Alexandre Dumas

1851

Ange Pitou

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Chapitre I.
Où le lecteur fera connaissance avec le héros de cette histoire et avec le pays où il a vu le jour §

À la frontière de la Picardie et du Soissonnais, sur cette portion du territoire national qui faisait partie sous le nom d’Île-de-France du vieux patrimoine de nos rois, au milieu d’un immense croissant que forme en s’allongeant au nord et au midi une forêt de cinquante mille arpents, s’élève perdue dans l’ombre d’un immense parc planté par François Ier et Henri II, la petite ville de Villers-Cotterêts célèbre pour avoir donné naissance à Charles-Albert Demoustier, lequel, à l’époque où commence cette histoire, y écrivait à la satisfaction des jolies femmes du temps, qui se les arrachaient au fur et à mesure qu’elles voyaient le jour, ses Lettres à Émilie sur la mythologie.

Ajoutons, pour compléter la réputation poétique de cette petite ville, à laquelle ses détracteurs s’obstinent, malgré son château royal et ses deux mille quatre cents habitants, à donner le nom de bourg, ajoutons, disons-nous, pour compléter sa réputation poétique, qu’elle est située à deux lieues de La Ferté-Milon, où naquit Racine, et à huit lieues de Château-Thierry, où naquit La Fontaine.

Consignons de plus que la mère de l’auteur de Britannicus et d’Athalie était de Villers-Cotterêts.

Revenons à son château royal et à ses deux mille quatre cents habitants.

Ce château royal, commencé par François Ier, dont il garde les salamandres, et achevé par Henri II, dont il porte le chiffre enlacé à celui de Catherine de Médicis et encerclé par les trois croissants de Diane de Poitiers, après avoir abrité les amours du roi chevalier avec madame d’Étampes, et celles de Louis-Philippe d’Orléans avec la belle madame de Montesson, était à peu près inhabité depuis la mort de ce dernier prince, son fils Philippe d’Orléans, nommé depuis Égalité, l’ayant fait descendre du rang de résidence princière à celui de simple rendez-vous de chasse.

On sait que le château et la forêt de Villers-Cotterêts faisaient partie des apanages donnés par Louis XIV à son frère, Monsieur, lorsque le second fils d’Anne d’Autriche épousa la sœur du roi Charles II, madame Henriette d’Angleterre.

Quant aux deux mille quatre cents habitants dont nous avons promis à nos lecteurs de leur dire un mot, c’étaient, comme dans toutes les localités où se trouvent réunis deux mille quatre cents individus, une réunion :

1) De quelques nobles qui passaient leur été dans les châteaux environnants et leur hiver à Paris, et qui pour singer le prince n’avaient qu’un pied-à-terre à la ville.

2) De bon nombre de bourgeois qu’on voyait, quelque temps qu’il fit, sortir de leur maison un parapluie à la main pour aller faire après dîner leur promenade quotidienne, promenade régulièrement bornée à un large fossé séparant le parc de la forêt, situé à un quart de lieue de la ville, et qu’on appelait sans doute, à cause de l’exclamation que sa vue tirait des poitrines asthmatiques satisfaites d’avoir, sans être trop essoufflées, parcouru un si long chemin, le Haha !

3) D’une majorité d’artisans travaillant toute la semaine et ne se permettant que le dimanche la promenade dont leurs compatriotes, plus favorisés qu’eux par la fortune, jouissaient tous les jours.

4) Et enfin de quelques misérables prolétaires pour lesquels la semaine n’avait pas même de dimanche, et qui, après avoir travaillé six jours à la solde soit des nobles, soit des bourgeois, soit même des artisans, se répandaient le septième dans la futaie pour y glaner le bois mort ou brisé, que l’orage, ce moissonneur des forêts pour qui les chênes sont des épis, jetait épars sur le sol sombre et humide des hautes futaies, magnifique apanage du prince.

Si Villers-Cotterêts (Villerii ad Cotiam-Retiœ) avait eu le malheur d’être une ville assez importante dans l’histoire pour que les archéologues s’en occupassent et suivissent ses passages successifs du village au bourg et du bourg à la ville, dernier passage qu’on lui conteste ; comme nous l’avons dit, ils eussent bien certainement consigné ce fait que ce village avait commencé par être un double rang de maisons bâties aux deux côtés de la route de Paris à Soissons ; puis ils eussent ajouté que peu à peu sa situation à la lisière d’une belle forêt ayant amené un surcroît d’habitants, d’autres rues se joignirent à la première, divergentes comme les rayons d’une étoile, et tendant vers les autres petits pays avec lesquels il était important de conserver des communications, et convergentes vers un point qui devient tout naturellement le centre, c’est-à-dire ce que l’on appelle en province La Place, place autour de laquelle se bâtirent les plus belles maisons du village devenu bourg, et au centre de laquelle s’élève une fontaine décorée aujourd’hui d’un quadruple cadran ; enfin ils eussent fixé la date certaine où, près de la modeste église, premier besoin des peuples, pointèrent les premières assises de ce vaste château, dernier caprice d’un roi ; château qui, après avoir été, comme nous l’avons déjà dit, tour à tour résidence royale et résidence princière, est devenu de nos jours un triste et hideux dépôt de mendicité relevant de la préfecture de la Seine.

Mais à l’époque où commence cette histoire, les choses royales, quoique déjà bien chancelantes, n’en étaient point encore tombées, cependant, au point où elles sont tombées aujourd’hui, le château n’était déjà plus habité par un prince, il est vrai, mais il n’était pas encore habité par des mendiants ; il était tout bonnement vide, n’ayant pour tout locataire que les commensaux indispensables à son entretien, parmi lesquels on remarquait le concierge, le paumier et le chapelain ; aussi toutes les fenêtres de l’immense édifice donnant, les unes sur le parc, les autres sur une seconde place qu’on appelait aristocratiquement la place du Château, étaient-elles fermées, ce qui ajoutait encore à la tristesse et à la solitude de cette place, à l’une des extrémités de laquelle s’élevait une petite maison dont le lecteur nous permettra, je l’espère, de lui dire quelques mots.

C’était une petite maison dont on ne voyait, pour ainsi dire, que le dos. Mais, comme chez certaines personnes, ce dos avait le privilège d’être la partie la plus avantageuse de son individualité. En effet, la façade qui s’ouvrait sur la rue de Soissons, une des principales de la ville, par une porte gauchement cintrée, et maussadement close dix-huit heures sur vingt-quatre, se présentait gaie et riante du côté opposé ; c’est que du côté opposé régnait un jardin, au-dessus des murs duquel on voyait pointer la cime des cerisiers, des pommiers et des pruniers, tandis que de chaque côté d’une petite porte, donnant sortie sur la place et entrée au jardin, s’élevaient deux acacias séculaires qui, au printemps, semblaient allonger leurs bras au-dessus du mur, pour joncher, dans toute la circonférence de leur feuillage, le sol de leurs fleurs parfumées.

Cette maison était celle du chapelain du château, lequel, en même temps qu’il desservait l’église seigneuriale, où malgré l’absence du maître on disait la messe tous les dimanches, tenait encore une petite pension à laquelle, par une faveur toute spéciale, étaient attachées deux bourses : l’une pour le collège du Plessis, l’autre pour le séminaire de Soissons. Il va sans dire que c’était la famille d’Orléans qui faisait les frais de ces deux bourses, fondées, celle du séminaire par le fils du régent, celle du collège par le père du prince, et que ces deux bourses étaient l’objet de l’ambition des parents, et faisaient le désespoir des élèves pour lesquels elles étaient une source de compositions extraordinaires, compositions qui avaient lieu les jeudis de chaque semaine.

Or un jeudi du mois de juillet I789, jour assez maussade, assombri qu’il était par un orage qui courait de l’ouest à l’est, et sous le vent duquel les deux magnifiques acacias, dont nous avons déjà parlé, perdant déjà la virginité de leur robe printanière, laissaient échapper quelques petites feuilles jaunies par les premières chaleurs de l’été ; après un silence assez long interrompu seulement par le froissement de ces feuilles qui s’entrechoquaient en tournoyant sur le sol battu de la place, et par le chant d’un friquet qui poursuivait les mouches rasant la terre, onze heures sonnèrent au clocher pointu et ardoisé de la ville.

Aussitôt, un hourra pareil à celui que pousserait un régiment de hulans tout entier, accompagné d’un retentissement semblable à celui que l’avalanche fait entendre en bondissant de rochers en rochers, retentit : la porte placée entre les deux acacias s’ouvrit ou plutôt s’effondra, et donna passage à un torrent d’enfants qui se répandit sur la place, où presque aussitôt cinq ou six groupes joyeux et bruyants se formèrent, les uns autour d’un cercle destiné à retenir les toupies prisonnières, les autres devant un jeu de marelle tracé à la craie blanche, les autres enfin en face de plusieurs trous creusés régulièrement et dans lesquels la balle en s’arrêtant faisait gagner ou perdre ceux par lesquels la balle avait été poussée.

En même temps que les écoliers joueurs, décorés par les voisins dont les rares fenêtres donnaient sur cette place du nom de mauvais sujets, et qui étaient généralement vêtus de culottes trouées aux genoux et de vestes percées aux coudes, s’arrêtaient sur la place, on voyait ceux qu’on appelait les écoliers raisonnables, ceux qui, au dire des commères, devaient faire la joie et l’orgueil de leurs parents, se détacher de la masse, et par diverses routes, d’un pas dont la lenteur dénonçait le regret, regagner, leur panier à la main, la maison paternelle où les attendait la tartine de beurre ou de confiture destinée à faire compensation aux jeux auxquels ils venaient de renoncer. Ceux-là étaient de leur côté vêtus généralement de vestes en assez bon état, et de culottes à peu près irréprochables ; ce qui les rendait, avec leur sagesse tant vantée, des objets de dérision ou même de haine pour leurs compagnons moins bien vêtus et surtout moins bien disciplinés qu’eux.

Outre ces deux classes que nous avons indiquées sous le nom d’écoliers joueurs et d’écoliers raisonnables, il en existait une troisième que nous désignerons sous le nom d’écoliers paresseux, laquelle ne sortait presque jamais avec les autres, soit pour jouer sur la place du Château, soit pour rentrer dans la maison paternelle, attendu que cette classe infortunée demeurait presque constamment en retenue ; ce qui veut dire que, tandis que leurs compagnons, après avoir fait leurs versions et leurs thèmes, jouaient à la toupie ou mangeaient des tartines, ils restaient cloués à leurs bancs ou devant leurs pupitres pour faire, pendant les récréations, les thèmes et les versions qu’ils n’avaient pas fait pendant la classe, quand toutefois la gravité de leur faute n’ajoutait pas à la retenue la punition suprême du fouet, des férules ou du martinet.

Si bien que si l’on eut suivi pour rentrer dans la classe le chemin que les écoliers venaient de suivre en sens inverse pour en sortir, on eût, après avoir longé une ruelle qui passait prudemment près du jardin fruitier, et qui ensuite donnait dans une grande cour servant aux récréations intérieures ; on eût, disons-nous, en entrant dans cette cour, pu entendre une voix forte et pesamment accentuée retentir en haut d’un escalier, tandis qu’un écolier, que notre impartialité d’historien nous force à ranger dans la troisième classe, c’est-à-dire dans la classe des paresseux, descendait précipitamment les marches en faisant le mouvement d’épaules que les ânes emploient pour jeter bas leurs cavaliers, et les écoliers qui viennent de recevoir un coup de martinet pour secouer la douleur.

– Ah ! mécréant ! ah ! petit excommunié ! disait la voix ah ! serpenteau ! retire-toi, va-t’en ; Vade, vade ! Souviens-toi que j’ai été patient trois ans, mais qu’il y a des drôles qui lasseraient la patience du Père éternel lui-même. Aujourd’hui c’est fini, et bien fini. Prends tes écureuils, prends tes grenouilles, prends tes lézards, prends tes vers à soie, prends tes hannetons, et va-t’en chez ta tante, va-t’en chez ton oncle, si tu en as un, au diable, où tu voudras, enfin, pourvu que je ne te revoie pas ! Vade, vade !

– Oh ! mon bon monsieur Fortier, pardonnez-moi, répondait dans l’escalier toujours une autre voix suppliante ; est-ce donc la peine de vous mettre dans une pareille colère pour un pauvre petit barbarisme et quelques solécismes, comme vous appelez cela !

– Trois barbarismes et sept solécismes dans un thème de vingt-cinq lignes ! répondit en se renflant encore la voix courroucée.

– C’était comme cela aujourd’hui, monsieur l’abbé. J’en conviens, le jeudi est mon jour de malheur à moi ; mais si demain, par hasard, mon thème était bon, est-ce que vous ne me pardonneriez pas ma mauvaise chance d’aujourd’hui ? Dites, monsieur l’abbé.

– Voilà trois ans que, tous les jours de composition, tu me répètes la même chose, fainéant ! Et l’examen est fixé au 1er novembre, et moi qui, à la prière de ta tante Angélique, ai eu la faiblesse de te porter comme candidat à la bourse vacante en ce moment au séminaire de Soissons, j’aurai la honte de voir refuser mon élève et d’entendre proclamer partout : « Ange Pitou est un âne, Angelus Pitovius asinus est. »

Hâtons-nous de dire, afin que tout d’abord le bienveillant lecteur lui porte tout l’intérêt qu’il mérite, qu’Ange Pitou, dont l’abbé Fortier venait de latiniser si pittoresquement le nom, est le héros de cette histoire.

– Ô mon bon monsieur Fortier ! Ô mon cher maître ! répondait l’écolier au désespoir.

– Moi, ton maître ! s’écria l’abbé profondément humilié de l’appellation. Dieu merci ! je ne suis pas plus ton maître que tu n’es mon élève ; je te renie, je ne te connais pas ; je voudrais ne t’avoir jamais vu ; je te défends de me nommer et même de me saluer. Retro ! malheureux, retro !

– Monsieur l’abbé, insista le malheureux Pitou, qui paraissait avoir un grave intérêt à ne pas se brouiller avec son maître ; monsieur l’abbé, ne me retirez pas votre intérêt, je vous en supplie, pour un pauvre thème estropié.

– Ah ! s’écria l’abbé poussé hors de lui par cette dernière prière, et descendant les quatre premières marches, tandis que, par un mouvement égal, Ange Pitou descendait les quatre dernières, et commençait à apparaître dans la cour ; ah ! tu fais de la logique, quand tu ne peux pas faire un thème ; tu calcules les forces de ma patience, quand tu ne sais pas distinguer le nominatif du régime !

– Monsieur l’abbé, vous avez été si bon envers moi, répliqua le faiseur de barbarismes, que vous n’aurez qu’un mot à dire à monseigneur l’évêque qui nous examine.

– Moi, malheureux, mentir à ma conscience !

– Si c’est pour faire une bonne action, monsieur l’abbé, le bon Dieu vous pardonnera.

– Jamais ! jamais !

– Et puis, qui sait ? les examinateurs ne seront peut-être pas plus sévères envers moi qu’ils ne l’ont été en faveur de Sébastien Gilbert, mon frère de lait, quand, l’année passée, il a concouru pour la bourse de Paris. C’en était cependant un faiseur de barbarismes, celui-là, Dieu merci ! quoiqu’il n’avait que treize ans, et que moi j’en avais dix-sept.

– Ah ! par exemple, voilà qui est stupide, dit l’abbé en descendant le reste des marches de l’escalier et en apparaissant à son tour, son martinet à la main, tandis que Pitou maintenait prudemment entre lui et son professeur la distance première. Oui, je dis stupide, ajouta-t-il en se croisant les bras et en regardant avec indignation son écolier. Voilà donc le prix de mes leçons de dialectique ! Triple animal ! Et c’est ainsi que tu te souviens de cet axiome : Noti minora, loqui majora volens1. Mais c’est justement parce que Gilbert était plus jeune que toi qu’on a été plus indulgent envers un enfant de quatorze ans qu’on ne le sera envers un grand imbécile de dix-huit ans.

– Oui, et aussi parce qu’il est fils de M. Honoré Gilbert, qui a dix-huit mille livres de rentes en bonnes terres, rien que sur la plaine de Pilleleux, répondit piteusement le logicien.

L’abbé Fortier regarda Pitou en allongeant les lèvres et en fronçant le sourcil.

– Ceci est moins bête…, grommela-t-il après un moment de silence et d’inspection… Cependant, ceci n’est que spécieux et non fondé. Species, non autem corpus2.

– Oh ! si j’étais le fils d’un homme ayant dix mille livres de rentes ! répéta Ange Pitou, qui avait cru s’apercevoir que sa réponse avait fait quelque impression sur son professeur.

– Oui, mais tu ne l’es pas. En revanche, tu es ignare, comme le drôle dont parle Juvénal ; citation profane – l’abbé se signa – mais non moins juste. Arcadius juvenis. Je parie que tu ne sais pas même ce que veut dire Arcadius ?

– Parbleu, Arcadien, répondit Ange Pitou en se redressant avec la majesté de l’orgueil.

– Et puis après.

– Après quoi ?

– L’Arcadie était le pays des roussins, et, chez les anciens comme chez nous, asinus était le synonyme de stultus3.

– Je n’ai pas voulu comprendre la chose ainsi, dit Pitou, attendu qu’il était loin de ma pensée que l’austère esprit de mon digne professeur pût s’abaisser jusqu’à la satire.

L’abbé Fortier le regarda une seconde fois avec une attention non moins profonde qu’à la première.

– Sur ma parole ! murmura-t-il un peu radouci par le coup d’encensoir de son disciple, il y a des moments où l’on jurerait que le drôle est moins sot qu’il n’en a l’air.

– Allons, monsieur l’abbé, dit Pitou qui avait, sinon entendu les paroles du professeur, mais surpris sur sa physionomie l’expression du retour à la miséricorde, pardonnez-moi, vous verrez quel beau thème je ferai demain.

– Eh bien ! j’y consens, dit l’abbé en passant en signe de trêve son martinet dans sa ceinture, et en s’approchant de Pitou, qui, moyennant cette démonstration pacifique, consentit à demeurer à sa place.

– Oh ! merci, merci ! s’écria l’écolier.

– Attends donc, et ne remercie pas si vite ; oui, je te pardonne, mais à une condition.

Pitou baissa la tête, et, comme il était à la discrétion du digne abbé, il attendit avec résignation.

– C’est que tu répondras sans faute à une question que je te ferai.

– En latin ? demanda Pitou avec inquiétude.

Latine, répondit le professeur.

Pitou poussa un profond soupir.

Puis il y eut un moment d’intervalle, pendant lequel les cris joyeux des écoliers qui jouaient sur la place du château parvinrent jusqu’aux oreilles d’Ange Pitou.

Il poussa un second soupir plus profond que le premier.

Quid virtus ? Quid religio ? demanda l’abbé.

Ces mots, prononcés avec l’aplomb du pédagogue, retentirent aux oreilles du pauvre Pitou comme la fanfare de l’ange du jugement dernier. Un nuage passa sur ses yeux, et un tel effort se fit dans son intellect, qu’il comprit un instant la possibilité de devenir fou.

Cependant, en vertu de ce travail cérébral qui, si violent qu’il était, n’amenait aucun résultat, la réponse demandée se faisait indéfiniment attendre. On entendit alors le bruit prolongé d’une prise de tabac que humait lentement le terrible interrogateur.

Pitou vit bien qu’il fallait en finir.

Nescio, dit-il, espérant qu’il se ferait pardonner son ignorance en avouant cette ignorance en latin.

– Tu ne sais pas ce que c’est que la vertu ! s’écria l’abbé suffoquant de colère ; tu ne sais pas ce que c’est que la religion !

– Je le sais bien en français, répliqua Ange, mais je ne le sais pas en latin.

– Alors, va-t’en en Arcadie, juvenis ! Tout est fini entre nous, cancre !

Pitou était si accablé qu’il ne fit pas un pas pour fuir, quoique l’abbé Fortier eût tiré son martinet de sa ceinture avec autant de dignité qu’au moment du combat un général d’armée eût tiré son épée du fourreau.

– Mais que deviendrai-je ? demanda le pauvre enfant en laissant pendre à ses côtés ses deux bras inertes. Que deviendrai-je si je perds l’espoir d’entrer au séminaire ?

– Deviens ce que tu pourras, cela m’est, pardieu ! bien égal.

Le bon abbé était si courroucé qu’il jurait presque.

– Mais vous ne savez donc pas que ma tante me croit déjà abbé.

– Eh bien ! elle saura que tu n’es pas même bon à faire un sacristain.

– Mais, monsieur Fortier…

– Je te dis de partir ; limina linguae4.

– Allons ! dit Pitou comme un homme qui prend une résolution douloureuse, mais enfin qui la prend.

– Voulez-vous me laisser prendre mon pupitre ? demanda Pitou espérant que pendant ce moment de répit qui lui serait donné le cœur de l’abbé Fortier reviendrait à des sentiments plus miséricordieux.

– Je le crois bien, dit celui-ci. Ton pupitre et tout ce qu’il renferme.

Pitou remonta piteusement l’escalier, car la classe était au premier. Il entra dans la chambre où, réunis autour d’une grande table, faisaient semblant de travailler une quarantaine d’écoliers, souleva avec précaution la couverture de son pupitre, pour voir si tous les hôtes qu’il contenait étaient bien au complet, et l’enlevant avec un soin qui prouvait toute sa sollicitude pour ses élèves, il reprit d’un pas lent et mesuré le chemin du corridor.

Au haut de l’escalier était l’abbé Fortier, le bras tendu, montrant l’escalier du bout de son martinet.

Il fallait passer sous les fourches caudines ; Ange Pitou se fit aussi humble et aussi petit qu’il se put faire. Ce qui n’empêcha point qu’il ne reçût au passage une dernière sanglée de l’instrument auquel l’abbé Fortier avait dû ses meilleurs élèves, et dont l’emploi, quoique plus fréquent et plus prolongé sur Ange Pitou que sur aucun autre, avait eu, comme on le voit, un si médiocre résultat.

Tandis qu’Ange Pitou, en essuyant une dernière larme, s’achemine son pupitre sur la tête vers le Pleux, quartier de la ville où demeure sa tante, disons quelques mots de son physique et de ses antécédents.

Chapitre II.
Où il est prouvé qu’une tante n’est pas toujours une mère §

Louis-Ange Pitou, comme il l’avait dit lui-même dans son dialogue avec l’abbé Fortier, avait, à l’époque où s’ouvre cette histoire, dix-sept ans et demi. C’était un long et mince garçon, aux cheveux jaunes, aux joues rouges, aux yeux bleu faïence. La fleur de la jeunesse fraîche et innocente s’élargissait sur sa large bouche, dont les grosses lèvres découvraient, en se fendant outre mesure, deux rangées parfaitement complètes de dents formidables – pour ceux dont elles étaient destinées à partager le dîner. Au bout de ses longs bras osseux pendaient, solidement attachées, des mains larges comme des battoirs ; des jambes passablement arquées, des genoux gros comme des têtes d’enfants qui faisaient éclater son étroite culotte noire, des pieds immenses et cependant à l’aise dans des souliers de veau rougis par l’usage : tel était, avec une espèce de souquenille de serge brune tenant le milieu entre la vareuse et la blouse, le signalement exact et impartial de l’ex-disciple de l’abbé Fortier.

Il nous reste à esquisser le moral.

Ange Pitou était resté orphelin à l’âge de douze ans, époque à laquelle il avait eu le malheur de perdre sa mère dont il était le fils unique. Cela veut dire que depuis la mort de son père, qui avait eu lieu avant qu’il n’atteignit l’âge de connaissance, Ange Pitou, adoré de la pauvre femme, avait à peu près fait ce qu’il avait voulu, ce qui avait fort développé son éducation physique, mais tout à fait laissé en arrière son éducation morale. Né dans un charmant village, nommé Haramont, situé à une lieue de la ville, au milieu des bois, ses premières courses avaient été pour explorer la forêt natale, et la première application de son intelligence de faire la guerre aux animaux qui l’habitaient. Il résulta de cette application dirigée vers un seul but, qu’à dix ans Ange Pitou était un braconnier fort distingué et un oiseleur de premier ordre, et cela presque sans travail et surtout sans leçons, par la seule force de cet instinct donné par la nature à l’homme né au milieu des bois, et qui semble une portion de celui qu’elle a donné aux animaux. Aussi, pas une passée de lièvres ou de lapins ne lui était inconnue. À trois lieues à la ronde pas une marette n’avait échappé à son investigation, et partout on trouvait les traces de sa serpe sur les arbres propres à la pipée. Il résultait de ces différents exercices sans cesse répétés que Pitou était devenu, à quelques-uns d’entre eux, d’une force extraordinaire.

Grâce à ses longs bras et à ses gros genoux, qui lui permettaient d’embrasser les baliveaux les plus respectables, il montait aux arbres pour dénicher les nids les plus élevés, avec une agilité et une certitude qui lui attiraient l’admiration de ses compagnons, et qui, sous une latitude plus rapprochée de l’équateur, lui eût valu l’estime des singes, dans cette chasse de la pipée, chasse si attrayante même pour les grandes personnes, et où le chasseur attire les oiseaux sur un arbre garni de gluaux, en imitant le cri du geai ou de la chouette, individus qui jouissent chez la gent emplumée de la haine générale de l’espèce, si bien que chaque pinson, chaque mésange, chaque tarin, accourt dans l’espoir d’arracher une plume à son ennemi, et pour la plupart du temps y laisser les siennes. Les compagnons de Pitou se servaient soit d’une véritable chouette, soit d’un geai naturel, soit enfin d’une herbe particulière à l’aide de laquelle ils parvenaient, tant bien que mal, à simuler le cri de l’un ou de l’autre de ces animaux. Mais Pitou négligeait toutes ces préparations, méprisait tous ces subterfuges. C’était avec ses propres ressources qu’il combattait, c’était avec ses moyens naturels qu’il tendait le piège. C’était enfin sa bouche seule qui modulait les sons criards et détestés qui appelaient non seulement les autres oiseaux, mais encore ceux de la même espèce, qui se laissaient tromper, nous ne dirons pas à ce chant, mais à ce cri, tant il était parfaitement imité. Quant à la chasse à la marette, c’était pour Pitou le pont aux ânes, et il l’eut certes méprisée comme objet d’art, si elle eût été moins productive comme objet de rapport. Cela n’empêchait pas, malgré le mépris qu’il faisait lui-même de cette chasse si facile, que pas un des plus experts ne savait comme Pitou couvrir de fougère une mare trop grande pour être complètement tendue, c’est le mot technique ; que nul ne savait comme Pitou donner l’inclinaison convenable à ses gluaux, de manière à ce que les oiseaux les plus rusés ne pussent boire ni par-dessus ni par-dessous ; enfin, que nul n’avait cette sûreté de main et cette justesse de coup d’œil qui doit présider au mélange en portions inégales et savantes de la poix-résine, de l’huile et de la glu, pour faire que cette glu ne devienne ni trop fluide ni trop cassante.

Or, comme l’estime qu’on fait des qualités des hommes change selon le théâtre où ils produisent ces qualités et selon les spectateurs devant lesquels ils les produisent, Pitou, dans son village d’Haramont, au milieu de ces paysans, c’est-à-dire d’hommes habitués à demander au moins la moitié de leurs ressources à la nature, et, comme tous les paysans, ayant la haine instinctive de la civilisation, Pitou, disons-nous, jouissait d’une considération qui ne permettait pas à sa pauvre mère de supposer qu’il marchât dans une fausse voie, et que l’éducation la plus parfaite qu’on pût donner à grands frais à un homme ne fût point celle que son fils, privilégié sous ce rapport, se donnait gratis à lui-même.

Mais quand la bonne femme tomba malade, quand elle sentit la mort venir, quand elle comprit qu’elle allait laisser son enfant seul et isolé dans le monde, elle se prit à douter, et elle chercha un appui au futur orphelin. Elle se souvint alors que dix ans auparavant un jeune homme était venu frapper à sa porte au milieu de la nuit, lui apportant un enfant nouveau-né, pour lequel il lui avait non seulement laissé comptant une somme assez ronde, mais encore pour lequel une autre somme plus ronde encore avait été déposée chez un notaire de Villers-Cotterêts. De ce jeune homme mystérieux, d’abord elle n’avait rien su sinon qu’il s’appelait Gilbert. Mais il y avait trois ans à peu près elle l’avait vu reparaître : c’était alors un homme de vingt-sept ans, à la tournure un peu raide, à la parole dogmatique, à l’abord un peu froid. Mais cette première couche de glace s’était fondue quand il avait revu son enfant, et comme il l’avait trouvé beau, fort et souriant, élevé comme il l’avait demandé lui-même, en tête à tête avec la nature, il avait serré la main de la bonne femme et lui avait dit ces seules paroles :

– Dans le besoin, comptez sur moi.

Puis il avait pris l’enfant, s’était informé du chemin d’Ermenonville, avait fait avec son fils un pèlerinage au tombeau de Rousseau, et était revenu à Villers-Cotterêts. Là, séduit sans doute par l’air sain qu’on y respirait, par le bien que le notaire lui avait dit de la pension de l’abbé Fortier, il avait laissé le petit Gilbert chez le digne homme, dont, au premier abord, il avait apprécié l’aspect philosophique ; car, à cette époque, la philosophie avait une si grande puissance, qu’elle s’était glissée même chez les hommes d’église.

Après quoi, il était reparti pour Paris laissant son adresse à l’abbé Fortier.

La mère de Pitou connaissait tous ces détails. Au moment de mourir, ces mots : « Dans le besoin, comptez sur moi », lui revinrent à l’esprit. Ce fut une illumination. Sans doute la Providence avait conduit tout cela pour que le pauvre Pitou retrouvât plus qu’il ne perdait peut-être. Elle fit venir le curé, ne sachant pas écrire ; le curé écrivit, et le même jour la lettre fut portée à l’abbé Fortier, qui s’empressa d’y ajouter l’adresse et de la mettre à la poste.

Il était temps, le surlendemain elle mourut.

Pitou était trop jeune pour sentir toute l’étendue de la perte qu’il venait de faire : il pleura sa mère, non pas qu’il comprit la séparation éternelle de la tombe, mais parce qu’il voyait sa mère froide, pale, défigurée ; puis il devinait instinctivement, le pauvre enfant, que l’ange gardien du foyer venait de s’envoler ; que la maison, veuve de sa mère, devenait déserte et inhabitable ; il ne comprenait plus non seulement son existence future, mais encore sa vie du lendemain : aussi, quand il eut conduit sa mère au cimetière, quand la terre eut retenti sur le cercueil, quand elle se fut arrondie, formant une éminence fraîche et friable, il s’assit sur la fosse, et à toutes les invitations qu’on lui fit de sortir du cimetière, il répondit en secouant la tête et en disant qu’il n’avait jamais quitté sa mère Madeleine, et qu’il voulait rester où elle restait.

Il demeura tout le reste de la journée et toute la nuit sur sa fosse.

Ce fut là que le digne docteur – avons-nous dit que le futur protecteur de Pitou était médecin ? – ce fut là que le digne docteur le trouva lorsque, comprenant toute l’étendue du devoir qui lui était imposé par la promesse qu’il avait faite, il arriva lui-même pour la remplir quarante-huit heures à peine après le départ de la lettre.

Ange était bien jeune quand il avait vu le docteur pour la première fois. Mais, on le sait, la jeunesse a de profondes impressions qui laissent des réminiscences éternelles, puis le passage du mystérieux jeune homme avait imprimé sa trace dans la maison. Il y avait laissé ce jeune enfant que nous avons dit, et avec lui le bien-être : toutes les fois qu’Ange avait entendu prononcer le nom de Gilbert par sa mère, c’était avec un sentiment qui ressemblait à l’adoration ; puis enfin, lorsqu’il avait reparu dans la maison, homme fait et avec ce nouveau titre de docteur, lorsqu’il avait joint aux bienfaits du passé la promesse de l’avenir, Pitou avait jugé, à la reconnaissance de sa mère, qu’il devait être reconnaissant lui-même, et le pauvre garçon, sans trop savoir ce qu’il disait, avait balbutié les mots de souvenir éternel, de grâce profonde, qu’il avait entendu dire à sa mère.

Donc, aussitôt qu’il aperçut le docteur à travers la porte à claires-voies du cimetière, dès qu’il le vit s’avancer au milieu des tombes gazonneuses et des croix brisées, il le reconnut, se leva, et alla au-devant de lui ; car il comprit qu’à celui-là qui venait à l’appel de sa mère, il ne pouvait dire non comme aux autres ; il ne fit donc d’autre résistance, que de retourner la tête en arrière quand Gilbert le prit par la main et l’entraîna pleurant hors de l’enceinte mortuaire. Un cabriolet élégant était à la porte, il y fit monter le pauvre enfant, et, laissant momentanément la maison sous la sauvegarde de la bonne foi publique et de l’intérêt que le malheur inspire, il conduisit son petit protégé à la ville, et descendit avec lui à la meilleure auberge, qui, à cette époque, était celle du Dauphin. À peine y était-il installé, qu’il envoya chercher un tailleur, lequel, prévenu à l’avance, arriva avec des habits tout faits. Il choisit précautionnellement à Pitou des habits trop longs de deux ou trois pouces, superfluité qui, à la façon dont poussait notre héros, promettait de ne pas être de longue durée, et s’achemina avec lui vers ce quartier de la ville que nous avons déjà indiqué et qui se nommait le Pleux.

À mesure qu’il avançait vers ce quartier, Pitou ralentissait le pas ; car il était évident qu’on le conduisait chez sa tante Angélique, et, malgré le peu de fois que le pauvre orphelin avait vu sa marraine – car c’était la tante Angélique qui avait doué Pitou de son poétique nom de baptême, – il avait conservé de cette respectable parente un formidable souvenir.

En effet, la tante Angélique n’avait rien de bien attrayant pour un enfant habitué comme Pitou à tous les soins de la sollicitude maternelle : la tante Angélique était à cette époque une vieille fille de cinquante-cinq à cinquante-huit ans, abrutie par l’abus des plus minutieuses pratiques de la religion, et chez laquelle une piété malentendue avait resserré à contresens tous les sentiments doux, miséricordieux et humains, pour cultiver en leur place une dose naturelle d’intelligence avide, qui ne faisait que s’augmenter chaque jour dans le commerce assidu des béguines de la ville. Elle ne vivait pas précisément d’aumônes, mais outre la vente du lin qu’elle filait au rouet, et la location des chaises de l’église qui lui avait été accordée par le chapitre, elle recevait de temps en temps, des âmes pieuses qui se laissaient prendre à ses simagrées de religion, de petites sommes que, de monnaie de billon, elle convertissait d’abord en monnaie blanche, et de monnaie blanche en louis, lesquels disparaissaient non seulement sans que personne les vît disparaître, mais encore sans que nul soupçonnât leur existence, et allaient s’enfouir un à un dans le coussin du fauteuil sur lequel elle travaillait, et une fois dans cette cachette, ils retrouvaient à tâtons une certaine quantité de leurs confrères, recueillis un à un comme eux, et comme eux destinés à être désormais séquestrés de la circulation jusqu’au jour inconnu où la mort de la vieille fille les mettrait aux mains de son héritier.

C’était donc vers la demeure de cette vénérable parente que s’acheminait le docteur Gilbert, traînant par la main le grand Pitou.

Nous disons le grand Pitou, parce qu’a partir du premier trimestre après sa naissance, Pitou avait toujours été trop grand pour son âge.

Mademoiselle Rose-Angélique Pitou, au moment où sa porte s’ouvrait pour donner passage à son neveu et au docteur, était dans un accès d’humeur joyeuse. Tandis que l’on chantait la messe des morts sur le corps de sa belle-sœur dans l’église d’Haramont, il y avait eu noces et baptêmes dans l’église de Villers-Cotterêts, de sorte que la recette des chaises avait, dans une seule journée, monté à six livres. Mademoiselle Angélique avait donc converti ses sous en un gros écu, lequel, à son tour, joint à trois autres mis en réserve à des époques différentes, avait donné un louis d’or. Ce louis venait justement d’aller rejoindre les autres louis, et le jour où avait lieu une pareille réunion était tout naturellement un jour de fête pour mademoiselle Angélique.

Ce fut juste au moment où, après avoir rouvert sa porte fermée pendant l’opération, la tante Angélique venait de faire une dernière fois le tour de son fauteuil pour s’assurer que rien au dehors ne décelait le trésor caché au dedans, que le docteur et Pitou entrèrent.

La scène aurait pu être attendrissante, mais aux yeux d’un homme aussi juste observateur que l’était le docteur Gilbert, elle ne fut que grotesque. En apercevant son neveu, la vieille béguine dit quelques mots de sa pauvre chère sœur qu’elle aimait tant, et eut l’air d’essuyer une larme. De son côté, le docteur, qui voulait voir au plus profond du cœur de la vieille fille avant de prendre un parti à son égard, le docteur eut l’air de faire à mademoiselle Angélique un sermon sur le devoir des tantes envers les neveux. Mais à mesure que le discours se développait et que les paroles onctueuses tombaient des lèvres du docteur, l’œil aride de la vieille fille buvait l’imperceptible larme qui l’avait mouillé, tous ses traits reprenaient la sécheresse du parchemin dont ils semblaient recouverts, elle leva la main gauche à la hauteur de son menton pointu, et de la main droite elle se mit à calculer sur ses doigts secs le nombre approximatif de sous que la location des chaises lui rapportait par année ; de sorte que le hasard ayant fait que le calcul se trouvât terminé en même temps que le discours, elle put répondre à l’instant même que, quel que fût l’amour qu’elle portait à sa pauvre sœur, et le degré d’intérêt qu’elle ressentît pour son cher neveu, la médiocrité de ses recettes ne lui permettait, malgré son double titre de tante et de marraine, aucun surcroît de dépense.

Au reste, le docteur s’était attendu à ce refus ; ce refus ne le surprit donc pas ; c’était un grand partisan des idées nouvelles, et, comme le premier volume de l’ouvrage de Lavater venait de paraître, il avait déjà fait l’application de la doctrine physiognomonique du philosophe de Zurich au mince et jaune faciès de mademoiselle Angélique.

Cet examen lui avait donné pour résultat que les petits yeux ardents de la vieille fille, son nez long et ses lèvres minces, présentaient la réunion en une seule personne de la cupidité, de l’égoïsme et de l’hypocrisie.

La réponse, comme nous l’avons dit, ne lui causa aucune espèce d’étonnement. Cependant il voulut voir, en sa qualité d’observateur, jusqu’à quel point la dévote pousserait le développement de ces trois vilains défauts.

– Mais, dit-il, mademoiselle, Ange Pitou est un pauvre enfant orphelin, le fils de votre frère.

– Dame ! écoutez donc, monsieur Gilbert, dit la vieille fille, c’est une augmentation de six sous par jour au moins, et encore au bas prix : car ce drôle-là doit manger au moins une livre de pain par jour.

Pitou fit la grimace : il en mangeait d’habitude une livre et demie rien qu’à son déjeuner.

– Sans compter le savon pour son blanchissage, reprit mademoiselle Angélique, et je me souviens qu’il salit horriblement.

En effet, Pitou salissait beaucoup, et c’est concevable si l’on veut bien se rappeler la vie qu’il menait ; mais, il faut lui rendre cette justice, il déchirait encore plus qu’il ne salissait.

– Ah ! dit le docteur, fi ! mademoiselle Angélique, vous qui pratiquez si bien la charité chrétienne, faire de pareils calculs à l’endroit d’un neveu et d’un filleul !

– Sans compter l’entretien des habits, s’écria avec explosion la vieille dévote, qui se rappelait avoir vu sa sœur Madeleine coudre bon nombre de parements aux vestes et de genouillères aux culottes de son neveu.

– Ainsi, fit le docteur, vous refusez de prendre votre neveu chez vous… L’orphelin, repoussé du seuil de sa tante, sera forcé d’aller demander l’aumône au seuil des maisons étrangères.

Mademoiselle Angélique, toute cupide qu’elle était, sentit l’odieux qui rejaillirait tout naturellement sur elle, si, par son refus de le recevoir, son neveu était forcé de recourir à une pareille extrémité.

– Non, dit-elle, je m’en charge.

– Ah ! fit le docteur, heureux de trouver un bon sentiment dans ce cœur qu’il croyait desséché.

– Oui, continua la vieille fille, je le recommanderai aux Augustins de Bourg-Fontaine, et il entrera chez eux comme frère servant.

Le docteur, nous l’avons déjà dit, était philosophe. On sait la valeur du mot philosophe à cette époque.

Il résolut donc, à l’instant même, d’arracher un néophyte aux Augustins, et cela avec tout le zèle que les Augustins, de leur côté, eussent pu mettre à enlever un adepte aux philosophes.

– Eh bien ! reprit-il en portant la main à sa poche profonde, puisque vous êtes dans une position si difficile, ma chère demoiselle Angélique, que vous soyez obligée, faute de ressources personnelles, de recommander votre neveu à la charité d’autrui, je chercherai quelqu’un qui puisse plus efficacement que vous appliquer à l’entretien du pauvre orphelin la somme que je lui destinais. Il faut que je retourne en Amérique. Je mettrai avant mon départ votre neveu Pitou en apprentissage chez quelque menuisier ou quelque charron. Lui-même, d’ailleurs, choisira sa vocation. Pendant mon absence, il grandira, et, à mon retour, eh bien ! il sera déjà savant dans le métier, et je verrai ce que l’on peut pour lui. Allons, mon pauvre enfant, embrasse ta tante, continua le docteur, et allons-nous-en.

Le docteur n’avait point achevé, que Pitou se précipitait vers la vénérable demoiselle, ses deux longs bras étendus ; il était fort pressé, en effet, d’embrasser sa tante, à la condition que le baiser serait, entre elle et lui, le signal d’une séparation éternelle.

Mais à ce mot la somme, au geste du docteur introduisant sa main dans sa poche, au son argentin que cette main avait incontinent fait rendre à une masse de gros écus dont on pouvait calculer la quotité à la tension de l’habit, la vieille fille avait senti remonter jusqu’à son cœur la chaleur de la cupidité.

– Ah ! dit-elle, mon cher monsieur Gilbert, vous savez bien une chose.

– Laquelle ? demanda le docteur.

– Eh ! bon Dieu ! c’est que personne au monde ne l’aimera autant que moi, ce pauvre enfant !

Et, entrelaçant ses bras maigres aux bras étendus de Pitou, elle déposa sur chacune de ses joues un aigre baiser qui fit frissonner celui-ci de la pointe des pieds à la racine des cheveux.

– Oh ! certainement, dit le docteur, je sais bien cela. Et je doutais si peu de votre amitié pour lui, que je vous l’amenais directement comme à son soutien naturel. Mais ce que vous venez de me dire, chère demoiselle, m’a convaincu à la fois de votre bonne volonté et de votre impuissance, et vous êtes trop pauvre vous-même, je le vois bien, pour aider plus pauvre que vous.

– Eh ! mon bon monsieur Gilbert, dit la vieille dévote, le bon Dieu n’est-il pas au ciel, et du ciel ne nourrit-il pas toutes ses créatures ?

– C’est vrai, dit Gilbert, mais s’il donne la pâture aux oiseaux, il ne met pas les orphelins en apprentissage. Or, voilà ce qu’il faut faire pour Ange Pitou, et ce qui, vu vos faibles moyens, vous coûtera trop cher, sans doute.

– Mais cependant, si vous donnez cette somme, monsieur le docteur ?

– Quelle somme ?

– La somme dont vous avez parlé, la somme qui est là dans votre poche, ajouta la dévote en allongeant son doigt crochu vers la basque de l’habit marron.

– Je la donnerai assurément, chère demoiselle Angélique, dit le docteur ; mais je vous préviens que ce sera à une condition.

– Laquelle ?

– Celle que l’enfant aura un état.

– Il en aura un, je vous le promets, foi d’Angélique Pitou ! monsieur le docteur, dit la dévote les yeux rivés sur la poche dont elle suivait le balancement.

– Vous me le promettez ?

– Je vous le promets.

– Sérieusement, n’est-ce pas ?

– En vérité du bon Dieu ! mon cher monsieur Gilbert, j’en fais serment.

Et demoiselle Angélique étendit horizontalement sa main décharnée.

– Eh bien ! soit, dit le docteur en tirant de sa poche un sac à la panse tout à fait rebondie ; je suis prêt à donner l’argent, comme vous voyez ; de votre côté êtes-vous prête à me répondre de l’enfant ?

– Sur la vraie croix ! monsieur Gilbert.

– Ne jurons pas tant, chère demoiselle, et signons un peu plus.

– Je signerai, monsieur Gilbert, je signerai.

– Devant notaire ?

– Devant notaire.

– Alors, allons chez le papa Niguet.

Le papa Niguet, auquel, grâce à une longue connaissance, le docteur donnait ce titre amical, était, comme le savent déjà ceux de nos lecteurs qui sont familiers avec notre livre de Joseph Balsamo, le notaire le plus en réputation de l’endroit.

Mademoiselle Angélique, dont maître Niguet était aussi le notaire, n’eut rien à dire contre le choix fait par le docteur. Elle le suivit donc dans l’étude annoncée. Là, le tabellion enregistra la promesse faite par demoiselle Rose-Angélique Pitou, de prendre à sa charge et de faire arriver à l’exercice d’une profession honorable Louis-Ange Pitou, son neveu, moyennant quoi elle toucherait annuellement la somme de deux cents livres. Le marché était passé pour cinq ans. Le docteur déposa huit cents livres chez le notaire, deux cents livres devant être payées d’avance.

Le lendemain, le docteur quitta Villers-Cotterêts, après avoir réglé quelques comptes avec un de ses fermiers sur lequel nous reviendrons plus tard. Et mademoiselle Pitou fondant comme un vautour sur les susdites deux cents livres payables d’avance, enfermait huit beaux louis d’or dans son fauteuil.

Quant aux huit livres restant, elles attendirent, dans une petite soucoupe de faïence qui avait, depuis trente ou quarante ans, vu passer des nuées de monnaies de bien des espèces, que la récolte de deux ou trois dimanches complétât la somme de vingt-quatre livres, chiffre auquel, ainsi que nous l’avons expliqué, la susdite somme subissait la métamorphose dorée, et passait de l’assiette dans le fauteuil.

Chapitre III.
Ange Pitou chez sa tante §

Nous avons vu le peu de sympathie qu’Ange Pitou avait pour un séjour trop prolongé chez sa bonne tante Angélique : le pauvre enfant, doué d’un instinct égal, et peut-être même supérieur à celui des animaux auxquels il avait l’habitude de faire la guerre, avait deviné d’avance tout ce que ce séjour lui gardait, nous ne dirons pas de déceptions – nous avons vu qu’il ne s’était pas un seul instant fait illusion –, mais de chagrins, de tribulations et de dégoûts.

D’abord, une fois le docteur Gilbert parti, et, il faut le dire, ce n’était pas cela qui avait indisposé Pitou contre sa tante, il n’avait pas été question un seul instant de mettre Pitou en apprentissage. Le bon notaire avait bien touché un mot de cette convention formelle, mais mademoiselle Angélique avait répondu que son neveu était bien jeune, et surtout d’une santé bien délicate, pour être soumis à des travaux qui peut-être dépasseraient ses forces. Le notaire, à cette observation, avait admiré le bon cœur de mademoiselle Pitou, et avait remis l’apprentissage à l’année prochaine. Il n’y avait point de temps perdu encore, l’enfant venant d’atteindre sa douzième année.

Une fois chez sa tante, et tandis que celle-ci ruminait pour savoir quel était le meilleur parti qu’elle pourrait tirer de son neveu, Pitou, qui se retrouvait dans sa forêt, ou à peu près, avait déjà pris toutes ses dispositions topographiques pour mener à Villers-Cotterêts la même vie qu’à Haramont.

En effet, une tournée circulaire lui avait appris que les meilleures marettes étaient celles du chemin de Dampleux, du chemin de Compiègne, et du chemin de Vivières, et que le canton le plus giboyeux était celui de la Bruyère-aux-Loups.

Pitou, cette reconnaissance faite, avait pris ses dispositions en conséquence.

La chose la plus facile à se procurer, en ce qu’elle ne nécessitait aucune mise de fonds, c’était de la glu et des gluaux : l’écorce du houx, broyée avec un pilon et lavée à grande eau, procurait la glu ; quant aux gluaux, ils poussaient par milliers sur les bouleaux des environs. Pitou se confectionna donc, sans en rien dire à personne, un millier de gluaux et un pot de glu de première qualité, et un beau matin, après avoir pris la veille au compte de sa tante un pain de quatre livres chez le boulanger, il partit à l’aube, demeura toute la journée dehors, et rentra le soir à la nuit fermée.

Pitou n’avait pas pris une pareille résolution sans en calculer les résultats. Il avait prévu une tempête. Sans avoir la sagesse de Socrate, il connaissait l’humeur de sa tante Angélique tout aussi bien que l’illustre maître d’Alcibiade connaissait celle de sa femme Xanthippe.

Pitou ne s’était pas trompé dans sa prévoyance ; mais il comptait faire face à l’orage en présentant à la vieille dévote le produit de sa journée. Seulement il n’avait pu deviner la place où la foudre le frapperait.

La foudre le frappa en entrant.

Mademoiselle Angélique s’était embusquée derrière la porte, pour ne pas manquer son neveu au passage ; de sorte qu’au moment où il hasardait le pied dans la chambre, il reçut vers l’occiput une taloche à laquelle sans avoir besoin d’autre renseignement, il reconnut parfaitement la main sèche de la vieille dévote.

Heureusement, Pitou avait la tête dure, et, quoique le coup l’eût à peine ébranlé, il fit semblant, pour attendrir sa tante, dont la colère s’était augmentée du mal qu’elle s’était fait aux doigts en frappant sans mesure, d’aller tomber, en trébuchant, à l’autre bout de la chambre ; puis, arrivé là, comme sa tante revenait vers lui, sa quenouille à la main, il se hâta de tirer de sa poche le talisman sur lequel il avait compté pour se faire pardonner sa fugue.

C’étaient deux douzaines d’oiseaux, parmi lesquels une douzaine de rouges-gorges et une demi-douzaine de grives.

Mademoiselle Angélique ouvrit de grands yeux ébahis, continua de gronder pour la forme, mais tout en grondant, sa main s’empara de la chasse de son neveu, et faisant trois pas vers la lampe :

– Qu’est-ce que cela ? dit-elle.

– Vous le voyez bien, ma bonne petite tante Angélique, dit Pitou, ce sont des oiseaux.

– Bons à manger ? demanda vivement la vieille fille, qui, en sa qualité de dévote, était naturellement gourmande.

– Bons à manger ! répéta Pitou. Excusez ! des rouges-gorges et des grives : je crois bien !

– Et où as-tu volé ces animaux, petit malheureux ?

– Je ne les ai pas volés, je les ai pris.

– Comment ?

– À la marette, donc !

– Qu’est-ce que cela, la marette ?

Pitou regarda sa tante d’un air étonné : il ne pouvait pas comprendre qu’il existât au monde une éducation assez négligée pour ne pas savoir ce que c’était que la marette.

– La marette ? dit-il. Parbleu ! c’est la marette.

– Oui ; mais moi, monsieur le drôle, je ne sais pas ce que c’est que la marette.

Comme Pitou était plein de miséricorde pour toutes les ignorances :

– La marette, dit-il, c’est une petite mare : il y en a comme cela une trentaine dans la forêt ; on y met des gluaux tout autour, et quand les oiseaux viennent pour boire, comme ils ne connaissent pas cela, les imbéciles ! ils se prennent.

– À quoi ?

– À la glu.

– Ah ! ah ! dit la tante Angélique, je comprends ; mais qui t’a donné de l’argent ?

– De l’argent ? dit Pitou étonné que l’on ait pu croire qu’il eût jamais possédé un denier ; de l’argent, tante Angélique ?

– Oui.

– Personne.

– Mais avec quoi as-tu acheté de la glu, alors ?

– Je l’ai faite moi-même, la glu.

– Et les gluaux ?

– Aussi, donc.

– Ainsi, ces oiseaux…

– Eh bien ! tante ?

– Ils ne te coûtent rien ?

– La peine de me baisser et de les prendre.

– Et peut-on y aller souvent, à la marette ?

– On peut y aller tous les jours.

– Bon.

– Seulement, il ne faut pas…

– Il ne faut pas… quoi ?

– Y aller tous les jours.

– Et la raison ?

– Tiens ! parce que cela ruine.

– Cela ruine qui ?

– La marette, donc. Vous comprenez, tante Angélique, les oiseaux que l’on a pris…

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils n’y sont plus.

– C’est juste, dit la tante.

Pour la première fois depuis qu’il était auprès d’elle, la tante Angélique donnait raison à son neveu, aussi cette approbation inouïe ravit-elle Pitou.

– Mais, dit-il, les jours où l’on ne prend pas des oiseaux, l’on prend autre chose.

– Et que prend-on ?

– Tiens ! on prend des lapins.

– Des lapins ?

– Oui. On mange la viande et l’on vend la peau. Cela vaut deux sous, une peau de lapin.

La tante Angélique regarda son neveu avec des yeux émerveillés ; elle n’avait jamais vu en lui un si grand économiste. Pitou venait de se révéler.

– Mais c’est moi qui vendrai les peaux de lapin ?

– Sans doute, répondit Pitou, comme faisait maman Madeleine.

Il n’était jamais venu à l’idée de l’enfant que du produit de sa chasse il pût réclamer autre chose que sa part de consommation.

– Et quand iras-tu prendre des lapins ? demanda mademoiselle Angélique.

– Ah dame ! quand j’aurai des collets, répondit Pitou.

– Eh bien ! fais-en, des collets.

Pitou secoua la tête.

– Tu as bien fait de la glu et des gluaux.

– Ah ! je sais faire de la glu et des gluaux, c’est vrai ; mais je ne sais pas faire du fil de laiton : cela s’achète tout fait chez les épiciers.

– Et combien cela coûte-t-il ?

– Oh ! avec quatre sous, dit Pitou en calculant sur ses doigts, j’en ferai bien deux douzaines.

– Et avec deux douzaines, combien peux-tu prendre de lapins ?

– C’est selon comme ça donne – quatre, cinq, six peut-être – et puis ça sert plusieurs fois, les collets, quand le garde ne les trouve pas.

– Tiens, voilà quatre sous, dit la tante Angélique, va acheter du fil de laiton chez M. Damebrun, et va demain à la chasse aux lapins.

– J’irai demain les poser, dit Pitou, mais ce n’est qu’après-demain matin que je saurai s’il y en a de pris.

– Eh bien ! soit ; va toujours.

Le fil de laiton était moins cher à la ville qu’à la campagne, attendu que les marchands d’Haramont se fournissent à Villers-Cotterêts. Pitou eut donc vingt-quatre collets pour trois sous. Il rapporta un sou à sa tante.

Cette probité inattendue dans son neveu toucha presque la vieille fille. Elle eut un instant l’idée, l’intention de gratifier son neveu de ce sou qui n’avait pas eu son emploi. Malheureusement pour Pitou, c’était un sou élargi à coups de marteau, et qui, au crépuscule, pouvait passer pour deux sous. Mademoiselle Angélique songea qu’il ne fallait pas se dessaisir d’une pièce de monnaie qui pouvait rapporter cent pour cent, et elle remit le sou dans sa poche.

Pitou avait remarqué le mouvement, mais ne l’avait pas analysé. Il ne lui serait jamais venu à l’idée que sa tante put lui donner un sou.

Il se mit à fabriquer ses collets.

Le lendemain, il demanda un sac à mademoiselle Angélique.

– Pourquoi faire ? demanda la vieille fille.

– Parce que j’en ai besoin, répondit Pitou.

Pitou était plein de mystères.

Mademoiselle Angélique lui donna le sac demandé, mit au fond la provision de pain et de fromage qui devait servir au déjeuner et au dîner de son neveu, lequel partit au plus tôt pour la Bruyère-aux-Loups.

De son côté, la tante Angélique commença par plumer les douze rouges-gorges qu’elle destina à son déjeuner et à son dîner. Elle porta deux grives à l’abbé Fortier, et alla vendre les quatre autres à l’aubergiste de la Boule-d’or, qui les lui paya trois sous la pièce, et qui lui promit de lui prendre au même prix toutes celles qu’elle lui apporterait.

La tante Angélique rentra rayonnante. La bénédiction du ciel était entrée dans sa maison avec Pitou.

– Ah ! dit-elle en mangeant ses rouges-gorges, qui étaient gras comme des ortolans et fins comme des becfigues, on a bien raison de dire qu’un bienfait n’est jamais perdu.

Le soir, Ange rentra ; il portait son sac magnifiquement arrondi. Cette fois la tante Angélique ne l’attendit pas derrière la porte, mais sur le seuil ; et, au lieu d’être reçu avec une taloche, l’enfant fut accueilli avec une grimace qui ressemblait presque à un sourire.

– Me voilà ! dit Pitou en entrant dans la chambre avec cet aplomb qui dénonce la conscience d’une journée bien remplie.

– Toi et ton sac, dit la tante Angélique.

– Moi et mon sac, reprit Pitou.

– Et qu’y a-t-il dans ton sac ? demanda la tante Angélique, en allongeant la main avec curiosité.

– Il y a de la faîne, dit Pitou.

– De la faîne !

– Sans doute ; vous comprenez bien, tante Angélique, que si le père La Jeunesse, le garde de la Bruyère-aux-Loups, m’avait vu rôder sur son canton sans mon sac, il m’aurait dit : « Qu’est-ce que tu viens faire ici, petit vagabond ? » Sans compter qu’il se serait douté de quelque chose. Tandis qu’avec mon sac, s’il me demande ce que je viens faire : « Tiens ! que je lui réponds, je viens à la faîne ; c’est donc défendu de venir à la faîne ? – Non. – Eh bien ! si ce n’est pas défendu, vous n’avez rien à dire. » En effet, s’il dit quelque chose, le père La Jeunesse, il aura tort.

– Alors, tu as passé ta journée à ramasser de la faîne au lieu de tendre tes collets, paresseux ! s’écria la tante Angélique, qui, au milieu de toutes ces finesses de son neveu, croyait voir les lapins lui échapper.

– Au contraire, j’ai tendu mes collets en ramassant la faîne, de sorte qu’il m’a vu à la besogne.

– Et il ne t’a rien dit ?

– Si fait. Il m’a dit : « Tu feras mes compliments à ta tante Pitou. » Hein ! c’est un brave homme le père La Jeunesse ?

– Mais les lapins ? reprit la tante Angélique, à qui rien ne pouvait faire perdre son idée principale.

– Les lapins ? La lune se lève à minuit, j’irai voir à une heure s’ils sont pris.

– Où cela ?

– Dans le bois.

– Comment, tu iras à une heure du matin dans les bois ?

– Eh oui !

– Sans avoir peur ?

– Peur de quoi ?

La tante Angélique fut aussi émerveillée du courage de Pitou qu’elle avait été étonnée de ses spéculations.

Le fait est que Pitou, simple comme un enfant de la nature, ne connaissait aucun de ces dangers factices qui épouvantent les enfants des villes.

Aussi, à minuit, partit-il, longeant le mur du cimetière sans se détourner. L’enfant innocent qui n’avait jamais offensé, du moins dans ses idées d’indépendance, ni Dieu ni les hommes, n’avait pas plus peur des morts que des vivants.

Il redoutait une seule personne ; cette personne, c’était le père La Jeunesse ; aussi eut-il la précaution de faire un détour pour passer près de sa maison. Comme portes et volets étaient fermés, et que tout était éteint à l’intérieur, Pitou, pour s’assurer que le garde était bien chez lui et non à la garderie, se mit à imiter l’aboiement du chien avec tant de perfection, que Ronflot, le basset du père La Jeunesse, se trompa à la provocation, et y répondit en donnant à son tour de la voix à pleine gorge, et en venant humer l’air au-dessous de la porte.

De ce moment, Pitou était tranquille. Dès lors que Ronflot était à la maison, le père La Jeunesse y était aussi. Ronflot et le père La Jeunesse étaient inséparables, et du moment que l’on apercevait l’un, on pouvait être sûr que l’on ne tarderait pas à voir paraître l’autre.

Pitou, parfaitement rassuré, s’achemina donc vers la Bruyère-aux-Loups. Les collets avaient fait leur œuvre ; deux lapins étaient pris et étranglés.

Pitou les mit dans la large poche de cet habit trop long qui, au bout d’un an, devait être devenu trop court, et rentra chez sa tante.

La vieille fille s’était couchée ; mais la cupidité l’avait tenue éveillée ; comme Perrette, elle avait fait le compte de ce que pouvaient lui rapporter quatre peaux de lapins par semaine, et ce compte l’avait menée si loin, qu’elle n’avait pu fermer l’œil ; aussi, fut-ce avec un tremblement nerveux qu’elle demanda à l’enfant ce qu’il rapportait.

– La paire. Ah ! dame ! tante Angélique, ce n’est pas ma faute si je n’ai pas pu en rapporter davantage ; mais il paraît qu’ils sont malins les lapins du père La Jeunesse.

Les espérances de la tante Angélique étaient comblées et même au-delà. Elle prit, frissonnante de joie, les deux malheureuses bêtes, examina leur peau restée intacte, et alla les enfermer dans le garde-manger, qui de la vie n’avait vu provisions pareilles à celles qu’il renfermait depuis qu’il était passé par l’esprit de Pitou de le garnir.

Puis, d’une voix assez douce, elle invita Pitou à se coucher, ce que l’enfant fatigué fit à l’instant même sans demander à souper, ce qui acheva de le mettre au mieux dans l’esprit de sa tante.

Le surlendemain, Pitou renouvela sa tentative, et cette fois encore, fut plus heureux que la première. Il prit trois lapins.

Deux prirent le chemin de l’auberge de la Boule-d’or, et le troisième celui du presbytère. La tante Angélique soignait fort l’abbé Fortier, qui la recommandait de son côté aux bonnes âmes de sa paroisse.

Les choses allèrent ainsi pendant trois ou quatre mois. La tante Angélique était enchantée, et Pitou trouvait la situation supportable. En effet, moins l’amour de sa mère qui planait sur son existence, Pitou menait à peu près la même vie à Villers-Cotterêts qu’à Haramont. Mais une circonstance inattendue, et à laquelle cependant on devait s’attendre, vint briser le pot au lait de la tante et interrompre les expéditions du neveu.

On avait reçu une lettre du docteur Gilbert datée de New-York. En mettant le pied sur la terre d’Amérique, le philosophe voyageur n’avait pas oublié son petit protégé. Il écrivait à maître Niguet pour savoir si ses instructions avaient été suivies, pour réclamer l’exécution du traité si elles ne l’avaient pas été, ou sa rupture si on ne voulait pas les suivre.

Le cas était grave. La responsabilité du tabellion était en jeu : il se présenta chez la tante Pitou, et, la lettre du docteur à la main, la mit en demeure d’exécuter sa promesse.

Il n’y avait pas à reculer, toute allégation de mauvaise santé était démentie par le physique de Pitou. Pitou était grand et maigre, mais les baliveaux de la forêt étaient grands et maigres aussi, ce qui ne les empêchait pas de se porter à merveille.

Mademoiselle Angélique demanda huit jours pour préparer son esprit sur le choix de l’état qu’elle voulait faire embrasser à son neveu.

Pitou était tout aussi triste que sa tante. L’état qu’il exerçait lui paraissait excellent, et il n’en désirait pas d’autre.

Pendant ces huit jours, il ne fut question ni de marette ni de braconnage ; d’ailleurs on était en hiver, et en hiver les oiseaux boivent partout, puis il venait de tomber de la neige, et par la neige Pitou n’osait aller tendre ses collets. La neige garde l’empreinte des semelles, et Pitou possédait une paire de pieds qui donnait les plus grandes chances au père La Jeunesse de savoir dans les vingt-quatre heures quel était l’adroit larron qui avait dépeuplé sa garderie.

Pendant ces huit jours, les griffes de la vieille fille repoussèrent. Pitou avait retrouvé sa tante Angélique d’autrefois, celle qui lui faisait si grand peur, et à qui l’intérêt, ce mobile puissant de toute sa vie, avait un instant fait faire patte de velours.

À mesure qu’on avançait vers le terme, l’humeur de la vieille fille devenait de plus en plus revêche. C’était au point que, vers le cinquième jour, Pitou désirait que sa tante se décidât incontinent pour un état quelconque, peu lui importait quel fût cet état, pourvu que ce ne fut plus celui de souffre-douleur qu’il occupait près de la vieille fille.

Tout à coup il poussa une idée sublime dans cette tête si cruellement agitée. Cette idée lui rendit le calme que, depuis six jours, elle avait perdu.

Cette idée consistait à prier l’abbé Fortier de recevoir dans sa classe, sans rétribution aucune, le pauvre Pitou, et de lui faire obtenir la bourse fondée au séminaire par S. A. le duc d’Orléans. C’était un apprentissage qui ne coûtait rien à la tante Angélique, et M. Fortier, sans compter les grives, les merles et les lapins, dont la vieille dévote le comblait depuis six mois, devait bien quelque chose de plus qu’à un autre au neveu de la loueuse de chaises de son église. Ainsi conservé sous cloche, Ange rapportait au présent et promettait pour l’avenir.

En effet, Ange fut reçu chez l’abbé Fortier sans rétribution aucune. C’était un brave homme que cet abbé, pas intéressé le moins du monde, donnant sa science aux pauvres d’esprit, son argent aux pauvres de corps ; mais intraitable sur un seul point : les solécismes le mettaient hors de lui, les barbarismes le rendaient furieux. Dans ce cas-là il ne connaissait ni ami, ni ennemi, ni pauvre, ni riche, ni élève payant, ni écolier gratuit ; il frappait avec une impartialité agraire et avec un stoïcisme lacédémonien, et comme il avait le bras fort, il frappait ferme. C’était connu des parents, c’était à eux de mettre ou de ne pas mettre leurs enfants chez l’abbé Fortier, ou s’ils les y mettaient de les abandonner entièrement à sa merci : car, à toutes les réclamations maternelles, l’abbé répondait par cette devise, qu’il avait faite graver sur la palette de sa férule et sur le manche de son martinet : « Qui aime bien châtie bien. »

Ange Pitou, sur la recommandation de sa tante, fut donc reçu parmi les élèves de l’abbé Fortier. La vieille dévote, toute fière de cette réception, beaucoup moins agréable à Pitou dont elle interrompait la vie nomade et indépendante, se présenta chez maître Niguet, et lui annonça que non seulement elle venait de se conformer aux intentions du docteur Gilbert, mais même de les dépasser. En effet, le docteur avait exigé pour Ange Pitou un état honorable. Elle lui donnait bien plus que cela, puisqu’elle lui donnait une éducation distinguée ; et où cela lui donnait-elle cette éducation ? Dans cette même pension où Sébastien Gilbert, pour lequel il payait cinquante livres, recevait la sienne.

À la vérité, Ange recevait son éducation gratis mais il n’y avait aucune nécessité à faire cette confidence au docteur Gilbert, et, la lui fît-on, on connaissait l’impartialité et le désintéressement de l’abbé Fortier. Comme son sublime maître, il ouvrait les bras en disant : « Laissez venir les enfants jusqu’à moi. » Seulement, les deux mains qui terminaient ces deux bras paternels étaient armées, l’une d’un rudiment, l’autre d’une poignée de verges ; de sorte que, pour la plupart du temps, tout au contraire de Jésus, qui recevait les enfants en pleurs et les renvoyait consolés, l’abbé Fortier voyait venir à lui les pauvres enfants effrayés et les renvoyait pleurants.

Le nouvel écolier fit son entrée dans la classe, un vieux bahut sous le bras, un encrier de corne à la main, et deux ou trois trognons de plume passés derrière son oreille. Le bahut était destiné à remplacer, tant bien que mal, le pupitre. L’encrier était un cadeau de l’épicier, et mademoiselle Angélique avait glané les trognons de plume en allant faire la veille sa visite à maître Niguet.

Ange Pitou fut accueilli avec cette douce fraternité qui naît chez les enfants et qui se perpétue chez les hommes, c’est-à-dire avec des huées. Toute la classe se passa à railler sa personne. Il y eut deux écoliers en retenue à cause de ses cheveux jaunes, et deux autres à cause de ces merveilleux genoux dont nous avons déjà touché un mot. Ces deux derniers avaient dit que les jambes de Pitou ressemblaient à des cordes à puits auxquelles on a fait un nœud. Le mot avait eu du succès, avait fait le tour de la table, avait excité l’hilarité générale, et par conséquent la susceptibilité de l’abbé Fortier.

Ainsi, de compte fait, en sortant à midi, c’est-à-dire après quatre heures de classe, Pitou, sans avoir adressé un mot à personne, sans avoir fait autre chose que bâiller derrière son bahut, Pitou avait six ennemis dans la classe, et six ennemis d’autant plus acharnés qu’il n’avait aucun tort envers eux. Aussi firent-ils sur le poêle, qui, dans la classe, représente l’autel de la patrie, le serment solennel, les uns de lui arracher ses cheveux jaunes, les autres de lui pocher ses yeux bleu faïence, les derniers de lui redresser ses genoux cagneux.

Pitou ignorait complètement ces dispositions hostiles. En sortant, il demanda à un de ses voisins pourquoi six de leurs camarades restaient pendant qu’ils sortaient, eux.

Le voisin regarda Pitou de travers, l’appela méchant rapporteur, et s’éloigna sans vouloir lier conversation avec lui.

Pitou se demanda comment, n’ayant pas dit un seul mot pendant toute la classe, il pouvait être un méchant rapporteur. Mais, pendant la durée de cette même classe, il avait entendu dire, soit par les élèves, soit par l’abbé Fortier, tant de choses qu’il n’avait pas comprises, qu’il rangea l’accusation du voisin au nombre des choses trop élevées pour son esprit.

Voyant revenir Pitou à midi, la tante Angélique, ardente à une éducation pour laquelle elle était censée faire de si grands sacrifices, lui demanda ce qu’il avait appris.

Pitou répondit qu’il avait appris à se taire. La réponse était digne d’un pythagoricien. Seulement, un pythagoricien l’eût faite par signes.

Le nouvel écolier rentra à la classe du soir sans trop de répugnance. La classe du matin avait été employée par les écoliers à examiner le physique de Pitou ; la classe du soir fut employée par le professeur à examiner le moral. Examen fait, l’abbé Fortier demeura convaincu que Pitou avait toutes sortes de dispositions à devenir un Robinson Crusoé, mais bien peu de chances de devenir un Fontenelle ou un Bossuet.

Pendant toute la durée de cette classe, beaucoup plus fatigante que celle du matin pour le futur séminariste, les écoliers punis à cause de lui, lui montrèrent le poing à plusieurs reprises. Dans tous les pays, civilisés ou non, cette démonstration passe pour un signe de menace. Pitou se tint donc sur ses gardes.

Notre héros ne s’était pas trompé : en sortant, ou plutôt dès qu’on fut sorti des dépendances de la maison collégiale, il fut signifié à Pitou, par les six écoliers mis en retenue, qu’il allait avoir à leur payer ces deux heures de détention arbitraire en frais, intérêts et capital.

Pitou comprit qu’il s’agissait d’un duel au pugilat. Quoiqu’il fût loin d’avoir étudié le sixième livre de l’Énéide, où le jeune Darès et le vieil Entelle se livrent à cet exercice aux grands applaudissements des Troyens fugitifs, il connaissait ce genre de récréation, qui n’était pas tout à fait étranger aux paysans de son village. Il déclara donc qu’il était prêt à entrer en lice contre celui de ses adversaires qui voudrait commencer, et à tenir tête successivement à ses six ennemis. Cette déclaration commença de mériter une assez grande considération au dernier venu.

Les conditions furent arrêtées comme les avait posées Pitou. Un cercle se fit autour de la lice, et les champions, après avoir mis bas, l’un sa veste, l’autre son habit, s’avancèrent l’un contre l’autre.

Nous avons parlé des mains de Pitou. Ces mains, qui n’étaient pas agréables à voir, étaient moins agréables à sentir. Pitou faisait voltiger au bout de chaque bras un poing gros comme une tête d’enfant, et, quoique la boxe n’eût point encore été introduite en France, et que, par conséquent, Pitou n’eût reçu aucun principe élémentaire de cet art, il parvint à appliquer sur l’œil de son premier adversaire un coup de poing si hermétiquement ajusté que l’œil atteint s’entoura aussitôt d’un cercle de bistre aussi géométriquement dessiné que si le plus habile mathématicien en eût pris la mesure avec son compas.

Le second se présenta. Si Pitou avait contre lui la fatigue d’un second combat, son adversaire, de son côté, était visiblement moins fort que le premier antagoniste. Le combat fut donc moins long. Le poing formidable s’abattit sur le nez, et les deux narines déposèrent à l’instant même de la validité du coup en laissant échapper un double robinet de sang.

Le troisième en fut quitte pour une dent cassée ; c’était le moins détérioré de tous. Les autres se déclarèrent satisfaits.

Pitou fendit la foule, qui s’ouvrit devant lui avec le respect dû à un triomphateur, et se retira sain et sauf dans ses foyers, ou plutôt dans ceux de sa tante.

Le lendemain, quand les trois écoliers arrivèrent, l’un avec son œil poché, l’autre avec son nez en compote, le troisième avec ses lèvres enflées, une enquête fut faite par l’abbé Fortier. Mais les collégiens ont aussi leur bon côté. Pas un des estropiés ne fut indiscret, et ce fut par voie indirecte, c’est-à-dire par un témoin de la rixe, entièrement étranger au collège, que l’abbé Fortier apprit le lendemain que c’était Pitou qui avait fait sur le visage de ses élèves le dégât qui la veille avait excité sa sollicitude.

En effet, l’abbé Fortier répondait aux parents non seulement du moral, mais encore du physique de ses écoliers. L’abbé Fortier avait reçu la triple plainte des trois familles. Il fallait une réparation. Pitou eut trois jours de retenue : un jour pour l’œil, un jour pour le nez, un jour pour la dent.

Ces trois jours de retenue suggérèrent à mademoiselle Angélique une ingénieuse idée. C’était de supprimer à Pitou son dîner chaque fois que l’abbé Fortier supprimerait sa sortie. Cette détermination devait nécessairement tourner au profit de l’éducation de Pitou, puisqu’il y regarderait à deux fois avant de commettre des fautes qui entraîneraient une double punition.

Seulement, Pitou ne comprit jamais bien pourquoi il avait été appelé rapporteur, n’ayant point parlé, et comment il avait été puni pour avoir battu ceux qui l’avaient voulu battre ; mais si l’on comprenait tout dans le monde, ce serait perdre un des principaux charmes de la vie : celui du mystère et de l’imprévu.

Pitou fit ses trois jours de retenue, et, pendant ces trois jours de retenue, se contenta de déjeuner et de souper.

Se contenta n’est pas le mot, car Pitou n’était pas content le moins du monde ; mais notre langue est si pauvre, et l’Académie si sévère, qu’il faut bien se contenter de ce que nous avons.

Seulement, cette punition subie par Pitou sans qu’il dénonçât le moins du monde l’agression à laquelle il n’avait fait que répondre, lui valut la considération générale. Il est vrai que les trois majestueux coups de poing qu’on lui avait vu appliquer étaient peut-être pour quelque chose dans cette considération.

À partir de ce jour-là, la vie de Pitou fut à peu près celle des autres écoliers, à cette différence près que les autres écoliers subissaient les chances variables de la composition, tandis que Pitou restait obstinément dans les cinq ou six derniers, et amassait presque toujours une somme de retenues double de ses autres condisciples.

Mais, il faut le dire, une chose qui était dans la nature de Pitou, qui ressortait de l’éducation première qu’il avait reçue, ou plutôt qu’il n’avait pas reçue, une chose qu’il fallait compter pour un tiers au moins dans les nombreuses retenues qu’il subissait, c’était son inclination naturelle pour les animaux.

Le fameux bahut que sa tante Angélique avait décoré du nom de pupitre était devenu, grâce à son ampleur et aux nombreux compartiments dont Pitou avait orné son intérieur, une espèce d’arche de Noé contenant une paire de toutes sortes de bêtes grimpantes, rampantes ou volantes. Il y avait des lézards, des couleuvres, des formica-léo5, des scarabées et des grenouilles, lesquelles bêtes devenaient d’autant plus chères à Pitou qu’il subissait à cause d’elles des punitions plus ou moins sévères.

C’était dans ses promenades de la semaine que Pitou récoltait pour sa ménagerie. Il avait désiré des salamandres, qui sont fort populaires à Villers-Cotterêts, étant les armes de François Ier, et François Ier les ayant fait sculpter sur toutes les cheminées ; il était parvenu à s’en procurer ; seulement une chose l’avait fortement préoccupé, et il avait fini par mettre cette chose au nombre de celles qui dépassaient son intelligence : c’est qu’il avait constamment trouvé dans l’eau ces reptiles que les poètes prétendent vivre dans le feu. Cette circonstance avait donné à Pitou, qui était un esprit exact, un profond mépris pour les poètes.

Pitou, propriétaire de deux salamandres, s’était mis à la recherche du caméléon ; mais, cette fois, toutes les recherches de Pitou avaient été vaines, et aucun résultat n’avait couronné ses peines. Pitou finit par conclure de ces tentatives infructueuses que le caméléon n’existait pas, ou du moins qu’il existait sous une autre latitude.

Ce point arrêté, Pitou ne s’entêta pas à la recherche du caméléon.

Les deux autres tiers des retenues de Pitou étaient causées par ces damnés solécismes et par ces barbarismes maudits, qui poussaient dans les thèmes de Pitou comme l’ivraie dans les champs de blé.

Quant aux jeudis et aux dimanches, jours de congé, ils avaient continué d’être employés à la marette et au braconnage ; seulement, comme Pitou grandissait toujours, qu’il avait cinq pieds quatre pouces et seize ans d’âge, il survint une circonstance qui détourna quelque peu Pitou de ses occupations favorites.

Sur le chemin de la Bruyère-aux-Loups est situé le village de Pisseleux, le même peut-être qui a donné son nom à la belle Anne d’Heilly, maîtresse de François Ier.

Dans ce village s’élevait la ferme du père Billot, et sur le seuil de cette ferme se tenait, par hasard, presque toutes les fois que Pitou passait et repassait, une jolie fille de dix-sept à dix-huit ans, fraîche, égrillarde, joviale, qu’on appelait, de son nom de baptême, Catherine, mais plus souvent encore du nom de son père, la Billote.

Pitou commença par saluer la Billote, puis, peu à peu, il s’enhardit et la salua en souriant ; puis enfin, un beau jour, après avoir salué, après avoir souri, il s’arrêta et hasarda en rougissant cette phrase, qu’il regardait comme une bien grande hardiesse :

– Bonjour, mademoiselle Catherine.

Catherine était bonne fille ; elle accueillit Pitou en vieille connaissance. C’était une vieille connaissance, en effet, car depuis deux ou trois ans elle le voyait passer et repasser devant la ferme au moins une fois par semaine. Seulement Catherine voyait Pitou, et Pitou ne voyait pas Catherine. C’est que lorsque Pitou passait, Catherine avait seize ans, Pitou n’en avait que quatorze. Nous avons vu ce qui était arrivé lorsque Pitou avait eu seize ans à son tour.

Peu à peu Catherine en était arrivée à apprécier les talents de Pitou, car Pitou lui faisait part de ses talents en lui offrant ses oiseaux les plus beaux et ses lapins les plus gras. Il en résulta que Catherine fit des compliments à Pitou, et que Pitou, qui était d’autant plus sensible aux compliments qu’il lui arrivait rarement d’en recevoir, se laissa aller aux charmes de la nouveauté, et, au lieu de continuer, comme par le passé, son chemin jusqu’à la Bruyère-aux-Loups, s’arrêtait à mi-route, et, au lieu d’occuper sa journée à ramasser de la faîne et à tendre des collets, perdait son temps à rôder autour de la ferme du père Billot, dans l’espérance de voir un instant Catherine.

Il en résulta une diminution sensible dans le produit des peaux de lapins, et une disette presque complète de rouges-gorges et de grives.

La tante Angélique se plaignit. Pitou fit réponse que les lapins devenaient méfiants, et que les oiseaux, qui avaient reconnu le piège, buvaient maintenant dans le creux des feuilles et des troncs d’arbres.

Une chose consolait la tante Angélique de cette intelligence des lapins et de cette finesse des oiseaux qu’elle attribuait aux progrès de la philosophie, c’est que son neveu obtiendrait la bourse, entrerait au séminaire, y passerait trois ans, sortirait du séminaire abbé. Or, être gouvernante d’un abbé était l’éternelle ambition de mademoiselle Angélique.

Cette ambition ne pouvait donc manquer de se réaliser, car Ange Pitou, une fois abbé, ne pouvait faire autrement que de prendre sa tante pour gouvernante, surtout après tout ce que sa tante avait fait pour lui.

La seule chose qui troublait les rêves dorés de la pauvre fille, c’était, lorsque parlant de cette espérance à l’abbé Fortier, celui-ci répondait en hochant la tête :

– Ma chère demoiselle Pitou, pour devenir abbé, il faudrait que votre neveu se livrât moins à l’histoire naturelle, et beaucoup plus au De viris illustribus ou au Selectae e profanis scriptoribus.

– Ce qui veut dire ? demandait mademoiselle Angélique.

– Qu’il fait beaucoup trop de barbarismes et infiniment trop de solécismes, répondait l’abbé Fortier.

Réponse qui laissait mademoiselle Angélique dans le vague le plus affligeant.

Chapitre IV.
De l’influence que peuvent avoir sur la vie d’un homme un barbarisme et sept solécismes §

Ces détails étaient indispensables au lecteur, quelque degré d’intelligence que nous lui supposions, pour qu’il pût bien comprendre toute l’horreur de la position dans laquelle se trouva Pitou, une fois hors de l’école.

Un de ses bras pendant, l’autre maintenant son bahut en équilibre sur sa tête, l’oreille encore vibrante des interjections furieuses de l’abbé Fortier, il s’acheminait vers le Pleux dans un recueillement qui n’était rien autre chose que la stupeur portée au plus haut degré.

Enfin, une idée se fit jour dans son esprit, et trois mots, qui renfermaient toute sa pensée, s’échappèrent de ses lèvres :

– Jésus ! ma tante !

En effet, qu’allait dire mademoiselle Angélique Pitou de ce renversement de toutes ses espérances !

Cependant Ange ne connaissait les projets de la vieille fille qu’à la manière dont les chiens fidèles et intelligents connaissent les projets de leur maître ; c’est-à-dire par l’inspection de la physionomie. C’est un guide précieux que d’instinct ; jamais il ne trompe. Tandis que le raisonnement, tout au contraire, peut être faussé par l’imagination.

Ce qui ressortait des réflexions d’Ange Pitou, et ce qui avait fait jaillir de ses lèvres la lamentable exclamation que nous avons rapportée, c’est qu’Ange Pitou comprenait quel mécontentement ce serait pour la vieille fille, quand elle apprendrait la fatale nouvelle. Or, il connaissait, par expérience, le résultat d’un mécontentement de mademoiselle Angélique. Seulement, cette fois, la cause du mécontentement s’élevant à une puissance incalculée, les résultats devaient atteindre un chiffre incalculable.

Voilà sous quelle effrayante impression Pitou entra dans le Pleux. Il avait mis près d’un quart d’heure à faire le chemin qui menait de la grande porte de l’abbé Fortier à l’entrée de cette rue, et cependant il n’y avait guère qu’un parcours de trois cents pas.

En ce moment l’horloge de l’église sonna une heure.

Il s’aperçut alors que son entretien suprême avec l’abbé, et la lenteur avec laquelle il avait franchi la distance, l’avaient retardé de soixante minutes, et que par conséquent, depuis trente, était écoulé le délai de rigueur au delà duquel on ne dînait plus chez la tante Angélique.

Nous l’avons dit, tel était le frein salutaire que la vieille fille avait mis à la fois aux tristes retenues ou aux ardeurs folâtres de son neveu ; c’est ainsi que, bon an mal an, elle économisait une soixantaine de dîners sur le pauvre Pitou.

Mais cette fois, ce qui inquiétait l’écolier en retard, ce n’était pas le maigre dîner de la tante ; si maigre qu’eût été le déjeuner, Pitou avait le cœur trop gros pour s’apercevoir qu’il avait l’estomac vide.

Il y a un affreux supplice, bien connu de l’écolier, si cancre qu’il soit, c’est le séjour illégitime, dans quelque coin reculé, après une expulsion collégiale ; c’est le congé définitif et forcé dont il est contraint de profiter, tandis que ses condisciples passent, le carton et les livres sous le bras, pour aller au travail quotidien. Ce collège si haï prend ces jours-là une forme désirable. L’écolier s’occupe sérieusement de cette grande affaire des thèmes et des versions dont il ne s’est jamais occupé et qui se traite là-bas en son absence. Il y a beaucoup de rapports entre cet élève renvoyé par son professeur et celui de l’excommunié à cause de son impiété, qui n’a plus le droit de rentrer dans l’église, et qui brûle du désir d’entendre une messe.

C’est pourquoi, à mesure qu’il s’approchait de la maison de sa tante, le séjour dans cette maison paraissait épouvantable au pauvre Pitou. C’est pourquoi, pour la première fois de sa vie, il se figurait que l’école était un paradis terrestre dont l’abbé Fortier, ange exterminateur, venait de le chasser avec son martinet en guise d’épée flamboyante.

Cependant, si lentement qu’il marchât, et quoique de dix pas en dix pas Pitou fit des stations, stations qui devenaient plus longues à mesure qu’il approchait, il n’en fallut pas moins arriver au seuil de cette maison tant redoutée. Pitou atteignit donc ce seuil en traînant ses souliers et en frottant machinalement sa main sur la couture de sa culotte.

– Ah ! je suis bien malade, allez, tante Angélique, dit pour prévenir toute raillerie ou tout reproche, et peut-être aussi pour essayer de se faire plaindre, le pauvre enfant.

– Bon, dit mademoiselle Angélique, je connais cette maladie-là, et on la guérirait facilement en remontant l’aiguille de la pendule d’une heure et demie.

– Oh ! mon Dieu non ! dit amèrement Pitou, car je n’ai pas faim.

La tante Angélique fut surprise et presque inquiète ; une maladie inquiète également les bonnes mères et les marâtres : les bonnes mères pour le danger que cause la maladie ; les marâtres pour le tort qu’elle fait à la bourse.

– Eh bien ! qu’y a-t-il, voyons, parle ? demanda la vieille fille.

À ces paroles, prononcées cependant sans une sympathie bien tendre, Ange Pitou se mit à fondre en pleurs, et, il faut l’avouer, la grimace qu’il fit en passant de la plainte aux larmes fut des plus laides et des plus désagréables grimaces qui se puisse voir.

– Oh ! ma bonne tante ! il m’est arrivé un bien grand malheur, dit-il.

– Et lequel ? demanda la vieille fille.

– M. l’abbé m’a renvoyé ! s’écria Ange Pitou en éclatant en d’énormes sanglots.

– Renvoyé ? répéta mademoiselle Angélique, comme si elle n’eût pas bien compris.

– Oui, ma tante.

– Et d’où t’a-t-il renvoyé ?

– De l’école.

Et les sanglots de Pitou redoublèrent.

– De l’école ?

– Oui, ma tante.

– Pour tout à fait ?

– Oui, ma tante.

– Ainsi, plus d’examens, plus de concours, plus de bourse, plus de séminaire ?

Les sanglots de Pitou se changèrent en hurlements. Mademoiselle Angélique le regarda comme si elle eût voulu lire jusqu’au fond du cœur de son neveu les causes de son renvoi.

– Gageons que vous avez encore fait l’école buissonnière, dit-elle ; gageons que vous avez encore été rôder du côté de la ferme du père Billot. Fi ! un futur abbé !

Ange secoua la tête.

– Vous mentez ! s’écria la vieille fille, dont la colère s’augmentait à mesure qu’elle acquérait la certitude que la position était grave ; vous mentez ! Dimanche encore, on vous a vu dans l’allée des Soupirs avec la Billote.

C’était mademoiselle Angélique qui mentait ; mais en tout temps les dévots se sont cru autorisés à mentir, en vertu de cet axiome jésuitique : « Il est permis de plaider le faux pour savoir le vrai. »

– On ne m’a pas vu dans l’allée des Soupirs, dit Ange ; c’est impossible, nous nous promenions du côté de l’Orangerie.

– Ah ! malheureux ! vous voyez bien que vous étiez avec elle.

– Mais, ma tante, reprit Ange rougissant, il ne s’agit point ici de mademoiselle Billot.

– Oui, appelle-la mademoiselle, pour cacher ton jeu impur ! Mais j’avertirai son confesseur, à cette mijaurée !

– Mais, ma tante, je vous jure que mademoiselle Billot n’est pas une mijaurée.

– Ah ! vous la défendez quand c’est vous qui avez besoin d’excuse ! Bien, vous vous entendez ! de mieux en mieux. Où allons-nous, mon Dieu !… Des enfants de seize ans !

– Ma tante, bien au contraire que nous nous entendions avec Catherine, c’est Catherine qui me chasse toujours.

– Ah ! vous voyez bien que vous vous coupez ! Voilà que vous l’appelez Catherine tout court, maintenant ! Oui, elle vous chasse, hypocrite… quand on la regarde.

– Tiens, se dit Pitou, soudainement illuminé ; tiens, c’est vrai, je n’y avais jamais pensé.

– Ah ! tu vois, dit la vieille fille, profitant de la naïve exclamation de son neveu pour le convaincre de connivence avec la Billote ; mais laisse faire, je m’en vais raccommoder tout cela, moi. M. Fortier est son confesseur ; je vais le prier de te faire emprisonner, et de te mettre au pain et à l’eau pendant quinze jours ; et quant à mademoiselle Catherine, s’il lui faut du couvent pour modérer sa passion pour toi, eh bien ! elle en tâtera. Nous l’enverrons à Saint-Rémy.

La vieille fille prononça sa dernière parole avec une autorité et une conviction de sa puissance qui fit frémir Pitou.

– Ma bonne tante, lui dit-il en joignant les mains, vous vous trompez, je vous jure, si vous croyez que mademoiselle Billot est pour quelque chose dans mon malheur.

– L’impureté est la mère de tous les vices, interrompit sentencieusement mademoiselle Angélique.

– Ma tante, je vous répète que M. l’abbé ne m’a pas renvoyé parce que je suis un impur ; il m’a renvoyé parce que je fais trop de barbarismes, mêlés aux solécismes qui m’échappent aussi de temps en temps, et m’ôtent, à ce qu’il dit, toute chance pour obtenir la bourse du séminaire.

– Toute chance, dis-tu ? Alors tu n’auras pas cette bourse ? alors tu ne seras pas abbé ? alors je ne serai pas ta gouvernante ?

– Mon Dieu ! non ! ma tante.

– Et que deviendras-tu alors ? demanda la vieille fille toute effarouchée.

– Je ne sais pas. Pitou leva lamentablement les yeux au ciel. Ce qu’il plaira à la Providence ! ajouta-t-il.

– À la Providence ? Ah ! je vois ce que c’est, s’écria mademoiselle Angélique ; on lui aura monté la tête, on lui aura parlé d’idées nouvelles, on lui aura inculqué des principes de philosophie.

– Ça ne peut pas être cela, ma tante, puisqu’on ne peut entrer en philosophie qu’après avoir fait sa rhétorique, et que je n’ai jamais pu dépasser ma troisième.

– Plaisante, plaisante. Ce n’est pas de cette philosophie-là que je parle, moi. Je parle de la philosophie des philosophes, malheureux ! je parle de la philosophie de M. Arouet ; je parle de la philosophie de M. Jean-Jacques ; de la philosophie de M. Diderot, qui a fait La Religieuse.

Mademoiselle Angélique se signa.

La Religieuse, demanda Pitou, qu’est-ce que c’est que cela, ma tante ?

– Tu l’as lue, malheureux ?

– Ma tante, je vous jure que non !

– Voilà pourquoi tu ne veux pas de l’Église.

– Ma tante, vous vous trompez ; c’est l’Église qui ne veut pas de moi.

– Mais c’est décidément un serpent que cet enfant-là. Je crois qu’il réplique.

– Non, ma tante, je réponds, voilà tout.

– Oh ! il est perdu ! s’écria mademoiselle Angélique avec tous les signes du plus profond abattement, et en se laissant aller sur son fauteuil favori.

En effet : « Il est perdu ! » ne signifiait pas autre chose que : « Je suis perdue ! »

Le danger était imminent. La tante Angélique prit une résolution suprême : elle se leva, comme si un ressort l’eût mise sur ses jambes, et courut chez l’abbé Fortier pour lui demander des explications, et surtout pour tenter vis-à-vis de lui un dernier effort.

Pitou suivit des yeux sa tante jusque sur le seuil de la porte ; puis, lorsqu’elle eut disparu, il s’approcha à son tour jusque sur ce seuil, et la vit s’acheminer, avec une vitesse dont il n’avait aucune idée, vers la rue de Soissons. Dès lors, il n’eut plus de doute sur les intentions de mademoiselle Angélique, et fut convaincu qu’elle se rendait chez son professeur.

C’était tout au moins un quart d’heure de tranquillité. Pitou songea à utiliser… ce quart d’heure que la Providence lui accordait. Il ramassa les restes du dîner de sa tante pour nourrir ses lézards, attrapa deux ou trois mouches pour ses fourmis et ses grenouilles ; puis, ouvrant successivement la huche et l’armoire, il s’occupa de se nourrir lui-même, car avec la solitude l’appétit lui était revenu.

Toutes ces dispositions prises, il revint guetter sur la porte, afin de n’être point surpris par le retour de sa seconde mère.

Mademoiselle Angélique s’intitulait la seconde mère de Pitou.

Tandis qu’il guettait, une belle jeune fille passa au bout du Pleux, suivant la ruelle qui conduit de l’extrémité de la rue de Soissons à celle de la rue de Lormet. Elle était montée sur la croupe d’un cheval chargé de deux paniers : l’un rempli de poulets, l’autre de pigeons ; c’était Catherine. En apercevant Pitou sur le seuil de sa tante, elle s’arrêta.

Pitou rougit selon son habitude, puis demeura la bouche béante, regardant, c’est-à-dire admirant, car mademoiselle Billot était pour lui la dernière expression de la beauté humaine.

La jeune fille lança un coup d’œil dans la rue, salua Pitou d’un petit signe de tête et continua son chemin.

Pitou répondit en tressaillant d’aise.

Cette petite scène dura tout juste assez de temps pour que le grand écolier, tout entier à sa contemplation, et continuant de regarder la place où avait été mademoiselle Catherine, n’aperçût point sa tante qui revenait de chez l’abbé Fortier, et qui tout à coup lui saisit la main en pâlissant de colère.

Ange, réveillé en sursaut au milieu de son beau rêve par cette commotion électrique que lui causait toujours le toucher de mademoiselle Angélique, se retourna, reporta les yeux du visage courroucé de sa tante Angélique à sa propre main, et se vit avec terreur nanti d’une énorme moitié de tartine sur laquelle apparaissaient trop généreusement appliquées deux couches de beurre frais et de fromage blanc superposées.

Mademoiselle Angélique poussa un cri de fureur, et Pitou un gémissement d’effroi. Angélique leva sa main crochue, Pitou baissa la tête ; Angélique s’empara d’un manche à balai trop voisin, Pitou laissa tomber sa tartine et prit sa course sans autre explication.

Ces deux cœurs venaient de s’entendre, et avaient compris qu’il ne pouvait plus rien exister entre eux.

Mademoiselle Angélique rentra et ferma la porte à double tour. Pitou, que le bruit grinçant de la serrure effrayait comme une suite de la tempête, redoubla de vivacité.

Il résulta de cette scène un effet que mademoiselle Angélique était bien loin de prévoir, et auquel, bien certainement, Pitou ne s’attendait pas davantage.

Chapitre V.
Un fermier philosophe §

Pitou courait comme si tous les diables d’enfer eussent été à ses trousses, et en un instant il fut hors de la ville.

En tournant le coin du cimetière, il faillit donner du nez dans le derrière d’un cheval.

– Eh ! bon Dieu ! dit une douce voix bien connue de Pitou, où courez-vous donc ainsi, monsieur Ange ? Vous avez manqué faire prendre le mors aux dents à Cadet, de la peur que vous nous avez faite.

– Ah ! mademoiselle Catherine, s’écria Pitou, répondant à sa propre pensée et non à l’interrogation de la jeune fille. Ah ! mademoiselle Catherine, quel malheur, mon Dieu ! quel malheur !

– Jésus ! vous m’effrayez, dit la jeune fille arrêtant son cheval au milieu du chemin. Qu’y a-t-il donc, monsieur Ange ?

– Il y a, répondit Pitou, comme s’il allait révéler un mystère d’iniquités, il y a que je ne serai pas abbé, mademoiselle Catherine.

Mais, au lieu de gesticuler dans le sens qu’attendait Pitou, mademoiselle Billot partit d’un grand éclat de rire.

– Vous ne serez pas abbé ? dit-elle.

– Non, répondit Pitou consterné ; il paraît que c’est impossible.

– Eh bien ! alors, vous serez soldat, dit Catherine.

– Soldat ?

– Sans doute. Il ne faut pas se désespérer pour si peu de chose, mon Dieu ! J’avais d’abord cru que vous veniez m’annoncer la mort subite de mademoiselle votre tante.

– Ah ! dit Pitou avec sentiment, c’est exactement la même chose pour moi que si elle était morte, puisqu’elle me chasse.

– Pardon, dit la Billote en riant ; il vous manque cette satisfaction de la pouvoir pleurer.

Et Catherine se mit à rire de plus belle, ce qui scandalisa de nouveau Pitou.

– Mais n’avez-vous donc pas entendu qu’elle me chasse ! reprit l’écolier désespéré.

– Eh bien ! tant mieux ! dit-elle.

– Vous êtes bien heureuse de rire comme cela, mademoiselle Billot, et ça prouve que vous avez un bien agréable caractère, puisque les chagrins des autres ne vous font pas une plus grande impression.

– Et qui vous dit donc que, s’il vous arrivait un chagrin véritable, je ne vous plaindrais pas, monsieur Ange ?

– Vous me plaindriez s’il m’arrivait un chagrin véritable ? Mais vous ne savez donc pas que je n’ai plus de ressources !

– Tant mieux encore ! fit Catherine.

Pitou n’y était plus le moins du monde.

– Et manger ! dit-il ; il faut manger, pourtant, mademoiselle ; surtout moi, qui ai toujours faim.

– Vous ne voulez donc pas travailler, monsieur Pitou ?

– Travailler ! et à quoi ? M. Fortier et ma tante Angélique m’ont répété plus de cent fois que je n’étais bon à rien. Ah ! si l’on m’avait mis en apprentissage chez un menuisier ou chez un charron, au lieu de vouloir faire de moi un abbé ! Décidément, tenez, mademoiselle Catherine, fit Pitou avec un geste de désespoir ; décidément il y a une malédiction sur moi.

– Hélas ! dit la jeune fille avec compassion, car elle savait comme tout le monde l’histoire lamentable de Pitou ; il y a du vrai dans ce que vous dites là, mon cher monsieur Ange ; mais… pourquoi ne faites-vous pas une chose ?

– Laquelle ? dit Pitou en se cramponnant à la proposition à venir de mademoiselle Billot, comme un noyé se cramponne à une branche de saule. Laquelle, dites ?

– Vous aviez un protecteur, ce me semble.

– M. le docteur Gilbert ?

– Vous étiez le camarade de classe de son fils, puisqu’il a été élevé comme vous chez l’abbé Fortier.

– Je le crois bien, et même je l’ai empêché plus d’une fois d’être rossé.

– Eh bien ! pourquoi ne vous adressez-vous pas à son père ? Il ne vous abandonnera point.

– Dame ! je le ferais certainement si je savais ce qu’il est devenu ; mais peut-être votre père le sait-il, mademoiselle Billot, puisque le docteur Gilbert est son propriétaire.

– Je sais qu’il lui faisait passer une partie des fermages en Amérique, et qu’il plaçait l’autre chez un notaire de Paris.

– Ah ! dit en soupirant Pitou ; en Amérique, c’est bien loin.

– Vous iriez en Amérique, vous ? dit la jeune fille, presque effrayée de la résolution de Pitou.

– Moi, mademoiselle Catherine ? Jamais ! jamais ! Non. Si je savais où et quoi manger, je me trouverais très bien en France.

  • Très bien ! répéta mademoiselle Billot.

Pitou baissa les yeux. La jeune fille garda le silence. Ce silence dura quelque temps. Pitou était plongé dans des rêveries qui eussent bien surpris l’abbé Fortier, homme logique.

Ces rêveries, parties d’un point obscur, s’étaient éclaircies ; puis étaient devenues confuses, quoique brillantes comme des éclairs dont l’origine est cachée, dont la source est perdue.

Cependant Cadet s’était remis en marche au pas, et Pitou marchait près de Cadet, une main appuyée sur un des paniers. Quant à mademoiselle Catherine, rêveuse de son côté comme Pitou l’était du sien, elle laissait flotter les rênes sans craindre que son coursier s’emportât. D’ailleurs, il n’y avait pas de monstre sur le chemin, et Cadet était d’une race qui n’avait aucun rapport avec les chevaux d’Hippolyte.

Pitou s’arrêta machinalement quand le cheval s’arrêta. On était arrivé à la ferme.

– Tiens, c’est toi, Pitou ! s’écria un homme d’une encolure puissante, campé assez fièrement devant une mare, où il faisait boire son cheval.

– Eh ! mon Dieu ! oui, monsieur Billot, c’est moi-même.

– Encore un malheur arrivé à ce pauvre Pitou, dit la jeune fille en sautant à bas de son cheval, sans s’inquiéter si son jupon, en se relevant, montrait la couleur de ses jarretières ; sa tante le chasse.

– Et qu’a-t-il donc fait encore à la vieille bigote ? dit le fermier.

– Il parait que je ne suis pas assez fort en grec, dit Pitou.

Il se vantait, le fat ! c’était en latin qu’il aurait dû dire.

– Pas assez fort en grec, dit l’homme aux larges épaules, et pourquoi veux-tu être fort en grec ?

– Pour expliquer Théocrite et lire l’Iliade.

– Et à quoi cela te servirait-il d’expliquer Théocrite et de lire l’Iliade ?

– Cela me servirait à être abbé.

– Bah ! dit M. Billot, est-ce que je sais le grec ? Est-ce que je sais le latin ? Est-ce que je sais le français ? Est-ce que je sais écrire ? Est-ce que je sais lire ? Ça m’empêche-t-il de semer, de récolter et d’engranger ?

– Oui, mais vous, monsieur Billot, vous n’êtes pas abbé, vous êtes cultivateur, agricola, comme dit Virgile. Ô fortunatos nimium6

– Eh bien ! crois-tu donc qu’un cultivateur ne soit pas l’égal d’un calotin, dis donc, mauvais enfant de chœur ! surtout quand ce cultivateur a soixante arpents de terre au soleil et un millier de louis à l’ombre.

– On m’a toujours dit que d’être abbé c’était ce qu’il y avait de mieux au monde ; il est vrai, ajouta Pitou en souriant de son sourire le plus agréable, que je n’ai pas toujours écouté ce qu’on me disait.

– Et tu as eu raison, garçon. Tu vois que je fais des vers comme un autre, quand je m’en mêle, moi. Il me semble qu’il y a en toi de l’étoffe pour faire mieux qu’un abbé et que c’est un bonheur que tu ne prennes pas cet état-là, surtout dans ce moment-ci. Vois-tu, en ma qualité de fermier, je me connais au temps, et le temps est mauvais pour les abbés.

– Bah ! fit Pitou.

– Oui, il y aura de l’orage, dit le fermier. Ainsi donc, crois-moi. Tu es honnête, tu es savant…

Pitou salua, fort honoré d’avoir été appelé savant pour la première fois de sa vie.

– Tu peux donc gagner ta vie sans cela, continua le fermier.

Mademoiselle Billot, tout en mettant à bas les poulets et les pigeons, écoutait avec intérêt le dialogue établi entre Pitou et son père.

– Gagner ma vie, reprit Pitou, cela me paraît bien difficile.

– Que sais-tu faire ?

– Dame ! je sais tendre des gluaux et poser des collets. J’imite assez bien le chant des oiseaux, n’est-ce pas, mademoiselle Catherine ?

– Oh ! pour cela, c’est vrai, il chante comme un pinson.

– Oui mais tout cela n’est point un état, reprit le père Billot.

– C’est bien ce que je dis, parbleu !

– Tu jures, c’est déjà bon.

– Comment, j’ai juré, dit Pitou ; je vous demande bien pardon, monsieur Billot.

– Oh ! il n’y a pas de quoi, dit le fermier ; ça m’arrive quelquefois aussi, à moi. Eh ! tonnerre de Dieu ! continua-t-il en se retournant vers son cheval, te tiendras-tu un peu tranquille, toi ! Ces diables de percherons, il faut toujours qu’ils gazouillent et qu’ils se trémoussent. Voyons, reprit-il encore en revenant à Pitou, es-tu paresseux ?

– Je ne sais pas ; je n’ai jamais fait que du latin et du grec, et…

– Et quoi ?

– Et je dois dire que je n’y mordais pas beaucoup.

– Tant mieux, dit Billot, ça prouve que tu n’es pas encore si bête que je croyais.

Pitou ouvrait des yeux d’une effrayante dimension ; c’était la première fois qu’il entendait professer cet ordre d’idées, subversif de toutes les théories qu’il avait entendu poser jusque-là.

– Je demande, dit Billot, si tu es paresseux à la fatigue ?

– Oh ! à la fatigue, c’est autre chose, dit Pitou ; non, non, non, je ferais bien dix lieues sans être fatigué !

– Bon, c’est déjà quelque chose, reprit Billot ; en te faisant maigrir encore de quelques livres, tu pourras devenir coureur.

– Maigrir, dit Pitou en regardant sa taille mince, ses longs bras osseux et ses longues jambes en échalas, il me semblait, monsieur Billot, que j’étais assez maigre comme cela.

– En vérité, mon ami, dit le fermier en éclatant de rire, tu es un trésor.

C’était encore la première fois que Pitou était estimé à un si haut prix. Aussi marchait-il de surprises en surprises.

– Écoute-moi, dit le fermier ; je demande si tu es paresseux au travail.

– À quel travail ?

– Au travail en général.

– Je ne sais pas, moi ; je n’ai jamais travaillé.

La jeune fille se mit à rire, mais cette fois le père Billot prit la chose au sérieux.

– Ces coquins de prêtres ! dit-il en étendant son gros poing vers la ville ; voilà pourtant comment ils élèvent la jeunesse, dans la fainéantise et l’inutilité. À quoi un pareil gaillard, là, je vous le demande, peut-il être bon à ses frères ?

– Oh ! à pas grand’chose, dit Pitou, je le sais bien. Heureusement que je n’en ai pas, de frères.

– Par frères, dit Billot, j’entends tous les hommes en général. Voudrais-tu dire que tous les hommes ne sont pas frères, par hasard ?

– Oh ! si fait ; d’ailleurs, c’est dans l’Évangile.

– Et égaux ? continua le fermier.

– Ah ! ça, c’est autre chose, dit Pitou ; si j’avais été l’égal de l’abbé Fortier, il ne m’aurait pas si souvent donné du martinet, de la férule ; et si j’avais été l’égal de ma tante, elle ne m’aurait pas chassé.

– Je te dis que tous les hommes sont égaux, reprit le fermier, et nous le prouverons bientôt aux tyrans.

– Tyrannis ! reprit Pitou.

– Et la preuve, continua Billot, c’est que je te prends chez moi.

– Vous me prenez chez vous, mon cher monsieur Billot ! N’est-ce pas pour vous moquer de moi que vous me dites de pareilles choses ?

– Non. Voyons, que te faut-il pour vivre ?

– Dame ! trois livres de pain à peu près par jour.

– Et avec ton pain ?

– Un peu de beurre ou du fromage.

– Allons, allons, dit le fermier, je vois que tu n’es pas difficile à nourrir. Eh bien ! on te nourrira.

– Monsieur Pitou, dit Catherine, n’avez-vous rien autre chose à demander à mon père ?

– Moi, mademoiselle ? oh ! mon Dieu, non !

– Et pourquoi donc êtes-vous venu ici, alors ?

– Parce que vous y veniez.

– Ah ! voilà qui est tout à fait galant, dit Catherine ; mais je n’accepte le compliment que pour ce qu’il vaut. Vous êtes venu, monsieur Pitou, pour demander à mon père des nouvelles de votre protecteur.

– Ah ! c’est vrai, dit Pitou. Tiens, c’est drôle, je l’avais oublié.

– Tu veux parler de ce digne M. Gilbert ? dit le fermier d’un ton de voix qui indiquait le degré de profonde considération qu’il avait pour son propriétaire.

– Justement, dit Pitou ; mais je n’en ai plus besoin maintenant ; et, puisque monsieur Billot me prend chez lui, je puis attendre tranquillement son retour d’Amérique.

– En ce cas-là, mon ami, tu n’auras pas à attendre longtemps, car il en est revenu.

– Bah ! fit Pitou ; et quand cela ?

– Je ne sais pas au juste ; mais ce que je sais, c’est qu’il était au Havre il y a huit jours ; car il y a là, dans mes fontes, un paquet qui vient de lui, qu’il m’a adressé en arrivant, et qu’on m’a remis ce matin même à Villers-Cotterêts, et la preuve, c’est que le voilà.

– Qui vous a donc dit que c’était de lui, mon père ?

– Parbleu ! puisqu’il y avait une lettre dans le paquet.

– Excusez, mon père, dit en souriant Catherine, mais je croyais que vous ne saviez pas lire. Je vous dis cela, papa, parce que vous vous vantez de ne pas le savoir.

– Oui-da, je m’en vante ! Je veux qu’on puisse dire : « Le père Billot ne doit rien à personne, pas même à un maître d’école ; il a fait sa fortune par lui-même, le père Billot ! » Voilà ce que je veux qu’on puisse dire. Ce n’est donc pas moi qui ai lu la lettre ; c’est le maréchal des logis de la gendarmerie, que j’ai rencontré.

– Et que vous disait-elle, cette lettre, mon père ? Il est toujours content de nous, n’est-ce pas ?

– Juges-en.

Et le fermier tira d’un portefeuille de cuir une lettre qu’il présenta à sa fille.

Catherine lut :

« Mon cher monsieur Billot,

« J’arrive d’Amérique, où j’ai trouvé un peuple plus riche, plus grand et plus heureux que le nôtre. Cela vient de ce qu’il est libre et que nous ne le sommes pas. Mais nous marchons, nous aussi, vers une ère nouvelle, et il faut que chacun travaille à hâter le jour où la lumière luira. Je connais vos principes, mon cher monsieur Billot ; je sais votre influence sur les fermiers vos confrères, et sur toute cette brave population d’ouvriers et de laboureurs à qui vous commandez, non pas comme un roi, mais comme un père. Inculquez-leur les principes de dévouement et de fraternité que j’ai reconnus en vous. La philosophie est universelle, tous les hommes doivent lire leurs droits et leurs devoirs à la lueur de son flambeau. Je vous envoie un petit livre dans lequel tous ces devoirs et tous ces droits sont consignés. Ce petit livre est de moi, quoique mon nom ne soit pas sur la couverture. Propagez-en les principes, qui sont ceux de l’égalité universelle ; faites-le lire tout haut dans les longues veillées d’hiver. La lecture est la pâture de l’esprit, comme le pain est la nourriture du corps.

« Un de ces jours j’irai vous voir, et vous proposer un nouveau mode de fermage fort en usage en Amérique. Il consiste à partager la récolte entre le fermier et le propriétaire. Ce qui me paraît plus selon les lois de la société primitive, et surtout selon le cœur de Dieu.

« Salut et fraternité.

« Honoré GILBERT,

« Citoyen de Philadelphie. »

– Oh ! oh ! fit Pitou, que voici une lettre qui me semble bien rédigée.

– N’est-ce pas ? dit Billot.

– Oui, mon cher père, dit Catherine ; mais je doute que le lieutenant de gendarmerie soit de votre avis.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il me semble que cette lettre peut compromettre, non seulement le docteur Gilbert, mais encore vous-même.

– Bah ! dit Billot, tu as toujours peur, toi. Ça n’empêche pas que voilà la brochure, et voilà ton emploi tout trouvé, Pitou ; le soir tu la liras.

– Et dans la journée ?

– Dans la journée tu garderas les moutons et les vaches. Voilà toujours la brochure.

Et le fermier tira de ses fontes une de ces petites brochures à couverture rouge, comme il s’en publiait grand nombre à cette époque, avec ou sans permission de l’autorité.

Seulement, dans ce dernier cas, l’auteur risquait les galères.

– Lis-moi le titre de cela, Pitou, que je parle toujours du titre, en attendant que je parle de l’ouvrage. Tu me liras le reste plus tard.

Pitou lut sur la première page ces mots que l’usage a faits bien vagues et bien insignifiants depuis, mais qui avaient, à cette époque, un profond retentissement dans tous les cœurs :

De l’indépendance de l’homme et de la liberté des nations.

– Que dis-tu de cela, Pitou ? demanda le fermier.

– Je dis qu’il me semble, monsieur Billot, que l’indépendance et la liberté c’est la même chose ; mon protecteur serait chassé de la classe de M. Fortier pour cause de pléonasme.

– Pléonasme ou non, c’est le livre d’un homme, ce livre-là, dit le fermier.

– N’importe, mon père, dit Catherine, avec cet admirable instinct des femmes, cachez-le, je vous en supplie, il vous fera quelque mauvaise affaire. Moi, je sais que je tremble, rien que de le voir.

– Et pourquoi veux-tu qu’il me nuise, à moi, puisqu’il n’a pas nui à son auteur ?

– Qu’en savez-vous, mon père ? Il y a huit jours que cette lettre est écrite, et le paquet n’a pu mettre huit jours pour venir du Havre ici. Moi aussi, j’ai reçu une lettre ce matin.

– Et de qui ?

– De Sébastien Gilbert, qui nous écrit de son côté ; il me charge même de dire bien des choses à son frère de lait Pitou ; j’avais oublié la commission, moi.

– Eh bien ?

– Eh bien ! il dit que depuis trois jours on attend à Paris son père, qui devait arriver et qui n’arrive pas.

– Mademoiselle a raison, dit Pitou ; il me semble que ce retard est inquiétant.

– Tais-toi, peureux, et lis le traité du docteur, dit le fermier ; alors tu deviendras non seulement un savant, mais encore un homme.

On parlait ainsi à cette époque, car on était à la préface de cette grande histoire grecque et romaine que la nation française copia pendant dix ans dans toutes ses phases : dévouements, proscriptions, victoires et esclavage.

Pitou mit le livre sous son bras, avec un geste si solennel, qu’il acheva de gagner le cœur du fermier.

– Maintenant, dit Billot, as-tu dîné ?

– Non, monsieur, répondit Pitou conservant l’attitude semi-religieuse, semi-héroïque qu’il avait prise depuis qu’il avait reçu le livre.

– Il allait justement dîner quand on l’a chassé, dit la jeune fille.

– Eh bien ! dit Billot, va demander à la mère Billot l’ordinaire de la ferme, et demain tu entreras en fonction.

Pitou remercia d’un regard éloquent M. Billot, et, conduit par Catherine, il rentra dans la cuisine, gouvernement placé sous la direction absolue de madame Billot.

Chapitre VI.
Bucoliques §

Madame Billot était une grosse maman de trente-cinq à trente-six ans, ronde comme une boule, fraîche, potelée, cordiale ; trottant sans cesse du colombier au pigeonnier, de l’étable aux moutons à l’étable à vaches ; inspectant son pot-au-feu, ses fourneaux et son rôti, comme fait un général expert de ses cantonnements, jugeant d’un seul coup d’œil si tout était à sa place, et à la seule odeur si le thym et le laurier étaient distribués dans les casseroles en quantités suffisantes, grognant par habitude, mais sans la moindre intention que sa grognerie leur soit désagréable, son mari, qu’elle honorait à l’égal du plus grand potentat, sa fille, qu’elle aimait certes plus que madame de Sévigné n’aimait madame de Grignan, et ses journaliers, qu’elle nourrissait comme aucune fermière à dix lieues à la ronde ne nourrissait les siens. Aussi y avait-il concurrence pour entrer chez M. Billot. Mais là malheureusement, comme au ciel, comparativement à ceux qui se présentaient, il y avait beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.

Nous avons vu que Pitou, sans être appelé, avait été élu. C’était un bonheur qu’il apprécia à sa juste valeur, surtout quand il vit la miche dorée que l’on plaça à sa gauche, le pot de cidre que l’on mit à sa droite, et le morceau de petit salé que l’on posa devant lui. Depuis l’époque où il avait perdu sa pauvre mère, et il y avait de cela cinq ans, Pitou, même les jours de grande fête, n’avait pas joui d’un pareil ordinaire.

Aussi Pitou, plein de reconnaissance, sentait-il à mesure qu’il engloutissait le pain qu’il dévorait, le petit salé qu’il humectait avec une large décoction de cidre, aussi Pitou sentait-il augmenter son admiration pour le fermier, son respect pour sa femme, et son amour pour sa fille. Une seule chose le tracassait, c’était cette fonction humiliante qu’il devait remplir le jour de garder les moutons et les vaches, fonction si peu en harmonie avec celle qui lui était réservée le soir, et qui avait pour but d’instruire l’humanité des principes les plus élevés de la sociabilité et de la philosophie.

Ce fut à quoi rêva Pitou après son dîner. Mais, même dans cette rêverie, l’influence de cet excellent dîner se fit sentir. Pitou commença à envisager les choses sous un tout autre point de vue qu’il ne l’avait fait à jeun. Ces fonctions de gardien de moutons et de meneur de vaches, qu’il regardait comme si fort au-dessous de lui, avaient été remplies par des dieux et des demi-dieux.

Apollon, dans une situation à peu près pareille à la sienne, c’est-à-dire chassé de l’Olympe par Jupiter, comme lui Pitou avait été chassé du Pleux par sa tante Angélique, s’était fait berger et avait gardé les troupeaux d’Admète. Il est vrai qu’Admète était un roi pasteur ; mais aussi Apollon était un dieu.

Hercule avait été vacher ou à peu près, puisqu’il avait, dit la mythologie, tiré par la queue les vaches de Géryon ; et, qu’on mène les vaches par la queue ou qu’on les mène par la tête, c’est une différence dans les habitudes de celui qui les mène, voilà tout ; cela ne peut pas empêcher qu’à tout prendre il ne soit un meneur de vaches, c’est-à-dire un vacher.

Il y a plus, ce Tityre couché au pied d’un hêtre, dont parle Virgile, et qui se félicite en si beaux vers du repos qu’Auguste lui a fait, c’était un berger aussi. Enfin, c’était un berger encore que ce Mélibée qui se plaint si poétiquement de quitter ses foyers.

Certes, tous ces gens-là parlaient assez bien latin pour être abbés, et cependant ils préféraient voir brouter le cytise amer à leurs chèvres à dire la messe et à chanter les vêpres. Il fallait donc qu’à tout prendre l’état de berger eût aussi ses charmes. D’ailleurs, qui empêchait Pitou de lui rendre la dignité et la poésie qu’il avait perdues ; qui empêchait Pitou de proposer des combats de chant aux Ménalques et aux Palémons des villages environnants ? Personne, bien certainement. Pitou avait plus d’une fois chanté au lutrin, et s’il n’avait pas été pris une fois à boire le vin des burettes de l’abbé Fortier, qui, avec sa rigueur ordinaire, l’avait destitué de sa dignité d’enfant de chœur à l’instant même, ce talent pouvait le mener loin. Il ne savait pas jouer du pipeau, c’est vrai, mais il savait jouer sur tous les tons de la pipette, ce qui devait se ressembler beaucoup. Il ne taillait pas lui-même sa flûte aux tuyaux d’inégale grandeur, comme faisait l’amant de Syrinx ; mais, avec du tilleul et du marronnier, il faisait des sifflets, dont la perfection plus d’une fois lui valut les applaudissements de ses camarades. Pitou pouvait donc être berger sans par trop déroger ; il ne descendait pas jusqu’à cet état, mal apprécié dans les temps modernes, il élevait cet état jusqu’à lui.

D’ailleurs, les bergeries étaient placées sous la direction de mademoiselle Billot, et ce n’était pas recevoir des ordres que de les recevoir de la bouche de Catherine.

Mais, à son tour, Catherine veillait sur la dignité de Pitou.

Le soir même, lorsque le jeune homme s’approcha d’elle et lui demanda à quelle heure il devait partir pour aller rejoindre les bergers :

– Vous ne partirez pas, répondit en souriant Catherine.

– Et comment ? dit Pitou étonné.

– J’ai fait comprendre à mon père que l’éducation que vous aviez reçue vous plaçait au-dessus des fonctions qu’il vous destinait ; vous resterez à la ferme.

– Ah ! tant mieux, dit Pitou, ça fait que je ne vous quitterai pas.

L’exclamation avait échappé au naïf Pitou. Mais il ne l’eut pas plus tôt proférée que le rouge lui monta aux oreilles, tandis que de son côté Catherine baissait la tête et souriait.

– Ah ! pardon, mademoiselle, ça m’est sorti malgré moi du cœur, il ne faut pas m’en vouloir pour cela, dit Pitou.

– Je ne vous en veux pas non plus, monsieur Pitou, dit Catherine, et ce n’est pas votre faute si vous avez du plaisir à rester avec moi.

Il se fit un moment de silence. Il n’y avait rien d’étonnant : les deux pauvres enfants s’étaient dit tant de choses en si peu de paroles !

– Mais, demanda Pitou, je ne puis pas rester à la ferme sans y rien faire. Que ferai-je à la ferme ?

– Vous ferez ce que je faisais, vous tiendrez les écritures, les comptes avec les journaliers, les recettes, les dépenses. Vous savez calculer, n’est-ce pas ?

– Je sais mes quatre règles, répondit fièrement Pitou.

– C’est une de plus que moi, dit Catherine. Je n’ai jamais pu aller plus loin que la troisième. Vous voyez bien que mon père gagnera à vous avoir pour comptable ; et comme j’y gagnerai de mon côté, et comme vous y gagnerez du vôtre, tout le monde y gagnera.

– Et en quoi y gagnerez-vous, vous, mademoiselle ? dit Pitou.

– J’y gagnerai du temps, et pendant ce temps je me fabriquerai des bonnets pour être plus jolie.

– Ah ! dit Pitou, je vous trouve déjà bien jolie sans bonnets, moi.

– C’est possible, mais ceci n’est que votre goût particulier à vous, dit la jeune fille en riant. D’ailleurs, je ne puis pas aller danser le dimanche à Villers-Cotterêts sans avoir une espèce de bonnet sur la tête. C’est bon pour les grandes dames, qui ont le droit de mettre de la poudre, et d’aller tête nue.

– Je trouve vos cheveux plus beaux que s’ils avaient de la poudre, moi, dit Pitou.

– Allons ! allons ! je vois que vous êtes en train de me faire des compliments.

– Non, mademoiselle, je ne sais pas en faire ; chez l’abbé Fortier on n’apprenait pas cela.

– Et apprenait-on à danser ?

– À danser ? demanda Pitou avec étonnement.

– Oui, à danser.

– À danser, chez l’abbé Fortier ! Jésus ! mademoiselle… Ah ! bien oui, à danser.

– Alors, vous ne savez pas danser ? dit Catherine.

– Non, dit Pitou.

– Eh bien ! vous m’accompagnerez dimanche à la danse, et vous regarderez danser M. de Charny ; c’est lui qui danse le mieux de tous les jeunes gens des environs.

– Qu’est-ce que c’est que M. de Charny ? demanda Pitou.

– C’est le propriétaire du château de Boursonne.

– Il dansera donc dimanche ?

– Sans doute.

– Et avec qui ?

– Avec moi.

Le cœur de Pitou se serra sans qu’il sût pourquoi.

– Alors, dit-il, c’est pour danser avec lui que vous voulez vous faire belle ?

– Pour danser avec lui, pour danser avec les autres, avec tout le monde.

– Excepté avec moi.

– Et pourquoi pas avec vous ?

– Puisque je ne sais pas danser, moi.

– Vous apprendrez.

– Ah ! si vous vouliez me montrer, vous, mademoiselle Catherine, j’apprendrais bien mieux qu’en regardant M. de Charny, je vous assure.

– Nous verrons ça, dit Catherine ; en attendant, il est l’heure de nous coucher ; bonsoir, Pitou.

– Bonsoir, mademoiselle Catherine.

Il y avait du bon et du mauvais dans ce qu’avait dit mademoiselle Billot à Pitou : le bon, c’est qu’il était élevé de la fonction de berger et de vacher à celle de teneur de livres ; le mauvais, c’est qu’il ne savait pas danser, et que M. de Charny le savait ; au dire de Catherine, il dansait même mieux que tous les autres.

Pitou rêva toute la nuit qu’il voyait danser M. de Charny, et qu’il dansait fort mal.

Le lendemain, Pitou se mit à la besogne sous la direction de Catherine ; alors, une chose le frappa : c’est combien, avec certains maîtres, l’étude est une chose agréable. Au bout de deux heures, il était parfaitement au courant de son travail.

– Ah ! mademoiselle, dit-il, si vous m’aviez montré le latin, au lieu que ce fût l’abbé Fortier, je crois que je n’aurais pas fait de barbarismes.

– Et vous auriez été abbé ?…

– Et j’aurais été abbé, dit Pitou.

– De sorte que vous vous seriez enfermé dans un séminaire, où jamais une femme n’aurait pu entrer…

– Tiens, dit Pitou, je n’avais jamais songé à cela, mademoiselle Catherine… J’aime bien mieux ne pas être abbé !…

À neuf heures, le père Billot rentra ; il était sorti avant que Pitou ne fût levé. Tous les matins, à trois heures, le fermier présidait à la sortie de ses chevaux et de ses charretiers ; puis il courait les champs jusqu’à neuf heures, pour voir si tout le monde était à son poste, et si chacun faisait sa besogne ; à neuf heures, il rentrait déjeuner, et sortait de nouveau à dix ; à une heure on dînait, et l’après-dîner, comme les heures du matin, se passait en inspection. Aussi les affaires du père Billot allaient à merveille. Comme il l’avait dit, il possédait une soixantaine d’arpents au soleil, et un millier de louis à l’ombre. Et il est même probable que si l’on eut bien compté, que si Pitou eût fait ce compte, et qu’il ne fût pas trop distrait par la présence ou par le souvenir de mademoiselle Catherine, il se fût trouvé quelques louis et quelques arpents de terre de plus que n’en avait avoué le bonhomme Billot.

En déjeunant, le fermier prévint Pitou que la première lecture de l’ouvrage du docteur Gilbert aurait lieu le surlendemain dans la grange, à dix heures du matin.

Pitou alors fit timidement observer que dix heures du matin, c’était l’heure de la messe ; mais le fermier répondit qu’il avait justement choisi cette heure-là pour éprouver ses ouvriers.

Nous l’avons dit, le père Billot était philosophe.

Il détestait les prêtres, qu’il regardait comme des apôtres de tyrannie, et trouvant une occasion d’élever autel contre autel, il saisissait cette occasion avec empressement.

Madame Billot et Catherine hasardèrent quelques observations, mais le fermier répondit que les femmes iraient si elles voulaient à la messe, attendu que la religion était faite pour les femmes ; mais que pour les hommes ils entendraient la lecture de l’ouvrage du docteur, ou qu’ils sortiraient de chez lui.

Le philosophe Billot était fort despote dans sa maison ; Catherine seule avait le privilège d’élever la voix contre ses décisions ; mais si ces décisions étaient assez arrêtées dans l’esprit du fermier pour qu’il répondît à Catherine en fronçant le sourcil, Catherine se taisait comme les autres.

Seulement, Catherine songea à tirer parti de la circonstance au profit de Pitou. En se levant de table, elle fit observer à son père que, pour dire toutes les belles choses qu’il aurait à dire le surlendemain, Pitou était bien pauvrement mis, qu’il jouait le rôle du maître, puisque c’était lui qui instruisait, et que le maître ne devait pas avoir à rougir devant ses disciples.

Billot autorisa sa fille à s’entendre de l’habillement de Pitou avec M. Dulauroy, tailleur à Villers-Cotterêts.

Catherine avait raison, et un nouvel habillement n’était pas chose de luxe pour le pauvre Pitou : la culotte qu’il portait était toujours celle que lui avait fait faire, cinq ans auparavant, le docteur Gilbert, culotte qui, de trop longue, était devenue trop courte, mais qui – il faut le dire – avait, par les soins de mademoiselle Angélique, allongé de deux pouces par année. Quant à l’habit et à la veste, ils avaient disparu depuis plus de deux ans, et avaient été remplacés par le sarreau de serge avec lequel notre héros s’est, dès les premières pages de notre histoire, présenté aux yeux de nos lecteurs.

Pitou n’avait jamais songé à sa toilette. Le miroir était chose inconnue chez mademoiselle Angélique ; et n’ayant point, comme le beau Narcisse, des dispositions premières à devenir amoureux de lui même, Pitou ne s’était jamais avisé de se regarder dans les sources où il tendait ses gluaux.

Mais depuis le moment où mademoiselle Catherine lui avait parlé de l’accompagner à la danse, depuis le moment où il avait été question de M. de Charny, cet élégant cavalier ; depuis l’heure où cette histoire des bonnets, sur lesquels la jeune fille comptait pour augmenter sa beauté, avait été versée dans l’oreille de Pitou, Pitou s’était regardé dans une glace, et, attristé du délabrement de sa toilette, il s’était demandé de quelle façon, lui aussi, pourrait ajouter quelque chose à ses avantages naturels.

Malheureusement, à cette question, Pitou n’avait pu se faire aucune réponse. Le délabrement portait sur ses habits. Or, pour avoir des habits neufs, il fallait de l’argent, et de sa vie Pitou n’avait possédé un denier.

Pitou avait bien vu que, pour disputer le prix de la flûte ou des vers, les bergers se couronnaient de roses ; mais il pensait, avec raison, que cette couronne, si bien qu’elle pût aller à l’air de son visage, n’en ferait que plus ressortir la pauvreté du reste de son habillement.

Pitou fut donc surpris d’une façon bien agréable, quand le dimanche, à huit heures du matin, tandis qu’il méditait sur les moyens d’embellir sa personne, Dulauroy entra, et déposa sur une chaise un habit et une culotte bleu de ciel avec un grand gilet blanc à raies roses.

En même temps, la lingère entra et déposa sur une autre chaise, en face de la première, une chemise et une cravate : si la chemise allait bien, elle avait ordre de confectionner la demi-douzaine.

C’était l’heure des surprises : derrière la lingère apparut le chapelier. Il apportait un petit tricorne de la forme la plus nouvelle, plein de tournure et d’élégance, ce qui se faisait de mieux enfin chez M. Cornu, premier chapelier de Villers-Cotterêts.

Il était en outre chargé par le cordonnier de déposer aux pieds de Pitou une paire de souliers à boucles d’argent faite à son intention.

Pitou n’en revenait pas, il ne pouvait pas croire que toutes ces richesses fussent pour lui. Dans ses rêves les plus exagérés, il n’aurait pas osé désirer une pareille garde-robe. Des larmes de reconnaissance mouillèrent ses paupières, et il ne put que murmurer ces mots : « Oh ! mademoiselle Catherine ! mademoiselle Catherine ! je n’oublierai jamais ce que vous faites pour moi. »

Tout cela allait à merveille et comme si l’on eût pris mesure à Pitou ; il n’y avait que les souliers qui se trouvèrent de moitié trop petits. M. Laudereau, cordonnier, avait pris mesure sur le pied de son fils, qui avait quatre ans de plus que Pitou.

Cette supériorité de Pitou sur le jeune Laudereau donna un moment d’orgueil à notre héros ; mais ce mouvement d’orgueil fut bientôt tempéré par l’idée qu’il serait obligé d’aller à la danse sans souliers, ou avec ses vieux souliers, qui ne cadreraient plus du tout avec le reste de son costume. Mais cette inquiétude fut de courte durée. Une paire de souliers que l’on envoyait en même temps au père Billot fit l’affaire. Il se trouva par bonheur que le père Billot et Pitou avaient le même pied, ce que l’on cacha avec soin au père Billot, de peur de l’humilier.

Pendant que Pitou était en train de revêtir cette somptueuse toilette, le perruquier entra. Il divisa les cheveux jaunes de Pitou en trois masses : l’une, et c’était la plus forte, qu’il destinait à retomber sur son habit, sous la forme d’une queue ; les deux autres, qui eurent mission d’accompagner les deux tempes, sous le nom peu poétique d’oreilles de chien : mais, que voulez-vous, c’était le nom.

Maintenant, avouons une chose : c’est que, lorsque Pitou, peigné, frisé, avec son habit et sa culotte bleue, avec sa veste rose et sa chemise à jabot, avec sa queue et ses oreilles de chien, se regarda dans la glace, il eut grand’peine à se reconnaître lui-même, et se retourna pour voir si Adonis en personne ne serait pas redescendu sur la terre.

Il était seul. Il se sourit gracieusement ; et, la tête haute, les pouces dans les goussets, il dit, en se dressant sur ses orteils :

– Nous verrons ce M. de Charny !…

Il est vrai qu’Ange Pitou, sous son nouveau costume, ressemblait comme deux gouttes d’eau, non pas à un berger de Virgile, mais à un berger de Watteau.

Aussi, le premier pas que Pitou fit en entrant dans la cuisine de la ferme fut un triomphe.

– Oh ! voyez donc, maman, s’écria Catherine, comme Pitou est bien ainsi !

– Le fait est qu’il n’est pas reconnaissable, dit madame Billot.

Malheureusement, de l’ensemble qui avait frappé Catherine, la jeune fille passa aux détails. Pitou était moins bien dans les détails que dans l’ensemble.

– Oh ! c’est drôle, dit Catherine, comme vous avez de grosses mains !

– Oui, dit Pitou, j’ai de fières mains, n’est-ce pas ?

– Et de gros genoux.

– C’est preuve que je dois grandir.

– Mais il me semble que vous êtes bien grand assez, monsieur Pitou.

– C’est égal, je grandirai encore ; je n’ai que dix-sept ans et demi.

– Et pas de mollets.

– Ah ! ça c’est vrai, pas du tout ; mais ils pousseront.

– Faut espérer, dit Catherine. C’est égal, vous êtes très bien !

Pitou salua.

– Oh ! oh ! dit le fermier en entrant et en regardant Pitou à son tour. Comme te voilà brave, mon garçon. Je voudrais que ta tante Angélique te vît ainsi.

– Moi aussi, dit Pitou.

– Je m’étonne bien ce qu’elle dirait, fit le fermier.

– Elle ne dirait rien, elle ragerait.

– Mais papa, dit Catherine avec une certaine inquiétude, est-ce qu’elle n’aurait pas le droit de le reprendre ?

– Puisqu’elle l’a chassé.

– Et puis, dit Pitou, les cinq années sont écoulées.

– Lesquelles ? demanda Catherine.

– Celles pour lesquelles le docteur Gilbert a laissé mille francs.

– Il avait donc laissé mille francs à ta tante ?

– Oui, oui, oui, pour me faire faire mon apprentissage.

– En voilà un homme ! dit le fermier. Quand on pense que tous les jours j’en entends raconter de pareilles. Aussi, pour lui – il fit un geste de la main – c’est à la vie, à la mort.

– Il voulait que j’apprisse un état, dit Pitou.

– Et il avait raison. Voilà pourtant comme les bonnes intentions sont dénaturées. On laisse mille francs pour faire apprendre un état à un enfant, et au lieu de lui apprendre un état, on vous le met chez un calotin qui veut en faire un séminariste. Et combien lui payait-elle à ton abbé Fortier ?

– Qui ?

– Ta tante.

– Elle ne lui payait rien.

– Alors elle empochait les deux cents livres de ce bon M. Gilbert ?

– Probablement.

– Écoute, si j’ai un conseil à te donner, Pitou, c’est, quand elle claquera, ta vieille bigote de tante, c’est de bien regarder partout, dans les armoires, dans les paillasses, dans les pots à cornichons.

– Pourquoi ? demanda Pitou.

– Parce que tu trouveras quelque trésor, vois-tu, des vieux louis dans un bas de laine. Eh ! sans doute, car elle n’aura pas trouvé de bourse assez grande pour mettre ses économies.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. Mais nous parlerons de cela en temps et lieu. Aujourd’hui il est question de faire un petit tour. As-tu le livre du docteur Gilbert ?

– Je l’ai là dans ma poche.

– Mon père, dit Catherine, vous avez bien réfléchi ?

– Il n’est pas besoin de réfléchir pour faire les bonnes choses, mon enfant, dit le fermier ; le docteur me dit de faire lire le livre, de propager les principes qu’il renferme, le livre sera lu, et les principes seront propagés.

– Et, dit Catherine avec timidité, nous pouvons aller à la messe, ma mère et moi ?

– Allez à la messe, dit Billot, vous êtes des femmes ; nous qui sommes des hommes, c’est autre chose. Viens, Pitou.

Pitou salua madame Billot et Catherine, et suivit le fermier, tout fier d’être appelé un homme.

Chapitre VII.
Où il est démontré que si de longues jambes sont un peu disgracieuses pour danser, elles sont fort utiles pour courir §

Il y avait nombreuse assemblée dans la grange. Billot, comme nous l’avons dit, était fort considéré de ses gens, en ce qu’il les grondait souvent, mais les nourrissait bien et les payait bien.

Aussi, chacun s’était-il empressé de se rendre à son invitation.

D’ailleurs à cette époque courait parmi le peuple cette fièvre étrange qui prend les nations quand les nations vont se mettre en travail. Des mots étrangers, nouveaux, presque inconnus sortaient de bouches qui ne les avaient jamais prononcés. C’étaient les mots de liberté, d’indépendance, d’émancipation, et, chose singulière, ce n’était pas seulement parmi le peuple qu’on entendait prononcer ces mots ; non, ces mots avaient été prononcés par la noblesse d’abord, et cette voix qui leur répondait n’était qu’un écho.

C’était de l’Occident qu’était venue cette lumière qui devait éclairer jusqu’à ce qu’elle brûlât, c’était en Amérique que s’était levé ce soleil, qui, en accomplissant son cours, devait faire de la France un vaste incendie à la lueur duquel les nations épouvantées allaient lire le mot république écrit en lettres de sang.

Aussi, ces réunions où l’on s’occupait d’affaires politiques étaient-elles moins rares qu’on ne pourrait le croire. Des hommes, sortis on ne savait d’où, des apôtres d’un dieu invisible, et presque inconnus, couraient les villes et les campagnes, semant partout des paroles de liberté. Le gouvernement, aveuglé jusqu’alors, commençait à ouvrir les yeux. Ceux qui étaient à la tête de cette grande machine qu’on appelle la chose publique, sentaient certains rouages se paralyser sans qu’ils pussent comprendre d’où venait l’obstacle. L’opposition était partout dans les esprits, si elle n’était pas encore dans les bras et dans les mains ; invisible, mais présente, mais sensible, mais menaçante, et parfois d’autant plus menaçante que, pareille aux spectres, elle était insaisissable, et qu’on la devinait sans pouvoir l’étreindre.

Vingt ou vingt-cinq métayers, tous dépendants de Billot, étaient rassemblés dans la grange.

Billot entra suivi de Pitou. Toutes les têtes se découvrirent, tous les chapeaux s’agitèrent au bout des bras. On comprenait que tous ces hommes-là étaient prêts à se faire tuer sur un signe du maître.

Le fermier expliqua aux paysans que la brochure que Pitou allait leur lire était l’ouvrage du docteur Gilbert. Le docteur Gilbert était fort connu dans tout le canton, où il avait plusieurs propriétés, dont la ferme tenue par Billot était la principale.

Un tonneau était préparé pour le lecteur. Pitou monta sur cette tribune improvisée, et commença la lecture.

Il est à remarquer que les gens du peuple, et j’oserai presque dire les hommes en général, écoutent avec d’autant plus d’attention qu’ils comprennent moins. Il est évident que le sens général de la brochure échappait aux esprits les plus éclairés de la rustique assemblée, et à Billot lui-même. Mais, au milieu de cette phraséologie obscure, passaient, comme des éclairs dans un ciel sombre et chargé d’électricité, les mots lumineux d’indépendance, de liberté et d’égalité. Il n’en fallut pas davantage ; les applaudissements éclatèrent ; les cris de : « Vive le docteur Gilbert ! » retentirent. Le tiers de la brochure à peu près avait été lu ; il fut décidé qu’on la lirait en trois dimanches.

Les auditeurs furent invités à se réunir le dimanche suivant, et chacun promit d’y assister.

Pitou avait fort bien lu. Rien ne réussit comme le succès. Le lecteur avait pris sa part des applaudissements adressés à l’ouvrage, et, subissant l’influence de cette science relative, M. Billot lui-même avait senti naître en lui une certaine considération pour l’élève de l’abbé Fortier. Pitou, déjà plus grand que nature au physique, avait moralement grandi de dix coudées.

Une seule chose lui manquait : mademoiselle Catherine n’avait pas assisté à son triomphe.

Mais le père Billot, enchanté de l’effet qu’avait produit la brochure du docteur, se hâta de faire part de ce succès à sa femme et à sa fille. Madame Billot ne répondit rien : c’était une femme à courte vue.

Mais Catherine sourit tristement.

– Eh bien ! qu’as-tu encore ? dit le fermier.

– Mon père ! mon père ! dit Catherine, j’ai peur que vous vous compromettiez.

– Allons ! ne vas-tu pas faire l’oiseau de mauvais augure ? Je te préviens que j’aime mieux l’alouette que le hibou.

– Mon père, on m’a déjà dit de vous prévenir qu’on avait les yeux sur vous.

– Et qui t’a dit cela, s’il te plaît ?

– Un ami.

– Un ami ? Tout conseil mérite remerciement. Tu vas me dire le nom de cet ami. Quel est-il, voyons ?

– Un homme qui doit être bien informé.

– Qui, enfin ?

– M. Isidor de Charny.

– De quoi se mêle-t-il, ce muscadin-là ? de me donner des conseils sur la façon dont je pense ? Est-ce que je lui donne des conseils sur la manière dont il s’habille, à lui ? Il me semble qu’il y aurait cependant autant à dire d’une part que d’autre.

– Mon père, je ne vous dis pas cela pour vous fâcher. Le conseil a été donné à bonne intention.

– Eh bien ! je lui en rendrai un autre, et tu peux le lui transmettre de ma part.

– Lequel ?

– C’est que lui et ses confrères fassent attention à eux, on les secoue drôlement à l’Assemblée nationale, MM. les nobles ; et plus d’une fois il y a été question des favoris et des favorites. Avis à son frère, M. Olivier de Charny, qui est là-bas, et qui n’est pas mal, dit-on, avec l’Autrichienne.

– Mon père, dit Catherine, vous avez plus d’expérience que nous, faites à votre guise.

– En effet, murmura Pitou, que son succès avait rempli de confiance, de quoi se mêle-t-il votre M. Isidor ?

Catherine n’entendit point ou fit semblant de ne pas entendre, et la conversation en resta là.

Le dîner eut lieu comme d’habitude. Jamais Pitou ne trouva dîner plus long. Il avait hâte de se montrer dans sa nouvelle splendeur avec mademoiselle Catherine au bras. C’était un grand jour pour lui que ce dimanche, et il se promit bien de garder la date du 12 juillet dans son souvenir.

On partit enfin vers les trois heures. Catherine était charmante. C’était une jolie blonde aux yeux noirs, mince et flexible comme les saules qui ombrageaient la petite source où l’on allait puiser l’eau de la ferme. Elle était mise d’ailleurs avec cette coquetterie naturelle qui fait ressortir tous les avantages de la femme, et son petit bonnet, chiffonné par elle-même, comme elle l’avait dit à Pitou, lui allait à merveille.

La danse ne commençait d’habitude qu’à six heures. Quatre ménétriers, montés sur une estrade de planches, faisaient, moyennant une rétribution de six blancs7 par contredanse, les honneurs de cette salle de bal en plein vent. En attendant six heures, on se promenait dans cette fameuse allée des Soupirs dont avait parlé la tante Angélique, où l’on regardait les jeunes messieurs de la ville ou des environs jouer à la paume, sous la direction de maître Farolet, paumier en chef de Son Altesse Monseigneur le duc d’Orléans. Maître Farolet était tenu pour un oracle, et ses décisions en matière de tierée, de chasse et de quinze, étaient reçues avec toute la vénération que l’on devait à son âge et à son mérite.

Pitou, sans trop savoir pourquoi, eût fort désiré rester dans l’allée des Soupirs ; mais ce n’était point pour demeurer à l’ombre de cette double allée de hêtres que Catherine avait fait cette toilette pimpante qui avait émerveillé Pitou.

Les femmes sont comme les fleurs que le hasard a fait pousser à l’ombre ; elles tendent incessamment à la lumière, et, d’une manière ou d’une autre, il faut toujours que leur corolle fraîche et embaumée vienne s’ouvrir au soleil, qui les fane et qui les dévore.

Il n’y a que la violette qui, au dire des poètes, ait la modestie de rester cachée ; mais encore porte-t-elle le deuil de sa beauté inutile.

Catherine tira donc tant et si bien le bras de Pitou, que l’on prit le chemin du jeu de paume. Hâtons-nous de dire que Pitou non plus ne se fit pas trop tirer le bras. Il avait aussi grande hâte de montrer son habit bleu de ciel et son coquet tricorne, que Catherine son bonnet à la Galatée et son corset gorge-de-pigeon.

Une chose flattait surtout notre héros et lui donnait un avantage momentané sur Catherine. Comme personne ne le reconnaissait, Pitou n’ayant jamais été vu sous de si somptueux habits, on le prenait pour un jeune étranger débarqué de la ville, quelque neveu, quelque cousin de la famille Billot, un prétendu de Catherine même. Mais Pitou tenait trop à constater son identité pour que l’erreur pût durer plus longtemps. Il fit tant de signes de tête à ses amis, il ôta tant de fois son chapeau à ses connaissances, qu’enfin on reconnut dans le pimpant villageois l’élève indigne de maître Fortier, et qu’une espèce de clameur s’éleva qui disait :

– C’est Pitou ! Avez-vous vu Ange Pitou ?

Cette clameur alla jusqu’à mademoiselle Angélique ; mais comme cette clameur lui dit que celui que la clameur publique proclamait pour son neveu était un gentil garçon, marchant les pieds en dehors et arrondissant les bras, la vieille fille, qui avait toujours vu Pitou marcher les pieds en dedans et les coudes au corps, secoua la tête avec incrédulité et se contenta de dire :

– Vous vous trompez, ce n’est pas là mon cancre de neveu.

Les deux jeunes gens arrivèrent au jeu de paume. Il y avait, ce jour-là, défi entre les joueurs de Soissons et les joueurs de Villers-Cotterêts ; de sorte que la partie était des plus animées. Catherine et Pitou se placèrent à la hauteur de la corde, tout au bas du talus ; c’était Catherine qui avait choisi ce poste comme le meilleur.

Au bout d’un instant, on entendit la voix de maître Farolet qui criait :

– À deux. Passons.

Les joueurs passèrent effectivement, c’est-à-dire que chacun alla défendre sa chasse et attaquer celle de ses adversaires. Un des joueurs, en passant, salua Catherine avec un sourire ; Catherine répondit par une révérence et en rougissant. En même temps, Pitou sentit courir dans le bras de Catherine appuyé au sien un petit tremblement nerveux.

Quelque chose comme une angoisse inconnue serra le cœur de Pitou.

– C’est M. de Charny ? dit-il en regardant sa compagne.

– Oui, répondit Catherine. Vous le connaissez donc ?

– Je ne le connais pas, fit Pitou ; mais je l’ai deviné.

En effet, Pitou avait pu deviner M. de Charny dans ce jeune homme, d’après ce que lui avait dit Catherine la veille.

Celui qui avait salué la jeune fille était un élégant gentilhomme de vingt-trois ou vingt-quatre ans, beau, bien pris dans sa taille, élégant de formes et gracieux de mouvements, comme ont l’habitude d’être ceux qu’une éducation aristocratique a pris au berceau. Tous ces exercices du corps qu’on ne fait bien qu’à la condition qu’on les aura étudiés dès l’enfance, M. Isidor de Charny les exécutait avec une perfection remarquable ; en outre, il était de ceux dont le costume s’harmonise toujours à merveille avec l’exercice auquel il est destiné. Ses livrées de chasse étaient citées pour leur goût parfait, ses négligés de salle d’armes auraient pu servir de modèles à Saint-Georges lui-même ; enfin, ses habits de cheval étaient ou plutôt paraissaient, grâce à sa façon de les porter, d’une coupe toute particulière.

Ce jour-là, M. de Charny, frère cadet de notre ancienne connaissance le comte de Charny, coiffé avec tout le négligé d’une toilette du matin, était vêtu d’une espèce de pantalon collant, couleur claire, qui faisait valoir la forme de ses cuisses et de ses jambes à la fois fines et musculeuses ; d’élégantes sandales de paume, retenues par des courroies, remplaçaient momentanément ou le soulier à talon rouge ou la botte à retroussis ; une veste de piqué blanc serrait sa taille, comme si elle eût été prise dans un corset ; enfin, sur le talus, son domestique tenait un habit vert à galons d’or.

L’animation lui donnait en ce moment tout le charme et toute la fraîcheur de la jeunesse que, malgré ses vingt-trois ans, les veilles prolongées, les débauches nocturnes et les parties de jeu qu’éclaire en se levant le soleil, lui avaient déjà fait perdre.

Aucun des avantages qui sans doute avaient été remarqués par la jeune fille n’échappa à Pitou. En voyant les mains et les pieds de M. de Charny, il commença à être moins fier de cette prodigalité de la nature qui lui avait donné à lui la victoire sur le fils du cordonnier, et il songea que cette même nature aurait pu répartir d’une façon plus habile sur toutes les parties de son corps les éléments dont il était composé.

En effet, avec ce qu’il y avait de trop aux pieds, aux mains et aux genoux de Pitou, la nature aurait eu de quoi lui faire une fort jolie jambe. Seulement, les choses n’étaient point à leur place : où il y avait besoin de finesse, il y avait engorgement, et où il fallait rebondissement, il y avait vide.

Pitou regarda ses jambes, de l’air dont le cerf de la fable regarde les siennes.

– Qu’avez-vous donc, monsieur Pitou ? reprit Catherine.

Pitou ne répondit rien, et se contenta de pousser un soupir.

La partie était finie. Le vicomte de Charny profita de l’intervalle entre la partie finie et celle qui allait commencer, pour venir saluer Catherine. À mesure qu’il approchait, Pitou voyait le sang monter au visage de la jeune fille, et sentait son bras devenir plus tremblant.

Le vicomte fit un signe de tête à Pitou, puis, avec cette politesse familière que savaient si bien prendre les nobles de cette époque avec les petites bourgeoises et les grisettes, il demanda à Catherine des nouvelles de sa santé et réclama la première contredanse. Catherine accepta. Un sourire fut le remerciement du jeune noble. La partie allait recommencer, on l’appela. Il salua Catherine, et s’éloigna avec la même aisance qu’il était venu.

Pitou sentit toute la supériorité qu’avait sur lui un homme qui parlait, souriait, s’approchait et s’éloignait de cette manière.

Un mois employé à tâcher d’imiter le mouvement simple de M. de Charny n’eût conduit Pitou qu’à une parodie dont il sentait lui-même tout le ridicule.

Si le cœur de Pitou eût connu la haine, il eût, à partir de ce moment, détesté le vicomte de Charny.

Catherine resta à regarder jouer à la paume jusqu’au moment où les joueurs appelèrent leurs domestiques pour passer leurs habits. Elle se dirigea alors vers la danse, au grand désespoir de Pitou, qui, ce jour-là, semblait destiné à aller contre sa volonté partout où il allait.

M. de Charny ne se fit point attendre. Un léger changement dans sa toilette avait du joueur de paume fait un élégant danseur. Les violons donnèrent le signal, et il vint présenter sa main à Catherine, en lui rappelant la promesse qu’elle lui avait faite.

Ce qu’éprouva Pitou quand il sentit le bras de Catherine se détacher de son bras, et qu’il vit la jeune fille toute rougissante s’avancer dans le cercle avec son cavalier, fut peut-être une des sensations les plus désagréables de sa vie. Une sueur froide lui monta au front, un nuage lui passa sur les yeux ; il étendit la main et s’appuya sur la balustrade, car il sentit ses genoux, si solides qu’ils fussent, prêts à se dérober sous lui.

Quant à Catherine, elle semblait n’avoir et n’avait même probablement aucune idée de ce qui se passait dans le cœur de Pitou ; elle était heureuse et fière à la fois : heureuse de danser, fière de danser avec le plus beau cavalier des environs.

Si Pitou avait été contraint d’admirer M. de Charny joueur de paume, force lui fut de rendre justice à M. de Charny danseur. À cette époque, la mode n’était pas encore venue de marcher au lieu de danser. La danse était un art qui faisait partie de l’éducation. Sans compter M. de Lauzun, qui avait dû sa fortune à la façon dont il avait dansé sa première courante au quadrille du roi, plus d’un gentilhomme avait dû la faveur dont il jouissait à la cour, à la manière dont il tendait le jarret et poussait la pointe du pied en avant. Sous ce rapport, le vicomte était un modèle de grâce et de perfection, et il eût pu, comme Louis XIV, danser sur un théâtre avec la chance d’être applaudi, quoiqu’il ne fût ni roi, ni acteur.

Pour la seconde fois, Pitou regarda ses jambes, et fut forcé de s’avouer qu’à moins qu’il ne s’opérât un grand changement dans cette partie de son individu, il devait renoncer à briguer des succès du genre de ceux que remportait M. de Charny en ce moment.

La contredanse finit. Pour Catherine, elle avait duré quelques secondes à peine, mais à Pitou elle avait paru un siècle. En revenant prendre le bras de son cavalier, Catherine s’aperçut du changement qui s’était fait dans sa physionomie. Il était pâle ; la sueur perlait sur son front, et une larme à demi dévorée par la jalousie roulait dans son œil humide.

– Ah ! mon Dieu ! dit Catherine, qu’avez-vous donc, Pitou ?

– J’ai, répondit le pauvre garçon, que je n’oserai jamais danser avec vous, après vous avoir vu danser avec M. de Charny.

– Bah ! dit Catherine, il ne faut pas vous démoraliser comme cela ; vous danserez comme vous pourrez, et je n’en aurai pas moins de plaisir à danser avec vous.

– Ah ! dit Pitou, vous dites cela pour me consoler, mademoiselle ; mais je me rends justice, et vous aurez toujours plus de plaisir à danser avec ce jeune noble qu’avec moi.

Catherine ne répondit rien, car elle ne voulait pas mentir ; seulement, comme c’était une excellente créature, et qu’elle commençait à s’apercevoir qu’il se passait quelque chose d’étrange dans le cœur du pauvre garçon, elle lui fit force amitiés ; mais ces amitiés ne purent lui rendre sa joie et sa gaieté perdues. Le père Billot avait dit vrai : Pitou commençait à être un homme – il souffrait.

Catherine dansa encore cinq ou six contredanses, dont une seconde avec M. de Charny. Cette fois, sans souffrir moins, Pitou était plus calme en apparence. Il suivait des yeux chaque mouvement de Catherine et de son cavalier. Il essayait, au mouvement de leurs lèvres, de deviner ce qu’ils se disaient, et lorsque, dans les figures qu’ils exécutaient, leurs mains venaient se joindre, il tâchait de deviner si ces mains se joignaient seulement ou se serraient en se joignant.

Sans doute c’était cette seconde contredanse qu’attendait Catherine, car à peine fut-elle achevée que la jeune fille proposa à Pitou de reprendre le chemin de la ferme. Jamais proposition ne fut accueillie avec plus d’empressement ; mais le coup était porté, et Pitou, tout en faisant des enjambées que Catherine était obligée de retenir de temps en temps, gardait le silence le plus absolu.

– Qu’avez-vous donc, lui dit enfin Catherine, et pourquoi ne me parlez-vous pas ?

– Je ne vous parle pas, mademoiselle, dit Pitou, parce que je ne sais pas parler comme M. de Charny. Que voulez-vous que je vous dise encore, après toutes les belles choses qu’il vous a dites en dansant avec vous ?

– Voyez comme vous êtes injuste, monsieur Ange, nous parlions de vous.

– De moi, mademoiselle, et comment cela ?

– Dame ! monsieur Pitou, si votre protecteur ne se retrouve pas, il faudra bien vous en choisir un autre.

– Je ne suis donc plus bon pour tenir les écritures de la ferme ? demanda Pitou avec un soupir.

– Au contraire, monsieur Ange, c’est que je crois que ce sont les écritures de la ferme qui ne sont point assez bonnes pour vous. Avec l’éducation que vous avez reçue, vous pouvez arriver à mieux que cela.

– Je ne sais pas à quoi j’arriverai ; mais ce que je sais, c’est que je ne veux arriver à rien si je ne puis arriver à quelque chose que par M. le vicomte de Charny.

– Et pourquoi refuseriez-vous sa protection ? Son frère, le comte de Charny, est, à ce qu’il paraît, admirablement en cour, et a épousé une amie particulière de la reine. Il me disait que, si cela pouvait m’être agréable, il vous ferait avoir une place dans les gabelles.

– Bien obligé, mademoiselle, mais je vous l’ai déjà dit, je me trouve bien comme je suis, et, à moins que votre père ne me renvoie, je resterai à la ferme.

– Et pourquoi diable te renverrais-je ? dit une grosse voix que Catherine en tressaillant reconnut pour celle de son père.

– Mon cher Pitou, dit tout bas Catherine, ne parlez pas de M. Isidor, je vous en prie.

– Hein ! réponds donc.

– Mais… je ne sais pas, dit Pitou fort embarrassé ; peut-être ne me trouvez-vous pas assez savant pour vous être utile.

– Pas assez savant ! Quand tu comptes comme Barrême, et que tu lis à en remontrer à notre maître d’école, qui se croit cependant un grand clerc. Non, Pitou, c’est le bon Dieu qui conduit chez moi les gens qui y entrent, et, une fois qu’ils y sont entrés, ils y restent tant qu’il plaît au bon Dieu.

Pitou rentra à la ferme sur cette assurance ; mais quoique ce fût bien quelque chose, ce n’était point assez. Il s’était fait un grand changement en lui entre sa sortie et sa rentrée. Il avait perdu une chose qui, une fois perdue, ne se retrouve plus : c’était la confiance en lui-même ; aussi Pitou, contre son habitude, dormit-il fort mal. Dans ses moments d’insomnie, il se rappela le livre du docteur Gilbert ; ce livre était principalement contre la noblesse, contre les abus de la classe privilégiée, contre la lâcheté de ceux qui s’y soumettent ; il sembla à Pitou qu’il commençait seulement à comprendre toutes les belles choses qu’il avait lues le matin, et il se promit, dès qu’il ferait jour, de relire pour lui seul, et tout bas, le chef-d’œuvre qu’il avait lu tout haut et à tout le monde.

Mais, comme Pitou avait mal dormi, Pitou s’éveilla tard.

Il n’en résolut pas moins de mettre à exécution son projet de lecture. Il était sept heures ; le fermier ne devait rentrer qu’à neuf ; d’ailleurs, rentrât-il, il ne pouvait qu’applaudir à une occupation qu’il avait lui-même recommandée.

Il descendit par un petit escalier en échelle, et alla s’asseoir sur un banc au-dessous de la fenêtre de Catherine. Était-ce le hasard qui avait amené là Pitou juste en cet endroit, ou connaissait-il les situations respectives de cette fenêtre et de ce banc ?

