme il était fort industrieux, il avait, ainsi que nous l’avons dit, courbé son dos, ce qui lui faisait les bras presque aussi longs que les jambes.

Il joignit à ces exercices physionomiques la précaution de ne lier de relations avec personne. En effet, si disloqué que fût Chicot, il ne pouvait éternellement garder la même posture. Comment alors paraître bossu à midi, quand on avait été droit à dix heures, et quel prétexte à donner à un ami qui vous voit tout à coup changer de figure, parce qu’en vous promenant avec lui vous rencontrez par hasard un visage suspect.

Robert Briquet pratiqua donc la vie de reclus ; elle convenait d’ailleurs à ses goûts ; toute sa distraction était d’aller rendre visite à Gorenflot, et d’achever avec lui ce fameux vin de 1550, que le digne prieur s’était bien gardé de laisser dans les caves de Beaune.

Mais les esprits vulgaires sont sujets au changement, comme les grands esprits : Gorenflot changea, non pas physiquement.

Il vit en sa puissance, et à sa discrétion, celui qui jusque-là avait tenu ses destinées entre ses mains. Chicot venant dîner au prieuré lui parut un Chicot esclave, et Gorenflot, à partir de ce moment, pensa trop de soi, et pas assez de Chicot.

Chicot vit sans s’offenser le changement de son ami : ceux qu’il avait éprouvés près du roi Henri l’avaient façonné à cette sorte de philosophie. Il s’observa davantage, et ce fut tout. Au lieu d’aller tous les deux jours au prieuré, il n’y alla plus qu’une fois la semaine, puis tous les quinze jours, enfin tous les mois. Gorenflot était si gonflé qu’il ne s’en aperçut pas.

Chicot était trop philosophe pour être sensible ; il rit sous cap de l’ingratitude de Gorenflot et se gratta le nez et le menton, selon son ordinaire.

– L’eau et le temps, dit-il, sont les deux plus puissants dissolvants que je connaisse : l’un fend la pierre, l’autre l’amour-propre. Attendons ; et il attendit.

Il était dans cette attente lorsque arrivèrent les événements que nous venons de raconter, et au milieu desquels il lui parut surgir quelques-uns de ces événements nouveaux qui présagent les grandes catastrophes politiques. Or comme son roi, qu’il aimait toujours, tout trépassé qu’il était, lui parut, au milieu des événements futurs, courir quelques dangers analogues à ceux dont il l’avait déjà préservé, il prit sur lui de lui apparaître à l’état de fantôme, et, dans ce seul but, de lui présager l’avenir. Nous avons vu comment l’annonce de l’arrivée prochaine de M. de Mayenne, annonce enveloppée dans le renvoi de Joyeuse, et que Chicot, avec son intelligence de singe, avait été chercher au fond de son enveloppe, avait fait passer Chicot de l’état de fantôme à la condition de vivant, et de la position de prophète à celle d’ambassadeur.

Maintenant que tout ce qui pourrait paraître obscur dans notre récit est expliqué, nous reprendrons, si nos lecteurs le veulent bien, Chicot à sa sortie du Louvre, et nous le suivrons jusqu’à sa petite maison du carrefour Bussy.

XVII. La Sérénade. §

Pour aller du Louvre chez lui, Chicot n’avait pas longue route à faire.

Il descendit sur la berge, et commença à traverser la Seine sur un petit bateau qu’il dirigeait seul, et que, de la rive de Nesle, il avait amené et amarré au quai désert du Louvre.

– C’est étrange, disait-il, en ramant et en regardant, tout en ramant, les fenêtres du palais dont une seule, celle de la chambre du roi, demeurait éclairée, malgré l’heure avancée de la nuit ; c’est étrange, après bien des années, Henri est toujours le même : d’autres ont grandi, d’autres se sont abaissés, d’autres sont morts, lui a gagné quelques rides au visage et au cœur, voilà tout ; c’est éternellement le même esprit, faible et distingué, fantasque et poétique ; c’est éternellement cette même âme égoïste, demandant toujours plus qu’on ne peut lui donner, l’amitié à l’indifférence, l’amour à l’amitié, le dévoûment à l’amour, et malheureux roi, pauvre roi, triste, avec tout cela, plus qu’aucun homme de son royaume. Il n’y a en vérité que moi, je crois, qui ai sondé ce singulier mélange de débauche et de repentir, d’impiété et de superstition, comme il n’y a que moi aussi qui connaisse le Louvre, dans les corridors duquel tant de favoris ont passé allant à la tombe, à l’exil ou à l’oubli ; comme il n’y a que moi qui manie sans danger et qui joue avec cette couronne qui brûle la pensée de tant de gens, en attendant qu’elle leur brûle les doigts.

Chicot poussa un soupir plus philosophe que triste, et appuya vigoureusement sur ses avirons.

– À propos, dit-il tout à coup, le roi ne m’a point parlé d’argent pour le voyage : cette confiance m’honore en ce qu’elle me prouve que je suis toujours son ami.

Et Chicot se mit à rire silencieusement, comme c’était son habitude ; puis, d’un dernier coup d’aviron, il lança son bateau sur le sable fin où il demeura engravé.

Alors, attachant la proue à un pieu par un nœud dont il avait le secret, et qui, dans ces temps d’innocence, nous parlons par comparaison, était une sûreté suffisante, il se dirigea vers sa demeure, située, comme on sait, à deux portées de fusil à peine du bord de la rivière.

En entrant dans la rue des Augustins, il fut fort frappé et surtout fort surpris d’entendre résonner des instruments et des voix qui remplissaient d’harmonie le quartier, si paisible d’ordinaire à ces heures avancées.

– On se marie donc par ici ? pensa-t-il tout d’abord ; ventre de biche ! je n’avais que cinq heures à dormir et je vais être forcé de veiller, moi qui ne me marie pas.

En approchant, il vit une grande lueur danser sur les vitres des rares maisons qui peuplaient sa rue ; cette lueur était produite par une douzaine de flambeaux que portaient des pages et des valets de pied, tandis que vingt-quatre musiciens, sous les ordres d’un Italien énergumène, faisaient rage de leurs violes, psaltérions, cistres, rebecs, violons, trompettes et tambours.

Cette armée de tapageurs était placée en bel ordre devant une maison que Chicot, non sans surprise, reconnut être la sienne.

Le général invisible qui avait dirigé cette manœuvre avait disposé musiciens et pages de manière à ce que tous, le visage tourné vers la maison de Robert Briquet, l’œil attaché sur les fenêtres, semblassent ne respirer, ne vivre, ne s’animer que pour cette contemplation.

Chicot demeura un instant stupéfait à regarder toute cette évolution et à écouter tout ce tintamarre.

Puis frappant ses deux cuisses de ses mains osseuses :

– Mais, dit-il, il y a méprise ; il est impossible que ce soit pour moi que l’on mène si grand bruit.

Alors, s’approchant davantage, il se mêla aux curieux que la sérénade avait attirés, et regardant attentivement autour de lui, il s’assura que toute la lumière des torches se reflétait sur sa maison, comme toute l’harmonie s’y engouffrait : nul dans cette foule ne s’occupait, ni de la maison en face, ni des maisons voisines.

– En vérité, se dit Chicot, c’est bien pour moi : est-ce que quelque princesse inconnue serait tombée amoureuse de moi par hasard ?

Cependant cette supposition, toute flatteuse qu’elle était, ne parut point convaincre Chicot.

Il se retourna vers la maison qui faisait face à la sienne.

Les deux seules fenêtres de cette maison, placées au second, les seules qui n’eussent point de volets, absorbaient par intervalles des éclairs de lumière ; mais c’était pour son plaisir à elle, pauvre maison, qui paraissait privée de toute vue, veuve de tout visage humain.

– Il faut qu’on dorme durement dans cette maison, dit Chicot, ventre de biche ! un pareil bacchanal réveillerait des morts !

Pendant toutes ces interrogations et toutes ces réponses que Chicot se faisait à lui-même, l’orchestre continuait ses symphonies comme s’il eût joué devant une assemblée de rois et d’empereurs.

– Pardon, mon ami, dit alors Chicot, s’adressant à un porte-flambeau, mais pourriez-vous, s’il vous plaît, me dire pour qui toute cette musique ?

– Pour le bourgeois qui habite là, répondit le valet en désignant à Chicot la maison de Robert Briquet.

– Pour moi, reprit Chicot, décidément c’est pour moi.

Chicot perça la foule pour lire l’explication de l’énigme sur la manche et sur la poitrine des pages ; mais tout blason avait soigneusement disparu sous une espèce de tabar couleur de muraille.

– À qui êtes-vous, mon ami ? demanda Chicot à un tambourin qui chauffait ses doigts avec son haleine, n’ayant rien à tambouriner en ce moment-là.

– Au bourgeois qui loge ici, répondit l’instrumentiste, désignant avec sa baguette le logis de Robert Briquet.

– Ah ! ah ! dit Chicot, non seulement ils sont ici pour moi, mais ils sont à moi. De mieux en mieux ; enfin nous allons bien voir.

Et armant son visage de la plus compliquée grimace qu’il pût trouver, il coudoya de droite et de gauche pages, laquais, musiciens, afin de gagner la porte, manœuvre à laquelle il parvint non sans difficulté, et là, visible et resplendissant dans le cercle formé par les porte-flambeaux, il tira sa clef de sa poche, ouvrit la porte, entra, repoussa la porte et ferma les verrous.

Puis, montant à son balcon, il apporta sur la saillie une chaise de cuir, s’y installa commodément, le menton appuyé sur la rampe, et là sans paraître remarquer les rires qui accueillaient son apparition :

– Messieurs, dit-il, ne vous trompez-vous point, et vos trilles, cadences et roulades, sont-elles bien à mon adresse ?

– Vous êtes maître Robert Briquet ? demanda le directeur de tout cet orchestre.

– En personne.

– Eh bien ! nous sommes tout à votre service, monsieur, répliqua l’Italien, avec un mouvement de bâton qui souleva une nouvelle bourrasque de mélodie.

– Décidément, c’est inintelligible, se dit Chicot en promenant ses yeux actifs sur toute cette foule et sur les maisons du voisinage.

Tout ce que les maisons avaient d’habitants étaient à leurs fenêtres, sur le seuil de leurs maisons, ou mêlés aux groupes qui stationnaient devant la porte.

Maître Fournichon, sa femme et toute la suite des quarante-cinq, femmes, enfants et laquais, peuplaient les ouvertures de l’Épée du fier Chevalier.

Seule, la maison en face était sombre, muette comme un tombeau.

Chicot cherchait toujours des yeux le mot de cette indéchiffrable énigme, quand tout à coup il crut voir, sous l’auvent même de sa maison, à travers les fentes du plancher du balcon, un peu au-dessous de ses pieds, un homme tout enveloppé d’un manteau de couleur sombre, portant chapeau noir, plume rouge et longue épée, lequel, croyant n’être point vu, regardait de toute son âme la maison en face, cette maison, déserte, muette et morte.

De temps en temps le chef d’orchestre quittait son poste pour aller parler bas à cet homme.

Chicot devina bien vite que tout l’intérêt de la scène était là, et que ce chapeau noir cachait une figure de gentilhomme.

Dès lors toute son attention fut pour ce personnage : le rôle d’observateur lui était facile, sa position sur la rampe du balcon permettait à sa vue de distinguer dans la rue et sous l’auvent ; il réussit donc à suivre chaque mouvement du mystérieux inconnu dont la première imprudence ne pouvait manquer de lui dévoiler les traits.

Tout à coup, et tandis que Chicot était tout absorbé dans ces observations, un cavalier, suivi de deux écuyers, parut à l’angle de la rue, et chassa énergiquement, à coups de houssine, les curieux qui s’obstinaient à faire galerie aux musiciens.

– M. Joyeuse, murmura Chicot, qui reconnut dans le cavalier le grand-amiral de France, botté et éperonné par ordre du roi.

Les curieux dispersés, l’orchestre se tut.

Probablement un signe du maître lui avait imposé le silence.

Le cavalier s’approcha du gentilhomme caché sous l’auvent.

– En bien ! Henri, lui demanda-t-il, quoi de nouveau ?

– Rien, mon frère, rien.

– Rien !

– Non, elle n’a pas même paru.

– Ces drôles n’ont donc point fait vacarme !

– Ils ont assourdi tout le quartier.

– Ils n’ont donc pas crié, comme on le leur avait recommandé, qu’ils jouaient en l’honneur de ce bourgeois ?

– Ils l’ont si bien crié qu’il est là en personne, sur son balcon, écoutant la sérénade.

– Et elle n’a point paru ?

– Ni elle ni personne.

– L’idée était ingénieuse, cependant, dit Joyeuse piqué, car enfin elle pouvait, sans se compromettre, faire comme tous ces braves gens et profiter de la musique donnée à son voisin.

Henri secoua la tête.

– Ah ! l’on voit bien que vous ne la connaissez point, mon frère, dit-il.

– Si fait, si fait, je la connais ; c’est-à-dire que je connais toutes les femmes, et comme elle est comprise dans le nombre, eh bien ! ne nous décourageons pas.

– Oh ! mon Dieu, mon frère, vous me dites cela d’un ton tout découragé.

– Pas le moins du monde ; seulement à partir d’aujourd’hui, il faut que chaque soir le bourgeois ait sa sérénade.

– Mais elle va déménager.

– Pourquoi, si tu ne dis rien, si tu ne la désignes pas, si tu restes toujours caché ? Le bourgeois a-t-il parlé quand on lui a fait cette galanterie ?

– Il a harangué l’orchestre. Eh ! tenez, mon frère, le voilà qui va parler encore.

En effet, Briquet, décidé à tirer la chose au clair, se levait pour interroger une seconde fois le chef de l’orchestre.

– Taisez-vous, là-haut, et rentrez, cria Anne de mauvaise humeur ; que diable ! puisque vous avez eu votre sérénade, vous n’avez rien à dire, tenez-vous donc en repos.

– Ma sérénade, ma sérénade, répondit Chicot de l’air le plus gracieux ; mais je veux savoir au moins à qui elle est adressée, ma sérénade.

– À votre fille, imbécile !

– Pardon, monsieur, mais je n’ai pas de fille.

– À votre femme alors.

– Grâce à Dieu ! je ne suis pas marié.

– Alors à vous, à vous en personne.

– Oui, à toi, et si tu ne rentres pas.

Joyeuse, joignant l’effet à la menace, poussa son cheval vers le balcon de Chicot, et cela, tout au travers des instrumentistes.

– Ventre de biche ! cria Chicot, si la musique est pour moi, qui donc vient ici m’écraser ma musique ?

– Vieux fou ! grommela Joyeuse en levant la tête, si tu ne caches pas ta laide figure dans ton nid de corbeau, les musiciens vont te casser leurs instruments sur la nuque.

– Laissez ce pauvre homme, mon frère, dit du Bouchage ; le fait est qu’il doit être fort étonné.

– Et pourquoi s’étonne-t-il, morbleu ! D’ailleurs tu vois bien qu’en faisant naître une querelle, nous attirerons quelqu’un à la fenêtre ; donc, rossons le bourgeois, brûlons sa maison s’il le faut, mais, corbleu ! remuons-nous, remuons-nous !

– Par pitié, mon frère, dit Henri, n’extorquons pas l’attention de cette femme, nous sommes vaincus ; résignons-nous.

Briquet n’avait pas perdu un mot de ce dernier dialogue qui avait introduit un grand jour dans ses idées encore confuses ; il faisait donc mentalement ses préparatifs de défense, connaissant l’humeur de celui qui l’attaquait.

Mais Joyeuse, se rendant au raisonnement de Henri, n’insista point davantage ; il congédia pages, valets, musiciens et maestro.

Puis tirant son frère à part :

– Tu me vois au désespoir, dit-il, tout conspire contre nous.

– Que veux-tu dire ?

– Le temps me manque pour t’aider.

– En effet, tu es en costume de voyage, je n’avais point encore remarqué cela.

– Je pars cette nuit pour Anvers avec une mission du roi.

– Quand donc te l’a-t-il donnée ?

– Ce soir.

– Mon Dieu !

– Viens avec moi, je t’en supplie ?

Henri laissa tomber ses bras.

– Me l’ordonnez-vous, mon frère ? demanda-t-il, pâlissant à l’idée de ce départ.

Anne fit un mouvement.

– Si vous l’ordonnez, continua Henri, j’obéirai.

– Je te prie, du Bouchage, rien autre chose.

– Merci, mon frère.

Joyeuse haussa les épaules.

– Tant que vous voudrez, Joyeuse ; mais, voyez-vous, s’il me fallait renoncer à passer les nuits dans cette rue, s’il me fallait cesser de regarder cette fenêtre…

– Eh bien ?

– Je mourrais.

– Pauvre fou !

– Mon cœur est là, voyez-vous, mon frère, dit Henri en étendant la main vers la maison, ma vie est là ; ne me demandez pas de vivre, si vous m’arrachez le cœur de la poitrine.

Le duc croisa ses bras avec une colère mêlée de pitié, mordit sa fine moustache, et après avoir réfléchi pendant quelques minutes de silence :

– Si notre père vous priait, Henri, dit-il, de vous laisser soigner par Miron, qui est un philosophe en même temps que médecin…

– Je répondrais à notre père que je ne suis point malade, que ma tête est saine, et que Miron ne guérit pas du mal d’amour.

– Il faut donc adopter votre façon de voir, Henri ; mais pourquoi irais-je m’inquiéter ? Cette femme est femme, vous êtes persévérant, rien n’est donc désespéré, et à mon retour je vous verrai plus allègre, plus jovial et plus chantant que moi.

– Oui, oui, mon bon frère, reprit le jeune homme en serrant les mains de son ami ; oui, je guérirai, oui, je serai heureux, oui, je serai allègre ; merci de votre amitié, merci ! c’est mon bien le plus précieux.

– Après votre amour.

– Avant ma vie.

Joyeuse, profondément touché malgré sa frivolité apparente, interrompit brusquement son frère.

– Partons-nous ? dit-il ; voilà que les flambeaux sont éteints, les instruments au dos des musiciens, les pages en route.

– Allez, allez, mon frère, je vous suis, dit du Bouchage en soupirant de quitter la rue.

– Je vous entends, dit Joyeuse ; le dernier adieu à la fenêtre, c’est juste. Alors adieu aussi pour moi, Henri.

Henri passa ses bras au cou de son frère, qui se penchait pour l’embrasser.

– Non, dit-il, je vous accompagnerai jusqu’aux portes ; attendez-moi seulement à cent pas d’ici. En croyant la rue solitaire, peut-être se montrera-t-elle.

Anne poussa son cheval vers l’escorte arrêtée à cent pas.

– Allons, allons, dit-il, nous n’avons plus besoin de vous jusqu’à nouvel ordre ; partez.

Les flambeaux disparurent, les conversations des musiciens et les rires des pages s’éteignirent, comme aussi les derniers gémissements arrachés aux cordes des violes et des luths par le frôlement d’une main égarée.

Henri donna un dernier regard à la maison, envoya une dernière prière aux fenêtres, et rejoignit lentement, et en se retournant sans cesse, son frère, que précédaient les deux écuyers.

Robert Briquet, voyant les deux jeunes gens partir avec les musiciens, jugea que le dénoûment de cette scène, si toutefois cette scène devait avoir un dénoûment, allait avoir lieu.

En conséquence, il se retira bruyamment du balcon et ferma la fenêtre.

Quelques curieux obstinés demeurèrent encore fermes à leur poste ; mais, au bout de dix minutes, le plus persévérant avait disparu.

Pendant ce temps, Robert Briquet avait gagné le toit de sa maison, dentelé comme celui des maisons flamandes, et se cachant derrière une de ces dentelures, il observait les fenêtres d’en face.

Sitôt que le bruit eut cessé dans la rue, qu’on n’entendit plus ni instruments, ni pas, ni voix ; sitôt que tout enfin fut rentré dans l’ordre accoutumé, une des fenêtres supérieures de cette maison étrange s’ouvrit mystérieusement, et une tête prudente s’avança au dehors.

– Plus rien, murmura une voix d’homme, par conséquent plus de danger ; c’était quelque mystification à l’adresse de notre voisin ; vous pouvez quitter votre cachette, madame, et redescendre chez vous.

À ces mots, l’homme referma la fenêtre, fit jaillir le feu d’une pierre, et alluma une lampe qu’il tendit vers un bras allongé pour la recevoir.

Chicot regardait de toutes les forces de sa prunelle.

Mais il n’eut pas plus tôt aperçu la pâle et sublime figure de la femme qui recevait cette lampe, il n’eut pas plus tôt saisi le regard doux et triste qui fut échangé entre le serviteur et la maîtresse, qu’il pâlit lui-même et sentit comme un frisson glacé courant dans ses veines.

La jeune femme, à peine avait-elle vingt-quatre ans, la jeune femme alors descendit l’escalier : son serviteur la suivit.

– Ah ! murmura Chicot, passant la main sur son front pour en essuyer la sueur, et comme si en même temps il eût voulu chasser une vision terrible, ah ! comte du Bouchage, brave, beau jeune homme, amoureux insensé qui parles maintenant de devenir joyeux, chantant et allègre, passe ta devise à ton frère, car jamais plus tu ne diras : hilariter. 1

Puis il descendit à son tour dans sa chambre, le front assombri comme s’il fût descendu dans quelque passe terrible, dans quelque abîme sanglant, et s’assit dans l’ombre, subjugué, lui, le dernier, mais le plus complètement peut-être, par l’incroyable influence de mélancolie qui rayonnait du centre de cette maison.

XVIII. La bourse de Chicot §

Chicot passa toute la nuit à rêver sur son fauteuil. Rêver est le mot, car, en vérité, ce furent moins des pensées qui l’occupèrent que des rêves.

Revenir au passé, voir s’éclairer au feu d’un seul regard toute une époque presque effacée déjà de la mémoire, ce n’est pas penser. Chicot habita toute la nuit un monde déjà laissé par lui bien en arrière, et peuplé d’ombres illustres ou gracieuses que le regard de la femme pâle, semblable à une lampe fidèle, lui montrait défilant une à une devant lui avec son cortège de souvenirs heureux et terribles.

Chicot, qui regrettait tant son sommeil en revenant du Louvre, ne songea pas même à se coucher. Aussi quand l’aube vint argenter les vitraux de sa fenêtre :

– L’heure des fantômes est passée, dit-il, il s’agit de songer un peu aux vivants.

Il se leva, ceignit sa longue épée, jeta sur ses épaules un surtout de laine lie de vin, d’un tissu impénétrable aux plus fortes pluies, et, avec la stoïque fermeté du sage, il examina d’un coup d’œil le fond de sa bourse et la semelle de ses souliers.

Ceux-ci parurent à Chicot dignes de commencer une campagne ; celle-là méritait une attention particulière.

Nous ferons donc une halte à notre récit pour prendre le temps de la décrire à nos lecteurs.

Chicot, homme d’ingénieuse imagination, comme chacun sait, avait creusé la maîtresse poutre qui traversait sa maison de bout en bout, concourant ainsi à la fois à l’ornement, car elle était peinte de diverses couleurs, et à la solidité, car elle avait dix-huit pouces au moins de diamètre.

Dans cette poutre, au moyen d’une concavité d’un pied et demi de long sur six pouces de large, il s’était fait un coffre-fort dont les flancs contenaient mille écus d’or.

Or, voici le calcul que s’était fait Chicot.

– Je dépense par jour, avait-il dit, la vingtième partie d’un de ces écus : j’ai donc là de quoi vivre vingt mille jours. Je ne les vivrai jamais, mais je puis aller à la moitié ; et puis, à mesure que je vieillirai, mes besoins et par conséquent mes dépenses s’augmenteront, car encore faut-il que le bien-être progresse en proportion de la diminution de la vie. Tout cela me fait vingt-cinq ou trente bonnes années à vivre. Allons, c’est, Dieu merci ! bien assez.

Chicot se trouvait donc, grâce au calcul que nous venons de faire après lui, un des plus riches rentiers de la ville de Paris, et cette tranquillité sur son avenir lui donnait un certain orgueil.

Non pas que Chicot fût avare, longtemps même il avait été prodigue ; mais la misère lui faisait horreur, car il savait qu’elle tombe comme un manteau de plomb sur les épaules, et qu’elle courbe les plus forts.

Ce matin donc, en ouvrant sa caisse pour faire ses comptes vis-à-vis de lui-même, il se dit :

– Ventre de biche ! le siècle est dur et les temps ne sont point à la générosité. Je n’ai pas de délicatesse à faire avec Henri, moi. Ces mille écus d’or ne viennent pas même de lui, mais d’un oncle qui m’en avait promis six fois davantage : il est vrai que cet oncle était garçon. S’il faisait nuit encore, j’irais prendre cent écus dans la poche du roi, mais il est jour, et je n’ai plus de ressources qu’en moi-même… et en Gorenflot.

Cette idée de tirer de l’argent de Gorenflot fit sourire son digne ami.

– Il ferait beau voir, continua-t-il, que maître Gorenflot, qui me doit sa fortune, refusât cent écus à son ami pour le service du roi qui l’a nommé prieur des Jacobins.

Ah ! continua-t-il en hochant la tête, ce n’est plus Gorenflot.

Oui, mais Robert Briquet est toujours Chicot.

Mais cette lettre du roi, cette fameuse épître destinée à incendier la cour de Navarre, je devais l’aller chercher avant le jour, et voilà que le jour est venu. Bah ! cet expédient, je l’aurai, et même il frappera un terrible coup sur le crâne de Gorenflot, si sa cervelle me paraît trop dure à persuader.

En route, donc.

Chicot rajusta la planche qui fermait sa cachette, l’assura avec quatre clous, la recouvrit de la dalle sur laquelle il sema la poussière convenable à boucher des jointures, puis, prêt au départ, il regarda une dernière fois cette petite chambre où, depuis bien des heureux jours, il était impénétrable et gardé comme le cœur dans la poitrine.

Puis il donna son coup d’œil à la maison d’en face.

– Au fait, se dit-il, ces diables de Joyeuse pourraient bien, une belle nuit, mettre le feu à mon hôtel pour attirer un instant à sa fenêtre la dame invisible. Eh ! eh ! mais s’ils brûlaient ma maison, c’est qu’en même temps ils feraient un lingot de mes mille écus ! En vérité, je crois que je ferais prudemment d’enfouir la somme. Allons donc ! eh bien ! si messieurs de Joyeuse brûlent ma maison, le roi me la paiera.

Ainsi rassuré, Chicot ferma sa porte dont il emporta la clef ; puis comme il sortait pour gagner le bord de la rivière :

– Eh ! eh ! dit-il, ce Nicolas Poulain pourrait fort bien venir ici, trouver mon absence suspecte, et… Ah ça ! mais ce matin je n’ai que des idées de lièvre. En route, en route !

Comme Chicot fermait la porte de la rue, avec non moins de soin qu’il avait fermé la porte de sa chambre, il aperçut à sa fenêtre le serviteur de la dame inconnue qui prenait l’air, espérant sans doute, vu le bon matin, n’être point aperçu.

Cet homme, comme nous l’avons déjà dit, était complètement défiguré par une blessure reçue à la tempe gauche et qui s’étendait sur une partie de la joue. L’un de ses sourcils, en outre, déplacé par la violence du coup, cachait presque entièrement l’œil gauche, renfoncé dans son orbite.

Chose étrange ! avec ce front chauve et sa barbe grisonnante, il avait le regard vif, et comme une fraîcheur de jeunesse sur la joue qui avait été épargnée.

À l’aspect de Robert Briquet qui descendait le seuil de sa porte, il se couvrit la tête de son capuchon.

Il fit un mouvement pour rentrer, mais Chicot lui fit un signe pour qu’il demeurât.

– Voisin ! lui cria Chicot, le tintamarre d’hier m’a dégoûté de ma maison ; je vais aller quelques semaines à ma métairie : seriez-vous assez obligeant pour donner de temps en temps un coup d’œil de ce côté ?

– Oui, monsieur, répondit l’inconnu, bien volontiers.

– Et si vous aperceviez des larrons…

– J’ai une bonne arquebuse, monsieur, soyez tranquille.

– Merci. Toutefois j’aurais encore un service à vous demander, mon voisin.

– Parlez, je vous écoute.

Chicot sembla mesurer de l’œil la distance qui le séparait de son interlocuteur.

– C’est bien délicat à vous crier de si loin, cher voisin, dit-il.

– Je vais descendre alors, répondit l’inconnu.

En effet, Chicot le vit disparaître, et comme pendant cette disparition il s’était rapproché de la maison, il entendit son pas s’approcher, puis la porte s’ouvrit, et ils se trouvèrent face à face.

Cette fois le serviteur avait complètement enveloppé son visage dans son capuchon.

– Il fait bien froid, ce matin, dit-il, pour dissimuler ou excuser cette mystérieuse précaution.

– Une bise glaciale, mon voisin, répliqua Chicot, affectant de ne pas regarder son interlocuteur pour le mettre plus à l’aise.

– Je vous écoute, monsieur.

– Voici, reprit Chicot je pars.

– Vous m’avez déjà fait l’honneur de me le dire.

– Je m’en souviens parfaitement ; mais en partant je laisse de l’argent chez moi.

– Tant pis, monsieur, tant pis, emportez-le.

– Non pas, l’homme est plus lourd et moins résolu quand il cherche à sauver sa bourse en même temps que sa vie. Je laisse donc ici de l’argent bien caché toutefois, si bien caché même que je n’ai à redouter qu’une mauvaise chance d’incendie. Si cela m’arrivait, veuillez, vous qui êtes mon voisin, surveiller la combustion de certaine grosse poutre dont vous voyez là, à droite, le bout sculpté en forme de gargouille, surveillez, dis-je, et cherchez dans les cendres.

– En vérité, monsieur, dit l’inconnu avec un mécontentement visible, vous me gênez fort. Cette confidence serait mieux faite à un ami qu’à un homme que vous ne connaissez pas, que vous ne pouvez connaître.

Tout en disant ces mots, son œil brillant interrogeait la grimace doucereuse de Chicot.

– C’est vrai, répondit celui-ci, je ne vous connais pas ; mais je suis très confiant aux physionomies et je trouve que votre physionomie celle est d’un honnête homme.

– Voyez cependant, monsieur, de quelle responsabilité vous me chargez. Ne se peut-il pas aussi que toute cette musique ennuie ma maîtresse comme elle vous a ennuyé vous-même, et qu’alors nous déménagions ?

– Eh bien, répondit Chicot, alors tout est dit, et ce n’est point à vous que je m’en prendrai, voisin.

– Merci de la confiance que vous témoignez à un pauvre inconnu, dit le serviteur en s’inclinant ; je tâcherai de m’en montrer digne.

Et saluant Chicot, il se retira chez lui.

Chicot, de son côté, le salua affectueusement ; puis voyant la porte refermée sur lui :

– Pauvre jeune homme ! murmura-t-il, voilà pour cette fois un vrai fantôme ; et cependant je l’ai vu si gai, si vivant, si beau !

XIX. Le prieuré des jacobins §

Le prieuré dont le roi avait fait don à Gorenflot, pour récompenser ses loyaux services et surtout sa brillante faconde, était situé à deux portées de mousquet, à peu près, de l’autre côté de la porte Saint-Antoine.

C’était alors un quartier fort noblement fréquenté, que le quartier de la porte Saint-Antoine, le roi faisant de nombreuses visites au château de Vincennes, que l’on appelait encore à cette époque le bois de Vincennes.

Ça et là sur la route du donjon, quelques petites maisons de grands seigneurs, avec des jardins charmants et des cours magnifiques, faisaient comme un apanage au château, et bon nombre de rendez-vous s’y donnaient, dont, malgré la manie qu’avait alors le moindre bourgeois de s’occuper des affaires de l’État, nous oserons dire que la politique était soigneusement exclue.

Il résultait de ces allées et venues de la cour, que la route, toute proportion gardée, avait alors l’importance qu’ont conquise aujourd’hui les Champs-Élysées.

C’était, on en conviendra, une belle position pour le prieuré qui se levait fièrement, à droite du chemin de Vincennes.

Ce prieuré se composait d’un quadrilatère de bâtiments, enfermant une énorme cour plantée d’arbres, d’un jardin potager situé derrière les bâtiments, et d’une foule de dépendances qui donnaient à ce prieuré l’étendue d’un village.

Deux cents religieux jacobins occupaient les dortoirs situés au fond de la cour, parallèlement à la route.

Sur le devant, quatre belles fenêtres, avec un seul balcon de fer régnant le long de ces quatre fenêtres, donnaient aux appartements du prieuré l’air, le jour et la vie.

Semblable à une ville que l’on présume pouvoir être assiégée, le prieuré trouvait en lui toutes ses ressources sur les territoires tributaires de Charonne, de Montreuil et de Saint-Mandé. Ses pâturages engraissaient un troupeau toujours complet de cinquante bœufs et de quatre-vingt-dix-neuf moutons ; les ordres religieux, soit tradition, soit loi écrite, ne pouvaient rien posséder par cent.

Un palais particulier abritait aussi quatre-vingt-dix-neuf porcs d’une espèce particulière, qu’élevait avec amour ; et surtout avec amour-propre, un charcutier choisi par dom Modeste lui-même.

De ce choix honorable, le charcutier était redevable aux exquises saucisses, aux oreilles farcies et aux boudins à la ciboulette qu’il fournissait autrefois à l’hôtellerie de la Corne-d’Abondance. Dom Modeste, reconnaissant des bons repas qu’il avait faits autrefois chez maître Bonhommet, acquittait ainsi les dettes de frère Gorenflot.

Il est inutile de parler des offices et de la cave. L’espalier du prieuré, exposé au levant et au midi, donnait des pêches, des abricots et des raisins incomparables ; en outre, des conserves de ces fruits et des pâtes sucrées étaient confectionnées par un certain frère Eusèbe, auteur du fameux rocher de confitures que l’Hôtel-de-Ville de Paris avait offert aux deux reines, lors du dernier banquet de cérémonie qui avait eu lieu.

Quant à la cave, Gorenflot l’avait montée lui-même en démontant toutes celles de Bourgogne, car il avait cette prédilection innée chez tous les véritables buveurs, lesquels prétendent, en général, que le vin de Bourgogne est le seul qui soit véritablement du vin.

C’est au sein de ce prieuré, véritable paradis de paresseux et de gourmands, dans cet appartement somptueux du premier étage, dont le balcon donne sur le grand chemin, que nous allons retrouver Gorenflot, orné d’un menton de plus, et de cette sorte de gravité vénérable que l’habitude constante du repos et du bien-être donne aux physionomies les plus vulgaires.

Dans sa robe blanche comme la neige, avec son collet noir qui réchauffe ses larges épaules, Gorenflot n’a plus autant de liberté de geste que dans sa robe grise de simple moine, mais il a plus de majesté.

Sa main grasse comme une éclanche s’appuie sur un in-quarto qu’elle couvre complètement ; ses deux gros pieds écrasent un chauffe-doux, et ses bras n’ont plus assez de longueur pour faire une ceinture à son ventre.

Sept heures et demie du matin viennent de sonner. Le prieur s’est levé le dernier, profitant de la règle qui donne au chef une heure de sommeil de plus qu’aux autres moines ; mais il continue tranquillement sa nuit dans un grand fauteuil à oreilles, moelleux comme un édredon.

L’ameublement de la chambre où sommeille le digne abbé est plus mondain que religieux : une table à pieds tournés et couverte d’un riche tapis, des tableaux de religion galante, singulier mélange d’amour et de dévotion, qu’on ne trouve qu’à cette époque-là dans l’art ; des vases précieux d’église ou de table sur des dressoirs ; aux fenêtres, de grands rideaux de brocart vénitien, plus splendides, malgré leur vétusté, que les plus chères étoffes neuves ; voilà le détail des richesses dont était devenu possesseur dom Modeste Gorenflot, et cela par la grâce de Dieu, du roi, et surtout de Chicot.

Donc le prieur dormait sur son fauteuil, tandis que le jour venait lui faire sa visite quotidienne, et caressait de ses lueurs argentées les tons purpurins et nacrés du visage du dormeur.

La porte de la chambre s’ouvrit doucement, et deux moines entrèrent sans réveiller le prieur.

Le premier était un homme de trente à trente-cinq ans, maigre, blême, et nerveusement cambré dans sa robe de jacobin : il portait la tête haute ; son regard, décoché comme un trait de ses yeux de faucon, commandait avant même qu’il eût parlé, et cependant ce regard s’adoucissait par le jeu de longues paupières blanches qui faisaient ressortir en s’abaissant le large cercle de bistre dont ses yeux étaient bordés.

Mais quand au contraire brillait cette prunelle noire entre ces sourcils épais et cet encadrement fauve de l’orbite, on eût dit l’éclair qui jaillit des plis de deux nuages de cuivre.

Ce moine s’appelait frère Borromée : il était depuis trois semaines trésorier du couvent.

L’autre était un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, aux yeux noirs et vifs, à la mine hardie, au menton saillant, de petite taille, mais bien prise, et qui, ayant retroussé ses larges manches, laissait voir avec une sorte d’orgueil deux bras nerveux prompts à gesticuler.

– Le prieur dort encore, frère Borromée, dit le plus jeune des deux moines à l’autre ; le réveillerons-nous ?

– Gardons-nous-en bien, frère Jacques, répliqua le trésorier.

– En vérité, c’est dommage d’avoir un prieur qui dorme si longtemps, reprit le jeune frère, car on aurait pu essayer les armes ce matin. Avez-vous remarqué quelles belles cuirasses et quelles belles arquebuses il y a dans le nombre ?

– Silence, mon frère ! vous allez être entendu.

– Quel malheur ! reprit le petit moine en frappant du pied un coup qui fut assourdi par l’épais tapis, quel malheur ! il fait si beau aujourd’hui, la cour est si sèche ! quel bel exercice on ferait, frère trésorier !

– Il faut attendre, mon enfant, dit frère Borromée avec une feinte soumission, démentie par le feu de ses regards.

– Mais que n’ordonnez-vous toujours que l’on distribue les armes ? répliqua impétueusement Jacques en relevant ses manches retombées.

– Moi, ordonner ?

– Oui, vous.

– Je ne commande pas, vous le savez bien, mon frère, reprit Borromée avec componction ; ne voilà-t-il pas le maître là ?

– Sur ce fauteuil… endormi… quand tout le monde veille, dit Jacques d’un ton moins respectueux qu’impatient… le maître ?

Et un regard de superbe intelligence sembla vouloir pénétrer jusqu’au fond du cœur de frère Borromée.

– Respectons son rang et son sommeil, dit celui-ci en s’avançant au milieu de la chambre, et cela si malheureusement, qu’il renversa un escabeau sur le parquet.

Bien que le tapis eût amorti le bruit du tabouret comme il avait amorti celui du coup de talon de frère Jacques, dom Modeste, à ce bruit, fit un bond et s’éveilla.

– Qui va là ? s’écria-t-il de la voix tressaillante d’une sentinelle endormie.

– Seigneur prieur, dit frère Borromée, pardonnez si nous troublons votre pieuse méditation ; mais je viens prendre vos ordres.

– Ah ! bonjour, frère Borromée, fit Gorenflot avec un léger signe de tête.

Puis après un moment de réflexion, pendant lequel il était évident qu’il venait de tendre toutes les cordes de sa mémoire :

– Quels ordres ? demanda-t-il en clignant trois ou quatre fois des yeux.

– Relativement aux armes et aux armures.

– Aux armes ? aux armures ? demanda Gorenflot.

– Sans doute, Votre Seigneurie a commandé d’apporter des armes et des armures.

– À qui cela ?

– À moi.

– À vous ?… J’ai commandé des armes, moi ?

– Sans aucun doute, seigneur prieur, dit Borromée d’une voix égale et ferme.

– Moi ! répéta dom Modeste au comble de l’étonnement, moi ! et quand cela ?

– Il y a huit jours.

– Ah ! s’il y a huit jours… Mais pourquoi faire, des armes ?

– Vous m’avez dit, seigneur, et je vais répéter vos propres paroles, vous m’avez dit : Frère Borromée, il serait bon de se procurer des armes pour armer nos moines et nos frères ; les exercices gymnastiques développent les forces du corps, comme les pieuses exhortations développent celles de l’esprit.

– J’ai dit cela ? fit Gorenflot.

– Oui, révérend prieur, et moi, frère indigne et obéissant, je me suis hâté d’accomplir vos ordres, et je me suis procuré des armes de guerre.

– Voilà qui est étrange, murmura Gorenflot, je ne me souviens de rien de tout cela.

– Vous avez même ajouté, révérend prieur, ce texte latin : Militat spiritu, militat gladio.

– Oh ! s’écria dom Modeste en ouvrant démesurément les yeux, j’ai ajouté le texte ?

– J’ai la mémoire fidèle, révérend prieur, répondit Borromée en baissant modestement ses paupières.

– Si je l’ai dit, reprit Gorenflot en secouant doucement la tête de haut en bas, c’est que j’ai eu mes raisons pour le dire, frère Borromée. En effet, cela a toujours été mon opinion, qu’il fallait exercer le corps ; et quand j’étais simple moine, j’ai combattu de la parole et de l’épée : Militat… spiritus… Très bien, frère Borromée ; c’était une inspiration du Seigneur.

– Je vais donc achever d’exécuter vos ordres, révérend prieur, dit Borromée en se retirant avec frère Jacques, qui, tout frissonnant de joie, le tirait par le bas de sa robe.

– Allez, dit majestueusement Gorenflot.

– Ah ! seigneur prieur, reprit frère Borromée en rentrant quelques secondes après sa disparition, j’oubliais…

– Quoi ?

– Il y a au parloir un ami de Votre Seigneurie qui demande à vous parler.

– Comment se nomme-t-il ?

– Maître Robert Briquet.

– Maître Robert Briquet, reprit Gorenflot, ce n’est point un ami, frère Borromée, c’est une simple connaissance.

– Alors Votre Révérence ne le recevra point ?

– Si fait, si fait, dit nonchalamment Gorenflot, cet homme me distrait ; faites-le monter.

Frère Borromée salua une seconde fois et sortit. Quant à frère Jacques, il n’avait fait qu’un bond de l’appartement du prieur à la chambre où étaient déposées les armes.

Cinq minutes après, la porte se rouvrit et Chicot parut.

XX. Les deux amis §

Dom Modeste ne quitta point la position béatement inclinée qu’il avait prise.

Chicot traversa la chambre pour venir à lui.

Seulement le prieur voulut bien pencher doucement sa tête pour indiquer au nouveau venu qu’il l’apercevait.

Chicot ne parut pas un seul instant s’étonner de l’indifférence du prieur ; il continua de marcher, puis, lorsqu’il fut à une distance respectueusement mesurée, il le salua.

– Bonjour, monsieur le prieur, dit-il.

– Ah ! vous voilà, fit Gorenflot, vous ressuscitez à ce qu’il paraît ?

– Est-ce que vous m’avez cru mort, monsieur le prieur.

– Dame ! on ne vous voyait plus.

– J’avais affaire.

– Ah !

Chicot savait qu’à moins d’être échauffé par deux ou trois bouteilles de vieux bourgogne, Gorenflot était avare de paroles. Or, comme selon toute probabilité, vu l’heure peu avancée de la journée, Gorenflot était encore à jeun, il prit un bon fauteuil et s’installa silencieusement au coin de la cheminée, en étendant ses pieds sur les chenets et en appuyant ses reins au dossier moelleux.

– Est-ce que vous déjeunerez avec moi, monsieur Briquet ? demanda dom Modeste.

– Peut-être, seigneur prieur.

– Il ne faudrait pas m’en vouloir, monsieur Briquet, s’il me devenait impossible de vous donner tout le temps que je voudrais.

– Eh ! qui diable vous demande votre temps, monsieur le prieur ? ventre de biche ! je ne vous demandais pas même à déjeuner, et c’est vous qui me l’avez offert.

– Assurément, monsieur Briquet, fit dom Modeste avec une inquiétude que justifiait le ton assez ferme de Chicot ; oui, sans doute, je vous ai offert, mais…

– Mais vous avez cru que je n’accepterais pas ?

– Oh ! non. Est-ce que c’est mon habitude d’être politique, dites, monsieur Briquet ?

– On prend toutes les habitudes que l’on veut prendre, quand on est un homme de votre supériorité, monsieur le prieur, répondit Chicot avec un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à lui.

Dom Modeste regarda Chicot en clignant des yeux. Il lui était impossible de deviner si Chicot raillait ou parlait sérieusement.

Chicot s’était levé.

– Pourquoi vous levez-vous, monsieur Briquet ? demanda Gorenflot.

– Parce que je m’en vais.

– Et pourquoi vous en allez-vous, puisque vous aviez dit que vous déjeuneriez avec moi ?

– Je n’ai pas dit que je déjeunerais avec vous, d’abord.

– Pardon, je vous ai offert.

– Et j’ai répondu peut-être : peut-être ne veut pas dire oui.

– Vous vous fâchez ?

Chicot se mit à rire.

– Moi, me fâcher, dit-il, et de quoi me fâcherais-je ? de ce que vous êtes impudent, ignare et grossier ? Oh ! cher seigneur prieur, je vous connais depuis trop longtemps pour me fâcher de vos petites imperfections.

Gorenflot, foudroyé par cette naïve sortie de son hôte, demeura la bouche ouverte et les bras étendus.

– Adieu, monsieur le prieur, continua Chicot.

– Oh ! ne partez pas.

– Mon voyage ne peut se retarder.

– Vous voyagez ?

– J’ai une mission.

– Et de qui ?

– Du roi.

Gorenflot roulait d’abîmes en abîmes.

– Une mission, dit-il, une mission du roi ! vous l’avez donc revu ?

– Sans doute.

– Et comment vous a-t-il reçu ?

– Avec enthousiasme ; il a de la mémoire, lui, tout roi qu’il est.

– Une mission du roi, balbutia Gorenflot, et moi impudent, moi ignare, moi grossier…

Son cœur se dégonflait à mesure, comme fait un ballon qui perd son vent par des piqûres d’aiguille.

– Adieu, répéta Chicot.

Gorenflot se souleva sur son fauteuil, et, de sa large main, arrêta le fugitif qui, avouons-le, se laissa facilement violenter.

– Voyons, expliquons-nous, dit le prieur.

– Sur quoi ? demanda Chicot.

– Sur votre susceptibilité d’aujourd’hui.

– Moi, je suis aujourd’hui comme toujours.

– Non.

– Simple miroir des gens avec qui je suis.

– Non.

– Vous riez, je ris ; vous boudez, je fais la grimace.

– Non, non, non !

– Si, si, si !

– Eh bien, voyons, je l’avoue, j’étais préoccupé.

– Vraiment !

– Ne voulez-vous point être indulgent pour un homme en proie aux plus pénibles travaux ? Ai-je ma tête à moi, mon Dieu ! Ce prieuré n’est-il pas comme un gouvernement de province ? Songez donc que je commande à deux cents hommes, que je suis tout à la fois économe, architecte, intendant ; tout cela sans compter mes fonctions spirituelles.

– Oh ! c’est trop, en effet, pour un serviteur indigne de Dieu !

– Oh ! voilà qui est ironique, dit Gorenflot ; monsieur Briquet, auriez-vous perdu votre charité chrétienne ?

– J’en avais donc ?

– Je crois aussi qu’il entre de l’envie dans votre fait : prenez-y garde, l’envie est un péché capital.

– De l’envie dans mon fait ; et que puis-je envier, moi ? je vous le demande.

– Hum ! vous vous dites : le prieur dom Modeste Gorenflot monte progressivement, il est sur la ligne ascendante.

– Tandis que moi, je suis sur la ligne descendante, n’est-ce pas ? répondit ironiquement Chicot.

– C’est la faute de votre fausse position, monsieur Briquet.

– Monsieur le prieur, souvenez-vous du texte de l’Évangile.

– Quel texte ?

– Celui qui s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé.

– Peuh ! fit Gorenflot.

– Allons, voilà qu’il met en doute les textes saints, l’hérétique ! s’écria Chicot en joignant les deux mains.

– Hérétique ! répéta Gorenflot ; ce sont les huguenots qui sont hérétiques.

– Schismatique alors !

– Voyons, que voulez-vous dire, monsieur Briquet ? en vérité, vous m’éblouissez.

– Rien, sinon que je pars pour un voyage et que je venais vous faire mes adieux, donc. Adieu, seigneur dom Modeste.

– Vous ne me quitterez pas ainsi.

– Si fait, pardieu !

– Vous ?

– Oui, moi.

– Un ami ?

– Dans la grandeur on n’a plus d’amis.

– Vous, Chicot ?

– Je ne suis plus Chicot, vous me l’avez reproché tout à l’heure.

– Moi ! quand cela ?

– Quand vous avez parlé de ma fausse position.

– Reproché ! ah ! quels mots vous avez aujourd’hui !

Et le prieur baissa sa grosse tête dont les trois mentons s’aplatirent en un seul contre son cou de taureau.

Chicot l’observait du coin de l’œil : il le vit légèrement pâlir.

– Adieu, et sans rancune pour les vérités que je vous ai dites.

Et il fit un mouvement pour sortir.

– Dites-moi tout ce que vous voudrez, monsieur Chicot, dit dom Modeste ; mais n’ayez plus de ces regards-là pour moi !

– Ah ! ah ! il est un peu tard.

– Jamais trop tard ! eh ! tenez, on ne part pas sans manger, que diable ! ce n’est pas sain, vous me l’avez dit vingt fois vous-même ! eh bien ! déjeunons.

Chicot était décidé à reprendre tous ses avantages d’un seul coup.

– Ma foi, non ! dit-il, on mange trop mal ici.

Gorenflot avait supporté les autres atteintes avec courage ; il succomba sous celle-ci.

– On mange mal chez moi ? balbutia-t-il éperdu.

– C’est mon avis du moins, dit Chicot.

– Vous avez eu à vous plaindre de votre dernier dîner ?

– J’en ai encore l’atroce saveur au palais ; pouah !

– Vous avez fait pouah ! s’écria Gorenflot en levant les bras au ciel.

– Oui, dit résolument Chicot, j’ai fait pouah !

– Mais à quel propos ? parlez.

– Les côtelettes de porc étaient indignement brûlées.

– Oh !

– Les oreilles farcies ne croquaient pas sous la dent.

– Oh !

– Le chapon au riz ne sentait que l’eau.

– Juste ciel !

– La bisque n’était pas dégraissée.

– Miséricorde !

– On voyait sur les coulis une huile qui nage encore dans mon estomac.

– Chicot ! Chicot ! soupira dom Modeste, du même ton dont César expirant dit à son assassin : Brutus ! Brutus !…

– Et puis vous n’avez pas de temps à me donner.

– Moi ?

– Vous m’avez dit que vous aviez affaire : me l’avez-vous dit, oui ou non ? Il ne vous manquait plus que de devenir menteur.

– Eh bien ! cette affaire, on peut la remettre. C’est une solliciteuse à revoir, voilà tout.

– Recevez-la donc.

– Non ! non ! cher monsieur Chicot ! quoiqu’elle m’ait envoyé cent bouteilles de vin de Sicile.

– Cent bouteilles de vin de Sicile ?

– Je ne la recevrai pas, quoique ce soit probablement une très grande dame ; je ne la recevrai pas : je ne veux recevoir que vous, cher monsieur Chicot. Elle voulait devenir ma pénitente, cette grande dame qui envoie les bouteilles de vin de Sicile par centaine ; eh bien, si vous l’exigez, je lui refuserai mes conseils spirituels ; je lui ferai dire de prendre un autre directeur.

– Et vous ferez tout cela ?…

– Pour déjeuner avec vous, cher monsieur Chicot ! pour réparer mes torts envers vous.

– Vos torts viennent de votre féroce orgueil, dom Modeste.

– Je m’humilierai, mon ami.

– De votre insolente paresse.

– Chicot ! Chicot ! à partir du demain, je me mortifie en faisant faire tous les jours l’exercice à mes moines.

– À vos moines, l’exercice ! fit Chicot en ouvrant les yeux ; et quel exercice, celui de la fourchette ?

– Non, celui des armes.

– L’exercice des armes ?

– Oui, et cependant c’est fatigant de commander.

– Vous, commander l’exercice aux Jacobins ?

– Je vais le commander du moins.

– À partir de demain ?

– À partir d’aujourd’hui, si vous l’exigez.

– Et qui donc a eu cette idée de faire faire l’exercice à des frocards ?

– Moi, à ce qu’il paraît, dit Gorenflot.

– Vous ? impossible !

– Si fait, j’en ai donné l’ordre à frère Borromée.

– Qu’est-ce encore que frère Borromée ?

– Ah ! c’est vrai, vous ne le connaissez pas.

– Qu’est-il ?

– C’est le trésorier.

– Comment as-tu un trésorier que je ne connaisse pas, bélître ?

– Il est ici depuis votre dernière visite.

– Et d’où te vient ce trésorier ?

– M. le cardinal de Guise me l’a recommandé.

– En personne ?

– Par lettre, cher monsieur Chicot, par lettre.

– Serait-ce cette figure de milan que j’ai vue en bas ?

– C’est cela même.

– Qui m’a annoncé ?

– Oui.

– Oh ! oh ! fit involontairement Chicot ; et quelle qualité a-t-il, ce trésorier si chaudement appuyé par M. le cardinal de Guise ?

– Il compte comme Pythagore.

– Et c’est avec lui que vous avez décidé ces exercices d’armes ?

– Oui, mon ami.

– C’est-à-dire que c’est lui qui vous a proposé d’armer vos moines, n’est-ce pas ?

– Non, cher monsieur Chicot ; l’idée est de moi, entièrement de moi.

– Et dans quel but ?

– Dans le but de les armer.

– Pas d’orgueil, pécheur endurci, l’orgueil est un péché capital ; ce n’est point à vous qu’est venue cette idée.

– À moi ou à lui, je ne sais plus bien si c’est à lui ou à moi que l’idée est venue. Non, non, décidément, c’est à moi ; il paraît même qu’à cette occasion j’ai prononcé un mot latin très judicieux et très brillant.

Chicot se rapprocha du prieur.

– Un mot latin, vous, mon cher prieur ! dit Chicot, et vous le rappelez-vous, ce mot latin ?

– Militat spiritu…

– Militat spiritu, militat gladio.

– C’est cela, c’est cela ! s’écria dom Modeste avec enthousiasme.

– Allons, allons, dit Chicot, il est impossible de s’excuser de meilleure grâce que vous ne le faites, dom Modeste ; je vous pardonne.

– Oh ! fit Gorenflot avec attendrissement.

– Vous êtes toujours mon ami, mon véritable ami.

Gorenflot essuya une larme.

– Mais déjeunons, et je serai indulgent pour le déjeuner.

– Écoutez, dit Gorenflot avec enthousiasme, je vais faire dire au frère cuisinier que si la chère n’est pas royale, je le fais fourrer au cachot.

– Faites, faites, dit Chicot, vous êtes le maître, mon cher prieur.

– Et nous décoifferons quelques-unes des bouteilles de la pénitente.

– Je vous aiderai de mes lumières, mon ami.

– Que je vous embrasse, Chicot !

– Ne m’étouffez pas, et causons.

XXI. Les convives §

Gorenflot ne fut pas long à donner ses ordres.

Si le digne prieur était bien sur la ligne ascendante, comme il le prétendait, c’était surtout en ce qui concernait les détails d’un repas et les progrès de la science culinaire.

Dom Modeste manda frère Eusèbe, qui comparut, non pas devant son chef, mais devant son juge. À la manière dont il avait été requis, il avait au reste deviné qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire à son endroit chez le révérend prieur.

– Frère Eusèbe, dit Gorenflot d’une voix sévère, écoutez ce que va vous dire M. Robert Briquet, mon ami. Vous vous négligez, à ce qu’il paraît. J’ai ouï parler d’incorrections graves dans votre dernière bisque, et d’une fatale négligence à propos du croquant de vos oreilles. Prenez garde, frère Eusèbe, prenez garde, un seul pas fait dans la mauvaise voie entraîne tout le corps.

Le moine rougit et pâlit tour à tour, et balbutia une excuse qui ne fut point admise.

– Assez, dit Gorenflot.

Frère Eusèbe se tut.

– Qu’avez-vous aujourd’hui pour déjeuner ? demanda le révérend prieur.

– J’aurai des œufs brouillés aux crêtes de coq.

– Après ?

– Des champignons farcis.

– Après ?

– Des écrevisses au vin de Madère.

– Menu pied que tout cela, menu pied ; quelque chose qui fasse un fond, voyons, dites vite.

– J’aurai en outre un jambon aux pistaches.

– Peuh ! fit Chicot.

– Pardon, interrompit timidement Eusèbe ; il est cuit dans du vin de Xérès sec. Je l’ai piqué d’un bœuf attendri dans une marinade d’huile d’Aix, ce qui fait qu’avec le gras du bœuf on mange le maigre du jambon, et avec le gras du jambon le maigre du bœuf.

Gorenflot hasarda vers Chicot un regard accompagné d’un geste d’approbation.

– Bien cela, n’est-ce pas, dit-il, monsieur Robert ?

Chicot fit un geste de demi-satisfaction.

– Et après, demanda Gorenflot, qu’avez-vous encore ?

– On peut vous accommoder une anguille à la minute.

– Foin de l’anguille, dit Chicot.

– Je crois, monsieur Briquet, reprit Eusèbe en s’enhardissant peu à peu, je crois que vous pouvez goûter de mes anguilles sans trop vous en repentir.

– Qu’ont-elles donc de rare, vos anguilles ?

– Je les nourris d’une façon particulière.

– Oh ! oh !

– Oui, ajouta Gorenflot, il paraît que les Romains ou les Grecs, je ne sais plus trop, un peuple d’Italie enfin, nourrissaient des lamproies comme fait Eusèbe. Il a lu cela dans un auteur ancien nommé Suétone, lequel a écrit sur la cuisine.

– Comment ! frère Eusèbe, s’écria Chicot, vous donnez des hommes à manger à vos anguilles ?

– Non, monsieur, je hache menu les intestins et les foies des volailles et du gibier, j’y ajoute un peu de viande de porc, je fais de tout cela une espèce de chair à saucisse que je jette à mes anguilles, qui, dans l’eau douce et renouvelée sur un gravier fin, deviennent grasses en un mois, et, tout en engraissant, allongent considérablement. Celle que j’offrirai au seigneur prieur aujourd’hui, par exemple, pèse neuf livres.

– C’est un serpent alors, dit Chicot.

– Elle avalait d’une bouchée un poulet de six jours.

– Et comment l’avez-vous accommodée ? demanda Chicot.

– Oui, comment l’avez-vous accommodée ? répéta le prieur.

– Dépouillée, rissolée, passée au beurre d’anchois, roulée dans une fine chapelure, puis remise sur le gril, pendant dix secondes ; après quoi j’aurai l’honneur de vous la servir baignant dans une sauce épicée de piment et d’ail.

– Mais la sauce ?

– Oui, la sauce elle-même ?

– Simple sauce d’huile d’Aix, battue avec des citrons et de la moutarde.

– Parfait, dit Chicot.

Frère Eusèbe respira.

– Maintenant il manque les confiseries, fit observer judicieusement Gorenflot.

– J’inventerai quelque mets capable d’agréer au seigneur prieur.

– C’est bien, je m’en rapporte à vous, dit Gorenflot ; montrez-vous digne de ma confiance.

Eusèbe salua.

– Je puis donc me retirer ? demanda-t-il.

Le prieur consulta Chicot.

– Qu’il se retire, dit Chicot.

– Retirez-vous et envoyez-moi le frère sommelier.

Eusèbe salua et sortit.

Le frère sommelier succéda au frère Eusèbe et reçut des ordres non moins précis et non moins détaillés.

Dix minutes après, devant la table couverte d’une fine nappe de lin, les deux convives, ensevelis dans deux larges fauteuils tout garnis de coussins, s’opposaient l’un à l’autre, fourchettes et couteaux en main, comme deux duellistes.

La table, suffisamment grande pour six personnes, était pourtant remplie, tant le sommelier avait accumulé les bouteilles de formes et d’étiquettes différentes.

Eusèbe, fidèle au programme, venait d’envoyer des œufs brouillés, des écrevisses et des champignons qui parfumaient l’air d’une moelleuse vapeur de truffe, de beurre frais comme la crème, de thym et de vin de Madère.

Chicot attaqua en homme affamé. Le prieur, au contraire, en homme qui se défie de lui-même, de son cuisinier et de son convive.

Mais, après quelques minutes, ce fut Gorenflot qui dévora, tandis que Chicot observait.

On commença par le vin du Rhin, puis l’on passa au bourgogne de 1550 ; on fit une excursion dans un ermitage dont on ignorait la date ; on effleura le Saint-Perey ; enfin l’on passa au vin de la pénitente.

– Qu’en dites-vous ? demanda Gorenflot après en avoir goûté trois fois sans oser se prononcer.

– Velouté, mais léger, fit Chicot ; et comment s’appelle votre pénitente ?

– Je ne la connais pas, moi.

– Ouais ! vous ne savez pas son nom ?

– Non, ma foi, nous traitons par ambassadeur.

Chicot fit une pause pendant laquelle il ferma doucement les yeux comme pour savourer une gorgée de vin qu’il retenait dans sa bouche avant de l’avaler, mais en réalité pour réfléchir.

– Ainsi donc, dit-il au bout de cinq minutes, c’est en face d’un général d’armée que j’ai l’honneur de dîner ?

– Oh ! mon Dieu, oui !

– Comment, vous soupirez en disant cela ?

– Ah ! c’est bien fatigant, allez.

– Sans doute, mais c’est honorable, mais c’est beau.

– Superbe ! seulement je n’ai plus de silence aux offices… et avant-hier j’ai été obligé de supprimer un plat au souper.

– Supprimer un plat… et pourquoi donc ?

– Parce que plusieurs de mes meilleurs soldats, je dois l’avouer, ont eu l’audace de trouver insuffisant le plat de raisiné de Bourgogne qu’on donne en troisième le vendredi.

– Voyez-vous cela !… insuffisant !… et quelle raison donnaient-ils de cette insuffisance ?

– Ils prétendaient qu’ils avaient encore faim, et réclamaient quelque chair maigre, comme sarcelle, homard, ou poisson de haut goût. Comprenez-vous ces dévorants ?

– Dame ! s’ils font des exercices, ce n’est point étonnant qu’ils aient faim, ces moines.

– Où serait donc le mérite ? dit frère Modeste ; bien manger et bien travailler, c’est ce que peut faire tout le monde. Que diable ! il faut savoir offrir ses privations au Seigneur, continua le digne abbé en empilant un quartier de jambon et de bœuf sur une bouchée déjà respectable de galantine dont frère Eusèbe n’avait point parlé, le mets étant trop simple, non pour être servi, mais pour figurer sur la carte.

– Buvez, Modeste, buvez, dit Chicot, vous allez vous étrangler, mon cher ami ; vous devenez cramoisi.

– C’est d’indignation, répliqua le prieur en vidant son verre qui contenait une demi-pinte.

Chicot le laissa faire, puis lorsque Gorenflot eut reposé son verre sur la table :

– Voyons, dit Chicot, achevons votre histoire, elle m’intéresse vivement, parole d’honneur. Vous leur avez donc retiré un plat parce qu’ils trouvaient qu’ils n’avaient pas assez à manger.

– Tout juste.

– C’est ingénieux.

– Aussi la punition a-t-elle fait un rude effet ; j’ai cru qu’on allait se révolter ; les yeux brillaient, les dents claquaient.

– Ils avaient faim, dit Chicot ; ventre de biche ! c’est bien naturel.

– Ils avaient faim, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Vous le dites ? vous le croyez ?

– J’en suis sûr.

– Eh bien ! j’ai remarqué, ce soir-là, un fait bizarre et que je recommanderai à l’analyse de la science ; j’ai donc appelé frère Borromée, en le chargeant de mes instructions touchant cette privation d’un plat, à laquelle j’ai ajouté, voyant la rébellion, privation de vin.

– Enfin ? demanda Chicot.

– Enfin, pour couronner l’œuvre, j’ai commandé un nouvel exercice, voulant terrasser l’hydre de la révolte : les psaumes disent cela, vous savez ; attendez donc : Cabis poriabis diagonem, eh ! vous ne connaissez que cela, mordieu !

– Proculcabis draconem, fit Chicot en versant à boire au prieur.

– Draconem, c’est cela, bravo ! À propos de dragon, mangez donc de cette anguille, elle emporte la bouche, c’est merveilleux !

– Merci, je ne puis plus respirer ; mais racontez, racontez.

– Quoi ?

– Votre fait bizarre.

– Lequel ? je ne m’en souviens plus.

– Celui que vous vouliez recommander aux savants.

– Ah ! oui, j’y suis, très bien.

– J’écoute.

– Je prescris donc un exercice pour le soir ; je m’attendais à voir mes drôles exténués, hâves, suants, et j’avais préparé un sermon assez beau sur ce texte : Celui qui mange mon pain.

– Pain sec, dit Chicot.

– Précisément, pain sec, s’écria Gorenflot, en dilatant, par un rire cyclopéen, ses robustes mâchoires. J’aurais joué sur le mot, et d’avance j’en avais ri tout seul une heure, quand je me trouve au milieu de la cour en présence d’une troupe de gaillards animés, nerveux, bondissants comme des sauterelles, et ceci est l’illusion sur laquelle je veux consulter les savants.

– Voyons l’illusion.

– Et sentant le vin d’une lieue.

– Le vin ! Frère Borromée vous avait donc trahi ?

– Oh ! je suis sûr de Borromée, s’écria Gorenflot, c’est l’obéissance passive en personne : je dirais à frère Borromée de se brûler à petit feu, qu’il irait à l’instant même chercher le gril et chaufferait les fagots.

– Ce que c’est que d’être mauvais physionomiste, dit Chicot en se grattant le nez, il ne me fait pas du tout cet effet-là, à moi.

– C’est possible, mais moi, je connais mon Borromée, vois-tu, comme je te connais, mon cher Chicot, dit dom Modeste qui devenait tendre en devenant ivre.

– Et tu dis qu’ils sentaient le vin ?

– Borromée ?

– Non, tes moines.

– Comme des futailles, sans compter qu’ils étaient rouges comme des écrevisses ; j’en ai fait l’observation à Borromée.

– Bravo !

– Ah ! c’est que je ne m’endors pas, moi.

– Et qu’a-t-il répondu ?

– Attends, c’est fort subtil.

– Je le crois.

– Il a répondu que l’appétence très vive produit des effets pareils à ceux de la satisfaction.

– Oh ! oh ! fit Chicot ; en effet, c’est fort subtil, comme tu dis, ventre de biche ! C’est un homme très fort que ton Borromée ; je ne m’étonne plus s’il a le nez et les lèvres si minces ; et cela t’a convaincu ?

– Tout à fait, et tu vas être convaincu toi-même ; mais voyons, approche-toi un peu de moi, car je ne me remue plus sans étourdissement.

Chicot s’approcha. Gorenflot fit de sa large main un cornet acoustique qu’il appliqua sur l’oreille de Chicot.

– Eh bien ? demanda Chicot.

– Attends donc, je me résume. Vous souvenez-vous du temps où nous étions jeunes, Chicot ?

– Je m’en souviens.

– Du temps où le sang brûlait… où les désirs immodestes ?…

– Prieur ! prieur ! fit le chaste Chicot.

– C’est Borromée qui parle, et je maintiens qu’il a raison ; l’appétence ne produisait-elle point parfois les illusions de la réalité ?

Chicot se mit à rire si violemment que la table, avec toutes les bouteilles, trembla comme un plancher de navire.

– Bien, bien, dit-il, je vais me mettre à l’école de frère Borromée, et quand il m’aura bien pénétré de ses théories, je vous demanderai une grâce, mon révérend.

– Elle vous sera accordée, Chicot, comme tout ce que vous demanderez à votre ami. Maintenant, dites, quelle est cette grâce ?

– Vous me chargerez de l’économat du prieuré pendant huit jours seulement.

– Et que ferez-vous pendant ces huit jours ?

– Je nourrirai frère Borromée de ses théories ; je lui servirai un plat, un verre vide, en lui disant : Désirez de toute la force de votre faim et de votre soif une dinde aux champignons et une bouteille de chambertin ; mais prenez garde de vous griser avec ce chambertin, prenez garde d’avoir une indigestion de cette dinde, cher frère philosophe.

– Ainsi, dit Gorenflot, tu ne crois pas à l’appétence, païen ?

– C’est bien ! c’est bien ! je crois ce que je crois ; mais brisons sur les théories.

– Soit, dit Gorenflot, brisons et parlons un peu de la réalité.

Et Gorenflot se versa un verre plein.

– À ce bon temps dont tu parlais tout à l’heure, Chicot, dit-il, à nos soupers à la Corne-d’Abondance !

– Bravo ! je croyais que tu avais oublié tout cela, révérend.

– Profane ! tout cela dort sous la majesté de ma position ; mais, morbleu ! je suis toujours le même.

Et Gorenflot se mit à entonner sa chanson favorite, malgré les chuts de Chicot.

Quand l’ânon est deslâché,

Quand le vin est débouché,

L’ânon dresse son oreille,

Le vin sort de la bouteille ;

Mais rien n’est si éventé

Que le moine en pleine treille ;

Mais rien n’est si débâté

Que le moine en liberté.

– Mais chut ! donc, malheureux ! dit Chicot ; si frère Borromée entrait, il croirait qu’il y a huit jours que vous n’avez ni bu ni mangé.

– Si frère Borromée entrait, il chanterait avec nous.

– Je ne crois pas.

– Et moi, je te dis…

– De te taire et de répondre à mes questions.

– Parle alors.

– Tu ne m’en donnes pas le temps, ivrogne !

– Oh ! ivrogne, moi !

– Voyons, il résulte de l’exercice des armes que ton couvent est changé en une véritable caserne.

– Oui, mon ami, c’est le mot, véritable caserne, caserne véritable ; jeudi dernier, est-ce jeudi ? oui, c’est jeudi ; attends donc, je ne sais plus si c’est jeudi.

– Jeudi ou vendredi, la date n’y fait rien.

– C’est juste, le fait, voilà tout, n’est-ce pas ?

– Eh bien ! jeudi ou vendredi, dans le corridor, j’ai trouvé deux novices qui se battaient au sabre avec deux seconds qui se préparaient de leur côté à en découdre.

– Et qu’as-tu fait ?

– Je me suis fait apporter un fouet pour rosser les novices qui se sont enfuis ; mais Borromée…

– Ah ! ah ! Borromée, encore Borromée.

– Toujours.

– Mais Borromée ?…

– Borromée les a rattrapés et vous les a fustigés de telle façon qu’ils sont encore au lit, les malheureux !

– Je demande à voir leurs épaules pour apprécier la vigueur du bras de frère Borromée, fit Chicot.

– Nous déranger pour voir d’autres épaules que des épaules de mouton, jamais ! Mangez donc de ces pâtes d’abricot.

– Non pas, morbleu ! j’étoufferais.

– Buvez alors.

– Non plus : j’ai à marcher, moi.

– Eh bien ! moi, crois-tu donc que je n’aie point à marcher ? et cependant je bois.

– Oh ! vous, c’est différent ; et puis pour crier les commandements il vous faut des poumons.

– Alors, un verre, rien qu’un verre de cette liqueur digestive, dont Eusèbe a seul le secret.

– D’accord.

– Elle est si efficace, qu’eut-on dîné de façon gloutonne, on se trouverait nécessairement avoir faim deux heures après son dîner.

– Quelle recette pour les pauvres ! Savez-vous que si j’étais roi, je ferais trancher la tête à Eusèbe ; sa liqueur est capable d’affamer un royaume. Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ?

– C’est l’exercice qui commence, dit Gorenflot.

En effet, on venait d’entendre un grand bruit de voix et de ferraille venant de la cour.

– Sans le chef ? dit Chicot. Oh ! oh ! voilà des soldats assez mal disciplinés, ce me semble.

– Sans moi ? jamais ! dit Gorenflot ; d’ailleurs cela ne se peut pas, comprends-tu ? puisque c’est moi qui commande, puisque l’instructeur, c’est moi ; et, tiens, la preuve, c’est que j’entends frère Borromée qui vient prendre mes ordres.

En effet, au moment même, Borromée entrait, lançant à Chicot un regard oblique et prompt comme la flèche traîtresse du Parthe.

– Oh ! oh ! pensa Chicot, tu as eu tort de me lancer ce regard-là ; il t’a trahi.

– Seigneur prieur, dit Borromée, on n’attend plus que vous pour commencer la visite des armes et des cuirasses.

– Des cuirasses ! oh ! oh ! se dit tout bas Chicot, un instant, j’en suis, j’en suis !

Et il se leva précipitamment.

– Vous assisterez à mes manœuvres, dit Gorenflot en se soulevant à son tour, comme ferait un bloc de marbre qui prendrait des jambes ; votre bras, mon ami ; vous allez voir une belle instruction.

– Le fait est que le seigneur prieur est un tacticien profond, dit Borromée, sondant l’imperturbable physionomie de Chicot.

– Dom Modeste est un homme supérieur en toutes choses, répondit Chicot en s’inclinant.

Puis tout bas, à lui-même :

– Oh ! oh ! murmura-t-il, jouons serré, mon aiglon, ou voilà un milan qui t’arracherait les plumes.

XXII. Frère Borromée §

Lorsque Chicot, soutenant le révérend prieur, arriva par le grand escalier dans la cour du prieuré, le coup d’œil fut exactement celui d’une immense caserne en pleine activité.

Partagé en deux bandes de cent hommes chacune, les moines, la hallebarde, la pique ou le mousquet au pied, attendaient comme des soldats l’apparition de leur commandant.

Cinquante à peu près, parmi les plus forts et les plus zélés, avaient couvert leurs têtes de casques ou de salades : une ceinture attachait à leurs reins une longue épée ; il ne leur manquait absolument qu’un bouclier de main pour ressembler aux anciens Mèdes, ou des yeux retroussés pour ressembler à des Chinois modernes.

D’autres étalaient avec orgueil des cuirasses bombées, sur lesquelles ils aimaient à faire bruir un gantelet de fer.

D’autres enfin, enfermés dans des brassards et dans des cuissards, s’exerçaient à développer leurs jointures privées d’élasticité par ces carapaces partielles.

Frère Borromée prit un casque des mains d’un novice, et se le posa sur la tête par un mouvement aussi prompt, aussi régulier que l’eût pu faire un reître ou un lansquenet.

Tandis qu’il en attachait les brides, Chicot ne pouvait s’empêcher de regarder le casque ; et tout en le regardant, sa bouche souriait ; enfin, tout en souriant, il tournait autour de Borromée, comme pour l’admirer sur toutes ses faces.

Il fit plus, il s’approcha du trésorier, et passa la main sur une des inégalités du heaume.

– Vous avez là un magnifique armet, frère Borromée, dit-il ; où l’avez-vous donc acheté, mon cher prieur ?

Gorenflot ne put répondre, parce qu’en ce moment on l’attachait dans une cuirasse resplendissante, laquelle, bien que spacieuse à loger l’Hercule Farnèse, étreignait douloureusement les ondulations luxuriantes de la chair du digne prieur.

– Ne bridez pas ainsi, mordieu ! s’écriait Gorenflot ; ne serrez pas de cette force, j’étoufferais, je n’aurais plus de voix ; assez ! assez !

– Vous demandiez, je crois, au révérend prieur, dit Borromée, où il avait acheté mon casque ?

– Je demandais cela au révérend prieur et non à vous, reprit Chicot, parce que je présume qu’en ce couvent, comme dans tous les autres, rien ne se fait que sur l’ordre du supérieur.

– Certainement, dit Gorenflot, rien ici ne se fait que par mon ordre. Que demandez-vous, cher monsieur Briquet ?

– Je demande à frère Borromée s’il sait d’où vient ce casque.

– Il faisait partie d’un lot d’armures que le révérend prieur a achetées hier pour armer le couvent.

– Moi ? fit Gorenflot.

– Votre Seigneurie a commandé, elle se le rappelle, que l’on apportât ici plusieurs casques et plusieurs cuirasses, et l’on a exécuté les ordres de Votre Seigneurie.

– C’est vrai, c’est vrai, dit Gorenflot.

– Ventre de biche ! dit Chicot, mon casque était donc bien attaché à son maître, qu’après l’avoir conduit moi-même à l’hôtel de Guise, il vienne comme un chien perdu me retrouver au prieuré des Jacobins !

En ce moment, sur un geste de frère Borromée, les lignes se faisaient régulières et le silence s’établit dans les rangs.

Chicot s’assit sur un banc, afin d’assister à son aise aux manœuvres.

Gorenflot se tint debout, d’aplomb sur ses jambes comme sur deux poteaux.

– Attention ! dit tout bas frère Borromée.

Dom Modeste tira un sabre gigantesque de son fourreau de fer, et, le brandissant en l’air, il cria d’une voix de Stentor :

– Attention !

– Votre Révérence se fatiguerait peut-être à faire les commandements, dit alors frère Borromée avec une douce prévenance. Votre Révérence souffrait ce matin : s’il lui plaît ménager sa précieuse santé, je commanderai aujourd’hui l’exercice.

– Je le veux bien, dit dom Modeste : en effet je suis souffrant, j’étouffe ; allez.

Borromée s’inclina, et, en homme habitué à ces sortes de consentements, il vint se placer au front de la troupe.

– Quel serviteur complaisant ! dit Chicot ; c’est une perle que ce gaillard-là.

– Il est charmant ! je te le disais bien, répondit dom Modeste.

– Je suis sûr qu’il te fait la même chose tous les jours, dit Chicot.

– Oh ! tous les jours. Il est soumis comme un esclave ; je ne fais que lui reprocher ses prévenances. L’humilité n’est pas la servitude, ajouta sentencieusement Gorenflot.

– En sorte que tu n’as vraiment rien à faire ici, et que tu peux dormir sur les deux oreilles : frère Borromée veille pour toi.

– Oh ! mon Dieu, oui.

– Voilà ce que je voulais savoir, dit Chicot dont l’attention se porta sur Borromée tout seul.

C’était merveille que de voir, pareil à un cheval de guerre, se redresser sous le harnais le trésorier des moines.

Son œil dilaté lançait des flammes, son bras vigoureux imprimait à l’épée des secousses tellement savantes qu’on eût dit un maître en fait d’armes s’escrimant devant un peloton de soldats. Chaque fois que frère Borromée faisait une démonstration, Gorenflot la répétait en ajoutant :

– Borromée a raison ; mais je vous ai déjà dit cela, moi ; rappelez-vous donc ma leçon d’hier. Passez l’arme d’une main dans l’autre ; soutenez la pique, soutenez-la donc : le fer à la hauteur de l’œil ; de la tenue, par saint Georges ! du jarret ; demi-tour à gauche est exactement la même chose que demi-tour à droite, excepté que c’est tout le contraire.

– Ventre de biche ! dit Chicot, tu es un habile démonstrateur.

– Oui, oui, fit Gorenflot en caressant son triple menton, j’entends assez bien la manœuvre.

– Et tu as dans Borromée un excellent élève.

– Il m’a compris, dit Gorenflot ; il est on ne peut plus intelligent.

Les moines exécutèrent la course militaire, sorte de manœuvre fort en vogue à cette époque, les passes d’armes, les passes d’épée, les passes de pique et les exercices à feu.

Lorsqu’on en fut à cette dernière épreuve :

– Tu vas voir mon petit Jacques, dit le prieur à Chicot.

– Qu’est-ce que c’est que ton petit Jacques ?

– Un gentil garçon que j’ai voulu attacher à ma personne, parce qu’il a des dehors calmes et une main vigoureuse, et avec tout cela la vivacité du salpêtre.

– Ah ! vraiment ! Et où donc est-il, ce charmant enfant ?

– Attends, attends, je vais te le montrer ; là, tiens, là-bas ; celui qui tient un mousquet à la main et qui s’apprête à tirer le premier.

– Et il tire bien ?

– C’est-à-dire qu’à cent pas le drôle ne manque pas un noble à la rose.

– Voilà un gaillard qui doit vertement servir une messe ; mais attends donc, à ton tour.

– Quoi donc ?

– Mais si, mais non.

– Tu connais mon petit Jacques ?

– Moi, pas le moins du monde.

– Mais tu croyais le connaître d’abord ?

– Oui, il me semblait l’avoir vu dans certaine église, un jour, ou plutôt une nuit que j’étais renfermé dans un confessionnal ; mais non, je me trompais, ce n’était pas lui.

Cette fois, nous devons l’avouer, les paroles de Chicot n’étaient pas exactement d’accord avec la vérité. Chicot était trop bon physionomiste, quand il avait vu une figure une fois, pour oublier jamais cette figure.

Pendant qu’il était, sans s’en douter, l’objet de l’attention du prieur et de son ami, le petit Jacques, comme l’appelait Gorenflot, chargeait en effet un mousquet pesant, long comme lui-même, puis le mousquet chargé, il vint se camper fièrement à cent pas du but, et là, ramenant sa jambe droite en arrière, avec une précision toute militaire, il ajusta.

Le coup partit, et la balle alla se loger au milieu du but, au grand applaudissement des moines.

– Tudieu ! c’est bien visé, dit Chicot, et sur ma parole, voilà un joli garçon.

– Merci, monsieur, répondit Jacques, dont les joues pâles se colorèrent d’une rougeur de plaisir.

– Tu manies les armes habilement, mon enfant, reprit Chicot.

– Mais, monsieur, j’étudie, fit Jacques.

Et sur ces mots, laissant son mousquet inutile, après la preuve d’adresse qu’il avait donnée, il prit une pique des mains de son voisin, et fit un moulinet que Chicot trouva parfaitement exécuté.

Chicot renouvela ses compliments.

– C’est surtout à l’épée qu’il excelle, dit dom Modeste. Ceux qui s’y connaissent le jugent très fort ; il est vrai que le drôle a des jarrets de fer, des poignets d’acier, et qu’il gratte le fer depuis le matin jusqu’au soir.

– Ah ! voyons cela, dit Chicot.

– Vous voulez essayer sa force ? dit Borromée.

– Je voudrais en avoir la preuve, répondit Chicot.

– Ah ! continua le trésorier, c’est qu’ici personne, excepté moi peut-être, n’est capable de lutter contre lui ; êtes-vous d’une certaine force, vous ?

– Je ne suis qu’un pauvre bourgeois, dit Chicot en secouant la tête ; autrefois j’ai poussé ma brette comme un autre ; mais aujourd’hui mes jambes tremblent, mon bras vacille et ma tête n’est plus fort présente.

– Mais cependant vous pratiquez toujours ? dit Borromée.

– Un peu, répondit Chicot en lançant à Gorenflot qui souriait un coup d’œil qui arracha aux lèvres de celui-ci le nom de Nicolas David.

Mais Borromée ne vit point le sourire, Borromée n’entendit pas ce nom, et avec un sourire plein de tranquillité, il ordonna que l’on apportât les fleurets et les masques d’escrime.

Jacques, tout pétillant de joie sous son enveloppe froide et sombre, releva sa robe jusqu’aux genoux et assura sa sandale sur le sable en faisant un appel.

– Décidément, dit Chicot, comme n’étant ni moine ni soldat, il y a quelque temps que je n’ai fait des armes, veuillez, je vous prie, frère Borromée, vous qui n’êtes que muscles et tendons, donner la leçon à frère Jacques. Y consentez-vous, cher prieur ? demanda Chicot à dom Modeste.

– Je l’ordonne ! déclama le prieur, toujours enchanté de placer ce mot.

Borromée ôta son casque, Chicot se hâta de tendre les deux mains, et le casque, déposé entre les mains de Chicot, permit de nouveau à son ancien maître de constater son identité ; puis, tandis que notre bourgeois accomplissait cet examen, le trésorier relevait sa robe dans sa ceinture et se préparait.

Tous les moines, animés de l’esprit de corps, vinrent faire cercle autour de l’élève et du professeur.

Gorenflot se pencha à l’oreille de son ami.

– C’est aussi amusant que de chanter vêpres, n’est-ce pas ? dit-il naïvement.

– C’est ce que disent les chevau-légers, répondit Chicot avec la même naïveté.

Les deux combattants se mirent en garde ; Borromée, sec et nerveux, avait l’avantage de la taille ; il avait en outre celui que donnent l’aplomb et l’expérience.

Le feu montait par vives lueurs aux yeux de Jacques, et animait les pommettes de ses joues d’une rougeur fébrile.

On voyait peu à peu tomber le masque religieux de Borromée, qui, le fleuret à la main, emporté par l’action si entraînante de la lutte d’adresse, se transformait en homme d’armes ; il entremêlait chaque coup d’une exhortation, d’un conseil, d’un reproche ; mais souvent la vigueur, la promptitude, l’élan de Jacques triomphaient des qualités de son maître, et frère Borromée recevait quelque bon coup en pleine poitrine.

Chicot dévorait ce spectacle des yeux, et comptait les coups de bouton.

Lorsque l’assaut fut fini, ou plutôt lorsque les tireurs firent une première pause.

– Jacques a touché six fois, dit Chicot, frère Borromée, neuf ; c’est fort joli pour l’écolier, mais ce n’est point assez pour le maître.

Un éclair inaperçu à tout le monde, excepté à Chicot, passa dans les yeux de Borromée, et vint révéler un nouveau trait de son caractère.

– Bon ! pensa Chicot, il est orgueilleux.

– Monsieur, répliqua Borromée d’une voix qu’à grand’peine il parvint à faire doucereuse, l’exercice des armes est bien rude pour tout le monde, et surtout pour de pauvres moines comme nous.

– N’importe, dit Chicot, décidé à pousser maître Borromée jusqu’en ses derniers retranchements ; le maître ne doit pas avoir moins de la moitié en avantage sur son élève.

– Ah ! monsieur Briquet, fit Borromée, tout pâle et se mordant les lèvres, vous êtes bien absolu, ce me semble.

– Bon ! il est colère, pensa Chicot, deux péchés mortels ; on dit qu’un seul suffit pour perdre un homme ; j’ai beau jeu.

Puis tout haut :

– Et si Jacques avait plus de calme, continua-t-il, je suis certain qu’il ferait jeu égal.

– Je ne crois pas, dit Borromée.

– Eh bien ! j’en suis sûr, moi.

– Monsieur Briquet, qui connaît les armes, dit Borromée avec un ton amer, devrait peut-être essayer la force de Jacques par lui-même ; il s’en rendrait mieux compte alors.

– Oh ! moi, je suis vieux, dit Chicot.

– Oui, mais savant, dit Borromée.

– Ah ! tu railles, pensa Chicot ; attends, attends. Mais, continua-t-il, il y a une chose qui ôte de la valeur à mon observation.

– Laquelle ?

– C’est que frère Borromée, en digne maître, a, j’en suis sûr, laissé toucher Jacques un peu par complaisance.

– Ah ! ah ! fit Jacques à son tour en fronçant le sourcil.

– Non certes, répondit Borromée en se contenant, mais exaspéré au fond ; j’aime Jacques certainement, mais je ne le perds point avec ces sortes de complaisances.

– C’est étonnant, fit Chicot comme se parlant à lui-même, je l’avais cru, excusez-moi.

– Mais enfin, vous qui parlez, dit Borromée, essayez donc, monsieur Briquet.

– Oh ! ne m’intimidez pas, dit Chicot.

– Soyez tranquille, monsieur, dit Borromée, on aura de l’indulgence pour vous ; on connaît les lois de l’Église.

– Païen ! murmura Chicot.

– Voyons, monsieur Briquet, une passe seulement.

– Essaie, dit Gorenflot, essaie.

– Je ne vous ferai point de mal, monsieur, dit Jacques prenant à son tour le parti de son maître, et désirant de son côté, donner son petit coup de dent ; j’ai la main très douce.

– Cher enfant ! murmura Chicot en attachant sur le jeune moine un inexprimable regard qui se termina par un silencieux sourire.

– Voyons, dit-il, puisque tout le monde le veut…

– Ah ! bravo ! firent les intéressés avec l’appétit du triomphe.

– Seulement, dit Chicot, je vous préviens que je n’accepte pas plus de trois passes.

– Comme il vous plaira, monsieur, fit Jacques.

Et se levant lentement du banc sur lequel il était retourné s’asseoir, Chicot serra son pourpoint, passa son gant d’arme, et assujettit son masque avec l’agilité d’une tortue qui attrape des mouches.

– Si celui-là arrive à la parade sur tes coups droits, souffla Borromée à Jacques, je ne fais plus assaut avec toi, je t’en préviens.

Jacques fit un signe de tête, accompagné d’un sourire qui signifiait :

– Soyez tranquille, maître.

Chicot, toujours avec la même lenteur et la même circonspection, se mit en garde, allongeant ses grands bras et ses longues jambes, que, par un miracle de précision, il disposa de manière à en dissimuler l’énorme ressort et l’incalculable développement.

XXIII. La leçon §

L’escrime n’était point, à l’époque dont nous essayons, non seulement de raconter les événements, mais encore de peindre les mœurs et les habitudes, ce qu’elle est aujourd’hui. Les épées, tranchantes des deux côtés, faisaient que l’on frappait presque aussi souvent de taille que de pointe ; en outre, la main gauche, armée d’une dague, était à la fois défensive et offensive : il en résultait une foule de blessures, ou plutôt d’égratignures, qui étaient dans un combat réel un puissant motif d’excitation. Quélus, perdant son sang par dix-huit blessures, se tenait debout encore, continuait de combattre, et ne fût pas tombé, si une dix-neuvième blessure ne l’eût couché dans le lit qu’il ne quitta plus que pour le tombeau.

L’escrime, apportée d’Italie, mais encore dans l’enfance de l’art, consistait donc à cette époque dans une foule d’évolutions qui déplaçaient considérablement le tireur et devaient, sur un terrain choisi par le hasard, rencontrer une foule d’obstacles dans les moindres accidents du sol.

Il n’était point rare de voir le tireur s’allonger, se raccourcir, sauter à droite, sauter à gauche, appuyer une main à terre ; l’agilité non seulement de la main, mais encore des jambes, mais de tout le corps, devait être une des premières conditions de l’art.

Chicot ne paraissait pas avoir appris l’escrime à cette école ; on eût dit, au contraire, qu’il avait pressenti l’art moderne, dont toute la supériorité, et surtout toute la grâce, est dans l’agilité des mains et la presque immobilité du corps. Il se posa droit et ferme sur l’une et l’autre jambe, avec un poignet souple et nerveux à la fois, avec une épée qui semblait un jonc flexible et pliant, depuis la pointe jusqu’à la moitié de la lame, et qui était d’un inflexible acier depuis la garde jusqu’au milieu.

Aux premières passes, en voyant devant lui cet homme de bronze dont le poignet seul semblait vivant, frère Jacques eut des impatiences de fer qui ne produisirent sur Chicot d’autre effet que de faire détendre son bras et sa jambe au moindre jour qu’il apercevait dans le jeu de son adversaire, et l’on comprend qu’avec cette habitude de frapper autant d’estoc que de pointe, ces jours étaient fréquents. À chacun de ces jours, ce grand bras s’allongeait donc de trois pieds, et poussait droit dans la poitrine du frère un coup de bouton aussi méthodique que si un mécanisme l’eût dirigé, et non un organe de chair incertain et inégal.

À chacun de ces coups de bouton, Jacques, rouge de colère et d’émulation, faisait un bond en arrière.

Pendant dix minutes, l’enfant déploya toutes les ressources de son agilité prodigieuse ; il s’élançait comme un chat-tigre, il se repliait comme un serpent, il se glissait sous la poitrine de Chicot, bondissait à droite et à gauche ; mais celui-ci, avec son air calme et son grand bras, saisissait son temps, et, tout en écartant le fleuret de son adversaire, envoyait toujours le terrible bouton à son adresse.

Frère Borromée pâlissait du refoulement de toutes les passions qui l’avaient surexcité naguère.

Enfin Jacques se rua une dernière fois sur Chicot, qui, le voyant mal d’aplomb sur ses jambes, lui présenta un jour pour qu’il se fendît à fond. Jacques n’y manqua point, et Chicot parant avec raideur, écarta le pauvre élève de la ligne d’équilibre, à tel point qu’il perdit contenance et tomba.

Chicot, immobile comme un roc, était resté à la même place.

Frère Borromée se rongeait les doigts jusqu’au sang.

– Vous ne nous aviez pas dit, monsieur, que vous étiez un pilier de salle d’armes, dit-il.

– Lui ! s’écria Gorenflot ébahi, mais triomphant par un sentiment d’amitié facile à comprendre ; lui, il ne sort jamais !

– Moi, un pauvre bourgeois, dit Chicot ; moi, Robert Briquet, un pilier de salle d’armes, ah ! monsieur le trésorier !

– Mais enfin, monsieur, s’écria frère Borromée, pour manier une épée comme vous le faites, il faut avoir énormément exercé.

– Eh ! mon Dieu, oui, monsieur, répondit Chicot avec bonhomie ; j’ai en effet tenu quelquefois l’épée ; mais en la tenant j’ai toujours vu une chose.

– Laquelle ?

– C’est que, pour celui qui la tient, l’orgueil est un mauvais conseiller, et la colère un mauvais aide ; maintenant écoutez, mon petit frère Jacques, ajouta-t-il, vous avez un joli poignet, mais vous n’avez ni jambes ni tête ; vous êtes vif, mais ne raisonnez pas. Il y a dans les armes trois choses essentielles : la tête d’abord, puis la main et les jambes ; avec la première on peut se défendre, avec la première et la seconde on peut vaincre ; mais en réunissant les trois on vainc toujours.

– Oh ! monsieur, dit Jacques, faites donc assaut avec frère Borromée ; ce sera certainement bien beau à voir.

Chicot, dédaigneux, allait refuser la proposition ; mais il réfléchit que peut-être l’orgueilleux trésorier en prendrait-il davantage.

– Soit, dit-il, et si frère Borromée y consent, je suis à ses ordres.

– Non, monsieur, répondit le trésorier, je serais battu ; j’aime mieux l’avouer que de faire preuve.

– Oh ! qu’il est modeste, qu’il est aimable ! dit Gorenflot.

– Tu te trompes, lui répondit à l’oreille l’impitoyable Chicot, il est fou de vanité ; à son âge, si j’eusse trouvé pareille occasion, j’eusse demandé à genoux la leçon que Jacques vient de recevoir.

Cela dit, Chicot reprit son gros dos, ses jambes circonflexes, sa grimace éternelle, et revint s’asseoir sur son banc.

Jacques le suivit ; l’admiration l’emportait chez le jeune homme sur la honte de la défaite.

– Donnez-moi donc des leçons, monsieur Robert, disait-il ; le seigneur prieur le permettra : n’est-ce pas, Votre Révérence ?

– Oui, mon enfant, répondit Gorenflot ; avec plaisir.

– Je ne veux point marcher sur les brisées de votre maître, mon ami, dit Chicot ; et il salua Borromée.

Borromée prit la parole.

– Je ne suis pas le seul maître de Jacques, dit-il, je n’enseigne pas seul les armes ici ; n’ayant pas seul l’honneur, permettez que je n’aie pas seul la défaite.

– Qui donc est son autre professeur ? se hâta de demander Chicot, voyant chez Borromée la rougeur qui décelait la crainte d’avoir commis une imprudence.

– Mais personne, reprit Borromée, personne.

– Si fait ! si fait, dit Chicot, j’ai parfaitement entendu. Quel est donc votre autre maître, Jacques ?

– Eh ! oui, oui, dit Gorenflot ; un gros court que vous m’avez présenté, Borromée, et qui vient ici quelquefois ; une bonne figure, et qui boit agréablement.

– Je ne me rappelle plus son nom, dit Borromée.

Frère Eusèbe, avec sa mine béate et son couteau passé dans sa ceinture, s’avança niaisement.

– Je le sais, moi, dit-il.

Borromée lui fit des signes multipliés qu’il ne vit pas.

– C’est maître Bussy-Leclerc, continua-t-il, lequel a été professeur d’armes à Bruxelles.

– Ah ! oui-dà, fit Chicot, maître Bussy-Leclerc ! une bonne lame, ma foi !

Et tout en disant cela avec toute la naïveté dont il était capable, Chicot attrapait au passage le coup d’œil furibond que dardait Borromée sur le malencontreux complaisant.

– Tiens, je ne savais pas qu’il s’appelât Bussy-Leclerc. On avait oublié de m’en informer, dit Gorenflot.

– Je n’avais pas cru que le nom intéressât le moins du monde Votre Seigneurie, dit Borromée.

– En effet, reprit Chicot, un maître d’armes ou un autre, pourvu qu’il soit bon, n’importe.

– En effet, n’importe, reprit Gorenflot, pourvu qu’il soit bon.

Et là-dessus il prit le chemin de l’escalier de son appartement, escorté de l’admiration générale.

L’exercice était terminé.

Au pied de l’escalier, Jacques réitéra sa demande à Chicot, au grand déplaisir de Borromée ; mais Chicot répondit :

– Je ne sais pas démontrer, mon ami ; je me suis fait tout seul avec de la réflexion et de la pratique ; faites comme moi : à tout sain esprit le bien profite.

Borromée commanda un mouvement qui tourna tous les moines vers les bâtiments pour la rentrée. Gorenflot s’appuya sur Chicot et monta majestueusement l’escalier.

– J’espère, dit-il avec orgueil, que voilà une maison dévouée au service du roi, et bonne à quelque chose, heim !

– Peste ! je le crois bien, dit Chicot ; on en voit de belles, révérend prieur, lorsque l’on vient chez vous.

– En un mois tout cela, en moins d’un mois même.

– Et fait par vous ?

– Fait par moi, par moi seul, comme vous voyez, dit Gorenflot en se redressant.

– C’est plus que je n’attendais, mon ami, et quand je reviendrai de ma mission…

– Ah ! c’est vrai, cher ami ! parlons donc de votre mission.

– D’autant plus volontiers que j’ai un message, ou plutôt un messager, à envoyer au roi avant mon départ.

– Au roi, cher ami, un messager ? vous correspondez donc avec le roi ?

– Directement.

– Et il vous faut un messager, dites-vous ?

– Il me faut un messager.

– Voulez-vous un de nos frères ? Ce serait un honneur pour le couvent si un de nos frères voyait le roi.

– Assurément.

– Je vais mettre deux de nos meilleures jambes à vos ordres. Mais contez-moi, Chicot, comment le roi qui vous croyait mort…

– Je vous l’ai déjà dit, je n’étais qu’en léthargie… et au moment venu j’ai ressuscité.

– Et pour rentrer en faveur ? demanda Gorenflot.

– Plus que jamais, dit Chicot.

– Alors, fit Gorenflot en s’arrêtant, vous pourrez donc dire au roi tout ce que nous faisons ici dans son intérêt ?

– Je n’y manquerai pas, mon ami, je n’y manquerai pas, soyez tranquille.

– Oh ! cher Chicot, s’écria Gorenflot qui se voyait évêque.

– Mais d’abord, j’ai deux choses à vous demander.

– Lesquelles ?

– La première, de l’argent, que le roi vous rendra.

– De l’argent ! s’écria Gorenflot en se levant avec précipitation, j’en ai plein mes coffres.

– Vous êtes bien heureux, par ma foi, dit Chicot.

– Voulez-vous mille écus ?

– Non pas, c’est beaucoup trop, cher ami, je suis modeste dans mes goûts, humble dans mes désirs ; mon titre d’ambassadeur ne m’enorgueillit pas, et je le cache plutôt que je ne m’en vante : cent écus me suffiront.

– Les voilà. Et la seconde chose ?

– Un écuyer.

– Un écuyer ?

– Oui, pour m’accompagner ; j’aime la société, moi.

– Ah ! mon ami, si j’étais encore libre comme autrefois, dit Gorenflot en poussant un soupir.

– Oui, mais vous ne l’êtes plus.

– La grandeur m’enchaîne, murmura Gorenflot.

– Hélas ! dit Chicot, on ne peut pas tout faire à la fois ; ne pouvant avoir votre honorable compagnie, très cher prieur, je me contenterai donc de celle du petit frère Jacques.

– Du petit frère Jacques ?

– Oui, il me plaît, le gaillard.

– Et tu as raison, Chicot, c’est un sujet rare et qui ira loin.

– Je vais d’abord le mener à deux cent cinquante lieues, moi, si tu me l’accordes.

– Il est à toi, mon ami.

Le prieur frappa sur un timbre, au bruit duquel accourut un frère servant.

– Qu’on fasse monter le frère Jacques et le frère chargé des courses de la ville.

Dix minutes après, tous deux parurent sur le seuil de la porte.

– Jacques, dit Gorenflot, je vous donne une mission extraordinaire.

– À moi, monsieur le prieur ? demanda le jeune homme étonné.

– Oui, vous allez accompagner M. Robert Briquet dans un grand voyage.

– Oh ! s’écria dans un enthousiasme nomade le jeune frère, moi en voyage avec M. Briquet, moi au grand air, moi en liberté ! Ah ! monsieur Robert Briquet, nous ferons des armes tous les jours, n’est-ce pas ?

– Oui, mon enfant.

– Et je pourrai emporter mon arquebuse ?

– Tu l’emporteras.

Jacques bondit et s’élança hors de la chambre avec des cris de joie.

– Quant à la commission, dit Gorenflot, je vous prie de donner vos ordres. Avancez, frère Panurge.

– Panurge, dit Chicot à qui ce nom rappelait des souvenirs qui n’étaient pas exempts de douceur ; Panurge !

– Hélas ! oui, fit Gorenflot, j’ai choisi ce frère qui s’appelle comme l’autre, Panurge, pour lui faire faire les courses que l’autre faisait.

– Il est donc hors de service, notre ancien ami ?

– Il est mort, dit Gorenflot, il est mort.

– Oh ! fit Chicot avec commisération, le fait est qu’il devait se faire vieux.

– Dix-neuf ans, mon ami, il avait dix-neuf ans.

– C’est un fait de longévité remarquable, dit Chicot ; il n’y a que les couvents pour offrir de pareils exemples.

XXIV. La pénitente §

Panurge, ainsi annoncé par le prieur, se montra bientôt.

Ce n’était certes pas en raison de sa configuration morale ou physique qu’il avait été admis à remplacer son défunt homonyme, car jamais figure plus intelligente n’avait été déshonorée par l’application d’un nom d’âne.

C’était à un renard que ressemblait frère Panurge, avec ses petits yeux, son nez pointu et sa mâchoire en avant.

Chicot le regarda un instant, et pendant cet instant, si court qu’il fût, il parut avoir apprécié à sa valeur le messager du couvent.

Panurge resta humblement près de la porte.

– Venez là, monsieur le courrier, dit Chicot ; connaissez-vous le Louvre ?

– Mais oui, monsieur, répondit Panurge.

– Et dans le Louvre, connaissez-vous un certain Henri de Valois ?

– Le roi ?

– Je ne sais pas si c’est bien le roi, en effet, dit Chicot ; mais enfin on a l’habitude de le nommer ainsi.

– C’est au roi que j’aurai affaire !

– Justement : le connaissez-vous ?

– Beaucoup, monsieur Briquet.

– Eh bien, vous demanderez à lui parler.

– On me laissera arriver ?

– Jusqu’à son valet de chambre, oui ; votre habit est un passeport ; Sa Majesté est fort religieuse, comme vous savez.

– Et que dirai-je au valet de chambre de Sa Majesté ?

– Vous direz que vous êtes envoyé par l’ombre.

– Par quelle ombre ?

– La curiosité est un vilain défaut, mon frère.

– Pardon.

– Vous direz donc que vous êtes envoyé par l’ombre.

– Oui.

– Et que vous attendez la lettre.

– Quelle lettre ?

– Encore !

– Ah ! c’est vrai.

– Mon révérend, dit Chicot en se retournant vers Gorenflot, décidément j’aimais mieux l’autre Panurge.

– Voilà tout ce qu’il y a à faire ? demanda le courrier.

– Vous ajouterez que l’ombre attendra en suivant tout doucement la route de Charenton.

– C’est sur cette route que j’aurai à vous rejoindre, alors.

– Parfaitement.

Panurge s’achemina vers la porte et souleva a portière pour sortir : il sembla à Chicot qu’en accomplissant ce mouvement, frère Panurge avait démasqué un écouteur.

Au reste, la portière retomba si rapidement que Chicot n’eût pas pu répondre que ce qu’il prenait pour une réalité n’était pas une vision.

L’esprit subtil de Chicot le conduisit bien vite à la presque certitude que c’était frère Borromée qui écoutait.

– Ah ! tu écoutes, pensa-t-il ; tant mieux, en ce cas je vais parler pour toi.

– Ainsi, dit Gorenflot, vous voilà honoré d’une mission du roi, cher ami.

– Confidentielle, oui.

– Qui a rapport à la politique, je le présume ?

– Et moi aussi.

– Comment ! vous ne savez pas de quelle mission vous êtes chargé ?

– Je sais que je porte une lettre, voilà tout.

– Un secret d’État sans doute ?

– Je le crois.

– Et vous ne vous doutez pas ?…

– Nous sommes assez seuls pour que je vous dise ce que je pense, n’est-ce pas ?

– Dites ; je suis un tombeau pour les secrets.

– Eh bien, le roi s’est enfin décidé à secourir le duc d’Anjou.

– En vérité ?

– Oui ; M. de Joyeuse a dû partir cette nuit pour cela.

– Mais vous, mon ami ?

– Moi, je vais du côté de l’Espagne.

– Et comment voyagez-vous ?

– Dame ! comme nous faisions autrefois, à pied, à cheval, en chariot, selon que cela se trouvera.

– Jacques vous sera d’une bonne compagnie pour le voyage, et vous avez bien fait de le demander, il comprend le latin, le petit drôle !

– J’avoue, quant à moi, qu’il me plaît fort.

– Cela suffirait pour que je vous le donnasse, mon ami ; mais je crois, en outre, qu’il vous serait un rude second, en cas de rencontre.

– Merci, cher ami, maintenant je n’ai plus, je crois, qu’à vous faire mes adieux.

– Adieu !

– Que faites-vous ?

– Je m’apprête à vous donner ma bénédiction.

– Bah ! entre nous, dit Chicot, inutile.

– Vous avez raison, répliqua Gorenflot, c’est bon pour des étrangers.

Et les deux amis s’embrassèrent tendrement.

– Jacques ! cria le prieur, Jacques !

Panurge montra son visage de fouine entre les deux portières.

– Quoi ! vous n’êtes pas encore parti ? s’écria Chicot.

– Pardon, monsieur.

– Partez vite, dit Gorenflot, M. Briquet est pressé ; où est Jacques ?

Frère Borromée apparut à son tour, l’air doucereux et la bouche riante.

– Frère Jacques ? répéta le prieur.

– Frère Jacques est parti, dit le trésorier.

– Comment, parti ! s’écria Chicot.

– N’avez-vous pas désiré que quelqu’un allât au Louvre, monsieur ?

– Mais c’était frère Panurge, dit Gorenflot.

– Oh ! sot que je suis ! j’avais entendu Jacques, dit Borromée en se frappant le front.

Chicot fronça le sourcil ; mais le regret de Borromée était en apparence si sincère qu’un reproche eût paru cruel.

– J’attendrai donc, dit-il, que Jacques soit revenu.

Borromée s’inclina en fronçant le sourcil à son tour.

– À propos, dit-il, j’oubliais d’annoncer au seigneur prieur, et j’étais même monté pour cela, que la dame inconnue vient d’arriver et qu’elle désire obtenir audience de Votre Révérence.

Chicot ouvrit des oreilles immenses.

– Seule ? demanda Gorenflot.

– Avec un écuyer.

– Est-elle jeune ? demanda Gorenflot.

Borromée baissa pudiquement les yeux.

– Bon ! il est hypocrite, pensa Chicot.

– Elle paraît encore jeune ! dit Borromée.

– Mon ami, dit Gorenflot se tournant du côté du faux Robert Briquet, tu comprends ?

– Je comprends, dit Chicot, et je vous laisse ; j’attendrai dans une chambre voisine ou dans la cour.

– C’est cela, mon cher ami.

– Il y a loin d’ici au Louvre, monsieur, fit observer Borromée, et frère Jacques peut tarder beaucoup, d’autant plus que la personne à laquelle vous écrivez hésitera peut-être à confier une lettre d’importance à un enfant.

– Vous faites cette réflexion un peu tard, frère Borromée.

– Dame ! je ne savais pas ; si l’on m’eût confié…

– C’est bien, c’est bien ; je vais me mettre en route à petits pas vers Charenton ; l’envoyé, quel qu’il soit, me rejoindra sur le chemin.

Et il se dirigea vers l’escalier.

– Pas de ce côté, monsieur, s’il vous plaît, dit vivement Borromée ; la dame inconnue monte par là, et elle désire bien ne rencontrer personne.

– Vous avez raison, dit Chicot en souriant, je prendrai par le petit escalier.

Et il s’avança vers une porte de dégagement, donnant dans un petit cabinet.

– Et moi, dit Borromée, je vais avoir l’honneur d’introduire la pénitente près du révérend prieur.

– C’est cela, dit Gorenflot.

– Vous savez le chemin ? demanda Borromée avec inquiétude.

– À merveille.

Et Chicot sortit par le cabinet.

Après ce cabinet venait une chambre : l’escalier dérobé donnait sur le palier de cette chambre.

Chicot avait dit vrai, il connaissait le chemin, mais il ne connaissait plus la chambre.

En effet, elle était bien changée depuis sa dernière visite : de pacifique elle s’était faite belliqueuse ; les parois des murailles étaient tapissées d’armes, les tables et les consoles étaient chargées de sabres, d’épées et de pistolets ; tous les angles contenaient un nid de mousquets et d’arquebuses.

Chicot s’arrêta un instant dans cette chambre ; il éprouvait le besoin de réfléchir.

– On me cache Jacques, on me cache la dame, on me pousse par les petits degrés pour laisser le grand escalier libre, cela veut dire que l’on veut m’éloigner du moinillon et me cacher la dame, c’est clair.

Je dois donc, en bonne stratégie, faire exactement le contraire de ce que l’on désire que je fasse.

En conséquence, j’attendrai le retour de Jacques ; et je me posterai de manière à voir la dame mystérieuse.

Oh ! oh ! voici une belle chemise de mailles jetée dans ce coin, fine et d’une trempe exquise.

Il la souleva en l’admirant.

– Justement j’en cherchais une, dit-il : légère comme du lin, trop étroite de beaucoup pour le prieur ; en vérité on dirait que c’est pour moi que cette chemise a été faite : empruntons-la donc à dom Modeste ; je la lui rendrai à mon retour.

Et Chicot plia prestement la tunique qu’il glissa sous son pourpoint.

Il rattachait la dernière aiguillette quand frère Borromée parut sur le seuil.

– Oh ! oh ! murmura Chicot, encore toi ; mais tu arrives trop tard, l’ami.

Et croisant ses grands bras derrière son dos et se renversant en arrière, Chicot fit comme s’il admirait les trophées.

– Monsieur Robert Briquet cherche quelque arme à sa convenance ? demanda Borromée.

– Moi, cher ami, dit Chicot, et pourquoi faire, mon Dieu, une arme ?

– Dame ! quand on s’en sert si bien.

– Théorie, cher frère, théorie, voilà tout : un pauvre bourgeois comme moi peut être adroit de ses bras et de ses jambes ; mais ce qui lui manque, et ce qui lui manquera toujours, c’est le cœur d’un soldat. Le fleuret brille assez élégamment dans ma main ; mais Jacques, croyez-le bien, me ferait rompre d’ici à Charenton avec la pointe d’une épée.

– Vraiment ? fit Borromée à demi convaincu par l’air si simple et si bonhomme de Chicot, lequel, disons-le, venait de se faire plus bossu, plus tors et plus louche que jamais.

– Et puis, le souffle me manque, continua Chicot : vous avez remarqué que je ne puis pas rompre ; les jambes sont exécrables, voilà surtout mon défaut.

– Me permettrez-vous de vous faire observer, monsieur, que ce défaut est plus grand encore pour voyager que pour faire des armes ?

– Ah ! vous savez que je voyage, répondit négligemment Chicot.

– Panurge me l’a dit, répliqua Borromée en rougissant.

– Tiens, c’est drôle, je ne croyais pas avoir parlé de cela à Panurge ; mais n’importe, je n’ai pas de raison de me cacher. Oui, mon frère, je fais un petit voyage ; je vais dans mon pays où j’ai du bien.

– Savez-vous, monsieur Briquet, que vous procurez un bien grand honneur au frère Jacques ?

– Celui de m’accompagner ?

– D’abord, mais ensuite de voir le roi.

– Ou son valet de chambre, car il est possible et même probable que frère Jacques ne verra pas autre chose.

– Vous êtes donc un familier du Louvre ?

– Oh ! un des plus familiers, monsieur ; c’est moi qui fournissais le roi et les jeunes seigneurs de la cour de bas drapés.

– Le roi ?

– J’avais déjà sa pratique qu’il n’était encore que duc d’Anjou. À son retour de Pologne, il s’est souvenu de moi et m’a fait fournisseur de la cour.

– C’est une belle connaissance que vous avez là, monsieur Briquet.

– La connaissance de Sa Majesté ?

– Oui.

– Tout le monde ne dit pas cela, frère Borromée.

– Oh ! les ligueurs.

– Tout le monde l’est peu ou prou aujourd’hui.

– Vous l’êtes peu, vous, à coup sûr ?

– Moi, pourquoi cela ?

– Quand on connaît personnellement le roi.

– Eh ! eh ! j’ai ma politique comme les autres, fit Chicot.

– Oui, mais votre politique est en harmonie avec celle du roi ?

– Ne vous y fiez pas ; nous disputons souvent.

– Si vous disputez, comment vous confie-t-il une mission ?

– Une commission, vous voulez dire ?

– Mission ou commission, peu importe ; l’une ou l’autre implique confiance.

– Peuh ! pourvu que je sache bien prendre mes mesures, voilà tout ce qu’il faut au roi.

– Vos mesures !

– Oui.

– Mesures politiques, mesures de finances ?

– Non, mesures d’étoffes.

– Comment ? fit Borromée stupéfait.

– Sans doute ; vous allez comprendre.

– J’écoute.

– Vous savez que le roi a fait un pèlerinage à Notre-Dame de Chartres.

– Oui, pour obtenir un héritier.

– Justement. Vous savez qu’il y a un moyen sûr d’arriver au résultat que poursuit le roi.

– Il paraît, en tout cas, que le roi n’emploie pas ce moyen.

– Frère Borromée ! fit Chicot.

– Quoi ?

– Vous savez parfaitement qu’il s’agit d’obtenir un héritier de la couronne par miracle, et non autrement.

– Et ce miracle, ou le demande ?…

– À Notre-Dame de Chartres.

– Ah ! oui, la chemise ?

– Allons donc ! c’est cela. Le roi lui a pris sa chemise, à cette bonne Notre-Dame, et l’a donnée à la reine, de sorte qu’en échange de cette chemise, il veut lui donner une robe pareille à celle de la Notre-Dame de Tolède, qui est, dit-on, la plus belle et la plus riche robe de vierge qui existe au monde.

– De sorte que vous allez…

– À Tolède, cher frère Borromée, à Tolède, prendre mesure de cette robe et en faire une pareille.

Borromée parut hésiter s’il devait croire ou ne pas croire Chicot sur parole.

Après de mûres réflexions, nous sommes autorisés à penser qu’il ne le crut pas.

– Vous jugez donc, continua Chicot, comme s’il ignorait entièrement ce qui se passait dans l’esprit du frère trésorier, vous jugez donc que la compagnie des hommes d’église m’eût été fort agréable en pareille circonstance. Mais le temps passe, et frère Jacques ne peut tarder maintenant. Au surplus, je vais l’attendre dehors, à la Croix-Faubin, par exemple.

– Je crois que cela vaut mieux, dit Borromée.

– Vous aurez donc la complaisance de le prévenir, aussitôt son arrivée ?

– Oui.

– Et vous me l’enverrez ?

– Je n’y manquerai pas.

– Merci, cher frère Borromée, enchanté d’avoir fait votre connaissance !

Tous deux s’inclinèrent : Chicot sortit par le petit escalier ; derrière lui, frère Borromée ferma la porte au verrou.

– Allons, allons, dit Chicot, il est important, à ce qu’il paraît, que je ne voie pas la dame ; il s’agit donc de la voir.

Et pour mettre ce projet à exécution, Chicot sortit du prieuré des Jacobins le plus ostensiblement possible, causa un instant avec le frère portier et s’achemina vers la Croix-Faubin en suivant le milieu de la route.

Seulement, arrivé à la Croix Faubin, il disparut à l’angle du mur d’une ferme, et là, sentant qu’il pouvait défier tous les argus du prieur, eussent-ils des yeux de faucon comme Borromée, il se glissa le long des bâtiments, suivit dans un fossé une haie qui faisait retour, et gagna, sans avoir été aperçu, une charmille assez bien garnie qui s’étendait juste en face du couvent.

Arrivé à ce point, qui lui présentait un centre d’observation tel qu’il le pouvait désirer, il s’assit ou plutôt se coucha, et attendit que frère Jacques rentrât au couvent et que la dame en sortît.

XXV. L’embuscade §

Chicot, on le sait, n’était pas long à prendre un parti. Il prit celui d’attendre, et cela le plus commodément possible.

À travers l’épaisseur de la charmille, il se fit une fenêtre pour ne point laisser passer inaperçus les allants et les venants qui pouvaient l’intéresser.

La route était déserte. Au plus loin que la vue de Chicot pouvait s’étendre, il n’apparaissait ni cavalier, ni curieux, ni paysan. Toute la foule de la veille s’était évanouie avec le spectacle qui l’avait causée.

Chicot ne vit donc rien qu’un homme assez mesquinement vêtu, qui se promenait transversalement sur la route, et prenait des mesures avec un long bâton pointu, sur le pavé de Sa Majesté le roi de France.

Chicot n’avait absolument rien à faire. Il fut enchanté d’avoir trouvé ce bonhomme pour lui servir de point de mire.

– Que mesurait-il ? pourquoi mesurait-il ? voilà quelles furent, pendant une ou deux minutes, les plus sérieuses réflexions de maître Robert Briquet.

Il se résolut à ne point le perdre de vue.

Malheureusement, au moment où, arrivé au bout de sa mesure, l’homme allait relever la tête, une plus importante découverte vint absorber toute son attention, en le forçant de lever les yeux vers un autre point.

La fenêtre du balcon de Gorenflot s’ouvrit à deux battants, et l’on vit apparaître la respectable rotondité de dom Modeste, lequel, avec ses gros yeux écarquillés, son sourire des jours de fête et ses plus galantes façons, conduisait une dame presque ensevelie sous une mante de velours garnie de fourrure.

– Oh ! oh ! se dit Chicot, voici la pénitente. L’allure est jeune ; voyons un peu la tête : là, bien, tournez-vous encore un peu de ce côté ; à merveille ! Il est vraiment singulier que je trouve des ressemblances à toutes les figures que je vois. Fâcheuse manie que j’ai là ! bon. Voilà l’écuyer à présent. Oh ! oh ! quant à lui, je ne me trompe pas, c’est bien Mayneville. Oui, oui, la moustache retroussée, l’épée à coquille, c’est lui-même ; mais raisonnons un peu : si je ne me trompe pas pour Mayneville, ventre de biche ! pourquoi me tromperais-je pour madame de Montpensier ? car cette femme, eh oui ! morbleu ! c’est la duchesse.

Chicot, on peut le croire, abandonna dès ce moment l’homme aux mesures, pour ne pas perdre de vue les deux illustres personnages.

Au bout d’une seconde, il vit apparaître derrière eux la face pâle de Borromée, que Mayneville interrogea à plusieurs reprises.

– C’est cela, dit-il, tout le monde en est ; bravo ! conspirons, c’est la mode ; mais, que diable ! la duchesse veut-elle par hasard prendre pension chez dom Modeste, elle qui a déjà la maison de Bel-Esbat, à cent pas d’ici ?

En ce moment, l’attention de Chicot éprouva un nouveau motif d’excitation. Tandis que la duchesse causait avec Gorenflot, ou plutôt le faisait causer, M. de Mayneville fit un geste à quelqu’un du dehors.

Chicot, pourtant, n’avait vu personne, excepté l’homme aux mesures.

C’est qu’en effet c’était à lui que ce geste était adressé ; il en résultait que l’homme aux mesures ne mesurait plus.

Il s’était arrêté, en face du balcon, de profil et la face tournée du côté de Paris.

Gorenflot continuait ses amabilités avec la pénitente.

M. de Mayneville glissa quelques mots à l’oreille de Borromée, et celui-ci se mit à l’instant même à gesticuler derrière le prieur, d’une façon inintelligible pour Chicot, mais claire, à ce qu’il paraît, pour l’homme aux mesures, car il s’éloigna, se posta dans un autre endroit où un nouveau geste de Borromée et de Mayneville le cloua comme une statue.

Après quelques secondes d’immobilité, sur un nouveau signe fait par frère Borromée, il se livra à un genre d’exercice qui préoccupa d’autant plus Chicot qu’il lui était impossible d’en deviner le but. De l’endroit qu’il occupait, l’homme aux mesures se mit à courir jusqu’à la porte du prieuré, tandis que M. de Mayneville tenait sa montre à la main.

– Diable ! diable ! murmura Chicot, tout cela me paraît suspect ; l’énigme est bien posée ; mais, si bien posée qu’elle soit, peut-être en voyant le visage de l’homme aux mesures, la devinerais-je.

En ce moment, comme si le démon familier de Chicot eût tenu à exaucer son vœu, l’homme aux mesures se retourna, et Chicot reconnut en lui Nicolas Poulain, lieutenant de la prévôté, le même à qui il avait vendu la veille ses vieilles cuirasses.

– Allons, fit-il, vive la Ligue ! j’en ai assez vu maintenant pour deviner le reste avec un peu de travail ! eh bien ! soit, on travaillera.

Après quelques pourparlers entre la duchesse, Gorenflot et Mayneville, Borromée referma la fenêtre et le balcon demeura désert.

La duchesse et son écuyer sortirent du prieuré pour monter dans la litière qui les attendait. Dom Modeste, qui les avait accompagnés jusqu’à la porte, s’épuisait en révérences.

La duchesse tenait encore ouverts les rideaux de cette litière pour répondre aux compliments du prieur, lorsqu’un moine jacobin, sortant de Paris par la porte Saint-Antoine, vint à la tête des chevaux qu’il regarda curieusement, puis au côté de la litière dans laquelle il plongea son regard.

Chicot reconnut dans ce moine le petit frère Jacques, revenu à grands pas du Louvre, et demeuré en extase devant madame de Montpensier.

– Allons, allons, dit-il, j’ai de la chance. Si Jacques était revenu plus tôt, je n’eusse pu voir la duchesse, forcé que j’eusse été de courir à mon rendez-vous de la Croix-Faubin. Maintenant, voici madame de Montpensier partie après sa petite conspiration faite ; c’est le tour de maître Nicolas Poulain. Celui-là, je vais l’expédier en dix minutes.

En effet, la duchesse, après avoir passé devant Chicot sans le voir, roulait vers Paris, et Nicolas Poulain s’apprêtait à la suivre.

Comme la duchesse, il lui fallait passer devant la haie habitée par Chicot.

Chicot le vit venir, comme le chasseur voit venir la bête, s’apprêtant à la tirer quand elle serait à sa portée.

Quand Poulain fut à la portée de Chicot, Chicot tira.

– Eh ! l’homme de bien, dit-il de son trou, un regard par ici, s’il vous plaît.

Poulain tressaillit et tourna la tête du côté du fossé.

– Vous m’avez vu : très bien ! continua Chicot. Maintenant, n’ayez l’air de rien, maître Nicolas… Poulain.

Le lieutenant de la prévôté bondit comme un daim, au coup de fusil.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il, et que désirez-vous ?

– Qui je suis ?

– Oui.

– Je suis un de vos amis, nouveau, mais intime ; ce que je veux, ah ! ça c’est un peu plus long à vous expliquer.

– Mais enfin, que désirez-vous ? parlez.

– Je désire que vous veniez à moi.

– À vous ?

– Oui, ici ; que vous descendiez dans le fossé.

– Pourquoi faire ?

– Vous le saurez ; descendez d’abord.

– Mais…

– Et que vous veniez vous asseoir le dos contre cette haie.

– Enfin…

– Sans regarder de mon côté, sans que vous ayez l’air de vous douter que je suis là.

– Monsieur…

– C’est beaucoup exiger, je le sais bien ; mais, que voulez-vous, maître Robert Briquet a le droit d’être exigeant.

– Robert Briquet ! s’écria Poulain exécutant à l’instant même la manœuvre commandée.

– Là, bien, asseyez-vous, c’est cela… Ah ! ah ! il paraît que nous prenions nos petites dimensions sur la route de Vincennes ?

– Moi !

– Sans aucun doute ; après cela, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un lieutenant de la prévôté fasse l’office de voyer quand l’occasion s’en présente ?

– C’est vrai, dit Poulain un peu rassuré, vous voyez, je mesurais.

– D’autant mieux, continua Chicot, que vous opériez sous les yeux de très illustres personnages.

– De très illustres personnages ? Je ne comprends pas.

– Comment ! vous ignoriez ?…

– Je ne sais ce que vous voulez dire.

– Cette dame et ce monsieur qui étaient sur le balcon, et qui viennent de reprendre leur course vers Paris, vous ne savez point ce qu’ils étaient ?

– Je vous jure.

– Ah ! comme c’est heureux pour moi d’avoir à vous apprendre une si riche nouvelle ! Figurez-vous, monsieur Poulain, que vous aviez pour admirateurs dans vos fonctions de voyer, madame la duchesse de Montpensier et M. le comte de Mayneville. Ne remuez pas, s’il vous plaît.

– Monsieur, dit Nicolas Poulain, essayant de lutter, ces propos, la façon dont vous me les adressez…

– Si vous bougez, mon cher monsieur Poulain, reprit Chicot, vous m’allez pousser à quelque extrémité. Tenez-vous donc tranquille.

Poulain poussa un soupir.

– Là, bien, continua Chicot. Je vous disais donc que, venant de travailler ainsi sous les yeux de ces personnages, et n’en ayant pas été remarqué, c’est vous qui le prétendez ainsi ; je disais donc, mon cher monsieur, qu’il serait fort avantageux pour vous qu’un autre personnage illustre, le roi, par exemple, vous remarquât.

– Le roi ?

– Sa Majesté, oui, monsieur Poulain ; elle est fort portée, je vous assure, à admirer tout travail et à récompenser toute peine.

– Ah ! monsieur Briquet, par pitié !

– Je vous répète, cher monsieur Poulain, que si vous remuez vous êtes un homme mort : demeurez donc calme pour éviter cette disgrâce.

– Mais que voulez-vous donc de moi, au nom du ciel ?

– Votre bien, pas autre chose ; ne vous ai-je pas dit que j’étais votre ami ?

– Monsieur ! s’écria Nicolas Poulain au désespoir, je ne sais en vérité quel tort je fais à Sa Majesté, à vous, ni à qui que ce soit au monde !

– Cher monsieur Poulain, vous vous expliquerez avec qui de droit ; ce ne sont point mes affaires ; j’ai mes idées, voyez-vous, et j’y tiens ; ces idées sont que le roi ne saurait approuver que son lieutenant de la prévôté obéisse, quand il fait fonctions de voyer, aux gestes et indications de M. de Mayneville : qui sait, au reste, si le roi ne trouverait pas mauvais que son lieutenant de la prévôté ait omis de consigner dans son rapport quotidien que madame de Montpensier et M. de Mayneville sont entrés hier matin dans sa bonne ville de Paris ? Rien que cela, tenez, monsieur Poulain, vous brouillerait bien certainement avec Sa Majesté.

– Monsieur Briquet, une omission n’est pas un crime, et certes Sa Majesté est trop éclairée…

– Cher monsieur Poulain, vous vous faites, je crois, des chimères ; je vois plus clairement, moi, dans cette affaire-là.

– Que voyez-vous ?

– Une belle et bonne potence.

– Monsieur Briquet !

– Attendez donc, que diable ! avec une corde neuve, quatre soldats aux quatre points cardinaux, pas mal de Parisiens autour de la potence, et certain lieutenant de la prévôté de ma connaissance au bout de la corde.

Nicolas Poulain tremblait si fort que de ce tremblement il ébranlait toute la charmille.

– Monsieur ! dit-il en joignant les mains.

– Mais je suis votre ami, cher monsieur Poulain, continua Chicot, et, en cette qualité d’ami, voilà un conseil que je vous donne.

– Un conseil ?

– Oui, bien facile à suivre, Dieu merci ! Vous allez de ce pas, entendez-vous bien ? aller trouver…

– Trouver… interrompit Nicolas plein d’angoisses, trouver qui ?

– Un moment que je réfléchisse, interrompit Chicot, trouver… M. d’Épernon.

– M. d’Épernon, l’ami du roi ?

– Précisément ; vous le prendrez à part.

– M. d’Épernon ?

– Oui, et vous lui conterez toute l’affaire du toisé de la route.

– Est-ce folie, monsieur ?

– C’est sagesse, au contraire, suprême sagesse.

– Je ne comprends pas.

– C’est limpide, cependant. Si je vous dénonce purement et simplement comme l’homme aux mesures et l’homme aux cuirasses, on vous branchera ; si, au contraire, vous vous exécutez de bonne grâce, on vous couvrira de récompenses et d’honneurs… Vous ne paraissez pas convaincu… À merveille, cela va me donner la peine de retourner au Louvre ; mais, ma foi, j’irai quand même ; il n’est rien que je ne fasse pour vous.

Et Nicolas Poulain entendit le bruit que faisait Chicot en dérangeant les branches pour se lever.

– Non, non, dit-il, restez ici ; j’irai.

– À la bonne heure ; mais vous comprenez, cher monsieur Poulain, pas de subterfuges, car demain, moi, j’enverrai une petite lettre au roi, dont j’ai l’honneur, tel que vous me voyez, ou plutôt tel que vous ne me voyez pas, d’être l’ami intime, de sorte que, pour n’être pendu qu’après-demain, vous serez pendu aussi haut et plus court.

– Je pars, monsieur, dit le lieutenant atterré ; mais vous abusez étrangement…

– Moi ?

– Oh !

– Eh ! cher monsieur Poulain, élevez-moi des autels ; vous étiez un traître il y a cinq minutes, je fais de vous un sauveur de la patrie. À propos, courez vite, cher monsieur Poulain, car je suis très pressé de partir d’ici ; pourtant je ne le puis faire que quand vous serez parti. Hôtel d’Épernon : n’oubliez pas.

Nicolas Poulain se leva, et, avec le visage d’un homme désespéré, s’élança comme une flèche dans la direction de la porte Saint-Antoine.

– Ah ! il était temps, dit Chicot, car voilà que l’on sort du prieuré.

« Mais ce n’est pas mon petit Jacques.

« Eh ! eh ! dit Chicot, quel est ce drôle, taillé comme l’architecte d’Alexandre voulait tailler le mont Athos ? Ventre de biche ! c’est un bien gros chien pour accompagner un pauvre roquet comme moi !

En voyant cet émissaire du prieur, Chicot se hâta de courir vers la Croix-Faubin, lieu du rendez-vous.

Comme il était forcé de s’y rendre par un chemin circulaire, la ligne droite eut sur lui l’avantage de la rapidité, c’est-à-dire le moine géant, qui coupait la route à grandes enjambées, arriva le premier à la croix.

Chicot, d’ailleurs, perdait un peu de temps à examiner, tout en marchant, son homme, dont la physionomie ne lui revenait pas le moins du monde.

En effet, c’était un véritable Philistin que ce moine. Dans la précipitation qu’il avait mise à venir trouver Chicot, sa robe de Jacobin n’était pas même fermée, et l’on entrevoyait par une fente ses jambes musculeuses, affublées d’un haut-de-chausse tout laïque.

Son capuchon mal rabattu laissait voir une crinière sur laquelle n’avait point encore passé le ciseau du prieuré.

Eu outre, certaine expression des moins religieuses crispait les coins profonds de sa bouche, et lorsqu’il voulait passer du sourire au rire, il laissait apercevoir trois dents, lesquelles semblaient des palissades plantées derrière le rempart de ses grosses lèvres.

Des bras longs comme ceux de Chicot, mais plus gros, des épaules capables d’enlever les portes de Gaza, un grand couteau de cuisine passé dans la corde de sa ceinture, telles étaient, avec un sac roulé comme un bouclier autour de sa poitrine, les armes défensives et offensives de ce Goliath des Jacobins.

– Décidément, dit Chicot, il est fort laid, et s’il ne m’apporte pas une excellente nouvelle, avec une tête comme celle-là, je trouverai qu’une pareille créature est fort inutile sur la terre.

Le moine, voyant toujours approcher Chicot, le salua presque militairement.

– Que voulez-vous, mon ami ? demanda Chicot.

– Vous êtes monsieur Robert Briquet ?

– En personne.

– En ce cas, j’ai pour vous une lettre du révérend prieur.

– Donnez.

Chicot prit la lettre ; elle était conçue en ces termes :

« Mon cher ami, j’ai bien réfléchi depuis notre séparation, il m’est, en vérité, impossible de laisser aller aux loups dévorants du monde la brebis que le Seigneur m’a confiée. J’entends parler, vous le comprenez bien, de notre petit Jacques Clément, qui tout à l’heure a été reçu par le roi, et s’est parfaitement acquitté de votre message.

Au lieu de Jacques, dont l’âge est encore tendre, et qui doit ses services au prieuré, je vous envoie un bon et digne frère de notre communauté ; ses mœurs sont douces et son humeur innocente : je suis sûr que vous l’agréerez pour compagnon de route… »

– Oui, oui, pensa Chicot en jetant de côté un regard sur le moine : compte là-dessus.

« Je joins à cette lettre ma bénédiction, que je regrette de ne vous avoir pas donnée de vive voix.

Adieu, cher ami. »

– Voilà une bien belle écriture ! dit Chicot lorsqu’il eut fini sa lecture. Je gagerais que la lettre a été écrite par le trésorier : il a une main superbe.

– C’est, en effet, frère Borromée qui a écrit la lettre, répondit le Goliath.

– Eh bien, en ce cas, mon ami, reprit Chicot en souriant agréablement au grand moine, vous allez retourner au prieuré.

– Moi ?

– Oui, et vous direz à Sa Révérence que j’ai changé d’avis, et que je désire voyager seul.

– Comment ! vous ne m’emmènerez pas, monsieur ? fit le moine avec un étonnement qui n’était point exempt de menace.

– Non, mon ami, non.

– Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

– Parce que j’ai à faire des économies ; les temps sont durs, et vous devez manger énormément.

Le géant montra ses trois défenses.

– Jacques mange tout autant que moi, dit-il.

– Oui, mais Jacques était un moine, fit Chicot.

– Et moi, que suis-je donc ?

– Vous, mon ami, vous êtes un lansquenet ou un gendarme, ce qui, entre nous soit dit, pourrait scandaliser la Notre-Dame vers qui je suis député.

– Que parlez-vous donc de lansquenet et de gendarme ? répondit le moine. Je suis un jacobin, moi ; est-ce que ma robe n’est pas reconnaissable ?

– L’habit ne fait pas le moine, mon ami, répliqua Chicot ; mais le couteau fait le soldat : dites cela au frère Borromée, s’il vous plaît.

Et Chicot tira sa révérence au géant qui reprit le chemin du prieuré, en grondant comme un chien qu’on chasse.

Quant à notre voyageur, il laissa disparaître celui qui devait être son compagnon, et lorsqu’il l’eut vu s’engouffrer dans la grande porte du couvent, il alla se cacher derrière une haie, s’y dépouilla de son pourpoint, et passa la fine chemise de mailles que nous connaissons sous sa chemise de toile.

Sa toilette achevée, il coupa à travers champs pour rejoindre le chemin de Charenton.

XXVI. Les Guises §

Le soir même du jour où Chicot partait pour la Navarre, nous retrouverons dans la grande chambre de l’hôtel de Guise où nous avons déjà, dans nos précédents récits, conduit plus d’une fois nos lecteurs ; nous retrouverons, disons-nous, dans la grande chambre de l’hôtel de Guise, ce petit jeune homme à l’œil vif, que nous avons vu entrer dans Paris en croupe sur le cheval de Carmainges, et qui n’était autre, nous le savons déjà, que la belle pénitente de dom Gorenflot.

Cette fois elle n’avait pris aucune précaution pour dissimuler sa personne ou son sexe. Madame de Montpensier, vêtue d’une robe élégante, le col évasé, les cheveux tout constellés d’étoiles de pierreries, comme c’était la mode à cette époque, attendait avec impatience, debout dans l’embrasure d’une fenêtre, quelqu’un qui tardait à venir.

L’ombre commençait à s’épaissir, la duchesse ne distinguait plus qu’à grand’peine la porte de l’hôtel, sur laquelle ses yeux étaient constamment attachés.

Enfin le pas d’un cheval se fit entendre, et dix minutes après la voix de l’huissier annonçait mystérieusement chez la duchesse M. de Mayenne.

Madame de Montpensier se leva et courut au devant de son frère avec une telle précipitation, qu’elle oublia de marcher sur la pointe du pied droit, comme c’était son habitude lorsqu’elle tenait à ne pas boiter.

– Seul, mon frère ? dit-elle, vous êtes seul ?

– Oui, ma sœur, dit le duc en s’asseyant après avoir baisé la main de la duchesse.

– Mais, Henri, où donc est Henri ? Savez-vous bien que tout le monde l’attend ici ?

– Henri, ma sœur, n’a que faire encore à Paris, tandis qu’au contraire il a encore fort à faire dans les villes de Flandre et de Picardie. Notre travail est lent et souterrain ; nous avons de l’ouvrage là-bas : pourquoi quitterions-nous cet ouvrage pour venir à Paris, où tout est fait ?

– Oui, mais où tout se défera si vous ne vous hâtez.

– Bah !

– Bah ! tant que vous voudrez, mon frère. Je vous dis, moi, que les bourgeois ne se contentent plus de toutes ces raisons, qu’ils veulent voir leur duc Henri, que voilà leur soif, leur délire.

– Ils le verront au bon moment. Mayneville ne leur a-t-il donc point expliqué tout cela ?

– Sans contredit ; mais vous le savez, sa voix ne vaut pas les vôtres.

– Au plus pressé, ma sœur. Et Salcède ?

– Mort.

– Sans parler ?

– Sans souffler une parole.

– Bien. Et l’armement ?

– Achevé.

– Paris ?

– Divisé en seize quartiers.

– Et chaque quartier a le chef que nous avons désigné ?

– Oui.

– Vivons donc en repos. Pâque-Dieu ! c’est ce que je viens dire à nos bons bourgeois.

– Ils ne vous écouteront pas.

– Bah !

– Je vous dis qu’ils sont endiablés.

– Ma sœur, vous avez un peu trop l’habitude de juger la précipitation d’autrui d’après vos propres impatiences.

– M’en ferez-vous un reproche sérieux ?

– À Dieu ne plaise ! mais ce que dit mon frère Henri doit être exécuté. Or, mon frère Henri veut qu’on ne se hâte aucunement.

– Que faire alors ? demanda la duchesse avec impatience.

– Quelque chose presse-t-il, ma sœur ?

– Tout, si l’on veut.

– Par quoi commencer, à votre avis ?

– Par prendre le roi.

– C’est votre idée fixe ; je ne dis pas qu’elle soit mauvaise, si l’on pouvait la mettre à exécution ; mais projeter et faire sont deux : rappelez-vous combien de fois nous avons échoué déjà.

– Les temps sont changés ; le roi n’a plus personne pour le défendre.

– Non, excepté les Suisses, les Écossais, les gardes françaises.

– Mon frère, quand vous voudrez, moi, moi qui vous parle, je vous le montrerai sur une grande route, escorté de deux laquais seulement.

– On m’a dit cela cent fois, et je ne l’ai pas vu une seule.

– Vous le verrez donc si vous restez seulement à Paris trois jours.

– Encore un projet !

– Un plan, voulez-vous dire.

– Veuillez me le communiquer, en ce cas.

– Oh ! c’est une idée de femme, et par conséquent elle vous fera rire.

– À Dieu ne plaise que je blesse votre amour-propre d’auteur ! Voyons le plan.

– Vous vous moquez de moi, Mayenne.

– Non, je vous écoute.

– Eh bien ! en quatre mots, voici…

En ce moment l’huissier souleva la tapisserie.

– Plaît-il à Leurs Altesses de recevoir M. de Mayneville ? demanda-t-il.

– Mon complice ? dit la duchesse, qu’il entre.

M. de Mayneville entra en effet, et vint baiser la main du duc de Mayenne.

– Un seul mot, monseigneur, dit-il ; j’arrive du Louvre.

– Eh bien ! s’écrièrent à la fois Mayenne et la duchesse.

– On se doute de votre arrivée.

– Comment cela ?

– Je causais avec le chef du poste de Saint-Germain-l’Auxerrois, deux Gascons passèrent.

– Les connaissez-vous ?

– Non ; ils étaient tout flambants neufs. Cap de bious ! dit l’un, vous avez là un pourpoint qui est magnifique, mais qui, dans l’occasion, ne vous rendrait pas les mêmes services que votre cuirasse d’hier.

– Bah ! bah ! si solide que soit l’épée de M. de Mayenne, dit l’autre, gageons qu’elle n’entamera pas plus ce satin qu’elle n’eût entamé la cuirasse.

Et là-dessus le Gascon se répandit en bravades qui indiquaient que l’on vous savait proche.

– Et à qui appartiennent ces Gascons ?

– Je n’en sais rien.

– Et ils se sont retirés ?

– Oh ! pas ainsi, ils criaient haut ; le nom de Votre Altesse fut entendu : quelques passants s’arrêtèrent et demandèrent si effectivement vous arriviez. Ils allaient répondre à la question, quand tout à coup un homme s’approcha du Gascon et lui toucha l’épaule : ou je me trompe bien, monseigneur, ou cet homme, c’était Loignac.

– Après ? demanda la duchesse.

– À quelques mots dits tout bas, le Gascon ne répondit que par un geste de soumission, et suivit son interrupteur.

– De sorte que ?

– De sorte que je n’ai pas pu en savoir davantage ; mais, en attendant, défiez-vous.

– Vous ne les avez pas suivis ?

– Si fait, mais de loin ; je craignais d’être reconnu comme gentilhomme de Votre Altesse. Ils se sont dirigés du côté du Louvre, et ont disparu derrière l’hôtel des Meubles. Mais après eux, toute une traînée de voix répétait : Mayenne ! Mayenne !

– J’ai un moyen tout simple de répondre, dit le duc.

– Lequel ? demanda sa sœur.

– C’est d’aller saluer le roi ce soir.

– Saluer le roi ?

– Sans doute, je viens à Paris ; je lui donne des nouvelles de ses bonnes villes de Picardie, il n’y a rien à dire.

– Le moyen est bon, dit Mayneville.

– Il est imprudent, dit la duchesse.

– Il est indispensable, ma sœur, si en effet on se doute de mon arrivée à Paris. C’était d’ailleurs l’opinion de notre frère Henri, que je descendisse tout botté devant le Louvre, pour présenter au roi les hommages de toute la famille. Une fois ce devoir accompli, je suis libre, et je puis recevoir qui bon me semble.

– Les membres du comité, par exemple ; ils vous attendent.

– Je les recevrai à l’hôtel Saint-Denis, à mon retour du Louvre, dit Mayenne. Donc, Mayneville, qu’on me rende mon cheval tel qu’il est, sans le bouchonner. Vous viendrez avec moi au Louvre. Vous, ma sœur, attendez-nous, s’il vous plaît.

– Ici, mon frère ?

– Non, à l’hôtel Saint-Denis, où j’ai laissé mes équipages et où l’on me croit couché. Nous y serons dans deux heures.

XXVII. Au Louvre §

Ce jour-là aussi, jour de grandes aventures, le roi sortit de son cabinet et fit appeler M. d’Épernon.

Il pouvait être midi.

Le duc s’empressa d’obéir et de passer chez le roi.

Il trouva Sa Majesté debout dans une première chambre, considérant avec attention un moine jacobin qui rougissait et baissait les yeux sous le regard perçant du roi.

Le roi prit d’Épernon à part.

– Regarde donc, duc, dit-il en lui montrant le jeune homme, la drôle de figure de moine que voilà.

– De quoi s’étonne Votre Majesté ? dit d’Épernon ; je trouve la figure fort ordinaire, moi.

– Vraiment ?

Et le roi se prit à rêver.

– Comment t’appelles-tu ? lui dit-il.

– Frère Jacques, sire.

– Tu n’as pas d’autre nom ?

– Mon nom de famille, Clément.

– Frère Jacques Clément ? répéta le roi.

– Votre Majesté ne trouve-t-elle pas aussi quelque chose d’étrange dans le nom ? dit en riant le duc.

Le roi ne répondit point.

– Tu as très bien fait la commission, dit-il au moine sans cesser de le regarder.

– Quelle commission, sire ? demanda le duc avec cette hardiesse qu’on lui reprochait, et que lui donnait une familiarité de tous les jours.

– Rien, dit Henri, un petit secret entre moi et quelqu’un que tu ne connais pas, ou plutôt que tu ne connais plus.

– En vérité, sire, dit d’Épernon, vous regardez étrangement cet enfant, et vous l’embarrassez.

– C’est vrai, oui. Je ne sais pourquoi mes regards ne peuvent pas se défendre de lui ; il me semble que je l’ai déjà vu ou que je le verrai. Il m’est apparu dans un rêve, je crois. Allons, voilà que je déraisonne. Va-t’en, petit moine, tu as fini ta mission. On enverra la lettre demandée à celui qui la demande ; sois tranquille. D’Épernon ?

– Sire ?

– Qu’on lui donne dix écus.

– Merci, dit le moine.

– On dirait que tu as dit merci du bout des dents ! reprit d’Épernon qui ne comprenait point qu’un moine parût mépriser dix écus.

– Je dis merci du bout des dents, reprit le petit Jacques, parce que j’aimerais bien mieux un de ces beaux couteaux d’Espagne qui sont là appendus au mur.

– Comment, tu n’aimes pas mieux l’argent pour aller courir les farceurs de la foire Saint-Laurent, ou les clapiers de la rue Sainte-Marguerite ? demanda d’Épernon.

– J’ai fait vœu de pauvreté et de chasteté, répliqua Jacques.

– Donne-lui donc une de ces lames d’Espagne, et qu’il s’en aille, Lavalette, dit le roi.

Le duc, en homme parcimonieux, choisit parmi les couteaux celui qui lui paraissait le moins riche et le donna au petit moine.

C’était un couteau catalan, à la lame large, effilée, solidement emmanchée dans un morceau de belle corne ciselée.

Jacques le prit, tout joyeux de posséder une si belle arme, et se retira.

Jacques parti, le duc essaya de nouveau de questionner le roi.

– Duc, interrompit le roi, as-tu, parmi tes quarante-cinq, deux ou trois hommes qui sachent monter à cheval ?

– Douze au moins, sire, et tous seront cavaliers dans un mois.

– Choisis-en deux de ta main, et qu’ils viennent me parler à l’instant même.

Le duc salua, sortit, et appela Loignac dans l’antichambre.

Loignac parut au bout de quelques secondes.

– Loignac, dit le duc, envoyez-moi à l’instant même deux cavaliers solides ; c’est pour accomplir une mission directe de Sa Majesté.

Loignac traversa rapidement la galerie, arriva près du bâtiment, que nous nommerons désormais le logis des Quarante-Cinq.

Là, il ouvrit la porte et appela d’une voix de maître :

– Monsieur de Carmainges ! Monsieur de Biran !

– M. de Biran est sorti, dit le factionnaire.

– Comment ! sorti sans permission ?

– Il étudie le quartier que monseigneur le duc d’Épernon lui a recommandé ce matin.

– Fort bien ! Appelez M. de Sainte-Maline, alors.

Les deux noms retentirent sous les voûtes, et les deux élus apparurent aussitôt.

– Messieurs, dit Loignac, suivez-moi chez M. le duc d’Épernon.

Et il les conduisit au duc, lequel, congédiant Loignac, les conduisit à son tour au roi.

Sur un geste de Sa Majesté, le duc se retira et les deux jeunes gens restèrent.

C’était la première fois qu’ils se trouvaient devant le roi. Henri avait un aspect fort imposant.

L’émotion se trahissait chez eux de façon différente.

Sainte-Maline avait l’œil brillant, le jarret tendu, la moustache hérissée.

Carmainges, pâle, mais tout aussi résolu, bien que moins fier, n’osait, arrêter son regard sur Henri.

– Vous êtes de mes quarante-cinq, messieurs ? dit le roi.

– J’ai cet honneur, sire, répliqua Sainte-Maline.

– Et vous, monsieur ?

– J’ai cru que monsieur répondait pour nous deux, sire ; voilà pourquoi ma réponse s’est fait attendre ; mais quant à être au service de Votre Majesté, j’y suis autant que qui que ce soit au monde.

– Bien. Vous allez monter à cheval et prendre la route de Tours : la connaissez-vous ?

– Je demanderai, dit Sainte-Maline.

– Je m’orienterai, dit Carmainges.

– Pour vous mieux guider, passez par Charenton, d’abord.

– Oui, sire.

– Vous pousserez jusqu’à ce que vous rencontriez un homme voyageant seul.

– Votre Majesté veut-elle nous donner son signalement ? demanda Sainte-Maline.

– Une grande épée au côté ou au dos, de grands bras, de grandes jambes.

– Pouvons-nous savoir son nom, sire ? demanda Ernauton de Carmainges, que l’exemple de son compagnon entraînait, malgré les habitudes de l’étiquette, à interroger le roi.

– Il s’appelle l’Ombre, dit Henri.

– Nous demanderons le nom de tous les voyageurs que nous rencontrerons, sire.

– Et nous fouillerons toutes les hôtelleries.

– Une fois l’homme rencontré et reconnu, vous lui remettrez cette lettre.

Les deux jeunes gens tendaient la main ensemble.

Le roi demeura un instant embarrassé.

– Comment vous appelle-t-on ? demanda-t-il à l’un d’eux.

– Ernauton de Carmainges, répondit-il.

– Et vous ?

– René de Sainte-Maline.

– Monsieur de Carmainges, vous porterez la lettre, et monsieur de Sainte-Maline la remettra.

Ernauton prit le précieux dépôt qu’il s’apprêta à serrer dans son pourpoint.

Sainte-Maline arrêta son bras au moment où la lettre allait disparaître, et il en baisa respectueusement le scel.

Puis il remit la lettre à Ernauton.

Cette flatterie fit sourire Henri III.

– Allons, allons, messieurs, dit-il, je vois que je serai bien servi.

– Est-ce tout, sire ? demanda Ernauton.

– Oui, messieurs ; seulement une dernière recommandation.

Les jeunes gens s’inclinèrent et attendirent.

– Cette lettre, messieurs, dit Henri, est plus précieuse que la vie d’un homme. Sur votre tête, ne la perdez pas, remettez-la secrètement à l’Ombre, qui vous en donnera un reçu que vous me rapporterez, et surtout voyagez en gens qui voyagent pour leurs propres affaires. Allez.

Les deux jeunes gens sortirent du cabinet royal, Ernauton comblé de joie ; Sainte-Maline gonflée de jalousie ; l’un avec la flamme dans les yeux, l’autre avec un avide regard qui brûlait le pourpoint de son compagnon.

Monsieur d’Épernon les attendait : il voulut questionner.

– M. le duc, répondit Ernauton, le roi ne nous a point autorisés à parler.

Ils allèrent à l’instant même aux écuries, où le piqueur du roi leur délivra deux chevaux de route, vigoureux et bien équipés.

M. d’Épernon les eût suivis certainement pour en savoir davantage, s’il n’eût été prévenu, au moment où Carmainges et Sainte-Maline le quittaient, qu’un homme voulait lui parler à l’instant même et à tout prix.

– Quel homme ? demanda le duc avec impatience.

– Le lieutenant de la prévôté de l’Île-de-France.

– Eh ! parfandious ! s’écria-t-il, suis-je échevin, prévôt ou chevalier du guet ?

– Non, monseigneur, mais vous êtes ami du roi, répondit une humble voix à sa gauche. Je vous en supplie, à ce titre écoutez-moi donc !

Le duc se retourna.

Près de lui, chapeau bas et oreilles basses, était un pauvre solliciteur qui passait à chaque seconde par une des nuances de l’arc-en-ciel.

– Qui êtes-vous ? demanda brutalement le duc.

– Nicolas Poulain, pour vous servir, monseigneur.

– Et vous voulez me parler ?