Tant il y a que Pitou, rentré dans son costume de tous les jours, qu’on n’avait pas encore eu le temps de remplacer, et qui se composait de sa culotte noire, de sa souquenille verte et de ses souliers rougis, tira la brochure de sa poche et se mit à lire.

Nous n’oserions pas dire que les commencements de cette lecture eurent lieu sans que les yeux du lecteur se détournassent de temps en temps du livre à la fenêtre ; mais comme la fenêtre ne présentait aucun buste de jeune fille dans son encadrement de capucines et de volubilis, les yeux de Pitou finirent par se fixer invariablement sur le livre.

Il est vrai que, comme sa main négligeait d’en tourner les feuillets, et que plus son attention paraissait profonde, moins sa main se dérangeait, on pouvait croire que son esprit était ailleurs et qu’il rêvait au lieu de lire.

Tout à coup il sembla à Pitou qu’une ombre se projetait sur les pages de la brochure, jusque-là éclairées par le soleil matinal. Cette ombre, trop épaisse pour être celle d’un nuage, ne pouvait donc être produite que par un corps opaque ; or, il y a des corps opaques si charmants à regarder, que Pitou se retourna vivement pour voir quel était celui qui lui interceptait son soleil.

Pitou se trompait. C’était bien effectivement un corps opaque qui lui faisait tort de cette part de lumière et de chaleur que Diogène réclamait d’Alexandre. Mais ce corps opaque, au lieu d’être charmant présentait au contraire un aspect assez désagréable.

C’était celui d’un homme de quarante-cinq ans, plus long et plus mince encore que Pitou, vêtu d’un habit presque aussi râpé que le sien, et qui, penchant sa tête par-dessus son épaule, semblait lire avec autant de curiosité que Pitou y mettait de distraction.

Pitou demeura fort étonné. Un sourire gracieux se dessina sur les lèvres de l’homme noir, et montra une bouche dans laquelle il ne restait que quatre dents, deux en haut et deux en bas, se croisant et s’aiguisant comme les défenses d’un sanglier.

– Édition américaine, dit cet homme d’une voix nasillarde, format in-octavo : « De la liberté des hommes et de l’indépendance des nations. Boston, 1788. »

À mesure que l’homme noir parlait, Pitou ouvrait des yeux avec un étonnement progressif, de sorte que lorsque l’homme noir cessa de parler, les yeux de Pitou avaient atteint le plus grand développement auquel ils pussent parvenir.

– Boston, 1788. C’est bien cela, monsieur, répéta Pitou.

– C’est le traité du docteur Gilbert ? dit l’homme noir.

– Oui, monsieur, répondit poliment Pitou.

Et il se leva, car il avait toujours entendu dire qu’il était incivil de parler assis à son supérieur ; et, dans l’esprit encore naïf de Pitou, tout homme avait droit de réclamer sa supériorité sur lui.

Mais, en se levant, Pitou aperçut quelque chose de rose et de mouvant vers la fenêtre, et qui lui fit l’œil. Ce quelque chose était mademoiselle Catherine. La jeune fille le regardait d’une façon étrange et lui faisait des signes singuliers.

– Monsieur, sans indiscrétion, demanda l’homme noir qui, ayant le dos tourné à la fenêtre, était resté complètement étranger à ce qui se passait, monsieur, à qui appartient ce livre ?

Et il montrait du doigt, mais sans y toucher, la brochure que tenait Pitou entre ses mains.

Pitou allait répondre que le livre appartenait à M. Billot, quand arrivèrent jusqu’à lui ces mots prononcés par une voix presque suppliante :

– Dites que c’est à vous.

L’homme noir qui était tout yeux n’entendit pas ces mots.

– Monsieur, dit majestueusement Pitou, ce livre est à moi.

L’homme noir leva la tête, car il commençait à remarquer que de temps en temps les regards étonnés de Pitou le quittaient pour aller se fixer sur un point particulier. Il vit la fenêtre, mais Catherine avait deviné le mouvement de l’homme noir, et, rapide comme un oiseau, elle avait disparu.

– Que regardez-vous donc là-haut ? demanda l’homme noir.

– Ah çà ! monsieur, dit Pitou en souriant, permettez-moi de vous dire que vous êtes bien curieux. Curiosus, ou plutôt avidus cognoscendi8, comme disait l’abbé Fortier, mon maître.

– Vous dites donc, reprit l’interrogateur sans paraître le moins du monde intimidé par cette preuve de science que venait de donner Pitou dans l’intention de donner à l’homme noir une idée plus haute de lui que celle qu’il en avait prise d’abord, vous dites donc que ce livre est à vous ?

Pitou cligna de l’œil de manière à ce que la fenêtre se retrouvât dans son rayon visuel. La tête de Catherine reparut et fit un signe affirmatif.

– Oui monsieur, répondit Pitou. Seriez-vous désireux de le lire ? Avidus legendi libri ou legendae histori9.

Monsieur, dit l’homme noir, vous me paraissez beaucoup au-dessus de l’état qu’indiquent vos habits : Non dives vestitu sed ingenio10. En conséquence, je vous arrête.

– Comment ! vous m’arrêtez ? dit Pitou au comble de la stupéfaction.

– Oui, monsieur ; suivez-moi donc, je vous prie.

Pitou regarda non plus en l’air, mais autour de lui, et il aperçut deux sergents qui attendaient les ordres de l’homme noir ; les deux sergents semblaient sortir de terre.

– Dressons procès-verbal, messieurs, dit l’homme noir.

Le sergent attacha les mains de Pitou avec une corde, et garda dans ses mains le livre du docteur Gilbert.

Puis il attacha Pitou lui-même à un anneau placé au-dessous de la fenêtre.

Pitou allait se récrier, mais il entendit cette même voix qui avait tant de puissance sur lui qui lui soufflait : « Laissez-vous faire. »

Pitou se laissa donc faire avec une docilité qui enchanta les sergents et surtout l’homme noir. De sorte que, sans défiance aucune, ils entrèrent dans la ferme, les deux sergents pour prendre une table, l’homme noir… nous saurons plus tard pourquoi.

À peine les sergents et l’homme noir étaient-ils entrés dans la maison que la voix se fit entendre :

– Levez les mains, disait la voix.

Pitou leva non seulement les mains, mais la tête, et il aperçut le visage pâle et effaré de Catherine ; elle tenait un couteau à la main : « Encore… encore… », dit-elle.

Pitou se haussa sur la pointe des pieds.

Catherine se pencha en dehors ; la lame toucha la corde et Pitou recouvra la liberté de ses mains.

– Prenez le couteau, dit Catherine, et coupez à votre tour la corde qui vous attache à l’anneau.

Pitou ne se le fit pas dire deux fois ; il coupa la corde et se trouva entièrement libre.

– Maintenant, dit Catherine, voici un double louis ; vous avez de bonnes jambes, sauvez-vous : allez à Paris et prévenez le docteur.

Elle ne put achever, les sergents reparaissaient et le double louis tomba aux pieds de Pitou.

Pitou le ramassa vivement. En effet, les sergents étaient sur le seuil de la porte où ils demeurèrent un instant, étonnés de voir libre celui qu’ils avaient si bien garrotté il n’y avait qu’un instant. À leur vue, les cheveux de Pitou se hérissèrent sur sa tête, et il se rappela confusément le in crinibus angues11 des Euménides.

Les sergents et Pitou restèrent un instant dans la situation du lièvre et d’un chien d’arrêt, immobiles et se regardant. Mais, comme au moindre mouvement du chien le lièvre détale, au premier mouvement des sergents Pitou fit un bond prodigieux et se trouva de l’autre côté d’une haie.

Les sergents poussèrent un cri qui fit accourir l’exempt, lequel portait une petite cassette sous son bras. L’exempt ne perdit pas son temps en discours et se mit à courir après Pitou. Les deux sergents imitèrent son exemple. Mais ils n’étaient pas de force à sauter comme Pitou par-dessus une haie de trois pieds et demi de haut, ils furent donc forcés d’en faire le tour.

Mais quand ils arrivèrent à l’angle de la haie, ils aperçurent Pitou à plus de cinq cents pas dans la plaine, piquant directement sur la forêt, dont il était distant d’un quart de lieue à peine, et qu’il devait gagner en quelques minutes au plus.

En ce moment, Pitou se retourna, et, en apercevant les sergents qui se mettaient à sa poursuite plutôt pour l’acquit de leur conscience que dans l’espoir de le rattraper, il redoubla de vitesse et disparut bientôt dans la lisière du bois.

Pitou courut encore un quart d’heure ainsi, il aurait couru deux heures, si c’eût été nécessaire : il avait l’haleine du cerf, comme il en avait la vélocité.

Mais, au bout d’un quart d’heure, jugeant par instinct qu’il était hors de danger, il s’arrêta, respira, écouta, et, s’étant assuré qu’il était bien seul :

– C’est incroyable, dit-il, que tant d’événements aient pu tenir dans trois jours.

Et regardant alternativement son double louis et son couteau :

– Oh ! dit-il, j’aurais bien voulu avoir le temps de changer mon double louis, et de rendre deux sous à mademoiselle Catherine, car j’ai bien peur que ce couteau-là ne coupe notre amitié. N’importe, ajouta-t-il, puisqu’elle m’a dit d’aller à Paris aujourd’hui, allons-y.

Et Pitou, après s’être orienté, reconnaissant qu’il se trouvait entre Boursonne et Yvors prit un petit lais qui devait le conduire en droite ligne aux bruyères de Gondreville que traverse la route de Paris.

Chapitre VIII.
Pourquoi l’homme noir était rentré à la ferme en même temps que les deux sergents §

Maintenant, revenons à la ferme, et racontons la catastrophe, dont l’épisode de Pitou n’était que le dénouement.

Vers les six heures du matin, un agent de police de Paris, accompagné de deux sergents, était arrivé à Villers-Cotterêts, s’était présenté au commissaire de police, et s’était fait indiquer la demeure du fermier Billot.

À cinq cents pas de la ferme, l’exempt avait aperçu un métayer qui travaillait aux champs. Il s’était approché de lui et lui avait demandé s’il trouverait M. Billot chez lui. Le métayer avait répondu que jamais M. Billot ne rentrait avant neuf heures, c’est-à-dire avant l’heure de son déjeuner. Mais en ce moment même, par hasard, le métayer leva les yeux et, montrant du doigt un cavalier qui, à un quart de lieue de là à peu près, causait avec un berger :

– Et tout justement, avait-il dit, voilà celui que vous cherchez.

– M. Billot ?

– Oui.

– Ce cavalier ?

– C’est lui-même.

– Eh bien ! mon ami, dit l’exempt, voulez-vous faire bien plaisir à votre maître ?

– Je ne demande pas mieux.

– Allez lui dire qu’un monsieur de Paris l’attend à la ferme.

– Oh ! dit le métayer, est-ce que ce serait le docteur Gilbert ?

– Allez toujours, dit l’exempt.

Le paysan ne se le fit pas dire deux fois ; il prit sa course à travers champs, tandis que le recors et les deux sergents allaient s’embusquer derrière un mur à moitié ruiné, situé presque en face de la porte de la ferme.

Au bout d’un instant, on entendit le galop d’un cheval, c’était Billot qui arrivait.

Il entra dans la cour de la ferme, mit pied à terre, jeta la bride au bras d’un valet d’écurie, et se précipita dans la cuisine, convaincu que la première chose qu’il allait voir, c’était le docteur Gilbert, debout sous le vaste manteau de la cheminée ; mais il ne vit que madame Billot, qui, assise au milieu de l’appartement, plumait ses canards avec tout le soin et toute la minutie que réclame cette difficile opération.

Catherine était dans sa chambre occupée à chiffonner un bonnet pour le dimanche suivant ; comme on le voit, Catherine s’y prenait à l’avance ; mais pour les femmes, il y a un plaisir presque aussi grand que celui de s’ajuster, comme elles disent, c’est de s’occuper de leurs ajustements.

Billot s’arrêta sur le seuil et regarda tout autour de lui.

– Qui donc me demande ? dit-il.

– Moi, répondit une voix flûtée derrière lui.

Billot se retourna et aperçut l’homme noir et les deux sergents.

– Ouais ! dit-il en faisant trois pas en arrière ; que voulez-vous ?

– Oh ! mon Dieu ! presque rien, cher monsieur Billot, dit l’homme à la voix flûtée ; faire une perquisition dans votre ferme, voilà tout.

– Une perquisition ? dit Billot.

– Une perquisition, répéta l’exempt.

Billot jeta un coup d’œil à son fusil, accroché au-dessus de la cheminée.

– Depuis que nous avons une Assemblée nationale, dit-il, je croyais que les citoyens n’étaient plus exposés à ces vexations qui appartiennent à un autre temps et qui sentent un autre régime. Que voulez-vous de moi qui suis un homme paisible et loyal ?

Les agents de toutes les polices du monde ont ceci de commun les uns avec les autres, qu’ils ne répondent jamais aux questions de leurs victimes. Seulement, tout en les fouillant, tout en les arrêtant, tout en les garrottant, quelques-uns les plaignent ; ceux-là sont les plus dangereux en ce qu’ils paraissent les meilleurs.

Celui qui instrumentait chez le fermier Billot était de l’école des Tapin et des Desgrés, gens tout confits en douceur, qui ont toujours une larme pour ceux qu’ils persécutent, mais qui, cependant, n’occupent pas leurs mains à s’essuyer les yeux.

Celui-ci, tout en poussant un soupir, fit un signe de la main aux deux sergents, qui s’approchèrent de Billot, lequel fit un bond en arrière et allongea la main pour saisir son fusil. Mais cette main fut détournée de l’arme, doublement dangereuse en ce moment, en ce qu’elle pouvait tuer à la fois celui qui s’en servait et celui contre lequel elle était dirigée, et emprisonnée entre deux petites mains fortes de terreur et puissantes de supplication.

C’était Catherine qui était sortie au bruit et était arrivée à temps pour sauver son père du crime de rébellion à la justice.

Le premier moment passé, Billot ne fit plus aucune résistance. L’exempt ordonna qu’il fût séquestré dans une salle du rez-de-chaussée, Catherine dans une chambre du premier étage ; quant à madame Billot, on l’avait jugée si inoffensive qu’on ne s’occupa point d’elle et qu’on la laissa dans sa cuisine. Après quoi, se voyant maître de la place, l’exempt se mit à fouiller secrétaires, armoires et commodes.

Billot, se voyant seul, voulut fuir. Mais comme la plupart des salles du rez-de-chaussée de ferme, la chambre dans laquelle il était enfermé était grillée. L’homme noir avait aperçu les barreaux du premier coup d’œil, tandis que Billot, qui les avait fait mettre, les avait oubliés.

Alors, à travers la serrure, il aperçut l’exempt et ses deux acolytes qui bouleversaient toute la maison.

– Ah ça, mais ! s’écria-t-il, que faites-vous donc là ?

– Vous le voyez bien, mon cher monsieur Billot, dit l’exempt ; nous cherchons quelque chose que nous n’avons pas encore trouvé.

– Mais vous êtes des bandits, des scélérats, des voleurs peut-être.

– Oh ! monsieur, répondit l’exempt à travers la porte, vous nous faites tort ; nous sommes d’honnêtes gens comme vous ; seulement, nous sommes aux gages de Sa Majesté, et, par conséquent, forcés d’exécuter ses ordres.

– Les ordres de Sa Majesté ! s’écria Billot ; le roi Louis XVI vous a donné l’ordre de fouiller dans mon secrétaire, et de mettre tout sens dessus dessous dans mes commodes et dans mes armoires ?

– Oui.

– Sa Majesté ? reprit Billot. Sa Majesté, quand l’année dernière la famine était si épouvantable que nous songeâmes à manger nos chevaux, Sa Majesté, quand il y a deux ans la grêle du 13 juillet hacha toute notre moisson, Sa Majesté ne daigna point s’inquiéter de nous. Qu’a-t-elle donc à faire aujourd’hui avec ma ferme qu’elle n’a jamais vue, et avec moi qu’elle ne connaît pas ?

– Vous me pardonnerez, monsieur, dit l’exempt en entrebâillant la porte avec précaution, et en faisant voir son ordre signé du lieutenant de police – mais, selon l’usage, précédé de ces mots : « Au nom du roi » –, Sa Majesté a entendu parler de vous ; si elle ne vous connaît pas personnellement, ne récusez donc pas l’honneur qu’elle vous fait, et recevez comme il est convenable ceux qui se présentent en son nom.

Et l’exempt, avec une révérence polie et un petit signe amical de l’œil, referma la porte, après quoi l’expédition recommença.

Billot se tut et se croisa les bras, se promenant dans cette salle basse comme un lion dans une cage ; il se sentait pris et au pouvoir de ces hommes.

L’œuvre de recherche se continua silencieusement. Ces hommes semblaient être tombés du ciel. Personne ne les avait vus que le journalier qui leur avait enseigné le chemin. Dans les cours, les chiens n’avaient pas aboyé ; certes, le chef de l’expédition devait être un homme habile entre ses confrères, et qui n’en était pas à son premier coup de main.

Billot entendait les gémissements de sa fille, enfermée dans la chambre au-dessus de la sienne. Il se rappelait ses paroles prophétiques, car il n’y avait aucun doute que la persécution qui atteignait le fermier n’eût pour cause le livre du docteur.

Cependant neuf heures venaient de sonner, et Billot, par sa fenêtre grillée, pouvait compter l’un après l’autre les métayers qui revenaient de l’ouvrage. Cette vue lui fit comprendre qu’en cas de conflit la force, sinon le droit, était de son côté. Cette conviction faisait bouillir le sang dans ses veines. Il n’eut pas le courage de se contenir plus longtemps, et, saisissant la porte par la poignée, il lui donna une telle secousse, qu’avec un ou deux ébranlements pareils, il eût fait sauter la serrure.

Les agents vinrent ouvrir aussitôt, et virent le fermier apparaître sur le seuil, debout et menaçant ; tout était bouleversé dans la maison.

– Mais enfin ! s’écria Billot, que cherchez-vous chez moi ? Dites-le, ou, mordieu ! je jure que je vous le ferai dire.

La rentrée successive n’avait point échappé à un homme dont l’œil était aussi exercé que l’était l’œil de l’exempt. Il avait compté les valets de ferme, et était demeuré convaincu qu’en cas de conflit, il pourrait bien ne pas garder le champ de bataille. Il s’approcha donc de Billot avec une politesse plus mielleuse encore que de coutume, et, le saluant jusqu’à terre :

– Je vais vous le dire, cher monsieur Billot, répondit-il, quoique ce soit contre nos habitudes. Ce que nous cherchons chez vous, c’est un livre subversif, c’est une brochure incendiaire, mise à l’index par nos censeurs royaux.

– Un livre chez un fermier qui ne sait pas lire !

– Qu’y a-t-il là d’étonnant, si vous êtes ami de l’auteur, et qu’il vous l’ait envoyé ?

– Je ne suis point l’ami du docteur Gilbert, dit Billot, je suis son très humble serviteur. Ami du docteur, ce serait un trop grand honneur pour un pauvre fermier comme moi.

Cette sortie inconsidérée, dans laquelle Billot se trahissait en avouant qu’il connaissait non seulement l’auteur, ce qui était tout naturel, puisque l’auteur était son propriétaire, mais encore le livre, assura la victoire à l’agent. Il se redressa, prit son air le plus aimable, et, touchant le bras de Billot avec un sourire qui semblait partager transversalement son visage :

C’est toi qui l’as nommé, dit-il ; connaissez-vous ce vers, mon bon monsieur Billot ?

– Je ne connais pas de vers.

– C’est de M. Racine, un fort grand poète.

– Eh bien ! que signifie ce vers ? reprit Billot impatienté.

– Il signifie que vous venez de vous trahir.

– Moi ?

– Vous-même.

– Comment cela ?

– En nommant le premier M. Gilbert, que nous avions eu la discrétion de ne pas nommer.

– C’est vrai, murmura Billot.

– Vous avouez donc ?

– Je ferai plus.

– Oh ! cher monsieur Billot, vous nous comblez. Que ferez-vous ?

– Si c’est ce livre que vous cherchez, et que je vous dise où est ce livre, reprit le fermier avec une inquiétude qu’il ne pouvait complètement dissimuler, vous cesserez de tout bouleverser ici, n’est-ce pas ?

L’exempt fit un signe aux deux sbires.

– Bien certainement, dit-il, puisque c’est ce livre qui est l’objet de la perquisition. Seulement, ajouta-t-il avec sa grimace souriante, peut-être nous avouerez-vous un exemplaire, et en avez-vous dix ?

– Je n’en ai qu’un, je vous jure.

– C’est ce que nous sommes obligés de constater par la perquisition la plus exacte, cher monsieur Billot, dit l’exempt. Prenez donc patience cinq minutes encore. Nous ne sommes que de pauvres agents ayant reçu des ordres de l’autorité, et vous ne voudriez pas vous opposer à ce que des gens d’honneur – il y en a dans toutes les conditions, cher monsieur Billot –, vous ne voudriez pas vous opposer à ce que des gens d’honneur fissent leur devoir.

L’homme noir avait trouvé le joint. C’était ainsi qu’il fallait parler à Billot.

– Faites donc, dit-il, mais faites vite.

Et il leur tourna le dos.

L’exempt ferma tout doucement la porte, plus doucement encore donna un tour de clef. Billot le laissa faire en haussant les épaules, bien sûr de tirer la porte à lui quand il voudrait.

De son côté, l’homme noir fit un signe aux sergents qui se remirent à la besogne ; et tous trois, redoublant d’activité, en un clin d’œil, livres, papiers, linge, tout fut ouvert, déchiffré, déplié.

Tout à coup, au fond d’une armoire mise à nu, on aperçut un petit coffret de bois de chêne cerclé de fer. L’exempt tomba dessus comme un vautour sur une proie. À la seule vue, au seul flair, au seul maniement, il reconnut sans doute ce qu’il cherchait, car il cacha vivement le coffret sous son manteau râpé, et fit signe aux deux sergents que la mission était remplie.

Billot s’impatientait juste en ce moment ; il s’arrêta devant sa porte fermée.

– Mais je vous dis que vous ne le trouverez pas si je ne vous dis pas où il est, s’écria-t-il. Ce n’est pas la peine de bousculer tous mes effets pour rien. Je ne suis pas un conspirateur, que diable ! Voyons, m’entendez-vous ? Répondez, ou, mordieu ! je pars pour Paris, où je me plains au roi, à l’Assemblée, à tout le monde.

À cette époque, on mettait encore le roi avant le peuple.

– Oui, cher monsieur Billot, nous vous entendons, et nous sommes tout prêts à nous rendre à vos excellentes raisons. Voyons, dites-nous où est ce livre, et comme nous sommes convaincus maintenant que vous n’avez que ce seul exemplaire, nous le saisirons et nous nous retirerons ; voilà tout.

– Eh bien ! dit Billot, ce livre est entre les mains d’un honnête garçon à qui je l’ai confié ce matin pour le porter à un ami.

– Et comment s’appelle cet honnête garçon ? demanda câlinement l’homme noir.

– Ange Pitou. C’est un pauvre orphelin que j’ai recueilli par charité, et qui ne sait pas même de quelle matière traite ce livre.

– Merci, cher monsieur Billot, dit l’exempt en rejetant le linge dans l’armoire, et en refermant l’armoire sur le linge, mais non pas sur le coffret. Et où est-il, s’il vous plaît, cet aimable garçon ?

– Je crois l’avoir aperçu en entrant, près des haricots d’Espagne, sous la tonnelle. Allez, prenez-lui le livre, mais ne lui faites aucun mal.

– Du mal, nous ! oh ! cher monsieur Billot, que vous ne nous connaissez guère ! Nous ne ferions pas de mal à une mouche.

Ils s’avancèrent vers l’endroit indiqué. Arrivés près des haricots d’Espagne, ils aperçurent Pitou, que sa haute taille faisait paraître plus redoutable qu’il n’était réellement. Pensant alors que les deux sergents auraient besoin de son aide pour venir à bout de ce jeune géant, l’exempt avait détaché son manteau, avait roulé le coffret dedans, et avait caché le tout dans un coin obscur et à sa portée.

Mais Catherine, qui écoutait l’oreille contre la porte, avait vaguement distingué ces mots : livre, docteur et Pitou. Aussi, voyant éclater l’orage qu’elle avait prévu, avait-elle eu l’idée d’en atténuer les effets. C’est alors qu’elle avait soufflé à Pitou de se déclarer propriétaire du livre. Nous avons dit ce qui s’était passé, comment Pitou lié, garrotté par l’exempt et ses acolytes, avait été mis en liberté par Catherine, qui profita du moment où les deux sergents rentraient pour quérir une table, et l’homme noir pour prendre son manteau et sa cassette. Nous avons dit encore comment Pitou s’était enfui en sautant par-dessus une haie ; mais ce que nous n’avons pas dit, c’est qu’en homme d’esprit l’exempt avait profité de cette fuite.

En effet, maintenant que la double mission reçue par l’exempt était accomplie, la fuite de Pitou était, pour l’homme noir et les deux sergents, une occasion excellente de s’enfuir eux-mêmes.

L’homme noir, quoiqu’il n’eût aucune espérance de rattraper le fugitif, excita donc les deux sergents et par sa voix et par son exemple, Si bien qu’à les voir tous les trois par les trèfles, les blés et les luzernes on les eût pris pour les ennemis les plus acharnés du pauvre Pitou, dont au fond du cœur ils bénissaient les longues jambes.

Mais à peine Pitou se fut-il enfoncé dans le bois, et eux-mêmes en eurent-ils dépassé la lisière, qu’ils s’arrêtèrent derrière un buisson. Pendant leur course, ils avaient été rejoints par deux autres gens qui se tenaient cachés aux environs de la ferme, et qui ne devaient accourir qu’en cas d’appel de la part de leur chef.

– Ma foi ! dit l’exempt, il est bien heureux que ce gaillard-là n’ait pas eu le coffret au lieu d’avoir le livre. Nous eussions été obligés de prendre la poste pour le rattraper. Tudieu ! ce n’est pas là un jarret d’homme, mais un tendon de cerf.

– Oui, dit un des sergents, mais il ne l’avait pas, n’est-ce pas, monsieur Pas-de-Loup ? Et c’est vous qui l’avez, au contraire.

– Certainement, mon ami, et le voici même, répondit celui dont nous venons pour la première fois de prononcer le nom, ou plutôt le surnom, lequel lui avait été donné à cause de la légèreté et de l’obliquité de sa démarche.

– Alors, nous avons droit à la récompense promise.

– La voilà, dit l’exempt en tirant de sa poche quatre louis d’or, qu’il distribua à ses quatre sergents, sans préférence de ceux qui avaient agi ou de ceux qui avaient attendu.

– Vive M. le lieutenant ! crièrent les sergents.

– Il n’y a pas de mal de crier : « Vive M. le lieutenant ! » dit Pas-de-Loup ; mais toutes les fois qu’on crie, il faut crier avec discernement. Ce n’est pas M. le lieutenant qui paie.

– Et qui donc ?

– Un de ses amis ou une de ses amies, je ne sais pas trop lequel ou laquelle, qui désire garder l’anonymat.

– Je parie que c’est celui ou celle à qui revient la cassette, dit un des sergents.

– Rigoulot, mon ami, dit l’homme noir, j’ai toujours affirmé que tu étais un garçon plein de perspicacité ; mais en attendant que cette perspicacité porte ses fruits et amène sa récompense, je crois qu’il faut gagner au pied ; le damné fermier n’a pas l’air commode, et il pourrait bien, quand il va s’apercevoir que la cassette manque, mettre à nos trousses tous ses valets de ferme, et ce sont des gaillards qui vous ajustent un coup de fusil aussi bien que le meilleur suisse de la garde de Sa Majesté.

Cet avis fut sans doute celui de la majorité, car les cinq agents continuèrent de suivre la lisière de la forêt qui les dérobait à tous les yeux, et qui, à trois quarts de lieue de là, les ramenait à la route.

La précaution n’était pas inutile, car, à peine Catherine eût-elle vu l’homme noir et les deux sergents disparaître à la poursuite de Pitou, que, pleine de confiance dans l’agilité de celui qu’ils poursuivaient, laquelle, à moins d’accident, devait les mener loin, elle appela les métayers, qui savaient bien qu’il se passait quelque chose, mais qui ignoraient ce qui se passait, pour leur dire de venir lui ouvrir la porte. Les métayers accoururent, et Catherine, libre, se hâta d’aller rendre la liberté à son père.

Billot semblait rêver. Au lieu de s’élancer hors de la chambre, il ne marchait qu’avec défiance, et revenait de la porte au milieu de l’appartement. On eût dit qu’il n’osait demeurer en place, et qu’en même temps il craignait d’arrêter sa vue sur les meubles forcés et vidés par les agents.

– Et enfin, demanda Billot, ils lui ont pris le livre, n’est-ce pas ?

– Je le crois, mon père, mais ils ne l’ont pas pris, lui.

– Qui, lui ?

– Pitou. Il s’est sauvé ; et, s’ils courent toujours après lui, ils doivent être maintenant à Cayolles ou à Vauciennes.

– Tant mieux ! Pauvre garçon ! c’est moi qui lui aurai valu cela.

– Oh ! mon père, ne vous inquiétez pas de lui, et ne songeons qu’à nous. Pitou se tirera d’affaire, soyez tranquille. Mais, que de désordre, mon Dieu ! Voyez donc, ma mère !

– Oh ! mon armoire à linge ! s’écria madame Billot. Ils n’ont pas respecté mon armoire à linge ; mais ce sont des scélérats !

– Ils ont fouillé dans l’armoire à linge ! s’écria Billot.

Et il s’élança vers l’armoire, que l’exempt, comme nous avons dit, avait soigneusement refermée, et plongea ses deux bras à travers les piles de serviettes renversées.

– Oh ! dit-il, ce n’est pas possible !

– Que cherchez-vous, mon père ? demanda Catherine.

Billot regarda autour de lui avec une sorte d’égarement.

– Regarde. Regarde si tu la vois quelque part. Mais non ; dans cette commode, non ; dans ce secrétaire, pas encore ; d’ailleurs, elle était là, là… C’est moi-même qui l’y avais mise. Hier encore, je l’ai vue. Ce n’est pas le livre qu’ils cherchaient, les misérables, c’était le coffret.

– Quel coffret ? demanda Catherine.

– Eh ! tu le sais bien.

– Le coffret du docteur Gilbert ? hasarda madame Billot, qui, dans les circonstances suprêmes, gardait le silence, et laissait agir et parler les autres.

– Oui, le coffret du docteur Gilbert, s’écria Billot en enfonçant les mains dans ses cheveux épais. Ce coffret si précieux.

– Vous m’effrayez, mon père, dit Catherine.

– Malheureux que je suis ! s’écria Billot avec rage, et moi qui ne me suis pas douté de cela ! Moi qui n’ai pas songé à ce coffret ! Oh ! que dira le docteur ? Que pensera-t-il ? Que je suis un traître un lâche, un misérable !

– Mais, mon Dieu ! que renfermait donc ce coffret, mon père ?

– Je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est que j’en avais répondu au docteur sur ma vie, et que j’aurais dû me faire tuer pour le défendre.

Et Billot fit un geste si désespéré que sa femme et sa fille reculèrent de terreur.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! devenez-vous fou, mon pauvre père ? dit Catherine.

Et elle éclata en sanglots.

– Répondez-moi donc ! s’écria-t-elle ; pour l’amour du ciel, répondez-moi donc !

– François, mon ami, disait madame Billot, réponds donc à ta fille, réponds donc à ta femme.

– Mon cheval ! mon cheval ! cria le fermier ; qu’on m’amène mon cheval !

– Où allez-vous donc, mon père ?

– Prévenir le docteur ; il faut que le docteur soit prévenu.

– Mais où le trouverez-vous ?

– À Paris. N’as-tu pas lu dans la lettre qu’il nous a écrite qu’il se rendait à Paris ? Il doit y être. Je vais à Paris. Mon cheval ! mon cheval !

– Et vous nous quittez ainsi, mon père ; vous nous quittez dans un pareil moment ? Vous nous laissez pleines d’inquiétudes et d’angoisses ?

– Il le faut, mon enfant ; il le faut, dit le fermier prenant la tête de sa fille entre ses mains, et l’approchant convulsivement de ses deux lèvres. « Si jamais tu perdais ce coffret, m’a dit le docteur, ou si plutôt on te le dérobait, du moment où tu t’apercevras du vol, pars, Billot, viens m’avertir partout où je serai ; que rien ne t’arrête, pas même la vie d’un homme. »

– Seigneur ! que peut donc renfermer ce coffret ?

– Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’on me l’avait donné en garde, et que je me le suis laissé prendre. Ah ! voilà mon cheval. Par le fils, qui est au collège, je saurai bien où est le père.

Et, embrassant une dernière fois sa femme et sa fille, le fermier sauta en selle, et partit au grand galop à travers terres, dans la direction de la route de Paris.

Chapitre IX.
Route de Paris §

Revenons à Pitou.

Pitou était poussé en avant par les deux plus grands stimulants de ce monde : la Peur et l’Amour.

La Peur lui avait dit directement :

– Tu peux être arrêté ou battu ; prends garde à toi, Pitou !

Et cela suffisait pour le faire courir comme un daim.

L’Amour lui avait dit par la voix de Catherine :

– Sauvez-vous vite, mon cher Pitou !

Et Pitou s’était sauvé.

Les deux stimulants, comme nous l’avons dit, faisaient que Pitou ne courait pas, Pitou volait.

Décidément, Dieu est grand ; Dieu est infaillible.

Comme les longues jambes de Pitou, qui lui paraissaient nouées, et ses énormes genoux, si disgracieux dans un bal, lui paraissaient utiles dans la campagne, alors que son cœur, gonflé par la crainte, battait trois pulsations à la seconde !

Ce n’était pas M. de Charny avec ses petits pieds, ses fins genoux, et ses mollets symétriquement posés à leur place, qui eût couru ainsi.

Pitou se rappela cette jolie fable du cerf qui pleure sur ses fuseaux devant une fontaine, et, quoiqu’il n’eût pas au front l’ornement dans lequel le quadrupède voyait une compensation à ses jambes grêles, il se reprocha d’avoir méprisé ses échalas.

C’était ainsi que la mère Billot appelait les jambes de Pitou, lorsque Pitou regardait ses jambes devant un miroir.

Donc Pitou continuait d’arpenter par le bois, laissant Cayolles à sa droite, Yvors à sa gauche, se retournant à chaque angle de buisson pour voir, ou plutôt pour écouter, car, depuis longtemps, il ne voyait plus rien, ses persécuteurs ayant été distancés par cette vélocité dont Pitou venait de donner une si splendide preuve, en mettant tout d’abord entre eux et lui une distance de mille pas, distance qui croissait à chaque instant.

Pourquoi Atalante était-elle mariée ! Pitou eût concouru, et, certes, pour l’emporter sur Hippomène, il n’eût pas eu besoin d’employer, comme lui, le subterfuge de trois pommes d’or.

Il est vrai, comme nous l’avons dit, que les agents de M. Pas-de-Loup, tout ravis de tenir le butin, ne se souciaient plus le moins du monde de Pitou ; mais Pitou ne savait pas cela.

Cessant d’être poursuivi par la réalité, il continuait d’être poursuivi par l’ombre.

Quant aux hommes noirs, ils avaient en eux-mêmes cette confiance qui rend la créature paresseuse.

– Cours ! cours ! disaient-ils en mettant les mains dans leur gousset, et en y faisant sonner la récompense dont venait de les gratifier M. Pas-de-loup ; cours ! mon bonhomme, nous te retrouverons toujours quand nous voudrons.

Ce qui, soit dit en passant, loin d’être une vaniteuse forfanterie, était la plus exacte vérité.

Et Pitou continuait de courir, comme s’il eût pu entendre les apartés des agents de M. Pas-de-Loup.

Lorsqu’il eut, en croisant sa marche savante, comme font les fauves des bois pour dépister la meute, lorsqu’il eut entortillé ses traces dans un réseau tellement embarrassé que Nemrod lui-même ne s’y fût pas reconnu, il prit soudain son parti, qui consistait à faire un crochet à droite, afin de rejoindre la route de Villers-Cotterêts à Paris, à la hauteur à peu près des bruyères de Gondreville.

Cette résolution prise, il s’élança à travers les taillis, coupa par angle droit, et, au bout d’un quart d’heure, aperçut la route encadrée de ses sables jaunes et bordée de ses arbres verts.

Une heure après son départ de la ferme, il se trouvait sur le pavé du roi.

Il avait fait quatre lieues et demie à peu près pendant cette heure. C’est tout ce qu’on peut exiger d’un bon cheval lancé au grand trot.

Il jeta un coup d’œil en arrière. Rien sur le chemin.

Il jeta un coup d’œil en avant. Deux femmes sur des ânes.

Pitou avait attrapé une mythologie à gravures du petit Gilbert. On s’occupait fort de mythologie à cette époque.

L’histoire des dieux et des déesses de l’Olympe grec entrait dans l’éducation des jeunes gens. À force de regarder les gravures, Pitou avait appris la mythologie ; il avait vu Jupiter se déguiser en taureau pour séduire Europe, en cygne, pour commettre des impudicités avec la fille de Tyndare ; il avait vu enfin beaucoup d’autres dieux se livrer à des transformations plus ou moins pittoresques ; mais qu’un agent de la police de Sa Majesté se soit changé en âne, jamais ! Le roi Midas lui-même n’en eut que les oreilles – et il était roi – et il faisait de l’or à volonté ; il avait donc le moyen d’acheter la peau des quadrupèdes tout entière.

Un peu rassuré par ce qu’il voyait, ou plutôt par ce qu’il ne voyait pas, Pitou fit une culbute sur l’herbe de la lisière, essuya avec sa manche son gros visage tout rouge, et, couché dans le trèfle frais, il se livra à la volupté de suer en repos.

Mais les douces émanations de la luzerne et de la marjolaine ne pouvaient faire oublier à Pitou le petit salé de la mère Billot, et le quartier de pain bis pesant une livre et demie que Catherine lui octroyait à chaque repas, c’est-à-dire trois fois par jour.

Ce pain, qui coûtait alors quatre sous et demi la livre, prix énorme, équivalant au moins à neuf sous de notre époque ; ce pain dont toute la France manquait, et qui passait, lorsqu’il était mangeable, pour la fabuleuse brioche dont la duchesse de Polignac disait ou conseillait aux Parisiens de se nourrir quand ils n’auraient plus de farine.

Pitou se disait donc philosophiquement que mademoiselle Catherine était la plus généreuse princesse du monde, et que la ferme du père Billot était le plus somptueux palais de l’univers.

Puis, comme les Israélites au bord du Jourdain, il tournait un œil mourant vers l’est, c’est-à-dire dans la direction de cette bienheureuse ferme, en soupirant.

Au reste, soupirer n’est pas une chose désagréable pour un homme qui a besoin de reprendre haleine après une course désordonnée.

Pitou respirait en soupirant, et il sentait ses idées, un instant fort confuses et fort troublées, lui revenir avec le souffle.

– Pourquoi, se dit-il alors, m’est-il donc arrivé tant d’événements extraordinaires dans un si court espace de temps ? Pourquoi plus d’accidents en trois jours que pendant tout le reste de ma vie ?

« C’est que j’ai rêvé d’un chat qui me cherchait querelle, dit Pitou.

Et il fit un geste qui indiquait que la source de tous ses malheurs lui était suffisamment indiquée.

– Oui, ajouta Pitou après un moment de réflexion, mais ce n’est pas une logique comme celle de mon vénérable abbé Fortier. Ce n’est point parce que j’ai rêvé d’un chat irrité que toutes ces aventures m’arrivent. Le songe n’a été donné à l’homme que comme avertissement.

« C’est pour cela, continua Pitou, que je ne sais plus quel auteur a dit : « Tu as rêvé, prends garde. » Cave, somniasti.

« Somniasti, se demanda Pitou, effarouché, ferais-je donc encore un barbarisme ? Eh ! non, je ne fais qu’une élision ; c’est somniavisti qu’il eût fallu dire en langue grammaticale.

« C’est étonnant, continua Pitou en admiration devant lui-même, comme je sais le latin depuis que je ne l’apprends plus. »

Et, sur cette glorification de lui-même, Pitou se remit en marche.

Pitou marcha d’un pas allongé, quoique plus tranquille. Ce pas pouvait donner deux lieues à l’heure.

Il en résultait que deux heures après s’être remis en route, Pitou avait dépassé Nanteuil, et s’acheminait vers Dammartin.

Tout à coup, son oreille, exercée comme celle d’un Osage12, lui transmit le bruit d’un fer de cheval sonnant sur le pavé.

– Oh ! oh ! fit Pitou, scandant le fameux vers de Virgile :

Quadrupe dante pu item soni tu quatit ungula campum13.

Et il regarda.

Mais il ne vit rien.

Étaient-ce les ânes qu’il avait laissés à Levignan et qui avaient pris le galop ? Non, car l’ongle de fer, comme dit le poète, retentissait sur le pavé, et Pitou, à Haramont, et même à Villers-Cotterêts, n’avait connu que l’âne de la mère Sabot qui fût ferré, et encore parce que la mère Sabot faisait le service de la poste entre Villers-Cotterêts et Crépy.

Il oublia donc momentanément le bruit qu’il avait entendu pour en revenir à ses réflexions.

Quels étaient ces hommes noirs qui l’avaient interrogé sur le docteur Gilbert, qui lui avaient lié les mains, qui l’avaient poursuivi, et qu’enfin il avait distancés ?

D’où venaient ces hommes noirs parfaitement inconnus dans tout le canton ?

Qu’avaient-ils de particulier à régler avec Pitou, lui qui ne les avait jamais vus, et qui par conséquent ne les connaissait pas ?

Comment, ne les connaissant pas, le connaissaient-ils ? Pourquoi mademoiselle Catherine lui avait-elle dit de partir pour Paris, et pourquoi, afin de faciliter le voyage, lui avait-elle donné un louis de quarante-huit francs, c’est-à-dire deux cent quarante livres de pain, à quatre sous la livre, de quoi manger pendant quatre-vingts jours, c’est-à-dire pendant près de trois mois, en se rationnant un peu ?

Mademoiselle Catherine supposait-elle que Pitou pût ou dût rester quatre-vingts jours absent de la ferme ?

Tout à coup Pitou tressaillit.

– Oh ! oh ! dit-il, encore ce fer de cheval !

Et il se redressa.

– Cette fois, dit Pitou, je ne me trompe pas, le bruit que j’entends est bien celui d’un cheval au galop ; je vais le voir à la montée.

Pitou n’avait point achevé qu’un cheval apparut au point culminant d’une petite côte qu’il venait de laisser derrière lui, c’est-à-dire à quatre cents pas à peu près de Pitou.

Celui-ci, qui n’avait point admis qu’un agent de police se fût transformé en âne, admit parfaitement qu’il eût pu monter à cheval pour poursuivre plus rapidement la proie qui lui échappait.

La peur, qui l’avait un instant abandonné, saisit de nouveau Pitou, et lui rendit des jambes plus longues et plus intrépides que celles dont il avait fait un si merveilleux usage deux heures auparavant.

Aussi, sans réfléchir, sans regarder en arrière, sans même essayer de dissimuler sa fuite, comptant sur l’excellence de son jarret d’acier, Pitou, d’un seul bond, s’élança-t-il de l’autre côté du fossé qui bordait la route, et se mit-il à fuir à travers champs dans la direction d’Ermenonville. Pitou ne savait pas ce qu’était Ermenonville. Il aperçut seulement à l’horizon la cime de quelques arbres, et il se disait :

– Si j’atteins ces arbres, qui sont sans doute la lisière de quelque forêt, je suis sauvé.

Et il piquait vers Ermenonville.

Cette fois, il s’agissait de vaincre un cheval à la course. Ce n’étaient plus des pieds qu’avait Pitou, c’étaient des ailes.

D’autant plus qu’après avoir fait cent pas à travers terres à peu près, Pitou avait jeté les yeux en arrière, et avait vu le cavalier faisant faire à son cheval l’immense saut qu’il avait fait lui-même par-dessus le fossé de la route.

À partir de ce moment, il n’y avait plus eu de doute pour le fugitif que ce ne fût à lui qu’en voulait le cavalier, et le fugitif avait redoublé de vitesse, ne tournant plus même la tête de peur de perdre du temps. Ce qui pressait sa course, maintenant, ce n’était plus le bruit du fer sur le pavé : le bruit s’amortissait dans les luzernes et dans les jachères ; ce qui pressait sa course, c’était comme un cri qui le poursuivait, la dernière syllabe de son nom prononcée par le cavalier, un « hou ! hou ! » qui semblait l’écho de sa colère, et qui passait dans l’air au travers duquel il faisait son sillage.

Mais, au bout de dix minutes de cette course dératée, Pitou sentit sa poitrine s’alourdir, sa tête s’engorger. Ses yeux commencèrent à vaciller dans leurs orbites. Il lui sembla que ses genoux prenaient un développement considérable, que ses reins s’emplissaient de petites pierres. De temps en temps il butait sur les sillons, lui qui d’ordinaire levait si haut les pieds en courant que l’on voyait tous les clous de ses souliers.

Enfin le cheval, né supérieur à l’homme dans l’art de courir, gagna sur le bipède Pitou, qui entendait en même temps la voix du cavalier qui criait non plus : « Hou ! hou ! » mais bel et bien : « Pitou ! Pitou ! »

C’en était fait : tout était perdu.

Cependant Pitou essaya de continuer la course ; c’était devenu une espèce de mouvement machinal ; il allait, emporté par la force répulsive ; tout à coup les genoux lui manquèrent. Il chancela, et s’allongea, en poussant un grand soupir, la face contre terre.

Mais en même temps qu’il se couchait, bien décidé de ne plus se relever, avec sa volonté du moins, il reçut un coup de fouet qui lui sangla les reins. Un gros juron qui ne lui était pas étranger retentit, et une voix bien connue lui cria :

– Ah ça ! butor ; ah ça ! imbécile, tu as donc juré de faire crever Cadet.

Ce nom de Cadet acheva de fixer les irrésolutions de Pitou.

– Ah ! s’écria-t-il en faisant un demi-tour sur lui-même, de sorte qu’au lieu de se trouver couché sur le ventre, il se trouva couché sur le dos. Ah ! j’entends la voix de M. Billot.

C’était en effet le père Billot. Quand Pitou se fut bien assuré de l’identité, il se mit sur son séant.

Le fermier, de son côté, avait arrêté Cadet tout ruisselant d’écume blanche.

– Ah ! cher monsieur Billot, s’écria Pitou, que vous êtes bon de courir comme cela après moi ! Je vous jure bien que je serais revenu à la ferme après avoir mangé le double louis de mademoiselle Catherine. Mais, puisque vous voilà, tenez, reprenez votre double louis, car, au bout du compte, il est à vous, et retournons à la ferme.

– Mille diables ! dit Billot ; il s’agit bien de la ferme ! Où sont les mouchards ?

– Les mouchards ! demanda Pitou, qui ne comprenait pas bien la signification de ce mot, entré depuis peu de temps dans le vocabulaire de la langue.

– Eh ! oui, les mouchards, dit Billot, les hommes noirs, si tu comprends mieux.

– Ah ! les hommes noirs ! Vous pensez bien, cher monsieur Billot, que je ne me suis pas amusé à les attendre.

– Bravo ! Ils sont derrière, alors.

– Mais, je m’en flatte ; après une course comme celle que j’ai accomplie, c’est bien le moins, ce me semble.

– Alors, si tu es certain de ton affaire, pourquoi fuyais-tu ainsi ?

– Mais parce que je croyais que c’était leur chef qui, pour ne pas en avoir le démenti, me poursuivait à cheval.

– Allons ! allons ! tu n’es pas si maladroit que je croyais. Alors, du moment où le chemin est libre, sus ! sus ! à Dammartin.

– Comment ! sus ! sus !

– Oui, lève-toi, et viens avec moi.

– Nous allons donc à Dammartin ?

– Oui. Je prendrai un cheval chez le compère Lefranc, je lui laisserai Cadet, qui n’en peut plus, et nous pousserons ce soir jusqu’à Paris.

– Soit ! monsieur Billot, soit.

– Eh bien ! sus ! sus !

Pitou fit un effort pour obéir.

– Je le voudrais bien, cher monsieur Billot, mais je ne puis pas, dit-il.

– Tu ne peux pas te lever ?

– Non.

– Mais tu as bien fait le saut de carpe, tout à l’heure.

– Oh ! tout à l’heure ce n’est pas étonnant, j’ai entendu votre voix, et en même temps j’ai reçu un coup de fouet sur l’échine. Mais ces choses-là ne réussissent qu’une fois ; à présent je suis accoutumé à votre voix, et quant à votre fouet, je suis bien sûr maintenant que vous ne l’appliquerez plus qu’à la gouverne de ce pauvre Cadet, qui a presque aussi chaud que moi.

La logique de Pitou, qui à tout prendre n’était autre que celle de l’abbé Fortier, persuada et toucha presque le fermier.

– Je n’ai pas le temps de m’attendrir sur ton sort, dit-il à Pitou. Mais, voyons, fais un effort et monte en croupe sur Cadet.

– Mais, dit Pitou, c’est pour le coup qu’il crèvera, pauvre Cadet !

– Bah ! dans une demi-heure, nous serons chez le père Lefranc.

– Mais, cher monsieur Billot, il me semble, dit Pitou, que c’est parfaitement inutile que j’aille chez le père Lefranc, moi.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que, si vous avez besoin à Dammartin, je n’y ai pas besoin, moi.

– Oui, mais moi, j’ai besoin que tu viennes à Paris. À Paris, tu me serviras. Tu as les poings solides, et j’ai pour certain que l’on ne tardera point à se distribuer des horions là-bas.

– Ah ! ah ! fit Pitou charmé de la perspective, vous croyez ?

Et il se hissa sur Cadet, Billot le tirant à lui comme un sac de farine.

Le bon fermier regagna la route, et fit si bien de la bride, des genoux et des éperons, qu’en moins d’une demi-heure, comme il l’avait dit, on fut à Dammartin.

Billot avait fait son entrée dans la ville par une ruelle à lui connue. Il gagna la ferme du père Lefranc, et, laissant Pitou et Cadet au milieu de la cour, il courut droit à la cuisine où le père Lefranc, qui allait sortir pour faire un tour dans les champs, boutonnait ses guêtres.

– Vite, vite, compère, lui dit-il avant que celui-ci ne fût revenu de son étonnement, ton cheval le plus solide.

– C’est Margot, dit Lefranc ; elle est justement toute sellée, la bonne bête. J’allais monter à cheval.

– Eh bien ! soit, Margot. Seulement, il est possible que je la crève, je t’en préviens.

– Bon ! crever Margot, et pourquoi cela, je te le demande ?

– Parce qu’il faut que ce soir même je sois à Paris, dit Billot d’un air sombre.

Et il fit à Lefranc un geste maçonnique des plus significatifs.

– Crève Margot, en ce cas, dit le père Lefranc, tu me donneras Cadet.

– C’est dit.

– Un verre de vin ?

– Deux.

– Mais tu n’es pas seul, ce me semble ?

– Non, j’ai là un brave garçon que j’emmène avec moi, et qui est si fatigué qu’il n’a pas eu la force de venir jusqu’ici ; fais-lui donner quelque chose.

– Tout de suite, tout de suite, dit le fermier.

En dix minutes les deux compères eurent avalé chacun leur bouteille, et Pitou eut englouti un pain de deux livres et une demi-livre de lard. Pendant qu’il mangeait, un valet de la ferme, bon diable, le bouchonnait avec une poignée de luzerne fraîche, comme il eût fait d’un cheval favori.

Ainsi frictionné, ainsi restauré, Pitou avala à son tour un verre de vin, prélevé d’une troisième bouteille, qui fut vidée avec d’autant plus de vélocité que Pitou, comme nous l’avons dit, en avait pris sa part. Après quoi Billot enfourcha Margot, et Pitou, raide comme un compas, fut remis en croupe.

Aussitôt, la bonne bête, sollicitée par l’éperon, trotta sous le double poids bravement vers Paris, sans cesser de chasser les mouches avec sa robuste queue, dont les crins épais fouettaient la poussière sur le dos de Pitou et cinglaient de temps en temps ses mollets maigres dans ses bas mal tirés.

Chapitre X.
Ce qui se passait au bout de la route que suivait Pitou, c’est-à-dire à Paris §

De Dammartin à Paris, il y a encore huit lieues. Les quatre premières lieues furent avalées assez facilement, mais, dès Le Bourget, les jambes de Margot, quoique sollicitées par les longues jambes de Pitou, finirent par se raidir. La nuit s’obscurcissait.

En arrivant à La Villette, Billot crut apercevoir du côté de Paris une grande flamme.

Il fit remarquer à Pitou la lueur rougeâtre qui montait à l’horizon.

– Vous ne voyez donc pas, lui dit Pitou, que ce sont des troupes qui bivouaquent, et qui ont allumé des feux.

– Comment ! des troupes ? fit Billot.

– Il y en a bien par ici, dit Pitou, pourquoi donc n’y en aurait-il pas là-bas ?

En effet, en regardant avec attention à sa droite, le père Billot vit la plaine Saint-Denis semée de détachements noirs qui marchaient silencieusement dans l’ombre, infanterie et cavalerie.

Leurs armes reluisaient parfois aux pâles rayons des étoiles.

Pitou, que ses courses nocturnes dans la forêt avaient habitué à voir dans l’obscurité, Pitou montra même à son maître des canons embourbés jusqu’au moyeu des roues, au milieu des champs humides.

– Oh ! oh ! fit Billot. Il y a donc quelque chose de nouveau là-bas ? Hâtons-nous, garçon, hâtons-nous.

– Oui, oui, il y a le feu là-bas, dit Pitou qui venait de se hausser sur la croupe de Margot. Tenez ! tenez ! voyez-vous les étincelles ?

Margot s’arrêta. Billot sauta de son dos sur le pavé, et s’approchant d’un groupe de soldats bleus et jaunes qui bivouaquaient sous les arbres de la route :

– Camarades, leur demanda-t-il, pouvez-vous me dire ce qu’il y a de nouveau à Paris ?

Mais les soldats se contentèrent de lui répondre par quelques jurons prononcés en langue allemande.

– Que diable disent-ils ? demanda Billot à Pitou.

– Ce n’est point du latin, cher monsieur Billot, répondit Pitou fort tremblant ; voilà tout ce que je puis vous affirmer.

Billot réfléchit et regarda.

– Imbécile que je suis ! dit-il, d’aller m’adresser aux Kaiserliks.

Et, dans sa curiosité, il demeurait immobile au milieu de la route.

Un officier vint à lui.

– Bassez vodre jemin, dit-il, bassez vide.

– Pardon, capitaine, répondit Billot, mais c’est que je vais à Paris.

– Abrés ?

– Et comme je vous vois en travers du chemin, je crains qu’on ne passe pas aux barrières.

– On basse.

Et Billot remonta à cheval et passa en effet.

Mais ce fut pour tomber dans les hussards de Bercheny, qui encombraient La Villette.

Cette fois, il avait affaire à des compatriotes, il questionna avec plus de succès.

– Monsieur, demanda-t-il, qu’y a-t-il donc de nouveau à Paris, s’il vous plaît ?

– Il y a que vos enragés Parisiens, dit un hussard, veulent avoir leur Necker, et qu’ils nous tirent des coups de fusil, comme si cela nous regardait, nous.

– Avoir Necker ! s’écria Billot. Ils l’ont donc perdu ?

– Certainement, puisque le roi l’a destitué.

– Le roi a destitué M. Necker ! fit Billot avec la stupeur d’un adepte qui crie au sacrilège ; le roi a destitué ce grand homme ?

– Oh ! mon Dieu ! oui, mon brave, et il y a même plus, ce grand homme est en route pour Bruxelles.

– Eh bien ! nous allons rire, en ce cas, s’écria Billot d’une voix terrible, sans se soucier du danger qu’il courait à faire ainsi de l’insurrection au milieu de douze ou quinze cents sabres royalistes.

Et il remonta encore sur Margot, la poussant avec de cruels talonnements jusqu’à la barrière.

À mesure qu’il s’avançait, il voyait l’incendie gagner et rougir ; une longue colonne de feu montait de la barrière au ciel.

C’était la barrière même qui brûlait.

Une foule hurlante, furieuse, mêlée de femmes, qui, selon l’habitude, menaçaient et criaient plus haut que les hommes, attisait la flamme avec des débris de charpente, les meubles et les effets des commis de l’octroi.

Sur la route, les régiments hongrois et allemands regardaient l’arme au pied cette dévastation, et ne sourcillaient pas.

Billot ne s’arrêta point à ce rempart de flammes. Il lança Margot à travers l’incendie, Margot franchit bravement la barrière incandescente ; mais arrivé à l’autre côté de la barrière, il dut s’arrêter devant une masse compacte de peuple qui refluait du centre de la ville aux faubourgs, les uns chantant, les autres criant : « Aux armes ! »

Billot avait l’air de ce qu’il était, c’est-à-dire d’un bon fermier qui vient à Paris pour ses affaires. Peut-être criait-il un peu haut : « Place ! place ! » Mais Pitou répétait si poliment après lui : « Place ! s’il vous plaît, place ! » que l’un corrigeait l’autre. Nul n’avait intérêt à empêcher Billot d’aller à ses affaires : on le laissa passer.

Margot avait retrouvé ses forces ; le feu lui avait roussi le poil ; toutes ces clameurs inaccoutumées la préoccupaient. C’était Billot qui maintenant était obligé de comprimer son dernier effort, dans la crainte d’écraser les nombreux curieux amassés devant les portes, et les curieux non moins nombreux quittant les portes pour courir à la barrière.

Billot s’avança tant bien que mal, tirant Margot à droite, tirant Margot à gauche jusqu’au boulevard ; mais au boulevard force lui fut de s’arrêter.

Un cortège défilait venant de la Bastille et marchait vers le Garde-Meuble, ces deux nœuds de pierre qui attachaient à cette époque sa ceinture aux flancs de Paris.

Ce cortège, qui encombrait le boulevard, suivait une civière. Sur cette civière deux bustes étaient portés : l’un voilé par un crêpe, l’autre couronné de fleurs.

Le buste voilé par un crêpe était le buste de Necker, ministre non pas disgracié, mais renvoyé ; l’autre, c’est-à-dire le buste couronné de fleurs, était le buste du duc d’Orléans, qui avait pris hautement à la cour le parti de l’économiste de Genève.

Billot s’informa de ce que c’était que cette procession, on lui dit que c’était un hommage populaire rendu à M. Necker et à son défenseur le duc d’Orléans.

Billot était né dans un pays où le nom du duc d’Orléans était vénéré depuis un siècle et demi. Billot appartenait à la secte philosophique, et par conséquent regardait Necker, non seulement comme un grand ministre, mais comme un apôtre de l’humanité.

C’était plus qu’il n’en fallait pour exalter Billot. Il sauta à bas de son cheval sans trop savoir ce qu’il faisait, criant : « Vive le duc d’Orléans ! Vive Necker ! » et se mêla à la foule.

Une fois mêlé à la foule, la liberté individuelle disparaît. Comme chacun sait, on cesse d’avoir son libre arbitre, on veut ce que veut la foule, on fait ce qu’elle fait. Billot avait, au reste, d’autant plus de facilité à se laisser entraîner, qu’il était bien plutôt à la tête qu’à la queue du mouvement.

Le cortège criait à tue-tête : « Vive Necker ! Plus de troupes étrangères ! À bas les troupes étrangères ! »

Billot mêla sa voix puissante à toutes ces voix.

Une supériorité, quelle qu’elle soit, est toujours appréciée par le peuple. Le Parisien des faubourgs à la voix grêle ou rauque, affaiblie par l’inanition ou rongée par le vin, le Parisien du faubourg apprécia la voix pleine, fraîche et sonore de Billot et lui fit place, de sorte que sans être trop bousculé, trop coudoyé, trop étouffé, Billot finit par parvenir jusqu’à la civière.

Au bout de dix minutes, un des porteurs, dont l’enthousiasme dépassait les forces, lui céda sa place.

Billot, on le voit, avait fait rapidement son chemin.

La veille, simple propagateur de la brochure du docteur Gilbert, il était, le lendemain, un des instruments du triomphe de Necker et du duc d’Orléans.

Mais, à peine parvenu à ce poste, une idée lui traversa l’esprit.

Qu’était devenu Pitou ? Qu’était devenue Margot ?

Tout en portant sa civière, Billot retourna la tête, et, à la lueur des flambeaux qui accompagnaient et éclairaient le cortège, à la lueur des lampions qui illuminaient toutes les fenêtres, il aperçut, au milieu du cortège, une espèce d’éminence ambulante formée de cinq ou six hommes gesticulant et criant.

Au milieu de ces gesticulations et de ces cris, il était facile de distinguer la voix et de reconnaître les longs bras de Pitou.

Pitou faisait ce qu’il pouvait pour défendre Margot, mais, malgré ses efforts, Margot avait été envahie. Margot ne portait plus Billot et Pitou, poids fort honorable déjà pour la pauvre bête.

Margot portait tout ce qui avait pu tenir sur son dos, sur sa croupe, sur son cou et sur son garrot.

Margot ressemblait, dans la nuit qui grandit à fantaisie tous les objets, à un éléphant chargé de chasseurs allant à la battue du tigre.

La vaste échine de Margot avait cinq ou six énergumènes qui s’y étaient établis en criant : « Vive Necker ! Vive le duc d’Orléans ! À bas les étrangers ! »

Ce à quoi Pitou répondait :

– Vous allez étouffer Margot.

L’ivresse était générale.

Billot eut un instant l’idée d’aller porter secours à Pitou et à Margot ; mais il réfléchit que s’il renonçait un instant à l’honneur qu’il avait conquis de porter un des bâtons de la civière, il ne rattraperait peut-être plus son bâton. Puis il songea, au bout du compte, que par le troc projeté avec le père Lefranc, de Cadet contre Margot, Margot lui appartenait, et que, dût-il arriver malheur à Margot, au bout du compte c’était une affaire de trois ou quatre cents livres, et que lui Billot était bien assez riche pour faire le sacrifice de trois ou quatre cents livres à la patrie.

Pendant ce temps, le cortège marchait toujours, il avait obliqué à gauche et était descendu, par la rue Montmartre, jusqu’à la place des Victoires. Arrivé au Palais-Royal un grand encombrement empêchait de passer, une troupe d’hommes avec des feuilles vertes aux chapeaux criaient : « Aux armes ! »

Il fallait se reconnaître ; ces hommes qui encombraient la rue Vivienne étaient-ils amis ou ennemis ? Le vert était la couleur du comte d’Artois. Pourquoi les cocardes vertes ?

Après un instant de conférences, tout s’expliqua.

En apprenant le renvoi de Necker, un jeune homme était sorti du café Foy, était monté sur une table, et avait, en montrant un pistolet, crié : « Aux armes ! »

À ce cri, tous les promeneurs du Palais s’étaient réunis autour de lui en criant : « Aux armes ! »

Nous l’avons déjà dit, tous les régiments étrangers étaient massés autour de Paris. On eût dit une invasion autrichienne : les noms de ces régiments effarouchaient les oreilles françaises : c’étaient Reynac, Salis-Samade, Diesbach, Esterhazy, Rœmer ; il n’y avait qu’à les nommer pour faire comprendre à la foule que l’on prononçait des noms ennemis. Le jeune homme les nomma ; il annonça que les Suisses campés aux Champs-Élysées, avec quatre pièces de canon, devaient entrer le même soir dans Paris, précédés des dragons du prince de Lambesc. Il proposa une cocarde nouvelle qui ne fût pas la leur, arracha une feuille de marronnier et la mit à son chapeau. À l’instant même, tous les assistants l’avaient imité. Trois mille personnes avaient, en dix minutes, dépouillé les arbres du Palais-Royal.

Le matin le nom du jeune homme était ignoré, le soir il était dans toutes les bouches.

Ce jeune homme se nommait Camille Desmoulins.

On se reconnut, on fraternisa, on s’embrassa ; puis le cortège continua sa route.

Pendant le moment de halte qui venait d’être fait, la curiosité de ceux qui ne pouvaient rien voir, même en se haussant sur la pointe des pieds, avait surchargé Margot d’un nouveau poids à sa bride, à sa selle, à sa croupière, à ses étriers, de sorte qu’au moment de se remettre en marche, la pauvre bête s’était littéralement écroulée sous le poids qui la surchargeait.

Au coin de la rue Richelieu, Billot jeta un regard en arrière : Margot avait disparu.

Il poussa un soupir adressé à la mémoire de la malheureuse bête ; puis, réunissant toutes les forces de sa voix, il appela trois fois Pitou, comme faisaient les Romains aux funérailles de leurs parents ; il lui sembla entendre sortir du sein de la foule une voix qui répondait à sa voix. Mais cette voix était perdue dans les clameurs confuses qui montaient au ciel, moitié menaces, moitié acclamations.

Le cortège marchait toujours.

Toutes les boutiques étaient fermées : mais toutes les fenêtres étaient ouvertes, et de toutes les fenêtres sortaient des encouragements qui tombaient, pleins d’enivrement, sur les promeneurs.

On arriva ainsi à la place Vendôme.

Mais, arrivé là, le cortège fut arrêté par un obstacle imprévu.

Pareille à ces troncs d’arbres que roulent les flots d’une rivière débordée et qui, rencontrant la pile d’un pont, rebondissent en arrière sur les débris qui les suivent, l’armée populaire trouva un détachement de Royal-Allemand sur la place Vendôme.

Ces soldats étrangers étaient des dragons, qui, voyant l’inondation qui montait par la rue Saint-Honoré, et qui commençait à déborder sur la place Vendôme, lâchèrent la bride à leurs chevaux impatients de stationner là depuis cinq heures, et partirent à fond de train, chargeant le peuple.

Les porteurs de la civière reçurent le premier choc, et furent renversés sous le fardeau. Un Savoyard, qui marchait devant Billot, se releva le premier, releva l’effigie du duc d’Orléans, et, la fixant au bout d’un bâton, l’éleva au-dessus de sa tête en criant : « Vive le duc d’Orléans ! » qu’il n’avait jamais vu, ou : « Vive Necker ! » qu’il ne connaissait pas.

Billot allait en faire autant du buste de Necker, mais il avait été prévenu. Un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, assez élégamment mis pour mériter le nom de muscadin, l’avait suivi des yeux, ce qui lui était plus facile à lui qu’à Billot qui le portait, et aussitôt que le buste avait touché la terre s’était précipité dessus.

Le fermier chercha donc inutilement à terre ; le buste de Necker était déjà au bout d’une espèce de pique, et, rapproché de celui du duc d’Orléans, ralliait autour de lui une bonne partie du cortège.

Tout à coup, une lueur illumine la place. Au même instant une détonation se fait entendre, les balles sifflent ; quelque chose de pesant frappe Billot au front : il tombe. Au premier moment, Billot se croit mort.

Mais comme le sentiment ne l’a pas abandonné, comme, à part une vive douleur à la tête, il ne se sent aucun mal, Billot comprend qu’il est blessé tout au plus, porte la main à son front pour s’assurer de la gravité de la blessure, et s’aperçoit à la fois qu’il n’a qu’une contusion à la tête, et que ses mains sont rouges de sang.

Le jeune homme aux beaux habits qui précédait Billot venait de recevoir une balle au milieu de la poitrine. C’était lui qui était mort. Ce sang, c’était le sien. Ce choc qu’avait éprouvé Billot, c’était le buste de Necker qui, perdant son soutien, lui était tombé sur la tête.

Billot pousse un cri, moitié de rage, moitié de terreur.

Il s’écarte du jeune homme qui se débat dans les convulsions de l’agonie. Ceux qui l’entourent s’écartent comme lui, et le cri qu’il a poussé, répété par la foule, se prolonge comme un funèbre écho dans les derniers groupes de la rue Saint-Honoré.

Ce cri, c’est une nouvelle rébellion. Une seconde détonation se fait entendre, et aussitôt des trous profonds creusés dans les masses signalent le passage des projectiles.

Ramasser le buste dont toute la face est souillée de sang, l’élever au-dessus de sa tête, protester avec sa voix mâle au risque de se faire tuer comme le beau jeune homme dont le corps gît à ses pieds, c’est ce que l’indignation inspire à Billot, et ce qu’il fait dans le premier instant de son enthousiasme.

Mais aussitôt une main large et vigoureuse se pose sur l’épaule du fermier, et appuie de telle façon qu’il est forcé de plier sous le poids. Le fermier veut se dérober à l’étreinte, une autre main non moins lourde que la première tombe sur son autre épaule. Il se retourne rugissant pour voir à quelle espèce d’antagoniste il a affaire.

– Pitou ! s’écria-t-il.

– Oui, oui, répond Pitou, baissez-vous un peu et vous allez voir.

Et, redoublant d’efforts, Pitou parvient à coucher près de lui le fermier récalcitrant.

À peine lui a-t-il amené la face contre terre, qu’une seconde détonation retentit. Le Savoyard qui porte le buste du duc d’Orléans fléchit à son tour, frappé d’une balle à la cuisse.

Puis on entend le broiement du pavé sous le fer. Les dragons chargent une seconde fois ; un cheval, échevelé et furieux comme celui de l’Apocalypse, passe au-dessus du malheureux Savoyard, qui sent le froid d’une lance pénétrer dans sa poitrine. Il tombe sur Billot et Pitou.

La tempête passe portant jusqu’au fond de la rue, où elle s’engouffre, la terreur et la mort ! Les cadavres seuls restent sur le pavé. Tout fuit par les rues adjacentes. Les fenêtres se ferment. Un silence lugubre succède aux cris d’enthousiasme et aux clameurs de colère.

Billot attendit un instant, toujours maintenu par le prudent Pitou ; puis sentant que le danger s’éloignait avec le bruit, il se souleva sur un genou, tandis que Pitou, à la manière des lièvres dans leur gîte, commençait à dresser non pas la tête, mais l’oreille.

– Eh bien ! monsieur Billot, dit Pitou, je crois que vous disiez vrai, et que nous sommes arrivés au bon moment.

– Allons, aide-moi.

– À quoi faire, à nous sauver ?

– Non ; le jeune muscadin est mort, mais le pauvre Savoyard n’est qu’évanoui, à ce que je pense. Aide-moi à le charger sur mon dos ; nous ne pouvons le laisser ici, pour qu’il soit achevé par ces damnés Allemands.

Billot parlait une langue qui allait droit au cœur de Pitou. Il ne trouva rien à répondre, si ce n’était d’obéir. Il prit le corps du Savoyard évanoui et sanglant, et le chargea, comme il eût fait d’un sac, sur l’épaule du robuste fermier, qui, voyant la rue Saint-Honoré libre et déserte en apparence, prit avec Pitou le chemin du Palais-Royal.

Chapitre XI.
La nuit du 12 au 13 juillet §

La rue avait d’abord paru vide et déserte à Billot et à Pitou, parce que les dragons s’engageant à la poursuite de la masse des fuyards avaient remonté le marché Saint-Honoré, et s’étaient répandus dans les rues Louis-le-Grand et Gaillon ; mais à mesure que Billot s’avançait vers le Palais-Royal, en rugissant instinctivement et à demi-voix le mot vengeance, des hommes apparaissaient au coin des rues, à la sortie des allées, au seuil des portes cochères, qui, d’abord muets et effarés, regardaient autour d’eux, et assurés de l’absence des dragons, faisaient cortège à cette marche funèbre, en répétant d’abord à demi-voix, ensuite tout haut, enfin à grands cris, le mot : « Vengeance ! vengeance ! »

Pitou marchait derrière le fermier, le bonnet du Savoyard à la main.

Ils arrivèrent ainsi, funèbre et effrayante procession, sur la place du Palais-Royal, où tout un peuple ivre de colère tenait conseil, et sollicitait l’appui des soldats français contre les étrangers.

– Qu’est-ce que c’est que ces hommes en uniforme ? demanda Billot en arrivant sur le front d’une compagnie qui se tenait, l’arme au pied, barrant la place du Palais-Royal, de la grande porte du château à la rue de Chartres.

– Ce sont les gardes-françaises ! crièrent plusieurs voix.

– Ah ! dit Billot en s’approchant et en montrant le corps du Savoyard, qui n’était plus qu’un cadavre, aux soldats. Ah ! vous êtes Français, et vous nous laissez égorger par des Allemands !

Les gardes-françaises firent malgré elles un mouvement en arrière.

– Mort ! murmurèrent quelques voix dans les rangs.

– Oui, mort ! Mort assassiné, lui et bien d’autres.

– Et par qui ?

– Par les dragons du Royal-Allemand. N’avez-vous donc pas entendu les cris, les coups de feu, le galop des chevaux ?

– Si fait ! si fait ! crièrent deux ou trois cents voix, on égorgeait le peuple sur la place Vendôme.

– Et vous êtes du peuple, mille dieux ! s’écria Billot en s’adressant aux soldats ; c’est donc une lâcheté à vous de laisser égorger vos frères !

– Une lâcheté ! murmurèrent quelques voix menaçantes dans les rangs.

– Oui… une lâcheté ! Je l’ai dit et je le répète. Allons, continua Billot en faisant trois pas vers le point d’où étaient venues les menaces ; n’allez-vous pas me tuer, moi, pour prouver que vous n’êtes pas des lâches ?

– Eh bien ! c’est bon… c’est bon…, dit un des soldats ; vous êtes un brave, mon ami ; mais vous êtes bourgeois, et vous pouvez faire ce que vous voulez ; mais le militaire est soldat, et il a une consigne.

– De sorte, s’écria Billot, que si vous receviez l’ordre de tirer sur nous, c’est-à-dire sur des hommes sans armes, vous tireriez, vous, les successeurs des hommes de Fontenoy, qui rendiez des points aux Anglais en leur disant de faire feu les premiers !

– Moi, je sais bien que je ne ferais pas feu, dit une voix dans les rangs.

– Ni moi, ni moi, répétèrent cent voix.

– Alors, empêchez donc les autres de faire feu sur nous, dit Billot. Nous laisser égorger par les Allemands, c’est exactement comme si vous nous égorgiez vous-mêmes.

– Les dragons ! les dragons ! crièrent plusieurs voix, en même temps que la foule, repoussée, commençait à déborder sur la place, en fuyant par la rue Richelieu.

Et l’on entendait, encore éloigné, mais se rapprochant, le galop d’une lourde cavalerie retentissant sur le pavé.

– Aux armes ! aux armes ! criaient les fuyards.

– Mille dieux ! dit Billot en jetant à terre le corps du Savoyard qu’il n’avait pas encore quitté, donnez-nous vos fusils, au moins, si vous ne voulez pas vous en servir.

– Eh bien ! si fait, mille tonnerres ! nous nous en servirons, dit le soldat auquel Billot s’était adressé, en dégageant des mains du fermier son fusil que l’autre avait déjà empoigné. Allons, allons, aux dents la cartouche ! Et si les Autrichiens disent quelque chose à ces braves gens, nous verrons.

– Oui, oui, nous verrons, crièrent les soldats en portant leur main à leur giberne et la cartouche à leur bouche.

– Oh ! tonnerre ! s’écria Billot piétinant, et dire que je n’ai pas pris mon fusil de chasse. Mais il y aura peut-être bien un de ces gueux d’Autrichiens de tué, et je prendrai son mousqueton.

– En attendant, dit une voix, prenez cette carabine, elle est toute chargée.

Et en même temps un homme inconnu glissa une riche carabine aux mains de Billot.

Juste en ce moment, les dragons débouchaient sur la place, bousculant et sabrant tout ce qui se trouvait devant eux.

L’officier qui commandait les gardes-françaises fit quatre pas en avant.

– Holà ! messieurs les dragons, cria-t-il, halte-là ! s’il vous plaît.

Soit que les dragons n’entendissent pas, soit qu’ils ne voulussent pas entendre, soit enfin qu’ils fussent emportés par une course trop violente pour s’arrêter, ils voltèrent sur la place par demi-tour à droite, et heurtèrent une femme et un vieillard qui disparurent sous les pieds des chevaux.

– Feu donc ! feu ! s’écria Billot.

Billot était près de l’officier, on put croire que c’était l’officier qui criait. Les gardes-françaises portèrent le fusil à l’épaule, ils firent un feu de file qui arrêta court les dragons.

– Eh ! messieurs les gardes, dit un officier allemand s’avançant sur le front de l’escadron en désordre, savez-vous que vous faites feu sur nous ?

– Pardieu ! si nous le savons, dit Billot.

Et il fit feu sur l’officier, qui tomba.

Alors les gardes-françaises firent une seconde décharge, et les Allemands, voyant qu’ils avaient à faire cette fois, non plus à des bourgeois fuyant au premier coup de sabre, mais à des soldats qui les attendaient de pied ferme, tournèrent bride et regagnèrent la place Vendôme au milieu d’une si formidable explosion de bravos et de cris de triomphe, que bon nombre de chevaux s’emportèrent et s’allèrent briser la tête contre les volets fermés.

– Vivent les gardes-françaises ! cria le peuple.

– Vivent les soldats de la patrie ! cria Billot.

– Merci, répondirent ceux-là, nous avons vu le feu et nous voilà baptisés.

– Et moi aussi, dit Pitou, j’ai vu le feu.

– Eh bien ! demanda Billot.

– Eh bien ! je trouve que ce n’est pas aussi effrayant que je me le figurais.

– Maintenant, dit Billot, qui avait eu le temps d’examiner la carabine, et qui avait reconnu une arme d’un grand prix, maintenant, à qui le fusil ?

– À mon maître, dit la même voix qui avait déjà parlé derrière lui. Mais mon maître trouve que vous vous en servez trop bien pour vous le reprendre.

Billot se retourna et aperçut un piqueur à la livrée du duc d’Orléans.

– Et où est-il, ton maître ? demanda-t-il.

Le piqueur lui montra une jalousie entr’ouverte derrière laquelle le prince venait de voir tout ce qui s’était passé.

– Il est donc avec nous, ton maître ? demanda Billot.

– De cœur et d’âme avec le peuple, dit le piqueur.

– En ce cas, encore une fois, vive le duc d’Orléans ! cria Billot. Amis, le duc d’Orléans est pour nous, vive le duc d’Orléans !

Et il montra la persienne derrière laquelle se tenait le prince.

Alors la persienne s’ouvrit tout à fait, et le duc d’Orléans salua trois fois.

Puis la persienne se referma.

Si courte qu’elle eût été, l’apparition avait porté l’enthousiasme à son comble.

– Vive le duc d’Orléans ! vociférèrent deux ou trois mille voix.

– Enfonçons les boutiques d’armuriers, dit une voix dans la foule.

– Courons aux Invalides ! crièrent quelques vieux soldats. Sombreuil a vingt mille fusils.

– Aux Invalides !

– À l’Hôtel de Ville ! s’exclamèrent plusieurs voix ; le prévôt des marchands, Flesselles, a les clefs du dépôt des armes des gardes, il les donnera.

– À l’Hôtel de Ville, répéta une fraction des assistants.

Et tout le monde s’écoula dans les trois directions qui avaient été signalées.

Pendant ce temps, les dragons s’étaient ralliés autour du baron de Bezenval et du prince de Lambesc sur la place Louis XV.

C’est ce qu’ignoraient Billot et Pitou, lesquels n’avaient suivi aucune des trois troupes, et qui se trouvaient à peu près seuls sur la place du Palais Royal.

– Eh bien ! cher monsieur Billot, où allons-nous s’il vous plaît ? demanda Pitou.

– Eh ! dit Billot, j’aurais bien envie de suivre ces braves gens. Non pas chez les armuriers, puisque j’ai une si belle carabine, mais à l’Hôtel de Ville ou aux Invalides. Cependant, étant venu à Paris, non pas pour me battre, mais pour savoir l’adresse de M. Gilbert, il me semble que je devrais aller au collège Louis-le-Grand, où est son fils, quitte après cela, quand j’aurai vu le docteur, à me rejeter dans tout le tohu-bohu.

Et les yeux du fermier lancèrent des éclairs.

– Aller d’abord au collège Louis-le-Grand me paraît chose logique, dit sentencieusement Pitou, puisque nous sommes venus à Paris pour cela.

– Prends donc un fusil, un sabre, une arme quelconque à l’un de ces fainéants qui sont couchés là-bas, dit Billot, en montrant un des cinq ou six dragons étendus à terre, et allons au collège Louis-le-Grand.

– Mais ces armes, dit Pitou en hésitant, elles ne sont point à moi.

– À qui donc sont-elles ? demanda Billot.

– Elles sont au roi.

– Elles sont au peuple, dit Billot.

Et Pitou, fort de l’approbation du fermier, qu’il connaissait pour un homme qui n’eût pas voulu faire tort à son voisin d’un grain de millet, Pitou s’approcha avec toutes sortes de précautions du dragon qui se trouvait être le plus près de lui ; et, après s’être assuré qu’il était bien mort, il lui prit son sabre, son mousqueton et sa giberne.

Pitou avait bien envie de lui prendre son casque, seulement il n’était pas sûr que ce que le père Billot avait dit des armes offensives s’étendît jusqu’aux armes défensives.

Mais, tout en s’armant, Pitou tendit l’oreille vers la place Vendôme.

– Oh ! oh ! dit-il, il me semble que voilà Royal-Allemand qui revient.

En effet, on entendait le bruit d’une troupe de cavaliers qui revenait au pas. Pitou se pencha à l’angle du café de la Régence, et aperçut en effet, à la hauteur du marché Saint-Honoré, une patrouille de dragons qui s’avançait le mousqueton sur la cuisse.

– Eh ! vite, vite, dit Pitou, les voilà qui reviennent.

Billot jeta les yeux autour de lui pour voir s’il y avait moyen de faire résistance. La place était à peu près vide.

– Allons, dit-il, au collège Louis-le-Grand.

Et il prit la rue de Chartres, suivi de Pitou, qui, ignorant l’usage du porte-mousqueton scellé à la ceinture, traînait son grand sabre.

– Mille dieux ! dit Billot, tu as l’air d’un marchand de ferraille. Accroche-moi donc cette latte.

– Où ? demanda Pitou.

– Eh ! pardieu ! là, dit Billot.

Et il suspendit le sabre de Pitou à son ceinturon, ce qui donna à celui-ci une célérité de marche qu’il n’eût pu atteindre sans cet expédient.

La route se fit sans inconvénient jusqu’à la place Louis XV ; mais là, Billot et Pitou retrouvèrent la colonne qui se rendait aux Invalides, et qui fut arrêtée court.

– Eh bien ! demanda Billot, qu’y a-t-il donc ?

– Il y a qu’on ne passe pas au pont Louis XV.

– Et sur les quais ?

– Sur les quais non plus.

– Et à travers les Champs-Élysées ?

– Non plus.

– Alors, retournons sur nos pas et passons par le pont des Tuileries.

La proposition était toute simple, et la foule, en suivant Billot, montra qu’elle était prête à y accéder ; mais des sabres luisaient à moitié chemin à peu près du jardin des Tuileries. Le quai était coupé par un escadron de dragons.

– Ah çà ! mais ces maudits dragons, ils sont donc partout ? murmura le fermier.

– Dites donc, cher monsieur Billot, dit Pitou, je crois que nous sommes pris.

– Bah ! dit Billot, on ne prend pas cinq ou six mille hommes, et nous sommes cinq ou six mille au moins.

Les dragons du quai s’avançaient lentement, il est vrai, au petit pas, mais ils s’avançaient visiblement.

– Il nous reste la rue Royale, dit Billot. Viens par ici, viens, Pitou.

Pitou suivit le fermier comme son ombre.

Mais une ligne de soldats fermait la rue, à la hauteur de la Porte-Saint-Honoré.

– Ah ! ah ! dit Billot, tu pourrais bien avoir raison, Pitou, mon ami.

– Hein ! se contenta de dire Pitou.

Mais ce seul mot exprimait, par l’accent avec lequel il avait été prononcé, tout le regret qu’éprouvait Pitou de ne pas s’être trompé.

La foule, par ses agitations et ses clameurs, prouvait qu’elle n’était pas moins sensible que Pitou à la situation dans laquelle elle se trouvait.

En effet, par une habile manœuvre, le prince de Lambesc venait d’envelopper curieux et rebelles, au nombre de cinq ou six mille, et, fermant le pont Louis XV, les quais, les Champs-Élysées, la rue Royale et les Feuillants, il les tenait enfermés dans un grand arc de fer, dont la corde était représentée par le mur du jardin des Tuileries, difficile à escalader, et la grille du Pont-Tournant, presque impossible à forcer.

Billot jugea la situation : elle n’était pas bonne. Cependant, comme c’était un homme calme, froid et plein de ressources dans le danger, il jeta les yeux autour de lui, et, apercevant un amas de charpentes au bord de la rivière :

– J’ai une idée, dit-il à Pitou ; viens.

Pitou suivit le père Billot sans lui demander quelle était son idée.

Billot s’avança vers les charpentes, en empoigna une, et se contenta de dire à Pitou : « Aide-moi. »

Pitou, de son côté, se contenta d’aider Billot sans lui demander à quoi il l’aidait ; mais peu lui importait, il avait dans le fermier une telle confiance, qu’il serait descendu avec lui aux enfers, sans même lui faire observer que l’escalier lui paraissait long et la cave profonde.

Le père Billot avait pris la solive par un bout, Pitou la prit par l’autre.

Tous deux regagnèrent le quai, portant un fardeau que cinq ou six hommes de force ordinaire auraient eu peine à soulever.

La force est toujours un objet d’admiration pour la foule ; si pressée qu’elle fût, elle s’écarta donc devant Billot et devant Pitou.

Puis, comme on comprit que la manœuvre qui s’accomplissait était sans doute une manœuvre d’intérêt général, quelques hommes marchèrent devant Billot en criant : « Place ! place ! »

– Dites donc, père Billot, demanda Pitou au bout d’une trentaine de pas, allons-nous bien loin comme cela ?

– Nous allons jusqu’à la grille des Tuileries.

– Oh ! oh ! fit la foule, qui comprit.

Et elle s’écarta plus vivement encore qu’elle n’avait fait.

Pitou regarda, et vit que de la place où il était jusqu’à la grille il n’y avait plus qu’une trentaine de pas.

– J’irai ! dit-il avec la brièveté d’un pythagoricien.

La besogne fut d’autant plus facile du reste à Pitou, que cinq ou six hommes parmi les plus vigoureux prirent leur part du fardeau. Il en résulta une accélération notable dans la marche.

En cinq minutes, on était en face de la grille.

– Allons, dit Billot, de l’ensemble.

– Bon, dit Pitou, je comprends ; nous venons de faire une machine de guerre. Les Romains appelaient cela un bélier.

Et la solive, mise en mouvement, heurta d’un coup terrible la serrure de la grille.

Les soldats qui montaient la garde à l’intérieur des Tuileries accoururent pour s’opposer à l’invasion. Mais, au troisième coup, la porte céda, tournant violemment sur ses gonds, et dans cette gueule béante et sombre la foule s’engouffra.

Au mouvement qui se fit, le prince de Lambesc s’aperçut qu’une issue était ouverte à ceux qu’il croyait ses prisonniers. La colère s’empara de lui. Il fit faire un bond en avant à son cheval, pour mieux juger de la situation. Les dragons échelonnés derrière lui crurent que l’ordre de charger leur était donné, et le suivirent. Les chevaux, déjà échauffés, ne purent modérer leur course ; les hommes, qui avaient à prendre une revanche de leur échec de la place du Palais-Royal, n’essayèrent probablement pas de les retenir.

Le prince vit qu’il lui serait impossible de modérer le mouvement, se laissa emporter, et une clameur déchirante poussée par les femmes et les enfants monta au ciel pour demander vengeance à Dieu.

Il se passa, au milieu de l’obscurité, une scène effroyable. Ceux que l’on chargeait devinrent fous de douleur ; ceux qui chargeaient, fous de colère.

Alors une espèce de défense s’organisa du haut des terrasses, les chaises volèrent sur les dragons. Le prince de Lambesc, atteint à la tête, riposta par un coup de sabre, sans songer qu’il frappait un innocent au lieu de punir un coupable, et un vieillard de soixante-dix ans tomba.

Billot vit tomber l’homme et jeta un cri.

En même temps sa carabine fut à son épaule, un sillon de feu traversa l’obscurité, et le prince était mort si le hasard n’eût fait au même instant cabrer son cheval.

Le cheval reçut la balle dans le cou et s’abattit.

On crut le prince tué. Alors les dragons s’élancèrent dans les Tuileries, poursuivant les fugitifs à coups de pistolet.

Mais les fugitifs, ayant désormais un grand espace, s’éparpillèrent sous les arbres.

Billot rechargea tranquillement sa carabine.

– Ma foi ! tu avais raison, Pitou, dit-il, je crois que nous sommes arrivés à temps.

– Si j’allais être brave, dit Pitou en déchargeant son mousqueton au plus épais des dragons ; il me semble que ce n’est pas si difficile que je le croyais.

– Oui, dit Billot ; mais la bravoure inutile n’est pas de la bravoure. Viens par ici, Pitou, et prends garde de t’emmêler les jambes dans ton sabre.

– Attendez-moi, cher monsieur Billot. Si je vous perdais, je ne saurais plus où aller. Je ne connais pas Paris comme vous, moi ; je n’y suis jamais venu.

– Viens, viens, dit Billot.

Et il prit la terrasse du bord de l’eau, jusqu’à ce qu’il eut dépassé la ligne des troupes qui s’avançaient par les quais, mais cette fois aussi rapidement qu’elles pouvaient, pour prêter main-forte, si besoin était, aux dragons du prince de Lambesc.

Arrivé à l’extrémité de la terrasse, Billot s’assit sur le parapet et sauta sur le quai.

Pitou en fit autant.

Chapitre XII.
Ce qui se passait dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789 §

Une fois sur le quai, les deux provinciaux, voyant briller sur le pont des Tuileries les armes d’une nouvelle troupe qui, selon toute probabilité, n’était pas une troupe amie, se glissèrent jusqu’aux extrémités du quai, et descendirent le long de la berge de la Seine.

Onze heures sonnaient à l’horloge des Tuileries.

Une fois arrivés sous les arbres qui bordaient le fleuve, beaux trembles et longs peupliers qui trempaient leurs pieds dans l’eau ; une fois perdus sous l’obscurité de leur feuillage, le fermier et Pitou se couchèrent sur le gazon, et ouvrirent un conseil.

Il s’agissait de savoir, et la question était posée par le fermier, si l’on devait rester où l’on était, c’est-à-dire en sûreté, ou à peu près, ou bien si l’on devait aller se rejeter au milieu du tumulte, et prendre sa part de cette lutte qui paraissait devoir durer une partie de la nuit.

Cette question posée, Billot attendit la réponse de Pitou.

Pitou avait fort grandi en considération dans l’esprit du fermier. D’abord par la science dont il avait fait montre la veille, et ensuite par le courage dont il venait de faire preuve dans la soirée. Pitou sentait cela instinctivement ; mais, au lieu d’en être plus fier, il n’en était que plus reconnaissant au bon fermier. Pitou était humble naturellement.

– Monsieur Billot, dit-il, il est évident que vous êtes plus brave, et moi moins poltron que je le croyais. Horace, qui cependant était un autre homme que nous, sous le rapport de la poésie du moins, jeta ses armes et s’enfuit au premier choc. Moi, j’ai mon mousqueton, ma giberne et mon sabre, ce qui prouve que je suis plus brave qu’Horace.

– Eh bien ! où en veux-tu venir ?

– J’en veux venir à ceci, cher monsieur Billot, que l’homme le plus brave peut être tué par une balle.

– Après ? fit le fermier.

– Après, cher monsieur, voilà : comme vous avez annoncé, en quittant la ferme, le dessein de venir à Paris pour un objet important…

– Oh ! mille dieux ! c’est vrai, pour la cassette.

– Eh bien ! vous êtes venu pour la cassette, oui ou non ?

– J’y suis venu pour la cassette, mille tonnerres ! et pas pour autre chose.

– Si vous vous faites tuer par une balle, l’affaire pour laquelle vous êtes venu ne se fera pas.

– En vérité, tu as dix fois raison, Pitou.

– Entendez-vous d’ici comme on brise et comme on crie ? continua Pitou encouragé ; le bois se déchire comme du papier, le fer se tord comme du chanvre.

– C’est que le peuple est en colère, Pitou.

– Mais, hasarda Pitou, il me semble que le roi l’est pas mal aussi, en colère.

– Comment, le roi ?

– Sans doute, les Autrichiens, les Allemands, les Kaiserlicks, comme vous les appelez, sont les soldats du roi. Eh bien ! s’ils chargent sur le peuple, c’est le roi qui leur ordonne de charger. Et pour que le roi donne de pareils ordres, il faut bien qu’il soit en colère, lui aussi ?

– Tu as à la fois raison et tort, Pitou.

– Cela ne me parait pas possible, cher monsieur Billot, et je n’ose pas vous dire que si vous eussiez étudié la logique, vous ne hasarderiez pas un pareil paradoxe.

– Tu as raison et tu as tort, Pitou, et tu vas comprendre comment.

– Je ne demande pas mieux ; mais je doute.

– Vois-tu Pitou, il y a deux partis à la cour ; celui du roi, qui aime le peuple, et celui de la reine, qui aime les Autrichiens.

– C’est que le roi est français et la reine autrichienne, répondit philosophiquement Pitou.

– Attends ! Avec le roi il y a M. Turgot, M. Necker ; avec la reine il y a M. de Breteuil et les Polignac. Le roi n’est pas le maître, puisqu’il a été obligé de renvoyer M. Turgot et M. Necker. C’est donc la reine qui est la maîtresse, c’est-à-dire les Breteuil et les Polignac. Voilà pourquoi tout va mal. Vois-tu, Pitou, le mal vient de madame Déficit. Madame Déficit est en colère, et c’est en son nom que les troupes chargent ; les Autrichiens défendent l’Autrichienne : c’est tout simple.

– Pardon, monsieur Billot, demanda Pitou, mais déficit est un mot latin qui veut dire il manque. Qu’est-ce qu’il manque donc ?

– L’argent, mille dieux ! et c’est parce que l’argent manque ; c’est parce que les favoris de la reine ont mangé cet argent qui manque, qu’on appelle la reine madame Déficit. Ce n’est donc pas le roi qui est en colère, mais la reine. Le roi n’est que fâché, fâché que tout aille si mal.

– Je comprends, dit Pitou ; mais la cassette ?

– C’est vrai ! c’est vrai ! Pitou ; cette diablesse de politique m’entraîne toujours plus loin que je ne veux aller. Oui, la cassette avant tout. Tu as raison, Pitou ; quand j’aurai vu le docteur Gilbert, eh bien ! nous en reviendrons à la politique. C’est un devoir sacré.

– Il n’y a rien de plus sacré que les devoirs sacrés, dit Pitou.

– Allons-nous-en donc au collège Louis-le-Grand, où se trouve Sébastien Gilbert, dit Billot.

– Allons, répondit Pitou en soupirant, car il lui fallait quitter un lit de gazon moelleux, auquel il s’était accoutumé.

En outre, malgré la terrible surexcitation de la soirée, le sommeil, hôte assidu des consciences pures et des reins moulus, descendait avec tous ses pavots sur le vertueux et sur le moulut Ange Pitou.

Billot était déjà levé et Pitou se soulevait, quand la demie sonna.

– Mais, dit Billot, à onze heures et demie le collège Louis-le-Grand sera fermé, ce me semble.

– Oh ! bien certainement, dit Pitou.

– Puis, la nuit, on peut tomber dans une embuscade ; il me semble que je vois des feux de bivouac du côté du Palais de Justice ; on m’arrêtera ou l’on me tuera ; tu as raison, Pitou, il ne faut pas qu’on m’arrête, il ne faut pas qu’on me tue.

C’était la troisième fois depuis le matin que Billot faisait résonner aux oreilles de Pitou ces trois mots si flatteurs pour l’orgueil humain : « Tu as raison. »

Pitou trouva qu’il n’avait rien de mieux à faire que de répéter les paroles de Billot.

– Vous avez raison, répéta-t-il en se couchant sur le gazon. Il ne faut pas qu’on vous tue, cher monsieur Billot.

Et cette fin de phrase s’éteignit dans le gosier de Pitou. Vox faucibus hœsit14, aurait-il pu dire s’il eût veillé, mais il dormait.

Billot ne s’en aperçut pas.

– Une idée, dit-il.

– Ah ! ronfla Pitou.

– Écoute-moi, j’ai une idée ; malgré toutes les précautions que je prends, je puis être tué, tué de près ou frappé de loin, frappé à mort, peut-être, et mourir sur le coup ; si cela arrivait, il faut que tu saches ce que tu dois dire à ma place au docteur Gilbert ; mais sois muet, Pitou.

Pitou n’entendait pas, et, par conséquent, ne répondit point.

– Si j’étais blessé à mort et que je ne pusse pas accomplir ma mission, tu irais à ma place trouver le docteur Gilbert, et tu lui dirais… m’entends-tu bien, Pitou ? dit le fermier en se baissant vers le jeune homme, et tu lui dirais… Mais il ronfle, le malheureux !

Toute l’exaltation de Billot tomba devant le sommeil de Pitou.

– Dormons donc, dit-il.

Et il s’étendit près de son compagnon sans trop grommeler. Car, quelque habitué que fût le fermier à la fatigue, la course de la journée et les événements du soir n’étaient pas pour lui sans puissance soporative.

Et le jour parut après trois heures de leur sommeil, ou plutôt de leur engourdissement.

Lorsqu’ils rouvrirent les yeux, Paris n’avait rien perdu de cette farouche physionomie qu’ils lui avaient vue la veille, seulement plus de soldats, le peuple partout.

Le peuple s’armant de piques fabriquées à la hâte, de fusils dont la plupart ne savaient pas se servir, d’armes magnifiques d’un autre âge, dont les porteurs admiraient les ornements d’or, d’ivoire et de nacre, sans en comprendre l’usage et le mécanisme.

Aussitôt après la retraite des soldats, on avait pillé le Garde-Meuble.

Et le peuple roulait vers l’Hôtel de Ville deux petits canons.

Le tocsin sonnait à Notre-Dame, à l’Hôtel de Ville, dans toutes les paroisses. On voyait sortir – d’où ? l’on n’en savait rien – de dessous les pavés, des légions d’hommes et de femmes pâles, maigres, nus, qui, la veille encore criaient : « Du pain ! » et qui aujourd’hui criaient : « Des armes ! »

Rien de sinistre comme ces bandes de spectres qui, depuis un ou deux mois, arrivaient de la province, passant les barrières silencieusement, et s’installant dans Paris, affamé lui-même, comme les goules arabes dans un cimetière.

Ce jour-là, toute la France, représentée à Paris par les affamés de chaque province, criait à son roi : « Faites-nous libres » ; à son Dieu : « Rassasiez-nous ! »

Billot, réveillé le premier, réveilla Pitou, et tous deux s’acheminèrent vers le collège Louis-le-Grand, regardant autour d’eux en frissonnant, épouvantés qu’ils étaient par ces misères sanglantes.

À mesure qu’ils avançaient vers ce que nous appelons aujourd’hui le Quartier latin, à mesure qu’ils remontaient la rue de la Harpe, à mesure enfin qu’ils pénétraient vers la rue Saint-Jacques, but de leur course, ils voyaient, comme au temps de la Fronde, s’élever des barricades. Les femmes et les enfants transportaient aux étages supérieurs des maisons : livres in-folio, meubles lourds, marbres précieux destinés à écraser les soldats étrangers, dans le cas où ils se hasarderaient à s’aventurer dans les rues tortueuses et étroites du vieux Paris.

De temps en temps Billot remarquait un ou deux gardes-françaises formant le centre de quelque rassemblement, qu’ils organisaient, et auquel, avec une rapidité merveilleuse, ils apprenaient le maniement du fusil, exercice que les femmes et les enfants suivaient avec curiosité et presque avec le désir de l’apprendre eux-mêmes.

Billot et Pitou trouvèrent le collège Louis-le-Grand en insurrection ; les écoliers s’étaient soulevés et avaient chassé leurs maîtres. Au moment où le fermier et son compagnon arrivaient devant la grille, les écoliers assiégeaient cette grille avec des menaces auxquelles répondait par des pleurs le principal épouvanté.

Le fermier regarda un instant cette révolte intestine, et tout à coup, d’une voix de stentor :

– Lequel de vous s’appelle Sébastien Gilbert ? demanda-t-il.

– Moi, répondit un jeune homme de quinze ans, d’une beauté presque féminine, et qui, avec l’aide de trois ou quatre de ses camarades, apportait une échelle pour escalader le mur, voyant qu’il ne pouvait forcer la grille.

– Approchez ici, mon enfant.

– Que me voulez-vous, monsieur ? demanda le jeune Sébastien à Billot.

– Est-ce que vous voulez l’emmener ? s’écria le principal, épouvanté à la vue de ces deux hommes armés dont l’un, celui qui avait adressé la parole au jeune Gilbert, était tout couvert de sang.

L’enfant, de son côté, regardait ces deux hommes avec étonnement, et cherchait, mais inutilement, à reconnaître son frère de lait Pitou, démesurément grandi depuis qu’il l’avait quitté et complètement méconnaissable sous l’attirail guerrier qu’il avait revêtu.

– L’emmener ! s’écria Billot ; emmener le fils de M. Gilbert, le conduire dans cette bagarre, l’exposer à recevoir quelque mauvais coup. Oh ! ma foi ! non.

– Voyez-vous, Sébastien, dit le principal, voyez-vous, enragé, vos amis ne veulent pas même de vous. Car enfin, ces messieurs paraissent vos amis. Voyons, messieurs ; voyons, jeunes élèves ; voyons, mes enfants, cria le pauvre principal, obéissez-moi ; obéissez, je vous le commande ; obéissez, je vous en supplie !

Oro obtestorque15, dit Pitou.

– Monsieur, dit le jeune Gilbert avec une fermeté extraordinaire pour un enfant de son âge, retenez mes camarades si bon vous semble, mais moi, entendez-vous bien, je veux sortir.

Il fit un mouvement vers la grille. Le professeur le retint par le bras.

Mais lui, secouant ses beaux cheveux châtains sur son front pâle :

– Monsieur, dit-il, prenez garde à ce que vous faites. Moi, je ne suis pas dans la position des autres ; mon père a été arrêté, emprisonné ; mon père est au pouvoir des tyrans !

– Au pouvoir des tyrans ! s’écria Billot ; parle, mon enfant, que veux-tu dire ?

– Oui ! oui ! crièrent les enfants, Sébastien a raison ; on a arrêté son père ; et puisque le peuple a ouvert les prisons, il veut que l’on ouvre la prison de son père.

– Oh ! oh ! fit le fermier en secouant la grille avec son bras d’Hercule, on a arrêté le docteur Gilbert. Mordieu ! cette petite Catherine avait donc raison !

– Oui, monsieur, continua le petit Gilbert, on l’a arrêté, mon père, et voilà pourquoi je veux fuir, pourquoi je veux prendre un fusil, pourquoi je veux aller me battre, jusqu’à ce que j’aie délivré mon père !

Et ces mots furent accompagnés et soutenus par cent voix furibondes, criant sur tous les tons :

– Des armes ! des armes ! que l’on nous donne des armes !

À ces cris, la foule qui s’était amassée dans la rue, animée à son tour d’héroïques ardeurs, se rua sur les grilles pour donner la liberté aux collégiens.

Le principal se jeta à genoux entre les écoliers et les envahisseurs, et passa ses bras suppliants par les grilles.

– Oh ! mes amis ! mes amis ! criait-il, respectez ces enfants !

– Si nous les respectons ! dit un garde-française ; je crois bien ! Ce sont de jolis garçons qui feront l’exercice comme des anges.

– Mes amis ! mes amis ! Ces enfants sont un dépôt que leurs parents m’ont confié ; je réponds d’eux ; leurs parents comptent sur moi ; je leur dois ma vie ; mais, au nom du ciel ! n’emmenez pas ces enfants.

Des huées parties du fond de la rue, c’est-à-dire des derniers rangs de la foule, accueillirent ses supplications douloureuses.

Billot s’élança à son tour, et s’opposant aux gardes-françaises, à la foule, aux écoliers eux-mêmes :

– Il a raison, c’est un dépôt sacré ; que les hommes se battent, que les hommes se fassent tuer, mille dieux ! mais que les enfants vivent ; il faut de la semence pour l’avenir.

Un murmure improbateur accueillit ces mots.

– Qui est-ce qui murmure ? cria Billot ; à coup sur ce n’est pas un père. Moi qui vous parle, j’ai eu hier deux hommes tués dans mes bras ; voici leur sang sur ma chemise. Voyez !

Et il montra sa veste et sa chemise ensanglantées, avec un mouvement de grandeur qui électrisa l’assemblée.

– Hier, continua Billot, je me suis battu au Palais-Royal et aux Tuileries ; et cet enfant aussi s’est battu, mais cet enfant n’a ni père ni mère. D’ailleurs, c’est presque un homme.

Et il montrait Pitou qui se rengorgeait.

– Aujourd’hui, continua Billot, je me battrai encore, mais que nul ne vienne dire : « Les Parisiens n’étaient pas assez forts contre les soldats étrangers, et ils ont appelé les enfants à leur aide. »

– Oui ! oui ! s’écrièrent de tous côtés des voix de femmes et de soldats. Il a raison. Enfants ! rentrez, rentrez !

– Oh ! merci, merci, monsieur, murmura le principal en essayant de saisir les mains de Billot à travers la grille.

– Et surtout, entre tous, gardez bien Sébastien, dit celui-ci.

– Moi ! me garder ! Eh bien ! moi, je dis qu’on ne me gardera pas ! s’écria le jeune homme, livide de colère et se débattant aux mains des garçons de service qui l’emportaient.

– Laissez-moi entrer, dit Billot, je me charge de le calmer.

La foule s’écarta. Le fermier tira derrière lui Ange Pitou et pénétra dans la cour du collège.

Déjà trois ou quatre gardes-françaises et une dizaine de factionnaires gardaient les portes et fermaient toute sortie aux jeunes insurgés.

Billot s’en alla droit à Sébastien, et, prenant dans ses grosses mains calleuses les mains blanches et fines de l’enfant :

– Sébastien, dit-il, me reconnaissez-vous ?

– Non.

– Je suis le père Billot, fermier de votre père.

– Je vous reconnais, monsieur.

– Et ce garçon-là, dit Billot en montrant son compagnon, le connais-tu ?

– Ange Pitou, dit l’enfant.

– Oui, Sébastien, oui, moi, moi.

Et Pitou se jeta, en pleurant de joie, au cou de son frère de lait et de son camarade d’études.

– Eh bien ! dit l’enfant sans se dérider, après ?

– Après ?… Si l’on t’a pris ton père, je te le rendrai, moi, entends-tu bien.

– Vous ?

– Oui, moi ! moi ! et tous ceux qui sont là avec moi. Que diable ! nous avons eu hier affaire aux Autrichiens, et nous avons vu leurs gibernes.

– À preuve même que j’en ai une, dit Pitou.

– N’est-ce pas que nous délivrerons son père ? dit Billot s’adressant à la foule.

– Oui ! oui ! mugit la foule ; nous le délivrerons !

Sébastien secoua la tête.

– Mon père est à la Bastille, dit-il avec mélancolie.

– Eh bien ? cria Billot.

– Eh bien ! on ne prend pas la Bastille, répondit l’enfant.

– Alors, que voulais-tu faire, toi, si tu as cette conviction ?

– Je voulais aller sur la place ; on s’y battra ; mon père m’eût peut-être aperçu par les barreaux d’une fenêtre.

– Impossible.

– Impossible ! et pourquoi pas ? Moi, un jour en me promenant avec le collège, j’ai vu la tête d’un prisonnier. Si j’avais vu mon père comme j’ai vu ce prisonnier, je l’eusse reconnu, et je lui eusse crié : « Sois tranquille, bon père, je t’aime ! »

– Et si les soldats de la Bastille t’eussent tué ?

– Eh bien ! ils m’eussent tué sous les yeux de mon père.

– Mort de tous les diables ! tu es un méchant garçon, Sébastien, t’aller faire tuer sous l’œil de ton père ! le faire mourir de douleur dans sa cage, lui qui n’a que toi au monde, lui qui t’aime tant ! Décidément, tu es un mauvais cœur, Gilbert.

Et le fermier repoussa l’enfant.

– Oui, oui, un mauvais cœur ! hurla Pitou, fondant en larmes.

Sébastien ne répondit pas.

Et tandis qu’il rêvait dans un sombre silence, Billot admirait cette noble figure blanche et nacrée, l’œil de feu, la bouche ironique et fine, le nez d’aigle et le menton vigoureux, qui décelaient à la fois noblesse d’âme et noblesse de sang.

– Tu dis que ton père est à la Bastille ? dit enfin le fermier.

– Oui.

– Et pourquoi ?

– Parce que mon père est un ami de La Fayette et de Washington ; parce que mon père a combattu avec l’épée pour l’indépendance de l’Amérique, et avec la plume pour celle de la France ; parce que mon père est connu dans les deux mondes pour haïr la tyrannie ; parce qu’il a maudit la Bastille où souffrent les autres… Alors on l’y a mis.

– Quand cela ?

– Il y a six jours.

– Et où l’a-t-on arrêté ?

– Au Havre, où il venait de débarquer.

– Comment sais-tu cela ?

– J’ai reçu une lettre de lui.

– Datée du Havre ?

– Oui.

– Et c’est au Havre même qu’on l’a arrêté ?

– C’est à Lillebonne.

– Voyons, enfant, ne me boude pas, et donne-moi tous les détails que tu sais. Je te jure que je laisserai mes os sur la place de la Bastille, ou que tu reverras ton père.

Sébastien regarda le fermier ; et, voyant qu’il paraissait parler du fond du cœur, il s’adoucit.

– Eh bien ! dit-il, à Lillebonne, il a eu le temps d’écrire au crayon ces mots sur un livre :

« Sébastien, on m’arrête et l’on me conduit à la Bastille. Patience. Espère, et travaille.

« Lillebonne, 7 juillet I789.

« P.-S. On m’a arrêté pour la liberté.

« J’ai un fils au collège Louis-le-Grand, à Paris. Celui qui trouvera ce livre est prié, au nom de l’humanité, de faire passer ce livre à mon fils ; il se nomme Sébastien Gilbert. »

– Et ce livre ? demanda Billot, haletant d’émotion.

– Ce livre, il y mit une pièce d’or, le lia avec un cordon et le jeta par la fenêtre.

– Et ?…

– Et le curé de la ville le trouva. Il choisit parmi les paroissiens un vigoureux jeune homme à qui il dit : « Laisse douze francs à ta famille, qui n’a pas de pain, et, avec les douze autres, va porter ce livre à Paris, à un pauvre enfant dont on vient de prendre le père, parce qu’il aime trop le peuple. » Le jeune homme est arrivé hier à midi ; il m’a remis le livre de mon père ; voilà comment je sais que mon père a été arrêté.

– Allons ! allons ! dit Billot, voilà qui me raccommode un peu avec les curés. Malheureusement, ils ne sont pas tous comme celui-là. Et ce brave jeune homme, où est-il ?

– Il est reparti hier soir ; il espère rapporter cinq livres à sa famille sur les douze livres qu’il a emportées.

– Beau ! beau ! fit Billot en pleurant de joie. Oh ! peuple ! il a du bon, va Gilbert.

– Maintenant, voilà que vous savez tout.

– Oui.

– Vous m’avez promis, si je parlais, de me rendre mon père. J’ai parlé, songez à votre promesse.

– Je t’ai dit que je le sauverais, ou que je me ferais tuer. Maintenant, montre-moi le livre, dit Billot.

– Le voici, dit l’enfant, en tirant de sa poche un volume du Contrat social.

– Et où est l’écriture de ton père ?

– Tenez, dit l’enfant, en lui montrant l’écriture du docteur.

Le fermier baisa les caractères.

– À présent, dit-il, sois calme. Je vais aller chercher ton père à la Bastille.

– Malheureux ! dit le principal en prenant les mains de Billot, comment arriverez-vous à un prisonnier d’État ?

– En prenant la Bastille, mille dieux !

Quelques gardes-françaises se mirent à rire. Au bout d’un instant, la risée était devenue générale.

– Mais, cria Billot, en promenant autour de lui un regard étincelant de colère, qu’est-ce que c’est donc que la Bastille, s’il vous plaît ?

– Des pierres, dit un soldat.

– Du fer, dit un autre.

– Et du feu, dit un troisième. Prenez garde, mon brave homme, on s’y brûle.

– Oui ! oui ! l’on s’y brûle, répéta la foule avec terreur.

– Ah ! Parisiens, hurla le fermier ; ah ! vous avez des pioches et vous craignez les pierres ; ah ! vous avez du plomb et vous craignez le fer ; ah ! vous avez de la poudre et vous craignez le feu. Parisiens poltrons ; Parisiens lâches ; Parisiens machines à esclavage ! Mille démons ! Quel est l’homme de cœur qui veut venir avec moi et Pitou prendre la Bastille du roi. Je m’appelle Billot, fermier dans l’Île-de-France. En avant !

Billot venait de s’élever au sublime de l’audace.

La foule frémissante et enflammée s’agitait autour de lui en criant : « À la Bastille ! à la Bastille ! »

Sébastien voulut se cramponner à Billot, mais celui-ci le repoussa doucement.

– Enfant, demanda-t-il, quel est le dernier mot de ton père ?

– Travaille ! répondit Sébastien.

– Donc, travaille ici ; nous, nous allons travailler là-bas. Seulement, notre travail à nous s’appelle détruire et tuer.

Le jeune homme ne répondit pas un mot ; il cacha son visage dans ses mains, sans même serrer les doigts d’Ange Pitou qui l’embrassait, et tomba dans des convulsions si violentes, qu’on fut forcé de l’emporter à l’infirmerie du collège.

– À la Bastille ! cria Billot.

– À la Bastille ! cria Pitou.

– À la Bastille ! répéta la foule.

Et l’on s’achemina vers la Bastille.

Chapitre XIII.
Le roi est si bon, la reine est si bonne §

Maintenant, que nos lecteurs nous permettent de les mettre au courant des principaux événements politiques qui s’étaient passés depuis l’époque où, dans notre dernière publication, nous avons abandonné la cour de France.

Ceux qui connaissent l’histoire de cette époque, ou ceux que l’histoire pure et simple effraiera, peuvent passer ce chapitre, le chapitre suivant s’emboîtant juste avec celui qui précède, et celui que nous hasardons ici n’étant qu’à l’usage des esprits exigeants qui veulent se rendre compte de tout.

Depuis un an ou deux, quelque chose d’inouï, d’inconnu, quelque chose venant du passé et allant vers l’avenir, grondait dans l’air.

C’était la Révolution.

Voltaire s’était soulevé un instant dans son agonie, et, accoudé sur son lit de mort, il avait vu luire, jusque dans la nuit où il s’endormait, cette fulgurante aurore.

C’est que la Révolution, comme le Christ, dont elle était la pensée, devait juger les vivants et les morts.

Lorsque Anne d’Autriche arriva à la régence, dit le cardinal de Retz, il n’y eut qu’un mot dans toutes les bouches : La reine est si bonne !

Un jour, le médecin de madame de Pompadour, Quesnay, qui logeait chez elle, voit entrer Louis XV. Un sentiment en dehors du respect le trouble à ce point qu’il tremble et pâlit.

– Qu’avez-vous ? lui demande madame du Hausset.

– J’ai, répond Quesnay, qu’à chaque fois que je vois le roi, je me dis : « Voilà cependant un homme qui peut me faire couper la tête ! »

– Oh ! il n’y a pas de danger, répond madame du Hausset : Le roi est si bon !

C’est avec ces deux phrases : Le roi est si bon ! La reine est si bonne ! qu’on a fait la Révolution française.

Quand Louis XV mourut, la France respira. On était débarrassé, en même temps que du roi, des Pompadour, des du Barry, du Parc-aux-Cerfs.

Les plaisirs de Louis XV coûtaient cher à la nation, ils coûtaient seuls plus de trois millions par an.

Heureusement, on avait un roi jeune, moral, philanthrope, presque philosophe.

Un roi qui, comme l’Émile de Jean-Jacques, avait appris un état, ou plutôt trois états.

Il était serrurier, horloger, mécanicien.

Aussi, effrayé de l’abîme sur lequel il se penche, le roi commence-t-il par refuser toutes les faveurs qu’on lui demande. Les courtisans frémissent. Heureusement une chose les rassure : c’est que ce n’est pas lui qui refuse, c’est Turgot ; c’est que la reine n’est peut-être pas reine encore, et par conséquent ne peut avoir ce soir l’influence qu’elle aura demain.

Enfin, vers 1777, elle acquiert cette influence tant attendue : la reine devient mère ; le roi, qui était déjà si bon roi, si bon époux, va pouvoir être bon père.

Comment rien refuser maintenant à celle qui a donné un héritier à la couronne ?

Et puis, ce n’est pas le tout : le roi est encore bon frère ; on connaît l’anecdote de Beaumarchais sacrifié au comte de Provence : et encore le roi n’aime-t-il pas le comte de Provence qui est un pédant.

Mais, en revanche, il aime fort M. le comte d’Artois, ce type d’esprit, d’élégance et de noblesse française.

Il l’aime tant, que s’il refuse parfois à la reine ce que la reine demande, le comte d’Artois n’a qu’à se joindre à la reine, et le roi n’a plus la force de refuser.

Aussi est-ce le règne des hommes aimables. M. de Calonne, un des hommes les plus aimables du monde, est contrôleur général ; c’est lui qui dit à la reine : » Madame, si c’est possible, c’est fait ; si c’est impossible, cela se fera. »

À partir du jour où cette charmante réponse circule dans les salons de Paris et de Versailles, le livre rouge, que l’on croyait fermé, s’est rouvert.

La reine achète Saint-Cloud.

Le roi achète Rambouillet.

Ce n’est plus le roi qui a des favorites, c’est la reine : Mesdames Diane et Jules de Polignac coûtent aussi cher à la France que la Pompadour et la du Barry.

La reine est si bonne !

On propose une économie sur les gros traitements. Quelques-uns en prennent leur parti. Mais un familier du château refuse obstinément de se laisser réduire ; c’est M. de Coigny : il rencontre le roi dans un corridor, lui fait une scène entre deux portes. Le roi se sauve, et dit en riant le soir :

– En vérité, je crois que si je n’eusse cédé, Coigny m’eût battu.

Le roi est si bon !

Puis, les destinées d’un royaume tiennent parfois à bien peu de chose, à l’éperon d’un page, par exemple.

Louis XV meurt ; qui succédera à M. d’Aiguillon ?

Le roi Louis XVI est pour Machaut. Machaut, c’est un des ministres qui ont soutenu le trône déjà chancelant. Mesdames, c’est à dire les tantes du roi, sont pour M. de Maurepas, qui est si amusant et qui fait de si jolies chansons. Il en a fait à Pontchartrain trois volumes, qu’il appelle ses Mémoires.

Tout ceci est une affaire de steeple-chase. Qui arrivera le premier, du roi et de la reine à Arnouville, ou de Mesdames à Pontchartrain ?

Le roi a le pouvoir entre les mains, les chances sont donc pour lui. Il se hâte d’écrire :

« Partez à l’instant même pour Paris. Je vous attends. »

Il glisse la dépêche dans une enveloppe, et sur l’enveloppe il écrit :

« Monsieur le comte de Machaut, à Arnouville. »

Un page de la grande écurie est appelé, on lui remet le pli royal ; on lui ordonne de partir à franc étrier.

Maintenant que le page est parti, le roi peut recevoir Mesdames.

Mesdames, les mêmes que leur père appelait, comme on l’a vu dans Balsamo, Loque, Chiffe et Graille, trois noms éminemment aristocratiques, Mesdames attendent à la porte opposée à celle par laquelle le page sort, que le page soit sorti.

Une fois le page sorti, Mesdames peuvent entrer.

Elles entrent, supplient le roi en faveur de M. de Maurepas – tout cela est une question de temps – le roi ne veut pas refuser Mesdames. Le roi est si bon !

Il accordera quand le page sera assez loin… pour qu’on ne rattrape pas le page.

Il lutte contre Mesdames, les yeux sur la pendule – une demi-heure lui suffit – la pendule ne le trompera point, c’est la pendule qu’il règle lui même.

Au bout de vingt minutes, il cède :

– Qu’on rattrape le page, dit-il, et tout sera dit !

Mesdames s’élancent ; on montera à cheval, on crèvera un cheval, deux chevaux, dix chevaux, mais on rattrapera le page.

C’est inutile, et l’on ne crèvera rien du tout.

En descendant, le page a accroché une marche et casse son éperon. Le moyen d’aller ventre à terre avec un seul éperon !

D’ailleurs, le chevalier d’Abzac est chef de la grande écurie, et il ne laisserait pas monter un courrier à cheval, lui qui passe l’inspection des courriers, si ce courrier devait partir d’une manière qui ne fît pas honneur à l’écurie royale.

Le page ne partira donc qu’avec les deux éperons.

Il en résulte qu’au lieu de rattraper le page sur la route d’Arnouville – courant à franc étrier – on le rattrapera dans la cour du château.

Il était en selle et prêt à partir dans une tenue irréprochable.

On lui reprend le pli, on laisse le texte qui était aussi bon pour l’un que pour l’autre. Seulement, au lieu d’écrire sur l’adresse : « À monsieur de Machaut, à Arnouville », Mesdames écrivent : « À monsieur le comte de Maurepas, à Pontchartrain. »

L’honneur de l’écurie royale est sauvé, mais la monarchie est perdue.

Avec Maurepas et Calonne, tout va à merveille, l’un chante, l’autre paie ; puis après les courtisans, il y a encore les fermiers généraux, qui font bien aussi leur office.

Louis XIV commença son règne par faire pendre deux fermiers généraux sur l’avis de Colbert ; après quoi il prend La Vallière pour maîtresse et fait bâtir Versailles. La Vallière ne lui coûtait rien.

Mais Versailles, où il voulait la loger, lui coûtait cher.

Puis en 1685, sous prétexte qu’ils sont protestants, on chasse un million d’hommes industrieux de la France.

Aussi, en 1707, sous le grand roi encore, Boisguillebert dit-il en parlant de 1698 :

« Cela allait encore dans ce temps-là ; dans ce temps-là il y avait encore de l’huile dans la lampe. Aujourd’hui tout a pris fin faute de matière. »

Que dira-t-on quatre-vingts ans après, mon Dieu ! quand les du Barry, les Polignac auront passé sur tout cela ! Après avoir fait suer l’eau au peuple, on lui fera suer le sang. Voilà tout.

Et tout cela avec des formes si charmantes !

Autrefois les traitants étaient durs, brutaux et froids comme les portes des prisons dans lesquelles ils jetaient leurs victimes.

Aujourd’hui ce sont des philanthropes ; d’une main ils dépouillent le peuple, c’est vrai ; mais de l’autre ils lui bâtissent des hôpitaux.

Un de mes amis, grand financier, m’a assuré que sur cent vingt millions que rapportait la gabelle, les traitants en gardaient soixante-dix pour eux.

Aussi, dans une réunion où l’on demandait les états de dépenses, un conseiller jouant sur le mot, dit-il : « Ce ne sont pas les états particuliers qu’il faudrait, ce sont les états généraux. »

L’étincelle tomba sur la poudre, la poudre s’enflamma et fit un incendie.

Chacun répéta le mot du conseiller et les états généraux furent appelés à grands cris.

La cour fixa l’ouverture des états généraux au 1er mai 1789.

Le 24 août 1788, M. de Brienne se retira. C’en était encore un qui avait assez lestement mené les finances.

Mais en se retirant, du moins, donna-t-il un assez bon avis : c’était de rappeler Necker.

Necker rentra au ministère, et l’on respira de confiance.

Cependant, la grande question des trois ordres était débattue par toute la France.

Sieyès publiait sa fameuse brochure sur le tiers.

Le Dauphiné, dont les états se réunissaient malgré la cour, décidait que la représentation du tiers serait égale à celle de la noblesse et du clergé.

On refit une assemblée des notables.

Cette assemblée dura trente-deux jours, c’est-à-dire du 6 novembre au 8 décembre 1788.

Cette fois Dieu s’en mêlait. Quand le fouet des rois ne suffit pas, le fouet de Dieu siffle à son tour dans l’air et fait marcher les peuples.

L’hiver vint accompagné de la famine.

La faim et le froid ouvrirent les portes de l’année 1789.

Paris fut rempli de troupes, les rues de patrouilles.

Deux ou trois fois les armes furent chargées devant la foule qui mourait de faim.

Puis, les armes chargées, lorsqu’il fallut s’en servir on ne s’en servit point.

Un matin, le 26 avril, cinq jours avant l’ouverture des états généraux, un nom circule dans cette foule.

Ce nom est accompagné de malédictions d’autant plus lourdes que ce nom est celui d’un ouvrier enrichi.

Réveillon, à ce qu’on assure, Réveillon, le directeur de la fameuse fabrique de papiers du faubourg Saint-Antoine, Réveillon a dit qu’il fallait abaisser à quinze sous les journées des ouvriers.

Ceci, c’était la vérité.

La cour, ajoutait-on, allait le décorer du cordon noir, c’est-à-dire de l’ordre de Saint-Michel.

Ceci, c’était l’absurdité.

Il y a toujours quelque bruit absurde dans les émeutes. Et il est remarquable que c’est surtout par ce bruit-là qu’elles se recrutent, qu’elles s’augmentent, qu’elles se font révolution.

La foule fait un mannequin, le baptise Réveillon, le décore du cordon noir, vient l’allumer devant la porte de Réveillon lui-même, et va achever de le brûler sur la place de l’Hôtel-de-Ville, aux yeux des autorités municipales qui le regardent brûler.

L’impunité enhardit la foule, qui prévient que le lendemain, après avoir fait justice de Réveillon en effigie, elle en ferait justice en réalité.

C’était un cartel dans toutes les règles adressé au pouvoir.

Le pouvoir envoya trente gardes-françaises ; encore ce ne fut pas le pouvoir qui les envoya, ce fut le colonel, M. de Biron.

Ces trente gardes-françaises furent les témoins de ce grand duel qu’ils ne pouvaient empêcher. Ils regardèrent piller la fabrique, jeter les meubles par la fenêtre, briser tout, brûler tout. Au milieu de cette bagarre, cinq cents louis en or furent volés.

On but le vin des caves ; et quand on n’eut plus de vin, on but les couleurs de la fabrique que l’on prenait pour du vin.

Toute la journée du 27 fut occupée par cette vilenie.

On envoya, au secours des trente hommes, quelques compagnies de gardes-françaises, qui d’abord tirèrent à poudre, puis à balles. Aux gardes-françaises vinrent se joindre, vers le soir, les Suisses de M. de Besenval.

Les Suisses ne plaisantent pas en matière de révolution.

Les Suisses oublièrent les balles dans leurs cartouches, et comme les Suisses sont naturellement chasseurs, et bons chasseurs, une vingtaine de pillards restèrent sur le carreau.

Quelques-uns avaient sur eux leur part des cinq cents louis dont nous avons parlé, et qui, du secrétaire de Réveillon, passèrent dans la poche des pillards, et de la poche des pillards dans celle des Suisses.

Besenval avait tout fait, tout pris sous son chapeau, comme on dit.

Le roi ne l’en remercia, ni ne le blâma.

Or, quand le roi ne remercie pas, le roi blâme.

Le parlement ouvrit une enquête.

Le roi la ferma.

Le roi était si bon !

Qui avait mis ainsi le feu au peuple ? Personne ne put le dire.

N’a-t-on pas vu parfois, dans les grandes chaleurs de l’été, des incendies s’allumer sans cause ?

On accusa le duc d’Orléans.

L’accusation était absurde, elle tomba.

Le 29, Paris était parfaitement tranquille, ou du moins paraissait l’être.

Le 4 mai arriva, le roi et la reine se rendirent avec toute la cour à Notre-Dame pour entendre le Veni creator.

On cria beaucoup : « Vive le roi ! » et surtout : « Vive la reine ! »

La reine était si bonne !

Ce fut le dernier jour de paix.

Le lendemain, on criait un peu moins : « Vive la reine ! » et on criait un peu plus : « Vive le duc d’Orléans ! »

Ce cri la blessa fort ; pauvre femme, elle qui détestait le duc au point de dire que c’était un lâche.

Comme s’il y avait jamais eu un lâche dans les d’Orléans, depuis Monsieur, qui gagna la bataille de Cassel, jusqu’au duc de Chartres qui contribua à gagner celle de Jemmapes et de Valmy !

Tant il y a, disons-nous, que la pauvre femme faillit s’évanouir ; on la soutint, comme sa tête penchait. Madame Campan raconte la chose dans ses Mémoires.

Mais cette tête penchée se releva hautaine et dédaigneuse. Ceux qui virent l’expression de cette tête furent guéris à tout jamais de dire : « La reine est si bonne ! »

Il existe trois portraits de la reine ; l’un peint en 1776, l’autre en 1784, et l’autre en 1788.

Je les ai vus tous trois. Voyez-les à votre tour. Si jamais ces trois portraits sont réunis dans une seule galerie, on lira l’histoire de Marie-Antoinette dans ces trois portraits.

Cette réunion des trois ordres, qui devait être un embrassement, fut une déclaration de guerre.

« Trois ordres ! dit Sieyès ; non, trois nations ! »

Le 3 mai, la veille de la messe du Saint-Esprit, le roi reçut les députés à Versailles.

Quelques-uns lui conseillent de substituer la cordialité à l’étiquette.

Le roi ne voulut entendre à rien.

Il reçut le clergé d’abord.

La noblesse ensuite.

Enfin le tiers.

Le tiers avait attendu longtemps.

Le tiers murmura.

Dans les anciennes assemblées, le tiers haranguait à genoux.

Il n’y avait pas moyen de faire agenouiller le président du tiers.

On décida que le tiers ne prononcerait pas de harangue.

À la séance du 5, le roi se couvrit.

La noblesse se couvrit.

Le tiers voulut se couvrir, mais le roi se découvrit alors ; alors il aima mieux tenir son chapeau à la main que de voir le tiers couvert devant lui.

Le mercredi 10 juin, Sieyès entra dans l’Assemblée. Il la vit presque entièrement composée du tiers.

Le clergé et la noblesse s’assemblaient ailleurs.

« Coupons le câble, dit Sieyès ; il est temps. »

Et Sieyès propose de sommer le clergé et la noblesse de comparaître dans une heure pour tout délai. « Faute de comparution, il sera donné défaut contre les absents. »

Une armée allemande et suisse entourait Versailles. Une batterie de canon était braquée sur l’Assemblée.

Sieyès ne vit rien de tout cela. Il vit le peuple qui avait faim.

« Mais le tiers, dit-on à Sieyès, ne peut former à lui seul les états généraux.

– Tant mieux, répondit Sieyès ; il formera l’Assemblée nationale. »

Les absents ne se présentant point, la proposition de Sieyès est adoptée ; le tiers s’appelle l’Assemblée nationale, à la majorité de quatre cents voix.

Le 19 juin, le roi ordonne que la salle où se réunit l’Assemblée nationale sera fermée.

Mais le roi, pour accomplir un pareil coup d’État, a besoin d’un prétexte.

La salle est fermée pour y faire les préparatifs d’une séance royale qui doit avoir lieu le lundi.

Le 20 juin, à sept heures du matin, le président de l’Assemblée nationale apprend qu’on ne se réunira pas ce jour-là.

À huit heures, il se rend à la porte de la salle avec grand nombre de députés.

Les portes sont fermées, et des sentinelles gardent les portes.

La pluie tombe.

On veut enfoncer les portes.

Les sentinelles ont la consigne, et croisent les baïonnettes.

L’un propose de se réunir à la place d’Armes.

L’autre à Marly.

Guillotin propose le Jeu de paume.

Guillotin !

L’étrange chose que ce soit Guillotin, dont le nom, en ajoutant un e à ce nom, sera si célèbre quatre ans plus tard ! Quelle chose étrange que ce soit Guillotin qui propose le Jeu de paume !

Ce Jeu de paume nu, délabré, ouvert aux quatre vents.

C’est la crèche de la sœur du Christ ! C’est le berceau de la Révolution !

Seulement, le Christ était fils d’une femme vierge.

La Révolution était fille d’une nation violée.

À cette grande démonstration, le roi répond par le mot royal : « Veto ! »

M. de Brézé est envoyé aux rebelles pour leur ordonner de se disperser. « Nous sommes ici par la volonté du peuple, dit Mirabeau, et nous n’en sortirons que la baïonnette dans le ventre. »

Et non pas comme on l’a dit : « Que par la force des baïonnettes. » Pourquoi y a-t-il donc toujours derrière un grand homme un petit rhéteur qui gâte les mots, sous prétexte de les arranger ?

Pourquoi ce rhéteur était-il derrière Mirabeau au Jeu de paume ?

Derrière Cambronne à Waterloo ?

On alla rapporter la réponse au roi.

Il se promena quelque temps de l’air d’un homme ennuyé.

– Ils ne veulent pas s’en aller ? dit-il.

– Non, Sire.

– Eh bien ! alors, qu’on les laisse.

Comme on le voit, la royauté pliait déjà sous la main du peuple, et pliait bien bas.

Du 23 juin au 12 juillet, tout sembla assez tranquille, mais tranquille de cette tranquillité lourde et étouffante qui précède l’orage.

C’était le mauvais rêve d’un mauvais sommeil.

Le 11, le roi prend un parti, poussé par la reine, le comte d’Artois, les Polignac, toute la camarilla de Versailles, enfin il renvoie Necker. Le 12, la nouvelle parvint à Paris.

On a vu l’effet qu’elle avait produit. Le 13 au soir, Billot arrivait pour voir brûler les barrières.

Le 13 au soir, Paris se défendait ; le 14 au matin, Paris était prêt à attaquer.

Le 14 au matin, Billot criait : « À la Bastille ! » et trois mille hommes, après Billot, répétaient le même cri, qui allait devenir celui de toute la population parisienne.

C’est qu’il existait un monument qui, depuis près de cinq siècles, pesait à la poitrine de la France – comme le rocher infernal aux épaules de Sisyphe.

Seulement, moins confiante que le Titan dans ses forces, la France n’avait jamais essayé de le soulever.

Ce monument, cachet de la féodalité imprimé sur le front de Paris, c’était la Bastille.

Le roi était trop bon, comme disait madame du Hausset, pour faire couper une tête.

Mais le roi mettait à la Bastille.

Une fois qu’on était à la Bastille, par ordre du roi, un homme était oublié, séquestré, enterré, anéanti.

Il y restait jusqu’à ce que le roi se souvînt de lui, et les rois ont tant de choses nouvelles auxquelles il faut qu’ils pensent, qu’ils oublient souvent de penser aux vieilles choses.

D’ailleurs, il n’y avait pas en France qu’une seule bastille ; il y avait vingt bastilles, que l’on appelait le For-l’Évêque, Saint-Lazare, le Châtelet, la Conciergerie, Vincennes, le château de la Roche, le château d’If, les îles Sainte-Marguerite, Pignerol, etc…

Seulement, la forteresse de la porte Saint-Antoine s’appelait la Bastille, comme Rome s’appelait la Ville.

C’était la bastille par excellence. Elle valait à elle seule toutes les autres.

Pendant près d’un siècle le gouvernement de la Bastille était demeuré dans une seule et même famille.

L’aïeul de ces élus fut M. de Châteauneuf. Son fils La Vrillière lui succéda. Enfin, à son fils La Vrillière succéda son petit-fils Saint-Florentin. La dynastie s’était éteinte en 1777.

Pendant ce triple règne, qui s’écoula en grande partie sous le règne de Louis XV, nul ne peut dire la quantité de lettres de cachet qui furent signées. Saint-Florentin en signa à lui seul plus de cinquante mille.

C’était un grand revenu que les lettres de cachet.

On en vendait aux pères qui voulaient se débarrasser de leurs fils.

On en vendait aux femmes qui voulaient se débarrasser de leurs maris.

Plus les femmes étaient jolies, moins les lettres de cachet coûtaient cher.

C’étaient alors entre elles et le ministre un échange de bons procédés, voilà tout.

Depuis la fin du règne de Louis XIV, toutes les prisons d’État, et surtout la Bastille, étaient aux mains des jésuites.

On se rappelle les principaux, parmi les prisonniers : le Masque de Fer, Lauzun, Latude.

Les jésuites étaient confesseurs ; ils confessaient les prisonniers, pour plus grande sûreté.

Pour plus grande sûreté encore, les prisonniers morts étaient enterrés sous de faux noms.

Le Masque de Fer, on se le rappelle, fut enterré sous le nom de Marchialy.

Il était resté quarante-cinq ans en prison.

Lauzun y resta quatorze ans.

Latude, trente-cinq ans.

Mais au moins le Masque de Fer et Lauzun avaient commis de grands crimes, eux.

Le Masque de Fer, frère ou non de Louis XIV, ressemblait à Louis XIV de façon à s’y tromper.

C’est bien imprudent que d’oser ressembler à un roi.

Lauzun avait failli épouser ou même avait épousé la grande Mademoiselle.

C’est bien imprudent d’oser épouser la nièce du roi Louis XIII, la petite-fille du roi Henri IV.

Mais Latude, pauvre diable ! qu’avait-il fait ?

Il avait osé devenir amoureux de mademoiselle Poisson, dame de Pompadour, maîtresse du roi.

Il lui avait écrit un billet.

Ce billet, qu’une honnête femme eût renvoyé à celui qui l’avait écrit, est renvoyé par madame de Pompadour à M. de Sartine.

Et Latude arrêté, fugitif, pris et repris, reste trente ans sous les verrous de la Bastille, de Vincennes et de Bicêtre.

Ce n’était donc pas pour rien que la Bastille était haïe.

Le peuple la haïssait comme une chose vivante ; il en avait fait une de ces Tarasques gigantesques, une de ces bêtes du Gévaudan qui dévorent impitoyablement les hommes.

Aussi l’on comprend la douleur du pauvre Sébastien Gilbert lorsqu’il sut que son père était à la Bastille.

Aussi l’on comprend cette conviction de Billot, que le docteur ne sortirait plus de prison si l’on ne l’en tirait de force.

Aussi l’on comprit l’élan frénétique du peuple, lorsque Billot cria : « À la Bastille ! »

Seulement, c’était une chose insensée, comme l’avaient dit les soldats, que cette idée que l’on pouvait prendre la Bastille.

La Bastille avait des vivres, une garnison, de l’artillerie.

La Bastille avait des murs de quinze pieds à son faîte, de quarante pieds à sa base.

La Bastille avait un gouverneur qu’on appelait M. de Launay, qui avait fait mettre trente milliers de poudre dans ses caves, et qui avait promis, en cas de coup de main, de faire sauter la Bastille, et avec elle la moitié du faubourg Saint-Antoine.

Chapitre XIV.
Les trois pouvoirs de la France §

Billot marchait toujours, mais ce n’était plus lui qui criait. La foule, éprise de son air martial, reconnaissant dans cet homme un des siens, la foule, commentant ses paroles et son action, le suivait toujours grossissant comme le flot de la marée montante.

Derrière Billot, lorsqu’il déboucha sur le quai Saint-Michel, il y avait plus de trois mille hommes armés de coutelas, de haches, de piques et de fusils.

Tout le monde criait : « À la Bastille ! à la Bastille ! »

Billot s’isola en lui-même. Les réflexions que nous avons faites à la fin du chapitre précédent, il les fit à son tour, et, peu à peu, toute la vapeur de son exaltation fiévreuse tomba.

Alors il vit clair dans son esprit.

L’entreprise était sublime, mais insensée. C’était facile à comprendre d’après les physionomies effarées et ironiques sur lesquelles se reflétait l’impression de ce cri : « À la Bastille ! »

Mais il n’en fut que mieux affermi dans sa résolution.

Seulement, il comprit qu’il répondait à des mères, à des femmes, à des enfants, de la vie de tous ces hommes qui le suivaient, et il voulut prendre toutes les précautions possibles.

Billot commença donc par conduire tout son monde sur la place de l’Hôtel-de-Ville.

Là, il nomma un lieutenant et des officiers – des chiens pour contenir le troupeau.

« Voyons, pensa Billot, il y a un pouvoir en France, il y en a même deux, il y en a même trois. Consultons. »

Il entra donc à l’Hôtel de Ville en demandant quel était le chef de la municipalité.

On lui répondit que c’était le prévôt des marchands, M. de Flesselles.

– Ah ! ah ! fit-il d’un air peu satisfait, M. de Flesselles, un noble, c’est-à-dire un ennemi du peuple.

– Mais non, lui répondit-on, un homme d’esprit.

Billot monta l’escalier de l’Hôtel de Ville.

Dans l’antichambre il rencontra un huissier.

– Je veux parler à M. de Flesselles, dit Billot, s’apercevant que l’huissier s’approchait de lui pour lui demander ce qu’il désirait.

– Impossible ! répondit l’huissier ; il s’occupe à compléter les cadres d’une milice bourgeoise que la Ville organise en ce moment.

– Cela tombe à merveille, dit Billot ; moi aussi j’organise une milice, et comme j’ai déjà trois mille hommes enrégimentés, je vaux M. de Flesselles, qui n’a pas un soldat sur pied. Faites-moi donc parler à M. de Flesselles, et cela à l’instant même. Oh ! regardez par la fenêtre, si vous voulez.

L’huissier jetait en effet un coup d’œil rapide sur les quais, et il avait aperçu les hommes de Billot. Il se hâta donc d’aller prévenir le prévôt des marchands, auquel il montra, comme apostille à son message, les trois mille hommes en question.

Cela inspira au prévôt une sorte de respect pour celui qui voulait lui parler ; il sortit du conseil, et vint dans l’antichambre, cherchant des yeux.

Il aperçut Billot, le devina, et sourit.

– C’est vous qui me demandez ? dit-il.

– Vous êtes monsieur de Flesselles, prévôt des marchands ? répliqua Billot.

– Oui, monsieur. Qu’y a-t-il pour votre service ? Hâtez-vous seulement, car j’ai la tête fort occupée.

– Monsieur le prévôt, demanda Billot, combien y a-t-il de pouvoirs en France ?

– Dame ! c’est selon comme vous l’entendez, mon cher monsieur, répondit Flesselles.

– Dites comme vous l’entendez vous-même.

– Si vous consultez M. Bailly, il vous dira qu’il n’y en a qu’un : l’Assemblée nationale ; si vous consultez M. de Dreux-Brézé, il vous dira qu’il n’y en a qu’un : le roi.

– Et vous, monsieur le prévôt, entre ces deux opinions, quelle est la vôtre ?

– Mon opinion, à moi, est aussi qu’en ce moment surtout il n’y en a qu’un.

– L’Assemblée, ou le roi ? demanda Billot.

– Ni l’un ni l’autre : la nation, répondit Flesselles en chiffonnant son jabot.

– Ah ! ah ! la nation ! fit le fermier.

– Oui, c’est-à-dire ces messieurs qui attendent en bas sur la place avec des couteaux et des broches ; la nation, c’est-à-dire pour moi tout le monde.

– Vous pourriez bien avoir raison, monsieur de Flesselles, répondit Billot, et ce n’est pas à tort que l’on me disait que vous étiez un homme d’esprit.

Flesselles s’inclina.

– Auquel de ces trois pouvoirs comptez-vous en appeler, monsieur ? demanda Flesselles.

– Ma foi ! dit Billot, je crois que le plus simple, quand on a quelque chose à demander d’important, c’est de s’adresser au bon Dieu, et non pas à ses saints.

– Ce qui veut dire que vous allez vous adresser au roi ?

– J’en ai envie.

– Et serait-ce indiscret de savoir ce que vous comptez demander au roi ?

– La liberté du docteur Gilbert, qui est à la Bastille.

– Le docteur Gilbert ? demanda insolemment Flesselles. N’est-ce pas un faiseur de brochures ?

– Dites un philosophe, monsieur.

– C’est tout un, mon cher monsieur Billot. Je crois que vous avez peu de chances d’obtenir une pareille chose du roi.

– Et pourquoi ?

– D’abord, parce que si le roi a fait mettre le docteur Gilbert à la Bastille, c’est qu’il a ses raisons pour cela.

– C’est bien ! dit Billot, il me donnera ses raisons, et je lui donnerai les miennes.

– Mon cher monsieur Billot, le roi est fort occupé, et ne vous recevra pas.

– Oh ! s’il ne me reçoit pas, je trouverai un moyen d’entrer sans sa permission.

– Alors, une fois entré, vous rencontrerez M. de Dreux-Brézé, qui vous fera jeter à la porte.

– Qui me fera jeter à la porte !

– Oui, il a bien voulu le faire pour l’Assemblée en masse ; il est vrai qu’il n’a pas réussi, mais raison de plus pour qu’il rage et qu’il prenne sa revanche sur vous.

– C’est bien ; alors je m’adresserai à l’Assemblée.

– Le chemin de Versailles est coupé.

– J’irai avec mes trois mille hommes.

– Prenez garde, mon cher monsieur, vous trouverez sur la route quatre ou cinq mille Suisses et deux ou trois mille Autrichiens qui ne feront qu’une bouchée de vous et de vos trois mille hommes ; en un clin d’œil vous serez avalés.

– Ah diable ! que dois-je faire alors ?

– Faites ce que vous voudrez ; mais rendez-moi le service d’emmener vos trois mille hommes, qui battent le pavé avec leurs hallebardes, et qui fument. Il y a sept ou huit milliers de poudre dans nos caves, et une étincelle peut nous faire sauter.

– En ce cas, je réfléchis, dit Billot, je ne m’adresserai ni au roi ni à l’Assemblée nationale, je m’adresserai à la nation, et nous prendrons la Bastille.

– Et avec quoi ?

– Avec les huit milliers de poudre que vous allez me donner, monsieur le prévôt.

– Ah ! vraiment ? dit Flesselles d’un ton goguenard.

– C’est comme cela. Monsieur, les clefs des caves, s’il vous plaît.

– Hein ! Plaisantez-vous ? fit le prévôt.

– Non, monsieur, je ne plaisante pas, dit Billot.

Et saisissant Flesselles des deux mains au collet de son habit :

– Les clefs, dit-il, ou j’appelle mes hommes.

Flesselles devint pâle comme la mort. Ses lèvres et ses dents se serrèrent convulsivement, mais sans que sa voix subît la moindre altération, sans qu’il quittât le ton ironique qu’il avait pris.

– Au fait ! monsieur, dit-il, vous me rendrez un grand service en me débarrassant de cette poudre. Je vais donc vous en faire remettre les clefs comme vous le désirez. Seulement, n’oubliez pas que je suis votre premier magistrat, et que si vous aviez le malheur de me faire devant du monde ce que vous venez de me faire seul à seul, une heure après vous seriez pendu par les gardes de la ville. Vous persistez à vouloir cette poudre ?

– Je persiste, répondit Billot.

– Et vous la distribuerez vous-même ?

– Moi-même.

– Quand cela ?

– À l’instant.

– Pardon, entendons-nous ; j’ai affaire ici pour un quart d’heure, encore, et j’aime autant, si cela vous est indifférent, que la distribution ne commence que lorsque je serai parti. On m’a prédit que je mourrais de mort violente, mais j’ai une énorme répugnance à sauter en l’air, je l’avoue.

– Soit ; dans un quart d’heure. Mais, à mon tour, une prière.

– Laquelle ?

– Approchons-nous tous deux de cette fenêtre.

– À quel propos ?

– Je veux vous rendre populaire.

– Grand merci ; et de quelle façon ?

– Vous allez voir.

Billot conduisit le prévôt à la fenêtre.

– Amis, dit-il, vous voulez toujours prendre la Bastille, n’est-ce pas ?

– Oui, oui, oui ! crièrent trois ou quatre mille voix.

– Mais il vous manque de la poudre, n’est-ce pas ?

– Oui ! De la poudre ! de la poudre !

– Eh bien ! voici M. le prévôt des marchands qui veut bien nous donner celle qui est dans les caves de l’Hôtel de Ville. Remerciez-le, mes amis.

– Vive monsieur le prévôt des marchands ! vive monsieur de Flesselles ! hurla toute la foule.

– Merci ! merci pour moi, merci pour lui !

– Maintenant, monsieur, dit Billot, je n’ai plus besoin de vous prendre au collet, ni seul à seul, ni devant tout le monde ; car si vous ne me donnez pas la poudre, la nation, comme vous l’appelez, la nation vous mettra en pièces.

– Voici les clefs, monsieur, dit le prévôt ; vous avez une manière de demander qui n’admet pas les refus.

– En ce cas, vous m’encouragez, dit Billot, qui paraissait mûrir un nouveau projet.

– Ah ! diable ! auriez-vous encore quelque chose à me demander ?

– Oui. Connaissez-vous le gouverneur de la Bastille ?

– M. de Launay ?

– Je ne sais pas comment il s’appelle.

– Il s’appelle M. de Launay.

– Soit. Connaissez-vous M. de Launay ?

– C’est un de mes amis.

– En ce cas, vous devez désirer qu’il ne lui arrive pas malheur.

– Je le désire, en effet.

– Eh bien ! un moyen qu’il ne lui arrive pas malheur, c’est qu’il me rende la Bastille, ou tout au moins le docteur.

– Vous n’espérez pas que j’aurai l’influence de l’amener à vous rendre ou son prisonnier, ou sa forteresse, n’est-ce pas ?

– Cela me regarde ; je ne vous demande qu’une introduction auprès de lui.

– Mon cher monsieur Billot, je vous préviens que si vous entrez à la Bastille, vous y entrerez seul.

– Très bien !

– Je vous préviens, en outre, qu’en y entrant seul vous n’en sortirez peut-être pas.

– À merveille !

– Je vais vous donner votre laissez-passer pour la Bastille.

– J’attends.

– Mais à une condition encore.

– Laquelle ?

– C’est que vous ne viendrez pas me demander demain un laissez-passer pour la lune. Je vous préviens que je ne connais personne dans ce monde-là.

– Flesselles ! Flesselles ! dit une voix sourde et grondante derrière le prévôt des marchands, si tu continues d’avoir deux visages, un qui rit aux aristocrates, et l’autre qui sourit au peuple, tu te seras peut-être, d’ici à demain, signé à toi-même un laissez-passer pour un monde dont nul ne revient.

Le prévôt se retourna frissonnant.

– Qui parle ainsi ? dit-il.

– Moi, Marat.

– Marat le philosophe ! Marat le médecin ! dit Billot.

– Oui, répondit la même voix.

– Oui, Marat le philosophe, Marat le médecin, dit Flesselles ; lequel, en cette dernière qualité, devrait bien se charger de guérir les fous. Ce qui serait pour lui un moyen d’avoir aujourd’hui bon nombre de pratiques.

– Monsieur de Flesselles, répondit le funèbre interlocuteur, ce brave citoyen vous demande un laissez-passer pour M. de Launay. Je vous ferai observer que non seulement il vous attend, mais encore que trois mille hommes l’attendent.

– C’est bien, monsieur, il va l’avoir.

Flesselles s’approcha d’une table, passa une main sur son front, et de l’autre, saisissant la plume, il écrivit rapidement quelques lignes.

– Voici votre laissez-passer, dit-il en présentant le papier à Billot.

– Lisez, dit Marat.

– Je ne sais pas lire, dit Billot.

– Eh bien ! donnez ; je lirai, moi.

Billot passa le papier à Marat.

Le laissez-passer était conçu en ces termes :

« Monsieur le gouverneur,

« Nous, prévôt des marchands de la Ville de Paris, nous vous envoyons M. Billot, à l’effet de se concerter avec vous sur les intérêts de ladite ville.

« 14 juillet 1789

« De Flesselles »

– Bon ! dit Billot, donnez.

– Vous trouvez ce laissez-passer bon ainsi ? dit Marat.

– Sans doute.

– Attendez ; M. le prévôt va y ajouter un post-scriptum qui le rendra meilleur.

Et il s’approcha de Flesselles qui était resté debout, le poing appuyé sur la table, et qui regardait d’un air dédaigneux, et les deux hommes auxquels il avait particulièrement affaire, et un troisième à moitié nu qui venait d’apparaître debout à la porte, appuyé sur un mousqueton.

Ce troisième, c’était Pitou qui avait suivi Billot, et qui se tenait prêt à obéir aux ordres du fermier, quels qu’ils fussent.

– Monsieur, dit Marat à Flesselles, ce post-scriptum, que vous allez ajouter et qui rendra le laissez-passer meilleur, le voici.

– Dites, monsieur Marat.

Marat posa le papier sur la table, et indiquant du doigt la place où le prévôt devait tracer le post-scriptum demandé :

– Le citoyen Billot, dit-il, ayant caractère de parlementaire, je remets sa vie à votre honneur.

Flesselles regarda Marat en homme qui avait meilleure envie d’écraser cette plate figure d’un coup de poing, que de faire ce qu’elle demandait.

– Hésiteriez-vous, monsieur ? demanda Marat.

– Non, fit Flesselles, car au bout du compte vous ne demandez qu’une chose juste.

Et il écrivit le post-scriptum demandé.

– Cependant, messieurs, dit-il, notez bien ceci, c’est que je ne réponds pas de la sûreté de M. Billot.

– Et moi, j’en réponds, dit Marat, lui tirant le papier des mains ; car votre liberté est là pour garantir sa liberté, votre tête pour garantir sa tête. Tenez, brave Billot, dit Marat, voici votre laissez-passer.

– Labrie ! cria M. de Flesselles ; Labrie !

Un laquais en grande livrée entra.

– Mon carrosse ! dit-il.

– Il attend monsieur le prévôt dans la cour.

– Descendons, dit le prévôt. Vous ne désirez rien autre chose, messieurs ?

– Non, répondirent à la fois Billot et Marat.

– Faut-il laisser passer ? demanda Pitou.

– Mon ami, dit Flesselles, je vous ferai observer que vous êtes un peu trop indécemment vêtu pour monter la garde à la porte de ma chambre. Si vous tenez à y rester, mettez au moins votre giberne par devant, et appuyez-vous le derrière à la muraille.

– Faut-il laisser passer ? répéta Pitou, en regardant M. de Flesselles d’un air qui indiquait qu’il goûtait médiocrement la plaisanterie dont il venait d’être l’objet.

– Oui, dit Billot.

Pitou se rangea.

– Peut-être avez-vous tort de laisser aller cet homme, dit Marat ; c’était un excellent otage à conserver ; mais en tout cas, quelque part qu’il soit, soyez tranquille, je le retrouverai.

– Labrie, dit le prévôt des marchands en montant dans son carrosse, on va distribuer de la poudre ici. Si l’Hôtel de Ville sautait, par hasard, je ne veux point d’éclaboussures ; hors de portée, Labrie, hors de portée.

La voiture roula sous la voûte et apparut sur la place, où grondaient quatre ou cinq mille personnes.

Flesselles craignait qu’on interprétât mal son départ, qui pouvait tout aussi bien être une fuite.

Il sortit à mi-corps par la portière.

– À l’Assemblée nationale ! cria-t-il au cocher.

Ce qui lui valut de la part de la foule une salve colossale d’applaudissements.

Marat et Billot étaient sur le balcon et avaient entendu les derniers mots de Flesselles.

– Ma tête contre la sienne, dit Marat, qu’il ne va pas à l’Assemblée nationale, mais chez le roi.

– Faut-il le faire arrêter ? dit Billot.

– Non, dit Marat avec son hideux sourire. Soyez tranquille, si vite qu’il aille, nous irons encore plus vite que lui. Et, maintenant, aux poudres !

– Oui, aux poudres ! dit Billot.

Et tous deux descendirent, suivis par Pitou.

Chapitre XV.
M. de Launay, gouverneur de la Bastille §

Comme l’avait dit M. de Flesselles, il y avait huit milliers de poudre dans les caves de l’Hôtel de Ville.

Marat et Billot entrèrent dans la première cave avec une lanterne, qu’ils suspendirent au plafond.

Pitou monta la garde à la porte.

La poudre était dans des barils contenant vingt livres à peu près chacun. On établit des hommes sur l’escalier. Ces hommes firent la chaîne, et l’on commença le transport des barils.

Il y eut d’abord un moment de confusion. On ne savait pas s’il y aurait de la poudre pour tout le monde, et chacun se précipitait pour en prendre sa part. Mais les chefs nommés par Billot parvinrent à se faire écouter, et la distribution se fit avec une espèce d’ordre.

Chaque citoyen reçut une demi-livre de poudre, trente ou quarante coups à tirer à peu près.

Mais quand chacun eut la poudre, on s’aperçut que les fusils manquaient : à peine cinq cents hommes étaient-ils armés.

Pendant que la distribution continuait, une partie de cette population furieuse qui demandait des armes monta dans la chambre où les électeurs tenaient leurs séances. Ils étaient en train d’organiser cette garde nationale dont l’huissier avait dit un mot à Billot. On venait de décréter que cette milice serait de quarante-huit mille hommes. Cette milice n’existait encore que dans le décret, et déjà l’on disputait pour en nommer le général.

Ce fut au milieu de cette discussion que le peuple envahit l’Hôtel de Ville. Il s’était organisé tout seul. Il demandait à marcher. Il ne lui manquait que des armes.

En ce moment, on entendit le bruit d’une voiture qui rentrait. C’était le prévôt des marchands, que l’on n’avait pas voulu laisser passer, quoiqu’il eût montré l’ordre du roi qui le mandait à Versailles, et que l’on ramenait de force à l’Hôtel de Ville.

– Des armes ! des armes ! criait-on de toutes parts quand on l’aperçut.

– Des armes, dit-il, je n’en ai pas, mais il doit y en avoir à l’Arsenal.

– À l’Arsenal ! à l’Arsenal ! cria la foule.

Et cinq ou six mille hommes se ruèrent sur le quai de la Grève.

L’Arsenal était vide.

Ils revinrent vociférant à l’Hôtel de Ville.

Le prévôt n’avait point d’armes, ou plutôt ne voulait pas en donner. Pressé par le peuple, il eut l’idée de les envoyer aux Chartreux.

Les Chartreux ouvrirent leurs portes ; on fouilla partout ; on ne trouva pas un pistolet de poche.

Pendant ce temps Flesselles, apprenant que Billot et Marat étaient encore dans les caves de l’Hôtel de Ville et faisaient leur distribution de poudre, Flesselles proposa d’envoyer une députation d’électeurs à de Launay, pour lui proposer de faire disparaître ses canons.

Ce qui, la veille, avait le plus cruellement fait hurler la foule, c’était ces canons qui allongeaient leur cou à travers les créneaux. Flesselles espérait qu’en les faisant disparaître, le peuple se contenterait de cette concession et se retirerait satisfait.

La députation venait de partir quand le peuple revint furieux.

Aux cris qu’il poussait, Billot et Marat montèrent jusque dans la cour.

Flesselles, d’un balcon inférieur, essayait de calmer le peuple. Il proposait un décret qui autorisât les districts à faire forger cinquante mille piques.

Le peuple était prêt d’accepter.

– Décidément cet homme trahit, dit Marat.

Puis, se retournant vers Billot :

– Allez faire à la Bastille ce que vous avez à y faire, dit-il. Dans une heure, je vous y enverrai vingt mille hommes avec chacun un fusil.

Billot avait du premier coup pris grande confiance dans cet homme, dont le nom était si populaire qu’il était arrivé jusqu’à lui. Il ne lui demanda pas même comment il comptait se les procurer. Un abbé se trouvait là, partageant l’enthousiasme général, criant, comme tout le monde : « À la Bastille ! » Billot n’aimait pas les abbés ; mais celui-ci lui plut. Il le chargea de continuer la distribution, le brave abbé accepta.

Alors, Marat monta sur une borne. Il se faisait un tumulte effroyable.

– Silence, dit-il, je suis Marat, et je veux parler.

Chacun se tut comme par magie, et tous les yeux se tournèrent vers l’orateur.

– Vous voulez des armes ? dit-il.

– Oui ! oui ! répondirent des milliers de voix.

– Pour prendre la Bastille ?

– Oui ! oui ! oui !

– Eh bien ! venez avec moi, et vous en aurez.

– Où cela ?

– Aux Invalides, il y a vingt-cinq mille fusils aux Invalides !

– Aux Invalides ! aux Invalides ! aux Invalides ! crièrent toutes les voix.

– Maintenant, dit Marat à Billot qui venait d’appeler Pitou, vous allez à la Bastille ?

– Oui.

– Attendez. Il se peut qu’avant l’arrivée de mes hommes, vous ayez besoin d’aide.

– En effet, dit Billot ; c’est possible.

Marat déchira une feuille dans un petit carnet, et écrivit cinq mots au crayon :

« De la part de Marat. »

Puis il traça un signe sur le papier.

– Eh bien ! demanda Billot, que voulez-vous que je fasse de ce billet, puisqu’il n’y a ni le nom, ni l’adresse de celui auquel je dois le remettre ?

– Quant à l’adresse, celui à qui je vous recommande n’en a pas ; quant à son nom, il est bien connu. Demandez au premier ouvrier que vous rencontrerez : « Gonchon, le Mirabeau du peuple ? »

– Gonchon, tu te rappelleras ce nom-la, Pitou.

– Gonchon ou Gonchonius, dit Pitou, je me le rappellerai.

– Aux Invalides ! aux Invalides ! hurlaient les voix avec une férocité croissante.

– Allons, va, dit Marat à Billot, et que le génie de la liberté marche devant toi !

– Aux Invalides ! cria à son tour Marat.

Et il descendit le quai de Grève, suivi de plus de vingt mille hommes.

Billot, de son côté, en entraîna cinq ou six cents à sa suite. C’étaient ceux qui étaient armés.

Au moment où l’un allait descendre le cours de la rivière, où l’autre allait remonter vers le boulevard, le prévôt des marchands se mit à une fenêtre.

– Mes amis, dit-il, pourquoi donc vois-je à vos chapeaux la cocarde verte ?

C’était la feuille de tilleul de Camille Desmoulins, que beaucoup avaient arborée en la voyant arborer aux autres, mais sans même savoir ce qu’ils faisaient.

– Espérance ! espérance ! crièrent quelques voix.

– Oui ; mais la couleur de l’Espérance est en même temps celle du comte d’Artois. Voulez-vous avoir l’air de porter la livrée d’un prince ?

– Non, non, crièrent en chœur toutes les voix, et celle de Billot par-dessus toutes.

– Eh bien ! alors, changez cette cocarde, et, si vous voulez porter une livrée, que ce soit au moins celle de la ville de Paris, notre mère à tous – bleu et rouge, amis, bleu et rouge.

– Oui ! oui ! crièrent toutes les voix ; oui ! bleu et rouge.

À ces mots, chacun foule aux pieds sa cocarde verte ; chacun demande des rubans ; comme par enchantement, alors, les fenêtres s’ouvrent, et les rubans rouges et bleus pleuvent à flots.

Mais ce qui tombe de rubans suffit à peine à mille personnes.

Aussitôt, les tabliers, les robes de soie, les écharpes, les rideaux sont déchirés, lacérés, mis en lambeaux ; leurs fragments se façonnent en nœuds, en rosettes, en écharpes. Chacun en prend sa part.

Après quoi la petite armée de Billot se remit en route.

En route, elle se recruta : toutes les artères du faubourg Saint-Antoine lui envoyèrent, chemin faisant, ce qu’elles avaient de plus chaud et de plus vif en sang populaire.

On parvint en assez bon ordre à la hauteur de la rue Lesdiguières, où déjà une masse de curieux, les uns timides, les autres calmes, les autres insolents, regardaient les tours de la Bastille dévorées par un ardent soleil.

L’arrivée des tambours populaires par le faubourg Saint-Antoine, l’arrivée d’une centaine de gardes-françaises par le boulevard, l’arrivée de Billot et de sa troupe, qui pouvait se composer de mille à douze cents hommes changèrent à l’instant même le caractère et l’aspect de la foule : les timides s’enhardirent, les calmes s’exaltèrent, les insolents commencèrent à menacer.

– À bas les canons ! à bas les canons ! criaient vingt mille voix en menaçant du poing les grosses pièces qui allongeaient leurs cous de cuivre à travers les embrasures des plates-formes.

Juste en ce moment, comme si le gouverneur de la forteresse obéissait aux injonctions de la foule, les artilleurs s’approchèrent des pièces, et les canons reculèrent jusqu’à ce qu’ils fussent disparus tout à fait.

La foule battit des mains ; elle était donc une puissance, puisque l’on cédait à ses menaces.

Cependant les sentinelles continuaient à se promener sur les plates-formes. Un Invalide croisait un Suisse.

Après avoir crié : « À bas les canons ! » on cria : « À bas les Suisses ! » C’était la continuation du cri de la veille : « À bas les Allemands ! »

Mais les Suisses n’en continuèrent pas moins de croiser les Invalides.

Un de ceux qui criaient : « À bas les Suisses ! » s’impatienta ; il avait un fusil à la main ; il dirigea le canon de son arme vers la sentinelle et fit feu.

La balle alla mordre la muraille grise de la Bastille, à un pied au-dessous du couronnement de la tour, juste en face de l’endroit où passait la sentinelle. La morsure apparut comme un point blanc, mais la sentinelle ne s’arrêta même pas, ne détourna même pas la tête.

Une grande rumeur se fit autour de cet homme, qui venait de donner le signal d’une attaque inouïe, insensée. Il y avait plus d’effroi encore que de rage dans cette rumeur.

Beaucoup ne comprenaient point que ce ne fût pas un crime punissable de mort que de tirer un coup de fusil sur la Bastille.

Billot regardait cette masse verdâtre, pareille à ces monstres fabuleux que l’antiquité nous montre couverts d’écailles. Il comptait les embrasures où les canons pouvaient d’un moment à l’autre reprendre leurs places ; il comptait les fusils de rempart ouvrant leur œil sinistre pour regarder à travers les meurtrières.

Et Billot secouait la tête en se rappelant les paroles de Flesselles.

– Nous n’y arriverons jamais, murmura-t-il.

– Et pourquoi n’y arriverons-nous jamais ? dit une voix auprès de lui.

Billot se retourna et vit un homme à mine farouche, vêtu de haillons, et faisant étinceler ses yeux comme deux étoiles.

– Parce qu’il me parait impossible de prendre une pareille masse par la force.

– La prise de la Bastille, dit l’homme, n’est point un fait de guerre, c’est un acte de foi : crois, et tu réussiras.

– Patience, dit Billot en cherchant son laissez-passer dans sa poche ; patience !

L’homme se trompa à son intention.

– Patience ! lui dit-il. Oui, je comprends, tu es gras, toi ; tu as l’air d’un fermier.

– Et j’en suis un, en effet, dit Billot.

– Alors je comprends que tu dises patience : tu as toujours été bien nourri ; mais regarde un peu derrière toi tous ces spectres qui nous environnent ; vois leurs veines arides, compte leurs os à travers les trous de leurs habits, et demande-leur, à eux, s’ils comprennent le mot patience.

– En voilà un qui parle très bien, fit Pitou ; mais il me fait peur.

– Il ne me fait pas peur à moi, dit Billot.

Et se retournant vers l’homme :

– Oui, patience, dit-il ; mais un quart d’heure encore, voilà tout.

– Ah ! ah ! fit l’homme en souriant ; un quart d’heure ! en effet, ce n’est pas trop ; et que feras-tu d’ici un quart d’heure ?

– D’ici un quart d’heure, j’aurai visité la Bastille ; je saurai le chiffre de sa garnison, je saurai les intentions de son gouverneur, je saurai enfin par où l’on y entre.

– Oui, si tu sais par où l’on en sort.

– Eh bien ! si je n’en sors pas, un homme viendra m’en faire sortir.

– Et quel est cet homme ?

– Gonchon, le Mirabeau du peuple.

L’homme tressaillit ; ses yeux lancèrent deux flammes.

– Le connais-tu ? demanda-t-il.

– Non.

– Eh bien ! alors.

– Eh bien ! je vais le connaître ; car on m’a dit que la première personne à laquelle je m’adresserais, sur la place de la Bastille, me conduirait à lui. Tu es sur la place de la Bastille, conduis-moi à lui.

– Que lui veux-tu ?

– Remettre ce papier.

– De qui est-il ?

– De Marat, le médecin.

– De Marat ! Tu connais Marat ! s’écria l’homme.

– Je le quitte.

– Où cela ?

– À l’Hôtel de Ville.

– Que fait-il ?

– Il est allé armer vingt mille hommes aux Invalides.

– En ce cas, donne-moi ce papier. Je suis Gonchon.

Billot recula d’un pas.

– Tu es Gonchon ? demanda-t-il.

– Amis, dit l’homme en haillons, en voilà un qui ne me connaît pas, et qui demande si c’est bien vrai que je suis Gonchon.

La foule éclata de rire ; il semblait à tous ces hommes qu’il était impossible que l’on ne connût pas son orateur favori.

– Vive Gonchon ! crièrent deux ou trois mille voix.

– Tenez, dit Billot, en lui présentant le papier.

– Amis, dit Gonchon, après avoir lu, et il frappa sur l’épaule de Billot ; c’est un frère ; Marat me le recommande. On peut donc compter sur lui. Comment t’appelles-tu ?

– Je m’appelle Billot.

– Et moi, dit Gonchon, je m’appelle Hache ; et, à nous deux, j’espère que nous allons faire quelque chose.

La foule sourit au sanglant jeu de mot.

– Oui, oui, nous allons faire quelque chose, dit-elle.

– Eh bien ! qu’allons-nous faire ? demandèrent quelques voix.

– Eh ! pardieu ! dit Gonchon, nous allons prendre la Bastille.

– À la bonne heure ! dit Billot, voilà qui s’appelle parler. Écoute, brave Gonchon, de combien d’hommes disposes-tu ?

– De trente mille hommes à peu près.

– Trente mille hommes dont tu disposes, vingt mille qui vont nous arriver des Invalides, et dix mille qui sont déjà ici, c’est plus qu’il ne nous en faut pour réussir, ou nous ne réussirons jamais.

– Nous réussirons, dit Gonchon.

– Je le crois. Eh bien ! réunis tes trente mille hommes ; moi, j’entre chez le gouverneur, je le somme de se rendre ; s’il se rend, tant mieux, nous épargnons du sang ; s’il ne se rend pas, eh bien ! le sang versé retombera sur lui, et par le temps qui court le sang versé pour une cause injuste porte malheur. Demandez aux Allemands.

– Combien de temps resteras-tu avec le gouverneur ?

– Le plus longtemps que je pourrai, jusqu’à ce que la Bastille soit investie tout à fait ; si c’est possible, quand je sortirai, l’attaque commencera.

– C’est dit.

– Tu ne te défies pas de moi ? demanda Billot à Gonchon en lui tendant la main.

– Moi ! répondit Gonchon avec un sourire de dédain et en serrant cette main que lui présentait le robuste fermier avec une vigueur que l’on ne se fût point attendu à trouver dans ce corps hâve et décharné ; moi, me défier de toi ? Et pourquoi ? Quand je voudrai, sur un mot, sur un signe, je te ferai piler comme verre, fusses-tu à l’abri de ces tours, qui demain n’existeront plus ; fusses-tu protégé par ces soldats, qui ce soir seront à nous ou auront cessé de vivre. Va donc, et compte sur Gonchon comme il compte sur Billot.

Billot fut convaincu et marcha vers l’entrée de la Bastille, tandis que son interlocuteur s’enfonçait dans le faubourg, aux cris mille fois répétés de : « Vive Gonchon ! Vive le Mirabeau du peuple ! »

– Je ne sais comment est le Mirabeau des nobles, dit Pitou au père Billot, mais je trouve le nôtre bien laid.

Chapitre XVI.
La Bastille et son gouverneur §

Nous ne décrirons pas la Bastille ; ce serait chose inutile.

Elle vit comme une éternelle image à la fois dans la mémoire des vieillards et des enfants.

Nous nous contenterons de rappeler que, vue du côté du boulevard, elle présentait à la place de la Bastille deux tours jumelles, tandis que les deux faces couraient parallèles aux deux rives du canal d’aujourd’hui.

L’entrée de la Bastille était défendue par un corps de garde d’abord, puis par deux lignes de sentinelles, puis par deux ponts-levis.

Après avoir traversé les différents obstacles, on arrivait à la cour du Gouvernement, logis du gouverneur.

De cette cour, une galerie conduisait aux fossés de la Bastille.

À cette autre entrée donnant encore sur les fossés, se trouvait un pont-levis, un corps de garde et une barrière de fer.

À la première entrée on veut arrêter Billot ; mais Billot montre son laissez-passer de Flesselles ; et on laisse passer Billot.

Billot s’aperçoit alors que Pitou le suit. Pitou n’avait pas d’initiative, mais, sur les pas du fermier, il fût descendu jusqu’en enfer ou eût monté dans la lune.

– Reste dehors, dit Billot ; si je ne sors pas, il est bon qu’il y ait quelqu’un qui rappelle au peuple que je suis entré.

– C’est juste, dit Pitou ; au bout de combien de temps faudra-t-il lui rappeler cela ?

– Au bout d’une heure.

– Et la cassette ? demanda Pitou.

– C’est juste. Eh bien ! si je ne sortais pas, si Gonchon ne prend pas la Bastille, ou enfin si, après l’avoir prise, on ne me retrouve pas, il y a à dire au docteur Gilbert, qu’on retrouvera peut-être, lui ! que des hommes venus de Paris m’ont enlevé la cassette qu’il m’avait confiée il y a cinq ans ; que je suis parti à l’instant même pour lui en donner avis ; qu’en arrivant à Paris j’ai appris qu’il était à la Bastille ; que j’ai voulu prendre la Bastille, et qu’en voulant la prendre, j’y ai laissé ma peau, qui était toute à son service.

– C’est bien, père Billot, dit Pitou ; seulement c’est bien long, et j’ai peur d’oublier.

– Ce que je dis là ?

– Oui.

– Je vais te le répéter.

– Non, dit une voix près de Billot, mieux vaut écrire.

– Je ne sais pas écrire, dit Billot.

– Je le sais, moi, je suis huissier.

– Ah ! vous êtes huissier ? demanda Billot.

– Stanislas Maillard, huissier au Châtelet.

Et il tira de sa poche un long encrier de corne, dans lequel il y avait plume, papier et encre, tout ce qu’il faut enfin pour écrire.

C’était un homme de quarante-cinq ans, long, mince, grave, tout vêtu de noir, comme il convenait à sa profession.

– En voilà un qui ressemble diablement à un croque-mort, murmura Pitou.

– Vous dites, demanda l’huissier impassible, que des hommes venus de Paris vous ont enlevé une cassette que vous a confiée le docteur Gilbert ?

– Oui.

– C’est un délit cela.

– Ces hommes appartenaient à la police de Paris.

– Infâme voleuse ! murmura Maillard.

Puis, donnant le papier à Pitou :

– Tiens, jeune homme, dit-il, voilà la note demandée ; et s’il est tué – il montra Billot –, si tu es tué, il faut espérer que je ne serai pas tué, moi.

– Et si vous n’êtes pas tué, que ferez-vous ? demanda Pitou.

– Je ferai ce que tu aurais dû faire.

– Merci, dit Billot.

Et il tendit la main à l’huissier.

L’huissier la lui serra avec une force qu’on n’eût pas cru rencontrer dans ce long corps maigre.

– Alors, je compte sur vous ? demanda Billot.

– Comme sur Marat, comme sur Gonchon.

– Bon, dit Pitou, voilà une Trinité que je suis bien sûr de ne pas retrouver en paradis.

Puis, revenant à Billot :

– Ah çà ! papa Billot, de la prudence, n’est-ce pas ?

– Pitou, dit le fermier avec une éloquence qu’on était parfois étonné de trouver dans cette nature agreste, n’oublie pas une chose, c’est que ce qu’il y a de plus prudent en France, c’est le courage.

Et il traversa la première ligne de sentinelles, tandis que Pitou remontait vers la place.

Au pont-levis, il fallut parlementer encore.

Billot montra son laissez-passer ; le pont-levis s’abaissa, la grille s’ouvrit.

Derrière la grille était le gouverneur.

Cette cour intérieure, dans laquelle le gouverneur attendait Billot, était la cour qui servait de promenade aux prisonniers. Elle était gardée par ses huit tours, c’est-à-dire par huit géants. Aucune fenêtre ne donnait dessus. Jamais le soleil ne pénétrait jusqu’à son pavé humide et presque vaseux ; on eût dit le fond d’un vaste puits.

Dans cette cour, une horloge, soutenue par des captifs enchaînés, mesurait l’heure, laissant tomber le bruit lent et mesuré de ses minutes, comme un cachot laisse tomber sur la dalle qu’elle ronge la goutte d’eau qui suinte à son plafond.

Au fond de ce puits, le prisonnier, perdu dans un abîme de pierre, contemplait un instant l’inexorable nudité des pierres, et demandait bientôt à rentrer dans sa prison.

Derrière la grille donnant dans cette cour était, nous l’avons déjà dit, M. de Launay.

M. de Launay était un homme de quarante-cinq à cinquante ans ; ce jour-là, il était vêtu d’un habit gris de lin, il portait le ruban rouge de la croix de Saint-Louis, et tenait à la main une canne à épée.

C’était un mauvais homme que ce M. de Launay : les mémoires de Linguet venaient de l’éclairer d’une triste célébrité ; il était presque autant haï que la prison.

En effet, les de Launay, comme les Châteauneuf, les La Vrillière et les Saint-Florentin, qui tenaient les lettres de cachet de père en fils, les de Launay, de père en fils aussi, se transmettaient la Bastille.

Car on le sait, ce n’était pas le ministre de la guerre qui nommait les officiers de geôle. À la Bastille, toutes les places s’achetaient, depuis celle du gouverneur jusqu’à celle du marmiton. Le gouverneur de la Bastille, c’était un concierge en grand, un gargotier à épaulettes, qui ajoutait à ses 6o ooo francs d’appointements, 6o ooo francs d’extorsions et de rapines.

Il fallait bien rentrer dans le capital et les intérêts de l’argent déboursé.

M. de Launay, en fait d’avarice, avait enchéri sur ses prédécesseurs. Peut-être aussi avait-il payé la place plus cher, et prévoyait-il qu’il la devait garder moins longtemps.

Il nourrissait sa maison aux dépens des prisonniers. Il avait réduit le chauffage, doublé le prix de chaque pièce de leur mobilier.

Il avait le droit de faire entrer à Paris cent pièces de vin franches d’octroi. Il vendait ce droit à un cabaretier, qui faisait entrer ainsi d’excellents vins. Puis, avec la dixième partie de ce droit, il achetait le vinaigre qu’il faisait boire à ses prisonniers.

Une seule consolation restait aux malheureux enfermés à la Bastille : c’était un petit jardin créé sur un bastion. Là, ils se promenaient ; là, ils retrouvaient un instant l’air, les fleurs, la lumière, la nature enfin.

Il avait loué ce petit jardin à un jardinier, et, pour cinquante livres par an qu’il en recevait, il avait ôté aux prisonniers cette dernière jouissance.

Il est vrai que pour les prisonniers riches il avait des complaisances extrêmes ; il conduisait l’un d’eux chez sa maîtresse à lui, qui était mise dans ses meubles et entretenue ainsi sans qu’il lui en coûtât rien, à lui de Launay.

Voyez La Bastille dévoilée, et vous y trouverez ce fait et bien d’autres encore.

Avec cela cet homme était brave.

Depuis la veille l’orage grondait autour de lui. Depuis la veille il sentait la vague de l’émeute, qui venait montant toujours, battre le pied de ses murailles.

Et cependant il était pâle, mais calme.

Il est vrai qu’il avait derrière lui quatre pièces de canon prêtes à faire feu ; autour de lui une garnison de Suisses et d’Invalides, devant lui seulement un homme désarmé.

Car, en entrant à la Bastille, Billot avait donné sa carabine à garder à Pitou.

Il avait compris que de l’autre côté de cette grille qu’il apercevait, une arme quelconque lui était plus dangereuse qu’utile.

Billot d’un coup d’œil remarqua tout : l’attitude calme et presque menaçante du gouverneur, les Suisses disposés dans les corps de gardes, les Invalides sur les plates-formes, et la silencieuse agitation des artilleurs qui garnissaient de gargousses les réservoirs de leurs fourgons.

Les sentinelles tenaient l’arme au bras, les officiers avaient l’épée nue.

Le gouverneur resta immobile, Billot fut forcé d’aller jusqu’à lui ; la grille se referma derrière le parlementaire du peuple avec un bruit sinistre de fer grinçant qui lui fit, si brave qu’il fût, passer un frisson dans la moelle des os.

– Que me voulez-vous encore ? demanda de Launay.

– Encore, répéta Billot, il me semble cependant que c’est la première fois que je vous vois, et que par conséquent vous n’avez pas le droit d’être fatigué de ma vue.

– C’est qu’on me dit que vous venez de l’Hôtel de Ville.

– C’est vrai, j’en viens.

– Eh bien ! tout à l’heure, j’ai déjà reçu une députation de la municipalité.

– Que venait-elle faire ?

– Elle venait me demander la promesse de ne pas commencer le feu.

– Et vous avez promis ?

– Oui. Elle venait me demander de faire reculer les canons.

– Et vous les avez fait reculer. Je sais cela ; j’étais sur la place de la Bastille quand la manœuvre s’est opérée.

– Et vous avez cru sans doute que j’obéissais aux menaces de ce peuple ?

– Dame ! fit Billot, cela en avait bien l’air.

– Quand je vous le disais, messieurs, s’écria de Launay en se retournant vers les officiers ; quand je vous disais qu’on nous croirait capables de cette lâcheté.

Puis, se retournant vers Billot :

– Et vous, de quelle part venez-vous ?

– De la part du peuple ! répondit fièrement Billot.

– C’est bien, dit en souriant de Launay ; mais vous avez encore quelque autre recommandation, je suppose ; car, avec celle que vous invoquez, vous n’eussiez pas traversé la première ligne des sentinelles.

– Oui, j’ai un sauf-conduit de M. de Flesselles, votre ami.

– Flesselles ! Vous avez dit qu’il était mon ami, repartit de Launay en regardant Billot comme s’il eût voulu lire au plus profond de son cœur. D’où savez-vous si M. de Flesselles est mon ami ?

– Mais j’ai supposé qu’il l’était.

– Supposé. Voilà tout. C’est bien. Voyons le sauf-conduit.

Billot présenta le papier.

De Launay le lut une première fois, puis une seconde, l’ouvrit pour voir s’il ne contenait pas quelque post-scriptum caché entre les deux pages, le présenta au jour pour voir s’il ne cachait pas quelques lignes tracées entre les lignes.

– Et voilà tout ce qu’il me dit ? demanda-t-il.

– Tout.

– Vous êtes sûr ?

– Parfaitement sûr.

– Rien de verbal ?

– Rien.

– C’est étrange ! dit de Launay, en plongeant, par une des meurtrières, son regard sur la place de la Bastille.

– Mais que voulez-vous donc qu’il vous fît dire ? demanda Billot.

De Launay fit un mouvement :

– Rien, au fait ; rien. Voyons, dites ce que vous voulez ; mais dépêchez-vous, je suis pressé.

– Eh bien ! je veux que vous nous rendiez la Bastille.

– Plaît-il ? fit de Launay en se retournant vivement comme s’il avait mal entendu ; vous dites ?…

– Je dis qu’au nom du peuple je viens vous sommer de rendre la Bastille.

De Launay haussa les épaules.

– C’est en vérité un étrange animal que le peuple, dit-il.

– Hein ! fit Billot.

– Et qu’en veut-il faire de la Bastille ?

– Il veut la démolir.

– Et que diable lui fait la Bastille, à ce peuple ? Est-ce qu’un homme du peuple a jamais été mis à la Bastille ? La Bastille ! le peuple, au contraire, en devrait bénir chaque pierre. Qui met-on à la Bastille ? les philosophes, les savants, les aristocrates, les ministres, les princes, c’est-à-dire les ennemis du peuple.

– Eh bien ! cela prouve que le peuple n’est pas égoïste.

– Mon ami, dit de Launay avec une espèce de commisération, il est facile de voir que vous n’êtes pas soldat.

– Vous avez raison, je suis fermier.

– Que vous n’êtes pas de Paris.

– En effet, je suis de la province.

– Que vous ne connaissez pas à fond la Bastille.

– Vous avez raison, je ne connais que ce que j’en ai vu, c’est-à-dire les murs extérieurs.

– Eh bien ! venez avec moi, je vais vous montrer ce que c’est que la Bastille.

– Oh ! oh ! fit Billot, il va me faire passer sur quelque oubliette qui s’ouvrira tout à coup sous mes pieds, et puis bonsoir, père Billot.

Mais l’intrépide fermier ne sourcilla point, et s’apprêta à suivre le gouverneur de la Bastille.

– D’abord, dit de Launay, vous saurez que j’ai dans mes caves assez de poudre pour faire sauter la Bastille, et avec la Bastille la moitié du faubourg Saint-Antoine.

– Je sais cela, répondit tranquillement Billot.

– Bien. Voyez d’abord ces quatre pièces de canon.

– Je les vois.

– Elles enfilent toute cette galerie, comme vous voyez encore, et cette galerie est défendue d’abord par un corps de garde, ensuite par deux fossés qu’on ne peut traverser qu’à l’aide de deux ponts-levis ; enfin par une grille.

– Oh ! je ne dis pas que la Bastille est mal défendue, répondit tranquillement Billot ; seulement je dis qu’elle sera bien attaquée.

– Continuons, dit de Launay.

Billot fit de la tête un signe d’assentiment.

– Voici une poterne qui donne sur les fossés, dit le gouverneur ; voyez l’épaisseur des murs.

– Quarante pieds à peu près.

– Oui, quarante en bas et quinze en haut. Vous voyez bien que si bons ongles qu’ait le peuple, il se les retournera sur cette pierre.

– Je n’ai pas dit, reprit Billot, que le peuple démolirait la Bastille avant de la prendre, j’ai dit qu’il la démolirait après l’avoir prise.

– Montons, fit de Launay.

– Montons.

Ils montèrent une trentaine de marches.

Le gouverneur s’arrêta.

– Tenez, dit-il, voici encore une embrasure qui donne sur le passage par lequel vous voulez entrer ; celle-ci n’est défendue que par un fusil de rempart ; mais il a une certaine réputation. Vous savez l’air :

Ô ma tendre musette,

Musette de mes amours.

– Certainement, dit Billot, que je le sais ; mais je ne crois pas que ce soit l’heure de le chanter.

– Attendez donc. Eh bien ! le maréchal de Saxe appelait ce petit canon sa musette, parce que c’était lui qui chantait le plus juste l’air qu’il aimait le mieux. C’est un détail historique.

– Oh ! fit Billot.

– Montons.

Et ils continuèrent de monter.

On arriva sur la plate-forme de la tour de la Comté.

– Ah ! ah ! dit Billot.

– Quoi ? demanda de Launay.

– Vous n’avez pas fait descendre les canons.

– Je les ai fait reculer, voilà tout.

– Vous savez que je dirai au peuple que les canons sont toujours là.

– Dites !

– Vous ne voulez pas les descendre, alors ?

– Non.

– Décidément ?

– Les canons du roi sont là par un ordre du roi, monsieur ; ils n’en descendront que sur un ordre du roi.

– Monsieur de Launay, dit Billot, sentant la parole grandir et monter en lui-même à la hauteur de la situation ; monsieur de Launay, le vrai roi auquel je vous conseille d’obéir, le voici.

Et il montra au gouverneur la foule grise, ensanglantée en certains endroits par le combat de la veille, et qui ondulait devant les fossés en faisant reluire ses armes au soleil.

– Monsieur, dit à son tour de Launay en rejetant la tête en arrière avec un air de hauteur, il se peut que vous connaissiez deux rois ; mais moi, gouverneur de la Bastille, je n’en connais qu’un ; c’est Louis, seizième du nom, qui a mis sa signature au bas d’un brevet en vertu duquel je commande ici aux hommes et aux choses.

– Vous n’êtes donc pas citoyen ? cria Billot en colère.

– Je suis gentilhomme français, dit le gouverneur.

– Ah ! c’est vrai, vous êtes un soldat, et vous parlez comme un soldat.

– Vous avez dit le mot, monsieur, répondit de Launay en s’inclinant. Je suis un soldat, et j’exécute ma consigne.

– Et moi, monsieur, dit Billot, je suis citoyen, et, comme mon devoir de citoyen est en opposition avec votre consigne de soldat, l’un de nous deux mourra : soit celui qui suivra sa consigne, soit celui qui accomplira son devoir.

– C’est probable, monsieur.

– Ainsi vous êtes décidé à tirer sur le peuple ?

– Non pas, tant qu’il ne tirera pas sur moi. J’ai engagé ma parole aux envoyés de M. de Flesselles. Vous voyez bien que les canons sont retirés, mais au premier coup de feu tiré de la place sur mon château…

– Eh bien ! au premier coup de feu ?

– Je m’approcherai d’une de ces pièces, de celle-ci par exemple. Je la roulerai moi-même jusqu’à l’embrasure, je la pointerai moi-même, et moi même je ferai feu avec la mèche que voici.

– Vous ?

– Moi.

– Oh ! si je croyais cela, dit Billot, avant que vous commettiez un pareil crime…

– Je vous ai déjà dit que j’étais soldat, monsieur, et que je ne connaissais que ma consigne.

– Eh bien ! regardez, dit Billot en entraînant de Launay jusqu’à une embrasure, et en désignant alternativement du doigt deux points différents, le faubourg Saint-Antoine et le boulevard ; voilà qui vous la donnera désormais, votre consigne.

Et il montrait à de Launay deux masses noires, épaisses, hurlantes, qui, forcées de se plier en forme de lance et au moule des boulevards, ondulaient comme un immense serpent, dont on voyait la tête et le corps, mais dont les derniers anneaux se perdaient dans les replis du terrain sur lequel il rampait.

Et tout ce qu’on voyait du gigantesque reptile ruisselait d’écailles lumineuses.

C’était la double troupe à laquelle Billot avait donné rendez-vous sur la place de la Bastille, conduite, l’une, par Marat, l’autre, par Gonchon.

Des deux côtés elle s’avançait en agitant ses armes et en poussant des cris terribles.

De Launay pâlit à cette vue, et levant sa canne :

– À vos pièces ! cria-t-il.

Puis s’avançant sur Billot avec un geste de menace :

– Et vous, malheureux ! dit-il, vous qui venez ici sous prétexte de parlementer, tandis que les autres attaquent, savez-vous que vous méritez la mort ?

Billot vit le mouvement, et, rapide comme l’éclair, saisissant de Launay au collet et à la ceinture :

– Et vous, dit-il en le soulevant de terre, vous mériteriez que je vous envoyasse par-dessus le parapet vous briser au fond des fossés. Mais, Dieu merci ! je vous combattrai d’une autre façon.

En ce moment, une clameur immense, universelle, montant de bas en haut, passa dans l’air comme un ouragan, et M. de Losme, major de la Bastille, apparut sur la plate-forme.

– Monsieur, s’écria-t-il, s’adressant à Billot ; monsieur, de grâce ! montrez-vous ; tout ce peuple croit qu’il vous est arrivé malheur, et vous redemande.

En effet, le nom de Billot, répandu par Pitou dans la foule, montait parmi les clameurs.

Billot lâcha M. de Launay, qui repoussa sa canne au fourreau.

Puis, il y eut, entre ces trois hommes, un moment d’hésitation pendant lequel se firent entendre des cris de menace et de vengeance.

– Montrez-vous donc, monsieur, dit de Launay, non pas que ces clameurs m’intimident, mais afin que l’on sache que je suis un homme loyal.

Alors Billot passa la tête à travers les créneaux, faisant un signe de la main.

À cette vue, le peuple éclata en applaudissements. C’était, en quelque sorte, la Révolution qui surgissait du front de la Bastille dans la personne de cet homme du peuple, qui le premier foulait sa plate-forme en dominateur.

– C’est bien, monsieur, dit alors de Launay ; tout est fini entre nous ; vous n’avez plus rien à faire ici. On vous demande là-bas ; descendez.

Billot comprit cette modération de la part d’un homme au pouvoir duquel il se trouvait ; il descendit par le même escalier qu’il était monté, le gouverneur le suivit.

Quant au major, il resta : le gouverneur venait de lui donner tout bas quelques ordres.

Il était évident que M. de Launay n’avait plus qu’un désir, c’est que son parlementaire devînt au plus vite son ennemi.

Billot traversa la cour sans dire une parole. Il vit les canonniers à leurs pièces. La mèche fumait au bout de la lance.

Billot s’arrêta devant eux.

– Amis ! leur dit-il, souvenez-vous que je suis venu pour demander à votre chef d’éviter l’effusion du sang, et qu’il a refusé.

– Au nom du roi ! monsieur, dit de Launay en frappant du pied, sortez d’ici.

– Prenez garde, dit Billot, si vous m’en faites sortir au nom du roi, j’y rentrerai au nom du peuple.

Puis se retournant vers le corps de garde des Suisses :

– Voyons, dit-il, pour qui êtes-vous ?

Les Suisses se turent.

De Launay lui montra du doigt la porte de fer.

Billot voulut tenter un dernier effort.

– Monsieur, dit-il à de Launay, au nom de la nation ! au nom de vos frères !

– De mes frères ? Vous appelez mes frères ceux qui crient : « À bas la Bastille ! mort à son gouverneur ! » Ce sont peut-être vos frères, monsieur, mais, à coup sûr, ce ne sont pas les miens.

– Au nom de l’humanité ! alors.

– Au nom de l’humanité, qui vous pousse à venir égorger, à cent mille, cent malheureux soldats enfermés dans ces murs ?

– Justement, en rendant la Bastille au peuple, vous leur sauvez la vie.

– Et je perds mon honneur.

Billot se tut, cette logique du soldat l’écrasait ; mais s’adressant de nouveau aux Suisses et aux Invalides :

– Rendez-vous, mes amis, s’écria-t-il ; il en est temps encore. Dans dix minutes, il sera trop tard.

– Si vous ne sortez pas d’ici à l’instant même, monsieur, s’écria à son tour de Launay, foi de gentilhomme ! je vous fais fusiller.

Billot s’arrêta un instant, croisa ses deux bras en signe de défi, heurtant une dernière fois son regard à celui de Launay, et sortit.

Chapitre XVII.
La Bastille §

La foule attendait, brûlée par le soleil ardent de juillet, frémissante, enivrée. Les hommes de Gonchon venaient de faire leur jonction aux hommes de Marat. Le faubourg Saint-Antoine reconnaissait et saluait son frère le faubourg Saint-Marceau.

Gonchon était à la tête de ses patriotes. Quant à Marat, il avait disparu.

L’aspect de la place était terrible.

À la vue de Billot les cris redoublèrent.

– Eh bien ! dit Gonchon en marchant à lui.

– Eh bien ! cet homme est brave, dit Billot.

– Que voulez-vous dire par ce mot : « Cet homme est brave » ? demanda Gonchon.

– Je veux dire qu’il s’entête.

– Il ne veut pas rendre la Bastille ?

– Non.

– Il s’entête à soutenir le siège ?

– Oui.

– Et vous croyez qu’il le soutiendra longtemps ?

– Jusqu’à la mort.

– Soit ; il aura la mort.

– Mais que d’hommes nous allons faire tuer ! dit Billot doutant sans doute que Dieu lui eût donné le droit que s’arrogent les généraux, les rois, les empereurs : ces hommes brevetés pour répandre le sang.

– Bah ! dit Gonchon, il y a trop de monde, puisqu’il n’y a pas assez de pain pour la moitié de la population. N’est-ce pas, amis ? continua Gonchon, en se tournant vers la foule.

– Oui ! oui ! cria la foule avec une abnégation sublime.

– Mais le fossé ? demanda Billot.

– Il n’a besoin d’être comblé qu’à un seul endroit, répondit Gonchon, et j’ai calculé qu’avec la moitié de nos corps on comblerait le fossé tout entier, n’est-ce pas, amis ?

– Oui ! oui ! répéta la foule avec non moins d’élan que la première fois.

– Eh bien ! soit, dit Billot atterré.

En ce moment, de Launay parut sur une terrasse, suivi du major de Losme et de deux ou trois officiers.

– Commence ! cria Gonchon au gouverneur.

Celui-ci lui tourna le dos sans répondre.

Gonchon, qui peut-être eût supporté la menace, ne supporta pas le dédain ; il porta vivement la carabine à son épaule, et un homme de la suite du gouverneur tomba.

Cent coups, mille coups de fusil partirent à la fois, comme s’ils n’eussent attendu que ce signal, et marbrèrent de blanc les tours grises de la Bastille.

Un silence de quelques secondes succéda à cette décharge, comme si la foule elle-même eut été effrayée de ce qu’elle venait de faire.

Puis un jet de flamme perdu dans un nuage de fumée couronna la crête d’une tour ; une détonation retentit ; des cris de douleur se firent entendre dans la foule pressée ; le premier coup de canon venait d’être tiré de la Bastille ; le premier sang était répandu. La bataille était engagée.

Ce qu’éprouva cette foule, un instant auparavant si menaçante, ressembla à de la terreur. Cette Bastille, en se mettant en défense par ce seul fait, apparaissait dans sa formidable inexpugnabilité. Le peuple avait sans doute espéré que dans ce temps de concessions à lui faites, celle-là aussi s’accomplirait sans effusion de sang.

Le peuple se trompait. Ce coup de canon tiré sur lui donnait la mesure de l’œuvre titanique qu’il avait entreprise.

Une mousqueterie bien dirigée, venant de la plate-forme de la Bastille, le suivit immédiatement.

Puis, un nouveau silence se fit, interrompu par quelques cris, quelques gémissements, quelques plaintes poussées çà et là.

Alors on put voir un grand frémissement dans cette foule : c’était le peuple qui ramassait ses morts et ses blessés.

Mais le peuple ne songea point à fuir, ou, s’il y songea, il eut honte en se comptant.

En effet, les boulevards, la rue Saint-Antoine, le faubourg Saint-Antoine, n’étaient qu’une vaste mer humaine ; chaque vague avait une tête ; chaque tête deux yeux flamboyants, une bouche menaçante.

En un instant toutes les fenêtres du quartier furent garnies de tirailleurs, même celles qui se trouvaient hors de portée.

S’il paraissait aux terrasses ou dans les embrasures un Invalide ou un Petit Suisse, il était ajusté par cent fusils, et la grêle de balles venait écorner les angles de la pierre derrière laquelle s’abritait le soldat.

Mais on se lasse bientôt de tirer sur des murs insensibles. C’était à de la chair que visaient les coups. C’était du sang qu’on voulait voir jaillir sous le plomb, et non de la poussière.

Chacun donnait son avis au milieu de la foule et des clameurs.

On faisait cercle autour de l’orateur, et quand on s’apercevait que la proposition était insensée, on s’éloignait.

Un charron proposait de bâtir une catapulte sur le modèle des anciennes machines romaines, et de battre en brèche la Bastille.

Les pompiers proposaient d’éteindre avec leurs pompes les amorces des canons et les mèches des artilleurs, sans s’apercevoir que la plus forte de leurs pompes ne lancerait pas l’eau aux deux tiers de la hauteur des murs de la Bastille.

Un brasseur, qui commandait le faubourg Saint-Antoine, et dont le nom a acquis depuis une fatale célébrité, proposait d’incendier la forteresse en y lançant de l’huile d’œillette et d’aspic qu’on avait saisie la veille, et qu’on enflammerait avec du phosphore.

Billot écouta l’une après l’autre toutes ces propositions. À la dernière, il saisit une hache aux mains d’un charpentier, et s’avançant au milieu d’une grêle de balles, qui frappe et renverse autour de lui les hommes pressés comme les épis dans un champ de blé, il atteint un petit corps de garde voisin d’un premier pont-levis, et, au milieu de la mitraille qui siffle et pétille sur le toit, il abat les chaînes et fait tomber le pont.

Pendant un quart d’heure que dura cette entreprise presque insensée, la foule resta haletante. À chaque détonation on s’attendait à voir rouler l’audacieux ouvrier. La foule oubliait le danger qu’elle courait elle-même, pour ne songer qu’au danger que courait cet homme. Quand le pont tomba, elle jeta un grand cri et s’élança dans la première cour.

Le mouvement fut si rapide, si impétueux, si irrésistible, qu’on n’essaya pas de la défendre.

Les cris d’une joie frénétique annoncèrent à de Launay ce premier avantage.

On ne fit pas même attention qu’un homme avait été broyé sous cette masse de bois.

Alors, comme au fond d’une caverne qu’elles éclairent, les quatre pièces de canon, que le gouverneur a montrées à Billot, éclatent à la fois avec un bruit terrible, et balayent toute cette première cour.

L’ouragan de fer a tracé dans la foule un long sillon de sang ; dix ou douze morts, quinze ou vingt blessés, sont restés sur le passage de la mitraille.

Billot s’est laissé glisser de son toit à terre, mais à terre il a trouvé Pitou, qui s’est trouvé là il ne sait comment. Pitou a l’œil alerte ; c’est une habitude de braconnier. Il a vu les artilleurs approcher la mèche de la lumière ; il a pris Billot par le pan de sa veste, et l’a tiré vivement en arrière. Un angle de muraille les a mis tous les deux à l’abri de cette première décharge.

À partir de ce moment, la chose est sérieuse ; le tumulte devient effroyable ; la mêlée mortelle ; dix mille coups de fusil éclatent à la fois autour de la Bastille, plus dangereux pour les assiégeants que pour les assiégés. Enfin un canon, servi par les gardes-françaises, vient mêler son grondement au pétillement de cette mousqueterie.

C’est un bruit effroyable auquel la foule s’enivre, et ce bruit commence à effrayer les assiégés, qui se comptent, et qui comprennent que jamais ils ne pourront faire un bruit semblable à celui qui les assourdit.

Les officiers de la Bastille sentent instinctivement que leurs soldats faiblissent ; ils prennent des fusils et font le coup de feu.

En ce moment, au milieu de ce bruit d’artillerie et de fusillades, au milieu des hurlements de la foule, comme le peuple se précipite de nouveau pour ramasser les morts et se faire une nouvelle arme de ces cadavres qui crieront vengeance par la bouche de leurs blessures, apparaît, à l’entrée de la première cour, une petite troupe de bourgeois calmes, sans armes ; ils fendent la foule et s’avancent prêts à sacrifier leur vie, protégée seulement par le drapeau blanc qui les précède et qui indique des parlementaires.

C’est une députation de l’Hôtel de Ville ; les électeurs savent que les hostilités sont engagées ; ils veulent arrêter l’effusion du sang, et on force Flesselles à faire de nouvelles propositions au gouverneur.

Ces députés viennent, au nom de la Ville, sommer M. de Launay de faire cesser le feu, et, pour garantir à la fois la vie des citoyens, la sienne et celle de la garnison, de recevoir cent hommes de garde bourgeoise dans l’intérieur de la forteresse.

Voilà ce que répandent les députés sur leur route. Le peuple, effrayé lui-même de l’entreprise qu’il a commencée, le peuple, qui voit passer les blessés et les morts sur des civières, est prêt à appuyer cette proposition ; que de Launay accepte une demi-défaite, il se contentera d’une demi-victoire.

À leur vue le feu de la seconde cour cesse ; on leur fait signe qu’ils peuvent approcher, et ils approchent en effet, glissant dans le sang, enjambant les cadavres, tendant la main aux blessés.

À leur abri, le peuple se groupe. Cadavres et blessés sont emportés, le sang reste seul, marbrant de larges taches pourprées le pavé des cours.

Du côté de la forteresse, le feu a cessé. Billot sort pour essayer de faire cesser le feu des assiégeants. À la porte, il rencontre Gonchon. Gonchon sans armes, s’exposant comme un inspiré, calme comme s’il était invulnérable.

– Eh bien ! demanda-t-il à Billot, qu’est devenue la députation ?

– Elle est entrée à la Bastille, répond Billot ; faites cesser le feu.

– C’est inutile, dit Gonchon, avec la même certitude que si Dieu lui eût donné la faculté de lire dans l’avenir. Il ne consentira point.

– N’importe, respectons les habitudes de la guerre, puisque nous nous sommes faits soldats.

– Soit, dit Gonchon.

Puis, s’adressant à deux hommes du peuple qui semblaient commander sous lui à toute cette masse :

– Allez, Élie, allez, Hullin, dit-il, et que pas un coup de fusil ne soit tiré.

Les deux aides de camp s’élancèrent, fendant les flots du peuple, à la voix de leur chef, et bientôt le bruit de la mousqueterie diminua peu à peu, puis s’éteignit tout à fait.

Un instant de repos s’établit. On en profita pour soigner les blessés, dont le nombre s’élevait déjà à trente-cinq ou quarante.

Pendant ce moment de repos, on entend sonner deux heures. L’attaque a commencé à midi. Voilà déjà deux heures que l’on se bat.

Billot est retourné à son poste, et c’est à son tour Gonchon qui l’a suivi.

Son œil se tourne avec inquiétude vers la grille ; son impatience est visible.

– Qu’avez-vous ? lui demande Billot.

– J’ai que si la Bastille n’est pas prise dans deux heures, répond Gonchon, tout est perdu.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que la cour apprendra à quelle besogne nous sommes occupés, et qu’elle nous enverra les Suisses de Besenval et les dragons de Lambesc, et qu’alors nous serons pris entre trois feux.

Billot fut forcé d’avouer qu’il y avait du vrai dans ce que Gonchon disait là.

Enfin les députés reparurent. À leur air morne, on jugea qu’ils n’avaient rien obtenu.

– Eh bien ! dit Gonchon rayonnant de joie, qu’avais-je dit ? Les choses prédites arriveront : la forteresse maudite est condamnée.

Puis, sans même interroger la députation, il s’élança hors de la première cour, en criant :

– Aux armes ! enfants, aux armes ! le commandant refuse.

En effet, à peine le commandant a-t-il lu la lettre de Flesselles, que son visage s’est éclairé et qu’au lieu de céder aux propositions faites, il s’est écrié :

– Messieurs les Parisiens, vous avez voulu le combat, maintenant il est trop tard.

Les parlementaires ont insisté, lui ont représenté tous les malheurs que sa défense peut amener. Mais il n’a voulu entendre à rien, et il a fini par dire aux parlementaires ce que deux heures auparavant il a déjà dit à Billot :

– Sortez, ou je vous fais fusiller.

Et les parlementaires sont sortis.

Cette fois, c’est de Launay qui a repris l’offensive. Il paraît ivre d’impatience. Avant que les députés aient franchi le seuil de la cour, la musette du duc de Saxe a joué un air. Trois personnes sont tombées : l’une morte, les deux autres blessées.

Ces deux blessés sont, l’un un garde-française, l’autre un parlementaire.

À la vue de cet homme que son caractère rendait sacré, et que l’on emporte couvert de sang, la foule s’exalte de nouveau.

Les deux aides de camp de Gonchon sont revenus prendre place à ses côtés ; mais chacun d’eux a eu le temps d’aller chez lui changer de costume.

Il est vrai que l’un demeure près de l’Arsenal, et l’autre rue de Charonne.

Hullin, d’abord horloger de Genève, puis chasseur du marquis de Conflans, revient avec son habit de livrée qui ressemble à un costume d’officier hongrois.

Élie, ex-officier au régiment de la reine, a été revêtir son uniforme, qui donnera plus de confiance au peuple, en lui faisant croire que l’armée est pour lui et avec lui.

Le feu recommence avec plus d’acharnement que jamais.

En ce moment, le major de la Bastille, M. de Losme, s’approcha du gouverneur.

C’était un brave et honnête soldat, mais il était resté du citoyen en lui, et il voyait avec douleur ce qui se passait, et surtout ce qui allait se passer.

– Monsieur, lui dit-il, nous n’avons pas de vivres, vous le savez.

– Je le sais, répliqua de Launay.

– Vous savez aussi que nous n’avons pas d’ordre.

– Je vous demande pardon, monsieur de Losme, j’ai ordre de fermer la Bastille, voilà pourquoi on m’en donne les clefs.

– Monsieur, les clefs servent aussi bien à ouvrir les portes qu’à les fermer. Prenez garde de faire massacrer toute la garnison sans sauver le château. Deux triomphes pour le même jour. Regardez ces hommes que nous tuons, ils repoussent sur le pavé Ce matin ils étaient cinq cents, il y a trois heures ils étaient dix mille, ils sont plus de soixante mille à présent, demain ils seront cent mille. Quand nos canons se tairont, et il faudra bien qu’ils finissent par là, ils seront assez forts pour démolir la Bastille avec leurs mains.

– Vous ne parlez pas comme un militaire, monsieur de Losme.

– Je parle comme un Français, monsieur. Je dis que Sa Majesté ne nous ayant donné aucun ordre… Je dis que M. le prévôt des marchands nous ayant fait faire une proposition fort acceptable, qui était celle d’introduire cent hommes de garde bourgeoise dans le château ; vous pouvez, pour éviter les malheurs que je prévois, accéder à la proposition de M. de Flesselles.

– À votre avis, monsieur de Losme, le pouvoir représentant la Ville de Paris est donc une autorité à laquelle nous devons obéir ?

– En l’absence de l’autorité directe de Sa Majesté, oui, monsieur, c’est mon avis.

– Eh bien ! dit de Launay, en attirant le major dans un angle de la cour, lisez, monsieur de Losme.

Et il lui présenta un petit carré de papier.

Le major lut :

« Tenez bon ; j’amuse les Parisiens avec des cocardes et des promesses. Avant la fin de la journée, M. de Besenval vous enverra du renfort.

« De Flesselles. »

– Comment ce billet vous est-il donc parvenu, monsieur ? demanda le major.

– Dans la lettre que m’ont apportée MM. les parlementaires. Ils croyaient me remettre l’invitation de rendre la Bastille, ils me remettaient l’ordre de la défendre.

Le major baissa la tête.

– Allez à votre poste, monsieur, dit de Launay, et ne le quittez pas que je ne vous fasse appeler.

M. de Losme obéit.

M. de Launay plia froidement la lettre, la remit dans sa poche, et revint à ses canonniers en leur commandant de pointer bas et juste.

Les canonniers obéirent, comme avait obéi M. de Losme.

Mais le destin de la forteresse était fixé. Nulle puissance humaine n’en pouvait reculer l’accomplissement.

À chaque coup de canon, le peuple répondait : « Nous voulons la Bastille ! »

Et tandis que les voix demandaient, les bras agissaient.

Au nombre des voix qui demandaient le plus énergiquement, au nombre des bras qui agissaient le plus efficacement, étaient les voix et les bras de Pitou et de Billot.

Seulement, chacun procédait selon sa nature.

Billot, courageux et confiant, à la manière du bouledogue, s’était jeté du premier coup en avant, bravant balles et mitraille.

Pitou, prudent et circonspect comme le renard ; Pitou, doué au suprême degré de l’instinct de la conservation, utilisait toutes ses facultés pour surveiller le danger et l’éviter.

Ses yeux connaissaient les plus meurtrières embrasures, ils distinguaient l’imperceptible mouvement du bronze qui va tirer. Il avait fini par deviner le moment précis où la batterie du fusil de rempart allait jouer au travers du pont-levis.

Alors, ses yeux ayant fait leur office, c’était au tour de ses membres à travailler pour leur propriétaire.

Les épaules s’effaçaient, la poitrine rentrait, tout son corps n’offrait pas une surface plus considérable qu’une planche vue de côté.

Dans ces moments-là, de Pitou, du grassouillet Pitou, car Pitou n’était maigre que des jambes, il ne restait plus qu’une arête pareille à la ligne géométrique, ni largeur ni épaisseur.

Il avait adopté un recoin dans le passage du premier pont-levis au second, une sorte de parapet vertical formé par des saillies de pierre ; sa tête se trouvait garantie par une de ces pierres, son ventre par une autre, ses genoux par une troisième, et Pitou s’applaudissait que la nature et l’art des fortifications se fussent si agréablement combinés qu’une pierre lui fût donnée pour garantir chacun des endroits où une blessure pouvait être mortelle.

De son angle, où il était rasé comme un lièvre dans son gîte, il tirait çà et là un coup de fusil par acquit de conscience, car il n’avait en face de lui que des murs et des morceaux de bois ; mais cela faisait évidemment plaisir au père Billot, qui lui criait :

– Tire donc, paresseux, tire !

Et lui, à son tour, interpellant le père Billot pour calmer son ardeur, au lieu de l’exciter, lui criait :

– Mais ne vous découvrez pas ainsi, père Billot.

Ou bien :

– Prenez garde à vous, monsieur Billot, rentrez, voilà le canon qui tire à vous, voilà le chien de la musette qui claque.

Et à peine Pitou avait-il prononcé ces paroles pleines de prévoyance, que la canonnade ou la fusillade éclatait, et que la mitraille balayait le passage.

Malgré toutes ces injonctions, Billot faisait des prodiges de force et de mouvements, le tout en pure perte. Ne pouvant dépenser son sang, et certes ce n’était pas sa faute, il dépensait sa sueur en larges gouttes.

Dix fois Pitou le saisit par la basque de son habit, et le coucha malgré lui à terre, juste au moment où une décharge l’eut écrasé.

Mais Billot se relevait toujours, non seulement comme Antée, plus fort qu’auparavant, mais avec une nouvelle idée.

Tantôt cette idée consistait à aller, sur le bois même du tablier du pont, hacher les soliveaux qui retenaient les chaînes, comme il avait déjà fait.

Alors Pitou poussait des hurlements pour retenir le fermier, puis voyant que ces hurlements étaient inutiles, il s’élançait hors de son abri en disant :

– Monsieur Billot, cher monsieur Billot, mais madame Billot sera veuve, si vous êtes tué.

Et l’on voyait les Suisses passer obliquement le canon de leurs fusils par la meurtrière de la musette pour atteindre l’audacieux qui essayait de mettre leur pont en copeaux.

Tantôt Billot appelait du canon pour enfoncer le tablier ; mais alors la musette jouait, les artilleurs reculaient, et Billot restait seul pour servir la pièce, ce qui tirait encore Pitou de sa retraite.

– Monsieur Billot, criait-il, monsieur Billot, au nom de mademoiselle Catherine ! mais songez donc que si vous vous faites tuer, mademoiselle Catherine va être orpheline.

Et Billot se rendait à cette raison, qui semblait plus puissante sur son esprit que la première.

Enfin l’imagination féconde du fermier enfanta une dernière idée.

Il courut vers la place en criant :

– Une charrette ! une charrette !

Pitou réfléchit que ce qui était bon devenait excellent en se doublant. Il suivit Billot en criant :

– Deux charrettes ! deux charrettes !

On amena immédiatement dix charrettes.

– De la paille et du foin sec ! cria Billot.

– De la paille et du foin sec ! répéta Pitou.

Et, sur-le-champ, deux cents hommes apportèrent chacun sa botte de foin ou de paille.

D’autres entassèrent du fumier desséché sur des civières.

On fut obligé de crier qu’on en avait dix fois plus qu’il n’en fallait. En une heure on eût eu un amas de fourrage qui eût égalé la Bastille en hauteur.

Billot se mit dans les brancards d’une charrette chargée de paille, et, au lieu de la traîner, la poussa en avant.

Pitou en fit autant sans savoir ce qu’il faisait, mais pensant qu’il était bien d’imiter le fermier.

Élie et Hullin devinèrent ce que préparait Billot ; ils saisirent chacun une charrette, et la poussèrent dans la cour.

À peine eurent-ils dépassé le seuil, qu’une mitraillade les accueillit ; on entendit alors les balles et les biscaïens se loger avec un bruit strident dans la paille ou dans le bois des ridelles et des roues. Mais aucun des assaillants ne fut touché.

Aussitôt cette décharge passée, deux ou trois cents fusiliers s’élancèrent derrière les meneurs de charrettes, et, se faisant un abri de ce rempart, ils vinrent se loger sous le tablier même.

Là, Billot tira de sa poche un briquet et de l’amadou, prépara une pincée de poudre au milieu d’un papier, et mit le feu à la poudre.

La poudre alluma le papier, le papier alluma la paille.

Chacun se partagea un brandon, et les quatre charrettes s’enflammèrent à la fois.

Pour éteindre le feu, il fallait sortir ; en sortant on s’exposait à une mort certaine.

La flamme gagna le tablier, mordit le bois de ses dents acérées, et courut en serpentant le long des charpentes.

Un cri de joie, parti de la cour, fut répété par toute la place Saint-Antoine. On voyait monter la fumée au-dessus des tours. On se doutait que quelque chose de fatal aux assiégés s’accomplissait.

En effet, les chaînes rougies se détachèrent des madriers. Le pont tomba, à moitié brisé, à moitié brûlé, fumant et pétillant.

Les pompiers accoururent avec leurs pompes. Le gouverneur commanda de faire feu ; mais les Invalides refusèrent.

Les Suisses seuls obéirent. Mais les Suisses n’étaient pas artilleurs, il fallut abandonner les pièces.

Les gardes-françaises, au contraire, voyant le feu de l’artillerie éteint, mirent leur pièce en batterie : leur troisième boulet brisa la grille.

Le gouverneur était monté sur la plate-forme du château, pour voir si les secours promis arrivaient, quand il se vit tout à coup enveloppé de fumée. Ce fut alors qu’il descendit précipitamment et ordonna aux artilleurs de faire feu.

Le refus des Invalides l’exaspéra. La grille en se brisant lui fit comprendre que tout était perdu.

M. de Launay se sentait haï. Il devina qu’il n’y avait plus de salut pour lui. Pendant tout le temps qu’avait duré le combat, il avait nourri cette pensée de s’ensevelir sous les ruines de la Bastille.

Au moment où il sent que toute défense est inutile, il arrache une mèche des mains d’un artilleur, et bondit vers la cave où sont les munitions.

– Les poudres ! s’écrient vingt voix épouvantées ; les poudres ! les poudres !

On a vu la mèche briller aux mains du gouverneur. On devine son intention. Deux soldats s’élancent et croisent la baïonnette sur sa poitrine au moment où il ouvre la porte.

– Vous pouvez me tuer, dit de Launay, mais vous ne me tuerez pas si vite que je n’aie le temps de jeter cette mèche au milieu des tonneaux ; et alors, assiégés et assiégeants, vous sautez tous.

Les deux soldats s’arrêtent. Les baïonnettes restent croisées sur la poitrine de de Launay, mais c’est toujours de Launay qui commande, car on sent qu’il a la vie de tout le monde entre ses mains. Son action a cloué tout le monde à sa place. Les assaillants s’aperçoivent qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. Ils plongent leurs regards dans l’intérieur de la cour, et voient le gouverneur menacé et menaçant.

– Écoutez-moi, dit de Launay ; aussi vrai que je tiens à la main votre mort à tous, si un seul de vous fait un pas pour pénétrer dans cette cour, je mets le feu aux poudres.

Ceux qui entendirent ces paroles crurent sentir le sol trembler sous leurs pieds.

– Que voulez-vous ? que demandez-vous ? crièrent plusieurs voix avec l’accent de la terreur.

– Je veux une capitulation, et une capitulation honorable.

Les assaillants ne tiennent pas compte des paroles de de Launay ; ils ne croient pas à cet acte de désespoir ; ils veulent entrer. Billot est à leur tête. Tout à coup, Billot tremble, pâlit : il a pensé au docteur Gilbert.

Tant que Billot n’a pensé qu’à lui, peu lui a importé que la Bastille sautât et qu’il sautât avec elle ; mais le docteur Gilbert, à tout prix il faut qu’il vive.

– Arrêtez ! s’écria Billot en se jetant au-devant d’Élie et de Hullin ; arrêtez, au nom des prisonniers !

Et ces hommes, qui ne craignaient pas la mort pour eux, reculèrent blêmes et tremblants à leur tour.

– Que voulez-vous ? demandent-ils, renouvelant au gouverneur la question qui lui a déjà été faite par la garnison.

– Je veux que tout le monde se retire, dit de Launay. Je n’accepterai aucune proposition tant qu’il y aura un étranger dans les cours de la Bastille.

– Mais, dit Billot, ne profiterez-vous pas de notre absence pour remettre tout en état ?

– Si la capitulation est refusée, vous retrouverez toutes choses comme elles sont : vous à cette porte, moi à celle-ci.

– Vous nous donnez votre parole ?

– Foi de gentilhomme !

Quelques-uns secouèrent la tête.

– Foi de gentilhomme ! répète de Launay. Y a-t-il quelqu’un ici qui doute quand un gentilhomme a juré sur sa parole ?

– Non, non, personne ! répétèrent cinq cents voix.

– Que l’on m’apporte ici un papier, une plume et de l’encre.

Les ordres du gouverneur furent exécutés à l’instant.

– C’est bien ! dit de Launay.

Puis se retournant vers les assaillants :

– Et maintenant, vous autres, retirez-vous.

Billot, Hullin et Élie donnèrent l’exemple, et se retirèrent les premiers.

Tous les autres les suivirent.

De Launay mit la mèche de côté, et commença d’écrire la capitulation sur son genou.

Les Invalides et les Suisses, qui comprenaient que c’était de leur salut qu’il s’agissait, le regardaient faire en silence et dans une sorte de respectueuse terreur.

De Launay se retourna avant de poser la plume sur le papier. Les cours étaient libres.

En un instant on sut au dehors tout ce qui venait de se passer au dedans.

Comme l’avait dit M. de Losme, la population sortait de dessous les pavés. Cent mille hommes entouraient la Bastille.

Ce n’étaient plus seulement des ouvriers, c’étaient des citoyens de toutes les classes. Ce n’étaient plus seulement des hommes, c’étaient des enfants, c’étaient des vieillards.

Et tous avaient une arme, tous poussaient un cri.

De place en place, au milieu des groupes, on voyait une femme éplorée, échevelée, les bras tordus, maudissant le géant de pierre avec un geste désespéré.

C’était quelque mère dont la Bastille venait de foudroyer le fils, quelque femme dont la Bastille venait de foudroyer le mari.

Mais, depuis un instant, la Bastille n’avait plus de bruit, plus de flamme, plus de fumée. La Bastille était éteinte. La Bastille était muette comme un tombeau.

On eût voulu compter inutilement toutes les taches de balles qui marbraient sa surface. Chacun avait voulu envoyer son coup de fusil à ce monstre de granit, symbole visible de la tyrannie.

Aussi, lorsque l’on sut que la terrible Bastille allait capituler, que son gouverneur avait promis de la rendre, personne ne voulait y croire.

Au milieu du doute général, comme on n’osait point encore se féliciter, comme on attendait en silence, on vit, par une meurtrière, passer une lettre piquée à la pointe d’une épée.

Seulement, entre le billet et les assiégeants, il y avait le fossé de la Bastille, large, profond, plein d’eau.

Billot demande une planche : trois sont essayées et apportées sans pouvoir atteindre le but qu’il se propose, trop courtes qu’elles sont. Une quatrième touche les deux lèvres du fossé.

Billot l’assujettit de son mieux, et se hasarde, sans hésiter, sur le pont tremblant.

Toute la foule reste muette ; tous les yeux sont fixés sur cet homme, qui semble suspendu au-dessus du fossé, dont l’eau stagnante semble celle du Cocyte. Pitou, tremblant, s’assied au revers du talus, et cache sa tête entre ses deux genoux.

Le cœur lui manque, il pleure.

Tout à coup, au moment où Billot a atteint les deux tiers du trajet, la planche vacille, Billot étend les bras, tombe, et disparaît dans le fossé.

Pitou pousse un rugissement et se précipite après lui comme un terre-neuve après son maître.

Un homme alors s’approche de la planche du haut de laquelle vient d’être précipité Billot.

Puis, sans hésitation, il prend le même chemin. Cet homme, c’est Stanislas Maillard, l’huissier du Châtelet.

Arrivé à l’endroit où Pitou et Billot se débattent dans la vase, il regarde un instant au-dessous de lui, et voyant qu’ils atteindront le bord sains et saufs, il continue son chemin.

Une demi-minute après, il est de l’autre côté du fossé, et tient le billet qu’on lui présente au bout de l’épée.

Alors, avec la même tranquillité, la même fermeté d’allure, il repasse sur la même planche où il a déjà passé.

Mais au moment où tout le monde se presse autour de lui pour lire, une grêle de balles pleut des créneaux, en même temps qu’une effroyable détonation se fait entendre.

Un seul cri, mais un de ces cris qui annoncent la vengeance d’un peuple, est sorti de toutes les poitrines.

– Fiez-vous aux tyrans ! crie Gonchon.

Et sans plus s’occuper de la capitulation, sans plus s’occuper des poudres, sans songer à soi, sans songer aux prisonniers, sans rêver, sans désirer, sans demander autre chose que la vengeance, le peuple se précipite dans les cours, non plus par centaines d’hommes, mais par milliers.

Ce qui empêche la foule d’entrer, ce n’est plus la mousqueterie, c’est que les portes sont trop étroites.

À cette détonation, les deux soldats, qui n’ont pas quitté M. de Launay, se jettent sur lui, un troisième s’empare de la mèche et l’écrase sous son pied.

De Launay tire l’épée cachée dans sa canne, et veut s’en frapper ; on brise l’épée entre ses mains.

Il comprend alors qu’il n’a plus rien à faire qu’à attendre : il attend.

Le peuple se précipite, la garnison lui tend les bras, et la Bastille est prise d’assaut, de vive force, sans capitulation.

C’est que depuis cent ans ce n’est plus seulement la matière inerte qu’on enferme dans la forteresse royale : c’est la pensée. La pensée a fait éclater la Bastille, et le peuple est entré par la brèche.

Quant à cette décharge, faite au milieu du silence, pendant la suspension d’armes ; quant à cette agression imprévue, impolitique, mortelle, nul ne sut jamais qui en avait donné l’ordre, qui l’avait excitée, accomplie.

Il y a des moments où l’avenir de toute une nation se pèse dans la balance du destin. Un des plateaux l’emporte. Déjà chacun croit avoir atteint le but proposé. Tout à coup une main invisible laisse tomber dans l’autre plateau, ou la lame d’un poignard, ou la balle d’un pistolet. Alors tout change, et l’on n’entend plus qu’un seul cri : « Malheur aux vaincus ! »

Chapitre XVIII.
Le docteur Gilbert §

Pendant que le peuple s’élance, rugissant à la fois de joie et de colère, dans les cours de la Bastille, deux hommes barbotent dans l’eau bourbeuse des fossés.

Ces deux hommes sont Pitou et Billot.

Pitou soutient Billot ; aucune balle ne l’a frappé, aucun coup ne l’a atteint ; mais sa chute a tant soit peu étourdi le bon fermier.

On leur jette des cordes, on leur tend des perches.

Pitou attrape une perche, Billot une corde.

Cinq minutes après, ils sont portés en triomphe et embrassés, tout fangeux qu’ils soient.

L’un donne à Billot un coup d’eau-de-vie ; l’autre bourre Pitou de saucisson et de vin.

Un troisième les bouchonne et les conduit au soleil.

Tout à coup une idée ou plutôt un souvenir traverse l’esprit de Billot ; il s’arrache à ces soins empressés, et s’élance vers la Bastille.

– Aux prisonniers ! crie-t-il en courant ; aux prisonniers !

– Oui, aux prisonniers ! crie Pitou en s’élançant à son tour derrière le fermier.

La foule, qui jusque-là n’avait pensé qu’aux bourreaux, tressaille en pensant aux victimes.

Elle répète d’un seul cri : « Oui, oui, oui, aux prisonniers. »

Et un nouveau fleuve d’assaillants rompt les digues, et semble élargir les flancs de la forteresse pour y porter la liberté.

Un spectacle terrible s’offrit alors aux yeux de Billot et de Pitou. La foule ivre, enragée, furieuse, s’était ruée dans la cour. Le premier soldat qui lui était tombé sous la main, elle l’avait mis en morceaux.

Gonchon regardait faire. Sans doute, pensait-il que la colère du peuple est comme le cours des grands fleuves, qu’elle fait plus de mal si on essaie de l’arrêter que si on la laisse tranquillement s’écouler.

Élie et Hullin, au contraire, s’étaient jetés en avant des massacreurs : ils priaient, ils suppliaient, disant, sublime mensonge ! qu’ils avaient promis la vie sauve à la garnison.

L’arrivée de Billot et de Pitou fut un renfort pour eux.

Billot qu’on vengeait, Billot était vivant ; Billot n’était pas même blessé ; la planche avait tourné sous son pied, voilà tout. Il avait pris un bain de fange, et pas autre chose.

C’était surtout aux Suisses qu’on en voulait particulièrement, mais l’on ne trouvait plus de Suisses. Ils avaient eu le temps de passer des sarreaux de toile grise, et on les prenait pour des domestiques ou des prisonniers. La foule brisa à coups de pierre les deux captifs du cadran. La foule s’élança au haut des tours pour insulter ces canons qui avaient vomi la mort. La foule s’en prenait aux pierres, et s’ensanglantait les mains en voulant les arracher.

Quand on vit apparaître les premiers vainqueurs sur la plate-forme, tout ce qui était en dehors, c’est-à-dire cent mille hommes, jeta une immense clameur.

Cette clameur s’éleva sur Paris, et s’élança sur la France comme un aigle aux ailes rapides :

– La Bastille est prise !

À ce cri les cœurs se fondirent, les yeux se mouillèrent, les bras s’ouvrirent ; il n’y eut plus de partis opposés, il n’y eut plus de castes ennemies, tous les Parisiens sentirent qu’ils étaient frères, tous les hommes comprirent qu’ils étaient libres.

Un million d’hommes s’étreignit dans un mutuel embrassement.

Billot et Pitou étaient entrés à la suite des uns et précédant les autres ; ce qu’ils voulaient, eux, ce n’était pas leur part du triomphe, c’était la liberté des prisonniers.

En traversant la cour du Gouvernement, ils passèrent près d’un homme en habit gris, qui se tenait calme et la main appuyée sur une canne à pomme d’or.

Cet homme, c’était le gouverneur. Il attendait tranquillement ou que ses amis le sauvassent ou que ses ennemis vinssent le frapper.

Billot, en l’apercevant, le reconnut, poussa un cri, et marcha droit à lui.

De Launay, lui aussi, le reconnut. Il se croisa les bras et attendit, regardant Billot comme pour lui dire : « Voyons, est-ce vous qui me porterez le premier coup ? »

Billot comprit et s’arrêta.

– Si je lui parle, dit-il, je le fais reconnaître ; s’il est reconnu, il est mort.

Et cependant comment trouver le docteur Gilbert au milieu de ce chaos ? Comment arracher à la Bastille le secret enfermé dans ses entrailles ?

Toute cette hésitation, tout ce scrupule héroïque, de Launay le comprit de son côté.

– Que voulez-vous ? demanda à demi-voix de Launay.

– Rien, dit Billot en lui montrant du doigt la porte pour lui indiquer que la fuite était encore possible ; rien. Je saurai bien trouver le docteur Gilbert.

– Troisième Bertaudière, répondit de Launay d’une voix douce, presque attendrie.

Et il demeura à la même place.

Tout à coup, derrière Billot, une voix prononça ces mots :

– Ah ! voilà le gouverneur !

Cette voix était calme comme si elle n’eut pas appartenu à ce monde, et cependant, on sentait que chaque mot qu’elle avait prononcé était un poignard acéré tourné contre la poitrine de de Launay.

Celui qui avait parlé, c’était Gonchon.

À ces mots, comme au tintement d’une cloche d’alarme, tous ces hommes, ivres de vengeance, tressaillirent, regardèrent avec des yeux flamboyants, aperçurent de Launay et se précipitèrent sur lui.

– Sauvez-le, dit Billot en passant près d’Élie et de Hullin, ou il est perdu.

– Aidez-nous, répondirent les deux hommes.

– Moi, il faut que je reste ici, j’ai aussi quelqu’un à sauver.

En un clin d’œil, de Launay, saisi par mille mains furieuses, était enlevé, entraîné, emporté.

Élie et Hullin s’élancèrent après lui, en criant :

– Arrêtez ! nous lui avons promis la vie sauve.

Ce n’était pas vrai ; mais ce mensonge sublime s’élançait à la fois de ces deux nobles cœurs.

En une seconde, de Launay, suivi d’Élie et de Hullin, disparut par le passage qui donnait sortie de la Bastille, au milieu des cris : « À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel de Ville ! »

De Launay, proie vivante, valait bien, pour certains vainqueurs, cette proie morte de la Bastille vaincue.

Au reste, c’était un étrange spectacle que le triste et silencieux monument, visité depuis quatre siècles par les gardes, par les geôliers, et par un sombre gouverneur seulement, devenu la proie du peuple, qui courait dans les préaux, montait et descendait les escaliers, bourdonnant comme un essaim de mouches, et emplissant la ruche de granit de mouvement et de rumeurs.

Billot suivit un instant des yeux de Launay, qui, emporté plutôt que conduit, semblait planer au-dessus de la foule.

Mais, en une seconde, il disparut. Billot poussa un soupir, regarda autour de lui, aperçut Pitou, et s’élança vers une tour en criant :

– Troisième Bertaudière.

Un geôlier tremblant se trouva sur son chemin.

– Troisième Bertaudière ? dit Billot.

– Par ici, monsieur, dit le geôlier ; mais je n’ai plus les clefs.

– Où sont-elles ?

– Ils me les ont prises.

– Citoyen, prête-moi ta hache, dit Billot à un faubourien.

– Je te la donne, répondit celui-ci ; je n’en ai plus besoin, puisque la Bastille est prise.

Billot saisit la hache et s’élança dans un escalier, conduit par le geôlier.

Le geôlier s’arrêta devant une porte.

– Troisième Bertaudière ? demanda-t-il.

– Oui. C’est ici.

– Le prisonnier que renferme cette chambre s’appelle le docteur Gilbert ?

– Je ne sais pas.

– Arrivé depuis cinq ou six jours seulement ?

– Je ne sais pas.

– Eh bien ! dit Billot, je vais le savoir, moi.

Et il entama la porte à grands coups de hache.

Elle était de chêne, mais sous les coups du robuste fermier le chêne volait en éclats.

Au bout d’un instant, le regard put pénétrer dans la cellule.

Billot appliqua son œil par l’ouverture. Par l’ouverture, son regard plongea dans la prison.

Dans la ligne du rayon de jour qui pénétrait dans le cachot par la fenêtre grillée de la tour, un homme était debout, un peu renversé en arrière, tenant à la main une des traverses arrachées à son lit, dans l’attitude de la défense.

Cet homme se tenait évidemment prêt à assommer le premier qui entrerait.

Malgré sa barbe longue, malgré son visage pâle, malgré ses cheveux coupés courts, Billot le reconnut. C’était le docteur Gilbert.

– Docteur ! docteur ! s’écria Billot, est-ce vous ?

– Qui m’appelle ? demanda le prisonnier.

– Moi, moi, Billot, votre ami.

– Vous, Billot ?

– Oui ! oui ! lui ! lui ! nous ! nous ! crièrent vingt voix d’hommes qui s’étaient arrêtés sur le palier, aux coups terribles que frappait Billot.

– Qui, vous ?

– Nous, les vainqueurs de la Bastille ! La Bastille est prise, vous êtes libre !

– La Bastille est prise ! Je suis libre ! s’écria le docteur.

Et passant ses deux mains par l’ouverture, il secoua si fortement la porte que les gonds et la serrure parurent prêts à se desceller, et qu’un pan de chêne, déjà ébranlé par Billot, craqua, se rompit, et resta aux mains du prisonnier.

– Attendez, attendez, dit Billot qui comprit qu’un second effort pareil au premier épuiserait ses forces, un instant surexcitées ; attendez.

Et il redoubla ses coups.

En effet, à travers l’ouverture qui allait s’agrandissant, il put voir le prisonnier qui était retombé assis sur son escabeau, pâle comme un spectre et incapable de soulever cette traverse de bois gisante près de lui qui, pareil à un Samson, avait manqué d’ébranler la Bastille.

– Billot ! Billot ! murmurait-il.

– Oui ! oui ! et moi aussi, moi, Pitou, monsieur le docteur ; vous vous rappelez bien le pauvre Pitou, que vous aviez mis en pension chez tante Angélique, Pitou qui vient vous délivrer.

– Mais je puis passer par ce trou ! cria le docteur.

– Non ! non ! répondirent toutes les voix ; attendez !

Chacun des assistants réunissant ses forces dans un commun effort, les uns glissant une pince entre la muraille et la porte, les autres faisant jouer un levier à l’endroit de la serrure, les autres enfin poussant avec leurs épaules raidies et leurs mains crispées, le chêne fit entendre un dernier craquement, la muraille s’écailla, et tous ensemble, par la porte brisée, par la muraille écornée, se ruèrent comme un torrent dans l’intérieur de la prison.

Gilbert se trouva entre les bras de Pitou et de Billot.

Gilbert, le petit paysan du château de Taverney ; Gilbert, que nous avons laissé baigné dans son sang, dans une grotte des Açores, était alors un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, au teint pale sans être maladif, aux cheveux noirs, aux yeux fixes et volontaires ; jamais son regard ne se perdait dans le vague, n’errait dans l’espace ; quand il ne se fixait pas sur quelque objet extérieur digne de l’arrêter, il se fixait sur sa propre pensée, et n’en devenait que plus sombre et plus profond ; son nez était droit, s’attachant à son front par une ligne directe ; il surmontait une lèvre dédaigneuse qui, comme altérée par lui, laissait apercevoir l’émail éblouissant de ses dents. Dans les temps ordinaires sa mise était simple et sévère comme celle d’un quaker ; mais cette sévérité touchait à l’élégance par l’extrême propreté. Sa taille, un peu au-dessus de la moyenne, était bien prise ; quant à sa force, – toute nerveuse –, nous avons vu tout à l’heure jusqu’où elle pouvait aller dans un premier mouvement de surexcitation, que ce mouvement eût pour cause la colère ou l’enthousiasme.

Quoique en prison depuis cinq ou six jours, le prisonnier avait pris les mêmes soins de lui : sa barbe, longue de plusieurs lignes, faisait d’autant mieux ressortir le mat de son teint, et indiquait seule une négligence qui ne venait pas du prisonnier, mais du refus qu’on lui avait fait de lui donner un rasoir ou de lui faire la barbe.

Quand il eut serré dans ses bras Billot et Pitou, il se retourna vers la foule qui encombrait son cachot. Puis, comme si un instant avait suffi pour lui rendre toute sa puissance sur lui-même :

– Le jour que j’avais prévu est donc arrivé ! dit-il. Merci à vous, mes amis, merci au génie éternel qui veille sur la liberté des peuples !

Et il tendit ses deux mains à la foule qui, reconnaissant à la hauteur de son regard, à la dignité de sa voix un homme supérieur, osa à peine les toucher.

Et, sortant du cachot, il marcha devant tous ces hommes, appuyé sur l’épaule de Billot, et suivi de Pitou et de ses libérateurs.

Le premier moment avait été donné par Gilbert à l’amitié et à la reconnaissance, le second avait établi la distance qui existe entre le savant docteur et l’ignorant fermier, le bon Pitou et toute cette foule qui venait de le délivrer.

Arrivé à la porte, Gilbert s’arrêta devant la lumière du ciel qui venait l’inonder. Il s’arrêta, croisant les bras sur sa poitrine et levant les yeux au ciel :

– Salut, belle liberté ! dit-il ; je t’ai vu naître sur un autre monde, et nous sommes de vieux amis. Salut, belle liberté !

Et le sourire du docteur disait, en effet, que ce n’était pas chose nouvelle pour lui que ces cris qu’il entendait de tout un peuple ivre d’indépendance.

Puis se recueillant quelques secondes :

– Billot, dit-il, le peuple a donc vaincu le despotisme ?

– Oui, monsieur.

– Et vous êtes venus vous battre ?

– Je suis venu pour vous délivrer.

– Vous saviez donc mon arrestation ?

– Votre fils me l’a apprise ce matin.

– Pauvre Émile ! L’avez-vous vu ?

– Je l’ai vu.

– Il est demeuré tranquille à sa pension ?

– Je l’ai laissé se débattant aux mains de quatre infirmiers.

– Est-il malade ? A-t-il le délire ?

– Il voulait venir se battre avec nous.

– Ah ! dit le docteur.

Et un sourire de triomphe passa sur ses lèvres. Son fils était selon son espoir.

– Alors vous avez dit…, demanda-t-il interrogeant Billot.

– J’ai dit, puisque le docteur Gilbert est à la Bastille, prenons la Bastille. Maintenant la Bastille est prise. Ce n’est pas le tout.

– Qu’y a-t-il ? demanda le docteur.

– La cassette est volée.

– La cassette que je vous avais confiée ?

– Oui.

– Et volée par qui ?

– Par des hommes noirs qui se sont introduits à la maison sous prétexte de saisir votre brochure, qui m’ont arrêté, enfermé dans la cave, ont fait perquisition dans la maison, ont trouvé la cassette et l’ont emportée.

– Quel jour ?

– Hier.

– Oh ! oh ! il y a coïncidence évidente entre mon arrestation et le vol. C’est la même personne qui m’a fait arrêter qui a fait en même temps voler la cassette. Que je sache l’auteur de l’arrestation, et je connaîtrai l’auteur du vol. Où sont les archives ? continua le docteur Gilbert en se retournant du côté du geôlier.

– Cour du Gouvernement, monsieur, répondit celui-ci.

– Alors, aux archives ! amis, aux archives ! cria le docteur.

– Monsieur, dit le geôlier en l’arrêtant, laissez-moi vous suivre, ou recommandez-moi à ces braves gens, afin qu’il ne m’arrive pas malheur.

– Soit, dit Gilbert.

Alors, se retournant vers la foule qui l’entourait avec une curiosité mêlée de respect :

– Amis, dit-il, je vous recommande ce brave homme ; il faisait son métier en ouvrant et fermant les portes ; mais il était doux aux prisonniers : qu’il ne lui soit fait aucun mal.

– Non, non, cria-t-on de toutes parts ; non, qu’il ne craigne rien, qu’il n’ait pas peur, qu’il vienne.

– Merci, monsieur, dit le geôlier ; mais si vous en voulez aux archives, hâtez-vous, je crois qu’on brûle les papiers.

– Oh ! alors, pas un instant à perdre, s’écria Gilbert ; aux archives !

Et il s’élança vers la cour du Gouvernement, entraînant derrière lui la foule, à la tête de laquelle marchaient toujours Billot et Pitou.

Chapitre XIX.
Le triangle §

À la porte de la salle des archives brûlait effectivement un immense feu de paperasses.

Malheureusement un des premiers besoins du peuple après la victoire, c’est la destruction.

Les archives de la Bastille étaient envahies.

C’était une vaste salle encombrée de registres et de plans ; les dossiers de tous les prisonniers enfermés depuis cent ans à la Bastille y étaient confusément enfermés.

Le peuple lacérait ces papiers avec rage, il lui semblait sans doute qu’en déchirant tous ces registres d’écrou, il rendait légalement la liberté aux prisonniers.

Gilbert entra ; secondé par Pitou, il se mit à compulser les registres encore debout sur les rayons ; le registre de l’année courante ne s’y trouvait pas.

Le docteur, l’homme calme et froid, pâlit et frappa du pied avec impatience.

En ce moment, Pitou avisa un de ces héroïques gamins comme il y en a toujours dans les victoires populaires, qui emportait sur sa tête, en courant vers le feu, un volume de forme et de reliure pareilles à celui que feuilletait le docteur Gilbert.

Il courut à lui, et, avec ses longues jambes, l’eut bientôt rejoint.

C’était le registre de l’année 1789.

La négociation ne fut pas longue. Pitou se fit connaître comme vainqueur, expliqua le besoin qu’un prisonnier avait de ce registre, lequel lui fut cédé par le gamin, qui se consola en disant :

– Bah ! j’en brûlerai un autre.

Pitou ouvrit le registre, chercha, feuilleta, lut et arrivé à la dernière page, il trouva ces mots :

« Aujourd’hui, 9 juillet 1789, est entré le sieur G., philosophe et publiciste très dangereux : le mettre au secret le plus absolu. »

Il porta le registre au docteur :

– Tenez, monsieur Gilbert, n’est-ce pas cela que vous cherchez ?

– Oh ! s’écria le docteur en saisissant le registre, oui, c’est cela.

Et il lut les mots que nous avons dit.

– Et maintenant, voyons de qui vient l’ordre.

Et il chercha à la marge.

– Necker ! s’écria-t-il, l’ordre de m’arrêter signé par Necker, mon ami. Oh ! bien certainement il y a ici quelque surprise.

– Necker est votre ami ? s’écria la foule avec respect, car on se rappelle quelle influence avait ce nom sur le peuple.

– Oui, oui, mon ami, je le soutiens, dit le docteur, et Necker, j’en suis convaincu, ignorait que j’étais en prison. Mais je vais aller le trouver, et…

– Le trouver, où ? demanda Billot.

– À Versailles, donc !

– M. Necker n’est point à Versailles ; M. Necker est exilé.

– Où cela ?

– À Bruxelles.

– Mais sa fille ?

– Ah ! je ne sais pas, dit Billot.

– La fille habite la campagne de Saint-Ouen, dit une voix dans la foule.

– Merci, dit Gilbert, sans même savoir à qui il adressait son remerciement.

Puis se retournant vers les brûleurs :

– Amis, dit-il, au nom de l’histoire, qui trouvera dans ces archives la condamnation des tyrans, assez de dévastation comme cela, je vous en supplie ; démolissez la Bastille pierre à pierre, qu’il n’en reste point trace, qu’il n’en reste point vestige, mais respectez les papiers, respectez les registres, la lumière de l’avenir est là.

À peine la foule eut-elle entendu ces paroles, qu’elle les pesa avec sa suprême intelligence.

– Le docteur a raison, crient cent voix ; pas de dévastations ! À l’Hôtel de Ville tous les papiers !

Un pompier, qui était entré dans la cour avec cinq ou six de ses camarades, traînant une pompe, dirigea le tuyau de son instrument vers le foyer qui, pareil à celui d’Alexandrie, était en train de dévorer les archives d’un monde, et l’éteignit.

– Et à la requête de qui avez-vous été arrêté ? demanda Billot.

– Ah ! voilà justement ce que je cherche, et ce que je ne puis savoir ; le nom est en blanc.

Puis, après un instant de réflexion :

– Mais je le saurai, dit-il.

Et, arrachant la feuille qui le concernait, il la plia en quatre et la mit dans sa poche. Puis s’adressant à Billot et à Pitou :

– Amis, dit-il, sortons, nous n’avons plus rien à faire ici.

– Sortons, dit Billot ; seulement c’est chose plus facile à dire qu’à exécuter.

En effet la foule, poussée dans l’intérieur des cours par la curiosité, affluait à l’entrée de la Bastille, dont elle encombrait les portes. C’est qu’à l’entrée de la Bastille étaient les autres prisonniers.

Huit prisonniers, y compris Gilbert, avaient été délivrés.

Ils s’appelaient : Jean Bechade, Bernard Laroche, Jean Lacaurège, Antoine Pujade, de Whyte, le comte de Solages et Tavernier.

Les quatre premiers n’inspiraient qu’un intérêt secondaire. Ils étaient accusés d’avoir falsifié une lettre de change, sans que jamais aucune preuve se soit élevée contre eux, ce qui ferait croire que l’accusation était fausse ; ils étaient à la Bastille depuis deux ans seulement.

Les autres étaient le comte de Solages, de Whyte et Tavernier.

Le comte de Solages était un homme de trente ans à peu près, plein de joie et d’expansion ; il embrassait ses libérateurs, exaltait leur victoire, leur racontait sa captivité. Arrêté en 1782 et enfermé à Vincennes à la suite d’une lettre de cachet obtenue par son père, il avait été transporté de Vincennes à la Bastille, où il était resté cinq ans sans avoir vu un juge, sans avoir été interrogé une fois ; depuis deux ans, son père était mort et nul n’avait songé à lui. Si la Bastille n’eût point été prise, il est probable que nul n’y eût jamais songé.

De Whyte était un vieillard de soixante ans ; il prononçait avec un accent étranger des paroles incohérentes. Aux interrogations qui se croisaient, il répondait qu’il ignorait depuis combien de temps il était arrêté, et pour quelle cause il avait été arrêté. Il se souvenait qu’il était cousin de M. de Sartines, voilà tout. Un porte-clefs, nommé Guyon, avait vu, en effet, M. de Sartines entrer une fois dans le cachot de de Whyte, et lui faire signer une procuration. Mais le prisonnier avait complètement oublié cette circonstance.

Tavernier était le plus vieux de tous, il comptait dix ans de réclusion aux îles Sainte-Marguerite, trente ans de captivité à la Bastille ; c’était un vieillard de quatre-vingt-dix ans, à cheveux blancs, à barbe blanche ; ses yeux s’étaient usés dans l’obscurité, et il ne voyait plus qu’à travers un nuage. Lorsqu’on entra dans sa prison, il ne comprit pas ce qu’on venait y faire ; quand on lui parla de liberté, il secoua la tête ; puis, enfin, quand on lui dit que la Bastille était prise :

– Oh ! oh ! dit-il, que vont dire de cela le roi Louis XV, madame de Pompadour et le duc de La Vrillière ?

Tavernier n’était même plus fou, comme de Whyte : il était idiot.

La joie de ces hommes était terrible à voir, car elle criait vengeance, tant elle ressemblait à de l’effroi. Deux ou trois semblaient près d’expirer au milieu de ce tumulte composé de cent mille clameurs réunies, eux que jamais la voix de deux hommes parlant à la fois n’avait frappés depuis leur entrée à la Bastille ; eux qui n’étaient plus accoutumés qu’aux bruits lents et mystérieux du bois qui joue dans l’humidité, de l’araignée qui tisse sa toile, inaperçue, avec un battement pareil à celui d’une pendule invisible ou du rat effaré qui gratte et passe.

Au moment où Gilbert parut, les enthousiastes proposaient de porter les prisonniers en triomphe, proposition qui fut acceptée à l’unanimité.

Gilbert eût fort désiré échapper à cette ovation, mais il n’y avait pas moyen ; il était déjà reconnu ainsi que Billot et Pitou.

Les cris : « À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel de Ville ! » retentirent, et Gilbert se trouva soulevé sur les épaules de vingt personnes à la fois.

En vain le docteur voulut-il résister, en vain Billot et Pitou distribuèrent-ils à leurs frères d’armes leurs plus braves coups de poing, la joie et l’enthousiasme avaient durci l’épiderme populaire. Coups de poing, coups de bois de piques, coups de crosses de fusils, parurent aux vainqueurs doux comme des caresses, et ne firent que redoubler leur enivrement.

Force fut donc à Gilbert de se laisser élever sur le pavois.

Le pavois était une table au milieu de laquelle on avait planté une lance destinée à servir de point d’appui au triomphateur.

Le docteur domina donc cet océan de têtes ondulant de la Bastille à l’arcade Saint-Jean, mer pleine d’orages, dont les flots emportaient, au milieu des piques, des baïonnettes et des armes de toute espèce, de toute forme et de toute époque, les prisonniers triomphateurs.

Mais en même temps qu’eux, cet océan terrible et irrésistible roulait un autre groupe, tellement serré, qu’il semblait une île.

Ce groupe, c’était celui qui emmenait Launay prisonnier.

Autour de ce groupe, des cris non moins bruyants, non moins enthousiastes que ceux qui accompagnaient les prisonniers se faisaient entendre, mais ce n’étaient pas des cris de triomphe, c’étaient des menaces de mort.

Gilbert, du point élevé où il se trouvait, ne perdait pas un détail de ce terrible spectacle.

Seul, parmi tous ces prisonniers qu’on venait de rendre à la liberté, il jouissait de la plénitude de ses facultés. Cinq jours de captivité ne faisaient qu’un point obscur dans sa vie. Son œil n’avait pas eu le temps de s’éteindre ou de s’affaiblir dans l’obscurité de la Bastille.

Le combat, d’ordinaire, ne rend les combattants impitoyables que pendant le temps qu’il dure. En général, les hommes sortant du feu où ils viennent de risquer leur propre vie, sont pleins de mansuétude pour leurs ennemis.

Mais dans ces grandes émeutes populaires, comme la France en a tant vues depuis la Jacquerie jusqu’à nous, les masses que la peur a retenues loin du combat, que le bruit a irritées, les masses, à la fois féroces et lâches, cherchent après la victoire à prendre une part quelconque à ce combat qu’elles n’ont osé affronter en face.

Elles prennent leur part de la vengeance.

Depuis sa sortie de la Bastille, la marche du gouverneur était le commencement de son supplice.

Élie, qui avait pris la vie de M. de Launay sous sa responsabilité, marchait en tête, protégé par son uniforme et par l’admiration populaire qui l’avait vu marchant le premier au feu. Il tenait à la main, au bout de son épée, le billet que M. de Launay avait fait passer au peuple par une des meurtrières de la Bastille, et que lui avait remis Maillard.

Après lui venait le garde des impositions royales, tenant à la main les clefs de la forteresse ; puis Maillard, portant le drapeau ; puis enfin un jeune homme montrant à tous les yeux, percé par sa baïonnette, le règlement de la Bastille, odieux rescrit en vertu duquel avaient coulé tant de larmes.

Puis enfin venait le gouverneur, protégé par Hullin et par deux ou trois autres, mais qui disparaissait au milieu des poings menaçants, des sabres agités, des piques frémissantes.

À côté de ce groupe, et roulant presque parallèlement à lui dans cette grande artère de la rue Saint-Antoine, qui communique des boulevards au fleuve, on en distinguait un autre non moins menaçant, non moins terrible, c’était celui qui entraînait le major de Losme, que nous avons vu apparaître un instant pour lutter contre la volonté du gouverneur, et qui avait enfin plié la tête sous la détermination prise par celui-ci de se défendre.

Le major de Losme était un bon, brave et excellent garçon. Bien des douleurs lui avaient dû un adoucissement depuis qu’il était à la Bastille. Mais le peuple ignorait cela. Le peuple, à son brillant uniforme, le prenait pour le gouverneur. Tandis que le gouverneur, grâce à son habit gris, sans broderie aucune, et dont il avait arraché le ruban de Saint-Louis, se réfugiait dans un certain doute protecteur que pouvaient éclairer seulement ceux qui le connaissaient.

Voilà le spectacle sur lequel dominait le regard sombre de Gilbert, ce regard toujours observateur et calme, même au milieu des dangers qui étaient personnels à cette puissante organisation.

Hullin, en sortant de la Bastille, avait appelé à lui ses amis les plus sûrs et les plus dévoués, les plus vaillants soldats populaires de cette journée, et quatre ou cinq avaient répondu à son appel, et tentaient de seconder son généreux dessein, en protégeant le gouverneur. C’étaient trois hommes dont l’impartiale histoire a consacré le souvenir ; ils se nommaient Arné, Chollat et de Lépine.

Ces quatre hommes, précédés, comme nous l’avons dit, par Hullin et Maillard, tentaient donc de défendre la vie d’un homme dont cent mille voix demandaient la mort.

Autour d’eux s’étaient groupés quelques grenadiers des gardes-françaises, dont l’uniforme, devenu plus populaire depuis trois jours, était un objet de vénération pour le peuple.

M. de Launay avait échappé aux coups tant que les bras de ses généreux défenseurs avaient pu parer les coups ; mais il n’avait pu échapper aux injures et aux menaces.

Au coin de la rue de Jouy, des cinq grenadiers des gardes-françaises qui s’étaient joints au cortège à la sortie de la Bastille, pas un ne restait. Ils avaient, l’un après l’autre, été enlevés sur la route par l’enthousiasme de la foule, et peut-être aussi par le calcul des assassins, et Gilbert les avait vus disparaître l’un après l’autre, comme les boules d’un chapelet qui s’égrène.

Dès lors, il avait prévu que la victoire allait se ternir en s’ensanglantant ; il avait voulu s’arracher à cette table qui lui servait de pavois, mais des bras de fer l’y tenaient rivé. Dans son impuissance il avait lancé Billot et Pitou à la défense du gouverneur, et tous deux, obéissant à sa voix, faisaient tous leurs efforts pour fendre ces vagues humaines et pénétrer jusqu’à lui.

En effet, le groupe de ses défenseurs avait besoin de secours. Chollat, qui n’avait rien mangé depuis la veille, avait senti ses forces s’épuiser, et était tombé en défaillance ; à grand-peine l’avait-on relevé et empêché d’être foulé aux pieds.

Mais c’était une brèche à la muraille, une rupture à la digue.

Un homme s’élança par cette brèche, et faisant tournoyer son fusil par le canon, il en asséna un coup terrible sur la tête nue du gouverneur.

Mais de Lépine vit s’abaisser la massue, il eut le temps de se jeter les bras étendus entre de Launay et elle, et reçut au front le coup qui était destiné au prisonnier.

Étourdi par le choc, aveuglé par le sang, il porta en chancelant ses mains à son visage, et quand il put voir, il était déjà à vingt pas du gouverneur.

Ce fut en ce moment que Billot arriva près de lui, tirant Pitou à la remorque.

Il s’aperçut que le signe auquel on reconnaissait surtout de Launay, c’était que seul le gouverneur était tête nue.

Billot prit son chapeau, étendit le bras et le posa sur la tête du gouverneur.

De Launay se retourna et reconnut Billot.

– Merci, dit-il, mais quelque chose que vous fassiez, vous ne me sauverez pas.

– Atteignons seulement l’Hôtel de Ville, dit Hullin, et je réponds de tout.

– Oui, dit de Launay, mais l’atteindrons-nous ?

– Avec l’aide de Dieu, nous le tenterons au moins, dit Hullin.

En effet, on pouvait l’espérer, on commençait à déboucher sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; mais cette place était encombrée d’hommes aux bras nus, agitant des sabres et des piques. La rumeur qui courait par les rues avait annoncé qu’on leur amenait le gouverneur et le major de la Bastille, et comme une meute, longtemps retenue le nez au vent, les dents grinçantes, ils attendaient.

Aussitôt qu’ils virent paraître le cortège, ils se ruèrent sur lui.

Hullin vit que là était le danger suprême, la dernière lutte ; s’il pouvait faire monter les escaliers du perron à de Launay, et lancer de Launay dans les escaliers, le gouverneur était sauvé.

– À moi, Élie ; à moi, Maillard ; à moi, les hommes de cœur, cria-t-il, il y va de notre honneur à tous !

Élie et Maillard entendirent l’appel ; ils firent une pointe au milieu du peuple ; mais le peuple ne les seconda que trop bien : il s’ouvrit devant eux, et se referma derrière eux.

Élie et Maillard se trouvèrent séparés du groupe principal, qu’ils ne purent rejoindre.

La foule vit ce qu’elle venait de gagner et fit un furieux effort. Comme un boa gigantesque, elle roula ses anneaux autour du groupe. Billot fut soulevé, entraîné, emporté ; Pitou, tout entier à Billot, se laissa aller au même tourbillon. Hullin butta aux premières marches de l’Hôtel de Ville, et tomba. Une première fois il se releva, mais ce fut pour retomber presque aussitôt, et cette fois de Launay le suivit dans sa chute.

Le gouverneur resta ce qu’il était ; jusqu’au dernier moment il ne jeta pas une plainte, il ne demanda point grâce ; il cria seulement d’une voix stridente :

– Au moins, tigres que vous êtes, ne me faites pas languir : tuez-moi sur-le-champ.

Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de ponctualité que cette prière ; en un instant, autour de de Launay tombé, les têtes s’inclinèrent menaçantes, les bras se levèrent armés. On ne vit plus, pendant un instant, que des mains crispées, des fers plongeant ; puis une tête sortit, détachée du tronc, et s’éleva dégoûtante de sang au bout d’une pique ; elle avait conservé son sourire livide et méprisant.

Ce fut la première.

Gilbert avait dominé tout ce spectacle ; Gilbert, cette fois encore, avait voulu s’élancer pour lui porter secours, mais deux cents bras l’avaient arrêté.

Il détourna la tête et soupira.

Cette tête, aux yeux ouverts, se leva juste, et comme pour le saluer d’un dernier regard, en face de la fenêtre où se tenait de Flesselles, entouré et protégé par les électeurs.

Il eût été difficile de dire lequel était le plus pâle du vivant ou du mort.

Tout à coup une immense rumeur s’éleva à l’endroit où gisait le corps de de Launay. On l’avait fouillé, et dans la poche de sa veste on avait trouvé le billet que lui avait adressé le prévôt des marchands, et qu’il avait montré à Losme.

Ce billet était conçu en ces termes, on se le rappelle :

« Tenez bon ; j’amuse les Parisiens avec des cocardes et des promesses. Avant la fin de la journée, M. de Besenval vous enverra du renfort.

« De Flesselles. »

Un horrible blasphème monta du pavé de la rue à la fenêtre de l’Hôtel de Ville où se tenait de Flesselles.

Sans en deviner la cause, il comprit la menace et se rejeta en arrière.

Mais il avait été vu, on le savait là ; on se précipita par les escaliers, et cette fois d’un mouvement si universel, que les hommes qui portaient le docteur Gilbert l’abandonnèrent pour suivre cette marée qui montait sous le souffle de la colère.

Gilbert voulut, lui aussi, entrer à l’Hôtel de Ville, non pour menacer, mais pour protéger de Flesselles. Il avait déjà franchi les trois ou quatre premières marches du perron, quand il se sentit violemment tiré en arrière. Il se retourna pour se débarrasser de cette nouvelle étreinte ; mais, cette fois, il reconnut Billot et Pitou.

– Oh ! s’écria Gilbert, qui, du point élevé où il se trouvait, dominait toute la place, que se passe-t-il donc là-bas ?

Et il indiquait de sa main crispée la rue de la Tixéranderie.

– Venez, docteur, venez, dirent à la fois Billot et Pitou.

– Oh ! les assassins ! s’écria le docteur, les assassins !…

En effet, en ce moment, le major de Losme tombait frappé d’un coup de hache ; le peuple confondait dans sa colère et le gouverneur égoïste et barbare qui avait été le persécuteur des malheureux prisonniers, et l’homme généreux qui en avait constamment été l’appui.

– Oh ! oui, oui, dit-il, allons-nous-en, car je commence à être honteux d’avoir été délivré par de pareils hommes.

– Docteur, dit Billot, soyez tranquille. Ce ne sont pas ceux qui ont combattu là-bas qui massacrent ici.

Mais, au moment même où le docteur descendait les marches qu’il avait montées pour courir au secours de de Flesselles, le flot qui s’était engouffré sous la voûte était vomi par elle. Au milieu de ce torrent d’hommes, un homme se débattait entraîné.

– Au Palais-Royal ! au Palais-Royal ! cria la foule.

– Oui, mes amis, oui, mes bons amis, au Palais-Royal ! répétait cet homme.

Et il roulait vers le fleuve, comme si l’inondation humaine eût voulu, non pas le conduire au Palais-Royal, mais l’entraîner dans la Seine.

– Oh ! s’écria Gilbert, encore un qu’ils vont égorger ! tâchons de sauver celui-là du moins.

Mais à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’un coup de pistolet se faisait entendre, et que de Flesselles disparaissait dans la fumée.

Gilbert couvrit ses yeux de ses deux mains avec un mouvement de sublime colère ; il maudissait ce peuple qui, étant si grand, n’avait pas la force de rester pur, et qui souillait sa victoire par un triple assassinat.

Puis, quand ses mains s’écartèrent de ses yeux, il vit trois têtes au bout de trois piques.

La première était celle de de Flesselles, la seconde celle de de Losme, la troisième celle de de Launay.

L’une s’élevait sur les degrés de l’Hôtel de Ville, l’autre au milieu de la rue de la Tixéranderie, la troisième sur le quai Pelletier.

Par leur position elles figuraient un triangle.

– Oh ! Balsamo ! Balsamo ! murmura le docteur avec un soupir, est-ce donc avec un pareil triangle que l’on symbolise la liberté ?

Et il s’enfuit par la rue de la Vannerie, entraînant après lui Billot et Pitou.

Chapitre XX.
Sébastien Gilbert §

Au coin de la rue Planche-Mibray, le docteur rencontra un fiacre auquel il fit signe de s’arrêter, et dans lequel il monta.

Billot et Pitou prirent place auprès de lui.

– Au collège Louis-le-Grand ! dit Gilbert, et il se jeta dans le fond de la voiture, où il tomba dans une profonde rêverie, que respectèrent Billot et Pitou.

On traversa le Pont-au-Change, on prit la rue de la Cité, la rue Saint-Jacques, et l’on arriva au collège Louis-le-Grand.

Paris était tout frissonnant. La nouvelle était répandue de tous côtés ; les bruits des assassinats de la Grève se mêlaient aux récits glorieux de la prise de la Bastille ; on voyait se refléter sur les visages les diverses impressions que les esprits éprouvaient – éclairs de l’âme qui se trahissaient au dehors.

Gilbert n’avait pas mis la tête à la portière, Gilbert n’avait pas prononcé une parole. Il y a toujours un côté ridicule aux ovations populaires, et Gilbert voyait son triomphe de ce côté-là.

Puis il lui semblait que quelque chose qu’il eût faite pour l’empêcher de couler, quelques gouttes de ce sang répandu rejaillissaient sur lui.

Le docteur descendit à la porte du collège, et fit signe à Billot de le suivre.

Quant à Pitou, il resta discrètement dans le fiacre.

Sébastien était encore à l’infirmerie ; le principal en personne, à l’annonce de l’arrivée du docteur Gilbert, l’introduisit lui-même.

Billot qui, si peu observateur qu’il fût, connaissait le caractère du père et du fils, Billot examina avec attention la scène qui se passait sous ses yeux.

Autant l’enfant s’était montré faible, irritable, nerveux dans le désespoir, autant il se montra calme et réservé dans la joie.

En apercevant son père il pâlit, la parole lui manqua. Un petit frémissement courut sur ses lèvres.

Puis il vint se jeter au cou de Gilbert avec un seul cri de joie qui ressemblait à un cri de douleur, et le tint silencieusement enchaîné dans ses bras.

Le docteur répondit avec le même silence à cette silencieuse étreinte. Seulement, après avoir embrassé son fils, il le regarda longtemps avec un sourire plutôt triste que joyeux.

Un plus habile observateur que Billot se fût dit qu’il y avait ou un malheur ou un crime entre cet enfant et cet homme.

L’enfant fut moins contenu avec Billot. Lorsqu’il put voir autre chose que son père, qui avait absorbé toute son attention, il courut au bon fermier, et lui jeta les bras autour du cou en disant :

– Vous êtes un brave homme, monsieur Billot, vous m’avez tenu parole, et je vous remercie.

– Oh ! oh ! dit Billot, ce n’est pas sans peine, allez, monsieur Sébastien ; votre père était joliment enfermé, et il a fallu faire pas mal de dégâts avant de le mettre dehors.

– Sébastien, demanda le docteur avec une certaine inquiétude, vous êtes en bonne santé ?

– Oui, mon père, répondit le jeune homme, quoique vous me trouviez à l’infirmerie.

Gilbert sourit.

– Je sais pourquoi vous y êtes, dit-il.

L’enfant sourit à son tour.

– Il ne vous manque rien ici ? continua le docteur.

– Rien, grâce à vous.

– Je vais donc, mon cher ami, vous faire toujours la même recommandation, la même et la seule : travaillez.

– Oui, mon père.

– Je sais que ce mot pour vous n’est pas un son vain et monotone ; si je le croyais, je ne le dirais plus.

– Mon père, ce n’est pas à moi à vous répondre là-dessus, répondit Sébastien. C’est à M. Bérardier, notre excellent principal.

Le docteur se retourna vers M. Bérardier, lequel fit signe qu’il avait deux mots à lui dire.

– Attendez, Sébastien, dit le docteur.

Et il s’avança vers le principal.

– Monsieur, demanda Sébastien avec intérêt, serait-il donc arrivé malheur à Pitou ? Le pauvre garçon n’est pas avec vous.

– Il est à la porte, dans un fiacre.

– Mon père, dit Sébastien, voulez-vous permettre que M. Billot amène Pitou ; je serais bien aise de le voir.

Gilbert fit un signe de tête ; Billot sortit.

– Que voulez-vous me dire ? demanda Gilbert à l’abbé Bérardier.

– Je voulais vous dire, monsieur, que ce n’était point le travail qu’il fallait recommander à cet enfant, mais bien plutôt la distraction.

– Comment cela, monsieur l’abbé ?

– Oui, c’est un excellent jeune homme, que chacun aime ici comme un fils ou comme un frère, mais…

L’abbé s’arrêta.

– Mais, quoi ? demanda le père inquiet.

– Mais si l’on n’y prend garde, monsieur Gilbert, quelque chose le tuera.

– Quoi donc ? fit vivement Gilbert.

– Le travail que vous lui recommandez.

– Le travail ?

– Oui, monsieur, le travail. Si vous le voyiez sur son pupitre, les bras croisés, le nez dans le dictionnaire, l’œil fixe…

– Travaillant ou rêvant ? demanda Gilbert.

– Travaillant, monsieur, cherchant la bonne expression, la tournure antique, la forme grecque ou latine, la cherchant des heures entières ; et, tenez, en ce moment même, voyez…

En effet, le jeune homme, quoique son père se fût éloigné de lui depuis moins de cinq minutes, quoique Billot eût refermé la porte à peine, le jeune homme était tombé dans une sorte de rêverie qui ressemblait à de l’extase.

– Est-il souvent ainsi ? demanda Gilbert avec inquiétude.

– Monsieur, je pourrais presque dire que c’est son état habituel. Voyez comme il cherche.

– Vous avez raison, monsieur l’abbé, dit-il, et quand vous le verrez cherchant ainsi, il faudra le distraire.

– Ce sera dommage, car il sort de ce travail, voyez-vous, des compositions qui feront un jour le plus grand honneur au collège Louis-le-Grand. Je prédis que d’ici à trois ans, cet enfant-là emportera tous les prix du concours.

– Prenez garde, répéta le docteur, cette espèce d’absorption de la pensée dans laquelle vous voyez Sébastien plongé est plutôt une preuve de faiblesse que de force, un symptôme de maladie que de santé… Vous aviez raison, monsieur l’abbé, il ne faut pas trop recommander le travail à cet enfant là, ou au moins faut-il savoir distinguer le travail de la rêverie.

– Monsieur, je vous assure qu’il travaille.

– Quand il est ainsi ?

– Oui ; et la preuve, c’est que son devoir est toujours fait avant celui des autres. Voyez-vous remuer ses lèvres ? Il répète ses leçons.

– Eh bien ! quand il répétera ses leçons ainsi, monsieur Bérardier, distrayez-le ; il n’en saura pas ses leçons plus mal, et s’en portera mieux.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Dame ! fit le bon abbé, vous devez vous y connaître, vous, que MM. de Condorcet et Cabanis proclament un des hommes les plus savants qui existent au monde.

– Seulement, dit Gilbert, quand vous le tirerez de rêveries pareilles, prenez des précautions ; parlez-lui bas d’abord, puis plus haut.

– Et pourquoi ?

– Pour le ramener graduellement à ce monde-ci qu’il a quitté.

L’abbé regarda le docteur avec étonnement. Peu s’en fallut qu’il ne le tînt pour fou.

– Tenez, dit le docteur, vous allez voir la preuve de ce que je vous dis.

En effet, Billot et Pitou rentraient en ce moment. En trois enjambées Pitou fut près de Gilbert.

– Tu m’as demandé, Sébastien ? dit Pitou en prenant l’enfant par le bras. Tu es bien gentil, merci.

Et il approcha sa grosse tête du front mat de l’enfant.

– Regardez, dit Gilbert en saisissant le bras de l’abbé.

En effet, Sébastien, tiré brutalement de sa rêverie par le cordial attouchement de Pitou, chancela, son visage passa de la matité à la pâleur, sa tête se pencha comme si son col n’avait plus la force de la soutenir. Un soupir douloureux sortit de sa poitrine, puis une vive rougeur vint colorer ses joues.

Il secoua la tête et sourit.

– Ah ! c’est toi, Pitou, dit-il. Oui, c’est vrai, je t’ai demandé.

Puis le regardant :

– Tu t’es donc battu ?

– Oui, et comme un brave garçon, dit Billot.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas emmené avec vous, fit l’enfant avec un ton de reproche, je me serais battu aussi, moi, et au moins j’aurais fait quelque chose pour mon père.

– Sébastien, dit Gilbert en s’approchant à son tour et en appuyant la tête de son fils contre son cœur, tu peux faire beaucoup plus pour ton père que de te battre pour lui, tu peux écouter ses conseils, les suivre, devenir un homme distingué, célèbre.

– Comme vous, n’est-ce pas ? dit l’enfant avec orgueil. Oh ! c’est bien à quoi j’aspire.

– Sébastien, dit le docteur, à présent que tu as embrassé et remercié Billot et Pitou, ces bons amis à nous, veux-tu venir causer un instant dans le jardin avec moi ?

– Avec bonheur, mon père. Deux ou trois fois dans ma vie j’ai pu demeurer seul à seul avec vous, et ces moments sont, dans tous leurs détails, présents à mon souvenir.

– Monsieur l’abbé, vous permettez ? dit Gilbert.

– Comment donc !

– Billot, Pitou, mes amis, vous avez peut-être besoin de prendre quelque chose.

– Ma foi ! oui, dit Billot, je n’ai pas mangé depuis le matin, et je pense que Pitou est aussi à jeun que moi.

– Pardon, dit Pitou, j’ai mangé à peu près la valeur d’une miche, et deux ou trois saucissons, un moment avant de vous tirer de l’eau ; mais le bain ça creuse.

– Eh bien ! venez au réfectoire, dit l’abbé Bérardier, on va vous servir à dîner.

– Oh ! oh ! dit Pitou.

– Vous craignez l’ordinaire du collège ? fit l’abbé. Rassurez-vous, on vous traitera en invité. D’ailleurs, il me semble, continua l’abbé, que vous n’avez pas seulement l’estomac délabré, mon cher monsieur Pitou.

Pitou jeta sur lui-même un regard plein de pudeur.

– Et que si l’on vous offrait une culotte en même temps qu’un dîner…

– Le fait est que j’accepterais, monsieur l’abbé, dit Pitou.

– Eh bien ! venez donc, la culotte et le dîner sont à votre service.

Et il emmena Billot et Pitou d’un côté, tandis qu’en leur faisant signe de la main, Gilbert et son fils s’éloignaient de l’autre.

Tous deux traversèrent la cour destinée aux récréations, et gagnèrent un petit jardin destiné aux professeurs, réduit frais et ombreux, dans lequel le vénérable abbé Bérardier venait lire son Tacite et son Juvénal.

Gilbert s’assit sur un banc de bois ombragé par des clématites et des vignes vierges ; puis, attirant Sébastien à lui, et séparant de la main ses longs cheveux qui retombaient sur son front :

– Eh bien ! mon enfant, lui dit-il, nous voilà donc réunis ?

Sébastien leva les yeux au ciel :

– Par un miracle de Dieu, oui, mon père.

Gilbert sourit.

– S’il y a un miracle, dit Gilbert, c’est le brave peuple de Paris qui l’a accompli.

– Mon père, dit l’enfant, n’écartez pas Dieu de ce qui vient de se passer ; car moi, quand je vous ai vu, instinctivement, c’est Dieu que j’ai remercié.

– Et Billot ?

– Billot venait après Dieu comme la carabine venait après lui.

Gilbert réfléchit.

– Tu as raison, enfant, lui dit-il. Dieu est au fond de toute chose. Mais revenons à toi, et causons un peu avant de nous séparer de nouveau.

– Allons-nous donc nous séparer encore, mon père ?

– Pas pour longtemps, je présume. Mais une cassette renfermant des papiers précieux a disparu de chez Billot, en même temps que l’on m’emprisonnait à la Bastille. Il faut que je sache qui m’a fait emprisonner, qui a enlevé la cassette.

– C’est bien, mon père, j’attendrai pour vous revoir que vos recherches soient finies.

Et l’enfant poussa un soupir.

– Tu es triste, Sébastien ? demanda le docteur.

– Oui.

– Et pourquoi es-tu triste ?

– Je ne sais ; il me semble que la vie n’est pas faite pour moi comme pour les autres enfants.

– Que dis-tu là, Sébastien ?

– La vérité.

– Explique-toi.

– Tous ont des distractions, des plaisirs ; moi, je n’en n’ai pas.

– Tu n’as pas de distractions, pas de plaisirs ?

– Je veux dire, mon père, que je ne trouve pas d’amusement aux jeux de mon âge.

– Prenez garde, Sébastien ; je regretterais fort que vous eussiez un pareil caractère. Sébastien, les esprits qui promettent un avenir glorieux sont comme les bons fruits pendant leur croissance : ils ont leur amertume, leur acidité, leur verdeur, avant de réjouir le palais par leur savoureuse maturité. Croyez-moi, il est bon d’avoir été jeune, mon enfant.

– Ce n’est pas ma faute si je ne le suis pas, répondit le jeune homme avec un sourire mélancolique.

Gilbert continua en pressant les deux mains de son fils dans les siennes et en fixant ses deux yeux sur les siens.

– Votre âge, mon ami, c’est celui de la semence, rien ne doit encore percer au dehors de ce que l’étude a mis en vous. À quatorze ans, Sébastien, la gravité c’est de l’orgueil ou de la maladie. Je vous ai demandé si votre santé était bonne, vous m’avez répondu oui. Je vais vous demander si vous êtes orgueilleux, tâchez de me répondre que non.

– Mon père, dit l’enfant, rassurez-vous. Ce qui me rend triste, ce n’est ni la maladie, ni l’orgueil ; non, c’est un chagrin.

– Un chagrin, pauvre enfant ! et quel chagrin, mon Dieu ! peux-tu donc avoir à ton âge ? Voyons, parle.

– Non, mon père, non, plus tard. Vous l’avez dit, vous êtes pressé ; vous n’avez qu’un quart d’heure à me donner. Parlons d’autre chose que de mes folies.

– Non, Sébastien, je te quitterais inquiet. Dis-moi d’où te vient ce chagrin.

– En vérité, je n’ose, mon père.

– Que crains-tu ?

– Je crains de passer à vos yeux pour un visionnaire, ou peut-être de vous parler de choses qui vous affligeraient.

– Tu m’affliges bien plus en gardant ton secret, cher enfant.

– Vous savez bien que je n’ai pas de secret pour vous, mon père.

– Alors, parle.

– Je n’ose, en vérité.

– Sébastien, toi qui as la prétention d’être un homme.

– C’est justement pour cela.

– Allons, du courage !

– Eh bien ! mon père, c’est un rêve !

– Un rêve qui t’effraie.

– Oui et non ; car, quand je fais ce rêve, je ne suis pas effrayé, mais comme transporté dans un autre monde.

– Explique-toi.

– Tout enfant, j’ai eu de ces visions. Vous le savez, deux ou trois fois je me suis perdu dans ces grands bois qui environnent le village où j’ai été élevé.

– Oui, on me l’a dit.

– Eh bien ! je suivais quelque chose comme un fantôme.

– Tu dis ?… demanda Gilbert en regardant son fils avec un étonnement qui ressemblait à de l’effroi.

– Tenez, mon père, voilà ce qui arrivait : je jouais comme les autres enfants dans le village, et tant que j’étais dans le village, tant qu’il y avait d’autres enfants avec moi ou près de moi, je ne voyais rien ; mais si je m’écartais d’eux, si je dépassais les derniers jardins, je sentais près de moi comme le frôlement d’une robe ; j’étendais les bras pour la saisir, et je n’embrassais que l’air ; mais, à mesure que ce frôlement s’éloignait, le fantôme devenait visible. C’était une vapeur, d’abord transparente comme un nuage, puis la vapeur s’épaississait et prenait une forme humaine. Cette forme, c’était celle d’une femme, glissant plutôt qu’elle ne marchait, et devenant d’autant plus visible qu’elle s’enfonçait dans les endroits les plus sombres de la forêt.

« Alors un pouvoir inconnu, étrange, irrésistible, m’entraînait sur les pas de cette femme. Je la poursuivais les bras tendus, muet comme elle : car souvent, j’ai essayé de l’appeler, et jamais ma voix n’a pu former un son, et je la poursuivais ainsi sans qu’elle s’arrêtât, sans que je pusse la rejoindre, jusqu’à ce que le prodige qui m’avait annoncé sa présence me signalât son départ. Cette femme s’effaçait peu à peu ; la matière devenait vapeur, la vapeur se volatilisait, et tout était dit. Et moi, épuisé de fatigue, je tombais à l’endroit même où elle avait disparu. C’est là que Pitou me retrouvait quelquefois le jour même, quelquefois le lendemain seulement.

Gilbert continuait de regarder l’enfant avec une inquiétude croissante. Ses doigts s’étaient fixés sur son pouls. Sébastien comprit le sentiment qui agitait le docteur.

– Oh ! ne vous inquiétez pas, mon père, dit-il, je sais qu’il n’y a rien de réel dans tout cela ; je sais que c’est une vision, voilà tout.

– Et cette femme, lui demanda le docteur, quel aspect a-t-elle ?

– Oh ! majestueuse comme une reine.

– Et son visage, l’as-tu vu parfois, enfant ?

– Oui.

– Depuis quand ? demanda Gilbert en tressaillant.

– Depuis que je suis ici seulement, répondit le jeune homme.

– Mais à Paris tu n’as plus la forêt de Villers-Cotterêts, les grands arbres faisant une sombre et mystérieuse voûte de verdure ? À Paris tu n’as plus le silence, la solitude, cet élément des fantômes ?

– Si, mon père, j’ai tout cela.

– Où donc ?

– Ici.

– Comment, ici ! Ce jardin n’est-il pas réservé aux professeurs ?

– Si fait, mon père. Mais deux ou trois fois il m’avait semblé voir cette femme glisser de la cour dans le jardin. J’avais à chaque fois voulu la suivre, toujours la porte fermée m’avait arrêté court. Alors qu’un jour l’abbé Bérardier, très content de ma composition, s’informait de ce que je désirais, je lui demandai de venir avec lui promener quelquefois dans le jardin. Il me le permit. J’y suis venu, et ici, ici, mon père, la vision a reparu.

Gilbert frissonna.

– Étrange hallucination, dit-il, mais possible cependant chez une nature nerveuse comme la sienne. Et tu as vu son visage ?

– Oui, mon père.

– Te le rappelles-tu ?

L’enfant sourit.

– As-tu essayé jamais de t’approcher d’elle ?

– Oui.

– De lui tendre la main ?

– C’est alors qu’elle disparaît.

– Et à ton avis, Sébastien, quelle est cette femme ?

– Il me semble que c’est ma mère.

– Ta mère ! s’écria Gilbert pâlissant.

Et il appuya sa main sur son cœur, comme pour y étancher le sang d’une douloureuse blessure.

– Mais c’est un rêve, dit-il, et je suis presque aussi fou que toi.

L’enfant se tut, et, le sourcil pensif, regarda son père.

– Eh bien ? lui demanda celui-ci.

– Eh bien ! il est possible que ce soit un rêve, mais la réalité de mon rêve existe.

– Que dis-tu ?

– Je dis qu’aux dernières fêtes de la Pentecôte, on nous a conduits en promenade aux bois de Satory, près Versailles, et que là, tandis que je rêvais à l’écart…

– La même vision t’est apparue ?

– Oui ; mais cette fois dans une voiture traînée par quatre magnifiques chevaux… mais cette fois bien réelle, bien vivante. J’ai manqué défaillir.

– Pourquoi cela ?

– Je ne sais.

– Et de cette nouvelle apparition, quelle impression t’est-il restée ?

– Que ce n’était point ma mère que je voyais apparaître en rêve, puisque cette femme était la même que celle de mon apparition, et que ma mère est morte.

Gilbert se leva et passa sa main sur son front. Un étrange éblouissement venait de s’emparer de lui.

L’enfant remarqua son trouble, et s’effraya de sa pâleur.

– Ah ! dit-il, voyez-vous, mon père, que j’ai eu tort de vous conter toutes ces folies.

– Non, mon enfant, non ; au contraire, dit le docteur, parle-m’en souvent, parle-m’en toutes les fois que tu me verras, et nous tâcherons de te guérir.

Sébastien secoua la tête.

– Me guérir ; et pourquoi ? dit-il. Je me suis fait à ce rêve ; il est devenu une portion de ma vie ; j’aime cette vision, quoiqu’elle me fuie, et que parfois même il me semble qu’elle me repousse. Ne me guérissez donc pas, mon père. Vous pouvez me quitter encore, voyager de nouveau, retourner en Amérique. Avec cette vision, je ne suis pas tout à fait seul.

– Enfin ! murmura le docteur.

Et pressant Sébastien sur sa poitrine :

– Au revoir, mon enfant, dit-il, j’espère que nous ne nous quitterons plus ; car, si je pars, eh bien ! je tâcherai cette fois que tu viennes avec moi.

– Ma mère était-elle belle ? demanda l’enfant.

– Oh ! oui, bien belle ! répondit le docteur d’une voix étranglée.

– Et vous aimait-elle autant que je vous aime ?

– Sébastien ! Sébastien ! ne me parle jamais de ta mère ! s’écria le docteur.

Et appuyant une dernière fois ses lèvres sur le front de l’enfant, il s’élança hors du jardin.

Au lieu de le suivre, l’enfant retomba morne et accablé sur son banc.

Dans la cour, Gilbert retrouva Billot et Pitou, parfaitement restaurés et racontant à l’abbé Bérardier les détails de la prise de la Bastille. Il fit au principal une nouvelle recommandation à l’endroit de Sébastien, et remonta dans le fiacre avec ses deux compagnons.

Chapitre XXI.
Madame de Staël §

Lorsque Gilbert reprit dans le fiacre sa place à côté de Billot et en face de Pitou, il était pâle, et une goutte de sueur perlait à la racine de chacun de ses cheveux.

Mais il n’était pas dans le caractère de cet homme de rester plié sous la puissance d’une émotion quelconque. Il se renversa dans l’angle de la voiture, appuya ses deux mains sur son front comme s’il eût voulu y comprimer la pensée, et, après un instant d’immobilité, écarta ses mains, et, au lieu d’un visage renversé, montrant une physionomie parfaitement calme :

– Vous disiez donc, mon cher monsieur Billot, que le roi a donné son congé à M. le baron de Necker ?

– Oui, monsieur le docteur.

– Et que les troubles de Paris viennent un peu de cette disgrâce ?

– Beaucoup.

– Vous avez ajouté que M. de Necker avait aussitôt quitté Versailles ?

– Il a reçu la lettre à son dîner ; une heure après, il était en route pour Bruxelles.

– Où il est maintenant ?

– Où il doit être.

– Vous n’avez point entendu dire qu’il se fût arrêté en route ?

– Si fait, à Saint-Ouen, pour dire adieu à sa fille, madame la baronne de Staël.

– Madame de Staël est-elle partie avec lui ?

– J’ai entendu dire qu’il était parti seul avec sa femme.

– Cocher, dit Gilbert, arrêtez-moi chez le premier tailleur d’habits que vous rencontrerez.

– Vous voulez changer d’habits ? dit Billot.

– Oui, ma foi ! Celui-ci sent un peu trop le frottement des murs de la Bastille, et l’on ne va pas visiter ainsi vêtu la fille d’un ministre en disgrâce. Fouillez dans vos poches et voyez si vous n’y trouvez pas quelques louis.

– Oh ! oh ! dit le fermier, il paraît que vous avez laissé votre bourse à la Bastille.

– C’était dans le règlement, dit en souriant Gilbert ; tout objet de valeur se dépose au greffe.

– Et il y reste, dit le fermier.

Et, ouvrant sa large main, qui contenait une vingtaine de louis :

– Prenez, docteur, dit-il.

Gilbert prit dix louis. Quelques minutes après, le fiacre s’arrêta devant la boutique d’un fripier.

C’était encore l’usage alors.

Gilbert échangea son habit limé par les murs de la Bastille, contre un habit noir fort propre, et tel qu’en portaient messieurs du tiers à l’Assemblée nationale.

Un coiffeur dans sa boutique, un Savoyard sur sa sellette, achevèrent la toilette du docteur.

Le cocher le conduisit à Saint-Ouen par les boulevards extérieurs, qu’on alla gagner par derrière le parc de Monceau.

Gilbert descendait devant la maison de M. de Necker, à Saint-Ouen, au moment où sept heures de l’après-midi sonnaient à la cathédrale de Dagobert.

Autour de cette maison naguère si recherchée, si fréquentée, régnait un profond silence que troubla seul l’arrivée du fiacre de Gilbert.

Et cependant, ce n’était point cette mélancolie des châteaux abandonnés, cette tristesse morne des maisons frappées de disgrâce.

Les grilles fermées, les parterres déserts, annonçaient le départ des maîtres ; mais nulle trace de douleur ou de précipitation.

En outre, toute une partie du château, l’aile de l’est, avait conservé les persiennes ouvertes, et lorsque Gilbert se dirigea de ce côté, un laquais à la livrée de M. de Necker s’avança vers lui.

Alors eut lieu à travers la grille le dialogue suivant :

– M. de Necker n’est plus au château, mon ami ?

– Non, M. le baron est parti samedi passé pour Bruxelles.

– Et madame la baronne ?

– Partie avec monsieur.

– Mais madame de Staël ?

– Madame est demeurée ici. Mais je ne sais si madame peut recevoir ; c’est l’heure de sa promenade.

– Informez-vous où elle est, je vous prie, et annoncez-lui M. le docteur Gilbert.

– Je vais m’informer si madame est ou n’est pas dans les appartements. Sans doute recevra-t-elle monsieur. Mais si elle se promène, j’ai ordre de ne pas la troubler dans sa promenade.

– Fort bien. Allez donc, je vous prie.

Le laquais ouvrit la grille ; Gilbert entra.

Tout en refermant la grille, le laquais jetait un regard inquisiteur sur le véhicule qui avait amené le docteur, et sur les étranges figures de ses deux compagnons de route.

Puis il partit en secouant la tête comme un homme dont l’intelligence est en défaut, mais qui semble mettre au défi toute autre intelligence de voir clair là où la sienne est restée plongée dans les ténèbres.

Gilbert resta seul à attendre.

Au bout de cinq minutes, le laquais revint.

– Madame la baronne se promène, dit-il.

Et il salua pour congédier Gilbert.

Mais le docteur ne se tint pas pour battu :

– Mon ami, dit-il au laquais, veuillez, je vous prie, faire une petite infraction à votre consigne, et dire à madame la baronne, en m’annonçant à elle, que je suis un ami de M. le marquis de La Fayette.

Un louis glissé dans la main du laquais acheva de vaincre des scrupules que le nom que venait de prononcer le docteur avait déjà levés à moitié.

– Entrez, monsieur, dit le laquais.

Gilbert le suivit. Mais au lieu de le faire entrer dans la maison, il le conduisit dans le parc.

– Voici le côté favori de madame la baronne, dit le laquais en indiquant à Gilbert l’entrée d’une espèce de labyrinthe. Veuillez attendre un instant ici.

Dix minutes après, un bruit se fit dans le feuillage, et une femme de vingt-trois à vingt-quatre ans, grande et aux formes plutôt nobles que gracieuses, apparut aux yeux de Gilbert.

Elle parut surprise en voyant un homme jeune encore, là où sans doute elle s’attendait à trouver un homme d’un âge déjà assez mûr.

Gilbert était en effet un homme assez remarquable pour frapper au premier coup d’œil une observatrice de la force de madame de Staël.

Peu d’hommes avaient le visage formé de lignes aussi pures, et ces lignes avaient pris, par l’exercice d’une volonté toute-puissante, un caractère d’extraordinaire inflexibilité. Ses beaux yeux noirs, toujours si expansifs, s’étaient voilés et affermis par le travail et la souffrance, et, en se voilant et en s’affermissant, ils avaient perdu cette inquiétude qui est un des charmes de la jeunesse.

Un pli profond et gracieux tout à la fois creusait au coin de ses lèvres fines cette cavité mystérieuse dans laquelle les physionomistes placent le siège de la circonspection. Il semblait que le temps seul et une vieillesse précoce eussent donné à Gilbert cette qualité que la nature n’avait pas songé à mettre en lui.

Son front large et bien arrondi, avec une légère fuite qu’arrêtaient ses beaux cheveux noirs, que depuis longtemps la poudre avait cessé de blanchir, renfermait à la fois la science et la pensée, l’étude et l’imagination. À Gilbert ainsi qu’à son maître Rousseau, la saillie des sourcils jetait une ombre épaisse sur les yeux, et de cette ombre jaillissait le point lumineux qui révélait la vie.

Gilbert, malgré ses habits modestes, se présentait donc aux yeux du futur auteur de Corinne sous un aspect remarquablement beau et distingué, distinction dont les mains longues et blanches, dont les pieds minces et bien attachés à une jambe fine et nerveuse, complétaient l’ensemble.

Madame de Staël perdit quelques instants à examiner Gilbert.

Ce temps, Gilbert, de son côté, l’employa à un salut raide et qui rappelait un peu la civilité modeste des quakers de l’Amérique, lesquels n’accordent à la femme que la fraternité qui rassure, au lieu du respect qui sourit.

Puis, d’un regard rapide à son tour, il analysa toute la personne de la jeune femme déjà célèbre, et dont les traits intelligents et pleins d’expression manquaient absolument de charme ; tête de jeune homme insignifiant et trivial, plutôt que tête de femme sur un corps plein de voluptueuse luxuriance.

Elle tenait à la main une branche de grenadier, dont, dans sa distraction, elle s’amusait à manger les fleurs.

– C’est vous, monsieur, demanda la baronne, qui êtes le docteur Gilbert ?

– C’est moi, oui, madame.

– Si jeune ; vous avez déjà acquis une bien grande réputation, ou plutôt cette réputation n’appartiendrait-elle pas à votre père ou à quelque parent plus âgé que vous ?

– Je ne connais pas d’autre Gilbert que moi, madame. Et si, en effet, il y a, comme vous le dites, quelque peu de réputation attachée à ce nom, j’ai tout droit de la revendiquer.

– Vous vous êtes servi du nom du marquis de La Fayette pour pénétrer jusqu’à moi, monsieur. Et, en effet, le marquis nous a parlé de vous, de votre science inépuisable.

Gilbert s’inclina.

– Science d’autant plus remarquable, d’autant plus pleine d’intérêt, surtout, continua la baronne, qu’il paraît, monsieur, que vous n’êtes pas un chimiste ordinaire, un praticien comme les autres, et que vous avez sondé tous les mystères de la science de la vie.

– M. le marquis de La Fayette vous aura dit, je le vois bien, madame, que j’étais un peu sorcier, répliqua Gilbert en souriant, et s’il vous l’a dit, je lui sais assez d’esprit pour vous l’avoir prouvé, s’il l’a voulu.

– En effet, monsieur, il nous a parlé de cures merveilleuses que vous fîtes souvent, soit sur le champ de bataille, soit dans les hôpitaux américains, sur des sujets désespérés ; vous les plongiez, nous a dit le général, dans une mort factice si semblable à la mort réelle, que parfois celle-ci s’y trompait.

– Cette mort factice, madame, c’est le résultat d’une science presque inconnue, confiée aujourd’hui aux mains de quelques adeptes seulement, mais qui finira par devenir vulgaire.

– Du mesmérisme, n’est-ce pas ? demanda madame de Staël en souriant.

– Du mesmérisme, oui, c’est cela.

– Auriez-vous pris des leçons du maître lui-même ?

– Hélas ! madame, Mesmer lui-même n’était que l’écolier. Le mesmérisme, ou plutôt le magnétisme, était une science antique connue des Égyptiens et des Grecs. Elle s’est perdue dans l’océan du Moyen Âge. Shakespeare la devine dans Macbeth. Urbain Grandier la retrouve, et meurt pour l’avoir retrouvée. Mais le grand maître, mon maître à moi, c’est le comte de Cagliostro.

– Ce charlatan ! dit madame de Staël.

– Madame, madame, prenez garde de juger comme les contemporains, et non comme la postérité. À ce charlatan je dois ma science, et peut-être le monde lui devra-t-il la liberté.

– Soit, dit madame de Staël en souriant. Je parle sans connaître ; vous parlez avec connaissance de cause : il est probable que vous avez raison, et que j’ai tort… Mais revenons à vous. Pourquoi vous êtes-vous tenu si longtemps éloigné de la France ? Pourquoi n’êtes-vous point revenu prendre votre place parmi les Lavoisier, les Cabanis, les Condorcet, les Bailly et les Louis ?

À ce dernier nom, Gilbert rougit imperceptiblement.

– J’ai trop à étudier, madame, pour me ranger ainsi, du premier coup, parmi les maîtres.

– Enfin, vous voilà, mais dans un mauvais moment pour nous. Mon père, qui eût été si heureux de vous être utile, est disgracié et parti depuis trois jours.

Gilbert sourit.

– Madame la baronne, dit-il en s’inclinant légèrement, il y a six jours que, sur un ordre de M. le baron Necker, je fus mis à la Bastille.

Madame de Staël rougit à son tour.

– En vérité, monsieur, vous me dites là quelque chose qui me surprend beaucoup. Vous, à la Bastille !

– Moi-même, madame.

– Qu’aviez-vous donc fait ?

– Ceux qui m’y ont fait mettre pourraient seuls me le dire.

– Mais vous en êtes sorti ?

– Parce qu’il n’y a plus de Bastille, oui, madame.

– Comment, plus de Bastille ? fit madame de Staël en jouant la surprise.

– N’avez-vous pas entendu le canon ?

– Oui, mais le canon, c’est le canon : voilà tout.

– Oh ! permettez-moi de vous dire, madame, qu’il est impossible que madame de Staël, fille de M. de Necker, ignore, à l’heure qu’il est, que la Bastille a été prise par le peuple.

– Je vous assure, monsieur, répondit la baronne avec embarras, qu’étrangère à tous les événements depuis le départ de mon père, je ne m’occupe plus que de pleurer son absence.

– Madame ! madame ! dit Gilbert en secouant la tête, les courriers d’État sont trop habitués au chemin qui mène au château de Saint-Ouen, pour qu’il n’en soit pas arrivé au moins un depuis quatre heures que la Bastille a capitulé.

La baronne vit qu’il lui était impossible de répondre sans mentir positivement. Le mensonge lui répugna ; elle changea la conversation.

– Et à quoi dois-je l’honneur de votre visite, monsieur ? demanda-t-elle.

– Je désirais avoir l’honneur de parler à M. de Necker, madame.

– Mais vous savez qu’il n’est plus en France ?

– Madame, il me paraissait tellement extraordinaire que M. de Necker se fût éloigné, tellement impolitique qu’il n’eût pas surveillé les événements…

– Que ?…

– Que je comptais sur vous, je l’avoue, madame, pour m’indiquer l’endroit où je pourrais le trouver.

– Vous le trouverez à Bruxelles, monsieur.

Gilbert arrêta sur la baronne son regard scrutateur.

– Merci, madame, dit-il en s’inclinant ; je vais donc partir pour Bruxelles, ayant à lui dire des choses de la plus haute importance.

Madame de Staël fit un mouvement d’hésitation, puis elle reprit :

– Heureusement que je vous connais, monsieur, dit-elle, et que je vous sais un homme sérieux, car ces choses si importantes pourraient bien perdre de leur valeur en passant par une autre bouche… Que peut-il y avoir d’important pour mon père après la disgrâce, après le passé ?

– Il y a l’avenir, madame. Et peut-être ne dois-je pas être tout à fait sans influence sur l’avenir. Mais tout cela est inutile. L’important pour moi et pour lui est que je revoie M. de Necker… Ainsi, madame, vous dites qu’il est à Bruxelles ?

– Oui, monsieur.

– Je mettrai vingt heures pour faire le voyage. Savez-vous ce que c’est que vingt heures en temps de révolution, et combien de choses se peuvent passer en vingt heures ? Oh ! quelle imprudence a commise M. de Necker, madame, en mettant vingt heures entre lui et les événements, entre la main et le but.

– En vérité, monsieur, vous m’effrayez, dit madame de Staël, et je commence à croire en effet que mon père a commis une imprudence.

– Que voulez-vous, madame, les choses sont ainsi, n’est-ce pas ? Je n’ai donc plus qu’à vous présenter mes très humbles excuses pour le dérangement que je vous ai causé. Adieu, madame.

Mais la baronne l’arrêta.

– Je vous dis, monsieur, que vous m’effrayez, reprit-elle ; vous me devez une explication de tout ceci, quelque chose qui me rassure.

– Hélas ! madame, répondit Gilbert, j’ai dans ce moment tant d’intérêts personnels à surveiller, qu’il m’est absolument impossible de songer à ceux des autres ; il y va de ma vie et de mon honneur, comme il y allait de la vie et de l’honneur de M. de Necker, s’il eût pu profiter tout de suite des paroles que je lui dirai dans vingt heures.

– Monsieur, permettez-moi de me souvenir d’une chose que j’ai trop longtemps oubliée, c’est que de pareilles questions ne doivent pas se débattre à ciel ouvert, dans un parc à portée de toutes les oreilles.

– Madame, dit Gilbert, je suis chez vous, et permettez-moi de vous dire que c’est vous qui, par conséquent, avez choisi l’endroit où nous sommes. Que voulez-vous ? Je suis à vos ordres.

– Que vous me fassiez la grâce d’achever cette conversation dans mon cabinet.

– Ah ! ah ! fit Gilbert intérieurement, si je ne craignais de l’embarrasser, je lui demanderais si son cabinet est à Bruxelles.

Mais, sans rien demander, il se contenta de suivre la baronne, qui se mit à marcher fort vite du côté du château.

On retrouva devant la façade le même laquais qui avait reçu Gilbert. Madame de Staël lui fit un signe, et ouvrant les portes elle-même, elle conduisit Gilbert dans son cabinet, charmante retraite, plus masculine au reste que féminine, et dont la seconde porte et les deux fenêtres donnaient sur un petit jardin, inaccessible, non seulement aux personnes étrangères, mais encore aux regards étrangers.

Arrivée là, madame de Staël referma la porte, et se tournant vers Gilbert :

– Monsieur, dit-elle, au nom de l’humanité, je vous somme de me dire quel est le secret utile à mon père qui vous amène à Saint-Ouen.

– Madame, dit Gilbert, si monsieur votre père pouvait m’entendre d’ici, s’il pouvait savoir que je suis l’homme qui ai envoyé au roi les mémoires secrets intitulés : De la situation des idées et du progrès, je suis sûr que M. le baron de Necker paraîtrait tout à coup, et me dirait : « Docteur Gilbert, que voulez-vous de moi ? Parlez, je vous écoute. »

Gilbert n’avait pas achevé ces paroles, qu’une porte cachée dans un panneau peint par Vanloo s’ouvrit sans faire de bruit, et que le baron de Necker parut souriant, sur le seuil d’un petit escalier tournant, au haut duquel on voyait sourdre la lumière d’une lampe.

Alors la baronne de Staël fit un salut à Gilbert, et embrassant son père au front, elle prit le chemin qu’il venait de parcourir, remonta l’escalier, ferma le panneau, et disparut.

Necker s’était avancé vers Gilbert ; il lui tendit la main en disant :

– Me voilà, monsieur Gilbert ; que voulez-vous de moi ? Je vous écoute.

Tous deux prirent des sièges.

– Monsieur le baron, dit Gilbert, vous venez d’entendre un secret qui vous révèle toutes mes idées. C’est moi qui, il y a quatre ans, ai fait parvenir au roi un mémoire sur la situation générale de l’Europe ; c’est moi qui, depuis ce temps, lui ai envoyé des États-Unis les différents mémoires qu’il a reçus sur toutes les questions de conciliation et d’administration intérieures qui se sont élevées en France.

– Mémoires dont Sa Majesté, répondit M. de Necker en s’inclinant, ne m’a jamais parlé sans une admiration et une terreur profondes.

– Oui, parce qu’ils disaient la vérité. N’est-ce pas parce que la vérité était alors terrible à entendre, et qu’aujourd’hui qu’elle est devenue un fait, elle est encore plus terrible à voir ?

– C’est incontestable, monsieur, dit Necker.

– Ces mémoires, demanda Gilbert, le roi vous les a-t-il communiqués ?

– Pas tous, monsieur ; deux seulement : un sur les finances, et vous étiez de mon avis à quelques différences près ; mais j’en fus très honoré quand même.

– Ce n’est pas tout ; il y en avait un où je lui annonçais tous les événements matériels qui se sont accomplis.

– Ah !

– Oui.

– Et lesquels, monsieur, je vous prie ?

– Deux entre autres : l’un était l’obligation où il serait un jour de vous renvoyer en face de certains engagements pris.

– Vous lui avez prédit ma disgrâce ?

– Parfaitement.

– Voilà pour le premier événement. Quel était le second ?

– La prise de la Bastille.

– Vous avez prédit la prise de la Bastille ?

– Monsieur le baron, la Bastille était plus que la prison de la royauté, elle était le symbole de la tyrannie. La liberté a commencé par détruire le symbole ; la Révolution fera le reste.

– Avez-vous calculé la gravité des paroles que vous me dites, monsieur ?

– Sans doute.

– Et vous n’avez pas peur en émettant tout haut une pareille théorie ?

– Peur de quoi ?

– Qu’il ne vous arrive malheur.

– Monsieur de Necker, dit en souriant Gilbert, quand on sort de la Bastille on n’a plus peur de rien.

– Vous sortez de la Bastille ?

– Aujourd’hui même.

– Et pourquoi étiez-vous à la Bastille ?

– Je vous le demande.

– À moi ?

– Sans doute, à vous.

– Et pourquoi à moi ?

– Parce que c’est vous qui m’y avez fait mettre.

– Je vous ai fait mettre à la Bastille ?

– Il y a six jours ; la date, comme vous le voyez, n’est cependant pas bien ancienne, et vous devriez vous en souvenir.

– C’est impossible.

– Reconnaissez-vous votre signature ?

Et Gilbert montra à l’ex-ministre l’écrou de la Bastille et la lettre de cachet qui s’y trouvait annexée.

– Oui, sans doute, dit Necker, voici la lettre de cachet. Vous savez que j’en signais le moins possible, et que ce moins possible montait encore à quatre mille par an. En outre, je me suis aperçu, au moment de mon départ, que l’on m’en avait fait signer quelques-unes en blanc. La vôtre, monsieur, à mon grand regret, aura été une de celles-là.

– Cela veut dire que je ne dois d’aucune manière vous attribuer mon incarcération ?

– Non, sans doute.

– Mais enfin, monsieur le baron, dit Gilbert en souriant, vous comprenez ma curiosité : il faut que je sache à qui je suis redevable de ma captivité. Soyez donc assez bon pour me le dire.

– Oh ! rien de plus facile. Je n’ai jamais, par précaution, laissé mes lettres au ministère, et tous les soirs je les rapportais ici. Celles de ce mois sont dans le tiroir B de ce chiffonnier ; cherchons dans la liasse la lettre G.

Necker ouvrit le tiroir, et feuilleta une liasse énorme qui pouvait contenir cinq ou six cents lettres.

– Je ne garde, dit l’ex-ministre, que les lettres qui sont de nature à mettre à couvert ma responsabilité. Une arrestation que je fais faire, c’est un ennemi que je me fais. Je dois donc avoir paré le coup. Le contraire m’étonnerait bien. Voyons, G… G…, c’est cela, oui, Gilbert. Cela vous vient de la maison de la reine, mon cher monsieur.

– Ah ! ah ! de la maison de la reine ?

– Oui, demande d’une lettre de cachet contre le nommé Gilbert. Pas de profession. Yeux noirs, cheveux noirs. Suit le signalement. Se rendant du Havre à Paris, voilà tout. Alors, ce Gilbert c’était vous ?

– C’était moi. Pouvez-vous me confier la lettre ?

– Non, mais je puis vous dire de qui elle est signée.

– Dites.

– Comtesse de Charny.

– Comtesse de Charny ? répéta Gilbert ; je ne la connais pas, je ne lui ai rien fait.

Et il releva doucement la tête comme pour chercher dans ses souvenirs.

– Il y a en outre une petite apostille sans signature, mais d’une écriture à moi connue. Voyez.

Gilbert se pencha, et lut à la marge de la lettre :

« Faire sans retard ce que demande la comtesse de Charny. »

– C’est étrange, dit Gilbert ; la reine, je conçois encore cela, il était question d’elle et des Polignac dans mon mémoire. Mais cette madame de Charny…

– Vous ne la connaissez pas ?

– Il faut que ce soit un prête-nom. Au reste, rien d’étonnant, vous comprenez, que les notabilités de Versailles me soient inconnues : il y a quinze ans que je suis absent de France ; je n’y suis revenu que deux fois, et je l’ai quittée à cette seconde fois, voici tantôt quatre ans. Qui est-ce que cette comtesse de Charny, s’il vous plaît ?

– L’amie, la confidente, l’intime de la reine ; la femme très adorée du comte de Charny, une beauté et une vertu à la fois, un prodige enfin.

– Eh bien ! je ne connais pas ce prodige.

– S’il en est ainsi, mon cher docteur, arrêtez-vous à ceci, que vous êtes le jouet de quelque intrigue politique. N’avez-vous point parlé du comte de Cagliostro ?

– Oui.

– Vous l’avez connu ?

– Il a été mon ami ; plus que mon ami, mon maître ; plus que mon maître, mon sauveur.

– Eh bien ! l’Autriche ou le Saint-Siège aura demandé votre incarcération. Vous avez écrit des brochures ?

– Hélas ! oui.

– Précisément. Toutes ces petites vengeances tournent à la reine, comme l’aiguille au pôle, le fer à l’aimant. On a comploté contre vous ; on vous a fait suivre. La reine a chargé madame de Charny de signer la lettre afin d’éloigner les soupçons ; et voilà le mystère à jour.

Gilbert réfléchit un instant.

Cet instant de réflexion lui remit en mémoire cette cassette volée chez Billot, à Pisseleu, et dans laquelle ni la reine, ni l’Autriche, ni le Saint-Siège n’avaient rien à faire. Ce souvenir le remit dans la bonne voie.

– Non, dit-il, ce n’est point cela, ce ne peut pas être cela ; mais, n’importe ! passons à autre chose.

– À quoi ?

– À vous !

– À moi ? qu’avez-vous à me dire de moi ?

– Ce que vous savez aussi bien que personne : c’est qu’avant trois jours, vous allez être réinstallé dans vos fonctions, et qu’alors vous gouvernerez la France aussi despotiquement que vous voudrez.

– Vous croyez ? dit Necker en souriant.

– Et vous aussi, puisque vous n’êtes pas à Bruxelles.

– Eh bien ! fit Necker, le résultat ? car c’est au résultat qu’il nous faut venir.

– Le voici. Vous êtes chéri des Français, vous allez en être adoré. La reine était déjà fatiguée de vous voir chéri ; le roi se fatiguera de vous voir adoré ; ils feront de la popularité à vos dépens, et vous ne le souffrirez pas. Alors, à votre tour, vous deviendrez impopulaire. Le peuple, mon cher monsieur de Necker, c’est un lion affamé qui ne lèche que la main nourricière, quelle que soit cette main.

– Après ?

– Après, vous retomberez dans l’oubli.

– Moi ? dans l’oubli !

– Hélas ! oui.

– Et qui me ferait oublier ?

– Les événements.

– Ma parole d’honneur ! vous parlez en prophète.

– C’est que j’ai le malheur de l’être quelque peu.

– Voyons, qu’arrivera-t-il ?

– Oh ! ce qui arrivera n’est point difficile à prédire, car ce qui arrivera est en germe à l’Assemblée. Un parti surgira qui dort en ce moment, je me trompe, qui veille, mais qui se cache. Ce parti a pour chef un principe ; pour arme, une idée.

– Je comprends. Vous parlez du parti orléaniste.

– Non. Celui-là, j’eusse dit qu’il avait pour chef un homme, pour arme la popularité. Je vous parle d’un parti dont le nom n’a pas même été prononcé, du parti républicain.

– Du parti républicain ? Ah ! par exemple !

– Vous n’y croyez pas ?…

– Chimère !

– Oui, chimère à la gueule de feu, qui vous dévorera tous.

– Eh bien ! je me ferai républicain ; je le suis déjà.

– Républicain de Genève, parfaitement.

– Mais il me semble qu’un républicain est un républicain.

– Voilà l’erreur, monsieur le baron ; nos républicains, à nous, ne ressembleront point aux républicains des autres pays : nos républicains auront d’abord les privilèges à dévorer, puis la noblesse, puis la royauté ; nos républicains, vous partirez avec eux, mais ils arriveront sans vous ; car vous ne voudrez pas les suivre où ils iront. Non, monsieur le baron de Necker, vous vous trompez, vous n’êtes pas un républicain.

– Oh ! si vous l’entendez comme cela, non ; j’aime le roi.

– Et moi aussi, dit Gilbert, et tout le monde en ce moment l’aime comme nous. Si je disais ce que je dis à un esprit moins élevé que le vôtre, on me huerait, on me bafouerait ; mais croyez à ce que je vous dis, monsieur Necker.

– Je ne demanderais pas mieux, en vérité, si la chose avait de la vraisemblance ; mais…

– Connaissez-vous les sociétés secrètes ?

– J’en ai fort entendu parler.

– Y croyez-vous ?

– Je crois à leur existence ; je ne crois pas à leur universalité.

– Êtes-vous affilié à quelqu’une ?

– Non.

– Êtes-vous simplement d’une loge maçonnique ?

– Non.

– Eh bien ! monsieur le ministre, je le suis, moi !

– Affilié ?

– Oui, et à toutes. Monsieur le ministre, prenez garde, c’est un immense réseau qui enveloppe tous les trônes. C’est un poignard invisible qui menace toutes les monarchies. Nous sommes trois millions de frères à peu près, répandus dans tous les pays, disséminés dans toutes les classes de la société. Nous avons des amis dans le peuple, dans la bourgeoisie, dans la noblesse, chez les princes, parmi les souverains eux-mêmes. Prenez garde, monsieur de Necker, le prince devant lequel vous vous irriteriez est peut-être un affilié, prenez garde. Le domestique qui s’incline devant vous est peut-être un affilié. Votre vie n’est pas à vous, votre fortune n’est pas à vous ; votre honneur lui-même n’est pas à vous. Tout cela est à une puissance invisible, contre laquelle vous ne pouvez combattre, car vous ne la connaissez pas, et qui peut vous perdre, elle, car elle vous connaît. Eh bien ! ces trois millions d’hommes, voyez-vous, qui ont déjà fait la république américaine, ces trois millions d’hommes vont essayer de faire une république française ; puis ils essaieront de faire une république européenne.

– Mais, dit Necker, leur république des États-Unis ne m’effraie pas trop, et j’accepte volontiers ce programme.

– Oui, mais de l’Amérique à nous, il y a un abîme. L’Amérique, pays neuf, sans préjugés, sans privilèges, sans royauté, sol nourricier, terres fécondes, forêts vierges ; l’Amérique, située entre la mer, qui est un débouché à son commerce, et la solitude, qui est une ressource à sa population, tandis que la France !… voyez donc ce qu’il y a à détruire en France, avant que la France ressemble à l’Amérique !

– Mais, enfin, où voulez-vous en venir ?

– Je veux en venir où nous allons fatalement. Mais je veux tâcher d’y venir sans secousses, en mettant le roi à la tête du mouvement.

– Comme un drapeau ?

– Non, comme un bouclier.

– Un bouclier ! fit Necker en souriant, vous ne connaissez pas le roi, si vous voulez lui faire jouer un pareil rôle.

– Si fait, je le connais. Eh ! mon Dieu ! je le sais bien, c’est un homme tel que j’en ai vu mille à la tête des petits districts de l’Amérique, un brave homme, sans majesté, sans résistance, sans initiative, mais que voulez-vous ? Ne fût-ce que par le titre sacré qu’il porte, ce n’en est pas moins un rempart contre ces hommes dont je vous parlais tout à l’heure, et si faible que soit un rempart, on l’aime mieux que rien.

« Je me souviens, dans nos guerres avec les tribus sauvages du nord de l’Amérique, je me souviens d’avoir passé des nuits entières derrière une touffe de roseaux ; l’ennemi était de l’autre côté de la rivière et tirait sur nous.

« C’est peu de chose qu’un roseau, n’est-ce pas ? Eh bien ! je vous déclare cependant, monsieur le baron, que mon cœur battait plus à l’aise derrière ces grands tuyaux verdoyants qu’une balle coupait comme des fils, qu’il ne l’eût fait en rase campagne. Eh bien ! le roi, c’est mon roseau. Il me permet de voir l’ennemi, et il empêche que l’ennemi ne me voie. Voilà pourquoi, républicain à New-York ou à Philadelphie, je suis royaliste en France. Là-bas, notre dictateur s’appelait Washington. Ici, Dieu sait comment il s’appellera : poignard ou échafaud.

– Vous voyez les choses couleur de sang, docteur !

– Vous les verriez de la même couleur que moi, baron, si vous vous étiez trouvé comme moi, aujourd’hui, à la place de Grève !

– Oui, c’est vrai ; l’on m’a dit qu’il y avait eu massacre.

– C’est une belle chose, voyez-vous, que le peuple… mais, quand il est beau !… Ô tempêtes humaines ! s’écria Gilbert, que vous laissez loin de vous les tempêtes du ciel !

Necker devint pensif.

– Que ne vous ai-je près de moi, docteur, dit-il ; vous me seriez, au besoin, un rude conseiller.

– Près de vous, monsieur le baron, je ne vous serais pas si utile, et surtout si utile à la France, que là où j’ai l’envie d’aller.

– Et où voulez-vous aller ?

– Écoutez, monsieur : il y a près du trône même un grand ennemi du trône ; près du roi, un grand ennemi du roi : c’est la reine. Pauvre femme ! qui oublie qu’elle est la fille de Marie-Thérèse, ou plutôt qui ne s’en souvient qu’au point de vue de son orgueil ; elle croit sauver le roi, et elle perd plus que le roi : elle perd la royauté. Eh bien ! il faut, nous qui aimons le roi, nous qui aimons la France, il faut nous entendre pour neutraliser ce pouvoir, pour annihiler cette influence.

– Eh bien ! alors, faites ce que je vous disais, monsieur ; restez près de moi. Aidez-moi.

– Si je reste près de vous, nous n’aurons qu’un seul et même moyen d’action ; vous serez moi, je serai vous. Il faut nous séparer, monsieur, et alors nous pèserons d’un double poids.

– Et avec tout cela, à quoi arriverons-nous ?

– À retarder la catastrophe peut-être, mais certainement pas à l’empêcher, quoique je vous réponde d’un puissant auxiliaire, du marquis de La Fayette.

– La Fayette est un républicain ?

– Comme peut être républicain un La Fayette. S’il nous faut absolument passer sous le niveau de l’Égalité, choisissons, croyez-moi, celle des grands seigneurs. J’aime l’Égalité qui élève et non pas celle qui abaisse.

– Et vous répondez de La Fayette ?

– Tant qu’on ne lui demandera que de l’honneur, du courage, du dévouement, oui.

– Eh bien ! voyons, parlez, que désirez-vous ?

– Une lettre d’introduction près de Sa Majesté le roi Louis XVI.

– Un homme de votre valeur n’a pas besoin de lettre d’introduction ; il se présente seul.

– Non, il me convient d’être votre créature ; il entre dans mes projets d’être présenté par vous.

– Et quelle est votre ambition ?

– D’être un des médecins par quartier du roi.

– Oh ! rien de plus aisé. Mais la reine ?

– Une fois près du roi, c’est mon affaire.

– Mais si elle vous persécute ?

– Alors, je ferai avoir une volonté au roi.