– Je demande cette grâce.

– Je n’ai pas le temps.

– Même pour entendre un secret, monseigneur ?

– J’en écoute cent tous les jours, monsieur : le vôtre fera cent et un ; ce serait un de trop.

– Même si celui-là intéressait la vie de Sa Majesté ? dit Nicolas Poulain en se penchant à l’oreille de d’Épernon.

– Oh ! oh ! je vous écoute ; venez dans mon cabinet.

Nicolas Poulain essuya son front ruisselant de sueur, et suivit le duc.

XXVIII. La révélation §

Monsieur d’Épernon, en traversant son antichambre, s’adressa à l’un des gentilshommes qui s’y tenaient à demeure.

– Comment vous nommez-vous, monsieur ? demanda-t-il à un visage inconnu.

– Pertinax de Montcrabeau, monseigneur, répondit le gentilhomme.

– Eh bien, monsieur de Montcrabeau, placez-vous à ma porte, et que personne n’entre.

– Oui, monsieur le duc.

– Personne, vous entendez ?

– Parfaitement.

Et M. Pertinax, qui était somptueusement vêtu et qui faisait le beau dans des bas oranges, avec un pourpoint de satin bleu, obéit à l’ordre de d’Épernon. Il s’adossa en conséquence au mur et prit position, les bras croisés, le long de la tapisserie.

Nicolas Poulain suivit le duc qui passa dans son cabinet. Il vit la porte s’ouvrir et se refermer, puis la portière retomber sur la porte, et il commença sérieusement à trembler.

– Voyons votre conspiration, monsieur ? dit sèchement le duc ; mais, pour Dieu, qu’elle soit bonne, car j’avais aujourd’hui une multitude de choses agréables à faire, et si je perds mon temps à vous écouter, gare à vous !

– Eh ! monsieur le duc, dit Nicolas Poulain, il s’agit tout simplement du plus épouvantable des forfaits.

– Alors, voyons le forfait.

– Monsieur le duc…

– On veut me tuer, n’est-ce pas ? interrompit d’Épernon en se raidissant comme un Spartiate ; eh bien ! soit, ma vie est à Dieu et au roi : qu’on la prenne.

– Il ne s’agit pas de vous, monseigneur.

– Ah ! cela m’étonne.

– Il s’agit du roi. On veut l’enlever, monsieur le duc.

– Oh ! encore cette vieille affaire d’enlèvement ! dit dédaigneusement d’Épernon.

– Cette fois la chose est assez sérieuse, monsieur le duc, si j’en crois les apparences.

– Et quel jour veut-on enlever Sa Majesté ?

– Monseigneur, la première fois que Sa Majesté ira à Vincennes dans sa litière.

– Comment l’enlèvera-t-on ?

– En tuant ses deux piqueurs.

– Et qui fera le coup ?

– Madame de Montpensier.

D’Épernon se mit à rire.

– Cette pauvre duchesse, dit-il, que de choses on lui attribue !

– Moins qu’elle n’en projette, monseigneur.

– Et elle s’occupe de cela à Soissons ?

– Madame la duchesse est à Paris.

– À Paris !

– J’en puis répondre à monseigneur.

– Vous l’avez vue ?

– Oui.

– C’est-à-dire que vous avez cru la voir.

– J’ai eu l’honneur de lui parler.

– L’honneur ?

– Je me trompe, monsieur le duc ; le malheur.

– Mais, mon cher lieutenant de la prévôté, ce n’est point la duchesse qui enlèvera le roi ?

– Pardonnez-moi, monseigneur.

– Elle-même ?

– En personne, avec ses affidés, bien entendu.

– Et où se placera-t-elle pour présider à cet enlèvement ?

– À une fenêtre du prieuré des Jacobins, qui est, comme vous le savez, sur la route de Vincennes.

– Que diable me contez-vous là ?

– La vérité, monseigneur. Toutes les mesures sont prises pour que la litière soit arrêtée au moment où elle atteindra la façade du couvent.

– Et qui a pris ces mesures ?

– Hélas !

– Achevez donc, que diable !

– Moi, monseigneur.

D’Épernon fit un bond en arrière.

– Vous ? dit-il.

Poulain poussa un soupir.

– Vous en êtes, vous qui dénoncez ? continua d’Épernon.

– Monseigneur, dit Poulain, un bon serviteur du roi doit tout risquer pour son service.

– En effet, mordieu ! vous risquez la corde.

– Je préfère la mort à l’avilissement ou à la mort du roi ; voilà pourquoi je suis venu.

– Ce sont de beaux sentiments, monsieur, et il vous faut de bien grandes raisons pour les avoir.

– J’ai pensé, monseigneur, que vous êtes l’ami du roi, que vous ne me trahiriez point, et que vous tourneriez au profit de tous la révélation que je viens faire.

Le duc regarda longtemps Poulain, et scruta profondément les linéaments de cette figure pâle.

– Il doit y avoir autre chose encore, dit-il ; la duchesse, toute résolue qu’elle soit, n’oserait pas tenter seule une pareille entreprise.

– Elle attend son frère, répondit Nicolas Poulain.

– Le duc Henri ! s’écria d’Épernon avec la terreur qu’on éprouverait à l’approche du lion.

– Non pas le duc Henri, monseigneur, le duc de Mayenne seulement.

– Ah ! fit d’Épernon respirant ; mais n’importe il faut aviser à tous ces beaux projets.

– Sans doute, monseigneur, fit Poulain, et c’est pour cela que je me suis hâté.

– Si vous avez dit vrai, monsieur le lieutenant, vous serez récompensé.

– Pourquoi mentirais-je, monseigneur ? Quel est mon intérêt, moi qui mange le pain du roi ? Lui dois-je, oui ou non, mes services ? J’irai donc jusqu’au roi, je vous en préviens, si vous ne me croyez pas, et je mourrai, s’il le faut, pour prouver mon dire.

– Non, parfandious ! vous n’irez pas au roi ; entendez-vous, maître Nicolas ? et c’est à moi seul que vous aurez affaire.

– Soit, monseigneur ; je n’ai dit cela que parce que vous paraissiez hésiter.

– Non, je n’hésite pas ; et d’abord ce sont mille écus que je vous dois.

– Monseigneur désire donc que ce soit à lui seul ?

– Oui, j’ai de l’émulation, du zèle, et je retiens le secret pour moi. Vous me le cédez, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur.

– Avec garantie que c’est un vrai secret ?

– Oh ! avec toute garantie.

– Mille écus vous vont donc, sans compter l’avenir ?

– J’ai une famille, monseigneur.

– Eh bien ! mais, mille écus, parfandious !

– Et si l’on savait en Lorraine que j’ai fait une pareille révélation, chaque parole que j’ai prononcée me coûterait une pinte de sang.

– Pauvre cher homme !

– Il faut donc qu’en cas de malheur ma famille puisse vivre.

– Eh bien ?

– Eh bien ! voilà pourquoi j’accepte les mille écus.

– Au diable l’explication ! et que m’importe à moi pour quel motif vous les acceptez, du moment où vous ne les refusez pas ? Les mille écus sont donc à vous.

– Merci, monseigneur.

Et voyant le duc s’approcher d’un coffre où il plongea la main, Poulain s’avança derrière lui.

Mais le duc se contenta de tirer du coffre un petit livre sur lequel il écrivit d’une gigantesque et effrayante écriture :

« Trois mille livres à M. Nicolas Poulain. »

De sorte que l’on ne pouvait savoir s’il avait donné ces trois mille livres, ou s’il les devait.

– C’est comme si vous les teniez, dit-il.

Poulain, qui avait avancé la main et la jambe, retira sa jambe et sa main, ce qui le fit saluer.

– Ainsi, c’est convenu ? dit le duc.

– Qu’y a-t-il de convenu, monseigneur ?

– Vous continuerez à m’instruire ?

Poulain hésita : c’était un métier d’espion qu’on lui imposait.

– Eh bien ! dit le duc, ce suprême dévoûment est-il déjà évanoui ?

– Non, monseigneur.

– Je puis donc compter sur vous ?

Poulain fit un effort.

– Vous pouvez y compter, dit-il.

– Et, moi seul, je sais tout cela ?

– Vous seul ; oui, monseigneur.

– Allez, mon ami, allez ; parfandious ! que M. de Mayenne se tienne bien.

Il prononça ces mots en soulevant la tapisserie pour donner passage à Poulain ; puis lorsqu’il eut vu celui-ci traverser l’antichambre et disparaître, il repassa vivement chez le roi.

Le roi, fatigué d’avoir joué avec ses chiens, jouait au bilboquet.

D’Épernon prit un air affairé et soucieux, que le roi, préoccupé d’une si importante besogne, ne remarqua même point.

Cependant, comme le duc gardait un silence obstiné, le roi leva la tête et le regarda un instant.

– Eh bien ! dit-il, qu’avons-nous encore, Lavalette ? voyons, es-tu mort ?

– Plût au ciel, sire ! répondit d’Épernon, je ne verrais pas ce que je vois.

– Quoi ? mon bilboquet ?

– Sire, dans les grands périls, un sujet peut s’alarmer de la sécurité de son maître.

– Encore des périls ? le diable noir t’emporte, duc !

Et, avec une dextérité remarquable, le roi enfila la boule d’ivoire par le petit bout de son bilboquet.

– Mais vous ignorez donc ce qui se passe ? lui demanda le duc.

– Ma foi, peut-être, dit le roi.

– Vos plus cruels ennemis vous entourent en ce moment, sire !

– Bah ! qui donc ?

– La duchesse de Montpensier, d’abord.

– Ah ! oui, c’est vrai ; elle regardait hier rouer Salcède.

– Comme Votre Majesté dit cela !

– Qu’est-ce que cela me fait, à moi ?

– Vous le saviez donc ?

– Tu vois bien que je le savais, puisque je te le dis.

– Mais que M. de Mayenne arrivât, le saviez-vous aussi ?

– Depuis hier soir.

– Eh quoi ! ce secret !… fit le duc avec une désagréable surprise.

– Est-ce qu’il y a des secrets pour le roi, mon cher ? dit négligemment Henri.

– Mais qui a pu vous instruire ?

– Ne sais-tu pas que, nous autres princes, nous avons des révélations ?

– Ou une police.

– C’est la même chose.

– Ah ! Votre Majesté a sa police et n’en dit rien, reprit d’Épernon piqué.

– Parbleu ! qui donc m’aimera, si je ne m’aime ?

– Vous me faites injure, sire !

– Si tu es zélé, mon cher Lavalette, ce qui est une grande qualité, tu es lent, ce qui est un grand défaut. Ta nouvelle eût été très bonne hier à quatre heures, mais aujourd’hui…

– Eh bien ! sire, aujourd’hui ?

– Elle arrive un peu tard, conviens-en.

– C’est encore trop tôt, sire, puisque je ne vous trouve pas disposé à m’entendre, dit d’Épernon.

– Moi, il y a une heure que je t’écoute.

– Quoi ! vous êtes menacé, attaqué ; l’on vous dresse des embûches, et vous ne vous remuez pas !

– Pourquoi faire, puisque tu m’as donné une garde, et qu’hier tu as prétendu que mon immortalité était assurée ? Tu fronces les sourcils. Ah ça ! mais tes quarante-cinq sont-ils retournés en Gascogne, ou ne valent-ils plus rien ? En est-il de ces messieurs comme des mulets ? le jour où on les essaie, c’est tout feu ; les a-t-on achetés, ils reculent.

– C’est bien, Votre Majesté verra ce qu’ils sont.

– Je n’en serai point fâché ; est-ce bientôt, duc, que je verrai cela ?

– Plus tôt peut-être que vous ne le pensez, sire.

– Bon, tu vas me faire peur.

– Vous verrez, vous verrez, sire. À propos, quand allez-vous à la campagne ?

– Au bois ?

– Oui.

– Samedi.

– Dans trois jours alors ?

– Dans trois jours.

– Il suffit, sire.

D’Épernon salua le roi et sortit.

Dans l’antichambre, il s’aperçut qu’il avait oublié de relever M. Pertinax de sa faction ; mais M. Pertinax s’était relevé lui-même.

XXIX. Deux amis §

Maintenant, s’il plaît au lecteur, nous suivrons les deux jeunes gens que le roi, enchanté d’avoir ses petits secrets à lui, envoyait de son côté au messager Chicot.

À peine à cheval, Ernauton et Sainte-Maline, pour ne point se laisser prendre le pas l’un sur l’autre, faillirent s’étouffer en passant au guichet.

En effet, les deux chevaux, allant de front, broyèrent l’un contre l’autre les genoux de leurs deux cavaliers.

Le visage de Sainte-Maline devint pourpre, celui d’Ernauton devint pâle.

– Vous me faites mal, monsieur ! cria le premier, lorsqu’ils eurent franchi la porte ; voulez-vous donc m’écraser ?

– Vous me faites mal aussi, dit Ernauton ; seulement je ne me plains pas, moi.

– Vous voulez me donner une leçon, je crois ?

– Je ne veux rien vous donner du tout.

– Ah ça ! dit Sainte-Maline en poussant son cheval pour parler de plus près à son compagnon, répétez-moi un peu ce mot.

– Pourquoi faire ?

– Parce que je ne le comprends pas.

– Vous me cherchez querelle, n’est-ce pas ? dit flegmatiquement Ernauton ; tant pis pour vous.

– Et à quel propos vous chercherais-je querelle ? est-ce que je vous connais, moi ? riposta dédaigneusement Sainte-Maline.

– Vous me connaissez parfaitement, monsieur, dit Ernauton. D’abord, parce que là-bas d’où nous venons, ma maison est à deux lieues de la vôtre, et que je suis connu dans le pays, étant de vieille souche ; ensuite, parce que vous êtes furieux de me voir à Paris, quand vous croyiez y avoir été mandé seul ; en dernier lieu, parce que le roi m’a donné sa lettre à porter.

– Eh bien ! soit, s’écria Sainte-Maline blême de fureur, j’accepte tout cela pour vrai. Mais il en résulte une chose…

– Laquelle ?

– C’est que je me trouve mal près de vous.

– Allez-vous-en si vous voulez ; pardieu ! ce n’est pas moi qui vous retiens.

– Vous faites semblant de ne me point comprendre.

– Au contraire, monsieur, je vous comprends à merveille. Vous aimeriez assez à me prendre la lettre pour la porter vous-même, malheureusement il faudrait me tuer pour cela.

– Qui vous dit que je n’en ai pas envie ?

– Désirer et faire sont deux.

– Descendez avec moi jusqu’au bord de l’eau seulement, et vous verrez si, pour moi, désirer et faire sont plus d’un.

– Mon cher monsieur, quand le roi me donne à porter une lettre…

– Eh bien ?

– Eh bien, je la porte.

– Je vous l’arracherai de force, fat que vous êtes !

– Vous ne me mettrez pas, je l’espère, dans la nécessité de vous casser la tête comme à un chien sauvage ?

– Vous ?

– Sans doute, j’ai un grand pistolet, et vous n’en avez pas.

– Ah ! tu me paieras cela ! dit Sainte-Maline, en faisant faire un écart à son cheval.

– Je l’espère bien ; après ma commission faite.

– Schelme !

– Pour ce moment observez-vous, je vous en supplie, monsieur de Sainte-Maline ! car nous avons l’honneur d’appartenir au roi, et nous donnerions mauvaise opinion de la maison, en ameutant le peuple. Et puis, songez quel triomphe pour les ennemis de Sa Majesté, en voyant la discorde parmi les défenseurs du trône.

Sainte-Maline mordait ses gants ; le sang coulait sous sa dent furibonde.

– Là, là, monsieur, dit Ernauton, gardez vos mains pour tenir l’épée quand nous y serons.

– Oh ! j’en crèverai ! cria Sainte-Maline.

– Alors ce sera une besogne toute faite pour moi, dit Ernauton.

On ne peut savoir où serait allée la rage toujours croissante de Sainte-Maline, quand tout à coup Ernauton, en traversant la rue Saint-Antoine, près de Saint-Paul, vit une litière, poussa un cri de surprise et s’arrêta pour regarder une femme à demi voilée.

– Mon page d’hier ! murmura-t-il.

La dame n’eut pas l’air de le reconnaître et passa sans sourciller, mais en se rejetant cependant au fond de sa litière.

– Cordieu ! vous me faites attendre, je crois, dit Sainte-Maline, et cela pour regarder des femmes !

– Je vous demande pardon, monsieur, dit Ernauton en reprenant sa course.

Les jeunes gens, à partir de ce moment, suivirent au grand trot la rue du Faubourg-Saint-Marceau : ils ne se parlaient plus, même pour quereller.

Sainte-Maline paraissait assez calme extérieurement ; mais, en réalité, tous les muscles de son corps frémissaient encore de colère.

En outre, il avait reconnu, et cette découverte ne l’avait aucunement adouci, comme on le comprendra facilement ; en outre, il avait reconnu que, tout bon cavalier qu’il était, il ne pourrait dans aucun cas donné suivre Ernauton, son cheval étant fort inférieur à celui de son compagnon, et suant déjà sans avoir couru.

Cela le préoccupait fort ; aussi, comme pour se rendre positivement compte de ce que pourrait faire sa monture, la tourmentait-il de la houssine et de l’éperon.

Cette insistance amena une querelle entre son cheval et lui. Cela se passait aux environs de la Bièvre. La bête ne se mit point en frais d’éloquence, comme avait fait Ernauton ; mais, se souvenant de son origine (elle était Normande), elle fit à son cavalier un procès que celui-ci perdit.

Elle débuta par un écart, puis se cabra, puis fit un saut de mouton et se déroba jusqu’à la Bièvre où elle se débarrassa de son cavalier, en roulant avec lui jusque dans la rivière, où ils se séparèrent.

On eût entendu d’une lieue les imprécations de Sainte-Maline, quoiqu’à moitié étouffées par l’eau. Quand il fut parvenu à se mettre sur ses jambes, les yeux lui sortaient de la tête, et quelques gouttes de sang, coulant de son front écorché, sillonnaient sa figure.

Moulu comme il l’était, couvert de boue, trempé jusqu’aux os, tout saignant et tout contusionné, Sainte-Maline comprenait l’impossibilité de rattraper sa bête ; l’essayer même était une tentative ridicule.

Ce fut alors que les paroles qu’il avait dites à Ernauton lui revinrent à l’esprit : s’il n’avait pas voulu attendre son compagnon une seconde rue Saint-Antoine, pourquoi son compagnon aurait-il l’obligeance de l’attendre une ou deux heures sur la route ?

Cette réflexion conduisit Sainte-Maline de la colère au plus violent désespoir, surtout lorsqu’il vit, du fond de son encaissement, le silencieux Ernauton piquer des deux en obliquant par quelque chemin qu’il jugeait sans doute le plus court.

Chez les hommes véritablement irascibles, le point culminant de la colère est un éclair de folie, quelques-uns n’arrivent qu’au délire ; d’autres vont jusqu’à la prostration totale des forces et de l’intelligence.

Sainte-Maline tira machinalement son poignard ; un instant il eut l’idée de se le planter jusqu’à la garde dans la poitrine. Ce qu’il souffrit en ce moment, nul ne pourrait le dire, pas même lui. On meurt d’une pareille crise, ou, si on la supporte, on y vieillit de dix ans.

Il remonta le talus de la rivière, s’aidant de ses mains et de ses genoux jusqu’à ce qu’il fût arrivé au sommet : arrivé là, son œil égaré interrogea la route ; on n’y voyait plus rien. À droite, Ernauton avait disparu, se portant sans doute en avant ; au fond, son propre cheval était disparu également.

Tandis que Sainte-Maline roulait dans son esprit exaspéré mille pensées sinistres contre les autres et contre lui-même, le galop d’un cheval retentit à son oreille, et il vit déboucher de cette route de droite, choisie par Ernauton, un cheval et un cavalier.

Ce cavalier tenait un autre cheval en main.

C’était le résultat de la course de M. de Carmainges : il avait coupé vers la droite, sachant bien que, poursuivre un cheval, c’était doubler son activité par la peur.

Il avait donc fait un détour et coupé le passage au Bas-Normand, en l’attendant en travers d’une rue étroite.

À cette vue, le cœur de Sainte-Maline déborda de joie : il ressentit un mouvement d’effusion et de reconnaissance qui donna une suave expression à son regard, puis tout à coup son visage s’assombrit ; il avait compris toute la supériorité d’Ernauton sur lui, car il s’avouait qu’à la place de son compagnon, il n’eût pas même eu l’idée d’agir comme lui.

La noblesse du procédé le terrassait : il la sentait pour la mesurer et en souffrir.

Il balbutia un remercîment auquel Ernauton ne fit pas attention, ressaisit furieusement la bride de son cheval, et, malgré la douleur, se remit en selle.

Ernauton, sans dire un seul mot, avait pris les devants au pas en caressant son cheval.

Sainte-Maline, nous l’avons dit, était excellent cavalier ; l’accident dont il avait été victime était une surprise ; au bout d’un instant de lutte dans laquelle cette fois il eut l’avantage, redevenu maître de sa monture, il lui fit prendre le trot.

– Merci, monsieur, vint-il dire une seconde fois à Ernauton, après avoir consulté cent fois son orgueil et les convenances.

Ernauton se contenta de s’incliner de son côté, en touchant son chapeau de la main.

La route parut longue à Sainte-Maline.

Vers deux heures et demie environ, ils aperçurent un homme qui marchait, escorté d’un chien : il était grand, avait une épée au côté ; il n’était pas Chicot, mais il avait des bras et des jambes dignes de lui.

Sainte-Maline, encore tout fangeux, ne put se tenir ; il vit qu’Ernauton passait et ne prenait pas même garde à cet homme. L’idée de trouver son compagnon en faute passa comme un méchant éclair dans l’esprit du Gascon ; il poussa vers l’homme et l’aborda.

– Voyageur, demanda-t-il, n’attendez-vous point quelque chose ?

Le voyageur regarda Sainte-Maline dont en ce moment, il faut l’avouer, l’aspect n’était point agréable. La figure décomposée par la colère récente, cette boue mal séchée sur ses habits, ce sang mal séché sur ses joues, de gros sourcils noirs froncés, une main fiévreuse étendue vers lui, avec un geste de menace bien plus que d’interrogation, tout cela parut sinistre au piéton.

– Si j’attends quelque chose, dit-il, ce n’est pas quelqu’un : et si j’attends quelqu’un, à coup sur ce quelqu’un n’est pas vous.

– Vous êtes fort impoli, mon maître, dit Sainte-Maline enchanté de trouver enfin une occasion de lâcher la bride à sa colère, et furieux en outre de voir qu’il venait, en se trompant, de fournir un nouveau triomphe à son adversaire.

Et en même temps qu’il parlait, il leva sa main armée de la houssine pour frapper le voyageur ; mais celui-ci leva son bâton et en asséna un coup sur l’épaule de Sainte-Maline, puis il siffla son chien qui bondit aux jarrets du cheval et à la cuisse de l’homme, et emporta de chaque endroit un lambeau de chair et un morceau d’étoffe.

Le cheval, irrité par la douleur, prit une seconde fois sa course en avant, il est vrai, mais sans pouvoir être retenu par Sainte-Maline qui, malgré tous ses efforts, demeura en selle.

Il passa ainsi emporté devant Ernauton, qui le vit passer sans même sourire de sa mésaventure.

Lorsqu’il eut réussi à calmer son cheval, lorsque M. de Carmainges l’eut rejoint, son orgueil commençait, non pas à diminuer, mais à entrer en composition.

– Allons ! allons ! dit-il en s’efforçant de sourire, je suis dans mon jour malheureux, à ce qu’il paraît. Cet homme ressemblait fort cependant au portrait que nous avait fait Sa Majesté de celui à qui nous avons affaire.

Ernauton garda le silence.

– Je vous parle, monsieur, dit Sainte-Maline exaspéré par ce sang-froid qu’il regardait avec raison comme une preuve de mépris, et qu’il voulait faire cesser par quelque éclat définitif, dût-il lui en coûter la vie ; je vous parle, n’entendez-vous pas ?

– Celui que Sa Majesté nous avait désigné, répondit Ernauton, n’avait pas de bâton et n’avait pas de chien.

– C’est vrai, répondit Sainte-Maline, et si j’avais réfléchi, j’aurais une contusion de moins à l’épaule, et deux crocs de moins sur la cuisse. Il fait bon être sage et calme, à ce que je vois.

Ernauton ne répondit point ; mais se haussant sur les étriers et mettant la main au-dessus de ses yeux en manière de garde-vue :

– Voilà là bas, dit-il, celui que nous cherchons et qui nous attend.

– Peste ! monsieur, dit sourdement Sainte-Maline, jaloux de ce nouvel avantage de son compagnon, vous avez une bonne vue ; moi je ne distingue qu’un point noir, et encore est ce à peine.

Ernauton, sans répondre, continua d’avancer ; bientôt Sainte-Maline put voir et reconnaître à son tour l’homme désigné par le roi. Un mauvais mouvement le prit, il poussa son cheval en avant pour arriver le premier.

Ernauton s’y attendait : il le regarda sans menace et sans intention apparente : ce coup d’œil fit rentrer Sainte-Maline en lui-même, et il remit son cheval au pas.

XXX. Sainte-Maline §

Ernauton ne s’était point trompé, l’homme désigné était bien Chicot.

Il avait, de son côté, bonne vue et bonne oreille ; il avait vu et entendu les cavaliers de fort loin. Il s’était douté que c’était à lui qu’ils avaient affaire, de sorte qu’il les attendait.

Quand il n’eut plus aucun doute à cet égard, et qu’il eût vu que les deux cavaliers se dirigeaient bien vers lui, il posa sans affectation sa main sur la poignée de sa longue épée, comme pour prendre une attitude noble.

Ernauton et Sainte-Maline se regardèrent tous deux une seconde, muets tous deux.

– À vous, monsieur, si vous le voulez bien, dit en s’inclinant Ernauton à son adversaire ; car, en cette circonstance, le mot adversaire est plus convenable que celui de compagnon.

Sainte-Maline fut suffoqué ; la surprise de cette courtoisie lui serrait la gorge ; il ne répondit qu’en baissant la tête.

Ernauton vit qu’il gardait le silence, et prit alors la parole.

– Monsieur, dit-il à Chicot, nous sommes, monsieur et moi, vos serviteurs.

Chicot salua avec son plus gracieux sourire.

– Serait-il indiscret, continua le jeune homme, de vous demander votre nom ?

– Je m’appelle l’Ombre, monsieur, répondit Chicot.

– Oui, monsieur.

– Vous serez assez bon, n’est-ce pas, pour nous dire ce que vous attendez ?

– J’attends une lettre.

– Vous comprenez notre curiosité, monsieur, et elle n’a rien d’offensant pour vous.

Chicot s’inclina toujours, et avec un sourire de plus en plus gracieux.

– De quel endroit attendez-vous cette lettre ? continua Ernauton.

– Du Louvre.

– Scellée de quel sceau ?

– Du sceau royal.

Ernauton mit sa main dans sa poitrine.

– Vous reconnaîtriez sans doute cette lettre ? dit-il.

– Oui, si je la voyais.

Ernauton tira la lettre de sa poitrine.

– La voici, dit Chicot, et, pour plus grande sûreté, vous savez, n’est-ce pas, que je dois vous donner quelque chose en échange ?

– Un reçu ?

– C’est cela.

– Monsieur, reprit Ernauton, j’étais chargé par le roi de vous porter cette lettre ; mais c’est monsieur que voici qui est chargé de vous la remettre.

Et il tendit la lettre à Sainte-Maline, qui la prit et la déposa aux mains de Chicot.

– Merci, messieurs, dit ce dernier.

– Vous voyez, ajouta Ernauton, que nous avons fidèlement rempli notre mission. Il n’y a personne sur la route, personne ne nous a donc vus vous parler ou vous donner la lettre.

– C’est juste, monsieur, je le reconnais, et j’en ferai foi au besoin. Maintenant à mon tour.

– Le reçu, dirent ensemble les deux jeunes gens.

– Auquel des deux dois-je le remettre ?

– Le roi ne l’a point dit ! s’écria Sainte-Maline en regardant son compagnon d’un air menaçant.

– Faites le reçu par duplicata, monsieur, reprit Ernauton, et donnez-en un à chacun de nous ; il y a loin d’ici au Louvre, et sur la route il peut arriver malheur à moi ou à monsieur.

Et en disant ces mots, les yeux d’Ernauton s’illuminaient à leur tour d’un éclair.

– Vous êtes un homme sage, monsieur, dit Chicot à Ernauton.

Et il tira des tablettes de sa poche, en déchira deux pages, et sur chacune d’elles il écrivit :

« Reçu des mains de M. René de Sainte-Maline la lettre apportée par M. Ernauton de Carmainges.

L’OMBRE. »

– Adieu, monsieur, dit Sainte-Maline en s’emparant de son reçu.

– Adieu, monsieur, et bon voyage, ajouta Ernauton : avez-vous autre chose à transmettre au Louvre ?

– Absolument rien, messieurs ; grand merci, dit Chicot.

Ernauton et Sainte-Maline tournèrent la tête de leurs chevaux vers Paris, et Chicot s’éloigna d’un pas que le meilleur mulet eût envié.

Lorsque Chicot eut disparu, Ernauton, qui avait fait cent pas à peine, arrêta court son cheval, et s’adressant à Sainte-Maline :

– Maintenant, monsieur, dit-il, pied à terre, si vous le voulez bien.

– Et pourquoi cela, monsieur ? fit Sainte-Maline avec étonnement.

– Notre tâche est accomplie, et nous avons à causer. L’endroit me paraît excellent pour une conversation du genre de la nôtre.

– À votre aise, monsieur, dit Sainte-Maline en descendant de cheval comme l’avait déjà fait son compagnon.

Lorsqu’il eut mis pied à terre, Ernauton s’approcha et lui dit :

– Vous savez, monsieur, que, sans appel de ma part et sans mesure de la vôtre, sans cause aucune enfin, vous m’avez, durant toute la route, offensé grièvement. Il y a plus : vous avez voulu me faire mettre l’épée à la main dans un moment inopportun, et j’ai refusé. Mais à cette heure le moment est devenu bon, et je suis votre homme.

Sainte-Maline écouta ces mots d’un visage sombre et avec les sourcils froncés ; mais, chose étrange ! Sainte-Maline n’était plus dans ce courant de colère qui l’avait entraîné au-delà de toutes les bornes, Sainte-Maline ne voulait plus se battre ; la réflexion lui avait rendu le bon sens ; il jugeait toute l’infériorité de sa position.

– Monsieur, répondit-il après un instant de silence, vous m’avez, quand je vous insultais, répondu par des services ; je ne saurais donc maintenant vous tenir le langage que je vous tenais tout à l’heure.

Ernauton fronça le sourcil.

– Non, monsieur, mais vous pensez encore maintenant ce que vous disiez tantôt.

– Qui vous dit cela ?

– Parce que toutes vos paroles étaient dictées par la haine et par l’envie, et que, depuis deux heures que vous les avez prononcées, cette haine et cette envie ne peuvent être éteintes dans votre cœur.

Sainte-Maline rougit, mais ne répondit point.

Ernauton attendit un instant et reprit :

– Si le roi m’a préféré à vous, c’est parce que ma figure lui revient plus que la vôtre ; si je ne me suis pas jeté dans la Bièvre, c’est que je monte mieux à cheval que vous ; si je n’ai pas accepté votre défi au moment où il vous a plu de le faire, c’est que j’ai plus de sagesse ; si je ne me suis pas fait mordre par le chien de l’homme, c’est que j’ai plus de sagacité ; enfin si je vous somme à cette heure de me rendre raison et de tirer l’épée, c’est que j’ai plus de réel honneur ; si vous hésitez, je vais dire plus de courage.

Sainte-Maline frissonnait, et ses yeux lançaient des éclairs : toutes les passions mauvaises que signalait Ernauton avaient tour à tour imprimé leurs stigmates sur sa figure livide ; au dernier mot du jeune homme, il tira son épée comme un furieux.

Ernauton avait déjà la sienne à la main.

– Tenez, monsieur, dit Sainte-Maline, retirez le dernier mot que vous avez dit ; il est de trop, vous l’avouerez, vous qui me connaissez parfaitement, puisque, comme vous l’avez dit, nous demeurons à deux lieues l’un de l’autre ; retirez-le, vous devez avoir assez de mon humiliation ; ne me déshonorez pas.

– Monsieur, dit Ernauton, comme je ne me mets jamais en colère, je ne dis jamais que ce que je veux dire ; par conséquent je ne retirerai rien du tout. Je suis susceptible aussi, moi, et nouveau à la cour, je ne veux donc pas avoir à rougir chaque fois que je vous rencontrerai. Un coup d’épée, s’il vous plaît, monsieur, c’est pour ma satisfaction autant que pour la vôtre.

– Oh ! monsieur, je me suis battu onze fois, dit Sainte-Maline avec un sombre sourire, et sur mes onze adversaires deux sont morts. Vous savez encore cela, je présume ?

– Et moi, monsieur, je ne me suis jamais battu, répliqua Ernauton, car l’occasion ne s’en est jamais présentée ; je la trouve à ma guise, venant à moi quand je n’allais pas à elle, et je la saisis aux cheveux. J’attends votre bon plaisir, monsieur.

– Tenez, dit Sainte-Maline en secouant la tête, nous sommes compatriotes, nous sommes au service du roi, ne nous querellons plus, je vous tiens pour un brave homme ; je vous offrirais même la main, si cela ne m’était pas presque impossible. Que voulez-vous, je me montre à vous comme je suis, ulcéré jusqu’au fond du cœur, ce n’est point ma faute. Je suis envieux, que voulez-vous que j’y fasse ? la nature m’a créé dans un mauvais jour. M. de Chalabre, ou M. de Montcrabeau, ou M. de Pincorney ne m’eussent point mis en colère, c’est votre mérite qui cause mon chagrin ; consolez-vous-en, puisque mon envie ne peut rien contre vous, et qu’à mon grand regret votre mérite vous reste. Ainsi nous en demeurons là, n’est-ce pas, monsieur ? je souffrirais trop, en vérité, quand vous diriez le motif de notre querelle.

– Notre querelle, personne ne la saura, monsieur.

– Personne ?

– Non, monsieur, attendu que si nous nous battons, je vous tuerai ou me ferai tuer. Je ne suis pas de ceux qui font peu de cas de la vie ; au contraire, j’y tiens fort. J’ai vingt-trois ans ; un beau nom, je ne suis pas tout à fait pauvre ; j’espère en moi et dans l’avenir, et soyez tranquille, je me défendrai comme un lion.

– Eh bien ! moi, tout au contraire de vous, monsieur, j’ai déjà trente ans et suis assez dégoûté de la vie, car je ne crois ni en l’avenir ni en moi ; mais tout dégoûté de la vie, tout incrédule au bonheur que je suis, j’aime mieux ne pas me battre avec vous.

– Alors, vous m’allez faire des excuses ? dit Ernauton.

– Non, j’en ai assez fait et assez dit. Si vous n’êtes pas content, tant mieux. Alors vous cesserez de m’être supérieur.

– Je vous rappellerai, monsieur, que l’on ne termine point ainsi une querelle sans s’exposer à faire rire, quand on est Gascons l’un et l’autre.

– Voilà précisément ce que j’attends, dit Sainte-Maline.

– Vous attendez ?…

– Un rieur. Oh ! l’excellent moment que celui-là me fera passer.

– Vous refusez donc le combat ?

– Je désire ne pas me battre, avec vous, s’entend.

– Après m’avoir provoqué ?

– J’en conviens.

– Mais enfin, monsieur, si la patience m’échappe et que je vous charge à grands coups d’épée ?

Sainte-Maline serra convulsivement les poings.

– Alors, dit-il, tant mieux, je jetterai mon épée à dix pas.

– Prenez garde, monsieur, car en ce cas je ne vous frapperai pas de la pointe.

– Bien, car alors j’aurai une raison de vous haïr, et je vous haïrai mortellement ; puis un jour, un jour de faiblesse de votre part, je vous rattraperai comme vous venez de le faire, et je vous tuerai désespéré.

Ernauton remit son épée au fourreau.

– Vous êtes un homme étrange, dit-il, et je vous plains du plus profond de mon cœur.

– Vous me plaignez ?

– Oui, car vous devez horriblement souffrir.

– Horriblement.

– Vous ne devez jamais aimer ?

– Jamais.

– Mais vous avez des passions, au moins ?

– Une seule.

– La jalousie, vous me l’avez dit.

– Oui, ce qui fait que je les ai toutes à un degré de honte et de malheur indicible : j’adore une femme dès qu’elle aime un autre que moi ; j’aime l’or quand c’est une autre main qui le touche ; je suis orgueilleux toujours par comparaison ; je bois pour échauffer en moi la colère, c’est-à-dire pour la rendre aiguë quand elle n’est pas chronique, c’est-à-dire pour la faire éclater et brûler comme un tonnerre. Oh ! oui, oui, vous l’avez dit, monsieur de Carmainges, je suis malheureux.

– Vous n’avez jamais essayé de devenir bon ? demanda Ernauton.

– Je n’ai pas réussi.

– Qu’espérez-vous ? que comptez-vous faire alors ?

– Que fait la plante vénéneuse ? elle a des fleurs comme les autres, et certaines gens savent en tirer une utilité. Que font l’ours et l’oiseau de proie ? ils mordent, mais certains éleveurs savent les dresser à la chasse ; voilà ce que je suis et ce que je serai probablement entre les mains de M. d’Épernon et de M. de Loignac jusqu’au jour où l’on dira : Cette plante est nuisible, arrachons-la ; cette bête est enragée, tuons-la.

Ernauton s’était calmé peu à peu. Sainte-Maline n’était plus pour lui un objet de colère, mais d’étude ; il ressentait presque de la pitié pour cet homme que les circonstances avaient entraîné à lui faire de si singuliers aveux.

– Une grande fortune, et vous pouvez la faire ayant de grandes qualités, vous guérira, dit-il ; développez-vous dans le sens de vos instincts, monsieur de Sainte-Maline, et vous réussirez à la guerre ou dans l’intrigue ; alors, pouvant dominer, vous haïrez moins.

– Si haut que je m’élève, si profondément que je prenne racine, il y aura toujours au-dessus de moi des fortunes supérieures qui me blesseront ; au-dessous, des rires sardoniques qui me déchireront les oreilles.

– Je vous plains, répéta Ernauton.

Et ce fut tout.

Ernauton alla à son cheval qu’il avait attaché à un arbre, et, le détachant, il se remit en selle.

Sainte-Maline n’avait pas quitté la bride du sien.

Tous deux reprirent la route de Paris, l’un muet et sombre de ce qu’il avait entendu, l’autre de ce qu’il avait dit.

Tout à coup Ernauton tendit la main à Sainte-Maline.

– Voulez-vous que j’essaie de vous guérir, lui dit-il, voyons ?

– Pas un mot de plus, monsieur, dit Sainte-Maline ; non, ne tentez pas cela, vous y échoueriez. Haïssez-moi, au contraire ; et ce sera le moyen que je vous admire.

– Encore une fois, je vous plains, monsieur, dit Ernauton.

Une heure après, les deux cavaliers rentraient au Louvre et se dirigeaient vers le logis des quarante-cinq.

Le roi était sorti et ne devait rentrer que le soir.

XXXI. Comment M. de Loignac fit une allocution aux Quarante-Cinq §

Chacun des deux jeunes gens se mit à la fenêtre de son petit logis pour guetter le retour du roi.

Chacun d’eux s’y établit avec des idées bien différentes.

Sainte-Maline, tout à sa haine, tout à sa honte, tout à son ambition, le sourcil froncé, le cœur ardent.

Ernauton, oublieux déjà de ce qui s’était passé et préoccupé d’une seule chose, c’est-à-dire de ce que pouvait être cette femme qu’il avait introduite dans Paris sous un costume de page, et qu’il venait de retrouver dans une riche litière.

Il y avait là ample matière à réflexion pour un cœur plus disposé aux aventures amoureuses qu’aux calculs de l’ambition.

Aussi Ernauton s’ensevelit-il peu à peu dans ses réflexions, et cela si profondément que ce ne fut qu’en levant la tête qu’il s’aperçut que Sainte-Maline n’était plus là.

Un éclair lui traversa l’esprit. Moins préoccupé que lui, Sainte-Maline avait guetté le retour du roi ; le roi était rentré, et Sainte-Maline était chez le roi.

Il se leva vivement, traversa la galerie et arriva chez le roi juste au moment où Sainte-Maline en sortait.

– Tenez, dit-il, radieux, à Ernauton, voici ce que le roi m’a donné.

Et il lui montra une chaîne d’or.

– Je vous fais mon compliment, monsieur, dit Ernauton, sans que sa voix trahît la moindre émotion.

Et il entra à son tour chez le roi.

Sainte-Maline s’attendait à quelque manifestation de jalousie de la part de M. de Carmainges. Il demeura en conséquence tout stupéfait de ce calme, attendant que Ernauton sortît à son tour.

Ernauton demeura dix minutes à peu près chez Henri : ces dix minutes furent des siècles pour Sainte-Maline.

Il sortit enfin : Sainte-Maline était à la même place ; d’un regard rapide il enveloppa son compagnon, puis son cœur se dilata. Ernauton ne rapportait rien, rien de visible du moins.

– Et à vous, demanda Sainte-Maline, poursuivant sa pensée, quelle chose le roi vous a-t-il donnée, monsieur ?

– Sa main à baiser, répondit Ernauton.

Sainte-Maline froissa sa chaîne entre ses mains, de manière qu’il en brisa un anneau.

Tous deux s’acheminèrent en silence vers le logis.

Au moment où ils entraient dans la salle, la trompette retentissait : à ce signal d’appel, les quarante-cinq sortirent chacun de son logis, comme les abeilles de leurs alvéoles.

Chacun se demandait ce qui était survenu de nouveau, tout en profitant de cet instant de réunion générale pour admirer le changement qui s’était opéré dans la personne et les habits de ses compagnons.

La plupart avaient affiché un grand luxe, de mauvais goût peut-être, mais qui compensait l’élégance par l’éclat.

D’ailleurs, ils avaient ce qu’avait cherché d’Épernon, assez adroit politique s’il était mauvais soldat : les uns la jeunesse, les autres la vigueur, d’autres l’expérience, et cela rectifiait chez tous au moins une imperfection.

En somme, ils ressemblaient à un corps d’officiers en habits de ville, la tournure militaire étant, à très peu d’exception près, celle qu’ils avaient le plus ambitionnée.

Ainsi, de longues épées, des éperons sonnants, des moustaches aux ambitieux crochets, des bottes et des gants de daim ou de buffle ; le tout bien doré, bien pommadé ou bien enrubanné, pour paraistre, comme on disait alors, voilà la tenue d’instinct adoptée par le plus grand nombre.

Les plus discrets se reconnaissaient aux couleurs sombres ; les plus avares, aux draps solides ; les fringants, aux dentelles et aux satins roses ou blancs.

Perducas de Pincorney avait trouvé, chez quelque juif, une chaîne de cuivre doré, grosse comme une chaîne de prison.

Pertinax de Montcrabeau n’était que faveurs et broderies ; il avait acheté son costume d’un marchand de la rue des Haudriettes, lequel avait recueilli un gentilhomme blessé par des voleurs. Le gentilhomme avait fait venir un autre vêtement de chez lui, et, reconnaissant de l’hospitalité reçue, il avait laissé au marchand son habit, quelque peu souillé de fange et de sang ; mais le marchand avait fait détacher l’habit, qui était demeuré fort présentable : restaient bien deux trous, traces de deux coups de poignard ; mais Pertinax avait fait broder d’or ces deux endroits, ce qui remplaçait un défaut par un ornement.

Eustache de Miradoux ne brillait pas ; il lui avait fallu habiller Lardille, Militor et les deux enfants. Lardille avait choisi un costume aussi riche que les lois somptuaires permettaient aux femmes de le porter à cette époque ; Militor s’était couvert de velours et de damas, s’était orné d’une chaîne d’argent, d’un toquet à plumes et de bas brodés ; de sorte qu’il n’était plus resté au pauvre Eustache qu’une somme à peine suffisante pour n’être pas déguenillé.

M. de Chalabre avait conservé son pourpoint gris de fer, qu’un tailleur avait rafraîchi et doublé à neuf : quelques bandes de velours habilement semées ça et là donnaient un relief nouveau à ce vêtement inusable. M. de Chalabre prétendait qu’il n’avait pas demandé mieux que de changer de pourpoint ; mais que, malgré les recherches les plus minutieuses, il lui avait été impossible de trouver un drap mieux fait et plus avantageux.

Du reste, il avait fait la dépense d’un haut-de-chausse ponceau, de bottes, manteau et chapeau ; le tout harmonieux à l’œil, comme cela arrive toujours dans le vêtement de l’avare.

Quant à ses armes, elles étaient irréprochables ; vieil homme de guerre, il avait su trouver une excellente épée espagnole, une dague du bon faiseur et un hausse-col parfait.

C’était encore une économie de cols godronnés et de fraises.

Ces messieurs s’admiraient donc réciproquement quand M. de Loignac entra, le sourcil froncé. Il fit former le cercle et se plaça au milieu de ce cercle, avec une contenance qui n’annonçait rien d’agréable.

Il est inutile de dire que tous les yeux se fixèrent sur le chef.

– Messieurs, demanda-t-il, êtes-vous tous ici ?

– Tous, répondirent quarante-cinq voix, avec un ensemble plein de promesses pour les manœuvres à venir.

– Messieurs, continua Loignac, vous avez été mandés ici pour servir de garde particulière au roi ; c’est un titre honorable, mais qui engage beaucoup.

Loignac fit une pause qui fut occupée par un doux murmure de satisfaction.

– Cependant plusieurs d’entre vous me paraissent n’avoir point parfaitement compris leurs devoirs ; je vais les leur rappeler.

Chacun tendit l’oreille : il était évident que l’on était ardent à connaître ses devoirs, sinon empressé à les accomplir.

– Il ne faudrait pas vous figurer, messieurs, que le roi vous enrégimente et vous paie pour agir en étourneaux, et distribuer ça et là, à votre caprice, des coups de bec et des coups d’ongle ; la discipline est d’urgence, quoiqu’elle demeure secrète, et vous êtes une réunion de gentilshommes, lesquels doivent être les premiers obéissants et les premiers dévoués du royaume.

L’assemblée ne soufflait pas ; en effet, il était facile de comprendre, à la solennité de ce début, que la suite serait grave.

– À partir d’aujourd’hui, vous vivez dans l’intimité du Louvre, c’est-à-dire dans le laboratoire même du gouvernement : si vous n’assistez pas à toutes les délibérations, souvent vous serez choisis pour en exécuter la teneur ; vous êtes donc dans le cas de ces officiers qui portent en eux, non seulement la responsabilité d’un secret, mais encore la puissance du pouvoir exécutant. Un second murmure de satisfaction courut dans les rangs des Gascons : on voyait les têtes se redresser comme si l’orgueil eût grandi ces hommes de plusieurs pouces.

– Supposez maintenant, continua Loignac, qu’un de ces officiers sur lequel repose parfois la sûreté de l’État ou la tranquillité de la couronne, supposez, dis-je, qu’un officier trahisse le secret des conseils, ou qu’un soldat chargé d’une consigne ne l’exécute pas, il y va de la mort ; vous savez cela ?

– Sans doute, répondirent plusieurs voix.

– Eh bien ! messieurs, poursuivit Loignac avec un accent terrible, ici même, aujourd’hui, on a trahi un conseil du roi, et rendu impossible peut-être une mesure que Sa Majesté voulait prendre.

La terreur commença de remplacer l’orgueil et l’admiration ; les quarante-cinq se regardèrent les uns les autres avec défiance et inquiétude.

– Deux de vous, messieurs, ont été surpris en pleine rue, caquetant comme deux vieilles femmes, et jetant au brouillard des paroles si graves que chacune d’elles maintenant peut aller frapper un homme et le tuer.

Sainte-Maline s’avança aussitôt vers M. de Loignac et lui dit :

– Monsieur, je crois avoir l’honneur de vous parler ici au nom de mes camarades : il importe que vous ne laissiez point planer plus longtemps le soupçon sur tous les serviteurs du roi ; parlez vite, s’il vous plaît ; que nous sachions à quoi nous en tenir, et que les bons ne soient point confondus avec les mauvais.

– Ceci est facile, répondit Loignac.

L’attention redoubla.

– Le roi a reçu avis aujourd’hui qu’un de ses ennemis, un de ceux précisément que vous êtes appelés à combattre, arrivait à Paris pour le braver ou conspirer contre lui.

Le nom de cet ennemi a été prononcé secrètement, mais entendu d’une sentinelle, c’est-à-dire d’un homme qu’on eût dû regarder comme une muraille, et qui, comme elle, eût dû être sourd, muet et inébranlable ; cependant, ce même homme, tantôt, en pleine rue, a été répéter le nom de cet ennemi du roi avec des fanfaronnades et des éclats qui ont attiré l’attention des passants et soulevé une sorte d’émotion : je le sais, moi, qui suivais le même chemin que cet homme, et qui ai tout entendu de mes oreilles ; moi qui lui ai posé la main sur l’épaule pour l’empêcher de continuer ; car, au train dont il allait, il eût, avec quelques paroles de plus, compromis tant d’intérêts sacrés que j’eusse été forcé de le poignarder sur la place, si à mon premier avertissement il ne fût demeuré muet.

On vit en ce moment Pertinax de Montcrabeau et Perducas de Pincorney pâlir et se renverser presque défaillants l’un sur l’autre.

Montcrabeau, tout en chancelant, essaya de balbutier quelques excuses.

Aussitôt que, par leur trouble, les deux coupables se furent dénoncés, tous les regards se tournèrent vers eux.

– Rien ne peut vous justifier, monsieur, dit Loignac à Montcrabeau ; si vous étiez ivre, vous devez être puni d’avoir bu ; si vous n’étiez que vantard et orgueilleux, vous devez être puni encore.

Il se fit un silence terrible. M. de Loignac avait, on se le rappelle, en commençant, annoncé une sévérité qui promettait de sinistres résultats.

– En conséquence, continua Loignac, monsieur de Montcrabeau et vous aussi, monsieur de Pincorney, vous serez punis.

– Pardon, monsieur, répondit Pertinax ; mais nous arrivons de province, nous sommes nouveaux à la cour, et nous ignorons l’art de vivre dans la politique.

– Il ne fallait pas accepter cet honneur d’être au service de Sa Majesté, sans peser les charges de ce service.

– Nous serons à l’avenir muets comme des sépulcres, nous vous le jurons.

– Tout cela est bon, messieurs ; mais réparerez-vous demain le mal que vous avez fait aujourd’hui ?

– Nous tâcherons.

– Impossible, je vous dis, impossible !

– Alors pour cette fois, monsieur, pardonnez-nous.

– Vous vivez, reprit Loignac sans répondre directement à la prière des deux coupables, dans une apparente licence que je veux réprimer, moi, par une stricte discipline : entendez-vous bien cela, messieurs ? Ceux qui trouveront la condition dure la quitteront ; je ne suis pas embarrassé de volontaires qui les remplaceront.

Nul ne répondit ; mais beaucoup de fronts se plissèrent.

– En conséquence, messieurs, reprit Loignac, il est bon que vous soyez prévenus de cela : la justice se fera parmi nous secrètement, expéditivement, sans écritures, sans procès ; les traîtres seront punis de mort, et sur-le-champ. Il y a toutes sortes de prétextes à cela, et personne n’aura rien à y voir. Supposons, par exemple, que M. de Montcrabeau et M. de Pincorney, au lieu de causer amicalement dans la rue de choses qu’ils eussent dû oublier, eussent eu une dispute à propos de choses dont ils avaient le droit de se souvenir ; eh bien ! cette dispute ne peut-elle pas amener un duel entre M. de Pincorney et M. de Montcrabeau ? Dans un duel il arrive parfois qu’on se fend en même temps et que l’on s’enferre en se fendant ; le lendemain de cette dispute, on trouve ces deux messieurs morts au Pré-aux-Clercs, comme on a trouvé MM. de Quélus, de Schomberg et de Maugiron morts aux Tournelles : la chose a le retentissement qu’un duel doit avoir, et voilà tout.

Je ferai donc tuer, vous entendez bien cela, n’est-ce pas, messieurs ? je ferai donc tuer en duel ou autrement quiconque aura trahi le secret du roi.

Montcrabeau défaillit tout à fait et s’appuya sur son compagnon, dont la pâleur devenait de plus en plus livide, et dont les dents étaient serrées à se rompre.

– J’aurai, reprit Loignac, pour les fautes moins graves, de moins graves punitions, la prison, par exemple, et j’en userai lorsqu’elle punira plus sévèrement le coupable qu’elle ne privera le roi.

Aujourd’hui je fais grâce de la vie à M. de Montcrabeau qui a parlé, et à M. de Pincorney qui a écouté ; je leur pardonne, dis-je, parce qu’ils ont pu se tromper et qu’ils ignoraient ; je ne les punis point de la prison, parce que je puis avoir besoin d’eux ce soir ou demain : je leur garde en conséquence la troisième peine que je veux employer contre les délinquants, l’amende.

À ce mot amende, la figure de M. de Chalabre s’allongea comme un museau de fouine.

– Vous avez reçu mille livres, messieurs, vous en rendrez cent ; et cet argent sera employé par moi à récompenser, selon leurs mérites, ceux à qui je n’aurai rien à reprocher.

– Cent livres ! murmura Pincorney ; mais, cap de bious ! je ne les ai plus, je les ai employées à mes équipages.

– Vous vendrez votre chaîne, dit Loignac.

– Je veux bien l’abandonner au service du roi, répondit Pincorney.

– Non pas, monsieur ; le roi n’achète point les effets de ses sujets pour payer leurs amendes ; vendez vous-même et payez vous-même. J’avais un mot à ajouter, continua Loignac.

J’ai remarqué divers germes d’irritation entre divers membres de cette compagnie : chaque fois qu’un différend s’élèvera, je veux qu’on me le soumette, et seul j’aurai le droit de juger de la gravité de ce différend et d’ordonner le combat, si je trouve que le combat soit nécessaire. On se tue beaucoup en duel de nos jours, c’est la mode ; et je ne me soucie pas que, pour suivre la mode, ma compagnie se trouve incessamment dégarnie et insuffisante. Le premier combat, la première provocation qui aura lieu sans mon aveu, sera puni d’une rigoureuse prison, d’une amende très forte, ou même d’une peine plus sévère encore, si le cas amenait un grave dommage pour le service.

Que ceux qui peuvent s’appliquer ces dispositions, se les appliquent ; allez, messieurs.

À propos, quinze d’entre vous se tiendront ce soir au pied de l’escalier de Sa Majesté quand elle recevra, et, au premier signe, se dissémineront, si besoin est, dans les antichambres ; quinze se tiendront en dehors, sans mission ostensible, et se mêlant à la suite des gens qui viendront au Louvre ; quinze autres enfin demeureront au logis.

– Monsieur, dit Sainte-Maline en s’approchant, permettez-moi, non pas de donner un avis, Dieu m’en garde ! mais de demander un éclaircissement ; toute bonne troupe a besoin d’être bien commandée : comment agirons-nous avec ensemble si nous n’avons pas de chef ?

– Et moi, que suis-je donc ? demanda Loignac.

– Monsieur, vous êtes notre général, vous.

– Non pas moi, monsieur, vous vous trompez, mais M. le duc d’Épernon.

– Vous êtes donc notre brigadier ? en ce cas ce n’est point assez, monsieur, et il nous faudrait un officier par escouade de quinze.

– C’est juste, répondit Loignac, et je ne puis chaque jour me diviser en trois ; et cependant je ne veux entre vous d’autre supériorité que celle du mérite.

– Oh ! quant à celle-là, monsieur, dussiez vous la nier, elle se fera bien jour toute seule, et à l’œuvre vous connaîtrez des différences, si dans l’ensemble il n’en est pas.

– J’instituerai donc des chefs volants, dit Loignac après avoir rêvé un instant aux paroles de Sainte-Maline ; avec le mot d’ordre je donnerai le nom du chef : par ce moyen, chacun à son tour saura obéir et commander ; mais je ne connais encore les capacités de personne : il faut que ces capacités se développent pour fixer mon choix. Je regarderai et je jugerai.

Sainte-Maline s’inclina et rentra dans les rangs.

– Or, vous entendez, reprit Loignac, je vous ai divisés par escouades de quinze ; vous connaissez vos numéros : la première à l’escalier, la seconde dans la cour, la troisième au logis ; cette dernière, demi-vêtue et l’épée au chevet, c’est-à-dire prête à marcher au premier signal. Maintenant, allez, messieurs.

– Monsieur de Montcrabeau et monsieur de Pincorney, à demain le paiement de votre amende ; je suis trésorier. Allez.

Tous sortirent : Ernauton de Carmainges resta seul.

– Vous désirez quelque chose, monsieur ? demanda Loignac.

– Oui, monsieur, dit Ernauton en s’inclinant ; il me semble que vous avez oublié de préciser ce que nous aurons à faire. Être au service du roi est un glorieux mot sans doute, mais j’eusse bien désiré savoir jusqu’où entraîne ce service.

– Cela, monsieur, répliqua Loignac, constitue une question délicate et à laquelle je ne saurai catégoriquement répondre.

– Oserai-je vous demander pourquoi, monsieur ?

Toutes ces paroles étaient adressées à M. de Loignac avec une si exquise politesse que, contre son habitude, M. de Loignac cherchait en vain une réponse sévère.

– Parce que moi-même j’ignore souvent le matin ce que j’aurai à faire le soir.

– Monsieur, dit Carmainges, vous êtes si haut placé, relativement à nous, que vous devez savoir beaucoup de choses que nous ignorons.

– Faites comme j’ai fait, monsieur de Carmainges ; apprenez ces choses sans qu’on vous les dise : je ne vous en empêche point.

– J’en appelle à vos lumières, monsieur, dit Ernauton, parce qu’arrivé à la cour sans amitié ni haine, et n’étant guidé par aucune passion, je puis, sans valoir mieux, vous être cependant plus utile qu’un autre.

– Vous n’avez ni amitiés ni haines ?

– Non, monsieur.

– Vous aimez le roi cependant, à ce que je suppose, du moins ?

– Je le dois, et je le veux, monsieur de Loignac, comme serviteur, comme sujet et comme gentilhomme.

– Eh bien, c’est un des points cardinaux sur lesquels vous devez vous régler ; si vous êtes un habile homme, il doit vous servir à trouver celui qui est à l’opposite.

– Très bien, monsieur, répliqua Ernauton en s’inclinant, et me voilà fixé ; reste un point cependant qui m’inquiète fort.

– Lequel, monsieur ?

– L’obéissance passive.

– C’est la première condition.

– J’ai parfaitement entendu, monsieur. L’obéissance passive est quelquefois difficile pour des gens délicats sur l’honneur.

– Cela ne me regarde point, monsieur de Carmainges, dit Loignac.

– Cependant, monsieur, lorsqu’un ordre vous déplaît ?

– Je lis la signature de M. d’Épernon, et cela me console.

– Et M. d’Épernon ?

– M. d’Épernon lit la signature de Sa Majesté, et se console comme moi.

– Vous avez raison, monsieur, dit Ernauton, et je suis votre humble serviteur.

Ernauton fit un pas pour se retirer ; ce fut Loignac qui le retint.

– Vous venez cependant d’éveiller en moi certaines idées, fit-il, et je vous dirai à vous des choses que je ne dirais point à d’autres, parce que ces autres-là n’ont eu ni le courage ni la convenance de me parler comme vous.

Ernauton s’inclina.

– Monsieur, dit Loignac en se rapprochant du jeune homme, peut-être viendra-t-il ce soir quelqu’un de grand : ne le perdez pas de vue, et suivez-le partout où il ira en sortant du Louvre.

– Monsieur, permettez-moi de vous le dire, mais il me semble que c’est espionner, cela ?

– Espionner ! croyez-vous ? fit froidement Loignac ; c’est possible, mais tenez…

Il tira de son pourpoint un papier qu’il tendit à Carmainges ; celui-ci le déploya et lut :

« Faites suivre ce soir M. de Mayenne, s’il osait par hasard se présenter au Louvre. »

– Signé ? demanda Loignac.

– Signé d’Épernon, lut Carmainges.

– Eh bien ! monsieur ?

– C’est juste, répliqua Ernauton en saluant profondément, je suivrai M. de Mayenne.

Et il se retira.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

Deuxième partie §

XXXII. Messieurs les bourgeois de Paris §

M. de Mayenne, dont on s’occupait tant au Louvre, et qui s’en doutait si peu, partit de l’hôtel de Guise par une porte de derrière, et tout botté, à cheval, comme s’il arrivait seulement de voyage, il se rendit au Louvre, avec trois gentilshommes.

M. d’Épernon, averti de sa venue, fit annoncer la visite au roi.

M. de Loignac, prévenu de son côté, avait fait donner un second avis aux quarante-cinq : quinze se tenaient donc, comme il était convenu, dans les antichambres ; quinze dans la cour et quatorze au logis.

Nous disons quatorze, parce qu’Ernauton ayant, comme on le sait, reçu une mission particulière, ne se trouvait point parmi ses compagnons.

Mais comme la suite de M. de Mayenne n’était de nature à inspirer aucune crainte, la seconde compagnie reçut l’autorisation de rentrer à la caserne.

M. de Mayenne, introduit près de Sa Majesté, lui fit avec respect une visite que le roi accueillit avec affection.

– Eh bien ! mon cousin, lui demanda le roi, vous voilà donc venu visiter Paris ?

– Oui, sire, dit Mayenne ; j’ai cru devoir venir, au nom de mes frères et au mien, rappeler à Votre Majesté qu’elle n’a pas de plus fidèles sujets que nous.

– Par la mordieu ! dit Henri, la chose est si connue, qu’à part le plaisir que vous savez me faire en me visitant, vous pouviez, en vérité, vous épargner ce petit voyage.

Il faut bien certainement qu’il y ait eu une autre cause.

– Sire, j’ai craint que votre bienveillance pour la maison de Guise ne fût altérée par les bruits singuliers que nos ennemis font circuler depuis quelque temps.

– Quels bruits ? demanda le roi avec cette bonhomie qui le rendait si dangereux aux plus intimes.

– Comment ! demanda Mayenne un peu déconcerté, Votre Majesté n’aurait rien ouï dire qui nous fût défavorable ?

– Mon cousin, dit le roi, sachez, une fois pour toutes, que je ne souffrirais pas qu’on dit ici du mal de MM. de Guise ; et comme on sait cela mieux que vous ne paraissez le savoir, on n’en dit pas, duc.

– Alors, sire, dit Mayenne, je ne regretterai pas d’être venu, puisque j’ai eu le bonheur de voir mon roi et de le trouver en pareilles dispositions ; seulement, j’avouerai que ma précipitation aura été inutile.

– Oh ! duc, Paris est une bonne ville d’où l’on a toujours quelque service à tirer, fit le roi.

– Oui, sire, mais nous avons nos affaires à Soissons.

– Lesquelles, duc ?

– Celles de Votre Majesté, sire.

– C’est vrai, c’est vrai, Mayenne : continuez donc à les faire comme vous ayez commencé ; je sais apprécier et reconnaître comme il faut la conduite de mes serviteurs.

Le duc se retira en souriant.

Le roi rentra dans sa chambre en se frottant les mains.

Loignac fît un signe à Ernauton qui dit un mot à son valet et se mit à suivre les quatre cavaliers.

Le valet courut à l’écurie, et Ernauton suivit à pied.

Il n’y avait pas de danger de perdre M. de Mayenne ; l’indiscrétion de Perducas de Pincorney avait fait connaître l’arrivée à Paris d’un prince de la maison de Guise. À cette nouvelle, les bons ligueurs avaient commencé à sortir de leurs maisons et à éventer sa trace.

Mayenne n’était pas difficile à reconnaître à ses larges épaules, à sa taille arrondie et à sa barbe en écuelle, comme dit l’Étoile.

On l’avait donc suivi jusqu’aux portes du Louvre, et, là, les mêmes compagnons l’attendaient pour le reprendre à sa sortie et l’accompagner jusqu’aux portes de son hôtel.

En vain Mayneville écartait les plus zélés en leur disant :

– Pas tant de feu, mes amis, pas tant de feu ; vrai Dieu ! vous allez nous compromettre.

Le duc n’en avait pas moins une escorte de deux ou trois cents hommes lorsqu’il arriva à l’hôtel Saint-Denis où il avait élu domicile.

Ce fut une grande facilité donnée à Ernauton de suivre le duc, sans être remarqué.

Au moment où le duc rentrait et où il se retournait pour saluer, dans un des gentilshommes qui saluaient en même temps que lui, il crut reconnaître le cavalier qui accompagnait ou qu’accompagnait le page qu’il avait fait entrer par la porte Saint-Antoine, et qui avait montré une si étrange curiosité à l’endroit du supplice de Salcède.

Presque au même instant, et comme Mayenne venait de disparaître, une litière fendit la foule. Mayneville alla au devant d’elle : un des rideaux s’écarta, et, grâce à un rayon de lune, Ernauton crut reconnaître et son page et la dame de la porte Saint-Antoine.

Mayneville et la dame échangèrent quelques mots, la litière disparut sous le porche de l’hôtel ; Mayneville suivit la litière, et la porte se referma. Un instant après, Mayneville parut sur le balcon, remercia au nom du duc les Parisiens, et, comme il se faisait tard, il les invita à rentrer chez eux, afin que la malveillance ne pût tirer aucun parti de leur rassemblement.

Tout le monde s’éloigna sur cette invitation, à l’exception de dix hommes qui étaient entrés à la suite du duc.

Ernauton s’éloigna comme les autres, ou plutôt, tandis que les autres s’éloignaient, fit semblant de s’éloigner.

Les dix élus qui étaient restés, à l’exclusion de tous autres, étaient les députés de la Ligue, envoyés à M. de Mayenne pour le remercier d’être venu, mais en même temps pour le conjurer de décider son frère à venir.

En effet, ces dignes bourgeois que nous avons déjà entrevus pendant la soirée aux cuirasses, ces dignes bourgeois, qui ne manquaient pas d’imagination, avaient combiné, dans leurs réunions préparatoires, une foule de plans auxquels il ne manquait que la sanction et l’appui d’un chef sur lequel on pût compter.

Bussy-Leclerc venait annoncer qu’il avait exercé trois couvents au maniement des armes, et enrégimenté cinq cents bourgeois, c’est-à-dire mis en disponibilité un effectif de mille hommes.

Lachapelle-Marteau avait pratiqué les magistrats, les clercs et tout le peuple du palais. Il pouvait offrir à la fois le conseil et l’action ; représenter le conseil par deux cents robes noires, l’action par deux cents hoquetons.

Brigard avait les marchands de la rue des Lombards, des piliers des halles et de la rue Saint-Denis.

Crucé partageait les procureurs avec Lachapelle-Marteau, et disposait, de plus, de l’Université de Paris.

Delbar offrait tous les mariniers et les gens du port, dangereuse espèce formant un contingent de cinq cents hommes.

Louchard disposait de cinq cents maquignons et marchands de chevaux, catholiques enragés.

Un potier d’étain qui s’appelait Pollard et un charcutier nommé Gilbert présentaient quinze cents bouchers et charcutiers de la ville et des faubourgs.

Maître Nicolas Poulain, l’ami de Chicot, offrait tout et tout le monde.

Quand le duc, bien claquemuré dans une chambre sûre, eut entendu ces révélations et ces offres :

– J’admire la force de la Ligue, dit-il, mais le but qu’elle vient sans doute me proposer, je ne le vois pas.

Maître Lachapelle-Marteau s’apprêta aussitôt à faire un discours en trois points ; il était fort prolixe, la chose était connue ; Mayenne frissonna.

– Faisons vite, dit-il.

Bussy-Leclerc coupa la parole à Marteau.

– Voici, dit-il. Nous avons soif d’un changement ; nous sommes les plus forts, et nous voulons en conséquence ce changement : c’est court, clair et précis.

– Mais, demanda Mayenne, comment opérerez-vous pour arriver à ce changement ?

– Il me semble, dit Bussy-Leclerc avec cette franchise de parole qui chez un homme de si basse condition que lui pouvait passer pour de l’audace, il me semble que l’idée de l’Union venant de nos chefs, c’était à nos chefs et non à nous d’indiquer le but.

– Messieurs, répliqua Mayenne, vous avez parfaitement raison : le but doit être indiqué par ceux qui ont l’honneur d’être vos chefs ; mais c’est ici le cas de vous répéter que le général doit être le juge du moment de livrer la bataille, et qu’il a beau voir ses troupes rangées, armées et animées, il ne donne le signal de la charge que lorsqu’il croit devoir le faire.

– Mais enfin, monseigneur, reprit Crucé, la Ligue est pressée, nous avons déjà eu l’honneur de vous le dire.

– Pressée de quoi, monsieur Crucé ? demanda Mayenne.

– Mais d’arriver.

– À quoi ?

– À notre but ; nous avons notre plan aussi, nous.

– Alors, c’est différent, dit Mayenne ; si vous avez votre plan, je n’ai plus rien à dire.

– Oui, monseigneur ; mais pouvons-nous compter sur votre aide ?

– Sans aucun doute, si ce plan nous agrée, à mon frère et à moi.

– C’est probable, monseigneur, qu’il vous agréera.

– Voyons ce plan, alors.

Les ligueurs se regardèrent : deux ou trois firent signe à Lachapelle-Marteau de parler.

Lachapelle-Marteau s’avança et parut solliciter du duc la permission de s’expliquer.

– Dites, fit le duc.

– Le voici, monseigneur, dit Marteau : il nous est venu, à Leclerc, à Crucé et à moi ; nous l’avons médité, et il est probable que son résultat est certain.

– Au fait, monsieur Marteau, au fait.

– Il y a plusieurs points dans la ville qui relient toutes les forces de la ville entre elles : le grand et le petit Châtelet, le palais du Temple, l’Hôtel-de-Ville, l’Arsenal et le Louvre.

– C’est vrai, dit le duc.

– Tous ces points sont défendus par des garnisons à demeure, mais peu difficiles à forcer, parce qu’elles ne peuvent s’attendre à un coup de main.

– J’admets encore ceci, dit le duc.

– Cependant la ville se trouve en outre défendue, d’abord par le chevalier du guet avec ses archers, lesquels promènent aux endroits en péril la véritable défense de Paris.

Voici ce que nous avons imaginé :

Saisir chez lui le chevalier du guet, qui loge à la Couture-Sainte-Catherine.

Le coup de main peut se faire sans éclat, l’endroit étant désert et écarté.

Mayenne secoua la tête.

– Si désert et si écarté qu’il soit, dit-il, on n’enfonce pas une bonne porte, et l’on ne tire pas une vingtaine de coups d’arquebuse sans un peu d’éclat.

– Nous avons prévu cette objection, monseigneur, dit Marteau ; un des archers du chevalier du guet est à nous. Au milieu de la nuit nous irons frapper à la porte, deux ou trois seulement : l’archer ouvrira : il ira prévenir le chevalier que Sa Majesté veut lui parler. Cela n’a rien d’étrange : une fois par mois, à peu près, le roi mande cet officier pour des rapports et des expéditions. La porte ouverte ainsi, nous faisons entrer dix hommes, des mariniers qui logent au quartier Saint-Paul, et qui expédient le chevalier du guet.

– Qui égorgent, c’est-à-dire ?

– Oui, monseigneur. Voilà donc les premiers ordres de défense interceptés. Il est vrai que d’autres magistrats, d’autres fonctionnaires peuvent être mis en avant par les bourgeois trembleurs ou les politiques. Il y a M. le président, il y a M. d’O, il y a M. de Chiverny, M. le procureur Laguesle ; eh bien ! on forcera leurs maisons à la même heure : la Saint-Barthélemy nous a appris comment cela se faisait, et on les traitera comme on aura traité M. le chevalier du guet.

– Ah ! ah ! fit le duc, qui trouvait la chose grave.

– Ce sera une excellente occasion, monseigneur, de courir sus aux politiques, tous désignés dans nos quartiers, et d’en finir avec les hérésiarques religieux et les hérésiarques politiques.

– Tout cela est à merveille, messieurs, dit Mayenne, mais vous ne m’avez pas expliqué si vous prendrez aussi en un moment le Louvre, véritable château-fort, où veillent incessamment des gardes et des gentilshommes. Le roi, si timide qu’il soit, ne se laissera pas égorger comme le chevalier du guet ; il mettra l’épée à la main, et, pensez-y bien, il est le roi ; sa présence fera beaucoup d’effet sur les bourgeois, et vous vous ferez battre.

– Nous avons choisi quatre mille hommes pour cette expédition du Louvre, monseigneur, et quatre mille hommes qui n’aiment pas assez le Valois pour que sa présence produise sur eux l’effet que vous dites.

– Vous croyez que cela suffira ?

– Sans doute, nous serons dix contre un, dit Bussy-Leclerc.

– Et les Suisses ? Il y en a quatre mille, messieurs.

– Oui, mais ils sont à Lagny, et Lagny est à huit lieues de Paris ; donc, en admettant que le roi puisse les faire prévenir, deux heures aux messagers pour faire la course à cheval, huit heures aux Suisses pour faire la route à pied, cela fera dix heures ; et ils arriveront juste à temps pour être arrêtés aux barrières, car, en dix heures, nous serons maîtres de toute la ville.

– Eh bien, soit, j’admets tout cela ; le chevalier du guet est égorgé, les politiques sont détruits, les autorités de la ville ont disparu, tous les obstacles sont renversés, enfin : vous avez arrêté sans doute ce que vous feriez alors ?

– Nous faisons un gouvernement d’honnêtes gens que nous sommes, dit Brigard, et pourvu que nous réussissions dans notre petit commerce, que nous ayons le pain assuré pour nos enfants et nos femmes, nous ne désirons rien de plus. Un peu d’ambition peut-être fera désirer à quelques-uns d’entre nous d’être dizainiers, ou quarteniers, ou commandants d’une compagnie de milice ; eh bien ! monsieur le duc, nous le serons, mais voilà tout ; vous voyez que nous ne sommes point exigeants.

– Monsieur Brigard, vous parlez d’or, dit le duc ; oui, vous êtes honnêtes, je le sais bien, et vous ne souffrirez dans vos rangs aucun mélange.

– Oh ! non, non ! s’écrièrent plusieurs voix ; pas de lie avec le bon vin.

– À merveille ! dit le duc, voilà parler. Maintenant, voyons : ça, monsieur le lieutenant de la prévôté, y a-t-il beaucoup de fainéants et de mauvais peuple dans l’Île-de-France ?

Nicolas Poulain, qui ne s’était pas mis une seule fois en avant, s’avança comme malgré lui.

– Oui, certes, monseigneur, dit-il, il n’y en a que trop.

– Pouvez-vous nous donner à peu près le chiffre de cette populace ?

– Oui, à peu près.

– Estimez donc, maître Poulain.

Poulain se mit à compter sur ses doigts.

– Voleurs, trois à quatre mille ;

Oisifs et mendiants, deux mille à deux mille cinq cents ;

Larrons d’occasion, quinze cents à deux mille ;

Assassins, quatre à cinq cents.

– Bon ! voilà, au bas chiffre, six mille ou six mille cinq cents gredins de sac et de corde. À quelle religion appartiennent ces gens-là ?

– Plaît-il, monseigneur ? interrogea Poulain.

– Je demande s’ils sont catholiques ou huguenots.

Poulain se mit à rire.

– Ils sont de toutes les religions, monseigneur, dit-il, ou plutôt d’une seule : leur Dieu est l’or, et le sang est leur prophète.

– Bien, voilà pour la religion religieuse, si l’on peut dire cela ; et maintenant, en religion politique, qu’en dirons-nous ? Sont-ils valois, ligueurs, politiques zélés, ou navarrais ?

– Ils sont bandits et pillards.

– Monseigneur, ne supposez pas, dit Crucé, que nous irons jamais prendre ces gens pour alliés.

– Non, certes, je ne le suppose pas, monsieur Crucé, et c’est bien ce qui me contrarie.

– Et pourquoi cela vous contrarie-t-il, monseigneur ? demandèrent avec surprise quelques membres de la députation.

– Ah ! c’est que, comprenez bien, messieurs, ces gens-là qui n’ont pas d’opinion, et qui par conséquent ne fraternisent pas avec vous, voyant qu’il n’y a plus à Paris de magistrats, plus de force publique, plus de royauté, plus rien enfin de ce qui les contient encore, se mettront à piller vos boutiques pendant que vous ferez la guerre, et vos maisons pendant que vous occuperez le Louvre : tantôt ils se mettront avec les Suisses contre vous, tantôt avec vous contre les Suisses, de façon qu’ils seront toujours les plus forts.

– Diable, firent les députés en se regardant entre eux.

– Je crois que c’est assez grave pour qu’on y pense, n’est-ce pas, messieurs ? dit le duc. Quant à moi, je m’en occupe fort, et je chercherai un moyen de parer à cet inconvénient, car votre intérêt avant le nôtre, c’est la devise de mon frère et la mienne.

Les députés firent entendre un murmure d’approbation.

– Messieurs, maintenant permettez à un homme qui a fait vingt-quatre lieues à cheval dans sa nuit et dans sa journée, d’aller dormir quelques heures ; il n’y a pas péril dans la demeure, quant à présent du moins, tandis que si vous agissez il y en aurait : ce n’est point votre avis peut-être ?

– Oh ! si fait, monsieur le duc, dit Brigard.

– Très bien.

– Nous prenons donc bien humblement congé de vous, monseigneur, continua Brigard, et quand vous voudrez bien nous fixer une nouvelle réunion…

– Ce sera le plus tôt possible, messieurs, soyez tranquilles, dit Mayenne ; demain peut-être, après-demain au plus tard.

Et prenant effectivement congé d’eux, il les laissa tout étourdis de cette prévoyance qui avait découvert un danger auquel ils n’avaient pas même songé.

Mais à peine avait-il disparu qu’une porte cachée dans la tapisserie s’ouvrit et qu’une femme s’élança dans la salle.

– La duchesse ! s’écrièrent les députés.

– Oui, messieurs ! s’écria-t-elle, et qui vient vous tirer d’embarras, même !

Les députés qui connaissaient sa résolution, mais qui en même temps craignaient son enthousiasme, s’empressèrent autour d’elle.

– Messieurs, continua la duchesse en souriant, ce que n’ont pu faire les Hébreux, Judith seule l’a fait ; espérez, moi aussi, j’ai mon plan.

Et présentant aux ligueurs deux blanches mains, que les plus galants baisèrent, elle sortit par la porte qui avait déjà donné passage à Mayenne.

– Tudieu ! s’écria Bussy-Leclerc en se léchant les moustaches et en suivant la duchesse, je crois décidément que voilà l’homme de la famille.

– Ouf ! murmura Nicolas Poulain en essuyant la sueur qui avait perlé sur son front à la vue de madame de Montpensier, je voudrais bien être hors de tout ceci.

XXXIII. Frère Borromée §

Il était dix heures du soir à peu près : MM. les députés s’en retournaient assez contrits, et à chaque coin de rue qui les rapprochait de leurs maisons particulières, ils se quittaient en échangeant leurs civilités.

Nicolas Poulain, qui demeurait le plus loin de tous, chemina seul et le dernier, réfléchissant profondément à la situation perplexe qui lui avait fait pousser l’exclamation par laquelle commence le dernier paragraphe de notre dernier chapitre.

En effet, la journée avait été pour tout le monde, et particulièrement pour lui, fertile en événements.

Il rentrait donc chez lui, tout frissonnant de ce qu’il venait d’entendre, et se disant que si l’Ombre avait jugé à propos de le pousser à une dénonciation du complot de Vincennes, Robert Briquet ne lui pardonnerait jamais de n’avoir pas révélé le plan de manœuvre si naïvement développé par Lachapelle-Marteau devant M. de Mayenne.

Au plus fort de ses réflexions, et au milieu de la rue de la Pierre-au-Réal, espèce de boyau large de quatre pieds, qui conduisait rue Neuve-Saint-Méry, Nicolas Poulain vit accourir, en sens opposé à celui dans lequel il marchait, une robe de Jacobin retroussée jusqu’aux genoux.

Il fallait se ranger, car deux chrétiens ne pouvaient passer de front dans cette rue.

Nicolas Poulain espérait que l’humilité monacale lui céderait le haut pavé, à lui homme d’épée ; mais il n’en fut rien : le moine courait comme un cerf au lancer ; il courait si fort qu’il eût renversé une muraille, et Nicolas Poulain, tout en maugréant, se rangea pour n’être point renversé.

Mais alors commença pour eux, dans cette gaine bordée de maisons, l’évolution agaçante qui a lieu entre deux hommes indécis qui voudraient passer tous deux, qui tiennent à ne pas s’embrasser, et qui se trouvent toujours ramenés dans les bras l’un de l’autre.

Poulain jura, le moine sacra, et l’homme de robe, moins patient que l’homme d’épée, le saisit par le milieu du corps pour le coller contre la muraille.

Dans ce conflit, et comme ils étaient sur le point de se gourmer, ils se reconnurent.

– Frère Borromée ! dit Poulain.

– Maître Nicolas Poulain ! s’écria le moine.

– Comment vous portez-vous ? reprit Poulain, avec cette admirable bonhomie et cette inaltérable mansuétude du bourgeois parisien.

– Très mal, répondit le moine, beaucoup plus difficile à calmer que le laïque, car vous m’avez mis en retard et j’étais fort pressé.

– Diable d’homme que vous êtes ! répliqua Poulain ; toujours belliqueux comme un Romain ! Mais où diable courez-vous à cette heure avec tant de hâte ? est-ce que le prieuré brûle ?

– Non pas ; mais j’étais allé chez madame la duchesse pour parler à Mayneville.

– Chez quelle duchesse ?

– Il n’y en a qu’une seule, ce me semble, chez laquelle on puisse parler à Mayneville, dit Borromée, qui d’abord avait cru pouvoir répondre catégoriquement au lieutenant de la prévôté, parce que ce lieutenant pouvait le faire suivre, mais qui cependant ne voulait pas être trop communicatif avec le curieux.

– Alors, reprit Nicolas Poulain, qu’alliez-vous faire chez madame de Montpensier ?

– Eh ! mon Dieu ! c’est tout simple, dit Borromée, cherchant une réponse spécieuse ; notre révérend prieur a été sollicité par madame la duchesse de devenir son directeur ; il avait accepté, mais un scrupule de conscience l’a pris, et il refuse. L’entrevue était fixée à demain : je dois donc, de la part de dom Modeste Gorenflot, dire à la duchesse qu’elle ne compte plus sur lui.

– Très bien ; mais vous n’avez pas l’air d’aller du côté de l’hôtel de Guise, mon très cher frère ; je dirai même plus, c’est que vous lui tournez parfaitement le dos.

– C’est vrai, reprit frère Borromée, puisque j’en viens.

– Mais où allez-vous alors ?

– On m’a dit, à l’hôtel, que madame la duchesse était allée faire visite à M. de Mayenne, arrivé ce soir et logé à l’hôtel Saint-Denis.

– Toujours vrai. Effectivement, dit Poulain, le duc est à l’hôtel Saint-Denis, et la duchesse est près du duc ; mais, compère, à quoi bon, je vous prie, jouer au fin avec moi ? Ce n’est pas d’ordinaire le trésorier qu’on envoie faire les commissions du couvent.

– Auprès d’une princesse, pourquoi pas ?

– Et ce n’est pas vous, le confident de Mayneville, qui croyez aux confessions de madame la duchesse de Montpensier.

– À quoi donc croirais-je ?

– Que diable ! mon cher, vous savez bien la distance qu’il y a du prieuré au milieu de la route, puisque vous me l’avez fait mesurer : prenez garde ! vous m’en dites si peu que j’en croirai peut-être beaucoup trop.

– Et vous aurez tort, cher monsieur Poulain ; je ne sais rien autre chose. Maintenant ne me retenez pas, je vous prie, car je ne trouverais plus madame la duchesse.

– Vous la trouverez toujours chez elle où elle reviendra et où vous auriez pu l’attendre.

– Ah ! dame ! fit Borromée, je ne suis pas fâché non plus de voir un peu M. le duc.

– Allons donc.

– Car enfin vous le connaissez : si une fois je le laisse partir chez sa maîtresse, on ne pourra plus mettre la main dessus.

– Voilà qui est parlé. Maintenant que je sais à qui vous avez affaire, je vous laisse ; adieu, et bonne chance.

Borromée, voyant le chemin libre, jeta, en échange des souhaits qui lui étaient adressés, un leste bonsoir à Nicolas Poulain, et s’élança dans la voie ouverte.

– Allons, allons : il y a encore quelque chose de nouveau, se dit Nicolas Poulain en regardant la robe du jacobin qui s’effaçait peu à peu dans l’ombre ; mais quel diable de besoin ai-je donc de savoir ce qui se passe ? est-ce que je prendrais goût par hasard au métier que je suis condamné à faire ? fi donc !

Et il s’alla coucher, non point avec le calme d’une bonne conscience, mais avec la quiétude que nous donne dans toutes les positions de ce monde, si fausses qu’elles soient, l’appui d’un plus fort que nous.

Pendant ce temps Borromée continuait sa course, à laquelle il imprimait une vitesse qui lui donnait l’espérance de rattraper le temps perdu.

Il connaissait en effet les habitudes de M. de Mayenne, et avait sans doute, pour être bien informé, des raisons qu’il n’avait pas cru devoir détailler à maître Nicolas Poulain.

Toujours est-il qu’il arriva suant et soufflant à l’hôtel Saint-Denis, au moment où le duc et la duchesse, ayant causé de leurs grandes affaires, M. de Mayenne allait congédier sa sœur pour être libre d’aller rendre visite à cette dame de la Cité dont nous savons que Joyeuse avait à se plaindre.

Le frère et la sœur, après plusieurs commentaires sur l’accueil du roi et sur le plan des dix, étaient convenus des faits suivants.

Le roi n’avait pas de soupçons, et se faisait de jour en jour plus facile à attaquer.

L’important était d’organiser la Ligue dans les provinces du nord, tandis que le roi abandonnait son frère et qu’il oubliait Henri de Navarre. De ces deux derniers ennemis, le duc d’Anjou, avec sa sourde ambition, était le seul à craindre ; quant à Henri de Navarre, on le savait par des espions bien renseignés, il ne s’occupait que de faire l’amour à ses trois ou quatre maîtresses.

– Paris était préparé, disait tout haut Mayenne ; mais leur alliance avec la famille royale donnait de la force aux politiques et aux vrais royalistes ; il fallait attendre une rupture entre le roi et ses alliés : cette rupture, avec le caractère inconstant de Henri, ne pouvait pas tarder à avoir lieu.

Or, comme rien ne presse, continuait de dire Mayenne, attendons.

– Moi, disait tout bas la duchesse, j’avais besoin de dix hommes répandus dans tous les quartiers de Paris pour soulever Paris après ce coup que je médite ; j’ai trouvé ces dix hommes, je ne demande plus rien.

Ils en étaient là, l’un de son dialogue, l’autre de ses apartés, lorsque Mayneville entra tout à coup, annonçant que Borromée voulait parler à M. le duc.

– Borromée ! fit le duc surpris, qu’est-ce que cela ?

– C’est, monseigneur, répondit Mayneville, celui que vous m’envoyâtes de Nancy, quand je demandai à Votre Altesse un homme d’action et un homme d’esprit.

– Je me rappelle ! je vous répondis que j’avais les deux en un seul, et je vous envoyai le capitaine Borroville. A-t-il changé de nom, et s’appelle-t-il Borromée ?

– Oui, monseigneur, de nom et d’uniforme ; il s’appelle Borromée, et est jacobin.

– Borroville, jacobin !

– Oui, monseigneur.

– Et pourquoi donc est-il jacobin ? Le diable doit bien rire, s’il l’a reconnu sous le froc.

– Pourquoi il est jacobin ? La duchesse fit un signe à Mayneville. Vous le saurez plus tard, continua celui-ci, c’est notre secret, monseigneur ; et, en attendant, écoutons le capitaine Borroville, ou le frère Borromée, comme il vous plaira.

– Oui, d’autant plus que sa visite m’inquiète, dit madame de Montpensier.

– Et moi aussi, je l’avoue, dit Mayneville.

– Alors introduisez-le sans perdre un instant, dit la duchesse.

Quant au duc, il flottait entre le désir d’entendre le messager et la crainte de manquer au rendez-vous de sa maîtresse.

Il regardait à la porte et à l’horloge. La porte s’ouvrit, et l’horloge sonna onze heures.

– Eh ! Borroville, dit le duc, ne pouvant s’empêcher de rire, malgré un peu de mauvaise humeur, comme vous voilà déguisé, mon ami !

– Monseigneur, dit le capitaine, je suis en effet bien mal à mon aise sous cette diable de robe ; mais enfin, il faut ce qu’il faut, comme disait M. de Guise le père.

– Ce n’est pas moi, toujours, qui vous ai fourré dans cette robe-là, Borroville, dit le duc ; ne m’en gardez donc point rancune, je vous prie.

– Non, monseigneur, c’est madame la duchesse ; mais je ne lui en veux pas, puisque j’y suis pour son service.

– Bien, merci, capitaine ; et maintenant, voyons, qu’avez-vous à nous dire si tard ?

– Ce que malheureusement je n’ai pu vous dire plus tôt, monseigneur, car j’avais tout le prieuré sur les bras.

– Eh bien ! maintenant parlez.

– Monsieur le duc, dit Borroville, le roi envoie ses secours à M. le duc d’Anjou.

– Bah ! dit Mayenne, nous connaissons cette chanson-là ; voilà trois ans qu’on nous la chante.

– Oh ! oui, mais cette fois, monseigneur, je vous donne la nouvelle comme sûre.

– Hum ! dit Mayenne, avec un mouvement de tête pareil à celui d’un cheval qui se cabre, comme sûre ?

– Aujourd’hui même, c’est-à-dire la nuit dernière, à deux heures du matin, M. de Joyeuse est parti pour Rouen. Il prend la mer à Dieppe et porte à Anvers trois mille hommes.

– Oh ! oh ! fit le duc ; et qui vous a dit cela, Borroville ?

– Un homme qui lui-même part pour la Navarre, monseigneur.

– Pour la Navarre ! chez Henri ?

– Oui, monseigneur.

– Et de la part de qui va-t-il chez Henri ?

– De la part du roi ; oui, monseigneur, de la part du roi, et avec une lettre du roi.

– Quel est cet homme ?

– Il s’appelle Robert Briquet.

– Après ?

– C’est un grand ami de dom Gorenflot.

– Un grand ami de dom Gorenflot ?

– Ils se tutoient.

– Ambassadeur du roi ?

– Ceci, j’en suis assuré ; il a du prieuré envoyé chercher au Louvre une lettre de créance, et c’est un de nos moines qui a fait la commission.

– Et ce moine ?

– C’est notre petit guerrier, Jacques Clément, celui-là même que vous avez remarqué, madame la duchesse.

– Et il ne vous a pas communiqué cette lettre ? dit Mayenne ; le maladroit !

– Monseigneur, le roi ne la lui a point remise ; il l’a fait porter au messager par des gens à lui.

– Il faut avoir cette lettre, morbleu !

– Certainement qu’il faut l’avoir, dit la duchesse.

– Comment n’avez-vous point songé à cela ? dit Mayneville.

– J’y avais si bien pensé que j’avais voulu adjoindre au messager un de mes hommes, un Hercule ; mais Robert Briquet s’en est défié et l’a renvoyé.

– Il fallait y aller vous-même.

– Impossible.

– Pourquoi cela ?

– Il me connaît.

– Pour moine, mais pas pour capitaine, j’espère ?

– Ma foi, je n’en sais rien : ce Robert Briquet a l’œil fort embarrassant.

– Quel homme est-ce donc ? demanda Mayenne.

– Un grand sec, tout nerfs, tout muscles et tout os, adroit, railleur et taciturne.

– Ah ! ah ! et maniant l’épée ?

– Comme celui qui l’a inventée, monseigneur.

– Figure longue ?

– Monseigneur, il a toutes les figures.

– Ami du prieur ?

– Du temps qu’il était simple moine.

– Oh ! j’ai un soupçon, fit Mayenne en fronçant le sourcil, et je m’éclaircirai.

– Faites vite, monseigneur, car, fendu comme il est, ce gaillard-là doit marcher rondement.

– Borroville, dit Mayenne, vous allez partir pour Soissons, où est mon frère.

– Mais le prieuré, monseigneur ?

– Êtes-vous donc si embarrassé, dit Mayneville, de faire une histoire à dom Modeste, et ne croit-il point tout ce que vous voulez lui faire croire ?

– Vous direz à M. de Guise, continua Mayenne, tout ce que vous savez de la mission de M. de Joyeuse.

– Oui, monseigneur.

– Et la Navarre, que vous oubliez, Mayenne ? dit la duchesse.

– Je l’oublie si peu que je m’en charge, répondit Mayenne. Qu’on me selle un cheval frais, Mayneville.

Puis il ajouta tout bas :

– Vivrait-il encore ? Oh ! oui, il doit vivre !

XXXIV. Chicot latiniste §

Après le départ des jeunes gens, on se rappelle que Chicot avait marché d’un pas rapide.

Mais aussi, dès qu’ils eurent disparu dans le vallon que forme la côte du pont de Juvisy sur l’Orge, Chicot qui semblait, comme Argus, avoir le privilège de voir par derrière et qui ne voyait plus ni Ernauton ni Sainte-Maline, Chicot s’arrêta au point culminant de la butte, interrogea l’horizon, les fossés, la plaine, les buissons, la rivière, tout enfin, jusqu’aux nuages pommelés qui glissaient obliquement derrière les grands ormes du chemin, et sûr de n’avoir aperçu personne qui le gênât ou l’espionnât, il s’assit au revers d’un fossé, le dos appuyé contre un arbre et commença ce qu’il appelait son examen de conscience.

Il avait deux bourses d’argent, car il s’était aperçu que le sachet remis par Sainte-Maline, outre la lettre royale, contenait certains objets arrondis et roulants qui ressemblaient fort à de l’or ou à de l’argent monnayé.

Le sachet était une véritable bourse royale, chiffrée de deux H, un brodé dessus, l’autre brodé dessous.

– C’est joli, dit Chicot en considérant la bourse, c’est charmant de la part du roi ! Son nom, ses armes ! on n’est pas plus généreux et plus stupide !

Décidément, jamais je ne ferai rien de lui.

Ma parole d’honneur, continua Chicot, si une chose m’étonne, c’est que ce bon et excellent roi n’ait pas du même coup fait broder sur la même bourse la lettre qu’il m’envoie porter à son beau-frère, et mon reçu. Pourquoi nous gêner ? Tout le monde politique est au grand air aujourd’hui : politiquons comme tout le monde. Bah ! quand on assassinerait un peu ce pauvre Chicot, comme on a déjà fait du courrier que ce même Henri envoyait à Rome à M. de Joyeuse, ce serait un ami de moins, voilà tout ; et les amis sont si communs par le temps qui court, qu’on peut en être prodigue.

Que Dieu choisit mal quand il choisit !

Maintenant, voyons d’abord ce qu’il y a d’argent dans la bourse, nous examinerons la lettre après : cent écus ! juste la même somme que j’ai empruntée à Gorenflot. Ah ! pardon, ne calomnions pas : voilà un petit paquet… de l’or d’Espagne, cinq quadruples. Allons ! allons ! c’est délicat ; il est bien gentil, Henriquet ! eh ! en vérité, n’étaient les chiffres et les fleurs de lis, qui me paraissent superflus, je lui enverrais un gros baiser.

Maintenant cette bourse-là me gêne ; il me semble que les oiseaux, en passant au-dessus de ma tête, me prennent pour un émissaire royal et vont se moquer de moi, ou, ce qui serait bien pis, me dénoncer aux passants.

Chicot vida sa bourse dans le creux de sa main, tira de sa poche le simple sac de toile de Gorenflot, y fit passer l’argent et l’or, en disant aux écus :

– Vous pouvez demeurer tranquillement ensemble, mes enfants, car vous venez du même pays.

Puis, tirant à son tour la lettre du sachet, il y mit en sa place un caillou qu’il ramassa, referma les cordons de la bourse sur le caillou et le lança, comme un frondeur fait d’une pierre, dans l’Orge qui serpentait au-dessous du pont.

L’eau jaillit, deux ou trois cercles en diaprèrent la calme surface, et allèrent, en s’élargissant, se briser contre ses bords.

– Voilà pour moi, dit Chicot ; maintenant travaillons pour Henri.

Et il prit la lettre qu’il avait posée à terre pour lancer la bourse plus facilement dans la rivière.

Mais il venait par le chemin un âne chargé de bois.

Deux femmes conduisaient cet âne qui marchait d’un pas aussi fier que si, au lieu de bois, il eût porté des reliques.

Chicot cacha la lettre sous sa large main, appuyée sur le sol, et les laissa passer.

Une fois seul, il reprit la lettre, en déchira l’enveloppe et en brisa le sceau avec la plus imperturbable tranquillité, et comme s’il se fût agi d’une simple lettre de procureur.

Puis il reprit l’enveloppe qu’il roula entre ses deux mains, le sceau qu’il broya entre deux pierres, et envoya le tout rejoindre le sachet.

– Maintenant, dit Chicot, voyons le style.

Et il déploya la lettre et lut :

« Notre très cher frère, cet amour profond que vous portait notre très cher frère et roi défunt, Charles IX, habite encore sous les voûtes du Louvre et me tient au cœur opiniâtrement. »

Chicot salua.

« Aussi me répugne-t-il d’avoir à vous entretenir d’objets tristes et fâcheux ; mais vous êtes fort dans la fortune contraire ; aussi je n’hésite plus à vous communiquer de ces choses qu’on ne dit qu’à des amis vaillants et éprouvés. »

Chicot interrompit et salua de nouveau.

« D’ailleurs, continua-t-il, j’ai un intérêt royal à vous persuader cet intérêt : c’est l’honneur de mon nom et du vôtre, mon frère.

Nous nous ressemblons en ce point, que nous sommes tous deux entourés d’ennemis. Chicot vous l’expliquera. »

– Chicotus explicabit ! dit Chicot, ou plutôt evolvet, ce qui est infiniment plus élégant.

« Votre serviteur, M. le vicomte de Turenne, fournit des sujets quotidiens de scandale à votre cour. À Dieu ne plaise que je regarde en vos affaires, sinon pour votre bien et honneur ! mais votre femme, qu’à mon grand regret je nomme ma sœur, devrait avoir ce souci pour vous en mon lieu et place… ce qu’elle ne fait. »

– Oh ! oh ! dit Chicot continuant ses traductions latines : Quaeque omittit facere. C’est dur.

« Je vous engage donc à veiller, mon frère, à ce que les intelligences de Margot avec le vicomte de Turenne, étrangement lié avec nos amis communs, n’apportent honte et dommage à la maison de Bourbon. Faites un bon exemple aussitôt que vous serez sûr du fait, et assurez-vous du fait aussitôt que vous aurez ouï Chicot expliquant ma lettre. »

– Statim atque audiveris Chicotum litteras explicantem.

Poursuivons, dit Chicot.

« Il serait fâcheux que le moindre soupçon planât sur la légitimité de votre héritage, mon frère, point précieux auquel Dieu m’interdit de songer ; car, hélas ! moi, je suis condamné d’avance à ne pas revivre dans ma postérité.

Les deux complices que, comme frère et comme roi, je vous dénonce, s’assemblent la plupart du temps en un petit château qu’on appelle Loignac. Ils choisissent le prétexte d’une chasse ; ce château est en outre un foyer d’intrigues auxquelles les messieurs de Guise ne sont point étrangers ; car vous savez, à n’en pas douter, mon cher Henri, de quel étrange amour ma sœur a poursuivi Henri de Guise et mon propre frère, M. d’Anjou, du temps que je portais ce nom moi-même, et qu’il s’appelait, lui, duc d’Alençon. »

– Quo et quam irregulari amore sit prosecuta et Henricum Guisium et germanum meum, etc.

« Je vous embrasse et vous recommande mes avis, tout prêt d’ailleurs à vous aider en tout et pour tout. En attendant, aidez-vous des avis de Chicot, que je vous envoie. »

– Age, auctore Chicoto. Bon ! me voilà conseiller du royaume de Navarre.

« Votre affectionné, etc., etc. »

Ayant lu ainsi, Chicot posa sa tête entre ses deux mains.

– Oh ! fit-il, voilà, ce me semble, une assez mauvaise commission, et qui me prouve qu’en fuyant un mal, comme dit Horatius Flaccus, on tombe dans un pire.

En vérité, j’aime mieux Mayenne.

Et cependant, à part son diable de sachet broché que je ne lui pardonne pas, la lettre est d’un habile homme. En effet, en supposant Henriot pétri de la pâte qui sert d’ordinaire à faire les maris, cette lettre le brouille du même coup avec sa femme, Turenne, Anjou, Guise, et même avec l’Espagne. En effet, pour que Henri de Valois soit si bien informé, au Louvre, de ce qui se passe chez Henri de Navarre, à Pau, il faut qu’il ait quelque espion là-bas, et cet espion va fort intriguer Henriot.

D’un autre côté, cette lettre va m’attirer force désagréments si je rencontre un Espagnol, un Lorrain, un Béarnais ou un Flamand, assez curieux pour chercher à savoir ce que l’on m’envoie faire en Béarn.

Or, je serais bien imprévoyant si je ne m’attendais point à la rencontre de quelqu’un de ces curieux-là.

Mons Borromée surtout, ou je me trompe fort, doit me réserver quelque chose.

Deuxième point.

Quelle chose Chicot a-t-il cherchée, lorsqu’il a demandé une mission près du roi Henri ?

La tranquillité était son but.

Or, Chicot va brouiller le roi de Navarre avec sa femme.

Ce n’est point l’affaire de Chicot, attendu que Chicot, en brouillant entre eux de si puissants personnages, va se faire des ennemis mortels qui l’empêcheront d’atteindre l’âge heureux de quatre-vingts ans.

Ma foi, tant mieux, il ne fait bon vivre que tant qu’on est jeune.

Mais autant valait alors attendre le coup de couteau de M. de Mayenne.

Non, car il faut réciprocité en toute chose ; c’est la devise de Chicot.

Chicot poursuivra donc son voyage.

Mais Chicot est homme d’esprit, et Chicot prendra ses précautions. En conséquence, il n’aura sur lui que de l’argent, afin que si l’on tue Chicot, on ne fasse tort qu’à lui.

Chicot va donc mettre la dernière main à ce qu’il a commencé, c’est-à-dire qu’il va traduire d’un bout à l’autre cette belle épître en latin, et se l’incruster dans la mémoire où déjà elle est gravée aux deux tiers ; puis il achètera un cheval, parce que réellement, de Juvisy à Pau, il faut mettre trop de fois le pied droit devant le pied gauche.

Mais avant toutes choses, Chicot déchirera la lettre de son ami Henri de Valois en un nombre infini de petits morceaux, et il aura soin surtout que ces petits morceaux s’en aillent, réduits à l’état d’atomes, les uns dans l’Orge, les autres dans l’air, et que le reste enfin soit confié à la terre, notre mère commune, dans le sein de laquelle tout retourne, même les sottises des rois.

Quand Chicot aura fini ce qu’il commence…

Et Chicot s’interrompit pour exécuter son projet de division. Le tiers de la lettre s’en alla donc par eau, l’autre tiers par l’air, et le troisième tiers disparut dans un trou creusé à cet effet avec un instrument qui n’était ni une dague ni un couteau, mais qui pouvait au besoin remplacer l’un et l’autre, et que Chicot portait à sa ceinture.

Lorsqu’il eut fini cette opération il continua :

– Chicot se remettra en route avec les précautions les plus minutieuses, et il dînera en la bonne ville de Corbeil, comme un honnête estomac qu’il est.

En attendant, occupons-nous, continua Chicot, du thème latin que nous avons décidé de faire ; je crois que nous allons composer un assez joli morceau.

Tout à coup Chicot s’arrêta ; il venait de s’apercevoir qu’il ne pouvait traduire en latin le mot Louvre ; cela le contrariait fort.

Il était également forcé de macaroniser le mot Margot en Margota, comme il avait déjà fait de Chicot en Chicotus, attendu que, pour bien dire, il eût fallu traduire Chicot par Chicôt, et Margot par Margôt, ce qui n’était plus latin, mais grec.

Quant à Margarita, il n’y pensait point ; la traduction, à son avis, n’eût point été exacte.

Tout ce latin, avec la recherche du purisme et la tournure cicéronienne, conduisit Chicot jusqu’à Corbeil, ville agréable, où le hardi messager regarda un peu les merveilles de Saint-Spire et beaucoup celles d’un rôtisseur-traiteur-aubergiste qui parfumait de ses vapeurs appétissantes les alentours de la cathédrale.

Nous ne décrirons point le festin qu’il fit ; nous n’essaierons point de peindre le cheval qu’il acheta dans l’écurie de l’hôtelier ; ce serait nous imposer une tâche trop rigoureuse ; disons seulement que le repas fut assez long et le cheval assez défectueux pour nous fournir, si notre conscience était moins grande, la matière de près d’un volume.

XXXV. Les quatre vents §

Chicot, avec son petit cheval qui devait être un bien fort cheval pour porter un si grand personnage ; Chicot, après avoir couché à Fontainebleau, fit le lendemain un coude à droite, jusqu’à un petit village nommé Orgeval. Il eût bien voulu faire ce jour-là quelques lieues encore, car il paraissait désireux de s’éloigner de Paris ; mais sa monture commençait de butter si fréquemment et si bas, qu’il jugea qu’il était urgent de s’arrêter.

D’ailleurs ses yeux, d’ordinaire si exercés, n’avaient réussi à rien apercevoir tout le long de la route.

Hommes, chariots et barrières lui avaient paru parfaitement inoffensifs.

Mais Chicot, en sûreté, pour l’apparence du moins, ne vivait pas pour cela en sécurité ; personne, en effet, nos lecteurs doivent le savoir, ne croyait moins et ne se fiait moins aux apparences que Chicot.

Avant de se coucher et de faire coucher son cheval, il examina donc avec grand soin toute la maison.

On montra à Chicot de superbes chambres avec trois ou quatre entrées ; mais, à l’avis de Chicot, non seulement ces chambres avaient trop de portes, mais encore ces portes ne fermaient pas assez bien.

L’hôte venait de faire réparer un grand cabinet sans autre issue qu’une porte sur l’escalier ; cette porte était armée de verrous formidables à l’intérieur.

Chicot se fit dresser un lit dans ce cabinet, qu’il préféra du premier coup à ces magnifiques chambres sans fortifications, qu’on lui avait montrées.

Il fit jouer les verrous dans leurs gâches, et satisfait de leur jeu solide et facile à la fois, il soupa chez lui, défendit qu’on enlevât la table, sous prétexte qu’il lui prenait parfois des faimvalles dans la nuit, soupa, se déshabilla, plaça ses habits sur une chaise et se coucha.

Mais avant de se coucher, pour plus grande précaution, il tira de ses habits la bourse ou plutôt le sac d’écus, et le plaça sous son chevet avec sa bonne épée.

Puis il repassa trois fois la lettre dans son esprit.

La table lui faisait un second contrefort, et cependant ce double rempart ne lui parut point suffisant ; il se releva, prit une armoire entre ses deux bras, et la plaça en face de l’issue qu’elle boucha hermétiquement.

Il avait donc entre lui et toute agression possible, une porte, une armoire, et une table.

L’hôtellerie avait paru à Chicot à peu près inhabitée. L’hôte avait une figure candide ; il faisait ce jour-là un vent à décorner des bœufs, et l’on entendait dans les arbres voisins ces craquements effroyables qui deviennent, au dire de Lucrèce, un bruit si doux et si hospitalier pour le voyageur bien clos et bien couvert, étendu dans un bon lit.

Chicot, après tous ses préparatifs de défense, se plongea délicieusement dans le sien. Il faut le dire, ce lit était moelleux et constitué de façon à garantir un homme de toutes les inquiétudes, vinssent-elles des hommes, vinssent-elles des choses.

En effet, il s’abritait sous ses larges rideaux de serge verte, et une courtine, épaisse comme un édredon, chatouillait d’une douce chaleur les membres du voyageur endormi.

Chicot avait soupé comme Hippocrate ordonne de le faire, c’est-à-dire modestement : il n’avait bu qu’une bouteille de vin ; son estomac, dilaté comme il convient, envoyait à tout l’organisme cette sensation de bien-être que communique, sans y faillir jamais, ce complaisant organe, suppléant du cœur chez beaucoup de gens qu’on appelle des honnêtes gens.

Chicot était éclairé par une lampe qu’il avait posée sur le rebord de la table qui avoisinait son lit ; il lisait, avant de s’endormir et un peu pour s’endormir, un livre très curieux et fort nouveau qui venait de paraître, et qui était l’œuvre d’un certain maire de Bordeaux, que l’on appelait Montagne ou Montaigne.

Ce livre avait été imprimé à Bordeaux même en 1581 ; il contenait les deux premières parties d’un ouvrage assez connu depuis et intitulé les Essais. Ce livre était assez amusant pour qu’un homme le lût et le relût pendant le jour. Mais il avait en même temps l’avantage d’être assez ennuyeux pour ne point empêcher de dormir un homme qui a fait quinze lieues à cheval et qui a bu sa bouteille de vin généreux à souper.

Chicot estimait fort ce livre, qu’il avait mis, en partant de Paris, dans la poche de son pourpoint et dont il connaissait personnellement l’auteur. Le cardinal du Perron l’avait surnommé le bréviaire des honnêtes gens ; et Chicot, capable en tout point d’apprécier le goût et l’esprit du cardinal, Chicot, disons-nous, prenait volontiers les Essais du maire de Bordeaux pour bréviaire.

Cependant il arriva qu’en lisant son huitième chapitre, il s’endormit profondément.

La lampe brûlait toujours ; la porte, renforcée de l’armoire et de la table, était toujours fermée ; l’épée était toujours au chevet avec les écus. Saint Michel Archange eût dormi comme Chicot, sans songer à Satan, même lorsqu’il eût su le lion rugissant de l’autre côté de cette porte et à l’envers de ses verrous.

Nous avons dit qu’il faisait grand vent ; les sifflements de ce serpent gigantesque glissaient avec des mélodies effrayantes sous la porte, et secouaient les airs d’une façon bizarre ; le vent est la plus parfaite imitation ou plutôt la plus complète raillerie de la voix humaine : tantôt il glapit comme un enfant qui pleure, tantôt il imite, dans ses grondements, la grosse colère d’un mari qui se querelle avec sa femme.

Chicot se connaissait en tempête ; au bout d’une heure, tout ce fracas était devenu pour lui un élément de tranquillité ; il luttait contre toutes les intempéries de la saison.

Contre le froid, avec sa courtine ;

Contre le vent, avec ses ronflements.

Cependant, tout en dormant, il semblait à Chicot que la tempête grossissait et surtout se rapprochait d’une façon insolite.

Tout à coup, une rafale d’une force invincible ébranle la porte, fait sauter gâches et verrous, pousse l’armoire qui perd son équilibre et tombe sur la lampe qu’elle éteint et sur la table qu’elle écrase.

Chicot avait la faculté, tout en dormant bien, de s’éveiller vite et avec toute sa présence d’esprit ; cette présence d’esprit lui indiqua qu’il valait mieux se laisser glisser dans la ruelle que de descendre en avant du lit. En se laissant glisser dans la ruelle, ses deux mains alertes et aguerries se portèrent rapidement à gauche sur le sac d’écus, à droite sur la poignée de son épée.

Chicot ouvrit de grands yeux.

Nuit profonde.

Chicot alors ouvrit les oreilles, et il lui sembla que cette nuit était littéralement déchirée par le combat des quatre vents qui se disputaient toute cette chambre, depuis l’armoire, qui continuait d’écraser de plus en plus la table, jusqu’aux chaises, qui roulaient et se choquaient tout en se cramponnant aux autres meubles.

Il semble à Chicot, au milieu de tout ce fracas, que les quatre vents sont entrés chez lui en chair et en os, et qu’il a affaire à Eurus, à Notus, à Aquilo et à Boréas en personne, avec leurs grosses joues et surtout leurs gros pieds.

Résigné, parce qu’il comprend qu’il ne peut rien contre les dieux de l’Olympe, Chicot s’accroupit dans l’angle de sa ruelle, semblable au fils d’Oïlée, après une de ses grandes fureurs que raconte Homère.

Seulement il tient la pointe de sa longue épée en arrêt et du côté du vent, ou plutôt des vents, afin que si les mythologiques personnages s’approchent inconsidérément de lui, ils s’embrochent tout seuls, dût-il résulter ce qui résulta de la blessure faite par Diomède à Vénus.

Seulement, après quelques minutes du plus abominable tintamarre qui ait jamais déchiré l’oreille humaine, Chicot profite d’un moment de répit que lui donne la tempête pour dominer de sa voix les éléments déchaînés et les meubles livrés à des colloques trop bruyants pour être tout à fait naturels.

Chicot crie et vocifère : Au secours !

Enfin, Chicot fait tant de bruit à lui tout seul, que les éléments se calment, comme si Neptune en personne avait prononcé le fameux Quos ego, et qu’après six ou huit minutes pendant lesquelles Eurus, Notus, Boréas, Aquilo semblent battre en retraite, l’hôte reparaît avec une lanterne et vient éclairer le drame.

La scène sur laquelle il venait de se jouer présentait un aspect déplorable, et qui ressemblait fort à celui d’un champ de bataille. La grande armoire, renversée sur la table broyée, démasquait la porte sans gonds et qui, retenue seulement par un de ses verrous, oscillait comme une voile de navire ; les trois ou quatre chaises qui complétaient l’ameublement avaient le dos renversé et les pieds en l’air ; enfin les faïences qui garnissaient la table gisaient éclopées et étoilées sur les dalles.

– Mais c’est donc ici l’enfer ! s’écria Chicot en reconnaissant son hôte à la lueur de sa lanterne.

– Oh ! monsieur, s’écria l’hôte en apercevant l’affreux dégât qui venait d’être consommé, oh ! monsieur, qu’est-il donc arrivé ?

Et il leva les mains et par conséquent sa lanterne au ciel.

Combien y a-t-il de démons logés chez vous, dites-moi, mon ami ? hurla Chicot.

– Oh ! Jésus ! quel temps ! répondit l’hôte avec le même geste pathétique.

– Mais les verrous ne tiennent donc pas ? continua Chicot ; la maison est donc de carton ? J’aime mieux sortir d’ici : Je préfère la plaine.

Et Chicot se dégagea de la ruelle du lit, et apparut, l’épée à la main, dans l’espace demeuré libre entre le pied du lit et la muraille.

– Oh ! mes pauvres meubles ! soupira l’hôte.

– Et mes habits ! s’écria Chicot : où sont-ils, mes habits qui étaient sur cette chaise ?

– Vos habits, mon cher monsieur ? fit l’hôte avec naïveté ; mais s’ils y étaient, ils doivent y être encore.

– Comment ! s’ils y étaient ! mais supposez-vous, par hasard, dit Chicot, que je sois venu hier dans le costume où vous me voyez ?

Et Chicot essaya, mais en vain, de se draper dans sa légère tunique.

– Mon Dieu ! monsieur, répondit l’hôte assez embarrassé de répondre à un pareil argument, je sais bien que vous étiez vêtu.

– C’est heureux que vous en conveniez.

– Mais…

– Mais quoi ?

– Le vent a tout ouvert, tout dispersé.

– Ah ! c’est une raison.

– Vous voyez bien, fit vivement l’hôte.

– Cependant, reprit Chicot, suivez mon calcul, cher ami. Quand le vent entre quelque part, et il faut qu’il soit entré ici, n’est-ce pas, pour y faire le désordre que j’y vois ?

– Sans aucun doute.

– Eh bien ! quand le vent entre quelque part, c’est en venant du dehors ?

– Oui, certes, monsieur.

– Vous ne le contestez pas ?

– Non, ce serait folie.

– Eh bien ! le vent devait donc, en entrant ici, amener les habits des autres dans ma chambre, au lieu d’emporter les miens je ne sais où.

– Ah ! dame ! oui, ce me semble. Cependant, la preuve du contraire existe ou semble exister.

– Compère, dît Chicot, qui venait d’explorer le plancher avec son œil investigateur, compère, quel chemin le vent a-t-il pris pour venir me trouver ici ?

– Plaît-il, monsieur ?

– Je vous demande d’où vient le vent ?

– Du nord, monsieur, du nord.

– Eh bien ! il a marché dans la boue, car voici ses souliers imprimés sur le carreau.

Et Chicot montrait, en effet, sur la dalle les traces toutes récentes d’une chaussure boueuse. L’hôte pâlit.

– Maintenant, mon cher, dit Chicot, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de surveiller ces sortes de vents qui entrent dans les auberges, pénètrent dans les chambres en enfonçant les portes, et se retirent en volant les habits des voyageurs.

L’hôte recula de deux pas, afin de se dégager de tous ces meubles renversés, et de se retrouver à l’entrée du corridor.

Puis, lorsqu’il sentit sa retraite assurée :

– Pourquoi m’appeler voleur ? dit-il.

– Tiens ! qu’avez-vous donc fait de votre figure de bonhomme ? demanda Chicot : je vous trouve tout changé.

– Je change, parce que vous m’insultez.

– Moi !

– Sans doute, vous m’appelez voleur, répliqua l’hôte sur un ton encore plus élevé, et ressemblant fort à de la menace.

– Mais je vous appelle voleur parce que vous êtes responsable de mes effets, il me semble, et que mes effets ont été volés ; vous ne le nierez pas ?

Et ce fut Chicot qui, à son tour, comme un maître d’armes qui tâte son adversaire, fit un geste de menace.

– Holà ! cria l’hôte, holà ! venez à moi, vous autres !

À cet appel, quatre hommes armés de bâtons, parurent dans l’escalier.

– Ah ! voici Eurus, Notus, Aquilo et Boréas, dit Chicot, ventre de biche ! puisque l’occasion s’en présente, je veux priver la terre du vent du Nord ; c’est un service à rendre à l’humanité ; il y aura printemps éternel.

Et il détacha un si rude coup de sa longue épée dans la direction de l’assaillant le plus proche, que si celui-ci, avec la légèreté d’un véritable fils d’Éole, n’eût point fait un bond en arrière, il était percé d’outre en outre.

Malheureusement comme, tout en faisant ce bond, il regardait Chicot, et par conséquent, ne pouvait voir derrière lui, il tomba sur le rebord de la dernière marche de l’escalier, le long duquel, ne pouvant garder son centre de gravité, il dégringola à grand bruit.

Cette retraite fut un signal pour les trois autres qui disparurent par l’orifice ouvert devant eux ou plutôt derrière eux, avec la rapidité de fantômes qui s’abîment dans une trappe.

Cependant, le dernier qui disparut avait eu le temps, tandis que ses compagnons opéraient leur descente, de dire quelques mots à l’oreille de l’hôte.

– C’est bien, c’est bien ! grommela celui-ci, on les retrouvera, vos habits.

– Eh bien, voilà tout ce que je demande.

– Et l’on va vous les apporter.

– À la bonne heure : ne pas aller nu, c’est un souhait raisonnable, ce me semble.

On apporta en effet les habits, mais visiblement détériorés.

– Oh ! oh ! fit Chicot, il y a bien des clous dans votre escalier. Diables de vents, va ! mais enfin, réparation d’honneur. Comment pouvais-je vous soupçonner ? vous avez une si honnête figure.

L’hôte sourit avec aménité.

– Et maintenant, dit-il, vous allez vous rendormir, je présume ?

– Non, merci, non, j’ai dormi assez.

– Qu’allez-vous donc faire ?

– Vous allez me prêter votre lanterne, s’il vous plaît, et je continuerai ma lecture, répliqua Chicot, avec le même agrément.

L’hôte ne dit rien ; il tendit seulement sa lanterne à Chicot et se retira.

Chicot redressa son armoire contre la porte, et se rengaina dans son lit.

La nuit fut calme ; le vent s’était éteint, comme si l’épée de Chicot avait pénétré dans l’outre qui l’entretenait.

Au point du jour, l’ambassadeur demanda son cheval, paya sa dépense et partit en disant :

– Nous verrons ce soir.

XXVI. Comment Chicot continua son voyage et ce qui lui arriva §

Chicot passa toute sa matinée à s’applaudir d’avoir eu le sang-froid et la patience que nous avons dits pendant cette nuit d’épreuves.

– Mais, pensa-t-il, on ne prend pas deux fois un vieux loup au même piège ; il est donc à peu près certain qu’on va inventer aujourd’hui une diablerie nouvelle à mon endroit : tenons-nous donc sur nos gardes.

Le résultat de ce raisonnement, plein de prudence, fut que Chicot fit pendant toute la journée une marche que Xénophon n’eût pas trouvée indigne d’immortaliser dans sa retraite des Dix Mille.

Tout arbre, tout accident de terrain, toute muraille lui servaient de point d’observation ou de fortification naturelle.

Il avait même conclu, chemin faisant, des alliances, sinon offensives, du moins défensives.

En effet, quatre gros marchands épiciers de Paris, qui s’en allaient commander à Orléans leurs confitures de cotignac, et à Limoges leurs fruits secs, daignèrent agréer la société de Chicot, lequel s’annonça pour un chaussetier de Bordeaux, retournant chez lui après ses affaires faites. Or, comme Chicot, Gascon d’origine, n’avait perdu son accent que lorsque l’absence de cet accent lui était particulièrement nécessaire, il n’inspira aucune défiance à ses compagnons de voyage.

Cette armée se composait donc de cinq maîtres et de quatre commis épiciers : elle n’était pas plus méprisable quant à l’esprit que quant au nombre, attendu les habitudes belliqueuses introduites depuis la Ligue dans les mœurs de l’épicerie parisienne.

Nous n’affirmerons pas que Chicot professait un grand respect pour la bravoure de ses compagnons ; mais, alors certainement, le proverbe dit vrai qui assure que trois poltrons ensemble ont moins peur qu’un brave tout seul.

Chicot n’eut plus peur du tout, du moment où il se trouva avec quatre poltrons ; il dédaigna même de se retourner dès lors, comme il faisait auparavant, pour voir ceux qui pouvaient le suivre.

Il résulta de là qu’on atteignit sans encombre, en politiquant beaucoup, et en faisant force bravades, la ville désignée pour le souper et le coucher de la troupe.

On soupa, on but sec, et chacun gagna sa chambre.

Chicot n’avait épargné, pendant ce festin, ni sa verve railleuse qui divertissait ses compagnons, ni les coups de muscat et de bourgogne qui entretenaient sa verve : on avait fait bon marché entre commerçants, c’est-à-dire entre gens libres, de Sa Majesté le roi de France et de toutes les autres majestés, fussent-elles de Lorraine, de Navarre, de Flandre ou d’autres lieux.

Or, Chicot s’alla coucher après avoir donné, pour le lendemain, rendez-vous à ses quatre épiciers, qui l’avaient pour ainsi dire triomphalement conduit à sa chambre.

Maître Chicot se trouvait donc gardé comme un prince, dans son corridor, par les quatre voyageurs dont les quatre cellules précédaient la sienne, sise au bout du couloir, et par conséquent inexpugnable, grâce aux alliances intermédiaires.

En effet, comme à cette époque les routes étaient peu sûres, même pour ceux qui n’étaient chargés que de leurs propres affaires, chacun s’était assuré de l’appui du voisin, en cas de malencontre. Chicot, qui n’avait pas raconté ses mésaventures de la nuit précédente, avait poussé, on le comprend, à la rédaction de cet article du traité qui avait au reste été adopté à l’unanimité.

Chicot pouvait donc, sans manquer à sa prudence accoutumée, se coucher et s’endormir. Il pouvait d’autant mieux le faire qu’il avait, par renfort de prudence, visité minutieusement la chambre, poussé les verrous de sa porte et fermé les volets de sa fenêtre, la seule qu’il y eût dans l’appartement ; il va sans dire qu’il avait sondé la muraille du poing, et que partout la muraille avait rendu un son satisfaisant. Mais il arriva, pendant son premier sommeil, un événement que le sphinx lui-même, ce devin par excellence, n’aurait jamais pu prévoir : c’est que le diable était en train de se mêler des affaires de Chicot, et que le diable est plus fin que tous les sphinx du monde.

Vers neuf heures et demie, un coup fut frappé timidement à la porte des commis épiciers logés tous quatre ensemble, dans une sorte de galetas, au-dessus du corridor des marchands, leurs patrons. L’un d’eux ouvrit d’assez mauvaise humeur, et se trouva nez à nez avec l’hôte.

– Messieurs, leur dit ce dernier, je vois avec bien de la joie que vous vous êtes couchés tout habillés ; je veux vous rendre un grand service. Vos maîtres se sont fort échauffés à table en parlant politique. Il paraît qu’un échevin de la ville les a entendus et a rapporté leurs propos au maire ; or, notre ville se pique d’être fidèle ; le maire vient d’envoyer le guet qui a saisi vos patrons et les a conduits à l’Hôtel-de-Ville pour s’expliquer. La prison est bien près de l’Hôtel-de-Ville, mes garçons, gagnez au pied ; vos mules vous attendent, vos patrons vous rejoindront toujours bien.

Les quatre commis bondirent comme des chevreaux, se faufilèrent dans l’escalier, sautèrent tout tremblants sur leurs mules et reprirent le chemin de Paris, après avoir chargé l’hôte d’avertir leurs maîtres de leur départ et de la direction adoptée, s’il arrivait que leurs maîtres revinssent à l’hôtellerie.

Cela fait, et ayant vu disparaître les quatre garçons au coin de la rue, l’hôte s’en alla heurter, avec la même précaution, à la première porte du corridor.

Il gratta si bien, que le premier marchand lui cria d’une voix de Stentor :

– Qui va là ?

– Silence, malheureux ! répondit l’hôte : venez auprès de la porte, et marchez sur la pointe des pieds.

Le marchand obéit ; mais comme c’était un homme prudent, tout en collant son oreille à la porte, il n’ouvrit pas et demanda :

– Qui êtes-vous ?

– Ne reconnaissez-vous pas la voix de votre hôte ?

– C’est vrai ; eh ! mon Dieu, qu’y a-t-il ?

– Il y a que vous avez à table un peu librement parlé du roi, et que le maire en a été informé par quelque espion, en sorte que le guet est venu. Heureusement que j’ai eu l’idée d’indiquer la chambre de vos commis, de sorte qu’il est occupé à arrêter là-haut vos commis au lieu de vous arrêter vous-mêmes ici.

– Oh ! oh ! que m’apprenez-vous ? fit le marchand.

– La simple et pure vérité ! Hâtez-vous de vous sauver, tandis que l’escalier est encore libre…

– Mais, mes compagnons ?

– Oh ! vous n’aurez pas le temps de les prévenir.

– Pauvres gens !

– Et le marchand s’habilla en toute hâte.

Pendant ce temps l’hôte, comme frappé d’une inspiration subite, cogna du doigt la cloison qui séparait le premier marchand du second.

Le second, réveillé par les mêmes paroles et la même fable, ouvrit doucement sa porte ; le troisième, réveillé comme le second, appela le quatrième ; et tous quatre alors, légers comme une volée d’hirondelles, disparurent en levant les bras au ciel et en marchant sur la pointe des orteils.

– Ce pauvre chaussetier, disaient-ils, c’est sur lui que tout va tomber ; il est vrai que c’est lui qui en a dit le plus. Ma foi, gare à lui, car l’hôte n’a pas eu le temps de le prévenir comme nous !

En effet, maître Chicot, comme on le comprend, n’avait été prévenu de rien.

Au moment même où les marchands s’enfuyaient en le recommandant à Dieu, il dormait du plus profond sommeil.

L’hôte s’en assura en écoutant à la porte ; puis il descendit dans la salle basse dont la porte soigneusement fermée s’ouvrit à son signal.

Il ôta son bonnet et entra.

La salle était occupée par six hommes armés dont l’un paraissait avoir le droit de commander aux autres.

– Eh bien ? dit ce dernier.

– Eh bien, monsieur l’officier, j’ai obéi en tout point.

– Votre auberge est déserte ?

– Absolument.

– La personne que nous vous avons désignée n’a pas été prévenue ni réveillée ?

– Ni prévenue, ni réveillée.

– Monsieur l’hôtelier, vous savez au nom de qui nous agissons ; vous savez quelle cause nous servons, car vous êtes vous-même défenseur de cette cause ?

– Oui, certes, monsieur l’officier ; aussi voyez-vous que j’ai sacrifié, pour obéir à mon serment, l’argent que mes hôtes eussent dépensé chez moi ; mais il est dit dans ce serment : Je sacrifierai mes biens à la défense de la sainte religion catholique.

– Et ma vie !… vous oubliez ce mot, dit l’officier d’une voix altière.

– Mon Dieu ! s’écria l’hôte en joignant les mains, est-ce qu’on me demande ma vie ? j’ai femme et enfants !

– On ne vous la demandera que si vous n’obéissez point aveuglément à ce qui vous sera recommandé.

– Oh ! j’obéirai, soyez tranquille.

– En ce cas, allez vous coucher ; fermez les portes, et, quoi que vous entendiez ou voyiez, ne sortez pas, dût votre maison brûler et s’écrouler sur votre tête. Vous voyez que votre rôle n’est pas difficile.

– Hélas ! hélas ! je suis ruiné, murmura l’hôte.

– On m’a chargé de vous indemniser, dît l’officier ; prenez ces trente écus que voici.

– Ma maison estimée trente écus ! fit piteusement l’aubergiste.

– Eh ! vive Dieu ! l’on ne vous cassera pas seulement une vitre, pleureur que vous êtes… Fi ! les vilains champions de la sainte Ligue que nous avons là !

L’hôte partit et s’enferma comme un parlementaire prévenu du sac de la ville.

Alors l’officier commanda aux deux hommes les mieux armés de se placer sous la fenêtre de Chicot.

Lui-même, avec les trois autres, monta au logis de ce pauvre chaussetier, comme l’appelaient ses compagnons de voyage, déjà loin de la ville.

– Vous savez l’ordre ? dit l’officier. S’il ouvre, s’il se laisse fouiller, si nous trouvons sur lui ce que nous cherchons, on ne lui fera pas le moindre mal ; mais, si le contraire arrive, un bon coup de dague, entendez-vous bien ? pas de pistolet, pas d’arquebuse. D’ailleurs, c’est inutile, étant quatre contre un.

On était arrivé à la porte.

L’officier heurta.

– Qui va là ? dit Chicot, réveillé en sursaut.

– Pardieu ! dit l’officier, soyons rusé.

Vos amis les épiciers, lesquels ont quelque chose d’important à vous communiquer, dit-il.

– Oh ! oh ! fit Chicot, le vin d’hier vous a bien grossi la voix, mes épiciers.

L’officier adoucit sa voix, et dans le diapason le plus insinuant :

– Mais ouvrez donc, cher compagnon et confrère.

– Ventre de biche ! comme votre épicerie sent la ferraille ! dit Chicot

– Ah ! tu ne veux pas ouvrir ! cria l’officier impatienté ; alors sus ! enfoncez la porte !

Chicot courut à la fenêtre, la tira à lui, et vit en bas les deux épées nues.

– Je suis pris ! s’écria-t-il.

– Ah ! ah ! compère, dit l’officier, qui avait entendu le bruit de la fenêtre qui s’ouvrait, tu crains le saut périlleux : tu as raison. Allons, ouvre-nous, ouvre !

– Ma foi, non, dit Chicot ; la porte est solide, et il me viendra du renfort quand vous ferez du bruit.

L’officier éclata de rire et ordonna aux soldats de desceller les gonds.

Chicot se mît à hurler pour appeler les marchands.

– Imbécile ! dit l’officier, crois-tu que nous t’avons laissé du secours ! Détrompe-toi, tu es bien seul, et par conséquent bien perdu ! Allons, fais contre mauvaise fortune bon cœur… Marchez, vous autres !

Et Chicot entendît frapper trois crosses de mousquet contre la porte avec la force et la régularité de trois béliers.

– Il y a là, dit-il, trois mousquets et un officier ; en bas, deux épées seulement : quinze pieds à sauter, c’est une misère. J’aime mieux les épées que les mousquets.

Et nouant son sac à sa ceinture, il monta sans hésiter sur le rebord de la fenêtre, tenant son épée à la main.

Les deux hommes demeurés en bas tenaient leur lame en l’air.

Mais Chicot avait deviné juste. Jamais un homme, fût-il Goliath, n’attendra la chute d’un homme, fût-il un pygmée, lorsque cet homme peut le tuer en se tuant.

Les soldats changèrent de tactique et se reculèrent, décidés à frapper Chicot lorsqu’il serait tombé.

C’est là que le Gascon les attendait. Il sauta, en homme habile, sur les pointes et resta accroupi. Au même instant, un des hommes lui détacha un coup de pointe voire qui eût percé une muraille.

Mais Chicot ne se donna même pas la peine de parer. Il reçut le coup en plein thorax ; mais, grâce à la cotte de mailles de Gorenflot, la lame de son ennemi se brisa comme verre.

– Il est cuirassé ! dit le soldat.

– Pardieu ! répliqua Chicot, qui d’un revers lui avait déjà fendu la tête.

L’autre se mit à crier, ne songeant plus qu’à parer, car Chicot attaquait.

Malheureusement il n’était pas même de la force de Jacques Clément. Chicot l’étendit, à la seconde passe, à côté de son camarade.

En sorte que, la porte enfoncée, l’officier ne vit plus, en regardant par la fenêtre, que ses deux sentinelles baignant dans leur sang.

À cinquante pas des moribonds, Chicot s’enfuyait assez tranquillement.

– C’est un démon ! cria l’officier, il est à l’épreuve du fer.

– Oui, mais pas du plomb, fit un soldat en le couchant en joue.

– Malheureux ! s’écria l’officier en relevant le mousquet, du bruit ! tu réveillerais toute la ville : nous le trouverons demain.

– Ah ! voilà, dit philosophiquement un des soldats ; c’est quatre hommes qu’il eût fallu mettre en bas, et deux en haut seulement.

– Vous êtes un sot ! répondit l’officier.

– Nous verrons ce que M. le duc lui dira qu’il est, à lui ! grommela ce soldat pour se consoler.

Et il reposa la crosse de son mousquet à terre.

XXXVII. Troisième journée de voyage §

Chicot ne s’enfuyait avec cette mollesse que parce qu’il était à Étampes, c’est-à-dire dans une ville, au milieu d’une population, sous la sauvegarde d’une certaine quantité de magistrats qui, à sa première réquisition, eussent donné cours à la justice et eussent arrêté M. de Guise lui-même.

Ses assaillants comprirent admirablement leur fausse position. Aussi l’officier, on l’a vu, au risque de laisser fuir Chicot, défendit à ses soldats l’usage des armes bruyantes.

Ce fut par la même raison qu’il s’abstint de poursuivre Chicot qui eût, au premier pas qu’on eût fait sur ses traces, poussé des cris à réveiller toute la ville.

La petite troupe, réduite d’un tiers, s’enveloppa dans l’ombre, abandonnant, pour se moins compromettre, les deux morts, et en laissant leurs épées auprès d’eux pour qu’on supposât qu’ils s’étaient entretués.

Chicot chercha, mais en vain, dans le quartier, ses marchands et leurs commis.

Puis, comme il supposait bien que ceux à qui il avait eu affaire, voyant leur coup manqué, n’avaient garde de rester dans la ville, il pensa qu’il était de bonne guerre à lui d’y rester.

Il y eut plus : après avoir fait un détour et de l’angle d’une rue voisine avoir entendu s’éloigner le pas des chevaux, il eut l’audace de revenir à l’hôtellerie.

Il y trouva l’hôte qui n’avait pas encore repris son sang-froid et qui le laissa seller son cheval dans l’écurie, en le regardant avec le même ébahissement qu’il eût fait pour un fantôme.

Chicot profita de cette stupeur bienveillante pour ne pas payer sa dépense, que de son côté l’hôte se garda bien de réclamer.

Puis il alla achever sa nuit dans la grande salle d’une autre hôtellerie, au milieu de tous les buveurs, lesquels étaient bien loin de se douter que ce grand inconnu, au visage souriant et à l’air gracieux, tout en manquant d’être tué, venait de tuer deux hommes.

Le point du jour le trouva sur la route, en proie à des inquiétudes qui grandissaient d’instants en instants. Deux tentatives avaient échoué heureusement ; une troisième pouvait lui être funeste.

À ce moment il eût composé avec tous les Guisards, quitte à leur conter les bourdes qu’il savait si bien inventer.

Un bouquet de bois lui donnait des appréhensions difficiles à décrire ; un fossé lui faisait courir des frissons par tout le corps ; une muraille un peu haute était sur le point de le faire retourner en arrière.

De temps en temps il se promettait, une fois à Orléans, d’envoyer au roi un courrier pour demander de ville en ville une escorte.

Mais comme jusqu’à Orléans la route fut déserte et parfaitement sûre, Chicot pensa qu’il aurait inutilement l’air d’un poltron, que le roi perdrait sa bonne opinion de Chicot, et qu’une escorte serait bien gênante ; d’ailleurs cent fossés, cinquante haies, vingt murs, dix taillis avaient déjà été passés sans que le moindre objet suspect se fût montré sous les branches ou sur les pierres.

Mais, après Orléans, Chicot sentit ses terreurs redoubler ; quatre heures approchaient, c’est-à-dire le soir. La route était fourrée comme un bois, elle montait comme une échelle ; le voyageur, se détachant sur le chemin grisâtre, apparaissait pareil au More d’une cible, à quiconque se fût senti le désir de lui envoyer une balle d’arquebuse.

Tout à coup Chicot entendit au loin un certain bruit semblable au roulement que font sur la terre sèche les chevaux qui galopent.

Il se retourna, et au bas de la côte dont il avait atteint la moitié, il vit des cavaliers montant à toute bride.

Il les compta ; ils étaient sept.

Quatre avaient des mousquets sur l’épaule.

Le soleil couchant tirait de chaque canon un long éclat d’un rouge de sang.

Les chevaux de ces cavaliers gagnaient beaucoup sur le cheval de Chicot. Chicot d’ailleurs ne se souciait pas d’engager une lutte de rapidité dont le résultat eût été de diminuer ses ressources en cas d’attaque.

Il fit seulement marcher son cheval en zig-zags, pour enlever aux arquebusiers la fixité du point de mire.

Ce n’était point sans une profonde intelligence de l’arquebuse en général, et des arquebusiers en particulier, que Chicot employait cette manœuvre ; car au moment où les cavaliers se trouvaient à cinquante pas de lui, il fut salué par quatre coups qui, suivant la direction dans laquelle tiraient les cavaliers, passèrent droit au-dessus de sa tête.

Chicot s’attendait, comme on l’a vu, à ces quatre coups d’arquebuse ; aussi avait-il fait son plan d’avance. En entendant siffler les balles, il abandonna les rênes et se laissa glisser à bas de son cheval. Il avait eu la précaution de tirer son épée du fourreau, et tenait à la main gauche une dague tranchante comme un rasoir, et pointue comme une aiguille.

Il tomba donc, disons-nous, et cela, de telle façon que ses jambes fussent des ressorts pliés, mais prêts à se détendre ; en même temps, grâce à la position ménagée dans la chute, sa tête se trouvait garantie par le poitrail de son cheval.

Un cri de joie partit du groupe des cavaliers qui, en voyant tomber Chicot, crut Chicot mort.

– Je vous le disais bien, imbécile, dit en accourant au galop un homme masqué ; vous avez tout manqué, parce qu’on n’a pas suivi mes ordres à la lettre. Cette fois le voici à bas : mort ou vif, qu’on le fouille, et s’il bouge qu’on l’achève.

– Oui, monsieur, répliqua respectueusement un des hommes de la foule.

Et chacun mit pied à terre, à l’exception d’un soldat qui réunit toutes les brides et garda tous les chevaux.

Chicot n’était pas précisément un homme pieux ; mais, dans un pareil moment, il songea qu’il y a un Dieu, que ce Dieu lui ouvrait les bras, et qu’avant cinq minutes peut-être le pécheur serait devant son juge.

Il marmotta quelque sombre et fervente prière qui fut certainement entendue là-haut.

Deux hommes s’approchèrent de Chicot ; tous deux avaient l’épée à la main.

On voyait bien que Chicot n’était pas mort, à la façon dont il gémissait.

Comme il ne bougeait pas et ne s’apprêtait en rien à se défendre, le plus zélé des deux eut l’imprudence de s’approcher à portée de la main gauche ; aussitôt la dague poussée comme par un ressort, entra dans sa gorge où la coquille s’imprima comme sur de la cire molle. En même temps la moitié de l’épée que tenait la main droite de Chicot disparut dans les reins du second cavalier qui voulait fuir.

– Tudieu ! cria le chef, il y a trahison : chargez les arquebuses ; le drôle est bien vivant encore.

– Certes oui, je suis encore vivant, dit Chicot dont les yeux lancèrent des éclairs ; et, prompt comme la pensée, il se jeta sur le cavalier chef, lui portant la pointe au masque.

Mais déjà deux soldats le tenaient enveloppé : il se retourna, ouvrit une cuisse d’un large coup d’épée et fut dégagé.

– Enfants ! enfants ! cria le chef, les arquebuses, mordieu !

– Avant que les arquebuses soient prêtes, dit Chicot, je t’aurai ouvert les entrailles, brigand, et j’aurai coupé les cordons de ton masque, afin que je sache qui tu es.

– Tenez ferme, monsieur, tenez ferme et je vous garderai, dit une voix qui fit à Chicot l’effet de descendre du ciel.

C’était la voix d’un beau jeune homme, monté sur un bon cheval noir. Il avait deux pistolets à la main, et criait à Chicot :

– Baissez-vous, baissez-vous morbleu ! mais baissez-vous donc.

Chicot obéit.

Un coup de pistolet partit, et un homme roula aux pieds de Chicot, en laissant échapper son épée.

Cependant les chevaux se battaient ; les trois cavaliers survivants voulaient reprendre les étriers, et n’y parvenaient pas ; le jeune homme tira, au milieu de cette mêlée, un second coup de pistolet qui abattit encore un homme.

– Deux à deux, dit Chicot ; généreux sauveur, prenez le vôtre, voici le mien.

Et il fondit sur le cavalier masqué, qui, frémissant de rage ou de peur, lui tint tête cependant comme un homme exercé au maniement des armes.

De son côté le jeune homme avait saisi à bras le corps son ennemi, l’avait terrassé sans même mettre l’épée à la main, et le garrottait avec son ceinturon, comme une brebis à l’abattoir.

Chicot, en se voyant en face d’un seul adversaire, reprenait son sang-froid et par conséquent sa supériorité.

Il poussa rudement son ennemi, qui était doué d’une corpulence assez ample, l’accula au fossé de la route, et, sur une feinte de seconde, lui porta un coup de pointe au milieu des côtes.

L’homme tomba.

Chicot mit le pied sur l’épée du vaincu pour qu’il ne pût la ressaisir, et de son poignard coupant les cordons du masque :

– Monsieur de Mayenne !… dit-il ; ventre de biche ! je m’en doutais.

Le duc ne répondit pas ; il était évanoui, moitié de la perte de son sang, moitié du poids de la chute.

Chicot se gratta le nez, selon son habitude lorsqu’il avait à faire quelque acte de haute gravité ; puis, après la réflexion d’une demi-minute, il retroussa sa manche, prit sa large dague, et s’approcha du duc pour lui trancher purement et simplement la tête.

Mais alors il sentit un bras de fer qui étreignait le sien, et entendit une voix qui lui disait :

– Tout beau, monsieur ! on ne tue pas un ennemi à terre.

– Jeune homme, répondit Chicot, vous m’avez sauvé la vie, c’est vrai : je vous en remercie de tout mon cœur ; mais acceptez une petite leçon fort utile en ces temps de dégradation morale où nous vivons. Quand un homme a subi en trois jours trois attaques, lorsqu’il a couru trois fois risque de la vie, lorsqu’il est tout chaud encore du sang d’ennemis qui lui ont tiré de loin, sans provocation aucune de sa part, quatre coups d’arquebuse, comme ils eussent fait à un loup enragé, alors, jeune homme, ce vaillant, permettez moi de le dire, peut hardiment faire ce que je vais faire.

Et Chicot reprit le cou de son ennemi pour achever son opération.

Mais cette fois encore le jeune homme l’arrêta.

– Vous ne le ferez pas, monsieur, dit-il, tant que je serai là du moins. On ne verse pas ainsi tout entier un sang comme celui qui sort de la blessure que vous avez déjà faite.

– Bah ! dit Chicot avec surprise, vous connaissez ce misérable ?

– Ce misérable est M. le duc de Mayenne, prince égal en grandeur à bien des rois.

– Raison de plus, dit Chicot d’une voix sombre… Mais vous, qui êtes-vous ?

– Je suis celui qui vous a sauvé la vie, monsieur, répondit froidement le jeune homme.

– Et qui, vers Charenton, m’a, si je ne me trompe, remis une lettre du roi, voici tantôt trois jours.

– Précisément.

– Alors vous êtes au service du roi, monsieur ?

– J’ai cet honneur, répondit le jeune homme en s’inclinant.

– Et, étant au service du roi, vous ménagez M. de Mayenne : mordieu ! monsieur, permettez-moi de vous le dire, ce n’est pas d’un bon serviteur.

– Je crois, au contraire, que c’est moi qui suis le bon serviteur du roi en ce moment.

– Peut-être, fit tristement Chicot, peut-être ; mais ce n’est pas le moment de philosopher. Comment vous nomme-t-on ?

– Ernauton de Carmainges, monsieur.

– Eh bien ! monsieur Ernauton, qu’allons-nous faire de cette charogne égale en grandeur à tous les rois de la terre ? car, moi, je tire au large, je vous en avertis.

– Je veillerai sur M. de Mayenne, monsieur.

– Et le compagnon qui écoute là-bas, qu’en faites-vous ?

– Le pauvre diable n’entend rien ; je l’ai serré trop fort, à ce que je pense, et il s’est évanoui.

– Allons, monsieur de Carmainges, vous avez sauvé ma vie aujourd’hui, mais vous la compromettez furieusement pour plus tard.

– Je fais mon devoir aujourd’hui, Dieu pourvoira au futur.

– Qu’il soit donc fait ainsi que vous le désirez. D’ailleurs, je répugne à tuer cet homme sans défense, quoique cet homme soit mon plus cruel ennemi. Ainsi donc, adieu, monsieur.

Et Chicot serra la main d’Ernauton.

– Il a peut-être raison, se dit-il en s’éloignant pour reprendre son cheval ; puis revenant sur ses pas :

– Au fait, dit-il, vous avez là sept bons chevaux : je crois en avoir gagné quatre pour ma part ; aidez-moi donc à en choisir… Vous y connaissez-vous ?

– Prenez le mien, répondit Ernauton, je sais ce qu’il peut faire.

– Oh ! c’est trop de générosité, gardez-le pour vous.

– Non, je n’ai pas autant besoin que vous de marcher vite.

Chicot ne se fit pas prier ; il enfourcha le cheval d’Ernauton et disparut.

XXXVIII. Ernauton de Carmainges §

Ernauton resta sur le champ de bataille, assez embarrassé de ce qu’il allait faire des deux ennemis qui allaient rouvrir les yeux entre ses bras.

En attendant, comme il n’y avait aucun danger qu’ils s’éloignassent, et qu’il était probable que maître Robert Briquet, c’est sous ce nom, on se le rappelle, qu’Ernauton connaissait Chicot, et comme il était probable, disons-nous, que maître Robert Briquet ne reviendrait point sur ses pas pour les achever, le jeune homme se mit à la découverte de quelque auxiliaire, et ne tarda point à trouver sur la route même ce qu’il cherchait.

Un chariot qu’avait dû croiser Chicot dans sa course apparaissait au haut de la montagne, se détachant en vigueur sur un ciel rougi par les feux du soleil couchant.

Ce chariot était traîné par deux bœufs et conduit par un paysan.

Ernauton aborda le conducteur, qui avait bonne envie en l’apercevant de laisser sa charrette et de s’enfuir sous le taillis, et lui raconta qu’un combat venait d’avoir lieu entre huguenots et catholiques ; que ce combat avait été fatal à quatre d’entre eux, mais que deux avaient survécu.

Le paysan, assez effrayé de la responsabilité d’une bonne œuvre, mais plus effrayé encore, comme nous l’avons dit, de la mine guerrière d’Ernauton, aida le jeune homme à transporter M. de Mayenne dans son chariot, puis le soldat qui, évanoui ou non, continuait de demeurer les yeux fermés.

Restaient les quatre morts.

– Monsieur, demanda le paysan, ces quatre hommes étaient-ils catholiques ou huguenots ?

Ernauton avait vu le paysan, au moment de sa terreur, faire le signe de la croix.

– Huguenots, dit-il.

– En ce cas, reprit le paysan, il n’y a aucun inconvénient que je fouille ces parpaillots, n’est-ce pas ?

– Aucun, répondit Ernauton, qui aimait autant que le paysan auquel il avait affaire héritât que le premier passant venu.

Le paysan ne se le fit pas dire deux fois, et retourna les poches des morts.

Les morts avaient eu bonne solde de leur vivant, à ce qu’il paraît, car, l’opération terminée, le front du paysan se dérida.

Il résulta du bien-être qui se répandait dans son corps et dans son âme à la fois qu’il piqua plus rudement ses bœufs, afin d’arriver plus vite à sa chaumière.

Ce fut dans l’étable de cet excellent catholique, sur un bon lit de paille, que M. de Mayenne reprit ses sens. La douleur causée par la secousse du transport n’avait pas réussi à le ranimer ; mais quand l’eau fraîche versée sur la blessure en fit couler quelques gouttes de sang vermeil, le duc rouvrit les yeux et regarda les hommes et les choses environnantes avec une surprise facile à concevoir.

Dès que M. de Mayenne eut rouvert les yeux, Ernauton congédia le paysan.

– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda Mayenne.

Ernauton sourit.

– Ne me reconnaissez-vous pas, monsieur ? lui dit-il.

– Si fait, reprit le duc en fronçant le sourcil, vous êtes celui qui êtes venu au secours de mon ennemi.

– Oui, répondit Ernauton ; mais je suis aussi celui qui ai empêché votre ennemi de vous tuer.

– Il faut bien que cela soit, dit Mayenne, puisque je vis, à moins toutefois qu’il ne m’ait cru mort.

– Il s’est éloigné vous sachant vivant, monsieur.

– Au moins croyait-il ma blessure mortelle.

– Je ne sais ; mais en tout cas, si je ne m’y fusse opposé, il allait vous en faire une qui l’eût été.

– Mais alors, monsieur, pourquoi avez-vous aidé à tuer mes gens, pour empêcher ensuite cet homme de me tuer ?

– Rien de plus simple, monsieur, et je m’étonne qu’un gentilhomme, vous me semblez en être un, ne comprenne pas ma conduite. Le hasard m’a conduit sur la route que vous suiviez, j’ai vu plusieurs hommes en attaquer un seul, j’ai défendu l’homme seul ; puis quand ce brave, au secours de qui j’étais venu, car, quel qu’il soit, monsieur, cet homme est brave ; puis quand ce brave, demeuré seul à seul avec vous, eut décidé la victoire par le coup qui vous abattit, alors, voyant qu’il allait abuser de la victoire en vous tuant, j’ai interposé mon épée.

– Vous me connaissez donc ? demanda Mayenne avec un regard scrutateur.

– Je n’ai pas besoin de vous connaître, monsieur ; je sais que vous êtes un homme blessé, et cela me suffit.

– Soyez franc, monsieur, reprit Mayenne, vous me connaissez.

– Il est étrange, monsieur, que vous ne consentiez point à me comprendre. Je ne trouve point, quant à moi, qu’il soit plus noble de tuer un homme sans défense que d’assaillir à six un homme qui passe.

– Vous admettez cependant qu’à toute chose il puisse y avoir des raisons.

Ernauton s’inclina, mais ne répondit point.

– N’avez-vous pas vu, continua Mayenne, que j’ai croisé l’épée seul à seul avec cet homme ?

– Je l’ai vu, c’est vrai.

– D’ailleurs cet homme est mon plus mortel ennemi.

– Je le crois, car il m’a dit la même chose de vous.

– Et si je survis à ma blessure ?

– Cela ne me regardera plus, et vous ferez ce qu’il vous plaira, monsieur.

– Me croyez-vous bien dangereusement blessé ?