– Une volonté au roi ? Vous serez plus qu’un homme si vous faites cela.

– Celui qui dirige le corps est un grand niais s’il n’arrive pas un jour à diriger l’esprit.

– Mais ne croyez-vous point que ce soit un mauvais précédent pour devenir médecin du roi que d’avoir été enfermé à la Bastille ?

– C’est le meilleur, au contraire. N’ai-je pas été, selon vous, persécuté pour crime de philosophie ?

– C’est ma crainte.

– Alors, le roi se réhabilite, le roi se popularise en prenant pour médecin un élève de Rousseau, un partisan des nouvelles doctrines, un prisonnier sortant de la Bastille, enfin. La première fois que vous le verrez, faites-lui valoir cela.

– Vous avez toujours raison ; mais une fois près du roi, je puis compter sur vous ?

– Entièrement, tant que vous demeurerez dans la ligne politique que nous adopterons.

– Que me promettez-vous ?

– De vous prévenir du moment précis où vous devez faire retraite.

Necker regarda un instant Gilbert ; puis d’une voix assombrie :

– En effet, c’est le plus grand service qu’un ami dévoué puisse rendre à un ministre, car c’est le dernier.

Et il se plaça devant sa table pour écrire au roi.

Pendant ce temps, Gilbert relisait la lettre en disant :

– Comtesse de Charny ! qui donc cela peut-il être ?

– Tenez, monsieur, dit Necker au bout d’un instant en présentant à Gilbert ce qu’il venait d’écrire.

Gilbert prit la lettre et lut.

Elle contenait ce qui suit :

« Sire,

« Votre Majesté doit avoir besoin d’un homme sûr, avec qui elle puisse causer de ses affaires. Mon dernier présent, mon dernier service en quittant le roi, c’est le don que je lui fais du docteur Gilbert. J’en dirai assez à Votre Majesté en lui apprenant non seulement que le docteur Gilbert est un des médecins les plus distingués qui existent au monde, mais encore l’auteur des mémoires : Administrations et Politiques, qui l’ont si vivement impressionnée,

« Aux pieds de Votre Majesté,

« Baron de Necker. »

Necker ne data point sa lettre, et la remit au docteur Gilbert, cachetée d’un simple sceau.

– Et maintenant, ajouta-t-il, je suis à Bruxelles, n’est-ce pas ?

– Oui, certes, et plus que jamais. Demain matin, au reste, vous aurez de mes nouvelles.

Le baron frappa d’une certaine façon le long du panneau, madame de Staël reparut ; seulement cette fois, outre sa branche de grenadier, elle tenait la brochure du docteur Gilbert à la main.

Elle lui en montra le titre avec une sorte de coquetterie flatteuse.

Gilbert prit congé de M. de Necker, et baisa la main de la baronne, qui le conduisit jusqu’à la sortie du cabinet.

Et il revint au fiacre où Pitou et Billot dormaient sur la banquette de devant, où le cocher dormait sur son siège, et où les chevaux dormaient sur leurs jambes fléchissantes.

Chapitre XXII.
Le roi Louis XVI §

L’entrevue entre Gilbert, madame de Staël et M. de Necker avait duré une heure et demie à peu près. Gilbert rentra à Paris à neuf heures un quart, se fit conduire directement à la poste, prit des chevaux et une voiture, et tandis que Billot et Pitou allaient se reposer de leurs fatigues dans un petit hôtel de la rue Thiroux, où Billot avait l’habitude de descendre quand il venait à Paris, Gilbert prit au galop la route de Versailles.

Il était tard, mais peu importait à Gilbert. Chez les hommes de sa trempe, l’activité est un besoin. Peut-être son voyage serait-il une course inutile. Mais il aimait mieux une course inutile que de rester stationnaire. Chez les organisations nerveuses, l’incertitude est un pire supplice que la plus effroyable réalité.

Il arriva à Versailles à dix heures et demie ; en temps ordinaire tout le monde eût été couché et endormi du plus profond sommeil. Mais ce soir-là nul ne dormait à Versailles. On venait d’y recevoir le contrecoup de la secousse dont tremblait encore Paris.

Les gardes-françaises, les gardes du corps, les Suisses, pelotonnés, groupés à toutes les issues des rues principales, s’entretenaient entre eux ou avec les citoyens dont le royalisme les engageait à prendre confiance.

Car Versailles a, de tous les temps, été une ville royaliste. Cette religion de la monarchie, sinon du monarque, est incrustée au cœur de ses habitants comme une des qualités du terroir. Ayant vécu près des rois et par les rois, à l’ombre de leurs merveilles ; ayant toujours respiré l’enivrant parfum des fleurs de lys, vu briller l’or des habits et le sourire des visages augustes, les habitants de Versailles, à qui les rois ont fait une ville de marbre et de porphyre, se sentent un peu rois eux-mêmes ; et aujourd’hui, aujourd’hui encore qu’entre les marbres apparaît la mousse, qu’entre les dalles a poussé l’herbe ; aujourd’hui que l’or est prêt à disparaître des boiseries ; que l’ombre des parcs est plus solitaire que celle des tombeaux, Versailles ou mentirait à son origine, ou doit se regarder comme un fragment de la royauté déchue, et n’ayant plus l’orgueil de la puissance et de la richesse, conserver au moins la poésie du regret et le charme souverain de la mélancolie.

Donc, comme nous l’avons dit, tout Versailles, dans cette nuit du 14 au 15 juillet 1789, s’agitait confusément pour savoir comment le roi de France allait prendre cette insulte faite à sa couronne, cette meurtrissure infligée à son pouvoir.

Par sa réponse à M. de Dreux-Brézé, Mirabeau avait frappé la royauté au visage.

Par la prise de la Bastille, le peuple venait de la frapper au cœur.

Cependant, pour les esprits étroits, pour les vues courtes, la question était vite résolue. Aux yeux des militaires surtout, habitués à ne voir dans le résultat des événements que le triomphe ou la défaite de la force brutale, il s’agissait tout simplement d’une marche sur Paris. Trente mille hommes et vingt pièces de canon mettraient bientôt à néant cet orgueil et cette furie victorieuse des Parisiens.

Jamais la royauté n’avait eu plus de conseillers ; chacun donnait son avis hautement, publiquement.

Les plus modérés disaient : « C’est bien simple » ; cette forme de langage, on le remarquera, est presque toujours appliquée, chez nous, aux situations les plus difficiles.

– C’est bien simple, disaient-ils ; que l’on commence par obtenir de l’Assemblée nationale une sanction qu’elle ne refusera pas. Son attitude depuis quelque temps est rassurante pour tout le monde ; elle ne veut pas plus de violences parties d’en bas que d’abus lancés d’en haut.

« L’Assemblée déclarera tout net que l’insurrection est un crime ; que des citoyens qui ont des représentants pour exposer leurs doléances au roi, et un roi pour leur faire justice, ont tort de recourir aux armes et de verser le sang.

« Armé de cette déclaration que l’on obtiendra certainement de l’Assemblée, le roi ne peut se dispenser de frapper Paris en bon père, c’est-à-dire sévèrement.

« Et alors la tempête s’éloigne, la royauté rentre dans le premier de ses droits. Les peuples reprennent leur devoir, qui est l’obéissance, et tout poursuit sa voie accoutumée. »

C’était ainsi que l’on arrangeait, en général, les affaires sur le cours et sur les boulevards.

Mais devant la place d’Armes et aux environs des casernes, on tenait un autre langage.

Là, on voyait des hommes inconnus à la localité, des hommes au visage intelligent et à l’œil voilé, semant à tout propos des avis mystérieux, exagérant les nouvelles déjà graves, et faisant de la propagande presque publique aux idées séditieuses qui depuis deux mois agitaient Paris et soulevaient les faubourgs.

Autour de ces hommes, des groupes se formaient, sombres, hostiles, animés, composés de gens à qui l’on rappelait leur misère, leurs souffrances, le dédain brutal de la monarchie. Pour les infortunes populaires, on leur disait :

– Depuis huit siècles que le peuple lutte, qu’a-t-il obtenu ? Rien. Pas de droits sociaux ; pas de droits politiques : celui de la vache du fermier à qui on prend son veau pour le conduire à la boucherie, son lait pour le vendre au marché, sa chair pour la conduire à l’abattoir, sa peau pour la sécher à la tannerie. Enfin, pressée par le besoin, la monarchie a cédé, elle a fait un appel aux états ; mais aujourd’hui que les états sont assemblés, que fait la monarchie ? Depuis le jour de leur convocation, elle pèse sur eux. Si l’Assemblée nationale s’est formée, c’est contre la volonté de la monarchie. Eh bien ! puisque nos frères de Paris viennent de nous donner un si terrible coup de main, poussons l’Assemblée nationale en avant. Chaque pas qu’elle fait sur le terrain politique, où la lutte est engagée, est une victoire pour nous : c’est l’agrandissement de notre champ, c’est l’augmentation de notre fortune, c’est la consécration de nos droits. En avant ! en avant ! citoyens. La Bastille n’est que l’ouvrage avancé de la tyrannie ! La Bastille est prise, reste la place !

Dans les endroits les plus obscurs se formaient d’autres réunions, et se prononçaient d’autres paroles. Ceux qui les prononçaient étaient des hommes évidemment appartenant à une classe supérieure, et qui avaient demandé au costume du peuple un déguisement que démentaient leurs mains blanches et leur accent distingué.

– Peuple ! disaient ces hommes, en vérité des deux côtés on t’égare ; les uns te demandaient de retourner en arrière ; les autres te poussent en avant. On te parle de droits politiques, de droits sociaux. En es-tu plus heureux depuis qu’on t’a permis de voter par l’organe de tes délégués ? En es-tu plus riche depuis que tu es représenté ? En as-tu moins faim depuis que l’Assemblée nationale fait des décrets ? Non, laisse la politique et ses théories aux gens qui savent lire. Ce n’est pas une phrase ou une maxime écrite qu’il te faut.

« C’est du pain, et puis du pain ; c’est le bien-être de tes enfants, la douce tranquillité de ta femme. Qui te donnera tout cela ? un roi ferme de caractère, jeune d’esprit, généreux de cœur. Ce roi, ce n’est pas Louis XVI, Louis XVI qui règne sous sa femme, l’Autrichienne au cœur de bronze. C’est… cherche bien autour du trône ; cherches-y celui qui peut rendre la France heureuse, et que la reine déteste justement parce qu’il fait ombre au tableau, justement parce qu’il aime les Français, et qu’il en est aimé. »

Ainsi se manifestait l’opinion à Versailles, ainsi se brassait partout la guerre civile.

Gilbert prit langue à deux ou trois de ces groupes ; puis, ayant reconnu l’état des esprits, il marcha droit au château, que des postes nombreux gardaient. Contre qui ? On n’en savait rien.

Malgré tous ces postes, Gilbert, sans difficulté aucune, franchit les premières cours et parvint jusqu’aux vestibules sans que nul lui demandât où il allait.

Arrivé au salon de l’Œil-de-Bœuf, un garde du corps l’arrêta. Gilbert tira de sa poche la lettre de M. de Necker, dont il montra la signature. Le gentilhomme jeta les yeux dessus. La consigne était rigoureuse, et comme les plus rigoureuses consignes sont justement celles qui ont le plus besoin d’être interprétées, le garde du corps dit à Gilbert :

– Monsieur, l’ordre de ne laisser pénétrer personne chez le roi est formel ; mais comme évidemment le cas d’un envoyé de M. de Necker n’était pas prévu ; comme, selon toute probabilité, vous apportez un avis important à Sa Majesté, entrez, je prends l’infraction sur moi.

Gilbert entra.

Le roi n’était point dans ses appartements, mais dans la salle du conseil ; il y recevait une députation de la garde nationale qui venait lui demander le renvoi des troupes, la formation d’une garde bourgeoise, et sa présence à Paris.

Louis avait écouté froidement ; puis il avait répondu que la situation avait besoin d’être éclairée, et que, d’ailleurs, il allait délibérer sur cette situation avec son conseil.

Aussi délibérait-il.

Pendant ce temps les députés attendaient dans la galerie, et, à travers les glaces dépolies des portes, voyaient le jeu des ombres grandissantes des conseillers royaux, et le mouvement menaçant de leurs attitudes.

Par l’étude de cette espèce de fantasmagorie, ils pouvaient deviner que la réponse serait mauvaise.

En effet, le roi se contenta de répondre qu’il nommerait des chefs à la milice bourgeoise, et qu’il ordonnerait aux troupes du Champ-de-Mars de se replier.

Quant à sa présence à Paris, il ne voulait faire cette faveur à la ville rebelle que lorsqu’elle se serait complètement soumise.

La députation pria, insista, conjura. Le roi répondit que son cœur était déchiré, mais qu’il ne pouvait rien de plus.

Et, satisfait de ce triomphe momentané de cette manifestation d’un pouvoir qu’il n’avait déjà plus, le roi rentra chez lui.

Il y trouva Gilbert. Le garde du corps était près de lui.

– Que me veut-on ? demanda le roi.

Le garde du corps s’approcha de lui, et tandis qu’il s’excusait auprès de Louis XVI d’avoir manqué à sa consigne, Gilbert, qui depuis de longues années n’avait pas vu le roi, examinait en silence cet homme que Dieu avait donné pour pilote à la France, au moment de la plus rude tempête que la France eût encore subie.

Ce corps gros et court, sans ressort et sans majesté, cette tête molle de formes et stérile d’expression, cette jeunesse pâle aux prises avec une vieillesse anticipée, cette lutte inégale d’une matière puissante contre une intelligence médiocre, à laquelle l’orgueil du rang donnait seul une valeur intermittente, tout cela, pour le physionomiste qui avait étudié avec Lavater, pour le magnétiseur qui avait lu dans l’avenir avec Balsamo, pour le philosophe qui avait rêvé avec Jean-Jacques, pour le voyageur enfin qui avait passé en revue toutes les races humaines, tout cela signifiait : dégénérescence, abâtardissement, impuissance, ruine.

Gilbert fut donc interdit, non par le respect mais par la douleur, en contemplant ce triste spectacle.

Le roi s’avança vers lui.

– C’est vous, dit-il, qui m’apportez une lettre de M. de Necker ?

– Oui, sire.

– Ah ! s’écria-t-il, comme s’il eût douté, venez vite.

Et il prononça ces paroles du ton d’un homme qui se noie et qui crie : « Un câble ! »

Gilbert tendit la lettre au roi. Louis s’en empara aussitôt, la lut précipitamment, puis, avec un geste qui ne manquait pas d’une certaine noblesse de commandement :

– Laissez-nous, M. de Varicourt, dit-il au garde du corps.

Gilbert demeura seul avec le roi.

La chambre n’était éclairée que par une seule lampe ; on eût dit que le roi avait modéré la lumière pour qu’on ne pût lire sur son front, ennuyé plutôt que soucieux, toutes les pensées qui s’y pressaient.

– Monsieur, fit-il en attachant sur Gilbert un regard plus clair et plus observateur que celui-ci ne l’eût soupçonné, monsieur, est-il vrai que vous soyez l’auteur des Mémoires qui m’ont tant frappé ?

– Oui, Sire.

– Quel âge avez-vous ?

– Trente-deux ans, Sire ; mais l’étude et le malheur doublent avec l’âge. Traitez-moi comme un vieillard.

– Pourquoi avez-vous attendu si tard à vous présenter à moi ?

– Parce que, Sire, je n’avais nul besoin de dire de vive voix à Votre Majesté ce que je lui écrivais plus librement et plus aisément.

Louis XVI réfléchit.

– Vous n’avez pas d’autres raisons ? dit-il soupçonneux.

– Non, Sire.

– Mais cependant, ou je me trompe, ou certaines particularités eussent dû vous instruire de ma bienveillance à votre égard.

– Votre Majesté veut parler de cette sorte de rendez-vous que j’eus la témérité de donner au roi, lorsque après mon premier Mémoire je le priai, il y a cinq ans de cela, de placer une lumière près de la glace de sa fenêtre, à huit heures du soir, pour me désigner qu’il avait lu mon travail.

– Et… dit le roi satisfait.

– Et au jour et à l’heure dits, la lumière fut placée en effet où j’avais demandé que vous la plaçassiez.

– Après ?

– Après quoi, je la vis s’élever et s’abaisser trois fois.

– Après quoi ?

– Après que je lus ces mots dans La Gazette :

« Celui que la lumière a appelé trois fois peut se présenter chez celui qui a levé trois fois la lumière, il sera récompensé. »

– Ce sont les propres termes de l’avis, en effet, dit le roi.

– Et voilà l’avis lui-même, dit Gilbert en tirant de sa poche la gazette où l’avis qu’il venait de rappeler avait été inséré cinq ans auparavant.

– Bien, très bien, dit le roi, je vous ai espéré longtemps. Vous arrivez au moment où j’avais cessé de vous attendre. Soyez le bienvenu, car vous arrivez comme les bons soldats, au moment de la lutte.

Puis, regardant plus attentivement encore Gilbert :

– Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que ce n’est pas, pour un roi, une chose ordinaire que l’absence d’un homme à qui on a dit : « Venez recevoir une récompense », et qui ne vient pas ?

Gilbert sourit.

– Voyons, demanda Louis XVI, pourquoi n’êtes-vous pas venu ?

– Parce que je ne méritais aucune récompense, Sire.

– Comment cela ?

– Né Français, aimant mon pays, jaloux de sa prospérité, confondant mon individualité dans celle de trente millions d’hommes, mes concitoyens, je travaillais pour moi en travaillant pour eux. On n’est pas digne de récompense, Sire, parce que l’on est égoïste.

– Paradoxe ! monsieur, vous aviez une autre raison.

Gilbert ne répliqua rien.

– Parlez, monsieur, je le désire.

– Peut-être, Sire, avez-vous deviné juste.

– N’est-ce pas celle-ci ? demanda le roi avec inquiétude, vous trouviez la situation grave, et vous vous réserviez.

– Pour une autre plus grave encore. Oui, Sire, Votre Majesté a deviné juste.

– J’aime la franchise, dit le roi, qui ne put dissimuler son trouble, car il était d’une nature timide et rougissait facilement. Donc, continua Louis XVI, vous prédisiez au roi la ruine, et vous avez craint d’être placé trop près des décombres.

– Non, Sire, puisque c’est juste au moment où la ruine est imminente que je viens me rapprocher du danger.

– Oui, oui, vous quittez Necker, et vous parlez comme lui. Le danger ! le danger ! sans doute ; il y a danger en ce moment à se rapprocher de moi. Et où est-il, Necker ?

– Tout prêt, je crois, à se rendre aux ordres de Votre Majesté.

– Tant mieux, j’aurai besoin de lui, dit le roi avec un soupir. En politique, il ne faut pas d’entêtement. On croit bien faire, et l’on fait mal ; on fait bien même, et le capricieux événement dérange les résultats ; les plans n’en étaient pas moins bons, et cependant on passe pour s’être trompé.

Le roi soupira encore ; Gilbert vint à son secours.

– Sire, dit-il, Votre Majesté raisonne admirablement ; mais ce qu’il convient de faire à cette heure, c’est de voir plus clair dans l’avenir que l’on n’a fait jusqu’aujourd’hui.

Le roi leva la tête, et l’on put voir son sourcil sans expression se froncer légèrement.

– Sire, pardonnez-moi, dit Gilbert, je suis médecin. Quand le mal est grand, je suis bref.

– Vous attachez donc une grande importance à cette émeute d’aujourd’hui ?

– Sire, ce n’est pas une émeute, c’est une révolution.

– Et vous voulez que je pactise avec des rebelles, avec des assassins ? Car enfin ils ont pris la Bastille de force : c’est acte de rébellion ; ils ont tué M. de Launay, M. de Losme et M. de Flesselles : c’est acte d’assassinat.

– Je veux que vous sépariez les uns des autres, Sire. Ceux qui ont pris la Bastille sont des héros ; ceux qui ont assassiné MM. de Flesselles, de Losme et de Launay sont des meurtriers.

Le roi rougit légèrement, et, presque aussitôt, cette rougeur disparut, ses lèvres blêmirent, et quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front.

– Vous avez raison, monsieur. Vous êtes médecin en effet, ou chirurgien plutôt, car vous tranchez dans le vif. Mais revenons à vous. Vous vous nommez le docteur Gilbert, n’est-ce pas ? ou du moins c’est de ce nom que vos mémoires sont signés.

– Sire, c’est un grand bonheur pour moi que Votre Majesté ait si bonne mémoire, quoique à tout prendre j’aie tort d’être si fier.

– Comment cela ?

– Mon nom a dû être prononcé, il y a peu de temps, en effet, devant Votre Majesté.

– Je ne comprends pas.

– Il y a six jours que j’ai été arrêté et mis à la Bastille. Or, j’ai entendu dire qu’il ne se faisait pas une arrestation de quelque importance sans que le roi le sût.

– Vous à la Bastille ! fit le roi en ouvrant les yeux.

– Voici mon certificat d’écrou, Sire. Mis en prison, comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Majesté, il y a six jours, par l’ordre du roi, j’en suis sorti aujourd’hui à trois heures par la grâce du peuple.

– Aujourd’hui ?

– Oui, Sire. Votre Majesté n’a-t-elle pas entendu le canon ?

– Sans doute.

– Eh bien ! le canon m’ouvrait les portes.

– Ah ! murmura le roi, je dirais volontiers que j’en suis aise, si le canon de ce matin n’avait pas été tiré sur la Bastille et sur la royauté à la fois.

– Oh ! Sire, ne faites pas d’une prison le symbole d’un principe. Dites au contraire, Sire, que vous êtes heureux que la Bastille soit prise, car on ne commettra plus, au nom du roi qui l’ignore, d’injustice pareille à celle dont je viens d’être victime.

– Mais enfin, monsieur, votre arrestation a une cause.

– Aucune que je sache, Sire ; on m’a arrêté à mon retour en France, et l’on m’a incarcéré, voilà tout.

– En vérité, monsieur, dit Louis XVI avec douceur, n’y a-t-il pas quelque égoïsme de votre part à venir me parler de vous, quand j’ai tant besoin qu’on me parle de moi ?

– Sire, c’est que j’ai besoin que Votre Majesté me réponde un seul mot.

– Lequel ?

– Oui ou non, Votre Majesté est-elle pour quelque chose dans mon arrestation ?

– J’ignorais votre retour en France.

– Je suis heureux de cette réponse, Sire ; je pourrai donc déclarer hautement que Votre Majesté, dans ce qu’elle fait de mal, est presque toujours abusée, et à ceux qui douteraient, me citer pour exemple.

Le roi sourit.

– Médecin, dit-il, vous mettez le baume dans la plaie.

– Oh ! Sire, je verserai le baume à pleines mains ; et, si vous le voulez, je la guérirai cette plaie-là ; je vous en réponds.

– Si je le veux ! sans doute.

– Mais il faut que vous le veuilliez bien fermement, Sire.

– Je le voudrai fermement.

– Avant de vous engager plus avant, Sire, dit Gilbert, lisez cette ligne écrite en marge de mon registre d’écrou.

– Quelle ligne ? demanda le roi avec inquiétude.

– Voyez.

Gilbert présenta la feuille au roi. Le roi lut :

« À la requête de la reine… »

Il fronça le sourcil.

– De la reine ! dit-il, auriez-vous encouru la disgrâce de la reine ?

– Sire, je suis sûr que Sa Majesté me connaît encore moins que Votre Majesté me connaissait.

– Mais cependant vous aviez commis quelque faute, on ne va pas à la Bastille pour rien.

– Il paraît que si, puisque j’en sors.

– Mais M. Necker vous envoie à moi, et la lettre de cachet était signée de lui.

– Sans doute.

– Alors expliquez-vous mieux. Repassez votre vie. Voyez si vous n’y trouvez pas quelque circonstance que vous ayez oubliée vous-même.

– Repasser ma vie ! Oui, Sire, je le ferai, et tout haut ; soyez tranquille, ce ne sera pas long. J’ai, depuis l’âge de seize ans, travaillé sans relâche. Élève de Jean-Jacques, compagnon de Balsamo, ami de La Fayette et de Washington, je n’ai jamais eu à me reprocher, depuis le jour où j’ai quitté la France, une faute, ni même un tort. Quand la science acquise m’a permis de soigner les blessés ou les malades, j’ai toujours pensé que je devais compte à Dieu de chacune de mes idées, de chacun de mes gestes. Puisque Dieu m’avait donné charge de créatures, chirurgien, j’ai versé le sang par humanité, prêt à donner le mien pour adoucir ou pour sauver mon malade ; médecin, j’ai été un consolateur toujours, un bienfaiteur parfois. Quinze ans se sont passés ainsi. Dieu a béni mes efforts : j’ai vu revenir à la vie la plupart des souffrants qui tous baisaient mes mains. Ceux qui sont morts, Dieu les avait condamnés. Non, je vous le dis, Sire, depuis le jour où j’ai quitté la France, et il y a quinze ans de cela, je n’ai rien à me reprocher.

– Vous avez en Amérique fréquenté les novateurs, et vos écrits ont propagé leurs principes.

– Oui, Sire, et j’oubliais ce titre à la reconnaissance des rois et des hommes.

Le roi se tut.

– Sire, continua Gilbert, maintenant, ma vie vous est connue ; je n’ai offensé ni blessé personne, pas plus un mendiant qu’une reine, et je viens demander à Votre Majesté pourquoi l’on m’a puni.

– Je parlerai à la reine, monsieur Gilbert ; mais croyez-vous que la lettre de cachet vienne directement de la reine ?

– Je ne dis point cela, Sire ; je crois même que la reine n’a fait qu’apostiller.

– Ah ! vous voyez bien ! dit Louis tout joyeux.

– Oui ; mais vous n’ignorez pas, Sire, que lorsqu’une reine apostille, elle commande.

– Et de qui est la lettre apostillée ? Voyons !

– Oui, Sire, dit Gilbert, voyez.

Et il lui présenta la lettre d’écrou.

– Comtesse de Charny ! s’écria le roi ; comment, c’est elle qui vous a fait arrêter ; mais que lui avez-vous donc fait à cette pauvre Charny ?

– Je ne connaissais pas même cette dame de nom, ce matin, Sire.

Louis passa une main sur son front.

– Charny ! murmura-t-il, Charny, la douceur, la vertu, la chasteté même !

– Vous verrez, Sire, dit Gilbert en riant, que j’aurai été mis à la Bastille à la requête des trois vertus théologales16.

– Oh ! j’en aurai le cœur net, dit le roi.

Et il tira un cordon de sonnette.

Un huissier entra.

– Qu’on voie si la comtesse de Charny est chez la reine, demanda Louis.

– Sire, répondit l’huissier, madame la comtesse vient à l’instant de traverser la galerie ; elle va monter en voiture.

– Courez après elle, dit Louis, et priez-la de passer dans mon cabinet pour affaire d’importance.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Est-ce ce que vous désiriez, monsieur ? demanda-t-il.

– Oui, Sire, répondit Gilbert, et je rends mille grâces à Votre Majesté.

Chapitre XXIII.
Comtesse de Charny §

Gilbert, à cet ordre de faire venir madame de Charny, s’était retiré dans une embrasure de fenêtre.

Quant au roi, il marchait de long en large dans cette salle de l’Œil-de-Bœuf, préoccupé tantôt des affaires publiques, tantôt de l’insistance de ce Gilbert dont, malgré lui, il subissait l’influence étrange en ce moment où rien n’eût dû l’intéresser, si ce n’était des nouvelles de Paris.

Tout à coup, la porte du cabinet s’ouvrit ; l’huissier annonça madame la comtesse de Charny, et Gilbert, à travers les rideaux rapprochés, put cependant apercevoir une femme dont les robes amples et soyeuses frôlèrent le battant de la porte.

Cette dame était vêtue, à la mode du temps, d’un déshabillé de soie grise à raies couleur sur couleur, d’une jupe pareille, d’une sorte de châle qui, se croisant sur l’estomac, allait se nouer derrière la taille, en faisant valoir extraordinairement les avantages d’une poitrine riche et bien placée.

Un petit chapeau coquettement fixé à l’extrémité d’une haute coiffure, des mules à hauts talons qui faisaient ressortir la finesse d’une admirable cheville, une petite canne jouant au bout des doigts gantés d’une petite main fine, longue, et parfaitement aristocratique, telle était la personne si vivement attendue par Gilbert et qui entra chez le roi Louis XVI.

Le prince fit un pas au-devant d’elle.

– Vous alliez sortir, comtesse, m’a-t-on dit ?

– En effet, Sire, lui répondit la comtesse, j’allais monter en voiture lorsque m’est arrivé l’ordre de Votre Majesté.

À cette voix timbrée fermement, les oreilles de Gilbert s’emplirent d’un bruit terrible. Le sang afflua soudain à ses joues, mille frissons coururent par tout son corps.

Il fit malgré lui un pas hors de l’abri de rideaux sous lesquels il était caché.

– Elle !… murmura-t-il ; elle… Andrée !…

– Madame, continua le roi qui, pas plus que la comtesse, n’avait rien vu de cette émotion de Gilbert caché dans l’ombre, je vous ai priée de passer chez moi pour obtenir un renseignement.

– Je suis prête à satisfaire Votre Majesté.

Le roi se pencha du côté de Gilbert comme pour l’avertir.

Celui-ci, comprenant que le moment de se montrer n’était pas encore venu, rentra peu à peu sous son rideau.

– Madame, dit le roi, il a été délivré, voici huit à dix jours à peu près, une lettre de cachet à M. de Necker…

Gilbert, à travers l’ouverture presque imperceptible des rideaux, attacha son regard sur Andrée.

La jeune femme était pâle, fiévreuse, inquiète, et comme courbée sous le poids d’une secrète obsession dont elle-même ne se rendait pas compte.

– Vous m’entendez, n’est-ce pas, comtesse ? demanda Louis XVI, voyant que madame de Charny hésitait à répondre.

– Oui, Sire.

– Eh bien ! savez-vous ce que je veux dire, et pouvez-vous répondre à ma question ?

– Je cherche à me rappeler, dit Andrée.

– Permettez-moi d’aider votre mémoire, comtesse. La lettre de cachet était demandée par vous, et la demande était apostillée par la reine.

La comtesse, au lieu de répondre, s’abandonna de plus en plus à cette abstraction fébrile qui semblait l’entraîner hors des limites de la vie réelle.

– Mais répondez-moi donc, madame, dit le roi, qui commençait à s’impatienter.

– C’est vrai, dit-elle en tressaillant, c’est vrai, j’ai écrit la lettre, et Sa Majesté la reine l’a apostillée.

– Alors, demanda Louis, dites-moi le crime qu’avait commis celui contre lequel on réclamait une telle mesure ?

– Sire, dit Andrée, je ne puis vous dire quel crime il avait commis, mais ce que je puis vous dire, c’est que le crime était grand.

– Oh ! vous ne pouvez dire cela à moi ?

– Non, Sire.

– Au roi ?

– Non. Que Votre Majesté m’excuse ; mais je ne le puis.

– Alors, vous le direz à lui-même, madame, dit le roi ; car ce que vous refusez au roi Louis XVI, vous ne pouvez le refuser au docteur Gilbert.

– Au docteur Gilbert ! s’écria Andrée. Grand Dieu ! Sire, où est-il donc ?

Le roi s’effaça pour livrer la place à Gilbert ; les rideaux s’ouvrirent, le docteur parut presque aussi pâle qu’Andrée.

– Le voici, madame, dit-il.

À l’aspect de Gilbert, la comtesse chancela. Ses jambes frémirent sous elle. Elle se renversa en arrière, comme une femme qui va s’évanouir, et ne resta debout qu’à l’aide d’un fauteuil sur lequel elle s’appuya dans l’attitude morne, insensible, presque inintelligente d’Eurydice au moment où lui gagne au cœur le venin du serpent.

– Madame, répéta Gilbert en s’inclinant avec une humble politesse, permettez-moi de vous répéter la question que vient de vous adresser Sa Majesté.

Les lèvres d’Andrée remuèrent, mais aucun son ne sortit de sa bouche.

– Que vous ai-je fait, madame, pour qu’un ordre de vous m’ait fait jeter dans une affreuse prison ?

Andrée, à cette voix, bondit comme si elle eût senti se déchirer les tissus de son cœur.

Puis, tout à coup, abaissant sur Gilbert un regard glacé comme celui du serpent :

– Moi, monsieur, dit-elle, je ne vous connais pas.

Mais pendant qu’elle prononçait ces paroles, Gilbert, de son côté, l’avait regardée avec une telle opiniâtreté, il avait chargé l’éclair de ses yeux de tant d’invincible audace, que la comtesse baissa les yeux tout à fait, et éteignit son regard sous le sien.

– Comtesse, dit le roi avec un doux reproche, voyez où conduit cet abus de la signature. Voici monsieur que vous ne connaissez pas – vous l’avouez vous-même –, monsieur, qui est un grand praticien, un médecin savant, un homme à qui vous n’avez rien à reprocher…

Andrée releva la tête, et foudroya Gilbert d’un royal mépris.

Celui-ci demeura calme et fier.

– Je dis donc, continua le roi, que n’ayant rien contre M. Gilbert, que, poursuivant un autre que lui, c’est sur l’innocent que la faute est tombée. Comtesse, c’est mal.

– Sire ! dit Andrée.

– Oh ! interrompit le roi qui tremblait déjà de désobliger la favorite de sa femme, je sais que vous n’avez pas mauvais cœur, et que si vous avez poursuivi quelqu’un de votre haine, c’est que ce quelqu’un la méritait ; mais à l’avenir, vous comprenez, il ne faudrait pas qu’une pareille méprise se renouvelât.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Que voulez-vous, docteur, c’est la faute des temps plus que celle des hommes. Nous sommes nés dans la corruption, et nous y mourrons ; mais nous tâcherons au moins d’améliorer l’avenir pour la postérité, et vous m’aiderez dans cette œuvre, je l’espère bien, docteur Gilbert.

Et Louis s’arrêta, croyant en avoir assez dit pour plaire aux deux parties.

Pauvre roi ! S’il eût prononcé pareille phrase à l’Assemblée nationale, non seulement elle eût été applaudie, mais encore le lendemain il l’eût vu reproduire dans tous les journaux de la cour.

Mais cet auditoire de deux ennemis acharnés goûta peu sa conciliante philosophie.

– Avec la permission de Votre Majesté, reprit Gilbert, je prierai madame de répéter ce qu’elle a déjà dit, c’est-à-dire qu’elle ne me connaît pas.

– Comtesse, dit le roi, voulez-vous faire ce que demande le docteur ?

– Je ne connais pas le docteur Gilbert, répéta Andrée d’une voix ferme.

– Mais vous connaissez un autre Gilbert, mon homonyme, celui dont le crime pèse sur moi ?

– Oui, dit Andrée, je le connais, et tiens celui-là pour un infâme.

– Sire, ce n’est point à moi d’interroger la comtesse, dit Gilbert. Mais daignez lui demander ce que cet homme infâme a fait.

– Comtesse, vous ne pouvez point vous refuser à une si juste demande.

– Ce qu’il a fait, dit Andrée. Sans doute la reine le savait, puisqu’elle a de sa main autorisé la lettre dans laquelle je demandais son arrestation.

– Mais, dit le roi, ce n’est point tout à fait assez que la reine soit convaincue, il serait bon que moi je le fusse aussi, convaincu. La reine est la reine ; mais moi je suis le roi.

– Eh bien ! Sire, le Gilbert de la lettre de cachet est un homme qui, il y a seize ans, a commis un crime horrible.

– Votre Majesté veut-elle demander à madame la comtesse quel âge a aujourd’hui cet homme.

Le roi répéta la question.

– Trente à trente-deux ans, dit Andrée.

– Sire, répéta Gilbert, si le crime a été commis il y a seize ans, il n’a pas été commis par un homme, mais par un enfant, et si, depuis seize ans, l’homme a déploré le crime de l’enfant, cet homme ne mériterait-il pas quelque indulgence ?

– Mais, monsieur, demanda le roi, vous connaissez donc le Gilbert dont il est question ?

– Je le connais, Sire, dit Gilbert.

– Et il n’a pas commis d’autre faute que celle de sa jeunesse ?

– Je ne sache pas que depuis le jour où il a commis, je ne dirai pas cette faute, Sire, car je suis moins indulgent que vous, mais ce crime, je ne sache pas que nul au monde ait rien à lui reprocher.

– Non, si ce n’est d’avoir trempé sa plume dans le poison, et d’avoir composé d’odieux libelles.

– Sire, demandez à madame la comtesse, dit Gilbert, si la véritable cause de l’arrestation de ce Gilbert n’était pas de donner toute facilité à ses ennemis, ou plutôt à son ennemie, de s’emparer de certaine cassette renfermant certains papiers qui peuvent compromettre une grande dame, une dame de la cour.

Andrée frissonna de la tête aux pieds.

– Monsieur ! murmura-t-elle.

– Comtesse, qu’est-ce que cette cassette ? demanda le roi, à qui le tremblement et la pâleur de la comtesse ne purent échapper.

– Oh ! madame, s’écria Gilbert, sentant qu’il dominait la situation, pas de détours, pas de subterfuges. Assez de mensonges de part et d’autre. Je suis le Gilbert du crime ; je suis le Gilbert des libelles ; je suis le Gilbert de la cassette. Vous, vous êtes la grande dame, la dame de la cour, je prends le roi pour juge : acceptez-le et nous allons dire à ce juge, au roi, à Dieu, nous allons lui dire tout ce qui s’est passé entre nous, et le roi décidera en attendant que Dieu décide.

– Dites ce que vous voudrez, monsieur, reprit la comtesse, mais je ne puis rien dire, moi, je ne vous connais pas.

– Et vous ne connaissez pas cette cassette non plus ?

La comtesse crispa les poings et mordit jusqu’au sang ses lèvres pâles.

– Non, dit-elle, pas plus que vous.

Mais l’effort qu’elle fit pour prononcer ces paroles fut tel, qu’elle chancela sur ses jambes comme, dans un tremblement de terre, fait une statue sur sa base.

– Madame, dit Gilbert, prenez garde, je suis, vous ne l’avez pas oublié, l’élève d’un homme que l’on appelait Joseph Balsamo ; le pouvoir qu’il avait sur vous, il me l’a transmis ; une première fois, voulez-vous répondre à cette question que je vous adresse ? Ma cassette ?

– Non, dit la comtesse en proie à un désordre inexprimable, et faisant un mouvement pour s’élancer hors de la chambre. Non, non, non.

– Eh bien ! dit Gilbert, pâlissant à son tour, et levant son bras chargé de menaces ; eh bien ! nature d’acier, cœur de diamant, plie, éclate, brise-toi sous la pression irrésistible de ma volonté ! Tu ne veux point parler, Andrée ?

– Non, non ! s’écria la comtesse éperdue. À moi, Sire, à moi !

– Tu parleras, dit Gilbert, et nul, fût-ce le roi, fût-ce Dieu, ne te soustraira à mon pouvoir ; tu parleras, tu ouvriras toute ton âme à l’auguste témoin de cette scène solennelle ; et tout ce qu’il y a dans les replis de la conscience, tout ce que Dieu seul peut lire dans les ténèbres des âmes profondes, Sire, vous allez le savoir par celle-là même qui refuse de les révéler. Dormez, madame la comtesse de Charny, dormez et parlez, je le veux !

À peine ces mots furent-ils prononcés que la comtesse s’arrêta court au milieu d’un cri commencé, étendit les bras, et cherchant un point d’appui pour ses jambes défaillantes, vint tomber comme dans un refuge entre les bras du roi, qui, tremblant lui-même, l’assit dans un fauteuil.

– Oh ! dit Louis XVI, j’ai entendu parler de cela, mais je n’ai jamais rien vu de pareil. N’est-ce pas au sommeil magnétique qu’elle vient de céder, monsieur ?

– Oui, Sire ; prenez la main de madame, et demandez-lui pourquoi elle m’a fait arrêter, répondit Gilbert, comme si à lui seul appartenait le droit de commandement.

Louis XVI, tout étourdi de cette scène merveilleuse, fit deux pas en arrière pour se convaincre qu’il ne dormait pas lui-même, et que ce qui se passait sous ses yeux n’était pas un rêve ; puis intéressé comme un mathématicien à la découverte d’une solution nouvelle, il se rapprocha de la comtesse dont il prit la main.

– Voyons, comtesse, dit-il, vous avez donc fait arrêter le docteur Gilbert ?

Mais, tout endormie qu’elle était, la comtesse fit un dernier effort, arracha sa main de la main du roi, et appelant à elle toutes ses forces :

– Non, dit-elle, je ne parlerai pas.

Le roi regarda Gilbert, comme pour lui demander laquelle des deux l’emporterait de sa volonté ou de celle d’Andrée.

Gilbert sourit.

– Vous ne parlerez pas ? dit-il.

Et les yeux fixés sur Andrée endormie, il fit un pas vers le fauteuil.

Andrée tressaillit.

– Vous ne parlerez pas ? ajouta-t-il, en faisant un deuxième pas qui rapprocha l’intervalle qui le séparait de la comtesse.

Andrée raidit tout son corps dans une suprême réaction.

– Ah ! vous ne parlerez pas ! dit-il en faisant une troisième enjambée qui le plaça côte à côte d’Andrée, sur la tête de laquelle il tint sa main étendue ; ah ! vous ne parlerez pas !

Andrée se tordit dans de violentes convulsions.

– Mais prenez garde, s’écria Louis XVI, prenez garde, vous allez la tuer.

– Ne craignez rien, Sire, c’est à l’âme seule que j’ai affaire ; l’âme lutte, mais l’âme cédera.

Puis, abaissant la main.

– Parlez ! dit-il.

Andrée étendit les bras et fit un mouvement pour respirer, comme si elle eût été sous la pression d’une machine pneumatique.

– Parlez ! répéta Gilbert, abaissant encore la main.

Tous les muscles de la jeune femme parurent prêts à se rompre. Une frange d’écume apparut sur ses lèvres, et un commencement d’épilepsie l’ébranla de la tête aux pieds.

– Docteur ! docteur ! dit le roi, prenez garde !

Mais lui, sans l’écouter, abaissa une troisième fois la main, et, touchant le haut de la tête de la comtesse de la paume de cette main :

– Parlez ! dit-il, je le veux.

Andrée, au contact de cette main, poussa un soupir, ses bras retombèrent près d’elle ; sa tête, renversée en arrière, retomba en avant, doucement penchée sur sa poitrine, et des larmes abondantes filtrèrent à travers ses paupières fermées.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

– Invoquez Dieu, soit ; celui qui opère au nom de Dieu ne craint pas Dieu.

– Oh ! dit la comtesse, que je vous hais !

– Haïssez-moi, soit, mais parlez !

– Sire ! Sire ! s’écria Andrée, dites-lui qu’il me brûle, qu’il me dévore, qu’il me tue.

– Parlez ! dit Gilbert.

Puis il fit signe au roi qu’il pouvait interroger.

– Ainsi, comtesse, demanda le roi, celui que vous vouliez faire arrêter et que vous avez fait arrêter, c’était bien le docteur ?

– Oui.

– Et il n’y avait pas erreur, il n’y avait pas méprise ?

– Non.

– Et cette cassette ? dit le roi.

– Eh bien ! articula sourdement la comtesse, cette cassette, fallait-il donc la lui laisser entre les mains ?

Gilbert et le roi échangèrent un regard.

– Et vous l’avez prise ? demanda Louis XVI.

– Je l’ai fait prendre.

– Oh ! oh ! contez-moi cela, comtesse, dit le roi oubliant toute représentation, et s’agenouillant devant Andrée ; vous l’avez fait prendre ?

– Oui.

– Où et comment ?

– J’ai appris que ce Gilbert, qui depuis seize ans a déjà fait deux voyages en France, allait en faire un troisième, et cette fois pour s’y fixer.

– Mais la cassette ? demanda le roi.

– J’ai su par le lieutenant de police, M. de Crosne, qu’il avait, pendant un de ses voyages, acheté des terres aux environs de Villers-Cotterêts ; que le fermier qui détenait ces terres jouissait de toute sa confiance ; je me suis doutée que la cassette était chez lui.

– Comment vous en êtes-vous doutée ?

– J’ai été chez Mesmer. Je me suis fait endormir, et je l’ai vue.

– Elle était… ?

– Dans une grande armoire, au rez-de-chaussée, cachée sous du linge.

– C’est merveilleux ! dit le roi. Après ? après ? dites.

– Je suis retournée chez M. de Crosne, qui, sur la recommandation de la reine, m’a donné un de ses plus habiles agents.

– Le nom de cet agent ? demanda Gilbert.

Andrée tressaillit comme si un fer rouge l’eût touchée.

– Je vous demande son nom, répéta Gilbert.

Andrée tenta de résister.

– Son nom, je le veux ! dit le docteur.

– Pas-de-Loup, dit-elle.

– Après ? demanda le roi.

– Eh bien ! hier matin, cet homme s’est emparé de la cassette. Voilà tout.

– Non, ce n’est pas tout, dit Gilbert, il s’agit de dire maintenant au roi où est cette cassette.

– Oh ! fit Louis XVI, vous en demandez trop.

– Non, Sire.

– Mais par ce Pas-de-Loup, par M. de Crosne, on pourrait savoir…

– Oh ! l’on saura tout bien mieux et bien plus vite par madame…

Andrée, par un mouvement convulsif qui avait sans doute pour but d’empêcher les paroles de sortir de ses lèvres, serra les dents à se les briser.

Le roi fit remarquer cette convulsion nerveuse au docteur.

Gilbert sourit.

Il toucha du pouce et de l’index la partie inférieure du visage d’Andrée, dont les muscles se détendirent au moment même.

– D’abord, madame la comtesse, dites bien au roi que cette cassette appartenait au docteur Gilbert.

– Oui, oui, elle est à lui, dit la dormeuse avec rage.

– Et où se trouve-t-elle en ce moment ? demanda Gilbert ; vite, dépêchez-vous, le roi n’a pas le temps d’attendre.

Andrée hésita un instant.

– Chez Pas-de-Loup, dit-elle.

Gilbert remarqua cette hésitation, tout insaisissable qu’elle fût.

– Vous mentez ! s’écria-t-il, ou plutôt vous essayez de mentir. Où est la cassette ? Je veux le savoir !

– Chez moi, à Versailles, dit Andrée, en fondant en larmes, avec un tremblement nerveux qui secouait tout son corps. Chez moi, où Pas-de-Loup m’attend, ainsi que la chose était convenue, ce soir à onze heures.

Minuit sonnait.

– Et il attend toujours ?

– Oui.

– Dans quelle pièce est-il ?

– On l’a fait entrer au salon.

– Quelle place occupe-t-il dans le salon ?

– Il est debout, appuyé contre la cheminée.

– Et la cassette ?

– Sur une table devant lui. Oh !

– Quoi ?

– Dépêchons-nous de le faire sortir. M. de Charny, qui devait ne revenir que demain, va revenir cette nuit, à cause des événements. Je le vois. Il est à Sèvres. Faites-le sortir, que le comte ne le trouve pas à la maison.

– Votre Majesté entend ; où demeure à Versailles madame de Charny ?

– Où demeurez-vous, comtesse ?

– Boulevard de la Reine, Sire.

– Bien.

– Sire, Votre Majesté l’a entendu. Cette cassette m’appartient. Le roi ordonne-t-il qu’elle me soit rendue ?

– Sur-le-champ, monsieur.

Et le roi, tirant sur madame de Charny un paravent qui l’empêchât d’être vue, appela l’officier de service et lui donna tout bas un ordre.

Chapitre XXIV.
Philosophie royale §

Cette préoccupation étrange d’un roi dont les sujets sapaient le trône, cette curiosité du savant appliquée à un phénomène physique, alors que se développait dans toute sa gravité le plus important des phénomènes politiques qui se fût jamais opéré en France, c’est-à-dire la transformation d’une monarchie en démocratie, ce spectacle, disons-nous, d’un roi s’oubliant lui-même au plus fort de la tempête, eût fait sourire certainement les grands esprits de l’époque, penchés depuis trois mois sur la solution de leur problème.

Tandis que l’émeute grondait en dehors, Louis, oubliant les terribles événements de la journée, la Bastille prise, de Flesselles, de Launay et de Losme assassinés, l’Assemblée nationale prête à se révolter contre son roi, Louis se concentrait dans cette spéculation toute privée, et la révélation de cette scène inconnue l’absorbait à l’égal des profonds intérêts de son gouvernement.

Aussi, dès qu’il eut donné l’ordre que nous avons dit à son capitaine des gardes, il revint à Gilbert, qui éloignait de la comtesse l’excèdent du fluide dont il l’avait chargée, afin de lui rendre, au lieu de ce somnambulisme convulsif, un sommeil tranquille.

Au bout d’un instant, la respiration de la comtesse était calme et égale comme celle d’un enfant. Alors, Gilbert, d’un seul geste de la main, lui rouvrit les yeux et la mit en extase.

C’est alors qu’on put voir dans toute sa splendeur cette merveilleuse beauté d’Andrée. Complètement dégagée de tout mélange terrestre, le sang, qui avait un instant reflué jusqu’à son visage, et qui momentanément avait coloré ses joues, redescendait à son cœur dont les battements venaient de reprendre leur cours modéré ; le visage était redevenu pâle, mais de cette belle pâleur mate des femmes d’Orient ; les yeux, ouverts un peu au-delà de la mesure ordinaire, étaient levés au ciel et laissaient, par le bas, nager la prunelle dans le blanc nacré du globe ; le nez, légèrement dilaté, semblait aspirer une atmosphère plus pure ; enfin, les lèvres, qui avaient conservé tout leur incarnat quoique les joues eussent perdu un peu du leur, les lèvres, légèrement écartées, découvraient un fil de perles dont la suave humidité relevait l’éclat.

La tête était légèrement renversée en arrière avec une grâce inexprimable, presque angélique.

On eût dit que ce regard immobile, doublant son étendue par sa fixité, pénétrait jusqu’au pied du trône de Dieu.

Le roi demeura comme ébloui. Gilbert détourna la tête en soupirant ; il n’avait pu résister au désir de donner à Andrée ce degré de beauté surhumaine ; et maintenant, comme Pygmalion, plus malheureux que Pygmalion, car il connaissait l’insensibilité de la belle statue, il s’effrayait de son œuvre même.

Il fit un geste, sans même retourner la tête vers Andrée, et les yeux se fermèrent.

Le roi voulut se faire expliquer par Gilbert cet état merveilleux dans lequel l’âme se dégage du corps et plane, libre, heureuse, divine, au-dessus des misères terrestres.

Gilbert, comme tous les hommes véritablement supérieurs, savait prononcer ce mot qui coûte tant à la médiocrité : « Je ne sais pas. » Il avoua au roi son ignorance ; il produisait un phénomène qu’il ne pouvait définir : le fait existait ; l’explication du fait n’existait pas.

– Docteur, dit le roi à cet aveu de Gilbert, voilà encore un de ces secrets que la nature garde pour les savants d’une autre génération, et qui sera approfondi comme tant d’autres mystères que l’on croyait insolubles. Nous les appelons mystères, nous ; nos pères les eussent appelés sortilèges ou sorcelleries.

– Oui, Sire, répondit Gilbert en souriant, et j’eusse eu l’honneur d’être brûlé en place de Grève pour la plus grande gloire d’une religion qu’on ne comprenait pas, par des savants sans science et par des prêtres sans foi.

– Et sous qui avez-vous étudié cette science ? reprit le roi ; est-ce sous Mesmer ?

– Oh ! Sire, dit Gilbert en souriant, j’avais vu les plus étonnants phénomènes de cette science dix ans avant que le nom de Mesmer fût prononcé en France.

– Dites-moi, ce Mesmer qui a révolutionné tout Paris, était-il, à votre avis, un charlatan, oui ou non ? Il me semble que vous opérez bien plus simplement que lui. J’ai entendu raconter ses expériences, celles de Deslon, celles de Puységur. Vous savez tout ce que l’on a dit à ce sujet, billevesées ou vérités.

– J’ai suivi tout ce débat, oui, Sire.

– Eh bien ! que pensez-vous du fameux baquet ?

– Que Votre Majesté daigne m’excuser si à tout ce qu’elle me demande à l’endroit de l’art magnétique, je réponds par le doute. Le magnétisme n’est pas encore un art.

– Ah !

– Seulement, c’est une puissance, puissance terrible, puisqu’elle annihile le libre arbitre, puisqu’elle isole l’âme du corps, puisqu’elle met le corps de la somnambule aux mains du magnétiseur, sans que celle-ci conserve la puissance ou même la volonté de se défendre. Quant à moi, Sire, j’ai vu opérer d’étranges phénomènes. J’en ai opéré moi-même ; eh bien ! je doute.

– Comment, vous doutez ? Vous opérez des miracles, et vous doutez !

– Non, je ne doute pas, je ne doute pas. En ce moment, j’ai la preuve d’un pouvoir inouï et inconnu sous les yeux. Mais quand cette preuve a disparu, quand je suis seul chez moi, en face de ma bibliothèque, en face de ce que toute la science humaine a écrit depuis trois mille ans ; quand la science me dit non, quand l’esprit me dit non, quand la raison me dit non, je doute.

– Et votre maître doutait-il, docteur ?

– Peut-être, mais moins franc que moi, il ne le disait pas.

– Était-ce Deslon ? était-ce Puységur ?

– Non, Sire, non. Mon maître était un homme de beaucoup supérieur à tous les hommes que vous avez nommés. Je lui ai vu faire, à l’endroit des blessures surtout, des choses merveilleuses ; aucune science ne lui était inconnue. Il s’était imprégné des théories égyptiennes. Il avait pénétré les arcanes de l’antique civilisation assyrienne. C’était un savant profond, un philosophe redoutable ayant l’expérience de la vie unie à la persévérance de la volonté.

– L’ai-je connu ? demanda le roi.

Gilbert hésita un instant.

– Je vous demande si je l’ai connu ?

– Oui, Sire.

– Vous le nommez ?…

– Sire, dit Gilbert, prononcer ce mot devant le roi, c’est peut-être m’exposer à lui déplaire. Or, en ce moment surtout, où la plupart des Français jouent avec la majesté royale, je ne voudrais pas jeter une ombre sur le respect que nous devons tous à Sa Majesté.

– Nommez hardiment cet homme, docteur Gilbert, et soyez persuadé que j’ai aussi, moi, ma philosophie ; philosophie d’assez bonne trempe pour me permettre de sourire à toutes les insultes du présent et à toutes les menaces de l’avenir.

Gilbert, malgré cet encouragement, hésitait encore.

Le roi s’approcha de lui.

– Monsieur, lui dit-il en souriant, nommez-moi Satan si vous voulez, je trouverai contre Satan une cuirasse, celle que vos dogmatiseurs n’ont pas, celle qu’ils n’auront jamais, que seul dans mon siècle peut-être je possède et revêts sans honte : la religion !

– Votre Majesté croit comme saint Louis, c’est vrai, dit Gilbert.

– Et là est toute ma force, je l’avoue, docteur ; j’aime la science, j’adore les résultats du matérialisme ; je suis mathématicien, vous le savez ; vous le savez, un total d’addition, une formule algébrique me pénètrent de joie ; mais à l’encontre des gens qui poussent l’algèbre jusqu’à l’athéisme, j’ai en réserve ma foi, qui me met d’un degré au-dessus et au-dessous d’eux ; au-dessus pour le bien, au-dessous pour le mal. Vous voyez bien, docteur, que je suis un homme à qui l’on peut tout dire, un roi qui peut tout entendre.

– Sire, dit Gilbert avec une sorte d’admiration, je remercie Votre Majesté de ce qu’elle vient de me dire ; car c’est presque une confidence d’ami dont elle m’a honoré.

– Oh ! je voudrais, se hâta de dire le timide Louis XVI, je voudrais que toute l’Europe m’entendît parler ainsi. Si les Français lisaient dans mon cœur toute la force et toute la tendresse qu’il renferme, je crois qu’ils me résisteraient moins.

La dernière portion de la phrase, qui montrait la prérogative royale irritée, nuisit à Louis XVI dans l’esprit de Gilbert.

Il se hâta de dire sans aucun ménagement :

– Sire, puisque vous le voulez, mon maître fut le comte de Cagliostro.

– Oh ! s’écria Louis en rougissant, cet empirique !

– Cet empirique… oui, Sire, dit Gilbert. Votre Majesté n’ignore pas que le mot dont elle vient de se servir est un des plus nobles dont on se serve dans la science. Empirique veut dire l’homme qui essaie. Essayer toujours, Sire, pour un penseur, pour un praticien, pour un homme enfin, c’est faire tout ce que Dieu a permis aux mortels de faire de plus grand et de plus beau. Que l’homme essaie toute sa vie, et sa vie est remplie.

– Ah ! monsieur, ce Cagliostro que vous défendez, dit Louis XVI, était un grand ennemi des rois.

Gilbert se rappela l’affaire du collier :

– N’est-ce pas plutôt des reines que Votre Majesté veut dire ?

Louis tressaillit sous l’aiguillon.

– Oui, dit-il ; il a tenu dans toute l’affaire du prince Louis de Rohan une conduite plus qu’équivoque.

– Sire, là comme ailleurs, Cagliostro accomplissait la mission humaine : il essayait pour lui. En science, en morale, en politique, il n’y a ni bien ni mal, il n’y a que des phénomènes constatés, des faits acquis. Néanmoins, je vous l’abandonne Sire. Je le répète, l’homme peut avoir mérité souvent le blâme – peut-être un jour ce blâme lui-même sera-t-il un éloge ; la postérité revoit les jugements des hommes – mais je n’ai pas étudié sous l’homme, Sire, j’ai étudié sous le philosophe, sous le savant.

– Bien, bien, dit le roi qui sentait encore saigner la double plaie de son orgueil et de son cœur, bien. Nous oublions madame la comtesse, et peut-être qu’elle souffre.

– Je vais la réveiller, Sire, si Votre Majesté le désire ; mais j’aurais voulu cependant que la cassette n’arrivât ici que pendant son sommeil.

– Pourquoi ?

– Pour lui épargner une trop dure leçon.

– Voici justement que l’on vient, dit le roi. Attendez.

En effet, l’ordre du roi avait été ponctuellement exécuté ; la cassette trouvée à l’hôtel de Charny, entre les mains de l’exempt Pas-de-Loup, venait d’apparaître dans le cabinet royal sous les yeux même de la comtesse qui ne la voyait pas.

Le roi fit un signe de satisfaction à l’officier qui rapportait la cassette : l’officier sortit.

– Eh bien ! dit Louis XVI.

– Eh bien ! Sire, voilà bien la cassette qui m’avait été enlevée.

– Ouvrez-la, fit le roi.

– Sire, je le veux bien, si Votre Majesté le désire. Je dois seulement prévenir Votre Majesté d’une chose.

– De laquelle ?

– Sire, comme je l’ai dit à Votre Majesté, cette cassette renferme seulement des papiers bien aisés à lire, à prendre, et desquels dépend l’honneur d’une femme.

– Et cette femme est la comtesse ?

– Oui, Sire ; cet honneur ne périclitera point pour être tombé dans la conscience de Votre Majesté. Ouvrez, Sire, dit Gilbert en s’approchant du coffret et en présentant la clef au roi.

– Monsieur, répliqua froidement Louis XVI, emportez cette cassette, elle est à vous.

– Merci, Sire, et que ferons-nous de la comtesse ?

– Oh ! ne la réveillez point ici, surtout. Je veux éviter les surprises, les douleurs.

– Sire, dit Gilbert, madame la comtesse ne se réveillera qu’à l’endroit où vous jugerez à propos de la faire porter.

– Soit ! chez la reine, alors.

Louis sonna. Un officier entra.

– Monsieur le capitaine, dit-il, madame la comtesse vient de s’évanouir ici, en apprenant les nouvelles de Paris. Faites-la porter chez la reine.

– Combien de temps faut-il pour opérer ce transport ? demanda Gilbert au roi.

– Mais dix minutes à peu près, répondit celui-ci.

Gilbert étendit la main sur la comtesse.

– Vous vous éveillerez dans un quart d’heure, dit-il.

Deux soldats, sur l’ordre de l’officier, entrèrent, qui l’enlevèrent sur deux fauteuils.

– Maintenant, monsieur Gilbert, que désirez-vous encore ? demanda le roi.

– Sire, une faveur qui me rapproche de Votre Majesté, et qui me procure en même temps l’occasion de lui être utile.

Le roi chercha.

– Expliquez-vous, dit-il.

– Je voudrais être médecin par quartier du roi, dit Gilbert ; je ne ferai ombrage à personne : c’est un poste d’honneur, mais plutôt de confiance que d’éclat.

– Accordé, dit le roi. Adieu, monsieur Gilbert. Ah ! à propos, mille tendresses à Necker. Adieu.

Puis, en sortant :

– Mon souper ! cria Louis, à qui nul événement ne pouvait faire oublier son souper.

Chapitre XXV.
Chez la reine §

Tandis que le roi apprenait à combattre philosophiquement la Révolution, en faisant un cours de sciences occultes, la reine, philosophe bien autrement solide et profond, avait rassemblé autour d’elle, dans son grand cabinet, tous ceux que l’on appelait ses fidèles, sans doute parce qu’il n’avait encore été donné à aucun d’eux de prouver ou d’essayer sa fidélité.

Chez la reine aussi, la terrible journée avait été racontée dans tous ses détails.

Elle avait même été la première instruite, car la sachant intrépide, on n’avait point fait de difficulté de la prévenir du danger.

Autour de la reine, on voyait des généraux, des courtisans, des prêtres et des femmes.

Aux portes, et derrière les tapisseries pendues devant ces portes, se tenaient des groupes de jeunes officiers, pleins de courage et d’ardeur, qui voyaient dans toutes ces révoltes une occasion longtemps attendue de faire, comme dans un tournoi, de belles armes devant les dames.

Tous, familiers et serviteurs dévoués à la monarchie, avaient écouté avec attention les nouvelles de Paris racontées par M. de Lambesc, qui ayant assisté aux événements, était accouru à Versailles avec son régiment encore tout poudreux du sable des Tuileries, donner la réalité comme consolation à ces gens effarés dont quelques-uns, si grand qu’il fût, s’exagéraient encore leur malheur.

La reine était assise à une table.

Ce n’était plus la douce et belle fiancée, ange protecteur de la France, que nous avons vue apparaître au seuil de cette histoire, franchissant la frontière du nord une branche d’olivier à la main. Ce n’était même plus cette belle et gracieuse princesse que nous avons vue entrer un soir, avec la princesse de Lamballe, dans la mystérieuse demeure de Mesmer, et s’asseoir rieuse et incrédule, auprès du baquet symbolique auquel elle venait demander une révélation de l’avenir.

Non ! c’était la reine hautaine et résolue, au sourcil froncé, à la lèvre dédaigneuse ; c’était la femme dont le cœur avait laissé échapper une portion de son amour, pour recevoir, en place de ce doux et vivifiant sentiment, les premières gouttes d’un fiel qui devait aller au sang en coulant sans cesse.

C’était enfin la femme du troisième portrait de la galerie de Versailles, c’est-à-dire non plus Marie-Antoinette, non plus la reine de France, mais celle qu’on commençait à ne plus désigner que sous le nom de l’Autrichienne.

Derrière elle était, à demi couchée dans l’ombre, une jeune femme immobile, la tête renversée en arrière, sur le coussin d’un sofa, et la main appuyée sur son front.

C’était madame de Polignac.

En apercevant M. de Lambesc, la reine avait fait un de ces gestes de joie désespérée qui veulent dire : « Enfin, nous allons donc tout savoir. »

M. de Lambesc s’était incliné avec un signe qui demandait pardon à la fois pour ses bottes souillées, pour son habit poudreux et pour son sabre faussé, qui n’avait pu rentrer entièrement dans le fourreau.

– Eh bien ! monsieur de Lambesc, dit la reine, vous arrivez de Paris ?

– Oui, Votre Majesté.

– Que fait le peuple ?

– Il tue et brûle.

– Par vertige ou par haine ?

– Mais non, par férocité.

La reine réfléchit, comme si elle eût été disposée à partager son avis sur le peuple. Puis secouant la tête :

– Non, prince, dit-elle, le peuple n’est pas féroce, sans raison du moins. Ne me cachez donc rien. Est-ce du délire ? Est-ce de la haine ?

– Eh bien ! je crois que c’est une haine poussée jusqu’au délire, madame.

– Haine de qui ? Ah ! voilà que vous hésitez encore, prince ; prenez garde, si vous racontez de la sorte, au lieu de m’adresser à vous, comme je le fais, j’enverrai un de mes piqueurs à Paris ; il lui faudra une heure pour aller, une heure pour s’informer, une heure pour revenir, et dans trois heures, cet homme me racontera les événements, purement et naïvement comme un héraut d’Homère.

M. de Dreux-Brézé s’avança le sourire sur les lèvres.

– Mais, madame, dit-il, que vous importe la haine du peuple. Cela ne doit vous regarder en rien. Le peuple peut tout haïr, excepté vous.

La reine ne releva même pas la flatterie.

– Allons ! allons ! prince, dit-elle à M. de Lambesc, parlez.

– Eh bien ! oui, madame, le peuple agit en haine.

– De moi !

– De tout ce qui le domine.

– À la bonne heure ! voilà la vérité ! je la sens ! fit résolument la reine.

– Je suis soldat, Votre Majesté, fit le prince.

– Bien ! bien ! parlez-nous donc en soldat. Voyons, que faut-il faire ?

– Rien ! madame.

– Comment ! rien, s’écria la reine, profitant du murmure soulevé par ces paroles parmi les habits brodés et les épées d’or de sa compagnie ; rien ! Vous, un prince lorrain, vous venez dire cela à la reine de France au moment où le peuple, de votre aveu, tue et brûle : vous venez dire qu’il n’y a rien à faire !

Un nouveau murmure, mais approbateur cette fois, accueillit les paroles de Marie-Antoinette.

Elle se retourna, embrassa du regard tout le cercle qui l’enveloppait, et, parmi tous ces yeux flamboyants, chercha ceux qui lançaient le plus de flammes, croyant y lire le plus de fidélité.

– Rien ! reprit le prince, parce qu’en laissant le Parisien se calmer, et il se calmera – il n’est belliqueux que lorsqu’on l’exaspère. Pourquoi lui donner les honneurs d’une lutte et risquer la chance d’un combat ? Tenons-nous tranquilles, et dans trois jours il ne sera plus question de rien dans Paris.

– Mais la Bastille, monsieur ?

– La Bastille ! on en fermera les portes, et ceux qui l’auront prise seront pris, voilà tout.

Quelques frémissements de rire se firent entendre parmi le groupe silencieux.

La reine reprit :

– Prenez garde, prince, voilà que maintenant vous me rassurez trop.

Et, pensive, le menton appuyé dans la paume de sa main, elle alla trouver madame de Polignac qui, pâle et triste, semblait absorbée en elle-même.

La comtesse avait écouté toutes ces nouvelles avec un effroi visible ; elle ne sourit que lorsque la reine s’arrêta en face d’elle, lui sourit, et encore ce sourire était-il pâle et décoloré comme une fleur mourante.

– Eh bien ! comtesse, demanda la reine ; que dites-vous de tout ceci ?

– Hélas ! rien, répliqua-t-elle.

– Comment, rien ?

– Non.

Et elle secoua la tête avec une expression d’indicible découragement.

– Allons, allons, dit tout bas la reine en se penchant à l’oreille de la comtesse, l’amie Diane est une peureuse.

Puis tout haut :

– Mais où est donc madame de Charny, l’intrépide ? Nous avons besoin d’elle pour nous rassurer, ce me semble.

– La comtesse allait sortir, dit madame de Misery, quand on l’a appelée chez le roi.

– Ah ! chez le roi, répondit distraitement Marie-Antoinette.

Et alors seulement la reine s’aperçut du silence étrange qui s’était fait autour d’elle.

C’est que ces événements inouïs, incroyables, dont les nouvelles étaient successivement parvenues jusqu’à Versailles comme des coups redoublés, avaient terrassé les cœurs les plus fermes, plus encore peut-être par l’étonnement que par la crainte.

La reine comprit qu’il était important de relever tous ces esprits abattus.

– Personne ne me donne donc un conseil ? dit-elle. Soit ! je prendrai conseil de moi-même.

Chacun se rapprocha de Marie-Antoinette.

– Le peuple, dit-elle, n’est point méchant, il n’est qu’égaré. Il nous hait parce qu’il ne nous connaît pas, rapprochons-nous de lui.

– Pour le punir alors, dit une voix, car il a douté de ses maîtres, et c’est un crime.

La reine regarda du côté d’où venait la voix, et reconnut M. de Besenval.

– Oh ! c’est vous, monsieur le baron, dit-elle, venez-vous nous donner quelque bon avis ?

– L’avis est donné, madame, dit Besenval en s’inclinant.

– Soit, dit la reine, le roi punira, mais comme un bon père.

– Qui aime bien châtie bien, dit le baron.

Puis, se retournant du côté de M. de Lambesc.

– N’êtes-vous point de mon avis, prince ? Le peuple a commis des assassinats…

– Qu’il appelle, hélas ! des représailles, dit sourdement une voix douce et pleine de fraîcheur, au son de laquelle la reine se retourna.

– Vous avez raison, princesse ; et c’est justement en cela que consiste son erreur, ma chère Lamballe ; aussi serons-nous indulgents.

– Mais, répliqua la princesse avec sa voix timide, avant de se demander si l’on doit punir, il faudrait se demander, je crois, si l’on pourra vaincre.

Un cri général éclata, cri de protestation contre la vérité qui venait de sortir de cette noble bouche.

– Vaincre ! Et les Suisses ? dit l’un.

– Et les Allemands ? dit l’autre.

– Et les gardes du corps ? dit un troisième.

– On doute de l’armée et de la noblesse ! s’écria un jeune homme portant l’uniforme de lieutenant aux hussards de Bercheny. Avons-nous donc mérité cette honte ? Songez, madame, que dès demain, s’il le veut, le roi peut mettre en ligne quarante mille hommes, jeter ces quarante mille hommes dans Paris, et détruire Paris. Songez que quarante mille hommes de troupes dévouées valent un demi-million de Parisiens révoltés.

Le jeune homme, qui venait de parler ainsi, avait encore sans doute bon nombre de bonnes raisons pareilles à donner, mais il s’arrêta court en voyant les yeux de la reine se fixer sur lui ; il avait parlé du sein d’un groupe d’officiers, et son zèle l’avait entraîné plus loin que ne le permettaient son grade et les convenances.

Il s’arrêta donc, comme nous l’avons dit, tout honteux de l’effet qu’il avait produit.

Mais il était trop tard, la reine avait déjà saisi ses paroles au passage.

– Vous connaissez la situation, monsieur ? dit-elle avec bonté.

– Oui, Votre Majesté, dit le jeune homme en rougissant ; j’étais aux Champs-Élysées.

– Alors, ne craignez pas de parler, venez, monsieur.

Le jeune homme sortit tout en rougissant des rangs qui s’ouvrirent, et s’avança vers la reine.

Du même mouvement le prince de Lambesc et M. de Besenval se reculèrent comme s’ils eussent regardé au-dessous de leur dignité d’assister à cette espèce de conseil.

La reine ne fit point ou ne parut point faire attention à cette retraite.

– Vous dites, monsieur, que le roi a quarante mille hommes ? demanda-t-elle.

– Oui, Votre Majesté.

– Autour de Paris ?

– À Saint-Denis, à Saint-Mandé, à Montmartre et à Grenelle.

– Des détails, monsieur, des détails, s’écria la reine.

– Madame, MM. de Lambesc et de Besenval vous les diront infiniment mieux que moi.

– Continuez, monsieur. Il me plaît d’entendre ces détails de votre bouche. Sous les ordres de qui sont ces quarante mille hommes ?

– Mais, d’abord, sous les ordres de MM. de Besenval et de Lambesc ; puis sous ceux de M. le prince de Condé, de M. de Narbonne-Fritzlar et de M. de Salkenaym.

– Est-ce vrai, prince ? demanda la reine en se retournant vers M. de Lambesc.

– Oui, Votre Majesté, répondit le prince en s’inclinant.

– Sur Montmartre, dit le jeune homme, se trouve tout un parc d’artillerie ; en six heures tout le quartier qui domine Montmartre peut être réduit en cendres. Que Montmartre donne le signal du feu ; que Vincennes lui réponde ; que dix mille hommes se présentent par les Champs-Élysées, dix mille autres par la barrière d’Enfer, dix mille autres par la rue Saint-Martin, dix mille autres par la Bastille ; que Paris entende la fusillade aux quatre points cardinaux, et Paris ne tiendra pas vingt-quatre heures.

– Ah ! voilà cependant quelqu’un qui s’explique franchement ; voici un plan précis. Qu’en dites-vous, monsieur de Lambesc ?

– J’en dis, répondit dédaigneusement le prince, que M. le lieutenant des hussards est un général parfait.

– C’est au moins, dit la reine, qui voyait le jeune officier pâlir de colère, c’est au moins un soldat qui ne désespère point.

– Merci, madame, dit le jeune officier en s’inclinant. Je ne sais ce que décidera Sa Majesté, mais je la supplie de me compter au nombre de ceux qui sont prêts à mourir pour elle, et en cela je ne fais, je la prie de le croire, que ce que quarante mille soldats sont prêts à faire, sans compter nos chefs.

Et à ces derniers mots le jeune homme salua courtoisement le prince qui l’avait presque insulté.

Cette courtoisie frappa la reine plus encore que la protestation de dévouement qui l’avait précédée.

– Comment vous nommez-vous, monsieur ? demanda-t-elle au jeune officier.

– Le baron de Charny, madame, répondit-il en s’inclinant.

– Charny ! s’écria Marie-Antoinette en rougissant malgré elle ; êtes-vous donc parent du comte de Charny ?

– Je suis son frère, madame.

Et le jeune homme s’inclina gracieusement plus bas qu’il ne l’avait fait encore.

– J’aurais dû, dit la reine, reprenant le dessus sur son trouble et jetant un regard assuré autour d’elle, j’aurais dû, aux premiers mots que vous avez prononcés, reconnaître un de mes plus fidèles serviteurs. Merci, baron ; comment se fait-il que je vous voie à la cour pour la première fois ?

– Madame, mon frère aîné, qui remplace notre père, m’a ordonné de rester au régiment, et, depuis sept ans que j’ai l’honneur de servir dans les armées du roi, je ne suis venu que deux fois à Versailles.

La reine attacha un long regard sur le visage du jeune homme.

– Vous ressemblez à votre frère, dit-elle. Je le gronderai d’avoir attendu que vous vous présentiez de vous-même à la cour.

Et la reine se retourna vers la comtesse, son amie, que toute cette scène n’avait pas tirée de son immobilité.

Mais il n’en était pas de même du reste de l’assemblée. Les officiers, électrisés par l’accueil que la reine venait de faire au jeune homme, exagéraient à qui mieux mieux l’enthousiasme pour la cause royale, et l’on entendait dans chaque groupe éclater les expressions d’un héroïsme capable de dompter la France entière.

Marie-Antoinette mit à profit ces dispositions qui flattaient évidemment sa secrète pensée.

Elle aimait mieux lutter que subir ; mourir que céder. Aussi dès les premières nouvelles apportées de Paris, avait-elle conclu à une résistance opiniâtre contre cet esprit de rébellion qui menaçait d’engloutir toutes les prérogatives de la société française.

S’il est une force aveugle, une force insensée, c’est celle des chiffres et celle des espérances.

Un chiffre après lequel s’agglomèrent des zéros, dépasse bientôt toutes les ressources de l’univers.

Il en est de même des vœux d’un conspirateur ou d’un despote : sur les enthousiasmes basés eux-mêmes sur d’imperceptibles espérances, s’échafaudent des pensées gigantesques plus vite évaporées par un souffle qu’elles n’avaient mis de temps à se gonfler et à se condenser en brouillard.

Sur ces quelques mots prononcés par le baron de Charny, sur le hourra d’enthousiasme poussé par les assistants, Marie-Antoinette se vit en perspective à la tête d’une puissante armée ; elle entendait rouler ses canons inoffensifs, et se réjouissait de l’effroi qu’ils devaient inspirer aux Parisiens, comme d’une victoire décisive.

Autour d’elle, hommes et femmes, ivres de jeunesse, de confiance et d’amour, énuméraient ces brillants hussards, ces lourds dragons, ces Suisses terribles, ces canonniers bruyants, et riaient de ces grossières piques emmanchées de bois brut, sans penser qu’au bout de ces armes viles devaient se dresser les plus nobles têtes de la France.

– Moi, murmura la princesse de Lamballe, j’ai plus peur d’une pique que d’un fusil.

– Parce que c’est plus laid, ma chère Thérèse, répliqua en riant la reine. Mais, en tout cas, rassure-toi. Nos piquiers parisiens ne valent pas les fameux piquiers suisses de Morat, et les Suisses aujourd’hui ont plus que des piques, ils ont de bons mousquets dont ils tirent fort juste, Dieu merci !

– Oh ! quant à cela, j’en réponds, dit M. de Besenval.

La reine se retourna encore une fois vers madame de Polignac pour voir si toutes ses assurances lui rendraient sa tranquillité ; mais la comtesse paraissait plus pale et plus tremblante que jamais.

La reine, dont la tendresse extrême faisait souvent à cette amie le sacrifice de la dignité royale, sollicita vainement une plus riante physionomie.

La jeune femme demeura sombre, et paraissait absorbée dans les plus douloureuses pensées.

Mais ce découragement n’avait d’autre influence que d’attrister la reine. L’enthousiasme se maintenait au même diapason parmi les jeunes officiers, et tous ensemble, en dehors des chefs principaux, réunis autour de leur camarade, le baron de Charny, ils dressaient leur plan de bataille.

Au milieu de cette animation fébrile, le roi entra seul, sans huissiers, sans ordres, et souriant.

La reine, toute brûlante des émotions qu’elle venait de soulever autour d’elle, s’élança au-devant de lui.

À l’aspect du roi, toute conversation avait cessé et le silence le plus profond s’était fait ; chacun attendait un mot du maître, un de ces mots qui électrisent et subjuguent.

Quand les vapeurs sont suffisamment chargées de l’électricité, le moindre choc, on le sait, détermine l’étincelle.

Aux yeux des courtisans, le roi et la reine, marchant au-devant l’un de l’autre, étaient les deux puissances électriques d’où devait jaillir la foudre.

On écoutait, on frémissait, on aspirait les premières paroles qui devaient sortir de la bouche royale.

– Madame, dit Louis XVI, au milieu de tous ces événements on a oublié de me servir mon souper chez moi ; faites-moi le plaisir de me donner à souper ici.

– Ici ! s’écria la reine stupéfaite.

– Si vous le voulez bien ?

– Mais… Sire…

– Vous causiez, c’est vrai. Eh bien ! mais en soupant je causerai.

Ce simple mot, souper, avait glacé tous les enthousiasmes. Mais, à ces dernières paroles : en soupant nous causerons, la jeune reine elle-même ne put croire que tant de calme ne cachât pas un peu d’héroïsme.

Le roi voulait sans doute, par sa tranquillité, imposer à toutes les terreurs de la circonstance.

Oh ! oui. La fille de Marie-Thérèse ne pouvait croire, dans un pareil moment, que le fils de saint Louis demeurât soumis aux besoins matériels de la vie ordinaire.

Marie-Antoinette se trompait. Le roi avait faim, voilà tout.

Chapitre XXVI.
Comment le roi soupa le 14 juillet 1789 §

Sur un mot de Marie-Antoinette, le roi fut servi sur une petite table, dans le cabinet même de la reine.

Mais il arriva alors tout le contraire de ce qu’espérait la princesse. Louis XVI fit faire silence, mais ce fut seulement pour n’être point distrait de son souper.

Tandis que Marie-Antoinette s’efforçait de réchauffer l’enthousiasme, le roi dévorait.

Les officiers ne trouvèrent point cette séance gastronomique digne d’un descendant de saint Louis, et formèrent des groupes dont les intentions n’étaient peut-être pas aussi respectueuses que les circonstances le commandaient.

La reine rougit, son impatience se décelait dans tous ses mouvements. Cette nature fine, aristocratique, nerveuse, ne pouvait comprendre cette domination de la matière sur l’esprit. Elle se rapprocha du roi pour ramener à la table ceux qui s’en éloignaient.

– Sire, dit-elle, n’avez-vous pas des ordres à donner ?

– Ah ! ah ! dit le roi la bouche pleine, quels ordres, madame ? Voyons, serez-vous notre égérie en ce moment difficile ?

Et, tout en disant ces mots, il attaqua bravement un perdreau truffé.

– Sire, dit la reine, Numa était un roi pacifique. Or, aujourd’hui, on pense généralement que c’est un roi belliqueux dont nous avons besoin, et que si Votre Majesté doit se modeler sur l’antiquité, ne pouvant pas être Tarquin, il faut qu’elle soit Romulus.

Le roi sourit avec une tranquillité qui tenait presque de la béatitude.

– Est-ce que ces messieurs sont belliqueux aussi ? demanda-t-il.

Et il se retourna vers le groupe d’officiers, et son œil, animé par la chaleur du repas, parut aux assistants resplendissant de courage.

– Oui, Sire ! crièrent-ils tous d’une voix, la guerre ! nous ne demandons que la guerre !

– Messieurs, messieurs ! dit le roi, vous me faites, en vérité, le plus grand plaisir, en me prouvant que, dans l’occasion, je pourrais compter sur vous. Mais j’ai, pour le moment, un conseil et un estomac : le premier me conseillera ce que je dois faire, le second me conseille ce que je fais.

Et il se mit à rire, en tendant, à l’officier qui le servait, son assiette pleine de débris pour en prendre une blanche.

Un murmure de stupeur et de colère passa comme un frisson dans cette foule de gentilshommes qui, sur un signe du roi, eussent répandu tout leur sang.

La reine se détourna et frappa du pied.

Le prince de Lambesc vint à elle.

– Voyez-vous, madame, dit-il, Sa Majesté pense sans doute comme moi que mieux vaut attendre. C’est de la prudence, et quoique ce ne soit pas la mienne, malheureusement la prudence est une vertu nécessaire par le temps où nous vivons.

– Oui, monsieur, oui, c’est une vertu fort nécessaire, dit la reine en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

Et triste jusqu’à la mort, elle alla s’adosser à la cheminée, l’œil perdu dans la nuit, l’âme noyée dans le désespoir.

Cette double disposition du roi et de la reine frappa tout le monde. La reine retenait ses larmes à grand-peine. Le roi continuait de souper avec cet appétit proverbial de la famille des Bourbons.

Aussi, peu à peu le vide se fit dans la salle. Les groupes se fondirent comme, aux rayons du soleil, fond la neige dans les jardins, la neige sous laquelle alors paraît de place en place la terre noire et désolée.

La reine, en voyant s’évanouir ce groupe belliqueux sur lequel elle avait si fort compté, la reine crut voir se dissiper toute sa puissance, ainsi que jadis avaient fondu sous le souffle du Seigneur ces vastes armées d’Assyriens ou d’Amalécites, qu’une nuit ou qu’une mer engloutissaient à jamais dans leurs abîmes.

Elle fut réveillée de cette espèce de torpeur par la douce voix de la comtesse Jules, qui s’approchait d’elle avec madame Diane de Polignac, sa belle-sœur.

Au son de cette voix, l’avenir proscrit, le doux avenir, reparut, avec ses fleurs et ses palmes, dans le cœur de cette femme orgueilleuse : une amie sincère et véritablement dévouée valait plus que dix royaumes.

– Oh ! toi, toi, murmura-t-elle en serrant la comtesse Jules dans ses bras ; il me reste donc une amie.

Et les larmes, longtemps retenues dans ses yeux, s’échappèrent de ses paupières, roulèrent le long de ses joues, et inondèrent sa poitrine ; mais, au lieu d’être amères, ces larmes étaient douces ; au lieu de l’oppresser, elles dégonflaient son sein.

Il se fit un instant de silence pendant lequel la reine continuait de tenir la comtesse entre ses bras.

Ce fut la duchesse qui, tout en tenant sa belle-sœur par la main, rompit le silence.

– Madame, dit-elle d’une voix si timide qu’elle était presque honteuse, je ne crois pas que Votre Majesté blâme le projet que je vais lui soumettre.

– Quel projet ? demanda la reine attentive ; parlez, duchesse, parlez.

Et tout en s’apprêtant à écouter la duchesse Diane, la reine s’appuya sur l’épaule de sa favorite, la comtesse.

– Madame, continua la duchesse, l’opinion que je vais émettre vient d’une personne dont l’autorité ne sera point suspecte à Votre Majesté, elle vient de Son Altesse royale Madame Adélaïde, tante du roi.

– Que de préambules, chère duchesse, dit gaiement la reine ; voyons, au fait !

– Madame, les circonstances sont tristes. On a beaucoup exagéré la faveur dont jouit notre famille près de Votre Majesté. La calomnie souille l’auguste amitié que vous daignez nous accorder en échange de notre respectueux dévouement.

– Eh bien ! duchesse, dit la reine avec un commencement d’étonnement, est-ce que vous ne trouvez point que j’aie été assez brave ? Est-ce que contre l’opinion, contre la cour, contre le peuple, contre le roi lui-même, est-ce que je n’ai point soutenu vaillamment mes amitiés ?

– Oh ! madame, au contraire, et Votre Majesté a si noblement soutenu ses amis qu’elle a opposé sa poitrine à tous les coups, en sorte qu’aujourd’hui que le péril est grand, terrible même, les amis si noblement défendus par Votre Majesté seraient des lâches et des mauvais serviteurs, s’ils ne rendaient pas la pareille à leur reine.

– Ah ! c’est bien, c’est beau ! fit Marie-Antoinette avec enthousiasme en embrassant la comtesse, qu’elle tenait toujours serrée contre sa poitrine, et en serrant la main de madame de Polignac.

Mais toutes deux pâlirent au lieu de relever fièrement la tête sous cette caresse de leur souveraine.

Madame Jules de Polignac fit un mouvement pour se dégager des bras de la reine, mais celle-ci la retint malgré elle sur son cœur.

– Mais, balbutia madame Diane de Polignac, Votre Majesté ne comprend peut-être pas bien ce que nous avons l’honneur de lui annoncer : pour détourner les coups qui menacent son trône, sa personne, peut-être à cause de l’amitié dont elle nous honore, il est un moyen douloureux, un sacrifice amer à nos cœurs, mais nous le devons subir, il nous est commandé par la nécessité.

À ces mots, ce fut au tour de la reine à pâlir, car elle ne sentait plus l’amitié vaillante et fidèle, mais la peur, sous cet exorde et sous le voile de cette réserve timide.

– Voyons, dit-elle, parlez. Parlez, duchesse, quel est ce sacrifice ?

– Oh ! le sacrifice est tout entier pour nous, madame, répondit celle-ci. Nous sommes, Dieu sait pourquoi, exécrées en France ; en dégageant votre trône, nous lui rendrons tout l’éclat, toute la chaleur de l’amour du peuple, amour éteint ou intercepté par notre présence.

– Vous éloigner ? s’écria la reine avec explosion ; qui a dit cela ? qui a demandé cela ?

Et elle regarda éperdue, et en la repoussant doucement de la main, la comtesse Jules qui baissait la tête.

– Pas moi, dit la comtesse Jules ; moi, au contraire, je demande à rester.

Mais ces paroles étaient prononcées d’un ton qui voulait dire : « Ordonnez-moi de partir, madame, et je partirai. »

Ô sainte amitié, sainte chaîne qui peut faire d’une reine et d’une servante deux cœurs indissolublement unis ! Ô sainte amitié ! qui fait plus d’héroïsme que l’amour, que l’ambition, ces nobles maladies du cœur humain ! Cette reine brisa tout à coup l’autel adoré qu’elle t’avait élevé dans son cœur ; elle n’eut besoin que d’un regard, d’un seul, pour voir ce que depuis dix ans elle n’avait pas aperçu : froideur et calcul, excusables, justifiables, légitimes peut-être ; mais quelque chose excuse-t-il, justifie-t-il, légitime-t-il l’abandon aux yeux de celui des deux qui aime encore, lorsque l’autre cesse d’aimer ?

Marie-Antoinette ne se vengea de la douleur qu’elle éprouvait que par le regard glacé dont elle enveloppa son amie.

– Ah ! duchesse Diane, voilà votre avis ! dit-elle en étreignant sa poitrine avec sa main fiévreuse.

– Hélas ! madame, répondit celle-ci, ce n’est point mon choix ; ce n’est point ma volonté qui me dicte ce que j’ai à faire, c’est l’ordre du Destin.

– Oui, duchesse, fit Marie-Antoinette.

Et se retournant vers la comtesse Jules :

– Et vous, comtesse, vous dites donc ?

La comtesse répondit par une larme brûlante comme un remords, mais toute sa force s’était épuisée dans l’effort qu’elle avait fait.

– Bien, dit la reine, bien ; il m’est doux de voir combien je suis aimée. Merci, ma comtesse ; oui, vous courez ici des dangers ; oui, la rage de ce peuple ne connaît plus de frein ; oui, vous avez toutes raison, et moi seule j’étais folle. Vous demandez à rester, c’est du dévouement ; mais je n’accepte pas ce dévouement.

La comtesse Jules leva ses beaux yeux sur la reine. Mais la reine, au lieu d’y lire le dévouement de l’amie, n’y lut que la faiblesse de la femme.

– Ainsi, duchesse, reprit la reine, vous êtes décidée à partir, vous ?

Et elle appuya sur ce mot vous.

– Oui, Votre Majesté.

– Sans doute pour quelqu’une de vos terres… éloignée… fort éloignée…

– Madame, pour partir, pour vous quitter, cinquante lieues sont aussi douloureuses à franchir que cent cinquante.

– Mais vous allez donc à l’étranger ?

– Hélas ! oui, madame.

Un soupir déchira le cœur de la reine, mais ne sortit pas de ses lèvres.

– Et où allez-vous ?

– Sur les bords du Rhin, madame.

– Bien. Vous parlez allemand, comtesse, dit la reine avec un sourire d’une indéfinissable tristesse, et c’est moi qui vous l’ai appris. L’amitié de votre reine vous aura, du moins, servi à cela, et j’en suis heureuse.

Se retournant alors vers la comtesse Jules :

– Je ne veux pas vous séparer, ma chère duchesse, dit-elle. Vous désirez rester, et j’apprécie ce désir. Mais, moi, moi qui crains pour vous, je veux que vous partiez, je vous ordonne de partir !

Et elle s’arrêta en cet endroit, étouffée par des émotions que, malgré son héroïsme, elle n’eût peut-être pas eu la force de contenir, si tout à coup la voix du roi, qui n’avait pris aucune part à tout ce que nous venons de raconter, n’avait retenti à son oreille.

Sa Majesté en était au dessert.

– Madame, disait le roi, il y a quelqu’un chez vous ; on vous avertit.

– Mais, Sire, s’écria la reine, abjurant tout autre sentiment que celui de la dignité royale, d’abord vous avez des ordres à donner. Voyez, il n’est resté ici que trois personnes ; mais ce sont celles à qui vous avez affaire : M. de Lambesc, M. de Besenval et M. de Broglie. Des ordres, Sire, des ordres !

Le roi leva un œil alourdi, hésitant.

– Que pensez-vous de tout cela, monsieur de Broglie ? dit-il.

– Sire, répondit le vieux maréchal, si vous éloignez votre armée de la présence des Parisiens, on dira que les Parisiens l’ont battue. Si vous les laissez en présence, il faut que votre armée les batte.

– Bien dit ! s’écria la reine en serrant la main du maréchal.

– Bien dit ! fit M. de Besenval.

Le prince de Lambesc seul se contenta de secouer la tête.

– Eh bien ! après ? dit le roi.

– Commandez : « Marche ! » dit le vieux maréchal.

– Oui… marche ! s’écria la reine.

– Allons ! puisque vous le voulez tous : marche ! dit le roi.

En ce moment, on remit à la reine un billet qui contenait ce qui suit :

« Au nom du ciel ! madame, pas de précipitation ! J’attends une audience de Votre Majesté. »

– Son écriture ! murmura la reine.

Puis se retournant :

– Est-ce que M. de Charny est chez moi ? demanda-t-elle.

– Il arrive tout poudreux, et je crois même tout sanglant, répondit la confidente.

– Un moment, messieurs, fit la reine à M. de Besenval et à M. de Broglie ; attendez-moi ici, je reviens.

Et elle passa chez elle en toute hâte.

Le roi n’avait pas remué la tête.

Chapitre XXVII.
Olivier de Charny §

La reine, en entrant dans son boudoir, y trouva celui qui avait écrit le billet apporté par sa femme de chambre.

C’était un homme de trente-cinq ans, d’une haute taille, d’un visage accusant la force et la résolution ; son œil gris-bleu, vif et perçant comme celui de l’aigle, son nez droit, son menton fortement accusé, donnaient à sa physionomie un caractère martial, rehaussé par l’élégance avec laquelle il portait l’habit de lieutenant aux gardes du corps.

Ses mains tremblaient encore sous ses manchettes de batiste déchirées et froissées.

Son épée avait été tordue et rentrait mal dans le fourreau.

À l’arrivée de la reine, le personnage marchait précipitamment dans le boudoir, en proie à mille pensées de fièvre et d’agitation.

Marie-Antoinette marcha droit à lui.

– Monsieur de Charny ! s’écria-t-elle ; monsieur de Charny, vous ici !

Et voyant que celui qu’elle interpellait ainsi s’inclinait respectueusement, selon l’étiquette, elle fit un signe à la femme de chambre, qui se retira en fermant les portes.

La reine donna à la porte à peine le temps de se fermer, et, saisissant la main de M. de Charny avec force :

– Comte, s’écria-t-elle, pourquoi êtes-vous ici ?

– Parce que j’ai cru que c’était mon devoir d’y venir, madame, dit le comte.

– Non ; votre devoir, c’était de fuir Versailles ; c’était de faire ce qui était convenu ; c’était de m’obéir ; c’était de faire enfin comme tous mes amis… qui ont eu peur de ma fortune. Votre devoir, c’est de ne rien sacrifier à mon destin ; votre devoir, c’est de vous éloigner de moi.

– De m’éloigner de vous ! dit-il.

– Oui, de me fuir.

– De vous fuir ! Et qui donc vous fuit, madame ?

– Ceux qui sont sages.

– Je crois être bien sage, madame, et voilà pourquoi je suis venu à Versailles.

– Et d’où arrivez-vous ?

– De Paris.

– De Paris révolté ?

– De Paris, bouillant, ivre, ensanglanté.

La reine mit ses deux mains sur son visage.

– Oh ! dit-elle, pas un, même vous, ne viendra donc pour m’annoncer une bonne nouvelle.

– Madame, dans les circonstances où nous sommes, demandez à vos messagers de ne vous annoncer qu’une chose : la vérité.

– Et c’est la vérité que vous venez de me dire ?

– Comme toujours, madame.

– Vous êtes une âme honnête, monsieur, un brave cœur.

– Je suis un sujet fidèle, madame, voilà tout.

– Eh bien ! grâce pour le moment, mon ami, ne me dites pas un mot. Vous arrivez au moment où mon cœur se brise ; mes amis, pour la première fois, m’accablent aujourd’hui avec cette vérité que vous, vous m’avez toujours dite. Oh ! cette vérité, comte, il était impossible de me la taire plus longtemps ; elle éclate dans tout ; dans le ciel qui est rouge, dans l’air qui s’emplit de bruits sinistres, dans la physionomie des courtisans, qui sont pales et sérieux. Non ! non ! comte, pour la première fois de votre vie, ne me dites pas la vérité.

Le comte regarda la reine à son tour.

– Oui, oui, dit-elle, vous qui me savez brave vous vous étonnez, n’est-ce pas ? Oh ! vous n’êtes pas au bout de vos surprises, allez.

M de Charny laissa échapper un geste interrogateur.

– Vous verrez tout à l’heure, dit la reine avec un sourire nerveux.

– Votre Majesté souffre ? demanda le comte.

– Non ! non ! monsieur, venez vous asseoir près de moi, et plus un mot sur toute cette affreuse politique… Tâchez que j’oublie.

Le comte obéit avec un triste sourire.

Marie-Antoinette posa sa main sur son front.

– Votre front brûle, dit-elle.

– Oui, j’ai un volcan dans la tête.

– Votre main est glacée.

Et elle pressa la main du comte entre les deux siennes.

– Mon cœur est touché du froid de la mort, dit-il.

– Pauvre Olivier ! je vous l’avais bien dit, oublions. Je ne suis plus reine ; je ne suis plus menacée ; je ne suis plus haïe. Non, je ne suis plus reine. Je suis femme, voilà tout. L’univers, qu’est-ce pour moi ? Un cœur qui m’aime, cela me suffirait.

Le comte se mit à genoux devant la reine, et lui baisa les pieds avec ce respect que les Égyptiens avaient pour la déesse Isis.

– Oh ! comte, mon seul ami, dit la reine en essayant de le relever, savez-vous ce que me fait la duchesse Diane ?

– Elle émigre, répondit Charny sans hésiter.

– Il a deviné ! s’écria Marie-Antoinette ; il a deviné ! Hélas ! on pouvait donc deviner cela ?

– Oh ! mon Dieu ! oui, madame, répondit le comte ; tout peut s’imaginer en ce moment.

– Mais vous et les vôtres, s’écria la reine, pourquoi n’émigrez-vous pas, puisque c’est chose si naturelle ?

– Moi, d’abord, madame, je n’émigre point, parce que je suis profondément dévoué à Votre Majesté, et que je me suis promis, non pas à elle, mais à moi-même, de ne pas la quitter un seul instant pendant l’orage qui se prépare. Mes frères n’émigreront pas, parce que ma conduite sera l’exemple sur lequel ils régleront la leur ; enfin, madame de Charny n’émigrera pas, parce qu’elle aime sincèrement, je le crois du moins, Votre Majesté.

– Oui, Andrée est un cœur très noble, dit la reine avec une froideur visible.

– Voilà pourquoi elle ne quittera point Versailles, répondit M. de Charny.

– Alors, je vous aurai toujours près de moi, dit la reine de ce même ton glacial, qui était nuancé, pour ne laisser sentir que sa jalousie ou son dédain.

– Votre Majesté m’a fait l’honneur de me nommer lieutenant des gardes, dit le comte de Charny ; mon poste est à Versailles ; je n’eusse point quitté mon poste si Votre Majesté ne m’avait donné la garde des Tuileries. C’est un exil nécessaire, m’a dit la reine, et je suis parti pour cet exil. Or, dans tout cela, Votre Majesté le sait, madame la comtesse de Charny ne m’a pas plus approuvé qu’elle n’a été consultée.

– C’est vrai, répondit la reine toujours glacée.

– Aujourd’hui, continua le comte avec intrépidité, je crois que mon poste n’est plus aux Tuileries, mais à Versailles, Eh bien ! n’en déplaise à la reine, j’ai violé ma consigne, choisissant ainsi mon service, et me voici. Que madame de Charny ait ou n’ait pas peur des événements, qu’elle veuille ou ne veuille pas émigrer, moi je reste auprès de la reine… à moins que la reine ne brise mon épée ; auquel cas, n’ayant plus le droit de combattre et de mourir pour elle sur le parquet de Versailles, j’aurai toujours celui de me faire tuer à la porte, sur le pavé.

Le jeune homme prononça si vaillamment, si loyalement ces mots simples et partis du cœur, que la reine tomba du haut de son orgueil, retraite derrière laquelle elle venait de cacher un sentiment plus humain que royal.

– Comte, dit-elle, ne prononcez jamais ce mot, ne dites pas que vous mourrez pour moi, car, en vérité, je sais que vous le ferez comme vous le dites.

– Oh ! je le dirai toujours, au contraire ! s’écria M. de Charny. Je le dirai à tous et en tous lieux ; je le dirai comme je le ferai, parce que le temps est venu, j’en ai bien peur, où doivent mourir tous ceux qui ont aimé les rois de la terre.

– Comte ! comte ! qui donc vous donne ce fatal pressentiment ?

– Hélas ! madame, répondit Charny en secouant la tête, moi aussi, à l’époque de cette fatale guerre d’Amérique, j’ai été atteint comme les autres de cette fièvre d’indépendance qui a couru par toute la société. Moi aussi, j’ai voulu prendre une part active à l’émancipation des esclaves, comme on disait à cette époque, et je me suis fait recevoir maçon ; je me suis affilié à une société secrète, avec les La Fayette, les Lameth. Savez-vous quel était le but de cette société, madame ? la destruction des trônes. Savez-vous quelle était la devise ? trois lettres : L. P. D.

– Et que voulaient dire ces trois lettres ?

Lilia pedibus destrue : Foulez aux pieds les lis.

– Alors, qu’avez-vous fait ?

– Je me suis retiré avec honneur ; mais, pour un qui se retirait, vingt se faisaient recevoir. Eh bien ! ce qui arrive aujourd’hui, madame, c’est le prologue du grand drame qui se prépare en silence et dans la nuit depuis vingt ans ; à la tête des hommes qui remuent Paris, qui gouvernent l’Hôtel de Ville, qui occupent le Palais-Royal, qui ont pris la Bastille, j’ai reconnu les figures de mes anciens frères les affiliés. Ne vous y trompez pas, madame, tous ces accidents qui viennent de s’accomplir, ce ne sont point des accidents du hasard : ce sont des soulèvements préparés de longue main.

– Oh ! vous croyez ! vous croyez, mon ami ! s’écria la reine en fondant en larmes.

– Ne pleurez pas, madame, comprenez, dit le comte.

– Que je comprenne ? que je comprenne ? continua Marie-Antoinette ; que moi la reine, que moi la maîtresse née de vingt-cinq millions d’hommes, que je comprenne, quand ces vingt-cinq millions de sujets faits pour m’obéir, se révoltent et me tuent mes amis ! Non, jamais je ne comprendrai cela.

– Il faut cependant bien que vous le compreniez, madame ; car à ces sujets, à ces hommes nés pour vous obéir, du moment où cette obéissance leur pèse, vous êtes devenue une ennemie, et en attendant qu’ils aient la force de vous dévorer, ce à quoi ils aiguisent leurs dents affamées, ils dévoreront vos amis, détestés plus que vous encore.

– Et peut-être allez-vous trouver qu’ils ont raison, vous, monsieur le philosophe ? s’écria impérieusement la reine, l’œil dilaté, les narines frémissantes.

– Hélas ! oui, madame, ils ont raison, dit le comte de sa voix douce et affectueuse, car lorsque je me promène par les boulevards avec mes beaux chevaux anglais, mon habit d’or et mes gens galonnés de plus d’argent qu’il n’en faudrait pour nourrir trois familles, votre peuple, c’est-à-dire ces vingt-cinq millions d’hommes affamés, se demandent en quoi je les sers, moi qui ne suis qu’un homme pareil à eux.

– Vous les servez, comte, avec ceci, s’écria la reine en saisissant la poignée de l’épée du comte ; vous les servez avec cette épée que votre père a maniée en héros à Fontenoy, votre grand-père à Steinkerque, votre aïeul à Lens et à Rocroy, vos ancêtres à Ivry, à Marignan, à Azincourt. La noblesse sert le peuple français par la guerre ; par la guerre, la noblesse a gagné, au prix de son sang, l’or qui chamarre ses habits, l’argent qui couvre ses livrées. Ne vous demandez donc plus, Olivier, en quoi vous servez le peuple, vous qui maniez à votre tour, en brave, cette épée que vous ont léguée vos pères !

– Madame ! madame, dit le comte en secouant la tête, ne parlez pas tant du sang de la noblesse ; le peuple aussi a du sang dans les veines ; allez en voir les ruisseaux coulants sur la place de la Bastille ; allez compter ces morts étendus sur le pavé rougi, et sachez que leur cœur, qui ne bat plus, a battu aussi noblement que celui d’un chevalier le jour où vos canons tonnaient contre lui ; le jour où, brandissant une arme nouvelle pour sa main inhabile, il chantait sous la mitraille, ce que ne font pas toujours nos plus braves grenadiers. Eh ! madame ; eh ! ma reine, ne me regardez point, je vous en supplie, avec cet œil courroucé. Qu’est-ce qu’un grenadier ? C’est un habit bleu chamarré sur ce cœur dont je vous parlais tout à l’heure. Qu’importe au boulet qui troue et qui tue que le cœur soit couvert de drap bleu ou d’un lambeau de toile ; qu’importe au cœur qui se brise que la cuirasse qui le protégeait soit de toile ou de drap ? Le temps est venu de songer à tout cela, madame ; vous n’avez plus vingt-cinq millions d’esclaves en France ; vous n’avez plus vingt-cinq millions de sujets, vous n’avez même plus vingt-cinq millions d’hommes, vous avez vingt-cinq millions de soldats.

– Qui combattront contre moi, comte ?

– Oui, contre vous, car ils combattent pour la liberté, et vous êtes entre eux et la liberté.

Un long silence succéda aux paroles du comte. La reine le rompit la première.

– Enfin, dit-elle, cette vérité que je vous suppliais de ne pas me dire, voilà donc que vous me l’avez dite.

– Hélas ! madame, répondit Charny, sous quelque forme que mon dévouement la cache, sous quelque voile que mon respect l’étouffe, malgré moi, malgré vous, regardez, écoutez, sentez, touchez, pensez, rêvez ! La vérité est là, madame, éternellement là, et vous ne la séparerez plus de vous-même, quelques efforts que vous fassiez ! Dormez, dormez pour l’oublier, et elle s’asseoira au chevet de votre lit, et ce sera le fantôme de vos rêves, la réalité de votre réveil.

– Oh ! comte, dit fièrement la reine, je sais un sommeil qu’elle ne troublera point.

– Celui-là, madame, dit Olivier, je ne le crains pas plus que Votre Majesté, et peut-être que je le désire autant qu’elle.

– Oh ! fit la reine avec désespoir, à votre avis, c’est donc notre seul refuge.

– Oui ; mais ne précipitons rien, madame, ne marchons pas plus vite que les ennemis, car nous allons tout droit à ce sommeil par les fatigues que nous font tant de jours d’orage.

Et un nouveau silence, plus sombre encore que le premier, pesa sur les deux interlocuteurs.

Ils étaient assis, lui près d’elle, elle près de lui. Ils se touchaient, et cependant entre eux il y avait un abîme immense : leur pensée, leur pensée qui courait divisée sur les vagues de l’avenir.

La reine revint la première au sujet de l’entretien, mais par un détour. Elle regarda fixement le comte. Puis :

– Voyons, monsieur, dit-elle, un dernier mot sur nous ; et… et vous me direz tout, tout, tout, tout, entendez-vous bien.

– J’écoute, madame.

– Vous me jurez que vous n’êtes venu ici que pour moi ?

– Oh ! vous en doutez !

– Vous me jurez que madame de Charny ne vous a point écrit ?

– Elle ?

– Écoutez : je sais qu’elle allait sortir ; je sais qu’elle avait une idée dans l’esprit… Jurez-moi, comte, que ce n’est point pour elle que vous êtes revenu.

En ce moment on frappa, ou plutôt on gratta à la porte.

– Entrez, dit la reine.

La femme de chambre reparut.

– Madame, dit-elle, le roi a soupé.

Le comte regarda Marie-Antoinette avec étonnement.

– Eh bien ! dit-elle en haussant les épaules, qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Ne faut-il pas que le roi soupe ?

Olivier fronça le sourcil.

– Dites au roi, répliqua la reine sans se déranger, que je reçois des nouvelles de Paris, et que j’irai lui en faire part quand je les aurai reçues.

Puis, se retournant vers Charny :

– Continuons, dit-elle ; maintenant que le roi a soupé, il est juste qu’il digère.

Chapitre XXVIII.
Olivier de Charny (suite) §

Cette interruption n’avait apporté qu’une suspension momentanée dans la conversation, mais n’avait altéré en rien le double sentiment de jalousie qui animait la reine en ce moment : jalousie d’amour comme femme, jalousie de pouvoir comme reine.

Il en résultait que la conversation, qui semblait épuisée dans cette première période, n’avait été au contraire qu’effleurée, et qu’elle allait se ranimer plus incisive que jamais, comme dans une bataille, après la cessation du premier feu qui a engagé l’action sur quelques points, reprend sur toute la ligne le feu général qui la décide.

Le comte semblait, au reste, les choses arrivées à ce point, aussi pressé que la reine d’avoir une explication ; aussi, la porte refermée, fut-ce lui qui s’empara le premier de la parole.

– Vous me demandiez si c’était pour madame de Charny que j’étais revenu, dit-il. Votre Majesté a-t-elle donc oublié que des engagements ont été pris entre nous, et que je suis un homme d’honneur ?

– Oui, dit la reine en penchant la tête, oui des engagements ont été pris, oui vous êtes un homme d’honneur, oui vous avez juré de vous immoler à mon bonheur, et c’est ce serment qui me dévore, car en vous immolant à mon bonheur, vous immolez en même temps une femme belle et d’un caractère noble… un crime de plus.

– Oh ! madame, voilà maintenant que vous exagérez l’accusation. Avouez seulement que j’ai tenu ma parole en honnête homme.

– C’est vrai, je suis insensée, pardonnez-moi.

– N’appelez pas un crime ce qui est né du hasard et de la nécessité. Nous avons déploré tous deux ce mariage, qui seul pouvait mettre à couvert l’honneur de la reine. Ce mariage, il ne s’agit plus que de le subir comme je le fais depuis quatre ans.

– Oui, s’écria la reine. Mais croyez-vous que je ne voie pas votre douleur, que je ne comprenne pas votre chagrin, qui se traduisent sous la forme du plus profond respect ? Croyez-vous que je ne voie pas tout ?

– Par grâce, madame, fit le comte en s’inclinant, faites-moi part de ce que vous voyez, afin que si je n’ai point assez souffert moi-même et assez fait souffrir les autres, je double la somme des maux pour moi et pour tout ce qui m’entoure, bien assuré que je suis d’être éternellement au-dessous de ce que je vous dois.

La reine étendit la main vers le comte. La parole de cet homme avait une puissance irrésistible, comme tout ce qui émane d’un cœur sincère et passionné.

– Ordonnez donc, madame, reprit-il, je vous en conjure, ne craignez pas d’ordonner.

– Oh ! oui, oui, je le sais bien, j’ai tort ; oui, pardonnez-moi ; oui, c’est vrai. Mais si vous avez quelque part une idole cachée à qui vous offrez un encens mystérieux ; si pour vous il est dans un coin du monde une femme adorée… Oh ! je n’ose plus prononcer ce mot, il me fait peur, et j’en doute quand les syllabes dont il se compose frappent l’air et vibrent à mon oreille. Eh bien ! si cela existe, caché à tous, n’oubliez pas que vous avez devant tous, que vous avez publiquement pour les autres et aussi pour vous-même, une femme jeune et belle, que vous entourez de soins, d’assiduités ; une femme qui s’appuie sur votre bras, et qui, en s’appuyant sur votre bras, s’appuie en même temps sur votre cœur.

Olivier fronça le sourcil, et les lignes si pures de son visage s’altérèrent un instant.

– Que demandez-vous, madame ? dit-il ; est-ce que j’éloigne la comtesse de Charny ? Vous vous taisez ; c’est donc cela ? Eh bien ! je suis prêt à obéir à cet ordre ; mais, vous le savez, elle est seule au monde ! Elle est orpheline ; son père, le baron de Taverney, est mort l’an dernier comme un digne gentilhomme du vieux temps, qui ne veut pas voir ce qui se passe dans le nôtre. Son frère, vous savez que son frère Maison-Rouge apparaît une fois l’an tout au plus, vient embrasser sa sœur, saluer Votre Majesté, et s’en va sans que nul sache ce qu’il devient.

– Oui, je sais tout cela.

– Réfléchissez, madame, que cette comtesse de Charny, si Dieu m’appelait à lui, pourrait reprendre aujourd’hui son nom de jeune fille, sans que le plus pur des anges du ciel surprît dans ses rêves, dans sa pensée, un mot, un nom, un souvenir de femme.

– Oh ! oui, oui, dit la reine, je sais que votre Andrée est un ange sur la terre, je sais qu’elle mérite d’être aimée. Voilà pourquoi je pense que l’avenir est à elle, tandis qu’il m’échappe à moi. Oh ! non, non. Tenez, comte, tenez, je vous en conjure, plus un mot. Je ne vous parle pas en reine, pardonnez-moi. Je me suis oubliée, mais que voulez-vous ?… Il y a dans mon âme une voix qui chante toujours le bonheur, la joie, l’amour, à côté de ces sinistres voix qui murmurent le malheur, la guerre, la mort. C’est la voix de ma jeunesse, à laquelle je survis. Charny, pardonnez-moi, je ne serai plus jeune, je ne sourirai plus, je n’aimerai plus.

Et la malheureuse femme appuya ses yeux brûlants sur ses mains amaigries et effilées, et une larme de reine, un diamant glissa entre chacun de ses doigts.

Le comte, encore une fois, se laissa tomber à genoux.

– Madame, au nom du ciel, dit-il, ordonnez-moi de vous quitter, de fuir, de mourir, mais ne me laissez pas voir que vous pleurez.

Et le comte lui-même était près de sangloter en prononçant ces paroles.

– C’est fini, dit Marie-Antoinette en se relevant et en secouant doucement la tête avec un sourire plein de grâce.

Et d’un geste charmant elle jeta en arrière ses cheveux poudrés, qui s’étaient déroulés sur son cou d’une blancheur de cygne.

– Oui ! oui ! c’est fini, continua la reine ; je ne vous affligerai plus ; laissons là toutes ces folies. Mon Dieu ! c’est étrange que la femme soit si faible quand la reine a si grand besoin d’être forte. Vous venez de Paris, n’est-ce pas ? Causons. Vous m’avez dit des choses que j’ai oubliées ; c’était cependant bien sérieux, n’est-ce pas, monsieur de Charny ?

– Soit, madame, revenons à cela ; car, comme vous le dites, ce que j’ai à vous dire est bien sérieux ; oui, j’arrive de Paris, et j’ai assisté à la ruine de la royauté.

– J’avais raison de provoquer le sérieux, car vous me le donnez sans compter, monsieur de Charny. Une émeute heureuse, vous appelez cela la ruine de la royauté. Quoi ! parce que la Bastille a été prise, monsieur de Charny, vous dites que la royauté est abolie. Oh ! vous ne réfléchissez pas que la Bastille n’a pris racine en France qu’au quatorzième siècle, et que la royauté a des racines de six mille ans par tout l’univers.

– Je voudrais pouvoir me faire illusion, madame, répondit le comte, et alors, au lieu d’attrister l’esprit de Votre Majesté, je proclamerais les plus consolantes nouvelles. Malheureusement, l’instrument ne rend pas d’autres sons que ceux pour lesquels il fut destiné.

– Voyons, voyons, je vais vous soutenir, moi qui ne suis qu’une femme ; je vais vous remettre sur le bon chemin.

– Hélas ! je ne demande pas mieux.

– Les Parisiens sont révoltés, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Dans quelle proportion ?

– Dans la proportion de douze sur quinze.

– Comment faites-vous ce calcul ?

– Oh ! bien simplement ; le peuple entre pour douze quinzièmes dans le corps de la nation ; il reste deux quinzièmes pour la noblesse et un pour le clergé.

– Le calcul est exact, comte, et vous savez votre compte rendu sur le bout du doigt. Vous avez lu M. et madame de Necker ?

– M. Necker, oui, madame.

– Allons, le proverbe est bon, dit gaiement la reine ; on n’est jamais trahi que par les siens. Eh bien ! voici maintenant mon calcul, à moi. Voulez-vous l’entendre ?

Avec respect.

– Sur douze quinzièmes, six de femmes, n’est-ce pas ?

– Oui, Votre Majesté. Mais…

– Ne m’interrompez pas. Nous disons six quinzièmes de femmes, reste à six ; deux de vieillards impotents ou indifférents, est-ce trop ?

– Non.

– Reste à quatre quinzièmes sur lesquels vous m’en accorderez bien deux de poltrons et de tièdes. Je flatte la nation française. Mais enfin reste deux quinzièmes ; je vous les accorde enragés, solides, vaillants et militaires. Ces deux quinzièmes, évaluons-les pour Paris, car pour la province, c’est inutile, n’est-ce pas ? c’est Paris seulement qu’il s’agit de reprendre.

– Oui, madame, mais…

– Toujours mais… Attendez, vous répondrez plus tard.

M. de Charny s’inclina.

– J’évalue donc, continua la reine, les deux quinzièmes de Paris à cent mille hommes ; le voulez-vous ?

Cette fois, le comte ne répondit pas.

La reine reprit :

– Eh bien ! à ces cent mille hommes mal armés, indisciplinés, peu aguerris, hésitant parce qu’ils savent qu’ils font mal, j’oppose cinquante mille soldats connus dans toute l’Europe par leur bravoure, des officiers comme vous, monsieur de Charny, de plus, cette cause sacrée que l’on appelle le droit divin, et enfin mon âme, à moi, qu’il est facile d’attendrir, mais difficile de briser.

Le comte garda encore le silence.

– Croyez-vous, continua la reine, que dans un combat livré sur ce terrain, deux hommes du peuple valent plus qu’un de mes soldats ?

Charny se tut.

– Dites, répondez ; le croyez-vous ? s’écria la reine avec impatience.

– Madame, répondit enfin le comte, sortant, à l’ordre de la reine, de la respectueuse réserve où il s’était tenu : sur un champ de bataille où comparaîtraient ces cent mille hommes isolés, indisciplinés et mal armés comme ils sont, vos cinquante mille soldats les battraient en une demi-heure.

– Ah ! fit la reine, j’ai donc raison.

– Attendez. Mais il n’en est pas comme vous le pensez. Et d’abord, vos cent mille révoltés de Paris sont cinq cent mille.

– Cinq cent mille ?

– Tout autant. Vous avez négligé les femmes et les enfants dans votre calcul. Oh ! reine de France ! oh ! femme courageuse et fière ! comptez-les pour autant d’hommes, ces femmes de Paris : un jour viendra peut-être où elles vous forceront de les compter pour autant de démons.

– Que voulez-vous dire, comte ?

– Madame, savez-vous ce que c’est que le rôle d’une femme dans les guerres civiles ? Non. Eh bien ! je m’en vais vous l’apprendre, et vous verrez que ce ne serait pas trop de deux soldats contre chaque femme.

– Comte, êtes-vous fou ?

Charny sourit tristement.

– Les avez-vous vues à la Bastille, demanda-t-il, sous le feu, au milieu des balles, criant aux armes, menaçant de leurs poings vos Suisses caparaçonnés en guerre, criant malédiction sur le cadavre des morts, avec cette voix qui fait bondir les vivants ? Les avez-vous vues, faisant bouillir la poix, roulant les canons, donnant aux combattants enivrés une cartouche, aux combattants timides une cartouche et un baiser ? Savez-vous que sur le pont-levis de la Bastille il a passé autant de femmes que d’hommes, et qu’à cette heure, si les pierres de la Bastille s’écroulent, c’est sous le pic, manié par des mains de femmes ? Ah ! madame, comptez les femmes de Paris, comptez-les, comptez aussi les enfants qui fondent les balles, qui aiguisent les sabres, qui jettent un pavé d’un sixième étage ; comptez-les, car la balle qu’un enfant aura fondue ira tuer de loin votre meilleur général ; car le sabre qu’il aura aiguisé coupera les jarrets de vos chevaux de guerre ; car ce grès aveugle qui tombera du ciel écrasera vos dragons et vos gardes. Comptez les vieillards, madame, car s’ils n’ont plus la force de lever une épée, ils ont encore celle de servir de bouclier. À la Bastille, madame, il y avait des vieillards ; savez-vous ce qu’ils faisaient ces vieillards que vous ne comptez pas ? Ils se plaçaient devant les jeunes gens qui appuyaient leurs fusils sur leur épaule, de sorte que la balle de vos Suisses venait tuer le vieillard impotent, dont le corps faisait un rempart à l’homme valide. Comptez les vieillards, car ce sont eux qui, depuis trois cents ans, racontent aux générations qui se succèdent les affronts subis par leurs mères, la misère de leur champ rongé par le gibier du noble, la honte de leur caste courbée sous les privilèges féodaux, et alors les fils saisissent la hache, la massue, le fusil, tout ce qu’ils trouvent enfin, et s’en vont tuer, instruments chargés des malédictions du vieillard, comme le canon est chargé de poudre et de fer. À Paris, dans ce moment, hommes, femmes, vieillards, enfants crient liberté, délivrance. Comptez tout ce qui crie, madame, comptez huit cent mille âmes à Paris.

– Trois cents Spartiates ont vaincu l’armée de Xerxès, monsieur de Charny.

– Oui, mais, aujourd’hui, vos trois cents Spartiates sont huit cent mille, madame, et vos cinquante mille soldats, voilà l’armée de Xerxès.

La reine se leva les poings crispés, le visage rouge de colère et de honte.

– Oh ! que je tombe du trône, dit-elle, que je meure mise en pièces par vos cinq cent mille Parisiens, mais que je n’entende pas un Charny, un homme à moi, parler ainsi !

– S’il vous parle ainsi, madame, c’est qu’il le faut, car ce Charny n’a pas dans les veines une goutte de sang qui ne soit digne de ses aïeux, et qui ne vous appartienne.

– Alors qu’il marche donc sur Paris avec moi et nous y mourrons ensemble.

– Honteusement, dit le comte, sans lutte possible. Nous ne combattrons même pas ; nous disparaîtrons comme des Philistins ou des Amalécites. Marcher sur Paris ! mais vous ne savez donc pas une chose ? c’est qu’au moment où nous entrerons dans Paris, les maisons s’écrouleront sur nous comme les flots de la mer Rouge sur Pharaon, et vous laisserez en France un nom maudit, et vos enfants seront tués comme ceux d’une louve.

– Comment faut-il que je tombe, comte ? dit la reine avec hauteur ; enseignez-le-moi, je vous prie.

– En victime, madame, répondit respectueusement M. de Charny ; comme tombe une reine, en souriant et en pardonnant à ceux qui la frappent. Ah ! si vous aviez cinq cent mille hommes comme moi, je vous dirais : « Partons, partons cette nuit, partons à l’instant même », et demain vous régneriez aux Tuileries ; demain vous auriez reconquis votre trône.

– Oh ! s’écria la reine, vous avez donc désespéré, vous en qui j’avais mis mon premier espoir ?

– Oui, j’ai désespéré, madame, parce que toute la France pense comme Paris, parce que votre armée, fût-elle victorieuse de Paris, serait engloutie par Lyon, Rouen, Lille, Strasbourg, Nantes et cent autres villes dévorantes. Allons, allons, du courage, madame, l’épée au fourreau !

– Ah ! voilà donc pourquoi, dit la reine, j’aurai rassemblé autour de moi tant de braves gens ; voilà pourquoi je leur aurai soufflé le courage.

– Si tel n’est pas votre avis, madame, ordonnez, et cette nuit même nous marcherons contre Paris. Dites.

Il y avait tant de dévouement dans cette offre du comte qu’elle effraya plus la reine que ne l’eût fait un refus ; elle se jeta désespérée sur un sofa, où elle lutta longtemps contre sa fierté.

Enfin, relevant la tête :

– Comte, dit-elle, vous désirez que je reste inactive ?

– J’ai l’honneur de le conseiller à Votre Majesté.

– Cela sera fait. Revenez.

– Hélas ! madame, je vous ai fâchée ? dit le comte en regardant la reine avec une tristesse imprégnée d’un indicible amour.

– Non. Votre main.

Le comte tendit, en s’inclinant, la main à la reine.

– Que je vous gronde, dit Marie-Antoinette en essayant de sourire.

– Et de quoi, madame ?

– Comment ! vous avez un frère au service, et je l’apprends par hasard !

– Je ne comprends pas.

– Ce soir, un jeune officier aux hussards de Bercheny…

– Ah ! mon frère Georges !

– Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de ce jeune homme ? Pourquoi n’a-t-il pas un grade élevé dans un régiment ?

– Parce qu’il est tout jeune et tout inexpérimenté encore ; parce qu’il n’est pas digne de commander en chef, parce qu’enfin si Votre Majesté a bien voulu abaisser ses regards sur moi, qui me nomme Charny, pour m’honorer de son amitié, ce n’est point une raison pour que je place ma famille aux dépens d’une foule de braves gentilshommes plus dignes que mes frères.

– Vous avez donc un autre frère encore ?

– Oui, madame, et prêt à mourir pour Votre Majesté comme les deux autres.

– Il n’a besoin de rien ?

– De rien, madame ; nous avons le bonheur d’avoir non seulement une existence, mais encore une fortune à mettre aux pieds de Votre Majesté.

Comme il disait ces dernières paroles, la reine toute pénétrée de cette probité délicate, lui, tout palpitant de cette gracieuse majesté, un gémissement parti de la chambre voisine les éveilla en sursaut.

La reine se leva, courut à la porte, l’ouvrit et poussa un grand cri.

Elle venait d’apercevoir une femme qui se tordait sur le tapis, en proie à des convulsions terribles.

– Oh ! la comtesse ! dit-elle tout bas à M. de Charny ; elle nous aura entendus !

– Non, madame, répondit celui-ci ; sans quoi elle eût prévenu Votre Majesté qu’on pouvait nous entendre.

Et il s’élança vers Andrée, qu’il souleva entre ses bras.

La reine se tint à deux pas, froide, pâle, palpitante d’anxiété.

Chapitre XXIX.
Scène à trois §

Andrée commença de reprendre ses sens sans savoir qui lui portait secours, mais instinctivement elle comprit que l’on venait à son aide.

Son corps se redressa, ses mains s’accrochèrent à l’appui inespéré qui s’offrait à elle.

Mais son esprit ne ressuscita point avec son corps ; il demeura vacillant, abasourdi, somnolent pendant quelques minutes.

Après avoir tenté de la rappeler à la vie physique, M. de Charny s’empressait de la rappeler à la vie morale. Mais il n’étreignait qu’une folie terrible et concentrée.

Enfin, les yeux ouverts, mais hagards, se fixèrent sur lui, et, avec un reste de délire, sans reconnaître cet homme qui la soutenait, Andrée jeta un cri et le repoussa durement.

Pendant tout ce temps, la reine détourna la vue ; elle, femme, elle, dont la mission eût dû être de consoler, de fortifier cette femme, elle l’abandonnait.

Charny enleva Andrée entre ses bras vigoureux, malgré la défense qu’elle essayait d’opposer, et se retournant vers la reine toujours raide et glacée :

– Pardon, madame, dit-il ; mais il est sans aucun doute arrivé quelque chose d’extraordinaire. Madame de Charny n’a pas l’habitude de s’évanouir, et c’est la première fois, aujourd’hui, que je la vois privée de connaissance.

– Il faut donc qu’elle souffre beaucoup, dit la reine revenant à cette sourde idée qu’Andrée avait entendu toute la conversation.

– Oui, sans doute, elle souffre, répondit le comte, et c’est pour cela que je demanderai à Votre Majesté la permission de la faire transporter jusqu’à son appartement. Elle a besoin du soin de ses femmes.

– Faites, dit la reine en allongeant la main vers une sonnette.

Mais au tintement du cuivre, Andrée se raidit, et dans son délire s’écria :

– Oh ! Gilbert ! Gilbert !

À ce nom la reine tressaillit, et le comte étonné déposa sa femme sur un sofa.

En ce moment, le serviteur appelé par le bruit de la sonnette entra.

– Rien, dit la reine en lui faisant signe de la main de s’éloigner.

Puis, restés seuls, le comte et la reine regardèrent. Andrée avait refermé les yeux et paraissait en proie à une nouvelle crise.

M. de Charny, à genoux près du sofa, la maintenait sur le meuble.

– Gilbert, répéta la reine, qu’est-ce que ce nom ?

– Il faudrait s’informer.

– Je crois que je le connais, dit Marie-Antoinette ; je crois que ce n’est pas la première fois que j’entends prononcer ce nom à la comtesse.

Mais comme si elle eût été menacée par ce souvenir de la reine, et que cette menace fût venue la chercher au milieu de ses convulsions, Andrée ouvrit les yeux, étendit les bras au ciel, et, faisant un effort, se leva tout debout.

Son premier regard, regard intelligent, cette fois, se porta sur M. de Charny, qu’elle reconnut et qu’elle enveloppa d’une flamme caressante.

Puis, comme si cette manifestation involontaire de sa pensée eût été indigne de son âme de Spartiate, Andrée détourna les yeux et aperçut la reine.

Elle s’inclina aussitôt.

– Oh ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc, madame, dit M. de Charny, vous m’avez épouvanté, vous si forte, vous si brave, en proie à un pareil évanouissement ?

– Monsieur, dit-elle, il se passe des choses si terribles à Paris que, lorsque les hommes tremblent, les femmes peuvent bien s’évanouir. Vous avez quitté Paris ! oh ! vous avez bien fait.

– Grand Dieu ! comtesse, dit Charny avec le ton du doute, serait-ce donc pour moi que vous vous seriez fait tout ce mal ?

Andrée regarda encore une fois son mari et la reine, mais ne répondit pas.

– Mais certainement, c’est cela, comte. Pourquoi en douteriez-vous ? répondit Marie-Antoinette. Madame la comtesse n’est point reine ; elle a droit d’avoir peur pour son mari.

Charny sentit la jalousie cachée sous cette phrase.

– Oh ! madame, dit-il, je suis bien sûr que la comtesse a encore plus peur pour sa souveraine que pour moi.

– Mais enfin, demanda Marie-Antoinette, pourquoi et comment vous avons-nous trouvée évanouie dans ce cabinet, comtesse ?

– Oh ! cela me serait impossible à raconter, madame. Je l’ignore moi-même ; mais dans cette vie de fatigue et de terreur, d’émotions que nous menons depuis trois jours, rien n’est plus naturel, ce me semble, que l’évanouissement d’une femme.

– C’est vrai, murmura la reine s’apercevant qu’Andrée ne voulait point être forcée dans sa retraite.

– Mais, reprit Andrée à son tour avec le calme étrange qui ne la quittait plus dès qu’elle était redevenue maîtresse de sa volonté, et qui était d’autant plus embarrassant dans les circonstances difficiles, qu’on voyait facilement qu’il n’était qu’affectation, et couvrait des sentiments tout à fait humains ; mais Votre Majesté elle-même a les yeux tout humides.

Et cette fois encore, le comte crut trouver dans les paroles de sa femme cet accent ironique qu’il avait remarqué un instant auparavant dans les paroles de la reine.

– Madame, dit-il à Andrée avec une légère sévérité à laquelle on sentait que sa voix n’était pas accoutumée, il n’est pas étonnant que la reine sente des pleurs dans ses yeux : la reine aime son peuple, et le sang du peuple a coulé.

– Dieu a épargné heureusement le vôtre, monsieur, dit Andrée toujours aussi froide, toujours aussi impénétrable.

– Oui, mais ce n’est pas de Sa Majesté qu’il s’agit, madame, c’est de vous ; revenons donc à vous si la reine le permet.

Marie-Antoinette fit un signe de tête en manière d’adhésion.

– Vous avez eu peur, n’est-ce pas ?

– Moi ?

– Vous avez souffert, ne le niez pas ; il vous est arrivé un accident : lequel ? je n’en sais rien, mais vous allez nous le dire.

– Vous vous trompez, monsieur.

– Vous avez eu à vous plaindre de quelqu’un, d’un homme ?

Andrée pâlit.

– Je n’ai eu à me plaindre de personne, monsieur ; je viens de chez le roi.

– Directement ?

– Directement. Sa Majesté peut s’informer.

– S’il en est ainsi, dit Marie-Antoinette, ce serait la comtesse qui aurait raison. Le roi l’aime trop et sait que de mon côté je lui porte une trop vive affection pour l’avoir désobligée en quelque chose que ce soit.

– Mais, dit Charny en insistant, vous avez prononcé un nom.

– Un nom ?

– Oui, en revenant à vous.

Andrée regarda la reine comme pour en appeler à elle ; mais soit que la reine ne comprit point ou ne voulût point la comprendre :

– Oui, dit-elle, vous avez prononcé le nom de Gilbert.

– Gilbert ! J’ai prononcé le nom de Gilbert ! s’écria Andrée avec un accent tellement empreint d’épouvante, que le comte fut plus ému de ce cri qu’il ne l’avait été de l’évanouissement.

– Oui, fit-il, vous avez prononcé ce nom.

– Ah ! vraiment ! reprit Andrée, c’est étrange.

Et peu à peu, comme le ciel se referme après l’éclair, la physionomie de la jeune femme, si violemment altérée à ce nom fatal, reprit sa sérénité, et à peine quelques muscles de ce beau visage continuèrent-ils à tressaillir imperceptiblement, comme s’évanouissent à l’horizon les dernières lueurs de la tempête.

– Gilbert, répéta-t-elle, je ne sais.

– Oui, Gilbert, répéta la reine. Voyez, cherchez, ma chère Andrée.

– Mais, madame, dit le comte à Marie-Antoinette, si c’est le hasard, et que ce nom soit étranger à la comtesse ?

– Non, dit Andrée ; non, il ne m’est point étranger. C’est celui d’un savant homme, d’un habile médecin qui arrive d’Amérique, je crois, et qui s’est lié là-bas avec M. de La Fayette.

– Eh bien ? demanda le comte.

– Eh bien ! répéta Andrée avec un naturel parfait, je ne le connais pas personnellement, mais on dit que c’est un homme fort honorable.

– Alors, reprit la reine, pourquoi cette émotion, chère comtesse ?

– Cette émotion ! Ai-je donc été émue ?

– Oui, on eût dit qu’en prononçant ce nom de Gilbert vous éprouviez comme une torture.

– C’est possible ; voilà ce qui est arrivé : j’ai rencontré dans le cabinet du roi un homme vêtu de noir, un homme à la figure sévère, qui parlait de choses sombres et terribles ; il racontait avec une affreuse réalité les assassinats de M. de Launay et de M. de Flesselles. J’en ai été épouvantée, et je suis tombée en faiblesse, comme vous avez vu. Peut-être alors ai-je parlé ; peut-être alors ai-je prononcé le nom de ce M. Gilbert.

– C’est possible, répéta M. de Charny évidemment disposé à ne pas pousser l’interrogatoire plus avant ; mais à cette heure, vous êtes rassurée, n’est-ce pas ?

– Complètement.

– Je vais alors vous prier d’une chose, monsieur le comte, dit la reine.

– Je suis, madame, aux ordres de Votre Majesté.

– Allez trouver MM. de Besenval, de Broglie et de Lambesc, dites-leur de faire cantonner leurs troupes dans les positions où elles se trouvent, le roi verra demain en conseil ce qu’il y a à faire.

Le comte s’inclina, mais prêt à sortir il jeta un dernier regard sur Andrée.

Ce regard était plein d’affectueuse inquiétude.

Il n’échappa point à la reine.

– Comtesse, dit-elle, ne rentrez-vous point chez le roi avec moi ?

– Non, madame, non, dit vivement Andrée.

– Pourquoi cela ?

– Je demande la permission à Votre Majesté de me retirer chez moi : les émotions que j’ai éprouvées me font ressentir le besoin de repos.

– Voyons, comtesse, soyez franche, dit la reine ; avez-vous eu quelque chose avec Sa Majesté ?

– Oh ! rien, madame, absolument rien.

– Oh ! dites-le si cela est. Le roi ne ménage pas toujours mes amis.

– Le roi est, comme d’habitude, plein de bontés pour moi, mais…

– Mais vous aimez autant ne pas le voir, n’est-ce pas ? Décidément il y a quelque chose là-dessous, comte, dit la reine avec un feint enjouement.

En ce moment Andrée envoya à la reine un regard si expressif, si suppliant, si plein de révélations, que celle-ci comprit qu’il était temps de terminer cette petite guerre.

– En effet, comtesse, dit-elle, laissons M. de Charny faire la commission dont je l’ai chargé, et retirez-vous chez vous ou restez ici, à votre volonté.

– Merci, madame, dit Andrée.

– Allez donc, monsieur de Charny, poursuivit Marie-Antoinette, tout en remarquant l’expression de reconnaissance qui se répandait sur la figure d’Andrée.

Cette expression, le comte ne l’aperçut point ou ne voulut point l’apercevoir ; il prit la main de sa femme et la complimenta sur le retour de ses forces et de ses couleurs.

Puis, s’inclinant avec un profond respect devant la reine, il sortit.

Mais tout en sortant il croisa un dernier regard avec Marie-Antoinette.

Le regard de la reine disait : « Revenez vite ».

Celui du comte répondait : « Aussi vite que je pourrai ».

Quant à Andrée, elle suivait, la poitrine oppressée, haletante, chacun des mouvements de son mari.

Elle semblait accélérer de ses vœux la marche lente et noble qui le rapprochait de la porte ; elle le poussait dehors avec toute la puissance de sa volonté.

Aussi, dès qu’il eut fermé cette porte, dès qu’il eut disparu, toutes les forces qu’avait appelées Andrée à son aide pour faire face à la situation disparurent ; son visage pâlit, ses jambes manquèrent sous elle, et elle tomba sur un fauteuil qui se trouvait à sa portée, tout en essayant de faire ses excuses à la reine pour ce manque d’étiquette.

La reine courut à la cheminée, prit un flacon de sels, et le fit respirer à Andrée, qui revint bien plus tôt cette fois encore à elle par la puissance de sa volonté que par l’efficacité des soins qu’elle recevait d’une main royale.

En effet, il y avait entre ces deux femmes quelque chose d’étrange. La reine semblait affectionner Andrée, Andrée respectait profondément la reine, et néanmoins, dans certains moments, elles semblaient, non point une reine affectueuse, non point une servante dévouée, mais deux ennemies.

Aussi, comme nous le disions, cette volonté si puissante d’Andrée lui eut-elle bientôt rendu sa force. Elle se releva, écarta respectueusement la main de la reine, et, inclinant la tête devant elle :

– Votre Majesté a permis, dit-elle, que je me retirasse dans ma chambre…

– Oui, sans doute, et vous êtes toujours libre, chère comtesse, vous le savez bien : l’étiquette n’est point faite pour vous. Mais, avant de vous retirer, n’aviez-vous point quelque chose à me dire ?

– Moi, madame ? demanda Andrée.

– Sans doute, vous.

– Non, à quel propos ?

– À propos de ce M. Gilbert, dont la vue vous a si fort impressionnée.

Andrée tressaillit, mais se contenta de secouer la tête en signe de dénégation.

– En ce cas, je ne vous retiens plus, chère Andrée ; vous êtes libre.

Et la reine fit un pas pour passer dans le boudoir attenant à sa chambre.

Andrée, de son côté, après avoir fait à la reine une révérence irréprochable, s’avança vers la porte de sortie.

Mais, au moment où elle allait l’ouvrir, des pas retentirent dans le corridor, et une main se posa sur le bouton extérieur de la porte.

En même temps la voix de Louis XVI se fit entendre donnant des ordres nocturnes à son valet de chambre.

– Le roi ! madame ! dit Andrée en faisant plusieurs pas en arrière ; le roi !

– Eh bien ! oui, le roi, dit Marie-Antoinette. Vous fait-il peur à ce point ?

– Madame, au nom du ciel ! dit Andrée, que je ne voie pas le roi, que je ne me trouve pas en face du roi, ce soir du moins ; j’en mourrais de honte !

– Mais enfin vous me direz…

– Tout, tout, si Votre Majesté l’exige. Mais cachez-moi.

– Entrez dans mon boudoir, dit Marie-Antoinette, vous en sortirez quand le roi sera sorti lui-même. Soyez tranquille, votre captivité ne sera pas longue ; le roi ne reste jamais bien longtemps ici.

– Oh ! merci ! merci ! s’écria la comtesse.

Et s’élançant dans le boudoir, elle disparut au moment où le roi, ouvrant la porte, apparaissait lui-même sur le seuil de la chambre.

Le roi entra.

Chapitre XXX.
Un roi et une reine §

La reine, après un coup d’œil donné autour d’elle, reçut le salut de son époux et le lui rendit amicalement.

Puis il lui tendit la main.

– Et à quel bon hasard, demanda Marie-Antoinette, dois-je le plaisir de votre visite ?

– À un vrai hasard, vous dites bien, madame ; j’ai rencontré Charny qui m’a appris qu’il allait, de votre part, dire à tous nos belliqueux de se tenir tranquilles. Cela m’a fait si grand plaisir que vous ayez pris une si belle résolution, que je n’ai pas voulu passer devant votre appartement sans vous remercier.

– Oui, dit la reine, j’ai réfléchi en effet, et j’ai pensé que, décidément, mieux valait que vous laissiez les troupes en repos, et ne donniez pas prétexte aux guerres intestines.

– Eh bien ! à la bonne heure, dit le roi, je suis enchanté de vous voir de cet avis. Je savais bien d’ailleurs que je vous y ramènerais.

– Votre Majesté voit qu’elle n’a pas eu grand-peine à arriver à ce but, puisque c’est en dehors de son influence que je me suis décidée.

– Bon ! cela prouve que vous êtes à peu près raisonnable, et quand je vous aurai communiqué quelques réflexions, vous le serez tout à fait.

– Mais si nous sommes du même avis, Sire, ces réflexions me paraissent tout à fait inutiles.

– Oh ! soyez tranquille, madame, ce n’est point une discussion que je veux entamer ; vous savez bien que je ne les aime pas plus que vous ; ce sera une conversation. Voyons, est-ce que vous n’êtes pas aise de causer de temps en temps avec moi des affaires de la France, comme deux bons époux font des choses de leur ménage ?

Ces derniers mots furent prononcés avec cette bonhomie parfaite que Louis XVI avait dans la familiarité.

– Oh ! Sire, au contraire, toujours, répondit la reine ; mais le moment est-il bien choisi ?

– Mais, je crois que oui. Vous désirez qu’on n’entame pas les hostilités, m’avez-vous dit là tout à l’heure, n’est-ce pas ?

– Je vous l’ai dit.

– Mais vous ne m’avez pas exposé votre raison.

– Vous ne me l’avez pas demandée.

– Eh bien ! je vous la demande.

– L’impuissance !

– Ah ! vous voyez bien ; si vous espériez être la plus forte, vous feriez la guerre.

– Si j’espérais être la plus forte, je brûlerais Paris.

– Oh ! que j’étais bien sûr que vous ne vouliez pas la guerre par les mêmes motifs que moi !

– Alors, voyons les vôtres.

– Les miens ? demanda le roi.

– Oui, répondit Marie-Antoinette, les vôtres.

– Je n’en ai qu’un.

– Dites-le.

– Oh ! ce sera bientôt fait. Je ne veux pas engager la guerre avec le peuple, parce que je trouve que le peuple a raison.

Marie-Antoinette fit un mouvement de surprise.

– Raison ! s’écria-t-elle ; le peuple a raison de s’insurger ?

– Mais oui.

– Raison de forcer la Bastille, de tuer le gouverneur, de massacrer le prévôt des marchands, d’exterminer vos soldats ?

– Eh !… mon Dieu ! oui.

– Oh ! s’écria la reine voilà vos réflexions, et c’est de ces réflexions-là que vous voulez me faire part !

– Je vous les dis comme elles me sont venues.

– En dînant ?

– Bon ! dit le roi, voilà que nous allons retomber sur le chapitre de la nourriture. Vous ne pouvez me pardonner de manger ; vous me voudriez poétique et vaporeux. Que voulez-vous ! dans ma famille on mange. Non seulement Henri IV mangeait, mais il buvait sec ; le grand et poétique Louis XIV mangeait à en rougir ; le roi Louis XV, pour être sûr de les manger et de le boire bons, faisait ses beignets lui-même, et faisait faire son café par madame du Barry. Moi, que voulez-vous ! quand j’ai faim, je ne puis résister ; il faut alors que j’imite mes aïeux Louis XV, Louis XIV et Henri IV. Si c’est une nécessité chez moi, soyez indulgente ; si c’est un défaut, pardonnez-le-moi.

– Sire, enfin, vous m’avouerez…

– Que je ne dois pas manger quand j’ai faim ? non, dit le roi en secouant tranquillement la tête.

– Je ne vous parle plus de cela, je vous parle du peuple.

– Ah !

– Vous m’avouerez que le peuple a eu tort.

– De s’insurger ? pas davantage. Voyons, passons en revue tous nos ministres. Depuis que nous régnons, combien y en a-t-il qui se soient occupés réellement du bonheur du peuple ? Deux : Turgot et M. de Necker. Vous et votre coterie me les avez fait exiler. On a fait pour l’un une émeute, peut-être va-t-on faire pour l’autre une révolution. Parlons des autres un peu. Ah ! voilà des hommes charmants, n’est-ce pas ? M. de Maurepas, la créature de mes tantes, un faiseur de chansons ! Ce ne sont pas les ministres qui doivent chanter, c’est le peuple. M. de Calonne ? Il vous a dit un mot charmant, je le sais bien, un mot qui vivra. Un jour que vous veniez pour lui demander je ne sais plus quoi, il vous a dit : « Si c’est possible, c’est fait ; si c’est impossible, cela se fera. » Ce mot-là a peut-être coûté cent millions au peuple. Ne vous étonnez donc pas qu’il le trouve un peu moins spirituel que vous ne le trouvez, vous. En vérité, comprenez donc cela, madame ; si je garde tous ceux qui tondent le peuple, si je renvoie tous ceux qui l’aiment, ce n’est pas un moyen de le calmer et de l’affriander à notre gouvernement.

– Bien ! Alors c’est un droit que l’insurrection ? Proclamez ce principe ! Allez ! en vérité, je suis bien heureuse que vous me disiez de pareilles choses en tête à tête. Si l’on vous entendait !

– Oh oui ! oui ! répliqua le roi, vous ne m’apprenez rien de nouveau. Oui, je sais bien que si vos Polignac, vos Dreux-Brézé, vos Clermont-Tonnerre, vos Coiguy m’entendaient, ils hausseraient les épaules en arrière de moi, je le sais bien ; mais ils me font bien autrement pitié, eux, ces Polignac qui vous grugent et qui vous affichent, à qui vous avez un beau matin donné le comté de Fénétrange qui vous a coûté douze cent mille livres ; votre Sartine, à qui je fais déjà une pension de quatre-vingt-neuf mille livres, et qui vient de recevoir de vous deux cent mille livres à titre de secours ; le prince des Deux-Ponts, à qui vous me forcez d’accorder neuf cent quarante-cinq mille livres pour l’acquittement de ses dettes ; Marie de Laval et madame de Magnenville, qui touchent chacune quatre-vingt mille livres de pension ; Coigny, qui est comblé de toute façon, et qui, un jour où je voulais faire une réduction sur ses appointements, m’a pris entre deux portes, et m’eût battu, je crois, si je n’avais fait selon son désir. Ce sont vos amis tous ces gens-là, n’est-ce pas ? Eh bien ! moi, je vous dis une chose, et vous ne la croirez pas, attendu que c’est une vérité : si, au lieu d’être à la cour, vos amis eussent été à la Bastille, eh bien ! le peuple l’eût fortifiée au lieu de la démolir.

– Oh ! fit la reine en laissant échapper un mouvement de rage.

– Dites tout ce que vous voudrez, c’est comme cela, répliqua tranquillement Louis XVI.

– Oh ! votre peuple bien-aimé, eh bien ! il n’aura pas longtemps encore sujet de haïr mes amis, car ils s’exilent.

– Ils partent ! s’écria le roi.

– Oui, ils partent.

– Polignac ? Les femmes ?

– Oui.

– Oh ! tant mieux, s’écria le roi, tant mieux ! Dieu soit béni !

– Comment, tant mieux ! Comment, Dieu soit béni ! Et vous ne les regrettez pas ?

– Non ! il s’en faut. Manquent-ils d’argent pour leur départ ? Je leur en donnerai. Celui-là ne sera pas mal employé, je vous en réponds. Bon voyage, messieurs ! Bon voyage, mesdames ! dit le roi avec un sourire charmant.

– Oh oui ! oui ! dit la reine, je conçois que vous approuviez des lâchetés.

– Voyons, entendons-nous ; vous leur rendez donc justice enfin ?

– Ils ne partent pas, s’écria la reine, ils désertent !

– Peu m’importe ! pourvu qu’ils s’éloignent.

– Et quand on pense que ces infamies, c’est votre famille qui les conseille !

– Ma famille conseille à tous vos favoris de s’en aller ? Je ne croyais pas ma famille si sage. Et, dites-moi, quels sont les membres de ma famille qui me rendent ce service, afin que je les en remercie ?

– Votre tante Adélaïde, votre frère d’Artois.

– Mon frère d’Artois ! Est-ce que vous croyez qu’il suivrait pour son compte le conseil qu’il donne ? Est-ce que vous croyez qu’il partirait aussi ?

– Pourquoi pas ? s’écria Marie-Antoinette, essayant de piquer le roi.

– Que le bon Dieu vous entende ! s’écria Louis XVI ; que M. d’Artois s’en aille, je lui dirai ce que j’ai dit aux autres : « Bon voyage, mon frère d’Artois, bon voyage ! »

– Ah ! votre frère ! s’écria Marie-Antoinette stupéfaite.

– Avec cela qu’il est regrettable ! Un bon petit garçon qui ne manque ni d’esprit ni de courage, je le sais bien, mais qui n’a pas de cervelle ; qui joue au prince français comme un raffiné du temps de Louis XIII ; un brouillon, un imprudent, qui vous compromet, vous, la femme de César.

– César ! murmura la reine avec une sanglante ironie.

– Ou Claude, si vous l’aimez mieux, répondit le roi ; car vous savez, madame, que Claude était un César comme Néron.

La reine baissa la tête. Ce sang-froid historique la confondait.

– Claude, poursuivit le roi – puisque vous préférez le nom de Claude à celui de César –, Claude fut forcé un soir, vous le savez, de faire fermer la grille de Versailles, afin de vous donner une leçon lorsque vous rentriez trop tard. Cette leçon, c’était M. le comte d’Artois qui vous la valait. Je ne regretterai donc pas M. le comte d’Artois. Quant à ma tante, eh bien ! on sait ce qu’on sait sur elle. En voilà encore une qui mérite d’être de la famille des Césars ! Mais je ne dis rien, parce qu’elle est ma tante. Aussi, qu’elle parte, et je ne la regretterai pas non plus. C’est comme M. de Provence, croyez-vous que je le regrette, lui ? M. de Provence part-il ? Bon voyage !

– Oh ! lui ne parle pas de s’en aller.

– Tant pis ! Voyez-vous, ma chère, M. de Provence sait trop bien le latin pour moi ; il me force de parler anglais pour lui rendre la pareille. M. de Provence, c’est lui qui nous a mis Beaumarchais sur le dos, en le faisant fourrer à Bicêtre, au For-l’Évêque, je ne sais où, de son autorité privée, et celui-là nous l’a bien rendu aussi, M. de Beaumarchais. Ah ! il reste M. de Provence ! Tant pis, tant pis ! Savez-vous une chose, madame, c’est que près de vous je ne connais qu’un honnête homme, M. de Charny.

La reine rougit et se détourna.

– Est-ce qu’il part aussi celui-là ? demanda le roi. Ah ! celui-là ce serait dommage et je le regretterais.

La reine ne répondit rien.

– Nous parlions de la Bastille…, continua le roi après un court silence, et vous déploriez qu’elle fût prise.

– Mais asseyez-vous au moins, Sire, répondit la reine, puisque vous paraissez avoir encore beaucoup de choses à me dire.

– Non, merci ; j’aime mieux parler en marchant ; en marchant, je travaille pour ma santé dont personne ne s’occupe ; car si je mange bien, je digère mal… Savez-vous ce que l’on dit dans ce moment-ci ? On dit : « Le roi a soupé, le roi dort. » Vous le voyez bien, vous, comme je dors. Je suis là, tout debout, essayant de digérer en causant politique avec ma femme. Ah ! madame, j’expie ! j’expie !…

– Et qu’expiez-vous, s’il vous plaît ?

– J’expie les péchés d’un siècle dont je suis le bouc émissaire ; j’expie madame de Pompadour, madame du Barry, le Parc-aux-Cerfs ; j’expie ce pauvre Latude, pourrissant pendant trente ans dans les cachots, et s’immortalisant par la souffrance. Encore un qui a fait détester la Bastille ! Pauvre garçon ! Ah ! que j’ai fait de sottises, madame, en laissant passer les sottises des autres ! Les philosophes, les économistes, les savants, les gens de lettres, j’ai aidé à persécuter tout cela. Eh ! mon Dieu ! ces gens-là ne demandaient pas mieux que de m’aimer. S’ils m’eussent aimé, ils eussent fait la gloire et le bonheur de mon règne. M. Rousseau, par exemple, cette bête noire de Sartine et des autres, eh bien ! je l’ai vu un jour, moi, le jour où vous l’avez fait venir à Trianon, vous savez bien. Il avait les habits mal brossés, c’est vrai, la barbe longue, c’est encore vrai ; mais, au demeurant, c’était un brave homme. Si j’eusse mis mon gros habit gris, mes bas drapés, et que j’eusse dit à M. Rousseau : « Allons-nous-en donc chercher des mousses dans les bois de Ville-d’Avray… »

– Eh bien ! quoi ? interrompit la reine avec un suprême mépris.

– Eh bien ! M. Rousseau n’eût pas écrit le Vicaire savoyard et le Contrat social.

– Oui, oui, je le sais bien, voilà comme vous raisonnez, dit Marie-Antoinette ; vous êtes homme prudent, vous craignez votre peuple comme le chien craint son maître.

– Non, mais comme le maître craint son chien ; c’est quelque chose que de savoir qu’on ne sera pas mordu par son chien. Madame, quand je me promène avec Médor, le molosse des Pyrénées que m’a donné le roi d’Espagne, je suis tout fier de son amitié. Riez si vous voulez, il n’en est pas moins vrai que Médor, s’il n’était pas mon ami, me mangerait avec ses grosses dents blanches. Eh bien ! je lui dis : « Petit Médor, bon Médor », et il me lèche. J’aime mieux la langue que les crocs.

– Soit, flattez les révolutionnaires, caressez-les, jetez-leur du gâteau.

– Eh ! eh ! ainsi ferai-je ; je n’ai pas d’autre dessein, je vous prie de le croire. Oui, c’est décidé, je vais amasser un peu d’argent, et je traiterai tous ces messieurs comme des Cerbères. Eh ! tenez, M. de Mirabeau…

– Ah ! oui, parlez-moi de cette bête féroce.

– Avec cinquante mille livres par mois ce sera un Médor, tandis que si nous attendons, il lui faudra peut-être un demi-million par mois.

La reine se mit à rire de pitié.

– Oh ! flatter de pareils gens ! dit elle.

– M. Bailly, continua le roi, M. Bailly devenant ministre des arts, c’est un ministère que je m’amuserai à créer, M. Bailly sera un autre Médor. Pardon de ne pas être de votre avis, madame ; mais je suis de l’avis de mon aïeul Henri IV. C’était un politique qui en valait bien un autre et je me rappelle ce qu’il disait.

– Et que disait-il ?

– On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.

– Sancho aussi disait cela, ou quelque chose d’approchant.

– Mais Sancho eût rendu le peuple de Barataria fort heureux, si Barataria eût existé.

– Sire, votre aïeul Henri IV, que vous invoquez, prenait les loups aussi bien que les mouches : témoin le maréchal de Biron à qui il a fait couper le cou. Il pouvait donc dire tout ce qui lui plaisait. En raisonnant comme lui et en agissant comme vous faites, vous ôtez tout prestige à la royauté, qui ne vit que de prestige ; vous dégradez le principe : que deviendra la majesté ? La majesté, c’est un mot, je le sais bien ; mais dans ce mot tendent toutes les vertus royales : « Qui respecte aime, qui aime obéit ».

– Ah ! parlons-en de la majesté, interrompit le roi avec un sourire ; oui, parlons-en. Vous, par exemple, vous êtes aussi majestueuse que qui que ce soit ; et je ne connais personne en Europe, pas même votre mère Marie-Thérèse, qui ait poussé aussi loin que vous la science de la majesté.

– Je comprends ; vous voulez dire, n’est-ce pas, que la majesté n’empêche point que je sois abhorrée du peuple français.

– Je ne dis pas abhorrée, ma chère Antoinette, dit le roi avec douceur ; mais, enfin, vous n’êtes peut-être pas aussi aimée que vous méritez de l’être.

– Monsieur, répliqua la reine profondément blessée, vous vous faites l’écho de tout ce qui se dit. Je n’ai fait de mal à personne cependant ; du bien, au contraire, souvent j’en ai fait. Pourquoi me haïrait-on comme vous dites ? Pourquoi ne m’aimerait-on pas, si ce n’était qu’il y a des gens occupés toute la journée à répéter : « La reine n’est pas aimée ! » Savez-vous bien, monsieur, qu’il suffit d’une voix qui dise cela pour que cent voix le répètent ; cent voix en font éclore dix mille. Alors, d’après ces dix mille voix, tout le monde répète : « La reine n’est pas aimée ! » Et l’on n’aime pas la reine uniquement parce qu’une personne a dit : « La reine n’est pas aimée. »

– Eh ! mon Dieu ! murmura le roi.

– Eh ! mon Dieu ! interrompit la reine, je tiens fort peu à la popularité ; mais je crois aussi qu’on exagère mon impopularité. Les louanges ne pleuvent pas sur moi, c’est vrai ; mais enfin on m’a adorée, et, pour m’avoir trop adorée, voilà qu’il se trouve qu’on me hait trop.

– Tenez, madame, dit le roi, vous ne savez pas toute la vérité, et vous vous illusionnez encore ; nous parlions de la Bastille, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien ! il y avait à la Bastille une grande chambre pleine de toutes sortes de livres écrits contre vous. Je suppose qu’on aura brûlé tout cela.

– Et que me reprochait-on dans ces livres ?

– Ah ! vous comprenez bien, madame, que je ne me fais pas plus votre accusateur que je ne voudrais être votre juge. Quand tous ces pamphlets-là paraissent, je fais saisir toute l’édition et engouffrer le tout à la Bastille. Mais quelquefois ces libelles me tombent à moi-même dans les mains. Ainsi, par exemple, dit le roi en frappant sur la poche de son habit, j’en ai un là, il est abominable.

– Montrez-le-moi, s’écria la reine.

– Je ne peux pas, dit le roi, il y a des gravures.

– Et vous en êtes là, dit-elle ; vous en êtes à ce point d’aveuglement, de faiblesse, que vous ne cherchiez point à remonter à la source de toutes ces infamies ?

– Mais on ne fait que cela, remonter aux sources ; tous mes lieutenants de police y ont blanchi.

– Alors vous connaissez l’auteur de ces indignités ?

– J’en connais un du moins, l’auteur de celui-là, M. Furth, puisque voilà un reçu de 22500 livres de lui ; quand cela en vaut la peine, vous voyez que je ne regarde pas au prix.

– Mais les autres ! les autres !

– Ah ! souvent ce sont de pauvres diables d’affamés qui végètent en Angleterre ou en Hollande. On est mordu, on est piqué, on s’irrite, on cherche, on croit qu’on va trouver un crocodile ou un serpent, le tuer, l’écraser : pas du tout, on ne trouve qu’un insecte, si petit, si bas, si sale, qu’on n’ose point y toucher, même pour le punir.

– À merveille ! Mais si vous n’osez pas toucher aux insectes, accusez en face celui qui les fait naître. En vérité, monsieur, on dirait que Philippe d’Orléans est le soleil…

– Ah ! s’écria le roi en frappant ses mains l’une contre l’autre ; ah ! nous y voilà ; M. d’Orléans ! Allez, allez, cherchez à me brouiller avec lui.

– Vous brouiller avec votre ennemi, Sire, ah ! le mot est joli.

Le roi haussa les épaules.

– Voilà, dit-il, voilà le système des interprétations. M. d’Orléans ! Vous attaquez M. d’Orléans, qui vient se mettre à mes ordres pour combattre les révoltés ! Qui quitte Paris et qui accourt à Versailles. M. d’Orléans est mon ennemi ! Vraiment, madame, vous avez contre les d’Orléans une haine inconcevable !

– Oh ! il est venu, savez-vous pourquoi ? parce qu’il a peur que son absence ne soit remarquée au milieu de l’empressement général ; il est venu parce qu’il est un lâche.

– Bien ! nous allons recommencer, dit le roi ; c’est un lâche qui a inventé cela. Vous, vous qui avez fait écrire cela dans vos gazettes qu’il avait eu peur à Ouessant, vous l’avez voulu déshonorer. Eh bien ! c’est une calomnie, madame. Philippe n’a pas eu peur. Philippe n’a pas fui. S’il avait fui, il ne serait pas de la famille. Les d’Orléans sont braves. C’est connu. Le chef de la famille, qui avait plus l’air de descendre de Henri III que de Henri IV, était brave, malgré son d’Effiat et son chevalier de Lorraine. Il l’avait prouvé à la bataille de Cassel. Le régent avait bien quelques petites choses à se reprocher du côté des mœurs ; mais il s’était battu à Steinkerque, à Nerwinde et à Almanza comme le dernier soldat de son armée. Ne disons que la moitié du bien qui existe, si vous le voulez, madame, mais ne disons point de mal qui n’existe pas.

– Votre Majesté est en train de blanchir tous les révolutionnaires. Vous verrez, vous verrez tout ce que vaudra celui-là. Oh ! si je regrette la Bastille, c’est pour lui ; oui, je me repens qu’on y ait mis des criminels, quand celui-là n’y était pas.

– Eh bien ! s’il y eût été à la Bastille, M. d’Orléans, nous serions aujourd’hui dans une belle situation ! dit le roi.

– Que fût-il donc arrivé, voyons ?

– Eh ! vous n’êtes pas sans savoir, madame, que l’on a promené son buste couronné de fleurs avec celui de M. de Necker ?

– Oui, je le sais.

– Eh bien ! une fois hors de la Bastille, M. d’Orléans eût été roi de France, madame.

– Et peut-être eussiez-vous trouvé cela juste ! dit Marie-Antoinette avec une amère ironie.

– Ma foi ! oui. Haussez les épaules tant qu’il vous plaira ; pour bien juger les autres, je me mets à leur point de vue, moi. Ce n’est pas du haut du trône qu’on voit bien le peuple ; moi, je descends jusqu’à lui, et je me demande si, bourgeois ou manant, j’eusse supporté qu’un seigneur me comptât parmi ses poulets et ses vaches comme un produit ! Si, cultivateur, j’eusse supporté que les dix mille pigeons d’un seigneur mangeassent chaque jour dix grains de blé, d’avoine ou de sarrazin, c’est-à-dire deux boisseaux environ, le plus clair de mon bénéfice, tandis que ses lièvres et ses lapins broutaient mes luzernes, tandis que ses sangliers retournaient mes pommes de terre, tandis que ses percepteurs dîmaient mon bien, tandis que lui même caressait ma femme et mes filles, tandis que le roi m’enlevait mes fils pour la guerre, tandis que le clergé damnait mon âme dans ses moments de colère.

– Allons, allons, monsieur, interrompit la reine avec un regard foudroyant, prenez une pioche, et allez aider à la démolition de la Bastille.

– Vous croyez rire, répondit le roi. Eh bien ! j’irais, sur ma parole ! s’il n’était ridicule qu’un roi prît la pioche, lorsque d’un seul trait de plume il peut faire le même ouvrage. Oui, je prendrais la pioche, et l’on m’applaudirait, comme j’applaudis à ceux qui peuvent accomplir cette besogne. Ils me rendent un fameux service, allez, madame, ceux qui me démolissent la Bastille, et ils vous en rendent un bien plus grand à vous, madame ; oui, à vous, qui ne pouvez plus faire jeter, selon les caprices de vos amis, les honnêtes gens dans un cachot.

– Les honnêtes gens à la Bastille ! moi, j’ai fait mettre les honnêtes gens là ! C’est peut-être M. de Rohan qui était un honnête homme ?

– Oh ! ne parlez pas plus de celui-là que je n’en parle moi-même. La chose ne nous a pas réussi de l’y mettre, puisque le parlement l’en a fait sortir. D’ailleurs, ce n’était point là la place d’un prince de l’Église, puisque aujourd’hui on met les faussaires à la Bastille ; en vérité, je vous le demande, des faussaires et des voleurs, qu’ont-ils à faire là ? N’ai-je point à Paris des prisons qui me coûtent fort cher, pour entretenir ces malheureux-là ? Encore passe pour les faussaires et les voleurs. Mais le pis est qu’on y mettait les honnêtes gens.

– Les honnêtes gens ?

– Eh ! sans doute, j’en ai vu un aujourd’hui, un honnête homme qui y a été enfermé, et qui en est sorti il n’y a pas longtemps.

– Quand cela ?

– Ce matin.

– Vous avez vu ce soir un homme qui est sorti ce matin de la Bastille ?

– Je le quitte.

– Qui cela ?

– Dame ! quelqu’un de votre connaissance.

– De ma connaissance, à moi ?

– Oui.

– Et comment appelez-vous ce quelqu’un ?

– Le docteur Gilbert.

– Gilbert ! Gilbert ! s’écria la reine. Quoi ! celui qu’Andrée a nommé en revenant à elle ?

– Précisément ; ce doit être celui-là ; j’en jurerais, du moins.

– Cet homme a été à la Bastille ?

– En vérité, on dirait que vous l’ignorez, madame.

– Je l’ignore tout à fait.

Et la reine, apercevant sur le visage du roi une expression d’étonnement :

– À moins, dit-elle, que quelque raison que j’ai oubliée…

– Ah ! voilà, s’écria le roi ; il y a toujours à ces injustices une raison que l’on oublie. Mais si vous avez oublié et cette raison et le docteur, madame de Charny n’a oublié ni l’un ni l’autre, je vous en réponds.

– Sire ! Sire ! s’écria Marie-Antoinette.

– Il faut qu’il se soit passé entre eux des choses…, continua le roi.

– Sire, de grâce ! fit la reine, en regardant avec anxiété du côté du boudoir, d’où Andrée, cachée, pouvait entendre tout ce que l’on disait.

– Ah ! oui, dit le roi en riant ; vous craignez que Charny ne vienne et ne s’instruise. Pauvre Charny !

– Sire, je vous en supplie. Madame de Charny est une femme pleine de vertus, et j’aime mieux croire, je vous l’avoue, que ce M. Gilbert…

– Bah ! interrompit le roi, accusez-vous cet honnête garçon ? Je sais ce que je sais, et, ce qu’il y a de pis, c’est que, sachant beaucoup de choses, je ne sais pas encore tout.

– En vérité, vous me glacez avec votre assurance, dit la reine en regardant toujours du côté du cabinet.

– Oh ! mais, continua Louis XVI, je suis tranquille, je ne perdrai rien pour attendre. Le commencement me promet une fin agréable, et cette fin, je la saurai de Gilbert lui-même, à présent qu’il est mon médecin.

– Votre médecin ! cet homme-là est votre médecin ? Vous confiez au premier venu la vie du roi ?

– Oh ! répliqua froidement le roi, j’ai confiance en mon coup d’œil, et j’ai lu, je vous en réponds, dans l’âme de celui-là.

La reine laissa échapper un frémissement de colère et de dédain.

– Haussez les épaules tant qu’il vous plaira, dit le roi ; vous ne ferez pas que Gilbert ne soit un savant homme.

– Engouement !

– Je voudrais bien vous voir à ma place. Je voudrais bien savoir si M. Mesmer n’a pas fait sur vous et sur madame de Lamballe une impression quelconque.

– M. Mesmer ? fit la reine en rougissant.

– Oui, quand il y a quatre ans vous allâtes déguisée à l’une de ses séances. Oh ! ma police est bien faite, allez, et je sais tout, moi.

Et le roi, tout en prononçant ces paroles, sourit affectueusement à Marie-Antoinette.

– Vous savez tout, Sire, dit la reine ; alors vous êtes bien dissimulé, puisque jamais vous ne m’avez parlé de cela.

– À quoi bon ! la voix des nouvellistes et la plume des gazetiers vous avaient suffisamment reproché cette petite imprudence. Mais j’en reviens à Gilbert et à Mesmer à la fois. M. Mesmer vous plaçait autour d’un baquet, vous touchait avec une verge d’acier, s’entourait de mille fantasmagories, comme un charlatan qu’il était. Gilbert, lui, ne fait pas tant de façons ; il étend la main sur une femme, à l’instant même elle dort, et endormie elle parle.

– Elle parle ! murmura la reine avec épouvante.

– Oui, répliqua le roi, qui ne dédaignait point de prolonger la petite souffrance de sa femme ; oui, endormie par Gilbert, elle parle, et, croyez-moi, les choses qu’elle dit son fort étranges.

La reine pâlit.

– Madame de Charny aurait dit des choses fort étranges ! murmura-t-elle.

– Au dernier point, ajouta le roi. Il est même bien heureux pour elle…

– Chut ! chut ! interrompit Marie-Antoinette.

– Pourquoi chut ! Je dis qu’il est même bien heureux pour elle que, seul, je l’aie entendue dans son sommeil.

– Oh ! par grâce ! Sire, pas un mot de plus.

– Je le veux bien, car je tombe de fatigue ; et, de même que je mange quand j’ai faim, je me couche quand j’ai envie de dormir. Bonsoir donc, madame ; que de toute notre conversation il vous reste une impression salutaire !

– Laquelle, Sire ?

– Le peuple a eu raison de défaire ce que nous et nos amis nous avons fait, témoin mon pauvre médecin Gilbert. Adieu, madame : croyez qu’après avoir signalé le mal, j’aurai le courage de l’empêcher. Dormez bien, Antoinette !

Et le roi se dirigea vers la porte de sa chambre.

– À propos, dit-il en revenant sur ses pas, prévenez madame de Charny qu’elle ait à faire sa paix avec le docteur, si toutefois il en est temps encore. Adieu.

Et il s’éloigna lentement, en fermant lui-même les portes avec la satisfaction du mécanicien qui sent jouer sous ses doigts de bonnes serrures.

Le roi n’avait pas fait dix pas dans le corridor que la comtesse sortit du cabinet, courut aux portes et en poussa les verrous, aux fenêtres et en tira les rideaux.

Tout cela vivement, violemment, avec l’énergie de la démence et de la rage.

Puis, s’étant assurée que nul ne pouvait voir ni entendre, elle revint vers la reine avec un sanglot déchirant, et tomba sur ses deux genoux en s’écriant :

– Sauvez-moi, madame ; au nom du ciel, sauvez-moi !

Puis, après une pause suivie d’un soupir :

– Et je vous dirai tout ! ajouta-t-elle.

Chapitre XXXI.
Ce à quoi la reine songeait dans la nuit du 14 au 15 juillet 1789 §

Combien de temps dura cette confidence, nous ne saurions le dire ; elle se prolongea cependant, car, vers les onze heures du soir seulement, on put voir la porte du boudoir de la reine s’ouvrir, et sur le seuil de la porte Andrée, presque à genoux, baisant la main de Marie-Antoinette.

Puis, en se relevant, la jeune femme essuya ses yeux rougis de pleurs, tandis que, de son côté, la reine rentrait, le front baissé, lentement dans sa chambre.

Andrée, au contraire, comme si elle eût voulu échapper à elle-même, s’éloigna rapidement.

À partir de ce moment la reine demeura seule. Quand la dame du lit entra pour l’aider à se dévêtir, elle la trouva l’œil étincelant, et se promenant à grands pas dans sa chambre.

Elle fit de la main un geste rapide qui voulait dire : « Laissez-moi. » La dame du lit se retira sans insister.

À partir de ce moment la reine demeura seule ; elle avait défendu qu’on la dérangeât, à moins que ce ne fût pour d’importantes nouvelles venant de Paris.

Andrée ne reparut pas.

Quant au roi, après s’être entretenu avec M. de La Rochefoucauld, qui essaya de lui faire comprendre la différence qu’il y avait entre une révolte et une révolution, il déclara qu’il était fatigué, se coucha et s’endormit ni plus ni moins tranquillement que s’il eût été à la chasse, et que le cerf, courtisan bien dressé, fût venu se faire prendre dans la pièce d’eau des Suisses.

La reine, de son côté, écrivit quelques lettres, passa dans la chambre voisine, où dormaient ses deux enfants sous la garde de madame de Tourzel, et se coucha, non pas pour dormir comme le roi, mais pour rêver tout à son aise.

Mais bientôt, quand le silence eut envahi Versailles, quand l’immense palais se fut plongé dans l’ombre, quand on n’entendit plus au fond des jardins que les pas des patrouilles criant sur le sable, dans les longs corridors que la crosse des fusils tombant discrètement sur la dalle du marbre, Marie-Antoinette, lasse de son repos, éprouvant le besoin de respirer, descendit de son lit, chaussa ses pantoufles de velours, et s’enveloppant d’un long peignoir blanc, vint à la fenêtre aspirer la fraîcheur montant des cascades, et saisir au passage ces conseils que le vent des nuits murmure aux fronts brûlants, aux cœurs oppressés.

Alors elle repassa dans son esprit tout ce que cette journée étrange lui avait apporté d’événements imprévus.

La chute de la Bastille, cet emblème visible du pouvoir royal, les incertitudes de Charny, cet ami dévoué, ce passionné captif qu’elle tenait depuis tant d’années sous le joug et qui, n’ayant jamais soupiré que l’amour, semblait, pour la première fois, soupirer le regret et le remords.

Avec cette habitude de synthèse que donne aux grands esprits l’habitude des hommes et des choses, Marie-Antoinette fit, à l’instant même, deux parts de ce malaise qu’elle éprouvait, et qui renfermait un malheur politique et un chagrin de cœur.

Le malheur politique était cette grande nouvelle qui, partie de Paris à trois heures de l’après-midi, allait se répandre sur le monde et entamer dans tous les esprits la révérence sacrée accordée jusque-là aux rois mandataires de Dieu.

Le chagrin de cœur, c’était cette sourde résistance de Charny à l’omnipotence de la souveraine bien-aimée. C’était comme un pressentiment que, sans cesser d’être fidèle et dévoué, l’amour allait cesser d’être aveugle, et pouvait commencer à discuter sa fidélité et son dévouement.

Cette pensée étreignait cruellement le cœur de la femme et l’emplissait de ce fiel amer qu’on appelle la jalousie, âcre poison qui ulcère à la fois mille petites plaies dans une âme blessée.

Toutefois, chagrin en présence de malheur, c’était une infériorité pour la logique.

Aussi, plutôt par raisonnement que par conscience, plutôt par nécessité que par instinct, Marie-Antoinette laissa d’abord son âme aux graves pensées du danger de la situation politique.

Où se tourner : haine et ambition en face ; faiblesse et indifférence à ses côtés. Pour ennemis, des gens qui, ayant commencé par la calomnie, en venaient aux rébellions.

Des gens qui, par conséquent, ne reculeraient devant rien.

Pour défenseurs, nous parlons de la majeure partie du moins, des hommes qui peu à peu s’étaient accoutumés à tout endurer, et qui, par conséquent, ne sentiraient plus la profondeur des blessures.

Des gens qui hésiteraient à riposter dans la crainte de faire du bruit.

Il fallait donc tout ensevelir dans l’oubli, faire semblant d’oublier et se souvenir, semblant de pardonner et ne pardonner point.

Ce n’était pas digne d’une reine de France, ce n’était pas surtout digne de la fille de Marie-Thérèse, cette femme de cœur.

Lutter ! Lutter ! c’était là le conseil de l’orgueil royal révolté ; mais lutter, était-ce prudent ? Calme-t-on les haines avec du sang répandu ? N’était-il pas terrible ce nom de l’Autrichienne ? Fallait-il, pour le consacrer, comme avaient fait Isabeau et Catherine de Médicis du leur, le consacrer en lui donnant le baptême d’un égorgement universel ?

Et puis le succès, si Charny avait dit vrai, le succès était douteux.

Combattre et être vaincu !…

Voilà, du côté du malheur politique, quelles étaient les douleurs de cette reine qui, à certaines phases de sa méditation, sentait, comme on sent un serpent sortir des bruyères où notre pied l’a réveillé, sentait émerger du fond de ses souffrances de reine le désespoir de la femme qui se croit moins aimée quand elle l’a été trop.

Charny avait dit ce que nous lui avons entendu dire, non point par conviction, mais par lassitude ; avait-il, comme tant d’autres, bu à satiété à la même coupe qu’elle les calomnies ? Charny, qui, pour la première fois, avait parlé en termes si doux de sa femme Andrée, créature hier encore oubliée jusqu’au mépris par son époux ; Charny s’était-il aperçu que cette femme encore jeune fût toujours belle ?

Et à cette seule idée qui la brûlait comme la morsure dévorante de l’aspic, Marie-Antoinette s’étonnait de reconnaître que le malheur n’était rien auprès du chagrin.

Car ce que le malheur n’avait pu faire, le chagrin l’opérait en elle : la femme bondissait furieuse hors du fauteuil où s’était tenue, froide et vacillante, la reine contemplant en face le malheur.

Toute la destinée de cette créature privilégiée de la souffrance se révéla dans la situation de son âme pendant cette nuit.

Comment échapper à la fois au malheur et au chagrin ? se demandait-elle avec des angoisses sans cesse renaissantes ; fallait-il se résoudre, abandonnant la vie royale, à vivre heureuse de la médiocrité ; fallait-il retourner à son vrai Trianon et son chalet, à la paix du lac et aux joies obscures de la laiterie ; fallait-il laisser tout ce peuple se partager les lambeaux de la royauté, hormis quelques parcelles bien humbles que la femme pourra s’approprier avec les redevances contestées de quelques fidèles qui s’obstineront à rester vassaux ?

Hélas ! c’était ici que le serpent de la jalousie se reprenait à mordre plus profondément.

Heureuse ! serait-elle heureuse avec l’humiliation d’un amour dédaigné ?

Heureuse ! serait-elle heureuse aux côtés du roi, cet époux vulgaire à qui tout prestige manquait pour être un héros ?

Heureuse ! près de M. de Charny, qui serait heureux près de quelque femme aimée, près de la sienne, peut-être ?

Et cette pensée allumait dans le cœur de la pauvre reine toutes les torches flamboyantes qui brûlèrent Didon bien plutôt que son bûcher.

Mais au milieu de cette fiévreuse torture un éclair de repos ; au milieu de cette tressaillante angoisse une jouissance. Dieu, dans sa bonté infinie, n’aurait-il créé le mal que pour faire apprécier le bien ?

Andrée a fait à la reine ses confidences, a dévoilé la honte de sa vie à sa rivale ; Andrée a, les yeux en pleurs, la face contre terre, avoué à Marie-Antoinette qu’elle n’était plus digne de l’amour et du respect d’un honnête homme : donc Charny n’aimera jamais Andrée.

Mais Charny ignore, Charny ignorera toujours cette catastrophe de Trianon, et les suites qu’elle a eues : donc pour Charny, c’est comme si la catastrophe n’existait pas.

Et tout en faisant ces diverses réflexions, la reine examinait au miroir de sa conscience sa beauté défaillante, sa gaieté perdue, sa fraîcheur de jeunesse envolée.

Puis elle revenait à Andrée, à ces aventures étranges, presque incroyables, qu’elle venait de lui raconter.

Elle admirait la combinaison magique de cette aveugle fortune qui prenait au fond de Trianon, dans l’ombre de la cabane et dans la fange des fumiers, un petit garçon jardinier, pour l’associer à la destinée d’une noble demoiselle, associée elle-même à la destinée de la reine.

– Ainsi ! se disait-elle, l’atome perdu dans les régions basses serait venu, par un caprice des attractions supérieures, se fondre, parcelle de diamant, avec la lumière divine de l’étoile ?

Ce garçon jardinier, ce Gilbert, n’était-ce pas un symbole vivant de ce qui se passait à cette heure, un homme du peuple, sorti de la bassesse de sa naissance pour s’occuper de la politique d’un grand royaume, étrange comédien qui se trouvait personnifier en lui, par un privilège du mauvais génie qui planait sur la France, et l’insulte faite à la noblesse, et l’attaque faite à la royauté par la plèbe ?

Ce Gilbert devenu savant, ce Gilbert vêtu de l’habit noir du tiers, ce conseiller de M. Necker, ce confident du roi de France, le voilà qui se trouverait, grâce au jeu de la Révolution, parallèlement avec cette femme dont il avait la nuit, comme un larron, volé l’honneur !

La reine redevenue femme, et frissonnant malgré elle au souvenir de la lugubre histoire racontée par Andrée ; la reine se faisait comme un devoir de regarder en face ce Gilbert, et d’apprendre par elle-même à lire sur des traits humains ce que Dieu a pu y mettre de la révélation d’un caractère si étrange, et, malgré le sentiment dont nous parlions tout à l’heure et qui la rendait presque joyeuse de l’humiliation de sa rivale, il y avait un violent désir de blesser l’homme qui avait tant fait souffrir une femme.

Puis il y avait encore le désir de regarder, qui sait ? même d’admirer, avec l’effroi qu’inspirent les monstres, cet homme extraordinaire qui par un crime avait infusé son sang le plus vil dans le sang aristocratique de France ; cet homme qui semblait avoir fait faire la Révolution pour qu’on lui ouvrît la Bastille, dans laquelle, sans cette révolution, il eût éternellement appris à oublier qu’un homme de roture ne doit pas se souvenir.

Par cette conséquence entraînante de ses idées, la reine revenait aux douleurs politiques, et voyait s’accumuler sur une seule et même tête la responsabilité de tout ce qu’elle avait souffert.

Ainsi, l’auteur de la rébellion populaire qui venait d’ébranler l’autorité royale en renversant la Bastille, c’était Gilbert, au besoin, lui, Gilbert, dont les principes avaient mis les armes aux mains des Billot, des Maillard, des Élie, des Hullin.

Gilbert était donc à la fois une créature venimeuse et terrible ; venimeuse, car il avait perdu Andrée comme amant ; terrible, car il venait d’aider à renverser la Bastille comme ennemi.

Il fallait donc le connaître pour l’éviter, ou, mieux encore, le connaître pour s’en servir.

Il fallait, à tout prix, entretenir cet homme, le voir de près, le juger par soi-même.

La nuit était aux deux tiers passée, trois heures sonnaient, l’aube blanchissait les cimes des arbres du parc de Versailles et le sommet des statues.

La reine avait passé la nuit tout entière sans dormir ; son regard vague se perdait dans les allées estompées d’une blonde lumière.

Un sommeil lourd et brûlant s’empara peu à peu de la malheureuse femme.

Elle tomba le col renversé sur le dossier du fauteuil, près de la fenêtre ouverte.

Elle rêva qu’elle se promenait dans Trianon, et que du fond d’une plate-bande sortait un gnome au sourire terreux, comme il y en a dans les ballades allemandes, et que ce monstre sardonique était Gilbert qui étendait vers elle des doigts crochus.

Elle poussa un cri.

Un cri répondit au sien.

Ce cri la réveilla.

C’était madame de Tourzel qui l’avait poussé : elle venait d’entrer chez la reine, et en la voyant défaite et râlant sur un fauteuil, elle n’avait pu retenir l’élan de sa douleur et de sa surprise.

– La reine est malade ! s’écria-t-elle, la reine souffre. Faut-il appeler un médecin ?

La reine ouvrit les yeux ; cette demande de madame de Tourzel répondait à la demande de sa curiosité.

– Oui, un médecin, répondit-elle, le docteur Gilbert, appelez le docteur Gilbert.

– Qu’est-ce que le docteur Gilbert ? demanda madame de Tourzel.

– Un nouveau médecin par quartier nommé d’hier, je crois, et arrivant d’Amérique.

– Je sais ce que Sa Majesté veut dire, hasarda une des dames de la reine.

– Eh bien ? demanda Marie-Antoinette.

– Eh bien ! le docteur est dans l’antichambre du roi.

– Vous le connaissez donc ?

– Oui, Votre Majesté, fit la femme en balbutiant.

– Mais comment le connaissez-vous ? Il est arrivé il y a huit ou dix jours d’Amérique, et hier seulement il est sorti de la Bastille.

– Je le connais…

– Répondez. D’où le connaissez-vous ? demanda impérieusement la reine.

La dame baissa les yeux.

– Voyons, vous déciderez-vous à me dire comment vous le connaissez ?

– Madame, j’ai lu ses ouvrages, et ses ouvrages m’ayant donné de la curiosité pour l’auteur, je me le suis fait montrer ce matin.

– Ah ! fit la reine avec une expression indicible de morgue et de réserve tout à la fois. Ah ! c’est bien ! puisque vous le connaissez, dites-lui que je suis souffrante et que je désire le voir.

La reine, en attendant, fit entrer ses femmes, passa une robe de chambre, et rétablit sa coiffure.

Chapitre XXXII.
Le médecin du roi §

Quelques minutes après le désir formulé par la reine, désir que celle de ses femmes à laquelle il avait été manifesté s’était mise en devoir d’accomplir, Gilbert, surpris, légèrement inquiet, profondément ému, mais sans que rien se manifestât à la surface, Gilbert se présentait devant Marie-Antoinette.

Le maintien noble et assuré, la pâleur distinguée de l’homme de science et d’imagination à qui l’étude fait une seconde nature, pâleur encore rehaussée par le costume noir du tiers, que non seulement tous les députés de cet ordre, mais encore les hommes qui avaient adopté les principes de la Révolution, se faisaient un devoir de porter ; la main fine et blanche de l’opérateur sous la simple mousseline plissée, la jambe si fine, si élégante, si bien prise enfin que nul à la cour n’en pouvait montrer une mieux modelée aux connaisseurs et même aux connaisseuses de l’Œil-de-Bœuf ; avec tout cela un mélange de respect timide pour la femme, de tranquille audace envers la malade, rien pour la reine : telles furent les nuances rapides et nettement écrites que Marie-Antoinette, avec son aristocratique intelligence, sut lire dans la personne du docteur Gilbert au moment où s’ouvrit pour lui donner passage la porte de sa chambre à coucher.

Moins Gilbert fut provocant dans sa démarche, plus la reine sentit sa colère s’accroître. Elle s’était fait de cet homme un type odieux, elle se l’était naturellement, et presque involontairement, représenté semblable à un de ces héros de l’impudence comme elle en voyait souvent autour d’elle. L’auteur des souffrances d’Andrée, cet élève bâtard de Rousseau, cet avorton devenu homme, ce jardinier devenu docteur, cet échenilleur d’arbres devenu philosophe et dompteur d’âmes, Marie-Antoinette malgré elle se le représentait sous les traits de Mirabeau, c’est-à-dire de l’homme qu’elle haïssait le plus après le cardinal de Rohan et La Fayette.

Il lui avait paru, avant qu’elle ne vît Gilbert, qu’il fallait un colosse matériel pour contenir cette colossale volonté.

Mais quand elle vit un homme jeune, droit, mince, aux formes sveltes et élégantes, à la figure douce et affable, cet homme lui parut avoir commis le nouveau crime de mentir par son extérieur. Gilbert, homme du peuple, de naissance obscure, inconnue ; Gilbert, paysan, manant, vilain ; Gilbert fut coupable aux yeux de la reine d’avoir usurpé des dehors de gentilhomme et d’homme bon. La fière Autrichienne, ennemie jurée du mensonge chez autrui, s’indigna et conçut subitement une haine de rage contre le malheureux atome que tant de griefs différents lui faisaient ennemi.

Pour ses familiers, pour ceux qui étaient habitués à lire dans ses yeux la sérénité ou la tempête, il était facile de voir qu’un orage plein de foudres et d’éclairs grondait dans le fond de son cœur.

Mais comment une créature humaine, fût-elle une femme, eût-elle pu suivre, au milieu de ce tourbillon de flammes et de colères, la piste des sentiments étranges et opposés qui s’entrechoquaient dans le cerveau de la reine et lui gonflaient la poitrine de tous ces poisons mortels que décrit Homère ?

La reine d’un regard congédia tout le monde, même madame de Misery.

Chacun sortit.

La reine attendit que la porte fût refermée sur la dernière personne, puis, ramenant les yeux sur Gilbert, elle s’aperçut que lui n’avait pas cessé de la regarder.

Tant d’audace l’exaspéra.

Ce regard du docteur était inoffensif en apparence, mais continuel, mais plein d’intention, mais pesant à un tel point que Marie-Antoinette se sentait forcée d’en combattre l’importunité.

– Eh bien ! monsieur, dit-elle avec la brutalité d’un coup de pistolet, que faites-vous donc, debout, devant moi, à me regarder, au lieu de me dire de quoi je souffre ?

Cette furieuse apostrophe, appuyée des éclairs du regard, eût foudroyé tout courtisan de la reine, elle eût fait tomber aux pieds de Marie-Antoinette, en demandant grâce, un maréchal de France, un héros, un demi-dieu.

Mais Gilbert répondit tranquillement :

– C’est par les yeux, madame, que le médecin juge d’abord. En regardant Votre Majesté, qui m’a fait appeler, je ne satisfais pas une vaine curiosité, je fais mon métier, j’obéis à ses ordres.

– Alors vous m’avez étudiée ?

– Autant qu’il a été en mon pouvoir, madame.

– Suis-je malade ?

– Non point dans le sens du mot, mais Votre Majesté est en proie à une vive surexcitation.

– Ah ! ah ! fit Marie-Antoinette avec ironie, que ne dites-vous donc de suite que je suis en colère ?

– Que Votre Majesté permette, puisqu’elle a fait venir un médecin, que le médecin se serve du terme médical.

– Soit. Et pourquoi cette… surexcitation ?

– Votre Majesté a trop d’esprit pour ignorer que le médecin devine le mal matériel, grâce à son expérience et aux traditions de l’étude, mais qu’il n’est point un devin pour sonder à première vue l’abîme des âmes humaines.

– Ce qui veut dire qu’à la seconde ou troisième fois, vous pourriez dire non seulement ce que je souffre, mais encore ce que je pense ?

– Peut-être, madame, répondit froidement Gilbert.

La reine s’arrêta frémissante ; on voyait sur ses lèvres sa parole prête à jaillir, bouillonnante et corrosive.

Elle se contint.

– Il faut vous croire, dit-elle, vous, un savant homme.

Et elle accentua ces derniers mots avec un mépris tellement sanglant que l’œil de Gilbert sembla s’éclairer à son tour du feu de la colère.

Mais une seconde de lutte suffisait à cet homme pour qu’il se donnât la victoire.

Aussi, le front calme et la parole libre, il reprit presque aussitôt :

– Trop bonne est Votre Majesté de m’accorder un brevet de savant homme sans avoir expérimenté ma science.

La reine se mordit les lèvres.

– Vous comprenez que je ne sais pas si vous êtes savant, reprit-elle ; mais on le dit, et je le répète d’après tout le monde.

– Eh ! Votre Majesté, alors, dit respectueusement Gilbert, s’inclinant plus bas qu’il ne l’avait encore fait, il ne faut pas qu’une intelligence comme la vôtre répète aveuglément ce que dit le vulgaire.

– Vous voulez dire le peuple ? reprit insolemment la reine.

– Le vulgaire, madame, répéta Gilbert avec une fermeté qui fit tressaillir au fond du cœur de la femme on ne sait quoi de douloureusement impressionnable à des émotions inconnues.

– Enfin, répondit-elle, ne discutons point là-dessus. On vous dit savant, c’est l’essentiel. Où avez-vous étudié ?

– Partout, madame.

– Ce n’est pas une réponse.

– Nulle part, alors.

– J’aime mieux cela. Vous n’avez étudié nulle part ?

– Comme il vous plaira, madame, répondit le docteur en s’inclinant. Et cependant c’est moins exact que de dire partout.

– Voyons, répondez, alors, s’écria la reine exaspérée, et surtout, par grâce ! monsieur Gilbert, épargnez-moi ces phrases.

Puis, comme à elle-même :

– Partout ! partout ! Qu’est-ce que cela signifie ? c’est un mot de charlatan, d’empirique, de médecin des places publiques, cela. Prétendez-vous m’imposer avec des syllabes sonores ?

Elle avança le pied en regardant Gilbert avec des yeux ardents et des lèvres frémissantes.

– Partout ! Citez ; voyons, monsieur Gilbert, citez.

– J’ai dit partout, répondit froidement Gilbert, parce qu’en effet j’ai étudié partout, madame, dans la chaumière et dans le palais, dans la ville et dans le désert, sur nous et sur la bête, sur moi et sur les autres, comme il convient à un homme qui chérit la science et qui va la prendre partout où elle est, c’est-à-dire partout.

La reine, vaincue, lança un regard terrible à Gilbert, qui lui, de son côté, continuait à la regarder avec une fixité désespérante.

Elle s’agita convulsivement et en se retournant, renversa le petit guéridon sur lequel on venait de lui servir son chocolat dans une tasse de Sèvres.

Gilbert vit tomber la table, vit se briser la tasse, mais ne bougea point.

Le rouge monta au visage de Marie-Antoinette ; elle porta une main froide et humide à son front brûlant, et, prête à lever de nouveau les yeux sur Gilbert, elle n’osa.

Seulement, elle prétexta pour elle-même un mépris plus grand que l’insolence.

– Et sous quel maître avez-vous étudié ? continua la reine, reprenant la conversation au même endroit où elle l’avait laissée.

– Je ne sais comment répondre à Sa Majesté sans courir le risque de la blesser encore.

La reine sentit l’avantage que venait de lui offrir Gilbert, et se jeta dessus comme une lionne sur sa proie.

– Me blesser, moi ! Vous, me blesser, vous ! s’écria-t-elle. Oh ! monsieur, que dites-vous là, vous, blesser une reine ! Vous vous méprenez, je vous jure. Ah ! monsieur le docteur Gilbert, vous n’avez pas étudié la langue française à d’aussi bonnes sources que la médecine. On ne blesse pas les gens de ma qualité, monsieur le docteur Gilbert, on les fatigue, voilà tout.

Gilbert salua et fit un pas vers la porte, mais sans qu’il fût possible à la reine de découvrir sur son visage la moindre trace de colère, le moindre signe d’impatience.

La reine, au contraire, trépignait de rage ; elle fit un bond comme pour retenir Gilbert.

Il comprit.

– Pardon, madame, dit-il ; c’est vrai, j’ai eu le tort impardonnable d’oublier que, médecin, je suis appelé devant une malade. Excusez-moi, madame ; désormais je m’en souviendrai.

Et il revint.

– Votre Majesté, continua-t-il, me paraît toucher à une crise nerveuse. J’oserai lui demander de ne s’y point abandonner ; tout à l’heure elle n’en serait plus maîtresse. En ce moment, le pouls doit être suspendu, le sang afflue au cœur : Votre Majesté souffre, Votre Majesté est prête d’étouffer, et peut-être serait-il prudent qu’elle fît appeler une de ses femmes.

La reine fit un tour dans la chambre, et, se rasseyant :

– Vous vous appelez Gilbert ? demanda-t-elle.

– Gilbert, oui, madame.

– C’est étrange ! j’ai un souvenir de jeunesse dont la bizarre insistance vous blesserait sans doute beaucoup, si je vous le disais. N’importe ! blessé, vous vous guérirez, vous qui n’êtes pas moins solide philosophe que savant médecin.

Et la reine sourit ironiquement.

– C’est cela, madame, dit Gilbert, souriez et domptez peu à peu vos nerfs par la raillerie, c’est une des plus belles prérogatives de la volonté intelligente que de se commander ainsi à soi-même. Domptez, madame, domptez, mais sans forcer cependant.

Cette prescription du médecin fut faite avec une telle suavité de bonhomie, que la reine, tout en sentant l’ironie profonde qu’elle enfermait, ne put s’offenser de ce que Gilbert venait de lui dire.

Seulement elle revint à la charge, reprenant l’attaque où elle l’avait laissée :

– Ce souvenir dont je vous parle, acheva-t-elle, le voici.

Gilbert s’inclina en signe qu’il écoutait.

La reine fit un effort, et fixa son regard sur le sien.

– J’étais dauphine alors, et j’habitais Trianon. Il y avait dans les parterres un petit garçon tout noir, tout terreux, tout rechigné, une manière de petit Jean-Jacques, qui sarclait, bêchait, échenillait avec ses petites pattes crochues. Il s’appelait Gilbert.

– C’était moi, madame, dit flegmatiquement Gilbert.

– Vous ? fit Marie-Antoinette, avec une explosion de haine. Mais j’avais donc raison ! mais vous n’êtes donc pas un homme d’études !

– Je pense que puisque Votre Majesté a si bonne mémoire, elle se rappelle aussi les époques, dit Gilbert. C’était en 1772, si je ne me trompe, que le petit garçon jardinier dont parle Votre Majesté fouillait la terre pour gagner sa vie dans les parterres de Trianon. Nous sommes en 1789. Il y a donc dix-sept ans, madame, que les choses que vous dites se sont passées. C’est beaucoup d’années au temps où nous vivons. C’est beaucoup plus qu’il n’en faut pour faire du sauvage un savant ; l’âme et l’esprit fonctionnent vite en certaines conditions, comme poussent vite en serre chaude les plantes et les fleurs ; les révolutions, Madame, sont les serres chaudes de l’intelligence. Votre Majesté me regarde, et malgré la netteté de son regard, elle ne remarque pas que l’enfant de seize ans est devenu un homme de trente-trois ; elle a donc tort de s’étonner que l’ignorant, le naïf petit Gilbert soit devenu, au souffle de deux révolutions, un savant et un philosophe.

– Ignorant, soit… mais naïf, naïf, avez-vous dit, s’écria furieusement la reine ; je crois que vous avez appelé le petit Gilbert naïf ?

– Si je me suis trompé, madame, ou si j’ai loué ce petit garçon d’une qualité qu’il n’avait pas, j’ignore en quoi Votre Majesté peut savoir mieux que moi qu’il possédât le défaut contraire.

– Oh ! ceci, c’est autre chose, dit la reine assombrie ; peut-être parlerons-nous de cela un jour ; mais en attendant, revenons à l’homme, je vous prie, à l’homme savant, à l’homme perfectionné, à l’homme parfait que j’ai sous les yeux.

Ce mot parfait, Gilbert ne le releva point. Il comprenait trop que c’était une nouvelle insulte.

– Revenons-y, madame, répondit simplement Gilbert, et dites dans quel but Votre Majesté lui a fait donner l’ordre de passer chez elle.

– Vous vous proposez pour médecin du roi, dit-elle. Or, vous comprenez, monsieur, que j’ai trop à cœur la santé de mon époux pour la confier à un homme que je ne connaîtrais point parfaitement.

– Je me suis proposé, madame, dit Gilbert, et j’ai été accepté sans que Votre Majesté puisse concevoir justement le moindre soupçon de mon incapacité ou de mon zèle. Je suis un médecin politique surtout, madame, recommandé par M. de Necker. Quant au reste, si le roi a jamais besoin de ma science, je lui serai bon médecin physique, autant que la science humaine peut être utile à l’œuvre du créateur. Mais ce que je serai surtout au roi, madame, outre bon conseiller et bon médecin, c’est un bon ami.

– Un bon ami ! s’écria la reine avec une nouvelle explosion de mépris. Vous, monsieur ! un ami du roi !

– Assurément, répondit tranquillement Gilbert ; pourquoi non, madame ?

– Ah ! oui, toujours en vertu de vos pouvoirs secrets, à l’aide de votre science occulte, murmura-t-elle. Qui sait ? nous venons de voir les Jacques et les Maillotins ; nous revenons peut-être au moyen âge ! Vous ressuscitez les philtres et les charmes. Vous allez gouverner la France par la magie ; vous allez être Faust ou Nicolas Flamel.

– Je n’ai point cette prétention, madame.

– Hé ! que ne l’avez-vous, monsieur ! Combien de monstres plus cruels que ceux des jardins d’Armide, plus cruels que Cerbère, vous endormiriez au seuil de notre enfer !

Lorsqu’elle prononça ce mot : vous endormiriez, la reine attacha son regard plus investigateur que jamais sur le docteur.

Cette fois, Gilbert rougit malgré lui.

Ce fut une joie indéfinissable pour Marie-Antoinette ; elle sentit que cette fois le coup qu’elle avait porté avait fait une véritable blessure.

– Car vous endormez, continua-t-elle ; vous qui avez étudié partout et sur tout, vous avez sans doute étudié la science magnétique avec les endormeurs de notre siècle, avec ces gens qui font du sommeil une trahison et qui lisent leurs secrets dans le sommeil des autres !

– En effet, madame, j’ai souvent et longtemps étudié sous le savant Cagliostro.

– Oui, celui qui pratiquait et faisait pratiquer à ses adeptes ce vol moral dont je parlais tout à l’heure, celui qui à l’aide de ce sommeil magique, et que j’appellerai, moi, infâme, celui qui prenait aux uns les âmes, aux autres le corps.

Gilbert comprit encore, et cette fois pâlit au lieu de rougir.

La reine en tressaillit de joie jusqu’au fond du cœur.

– Ah ! misérable, murmura-t-elle, moi aussi je t’ai blessé, et je vois le sang.

Mais les émotions les plus profondes ne se faisaient pas visibles pour longtemps sur le visage de Gilbert. S’approchant donc de la reine qui, toute joyeuse de sa victoire, le regardait imprudemment :

– Madame, dit-il, Votre Majesté aurait tort de contester à ces savants hommes dont vous parlez le plus bel apanage de leur science, ce pouvoir d’endormir non pas des victimes, mais des sujets par le sommeil magnétique : vous auriez tort, surtout, de leur contester le droit qu’ils ont de poursuivre, par tous les moyens possibles, une découverte dont les lois, une fois reconnues et régularisées, sont peut-être appelées à révolutionner le monde.

Et en s’approchant de la reine, Gilbert l’avait regardée à son tour avec cette puissance de volonté sous laquelle la nerveuse Andrée avait succombé.

La reine sentit qu’un frisson courait dans ses veines à l’approche de cet homme.

– Infamie ! dit-elle, sur les hommes qui abusent de certaines pratiques sombres et mystérieuses pour perdre les âmes ou les corps !… Infamie sur ce Cagliostro !…

– Ah ! répondit Gilbert avec un accent pénétré, gardez-vous, madame, de juger avec tant de sévérité les fautes que commettent les créatures humaines.

– Monsieur !

– Toute créature est sujette à l’erreur, madame ; toute créature nuit à la créature, et sans l’égoïsme individuel, qui fait la sûreté générale, le monde ne serait qu’un vaste champ de bataille. Ceux-là sont les meilleurs qui sont bons, voilà tout. D’autres vous diraient : ceux-là sont les meilleurs qui sont moins mauvais. L’indulgence doit être plus grande, madame, à proportion que le juge est plus élevé. En haut du trône où vous êtes, vous avez moins que personne le droit d’être sévère pour les fautes d’autrui. Sur le trône de la terre, soyez la suprême indulgence, comme sur le trône du ciel, Dieu est la suprême miséricorde.

– Monsieur, dit la reine, je regarde d’un autre œil que vous mes droits, et surtout mes devoirs, je suis sur le trône pour punir et récompenser.

– Je ne crois pas, madame. À mon avis, au contraire vous êtes sur le trône, vous, femme et reine, pour concilier et pour pardonner.

– Je suppose que vous ne moralisez pas, monsieur.

– Vous avez raison, madame, et je ne fais que répondre à Votre Majesté. Ce Cagliostro, par exemple, madame, dont vous parliez tout à l’heure et dont vous contestiez la science, je me rappelle, moi – et c’est un souvenir antérieur à vos souvenirs de Trianon –, je me rappelle que, dans les jardins du château de Taverney, il eut l’occasion de donner à la dauphine de France une preuve de cette science, je ne sais laquelle, madame, dont elle a dû garder une profonde mémoire : car cette preuve l’avait cruellement impressionnée, impressionnée au point qu’elle s’évanouit.

Gilbert à son tour frappait ; il est vrai qu’il frappait au hasard, mais le hasard le servit et il frappa si juste que la reine devint affreusement pâle.

– Oui, dit-elle d’une voix rauque, oui, en effet, il m’a fait voir en rêve une hideuse machine ; mais, jusqu’à présent, je ne sache pas que cette machine existe en réalité.

– Je ne sais ce qu’il vous a fait voir, madame, reprit Gilbert satisfait de l’effet produit, mais ce que je sais, c’est qu’on ne peut contester le titre de savant à l’homme qui prend, sur les autres hommes, ses semblables, une pareille puissance.

– Ses semblables… murmura dédaigneusement la reine.

– Soit, je me trompe, reprit Gilbert, et sa puissance est d’autant plus grande qu’il courbe à son niveau, sous le joug de la peur, la tête des rois et des princes de la terre.

– Infamie ! infamie ! vous dis-je encore, contre ceux qui abusent de la faiblesse ou de la crédulité.

– Infâmes ! avez-vous dit, ceux qui usent de la science ?

– Chimères, mensonges, lâchetés !

– Qu’est-ce à dire ? demanda Gilbert avec calme.

– C’est-à-dire que ce Cagliostro est un lâche charlatan, et que son prétendu sommeil magnétique est un crime.

– Un crime !

– Oui, un crime, continua la reine, car il est le résultat d’un breuvage, d’un philtre, d’un empoisonnement dont la justice humaine, que je représente, saura atteindre et punir les auteurs.

– Madame, madame, reprit Gilbert avec la même patience, indulgence, s’il vous plaît, pour ceux qui ont failli en ce monde.

– Ah ! vous avouez donc ?

La reine se trompait, et, d’après la douceur de la voix de Gilbert, croyait qu’il implorait pour lui-même.

Elle se trompait ; c’était un avantage que Gilbert n’avait garde de laisser échapper.

– Quoi ! dit-il en dilatant sa prunelle enflammée sous laquelle Marie-Antoinette fut contrainte de baisser les yeux comme à la réflexion d’un rayon de soleil.

La reine demeura interdite, et cependant faisant un effort :

– On n’interroge pas plus une reine qu’on ne la blesse, dit-elle ; sachez encore cela, vous qui êtes nouveau venu à la cour ; mais vous parliez, ce me semble, de ceux qui ont failli, et vous me demandiez l’indulgence.

– Hélas ! madame, dit Gilbert, quelle est la créature humaine sans reproche, celle qui a su si bien s’enfermer dans la profonde carapace de sa conscience que le regard des autres n’y pût pénétrer ? C’est là ce qui s’appelle souvent la vertu. Soyez indulgente, madame.

– Mais à ce compte, reprit imprudemment la reine, il n’y a donc pas de vertueuse créature pour vous, monsieur, pour vous, l’élève de ces hommes dont le regard va chercher la vérité même au fond des consciences ?

– Cela est vrai, madame.

Elle éclata de rire sans se soucier de cacher le mépris que ce rire renfermait.

– Oh ! par grâce ! monsieur, s’écria-t-elle, veuillez donc vous souvenir que vous ne parlez pas sur une place publique, à des idiots, à des paysans ou a des patriotes.

– Je sais à qui je parle, madame, croyez-le bien, répliqua Gilbert.

– Plus de respect, alors, monsieur, ou plus d’adresse ; repassez vous-même toute votre vie, sondez les profondeurs de cette conscience que, malgré leur génie et leur expérience, les hommes qui ont travaillé partout doivent posséder comme le commun des mortels ; rappelez-vous bien tout ce que vous pouvez avoir songé de bas, de nuisible, de criminel, tout ce que vous pouvez avoir commis de cruautés, d’attentats, de… crimes même. Ne m’interrompez pas, et quand vous aurez fait la somme de tout cela, monsieur le docteur, baissez la tête, devenez humble, ne vous approchez pas avec cet orgueil insolent de la demeure des rois, qui, jusqu’à nouvel ordre du moins, sont institués par Dieu pour pénétrer l’âme des criminels, sonder les replis des consciences et appliquer, sans pitié comme sans appel, les châtiments aux coupables. Voilà, monsieur, continua la reine, ce qu’il convient que vous fassiez. On vous saura gré de votre repentir. Croyez moi, le meilleur moyen de guérir une âme aussi malade que la vôtre, ce serait de vivre dans la solitude, loin des grandeurs qui donnent aux hommes des idées fausses de leur propre valeur. Je vous conseillerais donc de ne pas vous rapprocher de la cour, et de renoncer à soigner le roi dans ses maladies. Vous avez une cure à faire dont Dieu vous saura plus de gré que d’aucune cure étrangère : la vôtre. L’antiquité avait un proverbe là-dessus, monsieur : Ipse cura medice17.

Gilbert, au lieu de se révolter contre cette proposition que la reine regardait comme la plus désagréable des conclusions, répondit avec douceur :

– Madame, j’ai déjà fait tout ce que Votre Majesté me recommande de faire.

– Et qu’avez-vous fait, monsieur ?

– J’ai médité.

– Sur vous-même ?

– Sur moi, oui, madame.

– Et… à propos de votre conscience ?

– Surtout à cause de ma conscience, madame.

– Croyez-vous alors que je sois suffisamment instruite de ce que vous y avez vu ?

– J’ignore ce que veut me dire Votre Majesté, mais je le comprends ; combien de fois un homme de mon âge doit avoir offensé Dieu ?

– Vraiment, vous parlez de Dieu !

– Oui.

– Vous !

– Pourquoi pas ?

– Un philosophe ! Est-ce que les philosophes croient en Dieu ?

– Je parle de Dieu et je crois en lui.

– Et vous ne vous retirez pas ?

– Non, madame, je reste.

– Monsieur Gilbert, prenez garde.

Et le visage de la reine prit une indéfinissable expression de menace.

– Oh ! j’ai bien réfléchi, madame, et ces réflexions m’ont conduit à savoir que je ne vaux pas moins qu’un autre : chacun a ses péchés. J’ai appris cet axiome, non pas en feuilletant les livres, mais en fouillant la conscience d’autrui.

– Universel et infaillible, n’est-ce pas ? dit la reine avec ironie.

– Hélas ! madame, sinon universel, sinon infaillible, du moins bien savant en misères humaines, bien éprouvé en douleurs profondes. Et cela est si vrai que je vous dirais, rien qu’à voir le cercle de vos yeux fatigués, rien qu’à voir cette ligne qui s’étend de l’un à l’autre de vos sourcils, rien qu’à voir ce pli qui crispe les coins de votre bouche – contraction que l’on appelle du nom prosaïque de rides – je vous dirais, madame, combien vous avez subi d’épreuves rigoureuses, combien de fois votre cœur a battu d’angoisse, combien de fois ce cœur s’est abandonné confiant pour se réveiller trompé. Je vous dirai tout cela, madame, quand vous le voudrez ; je le dirai, sûr de n’être point démenti ; je vous le dirai, en attachant un regard qui sait et qui veut lire ; et lorsque vous aurez senti le poids de ce regard, quand vous aurez senti le plomb de cette curiosité pénétrer au fond de votre âme, comme la mer sent le plomb de la sonde qui partage ses abîmes, alors, vous comprendrez que je puis beaucoup, madame, et que si je m’arrête, il faut que l’on m’en sache gré au lieu de me provoquer à la guerre.

Ce langage, soutenu par une fixité terrible de la volonté de provocation de l’homme à la femme, ce mépris de toute étiquette en présence de la reine firent un effet indicible sur Marie-Antoinette.

Elle sentit comme un brouillard tomber sur son front et glacer ses idées, elle sentit sa haine changée en effroi, elle laissa tomber ses mains alourdies et fit un pas en arrière pour fuir l’approche de ce danger inconnu.

– Et maintenant, madame, dit Gilbert qui voyait clairement ce qui se passait en elle, comprenez-vous qu’il me soit bien aisé de savoir ce que vous cachez à tout le monde, et ce que vous vous cachez à vous-même ; comprenez-vous qu’il me soit aisé de vous étendre là sur cette chaise que vos doigts vont chercher par instinct pour y trouver un appui.

– Oh ! fit la reine épouvantée, car elle sentait passer jusqu’à son cœur des frissons inconnus.

– Que je dise en moi-même un mot que je ne veux pas dire, continua Gilbert, que je formule une volonté à laquelle je renonce, et vous allez tomber foudroyée en mon pouvoir. Vous doutez, madame ; oh ! ne doutez pas, vous me tenteriez peut-être, et si une fois vous me tentiez !… Mais non, vous ne doutez point, n’est-ce pas ?

La reine, à demi renversée, haletante, oppressée, éperdue, se cramponnait au dossier de son fauteuil avec l’énergie du désespoir et la rage d’une inutile défense.

– Oh ! continua Gilbert, croyez bien ceci, madame, c’est que si je n’étais le plus respectueux, le plus dévoué, le plus humblement prosterné de vos sujets, je vous convaincrais par une expérience terrible. Oh ! ne craignez rien. Je m’incline humblement, vous dis-je, devant la femme plus encore que devant la reine. Je frémis d’avoir une pensée qui effleure seulement votre pensée, je me tuerais plutôt que de chercher à gêner votre âme.

– Monsieur, monsieur, s’écria la reine en frappant l’air de ses bras comme pour repousser Gilbert qui se tenait à plus de trois pas d’elle.

– Et cependant, continua Gilbert, vous m’avez fait enfermer à la Bastille. Vous ne regrettez qu’elle soit prise que parce que le peuple, en la prenant, m’en a ouvert les portes. Votre haine éclate dans vos yeux contre un homme à qui vous n’avez personnellement rien à reprocher. Et, tenez, tenez, je le sens, depuis que je détends l’influence avec laquelle je vous contenais, qui sait si vous ne recommencez pas à reprendre le doute avec la respiration.

Et, en effet, depuis que Gilbert avait cessé de lui commander des yeux et de la main, Marie-Antoinette s’était relevée presque menaçante, comme l’oiseau qui, débarrassé des suffocations de la cloche pneumatique, essaie de reprendre ses chants et son vol.

– Ah ! vous doutez, vous raillez, vous méprisez. Eh bien ! voulez-vous que je vous dise, madame, une idée terrible qui m’a passé par l’esprit ; voilà ce que j’ai été sur le point de faire, madame : je vous condamnais à me révéler vos peines les plus intimes, vos secrets les plus cachés ; je vous forçais à les écrire ici sur cette table que vous touchez en ce moment, et plus tard réveillée, revenue à vous, je vous eusse prouvé par votre écriture même combien est peu chimérique ce pouvoir que vous semblez contester ; combien surtout est réelle la patience, le dirai-je, oui, je le dirai, la générosité de l’homme que vous venez d’insulter, que vous insultez depuis une heure sans qu’il vous en ait un seul instant donné le droit ou le prétexte.

– Me forcer à dormir, me forcer à parler en dormant, moi ! moi ! s’écria la reine toute pâlissante, vous l’eussiez osé, monsieur ? Mais savez-vous ce que c’est que cela ? Connaissez-vous la portée de la menace que vous me faites ? Mais c’est un crime de lèse-majesté, monsieur. Songez-y, c’est un crime qu’une fois réveillée, une fois remise en possession de moi-même, un crime que j’eusse fait punir de mort.

– Madame, dit Gilbert suivant du regard l’émotion vertigineuse de la reine, ne vous hâtez pas d’accuser et surtout de menacer. Certes, j’eusse endormi Votre Majesté. Certes, j’eusse arraché à la femme tous ses secrets, mais, croyez-le bien, ce n’eût certes pas été dans une occasion comme celle-ci, ce n’eût point été dans un tête-à-tête entre la reine et son sujet, entre la femme et un homme étranger ; non, j’eusse endormi la reine, c’est vrai, et rien ne m’eût été plus facile, mais je ne me fusse point permis de l’endormir, je ne me fusse point permis de la faire parler sans avoir un témoin.

– Un témoin ?

– Oui, madame, un témoin qui eût recueilli fidèlement toutes vos paroles, tous vos gestes, tous les détails enfin de la scène que j’eusse provoquée, afin, cette scène accomplie de ne pas vous laisser à vous-même un seul instant de doute.

– Un témoin ! monsieur, répéta la reine épouvantée, et quel eut été ce témoin ? Mais, songez-y, monsieur, le crime eût été double, car, en ce cas, vous vous fussiez adjoint un complice.

– Et si ce complice, madame, n’eût été autre que le roi ? dit Gilbert.

– Le roi ! s’écria Marie-Antoinette avec une épouvante qui trahit l’épouse plus énergiquement que n’eût pu faire la confession de la somnambule. Oh ! monsieur Gilbert ! monsieur Gilbert !

– Le roi, ajouta tranquillement Gilbert, le roi, votre époux, votre soutien, votre défenseur naturel. Le roi, qui vous eût raconté à votre réveil, madame, combien j’avais été à la fois respectueux et fier en prouvant ma science à la plus vénérée des souveraines.

Et après avoir achevé ces mots, Gilbert laissa à la reine tout le temps d’en méditer la profondeur.

La reine demeura pendant plusieurs minutes dans un silence que troublait le bruit de sa respiration entrecoupée.

– Monsieur, reprit-elle enfin, après tout ce que vous venez de me dire, il faut que vous soyez un ennemi mortel…

– Ou un ami à l’épreuve, madame.

– Impossible, monsieur, l’amitié ne peut vivre à côté de la crainte ou de la défiance.

– L’amitié, madame, allant de sujet à reine, ne peut vivre que par la confiance que le sujet inspire. Vous vous serez déjà dit, n’est-ce pas, que celui-là n’est pas un ennemi, auquel au premier mot on ôte le moyen de nuire, surtout lorsque le premier il s’interdit l’usage de ses armes.

– Ce que vous dites là, monsieur, on doit y croire ? fit la reine avec attention et inquiétude, en regardant Gilbert d’un air pénétré.

– Pourquoi n’y croiriez-vous pas, madame, lorsque vous avez toutes les preuves de ma sincérité ?

– On change, monsieur, on change.

– Madame, j’ai fait le vœu que certains hommes illustres dans le maniement des armes dangereuses faisaient avant d’entrer en expédition. Je n’userai jamais de mes avantages que pour repousser les torts qu’on me voudra faire. Non pour offense, mais pour défense ; telle est ma devise.

– Hélas ! dit la reine humiliée.

– Je vous comprends, madame. Vous souffrez de voir votre âme aux mains du médecin, vous qui vous révoltiez parfois d’y abandonner votre corps. Prenez courage, prenez confiance. Celui-là veut bien vous conseiller, qui vous a donné aujourd’hui la preuve de longanimité que vous avez reçue de moi. Je veux vous aimer, madame ; je veux que l’on vous aime. Les idées que j’ai déjà données au roi, je les discuterai avec vous.

– Docteur, prenez-y garde ! fit gravement la reine, vous m’avez prise au piège ; après avoir fait peur à la femme, vous croyez pouvoir gouverner la reine.

– Non, madame, répondit Gilbert ; je ne suis pas un misérable spéculateur. J’ai mes idées, je comprends que vous ayez les vôtres. Je repousse dès à présent cette accusation que vous porteriez éternellement contre moi de vous avoir effrayée pour subjuguer votre raison. Je dis plus, vous êtes la première femme en qui je trouve à la fois toutes les passions de la femme et toutes les facultés dominatrices de l’homme. Vous pouvez être à la fois une femme et un ami. Toute l’humanité se renfermerait en vous au besoin. Je vous admire et je vous servirai. Je vous servirai sans rien recevoir de vous, uniquement pour vous étudier, madame. Je ferai plus encore pour votre service ; au cas où je vous paraîtrais un meuble de palais par trop gênant ; au cas où l’impression de la scène d’aujourd’hui ne s’effacerait pas de votre mémoire, je vous demande, je vous prie de m’éloigner.

– Vous éloigner ! s’écria la reine avec une joie qui n’échappa point à Gilbert.

– Eh bien ! c’est conclu, madame, répliqua-t-il avec un admirable sang-froid. Je ne dirai même pas au roi ce que j’avais à lui dire, et je partirai. Faut-il que j’aille bien loin pour vous rassurer, madame ?

Elle le regarda, surprise de cette abnégation.

– Je vois, dit-il, ce que pense Votre Majesté. Plus instruite qu’on ne croit de ces mystères de l’influence magnétique qui l’effrayaient tout à l’heure, Votre Majesté se dit qu’à distance je serai aussi dangereux et aussi inquiétant.

– Comment cela ? fit la reine.

– Oui, je le répète, madame, celui qui voudrait nuire à quelqu’un par les moyens que vous venez de reprocher à mes maîtres et à moi, pourrait exercer son action nuisible aussi bien à cent lieues, aussi bien à mille qu’à trois pas. Ne craignez rien, madame, je n’y tâcherai point.

La reine demeura un moment pensive et ne sachant que répondre à cet homme étrange, qui faisait ainsi flotter ses résolutions les plus arrêtées.

Tout à coup un bruit de pas, au fond des corridors, fit lever la tête à Marie-Antoinette.

– Le roi, dit-elle, le roi qui vient.

– Alors, madame, répondez-moi, je vous en prie : faut-il que je reste, faut-il que je parte ?

– Mais…

– Hâtez-vous, madame, je puis éviter le roi, si vous le désirez ; Votre Majesté m’indiquera une porte par laquelle je me retirerai.

– Restez, lui dit la reine.

Gilbert s’inclina, tandis que Marie-Antoinette cherchait à lire sur ses traits à quel point le triomphe serait plus révélateur que n’avait été la colère ou l’inquiétude.

Gilbert resta impassible.

– Au moins, se dit la reine, eût-il dû manifester de la joie.

Chapitre XXXIII.
Le conseil §

Le roi entra vivement et lourdement comme à son habitude.

Il avait un air affairé, curieux, qui contrastait singulièrement avec la rigidité glacée du maintien de la reine.

Les fraîches couleurs du roi ne l’avaient pas abandonné. Matinal et tout fier de la bonne santé qu’il avait humée avec l’air du matin, il soufflait bruyamment, et appuyait avec vigueur son pied sur les parquets.

– Le docteur ? dit-il ; qu’est devenu le docteur ?

– Bonjour, Sire. Comment allez-vous, ce matin ? Êtes-vous bien fatigué ?

– J’ai dormi six heures, c’est mon lot. Je vais très bien. L’esprit est net. Vous êtes un peu pâle, madame. Le docteur, on m’a dit que vous l’aviez mandé ?

– Voici M. le docteur Gilbert, fit la reine en démasquant l’embrasure de la fenêtre, dans laquelle le docteur s’était tapi jusqu’à ce moment.

Le front du roi s’éclaircit aussitôt, puis :

– Ah ! j’oubliais ! dit-il. Vous avez mandé le docteur ; c’est donc que vous souffriez ?

La reine rougit.

– Vous rougissez ? lui dit Louis XVI.

Elle devint pourpre.

– Encore quelque secret ? fit le roi.

– Quel secret, monsieur ? interrompit la reine avec hauteur.

– Vous ne m’entendez pas, je vous dis que vous qui avez vos médecins favoris, vous ne pouvez avoir appelé le docteur Gilbert sans le désir que je vous connais…

– Lequel ?

– De toujours me cacher quand vous souffrez.

– Ah ! fit la reine un peu remise.

– Oui, continua Louis XVI, mais prenez-y garde ; M. Gilbert est de mes confidents à moi, et si vous lui contez quelque chose, il me le rapportera.

Gilbert sourit.

– Pour cela, non, Sire, dit-il.

– Bien, voilà que la reine corrompt mes gens.

Marie-Antoinette fit entendre un de ces petits rires étouffés qui signifient seulement que l’on veut interrompre la conversation, ou que cette conversation fatigue beaucoup.

Gilbert comprit, le roi ne comprit pas.

– Voyons, docteur, dit-il, puisque cela divertit la reine, contez-moi ce qu’elle vous disait.

– Je demandais au docteur, interrompit à son tour Marie-Antoinette, pourquoi vous l’aviez mandé d’aussi bonne heure. J’avoue en effet que sa présence à Versailles dès le matin m’intrigue et m’inquiète.

– J’attendais le docteur, répliqua le roi en s’assombrissant, pour causer politique avec lui.

– Ah ! fort bien ! dit la reine.

Et elle s’assit comme pour écouter.

– Venez, docteur, reprit le roi en se dirigeant vers la porte.

Gilbert salua profondément la reine et se prépara à suivre Louis XVI.

– Où allez-vous ? s’écria la reine ; quoi ! vous partez ?

– Nous n’avons pas à converser de choses bien gaies, madame ; autant vaut épargner à la reine un souci de plus.

– Vous appelez soucis des douleurs ! s’écria majestueusement la reine.

– Raison de plus, ma chère.

– Restez, je le veux, dit-elle. Monsieur Gilbert, je suppose que vous ne me désobéirez pas.

– Monsieur Gilbert ! monsieur Gilbert ! fit le roi très dépité.

– Eh bien ! quoi ?

– Eh ! M. Gilbert qui devait me donner un avis, qui devait causer librement avec moi, suivant sa conscience, M. Gilbert ne le fera plus.

– Pourquoi donc ? fit la reine.

– Parce que vous serez là, madame.

Gilbert fit comme un geste, auquel la reine attacha tout de suite une signification importante.

– En quoi, dit-elle pour l’appuyer, M. Gilbert risquera-t-il de me déplaire s’il parle suivant sa conscience ?

– C’est facile à comprendre, madame, dit le roi ; vous avez votre politique à vous ; elle n’est pas toujours la nôtre. En sorte que…

– En sorte que M. Gilbert, vous me le dites clairement, est fort dissident avec ma politique.

– Cela doit être, madame, répondit Gilbert, d’après les idées que Votre Majesté me connaît. Seulement Votre Majesté peut être bien assurée que je dirai la vérité aussi librement devant elle qu’en présence du roi seul.

– Ah ! c’est déjà quelque chose, fit Marie-Antoinette.

– La vérité n’est pas toujours bonne à dire, se hâta de murmurer Louis XVI.

– Si elle est utile ? dit Gilbert.

– Ou seulement bien intentionnée, ajouta la reine.

– Pour cela, nous n’en douterons pas, interrompit Louis XVI. Mais si vous étiez sage, madame, vous laisseriez au docteur l’entière liberté de langage… dont j’ai besoin.

– Sire, répondit Gilbert, puisque la reine provoque elle-même la vérité, puisque je sais l’esprit de Sa Majesté assez noble et assez puissant pour ne la pas craindre, je préfère parler devant mes deux souverains.

– Sire, dit la reine, je le demande.

– J’ai foi dans la sagesse de Votre Majesté, dit Gilbert en s’inclinant devant la reine. Il s’agit du bonheur et de la gloire de Sa Majesté le roi.

– Vous avez raison d’avoir foi, dit la reine, Commencez monsieur.

– Tout cela, c’est fort beau, continua le roi, qui s’entêtait, suivant sa coutume ; mais enfin la question est délicate, et je sais bien que, quant à moi, vous m’embarrasserez beaucoup.

La reine ne put retenir un mouvement d’impatience ; elle se leva, puis se rassit en plongeant son regard rapide et froid dans la pensée du docteur.

Louis XVI, voyant qu’il ne restait aucun moyen d’échapper à la question ordinaire et extraordinaire, s’assit avec un gros soupir dans son fauteuil en face de Gilbert.

– De quoi s’agit-il ? demanda la reine après que cette sorte de conseil se fut ainsi constitué et installé.

Gilbert regarda le roi une dernière fois comme pour lui demander l’autorisation de parler sans contrainte.

– Allez ! mon Dieu, allez, monsieur, répliqua le roi, puisque la reine le veut.

– Eh bien ! madame, dit le docteur, j’instruirai en peu de mots Votre Majesté du but de ma visite matinale à Versailles. Je venais conseiller à Sa Majesté de se rendre à Paris.

Une étincelle tombant sur les quarante milliers de poudre que renfermait alors l’Hôtel de Ville, n’eût pas produit l’explosion que ces paroles firent éclater dans le cœur de la reine :

– Le roi à Paris ! le roi ! Oh !

Et elle poussa un cri d’horreur qui fit tressaillir Louis XVI.

– Là, fit le roi en regardant Gilbert, que vous disais-je, docteur !

– Le roi, continua la reine, le roi dans une ville en proie à la révolte ; le roi au milieu des fourches et des faux ; le roi parmi ces hommes qui ont massacré les Suisses, qui ont assassiné M. de Launay et M. de Flesselles ; le roi traversant la place de l’Hôtel-de-Ville et marchant dans le sang de ses défenseurs !… Vous êtes un insensé, monsieur, pour avoir parlé ainsi. Oh ! je vous le répète, vous êtes un insensé.

Gilbert baissa les yeux comme un homme que le respect contient ; mais il ne répondit pas une parole.

Le roi, remué jusqu’au fond de l’âme, se retourna sur son fauteuil comme un torturé sur le gril des inquisiteurs.

– Est-il possible qu’une pareille idée, poursuivit la reine, se soit logée dans une tête intelligente, dans un cœur français ? Quoi ! monsieur, vous ne savez donc pas que vous parlez au successeur de saint Louis, à l’arrière-petit-fils de Louis XIV ?

Le roi battait le tapis du pied.

– Je ne suppose pas, cependant, poursuivit encore la reine, que vous désiriez enlever au roi le secours de ses gardes et de son armée ; que vous cherchiez à le tirer de son palais, qui est une forteresse, pour l’exposer seul et nu à ses ennemis acharnés ; vous n’avez pas le désir de faire assassiner le roi, n’est-ce pas, monsieur Gilbert ?

– Si je croyais que Votre Majesté eût un instant l’idée que je sois capable d’une pareille trahison, je ne serais pas un insensé, je me regarderais comme un misérable. Mais Dieu merci ! madame, vous n’y croyez pas plus que moi-même. Non, je suis venu donner ce conseil à mon roi parce que je crois le conseil bon, et même supérieur à tous les autres.

La reine crispa ses doigts sur sa poitrine, avec tant de violence qu’elle fit craquer la batiste sous sa pression.

Le roi haussa les épaules avec un léger mouvement d’impatience.

– Mais, pour Dieu ! dit-il, écoutez-le, madame il sera toujours temps de dire non quand vous l’aurez entendu.

– Le roi a raison, madame, dit Gilbert ; car, ce que j’ai à dire à Vos Majestés, vous ne le savez point ; vous vous croyez, madame, au milieu d’une armée sûre, dévouée, prête à mourir pour vous : erreur ! parmi les régiments français, moitié conspire avec les régénérateurs pour l’idée révolutionnaire.

– Monsieur ! s’écria la reine, prenez garde, vous insultez l’armée !

– Tout au contraire, madame, dit Gilbert j’en fais l’éloge. On peut respecter sa reine, et se dévouer à son roi, tout en aimant sa patrie et en se dévouant à sa liberté.

La reine lança sur Gilbert un regard flamboyant comme un éclair.

– Monsieur, lui dit-elle, ce langage…

– Oui, ce langage vous blesse, madame, je comprends cela ; car, selon toute probabilité, Votre Majesté l’entend pour la première fois.

– Il faudra bien s’y accoutumer, murmura Louis XVI avec le bon sens résigné qui faisait sa principale force.

– Jamais ! s’écria Marie-Antoinette ; jamais !

– Voyons, écoutez ! écoutez ! s’écria le roi ; je trouve ce que dit le docteur plein de raison.

La reine se rassit frémissante.

Gilbert continua.

– Je disais donc, madame, que j’ai vu Paris, moi, et que vous n’avez pas même vu Versailles. Savez-vous ce que veut faire en ce moment Paris ?

– Non, dit le roi inquiet.

– Il ne veut pas prendre une seconde fois la Bastille, peut-être, dit la reine avec mépris.

– Assurément, non, madame, continua Gilbert ; mais Paris sait qu’il y a une autre forteresse entre le peuple et son roi. Paris se propose de réunir les députés des quarante-huit districts qui le composent, et d’envoyer ces députés à Versailles.

– Qu’ils y viennent, qu’ils y viennent ! s’écria la reine avec une farouche joie. Oh ! ils y seront les bien reçus.

– Attendez, madame, répondit Gilbert, et prenez garde, ces députés ne viendront pas seuls.

– Et avec qui viendront-ils ?

– Ils viendront appuyés par vingt mille hommes de gardes nationales.

– De gardes nationales, dit la reine, qu’est-ce que cela ?

– Ah ! madame, ne parlez pas légèrement de cette institution ; elle deviendra un jour une puissance ; elle liera et déliera.

– Vingt mille hommes ! s’écria le roi.

– Eh ! monsieur, reprit à son tour la reine, vous avez ici dix mille hommes qui valent cent mille révoltés ; appelez-les, appelez-les, vous dis-je, les vingt mille scélérats ! Ils trouveront ici leur châtiment et l’exemple dont a besoin toute cette fange révolutionnaire que je balayerais, moi, en huit jours, si l’on m’écoutait seulement une heure.

Gilbert secoua tristement la tête.

– Oh ! madame, dit-il, comme vous vous trompez, ou plutôt comme on vous a trompée. Hélas ! hélas ! y songez-vous, la guerre civile provoquée par une reine ! une seule l’a fait, et elle a emporté avec elle au tombeau l’épithète terrible d’étrangère.

– Provoquée par moi, monsieur, comment entendez-vous cela ? Est-ce moi qui ai tiré sur la Bastille sans provocation ?

– Eh ! madame, dit le roi, au lieu de conseiller la violence, écoutez d’abord la raison.

– La faiblesse !

– Voyons, Antoinette, écoutez, dit le roi sévèrement ; ce n’est pas une mince affaire que l’arrivée de vingt mille hommes qu’il faudra faire mitrailler ici.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Continuez, monsieur, dit-il, continuez.

– Toutes ces haines qui s’échauffent par l’éloignement, toutes ces fanfaronnades qui deviennent du courage à l’occasion, tout ce pêle-mêle d’une bataille dont l’issue est incertaine, épargnez-le au roi et à vous-même, madame, dit le docteur ; vous pouvez par la douceur dissiper cette armée que vos violences accroîtront peut-être. La foule veut venir au roi, prévenons-la ; laissez le roi aller à la foule ; laissez-le, environné qu’il est aujourd’hui de son armée, faire preuve demain d’audace et d’esprit politique. Ces vingt mille hommes dont nous parlons pourraient peut-être conquérir le roi. Laissez le roi seul aller conquérir les vingt mille hommes, car ces vingt mille hommes, madame, c’est le peuple.

Le roi ne put s’empêcher de faire un signe d’assentiment que Marie-Antoinette saisit au passage.

– Malheureux ! dit-elle à Gilbert, mais vous ne savez donc pas ce que voudra dire la présence du roi à Paris dans les conditions où vous la demandez ?

– Parlez, madame.

– Cela veut dire : « J’approuve… » ; cela veut dire : « Vous avez bien fait de tuer mes Suisses… » ; cela veut dire : « Vous avez bien fait de massacrer mes officiers, de mettre à feu et à sang ma belle capitale ; vous avez bien fait de me détrôner enfin ! Merci, messieurs, merci ! »

Et un sourire dédaigneux passa sur les lèvres de Marie-Antoinette.

– Non, madame, dit Gilbert, Votre Majesté se trompe.

– Monsieur !…

– Cela voudra dire : « Il y a eu quelque justice dans la douleur du peuple. Je viens pardonner ; c’est moi qui suis le chef et le roi ; c’est moi qui suis à la tête de la Révolution française, comme jadis Henri III s’est mis à la tête de la Ligue. Vos généraux sont mes officiers ; vos gardes nationaux, mes soldats ; vos magistrats, mes gens d’affaires. Au lieu de me pousser, suivez-moi si vous le pouvez. La grandeur de mon pas prouvera encore une fois que je suis le roi de France, le successeur de Charlemagne. »

– Il a raison, fit tristement le roi.

– Oh ! s’écria la reine, Sire, par grâce ! n’écoutez pas cet homme, cet homme est votre ennemi !

– Madame, fit Gilbert, voilà Sa Majesté qui vous dira elle-même ce qu’elle pense de mes paroles.

– Je pense, monsieur, dit le roi, que vous êtes jusqu’ici le seul qui ayez osé me dire la vérité.

– La vérité ! s’écria la reine. Oh ! que me dites-vous là, grand Dieu !

– Oui, madame, reprit Gilbert, et, croyez-le bien, la vérité, dans ce moment, est le seul flambeau qui puisse empêcher de rouler dans l’abîme le trône et la royauté.

Et, en disant ces paroles, Gilbert s’inclina humblement jusque sur les genoux de Marie-Antoinette.

Chapitre XXXIV.
Décision §

Pour la première fois, la reine parut profondément touchée. Était-ce du raisonnement, était-ce de l’humilité du docteur ?

D’ailleurs, le roi s’était levé d’un air décidé. Il songeait à l’exécution.

Cependant, par cette habitude qu’il avait de ne rien faire sans consulter la reine :

– Madame, lui dit-il, approuvez-vous ?…

– Il le faut bien, monsieur, répondit Marie-Antoinette.

– Je ne vous demande pas l’abnégation, madame, dit le roi avec impatience.

– Que demandez-vous donc alors ?

– Je vous demande une conviction qui fortifie la mienne.

– Vous me demandez une conviction ?

– Oui.

– Oh ! si ce n’est que cela, je suis convaincue, monsieur.

– De quoi ?

– Que le moment est arrivé qui va faire de la monarchie l’État le plus déplorable et le plus avilissant qui existe au monde.

– Oh ! dit le roi, vous exagérez. Déplorable, je le veux bien, mais avilissant, c’est impossible.

– Monsieur, il vous a été légué un sombre héritage par les rois vos aïeux, fit tristement Marie-Antoinette.

– Oui, dit Louis XVI, un héritage que j’ai la douleur de vous faire partager, madame.

– Veuillez permettre, Sire, repartit Gilbert, qui s’apitoyait au fond du cœur sur la profonde infortune de ces souverains déchus ; je ne crois pas qu’il y ait lieu, pour Votre Majesté, de voir l’avenir si effrayant qu’elle le dit. Une monarchie despotique a cessé, un empire constitutionnel commence.

– Eh ! monsieur, dit le roi, suis-je donc l’homme qu’il faut pour fonder un pareil empire en France ?

– Mais pourquoi non, Sire ? fit la reine, un peu réconfortée par les paroles de Gilbert.

– Madame, reprit le roi, je suis un homme de bon sens et un homme savant. Je vois clair au lieu de chercher à voir trouble, et je sais précisément tout ce que je n’ai pas besoin de savoir pour administrer ce pays. Du jour où l’on me précipite du haut de l’inviolabilité des princes absolus, du jour où on laisse à découvert en moi l’homme simple, je perds toute la force factice qui, seule, était nécessaire au gouvernement de la France, puisqu’à bien dire Louis XIII, Louis XIV et Louis XV se sont parfaitement soutenus grâce à cette force factice. Que faut-il aux Français aujourd’hui ? Un maître. Je ne me sens capable que d’être un père. Que faut-il aux révolutionnaires ? Un glaive. Je ne me sens pas la force de frapper.

– Vous ne vous sentez pas la force de frapper ! s’écria la reine, de frapper des gens qui enlèvent les biens de vos enfants, et qui veulent briser sur votre front, et les uns après les autres, tous les fleurons de la couronne de France ?

– Que répondrai-je ? dit Louis XVI avec calme ; répondrai-je non ? Je soulèverai encore chez vous des orages qui me gênent dans ma vie. Vous savez haïr, vous. Oh ! tant mieux pour vous. Vous savez même être injuste, je ne vous le reproche pas, c’est une immense qualité chez les dominateurs.

– Me trouveriez-vous injuste envers la Révolution, par hasard, dites ?

– Ma foi ! oui.

– Vous dites oui, Sire ; vous dites oui !

– Si vous étiez simple citoyenne, ma chère Antoinette, vous ne me parleriez pas comme vous faites.

– Je ne le suis pas.

– Voilà bien pourquoi je vous excuse, mais cela ne veut pas dire que je vous approuve. Non, madame, non, résignez-vous ; nous sommes venus au trône de France dans un moment de tourmente ; il nous faudrait la force de pousser en avant ce char armé de faux qu’on appelle la Révolution, et la force nous manque.

– Tant pis ! s’écria Marie-Antoinette, car c’est sur nos enfants qu’il passera.

– Hélas ! je le sais, mais enfin nous ne le pousserons pas.

– Nous le ferons reculer, Sire.

– Oh ! fit Gilbert avec un accent profond, prenez garde, madame, en reculant il vous écrasera.

– Monsieur, dit la reine avec impatience, je remarque que vous poussez loin la franchise de vos conseils.

– Je me tairai, madame.

– Eh ! mon Dieu ! laissez-le dire, fit le roi, ce qu’il vous annonce là, s’il ne l’a pas lu dans vingt feuilles qui le disent depuis huit jours, c’est qu’il n’a pas voulu le lire. Sachez-lui gré au moins de ne pas envelopper d’amertume la vérité de sa parole.

Marie-Antoinette se tut.

Puis avec un soupir douloureux :

– Je me résume, dit-elle, ou plutôt je me répète ; aller à Paris de votre propre mouvement, c’est sanctionner tout ce qui s’est fait.

– Oui, fit le roi, je le sais bien.

– C’est humilier, c’est renier votre armée qui s’apprêtait à vous défendre.

– C’est épargner le sang français.

– C’est déclarer désormais que l’émeute et la violence pourront imprimer aux volontés du roi telle direction qui conviendra aux émeutiers et aux traîtres.

– Madame, je crois que vous avez eu la bonté d’avouer, tout à l’heure, que j’avais eu le bonheur de vous convaincre.

– Oui, tout à l’heure, je l’avoue, un coin du voile s’est levé devant moi. Maintenant, oh ! monsieur, maintenant, je redeviens aveugle, comme vous dites, et j’aime mieux voir au dedans de moi-même les splendeurs auxquelles m’a accoutumé l’éducation, la tradition, l’histoire ; j’aime mieux me voir toujours reine que de me sentir une mauvaise mère pour ce peuple qui m’outrage et qui me hait.

– Antoinette ! Antoinette ! dit Louis XVI effrayé de la pâleur subite qui venait d’envahir les joues de la reine, et qui n’était autre chose que le présage d’une violente tempête de colère.

– Oh ! non, non, Sire, je parlerai, répondit la reine.

– Faites attention, madame.

Et du coin de l’œil le roi montrait le docteur à Marie-Antoinette.

– Eh ! monsieur, s’écria la reine, sait tout ce que je vais dire… Il sait même tout ce que je pense, ajouta-t-elle avec un souvenir amer de la scène qui venait d’avoir lieu entre elle et Gilbert ; ainsi pourquoi me contiendrais-je ? Monsieur, d’ailleurs, a été pris par nous pour confident, et je ne sais pourquoi je redouterais quelque chose ! Je sais qu’on vous emporte, Sire, je sais qu’on vous entraîne, pareil au malheureux prince de mes chères ballades allemandes… Où allez-vous ?… Je n’en sais rien. Mais vous allez, vous allez, d’où vous ne reviendrez jamais !

– Eh ! non, madame, je vais tout bonnement à Paris, répondit Louis XVI.

Marie-Antoinette haussa les épaules.

– Me croyez-vous folle, dit-elle d’une voix sourdement irritée. Vous allez à Paris ; bien. Mais qui vous dit que Paris n’est pas ce gouffre que je ne vois pas, mais que je devine ? Pourquoi, dans le tumulte qui se fera nécessairement autour de vous, pourquoi ne vous tuerait-on point ? Qui sait d’où vient la balle perdue ? Qui sait, parmi cent mille poings menaçants, quel est celui qui a poussé le couteau ?

– Oh ! de ce côté-là, madame, ne craignez rien, ils m’aiment ! s’écria le roi.

– Oh ! ne me dites pas cela, vous me feriez pitié, Sire. Ils vous aiment, et ils tuent, ils égorgent, ils massacrent ceux qui vous représentent sur la terre, vous, un roi ! vous, l’image de Dieu ! Eh bien ! le gouverneur de la Bastille, c’était votre représentant, c’était l’image du roi. Croyez-le bien, je ne me ferai pas taxer d’exagération : s’ils ont tué Launay, ce brave et fidèle serviteur, ils vous eussent tué, Sire, s’ils vous eussent tenu à sa place ; et cela bien plus facilement que lui, car ils vous connaissent, et ils savent qu’au lieu de vous défendre vous eussiez tendu le flanc.

– Concluez, dit le roi.

– Mais je croyais avoir conclu, Sire.

– Ils me tueront ?

– Oui, Sire.

– Eh bien ?

– Et mes enfants ! s’écria la reine.

Gilbert pensa qu’il était temps d’intervenir.

– Madame, dit-il, le roi sera tellement respecté à Paris, et sa présence y causera de tels transports, que si j’ai une crainte, ce n’est pas pour le roi, mais pour les fanatiques capables de se faire écraser sous les pieds de ses chevaux, comme les fakirs hindous sous les roues du char de leur idole.

– Oh ! monsieur, monsieur ! s’écria Marie-Antoinette.

– Cette marche à Paris sera un triomphe, madame.

– Mais, Sire, vous ne répondez pas.

– C’est que je suis un peu de l’avis du docteur, madame.

– Et vous êtes impatient, n’est-ce pas, s’écria la reine, de jouir de ce triomphe !

– Le roi, en ce cas, aurait raison, et cette impatience prouverait le sens profondément droit avec lequel Sa Majesté juge les hommes et les choses. Plus Sa Majesté se hâtera, plus le triomphe sera grand.

– Oui, vous croyez cela, monsieur ?

– J’en suis sûr, car le roi en tardant peut perdre tout le bénéfice de la spontanéité. On peut prendre, songez-y bien, madame, on peut prendre ailleurs l’initiative d’une demande qui alors changerait, aux yeux des Parisiens, la position de Sa Majesté, et le ferait en quelque sorte obtempérer à un ordre.

– Voyez-vous ! s’écria la reine, le docteur avoue : on vous ordonnerait. Oh ! Sire, mais voyez donc !

– Le docteur ne dit pas qu’on ait ordonné, madame.

– Patience, patience ! perdez le temps, Sire, et la demande ou plutôt l’ordre arrivera.

Gilbert crispa légèrement sa lèvre avec un sentiment de contrariété que la reine saisit aussitôt, si rapidement qu’il eut passé sur son visage.

– Qu’ai-je dit ? murmura-t-elle, pauvre folle que je suis, j’ai parlé contre moi-même.

– En quoi, madame ? demanda le roi.

– En ceci que, par un délai, je vous ferai perdre le bénéfice de votre initiative, et que, cependant, j’ai à vous demander un délai.

– Ah ! madame ! madame ! demandez tout, exigez tout, excepté cela.

– Antoinette, dit le roi en secouant la tête, vous avez juré de me perdre.

– Oh ! Sire, fit la reine avec un accent de reproche qui décela toutes les angoisses de son cœur, pouvez-vous bien me parler ainsi !

– Pourquoi essayer de retarder ce voyage, alors ? demanda le roi.

– Songez-y, madame, en pareille circonstance, l’opportunité, c’est tout. Songez quel poids ont les heures qui passent en de pareils moments, quand tout un peuple furieux les compte au fur et à mesure qu’elles sonnent.

– Pas aujourd’hui, monsieur Gilbert. Demain, Sire, s’écria-t-elle, oh ! demain ; accordez-moi jusqu’à demain, et je vous jure que je ne m’opposerai plus à ce voyage.

– Un jour perdu, murmura le roi.

– Vingt-quatre longues heures, dit Gilbert, songez-y, songez-y, madame.

– Sire, il le faut, dit la reine suppliante.

– Une raison, au moins, dit le roi.

– Rien que mon désespoir, Sire, rien que mes larmes, rien que mes supplications.

– Mais d’ici à demain qu’arrivera-t-il, le sait-on ? dit le roi, tout bouleversé à la vue du désespoir de la reine.

– Que voulez-vous qu’il arrive ? demanda la reine, en regardant Gilbert d’un air suppliant.

– Oh ! dit Gilbert, là-bas, rien encore ; un espoir, fût-il vague comme un nuage, suffira pour les faire attendre jusqu’à demain, mais…

– Mais c’est ici, n’est-ce pas ? dit le roi.

– Oui, Sire, c’est ici.

– C’est l’Assemblée ?

Gilbert fit un signe de tête.

– L’Assemblée, continua le roi, qui, avec les hommes comme M. Monnier, M. Mirabeau, M. Sieyès, est capable de m’envoyer quelque adresse qui m’ôtera tout le bénéfice de ma bonne volonté.

– Eh bien ! alors, tant mieux, s’écria la reine avec une sombre fureur, parce qu’alors vous refuserez, parce qu’alors vous garderez votre dignité de roi, parce que vous n’irez pas à Paris, et que s’il faut soutenir ici la guerre, eh bien ! nous la soutiendrons ; parce que s’il faut mourir ici, eh bien ! nous y mourrons, mais en gens illustres et intacts que nous sommes ; en rois, en maîtres, en chrétiens qui se fient à Dieu, duquel ils tiennent la couronne.

En voyant cette exaltation fiévreuse de la reine, Louis XVI comprit qu’il n’y avait en ce moment rien autre chose à faire que d’y céder.

Il fit un signe à Gilbert, et, s’avançant vers Marie-Antoinette dont il prit la main :

– Calmez-vous, madame, il sera fait comme vous le désirez. Vous savez, chère épouse, que, pour ma vie, je ne voudrais rien faire qui vous fût désagréable, car j’ai l’affection la plus légitime pour une femme de votre mérite, et surtout de votre vertu.

Et Louis XVI appuya sur ces mots avec une inexprimable noblesse, relevant ainsi de toutes ses forces la reine tant calomniée, et cela aux yeux d’un témoin capable de rapporter au besoin ce qu’il avait vu et entendu.

Cette délicatesse toucha profondément Marie-Antoinette, qui, serrant entre ses deux mains la main que lui tendait le roi :

– Eh bien ! jusqu’à demain, Sire, pas plus tard, c’est le dernier délai ; mais celui-là je vous le demande en grâce, à genoux ; demain, à l’heure que vous voudrez, c’est moi qui vous le jure, vous partirez pour Paris.

– Prenez garde, madame, le docteur est témoin, dit le roi en souriant.

– Sire, vous ne m’avez jamais vu manquer à ma parole, répliqua la reine.

– Non, seulement j’avoue une chose.

– Laquelle ?

– C’est qu’il me tarde, résignée au fond comme vous paraissez l’être, de savoir pourquoi vous me demandez vingt-quatre heures de retard. Attendez-vous quelque nouvelle de Paris, quelque nouvelle d’Allemagne ? S’agit-il… ?

– Ne m’interrogez pas, Sire.

Le roi était curieux, comme Figaro était paresseux, avec délices.

– S’agit-il d’une arrivée de troupes, d’un renfort, d’une combinaison politique ?

– Sire ! Sire ! murmura la reine d’un ton de reproche.

– S’agit-il… ?

– Il ne s’agit de rien, répondit la reine.

– Alors c’est un secret ?

– Eh bien ! oui ; secret de femme inquiète, voilà tout.

– Caprice, n’est-ce pas ?

– Caprice, si vous voulez.

– Loi suprême !

– C’est vrai. Que n’en est-il pas en politique comme en philosophie ? Que n’est-il permis aux rois d’ériger leurs caprices politiques en suprêmes lois !

– On y viendra, soyez tranquille. Quant à moi, c’est déjà fait, dit le roi en plaisantant. Ainsi, à demain.

– À demain, reprit tristement la reine.

– Gardez-vous le docteur, madame ? demanda le roi.

– Oh ! non, non, dit la reine avec une sorte de vivacité qui fit sourire Gilbert.

– Je l’emmènerai donc.

Gilbert s’inclina une troisième fois devant Marie-Antoinette, qui cette fois lui rendit son salut plutôt en femme qu’en reine.

Puis le roi s’acheminant vers la porte, il suivit le roi.

– Il me semble, dit le roi en traversant la galerie, que vous êtes bien avec la reine, monsieur Gilbert ?

– Sire, répondit le docteur, c’est une faveur dont je suis redevable à Votre Majesté.

– Vive le roi ! s’écrièrent les courtisans, déjà affluant dans les antichambres, quand Louis XVI parut.

– Vive le roi ! répéta dans la cour une foule d’officiers et de soldats étrangers qui se pressait aux portes du palais.

Ces acclamations se prolongeant et grossissant firent au cœur de Louis XVI une joie que jamais peut-être il n’avait sentie en des occasions semblables, occasions si nombreuses cependant.

Quant à la reine, assise comme elle était restée près de la fenêtre, où elle venait de passer de si terribles instants, lorsqu’elle entendit les cris de dévouement et d’amour qui accueillaient le roi à son passage, et qui s’en allaient mourir au loin, sous les portiques et au plus épais des ombrages :

– Vive le roi ! dit-elle. Oh ! oui, vive le roi ! Il vivra, le roi, et cela malgré toi, infâme Paris. Gouffre odieux, abîme sanglant, tu n’engloutiras pas cette victime !… Je te l’arracherai, moi, et cela, tiens, avec ce bras si faible, si maigre, qui te menace en ce moment, et te voue à l’exécration du monde et à la vengeance de Dieu !

Et, disant ces mots avec une violence de haine qui eût effrayé les plus furieux amis de la Révolution, s’il leur eût été donné de voir et d’entendre, la reine étendit vers Paris son bras faible et resplendissant sous la dentelle comme une épée qui jaillit de son fourreau.

Puis elle appela madame Campan, celle de ses femmes en laquelle elle avait le plus de confiance, et s’enferma dans son cabinet, en consignant la porte pour tout le monde.

Chapitre XXXV.
Le plastron §

Le lendemain se leva ; brillant et pur comme la veille, un soleil éblouissant dorait les marbres et le sable de Versailles.

Les oiseaux groupés par milliers sur les premiers arbres du parc saluaient de leurs cris assourdissants le nouveau jour de chaleur et de gaieté promis à leurs amours.

La reine était levée à cinq heures. Elle fit prier le roi de passer chez elle aussitôt qu’on l’aurait réveillé.

Louis XVI, un peu fatigué par la réception d’une députation de l’Assemblée qui était venue la veille, et à laquelle il avait été forcé de répondre – c’était le commencement des discours –, Louis XVI avait dormi un peu plus tard pour réparer sa fatigue et pour qu’il ne fût pas dit qu’en lui la nature perdrait quelque chose.

Aussi, à peine l’eut-on habillé, que la prière de la reine lui parvint comme il passait l’épée ; il fronça légèrement le sourcil.

– Quoi ! dit-il, la reine est déjà levée ?

– Oh ! depuis longtemps, Sire.

– Est-elle malade encore ?

– Non, Sire.

– Et que me veut la reine de si bon matin ?

– Sa Majesté ne l’a pas dit.

Le roi prit un premier déjeuner, qui se composait d’un bouillon avec un peu de vin, et passa chez Marie-Antoinette.

Il trouva la reine tout habillée, comme pour la cérémonie. Belle, pâle, imposante, elle accueillit son mari avec ce froid sourire qui brillait comme un soleil d’hiver sur les joues de la reine, alors que, dans les grandes réceptions de la cour, il fallait jeter un rayon à la foule.

Ce regard et ce sourire, le roi n’en comprit pas la tristesse. Il se préoccupait déjà d’une chose, à savoir de la résistance probable qu’allait faire Marie-Antoinette au projet arrêté la veille.

– Encore quelque nouveau caprice, pensait-il.

Voilà pourquoi il fronçait le sourcil.

La reine ne manqua point de fortifier en lui par les premiers mots qu’elle fit entendre, cette opinion.

– Sire, dit-elle, depuis hier, j’ai bien réfléchi.

– Allons, nous y voilà, s’écria le roi.

– Renvoyez, je vous prie, tout ce qui n’est pas de l’intimité.

Le roi, maugréant, donna ordre à ses officiers de s’éloigner.

Une seule des femmes de la reine demeura près de Leurs Majestés : c’était madame Campan.

Alors, la reine, appuyant ses deux belles mains sur le bras du roi :

– Pourquoi êtes-vous déjà tout habillé ? dit-elle ; c’est mal.

– Comment, mal ! Pourquoi ?

– Ne vous avais-je point fait demander de ne vous point habiller avant de passer ici ? Je vous vois la veste et l’épée. J’espérais que vous seriez venu en robe de chambre.

Le roi la regarda tout surpris.

Cette fantaisie de la reine éveillait en lui une foule d’idées étranges, dont la nouveauté même rendait l’invraisemblance encore plus forte.

Son premier mouvement fut la défiance et l’inquiétude.

– Qu’avez-vous ? dit-il à la reine. Prétendez-vous retarder ou empêcher ce dont nous sommes convenus hier ensemble ?

– Nullement, Sire.

– Je vous en prie, n’est-ce pas, plus de raillerie sur un sujet de cette gravité. Je dois, je veux aller à Paris ; je ne puis plus m’en dispenser. Ma maison est commandée ; les personnes qui m’accompagneront sont dès hier soir désignées.

– Sire, je ne prétends rien, mais…

– Songez, dit le roi en s’animant par degrés pour se donner du courage, songez que déjà la nouvelle de mon voyage à Paris a dû parvenir aux Parisiens, qu’ils se sont préparés, qu’ils m’attendent ; que les sentiments très favorables que selon la prédiction de Gilbert ce voyage a jetés dans les esprits, peuvent se changer en une hostilité désastreuse. Songez enfin…

– Mais, Sire, je ne vous conteste pas ce que vous me faites l’honneur de me dire ; je me suis hier résignée, résignée je suis aujourd’hui.

– Alors, madame, pourquoi ces préambules ?

– Je n’en fais pas.

– Pardon ; pourquoi ces questions sur mon habillement, sur mes projets ?

– Sur l’habillement, à la bonne heure, reprit la reine, en essayant encore de ce sourire qui, à force de s’évanouir, devenait de plus en plus funèbre.

– Que voulez-vous de mon habillement ?

– Je voudrais, Sire, que vous quittassiez votre habit.

– Ne vous paraît-il pas séant ? C’est un habit de soie d’une couleur violette. Les Parisiens sont accoutumés à me voir ainsi vêtu ; ils aimaient chez moi cette couleur, sur laquelle, d’ailleurs, un cordon bleu fait bien. Vous me l’avez dit vous-même assez souvent.

– Je n’ai, Sire, aucune objection à faire contre la nuance de votre habit.

– Alors ?

– C’est contre la doublure.

– Vraiment, vous m’intriguez avec cet éternel sourire… la doublure… quelle plaisanterie !…

– Je ne plaisante plus, hélas !

– Bon, voilà que vous palpez ma veste, à présent ; vous déplaît-elle aussi ? Taffetas blanc et argent, garniture que vous m’avez brodée vous-même, une de mes vestes favorites.

– Je n’ai rien non plus contre la veste.

– Que vous êtes singulière ! c’est le jabot, c’est la chemise de batiste brodée qui vous offusquent ? Eh ! ne dois-je pas faire toilette pour aller voir ma bonne ville de Paris ?

Un amer sourire plissa les lèvres de la reine ; sa lèvre inférieure surtout, celle qu’on lui reprochait tant, à l’Autrichienne, s’épaissit et s’avança comme si elle se fût gonflée de tous les poisons de la colère et de la haine.

– Non, dit-elle, je ne vous reproche pas votre belle toilette, Sire, c’est toujours la doublure, toujours, toujours.

– La doublure… de ma chemise brodée ! ah ! expliquez-vous, enfin.

– Eh bien ! je m’explique ; le roi, haï, gênant, qui va se jeter au milieu de sept cent mille Parisiens ivres de leurs triomphes et de leurs idées révolutionnaires, le roi n’est pas un prince du moyen âge, et cependant il devrait faire aujourd’hui son entrée à Paris dans une bonne cuirasse de fer, sous un armet de bon acier de Milan ; il devrait s’y prendre de façon, ce prince, que pas une balle, pas une flèche, pas une pierre, pas un couteau ne pût trouver le chemin de sa chair.

– C’est vrai, au fond, dit Louis XVI pensif ; mais ma bonne amie, comme je ne m’appelle ni Charles VIII, ni François Ier, ni même Henri IV, comme la monarchie d’aujourd’hui est nue sous le velours et la soie, j’irai nu sous mon habit de soie, et pour mieux dire… j’irai avec un point de mire qui pourra guider les balles. J’ai la plaque des ordres sur le cœur.

La reine poussa un gémissement étouffé.

– Sire, dit-elle, nous commençons à nous entendre. Vous allez voir, vous allez voir que votre femme ne plaisante plus.

Elle fit un signe à madame Campan, qui était restée au fond de la chambre, et celle-ci prit dans un tiroir du chiffonnier de la reine un objet de forme large, plate et oblongue, caché dans une enveloppe de soie.

– Sire, dit la reine, le cœur du roi appartient d’abord à la France, c’est vrai, mais je crois beaucoup qu’il appartient à sa femme et à ses enfants. Pour ma part, je ne veux pas que ce cœur soit exposé aux balles ennemies. J’ai pris mes mesures pour sauver de tout péril mon époux, mon roi, le père de mes enfants.

En même temps elle développait du linge de soie qui l’enfermait un gilet de fines mailles d’acier croisées avec un art si merveilleux qu’on eût dit une étoffe arabe, tant le point de la trame imitait la moire, tant il y avait de souplesse et d’élasticité dans les tissus et le jeu des surfaces.

– Qu’est cela ? dit le roi.

– Regardez, Sire.

– Un gilet, ce me semble.

– Mais oui, Sire.

– Un gilet qui ferme jusqu’au col.

– Avec un petit collet destiné, comme vous le voyez, à doubler le col de la veste ou de la cravate.

Le roi prit le gilet dans ses mains et l’examina curieusement.

La reine, voyant cette bienveillante attention, était pénétrée de joie.

Le roi, lui, semblait compter avec bonheur chacune des mailles de ce réseau merveilleux qui ondulait sous ses doigts avec la malléabilité d’un tricot de laine.

– Mais, dit-il, c’est là de l’admirable acier.

– N’est-ce pas, Sire ?

– Et un travail miraculeux.

– N’est-ce pas ?

– Je ne sais vraiment pas où vous avez pu vous procurer cela.

– Je l’ai acheté hier soir d’un homme qui depuis longtemps me l’avait offert pour le cas où vous iriez en campagne.

– C’est admirable ! admirable ! dit le roi, examinant en artiste.

– Et cela doit aller comme un gilet de votre tailleur, Sire.

– Oh ! croyez-vous ?

– Essayez.

Le roi ne dit mot ; il défit lui-même son habit violet.

La reine tremblait de joie ; elle aida Louis XVI à déposer les ordres, et madame Campan le reste.

Cependant le roi ôtait lui-même son épée. Quiconque à ce moment eût contemplé la figure de la reine l’eût vue illuminée d’une de ces triomphales clartés que reflète la félicité suprême.

Le roi se laissa dépouiller de sa cravate sous laquelle les mains délicates de la reine glissèrent le col d’acier.

Puis Marie-Antoinette elle-même attacha les agrafes de ce corselet qui prenait admirablement la forme du corps, couvrait les entournures, doublé partout d’une fine buffleterie destinée à amortir la pression de l’acier sur les chairs.

Ce gilet descendait plus bas qu’une cuirasse, il défendait tout le corps.

Placées par-dessus, la veste et la chemise le couvraient complètement. Il n’augmentait pas d’une demi-ligne l’épaisseur du corps. Il permettait les gestes sans amener aucune gêne.

– Est-ce bien pesant ? dit la reine.

– Non.

– Voyez donc, mon roi, quelle merveille, n’est-ce pas ? dit la reine, en battant des mains, à madame Campan qui achevait de fermer les boutons des manches du roi.

Madame Campan manifesta sa joie tout aussi naïvement que la reine.

– J’ai sauvé mon roi ! s’écria Marie-Antoinette. Cette cuirasse invisible, essayez-la, placez-la sur une table, essayez de l’entamer avec un couteau, essayez de la trouer avec une balle, essayez ! essayez !

– Oh ! fit le roi d’un air de doute.

– Essayez ! répéta-t-elle dans son enthousiasme.

– Je le ferais volontiers par curiosité, dit le roi.

– Ne le faites pas, c’est inutile, Sire.

– Comment, il est inutile que je vous prouve l’excellence de votre merveille !

– Ah ! que voilà les hommes ! Croyez-vous que j’eusse ajouté foi aux témoignages d’un autre, d’un indifférent lorsqu’il s’agissait de la vie de mon époux, du salut de la France ?

– Il me semble pourtant que c’est là ce que vous avez fait, Antoinette, vous avez ajouté foi…

Elle secoua la tête avec une obstination charmante.

– Demandez, fit-elle en désignant la femme qui était là, demandez à cette bonne Campan ce qu’elle et moi nous avons fait ce matin.

– Quoi donc, mon Dieu ? demanda le roi tout intrigué.

– Ce matin, que dis-je, cette nuit, comme deux folles, nous avons éloigné tout le service, et nous nous sommes enfermées dans sa chambre, à elle, qui est reculée au fond du dernier corps de logis des pages ; or, les pages sont partis hier soir pour les logements à Rambouillet. Nous nous sommes assurées que personne ne pouvait nous surprendre avant que nous eussions effectué notre projet.

– Mon Dieu ! mais vous m’effrayez véritablement. Quels desseins avaient donc ces deux Judith ?

– Judith fit moins, dit la reine ; moins de bruit, surtout. Sauf cela, la comparaison serait merveilleuse. Campan tenait le sac qui renfermait ce plastron ; moi, je portais un long couteau de chasse allemand de mon père, cette lame infaillible qui tua tant de sangliers.

– Judith ! toujours Judith ! s’écria le roi en riant.

– Oh ! Judith n’avait pas ce lourd pistolet que j’ai pris à vos armes et que j’ai fait charger par Weber.

– Un pistolet !

– Sans doute. Il fallait nous voir dans la nuit, peureuses, troublées au moindre bruit, nous dérobant aux indiscrets, filant comme deux souris gourmandes par les corridors déserts. Campan ferma trois portes, matelassa la dernière ; nous accrochâmes le plastron au mur sur le mannequin qui sert à étendre mes robes ; et moi, d’une main solide, je vous jure, j’appliquai un coup de couteau à la cuirasse ; la lame plia, bondit hors de mes mains, et alla se ficher dans le parquet, à notre grande épouvante.

– Peste ! fit le roi.

– Attendez.

– Pas de trou ? demanda Louis XVI.

– Attendez, vous dis-je. Campan ramassa la lame, et me dit : « Vous n’êtes pas assez forte, madame, et votre main tremblait peut-être ; moi, je serai plus robuste, vous allez voir. » Elle saisit donc le couteau et en bourra au mannequin fixé sur le mur un coup tellement bien appliqué, que ma pauvre lame allemande se brisa net sur les mailles. Tenez, voici les deux morceaux, Sire ; je veux vous faire faire un poignard avec ce qui reste.

– Oh ! mais c’est fabuleux, cela, dit le roi ; et pas de brèche ?

– À peu près une égratignure au chaînon supérieur, et il y en a trois l’un sur l’autre, s’il vous plaît.

– Je voudrais voir.

– Vous verrez.

Et la reine se mit à déshabiller le roi avec une prestesse merveilleuse, pour lui faire admirer son idée et ses hauts faits.

– Voici une place un peu gâtée, ce me semble, dit le roi en montrant du doigt une légère dépression produite sur une surface d’environ un pouce.

– C’est la balle du pistolet, Sire.

– Comment, vous avez tiré un coup de pistolet à balles, vous ?

– Je vous montre la balle aplatie, noire encore. Tenez, croyez-vous maintenant que votre existence soit en sûreté ?

– Vous êtes un ange tutélaire, dit le roi qui se mit à dégrafer lentement le gilet pour mieux observer la trace du coup de couteau et la trace de la balle.

– Jugez de ma frayeur, cher roi, dit Marie-Antoinette, quand il me fallut lâcher le coup de pistolet sur la cuirasse. Hélas ! ce n’était rien encore que de faire cet affreux bruit dont j’ai tant de peur ; mais c’est qu’il me semblait, en tirant sur le gilet destiné à vous protéger, que je tirais sur vous-même ; c’est que j’avais crainte de voir un trou dans les mailles, et alors mon travail, mes peines, mon espoir étaient à jamais ruinés.

– Chère femme, dit Louis XVI en dégrafant complètement le gilet, que de reconnaissance !

Et il déposa le plastron sur une table.

– Eh bien ! que faites-vous donc ? demanda la reine.

Et elle prit le gilet qu’elle présenta une seconde fois au roi.

Mais lui, avec un sourire plein de grâce et de noblesse :

– Non, dit-il, merci.

– Vous refusez ? s’écria la reine.

– Je refuse.

– Oh ! mais, songez-y donc, Sire.

– Sire !… supplia madame Campan.

– Mais c’est le salut, mais c’est la vie !

– C’est possible, dit le roi.

– Vous refusez le secours que Dieu lui-même nous envoie.

– Assez ! assez ! dit le roi.

– Oh ! vous refusez ! vous refusez !

– Oui, je refuse.

– Mais ils vous tueront !

– Ma chère, quand les gentilshommes sont en campagne, au XVIIIème siècle, ils y sont en habit de drap, veste et chemise, c’est pour les balles ; quand ils vont sur le terrain d’honneur, ils ne gardent que la chemise, c’est assez pour l’épée. Moi, je suis le premier gentilhomme de France, je ne ferai ni plus ni moins que mes amis. Il y a plus : là où ils prennent du drap, j’ai seul le droit de porter de la soie. Merci, ma chère femme, merci, ma bonne reine, merci.

– Ah ! s’écria la reine, à la fois désespérée et ravie ; pourquoi son armée ne l’entend-elle pas ?

Quant au roi, il avait achevé de s’habiller tranquillement, sans même paraître comprendre l’acte d’héroïsme qu’il venait d’accomplir.

– Est-ce donc une monarchie perdue, murmura la reine, que celle qui trouve de l’orgueil en de pareils moments ?

Chapitre XXXVI.
Le départ §

En sortant de chez la reine, le roi se trouva immédiatement entouré de tous les officiers et de toutes les personnes de sa maison désignées par lui pour faire avec lui le voyage de Paris.

C’étaient MM. de Beauvau, de Villeroy, de Nesle et d’Estaing.

Gilbert attendit, confondu au milieu de la foule, que Louis XVI l’aperçût, ne fût-ce que pour lui jeter en passant un regard.

Il était visible que tout ce monde-là était dans le doute, et qu’on ne pouvait croire à la persistance de cette décision.

– Après déjeuner, messieurs, dit le roi, nous partons.

Puis, apercevant Gilbert :

– Ah ! vous voilà, docteur, continua-t-il ; très bien. Vous savez que je vous emmène.

– À vos ordres, Sire.

Le roi passa dans son cabinet, où il travailla deux heures.

Il entendit ensuite la messe avec toute sa maison, puis, vers neuf heures, il se mit à table.

Le repas se fit avec le cérémonial accoutumé ; seulement, la reine, que l’on voyait depuis la messe avec des yeux gonflés et rouges, voulut, sans y prendre part le moins du monde, assister au repas du roi, afin de demeurer plus longtemps devant lui.

La reine avait amené ses deux enfants, qui, tous deux émus déjà sans doute par les conseils maternels, promenaient leurs yeux inquiets du visage de leur père à la foule des officiers et des gardes.

Les enfants, de temps en temps, essuyaient, en outre, sur l’ordre de leur mère, une larme qui venait poindre à leurs cils, et ce spectacle animait de pitié les uns, de colère les autres, de douleur toute l’assemblée.

Le roi mangea stoïquement. Il parla plusieurs fois à Gilbert sans le regarder ; il parla presque constamment à la reine, et toujours avec une affection profonde.

Enfin il donna des instructions à ses capitaines.

Il achevait son repas lorsqu’on lui vint annoncer qu’une colonne épaisse d’hommes à pied, venant de Paris, apparaissait à l’extrémité de la grande allée qui aboutit à la place d’Armes.

À l’instant même, officiers et gardes s’élancèrent hors de la salle ; le roi leva la tête, regarda Gilbert, mais voyant que Gilbert souriait, il se remit tranquillement à manger.

La reine pâlit, se pencha vers M. de Beauvau pour le prier de s’informer.

M. de Beauvau courut précipitamment dehors.

La reine s’avança vers la fenêtre.

Cinq minutes après, M. de Beauvau rentra.

– Sire, dit-il en rentrant, ce sont les gardes nationaux de Paris qui, sur le bruit qui s’est répandu hier dans la capitale du dessein qu’aurait Votre Majesté d’aller voir les Parisiens, se sont réunis au nombre d’une dizaine de mille pour venir au-devant de vous ; et, tout en venant au-devant de vous, voyant que vous tardiez, ont poussé jusqu’à Versailles.

– Quelles intentions paraissent-ils avoir ? demanda le roi.

– Les meilleures du monde, répondit M. de Beauvau.

– N’importe ! dit la reine, fermez les grilles.

– Gardez-vous-en bien, dit le roi ; c’est bien assez que les portes du palais restent fermées.

La reine fronça le sourcil et lança un coup d’œil à Gilbert.

Celui-ci attendait ce regard de la reine, car la moitié de sa prédiction était réalisée déjà. Il avait promis l’arrivée de vingt mille hommes ; il y en avait déjà dix mille.

Le roi se retourna vers M. de Beauvau.

– Veillez à ce que l’on donne des rafraîchissements à ces braves gens, dit-il.

M. de Beauvau descendit une seconde fois et transmit aux sommeliers les ordres du roi.

Puis il remonta.

– Eh bien ? demanda le roi.

– Eh bien ! Sire, nos Parisiens sont en grande discussion avec MM. les gardes.

– Comment ! fit le roi, il y a discussion ?

– Oh ! de pure courtoisie. Comme ils ont appris que le roi part dans deux heures, ils veulent attendre le départ du roi et marcher derrière le carrosse de Sa Majesté.

– Mais, demanda à son tour la reine, ils sont à pied, je suppose ?

– Oui, madame.

– Eh bien ! mais le roi a des chevaux à sa voiture, et le roi va vite, très vite. Vous savez, monsieur de Beauvau, que le roi a l’habitude d’aller très vite.

Ces mots ainsi accentués signifiaient : « Attachez des ailes à la voiture de Sa Majesté. »

Le roi fit de la main signe d’arrêter le colloque.

– J’irai au pas, dit-il.

La reine poussa un soupir qui ressemblait presque à un cri de colère.

– Il n’est pas juste, ajouta tranquillement Louis XVI, que je fasse courir ces braves gens qui se sont dérangés pour me faire honneur. J’irai au pas, et même au petit pas, afin que tout le monde puisse me suivre.

L’assemblée témoigna son admiration par un murmure approbatif ; mais en même temps on vit sur plusieurs visages le reflet de cette improbation qui éclatait manifestement dans les traits de la reine pour tant de bonté d’âme qu’elle traitait de faiblesse.

Une fenêtre s’ouvrit.

La reine se retourna, étonnée : c’était Gilbert, qui, en sa qualité de médecin, usait de son droit de faire ouvrir pour renouveler l’air de la salle à manger épaissi par l’odeur des mets et la respiration de plus de cent personnes.

Le docteur se plaça derrière les rideaux de cette fenêtre ouverte, et, par la fenêtre ouverte, montèrent les voix de la foule assemblée dans les cours.

– Qu’est-ce que cela ? demanda le roi.

– Sire, répondit Gilbert, ce sont les gardes nationaux qui sont sur le pavé, au grand soleil, et qui doivent avoir bien chaud.

– Pourquoi ne pas les inviter à venir déjeuner avec le roi ? dit tout bas à la reine un de ses officiers favoris.

– Il faudrait les conduire à l’ombre, les mettre dans la cour de marbre, sous les vestibules, partout où il y aura un peu de fraîcheur, dit le roi.

– Dix mille hommes dans les vestibules ! s’écria la reine.

– Répartis partout, ils tiendront, dit le roi.

– Répartis partout ! dit Marie-Antoinette ; mais, monsieur, vous allez leur apprendre le chemin de votre chambre à coucher.

Prophétie de l’effroi, qui devait se réaliser à Versailles même, avant qu’il fût trois mois.

– Ils ont beaucoup d’enfants avec eux, madame, dit doucement Gilbert.

– Des enfants ? fit la reine.

Oui, madame, un grand nombre ont amené leurs enfants comme pour une promenade. Les enfants sont habillés en petits gardes nationaux, tant l’enthousiasme est grand pour la nouvelle institution.

La reine ouvrit la bouche, mais presque aussitôt elle baissa la tête.

Elle avait eu envie de dire une bonne parole, l’orgueil et la haine l’avaient arrêtée.

Gilbert la regarda attentivement.

– Eh ! s’écria le roi, ces pauvres enfants ! Quand on emmène des enfants avec soi, c’est qu’on n’a pas envie de mal faire à un père de famille ; raison de plus pour les mettre à l’ombre, ces pauvres petits. Faites entrer, faites entrer.

Gilbert, secouant alors doucement la tête, parut dire à la reine, qui avait gardé le silence :

– Voilà, madame, voilà ce que vous auriez du dire, je vous en fournissais l’occasion. Le mot eût été répété, et vous y gagniez deux ans de popularité.

La reine comprit ce langage muet de Gilbert, et la rougeur lui monta au front.

Elle sentit sa faute et s’excusa aussitôt par un sentiment d’orgueil et de résistance qu’elle renvoya comme réponse à Gilbert. Pendant ce temps-là, M. de Beauvau s’acquittait auprès des gardes nationaux de la commission du roi.

Alors on entendit des cris de joie, et les bénédictions de cette foule armée admise, d’après les ordres du roi, dans l’intérieur du palais.

Les acclamations, les vœux, les vivats montèrent en tourbillons épais jusqu’aux deux époux, qu’ils rassurèrent sur les dispositions de ce Paris tant redouté.

– Sire, dit M. de Beauvau, quel ordre Votre Majesté fixe-t-elle à son cortège ?

– Et cette discussion de la garde nationale avec mes officiers ? demanda le roi.

– Oh ! Sire, évaporée, évanouie, les braves gens sont tellement heureux, qu’ils disent maintenant : « Nous irons où l’on nous mettra. Le roi est à nous aussi bien qu’aux autres ; partout où il ira, il sera à nous. »

Le roi regarda Marie-Antoinette crispée par un sourire ironique, sa lèvre dédaigneuse.

– Dites aux gardes nationaux, dit Louis XVI, qu’ils se mettent où ils voudront.

– Votre Majesté, dit la reine, n’oubliera pas que c’est un droit inaliénable de ses gardes du corps d’entourer le carrosse.

Les officiers, voyant le roi un peu incertain, s’approchèrent pour appuyer la reine.

– C’est juste, au fond, dit le roi. Eh bien ! on verra.

M. de Beauvau et M. de Villeroy partirent pour prendre leurs rangs et donner les ordres.

Dix heures sonnaient à Versailles.

– Allons, dit le roi, je travaillerai demain. Ces braves gens ne doivent pas attendre.

Le roi se leva.

Marie-Antoinette ouvrit les bras et vint embrasser le roi. Les enfants se pendirent en pleurant au cou de leur père ; Louis XVI, attendri, s’efforça de se soustraire doucement à leurs étreintes : il voulait cacher l’émotion qui n’aurait pas tardé à déborder.

La reine arrêtait tous les officiers, saisissait celui-ci par le bras, celui-là par son épée.

– Messieurs ! messieurs ! disait-elle.

Et cette éloquente exclamation leur recommandait le roi qui venait de descendre.

Tous mirent la main à leur cœur et à leur épée.

La reine sourit pour remercier.

Gilbert demeurait parmi les derniers.

– Monsieur, lui dit la reine, c’est vous qui avez conseillé ce départ au roi ; c’est vous qui avez décidé le roi, malgré mes supplications. Songez, monsieur, que vous avez pris une effrayante responsabilité devant l’épouse et devant la mère !

– Je le sais, madame, répondit froidement Gilbert.

– Et vous me ramènerez le roi sain et sauf, monsieur ! dit la reine avec un geste solennel.

– Oui, madame.

– Songez que vous me répondez de lui sur votre tête !

Gilbert s’inclina.

– Songez-y, sur votre tête ! répéta Marie-Antoinette avec la menace et l’impitoyable autorité d’une reine absolue.

– Sur ma tête, dit le docteur en s’inclinant, oui, madame, et ce gage, je le regarderais comme un otage de peu de valeur si je croyais le roi menacé ; mais je l’ai dit, madame, c’est au triomphe que je conduis aujourd’hui Sa Majesté.

– Je veux des nouvelles toutes les heures, ajouta la reine.

– Vous en aurez, madame, je vous jure.

– Partez maintenant, monsieur, j’entends les tambours ; le roi va se mettre en route.

Gilbert s’inclina, et disparaissant par le grand escalier, se trouva en face d’un aide de camp de la maison du roi qui le cherchait de la part de Sa Majesté.

On le fit monter dans un carrosse qui appartenait à M. de Beauvau, le grand-maître des cérémonies n’ayant pas voulu qu’il se plaçât, n’ayant pas fait ses preuves, dans un des carrosses du roi.

Gilbert sourit en se voyant seul dans ce carrosse armorié, M. de Beauvau étant à cheval et caracolant près de la portière royale.

Puis, il lui vint à l’idée qu’il était ridicule à lui d’occuper ainsi une voiture ayant couronne et blason.

Ce scrupule lui durait encore, quand au milieu de la foule des gardes nationaux qui serrait les carrosses, il entendit ces mots chuchotés par des gens qui se penchaient curieusement pour le regarder :

– Ah ! celui-là, c’est le prince de Beauvau !

– Eh ! dit un camarade, tu te trompes.

– Mais si, puisque le carrosse est aux armes du prince.

– Aux armes… aux armes… Je te dis que cela n’y fait rien. Pardieu ! les armes, qu’est-ce que cela prouve ?

– Cela prouve que si les armes de M. de Beauvau sont sur la voiture, c’est M. de Beauvau qui doit être dedans.

– M. de Beauvau, est-ce un patriote ? demanda une femme.

– Heuh ! fit le garde national.

Gilbert sourit encore.

– Mais je te dis, répliqua le premier contradicteur, que ce n’est pas le prince ; le prince est gras, celui-là est maigre ; le prince a un habit de commandant des gardes ; celui-là est en habit noir c’est l’intendant.

Un murmure désobligeant accueillit la personne de Gilbert défiguré par ce titre peu flatteur.

– Eh non ! mort diable ! cria une grosse voix au son de laquelle tressaillit Gilbert, la voix d’un homme qui, avec ses coudes et ses poings, se fit passage vers la voiture ; non, ce n’est ni M. de Beauvau, ni son intendant, c’est ce brave et fameux patriote et même le plus fameux des patriotes. Eh ! monsieur Gilbert, que diable faites-vous dans le carrosse d’un prince ?

– Tiens, c’est vous, père Billot, s’écria le docteur. Vous ici !

– Pardieu ! je me suis bien gardé de manquer l’occasion, répondit le fermier.

– Et Pitou ? demanda Gilbert.

– Oh ! il n’est pas loin. Holà ! Pitou, avance ici ; voyons, passe.

Et Pitou, sur cette invitation, se glissa, par un rude jeu des épaules, jusqu’auprès de Billot, et vint saluer avec admiration Gilbert.

– Bonjour, monsieur Gilbert, dit-il.

– Bonjour, Pitou ; bonjour, mon ami.

– Gilbert ! Gilbert ! qui est cela ? demanda la foule.

– Ce que c’est que la gloire ! pensait le docteur. Bien connu à Villers-Cotterêts, oui, mais à Paris, vive la popularité !

Il descendit du carrosse, qui se remit à aller au pas, et, s’appuyant sur le bras de Billot, il continua la route à pied au milieu de la foule.

Il raconta alors en peu de mots au fermier sa visite à Versailles, les bonnes dispositions du roi et de la famille royale. Il fit en quelques minutes une telle propagande de royalisme dans ce groupe, que, naïfs et charmés, ces braves gens, encore faciles aux bonnes impressions, poussèrent un long cri de « Vive le roi ! » qui s’en alla, grossi par les files précédentes, assourdir Louis XVI en son carrosse.

– Je veux voir le roi, dit Billot électrisé, il faut que je le voie de près. J’ai fait le chemin pour cela. Je le veux juger par son visage. Un œil d’honnête homme, cela se devine. Approchons, approchons, monsieur Gilbert, voulez-vous ?

– Attendez, cela va nous être aisé, dit Gilbert, car je vois un aide de camp de M. de Beauvau qui cherche quelqu’un de ce côté.

En effet, un cavalier, manœuvrant avec toutes sortes de précautions parmi ces groupes de marcheurs fatigués mais joyeux, cherchait à gagner la portière du carrosse qu’avait quitté Gilbert.

Gilbert l’appela.

– N’est-ce pas le docteur Gilbert que vous cherchez, monsieur ? demanda-t-il.

– Lui-même, répondit l’aide de camp.

– En ce cas, c’est moi.

– Bon ! M. de Beauvau vous fait appeler de la part du roi.

Ces mots retentissants firent ouvrir les yeux à Billot, et les rangs à la foule ; Gilbert s’y glissa, suivi de Billot et de Pitou, à la suite du cavalier qui répétait :

– Ouvrez-vous, messieurs, ouvrez-vous ; passage, au nom du roi ! messieurs, passage.

Gilbert arriva bientôt à la portière du carrosse royal, qui marchait au pas des bœufs de l’époque mérovingienne.

Chapitre XXXVII.
Le voyage §

Ainsi poussant, ainsi poussés, mais suivant toujours l’aide de camp de M. de Beauvau, Gilbert, Billot et Pitou arrivèrent enfin près du carrosse dans lequel le roi, accompagné de MM. d’Estaing et de Villequier, s’avançait lentement au milieu d’une foule croissante.

Spectacle curieux, inouï, inconnu, car il se produisait pour la première fois. Tous ces gardes nationaux de la campagne, soldats improvisés, accouraient avec des cris de joie sur le passage du roi, le saluant de leurs bénédictions, essayant de se faire voir, et, au lieu de s’en retourner chez eux, prenaient rang dans le cortège et accompagnaient la marche du roi.

Pourquoi ? nul n’aurait pu le dire. Obéissait-on à l’instinct ? On avait vu, on voulait revoir encore ce roi bien-aimé.

Car, il faut le dire, à cette époque, Louis XVI était un roi adoré, à qui les Français eussent élevé des autels, sans ce profond mépris que M. de Voltaire avait inspiré aux Français pour les autels.

Louis XVI n’en eut donc pas, mais uniquement parce que les esprits forts l’estimaient trop à cette époque pour lui infliger cette humiliation.

Louis XVI aperçut Gilbert appuyé au bras de Billot ; derrière eux marchait Pitou, traînant toujours son grand sabre.

– Ah ! docteur, le beau temps et le beau peuple !

– Vous voyez, Sire, répliqua Gilbert.

Puis se penchant vers le roi :

– Qu’avais-je promis à Votre Majesté !

– Oui, monsieur, oui, et vous avez tenu dignement votre parole.

Le roi releva la tête, et, avec l’intention d’être entendu :

– Nous marchons bien lentement, dit-il, mais il me semble que nous marchons encore trop vite pour tout ce qu’il y a aujourd’hui à voir.

– Sire, dit M. de Beauvau, vous faites cependant, au pas que Votre Majesté marche, une lieue en trois heures. Il est difficile d’aller plus lentement.

En effet, les chevaux s’arrêtaient à chaque instant ; des échanges de harangues et de répliques avaient lieu ; les gardes nationales fraternisaient – on venait de trouver le mot – avec les gardes du corps de Sa Majesté.

– Ah ! se disait Gilbert, qui contemplait en philosophe ce curieux spectacle, si l’on fraternise avec les gardes du corps, c’est donc qu’avant d’être des amis, ils étaient des ennemis ?

– Dites donc, monsieur Gilbert, dit Billot à demi voix, je l’ai joliment regardé le roi, je l’ai joliment écouté. Eh bien ! mon avis est que le roi est un brave homme.

Et l’enthousiasme qui amenait Billot fit qu’il accentua ces derniers mots de telle façon que le roi et l’état-major les entendirent.

L’état-major se mit à rire.

Le roi sourit ; puis, avec un mouvement de tête :

– Voilà un éloge qui me plaît, dit-il.

Ces mots furent prononcés assez haut pour que Billot les entendît.

– Oh ! vous avez raison, Sire, car je ne le donne pas à tout le monde, répliqua Billot, entrant de plain-pied dans la conversation avec son roi, comme Michaud avec Henri IV.

– Ce qui me flatte d’autant plus, dit le roi fort embarrassé et ne sachant comment faire pour garder la dignité de roi en parlant gracieusement comme bon patriote.

Hélas ! le pauvre prince, il n’était pas encore accoutumé à s’appeler le roi des Français.

Il croyait s’appeler encore le roi de France.

Billot, transporté d’aise, ne se donna pas la peine de réfléchir si Louis, au point de vue philosophique, venait d’abdiquer le titre de roi pour prendre le titre d’homme, Billot, qui sentait combien ce langage se rapprochait de la bonhomie rustique, Billot s’applaudissait de comprendre un roi et d’en être compris.

Aussi, à partir de ce moment, Billot ne cessa pas de s’enthousiasmer de plus en plus : il buvait dans les traits du roi, selon l’expression virgilienne, un long amour de la royauté constitutionnelle, et le communiquait à Pitou, lequel, trop plein de son propre amour et du superflu de l’amour de Billot, répandait le tout au dehors, en cris puissants d’abord, puis glapissants, puis rauques de :

– Vive le roi ! Vive le père du peuple !

Cette modification dans la voix de Pitou s’opérait au fur et à mesure qu’il s’enrouait.

Pitou était complètement enroué lorsque le cortège arriva au Point-du-Jour, où M. de La Fayette, à cheval sur le fameux coursier blanc, tenait en haleine les cohortes indisciplinées et frémissantes de la garde nationale, échelonnées depuis cinq heures du matin sur le terrain pour faire cortège au roi.

Or, il était près de deux heures.

L’entrevue du roi et du nouveau chef de la France armée se passa d’une manière satisfaisante pour les assistants.

Cependant, le roi commençait à se fatiguer ; il ne parlait plus et se contentait de sourire.

Le général en chef des milices parisiennes, de son côté, ne commandait plus, il gesticulait.

Le roi eut la satisfaction de voir que l’on criait presque autant « Vive le roi » que « Vive La Fayette ! » Malheureusement, ce plaisir d’amour-propre, c’était la dernière fois qu’il était destiné à le goûter.

Du reste, Gilbert était toujours placé à la portière du roi, Billot près de Gilbert, Pitou près de Billot.

Gilbert, fidèle à sa promesse, avait trouvé moyen depuis qu’il avait quitté Versailles, d’expédier quatre courriers à la reine.

Ces courriers n’avaient porté que de bonnes nouvelles, car partout sur son passage le roi voyait les bonnets sauter en l’air ; seulement, à tous ces bonnets brillait une cocarde aux couleurs de la nation, sorte de reproche adressé aux cocardes blanches que les gardes du roi et le roi lui-même portaient à leur chapeau.

Au milieu de sa joie et de son enthousiasme, cette divergence des cocardes était la seule chose qui contrariât Billot.

Billot avait à son tricorne une énorme cocarde tricolore.

Le roi avait une cocarde blanche à son chapeau ; le sujet et le roi n’avaient donc pas des goûts absolument semblables.

Cette idée le préoccupait tellement qu’il s’en ouvrit à Gilbert, au moment où celui-ci ne causait plus avec Sa Majesté.

– Monsieur Gilbert, lui demanda-t-il, pourquoi le roi n’a-t-il pas pris la cocarde nationale ?

– Parce que, mon cher Billot, ou le roi ne sait pas qu’il y a une nouvelle cocarde, ou le roi estime que sa cocarde à lui doit être la cocarde de la nation.

– Non pas, non pas, puisque sa cocarde à lui est blanche et que notre cocarde à nous est tricolore.

– Un moment ! fit Gilbert, arrêtant Billot à l’instant où celui-ci allait se lancer à corps perdu dans les phrases de journaux, la cocarde du roi est blanche comme le drapeau de la France est blanc. Ce n’est pas la faute du roi, cela. Cocarde et drapeau étaient blancs bien avant qu’il ne vînt au monde ; au reste, mon cher Billot, le drapeau a fait ses preuves, et aussi la cocarde blanche. Il y avait une cocarde blanche au chapeau du bailly de Suffren lorsqu’il rétablit notre pavillon dans la presqu’île de l’Inde. Il y avait une cocarde blanche au chapeau d’Assas, et c’est à cela que les Allemands le reconnurent, la nuit, quand il se fit tuer plutôt que de laisser surprendre ses soldats. Il y avait une cocarde blanche au chapeau du maréchal de Saxe, lorsqu’il battit les Anglais à Fontenoy. Il y avait enfin, une cocarde blanche au chapeau de M. de Condé, lorsqu’il battit les impériaux à Rocroy, à Fribourg et à Lens. Voilà ce qu’a fait la cocarde blanche, et bien d’autres choses encore, mon cher Billot ; tandis que la cocarde nationale, qui fera peut-être le tour du monde, comme l’a prédit La Fayette, n’a encore eu le temps de rien faire, attendu qu’elle existe depuis trois jours. Je ne dis pas qu’elle restera oisive, comprenez-vous ; mais enfin, n’ayant encore rien fait, elle donne au roi le droit d’attendre qu’elle fasse.

– Comment, la cocarde nationale n’a rien fait encore, dit Billot, est-ce qu’elle n’a pas pris la Bastille ?

– Si fait, dit tristement Gilbert, vous avez raison, Billot.

– Voilà pourquoi, repartit triomphalement le fermier, voilà pourquoi le roi devrait la prendre.

Gilbert donna un grand coup de coude dans les côtes de Billot, car il s’était aperçu que le roi écoutait. Puis, tout bas :

– Êtes-vous fou, Billot ? lui dit-il ; et contre qui donc a été prise la Bastille ? contre la royauté, ce me semble. Et voilà que vous voulez faire porter au roi les trophées de votre triomphe et les insignes de sa défaite ? Insensé ! le roi est plein de cœur, de bonté, de franchise, et voilà que vous en voulez faire un hypocrite !

– Mais, dit Billot plus humblement, mais cependant sans s’être rendu tout à fait, ce n’est pas précisément contre le roi que la Bastille a été prise, c’est contre le despotisme.

Gilbert haussa les épaules, mais avec cette délicatesse de l’homme supérieur qui ne veut pas mettre le pied sur son inférieur, de peur de l’écraser.

– Non, continua Billot en s’animant, ce n’est pas contre notre bon roi que nous avons combattu, c’est contre ses satellites.

En cette époque, on disait, en politique, satellites au lieu de soldats, comme on disait, au théâtre, coursier au lieu de cheval.

– D’ailleurs, continua Billot avec une apparence de raison, il les désapprouve, puisqu’il vient au milieu de nous ; et s’il les désapprouve, il nous approuve ! C’est pour notre bonheur et pour son honneur que nous avons travaillé, nous autres, vainqueurs de la Bastille.

– Hélas ! hélas ! murmura Gilbert, qui ne savait trop lui-même comment concilier ce qui se passait sur le visage du roi avec ce qui se passait dans son cœur.

Quant au roi, il commençait, au milieu du murmure confus de la marche, à percevoir quelques mots de la discussion engagée à ses côtés.

Gilbert, qui s’apercevait de l’attention que le roi prêtait à la discussion, faisait tous ses efforts pour conduire Billot sur un terrain moins glissant que celui sur lequel il s’était engagé.

Tout à coup on s’arrêta, on était arrivé au Cours-la-Reine, à l’ancienne porte de la Conférence, dans les Champs-Élysées.

Là, une députation d’électeurs et d’échevins, présidée par le nouveau maire Bailly, se tenait rangée en bon ordre, avec une garde de trois cents hommes commandée par un colonel, et trois cents membres au moins de l’Assemblée nationale pris, comme on le pense bien, dans les rangs du tiers.

Deux des électeurs combinaient leurs forces et leur adresse réunies pour tenir en équilibre un plat de vermeil sur lequel reposaient deux énormes clefs, les clefs de la ville de Paris du temps de Henri IV.

Ce spectacle imposant fit taire toutes les conversations particulières, et chacun, soit dans les groupes, soit dans les rangs, s’occupa, selon les circonstances, d’entendre les discours qui allaient être échangés à cette occasion.

Bailly, le digne savant, le brave astronome, qu’on avait fait député malgré lui, maire malgré lui, orateur malgré lui, avait préparé un long discours d’honneur. Ce discours avait pour exorde, selon les plus strictes lois de la rhétorique, un éloge du roi, depuis l’avènement au pouvoir de M. Turgot jusqu’à la prise de la Bastille. Peu s’en fallait même, tant l’éloquence a de privilège, d’attribuer au roi l’initiative des événements, que le pauvre prince avait tout au plus subis, et subis, comme nous l’avons vu, à contre-cœur.

Bailly était fort content de son discours, lorsqu’un incident – c’est Bailly qui raconte lui-même cet incident dans ses mémoires –, lorsqu’un incident lui fournit un nouvel exorde, bien autrement pittoresque que celui qu’il avait préparé ; le seul d’ailleurs qui soit resté dans la mémoire du peuple, toujours prêt à saisir les bonnes et surtout les belles phrases bâties sur un fait matériel.

Tout en cheminant avec les échevins et les électeurs, Bailly s’alarmait de la pesanteur de ces clefs qu’il allait présenter au roi.

– Croyez-vous donc, dit-il en riant, qu’après avoir montré ce monument au roi, je me fatiguerai à le rapporter à Paris ?

– Qu’en ferez-vous donc ? demanda un électeur.

– Ce que j’en ferai, dit Bailly, je vous les donnerai, ou bien je les jetterai dans quelque fossé au pied d’un arbre.

– Gardez-vous-en bien, s’écria l’électeur scandalisé. Ne savez-vous pas que ces clefs sont les mêmes que la ville de Paris offrit à Henri IV après le siège ? Elles sont précieuses : c’est une antiquité inestimable.

– Vous avez raison, repartit Bailly, les clefs offertes à Henri IV, conquérant de Paris, on les offre à Louis XVI qui… Eh ! mais, se dit le digne maire, voilà une assez belle antithèse à produire.

Et aussitôt, prenant un crayon, il écrivit, au-dessus de son discours préparé, l’exorde que voici :

« Sire, j’apporte à Votre Majesté les clefs de la bonne ville de Paris. Ce sont les mêmes qui on été offertes à Henri IV. Il avait reconquis son peuple, aujourd’hui le peuple a reconquis son roi. »

La phrase était belle, elle était juste, elle s’incrusta dans l’esprit des Parisiens, et, de tout le discours de Bailly, des œuvres même de Bailly, c’est tout ce qui survécut.

Quant à Louis XVI, il l’approuva de la tête, mais tout en rougissant, car il en sentait l’épigrammatique ironie déguisée sous le respect et les fleurs oratoires.

Puis, tout bas :

– Marie-Antoinette, murmura Louis XVI, ne se laisserait pas prendre à cette fausse vénération de M. Bailly et répondrait tout autrement que je ne vais le faire au malencontreux astronome.

Ce qui fut cause que Louis XVI, pour avoir trop bien entendu le commencement du discours de M. Bailly, n’en écouta point du tout la fin ; non plus que de celui de M. Delavigne, président des électeurs, dont il n’écouta ni le commencement ni la fin.

Cependant, les discours terminés, le roi craignant de ne point paraître assez réjoui de ce qu’on avait voulu lui dire d’agréable répliqua d’un ton très noble, et sans faire allusion à rien de ce qui s’était dit, que les hommages de la ville de Paris et des électeurs lui agréaient infiniment.

Après quoi il donna l’ordre du départ.

Seulement, avant de se mettre en route, il congédia ses gardes du corps, afin de répondre par une gracieuse confiance aux demi-politesses que venait de lui faire la municipalité par l’organe des électeurs et de M. Bailly.

Seule, alors, au milieu de la masse énorme des gardes nationaux et des curieux, la voiture s’avança plus rapidement.

Gilbert et son compagnon Billot continuaient de se tenir à la portière de droite.

Au moment où la voiture traversait la place Louis XV, un coup de feu retentit de l’autre côté de la Seine, et une blanche fumée monta comme un voile d’encens dans le ciel bleu, où elle s’évanouit aussitôt.

Comme si le bruit de ce coup de feu avait un écho en lui, Gilbert s’était senti frappé d’une violente secousse. Une seconde la respiration lui manqua, et il porta la main à sa poitrine, où il venait de ressentir une vive douleur.

En même temps un cri de détresse retentit autour de la voiture royale : une femme était tombée percée d’une balle reçue au-dessous de l’épaule droite.

Un des boutons de l’habit de Gilbert, bouton d’acier noir, large et taillé à facettes, selon la mode du temps, venait d’être frappé de biais par cette même balle.

Il avait fait cuirasse et l’avait renvoyée ; de là, la douleur et la secousse éprouvées par Gilbert.

Une partie de son gilet noir et de son jabot avaient été enlevées.

Cette balle, renvoyée par le bouton de Gilbert, venait de tuer la malheureuse femme que l’on s’empressa d’emporter mourante et ensanglantée.

Le roi avait entendu le coup, mais n’avait rien vu.

Il se pencha en souriant vers Gilbert.

– On brûle là-bas de la poudre en mon honneur, dit-il.

– Oui, Sire, répondit Gilbert.

Seulement il se garda bien de dire à Sa Majesté ce qu’il pensait de l’ovation qu’on lui faisait.

Mais en lui-même et tout bas il s’avoua que la reine avait eu quelque raison de craindre, puisque sans lui, qui fermait hermétiquement la portière, cette balle, qui avait ricoché sur son bouton d’acier, arrivait droit au roi.

Maintenant, de quelle main partait ce coup si bien dirigé ?

On ne voulut pas le savoir alors… de sorte qu’on ne le saura jamais.

Billot, pâle de ce qu’il venait de voir, les yeux attirés sans cesse par cette déchirure de l’habit, du gilet et du jabot de Gilbert, Billot força Pitou à redoubler ses cris de : « Vive le Père des Français. »

L’événement était si grand, au reste, que l’épisode fut vite oublié.

Enfin, Louis XVI arriva devant l’Hôtel de Ville, après avoir été salué au Pont-Neuf par une salve de canons, qui, au moins, eux, n’étaient point chargés à balles.

Sur la façade de l’Hôtel de Ville s’étalait une inscription en grosses lettres, noires le jour, mais qui, la nuit venue, devait s’éclairer et briller en transparent.

Cette inscription était due aux ingénieuses élucubrations de la municipalité.

Voici ce qu’on lisait sur cette inscription :

« À Louis XVI, père des Français et roi d’un peuple libre. »

Autre antithèse bien autrement importante que celle du discours de Bailly, et qui faisait pousser des cris d’admiration à tous les Parisiens assemblés sur la place.

Cette inscription attira l’œil de Billot.

Mais comme Billot ne savait pas lire, il se fit lire l’inscription par Pitou.

Billot se la fit redire une seconde fois, comme s’il n’avait pas entendu à la première.

Puis, quand Pitou eut répété la phrase sans y changer un seul mot :

– Il y a cela ? s’écria-t-il ; il y a cela ?

– Sans doute, dit Pitou.

– La municipalité a fait écrire que le roi était roi d’un peuple libre ?

– Oui, père Billot.

– Alors, s’écria Billot, si la nation est libre, elle a le droit d’offrir au roi sa cocarde.

Et d’un bond, s’élançant au-devant de Louis XVI, qui descendait de son carrosse en face des degrés de l’Hôtel de Ville :

– Sire, dit-il, vous avez vu que sur le Pont-Neuf le Henri IV de bronze a la cocarde nationale.

– Eh bien ? fit le roi.

– Eh bien ! Sire, si Henri IV porte la cocarde tricolore, vous pouvez bien la porter, vous.

– Certes, dit Louis XVI embarrassé, et si j’en avais une…

– Eh bien ! dit Billot en haussant la voix et en élevant la main, au nom du peuple, je vous offre celle-ci en place de la vôtre, acceptez-la.

Bailly intervint.

Le roi était pâle. Il commençait à sentir la progression. Il regarda Bailly, comme pour l’interroger.

– Sire, dit celui-ci, c’est le signe distinctif de tout Français.

– En ce cas, je l’accepte, dit le roi prenant la cocarde des mains de Billot.

Et, mettant de côté la cocarde blanche, il fixa la cocarde tricolore à son chapeau.

Un immense hourra de triomphe retentit sur la place.

Gilbert se détourna, profondément blessé.

Il trouvait que le peuple empiétait trop vite, et que le roi ne résistait point assez.

– Vive le roi ! cria Billot, qui donna ainsi le signal d’une seconde salve d’applaudissements.

– Le roi est mort, murmura Gilbert. Il n’y a plus de roi en France.

Une voûte d’acier avait été formée par un millier d’épées étendues, depuis l’endroit où le roi descendait de sa voiture jusqu’à la salle où il était attendu.

Il passa sous cette voûte et disparut dans les profondeurs de l’Hôtel de Ville.

– Ce n’est point un arc de triomphe, dit Gilbert ce sont les fourches Caudines.

Puis, avec un soupir :

– Ah ! que dira la reine !

Chapitre XXXVIII.
Ce qui se passait à Versailles tandis que le roi écoutait les discours de la municipalité §

À l’intérieur de l’Hôtel de Ville le roi reçut un accueil bien flatteur : on l’appela le Restaurateur de la liberté.

Invité à parler – car la soif des discours devenait de jour en jour plus intense, et le roi voulait savoir enfin le fond des pensées de chacun –, le roi mit la main sur son cœur et dit seulement :

– Messieurs, vous pouvez toujours compter sur mon amour.

Tandis qu’il écoutait à l’Hôtel de Ville les communications du gouvernement – car à partir de ce jour il y eut un véritable gouvernement constitué en France à côté du trône et de l’Assemblée nationale – le peuple, au dehors, se familiarisait avec les beaux chevaux du roi, la voiture dorée, les laquais et les cochers de Sa Majesté.

Pitou, depuis l’entrée du roi à l’Hôtel de Ville s’était, grâce à un louis donné par le père Billot, amusé à faire, avec force rubans bleus, blancs et rouges, une collection de cocardes nationales de toutes grandeurs, dont il décorait les oreilles des chevaux, les harnais et tout l’équipage.

Ce que voyant, le public imitateur avait littéralement transformé la voiture de Sa Majesté en une boutique de cocardes.

Le cocher et les valets de pied en étaient ornés à profusion.

On en avait en outre glissé quelques douzaines de rechange dans l’intérieur.

Cependant, il faut le dire, M. de La Fayette, demeuré à cheval sur la place, avait essayé de repousser ces zélés propagateurs des couleurs nationales, mais il n’y avait pas réussi.

Aussi quand le roi sortit :

– Oh ! oh ! fit-il en voyant tout ce bariolage.

Puis de la main il adressa à M. de La Fayette un signe qui voulait lui dire de s’approcher.

M. de La Fayette s’approcha respectueusement en abaissant son épée.

– Monsieur de La Fayette, lui dit le roi, je vous cherchais pour vous dire que je vous confirme dans le commandement des gardes nationales.

Et il remonta en voiture au milieu d’une universelle acclamation.

Quant à Gilbert, tranquille désormais sur le roi, il était resté dans la salle des séances avec les électeurs et Bailly.

Ses observations n’étaient pas terminées encore.

Cependant, entendant ces grands cris qui saluaient le départ du roi, il s’approcha de la fenêtre et jeta un dernier coup d’œil sur la place, afin de surveiller la conduite de ses deux campagnards.

Ils étaient toujours, ou du moins paraissaient être, les meilleurs amis du roi.

Tout à coup Gilbert vit, par le quai Pelletier, arriver au pas le plus rapide un cavalier couvert de poussière, qui faisait ouvrir devant lui les rangs d’une foule encore respectueuse et docile.

Le peuple bon et complaisant ce jour-là souriait donc en répétant :

– Un officier du roi ! un officier du roi !

Et les cris de « Vive le roi ! » saluèrent cet officier, et les mains des femmes caressaient le cheval blanc d’écume.

Cet officier pénétra jusqu’au carrosse et arriva à la portière au moment où le piqueur venait de la refermer derrière le roi.

– Tiens ! c’est vous, Charny, dit Louis XVI.

Et plus bas :

– Comment va-t-on, là-bas ? demanda-t-il.

Puis, plus bas encore :

– La reine ?

– Bien inquiète, Sire, répondit l’officier en passant sa tête presque en entier dans la voiture royale.

– Retournez-vous à Versailles ?

– Oui.

– Eh bien ! rassurez nos amis, tout s’est passé à merveille.

Charny salua, releva la tête et aperçut M. de La Fayette, lequel lui fit un signe amical.

Charny alla à lui et La Fayette lui tendit la main ; ce qui fit qu’officier du roi et cheval furent portés par la foule, de l’endroit où ils étaient, jusqu’au quai où, grâce aux vigilantes consignes de la garde nationale, une haie se formait déjà sur le passage de Sa Majesté.

Le roi ordonna que la voiture continuât d’aller au pas jusqu’à la place Louis XV ; là, on retrouva les gardes du corps qui attendaient, non sans impatience, le retour du roi ; de sorte qu’à partir de ce moment, cette impatience gagnant tout le monde, les chevaux prirent une allure qui ne fit plus que s’accélérer au fur et à mesure que l’on avança sur le chemin de Versailles.

Gilbert, du balcon de sa fenêtre, avait compris l’arrivée de ce cavalier, quoiqu’il ne le connût point. Il devinait à combien d’angoisses devait être livrée la reine, d’autant plus que, depuis trois heures, aucun courrier n’avait pu être expédié pour Versailles à travers cette foule sans exciter des soupçons ou trahir une faiblesse.

Il ne soupçonnait cependant qu’une faible partie de ce qui s’était passé à Versailles.

Nous allons y ramener le lecteur, à qui nous ne voulons pas faire faire un trop long cours d’histoire.

La reine avait reçu le dernier courrier du roi à trois heures.

Gilbert avait trouvé moyen de l’expédier au moment où le roi, passant sous la voûte d’acier, venait d’entrer sain et sauf à l’Hôtel de Ville.

Près de la reine était la comtesse de Charny, qui venait seulement de quitter le lit, où une grave indisposition l’avait retenue depuis la veille.

Elle était fort pâle encore ; elle avait à peine la force de lever ses yeux dont la paupière pesante retombait toujours comme sous le poids d’une douleur ou d’une honte.

La reine, en l’apercevant, lui sourit, mais de ce sourire d’habitude qui semble, pour leurs familiers, stéréotypé sur les lèvres des princes et des rois.

Puis, comme elle était encore exaltée par la joie de voir Louis XVI en sûreté :

– Encore une bonne nouvelle, dit-elle à ceux qui l’entouraient. Puisse toute la journée se passer ainsi !

– Oh ! madame, dit un courtisan, Votre Majesté s’alarme à tort ; les Parisiens savent trop bien quelle responsabilité pèse sur eux.

– Mais, madame, dit un autre courtisan moins rassuré, Votre Majesté est-elle bien sûre de l’authenticité des nouvelles ?

– Oh ! oui, fit la reine, celui qui me les expédie m’a répondu du roi sur sa tête ; d’ailleurs, je le crois un ami.

– Oh ! si c’est un ami, répondit le courtisan en s’inclinant, c’est autre chose.

Madame de Lamballe était à quelques pas ; elle s’approcha.

– C’est, dit-elle, interrogeant Marie-Antoinette, le nouveau médecin du roi, n’est-ce pas ?

– Gilbert ; oui, répondit étourdiment la reine, sans songer qu’elle frappait à côté d’elle un coup terrible.

– Gilbert ! s’écria Andrée, tressaillant comme si une vipère l’eût mordue au cœur. Gilbert, un ami de Votre Majesté !

Andrée se retourna ; Andrée, l’œil enflammé, les mains crispées par la colère et la honte, accusait fièrement la reine par son regard et son attitude.

– Mais… cependant…, fit la reine en hésitant.

– Oh ! madame, madame ! murmura Andrée, du ton du plus amer reproche.

Un silence mortel s’établit autour de cet incident mystérieux.

Au milieu de ce silence retentit un pas discret sur le parquet de la chambre voisine.

– M. de Charny ! dit à demi voix la reine, comme pour avertir Andrée de se remettre.

Charny avait entendu, Charny avait vu ; seulement il ne comprenait pas.

Il remarqua la pâleur d’Andrée et l’embarras de Marie-Antoinette.

Il ne lui appartenait pas de questionner la reine : mais Andrée était sa femme, il avait le droit de l’interroger.

Il s’approcha d’elle, et du ton de l’intérêt le plus amical :

– Qu’y a-t-il, madame ? demanda-t-il.

Andrée fit un effort sur elle-même.

– Rien, monsieur le comte, répondit-elle.

Charny alors se retourna vers la reine, qui, malgré son habitude profonde des situations équivoques, avait dix fois ébauché un sourire qu’elle n’avait pas achevé.

– Vous paraissiez douter du dévouement de M. Gilbert, dit-il à Andrée ; est-ce que vous auriez quelque motif de suspecter sa fidélité ?

Andrée se tut.

– Dites, madame, dites, insista Charny.

Puis, comme Andrée restait toujours muette :

– Oh ! parlez, madame, dit-il, cette délicatesse ici serait condamnable ; songez qu’il s’agit du salut de nos maîtres.

– Je ne sais, monsieur, à quel propos vous dites cela, répondit Andrée.

– Vous avez dit, et je l’ai entendu, madame… j’en appelle d’ailleurs à la princesse… Et Charny salua madame de Lamballe. Vous avez dit, en vous écriant : « Oh ! cet homme ! cet homme ! votre ami !… »

– C’est vrai, vous avez dit cela, ma chère, répondit la princesse de Lamballe avec sa naïve bonhomie.

Alors, s’approchant d’Andrée à son tour :

– Si vous savez quelque chose, M. de Charny a raison, dit-elle.

– Par pitié, madame, par pitié ! accentua Andrée d’une voix assez basse pour n’être entendue que de la princesse.

La princesse s’éloigna.

– Eh ! mon Dieu ! c’était peu de chose, fit la reine, comprenant que tarder plus longtemps à intervenir, c’eût été manquer de loyauté ; madame la comtesse exprimait une crainte, vague sans doute ; elle disait qu’il était bien difficile qu’un révolutionnaire d’Amérique, qu’un ami de M. La Fayette, fût notre ami.

– Oui, vague…, répéta machinalement Andrée ; très vague.

– Une crainte pareille à celle que ces messieurs exprimaient avant que la comtesse n’exprimât la sienne, reprit Marie-Antoinette.

Et elle désigna des yeux les courtisans, dont le doute avait donné lieu à ce propos.

Mais il fallait plus que cela pour convaincre Charny. Trop d’embarras à son arrivée le mettait sur la voie d’un mystère.

Il insista.

– N’importe, madame, dit-il, il me semble qu’il serait de votre devoir de ne pas exprimer seulement une crainte vague, mais au contraire de préciser.

– Eh quoi ! dit assez durement la reine, vous revenez encore à cela, monsieur ?

– Madame !

– Pardon, mais je vois bien que vous questionnez encore madame la comtesse de Charny.

– Excusez-moi, madame, dit Charny, c’est par intérêt pour…

– Pour votre amour-propre, n’est-ce pas ? Ah ! monsieur de Charny, ajouta la reine avec une ironie dont le comte sentit tout le poids, dites franchement la chose : vous êtes jaloux.

– Jaloux ! s’écria de Charny rougissant, mais jaloux de quoi ? Je le demande à Votre Majesté.

– De votre femme apparemment, continua la reine avec aigreur.

– Madame ! balbutia Charny, tout étourdi de la provocation.

– C’est bien naturel, reprit sèchement Marie-Antoinette, et la comtesse en vaut assurément la peine.

Charny lança à la reine un coup d’œil dont la mission était de l’avertir qu’elle allait trop loin.

Mais c’était peine inutile, précaution superflue. Quand chez cette lionne blessée la douleur imprimait sa morsure brûlante, rien n’arrêtait plus la femme.

– Oui, je comprends que vous soyez jaloux, monsieur de Charny, jaloux et inquiet ; c’est l’état habituel de toute âme qui aime et par conséquent qui veille.

– Madame ! répéta Charny.

– Ainsi moi, poursuivit la reine, j’éprouve absolument le même sentiment que vous à l’heure qu’il est, j’ai à la fois jalousie et inquiétude. Elle appuya sur le mot jalousie, et ajouta : Le roi est à Paris et je ne vis plus.

– Mais, madame, dit Charny qui ne comprenait plus rien à cet orage qui se chargeait de plus en plus d’éclairs et de foudre, vous venez de recevoir des nouvelles du roi, ces nouvelles étaient bonnes, et par conséquent devraient vous rassurer.

– Avez-vous été rassuré, vous, quand la comtesse et moi nous vous avons renseigné tout à l’heure ?

Charny se mordit les lèvres.

Andrée commençait à relever la tête, surprise et épouvantée à la fois : surprise de ce qu’elle entendait, épouvantée de ce qu’elle croyait comprendre.

Le silence qui s’était fait l’instant d’auparavant pour elle, à la première question de Charny, l’assemblée le faisait maintenant pour la reine.

– En effet, poursuivit la reine avec une sorte de fureur, il est dans la destinée des gens qui aiment de ne songer qu’à l’objet de leur affection ; ce serait une joie pour les pauvres cœurs de sacrifier impitoyablement tout, oui, tout sentiment qui les agite. Mon Dieu ! que je suis inquiète du roi !

– Madame, se hasarda de dire un des assistants, d’autres courriers arriveront.

– Oh ! pourquoi ne suis-je pas à Paris au lieu d’être ici ? Pourquoi ne suis-je pas près du roi ? dit Marie-Antoinette, qui avait vu Charny se troubler depuis qu’elle cherchait à lui donner cette jalousie qu’elle-même éprouvait si violemment.

Charny s’inclina.

– Si ce n’est que cela, madame, dit-il, j’y vais aller, et si, comme Votre Majesté le pense, il y a danger pour le roi, si cette tête précieuse est exposée, croyez bien, madame, que ce ne sera pas faute par moi d’avoir exposé la mienne. Je pars.

Il salua, en effet, et fit un pas pour sortir.

– Monsieur, monsieur ! s’écria Andrée en s’élançant au-devant de Charny, monsieur, ménagez vous !

Il ne manquait plus à cette scène que l’explosion des craintes d’Andrée.

Aussi, à peine Andrée, emportée malgré elle hors de sa froideur ordinaire, eut-elle prononcé ces paroles imprudentes et témoigné cette sollicitude inusitée, que la reine devint affreusement pâle.

– Eh ! madame, dit-elle à Andrée, comment donc se fait-il que vous usurpiez ici le rôle de la reine ?

– Moi, madame, balbutia Andrée, comprenant qu’elle venait, pour la première fois, de faire jaillir hors de ses lèvres le feu qui, depuis si longtemps, brûlait son âme.

– Quoi ! continua Marie-Antoinette, votre mari est au service du roi, il va trouver le roi ; s’il s’expose, c’est pour le roi, et quand il s’agit du service du roi vous recommandez à M. de Charny de se ménager !

À ces foudroyantes paroles, Andrée perdit contenance, elle chancela et serait tombée sur le parquet, si Charny, se précipitant vers elle, ne l’eut retenue dans ses bras.

Un mouvement d’indignation dont Charny ne fut pas le maître acheva de désespérer Marie-Antoinette, qui croyait n’être qu’une rivale blessée et qui avait été une souveraine injuste.

– La reine a raison, dit enfin Charny avec effort, et votre mouvement, madame la comtesse, a été mal calculé ; vous n’avez point de mari, madame, lorsqu’il s’agit des intérêts du roi. Et ce serait à moi de vous ordonner le premier de ménager votre sensibilité, si je m’apercevais que vous daignassiez éprouver quelque crainte pour moi.

Puis, se retournant vers Marie-Antoinette :

– Je suis aux ordres de la reine, dit-il froidement, et je pars. C’est moi qui vous rapporterai des nouvelles du roi, de bonnes nouvelles, madame, ou qui n’en rapporterai point.