– J’ai examiné votre blessure, monsieur, et je crois que, quoique grave, elle n’entraîne point danger de mort. Le fer a glissé le long des côtes, à ce que je crois, et ne pénètre pas dans la poitrine. Respirez, et, je l’espère, vous n’éprouverez aucune douleur du côté du poumon.

Mayenne respira péniblement, mais sans souffrance intérieure.

– C’est vrai, dit-il ; mais les hommes qui étaient avec moi ?

– Sont morts, à l’exception d’un seul.

– Les a-t-on laissés sur le chemin, demanda Mayenne.

– Oui.

– Les a-t-on fouillés ?

– Le paysan que vous avez dû voir en rouvrant les yeux, et qui est votre hôte, s’est acquitté de ce soin.

– Qu’a-t-il trouvé sur eux ?

– Quelque argent.

– Et des papiers ?

– Je ne sache point.

– Ah ! fit Mayenne avec une satisfaction évidente.

– Au reste, vous pourriez prendre des informations près de celui qui vit.

– Mais celui qui vit, où est-il ?

– Dans la grange, à deux pas d’ici.

– Transportez-moi près de lui, ou plutôt transportez-le près de moi, et si vous êtes homme d’honneur, comme je le crois, jurez-moi de ne lui faire aucune question.

– Je ne suis point curieux, monsieur, et de cette affaire je sais tout ce qu’il m’importe de savoir.

Le duc regarda Ernauton avec un reste d’inquiétude.

– Monsieur, dit celui-ci, je serais heureux que vous chargeassiez tout autre de la commission que vous voulez bien me donner.

– J’ai tort, monsieur, et je le reconnais, dit Mayenne ; ayez cette extrême obligeance de me rendre le service que je vous demande.

Cinq minutes après, le soldat entrait dans l’étable.

Il poussa un cri en apercevant le duc de Mayenne ; mais celui-ci eut la force de mettre le doigt sur ses lèvres. Le soldat se tut aussitôt.

– Monsieur, dit Mayenne à Ernauton, ma reconnaissance sera éternelle, et sans doute un jour nous nous retrouverons en circonstances meilleures : puis-je vous demander à qui j’ai l’honneur de parler ?

– Je suis le vicomte Ernauton de Carmainges, monsieur.

Mayenne attendait un plus long détail, mais ce fut au tour du jeune homme d’être réservé.

– Vous suiviez le chemin de Beaugency, monsieur, continua Mayenne.

– Oui, monsieur.

– Alors, je vous ai dérangé, et vous ne pouvez plus marcher cette nuit, peut-être ?

– Au contraire, monsieur, et je compte me remettre en route tout à l’heure.

– Pour Beaugency ?

Ernauton regarda Mayenne en homme que cette insistance désoblige fort.

– Pour Paris, dit-il.

Le duc parut étonné.

– Pardon, continua Mayenne, mais il est étrange qu’allant à Beaugency, et arrêté par une circonstance aussi imprévue, vous manquiez le but de votre voyage sans une cause bien sérieuse.

– Rien de plus simple, monsieur, répondit Ernauton, j’allais à un rendez-vous. Notre événement, en me forçant de m’arrêter ici, m’a fait manquer ce rendez-vous ; je m’en retourne.

Mayenne essaya en vain de lire sur le visage impassible d’Ernauton une autre pensée que celle qu’exprimaient ses paroles.

– Oh ! monsieur, dit-il enfin, que ne demeurez-vous avec moi quelques jours ! j’enverrais à Paris mon soldat que voici pour me chercher un chirurgien, car vous comprenez, n’est-ce pas, que je ne puis rester seul ici avec ces paysans qui me sont inconnus ?

– Et pourquoi, monsieur, répliqua Ernauton, ne serait-ce point votre soldat qui resterait près de vous, et moi qui vous enverrais un chirurgien ?

Mayenne hésita.

– Savez-vous le nom de mon ennemi ? demanda-t-il.

– Non, monsieur.

– Quoi ! vous lui avez sauvé la vie, et il ne vous a pas dit son nom ?

– Je ne le lui ai pas demandé.

– Vous ne le lui avez pas demandé ?

– Je vous ai sauvé la vie aussi, à vous, monsieur : vous ai-je, pour cela, demandé le vôtre ? mais, en échange, vous savez tous deux le mien. Qu’importe que le sauveur sache le nom de son obligé ? c’est l’obligé qui doit savoir celui de son sauveur.

– Je vois, monsieur, dit Mayenne, qu’il n’y a rien à apprendre de vous, et que vous êtes discret autant que vaillant.

– Et moi, monsieur, je vois que vous prononcez ces paroles avec une intention de reproche, et je le regrette ; car, en vérité, ce qui vous alarme devrait au contraire vous rassurer. On n’est pas discret beaucoup avec celui-ci sans l’être un peu avec celui-là.

– Vous avez raison : votre main, monsieur de Carmainges.

Ernauton lui donna la main, mais sans que rien dans son geste indiquât qu’il savait donner la main à un prince.

– Vous avez inculpé ma conduite, monsieur, continua Mayenne ; je ne puis me justifier sans révéler de grands secrets ; mieux vaut, je crois, que nous ne poussions pas plus loin nos confidences.

– Remarquez, monsieur, répondit Ernauton, que vous vous défendez quand je n’accuse pas. Vous êtes parfaitement libre, croyez-le bien, de parler et de vous taire.

– Merci, monsieur, je me tais. Sachez seulement que je suis un gentilhomme de bonne maison, en position de vous faire tous les plaisirs que je voudrai.

– Brisons là-dessus, monsieur, répondit Ernauton, et croyez que je serai aussi discret à l’égard de votre crédit que je l’ai été à l’égard de votre nom. Grâce au maître que je sers, je n’ai besoin de personne.

– Votre maître ? demanda Mayenne avec inquiétude, quel maître, s’il vous plaît ?

– Oh ! plus, de confidences, vous l’avez dit vous-même, monsieur, répliqua Ernauton.

– C’est juste.

– Et puis votre blessure commence à s’enflammer ; causez moins, monsieur, croyez-moi.

– Vous avez raison. Oh ! il me faudra mon chirurgien.

– Je retourne à Paris, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire ; donnez-moi son adresse.

Mayenne fit un signe au soldat qui s’approcha de lui ; puis tous deux causèrent à voix basse.

Avec sa discrétion habituelle, Ernauton s’éloigna.

Enfin, après quelques minutes de consultation, le duc se retourna vers Ernauton.

– Monsieur de Carmainges, dit-il, votre parole d’honneur que, si je vous donnais une lettre pour quelqu’un, cette lettre serait fidèlement remise à cette personne ?

– Je vous la donne, monsieur.

– Et j’y crois ; vous êtes trop galant homme, pour que je ne me fie pas aveuglément à vous.

Ernauton s’inclina.

– Je vais vous confier une partie de mon secret, dit Mayenne ; je suis des gardes de madame la duchesse de Montpensier.

– Ah ! fit naïvement Ernauton, madame la duchesse de Montpensier a des gardes, je l’ignorais.

– Dans ces temps de troubles, monsieur, reprit Mayenne, tout le monde s’entoure de son mieux, et la maison de Guise étant maison souveraine…

– Je ne demande pas d’explication, monsieur ; vous êtes des gardes de madame la duchesse de Montpensier, cela me suffit.

– Je reprends donc : j’avais mission de faire un voyage à Amboise, quand, en chemin, j’ai rencontré mon ennemi. Vous savez le reste.

– Oui, dit Ernauton.

– Arrêté par cette blessure avant d’avoir accompli ma mission, je dois compte à madame la duchesse des causes de mon retard.

– C’est juste.

– Vous voudrez bien lui remettre en mains propres, la lettre que je vais avoir l’honneur de lui écrire ?

– S’il y a toutefois de l’encre et du papier ici, répliqua Ernauton se levant pour se mettre en quête de ces objets.

– Inutile, dit Mayenne ; mon soldat doit avoir sur lui mes tablettes.

Effectivement le soldat tira de sa poche des tablettes fermées. Mayenne se retourna du côté du mur pour faire jouer un ressort ; les tablettes s’ouvrirent : il écrivit quelques lignes au crayon, et referma les tablettes avec le même mystère.

Une fois fermées, il était impossible, si l’on ignorait le secret, de les ouvrir, à moins de les briser.

– Monsieur, dit le jeune homme, dans trois jours ces tablettes seront remises.

– En mains propres !

– À madame la duchesse de Montpensier elle-même.

Le duc serra les mains de son bienveillant compagnon, et, fatigué à la fois de la conversation qu’il venait de faire et de la lettre qu’il venait d’écrire, il retomba, la sueur au front, sur la paille fraîche.

– Monsieur, dit le soldat dans un langage qui parut à Ernauton assez peu en harmonie avec le costume, monsieur, vous m’avez lié comme un veau, c’est vrai ; mais, que vous le vouliez ou non, je regarde ce lien comme une chaîne d’amitié, et vous le prouverai en temps et lieu.

Et il lui tendit une main dont le jeune homme avait déjà remarqué la blancheur.

– Soit, dit en souriant Carmainges ; me voilà donc avec deux amis de plus ?

– Ne raillez pas, monsieur, dit le soldat, on n’en a jamais de trop.

– C’est vrai, camarade, répondit Ernauton.

Et il partit.

XXXIX. La cour aux chevaux §

Ernauton partit à l’instant même, et comme il avait pris le cheval du duc en remplacement du sien, qu’il avait donné à Robert Briquet, il marcha rapidement, de sorte que vers la moitié du troisième jour il arriva à Paris.

À trois heures de l’après-midi il entrait au Louvre, au logis des quarante-cinq.

Aucun événement d’importance, d’ailleurs, n’avait signalé son retour.

Les Gascons, en le voyant, poussèrent des cris de surprise.

M. de Loignac, à ces cris, entra, et, en apercevant Ernauton, prit sa figure la plus renfrognée, ce qui n’empêcha point Ernauton de marcher droit à lui.

M. de Loignac fit signe au jeune homme de passer dans le petit cabinet situé au bout du dortoir, espèce de salle d’audience où ce juge sans appel rendait ses arrêts.

– Est-ce donc ainsi qu’on se conduit, monsieur ? lui dit-il tout d’abord ; voilà, si je compte bien, cinq jours et cinq nuits d’absence, et c’est vous, vous, monsieur, que je croyais un des plus raisonnables, qui donnez l’exemple d’une pareille infraction ?

– Monsieur, répondit Ernauton en s’inclinant, j’ai fait ce qu’on m’a dit de faire.

– Et que vous a-t-on dit de faire ?

– On m’a dit de suivre M. de Mayenne, et je l’ai suivi.

– Pendant cinq jours et cinq nuits ?

– Pendant cinq jours et cinq nuits, monsieur.

– Le duc a donc quitté Paris ?

– Le soir même, et cela m’a paru suspect.

– Vous aviez raison, monsieur. Après ?

Ernauton se mit alors à raconter succinctement, mais avec la chaleur et l’énergie d’un homme de cœur, l’aventure du chemin et les suites que cette aventure avait eues. À mesure qu’il avançait dans son récit, le visage si mobile de Loignac s’éclairait de toutes les impressions que le narrateur soulevait dans son âme.

Mais lorsque Ernauton en vint à la lettre confiée à ses soins par M. de Mayenne :

– Vous l’avez, cette lettre ? s’écria M. de Loignac.

– Oui, monsieur.

– Diable ! voilà qui mérite qu’on y prenne quelque attention, répliqua le capitaine ; attendez-moi, monsieur, ou plutôt venez avec moi, je vous prie.

Ernauton se laissa conduire, et arriva derrière Loignac dans la cour aux chevaux du Louvre.

Tout se préparait pour une sortie du roi : les équipages étaient en train de s’organiser ; M. d’Épernon regardait essayer deux chevaux nouvellement venus d’Angleterre, présent d’Élisabeth à Henri : ces deux chevaux, d’une harmonie de proportions remarquable, devaient ce jour-là même être attelés en première main au carrosse du roi.

M. de Loignac, tandis qu’Ernauton demeurait à l’entrée de la cour, s’approcha de M. d’Épernon et le toucha au bas de son manteau.

– Nouvelles, monsieur le duc, dit-il ; grandes nouvelles !

Le duc quitta le groupe dans lequel il se trouvait, et se rapprocha de l’escalier par lequel le roi devait descendre.

– Dites, monsieur de Loignac, dites.

– M. de Carmainges arrive de par-delà Orléans : M. de Mayenne est dans un village, blessé dangereusement.

Le duc poussa une exclamation.

– Blessé ! répéta-t-il.

– Et de plus, continua Loignac, il a écrit à madame de Montpensier une lettre que M. de Carmainges a dans sa poche.

– Oh ! oh ! fit d’Épernon. Parfandious ! faites venir M. de Carmainges, que je lui parle à lui-même.

Loignac alla prendre par la main Ernauton, qui, ainsi que nous l’avons dit, s’était tenu à l’écart, par respect, pendant le colloque de ses chefs.

– Monsieur le duc, dit-il, voici notre voyageur.

– Bien, monsieur. Vous avez, à ce qu’il paraît, une lettre de M. le duc de Mayenne ? fit d’Épernon.

– Oui, monseigneur.

– Écrite d’un petit village près d’Orléans ?

– Oui, monseigneur.

– Et adressée à madame de Montpensier ?

– Oui, monseigneur.

– Veuillez me remettre cette lettre, s’il vous plaît.

Et le duc étendit la main avec la tranquille négligence d’un homme qui croit n’avoir qu’à exprimer ses volontés, quelles qu’elles soient, pour que ses volontés soient exécutées.

– Pardon, monseigneur, dit Carmainges, mais ne m’avez-vous point dit de vous remettre la lettre de M. le duc de Mayenne à sa sœur ?

– Sans doute.

– Monsieur le duc ignore que cette lettre m’est confiée.

– Qu’importe !

– Il importe beaucoup, monseigneur ; j’ai donné à M. le duc ma parole que cette lettre serait remise à la duchesse elle-même.

– Êtes-vous au roi ou à M. le duc de Mayenne ?

– Je suis au roi, monseigneur.

– Eh bien ! le roi veut voir cette lettre.

– Monseigneur, ce n’est pas vous qui êtes le roi.

– Je crois, en vérité, que vous oubliez à qui vous parlez, monsieur de Carmainges ! dit d’Épernon en pâlissant de colère.

– Je me le rappelle parfaitement, monseigneur, au contraire ; et c’est pour cela que je refuse.

– Vous refusez, vous avez dit que vous refusiez, je crois, monsieur de Carmainges ?

– Je l’ai dit.

– Monsieur de Carmainges, vous oubliez votre serment de fidélité.

– Monseigneur, je n’ai juré jusqu’à présent, que je sache, fidélité qu’à une seule personne, et cette personne, c’est Sa Majesté. Si le roi me demande cette lettre, il l’aura ; car le roi est mon maître, mais le roi n’est point là.

– Monsieur de Carmainges, dit le duc qui commençait à s’emporter visiblement, tandis qu’Ernauton, au contraire, semblait devenir plus froid à mesure qu’il résistait ; monsieur de Carmainges, vous êtes comme tous ceux de votre pays, aveugle dans la prospérité ; votre fortune vous éblouit, mon petit gentilhomme ; la possession d’un secret d’État vous étourdit comme un coup de massue.

– Ce qui m’étourdit, monsieur le duc, c’est la disgrâce dans laquelle je suis prêt à tomber vis-à-vis de Votre Seigneurie, mais non ma fortune, que mon refus de vous obéir rend, je ne le cache point, très aventurée ; mais il n’importe, je fais ce que je dois et ne ferai que cela, et nul, excepté le roi, n’aura la lettre que vous me demandez, si ce n’est la personne à qui elle est adressée.

D’Épernon fit un mouvement terrible.

– Loignac, dit-il, vous allez à l’instant même faire conduire au cachot M. de Carmainges.

– Il est certain que, de cette façon, dit Carmainges, en souriant, je ne pourrai remettre à madame de Montpensier la lettre dont je suis porteur, tant que je resterai dans ce cachot, du moins ; mais une fois sorti…

– Si vous en sortez, toutefois, dit d’Épernon.

– J’en sortirai, monsieur, à moins que vous ne m’y fassiez assassiner, dit Ernauton avec une résolution qui, à mesure qu’il parlait, devenait plus froide et plus terrible ; oui, j’en sortirai, les murs sont moins fermes que ma volonté ; eh bien ! monseigneur, une fois sorti…

– Eh bien ! une fois sorti ?

– Eh bien ! je parlerai au roi, et le roi me répondra.

– Au cachot, au cachot ! hurla d’Épernon perdant toute retenue ; au cachot, et qu’on lui prenne sa lettre.

– Nul n’y touchera ! s’écria Ernauton en faisant un bond en arrière et en tirant de sa poitrine les tablettes de Mayenne ; et je mettrai cette lettre en morceaux, puisque je ne puis sauver cette lettre qu’à ce prix ; et, ce faisant, M. le duc de Mayenne m’approuvera et Sa Majesté me pardonnera.

Et en effet, le jeune homme, dans sa résistance loyale, allait séparer en deux morceaux la précieuse enveloppe, quand une main arrêta mollement son bras.

Si la pression eût été violente, nul doute que le jeune homme n’eût redoublé d’efforts pour anéantir la lettre ; mais, voyant qu’on usait de ménagement, il s’arrêta en tournant la tête sur son épaule.

– Le roi ! dit-il.

En effet, le roi, sortant du Louvre, venait de descendre son escalier, et arrêté un instant sur la dernière marche, il avait entendu la fin de la discussion, et son bras royal avait arrêté le bras de Carmainges.

– Qu’y a-t-il donc, messieurs ? demanda-t-il de cette voix à laquelle il savait donner, lorsqu’il le voulait, une puissance toute souveraine.

– Il y a, sire, s’écria d’Épernon sans se donner la peine de cacher sa colère, il y a que cet homme, un de vos quarante-cinq, du reste il va cesser d’en faire partie ; il y a, dis-je, qu’envoyé par moi en votre nom pour surveiller M. de Mayenne pendant son séjour à Paris, il l’a suivi jusqu’au-delà d’Orléans, et là a reçu de lui une lettre adressée à madame de Montpensier.

– Vous avez reçu de M. de Mayenne une lettre pour madame de Montpensier ? demanda le roi.

– Oui, sire, répondit Ernauton ; mais M. le duc d’Épernon ne vous dit point dans quelles circonstances.

– Eh bien ! cette lettre, demanda le roi, où est-elle ?

– Voilà justement la cause du conflit, sire ; M. de Carmainges refuse absolument de me la donner, et veut la porter à son adresse : refus qui est d’un mauvais serviteur, à ce que je pense.

Le roi regarda Carmainges.

Le jeune homme mit un genou en terre.

– Sire, dit-il, je suis un pauvre gentilhomme, homme d’honneur, voilà tout. J’ai sauvé la vie à votre messager, qu’allaient assassiner M. de Mayenne et cinq de ses acolytes, car, en arrivant à temps, j’ai fait tourner la chance du combat en sa faveur.

– Et pendant ce combat, il n’est rien arrivé à M. de Mayenne ? demanda le roi.

– Si fait, sire, il a été blessé, et même grièvement.

– Bon ! dit le roi ; après ?

– Après, sire ?

– Oui.

– Votre messager, qui paraît avoir des motifs particuliers de haine contre M. de Mayenne…

Le roi sourit.

– Votre messager, sire, voulait achever son ennemi, peut-être en avait-il le droit ; mais j’ai pensé qu’en ma présence à moi, c’est-à-dire en présence d’un homme dont l’épée appartient à Votre Majesté, cette vengeance devenait un assassinat politique, et…

Ernauton hésita.

– Achevez, dit le roi.

– Et j’ai sauvé M. de Mayenne de votre messager, comme j’avais sauvé votre messager de M. de Mayenne.

D’Épernon haussa les épaules, Loignac mordit sa longue moustache, le roi demeura froid.

– Continuez, dit-il.

M. de Mayenne, réduit à un seul compagnon, les quatre autres ont été tués, M. de Mayenne, réduit, dis-je, à un seul compagnon, ne voulant pas se séparer de lui, ignorant que j’étais à Votre Majesté, s’est fié à moi et m’a recommandé de porter une lettre à sa sœur. J’ai cette lettre, la voici : je l’offre à Votre Majesté, sire, pour qu’elle en dispose comme elle disposerait de moi. Mon honneur m’est cher, sire ; mais du moment où j’ai, pour répondre à ma conscience, la garantie de la volonté royale, je fais abnégation de mon honneur, il est entre bonnes mains.

Ernauton, toujours à genoux, tendit les tablettes au roi.

Le roi les repoussa doucement de la main.

– Que disiez-vous donc, d’Épernon ? M. de Carmainges est un honnête homme et un fidèle serviteur.

– Moi, sire, fit d’Épernon, Votre Majesté demande ce que je disais ?

– Oui ; n’ai-je donc pas entendu le mot de cachot ? Mordieu ! tout au contraire, quand on rencontre par hasard un homme comme M. de Carmainges, il faudrait parler, comme chez les anciens Romains, de couronnes et de récompenses. La lettre est toujours à celui qui la porte, duc, ou à celui à qui on la porte.

D’Épernon s’inclina en grommelant.

– Vous porterez votre lettre, monsieur de Carmainges.

– Mais sire, songez à ce qu’elle peut renfermer, dit d’Épernon. Ne jouons pas à la délicatesse, lorsqu’il s’agit de la vie de Votre Majesté.

– Vous porterez votre lettre, monsieur de Carmainges, reprit le roi, sans répondre à son favori.

– Merci, sire, dit Carmainges en se retirant.

– Où la portez-vous ?

– À madame la duchesse de Montpensier ; je croyais avoir eu l’honneur de le dire à Votre Majesté.

– Je m’explique mal. À quelle adresse, voulais-je dire ? est-ce à l’hôtel de Guise, à l’hôtel Saint-Denis ou à Bel…

Un regard de d’Épernon arrêta le roi.

– Je n’ai aucune instruction particulière de M. de Mayenne à ce sujet, sire ; je porterai la lettre à l’hôtel de Guise, et là je saurai où est madame de Montpensier.

– Alors vous vous mettrez en quête de la duchesse ?

– Oui, sire.

– Et l’ayant trouvée ?

– Je lui rendrai mon message.

– C’est cela. Maintenant, monsieur de Carmainges… Et le roi regarda fixement le jeune homme.

– Sire ?

– Avez-vous juré ou promis autre chose à M. de Mayenne que de remettre cette lettre aux mains de sa sœur.

– Non, sire.

– Vous n’avez point promis, par exemple, insista le roi, quelque chose comme le secret sur l’endroit où vous pourriez rencontrer la duchesse ?

– Non, sire, je n’ai rien promis de pareil.

– Je vous imposerai donc une seule condition, monsieur.

– Sire, je suis l’esclave de Votre Majesté.

– Vous rendrez cette lettre à madame de Montpensier, et aussitôt cette lettre rendue, vous viendrez me rejoindre à Vincennes où je serai ce soir.

– Oui, sire.

– Et où vous me rendrez un compte fidèle où vous aurez trouvé la duchesse.

– Sire, Votre Majesté peut y compter.

– Sans autre explication ni confidence, entendez-vous ?

– Sire, je le promets.

– Quelle imprudence ! fit le duc d’Épernon ; oh ! sire !

– Vous ne vous connaissez pas en hommes, duc, ou du moins en certains hommes. Celui-ci est loyal envers Mayenne, donc il sera loyal envers moi.

– Envers vous, sire ! s’écria Ernauton, je serai plus que loyal, je serai dévoué.

– Maintenant, d’Épernon, dit le roi, pas de querelles ici, et vous allez à l’instant même pardonner à ce brave serviteur ce que vous regardiez comme un manque de dévoûment, et ce que je regarde, moi, comme une preuve de loyauté.

– Sire, dit Carmainges, M. le duc d’Épernon est un homme trop supérieur pour ne pas avoir vu au milieu de ma désobéissance à ses ordres, désobéissance dont je lui exprime tous mes regrets, combien je le respecte et l’aime ; seulement, j’ai fait, avant toute chose, ce que je regardais comme mon devoir.

– Parfandious ! dit le duc en changeant de physionomie avec la même mobilité qu’un homme qui eût ôté ou mis un masque, voilà une épreuve qui vous fait honneur, mon cher Carmainges, et vous êtes en vérité un joli garçon : n’est-ce pas, Loignac ? Mais, en attendant, nous lui avons fait une belle peur.

Et le duc éclata de rire.

Loignac tourna ses talons pour ne pas répondre : il ne se sentait pas, tout Gascon qu’il était, la force de mentir avec la même effronterie que son illustre chef.

– C’était une épreuve ? dit le roi avec doute ; tant mieux, d’Épernon, si c’était une épreuve ; mais je ne vous conseille pas ces épreuves-là avec tout le monde, trop de gens y succomberaient.

– Tant mieux ! répéta à son tour Carmainges, tant mieux, monsieur le duc, si c’est une épreuve ; je suis sûr alors des bonnes grâces de monseigneur.

Mais, tout en disant ces paroles, le jeune homme paraissait aussi peu disposé à croire que le roi.

– Eh bien, maintenant que tout est fini, messieurs, dit Henri, partons.

D’Épernon s’inclina.

– Vous venez avec moi, duc ?

– C’est-à-dire que j’accompagne Votre Majesté à cheval ; c’est l’ordre qu’elle a donné, je crois ?

– Oui. Qui tiendra l’autre portière ? demanda Henri.

– Un serviteur dévoué de Votre Majesté, dit d’Épernon : M. de Sainte-Maline. Et il regarda l’effet que ce nom produisait sur Ernauton.

Ernauton demeura impassible.

– Loignac, ajouta-t-il, appelez M. de Sainte-Maline.

– Monsieur de Carmainges, dit le roi, qui comprit l’intention du duc d’Épernon, vous allez faire votre commission, n’est-ce pas, et revenir immédiatement à Vincennes ?

– Oui, sire.

Et, Ernauton, malgré toute sa philosophie, partit assez heureux de ne point assister au triomphe qui allait si fort réjouir le cœur ambitieux de Sainte-Maline.

XL. Les sept péchés de Madeleine §

Le roi avait jeté un coup d’œil sur ses chevaux, et les voyant si vigoureux et si piaffants, il n’avait pas voulu courir seul le risque de la voiture ; en conséquence, après avoir, comme nous l’avons vu, donné toute raison à Ernauton, il avait fait signe au duc de prendre place dans son carrosse.

Loignac et Sainte-Maline prirent place à la portière : un seul piqueur courait en avant.

Le duc était placé seul sur le devant de la massive machine, et le roi, avec tous ses chiens, s’installa sur le coussin du fond.

Parmi tous ces chiens, il y avait un préféré : c’était celui que nous lui avons vu à la main dans sa loge de l’Hôtel-de-Ville, et qui avait un coussin particulier sur lequel il sommeillait doucement.

À la droite du roi était une table dont les pieds étaient pris dans le plancher du carrosse : cette table était couverte de dessins enluminés que Sa Majesté découpait avec une adresse merveilleuse, malgré les cahots de la voiture.

C’étaient, pour la plupart, des sujets de sainteté. Toutefois, comme à cette époque il se faisait, à l’endroit de la religion, un mélange assez tolérant des idées païennes, la mythologie n’était pas mal représentée dans les dessins religieux du roi.

Pour le moment, Henri, toujours méthodique, avait fait un choix parmi tous ces dessins, et s’occupait à découper la vie de Madeleine la pécheresse.

Le sujet prêtait par lui-même au pittoresque, et l’imagination du peintre avait encore ajouté aux dispositions naturelles du sujet : on y voyait Madeleine, belle, jeune et fêtée ; les bains somptueux, les bals et les plaisirs de tous genres figuraient dans la collection.

L’artiste avait eu l’ingénieuse idée, comme Callot devait le faire plus tard à propos de sa Tentation de saint Antoine, l’artiste, disons-nous, avait eu l’ingénieuse idée de couvrir les caprices de son burin du manteau légitime de l’autorité ecclésiastique : ainsi chaque dessin, avec le titre courant des sept péchés capitaux, était expliqué par une légende particulière :

« Madeleine succombe au péché de la colère.

Madeleine succombe au péché de la gourmandise.

Madeleine succombe au péché de l’orgueil.

Madeleine succombe au péché de la luxure. »

Et ainsi de suite jusqu’au septième et dernier péché capital.

L’image que le roi était occupé de découper, quand on passa la porte Saint-Antoine, représentait Madeleine succombant au péché de la colère.

La belle pécheresse, à moitié couchée sur des coussins, et sans autre voile que ces magnifiques cheveux dorés avec lesquels elle devait plus tard essuyer les pieds parfumés du Christ ; la belle pécheresse, disons-nous, faisait jeter à droite, dans un vivier rempli de lamproies dont on voyait les têtes avides sortir de l’eau comme autant de museaux de serpents, un esclave qui avait brisé un vase précieux, tandis qu’à gauche elle faisait fouetter une femme encore moins vêtue qu’elle, attendu qu’elle portait son chignon retroussé, laquelle avait, en coiffant sa maîtresse, arraché quelques-uns de ces magnifiques cheveux dont la profusion eût dû rendre Madeleine plus indulgente pour une faute de cette espèce.

Le fond du tableau représentait des chiens battus pour avoir laissé passer impunément de pauvres mendiants cherchant une aumône, et des coqs égorgés pour avoir chanté trop clair et trop matin.

En arrivant à la Croix-Faubin, le roi avait découpé toutes les figures de cette image, et se disposait à passer à celle intitulée :

« Madeleine succombant au péché de la gourmandise. »

Celle-ci représentait la belle pécheresse couchée sur un de ces lits de pourpre et d’or où les anciens prenaient leurs repas : tout ce que les gastronomes romains connaissaient de plus recherché en viandes, en poissons et en fruits, depuis les loirs au miel et les surmulets au falerne, jusqu’aux langoustes de Stromboli et aux grenades de Sicile, ornait cette table. À terre, des chiens se disputaient un faisan, tandis que l’air était obscurci d’oiseaux aux mille couleurs qui emportaient de cette table bénie des figues, des fraises et des cerises, qu’ils laissaient tomber parfois sur une population de souris qui, le nez en l’air, attendaient cette manne qui leur tombait du ciel.

Madeleine tenait à la main, tout rempli d’une liqueur blonde comme la topaze, un de ces verres à forme singulière comme Pétrone en a décrit dans le festin de Trimalcion.

Tout préoccupé de cette œuvre importante, le roi s’était contenté de lever les yeux en passant devant le prieuré des Jacobins, dont la cloche sonnait vêpres à toute volée.

Aussi toutes les portes et toutes les fenêtres du susdit prieuré étaient-elles fermées si bien, qu’on eût pu le croire inhabité, si l’on n’eût entendu retentir dans l’intérieur du monument les vibrations de la cloche.

Ce coup d’œil donné, le roi se remit activement à ses découpures.

Mais, cent pas plus loin, un observateur attentif lui eût vu jeter un coup d’œil plus curieux que le premier sur une maison de belle apparence qui bordait la route à gauche, et qui, bâtie au milieu d’un charmant jardin, ouvrait sa grille de fer aux lances dorées sur la grande route.

Cette maison de campagne se nommait Bel-Esbat.

Tout au contraire du couvent des Jacobins, Bel-Esbat avait toutes ses fenêtres ouvertes, à l’exception d’une seule devant laquelle retombait une jalousie.

Au moment où le roi passa, cette jalousie éprouva un imperceptible frémissement.

Le roi échangea un coup d’œil et un sourire avec d’Épernon, puis se remit à attaquer un autre péché capital.

Celui-là, c’était le péché de la luxure.

L’artiste l’avait représenté avec de si effrayantes couleurs, il avait stigmatisé le péché avec tant de courage et de ténacité, que nous n’en pourrons citer qu’un trait ; encore ce trait est-il tout épisodique.

L’ange gardien de Madeleine s’envolait tout effrayé au ciel, en cachant ses yeux de ses deux mains.

Cette image, pleine de minutieux détails, absorbait tellement l’attention du roi, qu’il continuait d’aller sans remarquer certaine vanité qui se prélassait à la portière gauche de son carrosse.

C’était grand dommage, car Sainte-Maline était bien heureux et bien fier sur son cheval.

Lui, si près du roi, lui, cadet de Gascogne, à portée d’entendre Sa Majesté le roi très chrétien, lorsqu’il disait à son chien :

– Tout beau ! master Love, vous m’obsédez.

Ou à M. le duc d’Épernon, colonel général de l’infanterie du royaume :

– Duc, voilà, ce me semble, des chevaux qui me vont rompre le cou.

De temps en temps cependant, comme pour faire tomber son orgueil, Sainte-Maline regardait à l’autre portière Loignac, que l’habitude des honneurs rendait indifférent à ces honneurs mêmes, et alors trouvant que ce gentilhomme était plus beau avec sa mine calme et son maintien militairement modeste, qu’il ne pouvait l’être, lui, avec tous ses airs de capitan, Sainte-Maline essayait de se modérer ; mais bientôt certaines pensées rendaient à sa vanité son féroce épanouissement.

– On me voit, on me regarde, disait-il, et l’on se demande : Quel est cet heureux gentilhomme qui accompagne le roi ?

Au train dont on allait et qui ne justifiait guère les appréhensions du roi, le bonheur de Sainte-Maline devait durer longtemps, car les chevaux d’Élisabeth, chargés de pesants harnais tout ouvrés d’argent et de passementerie, emprisonnés dans des traits pareils à ceux de l’arche de David, n’avançaient pas rapidement dans la direction de Vincennes.

Mais comme il s’enorgueillissait trop, quelque chose comme un avertissement d’en haut vint tempérer sa joie, quelque chose de triste par-dessus tout pour lui : il entendit le roi prononcer le nom d’Ernauton.

Deux ou trois fois, en deux ou trois minutes, le roi prononça ce nom.

Il eût fallu à chaque fois voir Sainte-Maline se pencher pour saisir au vol cette intéressante énigme.

Mais, comme toutes les choses véritablement intéressantes, l’énigme demeurait interrompue par un incident ou par un bruit.

Le roi poussait quelque exclamation qui lui était arrachée par le chagrin d’avoir donné a certain endroit de son image un coup de ciseau hasardeux, ou bien par une injonction de se taire, adressée avec toute la tendresse possible à master Love, lequel jappait avec la prétention exagérée, mais visible, de faire autant de bruit qu’un dogue.

Le fait est que de Paris à Vincennes le nom d’Ernauton fut prononcé au moins six fois par le roi, et au moins quatre fois par le duc, sans que Sainte-Maline pût comprendre à quel propos avaient eu lieu ces dix répétitions.

Il se figura, on aime toujours à se leurrer, qu’il ne s’agissait de la part du roi que de demander la cause de la disparition du jeune homme, et de la part de d’Épernon que de raconter cette cause présumée ou réelle.

Enfin l’on arrive à Vincennes.

Il restait encore au roi trois péchés à découper. Aussi, sous le prétexte spécieux de se livrer à cette grave occupation, Sa Majesté, à peine descendue de voiture, s’enferma-t-elle dans sa chambre.

Il faisait la bise la plus froide du monde : aussi, Sainte-Maline commençait-il à s’accommoder dans une grande cheminée où il comptait se réchauffer, et dormir en se réchauffant, lorsque Loignac lui posa la main sur l’épaule.

– Vous êtes de corvée aujourd’hui, lui dit-il de cette voix brève qui n’appartient qu’à l’homme qui, ayant beaucoup obéi, sait à son tour se faire obéir ; vous dormirez donc un autre soir : ainsi debout, monsieur de Sainte-Maline.

– Je veillerai quinze jours de suite, s’il le faut, monsieur, répondit celui-ci.

– Je suis fâché de n’avoir personne sous la main, dit Loignac en faisant semblant de chercher autour de lui.

– Monsieur, interrompit Sainte-Maline, il est inutile que vous vous adressiez à un autre ; s’il le faut, je ne dormirai pas d’un mois.

– Oh ! nous ne serons pas si exigeants que cela ; tranquillisez-vous.

– Que faut il faire, monsieur ?

– Remonter à cheval et retourner à Paris.

– Je suis prêt ; j’ai mis mon cheval tout sellé au râtelier.

– C’est bien. Vous irez droit au logis des quarante-cinq.

– Oui, monsieur.

– Là, vous réveillerez tout le monde, mais de telle façon, qu’excepté les trois chefs que je vais vous désigner, nul ne sache où l’on va ni ce que l’on va faire.

– J’obéirai ponctuellement à ces premières instructions.

– Voici les autres :

Vous laisserez quatorze de ces messieurs à la porte Saint-Antoine ;

Quinze autres à moitié chemin ;

Et vous ramènerez ici les quatorze autres.

– Regardez cela comme fait, monsieur de Loignac ; mais à quelle heure faudra-t-il sortir de Paris ?

– À la nuit tombante.

– À cheval ou à pied ?

– À cheval.

– Quelles armes ?

– Toutes : dague, épée et pistolets.

– Cuirassés ?

– Cuirassés.

– Le reste de la consigne, monsieur ?

– Voici trois lettres : une pour M. de Chalabre, une pour M. de Biran, une pour vous. M. de Chalabre commandera la première escouade, M. de Biran la seconde, vous la troisième.

– Bien, monsieur.

– On n’ouvrira ces lettres que sur le terrain, quand sonneront six heures. M. de Chalabre ouvrira la sienne porte Saint-Antoine, M. de Biran à la Croix-Faubin, vous à la porte du donjon.

– Faudra-t-il venir vite ?

– De toute la vitesse de vos chevaux, sans donner de soupçons cependant, ni se faire remarquer. Pour sortir de Paris, chacun prendra une porte différente : M. de Chalabre, la porte Bourdelle ; M. de Biran, la porte du Temple ; vous, qui avez le plus de chemin à faire, vous prendrez la route directe, c’est-à-dire la porte Saint-Antoine.

– Bien, monsieur.

– Le surplus des instructions est dans ces trois lettres. Allez donc.

Sainte-Maline salua et fit un mouvement pour sortir.

– À propos, reprit Loignac, d’ici à la Croix-Faubin, allez aussi vite que vous voudrez ; mais de la Croix-Faubin à la barrière, allez au pas. Vous avez encore deux heures avant qu’il ne fasse nuit ; c’est plus de temps qu’il ne vous en faut.

– À merveille, monsieur.

– Avez-vous bien compris, et voulez-vous que je vous répète l’ordre ?

– C’est inutile, monsieur.

– Bon voyage, monsieur de Sainte-Maline.

Et Loignac, traînant ses éperons, rentra dans les appartements.

– Quatorze dans la première troupe, quinze dans la seconde et quinze dans la troisième, il est évident qu’on ne compte pas sur Ernauton, et qu’il ne fait plus partie des quarante-cinq.

Sainte-Maline, tout gonflé d’orgueil, fit sa commission en homme important, mais exact. Une demi-heure après son départ de Vincennes, et toutes les instructions de Loignac suivies à la lettre, il franchissait la barrière.

Un quart d’heure après, il était au logis des quarante-cinq.

La plupart de ces messieurs savouraient déjà dans leurs chambres la vapeur du souper qui fumait aux cuisines respectives de leurs ménagères.

Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avait préparé un plat de mouton aux carottes, avec force épices, c’est-à-dire à la mode de Gascogne, plat succulent auquel, de son côté, Militor donnait quelques soins, c’est-à-dire quelques coups d’une fourchette de fer à l’aide de laquelle il expérimentait le degré de cuisson des viandes et des légumes.

Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l’aide de ce singulier domestique qu’il ne tutoyait pas et qui le tutoyait, Pertinax de Montcrabeau, disons-nous, exerçait, pour une escouade à frais communs, ses propres talents culinaires. La gamelle fondée par cet habile administrateur réunissait huit associés qui mettaient chacun six sous par repas.

M. de Chalabre ne mangeait jamais ostensiblement : on eût cru à un être mythologique placé par sa nature en dehors de tous les besoins.

Ce qui faisait douter de sa nature divine, c’était sa maigreur.

Il regardait déjeuner, dîner et souper ses compagnons, comme un chat orgueilleux qui ne veut pas mendier, mais qui a faim cependant, et qui, pour apaiser sa faim, se lèche les moustaches. Il est cependant juste de dire que lorsqu’on lui offrait, et on lui offrait rarement, il refusait, ayant, disait-il, les derniers morceaux à la bouche, et les morceaux n’étaient jamais moins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes, pâtés de coqs de bruyère et de poissons fins. Le tout avait été habilement arrosé à profusion de vins d’Espagne et de l’Archipel des meilleurs crûs, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.

Toute cette société, comme on voit, disposait à sa guise de l’argent de Sa Majesté Henri III.

Au reste, on pouvait juger le caractère de chacun d’après l’aspect de son petit logement. Les uns aimaient les fleurs, et cultivaient dans un grès ébréché, sur sa fenêtre, quelque maigre rosier ou quelque scabieuse jaunissante ; d’autres avaient, comme le roi, le goût des images sans avoir son habileté à les découper ; d’autres enfin, en véritables chanoines, avaient introduit dans le logis la gouvernante ou la nièce.

M. d’Épernon avait dit tout bas à Loignac que les quarante-cinq n’habitant pas l’intérieur du Louvre, il pouvait fermer les yeux là-dessus, et Loignac fermait les yeux.

Néanmoins, lorsque la trompette avait sonné, tout ce monde devenait soldat et esclave d’une discipline rigoureuse, sautait à cheval et se tenait prêt à tout.

À huit heures on se couchait l’hiver, à dix heures l’été ; mais quinze seulement dormaient, quinze autres ne dormaient que d’un œil, et les autres ne dormaient pas du tout.

Comme il n’était que cinq heures et demie du soir, Sainte-Maline trouva son monde debout, et dans les dispositions les plus gastronomiques de la terre.

Mais d’un seul mot il renversa toutes les écuelles.

– À cheval, messieurs ! dit-il.

Et laissant tout le commun des martyrs à la confusion de cette manœuvre, il expliqua l’ordre à messieurs de Biran et de Chalabre.

Les uns, tout en bouclant leurs ceinturons et en agrafant leurs cuirasses, entassèrent quelques larges bouchées humectées par un grand coup de vin ; les autres, dont le souper était moins avancé, s’armèrent avec résignation.

M. de Chalabre seul, en serrant le ceinturon de son épée d’un ardillon, prétendit avoir soupé depuis plus d’une heure.

On fit l’appel.

Quarante-quatre seulement, y compris Sainte-Maline, répondirent.

– M. Ernauton de Carmainges manque, dit M. de Chalabre, dont c’était le tour d’exercer les fonctions de fourrier.

Une joie profonde emplit le cœur de Sainte-Maline et reflua jusqu’à ses lèvres qui grimacèrent un sourire, chose rare chez cet homme au tempérament sombre et envieux.

En effet, aux yeux de Sainte-Maline, Ernauton se perdait immanquablement par cette absence, sans raison, au moment d’une expédition de cette importance.

Les quarante-cinq, ou plutôt les quarante-quatre partirent donc, chaque peloton par la route qui lui était indiquée, c’est-à-dire M. de Chalabre, avec treize hommes, par la porte Bourdelle ;

M. de Biran, avec quatorze, par la porte du Temple ;

Et enfin, Sainte-Maline, avec quatorze autres, par la porte Saint-Antoine.

XLI. Bel-Esbat §

Il est inutile de dire qu’Ernauton, que Sainte-Maline croyait si bien perdu, poursuivait au contraire le cours inattendu de sa fortune ascendante.

Il avait d’abord calculé tout naturellement que la duchesse de Montpensier, qu’il était chargé de retrouver, devait être à l’hôtel de Guise, du moment où elle était à Paris.

Ernauton se dirigea donc d’abord vers l’hôtel de Guise.

Lorsque, après avoir frappé à la grande porte qui lui fut ouverte avec une extrême circonspection, il demanda l’honneur d’une entrevue avec madame la duchesse de Montpensier, il lui fut d’abord cruellement ri au nez.

Puis, comme il insista, il lui fut dit qu’il devait savoir que Son Altesse habitait Soissons et non Paris.

Ernauton s’attendait à cette réception : elle ne le troubla donc point.

– Je suis désespéré de cette absence, dit-il, j’avais une communication de la plus haute importance à faire à Son Altesse de la part de M. le duc de Mayenne.

– De la part de M. le duc de Mayenne ? fit le portier, et qui donc vous a chargé de cette communication ?

– M. le duc de Mayenne lui-même.

– Chargé ! lui, le duc ! s’écria le portier avec un étonnement admirablement joué ; et où cela vous a-t-il chargé de cette communication ? M. le duc n’est pas plus à Paris que madame la duchesse.

– Je le sais bien, répondit Ernauton ; mais moi aussi je pouvais n’être pas à Paris ; moi aussi, je puis avoir rencontré M. le duc ailleurs qu’à Paris ; sur la route de Blois, par exemple.

– Sur la route de Blois ? reprit le portier un peu plus attentif.

– Oui, sur cette route il peut m’avoir rencontré et m’avoir chargé d’un message pour madame de Montpensier.

Une légère inquiétude apparut sur le visage de l’interlocuteur, lequel, comme s’il eût craint qu’on ne forçât sa consigne, tenait toujours la porte entrebâillée.

– Alors, demanda-t-il, ce message ?…

– Je l’ai.

– Sur vous ?

– Là, dit Ernauton en frappant sur son pourpoint.

Le fidèle serviteur attacha sur Ernauton un regard investigateur.

– Vous dites que vous avez ce message sur vous ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur.

– Et que ce message est important ?

– De la plus haute importance.

– Voulez-vous me le faire apercevoir seulement ?

– Volontiers.

Et Ernauton tira de sa poitrine la lettre de M. de Mayenne.

– Oh ! oh ! quelle encre singulière ! fit le portier.

– C’est du sang, répliqua flegmatiquement Ernauton.

Le serviteur pâlit à ces mots, et plus encore sans doute à cette idée que ce sang pouvait être celui de M. de Mayenne.

En ce temps, il y avait disette d’encre, mais grande abondance de sang versé ; il en résultait que souvent les amants écrivaient à leurs maîtresses, et les parents à leurs familles, avec le liquide le plus communément répandu.

– Monsieur, dit le serviteur avec grande hâte, j’ignore si vous trouverez à Paris ou dans les environs de Paris madame la duchesse de Montpensier ; mais, en tout cas, veuillez vous rendre sans retard à une maison du faubourg Saint-Antoine qu’on appelle Bel-Esbat et qui appartient à madame la duchesse ; vous la reconnaîtrez, vu qu’elle est la première à main gauche en allant à Vincennes, après le couvent des Jacobins ; très certainement vous trouverez là quelque personne au service de madame la duchesse et assez avancée dans son intimité pour qu’elle puisse vous dire où madame la duchesse se trouve en ce moment.

– Fort bien, dit Ernauton, qui comprit que le serviteur n’en pouvait ou n’en voulait pas dire davantage, merci.

– Au faubourg Saint-Antoine, insista le serviteur : tout le monde connaît et vous indiquera Bel-Esbat, quoiqu’on ignore peut-être qu’il appartient à madame de Montpensier ; madame de Montpensier ayant acheté cette maison depuis peu de temps, et pour se mettre en retraite.

Ernauton fit un signe de tête et tourna vers le faubourg Saint-Antoine.

Il n’eut aucune peine à trouver, sans demander même aucun renseignement, cette maison de Bel-Esbat, contiguë au prieuré des Jacobins.

Il agita la clochette, la porte s’ouvrit.

– Entrez, lui dit-on.

Il entra et la porte se referma derrière lui.

Une fois introduit, on parut attendre qu’il prononçât quelque mot d’ordre ; mais, comme il se contentait de regarder autour de lui, on lui demanda ce qu’il désirait.

– Je désire parler à madame la duchesse, dit le jeune homme.

– Et pourquoi venez-vous chercher madame la duchesse à Bel-Esbat ? demanda le valet.

– Parce que, répliqua Ernauton, le portier de l’hôtel de Guise m’a renvoyé ici.

– Madame la duchesse n’est pas plus à Bel-Esbat qu’à Paris, répliqua le valet.

– Alors, dit Ernauton, je remettrai à un moment plus propice à m’acquitter envers elle de la commission dont m’a chargé M. le duc de Mayenne.

– Pour elle, pour madame la duchesse ?

– Pour madame la duchesse.

– Une commission de M. le duc de Mayenne ?

– Oui.

Le valet réfléchit un instant.

– Monsieur, dit-il, je ne puis prendre sur moi de vous répondre ; mais j’ai ici un supérieur qu’il convient que je consulte. Veuillez attendre.

– Que voilà des gens bien servis, mordieu ! dit Ernauton. Quel ordre, quelle consigne, quelle exactitude ! Certes, ce sont des gens dangereux que les gens qui peuvent avoir besoin de se garder ainsi. On n’entre pas chez messieurs de Guise comme au Louvre, il s’en faut ; aussi commence-je à croire que ce n’est pas le vrai roi de France que je sers.

Et il regarda autour de lui : la cour était déserte ; mais toutes les portes des écuries ouvertes, comme si l’on attendait quelque troupe qui n’eût qu’à entrer et à prendre ses quartiers.

Ernauton fut interrompu dans son examen par le valet qui rentra : il était suivi d’un autre valet.

– Confiez-moi votre cheval, monsieur, et suivez mon camarade, dit-il ; vous allez trouver quelqu’un qui pourra vous répondre beaucoup mieux que je ne puis le faire, moi.

Ernauton suivit le valet, attendit un instant dans une espèce d’antichambre, et bientôt après, sur l’ordre qu’avait été prendre le serviteur, fut introduit dans une petite salle voisine, où travaillait à une broderie une femme vêtue sans prétention, quoique avec une sorte d’élégance.

Elle tournait le dos à Ernauton.

– Voici le cavalier qui se présente de la part de M. de Mayenne, madame, dit le laquais.

Elle fit un mouvement.

Ernauton poussa un cri de surprise.

– Vous, madame ! s’écria-t-il en reconnaissant à la fois et son page et son inconnue de la litière, sous cette troisième transformation.

– Vous ! s’écria à son tour la dame, en laissant tomber son ouvrage et en regardant Ernauton.

Puis faisant un signe au laquais :

– Sortez, dit-elle.

– Vous êtes de la maison de madame la duchesse de Montpensier, madame ? demanda Ernauton avec surprise.

– Oui, fit l’inconnue ; mais vous, vous, monsieur, comment apportez-vous ici un message de M. de Mayenne ?

– Par une suite de circonstances que je ne pouvais prévoir et qu’il serait trop long de vous raconter, dit Ernauton avec une circonspection extrême.

– Oh ! vous êtes discret, monsieur, continua la dame en souriant.

– Toutes les fois qu’il le faut, oui, madame.

– C’est que je ne vois point ici occasion à discrétion si grande, fit l’inconnue ; car, en effet, si vous apportez réellement un message de la personne que vous dites…

Ernauton fit un mouvement.

– Oh ! ne nous fâchons pas ; si vous apportez en effet un message de la personne que vous dites, la chose est assez intéressante pour qu’en souvenir de notre liaison, tout éphémère qu’elle soit, vous nous disiez quel est ce message.

La dame mit dans ces derniers mots toute la grâce enjouée, caressante et séductrice que peut mettre une jolie femme dans sa requête.

– Madame, répondit Ernauton, vous ne me ferez pas dire ce que je ne sais pas.

– Et encore moins ce que vous ne voulez pas dire.

– Je ne me prononce point, madame, reprit Ernauton en s’inclinant.

– Faites comme il vous plaira à l’égard des communications verbales, monsieur.

– Je n’ai aucune communication verbale à faire, madame ; toute ma mission consiste à remettre une lettre à Son Altesse.

– Eh bien ! alors cette lettre, dit la dame inconnue en tendant la main.

– Cette lettre ? reprit Ernauton.

– Veuillez nous la remettre.

– Madame, dit Ernauton, je croyais avoir eu l’honneur de vous faire connaître que cette lettre était adressée à madame la duchesse de Montpensier.

– Mais, la duchesse absente, reprit impatiemment la dame, c’est moi qui la représente ici ; vous pouvez donc…

– Je ne puis.

– Vous défiez-vous de moi, monsieur ?

– Je le devrais, madame, dit le jeune homme avec un regard à l’expression duquel il n’y avait point à se tromper ; mais malgré le mystère de votre conduite, vous m’avez inspiré, je l’avoue, d’autres sentiments que ceux dont vous parlez.

– En vérité ! s’écria la dame en rougissant quelque peu sous le regard enflammé d’Ernauton.

Ernauton s’inclina.

– Faites-y attention, monsieur le messager, dit-elle en riant, vous me faites une déclaration d’amour.

– Mais, oui, madame, dit Ernauton, je ne sais si je vous reverrai jamais, et, en vérité, l’occasion m’est trop précieuse pour que je la laisse échapper.

– Alors, monsieur, je comprends.

– Vous comprenez que je vous aime, madame, c’est chose fort facile à comprendre, en effet.

– Non, je comprends comment vous êtes venu ici.

– Ah ! pardon, madame, dit Ernauton, à mon tour, c’est moi qui ne comprends plus.

– Oui, je comprends qu’ayant le désir de me revoir vous avez pris un prétexte pour vous introduire ici.

– Moi, madame, un prétexte ! Ah ! vous me jugez mal ; j’ignorais que je dusse jamais vous revoir, et j’attendais tout du hasard, qui déjà deux fois m’avait jeté sur votre chemin ; mais prendre un prétexte, moi, jamais ! Je suis un étrange esprit, allez, et je ne pense pas en toute chose comme tout le monde.

– Oh ! oh ! vous êtes amoureux, dites-vous, et vous auriez des scrupules sur la façon de revoir la personne que vous aimez ? Voilà qui est très beau, monsieur, fit la dame avec un certain orgueil railleur ; eh bien ! je m’en étais doutée que vous aviez des scrupules.

– Et à quoi, madame, s’il vous plaît ? demanda Ernauton.

– L’autre jour vous m’avez rencontrée ; j’étais en litière ; vous m’avez reconnue, et cependant vous ne m’avez pas suivie.

– Prenez garde, madame, dit Ernauton, vous avouez que vous avez fait attention à moi.

– Ah ! le bel aveu vraiment ! Ne nous sommes-nous pas vus dans des circonstances qui me permettent, à moi surtout, de mettre la tête hors de ma portière quand vous passez ? Mais non, monsieur s’est éloigné au grand galop, après avoir poussé un ah ! qui m’a fait tressaillir au fond de ma litière.

– J’étais forcé de m’éloigner, madame.

– Par vos scrupules ?

– Non, madame, par mon devoir.

– Allons, allons, dit en riant la dame, je vois que vous êtes un amoureux raisonnable, circonspect, et qui craignez surtout de vous compromettre.

– Quand vous m’auriez inspiré certaines craintes, madame, répliqua Ernauton, y aurait-il rien d’étonnant à cela ? Est-ce l’habitude, dites-moi, qu’une femme s’habille en homme, force les barrières et vienne voir écarteler en Grève un malheureux, et cela avec force gesticulations plus qu’incompréhensibles, dites ?

La dame pâlit légèrement, puis cacha pour ainsi dire sa pâleur sous un sourire.

Ernauton poursuivit.

– Est-il naturel, enfin, que cette dame, aussitôt qu’elle a pris cet étrange plaisir, ait peur d’être arrêtée, et fuie comme une voleuse, elle qui est au service de madame de Montpensier, princesse puissante, quoique assez mal en cour ?

Cette fois, la dame sourit encore, mais avec une ironie plus marquée.

– Vous avez peu de perspicacité, monsieur, malgré votre prétention à être observateur, dit-elle, car, avec un peu de sens, en vérité, tout ce qui vous paraît obscur vous eût été expliqué à l’instant même. N’était-il pas bien naturel d’abord que madame la duchesse de Montpensier s’intéressât au sort de M. de Salcède, à ce qu’il dirait, à ses révélations fausses ou vraies, fort propres à compromettre toute la maison de Lorraine ? et si cela était naturel, monsieur, l’était-il moins que cette princesse envoyât une personne, sûre, intime, dans laquelle elle pouvait avoir toute confiance, pour assister à l’exécution, et constater de visu, comme on dit au palais, les moindres détails de l’affaire ? Eh bien ! cette personne, monsieur, c’était moi, moi, la confidente intime de Son Altesse. Maintenant, voyons, croyez-vous que je pusse aller en Grève avec des habits de femme ? Croyez-vous enfin que je pusse rester indifférente, maintenant que vous connaissez ma position près de la duchesse, aux souffrances du patient et à ses velléités de révélations ?

– Vous avez parfaitement raison, madame, dit Ernauton en s’inclinant, et maintenant, je vous le jure, j’admire autant votre esprit et votre logique que, tout à l’heure, j’admirais votre beauté.

– Grand merci, monsieur. Or, à présent que nous nous connaissons l’un et l’autre, et que voilà les choses bien expliquées entre nous, donnez-moi la lettre, puisque la lettre existe et n’est point un simple prétexte.

– Impossible, madame.

L’inconnue fit un effort pour ne pas s’irriter.

– Impossible ? répéta-t-elle.

– Oui, impossible, car j’ai juré à M. le duc de Mayenne de ne remettre cette lettre qu’à madame la duchesse de Montpensier elle-même.

– Dites plutôt, s’écria la dame, commençant à s’abandonner à son irritation, dites plutôt que cette lettre n’existe pas ; dites que, malgré vos prétendus scrupules, cette lettre n’a été que le prétexte de votre entrée ici ; dites que vous vouliez me revoir, et voilà tout. Eh bien ! monsieur, vous êtes satisfait : non seulement vous êtes entré ici, non-seulement vous m’avez revue, mais encore vous m’avez dit que vous m’adoriez.

– En cela comme dans tout le reste, madame, je vous ai dit la vérité.

– Eh bien ! soit, vous m’adorez, vous m’avez voulu voir, vous m’avez vue, je vous ai procuré un plaisir en échange d’un service. Nous sommes quittes, adieu.

– Je vous obéirai, madame, dit Ernauton, et puisque vous me congédiez, je me retire.

Cette fois, la dame s’irrita tout de bon.

– Oui-dà, dit-elle, mais si vous me connaissez, moi, je ne vous connais pas, vous. Ne vous semble-t-il pas dès lors que vous avez sur moi trop d’avantages ? Ah ! vous croyez qu’il suffit d’entrer, sous un prétexte quelconque, chez une princesse quelconque, car vous êtes ici chez madame de Montpensier, monsieur, et de dire : J’ai réussi dans ma perfidie, je me retire. Monsieur, ce trait-là n’est pas d’un galant homme.

– Il me semble, madame, dit Ernauton, que vous qualifiez bien durement ce qui serait tout au plus une supercherie d’amour, si ce n’était, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, une affaire de la plus haute importance et de la plus pure vérité. Je néglige de relever vos dures expressions, madame, et j’oublie absolument tout ce que j’ai pu vous dire d’affectueux et de tendre, puisque vous êtes si mal disposée à mon égard. Mais je ne sortirai pas d’ici sous le poids des fâcheuses imputations que vous me faites subir. J’ai en effet une lettre de M. de Mayenne à remettre à madame de Montpensier, et cette lettre la voici, elle est écrite de sa main, comme vous pouvez le voir à l’adresse.

Ernauton tendit la lettre à la dame, mais sans la quitter.

L’inconnue y jeta les yeux et s’écria :

– Son écriture ! du sang !

Sans rien répondre, Ernauton remit la lettre dans sa poche, salua une dernière fois avec sa courtoisie habituelle, et pâle, la mort dans le cœur, il retourna vers l’entrée de la salle.

Cette fois on courut après lui, et, comme Joseph, on le saisit par son manteau.

– Plaît-il, madame ? dit-il.

– Par pitié, monsieur, pardonnez, s’écria la dame, pardonnez ; serait-il arrivé quelque accident au duc ?

– Que je pardonne ou non, madame, dit Ernauton, c’est tout un ; quant à cette lettre, puisque vous ne me demandez votre pardon que pour la lire, et que madame de Montpensier seule la lira…

– Eh ! malheureux insensé que tu es, s’écria la duchesse avec une fureur pleine de majesté, ne me reconnais-tu pas, ou plutôt ne me devines-tu pas pour la maîtresse suprême, et vois-tu ici briller les yeux d’une servante ? Je suis la duchesse de Montpensier ; cette lettre, remets-la moi.

– Vous êtes la duchesse ! s’écria Ernauton en reculant épouvanté.

– Eh ! sans doute. Allons, allons, donne ; ne vois-tu pas que j’ai hâte de savoir ce qui est arrivé à mon frère ?

Mais, au lieu d’obéir, comme s’y attendait la duchesse, le jeune homme, revenu de sa première surprise, se croisa les bras.

– Comment voulez-vous que je croie à vos paroles, dit-il, vous dont la bouche m’a déjà menti deux fois ?

Ces yeux, que la duchesse avait déjà invoqués à l’appui de ses paroles, lancèrent deux éclairs mortels ; mais Ernauton en soutint bravement la flamme.

– Vous doutez encore ! Il vous faut des preuves quand j’affirme ! s’écria la femme impérieuse en déchirant à beaux ongles ses manchettes de dentelles.

– Oui, madame, répondit froidement Ernauton.

L’inconnue se précipita vers un timbre qu’elle pensa briser, tant fut violent le coup dont elle le frappa.

La vibration retentit stridente par tous les appartements, et avant que cette vibration fût éteinte un valet parut.

– Que veut madame ? demanda le valet.

L’inconnue frappa du pied avec rage.

– Mayneville, dit-elle, je veux Mayneville. N’est-il donc pas ici ?

– Si fait, madame.

– Eh bien ! qu’il vienne donc alors !

Le valet s’élança hors de la chambre ; une minute après Mayneville entrait précipitamment.

– À vos ordres, madame, dit Mayneville.

– Madame ! et depuis quand m’appelle-t-on simplement madame, monsieur de Mayneville ? fit la duchesse exaspérée.

– Aux ordres de Votre Altesse, reprit Mayneville incliné et surpris jusqu’à l’ébahissement.

– C’est bien ! dit Ernauton, car j’ai là en face un gentilhomme, et s’il me fait un mensonge, par le ciel ! au moins, je saurai à qui m’en prendre.

– Vous croyez donc enfin ? dit la duchesse.

– Oui, madame, je crois, et comme preuve, voici la lettre.

Et le jeune homme, en s’inclinant, remit à madame de Montpensier cette lettre si longtemps disputée.

XLII. La lettre de M. de Mayenne §

La duchesse s’empara de la lettre, l’ouvrit et lut avidement, sans même chercher à dissimuler les impressions qui se succédaient sur sa physionomie, comme des nuages sur le fond d’un ciel d’ouragan.

Lorsqu’elle eut fini, elle tendit à Mayneville, aussi inquiet qu’elle-même, la lettre apportée par Ernauton ; cette lettre était ainsi conçue :

« Ma sœur, j’ai voulu moi-même faire les affaires d’un capitaine ou d’un maître d’armes : j’ai été puni.

J’ai reçu un bon coup d’épée du drôle que vous savez, et avec lequel je suis depuis longtemps en compte. Le pis de tout cela, c’est qu’il m’a tué cinq hommes, desquels Boularon et Desnoises, c’est-à-dire deux de mes meilleurs ; après quoi il s’est enfui.

Il faut dire qu’il a été fort aidé dans cette victoire par le porteur de cette présente, jeune homme charmant, comme vous pouvez voir ; je vous le recommande : c’est la discrétion même.

Un mérite qu’il aura auprès de vous, je présume, ma très chère sœur, c’est d’avoir empêché que mon vainqueur ne me coupât la tête, lequel vainqueur en avait grande envie, m’ayant arraché mon masque pendant que j’étais évanoui et m’ayant reconnu.

Ce cavalier si discret, ma sœur, je vous recommande de découvrir son nom et sa profession ; il m’est suspect, tout en m’intéressant. À toutes mes offres de service, il s’est contenté de répondre que le maître qu’il sert ne le laisse manquer de rien.

Je ne puis vous en dire davantage sur son compte, car je vous dis tout ce que j’en sais ; il prétend ne pas me connaître. Observez ceci.

Je souffre beaucoup, mais sans danger de la vie, je crois. Envoyez-moi vite mon chirurgien ; je suis, comme un cheval, sur la paille. Le porteur vous dira l’endroit.

Votre affectionné frère,

MAYENNE. »

Cette lettre achevée, la duchesse et Mayneville se regardèrent, aussi étonnés l’un que l’autre.

La duchesse rompit la première ce silence, qui eût fini par être interprété d’Ernauton.

– À qui, demanda la duchesse, devons-nous le signalé service que vous nous avez rendu, monsieur ?

– À un homme qui, chaque fois qu’il le peut, madame, vient au secours du plus faible contre le plus fort.

– Voulez-vous me donner quelques détails, monsieur ? insista madame de Montpensier.

Ernauton raconta tout ce qu’il savait et indiqua la retraite du duc. Madame de Montpensier et Mayneville l’écoutèrent avec un intérêt facile à comprendre.

Puis lorsqu’il eut fini :

– Dois-je espérer, monsieur, demanda la duchesse, que vous continuerez la besogne si bien commencée et que vous vous attacherez à notre maison ?

Ces mots, prononcés de ce ton gracieux que la duchesse savait si bien prendre dans l’occasion, renfermaient un sens bien flatteur après l’aveu qu’Ernauton avait fait à la dame d’honneur de la duchesse ; mais le jeune homme, laissant de côté tout amour-propre, réduisit ces mots à leur signification de pure curiosité.

Il voyait bien que décliner son nom et ses qualités, c’était ouvrir les yeux de la duchesse sur les suites de cet événement ; il devinait bien aussi que le roi, en lui faisant sa petite condition d’une révélation du séjour de la duchesse, avait autre chose en vue qu’un simple renseignement.

Deux intérêts se combattaient donc en lui : homme amoureux, il pouvait sacrifier l’un ; homme d’honneur, il ne pouvait abandonner l’autre.

La tentation devait être d’autant plus forte qu’en avouant sa position près du roi, il gagnait une énorme importance dans l’esprit de la duchesse, et que ce n’était pas une mince considération pour un jeune homme venant droit de Gascogne, que d’être important pour une duchesse de Montpensier.

Sainte-Maline n’y eût pas résisté une seconde.

Toutes ces réflexions affluèrent à l’esprit de Carmainges, et n’eurent d’autre influence que de le rendre un peu plus orgueilleux, c’est-à-dire un peu plus fort.

C’était beaucoup que d’être en ce moment-là quelque chose, beaucoup pour lui, alors que certainement on l’avait bien un peu pris pour jouet.

La duchesse attendait donc sa réponse à cette question qu’elle lui avait faite : Êtes-vous disposé à vous attacher à notre maison ?

– Madame, dit Ernauton, j’ai déjà eu l’honneur de dire à M. de Mayenne que mon maître est un bon maître, et me dispense, par la façon dont il me traite, d’en chercher un meilleur.

– Mon frère me dit dans sa lettre, monsieur, que vous avez semblé ne point le reconnaître. Comment, ne l’ayant point reconnu là-bas, vous êtes-vous servi de son nom pour pénétrer jusqu’à moi ?

– M. de Mayenne paraissait désirer garder son incognito, madame ; je n’ai pas cru devoir le reconnaître, et il y avait, en effet, un inconvénient à ce que là-bas les paysans chez lesquels il est logé, sachent à quel illustre blessé ils ont donné l’hospitalité. Ici, cet inconvénient n’existait plus ; au contraire, le nom de M. de Mayenne pouvant m’ouvrir une voie jusqu’à vous, je l’ai invoqué : dans ce cas, comme dans l’autre, je crois avoir agi en galant homme.

Mayneville regarda la duchesse, comme pour lui dire :

– Voilà un esprit délié, madame.

La duchesse comprit à merveille.

Elle regarda Ernauton en souriant.

– Nul ne se tirerait mieux d’une mauvaise question, dit-elle, et vous êtes, je dois l’avouer, homme de beaucoup d’esprit.

– Je ne vois pas d’esprit dans ce que j’ai l’honneur de vous dire, madame, répondit Ernauton.

– Enfin, monsieur, dit la duchesse avec une sorte d’impatience, ce que je vois de plus clair dans tout cela, c’est que vous ne voulez rien dire.

Peut-être ne réfléchissez-vous point assez que la reconnaissance est un lourd fardeau pour qui porte mon nom ; que je suis femme, et que vous m’avez deux fois rendu service, et que si je voulais bien savoir votre nom ou plutôt qui vous êtes…

– À merveille, madame, je sais que vous apprendrez facilement tout cela ; mais vous l’apprendrez d’un autre que de moi, et moi je n’aurai rien dit.

– Il a raison toujours, dit la duchesse en arrêtant sur Ernauton un regard qui dut, s’il fut saisi dans toute son expression, faire plus de plaisir au jeune homme que jamais regard ne lui en avait fait.

Aussi n’en demanda-t-il pas davantage, et pareil au gourmet qui se lève de table quand il croit avoir bu le meilleur vin du repas, Ernauton salua et demanda son congé à la duchesse sur cette bonne manifestation.

– Ainsi, monsieur, voilà tout ce que vous ayez à me dire ? demanda la duchesse.

– J’ai fait ma commission, répliqua le jeune homme ; il ne me reste donc plus qu’à présenter mes très humbles hommages à Votre Altesse.

La duchesse le suivit des yeux sans lui rendre son salut ; puis, lorsque la porte se fut refermée derrière lui :

– Mayneville, dit-elle en frappant du pied, faites suivre ce garçon.

– Impossible, madame, répondit celui-ci, tout notre monde est sur pied ; moi-même, j’attends l’événement ; c’est un mauvais jour pour faire autre chose que ce que nous avons décidé de faire.

– Vous avez raison, Mayneville ; en vérité, je suis folle ; mais plus tard…

– Oh ! plus tard, c’est autre chose ; à votre aise, madame.

– Oui, car il m’est suspect comme à mon frère.

– Suspect ou non, reprit Mayneville, c’est un brave garçon, et les braves gens sont rares. Il faut avouer que nous avons du bonheur ; un étranger, un inconnu qui nous tombe du ciel pour nous rendre un service pareil.

– N’importe, n’importe, Mayneville ; si nous sommes obligés de l’abandonner en ce moment, surveillez-le plus tard au moins.

– Eh ! madame, plus tard, dit Mayneville, nous n’aurons plus besoin, je l’espère, de surveiller personne.

– Allons, décidément, je ne sais ce que je dis ce soir ; vous avez raison, Mayneville, je perds la tête.

– Il est permis à un général comme vous, madame, d’être préoccupé à la veille d’une action décisive.

– C’est vrai. Voici la nuit, Mayneville, et le Valois revient de Vincennes à la nuit.

– Oh ! nous avons du temps devant nous ; il n’est pas huit heures, madame, et nos hommes ne sont point encore arrivés d’ailleurs.

– Tous ont bien le mot, n’est-ce pas ?

– Tous.

– Ce sont des gens sûrs ?

– Éprouvés, madame.

– Comment viennent-ils ?

– Isolés, en promeneurs.

– Combien en attendez-vous ?

– Cinquante ; c’est plus qu’il n’en faut ; comprenez donc, outre ces cinquante hommes, nous avons deux cents moines qui valent autant de soldats, si toutefois ils ne valent pas mieux.

– Aussitôt que nos hommes seront arrivés, faites ranger vos moines sur la route.

– Ils sont déjà prévenus, madame, ils intercepteront le chemin, les nôtres pousseront la voiture sur eux, la porte du couvent sera ouverte et n’aura qu’à se refermer sur la voiture.

– Allons souper alors, Mayneville, cela nous fera passer le temps. Je suis d’une telle impatience, que je voudrais pousser l’aiguille de la pendule.

– L’heure viendra, soyez tranquille.

– Mais nos hommes, nos hommes ?

– Ils seront ici à l’heure ; huit heures viennent de sonner à peine, il n’y a point de temps perdu.

– Mayneville, Mayneville, mon pauvre frère me demande son chirurgien ; le meilleur chirurgien, le meilleur topique pour la blessure de Mayenne, ce serait une mèche des cheveux du Valois tonsuré, et l’homme qui lui porterait ce présent, Mayneville, cet homme-là serait sûr d’être le bienvenu.

– Dans deux heures, madame, cet homme partira pour aller trouver notre cher duc dans sa retraite ; sorti de Paris en fuyard, il y rentrera en triomphateur.

– Encore un mot, Mayneville, fit la duchesse en s’arrêtant sur le seuil de la porte.

– Lequel, madame ?

– Nos amis de Paris sont-ils prévenus ?

– Quels amis ?

– Nos ligueurs.

– Dieu m’en préserve, madame. Prévenir un bourgeois, c’est sonner le bourdon de Notre-Dame. Le coup fait, songez donc qu’avant que personne en sache rien, nous avons cinquante courriers à expédier, et alors, le prisonnier sera en sûreté dans le cloître ; alors, nous pourrons nous défendre contre une armée.

S’il le faut alors, nous ne risquerons plus rien et nous pourrons crier sur les toits du couvent : Le Valois est à nous !

– Allons, allons, vous êtes un homme habile et prudent, Mayneville, et le Béarnais a bien raison de vous appeler Mèneligue. Je comptais bien faire un peu ce que vous venez de dire ; mais c’était confus. Savez-vous que ma responsabilité est grande, Mayneville, et que jamais, dans aucun temps, femme n’aura entrepris et achevé œuvre pareille à celle que je rêve ?

– Je le sais bien, madame, aussi je ne vous conseille qu’en tremblant.

– Donc, je me résume, reprit la duchesse avec autorité : les moines armés sous leurs robes ?

– Ils le sont.

– Les gens d’épée sur la route ?

– Ils doivent y être à cette heure.

– Les bourgeois prévenus après l’événement ?

– C’est l’affaire de trois courriers ; en dix minutes, Lachapelle-Marteau, Brigard et Bussy-Leclerc sont prévenus ; ceux-là de leur côté préviendront les autres.

– Faites d’abord tuer ces deux grands nigauds que nous avons vus passer aux portières ; cela fait qu’ensuite nous raconterons l’événement selon qu’il sera plus avantageux à nos intérêts de le raconter.

– Tuer ces pauvres diables, fit Mayneville ; vous croyez qu’il est nécessaire qu’on les tue, madame ?

– Loignac ? voilà-t-il pas une belle perte !

– C’est un brave soldat.

– Un méchant garçon de fortune ; c’est comme cet autre escogriffe qui chevauchait à gauche de la voiture avec ses yeux de braise et sa peau noire.

– Ah ! celui-là j’y répugnerai moins, je ne le connais pas ; d’ailleurs je suis de votre avis, madame, et il possède une assez méchante mine.

– Vous me l’abandonnez alors ? dit la duchesse en riant.

– Oh ! de bon cœur, madame.

– Grand merci, en vérité.

– Mon Dieu, madame, je ne discute pas ; ce que j’en dis, c’est toujours pour votre renommée à vous et pour la moralité du parti que nous représentons.

– C’est bien, c’est bien, Mayneville, on sait que vous êtes un homme vertueux, et l’on vous en signera le certificat, si la chose est nécessaire. Vous ne serez pour rien dans toute cette affaire, ils auront défendu le Valois et auront été tués en le défendant. Vous, ce que je vous recommande, c’est ce jeune homme.

– Quel jeune homme ?

– Celui qui sort d’ici ; voyez s’il est bien parti, et si ce n’est pas quelque espion qui nous est dépêché par nos ennemis.

– Madame, dit Mayneville, je suis à vos ordres.

Il alla au balcon, entr’ouvrit les volets, passa sa tête et essaya de voir au dehors.

– Oh ! la sombre nuit ! dit-il.

– Bonne, excellente nuit, reprit la duchesse ; d’autant meilleure qu’elle est plus sombre : aussi, bon courage, mon capitaine.

– Oui ; mais nous ne verrons rien, madame, et pour vous cependant il est important de voir.

– Dieu, dont nous défendons les intérêts, voit pour nous, Mayneville.

Mayneville qui, on peut le croire du moins, n’était pas aussi confiant que madame de Montpensier en l’intervention de Dieu dans les affaires de ce genre, Mayneville se remit à la fenêtre, et, regardant autant qu’il était possible de le faire dans l’obscurité, demeura immobile.

– Voyez-vous passer du monde ? demanda la duchesse en éteignant les lumières par précaution.

– Non, mais j’entends marcher des chevaux.

– Allons, allons, ce sont eux, Mayneville. Tout va bien.

Et la duchesse regarda si elle avait toujours à sa ceinture la fameuse paire de ciseaux d’or qui devait jouer un si grand rôle dans l’histoire.

XLIII. Comment Dom Modeste Gorenflot bénit le roi à son passage devant le prieuré des jacobins §

Ernauton sortit le cœur assez gros, mais la conscience assez tranquille ; il avait eu ce singulier bonheur de déclarer son amour à une princesse, et de faire, par la conversation importante qui lui avait immédiatement succédé, oublier sa déclaration, juste assez pour qu’elle ne fît pas de tort au présent et qu’elle portât fruit pour l’avenir.

Ce n’est pas le tout, il avait encore eu la chance de ne pas trahir le roi, de ne pas trahir M. de Mayenne et de ne point se trahir lui-même.

Donc il était content, mais il désirait encore beaucoup de choses, et, parmi ces choses, un prompt retour à Vincennes pour informer le roi.

Puis, le roi informé, pour se coucher et songer.

Songer, c’est le bonheur suprême des gens d’action, c’est le seul repos qu’ils se permettent.

Aussi à peine hors la porte de Bel-Esbat, Ernauton mit-il son cheval au galop ; puis à peine eut-il encore fait cent pas au galop de ce compagnon si bien éprouvé depuis quelques jours, qu’il se vit tout à coup arrêté par un obstacle que ses yeux, éblouis par la lumière de Bel-Esbat et encore mal habitués à l’obscurité, n’avaient pu apercevoir et ne pouvaient mesurer.

C’était tout simplement un gros de cavaliers qui, des deux côtés de la route, se refermant sur le milieu, l’entouraient et lui mettaient sur la poitrine une demi-douzaine d’épées et autant de pistolets et de dagues.

C’était beaucoup pour un homme seul.

– Oh ! oh ! dit Ernauton, on vole sur le chemin à une lieue de Paris ; peste soit du pays ! Le roi a un mauvais prévôt ; je lui donnerai le conseil de le changer.

– Silence, s’il vous plaît, dit une voix qu’Ernauton crut reconnaître ; votre épée, vos armes, et faisons vite.

Un homme prit la bride du cheval, deux autres dépouillèrent Ernauton de ses armes.

– Peste ! quels habiles gens ! murmura Ernauton.

Puis se retournant vers ceux qui l’arrêtaient :

– Messieurs, dit-il, vous me ferez au moins la grâce de m’apprendre…

– Eh ! mais, c’est M. de Carmainges, dit le détrousseur principal, celui-là même qui venait de saisir l’épée du jeune homme et qui la tenait encore.

– M. de Pincorney ! s’écria Ernauton. Oh ! fi ! le vilain métier que vous faites là !

– J’ai dit silence, répéta la voix du chef retentissante à quelques pas ; qu’on mène cet homme au dépôt.

– Mais monsieur de Sainte-Maline, dit Perducas de Pincorney, cet homme que nous venons d’arrêter…

– Eh bien ?

– C’est notre compagnon, M. Ernauton de Carmainges.

– Ernauton ici ! s’écria Sainte-Maline pâlissant de colère ; lui, que fait-il là ?

– Bonsoir, messieurs, dit tranquillement Carmainges : je ne croyais pas, je l’avoue, me trouver en si bonne compagnie.

Sainte-Maline resta muet.

– Il paraît qu’on m’arrête, continua Ernauton ; car je ne présume point que vous me dévalisiez.

– Diable ! diable ! grommela Sainte-Maline, l’événement n’était pas prévu.

– De mon côté non plus, je vous jure, dit en riant Carmainges.

– C’est embarrassant ; voyons, que faites-vous sur la route ?

– Si je vous faisais cette question, monsieur de Sainte-Maline, me répondriez-vous ?

– Non.

– Trouvez bon alors que j’agisse comme vous agiriez.

– Alors vous ne voulez pas dire ce que vous faisiez sur la route ?

Ernauton sourit, mais ne répondit pas.

– Ni où vous alliez ?

Même silence.

– Alors, monsieur, dit Sainte-Maline, puisque vous ne vous expliquez point, je suis forcé de vous traiter en homme ordinaire.

– Faites, monsieur ; seulement je vous préviens que vous répondrez de ce que vous aurez fait.

– À M. de Loignac ?

– À plus haut que cela.

– À M. d’Épernon ?

– À plus haut encore.

– Eh bien ! soit, j’ai ma consigne, et je vais vous envoyer à Vincennes.

– À Vincennes ! à merveille ! c’est là que j’allais, monsieur.

– Je suis heureux, monsieur, dit Sainte-Maline, que ce petit voyage cadre si bien avec vos intentions.

Deux hommes, le pistolet au poing, s’emparèrent aussitôt du prisonnier, qu’ils conduisirent à deux autres hommes placés à cinq cents pas des premiers. Ces deux autres en firent autant, et de cette sorte Ernauton eut, jusque dans la cour même du donjon, la société de ses camarades.

Dans cette cour, Carmainges aperçut cinquante cavaliers désarmés, qui, l’oreille basse et la pâleur au front, entourés de cent cinquante chevau-légers venus de Nogent et de Brie, déploraient leur mauvaise fortune et s’attendaient à un vilain dénoûment d’une entreprise si bien commencée.

C’étaient nos quarante-cinq qui, pour leur entrée en fonctions, avaient pris tous ces hommes, les uns par ruse, les autres de vive force ; tantôt en s’unissant dix contre deux ou trois, tantôt en accostant gracieusement les cavaliers qu’ils devinaient être redoutables, et en leur présentant à brûle-pourpoint le pistolet, quand les autres croyaient tout simplement rencontrer des camarades et recevoir une politesse.

Il en résultait que pas un combat n’avait été livré, pas un cri proféré, et qu’en une rencontre de huit contre vingt, un chef de ligueurs qui avait porté la main à son poignard pour se défendre et ouvert la bouche pour crier, avait été bâillonné, presque étouffé et escamoté par les quarante-cinq avec l’agilité que met un équipage de navire à faire filer un câble entre les doigts d’une chaîne d’hommes.

Or, pareille chose eût bien réjoui Ernauton s’il l’eût connue ; mais le jeune homme voyait, mais ne comprenait pas, ce qui rembrunit un peu son existence pendant dix minutes.

Cependant lorsqu’il eut reconnu tous les prisonniers auxquels on l’agrégeait :

– Monsieur, dit-il à Sainte-Maline, je vois que vous étiez prévenu de l’importance de ma mission, et, qu’en galant compagnon, vous avez eu peur pour moi d’une mauvaise rencontre, ce qui vous a déterminé à prendre la peine de me faire escorter ; maintenant, je puis vous le dire, vous aviez grande raison ; le roi m’attend et j’ai d’importantes choses à lui dire. J’ajouterai même que comme, sans vous, je ne fusse probablement point arrivé, j’aurai l’honneur de dire au roi ce que vous avez fait pour le bien de son service.

Sainte-Maline rougit comme il avait pâli ; mais il comprit, en homme d’esprit qu’il était quand quelque passion ne l’aveuglait point, qu’Ernauton disait vrai et qu’il était attendu. On ne plaisantait pas avec MM. de Loignac et d’Épernon ; il se contenta donc de répondre :

– Vous êtes libre, monsieur Ernauton ; enchanté d’avoir pu vous être agréable.

Ernauton s’élança hors des rangs et monta les degrés qui conduisaient à la chambre du roi.

Sainte-Maline l’avait suivi des yeux, et, à moitié de l’escalier, il put voir Loignac qui accueillait M. de Carmainges et lui faisait signe de continuer sa route.

Loignac de son côté descendit ; il venait procéder au dépouillement de la prise.

Il se trouva, et ce fut Loignac qui constata ce fait, que la route, devenue libre, grâce à l’arrestation des cinquante hommes, serait libre jusqu’au lendemain, puisque l’heure où ces cinquante hommes devaient se trouver réunis à Bel-Esbat était passée.

Il n’y avait donc plus péril pour le roi à revenir à Paris.

Loignac comptait sans le couvent des Jacobins et sans l’artillerie et la mousqueterie des bons pères.

Ce dont d’Épernon était parfaitement informé, lui, par Nicolas Poulain.

Aussi, quand Loignac vint dire à son chef : – Monsieur, les chemins sont libres, d’Épernon lui répliqua-il :

– C’est bien. L’ordre du roi est que les quarante-cinq fassent trois pelotons ; un devant et un de chaque côté des portières ; peloton assez serré pour que le feu, s’il y a feu par hasard, n’atteigne pas le carrosse.

– Très bien, répondit Loignac avec l’impassibilité du soldat ; mais, quant à dire feu, comme je ne vois pas de mousquets, je ne prévois pas de mousquetades.

– Aux Jacobins, monsieur, vous ferez serrer les rangs, dit d’Épernon.

Ce dialogue fut interrompu par le mouvement qui s’opérait sur l’escalier.

C’était le roi qui descendait, prêt à partir : il était suivi de quelques gentilshommes parmi lesquels, avec un serrement de cœur facile à comprendre, Sainte-Maline reconnut Ernauton.

– Messieurs, demanda le roi, mes braves quarante-cinq sont-ils réunis ?

– Oui, sire, dit d’Épernon en lui montrant un groupe de cavaliers qui se dessinait sous les voûtes.

– Les ordres ont été donnés ?

– Et seront suivis, sire.

– Alors partons, dit Sa Majesté.

Loignac fit sonner le boute-selle.

L’appel fait à voix basse, il se trouva que les quarante-cinq étaient réunis, pas un ne manquait.

On confia aux chevau-légers le soin d’emprisonner les gens de Mayneville et de la duchesse, avec défense, sous peine de mort, de leur adresser une seule parole.

Le roi monta dans son carrosse et plaça son épée nue à côté de lui.

M. d’Épernon jura parfandious ! et essaya galamment si la sienne jouait bien au fourreau.

Neuf heures sonnaient au donjon : l’on partit.

Une heure après le départ d’Ernauton, M. de Mayneville était encore à la fenêtre, d’où nous l’avons vu essayer, mais vainement, de suivre la route du jeune homme dans la nuit ; seulement, cette heure écoulée, il était beaucoup moins tranquille, et surtout un peu plus enclin à espérer le secours de Dieu, car il commençait à croire que le secours des hommes lui manquait.

Pas un de ses soldats n’avait paru : la route, silencieuse et noire, ne retentissait, à des intervalles éloignés, que du bruit de quelques chevaux dirigés à toute bride sur Vincennes.

À ce bruit, M. Mayneville et la duchesse essayaient de plonger leurs regards dans les ténèbres pour reconnaître leurs gens, pour deviner une partie de ce qui se passait, ou savoir la cause de leur retard.

Mais, ces bruits éteints, tout rentrait dans le silence.

Ce va-et-vient perpétuel, sans aucun résultat, avait fini par inspirer à Mayneville une telle inquiétude, qu’il avait fait monter à cheval un des gens de la duchesse, avec ordre d’aller s’informer auprès du premier peloton de cavaliers qu’il rencontrerait.

Le messager n’était point revenu.

Ce que voyant l’impatiente duchesse, elle en avait envoyé un second, qui n’était pas plus revenu que le premier.

– Notre officier, dit alors la duchesse, toujours disposée à voir les choses en beau, notre officier aura craint de n’avoir pas assez de monde, et il garde comme renfort les gens que nous lui envoyons ; c’est prudent, mais inquiétant.

– Inquiétant, oui, fort inquiétant, répondit Mayneville, dont les yeux ne quittaient pas l’horizon profond et sombre.

– Mayneville, que peut-il donc être arrivé ?

– Je vais monter à cheval moi-même, et nous le saurons, madame.

Et Mayneville fit un mouvement pour sortir.

– Je vous le défends, s’écria la duchesse en le retenant, Mayneville ; qui donc resterait près de moi ? qui donc connaîtrait tous nos officiers, tous nos amis, quand le moment sera venu ? Non, non, demeurez, Mayneville ; on se forge des appréhensions bien naturelles, quand il s’agit d’un secret de cette importance ; mais, en vérité, le plan était trop bien combiné, et surtout tenu trop secret pour ne pas réussir.

– Neuf heures, dit Mayneville répondant à sa propre impatience, plutôt qu’aux paroles de la duchesse ; eh ! voilà les jacobins qui sortent de leur couvent et qui se rangent le long des murs de la cour ; peut-être ont-ils quelque avis particulier, eux.

– Silence ! s’écria la duchesse en étendant la main vers l’horizon.

– Quoi ?

– Silence, écoutez !

On commençait d’entendre au loin un roulement pareil à celui du tonnerre.

– C’est la cavalerie, s’écria la duchesse, ils nous l’amènent, ils nous l’amènent !

Et passant, selon son caractère emporté, de l’appréhension la plus cruelle à la joie la plus folle, elle battit des mains en criant : Je le tiens ! je le tiens !

Mayneville écouta encore.

– Oui, dit-il, oui, c’est un carrosse qui roule et des chevaux qui galopent.

Et il commanda à pleine voix :

– Hors les murs, mes pères, hors les murs ! Aussitôt la grande grille du prieuré s’ouvrit précipitamment, et, dans un bel ordre, sortirent les cent moines armés, à la tête desquels marchait Borromée.

Ils prirent position en travers de la route.

On entendit alors la voix de Gorenflot qui criait :

– Attendez-moi ! attendez-moi donc ! il est important que je sois à la tête du chapitre pour recevoir dignement Sa Majesté.

– Au balcon, sire prieur ! au balcon ! s’écria Borromée ; vous savez bien que vous devez nous dominer tous. L’Écriture a dit : Tu les domineras comme le cèdre domine l’hysope !

– C’est vrai, dit Gorenflot, c’est vrai ; j’avais oublié que j’eusse choisi ce poste ; heureusement que vous êtes là pour me faire souvenir, frère Borromée, heureusement !

Borromée donna un ordre tout bas, et quatre frère, sous prétexte d’honneur et de cérémonie, vinrent flanquer le digne prieur à son balcon.

Bientôt la route, qui faisait un coude à quelque distance du prieuré, se trouva illuminée d’une quantité de flambeaux, grâce auxquels la duchesse et Mayneville purent voir reluire des cuirasses et briller des épées.

Incapable de se modérer, elle cria :

– Descendez, Mayneville, et vous me l’amènerez tout lié, tout escorté de gardes !

– Oui, oui, madame, dit le gentilhomme avec distraction ; mais une chose m’inquiète.

– Laquelle ?

– Je n’entends pas le signal convenu.

– À quoi bon le signal, puisqu’on le tient ?

– Mais on ne devait l’arrêter qu’ici, en face du prieuré, ce me semble, insista Mayneville.

– Ils auront trouvé plus loin l’occasion meilleure.

– Je ne vois pas notre officier.

– Je le vois, moi.

– Où ?

– Cette plume rouge !

– Eh bien ?

– C’est M. d’Épernon ! M. d’Épernon, l’épée à la main !

– On lui a laissé son épée ?

– Par la mort ! il commande.

– À nos gens ? Il y a donc trahison ?

– Eh ! madame, ce ne sont pas nos gens.

– Vous êtes fou, Mayneville.

En ce moment Loignac, à la tête du premier peloton des quarante-cinq, brandissant une large épée, cria : Vive le roi !

– Vive le roi ! répondirent avec leur formidable accent gascon les quarante-cinq dans l’enthousiasme.

La duchesse pâlit et tomba sur le rebord de la croisée, comme si elle allait s’évanouir.

Mayneville, sombre et résolu, mit l’épée à la main. Il ignorait si, en passant, ces hommes n’allaient pas envahir la maison.

Le cortège avançait toujours comme une trombe de bruit et de lumière. Il avait atteint Bel-Esbat, il allait atteindre le prieuré.

Borromée fit trois pas en avant. Loignac poussa son cheval droit à ce moine, qui semblait sous sa robe de laine lui offrir le combat.

Mais Borromée, en homme de tête, vit que tout était perdu, et prit à l’instant même son parti.

– Place ! place ! cria rudement Loignac, place au roi !

Borromée, qui avait tiré son épée sous sa robe, remit sous sa robe son épée au fourreau.

Gorenflot, électrisé par les cris, par le bruit des armes, ébloui par le flamboiement des torches, étendit sa dextre puissante, et l’index et le médium étendus, bénit le roi du haut de son balcon.

Henri, qui se penchait à la portière, le vit et le salua en souriant.

Ce sourire, preuve authentique de la faveur dont le digne prieur des jacobins jouissait en cour, électrisa Gorenflot, qui entonna à son tour un : Vive le roi ! avec des poumons capables de soulever les arceaux d’une cathédrale.

Mais le reste du couvent resta muet. En effet, il attendait une tout autre solution à ces deux mois de manœuvres et à cette prise d’armes qui en avait été la suite.

Mais Borromée, en véritable reître qu’il était, avait d’un coup d’œil calculé le nombre des défenseurs du roi, reconnu leur maintien guerrier. L’absence des partisans de la duchesse lui révélait le sort fatal de l’entreprise : hésiter à se soumettre, c’était tout perdre.

Il n’hésita plus, et au moment où le poitrail du cheval de Loignac allait le heurter, il cria : Vive le roi ! d’une voix presque aussi sonore que venait de le faire Gorenflot.

Alors le couvent tout entier hurla : Vive le roi ! en agitant ses armes.

– Merci, mes révérends pères, merci ! cria la voix stridente de Henri III.

Puis il passa devant le couvent, qui devait être le terme de sa course, comme un tourbillon de feu, de bruit et de gloire, laissant derrière lui Bel-Esbat dans l’obscurité.

Du haut de son balcon, cachée par l’écusson de fer doré, derrière lequel elle était tombée à genoux, la duchesse voyait, interrogeait, dévorait chaque visage, sur lequel les torches jetaient leur flamboyante lumière.

– Ah ! fit-elle avec un cri, en désignant un des cavaliers de l’escorte. Voyez ! voyez, Mayneville !

– Le jeune homme, le messager de M. le duc de Mayenne au service du roi ! s’écria celui-ci.

– Nous sommes perdus ! murmura la duchesse.

– Il faut fuir, et promptement, madame, dit Mayneville ; vainqueur aujourd’hui, le Valois abusera demain de sa victoire.

– Nous avons été trahis ! s’écria la duchesse. Ce jeune homme nous a trahis ! Il savait tout !

Le roi était déjà loin : il avait disparu, avec toute son escorte, sous la porte Saint-Antoine, qui s’était ouverte devant lui et refermée derrière lui.

XLIV. Comment Chicot bénit le roi Louis XI d’avoir inventé la poste, et résolut de profiter de cette invention §

Chicot, auquel nos lecteurs nous permettront de revenir, Chicot, après la découverte importante qu’il venait de faire en dénouant les cordons du masque de M. de Mayenne, Chicot n’avait pas un instant à perdre pour se jeter le plus vite possible hors du retentissement de l’aventure.

Entre le duc et lui, c’était désormais, on le comprend bien, un combat à mort. Blessé dans sa chair, moins douloureusement que dans son amour-propre, Mayenne, qui maintenant, aux anciens coups de fourreau, joignait le récent coup de lame, Mayenne ne pardonnerait jamais.

– Allons ! allons ! s’écria le brave Gascon, en précipitant sa course du côté de Beaugency, c’est ici l’occasion ou jamais de faire courir sur des chevaux de poste l’argent réuni de ces trois illustres personnages, qu’on appelle Henri de Valois, dom Modeste Gorenflot et Sébastien Chicot.

Habile comme il l’était à mimer, non seulement tous les sentiments, mais encore toutes les conditions, Chicot prit à l’instant même l’air d’un grand seigneur, comme il avait pris, dans des conditions moins précaires, l’air d’un bon bourgeois. Aussi, jamais prince ne fut servi avec plus de zèle que maître Chicot, lorsqu’il eut vendu le cheval d’Ernauton, et causé un quart d’heure avec le maître de poste.

Chicot, une fois en selle, était résolu de ne point s’arrêter qu’il ne se jugeât lui-même en lieu de sûreté : il galopa donc aussi vite que voulurent bien le lui permettre les chevaux de trente relais. Quant à lui, il semblait fait d’acier, ne paraissant pas, au bout de soixante lieues dévorées en vingt heures, éprouver la moindre fatigue.

Lorsque, grâce à cette rapidité, il eut en trois jours atteint Bordeaux, Chicot jugea qu’il lui était parfaitement permis de reprendre quelque peu haleine.

On peut penser, quand on galope ; on ne peut même guère faire que cela.

Chicot pensa donc beaucoup.

Son ambassade, qui prenait de la gravité au fur et à mesure qu’il s’avançait vers le terme de son voyage, son ambassade lui apparut sous un jour bien différent, sans que nous puissions dire précisément sous quel jour elle lui apparut.

Quel prince allait-il trouver dans cet étrange Henri, que les uns croyaient un niais, les autres un lâche, tous un renégat sans conséquence ?

Mais son opinion à lui, Chicot, n’était pas celle de tout le monde. Depuis son séjour en Navarre, le caractère de Henri, comme la peau du caméléon, qui subit le reflet de l’objet sur lequel il se trouve, le caractère de Henri, touchant le sol natal, avait éprouvé quelques nuances.

C’est que Henri avait su mettre assez d’espace entre la griffe royale et cette précieuse peau, qu’il avait si habilement sauvée de tout accroc pour ne plus redouter les atteintes.

Cependant sa politique extérieure était toujours la même ; il s’éteignait dans le bruit général, éteignant avec lui et autour de lui quelques noms illustres, que, dans le monde français, on s’étonnait de voir refléter leur clarté sur une pâle couronne de Navarre. Comme à Paris, il faisait cour assidue à sa femme, dont l’influence, à deux cents lieues de Paris, semblait cependant être devenue inutile. Bref, il végétait, heureux de vivre.

Pour le vulgaire, c’était sujet d’hyperboliques railleries.

Pour Chicot, c’était matière à profondes réflexions.

Lui Chicot, si peu ce qu’il paraissait être, savait naturellement deviner chez les autres le fond sous l’enveloppe. Henri de Navarre, pour Chicot, n’était donc pas encore une énigme devinée, mais c’était une énigme.

Savoir que Henri de Navarre était une énigme et non pas un fait pur et simple, c’était déjà beaucoup savoir. Chicot en savait donc plus que tout le monde, en sachant, comme ce vieux sage de la Grèce, qu’il ne savait rien.

Là où tout le monde se fût avancé le front haut, la parole libre, le cœur sur les lèvres, Chicot sentait donc qu’il fallait aller le cœur serré, la parole composée, le front grimé comme celui d’un acteur.

Cette nécessité de dissimulation lui fut inspirée, d’abord par sa pénétration naturelle, ensuite par l’aspect des lieux qu’il parcourait.

Une fois dans la limite de cette petite principauté de Navarre, pays dont la pauvreté était proverbiale en France, Chicot, à son grand étonnement, cessa de voir imprimée sur chaque visage, sur chaque maison, sur chaque pierre, la dent de cette misère hideuse qui rongeait les plus belles provinces de cette superbe France qu’il venait de quitter.

Le bûcheron qui passait le bras appuyé au joug de son bœuf favori ; la fille au jupon court et à la démarche alerte, qui portait l’eau sur sa tête à la façon des choéphores antiques ; le vieillard qui chantonnait une chanson de sa jeunesse en branlant sa tête blanchie ; l’oiseau familier qui jacassait dans sa cage en picotant la mangeoire pleine ; l’enfant bruni, aux membres maigres, mais nerveux, qui jouait sur les tas de feuilles de maïs ; tout parlait à Chicot une langue vivante, claire, intelligible ; tout lui criait, à chaque pas qu’il faisait en avant :

– Vois ! on est heureux ici !

Parfois, au bruit des roues criant dans les chemins creux, Chicot éprouvait des terreurs subites. Il se rappelait les lourdes artilleries qui défonçaient les chemins de la France. Mais au détour du chemin, le chariot du vendangeur lui apparaissait chargé de tonnes pleines et d’enfants à la face rougie. Lorsque de loin un canon d’arquebuse lui faisait ouvrir l’œil, derrière une haie de figuiers ou de pampres, Chicot songeait aux trois embuscades qu’il avait si heureusement franchies. Ce n’était pourtant qu’un chasseur suivi de ses grands chiens, traversant la plaine giboyeuse en bartavelles et en coqs de bruyère.

Quoiqu’on fût avancé dans la saison et que Chicot eût laissé Paris plein de brume et de frimas, il faisait beau, il faisait chaud. Les grands arbres qui n’avaient point encore perdu leurs feuilles, que, dans le Midi, ils ne perdent jamais entièrement, les grands arbres versaient du haut de leurs dômes rougissants une ombre bleue sur la terre crayeuse. Les horizons fins, purs et dégradés de nuances, miroitaient dans les rayons du soleil, tout diaprés de villages aux blanches maisons.

Le paysan béarnais, au béret incliné sur l’oreille, piquait dans les prairies ces petits chevaux de trois écus qui bondissent infatigables sur leurs jarrets d’acier, font vingt lieues d’une traite et, jamais étrillés, jamais couverts, se secouent en arrivant au but, et vont brouter dans la première touffe de bruyère venue, leur unique, leur suffisant repas.

– Ventre de biche ! disait Chicot, je n’ai jamais vu la Gascogne si riche. Le Béarnais vit comme un coq en pâte.

Puisqu’il est si heureux, il y a toute raison de croire, comme le dit son frère le roi de France, qu’il est… bon ; mais il ne l’avouera peut-être pas, lui. En vérité, quoique traduite en latin, la lettre me gêne encore ; j’ai presque envie de la retraduire en grec.

Mais, bah ! je n’ai jamais entendu dire que Henriot, comme l’appelait son frère Charles IX, sût le latin. Je lui ferai de ma traduction latine une traduction française expurgata, comme on dit à la Sorbonne.

Et Chicot, tout en faisant ces réflexions tout bas, s’informait tout haut où était le roi.

Le roi était à Nérac. D’abord on l’avait cru à Pau, ce qui avait engagé notre messager à pousser jusqu’à Mont-de-Marsan ; mais, arrivé là, la topographie de la cour avait été rectifiée, et Chicot avait pris à gauche pour rejoindre la route de Nérac, qu’il trouva pleine de gens revenant du marché de Condom.

On lui apprit, – Chicot, on se le rappelle, fort circonspect quand il s’agissait de répondre aux questions des autres, Chicot était fort questionneur, – on lui apprit, disons-nous, que le roi de Navarre menait fort joyeuse vie, et qu’il ne se reposait point dans ses perpétuelles transitions d’un amour à l’autre.

Chicot avait fait, par les chemins, l’heureuse rencontre d’un jeune prêtre catholique, d’un marchand de moutons et d’un officier, qui se tenaient fort bonne compagnie depuis Mont-de-Marsan, et devisaient avec force bombances, partout où l’on s’arrêtait.

Ces gens lui parurent, par cette association toute de hasard, représenter merveilleusement la Navarre, éclairée, commerçante et militante. Le clerc lui récita les sonnets que l’on faisait sur les amours du roi et de la belle Fosseuse, fille de René de Montmorency, baron de Fosseux.

– Voyons, voyons, dit Chicot, il faudrait pourtant nous entendre : on croit à Paris que Sa Majesté le roi de Navarre est folle de mademoiselle Le Rebours.

– Oh ! dit l’officier, c’était à Pau, cela.

– Oui, oui, reprit le clerc, c’était à Pau.

– Ah ! c’était à Pau ? reprit le marchand qui, en sa qualité de simple bourgeois, paraissait le moins bien informé des trois.

– Comment ! demanda Chicot, le roi a donc une maîtresse par ville ?

– Mais cela se pourrait bien, reprit l’officier, car, à ma connaissance, il était l’amant de mademoiselle Dayelle, tandis que j’étais en garnison à Castelnaudary.

– Attendez donc, attendez donc, fit Chicot : mademoiselle Dayelle, une Grecque ?

– C’est cela, dit le clerc, une Cypriote.

– Pardon, pardon, dit le marchand enchanté de placer son mot, c’est que je suis d’Agen, moi !

– Eh bien ?

– Eh bien ! je puis répondre que le roi a connu mademoiselle de Tignonville à Agen.

– Ventre de biche ! fit Chicot, quel vert galant ! Mais, pour en revenir à mademoiselle Dayelle, j’ai connu la famille…

– Mademoiselle Dayelle était jalouse et menaçait sans cesse ; elle avait un joli petit poignard recourbé qu’elle posait sur sa table à ouvrage, et, un jour, le roi est parti, emportant le poignard, et disant qu’il ne voulait point qu’il arrivât malheur à celui qui lui succéderait.

– De sorte qu’à cette heure Sa Majesté est tout entière à mademoiselle Le Rebours ? demanda Chicot.

– Au contraire, au contraire, fit le prêtre, ils sont brouillés ; mademoiselle Le Rebours était fille de président et, comme telle, un peu trop forte en procédure. Elle a tant plaidé contre la reine, grâce aux insinuations de la reine-mère, que la pauvre fille en est tombée malade. Alors la reine Margot, qui n’est pas sotte, a pris ses avantages et elle a décidé le roi à quitter Pau pour Nérac, de sorte que voilà un amour coupé.

– Alors, demanda Chicot, la nouvelle passion du roi est pour la Fosseuse ?

– Oh ! mon Dieu, oui ; d’autant plus qu’elle est enceinte : c’est une frénésie.

– Mais que dit la reine ? demanda Chicot.

– La reine ? fit l’officier.

– Oui, la reine.

– La reine met ses douleurs au pied du crucifix, dit le prêtre.

– D’ailleurs, ajouta l’officier, la reine ignore toutes ces choses.

– Bon ! fit Chicot, la chose n’est point possible.

– Pourquoi cela ? demanda l’officier.

– Parce que Nérac n’est pas une ville tellement grande, que l’on ne s’y voie d’une façon transparente.

– Ah ! quant à cela, monsieur, dit le clerc, il y a un parc, et dans ce parc des allées de plus de trois mille pas, toutes plantées de cyprès, de platanes et de sycomores magnifiques ; c’est une ombre à ne pas s’y voir à dix pas en plein jour. Songez un peu quand on y va la nuit.

– Et puis la reine est fort occupée, monsieur, dit le clerc.

– Bah ! occupée ?

– Oui.

– Et de qui, s’il vous plaît ?

– De Dieu, monsieur, répliqua le prêtre avec morgue.

– De Dieu ! s’écria Chicot.

– Pourquoi pas ?

– Ah ! la reine est dévote ?

– Très dévote.

– Cependant, il n’y a pas de messe au palais, à ce que j’imagine ? fit Chicot.

– Et vous imaginez fort mal, monsieur. Pas de messe ! nous prenez-vous pour des païens ? Apprenez, monsieur, que si le roi va au prêche avec ses gentilshommes, la reine se fait dire la messe dans une chapelle particulière.

– La reine ?

– Oui, oui.

– La reine Marguerite ?

– La reine Marguerite ; à telles enseignes que moi, prêtre indigne, j’ai touché deux écus pour avoir deux fois officié dans cette chapelle ; j’y ai même fait un fort beau sermon sur le texte :

« Dieu a séparé le bon grain de l’ivraie. » Il y a dans l’Évangile : « Dieu séparera ; » mais j’ai supposé, moi, comme il y a fort longtemps que l’Évangile est écrit, j’ai supposé que la chose était faite.

– Et le roi a eu connaissance de ce sermon ? demanda Chicot.

– Il l’a entendu.

– Sans se fâcher ?

– Tout au contraire, il a fort applaudi.

– Vous me stupéfiez, répondit Chicot.

– Il faut ajouter, dit l’officier, qu’on ne fait pas que courir le prêche ou la messe ; il y a de bons repas au château, sans compter les promenades, et je ne pense pas que nulle part en France les moustaches soient plus promenées que dans les allées de Nérac.

Chicot venait d’obtenir plus de renseignements qu’il ne lui en fallait pour bâtir tout un plan.

Il connaissait Marguerite pour l’avoir vue à Paris tenir sa cour, et il savait du reste que si elle était peu clairvoyante en affaires d’amour, c’était lorsqu’elle avait un motif quelconque de s’attacher un bandeau sur les yeux.

– Ventre de biche ! dit-il, voilà par ma foi des allées de cyprès et trois mille pas d’ombre qui me trottent désagréablement par la tête. Je m’en vais dire la vérité à Nérac, moi qui viens de Paris, à des gens qui ont des allées de trois mille pas et des ombres telles, que les femmes n’y voient point leurs maris se promener avec leurs maîtresses. Corbiou ! on me déchiquetera ici pour m’apprendre à troubler tant de promenades charmantes.

Heureusement, je connais la philosophie du roi, et j’espère en elle. D’ailleurs, je suis ambassadeur ; tête sacrée. Allons !

Et Chicot continua sa course.

Il entra vers le soir à Nérac, justement à l’heure de ces promenades qui préoccupaient si fort le roi de France et son ambassadeur.

Au reste, Chicot put se convaincre de la facilité des mœurs royales à la façon dont il fut admis à une audience.

Un simple valet de pied lui ouvrit les portes d’un salon rustique dont les abords étaient tout émaillés de fleurs ; au-dessus de ce salon étaient l’antichambre du roi et la chambre qu’il aimait à habiter le jour, pour donner ces audiences sans conséquence dont il était si prodigue.

Un officier, voire même un page, allait le prévenir quand se présentait un visiteur. Cet officier ou ce page courait après le roi jusqu’à ce qu’il le trouvât, en quelque endroit qu’il fût. Le roi venait sur cette seule invitation, et recevait le requérant.

Chicot fut profondément touché de cette facilité toute gracieuse. Il jugea le roi bon, candide et tout amoureux.

Ce fut bien plus encore son opinion, lorsqu’au bout d’une allée sinueuse et bordée de lauriers-roses en fleurs, il vit arriver avec un mauvais feutre sur la tête, un pourpoint feuille-morte et des bottes grises, le roi de Navarre tout épanoui, un bilboquet à la main.

Henri avait le front uni, comme si aucun souci n’osait l’effleurer de l’aile, la bouche rieuse, l’œil brillant d’insouciance et de santé.

Tout en s’approchant, il arrachait de la main gauche les fleurs de la bordure.

– Qui me veut parler ? demanda-t-il à son page.

– Sire, répondit celui-ci, un homme qui m’a l’air moitié seigneur, moitié homme de guerre.

Chicot entendit ces derniers mots et s’avança gracieusement.

– C’est moi, sire, dit-il.

– Bon ! s’écria le roi en levant ses deux bras au ciel, monsieur Chicot en Navarre, monsieur Chicot chez nous, ventre saint-gris ! soyez le bienvenu, cher monsieur Chicot.

– Mille grâces, sire.

– Bien vivant, grâce à Dieu.

– Je l’espère du moins, cher sire, dit Chicot, transporté d’aise.

– Ah ! parbleu, dit Henri, nous allons boire ensemble d’un petit vin de Limoux dont vous me donnerez des nouvelles. Vous me faites en vérité bien joyeux, monsieur Chicot ; asseyez-vous là.

Et il montrait un banc de gazon.

– Jamais, sire, dit Chicot en se défendant.

– Avez-vous donc fait deux cents lieues pour me venir voir, afin que je vous laisse debout ? Non pas, monsieur Chicot, assis, assis ; on ne cause bien qu’assis.

– Mais, sire, le respect.

– Du respect chez nous, en Navarre ! tu es fou, mon pauvre Chicot, et qui donc pense à cela ?

– Non, sire, je ne suis pas fou, répondit Chicot ; je suis ambassadeur.

Un léger pli se forma sur le front pur du roi ; mais il disparut si rapidement que Chicot, tout observateur qu’il était, n’en reconnut même pas la trace.

– Ambassadeur, dit Henri avec une surprise qu’il essaya de rendre naïve, ambassadeur de qui ?

– Ambassadeur du roi Henri III. Je viens de Paris et du Louvre, sire.

– Ah ! c’est différent alors, dit le roi en se levant de son banc de gazon avec un soupir. Allez, page ; laissez-nous. Montez du vin au premier, dans ma chambre ; non, dans mon cabinet. Venez avec moi, Chicot, que je vous conduise.

Chicot suivit le roi de Navarre. Henri marchait plus vite alors qu’en revenant par son allée de lauriers.

– Quelle misère ! pensa Chicot, de venir troubler cet honnête homme dans sa paix et dans son ignorance. Bast ! il sera philosophe !

XLV. Comment le roi de Navarre devina que Turennius voulait dire Turenne et Margota Margot. §

Le cabinet du roi de Navarre n’était pas bien somptueux, comme on le présume. Sa Majesté Béarnaise n’était point riche, et du peu qu’elle avait, ne faisait point de folies. Ce cabinet occupait, avec la chambre à coucher de parade, toute l’aile droite du château ; un corridor était pris sur l’antichambre ou chambre des gardes et sur la chambre à coucher ; ce corridor conduisait au cabinet.

De cette pièce spacieuse et assez convenablement meublée, quoiqu’on n’y trouvât aucune trace du luxe royal, la vue s’étendait sur des prés magnifiques situés au bord de la rivière.

De grands arbres, saules et platanes, cachaient le cours de l’eau sans empêcher les yeux de s’éblouir de temps en temps, lorsque le fleuve sortant, comme un dieu mythologique, de son feuillage, faisait resplendir au soleil de midi ses écailles d’or, ou à la lune de minuit, ses draperies d’argent.

Les fenêtres donnaient donc d’un côté sur ce panorama magique, terminé au loin par une chaîne de collines, un peu brûlée du soleil le jour, mais qui, le soir, terminait l’horizon par des teintes violâtres d’une admirable limpidité, et de l’autre côté sur la cour du château. Éclairée ainsi, à l’orient et à l’occident, par ce double rang de fenêtres correspondantes les unes avec les autres, rouge ici, bleue là, la salle avait des aspects magnifiques, quand elle reflétait avec complaisance les premiers rayons du soleil, ou l’azur nacré de la lune naissante.

Ces beautés naturelles préoccupaient moins Chicot, il faut le dire, que la distribution de ce cabinet, demeure habituelle de Henri. Dans chaque meuble, l’intelligent ambassadeur semblait en effet chercher une lettre, et cela avec d’autant plus d’attention, que l’assemblage de ces lettres devait lui donner le mot de l’énigme qu’il cherchait depuis longtemps, et qu’il avait, plus particulièrement encore, cherché tout le long de la route.

Le roi s’assit, avec sa bonhomie ordinaire et son sourire éternel, dans un grand fauteuil de daim à clous dorés, mais à franges de laine ; Chicot, pour lui obéir, fit rouler en face de lui un pliant ou plutôt un tabouret recouvert de même et enrichi de pareils ornements.

Henri regardait Chicot de tous ses yeux, avec des sourires, nous l’avons déjà dit, mais en même temps avec une attention qu’un courtisan eût trouvée fatigante.

– Vous allez trouver que je suis bien curieux, cher monsieur Chicot, commença par dire le roi ; mais c’est plus fort que moi : je vous ai regardé si longtemps comme mort, que, malgré toute la joie que me cause votre résurrection, je ne puis me faire à l’idée que vous soyez vivant. Pourquoi donc avez-vous tout à coup disparu de ce monde ?

– Eh ! sire, fit Chicot, avec sa liberté habituelle, vous avez bien disparu de Vincennes, vous. Chacun s’éclipse selon ses moyens, et surtout ses besoins.

– Vous avez toujours plus d’esprit que tout le monde, cher monsieur Chicot, dit Henri, et c’est à cela surtout que je reconnais ne point parler à votre ombre.

Puis prenant un air sérieux :

– Mais, voyons, ajouta-t-il, voulez-vous que nous mettions l’esprit de côté et que nous parlions affaires ?

– Si cela ne fatigue pas trop Votre Majesté, je me mets à ses ordres.

L’œil du roi étincela.

– Me fatiguer ! reprit-il, puis, d’un autre ton : Il est vrai que je me rouille ici, continua-t-il avec calme. Mais je ne suis pas fatigué tant que je n’ai rien fait. Or, aujourd’hui Henri de Navarre a, deçà et delà, fort traîné son corps, mais le roi n’a pas encore fait agir son esprit.

– Sire, j’en suis bien aise, répondit Chicot ; ambassadeur d’un roi, votre parent et votre ami, j’ai des commissions fort délicates à faire près de Votre Majesté.

– Parlez vite alors, car vous piquez ma curiosité.

– Sire…

– Vos lettres de créance d’abord, c’est une formalité inutile, je le sais, puisqu’il s’agit de vous ; mais enfin je veux vous montrer que tout paysan béarnais que nous sommes, nous savons notre devoir de roi.

– Sire, j’en demande pardon à Votre Majesté, répondit Chicot, mais tout ce que j’avais de lettres de créance, je l’ai noyé dans les rivières, jeté dans le feu, éparpillé dans l’air.

– Et pourquoi cela, cher monsieur Chicot ?

– Parce qu’on ne voyage pas, quand on se rend en Navarre, chargé d’une ambassade, comme on voyage pour aller acheter du drap à Lyon, et que si l’on a le dangereux honneur de porter des lettres royales, on risque de ne les porter que chez les morts.

– C’est vrai, dit Henri avec une parfaite bonhomie, les routes ne sont pas sûres, et en Navarre nous en sommes réduits, faute d’argent, à nous confier à la probité des manants ; ils ne sont pas très voleurs, du reste.

– Comment donc ! s’écria Chicot, mais ce sont des agneaux, ce sont de petits anges, sire, mais en Navarre seulement.

– Ah ! ah ! fit Henri.

– Oui, mais hors de la Navarre on rencontre des loups et des vautours autour de chaque proie ; j’étais une proie, sire, de sorte que j’ai eu mes vautours et mes loups.

– Qui ne vous ont pas mangé tout à fait, au reste, je le vois avec plaisir.

– Ventre de biche ! sire, ce n’est pas leur faute ! ils ont bien fait tout ce qu’ils ont pu pour cela. Mais ils m’ont trouvé trop coriace, et n’ont pu entamer ma peau. Mais, sire, laissons là, s’il vous plaît, les détails de mon voyage, qui sont choses oiseuses, et revenons-en à notre lettre de créance.

– Mais puisque vous n’en avez pas, cher monsieur Chicot, dit Henri, il me paraît fort inutile d’y revenir.

– C’est-à-dire que je n’en ai pas maintenant, mais que j’en avais une.

– Ah ! à la bonne heure ! donnez, monsieur Chicot.

Et Henri étendit la main.

– Voilà le malheur, sire, reprit Chicot ; j’avais une lettre comme je viens d’avoir l’honneur de le dire à Votre Majesté, et peu de gens l’eussent eue meilleure.

– Vous l’avez perdue ?

– Je me suis hâté de l’anéantir, sire, car M. de Mayenne courait après moi pour me la voler.

– Le cousin Mayenne ?

– En personne.

– Heureusement il ne court pas bien fort. Engraisse-t-il toujours ?

– Ventre de biche ! pas en ce moment, je suppose.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’en courant, comprenez-vous, sire, il a eu le malheur de me rejoindre, et dans la rencontre, ma foi, il a attrapé un bon coup d’épée.

– Et de la lettre ?

– Pas l’ombre, grâce à la précaution que j’avais prise.

– Bravo ! vous aviez tort de ne pas vouloir me raconter votre voyage, monsieur Chicot, dites-moi cela en détail, cela m’intéresse vivement.

– Votre Majesté est bien bonne.

– Seulement une chose m’inquiète.

– Laquelle ?

– Si la lettre est anéantie pour mons de Mayenne, elle est de même anéantie pour moi ; comment donc saurai-je alors quelle chose m’écrivait mon bon frère Henri, puisque sa lettre n’existe plus ?

– Pardon, sire ! elle existe dans ma mémoire.

– Comment cela ?

– Avant de la déchirer, je l’ai apprise par cœur.

– Excellente idée, monsieur Chicot, excellente, et je reconnais bien là l’esprit d’un compatriote. Vous allez me la réciter, n’est-ce pas ?

– Volontiers, sire.

– Telle qu’elle était, sans y rien changer ?

– Sans y faire un seul contre-sens.

– Comment dites-vous ?

– Je dis que je vais vous la dire fidèlement ; quoique j’ignore la langue, j’ai bonne mémoire.

– Quelle langue ?

– La langue latine donc.

– Je ne vous comprends pas, dit Henri avec son clair regard à l’adresse de Chicot. Vous parlez de langue latine, de lettre…

– Sans doute.

– Expliquez-vous ; la lettre de mon frère était-elle donc écrite en latin ?

– Eh ! oui, sire.

– Pourquoi en latin ?

– Ah ! sire, sans doute parce que le latin est une langue audacieuse, la langue qui sait tout dire, la langue avec laquelle Perse et Juvénal ont éternisé la démence et les erreurs des rois.

– Des rois ?

– Et des reines, sire.

Le sourcil du roi se plissa sur sa profonde orbite.

– Je veux dire des empereurs et des impératrices, reprit Chicot.

– Vous savez donc le latin, vous, monsieur Chicot ? reprit froidement Henri.

– Oui et non, sire.

– Vous êtes bienheureux si c’est oui, car vous avez un avantage immense sur moi, qui ne le sais pas ; aussi je n’ai jamais pu me mettre sérieusement à la messe à cause de ce diable de latin ; donc vous le savez, vous ?

– On m’a appris à le lire, sire, comme aussi le grec et l’hébreu.

– C’est très commode, monsieur Chicot, vous êtes un livre vivant.

– Votre Majesté vient de trouver le mot, un livre vivant. On imprime quelques pages dans ma mémoire, on m’expédie où l’on veut, j’arrive, on me lit et l’on me comprend.

– Ou l’on ne vous comprend pas.

– Comment cela, sire ?

– Dame ! si l’on ne sait pas la langue dans laquelle vous êtes imprimé.

– Oh ! sire, les rois savent tout.

– C’est ce que l’on dit au peuple, monsieur Chicot, et ce que les flatteurs disent aux rois.

– Alors, sire, il est inutile que je récite à Votre Majesté cette lettre que j’avais apprise par cœur, puisque ni l’un ni l’autre de nous n’y comprendra rien.

– Est-ce que le latin n’a pas beaucoup d’analogie avec l’italien ?

– On assure cela, sire.

– Et avec l’espagnol ?

– Beaucoup, à ce qu’on dit.

– Alors, essayons ; je sais un peu l’italien, mon patois gascon ressemble fort à l’espagnol, peut-être comprendrai-je le latin sans jamais l’avoir appris.

Chicot s’inclina.

– Votre Majesté ordonne donc ?

– C’est-à-dire que je vous prie, cher monsieur Chicot.

Chicot débuta par la phrase suivante, qu’il enveloppa de toutes sortes de préambules :

« Frater carissime,

« Sincerus amor quo te prosequebatur germanus noster Carolus nonus, functus nuper, colet usque regiam nostram et pectori meo pertinaciter adhaeret. »

Henri ne sourcilla point, mais au dernier mot il arrêta Chicot du geste.

– Ou je me trompe fort, dit-il, ou l’on parle dans cette phrase d’amour, d’obstination et de mon frère Charles IX.

– Je ne dirais pas non, dit Chicot, c’est une si belle langue que le latin, que tout cela tiendrait dans une seule phrase.

– Poursuivez, dit le roi.

Chicot continua.

Le Béarnais écouta avec le même flegme tous les passages où il était question de sa femme et du vicomte de Turenne ; mais au dernier nom :

– Turennius ne veut-il pas dire Turenne ? demanda-t-il.

– Je pense que oui, sire.

– Et Margota, ne serait-ce pas le petit nom d’amitié que mes frères Charles IX et Henri III donnaient à leur sœur, ma bien-aimée épouse Marguerite ?

– Je n’y vois rien d’impossible, répliqua Chicot. Et il poursuivit son récit jusqu’au bout de la dernière phrase, sans qu’une seule fois le visage du roi eût changé d’expression.

Enfin il s’arrêta sur la péroraison, dont il avait caressé le style avec des ronflements si sonores, qu’on eût dit un paragraphe des Verrines ou du discours pour le poète Archias.

– C’est fini ? demanda Henri.

– Oui, sire.

– Eh bien ! ce doit être superbe.

– N’est-ce pas, sire ?

– Quel malheur que je n’en aie compris que deux mots : Turennius et Margota, et encore !

– Malheur irréparable, sire, à moins que Votre Majesté ne se décide à faire traduire la lettre par quelque clerc.

– Oh ! non, dit vivement Henri, et vous-même, monsieur Chicot, qui avez mis tant de discrétion dans votre ambassade en faisant disparaître l’autographe original, vous ne me conseillez point, n’est-ce pas, de livrer cette lettre à une publicité quelconque ?

– Je ne dis point cela, sire.

– Mais vous le pensez ?

– Je pense, puisque Votre Majesté m’interroge, que la lettre du roi son frère, recommandée à moi avec tant de soin, et expédiée à Votre Majesté par un envoyé particulier, contient peut-être çà et là quelque bonne chose dont Votre Majesté pourrait faire son profit.

– Oui ; mais pour confier ces bonnes choses à quelqu’un, il faudrait que j’eusse en ce quelqu’un pleine confiance.

– Certainement.

– Eh bien, faites une chose, dit Henri comme illuminé par une idée.

– Laquelle ?

– Allez trouver ma femme Margota ; elle est savante ; récitez-lui la lettre, et bien sûr qu’elle comprendra, elle. Alors, et tout naturellement, elle me l’expliquera.

– Ah ! Voilà qui est admirable ! s’écria Chicot, et Votre Majesté parle d’or.

– N’est-ce pas ? Vas-y.

– J’y cours, Sire.

– Ne change pas un lot à la lettre, surtout.

– Cela me serait impossible ; il faudrait que je susse le latin, et je ne le sais pas ; quelque barbarisme tout au plus.

– Allez-y, mon ami, allez.

Chicot prit les renseignements pour trouver Mme Marguerite, et quitta le roi, plus convaincu que jamais que le roi était une énigme.

XLVI. L’allée des trois mille pas §

La reine habitait l’autre aile du château divisée à peu près de la même façon que celle que venait de quitter Chicot.

On entendait toujours de ce côté quelque musique, on y voyait toujours rôder quelque panache.

La fameuse allée des trois mille pas, dont il avait été tant question, commençait aux fenêtres même de Marguerite, et sa vue ne s’arrêtait jamais que sur des objets agréables, tels que massifs de fleurs, berceaux de verdure, etc.

On eût dit que la pauvre princesse essayait de chasser, par le spectacle des choses gracieuses, tant d’idées lugubres qui habitaient au fond de sa pensée.

Un poète périgourdin – Marguerite, en province comme à Paris, était toujours l’étoile des poètes, – un poète périgourdin avait composé un sonnet à son intention.

« Elle veut, disait-il, par le soin qu’elle met à placer garnison dans son esprit, en chasser tous les tristes souvenirs. »

Née au pied du trône, fille, sœur et femme de roi, Marguerite avait en effet profondément souffert. Sa philosophie, plus fanfaronne que celle du roi de Navarre, était moins solide, parce qu’elle n’était que factice et due à l’étude, tandis que celle du roi naissait de son propre fonds.

Aussi Marguerite, toute philosophe qu’elle était, ou plutôt qu’elle voulait être, avait-elle déjà laissé le temps et les chagrins imprimer leurs sillons expressifs sur son visage.

Elle était néanmoins encore d’une remarquable beauté, beauté de physionomie surtout, celle qui frappe le moins chez les personnes d’un rang vulgaire, mais qui plaît le plus chez les illustres, à qui l’on est toujours prêt à accorder la suprématie de la beauté physique. Marguerite avait le sourire joyeux et bon, l’œil humide et brillant, le geste souple et caressant ; Marguerite, nous l’avons dit, était toujours une adorable créature.

Femme, elle marchait comme une princesse ; reine, elle avait la démarche d’une charmante femme.

Aussi elle était idolâtrée à Nérac, où elle importait l’élégance, la joie, la vie. Elle, une princesse parisienne, avait pris en patience le séjour de la province, c’était déjà une vertu dont les provinciaux lui savaient le plus grand gré.

Sa cour n’était pas seulement une cour de gentilshommes et de dames, tout le monde l’aimait à la fois, comme reine et comme femme ; et, de fait, l’harmonie de ses flûtes et de ses violons, comme la fumée et les reliefs de ses festins, étaient pour tout le monde.

Elle savait faire du temps un emploi tel, que chacune de ses journées lui rapportait quelque chose, et qu’aucune d’elles n’était perdue pour ceux qui l’entouraient.

Pleine de fiel pour ses ennemis, mais patiente afin de se mieux venger ; sentant instinctivement sous l’enveloppe d’insouciance et de longanimité d’Henri de Navarre, un mauvais vouloir pour elle et la conscience permanente de chacun de ses déportements, sans parents, sans amis, Marguerite s’était habituée à vivre avec de l’amour, ou tout au moins avec des semblants d’amour, et à remplacer par la poésie et le bien-être, famille, époux, amis et le reste.

Nul excepté Catherine de Médicis, nul excepté Chicot, nul excepté quelques ombres mélancoliques qui fussent revenues du sombre royaume de la mort, nul n’eût su dire pourquoi les joues de Marguerite étaient déjà si pâles, pourquoi ses yeux se noyaient involontairement de tristesses inconnues, pourquoi enfin ce cœur profond laissait voir son vide, jusque dans son regard autrefois si expressif.

Marguerite n’avait plus de confidents. La pauvre reine n’en voulait plus, depuis que les autres avaient, pour de l’argent, vendu sa confiance et son honneur.

Elle marchait donc seule, et cela doublait peut-être encore aux yeux des Navarrais, sans qu’ils s’en doutassent eux-mêmes, la majesté de cette attitude, mieux dessinée par son isolement.

Du reste, ce mauvais vouloir, qu’elle sentait chez Henri, était tout instinctif, et venait bien plutôt de la propre conscience de ses torts, que des faits du Béarnais. Henri ménageait en elle une fille de France ; il ne lui parlait qu’avec une obséquieuse politesse, ou qu’avec un gracieux abandon ; il n’avait pour elle, en toute occasion et à propos de toutes choses, que les procédés d’un mari et d’un ami.

Aussi, la cour de Nérac, comme toutes les autres cours vivant sur les relations faciles, débordait-elle d’harmonies au moral et au physique.

Telles étaient les études et les réflexions que faisait, sur des apparences bien faibles encore, Chicot, le plus observateur et le plus méticuleux des hommes.

Il s’était présenté d’abord au palais, renseigné par Henri, mais il n’y avait trouvé personne. Marguerite, lui avait-on dit, était au bout de cette belle allée parallèle au fleuve, et il se rendait dans cette allée, qui était la fameuse allée des trois mille pas, par celle des lauriers roses.

Lorsqu’il fut aux deux tiers de l’allée, il aperçut au bout, sous un bosquet de jasmin d’Espagne, de genêts et de clématites, un groupe chamarré de rubans, de plumes et d’épées de velours ; peut-être toute cette belle friperie était-elle d’un goût un peu usé, d’une mode un peu vieillie ; mais pour Nérac c’était brillant, éblouissant même. Chicot, qui venait en droite ligne de Paris, fut satisfait du coup d’œil.

Comme un page du roi précédait Chicot, la reine, dont les yeux erraient ça et là avec l’éternelle inquiétude des cœurs mélancoliques, la reine reconnut les couleurs de Navarre et l’appela.

– Que veux-tu, d’Aubiac ? demanda-t-elle.

Le jeune homme, nous aurions pu dire l’enfant, car il n’avait que douze ans à peine, rougit et ploya le genoux devant Marguerite.

– Madame, dit-il en français, car la reine exigeait qu’on proscrivît le patois de toutes les manifestations de service ou de toutes les relations d’affaires, un gentilhomme de Paris, envoyé du Louvre à Sa Majesté le roi de Navarre, et renvoyé par Sa Majesté le roi de Navarre à vous, désire parler à Votre Majesté.

Un feu subit colora le beau visage de Marguerite ; elle se tourna vivement et avec cette sensation pénible qui, à toute occasion, pénètre les cœurs longtemps froissés.

Chicot était debout et immobile à vingt pas d’elle.

Ses yeux subtils reconnurent au maintien et à la silhouette, car le Gascon se dessinait sur le fond orangé du ciel, une tournure de connaissance ; elle quitta le cercle, au lieu de commander au nouveau venu d’approcher.

En se retournant toutefois pour donner un adieu à la compagnie, elle fit signe du bout des doigts à un des plus richement vêtus et des plus beaux gentilshommes.

L’adieu pour tous était réellement un adieu pour un seul.

Mais comme le cavalier privilégié ne paraissait pas sans inquiétude, malgré ce salut qui avait pour but de le rassurer, et que l’œil d’une femme voit tout :

– Monsieur de Turenne, dit Marguerite, veuillez dire à ces dames que je reviens dans un instant.

Le beau gentilhomme au pourpoint blanc et bleu s’inclina avec plus de légèreté que ne l’eût fait un courtisan indifférent.

La reine vint d’un pas rapide à Chicot, qui avait examiné toute cette scène, si bien en harmonie avec les phrases de la lettre qu’il apportait, sans bouger d’une semelle.

– Monsieur Chicot ! s’écria Marguerite étonnée, en abordant le Gascon.

– Aux pieds de Votre Majesté, fit Chicot, de Votre Majesté, toujours bonne et toujours belle, et toujours reine à Nérac comme au Louvre.

– C’est miracle de vous voir si loin de Paris, monsieur.

– Pardonnez-moi, madame, car ce n’est pas le pauvre Chicot qui a eu l’idée de faire ce miracle.

– Je le crois bien, vous étiez mort, disait-on.

– Je faisais le mort.

– Que voulez-vous de nous, monsieur Chicot ? serais-je particulièrement assez heureuse pour qu’on se souvînt de la reine de Navarre en France ?

– Oh ! madame, dit Chicot en souriant, soyez tranquille, on n’oublie pas les reines chez nous, quand elles ont votre âge et surtout votre beauté.

– On est donc toujours galant à Paris ?

– Le roi de France, ajouta Chicot sans répondre à la dernière question, écrit même à ce sujet au roi de Navarre.

Marguerite rougit.

– Il écrit ? demanda-t-elle.

– Oui, madame.

– Et c’est vous qui avez apporté la lettre ?

– Apporté, non pas, par des raisons que le roi de Navarre vous expliquera, mais apprise par cœur et répétée de souvenir.

– Je comprends. Cette lettre était d’importance, et vous avez craint qu’elle ne se perdît ou qu’on ne vous la volât ?

– Voilà le vrai, madame ; maintenant que Votre Majesté m’excuse, mais la lettre était écrite en latin.

– Oh ! très bien ! s’écria la reine : vous savez que je sais le latin.

– Et le roi de Navarre, demanda Chicot, le sait-il ?

– Cher monsieur Chicot, répondit Marguerite, il est fort difficile de savoir ce que sait ou ne sait pas le roi de Navarre.

– Ah ! ah ! fit Chicot, heureux de voir qu’il n’était pas le seul à chercher le mot de l’énigme.

– S’il faut en croire les apparences, continua Marguerite, il le sait fort mal, car jamais il ne comprend, ou du moins ne semble comprendre, quand je parle en cette langue avec quelqu’un de la cour.

Chicot se mordit les lèvres.

– Ah diable ! fit-il.

– Lui avez-vous dit cette lettre ? demanda Marguerite.

– C’était à lui qu’elle était adressée.

– Et a-t-il paru la comprendre ?

– Deux mots seulement.

– Lesquels ?

– Turennius et Margota.

– Turennius et Margota ?

– Oui, ces deux mots se trouvent dans la lettre.

– Alors qu’a-t-il fait ?

– Il m’a envoyé vers vous, madame.

– Vers moi ?

– Oui, en disant que cette lettre paraissait contenir des choses trop importantes pour la faire traduire par un étranger, et qu’il valait mieux que ce fût vous, qui étiez la plus belle des savantes et la plus savante des belles.

– Je vous écouterai, monsieur Chicot, puisque c’est l’ordre du roi que je vous écoute.

– Merci, madame : où plaît-il à Votre Majesté que je parle ?

– Ici ; non, non, chez moi plutôt : venez dans mon cabinet, je vous prie.

Marguerite regarda profondément Chicot, qui, par pitié pour elle peut-être, lui avait d’avance laissé entrevoir un coin de la vérité.

La pauvre femme sentit le besoin d’un appui, d’un dernier retour vers l’amour peut-être, avant de subir l’épreuve qui la menaçait.

– Vicomte, dit-elle à M. de Turenne, votre bras jusqu’au château. Précédez-nous, monsieur Chicot, je vous en supplie.

XLVII. Le cabinet de Marguerite §

Nous ne voudrions pas être accusés de ne peindre que festons et qu’astragales et de laisser se sauver à peine le lecteur à travers le jardin ; mais tel maître, tel logis, et s’il n’a pas été inutile de peindre l’allée des trois mille pas et le cabinet de Henri, il peut être de quelque intérêt aussi de peindre le cabinet de Marguerite.

Parallèle à celui de Henri, percé de portes de dégagement ouvertes sur des chambres et des couloirs, de fenêtres complaisantes et muettes comme les portes, fermées par des jalousies de fer à serrures dont les clefs tournent sans bruit, voilà pour l’extérieur du cabinet de la reine.

À l’intérieur, des meubles modernes, des tapisseries d’un goût à la mode du jour, des tableaux, des émaux, des faïences, des armes de prix, des livres et des manuscrits grecs, latins et français, surchargeant toutes les tables, des oiseaux dans leurs volières, des chiens sur les tapis, un monde tout entier enfin, végétaux et animaux, vivant d’une commune vie avec Marguerite.

Les gens d’un esprit supérieur ou d’une vie surabondante ne peuvent marcher seuls dans l’existence ; ils accompagnent chacun de leurs sens, chacun de leurs penchants, de toute chose en harmonie avec eux, et que leur force attractive entraîne dans leur tourbillon, de sorte qu’au lieu d’avoir vécu et senti comme les gens ordinaires, ils ont décuplé leurs sensations et doublé leur existence.

Certainement Épicure est un héros pour l’humanité ; les païens eux-mêmes ne l’ont pas compris : c’était un philosophe sévère, mais qui, à force de vouloir que rien ne fût perdu dans la somme de nos ressorts et de nos ressources, procurait, dans son inflexible économie, des plaisirs à quiconque agissant tout spirituellement ou tout bestialement, n’eût perçu que des privations ou des douleurs.

Or, on a beaucoup déclamé contre Épicure sans le connaître, et l’on a beaucoup loué, sans les connaître aussi, ces pieux solitaires de la Thébaïde qui annihilaient le beau de la nature humaine en neutralisant le laid. Tuer l’homme, c’est tuer aussi avec lui les passions, sans doute, mais enfin c’est tuer, chose que Dieu défend de toutes ses forces et de toutes ses lois.

La reine était femme à comprendre Épicure, en grec, d’abord, ce qui était le moindre de ses mérites ; elle occupait si bien sa vie, qu’avec mille douleurs elle savait composer un plaisir, ce qui, en sa qualité de chrétienne, lui donnait lieu à bénir plus souvent Dieu qu’un autre, qu’il s’appelât Dieu ou Théos, Jéhovah ou Magog.

Toute cette digression prouve clair comme le jour la nécessité où nous étions de décrire les appartements de Marguerite.

Chicot fut invité à s’asseoir dans un beau et bon fauteuil de tapisserie représentant un Amour éparpillant un nuage de fleurs ; un page, qui n’était pas d’Aubiac, mais qui était plus beau et plus richement vêtu, offrit de nouveaux rafraîchissements au messager. Chicot n’accepta point, et se mit en devoir quand le vicomte de Turenne eut quitté la place, de réciter, avec une imperturbable mémoire, la lettre du roi de France et de Pologne par la grâce de Dieu.

Nous connaissons cette lettre, que nous avons lue en français en même temps que Chicot ; nous croyons donc de toute inutilité d’en donner la traduction latine.

Chicot transmettait cette traduction avec l’accent le plus étrange possible, afin que la reine fût le plus longtemps possible à la comprendre ; mais si fort habile qu’il fût à travestir son propre ouvrage, Marguerite le saisissait au vol et ne cachait aucunement sa fureur et son indignation.

À mesure qu’il avançait dans la lettre, Chicot s’enfonçait de plus en plus dans l’embarras qu’il s’était créé ; à certains passages scabreux il baissait le nez comme un confesseur embarrassé de ce qu’il entend ; et à ce jeu de physionomie, il avait un grand avantage, car il ne voyait pas étinceler les yeux de la reine et se crisper chacun de ses nerfs aux énonciations si positives de tous ses méfaits conjugaux.

Marguerite n’ignorait pas la méchanceté raffinée de son frère ; assez d’occasions la lui avaient prouvée ; elle savait aussi, car elle n’était point femme à se rien dissimuler à elle-même, elle savait à quoi s’en tenir sur les prétextes qu’elle avait fournis et sur ceux qu’elle pouvait fournir encore ; aussi, au fur et à mesure que Chicot lisait, la balance s’établissait-elle dans son esprit entre la colère légitime et la crainte raisonnable.

S’indigner à point, se défier à propos, éviter le danger en repoussant le dommage, prouver l’injustice en profitant de l’avis, c’était le grand travail qui se faisait dans l’esprit de Marguerite, tandis que Chicot continuait sa narration épistolaire.

Il ne faut pas croire que Chicot demeurât le nez éternellement baissé ; Chicot levait tantôt un œil, tantôt l’autre, et alors il se rassurait en voyant que, sous ses sourcils à demi froncés, la reine prenait tout doucement un parti.

Il acheva donc avec assez de tranquillité les salutations de la lettre royale.

– Par la sainte communion ! dit la reine, quand Chicot eut achevé, mon frère écrit joliment en latin ; quelle véhémence, quel style ! Je ne l’eusse jamais cru de cette force.

Chicot fit un mouvement de l’œil, et ouvrit les mains en homme qui a l’air d’approuver par politesse, mais qui ne comprend pas.

– Vous ne comprenez pas ! reprit la reine, à qui tous les langages étaient familiers, même celui de la mimique. Je vous croyais cependant fort latiniste, monsieur.

– Madame, j’ai oublié : tout ce que je sais aujourd’hui, tout ce qui me reste enfin de mon ancienne science, c’est que le latin n’a pas d’article, qu’il a un vocatif, et que la tête est du genre neutre.

– Ah ! vraiment ! s’écria en entrant un personnage tout hilare et tout bruyant.

Chicot et la reine se retournèrent d’un même mouvement.

C’était le roi de Navarre.

– Quoi ! fit Henri en s’approchant, la tête en latin est du genre neutre, monsieur Chicot, et pourquoi donc n’est-elle pas du genre masculin ?

– Ah ! dame ! sire, fit Chicot, je n’en sais rien, puisque cela m’étonne comme Votre Majesté.

– Et moi aussi, dit Margot rêveuse, cela m’étonne.

– Ce doit être, dit le roi, parce que c’est tantôt l’homme et tantôt la femme qui sont les maîtres, et cela selon le tempérament de l’homme ou de la femme.

Chicot salua.

– Voilà certes, dit-il, la meilleure raison que je connaisse, sire.

– Tant mieux, je suis enchanté d’être plus profond philosophe que je ne croyais : maintenant revenons à la lettre ; sachez, madame, que je brûle de savoir les nouvelles de la cour de France, et voilà justement que ce brave monsieur Chicot me les apporte dans une langue inconnue ; sans quoi…

– Sans quoi ? répéta Marguerite.

– Sans quoi, je me délecterais, ventre saint-gris ! vous savez combien j’aime les nouvelles, et surtout les nouvelles scandaleuses, comme sait si bien les raconter mon frère Henri de Valois.

Et Henri de Navarre s’assit en se frottant les mains.

– Voyons, monsieur Chicot, continua le roi de l’air d’un homme qui s’apprête à se bien réjouir, vous avez dit cette fameuse lettre à ma femme, n’est-ce pas ?

– Oui, sire.

– Eh bien ! ma mie, dites-moi un peu ce que contient cette fameuse lettre.

– Ne craignez-vous pas, sire, dit Chicot, mis à l’aise par cette liberté dont les deux époux couronnés lui donnaient l’exemple, que ce latin dans lequel est écrite la missive en question, ne soit d’un mauvais pronostic ?

– Pourquoi cela ? demanda le roi.

Puis, se retournant vers sa femme :

– Eh bien ! madame ? demanda-t-il.

Marguerite se recueillit un instant, comme si elle reprenait une à une, pour la commenter, chacune des phrases tombées de la bouche de Chicot.

– Notre messager a raison, sire, dit-elle, quand son examen fut terminé et son parti pris, le latin est un mauvais pronostic.

– Eh quoi ! fit Henri, cette chère lettre renfermerait de vilains propos ? Prenez garde, ma mie, le roi votre frère est un clerc de première force et de première politesse.

– Même lorsqu’il me fait insulter dans ma litière, comme cela est arrivé à quelques lieues de Sens, quand je suis partie de Paris pour venir vous rejoindre, sire.

– Lorsqu’on a un frère de mœurs sévères lui-même, fit Henri de ce ton indéfinissable qui tenait le milieu entre le sérieux et la plaisanterie, un frère roi, un frère pointilleux…

– Doit l’être pour le véritable honneur de sa sœur et de sa maison, car enfin je ne suppose pas, sire, que si Catherine d’Albret, votre sœur, occasionnait quelque scandale, vous feriez révéler ce scandale par un capitaine des gardes.

– Oh ! moi, je suis un bourgeois patriarcal et bénin, dit Henri, je ne suis pas roi, ou, si je le suis, c’est pour rire, et, ma foi ! je ris ; mais la lettre, la lettre, puisque c’est à moi qu’elle était adressée, je désire savoir ce qu’elle contient.

– C’est une lettre perfide, sire.

– Bah !

– Oh ! oui, et qui contient plus de calomnies qu’il n’en faut pour brouiller, non seulement un mari avec sa femme, mais un ami avec tous ses amis.

– Oh ! oh ! fit Henri en se redressant et en armant son visage naturellement si franc et si ouvert d’une défiance affectée, brouiller un mari et une femme, vous et moi, donc ?

– Vous et moi, sire.

– Et en quoi cela, ma mie ?

Chicot se sentait sur les épines, et il eût donné beaucoup, quoiqu’il eût très faim, pour s’aller coucher sans souper.

– Le nuage va crever, murmurait-il en lui-même, le nuage va crever !

– Sire, dit la reine, je regrette fort que Votre Majesté ait oublié le latin, qu’on a dû lui enseigner cependant.

– Madame, je ne me rappelle plus qu’une chose de tout le latin que j’ai appris, c’est cette phrase : Deus et virtus aeterna ; singulier assemblage de masculin, de féminin, et de neutre, que mon professeur n’a jamais pu expliquer que par le grec, que je comprenais encore moins que le latin.

– Sire, continua la reine, si vous compreniez, vous verriez dans la lettre force compliments de toute nature pour moi.

– Oh ! très bien, dit le roi.

– Optimè, fit Chicot.

– Mais en quoi, reprit Henri, des compliments pour vous peuvent-ils nous brouiller, madame ? car enfin, tant que mon frère Henri vous fera des compliments, je serai de l’avis de mon frère Henri ; si l’on disait du mal de vous dans cette lettre, ah ! ce serait autre chose, madame, et je comprendrais la politique de mon frère.

– Ah ! si l’on disait du mal de moi, vous comprendriez la politique de Henri ?

– Oui, de Henri de Valois : il a pour nous brouiller des motifs que je connais.

– Attendez alors, sire, car ces compliments ne sont qu’un exorde insinuant pour arriver à des insinuations calomnieuses contre vos amis et les miens.

Et après ces mots audacieusement jetés, Marguerite attendit un démenti.

Chicot baissa le nez, Henri haussa les épaules.

– Voyez, ma mie, dit-il, si, après tout, vous n’avez pas trop entendu le latin, et si cette intention mauvaise est bien dans la lettre de mon frère.

Si doucement et si onctueusement que Henri eût prononcé ces mots, la reine de Navarre lui lança un regard plein de défiance.

– Comprenez-moi jusqu’au bout, dit-elle, sire.

– Je ne demande pas mieux, Dieu m’en est témoin, madame, répondit Henri.

– Avez-vous besoin ou non de vos serviteurs, voyons ?

– Si j’en ai besoin, ma mie ? La belle question ! Que ferais je sans eux et réduit à mes propres forces, mon Dieu !

– Eh bien ! sire, le roi veut détacher de vous vos meilleurs serviteurs.

– Je l’en défie.

– Bravo ! sire, murmura Chicot.

– Eh ! sans doute, fit Henri avec cette étonnante bonhomie qui lui était si particulière, que, jusqu’à la fin de sa vie, chacun s’y laissa prendre, car mes serviteurs me sont attachés par le cœur et non par l’intérêt. Je n’ai rien à leur donner, moi.

– Vous leur donnez tout votre cœur, toute votre foi, sire, c’est le meilleur retour d’un roi à ses amis.

– Oui, ma mie, eh bien !

– Eh bien, sire, n’ayez plus foi en eux.

– Ventre saint-gris ! je n’en manquerai que s’ils m’y forcent, c’est-à-dire s’ils déméritent.

– Bon, alors, fit Marguerite, on vous prouvera qu’ils déméritent, sire ; voilà tout.

– Ah ! ah ! fit le roi ; mais en quoi ?

Chicot baissa de nouveau la tête, comme il faisait dans tous les moments scabreux.

– Je ne puis vous conter cela, sire, répondit Marguerite, sans compromettre…

Et elle regarda autour d’elle.

Chicot comprit qu’il gênait et se recula.

– Cher messager, lui dit le roi, veuillez m’attendre en mon cabinet : la reine a quelque chose de particulier à me dire, quelque chose de très utile pour mon service, à ce que je vois.

Marguerite resta immobile, à l’exception d’un léger signe de tête que Chicot crut avoir saisi seul.

Voyant donc qu’il faisait plaisir aux deux époux en s’en allant, il se leva et quitta la chambre, avec un seul salut à l’adresse de tous deux.

XLVIII. Composition en version §

Éloigner ce témoin que Marguerite supposait plus fort en latin qu’il ne voulait l’avouer, était déjà un triomphe, ou du moins un gage de sécurité pour elle ; car, nous l’avons dit, Marguerite ne croyait pas Chicot si peu lettré qu’il le voulait paraître, tandis qu’avec son mari tout seul, elle pouvait donner à chaque mot latin plus d’extension ou de commentaires que tous les scoliastes en us n’en donnèrent jamais à Plaute ou à Perse, ces deux énigmes en grands vers du monde latin.

Henri et sa femme eurent donc la satisfaction du tête à tête.

Le roi n’avait sur le visage aucune apparence d’inquiétude, ni aucun soupçon de menace. Décidément le roi ne savait pas le latin.

– Monsieur, dit Marguerite, j’attends que vous m’interrogiez.

– Cette lettre vous préoccupe fort, ma mie, dit-il ; ne vous alarmez donc pas ainsi.

– Sire, c’est que cette lettre est, ou devrait être un événement ; un roi n’envoie pas ainsi un messager à un autre roi, sans des raisons de la plus haute importance.

– Eh bien, alors, dit Henri, laissons là message et messager, ma mie ; n’avez-vous point quelque chose comme un bal ce soir ?

– En projet, oui, sire, dit Marguerite étonnée, mais il n’y a rien là d’extraordinaire, vous savez que presque tous les soirs nous dansons.

– Moi, j’ai une grande chasse pour demain, une grande chasse.

– Ah !

– Oui, une battue aux loups.

– Chacun notre plaisir, sire : vous aimez la chasse, moi le bal, vous chassez, moi je danse.

– Oui, ma mie, dit Henri en soupirant, et en vérité, il n’y a pas de mal à cela.

– Certainement, mais Votre Majesté dit cela en soupirant.

– Écoutez-moi, madame.

Marguerite devint tout oreilles.

– J’ai des inquiétudes.

– À quel sujet, sire ?

– Au sujet d’un bruit qui court.

– D’un bruit ? Votre Majesté s’inquiète d’un bruit ?

– Quoi de plus simple, ma mie, quand ce bruit peut vous causer de la peine ?

– À moi ?

– Oui, à vous.

– Sire, je ne vous comprends pas.

– N’avez-vous rien ouï dire ? fit Henri du même ton.

Marguerite se mit à trembler sérieusement que ce ne fût une façon d’attaquer de son mari.

– Je suis la femme du monde la moins curieuse, sire, dit-elle, et je n’entends jamais que ce qu’on vient corner à mes oreilles. D’ailleurs, j’estime si pauvrement ce que vous appelez ces bruits, que je les entendrais à peine les écoutant ; à plus forte raison me bouchant les oreilles quand ils passent.