Puis, ces paroles prononcées, il s’inclina jusqu’à terre et partit, sans que la reine, frappée à la fois de terreur et de colère, eût songé à le retenir.

On entendit, l’instant d’après, retentir sur le pavé de la cour les fers d’un cheval qui partait au galop.

La reine demeura immobile, mais en proie à une agitation intérieure d’autant plus terrible qu’elle faisait de plus grands efforts pour la cacher.

Chacun comprenant ou ne comprenant pas la cause de cette agitation, respecta du moins, en se retirant, le repos de la souveraine.

On la laissa seule.

Andrée sortit avec les autres de l’appartement, abandonnant Marie-Antoinette aux caresses de ses deux enfants, qu’elle avait fait demander et qu’on venait d’introduire auprès d’elle.

Chapitre XXXIX.
Le retour §

La nuit était venue, amenant son cortège de craintes et de visions sinistres, quand tout à coup à l’extrémité du palais retentirent des cris.

La reine tressaillit et se leva. Une fenêtre était sous sa main, elle l’ouvrit.

Presque au même instant, des serviteurs transportés de joie entrèrent chez Sa Majesté en s’écriant :

– Un courrier, madame ! un courrier !

Puis trois minutes après un hussard se précipitait dans les antichambres.

C’était un lieutenant dépêché par M. de Charny. Il arrivait à toute bride de Sèvres.

– Et le roi ? dit la reine.

– Sa Majesté sera ici dans un quart d’heure, répliqua l’officier, qui pouvait à peine parler.

– Sain et sauf ? dit la reine.

– Sain et sauf et souriant, madame.

– Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

– Non, madame ; mais M. de Charny me l’a dit en m’expédiant.

La reine tressaillit de nouveau à ce nom que le hasard venait accoler au nom du roi.

– Merci, monsieur ; reposez-vous, dit-elle au jeune gentilhomme.

Le jeune homme salua et sortit.

Elle, prenant ses deux enfants par la main, se dirigea vers le grand perron, sur lequel déjà se groupaient tous les serviteurs et les courtisans.

L’œil perçant de la reine aperçut au premier degré une jeune femme blanche accoudée sur la balustrade de pierre et plongeant un regard avide dans les ombres de la nuit.

C’était Andrée, que la présence de la reine ne réussit pas à distraire de sa préoccupation.

Évidemment, elle, si empressée à venir se ranger aux côtés de la reine, elle n’avait point vu sa maîtresse, ou dédaignait de la voir.

Elle avait donc rancune de la vivacité de Marie-Antoinette, vivacité cruelle dont elle avait eu à souffrir dans la journée.

Ou bien emportée par un sentiment d’intérêt puissant, elle guettait pour son propre compte le retour de Charny, auquel elle avait témoigné tant d’appréhensions affectueuses.

Double coup de poignard qui rouvrit chez la reine une plaie encore saignante.

Elle ne prêta plus qu’une oreille distraite aux compliments et à la joie de ses autres amies et des courtisans.

Elle se sentit même un instant distraite de cette violente douleur qui l’avait accablée pendant toute la soirée. Une trêve se faisait en elle à l’inquiétude qu’excitait dans son cœur le voyage du roi, menacé par tant d’ennemis.

Mais avec une âme forte, la reine chassa bientôt tout ce qui n’était pas la légitime affection de son cœur. Elle mit aux pieds de Dieu sa jalousie, elle immola ses colères et ses joies secrètes à la sainteté du serment conjugal.

Ce fut Dieu, sans doute, qui lui envoyait comme repos et comme soutien cette salutaire faculté d’aimer le roi son époux par-dessus toute chose.

En ce moment, du moins, elle le sentit ou crut le ressentir, l’orgueil de la royauté élevait la reine au-dessus de toutes les passions terrestres, l’amour du roi était son égoïsme.

Elle avait donc absolument refoulé au dehors, et les petites vengeances de femme, et les coquetteries frivoles de l’amante, quand les flambeaux de l’escorte apparurent au fond de l’avenue. Ces feux grossissaient à chaque seconde par la rapidité de la course.

On entendait hennir et souffler les chevaux. Le sol tremblait dans le silence de la nuit sous le poids cadencé des escadrons en course.

Les grilles s’ouvrirent, les postes se précipitèrent au-devant du roi avec mille cris d’enthousiasme. Le carrosse retentit avec éclat sur le pavé de la grande cour.

Éblouie, ravie, fascinée, ivre de tout ce qu’elle avait éprouvé, de tout ce qu’elle ressentait de nouveau, la reine se précipita par les degrés au-devant du roi.

Louis XVI, descendu de voiture, montait l’escalier le plus rapidement possible au milieu de ses officiers, tout remués par les événements et leur triomphe, tandis qu’en bas, les gardes, mêlés sans façon aux palefreniers et aux écuyers, arrachaient des carrosses et des harnais toutes les cocardes que l’enthousiasme des Parisiens y avaient plantées.

Le roi et la reine se rencontrèrent sur un palier de marbre. La reine, avec un cri de joie et d’amour, étreignit son époux à plusieurs reprises.

Elle sanglotait, comme si le retrouvant elle avait cru ne jamais le revoir.

Tout entière à ce mouvement d’un cœur trop plein, elle ne vit pas le serrement de main silencieux que Charny et Andrée venaient d’échanger dans l’ombre.

Ce n’était rien qu’un serrement de main, mais Andrée était la première au bas des marches : c’était elle que Charny avait vue et touchée la première.

La reine, après avoir présenté ses enfants au roi, les fit embrasser à Louis XVI, et alors le dauphin, voyant au chapeau de son père la nouvelle cocarde sur laquelle les flambeaux projetaient une sanglante lumière, s’écria dans son étonnement enfantin :

– Tiens, papa ! qu’avez-vous donc à votre cocarde ? du sang ?

C’était le rouge national.

La reine avec un cri regarda à son tour.

Le roi baissait la tête pour embrasser sa fille, en réalité pour cacher sa honte.

Marie-Antoinette arracha cette cocarde avec un profond dégoût, sans voir, la noble furieuse, qu’elle blessait au cœur cette nation, qui saurait se venger un jour.

– Jetez cela, monsieur, jetez cela, dit-elle.

Et elle lança par les degrés cette cocarde, sur laquelle passèrent les pieds de toute l’escorte qui conduisait le roi dans ses appartements.

Cette étrange transition avait éteint chez la reine tout l’enthousiasme conjugal. Elle chercha des yeux, mais sans paraître le chercher, M. de Charny, qui se tenait à son rang comme un soldat.

– Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle, lorsque leurs regards se furent rencontrés, après plusieurs secondes d’hésitation de la part du comte ; je vous remercie, vous avez bien tenu votre promesse.

– À qui parlez-vous ? demanda le roi.

– À M. de Charny, dit-elle bravement.

– Oui, pauvre Charny, il a eu bien du mal à venir jusqu’à moi. Et Gilbert, je ne le vois pas, ajouta-t-il.

La reine, attentive depuis la leçon du soir :

– Venez souper, dit-elle, Sire, en changeant la conversation. Monsieur de Charny, poursuivit-elle, cherchez madame la comtesse de Charny ; qu’elle vienne avec vous. Nous souperons en famille.

Là, elle fut reine. Mais elle soupira en songeant que Charny, de triste qu’il était, redevint joyeux.

Chapitre XL.
Foullon §

Billot nageait dans la joie.

Il avait pris la Bastille, il avait rendu la liberté à Gilbert, il avait donné au roi la cocarde tricolore, il avait été distingué par La Fayette, qui l’appelait par son nom.

Enfin il avait vu l’enterrement de Foullon.

Peu d’hommes à cette époque étaient aussi exécrés que Foullon ; un seul peut-être eût pu faire concurrence, c’était son gendre, M. Bertier de Sauvigny.

Aussi tous deux avaient joué de bonheur le lendemain de la prise de la Bastille.

Foullon était mort, et Bertier s’était sauvé. Ce qui avait mis le comble à l’impopularité dont jouissait Foullon, c’est qu’à la retraite de M. de Necker il avait accepté la place du vertueux Genevois, comme on l’appelait alors, et qu’il avait été trois jours contrôleur général.

Aussi y avait-il eu force chants et danses à son enterrement.

On avait bien eu l’idée un instant de tirer le cadavre de la bière et de le pendre ; mais Billot était monté sur une borne, avait fait un discours sur le respect dû aux morts, et la voiture mortuaire avait continué son chemin.

Quant à Pitou, il était passé à l’état de héros.

Pitou était l’ami de M. Élie et de M. Hullin, qui daignaient lui faire faire leurs commissions.

Il était en outre le confident de Billot, de Billot qui avait été distingué par La Fayette, comme nous avons dit, lequel La Fayette le chargeait quelquefois de faire la police autour de lui avec ses larges épaules et ses poings d’Hercule.

Depuis le voyage du roi à Paris, Gilbert, mis en communication par M. de Necker avec les principaux de l’Assemblée nationale et de la municipalité, travaillait sans relâche à l’éducation de cette révolution dans l’enfance.

Il négligeait donc Billot et Pitou, qui, négligés par lui, se jetaient avec ardeur dans les réunions bourgeoises, au sein desquelles on agitait des questions de politique transcendante.

Enfin, un jour que Billot avait passé trois heures à donner son avis sur l’approvisionnement de Paris aux électeurs, et que, fatigué d’avoir péroré, mais heureux au fond d’avoir fait l’orateur, il se reposait avec délices au bruit monotone des discours de ses successeurs, qu’il se gardait bien d’écouter, Pitou accourut tout effaré, se glissa comme une anguille dans la salle des séances de l’Hôtel de Ville, et d’une voix émue qui contrastait avec l’habituelle placidité de son accent :

– Oh ! monsieur Billot ! dit-il, cher monsieur Billot !

– Eh bien ! quoi ?

– Grande nouvelle !

– Bonne nouvelle ?

– Glorieuse nouvelle.

– Quoi donc ?

– Vous savez que j’étais allé au club des Vertus, barrière de Fontainebleau ?

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien ! on y disait une chose extraordinaire.

– Laquelle ?

– Vous savez que ce scélérat de Foullon s’est fait passer pour mort, et même a fait semblant de se laisser enterrer ?

– Comment, s’est fait passer pour mort ? Comment, a fait semblant de se faire enterrer ? Il est, pardieu ! bien mort, puisque j’ai vu passer l’enterrement.

– Eh bien ! monsieur Billot, il est vivant.

– Vivant !

– Vivant comme vous et moi.

– Tu es fou !

– Cher monsieur Billot, je ne suis pas fou. Le traître Foullon, l’ennemi du peuple, la sangsue de la France, l’accapareur, n’est pas mort.

– Mais puisque je te dis qu’on l’avait enterré après une attaque d’apoplexie, puisque je te répète que j’ai vu passer l’enterrement, et que j’ai même empêché qu’on le tirât de sa bière pour le pendre.

– Et moi je viens de le voir vivant, ah !

– Toi ?

– Comme je vous vois, monsieur Billot. Il paraît que c’est un de ses domestiques qui est mort, et à qui le scélérat a fait faire un enterrement d’aristocrate. Oh ! tout est découvert ; c’est par peur de la vengeance du peuple qu’il a agi.

– Conte-moi cela, Pitou.

– Venez un peu dans le vestibule, monsieur Billot, nous y serons plus à notre aise.

Ils sortirent de la salle et gagnèrent le vestibule.

– Et d’abord, fit Pitou, il faut savoir si M. Bailly est ici.

– Parle toujours, il y est.

– Bon. J’étais donc au club des Vertus, où j’écoutais le discours d’un patriote. C’était celui-là qui en faisait des fautes de français ! On voyait bien qu’il n’avait pas fait son éducation chez l’abbé Fortier.

– Va toujours, dit Billot, tu sais bien qu’on peut être bon patriote et ne savoir ni lire ni écrire.

– C’est vrai, dit Pitou. Quand tout à coup un homme est accouru tout essoufflé : « Victoire ! s’est il écrié ; victoire ! Foullon n’était pas mort, Foullon vit toujours : je l’ai découvert, je l’ai trouvé ! » On était comme vous, père Billot, on ne voulait pas croire. Les uns disaient : « Quoi ! Foullon ? – Oui. » Les autres disaient : « Allons donc ! Allons donc ! tant que vous voudrez. » D’autres enfin disaient encore : « Eh bien ! pendant que tu y étais, tu aurais bien dû en même temps découvrir son gendre Bertier. »

– Bertier ! s’écria Billot.

– Oui, Bertier de Sauvigny. Vous savez bien, notre intendant de Compiègne, l’ami de M. Isidor de Charny ?

– Sans doute, celui qui était toujours si dur avec tout le monde, et si poli avec Catherine.

– Précisément, dit Pitou, une horreur de traitant, une deuxième sangsue du peuple français, l’exécration du genre humain, la honte du monde civilisé, comme dit le vertueux Loustalot.

– Eh bien ! eh bien ! demanda Billot.

– C’est vrai, dit Pitou, Ad aventum festinat, ce qui veut dire, cher monsieur Billot : « Hâte-toi vers le dénouement. » Je continue donc. Cet homme arrive au club des Vertus tout essoufflé, en criant : « Je l’ai trouvé, Foullon, je l’ai trouvé ! » Là-dessus, un cri énorme.

– Il se trompait ! dit la tête dure de Billot.

– Il ne se trompait pas, puisque je l’ai vu.

– Tu l’as vu, toi, Pitou ?

– De mes deux yeux. Attendez donc.

– J’attends, mais tu me fais bouillir.

– Ah ! mais écoutez donc, j’ai assez chaud aussi, moi… Je vous dis donc qu’il s’était fait passer pour mort, qu’il avait fait enterrer un de ses valets à sa place. Heureusement la Providence veillait.

– Allons donc, la Providence ! fit dédaigneusement le voltairien Billot.

– Je voulais dire la nation, reprit Pitou avec humilité. Ce bon citoyen, ce patriote essoufflé, qui annonçait la nouvelle, il l’avait reconnu à Viry, où il se tenait caché.

– Ah ! ah !

– L’ayant reconnu, il le dénonça, et le syndic, un nommé M. Rappe, le fit arrêter sur-le-champ.

– Et quel est le nom du brave patriote qui a eu le courage de commettre une pareille action ?

– De dénoncer Foullon ?

– Oui.

– Eh bien ! on l’appelle M. Saint-Jean.

– Saint-Jean ; mais c’est un nom de laquais, cela.

– Eh ! c’est aussi le laquais de ce scélérat de Foullon. Aristocrate, va ! c’est bien fait, pourquoi as-tu des laquais ?

– Pitou, tu m’intéresses, fit Billot en se rapprochant du narrateur.

– Vous êtes bien bon, monsieur Billot. Voilà donc le Foullon dénoncé, arrêté ; on le conduit à Paris, le dénonciateur courait devant pour annoncer la nouvelle et recevoir le prix de la dénonciation, si bien que, derrière lui, Foullon est arrivé à la barrière.

– Et c’est là que tu l’as vu ?

– Oui, il avait un drôle d’air, allez ; on lui avait mis un collier d’orties à la place de cravate.

– Tiens, des orties, pourquoi cela ?

– Parce qu’il a dit, à ce qu’il paraît, le scélérat ! que le pain était pour les hommes, le foin pour les chevaux, mais que les orties étaient assez bonnes pour le peuple.

– Il a dit cela, le misérable ?

– Pardieu ! oui, il l’a dit, monsieur Billot.

– Bon ! voilà que tu jures, maintenant.

– Bah ! fit Pitou d’un air dégagé, entre militaires ! Enfin, il allait à pied, et on lui bourrait, tout le long de la route, une foule de coups dans les reins et sur la tête.

– Ah ! ah ! fit Billot un peu moins enthousiaste.

– C’était fort divertissant, continua Pitou, mais seulement tout le monde ne pouvait pas lui en donner, attendu qu’il avait plus de dix mille personnes qui criaient derrière lui.

– Et ensuite ? dit Billot, qui commençait à réfléchir.

– Ensuite, on l’a conduit chez le président du district Saint-Marcel, un bon, vous savez.

– Oui, M. Acloque.

– Cloque, c’est justement cela ; lequel a ordonné de le conduire à l’Hôtel de Ville, attendu qu’il ne savait qu’en faire, de sorte que vous l’allez voir.

– Mais comment est-ce toi qui viens annoncer cela, et non le fameux Saint-Jean ?

– Mais parce que j’ai des jambes de six pouces plus longues que les siennes. Il était parti avant moi, mais je l’ai rejoint et dépassé. Je voulais vous prévenir afin que vous prévinssiez M. Bailly.

– Quelle chance tu as, Pitou.

– J’en aurai encore bien plus demain.

– Comment sais-tu cela ?

– Parce que le même Saint-Jean, qui a dénoncé M. Foullon, a proposé de faire prendre aussi M. Bertier, qui est en fuite.

– Il sait donc où il est ?

– Oui, il paraît que c’était leur homme de confiance, ce bon M. Saint-Jean, et qu’il a reçu beaucoup d’argent du beau-père et du gendre, qui voulaient le corrompre.

– Et il a pris cet argent ?

– Certainement ; l’argent d’un aristocrate est toujours bon à prendre ; mais il a dit : « Un bon patriote ne trahit pas la nation pour de l’argent. »

– Oui, murmura Billot ; il trahit ses maîtres, voilà tout. Sais-tu, Pitou, qu’il me paraît une assez grande canaille, ton M. Saint-Jean ?

– C’est possible, mais n’importe, on prendra M. Bertier comme on a pris maître Foullon, et on les pendra nez à nez tous les deux. La vilaine grimace qu’ils feront en se regardant, hein ?

– Et pourquoi les pendra-t-on ? demanda Billot.

– Mais parce que ce sont des scélérats et que je les déteste.

– M. Bertier, qui est venu à la ferme, M. Bertier, qui, dans ses tournées à l’Île-de-France, a mangé le lait chez nous, et qui a envoyé de Paris des boucles d’or à Catherine ! Oh ! non, non ! on ne le pendra pas.

– Bah ! fit Pitou avec férocité ; c’était un aristocrate, un enjôleur.

Billot regarda Pitou avec stupéfaction. Sous le regard de Billot, Pitou ne put s’empêcher de rougir jusqu’au blanc des yeux.

Tout à coup, le digne fermier aperçut M. Bailly, qui passait de la salle dans son cabinet, après une délibération ; il s’élança vers lui et lui apprit la nouvelle.

Mais ce fut à Billot, à son tour, de trouver un incrédule.

– Foullon ! Foullon ! s’écria le maire, folies !

– Tenez, monsieur Bailly, dit le fermier, voici Pitou qui l’a vu.

– Je l’ai vu, monsieur le maire, fit Pitou en mettant une main sur la poitrine et en s’inclinant. Et il raconta à Bailly ce qu’il venait de raconter à Billot.

Alors on vit pâlir le pauvre Bailly ; il comprenait toute l’étendue de la catastrophe.

– Et M. Acloque l’envoie ici ? murmura-t-il.

– Oui, monsieur le maire.

– Mais comment l’envoie-t-il ?

– Oh ! soyez tranquille, dit Pitou, qui se méprenait à l’inquiétude de Bailly, il y a du monde pour garder le prisonnier ; on ne l’enlèvera pas en route.

– Plût à Dieu qu’on l’enlevât, murmura Bailly.

Puis, se retournant vers Pitou :

– Du monde… qu’entendez-vous, mon ami ?

– J’entends du peuple, donc !

– Du peuple ?

– Plus de vingt mille hommes, sans compter les femmes, dit Pitou triomphant.

– Le malheureux ! s’écria Bailly. Messieurs ! messieurs les électeurs !

Et d’une voix stridente, désespérée, il appela près de lui tous les assesseurs.

On n’entendit, à son récit, qu’exclamations, que cris d’angoisses.

Un silence de terreur s’établit, pendant lequel un bruit confus, lointain, inqualifiable, commença de pénétrer dans l’Hôtel de Ville, pareil à ces susurrements du sang, qui crie parfois aux oreilles, dans les crises cérébrales.

– Qu’est-ce cela ? demanda un électeur.

– Parbleu ! le bruit de la foule, répondit un autre.

Tout à coup une voiture roula rapidement sur la place ; elle renfermait deux hommes armés, qui en firent descendre un troisième, pâle et tremblant.

Derrière la voiture, conduite par Saint-Jean plus essoufflé que jamais, couraient une centaine de jeunes gens de douze à dix-huit ans, au teint hâve, aux yeux flamboyants.

Ils criaient : « Foullon ! Foullon ! » en courant presque aussi vite que les chevaux.

Les deux hommes armés cependant avaient quelques pas d’avance sur eux, ce qui leur donna le temps de pousser Foullon dans l’Hôtel de Ville, dont on ferma les portes sur ces aboyeurs enroués du dehors.

– Enfin, le voici, dirent-ils aux électeurs, qui attendaient au haut de l’escalier. Mordieu ! ce n’est pas sans peine.

– Messieurs ! messieurs ! s’écria en tremblant Foullon, me sauverez-vous ?

– Ah ! monsieur, répondit Bailly avec un soupir, vous êtes un grand coupable !

– Cependant, monsieur, demanda Foullon de plus en plus troublé, il y aura, je l’espère, une justice pour me défendre ?

En ce moment, le tumulte extérieur redoubla.

– Cachez-le vite, s’écria Bailly aux gens qui l’entouraient, ou bien…

Il se retourna vers Foullon.

– Écoutez, dit-il, la situation est assez grave pour que vous soyez consulté. Voulez-vous, peut-être en est-il temps encore, voulez-vous essayer de fuir par les derrières de l’Hôtel de Ville ?

– Oh ! non, s’écria Foullon ; je serai reconnu, massacré !

– Préférez-vous rester au milieu de nous ? Je ferai et ces messieurs feront tout ce qu’il sera humainement possible de faire pour vous défendre : n’est-ce pas, messieurs ?

– Nous le promettons, crièrent les électeurs tout d’une voix.

– Oh ! je préfère rester avec vous, messieurs. Messieurs, ne m’abandonnez pas.

– Je vous ai dit, monsieur, répondit Bailly avec dignité, que nous ferions tout ce qu’il serait humainement possible de faire pour vous sauver.

En ce moment une grande clameur prit naissance sur la place, se répandit dans les airs, et pénétra dans l’Hôtel de Ville par les fenêtres ouvertes.

– Entendez-vous ? entendez-vous ? murmura Foullon pâlissant.

En effet, la foule débouchait hurlante, et effroyable à voir, de toutes les rues aboutissant à l’Hôtel de Ville, et surtout du quai Pelletier et de la rue de la Vannerie.

Bailly s’approcha d’une fenêtre.

Les yeux, les couteaux, les piques, les faux et les mousquets reluisaient au soleil. En moins de dix minutes, la vaste place regorgea de monde. C’était tout le cortège de Foullon, dont avait parlé Pitou, et qui s’était encore augmenté des curieux qui, entendant un grand bruit, accouraient sur la place de Grève, comme vers un centre.

Toutes ces voix, et il y en avait plus de vingt mille, criaient :

– Foullon ! Foullon !

On vit alors les cent précurseurs de ces furieux désigner à toute cette masse hurlante la porte par laquelle Foullon était entré ; cette porte fut menacée immédiatement, et l’on commença de l’abattre à coups de pieds, à coups de crosses de fusils et à coups de leviers.

Tout à coup, elle s’ouvrit.

Les gardes de l’Hôtel de Ville apparurent et s’avancèrent sur les assaillants, qui reculèrent d’abord devant les baïonnettes, et trouèrent, dans leur première frayeur, un large espace vide devant la façade.

Cette garde s’établit sur les degrés et fit bonne contenance.

Les officiers, d’ailleurs, au lieu de menacer, haranguaient affectueusement la foule, et essayaient de la calmer par des protestations.

Bailly avait presque perdu la tête. C’était la première fois que le pauvre astronome se trouvait en face de la grande bourrasque populaire.

– Que faire ? demandait-il aux électeurs, que faire ?

– Le juger ! s’écrièrent plusieurs voix.

– On ne juge pas sous l’intimidation de la foule, dit Bailly.

– Dame ! dit Billot, avez-vous assez de troupes pour vous défendre ?

– Nous n’avons pas deux cents hommes.

– Il faudrait du renfort, alors.

– Oh ! si M. de La Fayette était prévenu, s’écria Bailly.

– Alors, prévenez-le.

– Qui le préviendra ? Qui traversera les flots de cette multitude ?

– Moi ! répliqua Billot.

Et il se préparait à sortir.

Bailly l’arrêta.

– Insensé, dit-il, regardez cet océan. Vous serez englouti dans une seule de ses vagues. Si vous voulez arriver jusqu’à M. de La Fayette, et encore je ne réponds pas de vous, passez par les derrières. Allez.

– Bien, répondit simplement Billot.

Et il partit comme un trait.

Chapitre XLI.
Le beau-père §

Cependant, comme le prouvaient les rumeurs toujours croissantes de la foule, les esprits s’allumaient sur la place. Ce n’était déjà plus de la haine, c’était de l’horreur ; on ne menaçait plus, on écumait.

Les cris : « À bas Foullon ! Mort à Foullon ! » se croisaient comme des projectiles mortels dans un bombardement ; la foule, toujours grossissant, venait étouffer pour ainsi dire les gardes à leurs postes.

Et déjà dans cette foule commençaient de circuler et de grandir ces bruits qui autorisent les violences.

Ces bruits ne menaçaient plus seulement Foullon, mais les électeurs qui le protégeaient.

– Ils ont laissé fuir le prisonnier ! disaient les uns.

– Entrons ! entrons ! disaient les autres.

– Incendions l’Hôtel de Ville !

– En avant ! en avant !

Bailly comprit qu’il n’y avait plus qu’une ressource, puisque M. de La Fayette n’arrivait pas.

C’était que les électeurs eux-mêmes descendissent, se mêlassent aux groupes et essayassent de convertir les plus furieux.

– Foullon ! Foullon !

Tel était le cri incessant, le rugissement sans relâche de ces flots en furie.

Un assaut général se préparait ; les murailles n’y eussent point résisté.

– Monsieur, dit Bailly à Foullon, si vous ne vous montrez pas à la foule, ces gens-là croiront que nous vous avons fait évader ; ils forceront la porte, ils entreront ici, et une fois entrés, s’ils vous trouvent, je ne vous réponds plus de rien.

– Oh ! je ne me savais pas si fort exécré, dit Foullon en laissant tomber ses bras inertes.

Et, soutenu par Bailly, il se traîna jusqu’à la fenêtre.

Un cri terrible retentit à sa vue. Les gardes furent forcés, les portes enfoncées ; le torrent se précipita dans les escaliers, dans les corridors, dans les salles qui furent envahies en un instant.

Bailly jeta autour du prisonnier tout ce qu’il avait de gardes disponibles, puis il se mit à haranguer la foule.

Il voulait faire comprendre à ces hommes qu’assassiner, c’est quelquefois faire justice, mais jamais rendre justice.

Il y parvint après des efforts inouïs, après avoir risqué vingt fois sa propre existence.

– Oui ! oui ! s’écrièrent les assaillants, qu’on le juge ! qu’on le juge ! mais qu’on le pende !

Ils en étaient là de leur argumentation, quand M. de La Fayette arriva dans l’Hôtel de Ville, conduit par Billot.

La vue de son panache tricolore, un des premiers que l’on eût portés, éteignit aussitôt le bruit et les colères.

Le commandant général de la garde nationale se fit faire passage, et répéta plus énergiquement encore que Bailly tout ce que Bailly avait dit déjà.

Son discours frappa tous ceux qui purent l’entendre, et la cause de Foullon fut gagnée dans la salle des électeurs.

Mais au-dehors vingt mille furieux n’avaient point entendu M. de La Fayette, et demeuraient immuables dans leur frénésie.

– Allons ! acheva La Fayette, qui croyait tout naturellement que l’effet produit sur ceux qui l’entouraient s’étendait au dehors ; allons ! cet homme doit être jugé.

– Oui, oui ! cria la foule.

– En conséquence, j’ordonne qu’on le conduise en prison, poursuivit La Fayette.

– En prison ! en prison ! hurla la foule.

En même temps le général fit un signe aux gardes de l’Hôtel de Ville qui firent avancer le prisonnier.

La foule ne comprit rien, sinon que sa proie lui arrivait. Elle n’eut pas même l’idée qu’on eût l’espérance de la lui disputer.

Elle sentait, pour ainsi dire, l’odeur de la chair fraîche qui descendait l’escalier.

Billot s’était placé à la fenêtre avec quelques électeurs, avec Bailly lui-même, pour suivre le prisonnier des yeux, tandis qu’il traverserait la place, sous l’escorte des gardes de la ville.

Chemin faisant, Foullon adressait çà et là des paroles perdues qui témoignaient, profonde, mal déguisée sous des protestations de confiance, une grande terreur.

– Noble peuple ! disait-il en descendant l’escalier, je ne crains rien ; je suis au milieu de mes concitoyens.

Et déjà les rires et les insultes se croisaient autour de lui, quand tout à coup il se trouva hors de la voûte sombre, au haut des escaliers donnant sur la place ; l’air et le soleil vinrent lui frapper le visage.

Aussitôt un seul cri, cri de rage, hurlement de menace, rugissement de haine, s’élança de vingt mille poitrines. À cette explosion, les gardes sont soulevés de terre, rompus, dispersés, mille bras saisissent Foullon, l’enlèvent et le portent dans l’angle fatal, sous le réverbère, ignoble et brutal gibet des colères que le peuple appelait ses justices.

Billot, de sa fenêtre, voyait et criait ; les électeurs stimulaient aussi la garde, qui ne pouvait faire plus.

La Fayette, désespéré, se précipita hors de l’Hôtel de Ville, mais il ne put même entamer les premiers rangs de cette foule, qui s’étendait pareille à un lac immense entre lui et le réverbère.

Montant sur les bornes pour mieux voir, s’accrochant aux fenêtres, aux saillies des édifices, à toutes les aspérités qui leur étaient offertes, les simples spectateurs encourageaient par leurs cris terribles cette effroyable effervescence des acteurs.

Ceux-ci se jouaient de leur victime, comme ferait une troupe de tigres d’une proie inoffensive.

Tous se disputaient Foullon. On comprit enfin, si l’on voulait jouir de son agonie, qu’il fallait se distribuer les rôles.

Sans cela il allait être mis en morceaux.

Les uns enlevèrent Foullon, qui déjà n’avait plus la force de crier.

Les autres, qui lui avaient ôté sa cravate et déchiré son habit, lui passèrent au cou une corde.

D’autres enfin, montés sur le réverbère, descendaient cette corde que leurs compagnons passaient au cou de l’ex-ministre.

Un instant, on éleva Foullon à la force des bras, et on le montra ainsi à la foule, la corde au cou et les mains liées derrière le dos.

Puis, quand la foule eut bien contemplé le patient, bien battu des mains, le signal fut donné, et Foullon, pâle, sanglant, fut hissé à la hauteur du bras de fer de la lanterne, au milieu d’une huée plus terrible que la mort.

Tous ceux qui jusque-là n’avaient rien pu voir, aperçurent alors l’ennemi public planant au-dessus de la foule.

De nouveaux cris retentirent ; ceux-là, c’était contre les bourreaux qu’ils étaient poussés. Foullon allait-il donc mourir si vite ?

Les bourreaux haussèrent les épaules et se contentèrent de montrer la corde.

La corde était vieille : on pouvait la voir s’effiler brin à brin. Les mouvements désespérés que Foullon faisait dans son agonie achevèrent de briser le fil qui le retenait ; enfin la corde cassa, et Foullon, à demi étranglé, retomba sur le pavé.

Il n’était qu’à la préface du supplice, il n’avait pénétré que dans le vestibule de la mort.

Chacun se précipita vers le patient ; on était tranquille, il ne pouvait plus fuir ; il venait, en tombant, de se rompre la jambe au dessus du genou.

Et cependant, quelques imprécations s’élevèrent, imprécations inintelligentes et calomnieuses : on accusait les exécuteurs, on les prenait pour des gens maladroits, eux si ingénieux au contraire, eux qui avaient choisi la corde ainsi vieille et usée, dans l’espérance que la corde casserait.

Espérance que l’événement, comme on voit, avait justifiée.

On fit un nœud à la corde et on la passa de nouveau au col du malheureux, qui, à moitié mort, les yeux hagards, la voix étranglée, cherchait autour de lui si, dans cette ville qu’on appelle le centre de l’univers civilisé, quelqu’un lui viendrait en aide ou si une des baïonnettes de ce roi dont il a été ministre, et qui en possédait cent mille, ferait un trou dans cette horde de cannibales.

Mais rien autour de lui, rien que de la haine, rien que l’insulte, rien que la mort.

– Au moins, tuez moi sans me faire souffrir si atrocement, cria Foullon désespéré.

– Tiens, répondit une voix, pourquoi donc abrégerions-nous ton supplice, tu as assez fait durer le nôtre.

– Et puis, dit une autre, tu n’as pas encore eu le temps de digérer tes orties.

– Attendez ! attendez ! cria une troisième, on va lui amener son gendre, Bertier ; il y a place au réverbère en face.

– Nous verrons un peu la mine que se feront le beau-père et le gendre, ajouta un autre.

– Achevez-moi ! achevez-moi ! murmurait le malheureux.

Pendant ce temps-là, Bailly et La Fayette priaient, suppliaient, s’écriaient, cherchant à enfoncer la foule ; tout à coup, Foullon s’élève de nouveau au bout de la corde, qui de nouveau se brise, et leur prière, leur supplication, leur agonie non moins douloureuse que celle du patient, se perd, s’éteint, se confond dans le rire universel qui accueille cette seconde chute.

Bailly et La Fayette, ces souverains arbitres trois jours auparavant de la volonté de six cent mille Parisiens – aujourd’hui, l’enfant même ne les écoute plus. On murmure ; ils gênent, ils interrompent le spectacle.

Billot leur a inutilement prêté le concours de sa vigueur ; le robuste athlète a renversé vingt hommes, mais pour pénétrer jusqu’à Foullon il lui faudrait en renverser cinquante, cent, deux cents, et il est au bout de ses forces, et lorsqu’il s’arrête pour essuyer la sueur et le sang qui coulent de son front, Foullon s’élève une troisième fois jusqu’à la poulie du réverbère.

Cette fois on a eu pitié de lui, on a trouvé une corde neuve.

Enfin, le condamné est mort. La victime ne souffre plus.

Une demi-minute a suffi à la foule pour constater que l’étincelle de vie était éteinte. Maintenant le tigre a tué, il peut dévorer.

Le cadavre, précipité du haut de la lanterne, ne toucha même pas à la terre. Il fut mis en pièces auparavant.

La tête fut séparée du tronc en une seconde, et élevée en une seconde au bout d’une pique. C’était fort la mode à cette époque de porter ainsi la tête de ses ennemis.

À ce spectacle, Bailly fut épouvanté. Cette tête, c’était pour lui la Méduse antique.

La Fayette, pâle, l’épée à la main, écartait de lui avec dégoût les gardes, qui essayaient de s’excuser d’avoir été les moins forts.

Billot, trépignant de colère et ruant à droite et à gauche, comme un de ses fougueux chevaux du Perche, rentra à l’Hôtel de Ville pour ne plus rien voir de ce qui se passait sur cette place ensanglantée.

Quant à Pitou, sa fougue de vengeance populaire s’était changée en un mouvement convulsif, et il avait gagné la berge de la rivière, où il fermait les yeux et se bouchait les oreilles pour ne plus voir et ne plus entendre.

La consternation régnait à l’Hôtel de Ville, les électeurs commençaient à comprendre qu’ils ne dirigeraient jamais les mouvements du peuple que dans le sens qui conviendrait au peuple.

Tout à coup, pendant que les furieux s’amusent à traîner dans le ruisseau le corps décapité de Foullon, un nouveau cri, un nouveau tonnerre roule par delà les ponts.

Un courrier se précipite. La nouvelle qu’il apporte, la foule la sait déjà. Elle l’a devinée sur l’indication de ses plus habiles meneurs, comme la meute qui prend la trace d’après l’inspiration du plus exercé des limiers.

La foule s’empresse autour du courrier, qu’elle enveloppe ; elle sent qu’il a touché une nouvelle proie ; elle flaire qu’il vient parler de M. Bertier.

C’était vrai.

Interrogé par dix mille bouches à la fois, le courrier est forcé de répondre :

– M. Bertier de Sauvigny a été arrêté à Compiègne.

Puis il pénètre dans l’Hôtel de Ville, où il annonce la même chose à La Fayette et à Bailly.

– Bien, bien, je le savais, dit La Fayette.

– Nous le savions, dit Bailly, et les ordres sont donnés pour qu’il soit gardé là.

– Gardé là ? répète le courrier.

– Sans doute, j’ai envoyé deux commissaires avec une escorte.

– Une escorte de deux cent cinquante hommes, n’est-ce pas ? dit un électeur ; c’est plus que suffisant.

– Messieurs, dit le courrier, voici justement ce que je viens vous dire : l’escorte a été dispersée et le prisonnier enlevé par la multitude.

– Enlevé ! s’écrie La Fayette. L’escorte s’est laissé enlever son prisonnier ?

– Ne l’accusez pas, général, tout ce qu’elle a pu faire, elle l’a fait.

– Mais M. Bertier ? demanda avec anxiété Bailly.

– On l’amène à Paris, dit le courrier, et il est au Bourget en ce moment.

– Mais s’il vient jusqu’ici, s’écria Billot, il est perdu !

– Vite ! vite ! s’écria La Fayette, cinq cents hommes au Bourget. Que les commissaires et M. Bertier s’y arrêtent, qu’ils y couchent ; pendant la nuit nous aviserons.

– Mais qui osera se charger de cette commission ? dit le courrier, qui regardait avec terreur par la fenêtre cette mer houleuse dont chaque flot jetait son cri de mort.

– Moi ! s’écria Billot, celui-là je le sauverai.

– Mais vous y périrez, s’écria le courrier, la route est noire de monde.

– Je pars, dit le fermier.

– Inutile, murmura Bailly, qui venait de prêter l’oreille. Écoutez ! Écoutez !

Alors on entendit du côté de la porte Saint-Martin un bruit pareil au rugissement de la mer sur les galets.

Ce bruit furieux s’échappait par-dessus les maisons, comme la vapeur bouillonnante s’échappe par-dessus les bords d’un vase.

– Trop tard ! dit La Fayette.

– Ils viennent ! ils viennent ! murmura le courrier ; les entendez vous ?

– Un régiment ! un régiment ! cria La Fayette, avec cette généreuse folie de l’humanité qui était le côté brillant de son caractère.

– Eh ! mordieu ! s’écria Bailly, qui jurait pour la première fois peut-être, oubliez-vous que notre armée, à nous, c’est justement cette foule que vous voulez combattre ?

Et il cacha son visage entre ses mains.

Les cris qu’on avait entendus au loin s’étaient communiqués, de la foule entassée dans les rues à la foule entassée sur la place, avec la rapidité d’une traînée de poudre.

On vit alors ceux qui insultaient les tristes restes de Foullon abandonner leur jeu sanglant pour s’élancer au-devant d’une vengeance nouvelle.

Les rues adjacentes à la place dégorgèrent immédiatement une grande partie de cette foule hurlante, qui se rua couteaux levés et poings menaçants vers la rue Saint-Martin, à la rencontre du nouveau cortège de mort.

Chapitre XLII.
Le gendre §

La jonction fut bientôt faite, il y avait hâte égale des deux côtés.

Alors voici ce qui arriva :

Quelques-uns de ces ingénieux que nous avons vus à la place de Grève, apportaient au gendre, au bout d’une pique, la tête de son beau-père.

M. Bertier arrivait par la rue Saint-Martin avec le commissaire, il était à peu près à la hauteur de la rue Saint-Merry.

Il était dans son cabriolet, voiture éminemment aristocratique à cette époque, voiture signalée à l’animadversion populaire, qui avait eu tant de fois à se plaindre de la rapidité de la course des petits-maîtres, ou des danseuses qui conduisaient elles-mêmes, et qui, emportés par un cheval ardent, écrasaient souvent, éclaboussaient toujours.

Bertier, au milieu des cris, des huées, des menaces, s’avançait pas à pas, causant tranquillement avec l’électeur Rivière, ce commissaire envoyé à Compiègne pour le sauver, et qui, abandonné par son compagnon, avait eu bien de la peine à se sauver lui-même.

Le peuple avait commencé par le cabriolet ; il en avait brisé la capote, de sorte que Bertier et son compagnon se trouvaient à découvert, exposés à tous les regards et à tous les coups.

Chemin faisant, il s’entendait rappeler ses crimes, commentés, grossis par la fureur populaire.

Il avait voulu affamer Paris.

Il avait ordonné qu’on coupât les seigles et les blés verts, et la hausse s’étant faite sur les grains, il avait réalisé des sommes énormes.

Non seulement il avait fait cela, disait-on, ce qui était bien assez, mais encore il conspirait.

On avait saisi un portefeuille sur lui ; dans ce portefeuille étaient des lettres incendiaires, des ordres de massacre, la preuve que dix milliers de cartouches avaient été distribués à ses agents.

C’étaient de monstrueuses absurdités, mais, comme on le sait, la foule, arrivée au paroxysme de sa colère, débite comme véritables les nouvelles les plus insensées.

Celui qu’on accusait de tout cela était un homme jeune encore, de trente à trente-deux ans, élégamment vêtu, presque souriant au milieu des coups et des injures ; il regardait autour de lui, avec une insouciance parfaite, les écriteaux infâmes qu’on lui montrait, et causait sans forfanterie avec Rivière.

Deux hommes, irrités de son assurance, avaient voulu l’effrayer et dégrader son attitude : ils s’étaient placés à chacun des marchepieds du cabriolet, appuyant l’un et l’autre sur la poitrine de Bertier la baïonnette de leur fusil.

Mais Bertier, brave jusqu’à la témérité, ne s’était pas ému pour si peu ; il avait continué de causer avec l’électeur, comme si ces deux fusils n’eussent été qu’un accessoire inoffensif du cabriolet.

La foule, profondément irritée de ce dédain, qui contrastait d’une façon si opposée avec la terreur de Foullon, la foule rugissait autour de la voiture et attendait avec impatience le moment où, au lieu d’une menace, elle pourrait infliger une douleur.

C’est alors que Bertier fixa son regard sur quelque chose d’informe et d’ensanglanté qu’on agitait devant lui, et reconnut tout à coup la tête de son beau-père, qui s’inclinait jusqu’à la hauteur de ses lèvres.

On voulait la lui faire baiser.

M. Rivière, indigné, écarta la pique avec sa main.

Bertier le remercia d’un geste, et ne daigna pas même se retourner pour suivre de l’œil ce hideux trophée que les bourreaux portaient derrière le cabriolet, au-dessus de la tête de Bertier.

On arriva ainsi sur la place de Grève, et le prisonnier, après des efforts inouïs de la garde qu’on avait ralliée à la hâte, fut remis dans les mains des électeurs, à l’Hôtel de Ville.

Dangereuse mission, terrible responsabilité qui fit de nouveau pâlir La Fayette et bondir le cœur du maire de Paris.

La foule, après avoir un peu déchiqueté le cabriolet, abandonné au pied des degrés de l’Hôtel de Ville, s’installa aux bonnes places, garda toutes les issues, fit ses dispositions, et prépara des cordes neuves aux poulies des réverbères.

Billot, à la vue de Bertier qui montait tranquillement le grand escalier de l’Hôtel de Ville, ne put s’empêcher de pleurer amèrement et de s’arracher les cheveux.

Pitou, qui avait quitté la berge et qui était remonté sur le quai quand il avait cru que le supplice de Foullon était achevé ; Pitou, épouvanté, malgré sa haine pour M. Bertier, coupable à ses yeux, non seulement de tout ce qu’on lui reprochait, mais encore d’avoir donné des boucles d’or à Catherine, Pitou s’accroupit en sanglotant derrière une banquette.

Pendant ce temps, Bertier, comme s’il se fût agi d’un autre que lui, était entré dans la salle du conseil et causait avec les électeurs.

Il en connaissait la plus grande partie, et même était familier avec quelques-uns.

Ceux-là s’éloignaient de lui avec la terreur qu’inspire aux âmes timides le contact d’un homme impopulaire.

Aussi, Bertier se vit-il bientôt à peu près seul avec Bailly et La Fayette.

Il se fit raconter tous les détails du supplice de Foullon ; puis, haussant les épaules :

– Oui, dit-il, je comprends cela. On nous hait, parce que nous sommes les outils avec lesquels la royauté a torturé le peuple.

– On vous reproche de grands crimes, monsieur, dit sévèrement Bailly.

– Monsieur, dit Bertier, si j’avais commis tous les crimes que l’on me reproche, je serais moins ou plus qu’un homme, un animal féroce ou un démon : mais on me va juger, à ce que je présume, et alors le jour se fera.

– Sans doute, dit Bailly.

– Eh bien ! continua Bertier, c’est tout ce que je désire. On a ma correspondance, on verra à quels ordres j’ai obéi, et la responsabilité retombera sur qui de droit.

Les électeurs jetèrent les yeux sur la place, d’où s’échappaient d’effroyables rumeurs.

Bertier comprit la réponse.

Alors Billot, fendant la foule qui entourait Bailly, s’approcha de l’intendant, et lui offrant sa bonne grosse main :

– Bonjour, monsieur de Sauvigny, lui dit-il.

– Tiens ! c’est toi, Billot, s’écria Bertier riant et saisissant d’une main ferme la main qui lui était offerte ; tu viens donc faire des émeutes à Paris, mon brave fermier, toi qui vendais si bien ton blé aux marchés de Villers-Cotterêts, de Crépy et de Soissons ?

Billot, malgré ses tendances démocratiques, ne put s’empêcher d’admirer la tranquillité de cet homme qui plaisantait ainsi quand sa vie tenait à un fil.

– Installez-vous, messieurs, dit Bailly aux électeurs, nous allons commencer l’instruction contre l’accusé.

– Soit, dit Bertier ; mais je vous avertis d’une chose messieurs, c’est que je suis épuisé ; depuis deux jours je n’ai pas dormi ; aujourd’hui, de Compiègne à Paris, j’ai été heurté, battu, tiraillé ; quand j’ai demandé à manger, on m’a offert du foin, ce qui est assez peu restaurant ; faites-moi donner un endroit où je puisse dormir, ne fût-ce qu’une heure.

En ce moment, La Fayette sortit un instant pour s’informer. Il rentra dans la salle plus abattu que jamais.

– Mon cher Bailly, dit-il au maire, l’exaspération est au comble ; garder M. Bertier ici, c’est s’exposer à un siège ; défendre l’Hôtel de Ville, c’est donner aux furieux le prétexte qu’ils demandent ; ne pas défendre l’Hôtel de Ville, c’est prendre l’habitude de céder toutes les fois qu’on attaquera.

Pendant ce temps Bertier s’était assis, puis couché sur une banquette.

Il s’apprêtait à dormir.

Les cris forcenés arrivaient à lui par la fenêtre, mais ne le troublaient point : son visage conservait la sérénité de l’homme qui oublie tout pour laisser monter le sommeil à son front.

Bailly délibérait avec les électeurs et La Fayette.

Billot regardait Bertier.

La Fayette recueillit rapidement les voix, et s’adressant au prisonnier qui commençait à s’assoupir :

– Monsieur, lui dit-il, veuillez vous tenir prêt.

Bertier poussa un soupir, puis, se soulevant sur son coude :

– Prêt à quoi ? demanda-t-il.

– Ces messieurs ont décidé que vous allez être transféré à l’Abbaye.

– À l’Abbaye ; soit, dit l’intendant. Mais, ajouta-t-il en regardant les électeurs embarrassés et dont il comprenait l’embarras, d’une façon ou d’autre, finissons-en.

Une explosion de colères et d’impatiences longtemps enchaînées jaillit de la Grève.

– Non, messieurs, non, s’écria La Fayette, nous ne le laisserons pas partir en ce moment.

Bailly prit une résolution dans son cœur et dans son courage, il descendit avec deux électeurs sur la place et commanda le silence.

Le peuple savait aussi bien que lui ce qu’il allait dire : comme il avait l’intention de recommencer le crime, il ne voulut pas même entendre le reproche, et comme Bailly ouvrait la bouche, une clameur immense s’éleva de la foule, brisant sa voix avant même qu’elle ne se fît entendre.

Bailly, voyant qu’il lui serait impossible d’articuler une seule parole, reprit le chemin de l’Hôtel de Ville, poursuivi par les cris de : « Bertier ! Bertier ! »

Puis d’autres cris perçaient au milieu de ceux-là, comme ces notes aiguës qui se font tout à coup entendre dans ces chœurs de démons de Weber ou de Meyerbeer, criant : « À la lanterne ! à la lanterne ! »

En voyant revenir Bailly, La Fayette s’élança à son tour. Il est jeune, il est ardent, il est aimé. Ce que le vieillard n’a pu obtenir avec sa popularité d’hier, lui, l’ami de Washington et de Necker, il l’obtiendra sans doute du premier mot.

Mais en vain le général du peuple pénétra-t-il dans les groupes les plus furieux ; en vain parla-t-il au nom de la justice et de l’humanité ; en vain, reconnaissant ou feignant de reconnaître certains meneurs, supplia-t-il en serrant les mains, en arrêtant les pas de ces hommes.

Pas une de ses paroles ne fut écoutée, pas un de ses gestes ne fut compris, pas une de ses larmes ne fut vue.

Repoussé de degré en degré, il s’agenouilla sur le perron de l’Hôtel de Ville, conjurant ces tigres, qu’il appelait ses concitoyens, de ne pas déshonorer leur nation, de ne pas se déshonorer eux-mêmes, de ne pas ériger en martyrs des coupables à qui la loi devait une part d’infamie avec une part de châtiment.

Comme il insistait, les menaces vinrent jusqu’à lui, mais il lutta contre les menaces. Quelques forcenés alors lui montrèrent le poing et levèrent sur lui leurs armes.

Il alla au-devant de leurs coups, et leurs armes s’abaissèrent.

Mais, si l’on venait de menacer La Fayette, on menaçait d’autant Bertier.

La Fayette, vaincu, rentra comme Bailly à l’Hôtel de Ville.

Les électeurs avaient tous vu La Fayette impuissant contre la tempête ; c’était leur dernier rempart renversé.

Ils décidèrent que la garde de l’Hôtel de Ville allait conduire Bertier à l’Abbaye.

C’était envoyer Bertier à la mort.

– Enfin ! dit Bertier quand la décision fut prise.

Et regardant tous ces hommes avec un profond mépris, il se plaça au milieu des gardes, après avoir remercié d’un signe Bailly et La Fayette, et avoir à son tour tendu la main à Billot.

Bailly détourna son regard plein de larmes, La Fayette, ses yeux pleins d’indignation.

Bertier descendit l’escalier de l’Hôtel de Ville du même pas qu’il l’avait monté.

Au moment où il apparut sur le perron, une effroyable clameur, partie de la place, fit trembler jusqu’aux degrés de pierre sur lesquels il posait le pied.

Mais lui, dédaigneux et impassible, regardant tous ces yeux flamboyants avec des yeux calmes et haussant les épaules, prononça ces paroles :

– Que ce peuple est bizarre ! Qu’a-t-il donc à hurler ainsi ?

Il n’avait pas achevé, que déjà il lui appartenait à ce peuple. Sur le perron même, des bras l’allèrent chercher au milieu de ses gardes, des crochets de fer l’attirèrent, le pied lui manqua, et il roula dans les bras de ses ennemis, qui, en une seconde, eurent dissipé l’escorte.

Puis un flot irrésistible entraîna le prisonnier sur le chemin souillé de sang que Foullon avait pris deux heures auparavant.

Un homme était déjà sur le réverbère fatal, tenant une corde à la main.

Mais à Bertier s’était cramponné un autre homme ; cet homme distribuait avec rage, avec délire, des coups et des imprécations aux bourreaux.

Il s’écriait :

– Vous ne l’aurez pas ! Vous ne le tuerez pas !

Cet homme, c’était Billot, que le désespoir avait rendu fou, et fort comme vingt hommes.

Aux uns, il criait :

– Je suis un des vainqueurs de la Bastille !

Et quelques-uns, le reconnaissant en effet, mollissaient dans leurs attaques.

Aux autres, il disait :

– Laissez-le juger ; je me porte garant pour lui ; si on le fait évader, vous me pendrez à sa place.

Pauvre Billot ! pauvre honnête homme ! Le tourbillon l’emportait, lui et Bertier, comme une trombe emporte à la fois une plume et une paille dans ses vastes spirales.

Il marchait sans s’en apercevoir, sans rien apercevoir. Il était arrivé.

La foudre eut été moins rapide.

Bertier, qu’on avait emmené à reculons, Bertier, qu’on avait soulevé, voyant qu’on s’arrêtait, se retourna, leva les yeux, et aperçut l’infâme licol qui se balançait au-dessus de sa tête.

Par un effort aussi violent qu’inattendu, il se dégagea des mains qui l’étreignaient, arracha un fusil aux mains d’un garde national, et fondit à coups de baïonnette sur les bourreaux.

Mais, en une seconde, mille coups l’atteignirent par derrière ; il tomba, et mille autres coups partant d’un cercle plongèrent sur lui.

Billot avait disparu sous les pieds des assassins.

Bertier n’eut pas le temps de souffrir. Son sang et son âme s’élancèrent à la fois de son corps par mille blessures.

Alors Billot put apercevoir un spectacle plus hideux encore que tout ce qu’il avait vu jusqu’alors. Il vit un homme plonger sa main dans la poitrine ouverte du cadavre, et en tirer son cœur tout fumant.

Puis, piquant ce cœur à la pointe de son sabre au milieu de la foule hurlante qui s’ouvrait sur son passage, il l’alla déposer sur la table du grand conseil, ou les électeurs tenaient leurs séances.

Billot, cet homme de fer, ne put résister à cette vue : il tomba sur une borne à dix pas du fatal réverbère.

La Fayette, en voyant cette insulte infâme faite à son autorité, faite à la Révolution qu’il dirigeait, ou plutôt qu’il avait cru diriger, La Fayette brisa son épée et en jeta les morceaux à la tête des assassins.

Pitou alla ramasser le fermier, l’emporta dans ses bras, en lui soufflant à l’oreille :

– Billot ! père Billot ! prenez garde ; s’ils voyaient que vous vous trouvez mal, ils vous prendraient pour son complice, et vous tueraient aussi. Ce serait dommage… un si bon patriote !

Là-dessus, il l’entraîna vers la rivière, le dissimulant du mieux qu’il lui était possible aux regards de quelques zélés qui murmuraient.

Chapitre XLIII.
Billot commence à s’apercevoir que tout n’est pas rose dans les révolutions §

Billot qui avait, conjointement avec Pitou, trempé dans toutes les libations glorieuses, commença de s’apercevoir que les calices arrivaient.

Lorsqu’il eut repris ses sens à la fraîcheur de la rivière :

– Monsieur Billot, dit Pitou, je regrette Villers-Cotterêts ; et vous ?

Ces mots, comme une fraîche sensation de vertu et de calme, réveillèrent le fermier, qui retrouva sa vigueur pour fendre la foule et s’éloigner de cette boucherie.

– Viens, dit-il à Pitou, tu as raison.

Et il se décida à venir trouver Gilbert, qui habitait à Versailles, et qui, sans être retourné près de la reine depuis le voyage du roi à Paris, était devenu le bras droit de Necker rentré au ministère, abandonnant le roman de sa vie pour l’histoire de tous, et essayant d’organiser la prospérité en généralisant la misère.

Pitou le suivit, comme toujours.

Tous deux furent introduits dans le cabinet où travaillait le docteur.

– Docteur, dit Billot, je retourne à ma ferme.

– Et pourquoi cela ? demanda Gilbert.

– Parce que je hais Paris.

– Ah ! oui, je comprends, dit froidement Gilbert vous êtes las.

– Excédé.

– Vous n’aimez plus la Révolution ?

– Je voudrais la voir finie.

Gilbert sourit tristement.

– Elle commence, dit-il.

– Oh ! fit Billot.

– Cela vous étonne, Billot ? demanda Gilbert.

– Ce qui m’étonne, c’est votre sang-froid.

– Mon ami, demanda Gilbert à Billot, savez-vous d’où me vient ce sang-froid ?

– Il ne peut venir que d’une conviction.

– Précisément.

– Et quelle est cette conviction ?

– Devinez.

– Que tout finira bien ?

Gilbert sourit plus tristement encore que la première fois :

– Non, au contraire, de la conviction que tout finira mal.

Billot se récria.

Quant à Pitou, il écarquilla des yeux énormes : il trouvait l’argumentation peu logique.

– Voyons, dit Billot en se grattant l’oreille avec sa grosse main, voyons, car je ne comprends pas bien, il me semble.

– Prenez une chaise, Billot, dit Gilbert, et vous placez bien près de moi.

Billot obéit.

– Bien près, plus près, que vous m’entendiez, mais que personne ne m’entende.

– Et moi, monsieur Gilbert ? demanda timidement Pitou faisant signe qu’il était prêt à se retirer si Gilbert le désirait.

– Oh ! non, reste, dit le docteur. Tu es jeune, écoute.

Pitou ouvrit des oreilles égales à la circonférence de ses yeux et s’assit à terre près de la chaise du père Billot.

C’était un assez curieux spectacle que celui d’un conciliabule pareil, tenu par ces trois hommes dans le cabinet de Gilbert, auprès d’un bureau écrasé de lettres, de papiers, d’imprimés frais et de journaux, à quatre pas d’une porte qu’assiégeaient, sans pouvoir la forcer, des solliciteurs ou des plaignants, contenus par un commis vieux, presque aveugle et manchot.

– J’écoute, dit Billot ; expliquez-vous, maître. Comment tout finira-t-il mal ?

– Voici, Billot. Savez-vous ce que je fais en ce moment, mon ami ?

– Vous écrivez des lignes.

– Mais le sens de ces lignes, Billot ?

– Comment, vous voulez que je devine cela, moi qui ne sais pas même les lire.

Pitou leva timidement la tête et jeta les yeux sur le papier qui était devant le docteur.

– Il y a des chiffres, dit-il.

– Voilà, il y a des chiffres. Eh bien ! ces chiffres sont à la fois la ruine et le salut de la France.

– Tiens ! fit Billot.

– Tiens ! tiens ! répéta Pitou.

– Ces chiffres-là imprimés demain, continua le docteur, iront demander au palais du roi, au château des nobles et aux chaumières des pauvres le quart de leur revenu.

– Hein ? fit Billot.

– Oh ! ma pauvre tante Angélique, murmura Pitou, quelle grimace elle va faire !

– Qu’en dites-vous, mon brave ? continua Gilbert. On fait des révolutions, n’est-ce pas ? Eh bien ! on les paie.

– C’est juste, répondit héroïquement Billot. Eh bien ! soit, on paiera.

– Parbleu ! fit Gilbert, vous êtes un homme convaincu, et votre réponse n’a rien qui m’étonne ; mais ceux qui ne sont pas convaincus…

– Ceux qui ne le sont pas ?…

– Oui, que feront-ils ?

– Ils résisteront, fit Billot d’un ton qui voulait dire qu’il résisterait vigoureusement, lui, si on lui demandait le quart de son revenu pour accomplir une œuvre contraire à ses convictions.

– Alors, lutte, fit Gilbert.

– Mais la majorité, dit Billot.

– Achevez, mon ami.

– La majorité est là pour imposer sa volonté.

– Donc, oppression.

Billot regarda Gilbert avec doute d’abord, puis, un éclair intelligent brilla dans son œil.

– Attendez, Billot, fit le docteur ; je sais ce que vous allez me dire. Les nobles et le clergé ont tout, n’est-ce pas ?

– C’est certain, dit Billot. Aussi les couvents…

– Les couvents ?

– Les couvents regorgent.

Notum certumque18, grommela Pitou.

– Les nobles ne paient pas un impôt comparatif. Ainsi, moi, fermier, je paie plus du double d’impôts, à moi seul, que les trois frères de Charny mes voisins, qui ont à eux trois plus de deux cent mille livres de rente.

– Mais, voyons, continua Gilbert, croyez-vous que les nobles et les prêtres soient moins Français que vous ?

Pitou dressa l’oreille à cette proposition, qui sonnait l’hérésie en un temps où le patriotisme se mesurait à la solidité des coudes sur la place de Grève.

– Vous n’en croyez rien, n’est-ce pas, mon ami ? Vous ne pouvez reconnaître que ces nobles et ces prêtres qui absorbent tout et ne rendent rien soient aussi patriotes que vous ?

– C’est vrai.

– Erreur, mon cher, erreur. Ils le sont plus, et je vais vous le prouver.

– Oh ! par exemple, fit Billot, je nie.

– À cause des privilèges, n’est-ce pas ?

– Pardieu !

– Attendez.

– Oh ! j’attends.

– Eh bien ! je vous certifie, Billot, que d’ici à trois jours, l’homme le plus privilégié qui soit en France sera l’homme qui ne possédera rien.

– Alors, ce sera moi, dit gravement Pitou.

– Eh bien ! oui, ce sera toi.

– Comment cela ? fit le fermier.

– Écoutez, Billot : ces nobles et ces ecclésiastiques que vous accusez d’égoïsme, les voilà qui commencent à être pris de cette fièvre de patriotisme qui va faire le tour de la France. En ce moment, ils s’assemblent comme les moutons au bord du fossé ; ils délibèrent ; le plus hardi va sauter, après-demain, demain, ce soir peut-être. Et, après lui, tous sauteront.

– Qu’est-ce à dire, monsieur Gilbert ?

– C’est-à-dire que faisant l’abandon de leurs prérogatives, seigneurs féodaux, ils lâcheront leurs paysans ; seigneurs terriens, leurs fermages et leurs redevances ; nobles à colombiers, leurs pigeons.

– Oh ! oh ! fit Pitou stupéfait, vous croyez qu’ils lâcheront tout cela ?

– Oh ! s’écria Billot illuminé, mais c’est la liberté splendide, cela.

– Eh bien ! après, quand nous serons tous libres, que ferons-nous ?

– Dame ! fit Billot un peu embarrassé, ce que nous ferons ? On verra.

– Ah ! voilà le mot suprême ! s’écria Gilbert. On verra !

Il se leva d’un air sombre, se promena silencieux pendant quelques instants ; puis, revenant au fermier, dont il prit la main calleuse avec une sévérité qui ressemblait à de la menace :

– Oui, dit-il, on verra. Oui, nous verrons. Nous verrons tous, toi comme moi, moi comme toi, moi comme lui. Et voilà justement ce à quoi je songeais tout à l’heure, quand tu m’as trouvé ce sang-froid qui t’a tant surpris.

– Vous m’effrayez ! le peuple uni, s’embrassant, s’agglomérant pour concourir à la prospérité commune, c’est un sujet qui vous assombrit, monsieur Gilbert ?

Celui-ci haussa les épaules.

– Alors, continua Billot interrogeant à son tour, que direz-vous de vous-même, si vous doutez aujourd’hui, après avoir tout préparé dans l’Ancien Monde en donnant la liberté au nouveau ?

– Billot, reprit Gilbert, tu viens, sans t’en douter, de prononcer un mot qui est le sens de l’énigme. Ce mot que prononce La Fayette, et que nul peut-être, à commencer par lui, ne comprend, oui, nous avons donné la liberté au Nouveau Monde.

– Nous, Français. C’est bien beau.

– C’est bien beau, mais ce sera bien cher, dit tristement Gilbert.

– Bah ! l’argent est dépensé, la carte est payée, dit joyeusement Billot. Un peu d’or, beaucoup de sang, et la dette est acquittée.

– Aveugle ! dit Gilbert, aveugle qui ne voit pas dans cette aurore d’Occident, le germe de notre ruine à tous. Hélas ! pourquoi les accuserais-je, moi qui ne l’ai pas vue plus qu’eux. Avoir donné la liberté au Nouveau Monde, Billot – j’en ai bien peur –, c’est avoir perdu l’ancien.

Rerum novus nascitur ordo19, dit Pitou avec un grand aplomb révolutionnaire.

– Silence ! enfant, dit Gilbert.

– Était-il donc plus malaisé, reprit Billot, de soumettre les Anglais que de calmer les Français ?

– Nouveau monde, répéta Gilbert, c’est-à-dire place nette, table rase ; pas de lois, mais pas d’abus ; pas d’idées, mais pas de préjugés. En France, trente mille lieues carrées pour trente millions d’hommes ; c’est-à-dire, en cas de partage de la place, à peine à chacun pour un berceau et une tombe. Là-bas, en Amérique, deux cent mille lieues carrées pour trois millions d’hommes ; des frontières idéales avec le désert, c’est-à-dire l’espace avec la mer, c’est-à-dire avec l’immensité ; dans ces deux cent mille lieues des fleuves navigables pendant mille lieues ; des forêts vierges dont Dieu seul connaît la profondeur, c’est-à-dire tous les éléments de la vie, de la civilisation et de l’avenir. Oh ! que c’est facile, Billot, quand on s’appelle La Fayette et qu’on a l’habitude de ces épées, quand on s’appelle Washington et qu’on a l’habitude de la pensée, que c’est facile de combattre des murailles de bois, de terre, de pierre ou de chair humaine ; mais lorsque au lieu de fonder on détruit, lorsqu’on voit dans le vieil ordre de choses qu’on attaque des murailles d’idées croulant, et derrière les ruines même de ces murailles se réfugier tant de gens et tant d’intérêts ; quand après avoir trouvé l’idée on voit que pour la faire adopter à un peuple il faudra peut-être décimer ce peuple, depuis le vieillard qui se souvient jusqu’à l’enfant qui apprendrait, depuis le monument qui est la mémoire jusqu’au germe qui est l’instinct, alors, oh ! alors, Billot, c’est une tâche qui fait frémir ceux qui voient au-delà de l’horizon. J’ai la vue longue, Billot, et je frémis.

– Pardon, monsieur, dit Billot, avec son gros bon sens ; vous m’accusiez tout à l’heure de haïr la Révolution, et voilà que vous me la faites exécrable.

– Mais t’ai-je dit que je renonçais ?

Errare humanum est, murmura Pitou, sed perseverare diabolicum.

Et il ramena à lui ses pieds avec ses mains.

– Je persévérerai cependant, continua Gilbert, car tout en voyant les obstacles j’entrevois le but, et le but est splendide, Billot. Ce n’est pas seulement la liberté de la France que je rêve, c’est la liberté du monde entier ; ce n’est pas l’égalité physique, c’est l’égalité devant la loi ; ce n’est pas la fraternité devant les citoyens, c’est la fraternité entre les peuples. J’y perdrai peut-être mon âme et j’y laisserai peut-être mon corps, continua mélancoliquement Gilbert ; mais n’importe, le soldat qu’on envoie à l’assaut d’une forteresse voit les canons, voit les boulets qu’on y fourre, voit la mèche qu’on en approche ; il voit plus encore : il voit la direction dans laquelle ils sont pointés ; il sent que ce morceau de fer noir viendra lui trouer la poitrine, mais il va, il faut que la forteresse soit prise. Eh bien ! nous sommes tous soldats, père Billot. En avant ! et que sur la jonchée de nos corps marchent un jour les générations dont cet enfant que voici est l’avant-garde.

– Je ne sais vraiment pas pourquoi vous désespérez, monsieur Gilbert ; est-ce parce qu’un malheureux a été égorgé sur la place de Grève ?

– Pourquoi as-tu de l’horreur alors ?… Va Billot ! égorge aussi.

– Oh ! que dites-vous là, monsieur Gilbert !

– Dame ! il faut être conséquent… Tu es venu tout pâle, tout tremblant, toi si brave et si fort, et tu m’as dit : « Je suis excédé. » Je t’ai ri au visage, Billot, et voilà que quand je t’explique pourquoi tu étais pâle, pourquoi tu étais excédé, c’est toi qui ris de moi à ton tour.

– Parlez ! parlez ! mais d’abord laissez-moi l’espoir que je retournerai guéri, consolé, dans mes campagnes.

– Les campagnes, écoute, Billot, tout notre espoir est là. La campagne : révolution dormante, qui remue tous les mille ans et qui donne le vertige à la royauté toutes les fois qu’elle remue. La campagne remuera à son tour, lorsque viendra l’heure d’acheter ou de conquérir ces biens mal acquis dont tu parlais tout à l’heure et qui engorgent la noblesse ou le clergé. Mais, pour pousser la campagne à la récolte des idées, il faut pousser le paysan à la conquête de la terre. L’homme, en devenant propriétaire, devient libre, et, en devenant libre, devient meilleur. À nous autres donc, ouvriers privilégiés, pour qui Dieu consent à soulever le voile de l’avenir, à nous le travail terrible qui, après avoir donné au peuple la liberté, lui donnera la propriété. Ici, Billot, bonne œuvre et mauvaise récompense peut-être ; mais œuvre active, puissante, pleine de joies et de douleurs, pleine de gloire et de calomnie ; là-bas, sommeil froid et impuissant, dans l’attente d’un réveil qui se fera à notre voix, d’une aurore qui viendra de nous. Une fois la campagne réveillée, notre labeur ensanglanté sera fini, à nous, et son labeur paisible commencera, à elle.

– Quel conseil me donnez-vous donc alors, monsieur Gilbert ?

– Veux-tu être utile à ton pays, à ta nation, à tes frères, au monde, reste ici, Billot ; prends un marteau et travaille à cet atelier de Vulcain, qui forge des foudres pour le monde.

– Rester pour voir égorger, pour en venir peut-être à égorger moi-même ?

– Comment cela ? fit Gilbert avec un pâle sourire. Toi, égorger, Billot, que dis-tu donc là ?

– Je dis que si je reste ici, comme vous m’y invitez, s’écria Billot tout tremblant, je dis que le premier que je verrai attacher une corde à une lanterne, je dis que celui-là je le pendrai avec les mains que voilà.

Gilbert acheva de dessiner son fin sourire.

– Allons, dit-il, tu me comprends, et te voilà égorgeur aussi.

– Oui, égorgeur de scélérats.

– Dis-moi, Billot, tu as vu égorger de Losme, de Launay, Flesselles, Foullon et Bertier ?

– Oui.

– Comment ceux qui les égorgeaient les appelaient-ils ?

– Des scélérats.

– Oh ! c’est vrai, dit Pitou, ils les appelaient des scélérats.

– Oui, mais c’est moi qui ai raison, dit Billot.

– Tu auras raison si tu pends, oui ; mais si tu es pendu, tu auras tort.

Billot baissa la tête sous ce coup de massue ; puis tout à coup, la relevant avec noblesse :

– Me soutiendrez-vous, dit-il, que ceux-là qui assassinent des hommes sans défense et sous la sauvegarde de l’honneur public, me soutiendrez-vous qu’ils soient des Français comme j’en suis un ?

– Ah ! dit Gilbert, ceci c’est autre chose. Oui, il y a en France plusieurs sortes de Français. Il y a d’abord le peuple français, dont est Pitou, dont tu es, dont je suis ; puis il y a le clergé français, puis il y a la noblesse française. Trois sortes de Français en France, Français chacun à son point de vue, c’est-à-dire au point de vue de ses intérêts, et cela sans compter le roi de France, Français à sa manière. Ah ! Billot, ici, vois-tu, dans la manière différente d’être Français de tous ces Français-ci, ici est la vraie révolution. Tu seras Français d’une façon, l’abbé Maury sera Français d’une autre manière que toi, Mirabeau sera Français d’une autre manière que l’abbé Maury ; enfin, le roi sera Français d’une autre manière que Mirabeau. Eh bien ! Billot, mon excellent ami, homme au cœur droit et à l’esprit sain, tu viens d’entrer dans la deuxième partie de la question que je traite. Fais-moi le plaisir, Billot, de jeter les yeux sur ceci.

Et Gilbert présenta au fermier un papier imprimé.

– Qu’est-ce que cela ? dit Billot en prenant le papier.

– Lis.

– Eh ! vous savez bien que je ne sais pas lire.

– Dis à Pitou de lire, alors.

Pitou se leva, et se haussant sur la pointe des pieds, vint regarder par-dessus l’épaule du fermier.

– Ce n’est pas du français, dit-il ; ce n’est pas du latin, ce n’est pas non plus du grec.

– C’est de l’anglais, répliqua Gilbert.

– Je ne sais pas l’anglais, dit orgueilleusement Pitou.

– Je le sais, moi, dit Gilbert, et je vais vous traduire ce papier ; mais lisez d’abord la signature.

Pitt, dit Pitou ; qu’est-ce cela, Pitt ?

– Je vais vous l’expliquer, dit Gilbert.

Chapitre XLIV.
Les Pitt §

– Pitt, reprit Gilbert, c’est le fils de Pitt.

– Tiens ! dit Pitou, c’est comme dans l’Écriture. Il y a donc Pitt premier et Pitt second ?

– Oui, et le Pitt premier, mes amis… Écoutez bien ce que je vais vous dire.

– Nous écoutons, répondirent ensemble Billot et Pitou.

– Ce Pitt premier fut pendant trente ans l’ennemi juré de la France ; il combattit du fond de son cabinet, où le clouait la goutte, Montcalm et Vaudreuil en Amérique, le bailly de Suffren et d’Estaing sur mer, Noailles et Broglie sur le continent. Ce Pitt premier avait eu pour principe qu’il fallait détrôner les Français de l’Europe. Pendant trente ans, il nous reprit une à une toute nos colonies, un à un tous nos comptoirs, tout le littoral de l’Inde, quinze cents lieues dans le Canada ; puis, quand il vit que la France était ruinée aux trois quarts, il lui suscita son fils pour la ruiner tout à fait.

– Ah ! ah ! fit Billot visiblement intéressé ; ainsi, le Pitt que nous avons…

– Précisément, reprit Gilbert, c’est le fils du Pitt que nous avons eu, que vous connaissez déjà, père Billot, que Pitou connaît, que l’univers connaît, et qui a eu trente ans au mois de mai dernier.

– Trente ans ?

– Vous voyez s’il a bien employé son temps, mes amis… Eh bien ! voilà déjà sept années qu’il gouverne l’Angleterre, sept années qu’il met en pratique les théories de son père.

– Alors, nous en avons encore pour un temps, dit Billot.

– Oui, d’autant plus que le souffle vital est vivace chez les Pitt. Laissez-moi vous en donner une preuve.

Pitou et Billot indiquèrent par un petit mouvement de tête du haut en bas qu’ils écoutaient avec la plus grande attention.

Gilbert continua :

– En 1778, le père de notre ennemi se mourait. Les médecins lui avaient annoncé que sa vie ne tenait plus qu’à un fil, et que le moindre effort romprait ce fil. On agitait alors en plein parlement la question d’abandonner les colonies américaines à leur désir d’indépendance, pour arrêter la guerre qui menaçait, fomentée par les Français, d’engloutir toute la richesse et tous les soldats de la Grande-Bretagne.

« C’était au moment où Louis XVI, notre bon roi, celui à qui toute la nation vient de décerner le titre de père de la liberté française, venait de reconnaître solennellement l’indépendance de l’Amérique ; là, sur les champs de bataille et dans les conseils avaient prévalu l’épée et le génie des Français : l’Angleterre fit offrir à Washington, c’est-à-dire au chef des insurgés, la reconnaissance de la nationalité américaine, si, se retournant contre les Français, la nouvelle nation voulait s’allier à l’Angleterre.

– Mais, dit Billot, il me semble que ce n’était pas une proposition honnête à faire ni à accepter.

– Mon cher Billot, on appelle cela de la diplomatie, et dans le monde politique on admire fort ces sortes d’idées. Eh bien ! Billot, tout immorale que vous jugiez la chose, peut-être, malgré Washington, le plus loyal des hommes, eût-on trouvé des Américains disposés à acheter la paix au prix de cette honteuse concession à l’Angleterre.

« Mais lord Chatham, le père de Pitt, ce malade condamné, ce mourant, ce fantôme qui déjà était entré jusqu’aux genoux dans la tombe, Chatham, qui semblait ne plus avoir à demander que le repos sur la terre avant le sommeil sous son monument ; ce vieillard se fit conduire au parlement, où la question allait être traitée.

« Il donnait le bras à son fils William Pitt, alors jeune homme de dix-neuf ans, et à son gendre : il était revêtu d’habits somptueux, dérisoire enveloppe de sa mortelle maigreur. Pâle comme un spectre, l’œil à moitié mort sous ses paupières languissantes, il se fit mener à son banc, au banc des comptes, tandis que tous les lords, stupéfaits de l’apparition inattendue, s’inclinaient et admiraient, comme eût pu faire le sénat romain au retour de Tibère déjà mort et oublié.

« Il écouta en silence, avec un profond recueillement, le discours de lord Richmond, l’auteur de la proposition, et quand celui-ci eut terminé, Chatham se leva pour répondre.

« Alors cet homme mort trouva de la force pour parler trois heures ; il trouva du feu dans son cœur pour allumer l’éclair de ses regards ; il trouva dans son âme des accents qui remuèrent tous les cœurs.

« Il est vrai qu’il parlait contre la France, il est vrai qu’il soufflait la haine à ses compatriotes, il est vrai que toutes ses forces et tout son feu, il les avait évoqués pour ruiner et dévorer le pays odieux rival du sien. Il défendit que l’Amérique fût reconnue indépendante, il défendit toute transaction, il cria : « La guerre, la guerre. » Il parla comme Annibal contre Rome, comme Caton contre Carthage. Il déclara que le devoir de tout Anglais loyal était de périr ruiné, plutôt que de souffrir qu’une colonie, une seule, se détachât de la mère patrie.

« Il acheva sa péroraison, lança sa dernière menace et tomba foudroyé.

« Il n’avait plus rien à faire dans ce monde ; on l’emporta expirant.

« Quelques jours après, il était mort.

– Oh ! oh ! firent à la fois Billot et Pitou, quel homme que ce lord Chatham !

– C’était le père du jeune homme de trente ans qui nous occupe, acheva Gilbert. Chatham mourut à soixante-dix ans. Si le fils vit l’âge du père, nous avons encore quarante ans de William Pitt à subir. Voilà, père Billot, celui à qui nous avons affaire ; voilà l’homme qui gouverne la Grande-Bretagne, voilà celui qui se souvient des noms de Lameth, de Rochambeau, de La Fayette ; qui sait, à l’heure qu’il est, tous les noms de l’Assemblée nationale ; celui qui a juré une haine à mort à Louis XVI, l’auteur du traité de 1778 ; celui enfin qui ne respirera pas librement tant qu’il y aura en France un fusil chargé et une poche pleine. Commencez-vous à comprendre ?

– Je comprends qu’il déteste fort la France. Oui, c’est vrai, mais je ne vois pas encore bien.

– Ni moi, dit Pitou.

– Eh bien, lisez ces quatre mots.

Et il présenta le papier à Pitou.

– De l’anglais ? fit celui-ci.

Don’t mind the money, dit Gilbert.

– J’entends bien, dit Pitou, mais je ne comprends pas.

Ne faites aucun cas de l’argent, répliqua le docteur. Et plus loin encore, revenant sur la même recommandation : Dites-leur de ne pas épargner l’argent, et de ne me rendre aucun compte.

– Alors ils arment ? dit Billot.

– Non, ils corrompent.

– Mais à qui est adressée cette lettre ?

– À tout le monde et à personne. Cet argent qu’on donne, qu’on répand, qu’on prodigue, on le donne à des paysans, à des ouvriers, à des misérables, à des gens enfin qui nous gâteront la Révolution.

Le père Billot baissa la tête. Ce mot expliquait bien des choses.

– Auriez-vous assommé de Launay d’un coup de crosse de fusil, vous, Billot ?

– Non.

– Auriez-vous tué Flesselles d’un coup de pistolet ?

– Non.

– Auriez-vous pendu Foullon ?

– Non.

– Auriez-vous apporté le cœur tout sanglant de Bertier sur la table des électeurs ?

– Infamie ! s’écria Billot. C’est-à-dire que, quelque coupable que fût cet homme, je me serais fait mettre en morceaux pour le sauver ; et la preuve, c’est que j’ai été blessé en le défendant, et que, sans Pitou qui m’a entraîné sur le bord de la rivière…

– Oh ! ça, c’est vrai, dit Pitou ; sans moi, il passait un mauvais quart d’heure, le père Billot.

– Eh bien ! voyez-vous, Billot, beaucoup de gens existent, qui agiront comme vous lorsqu’ils sentiront un soutien près d’eux, lesquels, au contraire, abandonnés aux mauvais exemples, deviennent méchants, puis féroces, puis frénétiques ; puis, quand le mal est fait, il est fait.

– Mais, enfin, objecta Billot, j’admets que M. Pitt, ou plutôt son argent, soit pour quelque chose dans la mort de Flesselles, de Foullon et de Bertier, qu’en retirera-t-il ?

Gilbert se mit à rire de ce rire silencieux qui étonne les simples et fait tressaillir les penseurs.

– Ce qu’il en retirera, vous le demandez ? dit-il.

– Oui, je le demande.

– Je vais vous le dire. Le voici : vous aimez beaucoup la Révolution, n’est-ce pas, vous qui avez marché dans le sang pour prendre la Bastille ?

– Oui, je l’aimais.

– Eh bien ! maintenant, vous l’aimez moins. Eh bien ! maintenant, vous regrettez Villers-Cotterêts, Pisseleux, le calme de votre plaine, l’ombre de vos grands bois.

Frigida Tempe20, murmura Pitou.

– Oh ! oui, vous avez raison, dit Billot.

– Eh bien ! vous, père Billot, vous fermier, vous propriétaire, vous enfant de l’Île-de-France, et par conséquent vieux Français, vous représentez le tiers, vous êtes de ce qu’on appelle la majorité. Eh bien ! vous êtes dégoûté !

– Je l’avoue.

– Alors, la majorité se dégoûtera comme vous.

– Après.

– Et un jour vous tendrez les bras aux soldats de M. de Brunswick ou de M. Pitt, lesquels viendront, au nom de ces deux libérateurs de la France, vous rendre les saines doctrines.

– Jamais !

– Bah ! attendez donc.

– Flesselles, Bertier et Foullon étaient au fond des scélérats, essaya d’objecter Pitou.

– Parbleu ! comme M. de Sartine et M. de Maurepas étaient des scélérats, comme M. d’Argenson et M. Philippeaux en étaient avant eux, comme M. Law en était un, comme M. Duverney, les Leblanc et les de Paris en étaient, comme Fouquet en fut un, comme Mazarin en fut un autre, comme Semblancey, comme Enguerrand de Marigny furent des scélérats, comme M. de Brienne en est un pour M. de Calonne, comme M. de Calonne en est un pour M. Necker, comme M. Necker en sera un pour le ministère que nous aurons dans deux ans.

– Oh ! oh ! docteur, murmura Billot, M. Necker un scélérat, jamais !

– Comme vous serez, mon bon Billot, un scélérat, pour le petit Pitou que voici, au cas où un agent de M. Pitt lui apprendra certaines théories sous l’influence d’une chopine d’eau-de-vie et de dix francs par jour d’émeute. Ce mot scélérat, voyez-vous, mon cher Billot, c’est le mot avec lequel, en révolution, on désigne l’homme qui pense autrement que soi ; nous sommes destinés à le porter tous, peu ou beaucoup. Quelques-uns le porteront si loin que leurs compatriotes l’inscriront sur leur tombe, d’autres tellement plus loin que la postérité ratifiera l’épithète. Voilà, mon cher Billot, ce que je vois, et ce que vous ne voyez pas. Billot, Billot, il ne faut donc pas que les honnêtes gens se retirent.

– Bah ! fit Billot, quand les honnêtes gens se retireraient, la Révolution n’en irait pas moins son train ; elle est lancée.

Un nouveau sourire se dessina sur les lèvres de Gilbert.

– Grand enfant ! dit-il, qui abandonne le manche de la charrue, qui dételle les chevaux et qui dit : « Bon, la charrue n’a pas besoin de moi, la charrue fera son sillon toute seule. » Mais, mon ami, cette révolution, qui donc l’a faite ? les honnêtes gens, n’est-ce pas ?

– La France s’en flatte ; il me semble que La Fayette est un honnête homme, il me semble que Bailly est un honnête homme, il me semble que M. Necker est un honnête homme, il me semble enfin que M. Élie et que M. Hullin, que M. Maillard, qui combattaient avec moi, sont d’honnêtes gens ; il me semble enfin que vous-même…

– Eh bien ! Billot, si les honnêtes gens, si vous, si moi, si Maillard, si Hullin, si Élie, si Necker, si Bailly, si La Fayette s’abstiennent, qui donc travaillera ? Ces misérables, ces assassins, ces scélérats que je vous ai signalés ; les agents des agents de M. Pitt…

– Répondez un peu à cela, père Billot, dit Pitou convaincu.

– Eh bien ! dit Billot, on s’armera, et l’on tirera sur eux comme sur des chiens.

– Attendez. Qui s’armera ?

– Tout le monde.

– Billot, Billot, rappelez-vous une chose, mon bon ami, c’est que ce que nous faisons dans ce moment-ci s’appelle… Comment s’appelle ce que nous faisons dans ce moment-ci, Billot ?

– Cela s’appelle de la politique, monsieur Gilbert.

– Eh bien ! en politique, il n’y a pas de crime absolu ; on est un scélérat ou un honnête homme, selon qu’on blesse ou sert les intérêts de celui qui nous juge. Ceux que vous appelez des scélérats donneront une raison spécieuse à leurs crimes, et, pour beaucoup d’honnêtes gens qui auront eu un intérêt direct ou indirect à ce que ces crimes soient commis, deviendront de très honnêtes gens eux-mêmes. Du moment où nous en serons là, prenons garde, Billot, prenons garde. Voilà du monde au manche et des chevaux aux traits de la charrue. Elle marche, Billot, elle marche, et sans nous.

– C’est effrayant, dit le fermier. Mais si elle marche sans nous, où ira-t-elle ?

– Dieu le sait ! fit Gilbert. Quant à moi, je n’en sais rien.

– Eh bien ! alors, si vous n’en savez tien, vous qui êtes un savant, monsieur Gilbert, à plus forte raison moi, qui suis un ignare. J’en augure donc…

– Qu’en augurez-vous, Billot, voyons ?

– J’en augure que ce que nous avons de mieux à faire, Pitou et moi, c’est de nous en retourner à Pisseleux. Nous reprendrons la charrue, la vraie charrue, celle de fer et de bois, avec laquelle on remue les terres, et non pas celle de chair et d’os qu’on appelle le peuple français, et qui regimbe comme un cheval vicieux. Nous ferons pousser du blé au lieu de répandre du sang, et nous vivrons libres, joyeux, et seigneurs chez nous. Venez, venez, monsieur Gilbert. Peste ! j’aime à savoir où je vais, moi.

– Un moment, mon brave cœur, dit Gilbert ; non, je ne sais pas où je vais, je vous l’ai dit et je vous le répète ; cependant, je vais et veux aller toujours. Mon devoir est tracé, ma vie appartient à Dieu ; mais mes œuvres sont la dette que je paierai à la patrie. Que ma conscience seulement me dise : « Va, Gilbert, tu es dans la bonne route, va ! » Voilà tout ce qu’il me faut, à moi. Si je me trompe, les hommes me puniront, mais Dieu m’absoudra.

– Mais parfois les hommes punissent même ceux qui ne se trompent pas. Vous le disiez tout à l’heure.

– Et je le dis encore. N’importe ; je persiste, Billot. Erreur ou non, je continue. Répondre que l’événement ne prouvera point mon impuissance, Dieu me garde de prétendre cela ! mais avant tout, Billot, le Seigneur l’a dit : « Paix aux hommes de bonne volonté. » Soyons donc de ceux-là auxquels le Seigneur promet sa paix. Regarde M. La Fayette, tant en Amérique qu’en France, voilà déjà le troisième cheval blanc qu’il use, sans compter ceux qu’il usera encore. Regarde M. Bailly qui use ses poumons, regarde le roi qui use sa popularité. Allons, allons, Billot, ne soyons pas égoïstes. Usons-nous un peu, mon ami ; reste avec moi, Billot.

– Mais pour quoi faire, si nous n’empêchons pas le mal ?

– Billot, souviens-toi de ne jamais répéter ce mot-là, car je t’estimerais moins. Tu as reçu des coups de pied, des coups de poing, des coups de crosse et même des coups de baïonnette, quand tu as voulu sauver Foullon et Bertier.

– Oui, et même beaucoup, répondit le fermier en passant la main sur ses membres encore endoloris.

– Moi, j’ai eu l’œil presque enfoncé, dit Pitou.

– Et tout cela pour rien, ajouta Billot.

– Eh bien ! mes enfants, si, au lieu d’être dix, quinze, vingt de votre courage, vous eussiez été cent, deux cents, trois cents, vous arrachiez le malheureux à l’effroyable mort qu’on lui a faite ; vous épargniez une tache à la nation. Voilà pourquoi, au lieu de partir pour les campagnes, qui sont assez calmes, voilà pourquoi, Billot, j’exige, autant que je puis exiger quelque chose de vous, mon ami, que vous demeuriez à Paris, pour que j’aie sous la main un bras solide, un cœur droit ; pour que j’essaie mon esprit et mon œuvre sur la loyale pierre de touche de votre bon sens et de votre pur patriotisme ; pour qu’enfin répandant, non pas de l’or puisque nous n’en avons pas, mais l’amour de la patrie et du bien public, tu sois mon agent près d’une foule de malheureux égarés, pour que tu sois mon bâton quand j’aurai glissé, mon bâton quand j’aurai à frapper.

– Un chien d’aveugle, dit Billot avec une simplicité sublime.

– Justement, fit Gilbert du même ton.

– Eh bien ! j’accepte, dit Billot ; je serai ce que vous demandez.

– Je sais que tu abandonnes tout, fortune, femme, enfants, bonheur, Billot ! mais ce ne sera pas pour longtemps, sois tranquille.

– Et moi, demanda Pitou, que ferai-je ?

– Toi, dit Gilbert en regardant le naïf et robuste enfant, peu fanfaron d’intelligence ; toi, tu retourneras à Pisseleux consoler la famille de Billot, et expliquer la sainte mission qu’il a entreprise.

– À l’instant, dit Pitou tressaillant de joie à l’idée de retourner près de Catherine.

– Billot, dit Gilbert, donnez-lui vos instructions.

– Les voici, dit Billot.

– J’écoute.

– Catherine est nommée par moi maîtresse de la maison. Tu entends ?

– Et madame Billot ? fit Pitou, un peu surpris de ce passe-droit fait à la mère en faveur de la fille.

– Pitou, dit Gilbert, qui avait saisi l’idée de Billot à la vue d’une légère rougeur montée au front du père de famille, rappelle-toi ce proverbe arabe : « Entendre, c’est obéir. »

Pitou rougit à son tour ; il avait presque compris et senti son indiscrétion.

– Catherine est l’esprit de la famille, dit Billot sans façon, pour ponctuer sa pensée.

Gilbert s’inclina en signe d’assentiment.

– Est-ce tout ? demanda l’enfant.

– Pour moi, oui, dit Billot.

– Mais non pour moi, fit Gilbert.

– J’écoute, fit Pitou, disposé à mettre en pratique le proverbe arabe cité cinq minutes avant par Gilbert.

– Tu vas passer avec une lettre de moi au collège Louis-le-Grand, ajouta Gilbert ; tu donneras cette lettre à l’abbé Bérardier ; il te remettra Sébastien : tu me l’amèneras, je l’embrasserai, et tu le conduiras à Villers-Cotterêts, où tu le remettras à l’abbé Fortier pour qu’il ne perde pas trop son temps. Les dimanches et les jeudis il sortira avec toi ; fais le marcher sans rien craindre par les plaines et par les bois. Mieux vaut, pour ma tranquillité à moi, et pour sa santé à lui, qu’il soit là-bas qu’ici.

– J’ai compris, s’écria Pitou, ravi de retrouver à la fois les amitiés d’enfance et les vagues aspirations d’un sentiment un peu plus adulte qui s’éveillait en lui au nom magique de Catherine.

Il se leva, prit congé de Gilbert qui souriait, et de Billot qui rêvait.

Puis il partit tout courant pour aller chercher Sébastien Gilbert, son frère de lait, chez l’abbé Bérardier.

– Et nous, dit Gilbert à Billot, travaillons !

Chapitre XLV.
Médée §

Un peu de calme avait succédé dans Versailles aux terribles agitations morales et politiques que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs.

Le roi respirait ; et tout en songeant parfois à ce que son orgueil bourbonien avait eu à souffrir dans ce voyage de Paris, il s’en consolait à l’idée de sa popularité reconquise.

Pendant ce temps, M. de Necker organisait et perdait tout doucement la sienne.

Quant à la noblesse, elle commençait à préparer sa défection ou sa résistance.

Le peuple veillait et attendait.

Pendant ce temps, la reine, repliée sur elle-même, assurée qu’elle était le point de mire de toutes les haines, se faisait bien petite ; elle se dissimulait, car elle savait encore que tout en étant le point de mire de beaucoup de haines, elle était en même temps le but de bien des espérances.

Depuis le voyage du roi à Paris, à peine avait-elle revu Gilbert.

Une fois d’ailleurs il s’était offert à elle dans le vestibule qui conduisait à l’appartement du roi.

Et là, comme il la saluait profondément, elle avait la première commencé la conversation.

– Bonjour, monsieur, avait-elle dit, vous allez chez le roi ?

Puis elle avait ajouté avec un sourire où perçait une teinte d’ironie :

– Est-ce comme conseiller ou comme médecin ?

– C’est comme médecin, madame, répondit Gilbert. J’ai aujourd’hui service indiqué.

Elle fit signe à Gilbert de la suivre. Gilbert obéit.

Tous deux entrèrent dans un petit salon qui précédait la chambre du roi.

– Eh bien ! monsieur, dit-elle, vous voyez bien que vous me trompiez, lorsque l’autre jour, à propos de ce voyage de Paris, vous m’assuriez que le roi ne courait aucun danger.

– Moi, madame ? reprit Gilbert étonné.

– Sans doute ; n’a-t-on pas tiré sur Sa Majesté ?

– Qui dit cela, madame ?

– Tout le monde, monsieur ; et surtout ceux qui ont vu tomber la pauvre femme presque sous les roues de la voiture du roi. Qui dit cela ? M. de Beauvau, M. d’Estaing, qui ont vu votre habit déchiré, votre jabot troué.

– Madame !

– La balle qui vous a effleuré, monsieur, cette balle pouvait bien tuer le roi, comme elle a tué cette pauvre femme, car enfin ce n’était ni vous ni cette pauvre femme que voulaient tuer les meurtriers.

– Je ne crois pas à un crime, madame, dit Gilbert hésitant.

– Soit. Mais, moi, j’y crois, monsieur, dit la reine en regardant Gilbert fixement.

– En tout cas, s’il y a crime, il ne faut pas l’imputer au peuple.

La reine fixa plus profondément son regard sur Gilbert.

– Ah ! dit-elle, et à quoi faut-il l’attribuer ? dites.

– Madame, continua Gilbert en secouant la tête, depuis quelque temps je vois et j’étudie le peuple. Eh bien ! le peuple, quand il assassine en temps de révolution, le peuple tue avec ses mains ; il est alors le tigre en fureur, le lion irrité. Le tigre et le lion ne prennent pas d’intermédiaire, d’agent entre la force et la victime ; il tue pour tuer ; il répand le sang pour le répandre ; il aime à y teindre sa dent, à y tremper sa griffe.

– Témoin Foullon et Bertier, n’est-ce pas ? Mais Flesselles n’a-t-il pas été tué d’un coup de pistolet ? Je l’ai entendu dire du moins ; mais après tout, continua la reine avec ironie, peut-être n’est-ce pas vrai, nous sommes tellement entourés de flatteurs, nous autres têtes couronnées !

Gilbert à son tour regarda fixement la reine.

– Oh ! celui-là, dit-il, vous ne croyez pas plus que moi, madame, que ce soit le peuple qui l’ait tué. Celui-là, il y avait des gens intéressés à ce qu’il mourut.

La reine réfléchit.

– Au fait, dit-elle, c’est possible.

– Alors ? fit Gilbert, en s’inclinant comme pour demander à la reine si elle avait encore autre chose à lui dire.

– Je comprends, monsieur, fit la reine en arrêtant doucement le docteur d’un geste presque amical. Quoi qu’il en soit, laissez-moi vous dire que vous ne sauverez jamais le roi aussi réellement avec votre science que vous l’avez sauvé il y a trois jours avec votre poitrine.

Gilbert s’inclina une seconde fois.

Mais comme il vit que la reine restait, il resta.

– J’aurais dû vous revoir, monsieur, dit la reine après une pose d’un instant.

– Votre Majesté n’avait plus besoin de moi, dit Gilbert.

– Vous êtes modeste.

– Je voudrais ne pas l’être, madame.

– Pourquoi ?

– Parce que, étant moins modeste, je serais moins timide, et par conséquent plus propre à servir mes amis ou à nuire à des ennemis.

– Pourquoi dites-vous : « Mes amis », et ne dites-vous pas : « Mes ennemis » ?

– Parce que je n’ai pas d’ennemis, ou plutôt parce que je ne veux pas reconnaître que j’en aie, de mon côté du moins.

La reine le regarda surprise.

– Je veux dire, continua Gilbert, que ceux-là seuls sont mes ennemis qui me haïssent, mais que moi je ne hais personne.

– Parce que ?

– Parce que je n’aime plus personne, madame.

– Êtes-vous ambitieux, monsieur Gilbert ?

– J’ai un instant espéré le devenir, madame.

– Et…

– Et cette passion a avorté dans mon cœur comme toutes les autres.

– Il vous en reste une cependant, dit la reine avec une sorte de finesse ironique.

– À moi, madame ! Et laquelle, bon Dieu ?

– Le… patriotisme.

Gilbert s’inclina.

– Oh ! cela est vrai, dit-il ; j’adore ma patrie, et je lui ferai tous les sacrifices.

– Hélas ! dit la reine avec un charme de mélancolie indéfinissable, il y eut un temps où jamais un bon Français n’eut exprimé cette pensée dans les termes que vous venez d’employer.

– Que veut dire la reine ? demanda respectueusement Gilbert.

– Je veux dire, monsieur, que dans ce temps dont je parle, il était impossible d’aimer sa patrie sans aimer en même temps sa reine et son roi.

Gilbert rougit, s’inclina, et sentit à son cœur comme un choc de cette électricité que, dans ses séduisantes intimités, dégageait la reine.

– Vous ne répondez pas, monsieur ? dit-elle.

– Madame, fit Gilbert, j’ose me vanter d’aimer la monarchie plus que personne.

– Sommes-nous dans un temps, monsieur, où il suffise de dire, et ne vaudrait-il pas mieux faire ?

– Mais, madame, dit Gilbert surpris, je prie Votre Majesté de croire que tout ce qu’ordonnera le roi ou la reine, je…

– Vous le ferez, n’est-ce pas ?

– Assurément, madame.

– Ce que faisant, monsieur, dit la reine en reprenant malgré elle un peu de sa hauteur ordinaire, vous aurez rempli seulement un devoir.

– Madame…

– Dieu, qui a donné l’omnipotence aux rois, continua Marie-Antoinette, les a dégagés de l’obligation d’être reconnaissants envers ceux qui remplissent seulement un devoir.

– Hélas ! hélas ! madame, répliqua à son tour Gilbert, le temps approche où vos serviteurs mériteront plus que votre reconnaissance, s’ils veulent seulement faire leur devoir.

– Qu’est-ce à dire, monsieur ?

– C’est-à-dire, madame, que dans ces jours de désordre et de démolition, vous chercherez vainement des amis là où vous êtes accoutumée à trouver des serviteurs. Priez, priez Dieu, madame, de vous envoyer d’autres serviteurs, d’autres soutiens, et d’autres amis que ceux que vous avez.

– En connaissez-vous ?

– Oui, madame.

– Alors, indiquez-les.

– Tenez, madame, moi qui vous parle, hier j’étais votre ennemi.

– Mon ennemi ! Et pourquoi cela ?

– Mais parce que vous me faisiez emprisonner.

– Et aujourd’hui ?

– Aujourd’hui, madame, dit Gilbert en s’inclinant, je suis votre serviteur.

– Et le but ?

– Madame…

– Le but dans lequel vous êtes devenu mon serviteur ? Il n’est pas dans votre nature, monsieur, de changer aussi promptement d’avis, de croyances ou d’affections. Vous êtes un homme profond dans les souvenirs, monsieur Gilbert, vous savez faire durer vos vengeances. Voyons, dites-moi le but de votre changement.

– Madame, vous m’avez reproché tout à l’heure d’aimer trop ma patrie.

– On ne l’aime jamais trop, monsieur ; il s’agit seulement de savoir comment on l’aime. Moi, je l’aime, ma patrie. (Gilbert sourit.) Oh ! pas de fausse interprétation, monsieur ; ma patrie, c’est la France : je l’ai adoptée. Allemande par le sang, je suis Française par le cœur. J’aime la France, mais je l’aime par le roi, je l’aime par le respect dû à Dieu qui nous a sacrés. À vous, maintenant.

– À moi, madame ?

– Oui, à vous. Je comprends, n’est-ce pas ? Vous, ce n’est pas la même chose ; vous aimez la France purement et simplement pour la France.

– Madame, répondit Gilbert en s’inclinant, je manquerais de respect à Votre Majesté en manquant de franchise.

– Oh ! s’écria la reine, affreuse époque où tous les gens qui se prétendent honnêtes isolent deux choses qui ne se sont jamais quittées, deux principes qui ont toujours marché ensemble : la France et son roi. Mais n’avez-vous pas une tragédie d’un de vos poètes où l’on demande à une reine abandonnée de tout : « Que vous reste-t-il ? » Et où elle répond : « Moi ! » Eh bien ! moi, je suis comme Médée, je me reste, et nous verrons.

Et elle passa courroucée, laissant Gilbert dans la stupeur.

Elle venait d’ouvrir devant lui, par le souffle de sa colère, un coin de ce voile derrière lequel s’élaborait toute l’œuvre de la contre-révolution.

– Allons, se dit Gilbert en entrant chez le roi, la reine médite un projet.

– Allons ! se dit la reine en regagnant son appartement, décidément il n’y a rien à faire de cet homme. Il a la force, il n’a pas le dévouement !

Pauvres princes ! chez lesquels le mot dévouement est synonyme du mot servilité !

Chapitre XLVI.
Ce que voulait la reine §

Gilbert revint chez M. Necker, après avoir vu le roi aussi tranquille qu’il avait vu la reine agitée.

Le roi faisait des périodes, le roi bâtissait des comptes, le roi méditait des réformes aux lois.

Cet homme de bonne volonté, au regard doux et à l’âme droite, dont le cœur lorsqu’il fut faussé le fut par des préjugés inhérents à la condition royale, cet homme s’obstinait à reconquérir des futilités en échange des choses capitales qu’on lui enlevait. Il s’obstinait à percer l’horizon de son regard myope, quand l’abîme était là béant sous pieds. Cet homme inspirait une profonde pitié à Gilbert.

Quant à la reine, il n’en était pas ainsi, et malgré son impassibilité, Gilbert sentait qu’elle était une de ces femmes qu’il faut aimer passionnément ou haïr à la mort.

Rentrée chez elle, Marie-Antoinette sentit comme un poids immense qui venait s’abattre sur son cœur.

Et, en effet, ni comme femme, ni comme reine, elle n’avait rien de solide autour d’elle, rien qui l’aidât à supporter une part de ce fardeau qui l’écrasait.

De quelque côté qu’elle tournât les yeux, il lui semblait voir une hésitation ou un doute.

Les courtisans inquiets pour leur fortune et réalisant.

Les parents et les amis songeant à l’exil.

La femme la plus fière, Andrée, s’éloignant peu à peu de corps et de cœur.

L’homme le plus noble et le plus chéri de tous, Charny, Charny blessé par quelque caprice et en proie au doute.

Cette situation l’inquiétait, elle, l’instinct et la sagacité même.

Comment cet homme pur, comment ce cœur sans alliage avait-il tout à coup changé ?

– Non, il n’a pas encore changé, se disait en soupirant la reine ; il va changer.

Il va changer ! Conviction effrayante pour la femme qui aime avec passion, insupportable pour la femme qui aime avec orgueil.

Or, la reine aimait à la fois Charny avec passion et avec orgueil.

La reine souffrait donc par deux blessures.

Et cependant, au moment où elle était arrivée, au moment où elle venait de s’apercevoir du mal qu’elle avait fait, du tort qu’elle avait eu, il était encore temps de le réparer.

Mais ce n’était pas un esprit souple que celui de cette femme couronnée. Elle ne pouvait se décider à fléchir même dans l’injustice ; peut-être en face d’un indifférent eût-elle montré ou voulu montrer de la grandeur d’âme, et alors peut-être eût-elle demandé pardon.

Mais à celui qu’elle avait honoré d’une affection à la fois si vive et si pure, à celui qu’elle avait daigné faire entrer en participation de ses plus secrètes pensées, la reine ne pensait pas qu’elle dût faire la moindre concession.

Le malheur des reines qui descendent à aimer un sujet, c’est de l’aimer toujours en reines, jamais en femmes.

Celle-ci s’estimait à un si haut prix, qu’elle croyait que rien d’humain ne pouvait payer son amour, pas même le sang, pas même les larmes.

Du moment où elle s’était sentie jalouse d’Andrée, elle avait commencé à diminuer moralement.

Suite de cette infériorité, ses caprices.

Suite de ses caprices, la colère.

Suite enfin de la colère, les mauvaises pensées, qui conduisent après elles les mauvaises actions.

Charny ne se rendait compte en rien de tout ce que nous venons de dire, mais il était homme, et il avait compris que Marie-Antoinette était jalouse, et jalouse injustement de sa femme.

De sa femme que lui n’avait jamais regardée.

Rien ne révolte un cœur droit et incapable de trahison comme de voir qu’on le croit capable de trahir.

Rien n’est propre à attirer l’attention sur quelqu’un que la jalousie dont ce quelqu’un est honoré.

Surtout si cette jalousie est injuste.

Alors celui qu’on soupçonne réfléchit.

Il regarde alternativement le cœur jaloux et la personne jalousée.

Plus l’âme du jaloux est grande, plus le danger dans lequel il se jette est grand.

En effet, comment supposer qu’un grand cœur, une intelligence élevée, un orgueil légitime, comment supposer que tout cela s’inquiéterait pour rien ou pour peu de chose ?

Pourquoi la femme belle serait-elle jalouse ? Pourquoi la femme puissante serait-elle jalouse ? Pourquoi la femme spirituelle serait-elle jalouse ? Comment supposer que tout cela s’inquiéterait pour rien ou pour peu de chose ?

Le jaloux n’est rien autre chose que le limier qui dépiste pour autrui les mérites que l’indifférent chasseur n’avait point aperçus en cheminant.

Charny savait que mademoiselle Andrée de Taverney était une ancienne amie de la reine, toujours bien traitée autrefois, toujours préférée. Pourquoi Marie-Antoinette ne l’aimait-elle plus ? Pourquoi Marie-Antoinette en était-elle jalouse ?

Elle avait donc surpris quelque mystérieux secret de beauté que lui, Charny, n’avait pas découvert, sans doute parce qu’il n’avait pas cherché ?

Elle avait donc senti que Charny pouvait regarder cette femme, et qu’elle perdrait, elle, quelque chose à ce que Charny la regardât ?

Ou bien encore, aurait-elle cru s’apercevoir que Charny l’aimât moins, sans qu’aucune cause extérieure eût diminué cet amour ?

Rien de plus fatal aux jaloux que cette connaissance qu’ils donnent à autrui de la température de ce cœur qu’ils tiennent à garder dans sa chaleur la plus intense.

Combien de fois arrive-t-il que l’objet aimé est informé par des reproches sur sa froideur de la froideur qu’il commençait d’éprouver sans s’en rendre compte.

Et quand il voit cela, quand il sent la vérité du reproche, dites, madame, combien de fois avez-vous vu qu’il se laisse ramener, combien de fois rallume-t-il la flamme languissante ?

Ô maladresse des amants ! Il est vrai que là où il y a beaucoup d’adresse, il n’y a presque jamais assez d’amour.

Marie-Antoinette avait donc appris elle-même à Charny, par ses colères et ses injustices, qu’il avait un peu moins d’amour au fond de son cœur.

Et sitôt qu’il le sut, il chercha la cause en regardant autour de lui, et sous son regard il trouva tout naturellement la cause de la jalousie de la reine.

Andrée, la pauvre Andrée délaissée, épouse sans être femme.

Il plaignit Andrée.

La scène du retour de Paris lui avait découvert ce profond secret de jalousie caché à tous les yeux.

Elle aussi, la reine, elle vit que tout était découvert, et comme elle ne voulait pas fléchir devant Charny, elle employa un autre moyen, qui, à son avis, devait la conduire au même but.

Elle se remit à bien traiter Andrée.

Elle l’admit à toutes ses promenades, à toutes ses veillées ; elle la combla de caresses ; elle la rendit l’envie de toutes les autres femmes.

Et Andrée se laissa faire, avec étonnement, mais sans reconnaissance. Elle s’était dit depuis longtemps qu’elle appartenait à la reine, que la reine pouvait faire d’elle ce qu’elle voudrait, et elle se laissait faire.

En revanche, comme il fallait que l’irritation de la femme tombât sur quelqu’un, la reine commença de maltraiter fort Charny. Elle ne lui parlait plus ; elle le rudoyait ; elle affectait de passer des soirées, des jours, des semaines sans remarquer qu’il fût présent.

Seulement, dès qu’il était absent, le cœur de la pauvre femme se gonflait ; ses yeux erraient avec inquiétude, cherchant celui dont ils se détournaient dès qu’ils pouvaient l’apercevoir.

Avait-elle besoin d’un bras, avait-elle un ordre à donner, avait-elle un sourire à perdre, c’était pour le premier venu.

Ce premier venu ne manquait jamais, au reste, d’être un homme beau et distingué.

La reine croyait se guérir de sa blessure en blessant Charny.

Celui-ci souffrait, et se taisait. C’était un homme puissant sur lui-même. Pas un mouvement de colère ou d’impatience ne lui échappait pendant ces affreuses tortures.

On vit alors un curieux spectacle, un spectacle qu’il n’est donné qu’aux femmes de fournir et de comprendre.

Andrée sentit tout ce que souffrait son mari, et comme elle l’aimait de cet amour angélique qui n’avait jamais conçu une espérance, elle le plaignit et le lui témoigna.

Il résulta de cette compassion un doux et miséricordieux rapprochement. Elle tenta de consoler Charny, sans lui laisser voir qu’elle comprît ce besoin de consolations qu’il avait.

Et tout cela se faisait avec cette délicatesse qu’on pourrait appeler féminine, attendu que les femmes seules en sont capables.

Marie-Antoinette, qui cherchait à diviser pour régner, s’aperçut qu’elle avait fait fausse route, et qu’elle rapprochait sans le vouloir des âmes qu’elle eût voulu séparer par des moyens bien différents.

Elle eut alors, la pauvre femme, dans le silence et la solitude des nuits, de ces désespoirs effrayants qui doivent donner à Dieu une bien haute idée de ses forces, puisqu’il a créé des êtres assez forts pour supporter de pareilles épreuves.

Aussi la reine eût-elle certainement succombé à tant de maux sans la préoccupation de sa politique. Celui-là ne se plaint pas de la dureté de son lit qui a les membres rompus par la fatigue.

Telles étaient les circonstances dans lesquelles vécut la reine depuis ce retour du roi à Versailles, jusqu’au jour où elle songea sérieusement à reprendre l’exercice absolu de sa puissance.

C’est que, dans son orgueil, elle attribuait à sa décadence comme l’espèce de dépréciation que depuis quelque temps la femme semblait subir.

Pour cet esprit actif, penser c’était agir. Elle se mit à l’œuvre sans perdre un moment.

Hélas ! cette œuvre à laquelle elle se mettait, c’était celle de sa perdition.

Chapitre XLVII.
Le régiment de Flandre §

Malheureusement pour la reine, tous ces faits que nous avons vus étaient des accidents auxquels une main ferme et industrieuse pouvait apporter remède. Il ne s’agissait que de concentrer ses forces, en imitant la nature qui réunit les siennes et les porte en masse sur le lieu où la blessure vient d’amener un épuisement.

La reine, voyant que les Parisiens s’étaient changés en militaires, et paraissaient vouloir faire la guerre, se résolut à leur montrer ce que c’était qu’une guerre véritable.

« Jusqu’alors ils ont eu affaire aux Invalides de la Bastille, aux Suisses mal soutenus et flottants ; on va leur montrer ce que c’est qu’un ou deux bons régiments bien royalistes et bien instruits.

« Peut-être y a-t-il quelque part un de ces régiments là qui déjà ait mis en fuite les émeutes, et ait versé le sang dans les convulsions de la guerre civile. On fera venir un de ces régiments, le plus connu. Les Parisiens comprendront alors, et ce sera le seul recours qu’on leur laisse pour leur salut, l’abstention. »

C’était après toutes les querelles de l’Assemblée et du roi pour le veto. Le roi avait pendant deux mois lutté pour ressaisir un lambeau de souveraineté ; il avait, conjointement avec le ministère et Mirabeau, essayé de neutraliser l’élan républicain qui voulait effacer la royauté en France.

La reine s’était usée à cette lutte, usée surtout parce qu’elle avait vu le roi succomber.

Le roi avait perdu à ce combat tout son pouvoir et le reste de sa popularité. La reine avait gagné un surnom, un sobriquet.

Un de ces mots étranges à l’oreille du peuple, ce qui par cela même caresse l’oreille du peuple, un nom qui n’était pas encore une injure, mais qui devait devenir la plus sanglante de toutes, un mot d’esprit qui se changea plus tard en un mot de sang. On l’appelait enfin Madame Veto.

Ce nom-là devait aller, porté sur l’aile des chansons révolutionnaires, épouvanter en Allemagne les sujets et les amis de ceux qui, en envoyant à la France une reine allemande, avaient le droit de s’étonner qu’on l’injuriât du nom de l’Autrichienne.

Ce nom-là devait accompagner à Paris, dans les rondes insensées, aux jours de massacre, les derniers cris, les agonies hideuses des victimes.

Marie-Antoinette désormais s’appelait Madame Veto, jusqu’au jour où elle s’appellerait la veuve Capet.

C’était déjà la troisième fois qu’elle changeait de nom. Après l’avoir appelée l’Autrichienne, on l’avait appelée Madame Déficit.

Après les luttes dans lesquelles la reine avait essayé d’intéresser ses amies par l’imminence de leur propre danger, elle avait remarqué seulement que soixante mille passeports avaient été demandés à l’Hôtel de Ville.

Soixante mille notables de Paris et de France étaient partis rejoindre, à l’étranger, les amis et les parents de la reine.

Exemple bien frappant ! qui avait frappé la reine.

Aussi ne méditait-elle point autre chose, à dater de ce moment, qu’une fuite adroitement concertée, qu’une fuite appuyée par la force au besoin, une fuite au bout de laquelle était le salut, après quoi les fidèles restés en France pourraient faire la guerre civile, c’est-à-dire châtier les révolutionnaires.

Le plan n’était pas mauvais. Il eût réussi assurément ; mais derrière la reine veillait aussi le mauvais génie.

Étrange destinée ! Cette femme qui inspira de si grands dévouements ne rencontra nulle part la discrétion.

On sut dans Paris qu’elle voulait fuir, avant qu’elle en fût persuadée elle-même.

À partir du moment où on le sut, Marie-Antoinette ne s’aperçut pas que son plan était devenu impraticable.

Cependant un régiment fameux par ses sympathies royalistes, le régiment de Flandre, arrivait sur Paris à marches forcées.

Ce régiment était demandé par la municipalité de Versailles, qui, excédée par les gardes extraordinaires, par la surveillance obligée autour du château sans cesse menacé, par les distributions de vivres et les émeutes successives, avait besoin d’une autre force que la garde nationale et les milices.

Le château, lui, avait déjà bien assez de peine à se défendre lui-même.

Ce régiment de Flandre arrivait, disons-nous, et pour qu’il prît sur-le-champ l’autorité dont on cherchait à le revêtir, il fallait qu’un accueil particulier lui attirât l’attention du peuple.

L’amiral d’Estaing réunit les officiers de la garde nationale, tous ceux des corps présents à Versailles, et se rendit au-devant du régiment de Flandre.

Celui-ci fait une entrée solennelle dans Versailles avec ses canons, ses parcs et ses convois.

Autour de ce point devenu central, viennent se grouper une foule de jeunes gentilshommes n’appartenant à aucune arme spéciale.

Ils se choisissent entre eux un uniforme pour se reconnaître, se joignent à tous les officiers hors des cadres, à tous les chevaliers de Saint-Louis que le danger ou la prévoyance amènent à Versailles ; de là, ils se répandent dans Paris, qui voit alors avec une stupeur profonde ces nouveaux ennemis frais, insolents, et gonflés d’un secret qui va leur échapper à la première occasion.

Dès ce moment, le roi pouvait partir. Il eût été soutenu, protégé dans son voyage, et peut-être Paris, encore ignorant et mal préparé, l’eut-il laissé partir.

Mais ce mauvais génie de l’Autrichienne veillait toujours.

Liège se révolta contre l’empereur, et l’occupation que donna cette révolte en Autriche empêcha qu’on songeât à la reine de France.

Celle-ci d’ailleurs crut devoir s’abstenir par délicatesse en un pareil moment.

Alors les choses, à qui l’impulsion était donnée, continuèrent de courir avec une foudroyante rapidité.

Après l’ovation faite au régiment de Flandre, les gardes du corps décidèrent qu’un dîner serait offert aux officiers de ce régiment.

Ce repas, cette fête fut fixée au Ier octobre. Tout ce qu’il y avait d’important dans la ville y fut invité.

De quoi s’agissait-il ? De fraterniser avec les soldats de Flandre ? Pourquoi des soldats n’eussent-ils point fraternisé entre eux, puisque les districts et les provinces fraternisaient ?

Était-il défendu par la Constitution que des gentilshommes fraternisassent ?

Le roi était encore le maître de ses régiments, et les commandait seul. Il avait seul la propriété de son château de Versailles. Il avait seul le droit d’y recevoir qui bon lui semblait.

Pourquoi n’y eut-il pas reçu de braves soldats et de dignes gentilshommes arrivant de Douai, où ils s’étaient bien conduits ?

Rien de plus naturel. Nul ne songeait à s’en étonner, à s’en alarmer bien moins encore.

Ce repas pris en commun allait cimenter l’affection que se doivent entre eux tous les corps d’une armée française destinée à défendre à la fois la liberté, la royauté.

D’ailleurs, le roi savait-il seulement ce qui était convenu ?

Depuis les événements, le roi, libre, grâce à ses concessions, ne s’occupait plus de rien ; on lui avait ôté le fardeau des affaires. Il ne voulait plus régner, puisqu’on régnait pour lui, mais il ne prétendait pas devoir s’ennuyer tout le jour.

Le roi, tandis que MM. de l’Assemblée taillaient et rognaient en France, le roi chassait.

Le roi, tandis que MM. les nobles et MM. les évêques abandonnaient au 4 août leurs colombiers et leurs droits féodaux, pigeons et parchemins, le roi, qui voulait bien comme tout le monde faire des sacrifices, abolissait ses capitaineries de chasse, mais enfin il ne cessait pas de chasser pour cela.

Or, le roi, tandis que MM. du régiment de Flandre dîneraient avec les gardes du corps, le roi serait à la chasse, comme tous les jours, la table serait desservie lorsqu’il reviendrait.

Cela même le gênait si peu, et il gênait si peu pour cela, qu’on résolut à Versailles de demander à la reine le château pour donner le festin.

La reine ne voyait pas de raison pour refuser l’hospitalité aux soldats de Flandre.

Elle donna la salle de spectacle, dans laquelle, pour ce jour-là, elle permit qu’un plancher fût construit, afin que la place fût large pour les soldats et leurs hôtes.

Une reine, quand elle donne l’hospitalité à des gentilshommes français, la donne entière.

Voilà la salle à manger ; le salon manquait, la reine accorda le salon d’Hercule.

Un jeudi 1er octobre, comme nous l’avons dit, se donna ce festin qui marquera si cruellement dans l’histoire des imprévoyances ou des aveuglements de la royauté.

Le roi était à la chasse.

La reine était enfermée chez elle, triste, pensive et décidée à ne pas entendre un seul choc des verres, un seul éclat des voix.

Son fils était dans ses bras, Andrée auprès d’elle. Deux femmes travaillaient dans un angle de la chambre. Voilà son entourage.

Peu à peu entraient au château les officiers brillants, les panaches, les armes fulgurantes. Les chevaux hennissaient aux grilles des écuries, les fanfares sonnaient, les deux musiques de Flandre et des gardes emplissaient l’air d’harmonie.

Aux grilles de Versailles, une foule pâle, curieuse, sournoisement inquiète, guettait, analysait, commentait et la joie et les airs.

Par bouffées, comme les rafales d’un orage lointain, s’exhalaient, par les portes ouvertes, avec les murmures de la gaieté, les vapeurs de la bonne chère.

Il était bien imprudent de faire respirer à ce peuple affamé l’odeur des viandes et du vin, à ce peuple morose, la joie et l’espérance.

Le festin continuait cependant sans que rien vînt le troubler ; sobres d’abord et pleins de respect sous leur uniforme, les officiers avaient causé bas et bu modérément. Pendant le premier quart d’heure, ce fut bien l’exécution du programme tel qu’il avait été arrêté.

Le second service parut.

M. de Lusignan, colonel du régiment de Flandre, se leva et proposa quatre santés : celles du roi, de la reine, du dauphin et de la famille royale.

Quatre acclamations, poussées jusqu’aux voûtes, s’en allèrent fugitives frapper l’oreille des tristes spectateurs du dehors.

Un officier se leva. Peut-être était-ce un homme d’esprit et de courage, un homme de bon sens qui prévoyait l’issue de tout ceci, un homme sincèrement attaché à cette famille royale qu’on venait de fêter si bruyamment.

Il comprenait, cet homme, que parmi tous ces toasts on en oubliait un qui se présenterait brutalement lui-même.

Il proposa la santé de la Nation.

Un long murmure précéda un long cri.

– Non ! non ! répondirent en chœur les assistants.

Et la santé de la Nation fut repoussée.

Le festin venait de prendre ainsi son véritable sens ; le torrent, sa véritable pente.

On a dit, on dit encore que celui-là qui venait de proposer ce toast était l’agent provocateur de la manifestation contraire.

Quoi qu’il en soit, sa parole eut un fâcheux effet. Oublier la nation, passe encore ; mais l’insulter, c’était trop : elle s’en vengea.

Comme à partir de ce moment la glace fut rompue, comme au silence réservé succédèrent les cris et les conversations exaltées, la discipline devenait une chimérique pudeur. On fit entrer les dragons, les grenadiers, les cent-suisses, tout ce qu’il y avait de simples soldats au château.

Le vin circula, il remplit dix fois les verres, le dessert apparut, il fut pillé. L’ivresse était générale, les soldats oubliaient qu’ils trinquaient avec leurs officiers. C’était réellement une fête fraternelle.

Partout on crie : « Vive le roi ! Vive la reine ! » Tant de fleurs, tant de lumières, tant de feux irisant les voûtes dorées, tant de joyeuses idées illuminant les fronts, tant d’éclairs loyaux jaillissant du front de ces braves ! C’était un spectacle qui eût été bien doux à voir pour la reine, bien rassurant à voir pour le roi.

Ce roi si malheureux, cette reine si triste, que n’assistaient-ils à une pareille fête !

D’officieux serviteurs se détachent, courent chez Marie-Antoinette, lui racontent, lui exagèrent ce qu’ils ont vu.

Alors l’œil éteint de la femme se ranime, elle se soulève. Il y a donc encore de la loyauté, de l’affection dans des cœurs français.

Il y a donc encore de l’espoir.

La reine jette autour d’elle un regard moins désolé.

À ses portes commence à circuler le monde des serviteurs. On prie, on conjure la reine de faire visite, rien qu’une apparition dans ce festin où deux mille enthousiastes consacrent, par leurs vivats, le culte de la monarchie.

– Le roi est absent, dit-elle tristement, je ne puis aller seule.

– Avec M. le dauphin, disent quelques imprudents, qui insistent.

– Madame, madame, dit une voix à son oreille, restez ici, je vous en conjure, restez.

Elle se retourne, c’était M. de Charny.

– Quoi, dit-elle, vous n’êtes pas en bas avec tous ces messieurs ?

– Je suis revenu, madame ; il y a en bas une exaltation dont les suites peuvent nuire plus qu’on ne croit à Votre Majesté.

Marie-Antoinette était dans un de ses jours de bouderie, de caprice ; elle tenait ce jour-là précisément à faire le contraire de ce qui eût plu à Charny.

Elle lança au comte un regard de dédain, et s’apprêtait à lui répondre quelque désobligeante parole, lorsque l’arrêtant d’un geste respectueux :

– Par grâce ! dit-il, madame, attendez au moins le conseil du roi.

Il croyait gagner du temps.

– Le roi ! le roi ! s’écrièrent plusieurs voix. Sa Majesté revient de la chasse !

C’était vrai.

Marie-Antoinette se lève, court à la rencontre du roi, encore botté, tout poudreux.

– Monsieur, lui dit-elle, il y a en bas un spectacle digne du roi de France. Venez ! venez !

Et elle lui prend le bras, elle l’entraîne sans regarder Charny, qui enfonce dans sa poitrine des ongles furieux.

Son fils à sa main gauche, elle descend ; tout un flot de courtisans la précède et la pousse ; elle arrive aux portes de la salle de l’Opéra dans le moment où, pour la vingtième fois, les verres se vidaient aux cris de : « Vive le roi ! Vive la reine ! »

Chapitre XLVIII.
Le banquet des gardes §

Au moment où la reine parut avec le roi et son fils, sur le plancher de l’Opéra, une immense acclamation, pareille à l’explosion d’une mine, se fit entendre du banquet aux loges.

Les soldats enivrés, les officiers délirants, levaient leurs chapeaux et leurs épées en criant : « Vive le roi ! vive la reine ! vive le dauphin ! »

La musique se mit à jouer :

Ô Richard ! ô mon roi !

L’allusion que renfermait cet air était devenue tellement transparente, elle accompagnait si bien la pensée de tous, elle traduisait si fidèlement l’esprit de ce banquet, que tous, en même temps que commençait l’air, entonnèrent les paroles.

La reine, enthousiasmée, oubliait qu’elle se trouvait au milieu d’hommes ivres ; le roi, surpris, sentait bien, avec son bon sens habituel, que sa place n’était point là, et qu’il marchait hors de sa conscience ; mais faible, et flatté de retrouver là une popularité et un zèle qu’il n’était plus accoutumé de retrouver dans son peuple, il se laissait aller peu à peu à l’enivrement général.

Charny, qui pendant tout le repas n’avait bu que de l’eau, se leva pâlissant lorsqu’il aperçut la reine et le roi ; il avait espéré que tout se passerait hors de leur présence, et alors peu importait, on pouvait tout désavouer, tout démentir, tandis que la présence du roi et de la reine, c’était de l’histoire.

Mais sa terreur fut bien plus grande encore quand il vit son frère Georges s’approcher de la reine, et, encouragé par un sourire, lui adresser une parole.

Il était trop loin pour entendre, mais à ses gestes, il comprit qu’il faisait une prière.

À cette prière, la reine fit un signe de consentement, et tout à coup, détachant la cocarde qu’elle portait à son bonnet, elle la donna au jeune homme.

Charny frissonna, étendit les bras et fut près de jeter un cri.

Ce n’était pas même la cocarde blanche, la cocarde française que présentait la reine à son imprudent chevalier. C’était la cocarde noire, la cocarde autrichienne, la cocarde ennemie.

Cette fois, ce que venait de faire la reine, c’était plus qu’une imprudence, c’était une trahison.

Et cependant ils étaient si insensés, tous ces pauvres fanatiques que Dieu voulait perdre, que lorsque Georges de Charny leur présenta cette cocarde noire, ceux qui avaient la cocarde blanche la rejetèrent, ceux qui avaient la cocarde tricolore la foulèrent aux pieds.

Et alors l’enivrement devint tel que, sous peine d’être étouffés sous les baisers ou de fouler aux pieds ceux qui s’agenouillaient devant eux, les augustes hôtes du régiment de Flandre durent reprendre le chemin de leurs appartements.

Tout cela n’eût été sans doute qu’une folie française à laquelle les Français sont toujours prêts à pardonner, si l’orgie se fût arrêtée à l’enthousiasme ; mais l’enthousiasme fut vite dépassé.

De bons royalistes ne devaient-ils pas, en caressant le roi, égratigner un peu la nation ?

Cette nation, au nom de laquelle on faisait tant de peine au roi que la musique avait le droit de jouer :

Peut-on affliger ce qu’on aime !

Ce fut sur cet air que le roi, la reine et le dauphin sortirent.

À peine furent-ils sortis que, s’animant les uns les autres, les convives transformèrent la salle du banquet en une ville prise d’assaut.

Sur un signe donné par M. Perseval, aide de camp de M. d’Estaing, le clairon sonne la charge.

La charge contre qui ? Contre l’ennemi absent.

Contre le peuple.

La charge, cette musique si douce à l’oreille française, qu’elle eut cette illusion de faire prendre la salle de spectacle de Versailles pour un champ de bataille, et les belles dames qui regardaient des loges ce spectacle si doux à leur cœur, pour l’ennemi.

Le cri : « À l’assaut ! » retentit poussé par cent voix, et l’escalade des loges commença. Il est vrai que les assiégeants étaient dans des dispositions si peu effrayantes, que les assiégés leur tendirent les mains.

Le premier qui arriva au balcon fut un grenadier du régiment de Flandre : M. de Perseval arracha une croix de sa boutonnière et le décora.

Il est vrai que c’était une croix de Limbourg, une de ces croix qui ne sont presque pas des croix.

Et tout cela se faisait sous les couleurs autrichiennes, en vociférant contre la cocarde nationale.

Çà et là quelques sourdes clameurs s’échappaient sinistrement.

Mais couvertes par les hurlements des chanteurs, par les vivats des assiégeants, par les éclats des trompettes, ces rumeurs allèrent refluer menaçantes jusqu’aux oreilles du peuple, qui écoutait à la porte, s’étonnant d’abord, puis s’indignant.

Alors on sut au dehors, sur la place, puis dans les rues, que la cocarde noire avait été substituée à la cocarde blanche, et que la cocarde tricolore avait été foulée aux pieds.

On sut qu’un brave officier de la garde nationale, qui avait conservé malgré les menaces sa cocarde tricolore, avait été gravement insulté dans les appartements même du roi.

Puis on répéta vaguement qu’un seul officier, immobile, triste et debout à l’entrée de cette immense salle, convertie en cirque où se ruaient tous ces furieux, avait regardé, écouté, s’était fait voir, cœur loyal et intrépide soldat, se soumettant à la toute-puissance de la majorité, prenant pour lui la faute d’autrui, acceptant la responsabilité de tout ce qu’avait commis d’excès l’armée, représentée dans ce jour funeste par les officiers du régiment de Flandre ; mais le nom de cet homme, seul sage parmi tant de fous, ne fut pas même prononcé, et, l’eût-il été, jamais on n’eût cru que le comte de Charny, le favori de la reine, fût celui-là justement qui, prêt à mourir pour elle, eût le plus douloureusement souffert de ce qu’elle avait fait.

Quant à la reine, elle était rentrée chez elle véritablement étourdie par la magie de cette scène.

Elle y fut bientôt assaillie par le flot des courtisans et des adulateurs.

– Voyez, lui disait-on, voyez quel est le véritable esprit de vos troupes ; voyez, si quand on vous parle de la furie populaire pour les idées anarchiques, voyez si cette furie pourra lutter contre l’ardeur sauvage des militaires français pour les idées monarchiques.

Et comme toutes ces paroles correspondaient aux secrets désirs de la reine, elle se laissait bercer par les chimères, ne s’apercevant même pas que Charny était resté loin d’elle.

Peu à peu, cependant, les bruits cessèrent ; le sommeil de l’esprit éteignit tous les feux follets, toutes les fantasmagories de l’ivresse. Le roi, d’ailleurs, vint rendre visite à la reine au moment de son coucher, et lui jeta ce mot, empreint d’une sagesse profonde :

– Il faudra voir demain.

L’imprudent ! avec ce mot qui, pour tout autre que celle à qui il était adressé, était un sage conseil, il venait de raviver chez la reine une source à moitié tarie de résistance et de provocation.

– En effet, murmura-t-elle quand il fut parti, cette flamme, enfermée dans ce palais ce soir, va s’étendre dans Versailles cette nuit, et sera demain un incendie pour toute la France.

« Tous ces soldats, tous ces officiers, qui m’ont donné ce soir de si ardents gages de dévouement, vont être appelés traîtres, rebelles à la nation, meurtriers de la patrie, on appellera les chefs de ces aristocrates les subalternes des stipendiés de Pitt et Cobourg, des satellites du pouvoir, des barbares, des sauvages du Nord.

« Chacune de ces têtes qui a arboré la cocarde noire va être désignée au réverbère de la Grève.

« Chacune de ces poitrines d’où s’échappait si loyalement le cri de : « Vive la reine ! » sera trouée dans les premières émeutes par les ignobles couteaux et par les piques infâmes.

« Et c’est encore moi, moi, toujours moi, qui aurai causé tout cela. C’est moi qui condamnerai à mort tant de braves serviteurs, moi, l’inviolable souveraine, qu’autour de moi l’on ménagera par hypocrisie, que loin de moi l’on insultera par haine.

« Oh ! non, plutôt que d’être à ce point ingrate envers mes seuls, envers mes derniers amis, plutôt qu’être à ce point lâche et sans cœur, je prendrai sur moi la faute. C’est pour moi que tout s’est fait, c’est moi qui endosserai les colères.

« Nous verrons jusqu’où viendra la haine, nous verrons jusqu’à quel degré de mon trône le flot impur osera monter. »

Et la reine ainsi animée par cette insomnie chargée de sombres conseils, le résultat de la journée du lendemain n’était pas douteux.

Le lendemain arriva tout assombri de regrets, tout gros de murmures.

Le lendemain, la garde nationale, à qui la reine venait de distribuer ses drapeaux ; le lendemain, la garde nationale vint, la tête basse, les yeux obliques, remercier Sa Majesté.

Il était facile de deviner dans l’attitude de ces hommes qu’ils n’approuvaient rien, mais qu’ils eussent désapprouvé, au contraire, s’ils eussent osé.

Ils avaient fait partie du cortège ; ils étaient allés à la rencontre du régiment de Flandre ; ils avaient reçu pour le banquet des invitations et les avaient acceptées. Seulement, plus citoyens que soldats, c’étaient eux qui, pendant l’orgie, avaient risqué ces sourdes observations qui n’avaient pas été écoutées.

Ces observations, le lendemain, c’était un reproche, c’était un blâme.

Lorsqu’ils vinrent au palais remercier la reine, une grande foule les escortait.

C’est que, vu la gravité des circonstances, la cérémonie devenait imposante.

On allait voir de part et d’autre à qui l’on avait affaire.

De leur côté, tous ces soldats, tous ces officiers, compromis la veille, voulant savoir jusqu’à quel point ils seraient soutenus par la reine dans leur imprudente démonstration, avaient pris place en face de ce peuple scandalisé, insulté la veille, pour entendre les premières paroles officielles qui sortiraient du château.

Le poids de toute la contre-révolution était dès lors suspendu sur la seule tête de la reine.

Il était cependant encore en son pouvoir de décliner une pareille responsabilité, de conjurer un pareil malheur.

Mais elle, fière comme les plus fiers de sa race, promenant son regard clair, limpide, assuré, sur ceux qui l’entouraient, amis et ennemis, et s’adressant d’une voix sonore aux officiers de la garde nationale :

– Messieurs, dit-elle, je suis fort aise de vous avoir donné des drapeaux. La nation et l’armée doivent aimer le roi comme nous aimons la nation et l’armée. J’ai été enchantée de la journée d’hier.

À ces mots, qu’elle accentua de sa plus ferme voix, un murmure partit de la foule, un bruyant applaudissement éclata dans les rangs des militaires.

– Nous sommes soutenus, dirent ceux-ci.

– Nous sommes trahis, dirent ceux-là.

Ainsi, pauvre reine, cette fatale soirée du 1er octobre, ce n’était point une surprise. Ainsi, malheureuse femme, vous ne regrettez pas la journée d’hier, vous ne vous en repentez pas !

Bien loin de vous en repentir, vous en êtes enchantée !

Charny, placé dans un groupe, entendit avec un profond soupir de douleur cette justification, mieux que cela, cette glorification de l’orgie des gardes du corps.

La reine, en détournant les yeux de dessus la foule, rencontra les yeux du jeune homme, et elle arrêta son regard sur la physionomie de son amant, afin d’y lire l’impression qu’elle avait faite.

– N’est-ce pas que je suis brave ? voulait-elle dire.

– Hélas ! madame, vous êtes plus folle que brave, répondit le visage douloureusement assombri du comte.

Chapitre XLIX.
Les femmes s’en mêlent §

À Versailles, la cour faisait de l’héroïsme contre le peuple.

À Paris, on faisait de la chevalerie contre la cour ; seulement, la chevalerie courait les rues.

Ces chevaliers du peuple erraient en haillons, la main sur la poignée d’un sabre ou la crosse d’un pistolet, interrogeant leurs poches vides et leurs estomacs creux.

Tandis qu’à Versailles on buvait trop, hélas ! à Paris, l’on ne mangeait point assez.

Trop de vin sur les nappes de Versailles.

Pas assez de farine chez les boulangers de Paris.

Étrange chose ! Sombre aveuglement qui, aujourd’hui que nous sommes faits à toutes ces chutes de trônes, arrachera un sourire de pitié aux hommes politiques.

Faire de la contre-révolution et provoquer à la bataille des gens affamés !

Hélas ! dira l’histoire obligée de se faire philosophe matérialiste, jamais peuple ne se bat plus cruellement que lorsqu’il n’a pas dîné.

Il était bien facile cependant de donner du pain au peuple, et alors, bien certainement, le vin de Versailles lui eut paru moins amer.

Mais les farines de Corbeil n’arrivaient plus. C’est si loin de Versailles, Corbeil ! Qui donc, près du roi ou de la reine, eût songé à Corbeil ?

Malheureusement, à cet oubli de la cour, la famine, ce spectre qui s’endort avec tant de peine et qui s’éveille si facilement, la famine était descendue, pâle et inquiète, dans les rues de Paris. Elle écoute à tous les coins de rue, elle recrute son cortège de vagabonds et de malfaiteurs ; elle va coller son visage sinistre aux vitres des riches et des fonctionnaires.

Les hommes se souviennent des émeutes qui coûtent tant de sang ; ils se rappellent la Bastille ; ils se rappellent Foulon, Berthier, Flesselles ; ils craignent d’être appelés encore une fois assassins, et ils attendent.

Mais les femmes, qui n’ont encore rien fait que souffrir, les femmes qui souffrent, triple souffrance, pour l’enfant qui pleure et qui est injuste parce qu’il n’a pas la conscience de la cause, pour l’enfant qui dit à sa mère : « Pourquoi ne me donnes-tu pas de pain ? » pour le mari qui, sombre et taciturne, quitte la maison le matin pour revenir le soir plus sombre et plus taciturne encore ! enfin pour elle, écho douloureux des souffrances conjugales et maternelles ; les femmes brûlent de prendre leur revanche, elles veulent servir la patrie à leur façon.

D’ailleurs, n’étaient-ce pas les femmes qui avaient fait le 1er octobre, à Versailles ?

C’était au tour des femmes de faire le 5 octobre, à Paris.

Gilbert et Billot étaient au Palais-Royal, au café de Foy. C’était au café de Foy que se faisaient les motions. Tout à coup, la porte du café s’ouvre, une femme entre tout effarée. Elle dénonce les cocardes blanches et noires qui de Versailles sont passées à Paris ; elle proclame le danger public.

On se rappelle ce qu’avait dit Charny à la reine :

– Madame, il y aura véritablement à craindre quand les femmes s’en mêleront.

C’était aussi l’avis de Gilbert.

Aussi, voyant que les femmes s’en mêlaient, il se retourna vers Billot et ne prononça que ces quatre mots :

– À l’Hôtel de Ville !

Depuis la conversation qui avait eu lieu entre Billot, Gilbert et Pitou, et à la suite de laquelle Pitou était retourné à Villers-Cotterêts avec le petit Sébastien Gilbert, Billot obéissait à Gilbert sur un mot, sur un geste, sur un signe, car il avait compris que s’il était la force, Gilbert, lui, était l’intelligence.

Tous deux s’élancèrent hors du café, coupèrent diagonalement le jardin du Palais-Royal, traversèrent la cour des Fontaines, et atteignirent la rue Saint-Honoré.

À la hauteur de la Halle, ils rencontrèrent une jeune fille qui sortait de la rue des Bourdonnais, en battant le tambour.

Gilbert s’arrêta étonné.

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il.

– Dame ! vous voyez, docteur, répondit Billot, une jolie fille qui bat le tambour, et pas trop mal, ma foi !

– Elle aura perdu quelque chose, dit un passant.

– Elle est bien pâle, reprit Billot.

– Demandez-lui ce qu’elle veut, fit Gilbert.

– Eh ! la jolie fille ! fit Billot, qu’avez-vous à battre ainsi la caisse ?

– J’ai faim ! répondit la jolie fille, d’une voix grêle et stridente.

Et elle continua sa marche et ses roulements de tambour.

Gilbert avait entendu.

– Oh ! oh ! voilà qui devient terrible, dit-il.

Et il regarda plus attentivement ces femmes qui suivaient la jeune fille au tambour.

Elles étaient hâves, chancelantes, désespérées.

Parmi ces femmes, il y en avait qui n’avaient pas mangé depuis trente heures.

Du milieu de ces femmes partaient de temps en temps un cri menaçant par sa faiblesse même, car on sentait que ce cri sortait de bouches affamées.

– À Versailles ! criaient-elles ; à Versailles !

Et, sur leur chemin, elles faisaient signe à toutes les femmes qu’elles apercevaient dans les maisons, et appelaient toutes les femmes qu’elles voyaient aux fenêtres.

Une voiture passa ; deux dames étaient dans cette voiture ; elles passèrent leurs têtes aux portières et se mirent à rire.

L’escorte de la tambourineuse s’arrêta. Une vingtaine de femmes se précipitèrent aux portières, firent descendre les deux dames et les adjoignirent au groupe, malgré leurs récriminations et une résistance que deux ou trois horions vigoureux éteignirent sur-le-champ.

Derrière ces femmes, qui s’avançaient lentement, vu la besogne de recrutement qu’elles faisaient tout le long de la route, marchait un homme les deux mains dans ses poches.

Cet homme, au visage maigre et pâle, à la taille longue et mince, était vêtu d’un habit gris-de-fer, veste et culotte noires ; il portait un petit tricorne râpé, placé obliquement sur son front.

Une longue épée battait ses jambes maigres mais nerveuses.

Il suivait, regardant, écoutant, dévorant tout de son œil perçant qui roulait sous ses sourcils noirs.

– Eh ! mais, dit Billot, je connais cette figure, je l’ai vue dans toutes les émeutes.

– C’est l’huissier Maillard, dit Gilbert.

– Ah ! oui, c’est cela, celui qui passa après moi sur la planche de la Bastille ; il a été plus adroit que moi, lui, il n’est pas tombé dans les fossés.

Maillard disparut avec les femmes, au tournant de la rue.

Billot avait bien envie de faire comme Maillard, mais Gilbert l’entraîna avec lui à l’Hôtel de Ville.

Il était bien certain que c’était toujours là que l’émeute revenait, que ce fût une émeute d’hommes ou une émeute de femmes. Au lieu de suivre le cours du fleuve, il allait droit à son embouchure.

On savait à l’Hôtel de Ville ce qui se passait dans Paris. Mais à peine s’en occupait-on. Qu’importait, en effet, au flegmatique Bailly et à l’aristocrate La Fayette que l’idée fût venue à une femme de battre le tambour ! C’était une anticipation sur le carnaval, et voilà tout.

Mais quand, à la suite de cette femme battant le tambour, on vit arriver deux ou trois mille femmes ; quand sur les flancs de cette troupe, qui, de minute en minute allait s’augmentant, on vit s’avancer une troupe non moins considérable d’hommes souriant d’une façon sinistre et tenant au repos leurs armes hideuses ; quand on comprit que ces hommes souriaient d’avance au mal que les femmes allaient faire, mal d’autant plus irrémédiable qu’on savait bien que la force publique ne sévirait pas avant le mal et que la force légale ne punirait point après, l’on commença de comprendre toute la gravité de la situation.

Ces hommes souriaient parce que le mal qu’ils n’avaient point osé faire, ils étaient bien aises de le voir faire à la plus inoffensive moitié du genre humain.

Au bout d’une demi-heure, il y avait dix mille femmes réunies sur la place de Grève.

Ces dames, se voyant en nombre suffisant, commencèrent à délibérer le poing sur la hanche.

La délibération ne fut point calme ; celles qui délibéraient étaient pour la plupart des portières, des femmes de la Halle, des filles publiques. Beaucoup de ces femmes étaient royalistes, et, au lieu d’avoir l’idée de faire du mal au roi et à la reine, elles se seraient fait tuer pour eux. On eût entendu les éclats de cette discussion étrange par-delà la rivière, aux tours silencieuses de Notre-Dame, qui, après avoir vu tant de choses, se préparaient à en voir de plus curieuses encore.

Le résultat de la délibération fut celui-ci :

« Allons un peu brûler l’Hôtel de Ville, où il se fabrique tant de paperasses pour nous empêcher de manger tous les jours. »

Justement on s’occupait, à l’Hôtel de Ville, de juger un boulanger qui avait vendu du pain à faux poids.

On comprend que plus le pain est cher, meilleure est une opération de ce genre ; seulement, plus elle est lucrative, plus elle est dangereuse.

En conséquence, les habitués du réverbère attendaient le boulanger avec une corde neuve.

La garde de l’Hôtel de Ville voulait sauver le malheureux, et s’y employait de toutes ses forces. Mais depuis quelque temps, on l’a vu, le résultat secondait mal ses philanthropiques dispositions.

Les femmes se ruèrent sur cette garde, la rompirent, firent irruption dans l’Hôtel de Ville, et le sac commença.

Elles voulaient jeter à la Seine tout ce qu’elles trouveraient, et brûler sur place tout ce qu’elles ne pourraient transporter.

Donc, les hommes à l’eau, les murailles au feu.

C’était une grande besogne.

Il y avait un peu de tout dans l’Hôtel de Ville.

Il y avait d’abord trois cents électeurs.

Il y avait les adjoints.

Il y avait les maires.

– Ce sera bien long de jeter tous ces gens-là à l’eau, dit une femme de sens, une femme pressée.

– Ce n’est pas qu’ils le méritent peu, dit une autre.

– Oui, mais le temps manque.

– Eh bien ! brûlons tout ! dit une voix, c’est plus simple.

On cherche des torches, on demande du feu ; puis, provisoirement, pour ne pas perdre de temps, on s’amuse à pendre un abbé, l’abbé Lefèvre d’Ormesson.

Heureusement l’homme à l’habit gris était là. Il coupe la corde, l’abbé tombe de dix-sept pieds de haut, se foule un pied, et s’en va en boitant au milieu des rires de toutes ces mégères.

Ce qui faisait que l’abbé s’en allait si tranquillement, c’est que les torches étaient allumées, c’est que les incendiaires avaient déjà les torches aux mains, c’est qu’elles les approchaient des archives, c’est que dix minutes encore et tout allait être en feu.

Tout à coup l’homme à l’habit gris se précipite et arrache tisons et flambeaux des mains des femmes ; les femmes résistent, l’homme les fustige à coups de torche, et, tandis que le feu prend aux jupes, il éteint celui qui prenait déjà aux papiers.

Qu’est-ce donc que cet homme qui s’oppose ainsi à la volonté terrible de dix mille créatures furieuses ?

Pourquoi donc se laissait-on gouverner par cet homme ? On a pendu l’abbé Lefèvre à moitié ; on pendra bien cet homme tout à fait, attendu qu’il ne sera plus là pour empêcher qu’on le pende.

Sur ce raisonnement un chœur frénétique s’élève, qui le menace de mort ; à la menace se joint l’effet.

Les femmes entourent l’homme à l’habit gris et lui jettent une corde au cou.

Mais Billot est accouru. Billot va rendre à Maillard le service que Maillard a rendu à l’abbé.

Il se cramponne à la corde, qu’il coupe en deux ou trois endroits, avec un couteau bien acéré et bien tranchant, qui sert en ce moment à son propriétaire à couper les cordes, mais qui pourrait, dans un moment extrême, emmanché qu’il est d’un bras vigoureux, lui servir à autre chose.

Et tout en coupant la corde en autant de morceaux qu’il peut, Billot s’écrie :

– Mais, malheureuses ! vous ne reconnaissez donc pas l’un des vainqueurs de la Bastille ! celui qui a passé sur la planche pour aller chercher la capitulation, tandis que moi je barbotais dans les fossés ? Vous ne reconnaissez donc pas M. Maillard ?

À ce nom si connu et si redouté, toutes ces femmes s’arrêtent. On se regarde, on s’essuie le front.

La besogne avait été rude, et quoiqu’on fût au mois d’octobre, il était permis de suer en l’accomplissant.

– Un vainqueur de la Bastille ! et M. Maillard encore, M. Maillard l’huissier au Châtelet ! Vive M. Maillard !

Les menaces se changent en caresses ; on embrasse Maillard, on crie : « Vive Maillard ! »

Maillard échange une poignée de main et un regard avec Billot.

La poignée de main veut dire : « Nous sommes amis ! »

Le regard veut dire : « Si vous avez jamais besoin de moi, comptez sur moi. »

Maillard a repris sur toutes ces femmes une influence d’autant plus grande qu’elles comprennent que Maillard a quelques petits torts à leur pardonner.

Mais Maillard est un vieux matelot populaire, il connaît cette mer des faubourgs qui se soulève d’un souffle et se calme d’un mot.

Il sait comment on parle à tous ces flots humains, lorsqu’ils vous donnent le temps de parler.

D’ailleurs, le moment est bon pour se faire entendre, on fait silence autour de Maillard.

Maillard ne veut pas que les Parisiennes détruisent la Commune, c’est-à-dire le seul pouvoir qui les protège ; il ne veut pas qu’elles anéantissent l’état civil qui prouve que leurs enfants ne sont pas tous des bâtards.

La parole de Maillard, inusitée, stridente, railleuse, fait son effet.

Personne ne sera tué, rien ne sera brûlé.

Mais on veut aller à Versailles.

C’est là qu’est le mal, c’est là qu’on passe les nuits en orgie, tandis que Paris a faim. C’est Versailles qui dévore tout. Paris manque de blé et de farine, parce que les farines, au lieu de s’arrêter à Paris, vont directement de Corbeil à Versailles.

Il n’en serait pas ainsi si le boulanger, la boulangère et le petit mitron étaient à Paris.

C’est sous ces sobriquets qu’on désigne le roi, la reine et le dauphin, ces distributeurs naturels du pain du peuple.

On ira à Versailles.

Puisque les femmes sont organisées en troupe, puisqu’elles ont des fusils, des canons, de la poudre, que celles qui n’ont ni fusils, ni poudre, ont des piques et des fourches, elles auront un général.

Pourquoi pas ? la garde nationale en a bien un.

La Fayette est le général des hommes.

Maillard sera le général des femmes.

M. La Fayette commande à ces fainéants de grenadiers qui semblent une armée de réserve, tant ils font peu quand il y a tant à faire.

Maillard commandera à l’armée active.

Sans sourire, sans sourciller, Maillard accepte.

Maillard est général commandant les femmes de Paris.

La campagne ne sera pas longue, mais elle sera décisive.

Chapitre L.
Maillard général §

C’était bien une armée que celle à laquelle commandait Maillard.

Elle avait des canons, dépourvus d’affûts et de roues, c’est vrai, mais on les avait placés dans des charrettes.

Elle avait des fusils, beaucoup manquaient de chien ou de batterie, c’est vrai, mais aucun ne manquait de baïonnette.

Elle avait une foule d’autres armes, bien embarrassantes, il est vrai ; mais enfin c’étaient des armes.

Elle avait de la poudre dans des mouchoirs, dans les bonnets, dans les poches, et au milieu de ces gibernes vivantes se promenaient les artilleurs avec leurs mèches allumées.

Si toute l’armée n’a pas sauté en l’air pendant cet étrange voyage, il y a bien certainement eu miracle.

Maillard d’un coup d’œil a apprécié les dispositions de son armée. Il voit que tout ce qu’il peut faire, c’est non pas de la contenir sur la place, non pas de l’enchaîner à Paris, mais de la conduire à Versailles, et, arrivé là, d’empêcher le mal qu’elle pourrait y faire.

Cette tâche difficile, cette tâche héroïque, Maillard la remplira.

En conséquence, Maillard descend, il prend le tambour suspendu au cou de la jeune fille.

Mourante de faim, la jeune fille n’a plus la force de le porter. Elle abandonne le tambour, glisse le long du mur, et tombe la tête sur une borne.

Sombre oreiller… oreiller de la faim…

Maillard lui demande son nom. On l’appelle Madeleine Chambry. Elle sculptait le bois pour les églises. Mais qui pense maintenant à doter les églises de ces beaux meubles en bois, de ces belles chaises, de ces belles statues, de ces beaux bas-reliefs, chefs-d’œuvre du XVe siècle ?

Mourante de faim, elle s’est faite bouquetière au Palais-Royal.

Mais qui songe à acheter des fleurs, quand l’argent mangue pour acheter du pain ? Les fleurs, ces étoiles qui brillent au ciel de la paix et de l’abondance, les fleurs se fanent au vent des orages et des révolutions.

Ne pouvant plus sculpter ses fruits de chêne, ne pouvant plus vendre ses roses, ses jasmins et ses lis, Madeleine Chambry a pris un tambour et elle a battu ce terrible rappel de la faim.

Elle viendra à Versailles, celle qui a rassemblé toute cette triste députation ; seulement, comme elle est trop faible pour marcher, elle ira en charrette.

Arrivée à Versailles, on demandera qu’elle soit introduite au palais, avec douze autres femmes ; elle sera l’orateur ; affamée, elle plaidera près du roi la cause des affamés.

On applaudit à cette idée de Maillard.

Ainsi voilà Maillard qui, d’un mot, a déjà changé toutes les dispositions hostiles.

On ne savait pas pourquoi on allait à Versailles, on ne savait pas ce qu’on y allait faire.

Maintenant, on le sait : on va à Versailles pour qu’une députation de douze femmes, Madeleine Chambry en tête, aille supplier le roi, au nom de la faim, de prendre pitié de son peuple.

Sept mille femmes à peu près sont réunies.

Elles se mettent en marche, elles suivent les quais.

Seulement, arrivées aux Tuileries, de grands cris se font entendre.

Maillard monte sur une borne afin de dominer toute son armée.

– Que voulez-vous ? demande-t-il.

– Nous voulons traverser les Tuileries.

– Impossible, répond Maillard.

– Et pourquoi impossible ? crient sept mille voix.

– Parce que les Tuileries, c’est la maison du roi, et le jardin du roi ; parce que les traverser sans la permission du roi, c’est insulter le roi, c’est plus que cela, c’est attenter dans la personne du roi à la liberté de tous.

– Eh bien ! soit, dirent les femmes, demandez la permission au Suisse.

Maillard s’approcha du Suisse, et, son tricorne à la main :

– Mon ami, dit-il, voulez-vous que ces dames traversent les Tuileries ? On ne passera que sous la voûte, et il ne sera fait aucun dommage aux plantes ni aux arbres du jardin.

Pour toute réponse, le Suisse tire sa longue épée et fond sur Maillard.

Maillard tire la sienne d’un pied plus courte, et croise le fer.

Pendant ce temps, une femme s’approche du Suisse, et, d’un coup de manche à balai sur la tête, l’étend aux pieds de Maillard. En même temps une autre femme s’apprête à crever l’estomac du Suisse d’un coup de baïonnette. Maillard l’arrête.

Maillard rengaine son épée, prend celle du Suisse sous un bras, prend le fusil de la femme sous l’autre, ramasse son tricorne tombé pendant la lutte, le replace sur sa tête, et continue son chemin à travers les Tuileries, où, selon la promesse par lui faite, aucun dégât n’est commis.

Laissons-leur continuer leur chemin à travers le Cours-la-Reine, et s’acheminer vers Sèvres, où elles se sépareront en deux bandes, et voyons un peu ce qui se passait à Paris.

Ces sept mille femmes n’avaient pas failli noyer les électeurs, pendre l’abbé Lefèvre et Maillard, et brûler l’Hôtel de Ville, sans faire un certain bruit.

À ce bruit, qui avait eu son retentissement jusque dans les quartiers les plus éloignés de la capitale, La Fayette était accouru.

Il passait une espèce de revue au Champ-de-Mars. Depuis huit heures du matin il était à cheval ; il arriva sur la place de l’Hôtel-de-Ville comme sonnait midi.

Les caricatures du temps représentaient La Fayette en centaure. Le corps était celui du fameux cheval blanc devenu proverbial.

La tête était celle du commandant de la garde nationale.

Depuis le commencement de la Révolution, La Fayette parlait à cheval, La Fayette mangeait à cheval, La Fayette commandait à cheval.

Il lui arrivait souvent même de dormir à cheval.

Aussi, quand il lui arrivait par chance de dormir dans son lit, La Fayette dormait bien.

Quand La Fayette arriva sur le quai Pelletier, il fut arrêté par un homme qui partait au grand galop d’un excellent cheval de course.

Cet homme était Gilbert. Il partait pour Versailles. Il allait prévenir le roi de ce dont il était menacé, et se mettre à sa disposition.

En deux mots, il raconta tout à La Fayette.

Puis chacun continua son chemin.

La Fayette vers l’Hôtel de Ville.

Gilbert vers Versailles. Seulement, comme les femmes suivaient la rive droite de la Seine, lui prit la rive gauche.

La place de l’Hôtel-de-Ville, vide de femmes, s’était remplie d’hommes.

Ces hommes, c’étaient des gardes nationaux soldés ou non soldés, d’anciens gardes-françaises surtout, qui, passés dans les rangs du peuple, avaient perdu leurs privilèges de gardes du roi, privilège dont avaient hérité les gardes du corps et les Suisses.

Au bruit que faisaient les femmes avaient succédé le bruit du tocsin et la générale.

La Fayette traversa toute cette foule, mit pied à terre au bas des degrés, et sans s’inquiéter des applaudissements mêlés de menaces qu’excitait sa présence, il se mit à dicter une lettre au roi sur l’insurrection qui avait eu lieu le matin.

Il en était à la sixième ligne de sa lettre, lorsque la porte du secrétariat s’ouvrit violemment.

La Fayette leva les yeux. Une députation de grenadiers demandait à être reçue par le général.

La Fayette fit signe à la députation qu’elle pouvait entrer.

Elle entra.

Le grenadier chargé de porter la parole s’avança jusqu’à la table.

– Mon général, dit-il d’une voix ferme, nous sommes députés par dix compagnies de grenadiers ; nous ne vous croyons pas un traître, mais nous croyons que le gouvernement nous trahit. Il est temps que tout cela finisse ; nous ne pouvons pas tourner nos baïonnettes contre des femmes qui nous demandent du pain. Le comité des subsistances malverse ou est incapable ; dans l’un ou l’autre cas, il faut le changer. Le peuple est malheureux, la source du mal est à Versailles. Il faut aller chercher le roi et l’amener a Paris ; il faut exterminer le régiment de Flandre et les gardes du corps, qui ont osé fouler aux pieds la cocarde nationale. Si le roi est trop faible pour porter la couronne, qu’il la dépose : nous couronnerons son fils. On nommera un conseil de régence, et tout ira au mieux.