– C’est votre avis, alors, madame, qu’il faut mépriser tous ces bruits ?

– Absolument, sire, et surtout nous autres rois.

– Pourquoi nous surtout, madame ?

– Parce que nous autres rois, étant dans tous les discours, nous aurions vraiment trop à faire, si nous nous préoccupions.

– Eh bien, je crois que vous avez raison, ma mie, et je vais vous fournir une excellente occasion d’appliquer votre philosophie.

Marguerite crut le moment décisif arrivé : elle rappela tout son courage, et d’un ton assez ferme :

– Soit, sire, de grand cœur, dit-elle.

Henri commença du ton d’un pénitent qui a quelque gros péché à avouer :

– Vous connaissez le grand intérêt que je porte à ma fille Fosseuse ?

– Ah ! ah ! s’écria Marguerite, voyant qu’il ne s’agissait pas d’elle, et prenant un air de triomphe. Oui, oui, à la petite Fosseuse, votre amie.

– Oui, madame, répondit Henri, toujours du même ton, oui, à la petite Fosseuse.

– Ma dame d’honneur ?

– Votre dame d’honneur.

– Votre folie, votre amour.

– Ah ! vous parlez là, ma mie, comme un de ces bruits que vous accusiez tout à l’heure.

– C’est vrai, sire, dit en souriant Marguerite, et je vous en demande bien humblement pardon.

– Ma mie, vous avez raison, bruit public ment souvent, et nous avons, nous autres rois surtout, grand besoin d’établir ce théorème en axiome ; ventre saint-gris ! madame, je crois que je parle grec.

Et Henri éclata de rire.

Marguerite lut une ironie dans ce rire si bruyant et surtout dans le regard si fin qui l’accompagnait.

Un peu d’inquiétude la reprit.

– Donc, Fosseuse ? dit-elle.

– Fosseuse est malade, ma mie ; et les médecins ne comprennent rien à sa maladie.

– C’est étrange, sire. Fosseuse, d’après le dire de Votre Majesté, est toujours restée sage. Fosseuse qui, à vous entendre, aurait résisté à un roi, si un roi lui eût parlé d’amour ; Fosseuse, cette fleur de pureté, ce cristal limpide, doit laisser l’œil de la science pénétrer jusqu’au fond de ses joies et de ses douleurs !

– Hélas ! il n’en est point ainsi, dit tristement Henri.

– Quoi ! s’écria la reine avec cette impétueuse méchanceté que la femme la plus supérieure ne manque jamais de lancer comme un dard sur une autre femme ; quoi, Fosseuse n’est pas une fleur de pureté ?

– Je ne dis pas cela, répondit sèchement Henri, Dieu me garde d’accuser personne. Je dis que ma fille Fosseuse est atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à dissimuler aux médecins.

– Soit aux médecins, mais envers vous, son confident, son père… cela me paraît bien singulier.

– Je n’en sais pas plus long, ma mie, répondit Henri en reprenant son gracieux sourire, ou si j’en sais plus long, je juge à propos de m’arrêter là.

– Alors, sire, dit Marguerite, qui croyait deviner à la tournure de l’entretien, qu’elle avait l’avantage et que c’était à elle d’accorder un pardon quand elle croyait avoir au contraire à en solliciter un, alors, sire, je ne sais plus ce que désire Votre Majesté et j’attends qu’elle s’explique.

– Eh bien, puisque vous attendez, ma mie, je vais tout vous conter.

Marguerite fit un mouvement indiquant qu’elle était prête à tout entendre.

– Il faudrait… continua Henri, mais c’est beaucoup exiger de vous, ma mie…

– Dites toujours, sire.

– Il faudrait que vous eussiez l’obligeance de vous transporter auprès de ma fille Fosseuse.

– Moi, rendre une visite à cette fille que l’on dit avoir l’honneur d’être votre maîtresse, honneur que vous ne déclinez pas ?

– Allons, allons, doucement, ma mie, dit le roi. Sur ma parole, vous feriez scandale avec ces exclamations, et je ne sais vraiment point si le scandale que vous feriez ne réjouirait point la cour de France, car, dans cette lettre du roi mon beau-frère que Chicot m’a récitée, il y avait : Quotidiè scandalum, c’est-à-dire, pour un triste humaniste comme moi, quotidiennement scandale.

Marguerite fit un mouvement.

– On n’a pas besoin de savoir le latin pour cela, continua Henri, c’est presque du français.

– Mais sire, à qui s’appliqueraient ces paroles ? demanda Marguerite.

– Ah ! voilà ce que je n’ai pu comprendre. Mais vous qui savez le latin, vous m’aiderez quand nous en serons là, ma mie.

Marguerite rougit jusqu’aux oreilles, tandis que, la tête baissée, la main en l’air, Henri avait l’air de chercher naïvement à quelle personne de sa cour le quotidiè scandalum pouvait s’appliquer.

– C’est bien, monsieur, dit la reine, vous voulez, au nom de la concorde, me pousser à une démarche humiliante ; au nom de la concorde, j’obéirai.

– Merci, ma mie, dit Henri, merci.

– Mais cette visite, monsieur, quel sera son but ?

– Il est tout simple, madame.

– Encore, faut-il qu’on me le dise, puisque je suis assez naïve pour ne point le deviner.

– Eh bien, vous trouverez Fosseuse au milieu des filles d’honneur, couchant dans leur chambre. Ces sortes de femelles, vous le savez, sont si curieuses et si indiscrètes, qu’on ne sait à quelle extrémité Fosseuse va être réduite.

– Mais elle craint donc quelque chose ! s’écria Marguerite, avec un redoublement de colère et de haine ; elle veut donc se cacher !

– Je ne sais, dit Henri. Ce que je sais, c’est qu’elle a besoin de quitter la chambre des filles d’honneur.

– Si elle veut se cacher, qu’elle ne compte pas sur moi. Je puis fermer les yeux sur certaines choses, mais jamais je n’en serai complice.

Et Marguerite attendit l’effet de son ultimatum.

Mais Henri semblait n’avoir rien entendu ; il avait laissé retomber sa tête et avait repris cette attitude pensive qui avait frappé Marguerite un instant auparavant.

– Margota, murmura-t-il, Margota cum Turennio. Voilà ces deux noms que je cherchais, madame. Margota cum Turennio.

Marguerite, cette fois, devint cramoisie.

– Des calomnies ! sire, s’écria-t-elle, allez-vous me répéter des calomnies !

– Quelles calomnies ? fit Henri le plus naturellement du monde ; est-ce que vous comprenez là des calomnies, madame ? C’est un passage de la lettre de mon frère qui me revient : Margota cum Turennio conveniunt in castello nomme Loignac. Décidément il faudra que je me fasse traduire cette lettre par un clerc.

– Voyons, cessons ce jeu, sire, reprit Marguerite toute frissonnante, et dites-moi nettement ce que vous attendez de moi.

– Eh bien, je désirerais, ma mie, que vous séparassiez Fosseuse d’avec les filles, et que l’ayant mise dans une chambre seule, vous ne lui envoyassiez qu’un seul médecin, un médecin discret, le vôtre par exemple.

– Oh ! je vois ce que c’est ! s’écria la reine. Fosseuse qui prônait sa vertu, Fosseuse qui étalait une menteuse virginité, Fosseuse est grosse et prête d’accoucher.

– Je ne dis pas cela, ma mie, fit Henri, je ne dis pas cela : c’est vous qui l’affirmez.

– C’est cela, monsieur, c’est cela ! s’écria Marguerite ; votre ton insinuant, votre fausse humilité me le prouvent. Mais il est de ces sacrifices, fût-on roi, qu’on ne demande point à sa femme. Défaites vous-même les torts de mademoiselle de Fosseuse, sire ; vous êtes son complice, cela vous regarde : au coupable la peine, et non à l’innocent.

– Au coupable, bon ! voilà que vous me rappelez encore les termes de cette affreuse lettre.

– Et comment cela ?

– Oui, coupable se dit nocens, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, nocens.

– Eh bien ! il y a dans la lettre : Margota cum Turennio, ambo nocentes, conveniunt in castello nomine Loignac. Mon Dieu ! que je regrette de ne pas avoir l’esprit aussi orné que j’ai la mémoire sûre !

– Ambo nocentes, répéta tout bas Marguerite, plus pâle que son col de dentelles gauderonnées ; il a compris, il a compris.

– Margota cum Turennio, ambo nocentes. Que diable a voulu dire mon frère par ambo ? poursuivit impitoyablement Henri de Navarre. Ventre saint-gris ! ma mie, c’est bien étonnant que, sachant le latin comme vous le savez, vous ne m’ayez point encore donné l’explication de cette phrase qui me préoccupe.

– Sire, j’ai eu l’honneur de vous dire déjà…

– Eh ! pardieu ! interrompit le roi, voici justement Turennius qui se promène sous vos fenêtres et qui regarde en l’air, comme s’il vous attendait, le pauvre garçon. Je vais lui faire signe de monter ! il est fort savant, lui, il me dira ce que je veux savoir.

– Sire, sire ! s’écria Marguerite en se soulevant sur son fauteuil et en joignant les deux mains, sire, soyez plus grand que tous les brouillons et tous les calomniateurs de France.

– Eh ! ma mie, on n’est pas plus indulgent en Navarre qu’en France, ce me semble, et tout à l’heure, vous-même… étiez fort sévère à l’égard de cette pauvre Fosseuse.

– Sévère, moi ! s’écria Marguerite.

– Dame ! j’en appelle à vos souvenirs ; ici, cependant, nous devrions être indulgents, madame ; nous menons si douce vie, vous dans les bals que vous aimez, moi dans les chasses que j’aime.

– Oui, oui, sire, dit Marguerite, vous avez raison, soyons indulgents.

– Oh ! j’étais bien sûr de votre cœur, ma mie.

– C’est que vous me connaissez, sire.

– Oui. Vous allez donc voir Fosseuse, n’est-ce pas ?

– Oui, sire.

– La séparer des autres filles ?

– Oui, sire.

– Lui donner votre médecin à vous ?

– Oui, sire.

– Et pas de garde. Les médecins sont discrets par état, les gardes sont bavardes par habitude.

– C’est vrai, sire.

– Et si par malheur ce qu’on dit était vrai, et que réellement la pauvre fille eût été faible et eût succombé…

Henri leva les yeux au ciel.

– Ce qui est possible, continua-t-il. La femme est chose fragile, res fragilis mulier, comme dit l’Évangile.

– Eh bien ! sire, je suis femme, et sais l’indulgence que je dois avoir pour les autres femmes.

– Ah ! vous savez toutes choses, ma mie ; vous êtes, en vérité, un modèle de perfection et…

– Et ?

– Et je vous baise les mains.

– Mais croyez bien, sire, reprit Marguerite, que c’est pour l’amour de vous seul que je fais un pareil sacrifice.

– Oh ! oh ! dit Henri, je vous connais bien, madame, et mon frère de France aussi, lui qui dit tant de bien de vous dans cette lettre, et qui ajoute : Fiat sanum exemplum statim, atque res certior eveniet. Ce bon exemple, sans doute, ma mie, c’est celui que vous donnez.

Et Henri baisa la main à moitié glacée de Marguerite.

– Puis s’arrêtant sur le seuil de la porte :

– Mille tendresses de ma part à Fosseuse, madame, dit-il ; occupez-vous d’elle comme vous m’avez promis de le faire, moi je pars pour la chasse ; peut-être ne vous reverrai-je qu’au retour, peut-être même jamais… ces loups sont de mauvaises bêtes ; venez, que je vous embrasse, ma mie.

Il embrassa presque affectueusement Marguerite, et sortit, la laissant stupéfaite de tout ce qu’elle venait d’entendre.

XLIX. L’ambassadeur d’Espagne §

Le roi rejoignit Chicot dans son cabinet.

Chicot était encore tout agité des craintes de l’explication.

– Eh bien ! Chicot, fit Henri.

– Eh bien ! sire, répondit Chicot.

– Tu ne sais pas ce que la reine prétend ?

– Non.

– Elle prétend que ton maudit latin va troubler tout notre ménage.

– Eh ! sire, s’écria Chicot, pour Dieu, oublions-le, ce latin, et tout sera dit. Il n’en est pas d’un morceau de latin déclamé comme d’un morceau de latin écrit, le vent emporte l’un, le feu ne peut pas quelquefois réussir à dévorer l’autre.

– Moi, dit Henri, je n’y pense plus, ou le diable m’emporte.

– À la bonne heure !

– J’ai bien autre chose à faire, ma foi, que de penser à cela.

– Votre Majesté préfère se divertir, hein ?

– Oui, mon fils, dit Henri, assez mécontent du ton avec lequel Chicot avait prononcé ce peu de paroles ; oui, Ma Majesté aime mieux se divertir.

– Pardon, mais je gêne peut-être Votre Majesté.

– Eh ! mon fils, reprit Henri en haussant les épaules, je t’ai déjà dit que ce n’était pas ici comme au Louvre. Ici l’on fait au grand jour tout amour, toute guerre, toute politique.

Le regard du roi était si doux, son sourire si caressant, que Chicot se sentit tout enhardi.

– Guerre et politique moins qu’amour, n’est-ce pas, sire ? dit-il.

– Ma foi, oui, mon cher ami, je l’avoue : ce pays est si beau, ces vins du Languedoc si savoureux, ces femmes de Navarre si belles !

– Eh ! sire, reprit Chicot, vous oubliez la reine, ce me semble ; les Navarraises sont-elles plus belles et plus accortes qu’elle, par hasard ? En ce cas, j’en fais mon compliment aux Navarraises.

– Ventre saint-gris ! tu as raison, Chicot, et moi qui oubliais que tu es ambassadeur, que tu représentes le roi Henri III, que le roi Henri III est frère de madame Marguerite, et que par conséquent devant toi, par convenance, je dois mettre madame Marguerite au-dessus de toutes les femmes ! Mais il faut excuser mon imprudence, Chicot ; je ne suis point habitué aux ambassadeurs, mon fils.

En ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit, et d’Aubiac annonça d’une voix haute :

– M. l’ambassadeur d’Espagne.

Chicot fit sur son fauteuil un bond qui arracha un sourire au roi.

– Ma foi, dit Henri, voilà un démenti auquel je ne m’attendais pas. L’ambassadeur d’Espagne ! Et que diable vient-il faire ici ?

– Oui, répéta Chicot, que diable vient-il faire ici ?

– Nous allons le savoir, dit Henri ; peut-être notre voisin l’Espagnol a-t-il quelque démêlé de frontière à discuter avec moi.

– Je me retire, fit Chicot humblement. C’est sans doute un véritable ambassadeur que vous envoie S. M. Philippe II, tandis que moi…

– L’ambassadeur de France céder le terrain à l’Espagnol, et cela en Navarre ! Ventre saint-gris ! cela ne sera point ; ouvre ce cabinet de livres, Chicot, et t’y installe.

– Mais de là j’entendrai tout malgré moi, sire.

– Eh ! tu entendras, morbleu ! que m’importe ? je n’ai rien à cacher, moi. À propos, vous n’avez plus rien à me dire de la part du roi votre maître, monsieur l’ambassadeur ?

– Non, sire, plus rien absolument.

– C’est cela, tu n’as plus qu’à voir et à entendre alors, comme font tous les ambassadeurs de la terre ; tu seras donc à merveille dans ce cabinet pour faire ta charge. Vois de tous tes yeux et entends de toutes tes oreilles, mon cher Chicot.

Puis il ajouta :

– D’Aubiac, dis à mon capitaine des gardes d’introduire M. l’ambassadeur d’Espagne.

Chicot, en entendant cet ordre, se hâta d’entrer dans le cabinet des livres, dont il ferma soigneusement la tapisserie à personnages.

Un pas lent et compassé retentit sur le parquet sonore : c’était celui de l’ambassadeur de S. M. Philippe II.

Lorsque les préliminaires consacrés aux détails d’étiquette furent achevés et que Chicot eut pu se convaincre, du fond de sa cachette, que le Béarnais s’entendait fort bien à donner audience :

– Puis-je parler librement à Votre Majesté ? demanda l’envoyé dans la langue espagnole, que tout Gascon ou Béarnais peut comprendre comme celle de son pays, à cause des analogies éternelles.

– Vous pouvez parler, monsieur, répondit le Béarnais.

Chicot ouvrit deux larges oreilles. L’intérêt était grand pour lui.

– Sire, dit l’ambassadeur, j’apporte la réponse de S. M. catholique.

– Bon ! fit Chicot, s’il apporte la réponse, c’est qu’il y a eu demande.

– Touchant quel sujet ? demanda Henri.

– Touchant vos ouvertures du mois dernier, sire.

– Ma foi, je suis très oublieux, dit Henri. Veuillez me rappeler quelles étaient ces ouvertures, je vous prie, monsieur l’ambassadeur.

– Mais à propos des envahissements des princes lorrains en France.

– Oui, et particulièrement à propos de ceux de mon compère de Guise. Fort bien ! je me souviens maintenant ; continuez, monsieur, continuez.

– Sire, reprit l’Espagnol, le roi mon maître, bien que sollicité de signer un traité d’alliance avec la Lorraine, a regardé une alliance avec la Navarre comme plus loyale, et, tranchons le mot, comme plus avantageuse.

– Oui, tranchons le mot, dit Henri.

– Je serai franc avec Votre Majesté, sire, car je connais les intentions du roi mon maître à l’égard de Votre Majesté.

– Et moi, puis-je les connaître ?

– Sire, le roi mon maître n’a rien à refuser à la Navarre.

Chicot colla son oreille à la tapisserie, tout en se mordant le bout du doigt pour s’assurer qu’il ne dormait pas.

– Si l’on n’a rien à me refuser, dit Henri, voyons ce que je puis demander.

– Tout ce qu’il plaira à Votre Majesté, sire.

– Diable !

– Qu’elle parle donc ouvertement et franchement.

– Ventre saint-gris, tout, c’est embarrassant !

– Sa Majesté le roi d’Espagne veut mettre son nouvel allié à l’aise ; la proposition que je vais faire à Votre Majesté en témoignera.

– J’écoute, dit Henri.

– Le roi de France traite la reine de Navarre en ennemie jurée ; il la répudie pour sœur, du moment où il la couvre d’opprobre, cela est constant. Les injures du roi de France, et je demande pardon à Votre Majesté d’aborder ce sujet si délicat…

– Abordez, abordez.

– Les injures du roi de France sont publiques ; la notoriété les consacre.

Henri fit un mouvement de dénégation.

– Il y a notoriété, continua l’Espagnol, puisque nous sommes instruits ; je me répète donc, sire : le roi de France répudie madame Marguerite pour sa sœur, puisqu’il tend à la déshonorer en la faisant fouiller par un capitaine de ses gardes.

– Eh bien ! monsieur l’ambassadeur, où voulez-vous en venir ?

– Rien de plus facile, en conséquence, à Votre Majesté, de répudier pour femme celle que son frère répudie pour sœur.

Henri regarda vers la tapisserie derrière laquelle Chicot, l’œil effaré, attendait, tout palpitant, le résultat d’un si pompeux début.

– La reine répudiée, continua l’ambassadeur, l’alliance entre le roi de Navarre et le roi d’Espagne…

Henri salua.

– Cette alliance, continua l’ambassadeur, est toute conclue, et voici comment. Le roi d’Espagne donne l’infante sa fille au roi de Navarre, et Sa Majesté elle-même épouse madame Catherine de Navarre, sœur de Votre Majesté.

Un frisson d’orgueil parcourut tout le corps du Béarnais, un frisson d’épouvante tout le corps de Chicot. L’un voyait surgir à l’horizon sa fortune, radieuse comme le soleil levant, l’autre voyait descendre et mourir le sceptre et la fortune des Valois.

L’Espagnol, impassible et glacé, ne voyait rien, lui, que les instructions de son maître.

Il se fit, pendant un instant, un silence profond ; puis, après cet instant, le roi de Navarre reprit :

– La proposition, monsieur, est magnifique, et me comble d’honneur.

– Sa Majesté, se hâta de dire le négociateur orgueilleux qui comptait sur une acceptation d’enthousiasme, Sa Majesté le roi d’Espagne ne se propose de soumettre à Votre Majesté qu’une seule condition.

– Ah ! une condition, dit Henri, c’est trop juste ; voyons la condition.

– En aidant Votre Majesté contre les princes lorrains, c’est-à-dire en ouvrant le chemin du trône à Votre Majesté, mon maître désirerait se faciliter par votre alliance un moyen de garder les Flandres, auxquelles monseigneur le duc d’Anjou mord, à cette heure, à pleines dents. Votre Majesté comprend bien que c’est toute préférence donnée à elle par mon maître, sur les princes lorrains, puisque MM. de Guise, ses alliés naturels comme princes catholiques, font tout seuls un parti contre M. le duc d’Anjou, en Flandre. Or, voici la condition, la seule ; elle est raisonnable et douce : Sa Majesté le roi d’Espagne s’alliera à vous par un double mariage ; il vous aidera à… – l’ambassadeur chercha un instant le mot propre, – à succéder au roi de France, et vous lui garantirez les Flandres. Je puis donc maintenant, connaissant la sagesse de Votre Majesté, regarder ma négociation comme heureusement accomplie.

Un silence, plus profond encore que le premier, succéda à ces paroles, afin, sans doute, de laisser arriver dans toute sa puissance la réponse que l’ange exterminateur attendait pour frapper ça ou là, sur la France ou sur l’Espagne.

Henri de Navarre fit trois ou quatre pas dans son cabinet.

– Ainsi donc, monsieur, dit-il enfin, voilà la réponse que vous êtes chargé de m’apporter.

– Oui, sire.

– Rien autre chose avec ?

– Rien autre chose.

– Eh bien ! dit Henri, je refuse l’offre de Sa Majesté le roi d’Espagne.

– Vous refusez la main de l’infante ! s’écria l’Espagnol, avec un saisissement pareil à celui que cause la douleur d’une blessure à laquelle on ne s’attend pas.

– Honneur bien grand, monsieur, répondit Henri en relevant la tête, mais que je ne puis croire au-dessus de l’honneur d’avoir épousé une fille de France.

– Oui, mais cette première alliance vous approchait du tombeau, sire ; la seconde vous approche du trône.

– Précieuse, incomparable fortune, monsieur, je le sais, mais que je n’achèterai jamais avec le sang et l’honneur de mes futurs sujets. Quoi ! monsieur je tirerais l’épée contre le roi de France, mon beau-frère, pour l’Espagnol étranger ; quoi ! j’arrêterais l’étendard de France dans son chemin de gloire, pour laisser les tours de Castille et les lions de Léon achever l’œuvre qu’il a commencée ; quoi ! je ferais tuer des frères par des frères ; j’amènerais l’étranger dans ma patrie ! Monsieur, écoutez bien ceci : j’ai demandé à mon voisin le roi d’Espagne des secours contre MM. de Guise, qui sont des factieux avides de mon héritage, mais non contre le duc d’Anjou, mon beau-frère, mais non contre le roi Henri III, mon ami ; mais non contre ma femme, sœur de mon roi. Vous secourrez les Guises, dites-vous, vous leur prêterez votre appui. Faites ; je lancerai sur eux et sur vous tous les protestants d’Allemagne et ceux de France. Le roi d’Espagne veut reconquérir les Flandres qui lui échappent ; qu’il fasse ce qu’a fait son père Charles-Quint : qu’il demande passage au roi de France pour aller réclamer son titre de premier bourgeois de Gand, et le roi Henri III, j’en suis garant, lui donnera un passage aussi loyal que l’a fait le roi François Ier. Je veux le trône de France, dit Sa Majesté catholique, c’est possible, mais je n’ai point besoin qu’il m’aide à le conquérir ; je le prendrai bien tout seul s’il est vacant, et cela malgré toutes les majestés du monde. Ainsi donc, adieu, monsieur. Dites à mon frère Philippe que je lui suis bien reconnaissant de ses offres. Mais je lui en voudrais mortellement si, lui les faisant, il m’avait cru un seul instant capable de les accepter.

Adieu, monsieur.

L’ambassadeur demeurait stupéfait ; il balbutia :

– Prenez garde, sire, la bonne intelligence entre deux voisins dépend d’une mauvaise parole.

– Monsieur l’ambassadeur, reprit Henri, sachez bien ceci : Roi de Navarre ou roi de rien, c’est tout un pour moi. Ma couronne est si légère, que je ne la sentirais même pas tomber si elle me glissait du front ; d’ailleurs, à ce moment-là, j’aviserais de la retenir, soyez tranquille.

Adieu, encore une fois, monsieur, dites au roi votre maître que j’ai des ambitions plus grandes que celles qu’il m’a fait entrevoir. Adieu.

Et le Béarnais, redevenant, non pas lui-même, mais l’homme que l’on connaissait en lui, après s’être un instant laissé dominer par la chaleur de son héroïsme, le Béarnais, souriant avec courtoisie, reconduisit l’ambassadeur jusqu’au seuil de son cabinet.

L. Les pauvres du roi de Navarre §

Chicot était plongé dans une surprise si profonde, qu’il ne songea point, Henri resté seul, à sortir de son cabinet.

Le Béarnais leva la tapisserie et alla lui frapper sur l’épaule.

– Eh bien, maître Chicot, dit-il, comment trouvez-vous que je m’en sois tiré ?

– À merveille, sire, répliqua Chicot encore étourdi. Mais, en vérité, pour un roi qui ne reçoit pas souvent d’ambassadeurs, il paraît que, quand vous les recevez, vous les recevez bons.

– C’est pourtant mon frère Henri qui me vaut ces ambassadeurs-là.

– Comment cela, sire ?

– Oui, s’il ne persécutait pas incessamment sa pauvre sœur, les autres ne songeraient pas à la persécuter. Crois-tu que si le roi d’Espagne n’avait pas su l’injure publique faite à la reine de Navarre, quand un capitaine des gardes a fouillé sa litière, crois-tu qu’on viendrait me proposer de la répudier ?

– Je vois avec bonheur, sire, répondit Chicot, que tout ce que l’on tentera sera inutile, et que rien ne pourra rompre la bonne harmonie qui existe entre vous et la reine.

– Eh ! mon ami, l’intérêt qu’on a à nous brouiller est clair…

– Je vous avoue, sire, que je ne suis pas si pénétrant que vous le croyez.

– Sans doute, tout ce que désire mon frère Henri, c’est que je répudie sa sœur.

– Comment cela ? Expliquez-moi la chose, je vous prie. Peste ! je ne croyais pas venir à si bonne école.

– Tu sais qu’on a oublié de me payer la dot de ma femme, Chicot.

– Non, je ne le savais pas, sire ; seulement je m’en doutais.

– Que cette dot se composait de trois cent mille écus d’or.

– Joli denier.

– Et de plusieurs villes de sûreté, et, entre ces villes, celle de Cahors.

– Jolie ville, mordieu !

– J’ai réclamé, non pas mes trois cent mille écus d’or, tout pauvre que je suis, je me prétends plus riche que le roi de France, mais Cahors.

– Ah ! vous avez réclamé Cahors, sire. Ventre de biche ! vous avez bien fait, et à votre place, j’eusse fait comme vous.

– Et voilà pourquoi, dit le Béarnais avec son fin sourire, voilà pourquoi… Comprends-tu maintenant ?

– Non, le diable m’emporte !

– Voilà pourquoi on me voudrait brouiller avec ma femme au point que je la répudiasse. Plus de femme, tu entends, Chicot, plus de dot, par conséquent plus de trois cent mille écus, plus de villes, et surtout plus de Cahors. C’est une façon comme une autre d’éluder sa parole, et mon frère de Valois est fort adroit à ces sortes de pièges.

– Vous aimeriez cependant fort à tenir cette place, n’est-ce pas, sire ? dit Chicot.

– Sans doute ; car enfin, qu’est-ce que ma royauté de Béarn ? une pauvre petite principauté que l’avarice de mon beau-frère et de ma belle-mère ont tellement rognée, que le titre de roi qui y est attaché est devenu un titre ridicule.

– Oui, tandis que Cahors ajoute à cette principauté…

– Cahors serait mon boulevard, la sauvegarde de ceux de ma religion.

– Eh bien, mon cher sire, faites votre deuil de Cahors, car que vous soyez brouillé ou non avec madame Marguerite, le roi de France ne vous la remettra jamais, et à moins que vous ne la preniez…

– Oh ! s’écria Henri, je la prendrais bien, si elle n’était si forte, et surtout si je ne haïssais la guerre.

– Cahors est imprenable, sire, dit Chicot.

Henri arma son visage d’une impénétrable naïveté.

– Oh ! imprenable, imprenable, dit-il ; si aussi bien j’avais une armée… que je n’ai pas.

– Écoutez, sire, dit Chicot, nous ne sommes pas ici pour nous dire des douceurs. Entre Gascons, vous savez, on va franchement. Pour prendre Cahors, où est M. de Vezin, il faudrait être un Annibal ou un César, et Votre Majesté…

– Eh bien ! Ma Majesté ?… demanda Henri avec son narquois sourire.

– Votre Majesté l’a dit, elle n’aime pas la guerre.

Henri soupira ; un trait de flamme illumina son œil plein de mélancolie ; mais, comprimant aussitôt ce mouvement involontaire, il lissa de sa main noircie par le hâle sa barbe brune, en disant :

– Jamais je n’ai tiré l’épée, c’est vrai ; jamais je ne la tirerai : je suis un roi de paille et un homme de paix ; cependant, Chicot, par un contraste singulier, j’aime à m’entretenir de choses de guerre : c’est de mon sang cela. Saint Louis, mon ancêtre, avait ce bonheur, qu’étant pieux d’éducation et doux de nature, il devenait à l’occasion un rude jouteur de lance, une vaillante épée. Causons, si tu veux, Chicot, de M. de Vezin, qui est un César et un Annibal, lui.

– Sire, pardonnez-moi, dit Chicot, si j’ai pu non seulement vous blesser, mais encore vous inquiéter. Je ne vous ai parlé de M. de Vezin que pour éteindre tout vestige de flamme folle que la jeunesse et l’ignorance des affaires eussent pu faire naître dans votre cœur. Cahors, voyez-vous, est si bien défendue et si bien gardée, parce que c’est la clef du Midi.

– Hélas ! dit Henri en soupirant plus fort, je le sais bien !

– C’est, poursuivit Chicot, la richesse territoriale unie à la sécurité de l’habitation. Avoir Cahors, c’est posséder greniers, celliers, coffres-forts, granges, logements et relations ; posséder Cahors, c’est avoir tout pour soi ; ne point posséder Cahors, c’est avoir tout contre soi.

– Eh ! ventre saint-gris ! murmura le roi de Navarre, voilà pourquoi j’avais si grande envie de posséder Cahors, que j’ai dit à ma pauvre mère d’en faire une des conditions sine quâ non de mon mariage. Tiens ! voilà que je parle latin à présent. Cahors était donc l’apanage de ma femme : on me l’avait promis, on me le devait.

– Sire, devoir et payer… fit Chicot.

– Tu as raison, devoir et payer sont deux choses bien différentes, mon ami, de sorte que ton opinion, à toi, est que l’on ne me paiera point.

– J’en ai peur.

– Diable ! fit Henri.

– Et franchement… continua Chicot.

– Eh bien !

– Franchement, on aura raison, sire.

– On aura raison ? pourquoi cela, mon ami ?

– Parce que vous n’avez pas su faire votre métier de roi, épouseur d’une fille de France, parce que vous n’avez pas su vous faire payer votre dot d’abord et remettre vos villes ensuite.

– Malheureux ! dit Henri en souriant avec amertume, tu ne te souviens donc pas du toscin de Saint-Germain-l’Auxerrois ? Il me semble qu’un marié que l’on veut égorger la nuit même de ses noces ne songe pas tant à sa dot qu’à sa vie.

– Bon ! fit Chicot ; mais depuis ?

– Depuis ? demanda Henri.

– Oui ; nous avons eu la paix, ce me semble. Eh bien ! il fallait profiter de cette paix pour instrumenter ; il fallait, excusez-moi, sire, il fallait, au lieu de faire l’amour, négocier. C’est moins amusant, je le sais bien, mais plus profitable. Je vous dis cela, en vérité, sire, autant pour le roi mon maître que pour vous. Si Henri de France avait dans Henri de Navarre un allié fort, Henri de France serait plus fort que tout le monde, et, en supposant que catholiques et protestants pussent se réunir dans un même intérêt politique, quitte à débattre leurs intérêts religieux après ; catholiques et protestants, c’est-à-dire les deux Henri, feraient à eux deux trembler le genre humain.

– Oh ! moi, dit Henri avec humilité, je n’aspire à faire trembler personne, et pourvu que je ne tremble pas moi-même… Mais tiens, Chicot, ne parlons plus de ces choses qui me troublent l’esprit. Je n’ai pas Cahors, eh bien ! je m’en passerai.

– C’est dur, mon roi !

– Que veux-tu ! puisque tu penses toi-même que jamais Henri ne me rendra cette ville.

– Je le pense, sire, j’en suis sûr, et cela pour trois raisons.

– Dis-les-moi, Chicot.

– Volontiers. La première, c’est que Cahors est une ville de bon produit ; que le roi de France aimera mieux se la réserver que de la donner à qui que ce soit.

– Ce n’est pas tout à fait honnête cela, Chicot.

– C’est royal, sire.

– Ah ! c’est royal de prendre ce qui plaît ?

– Oui, cela s’appelle se faire la part du lion, et le lion est le roi des animaux.

– Je me souviendrai de ce que tu me dis là, mon bon Chicot, si jamais je me fais roi. Ta seconde raison, mon fils ?

– La voici : madame Catherine…

– Elle se mêle donc toujours de politique, ma bonne mère Catherine ? interrompit Henri.

– Toujours ; madame Catherine aimerait mieux voir sa fille à Paris qu’à Nérac, près d’elle que près de vous.

– Tu crois ? Elle n’aime cependant pas sa fille d’une folle manière, madame Catherine.

– Non ; mais madame Marguerite vous sert d’otage, sire.

– Tu es confit en finesse, Chicot. Le diable m’emporte, si j’eusse jamais songé à cela ; mais enfin tu peux avoir raison ; oui, oui, une fille de France, au besoin, est un otage. Eh bien ?

– Eh bien ! sire, en diminuant les ressources on diminue le plaisir du séjour. Nérac est une ville fort agréable, qui possède un parc charmant et des allées comme il n’en existe nulle part ; mais madame Marguerite, privée de ressources, s’ennuiera à Nérac, et regrettera le Louvre.

– J’aime mieux ta première raison, Chicot, dit Henri en secouant la tête.

– Alors je vais vous dire la troisième.

Entre le duc d’Anjou qui cherche à se faire un trône et qui remue la Flandre, entre messieurs de Guise qui voudraient se forger une couronne et qui remuent la France ; entre Sa Majesté le roi d’Espagne, qui voudrait tâter de la monarchie universelle et qui remue le monde, vous, prince de Navarre, vous faites la balance et maintenez un certain équilibre.

– En vérité ! moi, sans poids.

– Justement. Voyez plutôt la république suisse. Devenez puissant, c’est-à-dire pesant, et vous emporterez le plateau. Vous ne serez plus un contrepoids, vous serez un poids.

– Oh ! j’aime beaucoup cette raison-là, Chicot, et elle est parfaitement bien déduite. Tu es véritablement clerc, Chicot.

– Ma foi, sire, je suis ce que je puis, dit Chicot, flatté, quoi qu’il en eût, du compliment, et se laissant aller à cette bonhomie royale à laquelle il n’était point accoutumé.

– Voilà donc l’explication de ma situation ? dit Henri.

– Complète, sire.

– Et moi qui ne voyais rien de tout cela, Chicot, moi qui espérais toujours, comprends-tu ?

– Eh bien, sire, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de cesser d’espérer, au contraire !

– Je vais donc faire, Chicot, pour cette créance du roi de France, ce que je fais pour ceux de mes métayers qui ne peuvent me solder le fermage ; je mets un P à côté de leur nom.

– Ce qui veut dire payé.

– Justement.

– Mettez deux P, sire, et poussez un soupir.

Henri soupira.

– Ainsi ferai-je, Chicot, dit-il. Au reste, mon ami, tu vois qu’on peut vivre en Béarn et que je n’ai pas absolument besoin de Cahors.

– Je vois cela, et, comme je m’en doutais, vous êtes un prince sage, un roi philosophe… Mais quel est ce bruit ?

– Du bruit ? où cela ?

– Mais dans la cour, ce me semble.

– Regarde par la fenêtre, mon ami, regarde.

Chicot s’approcha de la croisée.

– Sire, dit-il, il y a en bas une douzaine de gens assez mal accoutrés.

– Ah ! ce sont mes pauvres, fit le roi de Navarre en se levant.

– Votre Majesté a ses pauvres ?

– Sans doute, Dieu ne recommande-t-il point la charité ? Pour n’être point catholique, Chicot, je n’en suis pas moins chrétien.

– Bravo ! sire.

– Viens, Chicot, descendons ; nous ferons ensemble l’aumône, puis nous remonterons souper.

– Sire, je vous suis.

– Prends cette bourse qui est sur la tablette, près de mon épée, vois-tu ?

– Je la tiens, sire…

– À merveille.

Ils descendirent donc : la nuit était venue. Le roi, tout en marchant, paraissait soucieux, préoccupé.

Chicot le regardait et s’attristait de cette préoccupation.

– Où diable ai-je eu l’idée, se disait-il à lui-même, d’aller porter politique à ce brave prince ? Je lui ai mis la mort au cœur, en vérité ! Absurde bélître que je suis, va !

Une fois descendu dans la cour, Henri de Navarre s’approcha du groupe de mendiants qui avait été signalé par Chicot.

C’était, en effet, une douzaine d’hommes de stature, de physionomie et de costumes différents ; des gens qu’un inhabile observateur eût remarqués à leur voix, à leur pas, à leurs gestes, pour des bohémiens, des étrangers, des passants insolites, et qu’un observateur eût reconnus, lui, pour des gentilshommes déguisés.

Henri prit la bourse des mains de Chicot et fit un signe.

Tous les mendiants parurent comprendre parfaitement ce signe.

Ils vinrent alors le saluer, chacun à son tour, avec un air d’humilité qui n’excluait point un regard plein d’intelligence et d’audace, adressé au roi lui seul, comme pour lui dire :

– Sous l’enveloppe le cœur brûle.

Henri répondit par un signe de tête, puis introduisant l’index et le pouce dans la bourse que Chicot tenait ouverte, il y prit une pièce.

– Eh ! fit Chicot, vous savez que c’est de l’or, sire ?

– Oui, mon ami, je le sais.

– Peste ! vous êtes riche.

– Ne vois-tu pas, mon ami, dit Henri avec un sourire, que toutes ces pièces d’or me servent à deux aumônes ? Je suis pauvre, au contraire, Chicot, et je suis forcé de couper mes pistoles en deux pour faire vie qui dure.

– C’est vrai, dit Chicot avec une surprise croissante, les pièces sont des moitiés de pièces coupées avec des dessins capricieux.

– Oh ! je suis comme mon frère de France, qui s’amuse à découper des images : j’ai mes tics. Je m’amuse, dans mes moments perdus, moi, à rogner mes ducats. Un Béarnais pauvre et honnête est industrieux comme un juif.

– C’est égal, sire, dit Chicot en secouant la tête, car il devinait quelque nouveau mystère caché là-dessous ; c’est égal, voilà une singulière façon de faire l’aumône.

– Tu ferais autrement, toi ?

– Oui, ma foi, au lieu de prendre la peine de séparer chaque pièce, je la donnerais entière en disant : Voilà pour deux !

– Ils se battraient, mon cher, et je ferais du scandale en voulant faire du bien.

– Enfin ! murmura Chicot, résumant par ce mot, qui est la quintessence de toutes les philosophies, son opposition aux idées bizarres du roi.

Henri prit donc une demi-pièce d’or dans la bourse, et, se plaçant devant le premier des mendiants avec cette mine calme et douce qui composait son maintien habituel, il regarda cet homme sans parler, mais non sans l’interroger du regard.

– Agen, dit celui-ci en s’inclinant.

– Combien ? demanda le roi.

– Cinq cents.

– Cahors. Et il lui remit la pièce et en prit une autre dans la bourse.

Le mendiant salua plus bas encore que la première fois, et s’éloigna.

Il fut suivi d’un autre qui salua avec humilité.

– Auch, dit-il en saluant.

– Combien ?

– Trois cent cinquante.

– Cahors. Et il lui remit la seconde pièce, et en prit une autre dans la bourse.

Le second disparut comme le premier. Un troisième s’approcha et salua.

– Narbonne, dit-il.

– Combien ?

– Huit cents.

– Cahors. Et il lui remit la troisième pièce et en prit une autre dans la bourse.

– Montauban, dit un quatrième.

– Combien ?

– Six cents.

– Cahors.

Tous enfin, s’approchant et en saluant, prononcèrent un nom, reçurent l’étrange aumône, et accusèrent un chiffre dont le total monta à huit mille.

À chacun d’eux Henri répondit : Cahors, sans qu’une seule fois l’accentuation de sa voix variât dans la prononciation du mot.

La distribution faite, il ne se trouva plus de demi-pièces dans la bourse, plus de mendiants dans la cour.

– Voilà, dit Henri.

– C’est tout, sire ?

– Oui, j’ai fini.

Chicot tira le roi par la manche.

– Sire ? dit-il.

– Eh bien !

– M’est-il permis d’être curieux ?

– Pourquoi pas ? La curiosité est chose naturelle.

– Que vous disaient ces mendiants ? et que diable leur répondiez-vous ?

Henri sourit.

– C’est qu’en vérité, tout est mystère ici.

– Tu trouves ?

– Oui ; je n’ai jamais vu faire l’aumône de cette façon.

– C’est l’habitude à Nérac, mon cher Chicot. Tu sais le proverbe : Chaque ville a son usage.

– Singulier usage, sire.

– Non, le diable m’emporte ! et rien n’est plus simple ; tous ces gens que tu vois courent le pays pour recevoir des aumônes ; mais ils sont tous d’une ville différente.

– Après, sire ?

– Eh bien ! pour que je ne donne pas toujours au même, ils me disent le nom de leur ville ; de cette façon, tu comprends, mon cher Chicot, je puis répartir également mes bienfaits et je suis utile à tous les malheureux de toutes les villes de mon État.

– Voilà qui est bien, sire, quant au nom de la ville qu’ils vous disent ; mais pourquoi à tous répondez-vous Cahors ?

– Ah ! répliqua Henri avec un air de surprise parfaitement joué ; je leur ai répondu : Cahors ?

– Parbleu !

– Tu crois ?

– J’en suis sûr.

– C’est que, vois tu, depuis que nous avons parlé de Cahors j’ai toujours ce mot à la bouche. Il en est de cela comme de toutes les choses qu’on ne peut avoir et qu’on désire ardemment : on y songe, et on les nomme en y songeant.

– Hum ! fit Chicot en regardant avec défiance du côté par où les mendiants avaient disparu ; c’est beaucoup moins clair que je ne le voudrais, sire ; il y a encore, outre cela…

– Comment ! il y a encore quelque chose ?

– Il y a ce chiffre que chacun prononçait, et qui, additionné, fait un total de plus de huit mille.

– Ah ! quant à ce chiffre, Chicot, je suis comme toi, je n’ai pas compris, à moins que, comme les mendiants sont, ainsi que tu le sais, divisés par corporations, à moins qu’ils n’aient accusé le chiffre des membres de chacune de ces corporations, ce qui me paraît probable.

– Sire ! sire !

– Viens souper, mon ami ; rien n’ouvre l’esprit, à mon avis, comme de manger et de boire. Nous chercherons à table, et tu verras que si mes pistoles sont rognées, mes bouteilles sont pleines.

Le roi siffla un page et demanda son souper.

Puis, passant familièrement son bras sous celui de Chicot, il remonta dans son cabinet, où le souper était servi.

En passant devant l’appartement de la reine, il jeta les yeux sur les fenêtres et ne vit pas de lumière.

– Page, dit-il, Sa Majesté la reine n’est-elle point au logis ?

– Sa Majesté, répondit le page, est allée voir mademoiselle de Montmorency, que l’on dit fort malade.

– Ah ! pauvre Fosseuse, dit Henri ; c’est vrai, la reine est un bon cœur. Viens souper, Chicot, viens.

LI. La vraie maîtresse du roi de Navarre §

Le repas fut des plus joyeux. Henri semblait n’avoir plus rien dans la pensée ni sur le cœur, et quand il était dans ces dispositions d’esprit, c’était un excellent convive que le Béarnais.

Quant à Chicot, il dissimulait de son mieux ce commencement d’inquiétude qui l’avait pris à l’apparition de l’ambassadeur d’Espagne, qui l’avait suivi dans la cour, qui s’était augmenté à la distribution de l’or aux mendiants, et qui ne l’avait pas quitté depuis.

Henri avait voulu que son compère Chicot soupât seul à seul avec lui ; à la cour du roi Henri, il s’était toujours senti un grand faible pour Chicot, un de ces faibles comme en ont les gens d’esprit pour les gens d’esprit ; et Chicot, de son côté, sauf les ambassades d’Espagne, les mendiants à mot d’ordre et les pièces d’or rognées, Chicot avait une grande sympathie pour le roi de Navarre.

Chicot voyant le roi changer de vin et se comporter de tout point en bon convive, Chicot résolut de se ménager un peu, lui, de façon à ne rien laisser passer de ce que la liberté du repas et la chaleur des vins inspiraient de saillies au Béarnais.

Henri but sec, et il avait une façon d’entraîner ses convives qui ne permettait guère à Chicot de rester en arrière de plus d’un verre de vin sur trois.

Mais c’était, on le sait, une tête de fer que la tête de mons Chicot.

Quant à Henri de Navarre, tous ces vins étaient vins de pays, disait-il, et il les buvait comme petit-lait.

Tout cela était assaisonné de force compliments qu’échangeaient entre eux les deux convives.

– Que je vous porte envie, dit Chicot au roi, et que votre cour est aimable et votre existence fleurie, sire ; que de bons visages je vois dans cette bonne maison et que de richesses dans ce beau pays de Gascogne !

– Si ma femme était ici, mon cher Chicot, je ne te dirais point ce que je vais te dire ; mais en son absence, je puis t’avouer que la plus belle partie de ma vie est celle que tu ne vois pas.

– Ah ! sire, on en dit, en effet, de belles sur Votre Majesté.

Henri se renversa dans son fauteuil et se caressa la barbe en riant.

– Oui, oui, n’est-ce pas ? dit-il ; on prétend que je règne beaucoup plus sur mes sujettes que sur mes sujets.

– C’est la vérité, sire, et pourtant cela m’étonne.

– En quoi, mon compère ?

– En ce que, sire, vous avez beaucoup de cet esprit remuant qui fait les grands rois.

– Ah ! Chicot, tu te trompes, dit Henri ; je suis encore plus paresseux que remuant, et la preuve en est toute ma vie. Si j’ai un amour à prendre, c’est toujours le plus rapproché de moi ; si c’est du vin que je choisis, c’est toujours du vin de la bouteille la plus proche. À ta santé, Chicot !

– Sire, vous me faites honneur, répondit Chicot, en vidant son verre jusqu’à la dernière goutte ; car le roi le regardait de cet œil fin qui semblait pénétrer au plus profond de la pensée.

– Aussi, continua le roi en levant les yeux au ciel, que de querelles dans mon ménage, compère !

– Oui, je comprends : toutes les filles d’honneur de la reine vous adorent, sire !

– Elles sont mes voisines, Chicot.

– Eh ! eh ! sire, il résulte de cet axiome que si vous habitiez Saint-Denis, au lieu d’habiter Nérac, le roi pourrait bien ne pas vivre aussi tranquille qu’il le fait.

Henri s’assombrit.

– Le roi ! que me dites-vous là, Chicot ? reprit Henri de Navarre, le roi ! est-ce que vous vous figurez que je suis un Guise, moi ? Je désire Cahors, c’est vrai, mais parce que Cahors est à ma porte : toujours mon système, Chicot. J’ai de l’ambition, mais assis ; une fois levé, je ne me sens plus désireux de rien.

– Ventre de biche ! sire, répondit Chicot, cette ambition des choses à la portée de la main ressemble fort à celle de César Borgia, qui cueillait un royaume ville à ville, disant que l’Italie était un artichaut qu’il fallait manger feuille à feuille.

– Ce César Borgia n’était pas un si mauvais politique, ce me semble, compère, dit Henri.

– Non, mais c’était un fort dangereux voisin et un fort méchant frère.

– Ah ça ! mais me compareriez-vous à un fils de pape, moi chef des huguenots ? Un instant, monsieur l’ambassadeur.

– Sire, je ne vous compare à personne.

– Pour quelle raison ?

– Par la raison que je crois qu’il se trompera, celui qui vous comparera à un autre qu’à vous-même. Vous êtes ambitieux, sire.

– Quelle bizarrerie ! fit le Béarnais ; voilà un homme qui, à toute force, veut me forcer de désirer quelque chose.

– Dieu m’en garde, sire ; tout au contraire, je désire de tout mon cœur que Votre Majesté ne désire rien.

– Tenez, Chicot, dit le roi, rien ne vous rappelle à Paris ? n’est-ce pas ?

– Rien, sire.

– Vous allez donc passer quelques jours avec moi.

– Si votre Majesté me fait l’honneur de souhaiter ma compagnie, je ne demande pas mieux que de lui donner huit jours.

– Huit jours : eh bien, soit, compère : dans huit jours vous me connaîtrez comme un frère. Buvons, Chicot.

– Sire, je n’ai plus soif, dit Chicot, qui commençait à renoncer à la prétention qu’il avait eue d’abord de griser le roi.

– Alors, je vous quitte, compère, dit Henri ; un homme ne doit plus rester à table quand il n’y fait rien. Buvons, vous dis-je.

– Pourquoi faire ?

– Pour mieux dormir. Ce petit vin du pays donne un sommeil plein de douceur. Aimez-vous la chasse, Chicot ?

– Pas beaucoup, sire ; et vous ?

– J’en suis passionné, moi, depuis mon séjour à la cour du roi Charles IX.

– Pourquoi Votre Majesté me fait-elle l’honneur de s’informer si j’aime la chasse ? demanda Chicot.

– Parce que je chasse demain, et compte vous emmener avec moi.

– Sire, ce sera beaucoup d’honneur, mais…

– Oh ! compère, soyez tranquille, cette chasse est faite pour réjouir les yeux et le cœur de tout homme d’épée. Je suis bon chasseur, Chicot, et je tiens à ce que vous me voyiez dans mes avantages, que diable ! Vous voulez me connaître, dites-vous ?

– Ventre de biche, sire, c’est un de mes plus grands désirs, je l’avoue.

– Eh bien ! c’est un côté sous lequel vous ne m’avez pas encore étudié.

– Sire, je ferai tout ce qu’il plaira au roi.

– Bon ! c’est chose convenue ! Ah ! voici un page ; on nous dérange.

– Quelque affaire importante, sire.

– Une affaire ! à moi ! lorsque je suis à table ! Il est étonnant, ce cher Chicot, pour se croire toujours à la cour de France. Chicot, mon ami, sache une chose, c’est qu’à Nérac…

– Eh bien ! sire ?

– Quand on a bien soupé, l’on se couche.

– Mais ce page ?

– Eh bien ! mais ce page ne peut-il annoncer autre chose que des affaires ?

– Ah ! je comprends, sire, et je vais me coucher.

Chicot se leva, le roi en fit autant, et prit le bras de son hôte.

Cette hâte à le renvoyer parut suspecte à Chicot, à qui toute chose d’ailleurs, depuis l’annonce de l’ambassadeur d’Espagne, commençait à paraître suspecte. Il résolut donc de ne sortir du cabinet que le plus tard qu’il pourrait.

– Oh ! oh ! fit-il en chancelant, c’est étonnant, sire.

Le Béarnais sourit.

– Qu’y a-t-il d’étonnant, compère ?

– Ventre de biche ! la tête me tourne. Tant que j’étais assis, cela allait à merveille ; mais, à cette heure que je suis levé, brrr.

– Bah ! dit Henri, nous n’avons fait que goûter le vin.

– Bon ! goûter, sire. Vous appelez cela goûter. Bravo, sire. Ah ! vous êtes un rude buveur, et je vous rends hommage, comme à mon seigneur suzerain ! Bon ! vous appelez cela goûter, vous ?

– Chicot, mon ami, dit le Béarnais, essayant de s’assurer, par un de ces regards subtils qui n’appartenaient qu’à lui, si Chicot était véritablement ivre, ou faisait semblant de l’être, Chicot, mon ami, je crois que ce que tu as de mieux à faire maintenant, c’est de t’aller coucher.

– Oui, sire, bonsoir, sire.

– Bonsoir, Chicot, et à demain.

– Oui, sire, à demain, et Votre Majesté a raison, ce que Chicot a de mieux à faire, c’est de se coucher. Bonsoir, sire.

Et Chicot se coucha sur le plancher.

En voyant cette résolution de son convive, Henri jeta un regard vers la porte.

Si rapide qu’eut été ce regard, Chicot le saisit, au passage.

Henri s’approcha de Chicot.

– Tu es tellement ivre, mon pauvre Chicot, que tu ne t’aperçois pas d’une chose.

– Laquelle ?

– C’est que tu prends les nattes de mon cabinet pour ton lit.

– Chicot est un homme de guerre. Chicot ne regarde pas à si peu.

– Alors tu ne t’aperçois pas de deux choses ?

– Ah ! ah !… Et quelle est la seconde ?

– C’est que j’attends quelqu’un.

– Pour souper ? soit ! soupons.

Et Chicot fit un effort infructueux pour se soulever.

– Ventre saint-gris ! s’écria Henri, comme tu as l’ivresse subite, compère ! Va-t’en, mordieu ! tu vois bien qu’elle s’impatiente.

– Elle ! fit Chicot, qui, elle ?

– Eh ! mordieu, la femme que j’attends, et qui fait faction à la porte, là…

– Une femme ! Eh ! que ne disais-tu cela, Henriquet… Ah ! pardon, fit Chicot, je croyais… je croyais parler au roi de France. Il m’a gâté, voyez-vous, ce bon Henriquet. Que ne disiez-vous cela, sire ? Je m’en vais.

– À la bonne heure, tu es un vrai gentilhomme, Chicot. Là, bien, lève-toi et va-t’en, car j’ai une bonne nuit à passer, entends-tu ? toute une nuit.

Chicot se leva et gagna la porte en trébuchant.

– Adieu, sire, et bonne nuit… bonne nuit.

– Adieu, cher ami, adieu, dors bien.

– Et vous, sire…

– Chuuut !

– Oui, oui, chuuut !

Et il ouvrit la porte.

– Tu vas trouver le page dans la galerie, et il t’indiquera ta chambre. Va.

– Merci, sire.

Et Chicot sortit, après avoir salué aussi bas que peut le faire un homme ivre.

Mais, aussitôt la porte refermée derrière lui, toute trace d’ivresse disparut ; il fit trois pas en avant et, revenant tout à coup, il colla son œil à la large serrure.

Henri était déjà occupé d’ouvrir la porte à l’inconnue que Chicot, curieux comme un ambassadeur, voulait connaître à toute force.

Au lieu d’une femme, ce fut un homme qui entra.

Et lorsque cet homme eut ôté son chapeau, Chicot reconnut la noble et sévère figure de Duplessis-Mornay, le conseiller rigide et vigilant de Henri de Navarre.

– Ah ! diable ! fit Chicot, voilà qui va surprendre notre amoureux et le gêner, certes, plus que je ne le gênais moi-même.

Mais le visage de Henri, à cette apparition, n’exprima que la joie ; il serra les mains du nouveau venu, repoussa la table avec dédain et fit asseoir Mornay auprès de lui avec toute l’ardeur qu’eut mise un amant à s’approcher de sa maîtresse.

Il semblait avide d’entendre les premiers mots qu’allait prononcer le conseiller ; mais tout à coup, et avant que Mornay eût parlé, il se leva et lui faisant signe d’attendre, il alla à la porte et poussa les verrous avec une circonspection qui donna beaucoup à penser à Chicot.

Puis il attacha son regard ardent sur des cartes, des plans et des lettres que le ministre fit successivement passer sous ses yeux.

Le roi alluma d’autres bougies, et se mit à écrire et à pointer les cartes de géographie.

– Oh ! oh ! fit Chicot, voilà la bonne nuit du roi de Navarre. Ventre de biche ! si elles ressemblent toutes à celles-là, Henri de Valois pourra bien en passer quelques-unes de mauvaises.

En ce moment, il entendit marcher derrière lui ; c’était le page qui gardait la galerie et l’attendait par ordre du roi.

Dans la crainte d’être surpris, s’il demeurait plus longtemps aux écoutes, Chicot redressa sa grande taille, et demanda sa chambre à l’enfant.

D’ailleurs, il n’avait plus rien à apprendre ; l’apparition de Duplessis lui avait tout dit.

– Venez avec moi, s’il vous plaît, monsieur, dit d’Aubiac, je suis chargé de vous conduire à votre appartement.

Et il conduisit Chicot au second étage, où son logis avait été préparé.

Pour Chicot plus de doute ; il connaissait la moitié des lettres composant cette énigme qu’on appelait roi de Navarre. Aussi, au lieu de s’endormir, il s’assit sombre et pensif sur son lit, tandis que la lune, descendant aux angles aigus du toit, versait, comme du haut d’une aiguière d’argent, sa lumière azurée sur le fleuve et sur les prairies.

– Allons, allons, dit Chicot assombri, Henri est un vrai roi, Henri conspire. Tout ce palais, son parc, la province qui entoure la ville, tout est un foyer de conspiration ; toutes les femmes font l’amour, mais l’amour politique ; tous les hommes se forgent l’espoir d’un avenir.

Henri est astucieux, son intelligence touche au génie ; il a des intelligences avec l’Espagne, le pays des fourberies. Qui sait si sa réponse si noble à l’ambassadeur n’est pas une contre-partie de ce qu’il pense, et si même il n’en a pas averti cet ambassadeur par un clignement d’yeux, ou quelque autre convention tacite que, moi caché, je n’ai pu sentir.

Henri entretient des espions ; il les solde ou les fait solder par quelque agent. Ces mendiants n’étaient ni plus ni moins que des gentilshommes déguisés. Leurs pièces d’or si artistement découpées sont des gages de reconnaissance, des mots d’ordre palpables.

Henri feint d’être amoureux fou, et tandis qu’on le croit occupé à faire l’amour, il passe ses nuits à travailler avec Mornay, qui ne dort jamais et qui ne connaît pas l’amour.

Voilà ce que j’avais à voir, je l’ai vu.

La reine Marguerite a des amants, le roi le sait ; il les connaît et les tolère, parce qu’il a encore besoin d’eux ou d’elle, peut-être de tous à la fois. N’étant pas homme de guerre, il faut bien qu’il s’entretienne des capitaines, et n’ayant pas beaucoup d’argent, force lui est de leur laisser choisir la monnaie qui leur convient le mieux.

Henri de Valois me disait qu’il ne dormait pas ; ventre de biche ! il fait bien de ne pas dormir.

Heureusement encore que ce perfide Henri est un bon gentilhomme, auquel Dieu, en donnant le génie de l’intrigue, a oublié de donner la vigueur d’initiative. Henri, dit-on, a peur du bruit des mousquets, et quand, tout jeune, il a été conduit aux armées, on s’accorde à raconter qu’il ne pouvait tenir plus d’un quart d’heure en selle.

Heureusement répéta Chicot.

Car dans les temps où nous vivons, si avec l’intrigue un pareil homme avait le bras, cet homme serait le roi du monde.

Il y a bien Guise. Celui-là possède les deux valeurs : il a le bras et l’intrigue, lui ; mais il a le désavantage d’être connu pour brave et habile, tandis que du Béarnais nul ne se défie.

Moi seul je l’ai deviné.

Et Chicot se frotta les mains.

– Eh bien ! continua-t-il, l’ayant deviné, je n’ai plus rien à faire ici, moi ; donc, tandis qu’il travaille ou dort, je vais tranquillement et doucement sortir de la ville.

Il n’y a pas beaucoup d’ambassadeurs, je crois, qui puissent se vanter d’avoir en une journée accompli leur mission tout entière ; moi, je l’ai fait.

Donc je sortirai de Nérac, et une fois hors de Nérac je galoperai jusqu’en France.

Il dit et commença de rechausser ses éperons, qu’il avait détachés au moment de se présenter devant le roi.

LII. De l’étonnement qu’éprouva Chicot d’être si populaire dans la ville de Nérac §

Chicot, ayant bien arrêté sa résolution de quitter incognito la cour du roi de Navarre, commença de faire son petit paquet de voyage.

Il le simplifia du mieux qu’il lui fut possible, ayant pour principe que l’on va plus vite toutes les fois que l’on pèse moins.

Assurément, son épée était la plus lourde portion du bagage qu’il emportait.

– Voyons, que me faut-il de temps, se demandait Chicot en lui-même tout en nouant son paquet, pour faire parvenir au roi la nouvelle de ce que j’ai vu et par conséquent de ce que je crains ?

Deux jours pour arriver jusqu’à une ville de laquelle un bon gouverneur fasse partir des courriers ventre à terre.

Que cette ville, par exemple, soit Cahors, Cahors dont le roi de Navarre parle tant et qui l’occupe à si juste titre.

Une fois là, je pourrai me reposer, car enfin les forces de l’homme n’ont qu’une certaine mesure.

Je me reposerai donc à Cahors, et les chevaux courront pour moi.

Allons, mon ami Chicot, des jambes, de la légèreté, du sang-froid. Tu croyais avoir accompli toute ta mission, niais ! tu n’en es qu’à la moitié, et encore !

Cela dit, Chicot éteignit sa lumière, ouvrit le plus doucement qu’il put sa porte et se mit à sortir à tâtons.

C’était un habile stratégiste que Chicot ; il avait, en suivant d’Aubiac, jeté un regard à droite, un regard à gauche, un regard devant, un regard derrière, et reconnu toutes les localités.

Une antichambre, un corridor, un escalier, puis, au bas de cet escalier, la cour.

Mais Chicot n’eut pas plus tôt fait quatre pas dans l’antichambre qu’il heurta quelque chose qui se dressa aussitôt.

Ce quelque chose était un page couché sur la natte en dehors de la chambre, et qui, réveillé, se mit à dire :

– Eh ! bonsoir, monsieur Chicot, bonsoir.

Chicot reconnu d’Aubiac.

– Eh ! bonsoir, monsieur d’Aubiac, dit-il ; mais écartez-vous un peu, s’il vous plaît, j’ai envie de me promener.

– Ah ! mais, c’est qu’il est défendu de se promener la nuit dans le château, monsieur Chicot.

– Pourquoi cela, s’il vous plaît, monsieur d’Aubiac ?

– Parce que le roi redoute les voleurs et la reine les galants.

– Diable !

– Or, il n’y a que les voleurs et les galants pour se promener la nuit au lieu de dormir.

– Cependant, cher monsieur d’Aubiac, dit Chicot avec son plus charmant sourire, je ne suis ni l’un ni l’autre, moi, je suis ambassadeur et ambassadeur très fatigué d’avoir parlé latin avec la reine et soupé avec le roi ; car la reine est une rude latiniste et le roi un rude buveur ; laissez-moi donc sortir, mon ami, car j’ai grand désir de me promener.

– Dans la ville, monsieur Chicot ?

– Oh ! non, dans les jardins.

– Peste ! dans les jardins, monsieur Chicot, c’est encore bien plus défendu que dans la ville.

– Mon petit ami, dit Chicot, c’est un compliment à vous faire, vous êtes d’une vigilance bien grande à votre âge. Vous n’avez donc rien qui vous occupe ?

– Non.

– Vous n’êtes donc ni joueur ni amoureux ?

– Pour jouer il faut de l’argent, monsieur Chicot ; pour être amoureux, il faut une maîtresse.

– Assurément, dit Chicot, et il fouilla dans sa poche.

Le page le regardait faire.

– Cherchez bien dans votre mémoire, mon cher ami, lui dit-il, et je parie que vous y trouverez quelque femme charmante à qui je vous prie d’acheter force rubans et de donner force violons avec ceci.

Et Chicot glissa dans la main du page dix pistoles qui n’étaient pas rognées comme celles du Béarnais.

– Allons donc, monsieur Chicot, dit le page, on voit bien que vous venez de la cour de France, vous avez des manières auxquelles on ne saurait rien refuser ; sortez donc de votre chambre ; mais surtout ne faites point de bruit.

Chicot ne se le fit point dire à deux fois, il glissa comme une ombre dans le corridor, et du corridor dans l’escalier ; mais, arrivé au bas du péristyle, il trouva un officier du palais, dormant sur une chaise.

Cet homme fermait la porte par le poids même de son corps ; essayer de passer eût été folie.

– Ah ! petit brigand de page, murmura Chicot, tu savais cela, et tu ne m’as point prévenu.

Pour comble de malheur, l’officier paraissait avoir le sommeil très léger : il remuait, avec des soubresauts nerveux, tantôt un bras, tantôt une jambe ; une fois même il étendit le bras comme un homme qui menace de s’éveiller.

Chicot chercha autour de lui s’il n’y avait pas une issue quelconque par laquelle, grâce à ses longues jambes et à un poignet solide, il put s’évader sans passer par la porte.

Il aperçut enfin ce qu’il désirait.

C’était une de ces fenêtres cintrées qu’on appelle impostes, et qui était demeurée ouverte, soit pour laisser pénétrer l’air, soit parce que le roi de Navarre, propriétaire assez peu soigneux, n’avait pas jugé à propos d’en renouveler les vitres.

Chicot reconnut la muraille avec ses doigts ; il calcula, en tâtonnant, chaque espace compris entre les saillies, et s’en servit pour poser le pied comme sur des échelons. Enfin, il se hissa, nos lecteurs connaissent son adresse et sa légèreté, sans faire plus de bruit que n’en eût fait une feuille sèche frôlant la muraille sous le souffle du vent d’automne.

Mais l’imposte était d’une convexité disproportionnée, si bien que l’ellipse n’en était pas égale à celle du ventre et des épaules de Chicot, bien que le ventre fût absent et que les épaules, souples comme celles d’un chat, semblassent se démettre et se fondre dans les chairs pour occuper moins d’espace.

Il en résulta que lorsque Chicot eut passé la tête et une épaule, et lâché du pied la saillie du mur, il se trouva pendu entre le ciel et la terre, sans pouvoir reculer ni avancer.

Il commença alors une série d’efforts dont le premier résultat fut de déchirer son pourpoint et d’entamer sa peau.

Ce qui rendait la position plus difficile, c’était l’épée dont la poignée ne voulait point passer, faisant un crampon intérieur qui retenait Chicot collé sur le châssis de l’imposte.

Chicot réunit toutes ses forces, toute sa patience, toute son industrie, pour détacher l’agrafe de son baudrier, mais c’était sur cette agrafe justement que pesait la poitrine ; il lui fallut donc changer de manœuvre ; il réussit à couler son bras derrière son dos et à tirer l’épée du fourreau ; une fois l’épée tirée, il fut plus facile de trouver, grâce à ce corps anguleux, un interstice par où se glissa la poignée, l’épée alla donc tomber la première sur la dalle, et Chicot, glissant par l’ouverture comme une anguille la suivit en amortissant sa chute avec ses deux mains.

Toute cette lutte de l’homme contre les mâchoires ferrées de l’imposte ne s’était point exécutée sans bruit ; aussi Chicot, en se relevant, se trouva-t-il face à face avec un soldat.

– Ah ! mon Dieu ! vous seriez-vous fait mal, monsieur Chicot ? lui demanda celui-ci en lui présentant le bout de sa hallebarde en guise de soutien.

– Encore ! pensa Chicot.

Puis, songeant à l’intérêt que lui avait témoigné ce brave homme :

– Non, mon ami, lui dit-il, aucun.

– C’est bien heureux, dit le soldat, je défie que qui que ce soit accomplisse un pareil tour sans se casser la tête ; en vérité, il n’y avait que vous pour cela, monsieur Chicot.

– Mais d’où diable sais-tu mon nom ? demanda Chicot surpris, en essayant toujours de passer.

– Je le sais, parce que je vous ai vu au palais aujourd’hui, et que j’ai demandé : Quel est ce gentilhomme de haute mine qui cause avec le roi ?

– C’est monsieur Chicot, m’a-t-on répondu ; voilà comment je le sais.

– C’est on ne peut plus galant, dit Chicot ; mais comme je suis très pressé, mon ami, tu permettras…

– Quoi, monsieur Chicot ?

– Que je te quitte et que j’aille à mes affaires.

– Mais on ne sort pas du palais la nuit ; j’ai une consigne.

– Tu vois bien qu’on en sort, puisque j’en suis sorti, moi.

– C’est une raison, je le sais bien ; mais…

– Mais ?

– Vous rentrerez, voilà tout, monsieur Chicot.

– Ah ! non.

– Comment, non !

– Pas par là du moins, la route est trop mauvaise.

– Si j’étais un officier au lieu d’être un soldat, je vous demanderais pourquoi vous êtes sorti par là ; mais cela ne me regarde point ; ce qui me regarde, c’est que vous rentriez. Rentrez donc, monsieur Chicot, je vous en prie.

Et le soldat mit dans sa prière un tel accent de persuasion, que cet accent toucha Chicot. En conséquence Chicot fouilla dans sa poche, et en tira dix pistoles.

– Tu es trop ménager, mon ami, lui dit-il, pour ne pas comprendre que, puisque j’ai mis mes habits dans un état pareil pour être passé par là, ce serait bien pis si j’y repassais ; j’achèverais alors de déchirer mes habits, et j’irais tout nu, ce qui serait fort indécent, dans une cour où il y a tant de jeunes et jolies femmes, à commencer par la reine ; laisse-moi donc passer pour aller chez le tailleur, mon ami.

Et il lui mit les dix pistoles dans la main.

– Passez vite alors, monsieur Chicot, passez vite.

Et il empocha l’argent.

Chicot était dans la rue ; il s’orienta ; il avait parcouru la ville pour arriver au palais, c’était la route opposée à suivre, puisqu’il devait sortir par la porte opposée à celle par laquelle il était entré. Voilà tout.

La nuit, claire et sans nuages, n’était pas favorable à une évasion. Chicot regrettait ces bonnes nuits brumeuses de France, qui, à l’heure qu’il était, faisaient que, dans les rues de Paris, on pouvait passer à quatre pas l’un de l’autre sans se voir ; en outre, sur le pavé pointu de la ville, ses souliers ferrés résonnaient comme des fers de cheval.

Le malencontreux ambassadeur n’eut pas plus tôt tourné le coin de la rue, qu’il rencontra une patrouille.

Il s’arrêta de lui-même en songeant qu’il aurait l’air suspect en essayant de se dissimuler ou de forcer le passage.

– Eh ! bonsoir, monsieur Chicot, lui dit le chef de la patrouille, en le saluant de l’épée, voulez-vous que nous vous reconduisions au palais ? vous m’avez tout l’air d’être égaré et de chercher votre chemin.

– Ah ça ! tout le monde me connaît donc ici ? murmura Chicot. Pardieu ! voilà qui est étrange.

Puis tout haut et de l’air le plus dégagé qu’il put prendre :

– Non, cornette, dit-il, vous vous trompez, je ne vais point au palais.

– Vous avez tort, monsieur Chicot, répondit gravement l’officier.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce qu’un édit très sévère défend aux habitants de Nérac de sortir la nuit, à moins d’urgente nécessité, sans permission et sans lanterne.

– Excusez-moi, monsieur, dit Chicot, mais l’édit ne peut me regarder, moi.

– Et pourquoi cela ?

– Je ne suis point de Nérac.

– Oui, mais vous êtes à Nérac… Habitant ne veut pas dire qui est de… habitant veut dire qui demeure à… Or, vous ne nierez pas que vous ne demeuriez à Nérac, puisque je vous rencontre dans les rues de Nérac.

– Vous êtes logique, monsieur ; malheureusement, moi, je suis pressé. Faites donc une petite infraction à votre consigne et laissez-moi passer, je vous prie.

– Vous allez vous perdre, monsieur Chicot ; Nérac est une ville tortueuse, vous tomberez dans quelque trou punais, vous avez besoin d’être guidé ; permettez que trois de mes hommes vous reconduisent au palais.

– Mais je ne vais pas au palais, vous dis-je.

– Où allez-vous donc, alors ?

– Je ne puis dormir la nuit, et alors, je me promène. Nérac est une charmante ville pleine d’accidents, à ce qu’il m’a paru ; je veux la voir, l’étudier.

– On vous conduira partout où vous désirerez, monsieur Chicot. Holà ! trois hommes !

– Je vous en supplie, monsieur, ne m’ôtez pas le pittoresque de ma promenade ; j’aime à aller seul.

– Vous serez assassiné par les voleurs.

– J’ai mon épée.

– Ah ! c’est vrai, je ne l’avais pas vue ; alors vous serez arrêté par le prévôt comme étant armé.

Chicot vit qu’il n’y avait pas moyen de s’en tirer par des subtilités ; il prit l’officier à part.

– Voyons, monsieur, dit-il, vous êtes jeune et charmant, vous savez ce que c’est que l’amour, un tyran impérieux.

– Sans doute, monsieur Chicot, sans doute.

– En bien ! l’amour me brûle, cornette. J’ai une certaine dame à visiter.

– Où cela ?

– Dans un certain quartier.

– Jeune ?

– Vingt-trois ans.

– Belle ?

– Comme les amours.

– Je vous en fais mon compliment, monsieur Chicot.

– Bien ! vous m’allez laisser passer, alors ?

– Dame ! il y a urgence, à ce qu’il paraît ?

– Urgence, c’est le mot, monsieur.

– Passez donc.

– Mais seul, n’est-ce pas ? Vous sentez que je ne puis compromettre ?…

– Comment donc !… Passez, monsieur Chicot, passez.

– Vous êtes un galant homme, cornette.

– Monsieur !

– Non, ventre de biche ! c’est un beau trait. Mais voyons, comment me connaissez-vous ?

– Je vous ai vu au palais avec le roi.

– Ce que c’est que les petites villes ! pensa Chicot ; s’il fallait qu’à Paris je fusse connu comme cela, combien de fois aurais-je eu la peau trouée au lieu du pourpoint !

Et il serra la main du jeune officier qui lui dit :

– À propos, de quel côté allez-vous ?

– Du côté de la porte d’Agen.

– Ne vous égarez pas, surtout.

– Ne suis-je pas dans le chemin ?

– Si fait, allez tout droit, et pas de mauvaise rencontre ; voilà ce que je vous souhaite.

– Merci.

Et Chicot partit plus leste et plus joyeux que jamais.

Il n’avait pas fait cent pas, qu’il se trouva nez à nez avec le guet.

– Mordieu ! quelle ville bien gardée ! pensa Chicot.

– On ne passe pas ! cria le prévôt d’une voix de tonnerre.

– Mais, monsieur, objecta Chicot, je désirerais cependant…

– Ah ! monsieur Chicot ! c’est vous ; comment allez-vous dans les rues par un temps si froid ? demanda l’officier magistrat.

– Ah ! décidément, c’est une gageure, pensa Chicot fort inquiet.

Et, saluant, il fit un mouvement pour continuer son chemin.

– Monsieur Chicot, prenez garde, dit le prévôt.

– Garde à quoi, monsieur le magistrat ?

– Vous vous trompez de route : vous allez du côté des portes.

– Justement.

– Alors, je vous arrêterai, monsieur Chicot.

– Non pas, monsieur le prévôt ; peste ! vous feriez un beau coup.

– Cependant…

– Approchez, monsieur le prévôt, et que vos soldats n’entendent point ce que nous allons dire.

Le prévôt s’approcha.

– J’écoute, dit-il.

– Le roi m’a donné une commission pour le lieutenant de la porte d’Agen.

– Ah ! ah ! fit le prévôt d’un air de surprise.

– Cela vous étonne ?

– Oui.

– Cela ne devrait pas vous étonner pourtant, puisque vous me connaissez.

– Je vous connais pour vous avoir vu au palais avec le roi.

Chicot frappa du pied : l’impatience commençait à le gagner.

– Cela doit suffire pour vous prouver que j’ai la confiance de Sa Majesté.

– Sans doute, sans doute ; allez donc faire la commission du roi, monsieur Chicot, je ne vous arrête plus.

– C’est drôle, mais c’est charmant, pensa Chicot, j’accroche en route, mais je roule toujours. Ventre de biche ! voilà une porte, ce doit être celle d’Agen ; dans cinq minutes, je serai dehors.

Il arriva effectivement à cette porte gardée par une sentinelle qui se promenait de long en large, le mousquet sur l’épaule.

– Pardon, mon ami, fit Chicot, voulez-vous ordonner que l’on m’ouvre la porte ?

– Je n’ordonne pas, monsieur Chicot, répondit la sentinelle avec aménité, attendu que je suis simple soldat.

– Tu me connais, toi aussi ! s’écria Chicot, exaspéré.

– J’ai cet honneur, monsieur Chicot ; j’étais ce matin de garde au palais, je vous ai vu causer avec le roi.

– Eh bien ! mon ami, puisque tu me connais, apprends une chose.

– Laquelle ?

– C’est que le roi m’a donné un message très pressé pour Agen, ouvre-moi donc la poterne seulement.

– Ce serait avec grand plaisir, monsieur Chicot ; mais je n’ai pas les clefs, moi.

– Et qui les a ?

– L’officier de service.

Chicot soupira.

– Et où est l’officier de service ? demanda-t-il.

– Oh ! ne vous dérangez point pour cela. Le soldat tira une sonnette qui alla réveiller dans son poste l’officier endormi.

– Qu’y a-t-il ? demanda ce dernier en passant la tête par sa lucarne.

– Mon lieutenant, c’est un monsieur qui veut qu’on lui ouvre la porte pour sortir en plaine.

– Ah ! monsieur Chicot, s’écria l’officier, pardon, désolé de vous faire attendre ; excusez-moi, je suis à vous, je descends.

Chicot se rongeait les ongles avec un commencement de rage.

– Mais n’en trouverai-je pas un qui ne me connaisse ! c’est donc une lanterne que ce Nérac, et je suis donc la chandelle, moi !

L’officier parut sur la porte.

– Excusez, monsieur Chicot, dit-il en s’avançant en grande hâte, je dormais.

– Comment donc, monsieur, fit Chicot, mais la nuit est faite pour cela ; seriez-vous assez bon pour me faire ouvrir la porte ? Je ne dors pas, moi, malheureusement. Le roi… vous savez sans doute, vous aussi, que le roi me connaît ?

– Je vous ai vu causer aujourd’hui avec Sa Majesté au palais.

– C’est cela, justement, grommela Chicot. Eh bien ! soit, si vous m’avez vu causer avec le roi, vous ne m’avez pas entendu causer, au moins.

– Non, monsieur Chicot, je ne dis que ce qui est.

– Moi aussi ; or, le roi, en causant avec moi, m’a commandé d’aller lui faire cette nuit une commission à Agen ; or, cette porte est celle d’Agen, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur Chicot.

– Elle est fermée ?

– Comme vous voyez.

– Veuillez me la faire ouvrir, je vous prie.

– Comment donc, monsieur Chicot ! Anthenas, Anthenas, ouvrez la porte à M. Chicot, vite, vite, vite !

Chicot ouvrit de grands yeux et respira comme un plongeur qui sort de l’eau après cinq minutes d’immersion.

La porte grinça sur ses gonds, porte du paradis pour le pauvre Chicot, qui entrevoyait derrière cette porte toutes les délices de la liberté.

Il salua cordialement l’officier et marcha vers la voûte.

– Adieu, dit-il, merci.

– Adieu, monsieur Chicot, bon voyage !

Et Chicot fit encore un pas vers la porte.

– À propos, étourdi que je suis ! cria l’officier en courant après Chicot et en le retenant par sa manche ; j’oubliais, cher monsieur Chicot, de vous demander votre passe.

– Comment ! ma passe ?

– Certainement ; vous êtes homme de guerre, monsieur Chicot, et vous savez ce que c’est qu’une passe, n’est-ce pas ? On ne sort pas, vous comprenez bien, d’une ville comme Nérac, sans passe du roi, surtout lorsque le roi l’habite.

– Et de qui doit être signée cette passe ?

– Du roi lui-même. Ainsi, puisque c’est le roi qui vous envoie en plaine, il n’aura pas oublié de vous donner une passe.

– Ah ! ah ! doutez-vous donc que ce soit le roi qui m’envoie ? dit Chicot l’œil en feu, car il se voyait sur le point d’échouer, et la colère lui suggérait cette mauvaise pensée de tuer l’officier, le concierge, et de fuir par la porte ouverte, au risque d’être poursuivi dans sa fuite par cent coups d’arquebuse.

– Je ne doute de rien, monsieur Chicot, surtout de ces choses que vous me faites l’honneur de me dire, mais réfléchissez que si le roi vous a donné cette commission…

– En personne, monsieur, en personne !

– Raison de plus. Sa Majesté sait donc que vous allez sortir…

– Ventre de biche ! s’écria Chicot, je le crois bien, qu’elle le sait.

– J’aurai donc une carte de sortie à remettre demain matin à M. le gouverneur de la place.

– Et le gouverneur de la place, demanda Chicot, c’est ?…

– C’est M. de Mornay, qui ne badine pas avec les consignes, monsieur Chicot, vous devez savoir cela, et qui me ferait passer par les armes purement et simplement si je manquais à la mienne.

Chicot commençait à caresser la poignée de son épée avec un mauvais sourire, lorsque se retournant, il s’aperçut que la porte était obstruée par une ronde extérieure, laquelle se trouvait là justement pour empêcher Chicot de passer, eût-il tué le lieutenant, la sentinelle et le concierge.

– Allons, se dit Chicot avec un soupir ; c’est bien joué, je suis un sot, j’ai perdu.

Et il tourna les talons.

– Voulez-vous qu’on vous reconduise, monsieur Chicot ? demanda l’officier.

– Ce n’est pas là peine, merci, répliqua Chicot.

Chicot revint sur ses pas, mais il n’était point au bout de son martyre.

Il rencontra le prévôt, qui lui dit :

– Tiens ! monsieur Chicot, vous avez donc déjà fait votre commission ? peste ! c’est à faire à vous, vous êtes leste !

Plus loin le cornette le saisit au coin de la rue et lui cria :

– Bonsoir, monsieur Chicot. Eh bien ! cette dame, vous savez ?… Êtes-vous content de Nérac, monsieur Chicot ?

Enfin, le soldat du péristyle, toujours en sentinelle à la même place, lui lâcha sa dernière bordée :

– Cordieu ! monsieur Chicot, lui dit-il, le tailleur vous a bien mal raccommodé, et vous êtes, Dieu me pardonne, plus déchiré encore qu’en sortant.

Chicot ne voulut pas risquer de se dépouiller comme un lièvre en repassant par la filière de l’imposte, il se coucha devant la porte et feignit de s’endormir.

Par hasard, ou plutôt par charité, la porte s’ouvrit, et Chicot rentra penaud et humilié dans le palais.

Sa mine effarée toucha le page, toujours à son poste.

– Cher monsieur Chicot, lui dit-il, voulez-vous que je vous donne la clef de tout cela ?

– Donne, serpent, donne, murmura Chicot.

– Eh bien ! le roi vous aime tant, qu’il a tenu à vous garder.

– Et tu le savais, brigandeau, et tu ne m’as pas averti !

– Oh ! monsieur Chicot, impossible, c’était un secret d’État.

– Mais je t’ai payé, scélérat ?

– Oh ! le secret valait mieux que dix pistoles, vous en conviendrez, cher monsieur Chicot.

Chicot rentra dans sa chambre et se rendormit de rage.

LIII. Le grand veneur du roi de Navarre §

En quittant le roi, Marguerite s’était rendue à l’instant même à l’appartement des filles d’honneur.

En passant, elle avait pris avec elle son médecin Chirac, qui couchait au château, et elle était entrée avec lui chez la pauvre Fosseuse qui, pâle et entourée de regards curieux, se plaignait de douleurs d’estomac, sans vouloir, tant sa douleur était grande, répondre à aucune question ni accepter aucun soulagement.

Fosseuse avait à cette époque vingt à vingt et un ans ; c’était une belle et grande personne, aux yeux bleus, aux cheveux blonds, au corps souple et plein de mollesse et de grâce ; seulement depuis près de trois mois elle ne sortait plus et se plaignait de lassitudes qui l’empêchaient de se lever ; elle était restée sur une chaise longue, et de cette chaise longue avait fini par passer dans son lit.

Chirac commença par congédier les assistants, et, s’emparant du chevet de la malade, il demeura seul avec elle et la reine.

Fosseuse, épouvantée de ces préliminaires, auxquels les deux physionomies de Chirac et de la reine, l’une impassible et l’autre glacée, ne laissaient pas que de donner une certaine solennité, Fosseuse se souleva sur son oreiller, et balbutia un remercîment pour l’honneur que lui faisait la reine sa maîtresse.

Marguerite était plus pâle que Fosseuse ; c’est que l’orgueil blessé est plus douloureux que la cruauté ou la maladie.

Chirac tâta le pouls de la jeune fille, mais ce fut presque malgré elle.

– Qu’éprouvez-vous ? lui demanda-t-il après un moment d’examen.

– Des douleurs d’estomac, monsieur, répondit la pauvre enfant ; mais ce ne sera rien, je vous assure, et si j’avais seulement la tranquillité…

– Quelle tranquillité, mademoiselle ? demanda la reine.

Fosseuse fondit en larmes.

– Ne vous affligez point, mademoiselle, continua Marguerite. Sa Majesté m’a priée de vous visiter pour vous remettre l’esprit.

– Oh ! que de bontés, madame !

Chirac lâcha la main de Fosseuse.

– Et moi, dit-il, je sais à présent quel est votre mal.

– Vous savez ? murmura Fosseuse en tremblant.

– Oui, nous savons que vous devez beaucoup souffrir, ajouta Marguerite.

Fosseuse continuait à s’épouvanter d’être ainsi à la merci de deux impassibilités, celle de la science, celle de la jalousie.

Marguerite fit un signe à Chirac, qui sortit de la chambre. Alors la peur de Fosseuse devint un tremblement ; elle faillit s’évanouir.

– Mademoiselle, dit Marguerite, quoique depuis quelque temps, vous agissiez envers moi comme envers une étrangère, et qu’on m’avertisse chaque jour des mauvais offices que vous me rendez près de mon mari…

– Moi, madame ?

– Ne m’interrompez point, je vous prie. Quoique enfin vous ayez aspiré à un bien trop au-dessus de vos ambitions, l’amitié que je vous portais et celle que j’ai vouée aux personnes d’honneur à qui vous appartenez, me pousse à vous secourir dans le malheur où l’on vous voit en ce moment.

– Madame, je vous jure…

– Ne niez pas, j’ai déjà trop de chagrins ; ne ruinez pas d’honneur, vous d’abord, et moi ensuite, moi qui ai presque autant d’intérêt que vous à votre honneur, puisque vous m’appartenez. Mademoiselle, dites-moi tout, et en ceci je vous servirai comme une mère.

– Oh ! madame ! madame ! croyez-vous donc à ce qu’on dit ?

– Prenez garde de m’interrompre, mademoiselle, car, à ce qu’il me semble, le temps presse. Je voulais dire qu’en ce moment, M. Chirac, qui sait votre maladie, vous vous rappelez les paroles qu’il a dites à l’instant même, qu’en ce moment, M. Chirac est dans les antichambres où il annonce à tous que la maladie contagieuse dont on parle dans le pays, est au palais, et que vous menacez d’en être atteinte. Cependant, moi, s’il en est temps encore, je vous emmènerai au Mas-d’Agenois, qui est une maison fort écartée du roi, mon mari ; nous serons là seules ou à peu près ; le roi, de son côté, part avec sa suite pour une chasse, qui, dit-il, doit le retenir plusieurs jours dehors ; nous ne sortirons du Mas-d’Agenois qu’après votre délivrance.

– Madame ! madame ! s’écria la Fosseuse, pourpre à la fois de honte et de douleur, si vous ajoutez foi à tout ce qui se dit sur mon compte, laissez-moi misérablement mourir.

– Vous répondez mal à ma générosité, mademoiselle, et vous comptez aussi par trop sur l’amitié du roi, qui m’a priée de ne pas vous abandonner.

– Le roi !… le roi aurait dit ?…

– En doutez-vous, quand je parle, mademoiselle ? Moi, si je ne voyais les symptômes de votre mal réel, si je ne devinais, à vos souffrances, que la crise approche, j’aurais peut-être foi en vos dénégations.

Dans ce moment, comme pour donner entièrement raison à la reine, la pauvre Fosseuse, terrassée par les douleurs d’un mal furieux, retomba livide et palpitante sur son lit.

Marguerite la regarda quelque temps sans colère, mais aussi sans pitié.

– Faut-il toujours que je croie à vos dénégations, mademoiselle ? dit-elle enfin à la pauvre fille, quand celle-ci put se relever et montra en se relevant un visage si bouleversé et si baigné de larmes, qu’il eût attendri Catherine elle-même.

En ce moment, et comme si Dieu eût voulu envoyer du secours à la malheureuse enfant, la porte s’ouvrit, et le roi de Navarre entra précipitamment.

Henri, qui n’avait point pour dormir les mêmes raisons que Chicot, n’avait pas dormi, lui.

Après avoir travaillé une heure avec Mornay, et avoir pendant cette heure pris toutes ses dispositions pour la chasse si pompeusement annoncée à Chicot, il était accouru au pavillon des filles d’honneur.

– Eh bien ! que dit-on ? fit-il en entrant, que ma fille Fosseuse est toujours souffrante !

– Voyez-vous, madame, s’écria la jeune fille à la vue de son amant, et rendue plus forte par le secours qui lui arrivait, voyez-vous que le roi n’a rien dit et que je fais bien de nier ?

– Monsieur, interrompit la reine en se retournant vers Henri, faites cesser, je vous prie, cette lutte humiliante ; je crois avoir compris tantôt que Votre Majesté m’avait honorée de sa confiance et révélé l’état de mademoiselle. Avertissez-la donc que je suis au courant de tout, pour qu’elle ne se permette pas de douter lorsque j’affirme.

– Ma fille, demanda Henri avec une tendresse qu’il n’essayait pas même de voiler, vous persistez donc à nier ?

– Le secret ne m’appartient pas, sire, répondit la courageuse enfant, et tant que je n’aurai pas de votre bouche reçu congé de tout dire…

– Ma fille Fosseuse est un brave cœur, madame, répliqua Henri ; pardonnez-lui, je vous en conjure ; et vous, ma fille, ayez en la bonté de votre reine toute confiance ; la reconnaissance me regarde, et je m’en charge.

Et Henri prit la main de Marguerite et la serra avec effusion.

En ce moment, un flot amer de douleur vint assaillir de nouveau la jeune fille ; elle céda donc une seconde fois sous la tempête, et, pliée comme un lis, elle inclina sa tête avec un sourd et douloureux gémissement.

Henri fut touché jusqu’au fond du cœur, quand il vit ce front pâle, ces yeux noyés, ces cheveux humides et épars ; quand il vit enfin perler sur les tempes et sur les lèvres de Fosseuse cette sueur de l’angoisse qui semble voisine de l’agonie.

Il se précipita tout éperdu vers elle, et, les bras ouverts :

– Fosseuse ! chère Fosseuse ! murmura-t-il en tombant à genoux devant son lit.

Marguerite, sombre et silencieuse, alla coller son front brûlant aux vitres de la fenêtre.

Fosseuse eut la force de soulever ses bras pour les passer au cou de son amant, puis elle attacha ses lèvres sur les siennes, croyant qu’elle allait mourir, et que dans ce dernier, dans ce suprême baiser, elle jetait à Henri son âme et son adieu.

Puis elle retomba sans connaissance.

Henri, aussi pâle qu’elle, inerte et sans voix comme elle, laissa tomber sa tête sur le drap de son lit d’agonie, qui semblait si près de devenir un linceul.

Marguerite s’approcha de ce groupe, où étaient confondues la douleur physique et la douleur morale.

– Relevez-vous, monsieur, et laissez-moi accomplir le devoir que vous m’avez imposé, dit-elle avec une énergique majesté.

Et comme Henri semblait inquiet de cette manifestation et se soulevait à demi sur un genou :

– Oh ! ne craignez rien, monsieur, dit-elle, dès que mon orgueil seul est blessé, je suis forte ; contre mon cœur, je n’eusse point répondu de moi, mais heureusement mon cœur n’a rien à faire dans tout ceci.

Henri releva la tête.

– Madame ? dit-il.

– N’ajoutez pas un mot, monsieur, fit Marguerite en étendant sa main, ou je croirais que votre indulgence a été un calcul. Nous sommes frère et sœur, nous nous entendrons.

Henri la conduisit jusqu’à Fosseuse, dont il mit la main glacée dans la main fiévreuse de Marguerite.

– Allez, sire, allez, dit la reine, partez pour la chasse. À cette heure, plus vous emmènerez de gens avec vous, plus vous éloignerez de curieux du lit de… mademoiselle.

– Mais, dit Henri, je n’ai vu personne aux antichambres.

– Non, sire, reprit Marguerite en souriant, on croit que la peste est ici ; hâtez-vous donc d’aller prendre vos plaisirs ailleurs.

– Madame, dit Henri, je pars, et je vais chasser pour nous deux.

Et il attacha un tendre et dernier regard sur Fosseuse, encore évanouie, et s’élança hors de l’appartement.

Une fois dans les antichambres, il secoua la tête comme pour faire tomber de son front un reste d’inquiétude ; puis, le visage souriant, de ce sourire narquois qui lui était particulier, il monta chez Chicot, lequel, nous l’avons dit, dormait les poings fermés.

Le roi se fit ouvrir la porte, et secouant le dormeur dans son lit :

– Eh ! eh ! compère, dit-il, alerte, alerte, il est deux heures du matin.

– Ah ! diable, fit Chicot, vous m’appelez compère, sire. Me prendriez-vous pour le duc de Guise, par hasard ?

En effet, Henri, lorsqu’il parlait du duc de Guise, avait l’habitude de l’appeler son compère.

– Je vous prends pour mon ami, dit-il.

– Et vous me faites prisonnier, moi, un ambassadeur ! Sire, vous violez le droit des gens.

Henri se mit à rire. Chicot, homme d’esprit avant tout, ne put s’empêcher de lui tenir compagnie.

– Tu es fou. Pourquoi, diable, voulais-tu donc t’en aller d’ici, n’es-tu pas bien traité ?

– Trop bien, ventre de biche ! trop bien ; il me semble être ici comme une oie qu’on engraisse dans une basse-cour. Tout le monde me dit : Petit, petit Chicot, – qu’il est gentil ! mais on me rogne l’aile, mais on me ferme la porte.

– Chicot, mon enfant, dit Henri en secouant la tête, rassure-toi, tu n’es pas assez gras pour ma table.

– Eh ! mais, sire, dit Chicot en se soulevant, je vous trouve tout guilleret ce matin ; quelles nouvelles donc ?

– Ah ! je vais te dire : c’est que je pars pour la chasse, vois-tu, et je suis toujours très gai quand je vais en chasse. Allons, hors du lit, compère, hors du lit !

– Comment, vous m’emmenez, sire ?

– Tu seras mon historiographe, Chicot.

– Je tiendrai note des coups tirés ?

– Justement.

Chicot secoua la tête.

– Eh bien ! qu’as-tu ? demanda le roi.

– J’ai, répondit Chicot, que je n’ai jamais vu pareille gaîté, sans inquiétude.

– Bah !

– Oui, c’est comme le soleil quand il…

– Eh bien ?

– Eh bien ! sire, pluie, éclair et tonnerre ne sont pas loin.

Henri se caressa la barbe en souriant et répondit :

– S’il fait de l’orage, Chicot, mon manteau est grand et tu seras à couvert.

Puis s’avançant vers l’antichambre, tandis que Chicot s’habillait tout en murmurant :

– Mon cheval ! cria le roi ; et qu’on dise à M. de Mornay que je suis prêt.

– Ah ! c’est M. de Mornay qui est grand veneur pour cette chasse ? demanda Chicot.

– M. de Mornay est tout ici, Chicot, répondit Henri. Le roi de Navarre est si pauvre, qu’il n’a pas le moyen de diviser ses charges en spécialités. Je n’ai qu’un homme, moi.

– Oui, mais il est bon, soupira Chicot.

LIV. Comment on chassait le loup en Navarre §

Chicot, en jetant les yeux sur les préparatifs du départ, ne put s’empêcher de remarquer à demi-voix que les chasses du roi Henri de Navarre étaient moins somptueuses que celles du roi Henri de France.

Douze ou quinze gentilshommes seulement, parmi lesquels il reconnut M. le vicomte de Turenne, objet des contestations matrimoniales, formaient toute la suite de S. M.

De plus, comme ces messieurs n’étaient riches qu’à la surface, comme ils n’avaient point d’assez puissants revenus pour faire d’inutiles dépenses, et même parfois d’utiles dépenses, presque tous, au lieu du costume de chasse en usage à cette époque, portaient le heaume et la cuirasse ; ce qui fit demander à Chicot si les loups de Gascogne avaient dans leurs forêts mousquets et artillerie.

Henri entendit la question, quoiqu’elle ne lui fût pas directement adressée ; il s’approcha de Chicot et lui toucha l’épaule.

– Non, mon fils, lui dit-il, les loups de Gascogne n’ont ni mousquets ni artillerie ; mais ce sont de rudes bêtes, qui ont griffes et dents, et qui attirent les chasseurs dans des fourrés où l’on risque fort de déchirer ses habits aux épines ; or, on déchire un habit de soie ou de velours, et même un justaucorps de drap ou de buffle, mais on ne déchire pas une cuirasse.

– Voilà une raison, grommela Chicot, mais elle n’est pas excellente.

– Que veux-tu, dit Henri, je n’en ai pas d’autre.

– Il faut donc que je m’en contente.

– C’est ce que tu as de mieux à faire, mon fils.

– Soit.

– Voilà un soit qui sent sa critique intérieure, reprit Henri en riant ; tu m’en veux de t’avoir dérangé pour aller à la chasse ?

– Ma foi, oui.

– Et tu gloses.

– Est-ce défendu ?

– Non, mon ami, non, la gloserie est monnaie courante en Gascogne.

– Dame ! vous comprenez, sire : je ne suis pas chasseur, moi, répliqua Chicot, et il faut bien que je m’occupe à quelque chose, moi, pauvre fainéant, qui n’ai rien à faire, tandis que vous vous pourléchez les moustaches, vous autres, du fumet de ces bons loups que vous allez forcer à douze ou quinze que vous êtes.

– Ah ! oui, dit le roi en souriant encore de la satire, les habits d’abord, puis le nombre ; raille, raille, mon cher Chicot.

– Oh ! sire !

– Mais je te ferai observer que tu n’es pas indulgent, mon fils : le Béarn n’est pas grand comme la France ; le roi, là-bas, marche toujours avec deux cents veneurs, moi, ici, je pars avec douze, comme tu vois.

– Oui, sire.

– Mais, continua Henri, tu vas croire que je gasconne, Chicot : eh bien ! quelquefois ici, ce qui n’arrive point là-bas, quelquefois ici, des gentilshommes de campagne, apprenant que je fais chasse, quittent leurs maisons, leurs châteaux, leurs mas, et viennent se joindre à moi, ce qui parfois me compose une assez belle escorte.

– Vous verrez, sire, que je n’aurai pas le bonheur d’assister à une chose pareille, dit Chicot ; en vérité, sire, je suis en guignon.

– Qui sait ! répondit Henri avec son rire goguenard.

Puis, comme on avait laissé Nérac, franchi les portes de la ville, comme depuis une demi-heure à peu près on marchait déjà dans la campagne :

– Tiens, dit Henri à Chicot, en amenant sa main au-dessus de ses yeux pour s’en faire une visière, tiens, je ne me trompe pas, je pense.

– Qu’y a-t-il ? demanda Chicot.

– Regarde donc là-bas aux barrières du bourg de Moiras ; ne sont-ce point des cavaliers que j’aperçois ?

Chicot se haussa sur ses étriers.

– Ma foi, sire, je crois que oui, dit-il.

– Et moi j’en suis sûr.

– Cavaliers, oui, dit Chicot en regardant avec plus d’attention ; mais chasseurs, non.

– Pourquoi pas chasseurs ?

– Parce qu’ils sont armés comme des Roland et des Amadis, répondit Chicot.

– Eh ! qu’importe l’habit, mon cher Chicot ; tu as déjà appris en nous voyant que l’habit ne fait pas le chasseur.

– Mais, s’écria Chicot, je vois au moins deux cents hommes là-bas.

– Eh bien ! que prouve cela, mon fils ? que Moiras est une bonne redevance.

Chicot sentit sa curiosité aiguillonnée de plus en plus.

La troupe que Chicot avait dénombrée au plus bas chiffre, car elle se composait de deux cent cinquante cavaliers, se joignit silencieusement à l’escorte ; chacun des hommes qui la composaient était bien monté, bien équipé, et le tout était commandé par un homme de bonne mine, qui vint baiser la main de Henri avec courtoisie et dévoûment.

On passa le Gers à gué ; entre le Gers et la Garonne, dans un pli de terrain, on trouva une seconde troupe d’une centaine d’hommes : le chef s’approcha de Henri et parut s’excuser de ne pas lui amener un plus grand nombre de chasseurs. Henri accueillit ses excuses en lui tendant la main.

On continua de marcher et l’on trouva la Garonne ; comme on avait traversé le Gers, on traversa la Garonne ; seulement comme la Garonne est plus profonde que le Gers, aux deux tiers du fleuve, on perdit pied, et il fallut nager pendant l’espace de trente ou quarante pas ; cependant, contre toute attente, on atteignit l’autre rive sans accident.

– Tudieu ! dit Chicot, quels exercices faites-vous donc, sire ? quand vous avez des ponts au-dessus et au-dessous d’Agen, vous trempez comme cela vos cuirasses dans l’eau ?

– Mon cher Chicot, dit Henri, nous sommes des sauvages, nous autres ; il faut donc nous pardonner ; tu sais bien que feu mon frère Charles m’appelait son sanglier ; or, le sanglier, – mais tu n’es pas chasseur, toi, tu ne sais pas cela ; – or, le sanglier ne se dérange jamais : il va droit son chemin ; je l’imite, ayant son nom ; je ne me dérange pas non plus. Un fleuve se présente sur mon chemin, je le coupe ; une ville se dresse devant moi, ventre saint-gris ! je la mange comme un pâté.

Cette facétie du Béarnais souleva de grands éclats de rire autour de lui.

M. de Mornay seul, toujours aux côtés du roi, ne rit point avec bruit ; il se contenta de se pincer les lèvres, ce qui était chez lui l’indice d’une hilarité extravagante.

– Mornay est de bien bonne humeur aujourd’hui, dit le Béarnais tout joyeux à l’oreille de Chicot, il vient de rire de ma plaisanterie.

Chicot se demanda duquel des deux il devait rire, ou du maître, si heureux d’avoir fait rire son serviteur, ou du serviteur, si difficile à égayer.

Mais avant toute chose, le fond de la pensée pour Chicot demeurait l’étonnement.

De l’autre côté de la Garonne, à une demi-lieue du fleuve à peu près, trois cents cavaliers cachés dans une forêt de pins apparurent aux yeux de Chicot.

– Oh ! oh ! monseigneur, dit-il tout bas à Henri, est-ce que ces gens ne seraient point des jaloux qui auraient entendu parler de votre chasse et qui auraient dessein de s’y opposer ?

– Non pas, dit Henri, et tu te trompes encore cette fois, mon fils : ces gens sont des amis qui nous viennent de Puymirol, de vrais amis.

– Tudieu ! sire, vous allez avoir plus d’hommes à votre suite que vous ne trouverez d’arbres dans la forêt.

– Chicot, mon enfant, dit Henri, je crois, Dieu me pardonne, que le bruit de ton arrivée s’est déjà répandu dans le pays, et que ces gens-là accourent des quatre coins de la province pour faire honneur au roi de France, dont tu es l’ambassadeur.

Chicot avait trop d’esprit pour ne pas s’apercevoir que depuis quelque temps déjà on se moquait de lui.

Il en prit de l’ombrage, mais non pas de l’humeur.

La journée finit à Monroy, où les gentilshommes de la contrée, réunis comme s’ils eussent été prévenus d’avance que le roi de Navarre devait passer, lui offrirent un beau souper, dont Chicot prit sa part avec enthousiasme, attendu qu’on n’avait pas jugé à propos de s’arrêter en route pour une chose si peu importante que le dîner, et qu’en conséquence on n’avait point mangé depuis Nérac.

On avait gardé pour Henri la plus belle maison de la ville, la moitié de la troupe coucha dans la rue où était le roi, l’autre en dehors des portes.

– Quand donc entrerons-nous en chasse ? demanda Chicot à Henri au moment où celui-ci se faisait débotter.

– Nous ne sommes pas encore sur le territoire des loups, mon cher Chicot, répondit Henri.

– Et quand y serons-nous, sire ?

– Curieux !

– Non pas, sire ; mais, vous comprenez, on désire savoir où l’on va.

– Tu le sauras demain, mon fils ; en attendant couche-toi là, sur les coussins à ma gauche ; tiens, voilà déjà Mornay qui ronfle à ma droite.

– Peste ! dit Chicot, il a le sommeil plus bruyant que la veille.

– Oui, c’est vrai, dit Henri, il n’est pas bavard ; mais c’est à la chasse qu’il faut le voir, et tu le verras.

Le jour paraissait à peine, quand un grand bruit de chevaux réveilla Chicot et le roi de Navarre.

Un vieux gentilhomme, qui voulut servir le roi lui-même, apporta à Henri la tartine de miel et le vin épicé du matin.

Mornay et Chicot furent servis par les serviteurs du vieux gentilhomme.

Le repas fini on sonna le boute-selle.

– Allons, allons, dit Henri, nous avons une bonne journée à faire aujourd’hui ; à cheval, messieurs, à cheval !

Chicot vit avec étonnement que cinq cents cavaliers avaient grossi l’escorte.

Ces cinq cents cavaliers étaient arrivés pendant la nuit.

– Ah ça ! mais, dit-il, ce n’est pas une suite que vous avez, sire, ce n’est plus même une troupe, c’est une armée.

Henri ne répondit rien que ces trois mots :

– Attends encore, attends.

À Lauzerte six cents hommes de pied vinrent se ranger derrière cette troupe de cavaliers.

– Des fantassins ! s’écria Chicot, de la pédaille !

– Des rabatteurs, fit le roi, rien autre chose que des rabatteurs.

Chicot fronça le sourcil et de ce moment il ne parla plus.

Vingt fois ses yeux se tournèrent vers la campagne, c’est-à-dire que vingt fois l’idée de fuir lui traversa l’esprit. Mais Chicot avait sa garde d’honneur, sans doute à titre de représentant du roi de France.

Il en résultait que Chicot était si bien recommandé à cette garde, comme un personnage de la plus haute importance, qu’il ne faisait pas un geste sans que ce geste ne fût répété par dix hommes.

Cela lui déplut, et il en dit deux mots au roi.

– Dame ! lui dit Henri, c’est ta faute, mon enfant ; tu as voulu te sauver de Nérac, et j’ai peur que tu ne veuilles te sauver encore.

– Sire, répondit Chicot, je vous engage ma foi de gentilhomme que je n’y essaierai même pas.

– À la bonne heure.

– D’ailleurs j’aurais tort.

– Tu aurais tort ?

– Oui ; car, en restant, je suis destiné, je crois, à voir des choses curieuses.

– Eh bien, je suis aise que ce soit ton opinion, mon cher Chicot, car c’est aussi la mienne.

En ce moment on traversait la ville de Montcuq, et quatre petites pièces de campagne prenaient rang dans l’armée.

– Je reviens à ma première idée, sire, dit Chicot, que les loups de ce pays sont des maîtres loups, et qu’on les traite avec des égards inconnus aux loups ordinaires : de l’artillerie pour eux, sire !

– Ah ! tu as remarqué ? dit Henri, c’est une manie des gens de Montcuq, depuis que je leur ai donné pour leurs exercices ces quatre pièces, que j’ai fait acheter en Espagne et qu’on m’a passées en fraude, ils les traînent partout.

– Enfin, murmura Chicot, arriverons-nous aujourd’hui, sire ?

– Non, demain.

– Demain matin ou demain soir ?

– Demain matin.

– Alors, dit Chicot, c’est à Cahors que nous chassons, n’est-ce pas, sire ?

– C’est de ce côté-là, fit le roi.

– Mais comment, sire, vous qui avez de l’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie pour chasser le loup, comment avez-vous oublié de prendre l’étendard royal ? L’honneur que vous faites à ces dignes animaux eût été complet.

– On ne l’a pas oublié, Chicot, ventre saint-gris ! on n’aurait eu garde : seulement on le laisse à l’étui de peur de le salir. Mais puisque tu veux un étendard, mon enfant, pour savoir sous quelle bannière tu marches, on va t’en montrer un beau. Tirez l’étendard de son fourreau, commanda le roi, monsieur Chicot désire savoir comment sont faites les armes de Navarre.

– Non, non, c’est inutile, dit Chicot ; plus tard ; laissez-le où il est, il est bien.

– D’ailleurs, sois tranquille, dit le roi, tu le verras en temps et lieu.

On passa la seconde nuit à Catus, à peu près de la même façon qu’on avait passé la première ; depuis le moment où Chicot avait donné sa parole d’honneur de ne pas fuir, on ne faisait plus attention à lui.

Il fit un tour par le village et alla jusqu’aux avant-postes. De tous côtés des troupes de cent, cent cinquante, deux cents hommes, venaient se joindre à l’armée. Cette nuit, c’était le rendez-vous des fantassins.

– C’est bien heureux que nous n’allions pas jusqu’à Paris, dit Chicot, nous y arriverions avec cent mille hommes.

Le lendemain, à huit heures du matin, on était en vue de Cahors, avec mille hommes de pied et deux mille chevaux.

On trouva la ville en défense ; des éclaireurs avaient alarmé le pays ; M. de Vezin s’était aussitôt précautionné.

– Ah ! ah ! fit le roi, à qui Mornay communiqua cette nouvelle, nous sommes prévenus ; c’est contrariant.

– Il faudra faire le siège en règle, sire, dit Mornay ; nous attendons encore deux mille hommes à peu près, c’est autant qu’il nous faut, pour balancer les chances du moins.

– Assemblons le conseil, dit M. de Turenne, et commençons les tranchées.

Chicot regardait toutes ces choses, et écoutait toutes ces paroles d’un air effaré.

La mine pensive et presque piteuse du roi de Navarre le confirmait dans ses soupçons, que Henri était un pauvre homme de guerre, et cette conviction seule le rassurait un peu.

Henri avait laissé parler tout le monde, et, pendant l’émission des divers avis, il était resté muet comme un poisson.

Tout à coup il sortit de sa rêverie, releva la tête, et du ton du commandement :

– Messieurs, dit-il, voilà ce qu’il faut faire. Nous avons trois mille hommes, et deux que vous attendez, dites-vous, Mornay ?

– Oui, sire.

– Cela fera cinq mille en tout ; dans un siège en règle on nous en tuera mille ou quinze cents en deux mois ; la mort de ceux-là découragera les autres : nous serons obligés de lever le siège et de battre en retraite ; en battant en retraite, nous en perdrons mille autres, ce sera la moitié de nos forces.

Sacrifions cinq cents hommes tout de suite et prenons Cahors.

– Comment entendez-vous cela, sire ? demanda Mornay.

– Mon cher ami, nous irons droit à celle des portes qui se trouvera la plus proche de nous. Nous trouverons un fossé sur notre route ; nous le comblerons avec des fascines ; nous laisserons deux cents hommes à terre, mais nous atteindrons la porte.

– Après, sire ?

– Après la porte atteinte, nous la ferons sauter avec des pétards, et l’on se logera. Ce n’est pas plus difficile que cela.

Chicot regarda Henri, tout épouvanté.

– Oui, grommela-t-il, poltron et vantard, voilà bien mon Gascon ; est-ce toi, dis, qui iras placer le pétard sous la porte ?

À l’instant même, comme s’il eût entendu l’aparté de Chicot, Henri ajouta :

– Ne perdons pas de temps, messieurs, la viande refroidirait ; allons en avant, et qui m’aime me suive !

Chicot s’approcha de Mornay, à qui il n’avait pas eu le temps, tout le long de la route, d’adresser une seule parole.

– Dites donc, monsieur le comte, lui glissa-t-il à l’oreille, est-ce que vous avez envie de vous faire écharper tous ?

– Monsieur Chicot, il nous faut cela pour bien nous mettre en train, répliqua tranquillement Mornay.

– Mais vous ferez tuer le roi !

– Bah ! Sa Majesté a une bonne cuirasse !

– D’ailleurs, dit Chicot, il ne sera pas si fou que d’aller aux coups, je présume ?

Mornay haussa les épaules et tourna les talons à Chicot.

– Allons, dit Chicot, je l’aime encore mieux quand il dort que quand il veille, quand il ronfle que quand il parle ; il est plus poli.

LV. Comment le roi Henri de Navarre se comporta la première fois qu’il vit le feu §

La petite armée s’avança jusqu’à deux portées de canon de la ville ; là on déjeuna.

Le repas pris, il fut accordé deux heures aux officiers et aux soldats pour se reposer.

Il était trois heures de l’après-midi, c’est-à-dire qu’il restait deux heures de jour à peine, lorsque le roi fit appeler les officiers sous sa tente.

Henri était fort pâle, et tandis qu’il gesticulait, ses mains tremblaient si visiblement, qu’elles laissaient aller leurs doigts comme des gants pendus pour sécher. – Messieurs, dit-il, nous sommes venus pour prendre Cahors ; il faut donc prendre Cahors, puisque nous sommes venus pour cela ; mais il faut prendre Cahors par force, par force, entendez-vous ? c’est-à-dire en enfonçant du fer et du bois avec de la chair.

– Pas mal, fit Chicot, qui écoutait en épilogueur, et si le geste ne démentait pas la parole, on ne pourrait guère demander autre chose, même à M. de Crillon.

– Monsieur le maréchal de Biron, continua Henri, monsieur le maréchal de Biron, qui a juré de faire pendre jusqu’au dernier huguenot, tient la campagne à quarante-cinq lieues d’ici. Un messager, selon toute probabilité, lui est déjà, à l’heure qu’il est, expédié par M. de Vezin. Dans quatre ou cinq jours, il sera sur notre dos ; il a dix mille hommes avec lui : nous serons pris entre la ville et lui. Ayons donc pris Cahors avant qu’il n’arrive, et nous le recevrons comme M. de Vezin s’apprête à nous recevoir, mais avec une meilleure fortune, je l’espère. Dans le cas contraire, au moins, il aura de bonnes poutres catholiques pour pendre les huguenots, et nous lui devons bien cette satisfaction. Allons, sus, sus, messieurs ! je vais me mettre à votre tête, et des coups, ventre saint-gris ! des coups comme s’il en grêlait.

Ce fut là toute l’allocution royale ; mais elle était suffisante, à ce qu’il paraît, car les soldats y répondirent par des murmures enthousiastes et les officiers par des bravos frénétiques.

– Beau phraseur, toujours Gascon, dit Chicot à part lui. Comme il est heureux qu’on ne parle pas avec les mains ! Ventre de biche ! le Béarnais aurait rudement bégayé : d’ailleurs nous le verrons à l’œuvre.

La petite armée partit sous le commandement de Mornay pour prendre ses positions.

Au moment où elle s’ébranla pour se mettre en marche, le roi vint à Chicot.

– Pardonne-moi, ami Chicot, lui dit-il ; je t’ai trompé en te parlant chasse, loups et autres balivernes ; mais je le devais décidément, et c’est ton avis à toi-même, puisque tu me l’as dit en toutes lettres. Décidément le roi Henri ne veut pas me payer la dot de sa sœur Margot, et Margot crie, Margot pleure pour avoir son cher Cahors. Il faut faire ce que femme veut pour avoir la paix dans son ménage : je vais donc essayer de prendre Cahors, mon cher Chicot.

– Que ne vous a-t-elle demandé la lune, sire, puisque vous êtes si complaisant mari ? répliqua Chicot, piqué des plaisanteries royales.

– J’eusse essayé, Chicot, dit le Béarnais : je l’aime tant, cette chère Margot !

– Oh ! vous avez bien assez de Cahors, et nous allons voir comment vous allez vous en tirer.

– Ah ! voilà justement où j’en voulais venir ; écoute, ami Chicot : le moment est suprême et surtout désagréable. Ah ! je ne fais pas blanc de mon épée, moi ; je ne suis pas brave, et la nature se révolte en moi à chaque arquebusade. Chicot, mon ami, ne te moque pas trop du pauvre Béarnais, ton compatriote et ton ami ; si j’ai peur et que tu t’en aperçoives, ne le dis pas.

– Si vous avez peur, dites-vous ?

– Oui.

– Vous avez donc peur d’avoir peur ?

– Sans doute.

– Mais alors, ventre de biche ! si c’est là votre naturel, pourquoi diable vous fourrez-vous dans toutes ces affaires-là ?

– Dame ! quand il le faut.

– M. de Vezin est un terrible homme !

– Je le sais cordieu bien !

– Qui ne fera de quartier à personne.

– Tu crois, Chicot ?

– Oh ! j’en suis sûr, quant à cela ; plume rouge ou plume blanche, peu lui importe ; il criera aux canons : Feu !

– Tu dis cela pour mon panache blanc, Chicot.

– Oui, sire, et comme vous êtes le seul qui en ayez un de cette couleur…

– Après ?

– Je vous donnerai le conseil de l’ôter, sire.

– Mais, mon ami, puisque je l’ai mis pour qu’on me reconnaisse ; si je l’ôte…

– Eh bien ?

– Eh bien ! mon but sera manqué, Chicot.

– Vous le garderez donc, sire, malgré mon avis ?

– Oui, décidément je le garde.

Et en prononçant ces paroles, qui indiquaient une résolution bien arrêtée, Henri tremblait plus visiblement encore qu’en haranguant ses officiers.

– Voyons, dit Chicot, qui ne comprenait rien à cette double manifestation, si différente, de la parole et du geste : voyons, il en est temps encore, sire, ne faites pas de folies, vous ne pouvez pas monter à cheval dans cet état.

– Je suis donc bien pâle, Chicot ? demanda Henri.

– Pâle comme un mort, sire.

– Bon ! fit le roi.

– Comment, bon ?

– Oui, je m’entends.

En ce moment, le bruit du canon de la place, accompagné d’une mousquetade furieuse, se fit entendre : c’était M. de Vezin qui répondait à la sommation de se rendre que lui adressait Duplessis-Mornay.

– Hein ! dit Chicot, que pensez-vous de cette musique ?

– Je pense qu’elle me fait un froid de diable dans la moelle des os, répliqua Henri. Allons ! mon cheval, mon cheval ! s’écria-t-il d’une voix saccadée et cassante comme le ressort d’une horloge.

Chicot le regardait et l’écoutait sans rien comprendre à l’étrange phénomène qui se développait sous ses yeux.

Henri se mit en selle, mais il s’y reprit à deux fois.

– Allons, Chicot, dit-il, à cheval aussi, toi, tu n’es pas homme de guerre non plus, hein ?

– Non, sire.

– Eh bien ! viens, Chicot, nous allons avoir peur ensemble, viens voir le feu, mon ami, viens ; un bon cheval à M. Chicot !

Chicot haussa les épaules, et monta sans sourciller un beau cheval d’Espagne qu’on lui amena d’après l’ordre que le roi venait de donner.

Henri mit sa monture au galop ; Chicot le suivit.

En arrivant sur le front de sa petite armée, Henri leva la visière de son casque.

– Hors le drapeau ! le drapeau neuf dehors ! cria-t-il d’une voix chevrotante.

On tira le fourreau, et le drapeau neuf, au double écusson de Navarre et de Bourbon, se déploya majestueusement dans les airs ; il était blanc, et portait sur azur d’un côté les chaînes d’or, de l’autre côté les fleurs de lis d’or avec le lambel posé en cœur.

– Voilà, dit Chicot à part lui, un drapeau qui sera bien mal étrenné, j’en ai peur.

En ce moment, et comme pour répondre à la pensée de Chicot, le canon de la place tonna, et ouvrit une file tout entière d’infanterie à dix pas du roi.

– Ventre saint-gris ! dit-il, as-tu vu, Chicot ? c’est pour tout de bon, il me semble.

Et ses dents claquaient.

– Il va se trouver mal, dit Chicot.

– Ah ! murmura Henri, ah ! tu as peur, carcasse maudite, tu grelottes, tu trembles ; attends, je vais te faire trembler pour quelque chose.

Et enfonçant ses deux éperons dans le ventre du cheval blanc qui le portait, il devança cavalerie, infanterie et artillerie, et arriva à cent pas de la place, rouge du feu des batteries qui tonnaient du haut du rempart, pareil à un fracas de tempête, et qui se reflétait sur son armure comme les rayons d’un soleil couchant.

Là, il tint son cheval immobile pendant dix minutes, la face tournée vers la porte de la ville, et criant :

– Les fascines, ventre saint-gris, les fascines !

Mornay l’avait suivi, visière levée, épée au poing.

Chicot fit comme Mornay ; il s’était laissé cuirasser, mais il ne tira point l’épée.

Derrière ces trois hommes, bondirent, exaltés par l’exemple, les jeunes gentilshommes huguenots criant et hurlant :

– Vive Navarre !

Le vicomte de Turenne marchait à leur tête, une fascine sur le cou de son cheval.

Chacun vint et jeta sa fascine ; en un instant le fossé creusé sous le pont-levis fut comblé.

Les artilleurs s’élancèrent ; en perdant trente hommes sur quarante, ils réussirent à placer leurs pétards sous la porte.

La mitraille et la mousqueterie sifflaient comme un ouragan de feu autour de Henri ; vingt hommes tombèrent en un instant à ses yeux.

– En avant ! en avant ! dit-il ; et il poussa son cheval au milieu des artilleurs.

Et il arriva au bord du fossé au moment où le premier pétard venait de jouer.

La porte s’était fendue en deux endroits.

Les artilleurs allumèrent le second pétard.

Il se fit une nouvelle gerçure dans le bois ; mais aussitôt par la triple ouverture, vingt arquebuses passèrent, qui vomirent des balles sur les soldats et les officiers.

Les hommes tombaient autour du roi comme des épis fauchés.

– Sire, disait Chicot sans songer à lui, sire, au nom du ciel, retirez-vous.

Mornay ne disait rien, mais il était fier de son élève, et de temps en temps il essayait de se mettre devant lui ; mais Henri l’écartait de la main par une secousse nerveuse.

Tout à coup Henri sentit que la sueur perlait à son front et qu’un brouillard passait sur ses yeux.

– Ah ! nature maudite ! s’écria-t-il, il ne sera pas dit que tu m’auras vaincu.

Puis, sautant à bas de son cheval :

– Une hache ! cria-t-il, une hache !

Et d’un bras vigoureux il abattit canons d’arquebuses, lambeaux de chêne et clous de bronze. Enfin une poutre tomba, un pan de porte, un pan de mur, et cent hommes se précipitèrent par la brèche en criant :

– Navarre ! Navarre ! Cahors est à nous ! Vive Navarre !

Chicot n’avait pas quitté le roi ; il était avec lui sous la voûte de la porte où Henri était entré un des premiers ; mais, à chaque arquebusade, il le voyait frissonner et baisser la tête.

– Ventre saint-gris ! disait Henri furieux, as-tu jamais vu pareille poltronnerie, Chicot ?

– Non, sire, répliqua celui-ci, je n’ai jamais vu de poltron pareil à vous ; c’est effrayant.

En ce moment, les soldats de M. de Vezin tentèrent de déloger Henri et son avant-garde, établis sous la porte et dans les maisons environnantes.

Henri les reçut l’épée à la main.

Mais les assiégés furent les plus forts ; ils réussirent à repousser Henri et les siens au-delà du fossé.

– Ventre saint-gris ! s’écria le roi, je crois que mon drapeau recule ; en ce cas-là, je le porterai moi-même.

Et d’un effort sublime, arrachant son étendard des mains de celui qui le portait, il le leva en l’air et le premier rentra dans la place, à moitié enveloppé dans ses plis flottants.

– Aie donc peur ! disait-il, tremble donc maintenant, poltron !

Les balles sifflaient et s’aplatissaient sur ses armes avec un bruit strident, et trouaient le drapeau avec un bruit mat et sourd.

MM. de Turenne, Mornay et mille autres s’engouffrèrent dans cette porte ouverte, s’élançant à la suite du roi.

Le canon dut se taire à l’extérieur : c’était face à face, c’était corps à corps, qu’il fallait désormais lutter.

On entendit au-dessus du bruit des armes, du fracas des mousquetades, des froissements du fer, M. de Vezin qui criait :

– Barricadez les rues, faites des fossés, crénelez les maisons.

– Oh ! dit M. de Turenne qui était assez proche pour l’entendre, le siège de la ville est fait, mon pauvre Vezin.

Et en manière d’accompagnement à ces paroles, il lui tira un coup de pistolet qui le blessa au bras.

– Tu te trompes, Turenne, tu te trompes, répondit M. de Vezin, il y a vingt sièges dans Cahors ; donc, s’il y en a un de fait, il en reste encore dix-neuf à faire.

M. de Vezin se défendit cinq jours et cinq nuits de rue en rue, de maison en maison.

Par bonheur pour la fortune naissante de Henri de Navarre, il avait trop compté sur les murailles et la garnison de Cahors, de sorte qu’il avait négligé de faire prévenir M. de Biron.

Pendant cinq jours et cinq nuits, Henri commanda comme un capitaine et combattit comme un soldat ; pendant cinq jours et cinq nuits, il dormit la tête sur une pierre et s’éveilla la hache au poing.

Chaque jour, on conquérait une rue, une place, un carrefour ; chaque nuit la garnison essayait de reprendre la conquête du jour.

Enfin dans la nuit du quatrième au cinquième jour, l’ennemi harassé parut devoir donner quelque repos à l’armée protestante. Ce fut Henri qui l’attaqua à son tour ; on força un poste retranché qui coûta sept cents hommes ; presque tous les bons officiers y furent blessés ; M. de Turenne fut atteint d’une arquebusade à l’épaule, Mornay reçut un grès sur la tête et faillit être assommé.

Le roi seul ne fut point atteint : à la peur qu’il avait éprouvée d’abord et qu’il avait si héroïquement vaincue, avait succédé une agitation fébrile, une audace presque insensée ; toutes les attaches de son armure étaient brisées, autant par ses propres efforts que par les coups des ennemis ; il frappait si rudement, que jamais un coup de lui ne blessait son homme ; il le tuait. Quand ce dernier poste fut forcé, le roi entra dans l’enceinte, suivi de l’éternel Chicot, qui, silencieux et sombre, voyait, depuis cinq jours et avec désespoir, grandir à ses côtés le fantôme effrayant d’une monarchie destinée à étouffer la monarchie des Valois.

– Eh bien ! qu’en penses-tu, Chicot ? dit le roi, en haussant la visière de son casque, et comme s’il eût pu lire dans l’âme du pauvre ambassadeur.

– Sire, murmura Chicot avec tristesse, sire, je pense que vous êtes un véritable roi.

– Et moi, sire, s’écria Mornay, je dis que vous êtes un imprudent : comment ! gantelets à bas et visière haute quand on tire sur vous de tous côtés, et tenez, encore une balle !

En effet, en ce moment, une balle coupait en sifflant une des plumes du cimier de Henri.

Au même instant et comme pour donner pleine raison à Mornay, le roi fut enveloppé par une dizaine d’arquebusiers de la troupe particulière du gouverneur.

Ils avaient été embusqués là par M. de Vezin, et tiraient bas et juste.

Le cheval du roi fut tué, celui de Mornay eut la jambe cassée.

Le roi tomba, dix épées se levèrent sur lui.

Chicot seul était resté debout, il sauta à bas de son cheval, se jeta en avant du roi, et fit avec sa rapière un moulinet si rapide, qu’il écarta les plus avancés.

Puis, relevant Henri embarrassé dans les harnais de sa monture, il lui amena son propre cheval, et lui dit :

– Sire, vous témoignerez au roi de France que, si j’ai tiré l’épée contre lui, je n’ai du moins touché personne.

Henri attira Chicot à lui, et, les larmes aux yeux, l’embrassa.

– Ventre saint-gris ! dit-il, tu seras à moi, Chicot ; tu vivras, tu mourras avec moi, mon enfant. Va, mon service est bon comme mon cœur.

– Sire, répondit Chicot, je n’ai qu’un service à suivre en ce monde, c’est celui de mon prince. Hélas ! il va diminuant de lustre, mais je serai fidèle à l’adverse fortune, moi qui ai dédaigné la prospère. Laissez-moi donc servir et aimer mon roi tant qu’il vivra, sire ; je serai bientôt seul avec lui, ne lui enviez donc point son dernier serviteur.

– Chicot, répliqua Henri, je retiens votre promesse, vous entendez ! vous m’êtes cher et sacré, et après Henri de France vous aurez Henri de Navarre pour ami.

– Oui, sire, répondit simplement Chicot, en baisant avec respect la main du roi.

– Maintenant, vous voyez, mon ami, dit le roi, Cahors est à nous ; M. de Vezin y fera tuer tout son monde ; mais moi, plutôt que de reculer, j’y ferais tuer tout le mien.

La menace était inutile, et Henri n’avait pas besoin de s’obstiner plus longtemps. Ses troupes, conduites par M. de Turenne, venaient de faire main-basse sur la garnison ; M. de Vezin était pris.

La ville était rendue.

Henri prit Chicot par la main et l’amena dans une maison toute brûlante et toute trouée de balles, qui lui servait de quartier général, et là il dicta une lettre à M. de Mornay, pour que Chicot la portât au roi de France.

Cette lettre était rédigée en mauvais latin et finissait par ces mots :

« Quod mihi dixisti profuit multum. Cognosco meos devotos, nosce tuos. Chicotus caetera expediet. »

Ce qui signifie à peu près :

« Ce que vous m’avez dit m’a été fort utile. Je connais mes fidèles, connaissez les vôtres. Chicot vous dira le reste. »

– Et maintenant, ami Chicot, continua Henri, embrassez-moi et prenez garde de vous souiller, car, Dieu me pardonne ! je suis sanglant comme un boucher. Je vous offrirais bien une part de venaison si je savais que vous dussiez l’accepter, mais je vois dans vos yeux que vous refuseriez. Toutefois, voici ma bague, prenez-la, je le veux ; et puis, adieu, Chicot, je ne vous retiens plus ; piquez vers la France, vous aurez du succès à la cour en racontant ce que vous avez vu.

Chicot accepta la bague et partit. Il fut trois jours à se persuader qu’il n’avait pas fait un rêve et qu’il ne se réveillerait pas à Paris devant les fenêtres de sa maison, à laquelle M. de Joyeuse donnait des sérénades.

LVI. Ce qui se passait au Louvre vers le même temps à peu près où Chicot entrait dans la ville de Nérac §

La nécessité où nous nous sommes trouvé de suivre notre ami Chicot jusqu’au bout de sa mission, nous a un peu longuement, nous en demandons bien pardon à nos lecteurs, écarté du Louvre.

Il ne serait cependant pas juste d’oublier plus longtemps et le détail des suites de l’entreprise de Vincennes et celui qui en avait été l’objet.

Le roi, après avoir passé si bravement devant le danger, avait éprouvé cette émotion rétrospective que ressentent parfois les cœurs les plus forts, lorsque le danger est loin ; il était donc rentré au Louvre sans rien dire ; il avait fait ses prières un peu plus longues que d’habitude, et, une fois livré à Dieu, il avait oublié de remercier, tant sa ferveur était grande, les officiers si vigilants et les gardes si dévoués qui l’avaient aidé à sortir du péril.

Puis il se mit au lit, étonnant ses valets de chambre par la rapidité avec laquelle il fit sa toilette ; on eût dit qu’il avait hâte de dormir pour retrouver le lendemain ses idées plus fraîches et plus lucides.

Aussi d’Épernon, qui était resté dans la chambre du roi le dernier de tous, attendant toujours un remercîment, en sortit-il de fort mauvaise humeur, voyant que le remercîment n’était point venu.

Et Loignac, debout près de la portière de velours, voyant que M. d’Épernon passait sans souffler mot, se retourna-t-il brusquement vers les quarante-cinq en leur disant :

– Le roi n’a plus besoin de vous, messieurs, allez vous coucher.

À deux heures du matin, tout le monde dormait au Louvre.

Le secret de l’aventure avait été fidèlement gardé et n’avait transpiré nulle part. Les bons bourgeois de Paris ronflaient donc consciencieusement, sans se douter qu’ils avaient touché du bout du doigt à l’avènement au trône d’une dynastie nouvelle.

M. d’Épernon se fit débotter sur-le-champ, et au lieu de courir la ville, comme il en avait l’habitude, avec une trentaine de cavaliers, il suivit l’exemple que lui avait donné son illustre maître en se mettant au lit sans adresser la parole à personne.

Le seul Loignac qui, pareil au justum et tenacem d’Horace, n’eût pas été distrait de ses devoirs par la chute du monde, le seul Loignac visita les postes des Suisses et des gardes françaises qui faisaient leur service avec régularité, mais sans excès de zèle.

Trois légères infractions aux lois de la discipline furent punies cette nuit-là comme des fautes graves.

Le lendemain Henri, dont tant de gens attendaient le réveil avec impatience, pour savoir à quoi s’en tenir sur ce qu’ils devaient espérer de lui, le lendemain Henri prit quatre bouillons dans son lit au lieu de deux, qu’il avait l’habitude de prendre, et fit prévenir M. d’O et M. de Villequier qu’ils eussent à venir travailler dans sa chambre à la rédaction d’un nouvel édit des finances.

La reine reçut avis de dîner seule, et, comme elle faisait témoigner par un gentilhomme quelque inquiétude pour la santé de Sa Majesté, Henri daigna répondre que le soir il recevrait les dames et ferait la collation dans son cabinet.

Même réponse fut faite à un gentilhomme de la reine-mère, qui, depuis deux ans retirée en son hôtel de Soissons, envoyait cependant chaque jour prendre des nouvelles de son fils.

MM. les secrétaires d’État se regardèrent avec inquiétude. Le roi était ce matin-là distrait au point que leurs énormités en matière d’exactions n’arrachèrent pas même un sourire à Sa Majesté.

Or, la distraction d’un roi est surtout inquiétante pour des secrétaires d’État.

Mais, en échange, Henri jouait avec master Love, lui disant, chaque fois que l’animal serrait ses doigts effilés entre ses petites dents blanches :

– Ah ! ah ! rebelle ! tu me veux mordre aussi, toi ? ah ! ah ! petit chien, tu t’attaques aussi à ton roi ? mais tout le monde s’en mêle donc aujourd’hui ?

Puis Henri, avec autant d’efforts apparents qu’Hercule, fils d’Alcmène, en fit pour dompter le lion de Némée, Henri domptait ce monstre gros comme le poing, tout en lui disant avec une satisfaction indicible :

– Vaincu, master Love, vaincu, infâme ligueur de master Love, vaincu ! vaincu ! ! vaincu ! ! !

Ce fut tout ce que MM. d’O et Villequier, ces deux grands diplomates qui croyaient qu’aucun secret humain ne devait leur échapper, purent saisir au passage. À part ces apostrophes à master Love, Henri était demeuré parfaitement silencieux.

Il eut à signer, il signa ; il eut à écouter, il écouta en fermant les yeux avec tant de naturel, qu’il fut impossible de savoir s’il écoutait ou s’il dormait.

Enfin trois heures de l’après-midi sonnèrent.

Le roi fit appeler M. d’Épernon.

On lui répondit que le duc passait la revue des chevau-légers.

Il demanda Loignac.

On lui répondit que Loignac essayait des chevaux limousins.

On s’attendait à voir le roi contrarié de ce double échec que venait de subir sa volonté ; pas du tout : contre l’attente générale, le roi, de l’air le plus dégagé du monde, se mit à siffloter une fanfare de chasse, distraction à laquelle il ne se livrait que lorsqu’il était parfaitement satisfait de lui.

Il était évident que toute l’envie que le roi avait eue de se taire depuis le matin se changeait en une démangeaison croissante de parler.

Cette démangeaison finit par devenir un besoin irrésistible ; mais le roi, n’ayant personne, fut obligé de parler tout seul.

Il demanda son goûter, et, pendant qu’il goûtait, se fit faire une lecture édifiante, qu’il interrompit pour dire au lecteur :

– C’est Plutarque, n’est-ce pas, qui a écrit la vie de Sylla ?

Le lecteur, qui lisait du sacré, et que l’on interrompait par une question profane, se retourna avec étonnement du côté du roi.

Le roi répéta sa question.

– Oui, sire, répondit le lecteur.

– Vous souvenez-vous de ce passage où l’historien raconte que le dictateur évita la mort ?

Le lecteur hésita.

– Non pas, sire, précisément, dit-il ; il y a fort longtemps que je n’ai lu Plutarque.

En ce moment on annonça Son Éminence le cardinal de Joyeuse.

– Ah ! justement, s’écria le roi, voici un savant homme, notre ami ; il va nous dire cela sans hésiter, lui.

– Sire, dit le cardinal, serais-je assez heureux pour arriver à propos ? c’est chose rare en ce monde.

– Ma foi, oui ; vous avez entendu ma question ?

– Votre Majesté demandait, je crois, de quelle façon et en quelle circonstance le dictateur Sylla échappa à la mort.

– Justement. Pouvez-vous y répondre, cardinal ?

– Rien de plus facile, sire.

– Tant mieux.

– Sylla, qui fit tuer tant d’hommes, sire, ne risqua jamais perdre la vie que dans les combats : Votre Majesté faisait-elle allusion à un combat ?

– Oui, et dans un des combats qu’il livra, je crois me rappeler qu’il vit la mort de très près.

Ouvrez un Plutarque, s’il vous plaît, cardinal ; il doit y en avoir un là, traduit par ce bon Amyot, et lisez-moi ce passage de la vie du Romain où il échappa, grâce à la vitesse de son cheval blanc, aux javelines de ses ennemis.

– Sire, il n’est point besoin d’ouvrir Plutarque pour cela, l’événement eut lieu dans le combat qu’il livra à Teleserius le Samnite, et à Lamponius le Lucanien.

– Vous devez savoir cela mieux que personne, mon cher cardinal, vous êtes si savant.

– Votre Majesté est vraiment trop bonne pour moi, répondit le cardinal en s’inclinant.

– Maintenant, dit le roi après une courte pause, maintenant expliquez-moi comment le lion romain, qui était si cruel, ne fut jamais inquiété par ses ennemis.

– Sire, dit le cardinal, je répondrai à Votre Majesté par un mot de ce même Plutarque.

– Répondez, Joyeuse, répondez.

– Carbon, l’ennemi de Sylla, disait souvent :

« J’ai à combattre tout à la fois un lion et un renard qui habitent dans l’âme de Sylla ; mais c’est le renard qui me donne la plus grande peine. »

– Ah ! oui-dà, répondit Henri rêveur, c’était le renard !

– Plutarque le dit, sire.

– Et il a raison, fit le roi, il a raison, cardinal. Mais à propos de combat, avez-vous reçu des nouvelles de votre frère ?

– Duquel, sire ? Votre Majesté sait que j’en ai quatre.

– Du duc d’Arques, de mon ami, enfin.

– Pas encore, sire.

– Pourvu que M. le duc d’Anjou, qui, jusqu’ici, a si bien su faire le renard, sache maintenant faire un peu le lion ! dit le roi.

Le cardinal ne répondit point ; car, cette fois, Plutarque ne lui était d’aucun secours ; il craignait, en adroit courtisan, de répondre désagréablement au roi en répondant agréablement pour le duc d’Anjou.

Henri, voyant que le cardinal gardait le silence, en revint à ses batailles avec maître Love ; puis, tout en faisant signe au cardinal de rester, il se leva, s’habilla somptueusement et passa dans son cabinet, où sa cour l’attendait.

C’est surtout à la cour que l’on sent avec le même instinct que l’on retrouve chez les montagnards, c’est surtout à la cour que l’on sent l’approche ou la fin des orages ; sans que nul eût parlé, sans que nul eût encore aperçu le roi, tout le monde était disposé selon la circonstance.

Les deux reines étaient visiblement inquiètes.

Catherine, pâle et anxieuse, saluait beaucoup et parlait d’une manière brève et saccadée.

Louise de Vaudémont ne regardait personne et n’écoutait rien.

Il y avait des moments où la pauvre jeune femme avait l’air de perdre la raison.

Le roi entra.

Il avait l’œil vif et le teint rose : on pouvait lire sur son visage une apparence de bonne humeur qui produisit sur tous ces visages mornes qui attendaient l’apparition du sien, l’effet que produit un coup de soleil sur les bosquets jaunis par l’automne.

Tout fut doré, empourpré à l’instant même ; en une seconde tout rayonna.

Henri baisa la main de sa mère et celle de sa femme avec la même galanterie que s’il eût encore été duc d’Anjou. Il adressa mille flatteuses politesses aux dames qui n’étaient plus habituées à des retours de cette sorte, et alla même jusqu’à leur offrir des dragées.

– On était inquiet de votre santé, mon fils, dit Catherine regardant le roi avec une attention particulière, comme pour s’assurer que ce teint n’était pas du fard, que cette belle humeur n’était pas un masque.

– Et l’on avait tort, madame, répondit le roi ; je ne me suis jamais mieux porté.

Et il accompagna ces paroles d’un sourire qui passa sur toutes les bouches.

– Et à quelle heureuse influence, mon fils, demanda Catherine avec une inquiétude mal déguisée, devez-vous cette amélioration dans votre santé ?

– À ce que j’ai beaucoup ri, madame, répondit le roi.

Tout le monde se regarda avec un si profond étonnement, qu’il semblait que le roi venait de dire une énormité.

– Beaucoup ri ? Vous pouvez beaucoup rire, mon fils, fit Catherine avec sa mine austère, alors vous êtes bien heureux.

– Voilà cependant comme je suis, madame.

– Et à quel propos vous êtes-vous laissé aller à une pareille hilarité ?

– Il faut vous dire, ma mère, qu’hier soir j’étais allé au bois de Vincennes.

– Je l’ai su.

– Ah ! vous l’avez su ?

– Oui, mon fils : tout ce qui vous touche m’importe ; je ne vous apprends rien de nouveau.

– Non, sans doute ; j’étais donc allé au bois de Vincennes, lorsqu’au retour mes éclaireurs me signalèrent une armée ennemie dont les mousquets brillaient sur la route.

– Une armée ennemie sur la route de Vincennes ?

– Oui, ma mère.

– Et où cela ?

– En face la piscine des Jacobins, près de la maison de notre bonne cousine.

– Près de la maison de madame de Montpensier ! s’écria Louise de Vaudémont.

– Précisément ; oui, madame, près de Bel-Esbat ; j’approchai bravement pour livrer bataille, et j’aperçus…

– Mon Dieu ! continuez, sire, fit la reine, véritablement inquiète.

– Oh ! rassurez-vous, madame.

Catherine attendait avec anxiété ; mais ni une parole ni un geste ne trahissaient son inquiétude.

– J’aperçus, continua le roi, un prieuré tout entier de bons moines qui me présentaient les armes avec de belliqueuses acclamations.

Le cardinal de Joyeuse se mit à rire : toute la cour renchérit aussitôt sur cette manifestation.

– Oh ! dit le roi, riez, riez, vous avez raison, car il en sera parlé longtemps ; j’ai en France plus de dix mille moines dont je ferai au besoin dix mille mousquetaires ; alors je créerai une charge de grand-maître des mousquetaires tonsurés de Sa Majesté très chrétienne, et je vous la donnerai, cardinal.

– Sire, j’accepte ; tous les services me seront bons, pourvu qu’ils agréent à Votre Majesté.

Pendant le colloque du roi et du cardinal, les dames s’étaient levées selon l’étiquette du temps, et une à une, après avoir salué le roi, elles quittaient la chambre ; la reine les suivit avec ses dames d’honneur.

La reine-mère demeura seule ; il y avait dans la gaîté insolite du roi un mystère qu’elle voulait approfondir.

– Ah ! cardinal, dit tout à coup le roi au prélat, qui se préparait à partir, voyant la reine-mère rester et devinant qu’elle voulait parler à son fils, à propos, que devient donc votre frère du Bouchage ?

– Mais, sire, je ne sais.

– Comment, vous ne savez ?

– Non, je le vois à peine, ou plutôt je ne le vois plus, répliqua le cardinal.

Une voix grave et triste résonna au fond de l’appartement.

– Me voici, sire, dit cette voix.

– Eh ! c’est lui, s’écria Henri ; approchez, comte, approchez.

Le jeune homme obéit.

– Eh ! vive Dieu ! dit le roi le regardant avec étonnement, sur ma foi de gentilhomme, ce n’est plus un corps, c’est une ombre qui marche.

– Sire, il travaille beaucoup, balbutia le cardinal, stupéfait lui-même du changement que huit jours avaient apporté dans le maintien et sur le visage de son frère.

En effet, du Bouchage était pâle comme une statue de cire, et son corps, sous la soie et la broderie, participait de la roideur et de la ténuité des ombres.

– Venez ça, jeune homme, lui dit le roi, venez. Merci, cardinal, de votre citation de Plutarque ; en pareille occasion, je vous promets de recourir toujours à vous.

Le cardinal devina que le roi désirait rester seul avec Henri, et s’esquiva légèrement.

Le roi le vit partir du coin de l’œil, et ramena son regard sur sa mère, laquelle demeurait immobile.

Il ne restait plus dans le salon que la reine mère, M. d’Épernon, qui lui faisait mille civilités, et du Bouchage.

À la porte se tenait Loignac, moitié courtisan, moitié soldat, faisant son service plutôt qu’autre chose.

Le roi s’assit et fit signe à du Bouchage d’approcher de lui.

– Comte, lui dit-il, pourquoi vous cachez-vous ainsi derrière les dames, ne savez-vous point que j’ai plaisir à vous voir ?

– Ce m’est un honneur bien grand que cette bonne parole, sire, répondit le jeune homme en s’inclinant avec un profond respect.

– Alors, comte, d’où vient donc qu’on ne vous voit plus au Louvre ?

– On ne me voit plus, sire ?

– Non, en vérité, et je m’en plaignais à votre frère le cardinal, qui est encore plus savant que je ne croyais.

– Si Votre Majesté ne me voit pas, dit Henri, c’est qu’elle n’a pas daigné jeter les yeux sur le coin de ce cabinet, sire, j’y suis tous les jours à la même heure quand le roi paraît. J’assiste de même régulièrement au lever de Sa Majesté, et je la salue encore respectueusement quand elle sort du conseil. Jamais je n’y ai manqué, et jamais je n’y manquerai, tant que je pourrai me tenir debout, car c’est un devoir sacré pour moi.

– Et c’est cela qui te rend si triste ? dit amicalement Henri.

– Oh ! Votre Majesté ne le pense pas.

– Non, ton frère et toi, vous m’aimez.

– Sire.

– Et je vous aime aussi. À propos, tu sais que ce pauvre Anne m’a écrit de Dieppe.

– Je l’ignorais, sire.

– Oui, mais tu n’ignores pas qu’il était désolé de partir.

– Il m’a avoué ses regrets de quitter Paris.

– Oui, mais sais-tu ce qu’il m’a dit : c’est qu’il existait un homme qui eût regretté Paris bien davantage, et que si cet ordre te fût arrivé à toi, tu serais mort.

– Peut-être, sire.

– Il m’a dit plus, car il dit beaucoup de choses, ton frère, quand il ne boude point toutefois ; il m’a dit que, le cas échéant, tu m’eusses désobéi ; est-ce vrai ?

– Sire, Votre Majesté a eu raison de mettre ma mort avant ma désobéissance.

– Mais enfin, si tu n’étais pas mort cependant de douleur à l’ordre de ce départ ?

– Sire, c’eût été une plus terrible souffrance pour moi de désobéir que de mourir, et cependant, ajouta le jeune homme en baissant son front pâle comme pour cacher son embarras, j’eusse désobéi.

Le roi se croisa les bras et regarda Joyeuse.

– Ah ça ! dit-il, mais tu es un peu fou, ce me semble, mon pauvre comte.

Le jeune homme sourit tristement.

– Oh ! je le suis tout à fait, sire, dit-il, et Votre Majesté a tort de ménager les termes à mon endroit.

– Alors, c’est sérieux, mon ami.

Joyeuse étouffa un soupir.

– Raconte-moi cela. Voyons ?

Le jeune homme poussa l’héroïsme jusqu’à sourire.

– Un grand roi comme vous êtes, sire, ne peut s’abaisser jusqu’à de pareilles confidences.

– Si fait, Henri, si fait, dit le roi ; parle, raconte, tu me distrairas.

– Sire, répondit le jeune homme avec fierté, Votre Majesté se trompe ; je dois le dire, il n’y a rien dans ma tristesse qui puisse distraire un noble cœur.

Le roi prit la main du jeune homme.

– Allons, allons, dit-il, ne te fâche pas, du Bouchage ; tu sais que ton roi, lui aussi, a connu les douleurs d’un amour malheureux.

– Je le sais, oui, sire, autrefois.

– Je compatis donc à tes souffrances.

– C’est trop de bontés de la part d’un roi.

– Non pas ; écoute, parce qu’il n’y avait rien au-dessus de moi, quand je souffris ce que tu souffres, que le pouvoir de Dieu, je n’ai pu m’aider de rien ; toi, au contraire, mon enfant, tu peux t’aider de moi.

– Sire ?

– Et par conséquent, continua Henri avec une affectueuse tristesse, espérer de voir la fin de tes peines.

Le jeune homme secoua la tête en signe de doute.

– Du Bouchage, dit Henri, tu seras heureux, ou je cesserai de m’appeler le roi de France.

– Heureux, moi ! hélas ! sire, c’est chose impossible, dit le jeune homme avec un sourire mêlé d’une amertume inexprimable.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que mon bonheur n’est pas de ce monde.

– Henri, insista le roi, votre frère, en partant, vous a recommandé à moi comme à un ami. Je veux, puisque vous ne consultez, sur ce que vous avez à faire, ni la sagesse de votre père, ni la science de votre frère le cardinal, je veux être pour vous un frère aîné. Voyons, soyez confiant, instruisez-moi. Je vous assure, du Bouchage, qu’à tout, excepté à la mort, ma puissance et mon affection pour vous trouveront un remède.

– Sire, répondit le jeune homme en se laissant glisser aux pieds du roi, sire, ne me confondez point par l’expression d’une bonté à laquelle je ne puis répondre. Mon malheur est sans remède, car c’est mon malheur qui fait ma seule joie.

– Du Bouchage, vous êtes un fou, et vous vous tuerez de chimères : c’est moi qui vous le dis.

– Je le sais bien, sire, répondit tranquillement le jeune homme.

– Mais enfin, s’écria le roi avec quelque impatience, est-ce un mariage que vous désirez faire, est-ce une influence que vous voulez exercer ?

– Sire, c’est de l’amour qu’il faut inspirer. Vous voyez que tout le monde est impuissant à me procurer cette faveur : moi seul je dois l’obtenir et l’obtenir pour moi seul.

– Alors pourquoi te désespérer ?

– Parce que je sens que je ne l’obtiendrai jamais, sire.

– Essaie, essaie, mon enfant ; tu es riche, tu es jeune : quelle est la femme qui peut résister à la triple influence de la beauté, de l’amour et de la jeunesse ? Il n’y en a point, du Bouchage, il n’y en a point.

– Combien de gens à ma place béniraient Votre Majesté pour son indulgence excessive, pour sa faveur dont elle m’accable ! Être aimé d’un roi comme Votre Majesté, c’est presque autant que d’être aimé de Dieu.

– Alors tu acceptes : bien ! Ne dis rien, si tu tiens à être discret : je prendrai des informations, je ferai faire des démarches. Tu sais ce que j’ai fait pour ton frère ; j’en ferai autant pour toi : cent mille écus ne m’arrêteront pas.

Du Bouchage saisit la main du roi et la colla sur ses lèvres.

– Qu’un jour Votre Majesté me demande mon sang, dit-il, et je le verserai jusqu’à la dernière goutte, pour lui prouver combien je lui suis reconnaissant de la protection que je refuse.

Henri III tourna les talons avec dépit.

– En vérité, dit-il, ces Joyeuse sont plus entêtés que des Valois. En voilà un qui va m’apporter tous les jours sa mine longue et ses yeux cerclés de noir : comme ce sera réjouissant ! avec cela qu’il y a déjà trop de figures gaies à la cour !

– Oh ! sire, qu’à cela ne tienne, s’écria le jeune homme, j’étendrai la fièvre sur mes joues comme un fard joyeux, et tout le monde croira, en me voyant sourire, que je suis le plus heureux des hommes.

– Oui, mais moi, je saurai le contraire, misérable entêté, et cette certitude m’attristera.

– Votre Majesté me permet-elle de me retirer ? demanda du Bouchage.

– Oui, mon enfant, va et tâche d’être homme.

Le jeune homme baisa la main du roi, alla saluer la reine-mère, passa fièrement devant d’Épernon, qui ne le saluait pas, et sortit.

À peine eut-il passé le seuil de la porte que le roi cria :

– Fermez, Nambu.

Aussitôt l’huissier auquel cet ordre était adressé proclama dans l’antichambre que le roi ne recevait plus personne.

Alors Henri s’approcha du duc d’Épernon, et lui frappant sur l’épaule :

– Lavalette, lui dit-il, tu feras faire ce soir à tes quarante-cinq une distribution d’argent, et tu leur donneras congé pour toute une nuit et un jour. Je veux qu’ils se réjouissent. Par la messe ! ils m’ont sauvé, les drôles, sauvé comme le cheval blanc de Sylla.

– Sauvé ! dit Catherine avec étonnement.

– Oui, ma mère.

– Sauvé de quoi ?

– Ah ! voilà ! demandez à d’Épernon.

– Je vous le demande à vous, c’est mieux encore, ce me semble.

– Eh bien ! madame, notre très chère cousine, la sœur de votre bon ami M. de Guise… Oh ! ne vous en défendez pas, c’est votre bon ami.

Catherine sourit en femme qui dit :

– Il ne comprendra jamais.

Le roi vit le sourire, serra les lèvres et continua :

– La sœur de votre bon ami de Guise m’a fait tendre hier une embuscade.

– Une embuscade ?

– Oui, madame ; hier j’ai failli être arrêté, assassiné peut-être.

– Par M. Guise ? s’écria Catherine.

– Vous n’y croyez pas ?

– Non, je l’avoue, dit Catherine.

– D’Épernon, mon ami, pour l’amour de Dieu, contez l’aventure tout au long à madame la reine-mère. Si je parlais moi-même et qu’elle continuât à hausser les épaules comme elle les hausse, je me mettrais en colère, et, ma foi, je n’ai point de santé de reste.

Puis se retournant vers Catherine :

– Adieu, madame, adieu ; chérissez M. de Guise tant qu’il vous plaira ; j’ai déjà fait rouer M. de Salcède, vous vous le rappelez ?

– Sans doute !

– Eh bien ! que MM. de Guise fassent comme vous, qu’ils ne l’oublient pas.

Cela dit, le roi haussa les épaules plus haut que sa mère ne les avait haussées, et rentra dans ses appartements, suivi de master Love, qui était forcé de courir pour le suivre.

LVII. Plumet rouge et plumet blanc §

Après être revenu aux hommes, revenons un peu aux choses.

Il était huit heures du soir, et la maison de Robert Briquet toute seule, triste, sans un reflet, profilait sa silhouette triangulaire sur un ciel pommelé, évidemment plus disposé à la pluie qu’au clair de lune.

Cette pauvre maison, dont on sentait que l’âme était sortie, faisait un digne pendant à cette maison mystérieuse dont nous avons déjà eu l’honneur d’entretenir nos lecteurs et qui s’élevait en face d’elle. Les philosophes, qui prétendent que rien ne vit, ne parle, ne sent, comme les choses inanimées, eussent dit, en voyant les deux maisons, qu’elles bâillaient vis à vis l’une de l’autre.

Non loin de là, on entendait un grand bruit d’airain mêlé de voix confuses, de murmures vagues et de glapissements, comme si des corybantes eussent célébré dans un antre les mystères de la bonne déesse.

C’était probablement ce bruit qui attirait à lui un jeune homme au toquet violet, à la plume rouge et au manteau gris, beau cavalier qui s’arrêtait des minutes entières devant ce vacarme, puis revenait lentement, pensif et la tête baissée, vers la maison de maître Robert Briquet.

Or, cette symphonie d’airain choqué, c’était le bruit des casseroles ; ces murmures vagues, ceux des marmites bouillant sur les brasiers, et des broches tournant aux pattes des chiens ; ces cris, ceux de maître Fournichon, hôte du Fier-Chevalier, occupé du soin de ses fourneaux, et ces glapissements, ceux de dame Fournichon, qui faisait préparer les boudoirs des tourelles.

Quand le jeune homme au toquet violet avait bien regardé le feu, bien respiré le parfum des volailles, bien interrogé les rideaux des fenêtres, il revenait sur ses pas, puis recommençait à examiner encore.

Il y avait cependant, si indépendante que parût sa marche au premier abord, une limite que le promeneur ne franchissait jamais : c’était l’espèce de ruisseau qui coupait la rue devant la maison de Robert Briquet, et aboutissait à la maison mystérieuse.

Mais aussi, il faut le dire, chaque fois que le promeneur arrivait sur cette limite, il y trouvait, comme une sentinelle vigilante, un autre jeune homme du même âge à peu près que lui, au toquet noir à la plume blanche, au manteau violet, qui, le front plissé, l’œil fixe, la main sur l’épée, semblait dire, semblable au géant Adamastor :

– Tu n’iras pas plus loin sans trouver la tempête.

Le promeneur au plumet rouge, c’est-à-dire le premier que nous avons introduit sur la scène, fit vingt tours à peu près sans rien remarquer de tout cela, tant il était préoccupé. Certainement, il n’était pas sans avoir vu un homme arpentant comme lui la voie publique ; mais cet homme était trop bien vêtu pour être un voleur, et jamais l’idée ne lui fût venue de s’inquiéter de rien, sinon de ce qui se faisait au Fier-Chevalier.

Mais l’autre, au contraire, à chaque retour du plumet rouge, fonçait en noir la teinte sombre de son visage ; enfin la dose de fluide irrité devint si lourde chez le plumet blanc, qu’elle finit par frapper le plumet rouge et par attirer son attention.

Il leva la tête et lut sur le visage de celui qui se trouvait en face de lui, toute la mauvaise volonté qu’il paraissait éprouver à son égard.

Cela l’induisit naturellement à penser qu’il gênait le jeune homme ; puis cette pensée amena le désir de s’informer en quoi il le gênait.

Il se mit en conséquence à regarder attentivement la maison de Robert Briquet.

Puis de cette maison il passa à celle qui faisait son pendant.

Enfin, lorsqu’il les eut bien regardées l’une et l’autre sans s’inquiéter ou sans paraître s’inquiéter au moins de la façon dont le jeune homme au plumet blanc le regardait, il lui tourna le dos et revint aux rutilants éclairs des fourneaux de maître Fournichon.

Le plumet blanc, heureux d’avoir mis son adversaire en déroute, car il attribuait à déroute le mouvement de volte-face qu’il venait de lui voir faire, le plumet blanc se mit à marcher dans son sens, c’est-à-dire de l’est à l’ouest, tandis que l’autre s’avançait de l’ouest à l’est.

Mais quand chacun d’eux fut arrivé au point qu’il s’était intérieurement marqué pour sa course, il se retourna et revint en droite ligne sur l’autre, et en si droite ligne que, n’eût été le ruisseau, Rubicon nouveau qu’il fallait franchir, ils se fussent heurtés nez à nez tant la précision de la ligne droite avait été scrupuleusement respectée.

Le plumet blanc frisa sa petite moustache avec un mouvement d’impatience visible.

Le plumet rouge prit un air étonné, puis il lança un nouveau regard à la maison mystérieuse.

On eût pu voir alors le plumet blanc faire un pas pour franchir le Rubicon, mais le plumet rouge s’était déjà éloigné : la marche en ligne inverse recommença.

Pendant cinq minutes, on eût pu croire qu’ils ne se rencontreraient qu’aux antipodes ; mais bientôt, avec le même instinct et la même précision que la première fois, tous deux se retournèrent en même temps.

Comme deux nuages qui suivent sous des souffles contraires la même zone du ciel, et que l’on voit avancer l’un sur l’autre en déployant leurs flocons noirs, prudentes avant-gardes, les deux promeneurs arrivèrent cette fois en face l’un de l’autre, résolus à se marcher sur les pieds plutôt que de reculer d’un pas.

Plus impatient sans doute que celui qui venait à sa rencontre, le plumet blanc, au lieu de demeurer, comme il avait fait jusque-là, sur la limite du ruisseau, enjamba ledit ruisseau et fit reculer son adversaire, qui, ne se doutant pas de cette agression, et les bras pris sous son manteau, faillit perdre l’équilibre.

– Ah ça ! monsieur, dit ce dernier, êtes-vous fou, ou avez-vous l’intention de m’insulter ?

– Monsieur, j’ai l’intention de vous faire comprendre que vous me gênez fort ; il m’avait même semblé que, sans que j’eusse besoin de vous le dire, vous vous en étiez aperçu.

– Pas le moins du monde, monsieur, car j’ai pour système de ne voir jamais ce que je ne veux pas voir.

– Il y a cependant certaines choses qui attireraient vos regards, je l’espère, si on les faisait briller à vos yeux.

Et joignant le mouvement à la parole, le jeune homme au plumet blanc se débarrassa de sa cape et tira son épée qui étincela sous un rayon de la lune glissant en ce moment entre deux nuages.

Le plumet rouge resta immobile.

– On dirait, monsieur, répliqua-t-il en haussant les épaules, que vous n’avez jamais mis une lame hors du fourreau, tant vous vous hâtez de la faire sortir contre quelqu’un qui ne se défend pas.

– Non, mais qui se défendra, je l’espère.

Le plumet rouge sourit avec une tranquillité qui doubla l’irritation de son adversaire.

– Pourquoi cela ? et quel droit avez-vous de m’empêcher de me promener dans la rue ?

– Pourquoi vous y promenez-vous, dans cette rue ?

– Parbleu, la belle demande ! parce que cela me plaît.

– Ah ! cela vous plaît.

– Sans doute ; vous vous y promenez bien, vous ! avez-vous licence du roi de fouler seul le pavé de la rue de Bussy ?

– Que j’aie licence ou non, peu importe.

– Vous vous trompez ; il importe beaucoup, au contraire ; je suis fidèle sujet de Sa Majesté, et ne voudrais point lui désobéir.

– Ah ! vous raillez, je crois !

– Quand cela serait ? vous menacez bien, vous !

– Ciel et terre ! Je vous dis que vous me gênez, monsieur, et que si vous ne vous éloignez point de bonne volonté, je saurai bien, moi, vous éloigner de force.

– Oh ! oh ! monsieur, c’est ce qu’il faudra voir.

– Eh ! morbleu ! c’est ce que je vous dis depuis une heure, voyons.

– Monsieur, j’ai particulièrement affaire dans ce quartier-ci. Vous voilà donc prévenu. Maintenant, si c’est chez vous un absolu désir, j’échangerai volontiers une passe d’épée ; mais je ne m’éloignerai pas.

– Monsieur, dit le plumet blanc en faisant siffler son épée et en rassemblant ses deux pieds, comme un homme qui s’apprête à tomber en garde, je me nomme le comte Henri du Bouchage, je suis frère de M. le duc de Joyeuse ; une dernière fois, vous plaît-il de me céder le pas et de vous retirer ?

– Monsieur, répondit le plumet rouge, je me nomme le vicomte Ernauton de Carmainges ; vous ne me gênez pas du tout, et je ne trouve aucunement mauvais que vous demeuriez.

Du Bouchage réfléchit un instant, et remit son épée au fourreau.

– Excusez-moi, monsieur, dit-il, je suis à moitié fou, étant amoureux.

– Et moi aussi, je suis amoureux, répondit Ernauton, mais je ne me crois aucunement fou pour cela.

Henri pâlit.

– Vous êtes amoureux ?

– Oui, monsieur.

– Et vous l’avouez ?

– Depuis quand est-ce un crime ?

– Mais amoureux dans cette rue.

– Pour le moment, oui.

– Au nom du ciel, monsieur, dites-moi qui vous aimez ?

– Ah ! monsieur du Bouchage, vous n’avez point réfléchi à ce que vous me demandez ; vous savez bien qu’un gentilhomme ne peut révéler un secret dont il n’a que la moitié.

– C’est vrai ; pardon, monsieur de Carmainges ; mais c’est qu’en vérité, nul n’est aussi malheureux que moi sous le ciel.

Il y avait tant de vraie douleur et de désespoir éloquent dans ces quatre mots prononcés par le jeune homme, qu’Ernauton en fut profondément touché.

– O mon Dieu ! je comprends, dit-il, vous craignez que nous ne soyons rivaux.

– Je le crains.

– Hum ! fit Ernauton. Eh bien ! monsieur, je vais être franc.

Joyeuse pâlit et passa sa main sur son front.

– Moi, continua Ernauton, j’ai un rendez-vous.

– Vous avez un rendez-vous ?

– Oui, en bonne forme !

– Dans cette rue ?

– Dans cette rue.

– Écrit ?

– Oui, d’une fort jolie écriture même.

– De femme ?

– Non, d’homme.

– D’homme ! que voulez-vous dire ?

– Mais pas autre chose que ce que je dis. J’ai un rendez-vous avec une femme, d’une assez jolie écriture d’homme ; ce n’est pas précisément aussi mystérieux, mais c’est plus élégant ; on a un secrétaire, à ce qu’il paraît.

– Ah ! murmura Henri, achevez, monsieur, au nom du ciel, achevez.

– Vous me demandez de telle façon, monsieur, que je ne saurais vous refuser. Je vais donc vous dire la teneur du billet.

– J’écoute.

– Vous verrez si c’est la même chose que vous.

– Assez, monsieur, par grâce ; moi, l’on ne m’a point donné de rendez-vous, moi, je n’ai pas reçu de billet.

Ernauton tira de sa bourse un petit papier.

– Voilà le billet, monsieur, dit-il, il me serait difficile de vous le lire par cette nuit obscure ; mais il est court et je le sais par cœur ; vous en rapportez-vous à moi de ne vous point tromper ?

– Oh ! tout à fait !

– Voici donc les termes dans lesquels il est conçu :

« Monsieur Ernauton, mon secrétaire est par moi chargé de vous dire que j’ai grand désir de causer avec vous une heure ; votre mérite m’a touchée. »

– Il y a cela ? demanda du Bouchage.

– Ma foi, oui, monsieur, la phrase est même soulignée. Je passe une autre phrase un peu trop flatteuse.

– Et vous êtes attendu ?

– C’est-à-dire que j’attends, comme vous voyez.

– Alors on doit vous ouvrir la porte ?

– Non, on doit siffler trois fois par la fenêtre.

Henri, tout frémissant, posa une de ses mains sur le bras d’Ernauton, et de l’autre lui montrant la maison mystérieuse :

– De là ? demanda-t-il.

– Pas du tout, répondit Ernauton en montrant les tourelles du Fier-Chevalier, de là.

Henri poussa un cri de joie.

– Mais vous n’allez donc pas ici ? dit-il.

– Eh non ! le billet dit positivement : Hôtellerie du Fier-Chevalier.

– Oh ! soyez béni, monsieur, dit le jeune homme en lui serrant la main ; oh ! pardonnez-moi mon incivilité, ma sottise. Hélas ! vous le savez, pour l’homme qui aime véritablement, il n’existe qu’une femme, et en vous voyant sans cesse revenir jusqu’à cette maison, j’ai cru que c’était par cette femme que vous étiez attendu.

– Je n’ai rien à vous pardonner, monsieur, dit Ernauton en souriant, car, en vérité, j’ai eu un instant de mon côté l’idée que vous étiez dans cette rue pour le même motif que moi.

– Et vous avez eu cette incroyable patience de ne me rien dire, monsieur ! Oh ! vous n’aimez pas, vous n’aimez pas !

– Ma foi, écoutez, je n’ai pas encore grands droits ; j’attendais un éclaircissement quelconque avant de me fâcher. Ces grandes dames sont si étranges dans leurs caprices, et une mystification est si amusante !

– Allons, allons, monsieur de Carmainges, vous n’aimez pas comme moi, et cependant…

– Et cependant ? répéta Ernauton.

– Et cependant vous êtes plus heureux.

– Ah ! l’on est cruel dans cette maison !

– Monsieur de Carmainges, dit Joyeuse, voilà trois mois que j’aime comme un fou celle qui l’habite, et je n’ai pas encore eu le bonheur d’entendre le son de sa voix.

– Diable ! vous n’êtes pas avancé. Mais attendez donc.

– Quoi ?

– Est-ce qu’on n’a pas sifflé ?

– En effet, il me semble avoir entendu.

Les deux jeunes gens écoutèrent, un second coup se fit entendre dans la direction du Fier-Chevalier.

– Monsieur le comte, dit Ernauton, vous m’excuserez de ne pas vous faire plus longue compagnie, mais je crois que voilà mon signal.

Un troisième coup retentit.

– Allez, monsieur, allez, dit Henri, et bonne chance.

Ernauton s’éloigna lestement, et son interlocuteur le vit disparaître dans l’ombre de la rue pour reparaître dans la lumière que jetaient les fenêtres du Fier-Chevalier et disparaître encore.

Quant à lui, plus morne qu’auparavant, car cette espèce de lutte l’avait un instant fait sortir de sa léthargie :

– Allons, dit-il, faisons mon métier accoutumé, frappons comme d’habitude à la porte maudite qui jamais ne s’ouvre.

Et, en disant ces mots, il s’avança chancelant vers la porte de la maison mystérieuse.

LVIII. La porte s’ouvre §

Mais en arrivant à la porte de la maison mystérieuse, le pauvre Henri fut repris de son hésitation habituelle.

– Du courage, se dit-il à lui-même, frappons.

Et il fit encore un pas.

Mais, avant de frapper, il regarda encore une fois derrière lui et vit sur le chemin le reflet brillant des lumières de l’hôtellerie.

– Là-bas, se dit-il, entrent pour l’amour et pour la joie des gens qu’on appelle et qui n’ont pas même désiré ; pourquoi n’ai-je pas le cœur tranquille et le sourire insouciant ? j’entrerais peut-être là-bas aussi, moi, au lieu d’essayer vainement d’entrer ici.

On entendit la cloche de Saint-Germain-des-Prés qui vibrait mélancoliquement dans les airs.

– Allons, voilà dix heures qui sonnent, murmura Henri

Il mit le pied sur le seuil de la porte et souleva le heurtoir.

– Vie effroyable ! murmura-t-il, vie de vieillard. Oh ! quel jour pourrais-je donc dire : Belle mort, riante mort, douce tombe, salut !

Il frappa un deuxième coup.

– C’est cela, continua-t-il en écoutant, voilà le bruit de la porte intérieure qui crie, le bruit de l’escalier qui gémit, le bruit du pas qui s’approche : ainsi toujours, toujours la même chose.

Et il frappa une troisième fois.

– Encore ce coup, dit-il, le dernier. C’est cela : le pas devient plus léger, le serviteur regarde au treillis de fer, il voit ma pâle, ma sinistre, mon insupportable figure, puis il s’éloigne sans ouvrir jamais !

La cessation de tout bruit sembla justifier la prédiction du malheureux jeune homme.

– Adieu, maison cruelle ; adieu jusqu’à demain, dit-il.

Et, se baissant de manière à ce que son front fût au niveau du seuil de pierre, il y déposa du fond de l’âme un baiser qui fit tressaillir le dur granit, moins dur cependant encore que le cœur des habitants de cette maison.

Puis, comme il avait fait la veille, et comme il comptait faire le lendemain, il se retira.

Mais à peine avait-il fait deux pas en arrière, qu’à sa profonde surprise le verrou grinça dans sa gâche ; la porte s’ouvrit, et le serviteur s’inclina profondément.

C’était le même dont nous avons tracé le portrait lors de son entrevue avec Robert Briquet.

– Bonsoir, monsieur, dit-il d’une voix rauque, mais dont le son cependant parut à du Bouchage plus doux que les plus suaves concerts des chérubins qu’on entend dans ces songes d’enfance, où l’on rêve encore du ciel.

Tremblant, éperdu, Henri, qui avait déjà fait dix pas pour s’éloigner, se rapprocha vivement, et, joignant les mains, il chancela si visiblement, que le serviteur le retint pour l’empêcher de tomber sur le seuil ; ce que cet homme fit, au reste, avec l’expression visible d’une respectueuse compassion.

– Voyons, monsieur, dit-il, me voilà ; expliquez-moi, je vous prie, ce que vous désirez.

– J’ai tant aimé, répondit le jeune homme, que je ne sais plus si j’aime encore. Mon cœur a tant battu, que je ne puis dire s’il bat toujours.

– Vous plairait-il, monsieur, dit le serviteur avec respect, de vous asseoir là près de moi et de causer ?

– Oh ! oui.

Le serviteur lui fit un signe de la main.

Henri obéit à ce signe, comme il eût obéi à un signe du roi de France ou de l’empereur romain.

– Parlez, monsieur, dit le serviteur, quand ils furent assis l’un près de l’autre, et dites-moi votre désir.

– Mon ami, répondit du Bouchage, ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous parlons et que nous nous touchons ainsi. Mainte fois, vous le savez, je vous ai attendu et surpris au détour d’une rue ; alors je vous ai offert assez d’or pour vous enrichir, quand vous eussiez été le plus avide des hommes ; d’autres fois, j’ai essayé de vous intimider ; jamais vous ne m’avez écouté, toujours vous m’avez vu souffrir, et cela, sans compatir, visiblement au moins, à mes souffrances. Aujourd’hui, vous me dites de vous parler, vous m’invitez à vous exprimer mon désir : qu’est-il donc arrivé, mou Dieu ! et quel nouveau malheur me cache cette condescendance de votre part ?

Le serviteur poussa un soupir. Il y avait évidemment un cœur pitoyable sous cette rude enveloppe.

Ce soupir fut entendu de Henri et l’encouragea.

– Vous savez, continua-t-il, que j’aime et comment j’aime ; vous m’avez vu poursuivre une femme et la découvrir malgré ses efforts pour se cacher et pour me fuir ; jamais, dans mes plus grandes douleurs, une parole amère ne m’est échappée, jamais je n’ai donné suite à ces pensées de violence qui naissent du désespoir et des conseils que nous souffle avec l’ardeur du sang la fougueuse jeunesse.

– C’est vrai, monsieur, dit le serviteur, et en ceci pleine justice vous est rendue par ma maîtresse et par moi.

– Ainsi convenez-en, continua Henri en pressant entre ses mains les mains du vigilant gardien, ainsi ne pouvais-je pas un soir, quand vous me refusiez l’entrée de cette maison, ne pouvais-je pas enfoncer la porte, ainsi que le fait tous les jours le moindre écolier ivre ou amoureux ? Alors, ne fût-ce que pour un moment, j’aurais vu cette femme inexorable, je lui eusse parlé.

– C’est vrai encore.

– Enfin, continua le jeune comte, avec une douceur et une tristesse inexprimables, je suis quelque chose en ce monde, mon nom est grand, ma fortune est grande, mon crédit est grand, le roi lui-même, le roi me protège ; tout à l’heure encore le roi me conseillait de lui confier mes douleurs, me disait de recourir à lui, m’offrait sa protection.

– Ah ! fit le serviteur avec une inquiétude visible.

– Je n’ai point voulu, se hâta de dire le jeune homme ; non, non, j’ai tout refusé, tout refusé, pour venir prier à mains jointes de s’ouvrir cette porte qui, je le sais bien, ne s’ouvre jamais.

– Monsieur le comte, vous êtes en effet un cœur loyal et digne d’être aimé.

– Eh bien, interrompit Henri avec un douloureux serrement de cœur, cet homme au cœur loyal, et, de votre avis même, digne d’être aimé, à quoi le condamnez-vous ? Chaque matin mon page apporte une lettre, on ne la reçoit même pas ; chaque soir je viens heurter à cette porte moi-même, et chaque soir on m’éconduit ; enfin on me laisse souffrir, me désoler, mourir dans cette rue, sans avoir pour moi la compassion qu’on aurait pour un pauvre chien qui hurle. Ah ! mon ami, je vous le dis, cette femme n’a pas le cœur d’une femme ; on n’aime pas un malheureux, soit ; ah ! mon Dieu ! on ne peut pas plus commander à son cœur d’aimer que de lui dire de n’aimer plus. Mais on a pitié d’un malheureux qui souffre, et on lui dit un mot de consolation ; mais on plaint un malheureux qui tombe, et on lui tend la main pour le relever ; mais non, non, cette femme se complaît avec mon supplice ; non, cette femme n’a pas de cœur, elle m’eût tué avec un refus de sa bouche, ou fait tuer avec quelque coup de couteau, avec quelque coup de poignard ; mort, au moins, je ne souffrirais plus.

– Monsieur le comte, répondit le serviteur après avoir scrupuleusement écouté tout ce que venait de dire le jeune homme, la dame que vous accusez est loin, croyez-le bien, d’avoir le cœur aussi insensible et surtout aussi cruel que vous le dites ; elle souffre plus que vous, car elle vous a vu quelquefois, car elle a compris ce que vous souffrez, et elle ressent pour vous une vive sympathie.

– Oh ! de la compassion, de la compassion ! s’écria le jeune homme en essuyant la sueur froide qui coulait de ses tempes ; oh ! vienne le jour où son cœur, que vous vantez, connaîtra l’amour, l’amour tel que je le sens, et si, en échange de cet amour, on lui offre alors de la compassion, je serai bien vengé.

– Monsieur le comte, monsieur le comte, ce n’est pas une raison de n’avoir point aimé que de ne pas répondre à l’amour ; cette femme a peut-être connu la passion plus forte que vous ne la connaîtrez jamais, cette femme a peut-être aimé comme jamais vous n’aimerez.

Henri leva les mains au ciel.

– Quand on a aimé ainsi, on aime toujours ! s’écria-t-il.

– Vous ai-je donc dit qu’elle n’aimait plus, monsieur le comte ? demanda le serviteur.

Henri poussa un cri douloureux et s’affaissa comme s’il eût été frappé de mort.

– Elle aime ! s’écria-t-il, elle aime ! ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

– Oui, elle aime ; mais ne soyez point jaloux de l’homme qu’elle aime, monsieur le comte ; cet homme n’est plus de ce monde. Ma maîtresse est veuve, ajouta le serviteur compatissant, espérant calmer par ces mots la douleur du jeune homme.

Et, en effet, comme par enchantement, ces mots lui rendirent le souffle, la vie et l’espoir.

– Voyons, au nom du ciel, dit-il, ne m’abandonnez pas ; elle est veuve, dites-vous, alors elle l’est depuis peu, alors elle verra se tarir la source de ses larmes ; elle est veuve, ah ! mon ami, elle n’aime personne alors, puisqu’elle aime un cadavre, une ombre, un nom. La mort, c’est moins que l’absence ; me dire qu’elle aime un mort, c’est me dire qu’elle m’aimera… Eh ! mon Dieu, toutes les grandes douleurs se sont calmées avec le temps. Quand la veuve de Mausole, qui avait juré à la tombe de son époux une douleur éternelle, quand la veuve de Mausole eut épuisé ses larmes, elle fut guérie. Les regrets sont une maladie : quiconque n’est pas emporté dans la crise sort de cette crise plus vigoureux et plus vivace qu’auparavant.

Le serviteur secoua la tête.

– Cette dame, monsieur le comte, répondit-il, comme la veuve du roi Mausole, a juré au mort une éternelle fidélité ; mais je la connais, et elle tiendra mieux sa parole que ne l’a fait cette femme oublieuse dont vous me parlez.

– J’attendrai, j’attendrai dix ans s’il le faut ! s’écria Henri ; Dieu n’a pas permis qu’elle mourût de chagrin ou qu’elle abrégeât violemment ses jours ; vous voyez bien que puisqu’elle n’est pas morte, c’est qu’elle peut vivre, et que, puisqu’elle vit, je puis espérer.

– Oh ! jeune homme, jeune homme, dit le serviteur avec un accent lugubre, ne comptez pas ainsi avec les sombres pensées des vivants, avec les exigences des morts. Elle a vécu ! dites-vous : oui, elle a vécu ! non pas un jour, non pas un mois, non pas une année ; elle a vécu sept ans.

Joyeuse tressaillit.

– Mais savez-vous pourquoi, dans quel but, pour accomplir quelle résolution elle a vécu ? Elle se consolera, espérez-vous ? Jamais, monsieur le comte, jamais ! C’est moi qui vous le dis, c’est moi qui vous le jure, moi, qui n’étais que le très humble serviteur du mort, moi, qui, tant qu’il a vécu, étais une âme pieuse, ardente et pleine d’espérance, et qui, depuis qu’il est mort, suis devenu un cœur endurci ; eh bien ! moi, moi, qui ne suis que son serviteur, je vous le répète, jamais je ne me consolerai.

– Cet homme tant regretté, interrompit Henri, ce mort bienheureux, ce mari…

– Ce n’était pas le mari, c’était l’amant, monsieur le comte, et une femme comme celle que malheureusement vous aimez n’a qu’un amant dans toute sa vie.

– Mon ami, mon ami ! s’écria le jeune homme, effrayé de la majesté sauvage de cet homme à l’esprit élevé, et qui cependant était perdu sous des habits vulgaires, mon ami, je vous en conjure, intercédez pour moi !

– Moi ! s’écria-t-il, moi ! Écoutez, monsieur le comte, si je vous eusse cru capable d’user de violence envers ma maîtresse, je vous eusse tué, tué de cette main.

Et il tira de dessous son manteau un bras nerveux et viril qui semblait celui d’un homme de vingt-cinq ans à peine, tandis que ses cheveux blanchis et sa taille courbée lui donnaient l’apparence d’un homme de soixante ans.

– Si, au contraire, continua-t-il, j’eusse pu croire que ma maîtresse vous aimât, c’est elle qui serait morte.

Maintenant, monsieur le comte, j’ai dit ce que j’avais à dire, ne cherchez point à m’en faire avouer davantage, car, sur mon honneur, et quoique je ne sois pas gentilhomme, croyez-moi, mon honneur vaut quelque chose, car, sur mon honneur, j’ai dit tout ce que je pouvais avouer.

Henri se leva la mort dans l’âme.

– Je vous remercie, dit-il, d’avoir eu cette compassion pour mes malheurs ; maintenant je suis décidé.

– Ainsi, vous serez plus calme à l’avenir, monsieur le comte, ainsi vous vous éloignerez de nous, vous nous laisserez à une destinée pire que la vôtre, croyez-moi.

– Oui, je m’éloignerai de vous, en effet, soyez tranquille, dit le jeune homme, et pour toujours.

– Vous voulez mourir, je vous comprends.

– Pourquoi vous le cacherais-je ? je ne puis vivre sans elle, il faut bien que je meure, du moment où je ne la possède pas.

– Monsieur le comte, nous avons bien souvent parlé de la mort avec ma maîtresse ; croyez-moi, c’est une mauvaise mort que celle qu’on se donne de sa propre main.

– Aussi, n’est-ce point celle-là que je choisirai ; il y a pour un jeune homme de mon nom, de mon âge et de ma fortune, une mort qui de tout temps a été une belle mort, c’est celle que l’on reçoit en défendant son roi et son pays.

– Si vous souffrez au-delà de votre force, si vous ne devez rien à ceux qui vous survivront, si la mort du champ de bataille vous est offerte, mourez, monsieur le comte, mourez ; il y a longtemps que je serais mort, moi, si je n’étais condamné à vivre.

– Adieu et merci, répondit Joyeuse en tendant la main au serviteur inconnu. Au revoir dans un autre monde !

Et il s’éloigna rapidement, jetant aux pieds du serviteur, touché de cette douleur profonde, une pesante bourse d’or.

Minuit sonnait à l’église Saint-Germain-des-Prés.

LIX. Comment aimait une grande dame en l’an de grâce 1586 §

Les trois coups de sifflet qui, à intervalles égaux, avaient traversé l’espace, étaient bien ceux qui devaient servir de signal au bienheureux Ernauton.

Aussi, quand le jeune homme fut proche de la maison, il trouva dame Fournichon sur la porte où elle attendait les clients avec un sourire qui la faisait ressembler à une déesse mythologique interprétée par un peintre flamand.

Dame Fournichon maniait encore dans ses grosses mains blanches un écu d’or qu’une autre main aussi blanche, mais plus délicate que la sienne, venait d’y déposer en passant.

Elle regarda Ernauton, et mettant les mains sur ses hanches, remplit la capacité de la porte de manière à rendre tout passage impossible.

Ernauton, de son côté, s’arrêta en homme qui demande à passer.

– Que voulez-vous, monsieur ? dit-elle ; qui demandez-vous ?

– Trois coups de sifflet ne sont-ils point partis tout à l’heure de la fenêtre de cette tourelle, bonne dame ?

– Si fait.

– Eh bien ! c’est moi que ces trois coups de sifflet appelaient.

– Vous ?

– Oui, moi.

– Alors c’est différent, si vous me donnez votre parole d’honneur.

– Foi de gentilhomme, ma chère madame Fournichon.

– En ce cas, je vous crois ; entrez, beau cavalier, entrez.

Et, joyeuse d’avoir enfin une de ces clientèles, comme elle les désirait si ardemment pour ce malheureux Rosier-d’Amour qui avait été détrôné par le Fier-Chevalier, l’hôtesse fit monter Ernauton par l’escalier en limaçon qui conduisait à la plus ornée et à la plus discrète de ses tourelles.

Une petite porte, peinte assez vulgairement, donnait accès dans une sorte d’antichambre et de cette antichambre on arrivait dans la tourelle même, meublée, décorée, tapissée avec un peu plus de luxe qu’on n’en eût attendu dans ce coin écarté de Paris ; mais, il faut le dire, dame Fournichon avait mis du goût à l’embellissement de cette tourelle, sa favorite, et généralement on réussit dans ce que l’on fait avec amour.

Madame Fournichon avait donc réussi autant qu’il était donné à un assez vulgaire esprit de réussir en pareille matière.

Lorsque le jeune homme entra dans l’antichambre, il sentit une forte odeur de benjoin et d’aloès : c’était un holocauste fait sans doute par la personne un peu trop susceptible, qui, en attendant Ernauton, essayait de combattre, à l’aide de parfums végétaux, les vapeurs culinaires exhalées par la broche et par les casseroles.

Dame Fournichon suivait le jeune homme pas à pas, elle le poussa de l’escalier dans l’antichambre, et de l’antichambre dans la tourelle avec des yeux tout rapetissés par un clignotement anacréontique ; puis elle se retira.

Ernauton resta la main droite à la portière, la main gauche au loquet de la porte, et à demi courbé par son salut.

C’est qu’il venait d’apercevoir dans la voluptueuse demi-teinte de la tourelle, éclairée par une seule bougie de cire rosé, une de ces élégantes tournures de femme qui commandent toujours, sinon l’amour, du moins l’attention, quand toutefois ce n’est pas le désir.

Renversée sur des coussins, tout enveloppée de soie et de velours, cette dame, dont le pied mignon pendait à l’extrémité de ce lit de repos, s’occupait de brûler à la bougie le reste d’une petite branche d’aloès dont elle approchait parfois, pour la respirer, la fumée de son visage, emplissant aussi de cette fumée les plis de son capuchon et ses cheveux, comme si elle eût voulu tout entière se pénétrer de l’enivrante vapeur.

À la manière dont elle jeta le reste de la branche au feu, dont elle abaissa sa robe sur son pied et sa coiffe sur son visage masqué, Ernauton s’aperçut qu’elle l’avait entendu entrer et le savait près d’elle.

Cependant, elle ne s’était point retournée.

Ernauton attendit un instant ; elle ne se retourna point.

– Madame, dit le jeune homme d’une voix qu’il essaya de rendre douce à force de reconnaissance, madame… vous avez fait appeler votre humble serviteur : le voici.

– Ah ! fort bien, dit la dame, asseyez-vous, je vous prie, monsieur Ernauton.

– Pardon, madame, mais je dois avant toute chose vous remercier de l’honneur que vous me faites.

– Ah ! cela est civil, et vous avez raison, monsieur de Carmainges, et cependant vous ne savez pas encore qui vous remerciez, je présume.

– Madame, dit le jeune homme s’approchant par degrés, vous avez le visage caché sous un masque, la main enfouie sous des gants ; vous venez, au moment même où j’entrais, vous venez de me dérober la vue d’un pied qui, certes, m’eût rendu fou de toute votre personne ; je ne vois rien qui me permette de reconnaître ; je ne puis donc que deviner.

– Et vous devinez qui je suis ?

– Celle que mon cœur désire, celle que mon imagination fait jeune, belle, puissante et riche, trop riche et trop puissante même, pour que je puisse croire que ce qui m’arrive est bien réel, et que je ne rêve pas en ce moment.

– Avez-vous eu beaucoup de peine à entrer ici ? demanda la dame sans répondre directement à ce flot de paroles qui s’échappait du cœur trop plein d’Ernauton.

– Non, madame, l’accès m’en a même été plus facile que je ne l’eusse pensé.

– Pour un homme, tout est facile, c’est vrai ; seulement il n’en est pas de même pour une femme.

– Je regrette bien, madame, toute la peine que vous avez prise et dont je ne puis que vous offrir mes bien humbles remercîments.

Mais la dame paraissait déjà avoir passé à une autre pensée.

– Que me disiez-vous, monsieur ? fit-elle négligemment en ôtant son gant ; pour montrer une adorable main ronde et effilée à la fois.

– Je vous disais, madame, que sans avoir vu vos traits, je sais qui vous êtes, et que, sans crainte de me tromper, je puis vous dire que je vous aime.

– Alors vous croyez pouvoir répondre que je suis bien celle que vous vous attendiez à trouver ici ?

– À défaut du regard, mon cœur me le dit.

– Donc, vous me connaissez ?

– Je vous connais, oui.

– En vérité, vous, un provincial à peine débarqué, vous connaissez déjà les femmes de Paris ?

– Parmi toutes les femmes de Paris, madame, je n’en connais encore qu’une seule.

– Et celle-là, c’est moi ?

– Je le crois.

– Et à quoi me reconnaissez vous ?

– À votre voix, à votre grâce, à votre beauté.

– À ma voix, je le comprends, je ne puis la déguiser ; à ma grâce, je puis prendre le mot pour un compliment ; mais à ma beauté, je ne puis admettre la réponse que par hypothèse.

– Pourquoi cela, madame ?

– Sans doute ; vous me reconnaissez à ma beauté, et ma beauté est voilée.

– Elle l’était moins, madame, le jour où, pour vous faire entrer dans Paris, je vous tins si près de moi, que votre poitrine effleurait mes épaules, et que votre haleine brûlait mon cou.

– Aussi, à la réception de ma lettre, vous avez deviné que c’était de moi qu’il s’agissait.

– Oh ! non, non, madame, ne le croyez pas. Je n’ai pas eu un seul instant une pareille pensée. J’ai cru que j’étais le jouet de quelque plaisanterie, la victime de quelque erreur ; j’ai pensé que j’étais menacé de quelqu’une de ces catastrophes qu’on appelle des bonnes fortunes, et ce n’est que depuis quelques minutes qu’en vous voyant, en vous touchant…

Et Ernauton fit le geste de prendre une main, qui se retira devant la sienne.

– Assez, dit la dame ; le fait est que j’ai commis une insigne folie.

– Et en quoi, madame, je vous prie ?

– En quoi ! Vous dites que vous me connaissez, et vous me demandez en quoi j’ai fait une folie ?

– Oh ! c’est vrai, madame, et je suis bien petit, bien obscur auprès de Votre Altesse.

– Mais, pour Dieu ! faites-moi donc le plaisir de vous taire, monsieur. N’auriez-vous point d’esprit, par hasard ?

– Qu’ai-je donc fait, madame, au nom du ciel ? demanda Ernauton effrayé.

– Quoi ! vous me voyez un masque…

– Eh bien ?

– Si je porte un masque, c’est probablement dans l’intention de me déguiser, et vous m’appelez Altesse ? Que n’ouvrez-vous la fenêtre et que ne criez-vous mon nom dans la rue !

– Oh ! pardon, pardon, fit Ernauton en tombant à genoux, mais je croyais à la discrétion de ces murs.

– Il me paraît que vous êtes crédule ?

– Hélas ! madame, je suis amoureux !

– Et vous êtes convaincu que tout d’abord je réponds à cet amour par un amour pareil ?

Ernauton se releva tout piqué.

– Non, madame, répondit-il.

– Et que croyez-vous ?

– Je crois que vous avez quelque chose d’important à me dire ; que vous n’avez pas voulu me recevoir à l’hôtel de Guise ou dans votre maison de Bel-Esbat, et que vous avez préféré un entretien secret dans un endroit isolé.

– Vous avez cru cela ?

– Oui.

– Et que pensez-vous que j’aie eu à vous dire ? Voyons, parlez ; je ne serais point fâchée d’apprécier votre perspicacité.

Et la dame, sous son insouciance apparente, laissa percer malgré elle une espèce d’inquiétude.

– Mais que sais-je, moi, répondit Ernauton, quelque chose qui ait rapport à M. de Mayenne, par exemple.

– Est-ce que je n’ai pas mes courriers, monsieur, qui demain soir m’en auront dit plus que vous ne pouvez m’en dire, puisque vous m’avez dit, vous, tout ce que vous en saviez ?

– Peut-être aussi quelque question à me faire sur l’événement de la nuit passée ?

– Ah ! quel événement, et de quoi parlez-vous ? demanda la dame, dont le sein palpitait visiblement.

– Mais de la panique éprouvée par M. d’Épernon, de l’arrestation de ces gentilshommes lorrains.

– On a arrêté des gentilshommes lorrains ?

– Une vingtaine, qui se sont trouvés intempestivement sur la route de Vincennes.

– Qui est aussi la route de Soissons, – ville où M. de Guise tient garnison, ce me semble. – Ah ! au fait, monsieur Ernauton, vous qui êtes de la cour, vous pourriez me dire pourquoi l’on a arrêté ces gentilshommes.

– Moi, de la cour ?

– Sans doute.

– Vous savez cela, madame ?

– Dame ! pour avoir votre adresse, il m’a bien fallu prendre des renseignements, des informations. Mais finissez vos phrases, pour l’amour de Dieu ! Vous avez une déplorable habitude, celle de croiser la conversation ; et qu’est-il résulté de cette échauffourée ?

– Absolument rien, madame, que je sache du moins.

– Alors pourquoi avez-vous pensé que je parlerais d’une chose qui n’a pas eu de résultat ?

– J’ai tort cette fois comme les autres, madame, et j’avoue mon tort.

– Comment, monsieur, mais de quel pays êtes-vous ?

– D’Agen ?

– Comment, monsieur, vous êtes Gascon, car Agen est en Gascogne, je crois ?

– À peu près.

– Vous êtes Gascon, et vous n’êtes pas assez vain pour supposer tout simplement que, vous ayant vu, le jour de l’exécution de Salcède, à la porte Saint-Antoine, je vous ai trouvé de galante tournure ?

Ernauton rougit et se troubla. La dame continua imperturbablement :

– Que je vous ai rencontré dans la rue, et que je vous ai trouvé beau ?

Ernauton devint pourpre.

– Qu’enfin, porteur d’un message de mon frère Mayenne, vous êtes venu chez moi, et que je vous ai trouvé fort à mon goût ?

– Madame, madame, je ne pense pas cela, Dieu m’en garde.

– Et vous avez tort, répliqua la dame, en se retournant vers Ernauton pour la première fois, et en arrêtant sur ses yeux deux yeux flamboyants sous le masque, tandis qu’elle déployait, sous le regard haletant du jeune homme, la séduction d’une taille cambrée, se profilant en lignes arrondies et voluptueuses sur le velours des coussins.

Ernauton joignit les mains.

– Madame ! madame ! s’écria-t-il, vous raillez-vous de moi ?

– Ma foi, non ! reprit-elle du même ton dégagé ; je dis que vous m’avez plu, et c’est la vérité.

– Mon Dieu !

– Mais vous-même, n’avez-vous pas osé me déclarer que vous m’aimiez ?

– Mais quand je vous ai déclaré cela, je ne savais pas qui vous étiez, madame, et maintenant que je le sais, oh ! je vous demande bien humblement pardon.

– Allons, voilà maintenant qu’il déraisonne, murmura la dame avec impatience. Mais restez donc ce que vous êtes, monsieur, dites donc ce que vous pensez, ou vous me ferez regretter d’être venue.

Ernauton tomba à genoux.

– Parlez, madame, dit-il, parlez, que je me persuade que tout ceci n’est point un jeu, et peut-être oserai-je enfin vous répondre.

– Soit. Voici mes projets sur vous, dit la dame en repoussant Ernauton, tandis qu’elle arrangeait symétriquement les plis de sa robe. J’ai du goût pour vous, mais je ne vous connais pas encore. Je n’ai pas l’habitude de résister à mes fantaisies, mais je n’ai pas la sottise de commettre des erreurs. Si nous eussions été égaux, je vous eusse reçu chez moi et étudié à mon aise avant que vous eussiez même soupçonné mes intentions à votre égard. La chose était impossible ; il a fallu s’arranger autrement et brusquer l’entrevue. Maintenant vous savez à quoi vous en tenir sur moi. Devenez digne de moi, c’est tout ce que je vous recommande.

Ernauton se confondit en protestations.

– Oh ! moins de chaleur, monsieur de Carmainges, je vous prie, dit la dame avec nonchalance : ce n’est pas la peine. Peut-être est-ce votre nom seulement qui m’a frappée la première fois que nous nous rencontrâmes, et qui m’a plu. Après tout, je crois bien décidément que je n’ai pour vous qu’un caprice et que cela se passera. Cependant n’allez pas vous croire trop loin de la perfection et désespérer. Je ne peux pas souffrir les gens parfaits. Oh ! j’adore les gens dévoués, par exemple. Retenez bien ceci, je vous le permets, beau cavalier.

Ernauton était hors de lui. Ce langage hautain, ces gestes pleins de volupté et de mollesse, cette orgueilleuse supériorité, cet abandon vis-à-vis de lui enfin, d’une personne aussi illustre, le plongeaient à la fois dans les délices et dans les terreurs les plus extrêmes. Il s’assit près de sa belle et fière maîtresse, qui le laissa faire, puis il essaya de passer son bras derrière les coussins qui la soutenaient.

– Monsieur, dit-elle, il paraît que vous m’avez entendue, mais que vous ne m’avez pas comprise. Pas de familiarité, je vous prie ; restons chacun à notre place. Il est sûr qu’un jour je vous donnerai le droit de me nommer vôtre, mais ce droit, vous ne l’avez pas encore.

Ernauton se releva pâle et dépité.

– Excusez-moi, madame, dit-il. Il parait que je ne fais que des sottises ; cela est tout simple : je ne suis point fait encore aux habitudes de Paris. Chez nous, en province, à deux cents lieues d’ici, cela est vrai, une femme, lorsqu’elle dit : « J’aime, » aime et ne se refuse pas. Elle ne prend point le prétexte de ses paroles pour humilier un homme à ses pieds. C’est votre usage comme Parisienne, c’est votre droit comme princesse. J’accepte tout cela. Seulement, que voulez-vous, l’habitude me manquait, l’habitude me viendra.

La dame écouta en silence. Il était visible qu’elle continuait d’observer attentivement Ernauton, pour savoir si son dépit aboutirait à une réelle colère.

– Ah ! ah ! vous vous fâchez, je crois, dit-elle superbement.

– Je me fâche, en effet, madame, mais c’est contre moi-même, car j’ai pour vous, moi, madame, non pas un caprice passager, mais de l’amour, un amour très véritable et très pur. Je ne cherche pas votre personne, car je vous désirerais, s’il en était ainsi : voilà tout ; mais je cherche à obtenir votre cœur. Aussi ne me pardonnerai-je jamais, madame, d’avoir aujourd’hui par des impertinences compromis le respect que je vous dois, respect que je ne changerai en amour, madame, qu’alors que vous me l’ordonnerez.

Trouvez bon seulement, madame, qu’à partir de ce moment j’attende vos ordres.

– Allons, allons, dit la dame, n’exagérons rien, monsieur de Carmainges : voilà que vous êtes tout glacé après avoir été tout de flammes.

– Il me semble, cependant, madame…

– Eh ! monsieur, ne dites donc jamais à une femme que vous l’aimerez comme vous voudrez, c’est maladroit ; montrez-lui que vous l’aimerez comme elle voudra, à la bonne heure !

– C’est ce que j’ai dit, madame.

– Oui, mais c’est ce que vous ne pensez pas.

– Je m’incline devant votre supériorité, madame.

– Trêve de politesses, il me répugnerait de faire ici la reine. Tenez, voici ma main, prenez-la, c’est celle d’une simple femme : seulement elle est plus brûlante et plus animée que la vôtre.

Ernauton prit respectueusement cette belle main.

– Eh bien ! dit la duchesse.

– Eh bien ?

– Vous ne la baisez pas ? êtes-vous fou ? et avez-vous juré de me mettre en fureur ?

– Mais, tout à l’heure…

– Tout à l’heure je vous la retirais, tandis que maintenant…

– Maintenant ?

– Eh ! maintenant je vous la donne.

Ernauton baisa la main avec tant d’obéissance, qu’on la lui retira aussitôt.

– Vous voyez bien, dit le jeune homme encore une leçon !

– J’ai donc eu tort ?

– Assurément, vous me faites bondir d’un extrême à l’autre ; la crainte finira par tuer la passion. Je continuerai de vous adorer à genoux, c’est vrai ; mais je n’aurai pour vous ni amour ni confiance.

– Oh ! je ne veux pas de cela, dit la dame d’un ton enjoué, car vous seriez un triste amant, et ce n’est point ainsi que je les aime, je vous en préviens. Non, restez naturel, restez vous, soyez monsieur Ernauton de Carmainges, pas autre chose. J’ai mes manies. Eh ! mon Dieu, ne m’avez-vous pas dit que j’étais belle ? Toute belle femme a ses manies : respectez-en beaucoup, brusquez-en quelques-unes, ne me craignez pas surtout, et quand je dirai au trop bouillant Ernauton : Calmez-vous, qu’il consulte mes yeux, jamais ma voix.

À ces mots elle se leva.

Il était temps : le jeune homme, rendu à son délire, l’avait saisie entre ses bras, et le masque de la duchesse effleura un instant les lèvres d’Ernauton ; mais ce fut alors qu’elle prouva la profonde vérité de ce qu’elle avait dit, car, à travers son masque, ses yeux lancèrent un éclair froid et blanc comme le sinistre avant-coureur des orages.

Ce regard imposa tellement à Carmainges, qu’il laissa tomber ses bras et que tout son feu s’éteignit.

– Allons, dit la duchesse, c’est bien, nous nous reverrons. Décidément, vous me plaisez, monsieur de Carmainges.

Ernauton s’inclina.

– Quand êtes-vous libre ? demanda-t-elle négligemment.

– Hélas ! assez rarement, madame, répondit Ernauton.

– Ah ! oui, je comprends, ce service est fatigant, n’est-ce pas ?

– Quel service ?

– Mais celui que vous faites près du roi. Est-ce que vous n’êtes pas d’une garde quelconque de Sa Majesté ?

– C’est-à-dire madame, que je fais partie d’un corps de gentilshommes.

– C’est cela que je veux dire ; et ces gentilshommes sont Gascons, je crois ?

– Tous, oui, madame.

– Combien sont-ils donc ? on me l’a dit, je l’ai oublié.

– Quarante-cinq.

– Quel singulier compte ?

– Cela s’est trouvé ainsi.

– Est-ce un calcul ?

– Je ne crois pas ; le hasard se sera chargé de l’addition.

– Et ces quarante-cinq gentilshommes ne quittent pas le roi, dites-vous ?

– Je n’ai point dit que nous ne quittions point Sa Majesté, madame.

– Ah ! pardon, je croyais vous l’avoir entendu dire. Au moins disiez-vous que vous aviez peu de liberté.

– C’est vrai, j’ai peu de liberté, madame, parce que, le jour, nous sommes de service pour les sorties de Sa Majesté ou pour ses chasses, et que, le soir, on nous consigne au Louvre.

– Le soir ?

– Oui.

– Tous les soirs ?

– Presque tous.

– Voyez donc ce qui fût arrivé, si ce soir, par exemple, cette consigne vous avait retenu ! Moi, qui vous attendais, moi, qui eusse ignoré le motif qui vous empêchait de venir, n’aurais-je pas pu croire que mes avances étaient méprisées ?

– Ah ! madame, maintenant, pour vous voir, je risquerai tout, je vous jure.

– C’est inutile et ce serait absurde, je ne le veux pas.

– Mais alors ?

– Faites votre service ; c’est à moi de m’arranger là-dessus, moi, qui suis toujours libre et maîtresse de ma vie.

– Oh ! que de bontés, madame !

– Mais tout cela ne m’explique pas, continua la duchesse avec son insinuant sourire, comment, ce soir, vous vous êtes trouvé libre et comment vous êtes venu.

– Ce soir, madame, j’avais médité déjà de demander une permission à M. de Loignac, notre capitaine, qui me veut du bien, quand l’ordre est venu de donner toute la nuit aux quarante-cinq.

– Ah ! cet ordre est venu ?

– Oui.

– Et à quel propos cette bonne chance ?

– Comme récompense, je crois, madame, d’un service assez fatigant que nous avons fait hier à Vincennes.

– Ah ! fort bien, dit la duchesse.

– Ainsi, voilà à quelle circonstance je dois, madame, le bonheur de vous voir ce soir tout à mon aise.

– Eh bien ! écoutez, Carmainges, dit la duchesse avec une douce familiarité qui emplit de joie le cœur du jeune homme ; voici ce que vous allez faire : chaque fois que vous croirez être libre, prévenez l’hôtesse par un billet ; tous les jours un homme à moi passera chez elle.

– Oh ! mon Dieu ! mais c’est trop de bonté, madame.

La duchesse posa sa main sur le bras d’Ernauton.

– Attendez donc, dit-elle.

– Qu’y a-t-il, madame ?

– Ce bruit, d’où vient-il ?

En effet, un bruit d’éperons, de voix, de portes heurtées, d’exclamations joyeuses, montait de la salle d’en bas, comme l’écho d’une invasion.

Ernauton passa sa tête par la porte qui donnait dans l’antichambre.

– Ce sont mes compagnons, dit-il, qui viennent ici fêter le congé que leur a donné M. de Loignac.

– Mais par quel hasard ici, justement en cette hôtellerie où nous sommes ?

– Parce que c’est justement au Fier-Chevalier, madame, que le rendez-vous d’arrivée a été donné, parce que, de ce jour bienheureux de leur entrée dans la capitale, mes compagnons ont pris en affection le vin et les pâtés de maître Fournichon, et quelques-uns même les tourelles de madame.

– Oh ! fit la duchesse avec un malicieux sourire, vous parlez bien expertement, monsieur, de ces tourelles.

– C’est la première fois, sur mon honneur, qu’il m’arrive d’y pénétrer, madame. Mais vous, vous qui les avez choisies ? osa-t-il dire.

– J’ai choisi, et vous allez comprendre facilement cela ; j’ai choisi le lieu le plus désert de Paris, un endroit près de la rivière, près du grand rempart, un endroit où personne ne peut me reconnaître, ni soupçonner que je puisse aller ; mais, mon Dieu ! qu’ils sont donc bruyants, vos compagnons, ajouta la duchesse.

En effet, le vacarme de l’entrée devenait un infernal ouragan ; le bruit des exploits de la veille, les forfanteries, le bruit des écus d’or et le cliquetis des verres, présageaient l’orage au grand complet.

Tout à coup on entendit un bruit de pas dans le petit escalier qui conduisait à la tourelle, et la voix de dame Fournichon cria d’en bas :

– Monsieur de Sainte-Maline ! monsieur de Sainte-Maline !

– Eh bien ? répondit la voix du jeune homme.

– N’allez pas là haut, monsieur de Sainte-Maline, je vous en supplie.

– Bon ! et pourquoi pas, chère dame Fournichon ? toute la maison n’est-elle pas à nous, ce soir ?

– Toute la maison, soit, mais pas les tourelles.

– Bah ! les tourelles sont de la maison, crièrent cinq ou six autres voix, parmi lesquelles Ernauton reconnut celles de Perducas de Pincorney et d’Eustache de Miradoux.

– Non, les tourelles n’en sont pas, continuait dame Fournichon, les tourelles font exception, les tourelles sont à moi ; ne dérangez pas mes locataires.

– Madame Fournichon, dit Sainte-Maline, je suis votre locataire aussi, moi, ne me dérangez donc pas.

– Sainte-Maline ! murmura Ernauton inquiet, car il connaissait les mauvais penchants et l’audace de cet homme.

– Mais, par grâce ! répéta madame Fournichon.

– Madame Fournichon, dit Sainte-Maline, il est minuit ; à neuf heures, tous les feux doivent être éteints, et je vois un feu dans votre tourelle ; il n’y a que les mauvais serviteurs du roi qui transgressent les édits du roi ; je veux connaître quels sont ces mauvais serviteurs.

Et Sainte-Maline continua d’avancer, suivi de plusieurs Gascons, dont les pas s’emboîtaient dans les siens.

– Mon Dieu ! s’écria la duchesse, mon Dieu ! monsieur de Carmainges, est-ce que ces gens-là oseraient entrer ici ?

– En tout cas, madame, s’ils osaient, je suis là, et je puis vous dire d’avance, madame : n’ayez aucune crainte.

– Oh ! mais ils enfoncent les portes, monsieur.

En effet, Sainte-Maline, trop avancé pour reculer maintenant, heurtait si violemment à cette porte, qu’elle se brisa en deux : elle était d’un sapin que madame Fournichon n’avait pas jugé à propos d’éprouver, elle dont le respect pour les amours allait jusqu’au fanatisme.

LX. Comment Sainte-Maline entra dans la tourelle et de ce qui s’ensuivit §

Le premier soin d’Ernauton, lorsqu’il vit la porte de l’antichambre se fendre sous les coups de Sainte-Maline, fut de souffler la bougie qui éclairait la tourelle.

Cette précaution, qui pouvait être bonne, mais qui n’était que momentanée, ne rassurait cependant pas la duchesse, lorsque tout à coup dame Fournichon, qui avait épuisé toutes ses ressources, eut recours à un dernier moyen et se mit à crier :

– Monsieur de Sainte-Maline, je vous préviens que les personnes que vous troublez sont de vos amis : la nécessité me force à vous l’avouer.

– Eh bien ! raison de plus pour que nous leur présentions nos compliments, dit Perducas de Pincorney d’une voix avinée, et trébuchant derrière Sainte-Maline sur la dernière marche de l’escalier.

– Et quels sont ces amis, voyons ? dit Sainte-Maline.

– Oui, voyons-les, voyons-les, cria Eustache de Miradoux.

La bonne hôtesse, espérant toujours prévenir une collision qui pouvait, tout en honorant le Fier-Chevalier, faire le plus grand tort au Rosier-d’Amour, monta au milieu des rangs pressés des gentilshommes, et glissa tout bas le nom d’Ernauton à l’oreille de son agresseur.

– Ernauton ! répéta tout haut Sainte-Maline, pour qui cette révélation était de l’huile au lieu d’eau jetée sur le feu, Ernauton ! ce n’est pas possible.

– Et pourquoi, cela ? demanda madame Fournichon.

– Et pourquoi cela ? répétèrent plusieurs voix.

– Eh ! parbleu ! dit Sainte-Maline, parce que Ernauton est un modèle de chasteté, un exemple de continence, un composé de toutes les vertus. Non, non, vous vous trompez, dame Fournichon, ce n’est point M. de Carmainges qui est enfermé là-dedans.

Et il s’approcha vers la seconde porte pour en faire autant qu’il avait fait de la première, quand tout à coup cette porte s’ouvrit, et Ernauton parut debout sur le seuil, avec un visage qui n’annonçait point que la patience fût une de ces vertus qu’il pratiquait si religieusement, au dire de Sainte-Maline.

– De quel droit M. de Sainte-Maline a-t-il brisé cette première porte ? demanda-t-il ; et, ayant déjà brisé celle-là, veut-il encore briser celle-ci ?

– Eh ! c’est lui, en réalité, c’est Ernauton ! s’écria Sainte-Maline ; je reconnais sa voix, car, quant à sa personne, le diable m’emporte si je pourrais dire dans l’obscurité de quelle couleur elle est.

– Vous ne répondez pas à ma question, monsieur, réitéra Ernauton.

Sainte-Maline se mit à rire bruyamment, ce qui rassura ceux des quarante-cinq qui, à la voix grosse de menaces qu’ils venaient d’entendre, avaient jugé qu’il était prudent de descendre à tout hasard deux marches de l’escalier.

– C’est à vous que je parle, monsieur de Sainte-Maline, m’entendez-vous ? s’écria Ernauton.

– Oui, monsieur, parfaitement, répondit celui-ci.

– Alors qu’avez-vous à dire ?

– J’ai à dire, mon cher compagnon, que nous voulions savoir si c’était vous qui habitiez cette hôtellerie des amours.

– Eh bien maintenant, monsieur, que vous avez pu vous assurer que c’était moi, puisque je vous parle et qu’au besoin je pourrais vous toucher, laissez-moi en repos.

– Cap-de-Diou ! dit Sainte-Maline, vous ne vous êtes pas fait ermite et vous ne l’habitez pas seul, je suppose.

– Quant à cela, monsieur, vous me permettrez de vous laisser dans le doute, en supposant que vous y soyez.

– Ah ! bah ! continua Sainte-Maline en s’efforçant de pénétrer dans la tourelle, est-ce que vraiment vous seriez seul ? Ah ! vous êtes sans lumière, bravo !

– Allons, messieurs, dit Ernauton d’un ton hautain, j’admets que vous soyez ivres, et je vous pardonne ; mais il y a un terme même à la patience que l’on doit à des hommes hors de leur bon sens ; les plaisanteries sont épuisées, n’est-ce pas ? faites-moi donc le plaisir de vous retirer.

Malheureusement Sainte-Maline était dans un de ses accès de méchanceté envieuse.

– Oh ! oh ! nous retirer, dit-il, comme vous nous dites cela, monsieur Ernauton !

– Je vous dis cela de façon à ce que vous ne vous trompiez pas à mon désir, monsieur de Sainte-Maline, et, s’il le faut même, je le répète : retirez-vous, messieurs, je vous en prie.

– Oh ! pas avant que vous ne nous ayez admis à l’honneur de saluer la personne pour laquelle vous désertez notre compagnie.

À cette insistance de Sainte-Maline, le cercle prêt à se rompre se reforma autour de lui.

– Monsieur de Montcrabeau, dit Sainte-Maline avec autorité, descendez, et remontez avec une bougie.

– Monsieur de Montcrabeau, s’écria Ernauton, si vous faites cela, souvenez-vous que vous m’offensez personnellement.

Montcrabeau hésita, tant il y avait de menaces dans la voix du jeune homme.

– Bon ! répliqua Sainte-Maline, nous avons notre serment, et M. de Carmainges est si religieux en discipline qu’il ne voudra pas l’enfreindre ; nous ne pouvons tirer l’épée les uns contre les autres ; ainsi éclairez. Montcrabeau, éclairez.

Montcrabeau descendit, et, cinq minutes après, remonta avec une bougie qu’il voulut remettre à Sainte-Maline.

– Non pas, non pas, dit celui-ci, gardez, je vais peut-être avoir besoin de mes deux mains.

Et Sainte-Maline fit un pas en avant pour pénétrer dans la tourelle.

– Je vous prends à témoin, tous tant que vous êtes ici, dit Ernauton, qu’on m’insulte indignement et qu’on me fait violence sans motifs, et qu’en conséquence – Ernauton tira vivement son épée – et qu’en conséquence j’enfonce cette épée dans la poitrine du premier qui fera un pas en avant.

Sainte-Maline, furieux, voulut mettre aussi l’épée à la main, mais il n’avait pas encore dégainé à moitié, qu’il vit briller sur sa poitrine la pointe de l’épée d’Ernauton.

Or, comme en ce moment il faisait un pas en avant, sans que M. de Carmainges eût besoin de se fendre, ou de pousser le bras, Sainte-Maline sentit le froid du fer, et recula en délire, comme un taureau blessé.

Alors, Ernauton fit en avant un pas égal au pas de retraite que faisait Sainte-Maline, et l’épée se retrouva menaçante sur la poitrine de ce dernier.

Sainte-Maline pâlit : si Ernauton s’était fendu, il le clouait à la muraille.

Il repoussa lentement son épée au fourreau.

– Vous mériteriez mille morts pour votre insolence, monsieur, dit Ernauton ; mais le serment dont vous me parliez tout à l’heure me lie, et je ne vous toucherai pas davantage ; laissez-moi le chemin libre.

Il fit un pas en arrière pour voir si l’on obéirait.

Et avec un geste suprême, qui eût fait honneur à un roi :

– Au large, messieurs, dit-il ; venez, madame, je réponds de tout.

On vit alors apparaître au seuil de la tourelle une femme dont la tête était couverte d’une coiffe, dont le visage était couvert d’un voile, et qui prit toute tremblante le bras d’Ernauton.

Alors le jeune homme remit son épée au fourreau, et comme s’il était sûr de n’avoir plus rien à craindre, il traversa fièrement l’antichambre peuplée de ses compagnons inquiets et curieux à la fois.

Sainte-Maline, dont le fer avait légèrement effleuré la poitrine, avait reculé jusque sur le palier, tout étouffant de l’affront mérité qu’il venait de recevoir devant ses compagnons et devant la dame inconnue.

Il comprit que tout se réunissait contre lui, rieurs et hommes sérieux, si les choses demeuraient entre lui et Ernauton dans l’état où elles étaient ; cette conviction le poussa à une dernière extrémité.

Il tira sa dague au moment où Carmainges passait devant lui.

Avait-il l’intention de frapper Carmainges ? avait-il l’intention de faire ce qu’il fit ? voilà ce qu’il serait impossible d’éclaircir sans avoir lu dans la ténébreuse pensée de cet homme, où lui-même peut-être ne pouvait lire dans ses moments de colère.

Toujours est-il que son bras s’abattit sur le couple, et que la lame de son poignard, au lieu d’entamer la poitrine d’Ernauton, fendit la coiffe de soie de la duchesse, et trancha un des cordons du masque.

Le masque tomba à terre.

Le mouvement de Sainte-Maline avait été si prompt, que, dans l’ombre, nul n’avait pu s’en rendre compte, nul n’avait pu s’y opposer.

La duchesse jeta un cri. Son masque l’abandonnait et, le long de son col, elle avait senti glisser le dos arrondi de la lame, qui cependant ne l’avait pas blessée.

Sainte-Maline eut donc, tandis qu’Ernauton s’inquiétait de ce cri poussé par la duchesse, tout le temps de ramasser le masque et de le lui rendre, de sorte qu’à la lueur de la bougie de Montcrabeau, il put voir le visage de la jeune femme, que rien ne protégeait.

– Ah ! ah ! dit-il de sa voix railleuse et insolente : c’est la belle dame de la litière : mes compliments, Ernauton, vous allez vite en besogne.

Ernauton s’arrêtait et avait déjà tiré à moitié du fourreau son épée, qu’il se repentait d’y avoir remise, lorsque la duchesse l’entraîna par les degrés en lui disant tout bas :

– Venez, venez, je vous en supplie, monsieur de Carmainges.

– Je vous reverrai, monsieur de Sainte-Maline, dit Ernauton en s’éloignant, et soyez tranquille, vous me paierez cette lâcheté avec les autres.

– Bien, bien ! fit Sainte-Maline, tenez votre compte de votre côté ; je tiens le mien ; nous les réglerons tous deux un jour.

Carmainges entendit, mais ne se retourna même point, il était tout entier à la duchesse.

Arrivé au bas de l’escalier, personne ne s’opposa plus à son passage ; ceux des quarante-cinq qui n’avaient pas monté l’escalier blâmaient sans doute tout bas la violence de leurs camarades.

Ernauton conduisit la duchesse à sa litière gardée par deux serviteurs.

Arrivée là et se sentant en sûreté, la duchesse serra la main de Carmainges et lui dit :

– Monsieur Ernauton, après ce qui vient de se passer, après l’insulte dont, malgré votre courage, vous n’avez pu me défendre, et qui ne manquerait pas de se renouveler, nous ne pouvons plus revenir ici ; cherchez, je vous prie, dans les environs, quelque maison à vendre ou à louer en totalité ; avant peu, soyez tranquille, vous recevrez de mes nouvelles.

– Dois-je prendre congé de vous, madame ? dit Ernauton, en s’inclinant en signe d’obéissance aux ordres qui venaient de lui être donnés, et qui étaient trop flatteurs à son amour-propre pour qu’il les discutât.

– Pas encore, monsieur de Carmainges, pas encore ; suivez ma litière jusqu’au nouveau pont, dans la crainte que ce misérable, qui m’a reconnue pour la dame de la litière, mais qui ne m’a point reconnue pour ce que je suis, ne marche derrière nous et ne découvre ainsi ma demeure.

Ernauton obéit, mais personne ne les espionna.

Arrivée au pont Neuf, qui alors méritait ce nom, puisqu’il y avait à peine sept ans que l’architecte Ducerceau l’avait jeté sur la Seine, arrivée au pont Neuf, la duchesse tendit la main aux lèvres d’Ernauton en lui disant :

– Allez, maintenant, monsieur.

– Oserai-je vous demander quand je vous reverrai, madame ?

– Cela dépend de la hâte que vous mettrez à faire ma commission, et cette hâte me sera une preuve du plus ou du moins de désir que vous aurez de me revoir.

– Oh ! madame, en ce cas, rapportez-vous-en à moi.

– C’est bien, allez, mon chevalier.

Et la duchesse donna une seconde fois sa main à baiser à Ernauton, puis s’éloigna.

– C’est étrange, en vérité, dit le jeune homme revenant sur ses pas, cette femme a du goût pour moi, je n’en puis douter, et elle ne s’inquiète pas le moins du monde si je puis ou non être tué par ce coupe-jarret de Sainte-Maline.

Et un léger mouvement d’épaules prouva que le jeune homme estimait cette insouciance à sa valeur.

Puis revenant sur ce premier sentiment qui n’avait rien de flatteur pour son amour-propre :

– Oh ! poursuivit-il, c’est qu’en effet elle était bien troublée, la pauvre femme, et que la crainte d’être compromise est, chez les princesses surtout, le plus fort de tous les sentiments.

Car, ajoutait-il en souriant à lui-même, elle est princesse.

Et comme ce dernier sentiment était le plus flatteur pour lui, ce fut ce dernier sentiment qui l’emporta.

Mais ce sentiment ne put effacer chez Carmainges le souvenir de l’insulte qui lui avait été faite ; il retourna donc droit à l’hôtellerie, pour ne laisser à personne le droit de supposer qu’il avait eu peur des suites que pourrait avoir cette affaire.

Il était naturellement décidé à enfreindre toutes les consignes et tous les serments possibles, et à en finir avec Sainte-Maline au premier mot qu’il dirait ou au premier geste qu’il se permettrait de faire.

L’amour et l’amour-propre blessés du même coup lui donnaient une rage de bravoure qui lui eût certainement, dans l’état d’exaltation où il était, permis de lutter avec dix hommes.

Cette résolution étincelait dans ses yeux, lorsqu’il toucha le seuil de l’hôtellerie du Fier-Chevalier.

Madame Fournichon, qui attendait ce retour avec anxiété, se tenait toute tremblante sur le seuil.

À la vue d’Ernauton, elle s’essuya les yeux, comme si elle avait abondamment pleuré, et jetant ses deux bras au cou du jeune homme, elle lui demanda pardon, malgré tous les efforts de son mari, qui prétendait que, n’ayant aucun tort, sa femme n’avait aucun pardon à demander.

La bonne hôtelière n’était point assez désagréable pour que Carmainges, eût-il à se plaindre d’elle, lui tînt obstinément rancune ; il assura donc dame Fournichon qu’il n’avait contre elle aucun levain de rancune, et que son vin seul était coupable.

Ce fut un avis que le mari parut comprendre, et dont par un signe de tête il remercia Ernauton.

Pendant que ces choses se passaient à la porte, tout le monde était à table, et l’on causait chaleureusement de l’événement qui faisait sans contredit le point culminant de la soirée.

Beaucoup donnaient tort à Sainte-Maline avec cette franchise qui est le principal caractère des Gascons lorsqu’ils causent entre eux.

Plusieurs s’abstenaient, voyant le sourcil froncé de leur compagnon et sa lèvre crispée par une réflexion profonde.

Au reste on n’en attaquait point avec moins d’enthousiasme le souper de maître Fournichon, mais on philosophait en l’attaquant, voilà tout.

– Quant à moi, disait tout haut M. Hector de Biran, je sais que M. de Sainte-Maline est dans son tort, et que si je me fusse appelé un instant Ernauton de Carmainges ; M. de Sainte-Maline serait à cette heure couché sous cette table au lieu d’être assis devant.

Sainte-Maline leva la tête et regarda Hector de Biran.

– Je dis ce que je dis, répondit celui-ci, et tenez, voilà là-bas sur le seuil de la porte quelqu’un qui paraît être de mon avis.

Tous les regards se tournèrent vers l’endroit indiqué par le jeune gentilhomme, et l’on aperçut Carmainges, pâle et debout dans le cadre formé par la porte.

À cette vue qui semblait une apparition, chacun sentit un frisson lui courir par tout le corps.

Ernauton descendit du seuil, comme eût fait la statue du commandeur de son piédestal, et marcha droit à Sainte-Maline, sans provocation réelle, mais avec une fermeté qui fit battre plus d’un cœur.

À cette vue, de toutes parts on cria à M. de Carmainges :

– Venez par ici, Ernauton ; venez de ce côté, Carmainges, il y a une place près de moi.

– Merci, répondit le jeune homme, c’est près de M. de Sainte-Maline que je veux m’asseoir.

Sainte-Maline se leva ; tous les yeux étaient fixés sur lui.

Mais, dans le mouvement qu’il fit en se levant, sa figure changea complètement d’expression.

– Je vais vous faire la place que vous désirez, monsieur, dit-il sans colère, et en vous la faisant, je vous adresserai des excuses bien franches et bien sincères, pour ma stupide agression de tout à l’heure ; j’étais ivre, vous l’avez dit vous-même ; pardonnez-moi.

Cette déclaration, faite au milieu du silence général, ne satisfit point Ernauton, quoiqu’il fût évident que pas une syllabe n’en avait été perdue pour les quarante-trois convives, qui regardaient avec anxiété de quelle façon se terminerait cette scène.

Mais aux dernières paroles de Sainte-Maline, les cris de joie de ses compagnons montrèrent à Ernauton qu’il devait paraître satisfait, et qu’il était pleinement vengé.

Son bon sens le força donc à se taire.

En même temps, un regard jeté sur Sainte-Maline lui indiquait qu’il devait se défier de lui plus que jamais.

– Ce misérable est brave, cependant, se dit tout bas Ernauton, et s’il cède en ce moment, c’est par suite de quelque odieuse combinaison qui le satisfait davantage.

Le verre de Sainte-Maline était plein ; il remplit celui d’Ernauton.

– Allons, allons ! la paix, la paix ! crièrent toutes les voix : à la réconciliation de Carmainges et de Sainte-Maline !

Carmainges profita du choc des verres et du bruit de toutes les voix, et se penchant vers Sainte-Maline, avec le sourire sur les lèvres pour qu’on ne pût soupçonner le sens des paroles qu’il lui adressait :

– Monsieur de Sainte-Maline, lui dit-il, voilà la seconde fois que vous m’insultez sans m’en faire réparation ; prenez garde : à la troisième offense, je vous tuerai comme un chien.

– Faites, monsieur, si vous trouvez votre belle, répondit Sainte-Maline, car, foi de gentilhomme, à votre place, j’en ferais autant que vous.

Et les deux ennemis mortels choquèrent leurs verres, comme eussent pu faire les deux meilleurs amis.

LXI. Ce qui se passait dans la maison mystérieuse §

Tandis que l’hôtellerie du Fier-Chevalier, séjour apparent de la concorde la plus parfaite, laissait, portes closes, mais caves ouvertes, filtrer, à travers les fentes de ses volets, la lumière des bougies et la joie des convives, un mouvement inaccoutumé avait lieu dans cette maison mystérieuse, que nos lecteurs n’ont jamais vue qu’extérieurement dans les pages de ce récit.

Le serviteur, au front chauve, allait et venait d’une chambre à l’autre, portant ça et là des objets empaquetés qu’il enfermait dans une caisse de voyage.

Ces premiers préparatifs terminés, il chargea un pistolet et fit jouer dans sa gaîne de velours un large poignard ; puis il le suspendit, à l’aide d’un anneau, à la chaîne qui lui servait de ceinture, à laquelle il attacha, en outre, son pistolet, un trousseau de clefs et un livre de prières relié en chagrin noir.

Tandis qu’il s’occupait ainsi, un pas léger comme celui d’une ombre effleurait le plancher du premier étage et glissait le long de l’escalier.

Tout à coup une femme pâle et pareille à un fantôme, sous les plis de son voile blanc, apparut au seuil de la porte, et une voix, douce et triste comme un chant d’oiseau au fond d’un bois, se fit entendre.

– Remy, dit cette voix, êtes-vous prêt ?

– Oui, madame, et je n’attends plus, à cette heure, que votre cassette pour la joindre à la mienne.

– Croyez-vous donc que ces boîtes seront facilement chargées sur nos chevaux ?

– J’en réponds, madame ; d’ailleurs, si cela vous inquiète le moins du monde, nous pouvons nous dispenser d’emporter la mienne : n’ai-je point là-bas tout ce qu’il me faut ?

– Non, Remy, non, sous aucun prétexte je ne veux que vous manquiez du nécessaire en route ; et puis, une fois là-bas, le pauvre vieillard étant malade, tous les domestiques seront occupés autour de lui. O Remy ! j’ai hâte de rejoindre mon père ; j’ai de tristes pressentiments, et il me semble que depuis un siècle je ne l’ai pas vu.

– Cependant, madame, dit Remy, vous l’avez quitté il y a trois mois, et il n’y a pas entre ce voyage et le dernier plus d’intervalle qu’entre les autres.

– Remy, vous qui êtes si bon médecin, ne m’avez-vous pas avoué vous-même, en le quittant la dernière fois, que mon père n’avait plus longtemps à vivre ?

– Oui, sans doute, mais c’était une crainte exprimée et non une prédiction faite ; Dieu prend parfois en oubli les vieillards, et ils vivent, c’est étrange à dire, par l’habitude de vivre ; il y a même plus : parfois encore le vieillard est comme l’enfant, malade aujourd’hui, dispos demain.

– Hélas ! Remy, et comme l’enfant aussi, le vieillard, dispos aujourd’hui, demain est mort.

Remy ne répondit pas, car aucune réponse rassurante ne pouvait réellement sortir de sa bouche, et un silence lugubre succéda pendant quelques minutes au dialogue que nous venons de rapporter.

Chacun des deux interlocuteurs resta dans sa position morne et pensive.

– Pour quelle heure avez-vous demandé les chevaux, Remy ? reprit enfin la dame mystérieuse.

– Pour deux heures après minuit.

– Une heure vient de sonner.

– Oui, madame.

– Personne ne guette au dehors, Remy ?

– Personne.

– Pas même ce malheureux jeune homme ?

– Pas même lui !

Remy soupira.

– Vous me dites cela d’une façon étrange, Remy.

– C’est que celui-là aussi a pris une résolution.

– Laquelle ? demanda la dame en tressaillant.

– Celle de ne plus nous voir, ou du moins de ne plus essayer à nous voir.

– Et où va-t-il ?

– Où nous allons tous : au repos.

– Dieu le lui donne éternel, répondit la dame d’une voix grave et froide comme un glas de mort, et cependant…

Elle s’arrêta.

– Cependant ? reprit Remy.

– N’avait-il rien à faire en ce monde.

– Il avait à aimer si on l’eût aimé.

– Un homme de son nom, de son rang et de son âge devrait compter sur l’avenir.

– Y comptez-vous, vous, madame, qui êtes d’un âge, d’un rang et d’un nom qui n’ont rien à envier au sien ?

Les yeux de la dame lancèrent une sinistre lueur.

– Oui, Remy, dit-elle, j’y compte, puisque je vis ; mais attendez donc…

Elle prêta l’oreille.

– N’est-ce pas le trot d’un cheval que j’entends ?

– Oui, ce me semble.

– Serait-ce déjà notre conducteur ?

– C’est possible ; mais, en ce cas, il aurait devancé le rendez-vous de près d’une heure.

– On s’arrête à la porte, Remy.

– En effet.

Remy descendit précipitamment, et arriva au bas de l’escalier au moment où trois coups, rapidement heurtés, se faisaient entendre.

– Qui va là ? demanda Remy.

– Moi, répondit une voix cassée et tremblante, moi, Grandchamp, le valet de chambre du baron.

– Ah ! mon Dieu ! vous, Grandchamp, vous à Paris ! Attendez que je vous ouvre ; mais parlez bas.

Et il ouvrit la porte.

– D’où venez-vous donc ? demanda Remy à voix basse.

– De Méridor.

– De Méridor ?

– Oui, cher monsieur Remy. Hélas !

– Entrez, entrez vite. Mon Dieu !

– Eh bien ! Remy, dit du haut de l’escalier la voix de la dame, sont-ce nos chevaux ?

– Non, non, madame, ce ne sont pas eux.

Puis, revenant au vieillard :

– Qu’y a-t-il, mon bon Grandchamp ?

– Nous ne devinez pas ? répondit le serviteur.

– Hélas ! si, je devine ; mais au nom du ciel ne lui annoncez pas cette nouvelle tout d’un coup. Oh ! que va-t-elle dire, la pauvre dame !

– Remy, Remy, dit la voix, vous causez avec quelqu’un, ce me semble ?

– Oui, madame, oui.

– Avec quelqu’un dont je reconnais la voix.

– En effet, madame… Comment la ménager, Grandchamp ? la voilà.

La dame, qui était descendue du premier au rez-de-chaussée, comme elle était descendue déjà du second au premier, apparut à l’extrémité du corridor.

– Qui est là ? demanda-t-elle ; on dirait que c’est Grandchamp.

– Oui madame, c’est moi, répondit humblement et tristement le vieillard en découvrant sa tête blanchie.

– Grandchamp, toi ! oh ! mon Dieu ! mes pressentiments ne m’avaient point trompée, mon père est mort !

– En effet, madame, répondit Grandchamp oubliant toutes les recommandations de Remy, en effet, Méridor n’a plus de maître.

Pâle, glacée, mais immobile et ferme, la dame supporta le coup sans fléchir.

Remy, la voyant si résignée et si sombre, alla à elle, et lui prit doucement la main.

– Comment est-il mort ? demanda la dame, dites, mon ami.

– Madame, M. le baron, qui ne quittait plus son fauteuil, a été frappé, il y a huit jours, d’une troisième attaque d’apoplexie. Il a pu une dernière fois balbutier votre nom, puis, il a cessé de parler et dans la nuit il est mort.

Diane fit au vieux serviteur un geste de remercîment ; puis, sans ajouter un mot, elle remonta dans sa chambre.

– Enfin la voilà libre, murmura Remy, plus sombre et plus pâle qu’elle. Venez, Grandchamp, venez.

La chambre de la dame était située au premier étage, derrière un cabinet qui avait vue sur la rue, tandis que cette chambre elle-même ne tirait son jour que d’une petite fenêtre percée sur une cour.

L’ameublement de cette pièce était sombre, mais riche ; les tentures, en tapisseries d’Arras, les plus belles de l’époque, représentaient les divers sujets de la Passion.

Un prie-Dieu en chêne sculpté, une stalle de la même matière et du même travail, un lit à colonnes torses, avec des tapisseries pareilles à celles des murs, enfin un tapis de Bruges, voilà tout ce qui ornait la chambre.

Pas une fleur, pas un joyau, pas une dorure ; le bois et le fer bruni remplaçaient partout l’argent et l’or ; un cadre de bois noir enfermait un portrait d’homme placé dans un pan coupé de la chambre et sur lequel donnait le jour de la fenêtre, évidemment percée pour l’éclairer.

Ce fut devant ce portrait que la dame alla s’agenouiller, avec un cœur gonflé, mais des yeux arides.

Elle attacha sur cette figure inanimée un long et indicible regard d’amour, comme si cette noble image allait s’animer pour lui répondre.

Noble image, en effet, et l’épithète semblait faite pour elle.

Le peintre avait représenté un jeune homme de vingt-huit à trente ans, couché à moitié nu sur un lit de repos ; de son sein entr’ouvert tombaient encore quelques gouttes de sang ; une de ses mains, la main droite, pendait mutilée, et cependant elle tenait encore un tronçon d’épée.

Ses yeux se fermaient comme ceux d’un homme qui va mourir ; la pâleur et la souffrance donnaient à cette physionomie un caractère divin que le visage de l’homme ne commence à prendre qu’au moment où il quitte la vie pour l’éternité.

Pour toute légende, pour toute devise, on lisait sous ce portrait, en lettres rouges comme du sang :

Aut Cesar aut nihil.

La dame étendit le bras vers cette image, et lui adressant la parole comme elle eût fait à un dieu :

« Je t’avais supplié d’attendre, quoique ton âme irritée dût être altérée de vengeance, dit-elle ; et comme les morts voient tout, ô mon amour, tu as vu que je n’ai supporté la vie que pour ne pas devenir parricide ; toi mort, j’eusse dû mourir ; mais, en mourant, je tuais mon père.

Et puis, tu le sais encore, sur ton cadavre sanglant j’avais fait un vœu, j’avais juré de payer la mort par la mort, le sang par le sang ; mais alors je chargeais d’un crime la tête blanchie du vénérable vieillard qui m’appelait son innocente enfant.

Tu as attendu, merci, bien-aimé, tu as attendu, et maintenant je suis libre ; le dernier lien qui m’enchaînait à la terre vient d’être brisé par le Seigneur, au Seigneur grâces soient rendues. Je suis tout à toi : plus de voiles, plus d’embûches, je puis agir au grand jour, car, maintenant, je ne laisserai plus personne après moi sur la terre, j’ai le droit de la quitter. »

Elle se releva sur un genou et baisa la main qui semblait pendre hors du cadre.

« Tu me pardonnes, ami, dit-elle, d’avoir les yeux arides, c’est en pleurant sur ta tombe que mes yeux se sont desséchés, ces yeux que tu aimais tant.

Dans peu de mois j’irai te rejoindre, et tu me répondras enfin, chère ombre à qui j’ai tant parlé sans jamais obtenir de réponse. »

À ces mots, Diane se releva respectueusement, comme si elle eût fini de converser avec Dieu ; elle alla s’asseoir sur sa stalle de chêne.

– Pauvre père ! murmura-t-elle d’un ton froid et avec une expression qui semblait n’appartenir à aucune créature humaine.

Puis elle s’abîma dans une rêverie sombre qui lui fit oublier, en apparence, le malheur présent et les malheurs passés.

Tout à coup elle se dressa, la main appuyée au bras du fauteuil.

– C’est cela, dit-elle, et ainsi tout sera mieux. Remy !

Le fidèle serviteur écoutait sans doute à la porte, car il apparut aussitôt.

– Me voici, madame, répondit-il.

– Mon digne ami, mon frère, dit Diane, vous la seule créature qui me connaisse en ce monde, dites-moi adieu.

– Pourquoi cela, madame ?

– Parce que l’heure est venue de nous séparer, Remy.

– Nous séparer ! s’écria le jeune homme avec un accent qui fit tressaillir sa compagne. Que dites-vous, madame ?

– Oui, Remy. Ce projet de vengeance me paraissait noble et pur, tant qu’il y avait un obstacle entre lui et moi, tant que je ne l’apercevais qu’à l’horizon ; ainsi sont les choses de ce monde : grandes et belles de loin. Maintenant que je touche à l’exécution, maintenant que l’obstacle a disparu, je ne recule pas, Remy ; mais je ne veux pas entraîner à ma suite, dans le chemin du crime, une âme généreuse et sans tache : ainsi, vous me quitterez, mon ami. Toute cette vie passée dans les larmes me comptera comme une expiation devant Dieu et devant vous, et elle vous comptera aussi à vous, je l’espère ; et vous, qui n’avez jamais fait et qui ne ferez jamais de mal, vous serez deux fois sûr du ciel.

Remy avait écouté les paroles de la dame de Monsoreau d’un air sombre et presque hautain.

– Madame, répondit-il, croyez-vous donc parler à un vieillard trembleur et usé par l’abus de la vie ? Madame, j’ai vingt-six ans, c’est-à-dire toute la sève de la jeunesse qui paraît tarie en moi. Cadavre arraché de la tombe, si je vis encore, c’est pour l’accomplissement de quelque action terrible, c’est pour jouer un rôle actif dans l’œuvre de la Providence. Ne séparez donc jamais ma pensée de la vôtre, madame, puisque ces deux pensées sinistres ont si longtemps habité sous le même toit : où vous irez, j’irai ; ce que vous ferez, je vous y aiderai ; sinon, madame, et si, malgré mes prières, vous persistez dans cette résolution de me chasser…

– Oh ! murmura la jeune femme, vous chasser ! quel mot avez-vous dit là, Remy ?

– Si vous persistez dans cette résolution, continua le jeune homme, comme si elle n’avait point parlé, je sais ce que j’ai à faire, moi, et toutes nos études devenues inutiles aboutiront pour moi à deux coups de poignard : l’un, que je donnerai dans le cœur de celui que vous connaissez, l’autre dans le mien.

– Remy, Remy ! s’écria Diane en faisant un pas vers le jeune homme et en étendant impérativement sa main au-dessus de sa tête, Remy, ne dites pas cela. La vie de celui que vous menacez ne vous appartient pas : elle est à moi, je l’ai payée assez cher pour la lui prendre moi-même quand le moment où il doit la perdre sera venu. Vous savez ce qui est arrivé, Remy, et ce n’est point un rêve, je vous le jure, le jour où j’allai m’agenouiller devant le corps déjà froid de celui-ci…

Et elle montra le portrait.

– Ce jour, dis-je, j’approchai mes lèvres des lèvres de cette blessure que vous voyez ouverte, et ces lèvres tremblèrent et me dirent : – Venge-moi, Diane, venge-moi !

– Madame !

– Remy, je te le répète, ce n’était pas une illusion, ce n’était pas un bourdonnement de mon délire : la blessure a parlé, elle a parlé, te dis-je, et je l’entends encore murmurer :

« Venge-moi, Diane, venge-moi. »

Le serviteur baissa la tête.

– C’est donc à moi et non pas à vous la vengeance, continua Diane ; d’ailleurs, pour qui et par qui est-il mort ? Pour moi et par moi.

– Je dois vous obéir, madame, répondit Remy, car j’étais aussi mort que lui. Qui m’a fait enlever du milieu des cadavres dont cette chambre était jonchée ? vous. Qui m’a guéri de mes blessures ? vous. Qui m’a caché ? vous, vous, c’est-à-dire la moitié de l’âme de celui pour lequel j’étais mort si joyeusement ; ordonnez donc, j’obéirai, pourvu que vous n’ordonniez pas que je vous quitte.

– Soit, Remy, suivez donc ma fortune ; vous avez raison, rien ne doit plus nous séparer.

Remy montra le portrait.

– Maintenant, madame, dit-il avec énergie, il a été tué par trahison ; c’est par trahison qu’il doit être vengé. Ah ! vous ne savez pas une chose, vous avez raison, la main de Dieu est avec nous ; vous ne savez pas que, cette nuit, j’ai trouvé le secret de l’aqua tofana, ce poison des Médicis, ce poison de René, le Florentin.

– Oh ! dis-tu vrai ?

– Venez voir, madame, venez voir.

– Mais Grandchamp, qui attend, que dira-t-il de ne plus nous voir revenir, de ne plus nous entendre ? car c’est en bas, n’est-ce pas, que tu veux me conduire ?

– Le pauvre vieillard a fait à cheval soixante lieues, madame ; il est brisé de fatigue, et vient de s’endormir sur mon lit.

– Venez.

Diane suivit Remy.

LXII. Le laboratoire §

Remy emmena la dame inconnue dans la chambre voisine, et, poussant un ressort caché sous une lame du parquet, il fit jouer une trappe qui glissait dans la largeur de la chambre jusqu’au mur.

Cette trappe, en s’ouvrant, laissait apercevoir un escalier sombre, raide et étroit. Remy s’y engagea le premier et tendit son poing à Diane, qui s’y appuya et descendit après lui.

Vingt marches de cet escalier, ou, pour mieux dire, de cette échelle, conduisaient dans un caveau circulaire noir et humide, qui pour tout meuble renfermait un fourneau avec son âtre immense, une table carrée, deux chaises de jonc, quantité de fioles et de boîtes de fer.

Et pour tous habitants, une chèvre sans bêlements et des oiseaux sans voix, qui semblaient dans ce lieu obscur et souterrain les spectres des animaux dont ils avaient la ressemblance, et non plus ces animaux eux-mêmes.

Dans le fourneau, un reste de feu s’en allait mourant, tandis qu’une fumée épaisse et noire fuyait silencieuse par un conduit engagé dans la muraille.

Un alambic posé sur l’âtre laissait filtrer lentement, et goutte à goutte, une liqueur jaune comme l’or.

Ces gouttes tombaient dans une fiole de verre blanc, épais de deux doigts, mais en même temps de la plus parfaite transparence, et qui était fermée par le tube de l’alambic qui communiquait avec elle.

Diane descendit et s’arrêta au milieu de tous ces objets à l’existence et aux formes étranges sans étonnement et sans terreur ; on eût dit que les impressions ordinaires de la vie ne pouvaient plus avoir aucune influence sur cette femme, qui vivait déjà hors de la vie.

Remy lui fit signe de s’arrêter au pied de l’escalier ; elle s’arrêta où lui disait Remy.

Le jeune homme alla allumer une lampe qui jeta un jour livide sur tous les objets que nous venons de détailler et qui, jusque-là, dormaient ou s’agitaient dans l’ombre.

Puis il s’approcha d’un puits creusé dans le caveau touchant aux parois d’une des murailles, et qui n’avait ni parapet, ni margelle, attacha un seau à une longue corde et laissa glisser la corde sans poulie dans l’eau, qui sommeillait sinistrement au fond de cet entonnoir, et qui fit entendre un sourd clapotement ; enfin il ramena le seau plein d’une eau glacée et pure comme le cristal.

– Approchez, madame, dit Remy.

Diane approcha.

Dans cette énorme quantité d’eau, il laissa tomber une seule goutte du liquide contenu dans la fiole de verre, et la masse entière de l’eau se teignit à l’instant même d’une couleur jaune ; puis cette couleur s’évapora, et l’eau, au bout de dix minutes, était devenue transparente comme auparavant.

La fixité des yeux de Diane donnait seule une idée de l’attention profonde qu’elle donnait à cette opération.

Remy la regarda.

– Eh bien ? demanda celle-ci.

– Eh bien ! trempez maintenant, dit Remy, dans cette eau qui n’a ni saveur ni couleur, trempez une fleur, un gant, un mouchoir ; pétrissez avec cette eau des savons de senteur, versez-en dans l’aiguière où l’on puisera pour se laver les dents, les mains et le visage, et vous verrez, comme on le vit naguère à la cour du roi Charles IX, la fleur étouffer par son parfum, le gant empoisonner par son contact, le savon tuer par son introduction dans les pores. Versez une seule goutte de cette huile pure sur la mèche d’une bougie ou d’une lampe, le coton s’en imprégnera jusqu’à un pouce à peu près, et pendant une heure, la bougie ou la lampe exhalera la mort, pour brûler ensuite aussi innocemment qu’une autre lampe ou une autre bougie.

– Vous êtes sûr de ce que vous dites là, Remy ? demanda Diane.

– Toutes ces expériences, je les ai faites, madame ; voyez ces oiseaux qui ne peuvent plus dormir et qui ne veulent plus manger, ils ont bu de l’eau pareille à cette eau. Voyez cette chèvre qui a brouté de l’herbe arrosée de cette même eau, elle mue, et ses yeux vacillent ; nous aurons beau la rendre maintenant à la liberté, à la lumière, à la nature, sa vie est condamnée, à moins que cette nature à laquelle nous la rendrons ne révèle à son instinct quelques-uns de ces contre-poisons que les animaux devinent, et que les hommes ignorent.

– Peut-on voir cette fiole, Remy ? demanda Diane.

– Oui, madame, car tout le liquide est précipité, à cette heure ; mais attendez.

Remy la sépara de l’alambic avec des précautions infinies ; puis, aussitôt, il la boucha d’un tampon de molle cire qu’il aplatit à la surface de son orifice, et, enveloppant cet orifice d’un morceau de laine, il présenta le flacon à sa compagne.

Diane le prit sans émotion aucune, le souleva à la hauteur de la lampe, et, après avoir regardé quelque temps la liqueur épaisse qu’il contenait :

– Il suffit, dit-elle ; nous choisirons, lorsqu’il sera temps, du bouquet, des gants, de la lampe, du savon ou de l’aiguière. La liqueur tient-elle dans le métal ?

– Elle le ronge.

– Mais alors ce flacon se brisera, peut-être.

– Je ne crois pas ; voyez l’épaisseur du cristal ; d’ailleurs nous pourrons l’enfermer ou plutôt l’emboîter dans une enveloppe d’or.

– Alors, Remy, reprit la dame, vous êtes content, n’est-ce pas ?

Et quelque chose comme un pâle sourire effleura les lèvres de la dame, et leur donna ce reflet de vie qu’un rayon de la lune donne aux objets engourdis.

– Plus que je ne fus jamais, madame, répondit celui-ci ; punir les méchants, c’est jouir de la sainte prérogative de Dieu.

– Écoutez, Remy, écoutez !

Et la dame prêta l’oreille.

– Vous avez entendu quelque bruit ?

– Le piétinement des chevaux dans la rue, ce me semble ; Remy, nos chevaux sont arrivés.

– C’est probable, madame, car il est à peu près l’heure à laquelle ils devaient venir ; mais, maintenant, je vais les renvoyer.

– Pourquoi cela ?

– Ne sont-ils plus inutiles ?

– Au lieu d’aller à Méridor, Remy, nous allons en Flandre ; gardez les chevaux.

– Ah ! je comprends.

Et les yeux du serviteur, à leur tour, laissèrent échapper un éclair de joie qui ne pouvait se comparer qu’au sourire de Diane.

– Mais Grandchamp, ajouta-t-il, qu’allons-nous en faire ?

– Grandchamp a besoin de se reposer, je vous l’ai dit. Il demeurera à Paris et vendra cette maison, dont nous n’avons plus besoin. Seulement vous rendrez la liberté à tous ces pauvres animaux innocents que nous avons fait souffrir par nécessité. Vous l’avez dit : Dieu pourvoira peut-être à leur salut.

– Mais tous ces fourneaux, ces cornues, ces alambics ?

– Puisqu’ils étaient ici quand nous avons acheté la maison, qu’importe que d’autres les y trouvent après nous ?

– Mais ces poudres, ces acides, ces essences ?

– Au feu, Remy, au feu !

– Éloignez-vous alors.

– Moi ?

– Oui, du moins mettez ce masque de verre.

Et Remy présenta à Diane un masque, qu’elle appliqua sur son visage.

Alors, appuyant lui-même sur sa bouche et sur son nez un large tampon de laine, il pressa le cordon du soufflet, aviva la flamme du charbon ; puis, quand le feu fut bien embrasé, il y versa les poudres qui éclatèrent en pétillements joyeux, les unes lançant des feux verts, les autres se volatilisant en étincelles pâles comme le soufre ; et les essences, qui, au lieu d’éteindre la flamme, montèrent comme des serpents de feu dans le conduit, avec des grondements pareils à ceux d’un tonnerre lointain.

Enfin, quand tout fut consumé :

– Vous avez raison, madame, dit Remy, si quelqu’un, maintenant, découvre le secret de cette cave, ce quelqu’un pensera qu’un alchimiste l’a habité ; aujourd’hui, on brûle encore les sorciers, mais on respecte les alchimistes.

– Eh ! d’ailleurs, dit la dame, quand on nous brûlerait, Remy, ce serait justice, ce me semble : ne sommes-nous point des empoisonneurs ? Et pourvu qu’au jour où je monterai sur le bûcher, j’aie accompli ma tâche, je ne répugne pas plus à ce genre de mort qu’à un autre : la plupart des anciens martyrs sont morts ainsi.

Remy fit un geste d’assentiment, et, reprenant sa fiole des mains de sa maîtresse, il l’empaqueta soigneusement.

En ce moment on heurta à la porte de la rue.

– Ce sont vos gens, madame, vous ne vous trompiez pas. Vite, remontez et répondez, tandis que je vais fermer la trappe.

La dame obéit.

Une même pensée vivait tellement dans ces deux corps, qu’il eût été difficile de dire lequel des deux pliait l’autre sous sa domination.

Remy remonta derrière elle, et poussa le ressort.

Le caveau se referma.

Diane trouva Grandchamp à la porte ; éveillé par le bruit, il était venu ouvrir.

Le vieillard ne fut pas peu surpris quand il connut le prochain départ de sa maîtresse, qui lui apprit ce départ sans lui dire où elle allait.

– Grandchamp, mon ami, lui dit-elle, nous allons, Remy et moi, accomplir un pèlerinage, voté depuis longtemps ; vous ne parlerez de ce voyage à personne, et vous ne révélerez mon nom à qui que ce soit.

– Oh ! je le jure, madame, dit le vieux serviteur. Mais on vous reverra cependant ?

– Sans doute, Grandchamp, sans doute ; ne se revoit-on pas toujours, quand ce n’est point en ce monde, dans l’autre au moins ? Mais, à propos, Grandchamp, cette maison nous devient inutile.

Diane tira d’une armoire une liasse de papiers.

– Voici les titres qui constatent la propriété : vous louerez ou vendrez cette maison. Si d’ici à un mois, vous n’avez trouvé ni locataire, ni acquéreur, vous l’abandonnerez tout simplement et vous retournerez à Méridor.

– Et si je trouve acquéreur, madame, combien la vendrai-je ?

– Ce que vous voudrez.

– Alors je rapporterai l’argent à Méridor ?

– Vous le garderez pour vous, mon vieux Grandchamp.

– Quoi ! madame, une pareille somme ?

– Sans doute. Ne vous dois-je pas bien cela pour vos bons services, Grandchamp ? et puis, outre mes dettes envers vous, n’ai-je pas aussi à payer celles de mon père ?

– Mais, madame, sans contrat, sans procuration, je ne puis rien faire.

– Il a raison, dit Remy.

– Trouvez un moyen, dit Diane.

– Rien de plus simple. Cette maison a été achetée en mon nom ; je la revends à Grandchamp, qui, de cette façon, pourra la revendre lui-même à qui il voudra.

– Faites.

Remy prit une plume et écrivit sa donation au bas du contrat de vente.

– Maintenant, adieu, dit la dame de Monsoreau à Grandchamp, qui se sentait tout ému de rester seul en cette maison, adieu, Grandchamp ; faites avancer les chevaux tandis que je termine les préparatifs.

Alors Diane remonta chez elle, coupa avec un poignard la toile du portrait, le roula, l’enveloppa dans une étoffe de soie et plaça le rouleau dans la caisse de voyage.

Ce cadre, demeuré vide et béant, semblait raconter plus éloquemment qu’auparavant encore toutes les douleurs qu’il avait entendues.

Le reste de la chambre, une fois ce portrait enlevé, n’avait plus de signification et devenait une chambre ordinaire.

Quand Remy eut lié les deux caisses avec des sangles, il donna un dernier coup d’œil dans la rue pour s’assurer que nul n’y était arrêté, excepté le guide ; puis aidant sa pâle maîtresse à monter à cheval :

– Je crois, madame, lui dit-il tout bas, que cette maison sera la dernière où nous aurons demeuré si longtemps.

– L’avant-dernière, Remy, dit la dame de sa voix grave et monotone.

– Quelle sera donc l’autre ?

– Le tombeau, Remy.

LXIII. Ce que faisait en Flandre monseigneur François de Flandre, duc d’Anjou et de Brabant, comte de Flandre §

Maintenant, il faut que nos lecteurs nous permettent d’abandonner le roi au Louvre, Henri de Navarre à Cahors, Chicot sur la grande route, et la dame de Monsoreau dans la rue, pour aller trouver en Flandre monseigneur le duc d’Anjou, tout récemment nommé duc de Brabant, et au secours duquel nous avons vu s’avancer le grand amiral de France, Anne Daigues, duc de Joyeuse.

À quatre-vingts lieues de Paris, vers le nord, le bruit des voix françaises et le drapeau de France flottaient sur un camp français aux rives de l’Escaut.

C’était la nuit : des feux disposés en un cercle immense bordaient le fleuve si large devant Anvers, et se reflétaient dans ses eaux profondes.

La solitude habituelle des polders à la sombre verdure était troublée par le hennissement des chevaux français.

Du haut des remparts de la ville, les sentinelles voyaient reluire, au feu des bivouacs, le mousquet des sentinelles françaises, éclair fugitif et lointain que la largeur du fleuve jeté entre cette armée et la ville rendait aussi inoffensif que ces éclairs de chaleur qui brillent à l’horizon par un beau soir d’été.

Cette armée était celle du duc d’Anjou.

Ce qu’elle était venue faire là, il faut bien que nous le racontions à nos lecteurs. Ce ne sera peut-être pas bien amusant, mais ils nous pardonneront en faveur de l’avis : tant de gens sont ennuyeux sans prévenir !

Ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leur temps à feuilleter la Reine Margot et la Dame de Monsoreau, connaissent déjà M. le duc d’Anjou, ce prince jaloux, égoïste, ambitieux et impatient, qui, né si près du trône dont chaque événement semblait le rapprocher, n’avait jamais pu attendre avec résignation que la mort lui fît un chemin libre.

Ainsi l’avait-on vu d’abord désirer le trône de Navarre sous Charles IX, puis celui de Charles IX lui-même, enfin celui de France occupé par son frère, Henri, ex-roi de Pologne, lequel avait porté deux couronnes, à la jalousie de son frère qui n’avait jamais pu en attraper une.

Un instant alors il avait tourné les yeux vers l’Angleterre, gouvernée par une femme, et pour avoir le trône, il avait demandé à épouser la femme, quoique cette femme s’appelât Élisabeth et eût vingt ans de plus que lui.

Sur ce point, la destinée avait commencé de lui sourire, si toutefois c’eût été un sourire de la fortune, que d’épouser l’altière fille de Henri VIII. Celui qui, toute sa vie, dans ses désirs hâtifs, n’avait pu réussir même à défendre sa liberté ; qui avait vu tuer, fait tuer peut-être, ses favoris La Mole et Coconnas, et sacrifié lâchement Bussy, le plus brave de ses gentilshommes : le tout sans profit pour son élévation et avec grand dommage pour sa gloire, ce répudié de la fortune se voyait tout à la fois accablé des faveurs d’une grande reine, inaccessible jusque-là à tout regard mortel, et porté par tout un peuple à la première dignité que ce peuple pouvait conférer.

Les Flandres lui offraient une couronne, et Élisabeth lui avait donné son anneau.

Nous n’avons pas la prétention d’être historien ; si nous le devenons parfois, c’est quand par hasard l’histoire descend au niveau du roman, ou, mieux encore, quand le roman monte à la hauteur de l’histoire ; c’est alors que nous plongeons nos regards curieux dans l’existence princière du duc d’Anjou, laquelle ayant constamment côtoyé l’illustre chemin des royautés, est pleine de ces événements, tantôt sombres, tantôt éclatants, qu’on ne remarque d’habitude que dans les existences royales.

Traçons donc en quelques mots l’histoire de cette existence.

Il avait vu son frère Henri III embarrassé dans sa querelle avec les Guises et il s’était allié aux Guises ; mais bientôt il s’était aperçu que ceux-ci n’avaient d’autre but réel que celui de se substituer aux Valois sur le trône de France.

Il s’était alors séparé des Guises ; mais, comme on l’a vu, ce n’était pas sans quelque danger que cette séparation avait eu lieu, et Salcède, roué en Grève, avait prouvé l’importance que la susceptibilité de MM. de Lorraine attachait à l’amitié de M. d’Anjou.

En outre, depuis longtemps déjà, Henri III avait ouvert les yeux, et un an avant l’époque où cette histoire commence, le duc d’Alençon, exilé ou à peu près, s’était retiré à Amboise.

C’est alors que les Flamands lui avaient tendu les bras. Fatigués de la domination espagnole, décimés par le proconsulat du duc d’Albe, trompés par la fausse paix de don Juan d’Autriche, qui avait profité de cette paix pour reprendre Namur et Charlemont, les Flamands avaient appelé à eux Guillaume de Nassau, prince d’Orange, et l’avaient fait gouverneur général du Brabant.

Un mot sur ce nouveau personnage, qui a tenu une si grande place dans l’histoire et qui ne fera qu’apparaître chez nous.

Guillaume de Nassau, prince d’Orange, avait alors cinquante à cinquante et un ans ; fils de Guillaume de Nassau, dit le Vieux, et de Julienne de Stolberg, cousin de ce René de Nassau tué au siège de Saint-Dizier, ayant hérité de son titre de prince d’Orange, il avait, tout jeune encore, nourri dans les principes les plus sévères de la réforme, il avait, disons-nous, tout jeune encore, senti sa valeur et mesuré la grandeur de sa mission.

Cette mission, qu’il croyait avoir reçue du ciel, à laquelle il fut fidèle toute sa vie, et pour laquelle il mourut comme un martyr, fut de fonder la république de Hollande, qu’il fonda en effet.

Jeune, il avait été appelé par Charles-Quint à sa cour. Charles-Quint se connaissait en hommes ; il avait jugé Guillaume, et souvent le vieil empereur, qui tenait alors dans sa main le globe le plus pesant qu’ait jamais porté une main impériale, avait consulté l’enfant sur les matières les plus délicates de la politique des Pays-Bas. Bien plus, le jeune homme avait vingt-quatre ans à peine, quand Charles-Quint lui confia, en l’absence du fameux Philibert-Emmanuel de Savoie, le commandement de l’armée de Flandre. Guillaume s’était alors montré digne de cette haute estime ; il avait tenu en échec le duc de Nevers et Coligny, deux des plus grands capitaines du temps, et, sous leurs yeux, il avait fortifié Philippeville et Charlemont ; le jour où Charles-Quint abdiqua, ce fut sur Guillaume de Nassau qu’il s’appuya pour descendre les marches du trône, et ce fut lui qu’il chargea de porter à Ferdinand la couronne impériale, que Charles-Quint venait de résigner volontairement.

Alors était venu Philippe II, et, malgré la recommandation de Charles-Quint à son fils, de regarder Guillaume comme un frère, celui-ci avait bientôt senti que Philippe II était un de ces princes qui ne veulent pas avoir de famille. Alors s’était affermie en sa pensée cette grande idée de l’affranchissement de la Hollande et de l’émancipation des Flandres, qu’il eût peut-être éternellement enfermée en son esprit, si le vieil empereur, son ami et son père, n’eût point eu cette étrange idée de substituer la robe du moine au manteau royal. Alors les Pays-Bas, sur la proposition de Guillaume, demandèrent le renvoi des troupes étrangères ; alors commença cette lutte acharnée de l’Espagne, retenant la proie qui voulait lui échapper ; alors passèrent sur ce malheureux peuple, toujours froissé entre la France et l’Empire, la vice-royauté de Marguerite d’Autriche et le proconsulat sanglant du duc d’Albe ; alors s’organisa cette lutte à la fois politique et religieuse, dont la protestation de l’hôtel de Culembourg, qui demandait l’abolition de l’inquisition dans les Pays-Bas, fut le prétexte ; alors s’avança cette procession de quatre cents gentilshommes vêtus avec la plus grande simplicité, défilant deux à deux et venant apporter au pied du trône de la vice-gouvernante l’expression du désir général, résumé dans cette protestation ; alors, et à la vue de ces gens si graves et si simplement vêtus, échappa à Barlaimont, un des conseillers de la duchesse, ce mot de gueux, qui, relevé par les gentilshommes flamands et accepté par eux, désigna dès lors, dans les Pays-Bas, le parti patriote, qui, jusque-là, était sans appellation.

Ce fut à partir de ce moment que Guillaume commença de jouer le rôle qui fit de lui un des plus grands acteurs politiques qu’il y ait au monde. Constamment battu dans cette lutte contre l’écrasante puissance de Philippe II, il se releva constamment, et toujours plus fort après ses défaites, toujours levant une nouvelle armée, qui remplace l’armée disparue, mise en fuite ou anéantie, il reparaît plus fort qu’avant sa défaite, et toujours salué comme un libérateur.

C’est au milieu de ces alternatives de triomphes moraux et de défaites physiques, si cela peut se dire ainsi, que Guillaume apprit à Mons la nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy.

C’était une blessure terrible et qui allait presque au cœur des Pays-Bas ; la Hollande et cette portion des Flandres qui était calviniste perdaient par cette blessure le plus brave sang de ses alliés naturels, les huguenots de France.

Guillaume répondit à cette nouvelle, d’abord par la retraite, comme il avait l’habitude de le faire ; de Mons où il était, il recula jusqu’au Rhin ; il attendit les événements.

Les événements font rarement faute aux nobles causes.

Une nouvelle à laquelle il était impossible de s’attendre, se répandit tout à coup.

Quelques gueux de mer, il y avait des gueux de mer et des gueux de terre, quelques gueux de mer, poussés par le vent contraire dans le port de Brille, voyant qu’il n’y avait aucun moyen pour eux de regagner la haute mer, se laissèrent aller à la dérive, et, poussés par le désespoir, ils prirent la ville qui avait déjà préparé ses potences pour les pendre.

La ville prise, ils chassèrent les garnisons espagnoles des environs, et ne reconnaissant point parmi eux un homme assez fort pour faire fructifier le succès qu’ils devaient au hasard, ils appelèrent le prince d’Orange ; Guillaume accourut ; il fallait frapper un grand coup ; il fallait, en compromettant toute la Hollande, rendre à tout jamais impossible une réconciliation avec l’Espagne.

Guillaume fit rendre une ordonnance qui proscrivait de Hollande le culte catholique, comme le culte protestant était proscrit en France.

À ce manifeste, la guerre recommença : le duc d’Albe envoya contre les révoltés son propre fils, Frédéric de Tolède, qui leur prit Zutphen, Narden et Harlem, mais cet échec, loin d’abattre les Hollandais, sembla leur avoir donné une nouvelle force : tout se souleva ; tout prit les armes, depuis le Zuyderzée jusqu’à l’Escaut ; l’Espagne eut peur un instant, rappela le duc d’Albe, et lui donna pour successeur don Louis de Requesens, l’un des vainqueurs de Lépante.

Alors s’ouvrit pour Guillaume une nouvelle série de malheurs : Ludovic et Henri de Nassau, qui amenaient un secours au prince d’Orange, furent surpris par un des lieutenants de don Louis, près de Nimègue, défaits et tués ; les Espagnols pénétrèrent en Hollande, mirent le siège devant Leyde et pillèrent Anvers.

Tout était désespéré, quand le ciel vint une seconde fois au secours de la république naissante. Requesens mourut à Bruxelles.

Ce fut alors que toutes les provinces, réunies par un seul intérêt, dressèrent d’un commun accord et signèrent, le 8 novembre 1576, c’est-à-dire quatre jours après le sac d’Anvers, le traité connu sous le nom de paix de Gand, par lequel elles s’engageaient à s’entr’aider à délivrer le pays de la servitude des Espagnols et des autres étrangers.

Don Juan reparut, et avec lui la mauvaise fortune des Pays-Bas. En moins de deux mois, Namur et Charlemont furent pris.

Les Flamands répondirent à ces deux échecs en nommant le prince d’Orange gouverneur général du Brabant.

Don Juan mourut à son tour. Décidément Dieu se prononçait en faveur de la liberté des Pays-Bas. Alexandre Farnèse lui succéda.

C’était un prince habile, charmant de façons, doux et fort en même temps, grand politique, bon général ; la Flandre tressaillit en entendant pour la première fois cette mielleuse voix italienne l’appeler amie, au lieu de la traiter en rebelle.

Guillaume comprit que Farnèse ferait plus pour l’Espagne avec ses promesses que le duc d’Albe avec ses supplices.

Il fit signer aux provinces, le 29 janvier 1579, l’union d’Utrecht, qui fut la base fondamentale du droit public de la Hollande.

Ce fut alors que, craignant de ne pouvoir exécuter seul ce plan d’affranchissement pour lequel il luttait depuis quinze ans, il fit proposer au duc d’Anjou la souveraineté des Pays-Bas, sous la condition qu’il respecterait les privilèges des Hollandais et des Flamands et respecterait leur liberté de conscience.

C’était un coup terrible porté à Philippe II. Il y répondit en mettant à prix à 25,000 écus la tête de Guillaume.

Les États assemblés à la Haye déclarèrent alors Philippe II déchu de la souveraineté des Pays-Bas, et ordonnèrent que dorénavant le serment de fidélité leur fût prêté à eux, au lieu d’être prêté au roi d’Espagne.

Ce fut en ce moment que le duc d’Anjou entra en Belgique et y fut reçu par les Flamands avec la défiance dont ils accompagnaient tous les étrangers. Mais l’appui de la France promis par le prince français leur était trop important pour qu’ils ne lui fissent pas, en apparence au moins, bon et respectueux accueil.

Cependant la promesse de Philippe II portait ses fruits. Au milieu des fêtes de sa réception, un coup de pistolet partit aux côtés du prince d’Orange ; Guillaume chancela : on le crut blessé à mort ; mais la Hollande avait encore besoin de lui.

La balle de l’assassin avait seulement traversé les deux joues. Celui qui avait tiré le coup, c’était Jean Jaureguy, le précurseur de Balthasar Gérard, comme Jean Chatel devait être le précurseur de Ravaillac.

De tous ces événements il était resté à Guillaume une sombre tristesse qu’éclairait rarement un sourire pensif. Flamands et Hollandais respectaient ce rêveur, comme ils eussent respecté un Dieu, car ils sentaient qu’en lui, en lui seul, était tout leur avenir ; et quand ils le voyaient s’avancer, enveloppé dans son large manteau, le front voilé par l’ombre de son feutre, le coude dans sa main gauche, le menton dans sa main droite, les hommes se rangeaient pour lui faire place, et les mères, avec une certaine superstition religieuse, le montraient à leurs enfants en leur disant :

– Regarde, mon fils, voilà le Taciturne.

Les Flamands, sur la proposition de Guillaume, avaient donc élu François de Valois duc de Brabant, comte de Flandre, c’est-à-dire prince souverain.

Ce qui n’empêchait pas, bien au contraire, Élisabeth de lui laisser espérer sa main. Elle voyait dans cette alliance un moyen de réunir aux calvinistes d’Angleterre ceux de Flandre et de France : la sage Élisabeth rêvait peut-être une triple couronne.

Le prince d’Orange favorisait en apparence le duc d’Anjou, lui faisant un manteau provisoire de sa popularité, quitte à lui reprendre le manteau quand il croirait le temps venu de se débarrasser du pouvoir français, comme il s’était débarrassé de la tyrannie espagnole.

Mais cet allié hypocrite était plus redoutable pour le duc d’Anjou qu’un ennemi ; il paralysait l’exécution de tous les plans qui eussent pu lui donner un trop grand pouvoir ou une trop haute influence dans les Flandres.

Philippe II, en voyant cette entrée d’un prince français à Bruxelles, avait sommé le duc de Guise de venir à son aide, et cette aide, il la réclamait au nom d’un traité fait autrefois entre don Juan d’Autriche et Henri de Guise.

Les deux jeunes héros, qui étaient à peu près du même âge, s’étaient devinés, et, en se rencontrant et associant leurs ambitions, ils s’étaient engagés à se conquérir chacun un royaume.

Lorsqu’à la mort de son frère redouté, Philippe II trouva dans les papiers du jeune prince le traité signé par Henri de Guise, il ne parut pas en prendre ombrage. D’ailleurs à quoi bon s’inquiéter de l’ambition d’un mort ? La tombe n’enfermait-elle pas l’épée qui pouvait vivifier la lettre ?

Seulement un roi de la force de Philippe II, et qui savait de quelle importance en politique peuvent être deux lignes écrites par certaines mains, ne devait pas laisser croupir dans une collection de manuscrits et d’autographes, attrait des visiteurs de l’Escurial, la signature de Henri de Guise, signature qui commençait à prendre tant de crédit parmi ces trafiquants de royauté, qu’on appelait les Orange, les Valois, les Hapsbourg et les Tudor.

Philippe II engagea donc le duc de Guise à continuer avec lui le traité fait avec don Juan ; traité dont la teneur était que le Lorrain soutiendrait l’Espagnol dans la possession des Flandres, tandis que l’Espagnol aiderait le Lorrain à mener à bonne fin le conseil héréditaire que le cardinal avait jadis entré dans sa maison.

Ce conseil héréditaire n’était autre chose que de ne point suspendre un instant le travail éternel qui devait conduire, un beau jour, les travailleurs à l’usurpation du royaume de France.

Guise acquiesça ; il ne pouvait guère faire autrement ; Philippe II menaçait d’envoyer un double du traité à Henri de France, et c’est alors que l’Espagnol et le Lorrain avaient déchaîné contre le duc d’Anjou, vainqueur et roi dans les Flandres, Salcède, Espagnol, et appartenant à la maison de Lorraine, pour l’assassiner.

En effet un assassinat terminait tout à la satisfaction de l’Espagnol et du Lorrain.

Le duc d’Anjou mort, plus de prétendant au trône de Flandre, plus de successeur à la couronne de France.

Restait bien le prince d’Orange ; mais, comme on le sait déjà, Philippe II tenait tout prêt un autre Salcède qui s’appelait Jean Jaureguy.

Salcède fut pris et écartelé en place de Grève, sans avoir pu mettre son projet à exécution.

Jean Jaureguy blessa grièvement le prince d’Orange, mais enfin il ne fit que le blesser.

Le duc d’Anjou et le Taciturne restaient donc toujours debout, bons amis en apparence, rivaux plus mortels en réalité que ne l’étaient ceux mêmes qui voulaient les faire assassiner.

Comme nous l’avons dit, le duc d’Anjou avait été reçu avec défiance. Bruxelles lui avait ouvert ses portes, mais Bruxelles n’était ni la Flandre ni le Brabant ; il avait donc commencé, soit par persuasion, soit par force, à s’avancer dans les Pays-Bas, à y prendre, ville par ville, pièce par pièce, son royaume récalcitrant ; et, sur le conseil du prince d’Orange, qui connaissait la susceptibilité flamande, à manger feuille à feuille, comme eût dit César Borgia, le savoureux artichaut de Flandre.

Les Flamands, de leur côté, ne se défendaient pas trop brutalement ; ils sentaient que le duc d’Anjou les défendait victorieusement contre les Espagnols ; ils se hâtaient lentement d’accepter leur libérateur, mais enfin ils l’acceptaient.

François s’impatientait et frappait du pied en voyant qu’il n’avançait que pas à pas.

– Ces peuples sont lents et timides, disaient à François ses bons amis, attendez.

– Ces peuples sont traîtres et changeants, disait au prince le Taciturne, forcez.

Il en résultait que le duc, à qui son amour-propre naturel exagérait encore la lenteur des Flamands comme une défaite, se mit à prendre de force les villes qui ne se livraient point aussi spontanément qu’il eût désiré.

C’est là que l’attendaient, veillant l’un sur l’autre, son allié, le Taciturne, prince d’Orange ; son ennemi le plus sombre, Philippe II.

Après quelques succès, le duc d’Anjou était donc venu camper devant Anvers, pour forcer cette ville, que le duc d’Albe, Requesens, don Juan, et le duc de Parme avaient tour à tour courbée sous leur joug, sans l’épuiser jamais, sans la façonner à l’esclavage un instant.

Anvers avait appelé le duc d’Anjou à son secours contre Alexandre Farnèse ; lorsque le duc d’Anjou, à son tour, voulut entrer dans Anvers, Anvers tourna ses canons contre lui.

Voilà dans quelle position s’était placé François de France, au moment où nous le retrouvons dans cette histoire, le surlendemain du jour où l’avaient rejoint Joyeuse et sa flotte.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

Troisième partie §

LXIV. Préparatifs de bataille §

Le camp du nouveau duc de Brabant était assis sur les deux rives de l’Escaut : l’armée, bien disciplinée, était cependant agitée d’un esprit d’agitation facile à comprendre.

En effet, beaucoup de calvinistes assistaient le duc d’Anjou, non point par sympathie pour le susdit duc, mais pour être aussi désagréables que possible à l’Espagne, et aux catholiques de France et d’Angleterre ; ils se battaient donc plutôt par amour-propre que par conviction ou par dévoûment, et l’on sentait bien que la campagne une fois finie, ils abandonneraient le chef ou lui imposeraient des conditions.

D’ailleurs ces conditions, le duc d’Anjou laissait toujours croire qu’à l’heure venue, il irait au devant d’elles. Son mot favori était : « Henri de Navarre s’est bien fait catholique, pourquoi François de France ne se ferait-il pas huguenot ? »

De l’autre côté, au contraire, c’est-à-dire chez l’ennemi, existaient, en opposition avec ces dissidences morales et politiques, des principes distincts, une cause parfaitement arrêtée, le tout parfaitement pur d’ambition ou de colère.

Anvers avait d’abord eu l’intention de se donner, mais à ses conditions et à son heure ; elle ne refusait pas précisément François, mais elle se réservait d’attendre, forte par son assiette, par le courage et l’expérience belliqueuse de ses habitants ; elle savait d’ailleurs qu’en étendant le bras, outre le duc de Guise en observation dans la Lorraine, elle trouvait Alexandre Farnèse dans le Luxembourg. Pourquoi, en cas d’urgence, n’accepterait-elle pas les secours de l’Espagne contre Anjou, comme elle avait accepté le secours d’Anjou contre l’Espagne ?

Quitte, après cela, à repousser l’Espagne après que l’Espagne l’aurait aidée à repousser Anjou.

Ces républicains monotones avaient pour eux la force d’airain du bon sens.

Tout à coup ils virent apparaître une flotte à l’embouchure de l’Escaut, et ils apprirent que cette flotte arrivait avec le grand amiral de France, et que ce grand amiral de France amenait un secours à leur ennemi.

Depuis qu’il était venu mettre le siège devant Anvers, le duc d’Anjou était devenu naturellement l’ennemi des Anversois.

En apercevant cette flotte, et en apprenant l’arrivée de Joyeuse, les calvinistes du duc d’Anjou firent une grimace presque égale à celle que faisaient les Flamands. Les calvinistes étaient fort braves, mais en même temps fort jaloux ; ils passaient facilement sur les questions d’argent, mais n’aimaient point qu’on vînt rogner leurs lauriers, surtout avec des épées qui avaient servi à saigner tant de huguenots au jour de la Saint-Barthélemy.

De là, force querelles qui commencèrent le soir même de l’arrivée de Joyeuse, et se continuèrent triomphalement le lendemain et le surlendemain.

Du haut de leurs remparts, les Anversois avaient chaque jour le spectacle de dix ou douze duels entre catholiques et huguenots. Les polders servaient de champ clos, et l’on jetait dans le fleuve beaucoup plus de morts qu’une affaire en rase campagne n’en eût coûté aux Français. Si le siège d’Anvers, comme celui de Troie, eût duré neuf ans, les assiégés n’eussent eu besoin de rien faire autre chose que de regarder faire les assiégeants ; ceux-ci se fussent certainement détruits eux-mêmes.

François faisait, dans toutes ces querelles, l’office de médiateur, mais non sans d’énormes difficultés ; il y avait des engagements pris avec les huguenots français : blesser ceux-ci, c’était se retirer l’appui moral des huguenots flamands, qui pouvaient l’aider dans Anvers.

D’un autre côté, brusquer les catholiques envoyés par le roi pour se faire tuer à son service, était pour le duc d’Anjou chose non seulement impolitique, mais encore compromettante.

L’arrivée de ce renfort, sur lequel le duc d’Anjou lui-même ne comptait pas, avait bouleversé les Espagnols, et de leur côté les Lorrains en crevaient de fureur.

C’était bien quelque chose pour le duc d’Anjou que de jouir à la fois de cette double satisfaction.

Mais le duc ne ménageait point ainsi tous les partis sans que la discipline de son armée en souffrît fort.

Joyeuse, à qui la mission n’avait jamais souri, on se le rappelle, se trouvait mal à l’aise au milieu de cette réunion d’hommes si divers de sentiments ; il sentait instinctivement que le temps des succès était passé. Quelque chose comme le pressentiment d’un grand échec courait dans l’air, et, dans sa paresse de courtisan comme dans son amour-propre de capitaine, il déplorait d’être venu de si loin pour partager une défaite.

Aussi trouvait-il en conscience et disait-il tout haut que le duc d’Anjou avait eu grand tort de mettre le siège devant Anvers. Le prince d’Orange, qui lui avait donné ce traître conseil, avait disparu depuis que le conseil avait été suivi, et l’on ne savait pas ce qu’il était devenu. Son armée était en garnison dans cette ville, et il avait promis au duc d’Anjou l’appui de cette armée ; cependant on n’entendait point dire le moins du monde qu’il y eût division entre les soldats de Guillaume et les Anversois, et la nouvelle d’un seul duel entre les assiégés n’était pas venue réjouir les assiégeants depuis qu’ils avaient assis leur camp devant la place.

Ce que Joyeuse faisait surtout valoir dans son opposition au siège, c’est que cette ville importante d’Anvers était presque une capitale : or, posséder une grande ville par le consentement de cette grande ville, c’est un avantage réel ; mais prendre d’assaut la deuxième capitale de ses futurs États, c’était s’exposer à la désaffection des Flamands, et Joyeuse connaissait trop bien les Flamands pour espérer, en supposant que le duc d’Anjou prît Anvers, qu’ils ne se vengeraient pas tôt ou tard de cette prise, et avec usure.

Cette opinion, Joyeuse l’exposait tout haut dans la tente du duc, cette nuit même où nous avons introduit nos lecteurs dans le camp français.

Pendant que le conseil se tenait entre ses capitaines, le duc était assis ou plutôt couché sur un long fauteuil qui pouvait au besoin servir de lit de repos, et il écoutait, non point les avis du grand amiral de France, mais les chuchotements de son joueur de luth Aurilly.

Aurilly, par ses lâches complaisances, par ses basses flatteries et par ses continuelles assiduités, avait enchaîné la faveur du prince ; jamais il ne l’avait servi comme avaient fait ses autres amis, en desservant, soit le roi, soit de puissants personnages, de sorte qu’il avait évité l’écueil où la Mole, Coconnas, Bussy et tant d’autres s’étaient brisés.

Avec son luth, avec ses messages d’amour, avec ses renseignements exacts sur tous les personnages et les intrigues de la cour, avec ses manœuvres habiles pour jeter dans les filets du duc la proie qu’il convoitait, quelle que fût cette proie, Aurilly avait fait, sous main, une grande fortune, adroitement disposée en cas de revers ; de sorte qu’il paraissait toujours être le pauvre musicien Aurilly, courant après un écu, et chantant comme les cigales lorsqu’il avait faim.

L’influence de cet homme était immense parce qu’elle était secrète.

Joyeuse, en le voyant couper ainsi dans ses développements de stratégie et détourner l’attention du duc, Joyeuse se retira en arrière, interrompant tout net le fil de son discours.

François avait l’air de ne pas écouter, mais il écoutait réellement ; aussi cette impatience de Joyeuse ne lui échappa-t-elle point, et, sur-le-champ :

– Monsieur l’amiral, dit-il, qu’avez-vous ?

– Rien, monseigneur ; j’attends seulement que Votre Altesse ait le loisir de m’écouter.

– Mais j’écoute, monsieur de Joyeuse, j’écoute, répondit allègrement le duc. Ah ! vous autres Parisiens, vous me croyez donc bien épaissi par la guerre de Flandre, que vous pensez que je ne puis écouter deux personnes parlant ensemble, quand César dictait sept lettres à la fois !

– Monseigneur, répondit Joyeuse en lançant au pauvre musicien un coup d’œil sous lequel celui-ci plia avec son humilité ordinaire, je ne suis pas un chanteur pour avoir besoin que l’on m’accompagne quand je parle.

– Bon, bon, duc ; taisez-vous, Aurilly.

Aurilly s’inclina.

– Donc, continua François, vous n’approuvez pas mon coup de main sur Anvers, monsieur de Joyeuse ?

– Non, monseigneur.

– J’ai adopté ce plan en conseil, cependant.

– Aussi, monseigneur, n’est-ce qu’avec une grande réserve que je prends la parole, après tant d’expérimentés capitaines.

Et Joyeuse, en homme de cour, salua autour de lui.

Plusieurs voix s’élevèrent pour affirmer au grand amiral que son avis était le leur.

D’autres, sans parler, firent des signes d’assentiment.

– Comte de Saint-Aignan, dit le prince à l’un de ses plus braves colonels, vous n’êtes pas de l’avis de M. de Joyeuse, vous ?

– Si fait, monseigneur, répondit M. de Saint-Aignan.

– Ah ! c’est que, comme vous faisiez la grimace…

Chacun se mit à rire. Joyeuse pâlit, le comte rougit.

– Si M. le comte de Saint-Aignan, dit Joyeuse, a l’habitude de donner son avis de cette façon, c’est un conseiller peu poli, voilà tout.

– Monsieur de Joyeuse, repartit vivement Saint-Aignan, Son Altesse a eu tort de me reprocher une infirmité contractée à son service ; j’ai, à la prise de Cateau-Cambrésis, reçu un coup de pique dans la tête, et, depuis ce temps j’ai des contractions nerveuses, ce qui occasionne les grimaces dont se plaint Son Altesse… Ce n’est pas, toutefois, une excuse que je vous donne, monsieur de Joyeuse, c’est une explication, dit fièrement le comte en se retournant.

– Non, monsieur, dit Joyeuse en lui tendant la main, c’est un reproche que vous faites, et vous avez raison.

Le sang monta au visage du duc François.

– Et à qui ce reproche ? dit-il.

– Mais, à moi, probablement, monseigneur.

– Pourquoi Saint-Aignan vous ferait-il un reproche, monsieur de Joyeuse, à vous qu’il ne connaît pas ?

– Parce que j’ai pu croire un instant que M. de Saint-Aignan aimait assez peu Votre Altesse pour lui donner le conseil de prendre Anvers.

– Mais enfin, s’écria le prince, il faut que ma position se dessine dans le pays. Je suis duc de Brabant et comte de Flandre de nom. Il faut que je le sois aussi de fait. Ce Taciturne, qui se cache je ne sais où, m’a parlé d’une royauté. Où est-elle, cette royauté ? dans Anvers. Où est-il, lui ! dans Anvers aussi, probablement. Eh bien ! il faut prendre Anvers, et, Anvers pris, nous saurons à quoi nous en tenir.

– Eh ! monseigneur, vous le savez déjà, sur mon âme, ou vous seriez en vérité moins bon politique qu’on ne le dit. Qui vous a donné le conseil de prendre Anvers ? M. le prince d’Orange, qui a disparu au moment de se mettre en campagne ; M. le prince d’Orange, qui, tout en faisant Votre Altesse duc de Brabant, s’est réservé la lieutenance générale du duché ; le prince d’Orange, qui a intérêt à ruiner les Espagnols par vous et vous par les Espagnols ; M. le prince d’Orange, qui vous remplacera, qui vous succédera, s’il ne vous remplace et ne vous succède déjà ; le prince d’Orange… Eh ! monseigneur, jusqu’à présent en suivant les conseils du prince d’Orange, vous n’avez fait qu’indisposer les Flamands. Vienne un revers, et tous ceux qui n’osent vous regarder en face courront après vous comme ces chiens timides qui ne courent qu’après les fuyards.

– Quoi ! vous supposez que je puisse être battu par des marchands de laine, par des buveurs de bière ?

– Ces marchands de laine, ces buveurs de bière ont donné fort à faire au roi Philippe de Valois, à l’empereur Charles V, et au roi Philippe II, qui étaient trois princes d’assez bonne maison, monseigneur, pour que la comparaison ne puisse pas vous être trop désagréable.

– Ainsi, vous craignez un échec ?

– Oui, monseigneur, je le crains.

– Vous ne serez donc pas là, monsieur de Joyeuse ?

– Pourquoi donc n’y serais-je point ?

– Parce que je m’étonne que vous doutiez à ce point de votre propre bravoure, que vous vous voyiez déjà en fuite devant les Flamands : en tout cas, rassurez-vous : ces prudents commerçants ont l’habitude, quand ils marchent au combat, de s’affubler de trop lourdes armures pour qu’ils aient la chance de vous atteindre, courussent-ils après vous.

– Monseigneur, je ne doute pas de mon courage ; monseigneur, je serai au premier rang, mais je serai battu au premier rang, tandis que d’autres le seront au dernier, voilà tout.

– Mais enfin votre raisonnement n’est pas logique, monsieur de Joyeuse : vous approuvez que j’aie pris les petites places.

– J’approuve que vous preniez ce qui ne se défend point.

– Eh bien ! après avoir pris les petites places qui ne se défendaient pas, comme vous dites, je ne reculerai point devant la grande parce qu’elle se défend, ou plutôt parce qu’elle menace de se défendre.

– Et Votre Altesse a tort : mieux vaut reculer sur un terrain sûr que de trébucher dans un fossé en continuant de marcher en avant.

– Soit, je trébucherai, mais je ne reculerai pas.

– Votre Altesse fera ici comme elle voudra, dit Joyeuse en s’inclinant, et nous, de notre côté, nous ferons comme voudra Votre Altesse ; nous sommes ici pour lui obéir.

– Ce n’est pas répondre, duc.

– C’est cependant la seule réponse que je puisse faire à Votre Altesse.

– Voyons, prouvez-moi que j’ai tort ; je ne demande pas mieux que de me rendre à votre avis.

– Monseigneur, voyez l’armée du prince d’Orange, elle était vôtre, n’est-ce pas ? Eh bien ! au lieu de camper avec vous devant Anvers, elle est dans Anvers, ce qui est bien différent ; voyez le Taciturne, comme vous l’appelez vous-même : il était votre ami et votre conseiller ; non seulement vous ne savez pas ce qu’est devenu le conseiller, mais encore vous croyez être sûr que l’ami s’est changé en ennemi ; voyez les Flamands : lorsque vous étiez en Flandre, ils pavoisaient leurs barques et leurs murailles en vous voyant arriver ; maintenant ils ferment leurs portes à votre vue et braquent leurs canons à votre approche, ni plus ni moins que si vous étiez le duc d’Albe. Eh bien ! je vous le dis : Flamands et Hollandais, Anvers et Orange n’attendent qu’une occasion de s’unir contre vous, et ce moment sera celui où vous crierez feu à votre maître d’artillerie.

– Eh bien ! répondit le duc d’Anjou, on battra du même coup Anvers et Orange, Flamands et Hollandais.

– Non, monseigneur, parce que nous avons juste assez de monde pour donner l’assaut à Anvers, en supposant que nous n’ayons affaire qu’aux Anversois, et que tandis que nous donnerons l’assaut, le Taciturne tombera sur nous sans rien dire, avec ces éternels huit ou dix mille hommes, toujours détruits et toujours renaissants, à l’aide desquels depuis dix ou douze ans il tient en échec le duc d’Albe, don Juan Requesens et le duc de Parme.

– Ainsi, vous persistez dans votre opinion ?

– Dans laquelle ?

– Que nous serons battus.

– Immanquablement.

– Eh bien ! c’est facile à éviter, pour votre part, du moins, monsieur de Joyeuse, continua aigrement le prince ; mon frère vous a envoyé vers moi pour me soutenir ; votre responsabilité est à couvert, si je vous donne congé en vous disant que je ne crois pas avoir besoin d’être soutenu.

– Votre Altesse peut me donner congé, dit Joyeuse ; mais, à la veille d’une bataille, ce serait une honte pour moi que l’accepter.

Un long murmure d’approbation accueillit les paroles de Joyeuse ; le prince comprit qu’il avait été trop loin.

– Mon cher amiral, dit-il en se levant et en embrassant le jeune homme, vous ne voulez pas m’entendre. Il me semble pourtant que j’ai raison, ou plutôt que, dans la position où je suis, je ne puis avouer tout haut que j’ai eu tort ; vous me reprochez mes fautes, je les connais : j’ai été trop jaloux de l’honneur de mon nom ; j’ai trop voulu prouver la supériorité des armes françaises, donc j’ai tort. Mais le mal est fait ; en voulez-vous commettre un pire ? Nous voici devant des gens armés, c’est-à-dire devant des hommes qui nous disputent ce qu’ils m’ont offert. Voulez-vous que je leur cède ? Demain alors, ils reprendront pièce à pièce ce que j’ai conquis ; non, l’épée est tirée, frappons, ou sinon nous serons frappés ; voilà mon sentiment.

– Du moment où Votre Altesse parle ainsi, dit Joyeuse, je me garderai d’ajouter un mot ; je suis ici pour vous obéir, monseigneur, et d’aussi grand cœur, croyez-le bien, si vous me conduisez à la mort, que si vous me menez à la victoire ; cependant… mais non, monseigneur.

– Quoi ?

– Non, je veux et dois me taire.

– Non, par Dieu ! dites, amiral ; dites, je le veux.

– Alors en particulier, monseigneur.

– En particulier ?

– Oui, s’il plaît à Votre Altesse.

Tous se levèrent et reculèrent jusqu’aux extrémités de la spacieuse tente de François.

– Parlez, dit celui-ci.

– Monseigneur peut prendre indifféremment un revers que lui infligerait l’Espagne, un échec qui rendrait triomphants ces buveurs de bière flamands, ou ce prince d’Orange à double face ; mais s’accommoderait-il aussi volontiers de faire rire à ses dépens M. le duc de Guise ?

François fronça le sourcil.

– M. de Guise ? dit-il ; eh ! qu’a-t-il à faire dans tout ceci ?

– M. de Guise, continua Joyeuse, a tenté, dit-on, de faire assassiner monseigneur ; si Salcède ne l’a pas avoué sur l’échafaud, il l’a avoué à la gêne. Or, c’est une grande joie à offrir au Lorrain, qui joue un grand rôle dans tout ceci, ou je m’y trompe fort, que de nous faire battre sous Anvers, et de lui procurer, qui sait ? sans bourse délier, cette mort d’un fils de France, qu’il avait promis de payer si cher à Salcède. Lisez l’histoire de Flandre, monseigneur, et vous y verrez que les Flamands ont pour habitude d’engraisser leurs terres avec le sang des princes les plus illustres et des meilleurs chevaliers français.

Le duc secoua la tête.

– Eh bien ! soit, Joyeuse, dit-il, je donnerai, s’il le faut, au Lorrain maudit la joie de me voir mort, mais je ne lui donnerai pas celle de me voir fuyant. J’ai soif de gloire, Joyeuse ; car, seul de mon nom, j’ai encore des batailles à gagner.

– Et Cateau-Cambrésis que vous oubliez, monseigneur ; il est vrai que vous êtes le seul.

– Comparez donc cette escarmouche à Jarnac et à Moncontour, Joyeuse, et faites le compte de ce que je redois à mon bien-aimé frère Henri. Non, non, ajouta-t-il, je ne suis pas un roitelet de Navarre ; je suis un prince français, moi.

Puis se retournant vers les seigneurs, qui, aux paroles de Joyeuse, s’étaient éloignés :

– Messieurs, ajouta-t-il, l’assaut tient toujours ; la pluie a cessé, les terrains sont bons, nous attaquerons cette nuit.

Joyeuse s’inclina.

– Monseigneur voudra bien détailler ses ordres, dit-il, nous les attendons.

– Vous avez huit vaisseaux, sans compter la galère amirale, n’est-ce pas, monsieur de Joyeuse ?

– Oui, monseigneur.

– Vous forcerez la ligne, et ce sera chose facile, les Anversois n’ayant dans le port que des vaisseaux marchands ; alors vous viendrez vous embosser en face du quai. Là, si le quai est défendu, vous foudroierez la ville en tentant un débarquement avec vos quinze cents hommes.

Du reste de l’armée je ferai deux colonnes, l’une commandée par M. le comte de Saint-Aignan, l’autre commandée par moi-même. Toutes deux tenteront l’escalade par surprise au moment où les premiers coups de canon partiront.

La cavalerie demeurera en réserve, en cas d’échec, pour protéger la retraite de la colonne repoussée.

De ces trois attaques, l’une réussira certainement. Le premier corps, établi sur le rempart, tirera une fusée pour rallier à lui les autres corps.

– Mais il faut tout prévoir, monseigneur, dit Joyeuse. Supposons ce que vous ne croyez pas supposable, c’est-à-dire que les trois colonnes d’attaque soient repoussées toutes trois.

– Alors nous gagnons les vaisseaux sous la protection du feu de nos batteries, et nous nous répandons dans les polders, où les Anversois ne se hasarderont point à nous venir chercher.

On s’inclina en signe d’adhésion.

– Maintenant, messieurs, dit le duc, du silence.

Qu’on éveille les troupes endormies, qu’on embarque avec ordre ; que pas un feu, pas un coup de mousquet ne révèlent notre dessein. Vous serez dans le port, amiral, avant que les Anversois se doutent de votre départ. Nous, qui allons le traverser et suivre la rive gauche, nous arriverons en même temps que vous.

Allez, messieurs, et bon courage. Le bonheur qui nous a suivis jusqu’ici ne craindra point de traverser l’Escaut avec nous.

Les capitaines quittèrent la tente du prince, et donnèrent leurs ordres avec les précautions indiquées.

Bientôt, toute cette fourmilière humaine fit entendre son murmure confus : mais on pouvait croire que c’était celui du vent, se jouant dans les gigantesques roseaux et parmi les herbages touffus des polders.

L’amiral s’était rendu à son bord.

LXV. Monseigneur §

Cependant les Anversois ne voyaient pas tranquillement les apprêts, hostiles de M. le duc d’Anjou, et Joyeuse ne se trompait pas en leur attribuant toute la mauvaise volonté possible.

Anvers était comme une ruche quand vient le soir, calme et déserte à l’extérieur, au dedans pleine de murmure et de mouvement.

Les Flamands en armes faisaient des patrouilles dans les rues, barricadaient leurs maisons, doublaient les chaînes et fraternisaient avec les bataillons du prince d’Orange, dont une partie déjà était en garnison à Anvers, et dont l’autre partie rentrait par fractions, qui, aussitôt rentrées, s’égrenaient dans la ville.

Lorsque tout fut prêt pour une vigoureuse défense, le prince d’Orange, par un soir sombre et sans lune, entra à son tour dans la ville sans manifestation aucune, mais avec le calme et la fermeté qui présidaient à l’accomplissement de toutes ses résolutions, lorsque ces résolutions étaient une fois prises.

Il descendit à l’Hôtel-de-Ville, où ses affidés avaient tout préparé pour son installation.

Là il reçut tous les quarteniers et centeniers de la bourgeoisie, passa en revue les officiers des troupes soldées, puis enfin reçut les principaux officiers qu’il mit au courant de ses projets.

Parmi ses projets, le plus arrêté était de profiter de la manifestation du duc d’Anjou contre la ville pour rompre avec lui. Le duc d’Anjou en arrivait où le Taciturne avait voulu l’amener, et celui-là voyait avec joie ce nouveau compétiteur à la souveraine puissance se perdre comme les autres.

Le soir même où le duc d’Anjou s’apprêtait à attaquer, comme nous l’avons vu, le prince d’Orange, qui était depuis deux jours dans la ville, tenait conseil avec le commandant de la place pour les bourgeois.

À chaque objection faite par le gouverneur au plan offensif du prince d’Orange, si cette objection pouvait amener du retard dans les plans, le prince d’Orange secouait la tête comme un homme surpris de cette incertitude.

Mais, à chaque hochement de tête, le commandant de la place répondait :

– Prince, vous savez que c’est chose convenue, que monseigneur doit venir : attendons donc monseigneur.

Ce mot magique faisait froncer le sourcil au Taciturne ; mais tout en fronçant le sourcil et en rongeant ses ongles d’impatience, il attendait.

Alors chacun attachait ses yeux sur une large horloge aux lourds battements, et semblait demander au balancier d’accélérer la venue du personnage attendu si impatiemment.

Neuf heures du soir sonnèrent : l’incertitude était devenue une anxiété réelle ; quelques vedettes prétendaient avoir aperçu du mouvement dans le camp français.

Une petite barque plate comme le bassin d’une balance avait été expédiée sur l’Escaut ; les Anversois, moins inquiets encore de ce qui se passait du côté de la terre que de ce qui se passait du côté de la mer, avaient désiré avoir des nouvelles précises de la flotte française : la petite barque n’était point revenue.

Le prince d’Orange se leva, et, mordant de colère ses gants de buffle, il dit aux Anversois :

– Monseigneur nous fera tant attendre, messieurs, qu’Anvers sera prise et brûlée quand il arrivera : la ville, alors, pourra juger de la différence qui existe sous ce rapport entre les Français et les Espagnols.

Ces paroles n’étaient point faites pour rassurer messieurs les officiers civils, aussi se regardèrent-ils avec beaucoup d’émotion.

En ce moment, un espion qu’on avait envoyé sur la route de Malines, et qui avait poussé son cheval jusqu’à Saint-Nicolas, revint en annonçant qu’il n’avait rien vu ni entendu qui annonçât le moins du monde la venue de la personne que l’on attendait.

– Messieurs, s’écria le Taciturne à cette nouvelle, vous le voyez, nous attendrions inutilement ; faisons nous-mêmes nos affaires ; le temps nous presse et les campagnes ne sont garanties en rien. Il est bon d’avoir confiance en des talents supérieurs ; mais vous voyez qu’avant tout, c’est sur soi-même qu’il faut se reposer.

Délibérons donc, messieurs.

Il n’avait point achevé, que la portière de la salle se souleva et qu’un valet de la ville apparut et prononça ce seul mot qui, dans un pareil moment, paraissait en valoir mille autres :

– Monseigneur !

Dans l’accent de cet homme, dans cette joie qu’il n’avait pu s’empêcher de manifester en accomplissant son devoir d’huissier, on pouvait lire l’enthousiasme du peuple et toute sa confiance en celui qu’on appelait de ce nom vague et respectueux :

Monseigneur !

À peine le son de cette voix tremblante d’émotion s’était-il éteint, qu’un homme d’une taille élevée et impérieuse, portant avec une grâce suprême le manteau qui l’enveloppait tout entier, entra dans la salle, et salua courtoisement ceux qui se trouvaient là.

Mais au premier regard son œil fier et perçant démêla le prince au milieu des officiers. Il marcha droit à lui et lui offrit la main.

Le prince serra cette main avec affection, et presque avec respect.

Ils s’appelèrent monseigneur l’un l’autre.

Après ce bref échange de civilités, l’inconnu se débarrassa de son manteau.

Il était vêtu d’un pourpoint de buffle, portait des chausses de drap et de longues bottes de cuir.

Il était armé d’une longue épée qui semblait faire partie, non de son costume, mais de ses membres, tant elle jouait avec aisance à son côté ; une petite dague était passée à sa ceinture, près d’une aumônière gonflée de papiers.

Au moment où il rejeta son manteau, on put voir ces longues bottes, dont nous avons parlé, toutes souillées de poussière et de boue.

Ses éperons, rougis du sang de son cheval, ne rendaient plus qu’un son sinistre à chaque pas qu’il faisait sur les dalles.

Il prit place à la table du conseil.

– Eh bien ! où en sommes-nous, monseigneur ? demanda-t-il.

– Monseigneur, répondit le Taciturne, vous avez dû voir en venant jusqu’ici que les rues étaient barricadées.

– J’ai vu cela.

– Et les maisons crénelées, ajouta un officier.

– Quant à cela, je n’ai pu le voir ; mais c’est d’une bonne précaution.

– Et les chaînes doublées, dit un autre.

– À merveille, répliqua l’inconnu d’un ton insouciant.

– Monseigneur n’approuve point ces préparatifs de défense ? demanda une voix avec un accent sensible d’inquiétude et de désappointement.

– Si fait, dit l’inconnu, mais cependant je ne crois pas que, dans les circonstances où nous nous trouvons, elles soient fort utiles ; elles fatiguent le soldat et inquiètent le bourgeois. Vous avez un plan d’attaque et de défense, je suppose ?