La Fayette, étonné, regarde l’orateur. Il a vu des émeutes, il a pleuré des assassinats, mais c’est la première fois que le souffle révolutionnaire lui frappe en réalité le visage.

Cette possibilité que voit le peuple de se passer du roi l’étonne, fait plus que l’étonner, le confond.

– Eh ! quoi, s’écrie-t-il, avez-vous donc le projet de faire la guerre au roi et de le forcer à nous abandonner ?

– Mon général, répond l’orateur, nous aimons et nous respectons le roi ; nous serions bien fâchés qu’il nous quittât, car nous l’aimons beaucoup. Mais enfin, s’il nous quittait, nous avons le dauphin.

– Messieurs, messieurs, dit La Fayette, prenez garde à ce que vous faites ; vous touchez à la couronne, et il est de mon devoir de ne pas le souffrir.

– Mon général, répliqua le garde national en s’inclinant, nous donnerions pour vous jusqu’à la dernière goutte de notre sang. Mais le peuple est malheureux, la source du mal est à Versailles, il faut aller chercher le roi et l’amener à Paris, le peuple le veut.

La Fayette voit qu’il lui faut payer de sa personne. C’est une nécessité devant laquelle il n’a jamais reculé.

Il descend au milieu de la place de l’Hôtel-de-Ville, et veut haranguer le peuple, mais les cris : « À Versailles ! à Versailles ! » couvrent sa voix.

Tout à coup une grande rumeur se fait entendre du côté de la rue de la Vannerie. C’est Bailly qui se rend à l’Hôtel de Ville à son tour.

À la vue de Bailly, les cris : « Du pain ! du pain ! À Versailles ! à Versailles ! » éclatent de tous côtés.

La Fayette, à pied, perdu dans la foule, sent que le flot monte de plus en plus et va l’engloutir.

Il fend la foule pour arriver à son cheval, avec une ardeur pareille à celle du naufragé qui fend la vague pour arriver à un rocher.

Il l’atteint, s’élance en selle, et le pousse du côté du perron ; mais le chemin est complètement fermé : entre lui et l’Hôtel de Ville des murailles d’hommes ont poussé.

– Morbleu ! mon général, crient ces hommes, vous resterez avec nous.

En même temps, toutes les voix crient : « À Versailles ! à Versailles ! »

La Fayette flotte, hésitant. Oui, sans doute, en se rendant à Versailles, il peut être très utile au roi ; mais sera-t-il le maître de toute cette foule qui le pousse à Versailles ? Maîtrisera-t-il ces vagues qui lui ont fait perdre la terre du pied, et contre lesquelles il sent qu’il lutte lui-même pour son propre salut ?

Tout à coup un homme descend les degrés du perron, fend la foule, une lettre à la main, fait si bien des pieds et des mains, et surtout des coudes, qu’il arrive jusqu’à La Fayette.

Cet homme, c’est l’infatigable Billot.

– Tenez, général, dit-il, voilà de la part des Trois-Cents.

C’est ainsi qu’on appelait les électeurs.

La Fayette rompt le cachet et essaie de lire la lettre tout bas ; mais vingt mille voix crient ensemble :

– La lettre ! la lettre ! la lettre !

Force est donc à La Fayette de lire la lettre tout haut. Il fait un signe pour demander qu’on se taise. Au même instant, comme par miracle, le silence succède à cet immense tumulte, et sans qu’on en perde un seul mot, La Fayette lit la lettre suivante :

« Vu les circonstances et le désir du peuple, et sur la représentation de M. le commandant général qu’il était impossible de s’y refuser, elle autorise M. le commandant général, et même lui ordonne de se transporter à Versailles.

« Quatre commissaires de la Commune l’accompagneront. »

Le pauvre La Fayette n’avait absolument rien représenté à MM. les électeurs, qui n’étaient point fâchés de lui laisser une portion de la responsabilité des événements qui allaient se passer. Mais le peuple, lui, crut qu’il avait représenté réellement, et le peuple, avec le vœu duquel cette représentation de son commandant général était en harmonie, le peuple cria : « Vive La Fayette ! »

Alors La Fayette, pâlissant, répéta à son tour : « À Versailles ! »

Quinze mille hommes le suivirent avec un enthousiasme plus silencieux, mais plus terrible en même temps que celui des femmes parties en avant-garde.

Tout ce monde devait se rejoindre à Versailles, pour demander au roi les miettes de pain tombées de la table des gardes du corps pendant l’orgie du 1er au 2 octobre.

Chapitre LI.
Versailles §

Comme toujours, on ignorait complètement à Versailles ce qui se passait à Paris.

Après les scènes que nous avons décrites, et dont la reine, le lendemain, s’était félicitée tout haut, la reine se reposait.

Elle avait une armée, elle avait des séides, elle avait compté ses ennemis, elle désirait engager la lutte.

N’avait-elle pas la défaite du 14 juillet à venger ? N’avait-elle pas ce voyage du roi à Paris, voyage dont il était revenu avec la cocarde tricolore au chapeau, à faire oublier à sa cour et à oublier elle-même ?

Pauvre femme ! elle ne s’attendait guère au voyage qu’elle allait être forcée de faire elle-même.

Depuis son altercation avec Charny, elle ne lui avait plus parlé. Elle affectait de traiter Andrée avec cette ancienne amitié un instant assombrie dans son cœur à elle, à jamais éteinte dans celui de sa rivale.

Quant à Charny, elle ne se tournait et ne regardait de son côté que lorsqu’elle était forcée de lui adresser la parole pour son service ou de lui donner un ordre.

Ce n’était pas une disgrâce de famille, car le matin même du jour où les Parisiens devaient quitter Paris pour venir à Versailles, on vit la reine causer affectueusement avec le jeune Georges de Charny, le second des trois frères, celui-là même qui, contrairement à Olivier, avait donné de si belliqueux conseils à la reine à la nouvelle de la prise de la Bastille.

En effet, vers neuf heures du matin, ce jeune officier traversait la galerie, pour annoncer au veneur que le roi allait chasser, quand Marie-Antoinette, qui venait d’entendre la messe à la chapelle, l’aperçut et l’appela.

– Où courez-vous ainsi, monsieur ? dit-elle.

– Je ne courais plus, dès que j’avais aperçu Votre Majesté, répondit Georges ; je m’étais arrêté, au contraire, et j’attendais humblement l’honneur qu’elle me fait en m’adressant la parole.

– Cela ne vous empêche pas, monsieur, de me répondre et de me dire où vous alliez ?

– Madame, répondit Georges, je suis d’escorte ; Sa Majesté chasse, et je vais prendre les ordres du veneur pour les rendez-vous.

– Ah ! le roi chasse encore aujourd’hui, dit la reine en regardant les nuages qui roulaient gros et noirs venant de Paris ; il a tort. On dirait que le temps menace, n’est-ce pas, Andrée ?

– Oui, madame, répondit distraitement la jeune femme.

– N’êtes-vous pas de cet avis, monsieur ?

– Si fait, madame ; mais le roi le veut.

– Que la volonté du roi soit faite, dans les bois et sur les routes ! répondit la reine avec cette gaieté qui lui était naturelle, et que ni les chagrins du cœur, ni les événements politiques combinés ensemble ne parvenaient à lui faire perdre.

Puis, se retournant vers Andrée :

– C’est bien le moins qu’il ait cela, dit-elle en baissant la voix.

Et tout haut à Georges :

– Pouvez-vous, monsieur, me dire où chasse le roi ? ajouta-t-elle.

– Dans les bois de Meudon, madame.

– Allons, accompagnez-le donc, et veillez sur lui.

En ce moment le comte de Charny était entré. Il sourit doucement à Andrée, et, secouant la tête, il se hasarda à dire à la reine :

– C’est une recommandation dont mon frère se souviendra, madame, non pas au milieu des plaisirs du roi, mais au milieu de ses dangers.

Au son de cette voix qui venait de frapper son oreille, sans que sa vue l’eût avertie de la présence de Charny, Marie-Antoinette tressaillit, et, se retournant :

– J’eusse été bien étonnée, dit-elle avec une rudesse dédaigneuse, si le propos ne fût pas venu de monsieur le comte Olivier de Charny.

– Pourquoi cela, madame ? demanda respectueusement le comte.

– Parce que c’est une prophétie de malheur, monsieur.

Andrée pâlit en voyant pâlir le comte.

Il s’inclina sans répondre.

Puis, sur un regard de sa femme, qui semblait s’étonner de le trouver si patient :

– Je suis vraiment bien malheureux, dit-il, de ne savoir plus comment on parle à la reine sans l’offenser.

Ce plus était accentué comme au théâtre un habile acteur accentue les syllabes importantes.

La reine avait l’oreille trop exercée pour ne pas saisir au passage l’intention que Charny avait donnée à ce mot.

Plus, dit-elle vivement, plus, que signifie plus ?

– J’ai encore mal dit, à ce qu’il paraît, fit simplement M. de Charny.

Et il échangea avec Andrée un regard que cette fois la reine intercepta.

Elle pâlit à son tour ; puis, les dents serrées par la colère :

– La parole est mauvaise, s’écria-t-elle, quand mauvaise est l’intention.

– L’oreille est hostile, dit Charny, quand hostile est la pensée.

Et, sur cette riposte plus juste que respectueuse, il se tut.

– J’attendrai pour répondre, dit la reine, que M. de Charny ait plus de bonheur dans ses attaques.

– Et moi, répondit de Charny, j’attendrai pour attaquer que la reine soit plus heureuse qu’elle ne l’est depuis quelque temps en serviteurs.

Andrée saisit vivement la main de son mari et s’apprêta à sortir avec lui.

Un coup d’œil de la reine la retint. Elle avait vu le mouvement.

– Mais enfin, qu’avait-il à me dire, votre mari ? fit la reine.

– Il voulait dire à Votre Majesté qu’envoyé hier à Paris par le roi, il avait trouvé Paris dans une fermentation étrange.

– Encore ! dit la reine, et à quel propos ? Les Parisiens ont pris la Bastille et sont en train de la démolir. Que veulent-ils de plus ? Répondez, monsieur de Charny.

– C’est vrai, madame, répondit le comte ; mais, comme ils ne peuvent pas manger des pierres, ils disent qu’ils ont faim.

– Qu’ils ont faim ! qu’ils ont faim ! s’écria la reine. Que veulent-ils que nous fassions à cela ?

– Il y a eu un temps, madame, dit Charny, où la reine était la première à compatir aux douleurs publiques et à les soulager. Il fut un temps où elle montait jusqu’aux mansardes des pauvres, et où les prières des pauvres montaient des mansardes à Dieu.

– Oui, répondit amèrement la reine, et j’ai été bien récompensée, n’est-ce pas, de cette pitié pour les misères d’autrui. Un de mes plus grands malheurs m’est venu d’être montée dans une de ces mansardes.

– Parce que Votre Majesté s’est trompée une fois, dit Charny ; parce qu’elle a répandu ses grâces et ses faveurs sur une créature misérable, doit-elle mesurer l’humanité tout entière au niveau d’une infâme ? Ah ! madame, madame, comme vous étiez aimée à cette époque !

La reine lança un regard de flamme à Charny.

– Enfin, dit-elle, que se passait-il hier à Paris ? Ne me dites que des choses que vous avez vues, monsieur ; je veux être sûre de la vérité de vos paroles.

– Ce que j’ai vu, madame ! j’ai vu une partie de la population entassée sur les quais, attendant inutilement l’arrivage des farines. J’ai vu l’autre, faisant queue à la porte des boulangers et attendant inutilement du pain. Ce que j’ai vu ! c’est un peuple affamé ; des maris regardant tristement leurs femmes, des mères regardant tristement leurs enfants. Ce que j’ai vu ! ce sont des poings crispés et menaçants tournés du côté de Versailles. Ah ! madame, madame, ces périls dont je vous parlais, cette occasion de mourir pour Votre Majesté, bonheur que mon frère et moi réclamons des premiers, j’ai bien peur qu’elle ne tarde pas longtemps à nous être offerte.

La reine tourna le dos à Charny avec un mouvement d’impatience, et alla appuyer son front brûlant, quoique pâle, à la vitre d’une fenêtre donnant sur la cour de marbre.

À peine avait-elle fait ce mouvement, qu’on la vit tressaillir.

– Andrée, dit-elle, venez donc voir quel est ce cavalier qui nous arrive, il semble porteur de nouvelles bien pressées.

Andrée s’approcha de la fenêtre ; mais presque aussitôt elle fit en pâlissant un pas en arrière.

– Ah ! madame ! dit-elle d’un ton de reproche.

Charny s’approcha vivement de la fenêtre, il n’avait rien perdu de ce qui venait de se passer.

– Ce cavalier, dit-il, en regardant successivement la reine et Andrée, c’est le docteur Gilbert.

– Ah ! c’est vrai, dit la reine, de manière qu’il fut impossible même à Andrée de juger si la reine l’avait attirée à la fenêtre dans un de ces accès de vengeance féminine auxquels la pauvre Marie-Antoinette se livrait parfois, ou parce que ses yeux affaiblis par les veilles et par les larmes ne reconnaissaient plus à une certaine distance ceux-là même qu’elle avait intérêt à reconnaître.

Un silence glacé s’étendit à l’instant même sur les trois acteurs principaux de cette scène, dont les regards seuls continuèrent d’interroger ou de répondre.

C’était en effet Gilbert qui arrivait, apportant ces sinistres nouvelles qu’avait prévues Charny.

Cependant, quoiqu’il eut descendu précipitamment de cheval, quoiqu’il eût monté rapidement l’escalier, quoique les trois têtes inquiètes de la reine, d’Andrée et de Charny se fussent tournées vers la porte correspondant à cet escalier, et par laquelle le docteur eût dû entrer, cette porte ne s’ouvrit point.

Il y eut alors, de la part des trois personnages, une attente anxieuse de quelques minutes.

Tout à coup, du côté opposé la porte s’ouvrit, et un officier s’avançant :

– Madame, dit-il, le docteur Gilbert, qui venait pour entretenir le roi d’affaires importantes et pressées, demande l’honneur d’être reçu par Votre Majesté, le roi étant parti depuis une heure pour Meudon.

– Qu’il entre ! dit la reine, fixant sur la porte un regard ferme jusqu’à la dureté, tandis qu’Andrée, comme si elle eût naturellement dû trouver un soutien dans son mari, allait, en reculant, s’appuyer au bras du comte.

Gilbert parut sur le seuil de la porte.

Chapitre LII.
Journée du 5 octobre §

Gilbert jeta un coup d’œil sur les différents personnages que nous venons de mettre en scène, et s’avançant respectueusement vers Marie-Antoinette :

– La reine, dit-il, me permettra-t-elle, en l’absence de son auguste époux, de lui faire part des nouvelles que j’apporte ?

– Parlez, monsieur, dit Marie-Antoinette. En vous voyant venir si rapidement, j’ai appelé toute ma force à mon secours, car je me suis bien doutée que vous m’apportiez quelque rude nouvelle.

– La reine eût-elle préféré que je l’eusse laissée surprendre ? Avertie, la reine, avec cet esprit sain, ce jugement sûr qui la caractérisent, la reine ira au-devant du danger, et peut-être alors le danger reculera-t-il devant elle.

– Voyons, monsieur, ce danger, quel est-il ?

– Madame, sept ou huit mille femmes sont parties de Paris, et viennent, armées, à Versailles.

– Sept ou huit mille femmes ! dit la reine d’un air de mépris.

– Oui, mais elles se seront arrêtées en route, et peut-être seront-elles quinze ou vingt mille en arrivant ici.

– Et que viennent-elles faire ?

– Elles ont faim, madame, et elles viennent demander du pain au roi.

La reine se retourna vers Charny.

– Hélas ! madame, dit le comte, ce que j’avais prévu est arrivé.

– Que faire ? demanda Marie-Antoinette.

– Prévenir le roi d’abord, dit Gilbert.

La reine se retourna vivement.

– Le roi ! Oh ! non, s’écria-t-elle. L’exposer, à quoi bon ?

Ce cri jaillit du cœur de Marie-Antoinette plutôt qu’il n’en sortit. Il était tout le manifeste de cette bravoure de la reine, de sa conscience d’une force toute personnelle, et de la conscience en même temps d’une faiblesse qu’elle n’eût dû ni trouver chez son mari, ni révéler à des étrangers.

Mais Charny, était-ce un étranger ? Mais Gilbert, était-ce un étranger ?

Non, ces deux hommes, au contraire, ne semblaient-ils pas élus par la Providence, l’un pour sauvegarder la reine, l’autre pour sauvegarder le roi ?

Charny répondit à la fois à la reine et à Gilbert ; il reprenait tout son empire, car il avait fait le sacrifice de son orgueil.

– Madame, dit-il, M. Gilbert a raison : il faut prévenir le roi. Le roi est aimé encore, le roi se présentera aux femmes, il les haranguera, il les désarmera.

– Mais, demanda la reine, qui se chargera d’aller prévenir le roi ? La route est déjà coupée, bien certainement, et c’est une entreprise dangereuse.

– Le roi est au bois de Meudon ?

– Oui, et si, comme c’est probable, les routes…

– Que Votre Majesté daigne ne voir en moi qu’un homme de guerre, interrompit simplement Charny. Un soldat est fait pour être tué.

Et ces paroles prononcées, il n’attendit pas la réponse, il n’écouta pas le soupir ; il descendit rapidement, sauta sur un cheval des gardes, et courut vers Meudon, avec deux cavaliers.

À peine avait-il disparu, répondant par un dernier signe à l’adieu qu’Andrée lui envoyait par la fenêtre, qu’un bruit lointain, qui ressemblait au mugissement des flots dans un jour d’orage, fit dresser l’oreille à la reine. Ce bruit semblait monter des arbres les plus éloignés de la route de Paris, que, de l’appartement où l’on était, on voyait se dérouler dans le brouillard jusqu’aux dernières maisons de Versailles.

Bientôt l’horizon devint menaçant à la vue comme il l’était à l’oreille ; une pluie blanche et piquante commença de rayer la brume grise.

Et cependant, malgré ces menaces du ciel, Versailles s’emplissait de monde.

Les émissaires se succédaient au château. Chaque émissaire signalait une nombreuse colonne venant de Paris, et chacun, songeant aux joies et aux triomphes faciles des jours précédents, se sentait au cœur, les uns comme un remords, les autres comme une terreur.

Les soldats, inquiets et se regardant les uns les autres, prenaient lentement leurs armes. Pareils à des gens ivres qui essaient de secouer le vin, les officiers, démoralisés par le trouble visible des soldats et les murmures de la foule, respiraient péniblement cette atmosphère toute chargée de malheurs qu’on allait leur attribuer.

De leur côté, les gardes du corps, trois cents hommes à peu près, montaient à cheval froidement, et avec cette hésitation qui prend l’homme d’épée lorsqu’il comprend qu’il aura affaire à des ennemis dont l’attaque est inconnue.

Que faire contre des femmes qui sont parties menaçantes et avec des armes, mais qui arrivent désarmées et ne pouvant même plus lever les bras, tant elles sont lasses, tant elles ont faim !

Cependant, à tout hasard, ils prennent leurs rangs, tirent leurs sabres et attendent.

Enfin, les femmes paraissaient ; elles arrivaient par deux routes. À moitié chemin, elles s’étaient séparées ; les unes avaient pris par Saint-Cloud, les autres par Sèvres.

Avant de se séparer, on avait partagé huit pains : c’était tout ce qu’on avait trouvé à Sèvres.

Trente-deux livres de pain pour sept mille personnes !

En arrivant à Versailles, à peine pouvaient-elles se traîner ; plus des trois quarts avaient semé leurs armes sur la route. Comme nous l’avons dit, Maillard avait obtenu du dernier quart qu’il laissât les siennes aux premières maisons de la ville.

Puis, en entrant dans la ville :

– Allons, dit-il, pour qu’on ne doute pas que nous soyons des amis de la royauté, chantons : Vive Henri IV !

Et, d’une voix mourante et qui avait à peine la force de demander du pain, elles entonnèrent le chant royal.

Aussi l’étonnement fut grand au palais, lorsque au lieu de cris et de menaces on entendit des chants, lorsqu’on vit surtout les chanteuses chancelantes – la faim ressemble à l’ivresse –, venir coller leurs visages hâves, pâles, livides, souillés, dégouttant d’eau et de sueur, des milliers de figures effrayantes, superposées, doublant à l’œil étonné le nombre des visages par le nombre des mains qui se crispent et s’agitent le long des barreaux dorés.

Puis, de temps en temps, du sein de ces groupes fantastiques s’échappaient de lugubres hurlements ; du milieu de ces figures agonisantes jaillissaient des éclairs.

De temps en temps encore, toutes ces mains abandonnent le barreau qui les soutenait, et, à travers les intervalles, s’allongent du côté du château.

Les unes, ouvertes et tremblantes, celles-là demandent.

Les autres, crispées et tendues, celles-là menacent.

Oh ! le tableau était sombre.

La pluie et la boue, voilà pour le ciel et la terre.

La faim et la menace, voilà pour les assiégeants.

La pitié et le doute, voilà pour les défenseurs.

En attendant Louis XVI, la reine, pleine de fièvre et de résolution, fait ordonner la défense ; peu à peu les courtisans, les officiers, les hauts fonctionnaires, se sont groupés autour d’elle.

Au milieu d’eux, elle aperçut M. de Saint-Priest, ministre de Paris.

– Allez voir décidément ce que veulent ces gens, monsieur, dit-elle.

M. de Saint-Priest descend, traverse la cour et s’approche de la grille.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il aux femmes.

– Du pain ! du pain ! du pain ! répondirent à la fois mille voix.

– Du pain ! répond M. de Saint-Priest avec impatience. Quand vous n’aviez qu’un maître, vous n’en manquiez pas, de pain. À présent que vous en avez douze cents, vous voyez où vous en êtes.

Et M. de Saint-Priest se retire, au milieu des cris de ces affamées, en ordonnant de tenir la grille fermée.

Mais une députation s’avance, et devant laquelle il faudra bien que la grille s’ouvre.

Maillard s’est présenté à l’Assemblée, au nom des femmes ; il a obtenu que le président, avec une députation de douze femmes, viendra faire des représentations au roi.

Au moment même où la députation, Mounier en tête, sort de l’Assemblée, le roi entre au galop par les communs.

Charny l’a rejoint dans le bois de Meudon.

– Ah ! c’est vous, monsieur, lui demanda le roi. Est-ce à moi que vous en avez ?

– Oui, Sire.

– Que se passe-t-il donc, vous avez été grand train.

– Sire, dix mille femmes sont à Versailles à cette heure, arrivant de Paris, et demandant du pain.

Le roi haussa les épaules, mais bien plutôt avec un sentiment de pitié que de dédain.

– Hélas ! dit-il, si j’en avais, du pain, je n’attendrais pas qu’elles vinssent à Versailles pour m’en demander.

Et cependant, sans faire d’autres observations, en jetant un regard douloureux du côté par où s’éloignait la chasse qu’il était forcé d’interrompre :

– Allons donc à Versailles, monsieur, dit-il.

Et il était parti pour Versailles.

Il venait d’arriver comme nous avons dit, lorsque de grands cris retentirent sur la place d’Armes.

– Qu’est-ce que cela ? dit le roi.

– Sire, s’écria Gilbert en entrant, pâle comme la mort, ce sont vos gardes, qui, conduits par M. Georges de Charny, chargent le président de l’Assemblée nationale et la députation qu’il conduit vers vous.

– Impossible ! s’écria le roi.

– Écoutez les cris de ceux qu’on assassine. Voyez tout le monde qui fuit.

– Faites ouvrir les portes ! s’écria le roi. Je recevrai la députation.

– Mais, Sire ! s’écria la reine.

– Faites ouvrir, dit Louis XVI. Les palais des rois sont lieu d’asile.

– Hélas ! dit la reine, excepté peut-être pour les rois !

Chapitre LIII.
La soirée du 5 au 6 octobre §

Charny et Gilbert se précipitent par les degrés.

– Au nom du roi ! crie l’un.

– Au nom de la reine ! crie l’autre.

Et tous deux ajoutent :

– Ouvrez les portes.

Mais cet ordre n’est pas si vite exécuté que le président de l’Assemblée nationale n’ait été renversé dans la cour et foulé aux pieds.

À côté de lui deux des femmes de la députation ont été blessées.

Gilbert et Charny se précipitent ; ces deux hommes, partis l’un du haut de la société, l’autre d’en bas, se sont rencontrés dans le même milieu.

L’un veut sauver la reine par amour pour la reine, l’autre veut sauver le roi par amour de la royauté.

Les grilles ouvertes, les femmes se sont précipitées dans la cour ; elles se sont jetées dans les rangs des gardes, dans ceux des soldats du régiment de Flandre ; elles menacent, elles prient, elles caressent. Le moyen de résister à des femmes qui implorent des hommes au nom de leurs mères et de leurs sœurs !

– Place, messieurs, place à la députation ! crie Gilbert.

Et tous les rangs s’ouvrent pour laisser passer Mounier et les malheureuses femmes qu’il va présenter au roi.

Le roi, prévenu par Charny, qui a pris les devants, attend la députation dans la chambre voisine de la chapelle.

C’est Mounier qui parlera au nom de l’Assemblée.

C’est Louison Chambry, cette bouquetière qui a battu le rappel, qui parlera au nom des femmes.

Mounier dit quelques mots au roi et lui présente la jeune bouquetière.

Celle-ci fait un pas en avant, veut parler, mais ne peut prononcer que ces mots :

– Sire, du pain !

Et elle tombe évanouie.

– Au secours ! crie le roi, au secours !

Andrée s’élance et présente son flacon au roi.

– Ah ! madame, dit Charny à la reine, avec le ton du reproche.

La reine pâlit et se retire dans son appartement.

– Préparez les équipages, dit-elle, le roi et moi nous partons pour Rambouillet.

Pendant ce temps, la pauvre enfant revenait à elle ; en se voyant entre les bras du roi qui lui faisait respirer des sels, elle poussa un cri de honte, et voulut lui baiser la main.

Mais le roi l’arrêta.

– Ma belle enfant, lui dit-il, laissez-moi vous embrasser, vous en valez bien la peine.

– Oh ! Sire, Sire, puisque vous êtes si bon, dit la jeune fille, donnez donc l’ordre !

– Quel ordre ? demanda le roi.

– L’ordre de faire venir les blés, afin que la famine cesse.

– Mon enfant, dit le roi, je veux bien signer l’ordre que vous demandez, mais, en vérité, j’ai bien peur qu’il ne vous serve pas à grand-chose.

Le roi se mit à une table, et commençait à écrire lorsque soudain un coup de feu isolé se fait entendre, suivi d’une fusillade assez vive.

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le roi, qu’y a-t-il encore ? Voyez cela, monsieur Gilbert.

Une seconde charge a eu lieu sur un autre groupe de femmes, et c’est cette charge qui a amené le coup de fusil isolé et la fusillade.

Le coup de fusil isolé a été tiré par un homme du peuple et a cassé le bras à M. de Savonnières, lieutenant des gardes, au moment où ce bras était levé pour frapper un jeune soldat réfugié contre une baraque, qui, les deux bras étendus et désarmés, protégeait une femme à genoux derrière lui.

À ce coup de fusil ont répondu, de la part des gardes, cinq ou six coups de carabine.

Deux balles ont porté : une femme est tombée morte.

On en emporte une autre grièvement blessée.

Le peuple riposte, et à leur tour deux gardes du corps tombent de leurs chevaux.

Au même instant, les cris de : « Place ! place ! » se font entendre. Ce sont les hommes du faubourg Saint-Antoine qui arrivent, traînant trois pièces de canon, qu’ils mettent en batterie en face de la grille.

Heureusement, la pluie tombe par torrent, la mèche est inutilement approchée de la lumière, la poudre détrempée par l’eau refuse de prendre.

En ce moment, une voix glisse tout bas ces paroles à l’oreille de Gilbert :

– M. de La Fayette arrive et n’est plus qu’à une demi-lieue d’ici.

Gilbert cherche en vain qui lui a donné l’avis ; mais, de quelque part qu’il vienne, l’avis est bon.

Il regarde autour de lui, voit un cheval sans maître : c’est celui de l’un des deux gardes qui vient d’être tué.

Il saute dessus, et part au galop dans la direction de Paris.

Le second cheval sans cavalier veut le suivre ; mais à peine a-t-il fait vingt pas sur la place, qu’il est arrêté par la bride. Gilbert croit qu’on devine son intention et qu’on veut le poursuivre. Il jette un regard derrière lui tout en s’éloignant.

On ne pense point à cela, on a faim. On pense à manger, et l’on égorge le cheval à coups de couteau.

Le cheval tombe, et en un instant est dépecé en vingt morceaux.

Pendant ce temps, comme à Gilbert, on est venu dire au roi :

– M. de La Fayette arrive.

Il venait de signer à Mounier l’acceptation des Droits de l’Homme.

Il venait de signer à Louison Chambry l’ordre de laisser venir les grains.

Munis de ce décret et de cet ordre, qui, pensait-on, devaient calmer tous les esprits, Maillard, Louison Chambry et un millier de femmes reprirent le chemin de Paris.

Aux premières maisons de la ville, elles rencontrèrent La Fayette, qui, pressé par Gilbert, arrivait au pas de course, conduisant la garde nationale.

– Vive le roi ! crièrent Maillard et les femmes levant leurs décrets au-dessus de leurs têtes.

– Que parliez-vous donc des dangers que court Sa Majesté ? dit La Fayette étonné.

– Venez, venez, général, s’écria Gilbert, continuant de le presser. Vous en jugerez vous-même.

Et La Fayette se hâte.

La garde nationale entre dans Versailles tambour battant.

Aux premiers battements de tambour qui pénètrent dans Versailles, le roi sent qu’on le touche respectueusement au bras.

Il se retourne : c’est Andrée.

– Ah ! c’est vous, madame de Charny ! dit-il. Que fait la reine ?

– Sire ! la reine vous fait supplier de partir, de ne pas attendre les Parisiens. À la tête de vos gardes et des soldats du régiment de Flandre, vous passerez partout.

– Est-ce votre avis, monsieur de Charny ? demanda le roi.

– Oui, Sire, si du même coup vous traversez la frontière, sinon…

– Sinon ?

– Mieux vaut rester.

Le roi secoua la tête.

Il reste, non point parce qu’il a le courage de rester, mais parce qu’il n’a pas la force de partir.

Tout bas, il murmure :

– Un roi fugitif ! un roi fugitif !

Puis se retournant vers Andrée :

– Allez dire à la reine de partir seule.

Andrée sortit pour s’acquitter de la commission.

Cinq minutes après, la reine entra et vint se ranger près du roi.

– Que venez-vous faire ici, madame ? demanda Louis XVI.

– Mourir avec vous, monsieur, répondit la reine.

– Ah ! murmura Charny, voilà où elle est vraiment belle.

La reine tressaillit, elle avait entendu.

– Je crois, en effet, que je ferais mieux de mourir que de vivre, dit-elle en le regardant.

En ce moment, la marche de la garde nationale battait sous les fenêtres mêmes du palais.

Gilbert entra vivement.

– Sire, dit-il au roi, Votre Majesté n’a plus rien craindre, M. de La Fayette est en bas.

Le roi n’aimait pas M. de La Fayette, mais se contentait de ne pas l’aimer.

Du côté de la reine, c’était autre chose ; elle le haïssait franchement, et ne cachait pas sa haine.

Il en résulta qu’à cette nouvelle, qu’il croyait une des plus heureuses qu’il pût annoncer en ce moment, Gilbert ne reçut pas de réponse.

Mais Gilbert n’était pas homme à se laisser intimider par le silence royal.

– Votre Majesté a entendu ? dit-il au roi d’un ton ferme. M. de La Fayette est en bas, et se met aux ordres de Votre Majesté.

La reine continua de rester muette.

Le roi fit un effort sur lui-même :

– Qu’on aille lui dire que je le remercie, et qu’on l’invite de ma part à monter.

Un officier s’inclina et sortit.

La reine fit trois pas en arrière.

Mais d’un geste presque impératif le roi l’arrêta.

Les courtisans se formèrent en deux groupes.

Charny et Gilbert demeurèrent près du roi.

Tous les autres reculèrent comme la reine, et allèrent se ranger derrière elle.

On entendit le pas d’un seul homme, et M. de La Fayette parut dans l’encadrement de la porte.

Au milieu du silence qui se fit à sa vue, une voix appartenant au groupe de la reine prononça ces deux mots :

– Voilà Cromwell.

La Fayette sourit.

– Cromwell ne fût pas venu seul chez Charles Ier, dit-il.

Louis XVI se retourna vers ces terribles amis qui lui faisaient un ennemi de l’homme qui accourait à son secours.

Puis, à M. de Charny :

– Comte, dit-il, je reste. Du moment où M. de La Fayette est ici, je n’ai plus rien à craindre. Dites aux troupes de se retirer sur Rambouillet. La garde nationale prendra les postes extérieurs, les gardes du corps ceux du château.

Puis, se retournant vers La Fayette :

– Venez, général, j’ai à causer avec vous.

Et comme Gilbert faisait un pas pour se retirer :

– Vous n’êtes pas de trop, docteur, dit-il ; venez.

Et montrant le chemin à La Fayette et à Gilbert, il entra dans un cabinet où tous deux le suivirent.

La reine les suivit, et quand la porte fut refermée :

– Ah ! dit-elle, c’était aujourd’hui qu’il fallait fuir. Aujourd’hui, il était encore temps. Demain, peut-être, sera-t-il trop tard !

Et elle sortit à son tour pour rentrer dans ses appartements.

Et cependant une grande lueur, pareille à celle d’un incendie, frappait les vitres du palais.

C’était un immense foyer, où l’on faisait rôtir les quartiers du cheval mort.

Chapitre LIV.
La nuit du 5 au 6 octobre §

La nuit fut assez tranquille ; l’Assemblée demeura en séance jusqu’à trois heures du matin.

À trois heures, avant que les membres se séparassent, elle envoya deux de ses huissiers qui parcoururent Versailles, visitèrent les abords du château, et firent le tour du parc.

Tout était ou tout paraissait être tranquille.

La reine avait voulu sortir vers minuit par la grille de Trianon, mais la garde nationale avait refusé de la laisser passer.

Elle avait allégué des craintes, et on lui avait répondu qu’elle était plus en sûreté à Versailles que partout ailleurs.

En conséquence, elle s’était retirée dans ses petits appartements, et, en effet, elle s’était rassurée on les voyant protégés par ses gardes les plus fidèles.

À sa porte, elle avait trouvé Georges de Charny. Il était armé, appuyé sur le fusil court que les gardes portaient comme les dragons. C’était contre les habitudes : les gardes, à l’intérieur, ne faisaient faction qu’avec leurs sabres.

Alors elle s’était approchée de lui.

– Ah ! c’est vous, baron, avait-elle dit.

– Oui, madame.

– Toujours fidèle !

– Ne suis-je pas à mon poste ?

– Qui vous y a mis ?

– Mon frère, madame.

– Et où est votre frère ?

– Près du roi.

– Pourquoi, près du roi ?

– Parce qu’il est le chef de la famille, a-t-il dit, et qu’en cette qualité il a le droit de mourir pour le roi, qui est le chef de l’État.

– Oui, dit Marie-Antoinette avec une certaine amertume, tandis que vous… vous n’avez le droit de mourir que pour la reine.

– Ce sera un grand honneur pour moi, madame, dit le jeune homme en s’inclinant, si Dieu permet que j’accomplisse jamais ce devoir.

La reine fit un pas pour se retirer, mais un soupçon la mordit au cœur.

Elle s’arrêta, et, tournant à demi la tête :

– Et… la comtesse, demanda-t-elle, qu’est-elle devenue ?

– La comtesse, madame, vient de rentrer il y a dix minutes, et s’est fait dresser un lit dans l’antichambre de Votre Majesté.

La reine se mordit les lèvres.

Il suffisait qu’on touchât en quelque point à cette famille de Charny pour qu’on ne fût jamais pris hors de son devoir.

– Merci, monsieur, dit la reine avec un charmant signe de la tête et de la main à la fois, merci de ce que vous veillez si bien sur la reine. Vous remercierez de ma part votre frère de ce qu’il veille si bien sur le roi.

Et à ces mots elle rentra. Dans l’antichambre elle trouva Andrée, non pas couchée, mais debout, respectueuse, et attendant.

Elle ne put s’empêcher de lui tendre la main.

– Je viens de remercier votre beau-frère Georges, comtesse, dit-elle. Je l’ai chargé de remercier votre mari, et je vous remercie à votre tour.

Andrée fit la révérence et se rangea pour laisser passer la reine, qui regagna sa chambre à coucher.

La reine ne lui dit pas de la suivre ; ce dévouement, dont on sentait que l’affection s’était retirée, et qui cependant, tout glacé qu’il était, s’offrait jusqu’à la mort, la mettait mal à son aise.

Donc, à trois heures du matin, comme nous avons dit, tout était tranquille.

Gilbert était sorti du château avec M. de La Fayette, qui était resté douze heures à cheval et qui tombait de fatigue ; à la porte, il avait rencontré Billot, venu avec la garde nationale ; il avait vu partir Gilbert ; il pensait que Gilbert pouvait avoir besoin de lui là-bas, et il était venu le rejoindre comme le chien vient rejoindre son maître parti sans lui.

À trois heures, comme nous avons dit, tout était tranquille. L’Assemblée elle-même, rassurée par le rapport de ses huissiers, s’était retirée.

On espérait bien que cette tranquillité ne serait pas troublée.

On comptait mal.

Dans presque tous les mouvements populaires qui préparent les grandes révolutions, il y a un temps d’arrêt pendant lequel on croit que tout est fini et que l’on peut dormir tranquille.

On se trompe.

Derrière les hommes qui font les premiers mouvements, il y a ceux qui attendent que ce premier mouvement soit fait et que, fatigués ou satisfaits, dans l’un ou l’autre cas ne voulant pas aller plus loin, ceux qui ont accompli ce premier mouvement se reposent.

C’est alors qu’à leur tour, ces hommes inconnus, mystérieux agents des passions fatales, se glissent dans les ténèbres, reprennent le mouvement où il a été abandonné, et, le poussant jusqu’à ses dernières limites, épouvantent à leur réveil ceux qui leur ont ouvert le chemin et qui s’étaient couchés à la moitié de la route, croyant la route faite, croyant le but atteint.

Il y eut impulsion bien différente pendant cette nuit terrible, donnée par deux troupes arrivées à Versailles, l’une le soir, l’autre pendant la nuit.

La première venait parce qu’elle avait faim, et elle demandait du pain.

La seconde venait par haine, et elle demandait vengeance.

Nous savons qui conduisait la première troupe, Maillard et La Fayette.

Maintenant, qui conduisait la seconde ? L’histoire ne nomme personne. Mais, à défaut de l’histoire, la tradition nomme :

Marat !

Nous le connaissons, nous l’avons vu, lors des fêtes du mariage de Marie-Antoinette, coupant des jambes sur la place Louis XV.

Nous l’avons vu sur la place de l’Hôtel-de-Ville, poussant les citoyens vers la place de la Bastille.

Enfin, nous le voyons se glissant dans la nuit, comme ces loups qui rampent autour des parcs de moutons, attendant que le berger soit endormi pour risquer leur œuvre sanglante.

Verrière !

Celui-là, nous le nommons pour la première fois. C’était un nain filiforme, un bossu hideux, monté sur des jambes démesurées. À chaque orage qui troublait le fond de la société, on voyait le gnome sanglant monter avec l’écume et s’agiter à sa surface ; deux ou trois fois, aux époques terribles, on le vit passer dans Paris, accroupi sur un cheval noir, pareil à une figure de l’Apocalypse ou à un de ces diables impossibles nés sous le crayon de Callot pour tenter Saint Antoine.

Un jour, dans un club, et monté sur une table, il attaqua, il menaça, il accusa Danton. C’était à l’époque où commençait à chanceler la popularité de l’homme du 2 septembre. Sous cette venimeuse attaque, Danton se sentit perdu, perdu comme le lion qui aperçoit à deux doigts de ses lèvres la tête hideuse du serpent. Il regarda autour de lui, cherchant soit une arme, soit un soutien. Il aperçut par bonheur un autre bossu. Il le prit aussitôt sous les épaules, et, le soulevant, il le posa sur la table en face de son confrère.

– Mon ami, dit-il, répondez à monsieur, je vous passe la parole.

On éclata de rire, et Danton fut sauvé.

Pour cette fois-là du moins.

Il y avait donc, la tradition le dit, il y avait Marat, Verrière, et puis encore :

Le duc d’Aiguillon.

Le duc d’Aiguillon, c’est-à-dire un des ennemis modèles de la reine.

Le duc d’Aiguillon déguisé en femme.

Qui dit cela ? Tout le monde.

L’abbé Delille et l’abbé Maury, ces deux abbés qui se ressemblent si peu.

On a attribué au premier ce fameux vers :

En homme, c’est un lâche ; en femme, un assassin.

Quant à l’abbé Maury, c’est autre chose.

Quinze jours après les événements que nous racontons, le duc d’Aiguillon le rencontra sur la terrasse des Feuillants et voulut l’accoster.

– Passe ton chemin, salope, dit l’abbé Maury.

Et il s’éloigna majestueusement du duc.

Or, on dit donc que ces trois hommes arrivèrent à Versailles vers quatre heures du matin.

Ils conduisaient cette seconde troupe dont nous avons parlé.

Elle se composait de ceux qui viennent après ceux qui combattent pour vaincre.

Ils viennent, eux, pour piller et pour assassiner.

Or, on avait bien assassiné un peu à la Bastille, mais on n’avait pas pillé du tout.

Versailles offrait une belle revanche à prendre.

Vers cinq heures et demie du matin, le château tressaillit au milieu de son sommeil.

Un coup de fusil venait d’être tiré de la cour de marbre.

Cinq ou six cents hommes s’étaient tout à coup présentés à la grille, et s’excitant, s’animant, se poussant, ils avaient d’un seul effort, les uns escaladé, les autres forcé cette grille.

C’est alors que le coup de fusil de la sentinelle avait donné l’alarme.

Un des assaillants était tombé mort, son cadavre s’allongeait sur le pavé.

Ce coup de feu a fendu ce groupe de pillards, qui visent, les uns à l’argenterie du château ; les autres, qui sait ? peut-être à la couronne du roi.

Séparé comme par un immense coup de hache, le flot se divise en deux groupes.

L’un des groupes va battre l’appartement de la reine, l’autre monte vers la chapelle, c’est-à-dire vers l’appartement du roi.

Suivons d’abord celui qui monte vers l’appartement du roi.

Vous avez vu monter le flot dans les grandes marées, n’est-ce pas ? Eh bien ! le flot populaire est pareil, avec cette différence qu’il avance toujours sans reculer.

Toute la garde du roi se compose en ce moment du factionnaire qui veille à la porte, et d’un officier qui sort précipitamment des antichambres, armé d’une hallebarde qu’il vient d’arracher au Suisse effrayé.

– Qui vive ? crie le factionnaire, qui vive ?

Et comme il n’y a pas de réponse, et que le flot monte toujours :

– Qui vive ? crie-t-il une troisième fois.

Et il met en joue.

L’officier comprend ce qui va résulter d’un coup de feu tiré dans les appartements ; il relève le fusil, se précipite au-devant des assaillants, et barre avec sa hallebarde l’escalier dans toute sa largeur.

– Messieurs ! messieurs ! s’écrie-t-il, que voulez-vous ? Que demandez-vous ?

– Rien, rien, disent en raillant plusieurs voix. Allons, laissez-nous passer ; nous sommes de bons amis de Sa Majesté.

– Vous êtes de bons amis de Sa Majesté, et vous lui apportez la guerre.

Cette fois, pas de réponse… Un rire sinistre, voilà tout.

Un homme saisit le manche de la hallebarde que l’officier ne veut pas lâcher. Pour le lui faire lâcher, l’homme lui mord la main.

L’officier arrache la hallebarde des mains de son adversaire, en saisit avec les siennes placées à deux pieds de distance le manche de chêne, abaisse de toute sa force ce manche sur la tête de son adversaire, et lui fend le crâne.

La violence du coup a brisé en deux la hallebarde.

Dès lors l’officier a deux armes au lieu d’une, un bâton et un poignard.

Avec le bâton il fait le moulinet, avec le poignard il darde.

Pendant ce temps, le factionnaire a rouvert la porte de l’antichambre et a appelé à l’aide.

Cinq ou six gardes sont sortis.

– Messieurs, messieurs, dit la sentinelle, à l’aide de M. de Charny, à l’aide !

Les sabres sortent du fourreau, brillent un instant à la lueur de la lampe qui brûle au haut de l’escalier, et, à droite et à gauche de Charny, fouillent furieusement les assaillants.

Des cris de douleur se font entendre, le sang jaillit, le flot recule en roulant sur les marches qu’il découvre en se retirant, et qui apparaissent rouges et glissantes.

La porte de l’antichambre se rouvre une troisième fois, et la sentinelle crie :

– Rentrez, messieurs, le roi l’ordonne.

Les gardes profitent du moment de confusion qui s’est opéré dans la foule. Ils s’élancent vers la porte. Charny rentre le dernier. La porte se referme sur lui, les deux larges verrous glissent dans leurs gâches.

Mille coups frappent à la fois cette porte ; mais on entasse derrière elle banquettes, tables, tabourets. Elle tiendra bien dix minutes.

Dix minutes ! Pendant ces dix minutes quelque renfort arrivera.

Voyons, que se passe-t-il chez la reine ?

Le second groupe s’est élancé vers les petits appartements ; mais là l’escalier est étroit, et à peine deux personnes peuvent-elles passer de front dans le corridor.

C’est là que veille Georges de Charny.

Au troisième : « Qui vive ? » resté sans réponse, il a fait feu.

Au bruit du coup, la porte de la reine s’ouvre.

Andrée passe sa tête pâle, mais calme.

– Qu’y a-t-il ? demande-t-elle.

– Madame, s’écrie Georges, sauvez Sa Majesté, c’est à sa vie qu’on en veut. Je suis seul ici contre mille. Mais n’importe, je tiendrai le plus longtemps possible, hâtez-vous ! hâtez-vous !

Puis, comme les assaillants se précipitent sur lui, il tire la porte en criant :

– Fermez le verrou, fermez ! Je vivrai assez longtemps, soyez tranquille, pour donner à la reine le temps de se lever et de fuir.

Et, se retournant, il perce de sa baïonnette les deux premiers qu’il rencontre dans le corridor.

La reine a tout entendu, et quand Andrée entre dans sa chambre, elle la trouve debout.

Deux de ses femmes, madame Augié et madame Thibault l’habillent à la hâte.

Puis, à moitié vêtue, les deux femmes la poussent chez le roi par un corridor dérobé, tandis que toujours calme, et comme indifférente à son propre danger, Andrée ferme l’une après l’autre au verrou chaque porte qu’elle franchit en marchant sur les pas de Marie-Antoinette éperdue.

Chapitre LV.
Le matin §

Un homme attendait la reine sur la limite des deux appartements.

Cet homme, c’était Charny tout sanglant.

– Le roi ! s’écria Marie-Antoinette, en voyant les vêtements rougis du jeune homme. Le roi ! monsieur, vous avez promis de sauver le roi !

– Le roi est sauvé, madame, répondit Charny.

Et, plongeant son regard à travers les portes que la reine avait laissées ouvertes pour arriver de chez elle à l’Œil-de-Bœuf, où se trouvaient réunis en ce moment la reine, Madame Royale, le dauphin et quelques gardes, il s’apprêtait à demander où était Andrée, quand il rencontra le regard de la reine.

Ce regard arrêta la parole sur ses lèvres.

Mais le regard de la reine plongeait avant dans le cœur de Charny.

Il n’eut pas besoin de parler, Marie-Antoinette devina sa pensée.

– Elle vient, dit-elle ; soyez tranquille.

Et elle courut au dauphin, qu’elle prit dans ses bras.

En effet, Andrée fermait la dernière porte, et entrait à son tour dans la salle de l’Œil-de-Bœuf.

Andrée et Charny n’échangèrent pas un mot.

Le sourire de l’un répondit au sourire de l’autre, voilà tout.

Chose étrange ! ces deux cœurs si longtemps séparés commençaient à avoir des battements qui répondaient l’un à l’autre.

Pendant ce temps, la reine regardait autour d’elle ; et comme si elle eût été heureuse de prendre Charny en faute :

– Le roi ? demanda-t-elle ; le roi ?

– Le roi vous cherche, madame, répondit tranquillement Charny ; il est allé chez vous par un corridor, tandis que vous êtes venue par un autre.

Au même moment, on entendit de grands cris dans la salle voisine.

C’étaient les assassins qui criaient : « À bas l’Autrichienne ! À bas la Messaline ! À bas la Veto ! Il faut l’étrangler, il faut la pendre ! »

En même temps deux coups de pistolets se font entendre, et deux balles trouent la porte à différentes hauteurs.

Une de ces deux balles passa à quelques lignes de la tête du dauphin et alla s’enfoncer dans le lambris.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la reine, tombant à genoux, nous mourrons tous.

Les cinq ou six gardes, sur un signe de Charny firent alors un rempart de leurs corps à la reine, et aux deux enfants royaux.

En ce moment, le roi apparut, les yeux pleins de larmes, le visage pâle ; il appelait la reine comme la reine avait appelé le roi.

Il l’aperçut, et se jeta dans ses bras.

– Sauvé ! sauvé ! s’écria la reine.

– Par lui, madame, répondit le roi en montrant Charny ; et vous, sauvée aussi, n’est-ce pas ?

– Par son frère ! répondit la reine.

– Monsieur, dit Louis XVI au comte, nous devons beaucoup à votre famille, trop pour que nous puissions jamais nous acquitter.

La reine rencontra le regard d’Andrée et détourna la tête en rougissant.

Les coups des assaillants commençaient à retentir dans la porte.

– Allons, messieurs, dit Charny, il faut tenir ici une heure. Nous sommes sept, on mettra bien une heure à nous tuer, si nous nous défendons bien. D’ici à une heure, il est impossible qu’on ne vienne pas au secours de Leurs Majestés.

Et à ces mots Charny saisit une immense armoire qui garnissait l’angle de la chambre royale.

L’exemple fut suivi, et bientôt ce fut un amas de meubles amoncelés, à travers lesquels les gardes se ménagèrent des meurtrières pour tirer.

La reine prit ses deux enfants dans ses bras, et, élevant ses mains au-dessus de leurs têtes, elle pria.

Les enfants étouffèrent leurs gémissements et leur larmes.

Le roi rentra dans le cabinet attenant à l’Œil-de-Bœuf, afin de brûler quelques papiers précieux qu’il voulait dérober aux assaillants.

Ceux-ci s’acharnaient sur la porte. À chaque instant, on en voyait sauter quelque lambeau sous le tranchant d’une hache ou sous la morsure d’une pince.

Par les ouvertures pratiquées, les piques à la langue rougie, les baïonnettes au triangle ensanglanté, passaient, essayant de darder la mort.

En même temps, les balles trouaient le châssis au-dessus de la barricade et allaient sillonner le plâtre du plafond doré.

Enfin une banquette croula du haut de l’armoire. L’armoire s’entama ; tout un panneau de la porte que recouvrait cette armoire s’ouvrit béant comme un gouffre, et l’on vit, par l’ouverture élargie, à la place des baïonnettes et des piques, passer des bras sanglants qui se cramponnaient aux ouvertures qui allaient sans cesse s’élargissant.

Les gardes avaient brûlé jusqu’à leur dernière cartouche, et ce n’était pas inutilement, car à travers cette ouverture grandissante on pouvait voir le parquet de la galerie jonché de blessés et de morts.

Aux cris des femmes qui, par cette ouverture, croyaient déjà voir entrer la mort, le roi revint.

– Sire, dit Charny, enfermez-vous avec la reine dans le cabinet le plus éloigné ; fermez sur vous toutes les portes ; mettez deux de nous derrière les portes. Je demande à être le dernier et à garder la dernière. Je réponds de deux heures ; ils ont été plus de quarante minutes à enfoncer celle-ci.

Le roi hésitait ; il lui paraissait humiliant de fuir ainsi de chambre en chambre, de se retrancher ainsi derrière chaque porte.

S’il n’avait pas eu la reine, il n’eût pas reculé d’un pas.

Si la reine n’avait pas eu ses enfants, elle serait restée aussi ferme que le roi.

Mais hélas ! pauvres humains ! Rois ou sujets nous avons toujours au cœur une ouverture secrète par laquelle fuit l’audace et entre la terreur.

Le roi allait donc donner l’ordre de fuir dans le cabinet le plus reculé, lorsque tout à coup les bras se retirèrent, les piques et les baïonnettes disparurent, les cris et les menaces s’éteignirent.

Il y eut un moment de silence où chacun resta la bouche ouverte, l’oreille tendue, l’haleine muette.

Puis on entendit le pas cadencé d’une troupe régulière.

– C’est la garde nationale ! s’écria Charny.

– Monsieur de Charny ! Monsieur de Charny cria une voix.

Et en même temps la figure bien connue de Billot apparut à l’ouverture.

– Billot ! s’écria Charny ; c’est vous, mon ami ?

– Oui, c’est moi. Le roi et la reine, où sont-ils ?

– Ils sont là.

– Sains et saufs ?

– Sains et saufs.

– Dieu soit loué ! Monsieur Gilbert ! Monsieur Gilbert ! par ici !

À ce nom de Gilbert, deux cœurs de femme tressaillirent d’une façon bien différente.

Le cœur de la reine, le cœur d’Andrée.

Charny se retourna instinctivement, il vit Andrée et la reine pâlir à ce nom.

Il secoua la tête et soupira.

– Ouvrez les portes, messieurs, dit le roi.

Les gardes du corps se précipitèrent, dispersant les débris de la barricade.

Pendant ce temps, on entendait la voix de La Fayette qui criait :

– Messieurs de la garde nationale parisienne, j’ai donné hier soir ma parole au roi qu’il ne serait fait aucun tort à tout ce qui appartient à Sa Majesté. Si vous laissez égorger les gardes, vous me ferez manquer à ma parole d’honneur, et je ne serai plus digne d’être votre chef.

Lorsque la porte s’ouvrit, les deux personnes que l’on aperçut étaient le général La Fayette et Gilbert ; un peu à gauche, se tenait Billot, tout joyeux de la part qu’il venait de prendre à la délivrance du roi.

C’était Billot qui avait été réveiller La Fayette.

Derrière La Fayette, Gilbert et Billot, se tenait le capitaine Gondran, commandant la compagnie du centre de Saint-Philippe-du-Roule.

Madame Adélaïde fut la première qui s’élança au-devant de La Fayette, et, lui jetant les bras au cou avec la reconnaissance de la terreur :

– Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, c’est vous qui nous avez sauvés.

La Fayette s’avança respectueusement pour franchir le seuil de l’Œil-de-Bœuf ; mais un officier l’arrêta.

– Pardon, monsieur, demanda-t-il, mais avez-vous vos grandes entrées ?

– S’il ne les a pas, dit le roi en tendant la main à La Fayette, je les lui donne.

– Vive le roi ! vive la reine ! cria Billot.

Le roi se retourna.

– Voilà une voix que je connais, dit-il en souriant.

– Vous êtes bien bon, Sire, répondit le brave fermier. Oui, oui, c’est la voix du voyage à Paris. Ah ! si vous y étiez resté, au lieu de revenir ici, à Paris !

La reine fronça le sourcil.

– Oui, dit-elle, avec cela qu’ils sont aimables, les Parisiens !

– Eh bien ! monsieur ? demanda le roi à M. de La Fayette, en homme qui veut dire : « À votre avis, que faut-il faire ? »

– Sire, répondit respectueusement M. de La Fayette, je crois qu’il serait bon que Votre Majesté se montrât au balcon.

Le roi interrogea Gilbert, mais de l’œil seulement.

Le roi alla droit à la fenêtre, l’ouvrit sans hésitation et parut sur le balcon.

Un grand cri, un cri unanime retentit :

– Vive le roi !

Puis un second cri suivit le premier.

– Le roi à Paris !

Puis, entre ces deux cris, les couvrant parfois, des voix formidables criaient :

– La reine ! la reine !

À ce cri, tout le monde frissonna ; le roi pâlit, Charny pâlit, Gilbert lui-même pâlit.

La reine releva la tête.

Pâle, elle aussi, les lèvres serrées, les sourcils froncés, elle se tenait près de la fenêtre. Madame Royale était appuyée à elle. Devant elle était le dauphin, et sur la tête blonde de l’enfant se crispait sa main blanche comme un marbre.

– La reine ! la reine ! continuèrent les voix devenant de plus en plus formidables.

– Le peuple désire vous voir, madame, dit La Fayette.

– Oh ! n’y allez pas, ma mère ! dit Madame Royale tout éplorée, jetant son bras autour du cou de la reine.

La reine regarda La Fayette.

– Ne craignez rien, madame, lui dit-il.

– Eh quoi ! toute seule ? fit la reine.

La Fayette sourit, et respectueusement, avec ces manières charmantes qu’il avait conservées jusque dans sa vieillesse, il détacha les deux enfants de leur mère, et les poussa les premiers sur le balcon.

Puis, offrant la main à la reine :

– Que Votre Majesté daigne se fier à moi, dit-il, et je réponds de tout.

Et il conduisit à son tour la reine au balcon.

C’était un terrible spectacle et propre à donner le vertige que cette cour de Marbre, transformée en une mer humaine, pleine de vagues hurlantes.

À la vue de la reine, un cri immense s’élança de toute cette foule, et l’on n’eût pu dire si c’était un cri de menace ou un cri de joie.

La Fayette baisa la main de la reine ; alors les applaudissements éclatèrent.

C’est que dans cette noble nation française, jusque dans les veines les plus roturières, il y a du sang de chevalier.

La reine respira.

– Étrange peuple ! dit-elle.

Puis tressaillant tout à coup :

– Et mes gardes, monsieur, et mes gardes qui m’ont sauvé la vie, ne pouvez-vous rien pour eux ?

– Donnez-m’en un, madame, dit La Fayette.

– Monsieur de Charny ! Monsieur de Charny ! s’écria la reine.

Mais Charny fit un pas en arrière, il avait compris ce dont il s’agissait.

Il ne voulait pas faire amende honorable pour la soirée du 1er octobre.

N’étant pas coupable, il n’avait pas besoin d’amnistie.

Andrée, de son côté, avait senti la même impression ; elle avait étendu la main vers Charny afin de l’arrêter.

Sa main rencontra la main du comte, ces deux mains se serrèrent l’une dans l’autre.

La reine le vit, elle qui cependant avait tant de choses à voir dans ce moment-là.

Son œil flamboya, et, la poitrine haletante, la voix saccadée :

– Monsieur, dit-elle à un autre garde, monsieur, venez, je vous l’ordonne.

Le garde obéit.

Il n’avait pas d’ailleurs les mêmes motifs d’hésitation que Charny.

M. de La Fayette attira le garde sur le balcon, mit au chapeau du garde sa propre cocarde tricolore, et l’embrassa.

– Vive La Fayette ! vivent les gardes du corps ! crièrent cinquante mille voix.

Quelques voix voulurent faire entendre ce grondement sourd, dernière menace de l’orage qui s’enfuit.

Mais elles furent couvertes par l’acclamation universelle.

– Allons, dit La Fayette, tout est fini, et voilà le beau temps revenu.

Puis, rentrant :

– Mais pour qu’il ne soit pas troublé de nouveau, Sire, il reste un dernier sacrifice à faire.

– Oui, dit le roi pensif, quitter Versailles, n’est-ce pas ?

– Venir à Paris, oui, Sire.

– Monsieur, dit le roi, vous pouvez annoncer au peuple qu’à une heure nous partirons pour Paris, la reine, moi et mes enfants.

Puis à la reine :

– Madame, dit-il, passez dans votre appartement, et préparez-vous.

Cet ordre du roi parut rappeler à Charny quelque chose comme un événement d’importance qu’il aurait oublié.

Il s’élança, précédant la reine.

– Qu’allez-vous faire chez moi, monsieur ? dit durement la reine ; vous n’y avez pas besoin.

– Je le désire bien vivement, madame, dit Charny, et, soyez tranquille, si je n’y ai pas réellement besoin, je n’y resterai pas assez longtemps pour que ma présence déplaise à Votre Majesté.

La reine le suivit, des traces de sang maculaient le parquet, la reine les vit. La reine ferma les yeux et, cherchant un bras pour la guider, elle prit celui de Charny, et marcha ainsi pendant quelques pas en aveugle.

Tout à coup elle sentit Charny frissonner de tout son corps.

– Qu’y a-t-il, monsieur ? demanda-t-elle en rouvrant les yeux.

Puis tout à coup :

– Un cadavre ! un cadavre ! s’écria-t-elle.

– Votre Majesté m’excusera de lui quitter le bras, dit-il. J’ai trouvé ce que je venais chercher chez elle : le cadavre de mon frère Georges.

C’était en effet celui du malheureux jeune homme à qui son frère avait ordonné de se faire tuer pour la reine.

Il avait ponctuellement obéi.

Chapitre LVI.
Georges de Charny §

Le récit que nous venons de faire a déjà été fait de cent manières différentes, car c’est bien certainement un des plus intéressants de cette grande période écoulée de 1789 à 1795, et qu’on appelle la Révolution française.

Il sera fait de cent autres manières encore : mais, nous l’affirmons d’avance, personne ne l’aura fait avec plus d’impartialité que nous.

Mais après tous ces récits, le nôtre compris, il en restera encore autant à faire, car l’histoire n’est jamais complète. Cent mille témoins ont chacun leur version, cent mille détails différents ont chacun leur intérêt et leur poésie, par cela même qu’ils sont différents.

Mais à quoi sentiront tous les récits, si véridiques qu’ils soient ? Jamais leçon politique a-t-elle instruit un homme politique ?

Les larmes, les récits, et le sang des rois ont-ils jamais eu la puissance de la simple goutte d’eau qui creuse les pierres ?

Non, les reines ont pleuré ; non, les rois ont été égorgés, et cela sans que leurs successeurs aient jamais profité de la cruelle instruction donnée par la fortune.

Les hommes dévoués ont prodigué leur dévouement sans que ceux-là en aient profité que la fatalité avait destinés au malheur.

Hélas ! nous avons vu la reine trébucher presque au cadavre d’un de ces hommes que les rois qui s’en vont laissent tout sanglants sur le chemin qu’ils ont parcouru dans leur chute.

Quelques heures après le cri d’effroi qu’avait poussé la reine, et au moment où, avec le roi et ses enfants, elle quittait Versailles, où elle ne devait plus rentrer, voilà ce qui se passait dans une petite cour intérieure, humide de la pluie qu’un âcre vent d’automne commençait à sécher.

Un homme vêtu de noir était penché sur un cadavre.

Un homme vêtu de l’uniforme des gardes s’agenouillait de l’autre côté de ce cadavre.

À trois pas d’eux, se tenait debout, les mains crispées, les yeux fixes, un troisième compagnon.

Le mort, lui, c’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, dont le sang paraissait s’être écoulé par de larges blessures reçues à la tête et la poitrine.

Sa poitrine, toute sillonnée et devenue d’un blanc livide, semblait encore se soulever sous le souffle dédaigneux de la défense sans espoir.

Sa bouche entrouverte, sa tête renversée en arrière avec une expression de douleur et de colère rappelait à l’esprit cette belle image du peuplé romain :

« Et la vie avec un long gémissement s’enfuit vers la demeure des ombres. »

L’homme vêtu de noir, c’était Gilbert.

L’officier à genoux, c’était le comte.

L’homme debout, c’était Billot.

Le cadavre, c’était celui du baron Georges de Charny. Gilbert, penché sur le cadavre, regardait avec cette sublime fixité qui, chez le mourant, arrête la vie prête à fuir, et qui, chez le mort, rappelle presque l’âme envolée.

– Froid, raidi ; il est mort, bien mort, dit-il enfin.

Le comte de Charny poussa un rauque gémissement, et, serrant dans ses bras ce corps insensible, éclata en des sanglots si déchirants que le médecin tressaillit et que Billot alla se cacher la tête dans l’angle de la petite cour.

Puis tout à coup le comte releva le cadavre, l’adossa au mur, et se retira lentement, regardant toujours si son frère mort n’allait pas se ranimer et le suivre.

Gilbert demeura sur un genou, la tête appuyée sur sa main, pensif, épouvanté, immobile.

Billot alors quitta son coin sombre, et vint à Gilbert.

Il n’entendait plus ces sanglots du comte qui lui avaient déchiré le cœur.

– Hélas ! hélas ! monsieur Gilbert, dit-il, voilà donc décidément ce que c’est que la guerre civile, et ce que vous m’aviez prédit arrive ; seulement la chose arrive plus vite que je ne croyais, et que vous ne croyiez vous-même. J’ai vu ces scélérats égorger de malhonnêtes gens. Voilà que je vois ces scélérats égorger d’honnêtes gens. J’ai vu massacrer Flesselles, j’ai vu massacrer M. de Launay, j’ai vu massacrer Foulon, j’ai vu massacrer Berthier. J’ai frémi de tous mes membres, et j’ai eu horreur des autres !

« Et pourtant les hommes qu’on tuait là n’étaient que des misérables.

« C’est alors, monsieur Gilbert, que vous m’avez prédit qu’un jour viendrait où l’on tuerait les honnêtes gens.

« On a tué M. le baron de Charny. Je ne frémis plus, je pleure ; je n’ai plus horreur des autres, j’ai peur de moi-même.

– Billot…, fit Gilbert.

Mais, sans écouter, Billot continua :

– Voilà un pauvre jeune homme qu’on a assassiné, monsieur Gilbert ; c’était un soldat, il a combattu ; lui n’assassinait pas, mais il a été assassiné.

Billot poussa un soupir qui semblait sortir du plus profond de ses entrailles.

– Ah ! ce malheureux, dit-il, je le connaissais enfant, je le voyais passer allant de Boursonne à Villers-Cotterêts sur son petit cheval gris, il apportait du pain aux pauvres de la part de sa mère.

« C’était un bel enfant au teint blanc et rose, avec de grands yeux bleus ; il riait toujours.

« Eh bien ! c’est étrange ; depuis que je l’ai vu là, étendu, sanglant, défiguré, ce n’est plus un cadavre que je revois, c’est toujours l’enfant souriant, qui tient au bras gauche un panier, et sa bourse de la main droite.

« Ah ! monsieur Gilbert, en vérité, je crois que c’est assez comme cela, et je n’ai plus envie d’en voir davantage, car vous me l’avez prédit, nous en arriverons à ce que je vous voie aussi mourir, vous, et alors… »

Gilbert secoua doucement la tête.

– Billot, dit-il, sois calme, mon heure n’est pas encore venue.

– Soit ; mais la mienne est arrivée, docteur. J’ai là-bas des moissons qui ont pourri, des terres qui restent en friche ; une famille que j’aime, que j’aime dix fois plus encore en voyant ce cadavre que pleure sa famille.

– Que voulez-vous dire, mon cher Billot ? Supposez-vous par hasard que je vais m’apitoyer sur vous ?

– Oh ! non, répondit naïvement Billot ; mais comme je souffre, je me plains, et comme se plaindre ne mène à rien, je compte m’aider et me soulager à ma façon.

– C’est-à-dire que… ?

– C’est-à-dire que j’ai envie de retourner à la ferme, monsieur Gilbert.

– Encore, Billot ?

– Ah ! monsieur Gilbert, voyez-vous, il y a une voix là-bas qui m’appelle.

– Prenez garde, Billot, cette voix vous conseille la désertion.

– Je ne suis pas un soldat pour déserter, monsieur Gilbert.

– Ce que vous ferez, Billot, sera une désertion bien autrement coupable que celle du soldat.

– Expliquez-moi cela, docteur.

– Comment ! vous serez venu démolir à Paris, et vous vous sauverez à la chute de l’édifice ?

– Pour ne pas écraser mes amis, oui.

– Oh ! plutôt pour ne pas être écrasé vous-même.

– Eh ! eh ! fit Billot, il n’est pas défendu de penser un peu à soi.

– Ah ! voilà un beau calcul ! Comme si les pierres ne roulaient pas ! Comme si en roulant elles n’écrasaient pas, même à distance, les peureux qui s’enfuient !

– Ah ! vous savez bien que je ne suis pas un peureux, monsieur Gilbert.

– Alors, vous resterez, Billot, car j’ai encore besoin de vous ici.

– Ma famille aussi a besoin de moi là-bas.

– Billot, Billot, je croyais que vous étiez convenu avec moi qu’il n’y avait pas de famille pour un homme qui aime sa patrie.

– Je voudrais savoir si vous répéteriez ce que vous venez de dire, en supposant que votre fils Sébastien soit là où est ce jeune homme ?

Et il montrait le cadavre.

– Billot, répondit stoïquement Gilbert, un jour viendra où mon fils Sébastien me verra comme je vois ce cadavre.

– Tant pis pour lui, docteur, si ce jour-là il est aussi froid que vous l’êtes.

– J’espère qu’il vaudra mieux que moi, Billot, et qu’il sera plus ferme encore, précisément parce que je lui aurai donné l’exemple de la fermeté.

– Alors vous voulez que l’enfant s’accoutume à voir couler le sang ; qu’il prenne, à l’âge tendre, l’habitude des incendies, des potences, des émeutes, des attaques de nuit ; qu’il voie insulter des reines, menacer des rois ; et lorsqu’il sera dur comme une épée, froid comme elle, vous voulez qu’il vous aime, qu’il vous respecte ?

– Non, je ne veux pas qu’il voie tout cela, Billot ; voilà pourquoi je l’ai renvoyé à Villers-Cotterêts, ce que je regrette presque aujourd’hui.

– Comment, ce que vous regrettez aujourd’hui ?

– Oui.

– Et pourquoi aujourd’hui ?

– Parce qu’aujourd’hui il eût vu mettre en pratique cet axiome du Lion et du Rat, qui, pour lui, n’est qu’une fable.

– Que voulez-vous dire, monsieur Gilbert ?

– Je dis qu’il eût vu un pauvre fermier que le hasard a amené à Paris, un brave et honnête homme qui ne sait ni lire ni écrire ; qui n’eût jamais cru que sa vie pût avoir une influence bonne ou mauvaise sur ces hautes destinées, qu’il osait à peine mesurer de l’œil ; je dis qu’il eût vu cet homme, qui déjà voulait, à une époque, quitter Paris, comme il le veut encore ; je dis qu’il eût vu cet homme contribuer efficacement à sauver aujourd’hui un roi, une reine et deux enfants royaux.

Billot regardait Gilbert avec deux yeux étonnés.

– Comment cela, monsieur Gilbert ? dit-il.

– Comment cela, sublime ignorant ? je vais te le dire : en s’éveillant au premier bruit, en devinant que ce bruit c’était une tempête prête à s’abattre sur Versailles, en courant réveiller M. La Fayette, car il dormait, M. La Fayette.

– Dame ! c’était bien naturel : il y avait douze heures qu’il était à cheval ; il y avait vingt-quatre heures qu’il ne s’était couché.

– En le conduisant au château, continua Gilbert, et en le jetant au milieu des assassins, en criant : « Arrière, misérables, voici le vengeur ! »

– Tiens, c’est vrai, dit Billot, j’ai fait tout cela.

– Eh bien ! Billot, tu vois que c’est une grande compensation, mon ami ; si tu n’as pas empêché ce jeune homme d’être assassiné, peut-être as-tu empêché qu’on assassinât le roi, la reine, les deux enfants ! Ingrat, qui demandes à quitter le service de la patrie au moment où la patrie te récompense.

– Mais qui saura jamais ce que j’ai fait, puisque je ne m’en doutais pas moi-même ?

– Toi et moi, Billot ; n’est-ce point assez ?

Billot réfléchit un instant ; puis tendant sa rude main au docteur :

– Tenez, vous avez raison, monsieur Gilbert, dit-il ; mais, vous le savez, l’homme est une créature faible, égoïste, inconstante ; il n’y a que vous, monsieur Gilbert, qui soyez fort, généreux et constant. Qui vous a rendu comme cela ?

– Le malheur ! dit Gilbert avec un sourire dans lequel il y avait plus de tristesse que dans un sanglot.

– C’est singulier, dit Billot, je croyais que le malheur rendait méchant.

– Les faibles, oui.

– Et si j’allais être malheureux et devenir méchant ?

– Peut-être seras-tu malheureux, mais tu ne deviendras jamais méchant, Billot.

– Vous êtes sûr ?

– Je réponds de toi.

– Alors…, dit Billot en soupirant.

– Alors ? répéta Gilbert.

– Alors, je reste ; mais plus d’une fois encore, je le sais, je faiblirai ainsi.

– Et à chaque fois, Billot, je serai là pour te soutenir.

– Ainsi soit-il fait, soupira le fermier.

Puis, jetant un dernier regard sur le cadavre du baron de Charny que les domestiques s’apprêtaient à enlever avec une civière :

– C’est égal, dit-il, c’était un bien bel enfant que ce petit Georges de Charny, sur son petit cheval gris, avec son panier au bras gauche et sa bourse à la main droite.

Chapitre LVII.
Départ, voyage et arrivée de Pitou et de Sébastien Gilbert §

Nous avons vu dans quelles circonstances, bien antérieurement à celles où nous nous trouvons, le départ de Pitou et de Gilbert avait été résolu.

Notre intention étant d’abandonner momentanément les principaux personnages de notre histoire pour suivre les deux jeunes voyageurs, nous espérons que nos lecteurs vont nous permettre d’entrer dans quelques détails relatifs à leur départ, au chemin qu’ils suivirent, et à leur arrivée à Villers-Cotterêts, où Pitou ne doutait point que leur double départ eût laissé un grand vide.

Gilbert chargea Pitou d’aller lui chercher Sébastien et de le lui amener. À cet effet on fit monter Pitou dans un fiacre, et, comme on avait confié Sébastien à Pitou, on confia Pitou au cocher.

Au bout d’une heure le fiacre ramena Pitou, Pitou ramenait Sébastien.

Gilbert et Billot attendaient dans un appartement qu’ils avaient loué rue Saint-Honoré, un peu au-dessus de l’Assomption.

Gilbert expliqua alors à son fils qu’il partait le même soir avec Pitou, et lui demanda s’il était bien aise de retrouver ses grands bois qu’il aimait tant.

– Oui, mon père, répondit l’enfant, pourvu que vous veniez me voir à Villers-Cotterêts, ou que je vienne vous voir à Paris.

– Sois tranquille, mon enfant, dit Gilbert en embrassant son fils au front. Tu sais bien que maintenant je ne pourrais plus me passer de te voir.

Quant à Pitou, il rougit de plaisir à l’idée de partir le soir même.

Il pâlit de bonheur quand Gilbert lui mit dans une main les deux mains de Sébastien, et dans l’autre une dizaine de louis de quarante-huit livres chaque.

Une longue série de recommandations, presque toutes hygiéniques, faites par le docteur, fut écoutée religieusement.

Sébastien baissait ses grands yeux humides.

Pitou pesait et faisait tinter ses louis dans son immense poche.

Gilbert donna une lettre à Pitou revêtu des fonctions de gouverneur.

Cette lettre était pour l’abbé Fortier.

La harangue du docteur terminée, Billot parla à son tour.

– M. Gilbert, dit-il, t’a confié le moral de Sébastien ; moi, je t’en confie le physique. Tu as des poings ; à l’occasion, sache t’en servir.

– Oui, dit Pitou, et j’ai aussi un sabre.

– N’en abuse pas, continua Billot.

– Je serai clément, dit Pitou, clemens ero.

– Héros, si tu veux, répéta Billot, qui n’y entendait pas malice.

– Maintenant, dit Gilbert, il me reste à vous indiquer la façon dont vous voyagerez, Sébastien et toi.

– Oh ! s’écria Pitou, il n’y a que dix-huit lieues de Paris à Villers-Cotterêts ; nous causerons tout le long de la route, Sébastien et moi.

Sébastien regarda son père comme pour lui demander si ce serait bien amusant de causer pendant dix-huit lieues avec Pitou.

Pitou intercepta ce regard.

– Nous parlerons latin, dit-il, et l’on nous prendra pour des savants.

C’était là son rêve, l’innocente créature !

Combien d’autres, avec dix doubles louis dans leur main, eussent dit :

– Nous achèterons du pain d’épice.

Gilbert eut un moment de doute.

Il regarda Pitou, puis Billot.

– J’entends, dit ce dernier. Vous vous demandez si Pitou est un guide, et vous hésitez à lui confier votre enfant.

– Oh ! dit Gilbert, ce n’est pas à lui que je le confie.

– À qui donc ?

Gilbert regarda en haut ; il était trop voltairien encore pour oser répondre : « À Dieu ! »

Et tout fut dit. On résolut en conséquence que, sans rien changer au plan de Pitou, qui promettait sans trop de fatigue un voyage plein de distractions au jeune Gilbert, on se mettrait en route le lendemain matin.

Gilbert aurait pu envoyer son fils à Villers-Cotterêts dans une des voitures publiques qui faisaient dès cette époque le service de Paris à la frontière, ou même dans sa propre voiture ; mais on sait combien il craignait pour le jeune Sébastien l’isolement de la pensée, et rien n’isole les rêveurs comme le roulement et le bruit de la voiture.

Il se contenta donc de conduire les deux enfants jusqu’au Bourget, et là, leur montrant la route ouverte sous un beau soleil, avec sa double rangée d’arbres, il ouvrit les deux bras et leur dit :

– Allez !

Pitou partit donc, emmenant Sébastien, qui se retourna bien des fois pour envoyer des baisers à Gilbert, qui se tenait debout, les bras croisés, à l’endroit où il avait quitté son fils, le suivant des yeux comme il eût suivi un rêve.

Pitou se redressait de toute la hauteur de sa grande taille. Pitou était bien fier de la confiance qui lui avait été témoignée par un personnage de l’importance de M. Gilbert, médecin du roi par quartiers.

Pitou se préparait à accomplir scrupuleusement sa tâche, qui tenait à la fois du gouverneur et de la gouvernante.

Au reste, c’était plein de confiance en lui-même qu’il emmenait le petit Sébastien ; il voyageait tranquillement, traversant les villages pleins de mouvement et d’effroi depuis les événements de Paris, dont, on se le rappelle, on était fort proche encore, car, quoique nous ayons mené, nous, les événements jusqu’au 5 et 6 octobre, on se rappelle que c’était vers la fin de juillet ou le commencement d’août que Pitou et Sébastien avaient quitté Paris.

Pitou, d’ailleurs, avait conservé pour coiffure son casque et pour arme son grand sabre. C’était tout ce qu’il avait gagné aux événements du 13 et du 14 juillet ; mais ce double trophée suffisait à son ambition, et en lui donnant un air formidable, suffisait en même temps à sa sûreté.

D’ailleurs, cet air formidable, auquel concourait indubitablement ce casque et ce sabre de dragon, Pitou l’avait conquis indépendamment d’eux. On n’a pas assisté à la prise de la Bastille, on n’y a pas concouru même, sans avoir conservé quelque chose d’héroïque.

Pitou était en outre devenu un peu avocat.

On n’a pas entendu les motions de l’Hôtel de Ville, les discours de M. Bailly, les harangues de M. de La Fayette, sans devenir quelque peu orateur, surtout si l’on a déjà étudié les Conciones latins, dont l’éloquence française à la fin du dix-huitième siècle était une copie assez pâle, mais cependant assez exacte.

Muni de ces deux forces puissantes, qu’il savait adjoindre à deux poings vigoureux, à une rare aménité de sourire, et à un appétit des plus intéressants, Pitou voyageait donc agréablement sur la route de Villers-Cotterêts.

Pour les curieux de politique, il avait des nouvelles ; d’ailleurs, il les faisait au besoin, ayant habité Paris où, dès cette époque, la fabrication en était remarquable.

Il contait comment M. Bertier avait laissé d’immenses trésors enfouis, que la Commune déterrerait quelque jour. Comment M. de La Fayette, le parangon de toute gloire, l’orgueil de la France provinciale, n’était déjà plus à Paris qu’un mannequin à moitié usé, dont le cheval blanc défrayait les faiseurs de calembours. Comment M. Bailly, que La Fayette honorait de sa profonde amitié, ainsi que les autres personnes de sa famille, était un aristocrate, et les mauvaises langues disaient autre chose encore.

Lorsqu’il contait tout cela, Pitou soulevait des orages de colère, mais il possédait le quos ego de toutes ces tempêtes ; il racontait des anecdotes inédites sur l’Autrichienne.

Cette verve intarissable lui procura une série non interrompue d’excellents repas jusqu’à Vauciennes, dernier village sur la route avant d’arriver à Villers-Cotterêts.

Comme Sébastien, tout au contraire, mangeait peu ou point, comme il ne parlait pas du tout, comme c’était un enfant maladif et pâle, chacun, s’intéressant à Sébastien, admirait la vigilante paternité de Pitou, qui caressait, dorlotait, soignait l’enfant, et par-dessus le marché lui mangeait sa part, sans paraître chercher autre chose que l’occasion de lui être agréable.

Arrivé à Vauciennes, Pitou parut hésiter ; il regarda Sébastien, Sébastien regarda Pitou.

Pitou se gratta la tête. C’était sa façon d’exprimer son embarras.

Sébastien connaissait assez Pitou pour ne pas ignorer ce détail.

– Eh bien ! qu’y a-t-il, Pitou ? demanda Sébastien.

– Il y a, dit Pitou, que, si cela t’était égal et si tu n’étais pas trop fatigué, au lieu de continuer notre route tout droit, nous reviendrions à Villers-Cotterêts par Haramont.

Et Pitou, l’honnête garçon, rougit en exprimant ce désir, comme Catherine eût rougi en exprimant un désir moins innocent.

Gilbert comprit.

– Ah ! oui, dit-il, c’est là que notre pauvre maman Pitou est morte.

– Viens, mon frère, viens.

Pitou serra Sébastien sur son cœur, de façon à l’étouffer, et, prenant la main de l’enfant, il se mit à courir par le chemin de traverse, longeant la vallée de Wualu, si rapidement qu’au bout de cent pas le pauvre Sébastien haletant fut obligé de lui dire :

– Trop vite, Pitou, trop vite.

Pitou s’arrêta ; il ne s’était aperçu de rien, ayant marché son pas ordinaire.

Il vit Sébastien pâle et essoufflé.

Il le prit dans ses bras comme saint Christophe avait pris Jésus, et il l’emporta.

De cette façon Pitou put marcher aussi vite qu’il voulait.

Comme ce n’était point la première fois que Pitou portait Sébastien, Sébastien se laissa faire.

On arriva ainsi à Largny. À Largny, Sébastien, sentant haleter la poitrine de Pitou, déclara qu’il était assez reposé, et qu’il se tenait prêt à marcher du train que voudrait Pitou.

Pitou plein de magnanimité modéra son pas.

Une demi-heure après, Pitou était à l’entrée du village d’Haramont, le joli lieu de sa naissance, comme dit la romance d’un grand poète, romance dont la musique vaut bien certainement mieux que les paroles.

Arrivés là, les deux enfants jetèrent un regard autour d’eux pour se reconnaître.

La première chose qu’ils aperçurent fut le crucifix que la piété populaire place d’habitude à l’entrée des villages.

Hélas ! même à Haramont, on se ressentait de cette étrange progression que Paris faisait vers l’athéisme. Les clous qui retenaient à la croix le bras droit et les pieds du Christ s’étaient brisés, rongés par la rouille. Le Christ pendait, retenu seulement par le bras gauche, et nul n’avait eu la pieuse idée de remettre le symbole de cette liberté, de cette égalité et de cette fraternité, qu’on prêchait si fort, à la place où l’ont mis les Juifs.

Pitou n’était pas dévot, mais il avait ses traditions d’enfance. Ce Christ oublié lui serra le cœur. Il chercha dans une haie une de ces lianes minces et tenaces comme un fil de fer, déposa sur l’herbe son casque et son sabre, monta le long de la croix, rattacha le bras droit du divin martyr à sa traverse, lui baisa les pieds et descendit.

Pendant ce temps, Sébastien priait à genoux au bas de la croix. Pour qui priait-il ? Qui sait !

Peut-être pour cette vision de son enfance, qu’il espérait bien retrouver sous les grands arbres de la forêt, pour cette mère inconnue qui n’est jamais inconnue. Car si elle ne nous a pas nourri neuf mois de son lait, elle nous a toujours nourri neuf mois de son sang.

Cette sainte action achevée, Pitou remit son casque sur sa tête et boucla son sabre à sa ceinture.

Sa prière achevée, Sébastien fit le signe de la croix et reprit la main de Pitou.

Tous deux entrèrent alors dans le village et s’avancèrent vers la chaumière où Pitou était né, où Sébastien avait été nourri.

Pitou connaissait bien Haramont, Dieu merci ! mais cependant il ne pouvait retrouver la chaumière. Il fut obligé de s’informer ; on lui montra une maisonnette en pierre avec un toit d’ardoises.

Le jardin de cette maisonnette était fermé par un mur.

La tante Angélique avait vendu la maison de sa sœur, et le nouveau propriétaire, c’était son droit, avait tout abattu : les vieilles murailles recrépies en terre, la vieille porte avec son ouverture pour laisser passer le chat, les vieilles fenêtres avec leurs carreaux moitié de vitre moitié de papier, sur lesquelles s’allongeait, en bâtons, l’écriture inexpérimentée de Pitou, le toit de chaume avec sa mousse verdâtre et ses plantes grasses qui poussent et fleurissent au sommet.

Le nouveau propriétaire avait tout abattu, tout !

La porte était fermée, et il y avait sur le seuil extérieur de cette porte un gros chien noir qui montra les dents à Pitou.

– Viens, dit Pitou les larmes aux yeux ; viens, Sébastien ; viens à un endroit où je suis sûr au moins qu’il n’y a rien de changé.

Et Pitou entraîna Sébastien vers le cimetière où était enterrée sa mère.

Il avait raison, le pauvre enfant ! là rien n’était changé ; seulement l’herbe avait poussé, et l’herbe pousse si bien dans les cimetières qu’il y avait chance qu’il ne reconnût point la tombe de sa mère.

Heureusement, en même temps que l’herbe avait poussé une branche de saule pleureur ; la branche, en trois ou quatre ans, était devenue un arbre. Il alla droit à cet arbre et baisa la terre qu’il ombrageait avec la même piété instinctive qu’il avait baisé les pieds du Christ.

En se relevant, il sentit les branches du saule qui, agitées par le vent, flottaient autour de lui.

Alors il tendit les bras, réunit les branches, et les serra sur sa poitrine.

C’était quelque chose comme les cheveux de sa mère qu’il embrassait une dernière fois.

La station des deux enfants fut longue ; cependant la journée s’avançait.

Il fallut quitter cette tombe, la seule chose qui eût paru se souvenir du pauvre Pitou.

En la quittant, Pitou eut un instant l’idée de briser une branche de ce saule et de la mettre à son casque ; mais, au moment de la briser, il s’arrêta.

Il lui semblait qu’il y aurait une douleur pour sa pauvre mère à ce qu’il brisât la branche d’un arbre dont les racines enveloppaient peut-être la bière de sapin disjointe où reposait son cadavre.

Il baisa encore une fois la terre, reprit la main de Sébastien et s’éloigna.

Tout le monde était aux champs ou au bois, peu de personnes avaient donc vu Pitou, et déguisé qu’il était par son casque et par son grand sabre, parmi ces personnes, aucune ne l’avait reconnu.

Il prit donc la route de Villers-Cotterêts, route charmante qui traverse la forêt dans la longueur de trois quarts de lieue, sans qu’aucun objet vivant ou animé songent à le distraire de sa douleur.

Sébastien le suivait pensif et muet comme lui.

On arriva à Villers-Cotterêts vers cinq heures du soir.

Chapitre LVIII.
Comment Pitou, qui avait été maudit et chassé par sa tante à propos d’un barbarisme et de trois solécismes, fut remaudit et rechassé par elle à propos d’une volaille au riz §

Pitou arriva naturellement à Villers-Cotterêts par cette partie du parc qu’on appelle la Faisanderie ; il traversa la salle de danse, déserte pendant la semaine, et à laquelle il avait conduit trois semaines auparavant Catherine.

Que de choses s’étaient passées pour Pitou et pour la France pendant ces trois semaines.

Puis, ayant suivi la longue allée de marronniers, il gagna la place du château, et s’en vint frapper à la porte de derrière du collège de l’abbé Fortier.

Il y avait trois ans que Pitou avait quitté Haramont, tandis qu’il n’y avait que trois semaines qu’il avait quitté Villers-Cotterêts ; il était donc tout simple qu’on ne l’eût point reconnu à Haramont et qu’on le reconnut à Villers-Cotterêts.

En un instant, le bruit se répandit par la ville que Pitou venait d’arriver avec Sébastien Gilbert, que tous deux étaient entrés par la porte de derrière de l’abbé Fortier, que Sébastien était à peu près comme lors de son départ, mais que Pitou avait un casque et un grand sabre.

Il en résulta qu’une foule s’amassa vers la grande porte, car on pensa bien que si Pitou s’était introduit chez l’abbé Fortier par la petite porte du château, il en sortirait par la grande porte de la rue de Soissons.

C’était son chemin pour aller au Pleux.

En effet, Pitou ne s’arrêta chez l’abbé Fortier que le temps de déposer entre les mains de sa sœur la lettre du docteur, Sébastien Gilbert et cinq doubles louis destinés à payer sa pension.

La sœur de l’abbé Fortier eut grand-peur d’abord, quand elle vit s’introduire par la porte du jardin ce formidable soldat ; mais bientôt, sous le casque du dragon, elle reconnut la figure placide et honnête, ce qui la tranquillisa un peu.

Enfin la vue des cinq doubles louis la rassura tout à fait.

Cette crainte de la pauvre vieille fille était d’autant plus facile à expliquer, que l’abbé Fortier était sorti pour conduire ses élèves en promenade, et qu’elle se trouvait absolument seule à la maison.

Pitou, après avoir remis la lettre et les cinq doubles louis, embrassa Sébastien et sortit, en enfonçant avec une crânerie toute militaire son casque sur sa tête.

Sébastien avait versé quelques larmes en se séparant de Pitou, quoique la séparation ne dût pas être longue, et que sa société ne fût pas récréative ; mais son hilarité, sa mansuétude, son éternelle complaisance avaient touché le cœur du jeune Gilbert. Pitou était de la nature de ces gros bons chiens de Terre-Neuve, qui vous fatiguent bien parfois, mais qui finissent par désarmer votre colère en vous léchant.

Une chose adoucit le chagrin de Sébastien, c’est que Pitou lui promit de le revenir voir souvent. Une chose adoucit le chagrin de Pitou, c’est que Sébastien l’en remercia.

Maintenant, suivons un peu notre héros, de la maison de l’abbé Fortier à celle de sa tante Angélique, située, comme on sait, à l’extrémité du Pleux.

En sortant de chez l’abbé Fortier, Pitou trouva une vingtaine de personnes qui l’attendaient. Son étrange accoutrement, dont la description avait déjà couru par toute la ville, était en partie connu du rassemblement. En le voyant ainsi revenir de Paris, où l’on se battait, on présumait que Pitou s’était battu, et l’on voulait avoir des nouvelles.

Ces nouvelles, Pitou les donna avec sa majesté ordinaire : il raconta la prise de la Bastille, les exploits de Billot et de M. Maillard, de M. Élie, de M. Hullin ; comment Billot était tombé dans les fossés de la forteresse, et comment lui, Pitou, l’avait tiré de là ; enfin, comment on avait sauvé M. Gilbert, qui, depuis huit ou dix jours, faisait partie des prisonniers.

Les auditeurs savaient déjà à peu près tout ce que leur racontait Pitou, mais ils avaient lu ces détails sur les gazettes du temps, et, si intéressant que soit un gazetier dans ce qu’il écrit, il l’est toujours moins qu’un témoin oculaire qui raconte, que l’on peut interrompre et qui reprend, que l’on peut interroger et qui répond.

Or, Pitou reprenait, répondait, donnait tous les détails, mettant à toutes les interruptions une grande complaisance, à toutes les réponses une grande aménité.

Il en résulta qu’après une heure à peu près de détails donnés à la porte de l’abbé Fortier, dans la rue de Soissons, encombrée d’auditeurs, un des assistants, voyant quelques signes d’inquiétude se manifester sur le visage de Pitou, eût l’idée de dire :

– Mais il est fatigué, ce pauvre Pitou, et nous le tenons là sur ses jambes, au lieu de le laisser rentrer chez sa tante Angélique. Pauvre vieille chère fille ! elle sera si heureuse de le revoir.

– Ce n’est pas que je sois fatigué, dit Pitou, c’est que j’ai faim. Jamais je ne suis fatigué, mais j’ai faim toujours !

Alors, et devant cette naïve déclaration, la foule, qui respectait les besoins de l’estomac de Pitou, s’ouvrit respectueusement, et Pitou, suivi de quelques curieux plus acharnés que les autres, put prendre le chemin du Pleux, c’est-à-dire de la maison de la tante Angélique.

La tante Angélique était absente, en train de voisiner sans doute, et la porte était fermée.

Plusieurs personnes offrirent alors à Pitou de venir prendre chez elles la nourriture dont il avait besoin, mais Pitou refusa fièrement.

– Mais, lui dit-on, tu vois bien, mon cher Pitou, que la porte de ta tante est fermée.

– La porte d’une tante ne saurait rester fermée devant un neveu soumis et affamé, dit sentencieusement Pitou.

Et, tirant son grand sabre dont la vue fit reculer les femmes et les enfants, il en introduisit l’extrémité entre le pêne et la gâche de la serrure, pesa vigoureusement, et la porte s’ouvrit à la grande admiration des assistants, qui ne révoquèrent plus les exploits de Pitou, dès lors qu’ils le virent si témérairement s’exposer à la colère de la vieille fille.

L’intérieur de la maison était exactement le même que du temps de Pitou : le fameux fauteuil de cuir tenait royalement le milieu de la chambre ; deux ou trois autres chaises ou tabourets estropiés formaient la cour boiteuse du grand fauteuil ; au fond était la huche, à droite le buffet, en face du buffet, la cheminée.

Pitou entra dans la maison avec un doux sourire ; il n’avait rien contre tous ces pauvres meubles ; au contraire, c’étaient des amis d’enfance. Ils étaient donc, il est vrai, presque aussi durs que la tante Angélique, mais quand on les ouvrait, du moins trouvait-on quelque chose de bon en eux, tandis que si on eût ouvert la tante Angélique, on eût bien certainement trouvé le dedans encore plus sec et plus mauvais que le dehors.

Pitou donna à l’instant même une preuve de ce que nous avançons aux personnes qui l’avaient suivi, et qui, voyant ce qui se passait, regardaient du dehors, curieux de savoir ce qui allait se passer au retour de la tante Angélique.

Il était facile de voir, d’ailleurs, que ces quelques personnes étaient pleines de sympathie pour Pitou.

Nous avons dit que Pitou avait faim, faim au point qu’on avait pu s’en apercevoir à l’altération de son visage.

Aussi ne perdit-il point de temps ; il alla droit à la huche et au buffet.

Autrefois – nous disons autrefois, quoique trois semaines se soient écoulées à peine depuis le départ de Pitou, car, à notre avis, le temps se mesure, non point par la durée, mais par les événements écoulés –, autrefois, Pitou, à moins d’être poussé par le mauvais esprit ou par une faim irrésistible, puissances infernales toutes deux et qui se ressemblent beaucoup, autrefois, Pitou se fût assis sur le seuil de la porte fermée, eût humblement attendu le retour de la tante Angélique ; quand elle fût revenue, l’eût saluée avec un doux sourire ; puis, se dérangeant, lui eût fait place pour la laisser passer ; elle entrée, fût entré après elle, et entré à son tour, fût allé chercher le pain et le couteau pour se faire mesurer sa part ; puis, sa part de pain coupée, il eût jeté un œil de convoitise, un simple regard humide et magnétique – il le croyait du moins –, magnétique au point d’appeler le fromage ou la friandise placés sur la planche du buffet.

Électricité qui rarement réussissait, mais qui réussissait quelquefois cependant.

Mais aujourd’hui, Pitou fait homme n’en agissait plus ainsi : il ouvrit tranquillement la huche, tira de sa poche son large eustache21, prit le pain et en coupa angulairement un morceau qui pouvait peser un bon kilogramme, comme on dit élégamment depuis l’adoption des nouvelles mesures.

Puis il laissa retomber le pain dans la huche et le couvercle sur le pain.

Après quoi, sans rien perdre de sa tranquillité, il alla ouvrir le buffet.

Il sembla bien un instant à Pitou qu’il entendait le grondement de la tante Angélique ; mais le buffet criait sur ses charnières, et ce bruit, qui avait toute la puissance de la réalité, étouffa l’autre, qui n’avait que l’influence de l’imagination.

Du temps que Pitou faisait partie de la maison, l’avare tante se retranchait derrière des provisions de résistance ; c’était le fromage de Marolles, ou le mince morceau de lard entouré des feuilles verdoyantes d’un énorme chou ; mais depuis que ce fabuleux mangeur avait quitté le pays, la tante, malgré son avarice, se confectionnait certains plats qui duraient une semaine, et qui ne manquaient pas d’une certaine valeur.

C’était tantôt un bœuf à la mode, entouré de carottes et d’oignons confits dans la graisse de la veille ; tantôt un haricot de mouton aux savoureuses pommes de terre, grosses comme des têtes d’enfants ou longues comme des citrouilles ; tantôt un pied de veau, que l’on épiçait avec quelques ciboules, que l’on rehaussait avec quelques échalottes vinaigrées ; tantôt c’était une omelette gigantesque faite dans la grande poêle et couperosée de civette et de persil, ou émaillée de tranches de lard dont une seule suffisait au repas de la vieille, même en ses jours d’appétit.

Pendant toute la semaine, la tante Angélique caressait ce mets avec discrétion, ne faisant brèche au précieux morceau que juste selon les exigences du moment.

Tous les jours elle se réjouissait d’être seule à consommer de si bonnes choses, et, pendant cette bienheureuse semaine, elle pensait autant de fois à son neveu Ange Pitou qu’elle mettait de fois la main au plat et qu’elle portait de fois la bouchée à ses lèvres.

Pitou eut de la chance.

Il tombait sur un jour, c’était le lundi, où la tante Angélique avait fait cuire dans du riz un vieux coq, lequel avait tant bouilli, tout entouré qu’il était de sa moelleuse cloison de pâte, que les os avaient quitté la chair, et que la chair était devenue presque tendre.

Le plat était formidable ; il se présentait dans une écuelle profonde, noire à l’extérieur, mais reluisante et pleine d’attraits pour l’œil.

Les viandes surmontaient le riz, comme les îlots d’un vaste lac, et la crête du coq se dressait entre les pitons multiples, comme la crête de Ceuta sur le détroit de Gibraltar.

Pitou n’eut pas même la courtoisie de pousser un hélas ! d’admiration en voyant cette merveille.

Gâté par la cuisine, il oubliait, l’ingrat ! que jamais pareille magnificence n’avait habité le buffet de la tante Angélique.

Il tenait son coupon de pain de la main droite.

Il saisit le vaste plat de la main gauche, et le tint en équilibre par la pression de son pouce carré, qui plongea jusqu’à la première phalange dans une graisse compacte et d’un excellent fumet.

En ce moment, il sembla à Pitou qu’une ombre s’interposait entre le jour de la porte et lui.

Il se retourna souriant, car Pitou était une de ces natures naïves chez lesquelles la satisfaction du cœur se peint sur le visage.

Cette ombre, c’était le corps de la tante Angélique.

De la tante Angélique, plus avare, plus revêche, plus desséchée que jamais.

Autrefois – nous sommes forcés de revenir sans cesse à la même figure, c’est-à-dire à la comparaison, attendu que la comparaison seule peut exprimer notre pensée –, autrefois, à la vue de la tante Angélique, Pitou eut laissé tomber le plat, et tandis que la tante Angélique se fût penchée, désespérée, pour recueillir les débris de son coq et les parcelles de son riz, il eût sauté par-dessus sa tête et se fût enfui son pain sous son bras.

Mais Pitou n’était plus le même, son casque et son sabre le changeaient moins au physique que la fréquentation des grands philosophes de l’époque ne l’avait changé au moral.

Au lieu de fuir épouvanté devant sa tante, il s’approcha d’elle avec un gracieux sourire, étendit les bras, et, quoiqu’elle essayât de fuir devant l’étreinte, l’embrassa de ses deux immenses antennes qu’on appelait ses bras, serrant la vieille fille contre sa poitrine, tandis que ses mains, l’une chargée du pain et de l’eustache, l’autre du plat et du coq au riz, se croisaient derrière son dos.

Puis, quand il eut accompli cet acte de népotisme, qu’il considérait comme une tâche imposée à sa condition, et qu’il lui fallait remplir, il respira de toute la plénitude de ses poumons en disant :

– Eh bien ! oui, tante Angélique, c’est ce pauvre Pitou.

À cette étreinte peu accoutumée, vieille fille s’était figuré que, surpris en flagrant délit par elle, Pitou avait voulu l’étouffer, comme jadis Hercule avait étouffé Antée.

Elle respira donc de son côté quand elle se vit débarrassée de cette dangereuse étreinte.

Seulement la tante avait pu remarquer que Pitou n’avait pas même manifesté son admiration à la vue du coq.

Pitou était non seulement un ingrat, mais encore il était un malappris.

Mais une chose suffoqua bien autrement la tante Angélique, c’est que Pitou, qui autrefois, quand elle trônait dans son fauteuil de cuir, n’osait pas même s’asseoir sur une des chaises tronquées ou sur un des escabeaux boiteux qui l’entouraient, c’est que Pitou s’était, après l’avoir embrassée, aisément établi sur le fauteuil, avait posé son plat entre ses jambes et avait commencé de l’entamer.

De sa droite puissante, comme dit l’Écriture, il tenait le couteau déjà mentionné, eustache à large lame, véritable spatule à l’aide de laquelle Polyphème eût mangé son potage.

De l’autre main, il tenait une bouchée de pain large comme trois doigts, longue de six pouces, véritable balai avec lequel il poussait sur son couteau le riz du plat, tandis que, de son côté, le couteau, dans sa reconnaissance, poussait la viande sur le pain.

Savante et impitoyable manœuvre, qui eut pour résultat, au bout de quelques minutes, de faire apparaître la faïence bleue et blanche de l’intérieur du plat, comme apparaissent au reflux les anneaux et les pierres des môles dont l’eau s’est retirée.

Dire l’effroyable perplexité de la tante Angélique, dire son désespoir, il y faut renoncer.

Cependant, elle crut un instant pouvoir crier.

Elle ne le put.

Pitou souriait d’un air tellement fascinateur que le cri expira sur les lèvres de la tante Angélique.

Alors, elle essaya de sourire à son tour, espérant conjurer cet animal féroce qu’on appelle la faim, et qui habitait alors dans les entrailles de son neveu.

Mais le proverbe a raison, les entrailles affamées de Pitou restèrent muettes et sourdes.

La tante, à bout de sourire, pleura.

Cela gêna un peu Pitou, mais ne l’empêcha aucunement de manger.

– Oh ! oh ! dit-il, ma tante, que vous êtes donc bonne de pleurer de joie comme cela pour mon arrivée. Merci, ma bonne tante, merci.

Et il continua.

Évidemment, la Révolution française avait complètement dénaturé cet homme.

Il dévora les trois quarts du coq et laissa un peu de riz au fond du plat, en disant :

– Ma bonne tante, vous aimez mieux le riz, n’est-ce pas ? C’est plus doux pour vos dents ; je vous laisse le riz.

À cette attention, qu’elle prit sans doute pour une raillerie, la tante Angélique faillit suffoquer. Elle s’avança résolument vers le jeune Pitou, et lui arracha le plat des mains, en proférant un blasphème que, vingt ans plus tard, eût admirablement complété un grenadier de la vieille garde.

Pitou poussa un soupir.

– Oh ! ma tante, dit-il, vous regrettez votre coq, n’est-ce pas ?

– Le scélérat ! dit la tante Angélique, je crois qu’il me gouaille.

Gouailler est un verbe véritablement français, et l’on parle le plus pur français dans Île-de-France

Pitou se leva.

– Ma tante, dit-il majestueusement, je n’ai point l’intention de ne point payer ; j’ai de l’argent. Je me mettrai, si vous voulez, en pension chez vous, seulement je me réserve le droit de faire la carte.

– Coquin ! s’écria la tante Angélique.

– Voyons, mettons la portion à quatre sous ; voilà un repas que je vous dois – quatre sous de riz et deux sous de pain. Six sous.

– Six sous ! s’écria la tante. Six sous ! mais il y a pour huit sous de riz et six sous de pain seulement.

– Aussi, dit Pitou, n’ai-je point compté le coq, ma bonne tante, attendu qu’il est de votre basse-cour. C’est un vieil ami à moi, je l’ai reconnu tout de suite à sa crête.

– Il vaut son prix, cependant.

– Il a neuf ans. C’est moi qui l’ai volé pour vous, sous le ventre de sa mère ; il n’était pas plus gros que le poing, et même que vous m’avez battu parce qu’en même temps que lui je ne vous apportais pas de grains pour le nourrir le lendemain. Mademoiselle Catherine m’a donné le grain. C’était mon bien, j’ai mangé mon bien ; j’en avais bien le droit.

La tante, ivre de colère, pulvérisa ce révolutionnaire du regard.

Elle n’avait plus de voix.

– Sors d’ici ! murmura-t-elle.

– Tout de suite, comme cela, après avoir dîné, sans me donner le temps de faire ma digestion ? Ah ! ce n’est pas poli, ma tante.

– Sors !

Pitou, qui s’était rassis, se releva ; il remarqua, non sans une vive satisfaction, que son estomac n’eût pu tenir un grain de riz de plus.

– Ma tante, dit-il majestueusement, vous êtes une mauvaise parente. Je veux vous montrer que vous avez avec moi les mêmes torts qu’autrefois, toujours aussi dure, toujours aussi avare. Eh bien ! moi, je ne veux pas que vous alliez dire partout que je suis un mangeur de tout bien.

Il se posa sur le seuil de la porte, et, d’une voix de stentor qui put être entendue, non seulement des curieux qui avaient accompagné Pitou, et qui avaient assisté à cette scène, mais encore des indifférents qui passaient à cinq cents pas de distance :

– Je prends ces braves gens à témoin, dit-il, que j’arrive de Paris à pied, après avoir pris la Bastille ; que j’étais fatigué, que j’avais faim, que je me suis assis, que j’ai mangé chez ma parente, et que l’on m’a reproché si durement ma nourriture, que l’on m’a chassé si impitoyablement, que je me vois forcé de m’en aller.

Et Pitou mit assez de pathétique dans cet exorde pour que les voisins commençassent à murmurer contre la vieille.

– Un pauvre voyageur, continua Pitou, qui a fait dix-neuf lieues à pied ; un garçon honnête, honoré de la confiance de M. Billot et de M. Gilbert, qui a reconduit Sébastien Gilbert chez l’abbé Fortier ; un vainqueur de la Bastille, un ami de M. Bailly et du général La Fayette ! Je vous prends à témoin que l’on m’a chassé.

Les murmures grossirent.

– Et, poursuivit-il, comme je ne suis pas un mendiant, comme quand on me reproche mon pain je le paie, voici un petit écu que je dépose comme paiement de ce que j’ai mangé chez ma tante.

Et ce disant, Pitou tira superbement un écu de sa poche et le jeta sur la table, d’où, aux yeux de tous, il rebondit dans le plat et s’enfouit à moitié dans le riz.

Ce dernier trait acheva la vieille ; elle baissa la tête sous la réprobation universelle, traduite par un long murmure ; vingt bras s’allongèrent vers Pitou, qui sortit de la cabane en secouant ses souliers sur le seuil, et qui disparut escorté d’une foule de gens qui lui offraient table et gîte, heureux d’héberger gratis un vainqueur de la Bastille, un ami de M. Bailly et du général La Fayette.

La tante ramassa l’écu, l’essuya et le mit dans la sébile, où il devait attendre, en compagnie de plusieurs autres, sa permutation en un vieux louis.

Mais en mettant cet écu venu chez elle d’une si singulière façon, elle soupira et réfléchit que peut-être Pitou avait le droit de manger tout, puisqu’il payait si bien.

Chapitre LIX.
Pitou révolutionnaire §

Pitou voulut, après avoir satisfait aux premiers devoirs de l’obéissance, satisfaire les premiers besoins de son cœur.

C’est une bien douce chose que d’obéir, lorsque l’ordre du maître réalise toutes les secrètes sympathies de celui qui obéit.

Il prit donc ses jambes à son cou, et, suivant la petite ruelle qui va du Pleux à la rue de Lormet, faisant comme une ceinture verte de ses deux haies à ce côté de la ville, il se jeta à travers champs pour arriver plus vite à la ferme de Pisseleux.

Mais bientôt sa course se calma ; chaque pas lui rappelait un souvenir.

Quand on rentre dans la ville ou dans le village où l’on est né, on marche sur la jeunesse, on marche sur ses jours passés, qui s’étendent, comme dit le poète anglais, ainsi qu’un tapis sous les pieds pour faire honneur au voyageur qui revient.

On retrouve à chaque pas un souvenir dans un battement de son cœur.

Ici l’on a souffert, là on a été heureux ; ici on a sangloté de douleur, là on a pleuré de joie.

Pitou, qui n’était pas un analyste, fut bien forcé d’être un homme ; il amassa du passé tout le long de la route, et il arriva l’âme pleine de sensations à la ferme de la mère Billot.

Quand il aperçut à cent pas de lui la longue arête des toits, quand il mesura des yeux les ormes séculaires qui se tordent pour regarder d’en haut fumer les cheminées moussues, quand il entendit le bruit lointain des bestiaux qui vivent et parlent, des chiens qui grognent, des chariots qui roulent, il redressa son casque sur sa tête, affermit à son côté son sabre de dragon, et tâcha de se donner une brave tournure, telle qu’il convient à un amoureux et à un militaire.

Personne ne le reconnut d’abord, preuve qu’il réussit assez bien.

Un valet faisait boire les chevaux à la mare ; il entendit du bruit, se retourna, et, à travers la tête ébouriffée d’un saule, il aperçut Pitou, ou plutôt un casque et un sabre.

Le valet demeura frappé de stupeur.

Pitou, en passant près de lui, appela :

– Eh ! Barnaut ! bonjour, Barnaut ! dit-il.

Le valet, saisi de voir que ce casque et ce sabre savaient son nom, ôta son petit chapeau et lâcha la longe de ses chevaux.

Pitou passa en souriant.

Mais le valet ne fut pas rassuré ; le sourire bienveillant de Pitou était resté enseveli sous son casque.

En même temps la mère Billot, par la vitre de sa salle à manger, aperçut ce militaire.

Elle se leva.

On était alors en alerte dans les campagnes. Il se répandait des bruits effrayants ; on parlait de brigands qui abattaient les forêts et coupaient les récoltes vertes encore.

Que signifiait l’arrivée de ce soldat ? Était-ce attaque, était-ce secours ?

La mère Billot avait embrassé d’un coup d’œil Pitou dans tout son ensemble, elle se demandait pourquoi des chausses si villageoises avec un casque si brillant, et, faut-il le dire, elle penchait, dans ses suppositions, autant du côté du soupçon que du côté de l’espoir.

Le soldat, quel qu’il fût, entra dans la cuisine.

La mère Billot fit deux pas vers le nouveau venu.

Pitou, de son côté, pour ne pas être en arrière de politesse, ôta son casque.

– Ange Pitou ! fit-elle, Ange ici !

– Bonjour, m’ame Billot, répondit Pitou.

– Ange ! Oh ! mon Dieu ! Mais qui donc aurait deviné ? Mais tu t’es donc engagé ?

– Oh ! engagé ! fit Pitou.

Et il sourit avec supériorité.

Puis il regarda autour de lui, cherchant ce qu’il ne voyait pas.

La mère Billot sourit ; elle devina le but des regards de Pitou.

Puis avec simplicité :

– Tu cherches Catherine ? dit-elle.

– Pour lui rendre mes devoirs, répliqua Pitou, oui, madame Billot.

– Elle fait sécher le linge. Voyons, assieds-toi, regarde-moi, parle-moi.

– Je veux bien, dit Pitou. Bonjour, bonjour, bonjour, madame Billot.

Et Pitou prit une chaise.

Autour de lui se groupèrent, aux portes et sur les degrés des escaliers, toutes les servantes et les métayers, attirés par le récit du valet d’écurie.

Et à chaque nouvelle arrivée on entendait chuchoter :

– C’est Pitou ?

– Oui, c’est lui.

– Bah !

Pitou promena son regard bienveillant sur tous ses anciens camarades. Son sourire fut une caresse pour la plupart.

– Et tu viens de Paris, Ange ? continua la maîtresse de la maison.

– Tout droit, madame Billot.

– Comment va notre maître ?

– Très bien, madame Billot.

– Comment va Paris ?

– Très mal, madame Billot.

– Ah !

Et le cercle des auditeurs se rétrécit.

– Le roi ? demanda la fermière.

Pitou secoua la tête et fit entendre un clappement de langue fort humiliant pour la monarchie.

– La reine ?

Pitou cette fois ne répondit absolument rien.

– Oh ! fit madame Billot.

– Oh ! répéta le reste de l’assemblée.

– Voyons, continue, Pitou, dit la fermière.

– Dame ! interrogez-moi, répondit Pitou, qui tenait à ne pas dire en l’absence de Catherine tout ce qu’il rapportait d’intéressant.

– Pourquoi as-tu un casque ? demanda madame Billot.

– C’est un trophée, dit Pitou.

– Qu’est-ce qu’un trophée, mon ami ? demanda la bonne femme.

– Ah ! c’est vrai, madame Billot, fit Pitou avec un sourire protecteur, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est qu’un trophée, vous. Un trophée, c’est quand on a vaincu un ennemi, madame Billot.

– Tu as donc vaincu un ennemi, Pitou ?

– Un ! dit dédaigneusement Pitou. Ah ! ma bonne madame Billot, vous ne savez donc pas que nous avons pris la Bastille à nous deux, M. Billot et moi.

Ce mot magique électrisa l’auditoire. Pitou sentit les souffles des assistants sur sa chevelure et leurs mains sur le dossier de sa chaise.

– Raconte, raconte un peu ce que notre homme a fait, dit madame Billot toute fière et toute tremblante à la fois.

Pitou regarda encore si Catherine arrivait ; elle n’arrivait pas.

Il lui parut offensant que, pour des nouvelles fraîches apportées par un courrier pareil, mademoiselle Billot ne quittât point son linge.

Pitou secoua la tête ; il commençait à être mécontent.

– C’est que c’est bien long à raconter, dit-il.

– Et tu as faim ? demanda madame Billot.

– Peut-être bien.

– Soif ?

– Je ne dis pas non.

Aussitôt, valets et servantes de s’empresser, de sorte que Pitou rencontra sous ses mains gobelet, pain, viande et fruits de toutes sortes, avant d’avoir réfléchi à la portée de sa demande.

Pitou avait les foies chauds, comme on dit à la campagne, c’est-à-dire qu’il digérait vite ; mais, si vite qu’il digérât, il n’en pouvait encore avoir fini avec le coq de tante Angélique, dont la dernière bouchée n’était pas absorbée depuis plus d’une demi-heure.

Ce qu’il avait demandé ne lui fit donc pas gagner tout le temps qu’il espérait, tant il fut servi rapidement.

Il vit qu’il fallait faire un effort supérieur, et se mit à manger.

Mais quelle que fût sa bonne volonté de continuer, au bout d’un instant force lui fut de s’arrêter.

– Qu’as-tu ? demanda madame Billot.

– Dame ! j’ai que…

– À boire pour Pitou.

– J’ai du cidre, m’ame Billot.

– Mais peut-être aimes-tu mieux l’eau-de-vie ?

– L’eau-de-vie ?

– Oui, es-tu accoutumé d’en boire à Paris ?

La brave femme supposait que pendant ses douze jours d’absence Pitou avait eu le temps de se corrompre.

Pitou repoussa fièrement la supposition.

– De l’eau-de-vie ! dit-il, moi, jamais.

– Alors, parle.

– Si je parle, dit Pitou, il faudra que je recommence pour mademoiselle Catherine, et c’est long.

Deux ou trois personnes se précipitèrent vers la buanderie, pour aller chercher mademoiselle Catherine.

Mais, tandis que tout le monde courait du même côté, Pitou machinalement tourna les yeux vers l’escalier qui conduisait au premier étage, et le vent d’en bas ayant fait courant d’air avec le haut, il aperçut par une porte ouverte Catherine qui regardait à une fenêtre.

Catherine regardait du côté de la forêt, c’est-à-dire du côté de Boursonne.

Catherine était tellement absorbée dans sa contemplation que rien de tout ce mouvement ne l’avait frappée, que rien de l’intérieur n’avait appelé son attention, tout à ce qui se passait dehors.

– Ah ! ah ! dit-il en soupirant, du côté de la forêt, du côté de Boursonne, du côté de M. Isidor de Charny, oui, c’est cela.

Et il poussa un second soupir, plus lamentable encore que le premier.

En ce moment les messagers revenaient, non seulement de la buanderie, mais de tous les endroits où pouvait être Catherine.

– Eh bien ! demanda madame Billot.

– Nous n’avons pas vu mademoiselle.

– Catherine ! Catherine ! cria madame Billot.

La jeune fille n’entendait rien.

Pitou alors se hasarda à parler.

– Madame Billot, dit-il, je sais bien pourquoi on n’a pas trouvé mademoiselle Catherine à la buanderie, moi.

– Pourquoi ne l’y a-t-on pas trouvée ?

– Dame ! c’est qu’elle n’y est pas.

– Tu sais donc où elle est, toi ?

– Oui.

– Où est-elle ?

– Elle est là-haut.

Et, prenant la fermière par la main, il lui fit monter les trois ou quatre premières marches de l’escalier, et lui montra Catherine assise sur le rebord de la fenêtre, dans l’encadrement des volubilis et des lierres.

– Elle se coiffe, dit la bonne femme.

– Hélas ! non, elle est toute coiffée, répondit mélancoliquement Pitou.

La fermière ne fit point attention à la mélancolie de Pitou, et d’une voix forte elle appela :

– Catherine ! Catherine !

La jeune fille tressaillit, surprise, ferma rapidement sa fenêtre, et dit :

– Qu’y a-t-il ?

– Mais viens donc, Catherine, s’écria la mère Billot ne doutant point de l’effet qu’allaient produire ses paroles. C’est Ange qui arrive de Paris.

Pitou écouta avec anxiété la réponse qu’allait faire Catherine.

– Ah ! fit Catherine froidement.

Si froidement que le cœur manqua au pauvre Pitou.

Et elle descendit l’escalier avec le flegme qu’ont les Flamandes dans les tableaux de Van Ostade ou de Brauwer.

– Tiens ! dit-elle en touchant le plancher, c’est lui.

Pitou s’inclina rouge et frissonnant.

– Il a un casque, dit une servante à l’oreille de la jeune maîtresse.

Pitou entendit le mot et en étudia l’effet sur le visage de Catherine.

Charmant visage, un peu pâli peut-être, mais encore plein et velouté.

Mais Catherine ne montra aucune admiration pour le casque de Pitou.

– Ah ! il a un casque, dit-elle ; pour quoi faire ?

Cette fois l’indignation l’emporta dans le cœur de l’honnête garçon.

– J’ai un casque et un sabre, dit-il avec fierté, parce que je me suis battu et que j’ai tué des dragons et des Suisses, et si vous en doutez, mademoiselle Catherine, vous demanderez à votre père ; voilà tout.

Catherine était si préoccupée qu’elle ne parut entendre que la dernière partie de la réponse de Pitou.

– Comment va mon père ? demanda-t-elle, et pourquoi ne revient-il pas avec vous ? Est-ce que les nouvelles de Paris sont mauvaises ?

– Très mauvaises, dit Pitou.

– Je croyais que tout s’était arrangé, objecta Catherine.

– Oui, c’est vrai ; mais tout s’est dérangé, répondit Pitou.

– Est-ce qu’il n’y a pas eu l’accord du peuple et du roi, le rappel de M. Necker ?

– Il s’agit bien de M. Necker, dit Pitou avec suffisance.

– Cela pourtant a satisfait le peuple, n’est-ce pas ?

– Si bien satisfait, que le peuple est en train de se faire justice et de tuer tous ses ennemis.

– Tous ses ennemis ! s’écria Catherine étonnée. Et quels sont donc les ennemis du peuple ?

– Les aristocrates, donc, fit Pitou.

Catherine pâlit.

– Mais qu’appelle-t-on les aristocrates ? demanda-t-elle.

– Mais, dame ! ceux qui ont de grosses terres, ceux qui ont de beaux châteaux, ceux qui affament la nation, ceux qui ont tout quand nous n’avons rien.

– Encore, encore, fit impatiemment Catherine.

– Les gens qui ont les beaux chevaux et les belles voitures quand nous allons, nous, à pied.

– Mon Dieu ! s’écria la jeune fille pâlissant de manière à devenir livide.

Pitou remarqua cette altération dans ses traits.

– J’appelle aristocrates des personnes de votre connaissance, fit-il avec une joie cruelle.

– De ma connaissance ?

– De notre connaissance ? dit la mère Billot.

– Mais qui donc cela ? insista Catherine.

– M. Bertier de Sauvigny, par exemple.

– M. Bertier de Sauvigny ?

– Qui vous a donné les boucles d’or que vous portiez le jour où vous dansiez avec M. Isidor.

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai vu des gens qui mangeaient son cœur, moi qui vous parle.

Un cri terrible s’échappa de toutes les poitrines. Catherine se renversa sur la chaise qu’elle avait prise.

– Tu as vu cela ? dit la mère Billot tremblante d’horreur.

– Et M. Billot aussi l’a vu.

– Oh ! mon Dieu !

– Oui, à l’heure qu’il est, continua Pitou, on doit avoir tué ou brûlé tous les aristocrates de Paris et de Versailles.

– C’est affreux ! murmura Catherine.

– Affreux ! et pourquoi donc ? Vous n’êtes pas une aristocrate, vous, mademoiselle Billot.

– Monsieur Pitou, dit Catherine avec une sombre énergie, il me semble que vous n’étiez pas si féroce avant de partir pour Paris.

– Et je ne le suis pas davantage, mademoiselle, dit Pitou fort ébranlé ; mais…

– Mais alors ne vous vantez pas des crimes que commettent les Parisiens, puisque vous n’êtes pas Parisien, et que vous n’avez pas commis ces crimes.

– Je les ai si peu commis, dit Pitou, que M. Billot et moi nous avons failli être assommés en défendant M. Bertier.

– Oh ! mon bon père ! mon brave père ! je le reconnais bien là ! s’écria Catherine exaltée.

– Mon digne homme ! dit la mère Billot les yeux humides. Et qu’a-t-il donc fait ?

Pitou raconta la terrible scène de la place de Grève, le désespoir de Billot, et son désir de revenir à Villers-Cotterêts.

– Que n’est-il revenu, alors ? dit Catherine avec un accent qui remua profondément le cœur de Pilou, comme un de ces présages sinistres que les devins savaient faire pénétrer si profondément dans les cœurs.

La mère Billot joignit les mains.

– M. Gilbert n’a pas voulu, dit Pitou.

– M. Gilbert veut-il donc qu’on tue mon homme ? dit madame Billot en sanglotant.

– Veut-il que la maison de mon père soit perdue ? ajouta Catherine avec le même ton de sombre mélancolie.

– Oh ! non pas ! fit Pitou. M. Billot et M. Gilbert se sont entendus. M. Billot va rester quelque temps encore à Paris, pour finir la Révolution.

– À eux seuls, comme cela ? dit la mère Billot.

– Non, avec M. de La Fayette et M. Bailly.

– Ah ! fit avec admiration la fermière, du moment qu’il est avec M. de La Fayette et avec M. Bailly…

– Quand pense-t-il revenir ? demanda Catherine.

– Oh ! quant à cela, mademoiselle, je n’en sais rien.

– Et toi, Pitou, comment donc es-tu revenu alors ?

– Moi, j’ai amené à l’abbé Fortier Sébastien Gilbert, et je suis venu ici apporter les instructions de M. Billot.

Pitou, en achevant ces mots, se leva, non sans une certaine dignité diplomatique, qui fut comprise, sinon des serviteurs, du moins des maîtres.

La mère Billot se leva aussi et congédia son monde.

Catherine, restée assise, étudia jusqu’au fond de l’âme la pensée de Pitou avant qu’elle ne sortît de ses lèvres.

– Que va-t-il me faire dire ? se demanda-t-elle.

Chapitre LX.
Madame Billot abdique §

Pour écouter les volontés de ce père honoré, les deux femmes réunirent toute leur attention.

Pitou n’ignorait pas que la tâche était assez difficile : il avait vu à l’œuvre la mère Billot et Catherine ; il connaissait l’habitude du commandement chez l’une, la féroce indépendance de l’autre.

Catherine, fille si douce, si laborieuse, si bonne, avait pris, par l’effet même de toutes ses qualités, un énorme ascendant sur tout le monde dans la ferme ; et qu’est-ce que l’esprit de domination, sinon une ferme volonté de ne pas obéir ?

Pitou, en exposant sa mission, savait tout le plaisir qu’il allait faire à l’une, et tout le chagrin qu’il causerait à l’autre.

La mère Billot, réduite au rôle secondaire, lui paraissait une chose anormale, absurde. Cela grandissait Catherine par rapport à Pitou.

Et Catherine n’avait pas besoin de cela dans les circonstances présentes.

Mais il représentait à la ferme un des hérauts d’Homère, une bouche, une mémoire, non pas une intelligence. Il s’exprima en ces termes :

– Madame Billot, le dessein de M. Billot est que vous vous tourmentiez le moins possible.

– Comment cela ? fit la bonne femme avec surprise.

– Que veut dire ce mot tourmenter ? dit la jeune Catherine.

– Cela veut dire, répondit Pitou, que l’administration d’une ferme comme la vôtre est un gouvernement plein de soucis et de travail, qu’il y a des marchés à faire…

– Eh bien ? fit la bonne femme.

– Des paiements…

– Eh bien ?

– Des labours…

– Après ?

– Des récoltes…

– Qui dit le contraire ?

– Personne assurément, madame Billot ; mais, pour faire les marchés, il faut voyager.

– J’ai mon cheval.

– Pour payer, il faut se disputer.

– Oh ! j’ai bon bec.

– Pour labourer…

– N’ai-je pas l’habitude des surveillances ?

– Et pour récolter ! ah ! c’est bien une autre affaire ; il faut faire la cuisine aux ouvriers, il faut aider les charretiers…

– Tout cela ne m’effraie pas pour le bien de mon homme, s’écria la digne femme.

– Mais, madame Billot… enfin.

– Enfin quoi ?

– Tant de travail… et… un peu d’âge…

– Ah ! fit la mère Billot en regardant Pitou de travers.

– Aidez-moi donc, mademoiselle Catherine, dit le pauvre garçon voyant ses forces diminuer à mesure que la situation devenait plus difficile.

– Je ne sais pas ce qu’il faut faire pour vous aider, dit Catherine.

– Eh bien ! voici, répliqua Pitou. M. Billot n’a pas choisi madame Billot pour se donner tant de mal.

– Qui donc ? interrompit-elle en tremblant à la fois d’émotion et de respect.

– Il a choisi quelqu’un qui est plus fort et qui est lui-même et qui est vous-même. Il a choisi mademoiselle Catherine.

– Ma fille Catherine pour gouverner la maison ! s’écria la vieille mère avec un accent de défiance et d’imperceptible jalousie.

– Sous vos ordres, ma mère, se hâta de dire la jeune fille rougissant.

– Non pas, non pas, insista Pitou, qui, du moment où il s’était lancé, s’était lancé tout à fait. Non pas ! je fais la commission tout entière : M. Billot délègue et autorise mademoiselle Catherine en son lieu et place pour tout le travail et toutes les affaires de la maison.

Chacune de ces paroles, accentuées par la vérité, pénétrait dans le cœur de la ménagère ; et, si bonne était cette nature, qu’au lieu d’y verser une jalousie plus âcre et des colères plus brûlantes, la certitude de sa diminution la trouvait plus résignée, plus obéissante, plus pénétrée de l’infaillibilité de son mari.

Billot se pouvait-il tromper ? Billot pouvait-il ne pas être obéi ?

Voilà les deux seuls arguments que se donna la brave femme contre elle-même.

Et toute sa résistance cessa.

Elle regarda sa fille, dans les yeux de laquelle elle ne vit que modestie, confiance, bonne volonté de réussir, tendresse et respect inaltérables. Elle céda absolument.

– M. Billot a raison, dit-elle ; Catherine est jeune ; elle a bonne tête, elle est têtue même.

– Oh ! oui, fit Pitou, certain qu’il flattait l’amour-propre de Catherine, en même temps qu’il lui décochait une épigramme.

– Catherine, continua la mère Billot, sera plus à l’aise que moi sur les chemins ; elle saura mieux courir des jours entiers après les laboureurs. Elle vendra mieux ; elle achètera plus sûrement. Elle saura se faire obéir, la fille !

Catherine sourit.

– Eh bien ! continua la bonne femme sans avoir même besoin d’étouffer un soupir, voilà que la Catherine va un peu courir les champs ! Voilà qu’elle va tenir la bourse ! Voilà qu’on va la voir toujours en route ! Voilà ma fille transformée en garçon !…

Pitou, d’un air capable :

– Ne craignez rien pour mademoiselle Catherine, dit-il ; je suis là, moi, et je l’accompagnerai partout.

Cette offre gracieuse, sur laquelle Ange comptait probablement pour faire un effet, lui attira de la part de Catherine un si étrange regard, qu’il fut tout interdit.

La jeune fille rougit, non pas comme les femmes à qui l’on fait plaisir, mais de cette nuance couperosée qui, traduisant par un double symptôme la double opération de l’âme, sa cause première, accuse à la fois la colère et l’impatience, le désir de parler et le besoin de se taire.

Pitou n’était pas un homme du monde, lui ; il ne sentait pas les nuances.

Mais ayant compris que la rougeur de Catherine n’était pas un acquiescement complet :

– Quoi ! dit-il avec un sourire agréable qui découvrit ses puissantes dents sous ses grosses lèvres ; quoi ! vous vous taisez, mademoiselle Catherine ?

– Vous ignorez donc, monsieur Pitou, que vous avez dit une bêtise ?

– Une bêtise ! fit l’amoureux.

– Pardi ! s’écria la mère Billot, voyez-vous ma fille Catherine avec un garde du corps !

– Mais enfin, dans les bois !… dit Pitou d’un air si naïvement consciencieux que c’eût été un crime d’en rire.

– Cela est-il aussi dans les instructions de notre homme ? continua la mère Billot, qui montra ainsi certaines dispositions à l’épigramme.

– Oh ! ajouta Catherine, ce serait un métier de paresseux que mon père ne peut avoir conseillé à M. Pitou, et que M. Pitou n’aurait pas accepté de mon père.

Pitou roulait de gros yeux effarés de Catherine à la mère Billot ; tout son échafaudage croulait.

Catherine, véritable femme, comprit la douloureuse déception de Pitou.

– Monsieur Pitou, dit-elle, est-ce à Paris que vous avez vu les jeunes filles se compromettre ainsi, en traînant toujours des garçons derrière elles ?

– Mais vous n’êtes pas une jeune fille, vous, articula Pitou, puisque vous êtes la maîtresse de la maison.

– Allons ! assez causé, dit brusquement la mère Billot, la maîtresse de la maison a bien des choses à faire. Viens, Catherine, que je te remette la maison, selon les ordres de ton père.

Alors commença, aux yeux de Pitou ébahi, immobile, une cérémonie qui ne manquait ni de grandeur ni de poésie dans sa rustique simplicité.

La mère Billot tira ses clefs du trousseau, les remit l’une après l’autre à Catherine, et lui donna le compte fait du linge, des bouteilles, des meubles et des provisions.

Elle conduisit sa fille au vieux secrétaire-chiffonnier en marqueterie de l’année 1738 ou 1740, dans le secret duquel le père Billot enfermait ses papiers, ses louis d’or, et tout le trésor et les archives de la famille.

Catherine se laissa gravement investir de l’omnipotence et des secrets ; elle questionna sa mère avec sagacité, réfléchit à chaque réponse, et sembla, le renseignement une fois reçu, l’avoir enfermé dans les profondeurs de sa mémoire et de sa raison, comme une arme réservée aux besoins de la lutte.

Après l’examen des objets, la mère Billot passa aux bestiaux, dont on fit le recensement avec exactitude.

Moutons valides ou malades, agneaux, chèvres, poules, pigeons, chevaux, bœufs et vaches.

Mais ce fut là une simple formalité.

La jeune fille, sur cette branche de l’exploitation, était depuis longtemps l’administrateur spécial.

Nul mieux que Catherine ne connaissait la volaille aux gloussements avides, les agneaux familiers avec elle au bout d’un mois, les pigeons qui la connaissaient si bien que souvent ils venaient l’enfermer en pleine cour dans les ellipses de leur vol, souvent aussi se poser sur son épaule, après l’avoir saluée à ses pieds par le mouvement étrange de va-et-vient qui caractérise l’ours en ses rêveries.

Les chevaux hennissaient quand s’approchait Catherine. Seule, elle savait faire obéir les plus fougueux. L’un d’eux, poulain élève de la ferme, et devenu un étalon inabordable, rompait tout dans l’écurie pour venir à Catherine chercher dans ses mains et ses poches la croûte de pain dur qu’il y savait toujours trouver.

Rien n’était beau et provoquant au sourire comme cette belle fille blonde, aux grands yeux bleus, au col blanc, aux bras ronds, aux mains potelées, lorsqu’elle s’approchait, son tablier plein de graines, de la place nette auprès de la mare, à l’endroit où le sol, battu et salpêtré, sonnait sous le grain qu’elle y semait à poignées.

Alors, on eût vu tous les poussins, toutes les colombes, tous les agneaux libres se précipiter du côté de la mare ; les coups de bec diapraient le sol ; la langue rose des bouquetins léchait l’avoine ou le sarrasin croquant. Cette aire, noircie par les couches de grain, devenait en deux minutes aussi blanche et aussi propre que l’assiette de faïence du moissonneur lorsqu’il a fini son repas.

Certaines créatures humaines ont dans les yeux la fascination qui séduit, ou la fascination qui épouvante ; deux sensations tellement puissantes sur l’animal qu’il ne songe jamais à y résister.

Qui de nous n’a pas vu le taureau farouche regarder mélancoliquement, durant quelques minutes, l’enfant qui lui sourit sans comprendre le danger ? Il a pitié.

Qui de nous n’a pas vu ce même taureau fixer un regard sournois et effaré sur un fermier robuste qui le couve de l’œil et le tient en arrêt sous une menace muette ? L’animal baisse le front ; il semble se préparer au combat ; mais ses pieds sont enracinés au sol : il frissonne, il a le vertige, il a peur.

Catherine exerçait l’une des deux influences sur tout ce qui l’entourait ; elle était à la fois si calme et si ferme, il y avait tant de mansuétude et tant de volonté en elle, si peu de défiance, si peu de peur, que l’animal en face d’elle ne sentait pas la tentation d’une mauvaise pensée.

Cette influence étrange, elle l’exerçait à plus forte raison sur les créatures pensantes. Le charme de cette vierge était irrésistible ; nul homme dans la contrée n’avait jamais souri en parlant de Catherine ; nul garçon n’avait contre elle une arrière pensée ; ceux qui l’aimaient la désiraient pour femme ; ceux qui ne l’aimaient pas l’eussent voulue pour sœur.

Pitou, tête basse, mains pendantes, idée absente, suivait machinalement la jeune fille et sa mère dans leur excursion de recensement.

On ne lui avait pas adressé la parole. Il était là comme un garde de la tragédie, et son casque ne contribuait pas peu à lui en donner au propre la bizarre apparence.

On passa ensuite la revue des hommes et des servantes.

La mère Billot fit former un demi-cercle au centre duquel elle se plaça.

– Mes enfants, dit-elle, notre maître ne revient pas encore de Paris, mais il nous a choisi un maître à sa place. C’est ma fille Catherine que voici, toute jeune et toute forte. Moi, je suis vieille et j’ai la tête faible. Le maître a bien fait. La patronne à présent, c’est Catherine. L’argent, elle le donne et le reçoit. Ses ordres, je serai la première à les prendre et à les exécuter ; ceux de vous qui désobéiraient auraient affaire à elle.

Catherine n’ajouta pas un mot. Elle embrassa tendrement sa mère.

L’effet de ce baiser fut plus grand que toutes les phrases. La mère Billot pleura. Pitou fut attendri.

Tous les serviteurs acclamèrent la nouvelle domination.

Aussitôt Catherine entra en fonctions et distribua les services. Chacun reçut son mandat, et partit pour l’exécuter avec le bon vouloir qu’on met au début d’un règne.

Pitou, demeuré seul, finit par s’approcher de Catherine et lui dit :

– Et moi ?

– Tiens…, répondit-elle, je n’ai rien à vous ordonner.

– Comment, je vais donc rester à rien faire ?

– Que voulez-vous faire ?

– Mais ce que je faisais avant de partir.

– Avant de partir, vous étiez accueilli par mon père.

– Mais vous êtes la maîtresse, donnez-moi de l’ouvrage.

– Je n’en ai pas pour vous, monsieur Ange.

– Pourquoi ?

– Parce que vous êtes un savant, un monsieur de Paris, à qui ces travaux rustiques ne conviennent pas.

– Est-il possible ? fit Pitou.

Catherine fit un signe qui voulait dire : « C’est comme cela. »

– Moi, un savant ! répéta Pitou.

– Sans doute.

– Mais voyez donc mes bras, mademoiselle Catherine.

– N’importe !

– Enfin, mademoiselle Catherine, dit le pauvre garçon désespéré, pourquoi donc, sous prétexte que je suis un savant, me forceriez-vous de mourir de faim ? Vous ignorez donc que le philosophe Épictète servait pour manger, que le fabuliste Ésope gagnait son pain à la sueur de son front ? C’étaient pourtant des gens plus savants que moi, ces deux messieurs-là.

– Que voulez-vous ! c’est comme cela.

– Mais M. Billot m’avait accepté pour être de la maison ; mais il me renvoie de Paris pour en être encore.

– Soit ; car mon père pouvait vous forcer à faire des ouvrages que moi, sa fille, je n’oserais vous imposer.

– Ne me les imposez pas, mademoiselle Catherine.

– Oui, mais alors vous resterez dans l’oisiveté, et c’est ce que je ne saurais vous permettre. Mon père avait le droit de faire, comme maître, ce qui m’est défendu à moi comme mandataire. J’administre son bien, il faut que son bien rapporte.

– Mais puisque je travaillerai, je rapporterai ; vous voyez bien, mademoiselle Catherine, que vous tournez dans un cercle vicieux.

– Plaît-il ? fit Catherine, qui ne comprenait pas les grandes phrases de Pitou. Qu’est-ce qu’un cercle vicieux ?

– On appelle cercle vicieux, mademoiselle, un mauvais raisonnement. Non, laissez-moi à la ferme, et donnez-moi les corvées si vous voulez. Vous verrez alors si je suis un savant et un fainéant. D’ailleurs, vous avez des livres à tenir, des registres à mettre en ordre. C’est ma spécialité, cela, l’arithmétique.

– Ce n’est point, à mon avis, une occupation suffisante pour un homme, dit Catherine.

– Mais alors, je ne suis donc bon à rien ? s’écria Pitou.

– Vivez toujours ici, dit Catherine en se radoucissant ; je réfléchirai, et nous verrons.

– Vous demandez à réfléchir pour savoir si vous devez me garder. Mais que vous ai-je donc fait, mademoiselle Catherine ? Ah ! vous n’étiez pas comme cela autrefois.

Catherine haussa imperceptiblement les épaules.

Elle n’avait pas de bonnes raisons à donner à Pitou, et néanmoins il était évident que son insistance la fatiguait.

Aussi, rompant la conversation :

– Assez comme cela, monsieur Pitou, dit-elle ; je vais à La Ferté-Milon.

– Alors, je cours seller votre cheval, mademoiselle Catherine.

– Pas du tout ; restez au contraire.

– Vous refusez que je vous accompagne ?

– Restez, dit Catherine impérieusement.

Pitou demeura cloué à sa place, baissant la tête, en renvoyant en dedans une larme qui piquait sa paupière comme si elle eût été d’huile bouillante.

Catherine laissa Pitou où il était, sortit, et donna à un valet de ferme l’ordre de seller son cheval.

– Ah ! murmura Pitou, vous me trouvez changé, mademoiselle Catherine, mais c’est vous qui l’êtes, et bien autrement que moi.

Chapitre LXI.
Ce qui décide Pitou à quitter la ferme et à retourner à Haramont, sa seule et véritable patrie §

Cependant la mère Billot, résignée aux fonctions de première servante, avait repris son ouvrage sans affectation, sans aigreur, de bonne volonté. Le mouvement, interrompu un instant dans toute la hiérarchie agricole, recommençait à imiter l’intérieur de la ruche bourdonnante et travailleuse.

Pendant qu’on préparait le cheval de Catherine, Catherine rentra, jeta un coup d’œil de côté sur Pitou, dont le corps demeura immobile, mais dont la tête tourna comme une girouette, suivant le mouvement de la jeune fille jusqu’à ce que la jeune fille eût disparu dans sa chambre.

– Qu’allait faire Catherine dans sa chambre ? se demanda Pitou.

Pauvre Pitou ! ce qu’elle allait faire ? Elle allait se coiffer, mettre un bonnet blanc, passer un bas plus fin.

Puis, quand ce supplément de toilette fut achevé, comme elle entendit son cheval qui piaffait sous la gouttière, elle rentra, embrassa sa mère, et partit.

Pitou, désœuvré, mal rassasié par ce petit coup d’œil, moitié indifférent, moitié miséricordieux, que Catherine lui avait adressé en partant, Pitou ne put se résoudre à demeurer ainsi dans la perplexité.

Depuis que Pitou avait revu Catherine, il semblait à Pitou que la vie de Catherine lui fût absolument nécessaire.

Et puis, outre cela, au fond de cet esprit lourd et dormeur, quelque chose comme un soupçon allait et venait avec la monotone régularité d’un balancier de pendule.

C’est le propre des esprits naïfs de tout percevoir à des degrés égaux. Ces natures paresseuses ne sont pas moins sensibles que d’autres ; seulement, elles éprouvent mais n’analysent pas.

L’analyse, c’est l’habitude de jouir et de souffrir. Il faut avoir pris une certaine habitude des sensations pour regarder leur bouillonnement au fond de cet abîme qu’on appelle le cœur humain.

Il n’y a pas de vieillards naïfs.

Pitou, quand il eut entendu le pas du cheval qui s’éloignait, courut vers la porte. Il aperçut alors Catherine suivant un petit chemin de traverse qui conduisait de la ferme à la grande route de La Ferté-Milon, et aboutissant au bas d’une petite montagne dont le sommet se perd dans la forêt.

Du seuil de cette porte, il envoya à la belle jeune fille un adieu plein de regrets et d’humilité.

Mais à peine cet adieu fut-il envoyé de la main et du cœur, que Pilou réfléchit à une chose.

Catherine avait bien pu lui défendre de l’accompagner, mais elle ne pouvait l’empêcher de la suivre.

Catherine pouvait bien dire à Pitou : « Je ne veux pas vous voir » ; mais elle ne pouvait pas dire à Pitou : « Je vous défends de me regarder. »

Pitou réfléchit donc que puisqu’il n’avait rien à faire, rien ne l’empêchait au monde de longer sous bois le chemin qu’allait faire Catherine. Ainsi, sans être vu, il la verrait de loin, à travers les arbres.

Il n’y avait qu’une lieue et demie de la ferme à La Ferté-Milon. Une lieue et demie pour aller, une lieue et demie pour revenir, qu’était-ce que cela pour Pitou ?

D’ailleurs Catherine rejoignait la route par une ligne faisant angle avec celle-ci. En prenant la perpendiculaire, Pitou économisait un quart de lieue. Restait donc deux lieues et demie seulement pour aller à La Ferté-Milon et revenir.

Deux lieues et demie, c’était une véritable bouchée de chemin à avaler pour un homme qui semblait avoir dévalisé le Petit Poucet, ou lui avoir pris les bottes que le même Petit Poucet avait prises à l’Ogre.

À peine Pitou eut-il arrêté ce projet dans son esprit qu’il le mit à exécution.

Tandis que Catherine gagnait la grande route, lui, Pitou, courbé derrière les grands seigles, gagnait la forêt.

En un instant il fut à la lisière, et, une fois à la lisière, il sauta le fossé de la forêt, et s’élança sous bois, moins gracieux, mais aussi rapide qu’un chevreuil effarouché.

Il courut un quart d’heure ainsi, et, au bout d’un quart d’heure, il aperçut l’éclaircie que faisait la route.

Là, il s’arrêta, s’appuyant à un énorme chêne qui le cachait entièrement derrière son tronc rugueux. Il était bien sûr d’avoir devancé Catherine.

Et cependant il attendit dix minutes, un quart d’heure même, et ne vit personne.

Avait-elle oublié quelque chose à la ferme, et y était-elle retournée ? C’était possible.

Avec les plus grandes précautions, Pitou se rapprocha de la route, allongea sa tête derrière un gros hêtre qui poussait dans le fossé même, appartenant moitié à la route, moitié à la forêt, étendit son regard jusqu’à la plaine que la rigidité de la ligne lui permettait d’apercevoir, et ne vit rien.

Catherine avait oublié quelque chose, et était revenue à la ferme.

Pitou reprit sa course. Ou elle n’était pas encore arrivée, et il la verrait rentrer, ou elle y était arrivée, et il l’en verrait sortir.

Pitou ouvrit le compas de ses longues jambes, et se mit à arpenter l’espace qui le séparait de la plaine.

Il courait sur le revers sablonneux de la route, plus doux à ses pas, quand tout à coup il s’arrêta.

Le cheval de Catherine marchait l’amble.

Le cheval, marchant l’amble, avait quitté la grande route, et avait quitté le revers du chemin pour suivre une petite sente à l’entrée de laquelle on lisait sur un poteau :

Sente conduisant de la route de La Ferté-Milon à Boursonne.

Pitou leva les yeux, et à l’extrémité opposée de la sente, il aperçut, noyés à une grande distance dans l’horizon bleuâtre de la forêt, le cheval blanc et le casaquin rouge de Catherine.

C’était à une grande distance, nous l’avons dit, mais on sait qu’il n’y avait pas de distance pour Pitou.

– Ah ! s’écria Pitou, en s’élançant de nouveau dans la forêt, ce n’est donc pas à La Ferté-Milon qu’elle va, c’est donc à Boursonne !

« Et cependant je ne me trompe pas. Elle a dit La Ferté-Milon plus de dix fois ; on lui a donné des commissions pour La Ferté-Milon. La mère Billot elle-même a parlé de La Ferté-Milon. »

Et tout en disant ces paroles, Pitou courait toujours ; Pitou courait de plus en plus ; Pitou courait comme un dératé.

Car Pitou, poussé par le doute, cette première moitié de la jalousie, Pitou n’était plus un simple bipède : Pitou semblait être une de ces machines ailées, comme Dédale en particulier, ou en général les grands mécaniciens de l’Antiquité, les rêvèrent si bien, et les exécutèrent, hélas ! si mal.

Il ressemblait, à s’y méprendre, à ces bonshommes de paille, aux bras de chalumeaux, que le vent fait tourner aux étalages des marchands de jouets d’enfants.

Bras, jambes, têtes, tout remue, tout tourne, tout vole.

Les jambes immenses de Pitou marquaient des angles de cinq pieds de large, à leur plus grande ouverture ; ses mains, pareilles à deux battoirs emmanchés d’un bâton, poussaient l’air comme des rames. Sa tête, toute bouche, toutes narines et tout yeux, absorbait l’air qu’elle envoyait en souffles bruyants.

Aucun cheval n’eût été animé de cette rage de courir.

Aucun lion n’eût eu cette volonté féroce d’atteindre sa proie.

Pitou avait plus d’une demi-lieue à faire quand il aperçut Catherine ; il ne lui laissa pas le temps de faire un quart de lieue tandis que lui absorba cette demi-lieue.

Sa course avait donc acquis le double de la rapidité de celle d’un cheval au trot.

Enfin, il arriva à atteindre une ligne parallèle à la sienne. On n’était plus qu’à cinq cents pas de la lisière opposée de la forêt. Cette éclaircie qu’on apercevait à travers les arbres, c’était Boursonne.

Catherine s’arrêta. Pitou s’arrêta. Il était temps : la respiration commençait à manquer au pauvre diable !

Ce n’était plus pour voir simplement Catherine que Pitou la suivait : c’était pour la surveiller.

Elle avait menti. Dans quel but ?

N’importe ; pour reconquérir sur elle une certaine supériorité, il fallait la surprendre en flagrant délit de mensonge.

Pitou donna tête baissée dans les fougères et dans les épines, brisant les obstacles avec son casque, et employant son sabre au besoin.

Cependant, comme Catherine n’allait plus qu’au pas, de temps en temps le bruit des branches brisées arrivait jusqu’à elle, et faisait tout à la fois dresser l’oreille au cheval et à la maîtresse.

Alors Pitou, qui ne perdait pas Catherine des yeux, Pitou s’arrêtait en reprenant haleine ; il détruisait le soupçon.

Cependant cela ne pouvait pas durer ; aussi cela ne dura-t-il point.

Pitou entendit tout à coup hennir le cheval de Catherine, et à ce hennissement un autre hennissement répondit.

On ne pouvait pas encore voir le second cheval qui hennissait.

Mais, quel qu’il fut, Catherine frappa Cadet de sa badine de houx, et Cadet, qui avait soufflé un instant, reprit le grand trot.

Au bout de cinq minutes, grâce à cette augmentation de vitesse, elle avait rejoint un cavalier, qui accourut lui-même au-devant d’elle avec autant d’empressement qu’elle en avait mis à venir au-devant de lui.

Le mouvement de Catherine avait été si rapide et si inattendu, que le pauvre Pitou était resté immobile, debout, à la même place, se haussant seulement sur la pointe des pieds pour voir de plus loin.

C’était bien loin pour voir.

Mais, s’il ne le vit pas, ce que Pitou sentit comme une commotion électrique, ce fut la joie et la rougeur de la jeune fille, ce fut le tressaillement qui agita tout son corps, ce fut le pétillement de ses yeux si doux, si calmes d’ordinaire, si étincelants alors.

Il ne vit pas non plus quel était ce cavalier au point de distinguer ses traits ; mais, reconnaissant à sa tournure, à sa redingote de chasse de velours vert, à son chapeau à large ganse, à son port de tête libre et gracieux, qu’il devait appartenir à la classe la plus élevée de la société, son esprit se reporta à l’instant même à ce beau joueur de paume, à ce beau danseur de Villers-Cotterêts. Son cœur, sa bouche, toutes les fibres de ses entrailles tressaillirent à la fois, murmurèrent le nom d’Isidor de Charny.

C’était bien lui en effet.

Pitou poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement, et, s’enfonçant de nouveau dans le fourré, il parvint jusqu’à la distance de vingt pas des deux jeunes gens, trop attentionnés alors l’un à l’autre pour s’inquiéter si le bruit qu’ils entendaient était causé par le fourragement d’un quadrupède ou d’un bipède.

Le jeune homme cependant se retourna du côté de Pitou, se haussa sur les étriers, et jeta un regard vague autour de lui.

Mais, à l’instant même, pour échapper à l’investigation, Pitou s’aplatit le ventre et la face contre terre.

Puis, comme un serpent, il se glissa pendant l’espace de dix pas encore, et, arrivé à la portée de la voix, il écouta.

– Bonjour, monsieur Isidor, disait Catherine.

– M. Isidor ! murmura Pitou. Je le savais bien, moi.

Alors il sentit sur son pauvre cœur le poids énorme d’un cheval et d’un cavalier qui l’eussent foulé aux pieds.

Alors il sentit par toute sa personne l’immense fatigue de tout ce travail, que le doute, la défiance et la jalousie lui avaient fait faire depuis une heure.

Les deux jeunes gens, en face l’un de l’autre, avaient chacun de son côté lâché la bride et s’étaient pris les mains ; ils se tenaient debout, et frémissants, muets et souriants, tandis que les deux chevaux, habitués sans doute l’un à l’autre, se caressaient des naseaux et jouaient avec leurs pieds sur la mousse de la route.

– Vous êtes en retard aujourd’hui, monsieur Isidor, fit Catherine en rompant le silence.

– Aujourd’hui ! fit Pitou ; il paraît que les autres jours il n’est pas en retard.

– Ce n’est pas ma faute, chère Catherine, répliqua le jeune homme ; mais j’ai été retenu par une lettre de mon frère qui m’est arrivée ce matin, et à laquelle j’ai dû répondre courrier par courrier. Mais ne craignez rien, demain je serai plus exact.

Catherine sourit, et Isidor serra encore un peu plus tendrement la main qu’on lui abandonnait.

Hélas ! c’étaient autant d’épines qui faisaient saigner le cœur du pauvre Pitou.

– Vous avez donc des nouvelles fraîches de Paris ? demanda-t-elle.

– Oui.

– Eh bien ! moi aussi, dit-elle en souriant. Ne m’avez-vous pas dit l’autre jour, que lorsque quelque chose de pareil arrivait à deux personnes qui s’aimaient, cela s’appelait de la sympathie ?

– Justement. Et comment avez-vous reçu des nouvelles, vous, ma belle Catherine ?

– Par Pitou.

– Qu’est-ce que cela, Pitou ? demanda le jeune noble avec un air libre et enjoué, qui changea en cramoisi le rouge déjà étendu sur les joues de Pitou.

– Mais vous savez bien, dit-elle ; Pitou, c’est ce pauvre garçon que mon père avait pris à la ferme, et qui me donnait le bras un dimanche.

– Ah ! oui, dit le gentilhomme ; celui qui a des genoux comme des nœuds de serviette ?

Catherine se mit à rire. Pitou se sentit humilié, désespéré. Il regarda ses genoux, pareils à des nœuds en effet, en s’appuyant sur ses deux mains et en se soulevant, puis il retomba à plat ventre avec un soupir.

– Voyons, dit Catherine, ne me déchirez pas trop mon pauvre Pitou. Savez-vous ce qu’il me proposait tout à l’heure ?

– Non ; contez-moi un peu cela, ma toute belle.

– Eh bien ! il voulait m’accompagner à La Ferté-Milon.

– Où vous n’allez pas ?

– Non, puisque je croyais que vous m’attendiez ici ; tandis que c’est moi qui vous ai presque attendu.

– Ah ! mais savez-vous que vous venez de dire un mot royal, Catherine ?

– Vraiment ! je ne m’en doutais pas.

– Pourquoi n’avez-vous pas accepté l’offre de ce beau chevalier, il nous eût diverti.

– Pas toujours, peut-être, répondit en riant Catherine.

– Vous avez raison, Catherine, dit Isidor en attachant sur la belle fermière des yeux brillants d’amour.

Et il cacha la tête rougissante de la jeune fille dans ses bras qu’il ferma sur elle.

Pitou ferma les yeux pour ne pas voir, mais il avait oublié de fermer les oreilles pour ne pas entendre ; le bruit d’un baiser arriva jusqu’à lui.

Pitou se prit les cheveux avec désespoir, comme fait le pestiféré dans le premier plan du tableau de Gros représentant Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa.

Lorsque Pitou revint à lui, les jeunes gens avaient remis leurs chevaux au pas et s’éloignaient lentement.

Les dernières paroles que Pitou put entendre furent celles-ci :

– Oui, vous avez raison, monsieur Isidor, promenons-nous une heure ; je rattraperai cette heure sur les jambes de mon cheval, et, ajouta-t-elle en riant, c’est une bonne bête qui n’en dira rien.

Ce fut tout, la vision s’éteignit, l’obscurité se fit dans l’âme de Pitou, comme elle se faisait dans la nature, et, se roulant dans la bruyère, le pauvre garçon se laissa aller aux élans naïfs de sa douleur.

La fraîcheur de la nuit le rendit à lui-même.

– Je ne retournerai pas à la ferme, dit-il ; j’y serais humilié, bafoué ; j’y mangerais le pain d’une femme qui aime un autre homme, et un homme, je dois l’avouer, qui est plus beau, plus riche et plus élégant que moi. Non, ma place n’est plus à Pisseleux, mais à Haramont – à Haramont, dans mon pays, où je trouverai peut-être des gens qui ne s’apercevront pas que j’ai les genoux faits comme des nœuds de serviette.

Cela dit, Pitou frotta ses bonnes longues jambes, et s’achemina vers Haramont, où, sans qu’il s’en doutât, sa réputation et celle de son casque et de son sabre l’avaient précédé, et où l’attendaient, sinon le bonheur, du moins de glorieuses destinées.

Mais, on le sait, ce n’est point l’attribut de l’humanité d’être parfaitement heureux !

Chapitre LXII.
Pitou orateur §

Cependant, en arrivant à Villers-Cotterêts vers les dix heures du soir, après en être parti six heures auparavant et avoir fait dans l’intervalle l’immense tournée que nous avons essayé de décrire, Pitou comprit que, si triste qu’il fût, mieux valait s’arrêter à l’hôtel du Dauphin et coucher dans un lit que coucher à la belle étoile, sous quelque hêtre ou sous quelque chêne de la forêt.

Car, de coucher dans une maison d’Haramont, en y arrivant à dix heures et demie du soir, il n’y fallait pas songer ; il y avait une heure et demie que toutes les lumières étaient éteintes et toutes les portes fermées.

Pitou s’arrêta donc à l’hôtel du Dauphin, où, moyennant une pièce de trente sous, il eut un excellent lit, un pain de quatre livres, un morceau de fromage et un pot de cidre.

Pitou était à la fois fatigué et amoureux, fourbu et désespéré ; il en résulta entre le physique et le moral une lutte dans laquelle le moral, vainqueur d’abord, finit par succomber.

C’est-à-dire que, de onze heures à deux heures du matin, Pitou gémit, soupira, se retourna dans son lit sans pouvoir dormir ; mais, à deux heures du matin, vaincu par la fatigue, il ferma les yeux, pour ne les rouvrir qu’à sept heures.

De même qu’à dix heures et demie du soir tout le monde est couché à Haramont, à sept heures du matin tout le monde est levé à Villers-Cotterêts.

Pitou, en sortant de l’hôtel du Dauphin, vit donc de nouveau son casque et son sabre attirer l’attention publique.

Il se trouva donc, après avoir fait une centaine de pas, le centre d’un rassemblement.

Décidément Pitou avait conquis une énorme popularité dans le pays.

Peu de voyageurs ont une pareille chance. Le soleil, qui, dit-on, luit pour tout le monde, ne luit pas toujours avec un éclat favorable pour les gens qui reviennent dans leur patrie avec le désir d’y être prophètes.

Mais aussi, il n’arrive pas à tout le monde d’avoir une tante acariâtre et avare jusqu’à la férocité, comme était la tante Angélique ; il n’arrive pas à tout Gargantua capable d’engloutir un coq au riz de pouvoir offrir un petit écu aux ayants cause de la victime.

Mais ce qui arrive moins encore à ces revenants, dont l’origine et les traditions remontent à L’Odyssée, c’est de revenir avec un casque sur la tête et un sabre au côté, surtout lorsque le reste de l’accoutrement n’est rien moins que militaire.