– Nous attendions monseigneur pour le lui communiquer, répondit le bourgmestre.

– Dites, messieurs, dites.

– Monseigneur est arrivé un peu tard, ajouta le prince, et, en l’attendant, j’ai dû agir.

– Et vous avez bien fait, monseigneur ; d’ailleurs, on sait que lorsque vous agissez, vous agissez bien. Moi non plus, croyez-le bien, je n’ai point perdu mon temps en route.

Puis, se retournant du côté des bourgeois :

– Nous savons par nos espions, dit le bourgmestre, qu’un mouvement se prépare dans le camp des Français ; ils se disposent à une attaque ; mais comme nous ne savons de quel côté l’attaque aura lieu, nous avons fait disposer le canon de telle sorte qu’il soit partagé avec égalité sur toute l’étendue du rempart.

– C’est sage, répondit l’inconnu avec un léger sourire, et regardant à la dérobée le Taciturne, qui se taisait, laissant, lui homme de guerre, parler de guerre tous les bourgeois.

– Il en a été de même de nos troupes civiques, continua le bourgmestre, elles sont réparties par postes doubles sur toute l’étendue des murailles, et ont ordre de courir à l’instant même au point d’attaque.

L’inconnu ne répondit rien ; il semblait attendre que le prince d’Orange parlât à son tour.

– Cependant, continua le bourgmestre, l’avis du plus grand nombre des membres du conseil est qu’il semble impossible que les Français méditent autre chose qu’une feinte.

– Et dans quel but cette feinte ? demanda l’inconnu.

– Dans le but de nous intimider et de nous amener à un arrangement à l’amiable qui livre la ville aux Français.

L’inconnu regarda de nouveau le prince d’Orange : on eût dit qu’il était étranger à tout ce qui se passait, tant il écoutait toutes ces paroles avec une insouciance qui tenait du dédain.

– Cependant, dit une voix inquiète, ce soir on a cru remarquer dans le camp des préparatifs d’attaque.

– Soupçons sans certitude, reprit le bourgmestre. J’ai moi-même examiné le camp avec une excellente lunette qui vient de Strasbourg : les canons paraissaient cloués au sol, les hommes se préparaient au sommeil sans aucune émotion, M. le duc d’Anjou donnait à dîner dans sa tente.

L’inconnu jeta un nouveau regard sur le prince d’Orange. Cette fois il lui sembla qu’un léger sourire crispait la lèvre du Taciturne, tandis que, d’un mouvement à peine visible, ses épaules dédaigneuses accompagnaient ce sourire.

– Eh ! messieurs, dit l’inconnu, vous êtes dans l’erreur complète ; ce n’est point une attaque furtive qu’on vous prépare en ce moment, c’est un bel et bon assaut que vous allez essuyer.

– Vraiment ?

– Vos plans, si naturels qu’ils vous paraissent, sont incomplets.

– Cependant, monseigneur… firent les bourgeois, humiliés que l’on parût douter de leurs connaissances en stratégie.

– Incomplets, reprit l’inconnu, en ceci, que vous vous attendez à un choc, et que vous avez pris toutes vos précautions pour cet événement.

– Sans doute.

– Eh bien ! ce choc, messieurs, si vous m’en croyez…

– Achevez, monseigneur.

– Vous ne l’attendrez pas, vous le donnerez.

– À la bonne heure ! s’écria le prince d’Orange, voilà parler.

– En ce moment, continua l’inconnu, qui comprit dès lors qu’il allait trouver un appui dans le prince, les vaisseaux de M. Joyeuse appareillent.

– Comment savez-vous cela, monseigneur ? s’écrièrent tous ensemble le bourgmestre et les autres membres du conseil.

– Je le sais, dit l’inconnu.

Un murmure de doute passa comme un souffle dans l’assemblée, mais, si léger qu’il fût, il effleura les oreilles de l’habile homme de guerre qui venait d’être introduit sur la scène pour y jouer, selon toute probabilité, le premier rôle.

– En doutez-vous ? demanda-t-il avec le plus grand calme et en homme habitué à lutter contre toutes les appréhensions, tous les amours-propres et tous les préjugés bourgeois.

– Nous n’en doutons pas, puisque vous le dites, monseigneur. Mais que cependant Votre Altesse nous permette de lui dire…

– Dites.

– Que s’il en était ainsi…

– Après ?

– Nous en aurions des nouvelles.

– Par qui ?

– Par notre espion de marine.

En ce moment un homme poussé par l’huissier entra lourdement dans la salle, et fit avec respect quelques pas sur la dalle polie en s’avançant moitié vers le bourgmestre, moitié vers le prince d’Orange.

– Ah ! ah ! dit le bourgmestre, c’est toi, mon ami.

– Moi-même, monsieur le bourgmestre, répondit le nouveau venu.

– Monseigneur, dit le bourgmestre, c’est l’homme que nous avons envoyé à la découverte.

À ce mot de monseigneur, lequel ne s’adressait pas au prince d’Orange, l’espion fit un mouvement de surprise et de joie, et s’avança précipitamment pour mieux voir celui que l’on désignait par ce titre.

Le nouveau venu était un de ces marins flamands dont le type est si reconnaissable, étant si accentué : la tête carrée, les yeux bleus, le col court et les épaules larges ; il froissait entre ses grosses mains son bonnet de laine humide, et lorsqu’il fut près des officiers, on vit qu’il laissait sur les dalles une large trace d’eau.

C’est que ses vêtements grossiers étaient littéralement trempés et dégouttants.

– Oh ! oh ! voilà un brave qui est revenu à la nage, dit l’inconnu en regardant le marin avec cette habitude de l’autorité, qui impose soudain au soldat et au serviteur, parce qu’elle implique à la fois le commandement et la caresse.

– Oui, monseigneur, oui, dit le marin avec empressement, et l’Escaut est large et rapide aussi, monseigneur.

– Parle, Goes, parle, continua l’inconnu, sachant bien le prix de la faveur qu’il faisait à un simple matelot en l’appelant par son nom.

Aussi, à partir de ce moment, l’inconnu parut exister seul pour Goes, et s’adressant à lui, quoique envoyé par un autre, c’était peut-être à cet autre qu’il eût dû rendre compte de sa mission :

– Monseigneur, dit-il, je suis parti dans ma plus petite barque ; j’ai passé avec le mot d’ordre au milieu du barrage que nous avons fait sur l’Escaut avec nos bâtiments, et j’ai poussé jusqu’à ces damnés Français. Ah ! pardon, monseigneur.

Goes s’arrêta.

– Va, va, dit l’inconnu en souriant, je ne serai qu’à moitié damné.

– Ainsi donc, monseigneur, puisque monseigneur veut bien me pardonner…

L’inconnu fit un signe de tête. Goes continua :

– Tandis que je ramais dans la nuit avec mes avirons enveloppés de linge, j’ai entendu une voix qui criait :

– Holà de la barque, que voulez-vous ?

Je croyais que c’était à moi que l’interpellation était adressée, et j’allais répondre une chose ou l’autre, quand j’entendis crier derrière moi :

– Canot amiral.

L’inconnu regarda les officiers avec un signe de tête qui signifiait :

– Que vous avais-je dit ?

– Au même instant, continua Goes, et comme je voulais virer de bord, je sentis un choc épouvantable ; ma barque s’enfonça ; l’eau me couvrit la tête ; je roulai dans un abîme sans fond ; mais les tourbillons de l’Escaut me reconnurent pour une vieille connaissance, et je revis le ciel.

C’était tout bonnement le canot amiral qui, en conduisant M. de Joyeuse à bord, avait passé sur moi. Maintenant, Dieu seul sait comment je n’ai pas été broyé ou noyé.

– Merci, brave Goes, merci, dit le prince d’Orange, heureux de voir que ses prévisions s’étaient réalisées ; va, et tais-toi.

Et étendant le bras de son côté, il lui mit une bourse dans la main.

Cependant le marin semblait attendre quelque chose : c’était le congé de l’inconnu.

Celui-ci lui fit un signe bienveillant de la main, et Goes se retira, visiblement plus satisfait de ce signe qu’il ne l’avait été du cadeau du prince d’Orange.

– Eh bien, demanda l’inconnu au bourgmestre, que dites-vous de ce rapport ? doutez-vous encore que les Français vont appareiller, et croyez-vous que c’était pour passer la nuit à bord que M. de Joyeuse se rendait du camp à la galère amirale ?

– Mais, vous devinez donc, monseigneur ? dirent les bourgeois.

– Pas plus que monseigneur le prince d’Orange, qui est en toutes choses de mon avis, je suis sûr. Mais, comme Son Altesse, je suis bien renseigné, et, surtout, je connais ceux qui sont là de l’autre côté.

Et sa main désignait les polders.

– De sorte, continua-t-il, qu’il m’eût bien étonné de ne pas les voir attaquer cette nuit.

Donc, tenez-vous prêts, messieurs ; car, si vous leur en donnez le temps, ils attaqueront sérieusement.

– Ces messieurs me rendront la justice d’avouer qu’avant votre arrivée, monseigneur, je leur tenais juste le langage que vous leur tenez maintenant.

– Mais, demanda le bourgmestre, comment monseigneur croit-il que les Français vont attaquer ?

– Voici les probabilités : l’infanterie est catholique, elle se battra seule. Cela veut dire qu’elle attaquera d’un côté ; la cavalerie est calviniste, elle se battra seule aussi. Deux côtés. La marine est à M. de Joyeuse, il arrive de Paris ; la cour sait dans quel but il est parti, il voudra avoir sa part de combat et de gloire. Trois côtés.

– Alors, faisons trois corps, dit le Bourgmestre.

– Faites-en un, messieurs, un seul, avec tout ce que vous avez de meilleurs soldats, et laissez ceux dont vous doutez en rase campagne, à la garde de vos murailles. Puis, avec ce corps, faites une vigoureuse sortie au moment où les Français s’y attendront le moins. Ils croient attaquer : qu’ils soient prévenus et attaqués eux-mêmes ; si vous les attendez à l’assaut, vous êtes perdus, car à l’assaut le Français n’a pas d’égal, comme vous n’avez pas d’égaux, messieurs, quand, en rase campagne, vous défendez l’approche de vos villes.

Le front des Flamands rayonna.

– Que disais-je, messieurs ? fit le Taciturne.

– Ce m’est un grand honneur, dit l’inconnu, d’avoir été, sans le savoir, du même avis que le premier capitaine du siècle.

Tous deux s’inclinèrent courtoisement.

– Donc, poursuivit l’inconnu, c’est chose dite, vous faites une furieuse sortie sur l’infanterie et la cavalerie. J’espère que vos officiers conduiront cette sortie de façon que vous repousserez les assiégeants.

– Mais leurs vaisseaux, leurs vaisseaux, dit le bourgmestre, ils vont forcer notre barrage ; et comme le vent est nord-ouest, ils seront au milieu de la ville dans deux heures.

– Vous avez vous-mêmes six vieux navires et trente barques à Sainte-Marie, c’est-à-dire à une lieue d’ici, n’est-ce pas ? C’est votre barricade maritime, c’est votre chaîne fermant l’Escaut.

– Oui, monseigneur, c’est cela même. Comment connaissez-vous tous ces détails ?

L’inconnu sourit.

– Je les connais, comme vous voyez, dit-il ; c’est là qu’est le sort de la bataille.

– Alors, dit le bourgmestre, il faut envoyer du renfort à nos braves marins.

– Au contraire, vous pouvez disposer encore de quatre cents hommes qui étaient là ; vingt hommes intelligents, braves et dévoués suffiront.

Les Anversois ouvrirent de grands yeux.

– Voulez-vous, dit l’inconnu, détruire la flotte française tout entière aux dépens de vos six vieux vaisseaux et de vos trente vieilles barques ?

– Hum ! firent les Anversois en se regardant, ils n’étaient pas déjà si vieux nos vaisseaux, elles n’étaient pas déjà si vieilles nos barques.

– Eh bien ! estimez-les, dit l’inconnu, et l’on vous en paiera la valeur.

– Voilà, dit tout bas le Taciturne à l’inconnu, les hommes contre lesquels j’ai chaque jour à lutter. Oh ! s’il n’y avait que les événements, je les eusse déjà surmontés.

– Voyons, messieurs, reprit l’inconnu en portant la main à son aumônière, qui regorgeait, comme nous l’avons dit, estimez, mais estimez vite ; vous allez être payés en traites sur vous-mêmes, j’espère que vous les trouverez bonnes.

– Monseigneur, dit le bourgmestre, après un instant de délibération avec les quarteniers, les dizainiers et les centeniers, nous sommes des commerçants et non des seigneurs ; il faut donc nous pardonner certaines hésitations, car notre âme, voyez-vous, n’est point en notre corps, mais en nos comptoirs. Cependant, il est certaines circonstances où, pour le bien général, nous savons faire des sacrifices. Disposez donc de nos barrages comme vous l’entendrez.

– Ma foi, monseigneur, dit le Taciturne, c’est affaire à vous. Il m’eût fallu six mois à moi pour obtenir ce que vous venez d’enlever en dix minutes.

– Je dispose donc de votre barrage, messieurs ; mais voici de quelle façon j’en dispose :

Les Français, la galère amirale en tête, vont essayer de forcer le passage. Je double les chaînes du barrage, en leur laissant assez de longueur pour que la flotte se trouve engagée au milieu de vos barques et de vos vaisseaux. Alors, de vos barques et de vos vaisseaux, les vingt braves que j’y ai laissés jettent des grappins, et, les grappins jetés, ils fuient dans une barque après avoir mis le feu à votre barrage chargé de matières inflammables.

– Et, vous l’entendez, s’écria le Taciturne, la flotte française brûle tout entière.

– Oui, tout entière, dit l’inconnu ; alors, plus de retraite par mer, plus de retraite à travers les polders, car vous lâchez les écluses de Malines, de Berchem, de Lier, de Duffel et d’Anvers. Repoussés d’abord par vous, poursuivis par vos digues rompues, enveloppés de tous les côtés par cette marée inattendue et toujours montante, par cette mer qui n’aura qu’un flux et pas de reflux, les Français seront tous noyés, abîmés, anéantis.

Les officiers poussèrent un cri de joie.

– Il n’y a qu’un inconvénient, dit le prince.

– Lequel, monseigneur ? demanda l’inconnu.

– C’est qu’il faudrait toute une journée pour expédier les ordres différents aux différentes villes, et que nous n’avons qu’une heure.

– Une heure suffit, répondit celui qu’on appelait monseigneur.

– Mais qui préviendra la flottille ?

– Elle est prévenue.

– Par qui ?

– Par moi. Si ces messieurs avaient refusé de me la donner, je la leur achetais.

– Mais Malines, Lier, Duffel ?

– Je suis passé par Malines et par Lier, et j’ai envoyé un agent sûr à Duffel. À onze heures les Français seront battus, à minuit la flotte sera brûlée, à une heure les Français seront en pleine retraite, à deux heures Malines rompra ses digues, Lier ouvrira ses écluses, Duffel lancera ses canaux hors de leur lit : alors toute la plaine deviendra un océan furieux qui noiera maisons, champs, bois, villages, c’est vrai ; mais qui, en même temps, je vous le répète, noiera les Français, et cela de telle façon, qu’il n’en rentrera pas un seul en France.

Un silence d’admiration et presque d’effroi accueillit ces paroles ; puis, tout à coup, les Flamands éclatèrent en applaudissements.

Le prince d’Orange fit deux pas vers l’inconnu et lui tendit la main.

– Ainsi donc, monseigneur, dit-il, tout est prêt de notre côté ?

– Tout, répondit l’inconnu. Et tenez, je crois que du côté des Français tout est prêt aussi.

Et du doigt il montrait un officier qui soulevait la portière.

– Messeigneurs et messieurs, dit l’officier, nous recevons l’avis que les Français sont en marche et s’avancent vers la ville.

– Aux armes ! cria le bourgmestre.

– Aux armes ! répétèrent les assistants.

– Un instant, messieurs, interrompit l’inconnu de sa voix mâle et impérieuse ; vous oubliez de me laisser vous faire une dernière recommandation plus importante que toutes les autres.

– Faites ! faites ! s’écrièrent toutes les voix.

– Les Français vont être surpris, donc ce ne sera pas même un combat, pas même une retraite, mais une fuite : pour les poursuivre, il faut être légers. Cuirasses bas, morbleu ! Ce sont vos cuirasses dans lesquelles vous ne pouvez remuer, qui vous ont fait perdre toutes les batailles que vous avez perdues. Cuirasses bas ! messieurs, cuirasses bas !

Et l’inconnu montra sa large poitrine protégée seulement par un buffle.

– Nous nous retrouverons aux coups, messieurs les capitaines, continua l’inconnu ; en attendant, allez sur la place de l’Hôtel-de-Ville, où vous trouverez tous vos hommes en bataille. Nous vous y rejoignons.

– Merci, monseigneur, dit le prince à l’inconnu, vous venez de sauver à la fois la Belgique et la Hollande.

– Prince, vous me comblez, répondit celui-ci.

– Est-ce que Votre Altesse consentira à tirer l’épée contre les Français ? demanda le prince.

– Je m’arrangerai de manière à combattre en face des huguenots, répondit l’inconnu en s’inclinant avec un sourire que lui eût envié son sombre compagnon, et que Dieu seul comprit.

LXVI. Français et Flamands §

Au moment où tout le conseil sortait de l’Hôtel-de-Ville, et où les officiers allaient se mettre à la tête de leurs hommes et exécuter les ordres du chef inconnu qui semblait envoyé aux Flamands par la Providence elle-même, une longue rumeur circulaire qui semblait envelopper toute la ville, retentit et se résuma dans un grand cri.

En même temps l’artillerie tonna.

Cette artillerie vint surprendre les Français au milieu de leur marche nocturne, et lorsqu’ils croyaient surprendre eux-mêmes la ville endormie. Mais au lieu de ralentir leur marche, elle la hâta.

Si l’on ne pouvait prendre la ville par surprise à l’échelade, comme on disait en ce temps-là, on pouvait, comme nous avons vu le roi de Navarre le faire à Cahors, on pouvait combler le fossé avec des fascines et faire sauter les portes avec des pétards.

Le canon des remparts continua donc de tirer ; mais dans la nuit son effet était presque nul ; après avoir répondu par des cris aux cris de leurs adversaires, les Français s’avancèrent en silence vers le rempart avec cette fougueuse intrépidité qui leur est habituelle dans l’attaque.

Mais tout à coup, portes et poternes s’ouvrent, et de tous côtés s’élancent des gens armés ; seulement, ce n’est point l’ardente impétuosité des Français qui les anime, c’est une sorte d’ivresse pesante qui n’empêche pas le mouvement du guerrier, mais qui rend le guerrier massif comme une muraille roulante. C’étaient les Flamands qui s’avançaient en bataillons serrés, en groupes compactes au-dessus desquels continuait à tonner une artillerie plus bruyante que formidable.

Alors le combat s’engage pied à pied, l’épée et le couteau se choquent, la pique et la lame se froissent, les coups de pistolet, la détonation des arquebuses éclairent les visages rougis de sang.

Mais pas un cri, pas un murmure, pas une plainte : le Flamand se bat avec rage, le Français avec dépit. Le Flamand est furieux d’avoir à se battre, car il ne se bat ni par état ni par plaisir. Le Français est furieux d’avoir été attaqué lorsqu’il attaquait. Au moment où l’on en vient aux mains, avec cet acharnement que nous essaierions inutilement de rendre, des détonations pressées se font entendre du côté de Sainte-Marie, et une lueur s’élève au-dessus de la ville comme un panache de flammes. C’est Joyeuse qui attaque et qui va faire diversion en forçant la barrière qui défend l’Escaut, qui va pénétrer avec sa flotte jusqu’au cœur de la ville. Du moins, c’est ce qu’espèrent les Français.

Mais il n’en est point ainsi.

Poussé par un vent d’ouest, c’est-à-dire par le plus favorable à une pareille entreprise, Joyeuse avait levé l’ancre, et, la galère amirale en tête, il s’était laissé aller à cette brise qui le poussait malgré le courant. Tout était prêt pour le combat ; ses marins, armés de leurs sabres d’abordage, étaient à l’arrière ; ses canonniers, mèche allumée, étaient à leurs pièces ; ses gabiers avec des grenades dans les hunes ; enfin des matelots d’élite, armés de haches, se tenaient prêts à sauter sur les navires et les barques ennemis et à briser chaînes et cordages pour faire une trouée à la flotte. On avançait en silence. Les sept bâtiments de Joyeuse, disposés en manière de coin, dont la galère amirale formait l’angle le plus aigu, semblaient une troupe de fantômes gigantesques glissant à fleur d’eau. Le jeune homme, dont le poste était sur son banc de quart, n’avait pu rester à son poste. Vêtu d’une magnifique armure, il avait pris sur la galère la place du premier lieutenant, et, courbé sur le beaupré, son œil semblait vouloir percer les brumes du fleuve et la profondeur de la nuit. Bientôt, à travers cette double obscurité, il vit apparaître la digue qui s’étendait sombre en travers du fleuve ; elle semblait abandonnée et déserte. Seulement il y avait, dans ce pays d’embûches, quelque chose d’effrayant dans cet abandon et cette solitude.

Cependant on avançait toujours ; on était en vue du barrage, à dix encablures à peine, et à chaque seconde on s’en rapprochait davantage, sans qu’un seul qui vive ! fût encore venu frapper l’oreille des Français.

Les matelots ne voyaient dans ce silence qu’une négligence dont ils se réjouissaient ; le jeune amiral, plus prévoyant, y devinait quelque ruse dont il s’effrayait.

Enfin la proue de la galère amirale s’engagea au milieu des agrès des deux bâtiments qui formaient le centre du barrage, et, les poussant devant elle, elle fit fléchir par le milieu toute cette digue flexible dont les compartiments tenaient l’un à l’autre par des chaînes, et qui, cédant sans se rompre, prit, en s’appliquant aux flancs des vaisseaux français la même forme que ses vaisseaux offraient eux-mêmes.

Tout à coup, et au moment où les porteurs de haches recevaient l’ordre de descendre pour rompre le barrage, une foule de grappins, jetés par des mains invisibles, vinrent se cramponner aux agrès des vaisseaux français.

Les Flamands prévenaient la manœuvre des Français et faisaient ce qu’ils allaient faire.

Joyeuse crut que ses ennemis lui offraient un combat acharné. Il l’accepta. Les grappins lancés de son côté lièrent par des nœuds de fer les bâtiments ennemis aux siens. Puis, saisissant une hache aux mains d’un matelot, il s’élança le premier sur celui des bâtiments qu’il retenait d’une plus sûre étreinte, en criant : À l’abordage ! à l’abordage !

Tout son équipage le suivit, officiers et matelots, en poussant le même cri que lui ; mais aucun cri ne répondit au sien, aucune force ne s’opposa à son agression.

Seulement on vit trois barques chargées d’hommes glissant silencieusement sur le fleuve, comme trois oiseaux de mer attardés.

Ces barques fuyaient à force de rames, les oiseaux s’éloignaient à tire d’ailes.

Les assaillants restaient immobiles sur ces bâtiments qu’ils venaient de conquérir sans lutte.

Il en était de même sur toute la ligne.

Tout à coup, Joyeuse entendit sous ses pieds un grondement sourd, et une odeur de souffre se répandit dans l’air. Un éclair traversa son esprit ; il courut à une écoutille qu’il souleva : les entrailles du bâtiment brûlaient.

À l’instant, le cri : Aux vaisseaux ! aux vaisseaux ! retentit sur toute la ligne.

Chacun remonta plus précipitamment qu’il n’était descendu ; Joyeuse, descendu le premier, remonta le dernier.

Au moment où il atteignait la muraille de sa galère, la flamme faisait éclater le pont du bâtiment qu’il quittait.

Alors, comme de vingt volcans, s’élancèrent des flammes, chaque barque, chaque sloop, chaque bâtiment était un cratère ; la flotte française, d’un port plus considérable, semblait dominer un abîme de feu.

L’ordre avait été donné de trancher les cordages, de rompre les chaînes, de briser les grappins ; les matelots s’étaient élancés dans les agrès avec la rapidité d’hommes convaincus que de cette rapidité dépendait leur salut.

Mais l’œuvre était immense ; peut-être se fût-on détaché des grappins jetés par les ennemis sur la flotte française, mais il y avait encore ceux jetés par la flotte française sur les bâtiments ennemis.

Tout à coup vingt détonations se firent entendre ; les bâtiments français tremblèrent dans leur membrure, gémirent dans leur profondeur.

C’étaient les canons qui défendaient la digue, et qui, chargés jusqu’à la gueule et abandonnés par les Anversois, éclataient tout seuls au fur et à mesure que le feu les gagnait, brisant sans intelligence tout ce qui se trouvait dans leur direction, mais brisant.

Les flammes montaient, comme de gigantesques serpents, le long des mâts, s’enroulaient autour des vergues, puis de leurs langues aiguës, venaient lécher les flancs cuivrés des bâtiments français.

Joyeuse, avec sa magnifique armure damasquinée d’or, donnant, calme et d’une voix impérieuse, ses ordres au milieu de toutes ces flammes, ressemblait à une de ces fabuleuses salamandres aux millions d’écaillés, qui, à chaque mouvement qu’elles faisaient, secouaient une poussière d’étincelles.

Mais bientôt les détonations redoublèrent plus fortes et plus foudroyantes ; ce n’étaient plus les canons qui tonnaient, c’étaient les saintes-barbes qui prenaient feu, c’étaient les bâtiments eux-mêmes qui éclataient.

Tant qu’il avait espéré rompre les liens mortels qui l’attachaient à ses ennemis, Joyeuse avait lutté ; mais il n’y avait plus d’espoir d’y réussir : la flamme avait gagné les vaisseaux français, et à chaque vaisseau ennemi qui sautait, une pluie de feu, pareille à un bouquet d’artifice, retombait sur son pont.

Seulement, ce feu, c’était le feu grégeois, ce feu implacable, qui s’augmente de ce qui éteint les autres feux, et qui dévore sa proie jusqu’au fond de l’eau.

Les bâtiments anversois, en éclatant, avaient rompu les digues ; mais les bâtiments français, au lieu de continuer leur route, allaient à la dérive tout en flammes eux-mêmes, et entraînant après eux quelques fragments du brûlot rongeur, qui les avait étreints de ses bras de flammes.

Joyeuse comprit qu’il n’y avait plus de lutte possible ; il donna l’ordre de mettre toutes les barques à la mer, et de prendre terre sur la rive gauche.

L’ordre fut transmis aux autres bâtiments à l’aide des porte-voix ; ceux qui ne l’entendirent pas, eurent instinctivement la même idée.

Tout l’équipage fut embarqué jusqu’au dernier matelot, avant que Joyeuse quittât le pont de sa galère.

Son sang-froid semblait avoir rendu le sang-froid à tout le monde : chacun de ses marins avait à la main sa hache ou son sabre d’abordage.

Avant qu’il eût atteint les rives du fleuve, la galère amirale sautait, éclairant d’un côté la silhouette de la ville, et de l’autre l’immense horizon du fleuve qui allait, en s’élargissant toujours, se perdre dans la mer.

Pendant ce temps, l’artillerie des remparts avait éteint son feu : non pas que le combat eût diminué de rage, mais au contraire parce que Flamands et Français en étant venus aux mains, on ne pouvait plus tirer sur les uns sans tirer sur les autres.

La cavalerie calviniste avait chargé à son tour, faisant des prodiges ; devant le fer de ses cavaliers, elle ouvre ; sous les pieds de ses chevaux, elle broie ; mais les Flamands blessés éventrent les chevaux avec leurs larges coutelas.

Malgré cette charge brillante de la cavalerie, un peu de désordre se met dans les colonnes françaises, et elles ne font plus que se maintenir au lieu d’avancer, tandis que des portes de la ville sortent incessamment des bataillons frais qui se ruent sur l’armée du duc d’Anjou.

Tout à coup, une grande rumeur se fait entendre presque sous les murailles de la ville. Les cris : Anjou ! Anjou ! France ! France ! retentissent sur les flancs des Anversois, et un choc effroyable ébranle toute cette masse si serrée, par la simple impulsion de ceux qui la poussent, que les premiers sont braves parce qu’ils ne peuvent faire autrement.

Ce mouvement, c’est Joyeuse qui le cause : ces cris, ce sont les matelots qui les poussent : quinze cents hommes armés de haches et de coutelas et conduits par Joyeuse auquel on a amené un cheval sans maître, sont tombés tout à coup sur les Flamands ; ils ont à venger leur flotte en flammes et deux cents de leurs compagnons brûlés ou noyés.

Ils n’ont pas choisi leur rang de bataille, ils se sont élancés sur le premier groupe qu’à son langage et à son costume ils ont reconnu pour un ennemi.

Nul ne maniait mieux que Joyeuse sa longue épée de combat ; son poignet tournait comme un moulinet d’acier, et chaque coup de taille fendait une tête, chaque coup de pointe trouait un homme.

Le groupe de Flamands sur lequel tomba Joyeuse fut dévoré comme un grain de blé par une légion de fourmis.

Ivres de ce premier succès, les marins poussèrent en avant.

Tandis qu’ils gagnaient du terrain, la cavalerie calviniste, enveloppée par ces torrents d’hommes, en perdait peu à peu ; mais l’infanterie du comte de Saint-Aignan continuait de lutter corps à corps avec les Flamands.

Le prince avait vu l’incendie de la flotte comme une lueur lointaine ; il avait entendu les détonations des canons et les explosions des bâtiments sans soupçonner autre chose qu’un combat acharné, qui de ce côté devait naturellement se terminer par la victoire de Joyeuse : le moyen de croire que quelques vaisseaux flamands luttassent avec une flotte française !

Il s’attendait donc à chaque instant à une diversion de la part de Joyeuse, lorsque tout à coup on vint lui dire que la flotte était détruite et que Joyeuse et ses marins chargeaient au milieu des Flamands.

Dès lors le prince commença de concevoir une grande inquiétude : la flotte, c’était la retraite et par conséquent la sûreté de l’armée.

Le duc envoya l’ordre à la cavalerie calviniste de tenter une nouvelle charge, et cavaliers et chevaux épuisés se rallièrent pour se ruer de nouveau sur les Anversois.

On entendait la voix de Joyeuse crier au milieu de la mêlée : Tenez ferme, monsieur de Saint-Aignan ! France ! France !

Et, comme un faucheur entamant un champ de blé, son épée tournoyait dans l’air et s’abattait, couchant devant lui sa moisson d’hommes ; le faible favori, le sybarite délicat, semblait avoir revêtu avec sa cuirasse la force fabuleuse de l’Hercule néméen.

Et l’infanterie qui entendait cette voix dominant la rumeur, qui voyait cette épée éclairant la nuit, l’infanterie reprenait courage, et, comme la cavalerie, faisait un nouvel effort et revenait au combat.

Mais alors l’homme qu’on appelait monseigneur sortit de la ville sur un beau cheval noir.

Il portait des armes noires, c’est-à-dire le casque, les brassards, la cuirasse et les cuissards d’acier bruni ; il était suivi de cinq cents cavaliers bien montés qu’avait mis sous ses ordres le prince d’Orange.

De son côté, Guillaume le Taciturne, par la porte parallèle, sortait avec son infanterie d’élite, qui n’avait pas encore donné.

Le cavalier aux armes noires courut au plus pressé : c’était à l’endroit où Joyeuse combattait avec ses marins.

Les Flamands le reconnaissaient et s’écartaient devant lui en criant joyeusement : Monseigneur ! monseigneur ! Joyeuse et ses marins sentirent l’ennemi fléchir ; ils entendirent ces cris, et tout à coup ils se trouvèrent en face de cette nouvelle troupe, qui leur apparaissait subitement comme par enchantement.

Joyeuse, poussa son cheval sur le cavalier noir, et tous deux se heurtèrent avec un sombre acharnement.

Du premier choc de leurs épées se dégagea une gerbe d’étincelles.

Joyeuse, confiant dans la trempe de son armure et dans sa science de l’escrime, porta de rudes coups qui furent habilement parés. En même temps un des coups de son adversaire le toucha en pleine poitrine, et, glissant sur la cuirasse, alla, au défaut de l’armure, lui tirer quelques goûtes de sang de l’épaule.

– Ah ! s’écria le jeune amiral en sentant la pointe du fer, cet homme est un Français, et il y a plus, cet homme a étudié les armes sous le même maître que moi.

À ces paroles, on vit l’inconnu se détourner et essayer de se jeter sur un autre point.

– Si tu es Français, lui cria Joyeuse, tu es un traître, car tu combats contre ton roi, contre ta patrie, contre ton drapeau.

L’inconnu ne répondit qu’en se retournant et en attaquant Joyeuse avec fureur.

Mais, cette fois, Joyeuse était prévenu et savait à quelle habile épée il avait affaire. Il para successivement trois ou quatre coups portés avec autant d’adresse que de rage, de force que de colère.

Ce fut l’inconnu qui à son tour fit un mouvement de retraite.

– Tiens ! lui cria le jeune homme, voilà ce qu’on fait quand on se bat pour son pays : cœur pur et bras loyal suffisent à défendre une tête sans casque, un front sans visière.

Et arrachant les courroies de son heaume, il le jeta loin de lui, en mettant à découvert sa noble et belle tête, dont les yeux étincelaient de vigueur, d’orgueil et de jeunesse.

Le cavalier aux armes noires, au lieu de répondre avec la voix ou de suivre l’exemple donné, poussa un sourd rugissement et leva l’épée sur cette tête nue.

– Ah ! fit Joyeuse en parant le coup, je l’avais bien dit, tu es un traître, et en traître tu mourras.

Et en le pressant, il lui porta l’un sur l’autre deux ou trois coups de pointe, dont l’un pénétra à travers une des ouvertures de la visière de son casque.

– Ah ! je te tuerai, disait le jeune homme, et je t’enlèverai ton casque, qui te défend et te cache si bien, et je te pendrai au premier arbre que je trouverai sur mon chemin.

L’inconnu allait riposter, lorsqu’un cavalier, qui venait de faire sa jonction avec lui, se pencha à son oreille et lui dit :

– Monseigneur, plus d’escarmouche ; votre présence est utile là-bas.

L’inconnu suivit des yeux la direction indiquée par la main de son interlocuteur, et il vit les Flamands hésiter devant la cavalerie calviniste.

– En effet, dit-il d’une voix sombre, là sont ceux que je cherchais.

En ce moment, un flot de cavaliers tomba sur les marins de Joyeuse, qui, lassés de frapper sans relâche avec leurs armes de géant, firent leur premier pas en arrière.

Le cavalier noir profita de ce mouvement pour disparaître dans la mêlée et dans la nuit.

Un quart d’heure après, les Français pliaient sur toute la ligne et cherchaient à reculer sans fuir.

M. de Saint-Aignan prenait toutes ses mesures pour obtenir de ses hommes une retraite en bon ordre.

Mais une dernière troupe de cinq cents chevaux et de deux mille hommes d’infanterie sortit toute fraîche de la ville, et tomba sur cette armée harassée et déjà marchant à reculons. C’étaient ces vieilles bandes du prince d’Orange, qui tour à tour avaient lutté contre le duc d’Albe, contre don Juan, contre Requesens, et contre Alexandre Farnèse.

Alors il fallut se décider à quitter le champ de bataille et à faire retraite par terre, puisque la flotte sur laquelle on comptait en cas d’événement était détruite.

Malgré le sang-froid des chefs, malgré la bravoure du plus grand nombre, une affreuse déroute commença.

Ce fut en ce moment que l’inconnu, avec toute cette cavalerie qui avait à peine donné, tomba sur les fuyards et rencontra de nouveau à l’arrière-garde Joyeuse avec ses marins, dont il avait laissé les deux tiers sur le champ de bataille.

Le jeune amiral était remonté sur son troisième cheval, les deux autres ayant été tués sous lui. Son épée s’était brisée, et il avait pris des mains d’un marin blessé une de ces pesantes haches d’abordage, qui tournait autour de sa tête avec la même facilité qu’une fronde aux mains d’un frondeur.

De temps en temps il se retournait et faisait face, pareil à ces sangliers qui ne peuvent se décider à fuir, et qui reviennent désespérément sur le chasseur.

De leur côté, les Flamands, qui, selon la recommandation de celui qu’ils avaient appelé monseigneur, avaient combattu sans cuirasse, étaient lestes à la poursuite et ne donnaient pas une seconde de relâche à l’armée angevine.

Quelque chose comme un remords, ou tout au moins comme un doute, saisit au cœur l’inconnu en face de ce grand désastre.

– Assez, messieurs, assez, dit-il en français à ses gens, ils sont chassés ce soir d’Anvers, et dans huit jours seront chassés de Flandre : n’en demandons pas plus au Dieu des armées.

– Ah ! c’était un Français, c’était un Français ! s’écria Joyeuse, je t’avais deviné, traître. Ah ! sois maudit, et puisses-tu mourir de la mort des traîtres !

Cette furieuse imprécation sembla décourager l’homme que n’avaient pu ébranler mille épées levées contre lui : il tourna bride, et, vainqueur, s’enfuit presque aussi rapidement que les vaincus.

Mais cette retraite d’un seul homme ne changea rien à la face des choses : la peur est contagieuse, elle avait gagné l’armée tout entière, et, sous le poids de cette panique insensée, les soldats commencèrent à fuir en désespérés.

Les chevaux s’animaient malgré la fatigue car eux-mêmes semblaient être aussi sous l’influence de la peur ; les hommes se dispersaient pour trouver des abris : en quelques heures l’armée n’exista plus à l’état d’armée.

C’était le moment où, selon les ordres de monseigneur, s’ouvraient les digues et se levaient les écluses. Depuis Lier jusqu’à Termonde, depuis Haesdonk jusqu’à Malines, chaque petite rivière, grossie par ses affluents, chaque canal débordé envoyait dans le plat pays son contingent d’eau furieuse.

Ainsi, quand les Français fugitifs commencèrent à s’arrêter, ayant lassé leurs ennemis, quand ils eurent vu les Anversois retourner enfin vers leur ville suivis des soldats du prince d’Orange ; quand ceux qui avaient échappé sains et saufs du carnage de la nuit crurent enfin être sauvés, et respirèrent un instant, les uns avec une prière, les autres avec un blasphème, c’était à cette heure même qu’un nouvel ennemi, aveugle, impitoyable, se déchaînait sur eux avec la célérité du vent, avec l’impétuosité de la mer ; toutefois, malgré l’imminence du danger qui commençait à les envelopper, les fugitifs ne se doutaient de rien.

Joyeuse avait commandé une halte à ses marins, réduits à huit cents, et les seuls qui eussent conservé une espèce d’ordre dans cette effroyable déroute.

Le comte de Saint-Aignan, haletant, sans voix, ne parlant plus que par la menace de ses gestes, le comte de Saint-Aignan essayait de rallier ses fantassins épars.

Le duc d’Anjou, à la tête des fuyards, monté sur un excellent cheval, et accompagné d’un domestique tenant un autre cheval en main, poussait en avant, sans paraître songer à rien.

– Le misérable n’a pas de cœur, disaient les uns.

– Le vaillant est magnifique de sang-froid, disaient les autres.

Quelques heures de repos, prises de deux heures à six heures du matin, rendirent aux fantassins la force de continuer la retraite.

Seulement, les vivres manquaient.

Quant aux chevaux, ils semblaient plus fatigués encore que les hommes, se traînant à peine, car ils n’avaient pas mangé depuis la veille.

Aussi marchaient-ils à la queue de l’armée.

On espérait gagner Bruxelles qui était au duc et dans laquelle on avait de nombreux partisans ; cependant on n’était pas sans inquiétude sur son bon vouloir ; un instant aussi l’on avait cru pouvoir compter sur Anvers comme on croyait pouvoir compter sur Bruxelles.

Là, à Bruxelles, c’est-à-dire à huit lieues à peine de l’endroit où l’on se trouvait, on ravitaillerait les troupes, et l’on prendrait un campement avantageux, pour recommencer la campagne interrompue au moment que l’on jugerait le plus convenable.

Les débris que l’on ramenait devaient servir de noyau à une armée nouvelle.

C’est qu’à cette heure encore nul ne prévoyait le moment épouvantable où le sol s’affaisserait sous les pieds des malheureux soldats, où des montagnes d’eau viendraient s’abattre et rouler sur leurs têtes, où les restes de tant de braves gens, emportés par les eaux bourbeuses, rouleraient jusqu’à la mer, ou s’arrêteraient en route pour engraisser les campagnes du Brabant.

M. le duc d’Anjou se fit servir à déjeuner dans la cabane d’un paysan, entre Héboken et Heckhout.

La cabane était vide, et, depuis la veille au soir, les habitants s’en étaient enfuis ; le feu allumé par eux la veille brûlait encore dans la cheminée.

Les soldats et les officiers voulurent imiter leur chef et s’éparpillèrent dans les deux bourgs que nous venons de nommer ; mais ils virent avec une surprise mêlée d’effroi que toutes les maisons étaient désertes, et que les habitants en avaient à peu près emporté toutes les provisions.

Le comte de Saint-Aignan cherchait fortune comme les autres ; cette insouciance du duc d’Anjou, à l’heure même où tant de braves gens mouraient pour lui, répugnait à son esprit, et il s’était éloigné du prince.

Il était de ceux qui disaient :

« Le misérable n’a pas de cœur ! »

Il visita, pour son compte, deux ou trois maisons qu’il trouva vides ; il frappait à la porte d’une quatrième, quand on vint lui dire qu’à deux lieues à la ronde, c’est-à-dire dans le cercle du pays que l’on occupait, toutes les maisons étaient ainsi.

À cette nouvelle, M. de Saint-Aignan fronça le sourcil et fit sa grimace ordinaire.

– En route, messieurs, en route ! dit-il aux officiers.

– Mais, répondirent ceux-ci, nous sommes harassés, mourant de faim, général.

– Oui ; mais vous êtes vivants, et si vous restez ici une heure de plus, vous êtes morts ; peut-être est-il déjà trop tard.

M. de Saint-Aignan ne pouvait rien désigner, mais il soupçonnait quelque grand danger caché dans cette solitude.

On décampa.

Le duc d’Anjou prit la tête, M. de Saint-Aignan garda le centre, et Joyeuse se chargea de l’arrière-garde.

Mais deux ou trois mille hommes encore se détachèrent des groupes, ou affaiblis par leurs blessures, ou harassés de fatigue, et se couchèrent dans les herbes, ou au pied des arbres, abandonnés, désolés, frappés d’un sinistre pressentiment.

Avec eux restèrent les cavaliers démontés, ceux dont les chevaux ne pouvaient plus se traîner, ou qui s’étaient blessés en marchant.

À peine, autour du duc d’Anjou, restait-il trois mille hommes valides et en état de combattre.

LXVII. Les voyageurs §

Tandis que ce désastre s’accomplissait, précurseur d’un désastre plus grand encore, deux voyageurs, montés sur d’excellents chevaux du Perche, sortaient de la porte de Bruxelles pendant une nuit fraîche, et poussaient en avant dans la direction de Malines.

Ils marchaient côte à côte, les manteaux en trousse, sans armes apparentes, à part toutefois un large couteau flamand, dont on voyait briller la poignée de cuivre à la ceinture de l’un d’eux.

Ces voyageurs cheminaient de front, chacun suivant sa pensée, peut-être la même, sans échanger une seule parole.

Ils avaient la tournure et le costume de ces forains picards qui faisaient alors un commerce assidu entre le royaume de France et les Flandres, sorte de commis-voyageurs, précurseurs et naïfs, qui, à cette époque, faisaient le travail de ceux d’aujourd’hui, sans se douter qu’ils touchassent à la spécialité de la grande propagande commerciale.

Quiconque les eût vus trotter si paisiblement sur la route, éclairée par la lune, les eût pris pour de bonnes gens, pressés de trouver un lit, après une journée convenablement faite.

Cependant il n’eût fallu qu’entendre quelques phrases, détachées de leur conversation par le vent, quand il y avait conversation, pour ne pas conserver d’eux cette opinion erronée que leur donnait la première apparence.

Et d’abord, le plus étrange des mots échangés entre eux fut le premier mot qu’ils échangèrent, quand ils furent arrivés à une demi-lieue de Bruxelles à peu près.

– Madame, dit le plus gros au plus svelte des deux compagnons, vous avez en vérité eu raison de partir cette nuit ; nous gagnons sept lieues en faisant cette marche, et nous arrivons à Malines au moment où, selon toute probabilité, le résultat du coup de main sur Anvers sera connu. On sera là-bas dans toute l’ivresse du triomphe. En deux jours de très petites marches, et pour vous reposer vous avez besoin de courtes étapes, en deux jours de petites marches, nous gagnons Anvers, et cela justement à l’heure probable où le prince sera revenu de sa joie et daignera regarder à terre, après s’être élevé jusqu’au septième ciel.

Le compagnon qu’on appelait madame, et qui ne se révoltait aucunement de cette appellation, malgré ses habits d’homme, répondit d’une voix calme, grave et douce à la fois :

– Mon ami, croyez-moi. Dieu se lassera de protéger ce misérable prince, et il le frappera cruellement ; hâtons-nous donc de mettre à exécution nos projets, car je ne suis pas de ceux qui croient à la fatalité, moi, et je pense que les hommes ont le libre arbitre de leurs volontés et de leurs faits. Si nous n’agissons pas et que nous laissions agir Dieu, ce n’était pas la peine de vivre si douloureusement jusque aujourd’hui.

En ce moment, une haleine du nord-ouest passa sifflante et glacée.

– Vous frissonnez, madame, dit le plus âgé des deux voyageurs ; prenez votre manteau.

– Non, Remy, merci ; je ne sens plus, tu le sais, ni douleurs du corps ni tourments de l’esprit.

Remy leva les yeux au ciel, et demeura plongé dans un sombre silence.

Parfois, il arrêtait son cheval et se retournait sur ses étriers, tandis que sa compagne le devançait, muette comme une statue équestre.

Après une de ces haltes d’un instant, et quand son compagnon l’eut rejointe :

– Tu ne vois plus personne derrière nous ? dit-elle.

– Non, madame, personne.

– Ce cavalier, qui nous avait rejoints la nuit à Valenciennes, et qui s’était enquis de nous après nous avoir observés si longtemps avec surprise ?

– Je ne le revois plus.

– Mais il me semble que je l’ai revu, moi, avant d’entrer à Mons.

– Et moi, madame, je suis sûr de l’avoir revu avant d’entrer à Bruxelles.

– À Bruxelles, tu dis ?

– Oui, mais il se sera arrêté dans cette dernière ville.

– Remy, dit la dame en se rapprochant de son compagnon, comme si elle craignait que sur cette route déserte on ne pût l’entendre ; Remy, ne t’a-t-il point paru qu’il ressemblait…

– À qui, madame ?

– Comme tournure du moins, car je n’ai pas vu son visage, à ce malheureux jeune homme.

– Oh ! non, non, madame, se hâta de dire Remy, pas le moins du monde ; et, d’ailleurs, comment aurait-il pu deviner que nous avons quitté Paris et que nous sommes sur cette route ?

– Mais comme il savait où nous étions, Remy, quand nous changions de demeure à Paris.

– Non, non, madame, reprit Remy, il ne nous a pas suivis ni fait suivre, et, comme je vous l’ai dit là-bas, j’ai de fortes raisons de croire qu’il avait pris un parti désespéré, mais vis-à-vis de lui seul.

– Hélas ! Remy, chacun porte sa part de souffrance en ce monde ; Dieu allège celle de ce pauvre enfant !

Remy répondit par un soupir au soupir de sa maîtresse, et ils continuèrent leur route sans autre bruit que celui du pas des chevaux sur le chemin sonore.

Deux heures se passèrent ainsi.

Au moment où nos voyageurs allaient entrer dans Vilvorde, Remy tourna la tête.

Il venait d’entendre le galop d’un cheval au tournant du chemin.

Il s’arrêta, écouta, mais ne vit rien.

Ses yeux, cherchèrent inutilement à percer la profondeur de la nuit, mais comme aucun bruit ne troublait son silence solennel, il entra dans le bourg avec sa compagne.

– Madame, lui dit-il, le jour va bientôt venir ; si vous m’en croyez, nous nous arrêterons ici ; les chevaux sont las, et vous avez besoin de repos.

– Remy, dit la dame, vous voulez inutilement me cacher ce que vous éprouvez. Remy, vous êtes inquiet.

– Oui, de votre santé, madame ; croyez-moi, une femme ne saurait supporter de pareilles fatigues, et c’est à peine si moi-même…

– Faites comme il vous plaira, Remy, répondit la dame.

– Eh bien ! alors, entrez dans cette ruelle à l’extrémité de laquelle j’aperçois une lanterne qui se meurt ; c’est le signe auquel on reconnaît les hôtelleries : hâtez-vous, je vous prie.

– Vous avez donc entendu quelque chose ?

– Oui, comme le pas d’un cheval. Il est vrai que je crois m’être trompé ; mais, en tout cas, je reste un instant en arrière pour m’assurer de la réalité ou de la fausseté de mes doutes.

La dame, sans répliquer, sans essayer de détourner Remy de son intention, toucha les flancs de son cheval, qui pénétra dans la ruelle longue et tortueuse.

Remy la laissa passer devant, mit pied à terre et lâcha la bride à son cheval, qui suivit naturellement celui de sa compagne.

Quant à lui, courbé derrière une borne gigantesque, il attendit.

La dame heurta au seuil de l’hôtellerie derrière la porte de laquelle, suivant la coutume hospitalière des Flandres, veillait ou plutôt dormait une servante aux larges épaules et aux bras robustes.

La fille avait déjà entendu le pas du cheval claquer sur le pavé de la ruelle, et, réveillée sans humeur, elle vint ouvrir la porte et recevoir dans ses bras le voyageur ou plutôt la voyageuse.

Puis elle ouvrit aux deux chevaux la large porte cintrée dans laquelle ils se précipitèrent, en reconnaissant une écurie.

– J’attends mon compagnon, dit la dame, laissez-moi m’asseoir près du feu en l’attendant : je ne me coucherai point qu’il ne soit arrivé.

La servante jeta de la paille aux chevaux, referma la porte de l’écurie, rentra dans la cuisine, approcha un escabeau du feu, moucha avec ses doigts la massive chandelle, et se rendormit.

Pendant ce temps, Remy, qui s’était placé en embuscade, guettait le passage du voyageur dont il avait entendu galoper le cheval.

Il le vit entrer dans le bourg, marcher au pas en prêtant l’oreille attentivement ; puis, arrivé à la ruelle, le cavalier vit la lanterne, et parut hésiter s’il passerait outre ou s’il se dirigerait de ce côté.

Il s’arrêta tout à fait à deux pas de Remy, qui sentit sur son épaule le souffle de son cheval.

Remy porta la main à son couteau.

– C’est bien lui, murmura-t-il, lui de ce côté, lui qui nous suit encore. Que nous veut-il ?

Le voyageur croisa les deux bras sur sa poitrine, tandis que son cheval soufflait avec effort en allongeant le cou.

Il ne prononçait pas une seule parole ; mais, au feu de ses regards, dirigés tantôt en avant, tantôt en arrière, tantôt dans la ruelle, il n’était point difficile de deviner qu’il se demandait s’il fallait retourner en arrière, pousser en avant, ou se diriger vers l’hôtellerie.

– Ils ont continué, murmura-t-il à demi-voix, continuons.

Et, rendant les rênes à son cheval, il continua son chemin.

– Demain, se dit Remy, nous changerons de route.

Et il rejoignit sa compagne, qui l’attendait impatiemment.

– Eh bien ! dit-elle tout bas, nous suit-on ?

– Personne : je me trompais. Il n’y a que nous sur la route, et vous pouvez dormir en toute sécurité.

– Oh ! je n’ai pas sommeil, Remy, vous le savez bien.

– Au moins vous souperez, madame, car hier déjà vous ne prîtes rien.

– Volontiers, Remy.

On réveilla la pauvre servante, qui se leva, cette seconde fois, avec le même air de bonne humeur que la première, et qui apprenant ce dont il était question, tira du buffet un quartier de porc salé, un levraut froid et des confitures ; puis elle apporta un pot de bière de Louvain écumante et perlée.

Remy se mit à table près de sa maîtresse.

Alors celle-ci emplit à moitié un verre à anse de cette bière dont elle se mouilla les lèvres, rompit un morceau de pain dont elle mangea quelques miettes, puis se renversa sur sa chaise en repoussant le verre et le pain.

– Comment ! vous ne mangez plus, mon gentilhomme ? demanda la servante.

– Non, j’ai fini, merci.

La servante, alors, se mit à regarder Remy qui ramassait le pain rompu par sa maîtresse, le mangeait lentement et buvait un verre de bière.

– Et la viande, dit-elle, vous ne mangez pas de viande, monsieur ?

– Non, mon enfant, merci.

– Vous ne la trouvez donc pas bonne ?

– Je suis sûr qu’elle est excellente, mais je n’ai pas faim.

La servante joignit les mains pour exprimer l’étonnement où la plongeait cette étrange sobriété : ce n’était pas ainsi qu’avaient l’habitude d’en user ses compatriotes voyageurs.

Remy, comprenant qu’il y avait un peu de dépit dans le geste invocateur de la servante, jeta une pièce d’argent sur la table.

– Oh ! dit la servante, pour ce qu’il faut vous rendre, mon Dieu ! vous pouvez bien garder votre pièce : six deniers de dépense à deux !

– Gardez la pièce tout entière, ma bonne, dit la voyageuse, mon frère et moi, nous sommes sobres, c’est vrai, mais nous ne voulons pas diminuer votre gain.

La servante devint rouge de joie, et cependant en même temps des larmes de compassion mouillaient ses yeux, tant ces paroles avaient été prononcées douloureusement.

– Dites-moi, mon enfant, demanda Remy, existe-t-il une route de traverse d’ici à Malines ?

– Oui, monsieur, mais bien mauvaise ; tandis qu’au contraire, monsieur ne sait peut-être pas cela, mais il existe une grande route excellente.

– Si fait, mon enfant, je sais cela. Mais je dois voyager par l’autre.

– Dame ! je vous prévenais, monsieur, parce que, comme votre compagnon est une femme, la route sera doublement mauvaise, pour elle surtout.

– En quoi, ma bonne ?

– En ce que, cette nuit, grand nombre de gens de la campagne traversent le pays pour aller sous Bruxelles.

– Sous Bruxelles ?

– Oui, ils émigrent momentanément.

– Pourquoi donc émigrent-ils ?

– Je ne sais ; c’est l’ordre.

– L’ordre de qui ? du prince d’Orange ?

– Non, de monseigneur.

– Qui est ce monseigneur !

– Ah ! dame ! vous m’en demandez trop, monsieur, je ne sais pas ; mais enfin, tant il y a que, depuis hier au soir, on émigre.

– Et quels sont les émigrants ?

– Les habitants de la campagne, des villages, des bourgs, qui n’ont ni digues ni remparts.

– C’est étrange, fit Remy.

– Mais nous-mêmes, dit la fille, au point du jour nous partirons, ainsi que tous les gens du bourg. Hier, à onze heures, tous les bestiaux ont été dirigés sur Bruxelles par les canaux et les routes de traverse ; voilà pourquoi, sur le chemin dont je vous parle, il doit y avoir à cette heure encombrement de chevaux, de chariots et de gens.

– Pourquoi pas sur la grande route ? la grande route, ce me semble, vous procurerait une retraite plus facile.

– Je ne sais ; c’est l’ordre.

Remy et sa compagne se regardèrent.

– Mais nous pouvons continuer, n’est-ce pas, nous qui allons à Malines ?

– Je le crois, à moins que vous ne préfériez faire comme tout le monde, c’est-à-dire vous acheminer sur Bruxelles.

Remy regarda sa compagne.

– Non, non, nous repartirons sur-le-champ pour Malines, s’écria la dame en se levant ; ouvrez l’écurie, s’il vous plaît, ma bonne.

Remy se leva comme sa compagne en murmurant à demi voix :

– Danger pour danger, je préfère celui que je connais : d’ailleurs le jeune homme a de l’avance sur nous… et si par hasard il nous attendait, eh bien ! nous verrions !

Et comme les chevaux n’avaient pas même été dessellés, il tint l’étrier à sa compagne, se mit lui-même en selle, et le jour levant les trouva sur les bords de la Dyle.

LXVIII. Explication §

Le danger que bravait Remy était un danger réel, car le voyageur de la nuit, après avoir dépassé le bourg et couru un quart de lieue en avant, ne voyant plus personne sur la route, s’aperçut bien que ceux qu’il suivait s’étaient arrêtés dans le village.

Il ne voulut point revenir sur ses pas, sans doute pour mettre à sa poursuite le moins d’affectation possible : mais il se coucha dans un champ de trèfle, ayant eu le soin de faire descendre son cheval dans un de ces fossés profonds qui en Flandre servent de clôture aux héritages.

Il résultait de cette manœuvre que le jeune homme se trouvait à portée de tout voir sans être vu.

Ce jeune homme, on l’a déjà reconnu, comme Remy l’avait reconnu lui-même et comme la dame l’avait soupçonné, ce jeune homme c’était Henri du Bouchage, qu’une étrange fatalité jetait une fois encore en présence de la femme qu’il avait juré de fuir.

Après son entretien avec Remy sur le seuil de la maison mystérieuse, c’est-à-dire après la perte de toutes ses espérances, Henri était revenu à l’hôtel de Joyeuse, bien décidé, comme il l’avait dit, à quitter une vie qui se présentait pour lui si misérable à son aurore : et, en gentilhomme de cœur, en bon fils, car il avait le nom de son père à garder pur, il s’était résolu au glorieux suicide du champ de bataille.

Or, on se battait en Flandre ; le duc de Joyeuse, son frère, commandait une armée et pouvait lui choisir une occasion de bien quitter la vie. Henri n’hésita point ; il sortit de son hôtel à la fin du jour suivant, c’est-à-dire vingt heures après le départ de Remy et de sa compagne.

Des lettres arrivées de Flandre annonçaient un coup de main décisif sur Anvers. Henri se flatta d’arriver à temps. Il se complaisait dans cette idée que du moins il mourrait l’épée à la main, dans les bras de son frère, sous un drapeau français ; que sa mort ferait grand bruit, et que ce bruit percerait les ténèbres dans lesquelles vivait la dame de la maison mystérieuse.

Nobles folies ! glorieux et sombres rêves ! Henri se reput quatre jours entiers de sa douleur et surtout de cet espoir qu’elle allait bientôt finir.

Au moment où, tout entier à ces rêves de mort, il apercevait la flèche aiguë du clocher de Valenciennes, et où huit heures sonnaient à la ville, il s’aperçut qu’on allait fermer les portes ; il piqua son cheval des deux et faillit, en passant sur le pont-levis, renverser un homme qui rattachait les sangles du sien.

Henri n’était pas un de ces nobles insolents qui foulent aux pieds tout ce qui n’est point un écusson. Il fit en passant des excuses à cet homme, qui se retourna au son de sa voix, puis se détourna aussitôt.

Henri, emporté par l’action de son cheval, qu’il essayait d’arrêter en vain, Henri tressaillit comme s’il eût vu ce qu’il ne s’attendait pas à voir.

– Oh ! je suis fou, pensa-t-il ; Remy à Valenciennes ; Remy, que j’ai laissé, il y a quatre jours, rue de Bussy ; Remy sans sa maîtresse, car il avait pour compagnon un jeune homme, ce me semble ? En vérité, la douleur me trouble le cerveau, m’altère la vue à ce point que tout ce qui m’entoure revêt la forme de mes immuables idées.

Et, continuant son chemin, il était entré dans la ville sans que le soupçon qui avait effleuré son esprit, y eût pris racine un seul instant.

À la première hôtellerie qu’il trouva sur son chemin, il s’arrêta, jeta la bride aux mains d’un valet d’écurie, et s’assit devant la porte, sur un banc, pendant qu’on préparait sa chambre et son souper.

Mais tandis que, pensif, il était assis sur ce banc, il vit s’avancer les deux voyageurs qui marchaient côte à côte, et il remarqua que celui qu’il avait pris pour Remy tournait fréquemment la tête.

L’autre avait le visage caché sous l’ombre d’un chapeau à larges bords.

Remy, en passant devant l’hôtellerie, vit Henri sur le banc, et détourna encore la tête ; mais cette précaution même contribua à le faire reconnaître.

– Oh ! cette fois, murmura Henri, je ne me trompe point, mon sang est froid, mon œil clair, mes idées fraîches ; revenu d’une première hallucination, je me possède complètement. Or, le même phénomène se produit, et je crois encore reconnaître, dans l’un de ces voyageurs, Remy, c’est-à-dire le serviteur de la maison du faubourg.

Non ! continua-t-il, je ne puis rester dans une pareille incertitude, et sans retard il faut que j’éclaircisse mes doutes.

Henri, cette résolution prise, se leva et marcha dans la grande rue sur les traces des deux voyageurs ; mais, soit que ceux-ci fussent déjà entrés dans quelque maison, soit qu’ils eussent pris une autre route, Henri ne les aperçut plus.

Il courut jusqu’aux portes ; elles étaient fermées.

Donc les voyageurs n’avaient pas pu sortir.

Henri entra dans toutes les hôtelleries, questionna, chercha et finit par apprendre qu’on avait vu deux cavaliers se dirigeant vers une auberge de mince apparence, située rue du Beffroi.

L’hôte était occupé à fermer lorsque du Bouchage entra.

Tandis que cet homme, affriandé par la bonne mine du jeune voyageur, lui offrait sa maison et ses services, Henri plongeait ses regards dans l’intérieur de la chambre d’entrée, et de l’endroit où il se trouvait, pouvait apercevoir encore, sur le haut de l’escalier, Remy lui-même, lequel montait, éclairé par la lampe d’une servante.

Il ne put voir son compagnon, qui, sans doute, étant passé le premier, avait déjà disparu.

Au haut de l’escalier, Remy s’arrêta. En le reconnaissant positivement, cette fois, le comte avait poussé une exclamation, et, au son de la voix du comte, Remy s’était retourné.

Aussi, à son visage si remarquable par la cicatrice qui le labourait, à son regard plein d’inquiétude, Henri ne conserva-t-il aucun doute, et, trop ému pour prendre un parti à l’instant même, s’éloigna-t-il en se demandant, avec un horrible serrement de cœur, pourquoi Remy avait quitté sa maîtresse, et pourquoi il se trouvait seul sur la même route que lui.

Nous disons seul, parce que Henri n’avait d’abord prêté aucune attention au second cavalier.

Sa pensée roulait d’abîme en abîme.

Le lendemain, à l’heure de l’ouverture des portes, lorsqu’il crut pouvoir se trouver face à face avec les deux voyageurs, il fut bien surpris d’apprendre que, dans la nuit, ces deux inconnus avaient obtenu du gouverneur la permission de sortir, et que, contre toutes les habitudes, on avait ouvert les portes pour eux.

De cette façon, et comme ils étaient partis vers une heure du matin, ils avaient six heures d’avance sur Henri.

Il fallait rattraper ces six heures. Henri mit son cheval au galop et rejoignit à Mons les voyageurs qu’il dépassa.

Il vit encore Remy, mais, cette fois, il eût fallu que Remy fût sorcier pour le reconnaître. Henri s’était affublé d’une casaque de soldat et avait acheté un autre cheval.

Toutefois, l’œil défiant du bon serviteur déjoua presque cette combinaison, et, à tout hasard, le compagnon de Remy, prévenu par un seul mot, eut le temps de détourner son visage que Henri, cette fois encore, ne put apercevoir.

Mais le jeune homme ne perdit point courage ; il questionna dans la première hôtellerie qui donna asile aux voyageurs, et comme il accompagnait ses questions d’un irrésistible auxiliaire, il finit par apprendre que le compagnon de Remy était un jeune homme fort beau, mais fort triste, sobre, résigné, et ne parlant jamais de fatigue.

Henri tressaillit, un éclair illumina sa pensée.

– Ne serait-ce point une femme ? demanda-t-il.

– C’est possible, répondit l’hôte ; aujourd’hui beaucoup de femmes passent ainsi déguisées pour aller rejoindre leurs amants à l’armée de Flandre, et comme notre état à nous autres aubergistes est de ne rien voir, nous ne voyons rien.

Cette explication brisa le cœur de Henri. N’était-il pas probable, en effet, que Remy accompagnât sa maîtresse déguisée en cavalier ?

Alors, et si cela était ainsi, Henri ne comprenait rien que de fâcheux dans cette aventure.

Sans doute, comme le disait l’hôte, la dame inconnue allait rejoindre son amant en Flandre.

Remy mentait donc lorsqu’il parlait de ces regrets éternels ; cette fable d’un amour passé qui avait à tout jamais habillé sa maîtresse de deuil, c’était donc lui qui l’avait inventée pour éloigner un surveillant importun.

– Eh bien ! alors, se disait Henri, plus brisé de cette espérance qu’il ne l’avait jamais été de son désespoir, eh bien ! tant mieux, un moment viendra où j’aurai le pouvoir d’aborder cette femme et de lui reprocher tous ces subterfuges qui abaisseront cette femme, que j’avais placée si haut dans mon esprit et dans mon cœur, au niveau des vulgarités ordinaires ; alors, alors, moi qui m’étais fait l’idée d’une créature presque divine, alors, en voyant de près cette enveloppe si brillante d’une âme tout ordinaire, peut-être me précipiterai-je moi-même du faîte de mes illusions, du haut de mon amour.

Et le jeune homme s’arrachait les cheveux et se déchirait la poitrine, à cette idée qu’il perdrait peut-être un jour cet amour et ces illusions qui le tuaient, tant il est vrai que mieux vaut un cœur mort qu’un cœur vide.

Il en était là, les ayant dépassés comme nous avons dit et rêvant à la cause qui avait pu pousser en Flandre, en même temps que lui, ces deux personnages indispensables à son existence, lorsqu’il les vit entrer à Bruxelles.

Nous savons comment il continua de les suivre.

À Bruxelles, Henri avait pris de sérieuses informations sur la campagne projetée par M. le duc d’Anjou.

Les Flamands étaient trop hostiles au duc d’Anjou pour bien accueillir un Français de distinction ; ils étaient trop fiers du succès que la cause nationale venait d’obtenir, car c’était déjà un succès que de voir Anvers fermer ses portes au prince que les Flandres avaient appelé pour régner sur elles ; ils étaient trop fiers, disons-nous, de ce succès pour se priver d’humilier un peu ce gentilhomme qui venait de France, et qui les questionnait avec le plus pur accent parisien, accent qui, à toute époque, a paru si ridicule au peuple belge.

Henri conçut dès lors des craintes sérieuses sur cette expédition, dont son frère menait une si grande part ; il résolut en conséquence de précipiter sa marche sur Anvers.

C’était pour lui une surprise indicible que de voir Remy et sa compagne, quelque intérêt qu’ils parussent avoir à n’être pas reconnus, suivre obstinément la même route qu’il suivait.

C’était une preuve que tous deux tendaient à un même but.

Au sortir du bourg, Henri, caché dans les trèfles où nous l’avons laissé, était certain, cette fois au moins, de voir en face le visage de ce jeune homme qui accompagnait Remy.

Là il reconnaîtrait toutes ses incertitudes et y mettrait fin.

Et c’est alors, comme nous le disons, qu’il déchirait sa poitrine, tant il avait peur de perdre cette chimère qui le dévorait, mais qui le faisait vivre de mille vies, en attendant qu’elle le tuât.

Lorsque les deux voyageurs passèrent devant le jeune homme, qu’ils étaient loin de soupçonner être caché là, la dame était occupée à lisser ses cheveux, qu’elle n’avait point osé renouer à l’hôtellerie.

Henri la vit, la reconnut, et faillit rouler évanoui dans le fossé où son cheval paissait tranquillement.

Les voyageurs passèrent.

Oh ! alors, la colère s’empara de Henri, si bon, si patient, tant qu’il avait cru voir chez les habitants de la maison mystérieuse cette loyauté qu’il pratiquait lui-même.

Mais après les protestations de Remy, mais après les hypocrites consolations de la dame, ce voyage ou plutôt cette disparition constituait une espèce de trahison envers l’homme qui avait si opiniâtrement, mais en même temps si respectueusement assiégé cette porte.

Lorsque le coup qui venait de frapper Henri fut un peu amorti, le jeune homme secoua ses beaux cheveux blonds, essuya son front couvert de sueur, et remonta à cheval, bien décidé à ne plus prendre aucune des précautions qu’un reste de respect lui avait conseillé de prendre, et il se mit à suivre les voyageurs, ostensiblement et à visage découvert.

Plus de manteau, plus de capuchon, plus d’hésitation dans sa marche, la route était à lui comme aux autres ; il s’en empara tranquillement, réglant le pas de son cheval sur le pas des deux chevaux qui le précédaient.

Il était décidé à ne parler ni à Remy, ni à sa compagne, mais à se faire seulement reconnaître d’eux.

– Oh ! oui, oui, se disait-il, s’il leur reste à tous deux une parcelle de cœur, ma présence, bien qu’amenée par le hasard, n’en sera pas moins un sanglant reproche pour les gens sans foi qui me déchirent le cœur à plaisir.

Il n’avait pas fait cinq cents pas à la suite des deux voyageurs, que Remy l’aperçut.

Le voyant ainsi délibéré, ainsi reconnaissable, s’avancer le front haut et découvert, Remy se troubla.

La dame s’en aperçut et se retourna.

– Ah ! dit-elle, n’est-ce pas ce jeune homme, Remy ?

Remy essaya encore de lui faire prendre le change et de la rassurer.

– Je ne pense point, madame, dit-il ; autant que je puis en juger par l’habit, c’est un jeune soldat wallon qui se rend sans doute à Amsterdam, et passe par le théâtre de la guerre pour y chercher aventure.

– N’importe, je suis inquiète, Remy.

– Rassurez-vous, madame, si ce jeune homme eût été le comte du Bouchage, il nous eût déjà abordés ; vous savez s’il était persévérant.

– Je sais aussi qu’il était respectueux, Remy, car, sans ce respect même, je me fusse contentée de vous dire : Éloignez-le, Remy, et je ne m’en fusse point inquiétée davantage.

– Eh bien, madame, s’il était si respectueux, ce respect, il l’aura conservé, et vous n’aurez pas plus à craindre de lui, en supposant que ce soit lui, sur la route de Bruxelles à Anvers qu’à Paris, dans la rue de Bussy.

– N’importe, continua la dame en regardant encore derrière elle, nous voici à Malines, changeons de chevaux, s’il le faut, pour marcher plus vite, mais hâtons-nous d’arriver à Anvers, hâtons-nous.

– Alors, au contraire, je vous dirai, madame, n’entrons point à Malines ; nos chevaux sont de bonne race, poussons jusqu’à ce bourg qu’on aperçoit là-bas à gauche et qui se nomme, je crois, Villebrock ; de cette façon nous éviterons la ville, l’auberge, les questions, les curieux, et nous serons moins embarrassés pour changer de chevaux ou d’habits si par hasard la nécessité exige que nous en changions.

– Allons, Remy, droit au bourg alors.

Ils prirent à gauche, s’engageant dans un sentier à peine frayé, mais qui, cependant, se rendait visiblement à Villebrock.

Henri quitta la route au même endroit qu’eux, prit le même sentier qu’eux, et les suivit, gardant toujours sa distance.

L’inquiétude de Remy se manifestait dans ses regards obliques, dans son maintien agité, dans ce mouvement surtout qui lui était devenu habituel, de regarder en arrière avec une sorte de menace, et d’éperonner tout à coup son cheval.

Ces différents symptômes, comme on le comprend bien, n’échappaient point à sa compagne.

Ils arrivèrent à Villebrock.

Des deux cents maisons dont se composait ce bourg, pas une n’était habitée ; quelques chiens oubliés, quelques chats perdus couraient effarés dans cette solitude, les uns appelant leurs maîtres avec de longs hurlements, les autres fuyant légèrement, et s’arrêtant, lorsqu’ils se croyaient en sûreté, pour montrer leur museau mobile, sous la traverse d’une porte ou par le soupirail d’une cave.

Remy heurta en vingt endroits, ne vit rien, et ne fut entendu de personne.

De son côté, Henri, qui semblait une ombre attachée aux pas des voyageurs, de son côté Henri s’était arrêté à la première maison du bourg, avait heurté à la porte de cette maison, mais tout aussi inutilement que ceux qui le précédaient, et alors ayant deviné que la guerre était cause de cette désertion, il attendait pour se remettre en route que les voyageurs eussent pris un parti.

C’est ce qu’ils firent après que leurs chevaux eurent déjeuné avec le grain que Remy trouva dans le coffre d’une hôtellerie abandonnée.

– Madame, dit alors Remy, nous ne sommes plus dans un pays calme, ni dans une situation ordinaire ; il ne convient pas que nous nous exposions comme des enfants. Nous allons certainement tomber dans une bande de Français ou de Flamands, sans compter les partisans espagnols, car, dans la situation étrange où sont les Flandres, les routiers de toutes les espèces, les aventuriers de tous les pays doivent y pulluler ; si vous étiez un homme je vous tiendrais un autre langage : mais vous êtes femme, vous êtes jeune, vous êtes belle, vous courrez donc un double danger pour votre vie et pour votre honneur.

– Oh ! ma vie, ma vie, ce n’est rien, dit la dame.

– C’est tout, au contraire, madame, répondit Remy, lorsque la vie a un but.

– Eh bien, que proposez-vous alors ? Pensez et agissez pour moi, Remy ; vous savez que ma pensée, à moi, n’est pas sur cette terre.

– Alors, madame, répondit le serviteur, demeurons ici, si vous m’en croyez, j’y vois beaucoup de maisons qui peuvent offrir un abri sûr ; j’ai des armes, nous nous défendrons ou nous nous cacherons, selon que j’estimerai que nous serons assez forts ou trop faibles.

– Non, Remy, non, je dois aller en avant, rien ne m’arrêtera, répondit la dame en secouant la tête ; je ne concevrais de craintes que pour vous, si j’avais des craintes.

– Alors, fit Remy, marchons.

Et il poussa son cheval sans ajouter une parole.

La dame inconnue le suivit, et Henri du Bouchage, qui s’était arrêté en même temps qu’eux, se remit en marche avec eux.

LXIX. L’eau §

À fur et à mesure que les voyageurs avançaient, le pays prenait un aspect étrange.

Il semblait que les campagnes fussent désertées comme les bourgs et les villages.

En effet, nulle part les vaches paissant dans les prairies, nulle part la chèvre se suspendant aux flancs de la montagne, ou se dressant le long des haies pour atteindre les bourgeons verts des ronces et des vignes vierges, nulle part le troupeau et son berger, nulle part la charrue et son travailleur, plus de marchand forain passant d’un pays à un autre, sa balle sur le dos, plus de charretier chantant le chant rauque de l’homme du Nord, et qui se balance en marchant près de sa lourde charrette un fouet bruyant à la main.

Aussi loin que s’étendait la vue dans ces plaines magnifiques, sur les petits coteaux, dans les grandes herbes, à la lisière des bois, pas une figure humaine, pas une voix.

On eût dit la nature la veille du jour où l’homme et les animaux furent créés.

Le soir venait. Henri, saisi de surprise et rapproché par le sentiment des voyageurs qui le précédaient, Henri demandait à l’air, aux arbres, aux horizons lointains, aux nuages mêmes, l’explication de ce phénomène sinistre.

Les seuls personnages qui animassent cette morne solitude, c’étaient, se détachant sur la teinte pourprée du soleil couchant, Remy et sa compagne, penchés pour écouter si quelque bruit ne viendrait pas jusqu’à eux ; puis, en arrière, à cent pas d’eux, la figure de Henri, conservant sans cesse la même distance et la même attitude.

La nuit descendit sombre et froide, le vent du nord-ouest siffla dans l’air, et emplit ces solitudes de son bruit plus menaçant que le silence.

Remy arrêta sa compagne, en posant la main sur les rênes de son cheval :

– Madame, lui dit-il, vous savez si je suis inaccessible à la crainte, vous savez si je ferais un pas en arrière pour sauver ma vie ; eh bien ! ce soir, quelque chose d’étrange se passe en moi, une torpeur inconnue enchaîne mes facultés, me paralyse, et me défend d’aller plus loin. Madame, appelez cela terreur, timidité, panique même ; madame, je vous le confesse : pour la première fois de ma vie… j’ai peur.

La dame se retourna ; peut-être tous ces présages menaçants lui avaient-ils échappé, peut-être n’avait-elle rien vu.

– Il est toujours là ? demanda-t-elle.

– Oh ! ce n’est plus de lui qu’il est question, répondit Remy ; ne songez plus à lui, je vous prie ; il est seul et je vaux un homme seul. Non, le danger que je crains ou plutôt que je sens, que je devine, avec un sentiment d’instinct bien plutôt qu’à l’aide de ma raison ; ce danger, qui s’approche, qui nous menace, qui nous enveloppe peut-être, ce danger est autre ; il est inconnu, et voilà pourquoi je l’appelle un danger.

La dame secoua la tête.

– Tenez, madame, dit Remy, voyez-vous là-bas des saules qui courbent leurs cimes noires ?

– Oui.

– À côté de ces arbres j’aperçois une petite maison ; par grâce, allons-y ; si elle est habitée, raison de plus pour que nous y demandions l’hospitalité ; si elle ne l’est pas, emparons-nous-en ; madame, ne faites pas d’objection, je vous en supplie.

L’émotion de Remy, sa voix tremblante, l’incisive persuasion de ses discours décidèrent sa compagne à céder.

Elle tourna la bride de son cheval dans la direction indiquée par Remy.

Quelques minutes après, les voyageurs heurtaient à la porte de cette maison, bâtie en effet sous un massif de saules.

Un ruisseau, affluent de la Nethe, petite rivière qui coulait à un quart de lieue de là ; un ruisseau enfermé entre deux bras de roseaux et deux rives de gazon, baignait le pied des saules de son eau murmurante ; derrière la maison, bâtie en briques et couverte de tuiles, s’arrondissait un petit jardin, enclos d’une haie vive.

Tout cela était vide, solitaire, désolé.

Personne ne répondit aux coups redoublés que frappèrent les voyageurs.

Remy n’hésita point : il tira son couteau, coupa une branche de saule, l’introduisit entre la porte et la serrure, et pesa sur le pêne.

La porte s’ouvrit.

Remy entra vivement. Il mettait à toutes ses actions depuis une heure l’activité d’un homme travaillé par la fièvre. La serrure, produit grossier de l’industrie d’un forgeron voisin, avait cédé presque sans résistance.

Remy poussa précipitamment sa compagne dans la maison, poussa la porte derrière lui, tira un verrou massif, et ainsi retranché, respira comme s’il venait de gagner la vie.

Non content d’avoir abrité ainsi sa maîtresse, il l’installa dans l’unique chambre du premier étage, où, en tâtonnant, il rencontra un lit, une chaise et une table.

Puis, un peu tranquillisé sur son compte, il redescendit au rez-de-chaussée, et, par un contrevent entr’ouvert, il se mit à guetter par une fenêtre grillée les mouvements du comte, qui, en les voyant entrer dans la maison, s’en était rapproché à l’instant même.

Les réflexions de Henri étaient sombres et en harmonie avec celles de Remy.

– Bien certainement, se disait-il, quelque danger inconnu à nous, mais connu des habitants, plane sur le pays : la guerre ravage la contrée ; les Français ont emporté Anvers ou vont l’emporter : saisis de terreur, les paysans ont été chercher un refuge dans les villes.

Cette explication était spécieuse, et cependant elle ne satisfaisait pas le jeune homme.

D’ailleurs elle le ramenait à un autre ordre de pensées.

– Que vont faire de ce côté Remy et sa maîtresse ? se demandait-il. Quelle impérieuse nécessité les pousse vers ce danger terrible ? Oh ! je le saurai, car le moment est enfin venu de parler à cette femme et d’en finir à jamais avec tous mes doutes. Nulle part encore l’occasion ne s’est présentée aussi belle.

Et il s’avança vers la maison.

Mais tout à coup il s’arrêta.

– Non, non, dit-il avec une de ces hésitations subites si communes dans les cœurs amoureux, non, je serai martyr jusqu’au bout. D’ailleurs n’est-elle pas maîtresse de ses actions et sait-elle quelle fable a été forgée sur elle par ce misérable Remy ? Oh ! c’est à lui, c’est à lui seul que j’en veux, à lui qui m’assurait qu’elle n’aimait personne ! Mais, soyons juste encore, cet homme devait-il pour moi, qu’il ne connaît pas, trahir les secrets de sa maîtresse ? Non ! non ! mon malheur est certain, et ce qu’il y a de pire dans mon malheur, c’est qu’il vient de moi seul et que je ne puis en rejeter le poids sur personne. Ce qui lui manque, c’est la révélation entière de la vérité ; c’est de voir cette femme arriver au camp, suspendre ses bras au cou de quelque gentilhomme, et lui dire : Vois ce que j’ai souffert, et comprends combien je t’aime !

Eh bien ! je la suivrai jusque-là ; je verrai ce que je tremble de voir, et j’en mourrai : ce sera de la peine épargnée au mousquet et au canon.

Hélas ! vous le savez, mon Dieu ! ajoutait Henri avec un de ces élans comme il en trouvait parfois au fond de son âme, pleine de religion et d’amour, je ne cherchais pas cette suprême angoisse ; je m’en allais souriant à une mort réfléchie, calme, glorieuse ; je voulais tomber sur le champ de bataille avec un nom sur les lèvres, le vôtre, mon Dieu ! avec un nom dans le cœur, le sien ! Vous ne l’avez pas voulu, vous me destinez à une mort désespérée, pleine de fiel et de tortures : soyez béni, j’accepte.

Puis, se rappelant ces jours d’attente et ces nuits d’angoisse qu’il avait passés en face de cette inexorable maison, il trouvait qu’à tout prendre, à part ce doute qui lui rongeait le cœur, sa position était moins cruelle qu’à Paris, car il la voyait parfois, il entendait le son de sa parole, qu’il n’avait jamais entendu, et marchant à sa suite, quelques-uns de ces arômes vivaces qui émanent de la femme que l’on aime venaient, mêlés à la brise, lui caresser le visage.

Aussi, continuait-il, les yeux fixés sur cette chaumière où elle était renfermée :

– Mais en attendant cette mort, et tandis qu’elle repose dans cette maison, je prends ces arbres pour abri, et je me plains, moi qui puis entendre sa voix si elle parle, moi qui puis apercevoir son ombre derrière la fenêtre ! Oh ! non, non, je ne me plains pas ; Seigneur ! Seigneur ! je suis encore trop heureux.

Et Henri se coucha sous ces saules, dont les branches couvraient la maison, écoutant avec un sentiment de mélancolie impossible à décrire le murmure de l’eau qui coulait à ses côtés.

Tout à coup il tressaillit ; le bruit du canon retentissait du côté du nord et passait emporté par le vent.

– Ah ! se dit-il, j’arriverai trop tard, on attaque Anvers.

Le premier mouvement de Henri fut de se lever, de remonter à cheval et de courir, guidé par le bruit, là où l’on se battait ; mais pour cela il fallait quitter la dame inconnue et mourir dans le doute.

S’il ne l’avait point rencontrée sur sa route, Henri eût suivi son chemin, sans un regard en arrière, sans un soupir pour le passé, sans un regret pour l’avenir ; mais, en la rencontrant, le doute était entré dans son esprit, et avec le doute l’irrésolution.

Il resta.

Pendant deux heures, il resta couché, prêtant l’oreille aux détonations successives qui arrivaient jusqu’à lui, se demandant quelles pouvaient être ces détonations irrégulières et plus fortes qui de temps en temps étaient venues couper les autres.

Il était loin de se douter que ces détonations étaient causées par les vaisseaux de son frère qui sautaient.

– Enfin, vers deux heures, tout se calma ; vers deux heures et demie, tout se tut.

Le bruit du canon n’était point parvenu, à ce qu’il paraissait, dans l’intérieur de la maison, ou, s’il y était parvenu, les habitants provisoires y étaient demeurés insensibles.

– À cette heure, se disait Henri, Anvers est pris et mon frère est vainqueur ; mais, après Anvers, viendra Gand ; après Gand, Bruges, et l’occasion ne me manquera pas pour mourir glorieusement.

Mais, avant de mourir, je veux savoir ce que va chercher cette femme au camp des Français.

Et comme, à la suite de toutes ces commotions qui avaient ébranlé l’air, la nature était rentrée dans son repos, Joyeuse, enveloppé de son manteau, rentra dans son immobilité.

Il était tombé dans cette espèce d’assoupissement à laquelle, vers la fin de la nuit, la volonté de l’homme ne peut résister, lorsque son cheval, qui paissait à quelques pas de lui, dressa l’oreille et hennit tristement.

Henri ouvrit les yeux.

L’animal, debout sur ses quatre pieds, la tête tournée dans une autre direction que celle du corps, aspirait la brise, qui, ayant tourné à l’approche du jour, venait du sud-est.

– Qu’y a-t-il, mon bon cheval ? dit le jeune homme en se levant et en flattant le cou de l’animal avec sa main ; tu as vu passer quelque loutre qui t’effraie, ou tu regrettes l’abri d’une bonne étable ?

L’animal, comme s’il eût entendu l’interpellation, et comme s’il eût voulu y répondre, se porta d’un mouvement franc et vif dans la direction de Lier, et, l’œil fixe et les naseaux ouverts, il écouta.

– Ah ! ah ! murmura Henri, c’est plus sérieux, à ce qu’il me paraît : quelque troupe de loups suivant les armées pour dévorer les cadavres.

Le cheval hennit, baissa la tête, puis, par un mouvement rapide comme l’éclair, il se mit à fuir du côté de l’ouest.

Mais, en fuyant, il passa à la portée de la main de son maître, qui le saisit par la bride comme il passait, et l’arrêta.

Henri, sans rassembler les rênes, l’empoigna par la crinière et sauta en selle. Une fois là, comme il était bon cavalier, il se fit maître de l’animal et le contint.

Mais, au bout d’un instant, ce que le cheval avait entendu, Henri commença de l’entendre lui-même, et cette terreur qu’avait ressentie la brute grossière, l’homme fut étonné de la ressentir à son tour.

Un long murmure, pareil à celui du vent, strident et grave à la fois, s’élevait des différents points d’un demi-cercle qui semblait s’étendre du sud au nord ; des bouffées d’une brise fraîche et comme chargée de particules d’eau éclaircissaient par intervalle ce murmure, qui alors devenait semblable au fracas des marées montantes sur les grèves caillouteuses.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Henri ; serait-ce le vent ? non, puisque c’est le vent qui m’apporte ce bruit, et que les deux sons m’apparaissent distincts.

Une armée en marche, peut-être ? mais non ; – il pencha son oreille vers la terre, – j’entendrais la cadence des pas, le froissement des armures, l’éclat des voix.

Est-ce le crépitement d’un incendie ? non encore, car on n’aperçoit aucune lueur à l’horizon, et le ciel semble même se rembrunir.

Le bruit redoubla et devint distinct : c’était le roulement incessant, ample, grondant, que produiraient des milliers de canons traînés au loin sur un pavé sonore.

Henri crut un instant avoir trouvé la raison de ce bruit en l’attribuant à la cause que nous avons dite, mais aussitôt :

– Impossible, dit-il, il n’y a point de chaussée pavée de ce côté, il n’y a pas mille canons dans l’armée.

Le bruit approchait toujours.

Henri mit son cheval au galop et gagna une éminence.

– Que vois-je ! s’écria-t-il en atteignant le sommet.

Ce que voyait le jeune homme, son cheval l’avait vu avant lui, car il n’avait pu le faire avancer dans cette direction, qu’en lui déchirant le flanc avec ses éperons, et lorsqu’il fut arrivé au sommet de la colline il se cabra à renverser son cavalier sous lui. Ce qu’ils voyaient, cheval et cavalier, c’était, à l’horizon, une bande blafarde, immense, infinie, pareille à un niveau, s’avançant sur la plaine, formant un cercle immense et marchant vers la mer.

Et cette bande s’élargissait pas à pas aux yeux de Henri, comme une bande d’étoffe qu’on déroule.

Le jeune homme regardait encore indécis cet étrange phénomène, lorsqu’en ramenant sa vue sur la place qu’il venait de quitter, il s’aperçut que la prairie s’imprégnait d’eau, que la petite rivière débordait, et commençait de noyer, sous sa nappe soulevée sans cause visible, les roseaux qui, un quart d’heure auparavant, se hérissaient sur ses deux rives.

L’eau gagnait tout doucement du côté de la maison.

– Malheureux insensé que je suis ! s’écria Henri, je n’avais pas deviné : c’est l’eau ! c’est l’eau ! les Flamands ont rompu leurs digues.

Henri s’élança aussitôt du côté de la maison, et heurta furieusement à la porte.

– Ouvrez, ouvrez ! cria-t-il.

Nul ne répondit.

– Ouvrez, Remy, cria le jeune homme, furieux à force de terreur, ouvrez, c’est moi Henri du Bouchage, ouvrez !

– Oh ! vous n’avez pas besoin de vous nommer, monsieur le comte, répondit Remy de l’intérieur de la maison, et il y a longtemps que je vous ai reconnu ; mais je vous préviens d’une chose, c’est que si vous enfoncez cette porte vous me trouverez derrière elle, un pistolet à chaque main.

– Mais, tu ne comprends donc pas, malheureux ! cria Henri, avec un accent désespéré : l’eau, l’eau, c’est l’eau !…

– Pas de fable, pas de prétextes, pas de ruses déshonorantes, monsieur le comte. Je vous dis que vous n’entrerez ici qu’en passant sur mon corps.

– Alors, j’y passerai ! s’écria Henri, mais j’entrerai. Au nom du ciel, au nom de Dieu, au nom de ton salut et de celui de ta maîtresse, veux-tu ouvrir ?

– Non !

Le jeune homme regarda autour de lui, et aperçut une de ces pierres homériques, comme en faisait rouler sur ses ennemis Ajax Télamon ; il souleva cette pierre entre ses bras, l’éleva sur sa tête, et s’avançant vers la maison, il la lança dans la porte.

La porte vola en éclats.

En même temps une balle siffla aux oreilles de Henri, mais sans le toucher.

Henri sauta sur Remy.

Remy tira son second pistolet, mais l’amorce seule prit feu.

– Mais tu vois bien que je n’ai pas d’armes, insensé ! s’écria Henri ; ne te défends donc plus contre un homme qui n’attaque pas, regarde seulement, regarde.

Et il le traîna près de la fenêtre, qu’il enfonça d’un coup de poing.

– Eh bien ! dit-il, vois-tu maintenant, vois-tu ?

Et il lui montrait du doigt la nappe immense qui blanchissait à l’horizon, et qui grondait en marchant, comme le front d’une armée gigantesque.

– L’eau ! murmura Remy.

– Oui, l’eau ! l’eau ! s’écria Henri ; elle envahit ; vois à nos pieds : la rivière déborde, elle monte ; dans cinq minutes on ne pourra plus sortir d’ici.

– Madame ! cria Remy, madame !

– Pas de cris, pas d’effroi, Remy. Prépare les chevaux ; et vite, vite !

– Il l’aime, pensa Remy, il la sauvera.

Remy courut à l’écurie. Henri s’élança vers l’escalier.

Au cri de Remy, la dame avait ouvert sa porte.

Le jeune homme l’enleva dans ses bras, comme il eût fait d’un enfant.

Mais elle, croyant à la trahison ou à la violence, se débattait de toute sa force et se cramponnait aux cloisons.

– Dis-lui donc, cria Henri, dis-lui donc que je la sauve.

Remy entendit l’appel du jeune homme, au moment où il revenait avec les deux chevaux.

– Oui ! oui ! cria-t-il, oui, madame, il vous sauve, ou plutôt il vous sauvera ; venez ! venez !

LXX. La fuite §

Henri, sans perdre de temps à rassurer la dame, l’emporta hors de la maison, et voulut la placer avec lui sur son cheval.

Mais elle, avec un mouvement d’invincible répugnance, glissa hors de cet anneau vivant, et fut reçue par Remy, qui l’assit sur le cheval préparé pour elle.

– Oh ! que faites-vous, madame, dit Henri, et comment comprenez-vous mon cœur ? Il ne s’agit pas pour moi, croyez-le bien, du plaisir de vous serrer dans mes bras, de vous presser sur ma poitrine d’homme, quoique, pour cette faveur, je fusse prêt à sacrifier ma vie ; il s’agit de fuir plus rapide que l’oiseau. Eh ! tenez ; tenez, tenez, les voyez-vous, les oiseaux qui fuient ?

En effet, dans le crépuscule à peine naissant encore, on voyait des nuées de courlis et de pigeons traverser l’espace d’un vol rapide et effaré, et, dans la nuit, domaine ordinaire de la chauve-souris silencieuse, ces vols bruyants, favorisés par la sombre rafale, avaient quelque chose de sinistre à l’oreille, d’éblouissant aux yeux.

La dame ne répondit rien ; mais, comme elle était en selle, elle poussa son cheval en avant sans détourner la tête.

Mais son cheval et celui de Remy, forcés de marcher depuis deux jours, étaient fatigués.

À chaque instant Henri se retournait, et voyant qu’ils ne pouvaient le suivre :

– Voyez, madame, disait-il, comme mon cheval devance les vôtres, et pourtant je le retiens des deux mains ; par grâce, madame, tandis qu’il en est temps encore, je ne vous demande plus de vous emporter dans mes bras, mais prenez mon cheval et laissez-moi le vôtre.

– Merci, monsieur, répondait la voyageuse, de sa voix toujours calme, et sans que la moindre altération se trahît dans son accent.

– Mais, madame, s’écriait Henri en jetant derrière lui des regards désespérés, l’eau nous gagne ! entendez-vous ! entendez-vous !

En effet, un craquement horrible se faisait entendre en ce moment même ; c’était la digue d’un village que venait d’envahir l’inondation : madriers, supports, terrasses avaient cédé, un double rang de pilotis s’était brisé avec le fracas du tonnerre, et l’eau, grondant sur toutes ces ruines, commençait d’envahir un bois de chênes dont on voyait frissonner les cimes, et dont on entendait craquer les branches comme si tout un vol de démons passait sous sa feuillée.

Les arbres déracinés s’entrechoquant aux pieux, les bois des maisons écroulées flottant à la surface de l’eau ; les hennissements et les cris lointains des hommes et des chevaux, entraînés par l’inondation, formaient un concert de sons si étranges et si lugubres, que le frisson qui agitait Henri passa jusqu’à l’impassible, l’indomptable cœur de l’inconnue.

Elle aiguillonna son cheval, et son cheval, comme s’il eût senti lui-même l’imminence du danger, redoubla d’efforts pour s’y soustraire.

Mais l’eau gagnait, gagnait toujours, et, avant dix minutes, il était évident qu’elle aurait rejoint les voyageurs.

À chaque instant Henri s’arrêtait pour attendre ses compagnons, et alors il leur criait :

– Plus vite, madame ! par grâce, plus vite ! l’eau s’avance, l’eau accourt ! la voici !

Elle arrivait, en effet, écumeuse, tourbillonnante, irritée ; elle emporta comme une plume la maison dans laquelle Remy avait abrité sa maîtresse ; elle souleva comme une paille la barque attachée aux rives du ruisseau, et majestueuse, immense, roulant ses anneaux comme ceux d’un serpent, elle arriva, pareille à un mur, derrière les chevaux de Remy et de l’inconnue.

Henri jeta un cri d’épouvante et revint sur l’eau, comme s’il eût voulu la combattre.

– Mais vous voyez bien que vous êtes perdue ! hurla-t-il, désespéré. Allons, madame, il est encore temps peut-être, descendez, venez avec moi, venez !

– Non, monsieur, dit-elle.

– Mais dans une minute il sera trop tard ; regardez, regardez donc !

La dame détourna la tête ; l’eau était à cinquante pas à peine.

– Que mon sort s’accomplisse ! dit-elle ; vous, monsieur, fuyez ! fuyez !

Le cheval de Remy, épuisé, butta des deux jambes de devant et ne put se relever, malgré les efforts de son cavalier.

– Sauvez-la ! sauvez-la ! fût-ce malgré elle, s’écria Remy.

Et en même temps, comme il se dégageait des étriers, l’eau s’écroula comme un gigantesque monument sur la tête du fidèle serviteur.

Sa maîtresse, à cette vue, poussa un cri terrible et s’élança en bas de sa monture, résolue à mourir avec Remy.

Mais Henri, voyant son intention, s’était élancé en même temps qu’elle ; il la saisit en enveloppant sa taille avec son bras droit, et remontant sur son cheval, il partit comme un trait.

– Remy ! Remy ! cria la dame, les bras étendus de son côté, Remy !

Un cri lui répondit. Remy était revenu à la surface de l’eau, et, avec cet espoir indomptable, bien qu’insensé, qui accompagne le mourant jusqu’au bout de son agonie, il nageait, soutenu par une poutre.

À côté, de lui passa son cheval, battant l’eau désespérément avec ses pieds de devant, tandis que le flot gagnait le cheval de sa maîtresse, et que, devant le flot, à vingt pas tout au plus, Henri et sa compagne ne couraient pas, mais volaient sur le troisième cheval, fou de terreur.

Remy ne regrettait plus la vie, puisqu’il espérait, en mourant, que celle qu’il aimait uniquement serait sauvée.

– Adieu, madame, adieu ! cria-t-il, je pars le premier, et je vais dire à celui qui nous attend que vous vivez pour…

Remy n’acheva point ; une montagne d’eau passa sur sa tête et alla s’écrouler jusque sous les pieds du cheval de Henri.

– Remy, Remy ! cria la dame, Remy, je veux mourir avec toi ! Monsieur, je veux l’attendre ; monsieur, je veux mettre pied à terre ; au nom du Dieu vivant, je le veux !

Elle prononça ces paroles avec tant d’énergie et de sauvage autorité, que le jeune homme desserra ses bras et la laissa glisser à terre, en disant :

– Bien, madame, nous mourrons ici tous trois ; merci à vous qui me faites cette joie que je n’eusse jamais espérée.

Et comme il disait ces mots en retenant son cheval, l’eau bondissante l’atteignit, comme elle avait atteint Remy ; mais, par un dernier effort d’amour, il retint par le bras la jeune femme qui avait mis pied à terre.

Le flot les envahit, la lame furieuse les roula durant quelques secondes pêle-mêle avec d’autres débris.

C’était un spectacle sublime que le sang-froid de cet homme, si jeune et si dévoué, dont le buste tout entier dominait le flot, tandis qu’il soutenait sa compagne de la main, et que ses genoux, guidant les derniers efforts du cheval expirant, cherchaient à utiliser jusqu’aux suprêmes efforts de son agonie.

Il y eut un moment de lutte terrible, pendant lequel la dame, soutenue par la main droite de Henri, continuait de dépasser de la tête le niveau de l’eau, tandis que de la main gauche Henri écartait les bois flottants et les cadavres dont le choc eût submergé ou écrasé son cheval.

Un de ces corps flottants, en passant près d’eux, cria ou plutôt soupira :

– Adieu ! madame, adieu !

– Par le ciel ! s’écria le jeune homme, c’est Remy ! Eh bien ! toi aussi, je te sauverai.

Et, sans calculer le danger de ce surcroît de pesanteur, il saisit la manche de Remy, l’attira sur sa cuisse gauche et le fit respirer librement.

Mais en même temps le cheval, épuisé du triple poids, s’enfonçait jusqu’au cou, puis jusqu’aux yeux ; enfin, les jarrets brisés pliant sous lui, il disparut tout à fait.

– Il faut mourir ! murmura Henri. Mon Dieu, prends ma vie, elle fut pure.

Vous, madame, ajouta-t-il, recevez mon âme, elle était à vous !

En ce moment, Henri sentit Remy qui lui échappait ; il ne fit aucune résistance pour le retenir ; toute résistance était inutile.

Son seul soin fut de soutenir la dame au-dessus de l’eau pour qu’elle, au moins, mourût la dernière, et qu’il se pût dire à lui-même, à son dernier moment, qu’il avait fait tout ce qu’il avait pu pour la disputer à la mort.

Tout à coup, et comme il ne songeait plus qu’à mourir lui-même, un cri de joie retentit à ses côtés.

Il se retourna et vit Remy qui venait d’atteindre une barque.

Cette barque, c’était celle de la petite maison que nous avons vu soulever par l’eau ; l’eau l’avait entraînée, et Remy, qui avait repris ses forces, grâce au secours que lui avait porté Henri, Remy, la voyant passer à sa portée, s’était détaché du groupe, haletant, et en deux brassées l’avait atteinte.

Ses deux rames étaient attachées à son abordage, une gaffe roulait au fond.

Il tendit la gaffe à Henri qui la saisit, entraînant avec lui la dame, qu’il souleva par dessous ses épaules et que Remy reprit de ses mains.

Puis, lui-même, saisissant le rebord de la barque, il monta près d’eux.

Les premiers rayons du jour naissaient montrant les plaines inondées et la barque se balançant comme un atome sur cet océan tout couvert de débris.

À deux cents pas à peu près, vers la gauche, s’élevait une petite colline qui, entièrement entourée d’eau, semblait une île au milieu de la mer.

Henri saisit les avirons et rama du côté de la colline vers laquelle d’ailleurs le courant les portait.

Remy prit la gaffe et, debout à l’avant, s’occupa d’écarter les poutres et les madriers contre lesquels la barque pouvait se heurter.

Grâce à la force de Henri, grâce à l’adresse de Remy, on aborda ou plutôt on fut jeté contre la colline.

Remy sauta à terre et saisit la chaîne de la barque, qu’il tira vers lui.

Henri s’avança pour prendre la dame entre ses bras ; mais elle étendit la main et, se levant seule, elle sauta à terre.

Henri poussa un soupir ; un instant il eut l’idée de se rejeter dans l’abîme et de mourir à ses yeux ; mais un irrésistible sentiment l’enchaînait à la vie, tant qu’il voyait cette femme, dont il avait si longtemps désiré la présence sans l’obtenir jamais.

Il tira la barque à terre et alla s’asseoir à dix pas de la dame et de Remy, livide, dégouttant d’une eau qui s’échappait de ses habits, plus douloureuse que le sang.

Ils étaient sauvés du danger le plus pressant, c’est-à-dire de l’eau ; l’inondation, si forte qu’elle fût, ne monterait jamais à la hauteur de la colline.

Au-dessous d’eux, dès lors, ils pouvaient contempler cette grande colère des flots, qui n’a de colère au-dessus d’elle que celle de Dieu.

Henri regardait passer cette eau rapide, grondante, qui charriait des amas de cadavres français, près d’eux, leurs chevaux et leurs armes.

Remy ressentait une vive douleur à l’épaule ; un madrier flottant l’avait atteint au moment où son cheval s’était dérobé sous lui.

Quant à sa compagne, à part le froid qu’elle éprouvait, elle n’avait aucune blessure ; Henri l’avait garantie de tout ce dont il était en son pouvoir de la garantir.

Henri fut bien surpris de voir que ces deux êtres, si miraculeusement échappés à la mort, ne remerciaient que lui, et n’avaient pas eu pour Dieu, premier auteur de leur salut, une seule action de grâces.

La jeune femme fut debout la première ; elle remarqua qu’au fond de l’horizon, du côté de l’occident, on apercevait quelque chose comme des feux à travers la brume.

Il va sans dire que ces feux brûlaient sur un point élevé que l’inondation n’avait pu atteindre.

Autant qu’on pouvait en juger au milieu de ce froid crépuscule qui succédait à la nuit, ces feux étaient distants d’une lieue environ.

Remy s’avança sur le point de la colline qui se prolongeait du côté de ces feux, et il revint dire qu’il croyait qu’à mille pas à peu près de l’endroit où l’on avait pris terre, commençait une espèce de jetée qui s’avançait en droite ligne vers les feux.

Ce qui faisait croire à Remy à une jetée, ou tout au moins à un chemin, c’était une double ligne d’arbres, directe et régulière.

Henri fit à son tour ses observations, qui se trouvèrent concorder avec celles de Remy ; mais cependant il fallait, dans cette circonstance, donner beaucoup au hasard.

L’eau, entraînée sur la déclivité de la plaine, les avait rejetés à gauche de leur route en leur faisant décrire un angle considérable ; cette dérivation, ajoutée à la course insensée des chevaux, leur ôtait tout moyen de s’orienter.

Il est vrai que le jour venait, mais nuageux et tout chargé de brouillard ; dans un temps clair, et sur un ciel pur, on eût aperçu le clocher de Malines, dont on ne devait être éloigné que de deux lieues à peu près.

– Eh bien, monsieur le comte, demanda Remy, que pensez-vous de ces feux ?

– Ces feux, qui semblent vous annoncer, à vous, un abri hospitalier, me semblent menaçants, à moi, et je m’en défie.

– Et pourquoi cela ?

– Remy, dit Henri en baissant la voix, voyez tous ces cadavres : tous sont français, pas un n’est flamand ; ils nous annoncent un grand désastre : les digues ont été rompues pour achever de détruire l’armée française, si elle a été vaincue ; pour détruire l’effet de sa victoire, si elle a triomphé. Pourquoi ces feux ne seraient-ils pas aussi bien allumés par des ennemis que par des amis, ou pourquoi ne seraient-ils pas tout simplement une ruse ayant pour but d’attirer les fugitifs ?

– Cependant, dit Remy, nous ne pouvons demeurer ici ; le froid et la faim tueraient ma maîtresse.

– Vous avez raison, Remy, dit le comte : demeurez ici avec madame ; moi, je vais gagner la jetée, et je viendrai vous rapporter des nouvelles.

– Non, monsieur, dit la dame, vous ne vous exposerez pas seul : nous nous sommes sauvés tous ensemble, nous mourrons tous ensemble. Remy, votre bras, je suis prête.

Chacune des paroles de cette étrange créature avait un accent irrésistible d’autorité, auquel personne n’avait l’idée de résister un seul instant.

Henri s’inclina et marcha le premier.

L’inondation était plus calme, la jetée, qui venait aboutir à la colline, formait une espèce d’anse où l’eau s’endormait. Tous trois montèrent dans le petit bateau, et le bateau fut lancé de nouveau au milieu des débris et des cadavres flottants.

Un quart d’heure après ils abordaient à la jetée.

Ils assurèrent la chaîne du bateau au pied d’un arbre, prirent terre de nouveau, suivirent la jetée pendant une heure à peu près, et arrivèrent à un groupe de cabanes flamandes au milieu duquel, sur une place plantée de tilleuls étaient réunis, autour d’un grand feu, deux ou trois cents soldats au-dessus desquels flottaient les plis d’une bannière française.

Tout à coup la sentinelle, placée à cent pas à peu près du bivouac, aviva la mèche de son mousquet en criant :

– Qui vive ?

– France ! répondit du Bouchage.

Puis se retournant vers Diane :

– Maintenant, madame, dit-il, vous êtes sauvée ; je reconnais le guidon des gendarmes d’Aunis, corps de noblesse dans lequel j’ai des amis.

Au cri de la sentinelle et à la réponse du comte, quelques gendarmes accoururent en effet au devant des nouveaux venus, deux fois bien accueillis au milieu de ce désastre terrible, d’abord parce qu’ils survivaient au désastre, ensuite parce qu’ils étaient des compatriotes.

Henri se fit reconnaître tant personnellement qu’en nommant son frère. Il fut ardemment questionné et raconta de quelle façon miraculeuse lui et ses compagnons avaient échappé à la mort, mais sans rien dire autre chose.

Remy et sa maîtresse s’assirent silencieusement dans un coin ; Henri les alla chercher pour les inviter à s’approcher du feu.

Tous deux étaient encore ruisselants d’eau.

– Madame, dit-il, vous serez respectée ici comme dans votre maison : je me suis permis de dire que vous étiez une de mes parentes, pardonnez-moi.

Et sans attendre les remercîments de ceux auxquels il avait sauvé la vie, Henri s’éloigna pour rejoindre les officiers qui l’attendaient.

Remy et Diane échangèrent un regard qui, s’il eût été vu du comte, eût été le remercîment si bien mérité de son courage et de sa délicatesse.

Les gendarmes d’Aunis auxquels nos fugitifs venaient de demander l’hospitalité, s’étaient retirés en bon ordre après la déroute et le sauve qui peut des chefs.

Partout où il y a homogénéité de position, identité de sentiment et habitude de vivre ensemble, il n’est point rare de voir la spontanéité dans l’exécution après l’unité dans la pensée.

C’est ce qui était arrivé cette nuit même aux gendarmes d’Aunis.

Voyant leurs chefs les abandonner et les autres régiments chercher différents partis pour leur salut, ils s’entregardèrent, serrèrent leurs rangs au lieu de les rompre, mirent leurs chevaux au galop, et sous la conduite d’un de leurs enseignes, qu’ils aimaient fort à cause de sa bravoure, et qu’ils respectaient à un degré égal à cause de sa naissance, ils prirent la route de Bruxelles.

Comme tous les acteurs de cette terrible scène, ils virent tous les progrès de l’inondation et furent poursuivis par les eaux furieuses ; mais le bonheur voulut qu’ils rencontrassent sur leur chemin le bourg dont nous avons parlé, position forte à la fois contre les hommes et contre les éléments.

Les habitants, sachant qu’ils étaient en sûreté, n’avaient pas quitté leurs maisons, à part les femmes, les vieillards et les enfants qu’ils avaient envoyés à la ville ; aussi les gendarmes d’Aunis en arrivant trouvèrent-ils de la résistance ; mais la mort hurlait derrière eux : ils attaquèrent en hommes désespérés, triomphèrent de tous les obstacles, perdirent dix hommes à l’attaque de la chaussée, mais se logèrent et firent décamper les Flamands.

Une heure après, le bourg était entièrement cerné par les eaux, excepté du côté de cette chaussée par laquelle nous avons vu aborder Henri et ses compagnons.

Tel fut le récit que firent à du Bouchage les gendarmes d’Aunis.

– Et le reste de l’armée ? demanda Henri.

– Regardez, répondit l’enseigne, à chaque instant passent des cadavres qui répondent à votre question.

– Mais… mais mon frère ? hasarda du Bouchage d’une voix étranglée.

– Hélas ! monsieur le comte, nous ne pouvons vous en donner de nouvelles certaines ; il s’est battu comme un lion ; trois fois nous l’avons retiré du feu. Il est certain qu’il avait survécu à la bataille, mais à l’inondation nous ne pouvons le dire.

Henri baissa la tête, et s’abîma dans d’amères réflexions ; puis tout à coup :

– Et le duc ? demanda-t-il.

L’enseigne se pencha vers Henri, et à voix basse :

– Comte, dit-il, le duc s’était sauvé des premiers. Il était monté sur un cheval blanc sans aucune tache qu’une étoile noire au front. Eh bien ! tout à l’heure, nous avons vu passer le cheval au milieu d’un amas de débris ; la jambe d’un cavalier était prise dans l’étrier et surnageait à la hauteur de la selle.

– Grand Dieu ! s’écria Henri.

– Grand Dieu ! murmura Remy qui, à ces mots du comte : « Et le duc ! » s’étant levé, venait d’entendre ce récit, et dont les yeux se reportèrent vivement sur sa pâle compagne.

– Après ? demanda le comte.

– Oui, après ? balbutia Remy.

– Eh bien ! dans le remous que formait l’eau à l’angle de cette digue, un de mes hommes s’aventura pour saisir les rênes flottantes du cheval ; il l’atteignit, souleva l’animal expiré. Nous vîmes alors apparaître la botte blanche et l’éperon d’or que portait le duc. Mais, au même instant, l’eau s’enfla comme si elle se fût indignée de se voir arracher sa proie. Mon gendarme lâcha prise pour n’être point entraîné, et tout disparut. Nous n’aurons pas même la consolation de donner une sépulture chrétienne à notre prince.

– Mort ! mort, lui aussi, l’héritier de la couronne, quel désastre !

Remy se retourna vers sa compagne, et avec une expression impossible à rendre :

– Il est mort, madame ! dit-il, vous voyez.

– Soit loué le Seigneur qui m’épargne un crime, répondit-elle, en levant en signe de reconnaissance les mains et les yeux au ciel.

– Oui, mais il nous enlève la vengeance, répondit Remy.

– Dieu a toujours le droit de se souvenir. La vengeance n’appartient à l’homme que lorsque Dieu oublie.

Le comte voyait avec une espèce d’effroi cette exaltation des deux étranges personnages qu’il avait sauvés de la mort ; il les observait de loin de l’œil et cherchait inutilement, pour se faire une idée de leurs désirs ou de leurs craintes, commenter leurs gestes et l’expression de leurs physionomies.

La voix de l’enseigne le tira de sa contemplation.

– Mais vous-même, comte, demanda celui-ci, qu’allez-vous faire ?

Le comte tressaillit.

– Moi ? dit-il.

– Oui, vous.

– J’attendrai ici que le corps de mon frère passe devant moi, répliqua le jeune homme avec l’accent d’un sombre désespoir ; alors moi aussi je tâcherai de l’attirer à terre, pour lui donner une sépulture chrétienne, et croyez-moi, une fois que je le tiendrai, je ne l’abandonnerai pas.

Ces mots sinistres furent entendus de Remy, et il adressa au jeune homme un regard plein d’affectueux reproches.

Quant à la dame, depuis que l’enseigne avait annoncé cette mort du duc d’Anjou, elle n’entendait plus rien, elle priait.

LXXI. Transfiguration §

Après qu’elle eut fait sa prière, la compagne de Remy se souleva si belle et si radieuse, que le comte laissa échapper un cri de surprise et d’admiration.

Elle paraissait sortir d’un long sommeil dont les rêves auraient fatigué son cerveau et altéré la sérénité de ses traits, sommeil de plomb qui imprime au front humide du dormeur les tortures chimériques de son rêve.

Ou plutôt c’était la fille de Jaïre, réveillée au milieu de la mort sur son tombeau, et se relevant de sa couche funèbre, déjà épurée et prête pour le ciel.

La jeune femme, sortie de cette léthargie, promena autour d’elle un regard si doux, si suave, et chargé d’une si angélique bonté, que Henri, crédule comme tous les amants, se figura la voir s’attendrir à ses peines et céder enfin à un sentiment, sinon de bienveillance, du moins de reconnaissance et de pitié.

Tandis que les gendarmes, après leur frugal repas, dormaient ça et là dans les décombres ; tandis que Remy lui-même cédait au sommeil et laissait sa tête s’appuyer sur la traverse d’une barrière à laquelle son banc était appuyé, Henri vint se placer près de la jeune femme, et d’une voix si basse et si douce qu’elle semblait un murmure de la brise :

– Madame, dit-il, vous vivez !… Oh ! laissez-moi vous dire toute la joie qui déborde de mon cœur, lorsque je vous regarde ici en sûreté, après vous avoir vue là-bas sur le seuil du tombeau.

– C’est vrai, monsieur, répondit la dame, je vis par vous, et, ajouta-t-elle avec un triste sourire, je voudrais pouvoir vous dire que je suis reconnaissante.

– Enfin, madame, reprit Henri avec un effort sublime d’amour et d’abnégation, quand je n’aurais réussi qu’à vous sauver pour vous rendre à ceux que vous aimez.

– Que dites-vous ? demanda la dame.

– À ceux que vous alliez rejoindre à travers tant de périls, ajouta Henri.

– Monsieur, ceux que j’aimais sont morts, ceux que j’allais rejoindre le sont aussi.

– Oh ! madame, murmura le jeune homme en se laissant glisser sur ses deux genoux, jetez les yeux sur moi, sur moi qui ai tant souffert, sur moi qui vous ai tant aimée. Oh ! ne vous détournez pas ; vous êtes jeune, vous êtes belle comme un ange des cieux. Lisez bien dans mon cœur que je vous ouvre, et vous verrez que ce cœur ne contient pas un atome de l’amour comme le comprennent les autres hommes. Vous ne me croyez pas ! Examinez les heures passées, pesez-les une à une : laquelle m’a donné la joie ? laquelle l’espoir ? et cependant j’ai persisté. Vous m’avez fait pleurer, j’ai bu mes larmes ; vous m’avez fait souffrir, j’ai dévoré mes douleurs ; vous m’avez poussé à la mort, j’y marchais sans me plaindre. Même en ce moment, où vous détournez la tête, où chacune de mes paroles, toute brûlante qu’elle soit, semble une goutte d’eau glacée tombant sur votre cœur, mon âme est pleine de vous, et je ne vis que parce que vous vivez. Tout à l’heure n’allais-je pas mourir près de vous ? Qu’ai-je demandé ? rien. Votre main, l’ai-je touchée ? Jamais, autrement que pour vous tirer d’un péril mortel. Je vous tenais entre mes bras pour vous arracher aux flots, avez-vous senti l’étreinte de ma poitrine ? Non. Je ne suis plus qu’une âme, et tout en moi a été purifié au feu dévorant de mon amour.

– Oh ! monsieur, par pitié ne me parlez point ainsi.

– Par pitié aussi, ne me condamnez point. On m’a dit que vous n’aimiez personne ; oh ! répétez-moi cette assurance : c’est une singulière faveur, n’est-ce pas, pour un homme qui aime que de s’entendre dire qu’il n’est pas aimé ! mais je préfère cela, puisque vous me dites en même temps que vous êtes insensible pour tous. Oh ! madame, madame, vous qui êtes la seule adoration de ma vie, répondez-moi.

Malgré les instances de Henri, un soupir fut toute la réponse de la jeune femme.

– Vous ne me dites rien, reprit le comte. Remy, du moins, a eu plus pitié de moi que vous : il a essayé de me consoler, lui ! Oh ! je le vois, vous ne me répondez pas, parce que vous ne voulez pas me dire que vous alliez en Flandre joindre quelqu’un plus heureux que moi, que moi qui suis jeune cependant, que moi qui porte en ma vie une partie des espérances de mon frère, que moi qui meurs à vos pieds sans que vous me disiez : J’ai aimé, mais je n’aime plus ; ou bien : J’aime, mais je cesserai d’aimer !

– Monsieur le comte, répliqua la jeune femme avec une majestueuse solennité, ne me dites point de ces choses qu’on dit à une femme ; je suis une créature d’un autre monde, et ne vis point en celui-ci. Si je vous avais vu moins noble, moins bon, moins généreux ; si je n’avais pour vous au fond de mon cœur le sourire tendre et doux d’une sœur pour son frère, je vous dirais : Levez-vous, monsieur le comte, et n’importunez plus des oreilles qui ont horreur de toute parole d’amour. Mais je ne vous dirai pas cela, monsieur le comte, car je souffre de vous voir souffrir. Je dis plus : à présent que je vous connais, je vous prendrais la main, je l’appuierais sur mon cœur, et je vous dirais volontiers : Voyez, mon cœur ne bat plus ; vivez près de moi, si vous voulez, et assistez jour par jour, si telle est votre joie, à cette exécution douloureuse d’un corps tué par les tortures de l’âme ; mais ce sacrifice que vous accepteriez comme un bonheur, j’en suis sûre…

– Oh ! oui, s’écria Henri.

– Eh bien ! ce sacrifice, je dois le repousser. Dès aujourd’hui quelque chose vient d’être changé en ma vie ; je n’ai plus le droit de m’appuyer sur aucun bras de ce monde, pas même sur le bras de ce généreux ami, de cette noble créature qui repose là-bas et qui a pendant un instant le bonheur d’oublier ! Hélas ! pauvre Remy, continua-t-elle en donnant à sa voix la première inflexion de sensibilité que Henri eût remarquée en elle, pauvre Remy, ton réveil à toi aussi va être triste ; tu ne sais pas les progrès de ma pensée, tu ne lis pas dans mes yeux, tu ne sais pas qu’au sortir de ton sommeil tu te trouveras seul sur la terre, car seule je dois monter à Dieu.

– Que dites-vous ? s’écria Henri : pensez-vous donc à mourir aussi, vous ?

Remy, réveillé par le cri douloureux du jeune comte, souleva sa tête et écouta.

– Vous m’avez vue prier, n’est-ce pas ? continua la jeune femme.

Henri fit un signe affirmatif.

– Cette prière, c’étaient mes adieux à la terre : cette joie que vous avez remarquée sur mon visage, cette joie qui m’inonde en ce moment, c’est la même que vous remarqueriez en moi, si l’ange de la mort venait me dire : Lève-toi, Diane, et suis-moi aux pieds de Dieu !

– Diane ! Diane ! murmura Henri, je sais donc comment vous vous appelez… Diane ! nom chéri, nom adoré !…

Et l’infortuné se coucha aux pieds de la jeune femme, en répétant ce nom avec l’ivresse d’un indicible bonheur.

– Oh ! silence, dit la jeune femme, de sa voix solennelle, oubliez ce nom qui m’est échappé ; nul, parmi les vivants, n’a droit de me percer le cœur en le prononçant.

– Oh ! madame, madame, s’écria Henri, maintenant que je sais votre nom, ne me dites pas que vous allez mourir.

– Je ne dis pas cela, monsieur, reprit la jeune femme de sa voix grave, je dis que je vais quitter ce monde de larmes, de haines, de sombres passions, d’intérêts vils et de désirs sans noms ; je dis que je n’ai plus rien à faire parmi les créatures que Dieu avait créées mes semblables ; je n’ai plus de larmes dans les yeux, le sang ne fait plus battre mon cœur, ma tête ne roule plus une seule pensée, depuis que la pensée qui l’emplissait tout entière est morte ; je ne suis plus qu’une victime sans prix, puisque je ne sacrifie rien, ni désir, ni espérances, en renonçant au monde ; mais enfin, telle que je suis, je m’offre au Seigneur : il me prendra en miséricorde, je l’espère, lui qui m’a fait tant souffrir et qui n’a pas voulu que je succombasse à ma souffrance.

Remy, qui avait écouté ces paroles, se leva lentement et vint droit à sa maîtresse.

– Vous m’abandonnez ? dit-il d’une voix sombre.

– Pour Dieu, répliqua Diane, en levant vers le ciel sa main pâle et amaigrie comme celle de la sublime Madeleine.

– C’est vrai ! répondit Remy en laissant retomber sa tête sur sa poitrine, c’est vrai !

Et comme Diane abaissait sa main, il la prit de ses deux bras, l’étreignit sur sa poitrine comme il eût fait de la relique d’une sainte.

– Oh ! que suis-je auprès de ces deux cœurs ? soupira le jeune homme avec le frisson de l’épouvante.

– Vous êtes, répondit Diane, la seule créature humaine sur laquelle j’ai attaché deux fois mes yeux depuis que j’ai condamné mes yeux à se fermer à jamais.

Henri s’agenouilla.

– Merci, madame, dit-il, vous venez de vous révéler à moi tout entière ; merci, je vois clairement ma destinée : à partir de cette heure, plus un mot de ma bouche, plus une aspiration de mon cœur ne trahiront en moi celui qui vous aimait.

Vous êtes au Seigneur, madame, je ne suis point jaloux de Dieu.

Il venait d’achever ces paroles et se relevait pénétré de ce charme régénérateur qui accompagne toute grande et immuable résolution, quand, dans la plaine encore couverte de vapeurs qui allaient s’éclaircissant d’instants en instants, retentit un bruit de trompettes lointaines.

Les gendarmes sautèrent sur leurs armes, et furent à cheval avant le commandement.

Henri écoutait.

– Messieurs, messieurs ! s’écria-t-il, ce sont les trompettes de l’amiral, je les reconnais, je les reconnais, mon Dieu, Seigneur ! puissent-elles m’annoncer mon frère !

– Vous voyez bien que vous souhaitez encore quelque chose, lui dit Diane, et que vous aimez encore quelqu’un ; pourquoi donc choisiriez-vous le désespoir, enfant, comme ceux qui ne désirent plus rien, comme ceux qui n’aiment plus personne ?

– Un cheval ! s’écria Henri, qu’on me prête un cheval !

– Mais par où sortirez-vous ? demanda l’enseigne, puisque l’eau nous environne de tout côtés.

– Mais vous voyez bien que la plaine est praticable ; vous voyez bien qu’ils marchent, eux, puisque leurs trompettes sonnent.

– Montez en haut de la chaussée, monsieur le comte, répondit l’enseigne, le temps s’éclaircit et peut-être pourrez-vous voir.

– J’y vais, dit le jeune homme.

Henri s’avança en effet vers l’éminence désignée par l’enseigne, les trompettes sonnaient toujours par intervalles, sans se rapprocher ni s’éloigner.

Remy avait repris sa place auprès de Diane.

LXXII. Les deux frères §

Un quart d’heure après, Henri revint ; il avait vu, et chacun pouvait le voir comme lui, il avait vu sur une colline, que la nuit empêchait de distinguer, un détachement considérable de troupes françaises cantonnées et retranchées.

À part un large fossé d’eau qui entourait le bourg occupé par les gendarmes d’Aunis, la plaine commençait à se dégager comme un étang qu’on vide, la pente naturelle du terrain entraînant les eaux vers la mer, et plusieurs points du terrain, plus élevés que les autres, commençant à reparaître, comme après un déluge.

Le limon fangeux des eaux roulantes avait couvert toutes les campagnes, et c’était un triste spectacle que de voir, au fur et à mesure que le vent soulevait le voile de vapeurs étendu sur la plaine, une cinquantaine de cavaliers enfonçant dans la fange, et tentant de gagner, sans pouvoir y réussir, soit le bourg, soit la colline.

De la colline on avait entendu leurs cris de détresse, et voilà pourquoi les trompettes sonnaient incessamment.

Dès que le vent eut achevé de chasser le brouillard, Henri aperçut sur la colline le drapeau de France, se déroulant superbement dans le ciel.

Les gendarmes hissaient, de leur côté, la cornette d’Aunis, et de part et d’autre, on entendait des feux de mousqueterie tirés en signe de joie.

Vers onze heures, le soleil apparut sur cette scène de désolation, desséchant quelques parties de la plaine, et rendant praticable la crête d’une espèce de chemin de communication.

Henri, qui essayait ce sentier, fut le premier à s’apercevoir, aux bruits des fers de son cheval, qu’une route ferrée conduisait, en faisant un détour circulaire, du bourg à la colline ; il en conclut que les chevaux enfonceraient par-dessus le sabot, jusqu’à mi-jambe, jusqu’au poitrail peut-être, dans la fange, mais n’iraient pas plus avant, soutenus qu’ils seraient par le fond solide du sol.

Il demanda de tenter l’épreuve, et, comme personne ne lui faisait concurrence dans ce dangereux essai, il recommanda à l’enseigne Remy et sa compagne, et s’aventura dans le périlleux chemin.

En même temps qu’il partait du bourg, on voyait un cavalier descendre de la colline, et, comme Henri le faisait, tenter, de son côté, de se mettre en chemin pour se rendre au bourg.

Tout le versant de la colline qui regardait le bourg était garni de soldats spectateurs qui levaient leurs bras au ciel et semblaient vouloir arrêter le cavalier imprudent par leurs supplications.

Les deux députés de ces deux tronçons du grand corps français poursuivirent courageusement leur chemin, et bientôt ils s’aperçurent que leur tâche était moins difficile qu’ils ne l’eussent pu craindre, et surtout qu’on ne le craignait pour eux.

Un large filet d’eau, qui s’échappait d’un aqueduc, crevé par le choc d’une poutre, sortait de dessous la fange et lavait, comme à dessein, la chaussée bourbeuse, découvrant sous son flot plus limpide le fond du fossé que cherchait l’ongle actif des chevaux.

Déjà les cavaliers n’étaient plus qu’à deux cents pas l’un de l’autre.

– France ! cria le cavalier qui venait de la colline.

Et il leva son toquet, ombragé d’une plume blanche.

– Oh ! c’est vous ! s’écria Henri avec une grande exclamation de joie, vous, monseigneur ?

– Toi, Henri ! toi, mon frère ! s’écria l’autre cavalier.

Et au risque de dévier à droite ou à gauche, les deux chevaux partirent au galop, se dirigeant l’un vers l’autre ; et bientôt, aux acclamations frénétiques des spectateurs de la chaussée et de la colline, les deux cavaliers s’embrassèrent longuement et tendrement.

Aussitôt, le bourg et la colline se dégarnirent : gendarmes et chevau-légers, gentilshommes huguenots et catholiques, se précipitèrent dans le chemin ouvert par les deux frères.

Bientôt les deux camps s’étaient joints, les bras s’étaient ouverts, et sur le chemin où tous avaient cru trouver la mort, on voyait trois mille Français crier merci au ciel et vive la France !

– Messieurs, dit tout à coup la voix d’un officier huguenot, c’est vive M. l’amiral qu’il faut crier, car c’est à M. le duc de Joyeuse et non à un autre que nous devons la vie cette nuit, et ce matin le bonheur d’embrasser nos compatriotes.

Une immense acclamation accueillit ces paroles.

Les deux frères échangèrent quelques mots trempés de larmes ; puis le premier :

– Et le duc ? demanda Joyeuse à Henri.

– Il est mort, à ce qu’il paraît, répondit celui-ci.

– La nouvelle est-elle sûre ?

– Les gendarmes d’Aunis ont vu son cheval noyé et l’ont reconnu à un signe. Ce cheval tirait encore à son étrier un cavalier dont la tête était enfoncée sous l’eau.

– Voilà un sombre jour pour la France, dit l’amiral.

Puis, se retournant vers ses gens :

– Allons, messieurs, dit-il à haute voix, ne perdons pas de temps. Une fois les eaux écoulées, nous serons attaqués très probablement ; retranchons-nous jusqu’à ce qu’il nous soit arrivé des nouvelles et des vivres.

– Mais, monseigneur, répondit une voix, la cavalerie ne pourra marcher ; les chevaux n’ont point mangé depuis hier quatre heures, et les pauvres bêtes meurent de faim.

– Il y a du grain dans notre campement, dit l’enseigne ; mais comment ferons-nous pour les hommes ?

– Eh ! reprit l’amiral, s’il y a du grain, c’est tout ce que je demande : les hommes vivront comme les chevaux.

– Mon frère, interrompit Henri, tâchez, je vous prie, que je puisse vous parler un moment.

– Je vais aller occuper le bourg, répondit Joyeuse, choisissez-y un logement pour moi et m’y attendez.

Henri alla retrouver ses deux compagnons.

– Vous voilà au milieu d’une armée, dit-il à Remy ; croyez-moi, cachez-vous dans le logement que je vais prendre ; il ne convient point que madame soit vue de qui que ce soit. Ce soir, lorsque chacun dormira, j’aviserai à vous faire plus libres.

Remy s’installa donc avec Diane dans le logement que leur céda l’enseigne des gendarmes, redevenu, par l’arrivée de Joyeuse, simple officier aux ordres de l’amiral.

Vers deux heures, le duc de Joyeuse entra, trompettes sonnantes, dans le bourg, fit loger ses troupes, donna des consignes sévères pour que tout désordre fût évité.

Puis il fit faire une distribution d’orge aux hommes, d’avoine aux chevaux, et d’eau à tout le monde, distribua aux blessés quelques tonneaux de bière et de vin que l’on trouva dans les caves, et lui-même, à la vue de tous, dîna d’un morceau de pain noir et d’un verre d’eau, tout en parcourant les postes.

Partout il fut accueilli comme un sauveur, par des cris d’amour et de reconnaissance.

– Allons, allons, dit-il, au retour, en se retrouvant seul avec son frère, viennent les Flamands, et je les battrai ; et même, vrai Dieu ! si cela continue, je les mangerai, car j’ai grand’faim ; et, ajouta-t-il tout bas à Henri en jetant dans un coin son pain, dans lequel il avait paru mordre avec tant d’enthousiasme, voilà une exécrable nourriture.

Puis lui jetant le bras autour du cou :

– Ça, maintenant, ami, causons, et dis-moi comment tu te trouves en Flandre quand je te croyais à Paris.

– Mon frère, dit Henri à l’amiral, la vie m’était devenue insupportable à Paris, et je suis parti pour vous retrouver en Flandre.

– Toujours par amour ? demanda Joyeuse.

– Non, par désespoir. Maintenant, je vous le jure, Anne, je ne suis plus amoureux ; ma passion, c’est la tristesse.

– Mon frère, mon frère, s’écria Joyeuse, permettez-moi de vous dire que vous êtes tombé sur une misérable femme.

– Comment cela ?

– Oui, Henri, il arrive qu’à un certain degré de méchanceté ou de vertu, les êtres créés dépassent la volonté du créateur et se font bourreaux et homicides, ce que l’Église réprouve également ; ainsi, par trop de vertu, ne pas tenir compte des souffrances d’autrui, c’est de l’exaltation barbare, c’est une absence de charité chrétienne.

– Oh ! mon frère, mon frère, s’écria Henri, ne calomniez point la vertu !

– Oh ! je ne calomnie pas la vertu, Henri ; j’accuse le vice, et voilà tout. Je le répète donc, cette femme est une misérable femme, et sa possession, si désirable qu’elle soit, ne vaudra jamais les tourments qu’elle te fait souffrir. Eh ! mon Dieu, c’est dans un pareil cas qu’on doit user de ses forces et de sa puissance, car on se défend légitimement, bien loin d’attaquer, par le diable ! Henri, je sais bien qu’à votre place, moi, je serais allé prendre d’assaut la maison de cette femme ; je l’aurais prise elle-même comme j’aurais pris sa maison, et ensuite, lorsque, selon l’habitude de toute créature domptée, qui devient aussi humble devant son vainqueur qu’elle était féroce avant la lutte ; lorsqu’elle serait venue jeter ses bras autour de votre cou en vous disant : Henri, je t’adore ! alors je l’eusse repoussée en répondant : Vous faites bien, madame, c’est à votre tour, et j’ai assez souffert pour que vous souffriez aussi.

Henri saisit la main de son frère.

– Vous ne pensez pas un mot de ce que vous avancez là, Joyeuse, lui dit-il.

– Si, par ma foi.

– Vous si bon, si généreux !

– Générosité avec les gens sans cœur, c’est duperie, frère.

– Oh ! Joyeuse, Joyeuse, vous ne connaissez point cette femme.

– Mille démons ! je ne veux pas la connaître.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’elle me ferait commettre ce que d’autres nommeraient un crime, et que je nommerais, moi, un acte de justice.

– Oh ! mon bon frère, dit le jeune homme avec un angélique sourire, que vous êtes heureux de ne pas aimer ! Mais, s’il vous plaît, monseigneur l’amiral, laissons là mon fol amour, et causons des choses de la guerre.

– Soit ! aussi bien, en parlant de ta folie, tu me rendrais fou.

– Vous voyez que nous manquons de vivres.

– Je le sais, et j’ai déjà pensé au moyen de nous en procurer.

– Et l’avez-vous trouvé ?

– Je pense qu’oui.

– Lequel ?

– Je ne puis bouger d’ici avant d’avoir reçu des nouvelles de l’armée, attendu que la position est bonne et que je la défendrais contre des forces quintuples ; mais je puis envoyer à la découverte un corps d’éclaireurs ; ils trouveront des nouvelles d’abord, ce qui est la vie véritable des gens réduits à la situation où nous sommes ; des vivres ensuite, car, en vérité, cette Flandre est un beau pays.

– Pas trop, mon frère, pas trop.

– Oh ! je ne parle que de la terre telle que Dieu l’a faite, et non des hommes qui, éternellement, gâtent l’œuvre de Dieu. Comprenez-vous, Henri, quelle folie ce prince a faite ; quelle partie il a perdue ; comme l’orgueil et la précipitation l’ont ruiné vite, ce malheureux François. Dieu a son âme, n’en parlons plus ; mais, en vérité, il pouvait s’acquérir une gloire immortelle et l’un des beaux royaumes de l’Europe, tandis qu’il a fait les affaires de qui… de Guillaume le Sournois. Au reste, savez-vous, Henri, que les Anversois se sont bien battus ?

– Et vous aussi, à ce qu’on dit, mon frère.

– Oui, j’étais dans un de mes bons jours, et puis il y a une chose qui m’a excité.

– Laquelle ?

– C’est que j’ai rencontré, sur le champ de bataille, une épée de ma connaissance.

– Un Français ?

– Un Français.

– Dans les rangs des Flamands ?

– À leur tête. Henri, voilà un secret qu’il faut savoir pour donner un pendant à l’écartèlement de Salcède en place de Grève.

– Enfin, cher seigneur, vous voici revenu sain et sauf, à ma grande joie ; mais, moi, je n’ai rien fait encore, il faut bien que je fasse quelque chose aussi.

– Et que voulez-vous faire ?

– Donnez-moi le commandement de vos éclaireurs, je vous prie.

– Non, c’est en vérité trop périlleux, Henri ; je ne vous dirais pas ce mot devant des étrangers ; mais je ne veux pas vous faire mourir d’une mort obscure, et par conséquent d’une laide mort. Les éclaireurs peuvent rencontrer un corps de ces vilains Flamands qui guerroient avec des fléaux et des faux : vous en tuez mille ; il en reste un, celui-là vous coupe en deux ou vous défigure. Non, Henri, non ; si vous tenez absolument à mourir, je vous réserve mieux que cela.

– Mon frère, accordez-moi ce que je vous demande, je vous prie ; je prendrai toutes les mesures de prudence, et je vous promets de revenir ici.

– Allons, je comprends !

– Que comprenez-vous ?

– Vous voulez essayer si le bruit de quelque action d’éclat n’amollira pas le cœur de la farouche. Avouez que c’est cela qui vous donne cette insistance.

– J’avouerai cela, si vous voulez, mon frère.

– Soit, vous avez raison. Les femmes qui résistent à un grand amour, se rendent parfois à un peu de bruit.

– Je n’espère pas cela.

– Triple fou que vous êtes alors, si vous le faites sans cet espoir. Tenez, Henri, ne cherchez pas d’autre raison au refus de cette femme, sinon que c’est une capricieuse qui n’a ni cœur ni yeux.

– Vous me donnez ce commandement, n’est-ce pas, mon frère ?

– Il le faut bien, puisque vous le voulez.

– Je puis partir ce soir même ?

– C’est de rigueur, Henri ; vous comprenez que nous ne pouvons attendre plus longtemps.

– Combien mettez-vous d’hommes à ma disposition ?

– Cent hommes, pas davantage. Je ne puis dégarnir ma position, Henri, vous comprenez bien cela.

– Moins, si vous voulez, mon frère.

– Non pas, car je voudrais pouvoir vous en donner le double. Seulement engagez-moi votre parole d’honneur que si vous avez affaire à plus de trois cents hommes, vous battrez en retraite au lieu de vous faire tuer.

– Mon frère, dit en souriant Henri, vous me vendez bien cher une gloire que vous ne me livrez pas.

– Alors, mon cher Henri, je ne vous la vendrai ni ne vous la donnerai ; un autre officier commandera la reconnaissance.

– Mon frère, donnez vos ordres, et je les exécuterai.

– Vous n’engagerez donc le combat qu’à forces égales, doubles ou triples, mais vous ne dépasserez point cela.

– Je vous le jure.

– Très bien ; maintenant quel corps voulez-vous avoir ?

– Laissez-moi prendre cent hommes des gendarmes d’Aunis ; j’ai bon nombre d’amis dans ce régiment, et, en choisissant mes hommes, j’en ferai ce que je voudrai.

– Va pour les gendarmes d’Aunis.

– Quand partirai-je ?

– Tout de suite. Seulement vous ferez donner la ration aux hommes pour un jour, aux bêtes pour deux. Rappelez-vous que je désire avoir des nouvelles promptes et sûres.

– Je pars, mon frère ; avez-vous quelque ordre secret ?

– Ne répandez pas la mort du duc ; laissez croire qu’il est à mon camp. Exagérez mes forces, et si vous retrouvez le corps du prince, quoique ce soit un méchant homme et un pauvre général, comme, à tout prendre, il était de la maison de France, faites-le mettre dans une boîte de chêne, et faites-le rapporter par vos gendarmes, afin qu’il soit enterré à Saint-Denis.

– Bien, mon frère ; est-ce tout ?

– C’est tout.

Henri prit la main de son aîné pour la baiser, mais celui-ci le serra dans ses bras.

– Encore une fois, vous me promettez, Henri, dit Joyeuse, que ce n’est point une ruse que vous employez pour vous faire tuer bravement ?

– Mon frère, j’ai eu cette pensée en venant vous rejoindre ; mais cette pensée, je vous jure, n’est plus en moi.

– Et depuis quand vous a-t-elle quitté ?

– Depuis deux heures.

– À quelle occasion ?

– Mon frère, excusez-moi.

– Allez, Henri, allez, vos secrets sont à vous.

– Oh ! que vous êtes bon, mon frère !

Et les jeunes gens se jetèrent une seconde fois dans les bras l’un de l’autre, et se séparèrent, non sans retourner encore la tête l’un vers l’autre, non sans se saluer du sourire et de la main.

LXXIII. L’expédition §

Henri, transporté de joie, se hâta d’aller rejoindre Diane et Remy.

– Tenez-vous prêts dans un quart d’heure, leur dit-il, nous partons. Vous trouverez deux chevaux tout sellés à la porte du petit escalier de bois qui aboutit à ce corridor ; mêlez-vous à notre suite et ne soufflez mot.

Puis, apparaissant au balcon de châtaignier qui faisait le tour de la maison :

– Trompettes des gendarmes, cria-t-il, sonnez le boute-selle.

L’appel retentit aussitôt dans le bourg, et l’enseigne et ses hommes vinrent se ranger devant la maison.

Leurs gens venaient derrière eux avec quelques mulets et deux chariots. Remy et sa compagne, selon le conseil donné, se dissimulaient au milieu d’eux.

– Gendarmes, dit Henri, mon frère l’amiral m’a donné momentanément le commandement de votre compagnie, et m’a chargé d’aller à la découverte ; cent de vous devront m’accompagner : la mission est dangereuse, mais c’est pour le salut de tous que vous allez marcher en avant. Quels sont les hommes de bonne volonté ?

Les trois cents hommes se présentèrent.

– Messieurs, dit Henri, je vous remercie tous ; c’est avec raison qu’on a dit que vous aviez été l’exemple de l’armée, mais je ne puis prendre que cent hommes parmi vous ; je ne veux point faire de choix, le hasard décidera.

Monsieur, continua Henri en s’adressant à l’enseigne, faites tirer au sort, je vous en prie.

Pendant qu’on procédait à cette opération, Joyeuse donnait ses dernières instructions à son frère.

– Écoute bien, Henri, disait l’amiral, les campagnes se dessèchent ; il doit exister, à ce qu’assurent les gens du pays, une communication entre Conticq et Rupelmonde ; vous marchez entre une rivière et un fleuve, le Rupel et l’Escaut ; pour l’Escaut, vous trouverez avant Rupelmonde des bateaux ramenés d’Anvers ; le Rupel n’est point indispensable à passer. J’espère que vous n’aurez pas besoin d’ailleurs d’aller jusqu’à Rupelmonde pour trouver des magasins de vivres ou des moulins.

Henri s’apprêtait à partir sur ces paroles.

– Attends donc, lui dit Joyeuse, tu oublies le principal : mes hommes ont pris trois paysans, je t’en donne un pour vous servir de guide. Pas de fausse pitié ; à la première apparence de trahison, un coup de pistolet ou de poignard.

Ce dernier point réglé, il embrassa tendrement son frère, et donna l’ordre du départ.

Les cent hommes tirés au sort par l’enseigne, du Bouchage en tête, se mirent en route à l’instant même.

Henri plaça le guide entre deux gendarmes tenant constamment le pistolet au poing.

Remy et sa compagne étaient mêlés aux gens de la suite. Henri n’avait fait aucune recommandation à leur égard, pensant que la curiosité était déjà bien assez excitée à leur endroit, sans l’augmenter encore par des précautions plus dangereuses que salutaires.

Lui-même, sans avoir fatigué ou importuné ses hôtes par un seul regard, après être sorti du bourg, revint prendre sa place aux flancs de la compagnie.

Cette marche de la troupe était lente, le chemin parfois manquait tout à coup sous les pieds des chevaux, et le détachement tout entier se trouvait embourbé.

Tant que l’on n’eut point trouvé la chaussée que l’on cherchait, on dut se résigner à marcher comme avec des entraves.

Quelquefois des spectres, fuyant au bruit des chevaux, sillonnaient la plaine ; c’étaient des paysans un peu trop prompts à revenir dans leurs terres, et qui redoutaient de tomber aux mains de ces ennemis qu’ils avaient voulu anéantir.

Parfois aussi, ce n’étaient que de malheureux Français à moitié morts de froid et de faim, incapables de lutter contre des gens armés, et qui, dans l’incertitude où ils étaient de tomber sur des amis ou des ennemis, préféraient attendre le jour pour reprendre leur pénible route.

On fit deux lieues en trois heures ; ces deux lieues avaient conduit l’aventureuse patrouille sur les bords du Rupel, que bordait une chaussée de pierre ; mais alors les dangers succédèrent aux difficultés : deux ou trois chevaux perdirent pied dans les interstices de ces pierres, ou, glissant sur les pierres fangeuses, roulèrent avec leurs cavaliers dans l’eau encore rapide de la rivière.

Plus d’une fois aussi, de quelque bateau amarré à l’autre bord, partirent des coups de feu qui blessèrent deux valets d’armée et un gendarme.

Un des deux valets avait été blessé aux côtés de Diane ; elle avait manifesté des regrets pour cet homme, mais aucune crainte pour elle.

Henri, dans ces différentes circonstances, se montra pour ses hommes un digne capitaine et un véritable ami ; il marchait le premier, forçant toute la troupe à suivre sa trace, et se fiant moins encore à sa propre sagacité qu’à l’instinct du cheval que lui avait donné son frère, si bien que de cette façon il conduisait tout le monde au salut, en risquant seul la mort.

À trois lieues de Rupelmonde, les gendarmes rencontrèrent une demi-douzaine de soldats français accroupis devant un feu de tourbe : les malheureux faisaient cuire un quartier de chair de cheval, seule nourriture qu’ils eussent rencontrée depuis deux jours.

L’approche des gendarmes causa un grand trouble parmi les convives de ce triste festin : deux ou trois se levèrent pour fuir ; mais l’un d’eux resta assis et les retint en disant :

– Eh bien ! s’ils sont ennemis, ils nous tueront, et au moins la chose sera finie tout de suite.

– France ! France ! cria Henri qui avait entendu ces paroles ; venez à nous, pauvres gens.

Ces malheureux, en reconnaissant des compatriotes, accoururent à eux ; on leur donna des manteaux, un coup de genièvre ; on y ajouta la permission de monter en croupe derrière les valets.

Ils suivirent ainsi le détachement.

Une demi-lieue plus loin, on trouva quatre chevau-légers avec un cheval pour quatre ; ils furent recueillis également.

Enfin, on arriva sur les bords de l’Escaut : la nuit était profonde ; les gendarmes trouvèrent là deux hommes qui tâchaient, en mauvais flamand, d’obtenir d’un batelier le passage sur l’autre rive.

Celui-ci refusait avec des menaces.

L’enseigne parlait le hollandais. Il s’avança doucement en tête de la colonne, et tandis que celle-ci faisait halte, il entendit ces mots :

– Vous êtes des Français, vous devez mourir ici ; vous ne passerez pas.

L’un des deux hommes lui appuya un poignard sur la gorge, et, sans se donner la peine d’essayer à lui parler sa langue, il lui dit en excellent français :

– C’est toi qui mourras ici, tout Flamand que tu es, si tu ne nous passes pas à l’instant même.

– Tenez ferme, monsieur, tenez ferme ! cria l’enseigne, dans cinq minutes nous sommes à vous.

Mais pendant le mouvement que les deux Français firent en entendant ces paroles, le batelier détacha le nœud qui retenait sa barque au rivage et s’éloigna rapidement en les laissant sur le bord.

Mais un des gendarmes, comprenant de quelle utilité pouvait être le bateau, entra dans le fleuve avec son cheval et abattit le batelier d’un coup de pistolet.

Le bateau sans guide tourna sur lui-même ; mais comme il n’avait pas encore atteint le milieu du fleuve, le remous le repoussa vers la rive.

Les deux hommes s’en emparèrent aussitôt qu’il toucha le bord, et s’y logèrent les premiers.

Cet empressement à s’isoler étonna l’enseigne.

– Eh ! messieurs, demanda-t-il, qui êtes-vous, s’il vous plaît ?

– Monsieur, nous sommes officiers au régiment de la Marine, et vous gendarmes d’Aunis, à ce qu’il paraît.

– Oui, messieurs, et bien heureux de pouvoir vous être utiles ; n’allez-vous point nous accompagner ?

– Volontiers, messieurs.

– Montez sur les chariots alors, si vous êtes trop fatigués pour nous suivre à pied.

– Puis-je vous demander où vous allez ? fit celui des deux officiers de marine qui n’avait point encore parlé.

– Monsieur, nos ordres sont de pousser jusqu’à Rupelmonde.

– Prenez garde, reprit le même interlocuteur, nous n’avons pas traversé le fleuve plus tôt, parce que, ce matin, un détachement d’Espagnols a passé venant d’Anvers ; au coucher du soleil, nous avons cru pouvoir nous risquer ; deux hommes n’inspirent pas d’inquiétude, mais vous, toute une troupe.

– C’est vrai, dit l’enseigne, je vais appeler notre chef.

Il appela Henri, qui s’approcha en demandant ce qu’il y avait.

– Il y a, répondit l’enseigne, que ces messieurs ont rencontré ce matin un détachement d’Espagnols qui suivaient le même chemin que nous.

– Et combien étaient-ils ? demanda Henri.

– Une cinquantaine d’hommes.

– Eh bien ! et c’est cela qui vous arrête ?

– Non, monsieur le comte ; mais, cependant, je crois qu’il serait prudent de nous assurer du bateau à tout hasard ; vingt hommes peuvent y tenir, et, s’il y avait urgence de traverser le fleuve, en cinq voyages, et en tirant nos chevaux par la bride, l’opération serait terminée.

– C’est bien, dit Henri, qu’on garde le bateau, il doit y avoir des maisons à l’embranchement du Rupel et de l’Escaut.

– Il y a un village, dit une voix.

– Allons-y, c’est une bonne position que l’angle formé par la jonction de deux rivières. Gendarmes, en marche ! Que deux hommes descendent le fleuve avec le bateau, tandis que nous le côtoierons.

– Nous allons diriger le bateau, dit l’un des deux officiers, si vous le voulez bien.

– Soit, messieurs, dit Henri ; mais ne nous perdez point de vue, et venez nous rejoindre aussitôt que nous serons installés dans le village.

– Mais si nous abandonnons le bateau et qu’on nous le reprenne ?

– Vous trouverez à cent pas du village un poste de dix hommes, à qui vous le remettrez.

– C’est bien, dit l’officier de marine, et d’un vigoureux coup d’aviron, il s’éloigna du rivage.

– C’est singulier, dit Henri, en se remettant en marche, voici une voix que je connais.

Une heure après il trouva le village gardé par le détachement d’Espagnols dont avait parlé l’officier : surpris au moment où ils s’y attendaient le moins, ils firent à peine résistance.

Henri fit désarmer les prisonniers, les enferma dans la maison la plus forte du village, et mit un poste de dix hommes pour les garder.

Un autre poste de dix hommes fut envoyé pour garder le bateau.

Dix autres hommes furent dispersés en sentinelles sur divers points avec promesse d’être relevés au bout d’une heure.

Henri décida ensuite que l’on souperait vingt par vingt, dans la maison en face de celle où étaient enfermés les prisonniers espagnols. Le souper des cinquante ou soixante premiers était prêt ; c’était celui du poste qu’on venait d’enlever.

Henri choisit, au premier étage, une chambre pour Diane et pour Remy, qu’il ne voulait point faire souper avec tout le monde.

Il fit placer à table l’enseigne avec dix-sept hommes, en le chargeant d’inviter à souper avec lui les deux officiers de marine, gardiens du bateau.

Puis il s’en alla, avant de se mettre à table lui-même, visiter ses gens dans leurs diverses positions.

Au bout d’une demi-heure, Henri rentra.

Cette demi-heure lui avait suffi pour assurer le logement et la nourriture de tous ses gens, et pour donner les ordres nécessaires en cas de surprise des Hollandais.

Les officiers, malgré son invitation de ne point s’inquiéter de lui, l’avaient attendu pour commencer leur repas ; seulement, ils s’étaient mis à table ; quelques-uns dormaient de fatigue sur leurs chaises.

L’entrée du comte réveilla les dormeurs, et fit lever les éveillés.

Henri jeta un coup d’œil sur la salle.

Des lampes de cuivre, suspendues au plafond, éclairaient d’une lueur fumeuse et presque compacte.

La table, couverte de pains de froment et de viande de porc, avec un pot de bière fraîche par chaque homme, eût eu un aspect appétissant, même pour des gens qui depuis vingt-quatre heures n’eussent pas manqué de tout.

On indiqua à Henri la place d’honneur.

Il s’assit.

– Mangez, messieurs, dit-il.

Aussitôt cette permission donnée, le bruit des couteaux et des fourchettes sur les assiettes de faïence prouva à Henri qu’elle était attendue avec une certaine impatience et accueillie avec une suprême satisfaction.

– À propos, demanda Henri à l’enseigne, a-t-on retrouvé nos deux officiers de marine ?

– Oui, monsieur.

– Où sont-ils ?

– Là, voyez, au bout de la table.

Non seulement ils étaient assis au bout de la table, mais encore à l’endroit le plus obscur de la chambre.

– Messieurs, dit Henri, vous êtes mal placés et vous ne mangez point, ce me semble.

– Merci, monsieur le comte, répondit l’un d’eux, nous sommes très fatigués, et nous avions en vérité plus besoin de sommeil que de nourriture ; nous avons déjà dit cela à messieurs vos officiers, mais ils ont insisté, disant que votre ordre était que nous soupassions avec vous. Ce nous est un grand honneur, et dont nous sommes bien reconnaissants. Mais néanmoins, si, au lieu de nous garder plus longtemps, vous aviez la bonté de nous faire donner une chambre…

Henri avait écouté avec la plus grande attention, mais il était évident que c’était bien plutôt la voix qu’il écoutait que la parole.

– Et c’est aussi l’avis de votre compagnon ? dit Henri, lorsque l’officier de marine eut cessé de parler.

Et il regardait ce compagnon, qui tenait son chapeau rabattu sur ses yeux et qui s’obstinait à ne pas souffler mot, avec une attention si profonde, que plusieurs des convives commencèrent à le regarder aussi.

Celui-ci, forcé de répondre à la question du comte, articula d’une façon presque inintelligible ces deux mots :

– Oui, comte.

À ces deux mots, le jeune homme tressaillit.

Alors, se levant, il marcha droit au bas bout de la table, tandis que les assistants suivaient avec une attention singulière les mouvements de Henri et la manifestation bien visible de son étonnement.

Henri s’arrêta près des deux officiers.

– Monsieur, dit-il à celui qui avait parlé le premier, faites-moi une grâce.

– Laquelle, monsieur le comte.

– Assurez-moi que vous n’êtes pas le frère de M. Aurilly, ou peut-être M. Aurilly lui-même.

– Aurilly ! s’écrièrent tous les assistants.

– Et que votre compagnon, continua Henri, veuille bien relever un peu le chapeau qui lui couvre le visage, sans quoi je l’appellerai monseigneur, et je m’inclinerai devant lui.

Et en même temps, son chapeau à la main, Henri s’inclina respectueusement devant l’inconnu.

Celui-ci leva la tête.

– Monseigneur le duc d’Anjou ! s’écrièrent les officiers.

– Le duc vivant !

– Ma foi, messieurs, dit l’officier, puisque vous voulez bien reconnaître votre prince vaincu et fugitif, je ne résisterai pas plus longtemps à cette manifestation dont je vous suis reconnaissant ; vous ne vous trompiez pas, messieurs, je suis bien le duc d’Anjou.

– Vive monseigneur ! s’écrièrent les officiers.

LXXIV. Paul-Émile §

Toutes ces acclamations, bien que sincères, effarouchèrent le prince.

– Oh ! silence, silence, messieurs, dit-il, ne soyez pas plus contents que moi, je vous prie, du bonheur qui m’arrive. Je suis enchanté de n’être pas mort, je vous prie de le croire, et cependant, si vous ne m’eussiez point reconnu, je ne me fusse pas le premier vanté d’être vivant.

– Quoi ! monseigneur, dit Henri, vous m’aviez reconnu, vous vous retrouviez au milieu d’une troupe de Français, vous nous voyiez désespérés de votre perte, et vous nous laissiez dans cette douleur de vous avoir perdu !

– Messieurs, répondit le prince, outre une foule de raisons qui me faisaient désirer de garder l’incognito, j’avoue, puisqu’on me croyait mort, que je n’eusse point été fâché de cette occasion, qui ne se représentera probablement pas de mon vivant, de savoir un peu quelle oraison funèbre on prononcera sur ma tombe.

– Monseigneur, monseigneur !

– Non, vraiment, reprit le duc, je suis un homme comme Alexandre de Macédoine, moi ; je fais la guerre avec art et j’y mets de l’amour-propre comme tous les artistes. Eh bien ! sans vanité, j’ai, je crois, fait une faute.

– Monseigneur, dit Henri en baissant les yeux, ne dites point de pareilles choses, je vous prie.

– Pourquoi pas ? Il n’y a que le pape qui soit infaillible, et depuis Boniface VIII, cette infaillibilité est fort discutée.

– Voyez à quelle chose vous nous exposiez, monseigneur, si quelqu’un de nous se fût permis de donner son avis sur cette expédition, et que cet avis eût été un blâme.

– Eh bien ! pourquoi pas ? Croyez-vous que je ne me sois point déjà fort blâmé moi-même ; non pas d’avoir livré la bataille, mais de l’avoir perdue ?

– Monseigneur, cette bonté nous effraie, et que Votre Altesse me permette de le lui dire, cette gaîté n’est point naturelle. Que Votre Altesse ait la bonté de nous rassurer, en nous disant qu’elle ne souffre point.

Un nuage terrible passa sur le front du prince, et couvrit ce front, déjà si fatal, d’un crêpe sinistre.

– Non pas, dit-il, non pas. Je ne fus jamais mieux portant, Dieu merci ! qu’à cette heure, et je me sens à merveille au milieu de vous.

Les officiers s’inclinèrent.

– Combien d’hommes sous vos ordres, du Bouchage ?

– Cent cinquante, monseigneur.

– Ah ! ah ! cent cinquante sur douze mille, c’est la proportion du désastre de Cannes. Messieurs, on enverra un boisseau de vos bagues à Anvers, mais je doute que les beautés flamandes puissent s’en servir, à moins de se faire effiler les doigts avec les couteaux de leurs maris : ils coupaient bien, ces couteaux !

– Monseigneur, reprit Joyeuse, si notre bataille est une bataille de Cannes, nous sommes plus heureux que les Romains, car nous avons conservé notre Paul-Émile.

– Sur mon âme, messieurs, reprit le duc, le Paul-Émile d’Anvers, c’est Joyeuse, et, sans doute, pour pousser la ressemblance jusqu’au bout avec son héroïque modèle, ton frère est mort, n’est-ce pas, du Bouchage ?

Henri se sentit le cœur déchiré par cette froide question.

– Non, monseigneur, répondit-il, il vit.

– Ah ! tant mieux, dit le duc avec un sourire glacé ; quoi ! notre brave Joyeuse a survécu. Où est-il que je l’embrasse ?

– Il n’est point ici, monseigneur.

– Ah ! oui, blessé.

– Non, monseigneur, sain et sauf.

– Mais fugitif comme moi, errant, affamé, honteux et pauvre guerrier, hélas ! Le proverbe a bien raison : Pour la gloire l’épée, après l’épée le sang, après le sang les larmes.

– Monseigneur, j’ignorais le proverbe, et je suis heureux, malgré le proverbe, d’apprendre à Votre Altesse que mon frère a eu le bonheur de sauver trois mille hommes, avec lesquels il occupe un gros bourg à sept lieues d’ici, et, tel que me voit Son Altesse, je marche comme éclaireur de son armée.

Le duc pâlit.

– Trois mille hommes ! dit-il, et c’est Joyeuse qui a sauvé ces trois mille hommes ? Sais-tu que c’est un Xénophon, ton frère ; il est pardieu fort heureux que mon frère, à moi, m’ait envoyé le tien, sans quoi je revenais tout seul en France. Vive Joyeuse, pardieu ! foin de la maison de Valois ; ce n’est pas elle, ma foi, qui peut prendre pour sa devise : Hilariter.

– Monseigneur, oh ! monseigneur ! murmura du Bouchage suffoqué de douleur, en voyant que cette hilarité du prince cachait une sombre et douloureuse jalousie.

– Non, sur mon âme, je dis vrai, n’est-ce pas, Aurilly ? Nous revenons en France pareils à François Ier après la bataille de Pavie. Tout est perdu, plus l’honneur ! Ah ! ah ! ah ! j’ai retrouvé la devise de la maison de France, moi !

Un morne silence accueillit ces rires déchirants comme s’ils eussent été des sanglots.

– Monseigneur, interrompit Henri, racontez-moi comment le dieu tutélaire de la France a sauvé Votre Altesse.

– Eh ! cher comte, c’est bien simple, le dieu tutélaire de la France était occupé à autre chose de plus important sans doute en ce moment, de sorte que je me suis sauvé tout seul.

– Et comment cela, monseigneur ?

– Mais à toutes jambes.

Pas un sourire n’accueillit cette plaisanterie, que le duc eût certes punie de mort si elle eût été faite par un autre que par lui.

– Oui, oui, c’est bien le mot. Hein ? comme nous courions, continua-t-il, n’est-ce pas, mon brave Aurilly ?

– Chacun, dit Henri, connaît la froide bravoure et le génie militaire de Votre Altesse, nous la supplions donc de ne pas nous déchirer le cœur en se donnant des torts qu’elle n’a pas. Le meilleur général n’est pas invincible, et Annibal lui-même a été vaincu à Zama.

– Oui, répondit le duc, mais Annibal avait gagné les batailles de la Trébie, de Trasimène et de Cannes, tandis que moi je n’ai gagné que celle de Cateau-Cambrésis ; ce n’est point assez, en vérité, pour soutenir la comparaison.

– Mais monseigneur plaisante lorsqu’il dit qu’il a fui ?

– Non, pardieu ! je ne plaisante pas : d’ailleurs trouves-tu qu’il y ait de quoi plaisanter, du Bouchage ?

– Pouvait-on faire autrement, monsieur le comte ? dit Aurilly, croyant qu’il était besoin qu’il vînt en aide à son maître.

– Tais-toi, Aurilly, dit le duc ; demande à l’ombre de Saint-Aignan si l’on pouvait ne pas fuir ?

Aurilly baissa la tête.

– Ah ! vous ne savez pas l’histoire de Saint-Aignan, vous autres ; c’est vrai ; je vais vous la conter en trois grimaces.

À cette plaisanterie qui, dans la circonstance, avait quelque chose d’odieux, les officiers froncèrent le sourcil, sans s’inquiéter s’ils déplaisaient ou non à leur maître.

– Imaginez-vous donc, messieurs, dit le prince sans paraître avoir le moins du monde remarqué ce signe de désapprobation, imaginez-vous qu’au moment où la bataille se déclarait perdue, il réunit cinq cents chevaux et, au lieu de s’en aller comme tout le monde, il vint à moi et me dit :

– Il faut donner, monseigneur.

– Comment, donner ? lui répondis-je ; vous êtes fou, Saint-Aignan, ils sont cent contre un.

– Fussent-ils mille, répliqua-t-il avec une affreuse grimace, je donnerai.

– Donnez, mon cher, donnez, répondis-je ; moi je ne donne pas, au contraire.

– Vous me donnerez cependant votre cheval, qui ne peut plus marcher, et vous prendrez le mien qui est frais ; comme je ne veux pas fuir, tout cheval m’est bon, à moi.

Et, en effet, il prit mon cheval blanc, et me donna son cheval noir, en me disant :

– Prince, voilà un coureur qui fera vingt lieues en quatre heures, si vous le voulez.

Puis, se retournant vers ses hommes :

– Allons, messieurs, dit-il, suivez-moi ; en avant ceux qui ne veulent pas tourner le dos !

Et il piqua vers l’ennemi avec une seconde grimace plus affreuse que la première.

Il croyait trouver des hommes, il trouva de l’eau ; j’avais prévu la chose, moi : Saint-Aignan et ses paladins y sont restés.

S’il m’eût écouté, au lieu de faire cette vaillantise inutile, nous l’aurions à cette table, et il ne ferait pas à cette heure une troisième grimace plus laide probablement encore que les deux premières.

Un frisson d’horreur parcourut le cercle des assistants.

– Ce misérable n’a pas de cœur, pensa Henri. Oh ! pourquoi son malheur, sa honte et surtout sa naissance le protègent-ils contre l’appel qu’on aurait tant de bonheur à lui adresser !

– Messieurs, dit à voix basse Aurilly qui sentit le terrible effet produit au milieu de cet auditoire de gens de cœur par les paroles du prince, vous voyez comme monseigneur est affecté, ne faites donc point attention à ses paroles : depuis le malheur qui lui est arrivé, je crois qu’il a vraiment des instants de délire.

– Et voilà, dit le prince en vidant son verre, comment Saint-Aignan est mort et comment je vis ; au reste, en mourant, il m’a rendu un dernier service : il a fait croire, comme il montait mon cheval, que c’était moi qui étais mort ; de sorte que ce bruit s’est répandu non seulement dans l’armée française, mais encore dans l’armée flamande, qui alors s’est ralentie à ma poursuite ; mais rassurez-vous, messieurs, nos bons Flamands ne porteront pas la chose en paradis ; nous aurons une revanche, messieurs, et sanglante même, et je me compose depuis hier, mentalement du moins, la plus formidable armée qui ait jamais existé.

– En attendant, monseigneur, dit Henri, Votre Altesse va prendre le commandement de mes hommes ; il ne m’appartient plus à moi, simple gentilhomme, de donner un seul ordre là où est un fils de France.

– Soit, dit le prince, et je commence par ordonner à tout le monde de souper, et à vous particulièrement, monsieur du Bouchage, car vous n’avez pas même approché de votre assiette.

– Monseigneur, je n’ai pas faim.

– En ce cas, du Bouchage, mon ami, retournez visiter vos postes. Annoncez aux chefs que je vis, mais priez-les de ne pas s’en réjouir trop hautement, avant que nous n’ayons gagné une meilleure citadelle ou rejoint le corps d’armée de notre invincible Joyeuse, car je vous avoue que je me soucie moins que jamais d’être pris, maintenant que j’ai échappé au feu et à l’eau.

– Monseigneur, Votre Altesse sera obéie rigoureusement, et nul ne saura, excepté ces messieurs, qu’elle nous fait l’honneur de demeurer parmi nous.

– Et ces messieurs me garderont le secret ? demanda le duc.

Tout le monde s’inclina.

– Allez à votre visite, comte.

Du Bouchage sortit de la salle.

Il n’avait fallu, comme on le voit, qu’un instant à ce vagabond, à ce fugitif, à ce vaincu, pour redevenir fier, insouciant et impérieux.

Commander à cent hommes ou à cent mille, c’est toujours commander ; le duc d’Anjou en eût agi de même avec Joyeuse. Les princes ne demandent jamais ce qu’ils croient mériter, mais ce qu’ils croient qu’on leur doit.

Tandis que du Bouchage exécutait l’ordre avec d’autant plus de ponctualité qu’il voulait paraître moins dépité d’obéir, François questionnait, et Aurilly, cette ombre du maître, laquelle suivait tous ses mouvements, questionnait aussi.

Le duc trouvait étonnant qu’un homme du nom et du rang de du Bouchage eût consenti à prendre ainsi le commandement d’une poignée d’hommes, et se fût chargé d’une expédition aussi périlleuse. C’était en effet le poste d’un simple enseigne et non celui du frère d’un grand-amiral.

Chez le prince tout était soupçon, et tout soupçon avait besoin d’être éclairé.

Il insista donc, et apprit que le grand-amiral, en mettant son frère à la tête de la reconnaissance, n’avait fait que céder à ses pressantes instances.

Celui qui donnait ce renseignement au duc, et qui le donnait sans mauvaise intention aucune, était l’enseigne des gendarmes d’Aunis, lequel avait recueilli du Bouchage, et s’était vu enlever son commandement, comme du Bouchage venait de se voir enlever le sien par le duc.

Le prince avait cru apercevoir un léger sentiment d’irritabilité dans le cœur de l’enseigne contre du Bouchage, voilà pourquoi il interrogeait particulièrement celui-ci.

– Mais, demanda le prince, quelle était donc l’intention du comte, qu’il sollicitait avec tant d’instance un si pauvre commandement ?

– Rendre service à l’armée d’abord, dit l’enseigne, et de ce sentiment je n’en doute pas.

– D’abord, avez-vous dit ? – quel est l’ensuite, monsieur ?

– Ah ! monseigneur, dit l’enseigne, je ne sais pas.

– Vous me trompez ou vous vous trompez vous-même, monsieur ; vous savez.

– Monseigneur, je ne puis donner, même à Votre Altesse, que les raisons de mon service.

– Vous le voyez, dit le prince en se retournant vers les quelques officiers demeurés à table, j’avais parfaitement raison de me tenir caché, messieurs, puisqu’il y a dans mon armée des secrets dont on m’exclut.

– Ah ! monseigneur, reprit l’enseigne, Votre Altesse comprend bien mal ma discrétion ; il n’y a de secrets qu’en ce qui concerne M. du Bouchage ; ne pourrait-il pas arriver, par exemple, que tout en servant l’intérêt général, M. Henri eût voulu rendre service à quelque parent ou à quelque ami, en le faisant escorter ?

– Qui donc est ici parent ou ami du comte ? Qu’on le dise ; voyons, que je l’embrasse !

– Monseigneur, dit Aurilly en venant se mêler à la conversation avec cette respectueuse familiarité dont il avait pris l’habitude, monseigneur, je viens de découvrir une partie du secret, et il n’a rien qui puisse motiver la défiance de Votre Altesse. Ce parent que M. du Bouchage voulait faire escorter, eh bien !…

– Eh bien ! fit le prince, achève, Aurilly.

– Eh bien ! monseigneur, c’est une parente.

– Ah ! ah ! ah ! s’écria le duc, que ne me disait-on la chose tout franchement ? Ce cher Henri !… Eh ! mais, c’est tout naturel… Allons, allons, fermons les yeux sur la parente, et n’en parlons plus.

– Votre Altesse fera d’autant mieux, dit Aurilly, que la chose est des plus mystérieuses.

– Comment cela ?

– Oui, la dame, comme la célèbre Bradamante dont j’ai vingt fois chanté l’histoire à Votre Altesse, la dame se cache sous des habits d’homme.

– Oh ! monseigneur, dit l’enseigne, je vous en supplie ; M. Henri m’a paru avoir de grands respects pour cette dame, et, selon toute probabilité, en voudrait-il aux indiscrets.

– Sans doute, sans doute, monsieur l’enseigne ; nous serons muet comme des sépulcres, soyez tranquille ; muet comme le pauvre Saint-Aignan ; seulement, si nous voyons la dame, nous tâcherons de ne pas lui faire de grimaces. Ah ! Henri a une parente avec lui, comme cela tout au milieu des gendarmes ? et où est-elle, Aurilly, cette parente ?

– Là-haut.

– Comment ! là-haut, dans cette maison-ci ?

– Oui, monseigneur ; mais, chut ! voici M. du Bouchage.

– Chut ! répéta le prince en riant aux éclats.

LXXV. Un des souvenirs du duc d’Anjou §

Le jeune homme, en rentrant, put entendre le funeste éclat de rire du prince ; mais il n’avait point assez vécu auprès de Son Altesse pour connaître toutes les menaces renfermées dans une manifestation joyeuse du duc d’Anjou.

Il eût pu s’apercevoir aussi, au trouble de quelques physionomies, qu’une conversation hostile avait été tenue par le duc en son absence et interrompue par son retour.

Mais Henri n’avait point assez de défiance pour deviner de quoi il s’agissait : nul n’était assez son ami pour le lui dire en présence du duc.

D’ailleurs Aurilly faisait bonne garde, et le duc, qui sans aucun doute avait déjà à peu près arrêté son plan, retenait Henri près de sa personne, jusqu’à ce que tous les officiers présents à la conversation fussent éloignés.

Le duc avait fait quelques changements à la distribution des postes.

Ainsi, quand il était seul, Henri avait jugé à propos de se faire centre, puisqu’il était chef, et d’établir son quartier général dans la maison de Diane.

Puis, au poste le plus important après celui-là, et qui était celui de la rivière, il envoyait l’enseigne.

Le duc, devenu chef à la place de Henri, prenait la place de Henri, et envoyait Henri où celui-ci devait envoyer l’enseigne.

Henri ne s’en étonna point. Le prince s’était aperçu que ce point était le plus important, et il le lui confiait : c’était chose toute naturelle, si naturelle, que tout le monde, et Henri le premier, se méprit à son intention.

Seulement il crut devoir faire une recommandation à l’enseigne des gendarmes, et s’approcha de lui. C’était tout naturel aussi qu’il mît sous sa protection les deux personnes sur lesquelles il veillait et qu’il allait être forcé, momentanément du moins, d’abandonner.

Mais, aux premiers mots que Henri tenta d’échanger avec l’enseigne, le duc intervint.

– Des secrets ! dit-il avec son sourire.

Le gendarme avait compris, mais trop tard, l’indiscrétion qu’il avait faite. Il se repentait, et, voulant venir en aide au comte :

– Non, monseigneur, répondit-il ; monsieur le comte me demande seulement combien il me reste de livres de poudre sèche et en état de servir.

Cette réponse avait deux buts, sinon deux résultats : le premier, de détourner les soupçons du duc s’il en avait ; le second, d’indiquer au comte qu’il avait un auxiliaire sur lequel il pouvait compter.

– Ah ! c’est différent, répondit le duc, forcé d’ajouter foi à ces paroles sous peine de compromettre par le rôle d’espion sa dignité de prince.

Puis, pendant que le duc se retournait vers la porte qu’on ouvrait :

– Son Altesse sait que vous accompagnez quelqu’un, glissa tout bas l’enseigne à Henri.

Du Bouchage tressaillit ; mais il était trop tard. Ce tressaillement lui-même n’avait point échappé au duc, et, comme pour s’assurer par lui-même si les ordres avaient été exécutes partout, il proposa au comte de le conduire jusqu’à son poste, proposition que le comte fut bien forcé d’accepter.

Henri eût voulu prévenir Remy de se tenir sur ses gardes, et de préparer à l’avance quelque réponse ; mais il n’y avait plus moyen : tout ce qu’il put faire, ce fut de congédier l’enseigne par ces mots :

– Veillez bien sur la poudre, n’est-ce pas ? veillez-y comme j’y veillerais moi-même.

– Oui, monsieur le comte, répliqua le jeune homme.

En chemin, le duc demanda à du Bouchage :

– Où est cette poudre que vous recommandez à notre jeune officier, comte ?

– Dans la maison où j’avais placé le quartier général, Altesse.

– Soyez tranquille, du Bouchage, répondit le duc, je connais trop bien l’importance d’un pareil dépôt, dans la situation où nous sommes, pour ne pas y porter toute mon attention. Ce n’est point notre jeune enseigne qui le surveillera, c’est moi.

La conversation en resta là. On arriva, sans parler davantage, au confluent du fleuve et de la rivière ; le duc fit à du Bouchage force recommandations de ne pas quitter son poste, et revint.

Il retrouva Aurilly ; celui-ci n’avait point quitté la salle du repas, et, couché sur un banc, dormait dans le manteau d’un officier.

Le duc lui frappa sur l’épaule et le réveilla.

Aurilly se frotta les yeux et regarda le prince.

– Tu as entendu ? lui demanda celui-ci.

– Oui, monseigneur, répondit Aurilly.

– Sais-tu seulement de quoi je veux parler ?

– Pardieu ! de la dame inconnue, de la parente de M. le comte du Bouchage.

– Bien ; je vois que le faro de Bruxelles et la bière de Louvain ne t’ont point encore trop épaissi le cerveau.

– Allons donc, monseigneur, parlez ou faites seulement un signe, et Votre Altesse verra que je suis plus ingénieux que jamais.

– Alors, voyons, appelle toute ton imagination à ton aide et devine.

– Eh bien, monseigneur, je devine que Votre Altesse est curieuse.

– Ah ! parbleu ! c’est une affaire de tempérament cela ; il s’agit seulement de me dire ce qui pique ma curiosité à cette heure.

– Vous voulez savoir quelle est la brave créature qui suit ces deux messieurs de Joyeuse à travers le feu et à travers l’eau ?

– Per mille pericula Martis ! comme dirait ma sœur Margot, si elle était là, tu as mis le doigt sur la chose, Aurilly. À propos, lui as-tu écrit, Aurilly ?

– À qui, monseigneur ?

– À ma sœur Margot.

– Avais-je donc à écrire à Sa Majesté ?

– Sans doute.

– Sur quoi ?

– Mais sur ce que nous sommes battus, pardieu ! ruinés, et sur ce qu’elle doit se bien tenir.

– À quelle occasion, monseigneur ?

– À cette occasion, que l’Espagne, débarrassée de moi au nord, va lui tomber sur le dos au midi.

– Ah ! c’est juste.

– Tu n’as pas écrit ?

– Dame ! monseigneur !

– Tu dormais.

– Oui, je l’avoue ; mais encore l’idée me fût-elle venue d’écrire, avec quoi eusse-je écrit, monseigneur ? Je n’ai ici, ni papier, ni encre, ni plume.

– Eh bien cherche. Quaere et invenies, dit l’Évangile.

– Comment diable Votre Altesse veut-elle que je trouve tout cela dans la chaumière d’un paysan qui, il y a mille à parier contre un, ne sait pas écrire ?

– Cherche toujours, imbécile, et si tu ne trouves pas cela, eh bien…

– Eh bien ?

– Eh bien, tu trouveras autre chose.

– Oh ! imbécile que je suis ! s’écria Aurilly, en se frappant le front, ma foi, oui, Votre Altesse a raison, et ma tête s’embourbe ; cela tient à ce que j’ai une affreuse envie de dormir, voyez-vous, monseigneur.

– Allons, allons, je veux bien te croire ; chasse cette envie-là pour un instant, et puisque tu n’as pas écrit, toi, j’écrirai, moi ; cherche-moi seulement tout ce qu’il me faut pour écrire ; cherche, Aurilly, cherche, et ne reviens que lorsque tu auras trouvé ; moi, je reste ici.

– J’y vais, monseigneur.

– Et si, dans ta recherche, attends donc, et dans ta recherche, tu t’aperçois que la maison soit d’un style pittoresque… Tu sais combien j’aime les intérieurs flamands, Aurilly ?

– Oui, monseigneur.

– Eh bien, tu m’appelleras.

– À l’instant même, monseigneur ; vous pouvez être tranquille.

Aurilly se leva, et, léger comme un oiseau, il se dirigea vers la chambre voisine, où se trouvait le pied de l’escalier.

Aurilly était léger comme un oiseau ; aussi à peine entendit-on un léger craquement au moment où il mit le pied sur les premières marches ; mais aucun bruit ne décela sa tentative.

Au bout de cinq minutes, il revint près de son maître qui s’était installé, ainsi qu’il avait dit, dans la grande salle.

– Eh bien ? demanda celui-ci.

– Eh bien, monseigneur, si j’en crois les apparences, la maison doit être diablement pittoresque.

– Pourquoi cela ?

– Peste ! monseigneur, parce qu’on n’y entre pas comme on veut.

– Que dis-tu ?

– Je dis qu’un dragon la garde.

– Quelle est cette sotte plaisanterie, mon maître ?

– Eh ! monseigneur, ce n’est malheureusement pas une sotte plaisanterie, c’est une triste vérité. Le trésor est au premier, dans une chambre derrière une porte sous laquelle on voit luire de la lumière.

– Bien, après ?

– Monseigneur veut dire avant.

– Aurilly !

– Eh bien ! avant cette porte, monseigneur, on trouve un homme couché sur le seuil dans un grand manteau gris.

– Oh ! oh ! M. du Bouchage se permet de mettre un gendarme à la porte de sa maîtresse ?

– Ce n’est point un gendarme, monseigneur, c’est quelque valet de la dame ou du comte lui-même.

– Et quelle espèce de valet ?

– Monseigneur, impossible de voir sa figure, mais ce que l’on voit, et parfaitement, c’est un large couteau flamand passé à sa ceinture et sur lequel il appuie une vigoureuse main.

– C’est piquant, dit le duc ; réveille-moi un peu ce gaillard-là, Aurilly.

– Oh ! par exemple, non, monseigneur.

– Tu dis ?

– Je dis que, sans compter ce qui pourrait m’arriver à l’endroit du couteau flamand, je ne vais pas m’amuser à me faire un mortel ennemi de MM. de Joyeuse, qui sont très bien en cour. Si nous eussions été roi des Pays-Bas, passe encore ; mais nous n’avons qu’à faire les gracieux, monseigneur, surtout avec ceux qui nous ont sauvés ; car les Joyeuse nous ont sauvés. Prenez garde, monseigneur, si vous ne le dites pas, ils le diront.

– Tu as raison, Aurilly, dit le duc en frappant du pied ; toujours raison, et cependant…

– Oui, je comprends ; et cependant Votre Altesse n’a pas vu un seul visage de femme depuis quinze mortels jours. Je ne parle point de ces espèces d’animaux qui peuplent les polders ; cela ne mérite pas le nom d’hommes ni de femmes ; ce sont des mâles et des femelles, voilà tout.

– Je veux voir cette maîtresse de du Bouchage, Aurilly ; je veux la voir, entends-tu ?

– Oui, monseigneur, j’entends.

– Eh bien, réponds-moi alors.

– Eh bien, monseigneur, je réponds que vous la verrez peut-être ; mais pas par la porte, au moins.

– Soit, dit le prince, mais si je ne puis la voir par la porte, je la verrai par la fenêtre, au moins.

– Ah ! voilà une idée, monseigneur, et la preuve que je la trouve excellente, c’est que je vais vous chercher une échelle.

Aurilly se glissa dans la cour de la maison et alla se heurter au poteau d’un appentis sous lequel les gendarmes avaient abrité leurs chevaux.

Après quelques investigations, Aurilly trouva ce qu’on trouve presque toujours sous un appentis, c’est-à-dire une échelle.

Il la manœuvra au milieu des hommes et des animaux assez habilement pour ne pas réveiller les uns, et ne pas recevoir de coups de pied des autres, et alla l’appliquer dans la rue à la muraille extérieure.

Il fallait être prince et souverainement dédaigneux des scrupules vulgaires, comme le sont en général les despotes de droit divin, pour oser, en présence du factionnaire se promenant de long en large devant la porte où étaient enfermés les prisonniers, pour oser accomplir une action aussi audacieusement insultante à l’égard de du Bouchage, que celle que le prince était en train d’accomplir.

Aurilly le comprit et fit observer au prince la sentinelle qui, ne sachant pas quels étaient ces deux hommes, s’apprêtait à leur crier : Qui vive !

François haussa les épaules et marcha droit au soldat.

Aurilly le suivit.

– Mon ami, dit le prince, cette place est le point le plus élevé du bourg, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, dit la sentinelle qui, reconnaissant François, lui fit le salut d’honneur, et n’étaient ces tilleuls qui gênent la vue, à la lueur de la lune, on découvrirait une partie de la campagne.

– Je m’en doutais, dit le prince ; aussi ai-je fait apporter cette échelle pour regarder par-dessus. Monte donc, Aurilly, ou plutôt, non, laisse-moi monter ; un prince doit tout voir par lui-même.

– Ou dois-je appliquer l’échelle, monseigneur ? demanda l’hypocrite valet.

– Mais, au premier endroit venu, contre cette muraille, par exemple.

L’échelle appliquée, le duc monta.

Soit qu’il se doutât du projet du prince, soit par discrétion naturelle, le factionnaire tourna la tête du côté opposé au prince.

Le prince atteignit le haut de l’échelle ; Aurilly demeura au pied.

La chambre dans laquelle Henri avait enfermé Diane était tapissée de nattes et meublée d’un grand lit de chêne, avec des rideaux de serge, d’une table et de quelques chaises.

La jeune femme, dont le cœur paraissait soulagé d’un poids énorme depuis cette fausse nouvelle de la mort du prince, qu’elle avait apprise au camp des gendarmes d’Aunis, avait demandé à Remy un peu de nourriture, que celui-ci avait montée avec l’empressement d’une joie indicible.

Pour la première fois alors, depuis l’heure où Diane avait appris la mort de son père, Diane avait, goûté un mets plus substantiel que le pain ; pour la première fois, elle avait bu quelques gouttes d’un vin du Rhin que les gendarmes avaient trouvé dans la cave et avaient apporté à du Bouchage.

Après ce repas, si léger qu’il fût, le sang de Diane, fouetté par tant d’émotions violentes et de fatigues inouïes, afflua plus impétueux à son cœur, dont il semblait avoir oublié le chemin ; Remy vit ses yeux s’appesantir et sa tête se pencher sur son épaule.

Il se retira discrètement, et, comme on l’a vu, se coucha sur le seuil de la porte, non qu’il eût la moindre défiance, mais parce que, depuis le départ de Paris, c’était ainsi qu’il agissait.

C’était à la suite de ces dispositions qui assuraient la tranquillité de la nuit, qu’Aurilly était monté et avait trouvé Remy couché en travers du corridor.

Diane, de son côte, dormait le coude appuyé sur la table, sa tête appuyée sur sa main.

Son corps souple et délicat était renversé de côté sur sa chaise au long dossier ; la petite lampe de fer placée sur la table, près de l’assiette à demi garnie, éclairait cet intérieur qui paraissait si calme à la première vue, et dans lequel venait cependant de s’éteindre une tempête, qui allait se rallumer bientôt.

Dans le cristal rayonnait, pur comme du diamant en fusion, le vin du Rhin à peine effleuré par Diane ; ce grand verre ayant la forme d’un calice, placé entre la lampe et Diane, adoucissait encore la lumière et rafraîchissait la teinte du visage de la dormeuse.

Les yeux fermés, ces yeux aux paupières veinées d’azur, la bouche suavement entr’ouverte, les cheveux rejetés en arrière par-dessus le capuchon du grossier vêtement d’homme qu’elle portait, Diane devait apparaître comme une vision sublime aux regards qui s’apprêtaient à violer le secret de sa retraite.

Le duc, en l’apercevant, ne put retenir un mouvement d’admiration ; il s’appuya sur le bord de la fenêtre, et dévora des yeux jusqu’aux moindres détails de cette idéale beauté.

Mais tout à coup, au milieu de cette contemplation, ses sourcils se froncèrent ; il redescendit deux échelons avec une sorte de précipitation nerveuse.

Dans cette situation, le prince n’était plus exposé aux reflets lumineux de la fenêtre, reflets qu’il avait paru fuir : il s’adossa donc au mur, croisa ses bras sur sa poitrine, et rêva.

Aurilly, qui ne le perdait pas des yeux, put le voir avec ses regards perdus dans le vague, comme sont ceux d’un homme qui appelle à lui ses souvenirs les plus anciens et les plus fugitifs.

Après dix minutes de rêverie et d’immobilité, le duc remonta vers la fenêtre, plongea de nouveau ses regards à travers les vitres, mais ne parvint sans doute pas à la découverte qu’il désirait, car la même ombre resta sur son front, et la même incertitude dans son regard.

Il en était là de ses recherches, lorsque Aurilly s’approcha vivement du pied de l’échelle.

– Vite, vite, monseigneur, descendez, dit Aurilly, j’entends des pas au bout de la rue voisine.

Mais au lieu de se rendre à cet avis, le duc descendit lentement, sans rien perdre de son attention à interroger ses souvenirs.

– Il était temps ! dit Aurilly.

– De quel côté vient le bruit ? demanda le duc.

– De ce côté, dit Aurilly, et il étendit la main dans la direction d’une espèce de ruelle sombre.

Le prince écouta.

– Je n’entends plus rien, dit-il.

– La personne se sera arrêtée ; c’est quelque espion qui nous guette.

– Enlève l’échelle, dit le prince.

Aurilly obéit ; le prince, pendant ce temps, s’assit sur le banc de pierre qui bordait de chaque côté la porte de la maison.

Le bruit ne s’était point renouvelé, et personne ne paraissait à l’extrémité de la ruelle.

Aurilly revint.

– Eh bien ! monseigneur, demanda-t-il, est-elle belle ?

– Fort belle, répondit le prince d’un air sombre.

– Qui vous fait si triste alors, monseigneur ? Vous aurait-elle vu ?

– Elle dort.

– De quoi vous préoccupez-vous en ce cas ?

Le prince ne répondit pas.

– Brune ?… blonde ?… interrogea Aurilly.

– C’est bizarre, Aurilly, murmura le prince, j’ai vu cette femme-là quelque part.

– Vous l’avez reconnue alors.

– Non, car je ne puis mettre aucun nom sur son visage ; seulement sa vue m’a frappé d’un coup violent au cœur.

Aurilly regarda le prince tout étonné, puis, avec un sourire dont il ne se donna pas la peine de dissimuler l’ironie :

– Voyez-vous cela ! dit-il.

– Eh ! monsieur, ne riez pas, je vous prie, répliqua sèchement François ; ne voyez-vous pas que je souffre ?

– Oh ! monseigneur, est-il possible ? s’écria Aurilly.

– Oui, en vérité, c’est comme je te le dis, je ne sais ce que j’éprouve ; mais, ajouta-t-il d’un air sombre, je crois que j’ai eu tort de regarder.

– Cependant, justement à cause de l’effet que sa vue a produit sur vous, il faut savoir quelle est cette femme, monseigneur.

– Certainement qu’il le faut, dit François.

– Cherchez bien dans vos souvenirs, monseigneur ; est-ce à la cour que vous l’avez vue ?

– Non, je ne crois pas.

– En France, en Navarre, en Flandre ?

– Non.

– C’est une Espagnole peut-être ?

– Je ne crois pas.

– Une Anglaise ? quelque dame de la reine Élisabeth ?

– Non, non, elle doit se rattacher à ma vie d’une façon plus intime ; je crois qu’elle m’est apparue dans quelque terrible circonstance.

– Alors vous la reconnaîtrez facilement, car, Dieu merci ! la vie de monseigneur n’a pas vu beaucoup de ces circonstances dont Son Altesse parlait tout à l’heure.

– Tu trouves ? dit François, avec un funèbre sourire.

Aurilly s’inclina.

– Vois-tu, dit le duc, maintenant je me sens assez maître de moi pour analyser mes sensations : cette femme est belle, mais belle à la façon d’une morte, belle comme une ombre, belle comme les figures qu’on voit dans les rêves ; aussi me semble-t-il que c’est dans un rêve que je l’ai vue ; et, continua le duc, j’ai fait deux ou trois rêves effrayants dans ma vie, et qui m’ont laissé comme un froid au cœur. Eh bien ! oui, j’en suis sûr maintenant, c’est dans un de ces rêves-là que j’ai vu la femme de là-haut.

– Monseigneur, monseigneur, s’écria Aurilly, que Votre Altesse me permette de lui dire que, rarement, je l’ai entendue exprimer si douloureusement sa susceptibilités matière de sommeil ; le cœur de Son Altesse est heureusement trempé de manière à lutter avec l’acier le plus dur ; et les vivants n’y mordent pas plus que les ombres, j’espère ; tenez, moi, monseigneur, si je ne me sentais sous le poids de quelque regard qui nous surveille de cette rue, j’y monterais à mon tour, à l’échelle, et j’aurais raison, je vous le promets, du rêve, de l’ombre et du frisson de Votre Altesse.

– Ma foi, tu as raison, Aurilly, va chercher l’échelle ; dresse-la et monte ; qu’importe le surveillant ! n’es-tu pas à moi ? Regarde, Aurilly, regarde.

Aurilly avait déjà fait quelques pas pour obéir à son maître, quand soudain un pas précipité retentit sur la place et Henri cria au duc :

– Alarme ! monseigneur, alarme !

D’un seul bond Aurilly rejoignit le duc.

– Vous, dit le prince, vous ici, comte ! et sous quel prétexte avez-vous quitté votre poste ?

– Monseigneur, répondit Henri avec fermeté, si Votre Altesse croit devoir me faire punir, elle le fera. En attendant, mon devoir était de venir ici, et m’y voici venu.

Le duc, avec un sourire significatif, jeta un coup d’œil sur la fenêtre.

– Votre devoir, comte ? Expliquez-moi cela, dit-il.

– Monseigneur, des cavaliers ont paru du côté de l’Escaut ; on ne sait s’ils sont amis ou ennemis.

– Nombreux ? demanda le duc avec inquiétude.

– Très nombreux, monseigneur.

– Eh bien, comte, pas de fausse bravoure, vous avez bien fait de revenir ; faites réveiller vos gendarmes. Longeons la rivière qui est moins large, et décampons, c’est le plus prudent parti.

– Sans doute, monseigneur, sans doute ; mais il serait urgent, je crois, de prévenir mon frère.

– Deux hommes suffiront.

– Si deux hommes suffisent, monseigneur, dit Henri, j’irai avec un gendarme.

– Non pas, morbleu ! dit vivement François, non pas, du Bouchage, vous viendrez avec nous. Peste ! ce n’est point en de pareils moments que l’on se sépare d’un défenseur tel que vous.

– Votre Altesse emmène toute l’escorte ?

– Toute.

– C’est bien, monseigneur, répliqua Henri en s’inclinant ; dans combien de temps part Votre Altesse ?

– Tout de suite, comte.

– Holà ! quelqu’un ! cria Henri.

Le jeune enseigne sortit de la ruelle comme s’il n’eût attendu que cet ordre de son chef pour paraître.

Henri lui donna ses ordres, et presque aussitôt on vit les gendarmes se replier sur la place de toutes les extrémités du bourg, en faisant leurs préparatifs de départ.

Au milieu d’eux le duc s’entretenait avec les officiers.

– Messieurs, dit-il, le prince d’Orange me fait poursuivre, à ce qu’il paraît ; mais il ne convient pas qu’un fils de France soit fait prisonnier sans le prétexte d’une bataille comme Poitiers ou Pavie. Cédons donc au nombre et replions-nous sur Bruxelles. Je serai sûr de ma vie et de ma liberté tant que je demeurerai au milieu de vous.

Puis, se tournant vers Aurilly :

– Toi, tu vas rester ici, lui dit-il. Cette femme ne peut nous suivre. Et d’ailleurs je connais assez ces Joyeuse pour savoir que celui-ci n’osera point emmener sa maîtresse avec lui en ma présence. D’ailleurs nous n’allons point au bal, et nous courrons d’un train qui fatiguerait la dame.

– Où va monseigneur ?

– En France ; je crois que mes affaires sont tout à fait gâtées ici.

– Mais dans quelle partie de la France ? Monseigneur pense-t-il qu’il soit prudent pour lui de retourner à la cour ?

– Non pas ; aussi, selon toutes les apparences, je m’arrêterai en route dans un de mes apanages, à Château-Thierry, par exemple.

– Votre Altesse est-elle fixée ?

– Oui, Château-Thierry me convient sous tous les rapports, c’est à une distance convenable de Paris, à vingt-quatre lieues ; j’y surveillerai MM. de Guise, qui sont la moitié de l’année à Soissons. Donc, c’est à Château-Thierry que tu m’amèneras la belle inconnue.

– Mais, monseigneur, elle ne se laissera peut-être pas emmener.

– Es-tu fou ? puisque du Bouchage m’accompagne à Château-Thierry et qu’elle suit du Bouchage, les choses, au contraire, iront toutes seules.

– Mais elle peut vouloir aller d’un autre côté, si elle remarque que j’ai de la pente à la conduire vers vous.

– Ce n’est pas vers moi que tu la conduiras, mais, je te le répète, c’est vers le comte. Allons donc ! mais, parole d’honneur, on croirait que c’est la première fois que tu m’aides en pareille circonstance. As-tu de l’argent ?

– J’ai les deux rouleaux d’or que Votre Altesse m’a donnés au sortir du camp des polders.

– Va donc de l’avant. Et par tous les moyens possibles, tu entends ? par tous, amène-moi ma belle inconnue à Château-Thierry ; peut-être qu’en la regardant de plus près je la reconnaîtrai.

– Et le valet aussi ?

– Oui, s’il ne te gêne pas.

– Mais s’il me gêne ?

– Fais de lui ce que tu fais d’une pierre que tu rencontres sur ton chemin, jette-le dans un fossé.

– Bien, monseigneur.

Tandis que les deux funèbres conspirateurs dressaient leurs plans dans l’ombre, Henri montait au premier et réveillait Remy.

Remy, prévenu, frappa à la porte d’une certaine façon, et presque aussitôt la jeune femme ouvrit.

Derrière Remy, elle aperçut du Bouchage.

– Bonsoir, monsieur, dit-elle avec un sourire que son visage avait désappris.

– Oh ! pardonnez-moi, madame, se hâta de dire le comte, je ne viens point vous importuner, je viens vous faire mes adieux.

– Vos adieux ! vous partez, monsieur le comte ?

– Pour la France, oui, madame.

– Et vous nous laissez ?

– J’y suis forcé, madame, mon premier devoir étant d’obéir au prince.

– Au prince ! il y a un prince, ici ? dit Remy.

– Quel prince ? demanda Diane en pâlissant.

– M. le duc d’Anjou que l’on croyait mort, et qui est miraculeusement sauvé, nous a rejoints.

Diane poussa un cri terrible, et Remy devint si pâle, qu’il semblait avoir été frappé d’une mort subite.

– Répétez-moi, balbutia Diane, que M. le duc d’Anjou est vivant, que M. le duc d’Anjou est ici.

– S’il n’y était point, madame, et s’il ne me commandait de le suivre, je vous eusse accompagnée jusqu’au couvent dans lequel, m’avez-vous dit, vous comptez vous retirer.

– Oui, oui, dit Remy, le couvent, madame, le couvent.

Et il appuya un doigt sur ses lèvres.

Un signe de tête de Diane lui apprit qu’elle avait compris ce signe.

– Je vous eusse accompagnée d’autant plus volontiers, madame, continua Henri, que vous pourrez être inquiétée par les gens du prince.

– Comment cela ?

– Oui, tout me porte à croire qu’il sait qu’une femme habite cette maison, et il pense sans doute que cette femme est une amie à moi.

– Et d’où vous vient cette croyance ?

– Notre jeune enseigne l’a vu dresser une échelle contre la muraille et regarder par cette fenêtre.

– Oh ! s’écria Diane, mon Dieu ! mon Dieu !

– Rassurez-vous, madame, il a entendu dire à son compagnon qu’il ne vous connaissait pas.

– N’importe, n’importe, dit la jeune femme en regardant Remy.

– Tout ce que vous voudrez, madame, tout, dit Remy en armant ses traits d’une suprême résolution.

– Ne vous alarmez point, madame, dit Henri, le duc va partir à l’instant même ; un quart d’heure encore et vous serez seule et libre. Permettez-moi donc de vous saluer avec respect et de vous dire encore une fois que jusqu’à mon soupir de mort mon cœur battra pour vous et par vous. Adieu ! madame, adieu !

Et le comte, s’inclinant aussi religieusement qu’il eût fait devant un autel, fit deux pas en arrière.

– Non ! non ! s’écria Diane avec l’égarement de la fièvre ; non, Dieu n’a pas voulu cela ; non ; Dieu avait tué cet homme, il ne peut l’avoir ressuscité ; non, non, monsieur ; vous vous trompez, il est mort !

En ce moment même, et comme pour répondre à cette douloureuse invocation à la miséricorde céleste, la voix du prince retentit dans la rue.

– Comte, disait-elle, comte, vous nous faites attendre.

– Vous l’entendez, madame, dit Henri. Une dernière fois, adieu !

Et serrant la main de Remy, il s’élança dans l’escalier.

Diane s’approcha de la fenêtre, tremblante et convulsive comme l’oiseau que fascine le serpent des Antilles.

Elle aperçut le duc à cheval ; son visage était coloré par la lueur des torches que portaient deux gendarmes.

– Oh ! il vit le démon, il vit ! murmura Diane à l’oreille de Remy avec un accent tellement terrible, que le digne serviteur en fut épouvanté lui-même ; il vit, vivons aussi ; il part pour la France. Soit, Remy, c’est en France que nous allons.

LXXVI. Séduction §

Les préparatifs du départ des gendarmes avaient jeté la confusion dans le bourg ; leur départ fit succéder le plus profond silence au bruit des armes et des voix.

Remy laissa ce bruit s’éteindre peu à peu et se perdre tout à fait ; puis, lorsqu’il crut la maison complètement déserte, il descendit dans la salle basse pour s’occuper de son départ et de celui de Diane.

Mais, en poussant la porte de cette salle, il fut bien surpris de voir un homme assis près du feu, le visage tourné de son côté.

Cet homme guettait évidemment la sortie de Remy, quoique en l’apercevant, il eût pris l’air de la plus profonde insouciance.

Remy s’approcha, selon son habitude, avec une démarche lente et brisée, en découvrant son front chauve et pareil à celui d’un vieillard accablé d’années.

Celui vers lequel il s’approchait avait la lumière derrière lui, de sorte que Remy ne put distinguer ses traits.

– Pardon, monsieur, dit-il, je me croyais seul ou presque seul ici.

– Moi aussi, répondit l’interlocuteur ; mais je vois avec plaisir que j’aurai des compagnons.

– Oh ! de bien tristes compagnons, monsieur, se hâta de dire Remy, car, excepté un jeune homme malade que je ramène en France…

– Ah ! fit tout à coup Aurilly en affectant toute la bonhomie d’un bourgeois compatissant, je sais ce que vous voulez dire.

– Vraiment ? demanda Remy.

– Oui, vous voulez parler de la jeune dame.

– De quelle jeune dame ? s’écria Remy sur la défensive.

– Là ! là ! ne vous fâchez point, mon bon ami, répondit Aurilly ; je suis l’intendant de la maison de Joyeuse ; j’ai rejoint mon jeune maître par l’ordre de son frère ; et, à son départ, le comte m’a recommandé une jeune dame et un vieux serviteur qui ont l’intention de retourner en France, après l’avoir suivi en Flandre…

Cet homme parlait ainsi en s’approchant de Remy avec un visage souriant et affectueux. Il s’était placé, dans son mouvement, au milieu du rayon de la lampe, en sorte que toute la clarté l’illuminait.

Remy alors put le voir.

Mais, au lieu de s’avancer de son côté vers son interlocuteur, Remy fit un pas en arrière, et un sentiment semblable à celui de l’horreur se peignit un instant sur son visage mutilé.

– Vous ne répondez pas, on dirait que je vous fais peur ? demanda Aurilly de son visage le plus souriant.

– Monsieur, répondit Remy en affectant une voix cassée, pardonnez à un pauvre vieillard que ses malheurs et ses blessures ont rendu timide et défiant.

– Raison de plus, mon ami, répondit Aurilly, pour que vous acceptiez le secours et l’appui d’un honnête compagnon ; d’ailleurs, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je viens de la part d’un maître qui doit vous inspirer confiance.

– Assurément, monsieur.

Et Remy fit un pas en arrière.

– Vous me quittez ?…

– Je vais consulter ma maîtresse ; je ne puis rien prendre sur moi, vous comprenez.

– Oh ! c’est naturel ; mais permettez que je me présente moi-même, je lui expliquerai ma mission dans tous ses détails.

– Non, non, merci ; madame dort peut-être encore, et son sommeil m’est sacré.

– Comme vous voudrez. D’ailleurs, je n’ai plus rien à vous dire, sinon ce que mon maître m’a chargé de vous communiquer.

– À moi ?

– À vous et à la jeune dame.

– Votre maître, M. le comte du Bouchage, n’est-ce pas ?

– Lui-même.

– Merci, monsieur.

Lorsqu’il eut refermé la porte, toutes les apparences du vieillard, excepté le front chauve et le visage ridé, disparurent à l’instant même, et il monta l’escalier avec une telle précipitation et une vigueur si extraordinaire, que l’on n’eût pas donné vingt-cinq ans à ce vieillard qui, un instant auparavant, en paraissait soixante.

– Madame ! madame ! s’écria Remy d’une voix altérée, dès qu’il aperçut Diane.

– Eh ! qu’y a-t-il encore, Remy ? le duc n’est-il point parti ?

– Si fait, madame ; mais il y a ici un démon mille fois pire, mille fois plus à craindre que lui ; un démon sur lequel tous les jours, depuis six ans, j’ai appelé la vengeance du ciel comme vous le faisiez pour son maître, et cela comme vous le faisiez aussi, en attendant la mienne.

– Aurilly, peut-être ? demanda Diane.

– Aurilly lui-même ; l’infâme est là, en bas, oublié comme un serpent hors du nid par son infernal complice.

– Oublié, dis-tu, Remy ! oh ! tu te trompes ; toi qui connais le duc, tu sais bien qu’il ne laisse point au hasard le soin de faire le mal, quand ce mal, il peut le faire lui-même ; non ! non ! Remy, Aurilly n’est point oublié ici, il y est laissé, et laissé pour un dessein quelconque, crois-moi.

– Oh ! sur lui, madame, je croirai tout ce que vous voudrez !

– Me connaît-il ?

– Je ne crois pas.

– Et t’a-t-il reconnu ?

– Oh ! moi, madame, répondit Remy avec un triste sourire, moi, l’on ne me reconnaît pas.

– Il m’a devinée, peut-être ?

– Non, car il a demandé à vous voir.

– Remy, je te dis que, s’il ne m’a point reconnue, il me soupçonne.

– En ce cas, rien de plus simple, dit Remy d’un air sombre, et je remercie Dieu de nous tracer si franchement notre route ; le bourg est désert, l’infâme est seul, comme je suis seul… j’ai vu un poignard à sa ceinture… j’ai un couteau à la mienne.

– Un moment, Remy, un moment, dit Diane, je ne vous dispute pas la vie de ce misérable ; mais, avant de le tuer, il faut savoir ce qu’il nous veut, et si, dans la situation où nous sommes, il n’y a pas moyen d’utiliser le mal qu’il veut nous faire. Comment s’est-il présenté à vous, Remy ?

– Comme l’intendant de M. du Bouchage, madame.

– Tu vois bien, il ment ; donc il a un intérêt à mentir. Sachons ce qu’il veut, tout en lui cachant notre volonté à nous.

– J’agirai selon vos ordres, madame.

– Pour le moment, que demande-t-il ?

– À vous accompagner.

– En quelle qualité ?

– En qualité d’intendant du comte.

– Dis-lui que j’accepte.

– Oh ! madame !

– Ajoute que je suis sur le point de passer en Angleterre, où j’ai des parents, et que cependant j’hésite ; mens comme lui ; pour vaincre, Remy, il faut au moins combattre à armes égales.

– Mais il vous verra.

– Et mon masque ! D’ailleurs je soupçonne qu’il me connaît, Remy.

– Alors, s’il vous connaît, il vous tend un piège.

– Le moyen de s’en garantir, est d’avoir l’air d’y tomber.

– Cependant…

– Voyons, que crains-tu ? connais-tu quelque chose de pire que la mort ?

– Non.

– Eh bien ! n’es-tu donc plus décidé à mourir pour l’accomplissement de notre vœu ?

– Si fait ; mais non pas à mourir sans vengeance.

– Remy, Remy, dit Diane avec un regard brillant d’une exaltation sauvage, nous nous vengerons, sois tranquille, toi du valet, moi du maître.

– Eh bien ! soit, madame, c’est chose dite.

– Va, mon ami, va.

Et Remy descendit, mais hésitant encore. Le brave jeune homme avait, à la vue d’Aurilly, ressenti malgré lui ce frissonnement nerveux plein de sombre terreur que l’on ressent à la vue des reptiles ; il voulait tuer parce qu’il avait eu peur.

Mais cependant, au fur et à mesure qu’il descendait, la résolution rentrait dans cette âme si fortement trempée, et en rouvrant la porte, il était résolu, malgré l’avis de Diane, à interroger Aurilly, à le confondre, et, s’il trouvait en lui les mauvaises intentions qu’il lui soupçonnait, à le poignarder sur la place.

C’était ainsi que Remy entendait la diplomatie.

Aurilly l’attendait avec impatience ; il avait ouvert la fenêtre afin de garder d’un seul coup d’œil toutes les issues.

Remy vint à lui, armé d’une résolution inébranlable ; aussi ses paroles furent-elles douces et calmes.

– Monsieur, lui dit-il, ma maîtresse ne peut accepter ce que vous lui proposez.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que vous n’êtes point l’intendant de M. du Bouchage.

Aurilly pâlit.

– Mais qui vous a dit cela ? demanda-t-il.

– Rien de plus simple. M. du Bouchage m’a quitté en me recommandant la personne que j’accompagne, et M. du Bouchage, en me quittant, ne m’a pas dit un mot de vous.

– Il ne m’a vu qu’après vous avoir quitté.

– Mensonges, monsieur, mensonges !

Aurilly se redressa ; l’aspect de Remy lui donnait toutes les apparences d’un vieillard.

– Vous le prenez sur un singulier ton, brave homme, dit-il en fonçant le sourcil. Prenez garde, vous êtes vieux, je suis jeune ; vous êtes faible, je suis fort.

Remy sourit, mais ne répondit rien.

– Si je vous voulais du mal, à vous ou à votre maîtresse, continua Aurilly, je n’aurais que la main à lever.

– Oh ! oh ! fit Remy, peut-être me trompé-je, et est-ce du bien que vous lui voulez ?

– Sans doute.

– Expliquez-moi ce que vous désirez, alors.

– Mon ami, dit Aurilly, je désire faire votre fortune d’un seul coup, si vous me servez.

– Et si je ne vous sers pas ?

– En ce cas-là, puisque vous me parlez franchement, je vous répondrai avec une pareille franchise : en ce cas-là, je désire vous tuer…

– Me tuer ! ah ! fit Remy avec un sombre sourire.

– Oui, j’ai plein pouvoir pour cela.

Remy respira.

– Mais pour que je vous serve, dit-il, faut-il au moins que je connaisse vos projets.

– Les voici : vous avez deviné juste, mon brave homme ; je ne suis point au comte du Bouchage.

– Ah ! et à qui êtes-vous ?

– Je suis à un plus puissant seigneur.

– Faites-y attention : vous allez mentir encore.

– Et pourquoi cela ?

– Au-dessus de la maison de Joyeuse, je ne vois pas beaucoup de maisons.

– Pas même la maison de France ?

– Oh ! oh ! fit Remy.

– Et voilà comme elle paie, ajouta Aurilly en glissant un des rouleaux d’or du duc d’Anjou dans la main de Remy.

Remy tressaillit au contact de cette main, et fit un pas en arrière.

– Vous êtes au roi ? demanda-t-il avec une naïveté qui eût fait honneur même à un homme plus rusé que lui.

– Non, mais à son frère, M. le duc d’Anjou.

– Ah ! très bien ; je suis le très humble serviteur de M. le duc.

– À merveille.

– Mais après ?

– Comment, après ?

– Oui, que désire monseigneur ?

– Monseigneur, très cher, dit Aurilly en s’approchant de Remy et en essayant pour la seconde fois de lui glisser le rouleau dans la main, monseigneur est amoureux de votre maîtresse.

– Il la connaît donc ?

– Il l’a vue.

– Il l’a vue ! s’écria Remy dont la main crispée s’appuya sur le manche de son couteau, et quand cela l’a-t-il vue ?

– Ce soir.

– Impossible, ma maîtresse n’a pas quitté sa chambre.

– Eh bien ! voilà justement ; le prince a agi comme un véritable écolier, preuve qu’il est véritablement amoureux.

– Comment a-t-il agi ? voyons, dites.

– Il a pris une échelle et a grimpé au balcon.

– Ah ! fit Remy en comprimant les battements tumultueux de son cœur ; ah ! voilà comment il a agi ?

– Il paraît qu’elle est fort belle, ajouta Aurilly.

– Vous ne l’avez donc pas vue, vous ?

– Non, mais d’après ce que monseigneur m’a dit, je brûle de la voir, ne fût-ce que pour juger de l’exagération que l’amour apporte dans un esprit sensé. Ainsi donc, c’est convenu, vous êtes avec nous.

Et pour la troisième fois, Aurilly essaya de faire accepter l’or à Remy.

– Certainement que je suis à vous, dit Remy en repoussant la main d’Aurilly ; mais encore faut-il que je sache quel est mon rôle dans les événements que vous préparez.

– Répondez-moi d’abord : la dame de là-haut est-elle la maîtresse de M. du Bouchage ou de son frère ?

Le sang monta au visage de Remy.

– Ni de l’un ni de l’autre, dit-il avec contrainte ; la dame de là-haut n’a pas d’amant.

– Pas d’amant ! mais alors c’est un morceau de roi. Une femme qui n’a pas d’amant ! morbleu ! monseigneur, nous avons trouvé la pierre philosophale.

– Donc, reprit Remy, monseigneur le duc d’Anjou est amoureux de ma maîtresse ?

– Oui.

– Et que veut-il ?

– Il veut l’avoir à Château-Thierry, où il se rend à marches forcées.

– Voilà, sur mon âme, une passion venue bien vite.

– C’est comme cela que les passions viennent à monseigneur.

– Je ne vois à cela qu’un inconvénient, dit Remy.

– Lequel ?

– C’est que ma maîtresse va s’embarquer pour l’Angleterre.

– Diable ! voilà en quoi justement vous pouvez m’être utile : décidez-la.

– À quoi ?

– À prendre la route opposée.

– Vous ne connaissez pas ma maîtresse, monsieur ; c’est une femme qui tient à ses idées ; d’ailleurs, ce n’est pas le tout qu’elle aille en France au lieu d’aller à Londres. Une fois à Château-Thierry, croyez-vous qu’elle cède aux désirs du prince ?

– Pourquoi pas ?

– Elle n’aime pas le duc d’Anjou.

– Bah ! on aime toujours un prince du sang.

– Mais comment monseigneur le duc d’Anjou, s’il soupçonne ma maîtresse d’aimer M. le comte du Bouchage ou M. le duc de Joyeuse, a-t-il eu l’idée de l’enlever à celui qu’elle aime ?

– Bonhomme, dit Aurilly, tu as des idées triviales, et nous aurons de la peine à nous entendre, à ce que je vois ; aussi je ne discuterai pas ; j’ai préféré la douceur à la violence, et maintenant, si tu me forces à changer de conduite, eh bien ! soit, j’en changerai.

– Que ferez vous ?

– Je te l’ai dit, j’ai plein pouvoir du prince. Je te tuerai dans quelque coin, et j’enlèverai la dame.

– Vous croyez à l’impunité ?

– Je crois à tout ce que mon maître me dit de croire. Voyons, décideras-tu ta maîtresse à venir en France ?

– J’y tâcherai ; mais je ne puis répondre de rien.

– Et quand aurai-je la réponse ?

– Le temps de monter chez elle et de la consulter.

– C’est bien ; monte, je t’attends.

– J’obéis, monsieur.

– Un dernier mot, bonhomme : tu sais que je tiens dans ma main ta fortune et ta vie ?

– Je le sais.

– Cela suffit, va, je m’occuperai des chevaux pendant ce temps.

– Ne vous hâtez pas trop.

– Bah ! je suis sûr de la réponse ; est-ce que les princes trouvent des cruelles ?

– Il me semblait que cela arrivait quelquefois.

– Oui, dit Aurilly, mais c’est chose rare, allez.

Et tandis que Remy remontait, Aurilly, comme s’il eût été certain de l’accomplissement de ses espérances, se dirigeait réellement vers l’écurie.

– Eh bien ? demanda Diane en apercevant Remy.

– Eh bien ! madame, le duc vous a vue.

– Et…

– Et il vous aime.

– Le duc m’a vue ! le duc m’aime ! s’écria Diane ; mais tu es en délire, Remy.

– Non ; je vous dis ce qu’il m’a dit.

– Et qui t’a dit cela ?

– Cet homme ! cet Aurilly ! cet infâme !

– Mais s’il m’a vue, il m’a reconnue, alors.

– Si le duc vous eût reconnue, croyez-vous qu’Aurilly oserait se présenter devant vous et vous parler d’amour au nom du prince ? Non, le duc ne vous a pas reconnue.

– Tu as raison, mille fois raison, Remy. Tant de choses ont passé depuis six ans dans cet esprit infernal, qu’il m’a oubliée. Suivons cet homme, Remy.

– Oui, mais cet homme vous reconnaîtra, lui.

– Pourquoi veux-tu qu’il ait plus de mémoire que son maître ?

– Oh ! parce que son intérêt à lui est de se souvenir, tandis que l’intérêt du prince est d’oublier ; que le duc oublie, lui, le sinistre débauché, l’aveugle, le blasé, l’assassin de ses amours, cela se conçoit. Lui, s’il n’oubliait pas, comment pourrait-il vivre ? Mais Aurilly n’aura pas oublié, lui ; s’il voit votre visage, il croira voir une ombre vengeresse, et vous dénoncera.

– Remy, je croyais t’avoir dit que j’avais un masque, je croyais que tu m’avais dit que tu avais un couteau.

– C’est vrai, madame, dit Remy, et je commence à croire que Dieu est d’intelligence avec nous pour punir les méchants.

Alors appelant Aurilly du haut de l’escalier :

– Monsieur, dit-il, monsieur !

– Eh bien ? demanda Aurilly.

– Eh bien, ma maîtresse remercie M. le comte du Bouchage d’avoir ainsi pourvu à sa sûreté, et elle accepte avec reconnaissance votre offre obligeante.

– C’est bien, c’est bien, dit Aurilly, prévenez-la que les chevaux sont prêts.

– Venez, madame, venez, dit Remy, en offrant son bras à Diane.

Aurilly attendait au bas de l’escalier, lanterne en main, avide qu’il était de voir le visage de l’inconnue.

– Diable ! murmura-t-il, elle a un masque. Oh ! mais d’ici à Château-Thierry les cordons de soie seront usés… ou coupés.

LXXVII. Le voyage §

On se mit en route.

Aurilly affectait avec Remy le ton de la plus parfaite égalité, et, avec Diane, les airs du plus profond respect.

Mais il était facile pour Remy de voir que ces airs de respect étaient intéressés.

En effet, tenir l’étrier d’une femme quand elle monte à cheval ou qu’elle en descend, veiller sur chacun de ses mouvements avec sollicitude, et ne laisser échapper jamais une occasion de ramasser son gant ou d’agrafer son manteau, c’est le rôle d’un amant, d’un serviteur ou d’un curieux.

En touchant le gant, Aurilly voyait la main ; en agrafant le manteau, il regardait sous le masque ; en tenant l’étrier, il provoquait un hasard qui lui fît entrevoir ce visage, que le prince, dans ses souvenirs confus, n’avait point reconnu, mais que lui, Aurilly, avec sa mémoire exacte, comptait bien reconnaître.

Mais le musicien avait affaire à forte partie ; Remy réclama son service auprès de sa compagne, et se montra jaloux des prévenances d’Aurilly.

Diane elle-même, sans paraître soupçonner les causes de cette bienveillance, prit parti pour celui qu’Aurilly regardait comme un vieux serviteur et voulait soulager d’une partie de sa peine, et elle pria Aurilly de laisser faire à Remy tout seul ce qui regardait Remy.

Aurilly en fut réduit, pendant les longues marches, à espérer l’ombre et la pluie, pendant les haltes, à désirer les repas.

Pourtant il fut trompé dans son attente, pluie ou soleil n’y faisait rien, et le masque restait sur le visage ; quant aux repas, ils étaient pris par la jeune femme dans une chambre séparée.

Aurilly comprit que, s’il ne reconnaissait pas, il était reconnu ; il essaya de voir par les serrures, mais la dame tournait constamment le dos aux portes ; il essaya de voir par les fenêtres, mais il trouva devant les fenêtres d’épais rideaux, ou, à défaut de rideaux, les manteaux des voyageurs.

Ni questions ni tentatives de corruption ne réussirent sur Remy ; le serviteur annonçait que telle était la volonté de sa maîtresse et par conséquent la sienne.

– Mais ces précautions sont-elles donc prises pour moi seul ? demandait Aurilly.

– Non, pour tout le monde.

– Mais enfin, M. le duc d’Anjou l’a vue ; alors elle ne se cachait pas.

– Hasard, pur hasard, répondait Remy, et c’est justement parce que, malgré elle, ma maîtresse a été vue par M. le duc d’Anjou, qu’elle prend ses précautions pour n’être plus vue par personne.

Cependant les jours s’écoulaient, on approchait du terme, et, grâce aux précautions de Remy et de sa maîtresse, la curiosité d’Aurilly avait été mise en défaut.

Déjà la Picardie apparaissait aux regards des voyageurs.

Aurilly qui, depuis trois ou quatre jours, essayait de tout, de la bonne mine, de la bouderie, des petits soins, et presque des violences, commençait à perdre patience, et les mauvais instincts de sa nature prenaient peu à peu le dessus.

On eût dit qu’il comprenait que, sous le voile de cette femme, était caché un secret mortel.

Un jour il demeura un peu en arrière avec Remy, et renouvela sur lui ses tentatives de séduction, que Remy repoussa, comme d’habitude.

– Enfin, dit Aurilly, il faudra cependant bien qu’un jour ou l’autre je voie ta maîtresse.

– Sans doute, dit Remy, mais ce sera au jour qu’elle voudra, et non au jour que vous voudrez.

– Cependant si j’employais la force ? dit Aurilly.

Un éclair qu’il ne put retenir jaillit des yeux de Remy.

– Essayez ! dit-il.

Aurilly vit l’éclair, il comprit ce qui vivait d’énergie dans celui qu’il prenait pour un vieillard.

Il se mit à rire.

– Que je suis fou ! dit-il, et que m’importe qui elle est ? C’est bien la même, n’est-ce pas, que M. le duc d’Anjou a vue ?

– Certes !

– Et qu’il m’a dit de lui amener à Château-Thierry ?

– Oui.

– Eh bien, c’est tout ce qu’il me faut ; ce n’es pas moi qui suis amoureux d’elle, c’est monseigneur, et pourvu que vous ne cherchiez pas à fuir, à m’échapper…

– En avons-nous l’air ? dit Remy.

– Non.

– Nous en avons si peu l’air, et c’est si peu notre intention, que, n’y fussiez-vous pas, nous continuerions notre route pour Château-Thierry ; si le duc désire nous voir, nous désirons le voir aussi, nous.

– Alors, dit Aurilly, cela tombe à merveille.

Puis, comme s’il eût voulu s’assurer du désir réel qu’avaient Remy et sa compagne de ne pas changer de chemin :

– Votre maîtresse veut-elle s’arrêter ici quelques instants ? dit-il.

Et il montrait une espèce d’hôtellerie sur la route.

– Vous savez, lui dit Remy, que ma maîtresse ne s’arrête que dans les villes.

– Je l’avais vu, dit Aurilly, mais je ne l’avais pas remarqué.

– C’est ainsi.

– Eh bien, moi qui n’ai pas fait de vœu, je m’arrête un instant ; continuez votre route, je vous rejoins.

Et Aurilly indiqua le chemin à Remy, descendit de cheval et s’approcha de l’hôte, qui vint au devant de lui avec de grands respects et comme s’il le connaissait.

Remy rejoignit Diane.

– Que vous disait-il ? demanda la jeune femme.

– Il exprimait son désir ordinaire.

– Celui de me voir ?

– Oui.

Diane sourit sous son masque.

– Prenez garde, dit Remy, il est furieux.

– Il ne me verra pas. Je ne le veux pas, et c’est te dire qu’il n’y pourra rien.

– Mais une fois que vous serez à Château-Thierry, ne faudra-t-il point qu’il vous voie à visage découvert ?

– Qu’importe, si la découverte arrive trop tard pour eux ? D’ailleurs le maître ne m’a point reconnue.

– Oui, mais le valet vous reconnaîtra.

– Tu vois que jusqu’à présent ni ma voix ni ma démarche ne l’ont frappé.

– N’importe, madame, dit Remy, tous ces mystères qui existent depuis huit jours pour Aurilly, n’avaient point existé pour le prince, ils n’avaient point excité sa curiosité, point éveillé ses souvenirs, au lieu que, depuis huit jours, Aurilly cherche, calcule, suppute ; votre vue frappera une mémoire éveillée sur tous les points, il vous reconnaîtra s’il ne vous a pas reconnue.

En ce moment ils furent interrompus par Aurilly, qui avait pris un chemin de traverse et qui les ayant suivis sans les perdre de vue, apparaissait tout à coup dans l’espoir de saisir quelques mots de leur conversation.

Le silence soudain qui accueillit son arrivée lui prouva significativement qu’il gênait ; il se contenta donc de suivre par derrière comme il faisait quelquefois.

Dès ce moment, le projet d’Aurilly fut arrêté.

Il se défiait réellement de quelque chose, comme l’avait dit Remy ; seulement il se défiait instinctivement, car, pas un instant, son esprit, flottant de conjectures en conjectures, ne s’était arrêté à la réalité.

Il ne pouvait s’expliquer qu’on lui cachât avec tant d’acharnement ce visage que tôt ou tard il devait voir.

Pour mieux conduire son projet à sa fin, il sembla de ce moment y avoir complètement renoncé, et se montra le plus commode et le plus joyeux compagnon possible durant le reste de la journée.

Remy ne remarqua point ce changement sans inquiétude.

On arriva à une ville et l’on y coucha comme d’habitude.

Le lendemain, sous prétexte que la traite était longue, on partit avec le jour.

À midi, il fallut s’arrêter pour laisser reposer les chevaux.

À deux heures on se remit en route. On marcha encore jusqu’à quatre.

Une grande forêt se présentait dans le lointain : c’était celle de La Fère.

Elle avait cet aspect sombre et mystérieux de nos forêts du Nord ; mais cet aspect si imposant pour les natures méridionales, à qui, avant toute chose, il faut la lumière du jour, et la chaleur du soleil, était impuissant sur Remy et sur Diane, habitués aux bois profonds de l’Anjou et de la Sologne.

Seulement ils échangèrent un regard comme s’ils eussent compris tous deux que c’était là que les attendait cet événement qui, depuis le moment du départ, planait sur leurs têtes.

On entra dans la forêt.

Il pouvait être six heures du soir.

Au bout d’une demi-heure de marche, le jour était sur son déclin.

Un grand vent faisait tourbillonner les feuilles et les enlevait vers un étang immense, perdu dans les profondeurs des arbres, comme une autre mer Morte, et qui côtoyait la route qui s’étendait devant les voyageurs.

Depuis deux heures la pluie, qui tombait par torrents, avait détrempé le terrain argileux. Diane, assez sûre de son cheval, et d’ailleurs assez insouciante de sa propre sûreté, laissait aller son cheval sans le soutenir ; Aurilly marchait à droite, Remy à gauche.

Aurilly était sur la lisière de l’étang, Remy sur le milieu du chemin.

Aucune créature humaine n’apparaissait sous les sombres arceaux de verdure, sur la longue courbe du chemin.

On eût dit que la forêt était un de ces bois enchantés sous l’ombre desquels rien ne peut vivre, si l’on n’eût entendu parfois sortir de ses profondeurs le rauque hurlement des loups que réveillait l’approche de la nuit.

Tout à coup Diane sentit que la selle de son cheval, sellé comme d’habitude par Aurilly, vacillait et tournait ; elle appela Remy, qui sauta au bas du sien et se pencha pour resserrer la courroie.

En ce moment Aurilly s’approcha de Diane occupée, et du bout de son poignard coupa la ganse de soie qui retenait le masque.

Avant qu’elle eût deviné le mouvement ou porté la main à son visage, Aurilly enleva le masque et se pencha vers elle, qui de son côté se penchait vers lui.

Les yeux de ces deux créatures s’étreignirent dans un regard terrible ; nul n’eût pu dire lequel était le plus pâle et lequel le plus menaçant.

Aurilly sentit une sueur froide inonder son front, laissa tomber le masque et le stylet, et frappa ses deux mains avec angoisse en criant :

– Ciel et terre !… – La dame de Monsoreau ! ! !

– C’est un nom que tu ne répéteras plus !… s’écria Remy en saisissant Aurilly à la ceinture et en l’enlevant de son cheval.

Tous deux roulèrent sur le chemin.

Aurilly allongea la main pour ressaisir son poignard.

– Non, Aurilly, non, lui dit Remy en se penchant sur lui et en lui appuyant le genou sur la poitrine, non, il faut demeurer ici.

Le dernier voile qui paraissait étendu sur le souvenir d’Aurilly sembla se déchirer.

– Le Haudoin ! s’écria-t-il, je suis mort !

– Ce n’est pas encore vrai, dit Remy en étendant sa main gauche sur la bouche du misérable qui se débattait sous lui, mais tout à l’heure !

Et, de sa main droite, il tira son couteau de sa gaîne.

– Maintenant, dit-il, Aurilly, tu as raison, maintenant tu es bien mort.

Et l’acier disparut dans la gorge du musicien, qui poussa un râle inarticulé.

Diane, les yeux hagards, à demi-tournée sur sa selle, appuyée au pommeau, frémissante, mais impitoyable, n’avait point détourné la tête de ce terrible spectacle.

Cependant, lorsqu’elle vit le sang jaillir le long de la lame, elle se renversa en arrière, et tomba de son cheval, raide comme si elle était morte.

Remy ne s’occupa point d’elle en ce terrible moment ; il fouilla Aurilly, lui enleva les deux rouleaux d’or, puis attacha une pierre au cou du cadavre et le précipita dans l’étang.

La pluie continuait de tomber à flots.

– Efface, ô mon Dieu ! dit-il, efface la trace de ta justice, car elle a encore d’autres coupables à frapper.

Puis il se lava les mains dans l’eau sombre et dormante, prit dans ses bras Diane encore évanouie, la hissa sur son cheval, et monta lui-même sur le sien en soutenant sa compagne.

Le cheval d’Aurilly, effrayé par les hurlements des loups qui se rapprochaient, comme si cette scène les eût appelés, disparut dans les bois.

Lorsque Diane fut revenue à elle, les deux voyageurs, sans échanger une seule parole, continuèrent leur route vers Château-Thierry.

LXXVIII. Comment le roi Henri III n’invita point Crillon à déjeuner, et comment Chicot s’invita tout seul §

Le lendemain du jour où les événements que nous venons de raconter s’étaient passés dans la forêt de la Fère, le roi de France sortait du bain à neuf heures du matin à peu près.

Son valet de chambre, après l’avoir roulé dans une couverture de fine laine, et l’avoir épongé avec deux nappes de cette épaisse ouate de Perse, qui ressemble à la toison d’une brebis, le valet de chambre avait fait place aux coiffeurs et aux habilleurs, qui, eux-mêmes, avaient fait place aux parfumeurs et aux courtisans.

Enfin, ces derniers partis, le roi avait mandé son maître-d’hôtel, en lui disant qu’il prendrait autre chose que son consommé ordinaire, attendu qu’il se sentait en appétit ce matin.

Cette bonne nouvelle, répandue à l’instant même dans le Louvre, y faisait naître une joie bien légitime, et le fumet des viandes commençait à s’exhaler des offices, lorsque Crillon, colonel des gardes françaises, on se le rappelle, entra chez Sa Majesté pour prendre ses ordres.

– Ma foi, mon bon Crillon, lui dit le roi, veille comme tu voudras ce matin au salut de ma personne ; mais, pour Dieu ! ne me force point à faire le roi ; je suis tout béat et tout hilare aujourd’hui ; il me semble que je ne pèse pas une once et que je vais m’envoler. J’ai faim, Crillon, comprends-tu cela, mon ami ?

– Je le comprends d’autant mieux, sire, répondit le colonel des gardes françaises, que j’ai grand’faim moi-même.

– Oh ! toi, Crillon, dit en riant le roi, tu as toujours faim.

– Pas toujours, sire ; oh ! non, Votre Majesté exagère, mais trois fois par jour ; et Votre Majesté ?

– Oh ! moi, une fois par an, et encore quand j’ai reçu de bonnes nouvelles.

– Harnibieu ! il paraît alors que vous avez reçu de bonnes nouvelles, sire ? Tant mieux, tant mieux, car elles deviennent de plus en plus rares, à ce qu’il me semble.

– Pas la moindre, Crillon ; mais tu sais le proverbe ?

– Ah ! oui : pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Je ne m’y fie pas aux proverbes, sire, et surtout à celui-là ; il ne vous est rien venu du côté de la Navarre ?

– Rien.

– Rien ?

– Sans doute, preuve qu’on y dort.

– Et du côté de la Flandre ?

– Rien.

– Rien ? preuve qu’on s’y bat. Et du côté de Paris ?

– Rien.

– Preuve qu’on y fait des complots.

– Ou des enfants, Crillon. À propos d’enfants, Crillon, je crois que je vais en avoir un.

– Vous, sire ! s’écria Crillon, au comble de l’étonnement.

– Oui, la reine a rêvé cette nuit qu’elle était enceinte.

– Enfin, sire… dit Crillon.

– Eh bien ! quoi ?

– Cela me rend on ne peut plus joyeux de savoir que Votre Majesté avait faim de si grand matin. Adieu, sire.

– Va, mon bon Crillon, va.

– Harnibieu ! sire, fit Crillon, puisque Votre Majesté a si grand’faim, elle devrait bien m’inviter à déjeuner.

– Pourquoi cela, Crillon ?

– Parce qu’on dit que Votre Majesté vit de l’air du temps, ce qui la fait maigrir, attendu que l’air est mauvais, et que j’aurais été enchanté de pouvoir dire : Harnibieu ! ce sont pures calomnies, le roi mange comme tout le monde.

– Non, Crillon, non, au contraire, laisse croire ce qu’on croit ; cela me fait rougir de manger comme un simple mortel, devant mes sujets. Ainsi, Crillon, comprends bien ceci : un roi doit toujours rester poétique, et ne se jamais montrer que noblement. Ainsi, voyons, un exemple.

– J’écoute, sire.

– Rappelle-toi le roi Alexander.

– Quel roi Alexander ?

– Alexander Magnus. Ah ! tu ne sais pas le latin, c’est vrai. Eh bien ! Alexandre aimait à se baigner devant ses soldats, parce qu’Alexandre était beau, bien fait et suffisamment dodu, ce qui fait qu’on le comparait à l’Apollon, et même à l’Antinous.

– Oh ! oh ! sire, fit Crillon, vous auriez diablement tort de faire comme lui et de vous baigner devant les vôtres, car vous êtes bien maigre, mon pauvre sire.

– Brave Crillon, va, dit Henri en lui frappant sur l’épaule, tu es un bien excellent brutal, tu ne me flattes pas, toi ; tu n’es pas courtisan, mon vieil ami.

– C’est qu’aussi vous ne m’invitez pas à déjeuner, reprit Crillon en riant avec bonhomie et en prenant congé du roi, plutôt content que mécontent, car la tape sur l’épaule avait fait balance au déjeuner absent.

Crillon parti, la table fut dressée aussitôt.

Le maître-d’hôtel royal s’était surpassé. Une certaine bisque de perdreaux avec une purée de truffes et de marrons attira tout d’abord l’attention du roi, que de belles huîtres avaient déjà tenté.

Aussi le consommé habituel, ce fidèle réconfortant du monarque, fut-il négligé ; il ouvrait en vain ses grands yeux dans son écuelle d’or ; ses yeux mendiants, comme eût dit Théophile, n’obtinrent absolument rien de Sa Majesté.

Le roi commença l’attaque sur sa bisque de perdreaux.

Il en était à sa quatrième bouchée, lorsqu’un pas léger effleura le parquet derrière lui, une chaise grinça sur ses roulettes, et une voix bien connue demanda aigrement :

– Un couvert !

Le roi se retourna.

– Chicot ! s’écria-t-il.

– En personne.

Et Chicot, reprenant ses habitudes, qu’aucune absence ne lui pouvait faire perdre, Chicot s’étendit dans sa chaise, prit une assiette, une fourchette, et sur le plat d’huîtres commença, en les arrosant de citron, à prélever les plus grosses et les plus grasses, sans ajouter un seul mot.

– Toi ici ! toi revenu ! s’écria Henri.

– Chut ! lui fit de la main Chicot, la bouche pleine.

Et il profita de cette exclamation du roi pour attirer à lui les perdreaux.

– Halte-là, Chicot, c’est mon plat ! s’écria Henri en allongeant la main pour retenir la bisque.

Chicot partagea fraternellement avec son prince et lui en rendit la moitié.

Puis il se versa du vin, passa de la bisque à un pâté de thon, du thon à des écrevisses farcies, avala par manière d’acquit, et par-dessus le tout, le consommé royal ; puis, poussant un grand soupir :

– Je n’ai plus faim, dit-il.

– Par la mordieu ! je l’espère bien, Chicot.

– Ah !… bonjour, mon roi, comment vas-tu ? Je te trouve un petit air tout guilleret ce matin.

– N’est-ce pas, Chicot ?

– De charmantes petites couleurs.

– Hein ?

– Est-ce à toi ?

– Parbleu !

– Alors, je t’en fais mon compliment.

– Le fait est que je me sens on ne peut plus dispos ce matin.

– Tant mieux, mon roi, tant mieux.

Ah ça ! mais ton déjeuner ne finissait point là, et il te restait bien encore quelques petites friandises ?

– Voici des cerises confites par les dames de Montmartre.

– Elles sont trop sucrées.

– Des noix farcies de raisin de Corinthe.

– Fi ! on a laissé les pépins dans les raisins.

– Tu n’es content de rien.

– C’est que, parole d’honneur, tout dégénère, même la cuisine, et qu’on vit de plus en plus mal à la cour.

– Vivrait-on mieux à celle du roi de Navarre ? demanda Henri en riant.

– Eh ! eh !… je ne dis pas non.

– Alors, c’est qu’il s’y est fait de grands changements.

– Ah ! quant à cela, tu ne crois pas si bien dire, Henriquet.

– Parle-moi un peu de ton voyage, alors ; cela me distraira.

– Très volontiers, je ne suis venu que pour cela. Par où veux-tu que je commence ?

– Par le commencement. Comment as-tu fait la route ?

– Oh ! une véritable promenade.

– Tu n’as pas eu de désagréments par les chemins ?

– Moi, j’ai fait un voyage de fée.

– Pas de mauvaises rencontres ?

– Allons donc ! est-ce qu’on se permettrait de regarder de travers un ambassadeur de Sa Majesté très chrétienne ? Tu calomnies tes sujets, mon fils.

– Je disais cela, reprit le roi, flatté de la tranquillité qui régnait dans son royaume, parce que n’ayant point de caractère officiel, ni même apparent, tu pouvais risquer.

– Je te dis, Henriquet, que tu as le plus charmant royaume du monde ; les voyageurs y sont nourris gratis, on les y héberge pour l’amour de Dieu, ils n’y marchent que sur des fleurs, et, quant aux ornières, elles sont tapissées de velours à franges d’or ; c’est incroyable, mais cela est.

– Enfin, tu es content, Chicot ?

– Enchanté.

– Oui, oui, ma police est bien faite.

– À merveille ! c’est une justice à lui rendre.

– Et la route est sûre ?

– Comme celle du paradis : on n’y rencontre que de petits anges qui passent en chantant les louanges du roi.

– Chicot, nous en revenons à Virgile.

– À quel endroit de Virgile ?

– Aux Bucoliques. O fortunatos nimium !

– Ah ! très bien, et pourquoi cette exception en faveur des laboureurs, mon fils ?

– Hélas ! parce qu’il n’en est pas de même dans les villes.

– Le fait est, Henri, que les villes sont un centre de corruption.

– Juges-en : tu fais cinq cents lieues sans encombre.

– Je te le dis, sur des roulettes.

– Moi, je vais seulement à Vincennes, trois quarts de lieue…

– Eh bien ?

– Eh bien ! je manque d’être assassiné sur la route.

– Ah bah ! fit Chicot.

– Je te conterai cela, mon ami, je suis en train d’en faire imprimer la relation circonstanciée ; sans mes quarante-cinq, j’étais mort.

– Vraiment ! et où la chose s’est-elle passée ?

– Tu veux demander où elle devait se passer ?

– Oui.

– À Bel-Esbat.

– Près du couvent de notre ami Gorenflot ?

– Justement.

– Et comment s’est-il conduit dans cette circonstance, notre ami ?

– À merveille, comme toujours, Chicot ; je ne sais si de son côté il avait entendu parler de quelque chose, mais, au lieu de ronfler comme font à cette heure tous mes fainéants de moines, il était debout sur son balcon, tandis que tout son couvent tenait la route.

– Et il n’a rien fait autre chose ?

– Qui ?

– Dom Modeste.

– Il m’a béni avec une majesté qui n’appartient qu’à lui, Chicot.

– Et ses moines ?

– Ils ont crié vive le roi ! à tue-tête.

– Et tu ne t’es pas aperçu d’autre chose ?

– De quelle chose ?

– C’est qu’ils portassent une arme quelconque sous leur robe.

– Ils étaient armés de toutes pièces, Chicot ; voilà où je reconnais la prévoyance du digne prieur ; voilà où je me dis : Cet homme savait tout, et cependant cet homme n’a rien dit, rien demandé ; il n’est pas venu le lendemain, comme d’Épernon, fouiller dans toutes mes poches, en me disant : Sire, pour avoir sauvé le roi.

– Oh ! quant à cela, il en était incapable ; d’ailleurs ses mains n’y entreraient pas, dans tes poches.

– Chicot, pas de plaisanteries sur dom Modeste, c’est un des plus grands hommes qui illustreront mon règne, et je te déclare qu’à la première occasion je lui fais donner un évêché.

– Et tu feras très bien, mon roi.

– Remarque une chose, Chicot, dit le roi en prenant son air profond, lorsqu’ils sortent des rangs du peuple les gens d’élite sont complets ; nous autres gentilshommes, vois-tu, nous prenons dans notre sang certaines vertus et certains vices de race, qui nous font des spécialités historiques. Ainsi, les Valois sont fins et subtils, braves, mais paresseux ; les Lorrains sont ambitieux et avares avec des idées, de l’intrigue, du mouvement ; les Bourbons sont sensuels et circonspects, mais sans idée, sans force, sans volonté ; vois plutôt Henri. Lorsque la nature, au contraire, pétrit de prime saut un homme né de rien, elle n’emploie que sa plus fine argile ; ainsi ton Gorenflot est complet.

– Tu trouves ?

– Oui, savant, modeste, rusé, brave ; on fera de lui tout ce qu’on voudra, un ministre, un général d’armée, un pape.

– Là, là ! sire, arrêtez-vous, dit Chicot : si le brave homme vous entendait, il crèverait dans sa peau, car il est fort orgueilleux, quoi que tu en dises, le prieur dom Modeste.

– Tu es jaloux, Chicot !

– Moi, Dieu m’en garde : la jalousie ! fi, la vilaine passion.

– Oh ! c’est que je suis juste, moi, la noblesse du sang ne m’aveugle point, stemmata quid faciunt ?

– Bravo ! Et tu disais donc, mon roi, que tu avais failli être assassiné ?

– Oui.

– Par qui ?

– Par la Ligue, mordieu !

– Comment se porte-t-elle, la Ligue ?

– Toujours de même.

– Ce qui veut dire de mieux en mieux ; elle engraisse, Henriquet, elle engraisse.

– Oh ! oh ! les corps politiques ne vivent point, qui s’engraissent trop jeunes ; c’est comme les enfants, Chicot.

– Ainsi, tu es content, mon fils ?

– À peu près.

– Tu te trouves en paradis ?

– Oui, Chicot, et ce m’est une grande joie de te voir arriver au milieu de ma joie, et j’y entrevois un surcroît de joie.

– Habemus consulem facetum, comme disait Caton.

– Tu apportes de bonnes nouvelles, n’est-ce pas, mon enfant ?

– Je crois bien.

– Et tu me fais languir, friand que tu es.

– Par où veux-tu que je commence, mon roi ?

– Je te l’ai déjà dit, par le commencement ; mais tu divagues toujours.

– Dois-je prendre à partir de mon départ ?

– Non, le voyage a été excellent, tu me l’as dit, n’est-ce pas ?

– Tu vois bien que je reviens entier, ce me semble.

– Oui, voyons donc l’arrivée en Navarre.

– J’y suis.

– Que faisait Henri, quand tu es arrivé ?

– L’amour.

– Avec Margot ?

– Oh ! non.

– Cela m’eût étonné ; il est donc toujours infidèle à sa femme ? le scélérat ; infidèle à une fille de France ! Heureusement qu’elle le lui rend. Et lorsque tu es arrivé, quel était le nom de la rivale de Margot ?

– Fosseuse.

– Une Montmorency ! Allons, ce n’est pas mal pour cet ours du Béarn. On parlait ici d’une paysanne, d’une jardinière, d’une bourgeoise.

– Oh ! c’est vieux tout cela.

– Ainsi, Margot est trompée ?

– Autant que femme peut l’être.

– Et elle est furieuse ?

– Enragée.

– Et elle se venge ?

– Je le crois bien.

Henri se frotta les mains avec une joie sans pareille.

– Que va-t-elle faire ? s’écria t-il en riant ; va-t-elle remuer ciel et terre, jeter Espagne sur Navarre, Artois et Flandre sur Espagne ? va-t-elle un peu appeler son petit frère Henriquet contre son petit mari Henriot, hein ?

– C’est possible.

– Tu l’as vue ?

– Oui.

– Et au moment où tu l’as quittée, que faisait-elle ?

– Oh ! cela, tu ne devinerais jamais.

– Elle se préparait à prendre un autre amant ?

– Elle se préparait à être sage-femme.

– Comment ! que signifie cette phrase, ou plutôt cette inversion anti-française ? Il y a équivoque, Chicot, gare à l’équivoque !

– Non pas, mon roi, non pas. Peste ! nous sommes un peu trop grammairien pour faire des équivoques, trop délicat pour faire des coq-à-l’âne, et trop véridique pour avoir jamais voulu dire femme sage ! Non, non, mon roi ; c’est bien sage-femme que j’ai dit.

– Obstetrix ?

– Obstetrix, oui, mon roi ; Juno Lucina, si tu aimes mieux.

– Monsieur Chicot !

– Oh ! roule tes yeux tant que tu voudras ; je te dis que ta sœur Margot était en train de faire un accouchement quand je suis parti de Nérac.

– Pour son compte ! s’écria Henri en pâlissant, Margot aurait des enfants ?

– Non, non, pour le compte de son mari ; tu sais bien que les derniers Valois n’ont pas la vertu prolifique ; ce n’est point comme les Bourbons, peste !

– Ainsi Margot accouche, verbe actif.

– Tout ce qu’il y a de plus actif.

– Qui accouche-t-elle ?

– Mademoiselle Fosseuse.

– Ma foi, je n’y comprends rien, dit le roi.

– Ni moi non plus, dit Chicot ; mais je ne me suis pas engagé à te faire comprendre ; je me suis engagé à te dire ce qui est, voilà tout.

– Mais ce n’est peut-être qu’à son corps défendant qu’elle a consenti à cette humiliation ?

– Certainement, il y a eu lutte ; mais du moment où il y a eu lutte, il y a eu infériorité de part ou d’autre ; vois Hercule avec Antée, vois Jacob avec l’ange, eh bien ! ta sœur a été moins forte que Henri, voilà tout.

– Mordieu ! j’en suis aise, en vérité.

– Mauvais frère.

– Ils doivent s’exécrer alors ?

– Je crois qu’au fond ils ne s’adorent pas.

– Mais en apparence ?

– Ils sont les meilleurs amis du monde, Henri.

– Oui ; mais un beau matin viendra quelque nouvel amour qui les brouillera tout à fait.

– Eh bien ! ce nouvel amour est venu, Henri.

– Bah !

– Oui, d’honneur ; mais veux-tu que je te dise la peur que j’ai ?

– Dis.

– J’ai peur que ce nouvel amour, au lieu de les brouiller, ne les raccommode.

– Ainsi, il y a un nouvel amour ?

– Eh ! mon Dieu, oui.

– Du Béarnais ?

– Du Béarnais.

– Pour qui ?

– Attends donc ; tu veux tout savoir, n’est-ce pas ?

– Oui, raconte, Chicot, raconte ; tu racontes très bien.

– Merci, mon fils ; alors, si tu veux tout savoir, il faut que je remonte au commencement.

– Remonte, mais dis vite.

– Tu avais écrit une lettre au féroce Béarnais ?

– Comment sais-tu cela ?

– Parbleu ! je l’ai lue.

– Qu’en dis-tu ?

– Que si ce n’était pas délicat de procédé, c’était au moins astucieux de langage.

– Elle devait les brouiller.

– Oui, si Henri et Margot eussent été des conjoints ordinaires, des époux bourgeois.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que le Béarnais n’est point une bête.

– Oh !

– Et qu’il a deviné.

– Deviné quoi ?

– Que tu voulais le brouiller avec sa femme.

– C’était clair, cela.

– Oui, mais ce qui l’était moins, c’était le but dans lequel tu voulais les brouiller.

– Ah ! diable ! le but.

– Oui, ce damné Béarnais ne s’est-il pas avisé de croire que tu n’avais d’autre but, en le brouillant avec sa femme, que de ne pas payer à ta sœur la dot que tu lui dois !

– Ouais !

– Mon Dieu, oui, voilà ce que ce Béarnais du diable s’est logé dans l’esprit.

– Continue, Chicot, continue, dit le roi devenu sombre ; après ?

– Eh bien ! à peine eut-il deviné cela qu’il devint ce que tu es en ce moment, triste et mélancolique.

– Après, Chicot, après ?

– Alors, cela l’a distrait de sa distraction, et il n’a presque plus aimé Fosseuse.

– Bah !

– C’est comme je te le dis ; alors il a été pris de cet autre amour dont je te parlais.

– Mais c’est donc un Persan que cet homme, c’est donc un païen, un Turc ? il pratique donc la polygamie ? Et qu’a dit Margot ?

– Cette fois, mon fils, cela va t’étonner, mais Margot a été ravie.

– Du désastre de Fosseuse, je conçois cela.

– Non pas, non pas, enchantée pour son propre compte.

– Elle prend donc goût à l’état de sage-femme ?

– Ah ! cette fois elle ne sera pas sage-femme.

– Que sera-t-elle donc ?

– Elle sera marraine, son mari le lui a promis et les dragées sont même répandues à l’heure qu’il est.

– Dans tous les cas, ce n’est point avec son apanage qu’il les a achetées.

– Tu crois cela, mon roi ?

– Sans doute, puisque je lui refuse cet apanage. Mais quel est le nom de la nouvelle maîtresse ?

– Oh ! c’est une belle et forte personne, qui porte une ceinture magnifique, et qui est fort capable de se défendre si on l’attaque.

– Et s’est-elle défendue ?

– Pardieu !

– De sorte que Henri a été repoussé avec perte ?

– D’abord.

– Ah ! ah ! et ensuite ?

– Henri est entêté ; il est revenu à la charge.

– De sorte ?

– De sorte qu’il l’a prise.

– Comment cela ?

– De force.

– De force !

– Oui, avec des pétards.

– Que diable me dis-tu donc là, Chicot ?

– La vérité.

– Des pétards ! et qu’est-ce donc que cette belle que l’on prend avec des pétards ?

– C’est mademoiselle Cahors.

– Mademoiselle Cahors !

– Oui, une belle et grande fille, ma foi, qu’on disait pucelle comme Péronne, qui a un pied sur le Lot, l’autre sur la montagne, et dont le tuteur est, ou plutôt était M. de Vesin, un brave gentilhomme de tes amis.

– Mordieu ! s’écria Henri furieux ; ma ville ! il a pris ma ville !

– Dame ! tu comprends, Henriquet ; tu ne voulais pas la lui donner après la lui avoir promise ; il a bien fallu qu’il se décidât à la prendre. Mais, à propos, tiens, voilà une lettre qu’il m’a chargé de te remettre en main propre.

Et Chicot, tirant une lettre de sa poche, la remit au roi.

C’était celle que Henri avait écrite après la prise de Cahors, et qui finissait par ces mots :

Quod mihi dixisti profuit multum ; cognosco meos devotos ; nosce tuos ; Chicotus cœtera expediet.

Ce qui signifiait :

« Ce que tu m’as dit, m’a été fort utile ; je connais mes amis, connais les tiens ; Chicot te dira le reste. »

LXXIX. Comment après avoir reçu des nouvelles du Midi, Henri en reçut du Nord §

Le roi, au comble de l’exaspération, put à peine lire la lettre que Chicot venait de lui donner.

Pendant qu’il déchiffrait le latin du Béarnais avec des crispations d’impatience qui faisaient trembler le parquet, Chicot, devant un grand miroir de Venise suspendu au-dessus d’un dressoir d’orfèvrerie, admirait sa tenue et les grâces infinies que sa personne avait prises sous l’habit militaire.

Infinies était le mot, car jamais Chicot n’avait paru si grand ; sa tête, un peu chauve, était surmontée d’une salade conique dans le genre de ces armets allemands que l’on ciselait si curieusement à Trêves et à Mayence, et il était occupé pour le moment à replacer sur son buffle, graissé par la sueur et le frottement des armes, une demi-cuirasse de voyage, que, pour déjeuner, il avait posée sur un buffet ; en outre, tout en rebouclant sa cuirasse, il faisait sonner sur le parquet des éperons plus capables d’éventrer que d’éperonner un cheval.

– Oh ! je suis trahi ! s’écria Henri lorsqu’il eut achevé la lecture ; le Béarnais avait un plan, et je ne l’en ai pas soupçonné.

– Mon fils, répliqua Chicot, tu connais le proverbe : Il n’est pire eau que l’eau qui dort.

– Va-t’en au diable, avec tes proverbes !

Chicot s’avança vers la porte comme pour obéir.

– Non, reste.

Chicot s’arrêta.

– Cahors pris ! continua Henri.

– Et de la bonne façon même, dit Chicot.

– Mais il a donc des généraux, des ingénieurs ?

– Nenni, dit Chicot, le Béarnais est trop pauvre ; comment les paierait-il ? Non pas, il fait tout lui-même.

– Et… il se bat ? dit Henri avec une sorte de dédain.

– Te dire qu’il s’y met tout d’abord et d’enthousiasme, non, je n’oserais pas, non ; il ressemble à ces gens qui tâtent l’eau avant que de se baigner ; il se mouille le bout des doigts dans une petite sueur de mauvais augure, se prépare la poitrine avec quelques meâ culpâ, le front avec quelques réflexions philosophiques ; cela lui prend les dix premières minutes qui suivent le premier coup de canon, après quoi il donne une tête dans l’action et nage dans le plomb fondu et dans le feu comme une salamandre.

– Diable ! fit Henri, diable !

– Et je t’assure, Henri, qu’il y faisait chaud, là-bas.

Le roi se leva précipitamment et arpenta la salle à grands pas.

– Voilà un échec pour moi ! s’écriait-il en terminant tout haut sa pensée commencée tout bas, on en rira. Je serai chansonné. Ces coquins de Gascons sont caustiques, et je les entends déjà, aiguisant leurs dents et leurs sourires sur les horribles airs de leurs musettes. Mordieu ! heureusement que j’ai eu l’idée d’envoyer à François ce secours tant demandé ; Anvers va me compenser Cahors ; le Nord effacera les fautes du Midi.

– Amen ! dit Chicot en plongeant délicatement, pour achever son dessert, le bout de ses doigts dans les drageoirs et dans les compotiers du roi.

En ce moment la porte s’ouvrit et l’huissier annonça :

– M. le comte du Bouchage !

– Ah ! s’écria Henri, je te le disais bien, Chicot, voilà ma nouvelle qui arrive. Entrez, comte, entrez.

L’huissier démasqua la porte, et l’on vit apparaître dans le cadre de cette porte, à la portière tombant à demi, le jeune homme qu’on venait d’annoncer, pareil à un portrait en pied d’Holbein ou du Titien.

Il s’avança lentement et fléchit le genou au milieu du tapis de la chambre.

– Toujours pâle, lui dit le roi, toujours lugubre. Voyons, ami, pour un moment, prends ton visage de Pâques, et ne me dis pas de bonnes choses avec un mauvais air ; parle vite, du Bouchage, parce que j’ai soif de ton récit. Tu viens de Flandre, mon fils ?

– Oui, sire.

– Et lestement, à ce que je vois.

– Sire, aussi vite qu’un homme peut marcher sur la terre.

– Sois le bienvenu. Anvers, où en est Anvers ?

– Anvers appartient au prince d’Orange, sire.

– Au prince d’Orange, qu’est-ce que c’est que cela ?

– À Guillaume, si vous l’aimez mieux.

– Ah ça, mais, et mon frère ne marchait-il pas sur Anvers ?

– Oui, sire ; mais maintenant, ce n’est plus sur Anvers qu’il marche, c’est sur Château-Thierry.

– Il a quitté l’armée ?

– Il n’y a plus d’armée, sire.

– Oh ! fit le roi en faiblissant des genoux et en retombant dans son fauteuil, mais Joyeuse ?

– Sire, mon frère, après avoir fait des prodiges avec ses marins, après avoir soutenu toute la retraite, mon frère a rallié le peu d’hommes échappés au désastre, et a fait avec eux une escorte à M. le duc d’Anjou.

– Une défaite ! murmura le roi.

Puis, tout à coup, avec un éclair étrange dans le regard :

– Alors les Flandres sont perdues pour mon frère ?

– Absolument, sire.

– Sans retour ?

– Je le crains.

Le front du prince s’éclaircit graduellement comme sous le jour d’une pensée intérieure.

– Ce pauvre François, dit-il en souriant, il a du malheur en couronnes. Il a manqué celle de Navarre ; il a étendu la main vers celle d’Angleterre ; il a touché celle de Flandre : gageons, du Bouchage, qu’il ne régnera jamais : pauvre frère, lui qui en a tant envie !

– Eh ! mon Dieu ! c’est toujours comme cela quand on a envie de quelque chose, dit Chicot d’un ton solennel.

– Et combien de prisonniers ? demanda le roi.

– Deux mille, à peu près.

– Combien de morts ?

– Autant au moins ; M. de Saint-Aignan est du nombre.

– Comment ! il est mort, ce pauvre Saint-Aignan ?

– Noyé.

– Noyé ! Comment ! vous vous êtes donc jetés dans l’Escaut ?

– Non pas ; c’est l’Escaut qui s’est jeté sur nous.

Le comte fit alors au roi un récit exact de la bataille et de l’inondation.

Henri l’écouta d’un bout à l’autre avec une pose, un silence et une physionomie qui ne manquaient pas de majesté.

Puis, lorsque le récit fut fini, il se leva et alla s’agenouiller devant le prie-Dieu de son oratoire, fit son oraison, et, un instant après, revint avec un visage parfaitement rasséréné.

– Là ! dit-il, j’espère que je prends les choses en roi. Un roi soutenu par le Seigneur est réellement plus qu’un homme. Voyons, comte, imitez-moi, et puisque votre frère est sauvé comme le mien, Dieu merci, eh bien ! déridons-nous un peu.

– Je suis à vos ordres, sire.

– Que veux-tu pour prix de tes services, du Bouchage ? parle.

– Sire, dit le jeune homme en secouant la tête, je n’ai rendu aucun service.

– Je le conteste ; mais en tout cas, ton frère en a rendu.

– D’immenses, sire.

– Il a sauvé l’armée, dis-tu, ou plutôt les débris de l’armée.

– Il n’y a pas, dans ce qu’il en reste, un seul homme qui ne vous dise qu’il doit la vie à mon frère.

– Eh bien ! du Bouchage, ma volonté est d’étendre mon bienfait sur vous deux, et j’imiterai en cela le Seigneur tout-puissant qui vous a protégés d’une façon si visible en vous faisant tous deux pareils, c’est-à-dire riches, braves et beaux ; en outre j’imiterai ces grands politiques si bien inspirés toujours, lesquels avaient pour coutume de récompenser les messagers de mauvaises nouvelles.

– Allons donc ! dit Chicot, je connais des exemples de messagers pendus pour avoir été porteurs de mauvais messages.

– C’est possible, dit majestueusement Henri, mais il y a le sénat qui a remercié Varron.

– Tu me cites des républicains. Valois, Valois, le malheur te rend humble.

– Voyons, du Bouchage, que veux-tu ? que désires-tu ?

– Puisque Votre Majesté me fait l’honneur de me parler si affectueusement, j’oserai mettre à profit sa bienveillance ; je suis las de la vie, sire ; et cependant j’ai répugnance à abréger ma vie, car Dieu le défend ; tous les subterfuges qu’un homme d’honneur emploie en pareil cas sont des péchés mortels ; se faire tuer à l’armée, se laisser mourir de faim, oublier de nager quand on traverse un fleuve, ce sont des travestissements de suicide au milieu desquels Dieu voit parfaitement clair, car, vous le savez, sire, nos pensées les plus secrètes sont à jour devant Dieu ; je renonce donc à mourir avant le terme que Dieu a fixé à ma vie, mais le monde me fatigue et je sortirai du monde.

– Mon ami ! fit le roi.

Chicot leva la tête et regarda avec intérêt ce jeune homme si beau, si brave, si riche, et qui cependant parlait d’une voix si désespérée.

– Sire, continua le comte avec l’accent de la résolution, tout ce qui m’arrive depuis quelque temps fortifie en moi ce désir ; je veux me jeter dans les bras de Dieu, souverain consolateur des affligés, comme il est en même temps souverain maître des heureux de la terre ; daignez donc, sire, me faciliter les moyens d’entrer en religion, car, ainsi que dit le prophète, mon cœur est triste comme la mort.

Chicot, le railleur personnage, interrompit un instant la gymnastique incessante de ses bras et de sa physionomie, pour écouter cette douleur majestueuse qui parlait si noblement, si sincèrement, par la voix la plus douce et la plus persuasive que Dieu ait jamais donnée à la jeunesse et à la beauté.

Son œil brillant s’éteignit en reflétant le regard désolé du frère de Joyeuse, tout son corps s’étendit et s’affaissa par la sympathie de ce découragement qui semblait avoir, non pas détendu, mais tranché chaque fibre du corps de du Bouchage.

Le roi, lui aussi, avait senti son cœur se fondre à l’audition de cette douloureuse requête.

– Ah ! je comprends, ami, dit-il, tu veux entrer en religion, mais tu te sens homme encore, et tu crains les épreuves.

– Je ne crains pas pour les austérités, sire, mais pour le temps qu’elles laissent à l’indécision ; non, non, ce n’est point pour adoucir les épreuves qui me seront imposées, car j’espère ne rien retirer à mon corps des souffrances physiques, à mon esprit des privations morales ; c’est pour enlever à l’un ou à l’autre tout prétexte de revenir au passé ; c’est pour faire, en un mot, jaillir de la terre, cette grille qui doit me séparer à jamais du monde, et qui, d’après les règles ecclésiastiques, d’ordinaire pousse lentement comme une haie d’épines.

– Pauvre garçon, dit le roi qui avait suivi le discours de du Bouchage en scandant pour ainsi dire chacune de ses paroles, pauvre garçon ! je crois qu’il fera un bon prédicateur, n’est-ce pas, Chicot ?

Chicot ne répondit rien. Du Bouchage continua :

– Vous comprenez, sire, que c’est dans ma famille même que s’établira la lutte ; que c’est dans mes proches que je trouverai la plus rude opposition ; mon frère le cardinal, si bon en même temps qu’il est si mondain, cherchera mille raisons de me faire changer d’avis, et s’il ne réussit point à me persuader, comme j’en suis sûr, il s’attaquera aux impossibilités matérielles, et m’alléguera Rome, qui met des délais entre chaque degré des ordres. Là, Votre Majesté est toute-puissante, là je reconnaîtrai la force du bras que Votre Majesté veut bien étendre sur ma tête. Vous m’avez demandé ce que je désirais, sire, vous m’avez promis de satisfaire à mon désir ; mon désir, vous le voyez, est tout en Dieu ; obtenez de Rome que je sois dispensé du noviciat.

Le roi, de rêveur qu’il était, se releva souriant, et prenant la main du comte :

– Je ferai ce que tu me demandes, mon fils, lui dit-il ; tu veux être à Dieu, tu as raison, c’est un meilleur maître que moi.

– Beau compliment que tu lui fais là ! murmura Chicot entre sa moustache et ses dents.

– Eh bien ! soit, continua le roi, tu seras ordonné selon tes désirs, cher comte, je te le promets.

– Et Votre Majesté me comble de joie ! s’écria le jeune homme en baisant la main de Henri avec autant de joie que s’il eût été fait duc, pair ou maréchal de France. Ainsi, c’est chose dite.

– Parole de roi, foi de gentilhomme, dit Henri.

La figure de du Bouchage s’éclaira ; quelque chose comme un sourire d’extase passa sur ses lèvres ; il salua respectueusement le roi, et disparut.

– Voilà un heureux, un bien heureux jeune homme ! s’écria Henri.

– Bon ! s’écria Chicot, tu n’as rien à lui envier, ce me semble, il n’est pas plus lamentable que toi, sire.

– Mais comprends donc, Chicot, il va être moine, il va se donner au ciel.

– Eh ! qui diable t’empêche d’en faire autant ? Il demande des dispenses à son frère le cardinal ; mais j’en connais un cardinal, moi, qui te donnera toutes les dispenses nécessaires ; il est encore mieux que toi avec Rome, celui-là ; tu ne le connais pas ? c’est le cardinal de Guise.

– Chicot !

– Et si la tonsure t’inquiète, car, enfin, c’est une opération délicate que celle de la tonsure, les plus jolies mains du monde, les plus jolis ciseaux de la rue de la Coutellerie, des ciseaux d’or, ma foi, te donneront ce précieux symbole, qui portera au chiffre trois le nombre des couronnes que tu auras portées et qui justifiera la devise : Manet ultima cœlo.

– De jolies mains, dis-tu ?

– Eh bien ! voyons, est-ce que tu vas dire, par hasard, du mal des mains de madame la duchesse de Montpensier après en avoir dit de ses épaules ? Quel roi tu fais, et quelle sévérité tu montres à l’endroit de tes sujettes !

Le roi fronça le sourcil et passa sur ses tempes une main tout aussi blanche que celles dont on lui parlait, mais plus tremblante assurément.

– Voyons, voyons, dit Chicot, laissons tout cela, car je vois, du reste, que la conversation t’ennuie, et revenons aux choses qui m’intéressent personnellement.

Le roi fit un geste moitié indifférent, moitié approbatif.

Chicot regarda autour de lui, faisant marcher son fauteuil sur les deux pieds de derrière.

– Voyons, dit-il à demi-voix, réponds, mon fils : ces messieurs de Joyeuse sont partis comme cela pour les Flandres.

– D’abord, que veut dire ton comme cela ?

– Il veut dire que ce sont des gens si âpres, l’un au plaisir, l’autre à la tristesse, qu’il me paraît surprenant qu’ils aient quitté Paris sans faire un peu de vacarme, l’un pour s’amuser, l’autre pour s’étourdir.

– Eh bien ?

– Eh bien ! comme tu es de leurs meilleurs amis, tu dois savoir comment ils s’en sont allés.

– Sans doute, que je le sais.

– Alors, dis-moi, Henriquet, as-tu entendu dire ?…

Chicot s’arrêta.

– Quoi ?

– Qu’ils aient battu quelqu’un de considérable, par exemple ?

– Je ne l’ai pas entendu dire.

– Ont-ils enlevé quelque femme avec effraction et pistolades ?

– Pas que je sache.

– Ont-ils… brûlé quelque chose, par hasard ?

– Quoi ?

– Que sais-je, moi ? ce qu’on brûle pour se distraire quand on est grand seigneur, la maison d’un pauvre diable, par exemple.

– Es-tu fou, Chicot ? brûler une maison dans ma ville de Paris, est-ce que l’on oserait se permettre d’y faire de ces choses-là ?

– Ah ! oui, l’on se gêne !

– Chicot !

– Enfin, ils n’ont rien fait dont tu aies entendu le bruit ou vu la fumée ?

– Ma foi, non.

– Tant mieux, dit Chicot, respirant avec une sorte de facilité qu’il n’avait pas eue pendant tout le temps qu’avait duré l’interrogatoire qu’il venait de faire subir à Henri.

– Sais-tu une chose, Chicot ? dit Henri.

– Non, je ne la sais pas.

– C’est que tu deviens méchant.

– Moi ?

– Oui, toi.

– Le séjour de la tombe m’avait édulcoré, grand roi, mais ta présence me surit. Omnia letho putrescunt.

– C’est-à-dire que je suis moisi ? fit le roi.

– Un peu, mon fils, un peu.

– Vous devenez insupportable, Chicot, et je vous attribue des projets d’intrigue et d’ambition que je croyais loin de votre caractère.

– Des projets d’ambition, à moi ? Chicot ambitieux ! Henriquet, mon fils, tu n’étais que niais, tu deviens fou, il y a progrès.

– Et moi je vous dis, monsieur Chicot, que vous voulez éloigner de moi tous mes serviteurs, en leur supposant des intentions qu’ils n’ont pas, des crimes auxquels ils n’ont pas pensé ; je dis que vous voulez m’accaparer, enfin.

– T’accaparer ! moi ! s’écria Chicot ; t’accaparer ! pourquoi faire ? Dieu m’en préserve, tu es un être trop gênant, bone Deus ! sans compter que tu es difficile à nourrir en diable. Oh ! non, non, par exemple.

– Hum ! fit le roi.

– Voyons, explique-moi d’où te vient cette idée cornue ?

– Vous avez commencé par écouter froidement mes éloges à l’endroit de votre ancien ami, dom Modeste, à qui vous devez beaucoup.

– Moi, je dois beaucoup à dom Modeste ? Bon, bon, bon ! après ?

– Après, vous avez essayé de me calomnier mes Joyeuse, deux amis véritables, ceux-là.

– Je ne dis pas non.

– Ensuite, vous avez lancé votre coup de griffe sur les Guises.

– Ah ! tu les aimes à présent, ceux-là aussi ; tu es dans ton jour d’aimer tout le monde, à ce qu’il paraît.

– Non, je ne les aime pas ; mais comme, en ce moment, ils se tiennent cois et couverts ; comme, en ce moment, ils ne me font pas le moindre tort ; comme je ne les perds pas un instant de vue ; que tout ce que je remarque en eux c’est toujours la même froideur de marbre, et que je n’ai pas l’habitude d’avoir peur des statues, si menaçantes qu’elles soient, je m’en tiens à celles dont je connais le visage et l’attitude ; vois-tu, Chicot, un fantôme, lorsqu’il est devenu familier, n’est plus qu’un compagnon insupportable. Tous ces Guises, avec leurs regards effarouchés et leurs grandes épées, sont les gens de mon royaume qui jusque aujourd’hui m’ont fait le moins de tort ; et ils ressemblent, veux-tu que je dise à quoi ?

– Dis, Henriquet, tu me feras plaisir ; tu sais bien que tu es plein de subtilités dans les comparaisons.

– Ils ressemblent à ces perches qu’on lâche dans les étangs pour donner la chasse aux gros poissons et les empêcher d’engraisser par trop : mais suppose un instant que les gros poissons n’en aient pas peur.

– Eh bien ?

– Elles n’ont pas assez bonnes dents pour entamer leurs écailles.

– Oh ! Henri, mon enfant, que tu es donc subtil !

– Tandis que ton Béarnais…

– Voyons, as-tu aussi une comparaison pour le Béarnais ?

– Tandis que ton Béarnais, qui miaule comme un chat, mord comme un tigre…

– Sur ma vie, dit Chicot, voilà Valois qui pourlèche Guise ! Allons, allons, mon fils, tu es en trop bonne voie pour t’arrêter. Divorce tout de suite et épouse madame de Montpensier ; tu auras au moins une chance avec elle ; si tu ne lui fais pas d’enfant, elle t’en fera ; n’a-t-elle pas été amoureuse de toi dans le temps ?

Henri se rengorgea.

– Oui, dit-il, mais j’étais occupé ailleurs ; voilà la source de toutes ses menaces. Chicot, tu as mis le doigt dessus ; elle a contre moi une rancune de femme, et elle m’agace de temps en temps, mais heureusement je suis homme, et je n’ai qu’à en rire.

Henri achevait ces paroles en relevant son col rabattu à l’italienne, quand l’huissier Nambu cria du seuil de la porte :

– Un messager de M. le duc de Guise pour Sa Majesté !

– Est-ce un courrier ou un gentilhomme ? demanda le roi.

– C’est un capitaine, sire.

– Par ma foi, qu’il entre, et il sera le bienvenu.

En même temps un capitaine de gendarmes entra vêtu de l’uniforme de campagne, et fit le salut accoutumé.

LXXX. Les deux compères §

Chicot, à cette annonce, s’était assis, et, selon son habitude, tournait impertinemment le dos à la porte, et son œil à demi voilé se plongeait dans une de ces méditations intérieures qui lui étaient si habituelles, quand les premiers mots que prononça le messager des Guises le firent tressaillir.

En conséquence, il rouvrit l’œil.

Heureusement, ou malheureusement, le roi, occupé du nouveau venu, ne fit point attention à cette manifestation, toujours effrayante de la part de Chicot.

Le messager se trouvait placé à dix pas du fauteuil dans lequel Chicot s’était blotti, et comme le profil de Chicot dépassait à peine les garnitures du fauteuil, l’œil de Chicot voyait le messager tout entier, tandis que le messager ne pouvait voir que l’œil de Chicot.

– Vous venez de la Lorraine ? demanda le roi à ce messager, dont la taille était assez noble et la mine assez guerrière.

– Non pas, sire, mais de Soissons, où M. le duc, qui n’a pas quitté cette ville depuis un mois, m’a remis cette lettre que j’ai l’honneur de déposer aux pieds de Votre Majesté.

L’œil de Chicot étincelait et ne perdait pas un geste du nouveau venu, comme ses oreilles n’en perdaient pas une parole.

Le messager ouvrit son buffle fermé par des agrafes d’argent, et tira d’une poche de cuir, doublée de soie, placée sur le cœur, non pas une lettre, mais deux lettres, car l’une entraîna l’autre à laquelle elle s’était attachée par la cire de son cachet, de sorte que, comme le capitaine n’en tirait qu’une, la seconde ne tomba pas moins sur le tapis.

L’œil de Chicot suivit cette lettre au vol, comme l’œil du chat suit le vol de l’oiseau.

Il vit aussi, à la chute inattendue de cette lettre, la rougeur se répandre sur les joues du messager, son embarras pour la ramasser, comme pour donner la première au roi.

Mais Henri ne vit rien, lui ; Henri, modèle de confiance, c’était son heure, ne fit attention à rien. Il ouvrit seulement celle des deux lettres qu’on voulait bien lui offrir, et lut.

De son côté, le messager, voyant le roi absorbé dans sa lecture, s’absorba dans la contemplation du roi, sur le visage duquel il semblait chercher le reflet de toutes les pensées que cette intéressante lecture pouvait faire naître dans son esprit.

– Ah ! maître Borromée ! maître Borromée ! murmura Chicot, en suivant de son côté des yeux chaque mouvement du fidèle de M. de Guise ! Ah ! tu es capitaine, et tu ne donnes qu’une lettre au roi quand tu en as deux dans ta poche ; attends, mon mignon, attends.

– C’est bien ! c’est bien ! fit le roi en relisant chaque ligne de la lettre du duc avec une satisfaction visible ; allez, capitaine, allez, et dites à M. de Guise que je suis reconnaissant de l’offre qu’il me fait.

– Votre Majesté ne m’honore point d’une réponse écrite ? demanda le messager.

– Non, je le verrai dans un mois ou six semaines ; par conséquent, je le remercierai moi-même ; allez !

Le capitaine s’inclina et sortit de l’appartement.

– Tu vois bien, Chicot, dit alors le roi à son compagnon, qu’il croyait toujours dans le fond de son fauteuil, tu vois bien, M. de Guise est pur de toute machination. Ce brave duc, il a su l’affaire de Navarre : il craint que les huguenots ne s’enhardissent et ne relèvent la tête, car il a appris que les Allemands veulent déjà envoyer du renfort au roi de Navarre. Or, que fait-il ? devine ce qu’il fait.

Chicot ne répondit point : Henri crut qu’il attendait l’explication.

– Eh bien ! continua-t-il, il m’offre l’armée qu’il vient de lever en Lorraine pour surveiller les Flandres, et il me prévient que, dans six semaines, cette armée sera toute à ma disposition avec son général. Que dis-tu de cela, Chicot ?

Silence absolu de la part du Gascon.

– En vérité, mon cher Chicot, continua le roi, tu as cela d’absurde, mon ami, que tu es entêté comme une mule d’Espagne, et que si l’on a le malheur de te convaincre de quelque erreur, ce qui arrive souvent, tu boudes ; eh ! oui, tu boudes comme un sot que tu es.

Pas un souffle ne vint contredire Henri dans l’opinion qu’il venait de manifester d’une façon si franche sur son ami.

Il y avait quelque chose qui déplaisait plus encore à Henri que la contradiction, c’était le silence.

– Je crois, dit-il, que le drôle a eu l’impertinence de s’endormir. Chicot, continua-t-il en s’avançant vers le fauteuil, ton roi te parle, veux-tu répondre ?

Mais Chicot ne pouvait répondre, attendu qu’il n’était plus là. Et Henri trouva le fauteuil vide.

Ses yeux parcoururent toute la chambre ; le Gascon n’était pas plus dans la chambre que dans le fauteuil.

Son casque avait disparu comme lui et avec lui.

Le roi fut saisi d’une sorte de frisson superstitieux ; il lui passait quelquefois par l’esprit que Chicot était un être surhumain, quelque incarnation diabolique, de la bonne espèce, c’est vrai, mais diabolique, enfin.

Il appela Nambu.

Nambu n’avait rien de commun avec Henri. C’était un esprit fort au contraire, comme le sont en général ceux qui gardent les antichambres des rois. Il croyait aux apparitions et aux disparitions des êtres vivants, et non des spectres.

Nambu assura positivement à Sa Majesté avoir vu Chicot sortir cinq minutes avant la sortie de l’envoyé de monseigneur le duc de Guise.

Seulement il sortait avec une légèreté et les précautions d’un homme qui ne voulait pas qu’on le vît sortir.

– Décidément, fit Henri en passant dans son oratoire, Chicot s’est fâché d’avoir eu tort. Que les hommes sont mesquins, mon Dieu ! Je dis cela pour tous, et même pour les plus spirituels.

Maître Nambu avait raison ; Chicot, coiffé de sa salade et raidi par sa longue épée, avait traversé les antichambres sans grand bruit ; mais quelque précaution qu’il prît, il lui avait bien fallu laisser sonner ses éperons sur les degrés qui conduisaient des appartements au guichet du Louvre, bruit qui avait fait retourner beaucoup de monde, et avait valu à Chicot force saluts, car on savait la position de Chicot près du roi, et beaucoup saluaient Chicot plus bas qu’ils n’eussent salué le duc d’Anjou.

Dans un angle du guichet, Chicot s’arrêta comme pour rattacher un éperon.

Le capitaine de M. de Guise, nous l’avons dit, était sorti cinq minutes à peine après Chicot, auquel il n’avait prêté aucune attention. Il avait descendu les degrés et avait traversé les cours, fier et enchanté à la fois ; fier, parce qu’à tout prendre il n’était point un soldat de mauvaise mine, et qu’il se plaisait à faire parader ses grâces devant les Suisses et les gardes de Sa Majesté très chrétienne : enchanté, parce que le roi l’avait accueilli de façon à prouver qu’il n’avait aucun soupçon contre M. de Guise. Au moment où il franchissait le guichet du Louvre, et où il traversait le pont-levis, il fut réveillé par un cliquetis d’éperons qui semblait être l’écho des siens.

Il se retourna, pensant que le roi faisait peut-être courir après lui, et grande fut sa stupéfaction en reconnaissant, sous les pointes retroussées de sa salade, le visage bénin et la physionomie chattemite du bourgeois Robert Briquet, sa damnée connaissance.

On se rappelle que le premier mouvement de ces deux hommes à l’égard l’un de l’autre n’avait pas été précisément un mouvement de sympathie.

Borromée ouvrit sa bouche d’un demi-pied carré, comme dit Rabelais, et croyant voir que celui qui le suivait désirait avoir affaire à lui, il suspendit sa marche, de sorte que Chicot l’eut rejoint en deux enjambées.

On sait, au reste, quelles enjambées c’étaient que celles de Chicot.

– Corbœuf ! dit Borromée.

– Ventre de biche ! s’écria Chicot.

– Mon doux bourgeois !

– Mon révérend père !

– Avec cette salade !

– Sous ce buffle !

– C’est merveille pour moi de vous voir !

– C’est satisfaction pour moi de vous rejoindre !

Et les deux fiers à bras se regardèrent pendant quelques secondes avec l’hésitation hostile de deux coqs qui vont se quereller et qui, pour s’intimider l’un l’autre, se dressent sur leurs ergots.

Borromée fut le premier qui passa du grave au doux.

Les muscles de son visage se détendirent, et avec un air de franchise guerrière et d’aimable urbanité :

– Vive Dieu ! dit-il, vous êtes un rusé compère, maître Robert Briquet !

– Moi, mon révérend ! répondit Chicot, à quelle occasion me dites-vous cela, je vous prie ?

– À l’occasion du couvent des Jacobins, où vous m’avez fait croire que vous n’étiez qu’un simple bourgeois. Il faut, en vérité, que vous soyez dix fois plus retors et plus vaillant qu’un procureur et un capitaine tout ensemble.

Chicot sentit que le compliment était fait des lèvres, et non du cœur.

– Ah ! ah ! répondit-il avec bonhomie, et que devons-nous dire de vous, seigneur Borromée ?

– De moi ?

– Oui, de vous.

– Et pourquoi ?

– Pour m’avoir fait croire que vous n’étiez qu’un moine. Il faut, en vérité, que vous soyez dix fois plus retors que le pape lui-même ; et, compère, je ne vous déprécie point en disant cela, car le pape d’aujourd’hui est, convenez-en, un rude éventeur de mèches.

– Pensez-vous ce que vous dites ? demanda Borromée.

– Ventre de biche ! est-ce que je mens jamais, moi ?

– Eh bien ! touchez là.

Et il tendit la main à Chicot.

– Ah ! vous m’avez malmené au convent, frère capitaine, dit Chicot.

– Je vous prenais pour un bourgeois, mon maître, et vous savez bien le souci que nous avons des bourgeois, nous autres gens d’épée.

– C’est vrai, dit Chicot en riant, c’est comme des moines, et cependant vous m’avez pris au piège.

– Au piège ?

– Sans doute ; car, sous ce déguisement vous tendiez un piège. Un brave capitaine comme vous ne troque point, sans grave raison, sa cuirasse contre un froc.

– Avec un homme d’épée, dit Borromée, je n’aurai pas de secrets. Eh bien ! oui, j’ai certains intérêts personnels dans le couvent des Jacobins ; mais vous ?

– Et moi aussi, dit Chicot ; mais chut !

– Causons un peu de tout cela, voulez-vous ?

– Sur mon âme, j’en brûle.

– Aimez-vous le bon vin ?

– Oui, quand il est bon.

– Eh bien ! je connais un petit cabaret sans rival, selon moi, dans Paris.

– Eh ! j’en connais un aussi, dit Chicot ; comment s’appelle le vôtre ?

– La Corne d’Abondance.

– Ah ! ah ! fit Chicot en tressaillant.

– Eh bien ! que se passe-t-il donc ?

– Rien.

– Avez-vous quelque chose contre ce cabaret ?

– Non pas, au contraire.

– Vous le connaissez ?

– Pas le moins du monde, et je m’en étonne.

– Vous plaît-il que nous y marchions, compère ?

– Comment donc ! tout de suite.

– Allons donc.

– Où est-ce ?

– Du côté de la porte Bourdelle. L’hôte est un vieux dégustateur, et qui sait parfaitement apprécier la différence qu’il y a entre le palais d’un homme comme vous et le gosier d’un passant altéré.

– C’est-à-dire que nous y pourrons causer à l’aise.

– Dans la cave, si nous voulons.

– Et sans être dérangés ?

– Nous fermerons les portes.

– Allons, dit Chicot, je vois que vous êtes l’homme de ressource, et aussi bien vu dans les cabarets que dans les couvents.

– Croiriez-vous que j’ai des intelligences avec l’hôte ?

– Cela m’en a tout l’air.

– Ma foi non, et cette fois vous êtes dans l’erreur ; maître Bonhomet me vend du vin quand je veux, et je le paie quand je peux, voilà tout.

– Bonhomet ? dit Chicot. Sur ma parole, voilà un nom qui promet.

– Et qui tient. Venez, compère, venez.

– Oh ! oh ! se dit Chicot en suivant le faux moine, c’est ici qu’il faut faire un choix parmi tes meilleures grimaces, ami Chicot ; car si Bonhomet te reconnaît tout de suite, c’est fait de toi, et tu n’es qu’un sot.

LXXXI. La corne d’abondance §

Le chemin que Borromée faisait suivre à Chicot, sans se douter que Chicot le connaissait aussi bien que lui, rappelait à notre Gascon les beaux jours de l’âge de sa jeunesse.

En effet, combien de fois, la tête vide, les jambes souples, les bras pendants ou ballants, comme dit l’admirable argot populaire, combien de fois Chicot, sous un rayon de soleil d’hiver ou dans l’ombre fraîche de l’été, avait-il été trouver cette maison de la Corne d’Abondance vers laquelle un étranger le conduisait en ce moment !

Alors quelques pièces d’or, et même d’argent sonnant dans son escarcelle, le faisaient plus heureux qu’un roi ; il se laissait aller au savoureux bonheur de fainéantiser, autant que bon lui semblerait, à lui qui n’avait ni maîtresse au logis, ni enfant affamé sur la porte, ni parents soupçonneux et grondants derrière la fenêtre.

Alors Chicot s’asseyait insoucieux sur le banc de bois ou l’escabeau du cabaret ; il attendait Gorenflot, ou plutôt le trouvait exact aux premières fumées du repas préparé.

Alors Gorenflot s’animait à vue d’œil, et Chicot, toujours intelligent, toujours observateur toujours anatomiste, Chicot étudiait chacun des degrés de son ivresse, étudiant cette curieuse nature à travers la vapeur subtile d’une émotion raisonnable ; et sous l’influence du bon vin, de la chaleur et de la liberté, la jeunesse remontait splendide, victorieuse et pleine de consolations à son cerveau.

Chicot, en passant devant le carrefour Bussy, se haussa sur les pointes pour tâcher d’apercevoir la maison qu’il avait recommandée aux soins de Remy, mais la rue était sinueuse, et s’arrêter n’eût pas été d’une bonne politique ; il suivit donc le capitaine Borromée avec un petit soupir.

Bientôt la grande rue Saint-Jacques apparut à ses yeux, puis le cloître Saint-Benoît, et presque en face du cloître, l’hôtellerie de la Corne d’Abondance, de la Corne d’Abondance un peu vieillie, un peu crasseuse, un peu lézardée, mais ombragée toujours par des platanes et des marronniers à l’extérieur, et meublée à l’intérieur de ses pots d’étain luisants et de ses casseroles brillantes qui sont les fictions de l’or et de l’argent pour les buveurs et les gourmands, mais qui attirent réellement le véritable or et le véritable argent dans la poche du cabaretier, par des raisons sympathiques dont il faut demander compte à la nature.

Chicot, après son coup d’œil jeté du seuil de la porte sur l’intérieur et l’extérieur, Chicot fit le gros dos, perdit encore six pouces de sa taille, qu’il avait déjà diminuée en présence du capitaine, il y ajouta une grimace de satyre fort différente de ses allures franches et de ses jeux honnêtes de physionomie, et se prépara à affronter la présence de son ancien hôte, maître Bonhomet.

D’ailleurs Borromée passa le premier pour lui montrer le chemin, et, à la vue de ces deux masques, maître Bonhomet ne se donna la peine de reconnaître que celui qui marchait devant.

Si la façade de la Corne d’Abondance s’était lézardée, la façade du digne cabaretier, de son côté aussi, avait subi les ravages du temps.

Outre les rides, qui correspondent sur le visage humain aux gerçures que le temps imprime au front des monuments, maître Bonhomet avait pris des façons d’homme puissant, qui, pour tous autres que pour les gens d’épée, le rendaient de difficile approche, et qui racornissaient, pour ainsi dire, son visage.

Mais Bonhomet respectait toujours l’épée : c’était son faible ; il avait contracté cette habitude dans un quartier fort éloigné de toute surveillance municipale, sous l’influence des Bénédictins pacifiques.

En effet, s’il s’élevait, par malheur, une querelle en ce glorieux cabaret, avant qu’on eût été à la Contrescarpe chercher les Suisses ou les archers du guet, l’épée avait déjà joué, et joué de façon à mettre plusieurs pourpoints en perce ; ce méchef était arrivé sept ou huit fois à Bonhomet et lui avait coûté cent livres chaque fois ; il respectait donc l’épée, d’après ce système : crainte fait respect.

Quant aux autres clients de la Corne d’Abondance, écoliers, clercs, moines et marchands, Bonhomet s’en arrangeait tout seul ; il avait acquis une certaine célébrité en coiffant d’un large seau de plomb les récalcitrants ou déloyaux payeurs, et cette exécution mettait toujours de son côté certains piliers de cabaret qu’il s’était choisis parmi les plus vigoureux courtauds des boutiques voisines.

Au reste, on savait si bon et si pur le vin que chacun avait le droit d’aller chercher lui-même à la cave ; on connaissait si bien sa longanimité à l’égard de certaines pratiques créditées à son comptoir, que personne ne murmurait de ses humeurs fantasques.

Ces humeurs, quelques vieux habitués les attribuaient à un fond de chagrin que maître Bonhomet aurait eu dans son ménage.

Telles furent, du moins, les explications que Borromée crut devoir donner à Chicot sur le caractère de l’hôte dont ils allaient apprécier ensemble l’hospitalité.

Cette misanthropie de Bonhomet avait eu un fâcheux résultat pour la décoration et le confortable de l’hôtellerie. En effet, le cabaretier se trouvant, c’était son idée du moins, fort au-dessus de ses pratiques, ne donna aucun soin à l’embellissement du cabaret ; il en résulta que Chicot, en entrant dans la salle, se reconnut tout d’abord ; rien n’était changé, sinon la teinte fuligineuse du plafond, qui, du gris, était passée au noir.

En ces temps bienheureux, les auberges n’avaient point encore contracté l’odeur si âcre et si fade du tabac brûlé, dont s’imprègnent aujourd’hui les boiseries et les tentures des salles, odeur qu’absorbe et qu’exhale tout ce qui est poreux et spongieux.

Il résultait de là que, malgré sa crasse vénérable et sa tristesse apparente, la salle de la Corne d’Abondance ne contrariait point, par des exhalaisons exotiques, les miasmes vineux profondément engagés dans chaque atome de l’établissement, en sorte que, permis soit-il de le dire, un vrai buveur trouvait plaisir dans ce temple du dieu Bacchus, car il respirait l’arôme et l’encens le plus cher à ce dieu.

Chicot passa derrière Borromée, comme nous l’avons dit, et ne fut aucunement vu, ou plutôt aucunement reconnu de l’hôte de la Corne d’Abondance.

Il connaissait le coin le plus obscur de la salle commune, et comme s’il n’en eût pas connu d’autre, il allait s’y installer, lorsque Borromée l’arrêtant :

– Tout beau ! l’ami, dit-il, il y a derrière cette cloison un petit réduit où deux hommes à secrets peuvent honnêtement converser après boire, et même pendant qu’ils boivent.

– Allons-y, alors, dit Chicot.

Borromée fit un signe à notre hôte, qui voulait dire :

– Compère, le cabinet est-il libre ?

Bonhomet répondit par un autre signe qui voulait dire :

– Il l’est.

Et il conduisit Chicot, qui faisait semblant de se heurter à tous les angles du corridor, dans ce petit réduit si connu de ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leur temps à lire la Dame de Monsoreau.

– Là ! dit Borromée, attendez-moi ici tandis que je vais user d’un privilège accordé aux familiers de l’établissement, et dont vous userez vous-même à votre tour, quand vous y serez plus connu.

– Lequel ? demanda Chicot.

– C’est d’aller moi-même à la cave choisir le vin que nous allons boire.

– Ah ! ah ! fit Chicot ; joli privilège. Allez.

– Borromée sortit.

Chicot le suivit de l’œil ; puis, aussitôt que la porte se fut refermée derrière lui, il alla soulever de la muraille une image de l’assassinat de Crédit tué par les mauvais payeurs, laquelle image était encadrée dans un cadre de bois noir, et faisait pendant à un autre représentant une douzaine de pauvres hères tirant le diable par la queue.

Derrière cette image, il y avait un trou, et par ce trou on pouvait voir dans la grande salle sans être vu.

Ce trou, Chicot le connaissait, car c’était un trou de sa façon.

– Ah ! ah ! dit-il, tu me conduis dans un cabaret dont tu es l’habitué ; tu me pousses dans un réduit où tu crois que je ne pourrai pas être vu, et d’où tu penses que je ne pourrai pas voir, et dans ce réduit il y a un trou, grâce auquel tu ne feras pas un geste que je ne le voie. Allons, allons, mon capitaine, tu n’es pas fort !

Et Chicot, tout en prononçant ces paroles avec un air de mépris qui n’appartenait qu’à lui, appliqua son œil à la cloison, forée artistement dans un défaut du bois.

Par ce trou, il aperçut Borromée appuyant d’abord précautionneusement son doigt sur ses lèvres, et causant ensuite avec Bonhomet, qui acquiesçait à ses désirs par un signe de tête olympien.

Au mouvement des lèvres du capitaine, Chicot, fort expert en pareille matière, devina que la phrase prononcée par lui voulait dire :

– Servez-nous dans ce réduit, et quelque bruit que vous y entendiez, n’y pénétrez pas.

Après quoi Borromée prit une veilleuse qui brûlait éternellement sur un bahut, souleva une trappe, et descendit lui-même à la cave, profitant du privilège le plus précieux accordé aux habitués de l’établissement.

Aussitôt Chicot frappa à la cloison d’une façon particulière.

En entendant cette façon de frapper, qui devait lui rappeler quelque souvenir profondément enraciné dans son cœur, Bonhomet tressaillit, regarda en l’air et écouta.

Chicot frappa une seconde fois, et en homme qui s’étonne que l’on n’ait pas obéi à un premier appel.

Bonhomet se précipita vers le réduit et trouva Chicot debout et le visage menaçant.

À cette vue, Bonhomet poussa un cri, il croyait Chicot mort, comme tout le monde, et pensait se trouver en face de son fantôme.

– Qu’est-ce à dire, mon maître, dit Chicot, et depuis quand habituez-vous les gens de ma trempe à appeler deux fois ?

– Oh ! cher monsieur Chicot, dit Bonhomet, serait-ce vous, ou n’est-ce que votre ombre ?

– Que ce soit moi ou mon ombre, dit Chicot, du moment où vous me reconnaissez, mon maître, j’espère que vous m’obéirez de point en point.

– Oh ! certainement, cher seigneur, ordonnez.

– Quelque bruit que vous entendiez dans ce cabinet, maître Bonhomet, et quelque chose qui s’y passe, j’espère que vous attendrez que je vous appelle pour y venir.

– Et cela me sera d’autant plus facile, cher monsieur Chicot, que la recommandation que vous me faites est exactement la même que vient de me faire votre compagnon.

– Oui, mais ce n’est pas lui qui appellera, entendez-vous bien, seigneur Bonhomet, ce sera moi ; ou, s’il appelle, vous entendez, ce sera exactement comme s’il n’appelait pas.

– C’est chose convenue, monsieur Chicot.

– Bien ; et maintenant éloignez tous vos autres clients sous un prétexte quelconque, et que dans dix minutes nous soyons aussi libres et aussi isolés chez vous, que si nous étions venus pour y pratiquer le jeûne, le jour du vendredi-saint.

– Dans dix minutes, seigneur Chicot, il n’y aura pas un chat dans tout l’hôtel, à l’exception de votre humble serviteur.

– Allez, Bonhomet, allez, vous avez conservé toute mon estime, dit majestueusement Chicot.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Bonhomet en se retirant, que va-t-il donc se passer dans ma pauvre maison ?

Et comme il s’en allait à reculons, il rencontra Borromée qui remontait de la cave avec ses bouteilles.

– Tu as entendu ? lui dit celui-ci ; dans dix minutes, pas une âme dans l’établissement.

Bonhomet fit de sa tête, si dédaigneuse à l’ordinaire, un signe d’obéissance et se retira dans sa cuisine, afin d’y rêver aux moyens d’obéir à la double injonction de ses deux redoutables clients.

Borromée rentra dans le réduit, et trouva Chicot qui l’attendait, la jambe en avant et le sourire sur les lèvres.

Nous ignorons comment maître Bonhomet s’y était pris ; mais, la dixième minute écoulée, le dernier écolier franchissait le seuil de sa porte, donnant le bras au dernier clerc, et disant :

– Oh ! oh ! le temps est à l’orage chez maître Bonhomet ; décampons, ou gare la grêle.

LXXXII. Ce qui arriva dans le réduit de maître Bonhomet §

Lorsque le capitaine rentra dans le réduit avec un panier de douze bouteilles à la main, Chicot le reçut d’un air tellement ouvert et souriant, que Borromée fut tenté de prendre Chicot pour un niais.

Borromée avait hâte de déboucher les bouteilles qu’il était allé chercher à la cave ; mais ce n’était rien, en comparaison de la hâte de Chicot.

Aussi les préparatifs ne furent-ils pas longs. Les deux compagnons, en buveurs expérimentés, demandèrent quelques salaisons, dans le but louable de ne pas laisser éteindre la soif. Ces salaisons leur furent apportées par Bonhomet, auquel chacun d’eux jeta un dernier coup d’œil.

Bonhomet répondit à chacun d’eux ; mais si quelqu’un eût pu juger ces deux coups d’œil, il eût trouvé une grande différence entre celui qui était adressé à Borromée et celui qui était adressé à Chicot.

Bonhomet sortit et les deux compagnons commencèrent à boire.

D’abord, comme si l’occupation était trop importante pour que rien dût l’interrompre, les deux buveurs avalèrent bon nombre de rasades sans échanger une seule parole.

Chicot surtout était merveilleux ; sans avoir dit autre chose que :

– Par ma foi, voilà du joli bourgogne !

Et :

– Sur mon âme, voilà d’excellent jambon !

Il avait avalé deux bouteilles, c’est-à-dire une bouteille par phrase.

– Pardieu ! murmurait à part lui Borromée, voilà une singulière chance que j’ai eue de tomber sur un pareil ivrogne.

À la troisième bouteille, Chicot leva les yeux au ciel.

– En vérité, dit-il, nous buvons d’un train à nous enivrer.

– Bon ! ce saucisson est si salé ! dit Borromée.

– Ah ! cela vous va, dit Chicot, continuons, l’ami, j’ai la tête solide.

Et chacun d’eux avala encore sa bouteille.

Le vin produisait sur les deux compagnons un effet tout opposé : il déliait la langue de Chicot et nouait celle de Borromée.

– Ah ! murmura Chicot, tu te tais, l’ami ; tu doutes de toi.

– Ah ! se dit tout bas Borromée, tu bavardes, donc tu te grises.

– Combien faut-il donc de bouteilles, compère ? demanda Borromée.

– Pour quoi faire ? dit Chicot.

– Pour être gai.

– Avec quatre, j’ai mon compte.

– Et pour être gris ?

– Mettons-en six.

– Et pour être ivre ?

– Doublons.

– Gascon ! pensa Borromée ; il balbutie et n’en est encore qu’à la quatrième.

– Alors nous avons de la marge, dit Borromée, en tirant du panier une cinquième bouteille pour lui et une cinquième pour Chicot.

Seulement Chicot remarquait que des cinq bouteilles rangées à la droite de Borromée, les unes étaient à moitié, les autres aux deux tiers, aucune n’était vide.

Cela le confirma dans cette pensée qui lui était venue tout d’abord, que le capitaine avait de mauvaises intentions à son égard.

Il se souleva pour aller au devant de la cinquième bouteille que lui présentait Borromée, et oscilla sur ses jambes.

– Bon ! dit-il, avez-vous senti ?

– Quoi ?

– Une secousse de tremblement de terre.

– Bah !

– Oui, ventre de biche ! heureusement que l’hôtellerie de la Corne d’Abondance est solide, quoiqu’elle soit bâtie sur pivot.

– Comment ! elle est bâtie sur pivot ? demanda Borromée.

– Sans doute, puisqu’elle tourne.

– C’est juste, dit Borromée en avalant son verre jusqu’à la dernière goutte ; je sentais bien l’effet, mais je ne devinais pas la cause.

– Parce que vous n’êtes pas latiniste, dit Chicot, parce que vous n’avez pas lu le traité De natura rerum ; si vous l’eussiez lu, vous sauriez qu’il n’y a pas d’effet sans cause.

– Eh bien ! mon cher confrère, dit Borromée, car enfin vous êtes capitaine comme moi, n’est-ce pas ?

– Capitaine depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux, répondit Chicot.

– Eh bien ! mon cher capitaine, reprit Borromée, dites-moi, puisqu’il n’y a pas d’effet sans cause, à ce que vous prétendez, dites-moi quelle était la cause de votre déguisement ?

– De quel déguisement ?

– De celui que vous portiez lorsque vous êtes venu chez dom Modeste.

– Comment donc étais-je déguisé ?

– En bourgeois.

– Ah ! c’est vrai.

– Dites-moi cela, et vous commencerez mon éducation de philosophe.

– Volontiers ; mais, à votre tour, vous me direz, n’est-ce pas, pourquoi vous étiez déguisé en moine ? confidence pour confidence.

– Tope ! dit Borromée.

– Touchez là, dit Chicot, et il tendit sa main au capitaine.

Celui-ci frappa d’aplomb dans la main de Chicot.

– À mon tour, dit Chicot.

Et il frappa à côté de la main de Borromée.

– Bien ! dit Borromée.

– Vous voulez donc savoir pourquoi j’étais déguisé en bourgeois ? demanda Chicot d’une langue qui allait s’épaississant de plus en plus.

– Oui, cela m’intrigue.

– Et vous me direz à votre tour ?

– Parole d’honneur.

– Foi de capitaine ; d’ailleurs n’est-ce pas chose convenue ?

– C’est vrai, je l’avais oublié. Eh bien ! c’est tout simple.

– Dites alors.

– Et en deux mots vous serez au courant.

– J’écoute.

– J’espionnais pour le roi.

– Comment, vous espionniez.

– Oui.

– Vous êtes donc espion par état ?

– Non, en amateur.

– Qu’espionniez-vous chez dom Modeste ?

– Tout. J’espionnais dom Modeste d’abord, puis frère Borromée ensuite, puis le petit Jacques, puis tout le couvent.

– Et qu’avez-vous découvert, mon digne ami ?

– J’ai d’abord découvert que dom Modeste était une grosse bête.

– Il ne faut pas être fort habile pour cela.

– Pardon, pardon, car Sa Majesté Henri III, qui n’est pas un niais, le regarde comme la lumière de l’Église, et compte en faire un évêque.

– Soit, je n’ai rien à dire contre cette promotion, au contraire ; je rirai bien ce jour-là ; et qu’avez-vous découvert encore ?

– J’ai découvert que certain frère Borromée n’était pas un moine, mais un capitaine.

– Ah ! vraiment ! vous avez découvert cela ?

– Du premier coup.

– Après ?

– J’ai découvert que le petit Jacques s’exerçait avec le fleuret, en attendant qu’il s’escrimât avec l’épée, et qu’il s’exerçait sur une cible, en attendant qu’il s’exerçât sur un homme.

– Ah ! tu as découvert cela ! dit Borromée, en fronçant le sourcil, et, après, qu’as-tu découvert encore ?

– Oh ! donne-moi à boire, ou sans cela je ne me souviendrai plus de rien.

– Tu remarqueras que tu entames la sixième bouteille, dit Borromée en riant.

– Aussi je me grise, dit Chicot, je ne prétends pas le contraire ; sommes-nous donc venus ici pour faire de la philosophie ?

– Non, nous sommes venus ici pour boire.

– Buvons donc !

Et Chicot remplit son verre.

– Eh bien ! demanda Borromée lorsqu’il eut fait raison à Chicot, te souviens-tu ?

– De quoi ?

– De ce que tu as vu encore dans le couvent ?

– Parbleu ! dit Chicot.

– Eh bien ! qu’as-tu vu ?

– J’ai vu que les moines, au lieu d’être des frocards, étaient des soudards, et au lieu d’obéir à dom Modeste, t’obéissaient à toi. Voilà ce que j’ai vu.

– Ah ! vraiment ; mais sans doute ce n’est pas encore tout ?

– Non ; mais à boire, à boire, à boire, ou la mémoire va m’échapper.

Et comme la bouteille de Chicot était vide, il tendit son verre à Borromée, qui lui versa de la sienne.