Car, disons-le, c’était surtout ce casque et ce sabre qui recommandaient Pitou à l’attention de ses concitoyens.

Sauf les chagrins amoureux qui avaient frappé Pitou à son retour, on voit que toutes sortes de bonheurs lui étaient échus en compensation.

Aussi, quelques habitants de Villers-Cotterêts, qui avaient accompagné la veille Pitou, de la porte de l’abbé Fortier, rue de Soissons, à la porte de la tante Angélique, au Pleux, résolurent-ils, pour continuer l’ovation, de conduire Pitou de Villers-Cotterêts à Haramont.

Ce qu’ils firent comme ils avaient résolu, et, ce que voyant les habitants d’Haramont, les susdits habitants d’Haramont commencèrent à apprécier leur compatriote à sa juste valeur.

Il est vrai de dire que déjà la terre était préparée à recevoir la semence. Le premier passage de Pitou, si rapide qu’il eût été, avait laissé une trace dans les esprits : son casque et son sabre étaient restés dans la mémoire de ceux qui l’avaient vu à l’état d’apparition lumineuse.

En conséquence, les habitants d’Haramont, se voyant favorisés par ce second retour de Pitou qu’ils n’espéraient plus, l’entourèrent avec toutes sortes de marques de considération, en le priant de déposer son attirail guerrier, et de poser sa tente sous les quatre tilleuls qui ombrageaient la place du village, comme on priait Mars en Thessalie, aux anniversaires de ses grands triomphes.

Pitou daigna d’autant plus facilement y consentir, que c’était son intention de fixer son domicile à Haramont. Il accepta donc l’abri d’une chambre, qu’un belliqueux du village lui loua toute meublée.

Meublée d’un lit de planches avec une paillasse et un matelas ; meublée de deux chaises, d’une table et d’un pot à eau.

Le tout fut estimé, par le propriétaire lui-même, à six livres par an, c’est-à-dire au prix de deux plats de coq au riz.

Ce prix arrêté, Pitou prit possession du domicile en payant à boire à ceux qui l’avaient accompagné, et comme les événements non moins que le cidre lui avaient monté la tête, il leur fit une harangue sur le seuil de sa porte.

C’était un grand événement que cette harangue de Pitou, aussi tout Haramont fit-il cercle autour de la maison.

Pitou était quelque peu clerc, il connaissait le beau dire ; il savait les huit mots avec lesquels, à cette époque, les arrangeurs de nations, c’est ainsi que les appelait Homère, faisaient mouvoir les masses populaires.

De M. de La Fayette à Pitou, il y avait loin sans doute ; mais d’Haramont à Paris, quelle distance !

Moralement parlant, bien entendu.

Pitou débuta par un exorde dont l’abbé Fortier lui-même, si difficile qu’il fût, n’eût pas été mécontent.

– Citoyens, dit-il, concitoyens, ce mot est doux à prononcer, je l’ai déjà dit à d’autres Français, car tous les Français sont frères ; mais ici, je crois le dire à des frères véritables, et je trouve toute une famille dans mes compatriotes d’Haramont.

Les femmes, il y en avait quelques-unes dans l’auditoire, et ce n’était pas les mieux disposées – Pitou ayant encore les genoux trop gros et les mollets trop petits pour prévenir du premier coup d’œil en sa faveur un auditoire féminin –, les femmes, à ce mot de famille, pensèrent à ce pauvre Pitou, enfant orphelin, à ce pauvre abandonné qui, depuis la mort de sa mère, n’avait jamais mangé à sa faim, et ce mot de famille, prononcé par ce garçon qui n’en avait pas, remua chez plusieurs d’entre elles cette fibre si sensible qui ferme le réservoir des larmes.

L’exorde achevé, Pitou commença la narration, cette deuxième partie du discours.

Il dit son voyage à Paris, les émeutes des bustes, la prise de la Bastille et la vengeance du peuple ; il glissa légèrement sur la part qu’il avait prise au combat de la place du Palais-Royal et du faubourg Saint-Antoine ; mais moins il se vantait, plus il grandissait aux yeux de ses compatriotes, et à la fin du récit de Pitou, son casque était grand comme le dôme des Invalides, son sabre était haut comme le clocher d’Haramont.

La narration achevée, Pitou en vint à la confirmation, cette délicate opération à laquelle Cicéron reconnaissait le véritable orateur.

Il prouva que les passions populaires avaient été justement soulevées par les accapareurs. Il dit deux mots de MM. Pitt père et fils ; il expliqua la Révolution par les privilèges accordés à la noblesse et au clergé ; enfin, il invita le peuple d’Haramont à faire en particulier ce que le peuple français avait fait en général, c’est-à-dire à se réunir contre l’ennemi commun.

Puis enfin, il passa de la confirmation à la péroraison, par un de ces mouvements sublimes qui sont communs à tous les grands orateurs.

Il laissa tomber son sabre, et, en le relevant, il le tira, par mégarde, du fourreau.

Ce qui lui donna le texte d’une motion incendiaire qui appelait aux armes les habitants de la commune par l’exemple des Parisiens révoltés.

Les Haramontois enthousiastes répondirent énergiquement.

La Révolution fut proclamée et acclamée dans le village.

Ceux de Villers-Cotterêts qui avaient assisté à là séance partirent le cœur gonflé de levain patriotique, chantant de la façon la plus menaçante pour les aristocrates, et avec une sauvage fureur :

Vive Henri quatre !

Vive ce roi vaillant !

Rouget de l’Isle n’avait pas encore composé La Marseillaise, et les fédérés de 90 n’avaient pas encore réveillé le vieux Ça ira populaire, attendu qu’on en était encore à l’an de grâce 1789.

Pitou crut n’avoir fait qu’un discours, Pitou avait fait une révolution.

Il rentra chez lui, se régala d’un morceau de pain bis et du reste de son fromage de l’hôtel du Dauphin, reste de fromage précieusement rapporté dans son casque, puis il alla acheter du fil de laiton, se fit des collets, et, la nuit venue, il alla les tendre dans la forêt.

Cette même nuit, Pitou prit un lapin et un lapereau.

Pitou aurait bien voulu tendre au lièvre ; mais il ne trouva aucune passée, ce qui lui fut expliqué par ce vieil axiome des chasseurs : « Chiens et chats, lièvres et lapins, ne vivent pas ensemble. »

Il eût fallu faire trois ou quatre lieues pour aller jusqu’à un canton giboyeux en lièvres, et Pitou était un peu fatigué, ses jambes avaient fait la veille tout ce qu’elles pouvaient faire dans une journée. Outre une quinzaine de lieues accomplies, elles avaient porté, pendant les quatre ou cinq dernières, un homme accablé de douleur, et rien n’est aussi lourd pour de longues jambes.

Vers une heure du matin, il rentra avec sa première récolte ; il espérait bien en faire une seconde aux passées du matin.

Il se coucha, conservant en lui un reste tellement amer de cette douleur qui, la veille, avait tant fatigué ses jambes, qu’il ne put dormir que six heures de suite sur ce matelas féroce que le propriétaire lui-même appelait une galette.

Pitou dormit d’une heure à sept heures du matin. Le soleil le surprit donc, son volet ouvert, et dormant.

Par ce volet, trente ou quarante habitants d’Haramont le regardaient dormir.

Il se réveilla comme Turenne sur son affût, sourit à ses compatriotes, et leur demanda gracieusement pourquoi ils venaient à lui en si grand nombre et de si grand matin.

L’un d’eux prit la parole. Nous rapporterons fidèlement ce dialogue. C’était un bûcheron nommé Claude Tellier.

– Ange Pitou, dit-il, nous avons réfléchi toute la nuit ; les citoyens doivent, en effet, comme tu nous l’as dit hier, s’armer pour la liberté.

– Je l’ai dit, fit Pitou d’un ton ferme et qui annonçait qu’il était prêt à répondre de ses paroles.

– Seulement, pour nous armer, il nous manque la chose principale.

– Laquelle ? demanda Pitou avec intérêt.

– Des armes.

– Ah ! c’est encore vrai, dit Pitou.

– Nous avons cependant assez réfléchi pour ne pas perdre nos réflexions, et nous nous armerons à tout prix.

– Quand je suis parti, dit Pitou, il y avait cinq fusils dans Haramont : trois fusils de munition, un fusil de chasse à un coup, et un autre fusil de chasse à deux coups.

– Il n’y en a plus que quatre, répondit l’orateur ; le fusil de chasse a crevé de vieillesse, il y a un mois.

– C’était le fusil de Désiré Maniquet, fit Pitou.

– Oui, et même il m’a emporté deux doigts en crevant, dit Désiré Maniquet en élevant au-dessus de sa tête sa main mutilée, et comme l’accident m’est arrivé dans la garenne de cet aristocrate qu’on appelle M. de Longpré, les aristocrates me paieront cela.

Pitou inclina la tête en signe qu’il approuvait cette juste vengeance.

– Nous avons donc quatre fusils seulement, reprit Claude Tellier.

– Eh bien ! avec quatre fusils, dit Pitou, vous avez de quoi armer déjà cinq hommes.

– Comment cela ?

– Oui, le cinquième portera une pique. C’est comme cela à Paris : par quatre hommes armés de fusils, il y a toujours un homme armé d’une pique. C’est très commode, les piques, ça sert à mettre les têtes que l’on a coupées.

– Oh ! oh ! fit une grosse voix réjouie, faut espérer que nous n’en couperons pas, de têtes.

– Non, fit gravement Pitou ; si nous savons repousser l’or de MM. Pitt père et fils. Mais nous en étions aux fusils ; demeurons dans la question, comme dit M. Bailly. Combien d’hommes en état de porter les armes à Haramont ? Vous êtes-vous comptés ?

– Oui.

– Et vous êtes ?

– Nous sommes trente-deux.

– C’est donc vingt-huit fusils qui manquent.

– Jamais on ne les aura, dit le gros homme au visage réjoui.

– Ah ! dit Pitou, il faut savoir, Boniface.

– Comment, il faut savoir ?

– Oui, je dis qu’il faut savoir, parce que je sais.

– Que sais-tu ?

– Je sais qu’on peut s’en procurer.

– S’en procurer ?

– Oui, le peuple parisien n’avait pas d’armes non plus. Eh bien ! M. Marat, un médecin très savant, mais très laid, a dit au peuple parisien où il y avait des armes ; le peuple parisien a été où avait dit M. Marat, et il en a trouvé.

– Et où M. Marat avait-il dit d’aller ? demanda Désiré Maniquet.

– Il avait dit d’aller aux Invalides.

– Oui ; mais nous n’avons pas d’Invalides, à Haramont.

– Moi, je sais un endroit où il y a plus de cent fusils, dit Pitou.

– Et où cela ?

– Dans une des salles du collège de l’abbé Fortier.

– L’abbé Fortier a cent fusils ? Il veut donc armer ses enfants de chœur, ce gueux de calotin-là ? dit Claude Tellier.

Pitou n’avait pas une profonde affection pour l’abbé Fortier ; cependant, cette violente sortie contre son ancien professeur le blessa profondément.

– Claude ! dit-il ; Claude !

– Eh bien ! après ?

– Je n’ai pas dit que les fusils fussent à l’abbé Fortier, j’ai dit que les fusils étaient chez l’abbé Fortier.

– S’ils sont chez lui, ils sont à lui.

– Ce dilemme est faux, Claude. Je suis dans la maison de Bastien Godinet, et cependant la maison de Bastien Godinet n’est pas à moi.

– C’est vrai, dit Bastien, répondant sans que Pitou eût même eu besoin de lui faire un appel particulier.

– Les fusils ne sont donc pas à l’abbé Fortier, dit Pitou.

– À qui sont-ils donc, alors ?

– À la commune.

– S’ils sont à la commune, comment sont-ils chez l’abbé Fortier ?

– Ils sont chez l’abbé Fortier, parce que la maison de l’abbé Fortier est à la commune, qui le loge parce qu’il dit la messe et qu’il instruit gratis les enfants des pauvres citoyens. Or, puisque la maison de l’abbé Fortier appartient à la commune, la commune a bien le droit de réserver dans la maison qui lui appartient une chambre pour mettre ses fusils ; ah !

– C’est vrai ! dirent les auditeurs, la commune a ce droit-là.

– Eh bien ! voyons, après ; comment nous procurerons-nous ces fusils, dis ?

La question embarrassa Pitou, qui se gratta l’oreille.

– Oui, dis vite, fit une autre voix, il faut que nous allions travailler.

Pitou respira, le dernier interlocuteur venait de lui ouvrir une échappatoire.

– Travailler ! s’écria Pitou. Vous parlez de vous armer pour la défense de la patrie, et vous pensez à travailler !

Et Pilou ponctua sa phrase d’un rire tellement ironique et méprisant, que les Haramontois se regardèrent humiliés.

– Nous sacrifierions bien encore quelques journées s’il le fallait absolument, dit un autre, pour être libres.

– Pour être libres, dit Pitou, ce n’est pas une journée qu’il faut sacrifier, c’est toutes ses journées.

– Alors, dit Boniface, quand on travaille pour la Liberté on se repose.

– Boniface, répliqua Pitou d’un air de La Fayette irrité, ceux-là ne sauront jamais être libres qui ne savent pas fouler aux pieds les préjugés.

– Moi, dit Boniface, je ne demande pas mieux que de ne pas travailler. Mais comment faire pour manger ?

– Est-ce que l’on mange ? riposta Pitou.

– À Haramont, oui, on mange encore. Est-ce qu’on ne mange plus à Paris ?

– On mange quand on a vaincu les tyrans, dit Pitou. Est-ce que l’on a mangé le 14 juillet ? Est-ce que l’on pensait à manger, ce jour-là ? Non, l’on n’avait pas le temps.

– Ah ! ah ! dirent les plus zélés, ce devait être beau, la prise de la Bastille !

– Manger ! continua dédaigneusement Pitou. Ah ! boire, je ne dis pas. Il faisait si chaud, et la poudre à canon est si âcre !

– Mais que buvait-on ?

– Ce qu’on buvait ? De l’eau, du vin, de l’eau-de-vie. C’étaient les femmes qui s’étaient chargées de ce soin.

– Les femmes ?

– Oui, des femmes superbes, qui avaient fait des drapeaux avec le devant de leurs robes.

– Vraiment ! firent les auditeurs émerveillés.

– Mais enfin, le lendemain, continua un sceptique, on a dû manger ?

– Je ne dis pas non, fit Pitou.

– Alors, reprit Boniface triomphant, si l’on a mangé, on a dû travailler ?

– Monsieur Boniface, répliqua Pitou, vous parlez de ces choses-là sans les connaître. Paris n’est pas un hameau. Il ne se compose pas d’un tas de villageois routiniers, adonnés aux habitudes du ventre : Obedientia ventri, comme nous disons en latin, nous autres savants. Non, Paris, comme dit M. de Mirabeau, c’est la tête des nations ; c’est un cerveau qui pense pour le monde entier. Un cerveau, cela ne mange jamais, monsieur.

– C’est vrai, pensèrent les auditeurs.

– Et cependant, dit Pitou, le cerveau qui ne mange pas se nourrit tout de même.

– Alors, comment se nourrit-il ? demanda Boniface.

– Invisiblement, de la nourriture du corps.

Ici, les Haramontois cessèrent de comprendre.

– Explique-nous cela, Pitou, demanda Boniface.

– C’est bien facile, dit Pitou. Paris, c’est le cerveau, comme je l’ai dit ; les provinces ce sont les membres ; les provinces travailleront, boiront, mangeront, et Paris pensera.

– Alors, je quitte la province et vais à Paris, dit le sceptique Boniface. Venez-vous à Paris avec moi, vous autres ?

Une partie de l’auditoire éclata de rire, et parut se rallier à Boniface.

Pitou s’aperçut qu’il allait être discrédité par ce railleur.

– Allez-y donc, à Paris ! s’écria-t-il à son tour, et si vous y trouvez une seule figure aussi ridicule que la vôtre, je vous achète des lapereaux comme celui-là à un louis la pièce.

Et d’une main Pitou montra son lapereau, tandis que dans l’autre il faisait danser et sonner les quelques louis qui lui restaient de la munificence de Gilbert.

Pitou fit rire à son tour.

Sur quoi Boniface se fâcha tout rouge.

– Eh ! mon Pitou, tu fais bien le faraud, de nous appeler ridicules !

Ridicule tu es, fit majestueusement Pitou.

– Mais regarde-toi donc, dit Boniface.

– J’aurai beau me regarder, répondit Pitou, je verrai peut-être quelque chose d’aussi laid que toi, mais jamais quelque chose d’aussi bête.

Pitou avait à peine achevé, que Boniface – on est presque Picard à Haramont – lui avait allongé un coup de poing que Pitou para adroitement avec son œil, mais auquel il riposta par un coup de pied tout parisien.

Ce premier coup de pied fut suivi d’un second qui terrassa le sceptique.

Pitou s’inclina vers son adversaire comme pour donner à sa victoire les suites les plus fatales, et chacun se précipitait déjà au secours de Boniface, lorsque Pitou se relevant :

– Apprends, dit-il, que les vainqueurs de la Bastille ne se battent pas à coups de poing. J’ai un sabre, prends un sabre, et finissons.

Sur ce, Pitou dégaina, oubliant ou n’oubliant pas qu’il n’y avait à Haramont que son sabre et celui du garde champêtre, d’une coudée moins long que le sien.

Il est vrai que, pour rétablir l’équilibre, il mit son casque.

Cette grandeur d’âme électrisa l’assemblée. Il fut convenu que Boniface était un maroufle, un drôle, un crétin indigne de prendre part à la discussion des affaires publiques.

En conséquence, on l’expulsa.

– Vous voyez, dit alors Pitou, l’image des révolutions de Paris. Comme l’a dit M. Prudhomme ou Loustalot… je crois que c’est le vertueux Loustalot… Oui, c’est lui, j’en suis sûr : « Les grands ne nous paraissent grands que parce que nous sommes à genoux : levons-nous. »

Cette épigraphe n’avait pas le moindre rapport avec la situation. Mais, peut-être à cause de cela même, fit-elle un effet prodigieux.

Le sceptique Boniface, qui était à vingt pas de là, en fut frappé, et revint humblement dire à Pitou :

– Il ne faut pas nous en vouloir, Pitou, si nous ne connaissons pas la liberté aussi bien que toi.

– Ce n’est pas la liberté, dit Pitou, ce sont les droits de l’homme.

Autre coup de massue avec lequel Pitou terrassa une seconde fois l’auditoire.

– Décidément, Pitou, dit Boniface, tu es un savant, et nous te rendons hommage.

Pitou s’inclina.

– Oui, dit-il, l’éducation et l’expérience m’ont placé au-dessus de vous, et si tout à l’heure je vous ai parlé un peu durement, c’est par amitié pour vous.

Les applaudissements éclatèrent. Pitou vit qu’il pouvait se lancer.

– Vous venez de parler de travail, dit-il ; mais savez-vous ce que c’est que le travail ? Pour vous, le travail consiste à fendre du bois, à couper la moisson, à ramasser de la faîne, à lier des gerbes, à mettre des pierres sur des pierres et à les consolider avec du ciment… Voilà ce que c’est que le travail pour vous. À votre compte, je ne travaille pas, moi. Eh bien ! vous vous trompez : à moi seul je travaille plus que vous tous, car je médite votre émancipation, car je rêve à votre liberté, à votre égalité. Un seul de mes moments vaut donc cent de vos journées. Les bœufs qui labourent font tous la même chose ; mais l’homme qui pense surpasse toutes les forces de la matière. À moi seul je vous vaux tous.

« Voyez M. de La Fayette : c’est un homme mince, blond, pas beaucoup plus grand que Claude Tellier ; il a le nez pointu, de petites jambes, et des bras comme les bâtons de cette chaise ; quant aux mains et aux pieds, ce n’est pas la peine d’en parler : autant vaut n’en pas avoir. Eh bien ! cet homme, il a porté deux mondes sur ses épaules, un de plus qu’Atlas, et ses petites mains, elles ont brisé les fers de l’Amérique et de la France…

« Or, puisque ses bras ont fait cela, des bras comme des bâtons de chaise, jugez de ce que peuvent faire les miens. »

Et Pitou exhiba ses bras noueux comme des troncs de houx.

Et sur ce rapprochement il s’arrêta, certain d’avoir produit, sans rien conclure, un effet immense.

Il l’avait produit.

Chapitre LXIII.
Pitou conspirateur §

La plupart des choses qui arrivent à l’homme, et qui sont pour lui de grands bonheurs ou de grands honneurs, lui viennent presque toujours d’avoir beaucoup voulu, ou d’avoir beaucoup dédaigné.

Si l’on veut bien faire l’application de cette maxime aux événements et aux hommes de l’histoire, on verra qu’elle a non seulement de la profondeur, mais encore de la vérité.

Nous nous contenterons, sans recourir aux preuves, de l’appliquer à Ange Pitou, notre homme et notre histoire.

En effet, Pitou – s’il nous est permis de faire quelques pas en arrière et de revenir sur la blessure qu’il avait reçue en plein cœur –, en effet, Pitou, après sa découverte sur la lisière de la forêt, s’était senti pris d’un grand dédain pour les choses de ce monde.

Lui qui avait espéré de faire fleurir dans son cœur cette plante précieuse et rare qu’on appelle l’amour ; lui qui était revenu dans son pays avec un casque et un sabre, fier d’associer Mars à Vénus, comme disait son illustre compatriote Demoustier, dans ses Lettres à Émilie sur la mythologie, il se trouva bien penaud et bien malheureux de voir qu’il y avait à Villers-Cotterêts et dans ses environs des amoureux de reste.

Lui qui avait pris une part si active dans la croisade des Parisiens contre les gentilshommes, il se trouvait bien petit en face de la noblesse campagnarde, représentée par M. Isidor de Charny.

Hélas ! un si beau garçon, un homme capable de plaire à la première vue, un cavalier qui portait une culotte de peau et une veste de velours !

Comment lutter avec un pareil homme !

Avec un homme qui avait des bottes à l’écuyère et des éperons à ses bottes ; avec un homme dont beaucoup de gens appelaient encore le frère monseigneur !

Comment lutter avec un rival pareil ! Comment n’avoir pas à la fois la honte et l’admiration, deux sentiments qui, au cœur du jaloux, sont un double supplice, si affreux que jamais on n’a su dire si un jaloux préfère un rival au-dessus ou au-dessous de lui !

Pitou connaissait donc la jalousie, plaie incurable, fertile en douleurs ignorées jusqu’alors du cœur naïf et honnête de notre héros ; la jalousie, végétation phénoménale vénéneuse, sortie sans semence d’un terrain où jusqu’alors nul n’avait vu germer aucune mauvaise passion, pas même l’amour-propre, cette mauvaise herbe qui encombre les terrains les plus stériles.

Un cœur ainsi ravagé a besoin d’une bien profonde philosophie pour reprendre son calme habituel.

Pitou fut-il un philosophe, lui qui, le lendemain du jour où il avait éprouvé cette terrible sensation, songeait à aller faire la guerre aux lapins et aux lièvres de M. le duc d’Orléans, et le surlendemain à faire les magnifiques harangues que nous avons rapportées ?

Son cœur avait-il la dureté du silex, duquel tout choc tire une étincelle, ou simplement la douce résistance de l’éponge, qui a la faculté d’absorber les larmes et de mollir sans se blesser dans le choc des mésaventures ?

C’est ce que l’avenir nous apprendra. Ne préjugeons pas, racontons.

Après sa visite reçue et ses harangues terminées, Pitou, forcé par son appétit de descendre à des soins inférieurs, fit sa cuisine, et mangea son lapereau en regrettant que ce ne fût pas un lièvre.

En effet, si le lapereau de Pitou eût été un lièvre, Pitou ne l’eût pas mangé, mais vendu.

Ce n’eût pas été une mince affaire : un lièvre valait, selon sa taille, de dix-huit à vingt-quatre sous, et, quoique possesseur encore du surcroît de louis donnés par le docteur Gilbert, Pitou qui, sans être avare comme la tante Angélique, tenait de sa mère une bonne dose d’économie, Pitou eût ajouté ces dix-huit sous à son trésor, qui ainsi se fût arrondi au lieu de s’écorner.

Car Pitou se faisait cette réflexion, qu’il n’est pas nécessaire qu’un homme se mette à faire des repas, tantôt de trois livres, tantôt de dix-huit sous. On n’est pas un Lucullus, et Pitou se disait qu’avec les dix-huit sous de son lièvre il eût vécu toute une semaine.

Or, pendant cette semaine, en supposant qu’il eût pris un lièvre le premier jour, il en eût bien pris trois pendant les sept jours, ou plutôt pendant les sept nuits suivantes. En une semaine il eût donc gagné la nourriture d’un mois.

À ce compte, quarante-huit lièvres lui suffisaient pour une année ; tout le reste était du bénéfice net.

Pitou faisait ce calcul économique tout en mangeant son lapereau, qui, au lieu de lui rapporter dix-huit sous, lui coûtait un sou de beurre et un sou de lard. Quant aux oignons, il les avait glanés sur le territoire communal.

« Après le repas, le feu ou le pas », dit le proverbe. Après le repas, Pitou s’en était allé chercher dans la forêt un joli coin pour dormir.

Il va sans dire que, dès que l’infortuné ne parlait plus politique, et se retrouvait seul avec lui-même, il avait immédiatement devant la pensée le spectacle de M. Isidor en galanterie avec mademoiselle Catherine.

Les chênes et les hêtres tremblaient de ses soupirs ; la nature, qui sourit toujours aux estomacs satisfaits, faisait une exception en faveur de Pitou, et lui semblait un vaste désert noir, dans lequel il ne restait plus que des lapins, des lièvres et des chevreuils.

Une fois couché sous les grands arbres de sa forêt natale, Pitou, s’inspirant de leur ombre et de leur fraîcheur, s’affermit dans son héroïque résolution qui avait été de disparaître aux yeux de Catherine, de la laisser libre, de ne point s’affliger outre mesure de ses préférences, de ne pas se laisser humilier plus bas qu’il ne convenait par la comparaison.

C’était un bien douloureux effort que de ne plus voir mademoiselle Catherine, mais il fallait qu’un homme fût un homme.

La question d’ailleurs n’était point là tout à fait.

Il ne s’agissait pas précisément de ne plus voir mademoiselle Catherine, mais de n’être plus vu d’elle.

Or, qui empêcherait que, de temps en temps, l’amant infortuné, se cachant avec soin, n’aperçût au passage la belle farouche ? Rien.

D’Haramont à Pisseleux, quelle était la distance ? une lieue et demie à peine, c’est-à-dire quelques enjambées, voilà tout.

Autant il serait lâche de la part de Pitou de rechercher Catherine après ce qu’il avait vu, autant il serait adroit de continuer à savoir ses faits et gestes, grâce à un exercice dont la santé de Pitou s’accommoderait à merveille.

D’ailleurs, les cantons de la forêt situés derrière Pisseleux et s’étendant jusqu’à Boursonne abondaient en lièvres.

Pitou irait la nuit tendre ses collets, et le lendemain matin, du haut de quelque monticule, il interrogerait la plaine, et guetterait les sorties de mademoiselle Catherine. C’était son droit ; c’était en quelque sorte son devoir, fondé de pouvoirs comme il l’était du père Billot.

Ainsi réconforté par lui-même contre lui-même, Pitou crut pouvoir cesser de soupirer. Il dîna d’un énorme morceau de pain qu’il avait apporté, et quand le soir vint, il tendit une douzaine de collets, et se coucha sur des bruyères encore chaudes du soleil de la journée.

Là, il dormit comme un homme au désespoir, c’est-à-dire d’un sommeil semblable à la mort.

La fraîcheur de la nuit le réveilla ; il visita ses collets, rien n’était pris encore ; mais Pitou ne comptait jamais guère que sur la passée du matin. Seulement, comme il se sentait la tête un peu alourdie, il se résolut à regagner son logis, quitte à revenir le lendemain.

Mais cette journée, qui avait passé pour lui si vide d’événements et d’intrigues, les gens du hameau l’avait passée à réfléchir et à faire des combinaisons.

On aurait pu voir, vers le milieu de cette journée que Pitou passa à rêver dans la forêt, on aurait pu voir les bûcherons s’appuyer sur leurs cognées, les batteurs rester le fléau en l’air, les menuisiers arrêter le rabot sur la planche lisse.

Tous ces moments perdus, Pitou en était la cause, Pitou avait été le souffle de discorde lancé parmi ces brins de paille qui commençaient à flotter confusément.

Et lui, artisan de ce trouble, il ne s’en souvenait même pas.

Mais, à l’heure où il s’achemina vers son domicile, quoique dix heures fussent sonnées, et qu’à cette heure, d’habitude, pas une chandelle ne fût allumée, pas un œil ne fût ouvert dans le village, il aperçut une mise en scène inaccoutumée, à l’entour de la maison qu’il habitait. C’étaient des groupes assis, des groupes debout, des groupes marchant.

L’attitude de chacun de ces groupes avait une signification inusitée.

Pitou, sans savoir pourquoi, se figura que ces gens parlaient de lui.

Et quand il passa dans la rue, tous furent comme frappés d’une secousse électrique, et se le montrèrent l’un à l’autre.

– Qu’ont-ils donc ? se demanda Pitou ; je n’ai cependant pas mis mon casque.

Et il rentra modestement chez lui, après avoir échangé çà et là quelques saluts.

Il n’avait pas encore fermé la porte assez mal jointe de la maison, qu’il crut entendre un coup frappé sur le bois.

Pitou n’allumait pas de chandelle avant de se coucher ; la chandelle était un trop grand luxe pour un homme qui, n’ayant qu’une couchette, ne pouvait pas se tromper de lit, et qui, n’ayant pas de livres, ne pouvait pas lire.

Mais ce qu’il y avait de certain, c’est que l’on frappait à sa porte.

Il leva le loquet.

Deux hommes, deux jeunes gens d’Haramont, entrèrent familièrement chez lui.

– Tiens, tu n’as pas de chandelle, Pitou, fit l’un d’eux.

– Non, répondit Pitou. Pour quoi faire ?

– Mais pour y voir.

– Oh ! j’y vois la nuit, moi : je suis nyctalope.

Et, en preuve de ce qu’il ajoutait :

– Bonsoir, Claude ; bonsoir, Désiré, dit-il.

– Eh bien ! firent ceux-ci, nous voilà, Pitou.

– C’est une bonne visite, que me voulez-vous, mes amis ?

– Viens donc au clair, dit Claude.

– Au clair de quoi ? il n’y a pas de lune.

– Au clair du ciel.

– Tu as donc à me parler ?

– Oui, nous avons à te parler, Ange.

Et Claude appuya significativement sur ces mots.

– Allons, dit Pitou.

Et tous trois sortirent.

Ils allèrent ainsi jusqu’au premier carrefour du bois, où ils s’arrêtèrent, Pitou ne sachant toujours pas ce qu’on lui voulait.

– Eh bien ? demanda Pitou voyant que ses deux compagnons faisaient halte.

– Vois-tu, Ange, dit Claude, nous voilà, moi et Désiré Maniquet, qui menons le pays à nous deux ; veux-tu être avec nous ?

– Pour quoi faire ?

– Ah ! voilà, c’est pour…

– Pour ? demanda Pitou en se redressant ; pour quoi ?

– Pour conspirer, murmura Claude à l’oreille de Pitou.

– Ah ! ah ! comme à Paris, fit Pitou ricanant.

Le fait est qu’il avait peur du mot et de l’écho de ce mot, même au milieu de la forêt.

– Voyons, explique-toi, lui dit-il enfin.

– Voici le fait : approche-toi, Désiré, qui es braconnier dans l’âme, et qui connais tous les bruits du jour et de la nuit, de la plaine et de la forêt, regarde si l’on ne nous a pas suivis ; écoute si l’on ne nous épie pas.

Désiré fit un signe de la tête, décrivit un cercle autour de Pitou et de Claude, cercle aussi silencieux que l’est celui d’un loup qui tourne autour d’une bergerie.

Puis il revint.

– Parle, dit-il, nous sommes seuls.

– Mes enfants, reprit Claude, toutes les communes de France, à ce que tu nous as dit, Pitou, veulent être en armes et sur le pied de gardes nationales.

– Ça c’est vrai, dit Pitou.

– Eh bien, pourquoi Haramont ne serait-il pas en armes comme les autres communes ?

– Mais, tu l’as dit hier, Claude, dit Pitou, quand je faisais la motion de nous armer : Haramont n’est pas en armes, parce que Haramont n’a pas de fusils.

– Oh ! les fusils, cela ne nous inquiète pas, puisque tu sais où il y en a.

– Je sais, je sais, dit Pitou, qui voyait venir Claude, et qui comprenait le danger.

– Eh bien ! continua Claude, nous nous sommes consultés aujourd’hui, tous les jeunes gens patriotes du pays.

– Bon.

– Et nous sommes trente-trois.

– C’est le tiers de cent moins un, ajouta Pitou.

– Sais-tu l’exercice, toi ? demanda Claude.

– Pardieu ! fit Pitou, qui ne savait pas seulement porter armes.

– Bien. Et sais-tu la manœuvre ?

– J’ai vu manœuvrer dix fois le général La Fayette avec quarante mille hommes, répondit dédaigneusement Pitou.

– Très bien ! dit Désiré, qui se lassait de ne pas parler, et qui, sans être très exigeant, demandait à placer au moins un mot à son tour.

– Alors, veux-tu nous commander ? demanda Claude.

– Moi ! s’écria Pitou en faisant un bond de surprise.

– Toi-même.

Et les deux conspirateurs regardèrent fixement Pitou.

– Ah ! tu hésites, dit Claude.

– Mais…

– Tu n’es donc pas un bon patriote ? fit Désiré.

– Oh ! par exemple.

– Tu crains donc quelque chose ?

– Moi, un vainqueur de la Bastille, un médaillé.

– Tu es médaillé !

– Je le serai quand les médailles seront frappées. M. Billot m’a promis de retirer la mienne en mon nom.

– Il sera médaillé ! nous aurons un chef médaillé ! s’écria Claude avec transport.

– Voyons, acceptes-tu ? demanda Désiré.

– Acceptes-tu ? demanda Claude.

– Eh bien ! oui, j’accepte, répondit Pitou, emporté par son enthousiasme et peut-être bien aussi par un sentiment qui s’éveillait en lui et qu’on appelle l’orgueil.

– C’est conclu ! s’écria Claude, à partir de demain, tu nous commandes.

– Que vous commanderai-je ?

– L’exercice donc.

– Et des fusils ?

– Mais puisque tu sais où il y en a.

– Ah ! oui, chez l’abbé Fortier.

– Sans doute.

– Seulement, l’abbé Fortier est dans le cas de me les refuser.

– Eh bien ! tu feras comme les patriotes ont fait aux Invalides, tu les prendras.

– À moi tout seul ?

– Tu auras nos signatures, et d’ailleurs, au besoin, nous t’amènerons des bras, nous soulèverons Villers-Cotterêts, s’il le faut.

Pitou secoua la tête.

– L’abbé Fortier est entêté, dit-il.

– Bah ! tu étais son élève de prédilection, il ne saura rien te refuser.

– On voit bien que vous ne le connaissez guère, vous, fit Pitou avec un soupir.

– Comment, tu crois que ce vieux refuserait ?

– Il refuserait à un escadron de Royal-Allemand… C’est un entêté, injustum et tenacem22… C’est vrai, dit Pitou, s’interrompant, vous ne savez pas seulement le latin.

Mais les deux Haramontois ne se laissèrent éblouir, ni par la citation, ni par l’apostrophe.

– Ah ! ma foi ! dit Désiré, voilà un beau chef que nous avons choisi là, Claude ; il s’effraie de tout.

Claude secoua la tête.

Pitou s’aperçut qu’il venait de compromettre sa haute position. Il se rappela que la fortune aime les audacieux.

– Eh bien ! soit, dit-il, on osera.

– Tu te charges des fusils alors ?

– Je me charge… d’essayer.

Un murmure de satisfaction remplaça le léger murmure improbatif qui s’était élevé.

– Oh ! oh ! pensa Pitou, ces gens-là me mènent déjà avant que je sois leur chef. Que sera-ce donc quand je le serai !

– Essayer, dit Claude en secouant la tête. Oh ! oh ! ce n’est pas assez.

– Si ce n’est pas assez, répondit Pitou, fais mieux, toi ; je te cède mon commandement ; va te frotter à l’abbé Fortier et à son martinet, toi.

– C’est bien la peine, fit dédaigneusement Maniquet, de revenir de Paris avec un sabre et un casque, pour avoir peur d’un martinet.

– Un sabre et un casque ne sont point une cuirasse, et quand ils seraient une cuirasse, l’abbé Fortier, avec son martinet, aurait bien vite trouvé le défaut de la cuirasse.

Claude et Désiré parurent comprendre cette observation.

– Allons, Pitou, mon fils ! dit Claude.

Mon fils est un terme d’amitié fort usité dans le pays.

– Eh bien ! soit, dit Pitou ; mais de l’obéissance, morbleu !

– Tu verras comme nous serons obéissants, dit Claude en clignant de l’œil à Désiré.

– Seulement, ajouta Désiré, charge-toi des fusils.

– C’est convenu, dit Pitou, fort inquiet au fond, mais à qui cependant l’ambition commençait à conseiller les grandes audaces.

– Tu le promets ?

– Je le jure.

Pitou étendit la main, ses deux compagnons en firent autant ; et voilà comment, à la clarté des étoiles, dans une clairière, l’insurrection fut déclarée dans le département de l’Aisne, par les trois Haramontois, plagiaires innocents de Guillaume Tell et de ses compagnons.

Le fait est que Pitou entrevoyait au bout de ses peines le bonheur de se montrer glorieusement revêtu des insignes d’un commandant de garde nationale, et que ces insignes lui paraissaient être de nature à imprimer, sinon des remords, du moins des réflexions à mademoiselle Catherine.

Ainsi sacré par la volonté de ses électeurs, Pitou rentra chez lui rêvant aux voies et moyens de procurer des armes à ses trente-trois gardes nationaux.

Chapitre LXIV.
Où l’on voit en présence le principe monarchique représenté par l’abbé Fortier, et le principe révolutionnaire représenté par Pitou §

Cette nuit-là, Pitou fut si préoccupé du grand honneur qui lui était échu, qu’il oublia de visiter ses collets.

Le lendemain, il s’arma de son casque et de son sabre, et se mit en route pour Villers-Cotterêts.

Six heures du matin sonnaient à l’horloge de la ville quand Pitou arriva sur la place du Château et frappa discrètement à la petite porte qui donnait dans le jardin de l’abbé Fortier.

Pitou avait frappé assez fort pour tranquilliser sa conscience, assez doucement pour qu’on n’entendît point de la maison.

Il espérait se donner ainsi un quart d’heure de répit, et, pendant ce temps, orner de quelques fleurs oratoires le discours qu’il avait préparé pour l’abbé Fortier.

Son étonnement fut grand, si doucement qu’il eût frappé, de voir la porte s’ouvrir ; mais cet étonnement cessa quand, dans celui qui lui ouvrait la porte, il reconnut Sébastien Gilbert.

L’enfant se promenait dans le petit jardin, étudiant sa leçon au premier soleil, ou plutôt faisant semblant d’étudier ; car le livre ouvert pendait à sa main, et la pensée de l’enfant courait capricieuse au-devant et à la suite de tout ce qu’il aimait en ce monde.

Sébastien poussa un cri de joie en apercevant Pitou.

Ils s’embrassèrent ; puis le premier mot de l’enfant fut celui-ci :

– As-tu des nouvelles de Paris ?

– Non, et toi ? demanda Pitou.

– Oh ! moi, j’en ai ; mon père m’a écrit une charmante lettre.

– Ah ! fit Pitou.

– Et dans laquelle, continua l’enfant, il y a un mot pour toi.

Et tirant la lettre de sa poitrine, il la présenta à Pitou.

« P.-S. Billot recommande à Pitou de ne pas ennuyer ou distraire les gens de la ferme. »

– Oh ! soupira Pitou, voici, par ma foi ! une recommandation bien inutile. Je n’ai plus personne à tourmenter ou à divertir à la ferme.

Puis il ajouta tout bas, en soupirant plus fort :

– C’est à M. Isidor que l’on eût dû adresser ces paroles.

Mais bientôt, se remettant et rendant la lettre à Sébastien :

– Où est l’abbé ? demanda-t-il.

L’enfant prêta l’oreille, et quoique toute la largeur de la cour et une partie du jardin le séparassent de l’escalier qui craquait sous les pieds du digne prêtre :

– Tiens, dit-il, le voilà qui descend.

Pitou passa du jardin dans la cour, mais ce ne fut qu’alors qu’il entendit le pas alourdi de l’abbé.

Le digne instituteur descendait son escalier tout en lisant son journal.

Son fidèle martinet pendait à son côté comme une épée à la ceinture d’un capitaine.

Le nez sur le papier, car il savait par cœur le nombre de ses marches et chaque saillie ou chaque cavité de sa vieille maison, l’abbé arriva juste sur Ange Pitou, qui tâchait de se donner la contenance la plus majestueuse possible en face de son adversaire politique.

Et d’abord, sur la situation, quelques mots qui eussent fait longueur à une autre page et qui trouvent naturellement leur place sur celle-ci.

Ils expliqueront la présence chez l’abbé Fortier de ces trente ou quarante fusils qui étaient l’objet des ambitions de Pitou et de ses deux complices, Claude et Désiré.

L’abbé Fortier, ancien aumônier ou sous-aumônier du château, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire ailleurs, était devenu avec le temps, et surtout avec cette patiente fixité des ecclésiastiques, l’unique intendant de ce qu’en économie théâtrale on appelle les accessoires de la maison.

Outre ses vases sacrés, outre la bibliothèque, outre le garde-meuble, il avait reçu en dépôt les vieux équipages de chasse du duc d’Orléans, Louis-Philippe, père de Philippe, qui fut nommé depuis Égalité. Quelques-uns de ces équipages remontaient à Louis XIII et à Henri III. Tous ces ustensiles avaient été disposés artistiquement par lui dans une galerie du château qu’on lui avait abandonnée à cet effet. Et pour leur donner un aspect plus pittoresque, il les avait étoilés de rondaches, d’épieux, de poignards, de dagues et de mousquets à incrustation du temps de la Ligue.

La porte de cette galerie était formidablement défendue par deux petits canons de bronze argenté donnés par Louis XIV à son frère Monsieur.

En outre, une cinquantaine de mousquetons rapportés comme trophées, par Joseph-Philippe, du combat d’Ouessant, avaient été donnés par lui à la municipalité, et la municipalité, qui, comme nous l’avons dit, logeait gratis l’abbé Fortier, avait mis ces mousquets, dont elle ne savait que faire, dans une chambre de la maison collégiale.

C’était là le trésor que gardait le dragon nommé Fortier, menacé par ce Jason que l’on appelait Ange Pitou.

Le petit arsenal du château était assez célèbre dans le pays pour que l’on désirât l’acquérir sans frais.

Mais, nous l’avons dit, dragon vigilant, l’abbé ne semblait pas disposé à livrer facilement, à quelque Jason que ce fût, les pommes d’or de ses Hespérides.

Ceci posé, revenons à Pitou.

Il salua fort gracieusement l’abbé Fortier, en accompagnant son salut d’une de ces petites toux qui réclament l’attention des gens distraits ou préoccupés.

L’abbé Fortier leva le nez de dessus son journal.

– Tiens, c’est Pitou, dit-il.

– Pour vous servir si j’en étais capable, monsieur l’abbé, fit Ange avec courtoisie.

L’abbé plia son journal, ou plutôt le ferma comme il eût fait d’un portefeuille, car, à cette heureuse époque, les journaux n’étaient encore que de petits livres.

Puis, son journal fermé, il le passa dans sa ceinture, du côté opposé à son martinet.

– Ah ! oui ; mais voilà le malheur, répondit l’abbé en goguenardant, c’est que tu n’en es pas capable.

– Oh ! monsieur l’abbé !

– Entends-tu, faiseur de barbarismes ?

– Oh ! monsieur l’abbé !

– Entends-tu, monsieur l’hypocrite ?

– Oh ! monsieur l’abbé !

– Entendez-vous, monsieur le révolutionnaire ?

– Allons, bon ; voilà qu’avant que j’aie parlé, vous vous mettez en colère contre moi. C’est bien mal commencer, monsieur l’abbé.

Sébastien, qui savait ce que depuis deux jours l’abbé Fortier avait dit de Pitou à tout venant, aima mieux ne pas assister à la querelle qui ne pouvait manquer d’éclater incessamment entre son ami et son maître, et s’éclipsa.

Pitou regarda s’éloigner Sébastien avec une certaine douleur. Ce n’était pas un allié bien vigoureux, mais c’était un enfant de la même communion politique que lui.

Aussi à sa disparition hors du cadre de la porte, poussa-t-il un soupir, et, revenant à l’abbé :

– Ah çà ! voyons, monsieur l’abbé, dit-il, pourquoi m’appelez-vous révolutionnaire ? Est-ce que c’est moi par hasard qui suis cause qu’on a fait la Révolution ?

– Tu as vécu avec ceux qui la font.

– Monsieur l’abbé, dit Pitou avec une dignité suprême, chacun est libre de sa pensée.

– Oui-da ?

Est penes hominem arbitrium et ratio23.

– Ah bah ! fit l’abbé, tu sais donc le latin, cuistre ?

– Je sais ce que vous m’en avez appris, répondit modestement Pitou.

– Oui, revu, corrigé, augmenté et embelli de barbarismes.

– Bon, monsieur l’abbé, des barbarismes ! Eh ! mon Dieu, qui n’en fait pas ?

– Drôle ! dit l’abbé, visiblement blessé de cette tendance que l’esprit de Pitou paraissait avoir à généraliser, crois-tu que j’en fasse des barbarismes, moi ?

– Vous en feriez aux yeux d’un homme qui serait plus fort latiniste que vous.

– Voyez-vous cela ! fit l’abbé pâle de colère, et cependant frappé de ce raisonnement qui ne manquait pas d’une certaine force.

Puis, avec mélancolie :

– Voilà en deux mots, continua l’abbé, le système de ces scélérats : ils détruisent et dégradent au profit de qui ? ils ne le savent pas eux-mêmes ; au profit de l’inconnu. Voyons, monsieur le cancre, parlez à cœur ouvert. Connaissez-vous quelqu’un qui soit plus fort latiniste que moi ?

– Non, mais il peut y en avoir, bien que je ne les connaisse pas… je ne connais pas tout.

– Je le crois fichtre bien !

Pitou se signa.

– Que fais-tu, libertin ?

– Vous jurez, monsieur l’abbé, je me signe.

– Ah çà ! voyons, monsieur le drôle, êtes-vous venu chez moi pour me tympaniser ?

– Vous tympaniser ! répéta Pitou.

– Ah ! bon, voilà que tu ne comprends pas.

– Si fait, monsieur l’abbé, je comprends. Ah ! grâce à vous, on connaît les racines : tympaniser, tympanum, tambour, vient du grec tympanon, tambour, bâton ou cloche.

L’abbé resta stupéfait.

– Racine : typos, marque, vestige ; et, comme dit Lancelot dans son Jardin des racines grecques : « typos, la forme qui s’imprime, lequel mot vient évidemment de tupto, je frappe ». Voilà.

– Ah ! ah ! maroufle, reprit l’abbé de plus en plus abasourdi, il parait que tu sais encore quelque chose, même ce que tu ne savais pas.

– Peuh ! fit Pitou avec une fausse modestie.

– Comment se fait-il que du temps où tu étais chez moi tu n’eusses jamais ainsi répondu ?

– Parce que du temps que j’étais chez vous, monsieur l’abbé, vous m’abrutissiez ; parce que par votre despotisme vous refouliez dans mon intelligence et dans ma mémoire tout ce que la liberté en a fait sortir depuis. Oui, la liberté, entendez-vous, insista Pitou en se montant la tête ; la liberté !

– Ah ! coquin !

– Monsieur l’abbé, fit Pitou avec un air d’avertissement qui n’était pas tout à fait exempt de menaces ; monsieur l’abbé, ne m’injuriez pas. Contumelia non argumentum, dit un orateur, l’injure n’est pas une raison.

– Je crois que le drôle, s’écria l’abbé furieux, se croit obligé de me traduire son latin.

– Ce n’est pas du latin à moi, monsieur l’abbé, c’est du latin de Cicéron, c’est-à-dire d’un homme qui eût bien certainement trouvé que vous faisiez autant de barbarismes, eu égard à lui, que j’en puis faire eu égard à vous.

– Tu ne prétends pas, j’espère, fit l’abbé Fortier, ébranlé sur sa base, tu ne prétends pas, j’espère, que je discute avec toi.

– Pourquoi pas ? si de la discussion naît la lumière : Abstrusus in venis silicis.

– Oh mais ! s’écria l’abbé Fortier ; oh mais ! le drôle a été à l’école des révolutionnaires.

– Non, puisque vous dites que les révolutionnaires sont des crétins et des ignares.

– Oui, je le dis.

– Alors vous faites un faux raisonnement, monsieur l’abbé, et votre syllogisme est mal posé.

– Mal posé ! moi, j’ai mal posé un syllogisme ?

– Sans doute, monsieur l’abbé ; Pitou raisonne et parle bien ; Pitou a été à l’école des révolutionnaires, donc les révolutionnaires raisonnent et parlent bien. C’est forcé.

– Animal ! brute ! imbécile !

– Ne me molestez point par des paroles, monsieur l’abbé. Objurgatio imbellem animum arguit, la faiblesse se trahit par la colère.

L’abbé haussa les épaules.

– Répondez, dit Pitou.

– Tu dis que les révolutionnaires parlent bien et raisonnent bien. Mais cite-moi donc un seul de ces malheureux, un seul qui sache lire et écrire.

– Moi, fit Pitou avec sécurité.

– Lire, je ne dis pas, et encore ! Mais écrire ?

– Écrire ! répéta Pitou.

– Oui, écrire sans orthographe.

– Savoir.

– Veux-tu parier que tu n’écris pas une page sous ma dictée sans faire quatre fautes ?

– Voulez-vous parier, vous, que vous n’écrivez pas une demi-page sous la mienne sans en faire deux ?

– Oh ! par exemple !

– Eh bien ! allons. Je vais vous chercher des participes et des verbes réfléchis. Moi, je vous assaisonnerai cela de certains que je connais, et je tiens le pari.

– Si j’avais le temps, dit l’abbé.

– Vous perdriez.

– Pitou, Pitou, rappelle-toi le proverbe : Pitovi Angelus asinus est.

– Bah ! des proverbes, il y en a sur tout le monde. Savez-vous celui que m’ont chanté, en passant, aux oreilles, les roseaux de Wualu ?

– Non, mais je serais curieux de le connaître, maître Midas.

Fortierus abbas forte fortis.

– Monsieur ! s’exclama l’abbé.

– Traduction libre : l’abbé Fortier n’est pas fort tous les jours.

– Heureusement, dit l’abbé ; ce n’est pas le tout d’accuser, il faut prouver.

– Hélas ! monsieur l’abbé, comme ce serait facile !

– Voyons.

– Qu’enseignez-vous à vos élèves ?

– Mais…

– Suivez mon raisonnement. Qu’enseignez-vous à vos élèves ?

– Ce que je sais.

– Bon ! notez que vous avez répondu : « Ce que je sais. »

– Eh ! oui, ce que je sais, fit l’abbé ébranlé, car il sentait que, pendant son absence, ce singulier lutteur avait appris des coups inconnus. Oui, je l’ai dit ; après ?

– Eh bien ! puisque vous montrez à vos élèves ce que vous savez, voyons, que savez-vous ?

– Le latin, le français, le grec, l’histoire, la géographie, l’arithmétique, l’algèbre, l’astronomie, la botanique, la numismatique.

– Y en a-t-il encore ? demanda Pitou.

– Mais…

– Cherchez, cherchez.

– Le dessin.

– Allez toujours.

– L’architecture.

– Allez toujours.

– La mécanique.

– C’est une branche des mathématiques, mais n’importe, allez.

– Ah çà ! où veux-tu en venir ?

– À ceci tout simplement : vous avez fait le compte très large de ce que vous savez, faites maintenant le compte de ce que vous ne savez pas.

L’abbé frémit.

– Ah ! dit Pitou, je vois bien que pour cela il faut que je vous aide. Vous ne savez ni l’allemand, ni l’hébreu, ni l’arabe, ni le sanscrit, quatre langues mères. Je ne vous parle pas des subdivisions, qui sont innombrables. Vous ne savez pas l’histoire naturelle, la chimie, la physique.

– Monsieur Pitou…

– Ne m’interrompez pas. Vous ne savez pas la physique, la trigonométrie rectiligne ; vous ignorez la médecine, vous ignorez l’acoustique, la navigation ; vous ignorez tout ce qui a rapport aux sciences gymnastiques.

– Plaît-il ?

– J’ai dit gymnastiques, du grec gymnaza exerce, lequel vient de gymnos, nu, parce que les athlètes s’exerçaient nus.

– C’est moi qui t’ai appris tout cela, pourtant ! s’écria l’abbé presque consolé de la victoire de son élève.

– C’est vrai.

– Il est heureux que tu en conviennes.

– Avec reconnaissance, monsieur l’abbé. Nous disions donc que vous ignoriez…

– Assez ! Il est certain que j’ignore plus que je ne sais.

– Donc, vous convenez que beaucoup d’hommes en savent plus que vous ?

– C’est possible.

– C’est sûr, et plus l’homme sait, plus il s’aperçoit qu’il ne sait rien. Le mot est de Cicéron.

– Conclus.

– Je conclus.

– Voyons la conclusion, elle va être drôle.

– Je conclus qu’en vertu de votre ignorance relative, vous devriez avoir plus d’indulgence pour la science relative des autres hommes. Cela constitue une double vertu, virtus duplex, qui, à ce qu’on assure, était celle de Fénelon, qui en savait bien autant que vous, cependant : c’est la charité chrétienne et l’humilité.

L’abbé poussa un rugissement de colère.

– Serpent ! s’écria-t-il, tu es un serpent !

– Tu m’injuries et ne réponds pas ! c’est ce que répondait un sage de la Grèce. Je vous le dirais bien en grec, mais je vous l’ai déjà dit ou à peu près en latin.

– Bien, dit l’abbé, voilà encore un effet des doctrines révolutionnaires.

– Lequel ?

– Elles t’ont persuadé que tu étais mon égal.

– Et, m’eussent-elles persuadé cela, vous n’en auriez pas davantage le droit de faire une faute de français.

– Plaît-il ?

– Je dis que vous venez de faire une énorme faute de français, mon maître.

– Ah ! voilà qui est joli, par exemple, et laquelle ?

– La voici. Vous avez dit : « Les doctrines révolutionnaires t’ont persuadé que tu étais mon égal. »

– Eh bien ?

– Eh bien ! étais est l’imparfait.

– Parbleu, oui.

– C’est le présent qu’il faut.

– Ah ! fit l’abbé en rougissant.

– Traduisez un peu la phrase en latin, et vous verrez quel solécisme énorme vous donnera le verbe mis à l’imparfait !

– Pitou ! Pitou ! s’écria l’abbé croyant entrevoir quelque chose de surnaturel dans une pareille érudition ; Pitou, quel est donc le démon qui t’inspire toutes ces attaques contre un vieillard et contre l’Église ?

– Mais, monsieur l’abbé, répliqua Pitou un peu ému de l’accent de véritable désespoir avec lequel ces paroles avaient été prononcées, ce n’est pas le démon qui m’inspire, et je ne vous attaque pas. Seulement, vous me traitez toujours comme un méchant ou un sot, et vous oubliez que tous les hommes sont égaux.

L’abbé s’irrita de nouveau.

– Voilà, dit-il, ce que je ne souffrirai jamais, c’est que l’on profère devant moi de pareils blasphèmes. Toi, toi, l’égal d’un homme que Dieu et le travail ont mis soixante ans à former ? jamais ! jamais !

– Dame ! demandez à M. de La Fayette, qui a proclamé les droits de l’homme.

– Oui, cite comme autorité le mauvais sujet du roi, le flambeau de toutes les discordes, le traître !

– Hein ! fit Pitou effarouché, M. de La Fayette un mauvais sujet du roi ? M. de La Fayette un brandon de discorde ? M. de La Fayette un traître ? Mais, c’est vous qui blasphémez, monsieur l’abbé ! Mais vous avez donc vécu dans une boîte depuis trois mois ? Vous ignorez donc que ce mauvais sujet du roi est le seul qui serve le roi ? Que ce flambeau de discorde est le gage de la paix publique ? Que ce traître est le meilleur des Français ?

– Oh ! fit l’abbé, aurais-je jamais cru que l’autorité royale tomberait si bas, qu’un vaurien de cette espèce – et il désignait Pitou – invoquerait le nom de La Fayette, comme autrefois on invoquait celui d’Aristide ou de Phocion !

– Vous êtes bien heureux que le peuple ne vous entende pas, monsieur l’abbé, dit imprudemment Pitou.

– Ah ! s’écria l’abbé triomphant, voilà ! tu te décèles enfin ! tu menaces. Le peuple ! oui, le peuple ; celui qui a lâchement égorgé les officiers du roi, celui qui a fouillé dans les entrailles de ses victimes ! Oui, le peuple de M. La Fayette, le peuple de M. Bailly, le peuple de M. Pitou ! Eh bien ! pourquoi ne me dénonces-tu pas à l’instant aux révolutionnaires de Villers-Cotterêts ? Pourquoi ne me traînes-tu pas sur le Pleux ? Pourquoi ne retrousses-tu pas tes manches pour m’accrocher au réverbère ? Allons, Pitou, macte animo, Pitou ! Sursum ! Sursum ! Pitou. Allons, allons, où est la corde ? Où est la potence ? voilà le bourreau : Macte animo, generose puer24.

Sic itur ad astra25 ! continua Pitou entre ses dents, dans la simple intention d’achever le vers, et ne s’apercevant pas qu’il venait de faire un calembour de cannibale.

Mais force lui fut de s’en apercevoir à l’exaspération de l’abbé.

– Ah ! ah ! vociféra ce dernier. Ah ! tu le prends ainsi. Ah ! c’est ainsi que j’irai aux astres. Ah ! tu me destines la potence, à moi.

– Mais je ne dis pas cela, s’écria Pitou, commençant à s’épouvanter de la tournure que prenait la discussion.

– Ah ! tu me promets le ciel de l’infortuné Foullon, du malheureux Bertier.

– Mais non, monsieur l’abbé.

– Ah ! tu tiens déjà le nœud coulant, bourreau, carnifex26 ; c’est toi, n’est-ce pas, qui, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, montais sur le réverbère, et qui, avec tes bras hideux d’araignée, attirais les victimes ?

Pitou poussa un rugissement de colère et d’indignation.

– Oui, c’est toi, et je te reconnais, continua l’abbé dans un transport de divination qui le faisait ressembler à Joad ; je te reconnais ! Catilina, c’est toi !

– Ah çà, mais ! s’écria Pitou, savez-vous que vous me dites là des choses odieuses, monsieur l’abbé ? Savez-vous au bout du compte que vous m’insultez ?

– Je t’insulte.

– Savez-vous que si cela continue, je me plaindrai à l’Assemblée nationale ? Ah, mais !

L’abbé se mit à rire d’une façon sinistrement ironique.

– Dénoncé ! dit-il.

– Et qu’il y a punition contre les mauvais citoyens qui insultent les bons ?

– Le réverbère !

– Vous êtes un mauvais citoyen.

– La corde ! la corde !

Puis tout à coup :

– Ah, mais ! s’écria l’abbé avec un mouvement d’illumination subite et de généreuse indignation. Ah ! le casque, le casque, c’est lui.

– Eh bien ! fit Pitou, qu’a-t-il, mon casque ?

– L’homme qui arracha le cœur fumant de Bertier, l’anthropophage qui le porta tout sanglant sur la table des électeurs, avait un casque ; l’homme au casque, c’est toi, Pitou ; l’homme au casque, c’est toi, monstre ; fuis, fuis, fuis !

Et à chaque « fuis ! » prononcé d’une façon tragique, l’abbé avait avancé d’un pas, et Pitou reculé d’un pas.

À cette accusation, dont le lecteur sait que Pitou était bien innocent, le pauvre garçon jeta loin de lui ce casque dont il était si fier, et qui s’alla bosseler sur le pavé avec un son mat de carton doublant le cuivre.

– Vois-tu, malheureux ! s’écria-t-il, tu avoues !

Et il se posa comme Lekain dans Orosmane, au moment où, trouvant le billet, il accuse Zaïre.

– Voyons, voyons, dit Pitou jeté hors de lui même par une pareille accusation, vous exagérez, monsieur l’abbé.

– J’exagère ; c’est-à-dire que tu n’as pendu qu’un peu, c’est-à-dire que tu n’as éventré qu’un peu, faible enfant !

– Monsieur l’abbé, vous savez bien que ce n’est pas moi ; vous savez bien que c’est Pitt.

– Quel Pitt ?

– Pitt second, le fils de Pitt premier, de lord Chatam, celui qui a distribué de l’argent en disant : « Dépensez et ne me rendez pas de comptes. » Si vous saviez l’anglais, je vous dirais cela en anglais ; mais vous ne le savez pas.

– Tu le sais donc, toi ?

– M. Gilbert me l’a appris.

– En trois semaines ? Misérable imposteur !

Pitou vit qu’il faisait fausse route.

– Écoutez, monsieur l’abbé, dit-il, je ne vous conteste plus rien, vous avez vos idées.

– Vraiment !

– C’est trop juste.

– Tu reconnais cela. Monsieur Pitou me permet d’avoir des idées ; merci, monsieur Pitou.

– Bon, voilà encore que vous vous fâchez. Vous voyez bien que si cela continue ainsi, je ne pourrai pas vous dire ce qui m’amène chez vous.

– Malheureux ! quelque chose t’amenait donc ? Tu étais député, peut-être ?

Et l’abbé se mit à rire ironiquement.

– Monsieur l’abbé, dit Pitou, placé par l’abbé même sur le terrain où il désirait se trouver depuis la discussion ; monsieur l’abbé, vous savez comme j’ai toujours eu du respect pour votre caractère.

– Ah ! oui, parlons de cela.

– Et de l’admiration pour votre science, ajouta Pitou.

– Serpent ! dit l’abbé.

– Moi ! fit Pitou. Oh ! par exemple.

– Voyons, qu’as-tu à me demander ? Que je te reprenne ici ? Oh ! non, non, je ne gâterai pas mes écoliers ; non, il te resterait toujours le venin nuisible. Tu infesterais mes jeunes plantes : Infecit pabula tabo.

– Mais, monsieur l’abbé…

– Non, ne me demande pas cela, si tu veux absolument manger, car je présume que les farouches pendeurs de Paris mangent comme d’honnêtes gens. Cela mange ! ô dieux ! Enfin, si tu exiges que je te jette ta part de viande saignante, tu l’auras. Mais à la porte, dans les sportules, comme à Rome les patrons donnaient à leurs clients.

– Monsieur l’abbé, dit Pitou en se redressant, je ne vous demande pas ma nourriture ; j’ai ma nourriture, Dieu merci ! et je ne veux être à charge à personne.

– Ah ! fit l’abbé surpris.

– Je vis comme tous les êtres vivent, sans mendier, et de l’industrie que la nature a mise en moi. Je vis de mes travaux, et, il y a plus, je suis si loin d’être à charge à mes concitoyens, que plusieurs d’entre eux m’ont élu chef.

– Hein ! fit l’abbé avec une telle surprise, mêlée d’un tel effroi, qu’on eût dit qu’il avait marché sur un aspic.

– Oui, oui, m’ont élu chef, répéta Pitou complaisamment.

– Chef de quoi ? demanda l’abbé.

– Chef d’une troupe d’hommes libres, dit Pitou.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria l’abbé, le malheureux est devenu fou.

– Chef de la garde nationale d’Haramont, acheva Pitou, affectant la modestie.

L’abbé se pencha vers Pitou pour mieux voir sur ses traits la confirmation de ses paroles.

– Il y a une garde nationale à Haramont ! s’écria-t-il.

– Oui, monsieur l’abbé.

– Et tu en es le chef ?

– Oui, monsieur l’abbé.

– Toi, Pitou ?

– Moi, Pitou.

L’abbé leva ses bras tordus vers le ciel, comme le grand prêtre Phinée.

– Abomination de la désolation ! murmura-t-il.

– Vous n’ignorez pas, monsieur l’abbé, dit Pitou avec douceur, que la garde nationale est une institution destinée à protéger la vie, la liberté et les propriétés des citoyens.

– Oh ! oh ! continua le vieillard abîmé dans son désespoir.

– Et que, continua Pitou, on ne saurait donner trop de force à cette institution, surtout dans les campagnes, à cause des bandes.

– Des bandes dont tu es le chef ! s’écria l’abbé ; des bandes de pillards, des bandes de brûleurs, des bandes d’assassins !

– Oh ! ne confondez pas, cher monsieur l’abbé ; vous verrez mes soldats, je l’espère, et jamais plus honnêtes citoyens…

– Tais-toi ! tais-toi !

– Figurez-vous, au contraire, monsieur l’abbé, que nous sommes vos protecteurs naturels, et la preuve, c’est que je suis venu droit à vous.

– Pour quoi faire ? demanda l’abbé.

– Ah ! voilà, dit Pitou en se grattant l’oreille et en examinant l’endroit où était tombé son casque, pour voir si, en allant ramasser cette partie essentielle de son habillement militaire, il ne s’éloignerait pas trop de sa ligne de retraite.

Le casque était tombé à quelques pas seulement de la grande porte donnant sur la rue de Soissons.

– Je t’ai demandé pour quoi faire ? répéta l’abbé.

– Eh bien ! dit Pitou, faisant à reculons deux pas vers son casque, voici l’objet de ma mission. Monsieur l’abbé, permettez que je le développe à votre sagacité.

– Exorde, murmura l’abbé.

Pitou fit encore deux pas vers son casque.

Mais, par une manœuvre pareille, et qui ne laissait pas que d’inquiéter Pitou, à mesure que Pitou faisait deux pas vers son casque, l’abbé, pour conserver les distances, faisait deux pas vers Pitou.

– Eh bien ! dit Pitou commençant à prendre courage par le voisinage de son arme défensive, à tout soldat il faut nécessairement des fusils, et nous n’en avons pas.

– Ah ! vous n’avez pas de fusils ! s’écria l’abbé trépignant de joie. Ah ! ils n’ont pas de fusils ! Des soldats qui n’ont pas de fusils ! Ah ! voilà, par ma foi ! de beaux soldats !

– Mais, monsieur l’abbé, dit Pitou en faisant deux pas nouveaux vers son casque, quand on n’a pas de fusils, on en cherche.

– Oui, dit l’abbé, et vous en cherchez ?

Pitou était arrivé à portée de son casque, il le ramenait à lui avec son pied, de sorte qu’occupé à cette opération, il tarda de répondre à l’abbé.

– Et vous en cherchez ? répéta celui-ci.

Pitou ramassa son casque.

– Oui, monsieur l’abbé, dit-il.

– Et où cela ?

– Chez vous, dit Pitou, en enfonçant son casque sur sa tête.

– Des fusils chez moi ! s’écria l’abbé.

– Oui, vous n’en manquez pas, vous.

– Ah ! mon musée ! s’écria l’abbé. Tu viens pour piller mon musée. Des cuirasses de nos anciens preux sur le dos de pareils drôles ! Monsieur Pitou, je vous l’ai déjà dit tout à l’heure, vous êtes fou. Les épées des Espagnols d’Almanza, les piques des Suisses de Marignan, pour armer monsieur Pitou et consorts ! Ah ! ah ! ah !

L’abbé se mit à rire, d’un rire tellement plein de dédaigneuse menace, qu’un frisson en courut par les veines de Pitou.

– Non, monsieur l’abbé, dit-il, non pas les piques des Suisses de Marignan, non pas les épées des Espagnols d’Almanza ; non, ces armes nous seraient inutiles.

– C’est bien heureux que tu le reconnaisses.

– Non, monsieur l’abbé, pas ces armes.

– Lesquelles, alors ?

– Ces bons fusils de marine, monsieur l’abbé, ces bons fusils de marine que j’ai si souvent nettoyés à titre de pensums, alors que j’avais l’honneur d’étudier sous vos lois ; dum me Galatea tenebat27, ajouta Pitou avec un gracieux sourire.

– Vraiment ! dit l’abbé en sentant ses rares cheveux se dresser sur sa tête au sourire de Pitou ; vraiment ! mes fusils de marine !

– C’est-à-dire les seules de vos armes qui n’aient aucune valeur historique, et qui soient susceptibles d’un bon service.

– Ah ! fit l’abbé, en portant la main au manche de son martinet, comme eût fait un capitaine en portant la main à la garde de son épée ; ah ! voilà le traître qui se dévoile.

– Monsieur l’abbé, dit Pitou, passant du ton de la menace à celui de la prière, accordez-nous ces trente fusils de marine.

– Arrière ! fit l’abbé en faisant un pas vers Pitou.

– Et vous aurez la gloire, dit Pitou en faisant de son côté un pas en arrière, la gloire d’avoir contribué à délivrer le pays de ses oppresseurs.

– Que je fournisse des armes contre moi et les miens ! s’écria l’abbé ; que je donne les fusils avec lesquels on tirera sur mon roi !

Et il tira son martinet de sa ceinture.

– Jamais ! jamais !

Et il agita son martinet au-dessus de sa tête.

– Monsieur l’abbé, on mettra votre nom dans le journal de M. Prudhomme.

– Mon nom dans le journal de M. Prudhomme ! s’écria l’abbé.

– Avec mention honorable de civisme.

– Plutôt le carcan et les galères !

– Comment, vous refusez ! insista Pitou, mais mollement.

– Je refuse, et je te chasse.

Et l’abbé montra du doigt la porte à Pitou.

– Mais cela fera un mauvais effet, dit Pitou, on vous accusera d’incivisme, de trahison. Monsieur l’abbé, je vous en supplie, dit Pitou, ne vous exposez point à cela.

– Fais de moi un martyr, Néron ! c’est tout ce que je demande ! s’écria l’abbé, l’œil flamboyant, et ressemblant bien davantage à l’exécuteur qu’au patient.

Ce fut l’effet qu’il produisit sur Pitou, car Pitou reprit sa retraite.

– Monsieur l’abbé, dit-il en faisant un pas en arrière, je suis un député paisible, un ambassadeur de pacification, je venais…

– Tu venais pour piller mes armes, comme tes complices ont pillé les Invalides.

– Ce qui leur a valu une foule d’éloges là-bas, dit Pitou.

– Et ce qui te vaudra ici une volée de coups de martinet, dit l’abbé.

– Oh ! monsieur Fortier, dit Pitou, qui reconnaissait l’instrument pour une vieille connaissance, vous ne violerez pas ainsi le droit des gens.

– C’est ce que tu vas voir, misérable ! attends.

– Monsieur l’abbé, je suis protégé par mon caractère d’ambassadeur.

– Attends !

– Monsieur l’abbé ! monsieur l’abbé ! monsieur l’abbé !

Pitou était arrivé à la porte de la rue en faisant face à son redoutable adversaire ; mais, acculé là, il fallait accepter le combat ou fuir.

Mais pour fuir il fallait ouvrir la porte, et, pour ouvrir la porte, il fallait se retourner.

Or, en se retournant, Pitou offrait aux coups de l’abbé cette partie désarmée de son individu que Pitou ne trouvait même pas suffisamment protégée par une cuirasse.

– Ah ! tu veux mes fusils !… dit l’abbé. Ah ! tu viens chercher mes fusils !… Ah ! tu viens me dire : « Vos fusils ou la mort !… »

– Monsieur l’abbé, dit Pitou, au contraire, je ne vous dis pas un mot de cela.

– Eh bien ! tu sais où ils sont, mes fusils, égorge-moi pour t’en emparer. Passe sur mon cadavre et va les prendre.

– Incapable, monsieur l’abbé, incapable.

Et Pitou, la main sur le loquet, l’œil sur le bras levé de l’abbé, calculait non plus le nombre des fusils renfermés dans l’arsenal de l’abbé, mais le nombre de coups suspendus aux lanières de son martinet.

– Ainsi donc, monsieur l’abbé, vous ne voulez pas me donner vos fusils ?

– Non, je ne veux pas te les donner.

– Vous ne voulez pas, une fois ?

– Non.

– Deux fois ?

– Non.

– Trois fois ?

– Non ! non ! non !

– Eh bien ! fit Pitou, gardez-les.

Et faisant un mouvement rapide, il se retourna et s’élança par la porte entrouverte.

Mais ce mouvement ne fut pas si rapide que le martinet intelligent ne s’abaissât sifflant, et ne sanglât si vigoureusement le bas des reins de Pitou, que, quel que fût le courage du vainqueur de la Bastille, il ne put s’empêcher de jeter un cri de douleur.

À ce cri, plusieurs voisins sortirent, et, à leur étonnement profond, ils aperçurent Pitou fuyant de toute la vitesse de ses jambes avec son casque et son sabre, et l’abbé Fortier, debout sur le seuil de la porte et brandissant son martinet, comme l’ange exterminateur son épée de flamme.

Chapitre LXV.
Pitou diplomate §

Nous venons de voir comment Pitou était tombé du haut de ses espérances.

La chute était profonde. Satan foudroyé n’avait pas mesuré plus d’espace en roulant du ciel aux enfers.

Et encore, aux enfers, Satan était tombé roi, tandis que Pitou, foudroyé par l’abbé Fortier, était tout simplement redevenu Pitou.

Comment se représenter maintenant devant ses mandataires ? Comment, après leur avoir témoigné tant de confiance imprudente, oser leur dire que leur chef était un vantard, un fanfaron, qui, avec un casque sur l’oreille et avec un sabre au côté, se laissait donner par un vieil abbé des coups de martinet sur le derrière ?

S’être vanté de réussir près de l’abbé Fortier et échouer, quelle faute !

Pitou, sur le revers du premier fossé qu’il trouva, prit sa tête dans ses deux mains et réfléchit.

Il avait espéré d’amadouer l’abbé Fortier en lui parlant grec et latin. Il s’était flatté, dans sa naïve bonhomie, de corrompre le Cerbère avec le miel d’un gâteau de belles expressions, et voilà que son gâteau s’était trouvé amer, voilà que Cerbère avait mordu la main sans avaler le gâteau. Voilà que tous ses plans étaient renversés.

L’abbé Fortier avait donc un immense amour-propre ; Pitou avait compté sans cet amour-propre ; car ce qui avait exaspéré l’abbé Fortier était bien plus la faute de français que Pitou avait trouvée dans la phrase que les trente fusils qu’il avait voulu prendre dans son arsenal.

Les jeunes gens, lorsqu’ils sont bons, commettent toujours cette faute de croire à la perfection chez autrui.

L’abbé Fortier était donc un enragé royaliste, et surtout un orgueilleux philologue.

Pitou se reprochait amèrement d’avoir éveillé en lui, à propos de Louis XVI et du verbe être, la double colère dont il avait été victime. Il le connaissait, il eût dû le ménager. Là était réellement sa faute, et il la déplorait, trop tard comme toujours.

Restait à trouver ce qu’il aurait dû faire.

Il aurait dû mettre son éloquence à prouver du royalisme à l’abbé Fortier, et surtout à laisser passer inaperçues ses fautes de grammaire.

Il aurait dû lui persuader que la garde nationale d’Haramont était contre-révolutionnaire.

Il aurait dû lui promettre que cette armée serait l’armée auxiliaire du roi.

Surtout ne pas dire un mot de ce malheureux verbe être mis à un temps pour un autre.

Et nul doute alors que l’abbé n’eût ouvert ses trésors et ses arsenaux, pour assurer à la monarchie le secours d’une troupe si vaillante et de son chef héroïque.

Cette fausseté, c’est de la diplomatie. Pitou, après s’être bien consulté, repassa dans sa tête toutes les histoires d’autrefois.

Il songea à Philippe de Macédoine, qui fit tant de faux serments et qu’on appelle un grand homme.

À Brutus, qui contrefit la brute pour endormir ses ennemis et qu’on appelle un grand homme.

À Thémistocle, qui passa sa vie à tromper ses concitoyens pour les servir et qu’on appelle aussi un grand homme.

Par contre, il se rappela Aristide, lequel n’admettait pas les moyens injustes, et qu’on appelle aussi un grand homme.

Cet argument l’embarrassa.

Mais il trouva, en réfléchissant, qu’Aristide était bien heureux de vivre dans un temps où les Perses étaient si stupides qu’on pût les vaincre avec de la bonne foi seulement.

Puis, en réfléchissant encore, il songea qu’au bout du compte Aristide avait été exilé, et cet exil, tout injuste qu’il fût, fit pencher la balance en faveur de Philippe de Macédoine, de Brutus et de Thémistocle.

Passant aux exemples modernes, Pitou se demanda comment M. Gilbert, comment M. Bailly, comment M. Lameth, comment M. Barnave, comment M. de Mirabeau eussent fait s’ils eussent été Pitou, et que le roi Louis XVI eût été l’abbé Fortier.

Comment eût-on fait pour faire armer par le roi de trois à cinq cent mille gardes nationaux en France ?

Précisément le contraire de ce que lui, Pitou, avait fait.

On eût persuadé à Louis XVI que les Français ne désiraient tant rien que de sauver et de conserver le père des Français ; que pour le sauver efficacement, il fallait à ces Français de trois à cinq cent mille fusils.

Et assurément M. de Mirabeau eût réussi.

Pitou songeait aussi à la chanson proverbiale qui dit :

Lorsqu’on veut quelque chose du Diable,

Il faut l’appeler monseigneur.

Il concluait de tout cela qu’il n’était, lui, Ange Pitou, qu’une quadruple brute, et que, pour retourner près de ses électeurs avec une sorte de gloire, il lui eût fallu faire précisément le contraire de ce qu’il avait fait.

Fouillant alors dans ce nouveau filon, Pitou résolut d’obtenir par la ruse ou par la force les armes qu’il s’était promis d’avoir par la persuasion.

Un moyen se présenta d’abord.

C’était la ruse.

On pouvait s’introduire dans le musée de l’abbé, et dérober ou enlever les armes de l’arsenal.

À l’aide de ses compagnons, Pitou opérait le déménagement ; seul, il opérait le vol.

Le vol ! voilà un mot qui sonnait mal aux oreilles honnêtes de Pitou.

Quant au déménagement, nul doute qu’il n’y eût en France encore assez de gens habitués aux anciennes lois pour l’appeler un brigandage ou un vol à main armée.

Toutes ces considérations firent reculer Pitou devant les deux moyens que nous venons de citer.

D’ailleurs, l’amour-propre de Pitou était engagé, et pour que cet amour-propre se tirât honorablement d’affaires, Pitou ne devait recourir à personne.

Il se remit à chercher, non sans une certaine admiration pour la nouvelle direction que prenaient les spéculations de son esprit.

Enfin, comme Archimède, il s’écria : Eurêka ! ce qui veut dire en simple français : je l’ai trouvé.

En effet, voici le moyen que Pitou venait de trouver dans son arsenal à lui-même :

M. de La Fayette était le commandant général des gardes nationales de France.

Haramont était en France.

Haramont avait une garde nationale.

Donc M. de La Fayette était commandant général des gardes nationales d’Haramont.

M. de La Fayette ne devait donc pas tolérer que les miliciens d’Haramont manquassent d’armes, puisque les miliciens des autres pays étaient armés ou allaient l’être.

Pour arriver à M. de La Fayette, Gilbert ; pour arriver à Gilbert, Billot.

Pitou écrivit une lettre à Billot.

Comme Billot ne savait pas lire, c’est M. Gilbert qui lirait, et, naturellement, le second intermédiaire se trouverait atteint.

Ceci arrêté, Pitou attendit la nuit, rentra mystérieusement à Haramont et prit la plume.

Cependant, quelque précaution qu’il eût prise pour rentrer incognito, il avait été vu par Claude Tellier et par Désiré Maniquet.

Ils frappèrent à sa porte comme il achevait sa lettre et comme il venait de l’enfermer dans un grand carré de papier blanc avec grand renfort de pains à cacheter.

Pitou mit un doigt sur ses lèvres et en étendit un autre vers la lettre cachetée.

Ce mystère en imposa à Claude Tellier et à Désiré Maniquet : ils se retirèrent en silence, et mystérieusement, un doigt sur la bouche, les yeux sur la lettre.

Pitou nageait en plein courant de politique pratique.

Maintenant, voici la lettre qui était enfermée dans ce carré de papier blanc qui avait produit un si grand effet sur Claude et sur Désiré.

« Cher et honoré monsieur Billot,

« La cause de la Révolution gagne tous les jours dans notre pays ; les aristocrates perdent du terrain, les patriotes avancent.

« La commune d’Haramont s’enrôle dans le service actif de la garde nationale.

« Mais elle n’a pas d’armes.

« Il y a un moyen de s’en procurer. Certains particuliers retiennent des quantités d’armes de guerre qui pourraient économiser au trésor public de grandes dépenses, si elles passaient au service de la nation.

« Plaise à M. le général de La Fayette faire ordonner que ces dépôts illégaux d’armes de guerre soient mis à la disposition des communes, proportionnellement au nombre des hommes à armer, et je me charge, pour ma part, de faire entrer trente fusils au moins dans les arsenaux d’Haramont.

« C’est le seul moyen d’opposer une digue aux menées contre-révolutionnaires des aristocrates et des ennemis de la nation.

« Votre concitoyen et bien humble serviteur,

« Ange Pitou. »

Quand il eut écrit ce factum, Pitou s’aperçut qu’il avait oublié de parler au fermier de sa maison et de sa famille.

Il le traitait trop en Brutus ; d’un autre côté, donner des détails à Billot sur Catherine, c’était s’exposer à mentir ou à déchirer le cœur d’un père ; c’était aussi rouvrir des plaies saignantes dans l’âme de Pitou.

Pitou étouffa un soupir, et mit en post-scriptum :

« P.-S. Madame Billot, mademoiselle Catherine et toute la maison se portent bien et se rappellent au souvenir de monsieur Billot. »

De cette façon, Pitou ne compromettait ni lui ni personne.

Montrant aux initiés l’enveloppe blanche qui allait partir pour Paris, le commandant des forces d’Haramont se contenta, comme nous l’avons raconté, de leur dire :

– Voici.

Et il alla jeter sa lettre dans la boîte.

La réponse ne se fit pas attendre.

Le surlendemain, un exprès arriva dans Haramont à cheval et demandant M. Ange Pitou.

Grande était la rumeur ; grandes l’attente et l’anxiété des miliciens.

Le courrier montait un cheval blanc d’écume ; il portait l’uniforme de l’état-major de la garde nationale parisienne.

Qu’on juge de l’effet qu’il produisit, qu’on juge aussi du trouble et du battement de cœur de Pitou.

Il s’approcha tremblant, pâle, et prit le paquet que lui tendit, non sans sourire, l’officier chargé du message.

C’était une réponse de M. Billot, par la main de Gilbert.

Billot recommandait à Pitou la modération dans le patriotisme.

Et il envoyait l’ordre du général La Fayette, contresigné par le ministre de la Guerre, pour armer la garde nationale d’Haramont.

Il profitait du départ d’un officier chargé d’armer, au nom du général La Fayette, la garde nationale de Soissons et de Laon.

Cet ordre était ainsi conçu :

« Seront tenus, ceux qui possèdent plus d’un fusil et d’un sabre, de mettre leurs autres armes à la disposition des chefs de corps de chaque commune.

La présente mesure est exécutoire dans toute l’étendue de la province. »

Pitou, rouge de joie, remercia l’officier, qui sourit de nouveau, et repartit immédiatement pour le relai suivant.

Ainsi Pitou se voyait au comble des honneurs ; il recevait directement des messages du général La Fayette et des ministres.

Et ces messages venaient servir complaisamment les plans et les ambitions de Pitou.

Dépeindre l’effet de cette visite sur les électeurs de Pitou serait un travail impossible. Nous déclarons y renoncer.

Seulement, à voir ces visages émus, ces yeux brillants, cet empressement de la population ; à voir ce profond respect que tout le monde prit immédiatement pour Ange Pitou, le plus incrédule observateur se fût convaincu que désormais notre héros allait être un grand personnage.

Les électeurs, l’un après l’autre, demandèrent à voir et à toucher le cachet du ministère, ce que leur octroya Pitou très gracieusement.

Et quand le nombre des assistants se fut réduit aux seuls initiés :

– Citoyens, dit Pitou, mes plans ont réussi comme je l’avais prévu. J’ai écrit au général La Fayette le désir que vous avez de vous constituer en garde nationale, et le choix que vous avez fait de moi pour vous commander. Lisez la suscription de la lettre qui m’arrive du ministère.

Et il présenta la dépêche sur l’adresse de laquelle on put lire :

Au sieur Ange Pitou,

commandant de la garde nationale d’Haramont.

– Je suis donc, continua Pitou, reconnu et agréé par le général La Fayette comme commandant de la garde nationale. Vous êtes donc reconnus et agréés comme gardes nationaux, par le général La Fayette et le ministre de la Guerre.

Un long cri de joie et d’admiration ébranla les murs du galetas qu’habitait Pitou.

– Quant aux armes, continua notre homme, le moyen de les avoir, je l’ai. Vous allez promptement vous nommer un lieutenant et un sergent. Ces deux autorités m’accompagneront dans la démarche que j’ai à faire.

Les assistants se regardèrent incertains.

– Ton avis, Pitou ! dit Maniquet.

– Cela ne me regarde pas, fit Pitou avec une certaine dignité, il faut que les élections ne soient pas influencées ; réunissez-vous hors de ma présence ; nommez-vous les deux chefs que j’ai désignés, mais nommez-les solides. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. Allez !

Sur ce mot prononcé royalement, Pitou congédia ses soldats, et demeura seul enveloppé dans sa grandeur ainsi qu’Agamemnon.

Il s’absorba dans sa gloire, tandis que les électeurs se disputaient au dehors une bribe de la puissance militaire qui devait régir Haramont.

L’élection dura une heure. Le lieutenant et le sergent furent nommés ; ce furent : le sergent, Claude Tellier ; et le lieutenant, Désiré Maniquet. Alors, on revint trouver Ange Pitou, qui les reconnut et les acclama.

Puis, ce travail terminé :

– Maintenant, messieurs, dit-il, pas un moment à perdre.

– Oui, oui, apprenons l’exercice ! fit un des plus enthousiastes.

– Une minute, répliqua Pitou ; avant l’exercice, ayons d’abord les fusils.

– C’est trop juste, firent les chefs.

– En attendant les fusils, ne peut-on étudier avec des bâtons ?

– Faisons les choses militairement, répondit Pitou, qui, voyant l’ardeur générale, ne se sentait pas assez fort pour donner des leçons d’un art auquel il ne comprenait encore rien ; des soldats qui apprennent l’exercice à feu avec des bâtons, c’est grotesque ; ne commençons pas par être ridicules !

– C’est juste, fut-il répondu : les fusils !

– Venez donc avec moi, lieutenant, et sergent, dit-il à ses inférieurs ; vous autres, attendez notre retour.

Un acquiescement respectueux fut la réponse de la troupe.

– Il nous reste six heures de jour. C’est plus qu’il n’en faut pour aller à Villers-Cotterêts faire notre affaire, et revenir. En avant, marche ! cria Pitou.

L’état-major de l’armée d’Haramont se mit en route aussitôt.

Mais quand Pitou relut la lettre de Billot, pour se bien persuader que tant d’heur n’était pas un rêve, il y trouva cette phrase de Gilbert, qui lui avait échappé :

« Pourquoi Pitou a-t-il oublié de donner à M. le docteur Gilbert des nouvelles de Sébastien ? Pourquoi Sébastien n’écrit-il pas à son père ? »

Chapitre LXVI.
Pitou triomphe §

L’abbé Fortier était loin de se douter, le brave homme, et de l’orage que lui préparait cette profonde diplomatie, et du crédit qu’avait Ange Pitou près des chefs du gouvernement.

Il était occupé à prouver à Sébastien que les mauvaises sociétés sont la perte de toute vertu et de toute innocence ; que Paris est un gouffre ; que les anges eux-mêmes s’y corrompraient si, comme ceux qui s’étaient égarés sur la route de Gomorrhe, ils ne remontaient vivement au ciel ; et prenant au tragique la visite de Pitou, ange déchu, il engageait Sébastien, avec toute l’éloquence dont il était capable, à rester un bon et vrai royaliste.

Par bon et vrai royaliste, hâtons-nous de le dire, l’abbé Fortier était bien loin d’entendre ce que le docteur Gilbert entendait par les mêmes mots.

Il oubliait, le bon abbé, que vu cette différence à entendre les mêmes mots, sa propagande était une mauvaise action, puisqu’il essayait d’armer, involontairement sans doute, l’esprit du fils contre celui du père.

Il faut avouer, au reste, qu’il n’y trouvait pas de grandes préparations.

Chose étrange ! à l’âge où les enfants sont cette molle argile dont parle le poète, à l’âge où tout cachet qui appuie sur eux leur laisse son empreinte, Sébastien était déjà homme par la résolution et la ténacité de l’idée.

Était-ce là le fils de cette aristocratique nature qui avait dédaigné jusqu’à l’horreur un plébéien ?

Ou bien était-ce là réellement l’aristocratie du plébéien poussée dans Gilbert jusqu’au stoïcisme ?

L’abbé Fortier n’était point capable de sonder un pareil mystère ; il savait le docteur un peu exalté patriote ; il essayait, avec la naïveté réparatrice des ecclésiastiques, de lui réformer son fils pour le bien du roi et de Dieu.

Sébastien, d’ailleurs, tout en paraissant fort attentif, n’écoutait pas ces conseils ; il songeait alors à ces vagues visions qui, depuis quelque temps, étaient revenues l’assaillir sous les grands arbres du parc de Villers-Cotterêts, lorsque l’abbé Fortier conduisait ses élèves du côté de la pierre Clouïse, du regard Saint-Hubert, ou de la tour Aumont, à ces hallucinations qui lui composaient une seconde vie à côté de sa vie naturelle, une vie menteuse de poétiques félicités auprès du prosaïsme indolent de ses jours d’étude et de collège.

Tout à coup la porte de la rue de Soissons, heurtée avec une certaine violence, s’ouvrit d’elle-même et donna passage à plusieurs hommes.

Ces hommes étaient le maire de la ville de Villers-Cotterêts, l’adjoint et le secrétaire de la mairie.

Derrière eux apparaissaient deux chapeaux de gendarmes, et derrière ces chapeaux de gendarmes cinq ou six têtes de curieux.

L’abbé, inquiet, marcha droit au maire.

– Et qu’y a-t-il donc, monsieur Longpré ? demanda-t-il.

– Monsieur l’abbé, répondit gravement celui-ci, vous avez connaissance du nouveau décret du ministère de la Guerre ?

– Non, monsieur le maire.

– Prenez la peine de le lire alors.

L’abbé prit la dépêche et la lut.

Tout en la lisant il pâlit.

– Eh bien ? demanda-t-il tout ému.

– Eh bien ! monsieur l’abbé, ces messieurs de la garde nationale d’Haramont sont là et attendent une livraison d’armes.

L’abbé fit un bond comme s’il allait dévorer ces messieurs de la garde nationale.

Alors Pitou, jugeant que le moment était venu de se montrer, Pitou s’approcha, suivi de son lieutenant et de son sergent.

– Les voici, dit le maire.

L’abbé était passé du blanc au rouge.

– Ces drôles ! s’écria-t-il, ces vauriens !

Le maire était bonhomme, il n’avait pas encore d’opinion politique bien arrêtée ; il ménageait la chèvre et le chou ; il ne se voulait brouiller ni avec Dieu, ni avec la garde nationale.

Les invectives de l’abbé Fortier excitèrent de sa part un gros rire, avec lequel il domina la situation.

– Vous entendez comment monsieur l’abbé traite la garde nationale d’Haramont, dit-il à Pitou et à ses deux officiers.

– C’est parce que monsieur l’abbé Fortier nous a vus enfants, et qu’il nous croit toujours des enfants, dit Pitou avec sa douceur mélancolique.

– Mais ces enfants sont devenus des hommes, dit sourdement Maniquet en étendant vers l’abbé sa main mutilée.

– Et ces hommes sont des serpents ! s’écria l’abbé irrité.

– Et des serpents qui piqueront si on les blesse, dit le sergent Claude à son tour.

Le maire, dans ces menaces, pressentit toute la future révolution.

L’abbé y devina le martyre.

– Que me veut-on, enfin ? dit-il.

– On veut une partie des armes que vous avez ici, dit le maire, en essayant de tout concilier.

– Ces armes ne sont pas à moi, répondit l’abbé.

– Mais à qui sont-elles donc ?

– Elles sont à monseigneur le duc d’Orléans.

– D’accord, monsieur l’abbé, dit Pitou ; mais rien n’empêche.

– Comment, rien n’empêche ? fit l’abbé.

– Oui ; nous venons vous demander ces armes tout de même.

– J’en écrirai à monseigneur le duc, fit majestueusement l’abbé.

– Monsieur l’abbé oublie, dit le maire à demi voix, que c’est différer pour rien. Monseigneur, si on le consulte, répondra qu’il faut donner aux patriotes, non seulement les fusils de ses ennemis les Anglais, mais encore les canons de son aïeul Louis XIV.

Cette vérité frappa douloureusement l’abbé.

Il murmura :

Circumdedisti me hostibus meis28.

– Oui, monsieur l’abbé, dit Pitou, c’est vrai ; mais de vos ennemis politiques seulement ; car nous ne haïssons en vous que le mauvais patriote.

– Imbécile ! s’écria l’abbé Fortier dans un moment d’exaltation qui lui donna une certaine éloquence ; absurde et dangereux imbécile ! Lequel de nous deux est le bon patriote, de moi qui veux garder les armes pour la paix de la patrie, ou de toi qui les demandes pour la discorde et la guerre civile ? Lequel est le bon fils, de moi qui m’en tiens à l’olivier pour fêter notre mère commune, ou de toi qui cherches du fer pour lui déchirer le sein ?

Le maire se détourna pour cacher son émotion, et tout en se détournant, il fit à l’abbé un petit signe sournois qui voulait dire : « Très bien ! »

L’adjoint, nouveau Tarquin, abattit des fleurs avec sa canne.

Ange fut désarçonné.

Ce que voyant ses deux subalternes, ils froncèrent le sourcil.

Sébastien seul, l’enfant spartiate, fut impassible.

Il s’approcha de Pitou et demanda :

– De quoi s’agit-il donc, Pitou ?

Pitou le lui dit en deux mots.

– L’ordre est signé ? fit l’enfant.

– Du ministre, du général La Fayette, et il est de l’écriture de ton père.

– Alors, répliqua fièrement l’enfant, pourquoi donc hésite-t-on à obéir ?

Et dans son œil aux pupilles dilatées, dans ses narines frémissantes, dans la rigidité de son front, il révéla l’implacable esprit dominateur des deux races qui l’avaient créé.

L’abbé entendit ces paroles qui sortaient de la bouche de cet enfant ; il frissonna, et baissa la tête.

– Trois générations d’ennemis contre nous ! murmura-t-il.

– Allons, monsieur l’abbé, dit le maire, il faut s’exécuter !

L’abbé fit un pas en froissant les clefs qu’il tenait à sa ceinture par un reste d’habitude monastique.

– Non ! mille fois non ! s’écria-t-il ; ce n’est pas ma propriété, et j’attendrai l’ordre de mon maître.

– Ah ! monsieur l’abbé ! fit le maire, qui ne pouvait se dispenser de désapprouver.

– C’est de la rébellion, dit Sébastien au prêtre ; prenez garde ! cher monsieur.

Tu quoque ! murmura l’abbé Fortier en se couvrant de sa soutane pour imiter le geste de César.

– Allons, allons, monsieur l’abbé, dit Pitou, soyez tranquille ; ces armes seront bien placées pour le bonheur de la patrie.

– Tais-toi, Judas ! répondit l’abbé ; tu as bien trahi ton vieux maître, pourquoi ne trahirais-tu pas la patrie ?

Pitou, écrasé par sa conscience, courba le front. Ce qu’il avait fait n’était pas d’un noble cœur, si c’était d’un habile administrateur d’hommes.

Mais en baissant la tête, il vit de côté ses deux lieutenants, qui semblaient dépités d’avoir un chef si faible.

Pitou comprit que s’il manquait son effet, son prestige était perdu.

L’orgueil tendit le ressort de ce vaillant champion de la Révolution française.

Relevant donc la tête :

– Monsieur l’abbé, dit-il, si soumis que je sois à mon ancien maître, je ne laisserai point passer sans commentaires ces injurieuses paroles.

– Ah ! tu commentes maintenant ? dit l’abbé, espérant démonter Pitou par ses railleries.

– Oui, monsieur l’abbé, je commente, et vous allez voir que mes commentaires sont justes, continua Pitou. Vous m’appelez un traître parce que vous m’avez refusé bénévolement les armes que je vous demandais l’olivier à la main, et que je vous arrache aujourd’hui à l’aide d’un ordre du gouvernement. Eh bien ! monsieur l’abbé, j’aime mieux paraître avoir trahi mes devoirs que d’avoir donné la main à favoriser avec vous la contre-révolution. Vive la patrie ! Aux armes ! aux armes !

Le maire fit à Pitou le pendant du signe qu’il avait fait à l’abbé en disant :

– Ah ! très bien ! très bien !

Ce discours eut en effet un résultat foudroyant pour l’abbé, résultat électrique pour le reste des assistants.

Le maire s’éclipsa en faisant signe à l’adjoint de demeurer.

L’adjoint eût bien voulu s’éclipser comme le maire ; mais l’absence des deux autorités principales de la ville eût certainement été remarquée.

Il suivit donc avec son greffier les gendarmes, qui suivirent les trois gardes nationaux vers le musée de l’abbé Fortier, musée dont Pitou connaissait les détours, lui qui avait été nourri dans le sérail.

Sébastien, bondissant comme un jeune lion, courut sur les traces des patriotes.

Les autres enfants regardaient tout hébétés.

Quant à l’abbé, après avoir ouvert la porte de son musée, il tomba, demi-mort de colère et de honte, sur la première chaise qu’il rencontra.

Une fois entrés dans le musée, les deux assesseurs de Pitou voulaient tout mettre au pillage, mais l’honnête timidité du chef des gardes nationaux intervint encore.

Il fit le compte des gardes nationaux soumis à ses ordres, et comme ils étaient trente-trois, il ordonna que trente-trois fusils fussent enlevés.

Et comme, le cas échéant, on pouvait avoir à faire le coup de fusil, et qu’en cette circonstance Pitou ne comptait pas rester en arrière, il prit pour lui un trente-quatrième fusil, véritable fusil d’officier, plus court et plus léger que les autres, et qui, quoique de calibre, pouvait tout aussi bien diriger le plomb sur un lapin ou un lièvre, que la balle contre un faux patriote ou un vrai Prussien.

En outre, il se choisit une épée droite comme celle de M. de La Fayette, l’épée de quelque héros de Fontenoy ou de Philipsbourg, qu’il passa à sa ceinture.

Ses deux collègues chargèrent chacun douze fusils sur leurs épaules, et, sous ce poids énorme, ils ne fléchirent pas, tant leur joie était délirante.

Pitou se chargea du reste.

On passa par le parc pour ne pas traverser Villers-Cotterêts, afin d’éviter le scandale.

D’ailleurs, c’était le chemin le plus court.

Ce chemin le plus court offrait en outre l’avantage d’ôter aux trois officiers toute chance de rencontrer des partisans d’une idée contraire à la leur. Pitou ne craignait pas la lutte, et le fusil qu’il s’était choisi en cas de lutte faisait foi de son courage. Mais Pitou était devenu homme de réflexion, et, depuis qu’il réfléchissait, il avait remarqué que si un fusil est un expédient pour la défense d’un homme, dix fusils ne le sont guère.

Nos trois héros, chargés de ces dépouilles opimes, traversèrent donc le parc en courant, et gagnèrent un rond-point où ils durent s’arrêter, épuisés, ruisselants de sueur ; enfin, écrasés d’une glorieuse fatigue, ils amenèrent chez Pitou le précieux dépôt que la patrie venait de leur confier, peut-être un peu bien aveuglément.

Il y eut assemblée de la garde nationale le même soir, et le commandant Pitou remit un fusil à chaque soldat, en leur disant, comme les mères spartiates à leurs fils, à propos du bouclier :

– Avec ou dessus.

Ce fut alors, dans cette petite commune, ainsi transformée par le génie de Pitou, une effervescence pareille à celle de la fourmilière un jour de tremblement de terre.

La joie de posséder un fusil, chez ces peuples éminemment braconniers, à qui la longue oppression des gardes avait donné la rage de la chasse, fit que pour eux Pitou devint un dieu sur la terre.

On oublia ses longues jambes, on oublia ses longs bras, on oublia ses gros genoux et sa grosse tête, on oublia enfin ses grotesques antécédents, et il fut et demeura le génie tutélaire du pays pendant tout le temps que le blond Phœbus mit à rendre sa visite à la belle Amphitrite.

La journée du lendemain fut occupée par les enthousiastes à manier, à remanier et à fourbir leur armes en connaisseurs instinctifs : les uns, joyeux si la batterie était bonne, les autres songeant à réparer l’inégalité du sort, s’il leur était échu une arme de qualité inférieure.

Pendant ce temps Pitou, retiré dans sa chambre comme le grand Agamemnon sous sa tente, songeait, tandis que les autres fourbissaient, se creusant, lui, le cerveau, tandis que ses hommes s’écorchaient les mains.

À quoi songeait Pitou ? demandera le lecteur sympathique à ce génie naissant.

Pitou, devenu pasteur des peuples, songeait à la creuse inanité des grandeurs de ce monde.

En effet, le moment arrivait où, de tout cet édifice à grand-peine élevé, rien n’allait rester debout.

Les fusils étaient livrés depuis la veille. La journée était employée à les mettre en état. Demain il faudrait montrer l’exercice à ses soldats, et Pitou ne connaissait pas le premier commandement de la charge en douze temps.

Pitou avait toujours chargé son fusil sans compter les temps, et comme il avait pu.

Quant à la manœuvre, c’était bien pis encore.

Or, qu’était-ce qu’un commandant de la garde nationale qui ne sait pas faire la charge en douze temps, et qui ne sait pas commander la manœuvre ?

Celui qui écrit ces lignes n’en a connu qu’un seul : il est vrai qu’il était compatriote de Pitou.

Donc, la tête plongée dans les mains, l’œil hébété, le corps immobile, Pitou songeait.

Jamais César, dans les broussailles de la Gaule sauvage, jamais Annibal perdu dans les Alpes neigeuses, jamais Colomb égaré sur un océan ignoré, ne réfléchirent plus solennellement en face de l’inconnu, et ne vouèrent plus profondément leur pensée aux Dîs ignotis, ces terribles divinités qui sont le secret de la vie et de la mort, que ne le fit Pitou pendant cette longue journée.

– Oh ! disait Pitou, le temps marche, demain s’avance, et demain apparaîtra dans tout son néant ce rien que je suis.

« Demain, le foudre de guerre qui a pris la Bastille sera traité de crétin par l’assemblée entière des Haramontois, comme le fut… je ne sais plus qui, par l’assemblée entière des Grecs.

« Demain hué !… quand aujourd’hui je suis un triomphateur !

« Cela ne sera pas ; cela ne peut pas être. Catherine le saurait, et je serais déshonoré.

Pitou reprit un instant haleine.

– Qui peut me tirer de là ? se demanda-t-il. L’audace ? Non, non : l’audace dure une minute, et l’exercice à la prussienne a douze temps.

« Quelle singulière idée, aussi, d’apprendre l’exercice à la prussienne à des Français !

« Si je disais que je suis trop bon patriote pour apprendre à des Français l’exercice à la prussienne, et que j’invente un autre exercice plus national ?

« Non, je m’embrouillerais.

« J’ai bien vu un singe à la foire de Villers-Cotterêts. Ce singe faisait l’exercice ; mais il le faisait probablement comme un singe, sans régularité.

« Ah ! s’écria-t-il tout à coup, une idée ! »

Et, sur-le-champ, ouvrant le compas de ses longues jambes, il allait commencer de franchir l’espace, quand une réflexion l’arrêta.

– Ma disparition étonnerait, dit-il ; prévenons mes gens.

Alors, ouvrant la porte, et ayant mandé Claude et Désiré, il leur tint ce langage :

– Indiquez après-demain pour le premier jour d’exercice.

– Mais pourquoi pas demain ? demandèrent les deux officiers inférieurs.

– Parce que vous êtes fatigués, vous et le sergent, répliqua Pitou, et qu’avant d’instruire les soldats, je veux d’abord instruire les chefs. Et puis accoutumez-vous, je vous prie, ajouta Pitou d’une voix sévère, à toujours obéir dans le service sans faire d’observations.

Les inférieurs s’inclinèrent.

– C’est bien, dit Pitou, affichez l’exercice pour après-demain, quatre heures du matin.

Les deux officiers s’inclinèrent de nouveau, sortirent, et, comme il était neuf heures du soir, ils allèrent se coucher.

Pitou les laissa partir. Puis, lorsqu’ils eurent tourné l’angle, il prit sa course dans la direction opposée, et gagna en cinq minutes la futaie la plus sombre et la plus épaisse de la forêt.

Voyons quelle était l’idée libératrice de Pitou.

Chapitre LXVII.
Le père Clouïs et la pierre Clouïse, ou comment Pitou devint tacticien et eut l’air noble §

Pitou courut ainsi pendant une demi-heure à peu près, s’enfonçant de plus en plus dans la partie la plus sauvage et la plus profonde de la forêt.

Il y avait là, parmi ces hautes futaies trois fois séculaires, adossée à un rocher immense et au milieu de ronciers formidables, une cabane bâtie trente-cinq ou quarante ans auparavant, et qui renfermait un personnage qui avait su, dans son propre intérêt, s’entourer d’un certain mystère.

Cette cabane, moitié creusée dans la terre, moitié tressée au dehors avec des branchages et du bois grumeux, ne prenait de jour et d’air que par un trou obliquement pratiqué dans la toiture.

Cette cabane, assez semblable aux huttes des Bohémiens de l’Albaycin, se trahissait parfois aux regards par les fumées bleues qui s’échappaient de son faîte.

Autrement, nul, excepté les gardes de la forêt, les chasseurs, les braconniers et les paysans des environs, n’eût deviné que cette hutte servait de demeure à un homme.

Et cependant, là, depuis quarante ans, demeurait un vieux garde mis à la retraite, mais à qui M. le duc d’Orléans, père de Louis-Philippe, avait accordé la permission de demeurer dans la forêt, de garder un habit, et de faire un coup de fusil tous les jours sur lièvre ou lapin.

La plume et la grosse bête étaient exceptées.

Le bonhomme avait, à l’époque où nous sommes arrivés, soixante-neuf ans ; il s’était d’abord appelé Clouïs tout simplement, puis le père Clouïs, au fur et à mesure que l’âge l’avait gagné.

De son nom, l’immense rocher auquel sa hutte était adossée avait reçu son baptême ; on l’appelait la pierre Clouïse.

Il avait été blessé à Fontenoy, et, à la suite de cette blessure, il avait fallu lui couper la jambe. Voilà pourquoi, retraité de bonne heure, il avait obtenu du duc d’Orléans les privilèges dont nous venons de parler.

Le père Clouïs n’entrait jamais dans les villes, et ne venait qu’une fois par an à Villers-Cotterêts ; c’était pour acheter 365 charges de poudre et de plomb, 366 dans les années bissextiles.

Ce même jour-là il portait chez M. Cornu, chapelier, rue de Soissons, 365 ou 366 peaux, mi-parties de lapins, mi-parties de lièvres, dont le négociant en chapeaux lui donnait 75 livres tournois.

Et quand nous disons 365 peaux dans les années ordinaires, et 366 dans les années bissextiles, nous ne nous trompons pas d’une seule, car le père Clouïs ayant droit à un coup de fusil par jour, s’était arrangé de manière à tuer un lièvre ou un lapin chaque coup.

Et, comme il ne tirait jamais un coup de plus, jamais un coup de moins que les 365 coups accordés dans les années ordinaires, et les 366 accordés dans les années bissextiles, le père Clouïs tuait juste 183 lièvres et 182 lapins dans les années ordinaires, et 183 lièvres et 183 lapins dans les années bissextiles.

De la chair des animaux il vivait, soit qu’il mangeât cette chair, soit qu’il la vendît.

De la peau, comme nous l’avons dit, il s’achetait de la poudre et du plomb, et se faisait un capital.

Puis, en outre, une fois par an, le père Clouïs se livrait à une petite spéculation.

La pierre à laquelle était adossée sa hutte offrait une place inclinée comme un toit.

Ce plan incliné pouvait présenter un espace de dix-huit pieds dans sa plus grande surface.

Un objet placé à l’extrémité supérieure descendait doucement jusqu’à l’extrémité inférieure.

Le père Clouïs répandit doucement dans les villages environnants, par l’intermédiaire des bonnes femmes qui venaient acheter ses lièvres ou ses lapins, que les jeunes filles qui, le jour de la Saint-Louis, se laisseraient glisser trois fois du haut en bas de sa pierre, seraient mariées dans l’année.

La première année, beaucoup de jeunes filles vinrent, mais pas une n’osa glisser.

L’année suivante, trois se hasardèrent : deux furent mariées dans l’année ; quant à la troisième, qui resta fille, le père Clouïs affirma hardiment que si un mari lui avait manqué, c’est qu’elle ne s’était pas laissé glisser avec la même foi que les autres.

L’année d’ensuite, toutes les jeunes filles des environs accoururent et glissèrent.

Le père Clouïs déclara qu’il n’y aurait jamais assez de garçons pour tant de filles ; que cependant un tiers des glisseuses, et ce seraient les plus croyantes, se marieraient.

Bon nombre en effet se maria. À partir de ce moment, la réputation matrimoniale de la pierre Clouïse fut établie, et tous les ans, Saint-Louis eut une double fête, fête dans la ville, fête dans la forêt.

Alors le père Clouïs demanda un privilège. Comme on ne pouvait pas glisser toute la journée sans manger et sans boire, ce fut d’avoir le monopole, pendant cette journée du 25 août, de vendre à boire et à manger aux glisseurs et aux glisseuses, car les jeunes gens étaient parvenus à persuader aux jeunes filles que, pour que la vertu du rocher fût infaillible, il fallait glisser ensemble, et surtout en même temps.

Depuis trente-cinq ans, le père Clouïs vivait ainsi. Le pays le traitait comme les Arabes traitent leurs marabouts. Il était passé à l’état de légende.

Mais, surtout, ce qui préoccupait les chasseurs et faisait crever les gardes de jalousie, c’est qu’il était avéré que le père Clouïs ne tirait par an que 365 coups de fusil, et que, sur ces 365 coups, il tuait 183 lièvres et 182 lapins.

Plus d’une fois des seigneurs de Paris, invités par le duc d’Orléans à venir passer quelques jours au château, ayant entendu raconter l’histoire du père Clouïs, étaient venus, selon leur générosité, déposer un louis ou un écu dans sa grosse main, et ils avaient essayé de surprendre ce secret bizarre d’un homme qui tue 365 fois sur 365 coups.

Mais le père Clouïs n’avait pas su leur donner d’autre explication que celle-ci : c’est-à-dire qu’à l’armée il avait pris, avec ce même fusil, chargé à balle, l’habitude de tuer un homme à chaque coup. Or, ce qu’il avait fait à balle sur un homme, il avait trouvé que c’était encore plus facile à faire à plomb sur un lapin ou sur un lièvre.

Et à ceux qui souriaient en l’entendant parler ainsi, le père Clouïs demandait :

– Pourquoi tirez-vous, si vous n’êtes pas sûr de toucher ?

Mot qui eût été digne de figurer parmi ceux de M. de La Palisse, si ce n’eût été la singulière infaillibilité du tireur.

– Mais, lui demandait-on, pourquoi M. le duc d’Orléans père, qui n’était point ladre, ne vous a-t-il accordé qu’un coup de fusil à tirer par jour ?

– Parce que plus eût été trop, et qu’il me connaissait bien.

La curiosité de ce spectacle et la singularité de cette théorie rapportaient, bon an, mal an, une dizaine de louis au vieil anachorète.

Or, comme il en gagnait autant avec ses peaux de lapin et le jour de fête qu’il avait institué lui-même, et qu’il ne dépensait qu’une paire de guêtres, ou plutôt qu’une guêtre tous les cinq ans, et un habit tous les dix, le père Clouïs n’était pas du tout malheureux.

Bien au contraire, le bruit courait qu’il avait un magot caché, et que celui qui hériterait de lui ne ferait pas une mauvaise affaire.

Tel est le singulier personnage que Pitou allait trouver au milieu de la nuit lorsque lui vint cette fameuse idée qui devait le tirer de son embarras mortel.

Mais, pour rencontrer le père Clouïs, il ne fallait pas être maladroit.

Tel que le vieux pasteur des troupeaux de Neptune, Clouïs ne se laissait pas saisir du premier bond. Il distinguait à merveille l’importun improductif du flâneur opulent, et comme il était déjà passablement dédaigneux avec ces derniers, que l’on juge de la férocité avec laquelle il expulsait la première classe de fâcheux.

Clouïs était couché sur son lit de bruyère, lit merveilleux et aromatique que lui donnait la forêt au mois de septembre, et qui n’avait besoin d’être renouvelé qu’au mois de septembre suivant.

Il était onze heures du soir environ ; il faisait un temps clair et frais.

Pour arriver à la cabane du père Clouïs, il fallait débusquer forcément d’une glandée tellement épaisse ou d’un roncier tellement opaque, que le bruit des déchirements annonçait toujours le visiteur au cénobite.

Pitou fit quatre fois plus de bruit qu’un simple personnage. Le père Clouïs leva la tête et regarda, car il ne dormait point.

Le père Clouïs était ce jour-là d’une humeur farouche. Un accident terrible lui était arrivé, et le rendait inaccessible à ses plus affables concitoyens.

L’accident était terrible en effet. Son fusil, qui lui avait servi cinq ans à balles, et trente-cinq ans à plomb, avait crevé en tirant sur un lapin.

C’était le premier qu’il eût manqué depuis trente-cinq ans.

Mais le lapin sain et sauf n’était point le pire désagrément qui fût arrivé au père Clouïs. Deux doigts de sa main gauche avaient été effiloqués par l’explosion. Clouïs avait raccommodé ses doigts avec des herbes mâchées et des ficelles, mais il n’avait pu raccommoder son fusil.

Or, pour se procurer un autre fusil, il fallait que le père Clouïs fouillât à son trésor, et encore, quelque sacrifice qu’il fît pour un nouveau, y mît-il la somme exorbitante de deux louis, qui sait si ce fusil tuerait à tous les coups, comme celui qui venait d’éclater si malheureusement ?

Comme on le voit, Pitou arrivait dans un mauvais moment.

Aussi, au moment où Pitou mit la main sur le loquet de la porte, le père Clouïs fit entendre un grognement qui fit reculer le commandant des gardes civiques d’Haramont.

Était-ce un loup, était-ce une laie en gésine qui s’était substitué au père Clouïs ?

Aussi Pitou, qui avait lu Le Petit Chaperon rouge, hésita-t-il à entrer.

– Eh ! père Clouïs, cria-t-il.

– Quoi ! fit le misanthrope.

Pitou fut rassuré, il avait reconnu la voix du digne anachorète.

– Bon, vous y êtes, dit-il.

Puis, faisant un pas dans l’intérieur de la hutte et tirant la révérence à son propriétaire :

– Bonjour, père Clouïs, dit gracieusement Pitou.

– Qui va là ? demanda le blessé.

– Moi.

– Qui toi ?

– Moi, Pitou.

– Qui ça, Pitou ?

– Moi, Ange Pitou d’Haramont, vous savez ?

– Eh bien ! qu’est-ce que ça me fait, à moi, que vous soyez Ange Pitou d’Haramont ?

– Oh ! oh ! il n’est pas de bonne humeur, le père Clouïs ; je l’ai mal réveillé, dit Pitou en câlinant.

– Très mal réveillé, vous avez raison.

– Que faut-il donc que je fasse, alors ?

– Oh ! ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous en aller.

– Eh çà ! sans causer un peu ?

– Causer de quoi ?

– D’un service à me rendre, père Clouïs.

– Je ne rends pas de service pour rien.

– Et moi je paie ceux qu’on me rend.

– C’est possible ; mais moi, je n’en puis plus rendre.

– Comment cela ?

– Je ne tue plus.

– Comment, vous ne tuez plus ? vous qui tuiez à tout coup ; ça n’est pas possible, ça, père Clouïs.

– Allez-vous-en, vous dis-je.

– Mon petit père Clouïs !

– Vous m’ennuyez.

– Écoutez-moi, et vous ne vous en repentirez pas.

– Voyons alors, pas de mots… que voulez-vous ?

– Vous êtes un vieux soldat, vous ?

– Après !

– Eh bien ! père Clouïs, je veux…

– Achève donc, drôle !

– Je veux que vous m’appreniez l’exercice.

– Êtes-vous braque ?

– Non, j’ai toute ma cervelle, au contraire. Apprenez-moi l’exercice, père Clouïs, et nous causerons du prix.

– Ah çà ! mais décidément cet animal-là est fou, dit rudement le vieux soldat en se soulevant sur ses bruyères sèches.

– Père Clouïs, oui ou non, apprenez-moi l’exercice comme on le fait à l’armée, en douze temps, et demandez-moi telle chose qu’il vous plaira.

Le vieux se dressa sur un genou, et fixant son œil fauve sur Pitou :

– La chose qui me plaira ? demanda-t-il.

– Oui.

– Eh bien ! la chose qui me plaît, c’est un fusil.

– Ah ! comme cela tombe, dit Pitou, j’ai trente-quatre fusils.

– Tu as trente-quatre fusils, toi ?

– Et même le trente-quatrième, que j’avais mis pour moi, fera bien votre affaire. C’est un joli fusil de sergent avec les armes du roi en or sur la culasse.

– Et comment t’es-tu procuré ce fusil ? Tu ne l’as pas volé, j’espère ?

Pitou lui conta son histoire, franchement, loyalement, vivement.

– Bon ! fit le vieux garde. Je comprends. Je veux bien t’apprendre l’exercice, mais j’ai mal aux doigts.

Et à son tour, il raconta à Pitou l’accident qui lui était arrivé.

– Eh bien ! lui dit Pitou, ne vous occupez plus de votre fusil, il est remplacé. Dame ! il n’y a que vos doigts… Ce n’est pas comme des fusils, je n’en ai pas trente-quatre.

– Oh ! quant aux doigts, ce n’est rien, et pourvu que tu me promettes que demain le fusil sera ici, viens.

Et il se leva aussitôt.

La lune au zénith versait des torrents de flamme blanche sur l’espèce de clairière qui s’étendait en avant de la maison.

Pitou et le père Clouïs s’avancèrent sur cette clairière.

Quiconque eût vu dans cette solitude ces deux ombres noires gesticuler sur l’aire grisâtre, n’eût pu se défendre d’une mystérieuse terreur.

Le père Clouïs prit son tronçon de fusil, qu’il montra en soupirant à Pitou. Et d’abord il lui montra la tenue et le port du militaire.

C’était, du reste, chose curieuse que le redressement subit de ce grand vieillard, toujours voûté par l’habitude de passer dans les taillis, et qui, ravivé par le souvenir du régiment et l’aiguillon de l’exercice, secouait sa tête à crinière blanche au-dessus d’épaules sèches, larges et solidement attachées.

– Regarde bien, disait-il à Pitou, regarde bien ! c’est en regardant qu’on apprend. Quand tu auras bien vu comme je fais, essaie, et je te regarderai a mon tour.

Pitou essaya.

– Rentre tes genoux, efface tes épaules, donne un jeu libre à ta tête ; fais-toi une base, morbleu ! fais-toi une base ; tes pieds sont assez larges pour cela.

Et Pitou obéissait de son mieux.

– Bien ! fit le vieillard, tu as l’air assez noble.

Pitou fut extrêmement flatté d’avoir l’air noble. Il n’avait pas espéré tant.

Avoir l’air noble, en effet, après une heure seulement d’exercice ! Que serait-ce donc au bout d’un mois ? Il aurait l’air majestueux.

Aussi voulut-il continuer.

Mais c’était assez pour une leçon.

D’ailleurs, le père Clouïs ne voulait pas trop s’avancer avant de tenir son fusil.

– Non pas, dit-il, c’est assez pour une fois. Tu n’as que cela à leur montrer pour la première leçon, encore ne la sauront-ils pas avant quatre jours ; toi, pendant ce temps, tu seras venu ici deux fois.

– Quatre fois ! s’écria Pitou.

– Ah ! ah ! répondit froidement le père Clouïs, tu as du zèle et des jambes, à ce qu’il paraît. Quatre fois, soit ; viens quatre fois. Mais je t’avertis que nous sommes à la fin du dernier quartier de la lune, et que demain il n’y fera plus clair.

– Nous ferons l’exercice dans la grotte, dit Pitou.

– Alors, tu apporteras de la chandelle ?

– Une livre, deux s’il le faut.

– Bon. Et mon fusil ?

– Vous l’aurez demain.

– J’y compte. Voyons si tu as retenu ce que je t’ai dit.

Pitou recommença de façon à s’attirer des compliments. Dans sa joie, il eût promis un canon au père Clouïs.

Cette seconde séance achevée, comme il était une heure du matin à peu près, il prit congé de son instructeur et regagna plus lentement, c’est vrai, mais d’un pas encore très fendu, le village d’Haramont, où tout le monde, gardes nationaux et simples bergers, dormaient du sommeil le plus profond.

Pitou rêva qu’il commandait en chef une armée de plusieurs millions d’hommes, et qu’il faisait faire à l’univers tout entier, rangé sur une seule file, le mouvement du pas emboîté et un portez armes ! qui aboutirait à l’extrémité de la vallée de Josaphat.

Dès le lendemain, il donna ou plutôt rendit sa leçon à ses soldats, avec une insolence de poses et une sûreté de démonstration qui poussèrent jusqu’à l’impossible la faveur dont il jouissait.

Ô popularité, souffle insaisissable !

Pitou devint populaire, et fut admiré des hommes, des enfants et des vieillards.

Les femmes même restèrent sérieuses, lorsqu’en leur présence il criait d’une voix de stentor à ses trente soldats rangés sur une seule ligne :

– Cordieu ! soyons donc nobles ! Regardez-moi.

Et il était noble !

Chapitre LXVIII.
Où Catherine fait, à son tour, de la diplomatie §

Le père Clouïs eut son fusil. Pitou était un garçon d’honneur : pour lui, la chose promise était une chose due.

Dix visites pareilles à la première firent de Pitou un parfait grenadier.

Malheureusement, le père Clouïs n’était pas si fort sur la manœuvre que sur l’exercice : lorsqu’il eut expliqué le tour, le demi-tour et les conversions, il se trouva au bout de sa science.

Pitou eut alors recours au Praticien français et au Manuel du garde national, qui venait de paraître, et auquel il consacra la somme d’un écu.

Grâce au généreux sacrifice de son commandant, le bataillon d’Haramont apprit à se mouvoir assez agréablement sur un terrain de manœuvres.

Puis, lorsque Pitou sentit que les mouvements se compliquaient, il fit un voyage à Soissons, ville de garnison militaire ; il vit alors manœuvrer de vrais bataillons, conduits par de vrais officiers, et il en apprit là en un jour plus qu’il n’eût fait en deux mois avec les théories.

Deux mois avaient passé ainsi ; deux mois de travail, de fatigue et de fièvre.

Pitou ambitieux, Pitou amoureux, Pitou malheureux en amour ; et cependant, faible compensation ! saturé de gloire, Pitou avait rudement secoué ce que certains physiologistes appellent spirituellement la bête.

La bête, chez Pitou, avait été impitoyablement sacrifiée à l’âme. Cet homme avait tant couru, il avait tant remué ses membres, tant aiguisé sa pensée, que l’on s’étonnait qu’il eût songé encore à satisfaire ou à consoler son cœur.

Il en était ainsi cependant.

Combien de fois, après l’exercice, et l’exercice presque toujours venait lui-même à la suite du travail nocturne, combien de fois Pitou ne s’était-il pas laissé aller à traverser les plaines de Largny et de Noue dans toute leur longueur, puis la forêt dans toute son épaisseur, pour aller sur la lisière des terres de Boursonne guetter Catherine toujours fidèle à ses rendez-vous.

Catherine qui, dérobant une ou deux heures par jour aux travaux de la maison, allait joindre à un petit pavillon situé au milieu d’une garenne dépendant du château de Boursonne, le bien-aimé Isidor, cet heureux mortel, toujours plus fier, toujours plus beau, quand tout souffrait et s’abaissait autour de lui.

Que d’angoisses il dévora, le pauvre Pitou, quelles tristes réflexions il fut réduit à faire sur l’inégalité des hommes en matière de félicité !

Lui que recherchaient les filles d’Haramont, de Taillefontaine et de Vivières, lui qui eût aussi trouvé ses rendez-vous dans la forêt, et qui, au lieu de se pavaner, comme un amant heureux, aimait mieux venir pleurer comme un enfant battu, devant cette porte fermée du pavillon de M. Isidor.

C’est que Pitou aimait Catherine, qu’il l’aimait passionnément, qu’il l’aimait d’autant plus qu’il la trouvait supérieure à lui.

Il ne réfléchissait même plus à cela qu’elle en aimait un autre. Non, pour lui, Isidor avait cessé d’être un objet de jalousie. Isidor était un seigneur, Isidor était beau, Isidor était digne d’être aimé ; mais Catherine, une fille du peuple, aurait dû peut-être ne pas déshonorer sa famille, ou tout au moins elle eût dû ne pas désespérer Pitou.

C’est que lorsqu’il réfléchissait, la réflexion avait des pointes bien aiguës, des lancinations bien cruelles.

– Eh quoi ! se disait Pitou, elle a manqué de cœur au point de me laisser partir. Et depuis que je suis parti, elle n’a pas même daigné s’informer si j’étais mort de faim. Que dirait le père Billot, s’il savait qu’on abandonne ainsi ses amis, qu’on néglige ainsi ses affaires ? Que dirait-il s’il savait qu’au lieu d’aller veiller au travail des ouvriers, l’intendante de la maison s’en va faire l’amour avec M. de Charny, un aristocrate ? Le père Billot ne dirait rien. Il tuerait Catherine.

« C’est pourtant bien quelque chose, songeait en lui-même Pitou, que d’avoir entre les mains la facilité d’une pareille vengeance. »

Oui, mais c’était beau de ne pas s’en servir.

Toutefois, Pitou l’avait éprouvé déjà, les belles actions méconnues ne bénéficient pas à ceux qui les ont faites.

Ne serait-il donc pas possible de faire savoir à Catherine que l’on faisait de si belles actions ?

Eh ! mon Dieu ! rien n’était plus aisé : il ne s’agissait que d’aborder Catherine un jour de dimanche, à la danse, et de lui dire comme par hasard un de ces mots terribles qui révèlent aux coupables qu’un tiers a pénétré leur secret.

Ne fût-ce que pour voir souffrir un peu cette orgueilleuse, la chose n’était-elle pas à faire ?

Mais pour aller à la danse, il fallait encore se montrer en parallèle avec ce beau seigneur, et ce n’est pas une position acceptable pour un rival que ce parallèle avec un homme si bien mis.

Pitou, inventif comme tous ceux qui savent concentrer leurs chagrins, trouva mieux que la conversation à la danse.

Le pavillon dans lequel avait lieu le rendez-vous de Catherine avec le vicomte de Charny, était entouré d’un épais taillis attenant à la forêt de Villers-Cotterêts.

Un simple fossé indiquait la limite existant entre la propriété du comte et la propriété du simple particulier.

Catherine, qui était appelée à chaque instant pour les affaires de la ferme dans les villages environnants, Catherine, qui, pour arriver à ces villages, devait nécessairement traverser la forêt, Catherine, à laquelle on n’avait rien à dire tant qu’elle était dans cette forêt, n’avait donc qu’à franchir le fossé pour être dans les bois de son amant.

Ce point était certainement choisi comme le plus avantageux aux dénégations.

Le pavillon dominait si bien le taillis, que par les percées obliques garnies de verres de couleur, on pouvait distinguer chaque chose à l’entour, et la sortie de ce pavillon était si bien cachée par le taillis, qu’une personne qui en sortait à cheval pouvait en trois élans de son cheval se trouver dans la forêt, c’est-à-dire sur un terrain neutre.

Mais Pitou était venu si souvent de jour et de nuit, Pitou avait si bien étudié le terrain, qu’il savait l’endroit par où débouchait Catherine, comme le braconnier sait la passée par où bondit la biche qu’il veut tuer à l’affût.

Jamais Catherine ne rentrait dans la forêt suivie d’Isidor. Isidor demeurait quelque temps après elle dans le pavillon, pour veiller à ce qu’il ne lui arrivât rien en sortant, puis il s’en allait du côté opposé, et tout était dit.

Le jour que Pitou choisit pour sa démonstration, il alla s’embusquer à la passée de Catherine. Il monta sur un hêtre énorme qui dominait de ses trois cents ans le pavillon et le taillis.

Une heure ne se passa point sans qu’il vît passer Catherine.

Elle attacha son cheval dans un ravin de la forêt, et d’un bond, comme une biche effarouchée, traversa le fossé et s’enfonça dans le taillis qui menait au pavillon.

C’était juste au-dessous du hêtre où était branché Pitou que Catherine avait passé.

Pitou n’eut qu’à descendre de sa branche et à s’adosser au tronc de l’arbre. Arrivé là, il tira un livre de sa poche, qu’il savait par cœur et fit semblant de lire, Le Parfait garde national.

Une heure après, le bruit d’une porte qu’on referme, parvint à l’oreille de Pitou. Le froissement d’une robe dans le feuillage se fit entendre. La tête de Catherine apparut hors des ramées, regardant d’un air effrayé autour d’elle si personne ne pouvait la voir.

Elle était à dix pas de Pitou.

Pitou, immobile et impassible, tenait son livre sur ses genoux.

Seulement il ne faisait plus semblant de lire, et il regardait Catherine avec l’intention que Catherine vît bien qu’il la regardait.

Catherine poussa un petit cri étouffé, reconnut Pitou, devint pâle comme si la mort eût passé près d’elle et l’eût touchée, et, après une courte indécision qui se trahit dans le tremblement de ses mains et le demi-élan de ses épaules, elle se jeta à corps perdu dans la forêt, et retrouva dans la forêt son cheval, sur lequel elle s’enfuit.

Le piège de Pitou avait bien joué, et Catherine s’y était prise.

Pitou revint à Haramont à moitié heureux, à moitié effrayé.

Car à peine se fut-il rendu compte par le fait de ce qu’il venait d’accomplir, qu’il aperçut dans cette simple démarche une quantité d’effrayants détails auxquels d’abord il n’avait pas songé.

Le dimanche suivant était désigné à Haramont pour une solennité militaire.

Suffisamment instruits, ou s’étant déclarés tels, les gardes nationaux du village avaient prié leur commandant de les assembler et de leur faire faire un exercice public.

Quelques villages voisins, émus de rivalité, et qui avaient aussi fait des études militaires, devaient venir à Haramont pour établir une sorte de lutte avec leurs aînés dans la carrière des armes.

Une députation de chacun de ces villages s’était entendue avec l’état-major de Pitou ; un laboureur, ancien sergent, les commandait.

L’annonce d’un si beau spectacle fit accourir une quantité de curieux endimanchés, et le Champ-de-Mars d’Haramont fut envahi dès le matin par une foule de jeunes filles et d’enfants, auxquels se joignirent plus lentement, mais avec non moins d’intérêt, les pères et les mères des champions.

Ce furent d’abord des collations sur l’herbe, frugales débauches de fruits et de galettes arrosés par l’eau de la source.

Bientôt après, quatre tambours retentirent dans quatre directions différentes, venant de Largny, de Vez, de Taillefontaine et de Vivières.

Haramont était devenu un centre ; il avait ses quatre points cardinaux.

Le cinquième battait bravement, conduisant hors d’Haramont ses trente-trois gardes nationaux.

On remarquait parmi les spectateurs une partie de l’aristocratie nobiliaire et bourgeoise de Villers-Cotterêts, qui était venue là pour rire.

En outre, un grand nombre de fermiers des environs qui étaient venus là pour voir.

Bientôt arrivèrent sur deux chevaux, côte à côte, Catherine et la mère Billot.

C’était le moment où la garde nationale d’Haramont débouchait du village, avec un fifre, un tambour et son commandant Pitou, monté sur un grand cheval blanc qu’avait prêté à Pitou Maniquet, son lieutenant, afin que l’imitation de Paris fût plus complète, et que M. le marquis de La Fayette fût représenté ad vivum à Haramont.

Pitou, étincelant d’orgueil et d’aplomb, chevauchait l’épée à la main sur ce large cheval aux crins dorés ; et, sans ironie, il représentait sinon quelque chose d’élégant et d’aristocratique, du moins quelque chose de robuste et de vaillant qui faisait plaisir à voir.

Cette entrée triomphale de Pitou et de ses hommes, c’est-à-dire de ceux qui avaient donné le branle à la province, fut saluée par de joyeuses acclamations.

La garde nationale, à Haramont, avait des chapeaux pareils, tous ornés de la cocarde nationale, des fusils reluisants, et marchait sur deux files avec un ensemble des plus satisfaisants.

Aussi, lorsqu’elle arriva sur le champ de manœuvre, elle avait déjà conquis tous les suffrages de l’assemblée.

Pitou, du coin de l’œil, aperçut Catherine.

Il rougit, elle pâlit.

La revue, dès ce moment, eut pour lui plus d’intérêt que pour tout le monde.

Il fit faire à ses hommes le simple exercice du fusil d’abord, et chacun des mouvements qu’il ordonna fut si précisément exécuté que l’air éclata de bravos.

Mais il n’en fut pas de même des autres villages ; ils se montrèrent mous et irréguliers. Les uns à moitié armés, à moitié instruits, se sentaient déjà démoralisés par la comparaison ; les autres exagéraient avec orgueil ce qu’ils savaient si bien la veille.

Tous ne donnèrent que des résultats imparfaits.

Mais de l’exercice on allait passer à la manœuvre. C’était là que le sergent attendait son émule Pitou.

Le sergent avait, vu l’ancienneté, reçu le commandement général, et il s’agissait tout simplement pour lui de faire marcher et manœuvrer les cent soixante-dix hommes de l’armée générale.

Il n’en put venir à bout.

Pitou, son épée sous le bras et son fidèle casque sur la tête, regardait faire avec le sourire de l’homme supérieur.

Quand le sergent eut vu ses têtes de colonnes aller se perdre dans les arbres de la forêt, tandis que les queues reprenaient le chemin d’Haramont ; quand il eut vu ses carrés se disperser à des distances erronées ; quand il eut vu se mêler disgracieusement les escouades et s’égarer les chefs de file, il perdit la tête, et fut salué d’un murmure désapprobateur par ses propres soldats.

Un cri retentit alors du côté d’Haramont :

– Pitou ! Pitou ! à Pitou !

– Oui, oui, à Pitou ! crièrent les hommes des autres villages, furieux d’une infériorité qu’ils attribuaient charitablement à leurs instructeurs.

Pitou remonta sur son cheval blanc, et, se replaçant à la tête de ses hommes, auxquels il fit prendre la tête de l’armée, il fit entendre un commandement d’une telle énergie et d’un creux si superbe, que les chênes en frissonnèrent.

À l’instant même, et comme par miracle, les files ébranlées se rétablirent ; les mouvements ordonnés s’exécutèrent avec un ensemble dont l’enthousiasme ne troublait pas la régularité, et Pitou appliqua si heureusement à la pratique les leçons du père Clouïs et la théorie du Parfait garde national, qu’il obtint un succès immense.

L’armée, réunie dans un seul cœur et éclatant par une seule voix, le nomma imperator sur le champ de bataille.

Pitou descendit de son cheval, baigné de sueur et ivre d’orgueil, et, ayant touché le sol, il reçut les félicitations des peuples.

Mais, en même temps, il cherchait au milieu de la foule à rencontrer les regards de Catherine.

Tout à coup la voix de la jeune fille retentit à son oreille.

Pitou n’avait pas eu besoin d’aller à Catherine, Catherine était venue à lui !

Le triomphe était grand.

– Eh quoi ! dit-elle d’un air riant que démentait son pâle visage, quoi ! monsieur Ange, vous ne nous dites rien, à nous ? Vous êtes devenu fier, parce que vous êtes un grand général…

– Oh ! non, s’écria Pitou, oh ! bonjour, mademoiselle !

Puis à madame Billot :

– J’ai l’honneur de vous saluer, madame Billot.

Et revenant à Catherine :

– Mademoiselle, vous vous trompez, je ne suis pas un grand général, je ne suis qu’un pauvre garçon animé du désir de servir ma patrie.

Ce mot fut porté sur les ondes de la foule, et, au milieu d’une tempête d’acclamations, déclaré un mot sublime.

– Ange, dit tout bas Catherine, il faut que je vous parle.

– Ah ! ah ! pensa Pitou, nous y voilà.

Puis tout haut :

– À vos ordres, mademoiselle Catherine.

– Revenez tantôt avec nous à la ferme.

– Bien.

Et Pitou, saluant respectueusement Catherine, s’éloigna, en se promettant de tenir inflexiblement contre les tentations de la jeune fille.

Chapitre LXIX.
Le miel et l’absinthe §

Catherine s’était arrangée de façon à être seule avec Pitou, malgré la présence de sa mère.

La bonne madame Billot avait trouvé quelques complaisantes compagnes qui suivirent son cheval en soutenant la conversation, et Catherine, qui avait abandonné sa monture à l’une d’entre elles, revint à pied par les bois avec Pitou, qui s’était dérobé à ses triomphes.

Ces sortes d’arrangements n’étonnent personne à la campagne, où tous les secrets perdent de leur importance à cause de l’indulgence qu’on s’accorde mutuellement.

On trouva naturel que Pitou eût à causer avec madame et mademoiselle Billot ; peut-être même ne s’en aperçut-on pas.

Ce jour-là chacun avait son intérêt au silence et à l’épaisseur des ombres. Tout ce qui est gloire ou bonheur s’abrite sous les chênes séculaires dans les pays de forêts.

– Me voici, mademoiselle Catherine, dit Pitou, quand ils furent isolés.

– Pourquoi avez-vous si longtemps disparu de la ferme ? dit Catherine ; c’est mal, monsieur Pitou.

– Mais, mademoiselle, répliqua Pitou étonné, vous savez bien…

– Je ne sais rien… C’est mal.

Pitou pinça ses lèvres, il lui répugnait de voir mentir Catherine.

Elle s’en aperçut. D’ailleurs, le regard de Pitou était d’ordinaire droit et loyal ; il biaisait.

– Tenez, dit-elle, monsieur Pitou, j’ai autre chose à vous dire.

– Ah ! fit-il.

– L’autre jour, dans la chaumière où vous m’avez vue…

– Où vous ai-je vue ?

– Ah ! vous savez bien.

– Je sais.

Elle rougit.

– Que faisiez-vous là ? demanda-t-elle.

– Vous m’avez donc reconnu ? fit-il avec un doux et mélancolique reproche.

– D’abord non, mais ensuite oui.

– Comment cela, ensuite ?

– Quelquefois on est distraite ; on va sans savoir, et puis on réfléchit.

– Assurément.

Elle retomba dans le silence, lui aussi ; l’un et l’autre avaient trop de choses à penser pour parler si net.

– Enfin, reprit Catherine, c’était vous ?

– Oui, mademoiselle.

– Que faisiez-vous donc là ? N’étiez-vous pas caché ?

– Caché ? non. Pourquoi eussé-je été caché ?

– Oh ! la curiosité…

– Mademoiselle, je ne suis pas curieux.

Elle frappa impatiemment la terre de son petit pied.

– Toujours est-il que vous étiez là, et que ce n’est pas un endroit ordinaire pour vous.

– Mademoiselle, vous avez vu que je lisais.

– Ah ! je ne sais.

– Puisque vous m’avez vu, vous devez savoir.

– Je vous ai vu, c’est vrai, mais vaguement. Et… vous lisiez ?

Le Parfait garde national.

– Qu’est-ce que cela ?

– Un livre avec lequel j’apprends la tactique, pour la montrer ensuite à mes hommes ; et pour bien étudier, vous savez, mademoiselle, qu’il faut se mettre à l’écart.

– Au fait, c’est vrai ; et là… sur la lisière de la forêt, rien ne vous trouble.

– Rien.

Autre silence. La mère Billot et les commères allaient toujours.

– Quand vous étudiez ainsi, reprit Catherine, étudiez-vous longtemps ?

– Quelquefois des journées entières, mademoiselle.

– Alors, s’écria-t-elle vivement, il y avait longtemps que vous étiez là ?

– Très longtemps.

– C’est étonnant que je ne vous aie pas vu quand je suis arrivée, dit-elle.

Ici elle mentait, et si audacieusement, que Pitou eut la velléité de l’en convaincre ; mais il était honteux pour elle ; il était amoureux, timide par conséquent. Tous ces défauts lui valurent une qualité, la circonspection.

– J’aurai dormi, dit-il ; cela arrive parfois, quand on a trop travaillé de tête.

– Voilà, et pendant ce sommeil que vous avez eu, moi, j’ai passé dans le bois pour avoir de l’ombre. J’allais… j’allais jusqu’aux vieux murs du pavillon.

– Ah ! fit Pitou, du pavillon… quel pavillon ?

Catherine rougit encore. C’était trop affecté cette fois pour qu’elle y crût.

– Le pavillon de Charny, dit-elle en affectant aussi la tranquillité. C’est là que pousse la meilleure joubarbe du pays.

– Oui-da !

– Je m’étais brûlée à la lessive, et j’avais besoin de feuilles de joubarbe.

Ange, comme s’il eut cherché à croire, le malheureux ! jeta un regard sur les mains de Catherine.

– Pas aux mains, au pied, dit-elle vivement.

– Et vous en avez trouvé ?

– D’excellente ; je ne boite pas, regardez.

– Elle boitait encore bien moins, pensa Pitou, quand je l’ai vue s’enfuyant plus vite qu’un chevreuil sur les bruyères.

Catherine se figura qu’elle avait réussi ; elle se figura que Pitou n’avait rien su, rien vu. Cédant à un mouvement de joie, mauvais mouvement pour une si belle âme :

– Ainsi, dit-elle, monsieur Pitou nous boudait ; monsieur Pitou est fier de sa nouvelle position ; monsieur Pitou dédaignait les pauvres paysans, depuis qu’il est officier.

Pitou se sentit blessé. Un si grand sacrifice, même dissimulé, exige presque toujours d’être récompensé, et comme au contraire Catherine semblait mystifier Pitou, comme elle le raillait, par comparaison sans doute avec Isidor de Charny, toutes les bonnes dispositions de Pitou s’évanouirent : l’amour-propre est une vipère endormie, sur laquelle il n’est jamais prudent de marcher, à moins qu’on ne l’écrase du coup.

– Mademoiselle, répliqua-t-il, il me semble que c’était bien plutôt vous qui me boudiez.

– Comment cela ?

– D’abord vous m’avez chassé de la ferme en me refusant de l’ouvrage. Oh ! je n’en ai rien dit à M. Billot. Dieu merci ! j’ai des bras et du cœur au service de mes besoins.

– Je vous assure, monsieur Pitou…

– Il suffit, mademoiselle ; vous êtes la maîtresse chez vous. Donc, vous m’avez chassé ; donc, puisque vous alliez au pavillon de Charny et que j’étais là, et que vous m’avez vu, c’était à vous à me parler, au lieu de vous enfuir comme un voleur de pommes.

La vipère avait mordu ; Catherine retomba du haut de sa tranquillité.

– M’enfuir, dit-elle ; moi, je m’enfuyais ?

– Comme si le feu était à la ferme, mademoiselle ; je n’ai pas eu le temps de fermer mon livre, que déjà vous aviez sauté sur ce pauvre Cadet caché dans les feuilles, et qui a dévoré toute l’écorce d’un frêne, un arbre perdu.

– Un arbre perdu ? mais qu’est-ce que vous me dites là, monsieur Pitou ? balbutia Catherine, qui commençait à sentir toute son assurance l’abandonner.

– C’est bien naturel, continua Pitou ; tandis que vous cueilliez la joubarbe, Cadet broutait, et en une heure un cheval broute diablement de choses.

Catherine s’écria :

– En une heure !

– Il est impossible, mademoiselle, qu’un cheval dépouille un arbre comme celui-là, à moins d’une heure de coups de dent. Vous avez dû cueillir de la joubarbe pour autant de blessures qu’il s’en est fait à la place de la Bastille ; c’est une fameuse plante en cataplasmes.

Catherine, toute pâle et désarçonnée, ne trouva plus un mot.

Pitou se tut à son tour : il en avait assez dit.

La mère Billot, arrêtée à un carrefour, allait prendre congé de ses compagnes.

Pitou, au supplice, car il venait de faire une blessure dont il sentait la douleur, se balançait alternativement sur l’une et l’autre jambe, comme un oiseau qui va s’envoler.

– Eh bien ! que dit l’officier ? cria la fermière.

– Il dit qu’il va vous souhaiter le bonsoir, madame Billot.

– Pas encore ; restez, dit Catherine, avec un accent presque désespéré.

– Eh bien, bonsoir ! dit la fermière. Viens-tu, Catherine ?

– Oh ! dites-moi donc la vérité ! murmura la jeune fille.

– Laquelle, mademoiselle ?

– Vous n’êtes donc pas mon ami ?

– Hélas ! fit le malheureux, qui, sans expérience encore, débutait dans l’amour par ce terrible emploi des confidents, rôle dont les habiles seuls savent tirer des bénéfices au détriment de leur amour-propre.

Pitou sentit que son secret lui venait aux lèvres ; il sentit que le premier mot de Catherine allait le mettre à sa merci.

Mais il sentit en même temps que c’était fait de lui s’il parlait ; il sentit qu’il mourrait de douleur le jour où Catherine lui annoncerait ce qu’il ne faisait que soupçonner.

Cette appréhension le rendit muet comme un Romain.

Il salua mademoiselle Catherine avec un respect qui perça le cœur de la jeune fille ; il salua madame Billot avec un gracieux sourire, et disparut dans l’épaisseur du bois.

Catherine, malgré elle, fit un bond comme pour le suivre.

La mère Billot dit à sa fille :

– Ce garçon a du bon ; il est savant et il a du cœur.

Demeuré seul, Pitou commença un long monologue sur ce thème :

– Est-ce cela qu’on appelle l’amour ? C’est bien doux à de certains moments, et bien amer dans d’autres.

Le pauvre garçon était si naïf et si bon qu’il ne réfléchissait pas qu’en amour il y a le miel et l’absinthe, et que M. Isidor avait pris pour lui le miel.

Catherine, à partir de ce moment où elle avait horriblement souffert, prit pour Pitou une sorte de crainte respectueuse qu’elle était bien loin d’avoir, quelques jours auparavant, pour cet inoffensif et grotesque personnage.

Quand on n’inspire pas d’amour, il n’est pas désobligeant d’inspirer un peu de crainte, et Pitou, qui avait de grands appétits de dignité personnelle, n’eût pas été médiocrement flatté en découvrant ce genre de sentiment chez Catherine.

Mais comme il n’était point assez fort physiologiste pour deviner les idées d’une femme à une lieue et demie de distance, il se contenta de pleurer beaucoup et de se rabâcher à lui-même une foule de chansons villageoises lugubres sur les airs les plus mélancoliques.

Son armée eût été bien désappointée, en voyant son général livré à des jérémiades aussi élégiaques.

Quand Pitou eut beaucoup chanté, beaucoup pleuré, beaucoup marché, il rentra dans sa chambre, devant laquelle il trouva que les Haramontois idolâtres avaient placé une sentinelle, l’arme au bras, pour lui faire honneur.

La sentinelle n’avait plus l’arme au bras, tant elle était ivre ; elle dormait sur le banc de pierre, son fusil entre les jambes.

Pitou, étonné, la réveilla.

Il apprit alors que les trente bonshommes avaient commandé un festin chez le père Tellier, le Vatel d’Haramont ; que douze des plus délurées commères du canton y couronnaient les vainqueurs, et qu’on avait gardé la place d’honneur pour le Turenne qui avait battu le Condé des cantons voisins.

Le cœur avait trop fatigué chez Pitou pour que l’estomac n’en eût pas souffert. « On s’est étonné, dit Chateaubriand, de la quantité de larmes que contient l’œil d’un roi, mais on n’a jamais pu mesurer le vide que les larmes font dans un estomac d’adulte. »

Pitou, traîné par son factionnaire à la salle du festin, fut reçu avec des acclamations à secouer les murailles.

Il salua en silence, s’assit de même, et, avec ce calme qu’on lui connaît, il attaqua les tranches de veau et la salade.

Cela dura tout le temps que mit son cœur à se dégonfler et son estomac à s’emplir.

Chapitre LXX.
Dénouement imprévu §

Un festin par-dessus une douleur, c’est une douleur plus vive ou une consolation absolue.

Pitou s’aperçut, au bout de deux heures, que ce n’était pas un surcroît de souffrance.

Il se leva, quand tous ses compagnons ne pouvaient plus se lever.

Il leur fit un discours sur la sobriété des Spartiates, quand tous étaient ivres-morts.

Et il se dit qu’il serait bon d’aller promener alors que tous étaient ronflants sous la table.

Quant aux jeunes filles d’Haramont, nous devons à leur honneur de déclarer qu’avant le dessert elles s’étaient éclipsées, sans que leur tête, leurs jambes et leur cœur eussent parlé significativement.

Pitou, le brave des braves, ne put s’empêcher de faire quelques réflexions.

De tous ces amours, de toutes ces beautés, de toutes ces richesses, rien ne lui restait dans l’âme et dans la mémoire, que les derniers regards et les dernières paroles de Catherine.

Il se rappelait, dans la demi-teinte qui couvrait sa mémoire, que plusieurs fois la main de Catherine avait touché la sienne, que l’épaule de Catherine avait familièrement frôlé son épaule, que même, dans les heures de la discussion, certaines privautés de la jeune fille lui avaient révélé tous ses avantages et toutes ses suavités.

Alors, ivre à son tour de ce qu’il avait négligé dans le sang-froid, il cherchait autour de lui comme fait un homme qui se réveille.

Il demandait aux ombres pourquoi tant de sévérité envers une jeune femme toute confite en amour, en douceur, en grâces ; envers une femme qui, au début de la vie, pouvait bien avoir eu une chimère. Hélas ! qui donc n’avait pas la sienne ?

Pitou se demandait aussi pourquoi lui, un ours, un laid, un pauvre, il aurait réussi tout d’abord à inspirer des sentiments amoureux à la plus jolie fille du pays, quand là, près d’elle, un beau seigneur, le paon de ce pays, se donnait la peine de faire la roue.

Pitou ensuite se flattait d’avoir son mérite ; il se comparait à la violette, qui exhale sournoisement et invisiblement ses parfums.

Invisiblement quant aux parfums, c’était un peu trop vrai ; mais la vérité est dans le vin, fût-ce dans le vin d’Haramont.

Pitou, ainsi réconforté contre ses mauvais penchants par la philosophie, s’avoua qu’il avait tenu envers cette jeune fille une conduite déplacée, sinon condamnable.

Il se dit que c’était le moyen de se faire exécrer, que le calcul était des plus mauvais ; que, éblouie par M. de Charny, Catherine prendrait le prétexte de ne pas reconnaître les brillantes et solides qualités de Pitou, si Pitou annonçait mauvais caractère.

Il fallait donc faire preuve d’un bon caractère envers Catherine.

Et comment ?

Un lovelace eût dit : « Cette fille me trompe et me joue, je la jouerai et me moquerai d’elle. »

Un lovelace eût dit : « Je la mépriserai, je lui ferai honte de ses amours comme d’autant de turpitudes. Je la rendrai peureuse, je la déshonorerai, je lui ferai trouver épineux les sentiers du rendez vous. »

Pitou, cette bonne âme, cette belle âme, chauffée à blanc par le vin et le bonheur, se dit qu’il rendrait Catherine tellement honteuse de ne pas aimer un garçon tel que lui, qu’un jour il se confesserait d’avoir eu d’autres idées.

Et puis, faut-il le dire, les chastes idées de Pitou ne pouvaient admettre que la belle, la chaste, la fière Catherine fût autre chose pour M. Isidor qu’une jolie coquette, souriant aux jabots de dentelle et aux culottes de peau dans les bottes à éperons.

Or, quelle peine cela pouvait-il faire à Pitou ivre, que Catherine se fût éprise d’un jabot et d’un éperon ?

Quelque jour M. Isidor irait à la ville, épouserait une comtesse, ne regarderait plus Catherine, et le roman finirait.

Toutes ces réflexions dignes d’un vieillard, le vin – qui rajeunit les vieux – les inspirait à notre brave chef des gardes nationaux d’Haramont.

Or, pour bien prouver à Catherine qu’il était homme de bon caractère, il résolut de rattraper une à une toutes les mauvaises paroles de la soirée.

Pour cela faire, il fallait d’abord rattraper Catherine.

Les heures n’existent pas pour un homme ivre qui n’a pas de montre.

Pitou n’avait pas de montre, et il n’eut pas fait dix pas hors de la maison qu’il fut ivre comme Bacchus ou son fils bien-aimé Thespis.

Il ne se souvint plus qu’il avait, depuis plus de trois heures, quitté Catherine, et que Catherine n’avait besoin, pour rentrer à Pisseleux, que d’une petite heure au plus.

Il s’élança par la forêt, coupant hardiment au travers des arbres, de façon à gagner Pisseleux en évitant les angles des chemins frayés.

Laissons-le par les arbres, par les buissons, par les roncières, endommager à grands coups de pied et de bâton la forêt du duc d’Orléans, laquelle lui rendait les coups avec usure.

Revenons à Catherine, qui, de son côté, pensive et désolée, retournait chez elle derrière sa mère.

À quelques pas de la ferme est un ravin ; arrivé là, le chemin s’amincit, et deux chevaux venus de front sont obligés de passer l’un après l’autre.

La mère Billot passa la première.

Catherine allait passer à son tour, quand elle entendit un petit sifflement d’appel.

Elle se retourna et aperçut dans l’ombre le galon d’une casquette qui était celle du laquais d’Isidor.

Elle laissa sa mère continuer son chemin, ce que la mère fit sans inquiétude, on était à cent pas de la ferme.

Le laquais vint à elle.

– Mademoiselle, lui dit-il, M. Isidor a besoin de vous voir ce soir même ; il vous prie de l’attendre à onze heures quelque part, où vous voudrez.

– Mon Dieu ! dit Catherine, lui serait-il arrivé quelque malheur ?

– Je ne sais, mademoiselle ; mais il a reçu ce soir de Paris une lettre cachetée de noir ; il y a déjà une heure que je suis ici.

Dix heures sonnaient à l’église de Villers-Cotterêts, et les unes après les autres les heures passaient dans l’air, portées frémissantes sur leurs ailes de bronze.

Catherine regarda autour d’elle.

– Eh bien ! l’endroit est sombre et retiré, dit-elle, j’attendrai votre maître ici.

Le laquais remonta à cheval et partit au galop.

Catherine, toute tremblante, rentra à la ferme derrière sa mère.

Que pouvait avoir à lui annoncer Isidor, à une heure pareille, sinon un malheur ?

Un rendez-vous d’amour emprunte des formes plus riantes.

Mais la question n’était pas là. Isidor demandait un rendez-vous la nuit, peu importait l’heure, peu importait le lieu : elle eût été l’attendre dans le cimetière de Villers-Cotterêts, à minuit.

Elle ne voulut donc pas même réfléchir, elle embrassa sa mère et se retira dans sa chambre comme pour se coucher.

Sa mère, sans défiance, se déshabilla et se coucha elle-même.

D’ailleurs, se fût-elle défié, la pauvre femme ! Catherine n’était-elle pas libre ? Catherine n’était-elle pas maîtresse par ordre supérieur ?

Catherine, retirée dans sa chambre, ne se déshabilla ni ne se coucha.

Elle attendit.

Elle écouta sonner dix heures et demie, puis onze heures moins un quart.

À onze heures moins un quart, elle éteignit sa lampe et descendit dans la salle à manger.

Les fenêtres de la salle à manger donnaient sur le chemin ; elle ouvrit une fenêtre et sauta légèrement à terre.

Elle laissa la fenêtre ouverte pour pouvoir rentrer, et se contenta de rapprocher l’un de l’autre les contrevents.

Puis elle courut, dans la nuit, à l’endroit indiqué, et là, le cœur bondissant, les jambes tremblantes, une main sur sa tête brûlante, l’autre sur sa poitrine près d’éclater, elle attendit.

Elle n’eut pas longtemps à attendre. Un bruit de chevaux courant lui arriva.

Elle fit un pas en avant.

Isidor était près d’elle.

Le laquais se tint en arrière.

Sans descendre de cheval, Isidor lui tendit le bras, l’enleva sur son étrier, l’embrassa et lui dit :

– Catherine, ils ont tué hier, à Versailles, mon frère Georges ; Catherine, mon frère Olivier m’appelle ; Catherine, je pars.

Une exclamation douloureuse retentit, Catherine serra furieusement Charny entre ses bras.

– Oh ! s’écria-t-elle, s’ils ont tué votre frère Georges, ils vont vous tuer aussi, vous.

– Catherine, quoi qu’il arrive, mon frère aîné m’attend ; Catherine, vous savez si je vous aime.

– Ah ! restez, restez, cria Catherine, qui, à ce que lui disait Isidor, ne comprit qu’une seule chose : c’est qu’il partait.

– Mais l’honneur, Catherine ! Mais mon frère Georges ! Mais la vengeance !

– Oh ! malheureuse que je suis ! cria Catherine.

Et elle se renversa, froide et palpitante, dans les bras du cavalier.

Une larme roula des yeux d’Isidor et tomba sur le cou de la jeune fille.

– Oh ! vous pleurez, dit-elle ; merci, vous m’aimez !

– Ah ! oui, oui, Catherine, je t’aime, mais comprends-tu, Catherine, mon frère, l’aîné, ce frère m’écrit : « Viens » ; il faut que j’obéisse.

– Allez donc, dit Catherine, je ne vous retiens plus.

– Un dernier baiser, Catherine.

– Adieu !

Et la jeune fille résignée, car elle avait compris qu’à cet ordre de son frère rien n’empêcherait Isidor d’obéir, la jeune fille glissa des bras de son amant jusqu’à terre.

Isidor détourna les yeux, soupira, hésita un instant ; mais, entraîné par cet ordre irrésistible qu’il avait reçu, il mit son cheval au galop, en jetant à Catherine un dernier adieu.

Le laquais le suivit à travers champs.

Catherine resta sur le sol, à l’endroit où elle était tombée, barrant de son corps la route étroite.

Presque aussitôt un homme apparut sur le monticule, venant du côté de Villers-Cotterêts ; il marchait à grands pas dans la direction de la ferme, et dans sa course rapide il vint heurter le corps inanimé qui gisait sur le pavé de la route.

Il perdit l’équilibre, trébucha, roula et ne se reconnut qu’en touchant de ses mains ce corps inerte.

– Catherine ! s’écria-t-il, Catherine morte !

Et il poussa un cri terrible, un cri qui fit hurler les chiens de la ferme.

– Oh ! continua-t-il, qui donc a tué Catherine ?

Et il s’assit tremblant, pâle, glacé, avec ce corps inanimé en travers sur ses genoux.