Chicot vida son verre sans reprendre haleine.

– Eh bien ! nous rappelons-nous ? demanda Borromée.

– Si nous nous rappelons ?… je le crois bien !

– Qu’as-tu vu encore ?

– J’ai vu qu’il y avait un complot.

– Un complot ! dit Borromée, pâlissant.

– Un complot, oui, répondit Chicot.

– Contre qui ?

– Contre le roi.

– Dans quel but ?

– Dans le but de l’enlever.

– Et quand cela ?

– Quand il reviendrait de Vincennes.

– Tonnerre !

– Plaît-il ?

– Rien. Ah ! vous avez vu cela ?

– Je l’ai vu.

– Et vous en avez prévenu le roi !

– Parbleu ! puisque j’étais venu pour cela.

– Alors c’est vous qui êtes cause que le coup a manqué ?

– C’est moi, dit Chicot.

– Massacre ! murmura Borromée entre ses dents.

– Vous dites ? demanda Chicot.

– Je dis que vous avez de bons yeux, l’ami.

– Bah ! répondit Chicot en balbutiant, j’ai vu bien autre chose encore. Passez-moi une de vos bouteilles, à vous, et je vous étonnerai quand je vous dirai ce que j’ai vu.

Borromée se hâta d’obtempérer au désir de Chicot.

– Voyons, dit-il, étonnez-moi.

– D’abord, dit Chicot, j’ai vu M. de Mayenne blessé.

– Bah !

– La belle merveille ! il était sur ma route. Et puis, j’ai vu la prise de Cahors.

– Comment ! la prise de Cahors ! vous venez donc de Cahors ?

– Certainement. Ah ! capitaine, c’était beau à voir, en vérité, et un brave comme vous eût pris plaisir à ce spectacle.

– Je n’en doute pas ; vous étiez donc près du roi de Navarre ?

– Côte à côte, cher ami, comme nous sommes.

– Et vous l’avez quitté ?

– Pour annoncer cette nouvelle au roi de France.

– Et vous arrivez du Louvre ?

– Un quart d’heure avant vous.

– Alors, comme nous ne nous sommes pas quittés depuis ce temps-là, je ne vous demande pas ce que vous avez vu depuis notre rencontre au Louvre.

– Au contraire, demandez, demandez, car, sur ma parole, c’est le plus curieux.

– Dites, alors.

– Dites, dites ! fit Chicot ; ventre de biche ! c’est bien facile à dire : Dites !

– Faites un effort.

– Encore un verre de vin pour me délier la langue… tout plein, bon. Eh bien ! j’ai vu, camarade, qu’en tirant la lettre de Son Altesse le duc de Guise de ta poche, tu en as laissé tomber une autre.

– Une autre ! s’écria Borromée en bondissant.

– Oui, dit Chicot, qui est là.

Et après avoir fait deux ou trois écarts, d’une main avinée, il posa le bout de son doigt sur le pourpoint de buffle de Borromée, à l’endroit même où était la lettre.

Borromée tressaillit comme si le doigt de Chicot eût été un fer rouge, et que ce fer rouge eût touché sa poitrine au lieu de toucher son pourpoint.

– Oh ! oh ! dit-il, il ne manquerait plus qu’une chose.

– À quoi ?

– À tout ce que vous avez vu.

– Laquelle ?

– C’est que vous sussiez à qui cette lettre est adressée.

– Ah ! belle merveille ! dit Chicot en laissant tomber ses deux bras sur la table ; elle est adressée à madame la duchesse de Montpensier.

– Sang du Christ ! s’écria Borromée, et vous n’avez rien dit de cela au roi, j’espère ?

– Pas un mot, mais je le lui dirai.

– Et quand cela ?

– Quand j’aurai fait un somme, dit Chicot.

Et il laissa tomber sa tête sur ses bras, comme il avait laissé tomber ses bras sur la table.

– Ah ! vous savez que j’ai une lettre pour la duchesse ? demanda le capitaine d’une voix étranglée.

– Je sais cela, roucoula Chicot, parfaitement.

– Et si vous pouviez vous tenir sur vos jambes, vous iriez au Louvre ?

– J’irais au Louvre.

– Et vous me dénonceriez ?

– Et je vous dénoncerais.

– De sorte que ce n’est pas une plaisanterie ?

– Quoi ?

– Qu’aussitôt votre somme achevé…

– Eh bien ?

– Le roi saura tout ?

– Mais, mon cher ami, reprit Chicot en soulevant sa tête et en regardant Borromée d’un air languissant, comprenez donc ; vous êtes conspirateur, je suis espion ; j’ai tant par complot que je dénonce ; vous tramez un complot, je vous dénonce. Nous faisons chacun notre métier, et voilà. Bonsoir, capitaine.

Et en disant ces mots, non seulement Chicot avait repris sa première position, mais encore il s’était arrangé sur son siège et sur la table de telle façon, que le devant de sa tête étant enseveli dans ses mains et le derrière abrité par son casque, il ne présentait de surface que le dos.

Mais aussi, ce dos, dépouillé de sa cuirasse placée sur une chaise, s’était complaisamment arrondi.

– Ah dit Borromée, en fixant sur son compagnon un œil de flamme, ah ! tu veux me dénoncer, cher ami ?

– Aussitôt que je serai réveillé, cher ami, c’est convenu, fit Chicot.

– Mais il faut savoir si tu te réveilleras ! s’écria Borromée.

Et, en même temps, il appliqua un furieux coup de dague sur le dos de son compagnon de bouteille, croyant le percer d’outre en outre et le clouer à la table.

Mais Borromée avait compté sans la cotte de mailles empruntée par Chicot au cabinet d’armes de dom Modeste.

La dague se brisa comme du verre sur cette brave cotte de mailles, à laquelle, pour la seconde fois, Chicot devait la vie.

En outre, avant que l’assassin fût revenu de sa stupeur, le bras droit de Chicot, se détendant comme un ressort, décrivit un demi-cercle et vint frapper d’un coup de poing pesant cinq cents livres le visage de Borromée, qui alla rouler, tout sanglant et tout meurtri, contre la muraille.

En une seconde, Borromée fut debout ; en une autre seconde il eut l’épée à la main.

Ces deux secondes avaient suffi à Chicot pour se redresser et dégainer à son tour.

Toutes les vapeurs du vin s’étaient dissipées comme par enchantement ; Chicot se tenait à demi rejeté sur sa jambe gauche, l’œil fixe, le poignet ferme et prêt à recevoir son ennemi.

La table, comme un champ de bataille sur lequel étaient couchées les bouteilles vides, s’étendait entre les deux adversaires, et servait de retranchement à chacun.

Mais la vue du sang qui coulait de son nez sur son visage, et de son visage à terre, enivra Borromée, et, perdant toute prudence, il s’élança contre son ennemi, se rapprochant de lui autant que le permettait la table.

– Double brute ! dit Chicot, tu vois bien que décidément c’est toi qui es ivre, car, d’un côté à l’autre de la table, tu ne peux pas m’atteindre, tandis que mon bras est de six pouces plus long que le tien, et mon épée de six pouces plus longue que la tienne. Et la preuve, tiens !

Et Chicot, sans même se fendre, allongea le bras avec la rapidité de l’éclair, et piqua Borromée au milieu du front.

Borromée poussa un cri, plus encore de colère que de douleur ; et comme, à tout prendre, il était d’une bravoure excessive, il redoubla d’acharnement dans son attaque.

Chicot, toujours de l’autre côté de la table, prit une chaise et s’assit tranquillement.

– Mon Dieu ! que ces soldats sont stupides ! dit-il en haussant les épaules. Cela prétend savoir manier une épée, et le moindre bourgeois, si c’était son bon plaisir, les tuerait comme mouches. Allons, bien ! il va m’éborgner maintenant. Ah ! tu montes sur la table ; bon ! il ne manquait plus que cela. Mais prends donc garde, âne bâté que tu es, les coups de bas en haut sont terribles, et, si je le voulais, tiens, je t’embrocherais comme une mauviette.

Et il le piqua au ventre, comme il l’avait piqué au front.

Borromée rugit de fureur, et sauta en bas de la table.

– À la bonne heure, dit Chicot ; nous voilà de plain-pied, et nous pouvons causer tout en escrimant. Ah ! capitaine, capitaine, nous assassinons donc quelquefois comme cela dans nos moments perdus, entre deux complots ?

– Je fais pour ma cause ce que vous faites pour la vôtre, dit Borromée, ramené aux idées sérieuses, et effrayé, malgré lui, du feu sombre qui jaillissait des yeux de Chicot.

– Voilà parler, dit Chicot, et cependant, l’ami, je vois avec plaisir que je vaux mieux que vous. Ah ! pas mal.

Borromée venait de porter à Chicot un coup qui avait effleuré sa poitrine.

– Pas mal, mais je connais la botte ; c’est celle que vous avez montrée au petit Jacques. Je disais donc que je valais mieux que vous, l’ami, car je n’ai point commencé la lutte, quelque bonne envie que j’en eusse ; il y a plus, je vous ai laissé accomplir votre projet, en vous donnant toute latitude, et même encore, dans ce moment, je ne fais que parer ; c’est que j’ai un arrangement à vous proposer.

– Rien ! s’écria Borromée, exaspéré de la tranquillité de Chicot, rien !

Et il lui porta une botte qui eût percé le Gascon d’outre en outre, si celui-ci n’eût pas fait, sur ses longues jambes, un pas qui le mit hors de la portée de son adversaire.

– Je vais toujours te le dire, cet arrangement, pour ne rien avoir à me reprocher.

– Tais-toi ! dit Borromée, inutile, tais-toi !

– Écoute, dit Chicot, c’est pour ma conscience ; je n’ai pas soif de ton sang, comprends-tu ? et ne veux te tuer qu’à la dernière extrémité.

– Mais, tue, tue donc, si tu peux ! s’écria Borromée exaspéré.

– Non pas ; déjà une fois dans ma vie j’ai tué un autre ferrailleur comme toi, je dirai même un autre ferrailleur plus fort que toi. Pardieu ! tu le connais, il était aussi de la maison de Guise, lui, un avocat.

– Ah ! Nicolas David ! murmura Borromée, effrayé du précédent et se remettant sur la défensive.

– Justement.

– Ah ! c’est toi qui l’as tué ?

– Oh ! mon Dieu, oui, avec un joli petit coup que je vais te montrer, si tu n’acceptes pas l’arrangement.

– Eh bien ! quel est l’arrangement, voyons ?

– Tu passeras du service du duc de Guise à celui du roi, sans quitter cependant celui du duc de Guise.

– C’est-à-dire que je me ferais espion comme toi ?

– Non pas, il y aura une différence ; moi on ne me paie pas, et toi on te paiera ; tu commenceras par me montrer cette lettre de M. le duc de Guise à madame la duchesse de Montpensier ; tu m’en laisseras prendre une copie, et je te laisserai tranquille jusqu’à nouvelle occasion. Hein ! suis-je gentil ?

– Tiens, dit Borromée, voilà ma réponse.

La réponse de Borromée était un coupe sur les armes, si rapidement exécuté, que le bout de l’épée effleura l’épaule de Chicot.

– Allons, allons, dit Chicot, je vois bien qu’il faut absolument que je te montre le coup de Nicolas David, c’est un coup simple et joli.

Et Chicot, qui jusque-là s’était tenu sur la défensive, fit un pas en avant et attaqua à son tour.

– Voici le coup, dit Chicot : je fais une feinte en quarte basse.

Et il fit sa feinte ; Borromée para en rompant ; mais, après ce premier pas de retraite, il fut forcé de s’arrêter, la cloison se trouvant derrière lui.

– Bien ! c’est cela, tu pares le cercle, c’est un tort, car mon poignet est meilleur que le tien ; je lie donc l’épée, je reviens en tierce haute, je me fends, et tu es touché, ou plutôt tu es mort.

En effet, le coup avait suivi ou plutôt accompagné la démonstration, et la fine rapière, pénétrant dans la poitrine de Borromée, avait glissé comme une aiguille entre deux côtes et piqué profondément, et avec un bruit mat, la cloison de sapin.

Borromée étendit les bras et laissa tomber son épée, ses yeux se dilatèrent sanglants, sa bouche s’ouvrit, une écume rouge parut sur ses lèvres, sa tête se pencha sur son épaule avec un soupir qui ressemblait à un râle, puis ses jambes cessèrent de le soutenir, et son corps, en s’affaissant, élargit la coupure de l’épée, mais ne put la détacher de la cloison, maintenue qu’elle était contre la cloison par le poignet infernal de Chicot, de sorte que le malheureux, semblable à un gigantesque phalène, resta cloué à la muraille que ses pieds battaient par saccades bruyantes.

Chicot, froid et impassible comme il était dans les circonstances extrêmes, surtout quand il avait au fond du cœur cette conviction qu’il avait fait tout ce que sa conscience lui prescrivait de faire, Chicot lâcha l’épée qui demeura plantée horizontalement, détacha la ceinture du capitaine, fouilla dans son pourpoint, prit la lettre et en lut la suscription :

Duchesse de Montpensier.

Cependant le sang filtrait en filets bouillants de la blessure, et la souffrance de l’agonie se peignait sur les traits du blessé.

– Je meurs, j’expire, murmura-t-il ; mon Dieu, seigneur, ayez pitié de moi !

Ce dernier appel à la miséricorde divine, fait par un homme qui sans doute n’y avait guère songé que dans ce moment suprême, toucha Chicot.

– Soyons charitable, dit-il, et puisque cet homme doit mourir, qu’il meure au moins le plus doucement possible.

Et s’approchant de la cloison, il retira avec effort son épée de la muraille, et, soutenant le corps de Borromée, il empêcha que ce corps ne tombât lourdement à terre.

Mais cette dernière précaution était inutile, la mort était accourue rapide et glacée, elle avait déjà paralysé les membres du vaincu ; ses jambes fléchirent, il glissa dans les bras de Chicot et roula lourdement sur le plancher.

Cette secousse fit jaillir de la blessure un flot de sang noir, avec lequel s’enfuit le reste de la vie qui animait encore Borromée.

Alors Chicot alla ouvrir la porte de communication, et appela Bonhomet.

Il n’appela pas deux fois, le cabaretier avait écouté à la porte, et avait successivement entendu le bruit des tables, des escabeaux, du frottement des épées et de la chute d’un corps pesant ; or, il avait, surtout après la confidence qui lui avait été faite, trop d’expérience, ce digne monsieur Bonhomet, du caractère des gens d’épée en général, et de celui de Chicot en particulier, pour ne pas deviner de point en point ce qui s’était passé.

La seule chose qu’il ignorât, c’était celui des deux adversaires qui avait succombé.

Il faut le dire à la louange de maître Bonhomet, sa figure prit une expression de joie véritable, lorsqu’il entendit la voix de Chicot, et qu’il vit que c’était le Gascon qui, sain et sauf, ouvrait la porte.

Chicot, à qui rien n’échappait, remarqua cette expression, et lui en sut intérieurement gré.

Bonhomet entra en tremblant dans la petite salle.

– Ah ! bon Jésus ! s’écria-t-il, en voyant le corps du capitaine baigné dans son sang.

– Eh ! mon Dieu, oui, mon pauvre Bonhomet, dit Chicot, voilà ce que c’est que de nous ; ce cher capitaine est bien malade, comme tu vois.

– Oh ! mon bon monsieur Chicot, mon bon monsieur Chicot ! s’écria Bonhomet prêt à se pâmer.

– Eh bien ! quoi ? demanda Chicot.

– Que c’est mal à vous d’avoir choisi mon logis pour cette exécution ; un si beau capitaine !

– Aimerais-tu mieux voir Chicot à terre et Borromée debout ?

– Non, oh ! non ! s’écria l’hôte du plus profond de son cœur.

– Eh bien ! c’est ce qui devait arriver cependant sans un miracle de la Providence.

– Vraiment ?

– Foi de Chicot ; regarde un peu dans mon dos, mon dos me fait bien mal, cher ami.

Et il se baissa devant le cabaretier pour que ses deux épaules arrivassent à la hauteur de son œil.

Entre les deux épaules le pourpoint était troué, et une tache de sang ronde et large comme un écu d’argent rougissait les franges du trou.

– Du sang ! s’écria Bonhomet, du sang ! ah ! vous êtes blessé !

– Attends, attends.

Et Chicot défit son pourpoint, puis sa chemise.

– Regarde maintenant, dit-il.

– Ah ! vous aviez une cuirasse ! ah ! quel bonheur, cher monsieur Chicot ; et vous dites que le scélérat a voulu vous assassiner ?

– Dame ! il me semble que ce n’est pas moi qui ai été m’amuser à me donner un coup de poignard entre les deux épaules. Maintenant que vois-tu ?

– Une maille rompue.

– Il y allait bon jeu bon argent, ce cher capitaine ; et du sang ?

– Oui, beaucoup de sang sous les mailles.

– Enlevons la cuirasse alors, dit Chicot.

Chicot enleva la cuirasse et mit à nu un torse qui semblait ne se composer que d’os, de muscles collés sur les os, et de peau collée sur les muscles.

– Ah ! monsieur Chicot, s’écria Bonhomet, vous en avez large comme une assiette.

– Oui, c’est cela, le sang est extravasé ; il y a ecchymose, comme disent les médecins ; donne-moi du linge blanc, verse en partie égale dans un verre de bonne huile d’olive et de la lie de vin, et lave-moi cette tache, mon ami, lave.

– Mais ce corps, cher monsieur Chicot, ce corps, que vais-je en faire ?

– Cela ne te regarde pas.

– Non. Donne-moi encre, plume et papier.

– À l’instant même, cher monsieur Chicot.

Bonhomet s’élança hors du réduit.

Pendant ce temps, Chicot, qui n’avait probablement pas de temps à perdre, chauffait à la lampe la pointe d’un petit couteau, et coupait au milieu de la cire le scel de la lettre.

Après quoi, rien ne retenant plus la dépêche, Chicot la tira de son enveloppe et la lut avec de vives marques de satisfaction.

Comme il venait d’achever cette lecture, maître Bonhomet rentra avec l’huile, le vin, le papier et la plume.

Chicot arrangea la plume, l’encre et le papier devant lui, s’assit à la table, et tendit le dos à Bonhomet avec un flegme stoïque.

Bonhomet comprit la pantomime et commença les frictions.

Cependant, comme si, au lieu d’irriter une douloureuse blessure, on l’eût voluptueusement chatouillée, Chicot, pendant ce temps, copiait la lettre du duc de Guise à sa sœur, et faisait ses commentaires à chaque mot.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Chère sœur, l’expédition d’Anvers a réussi pour tout le monde, mais a manqué pour nous ; on vous dira que le duc d’Anjou est mort ; n’en croyez rien, il vit.

Il vit, entendez-vous, là est toute la question.

Il y a toute une dynastie dans ces mots ; ces deux mots séparent la maison de Lorraine du trône de France mieux que ne le ferait le plus profond abîme.

Cependant ne vous inquiétez pas trop de cela. J’ai découvert que deux personnes que je croyais trépassées, existent encore, et il y a une grande chance de mort pour le prince dans la vie de ces deux personnes.

Pensez donc à Paris seulement ; dans six semaines il sera temps que la Ligue agisse ; que nos ligueurs sachent donc que le moment approche et se tiennent prêts.

L’armée est sur pied ; nous comptons douze mille hommes sûrs et bien équipés ; j’entrerai avec elle en France, sous prétexte de combattre les huguenots allemands qui vont porter secours à Henri de Navarre ; je battrai les huguenots, et, entré en France en ami, j’agirai en maître. »

– Eh ! eh ! fit Chicot.

– Je vous fais mal, cher monsieur ? dit Bonhomet, suspendant les frictions.

– Oui, mon brave.

– Je vais frotter plus doucement, soyez tranquille.

Chicot continua.

« P. S. J’approuve entièrement votre plan à l’égard des Quarante-Cinq ; seulement, permettez-moi de vous dire, chère sœur, que vous ferez à ces drôles-là plus d’honneur qu’ils n’en méritent… »

– Ah ! diable ! murmura Chicot, voilà qui devient obscur. Et il relut :

« J’approuve entièrement votre plan à l’égard des Quarante-Cinq… »

– Quel plan ? se demanda Chicot.

« Seulement, permettez-moi de vous dire, chère sœur, que vous ferez à ces drôles-là plus d’honneur qu’ils n’en méritent. »

– Quel honneur ?

Chicot reprit :

« Qu’ils n’en méritent.

Votre affectionné frère,

H. DE LORRAINE. »

– Enfin, dit Chicot, tout est clair, excepté le post-scriptum. Bon ! nous surveillerons le post-scriptum.

– Cher monsieur Chicot, se hasarda de dire Bonhomet, voyant que Chicot avait cessé d’écrire, sinon de penser, cher monsieur Chicot, vous ne m’avez point dit ce que j’aurais à faire de ce cadavre.

– C’est chose toute simple.

– Pour vous qui êtes plein d’imagination, oui, mais pour moi ?

– Eh bien ! suppose, par exemple, que ce malheureux capitaine se soit pris de querelle dans la rue avec des Suisses ou des reîtres, et qu’on te l’ait apporté blessé, aurais-tu refusé de le recevoir ?

– Non, certes, à moins que vous ne me l’eussiez défendu, cher monsieur Chicot.

– Suppose que, déposé dans ce coin, il soit, malgré les soins que tu lui donnais, passé de vie à trépas entre tes mains. Ce serait un malheur, voilà tout, n’est-ce pas ?

– Certainement.

– Et au lieu d’encourir des reproches, tu mériterais des éloges pour ton humanité. Suppose encore qu’en mourant, ce pauvre capitaine ait prononcé le nom bien connu pour toi du prieur des Jacobins Saint-Antoine.

– De dom Modeste Gorenflot ? s’écria Bonhomet avec étonnement.

– Oui, de dom Modeste Gorenflot. Eh bien ! tu vas prévenir dom Modeste ; dom Modeste s’empresse d’accourir, et comme on retrouve dans une des poches du mort sa bourse, tu comprends, il est important qu’on retrouve la bourse, je te dis cela par manière d’avis, et comme on retrouve dans une des poches du mort sa bourse, et dans l’autre cette lettre, on ne conçoit aucun soupçon.

– Je comprends, cher monsieur Chicot.

– Il y a plus, tu reçois une récompense au lieu de subir une punition.

– Vous êtes un grand homme, cher monsieur Chicot ; je cours au prieuré Saint-Antoine.

– Attends donc, que diable ! j’ai dit, la bourse et la lettre.

– Ah ! oui, et la lettre, vous la tenez ?

– Justement.

– Il ne faudra pas dire qu’elle a été lue et copiée ?

– Pardieu ! c’est justement pour cette lettre parvenue intacte que tu recevras une récompense.

– Il y a donc un secret dans cette lettre ?

– Il y a, par le temps qui court, des secrets dans tout, mon cher Bonhomet.

Et Chicot, après cette réponse sentencieuse, rattacha la soie sous la cire du scel en employant le même procédé, puis il unit la cire si artistement, que l’œil le plus exercé n’y eût pu voir la moindre fissure.

Après quoi, il remit la lettre dans la poche du mort, se fit appliquer sur sa blessure le linge imprégné d’huile et de lie de vin en manière de cataplasme, remit la cotte de mailles préservatrice sur sa peau, sa chemise sur sa cotte de mailles, ramassa son épée, l’essuya, la repoussa au fourreau et s’éloigna.

Puis, revenant :

– Après tout, dit-il, si la fable que j’ai inventée ne te paraît pas bonne, il te reste à accuser le capitaine de s’être passé lui-même son épée au travers du corps.

– Un suicide ?

– Dame ! cela ne compromet personne, tu comprends.

– Mais on n’enterrera point ce malheureux en terre sainte.

– Peuh ! dit Chicot, est-ce un grand plaisir à lui faire ?

– Mais, oui, je crois.

– Alors, fais comme pour toi, mon cher Bonhomet ; adieu.

Puis, revenant une seconde fois :

– À propos, dit-il, je vais payer, puisqu’il est mort.

Et Chicot jeta trois écus d’or sur la table.

Après quoi, il rapprocha son index de ses lèvres en signe de silence et sortit.

LXXXIII. Le mari et l’amant §

Ce ne fut pas sans une puissante émotion que Chicot revit la rue des Augustins si calme et si déserte, l’angle formé par le pâté de maisons qui précédaient la sienne, enfin sa chère maison elle-même avec son toit triangulaire, son balcon vermoulu et ses gouttières ornées de gargouilles.

Il avait eu tellement peur de ne trouver qu’un vide à la place de cette maison ; il avait si fort redouté de voir la rue bronzée par la fumée d’un incendie, que rue et maison lui parurent des prodiges de netteté, de grâce et de splendeur.

Chicot avait caché dans le creux d’une pierre servant de base à une des colonnes de son balcon, la clef de sa maison chérie. En ce temps-là une clef quelconque de coffre ou de meuble égalait en pesanteur et en volume les plus grosses clefs de nos maisons d’aujourd’hui ; les clefs des maisons étaient donc, d’après les proportions naturelles, égales à des clefs de villes modernes.

Aussi Chicot avait-il calculé la difficulté qu’aurait sa poche à contenir la bienheureuse clef, et avait-il pris le parti de la cacher où nous avons dit.

Chicot éprouvait donc, il faut l’avouer, un léger frisson en plongeant les doigts dans la pierre ; ce frisson fut suivi d’une joie sans pareille lorsqu’il sentit le froid du fer.

La clef était bien réellement à la place où Chicot l’avait laissée.

Il en était de même des meubles de la première chambre, de la planchette clouée sur la poutre et enfin des mille écus sommeillant toujours dans leur cachette de chêne.

Chicot n’était point un avare : tout au contraire ; souvent même il avait jeté l’or à pleines mains, sacrifiant ainsi le matériel au triomphe de l’idée, ce qui est la philosophie de tout homme d’une certaine valeur ; mais quand l’idée avait cessé momentanément de commander à la matière, c’est-à-dire lorsqu’il n’y avait pas besoin d’argent, de sacrifice, lorsqu’en un mot l’intermittence sensuelle régnait dans l’âme de Chicot, et que cette âme permettait au corps de vivre et de jouir, l’or, cette première, cette incessante, cette éternelle source des jouissances animales, reprenait sa valeur aux yeux de notre philosophe, et nul mieux que lui ne savait en combien de parcelles savoureuses se subdivise cet inestimable entier que l’on appelle un écu.

– Ventre de biche ! murmurait Chicot accroupi au milieu de sa chambre, sa dalle ouverte, sa planchette à côté de lui et son trésor sous ses yeux ; ventre de biche ! j’ai là un bienheureux voisin, digne jeune homme, qui a fait respecter et a respecté lui-même mon argent ; en vérité c’est une action qui n’a pas de prix par le temps qui court. Mordieu ! je dois un remercîment à ce galant homme, et ce soir il l’aura.

Et là-dessus Chicot replaça sa planchette sur la poutre, sa dalle sur la planchette, s’approcha de la fenêtre, et regarda en face.

La maison avait toujours cette teinte grise et sombre que l’imagination prête comme une couleur de teinte naturelle aux édifices dont elle connaît le caractère.

– Il ne doit pas encore être l’heure de dormir, dit Chicot, et d’ailleurs ces gens-là, j’en suis certain, ne sont pas de bien enragés dormeurs ; voyons.

Il descendit et alla, préparant toutes les gracieusetés de sa mine riante, frapper à la porte du voisin.

Il remarqua le bruit de l’escalier, le craquement d’un pas actif, et attendit cependant assez longtemps pour se croire obligé de frapper de nouveau.

À ce nouvel appel, la porte s’ouvrit, et un homme parut dans l’ombre.

– Merci et bonsoir, dit Chicot en étendant la main, me voici de retour et je viens vous rendre mes grâces, mon cher voisin.

– Plaît-il ? fit une voix désappointée et dont l’accent surprit fort Chicot.

En même temps l’homme qui était venu ouvrir la porte faisait un pas en arrière.

– Tiens ! je me trompe, dit Chicot, ce n’est pas vous qui étiez mon voisin au moment de mon départ, et cependant, Dieu me pardonne, je vous connais.

– Et moi aussi, dit le jeune homme.

– Vous êtes monsieur le vicomte Ernauton de Carmainges.

– Et vous, vous êtes l’Ombre.

– En vérité, dit Chicot, je tombe des nues.

– Enfin, que désirez-vous, monsieur ? demanda le jeune homme avec un peu d’aigreur.

– Pardon, je vous dérange peut-être, mon cher monsieur ?

– Non, seulement vous me permettrez de vous demander, n’est-ce pas, ce qu’il y a pour votre service.

– Rien, sinon que je voulais parler au maître de la maison.

– Parlez alors.

– Comment cela ?

– Sans doute ; le maître de la maison, c’est moi.

– Vous ? et depuis quand je vous prie ?

– Dame ! depuis trois jours.

– Bon ! la maison était donc à vendre ?

– Il paraît, puisque je l’ai achetée.

– Mais l’ancien propriétaire ?

– Ne l’habite plus, comme vous voyez.

– Où est-il ?

– Je n’en sais rien.

– Voyons, entendons-nous bien, dit Chicot.

– Je ne demande pas mieux, répondit Ernauton avec une impatience visible ; seulement entendons-nous vite.

– L’ancien propriétaire était un homme de vingt-cinq à trente ans, qui en paraissait quarante ?

– Non ; c’était un homme de soixante-cinq à soixante-six ans, qui paraissait son âge.

– Chauve ?

– Non, au contraire, avec une forêt de cheveux blancs.

– Il a une cicatrice énorme au côté gauche de la tête, n’est-ce pas ?

– Je n’ai pas vu la cicatrice, mais bon nombre de rides.

– Je n’y comprends plus rien, fit Chicot.

– Enfin, reprit Ernauton, après un instant de silence, que vouliez-vous à cet homme, mon cher monsieur l’Ombre ?

Chicot allait avouer ce qu’il venait faire ; tout à coup le mystère de la surprise d’Ernauton lui rappela certain proverbe cher aux gens discrets.

– Je voulais lui rendre une petite visite comme cela se fait entre voisins, dit-il, voilà tout.

De cette façon, Chicot ne mentait pas et ne disait rien.

– Mon cher monsieur, dit Ernauton avec politesse, mais en diminuant considérablement l’ouverture de la porte qu’il tenait entrebâillée, mon cher monsieur, je regrette de ne pouvoir vous donner des renseignements plus précis.

– Merci, monsieur, dit Chicot, je chercherai ailleurs.

– Mais, continua Ernauton, en continuant de repousser la porte, cela ne m’empêche point de m’applaudir du hasard qui me remet en contact avec vous.

– Tu voudrais me voir au diable, n’est-ce pas ? murmura Chicot, en rendant salut pour salut.

Cependant comme, malgré cette réponse mentale, Chicot, dans sa préoccupation, oubliait de se retirer, Ernauton, enfermant son visage entre la porte et le chambranle, lui dit :

– Bien au revoir, monsieur.

– Un instant encore, monsieur de Carmainges, fit Chicot.

– Monsieur, c’est à mon grand regret, répondit Ernauton, mais je ne saurais tarder, j’attends quelqu’un qui doit venir frapper à cette porte même, et ce quelqu’un m’en voudrait de ne pas mettre toute la discrétion possible à le recevoir.

– Il suffit, monsieur, je comprends, dit Chicot ; pardon de vous avoir importuné, et je me retire.

– Adieu, cher monsieur l’Ombre.

– Adieu, digne monsieur Ernauton.

Et Chicot, en faisant un pas en arrière, se vit doucement fermer la porte au nez.

Il écouta pour voir si le jeune homme défiant guettait son départ, mais le pas d’Ernauton remonta l’escalier ; Chicot put donc regagner sans inquiétude sa maison, dans laquelle il s’enferma, bien résolu à ne pas troubler les habitudes de son nouveau voisin ; mais, selon son habitude à lui, à ne pas trop le perdre de vue.

En effet, Chicot n’était pas homme à s’endormir sur un fait qui lui paraissait de quelque importance, sans avoir palpé, retourné, disséqué ce fait avec la patience d’un anatomiste distingué ; malgré lui, et c’était un privilège ou un défaut de son organisation, malgré lui toute forme incrustée en son cerveau se présentait à l’analyse par ses côtés saillants, de façon que les parois cérébrales du pauvre Chicot en étaient blessées, gercées et sollicitées à un examen immédiat.

Chicot, qui jusque-là avait été préoccupé de cette phrase de la lettre du duc de Guise :

« J’approuve entièrement votre plan à l’égard des Quarante-Cinq, » abandonna donc cette phrase dont il se promit de reprendre plus tard l’examen, pour couler à fond, séance tenante, la préoccupation nouvelle qui venait de prendre la place de l’ancienne préoccupation.

Chicot réfléchit qu’il était on ne peut plus étrange de voir Ernauton s’installer en maître dans cette maison mystérieuse dont les habitants avaient ainsi disparu tout à coup.

D’autant plus, qu’à ces habitants primitifs pouvait bien se rattacher pour Chicot une phrase de la lettre du duc de Guise relative au duc d’Anjou.

C’était là un hasard digne de remarque, et Chicot avait pour habitude de croire aux hasards providentiels.

Il développait même à cet égard, lorsqu’on l’en sollicitait, des théories fort ingénieuses.

La base de ces théories était une idée qui, à notre avis, en valait bien une autre.

– Cette idée, la voici.

Le hasard est la réserve de Dieu.

Le Tout-Puissant ne fait donner sa réserve qu’en des circonstances graves, surtout depuis qu’il a vu les hommes assez sagaces pour étudier et prévoir les chances d’après la nature et les éléments régulièrement organisés.

Or, Dieu aime ou doit aimer à déjouer les combinaisons de ces orgueilleux, dont il a déjà puni l’orgueil passé en les noyant, et dont il doit punir l’orgueil à venir en les brûlant.

Dieu donc, disons-nous, ou plutôt disait Chicot, Dieu aime à déjouer les combinaisons de ces orgueilleux avec les éléments qui leur sont inconnus, et dont ils ne peuvent prévoir l’intervention.

Cette théorie, comme on le voit, renferme de spécieux arguments, et peut fournir de brillantes thèses ; mais sans doute le lecteur, pressé comme Chicot de savoir ce que venait faire Carmainges dans cette maison, nous saura gré d’en arrêter le développement.

Donc Chicot réfléchit qu’il était étrange de voir Ernauton dans cette maison où il avait vu Remy.

Il réfléchit que cela était étrange par deux raisons : la première, à cause de là parfaite ignorance où les deux hommes vivaient l’un de l’autre, ce qui faisait supposer qu’il devait y avoir eu entre eux un intermédiaire inconnu à Chicot.

La seconde, que la maison avait dû être vendue à Ernauton, qui n’avait pas d’argent pour l’acheter.

– Il est vrai, se dit Chicot en s’installant le plus commodément qu’il put sur sa gouttière, son observatoire ordinaire, il est vrai que le jeune homme prétend qu’une visite va lui venir, et que cette visite est celle d’une femme ; aujourd’hui, les femmes sont riches, et se permettent des fantaisies. Ernauton est beau, jeune et élégant : Ernauton a plus, on lui a donné rendez-vous, on lui a dit d’acheter cette maison ; il a acheté la maison, et accepté le rendez-vous.

Ernauton, continua Chicot, vit à la cour ; ce doit donc être quelque femme de la cour à qui il ait affaire. Pauvre garçon, l’aimera-t-il ? Dieu l’en préserve ! il va tomber dans ce gouffre de perdition. Bon ! ne vais-je pas lui faire de la morale, moi ?

De la morale doublement inutile et décuplement stupide.

Inutile, parce qu’il ne l’entend point, et que l’entendit-il, il ne voudrait pas l’écouter.

Stupide, parce que je ferais mieux de m’aller coucher et de penser un peu à ce pauvre Borromée.

À ce propos, continua Chicot devenu sombre, je m’aperçois d’une chose : c’est que le remords n’existe pas, et n’est qu’un sentiment relatif ; le fait est que je n’ai pas de remords d’avoir tué Borromée, puisque la préoccupation où me met la situation de M. de Carmainges me fait oublier que je l’ai tué ; et lui de son côté, s’il m’eût cloué sur la table comme je l’ai cloué contre la cloison, lui, n’aurait certes pas à cette heure plus de remords que je n’en ai moi-même.

Chicot en était là de ses raisonnements, de ses inductions et de sa philosophie, qui lui avaient bien pris une heure et demie en tout, lorsqu’il fut tiré de sa préoccupation par l’arrivée d’une litière venant du côté de l’hôtellerie du Fier-Chevalier.

Cette litière s’arrêta au seuil de la maison mystérieuse.

Une femme voilée en descendit, et disparut par la porte qu’Ernauton tenait entr’ouverte.

– Pauvre garçon ! murmura Chicot, je ne m’étais pas trompé, et c’était bien une femme qu’il attendait, et là-dessus je m’en vais dormir.

Et là-dessus Chicot se leva, mais restant immobile quoique debout.

– Je me trompe, dit-il, je ne dormirai pas ; mais je maintiens mon dire : si je ne dors pas, ce ne sera point le remords qui m’empêchera de dormir, ce sera la curiosité, et c’est si vrai ce que je dis là, que, si je demeure à mon observatoire, je ne serai préoccupé que d’une chose, c’est à savoir laquelle de nos nobles dames honore le bel Ernauton de son amour.

Mieux vaut donc que je reste à mon observatoire, puisque si j’allais me coucher, je ne me relèverais certainement pas pour y revenir.

Et là-dessus, Chicot se rassit.

Une heure s’était écoulée à peu près, sans que nous puissions dire si Chicot pensait à la dame inconnue ou à Borromée, s’il était préoccupé par la curiosité ou bourrelé par le remords, lorsqu’il crut entendre au bout de la rue le galop d’un cheval.

En effet, bientôt un cavalier apparut enveloppé dans son manteau.

Le cavalier s’arrêta au milieu de la rue et sembla chercher à se reconnaître.

Alors le cavalier aperçut le groupe que formaient la litière et les porteurs.

Le cavalier poussa son cheval sur eux ; il était armé, car on entendait son épée battre sur ses éperons.

Les porteurs voulurent s’opposer à son passage ; mais il leur adressa quelques mots à voix basse, et non seulement ils s’écartèrent respectueusement, mais encore l’un d’eux, comme il eut mis pied à terre, reçut de ses mains les brides de son cheval.

L’inconnu s’avança vers la porte, et y heurta rudement.

– Tudieu ! se dit Chicot, que j’ai bien fait de rester ! mes pressentiments, qui m’annonçaient qu’il allait se passer quelque chose, ne m’avaient point trompé. Voilà le mari, pauvre Ernauton ! nous allons assister tout à l’heure à quelque égorgement.

Cependant, si c’est le mari, il est bien bon d’annoncer son retour en frappant si rudement.

Toutefois, malgré la façon magistrale dont avait frappé l’inconnu, on paraissait hésiter à ouvrir.

– Ouvrez ! cria celui qui heurtait.

– Ouvrez, ouvrez ! répétèrent les porteurs.

– Décidément, reprit Chicot, c’est le mari ; il a menacé les porteurs de les faire fouetter ou pendre, et les porteurs sont pour lui.

Pauvre Ernauton ! il va être écorché vif.

Oh ! oh ! si je le souffre, cependant, ajouta Chicot.

Car enfin, reprit-il, il m’a secouru, et par conséquent, le cas échéant, je dois le secourir.

Or, il me semble que le cas est échu ou n’échoira jamais.

Chicot était résolu et généreux ; curieux, en outre ; il détacha sa longue épée, la mit sous son bras, et descendit précipitamment son escalier.

Chicot savait ouvrir sa porte sans la faire crier, ce qui est une science indispensable à quiconque veut écouter avec profit.

Chicot se glissa sous le balcon, derrière un pilier et attendit.

À peine était-il installé que la porte s’ouvrit en face, sur un mot que l’inconnu souffla par la serrure ; cependant il demeura sur la porte.

Un instant après, la dame apparut sur l’encadrement de cette porte.

La dame prit le bras du cavalier qui la reconduisit à la litière, en ferma la porte et monta à cheval.

– Plus de doute, c’était le mari, dit Chicot, bonne pâte de mari après tout, puisqu’il ne cherche pas un peu dans la maison pour faire éventrer mon ami de Carmainges.

La litière se mit en route, le cavalier marchant à la portière.

– Pardieu ! se dit Chicot, il faut que je suive ces gens-là ; que je sache ce qu’ils sont et où ils vont ; je tirerai certainement de ma découverte quelque solide conseil pour mon ami de Carmainges.

Chicot suivit en effet le cortège, en observant cette précaution de demeurer dans l’ombre des murs et d’éteindre son pas dans le bruit du pas des hommes et des chevaux.

La surprise de Chicot ne fut pas médiocre, lorsqu’il vit la litière s’arrêter devant l’auberge du Fier-Chevalier.

Presque aussitôt, comme si quelqu’un eût veillé, la porte s’ouvrit.

La dame, toujours voilée, descendit, entra et monta à la tourelle, dont la fenêtre du premier étage était éclairée.

Le mari monta derrière elle.

Le tout était respectueusement précédé de dame Fournichon, laquelle tenait à la main un flambeau.

– Décidément, dit Chicot en se croisant les bras, je n’y comprends plus rien !…

LXXXIV. Comment Chicot commença à voir clair dans la lettre de M. de Guise §

Chicot croyait bien avoir déjà vu quelque part la tournure de ce cavalier si complaisant ; mais sa mémoire, s’étant un peu embrouillée pendant ce voyage de Navarre, où il avait vu tant de tournures différentes, ne lui fournissait pas avec sa facilité ordinaire le nom qu’il désirait prononcer.

Tandis que, caché dans l’ombre, il se demandait, les yeux fixés sur la fenêtre illuminée, ce que cet homme et cette femme étaient venus faire en tête-à-tête au Fier-Chevalier, oubliant Ernauton dans la maison mystérieuse, notre digne Gascon vit ouvrir la porte de l’hôtellerie, et, dans le sillon de lumière qui s’échappa de l’ouverture, il aperçut comme une silhouette noire de moinillon.

– Oh ! oh ! murmura-t-il, voilà ce me semble une robe de jacobin ; maître Gorenflot se relâche-t-il donc de la discipline, qu’il permet à ses moutons d’aller vagabonder à pareille heure de la nuit et à pareille distance du prieuré ?

Chicot suivit des yeux ce jacobin pendant qu’il descendait la rue des Augustins, et un certain instinct particulier lui dit qu’il trouverait dans ce moine le mot de l’énigme qu’il avait vainement demandé jusque-là.

D’ailleurs, de même que Chicot avait cru reconnaître la tournure du cavalier, il croyait reconnaître dans le moinillon certain mouvement d’épaule, certain déhanchement militaire qui n’appartiennent qu’aux habitués des salles d’armes et des gymnases.

– Je veux être damné, murmura-t-il, si cette robe-là ne renferme point ce petit mécréant qu’on voulait me donner pour compagnon de route et qui manie si habilement l’arquebuse et le fleuret.

À peine cette idée fut-elle venue à Chicot, que, pour s’assurer de sa valeur, il ouvrit ses grandes jambes, rejoignit en dix pas le petit compère, qui marchait retroussant sa robe sur sa jambe sèche et nerveuse pour aller plus vite.

Cela ne fut pas difficile, d’ailleurs, attendu que le moinillon s’arrêtait de temps en temps pour jeter un regard derrière lui, comme s’il s’éloignait à grand’peine et à regret.

Ce regard était constamment dirigé vers les vitres flamboyantes de l’hôtellerie.

Chicot n’avait pas fait dix pas qu’il était certain de ne pas s’être trompé.

– Holà ! mon petit compère, dit-il ; holà ! mon petit Jacquot : holà ! mon petit Clément. Halte !

Et il prononça ce dernier mot d’une façon si militaire, que le moinillon en tressaillit.

– Qui m’appelle ? demanda le jeune homme avec un accent rude et plus provocateur que bienveillant.

– Moi ! répliqua Chicot en se dressant devant le jacobin ; moi, me reconnais-tu, mon fils ?

– Oh ! monsieur Robert Briquet ! s’écria le moinillon.

– Moi-même, petit. Et où vas-tu comme cela si tard, enfant chéri ?

– Au prieuré, monsieur Briquet.

– Soit ; mais d’où viens-tu ?

– Moi ?

– Sans doute, petit libertin.

Le jeune homme tressaillit.

– Je ne sais pas ce que vous dites, monsieur Briquet, reprit-il ; je suis, au contraire, envoyé en commission importante par dom Modeste, et lui-même en fera foi près de vous, si besoin est.

– Là, là, tout doux, mon petit saint Jérôme ; nous prenons feu comme une mèche, à ce qu’il paraît.

– N’y a-t-il pas de quoi, lorsqu’on s’entend dire ce que vous me dites ?

– Dame ! c’est que, vois-tu, une robe comme la tienne sortant d’un cabaret à pareille heure…

– D’un cabaret, moi ?

– Eh ! sans doute, cette maison d’où tu sors, n’est-ce pas celle du Fier-Chevalier ? Ah ! tu vois bien que je t’y prends !

– Je sortais de cette maison, dit Clément, vous avez raison, mais je ne sortais pas d’un cabaret.

– Comment, fit Chicot, l’hôtellerie du Fier-Chevalier n’est-elle pas un cabaret ?

– Un cabaret est une maison où l’on boit, et comme je n’ai pas bu dans cette maison, cette maison n’est point un cabaret pour moi.

– Diable ! la distinction est subtile, et je me trompe fort, ou tu deviendras un jour un rude théologien ; mais enfin si tu n’allais pas dans cette maison pour y boire, pourquoi donc y allais-tu.

Clément ne répondit rien, et Chicot put lire sur sa figure, malgré l’obscurité, une ferme volonté de ne pas dire un seul mot de plus.

Cette résolution contraria fort notre ami, qui avait pris l’habitude de tout savoir.

Ce n’était pas que Clément mît de l’aigreur dans son silence ; bien au contraire, il avait paru charmé de rencontrer d’une façon si inattendue son savant professeur d’armes, maître Robert Briquet, et il lui avait fait tout l’accueil qu’on pouvait attendre de cette nature concentrée et revêche.

La conversation était complètement tombée. Chicot, pour la renouer, fut sur le point de prononcer le nom de frère Borromée ; mais, quoique Chicot n’eût point de remords, ou ne crût pas en avoir, ce nom expira sur ses lèvres.

Le jeune homme, tout en demeurant muet, semblait attendre quelque chose ; on eût dit qu’il regardait comme un bonheur de rester le plus longtemps possible aux environs de l’hôtellerie du Fier-Chevalier.

Robert Briquet essaya de lui parler de ce voyage que l’enfant avait eu un instant l’espoir de faire avec lui.

Les yeux de Jacques Clément brillèrent aux mots d’espace et de liberté.

Robert Briquet raconta que, dans le pays qu’il venait de parcourir, l’escrime était fort en honneur : il ajouta négligemment qu’il en avait même rapporté quelques coups merveilleux.

C’était mettre Jacques sur un terrain brûlant. Il demanda à connaître ces coups, et Chicot, avec son long bras, en dessina quelques-uns sur le bras du petit frère.

Mais tous ces marivaudages de Chicot n’amollirent pas l’opiniâtreté du petit Clément : et tout en essayant de parer ces coups inconnus que lui montrait son ami maître Robert Briquet, il gardait un obstiné silence à l’endroit de ce qu’il était venu faire dans le quartier.

Dépité, mais maître de lui, Chicot résolut d’essayer de l’injustice ; l’injustice est une des plus puissantes provocations qui aient été inventées pour faire parler les femmes, les enfants et les inférieurs, de quelque nature qu’ils soient.

– N’importe, petit, dit-il, comme s’il revenait à sa première idée, n’importe, tu es un charmant moinillon ; mais tu vas dans les hôtelleries, et dans quelles hôtelleries encore ; dans celles où l’on trouve de belles dames, et tu t’arrêtes en extase devant la fenêtre où l’on peut voir leur ombre ; petit, petit, je le dirai à dom Modeste.

Le coup frappa juste, plus juste même que ne l’avait supposé Chicot, car il ne se doutait pas, en commençant, que la blessure dût être si profonde.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il, rouge de honte et de colère, je ne regarde point les femmes.

– Si fait, si fait, poursuivit Chicot, il y avait au contraire une fort belle dame au Fier-Chevalier, lorsque tu en es sorti, et tu t’es retourné pour la voir encore, et je sais que tu l’attendais dans la tourelle, et je sais que tu lui as parlé.

Chicot procédait par induction.

Jacques ne put se contenir.

– Sans doute, je lui ai parlé ! s’écria-t-il, est-ce un péché que de parler aux femmes ?

– Non, lorsqu’on ne leur parle pas de son propre mouvement et poussé par la tentation de Satan.

– Satan n’a rien à faire dans tout ceci, il a bien fallu que je parle à cette dame puisque j’étais chargé de lui remettre une lettre.

– Chargé par dom Modeste ! s’écria Chicot.

– Oui, allez donc vous plaindre à lui maintenant !

Chicot, un moment étourdi et tâtonnant dans les ténèbres, sentit à ces paroles un éclair traverser l’obscurité de son cerveau.

– Ah ! dit-il, je le savais bien, moi.

– Que saviez-vous ?

– Ce que tu ne voulais pas me dire.

– Je ne dis pas même mes secrets, à plus forte raison les secrets des autres.

– Oui ; mais à moi.

– Pourquoi à vous ?

– À moi qui suis un ami de dom Modeste, et puis à moi…

– Après ?

– À moi qui sais d’avance tout ce que tu pourrais me dire.

Le petit Jacques regarda Chicot en secouant la tête avec un sourire d’incrédulité.

– Eh bien ! dit Chicot, veux-tu que je te raconte, moi, ce que tu ne veux pas me raconter ?

– Je le veux bien, dit Jacques.

Chicot fit un effort.

– D’abord, dit-il, ce pauvre Borromée…

La figure de Jacques s’assombrit.

– Oh ! fit l’enfant, si j’avais été là…

– Si tu avais été là ?

– La chose ne se serait point passée ainsi.

– Tu l’aurais défendu contre les Suisses avec lesquels il avait pris querelle ?

– Je l’eusse défendu contre tout le monde !

– De sorte qu’il n’eût pas été tué ?

– Ou que je me fusse fait tuer avec lui.

– Enfin, tu n’y étais pas, de sorte que le pauvre diable est trépassé dans une méchante hôtellerie et en trépassant a prononcé le nom de dom Modeste ?

– Oui.

– Si bien qu’on a prévenu dom Modeste ?

– Un homme tout effaré, qui a jeté l’alarme dans le couvent.

– Et dom Modeste a fait appeler sa litière, et a couru à la Corne d’Abondance.

– D’où savez-vous cela ?

– Oh ! tu ne me connais pas encore, petit ; je suis un peu sorcier, moi.

Jacques recula de deux pas.

– Ce n’est pas tout, continua Chicot qui s’éclairait, à mesure qu’il parlait, à la propre lumière de ses paroles ; on a trouvé une lettre dans la poche du mort.

– Une lettre, c’est cela.

– Et dom Modeste a chargé son petit Jacques de porter cette lettre à son adresse.

– Oui.

– Et le petit Jacques a couru à l’instant même à l’hôtel de Guise.

– Oh !

– Où il n’a trouvé personne.

– Bon Dieu !

– Que M. de Mayneville.

– Miséricorde !

– Lequel M. de Mayneville a conduit Jacques à l’hôtellerie du Fier-Chevalier.

– Monsieur Briquet, monsieur Briquet, s’écria Jacques, si vous savez cela !…

– Eh ! ventre de biche ! tu vois bien que je le sais, s’écria Chicot, triomphant d’avoir dégagé cet inconnu, si important pour lui, des langes ténébreux où il était enveloppé d’abord.

– Alors, reprit Jacques, vous voyez bien, monsieur Briquet, que je ne suis pas coupable.

– Non, dit Chicot, tu n’es coupable ni par action, ni par omission, mais tu es coupable par pensée.

– Moi ?

– Sans doute, tu trouves la duchesse fort belle.

– Moi !

– Et tu te retournes pour la voir encore à travers les carreaux.

– Moi ! ! !

Le moinillon rougit et balbutia :

– C’est vrai, elle ressemble à une vierge Marie qui était au chevet de ma mère.

– Oh ! murmura Chicot, combien perdent de choses les gens qui ne sont pas curieux !

– Alors il se fit raconter par le petit Clément, qu’il tenait désormais à sa discrétion, tout ce qu’il venait de raconter lui-même, mais, cette fois, avec des détails qu’il ne pouvait savoir.

– Vois-tu, dit Chicot quand il eut fini, quel pauvre maître d’escrime tu avais dans frère Borromée !

– Monsieur Briquet, fit le petit Jacques, il ne faut pas dire de mal des morts.

– Non, mais avoue une chose.

– Laquelle ?

– C’est que Borromée tirait moins bien que celui qui l’a tué.

– C’est vrai.

– Et maintenant, voilà tout ce que j’avais à te dire. Bonsoir, mon petit Jacques, à bientôt, et si tu veux…

– Quoi, monsieur Briquet ?

– Eh bien ! c’est moi qui te donnerai des leçons d’escrime à l’avenir.

– Oh ! bien volontiers.

– Maintenant, en route, petit, car on t’attend avec impatience au prieuré.

– C’est vrai ; merci, monsieur Briquet, de m’en avoir fait souvenir.

Et le moinillon disparut en courant.

Ce n’était pas sans raison que Chicot avait congédié son interlocuteur. Il en avait tiré tout ce qu’il voulait savoir et, d’un autre côté, il lui restait encore quelque chose à apprendre.

Il rejoignit donc à grands pas sa maison. La litière, les porteurs et le cheval étaient toujours à la porte du Fier-Chevalier.

Il regagna sans bruit sa gouttière.

La maison située en face de la sienne était toujours éclairée.

Dès lors, il n’eut plus de regards que pour cette maison.

Il vit d’abord, par la fente d’un rideau, passer et repasser Ernauton, qui paraissait attendre avec impatience.

Puis il vit revenir la litière, il vit partir Mayneville, enfin, il vit entrer la duchesse dans la chambre où palpitait Ernauton plutôt qu’il ne respirait.

Ernauton s’agenouilla devant la duchesse qui lui donna sa blanche main à baiser.

Puis la duchesse releva le jeune homme et le fit asseoir devant elle, à une table élégamment servie.

– C’est singulier, dit Chicot, cela commençait comme une conspiration, et cela finit comme un rendez-vous d’amour.

Oui, continua Chicot, mais qui l’a donné ce rendez-vous d’amour ?

Madame de Montpensier.

Puis s’éclairant à une lumière nouvelle :

– Oh ! oh ! murmura-t-il. « Chère sœur, j’approuve votre plan à l’égard des Quarante-Cinq : seulement, permettez-moi de vous dire que c’est bien de l’honneur que vous ferez à ces drôles-là. »

Ventre de biche ! s’écria Chicot, j’en reviens à ma première idée ; ce n’est pas de l’amour, c’est une conspiration.

Madame la duchesse de Montpensier aime M. Ernauton de Carmainges ; surveillons les amours de madame la duchesse.

Et Chicot surveilla jusqu’à minuit et demi, heure à laquelle Ernauton s’enfuit, le manteau sur le nez, tandis que madame la duchesse de Montpensier remontait en litière.

– Maintenant, murmura Chicot en descendant son escalier, quelle est cette chance de mort qui doit délivrer le duc de Guise de l’héritier présomptif de la couronne ? quels sont ces gens que l’on croyait morts et qui sont vivants ?

Mordieu ! je pourrais bien être sur la trace !

LXXXV. Le cardinal de Joyeuse §

La jeunesse a des opiniâtretés dans le mal et dans le bien qui valent l’aplomb des résolutions d’un âge mûr.

Tendus vers le bien, ces sortes d’entêtements produisent les grandes actions et impriment à l’homme qui débute dans la vie un mouvement qui le porte, par une pente naturelle, vers un héroïsme quelconque.

Ainsi Bayard et du Guesclin devinrent de grands capitaines pour avoir été les plus hargneux et les plus intraitables enfants qu’on eût jamais vus ; ainsi ce gardeur de pourceaux dont la nature avait fait le pâtre de Montalte, et dont le génie fit Sixte-Quint, devint un grand pape pour s’être obstiné à mal faire sa besogne de porcher.

Ainsi les pires natures Spartiates se développèrent-elles dans le sens de l’héroïsme, après avoir commencé par l’entêtement dans la dissimulation et la cruauté.

Nous n’avons ici à tracer que le portrait d’un homme ordinaire ; cependant plus d’un biographe eût trouvé dans Henri du Bouchage, à vingt ans, l’étoffe d’un grand homme.

Henri s’obstina dans son amour et dans sa séquestration du monde. Comme le lui avait demandé son frère, comme l’avait exigé le roi, il demeura quelques jours seul avec son éternelle pensée ; puis, sa pensée s’étant faite de plus en plus immuable, il se décida un matin à visiter son frère le cardinal, personnage important, qui à l’âge de vingt-six ans était déjà cardinal depuis deux ans, et qui de l’archevêché de Narbonne était passé au plus haut degré des grandeurs ecclésiastiques, grâce à la noblesse de sa race et à la puissance de son esprit.

François de Joyeuse, que nous avons déjà introduit en scène pour éclaircir le doute de Henri de Valois à l’égard de Sylla, François de Joyeuse, jeune et mondain, beau et spirituel, était un des hommes les plus remarquables de l’époque. Ambitieux par nature, mais circonspect par calcul et par position, François de Joyeuse pouvait prendre pour devise : Rien n’est trop, et justifier sa devise.

Peut-être seul de tous les hommes de cour et François de Joyeuse était un homme de cour avant tout, il avait su se faire deux soutiens des deux trônes religieux et laïque desquels il ressortissait comme gentil homme français et comme prince de l’Église ; Sixte le protégeait contre Henri III, Henri III le protégeait contre Sixte. Il était Italien à Paris, Parisien à Rome, magnifique et adroit partout.

L’épée seule de Joyeuse, le grand-amiral, donnait à ce dernier plus de poids dans la balance ; mais on voyait, à certains sourires du cardinal, que, s’il manquait de ces pesantes armes temporelles que, tout élégant qu’il était, maniait si bien le bras de son frère, il savait user et même abuser des armes spirituelles confiées à lui par le souverain chef de l’Église.

Le cardinal François de Joyeuse était promptement devenu riche, riche de son propre patrimoine d’abord, puis ensuite de ses différents bénéfices. En ce temps-là, l’Église possédait, et même possédait beaucoup, et quand ses trésors étaient épuisés, elle connaissait les sources, aujourd’hui taries, où les renouveler.

François de Joyeuse menait donc grand train. Laissant à son frère l’orgueil de la maison militaire, il encombrait ses antichambres de curés, d’évêques, d’archevêques ; il avait sa spécialité. Une fois cardinal, comme il était prince de l’Église, et par conséquent supérieur à son frère, il avait pris des pages à la mode italienne et des gardes à la mode française. Mais ces gardes et ces pages n’étaient encore pour lui qu’un plus grand moyen de liberté. Souvent il rangeait gardes et pages autour d’une grande litière, par les rideaux de laquelle passait la main gantée de son secrétaire, tandis que lui, à cheval, l’épée au dos, courait la ville déguisé avec une perruque, une fraise énorme, et des bottes de cavalier dont le bruit réjouissait l’âme.

Le cardinal jouissait donc d’une fort grande considération, car, à de certaines élévations, les fortunes humaines sont absorbantes, et forcent, comme si elles étaient composées rien que d’atomes crochus, toutes les autres fortunes à s’allier à elles comme des satellites, et par cette raison, le nom glorieux de son père, l’illustration récente et inouïe de son frère Anne, jetaient sur lui tout leur éclat. En outre, comme il avait suivi scrupuleusement ce précepte, de cacher sa vie et de répandre son esprit, il n’était connu que par ses beaux côtés, et, dans sa famille même, passait pour un fort grand homme, bonheur que n’ont pas eu bien des empereurs chargés de gloire et couronnés par toute une nation.

Ce fut vers ce prélat que le comte du Bouchage alla se réfugier après son explication avec son frère, après son entretien avec le roi de France. Seulement, comme nous l’avons dit, il laissa s’écouler quelques jours pour obéir à l’injonction de son aîné et de son roi.

François habitait une belle maison dans la Cité. La cour immense de cette maison ne désemplissait pas de cavaliers et de litières ; mais le prélat, dont le jardin confinait à la berge de la rivière, laissait ses cours et ses antichambres s’emplir de courtisans ; et, comme il avait une porte de sortie sur la berge, et un bateau qui le transportait sans bruit aussi loin et aussi doucement qu’il lui plaisait, près de cette porte, il arrivait souvent que l’on attendait inutilement le prélat, auquel une indisposition grave ou une pénitence austère servait de prétexte pour ne pas recevoir. C’était encore de l’Italie au sein de la bonne ville du roi de France, c’était Venise entre les deux bras de la Seine.

François était fier, mais nullement vain ; il aimait ses amis comme des frères et ses frères presque autant que ses amis. Plus âgé de cinq ans que du Bouchage, il ne lui épargnait ni les bons ni les mauvais conseils, ni la bourse ni le sourire.

Mais comme il portait merveilleusement bien l’habit de cardinal, du Bouchage le trouvait beau, noble, presque effrayant, en sorte qu’il le respectait plus peut-être qu’il ne respectait leur aîné à tous deux. Henri, sous sa belle cuirasse et ses chamarrures de militaire fleuri, confiait en tremblant ses amours à Anne, il n’eût pas même osé se confesser à François.

Cependant, lorsqu’il se dirigea vers l’hôtel du cardinal, sa résolution était prise, il abordait franchement le confesseur d’abord, l’ami ensuite.

Il entra dans la cour d’où sortaient à l’instant même plusieurs gentilshommes fatigués d’avoir sollicité, sans l’avoir obtenue, la faveur d’une audience.

Il traversa les antichambres, les salles, puis les appartements. On lui avait dit, à lui comme aux autres, que son frère était en conférence ; mais il ne serait venu à aucun domestique l’idée de fermer une porte devant du Bouchage.

Du Bouchage traversa donc tous les appartements et parvint jusqu’au jardin, véritable jardin de prélat romain, avec de l’ombre, de la fraîcheur et des parfums, comme on en trouve aujourd’hui à la villa Pamphile ou au palais Borghèse.

Henri s’arrêta sous un massif : en ce moment la grille du bord de l’eau roula sur ses gonds, et un homme entra caché dans un large manteau brun et suivi d’une sorte de page. Cet homme aperçut Henri, qui était trop absorbé dans son rêve pour penser à lui, et se glissa entre les arbres, évitant d’être vu ni par du Bouchage ni par aucun autre.

Henri ne prit pas garde à cette entrée mystérieuse ; ce ne fut qu’en se retournant qu’il vit l’homme entrer dans les appartements.

Après dix minutes d’attente, il allait y entrer à son tour et questionner un valet de pied pour savoir à quelle heure précisément son frère serait visible, quand un domestique, qui paraissait le chercher, l’aperçut, vint à lui et le pria de vouloir bien passer dans la salle des livres, où le cardinal l’attendait.

Henri se rendit lentement à cette invitation, car il devinait une nouvelle lutte : il trouva son frère le cardinal qu’un valet de chambre accommodait dans un habit de prélat, un peu mondain peut-être, mais élégant et surtout commode.

– Bonjour, comte, dit le cardinal ; quelles nouvelles, mon frère ?

– Excellentes nouvelles quant à notre famille, dit Henri ; Anne, vous le savez, s’est couvert de gloire dans cette retraite d’Anvers, et il vit.

– Et, Dieu merci ! vous aussi vous êtes sain et sauf, Henri ?

– Oui, mon frère.

– Vous voyez, dit le cardinal, que Dieu a ses desseins sur nous.

– Mon frère, je suis tellement reconnaissant à Dieu, que j’ai formé le projet de me consacrer à son service ; je viens donc vous parler sérieusement de ce projet, qui me parait mûr, et dont je vous ai déjà dit quelques mots.

– Vous pensez toujours à cela, du Bouchage ? fit le cardinal en laissant échapper une légère exclamation, qui indiquait que Joyeuse allait avoir un combat à livrer.

– Toujours, mon frère.

– Mais c’est impossible, Henri, reprit le cardinal ; ne vous l’a-t-on pas déjà dit ?

– Je n’ai pas écouté ce que l’on m’a dit, mon frère, parce qu’une voix plus forte, qui parle en moi, m’empêche d’entendre toute parole qui me détournerait de Dieu.

– Vous n’êtes pas assez ignorant des choses du monde, mon frère, dit le cardinal du ton le plus sérieux, pour croire que cette voix soit véritablement celle du Seigneur ; au contraire, et je l’affirmerais, c’est un sentiment tout mondain qui vous parle. Dieu n’a rien à voir dans cette affaire, n’abusez donc pas de son saint nom, et surtout ne confondez pas la voix du ciel avec celle de la terre.

– Je ne confonds pas, mon frère, je veux dire seulement que quelque chose d’irrésistible m’entraîne vers la retraite et la solitude.

– À la bonne heure, Henri, et nous rentrons dans les termes vrais. Eh bien ! mon cher, voici ce qu’il faut faire ; je m’en vais, prenant acte de vos paroles, vous rendre le plus heureux des hommes.

– Merci ! oh ! merci, mon frère !

– Écoutez-moi, Henri. Il faut prendre de l’argent, deux écuyers, et voyager par toute l’Europe, comme il convient à un fils de la maison dont nous sommes. Vous verrez des pays lointains, la Tartarie, la Russie même, les Lapons, ces peuples fabuleux que ne visite jamais le soleil ; vous vous ensevelirez dans vos pensées jusqu’à ce que le germe dévorant qui travaille en vous soit éteint ou assouvi… Alors vous nous reviendrez.

Henri, qui s’était assis, se leva plus sérieux que n’avait été son frère.

– Vous ne m’avez pas compris, dit-il, monseigneur.

– Pardon, Henri, vous avez dit retraite et solitude.

– Oui, j’ai dit cela ; mais, par retraite et solitude, j’ai entendu parler du cloître, mon frère, et non des voyages ; voyager, c’est jouir encore de la vie, moi je veux presque souffrir la mort, et, si je ne la souffre pas, la savourer du moins.

– C’est là une absurde pensée, permettez-moi de vous le dire, Henri, car enfin quiconque veut s’isoler est seul partout. Mais soit, le cloître. Eh bien ! je comprends que vous soyez venu vers moi pour me parler de ce projet. Je connais des bénédictins fort savants, des augustins très ingénieux, dont les maisons sont gaies, fleuries, douces et commodes. Au milieu des travaux de la science ou des arts, vous passerez une année charmante, en bonne compagnie, ce qui est important, car on ne doit pas s’encrasser en ce monde, et si au bout de cette année, vous persistez dans votre projet, eh bien ! mon cher Henri, je ne vous ferai plus opposition, et moi-même vous ouvrirai la porte qui vous conduira doucement au salut éternel.

– Vous ne me comprenez décidément pas, mon frère, répondit du Bouchage en secouant la tête, ou plutôt votre généreuse intelligence ne veut pas me comprendre : ce n’est pas un séjour gai, une aimable retraite que je veux, c’est la claustration rigoureuse, noire et morte ; je tiens à prononcer mes vœux, des vœux qui ne me laissent pour toute distraction qu’une tombe à creuser, qu’une longue prière à dire.

Le cardinal fronça le sourcil et se leva de son siège.

– Oui, dit-il, j’avais parfaitement compris, et j’essayais, par ma résistance sans phrases et sans dialectique, de combattre la folie de vos résolutions ; mais vous m’y forcez, écoutez-moi.

– Ah ! mon frère, dit Henri avec abattement, n’essayez pas de me convaincre, c’est impossible.

– Mon frère, je vous parlerai au nom de Dieu d’abord, de Dieu que vous offensez, en disant que vient de lui cette résolution farouche : Dieu n’accepte pas des sacrifices irréfléchis. Vous êtes faible, puisque vous vous laissez abattre par la première douleur ; comment Dieu vous saurait-il gré d’une victime presque indigne que vous lui offrez ?

Henri fit un mouvement.

– Oh ! je ne veux plus vous ménager, mon frère, vous qui ne ménagez personne d’entre nous, reprit le cardinal ; vous qui oubliez le chagrin que vous causerez à notre frère aîné, à moi.

– Pardon, interrompit Henri, dont les joues se couvrirent de rougeur, pardon, monseigneur, le service de Dieu est-il donc une carrière si sombre et si déshonorante, que toute une famille en prenne le deuil ! Vous, mon frère, vous dont je vois le portrait en cette chambre, avec cet or, ces diamants, cette pourpre, n’êtes-vous pas l’honneur et la joie de notre maison, bien que vous ayez choisi le service de Dieu, comme mon frère aîné celui des rois de la terre ?

– Enfant ! enfant ! s’écria le cardinal avec impatience ; vous me feriez croire que la tête vous a tourné. Comment ! vous allez comparer ma maison à un cloître ; mes cent valets, mes piqueurs, mes gentilshommes et mes gardes, à la cellule et au balai, qui sont les seules armes et la seule richesse du cloître ! Êtes-vous en démence ? N’avez-vous pas dit tout à l’heure que vous repoussez ces superfluités qui sont mon nécessaire, les tableaux, les vases précieux, la pompe et le bruit ? Avez-vous, comme moi, le désir et l’espoir de mettre sur votre front la tiare de saint Pierre ? Voilà une carrière, Henri ; on y court, on y lutte, on y vit ; mais vous ! vous, c’est la sape du mineur, c’est la bêche du trappiste, c’est la tombe du fossoyeur que vous voulez ; plus d’air, plus de joie, plus d’espoir ! Et tout cela, j’en rougis pour vous qui êtes un homme, tout cela, parce que vous aimez une femme qui ne vous aime pas. En vérité, Henri, vous faites tort à votre race !

– Mon frère ! s’écria le jeune homme pâle et les yeux flamboyants d’un feu sombre, aimez-vous mieux que je me casse la tête d’un coup de pistolet, ou que je profite de l’honneur que j’ai de porter une épée pour me l’enfoncer dans le cœur ? Pardieu ! monseigneur, vous qui êtes cardinal et prince, donnez-moi l’absolution de ce péché mortel, la chose sera faite si vite que vous n’aurez pas eu le temps d’achever cette laide et indigne pensée : que je déshonore ma race, ce que, grâce à Dieu, ne fera jamais un Joyeuse.

– Allons, allons, Henri ! dit le cardinal en attirant à lui son frère, et le retenant dans ses bras, allons, cher enfant, aimé de tous, oublie et sois clément pour ceux qui t’aiment. Je t’en supplie en égoïste ; écoute : chose rare ici-bas, nous sommes tous heureux, les uns par l’ambition satisfaite, les autres par les bénédictions de tout genre que Dieu fait fleurir sur notre existence ; ne jette donc pas, je t’en supplie, Henri, le poison mortel de la retraite sur les joies de ta famille ; songe que notre père en pleurera, songe que tous, nous porterons au front la tache noire de ce deuil que tu vas nous faire. Je t’adjure, Henri, de te laisser fléchir : le cloître ne te vaut rien. Je ne te dis pas que tu y mourras, car tu me répondrais, malheureux, par un sourire, hélas ! trop intelligible ; non, je te dirai que le cloître est plus fatal que la tombe : la tombe n’éteint que la vie, le cloître éteint l’intelligence, le cloître courbe le front, au lieu de relever au ciel ; l’humidité des voûtes passe peu à peu dans le sang et s’infiltre jusque dans la moelle des os, pour faire du cloîtré une statue de granit de plus dans son couvent. Mon frère, mon frère, prends-y garde : nous n’avons que quelques années, nous n’avons qu’une jeunesse. Eh bien ! les années de la belle jeunesse se passeront aussi, car tu es sous l’empire d’une grande douleur, mais à trente ans tu te feras homme, la sève de maturité viendra ; elle entraînera ce reste de douleur usée, et alors tu voudras revivre, mais il sera trop tard, car alors tu seras triste, enlaidi, souffreteux, ton cœur n’aura plus de flamme, ton œil n’aura plus d’étincelles, ceux que tu chercheras, te fuiront comme un sépulcre blanchi, dont tout regard craint la noire profondeur : Henri, je te parle avec amitié, avec sagesse ; écoute-moi.

Le jeune homme demeura immobile et silencieux. Le cardinal espéra l’avoir attendri et ébranlé dans sa résolution.

– Tiens, dit-il, essaie d’une autre ressource, Henri ; ce dard empoisonné que tu traînes à ton cœur, porte-le partout, dans le bruit, dans les fêtes, assieds-toi avec lui à nos festins ; imite le faon blessé, qui traverse les taillis, les halliers, les ronces, pour essayer d’arracher de son flanc la flèche retenue aux lèvres de la blessure ; quelquefois la flèche tombe.

– Mon frère, par grâce, dit Henri, n’insistez pas davantage ; ce que je vous demande, n’est point le caprice d’un instant, la décision d’une heure, c’est le fruit d’une lente et douloureuse résolution. Mon frère, au nom du ciel, je vous adjure de m’accorder la grâce que je vous demande.

– Eh bien ! quelle grâce demandes-tu, voyons ?

– Une dispense, monseigneur.

– Pour quoi faire ?

– Pour abréger mon noviciat.

– Ah ! je le savais, du Bouchage, tu es mondain jusque dans ton rigorisme, pauvre ami. Oh ! je sais la raison que tu vas me donner. Oh ! oui, tu es bien un homme de notre monde, tu ressembles à ces jeunes gens qui se font volontaires et veulent bien du feu, des balles, des coups, mais non pas du travail de la tranchée et du balayage des tentes. Il y a de la ressource, Henri ; tant mieux, tant mieux !

– Cette dispense, mon frère, cette dispense, je vous la demande à genoux.

– Je te la promets ; je vais écrire à Rome. C’est un mois qu’il faut pour que la réponse arrive ; mais en échange, promets-moi une chose.

– Laquelle ?

– C’est, pendant ce mois d’attente, de ne refuser aucun des plaisirs qui se présenteront à vous ; et si dans un mois vous tenez encore à vos projets, Henri, eh bien ! je vous livrerai cette dispense de ma main. Êtes vous satisfait maintenant et n’avez-vous plus rien à demander ?

– Non, mon frère, merci ; mais un mois, c’est si long, et les délais me tuent.

– En attendant, mon frère, et pour commencer à vous distraire, vous plairait-il de déjeuner avec moi ? J’ai bonne compagnie ce matin.

Et le prélat se mit à sourire d’un air que lui eût envié le plus mondain des favoris de Henri III.

– Mon frère… dit du Bouchage en se défendant.

– Je n’admets pas d’excuse ; vous n’avez que moi ici, puisque vous arrivez de Flandre, et que votre maison ne doit pas être remontée encore.

À ces mots, le cardinal se leva, et tirant une portière qui fermait un grand cabinet somptueusement meublé :

– Venez, comtesse, dit-il, que nous persuadions M. le comte du Bouchage de demeurer avec nous.

Mais au moment où le cardinal avait soulevé la portière, Henri avait vu, à demi-couché sur des coussins, le page qui était rentré avec le gentilhomme de la grille du bord de l’eau, et dans ce page, avant même que le prélat n’eût dénoncé son sexe, il avait reconnu une femme.

Quelque chose comme une terreur subite, comme un effroi invincible le prit, et tandis que le mondain cardinal allait chercher le beau page par la main, Henri du Bouchage s’élançait hors de l’appartement, si bien que lorsque François ramena la dame, toute souriante de l’espoir de ramener un cœur vers le monde, la chambre était parfaitement vide.

François fronça le sourcil, et s’asseyant devant une table chargée de papiers et de lettres, il écrivit précipitamment quelques lignes.

– Veuillez sonner, chère comtesse, dit-il, vous avez la main sur le timbre.

Le page obéit.

Un valet de chambre de confiance parut.

– Qu’un courrier monte à l’instant même à cheval, dit François, et porte cette lettre à M. le grand-amiral, à Château-Thierry.

LXXXVI. On a des nouvelles d’Aurilly §

Le lendemain de ce jour, le roi travaillait au Louvre avec le surintendant des finances, lorsqu’on vint le prévenir que M. de Joyeuse l’aîné venait d’arriver et l’attendait dans le grand cabinet d’audience, venant de Château-Thierry, avec un message de M. le duc d’Anjou.

Le roi quitta précipitamment sa besogne et courut à la rencontre de cet ami si cher.

Bon nombre d’officiers et de courtisans garnissaient le cabinet ; la reine-mère était venue ce soir-là, escortée de ses filles d’honneur, et ces demoiselles si fringantes étaient des soleils toujours escortés de satellites.

Le roi donna sa main à baiser à Joyeuse et promena un regard satisfait sur l’assemblée.

Dans l’angle de la porte d’entrée, à sa place ordinaire, se tenait Henri du Bouchage, accomplissant rigoureusement son service et ses devoirs.

Le roi le remercia et le salua d’un signe de tête amical, auquel Henri répondit par une révérence profonde.

Ces intelligences firent tourner la tête à Joyeuse qui sourit de loin à son frère, sans cependant le saluer trop visiblement de peur d’offenser l’étiquette.

– Sire, dit Joyeuse, je suis mandé vers Votre Majesté par M. le duc d’Anjou, revenu tout récemment de l’expédition des Flandres.

– Mon frère se porte bien, monsieur l’amiral ? demanda le roi.

– Aussi bien, sire, que le permet l’état de son esprit, cependant je ne cacherai pas à Votre Majesté que monseigneur paraît souffrant.

– Il aurait besoin de distraction après son malheur, dit le roi, heureux de proclamer l’échec arrivé à son frère tout en paraissant le plaindre.

– Je crois que oui, sire.

– On nous a dit, monsieur l’amiral, que le désastre avait été cruel.

– Sire…

– Mais que, grâce à vous, bonne partie de l’armée avait été sauvée ; merci, monsieur l’amiral, merci. Ce pauvre monsieur d’Anjou désire-t-il pas nous voir ?

– Ardemment, sire.

– Aussi, le verrons-nous. Êtes-vous pas de cet avis, madame ? dit Henri, en se tournant vers Catherine, dont le cœur souffrait tout ce que son visage s’obstinait à cacher.

– Sire, répondit-elle, je serais allée seule au devant de mon fils ; mais, puisque Votre Majesté daigne se réunir à moi dans ce vœu de bonne amitié, le voyage me sera une partie de plaisir.

– Vous viendrez avec nous, messieurs, dit le roi aux courtisans ; nous partirons demain, je coucherai à Meaux.

– Sire, je vais donc annoncer à monseigneur cette bonne nouvelle ?

– Non pas ! me quitter si tôt, monsieur l’amiral, non pas ! Je comprends qu’un Joyeuse soit aimé de mon frère et désiré, mais nous en avons deux… Dieu merci !… Du Bouchage, vous partirez pour Château-Thierry, s’il vous plaît.

– Sire, demanda Henri, me sera-t-il permis, après avoir annoncé l’arrivée de Sa Majesté à monseigneur le duc d’Anjou, de revenir à Paris ?

– Vous ferez comme il vous plaira, du Bouchage, dit le roi.

Henri salua et se dirigea vers la porte. Heureusement Joyeuse le guettait.

– Vous permettez, sire, que je dise un mot à mon frère ? demanda-t-il.

– Dites. Mais qu’y a-t-il ? fit le roi plus bas.

– Il y a qu’il veut brûler le pavé pour faire la commission, et le brûler pour revenir, ce qui contrarie mes projets, sire, et ceux de M. le cardinal.

– Va donc, va, et tance-moi cet enragé amoureux.

Anne courut après son frère et le rejoignit dans les antichambres.

– Eh bien ! dit Joyeuse, vous partez avec beaucoup d’empressement, Henri ?

– Mais oui, mon frère.

– Parce que vous voulez bien vite revenir ?

– C’est vrai.

– Vous ne comptez donc séjourner que quelque temps à Château-Thierry ?

– Le moins possible.

– Pourquoi cela ?

– Où l’on s’amuse, mon frère, là n’est point ma place.

– C’est justement, au contraire, Henri, parce que monseigneur le duc d’Anjou doit donner des fêtes à la cour, que vous devriez rester à Château-Thierry.

– Cela m’est impossible, mon frère.

– À cause de vos désirs de retraite, de vos projets d’austérité ?

– Oui, mon frère.

– Vous êtes allé au roi demander une dispense ?

– Qui vous a dit cela ?

– Je le sais.

– C’est vrai, j’y suis allé.

– Vous ne l’obtiendrez pas.

– Pourquoi cela, mon frère ?

– Parce que le roi n’a pas intérêt à se priver d’un serviteur tel que vous.

– Mon frère le cardinal fera alors ce que Sa Majesté ne voudra pas faire.

– Pour une femme, tout cela !

– Anne, je vous en supplie, n’insistez pas davantage.

– Ah ! soyez tranquille, je ne recommencerai pas ; mais, une fois, allons au but. Vous partez pour Château-Thierry ; en bien ! au lieu de revenir aussi précipitamment que vous le voudriez, je désire que vous m’attendiez dans mon appartement ; il y a longtemps que nous n’avons vécu ensemble ; j’ai besoin, comprenez cela, de me retrouver avec vous.

– Mon frère, vous allez à Château-Thierry pour vous amuser, vous. Mon frère, si je reste à Château-Thierry, j’empoisonnerai tous vos plaisirs.

– Oh ! que non pas ! je résiste, moi, et suis d’un heureux tempérament, fort propre à battre en brèche vos mélancolies.

– Mon frère…

– Permettez, comte, dit l’amiral avec une impérieuse insistance, je représente ici notre père, et vous enjoints de m’attendre à Château-Thierry ; vous y trouverez mon appartement qui sera le vôtre. Il donne, au rez-de-chaussée, sur le parc.

– Si vous ordonnez, mon frère… dit Henri avec résignation.

– Appelez cela du nom qu’il vous plaira, comte, désir ou ordre, mais attendez-moi.

– J’obéirai, mon frère.

– Et je suis persuadé que vous ne m’en voudrez pas, ajouta Joyeuse en pressant le jeune homme dans ses bras.

Celui-ci se déroba un peu aigrement peut-être à l’accolade fraternelle, demanda ses chevaux et partit immédiatement pour Château-Thierry.

Il courait avec la colère d’un homme contrarié, c’est-à-dire qu’il dévorait l’espace.

Le soir même il gravissait, avant la nuit, la colline sur laquelle Château-Thierry est assis, avec la Marne à ses pieds.

Son nom lui fit ouvrir les portes du château qu’habitait le prince ; mais, quant à une audience, il fut plus d’une heure à l’obtenir.

Le prince, disaient les uns, était dans ses appartements ; il dormait, disait un autre ; il faisait de la musique, supposait le valet de chambre.

Seulement nul, parmi les domestiques, ne pouvait donner une réponse positive.

Henri insista pour n’avoir plus à penser au service du roi et se livrer, dès lors, tout entier à sa tristesse.

Sur cette insistance, et comme on le savait lui et son frère des plus familiers du duc, on le fit entrer dans l’un des salons du premier étage, où le prince consentait enfin à le recevoir.

Une demi-heure s’écoula, la nuit tombait insensiblement du ciel.

Le pas traînant et lourd du duc d’Anjou résonna dans la galerie ; Henri, qui le reconnut, se prépara au cérémonial d’usage.

Mais le prince, qui paraissait fort pressé, dispensa vite son ambassadeur de ces formalités en lui prenant la main et en l’embrassant.

– Bonjour, comte, dit-il, pourquoi vous dérange-t-on pour venir voir un pauvre vaincu ?

– Le roi m’envoie, monseigneur, vous prévenir qu’il a grand désir de voir Votre Altesse, et que, pour la laisser reposer de ses fatigues, c’est Sa Majesté qui se rendra au devant d’elle et qui viendra visiter Château-Thierry demain au plus tard.

– Le roi viendra demain ! s’écria François avec un mouvement d’impatience.

Mais il se reprit promptement.

– Demain, demain ! dit-il, mais, en vérité, rien ne sera prêt au château ni dans la ville pour recevoir Sa Majesté.

Henri s’inclina en homme qui transmet un ordre, mais qui n’a point charge de le commenter.

– La grande hâte où Leurs Majestés sont de voir Votre Altesse ne leur a pas permis de penser aux embarras.

– Eh bien ! eh bien ! fit le prince avec volubilité, c’est à moi de mettre le temps en double. Je vous laisse donc, Henri ; merci de votre célérité, car vous avez couru vite, à ce que je vois : reposez-vous.

– Votre Altesse n’a pas d’autres ordres à me transmettre ? demanda respectueusement Henri.

– Aucun. Couchez-vous. On vous servira chez vous, comte. Je n’ai pas de service ce soir, je suis souffrant, inquiet, j’ai perdu appétit et sommeil, ce qui me compose une vie lugubre et à laquelle, vous le comprenez, je ne fais participer personne.

À propos, vous savez la nouvelle ?

– Non, monseigneur ; quelle nouvelle ?

– Aurilly a été mangé par les loups…

– Aurilly ! s’écria Henri avec surprise.

– Eh ! oui… dévoré !… C’est étrange : comme tout ce qui m’approche meurt mal ! Bonsoir, comte, dormez bien.

Et le prince s’éloigna d’un pas rapide.

LIXXVII. Doute §

Henri descendit, et en traversant les antichambres il trouva bon nombre d’officiers de sa connaissance qui accoururent à lui, et qui avec force amitiés lui offrirent de le conduire à l’appartement de son frère, situé à l’un des angles, du château.

C’était la bibliothèque que le duc avait donnée pour habitation à Joyeuse, durant son séjour à Château-Thierry.

Deux salons, meublés au temps de François 1er, communiquaient l’un avec l’autre et aboutissaient à la bibliothèque ; cette dernière pièce donnait sur les jardins.

C’est dans la bibliothèque qu’avait fait dresser son lit Joyeuse, esprit paresseux et cultivé à la fois : en étendant le bras il touchait à la science, en ouvrant les fenêtres il savourait la nature ; les organisations supérieures ont besoin de jouissances plus complètes, et la brise du matin, le chant des oiseaux et le parfum des fleurs ajoutaient un nouveau charme aux triolets de Clément Marot ou aux odes de Ronsard.

Henri décida qu’il garderait toutes choses comme elles étaient, non pas qu’il fût mu par le sybaritisme poétique de son frère, mais au contraire par insouciance, et parce qu’il lui était indifférent d’être là ou ailleurs.

Mais comme, en quelque situation d’esprit que fût le comte, il avait été élevé à ne jamais négliger ses devoirs envers le roi ou les princes de la maison de France, il s’informa avec le plus grand soin de la partie du château qu’habitait le prince depuis son retour.

Le hasard envoyait, sous ce rapport, un excellent cicérone à Henri ; c’était ce jeune enseigne dont une indiscrétion avait, dans le petit village de Flandre où nous avons fait faire une halte d’un instant à nos personnages, livré au prince le secret du comte ; celui-ci n’avait pas quitté le prince depuis son retour, et pouvait parfaitement renseigner Henri.

En arrivant à Château-Thierry, le prince avait d’abord cherché la dissipation et le bruit ; alors il habitait les grands appartements, recevait matin et soir, et, pendant la journée, courait le cerf dans la forêt, ou volait à la pie dans le parc ; mais depuis la nouvelle de la mort d’Aurilly, nouvelle arrivée au prince sans que l’on sût par quelle voie, le prince s’était retiré dans un pavillon situé au milieu du parc ; ce pavillon, espèce de retraite inaccessible, excepté aux familiers de la maison du prince, était perdu sous le feuillage des arbres, et apparaissait à peine au-dessus des charmilles gigantesques et à travers l’épaisseur des haies.

C’était dans ce pavillon que depuis deux jours le prince s’était retiré ; ceux qui ne le connaissaient pas disaient que c’était le chagrin que lui avait causé la mort d’Aurilly qui le plongeait dans cette solitude ; ceux qui le connaissaient prétendaient qu’il s’accomplissait dans ce pavillon quelque œuvre honteuse ou infernale qui, un matin, éclaterait au jour.

L’une ou l’autre de ces suppositions était d’autant plus probable, que le prince semblait désespéré quand une affaire ou une visite l’appelait au château ; si bien qu’aussitôt cette visite reçue ou cette affaire achevée, il rentrait dans sa solitude, servi seulement par deux vieux valets de chambre qui l’avaient vu naître.

– Alors, fit Henri, les fêtes ne seront pas gaies, si le prince est de cette humeur.

– Assurément, répondit l’enseigne, car chacun saura compatir à la douleur du prince, frappé dans son orgueil et dans ses affections.

Henri continuait de questionner sans le vouloir, et prenait un étrange intérêt à ces questions ; cette mort d’Aurilly qu’il avait connu à la cour, et qu’il avait revu en Flandre ; cette espèce d’indifférence avec laquelle le prince lui avait annoncé la perte qu’il avait faite ; cette réclusion dans laquelle le prince vivait, disait-on, depuis cette mort ; tout cela se rattachait pour lui, sans qu’il sût comment, à la trame mystérieuse et sombre sur laquelle, depuis quelque temps, étaient brodés les événements de sa vie.

– Et, demanda-t-il à l’enseigne, on ne sait pas, avez-vous dit, d’où vient au prince la nouvelle de la mort d’Aurilly ?

– Non.

– Mais enfin, insista-t-il, raconte-t-on quelque chose à ce sujet ?

– Oh ! sans doute, dit l’enseigne ; vrai ou faux, vous le savez, on raconte toujours quelque chose.

– Eh bien ! voyons.

– On dit que le prince chassait sous les saules près de la rivière, et qu’il s’était écarté des autres chasseurs, car il fait tout par élans, et s’emporte à la chasse comme au jeu, comme au feu, comme à la douleur, quand tout à coup on le vit revenir avec un visage consterné.

Les courtisans l’interrogèrent, pensant qu’il ne s’agissait que d’une simple aventure de chasse.

Il tenait à la main deux rouleaux d’or.

– Comprenez-vous cela, messieurs ? dit-il d’une voix saccadée ; Aurilly est mort, Aurilly a été mangé par les loups !

Chacun se récria.

– Non pas, dit le prince, il en est ainsi, ou le diable m’emporte ; le pauvre joueur de luth avait toujours été plus grand musicien que bon cavalier ; il paraît que son cheval l’a emporté, et qu’il est tombé dans une fondrière où il s’est tué ; le lendemain deux voyageurs qui passaient près de cette fondrière, ont trouvé son corps à moitié mangé par les loups, et la preuve que la chose s’est bien passée ainsi, et que les voleurs n’ont rien à faire dans tout cela, c’est que voici deux rouleaux d’or qu’il avait sur lui et qui ont été fidèlement rapportés.

– Or, comme on n’avait vu personne rapporter ces deux rouleaux d’or, continua l’enseigne, on supposa qu’ils avaient été remis au prince par ces deux voyageurs, qui, l’ayant rencontré et reconnu au bord de la rivière, lui avaient annoncé cette nouvelle de la mort d’Aurilly.

– C’est étrange, murmura Henri.

– D’autant plus étrange, continua l’enseigne, que l’on a vu, dit-on, encore, – est-ce vrai ? est-ce une invention ? – le prince ouvrir la petite porte du parc, du côté des châtaigniers, et, par cette porte, passer comme deux ombres. Le prince a donc fait entrer deux personnes dans le parc, les deux voyageurs probablement ; c’est depuis lors que le prince a émigré dans son pavillon, et nous ne l’avons vu qu’à la dérobée.

– Et nul n’a vu ces deux voyageurs ? demanda Henri.

– Moi, dit l’enseigne, en allant demander au prince le mot d’ordre du soir pour la garde du château, j’ai rencontré un homme qui m’a paru étranger à la maison de Son Altesse, mais je n’ai pu voir son visage, cet homme s’étant détourné à ma vue et ayant rabattu sur ses yeux le capuchon de son justaucorps.

– Le capuchon de son justaucorps !

– Oui, cet homme semblait un paysan flamand, et m’a rappelé, je ne sais pourquoi, celui qui vous accompagnait, quand nous nous rencontrâmes là-bas.

Henri tressaillit ; cette observation se rattachait pour lui à cet intérêt sourd et tenace que lui inspirait cette histoire : à lui aussi qui avait vu Diane et son compagnon confiés à Aurilly, cette idée était venue que les deux voyageurs qui avaient annoncé au prince la mort du malheureux joueur de luth, étaient de sa connaissance.

Henri regarda avec attention l’enseigne.

– Et quand vous crûtes avoir reconnu cet homme, quelle idée vous est venue, monsieur ? demanda-t-il.

– Voici ce que je pense, répondit l’enseigne ; cependant je ne voudrais rien affirmer ; le prince n’a sans doute pas renoncé à ses idées sur la Flandre ; il entretient en conséquence des espions ; l’homme au surcot de laine est un espion, qui dans sa tournée aura appris l’accident arrivé au musicien et aura apporté deux nouvelles à la fois.

– Cela est vraisemblable, dit Henri rêveur ; mais cet homme, que faisait-il quand vous l’avez vu ?

– Il longeait la haie qui borde le parterre, vous verrez cette haie de vos fenêtres, et gagnait les serres.

– Alors vous dites que les deux voyageurs, car vous dites qu’ils sont deux…

– On dit qu’on a vu entrer deux personnes, moi, je n’en ai vu qu’une seule, l’homme au surcot.

– Alors, selon vous, l’homme au surcot habiterait les serres ?

– C’est probable.

– Et ces serres, ont-elles une sortie ?

– Sur la ville, oui, comte.

Henri demeura quelque temps silencieux ; son cœur battait avec violence ; ces détails, indifférents en apparence pour lui, qui semblait dans tout ce mystère avoir une double vue, avaient un immense intérêt.

La nuit était venue sur ces entrefaites, et les deux jeunes gens causaient sans lumière dans l’appartement de Joyeuse.

Fatigué de la route, alourdi par les événements étranges qu’on venait de lui raconter, sans force contre les émotions qu’ils venaient de faire naître en lui, le comte était renversé sur le lit de son frère et plongeait machinalement les yeux dans l’azur du ciel, qui semblait constellé de diamants.

Le jeune enseigne était assis sur le rebord de la fenêtre, et se laissait aller volontiers, lui aussi, à cet abandon de l’esprit, à cette poésie de la jeunesse, à cet engourdissement velouté de bien-être que donne la fraîcheur embaumée du soir.

Un grand silence couvrait le parc et la ville, les portes se fermaient, les lumières s’allumaient peu à peu, les chiens aboyaient au loin dans les chenils contre les valets chargés de fermer le soir les écuries.

Tout à coup l’enseigne se souleva, fit avec la main un signe d’attention, se pencha en dehors de la fenêtre et appelant d’une voix brève et basse le comte étendu sur le lit :

– Venez, venez, dit-il.

– Quoi donc ? demanda Henri, sortant violemment de son rêve.

– L’homme, l’homme !

– Quel homme ?

– L’homme au surcot, l’espion.

– Oh ! fit Henri en bondissant du lit à la fenêtre et en s’appuyant sur l’enseigne.

– Tenez, continua l’enseigne, le voyez-vous là-bas ? il longe la haie ; attendez, il va reparaître ; tenez, regardez dans cet espace éclairé par la lune ; le voilà, le voilà !

– Oui.

– N’est-ce pas qu’il est sinistre ?

– Sinistre, c’est le mot, répondit du Bouchage en s’assombrissant lui-même.

– Croyez-vous que ce soit un espion ?

– Je ne crois rien et je crois tout.

– Voyez, il va du pavillon du prince aux serres.

– Le pavillon du prince est donc là ? demanda du Bouchage, en désignant du doigt le point d’où paraissait venir l’étranger.

– Voyez cette lumière qui tremble au milieu du feuillage.

– Eh bien ?

– C’est celle de la salle à manger.

– Ah ! s’écria Henri, le voilà qui reparaît encore.

– Oui, décidément il va aux serres rejoindre son compagnon ; entendez-vous ?

– Quoi ?

– Le bruit d’une clef qui crie dans la serrure.

– C’est étrange, dit du Bouchage, il n’y a rien dans tout cela que de très ordinaire, et cependant…

– Et cependant vous frissonnez, n’est-ce pas ?

– Oui ! dit le comte, mais qu’est-ce encore ?

On entendait le bruit d’une espèce de cloche.

– C’est le signal du souper de la maison du prince ; venez-vous souper avec nous, comte ?

– Non, merci, je n’ai besoin de rien, et si la faim me presse, j’appellerai.

– N’attendez point cela, monsieur, et venez vous réjouir dans notre compagnie.

– Non pas ; impossible.

– Pourquoi ?

– S. A. R. m’a presque enjoint de me faire servir chez moi ; mais que je ne vous retarde point.

– Merci, comte, bonsoir ! surveillez bien notre fantôme.

– Oh ! oui, je vous en réponds ; à moins, continua Henri, craignant d’en avoir trop dit, à moins que le sommeil ne s’empare de moi. Ce qui me paraît plus probable et plus sain que de guetter les ombres et les espions.

– Certainement, dit l’enseigne en riant.

Et il prit congé de du Bouchage.

À peine fut-il hors de la bibliothèque, que Henri s’élança dans le jardin.

– Oh ! murmura-t-il, c’est Remy ! c’est Remy ! je le reconnaîtrais dans les ténèbres de l’enfer.

Et le jeune homme, sentant ses genoux trembler sous lui, appuya ses deux mains humides sur son front brûlant.

– Mon Dieu ! dit-il, n’est-ce pas plutôt une hallucination de mon pauvre cerveau malade, et n’est-il pas écrit que dans le sommeil ou dans la veille, le jour ou la nuit, je verrai incessamment ces deux figures qui ont creusé un sillon si sombre dans ma vie ?

En effet, continua-t-il comme un homme qui sent le besoin de se convaincre lui-même, pourquoi Remy serait-il ici, dans ce château, chez le duc d’Anjou ? Qu’y viendrait-il faire ? Quelles relations le duc d’Anjou pourrait-il avoir avec Remy ? Comment enfin aurait-il quitté Diane, lui, son éternel compagnon ? Non ! ce n’est pas lui.

Puis, au bout d’un instant, une conviction intime, profonde, instinctive, reprenant le dessus sur le doute :

– C’est lui ! c’est lui ! murmura-t-il désespéré et en s’appuyant à la muraille pour ne pas tomber.

Comme il achevait de formuler cette pensée dominante, invincible, maîtresse de toutes les autres, le bruit aigu de la serrure retentit de nouveau, et quoique ce bruit fût presque imperceptible, ses sens surexcités le saisirent.

Un inexprimable frisson parcourut tout le corps du jeune homme.

Il écouta de nouveau.

Il se faisait autour de lui un tel silence, qu’il entendait battre son propre cœur.

Quelques minutes s’écoulèrent sans qu’il vît apparaître rien de ce qu’il attendait.

Cependant, à défaut des yeux, ses oreilles lui disaient que quelqu’un approchait.

Il entendait crier le sable sous ses pas.

Soudain la ligne noire de la charmille se dentela ; il lui sembla sur ce fond sombre voir se mouvoir un groupe plus sombre encore.

– Le voilà qui revient, murmura Henri, est-il seul ? est-il accompagné ?

Le groupe s’avançait du côté où la lune argentait un espace de terrain vide.

C’est au moment où, marchant en sens opposé, l’homme au surcot traversait cet espace, que Henri avait cru reconnaître Remy.

Cette fois Henri vit deux ombres bien distinctes ; il n’y avait point à s’y tromper.

Un froid mortel descendit jusqu’à son cœur et sembla l’avoir fait de marbre.

Les deux ombres marchaient vite, quoique d’un pas ferme ; la première était vêtue d’un surcot de laine, et, à cette seconde apparition comme à la première, le comte crut bien reconnaître Remy.

La seconde, complètement enveloppée d’un grand manteau d’homme, échappait à toute analyse.

Et cependant, sous ce manteau, Henri crut deviner ce que nul n’eût pu voir.

Il poussa une sorte de rugissement douloureux, et dès que les deux mystérieux personnages eurent disparu derrière la charmille, le jeune homme s’élança derrière et se glissa de massifs en massifs à la suite de ceux qu’il voulait connaître.

– Oh ! murmurait-il tout en marchant, est-ce que je ne me trompe pas, mon Dieu ? est-ce que c’est possible ?

LXXXVIII. Certitude §

Henri se glissa le long de la charmille par le côté sombre, en observant la précaution de ne point faire de bruit, soit sur le sable, soit le long des feuillages.

Obligé de marcher, et, tout en marchant, de veiller sur lui, il ne pouvait bien voir. Cependant, à la tournure, aux habits, à la démarche, il persistait à reconnaître Remy dans l’homme au surcot de laine.

De simples conjectures, plus effrayantes pour lui que des réalités, s’élevaient dans son esprit à l’égard du compagnon de cet homme.

Ce chemin de la charmille aboutissait à la grande haie d’épines et à la muraille de peupliers qui séparait du reste du parc le pavillon de M. le duc d’Anjou, et l’enveloppait d’un rideau de verdure au milieu duquel, comme nous l’avons dit, il disparaissait entièrement dans le coin isolé du château. Il y avait de belles pièces d’eau, des taillis sombres percés d’allées sinueuses, et des arbres séculaires sur le dôme desquels la lune versait les cascades de sa lumière argentée, tandis que, dessous, l’ombre était noire, opaque, impénétrable.

En approchant de cette haie, Henri sentit que le cœur allait lui manquer.

En effet, transgresser aussi audacieusement les ordres du prince et se livrer à des indiscrétions aussi téméraires, c’était le fait, non plus d’un loyal et probe gentilhomme, mais d’un lâche espion ou d’un jaloux décidé à toutes les extrémités.

Mais comme, en ouvrant la barrière qui séparait le grand parc du petit, l’homme fit un mouvement qui laissa son visage à découvert, et que ce visage était bien celui de Remy, le comte n’eut plus de scrupules et poussa résolument en avant, au risque de tout ce qui pouvait arriver.

La porte avait été refermée ; Henri sauta par-dessus les traverses et se remit à suivre les deux étranges visiteurs du prince.

Ceux-ci se hâtaient.

D’ailleurs un autre sujet de terreur vint l’assaillir.

Le duc sortit du pavillon au bruit que firent sur le sable les pas de Remy et de son compagnon.

Henri se jeta derrière le plus gros des arbres, et attendit.

Il ne put rien voir, sinon que Remy avait salué très bas, que le compagnon de Remy avait fait une révérence de femme et non un salut d’homme, et que le duc, transporté, avait offert son bras à ce dernier comme il eût fait à une femme.

Puis tous trois, se dirigeant vers le pavillon, avaient disparu sous le vestibule, dont la porte s’était refermée derrière eux.

– Il faut en finir, dit Henri, et adopter un endroit plus commode d’où je puisse voir chaque signe sans être vu.

Il se décida pour un massif situé entre le pavillon et les espaliers, massif au centre duquel jaillissait une fontaine, asile impénétrable, car ce n’était pas la nuit, par la fraîcheur et l’humidité naturellement répandues autour de cette fontaine, que le prince affronterait l’eau et les buissons.

Caché derrière la statue qui surmontait la fontaine, se grandissant de toute la hauteur du piédestal, Henri put voir ce qui se passait dans le pavillon, dont la principale fenêtre s’ouvrait tout entière devant lui.

Comme nul ne pouvait, ou plutôt ne devait pénétrer jusque-là, aucune précaution n’avait été prise.

Une table était dressée, servie avec luxe et chargée de vins précieux enfermés dans des verres de Venise.

Deux sièges seulement à cette table attendaient deux convives.

Le duc se dirigea vers l’un, et quittant le bras du compagnon de Remy, en lui indiquant l’autre siège, il sembla l’inviter à se séparer de son manteau, qui, fort commode pour une course nocturne, devenait fort incommode lorsqu’on était arrivé au but de cette course, et que ce but était un souper.

Alors, la personne à laquelle l’invitation était faite jeta son manteau sur une chaise, et la lumière des flambeaux éclaira sans aucune ombre le visage pâle et majestueusement beau d’une femme que les yeux épouvantés de Henri reconnurent tout d’abord.

C’était la dame de la maison mystérieuse de la rue des Augustins, la voyageuse de Flandre : c’était cette Diane enfin dont les regards étaient mortels comme des coups de poignard.

Cette fois elle portait les habits de son sexe, était vêtue d’une robe de brocart ; des diamants brillaient à son cou, dans ses cheveux et à ses poignets.

Sous cette parure, la pâleur de son visage ressortait encore davantage, et sans la flamme qui jaillissait de ses yeux, on eût pu croire que le duc, par l’emploi de quelque moyen magique, avait évoqué l’ombre de cette femme plutôt que la femme elle-même.

Sans l’appui de la statue sur laquelle il avait croisé ses bras plus froids que le marbre lui-même, Henri fût tombé à la renverse dans le bassin de la fontaine.

Le duc semblait ivre de joie ; il couvait des yeux cette merveilleuse créature qui s’était assise en face de lui, et qui touchait à peine aux objets servis devant elle. De temps en temps François s’allongeait sur la table pour baiser une des mains de sa muette et pâle convive, qui semblait aussi insensible à ses baisers que si sa main eût été sculptée dans l’albâtre dont elle avait la transparence et la blancheur.

De temps en temps, Henri tressaillait, portait la main à son front, essuyait avec cette main la sueur glacée qui en dégouttait et se demandait :

– Est-elle vivante ? est-elle morte ?

Le duc faisait tous ses efforts et déployait toute son éloquence pour dérider ce front austère.

Remy, seul serviteur, car le duc avait éloigné tout le monde, servait ces deux personnes, et de temps en temps, frôlant avec le coude sa maîtresse lorsqu’il passait derrière elle, semblait la ranimer par ce contact, et la rappeler à la vie ou plutôt à la situation.

Alors un flot de vermillon montait au front de la jeune femme, ses yeux lançaient un éclair, elle souriait comme si quelque magicien avait touché un ressort inconnu de cet intelligent automate et avait opéré sur le mécanisme des yeux l’éclair, sur celui des joues le coloris, sur celui des lèvres le sourire.

Puis elle retombait dans son immobilité.

Le prince cependant se rapprocha, et par ses discours passionnés commença d’échauffer sa nouvelle conquête.

Alors Diane, qui, de temps en temps, regardait l’heure à la magnifique horloge accrochée au-dessus de la tête du prince, sur le mur opposé à elle, Diane parut faire un effort sur elle-même et, gardant le sourire sur les lèvres, prit une part plus active à la conversation.

Henri, sous son abri de feuillage, se déchirait les poings et maudissait toute la création, depuis les femmes que Dieu a faites, jusqu’à Dieu qui l’avait créé lui-même.

Il lui semblait monstrueux et inique que cette femme, si pure et si sévère, s’abandonnât ainsi vulgairement au prince, parce qu’il était doré en ce palais.

Son horreur pour Remy était telle, qu’il lui eût ouvert sans pitié les entrailles, afin de voir si un tel monstre avait le sang et le cœur d’un homme.

C’est dans ce paroxysme de rage et de mépris, que se passa pour Henri le temps de ce souper si délicieux pour le duc d’Anjou.

Diane sonna. Le prince, échauffé par le vin et par les galants propos, se leva de table pour aller embrasser Diane.

Tout le sang de Henri se figea dans ses veines. Il chercha à son côté s’il avait une épée, dans sa poitrine s’il avait un poignard.

Diane, avec un sourire étrange, et qui certes n’avait eu jusque-là son équivalent sur aucun visage, Diane l’arrêta en chemin.

– Monseigneur, dit-elle, permettez qu’avant de me lever de table, je partage avec Votre Altesse ce fruit qui me tente.

À ces mots, elle allongea la main vers la corbeille de filigrane d’or, qui contenait vingt pêches magnifiques, et en prit une.

Puis, détachant de sa ceinture un charmant petit couteau dont la lame était d’argent et le manche de malachite, elle sépara la pêche en deux parties et en offrit une au prince, qui la saisit et la porta avidement à ses lèvres, comme s’il eût baisé celles de Diane.

Cette action passionnée produisit une telle impression sur lui-même, qu’un nuage obscurcit sa vue au moment où il mordait dans le fruit.

Diane le regardait avec son œil clair et son sourire immobile.

Remy, adossé à un pilier de bois sculpté, regardait aussi d’un air sombre.

Le prince passa une main sur son front, y essuya quelques gouttes de sueur qui venaient de perler sur son front, et avala le morceau qu’il avait mordu.

Cette sueur était sans doute le symptôme d’une indisposition subite ; car, tandis que Diane mangeait l’autre moitié de la pêche, le prince laissa retomber ce qui restait de la sienne sur son assiette, et, se soulevant avec effort, il sembla inviter sa belle convive à prendre avec lui l’air dans le jardin.

Diane se leva, et sans prononcer une parole prit le bras que lui offrait le duc.

Remy les suivit des yeux, surtout le prince que l’air ranima tout à fait.

Tout en marchant, Diane essuyait la petite lame de son couteau à un mouchoir brodé d’or, et le remettait dans sa gaîne de chagrin.

Ils arrivèrent ainsi tout près du buisson où se cachait Henri.

Le prince serrait amoureusement sur son cœur le bras de la jeune femme.

– Je me sens mieux, dit-il, et pourtant je ne sais quelle pesanteur assiège mon cerveau ; j’aime trop, je le vois, madame.

Diane arracha quelques fleurs à un jasmin, une branche à une clématite et deux belles roses qui tapissaient tout un côté du socle de la statue, derrière laquelle Henri se rapetissait effrayé.

– Que faites-vous, madame ? demanda le prince.

– On m’a toujours assuré, monseigneur, dit-elle, que le parfum des fleurs était le meilleur remède aux étourdissements. Je cueille un bouquet dans l’espoir que, donné par moi, ce bouquet aura l’influence magique que je lui souhaite.

Mais, tout en réunissant les fleurs du bouquet, elle laissa tomber une rose, que le prince s’empressa de ramasser galamment.

Le mouvement de François fut rapide, mais point si rapide cependant qu’il ne donnât le temps à Diane de laisser tomber, sur l’autre rose, quelques gouttes d’une liqueur renfermée dans un flacon d’or qu’elle tira de son sein.

Puis elle prit la rose que le prince avait ramassée et la mettant à sa ceinture :

– Celle-là est pour moi, dit-elle, changeons.

Et, en échange de la rose qu’elle recevait des mains du prince, elle lui tendit le bouquet.

Le prince le prit avidement, le respira avec délices et passa son bras autour de la taille de Diane. Mais cette pression voluptueuse acheva sans doute de troubler les sens de François, car il fléchit sur ses genoux et fut forcé de s’asseoir sur un banc de gazon qui se trouvait là.

Henri ne perdait pas de vue ces deux personnages, et cependant il avait aussi un regard pour Remy, qui, dans le pavillon, attendait la fin de cette scène, ou plutôt semblait en dévorer chaque détail.

Lorsqu’il vit le prince fléchir, il s’approcha jusqu’au seuil du pavillon. Diane, de son côté, sentant François chanceler, s’assit près de lui sur le banc.

L’étourdissement de François dura cette fois plus longtemps que le premier ; le prince avait la tête penchée sur la poitrine. Il paraissait avoir perdu le fil de ses idées et presque le sentiment de son existence, et cependant le mouvement convulsif de ses doigts sur la main de Diane indiquait que d’instinct il poursuivait sa chimère d’amour.

Enfin, il releva lentement la tête, et ses lèvres se trouvant à la hauteur du visage de Diane, il fit un effort pour toucher celles de sa belle convive ; mais comme si elle n’eût point vu ce mouvement, la jeune femme se leva.

– Vous souffrez, monseigneur ? dit-elle, mieux vaudrait rentrer.

– Oh ! oui, rentrons ! s’écria le prince dans un transport de joie ; oui, venez, merci !

Et il se leva tout chancelant ; alors, au lieu que ce fût Diane qui s’appuyât à son bras, ce fut lui qui s’appuya au bras de Diane ; et grâce à ce soutien, marchant plus à l’aise, il parut oublier fièvre et étourdissement ; se redressant tout à coup, il appuya, presque par surprise, ses lèvres sur le col de la jeune femme.

Celle-ci tressaillit comme si, au lieu d’un baiser, elle eût ressenti la morsure d’un fer rouge.

– Remy, un flambeau ! s’écria-t-elle, un flambeau !

Aussitôt Remy rentra dans la salle à manger et alluma, aux bougies de la table, un flambeau isolé qu’il prit sur un guéridon ; et, se rapprochant vivement de l’entrée du pavillon ce flambeau à la main :

– Voilà, madame, dit-il.

– Où va Votre Altesse ? demanda Diane en saisissant le flambeau et détournant la tête.

– Oh ! chez moi !… chez moi !… et vous me guiderez, n’est-ce pas, madame ? répliqua le prince avec ivresse.

– Volontiers, monseigneur, répondit Diane.

Et elle leva le flambeau en l’air, en marchant devant le prince.

Remy alla ouvrir, au fond du pavillon, une fenêtre par où l’air s’engouffra de telle façon, que la bougie portée par Diane lança, comme furieuse, toute sa flamme et sa fumée sur le visage de François, placé précisément dans le courant d’air.

Les deux amants, Henri les jugea tels, arrivèrent ainsi, en traversant une galerie, jusqu’à la chambre du duc, et disparurent derrière la tenture de fleurs de lis qui lui servait de portière.

Henri avait vu tout ce qui s’était passé avec une fureur croissante, et cependant cette fureur était telle qu’elle touchait à l’anéantissement.

On eût dit qu’il ne lui restait de force que pour maudire le sort qui lui avait imposé une si cruelle épreuve.

Il était sorti de sa cachette, et, brisé, les bras pendants, l’œil atone, il se préparait à regagner, demi-mort, son appartement dans le château.

Lorsque, soudain, la portière derrière laquelle il venait de voir disparaître Diane et le prince se rouvrit, et la jeune femme, se précipitant dans la salle à manger, entraîna Remy, qui, debout, immobile, semblait n’attendre que son retour.

– Viens !… lui dit-elle, viens, tout est fini…

Et tous deux s’élancèrent comme ivres, fous ou furieux dans le jardin.

Mais, à leur vue, Henri avait retrouvé toute sa force ; Henri s’élança au devant d’eux, et ils le trouvèrent tout à coup au milieu de l’allée, debout, les bras croisés, et plus terrible dans son silence, que nul ne le fut jamais dans ses menaces. Henri, en effet, en était arrivé à ce degré d’exaspération, qu’il eût tué quiconque se fût avisé de soutenir que les femmes n’étaient pas des monstres envoyés par l’enfer pour souiller le monde.

Il saisit Diane par le bras, et l’arrêta court, malgré le cri de terreur qu’elle poussa, malgré le couteau que Remy lui appuya sur la poitrine, et qui effleura les chairs.

– Oh ! vous ne me reconnaissez pas, sans doute, dit-il avec un grincement de dents terrible, je suis ce neuf jeune homme qui vous aimait et à qui vous n’ayez pas voulu donner d’amour, parce que, pour vous, il n’y avait plus d’avenir, mais seulement un passé. Ah ! belle hypocrite, et toi, lâche menteur, je vous connais enfin, je vous connais et vous maudis ; à l’un je dis : je te méprise ; à l’autre : tu me fais horreur !

– Passage ! cria Remy, d’une voix étranglée, passage ! jeune fou… ou sinon…

– Soit, répondit Henri, achève ton ouvrage, et tue mon corps, misérable, puisque tu as tué mon âme.

– Silence ! murmura Remy furieux, en enfonçant de plus en plus sa lame sous laquelle criait déjà la poitrine du jeune homme.

Mais Diane repoussa violemment le bras de Remy, et saisissant celui de du Bouchage, elle l’amena en face d’elle.

Elle était d’une pâleur livide ; ses beaux cheveux, raidis, flottaient sur ses épaules ; le contact de sa main sur le poignet d’Henri faisait à ce dernier un froid pareil à celui d’un cadavre.

– Monsieur, dit-elle, ne jugez pas témérairement des choses de Dieu !… Je suis Diane de Méridor, la maîtresse de M. de Bussy, que le duc d’Anjou laissa tuer misérablement quand il pouvait le sauver. Il y a huit jours que Remy a poignardé Aurilly, le complice du prince ; et quant au prince, je viens de l’empoisonner avec un fruit, un bouquet, un flambeau. Place ! monsieur, place à Diane de Méridor, qui, de ce pas, s’en va au couvent des Hospitalières.

Elle dit, et, quittant le bras de Henri, elle reprit celui de Remy, qui l’attendait.

Henri tomba agenouillé, puis renversé en arrière, suivant des yeux le groupe effrayant des assassins, qui disparurent dans la profondeur des taillis, comme eût fait une infernale vision.

Ce n’est qu’une heure après que le jeune homme, brisé de fatigue, écrasé de terreur et la tête en feu, réussit à trouver assez de force pour se traîner jusqu’à son appartement ; encore fallut-il qu’il se reprît à dix fois pour escalader la fenêtre. Il fit quelques pas dans la chambre et s’en alla, tout trébuchant, tomber sur son lit.

Tout dormait dans le château.

LXXXIX. Fatalité §

Le lendemain, vers neuf heures, un beau soleil poudrait d’or les allées sablées de Château-Thierry.

De nombreux travailleurs, commandés la veille, avaient, dès l’aube, commencé la toilette du parc et des appartements destinés à recevoir le roi qu’on attendait.

Rien encore ne remuait dans le pavillon où reposait le duc, car il avait défendu, la veille, à ses deux vieux serviteurs, de le réveiller. Ils devaient attendre qu’il appelât.

Vers neuf heures et demie, deux courriers, lancés à toute bride, entrèrent dans la ville, annonçant la prochaine arrivée de Sa Majesté.

Les échevins, le gouverneur et la garnison prirent rang pour faire haie sur le passage de ce cortège.

À dix heures le roi parut au bas de la colline. Il était monté à cheval depuis le dernier relais. C’était une occasion qu’il saisissait toujours, et principalement à son entrée dans les villes, étant beau cavalier.

La reine-mère le suivait en litière ; cinquante gentilshommes, richement vêtus et bien montés, venaient à leur suite.

Une compagnie des gardes, commandée par Crillon lui-même, cent vingt Suisses, autant d’Écossais, commandés par Larchant, et toute la maison de plaisir du roi, mulets, coffres et valetaille, formaient une armée dont les files suivaient les sinuosités de la route qui monte de la rivière au sommet de la colline.

Enfin le cortège entra en ville au son des cloches, des canons et des musiques de tout genre.

Les acclamations des habitants furent vives ; le roi était si rare en ce temps-là, que, vu de près, il semblait encore avoir gardé un reflet de la Divinité.

Le roi, en traversant la foule, chercha vainement son frère. Il ne trouva que Henri du Bouchage à la grille du château.

Une fois dans l’intérieur, Henri III s’informa de la santé du duc d’Anjou, à l’officier qui avait pris sur lui de recevoir Sa Majesté.

– Sire, répondit celui-ci, Son Altesse habite depuis quelques jours le pavillon du parc, et nous ne l’avons pas encore vue ce matin. Cependant il est probable que, se portant bien hier, elle se porte bien encore aujourd’hui.

– C’est un endroit bien retiré, à ce qu’il paraît, dit Henri, mécontent, que ce pavillon du parc, pour que le canon n’y soit pas entendu ?

– Sire, se hasarda de dire un des deux serviteurs du duc, Son Altesse n’attendait peut-être pas si tôt Votre Majesté.

– Vieux fou, grommela Henri, crois-tu donc qu’un roi vienne comme cela chez les gens sans les prévenir ? M. le duc d’Anjou sait mon arrivée depuis hier.

Puis, craignant d’attrister tout ce monde par une mine soucieuse, Henri, qui voulait paraître doux et bon aux dépens de François, s’écria :

– Puisqu’il ne vient pas au devant de nous, allons au devant de lui.

– Montrez-nous le chemin, dit Catherine du fond de sa litière.

Toute l’escorte prit la route du vieux parc.

Au moment où les premiers gardes touchaient la charmille, un cri déchirant et lugubre perça les airs.

– Qu’est cela ? fit le roi se tournant vers sa mère.

– Mon Dieu ! murmura Catherine essayant de lire sur tous les visages, c’est un cri de détresse ou de désespoir.

– Mon prince ! mon pauvre duc ! s’écria l’autre vieux serviteur de François en paraissant à une fenêtre avec les signes de la plus violente douleur.

Tous coururent vers le pavillon, le roi entraîné par les autres.

Il arriva au moment où l’on relevait le corps du duc d’Anjou, que son valet de chambre, entré sans ordre, pour annoncer l’arrivée du roi, venait d’apercevoir gisant sur le tapis de sa chambre à coucher.

Le prince était froid, raide, et ne donnait aucun signe d’existence qu’un mouvement étrange des paupières et une contraction grimaçante des lèvres.

Le roi s’arrêta sur le seuil de la porte, et tout le monde derrière lui.

– Voilà un vilain pronostic ! murmura-t-il.

– Retirez-vous, mon fils, lui dit Catherine, je vous prie.

– Ce pauvre François ! dit Henri, heureux d’être congédié et d’éviter ainsi le spectacle de cette agonie.

Toute la foule s’écoula sur les traces du roi.

– Étrange ! étrange ! murmura Catherine agenouillée près du prince ou plutôt du cadavre, sans autre compagnie que celle des deux vieux serviteurs ; et, tandis qu’on courait toute la ville pour trouver le médecin du prince et qu’un courrier partait pour Paris afin de hâter la venue des médecins du roi restés à Meaux avec la reine, elle examinait avec moins de science sans doute, mais non moins de perspicacité que Miron lui-même aurait pu le faire, les diagnostics de cette étrange maladie à laquelle succombait son fils.

Elle avait de l’expérience, la Florentine ; aussi avant toute chose, elle questionna froidement, et sans les embarrasser, les deux serviteurs, qui s’arrachaient les cheveux et se meurtrissaient le visage dans leur désespoir.

Tous deux répondirent que le prince était rentré la veille à la nuit, après avoir été dérangé fort inopportunément par M. Henri du Bouchage, venant de la part du roi.

Puis ils ajoutèrent qu’à la suite de cette audience, donnée au grand château, le prince avait commandé un souper délicat, ordonné que nul ne se présentât au pavillon sans être mandé ; enfin, enjoint positivement qu’on ne le réveillât pas au matin, ou qu’on n’entrât pas chez lui avant un appel positif.

– Il attendait quelque maîtresse, sans doute ? demanda la reine-mère.

– Nous le croyons, madame, répondirent humblement les valets, mais la discrétion nous a empêchés de nous en assurer.

– En desservant, cependant, vous avez dû voir si mon fils a soupé seul ?

– Nous n’avons pas desservi encore, madame, puisque l’ordre de monseigneur était que nul n’entrât dans le pavillon.

– Bien, dit Catherine, personne n’a donc pénétré ici ?

– Personne, madame.

– Retirez-vous.

Et Catherine, cette fois, demeura tout à fait seule.

Alors, laissant le prince sur le lit, comme on l’avait déposé, elle commença une minutieuse investigation de chacun des symptômes ou de chacune des traces qui surgissaient à ses yeux comme résultat de ses soupçons ou de ses craintes.

Elle avait vu le front de François chargé d’une teinte bistrée, ses yeux sanglants et cerclés de bleu, ses lèvres labourées par un sillon semblable à celui qu’imprimé le soufre brûlant sur des chairs vives.

Elle observa le même signe sur les narines et sur les ailes du nez.

– Voyons, dit-elle en regardant autour du prince.

Et la première chose qu’elle vit, ce fut le flambeau dans lequel s’était consumée toute la bougie allumée la veille au soir par Remy.

– Cette bougie a brûlé longtemps, dit-elle, donc il y a longtemps que François était dans cette chambre. Ah ! voici un bouquet sur le tapis…

Catherine le saisit précipitamment, puis remarquant que toutes les fleurs étaient encore fraîches, à l’exception d’une rose qui était noircie et desséchée :

– Qu’est cela ? murmura-t-elle, qu’a-t-on versé sur les feuilles de cette fleur ?… Je connais, il me semble, une liqueur qui fane ainsi les roses.

Elle éloigna le bouquet d’elle en frissonnant :

– Cela m’expliquerait les narines et la dissolution des chairs du front ; mais les lèvres ?

Catherine courut à la salle à manger. Les valets n’avaient pas menti, rien n’indiquait qu’on eût touché au couvert depuis la fin du repas.

Sur le bord de la table, une moitié de pêche, dans laquelle s’imprimait un demi-cercle de dents, fixa plus particulièrement les regards de Catherine.

Ce fruit, si vermeil au cœur, avait noirci comme la rose et s’était émaillé au dedans de marbrures violettes et brunes. L’action corrosive se distinguait plus particulièrement sur la tranche, à l’endroit où le couteau avait dû passer.

– Voilà pour les lèvres, dit-elle ; mais François a mordu seulement une bouchée dans ce fruit. Il n’a pas tenu longtemps à sa main ce bouquet, dont les fleurs sont encore fraîches, le mal n’est pas sans remède, le poison ne peut avoir pénétré profondément.

Mais alors, s’il n’a agi que superficiellement, pourquoi donc cette paralysie si complète et ce travail si avancé de la décomposition ! Il faut que je n’aie pas tout vu.

En disant ces mots, Catherine porta ses yeux autour d’elle, et vit suspendu à son bâton de bois de rose, par sa chaîne d’argent, le papegai rouge et bleu qu’affectionnait François.

L’oiseau était mort, raide, et les ailes hérissées.

Catherine ramena son visage anxieux sur le flambeau dont elle s’était déjà occupée une fois, pour s’assurer, à sa complète combustion, que le prince était rentré de bonne heure.

– La fumée ! se dit Catherine, la fumée ! La mèche du flambeau était empoisonnée ; mon fils est mort !

Aussitôt elle appela. La chambre se remplit de serviteurs et d’officiers.

– Miron ! Miron ! disaient les uns.

– Un prêtre, disaient les autres.

Mais elle, pendant ce temps, approchait des lèvres de François un des flacons qu’elle portait toujours dans son aumônière, et interrogea les traits de son fils pour juger l’effet du contre-poison.

Le duc ouvrit encore les yeux et la bouche ; mais dans ses yeux ne brillait plus un regard, à ce gosier ne montait plus la voix.

Catherine, sombre et muette, s’éloigna de la chambre en faisant signe aux deux serviteurs de la suivre avant qu’ils n’eussent encore communiqué avec personne.

Alors elle les conduisit dans un autre pavillon, où elle s’assit, les tenant l’un et l’autre sous son regard.

– M. le duc d’Anjou, dit-elle, a été empoisonné dans son souper, c’est vous qui avez servi ce souper ?

À ces paroles on vit la pâleur de la mort envahir le visage des deux hommes.

– Qu’on nous donne la torture, dirent-ils ; qu’on nous tue, mais qu’on ne nous accuse pas.

– Vous êtes des niais ; croyez-vous que si je vous soupçonnais, la chose ne serait pas faite ? Vous n’avez pas, je le sais bien, assassiné votre maître, mais d’autres l’ont tué, et il faut que je connaisse les meurtriers. Qui est entré au pavillon ?

– Un vieil homme, vêtu misérablement, que monseigneur recevait depuis deux jours.

– Mais… la femme ?

– Nous ne l’avons pas vue… De quelle femme Votre Majesté veut-elle parler ?

– Il est venu une femme qui a fait un bouquet…

Les deux serviteurs se regardèrent avec tant de naïveté, que Catherine reconnut leur innocence à ce seul regard.

– Qu’on m’aille chercher, dit-elle alors, le gouverneur de la ville et le gouverneur du château.

Les deux valets se précipitèrent vers la porte.

– Un moment ! dit Catherine, en les clouant par ce seul mot sur le seuil. Vous seuls et moi nous savons ce que je viens de vous dire ; je ne le dirai pas, moi ; si quelqu’un l’apprend, ce sera par l’un de vous ; ce jour-là vous mourrez tous deux. Allez !

Catherine interrogea moins ouvertement les deux gouverneurs. Elle leur dit que le duc avait reçu de certaine personne une mauvaise nouvelle qui l’avait affecté profondément, que là était la cause de son mal, qu’en interrogeant de nouveau les personnes, le duc se remettrait sans doute de son alarme.

Les gouverneurs firent fouiller la ville, le parc, les environs, nul ne sut dire ce qu’étaient devenus Remy et Diane.

Henri seul connaissait le secret, et il n’y avait point danger qu’il le révélât.

Tout le jour, l’affreuse nouvelle, commentée, exagérée, tronquée, parcourut Château-Thierry et la province ; chacun expliqua, selon son caractère et son penchant, l’accident survenu au duc.

Mais nul, excepté Catherine et du Bouchage, ne s’avoua que le duc était un homme mort.

Ce malheureux prince ne recouvra pas la voix ni le sentiment, ou, pour mieux dire, il ne donna plus aucun signe d’intelligence.

Le roi, frappé d’impressions lugubres, ce qu’il redoutait le plus au monde, eût bien voulu repartir pour Paris ; mais la reine-mère s’opposa à ce départ, et force fut à la cour de demeurer au château.

Les médecins arrivèrent en foule ; Miron seul devina la cause du mal, et jugea sa gravité ; mais il était trop bon courtisan pour ne pas taire la vérité, surtout lorsqu’il eut consulté les regards de Catherine.

On l’interrogeait de toutes parts, et il répondait que certainement M. le duc d’Anjou avait éprouvé de grands chagrins et essuyé un violent choc.

Il ne se compromit donc pas, ce qui est fort difficile en pareil cas.

Lorsque Henri III lui demanda de répondre affirmativement ou négativement à cette question :

– Le duc vivra-t-il ?

– Dans trois jours, je le dirai à Votre Majesté, répliqua le médecin.

– Et à moi, que me direz-vous ? fit Catherine à voix basse.

– À vous, madame, c’est différent ; je répondrai sans hésitation.

– Quoi ?

– Que Votre Majesté m’interroge.

– Quel jour mon fils sera-t-il mort, Miron ?

– Demain au soir, madame.

– Si tôt ?

– Ah ! madame, murmura le médecin, la dose était aussi par trop forte.

Catherine mit un doigt sur ses lèvres, regarda le moribond et répéta tout bas son mot sinistre :

– Fatalité !

XC. Les hospitalières §

Le comte avait passé une terrible nuit, dans un état voisin du délire et de la mort.

Cependant, fidèle à ses devoirs, dès qu’il entendit annoncer l’arrivée du roi, il se leva et le reçut à la grille comme nous avons dit ; mais après avoir présenté ses hommages à Sa Majesté, salué la reine-mère et serré la main de l’amiral, il s’était renfermé dans sa chambre, non plus pour mourir, mais pour mettre décidément à exécution son projet que rien ne pouvait plus combattre.

Aussi, vers onze heures du matin, c’est-à-dire quand à la suite de cette terrible nouvelle qui s’était répandue : Le duc d’Anjou est atteint à mort ! chacun se fut dispersé, laissant le roi tout étourdi de ce nouvel événement, Henri alla frapper à la porte de son frère qui, ayant passé une partie de la nuit sur la grande route, venait de se retirer dans sa chambre.

– Ah ! c’est toi, demanda Joyeuse à moitié endormi : qu’y a-t-il ?

– Je viens vous dire adieu, mon frère, répondit Henri.

– Comment, adieu ?… tu pars ?

– Je pars, oui, mon frère, et rien ne me retient plus ici, je présume.

– Comment, rien ?

– Sans doute ; ces fêtes auxquelles vous désiriez que j’assistasse n’ayant pas lieu, me voilà dégagé de ma promesse.

– Vous vous trompez, Henri, répondit le grand-amiral ; je ne vous permets pas plus de partir aujourd’hui que je ne vous l’eusse permis hier.

– Soit, mon frère ; mais alors, pour la première fois de ma vie, j’aurai la douleur de désobéir à vos ordres et de vous manquer de respect ; car à partir de ce moment, je vous le déclare, Anne, rien ne me retiendra plus pour entrer en religion.

– Mais cette dispense venant de Rome ?

– Je l’attendrai dans un couvent.

– En vérité, vous êtes décidément fou ! s’écria Joyeuse, en se levant avec la stupéfaction peinte sur son visage.

– Au contraire, mon cher et honoré frère, je suis le plus sage de tous, car moi seul sais bien ce que je fais.

– Henri, vous nous aviez promis un mois.

– Impossible, mon frère !

– Encore huit jours.

– Pas une heure.

– Mais tu souffres bien, pauvre enfant !

– Au contraire, je ne souffre plus, voilà pourquoi je vois que le mal est sans remède.

– Mais enfin, mon ami, cette femme n’est point de bronze : on peut l’attendrir, je la fléchirai.

– Vous ne ferez pas l’impossible, Anne ; d’ailleurs, se laissât-elle fléchir maintenant, c’est moi qui ne consentirais plus à l’aimer.

– Allons ! en voilà bien d’une autre.

– C’est ainsi, mon frère.

– Comment ! si elle voulait de toi, tu ne voudrais plus d’elle ! mais c’est de la rage, pardieu !

– Oh ! non, certes ! s’écria Henri avec un mouvement d’horreur, entre cette femme et moi il ne peut plus rien exister.

– Qu’est-ce à dire ? demanda Joyeuse surpris, quelle est donc cette femme alors ? Voyons ; parle, Henri ; tu le sais bien, nous n’avons jamais eu de secrets l’un pour l’autre.

Henri craignit d’en avoir trop dit, et d’avoir, en se laissant aller au sentiment qu’il venait de manifester, ouvert une porte par laquelle l’œil de son frère pût pénétrer jusqu’au terrible secret qu’il renfermait dans son cœur ; il tomba donc dans un excès contraire, comme il arrive en pareil cas, et pour rattraper la parole imprudente qui lui était échappée, il en prononça une plus imprudente encore.

– Mon frère, dit-il, ne me pressez plus, cette femme ne m’appartiendra plus, puisqu’elle appartient maintenant à Dieu.

– Folies, contes ! cette femme, une nonnain ! elle vous a menti.

– Non, mon frère, cette femme ne m’a point menti, cette femme est Hospitalière ; n’en parlons plus et respectons tout ce qui se jette dans les bras du Seigneur.

Anne eut assez de pouvoir sur lui-même pour ne point manifester à Henri la joie que cette révélation lui causait.

Il poursuivit :

– Voilà du nouveau, car vous ne m’en avez jamais parlé.

– C’est du nouveau, en effet, car elle a pris récemment le voile ; mais, j’en suis certain, comme la mienne, sa résolution est irrévocable. Ainsi, ne me retenez plus, mon frère, embrassez-moi comme vous m’aimez ; laissez-moi vous remercier de toutes vos bontés, de toute votre patience, de votre amour infini pour un pauvre insensé, et adieu !

Joyeuse regarda le visage de son frère ; il le regarda en homme attendri qui compte sur son attendrissement pour décider la persuasion dans autrui.

Mais Henri demeura inébranlable à cet attendrissement, et répondit par son triste et éternel sourire.

Joyeuse embrassa son frère, et le laissa partir.

– Va, se dit-il à lui-même, tout n’est point fini encore, et, si pressé que tu sois, je t’aurai bientôt rattrapé.

Il alla trouver le roi qui déjeunait dans son lit, ayant Chicot à ses côtés.

– Bonjour ! bonjour ! dit Henri à Joyeuse, je suis bien aise de te voir, Anne, je craignais que tu ne restasses couché toute la journée, paresseux ! Comment va mon frère ?

– Hélas ! sire, je n’en sais rien, je viens vous parler du mien.

– Duquel ?

– De Henri.

– Veut-il toujours se faire moine ?

– Plus que jamais.

– Il prend l’habit ?

– Oui, sire.

– Il a raison, mon fils.

– Comment, sire ?

– Oui, l’on va vite au ciel par ce chemin.

– Oh ! dit Chicot au roi, on y va bien plus vite encore par le chemin que prend ton frère.

– Sire, Votre Majesté veut-elle me permettre une question ?

– Vingt, Joyeuse, vingt ! je m’ennuie fort à Château-Thierry, et tes questions me distrairont un peu.

– Sire, vous connaissez toutes les religions du royaume ?

– Comme le blason, mon cher.

– Qu’est-ce que les Hospitalières, s’il vous plaît ?

– C’est une toute petite communauté très distinguée, très rigide, très sévère, composée de vingt dames chanoinesses de saint Joseph.

– Y fait-on des vœux ?

– Oui, par faveur, et sur la présentation de la reine.

– Est-ce une indiscrétion que de vous demander où est située cette communauté, sire ?

– Non pas : elle est située rue du Chevet-Saint-Landry, dans la Cité, derrière le cloître Notre-Dame.

– À Paris ?

– À Paris.

– Merci, sire.

– Mais pourquoi diable me demandes-tu cela ? Est-ce que ton frère aurait changé d’avis et qu’au lieu de se faire capucin, il voudrait se faire Hospitalière maintenant ?

– Non, sire, je ne le trouverais pas si fou, d’après ce que Votre Majesté me fait l’honneur de me dire ; mais je le soupçonne d’avoir eu la tête montée par quelqu’un de cette communauté ; je voudrais, en conséquence, découvrir ce quelqu’un et lui parler.

– Par la mordieu ! dit le roi d’un air fat, j’y ai connu, voilà bientôt sept ans, une supérieure qui était fort belle.

– Eh bien ! sire, c’est peut-être encore la même.

– Je ne sais pas ; depuis ce temps, moi aussi, Joyeuse, je suis entré en religion ; ou à peu près.

– Sire, dit Joyeuse, donnez-moi, à tout hasard, je vous prie, une lettre pour cette supérieure, et mon congé pour deux jours.

– Tu me quittes ! s’écria le roi, tu me laisses tout seul ici ?

– Ingrat ! fit Chicot en haussant les épaules ; est-ce que je ne suis pas là, moi ?

– Ma lettre, sire, s’il vous plaît, dit Joyeuse.

Le roi soupira, et cependant il écrivit.

– Mais tu n’as que faire à Paris ? dit Henri en remettant la lettre à Joyeuse.

– Pardon, sire, je dois escorter ou du moins surveiller mon frère.

– C’est juste ; va donc, et reviens vite.

Joyeuse ne se fit point réitérer cette permission ; il commanda ses chevaux sans bruit, et s’assurant que Henri était déjà parti, il poussa au galop jusqu’à sa destination.

Sans débotter, le jeune homme se fit conduire directement rue du Chevet-Saint-Landry.

Cette rue aboutissait à la rue d’Enfer, et à sa parallèle, la rue des Marmouzets.

Une maison noire et vénérable, derrière les murs de laquelle on distinguait quelques hautes cimes d’arbres, des fenêtres rares et grillées, une petite porte en guichet ; voilà quelle était l’apparence extérieure du couvent des Hospitalières.

Sur la clef de voûte du porche, un grossier artisan avait gravé ces mots latins avec un ciseau :

MATRONAE HOSPITES

Le temps avait à demi rongé l’inscription et la pierre.

Joyeuse heurta au guichet et fit emmener ses chevaux dans la rue des Marmouzets, de peur que leur présence dans la rue ne fit une trop grande rumeur.

Alors, frappant à la grille du tour :

– Veuillez prévenir madame la supérieure, dit-il, que monseigneur le duc de Joyeuse, grand-amiral de France, désire l’entretenir de la part du roi.

La figure de la religieuse qui avait paru derrière la grille rougit sous sa guimpe, et le tour se referma.

Cinq minutes après, une porte s’ouvrait et Joyeuse entrait dans la salle du parloir.

Une femme belle et de haute stature fit à Joyeuse une profonde révérence, que l’amiral lui rendit en homme religieux et mondain tout à la fois.

– Madame, dit-il, le roi sait que vous devez admettre, ou que vous avez admis au nombre de vos pensionnaires une personne à qui je dois parler. Veuillez me mettre en rapport avec cette personne.

– Monsieur, le nom de cette dame, s’il vous plaît ?

– Je l’ignore, madame.

– Alors, comment pourrai-je accéder à votre demande ?

– Rien de plus aisé. Qui avez-vous admis depuis un mois ?

– Vous me désignez trop positivement ou trop peu cette personne, dit la supérieure, et je ne pourrais me rendre à votre désir.

– Pourquoi ?

– Parce que, depuis un mois, je n’ai reçu personne, si ce n’est ce matin.

– Ce matin ?

– Oui, monsieur le duc, et vous comprenez que votre arrivée, deux heures après la sienne, ressemble trop à une poursuite pour que je vous accorde la permission de lui parler.

– Madame, je vous en prie.

– Impossible, monsieur.

– Montrez-moi seulement cette dame.

– Impossible, vous dis-je… D’ailleurs, votre nom suffit pour vous ouvrir la porte de ma maison ; mais pour parler à quelqu’un ici, excepté à moi, il faut un ordre écrit du roi.

– Voici cet ordre, madame, répondit Joyeuse en exhibant la lettre que Henri lui avait signée.

La supérieure lut et s’inclina.

– Que la volonté de Sa Majesté soit faite, dit-elle, même quand elle contrarie la volonté de Dieu.

Et elle se dirigea vers la cour du couvent.

– Maintenant, madame, fit Joyeuse en l’arrêtant avec politesse, vous voyez que j’ai le droit ; mais je crains l’abus et l’erreur ; peut-être cette dame n’est-elle pas celle que je cherche, veuillez me dire comment elle est venue, pourquoi elle est venue, et de qui elle était accompagnée ?

– Tout cela est inutile, monsieur le duc, répliqua la supérieure, vous ne faites pas erreur, et cette dame qui est arrivée ce matin seulement après s’être fait attendre quinze jours, cette dame que m’a recommandée une personne qui a toute autorité sur moi, est bien la personne à qui monsieur le duc de Joyeuse doit avoir besoin de parler.

À ces mots, la supérieure fit une nouvelle révérence au duc et disparut.

Dix minutes après, elle revint accompagnée d’une Hospitalière dont le voile était rabattu tout entier sur son visage.

C’était Diane, qui avait déjà pris l’habit de l’ordre.

Le duc remercia la supérieure, offrit un escabeau à la dame étrangère, s’assit lui-même, et la supérieure partit en fermant de sa main les portes du parloir désert et sombre.

– Madame, dit alors Joyeuse sans autre préambule, vous êtes la dame de la rue des Augustins, cette femme mystérieuse que mon frère, M. le comte du Bouchage, aime follement et mortellement.

L’Hospitalière inclina la tête pour répondre, mais elle ne parla pas.

Cette affectation parut une incivilité à Joyeuse ; il était déjà fort mal disposé envers son interlocutrice ; il continua :

– Vous n’avez pas supposé, madame, qu’il suffît d’être belle, ou de paraître belle, de n’avoir pas un cœur caché sous cette beauté, de faire naître une misérable passion dans l’âme d’un jeune homme et de dire un jour à cet homme : Tant pis pour vous si vous avez un cœur, je n’en ai pas, et ne veux pas en avoir.

– Ce n’est pas cela que j’ai répondu, monsieur, et vous êtes mal informé, dit l’Hospitalière, d’un ton de voix si noble et si touchant que la colère de Joyeuse en fut un moment affaiblie.

– Les termes ne font rien au sens, madame ; vous avez repoussé mon frère, et vous l’avez réduit au désespoir.

– Innocemment, monsieur, car j’ai toujours cherché à éloigner de moi M. du Bouchage.

– Cela s’appelle le manège de la coquetterie, madame, et le résultat fait la faute.

– Nul n’a le droit de m’accuser, monsieur ; je ne suis coupable de rien ; vous vous irritez contre moi, je ne répondrai plus.

– Oh ! oh ! fit Joyeuse en s’échauffant par degrés, vous avez perdu mon frère, et vous croyez vous justifier avec cette majesté provocatrice ; non, non, la démarche que je fais doit vous éclairer sur mes intentions ; je suis sérieux, je vous le jure, et vous voyez, au tremblement de mes mains et de mes lèvres, que vous aurez besoin de bons arguments pour me fléchir.

L’Hospitalière se leva.

– Si vous êtes venu pour insulter une femme, dit-elle avec le même sang-froid, insultez-moi, monsieur ; si vous êtes venu pour me faire changer d’avis, vous perdez votre temps : retirez-vous.

– Ah ! vous n’êtes pas une créature humaine, s’écria Joyeuse exaspéré, vous êtes un démon !

– J’ai dit que je ne répondrais plus ; maintenant ce n’est point assez, je me retire.

Et l’Hospitalière fit un pas vers la porte.

Joyeuse l’arrêta.

– Ah ! un instant ! Il y a trop longtemps que je vous cherche pour vous laisser fuir ainsi ; et puisque je suis parvenu à vous joindre, puisque votre insensibilité m’a confirmé dans cette idée, qui m’était déjà venue, que vous êtes une créature infernale, envoyée par l’ennemi des hommes pour perdre mon frère, je veux voir ce visage sur lequel l’abîme a écrit ses plus noires menaces, je veux voir le feu de ce regard fatal qui égare les esprits. À nous deux, Satan !

Et Joyeuse, tout en faisant le signe de la croix d’une main, en manière d’exorcisme, arracha de l’autre le voile qui couvrait le visage de l’Hospitalière ; mais celle-ci, muette, impassible, sans colère, sans reproche, attachant son regard doux et pur sur celui qui l’outrageait si cruellement :

– Oh ! monsieur le duc, dit-elle, ce que vous faites là est indigne d’un gentilhomme !

Joyeuse fut frappé au cœur : tant de mansuétude amollit sa colère, tant de beauté bouleversa sa raison.

– Certes, murmura-t-il après un long silence, vous êtes belle, et Henri a dû vous aimer ; mais Dieu ne vous a donné la beauté que pour la répandre comme un parfum sur une existence attachée à la vôtre.

– Monsieur, n’avez-vous point parlé à votre frère ? ou si vous lui avez parlé, il n’a point jugé à propos de vous faire son confident ; sans cela il vous eût raconté que j’ai fait ce que vous dites : j’ai aimé, je n’aimerai plus ; j’ai vécu, je dois mourir.

Joyeuse n’avait pas cessé de regarder Diane ; la flamme de ces regards tout-puissants s’était infiltrée jusqu’au fond de son âme, pareille à ces jets de feu volcaniques qui fondent l’airain des statues rien qu’en passant auprès d’elles.

Ce rayon avait dévoré toute matière dans le cœur de l’amiral ; l’or pur bouillonnait seul, et ce cœur éclatait comme le creuset sous la fusion du métal.

– Oh ! oui, dit-il encore une fois d’une voix plus basse et en continuant de fixer sur elle un regard où s’éteignait de plus en plus le feu de la colère ; oh ! oui, Henri a dû vous aimer… Oh ! madame, par pitié, à genoux, je vous en supplie, madame, aimez mon frère !

Diane resta froide et silencieuse.

– Ne réduisez pas une famille à l’agonie, ne perdez pas l’avenir de notre race, ne faites pas mourir l’un de désespoir, les autres de regret.

Diane ne répondait pas et continuait de regarder tristement ce suppliant incliné devant elle.

– Oh ! s’écria enfin Joyeuse en étreignant furieusement son cœur avec une main crispée ; oh ! ayez pitié de mon frère, ayez pitié de moi-même ! Je brûle ! ce regard m’a dévoré !… Adieu, madame, adieu !

Il se releva comme un fou, secoua ou plutôt arracha les verrous de la porté du parloir, et s’enfuit éperdu jusqu’à ses gens, qui l’attendaient au coin de la rue d’Enfer.

XCI. Son altesse monseigneur le duc de Guise §

Le dimanche, 10 juin, à onze heures environ, toute la cour était rassemblée dans la chambre qui précédait le cabinet où, depuis sa rencontre avec Diane de Méridor, le duc d’Anjou se mourait lentement et fatalement.

Ni la science des médecins, ni le désespoir de sa mère, ni les prières ordonnées par le roi, n’avaient conjuré l’événement suprême.

Miron, le matin de ce 10 juin, déclara au roi que la maladie était sans remède, et que François d’Anjou ne passerait pas la journée.

Le roi affecta de manifester une grande douleur, et, se tournant vers les assistants :

– Voilà qui va donner bien des espérances à mes ennemis, dit-il.

À quoi la reine-mère répondit :

– Notre destinée est dans les mains de Dieu, mon fils.

À quoi Chicot, qui se tenait humble et contrit près de Henri III, ajouta tout bas :

– Aidons Dieu quand nous pouvons, sire.

Néanmoins, le malade perdit, vers onze heures et demie, la couleur et la vue ; sa bouche, ouverte jusqu’alors, se ferma ; le flux de sang qui, depuis quelques jours, avait effrayé tous les assistants comme autrefois la sueur de sang de Charles IX, s’arrêta subitement, et le froid gagna toutes les extrémités.

Henri était assis au chevet du lit de son frère.

Catherine tenait, dans la ruelle, une main glacée du moribond.

L’évêque de Château-Thierry et le cardinal de Joyeuse disaient les prières des agonisants, que tous les assistants répétaient, agenouillés et les mains jointes.

Vers midi, le malade ouvrit les yeux ; le soleil se dégagea d’un nuage et inonda le lit d’une auréole d’or.

François, qui n’avait pu jusque-là remuer un seul doigt, et dont l’intelligence avait été voilée comme ce soleil qui reparaissait, François leva un bras vers le ciel avec le geste d’un homme épouvanté.

Il regarda autour de lui, entendit les prières, sentit son mal et sa faiblesse, devina sa position, peut-être parce qu’il entrevoyait déjà ce monde obscur et sinistre où vont certaines âmes après qu’elles ont quitté la terre.

Alors il poussa un cri et se frappa le front avec une force qui fit frémir toute l’assemblée.

Puis fronçant le sourcil comme s’il venait de lire en sa pensée un des mystères de sa vie :

– Bussy ! murmura-t-il ; Diane !

Ce dernier mot, nul ne l’entendit que Catherine, tant le moribond l’avait articulé d’une voix affaiblie.

Avec la dernière syllabe de ce nom, François d’Anjou rendit le dernier soupir.

En ce moment même, par une coïncidence étrange, le soleil, qui dorait l’écusson de France et les fleurs de lis d’or, disparut ; de sorte que ces fleurs de lis, si brillantes il n’y avait qu’un instant, devinrent aussi sombres que l’azur qu’elles étoilaient naguère d’une constellation presqu’aussi resplendissante que celle que l’œil du rêveur va chercher au ciel.

Catherine laissa tomber la main de son fils.

Henri III frissonna et s’appuya tremblant sur l’épaule de Chicot, qui frissonnait aussi, mais à cause du respect que tout chrétien doit aux morts.

Miron approcha une patène d’or des lèvres de François, et après trois secondes, l’ayant examinée :

– Monseigneur est mort, dit-il.

Sur quoi, un long gémissement s’éleva des antichambres, comme accompagnement du psaume que murmurait le cardinal :

Cedant iniquitates meae ad vocem deprecationis meae.

– Mort ! répéta le roi en se signant du fond de son fauteuil ; mon frère, mon frère !

– L’unique héritier du trône de France, murmura Catherine, qui, abandonnant la ruelle du mort, était déjà revenue près du seul fils qui lui restait.

– Oh ! dit Henri, ce trône de France est bien large pour un roi sans postérité ; la couronne est bien large pour une tête seule… Pas d’enfants, pas d’héritiers !… Qui me succédera ?

Comme il achevait ces paroles, un grand bruit retentit dans l’escalier et dans les salles.

Nambu se précipita vers la chambre mortuaire, en annonçant :

– Son Altesse monseigneur le duc de Guise !

Frappé de cette réponse à la question qu’il s’adressait, le roi pâlit, se leva et regarda sa mère.

Catherine était plus pâle que son fils. À l’annonce de cet horrible malheur qu’un hasard présageait à sa race, elle saisit la main du roi et l’étreignit pour lui dire :

– Voici le danger… mais ne craignez rien, je suis près de vous !

Le fils et la mère s’étaient compris dans la même terreur et dans la même menace.

Le duc entra, suivi de ses capitaines. Il entra le front haut, bien que ses yeux cherchassent ou le roi, ou le lit de mort de son frère, avec un certain embarras.

Henri III, debout, avec cette majesté suprême que lui seul peut-être trouvait en de certains moments dans sa nature si étrangement poétique, Henri III arrêta le duc dans sa marche par un geste souverain qui lui montrait le cadavre royal sur le lit froissé par l’agonie.

Le duc se courba et tomba lentement à genoux.

Autour de lui, tout courba la tête et plia le jarret.

Henri III resta seul debout avec sa mère, et son regard brilla une dernière fois d’orgueil.

Chicot surprit ce regard et murmura tout bas cet autre verset des Psaumes :

Dejiciet patentes de sede et exaltabit humiles.

(Il renversera le puissant du trône et fera monter celui qui se prosternait.)

FIN